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Full text of "Histoire des papes : Mystères d'iniquités de la cour de Rome ... : crimes des rois, des reines et des empereurs"

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HISTOIRE 

DES  PAPES 

ROIS,  REINES,  EMPEREURS 

A   TRAVERS   LES   SIÈCLES 


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PAR 


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Prix  :  Dix  centiu.es 


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HOLY  REDEEMERtiBkÂRY,  WINESUR 

HISTOIRE  DES  PAPES 

MYSTÈIŒS  iriMOllTÊS  DE  LA  COL'll  DE  IIO.ME 

CRIMES,    MEURTRES,    EMPOISONNEMENTS,   PARRICIDES,    ADULTÈRES,    INCESTES,    DÉBAUCHES  ET  TURPITUDES 
DES    PONTIFES    ROMAINS    DEPUIS    SAINT-PIERRE    JUSuU'a   NOS   JOURS 

CRIMES  DES  ROIS,  DES  REINES  ET  DES  EMPEREURS 


PAR 


3UURICE   LACHATRE 

-  II 


PARIS 
DOCKS     DE     LA     LIBRAIRIE 

38,    BOULEVARD    DE    SÉBASTOPOL,    38 


DOUZIÈME     SIÈCLE 


Caractère  du  douzième  siùcle.  —  Origine  de  Pascal.  —  Election  du  pontife.  —  Conquêtes  des  croi«'«.  —  Suite  du  schisme  causé 
par  l'antiiiape  Guibert  et  par  l'empereur  Henri.  —  Querelle  des  investitures.  —  Conciles  de  Poitiers  et  de  Rome.  —  Lettre  du 
pajio  au  métropolitain  de  Guesne.  —  Nouveau  concile  à  Rome.  —  La  comtesse  Maibilde  renouvelle  l'acle  de  donation  de  ses 
Liens  au  sainl-siége.  —  Réponse  d'Ives  de  Chartres  aux  plaintes  portées  contre  lui.  —  Révolte  du  jeune  Henri  contre  son  père. 
—  Henri  IV  fait  sa  soumission  au  saint-siége.  —  Lettre  infâme  du  pape.  —  Réponse  du  clergé  de  Liège.  —  Préparatifs  d'une 
nouvelle  croisade.  —  Le  pontife  vient  en  France.  —  Eglise  d'Orient.  —  Démêlés  du  pape  et  du  roi  de  Germanie.  —  Le  pape 
est  fait  prisonnier.  —  Révolte  des  Romains.  —  Pascal  accorde  les  investitures.  —  H  est  remis  en  liberté.  —  Couronnement  de 
l'empereur.  —  Le  pape  est  accusé  d'hérésie.  —  H  veut  renoncer  au  pontificat.  —  Conciles  de  Latran,  de  Cépéran  et  de  Beau- 
vais.  —  Nouvelles  séditions  contre  le  pape.  —  L'empereur  entre  dans  Rome  à  la  tête  d'une  armée.  —  Le  pape  s'enfuit.  —  Mort 
de  Pascal  II.  —  Caractère  du  pontife. 


L'histoire  de  l'Église  au  douzième  siècle  offre  une 
longue  suite  de  crimes  horribles  et  de  corruptions 
infâmes  :  le  cardinal  Baronius,  zélé  défenseur  des 
papes,  avoue  lui-même  qu'il  semblait  alors  i[ui' l'.Vn- 
teclirist  gouvernât  la  chrétienté.  Saint  Bernard,  qui 
vivait  dans  ces  temps  déplorables,  écrivait  à  Gau- 
frid  :  «  Ayant  eu  depuis  plusieurs  jours  le  bonheur 
de  voir  le  pieux  Norbert  et  d"entendre  quelques  pa- 
roles de  sa  bouche,  je  lui  ai  demandé  quelles  étaient 
ses  pensées  sur  l'Anteclirist  ;  il  m'a  répondu  que 
cette  génération  serait  certainement  exterminée  par 
l'ennemi  de  Dieu  et  des  hommes,  car  son  règne  avait 
commencé.  » 

Bernard  de  Morlaix,  moine  de  Cluny,  leur  contem- 
porain, écrivait  également  :  «  Les  siècles  d'or  sont 
passés;  les  âmes  pures  ne  sont  ])lus;  nous  vivons 
sous  le  dernier  des  temps;  la  fraude,  l'impnrelé,  les 
rapines,  les  schismes,  les  querelles,  les  guerres,  les 


trahisons,  les  incestes  et  les  meurtres  désolent  l'E- 
glise. Rome  est  la  ville  impure  du  chasseur  Nemrod; 
la  piété  et  la  religion  ont  déserté  ses  murs;  hélas  !  le 
pontife  ou  plutôt  le  roi  de  cette  odieuse  Bahylone 
ioule  aux  pieds  l'Évangile  et  le  Christ,  et  se  fait  ado- 
rer comme  un  dieu.  » 

Enfin,  Honorius,  prêtre  d'.Vutun,  s'exprime  sur  le 
clergé  avec  plus  d'énergie  encore  :  «  Regardez,  s'é- 
crie-t-il,  ces'évè|ues  et  ces  cardinaux  de  Rome!  ces 
dignes  ministres  qui  entourent  le  trône  de  la  bête! 
ils  sont  toujours  occupés  de  nouvelles  iniquités  et 
ne  se  lassent  point  de  commettre  des  crimes.  Non- 
seulement  ces  infâmes  s'abandonnent  avec  les  jeunes 
diacres  à  toutes  sortes  de  déjjravations  ;  mais  encore 
ils  veulent  forcer  le  clergé  des  provinces  à  les  imiter. 
Aussi  dans  toutes  les  églises  les  prêtres  négligent  le 
service  divin,  souillent  U'  sacerdoce  ])ar  leurs  iinpii- 
relés,  trompent  les  peuples  par  leui    hypocrisie,  re- 


HISTOIRE    DES    PAPES 


nioul  Dieu  j'var  leurs  o-uvros,  se  rendent  le  scandale 
des  uatious,  et  forgent  un  réseau  d'iniquités  pour 
asservir  les  hommes.  Ce  sont  des  aveugles  qui  se 
précipitent  dans  l'abîme  et  entnùnent  avec  eux  les 
simples  i[ui  les  suivent. 

>•  Regardez  aussi  ces  moines,  la  fourbe  et  l'iiypo- 
crisie  s'abritent  sous  leurs  capuces  ;  le  froc  couvre 
tous  les  vices,  la  gourmandise,  la  cu]>idité,  l'avarice, 
la  luxure  et  la  sodomie.  Regardez  enfui  les  couvents 
de  nonnes  !  la  Bête  a  dressé  son  lit  dans  ces  dortoirs 
dont  toutes  les  couches  sont  maculées  des  plus  hor- 
riMes  débauches.  Ce  "n'est  plus  la  Vierge  que  ces 
filles  abominables  prennent  pour  modèle  :  c'est  Phryné 
et  Messaline  :  ce  n'est  plus  devant  le  Christ  qu'elles 
se  prosternent,  c'est  devant  une  idole  de  Priape.  Le 
règne  de  Dieu  est  fini,  et  celui  de  l'Antéchrist  a  com- 
mencé :  un  droit  nouveau  a  remjilacé  l'ancien  droit; 
la  théologie  scolastique  est  soitie  du  fond  de  l'enfer 
pour  étouffer  la  religion;  enfin  il  n'y  a  plus  ni  mo- 
rale, ni  dogme,  ni  culte,  et  voici  venir  le  dernier 
temps  annoncé  par  l'Apocalypse!  !...  » 

Pascal  II  était  digne  d'occuper  le  trône  apostolique 
à  cette  époque  déplorable;  avant  d'être  pape  il  se 
nommait  Rainerius  ou  Reginerus;  l'Italie  était  sa 
patrie,  et  son  père  habitait  Blèdc  en  Toscane,  à  huit 
lieues  de  Rome.  Dans  son  enfance  on  l'avait  envoyé 
pour  s'instruire  des  saintes  Ecritures,  à  l'abbaye  de 
Cluny,  oiî  plus  tard  il  avait  embrassé  l'état  ecclésias- 
tique. A  l'âge  de  ^■ingt  ans,  il  fut  chargé  par  sa 
communauté  de  se  rendre  à.  Rome  pour  traiter  une 
affaire  importante  avec  le  pape;  Grégoire  VII,  qui 
régnait  alors,  surpiis  de  l'adresse  et  de  la  ténacité 
du  jeune  moine,  voulut  le  retenir  à  sa  cour  et  se  l'at- 
tacha en  qualité  de  scribe;  quelque  temps  après  il 
l'ordonna  prêtre  cardinal  ;  enfin  le  jeune  Rainerius 
devint  abbé  de  la  riche  abbaye  de  Saint-Paul  sous 
le  pontificat  d'Urlwin  II. 

Après  la  mort  de  ce  pape,  les  cardinaux,  les  évo- 
ques, les  autres  ecclésiastiques  et  les  notables  de  la 
ville  s' étant  assemblés  dans  la  basilique  de  Saint- 
Clément  pour  procéder  à  une  nouvelle  élection,  choi- 
sirent d'un  accord  unanime  le  cardinal  Rainerius. 
Celui-ci,  selon  l'habitude  des  successeurs  de  l'apùtre, 
s'échappa  aussitôt  de  l'église  pour  se  faire  ramener 
en  triomphe  dans  l'assemblée.  Le  protonotairc  de 
Saint-Pierre  cria  à  trois  fois  différentes  :  «  Pascal  est 
pape!  »  et  les  assistants  répondirent  par  les  mêmes 
acclamations.  Ensuite  on  le  revêtit  de  la  cape  d'écar- 
late,  de  la  tiare,  et  on  le  conduisit  à  cheval  jusqu'à 
la  porte  méridionale  du  palais  de  Latran. 

Alors  il  mit  pied  à  terre,  monta  les  degrés  du 
parvis,  et  fit  son  entrée  dans  la  salle  oiî  se  trouvaient 
les  deux  sièges  de  porphyre;  on  lui  attacha  autour 
du  corps  une  ceinture  à  laquelle  étaient  suspendues 
sept  clés  et  sept  sceaux,  qui  indiquaient  les  sept 
dons  spirituels  par  lesquels  le  pape  peut  lier  ou  délier 
sur  la  terre  et  dans  le  ciel.  On  le  plaça  alternative- 
ment et  à  demi  couché  sur  chacun  des  sièges,  pour 
montrer  publiquement  les  indices  de  sa  virilité;  lors- 
que toutes  les  épreuves  eurent  été  remplies,  on  lui 
donna  le  bâton  pastoral,  et  il  prit  possession  du 
trône  apostolique.  Le  lendemain,  Pascal  fut  sacré 
par  Odon,  évêque  d'Ostie,  assisté  des  prélats  d'Al- 
bane,  de  Lavici,  de  Nepi  et  de  Préneste. 


Rortliold  aflinnc  que  cette  élection  fut  miraculeuse 
et  divine,  et  qu'elle  avait  été  révélée  dans  plusieurs 
visions  à  un  grand  nombre  d'ecclésiastiques,  de  re- 
ligieuses et  do  moines. 

Quelques  mois  après  sou  élection,  le  saint-père 
recul  de  la  Palestine  une  lettre  qui  était  adressée  à 
tous  les  iidèios,  et  dans  la([uelle  les  croisés  faisaient 
un  récit  détaillé  de  leurs  conquêtes,  depuis  la  prise 
de  Nicée  jusqu'à  celle  de  Jérusalem.  Pascal  leur 
écrivit  une  longue  épître  où  il  s'étend  principalement 
sur  la  découverte  de  la  sainte  lance  ([ui  avait  percé 
le  Sauveur,  et  qu'on  avait  trouvée  miraculeusement 
au  siège  d'Anlioche;  il  réclamait  de  leur  piété  le  don 
de  plusieurs  reliques  très-précieuses  et  d'une  grande 
partie  de  la  vraie  croix,  qu'on  avait  déterrée  à  Jéru- 
salem ;  il  les  prévenait  également  du  départ  du  légat 
Maurice,  évoque  de  Porto,  qui  devait  les  rejoindre 
muni  des  pouvoirs  nécessaires  pour  régler  les  inté- 
rêts du  saint-siége  dans  les  Églises  qui  avaient  été 
conquises  sur  les  infidèles. 

Dès  le  commencement  de  son  pontificat,  Pascal 
entreprit  de  continuer  la  politique  de  ses  prédéces- 
seurs, et  de  poursuivre  Henri  IV,  roi  de  Germanie, 
et  l'antipape  Guibert,  créature  de  ce  monarque;  ce 
i[u'il  put  faire  avec  d'autant  plus  de  succès,  qu'il  se 
trouvait  appuyé  par  le  comte  Roger,  qui  lui  avait 
envoyé  sept  mille  onces  d'or  et  une  armée  bien  aguer- 
rie, en  échange  de  la  souveraineté  spiriluelle  et  tem- 
porelle de  la  Sicile. 

Bientôt  l'antipape  fut  assiégé  dans  la  ville  d'Albane, 
sa  résidence  ;  et  il  allait  tomber  au  pouvoir  de  son 
compétiteur  lorsqu'il  parvint  à  s'échapper;  mais  dans 
sa  fuite,  l'infortuné  Guibert  fut  empoisonné  par  l'un 
de  ses  domestiques,  gagné  par  l'or  de  Pascal. 

La  mort  de  Guibeit  ne  put  néanmoins  abattre  les 
schismatiques,  et  ils  élurent  un  nouveau  pontife  ap- 
pelé Albert.  Mais  la  trahison  vint  encore  au  secours 
de  Pascal;  l'antipape  fut  enlevé  le  jour  même  de  son 
élection,  et  enfermé  dans  les  cachots  du  monastère 
de  Saint-Laurent.  Le  roi  Henri  fit  nommer  le  prêtre 
Théodoric  pour  remplacer  Albert  :  trois  mois  après 
sa  consécration,  le  nouvel  antipape  fut  également  en- 
levé par  les  agents  du  saint-siége  et  enfermé  à  l'ab- 
baye de  Lave.  Les  obstinés  schismatiques  élurent 
encore  le  prêtre  Maginulfe,  qui  parvint  à  se  soutenir 
quelques  jours;  Pascal  le  fit  chasser  de  Rome  par 
ses  séides  ;  l'infortuné  mourut  en  exil. 

Enfin  la  paix  paraissait  rendue  à  l'Eglise  et  à 
l'Italie  sous  le  gouvernement  de  Conrad,  lorsqu'une 
mort  subite  enleva  ce  jeune  prince.  Cet  événement 
malheureux  devint  le  signal  de  nouveaux  désordres  : 
Pascal  fit  publier  que  Conrad  avait  été  empoisonné 
par  son  jière  ;  il  excita  le  peuple  à  venger  le  martyr, 
et  ordonna  aux  citoyens  de  prendre  les  armes;  mais 
cette  nouvelle  sédition  fut  proraptement  étoutfée  par 
le  roi  de  Germanie;  et  Pascal  fût  contraint  de  lui 
écrire  pour  le  supplier  de  rendre  la  paix  à  l'EgKse 
en  assistant  au  concile  qu'il  avait  convoqué  à  Rome. 

A  celte  époque,  l'Angleterre  était  en  proie  à  de 
violentes  dissensions  qui  avaient  été  soulevées  par 
l'archevêque  Anselme  au  sujet  des  investitures.  Ce 
prélat,  dévoué  au  saint-siége,  avait  excité  ces  que- 
relles pour  se  venger  du  roi  Guillaume  le  Roux,  qui 
s'était  refusé  à  reconnaître  Urbain  II  comme  légitime 


PASCAL    II 


pontife.  A  son  tour,  le  prince  avait  pnni  le  métro- 
politain en  lui  enlevant  la  primatie  de  la  Grande- 
Bretagne  et  en  le  dépouillant  des  immenses  bénélices 
dont  il  s'était  emparé. 

Anselme  s'était  rendu  à  Rome  pour  obtenir  par 
ses  intrigues  une  bulle  qui  contraignît  le  roi,  sous 
peine  d'excommunication,  à  le  réintégrer  dans  tous 
ses  honneurs,  et  à  le  rétablir  dans  la  jouissance  des 
revenus  du  siège  de  Cantorbéry,  et  des  églises  ou  des 
monastères  dépendants  de  cet  archevêché,  dont  il 
avait  investi  d'autres  évêques  par  ordonnances  royales. 
Pascal,  fidèle  à  sa  politique,  approuva  la  conduite  du 
prélat,  et  dans  un  concile  tenu  à  Rome,  il  prononça 
l'anathèrae  contre  tous  les  laïques  qui  donneraient 
les  investitures  ecclésiastiques,  ou  qui  recevaaient 
des  présents  pour  les  confirmer. 

Malgré  la  déclaration  du  saint-père,  Guillaume 
fut  inébranlable  dans  sa  détermination,  et  Anselme 
ne  put  retourner  en  Angleterre  qu'après  la  mort  de 
ce  prince.  Son  successeur,  Henri  I",  ayant  également 
refusé  de  se  soumettre  aux  décisions  de  la  cour  de 
Rome,  le  métropolitain  se  déclara  hautement  contre 
les  rois  normands  ;  il  menaça  Henri  de  l'anathéma- 
tiser  en  vertu  des  canons  du  dernier  concile  de  Rome  ; 
il  réclama  au  nom  du  pape  le  denier  de  Saint-Pierre, 
et  souleva  contre  le  trône  la  plus  grande  partie  du 
clergé  anglais. 

Pascal,  instruit  par  l'archevêque  des  progrès  que 
faisait  l'insurrection,  lui  écrivit  pour  le  féliciter  de  sa 
vigueur  apostolique,  ajoutant  :  «  Robert,  duc  de  Nor- 
mandie, nous  a  porté  ses  plaintes  contre  le  roi  de  la 
Grande-Bretagne,  son  frère,  qui  s'est  emparé  de  la 
couronne  à  son  détriment,  en  donnant  aux  peuples 
une  constitution  qu'il  appelle  charte  des  libertés. 
Vous  n'ignorez  pas  que  nous  devons  aide  et  protec- 
tion à  Robert,  qui  a  travaillé  à  la  délivrance  de  l'Asie  : 
c'est  pourquoi  nous  vous  engageons  à  soutenir  les 
justes  droits  de  ce  prince  contre  Henri....  »  Le  roi 
apprit  en  effet  que  le  duc  de  Normandie  voulait  ten- 
ter une  descente  en  Angleterre,  espérant  être  secondé 
dans  son  projet  par  les  nobles  et  par  les  prêtres. 

Alors  le  rusé  Henri  fit  appeler  à  la  cour  le  métro- 
politain Anselme,  et  par  de  brillantes  promesses  il 
le  détermina  à  se  rattacher  à  son  parti.  L'archevêque, 
gagné  par  les  présents  du  monarque,  travailla  dans 
ses  intérêts,  raffermit  dans  le  devoir  les  ecclésiasti- 
ques dont  la  fiiélité  était  chancelante,  et  fit  rentrer 
dans  l'armée  de  Henri  les  nobles  qu'il  en  avait  dé- 
tachés :  aussi  lorsque  Robert  débarqua  en  Angle- 
terre, les  esprits  rjui  naguère  étaient  disposés  en  sa 
faveur  se  montrèrent  opposés  à  ses  prétentions,  et  il 
fut  obligé  d'accepter  une  rente  de  trois  mille  marcs 
d'argent,  que  son  frère  s'engagea  à  lui  payer  cha- 
que année  pour  sa  renonciation  à  la  couronne. 

Telle  fut  la  fin  de  cette  guerre,  qui  menaçait  la 
Grande-Bretagne  d'une  nouvelle  révolution  :  dès  que 
le  calme  fut  rétabli,  Anselme  vint  réclamer  de  Henri 
le  prix  de  son  dévouement  et  des  services  (pi'il  lui 
avait  rendus;  mais  le  monarque,  qui  n'avait  plus  be- 
soin de  l'archevêque,  lui  répondit  durement  qu'il 
n'avait  qu'à  se  retirer  au  plus  tôt  dans  son  diocèse, 
s'il  voulait  éviter  le  châtiment  qu'avaient  mérité  sa 
trahison  et  sa  félonie.  En  même  temps  il  le  souffleta 
devant  toute  la  cour,  et  lui  jeta  au  visage  une  lettre 


qu'il  venait  de  recevoir  de  Rome.  La  missive  qui 
avait  excité  si  fort  l'indignation  de  Henri  était  con- 
çue en  ces  termes  :  «  Anselme  nous  a  instruit  que 
vous  vous  arrogiez  le  droit  d'établir  les  évêques  et  les 
abbés  par  l'investiture,  et  que  vous  attribuiez  à  la 
puissance  royale  une  autorité  qui  n'appartient  qu'à 
Dieu  seul  ;  car  le  Christ  a  dit  :  «  Je  suis  la  porte.  » 
Donc  un  roi  ne  saurait  être  la  porte  de  l'Église;  et 
les  ecclésiastiques  qui  entrent  dans  le  sacerdoce  par 
la  volonté  des  souverains  ne  sont  point  des  pasteurs, 
mais  des  larrons  insignes. 

•t  Vos  prétentions  sont  indignes  d'un  chrétien ,  et 
le  saint- siège  ne  saurait  les  approuver.  Ne  savez- 
vous  donc  pas  que  saint  Ambroise  aurait  souffert  le 
dernier  supplice  plutôt  que  de  permettre  à  Théodose 
de  disposer  ^es  dignités  et  des  biens  de  l'Église  ;  et 
ignorez-vous  qu'il  fit  cette  réponse  à  l'empereur  : 
«  Ne  croyez  pas.  César,  que  vous  ayez  quelques  droits 
«  sur  les  choses  divines;  les  palais  appartiennent 
«  aux  princes  et  les  églises  au  pape....  »  L'archevê- 
que de  Cantorbéry,  furieux  de  l'affront  sanglant  qu'il 
avait  reçu ,  cpiitta  la  cour  et  retourna  à  son  siège 
pour  soulever  de  nouveaux  ennemis  contre  le  roi. 

De  son  côté ,  Henri  poursuivit  le  métropolitain  et 
ses  partisans  avec  la  plus  grande  rigueur,  et  menaça 
de  refuser  l'obédience  au  pape  et  d'empêcher  le  pré- 
lèvement du  denier  de  Saint-Pierre  dans  ses  États, 
si  on  ne  reconnaissait  pas  à  la  couronne  le  droit  des 
investitures  ecclésiastiques.  Dans  cette  extrémité, 
Anselme  convoqua  un  concile  provincial  où  assistè- 
rent les  commissaires  du  roi,  et  dans  lequel  il  fut 
décidé  qu'on  enverrait  à  Rome  des  députés  pour 
s'entendre  avec  le  pape  et  pour  terminer  enfin  ces 
querelles  déplorables.  Les  ambassadeurs  étant  arri- 
vés dans  la  viUe  sainte,  furent  admis  en  présence  de 
Pascal  pour  lui  expliquer  le  sujet  de  leur  voyage  et 
les  intentions  du  roi. 

D'abord  le  pape  ne  trouva  aucune  parole  pour 
leur  répondre,  tant  sa  colère  était  violente;  ensuite 
il  se  leva  de  son  siège,  le  renversa  à  terre  avec  force, 
et  s'écria  avec  d'affreux  blasphèmes  :  «  Non,  quand~ 
il  s'agirait  de  ma  tête,  les  menaces  d'un  roi  ne  me 
forceront  pas  à  céder  une  seule  des  prérogatives  du 
trône  apostolique  !  Retournez  vers  votre  maître,  et 
dites-lui  qu'il  redoute  d'affronter  la  sainte  colère  du 
vicaire  de  Dieu!  «Ensuite  il  fit  écrire  à  l'archevêque 
de  Cantorbéry,  pour  l'engager  à  résister  plus  vigou- 
reusement encore  que  par  le  passé  aux  prétentions 
du  monarque. 

Henri,  irrité  de  l'insolence  du  pape,  réunit  aussi- 
tôt à  Londres  les  seigneurs  de  son  royaume,  et  fit 
comparaître  devant  eux  l'archevêque  Anselme,  la 
cause  de  ces  dissensions,  afin  qu'il  entendît  la  sen- 
tence royale  qui  l'exilait  de  la  Grande-Bretagne.  Le 
métropolitain  n'éleva  aucune  plainte,  et  s'embarqua 
le  même  jour  pour  l'Italie. 

Cette  soumission  apparente  de  l'orgueilleux  prélat 
fit  craindre  au  monarque  une  nouvelle  trahison;  et 
pour  dijoucr  les  machinations  d'Anselme  auprès  de 
la  cour  de  Rome,  il  envoya  immédiatement  en  Italie, 
et  par  terre,  Guillaume  de  ^'arevast,  muni  de  pleins 
pouvoirs,  pour  terminer  tous  les  différends  qui  exis- 
taient entre  la  couronne  et  le  saint-siége.  L'ambas- 
sadeur fit  une  telle  diligence,  qu'il  arriva  dans  la 


1 


Lov^-^^^V 


HlSTOIllK     DES     PAl'KS 


Prise  de  Jérusalem  par  les  cioisés 


ville  sainte  un  mois  avant  rarchevê([ue  JYoïk ,  et 
qu'il  eut  le  temps  de  gaf^ner  au  parti  du  roi  un  grand 
nomlire  de  prêtres  et  de  cardinaux.  Enfin  Anselme 
fit  son  entrée  dans  la  ville  apostolique;  dès  le  len- 
demain Pascal  convoqua  en  concile  les  évèques,  les 
cardinaux  et  les  prêtres  de  toute  l'Italie,  aiin  d'en- 
tendre les  accusations  du  métropolitain  de  Cantor- 
béry  contre  Henn,  et  pour  juger  les  réclamations 
que  ce  prince  adressait  au  pape  par  l'organe  de  son 
député. 
Guillaume  de  'Varevast  présenta  la  cause  de  son 


maître  avec  une  grande  habileté  et  déploya  une  rare 
élof|uence  qui  excita  les  applaudissements  'de  toute 
l'assemblée  :  Anselme  et  le  pape  demeuraient  seuls 
imijassibles,  sans  nen  laisser  pénétrer  de  leurs  sen- 
timents. Guillaume,  interprétant  le  silence  du  pon- 
tife, ainsi  que  les  applaudissements  des  autres  ecclé- 
siasti([ues,  comme  des  mar({ues  certaines  d'une  victoire 
sur  Auselme,  ajouta  avec  assurance  :  «  Il  faut  que 
l'Italie  entière  apprenne  que  le  souverain  mon  maî- 
tre ne  souffrira  jamais  qu'on  lui  ôte  les  investitures, 
quand  il  devrait,  pour  défendre  ce  droit,  perdre  son 


PASCAL    H 


Hen"-!  IV  de  Germanie  fit  amende  lionorable 


royaume.  »  A  ces  dernières  paroles,  le  ponlife  se 
leva  tout  à  coup,  et  regardant  l'ambassadeur  J"un 
air  fier  et  impérieux,  il  répondit  :  «  Sachez  aussi, 
mandataire  de  Henri,  que  le  pape  Pascal,  dùt-il  lui 
en  coûter  la  vie,  et  nous  le  jurons  devant  Dieu  !  ne 
permettra  jamais  à  un  laiijue  de  gouverner  l'Eglise.  » 
Il  n'en  f'aliul  pas  davantage  pour  faire  changer  les 
esprits,  et  les  Pères  se  levant  tous  ensemble,  excom- 
munièrent le  roi  ainsi  que  les  seigneurs  qui  élevaient 
des  clercs  aux  dignités  ecclésiasiiqucs. 
Il 


Malgré  c£tle  victoire,  Anselme  ne  put  retourner 
en  Angleterre;  il  fut  obligé  de  venir  en  France,  où  il 
choisit  pour  sa  résidence  la  ville  de  Lyon.  Il  avait 
résolu  de  ranimer  la  vieille  haine  du  duc  de  Nor- 
mandie contre  son  frère,  et  de  l'exciter  à  faire  une 
seconde  descente  sur  les  côtes  de  la  Grande-Bre- 
tagne, pour  chasser  le  prince  de  ses  États. 

Par  8.  s  intrigues,  en  effet.  la  guerre  sq  ralluma 
plus  violente  ([u'auparavant  entre  Henri  et  Robert; 
et  comme  le  roi  craignait  qu'une  seule  défaite  ne  le 

60 


HOLY  Rimm  imm,  wmDsnp 


10 


IllSTOIRK    DES    PAPES 


renvei-sAt  du  tiiinc,  il  se  décida  à  envoyer  un  ambas- 
sadeur en  Italie,  avec  de  fortes  sommes  d'argent, 
pour  entrer  en  arrangement  avec  la  cour  de  Rome. 
Le  prince  promettait  encore  ;i  Pascal  de  ilt'cliartçer 
les  E.;lises  d"Ani;lelerre  du  cens  i[uo  Cniillaimie  le 
Roux  leur  avait  imposé  :  U  s'engageait  à  ue  recevoir 
aucune  otTrande  à  titre  d'investiture,  à  ne  pas  exiger 
la  taxe  des  curés,  et  à  faire  lever  régidièrement  le 
denier  de  Saint-Pierre. 

Anselme  obtint  également  la  permission  de  rentrer 
dans  son  diocèse  de  Cantorbéry  ;  il  recouvra  tous  ses 
bénétices  et  fut  déclaré  légat  a  laterc  du  saint-siége. 
En  cette  ijuidilé,  il  reçut,  en  présence  des  grands  et 
des  évèques  du  royaume,  un  décret  de  Henri,  dans 
leijuel  il  était  dit  qu'à  l'avenir  personne  en  Angle- 
terre ne  recevrait  l'investiture  d'un  évêché  ou  d'une 
abbaye,  par  la  crosse  ou  par  l'anneau,  au  nom  d'un 
seigneur  ou  du  roi  lui-même.  De  son  côté,  Anselme 
déclara  ([u'il  ne  refuserait  la  consécration  à  aucun 
des  prélats  qui  auraient  fait  hemmage  à  leur  souve- 
rain. Ensuite  on  s'occupa  de  pourvoir  d'ecclésiasti- 
ques les  églises  de  la  Grande-Bretagne,  qui  étaient 
presque  toutes  sans  pasteurs  depuis  plusieurs  années. 
Ainsi  6nit  en  Angleterre  la  querelle  des  investitures. 

Mais  en  Allemagne  la  guerre  s'était  ranimée  plus 
terrible  que  jamais.  Vers  la  fiu  du  mois  de  mars  1 102, 
le  pape  avait  convoqué  un  concile  où  se  trouvèrent 
réunis  les  députés  de  l'Italie,  de  la  France  et  de  la 
Bavière;  l'empereur  de  Germanie  seul  manqua  à 
l'appel  qui  lui  avait  été  fait  pour  renouveler  sa  sou- 
mission au  saint-siége.  Son  absence  passa  pour  un 
crime  irrémissible,  et  les  Pères  décrétèrent  cette  for- 
mule de  serment  contre  les  schismatiques,  ou  plutôt 
contre  les  partisans  de  ce  prince  :  «  Nous  anathé- 
matisons  toute  hérésie,  principalement  ceUe  qui  trou- 
ble aujourd'hui  la  chrétienté  et  qui  enseigne  qu'on 
doit  mépriser  l'anathèmc  et  les  censures  de  la  cour 
de  Rome.  Nous  promettons  une  obéissance  illimitée 
au  pape  Pascal  et  à  ses  successeurs,  en  présence  de 
Jésus-Christ  et  de  l'.Apôtre;  acceptant  sans  examen 
tout  ce  que  l'Eglise  affirme,  et  condamnant  ce  qu'elle 
condamne;  promettant  de  sacrifier  pour  sa  défense 
richesses,  amis,  parents,  et  même  notre  vie,  si  nous 
en  sommes  requis.  »  On  renouvela  l'excommunica- 
tion prononcée  contre  Henri  IV  par  Grégoire  VU  et 
par  Urbain  II  son  successeur.  Le  pape  Pascal  monta 
lui-même  sur  le  jubé  de  l'église  de  Latran  ,  le  jeudi 
saint,  3  avril  de  la  même  année,  et  en  présence  d'une 
foule  innombrable  de  fidèles  de  toutes  les  nations, 
il  rendit  la  sentence  en  employant  des  imprécations 
bizarres  pour  imprimer  de  la  terreur  aux  hommes 
grossiers  de  cette  époque,  qui  ne  jugeaient  de  la  va- 
leur des  choses  que  par  leurs  apparences. 

Dans  cette  même  assemblée,  la  comtesse  Mathilde 
accusa  le  roi  de  Germanie  d'avoir  fait  enlever  par 
ses  agents  l'acte  de  la  donation  de  tous  ses  biens 
qu'elle  avait  souscrit  en  faveur  du  saint-siége.  Cette 
femme  implacable ,  après  dix-huit  années  écoulées 
au  milieu  des  luttes  et  des  combats,  voulait  encore 
•venger  Grégoire  VII,  son  amant,  du  prince  Henri, 
qu'elle  accusait  de  sa  mort.  Elle  fit  une  déclaration 
solennelle  dans  laquelle ,  déshéritant  à  tout  jamais 
sa  famille,  elle  instituait  le  saint-siége  seul  et  uni- 
que légataire  de  ses  immenses  domaines. 


Nous  traduisons  cet  acte  singulier  où  la  comtesse 
se  fait  gloire  de  son  litre  de  concubine  :  «  Au  temps 
de  l'illustre  pontife  Grégoire  VII,  notre  très-aimé  et 
très-cher,  celui  dont  nous  étions  la  plus  grande  joie, 
je  donnai  à  l'Eglise  de  Saint-Pierre  tous  mes  biens 
présents  et  à  venir,  et  j'écrivis  de  ma  main  ilans  la 
chapelle  de  Sainte-Croix,  au  palais  de  Latran,  une 
charte  qui  constituait  cette  donation.  Depuis,  ce  di- 
plôme a  été  anéanti  par  les  ennemis  du  saint-siége 
et  par  les  miens  ;  aussi,  craignant  que  mes  volontés 
ne  soient  révoquées  en  doute  après  ma  mort,  je  dé- 
clare aujourd'hui,  avec  les  forraaUtés  usitées  en  pa- 
reil cas,  que  j'abandonne  tous  mes  biens  à  l'Église 
romaine,  sans  que  ni  moi  ni  mes  héritiers  puissions 
jamais  revenir  contre  ma  présente  volonté,  sous  peine 
d'une  amende  de  quatre  mille  livres  pesant  d'or  ol  de 
dix  mdle  livres  d'argent.  » 

Pendant  que  le  pontife  triomphait  en  Angleterre  et 
en  Italie,  il  soumettait  également  la  France  à  son 
autorité,  et  il  envoyait  comme  légat,  à  la  cour  du  roi 
Philippe,  l'évèque  d'Albane,  qui  devait  aljsoudre  le 
prince  et  l'infâme  Bertrade  de  l'excommunication 
qu'ils  avaient  encourue,  sous  le  règne  d'Urbain  II, 
au  concile  de  Glermont. 

Voici  la  relation  que  nous  a  laissée  Ives  de  Char- 
tres de  cette  cérémonie,  et  telle  qu'il  l'écrivait  à 
Rome  :  «  Nous  faisons  savoir  à  Votre  Paternité  que 
les  prélats  de  la  province  de  Sens  et  de  celle  de 
Reims,  convoqués  par  Richard ,  votre  légat ,  se  sont 
assemblés  au  diocèse  d'Orléans,  dans  une  ville  ap- 
pelée Beaugency,  pour  relever  le  roi  Philippe  et  Ber- 
trade, sa  femme,  de  l'anathèmc  prononcé  contre  eux. 
Les  deux  corpables  se  sont  présentés  dans  l'assem- 
blée nu-pieds  et  couverts  de  ciiices,  pleurant  et  criant 
merci,  et  jurant  qu'ils  renonceraient  à  toute  intimité 
nuptiale,  et  môme  à  se  parler,  si  votre  légat  mettait 
cette  condition  à  leur  absolution.  Ensuite  ils  ont  placé 
leur  main  sur  l'Evangile  et  ils  ont  fait  le  serment, 
au  nom  de  la  sainte  Trinité,  de  ne  jamais  tomber 
dans  le  péché  de  fornication  l'un  avec  l'autre.  Après 
quoi,  l'analhème  a  été  levé. 

«  Je  dois  aussi ,  très-saint  Père,  vous  informer 
d'une  accusation  qui  a  été  portée  contre  moi  dans  le 
concile  do  Baugency,  et  dont  je  tiens  à  me  justifier  : 
il  est  faux  que  jamais  je  me  sois  rendu  coupable  de 
simonie;  ce  crime  est  à  mes  yeux  l'une  des  plaies  les 
plus  hideuses  de  notre  clergé,  et  depuis  que  je  suis 
évêqueje  l'ai  poursuivi  autant  qu'il  m'a  été  possible 
de  le  faire  dans  toute  l'étendue  de  ma  juridiction. 
Cependant  je  dois  convenir  que,  malgré  mes  recom- 
mandations, le  doyen,  le  chantre  et  d'autres  officiers 
qui  sont  chanoines  de  Chartres  reçoivent  de  l'argent 
des  clercs  et  des  la'iques;  ils  prétendent  qu'ils  sont 
dans  leur  droit  et  qu'ils  suivent  les  usages  de  l'É- 
glise romaine,  où  vos  camériers  et  les  ministres  de 
u<g*t  palais  se  font  donner  de  riches  présents  à  la 
consécration  des  évêques  ou  des  abbés,  sous  le  nom 
d'offrandes  et  de  bénédictions.  Ils  affirment  que  la 
cour  de  Rome  ne  donne  rien  gratis,  et  fait  payer 
jusqu'à  la  plume  et  au  papier.  A  cela  je  n'ai  pu  leur 
opposer  que  ces  paroles  de  l'Evangile  :  «  Faites  ce 
«  que  le  pape  commande  et  non  ce  qu'il  fait.  » 

Pascal,  dont  la  politique  avait  le  caractère  de  per- 
fidie de  celle  d'Urbain  et  le  caractère  de  violence  de 


PASCAL    II 


11 


celle  de  Grégoire,  seconda  les  projets  de  vengeance 
de  Malhilde,  et  envoya  des  prélats  en  Allemai^ne  et 
en  Saxe  pour  publier  le  décret  d'anathèrae  rendu 
contre  Henri  IV,  et  pour  exciter  le  jiune  Henri  à  une 
révolte  contre  son  père ,  à  l'exemple  de  son  frèi  e 
Conrad. 

D'abord  les  légats  remuèrent  le  peuple  par  des 
prédications  furibondes;  ils  représentèrent  le  roi 
comme  un  renégat  qui  s'était  refusé  à  se  joindre  aux 
fidèles  dans  la  glorieuse  entieprise  des  croisés:  ils 
l'accusèrent  d'avoir  soulevé  des  schismes  sanglants 
depuis  son  avènement  au  trône ,  et  d'avoir  désolé 
l'Église  par  des  persécutions  dignes  du  siècle  de 
Dioclétien.  Par  contraste,  ils  exaltèrent  le  mérite  et 
la  piété  de  son  (ils;  ils  répandirent  l'or  à  profusion, 
et  lorsque  le  jeune  Henri ,  à  leur  instigation ,  eut 
levé  l'étendard  de  la  révolte,  un  parti  formidable  vint 
se  ranger  autour  de  lui  pour  combattre  le  roi  de 
Germanie. 

Alors  Gébehart,  légat  du  saint  siège,  l'âme  de  tou- 
tes ces  intrigues,  désirant  augmenter  l'intlueifte  pon- 
tificale par  l'éclat  d'une  cérémonie  extérieure,  con- 
vocpia  tous  les  grands  et  tout  le  clergé  dans  une 
basiUque.  Au  jour  fixé,  en  présence  d'une  foule  im- 
mense, il  conduisit  le  jeune  Henri  à  l'autel  du  Christ, 
lui  donna,  au  nom  du  pape,  le  pouvoir  de  combattre 
son  père,  de  le  détrôner  et  de  le  faire  expirer  dans 
les  supplices. 

Après  cette  cérémonie,  Henri  entra  dans  la  Saxe, 
à  la  tète  de  la  noblesse  de  Bavière,  de  Souabe,  du 
haut  Palatinat  et  de  la  Franconie  ;  il  fut  reçu  avec 
des  transports  d'allégresse  par  les  Saxons,  qui  étaient 
fatigués  de  la  tyrannie  de  son  père.  Mais  le  jeune 
chef,  cachant  sous  une  apparente  modestie  l'ambi- 
tion qui  le  dévorait,  déclara  qu'il  n'avait  point  pris 
les  armes  par  le  désir  de  régner,  et  qu'il  ne  souhai- 
tait point  que  son  seigneur  et  père  fût  déposé.  «  Au 
contraire,  ajoutait-il,  dès  que  le  roi  se  seia  déter- 
miné à  obéir  à  saint  Pierre  et  à  ses  successeurs, 
nous  déposerons  aussitôt  le  glaive  pour  nous  sou- 
mettre à  notre  père  comme  le  plus  humble  de  ses 
sujets  ;  mais  s'il  persiste  dans  sa  désobéissance  aux 
ordres  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  comme  nous  nous 
devons  à  Dieu  avant  tout,  nous  le  frapperons  de  mort 
de  notre  propre  main,  "/il  le  faut,  pour  défendre  la  re- 
ligion, ainsi  que  le  pontife  Pascal  nous  l'a  ordonné.  » 

Le  roi  de  Germanie  se  voyant  presque  entièrement 
abandonné  de  ses  troupes,  n'osa  pas  mareher  contre 
les  rebelles,  et  se  retira  dans  ses  provinces  du  Nord  : 
ensuite  il  se  détermina ,  pour  faire  cesser  tout  pré- 
texte de  révolte  ,  à  replacer  le  royaume  teutonii[ue 
BOUS  l'autorité  du  saint-siége  et  à  faire  sa  soumission 
au  pape.  A  cet  effet  un  ambassadeur  fut  dépêché  à 
Rome  avec  la  lettre  suivante  :  «  Les  pontifes  Nico- 
las et  Alexandre  nous  ont  honoré  de  leur  amitié  en 
nous  traitant  toujours  comme  leur  fils;  mais  leurs 
successeurs,  animés  d'une  fureur  dont  la  cause  est 
inexplicable,  ont  soulevé  contre  nous  nos  peuples  et 
même  notre  fils  Conrad;  aujourd'liui  encore,  le  seul 
enfant  qui  nous  reste  est  infecté  du  même  poison  ; 
il  s'élève  contre  nous  au  mépris  de  ses  serments, 
poussé  dans  la  révolte  par  des  fourbes,  par  des  iiy- 
pocrites,  qui  cliercbent  à  augmenter  leurs  richesses 
au  détriment  de  notre  couronne. 


«  Plusieurs  de  nos  sages  conseillers  nous  ont  ex- 
horté à  le  poursuivre  sans  délai  par  les  armes;  mais 
nous  avons  préféré  suspendre  les  eifets  de  notre  co- 
lère, afin  que  personne,  soit  dans  l'Italie,  soit  dans 
l'Allemagne,  ne  nous  impute  les  malheurs  d'une 
semblable  guerre.  D'ailleurs  on  nous  a  assuré  que 
vos  légats  excitaient  eux-mêmes  nos  sujets  à  la  ré- 
beUion  en  nous  accusant  de  troubler  la  paix  de  l'É- 
glise. Ainsi  nous  vous  adressons  un  de  nos  fidèles 
pour  connaître  vos  intentions,  pour  savoir  si  vous 
désirez  notre  alliance,  sans  préjudice  de  nos  droits, 
tels  que  les  ont  exercés  nos  ancêtres,  et  à  la  charge 
de  vous  conserver  la  dignité  apostolique ,  comme  la 
possédaient  vos  prédécesseurs.  Enfin,  si  vous  voulez 
agir  paternellement  avec  nous,  envoyez-nous  un  hom- 
me de  cunliance  chargé  de  vos  lettres  secrètes,  et  qui 
nous  instruira  de  vos  volontés;  alors  de  notre  côté 
nous  vous  adresserons  des  ambassadeurs  qui  termi- 
neront avec  vous  cette  grande  affaire.  » 

Toutes  ces  marques  de  soumission  furent  inutiles; 
Pascal  continua  ses  menées  sourdes;  il  iicbeta  même 
la  trahison  des  officiers  qui  entouraient  Henri  IV,  et 
le  vieux  roi  de  Germanie  fut  livré  à  son  fils  au  châ- 
teau de  Bigiien.  Enfin  il  se  jeta  aux  pieds  de  l'é^è- 
que  d'Alliane,  légat  du  saint-siége,  implorant  l'abso- 
lution des  censures  de  1  Église,  il  fut  dépouillé  des 
insignes  de  la  royauté  et  forcé  d'abdiquer  le  trône  en 
faveur  de  Henri  V,  son  fils.  Ensuite  on  l'envoya  chargé 
de  chaînes  à  Ingelheim  ,  où  il  fut  soumis  aux  plus 
cruels  traitements. 

Ces  barbaries  soulevèrent  l'indignation  générale  : 
les  seigneurs,  ainsi  que  les  populations  des  villes  en 
deçà  du  Rhin,  se  déclarèrent  en  sa  faveur  et  refusè- 
rent de  reconnaître  Henri  ^'.  D'un  autre  côté,  Henri 
de  Limbourg,  qui  possédait  le  duché  de  la  basse 
Bretagne,  ayant  été  averti  secrètement  que  la  cour 
de  Rome  avait  résolu  de  faire  étrangler  le  vieux  roi, 
s'empressa  de  l'en  informer.  Par  l'entremise  de  ce 
généreux  ami,  l'empereur  parvint  à  sortir  furtivement 
d'Ingelheim,  où  il  était  étroitement  gardé,  et  il  des- 
cendit le  Rhin  jusqu'à  la  ville  de  Cologne,  d'où  il  se 
rendit  ensuite  à  Liège.  De  là  il  adressa  des  messa- 
ges à  tous  les  princes  de  la  chrétienté,  et  particuliè- 
rement au  roi  de  France,  pour  implorer  leur  assis- 
tance, dans  l'intérêt  général  des  souverains,  dont  les 
papes  avaient  violé  la  majesté  dans  sa  personne. 

Mais  l'indigne  Pascal,  furieux  de  l'évasion  de 
l'empereuT  et  du  manifeste  qu'il  avait  lancé  dans 
toutes  les  cours  contre  le  saint-siége,  écrivit  aussitôt 
aux  évêques,  aux  seigneurs  et  aux  princes  de  France, 
d'.Vllemagne ,  de  Bavière ,  de  Souabe  et  de  Saxe ,  et 
au  clergé  de  Liège  :  «  Poursuivez  partout  et  de  tou- 
tes vos  forces  Henri,  chef  des  hérétiques,  et  ceux 
qui  le  défendent,  leur  disait-il  ;  exterminez  ce  roi  in- 
fâme! Jwnais  vous  ne  pourrez  offrir  à  Dieu  de  sacri- 
fice plus  agréable  f[ue  la  vie  de  cet  ennemi  du  Cl  rist, 
qui  veut  arracher  aux  papes  leur  suprême  puissance. 
Nous  vous  ordonnons,  ainsi  qu'à  vos  vassaux,  de  le 
faire  expirer  dans  les  tortures  les  plus  cruelles;  et 
si  vous  exécutez  fidèlement  notre  volonté,  nous  vous 
accorderons  la  rémission  de  vos  pédiés,  ceux  accom- 
plis et  ceux  que  vous  ferez  dans  l'avenir,  et  vous  par- 
viendrez après  votre  mort  à  la  Jérusalem  céleste.  >) 

Cet  ordre  sanguinaire  révolta  les  ecclésiastiques 


1-2 


HISTOIRE    DES     PAPES 


cux-raèuu's,  ot  i  i'vîmjuo  lie  Lii'tje  adressa  ci'ttc  lo- 
|>oiise  au  saiiit-sii'go  :  "  En  vain  nous  avons  fouillé 
tous  les  textes  des  sainles  Ecritures  et  Jes  Pères; 
nous  n'avons  trouvé  aucun  exeuiple  d'un  coniiuande- 
ment  semblable  à  celui  (juevous  nous  envoyez.  Nous 
avons  appris  au  contraire-  dans  ces  livres  sacrés  que 
les  ppes  ne  peuvent  sans  examen  lier  ni  délier  per- 
sonne :  d'où  vient  donc  cette  nouvelle  loi  au  nom 
de  laquelle  vous  condamnez  un  chrétien  à  expier  dans 
les  supplices  une  erreur  dont  il  n'est  pas  même  con- 
vaincu? D'où  vient  au  saint-siége  le  pouvoir  de  com- 
mander un  meurtre  comme  une  œuvre  méritoire  dont 
la  sainteté  effacerait  non-seulement  les  crimes  pas- 
sés, mais  encore  donnerait  à  l'avance  l'absolution 
des  incestes,  des  vols  et  des  assassinats?  Comman- 
dez de  tels  crimes  aux  infâmes  sicaires  de  Rome; 
quant  à  nous,  nous  vous  refusons  obéissance  ! 

«  Existait-t-il  autrefois  dans  l'ancienne  lîabylone 
une  confusion  plus  horrible  que  ce  mélanf^e  mons- 
trueux de  barbarie,  d'ori,nieil,  d'idolàlrie  et  d'impu- 
retés qui  règne  aujoard'hui  dans  la  ville  sainte?  Hé- 
las! déjà  se  sont  réalisées  ces  paroles  de  l'Apôtre  : 
«  Une  vision  épouvantable,  venant  d'une  terre  hor- 
«  rible,  frappe  mes  esprits  ;  je  vois  s'élever  de  Rome 
«  un  tourbillon  impétueux  qui  bouleverse  le  monde, 
«  et  dans  lequel  le  prince  des  ténèbres  s'agite  avec 
«  ses  infernales  cohortes  !...  » 

Malgré  la  courageuse  fermeté  de  révè([ue  de  Liège, 
l'infortuné  roi  de  Germanie  ne  put  se  soustraire  à 
la  vengeance  pontificale;  il  mourut  empoisonné  par 
les  agents  du  saint-père,  pendant  que  son  fils  assié- 
geait la  ville.  Les  Liégeois  n'ayant  plus  à  défendre 
l'empereur,  et  redoutant  les  horreurs  d'un  siège,  en- 
voyèrent des  députés  au  camp  de  Henri  pour  lui  an- 
noncer la  mort  de  son  père  et  lui  faire  leur  soumis- 
sion. Ce  monstre  osa  exiger  que  le  corps  du  vieux 
roi  fût  livré  au  bourreau  pour  qu'on  lui  fît  subir  les 
supplices  effroyables  portés  sur  la  sentence  rendue 
par  le  pontife;  et  après  avoir  commis  cet  horrible  sa- 
crilège, il  ordonna  que  les  lambeaux  du  cadavre  se- 
raient déposés  dans  un  sépulcre  de  pierre  qui  resta 
pendant  cinq  ans  devant  le  parvis  de  la  cathédrale, 
avec  cette  inscription  :  «  Ci  gît  l'ennemi  de  Rome.» 

A  cette  époque,  des  bandes  de  pillards  parcou- 
raient les  provinces  de  la  Gaule,  tantôt  sous  la  con- 
duite de  seigneurs  ruinés,  tantôt  sous  les  ordres 
d'aventuriers  sans  famille  ;  et  souvent  même  sous  le 
commandement  de  moines  débauchés  qui  avaient  été 
chassés  de  leurs  monastères.  On  raconte  que  le  fa- 
meux Kobert  d'Arbrissel  commandait  une  de  ces 
troupes,  lorsque,  frappé  par  une  inspiration  du  ciel, 
il  résolut  de  cesser  eette  existence  de  crimes  et  de 
se  retirer  dans  ur.e  pieuse  retraite  avec  les  hommes 
et  les  femmes  de  sa  bande,  pour  vivre  du  travail  de 
leurs  mains.  Il  fit  partager  ses  sentiments  à  tout 
son  monde,  et  s'arrêta  à  l'extrémité  du  diocèse  de 
Poitiers ,  à  deux  lieues  de  Cande  en  Touraine ,  près 
d'un  ravin  inculte,  couvert  de  ronces,  et  qu'on  ap- 
pelait Frontevrault.  D'abord  il  fit  élever  des  cabanes 
et  une  chapelle;  ensuite  il  défricha  les  terres;  et 
lorsque  la  jeune  colonie  eut  pris  de  l'accroissement, 
Robert  sépara  les  hommes  d'avec  les  femmes,  desti- 
nant les  unes  à  la  prière  et  les  autres  au  travail  des 
champs.  Cependant  il  leur  permit  de  conser\-er  des 


relations  intimes  les  dimanches  de  chaque  semaine  : 
telle  fut  l'origine  de  la  lélèhre  abliaye  de  Fonte- 
vrault.  Pascal  conlirina  la  fondation  de  cet  établisse- 
ment, ainsi  que  la  règle  qui  permettait  à  cette  mul- 
titude d'hommes  et  de  femmes  de  vivre  dans  la 
même  enceinte. 

Au  commencement  de  cette  année,  le  saint-père 
résolut  de  parcourir  l'Italie,  la  France  et  l'.^Uemagne, 
afin  de  consolider  sa  domination  sur  ces  trois  royau- 
mes. Il  se  rendit  d'abord  à  Florence,  où  il  convoqua 
un  concile  pour  se  faire  attribuer  les  droits  de  réga- 
les de  cette  Église;  mais  l'évoque  de  cette  ville  fit 
échouer  sas  espérances  en  soutenant  dans  l'assemblée, 
en  présence  du  pape  et  d'une  foule  de  prêtres  et  de 
la'iques,  ipi'il  avait,  eu  une  révélation,  et  que  Dieu 
l'avait  instruit  que  l'.intechrist  était  né  et  qu'il  vou- 
lait s'emparer  du  trône  de  l'Église.  Cette  opinion, 
par  l'application  qu'on  en  faisait  au  pape,  souleva  un 
tumulte  si  violent,  qu'on  ne  put  ni  décider  la  ques- 
tion ni  terminer  le  concile;  et  Pascal  fut  obhgé  d'a- 
bandonner Florence,  pour  éviter  d'être  lapidé  par  le 
peuple.  Le  saint  père  se  ralattit  alors  sur  la  Lom- 
bardie,  et  tint  un  synode  général  à  Guastalla  :  on  dé- 
créta que  la  province  entière  d'Emilie,  avec  les  villes 
de  Parme,  de  Modène,  de  Plaisance,  de  Reggio  et  de 
Bologne,  ne  serait  plus  soumise  à  la  métropole  de 
Ravenne,  qui  ne  conserva  que  la  Flaminie. 

Pascal  voulait  ainsi  diminuer  l'infiuence  de  l'ar- 
chevêché de  Ravenne,  dont  les  titulaires,  depuis  deux 
cents  ans,  s'étaient  continuellement  montrés  hostiles 
à  l'Église  romaine.  Le  concile  renouvela  les  censures 
prononcées  contre  les  la'ii[ues,  qui  prétendaient  avoir 
le  droit  de  donner  l'investiture  des  bénéfices  ecclé- 
siastiques.. Ensuite  les  députés  du  roi  Henri  V  ju- 
rèrent au  pape  fidéhté  et  obéissance  filiale  au  nom  de 
leur  maître,  et  demandèrent  que  sa  Sainteté  lui  con- 
firmât authentii(uement  la  dignité  d'empereur. 

De  Guastalla,  le  pontife  se  rendit  à  Parme,  où  il 
consacra  la  cathédrale  de  cette  ville  en  l'honneur  de 
la  Vierge,  d'après  l'invitation  des  citoyens  ;  lorsijue 
la  cérémonie  fut  achevée,  il  déclara  la  nouvelle  Eglise 
dépendance  du  saint-siége,  et  la  vendit  au  cardinal 
Bernard,  prêtre  cruel  et  sodomite,  qui  était  en  exé- 
cration dans  toute  l'Italie.  Enfin  Pascal  prit  la  route 
de  la  Bavière,  où  il  était  attendu  pour  les  fêtes  de 
Noël  ;  mais  ayant  été  instruit  dans  sa  route  que  le 
peuple  n'était  pas  disposé  à  confirmer  les  décrets 
contre  les  investitures,  et  que  l'empereur  n'était  pas 
aussi  docile  qu'il  l'avait  laissé  paraître,  il  changea 
toutàcoup  de  résolution,  et  se  dirigea  vers  la  France, 
se  contentant  d'instruire  Henri  par  une  simple  lettre 
de  son  nouveau  projet,  et  lui  disant  qu'il  se  rendait 
en  France  parce  que  la  porte  de  l'Allemagne  ne  lui 
était  pas  encore  ouverte. 

Le  saint-père,  arrivé  au  monastère  de  Cluny  avec 
une  suite  nombreuse  d'évêques,  de  cardinaux  et  de 
seigneurs  romains,  trouva  le  comte  de  Rochefort, 
sénéchal  du  roi  de  France,  qui  lui  était  envoyé  pour 
le  conduire  dans  tout  le  royaume.  .Vprès  avoir  visité 
les  couvents  de  la  Charité  et  de  Saint-Martin  de 
Tours,  Pascal  se  rendit  à  Saint-Denis,  où  il  fut  reçu 
avec  de  grands  honneurs  par  l'abbé  Adam,  qui  gou- 
vernait alois  cette  abbaye;  il  fit  son  entrée,  revêtu 
des  ornements  pontificaux  et  la  tiare  au  front,  au 


PASCAL    II 


13 


^ 

fei 


._, , ,       milieu-  de  ses  cardinaux,  couverts  de  leurs  chaiies  vio- 
jsr      lettes,  et  de  ses  évèqucs,  portant  la  crosse  et  la  mitre, 
^s^  "         Ce  qu'il  y  eut  de  plus  extraordinaire,  dit  l'abliéSu- 

^^  ger,  i[ui  était  présent  à  cette  cérémonie,  ■<  c'est  que 

^*^  le  pontife,  dont  l'avarice  sordide  était  connue  de  tout 
le  clergé,  n'enleva  ni  l'or,  ni  l'argent,  ni  les  pien-e- 
ries  de  ce  monastère,  comme  les  moines  le  redou- 
taient; il  daigna  à  peine  regarder  toutes  ces  riches- 
ses, et  vint  se  prosterner  humblement  devant  les 
'iL.  précieuses  reliques  du  saint.  Ensuite  il  se  leva  le  vi- 
' '^"^  sage  baigné  de  larmes,  et  demanda  d'une  voix  sup- 
phante  aux  bons  religieux  qu'ils  voulussent  lui  aban- 
donner une  partie  des  vêtements  teints  du  sang  du 
bienheureux  martyr.  «  Ne  faites  pas  difficulté,  di- 
«  sait-il,  de  nous  rendre  quelque  peu  des  ornements 
,  «  épiscopaux  de  celui  que  notre  siège  apostolique 
«  vous  a  envoyé  libéralement  pour  apôtre.  » 

Philippe   et  son  fils  vinrent  le  lendemain  rendre 


;-.<!-.!::.; 


on;  organisés  en  bandes  jar  lc.> 


leur  vi>itc  au  pape  et  lui  baisèrent  les  pieds  Pascal 
les  releva,  et  conféra  farailièrenient  avec  eux  des 
affaires  de  l'Église,  K-s  priant  pathétif[uement  de  la 
.protéger,  à  l'exemple  de  Pépin  et  de  Cliarlemagne, 
et  de  résister  courageusement  aux  ennemis  du  saint- 
siége,  et  particulièrement  au  roi  de  Germanie.  Les 
deux  princes  jurèrent  au  pontife  une  soumission  sans 
.bornes  ;  et  comme  il  exprimait  des  sujets  de  crainte 
relativement  à  la  conférence  qu'il  devait  avoir  avec 
les  ambassadeurs  de  Henri  à  Chàlons  sur- Marne,  ils 
lui  promirent  de  mettre  à  sa  disposition  une  escorte 
nombreuse  de  gens  à  pieJ  et  à  ciieval,  capable  do  le 
défendre  contre  toute  entreprise. 


En  effet,  lorsque  le  saint-père  fut  arrivé  dans  la 
ville  de  Chàlons,  il  trouva  les  envoyés  du  roi  d'Aile  • 
magne,  les  prélats  de  Trêves,  d'Halberstadt  et  de 
Munster,  ainsi  que  plusieurs  comtes  germains  et  le 
teriible  duc  de  Guidfe.  Ce  seigneur  ne  marchait  ja- 
mais sans  ([u'uu  héraut  d'armes  portât  devant  lui  sa 
longue  épée;  la  hauteur  de  sa  taille,  sa  stature  im- 
posante, et  jusqu'au  timbre  formidable  de  sa  voix, 
tout  dans  sa  personne  semblait  indiquer  qu'il  avait 
été  envoyé  plutôt  pour  intimider  le  pontife  que  pour 
conférer  avec  lui.  L'escorte  des  Français  était  heu- 
reusement composée  de  guerriers  redoutables,  et, 
grâce  à  leur  présence,  les  négociations  purent  coin- 


14 


HISTOIRE    DES    PAPES 


mencor  sans  entraves.  L'archevêque  de  Trêves,  i(iii 
connaissait  la  lansuo  romane,  prit  la  parole  au  nom 
de  son  maître,  et  otïrit  île  se  soumettre  au  sainl- 
siége,  saut'  les  droits  de  la  couronne  im|H''riale,  i\\ù 
consistaient  à  donner  la  crosse  et  l'auueau  au  pape 
élu  par  le  clergé  et  par  le  peuple,  et  dont  la  nomina- 
tion avait  été  approuvée  par  l'empereur. 

L'évèque  de  Plaisance  repoussa  cette  proposition, 
et  répondit  au  nom  du  saint-père  :  i^  L'Eglise,  ra- 
chetée par  le  précieux  sang  de  .lésus-Chrisl,  a  con- 
quis sa  liberté  par  le  martyre  de  l'apôlre  Pierre  et 
par  celui  d'un  grand  nombre  de  ses  successeurs. 
Nous  ne  permettrons  point  qu'elle  retombe  en  servi- 
tude; ce  ((ui  arriverait  si  nous  ne  pouvions  nommer 
notre  chef  sans  consulter  l'empereur.  Vouloir  la 
contraindre  à  un  semblable  assujettissement,  c'est 
commettre  un  attentat  de  lèse-divinité!  Donc,  je  dé- 
clare anathème  au  prince  qui  veut  s'arroger  l'inves- 
titure du  trône  sacré  de  l'Apôtre  !  Et  malédiction  à 
l'ecclésiastique  qui  recevrait  la  crosse  et  l'anneau 
d'un  roi  dont  les  mains  sont  ensanglantées  par  l'é- 
pée!  Nous  repoussons  de  telles  prétentions.  » 

Les  ambassadeurs  allemands  comprirent  par  cette 
réponse  qu'il  était  inutile  de  continuer  les  négocia- 
tions; et  le  duc  de  Guelfe  s'écria  d'une  voix  ton- 
nante :  «  Ce  n'est  pas  ici  par  de  vains  discours, 
mais  c'est  à  Rome,  à  coups  d'épée,  qu'il  faut  vider 
cette  querelle.  «  Après  ces  paroles,  tous  se  retirèrent 
sans  même  prendre  congé  de  l'assemblée. 

Pascal,  quoique  d'un  caractère  impétueux,  sut 
dompter  sa  colère,  et  il  envoya  même  qucl([ues-uns 
de  ses  plus  habiles  conseillers  vers  AdalLerl,  chan- 
celier de  Henri,  pour  le  prier  de  vouloir  entendre 
paisiblement  les  représentations  du  sainl-siégc.  Mais 
on  ne  put  rien  conclure,  parce  (jue  les  ambassadeurs 
avaient  ordre  de  ne  faire  aucune  concession  opposée 
au  droit  d'investiture  réclamé  par  l'empereur.  Les 
conférences  furent  donc  entièrement  rompues,  et  les 
députés  retournèrent  à  la  cour  d'Allemagne.  Alors 
le  saint-père,  qui  comptait  sur  l'appui  du  roi  de 
France,  saisit  avec  empressement  l'occasion  qui  se 
présentait  de  rallumer  la  guerre  en  Germanie  ;  et  à 
l'exemple  de  ses  trois  prédécesseurs,  il  résolut  d'agir 
contre  le  fils  comme  ceux-ci  avaient  fuit  contre  le 
père.  Pascal  se  rendit  à  Troyes  en  Champagne,  et 
tint  un  concile  où  la  liberté  des  élections  ecclésias- 
tiques fut  décrétée,  et  la  condamnation  des  investi- 
tures confirmée. 

De  son  côté,  Henri  avait  prévu  les  intentions  du 
pape  ;  et  ses  ambassadeurs  vinrent  déclarer  en  pré- 
sence de  tout  le  clergé  français,  que  les  empereurs 
possédaient  le  droit  d'investiture  depuis  Charlema- 
gne,  à  qui  Adrien  I"  l'avait  confirmé  par  un  acte  au- 
thentique dont  ils  étaient  prêts  à  montrer  le  diplôme 
à  l'assemblée.  Comme  le  pontife  ne  voulait  pas  se 
soumettre  à  la  teneur  de  celte  charte,  il  affirma  par 
serment  qu'elle  était  apocryphe,  et  ordonna  aux  Pères 
de  passer  outre.  Les  .\llemands  protestèrent  que 
leur  maître  ne  ratifierait  aucune  détermination  qui 
serait  prise  par  des  juges  assez  iniques  pour  refuser 
la  vérification  d'une  pièce  authentique  ;  et  ils  mena- 
cèrent le  pape  de  toute  la  colère  du  sou^ierain.  Enfin 
Paseal,  intimidé  par  cette  opposition  énergique,  leva 
la  séance,  et  accorda  une  armée  entière  pour  que  le 


roi  pùl  lui-uiènu"  plaider  sa  cause  à  Rome  dans  un 
concilo  gc'uéral. 

Henri  était  indigné  contre  le  saint-siégo:  néan- 
moins il  dissimula  son  ressentiment,  étant  occupé  à 
sounuîttre  la  Flandre,  la  Pologne,  la  Hongrie  et  la 
Bohême  ;  mais  lorsque  la  Iranijuillité  fut  rétablie  dans 
SOS  Etats,  et  qu'il  se  vil  délivré  d'un  adversaire  râ- 
doutable,  Philippe  étant  mort,  et  le  roi  Louis  le 
Gros,  qui  lui  avait  succédé,  ayant  trop  d'affaires  sur 
les  bras  pour  s'opposer  à  ses  projets,  il  convoqua 
une  assemblée  générale  des  Etats  à  Ratisbonne,  et 
déclara  qu'il  avait  pris  la  résolution  d'aller  à  Rome, 
afin  de  recevoir  la  couronne  impériale  des  mains  du 
pontife,  selon  la  cotilume  de  ses  prédécesseurs.  En 
consé(juence,  il  ordonna  aux  ]irinces,  aux  ducs,  aux 
comtes,  à  toute  la  noblesse,  el  aux  évêques  même, 
de  venir  se  joindre  à  sa  cour  avec  leurs  plus  riches 
équipages,  pour  rendre  son  cortège  plus  imposant 
et  pour  le  suivre  en  Italie. 

Pascal,  informé  des  dispositions  hostiles  de  Henri 
se  rendit  aussitôt  dans  la  Pouille,  où  il  convoqua  les 
d\ics  italiens,  le  prince  de  Capoue  et  les  comtes  de 
ces  provinces  ;  il  leur  fit  jurer  de  le  secourir  contre 
le  roi  d'Allemagne  ;  ensuite  il  revint  à  Rome,  et  fit 
prêter  le  même  serment  aux  grands  et  au  peuple. 
Toutes  ces  démarches  furent  inutiles  ;  l'empereur 
entra  dans  la  Lombardie,  à  la  tête  d'une  armée  puis- 
sante, et  se  fil  couronner  roi  d'Italie  par  l'archevê- 
que de  Milan. 

Après  la  cérémonie,  Henri  s'empressa  d'envoyer 
des  ambassadeurs  au  saint-siége,  pour  proposer  un 
accommodement  ou  plutôt  pour  gagner  du  temps, 
car  ses  troupes  continuaient  leur  marche,  ruinant  sur 
leur  passage  les  villes  qui  refusaient  de  reconnaître 
son  autorité. 

Enfin  les  mandataires  de  Henri  el  ceux  du  pontife 
se  réunirent,  le  5  février  1 1  U ,  au  parvis  de  Saint- 
Pierre,  dans  l'égUse  de  Notre-Dame  de  la  Tour,  et 
ils  posèrent  les  bases  d'un  traité  sur  les  propositions 
suivantes  :  Le  jour  de  son  covu-onnement,  l'empe- 
reur devait  renoncer  par  écrit  à  toutes  les  investitu- 
res ecclésiastiques,  et  en  déposer  l'acte  entre  les 
mains  du  saint-père,  en  présence  du  clergé  et  du 
peuple;  il  devait  s'engager  à  laisser  aux  Eglises  toute 
liberté,  ainsi  que  les  oblations  et  les  domaines  qui 
ne  relevaient  pus  directement  de  la  couronne  ;  il  de- 
vait restituer  au  saint-siége  toutes  les  donations  qui 
lui  avaient  été  faites  par  Gharlemagne,  par  Louis  le 
Débonnaire  et  par  les  autres  empereurs  ;  il  ne  devait 
contribuer  ni  par  ses  conseils  ni  par  ses  actions  à 
faire  perdre  au  pape  le  pontificat,  la  vie,  les  mem- 
bres ou  la  liberté.  Cette  dernière  promesse  s'éten- 
dait aux  fidèles  serviteurs  qui  avaient  garanti 
l'exécution  du  traité  au  nom  de  l'Église  romaine.  En 
outre,  l'empereur  était  tenu  de  fournir  en  otages 
Frédéric  son  neveu  et  douze  des  principaux  seigneurs 
d'Allemagne. 

De  son  côté,  Pascal  prenait  l'engagement  de  ren- 
dre au  roi,  le  jour  du  couronnement,  les  terres  et 
les  domaines  qui  appartenaient  à  l'empire  aux  temps 
de  Louis,  de  Henri  et  de  ses  autres  prédécesseurs; 
il  promettait  de  publier  une  bulle  qui  défendrait  aux 
évêques,  sous  peine  d'anathème,  d'usurper  les  ré- 
gales, c'est-à-dire  les  villes,  les  duchés,  les  marqui- 


PASCAL    II 


15 


sais,  les  comtés,  les  juridictions,  les  monnayeries, 
les  marciiés,  les  terres  et  les  châteaux  qui  ressor- 
taient  des  privilèges  du  trône. 

Ce  traité  accordait  à  Henri  une  des  deux  choses 
qu'il  avait  demandées,  l'abandon  des  grands  biens 
que  les  prêtres  possédaient  dans  ses  Etats,  en 
échange  du  droit  d'investiture  ;  mais,  prévoyant  que 
les  prélats  refuseraient  d'obéir  au  pontife  lorsqu'il 
leur  ordonnerait  de  se  dessaisir  de  leurs  richesses, 
et  qu'ils  soutiendraient  hautement  que  nulle  puis- 
sance ne  pouvait  leur  ùli'r  les  domaines  qu'ils  possé- 
daient, le  prince  prit  une  détermination  extrêmement 
adroite  afin  de  ne  pas  se  trouver  dépouillé  lui-même, 
et  pour  se  mettre  à  couvert  des  reproches  qu'on 
pourrait  lui  faire  s'il  était  forcé  de  retenir  les  inves- 
titures; il  ratifia  le  traité,  mais  en  ajoutant  pour 
clause  indispensable  que  l'échange  qu'il  faisait  du 
droit  des  investitures  avec  les  régales  ou  les  biens 
que  les  prêtres  tenaient  de  la  couronne,  serait  ap- 
prouvé et  solennellement  confirmé  par  tous  les  prin- 
ces des  États  de  Germanie. 

Après  ces  préliminaires,  il  vint  camper  auprès  de 
Rome  :  dès  qu'il  fut  près  des  murs  de  la  ville,  le 
pontife  envoya  à  sa  rencontre  les  principaux  officiers 
du  palais  de  Latran,  les  magistrats,  les  écoles,  cent 
jeunes  religieuses  couvertes  de  leurs  voiles,  portant 
des  flambeaux,  et  une  multitude  d'enfants  qui  je- 
taient des  fleurs  sur  son  passage.  Lorsque  Henri  eut 
pénétré  dans  Rome,  tous  les  ecclésiastiques  l'entou- 
rèrent en  chantant  des  hymnes  à  sa  louange,  et  le 
conduisirent  triomphalement  à  la  basilique  de  Saint- 
Pierre,  oà  il  trouva  le  pape  qui  l'attendait  sur  le 
parvis.  Le  prince  se  prosterna  devant  le  pontife  et 
lui  baisa  humblement  les  pieds  ;  ensuite  ils  entrè- 
rent dans  le  temple  par  la  porte  d'argent,  aux 
bruyantes  acclamations  du  peuple. 

Pascal  salua  Henri  empereur  d'Occident,  et  l'évè- 
que  de  Lavici  prononça  la  première  oraison  du 
sacre;  lorsqu'elle  fut  terminée,  et  avant  de  continuer 
la  cérémonie,  le  saint- père  réclama  du  prince  le 
serment  par  écrit  de  sa  renonciation  aux  investitures. 
Henri  répondit  qu'il  était  prêt  à  remplir  sa  pro- 
messe; mais  que  sa  conscience  lui  faisait  un  devoir 
de  consulter  les  évêques  allemands,  qui  avaient  un 
puissant  intérêt  dans  celte  atîaire.  Il  entra  en  effet 
avec  ses  prélats  dans  la  sacristie  pour  délibérer  sur 
les  exigences  du  pape  :  la  discussion  fut  longue  et 
orageuse.  Pascal,  impatient  de  connaître  le  résultat 
de  leur  délibération,  envoya  demander  à  l'empereur 
s'il  voulait  enfin  exécuter  la  convention  qu'il  avait 
consentie.  Cette  démarche  du  pape  décida  la  ques- 
tion ;  les  prélats  se  levèrent  aussitôt  de  leurs  sièges, 
protestant  f[u'ils  ne  soufl'riraient  jamais  qu'on  les  dé- 
pouillât de  leurs  biens,  et  ils  se  dirigèrent  en  tu- 
multe vers  la  salle  de  la  Roue  de  porphyre,  où  le 
pape  siégeait  en  les  attendant.  Le  pontife  essaya  de 
les  calmer  en  leur  adressant  un  long  discours  pour 
leur  représenter,  «  Que  l'on  devait  rendre  à  (Jésar  ce 
qui  lui  appartenait;  que  celui  qui  se  dévouait  à  Dieu 
ne  devait  point  s'engager  dans  les  intérêts  du  siècle, 
et  que,  selon  saint  iVmbroise,  les  prêtres  mondains 
étaient  indignes  du  sacerdoce.  »  Mais  ceux-ci  l'in- 
terrompirent brusquement  en  lui  disant  :  «  Très- 
saint  Père,  nous  voulons  joidr  des  biens  de  nos  évê- 


chés  comme  vous  du  patrimoine  du  saint-siége,  et 
nous  ne  souffririons  pas  que  l'Apôtre  lui-même  nous 
enlevât  la  moindre  parcelle  de  nos  revenus.  » 

Pendant  cette  discussion,  le  duc  de  Guelfe,  do- 
minant toutes  les  voix,  cria  au  saint-père  :  «  A  quoi 
servent  tous  vos  discours,  prêtre  de  Satan?  Nous 
n'avons  que  faire  de  vos  sottes  conditions!  Nous 
voulons  que  vous  couronniez  notre  empereur,  ainsi 
que  ses  prédécesseurs  l'ont  été  par  les  vôtres,  sans 
que  vous  entrepreniez  de  rien  innover  ni  d'ôter  à  lui 
ou  à  nos  évêques  ce  qui  leur  appartient.  » 

Henri  prit  alors  le  ton  d'un  maître,  et  dit  à  son 
tour  :  «  Très-saint  Père,  nous  voulons  que  toutes 
ces  divisions  finissent  et  que  vous  accomplissiez  à 
l'instant  même  la  cérémonie  de  notre  sacre.  »  Pas- 
cal, humilié  dans  son  orgueil,  répliijua  :  «  La  plus 
grande  partie  du  jour  est  passée  ;  l'office  sera  long, 
et  nous  n'aurons  pas  le  temps  de  vous  couronner 
aujourd'hui.  »  L'empereur,  indigné  de  cette  obsti- 
nation, fit  environner  le  sanctuaire  par  des  gens 
armés,  afin  de  réduire  le  pape  à  l'obéissance.  Celui-ci 
ne  manifesta  aucune  crainte  ;  il  monta  lentement 
à  l'hôtel  de  saint  Pierre  et  acheva  l'office  divin; 
après  quoi  il  voulut  retourner  au  palais  de  Latran. 
Mais  les  gardes  de  l'empereur  lui  présentèrent  la 
pointe  de  leurs  glaives  et  lui  interdirent  le  passage  : 
il  revint  alors  sur  ses  pas,  et  s'assit  silencieusement 
devant  la  Confession  de  l'Apôtre. 

Tout  à  coup  un  bruit  épouvantable  éclata  dans 
l'église  ;  les  prêtres,  qui  s'étaient  mêlés  à  la  foule, 
crièrent  :  «  Aux  armes  !  on  en  veut  à  la  vie  du  pon- 
tife; »  et  à  leur  voix,  les  fidèles  s'étant  rassemblés, 
chargèrent  avec  fureur  les  troupes  allemandes.  Celles- 
ci,  obligées  de  se  défendre,  mirent  l'épée  à  la  main, 
frappèrent  indistinctement  les  prêtres,  les  femmes, 
les  hommes,  en  tuèrent  bon  nombre  et  refoulèrent 
tout  le  reste  de  ces  fanatiques  hors  de  l'église.  L'em- 
pereur demeura  maître  du  terrain,  et  pondant  la  nuit 
il  fit  conduire  le  pape  dans  une  forteresse,  dont  il 
confia  la  garde  à  Othon,  comte  de  Milan. 

Les  cardinaux  de  Tuseulum  et  d'Ostie,  qui  s'é- 
taient échappés  de  Saint-Pierre  pendant  le  tumulte, 
parcoururent  les  rues  en  excitant  les  citoyens  à  punir 
l'infâme  trahison  de  l'empereur  :  chacun  courut  aux 
armes,  et  on  fit  main  basse  sur  tous  les  .\llemands 
qu'on  rencontra  dans  les  rues.  Le  lendemain,  à  la 
pointe  du  jour,  toutes  les  compagnies  des  Romains 
s'avancèrent  en  bon  ordre  sous  la  conduite  de  leurs 
capitaines,  franchirent  les  ponts,  et  attaquèrent  les 
impériaux  avec  tant  d'impétuosité,  qu'ils  en_  tuèrent 
un  grand  nombre  et  mirent  le  reste  en  déroute. 
Henri  lui-même  fut  renversé  à  terre,  blessé  au  visage; 
et  il  aurait  été  infailliblement  massacré,  si  Othon  ne 
lui  eût  donné  son  cheval  et  ne  se  fut  dévoué  pour 
le  sauver.  Les  -Romains  s'emparèrent  du  comte,  et 
pour  lé  punir  de  son  généreux  sacrifice,  ils  le  hachè- 
rent en  morceaux  devant  le  palais  de  Latran,  et  firent 
dévorer  par  des  chiens  les  tronçons  sanglants  de  son 
cadavre. 

Henri  regagna  son  camp,  où  il  trouva  les  prison- 
niers cju'il  avait  fait  partir  en  avant  sous  bonne  es- 
corte ;  le  lendemain  il  se  rapprocha  de  Rome  et  en 
commença  le  siège  :  ses  troujies  dévastèrent  la  cam- 
pagne, pillèrent  les  couvents  et  les  églises,  violèrent 


UlSOlir:-:     DKS     l'UM-> 


Robert  d'Arbrissel  fonde  le  couveiil  de  Fontevrault 


les  nonnes,  incendièrent  les  domaines  du  saint-siége 
et  massacrèrent  les  cultivateurs. 

De  son  côté  l'évèque  de  Tustulum,  chargé  de  dé- 
fendre Rome,  ne  restait  pas  dan?  l'inaction,  il  en- 
courageait le  peuple  dans  sa  résistance,  et  ses  émis- 
saires parcouraient  l'Italie  pour  engager  les  princes 
à  venir  au  secours  de  l'Église;  mais  tous  ses  efforts 
ftirent  inutiles;  l'empereur  pressait  chaque  jour  la 
place  plus  vivenicnl  ;  et  les  cardinaux  ainsi  que  les 
autres  prélats  qui  ftaii'Ut  prisonniers,  se  voyant  me- 


nacés du  dernier  supplice,  ou  de  la  mutilation  des 
membres,  s'ils  refusaient  de  se  soumettre  aux  volon- 
tés du  prince  et  des  évè({ues  allemands,  se  détermi- 
nèrent à  confirmer  à  la  couronne  le  privilège  des  in- 
vestitures ecclésiastiques,  et  conjurèrent  Pascal  d'ac- 
corder à  l'empereur  les  droits  qu'il  réclamait, 
puisqu'il  ne  leur  restait  plus  aucun  espoir  d'être  se- 
courus ni  de  sortir  de  captivité.  Enfln,  vaincu  par 
leurs  instances  et  p:ir  leurs  larmes,  le  pontife  Ht 
dire  à  Henri  (ju'il  si;  souuieltalt  à  sa  volonté  :  «  Je 


..•■ail, ,,,,:,,  ■^^mM^M 


^^^^ 


18 


HISTOIRE    DES    PAPES 


sauverai  mes:  enfants,  ;ijoiîtait-il;  mais  je  prends 
Dieu  à  témoin  i|ue  je  fais  pour  eux  et  pour  la  paix  Je 
l'Eglise  une  action  que  j'aurais  voulu  éviter  au  prix 
de  mon  sang.  » 

On  dressa  le  traité  cpii  accordait  les  investitures 
à  l'empereur  :  et  daus  l'acte  le  pontîfe  s'engagea  so- 
lennellement à  ne  prononcer  jamais  d'anatlième 
contre  le  roi,  et  à  ne  jamais  l'inijuiéter  pour  les  vio- 
lences que  ses  soldats  avaient  exercées  dans  les  liitats 
de  l'Ëglise.  Il  était  spécifié  eu  outre,  «  Que  les  droits 
du  trône  seraient  confirmés  par  un  privilège  contenu 
dans  une  bulle  eu  bonne  forme,  et  portant  défense 
aux_clercs  et  aux  la'iques  de  s'opposer  à  leur  exer- 
cice, sous  peine  d'excommunication;  de  plus,  que 
l'empereur  investirait,  comme  par  le  passé,  en  don- 
nant la  crosse  et  l'anneau  aux  évoques  et  aux  abbés 
qui  auraient  été  élus  canoniquemenf,  sans  simonie 
et  de  son  consentement;  t[ue  les  métrojiolitains  et 
même  les  évoques  pourraient  librement  ordonner  les 
prélats  que  le  roi  ou  ses  successeurs  auraient  investis 
de  la  sorte  ;  mais  que  le  prétendant  ne  pourrait  être 
consacré  qu'après  l'autorisation  de  son  souverain.  » 
Enfin,  il  fut  arrêté  que  le  pape  couronnerait  sans 
n?tard  Henri,  et  qu'il  laiderait  de  bonne  foi  à  con- 
server ses  États  et  l'empire. 

De  son  côté,  le  prince  s'engagea  à  mettre  le 
saint-père  en  liberté,  ainsi  que  tous  les  évêques,  les 
cardinaux,  les  seigneurs  et  les  otages  qui  avait  nt  été 
arrêtés  avec  lui;  il  promit  de  garder  la  paix  avec  le 
peuple  romain,  de  restituer  immédiatement  les  pa- 
trimoines et  les  domaines  de  l'Église,  et  de  jurer 
obéissance  au  pape  Pascal,  sauf  les  droits  et  l'hon- 
neur du  royaume  et  de  l'empire,  comme  les  empe- 
reurs catholiques  avaient  fait  envers  les  chefs  du 
saint-siége.  Ces  conditions  furent  signées  par  le 
pape  et  par  le  prince,  et  confirmées  solennellement 
sur  l'iî^vangile  et  sur  le  Christ. 

Cependant  Henri,  qui  se  défiait  avec  raison  de  la 
sincérité  du  pontife,  ne  voulut  pas  le  délivrer  avant 
la  promulgation  de  la  bulle  qui  devait  lui  assurer  le 
droit  des  investitures.  En  vain  le  pontife  protesta 
de  sa  bonne  foi,  et  affirma  que  le  sceau  du  saint- 
siéf^e  étant  resté  au  palais  de  Latran,  il  ne  pouvait 
sceller  le  diplôme  que  l'empereur  réclamait,  car  au 
même  instant  un  secrétaire  vint  lui  présenter  le 
si;eau  qu'on  avait  découvert  dans  sa  chambre  ;  on 
diessa  la  bulle,  et  le  pape  fut  obhgé  de  la  souscrire. 
Lo  visage  de  Pascal  était  blême  de  colère  de  voir  sa 
fourberie  démasquée  ;  il  signa  néanmoins,  et  voici 
la  teneur  de  cet  acte  :  «  Nous  vous  accordons  et 
confirmons  la  prérogative  que  nos  prédécesseurs  ont 
accordée  aux  vôtres,  savoir  :  que  vous  donniez  l'in- 
vestiture de  la  crosse  et  l'anneau  aux  évêques  et  aux 
abbés  de  votre  royaume,  élus  librement  et  sans  si- 
monie, et  que  nul  ne  puisse  être  consacré  s'il  n'a 
reçu  l'investiture  par  votre  autorité;  et  cela  parce 
que  vos  ancêtres  ont  donné  de  si  grands  biens  de 
leur  couronne  aux  Églises,  que  les  prélats  doivent 
contribuer  les  premiers  à  la  défense  de  l'État.  Les 
clercs  ou  laïques  qui  oseront  contrevenir  à  la  pré- 
sente concession  seront  anathématisés  et  perdront 
toutes  leurs  dignités.  » 

Ensuite  l'empereur  et  le  pape  firent  leur  entrée 
dans  liome  ;  ils  se  rendirent  à  Saint-I'ierre  en  se  te- 


nant par  la  main,  au  milieu  d'une  triple  rangée  de 
soldats  allemands,  qui  garnissaient  toutes'  les  ave- 
nues, afin  d'empêcher  une  tentative  do  sédition.  Pas- 
cal couronna  Henri,  et  célébra  solennellement  l'of- 
fice divin;  après  la  consécration,  il  prit  l'hostie,  la 
rompit  en  Jeux  parties,  et  se  tournant  vers  l'empe- 
reur, il  lui  dit  :  «  Prince,  voici  le  corps  du  Christ, 
je  vous  le  donne  en  consécration  de  la  paix  que  nous 
avons  faite  et  de  la  concorde  qui  doit  régner  entre 
nous.  Mais,  ainsi  que  cette  partie  de  l'Eucharistie  a 
été  divisée  Je  l'autre,  que  celui  qui  cherchera  à  rom- 
pre l'union  soit  séparé  à  jamais  Ju  royaume  JeDieu.» 
La  messe  étant  finie,  le  pontife  sortit  Je  la  basilique 
avec  ses  carJinaux,  et  se  rendit  au  palais  de  Latran. 

Dès  le  lendemain  Henri  leva  son  camp  et  reprit 
la  route  d'Allemagne,  plein  de  confiance  dans  les 
serments  solennels  Ju  pape  ;  mais  il  apprit  bientôt 
combien  les  prêtres  sont  fourbes,  et  comment  ils  se 
jouent  des  choses  les  plus  saintes  et  des  cérémonies 
les  plus  augustes  Je  la  religion.  Les  carJinaux  qui 
étaient  à  Rome  penJant  la  captivité  de  Pascal  con- 
damnèrent ouvertement  la  cession  des  investitures 
qui  avait  été  faite  à  Henri,  et  refusèrent  de  la  rati- 
fier, la  déclarant  contraire  aux  lois  Je  l'Église.  Fra 
Paolo  rapporte  que  les  prélats  étaient  excités  à  cette 
résistance  par  le  pontife  lui-même,  qui  se  rendit  à 
Terracine  pour  qu'ils  pussent  conJamner  ses  actes. 
En  effet,  penJant  l'absence  du  pape,  ils  se  réunirent 
sous  la  présidence  de  Jean,  évèque  de  Tusculum, 
et  lancèrent  un  décret  contre  le  saint-père  et  contre 
sa  bulle. 

Pascal  leur  adi'essa  aussitôt  une  lettre  qu'il  ren- 
dit publique,  et  dans  laquelle  il  promettait  d'annuler 
ce  qu'il  n'avait  fait  que  pour  éviter  la  ruine  de  Rome 
et  de  toute  la  province.  «  J'ai  failli,  mes  Pères, 
écrivait  l'hypocrite  Pascal,  mais  je  suis  prêt  à  subir 
la  pénitence  de  ma  faute  et  à  réparer  le  mal  que  j'ai 
pu  faire.  » 

Brunon,  évêcpae  Je  Segni,  qui  présidait  le  concile, 
réponJit  à  sa  lettre  au  nom  Jes  prélats  :  «  Mes  en- 
nemis publient,  très-saint  Père,  que  je  ne  vous 
porte  aucune  affection  et  que  mes  paroles  vous  ac- 
cusent ;  ils  me  calomnient,  car  je  vous  aime  comme 
mon  père  et  comme  mon  seigneur  ;  mais  je  dois  ai- 
mer plus  encore  Celui  qui  a  été  immolé  sur  la  croix 
pour  nous  racheter  de  la  mort  et  de  l'enfer.  En  son 
nom,  je  vous  ai  déclaré  que  nous  n'approuvions 
point  la  bulle  accorJée  par  votre  Sainteté  à  l'empe- 
reur, parce  qu'elle  est  contraire  à  la  religion.  Aussi 
votre  aveu  nous  a  t-il  remph  Je  joie,  lors({ue  nous 
avons  reconnu  que  vous  la  conJamniez  ég'aleraent. 
En  efi'et,  quel  serait  le  prêtre  capable  J'approuver 
un  décret  qui  détruirait  la,  liberté  de  l'Église,  qui 
fermerait  au  clergé  la  seule  porte  par  laquelle  on 
puisse  entrer  légitimement  dans  le  sacerdoce,  et  qui 
ouvrirait  plusieurs  issues  secrètes  aux  voleurs?  Les 
api'tres  condamnent  ceux  qui  obtiennent  un  siégé 
ou  un  titre  par  la  puissance  séculière,  parce  que  les 
la'iques,  quelque  grandes  que  soient  leur  piété  et 
leur  puissance,  n'ont  aucune  autorité  pour  disposer 
des  Églises  ;  les  constitutions  que  vous  avez  faites 
vous-même  précédemment  conJamnaient  les  clercs 
qui  recevaient  l'institution  Je  la  main  qui  a  porté  le 
glaive  ;  ces  Jécrets  sont  lancés,  et  tout  homme  qui 


PASCAL    H 


19 


s'oppose  à  leur  exécution  n'est  pas  catholique.  Con- 
firmez donc  vos  anciennes  ordonnances  et  proscrivez 
la  pensée  qui  veut  les  détruire,  parce  qu'elle  est  une 
infâme  hérésie.  Vous  verrez  aussitôt  la  tranquillité 
reparaître  dans  l'Eglise,  et  tous  les  ecclésiastiques 
8e  prosterner  à  vos  pieds.  En  vain  vous  opposeriez 
la  sainteté  du  serment  que  vous  avez  prononcé  ;  vous 
devez  le  violer  si  l'intérêt  de  la  religion  le  commande, 
et  aucun  homme  n'a  le  droit  de  condamner  im  pape 
qui  manque  à  ses  serments  par  l'ordre  de  Dieu.  » 

Pascal  revint  alors  à  Home,  et  convoqua  un  synode 
pour  décider  sur  les  mesures  qu'il  convenait  de 
prendre  pour  rompre  avec  l'empereur  :  l'assemblée 
ouvrit  ses  séances  dans  l'église  de  Latran.le  28  mars 
1112;  on  comptait  parmi  les  Pères  douze  métropo- 
litains, cent  quatre  ,évèques  et  un  grand  nombre 
d'autres  ecclésiastiques.  Le  saint-père  prit  le  pre- 
mier la  parole  et  dit  :  «  J'ai  fait  jurer  par  les  évè- 
ques  et  par  les  cardinaux  que  je  n'inquiéterais  plus 
l'empereur  au  sujet  des  investitures,  que  je  ne  pro- 
noncerais point  d'anathèrae  contre  lui  ;  je  tiendrai 
cette  j)romesse.  IMais  quant  à  la  bulle  que  j'ai  faite 
par  contrainte,  sans  les  conseils  de  mes  frères  et 
sans  leur  souscription,  je  déclare  qu'elle  est  entachée 
d'hérésie,  et  je  demande  qu'elle  soit  corrigée  par 
l'assemblée,  afin  que  ni  l'Eglise  ni  mon  âme  n'en 
soufl'rent  aucun  préjudice.  »  Ensuite  Girard,  prélat 
d'Aquitaine,  s'étant  levé,  lut  le  décret  suivant  : 
B  Nous  tous.  Pères  de  ce  saint  concile,  nous  con- 
damnons par  l'autorité  ecclésiastique  et  par  le  juge- 
ment du  Saint-Esprit  le  privilège  que  le  roi  Henri  a 
arraché  au  pontife  Pascal;  nous  le  déclarons  nul,  et 
défendons  sous  peine  d'excommunication  aux  clercs 
et  aux  laïques  de  s'y  conformer.  »  Tous  répondirent  : 
«  Amen,  amen!  » 

Alors  le  pape  se  leva,  déposa  la  tiare  et  la  ch^po, 
se  déclara  indigne  du  pontificat,  et  pria  le  concile  de 
le  déposer  en  lui  infligeant  la  pénitence  la  plus  sé- 
vère, pour  le  punir  d'avoir  failli  devant  le  glaive  d'un 
roi.  L'assemblée  refusa  de  condamner  le  saint-père, 
et  rejeta  tout  le  blâme  sur  Henri,  qui  fut  déclaré  en- 
nemi de  Dieu  et  de  l'Kglise,  et  hérétique  comme  son 
père;  enfin  on  prononça  l'anathème  contre  lui  et 
contre  ses  partisans. 

Pascal  écrivit  aussitôt  à  Guy,  métropolitain  de 
Vienne,  légat  du  saint-siége,  pour  l'instruire  des 
décisions  du  synode  et  pour  l'exhorter  à  les  faire 
exécuter.  «  Demeurez  ferme,  ajoutait-il,  et  résistez 
aux  caresses  et  aux  menaces  de  l'empereur  excom- 
munié; publiez  notre  sentence  dans  toute  l'Allema- 
gne, en  ayant  soin  d'éviter  qu'on  rejette  le  blâme  sur 
moi,  et  qu'on  ne  m'accuse  d'avoir  trahi  les  serments 
prononcés  sur  l'hostie  et  sur  l'Evangile.  Déclarez 
aux  fidèles  que  les  traités  faits  au  camp  oij  j'avais 
été  conduit  prisonnier  par  la  plus  odieuse  des  trahi- 
sons, sont  nuls  de  plein  droit » 

Guy  suivit  fidèlement  les  instructions  du  saint- 
père  ,  et  fulmina  contre  le  roi  de  Germanie  un  ana- 
thème  terrible.  A  sa  voix  les  Saxons  se  révoltèrent, 
et  les  seigneurs  ambitieux,  se  servant  du  prétexte  de 
l'excommunication,  prirent  les  armes  et  refusèrent 
obéissance  à  l'empereur. 

Cependant  le  pape,  désirant  conserver  les  appa- 
rences de  la  justice  envers  le  prince,  lui  envoya  de 


paternels  avertissements  ainsi  conçus  :  «  La  loi  di- 
vine et  les  saints  canons  défendent  aux  prêtres  de 
s'occuper  des  alïaives  séculières,  ou  d'aller  dans  les 
cours  des  souverains,  excepté  lorsqu'ils  y  sont  ap- 
pelés pour  délivrer  les  condamnés  ou  pour  obtenir 
la  grâce  des  malheureux  opprimés.  Malgré  les  dé- 
fenses de  l'Église,  dans  votre  royaume,  les  ministres 
de  l'auttd  sont  devenus  les  ministres  du  trône;  les 
évèques  et  les  abbés  se  revêtent  d'une  cuirasse  et 
marchent  à  la  tête  de  leurs  hommes  d'armes  pour 
dévaster  les  campagnes,  pour  piller  et  pour  massa- 
crer les  chrétiens.  Ils  ont  des  duchés,  des  marqui- 
sats, des  provinces,  des  cités  et  des  châteaux  qui 
appartiennent  à  l'Etat.  De  là  est  venue  la  coutume 
déplorable  de  ne  point  sacrer  les  prélats  avant  qu'ils 
aient  reçu  l'investiture  de  la  main  du  roi.  Ces  dé- 
sordres ont  été  justement  condamnés  par  les  papes 
Grégoire  VU  et  Urbain  II,  et  nous  confirmons  le 
jugement  de  nos  prédécesseurs,  ordonnant  que  les 
ecclésiastiques  vous  rendront  à  vous,  notre  cher  fils, 
tous  les  droits  royaux  qui  appartenaient  précédem- 
ment à  l'empire  sous  les  règnes  de  Charles,  de  Louis 
et  d'Othon,  vos  prédécesseurs.  Toutefois  les  Eglises 
avec  leurs  oblations  et  leurs  domaines ,  demeureront 
libres  comme  vous  l'avez  jiromis  à  Dieu,  au  jour  de 
votre  couronnement.» 

Malgré  toute  l'adresse  que  le  pontife  employait 
pour  ne  pas  se  déclarer  en  hostilité  ouverte  avec 
l'empereur  d'Allemagne,  Henri  avait  pénétré  les  des- 
seins de  la  cour  de  Roiiie,  et  s'était  déterminé  à  pas- 
ser une  seconde  fois  en  Italie. 

Pendant  les  préparatifs  de  cette  expédition,  Pas- 
cal assemblait  un  concile  à  Cépéran  pour  juger  le 
métropohtain  de  Bénéveul,  qui  avait  excité  une  sé- 
dition contre  Landulfe,  connétable,  que  le  saint-siége 
avait  envoyé  dans  cette  ville.  A  l'ouverture  du  sy- 
node, le  pape  accusa  ravclievèque  de  s'être  emparé 
des  régales  de  Saint-Pierre  et  des  clés  de  la  ville  de 
Bénévent;  d'avoir  porté  le  casque  et  le  bouclier,  et 
enfin  d'avoir  obligé  le  préfet  Foulques  à  prêter  ser- 
ment aux  Normands,  qui  s'étaient  introduits  dans  la 
place.  Le  prélat  répondit  fièrement  qu'il  n'avait  reçu 
les  régales  que  pour  en  verser  le  produit  dans  le 
trésor  de  Saint-Pierre;  qu'il  n'avait  jamais  eu  en  son 
pouvoir  les  clés  de  Bénévent,  et  que  l'officier  qui 
les  gardait  était  toujours  fidèle  à  la  cour  de  Rome  ; 
qu'enfin  il  était  faux  qu'il  eût  introduit  les  Normands 
dans  la  ville,  et  que  si  Foulques  leur  avait  prêté 
serment  ainsi  que  le  peuple ,  c'était  de  leur  propre 
mouvement  et  non  par  ses  ordres. 

Pascal,  exaspéré  par  cette  réponse,  s'emporta 
contre  rarchcvêi[uc  et  voulut  le  faire  juger  comme 
coupable  de  haute  trahison.  En  vain  le  duc  Guil- 
laïune,  le  comte  Robert,  Pierre  Léon,  et  un  grand 
nombre  d'évêques ,  qui  assistaient  au  concile,  vou- 
lurent implorer  la  clémence  du  saint-père  pour  qu'il 
ne  déshonorât  pas  publiquement  le  chef  du  clergé 
de  Bénévent;  en  vain  ofi'rit-il  lui-même,  quoique 
innocent,  d'aller  en  exil  hors  de  l'Italie;  Pascal  se 
montra  indexible,  et  déclara  qu'il  voulait  que  le  cou- 
pable fût  jugé  et  condamné  selon  toute  la  rigueur 
des  canons.  Les  Pères  du  concile,  qui  tous  redou- 
taient la  colère  du  pontife,  furent  obligés  de  con- 
damner le  vénérable  prélat,  et  ils  prononcèrent  con- 


30 


HISTOIRE    DES    PAPES 


tre  lui  uue  seiileuoe  de  déposition  quoitm'ils  eussent 
reconnu  son  innocence.  L  arclievêt|ue  de  Bénévcnt, 
indigné  de  tant  de  làdieté,  se  leva  de  son  sié^'e,  ar- 
racha ses  vêteraenls  sacerdotaux,  et  sortit  du  con- 
cile en  cUargoant  le  pape  dimprécations. 

Quelques  mois  après,  Gonon,  évèc|ue  de  Palestrine 
et  léi:at  de  l'Église  romaine,  convoqua  à  Beauvais  un 
synode  dans  lequel  on  excommunia  Henri.  Cette 
nouvelle  bulle  fut  confirmée  par  un  grand  nomlnc  de 
seigneurs  et  de  prélats  allemands  réunis  à  Cologne 
sous  la  présidence  de  Thierri,  cardinal  légat.  Le  roi, 
irrité  de  cette  manifestation  inconvenante  envoya 
rèvêque  de  Wurtzbourg  avec  ordre  de  dissoudre  le 
concile,  et  de  poursuivre  comme  rebelles  ceux  qui 
refuseraient  de  sortii-  de  Cologne  à  l'instant  même. 
Cette  mission  eut  un  résultat  déplorable  ;  le  synode 
refusa  de  recevoir  l'envoyé  du  souverain  excommunié, 
et  rendit  un  décret  qui  déclarait  anatliématisés  et 
interdits  tous  ceux  qui  demeuraient  au  service  du 
prince  :  l'ambassadeur,  eflVayé,  abandonna  lui-même 
Cologne,  sans  oser  reparaître  à  la  cour.  Cependant 
la  crainte  de  perdre  son  évêclié  le  détermina  à  se 
rendie  auprès  du  prince,  et  il  célébra  encore  une 
fois  la  messe  en  sa  présence  ;  mais  dès  le  lendemain 
il  en  éprouva  un  si  grand  remords  qvi'il  s'enfuit  de 
la  capitale. 

Henri,  redoutant  les  conséquences  d'un  anathème 
sur  l'esprit  superstitieux  de  ses  peuples,  revint  en 
Italie  à  la  tête  d'une  armée  qu'il  fit  camper  dans  les 
environs  de  Pavie;  néanmoins,  avant  de  rgprendre 
les  hostilités,  il  voulut  tenter  encore  la  voie  des  né- 
gociations, et  députa  au  pape  le  célèbre  Pierre,  abbé 
de  Clony.  Pascal  convoqua  son  clergé  en  concile  au 
palais  de  Latran,  pour  répondre  à  l'ambassadeur.  A 
1  ouverture  de  la  séance,  le  saint-père  prit  ainsi  la 
parole  :  «  Nous  vous  avons  fait  venir,  mes  frères, 
à  travers  les  plus  grands  périls,  par  mer  et  par  terre, 
pour  traiter  de  la  paix  de  l'Église  et  du  trône.  D'a- 
bord nous  déclarons  en  votre  présence  que  c'est  pour 
délivrer  la  ville  sainte  des  pillages,  des  incendies  et 
des  massacres  excités  par  les  soldats  barbares  du 
roi  de  Germanie,  que  nous  avons  signé  un  traité 
condamnable;  nous  avons  commis  celte  faute  parce 
que  le  pontificat  ne  donne  point  le  privilège  d'infail- 
libilité, et  parce  qu'un  pape  est  composé  de  pous- 
sière comme  les  autres  hommes:  C'est  pourquoi  nous 
vous  supplions  tous  de  prier  Dieu  qu'il  nous  par- 
donne cette  action,  et  nous  anathématisons  avec 
vous  cette  bulle  infâme,  dont  la  mémoire  doit  être 
odieuse  à  tous  les  chrétiens.  » 

Ensuite  le  pape  renouvela  le  décret  de  Grégoire  YII, 
qui  défendait  les  investitures  aux  princes  sous  peine 
d'excommunication . 

Les  agents  de  Henri  voyant  que  le  synode  évitait 
même  de  soulever  la  question  d'accommodement  en- 
tre le  prince  et  le  pape,  cherchèrent  à  excitei"  un 
soulèvement  populaire  contre  Pascal,  et  profitèrent  de 
la  mort  de  Pierre ,  préfet  de  Rome,  pour  faire  dé- 
clarer son  fils  son  successeur  à  cette  charge  impor- 
tante. Ce  jeune  homme,  qui  sortait  à  peine  de  l'en- 
fance, paraissait  facile  à  séduire,  et  l'on  espérait 
qu'il  entrerait  aisément  dans  un  projet  de  révolte 
contre  le  saint-siége.  En  effet,  le  jeudi  saint,  pendant 
que  le  pape  disait  la  première  oraison  de  l'ofiice  di- 


vin, les  chefs  de  la  faction  impériale  pénétrèrent 
dans  l'église  avec  le  jeune  préfet,  et  vinrent  sommer 
Pascal  de  confirmer  la  nomination  du  peuple  ;  le 
saint-père  ne  répondit  point  et  continua  l'office.  Alors 
ils  élevèrent  la  voix,  et  prenant  Dieu  à  témoin,  ils 
menacèrent  le  pontife  d'une  prochaine  révolution. 

Le  lendemain  les  séditieux  ameutèrent  le  peuple; 
et  après  s'être  engagés  par  serment  à  ne  déposer  les 
armes  qu'après  la  victoire,  ils  se  dirigèrent  vers  la 
cathédrale,  et  attaquèrent  le  clergé  pendant  une  pro- 
cession solennelle  à  laquelle  assistait  le  pape.  Plu- 
sieurs cardinaux  furent  grièvement  blessés  ;  Pascal  lui- 
même  reçut  des  coups  de  bâton,  et  il  eût  été  assommé 
sur  la  place  s'il  ne  s'était  engagé  formellement  à  ra- 
tifier l'électiùii  de  Pierre  pour  la  semaine  suivante. 
Cette  promesse  ne  satisfit  pas  entièrement  le  préfet  ; 
il  donna  l'ordre  d'abattre  les  maisons  des  seigiiems 
qui  s'étaient  déclarés  contre  lui,  et  menaça  d'envahir 
le  palais  de  Latran,  si  le  pontife  ne  procédait  immé- 
diatement à  son  installation. 

Pascal,  craignant  de  ne  pouvoir  résister  aux  sédi- 
tieux, jugea  prudent  de  quitter  Rome  et  s'enfuit  à 
Albanc.  Son  absence  ne  suspendit  pas  néanmoins  la 
guerre  civile;  on  continua  à  se  battre  avec  fureur 
dans  les  rues  de  la  ville  sainte;  tous  les  partisans 
du  pape  furent  chassés,  les  couvents  furent  pillés, 
les  églises  brûlées,  et  les  massacres  ne  se  ralentirent 
dans  les  campagnes  qu'à  l'époque  des  moissons. 
Lorsque  Henri  eut  appris  le  succès  de  ses  menées, 
il  envoya  de  riches  présents  au  nouveau  préfet  et  aux 
chefs  de  sa  faction,  les  prévenant  qu'il  se  rendrait  à 
Rome  pour  les  récompenser  de  leur  zèle  aussitôt 
([u'il  aurait  achevé  la  conquête  des  États  de  la  com- 
tesse Matliilde,  qui  venait  de  mourir.  En  effet  il 
s'avança  bientôt  vers  la  ville  sainte  à  la  tête  d'une 
nombreuse  armée,  ravageant  les  campagnes  et  for- 
çant sur  son  passage  toutes  les  petites  places  et  les 
châteaux  qui  tenaient  pour  le  pape. 

A  son  entrée  dans  Rome,  le  roi  de  Germanie  fut  reçu 
en  triomphe  par  le  préfet  et  les  barons  romains;  il 
se  rendit  ensuite  à  Saint -Pierre  et  demanda  la  cou- 
ronne aux  ecclésiastiques,  protestant  qu'il  n'avait 
d'autre  désir  que  de  la  recevoir  des  mains  du  pon- 
tife, dont  il  regardait  l'absence  comme  un  malheur 
qui  le  privait  de  sa  bénédiction.  Alors  il  reçut  la 
couronne  impériale  devant  le  tombeau  de  l'Apôtre, 
des  mains  de  Maurice  Bourdin,  métropolitain  de 
Braga,  qui  avait  été  envoyé  à  sa  cour  quelques  mois 
auparavant  en  qualité  de  légat ,  et  régla  les  princi- 
pales affaires  politiques  avec  le  sénat  et  avec  le  pré- 
fet ;  après  quoi  il  repartit  pour  la  Toscane,  afin 
d'éviter  les  chaleurs  excessives,  promettant  toutefois 
de  revenir  à  la  fin  de  la  saison,  et  laissant  dans 
Rome,  par  une  sage  précaution,  un  corps  nombreux 
de  troupes  allemandes. 

Peu  de  jours  après  le  départ  de  Henri,  les  Nor- 
mands firent  une  tentative  contre  la  ville  à  l'instiga- 
tion du  saint-père.  Cette  première  expédition  échoua 
complètement.  Néanmoins  Pascal  ne  perdit  pas  cou- 
rage ;  au  contraire,  la  colère  doubla  son  énergie  ;  il 
fit  une  seconde  tentative,  pénétra  dans  Rome  à  la 
faveur  d'une  nuit  obscure  ;  et  le  lendemain,  ses  en- 
nemis furent  tellement  épouvantés  de  son  audace, 
qu'ils  vinrent   lui    faire   leur   soumission.  Le  pape 


PASCAL    II 


81 


chassa  les  Allemands  de  la  ville,  et  s'occupa  aussitôt 
de  faire  construire  des  machines  pour  faire  assiéger 
les  forteresses  où  ils  s'étaient  retirés. 

A  la  suite  de  toutes  ces  tril;ulations,  Pascal  tomba 
sérieusement  malade  ;  et  comprenant  que  sa  fin  ap- 
prochait, il  réunit  les  cardinaux  et  les  évèques  au 
palais  de  Latran,  et  les  exhorta  à  se  défier  de  la  fac- 
tion Jel'empereur  dans  la  nouvelle  élection  d'un  pape. 
Il  mourut  dans  la  même  nuit,  le  18  janvier  1118. 

ISon  corps,  embaumé  et  revêtu  des  ornements 
pontificaux,  fut  porté,  selon  le  cérémonial  usité,  par 
les  cardinaux  à  Saint -Jean  de  Latran,  et  déposé  dans 
un  sépulcre  de  marbre  admirablement  travaillé. 

Pascal  était  d'un  caractère  perfide,  vindicatif  et 
implacable  ;  son  avarice  était  extrême,  et  sans  aucun 
doute  il  eût  vendu  à  Henri  le  droit  des  investitures, 
s'il  n'eût  su  que  ce  prince  n'avait  pas  assez  de  ri- 
chesses pour  le  payer. 

On  rapporte  aux  dernières  années  de  ce  règne  la 
conversion  miraculeuse  de  saint  Norbert.  C'était,  dit 
la  chronique,  un  jeune  seigneur  du  pays  de  Clèves 
qui  vivait  en  grand  honneur  à  la  cour  de  Henri,  où 
il  était'  considéré  non-seulement  à  cause  de  sa  no- 
blesse et  de  ses  grands  biens,  mais  encore  à  cause 
de  l'élégance  de  ses  manières,  de  sa  bonne  mine, 
de  son  esprit  et  de  sa  politesse.  Toujours  occupé  du 
soin  de  plaire  aux  dames,  il  avait  négligé  de  s'occu- 
per des  devoirs  de  religion  ;  et  si  parfois  au  milieu 
de  ses  plaisirs  il  songeait  à  la  vie  future,  c'était  pour 


appeler  les  croyances  religieuses  des  rêves  insensés 
et  des  fables  ridicules.  Mais  un  jour,  comme  il  tra- 
versait une  prairie,  par  un  ciel  sans  nuage,  son  ciie- 
val  s'arrêta  tout  à  coup,  et  il  lui  fut  impossible  de 
le  faire  avancer  ;  alors  il  entra  dans  une  affreuse  co- 
lère et  blasphéma  le  nom  de  Dieu.  A  peine  avait-il 
prononcé  ces  horribles  paroles,  que  la  foudre  tomba 
avec  un  bruit  effroyable  à  ses  pieds,  et  ouvrit  devant 
lui  un  abîme  qui  exhalait  une  odeur  de  soufre. 
Norbert  fut  désarçonné  et  resta  comme  mort  pen- 
dant quelques  heures  ;  enfin  il  revint  à  lui-même, 
et  il  lui  sembla  qu'il  sortait  d'un  profond  sommeil. 
Il  entendait  en  lui-même  comme  une  voix  qui  l'ap- 
pelait :  «  Que  voulez-vous  que  je  fasse.  Seigneur?  » 
lui  répondit-il  mentalement.  «  Quitte  le  mal  et  fais 
le  bien,  »  reprit  la  voix.  Il  se  leva  aussitôt,  et  n'a- 
percevant rien  autour  de  lui,  ni  l'abîme  ni  le  cour- 
sier qui  l'avait  porté  jusque  dans  la  prairie,  il  se 
rendit  à  l'instant  auprès  de  l'archevêque  de  Cologne, 
le  priant  de  l'ordonner  prêtre.  Le  prélat,  persuadé 
qu'une  conversion  aussi  extraordinaire  ne  pouvait 
provenir  que  de  l'inspiration  divine,  se  crut  autorisé, 
dans  une  circonstance  aussi  solennelle,  à  violer  les 
canons  qui  défendaient  de  conférer  plusieurs  grades 
dans  le  même  jour,  et  il  l'ordonna  prêtre  immédiate- 
ment. Norbert,  depuis  ce  moment,  devint  un  chré- 
tien aussi  fervent  qu'il  s'était  montré  débauché;  il  se 
retira  au  chapitre  d'Aix-la-Cliapelle,  où  il  mena  une 
vie  exemplaire  jusqu'à  sa  mort. 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Histpire  de  Gélase  avant  son  pontificat.  —  Son  élection.  —  Gélase  est  maltraité  par  Cencius.  —  La  faction  des  Frangipanes  la 
fait  prisonnier.  —  Le  pontife  est  délivré  par  le  préfet.  —  Intronisation  de  Gélase.  —  11  se  sauve  de  Rome  à  l'approche  de  l'em- 
pereur. —  Élection  de  l'antipape  Grégoire  VIII. 


Gélase  était  de  Gaéte,  et  de  parents  nobles  qui  le 
consacrèrent  dès  son  enfance  à  Tétude  des  saintes 
Ecritures;  Orderise,  abbé  du  Mont-Cassin,  informé 
des  progrès  que  le  jeune  clerc  faisait  dans  les  scien- 
ces, le  fit  venir  dans  son  monastère,  où  il  se  distin- 
gua bientôt  par  son  aptitude  et  par  sa  modestie.  Il 
était  encore  très-jeune  lorsque  le  pape  Urbain  l'or- 
donna cardinal-diacre  deTÉgiise  romaine,  et  quelque 
temps  après  chancelier,  en  le  chargeant  de  rétablir 
dans  la  rédaction  des  ouvrages  émanés  du  saint-siége 
l'élégance  du  style,  qui  était  tout  à  fait  perdue  dans 
l'Église  depuis  le  septième  siècle. 

Jean  de  Gaëte  avait  montré  pour  Pascal  une  grande 
affection,  l'aidant  à  supporter  toutes  ses  afflictions  et 
le  secondant  avec  un  zèle  infatigable  dans  ses  projets 
d'envahissement  sur  les  empires.  Selon  le  jésuite 
Maimbourg,  c'était  un  homme  de  sainte  vie,  d'une 
prudence  et  d'une  habileté  consommées,  et  le  plus 
savant  du  sacré  collège. 

Après  la  mort  de  Pascal,  le  saint-siégç  resta  va- 
cant pendant  douze  jours  pour  la  célébration  des  fu- 
nérailles ;  ensuitf  Pierre  de  Porto,  qui  depuis  plu- 
sieurs années  occupait  le  premier  rang  dans  l'Église 
convoqua  au  palais  pontifical  les  carclinaux,  les  évê- 
ques  et  les  principau.\  du  clergé,  pour  procéder  à  une 
nouvelle  élection  ;  dans  cette  réunion  préparatoire 
on  convint  de  choisir  Gaéte  pour  pape. 

En  conséquence  les  Pères  écrivirent  au  chance- 
lier de  l'Église  romaine,  qui  s'était  retiré  au  Mont- 


Cassin  depuis  la  mort  de  Pascal,  pour  le  prier  de  se 
rendre  au  milieu  d'eux  afin  de  les  aider  de  ses  doctes 
conseils.  Jean  monta  sur  sa  mule,  et  partit  sans  con- 
naître la  décision  déjà  arrêtée  par  le  sacré  collège.  A 
son  arrivée  à  Rome,  on  se  réunit  de  nouveau  dans 
un  monastère  de  bénédictins,  appelé  le  Palladium, 
où  Gaëte  fut  proclamé  souverain  pontife  sous  le  nom 
de  Gélase  II,  et  intronisé  malgré  sa  résistance. 

Quoique  cette  élection  eût  été  faite  avec  le  plus 
grand  secret,  Cencius,  chef  de  la  maison  des  Frangi- 
panes, fut  i-jstruit  de  ce  qui  venait  de  se  passer  au 
couvent  des  bénédictins.  Aussitôt  il  sortit  furieux 
de  son  palais,  suivi  d'une  troupe  de  gens  armés  ; 
il  enfonça  les  portes  du  monastère,  et  pénétra  de 
force  dans  l'église  où  l'on  célébrait  la  cérémonie  de 
l'adoration  ;  il  se  jeta  comme  un  forcené  sur  le  nou- 
veau pape,  le  frappa  à  coups  de  gantelet,  le  renversa 
sur  les  marches  de  l'autel,  lui  déchira  le  visage  avec 
ses  éperons,  et  le  traîna  par  les  cheveux  jusqu'au 
seuil'  de  la  porte  ;  ensuite  il  le  fit  garrotter,  et  ses 
soldats  l'emportèrent  dans  un  des  cachots  de  son  pa- 
lais. Un  grand  nombre  d'évêques,  de  cardinaux  et 
même  de  laïques,  qui  assistaient  à  l'élection,  furent 
également  arrêtés  par  les  satellites  de  Cencius. 

Cette  scène  de  violence  exaspéra  le  peuple  ;  on 
s'assembla  en  'armes  ;  le  préfet,  Pierre  de  Léon,  à  la 
tête  des  citoyens,  accourut  au  Capitole,  et  envoya 
des  députations  aux  Frangipanes  pour  réclamer  la 
liberté  de  Gélase,  menaçant  de  faire  le  sac  du  palais 


GELA  SE    II 


23 


de  Gencius  s'il  refusait  de  rendre  le  pontife.  Cen- 
cius,  épouvanté  des  menaces  du  clergé,  vint  lui- 
même  ouvrir  le  cachot  du  pape  et  le  mit  en  lilterté. 
Gélase  fut  aussitôt  placé  sur  uu  cheval  blanc,  et  mené 
triomphalement  par  la  rue  Sacrée  à  Saint-Jean  de 
Latran,  précédé  et  suivi  de  bannières,  selon  l'usage 
prati(jué  à  la  cérémonie  du  couronnement.  Le  lende- 
main il  donna  audience  aux  comtes,  aux  barons  et 
aux  ecclésiastiques  ([ui  avaient  des  alVaires  à  traiter 
avec  le  saint-siége. 

Enfin  tous  les  troubles  paraissaient  apaisés,  lors- 
que la  nuit  suivante  des  prêtres  accoururent  au  pa- 
lais de  Latran  pour  avertir  Gélase  que  l'empereur 
Henri,  que  l'on  croyait  en  Lombardie,  venait  d'en- 
trer dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  à  la  tète  de 
ses  hommes  d'armes  ;  et  en  même  temps  ils  lui  re- 
mirent de  sa  part  une  lettre  qui  contenait  ces  mots  : 
«  Si  vous  confirmez  la  bulle  publiée  par  Pascal  en 
faveur  des  investitures,  nous  vous  reconnaîtrons 
comme  pontife,  et  nous  vous  prêterons  serment  de 
fidélité;  sinon,  un  autre  pape  sera  élu,  et  nous  le 
mettrons  en  possession  du  trône  aposti>li(|ue.  » 

Gélase,  qui  voulait  poursuivre  la  poliliijue  de  ses 
prédécesseurs,  refusa  d'adhérer  aux  volontés  du  prince 
et  résolut  de  fuir  de  Rome  ;  il  s'embarqua  sur  le  Ti- 
bre et  gagna  Porto,  où  il  fut  obligé  de  s'arrêter  à 
cause  du  mauvais  temps,  qui  empêchait  les  bâti- 
ments d'entrer  en  pleine  mer.  Là,  le  saint-père  cou- 
rut de  nouveaux  dangers,  se  trouvant  dans  l'alterna- 
tive de  voir  sombrer  sou  bâtiment  ou  de  prendre 
terre  devant  la  ville,  d'où  les  troupes  de  Henri  ti- 
raient des  traits  empoisonnés  sur  les  gens  de  sa 
suite.  Enfin  la  tempête  s'étant  calmée  après  le  cou- 
cher du  soleil,  les  galères  abordèrent  à  la  faveur  de 
la  nuit  dans  un  endroit  couvert,  en  face  du  château 
de  Saint-Paul  d'Aardée.  Gélase  ne  put  jamais  mar- 
cher, à  cause  de  son  grand  âge  et  de  ses  infirmités,  et 
surtout  à  cause  des  fatigues  qu'il  venait  d'éprouver; 
alors  le  cardinal  Hugues  d'.\latri,  qui  était  très-vi- 
goureux, le  prit  sur  ses  épaules  et  l'emporta  jusqu'au 
château.  Dans  la  nuit  suivante  ils  se  rembarquèrent, 
et  deux  jours  après  ils  entraient  à  Gaête,  patrie  du 
pontife. 

Dès  que  le  bruit  de  l'arrivée  de  Gélase  se  fut  ré- 
pandu dans  la  province,  un  grand  nombre  d'évèques 
se  rendirent  auprès  de  lui  ;  l'empereur  lui  envoya 
également  des  ambassadeurs  qui  le  supplièrent  de 
revenir  à  Rome  pour  se  faire  sacrpr,  assurant  que 
leur  maître  désirait  ardemment  assister  à  cette  céré- 
monie, et.  qu'il  l'autoriserait  par  sa  présence  ;  ils 
ajoutaient  qu'une  seule  conférence  rétal)lirait  infailli- 
blement la  concorde  entre  l'autel  et  le  trône.  Mais 
Gélase,  qui  déjà  avait  été  mis  en  prison  avec  Pascal 
par  Henri,  ne  voulut  pas  s'exposer  une  seconde  fois 
à  la  parole  d'un  roi  ;  il  répondit  aux  députés  qu'il 
allait  avant  tout  se  faire  consacrer  pontife,  et  qu'en- 
suite le  roi  de  Germanie  le  trouverait  prêt  à  traiter 
avec  lui  partout  où  il  lui  plairait  de  se  rendre.  liln 
efiet,  dès  le  lendemain,  comme  il  n'était  que  diacre, 


il  se  lit  ordonner  prêtre  et  évêque  en  présence  de 
Guillaume,  duc  de  la  Pouille,  de  Robert,  ])rince  de 
(iapnue,  et  de  plusieurs  autres  seigneurs  italiens  qui 
lui  prêtèrent  serment  d'obédience  et  de  fidélité. 

Henri,  irrité  de  l'obstination  de  Gélase,  prit  alors 
le  parti  de  faire  élire  un  nouveau  pape,  et  il  choisit 
Maurice  Bourdin,  archevêque  de  Braga,  le  même  qui 
l'avait  couronné  empereur  l'année  i)récédente.  Cet 
ecclésiastii[uc,  au  rapport  du  père  Maimbourg,  était 
un  scélérat  qui  ne  se  souciait  ni  des  lois  ni  de  la  re- 
ligion, pourvu  qu'il  parvînt  à  satisfaire  son  audacieuse 
ambition.  11  raconte  que  Bernard,  métropohtain  de 
Tolède,  à  son  retour  de  Rome,  sous  le  pontificat 
d'Urbain,  avait  retiré  Bourdin  d'un  monastère  du 
Limousin,  pour  l'ordonner  archidiacre  de  son  église; 
que  plus  tard  il  lui  avait  l'ait  obtenir  le  siège  de 
Coïrabre,  et  enfin  l'archevêché  de  Braga.  Maimbourg 
ajoute  que  dans  son  ambition  démesurée,  Bourdin 
avait  aspiré  à  la  possession  du  siège  de  Tolède,  au 
détriment  de  son  bienfaiteur,  et  s'était  même  rendu 
à  Rome  pour  conférer  avec  le  pape  sur  ce  sujet  ; 
mais  que  n'ayant  pas  ofl'eit  au  pontife  une  somme 
assez  considérable,  sa  demande  avait  été  rejetée,  et 
([ue  ce  refus  avait  été  la  cause  de  sa  haine  contre 
l'Eglise  de  Rome,  et  de  ses  trahisons  en  foveur  du 
roi  Henri,  qu'il  suivait  à  la  cour  et  aux  camps,  où  il 
menait  une  vie  fort  dissolue. 

Baluze  rapporte  sur  la  vie  de  cet  évêque  des  évé- 
nements bien  différents  et  qui  nous  paraissent  plus 
authentiques.  «  Bourdin,  dit  cet  historien,  après 
son  installation  sur  le  siège  de  Coimbre,  entreprit  le 
saint  pèlerinage  de  Jérusalem,  vers  l'an  1108;  il 
s'arrêta  à  Constantinople,  eu  il  fut  comblé  d'hon- 
neurs par  l'empereur  Alexis,  et  forma  des  liaisons 
d'amitié  avec  plusieurs  grands  de  l'empire  grec.  A 
peine  était-il  de  retour  en  Portugal,  après  trois  an- 
nées d'absence,  qu'il  fut  choisi  comme  métropolitain 
de  Braga,  pour  succéder  à  saint  Géraud  qui  venait 
de  mourir.  Celte  nouvelle  nomination  l'obligea  à  se 
rendre  à  Rome  pour  faire  approuver  sa  translation 
et  pour  recevoir  le  pallium  ;  ce  que  le  pape  Pascal 
lui  accorda  moyennant  des  présents  considérables. 
Lorsque  Bourdin  fut  de  retour  dans  son  diocèse,  il 
se  trouva  en  butte  à  la  jalousie  de  Bernard,  métro- 
politain de  Tolède  et  légat  du  saint-siége;  il  fut 
même  contraint  de  revenir  en  Italie  pour  implorer  le 
secours  du  pontife  contre  les  vexations  du  primat 
d'Espagne. 

«  Pendant  le  séjour  qu'il  fit  à  la  cour  de  Rome 
pour  suivre  cette  alfaire  importante,  Pascal,  recon- 
naissant la  supériorité  de  son  esprit,  le  nomma  son 
légat  pour  traiter  de  la  paix  avec  l'empereur  Henri, 
qui  était  en  Lombardie  ;  et  ce  fut  en  cette  qualité 
([u'il  couronna  le  prince  après  la  fuite  du  pape.  Sa 
condescendance  lui  ayant  élé  depuis  imputée  à  crime, 
il  fut  excommunié  au  concile  de  Bénévent,  ce  qui  le 
détermina  à  s'attachera  la  personne  du  roi,  qui  le  fit 
élire  pontife  le  14  mars  1118,  sous  le  nom  de  Gré- 
goire VIII.  )> 


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iiisrjii;!::   tes   I'ait-s 


Lettre  de  Gélase  contre  l'empereur  Henri  et  contre  Grégoire  VIII.  —  L'antipape  est  reconnu  légitime  pontife  en  Allemagne  et  en 
Angleterre.  —  Gel  ise  rentre  à  Rome.  —  Sanglante  révolte  contre  lui.  —  Le  saint-père  vient  en  France.  —  Il  implore  le  secours 
des  Normands.  —  Gélase  au  monastère  de  Cluny.  —  Sa  mort. 


Gélase  était  encore  à  Gaëte  lorsqu'il  apprit  l'intro- 
nisation de  Grégoire  VIII;  aussitôt  il  adressa  aux 
seigneurs  et  aux  ecclésiastiques  de  la  Gaule  une  let- 
tre conçue  en  ces  termes  :  «  Nous  vous  informons, 
mes  frères,  qu'après  notre  élection,  l'empereur 
Henri  s'est  introduit  furtivement,  à  la  tête  de  sa  ca- 
valerie, dans  Rome,  et  nous  a  obligé  d'en  sortir.  Ce 
prince  nous  a  poursuivi  jusqu'à  Gaëte  en  nous  fai- 
sant menacer  par  ses  ambassadeurs  d'user  de  sa 
puissance  contre  nous,  si  nous  refusions  d'approuver 
la  buUe  de  notre  prédécesseur.  Nous  avons  coura- 
geusement répondu  que  nous  n'entreprendrions 
jamais  rien  de  contraire  aux  libertés  de  l'Église;  alors 
il  a  fait  monter  sur  le  saint-siége  le  métropolitain 
de  Braga,  cet  intrus  qui  a  été  excommunié  l'année 
précédente  au  concile  de  Bénévent  par  le  pape  Pascal. 
Nous  vous  ordonnons  donc  de  vous  préparer  à  ven- 
ger la  sainte  Église  romaine,  votre  mère,  de  la  ty- 
rannie   exécrable    du    roi   de    Germanie »  Il 

écrivit  également  en  Portugal  pour  qu'on  élût  un  nou- 
veau métropolitain  au  diocèse  de  Braga  à  la  place  de 
Maurice;  enfin  il  adressa  au  clergé  et  au  peuple  de 
Rome  une  circulaire  (jui  défendait  toute  communica- 
tion avec  l'empereur  et  l'antipape,  tous  deux  anatbé- 
matisés  par  l'autorité  de  saint  Pierre. 

Pendant  que  Gélase  faisait  jouer  tous  les  ressorts 
de  la  politique  pour  exciter  les  Français,  les  Espa- 
gnols et  les  autres  nations  catholiques  contre  ses  en- 
nemis, Grégoire  VIII  siégeait  au  palais  de  Latran, 
donnait  des  fêtes  magnifiques  à  Henri  V,  renouvelait 


la  cérémonie  du  couronnement  et  le  sacrait  une  se- 
conde fois  empereur.  Quelque  temps  api  es,  le  mo- 
narque fut  obligé  de  retourner  en  Allemagne,  oiÀ  les 
intérêts  du  trône  le  rappelaient  ;  Bourdin  continua 
d'envoyer  ses  bulles  dans  tous  les  royaumes,  et  fut 
reconnu  chef  du  saint-siége  en  .\llemagne,  par  Her- 
mann,  métropolitain  d'Augsbourg,  et  en  Angleterre, 
par  plusieurs  évêques  et  archevêques  ([ui  considé- 
raient  Gélase  comme  antipape. 

A  peine  Gélase  eut-il  été  instruit  que  le  roi  était 
rentré  dans  ses  États,  qu'il  s'empressa  de  revenir  à 
Rome,  où  ses  partisans  lui  avaient  préparé  une  re- 
traite dans  la  basilique  de  Sainte  Marie  du  second 
Cierge,  située  entre  le  palais  d'Etienne  le  Normand 
et  celui  de  Pierre  de  Latran,  ses  amis.  Encouragé 
par  ce  premier  succès,  Gélase  résolut' de  célébrer 
publiquement  la  messe  dans  l'église  de  Sainte- 
Praxède,  malgré  l'avis  de  plusieurs  ecclésiastiques 
qui  lui  représentaient  que  ce  temple  étant  placé  dans 
les  dépendances  du  château  des  Frangipanes,  ses 
plus  mortels  ennemis,  il  avait  à  redouter  une  tenta- 
tive contre  sa  personne.  Mais  tous  les  conseils  furent 
inutiles;  il  voiilut  suivre  les  inspirations  de  son  or- 
gueil, et  se  rendit  à  cette  basilique.  Déjà  il  avait 
commencé  l'office  divin  et  il  entonnait  l'évangile, 
lorsque  les  Frangipanes  firent  irruption  dans  l'église, 
avec  une  troupe  nombreuse,  et  attaquèrent  Gélase 
et  sa  faction  à  coups  de  pierres  et  de  traits.  Etienne 
le  Normand  et  Crescence  Gaétan,  neveu  du  pape  ré- 
sistèrent  vigoureusemmt    à    leurs    adversaires,    et 


grRgoire   vin 


2j 


Étieiuie  le  Normand 


lirent  durer  le  combat  pendant  une  pirtie  du  jour. 
Le  pape  parvint  à  s'échapper  pur  le  presbytère  à  la 
faveur  du  tumulte,  et  se  sauva  de  Rome  sur  un 
mauvais  cheval,  sans  avoir  eu  le  temps  de  tpiilter  ses 
ornements  pontificau.x.  Après  la  fuite  du  saint-père, 
les  combattants  mirent  bas  les  armes  et  se  retirèrent 
dans  leurs  palais  crénelés. 

Dès  le  lendemain,  les  partisans  de  Gélase  se  mi- 
rent à  sa  recherche,  et  le  retrouvèrent  épuisé  de  fa- 
tigue à  plusieurs  milles  de  Rome,  caché  derrière  un 
massif  d'arbres  où  il  avait  passé  la  nuit  On  tint 
conseil  en  sa  présence  sur  les  mesures  à  prendre 
dans  cette  circonstance  pour  rentrer  dans  la  ville; 
mais  le  pontife,  qui  éiait  à  peine  remis  de  la  frayeur 
qu'il  avait  éprouvée  le  jour  précédent,  les  arrêta  au 
milieu  de  leurs  discours  :  «  Non,  mes  chers  frères, 
leur  dit-il,  mieux  vaut  que  nous  suivions  l'exemple  de 
nos  pères  et  le  précepte  de  l'Evangile  ;  puisque  nous 
ne  pouvons  vivre  dans  cette  aflreuse  Baljylone,  dans 
cette  abominable  Sodome,  fuyons  dans  une  autre 
cité.  ')  Sa  lâcheté  indigna  ses  amis  ;  personne  n'in- 
II 


sista  pour  lui  faire  changer  sa  décision,  et  on  lui 
demanda  seulement  qu'il  voulut  bien  avant  de  partir 
nommer  Pierre  de  Porto  vicaire  du  saint-siége  en 
son  absence,  et  désigner  un  conseil  de  cardinaux 
pour  diriger  les  affaires  de  l'Église.  Gélase  fit  tout 
ce  qu'on  lui  demandait  ;  il  confia  la  garde  de  Béné- 
vent  à  Hugues,  cardinal  des  saints  apôtres,  et  mit 
li's  chantres  sous  la  direction  de  Nicolas;  enfin  il 
laissa  la  préfecture  de  Rome  à  l'ierre,  et  confia  l'é- 
tendard de  la  ville  sainte  à  Etienne  le  Normand,  le 
personnage  le  plus  influent  de  sa  faction. 

Lorsque  toutes  ces  atfaires  furent  réglées,  il  s'em- 
barqua sur  le  Tibre,  et  descendit  jusqu'à  Ostie,  d'où 
il  repartit  sur  un  autre  bâtiment,  accompagné  de  six 
cardinaux,  de  deux  nobles  romains,  et  d'une  suite 
imposante.  Il  s'arrêta  quelques  jours  à  Pise,  et  fut 
reçu  par  l'évêque  de  cette  ville  et  par  les  principaux 
habitants  avec  de  grands  honneurs;  après  une  heu- 
reuse traversée,  il  débarqua  en  Provence,  au  poit 
Saint-Gilles,  oîi  l'alibé  Hugues  l'accueillit  dans  son 
monastère.   Pendant  son   séjour  dans  cette  abbaye, 

92 


26 


HISTOIUE     DKS     PAPES 


les  t>vèi]\ips  et  les  noMos  lui  firent  île  grands  présents; 
l'alité  lie  Clunv  entre  autres  lui  otïrit  quarante  clie- 
vaux  et  lies  éipiipa^es.  11  rt'<;ut  également  îles  som- 
mes considérables  de  Pierre  de  Librane,  qui  avait  été 
envoyé  de  Saragosse  par  Aliilionse  d'Aragon,  et  qui 
venait  pour  être  sacré  métvoiiolitain  de  eette  ville  pur 
le  pape  lui-nn^me. 

A|irès  la  cérémonie  de  la  consécration ,  Gélase  lui 
remit  une  bulle  par  laquelle  il  accordait  des  indul- 
gentes plénières  aux  soldats  espagnols  (]ui  combat- 
taient contre  les  Maures,  et  à  tous  les  fidèles  qui  con- 
couraient à  la  conquête  de  PÊglise  de  Saragosse,(pii, 
depuis  quatre  cents  ans,  était  au  pouvoir  des  mu- 
sulmans. En  vertu  de  cette  bul'.e,  Pierre  de  Librane 
se  trouvait  autorisé  à  recueillir  les  aumônes  des 
fidèles  et  à  vendre  des  induli,'ences  dans  tout  le 
royaume  d'Espagne,  à  la  iliarge  seulement  d'en  ver- 
ser un  ilixième  dans  les  trésors  du  sainl-père. 

Gélase  fut  inforiné,  dans  cet  intervalle,  que  le  roi 
d'Angleterre  avait  convoqué  un  concile  à  Rouen  pour 
régler  les  alTiiires  de  son  clergé  ;  il  profita  do  la  cir- 
constance pour  envoyer  un  légat  dans  cette  ville,  afin 
de  se  créer  des  partisans.  Le  jeune  Conrad,  qu'il 
avait  choisi  pour  rem'dir  cette  mission,  porta  la  pa- 
role devant  les  Pères  avec  beaucoup  d'éloquence  ;  il 
exposa  d'une  manière  trèts-énergique  le  tableau  des 
misères  de  l'Eglise  romaine,  livrée  à  la  profanation 
de  l'antipape  Hourdin  et  à  la  tyrannie  de  l'empereur 
Henii:  il  représenta  comme  seul  et  légitime  succes- 
seur de  r.Vpôtre,  le  vertueux  Gélase,  qui  cependant 
était  forcé  de  s'enfuir  de  fltalie,  et  de  venir  au  delà 
des  Alpes  implorer  l'appui  des  princes  français,  et 
surtout  celui  du  roi  d'Angleterre;  enfin  il  termina  sa 
harangue  en  demandant  aux  fidèles  de  la  Normandie 
des  secours  en  argent  pour  empêcher  que  le  pape 
fiît  réduit  à  la  mendicité. 

Dès  que  le  roi  Louis  \l  eut  appris  l'arrivée  du 
saint-père  dans  la  Provence,  il  lui  députa  Suger, 
moine  de  Saint  Denis,  avec  de  riches  présents,  pour 


le  prier  de  se  rendre  à  A'ezelay  alin  de  conférer  avec 
lui  sur  la  pacification  de  l'Eglise.  Conformément  aux 
ordres  du  roi,  Gélase  quitta  le  couvi-iil  de  Saint- 
Gilles  et  vint  à  Cluny.  où  il  fut  accueilli  avec  une  ex- 
trême magnificence,  ainsi  que  devaient  le  l'aire  des 
seigneurs  aussi  opulents  que  l'étaient  les  religieux  de 
cette  abbaye.  Les  prélats  et  les  seigneurs  de  la  Bourgo- 
gne accoururent  également  en  foule  visiter  le  saint-père; 
et  il  profita  si  bien  de  leur  bonne  volonté,  qu'en  moins 
d'un  mois  il  put  remplir  tous  ses  bagages  do  riches  of- 
frandes, et  put  même  en  envoyer  à  Home  à  ses  allidés, 
Enfin,  tout  faisait  présager  à  Gélaso  un  triomplu; 
prochain  sur  son  compétiteur,  lorsqu'il  fut  attaqué 
d'une  violente  pleurésie,  qui  le  réduisit  en  peu  de 
jours  à  l'extrémité.  Alors  il  fit  appeler  autour  de 
son  lit  les  cardinaux  i^ui  l'avaient  accompagné,  et  leur 
désigna  pour  son  successeur  l'évêque  de  Palestrine. 
Ce  prélat,  qui  était  présent,  refusa  d'accepter  le  jion- 
tilicat  ;  il  représenta  à  Gélase  que,  dans  les  circons- 
tances difficiles  où  ils  se  trouvaient,  le  saint-siége 
avait  besoin  d'un  pape  qui  pût  soutenir  son  au- 
torité par  de  grandes  richesses  personnelles  et  une 
haute  position  temporelle.  «  Ma  iioniinalion,  ajoula- 
t-il,  serait  préjudiciable  aux  intérêts  de  l'Eglise,  et 
je  ne  puis  me  charger  d'un  î'ardeau  que  je  ne  me 
sens  pas  la  force  de  supporter;  je  vous  engage 
donc,  saint-père,  à  élever  au  pontificat  le  métro- 
politain de  'Vienne,  qui  seul  peut  délivrer  l'Eglise 
de  la  tyrannie  des  empeieurs.  »  Gélase  se  rendit  à 
son  opinion,  et  ordonna  qu'un  exprès  fût  envoyé  à 
rarchevèque  qu'il  désignait  ;  mais  avant  l'arrivée 
du  prélat,  le  mal  empira  tellement  que  le  pontife 
dut  songer  à  mourir;  il  fit  sa  confession  générale 
à  haute  voix  devant  un  grand  nombre  d'ecclésiasti- 
ques et  de  seigneurs,  reçut  la  communion,  se  fit 
coucher  à  terre  selon  l'usage  monastique,  et  mourut 
dans  cette  position  le  29  janvier  1119,  après  une 
année  de  règne  ;  il  fut  inhumé  à  Cluny,  dans  l'é- 
glise du  monastère. 


C.ALIXTE     i: 


•27 


Élection  de  Guy,  arcnevêque  de  Vienne.  —  Concile  de  Toulouse.  —  L'cmpereui-  Henri  renonce  aux  investitures.  —  Concile  de 
Beims.  —  Conférences  de  Mouson  et  de  Gisors.  —  Le  pa])e  Calixtè  fait  son  eulrte  à  Rome.  —  Fuite  de  l'antipape.  —  Histoire 
d'Abailard  et  d'Héloïse.  —  Supplice  de  l'antipape  Grégoire  VIII.  —  Calixte  exerce  seul  l'autorité  pontificaie.  —  Concile  de 
Latran.  —  Plaintes  contre  les  moines.  —  Mort  de  Calixte. 


Guy,  métrojiolitain  de  Vienne ,  arriva  à  Cluny 
quinze  jours  après  la  mort  de  Gélase  ;  il  fut  aussitôt 
jiroclamé  souverain  ponlif'e  par  les  cardinaux  et  les 
évèquos,  et  consacré  sous  le  nom  de  Calixte  IL  11 
était  lils  de  Guillaume  surnommé  Tête-hardie,  comte 
de  Bourgogne,  parent  des  empereurs  d'Occident  et 
des  rois  de  Fiance.  Sa  sœur  Guille  avait  épousé 
Humbert  II,  comte  de  Maurienne,  et  leur  lille  Adé- 
laïde, nièce  de  l'archevêque,  était  reine  de  France. 
Aussi  l'élection  de  Guy  fut-elle  approuvée  avec  en- 
thousiasme non- seulement  en  Italie,  mais  encore  en 
Allemagne;  tous  les  prélats  de  Germanie  lui  jurè- 
rent obéissance  et  a]ipri)uvèrent  la  convocation  du 
concile  qu'il  devait  tenir  à  Reims;  l'empereur  lui- 
même  promit  de  se  trouver  à  celte  assemblée,  afin 
d'opérer  la  réunion  des  Églises. 

Néanmoins  le  saint- père  jugea  prudent  d'envoyer 
des  ambassadeurs  à  Henri  pour  déterminer  les  bases 
d'une  alliance.  Guillaume  de  Champeaux,  évêque  de 
Chàlons,  et  Pons,  al)bé  de  Cluny,  furent  chargés  de 
cette  mission  délicate.  Ceux-ci  représentèrent  au 
prince  qu'il  était  im|iossible  d'établir  un  accord  par- 
fait entre  le  saint-siége  et  l'empire  tant  que  la  cou- 
ronne conserverait  le  droit  d'investiture.  Après 
quelques  conférences  l'empereur  déclara  qti'il  con- 
sentirait à  céder  son  jirivilége  au  pape,  à  condition 
(pi'il  lui  serait  accordé  une  ii)mpensalioH  é(piitaiile; 
ensuite  il  lit  serment  sur  rEvan,£ile,  entre  les  mains 


de  l'évêque  et  de  l'abbé,  de  maintenir  l'intégrité  de 
l'engagement  qu'il  venait  de  prendre. 

Pons  et  Guillaume,  satisfaits  du  succès  de  leur 
négociation,  revinrent  aussitôt  à  Paris,  auprès  du 
saint-père.  Calixte  les  écoula  avec  un  air  d'incrédu- 
lité, et  s'écria  :  «  Ph'it  à  Dieu  ([uc  la  chose  fût  déjà 
laite  !  »  Cependant  il  désigna  la  ville  de  Mouson 
pour  le  siège  des  conférences  et  pour  signer  délini- 
tivement  le  traité.  Le  saint-père  se  rendit  ensuite  au 
concile  de  Reims,  où  il  trouva  réunis  plus  de  trois 
cents  évèques  d'Italie,  de  Germanie,  d'Espagne, 
d'.Vngletcrrc  et  de  France,  ainsi  qu'un  grand  noiuJM'e 
de  seigneurs  laïques  de  toutes  les  provinces. 

A  l'ouverture  de  la  séance,  le  pape  ex[)liqua  aux 
Pères  les  différentes  causes  qu'ils  avaient  à  exami- 
ner. Celle  du  roi  Louis  fut  appelée  la  première.  Le 
prince,  suivi  des  principaux  seigneuis  de  sa  cour, 
entra  dans  la  salle ,  et  vint  s  asseoir  sur  l'estrade,  à 
côté  du  siég'e  du  souverain  pontife.  Il  parla  en  ces 
termes  :  «  Nous  venons,  mes  Pères,  vous  signaler  la 
conduite  déloyale  de  Henri  I"  d'Angleterre,  qui  non- 
seulement  a  envahi  une  de  nos  provinces,  la  Nor- 
mandie, au  mépris  des  traités,  mais  encore  s'est  em- 
paré de  la  personne  du  duc  Robert,  sou  frère,  notre 
vassal,  et  depuis  longues  années  il  le  garde  dans  les 
cachots  de  Londres.  Déjà,  à  plusieurs  reprises,  je 
l'ai  sommé  de  me  rendre  son  prisonnier,  sans  que 
les   prières,   les   plaintes    ni  h's    menace-j  aient  pu 


26 


HISTOIRE    DES    PAPES 


changer  sa  résolution  ;  cl  maintenant  vous  voyez  à 
mes  c<5tés  Guillaumo,  fils  de  ce  noble  duc,  qui  vient 
implorer  les  secours  de  vos  lumières  et  de  votre  jus- 
tice pour  recouvrer  ses  Etals,  » 

Hildegarde,  comtesse  de  Poitiers,  se  présenta  à 
son  tour  devant  l'assemblée  avec  les  dames  de  sa 
suite.  Elle  accusait  le  comte  Ciuillauuie  son  mari  de 
l'avoir  abandonnée  miir  vivre  dans  un  honteux  com- 
merce avec  Mauberglon,  femme  légitime  du  vicomte 
de  Chàtellerault.  Le  saint-père  lit  appeler  à  haute 
voix  le  comte  de  Poitiers  afin  qu'il  se  justitiàt  devant 
le  synode.  L'évèque  de  Saintes  et  les  autres  prélats 
de  r.\(pitaine,  ses  créatures,  répondirent  que  leur 
seigneur  était  gravement  malade.  Cette  excuse  fut 
admise  par  le  concile,  qui  accorda  un  délai  au  comte 
pour  se  présenter  à  Rome,  ou  pour  reprendre  sa 
iérame,  le  déclarant  excommunié  s'il  refusait  d'ob- 
tempérer à  l'une  de  ces  conditions.  On  appela  en- 
core quelques  affaires  d'une  minime  importance  ;  en- 
suite le  saint-père  annonça  la  clôture  des  sessions, 
et  il  ajouta  :  «  Nous  allons  nous  rendre  à  Mouson, 
mes  frères,  où  l'empereur  nous  attend  pour  traiter 
de  la  paix  de  l'Église;  l'archevêque  de  Reims,  celui 
de  Rouen,  et  quelques  autres  prélats,  dont  la  pré- 
sence est  nécessaire  à  cette  conférence,  nous  accom- 
pagneront. Nous  vous  supplions  pendant  notre  ab- 
sence d'adresser  à  Dieu  de  ferventes  prières  pour  le 
succès  de  notre  entreprise.  Nous  serons  bientôt  de 
retour  parmi  vous,  et  nous  reprendrons  le  cours  de 
nos  sessions,  avant  de  vous  renvoyer  en  paix  dans 
vos  demeures;  enfin,  lorsque  le  concile  sera  terminé, 
nous  irons  nous-même  trouver  le  roi  d'Angletene, 
notre  fils  spirituel  et  notre  parent  selon  la  chair  ; 
nous  l'engagerons  à  faire  cesser  tous  les  sujets  de 
discorde  qui  existent  entre  lui  et  Guillaume  son 
neveu;  et  nous  frapperons  d'un  terrible  anathème 
ceux  qui  fermeront  l'oreille  à  nos  paroles.  » 

.\rnvé  à  blouson,  Galixte  réunit  en  conseil  les  pré- 
lats de  sa  suite,  et  il  leur  soumit  les  actes  qui 
avaient  été  dressés  de  concert  entre  lui  et  Henri. 
Après  cet  examen,  le  cardinal  de  Crema,  les  évèques 
de  Viviers  et  de  Châlons,  et  l'abbé  de  Cluny,  furent 
envoyés  avec  ces  actes  au  camp  de  l'empereur  pour 
qu'il  leur  donnât  son  approbation  définitive. 

D'abord  Henri  se  défendit  d'avoir  rien  promis  de 
semblable  ;  alors  Guillaume  de  Ghampeaux,  ne  con- 
tenant plus  son  indignation,  s'emporta  contre  le 
prince,  l'appela  traître  et  fourbe,  et  lui  demanda  s'il 
était  prêt  à  jurer  sur  l'hostie  qu'il  n'eût  pas  déposé 
cette  promesse  entre  ses  mains.  L'eaipereur  fut 
obhgé  d'avouer  ([u'il  avait  en  effet  donné  un  écrit  à 
peu  près  semblable;  mais  il  ajouta  qu'il  n'avait 
point  réfléchi  qu'on  ne  pouvait  en  exécuter  la  teneur 
sans  affaibUr  considérablement  l'autorité  royale.  L'é- 
vèque lui  répliqua  :  «  Prince,  vous  cherchez  encore 
une  excuse  à  votre  déloyauté;  le  pontife  ne  prétend 
point  diminuer  votre  puissance;  il  déclare  au  con- 
traire que  tous  vos  sujets,  quel  que  soit  leur  rang, 
doivent  vous  suivre  à  la  guerre  et  vous  servir  comme 
par  le  passé,  ainsi  qu'il  était  d'usage  sous  vos  pré- 
décesseurs. Ne  croyez  donc  point  que  votre  couronne 
soit  avilie  parce  qu'il  vous  sera  défendu  de  vendre 
les  évèchés;  votre  autorité  sera  au  contraire  plus 
respectable  aux  yeux  des  peuples,  lorsque  vous  aurez 


renoncé  de  votre  plein  gré  à  un  trafic  sacrilège.  » 
L'empereur  demanda  alors  jusiju'au  lendemain  pour 
en  conférer  lie  nouveau  avec  ses  barons,  et  pour  les 
déterminer  adonner  leur  consentement  à  l'exécution 
de  sa  promesse. 

Galixte,  désespérant  de  triompher  de  l'obstination 
du  roi,  voulait  reprendre  aussitôt  la  route  de  Reiras, 
pour  éviter  les  pièges  que  pouvait  lui  tendre  le  mo- 
narque allemand  ;  néanmoins  il  se  rendit  aux  con- 
seils du  comte  de  Troyes  et  de  plusieurs  autres  sei- 
gneurs qui  l'engageaient  à  rester  jusqu'au  lendemain, 
afin  d'ôter  toute  excuse  au  mauvais  vouloir  de  Henri. 
Dès  que  le  jour  parut,  l'évèque  de  Ghàlons  et  l'abbé 
de  Cluny  retournèrent  au  camp,  et  ayant  été  admis 
devant  l'empereur,  ils  lui  dirent  :  «  Nous  pouvions, 
seigneur,  nous  retirer  hier,  mais  Sa  Sainteté  n'a  pas 
voulu  rompre  avec  vous  pour  un  délai  de  quelques 
heures  ;  et  elle  attend  encore  que  vous  souscriviez 
les  traités  qui  doivent  assurer  la  tran([uillité  de  l'E- 
glise. Voici  ces  actes;  aucun  obstacle  maintenant  ne 
saurait  s'opposer  à  leur  ratification.  »  Henri  s'em- 
porta contre  les  prélats,  disant  qu'on  le  pressait  trop 
vivement  pour  lui  arracher  la  souscription  du  traité, 
et  qu'il  voulait  attendre  la  diète  générale  des  États, 
qui  seule  jiouvait  décider  sur  une  question  qui  inté- 
ressait tous  les  seigneurs  de  son  royaume. 

Guilliurae  de  Ghampeaux  et  Pons  rompirent  à 
l'instant  les  négociations,  et  se  retirèrent  sans  pren- 
dre même  congé  du  prince.  Après  leur  départ,  l'em- 
pereur envoya  des  troupes  qui  avaient  ordre  d'assié- 
ger le  château  où  s'était  retiré  le  pape;  mais  Galixte 
avait  déjà  quitté  la  place  et  s'était  réfugié  en  grande 
diligence  dans  une  autre  forteresse  imprenable  qui 
appartenait  au  comte  de  Troyes,  Henri  dépêcha  alors 
un  courrier  à  Galixte  pour  l'engager  à  revenir  sur  ses 
pas,  promettant  de  signer  définitivement  les  traités 
avant  deux  jours.  Le  pape  fit  cette  réponse  au  roi  : 
«  J'ai  accompli  par  amour  de  la  paix  ce  qui  n'a  ja- 
mais été  fait  par  aucun  de  mes  prédécesseurs;  j'ai 
quitté  un  concile  général  et  je  suis  venu  trouver  un 
homme  qui  n'a  dans  son  cœur  aucune  disposition 
pour  la  concorde.  Je  me  retire  donc;  cependant,  si 
après  la  tenue  du  synode,  Henri  comprend  qu'il 
doive  tenir  ses  promesses,  je  lui  pardonnerai  et  le 
recevrai  à  bras  ouverts,  »  Il  continua  sa  route  et  ar- 
riva le  jour  même  à  Reims,  où  il  célébra  l'office  di- 
vin dans  la  cathédrale. 

Le  lendemain  on  reprit  les  sessions  du  concile,  et 
Jean,  prêtre-cardinal,  fît  ainsi  connaître  le  résultat 
de  la  négociation  entamée  avec  l'empereur  :  «  Nous 
nous  sommes  rendus  à  Mouson,  mes  frères,  comme 
nous  vous  l'avions  annoncé,  afin  de  conclure  la  paix 
avec  le  roi  Henri;  nous  avons  trouvé  ce  prince  à  la 
tête  d'une  armée  de  trente  mille  hommes,  comme 
s'il  venait  terrasser  de  nombreux  ennemis.  Alors  re- 
doutant quelques  projets  sinistres,  nous  avons  fait 
fermer  les  portes  du  château  où  se  tenait  le  saint- 
père,  et  nous  nous  sommes  présentés  seuls  au  camp 
de  Henri.  Plusieurs  fois  nous  avons  demandé  au 
nom  du  pape  à  entretenir  le  prince  en  particulier 
sans  pouvoir  l'obtenir;  et  lorsqu'enfin  cette  faveur 
nous  eut  été  accordée,  nous  nous  sommes  vus  en- 
tourés de  soldats  qui  cherchaient  à  nous  intimider 
en  agitant  leurs  lances  et  leurs   épées.    Cependant 


CALiXIE     il 


29 


La  belle  Héloise 


nous  étions  venus  sans  armes,  comme  des  ambas- 
sadeurs chargés  de  traiter  de  la  paix. 

a  L'empereur  nous  a  parlé  avec  une  feinte  dou- 
ceur, demandant  à  voir  le  pape  pour  lui  rendre  hom- 
mage, disait-il,  lorsque  nous  savions  qu'il  voulait 
s'emparer  de  sa  personne,  comme  il  avait  fait  à 
Rome  du  ponfife  Pascal.  Enfin,  toutes  nos  espéran- 
ces ayant  été  trompées,  nous  nous  sommes  empres- 
sés de  revenir  à  Reims,  pour  échapper  aux  troupes 
que  le  tyran  avait  mises  à  notre  poursuite.  » 

Après  avoir  entendu  ce  rapport,  les  Pères  approu- 
vèrent la  conduite  de  Galixte,  et  décrétèrent  plu- 
sieurs canons  contre  la  simonie  et  contre  les  inves- 
titures des  évèchés  et  des  abbayes.  On  condamna 
également  les  usurpateurs  des  biens  de  l'Eglise,  et 
l'on  publia  la  défense  de  laisser  les  bénéfices  à  titre 
d'héritage,  et  d'exiger  un  salaire  des  fidèles  pour  ad- 
ministrer le  ]>aptcme,  le  saint-chrème,  l'cxlrème- 
onclion  et  la  sépulture. 


Dans  la  dernière  séance,  on  chanta  l'hymne  du 
Saint-Esprit;  le  pape  exhorta  tous  les  assistants  à  la 
Concorde  et  à  la  soumission  envers  l'autorité  du  saint- 
siége;  ensuite  il  fit  distribuer  des  cierges  allumés  à 
tous  les  prélats  portant  crosse  ;  on  ouvrit  les  portes 
de  l'église,  toutes  les  cloches  de  la  ville  furent  lan- 
cées à  grande  volée,  et  à  la  lueur  des  cierges,  au 
son  lugubre  des  cloches,  Galixte,  debout  sur  les 
marches  de  l'autel,  prononça  solennellement  une 
sentence  d'excommunicatiim  contre  l'empereur  Henri 
et  contre  l'antipape  Grégoire  \'I1I. 

Le  concile  étant  terminé,  le  pontife  se  rendit  à 
(jisors  pour  conférer  avec  le  roi  d'Angleterre  : 
Henri  I"  le  reçut  avec  de  grands  honneurs,  se  pros- 
terna à  ses  pieds  et  lui  jura  soumission  et  fidélité. 
Galixte  le  releva  avec  bonté,  et  après  l'avoir  embrassé, 
il  lui  dit  :  «  Notre  cher  fils,  comme  il  faut,  selon  la 
loi  de  Dieu,  restituera  chacun  ce  qui  lui  appartient, 
nous  vous  prions  de  rendre  la  liberté  à  Robert,  votre 


30 


IIISTOIHE     DES     PAPES 


frôre,  cl  le  duché  do  Normandie  à  son  lils.  »  IjO 
jirince  répondit  :  «  Je  n'ai  point  dépouillé  mon  frère 
de  ses  Etats  ;  mais  j'ai  délivré  cette  province,  l'héri- 
tage de  mon  père,  dos  nobles  qui  la  couvraient  de 
désastres.  Les  monastères  étaient  mis  au  pillage,  les 
religieux  massacrés,  les  vierges  déshonorées;  on 
brûlait  les  églises  et  on  égorgeait  les  malheureux 
qui  cherchaient  ui^asilc  dans  les  lieux  sacrés.  Je 
suis  donc  venu  ausecours  de  ce  peuple  affligé,  et 
comme  j'ai  reconnu  qu'il  était  impossible  de  l'arra- 
cher à  la  tyrannie  des  seigneurs  sans  employer  la 
puissance  du  glaive,  j'ai  été  forcé  de  faire  la  guerre. 

o  Dieu,  favorisant  mes  desseins,  m'a  donné  la 
victoire,  et  j'ai  rétabli  le  règne  des  lois  et  la  sécu- 
rité publique;  cependant  il  était  nécessaire,  pour 
consolider  la  paix,  que  mon  frère  Robert  restât  pri- 
sonnier en  Angleterre,  où  il  est  traite  avec  tous  les 
honneurs  et  les  égards  que  son  rang  et  les  liens  du 
sang  me  commandent.  Je  n'ai  point  oublié  que  nous 
sommes  frères,  et  si  l'on  ne  m'avait  enlevé  son  (ils, 
je  l'aurais  fait  instruire  avec  le  mien.  » 

Calixte,  satisfint  de  celte  réponse,  accorda  au  roi 
Henri  la  confirmation  des  privilèges  que  son  père 
avait  obtenus  pour  l'.^ngleterre  et  pour  la  Norman- 
die ;  il  lui  promit  en  outre  de  n'envoyer  dans  son 
royaume,  en  qualité  de  légats,  que  les  prélats  qui 
seraient  demandés  par  lui-même  ;  enfin,  il  le  pria  de 
rendre  son  amitié  au  prélat  Turstain,  et  de  le  réta- 
blir dans  l'archevêché  d'York  ;  mais  le  prince  ob- 
jecta qu'il  avait  fait  serment  sur  l'Évangile  de  ne 
jamais  recevoir  en  grâce  ce  métropolitain.  «  N'est- 
ce  que  cela?  répliqua  Calixte;  faites  ce  que  je  vous 
demande  sans  vous  inquiéter  de  rien  ;  je  suis  pape, 
et  je  vous  permets  de  violer  votre  serment.  » 

Après  cette  conférence,  le  pape  se  détermina  à  se 
rendre  en  Italie  pour  prendre  posssssion  du  saint- 
siége;  il  se  dirigea  vers  les  .^Ipes  et  entra  dans  la 
J.>ombardie,  où  le  peuple  l'accueillit  avec  une  grande 
vénération.  Ensuite  il  traversa  la  Toscane  et  vint  à 
Lucques,  où  la  milice  lui  fit  une  réception,  triom- 
phale ;  à  Pise  il  fut  accueilli  avec  le  même  enthou- 
siasme, et  il  fit  la  dédicace  d'une  des  églises  de  cette 
ville.  A  mesure  qu'il  s'approchait  de  Rome,  son  cor- 
tège se  grossissait  des  populations  qui  venaient  à  fa 
rencontre,  et  qui  l'accompagnaient  dans  sa  marche. 

Celte  manifestation  générale  épouvanta  les  parti- 
sans de  l'empereur  et  de  Grégoire  VIII,  qui,  n'osant 
plus  demeurer  au  palais  de  Latran,  s'enfuirent  à 
Sutri  et  s'enfermèrent  dans  la  forteresse,  en  atten- 
dant les  secours  d'Allemagne.  Après  le  départ  de 
l'antipape,  la  milice  romaine  s'avança  à  la  rencontre 
de  Calixte  jusqu'à  trois  jours  de  marche  ;  et  lorsqu'il 
approcha  de  la  ville  sainte,  les  écoles,  les  seigneurs, 
les  magistrats  et  les  moines  vinrent  le  recevoir  à  la 
porte  principale,  tous  portant  des  rameaux  en  signe 
d'allégresse,  et  chantant  dés  hymnes  à  sa  louange. 
Les  rues,  richement  ta[)issées,  étaient  jonchées  de 
leurs;  et  l'affluence  du  peuple  était  si  considéraljle, 
ue  le  cortège  employa  dix  heures  pour  défiler  de- 
ant  le  palais. 

Dès  le  lendemain  de  son  installation,  le  ^int-père 
s'occupa  de  l'organisation  d'une  armée  et  de  la  con- 
clusion d'une  aUiance  avec  les  Normands,  afin  d'ac- 
célérer la  ruine  de  la  faction  du  roi  de  Germanie  et 


de  Bourdin.  En  eiïet,  par  Sfs  soins  des  troiqies  fu- 
rent bientôt  réunies  sous  les  ordres  de  Jean  de 
Crema,  cardinal  de  Saint- Chrysogone,  qui  vint  met- 
tre le  siège  devant  Sutri,  résidence  de  l'aiilipnpe. 
On  raconte  que  Calixte  lui-même  dirigea  les  havaux 
du  siège,  et  monta  plusieurs  fois  à  l'assaut,  le  cas- 
que en  tête  et  l'épèe  au  poing.  Enfin,  après  une  vi- 
goureuse résistance,  les  soldais  allemands,  décimés 
par  les  malailies  et  par  le  fer  de  l'ennemi,  consenti- 
rent à  faire  leur  soumission,  et  livrèrent  Bourdin  à 
son  compétiteur.  Le  pontife  eut  la  cruauté  de  le 
faire  mutiler  honteusement  par  les  mains  du  bour- 
reau; on  lui  creva  les  yeux,  on  lui  ai  radia  les  par- 
ties naturelles;  l'infortuné  fut  placé  à  rebours  sur 
un  chameau,  la  queue  entre  les  mains  en  guise  de 
bride,  et  une  peau  do  mouton  sanglante  étendue 
sur  les  épaules,  pour  figurer  par  dérision  la  chape 
écarlate  dont  les  pontifes  étaient  revêtus.  Dans  cet 
état  il  fut  conduit  jusqu'à  Rome,  afin  de  prolonger 
son  humiliation  et  ]mar  intimider  par  cet  exemple 
de  sévérité  les  ambitieux  qui  oseraient  aspirer  au 
saint-siège. 

L'antipape  fut  ensuite  relégué  dans  le  monastère 
de  Cave;  l'année  suivante  il  fut  transféré  au  couvent 
de  Janula,  d'où  plus  lard  Honorius  le  fitenlever  pour 
l'enfermer  près  d'Alatri  dans  l'abbaye  de  Fumon,où 
il  acheva  ses  jours  misérablement.  Telle  fut  la  fin 
de  l'infortuné  Maurice  Bourdin,  prélat  distingué  par 
son  mérite,  et  cjui  n'avait  commis  d'autre  faute  que 
celle  d'avoir  voulu  se  placer  entre  l'autel  et  le  trône, 
dans  le  moment  où  ces  deux  pouvoirs  se  disputaient 
la  prééminence. 

Pour  laisser  à  la  postérité  un  monument  d'i  sa  vic- 
toire, le  pontife  fil  décorer  magnifiquement  une  salle 
du  palais  de  Latran,  où  il  était  représenté  foulant  à 
ses  pieds  l'antipape  Grégoire  VIII.  Il  fit  raser  les 
palais  de  Cencius  Frangipane  et  ceux  des  autres  sei- 
gneurs qui  s'étaient  montrés  ses  ennemis  ;  il  chassa 
de  leurs  châteaux  les  comtes  italiens  qui  d(''vastaient 
les  domaines  de  l'Église,  et  parvint  à  rétablir  le  gou- 
vernement absolu  dans  tous  les  États  de  l'Italie. 

Calixte  n'ayant  plus  d'ennemis  à  combattre,  s'oc- 
cupa des  querelles  religieuses  des  autres  Églises,  et 
envoya  son  légat  Conon  et  l'archevêque  Raoul  le 
Verd  à  Soissons,  pour  juger  en  concile  un  écrit  sur 
la  Trinité,  composé  par  Picri-e  Abailard,  un  des  plus 
remarquables  dialecticiens  du  douzième  siècle. 

Cet  homme  extraordinaire,  cjue  ses  amours  ont 
rendu  encore  plus  célèbre  que  ses  vastes  connais- 
sances, était  fils  du  seigneur  d'un  petit  bourg  nommé 
Palais,  situé  dans  les  environs  de  Nantes.  Dès  sa 
plus  tendre  jeunesse  il  s'était  livTé  avec  une  ardeur 
incroyable  à  l'étude  des  fjcience.s  et  des  langues;  la 
poésie,  l'éloquence,  la  philosophie,  la  jurisprudence, 
la  théologie,  les  mathématiques,  les  langues  grec- 
que, hébraïque  et  latine,  enfin  toutes  les  connais- 
sances humaines  lui  étaient  devenues  familières. 
Parvenu  à  l'âge  d'homme  et  désirant  compléter  ses 
études,  il  se  rendit  à  l'université  de  Paris,  dont  les 
professeurs  passaient  pour  les  premiers  rhéteurs  du 
monde  entier. 

Parmi  eux,  l'archidiacre  de  Notre-Dame,  Guil- 
laume de  Champeaux,  était  di'signé  comme  le  prince 
des  logiciens  scolastiques.  Abailard  suivit  les  cours 


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CALIXTE     II 


31 


Je  Guillaïune,  et  il  profila  si  bien  de  ses  lei^ons,  que 
l'écolier  mit  souvent  le  maître  dans  l'impossibilité 
j  de  résoudie  les  subtilités  de  ses  ([ucstions.  D'abord 
le  docteur  s'était  attaché  à  son  savant  disciple;  en- 
suite la  haine  succéda  à  l'amitié,  lorsqu'il  reconnut 
que  son  orgueilleux  élève  se  faisait  une  gloire  de  le 
confondre  dans  ses  argumentations  ;  Guillaume  le  lit 
même  chasser  de  Paris  :  celui-ci  se  retira  d'abord  à 
Melun,  ensuite  à  Gorbeil. 

Quel([ues  années  après,  Abailard  se  réconcilia 
avec  son  maître,  et  obtint  la  permission  de  rentrer 
dans  la  capitale  pour  ouvrir  une  école  d'éloquence 
Son  immense  talent  fit  aussitôt  déserter  toutes  les 
académies,  et  les  chroniques  rapportent  que  le  nom- 
bre de  ses  auditeurs  s'élevait  à  plus  de  trois  mille. 
La  méthode  qu'il  suivait  dans  ses  cours  consistait  à 
faire  l'éloge  de  la  science  et  la  censure  des  hommes 
qui,  dans  ces  temps  de  barbarie,  regardaient  l'igno- 
rance comme  un  titre  de  noblesse.  Il  enseignait  la 
logique,  la  métaphysiijue,  la  jibysique,  les  mathéma- 
tiques, l'astronomie,  la  morale,  et  enliu  la  théologie. 
Il  devint  le  docteur  à  la  mode,  parce  qu'il  était  le 
seul  qui  joignit  la  science  du  philosophe  à  l'élo- 
quence du  tribun. 

Abailard  était  surtout  recherché  par  les  femmes 
distinguées  de  l'époque  ;  mais  Héloïse,  nièce  du  cha- 
noine Fulbert,  eut  seule  le  pouvoir  d'attirer  l'atten- 
tion du  professeur.  Quoiqu'il  eût  déjà  trente-neuf 
ans  et  qu'Héloïse  en  comptât  à  peine  dLx-sept,  il 
conçut  pour  elle  une  passion  si  violente,  qu'il  réso- 
lut de  tout  entreprendre  pour  obtenir  son  amour. 
Les  historiens  racontent  qu'il  se  fit  admettre  dans  la 
maison  du  chanoine  à  titre  de  commensal  et  en 
payant  une  forte  pension;  qu  ensuite  il  obtint  du 
vieil  avare  la  permission  de  faire  l'éducation  de  sa 
nièce  sans  en  recevoir  de  salaire.  La  confiance  du 
chanoine  était  si  glande,  que  nim-seulement  il  lais- 
sait les  deux  amants  dans  une  solitude  absolue,  mais 
encore,  avant  de  quitter  la  maison,  il  recommandait 
au  maître  de  fouetter  l'écolière  si  elle  se  montrait 
récalcitrante  à  ses  leçons.     , 

Il  n'était  pas  besoin  d'une  si  grande  sévérité  pour 
soumettre  Héloïse,  car  elle  répondait  par  une  ardeur 
égale  à  la  passion  d'Abailard;  ces  tendres  amants 
vécurent  une  année  entière  dans  les  joies  inefl'ables 
d'un  amour  partagé.  Abailard,  autrefois  si  ambitieux 
de  gloire,  si  avide  de  renommée,  avait  entièrement 
déserté  l'école,  et  consacrait  tous  les  instants  qu'il 
ne  pouvait  passer  auprès  de  sa  maîtresse,  à  compo- 
ser des  chants  à  sa  louange.  C'est  Iléloise  elle-même 
qui  nous  apprend  ces  particularités  dans  une  de  ses 
lettres  :  «  l'armi  les  qualités  ([ui  brillaient  en  vous, 
lui  écrivait-elle  longtemps  après,  vous  en  possédiez 
deux  ([ui  me  touchaient  plus  que  toutes  les  autres  : 
c'étaient  la  grâce  de  votre  langage  et  la  douceur  de 
votre  ciiant  ;  et  toute  autre  femme  n'en  aurait  pas 
été  moins  touchée  que  moi.  Les  mélodies  que  vous 
composiez,  en  mesure  simple  ou  en  rime,  avaient 
un  charme  irrésistible  qui  m'obligeait  à  les  chanter, 
à  cause  de  la  suavité  des  expressions  et  de  la  dou- 
ceur de  celte  poésie  amoureuse.  Les  femmes  les 
plus  insensibles  ne  pouvaient  vous  refuser  leur  ad- 
miration ;  et  comme  vos  vers  célébraient  nos  amours, 
mon  nom  fut  bientôt  répandu  dans  le  monde  entier. 


et  toutes  les  femmes  envièrent  le  bonheur  de  celle 
que  vous  aimiez  si  passionnément,  d'Héloise » 

Le  chanoine  Fulbert  ap])rit  enfin  les  relations  cri- 
minelles de  sa  nièce  et  d'.Vhailard  ;  mais  il  n'était 
plus  temps  de  rompre  l'intiniilé  de  cette  liaison  ;  Hé- 
loïse portait  dans  son  sein  un  gage  de  son  amour. 
D'après  les  chroniques  du  temps,  il  paraîtrait  que  le 
chanoine  voulut  qu'un  mariage  vînt  arrêter  le  scan- 
dale public  ;  mais  Héloïse  ayant  déclaré  à  son  oncle 
qu'elle  voulait  être  la  maîtresse  d'.\liailard  et  non 
sa  femme,  celui-ci  entra  dans  une  colère  affreuse  et 
jura  de  se  venger. 

Pour  apaiser  le  mécontentement  du  chanoine,  les 
deux  amants  consentirent  à  un  mariage  secret  qui 
eut  lieu  eu  présence  de  l'oncle  et  de  quelques  té- 
moins. Fulbert  n'étant  pas  encore  satisfait  de  cette 
réparation,  exigea  que  le  mariage  fut  rendu  public  •, 
et  sur  le  refus  d'Héloïse,  il  reprit  ses  projets  de 
vengeance  :  pendant  la  nuit,  des  hommes  masqués 
pénétrèrent  dans  la  chambre  d'.\bailard  ;  et  tandis 
([ue  quatre  d'entre  eux  le  saisissaient  par  les  bras  et 
par  les  jambes,  le  chanoine,  armé  d'un  rasoir,  lui 
ht  subir  l'horrible  mutilation  qui  devait  le  séparer  à 
jamais  d'Héloïse.  Abailard  alla  cacher  ses  larmes  et 
sa  honte  dans  l'abbaye  de  Saint-Denis,  et  Héloïse,  de 
son  côté,  prit  le  voile  dans  le  couvent  d'Argeiiteuil. 

Le  temps  adoucit  enfin  les  chagrins  d'Abailard, 
et  il  se  rendit  aux  sollicitations  de  ses  admirateurs, 
qui  l'engagèrent  à  reprendre  ses  admirables  ensei- 
gnements. Bientôt,  comme  par  le  passé,  il  se  vit  en- 
touré de  nombreux  élèves  ;  mais  avec  ses  succès  re- 
parurent aussi  ses  envieux.  Deux  ennemis  puissants, 
Albéric  et  Lotulphe,  théologiens  de  Reims,  dénon- 
cèrent au  concile  de  SoisSons,  en  1122,  un  traité 
sur  la  Trinité  qu'il  venait  de  composer,  et  qui  avait 
été  accueilli  avec  un  enthousiasme  universel.  Aussi 
malheureux  dans  sa  carrière  littéraire  que  dans  ses 
amours,  Abailard  fut  condamné  comme  hérétique 
par  les  Pères  du  synode,  et  forcé,  en  présence  de 
l'assemblée,  de  brûler  son  livre  ;  ensuite  il  fut  ren- 
fermé à  Saint-Médard,  puis  à  Saint-Denis,  et  re- 
commandé à  la  surveillance  de  l'abbé.  Quelques  an- 
nées après,  il  parvint  à  s'enfuir,  et  se  retira  à 
Nogent-sur-Seine,  où  il  fil  bâtir  à  ses  frais  un  cou- 
vent ([u'il  dédia  au  Saint-Esprit,  et  qu'il  nomma  le 
Paraclet  ou  le  Consolateur  :  Héloïse  et  quelques  au- 
tres religieuses  d'Argenteuil  vinrent  habiter  cette 
retraite.  Ce  fut  là  que  les  deux  tendres  amants  se 
revirent  pour  la  première  fois  après  une  séparation 
de  onze  années. 

Abailard  fut  ensuite  nommé  abbé  de  Saint-Gil- 
das,  mais  ses  ennemis  vinrent  encore  le  poursui- 
vre jusque  dans  le  silence  du  cloître,  et  l'accusèrent 
d'hérésie.  L'illustre  professeur  voulut  se  rendre  à 
Rome  pour  se  justifier;  mais  arrivé  à  Cluny,  le  vé- 
nérable Pierre  le  dissuada  de  ce  voyage  et  le  retint 
même  dans  l'abbaye.  Deux  ans  après,  fatigué  de 
l'injustice  des  hommes,  il  prit  la  résolution  de  finir 
ses  jours  dans  la  retraite,  et  s'enferma  dans  le 
prieuré  de  Saint-Marcel,  près  de  Chalon-sur-Saône, 
où  il  mourut  en  1142,  à  l'âge  de  soixante-trois  ans. 
D'abord  on  l'ensevelit  dans  ce  couvent  ;  ensuite,  à  la 
prière  d'Héloïse,  ses  restes  lurent  transportés  dans 
son  abbaye  du  Paraclet. 


3:2 


HISTOIRE     DES     PAPES 


Cette  amanle  niallieureuso  vécut  encore  vinijl-deiix 
ans,  en  pleurant  celui  i[u'olle  avait  tant  aimé  :  a]Mès 
sa  mort,  son  corps  fut  déposé  auprès  de  celui  de 
son  époux  ;  cl  les  cIironit(uos  du  temps  rajiportent 
qu'Al'ailard  ouvrit  les  bras  pour  la  recevoir  lorsqu'on 
leva  la  pierre  qui  recouvrait  son  cercueil.  Depuis 
lors  une  nouvelle  translation  a  changé  de  place  le 
monument  qui  renfermait  leurs  cendres:  mais  les 
dernières  volontés  d'Héloïse  ont  été  religieusement 
respectées  ;  et  la  tombe  qui  leur  a  été  élevée  au  ci- 
metière du  Père-Lachaisc,  à  Paris,  réunit  encore  les 
deux  amants. 

Calixte  ayant  aflVrmi  son  autorité  dans  Rome, 
voulut  exercer  le  despotisme  le  plus  absolu  sur  les 
autres  royaumes.  A  cet  efl'et,  il  donna  à  un  moine 
de  Cluny,  nommé  Pierre,  la  légation  de  la  France, 
de  la  Grande-Bretagne,  de  Tlrlande  et  des  Orcadcs, 
avec  la  mission  d'assujettir  l'Eglise  dWngleterre  à  la 
cour  do  Rome,  et  de  rétablir  les  affaires  du  saint- 
siége  en  France.  Mais  déjà  Louis  le  Gros  avait  ré- 
clamé contre  un  jugement  du  poutil'e,  par  une  lettre 
violente  conçue  en  ces  termes  :  «  En  suspendant 
l'exécution  de  la  sentence  que  vous  aviez  ])rononcée 
contre  le  métropolitain  de  Sens,  saint-père,  vous 
avez  adouci  notre  colère  ;  mais  nous  ne  sommes  j)as 
encore  satisfait,  parce  que  l'ambiguïté  de  votre  dé- 
cision laisse  à  l'archevêque  de  Lyon  l'espérance  d'ob- 
tenir de  nous  la  satisfaction  qu'il  demande.  Puis- 
qu'il faut  vous  dire  ma  pensée  tout  entière  à  ce  sujet, 
j'avouerai  que  je  préfère  voir  mon  royaume  en  feu 
et  ma  vie  en  péril,  plutôt  que  d'obéir  à  ce  prêtre. 

«  Nous  vous  prions  donc  de  conserver  à^l'Êglise 
de  Sens  la  liberté  dont  elle  a  joui  jusqu'à  présent, 
et  d'empêcher  qu'elle  ne  reçoive  aucun  préjudice  par 
la  sujétion  qu'on  veut  lui  imposer  imprudemment. 
Les  privilèges  d'un  siège  lui  appartiennent  en  propre, 
et  non  aux  prélats  qui  le  gouvernent  ;  et  si  le  mé- 
tropolitain de  Sens  a  disposé  seul  d'un  bien  qu'il  ne 
possédait  à  aucun  droit,  son  Église  ne  doit  pas  être 
punie  pour  les  fautes  de  son  chef,  et  perdre  les  pré- 
rogatives de  son  ancienne  bberté. 

«  D'ailleurs,  saint-père,  prenez  garde  que  la  ville 
de  Lyon,  qui  appartient  à  l'empereur,  ne  s'aug- 
mente de  nos  pertes  ;  et  craignez,  en  voulant  sou- 
mettre nos  villes  à  une  juridiction  étrangère,  de 
rompre  la  paix  qui  existe  entre  le  roi  Henri  et  notre 
couronne.  Nous  vous  déclarons  en  outre,  que  si 
notre  volonté  était  méprisée  dans  une  affaire  aussi 
simple,  nous  ne  nous  exposerions  ])lus  à  la  honte 
d'un  refus  ni  au  mépris  de  notre  dignité,  mais  que 
nous  nous  ferions  justice  par  nous-même.  » 

Aucune  réponse  ne  fut  faite  à  cette  lettre  ;  le  légat 
du  saint-siége  se  présenta  seulement  à  la  cour  du  roi 
de  France  pour  donner  au  prince  des  espérances  éva- 
sives  et  conformes  à  la  poliliijue  de  Rome  ;  ensuite 
le  moine  de  Cluny  se  rendit  en  Angleterre,  où  il  s'é- 
tait fait  précéder  par  des  envoyés  habiles  qui  surent 
adroitement  exciter  la  curiosité  de  la  nation  sur 
l'ambassadeur.  Mais  le  roi  ne  partagea  pas  l'engoue- 
ment général,  il  envoya  même  à  la  rencontre  du 
légat,  Bernard,  évèque  de  Saint-David,  et  un  clerc 
appelé  Jean,  avec  ordre  de  lui  interdire  l'entrée  de 
la  Grande  Bretagne,  s'il  refusait  de  prendre  l'enga- 
gement de  ne  point  s'arrêter  dans  les  monastères  ou 


dans  les  églises,  et  de  payer  toutes  ses  dépenses. 
Pierre  accepta  les  conditions  qui  lui  étaient  impo- 
sées, et  se  rendit  à  la  cour  avec  l'espoir  de  faire 
changer  les  sentin;ents  du  roi  :  il  reconnut  bientôt 
son  erreur  ;  Henri  le  reçut  avec  une  grande  froideur, 
et  ne  voulut  lui  laisser  exercer  aucun  acte  d'autoiité. 
(le  prince  prétendait  avec  raison  qu'un  légat  ne  de- 
vait point  porter  atteinte  aux  coutumes  établies  dans 
un  royaume,  surtout  lorsqu'elles  étaient  consacrées 
par  les  mœurs  des  habitants  et  par  la  volonté  des 
peuples. 

Pierre  comprit  qu'il  serait  dangereux  d'engager 
une  lutte  avec  un  monarque  aussi  absolu  dans  ses 
décisions,  et  il  reprit,  confus  et  humilié,  le  chemin 
de  Rome. 

Si  les  entreprises  du  pape  échouèrent  en  France  et 
en  Angleterre,  elles  furent  couronnées  d'un  entier 
succès  en  Allemagne.  L'archevêque  de  Mayence,  en 
publiant  le  décret  d'analhème  contre  Henri,  avait 
entraîné  toute  la  Saxe  dans  la  révolte  ;  et  l'empereur, 
pour  soumettre  les  rebelles,  avait  été  contraint  de 
réunir  une  armée  formidable. 

Mais  comme  les  deux  partis  redoutaient  égale- 
ment les  chances  d'une  bataille  générale,  on  convint 
d'eiijployer  les  voies  des  négociations  avant  d'en  ve- 
nir aux  mains.  A  cet  effet,  douze  seigneurs,  choisis 
dans  les  deux  camps,  signèrent  une  trêve,  par  la- 
quelle ils  s'engagèrent  à  suspendre  les  hostilités  jus- 
qu'à l'issue  d'une  diète  des  Etats,  qui  fut  fixée  pour 
le  jour  de  la  fête  de  saint  Michel,  dans  la  ville  de 
Wirtzbourg.  D'abord  l'assemblée  traita  des  moyens 
à  employer  pour  faire  cesser  le  schisme  qui  séparait 
les  Eglises  ;  ensuite  elle  décréta  une  paix  absolue 
dans  toute  l'Allemagne,  avec  ordre  aux  parties  belli- 
gérantes de  restituer,  sous  peine  de  mort,  les  terres 
usurpées,  soit  aux  ecclésiastiques,  soit  aux  princes, 
soit  aux  seigneurs.  Quant  à  l'excommunication  pro- 
noncée contre  l'empereur,  on  décida  que  l'évêque  de 
Spire,  et  Arnoul,  abbé  de  Fulde,  se  rendraient  à 
Rome  pour  en  référer  au  pontife  et  pour  obtenir  la 
convocation  d'un  grand  concile,  dans  lequel  cette 
importante  affaire  serait  jugée  définitivement. 

Gesambassadeurs  s'acquittèrent  de  leur  mission  avec 
un  grand  zèle  ;  ils  changèrent  entièrement  les  disposi- 
tions hostiles  du  pape,  etobtinrentderameneraveceux 
en  qualité  de  légats,  Lambert,  évèque  d'Ostie,  Gré- 
goire, diacre  du  titre  de  Saint-Ange,  et  Saxon,  prê- 
tre du  titre  de  Saint-Étienne  au  mont  Gelius,  avec 
les  pleins  pouvoirs  du  saint  siège  pour  assembler  un 
synode,  et  pour  relever  Henri  de  l'excommunication, 
s'il  renonçait  à  l'investiture  des  Églises. 

Une  diète  générale  fut  convoquée  de  nouveau  à 
\\'orms  pour  le  mois  de. septembre  1122  ;  et  après 
dix  jours  de  conférences,  on  dressa  un  acte  ainsi 
conçu  :  «  Nous,  légats  du  saint-siége,  nous  accor- 
dons à  l'empereur  le  pouvoir  de  faire  élire  les  évê- 
ques  et  les  abbés  du  royaume  de  Germanie  en  sa 
présence,  sans  employer  ni  violence  ni  simonie,  et 
sous  les  auspices  du  métropolitain  et  des  prélats 
coinprovinciaux.  L'élu  recevra  du  prince  l'investi- 
ture des  régales  par  le  sceptre,  et  non  celle  des  ré- 
gales ecclésiastiques  ;  et  il  accomplira  envers  le  sou- 
verain les  devoirs  que  lui  impose  son  titre  de 
sujet.  En  vertu  de  ce  traité,  nous  accordons  à  Henri 


CALIXTE    II 


33 


une  paix  durable,  et  de  même  à  ceux  qui  ont  em- 
brassé son  parti  pendant  les  temps  mallicureux  Je 
nos  discordes.  » 

Le  prince,  à  son  tour,  répondit  par  un  écrit  où  il 
s'exprimait  en  ces  termes  :  «  Pour  l'amour  de  Dieu, 
de  kl  sainte  Église  romaine,  du  pape  Galixte,  et  pour 
le  salut  de  notre  âme,  nous  renonçons  au  privilège 
des  investitures  par  l'anneau  et  par  la  crosse,  et 
nous  accordons  à  toutes  les  Églises  de  notre  empire 
les  élections  canoniques  et  les  consécrations  libres. 
Nous  restituons  au  saint-siége  les  terres  et  les  ré- 
gales dont  nous  nous  sommes  emparé  pendant  nos 
divisions  ;  et  nous  promettons  notre  appui  au  pape 
pour  lui  faire  recouvrer  celles  dont  nos  sujets  pour- 
raient avoir  pris  possession.  Nous  rendrons  égale- 
ment aux  Églises,  aux  seigneurs  et  aux  citoyens  les 
domaines  qui  sont  en  notre  possession.  Enfin,  nous 
donnons  une  paix  entière  et  durable  au  pape  Ga- 
lixte, à  la  sainte  Église  romaine  et  à  tous  ceux  qui 
l'ont  défendue  pendant  nos  discordes.  » 

Ces  deux  actes  furent  lus  et  échangés  dans  une 
plaine,  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  où  l'on  avait 
dressé  des  tentes  et  un  autel.  Ensuite  on  rendit  des 
actions  de  grâces  à  Dieu,  et  l'évètfue  d'Ostie  célébra 
une  messe  solennelle,  où  il  admit  l'empereur  à  la 
communion  et  lui  donna  le  baiser  de  paix.  Il  donna 
également  l'absolution  aux  troupes  qui  les  entou- 
raient et  à  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  au 
schismes. 

C'est  ainsi  que  le  pape  et  le  roi  cimentèrent  leur 
union,  après  avoir  dévasté  l'Allemagne  et  l'Italie,  et 
avoir  l'ait  égorger  les  peuples  de  la  Saxe,  de  la  Ba- 
vière, de  la  Lorraine  et  Je  la  Lombardie,  pendant  la 
moitié  d'un  siècle,  pour  une  méprisahle  querelle  d'in- 
vestiture. 

Heïs  dit  à  ce  sujet  :  «  Nous  voyons  clairement  que 
les  affaires  qui  bouleversent  les  Etats  et  qui  coûtent 
tant  Je  larmes  et  de  sang  aux  peuples,  ne  sont  que 
des  puérilités  ou  des  prétextes  employés  par  l'ambi- 
tion des  prêtres  et  des  rois.  Depuis  Charlemagne 
jusqu'à  Henri  IV,  les  investitures  se  donnaient  par 
la  crosse  et  par  l'anneau,  comme  étant  chose  com- 
plètement indifférente  à  l'État  et  à  l'Église  ;  mais 
sous  ce  dernier  empereur,  les  papes  imaginèrent  de 
faire  de  la  crosse  et  de  l'anneau  un  palladium  sacré 
dont  ne  pouvaient  approcher  les  mains  impures  des 
laïques  ;  et  à  l'aide  de  cette  prétention  futile,  ils 
bouleversèrent  la  société,  augmentèrent  leurs  riches- 


ses, ruinèrent  les  nations,  et  firent  égorger  plus  dj 
trois  millions  d'hommes!  » 

Dans  l'année  suivante,  le  pape  tint  un  nouveau 
concile  au  palais  de  Latran,  pour  confirmer  les  trai- 
tés conclus  avec  Henri,  et  pour  défendre  l'usurpa- 
tion des  biens  de  l'Eglise  romaine,  particulièrement  de 
ceux  de  Bénévent.  On  accorda  aux  croisés  qui  se  ren- 
daient à  Jérusalem  la  rémission  entière  de  leurs  pé- 
chés ;  on  déclara  leurs  maisons,  leurs  familles  et  leurs 
biens  sous  la  protection  de  saint  Pierre;  on  défendit 
aux  laïques,  sous  peine  d'anathème,  d'enlever  les 
offrandes  qui  étaient  placées  sur  les  autels  des  égli- 
ses ;  et  l'on  interdit  aux  seigneurs  le  droit  de  forti- 
fier les  basiliques  pour  en  faire  des  places  fortes  ; 
enfin  on  condamna  généralement  toutes  les  aliéna- 
tions faites  sans  lu  consentement  du  clergé.  Il  fut 
ordonné  aux  abbés  et  aux  moines  de  ne  point  visiter 
les  malades,  de  ne  point  célébrer  l'office  divin  hors 
de  leurs  monastères,  et  de  ne  point  appeler  d'autres 
prélats  que  leurs  évêques  diocésains  pour  adminis- 
trer les  saintes  huiles,  pour  consacrer  les  clercs  et 
pour   faire  la  dédicace  de  leurs  nouveaux  oratoires. 

Les  évèques  qui  composaient  cette  assemblée  se 
plaignaient  fortement  des  moines,  et  voici  comment 
ils  s'exprimaient  :  «  La  gloire  des  chanoines  et  des 
autres  ecclésiastiques  est  entièrement  obscurcie  de- 
puis qiie  les  religieux,  s'écartant  des  règles  de  leurs 
ordres,  recherchent  avec  une  ambition  insatiable  les 
privilèges  des  évèques,  et  refusent  de  vivre  du  travail 
de  leurs  mains,  comme  le  prescrivent  les  règlements 
de  saint  Benoît.  Ils  possèdent  des  églises,  des  ter- 
res, des  châteaux  ;  ils  prélèvent  les  dîmes  et  les 
oblations  des  fidèles;  enfin  il  ne  leur  reste  qu'à  nous 
arracher  la  crosse  et  l'anneau  pour  nous  avoir  com- 
plètement dépouillés » 

Après  la  tenue  de  ce  concile,  le  pape,  toujours  at- 
tentif à  consolider  l'autorité  du  saint- siège,  envoya 
en  France,  en  qualité  de  légats,  Grégoire,  cardinal 
du  titre  de  Saint- Ange,  et  Pierre  de  Léon,  qui  con- 
voquèrent plusieurs  synodes  à  Chartres,  à  Clermont, 
à  Beauvais  et  à  Vienne,  pour  confirmer  les  actes  du 
concile  de  Latran. 

Mais  au  moment  où  le  saint-père,  parvenu  à  l'a- 
pogée de  sa  puissance,  s'applaudissait  du  succès  de 
sa  politique,  il  fut  tout  à  coup  attaqué  d'une  fièvre 
violente  (jui  l'emporta  en  quelques  lieures.  Il  mou- 
rut le  12  décembre  1124,  après  un  pontificat  de  cinq 
ans  et  dix  mois. 


93 


3<i 


msTOIUE    DES    TAPES 


Préliminaires  de  l'éleclion  d'Honorius.  —  Célestin,  élu  pape,  est  forcé  d'abdiquer.  —  Schisme  da  monastère  de  Cluny.  —  L'abbé 
Pierre  et  l'abbé  Pons  se  rendent  à  Rome  pour  être  jugés.  —  Pons  est  enfermé  dans  une  tour  par  ordre  du  pape.  —  Honorius 
tourne  en  dérision  la  piété  sincère  du  prieur  Matthieu.  —  Schisme  dans  le  couvent  du  Mont-Cassin.  —  L'abbé  Orderise  est 
excommunié.  —  Il  méprise  les  foudres  du  Vatican.  —  Les  moines  se  livrent  un  furieu.x  combat  au  Mont-Cassin.  —  Le  doyen 
Nicolas  est  choisi  pour  abbé.  —  Il  vole  le  trésor  du  couvent.  —  Honorius  fait  élire  un  autre  abbé.  —  Guerre  entre  le  pape  et 
le  comte  Roger.  —  Affaire  d'Ëlienne,  évêque  de  Paris.  —  Mort  d'Honorius. 


Calixte  II  étant  mort,  deux  factions  se  formèrent 
aussitôt  pour  l'élection  d'un  nouveau  pape  ;  Léon  de 
Frangipane  voulait  élever  au  pontificat  Lambert, 
évêque  d'Ostie,  et  l'autre  parti  demandait  pour  sou- 
verain pontife  Saxon  d'Anagnia,  cardinal  de  Saint- 
Etienne  au  mont  Celius.  L'adroit  Léon,  afin  de  trom 
per  plu-i»  facilement  les  cardinaux,  employa  une  ruse 
assez  singulière;  il  feignit  d'abandonner  son  pro- 
tégé, et  la  veille  de  l'élection  il  se  rendit  en  grand 
mystère  à  la  demeure  de  chaque  cardinal  pour  en- 
gager les  chapelains  à  se  rendre  au  conclave  le  len- 
demain avec  une  chape  rouge  cachée  sous  leurs  cha- 
pes noires,  afin  de  pouvoir  en  revêtir  leurs  maîtres, 
et  laissant  ainsi  supposer  à  chacun  d'eux  qu'il  pou- 
vait être  élu  pape.  Le  jour  suivant,  tous  les  prélats 
se  réunirent  dans  la  chapelle  de  Saint-Pancrace  au 
palais  de  Latran  :  Léon  de  Frangi])ane  manquait 
seul  à  l'assemblée.  On  procéda  néanmoins  à  l'élec- 
tion ;  et  sur  la  proposition  de  Damien  et  de  Jona- 
tlian,  on  revêtit  de  la  chape  rouge  Thibaud,  prêtre 
de  Sain'e-Anastasie,  qui  fut  proclamé  pontife  sous 
le  nom  de  Célestin,  aux  acclamations  des  nobles,  et 
malgré  la  vive  opposition  des  cardinaux,  qui  tous 
comptaient  sur  la  papauté. 

Enfin  If^calmc   se    rétablit,  et    l'on    commençait 
même  à  chanter  le  Te  Deum   en  signe  de  réjouis- 


sance, lorsque  tout  à  coup  les  Frangipanes  envahi- 
rent l'église  avec  leurs  partisans,  criant  :  «  Lambert, 
évêque  d'Ostie,  est  pape  par  la  volonté  de  saint 
Pierre.  »  Aussitôt  ils  le  revêtirent  des  ornements 
pontificaux  et  se  rangèrent  autour  do  lui,  les  épées 
nues  à  la  main.  Alors  le  vénérable  Célestin,  redou- 
tant les  conséquences  déploraljles  d'un  combat  dans 
l'église,  se  dévoua  pour  le  salut  de  tous  ;  il  s'avança 
au  milieu  des  deux  partis,  se  dépouilla  de  la  chape 
de  pourpre  et  céda  la  tiare  à  son  concurrent,  qui 
prit  le  nom  d'Honorius  II. 

Malgré  la  renonciation  volontaire  de  Célestin  au 
trône  de  l'Apôtre,  les  ecclésiastiques,  le  peuple  et  la 
plupart  des  seigneurs  continuèrent  à  le  regarder 
comme  le  seul  pape,  et  déclarèrent  Télection  d'Ho- 
norius irrégulière  et  sacrilège.  Celui-ci  voyant  la 
disposition  des  esprits,  emiiloya  toutes  ses  ressour- 
ces pour  se  créer  des  parti.^ans;  il  fit  de  riches  pré- 
sents aux  cardinaux,  distribua  de  l'argent  au  peuple, 
se  montra  prévenant  pour  les  principaux  citoyens  de 
Rome,  et  poussa  l'iiypocrisie  jusqu'à  faire  publier 
qu'il  voulait  renoncer  à  la  papauté.  En  conséquence, 
il  convoqua  tous  les  électeurs  dans  la  basili([ue  de 
Saint-Jean  de  Latran,  et  déposa  la  tiare  en  lein-  pré- 
sence, sept  jours  après  avoir  été  proclamé  pontife. 
Les  assistants,  trompés  par  cette  ruse,  et  craignant 


IIOXORIUS    II 


35 


d'ailleurs  d'introduire  un  fâcheux  précèdent  dans  les 
élections  en  nommant  un  nouveau  pape,  le  déclarè- 
rent légitime  chef  de  l'Eglise.  En  conséiiutnce,  les 
cardinaux,  les  nobles  et  le  peuple  se  prosternèrent 
à  ses  pieds  et  lui  jurèrent  obéissance. 

Le  pontife  était  originaire  du  comté  de  Bologne  ; 
ses  parents  étaient  de  pauvres  cultivateurs  ([ui  l'a- 
vaient placé  fort  jeune  à  la  cathédrale  de  Bologne, 
où  il  se  ilistingua  entre  les  jeunes  clercs  par  son 
amour  pour  l'étude  et  par  une  grande  régularité  de 
mœurs.  Le  métropolitain  l'ayant  pris  en  atTection, 
l'avait  ordonné  archidiacre  de  son  église;  et  plus 
tard  le  pape  Pascal  l'appela  à  Rome,  où  il  le  consa- 
cra évè<[ue  de  Vellétri  ou  d'Oslie. 

Dès  (|ue  Lambfrl  futjiarvcnu  au  pontilicat,  il  en- 
voya Othon,  évèque  de  Bamberg,  pour  accélérer  la 
conversion  des  peuples  de  la  Poméranie,  qui  étaient 
gouvernés  par  Vratislas.  Cette  mission  eut  un  plein 
succès,  grâces  au  duc  de  Pologne,  Boleslas  III,  à  la 
bouche  de  travers,  qui  força  les  Poméraniens  à  embras- 
ser la  foi  du  Christ  en  les  faisant  massacrer  par  milliers. 

L'année  suivante  l'Église  l'ut  vivement  agitée  à 
l'occasion  d'un  schisme  qui  éclata  dans  l'abbaye  de 
Cluny  :  l'ancien  supérieur  du  monastère,  Pons,  avait 
déposé  précédemment  le  bâton  abbatial  pour  entre- 
prendre un  pèlerinage  à  la  terre  sainte,  non  par  dé- 
votion, mais  dans  lespérauce  de  devenir  archevêque 
ou  gouverneur  d'une  province  de  Palestine.  Ses  pré- 
visions ne  s'éiant  point  réalisées,  Pons  prit  la  réso- 
lution de  rentrer  en  Italie,  et  s'arrêta  dans  le  diocèse 
de  Trévise,  où  d  bâtit  un  oratoire  à  quelques  milles 
delà  ville.  Il  vécut  dans  cette  retraite  avec  une  rigi- 
dité extrême,  priant,  jeûnant  et  s'imposant  les  ma- 
cérations les  plus  rigoureuses.  Cette  fois  encore  son 
hypocrisie  ne  lui  ayant  pas  attiré  les  honneurs  qu'il 
croyait  dus  à  son  grand  mérite,  il  se  décida  à  re- 
tourner à  son  ancien  monastère.  Alors  il  écrivit  en 
France  pour  obtenir  l'expulsion  de  Pierre,  son  suc- 
cesseur, et  s'engagea  envers  ses  partisans  à  leur  dis- 
tribuer les  richesses  du  couvent  s'ils  le  rétablissaient 
dans  la  dignité  d'abbé.  Ses  intrigues  lui  ayant  créé 
de  puissants  protecteurs,  il  se  rendit  secrètement  à 
Cluny,  et  un  jour,  profitant  de  l'absence  de  l'abbé 
Pierre,  il  envahit  le  couvent  et  chassa  le  prieur  Ber- 
nard, viedlard  vénérable,  et  les  moines  qui  refu- 
sèrent de  se  soumettre  à  son  autorité  ;  ensuite  il  li- 
vra le  monastère  au  pillage,  il  prit  les  croix,  les 
calices,  les  candélabres,  les  reliquaires,  les  fit  fondre 
en  lingots,  et  en  retira  des  sommes  énormes  qu'il 
distribua  aux  seigneurs  du  voisinage  et  aux  hommes 
d'armes  qui  s'étaient  joints  à  sa  cause. 

Pons  une  fois  maître  de  l'abbaye,  s'occupa  de  ré- 
duire les  fermes  et  les  châteaux  qui  en  dépendaient  ; 
ses  efforts  se  tournèrent  principalement  contre  le 
prieur  Bernard,  qui  s'était  réfugié  dans  les  oratoires 
crénelés  avec  les  religieux  qui  tenaient  pour  l'abbé 
Pierre.  Cette  guerre  de  moines  dura  une  année  en- 
tière; enfin  Honorius,  instruit  de  tous  ces  désordres, 
envoya  en  France  son  légat,  le  cardinal  Pierre  Des- 
fontaines,  qui  prononça  un  anathème  terrible  contre 
,Pons  et  ses  partisans,  en  leur  enjoignant  de  se  ren- 
dre en  Italie  avec  l'abbé  Pierre,  pour  être  jugés  par 
un  concile. 

L'intrépide  Pons   se  rendit  à  Rome,  accompagné 


de  quelques  nobles  de  sa  faction;  Pierre,  son  com- 
pétiteur, y  vint  de  son  côté  avec  Matthieu,  prieur  do 
Saint-Martin  des  Champs.  Mais  comme  Pons  était 
excommunié,  et  par  conséquent  incapable,  d'après 
les  canons,  de  comparaître  en  jugement  devant  le 
pape,  un  légat  lui  dit  en  l'introduisant  dans  la  cham- 
bre du  concile  qu'il  devait  se  préparer  à  recevoir 
l'absolution.  L'orgueilleux  ablié  répondit  en  élevant 
la  voix  :  «  Je  n'ai  (jue  faire  de  votre  absolution,  at- 
tendu qu'aucun  homme  vivant,  quel  que  soit  son 
rang  sur  la  terre,  ne  possède  le  pouvoir  de  m'excom- 
munier,  puisque  j'ai  reçu  les  indulgences  plénières, 
pour  mes  péchés  passés,  présents  et  à  venir,  en  en- 
treprenant le  voyage  de  la  terre  sainte  :  l'Apôtre  seul 
pourra  me  juger  lorsque  je  me  présenterai  devant  lui 
afin  d'être  admis  dans  le  royaume  des  cieux.  » 

Honorius  fut  indigné  d'une  semblable  réponse, 
ainsi  que  tous  les  ecclésiastiques  romains  qui  étaient 
présents,  et  il  s'emporta  contre  l'abbé,  l'appelant 
schismatique,  hérétique  et  antechrist  ;  il  le  fit  mettre 
à  la  porte  de  la  salle.  Ensuite  on  demanda  à  ceux 
qui  avaient  accompagné  ce  moine  s'ils  voulaient  imi- 
ter sa  conduite  ou  se  mettre  en  devoir  de  faire 
amende  honorable  devant  le  saint-siége,  afin  d'être 
relevés  des  censures  qui  avaient  été  prononcées  contre 
eux.  Tous  déclarèrent  qu'ils  étaient  prêts  à  donner 
une  entière  satisfaction  au  saint-père,  et  ils  se  pré- 
sentèrent au  palais  de  Latran,  nu-pieds,  couverts  de 
cendres,  se  frappant  la  poitrine  et  criant  miséri- 
corde. On  prononça  sur  eux  l'absolution,  et  ils  furent 
admis  à  plaider  leur  cause  :  le  prieur  Matthieu  parla 
le  dernier  en  faveur  de  l'abbé  Pierre,  et  il  se  fit  re- 
marquer par  sa  profonde  érudition  et  par  son  élo- 
quence. Après  les  plaidoiries  le  pape  se  retira  avec 
ses  cardinaux  en  conseil  privé  pour  délibérer  sur 
l'affaire.  Au  bout  de  quehjues  heures  ils  rentrèrent 
tous  dans  la  grande  salle,  et  l'évêque  de  Porto  pro- 
nonça la  sentence  suivante  :  «  La  sainte  Eglise  ro- 
maine dépose  à  perpétuité  de  toute  dignité  et  de 
toute  fonction  ecclésiastique,  Pons,  l'usurpateur,  le 
sacrilège,  le  schismatique  et  l'excommunié  ;  elle  res- 
titue l'église  de  Cluny,  les  moines  et  tout  ce  qui  est 
dépendant  du  couvent  à  l'abbé  Pierre,  ici  présent, 
qui  en  avait  été  injustement  dépouillé.  » 

Ce  jugement  fut  vivement  applaudi  des  assistants; 
et  aussitôt  ceux  qui  s'étaient  séparés  de  Pierre  vin- 
rent lui  faire  leur  soumission  :  ainsi  fut  éteint  le 
schisme  qui  avait  scandalisé  la  sainte  abbaye  de 
Cluny.  Pons  seul  voulut  protester  contre  la  décision 
des  Pères;  alors  on  l'enferma  dans  une  tour,  où  il 
mourut  quelques  mois  après  d'une  maladie  conta- 
gieuse et  dans  l'impénitence  finale.  Néanmoins  le 
pontife  le  fit  enterrer  honorablement,  par  considéra- 
tion pour  le  froc  des  moines. 

Honorius  retint  auprès  de  lui  le  prieur  Matthieu, 
dont  il  avait  admiré  le  talent,  et  il  le  créa  évèque 
d'Albane  ;  cette  nouvelle  dignité  ne  changea  pas  les 
habitudes  du  religieux  ;  il  continua  sa  vie  sobre  et 
chaste  du  couvent  au  milieu  du  faste  de  la  cour  de 
Rome,  malgré  les  sarcasmes  du  pape,  qui  tournait 
en  dérision  la  sainteté  du  prélat,  l'appelant  son  ana- 
chorète et  le  gourmandant  de  ce  iju'il  n'avait  pas, 
comme  les  autres  évêques  romains,  des  maîtresses, 
des  palais  et  des  chevaux. 


36 


HISTOIRE    DES    PAPES 


A  peine  la  dispute  dos  moines  de  Cluny  ùtait-elle 
terminéi',  qu'un  nouveau  schisme  éolalait  dans  une 
autre  abbaye  célèbre,  le  monastère  du  Mont-Gassin  ; 
celte  fois,  le  pape  était  l'auteur  de  cette  collision 
déplorable.  Pendant  qu'Honorius  n'était  encore  que 
simple  évoque  d'Oslie,  fuyant  la  persécution  de  l'an- 
lipape  Grégoire  VIII,  il  était  venu  se  réfugier  dans 
ce  couvent,  et  avait  prié  labbé  Orderise  II  de  lui 
accoinler  pour  asile  un  piieuré  dépendant  du  monas- 
tère, ainsi  cpie  l'avait  obtenu  Léon  de  Marquise,  son 
prédécesseur.  Orderise  refusa  cette  demande,  dans  la 
crainte  que  par  la  suite  les  prélats  d'Ostie  ne  se  pré- 
valussent d'un  tel  précédent  pour  s'emparer  de  ce 
cloître.  Lambert  s'était  retiré  furieux,  et  depuis  il 
avait  voué  à  l'abbé  une  haine  implacable. 

Aussi  dès  le  lendemain  de  son  avènement  au  pon- 
tificat, n'eut-il  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  de- 
mander à  Orderise  une  somme  considérable  pour  les 
besoins  de  l'É-îlise  romaine  :  celui-ci,  qui  était  car- 
dinal, répondit  aux  envoyés  du  pontife  que  n'ayant 
pas  participé  à  l'élection  de  leur  maître,  il  ne  devait 
point  contribuer  à  son  entretien.  Honorius,  exaspéré 
par  cette  nouvelle  insulte,  fit  sommer  l'abbé  d'avoir 
à  comparaître  immédiatement  devant  lui  au  château 
de  Fumone,  où  il  se  trouvait  avec  une  cour  nom- 
breuse; et  là,  en  présence  de  ses  cardinaux,  en  au- 
dience publique,  il  lui  adressa  une  verte  réprimande; 
il  l'accusa  de  dissiper  les  biens  du  monastère  dans 
de  honteuses  débauches,  lui  reprocha  de  porter  plus 
souvent  le  casque  et  le  glaive  que  la  mitre  et  la  crosse, 
et  enfin  le  traita  de  rebelle,  de  schismatique,  de 
païen,  et  le  chassa  de  l'assemblée. 

Non  content  d'avoir  fait  subir  une  semblable  hu- 
miliation à  l'abbé,  Honorius,  de  retour  à  Rome,  sou- 
doya de  faux  témoins  qui  se  présentèrent  avec  Ade- 
nulfe,  comte  d'Aquin,  ennemi  mortel  d'Orderise,  et 
affirmèrent  devant  le  conseil  du  saint-père  que  labbé, 
au  mépris  des  canons,  exerçait  la  papauté  dans  son 
monastère.  Aussitôt  on  envoya  l'évèque  de  Terracine  au 
Mont-Cassin  pour  ordonner  à  l'abbé  de  venir  à 
Rome,  afin  de  répondre  aux  accusations  portées  contre 
lui  :  Orderise  refusa  d'obéir.  Alors  le  saint-père  as- 
sembla un  concile,  et  après  avoir  appelé  trois  fois  à 
haute  voix  le  rebelle,  personne  n'ayant  répondu,  il 
prononça  contre  lui  une  sentence  de  déposition. 
L"abbé/»sans  s'inquiéter  du  décret  pontifical,  conti- 
nua de  siéger  dans  son  église  la  crosse  à  la  main  ;  ce 
qui  entraîna  son  excommunication  et  celle  de  tous 
ceux  qui  le  soutenaient  dans  sa  rébellion. 

Cette  dernière  censure  divisa  en  deux  partis  les  re- 
ligieux et  le  peuple  de  la  ville  de  Saint-Germain,  dé- 
pendante de  l'abbaye  ;  les  esprits  s'exaltèrent,  on 
courut  aux  armes,  et  après  plusieurs  combats  san- 
glants, le  peuple  s'étant  rendu  maître  du  Mont-Cas- 
sin, contraignit  les  moines  à  chasser  Orderise  et  à 
nommer  un  autre  abbé;  ceux-ci  élurent  Nicolas,  qui 
était  le  doyen  du  couvent.  Mais  le  pape,  qui  n'avait 
d'autre  intention  que  celle  de  s'emparer  des  richesses 
du  monastère,  désapprouva  l'élection  qui  avait  été 
faite,  sous  prétexte  que  Nicolas  avait  été  promu  à  la 
dignité  d'abbé  à  la  suite  d'une  sédition,  et  il  ordonna 
aux  Pères  de  procéder  à  la  nomination  d'un  nouveau 
supérieur  qu'il  leur  désignait. 
Nicolas,  prévoyant  que  son  règne  serait  de  courte 


durée,  voulut  mettre  le  temps  à  profit;  il  remplit 
plusieurs  caisses  d'argent,  et  s'embarqua  pour  la 
Grèce  avec  le  trésor  du  couvent.  Sa  fuite  fut  si  habi- 
lement exécutée,  que  les  moines  n'en  eurent  connais- 
sance que  lorsqu'il  devenait  impossible  de  rejoindre 
le  voleur. 

Honorius  fit  élever  à  la  place  de  Nicolas  le  prévôt 
du  couvent  de  Capoue,  qui  se  nommait  Seignoret,  et 
il  voulut  l'obliger  à  lui  prêter  un  serment  d'obé- 
dience ;  mais  les  moines  s'opposèrent  avec  force  à 
cette  nouvelle  prétention,  qui  mettait  les  chefs  du 
Mont-Cassin  sous  la  dépendance  des  évêques  de 
Rome,  et  violait  ouvertement  leurs  privilèges.  Le 
saint-père,  désespérant  de  vaincre  leur  résistance, 
consacra  enfin  le  nouvel  abbé,  et  n'exigea  de  lui 
qu'une  grosse  somme  d'argent. 

Peu  de  temps  après,  Guillaume,  duc  de  la  Pouille, 
étant  mort  sans  enfants,  Roger,  comte  de  Sicile,  son 
grand-oncle  et  son  héritier,  vint  à  Salerne  pour  se 
faire  reconnaître  comme  prince  souverain  par  les 
habitants,  et  pour  se  faire  sacrer  par  Alfane,  évêqne 
de  Capoue;  ensuite  il  se  rendit  à  Reggio,  où  il  fut 
proclamé  duc  de  la  Pouille  ;  après  quoi  il  retourna 
en  Sicile.  Sa  vanité  n'étant  pas  encore  satisfaite  du 
titre  de  duc,  il  envoya  des  ambassadeurs  chargés  de 
riches  présents  pour  le  pape  Honorius,  afin  d'obte- 
nir le  titre  de  roi  et  l'investiture  par  l'étendard  des 
provinces  que  Guillaume  avait  possédées,  promet- 
tant, pour  cette  faveur,  d'abandonner  au  saint-siége 
les  villes  de  Troie  et  de  INIontefosco. 

Le  pontife,  qui  depuis  longtemps  aspirait  à  la  pos- 
session des  provinces  de  la  Pouille  et  de  Capoue, 
profila  de  cette  démarche  du  prince  pour  établir  en 
principe  que  Roger  n'était  pas  légitime  héritier  des 
Etats  de  son  neveu,  puisqu'il  en  avait  pris  posses- 
sion avant  d'avoir  reçu  l'investiture  par  le  saint- 
siége,  et  il  repoussa  ses  deux  demandes. 

Roger,  indigné  de  cette  réponse,  qui  dévoilait 
toutes  les  vues  ambitieuses  de  la  cour  de  Rome,  ré- 
solut de  punir  le  poniife;  aussitôt  il  leva  des  trou- 
pes, envahit  le  territoire  de  Rénévent,  et  s'avança 
jusqu'à  la  campagne  de  Rome,  en  dévastant  tous  les 
domaines  de  l'ÉgUse. 

De  son  côté,  Honorius,  jugeant  que  le  moment 
était  favorable  pour  s'emparer  de  la  Pouille,  se  ren- 
dit à  Capoue,  où  il  sacra  le  prince  Robert,  qui  avait 
pris  des  engagements  secrets  avec   le   saint-siége. 

Après  la  cérémonie,  le  pape  fit  une  harangue  au 
peuple  ;  il  représenta  Roger  comme  l'ennemi  de  la 
religion;  il  s'étendit  sur  les  maux  qu'il  avait  fait 
"  souffrir  aux  fidèles,  et  jura,  avec  d'horribles  impré- 
cations, que  jamais  il  ne  le  recevrait  en  grâce  ;  il 
termina  son  discours  en  versant  un  torrent  de  lar- 
mes, et  implorant  d'une  voix  lamentable  le  secours 
des  assistants  pour  sa  défense  et  pour  celle  de  l'E- 
glise. Honorius  promit  à  ceux  qui  mourraient  dans 
cette  expédition  une  indulgence  plénière,  et  une  in- 
dulgence simple  à  ceux  que  la  mort  aurait  épargnés. 

En  dépit  des  foudres  ecclésiastiques,  Roger  con- 
tinuait toujours  sa  marche  à  travers  la  Pouille,  mais 
en  se  retirant  dans  les  montagnes,  et  en  évitant 
l'armée  du  pontife,  qui  était  supérieure  en  nombre  à 
la  sienne  :  le  duc  espérait  par  cette  tactique  fatiguer 
les  troupes  du  pape,  qui  étant  entièrement  compo- 


HONORIUS    II 


37 


sées  de  nouvelles  recrues,  ne  pourraient  résister 
longtemps  aux  fatigues  des  marches  et  contre-mar- 
ches. Ce  qu'il  avait  prévu  arriva  ;  les  partisans  du 
saint-père,  lassés  de  tenir  la  campagne,  mun(|uant 
de  vivres  et  de  vêtements,  furent  obligés  de  se  dis- 
perser et  de  retourner  dans  leurs  foyers.  Honorius, 
voyant  son  armée  presque  réduite  aux  seules  Landes 
de  Robert  de  Capoue,  par  la  désertion  de  ses  soldats, 
se  détermina  à  regagner  Bénévent.  Roger  à  son  tour 
reprit  l'ofl'ensive  et  le  bloqua  dans  la  place.  Après 
quelques  jours  de  tranchée  ouverte,  il  fit  sommer  le 
pape  d'avoir  à  se  rendre  prisonnier  ou  de  lui  accor- 
der l'investiture  de  la  Fouille  :  le  saint-père,  devant 
un  danger  aussi  imminent,  oublia  les  serments  qu'il 
avait  faits  de  ne  jamais  le  recevoir  en  giâce  ;  il  lui 
envoya  l'étendard,  sa  bénédiction,  des  indulgences  à 
volonté,  et  la  paix  fut  signée  le  22  août  1128. 

A  son  retour  à  Rome,  Honorius  trouva  les  ambas- 
sadeurs d'Etienne  de  Senlis,  chancelier  de  France, 
qui  depuis  quatre  années  avait  été  élevé  à  la  dignité 
de  métropolitain  de  Paris  ;  ils  étaient  cliargés  de 
porter  au  pape  les  plaintes  do  leur  maître  contre  le 
roi  Louis  le  Gros,  qu'il  accusait  de  soutenir  les  dé- 
sordres du  clergé  français,  pour  en  retirer  des  béné- 
fices honteux  au  préjudice  de  la  liberté  ecclésiasti- 
que. Etienne  accusait  même  le  prince  de  s'être 
emparé  des  biens  de  son  Eglise,  et  d'avoir  voulu  le 
faire  massacrer  par  des  soldats  au  moment  où  il 
sortait  de  son  palais. 

Honorius  réponJit  à  Etienne  de  Senlis  qu'il  devait 
lancer  immédiatement  contre  le  souverain  un  décret 
d'anathème,  et  mettre  le  royaume  de  France  en  in- 
terdit. Le  métropolitain  obéit  au  saint-siége,  et  en- 


traîna dans  son  parti  révêi(ue  de  Sens  et  un  grand 
nombre  de  prélats. 

ElVrayé  des  conséquences  d'une  révolte  du  clergé, 
le  roi  envoya  aussitôt  à  Rome  des  ambassadeurs 
chargés  de  riches  présents,  qui  aclietèient  du  saint- 
siége  l'absolution  de  son  anathème  et  la  suspension 
de  l'interdit  ;  après  quoi  il  put  continuer  ses  persécu- 
tions contre  Etienne  et  ses  dilapidations  dans  leséglises. 

Saint  Bernard  et  GeolVroi,  évêqiie  de  Chartres, 
adressèrent  des  lettres  éloquentes  à  la  cour  d('  Rome 
sur  le  même  sujet,  mais  elles  lestèrent  sans  réponse. 
Etienne  de  Senlis  comprit  que  la  justice  de  sa  cause 
serait  toujours  méconnue  s'il  n'appuyait  ses  plaintes 
d'une  forte  somme  d'argent  ;  il  rassembla  alors 
toutes  ses  ressources,  vendit  les  calices  de  son  église, 
emprunta  à  des  juifs  sur  les  ornements  sacrés  de  la 
métropole,  et  fit  porter  à  Rome  une  somme  de  quatre 
mille  deniers  d'or  en  échange  de  la  protection  du  pape. 

En  effet,  Honorius  ne  résista  pas  à  un  argument 
aussi  concluant  ;  il  accorda  à  Etienne  l'autorisation 
d'assembler  un  concile  à  Reims,  afin  de  juger  le  roi 
de  France,  et  de  l'anathématiser  au  nom  de  l'Apôtre, 
s'il  refusait  de  lui  rendre  les  biens  qu'il  lui  avait 
enlevés.  Louis  le  Gros  ne  voulut  pas  une  seconde 
fois  renchérir  sur  l'évêque  de  Paris  ;  il  comprit  que 
le  mieux  dans  cette  affaire  était  de  s'entendre  avec 
lui,  et  la  paix  fut  conclue  entre  eux  sans  l'interven- 
tion du  pontife. 

Quelque  temps  après,  le  saint-père  tomba  grave- 
ment malade  ;  et  comme  il  sentait  la  mort  appro- 
cher, il  se  fit  porter  au  monastère  de  Saint-André, 
où  il  rendit  l'âme  le  14  février  1130.  Ses  restes  fu- 
rent déposés  dans  l'église  de  Latran. 


38 


HISTOIRE    DES    PAPES 


"■^" 


Double  élection  d'un  pape  et  d'un  antipape.  —  Histoire  des  deux  pontifes.  —  Sclusme  dans  l'Église  romaine.  —  Lettres  de  l'anti- 
pape Anaclet.  —  Légats  d'Anaclet.  —  Il  conclut  une  alliance  avec  Roger,  roi  de  Sicile.  —  Innocent  II  se  réfugie  en  France 
et  implore  le  secours  des  seigneurs.  —  11  est  reconnu  pontife  li^gitime  en  Allemagne.  —  Le  pape  vient  à  Saint-Denis.  —  Con- 
cile de  Reims.  —  .\naclet  est  excommunié.  —  Le  pape  accorde  des  privilèges  au  monastère  de  Citeaux.  —  Son  retour  en  Italie 
à  la  suite  d'une  armée  étrangère.  —  Innocent  est  inslallé  au  palais  de  Lutran  par  l'empereur  d'Allemagne.  —  Couronnement 
de  Lothaire.  —  Concile  de  Pise.  —  Saint  Bernard  est  envoyé  à  Milan  comme  ambassadeur.  —  Retour  de  Lothaire  en  Italie. 
Les  moines  du  Mont-Cassin  se  soumettent  à  Innocent  II.  —  Différends  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Mort  de  l'antipape  et  fin 
du  schisme.  —  Concile  général  de  Latran.  —  Lti  paix  est  conclue  entre  le  roi  Roger  et  le  pape.  —  Schismes  des  Grecs  et  con- 
férences pour  leur  réunion.  —  Histoire  d'Arnaud  de  Brescia,  de  sa  doctrine  et  de  sa  condamnation.  —  Mort  du  pontife. 


Les  cardinaux  et  les  principaux  citoyens  de  Rome 
voyant  Hononus  à  toute  extrémité  et  désirant  pré- 
venir les  désordres  qui  avaient  lieu  à  l'élection  des 
pontifes,  convinrent  de  s'assembler  secrètement  dans 
l'église  de  Saint-Marc,  et  de  procéder  tous  ensemble, 
suivant  les  canons,  à  la  promotion  d'un  nouveau 
pape.  Mais  le  chancelier  Aimeri  et  quelques  autres 
cardinaux  de  sa  coterie,  craignant  de  perdre  l'in- 
fluence qu'ils  avaient  obtenue  dans  le  gouvernement 
de  l'Eglise,  sous  Honorius,  résolurent  de  nommer 
un  pontife  qui  leur  fût  dévoué,  et  qui  leur  conservât 
leurs  honneurs  et  leurs  dignités.  A  cet  effet,  dès 
qu'Honorius  eut  expiré,  et  avant  même  de  publier 
sa  mort,  ils  se  hâtèrent  de  choisir  pour  son  succes- 
seur Grégoire,  cardinal  de  Saint-.\nge,  et  l'ayant 
revêtu  des  ornements  pontificaux,  ils  le  conduisirent 
au  palais  de  Latran,  et  le  proclamèrent  chef  suprême 
de  l'Église,  sous  le  nom  d'Innocent  II. 

A  leur  tour,  les  seigneurs  romains,  les  autres  car- 
dinaux et  les  évèques,  furieux  de  cette  insigne  four- 
berie, se  réunirent  avec  le  peuple  dans  l'église  de 
Saint-Marc,  et  élevèrent  Pierre,  cardinal  de  Sainte- 
Marie  de  Trastevère,  à  la  dignité  de  souverain  pon- 
tife, sous  le  nom  d'Anaclet  II. 


Platine  cherche  à  démontrer  que  cette  seconde 
élection  n'eut  pas  lieu  immédiatement,  mais  seule- 
ment quelques  mois  après,  à  l'occasion  de  la  guerre 
que  le  pape  voulut  faire  au  duc  Roger,  qui  revendi- 
quait le  titre  de  roi  de  Naples  et  de  Sicile,  ainsi  que 
la  puissance  sacerdotale  et  politique  sur  ces  deux 
provinces,  en  vertu  du  privilège  accordé  par  Urbain  II 
au  comte  de  Sicile. 

«  Innocent,  ajoute- t-il,  non-seulement  se  refusa 
aux  prétentions  de  Roger,  mais  encore  il  entreprit 
de  lui  enlever  la  ville  de  Naples.  C'était  chose  fort 
ordinaire  pendant  ce  siècle  que  de  voir  les  papes  à  la 
tète  des  armées,  plonger  leurs  mains  cruelles  dans  le 
sang  des  chrétiens  afin  de  satisfaire  leur  insatiable 
ambition.  Mais  cette  expédition  ne  ftit  pas  heu- 
reuse, et  le  saint-père,  battu  en  rase  en  campagne, 
tomba,  avec  trois  de  ses  cardinaux,  au  pouvoir  du 
comte,  qui  les  retint  prisonniers  jusqu'à  ce  que  le 
pape  se  fût  décidé  à  lui  donner  la  couronne  royale  de 
Sicile  et  de  Naples.  Ce  fut  pendant  la  captivité  d'In- 
nocent que  les  Romains  élurent  le  pape  Anaclet  II. . . .  » 

Cette  version  est  peu  vraisem]>lable,  (t  il  nous  a 
été  impossible  de  retrouver  les  chroniques  auxquel- 
les Platine  l'a  empruntée. 


INNOCENT     II 


39 


Innocent  II  avait  été  dans  ses  premières  années 
moine  à  Saint-Jean  de  Latran,  ensuite  abbé  du  cou- 
vent de  Saint-Nicolas  et  Saiiit-Priniitir,  fjui  était  si- 
tué bors  de  l'enceinte  de  Rome.  Plus  lard  Urbain II 
l'avait  ordonné  cardinal-diacre,  et  Calixlc  II  l'avait 
envoyé  en  France,  avec  le  titre  de  légat.  Arnall' 
affirme  qu'il  montra  toujours  une  extrême  réj^ularité 
dans  ses  mœurs,  et  qu'il  joignait  à  une  grande  atTa- 
hilité.  de  la  douceur,  de  l'éloquence  et  une  luiniilité 
évangélique.  D'après  cet  blstorien.  Innocent,  pour 
faire  cesser  le  schisme,  voulut  renoncer  deux  lois  au 
pontificat  ;  mais  les  cardinaux  qui  l'avaient  élu  l'em- 
pècbèrent  de  donner  suite  à  ses  bonnes  intentions. 

Anadet,  l'antipape,  était  petit-fils  d'un  juif  con- 
verti qui  avait  été  baptisé  par  le  pape  Léon  IX  :  ce 
juif,  par  ses  talents  et  par  ses  grandes  richesses,  de- 
vint très-puissant  à  la  cour  de  Rome;  son  lils  Pierre 
de  Léon  augmenta  encore  son  crédit  et  sa  réputation 
en  servant  utilement  le  saint-siége  dans  la  querelle 
des  investitures.  Pour  le  récompenser,  les  papes  lui 
donnèrent  le  gouvernement  de  la  tour  de  Crescence 
ou  château  Saint-.\nge,  et  accrurent  sa  fortune  en  lui 
faisant  épouser  l'héritière  d'une  des  plus  puissan- 
tes familles  de  Rome.  De  son  mariage,  Pierre  de 
Léon  eut  plusieurs  enfants,  dont  l'aîné  fut  Ana- 
clet  ;  il  le  destina  à  la  carrière  des  lettres,  et  l'en- 
voya en  France  faire  sus  études  à  l'université  de  Pa- 
ris qui  jouissait  d'une  grande  réputation. 

Après  quelques  années  passées  dans  les  écoles,  le 
jeune  Anadet  se  sentant  appelé  à  la  vie  religieuse, 
se  rendit  auprès  de  l'ajjbé  de  Gluny,  qui  l'admit  au 
nombre  de  ses  moines.  Dans  la  suite,  à  la  prière  do 
son  ]ière,  Pascal  II  le  rappela  à  sa  cour  et  le  créa 
cardinal  ;  enfin,  sous  le  pontificat  de  Galixte,  il  fut 
envoyé  en  Fiance  avec  Grégoire  en  qualité  de  légat, 
et  il  montra  dans  plusieurs  conciles  un  caractère  im- 
périeux qui  faisait  prévoir  ce  qu'il  serait  par  la  suite. 

En  effet,  aussitôt  qu'il  eut  été  nommé  pontife,  il 
poursuivit  à  outrance  son  compétiteur,  le  chassa  des 
terres  de  l'ÉglLse,  et  l'obligea  ù  se  réfugier  chez  les 
Frangipanes,  dont  les  forteresses  mettaient  l'infor- 
tuné Innocent  à  l'abri  de  sa  colère.  L'antipape  ne 
pouvant  forcer  son  ennemi  dans  ces  retraites  inac- 
cessibles, tourna  sa  rage  contre  les  Romains  ;  il 
chassa  le  cierge  de  l'église  de  Saint-Pierre,  lit  enle- 
ver les  ornemeuts  sacrés,  ainsi  que  les  statues  d'or 
et  d'argent,  et  mit  au  pillage  la  basilique  de  Sainte- 
Marie  Majeure  et  les  autres  temples  qui  passaient 
jiour  les  plus  riches.  El  comme  il  ne  trouva  point  de 
chrétiens  assez  impies  pour  porter  une  main  sacrilège 
sur  les  tabernacles,  il  appela  à  son  aide  les  anciens 
coreligionnaires  de  sa  famille  et  leur  fit  briser  les 
patènes,  les  calices,  les  crucifix,  qui  furent  converlis 
en  monnaies  d'or  et  d'argent. 

Ces  déprédations  augmentèrent  considérablement 
sa  fortune  particulière,  qui  provenait  soit  de  l'héri- 
tage de  son  père,  soit  des  exactions  qu'il  avait  com- 
mises à  la  cour  de  Rome  ou  dans  ses  légations  ; 
alors  il  put  faire  des  largesses  à  ses  partisans  et 
soudoyer  des  assassins. 

Innocent  l'ut  bientôt  forcé  d'abandonner  l'Italie 
pour  éviter  de  tomber  au  pouvoir  de  son  cruel  en- 
nemi; il  s'embaripi.i  secrètement  sur  le  Tibre  avec 
]i!usieurs  caM^naux,  gagna  rapidement  Ostie,  et  de 


là  se  rendit  à  Pise,  où  il  fut  reçu  avec  tous  les  hon- 
neurs dus  à  sa  dignité.  Le  saint-père  demeura  quel- 
que temps  dans  cette  dernière  ville  pour  régler  les 
;ill'aires  ecclésiastiques  de  la  Toscane,  et  pour  choisir 
des  ambassadeurs  qu'il  envoya  auprès  des  rois  d'Al- 
lemagne et  de  France,  afin  de  leur  donner  connais- 
sance du  schisme  qui  avait  éclaté  dans  la  ville  sainte. 

De  son  côté,  Anaclet  déployait  toutes  les  ressour- 
ces de  sa  politique,  et  prodiguait  les  plus  lâches 
flatteries  aux  princes  et  aux  seigneurs  pour  se  faire 
reconnaître  comme  pontife  légitime,  ^'oici  la  lettre 
qu'il  adressait  à  Lothaire  II,  successeur  do  Henri  'V, 
après  lui  avoir  rappelé  l'ancienne  amitié  qui  unissait 
leurs  familles  :  «  Cher  prince,  nous  avons  été  élu 
canoniqueiuent  et  sacré  par  l'évèque  de  Porto,  de- 
vant l'autel  de  saint  Pierre,  en  présence  des  autres 
prélats,  aux  yeux  de  tous  et  avec  une  grande  solen- 
nité ;  tandis  que  les  schismatiques  ont  élu  leur  pape 
dans  les  ténèbres  et  ont  été  forcés  de  s'enfuir  de 
Rome  pendant  la  nuit,  pour  cacher  leur  honte,  et  afin 
d'éviter  la  colèie  du  peuple.  Aussi,  comme  nous  avons 
été  choisi  au  grand  jour  par  tous  les  Romains,  clercs, 
ou  la'iques,  nous  exerçons  librement  les  fonctions 
pontificales,  et  nous  consacrons  sans  difficulté  des 
évèques  et  des  cardinaux.  N'accordez  donc  pas  votre 
confiance  à  l'ex-chancelicr  Aimcri,  ce  prêtre  voleur, 
impudique  et  simoniaque  ;  ne  croyez  pas  non  plus 
aux  belles  paroles  de  Jean  de  Crema,  qui  est  un 
homme  infâme,  un  véritable  nicola'ite  ;  mais  laissez- 
vous  convaincre  par  la  voix  du  peuple,  qui  nous  dé- 
signe comme  le  seul,  le  véritable,  le  légitime  suc- 
cesseur de  l'Apôtre.  » 

Il  joignit  à  sa  lettre  une  bulle  du  clergé  de  son 
parti,  souscrite  par  vingt- sept  cardinaux,  par  les  ar- 
chiprêtres,  les  abbés,  le  primicier  et  les  évêques 
sull'ragants  de  Rome  :  «  Nous  vous  écrivons,  di- 
saient-ils, ainsi  qu'aux  autres  princes  d'Orient  et 
d'Occident,  pour  dissiper  les  calomnies  des  schis- 
matiques qui  accusent  le  pontife  Anaclet  II  de  n'a- 
voir pas  été  élu  cauoniquement,  et  de  s  être  emparé 
du  saint-siége  par  brigue,  simonie,  violence  ou  avec 
effusion   de  sang.  » 

Dans  l'embarras  où  se  trouvait  Lothaire  de  con- 
naître lequel  des  deux  papes  était  l'usurpateur,  il  prit 
le  sage  parti  de  ne  répondre  àpersonne.  .\nack't,  con- 
trarié de  son  silence,  lui  fit  adresser  de  nouvelles  lettres 
parle  préfet  et  parles  principaux  seigneurs  de  Rome, 
au  nom  de  toute  la  ville  ;  il  se  plaignait  du  mépris 
([ue  Lothaire  témoignait  pour  le  saint-siége  en  n'a- 
dressant pas  de  réponse  à  ses  lettres,  et  il  l'enga- 
geait à  le  prendre  sous  sa  protection,  s'il  désirait 
lui-même  être  reconnu  empereur  des  Romains. 

En  même  temps  que  l'antipape  cherchait  à  s'assu- 
rer l'appui  de  l'Allemagne,  il  envoyait  en  France 
Othon,  évèque  -de  Todi,  avec  le  titre  de  légat  et 
chargé  de  plusieurs  lettres  dans  lesquelles  il  rappe- 
la'it  au  roi  l'amitié  dont  il  l'avait  honoré  dans  son  en- 
fance, et  les  soins  affectueux  dont  il  l'avait  comblé. 
Un  autre  légat,  Grégoire,  diacre-cardinal,  avait  mis 
sion  de  se  rendre  en  .aquitaine,  pour  remet  In' à  l'abbé 
et  aux  moines  de  Gluny  les  sentences  (ranathèiiic 
prononcées  contre  ceux  qu'il  appelait  schismatiques, 
c'est-à-dire  contre  tous  les  clercs  et  les  la'ùjues  qui 
refusaient  de  reconnaître  son  autorité.  Eiilin.  d'au- 


«0 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Anaclet  attaque  Tantif  ape  dans  les  forteresses  des  Frangipanes 


très  ambassadeurs  avaient  été  envoyés  à  Jean  Com- 
nène,  empereur  d'Orient,  et  à  l'évèque  de  Drivasto, 
en  Albanie,  ainsi  qu'au  roi  de  Jérusalem. 

Mais  toutes  ces  ambassades  furent  sans  résultat 
favorable.  En  Italie  seulement  les  intrigues  d'Ana- 
clet  eurent  un  plein  succès;  la  plupart  des  seigneurs 
lui  prêtèrent  serment  d'obédience  et  de  fidélité;  et  il 
conclut  même  une  alliance  avec  le  duc  Boger,  auquel 
il  donna  sa  so.'ur  en  mariage,  lui  accordant  le  titre 
de  roi  de  Sicile  et  le  droit  de  se  faire  couronner  par 
les  métropolitains  de  son  royaume.  Il  lui  abandonna 
en  outre  la  principauté  de  Capoue  et  la  seigneurie 
de  Naples;  et  il  autorisa  l'archevêque  de  Palerme  à 
sacrer  les  prélats  de  Syracuse,  de  (iirgenli,  de  Ma- 
zare  et  de  Gatane,  sans  l'approbation  de  la  cour  de 
Rome.  Cette  bulle  esldu  27  septembre  1130,  et  forme 
le  premier  titre  authentique  de  la  royauté  de  Sicile. 


Pendant  que  l'antipape,  soutenu  par  les  armes  de 
son  beau-frère,  se  faisait  reconnaître  de  gré  ou  de 
force  dans  toutes  les  provinces  de  l'Italie,  Innocent 
s'était  de  nouveau  embarqué  à  Pise  et  se  dirigeait 
sur  les  côtes  de  France.  Il  débarqua  à  Saint-Gilles, 
en  Provence,  et  de  là  se  rendit  à  Viviers,  ensuite  au 
Puy  en  Auvergne,  et  enfin  à  Clermont,  où  iltiut  un 
concile  auquel  se  trouvèrent  Éribert  et  Conrad,  ar- 
chevêques de  Munster  et  de  Saltzbourg.  Le  j)ape  vint 
également  à  Cluny  pour  remercier  les  moines,  qui 
lui  avaient  envoyé  à  son  débarquement  soi.xante  che- 
vaux avec  les  équipages  convenables  pour  lui  et  ses 
cardinaux.  Innocent  demeura  onze  jours  dans  cette 
oiiulente  retraite,  et  il  fit  la  dédicace  d'une  nouvelle 
église  que  l'on  venait  de  construire  en  l'honneur  de 
l'apùtre  saint  Pierre.  Cette  réception  golennelle  des 
religieux  de  Cluny  lui  donna  une  grande  prépondé- 


INNOCENT    II 


41 


rance  dans  toute  la  France  et  raèrae  dans  l'Allema- 
gne, où  son  élection  fut  jugée  canoni(iue. 

A  l'époque  du  séjour  du  saint-pèn-  dans  l'abbaye 
de  Cluny,  le  roi  Louis  envoya  Suger,alibé  de  Saint- 
Denis,  pour  lui  présenter  ses  premiers  compliments  ; 
ensuite  il  vint  lui-même  avec  la  reine  et  les  princes 
jusqu'à  Saiut-Benoit-sur-Loire,  au-devant  du  pon- 
tife. Dès  que  le  prince  eut  aperçu  Innocent,  il 
descendit  de  cheval,  se  prosterna  à  ses  pieds,  lui 
jura  obéissance  et  protection,  et  s'ei  gagea  par  ser- 
ment à  renverser  les  ennemis  de  l'Église  et  à  exter- 
miner les  scliisraatiques. 

Saint  Bernard,  le  célèbre  abbé  de  Cîteaux,  fut  alors 
envoyé  à  la  cour  de  Henri  d'Angleterre,  afin  de  le 
déterminer  à  reconnaître  Innocent  :  le  pieux  moine 
fut  accueilli  avec  une  extrême  froideur  qui  lui  lit 
comprendre  que  les  prélats  anglais,  corrompus 
par  l'or  d'Anaclet ,  a- 
vaient  déjà  etlrayé  le  roi 
en  le  menaçant  d'une 
damnation  éternelle.  En- 
fin Bernard  parvint  à 
rassurer  les  scrupules 
du  prince  par  ses  raison- 
nements ,  et  dans  une 
dernière  audience',  il  a- 
cheva  de  le  convaincre 
en  lui  disant  :  «  Que  re- 
doutez-vous ,  seigneur  ? 
Est-ce  de  brûler  dans  la 
géhenne  pour  avoir  re- 
connu le  pape  ?  Soyez 
sans  crainte,  songez  seu- 
lement à  obtenir  de  Dieu 
le  pardon  de  vos  autres 
péchés; je  prends  celui- 
là  sur  mon  compte.  » 
Le  roi  d'.\ngleterre  ne 
trouva  rien  à  répondre, 
et  raconnut  aussitôt  le 
pontife.  Dès  le  lende- 
main il  réunit  un  cor- 
tège imposant  et  se  ren- 
dit jusqu'à  Chartres  à 
ia  rencontre  d'Innocent. 

Tout  avait  été  prévu 
pour  cette  première  en- 
trevue; Henri,  suivant  l'exemple  du  souverain  de 
France,  se  prosterna  aux  pieds  du  saint-père,  lui 
jura  obéissance  filiale  en  son  nom  et  au  nom  de  ses 
peuples  ;  ensuite  il  le  conduisit  triomphalement  dans 
la  ville  de  Rouen,  où  le  pape  reçut  des  présents  con- 
sidérables du  roi,  des  seigneurs  et  des  juifs.  Pen- 
dant son  séjour  à  Rouen,  le  saint-père  reçut  de  son 
légat  Gauthier,  métropolitain  de  Uavenne,  les  actes 
,  du  concile  de  Wii  tzbourg.  qui  l'instruisaient  de  la 
tournure  favorable  de  ses  aflaires  en  Allemagne,  et 
en  même  temps  une  lettre  du  roi  Lothaire  et  des 
prélats  de  son  royaume,  qui  le  faisaient  prier  de  se 
rendre  à  Liège  pour  présider  une  assemblée  d'évè- 
ques  et  de  seigneurs  saxons,  allemands,  bavarois  et 
lorrains,  indiquée  pour  le  22  mars  1131. 

se«e: 
du  prince,  qig^ 


Lotliaire  empereur  d'Allemagne 


Innocent   se«^udit    immédiatement  à  l'invitation 
înt  à  sa  rencontre  à  trois  milles  de 


Liège,  avec  la  reine  son  épouse,  et  suivi  d'un  nom- 
breux cortège  de  prêtres  et  de  nobles.  On  raconte 
même  que  Lothaire  accompagna  le  pontife  jusqu'à 
la  cathédrale,  tenant  d'une  main  une  verge  pour  écar- 
ter le  peuple,  et  de  l'autre  conduisant  son  cheval. 
.-Vprès  la  célébration  de  l'office  divin,  le  pape  se  ren- 
dit au  concile  pour  présider  les  séances  ;  mais  Lo- 
thaire, qui  avait  l'intention  de  profiter  de  la  division 
de  l'Eglise  pour  reconquérir  le  droit  des  investitu- 
res, voulut  avant  tout  qu'on  mît  cette  importante 
affaire  en  délibération,  et  il  pressa  le  saint-père  de 
restituer  à  sa  couronne  un  privilège  qui  avait  été  ar- 
raché à  l'empereur  Henri  par  la  nécessité  des  cir- 
constances. 

A  cette  proposition,  les  cardinaux  et  le  pontife  lui- 
même  |)àlirent,  craignant  d'être  tombés  à  Liège  dans 
un  péril  plus  grand  que  celui  qu'ils  avaient  heureuse- 
ment évité  à  Rome  :  tous 
gardèrent   le  silence  et 
courbèrent  la  tête.  Saint 
Bernard  seul,  indigné  de 
la  lâcheté  du  pape,  prit 
la  parole  ;   il    remontra 
Qj^         .  au  roi  de  Germanie  les 

>j^s^  :  ■..        ■;  dangers  d'une    nouvelle 

lutte  entre  l'autel  et  le 
Irône,  et  lui  représenta 
avec  force  qu'il  commet- 
tiait  un  crime  irrémis- 
sible en  asservissant  les 
pjglises  et  en  contrai- 
Ljnant  les  prélats  à  de- 
venir simoniaques.  Lo- 
thaire, ébranlé  par  l'élo- 
quence du  moine,  se 
désista  de  ses  préten- 
tions, exigeant  seulement 
du  saint-père  la  promes- 
se de  le  couronner  em- 
pereur dans  la  cathé- 
drale de  Rome. 

Toutes  les  conven- 
tions ayant  été  arrêtées 
et  signées,  le  concile  ter- 
mina ses  séances,  et 
Innocent  reprit  la  route 
de  France  pour  célébrer 
les  fêtes  de  Pâques  à  Saint-Denis,  comme  il  en  avait 
pris  l'engagement.  Suger  alla  le  recevoir  en  proces- 
sion à  la  tète  de  sa  communauté  ;  et  le  jeudi  saint 
le  p  pe  officia  solennellement. 

Trois  jours  après.  Innocent  accomplit  une  céré- 
monie magnifique  qu'on  appelait  les  largesses  du 
presbytère.  Voici  les  détails  de  cette  journée  tels 
que  nous  les  "trouvons  dans  les  chroniques  de  Su- 
ger :  «  Le  dimanche,  aussitôt  que  l'aube  parut,  le 
pape  sortit  mystérieusement  de  l'abbaye  et  se  rendit 
à  Saint  Denis  de  l'Estrèe  avec  sa  suite.  Tous  les 
cardinaux  étaient  revêtus  de  leurs  ornements  ro- 
mains ;  le  iKijie,  coiffé  d'une  tiare  brodée  et  ornée 
d'un  cercle  d'or  enrichi  de  pierreries,  s'avança 
monté  sur  un  cheval  blanc  couvert  d'une  housse 
écarkite  ;  les  cardinaux,  vêtus  de  leurs  manteaux 
violets,    le  suivaient  deux  à  deux,  montés   sur    des 

94 


dâ 


HISTOIRE     DES     PAl'ES 


chevaux  dont  les  guides  et  les  housses  élaienl  d'une 
blanclieur  éblouissante;  venaient  ensuite  les  barons 
vassaux  de  l'église  de  Saint-Denis,  et  les  cliàlelains, 
t|ui  marchaient  à  pied  et  servaient  tour  à  tour  d'é- 
cuycrs  au  pontife.  Des  hérauts  d'armes  le  précé- 
daient avec  de  grandes  corbeilles  remplies  de  pièces 
d'or  et  d'argent,  qu'ils  jetaient  ahoudamment  à  la 
foule  qui  se  pressait  autour  du  cortège. 

«  Lorsi[ue  le  pape  fut  proche  de  Saint-Denis,  les 
nobles,  les  principaux  magistrats  de  Paris,  et  même 
les  rabbins  et  les  plus  riches  d'entre  les  juifs,  s'a- 
vancèrent à  sa  rencontre  pour  lui  rendre  liommage  ; 
ainsi  entouré,  il  arriva  par  des  rues  tapissées  et  jon- 
chées de  fleurs  à  la  grande  église,  où  étincelaient  de 
tous  côtés  l'or,  l'argent  et  les  pierreries.  Innocent 
célébra  solennellement  la  messe,  assisté  par  l'abbé, 
donna  la  bénédiction  au  peuple,  et  retourna  au  mo- 
nastère avec  son  maguiliquc  cortège.  Tous  les  murs 
du  couvent  étaient  ornés  de  riches  tentures,  et  les 
salles  avaient  été  transformées  en  réfectoires  pour 
recevoir  les  convives  ;  on  mangea  d'abord  l'agneau 
pascal,  étant  à  demi  couchés  à  la  manière  antique  ; 
ensuite  le  festin  s'acheva  selon  l'usage  usité  dans 
les  cérémonies  ordinaires.  » 

Après  les  trois  jours  de  Pâques,  le  pape  vint  à 
Paris  pour  rendre  au  roi  ses  actions  de  grâces  et  lui 
demander  l'autorisation  de  parcourir  la  France.  Cette 
permission  lui  ayant  été  accordée,  le  saint-père  se  mit 
immédiatement  en  voyage;  sur  sa  route,  il  rançonna 
impitoyablement  les  églises  et  les  monastères,  sous 
prétexte  que  les  tonsurés  devaient  subvenir  aux  dé- 
penses de  sa  cour;  déjà  son  avidité  menaçait  de  rui- 
ner entièrement  les  provinces  méridionales,  lorsque, 
heureusement  pour  les  peuples,  il  fut  arrêté  dans  le 
cours  de  ses  exactions  par  la  mort  de  Philippe,  lils 
aîné  du  roi,  qui  venait  de  succomber  aux  suites  d'une 
chute  de  cheval,  à  l'âge  de  quatorze  ans.  Le  monar- 
que écrivit  au  pontife  qu'il  eût  à  revenir  aussitôt  sur 
ses  pas  pour  convoquer  un  concile  général  à  Reiras, 
et  sacrer  solennellement  Louis,  son  second  fils. 

Innocent  obéit  au  prince,  et  fixa  le  jour  de  cette 
assemblée  au  18  octobre  de  la  même  année.  La  réu- 
nion fut  composée  de  treize  métropolitains,  de  deux 
cent  soixante-trois  évêques,  et  d'un  grand  nombre 
d'abbés,  de  clercs  et  de  moines  français,  anglais,  al- 
lemands et  espagnols.  D'abord  le  pape  fit  approuver 
son  élection  dans  le  concile,  et  excommunia  Anaclet  ; 
ensuite  il  décréta  dix-sept  canons  de  discipline  ec- 
clésiastique qui  n'offraient  rien  d'important.  A  la 
seconde  séance,  Louis  le  Gros  entra  dans  l'assemblée 
accompagné  de  son  parent,  le  sénéchal  Raoul,  comte 
de  Vermandois,  et  de  plusieurs  autres  seigneurs  du 
royaume;  il  exjdiqua  en  peu  de  mots  l'accident  fu- 
neste qui  lui  avait  enlevé  le  prince  Philippe,  son  fils 
aîné,  et  supplia  l'assemblée  de  procéder  au  couronne- 
ment de  son  autre,  fils.  Le  saint-père  répondit  au 
prince  en  l'exhortant  à  se  soumettre  à  la  volonté  im- 
muable du  Roi  des  rois,  du  Seigneur  des  seigneurs  ; 
après  quoi  il  donna  l'onction  royale  à  Louis,  second 
fils  du  monarque  français. 

A  la  fin  de  la  cérémonie,  l'archevêque  de  Magde- 
bourg  présenta  au  pontife  des  lettres  de  Lothaire, 
par  lesquelles  ce  prince  déclarait  qu'il  était  disposé  à 
envahir  l'Italie.  Hugues,  métropolitain  de  Rouen,  re- 


mit également  les  lettres  d'obédience  du  roi  Henri 
d'.Vngleterre,  et  les  ambassadeurs  espagnols  vinrent 
oITrir  des  lettres  serablaliles  écrites  par  les  deux  sou- 
verains de  la  péninsule  Ibérique.  Innocent  accueillit 
ces  marques  de  soumission  avec  une  feinte  humilité, 
et  répondit  aux  ambassadeurs  des  différents  souve- 
rains, qu'il  se  préparait  à  rentrer  en  Italie  pour  leur 
obéir. 

Néanmoins  avant  de  passer  les  Alpes,  comme  le 
saint-père  connaissait  le  pouvoir  de  l'or  sur  le  clergé 
romain,  il  se  décidai  faire  encore  quehpies  nouvelles 
tournées  dans  les  monastères  ])our  les  mettre  à  con- 
tribution. A  cet  effet,  il  se  rendit  à  Glairvaux,  où  il 
fut  reçu  avec  un  grand  respect  par  les  moines,  qui 
étaient  venus  à  sa  rencontre,  pauvrement  vêtus  et 
portant  une  croix  de  bois.  Cette  ostentation  de  pauvreté 
mécontenta  Innocent  ;  et  sa  déception  fut  encore  plus 
amère  lorsqu'il  vil  l'église  sans  ornements,  les  salles 
du  couvent,  les  réfectoires,  les  dortoirs  dégarnis  de 
meubles,  et  lorsqu'on  lui  eut  dit  que  l'or  et  l'argent 
étaient  proscrits  de  cette  retraite.  On  servit  aux  car- 
dinaux de  la  suite  du  pape  du  pain  noir,  du  lait,  des 
herbes,  et  l'on  réserva  pour  le  saint-père  quelques 
poissons  cuits  à  l'eau,  qui  étaient  regardés  par  les 
bons  religieux  comme  un  mets  très-recherché.  Aussi 
Innocent  ne  fit-il  pas  un  long  séjour  dans  l'abbaye; 
le  jour  même  il  se  rendit  à  Cluny,  et  célébra  la  fête 
de  la  purification  de  Notre-Dame;  le  lendemain  il 
confirma  les  privilèges  de  ce  monastère,  particulière- 
ment l'immunité  du  lieu,  qui  le  garantissait  des  vio- 
lences des  seigneurs.  Il  accorda  également  à  saint 
Rernard  pour  l'ordre  de  Cîteaux,  et  en  considération 
des  services  que  l'abbé  lui  avait  rendus,  une  nouvelle 
charte  conçue  en  ces  termes  :  «  Nous  défendons  sous 
peine  d'anathèrae  à  tous  les  chrétiens,  quel  que  soit 
leur  rang,  d'exiger  ou  même  de  recevoir  de  vous  et 
de  vos  frères  les  dîmes  des  terres  que  vous  cultivez  de 
vos  mains,  ni  les  dîmes  de  vos  bestiaux,  déclarant 
votre  congrégation  entièrement  affran^îhie  d'une  telle 
sen'itude.  »  • 

.•\.vant  de  quitter  la  France,  Innocent  imposa  à 
tout  le  clergé  une  espèce  de  tribut,  sous  le  nom  de 
cueillette,  pour  l'œuvre  pieuse  de  la  conquête  du 
trône  apostolique.  Enfin  le  saint- père  entra  en  Lom- 
bardie  par  les  montagnes  de  Gênes,  et  vint  à  Plai- 
sance, où  il  convoqua  en  concile  les  prélats  de  cette 
province,  en  attendant  l'arrivée  des  troupes  du  roi 
Lothaire  :  l'assemblée  confirma  l'élection  d'Innocent, 
et  les  prélats  lui  prêtèrent  serment  d'obéissance  et 
de  fidélité.  Dès  que  le  pape  eut  appris  que  Lothaire 
avait  pénétré  en  Itahe,  il  poursuivit  son  chemin,  en- 
tra dans  la  Toscane  et  vint  s'établir  à  Pise.  Par  ses 
soins,  les  habitants  de  cette  dernière  ville  conclurent 
la  paix  avec  les  Génois,  et  jurèrent  de  se  soumettre 
à  ses  décisions  relativement  aux  contestations  pour 
lesquelles  ils  étaient  en  guerre.  Saint  Bernard,  qui 
avait  suivi  le  pontife  dans  ce  nouveau  voyage,  fut  en- 
core le  médiateur  de  ce  traité  ;  il  négocia  la  paix 
avec  une  extrême  habileté,  et  détermina  Innocent, 
pour  éviter  dans  l'avenir  le  retour  de  leurs  discordes, 
à  ériger  la  ville  de  Gênes  en  métropole,  comme 
l'était  la  cité  de  Pise,  et  à  donner  le  paliium  à  l'évê- 
que  Syrius  avec  trois  prélats  de  l'île  de  Corse  pour 
sulïragants. 


INiNOCENT    II 


ki 


Lotliaiie  rejoignit  le  pontile  ù  Pise,  accompagné 
seulement  de  deux  mille  chevaliers.  Malgré  la  îai- 
Jjlesse  de  cette  armée,  tous  deux  se  décidèrent  à 
marcher  sur  Rome  :  le  premier,  impatient  de  s'as- 
seoir dans  la  chaire  de  l'Apôtre;  le  second,  impatient 
de  se  l'aire  couronner  empereur.  Après  deux  journées 
de  marche,  ils  campèrent  sous  les  murs  de  la  ville 
sainte,  près  de  l'église  de  Sainte-Agnès,  où  Thibaut, 
préfet,  et  quelques  nobles  vinrent  les  recevoir.  Ana- 
clet,  redoutant  une  trahison,  se  retira  avec  ses  parti- 
sans dans  les  châteaux  fortifiés  de  Rome,  et  aban- 
donna le  palais  de  Latran  à  son  compétiteur,  qui 
vint  aussitôt  s'y  installer.  Le  lendemain  Innocent 
procéda  au  sacre  de  l'empereur  Lothaire  et  de  l'im- 
jiératriee  Richilde  son  épouse;  mais  il  fut  contraint 
d'accomplir  cette  auguste  cérémonie  dans  l'intérieui- 
de  la  basili([ue  dvi  Sauveur,  parce  que  l'antipape  res- 
tait maître  de  l'église  de  Saint-Pierre  et  de  la  plus 
grande  partie  des  quartiers  de  Rome. 

Avant  de  recevoir  la  couronne,  Lothaire  promit  par 
serment,  selon  l'usage,  de  conserver  au  souverain 
pontife  et  à  ses  successeurs  la  vie  sauve  et  les* mem- 
bres, de  défendre  le  saint-siége,  de  maintenir  lepape 
dans  la  jouissance  des  régales  de  Saint-Pierre,  et  de 
travailler  de  toute  sa  puissance  à  le  rétablir  dans  les 
provinces  qui  lui  avaient  été  enlevées.  De  son  côté. 
Innocent  s'engagea  à  ne  point  excommunier  le  prince 
et  à  lui  abandonner  l'usufruit  des  domaines  de  la 
comtesse  Mathilde,  pour  lui,  pour  sa  lille  et  pour 
son  gendre  Henri,  duc  de  Bavière.  Cet  acte  est  daté 
du  8  juin  1133. 

Pendant  plusieurs  mois  Anaclet  resta  enfermé 
dans  ses  tours,  d'où  il  faisait  lancer  des  traits  et  des 
pierres  sur  les  gens  de  l'empereur,  sans  permettre 
aux  siens  d'en  venir  aux  mains;  il  refusa  opiniâtre- 
ment toute  conférence  avec  le  prince,  et  ne  voulut 
écouter  aucune  proposition  tendant  à  lui  faire  aban- 
donner sa  dignité.  Comme  Lothaire  n'avait  pas  assez 
de  forces  pour  réduire  le  château  Saint-Ange  et  les 
autres  forteresses  de  l'antipape,  ni  pour  combattre  le 
roi  Roger,  qui  .s'avançait  avec  une  armée  nombreuse 
alin  de  délivrer  Anaclet,  il  fut  obligé  de  reprendre  le 
chemin  de  l'Allemagne  et  d  abandonner  le  saint-père. 

Celui-ci  ne  se  trouvant  plus  en  sûreté  dans  la 
ville  sainte  après  le  départ  du  prince,  fut  obligé  de 
retoui-ner  à  Pise,  où  il  assembla  un  nouveau  concile. 
Son  compétiteur  Anaclet  fut  anathéraatisé  pour  la 
quatrième  fois,  ainsi  que  tous  ses  défenseurs,  parti- 
culièrement le  roi  Roger,  dont  lesjblals  furent  décla- 
rés en  interdit.  Le  pape  excommunia  également  les 
Milanais  pour  les  punir  d'avoir  suivi  le  parti  d'Ana- 
clet  et  de  s'être  déclarés  en  faveur  de  Conrad,  usur- 
pateur de  la  couronne  d'Italie.  Telle  est  la  justice  des 
princes  !  Lothaire  avait  pardonné  au  sujet  rebelle  et 
lui  avait  rendu  son  amitié;  quant  à  la  malheureuse 
ville  entraînée  dans  la  rébellion,  sa  perte  avait  été 
jurée. 

Les  Milanais  n'ayant  d'autre  ressource  pour  sau- 
ver leur  ville  et  leurs  fortunes  que  de  faire  leur  sou- 
mission au  pape  Innocent,  se  déclarèrent  les  sujets 
de  saint  Pierre  ;  ils  adress^rent  une  lettre  à  saint 
Bernard  pour  le  prier  d'être  médiateur  entre  .eux  et 
le  pontife,  et  le  supplièrent  de  venir. à  Milan  ahn  de 
lever  l'anathème  prononcé  contre  la  cité. 


Dans  sa  réponse,  labbé  de  Cîteaux  les  félicitait  de 
leur  retour  à  l'unité  de  l'Eglise,  et  du  désir  qu'ils 
témoignaient  de  rétablir  la  paix  dans  leur  province  ; 
il  s'excusait  de  no  pouvoir  se  rendre  immédiatement 
auprès  d'eux,  et  les  assurait  qu'il  viendrait  les  trou- 
ver le  plus  tôt  qu'il  lui  serait  possilile.  En  ellet, 
lorsque  tous  les  actes  du  concile  de  Pise  eurent  été 
expédiés  dans  les  divers  royaumes  d'Orient  et  d'Oc- 
cident, saint  Bernard  se  rendit  à  Milan,  accompagné 
de  Guy,  évèque  de  Pise,  et  de  Matthieu,  prélat  d'Al- 
bane,  pour  donner  aux  habitants  l'absolution  de 
l'anathème  cju'ils  avaient  encouru.  Cette  cérémonie 
fut  célébrée  avec  une  grande  solennité;  les  nobles, 
le  clergé  et  le  peuple  entier  jurèrent  obéissance  et 
fidélité  au  souverain  ])ontife. 

L'année  suivante,  Lotliaire  repassa  encore  en  Ita- 
lie, à  Isnstigation  d'Innocent,  pour  conférer  avec  lui 
sur  les  moyens  à  prendre  ahn  d'exterminer  le  parti 
d' Anaclet,  et  surtout  pour  détacher  le  roi  Roger  de 
son  alliance  avec  l'antipape.  On  consulta  sur  cette 
importante  affaire  saint  Bernard,  qui  était  la  colonne 
de  l'Église,  et  qui  avait  l'art  de  faire  admettre  les 
paradoxes  les  plus  étranges  comme  des  vérités  in- 
contestables. Celui-ci  se  chargea  d'écrire  une  circu- 
laire aux  schismatiques,  et  de  ramener  le  plus  grand 
nombre  des  partisans  d'Anaclet  au  saint- père.  Toutes 
ces  intrigues  n'eurent  pas  un  grand  succès  ;  mais  ce 
qui  amena  la  ruine  de  l'antipape  fut  le  manque  ab- 
solu d'argent  :  sa  cour  devenait  déserte  ;  ses  festins 
n'étaient  plus  resplendissants  comme  aux  premiers 
jours  de  sa  puissance;  ses  serviteurs,  vêtus  pauvre- 
ment, paraissaient  amaigris  par  des  abstinences  for- 
cées ;  enlin,  le  triste  état  de  sa  maison  annonçait  sa 
décadence  prochaine. 

Innocent,  instruit  par  ses  espions  de  la  pénurie  de 
son  ennemi,  prit  la  résolution  de  marcher  une  se- 
conde fois  sur  Rome,  et  se  fit  précéder  par  le  gendre 
de  l'empereur,  qui  commandait  trois  mille  chevaliers. 
Sur  son  passage,  le  pape  enleva  d'assaut  les  villes 
d'Albane,  de  Bénévent,  s'empara  même  du  fameux 
monastère  du  Mont-Gassin,  et  oliligea  les  ecclésias- 
tiques, les  seigneurs,  les  moines  et  le  peuple  de  cette 
province  à  lui  prêter  serment  d'obédience. 

Pendant  cpie  le  pontife  faisait  la  con([uête  de  la 
Carnpanie,  l'empereur  chassait  Roger  de  la  Pouille  et 
de  la  Calabre.  Innocent  vint  le  rejoindre  avec  son 
armée  dans  la  ville  de  Bari,  où  l'attendaient  des 
ambassadeurs  de  Jean  Gomnène,  empereur  d'Oritnt, 
qui  avaient  été  envoyés  au  camp  de  Lothaire  jiour  le 
féliciter  de  sa  victoire  sur  le  roi  de  Sicile.  ]Mallieu- 
reusement  pour  le  saint-père,  il  se  trouva  parmi  eux 
un  moine  audacieux  qui  censurait  publi<|uement  la 
conduite  d'Innocent,  et  qui  jetait  de  la  déconsidéra- 
tion sur  sa  cour.  Dans  ses  prédications,  le  religieux 
grec  soutenait  que  le  pripe  était  un  empereur  paiea 
et  non  un  évèque  chrétien,  et  afiirmail  (jue  le  clergé 
romain  était  hérétique. 

Bernard  essaya  inutilement  de  lutter  avec  le  reli 
gieux  :  celui-ci  se  tourna  contre  le  saint  abbé  lui 
même,  et  lui  demanda  pour  quel  motif  il  avait  aban 
donné  son  couvent,  au  lieu  de  se  consacrer  uniquement 
à  la  prière,  et  de  renoncer  au  monde  pour  vivre  dans 
la  solitude  comme  il  en  avait  fait  le  vœu;  il  lui  re- 
procha sa  vie  des  camps,  au  milieu  de?  combats,  des 


kk 


HISTOIRE     DES     PAPES 


festins,  des  désordres;  il  l'accusa  de  ]>iévancalion, 
d'adultère  et  de  sodomie.  «  Quoi  donc  !  moine  mau- 
dit, lui  disait-il.  tu  oses  défecdre  ce  pape,  dont  les 
mains  armées  d'un  glaive  impie  se  rougissent  cna([ue 
jaur  du  sang  de  ses  frères;  et  au  lieu  d'aiiathéraati 
ser  un  pareil  scélérat,  qui  veut  usurper  le  saint- 
siége,  tu  es  le  premier  à  te  lever  pour  couvrir  son 
infamie  par  tes  mensonges  sacrilèges » 

Plusieurs  historiens  affirment  c[ue  l'empereur, 
ébranlé  par  les  déclamations  du  moine  grec,  avait 
résolu  d'abandonner  la  défense  du  pontife  pour  em- 
brasser celle  de  son  compétiteur;  mais  tout  à  coup 
il  fut  saisi  d'un  mal  inconnu,  qui  l'emporta  en  deux 
jours.  L'empereur  avait  été  transporté  dans  une  chau- 
mière, près  de  la  ville  de  Trente  ;  il  y  mourut  dans 
la  nuit  da  3  au  4  décembre   1137. 

Lorsque  cette  nouvelle  fut  connue,  Roger  rjtssem- 
bla  à  la  hâte  une  nouvelle  armée,  ^frahit  une  seconde 
fois  la  Pùuille,  mit  tout  à  feu  et  à  sang,  saccagea  les 
villes,  pilla  les  églises,  et  passa  au  lil  de  l'épée  tous 
les  habitants  de  Capoue.  Ensuite  il  marcha  sur  Bé- 
névent,  qui  fit  sa  soumission,  et  reconnut  de  nou- 
veau l'antipape  ;  mais  Anaclet  n'eut  pas  la  satisfaction 
de  voir  son  triomphe  ;  et  pendant  que  son  protecteur 
s'avançïit  sur  Rome  à  marches  forcées,  il  mourait 
empoisonné.  Il  fut  enterré  secrètement  par  ses  amis, 
qui  empêchèrent  ainsi  qu'Innocent  ne  poursuivit  sa 
vengeance  sur  le  cadavre  de  sa  victime. 

Arnulphe  représente  l'antipape  comme  un  infâme, 
souill-^  des  plus  grands  crimes  ;  il  l'accuse  de  toutes 
sortes  d'excès  et  de  débauches,  et  même  d'inceste 
avec  sa  sœur,  la  femme  de  Roger.  Après  sa  mort,  les 
scbismatiques,  par  ordre  du  roi  de  Sicile,  élurent 
souverain  pontife  le  cardinal  Grégoire  ;  mais  bientôt 
ils  renoncèrent  à  leur  scliisme  pour  éviter  le  sort  de 
l'infortuné  Anaclet,  et  vinrent  faire  leur  soumission  à 
Innocent,  qui  les  reçut  en  grâce  et  les  combla  de 
présents.  Le  nouvel  antipape,  abandonné  de  tous  les 
siens,  quitta  à  son  tour  le  camp  de  Roger  pendant  la 
nuit,  et  %'int  trouver  saint  Bernard  pour  le  prier 
d'obtenir  sa  grâce  ;  l'abbé  le  conduisit  aussitôt  au 
palais  d'Innocent,  qui  lui  pardonna  le  passé  et  le 
rétablit  dans  sa  première  dignité. 

Ainsi  finit  le  schisme,  le  29  mai  1138  :  les  luttes 
entre  les  papes  avaient  duré  huit  années  entières; 
elles  avaient  ensanglanté  l'Italie,  ruiné  la  France,  et 
enlevé  à  l'Allemagne  l'élite  de  ses  peuples.  Innocent 
était  enfin  victorieux  de  ses  ennemis  et  maître  absolu 
dans  Rome  ! 

Son  premier  soin  fut  de  convoquer  un  concile 
œcuménique,  oiî  se  trouvèrent  plus  de  mille  évèques. 
Dans  cette  assemblée  on  déclara  Rome  la  capitale  du 
monde,  et  le  pontife  le  dispensateur  suprême  des 
dignités  ecclésiastiques;  on  confirma  les  canons  du 
concile  de  Reims,  et  particulièrement  celui  qui  avait 
été  rendu  contre  les  tournois  :  les  ordinations  faites 
par  l'antipape  Anaclet  furent  déclarées  nulles,  et  le 
pape  termina  les  sessions  par  une  sentence  terrible 
d'e.xcoramunication  qu'il  rendit  contre  le  roi  Roger  et 
contre  tous  ses  partisans. 

Après  la  tenue  du  synode.  Innocent  rassembla 
quelques  troupes  et  marcha  contre  son  ennemi,  qu'il 
rencontra  au  pied  du  Mont-Cassin.  On  envoya  de 
part  et  d'autre  des  députés  pour  proposer  un  ti^iité 


d'alliance,  alin  d'éviter  l'effusion  du  sang;  mais 
comme  les  négociations  traînaient  en  longueur,  le 
fils  du  roi,  à  la  tète  de  mille  chevaux,  fit  une  contre- 
marche habile,  prit  en  liane  l'armée  du  pape,  et  le 
fit  lui-même  prisonnier. 

Roger  traita  le  saint-père  avec  les  pins  grands 
égards,  et  lui  proposa  la  paix  en  échange  de  sa  li- 
berté :  celui-ci  n'osant  rien  refuser  au  vainqueur, 
l'investit  par  l'étendard  du  royaume  de  Sicile,  donna 
la  Pouille  à  son  fils  aîné,  et  la  principauté  de  Capoue 
au  plus  jeune  ;  les  deux  princes  lui  prêtèrent  le  ser- 
ment de  fidélité  et  d'obédience  à  genoux,  suivant 
l'usage.  Innocent  eut  ensuite  la  permission  de  se 
rendre  à  Bénévent,  où  il  fut  reçu  comme  l'aurait  été 
saint  Pierre  lui-même  ;  enfin  il  rentra  dans  Rome  le 
sixième  jour  de  septembre  1139. 

On  croit  que  pendant  celte  année  Léon  Styppiot, 
patriarche  de  Gonstantinople,  fit  condamner  dans  un 
concile  les  ouvrages  hérétiques  de  Clirysimde,  à  la 
prière  de  Jean  Goranène,  qui  voulait  par  cette  dé- 
marche ramener  l'unité  entre  les  Eglises  d'Orient  et 
d'Occident.  Mais  les  Grecs  n'en  persistèrent  pas 
moins  dans  leur  haine  pour  les  Latins  ;  et  l'empereur 
se  trouva  entraîné  malgré  lui  dans  une  guerre  contre 
les  chrétiens  d'Occident. 

Plusieurs  historiens  placent  à  la  même  époque  le 
nouvel  interdit  qui  fut  lancé  contre  le  royaume  de 
France  à  l'occasion  de  l'élection  de  Pierre  de  la 
Châtre,  archevêque  de  Bourges,  qui  s'était  fait  con- 
sacrer par  le  pape,  sans  attendre  le  consentement  de 
Louis  le  Jeune.  Le  roi,  irrité  contre  l'audacieux  pré- 
lat, envoya  des  troupes  dans  le  Berri,  ravagea  la 
province,  détruisit  les  villes,  et  força  Pierre  de  la 
Châtre  à  se  réfugier  auprès  de  Thibaut,  comte  de 
Champagne. 

A  son  tour,  l'intrépide  archevêque  rassembla  des 
troupes,  se  mit  à  leur  tête,  battit  l'armée  du  roi  et 
reconquit  sa  métropole  ;  mais  comme  Louis  le  Jeune 
menaçait  d'envahir  une  seconde  fois  le  Berri  avec  de 
nouvelles  armées,  Pierre  de  la  Châtre  écrivit  à  Rome, 
et  réclama  l'appui  du  Vatican.  Louis  fut  déposé  et 
excommunié  par  l'autorité  de  saint  Pierre,  et  le 
royaume  de  France  déclaré  en  interdit. 

Dans  ce  siècle,  les  suites  d'un  anathème  étaient 
terribles  pour  les  rois;  aussi  Louis  s'empressa-t-il 
de  reconnaître  l'archevêque  de  Bourges,  pour  obtenir 
que  le  saint-père  le  reçût  à  sa  communion  et  levât 
la  sentence    d'excommunication. 

En  Italie,  Arnaud  de  Brescia,  disciple  d'Abailard, 
commençait  ses  prédications  sur  la  vie  efféminée  des 
prêtres  et  sur  les  désordres  des  moines.  Cet  homme 
courageux,  le  précurseur  de  la  réforme,  s'élevait  avec 
force  contre  les  ecclésiastiques  débauchés;  il  leur 
reprochait  leur  avarice  sordide,  leur  amour  effréné  . 
des  grandeurs,  leur  hypocrisie  et  leur  lubricité  ; 
enfin  par  son  éloquence  il  parvint  à  soulever  un  parti 
formidable  contre  le  clergé.  Le  saint-père  essaya, 
mais  inutilement,  de  l'anéantir  avec  les  foudres  du 
Vatican;  les  doctrines  d'Arnaud  de  Brescia  avaient 
frappé  les  esprits,  et  se  répandaient  dans  toutes  les 
villes  avec  une  incroyable  rapidité;  Rome  surtout, 
divisée  entre  les  deux  factions  des  Guelfes  et  des 
Gibelins,  embrassa  avec  ardeur  le  parti  de  l'excom- 
munié; les  citoyens  se  soulevèrent  contre  le  pape, 


INNOCENT    II 


45 


Les  moines  prélèvent  la  dime  sur  le  peuple 


s'assemblèrent  au  Capitole,  et  rétablirent  l'ancienne 
institution  du  sénat,  abolie  depuis  des  siècles. 

Innocent   conçut  un  si  violent  chagrin  de  n'avoir 
pu  arrêter  les  eflets  d'une  révolution  qui  portait  une 


aussi  grave  atteinte  à  l'autorité  pontificale,  qu'il  fut 
attaqué  d'une  maladie  dangereuse  à  laquelle  il  suc- 
comba le  24  septembre  1U3.  Il  fut  enLerré  à  Saint- 
Jean  de  Latran. 


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HISTOIRE    DES    TAPES 


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'''     CÉLESTIN  II    ^"'f^ 


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Élection  de  Célestin.  —  Lettre  du  pape  à  Pierre,  abbé  de  Cluny.  —  Rî'ponse  du  moine  au  souverain  pontife. 

Célestin  meurt  après  cinq  mois  de  pontificat. 


Le  jour  même  de  la  mort  d'Innocent  II,  les  Guel- 
fes, partisans  des  papes,  et  les  Gibelins,  partisans 
des  empereurs,  se  disputèrent  le  droit  d"élire  un 
nouveau  pontife;  mais  pendant  leurs  discussions,  le 
peuple  et  les  principaux  magistrats  de  Rome  éle- 
vèrent Guy  de  Castel  au  trùne  pontifical,  et  le  procla- 
mèrent sous  le  nom  de  Célestin  IL 

Aussitôt  qu'il  fut  installé  sur  le  trône  de  l'Apôtre, 
le  nouveau  pape  adressa  une  lettre  à  Pierre,  aijbé  de 
Cluny,  avec  lequel  il  était  en  relations  d'amitié  ;  il 
lui  apprenait  que  son  élection  avait  eu  lieu  dans  la 
liasilique  de  Saint-Jean  de  Latran,  aux  acclamations 
du  clergé  et  du  peuple,  et  le  prévenait  qu'il  n'avait 
accepté  la  suprême  dignité  de  l'Eglise  que  pour  ré- 
former les  désordres  des  ecclésiastiques  et  des  moines 
italiens. 

Pierre,  dans  sa  réponse,  encourage  le  saint-père  à 
réprimer  sévèrement  la  licence  des  prêtres,  et  donne 
de  grands  éloges  à  Arnaud  de  Brescia;  il  termine  sa 
lettre  en  annonçant  au  pontife  qu'il  entreprendra  le 
voyage  de  Rome  pour  renouveler  leur  ancienne  ami- 
tié. Mais  il  ne  put  réaliser  ce  projet,  car  le  pape 
Célestin  mourut  le  9  mars  1144,  après  un  règne  de 
cinq  mois  et  demi;  il  fut  inhumé  à  Saint-Jean  de 
Latran. 

Quelques  mois  avant  la  mort  de  Célestin,  le  pa- 
triarche Michel  Oxite   renouvela  en  Orient  la  persé- 


cution contre  les  Bogomiles,  hérétiques  qui  avaient 
déjà  été  poursuivis  sous  l'empereur  Alexis  Gomnène. 
Ces  schismatiques  enseignaient  dans  leur  doctrine 
que  le  premier  fils  de  Dieu,  nommé  Satanaël,  s'étant 
révolté  contre  son  père,  avait  entraîné  dans  la  rébel- 
lion un  grand  nombre  d'anges  ;  que  pour  ce  crime, 
ayant  été  exilé  sur  la  terre,  il  avait  créé  toutes  les 
choses  visibles,  et  trompé  Moïse  en  lui  donnant  l'an- 
cienne loi  ;  que  depuis.  Dieu  le  père  avait  engendré 
un  second  fils  appelé  Jésus-Christ,  qui  était  venu 
détruire  la  puissance  de  Satanaél,  et  l'enfermer  dans 
les  abîmes  de  la  géhenne,  en  retranchant  de  son  nom 
la  syllabe  angéhque,  en  sorte  qu'il  s'était  appelé  de- 
puis celle  époque,  Satan  ou  Satanas. 

D'après  les  Bogomiles,  l'incarnation  du  Verbe,  sa 
vie  sur  la  terre,  son  baptême,  ses  prédications,  sa 
pâque,  sa  mort,  sa  résurrection,  n'avaient  été  que 
des  apparences  trompeuses  ;  et  ils  regardaient  comme 
une  folie  d'en  faire  des  dogmes  religieux. 

Pour  arrêter  les  progrès  de  l'hérésie,  Michel 
trouva  que  le  moyen  le  plus  expéditif  était  de  livrer 
au  supplice  le  moine  Niphon,  chef  de  la  doctrine. 
Par  ses  ordi-es  on  arraclia  au  pauvre  religieux,  un  à 
un,  tous  les  poils  d'une  barlie  magnifique  qui  des- 
cendait jus(|ue  sur  ses  sandales;  on  l'appliqua  à  la 
question,  on  lui  arracha  les  yeux,  et  ensuite  on  le  fit 
monter  sur  le  bûcher. 


LUGIUS    II 


i7 


Election  de  Lucius  II.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Trêve  avec  le  roi  Roger.  —  Différends  entre  l'archevêque  de  Tours 
et  l'évêque  de  Dol.  —  Primalie  de  Tolède.  —  Suite  de  la  révolte  des  Romains  contre  la  papaut<5.  —  Les  citoyens  s'emparent 
des  rentes  de  la  ville.  —Lettres  du  pape  et  des  séditieux  à  l'empereur  Conrad.  —  Celui-ci  accueille  favorablement  les  envoyés 
du  pontife.  —  Lucius  se  met  à  la  tète  des  troupes  et  assiège  les  sénateurs  romains  dans  le  Capitole.  —  Il  est  tué  d'un  coup  de 
pierre  dans  la  mêlée. 


Le  lendemain  de  la  mort  de  Célestin,  les  cardi- 
naux et  les  noWes  du  parti  de  la  cour  de  Rome  s'é- 
tant  rassemblés  secrètement  au  palais  de  Latran, 
sans  la  participation  du  clergé  et  du  peuple,  choisi- 
rent pour  souverain  pontife  Gérard,  prêtre-cardinal 
du  titre  de  Sainte-Croix,  et  le  consacrèrent  sous  le 
nom  de  Lucius  II. 

Ce  pontife  était  de  Bologne,  et  depuis  son  en- 
fance il  avait  été  destiné  à  Tétat  ecclésiastique  ;  Ho- 
norius  l'avait  fait  venir  à  Rome  sur  la  recommanda- 
tion d'un  de  ses  parents,  et  l'avait  nommé  cardinal 
et  bibliothécaire  de  l'Église.  Dans  la  suite  Gérard 
lit  reconstruire  la  basilique  de  son  litre,  en  aug- 
menta les  revenus  par  des  extorsions,  et  y  fonda 
une  communauté  de  chanoines  réguliers.  Innocent  II, 
qui  connaissait  son  habileté,  le  créa  chancelier  après 
la  mort  d'Aimeri;  enfin  il  le  nomma  camérier  et  lui 
conûa  la  garde  des  trésors  de  Saint-Pierre. 

Lucius,  au  lieu  de  cherclier  par  une  conduite  pru- 
dente à  faire  oublier  son  élection  frauduleuse,  se 
montrî.  orgueilleux,  avare,  vindicatif,  et  entreprit  de 
rétablir  dans  Rome  le  despotisme  pontifical.  Néan- 
moins, avant  d'entrer  ouvertement  en  lutte  avec  le 
peuple,  il  jugea  prudent  de  s'assurer  la  protection  de 
l'empereur  et  des  autres  princes  de  l'Italie.  D'abord 
il  conclut  une  trêve  avec  Roger,  roi  de  Sicile,  et  il 
le  détermina,  moyennant  un  tribut  énorme,  à  lui 
prêter  le  secours  de  ses  troupes  pour  assujettir  les 


Romains  à  son  odieuse  tyrannie  ;  ensuite  il  envoya 
des  ambassadeurs  aux  rois  de  France,  d'Angleterre 
et  d'Allemagne  pour  implorer  leur  appui. 

Pendant  que  ses  légats  se  rendaient  dans  les 
diftérentes  cours  de  l'Europe,  le  saint-père  parais- 
sait uniquement  occupé  de  rétablir  la  concorde  entre 
les  prélats  des  Gaules  et  d'Espagne.  Il  termina  le 
différend  qui  existait,  depuis  le  pontificat  d'Urbain  II, 
entre  les  sièges  de  Tours  et  de  Dol,  relativement  à 
la  juridiction  des  évèchés  de  Bretagne,  que  Hugues, 
métropolitain  de  Tours,  avait  toujours  réclamée,  en 
vertu  de  l'ordonnance  du  pape  Urbain,  sans  pouvoir 
l'obtenir.  Innocent  II  avait  précédemment  donné  à 
GeoiVroi,  prélat  de  Chartres,  son  légat,  pleins  pou- 
voirs pour  décider  cette  affaire  ;  mais  la  mort  du 
pontife  ayant  empêché  que  cette  contestation  fût  ré- 
glée définitivement,  l'évêque  de  Dol  obtint  de  nou- 
veau d'en  référer  au  saint-siége  pour  prononcer  un 
jugement  sans  autre  appel.  Or  voici  le  décret  que 
Lucius  publia  à  ce  sujet  :  «  Nous  avons  examiné  en 
conseil  les  titres  de  la  jnétropole  de  Tours,  et  parti- 
culièrement la  bulle  de  notre  prédécesseur  Urbain  ; 
et  après  avoir  pris  l'avis  de  nos  évêques,  des  cardi- 
naux, des  abbés  et  des  seigneurs,  nous  avons  in- 
vesti, par  le  bâton  épiscoiial,  l'archevêque  Hugues 
du  droit  de  juridiction  absolue  sur  tous  les  prélats 
de  la  province  de  Bretagne.  Cependant,  nous  décla- 
rons que  notre  frère  Geoffroi,  chef  du  clergé  de  Dol, 


48 


HISTOIRE    DES     PAPES 


aussi  longtemps  que  Diou  hii  ilonncra  vie,  gouvor- 
nera  ce  diocèse,  sans  relever  d'autre  autorité  que  de 
celle  du  saint-siège,  et  nous  lui  adressons  le  palliura 
afin  de  rèconiponserrobéissance  qu'il  nous  a  toujours 
témoignée.  Donné  au  palais  de  Latran,  le  15  mai  1  li*!.» 

Lucius  rendit  uu  second  jugement  en  faveur  du 
métropolitain  Raimond  de  Tolède,  auquel  il  accorda 
la  primatie  sur  toute  l'Espagne  et  sur  les  Eglises 
qui  avaient  perdu  leurs  prélats  par  suite  de  l'inva- 
sion des  Sarrasins.  Dans  la  même  séance,  il  reçut 
des  mains  de  l'archevêque,  l'acte  par  lei]uel  Al- 
phonse, duc  de  Portugal,  s'engageait  à  payer  à  la 
cour  de  Rome  un  tribut  annuel  de  quatre  livres  pe- 
sant d'or,  en  échange  du  titre  de  roi. 

Mais  si  les  peuples  étrangers  paraissaient  soumis 
au  saint-jière,  il  n'en  était  pas  de  même  des  Romains 
qui  se  montraient  chaque  jour  plus  hostiles  à  la  pa- 
pauté ;  eiilin  les  prétlications  d'.\rnaud  de  Brescia 
exaltèrent  les  esprits  ;  une  nouvelle  révolution  éclata, 
le  peuple  se  rassembla  en  armes,  se  déclara  indépen- 
dant de  la  juridiction  des  pontifes,  et  nomma  un  pa- 
tries pour  gouverner  Rome.  Cette  éminente  dignité 
fut  confiée  à  Jourdain,  fils  de  Pierre  de  Léon;  tous 
les  citoyens  lui  prêtèrent  serment  de  fidélité  comme 
s'il  eiit  été  souverain  absolu,  et  de  la  même  manière 
que  leurs  ancêtres  l'avaient  fait  pour  Charlema- 
gne  et  pour  Othon  le  Grand.  Ensuite  le  sénat  se 
rendit  en  corps  au  palais  de  Latran,  réclama  à  Lu- 
cius, au  nom  de  la  nation,  tous  les  droits  régaliens 
dont  les  papes  s'étaient  emparés,  et  lui  déclara  qu'à 
l'avenir  il  devait  se  contenter  pour  son  entretien  des 
oLlations  des  fidèles,  ainsi  que  le  commandait  l'E- 
vangile et  que  l'avaient  pratiqué  pendant  plus  de 
sbi  siècles  les  évêques  de  Rome. 

Jourdain  s'empara  également  des  rentes  de  la 
ville,  nomma  des  officiers  pour  remplacer  les  créa- 
tures du  pape,  et  fit  rendre  la  justice  au  nom  des 
citoyens. 

Le  saint-père  et  ses  cardinaux  voulurent  s'oppo- 
ser à  ces  innovations  dangereuses;  comme  la  force 
leur  manquait,  ils  furent  contraints  de  céder  aux  vo- 
lontés du  peuple.  Dans  cette  extrémité,  Lucius  en- 
voya de  nouveaux  légats  à  l'emjicreur  Conrad,  avec 
des  lettres  remplies  de  flatteries  et  de  lâchetés,  afin 
de  décider  le  prince  à  venir  au  secours  de  l'Église 
romaine.  De  son  côté  le  sénat,  instruit  des  démar- 
ches secrètes  du  pape,  envoya  des  ambassadeurs  à 
la  cour  d'Allemagne,  avec  des  lettres  écrites  par  les 
principaux  Gibelins.  «  Nous  voulons,  disaient  les 
sénateurs  au  prince,  rétablir  l'empire  romain  comme 
aux  siècles  des  Constantin  et  des  Justinien,  afin 
qu'il  soit  digne  de  vous  avoir  pour  chef  suprême. 
Nous  avons  enlevé  de  vive  force  les  maisons  créne- 
lées et  les  tours  des  seigneurs  qui  refusaient  de  re- 
connaître votre  autorité  ;  les  unes  ont  été  rasées,  les 
plus  importantes  sont  encore  debout  et  prêtes  à  re- 
cevoir vos  troupes.  Nous  vous  engageons  à  établir 
votre  résidence  dans  notre  ville,  parce  que  vous 
pourrez  commander  d'une  manière  absolue  sur  toute 


^^«[jj^^^^^^r?- 


ritalie,  et  (pie  vous  serez  maître  de  châtier  l'inso- 
lence des  prêtres,  qui  ont  si  souvent  bouleversé  vos 
Etats.  Enfin,  nous  jugeons  de  notre  devoir  de  vous 
informer  que  Lucius  a  traité  avec  Roger  le  Sicilien  ; 
qu'il  lui  a  donné  le  bâton  et  l'anneau  pastoral,  la  dal- 
matique,  la  tiare  et  les  sandales,  et  le  droit  de  ne 
plus  relever  du  saint-sii'ge  jiour  les  affaires  ecclé- 
siasli(jues.  » 

Conrad  le  Dévot  refusa  d'admettre  en  sa  présence 
les  députés  des  Romains,  et  ne  fit  aucune  réponse  à 
la  lettre  que  ceux-ci  lui  avaient  envoyée;  au  con- 
traire, il  accueillit  avec  de  grands  honneurs  les  lé- 
gats du  ])ape,  parmi  lesquels  se  trouvait  Guy  de 
Pise,  cardinal  chancelier,  l'homme  d'Etat  le  plus  ha- 
bile de  l'époque.  Guy  obtint  de  l'empereur  l'assu- 
rance de  sa  protection  et  la  permission  de  lever  une 
armée  nombreuse  pour  la  défense  de  l'Eglise. 

Mais  les  esprits  étaient  à  Rome  dans  un  tel  état 
d'exaspération,  que  le  pape,  excité  par  les  Guelfes, 
n'attendit  pas  même  le  retour  de  ses  envoyés  ;  il 
rassembla  à  la  hâte  quelques  troupes,  se  mit  à  leur 
tête,  et  vint  attaquer  le  sénat  dans  le  Capitole. 

On  raconte  que  Lucius,  une  hache  à  la  main, 
frajjpait  lui-iuèrae  conti-e  les  ]iortes  de  cet  édifice 
pour  les  briser,  et  que  déjà  elles  s'ébranlaient  sous 
si's  efforts,  lorsqu'il  tomlja  frappé  au  front  par  une 
pierre.  Lucius  mourut  le  lendemain,  3  février  1145; 
il  avait  régné  environ  une  année. 

Sous  son  pontificat  parut  un  ouvrage  très-remar- 
qualile  de  Pierre  de  Cluny,  le  célèbre  ami  de  Céles- 
tin  IL  II  était  divisé  en  deux  parties  :  la  première 
était  une  réfutation  des  erreurs  de  Mahomet  ;  la  se- 
conde se  composait  de  statuts  à  l'usage  des  couvents 
de  son  ordre,  dont  la  discipline  était  singulièrement 
relâchée,  si  l'on  en  juge  par  ces  statuts  eux-mêmes. 
En  voici  quelques-uns  : 

u  Défense  aux  moines  de  Cluny  de  manger  des 
poules  d'eau  et  des  canards  sauvages  les  vendredis, 
sous  prétexte  que  ces  oiseaux  sont  aquatiques.  — 
Défense,  après  le  repas  du  soir,  d'user  d'hypocras, 
c'est-à-dire  de  vin  cuit  avec  du  sucre,  du  miel  et 
des  épices.  —  Défense  de  faire  plus  de  trois  repas 
par  jour  ;  de  porter  des  parures  et  des  étoffes  pré- 
cieuses; d'avoir  plus  de  deux  domestiques,  et  de 
rester  dans  les  parloirs  avec  des  jeunes  femmes  pen- 
dant les  heures  de  nuit. —  Défense  de  jouer  de  l'or, 
d'élever  des  singes,  et  de  se  retirer  dans  les  cellules 
avec  les  novices,  sous  prétexte  de  les  former  à  la 
prière.—  Défense  de  recevoir  de  jeunes  moines  sans 
une  autorisation  spéciale  de  l'abbé,  parce  qu'on  rem- 
plit l'abbaye  de  vagabonds  et  de  débauchés  infâmes. 

«  Les  abbés  devront  chercher  à  rétablir  le  travail 
des  mains  autant  qu'il  sera  possible,  parce  qu'il  est 
déplorable  de  voira  quel  point  l'oisiveté  s'est  établie 
dans  les  cloîtres.  Ces  demeures,  que  le  pieux  saint 
Benoît  avait  élevées  pour  moraliser  la  société  chré- 
tienne, ont  abandonné  la  sainte  mission  de  leur  fon- 
dateur, et  sont  devenues  des  maisons  de  corruption 
et  d'infamie,  des  succursales  de  Sodome....  » 


EUGÈNE    III 


49 


Élection  d'Eugène.  —  Arnaud  de  Brescia  vient  une  seconde  fois  à  Rome.  —  II  fait  révolter  les  Romains  au  nom  de  la  liberté.  — 
Le  pape  se  sauve  de  la  ville  sainte.  —  Eugène  se  réfugie  à  Viterbe.  —  Députation  des  évoques  d'Arménie.  —  Seconde  croisade. 
Le  pape  revient  à  Rome.  —  11  se  sauve  de  nouveau  et  se  réfugie  en  France.  —  Combat  entre  les  officiers  du  pape  et  les  cha- 
noines de  Sainte-Geneviève.  —  Mauvais  succès  de  la  croisade. —  Concile  de  Paris  contre  Gilbert  de  la  Porée.  —  Condamnation 
d'Éon  de  l'Étoile.  —  Le  roi  de  Castille  accuse  le  pape  d'avoir  vendu  le  titre  de  roi  de  Portugal  à  Henriquez  Alplionse.  — 
Voyage  d'Eugène  à  l'abbaye  de  Clairvaux.  —  Traité  entre  l'empereur  et  le  pape.  —  Nouvelle  dissension  entre  les  deux  sou- 
verains. —  Jourdain  des  Ursins  est  envoyé  en  Allemagne  comme  légat.  —  Origine  des  archevêchés  en  Irlande.  — 
Mort  d'Eugène. 


Après  la  fin  tragûiuede  Lucius  II,  le  patrice  Jour- 
dain, le  sénat  elle  peuple  s'assemblèrent  pour  nom- 
mer un  pape  favorable  à  la  nouvelle  révolution;  mais 
déjà  les  cardinaux  s'étaient  réunis  en  secret  au  cou- 
vent de  Saint-Césaire,  et  avaient  proclamé  l'ajjbé 
Pierre  Bernard  souverain  pontife,  sous  le  nom  d'Eu- 
gène II,  sans  observer  les  règles  canoniques. 

Ce  moine,  né  à  Pise,  avait  d'abord  été  vidarae  de 
Ja  cathédrale  de  cette  ville;  ensuite  il  avait  pris  l'ha- 
bit monasticjue  àClaiiTaux,  sous  la  direction  de  saint 
Bernard.  Plus  tard  Atenulfe,  abbéde  Farse  en  Italie, 
ayant  demandé  au  saint  quelques  religieux  pour  fon- 
der une  communauté  de  l'ordre  de  Cîleaux,  Bernard 
de  Pise  lui  fut  adressé  avec  plusieufs  moines  fran- 
çais ;  le  pape  Innocent  les  fit  venir  à  Rome,  et  leur 
donna  l'église  et  l'abbaye  de  Saint-Alhanasc,  située 
auprès  des  eaux  Salviennes. 

Bernard  avait  été  promu  à  la  dignité  d'abbé  de 
son  couvent  depuis  plusieurs  années,  lorsqu'on  vint 
le  chercher  pour  le  conduire  au  palais  de  Latran. 
Les  cardinaux  et  les  évêques,  empressés  d'accomplir 
la  cérémonie  du  sacre,  avaient  déjà  fait  tous  leurs 
préparatifs  dans  la  basilique  de  l'.Vpùtro,  lorsqu'une 
députation  du  sénat  vint  les  sommer  d'avoir  à  casser 
une  élection  qui  s'était  faite  sans  leur  concours,  et 
qu'ils  eussent  à  nommer  avec  eux  un  pape  qui  jure- 
11 


rait  obéissance  aux  lois,  et  s'engagerait  par  serment 
à  maintenir  la  nouvelle  constitution.  Les  cardinaux 
demandèrent  jusqu'au  lendemain  pour  faire  connaî- 
tre leur  réponse  ;  mais  pendant  la  nuit  ils  s'échappè- 
rent de  Rome  avec  le  pontife,  et  se  retirèrent  dans 
la  forteresse  de  Monticelle. 

Dès  le  lendemain  Eugène  fut  conduit  parles  siens 
au  monastère  de  Farse,  oi^i  il  fut  sacré  le  dimanche 
suivant,  28  février  1145.  Après  la  cérémonie  il  ren- 
tra dans  la  ville  sainte,  déterminé  à  lutter  contre  les 
partisans  des  libertés  populaires,  et  à  employer  la 
force  pour  soumettre  les  Romains  au  joug  du  saint- 
sit'ge  ;  mais  il  se  trouva  que  pendant  son  absence  un 
adversaire  redoutable  s'était  introduit  dans  la  place; 
c'était  le  fameux  Arnaud  de  Brescia,  qui,  pour  la  se- 
conde fois,  venait  à  Rome  pour  défendre  les  intérêts 
des  peuples. 

Cet  intrépide  réformateur  )irèchait  dans  les  rues, 
sur  les  places  publiijues,  eihorlait  les  citoyens,  au 
nom  de  l'antique  république,  à  reconquérir  les  liber- 
tés qui  avaient  rendu  leurs  pères  les  maîtres  du 
monde  ;  il  adjurait  le  peuple  de  secouer  le  joug  avi- 
lissant des  pa]ies  et  des  prêtifs;  il  annonçait  haute- 
ment que  le  temps  était  venu  uù  les  ecclésiasti(jues 
et  les  moines  devaient  réellement  renoncer  au  monde 
pour  s'occuper  de  Dieu  ;  et  que  s'ils   refusaient  de 

95 


50 


HISTOIRE    DES    PAPES 


suivre  les  préceptes  do  l'Église,  on  devait  les  y  con- 
Iraindre.  tJes  prédications  élmjnenlos  aninu'rent  les 
esprits  ;  les  Romains  coururent  aux  armes,  vinrent 
attaquer  le  palais  de  Latran,  et  déjà  ils  étaient  sur 
le  point  de  forcer  la  demeure  pontilicale,  lorsqu'ils 
apprirent  qu'Eugène  s'était  échappé  honteusement 
par  une  issue  secrète  hors  des  murailles,  et  avait 
gagné  Viterbe  sous  le  manteau  d'un  pèlerin.  Le  peu- 
ple tourna  alors  sa  rage  contre  les  suppôts  de  la  ty- 
rannie ;  les  palais  des  cardinaux,  des  évèques  et  des 
nobles  qui  s'étaient  déclarés  partisans  de  l'absolu- 
tisme furent  pillés,  brûlés,  saccagés  ;  ensuite  la  loule 
se  dirigea,  armée  de  lances  et  de  bâtons,  sur  l'église 
de  Saint-Pierre;  les  offrandes  des  pèlerins  destinées 
au  pajiB  furent  distribuées  aux  pauvres,  cl  les  prê- 
tres ([ui  voulurent  résister  ;\  cet  acte  de  justice  furent 
impitoyablement  massacrés. 

Après  ce  premier  moment  d'effervescence,  le 
calme  se  rétablit  ;  un  nouveau  serment  de  fidélité  fut 
prêté  au  patrice  par  le  sénat  et  par  les  magistrats; 
tous,  d'un  commun  accord,  décidèrent  qu'ils  repous- 
Beraient  à  main  armée  les  princes  ou  les  rois  qui 
prétendraient  encore  les  assujettir  à  l'infâme  théocra- 
tie, ipii  pendant  onze  siècles  el  demi  avait  souillé 
Rome  d'incestes  et  d'assassinats. 

Pendant  que  le  peuple,  par  un  retour  d'énergie, 
rétablissait  l'ancienne  lii)erté,  Eugène  tenait  sa  cour 
à  Viterbe  avec  ses  cardinaux,  et  recevait  une  ambas- 
sade du  patriarche  d'Arménie.  Le  clergé  de  cette 
contrée  envoyait  consulter  le  saint-siége  sur  plu- 
sieurs points  de  discipline  ecclésiastique  et  sur 
quelques  cérémonies  de  leurs  rites,  qui  différaient 
d'avec  celles  de  l'Eglise  grecque.  Le  pape  accueillit 
les  députés  avec  de  grands  honneurs;  il  céléljra 
même  une  messe  solennelle  à  leur  intention,  et  les 
fit  placer  dans  le  sanctuaire,  afin  qu'ils  pussent  ob- 
server tous  les  détails  de  l'accomplissement  du  saint 
sacrifice  et  les  cérémonies  religieuses. 

Une  légende  raconte  que  Dieu  fit  éclater  sa  puis- 
sance dans  cette  occasion,  et  permit  qu'un  des  am- 
bassadeurs vît  au  moment  de  l'élévation  une  auréole 
de  lumière  au-dessus  de  la  tête  du  pontife  et  deux 
colombes  à  ses  côtés  :  preuve  incontestable,  ajoute 
le  pieux  légendaire,  de  l'infaillibilité  du  saint-siége 
el  de  la  sainteté  d'Eugène  ! 

Othon,  prélat  de  Frisingen  r(ui  rapporte  le  même 
fait,  était  alors  à  Viterbe,  et  il  prétend  avoir  parlé  à 
l'ecclésiastique  pour  lequel  Dieu  avait  accompli  ce 
miracle.  Dans  son  ouvrage  il  rend  compte  des  en- 
tretiens qu'il  eut  à  ce  sujet  avec  Hugues,  évêque  de 
Gabale  en  Syrie,  un  de  ceux  qui  avaient  le  plus  tra- 
vaillé à  soumettre  Antioche  à  la  cour  de  Rome  ;  il 
répète  également  les  plaintes  du  prélat  contre  son 
patriarche,  et  contre  la  mère  du  prince  d'Antioche, 
qui  lui  refusait  la  dîme  des  dépouilles  prises  sur  les 
Sarrasins. 

Hugues  apprit  au  saint-siége  l'heureuse  nouvelle 
qu'un  prince  nestorien,  appelé  le  prêtre  Jean,  célè- 
bre par  sa  bravoure  et  par  ses  victoires  sur  les  Per- 
ses, avait  promis  de  venir  au  secours  de  l'ÉgHse  de 
Jérusalem.  Le  pieux  évêque  répandait  des  torrents 
de  larmes  en  racontant  la  misère  des  chrétiens 
d'Orient  et  les  cruautés  que  les  infidèles  exerçaient 
contre  eux;  il  suppliait  le  pape  de  lui  promettre  de 


passer  les  Alpes  afin  d'inqdorer  le  secours  des  rois 
de  Germanie  et  de  France. 

Mais  il  n'était  plus  nécessaire  d'exciter  le  fanatis- 
me des  Français  pour  la  terre  sainte;  déjà  Louis  le 
Jeune  a\ait  tenu  une  assemblée  générale  du  clergé 
et  de  la  noblesse  dans  son  royaume,  et  avait  déclaré 
qu'il  voulait  entreprendre  une  croisade  en  personne, 
pour  racheter  aux  yeux  de  Dieu  le  massacre  des  ha- 
i)ilants  de  Vitryen  Perlois,et  l'horrible  cruauté  qu'il 
avait  montrée  en  faisant  brûler  vifs  ceux  qui  s'étaient 
réfugiés  dans  l'Eglise  de  cette  ville.  L'extermination  des 
infidèles  devait  tenir  lieu  d'expiation  pour  ses  crimes. 

Eugène  reçut  les  députés  du  roi  avec  de  grands 
honneurs,  et  les  renvoya  comblés  de  présents  pour 
leur  maître;  il  les  chargea  en  outre  pour  la  nation 
française  d'une  bulle  par  lai[uelle  le  saint-père  com- 
mandait aux  peuples,  au  nom  de  l'Apôtre,  de  pren- 
dre les  armes  pour  la  défense  de  l'Église,  et  de  suivre 
leurs  seigneurs  dans  la  sainte  entreprise  des  croisa- 
des. Il  accordait  à  tous  ceux  qui  obéiraient  à  ses 
ordres  des  indulgences  plénières  pour  tous  les  crimes 
passés  et  futurs;  il  plaçait  leurs  femmes,  leurs  en- 
fants et  leurs  biens  sous  la  protection  du  saint- 
siége,  et  leur  donnait  la  permission  d'engager  leurs 
liefs  à  des  Églises  pour  en  obtenir  l'argent  néces- 
saire à  leur  voyage.  En  même  temps  le  pape  adres- 
sait un  bref  apostolique  à  saint  Bernard,  lui  ordon- 
nant de  prêcher  la  croisade  en  France  et  en  Allemagne, 
et  d'engager  les  peuples,  les  rois  et  les  seigneurs  à 
prendre  la  croix  pour  la  rémission  de  leurs  péchés. 
L'éloquence  de  l'abbé  fit  surgir  cent  cinquante  mille 
fani^tiques,  qui  vendirent  leurs  biens  pour  aller  périr 
en  Asie  par  la  famine,  par  la  peste,  ou  pour  tomber 
sous  le  fer  des  musulmans. 

Hainaut  rapporte  que  les  paroles  de  saint  Bernard 
étaient  écoutées  comme  des  ordres  du  ciel.  «H sem- 
blait, ajoute-t-il,  que  cet  homme  extraordinaire  eût 
reçu  de  Dieu  le  pouvoir  de  dominer  les  esprits  ;  on 
le  voyait  sortir  de  son  désert  pour  paraître  dans  les 
cours,  sans  mission,  sans  titre.  Simple  moine  de 
Gtairvaux,  il  était  plus  puissant  auprès  du  roi  que 
l'abbé  Suger,  premier  ministre  de  France,  et  il  con- 
servait sur  le  pape  Eugène  III,  qui  avait  été  son  dis- 
ciple, un  ascendant  incompréhensible.  Néanmoins 
saint  Bernard  n'était  pas  aussi  habile  politique  qu'il 
était  grand  orateur » 

Pendant  que  les  croisés  s'ébranlaient  à  la  voix  de 
Bernard,  le  pape  songeait  à  anéantir  les  sectaires 
d'Arnaud  de  Brescia  ;  dans  ce  dessein  il  leva  des 
troupes  nombreuses,  fit  un  traité  avec  les  Tiburtins, 
ennemis  déclarés  de  Rome,  et  vint  mettre  lui-même 
le  siège  devant  la  cité  apostolique.  Bientôt  les  mal- 
heureux habitants,  réduits  à  la  dernière  extrémité, 
furent  contraints  d'implorer  la  clémence  du  saint- 
père,  et  s'engagèrent  à  abolir  le  patriciat,  à  rétablir 
un  préfet  de  son  choix,  et  à  reconnaître  f[ue  les  sé- 
nateurs ne  tenaient  leur  autorité  que  du  pontife.  Non 
content  de  les  avoir  soumis  à  sa  domination ,  Eu- 
gène exigea  que  le  peuple  vînt  à  sa  rencontre  avec 
des  rameaux,  et  cpje  les  sénateurs  se  prosternassent 
à  ses  pieds  pour  baiser  sa  sandale.  Ensuite  il  fit 
son  entrée  par  la  porte  de  Saint-Pierre;  mais  comme 
il  redoutait  quelque  tentative  d'assassinat,  il  s'en- 
ferma dans  le  château  Saint-Ange. 


EUGÈNE    III 


51 


Sûu  séjour  dans:  la  ville  sainte  ne  fut  pas  de  lon- 
gue durée;  la  l'action  d'Arnaud  ayant  repris  de  la 
l'orce,  l'obligea  encore  une  l'ois  à  sortir  de  Rome  et 
même  à  cpiittev  l'Italie. 

Pendant  que  le  pape  se  sauvait  honteusement  et 
venait  demander  un  asile  en  France,  Louis  VII 
assemblait  un  parlement  général  en  Bourgogne,  dans 
la  ville  de  ^'e7.elai,  pour  reconnaître  Raoul  de  Ver- 
mandois,  son  beau-frère,  et  l'abbé  Suger,  régents 
du  royavime  en  son  absence.  A  celte  occasion,  saint 
Bernard  prononça  un  discours  très-remarquable  pour 
obtenir  la  grâce  des  juifs  de  France  et  de  Bavière, 
dont  le  massacre  général  avait  été  résolu  afin  d'atti- 
rer sur  les  chrétiens  la  bénédiction  de  Dieu.  Ensuite 
le  roi,  sa  femme  Eléonore,  ainsi  qu'un  grand  nombre 
de  seigneurs  et  de  nobles,  reçurent  la  croix  des 
mains  de  l'abbé  de  Clairvaux. 

Cette  croisade  eut  des  résultats  déplorables,  sur- 
tout pour  l'empereur  Conrad  et  pour  l'armée  qu'il 
conduisait  en  terre  sainte.  Malgré  les  prophéties  de 
saint  Bernard,  qui  avait  annoncé  aux  croisés  des 
victoires  et  des  conquêtes,  presipie  tous  suL-com- 
bèrent  dans  le  voyage  :  et  ceux  qui  revinrent  de  la 
Palestine  trouvèrent  leurs  biens  envahis  par  le  clergé. 

«  En  définitive,  cette  guerre,  ajoute  l'Iiistorien 
Fra  Paolo,  ne  fut  utile  qu'au  pape,  qui  employa  les 
troupes  qui  se  rendaient  à  Jérusalem,  à  la  conquête 
des  provinces  limitrophes  de  l'Eglise  romaine.  D'ail- 
leurs, les  grosses  sommes  d'argent  qu'on  arracliait 
à  la  superstition  des  fidèles,  et  principalement  aux 
femmes  et  aux  autres  personnes  qui  ne  pouvaient 
aller  combattre  en  terre  sainte,  ne  furent  pas  scru- 
puleusement employées  à  la  croisade;  le  pape,  les 
évêques  et  les  princes  s'en  adjugèrent  la  plus  grande 
partie  et  en  firent  des  distributions  à  leurs  familles.  » 

Avant  le  départ  des  chrétiens  pour  la  Syrie,  Eu- 
gène tint  un  concile  géuéral  à  Trêves,  où  il  fit  exa- 
miner les  ouvrages  de  sainte  Hildegarde.  Tous  les  Pères 
du  concile  furent  étonnés  de  la  sagesse  qui  était  répan- 
due dans  les  écrits  de  cette  jeune  religieuse,  et  ils 
lui  adressèrent  une  lettre  pour  l'engager  à  pulJier 
tout  ce  que  l'Esprit  saint  lui  révélait  dans  ses  divines 
inspirations.  Dans  cette  même  assemblée,  Henri, 
abbé  de  Fuldes,  ayant  été  convaincu  d'avoir  aban- 
donné le  soin  de  son  église  à  des  séculiers ,  pour  se 
livrer  à  des  plaisirs  mondains,  fut  déposé  et  auatlié- 
matisé,  comme  adultère  et  simoniaque. 

Après  la  tenue  du  synode,  le  saint-père  vint  à 
Paris,  où  il  fut  reçu  avec  de  grands  honneurs  par 
Louis  le  Jeune  et  par  l'évèque  Thibaud;  tous  deux 
allèrent  à  sa  rencontre  et  le  conduisirent  à  l'église  dt' 
Notre-Dame,  où  il  célébra  l'office  divin  et  bénit 
l'étendard  qui  devait  êlrc  porté  en  Palestine. 

Eugène  célébra  également  une  messe  solennelle 
dans  l'église  de  Sainte-Geneviève,  en  présence  du  roi 
et  de  sa  cour.  Pendant  la  cérémonie,  il  se  passa  un 
événement  assez  bizarre  :  les  officiers  de  l'église 
avaient  étendu  sur  les  marches  de  l'autel  un  magnifi- 
que drap  de  soie  brodé  d'or  et  d'argent  qui  excita  la 
convoitise  du  saint-père.  Après  la  première  oraison, 
Eugène  \'int  se  prosterner  sur  le  tapis  :  ce  qui,  d'après 
les  usages  de  la  cour  de  Rome,  était  une  prise  de 
possession;  ensuite  il  se  rendit  à  la  sacristie  pour  se 
revêtir  des  ornements  pontificaux. 


Aussitôt  les  prêtres  italiens  s'approchèrent  de  l'au- 
tel et  s'emparèrent  du  drap  qui  avait  servi  au  pape  ; 
les  chanoines  s'apercevant  des  intentions  des  ecclé- 
siastiques étrangers,  se  précipitèrent  sur  eux  pour 
l'arracher  de  leurs  mains  ;  ceux-ci  résistèrent  ;  ime 
lutte  s'engagea  entre  les  Français  et  les  Romains  ;  on 
se  battit  à  coups  de  cierges  et  de  candélabres  ;  enfin 
les  chanoines  parvinrent  à  reprendre  leur  inagnifi(piB 
drap,  mais  tout  en  lambeaux.  Les  officiers- du  pape, 
battus  et  humiliés,  s'enfuirent  dans  la  sacristie,  et 
vinrent  montrer  au  saint-jière  leurs  vêtements  déchi- 
rés et  leurs  visages  ensanglantés.  Eugène  rentra 
dans  l'église  et  demanda  impérieusement  justice  do 
l'insulte  faite  à  ses  officiers;  le  roi  dévot  décida  que 
les  chanoines  seraient  chassés  de  Sainte-Geneviève, 
et  que  leur  basilique  serait  donnée  avec  ses  dépen- 
dances aux  moines  noirs,  c'est-à-dire  aux  religieux 
de  Cluny.  Louis  confia  l'exécution  de  cet  ordre  à 
l'abbé  Suger,  son  ministre,  et  fit  ses  préparatifs  de 
départ  pour  la  terre  sainte. 

Déjà  l'empereur  Conrad  s'était  mis  en  chemin 
pour  la  Palestine  avec  une  armée  formidable,  com- 
posée de  soixante-dix  mille  hommes.  De  son  côté,  le 
roi  de  Fiance  commandait  plusieurs  corps  qui  s'éle- 
vaient à  plus  de  quatre-vingt  mille  hommes;  et  en 
outre  il  était  suivi  d'une  garde  d'honneur  qui  servait 
d'escorte  à  la  reine  sa  femme.  Après  trois  mois  de 
marche,  les  deux  princes  arrivèrent  à  Constantinoplc, 
où  ils  furent  mis  en  possession  de  magasins  immenses 
approvisionnés  de  vivres  par  les  soins  de  Manuel 
Comnène,  et  de  toutes  les  choses  nécessaires  à  leur 
transport   sur  la  côte  d'Asie. 

Mais  dès  qu'ils  eurent  traversé  l'Hellespont,  ils 
trouvèrent  un  grand  changement  ;  le  rusé  Comnène 
voulait  bien  être  secouru  par  les  croisés,  mais  sa 
politique  lui  défendait  de  les  rendre  trop  puissants; 
et  il  travaillait  à  désorganiser  leurs  armées,  soit  en 
retardant  l'envoi  des  vivres,  soit  en  empoisonnant  les 
farines  avec  du  plâtre  et  de  la  chaux,  soit  enfin  en  leur 
donnant  des  guides  infidèles  qui  livraient  des  corps 
entiers  au  fer  des  musulmans.  L'armée  commandée 
par  Conrad  fut  presque  entièrement  exterminée,  et 
lui-même  fut  obligé  de  prendre  la  fuite  et  de  venir 
à  Ephèse  auprès  du  roi  de  France.  Bientôt  les  trou- 
pes de  Louis  éprouvèrent  le  même  sori;  elles  furent 
taillées  en  pièces  par  les  infidèles,  et  les  deux  prin- 
ces se  sauvèrent  honteusement,  abandonnant  leurs 
soldats  dans  ces  contrées  lointaines;  Conrad  revint  à 
Constantinople,  d'où  il  passa  en  Allemagne  ;  Louis 
débarqua  en  Calabre  et  revint  en  France. 

Tel  fut  le  résultat  de  cette  expédition,  qui  avait 
été  annoncée  par  des  prophéties  et  par  des  miracles. 
Saint  Bernard  perdit  beaucoup  de  sa  considération, 
et  fut  accusé  par  le  peuple  d'imposture  et  de  fourbe- 
ries. «  Ce  gnand  saint,  dit  Maimbourg,  objecta  que 
ces  prédictions  se  seraient  réalisées,  si  les  péchés 
abominables  des  chrétiens  n'avaient  excité  la  colère 
de  Jéïus-Clirist  et  empêché  l'effet  de  ses  promesses. 
Il  fit  ressortir  que  les  croisés  s'étaient  souillés  d'abo- 
minations plus  effrayantes  que  celles  des  enfants 
d'Israël.  Ces  faits. étaient  vrais;  mais  avec  de  sem- 
blables raisonnements,  ajoute  ^laimbourg,  il  serait 
facile  à  tous  les  imposteurs  d'expHijuer  les  fau^s;s 
proi)héties  qu'il  leur  conviendrait  de  faire.  » 


52 


HIï^TOlUE     DES     PAPES 


Pfudant  cpe  les  armées  des  croisés  s'engloutis- 
saient dans  les  sables  de  l'Asie,  le  saint-père  tenait 
en  France  des  assemblées  ecclésiastii[ues  pour  juger 
les  hérésies  de  liilbert  de  la  Porée,  Tua  des  plus 
Mvants  hommes  de  répo([ue.  L'accusé  comparut 
.  devant  un  concile  d'évèques  français  parmi  lesquels 
se  trouvait  Bernard,  quiavait  été  déclaré  persécuteur 
à  litre  d'office:  le'saint  abbé  avait  lui-même  sollicité 
cet  emploi,  afiirme  Bayle,  non  par  zèle  pour  la  reli- 
gion, mais  par  un  motif  de  basse  jalousie  contre  les 
réformateurs  de  ce  siècle. 

On  produisit  contre  Gilbert  deux  docteurs  en  théo- 
logie, Adam  de  Petit-Pout,  chanoine  de  l'Eglise  de 
Paris,  et  Hugues  de  Champ-Fleury ,  chancelier  du 
roi;  tous  les  deux  affirmèrent  avoir  entendu  l'accusé 
formuler  des  propositions  contraires  à  la  discipline 
de  l'Eglise;  par  exemple,  «  que  l'essence  divine 
n'était  pas  Dieu  lui- 
même;  que  les  proprié- 
tés des  personnes  de  la 
sainte  Trinité  n'étaient 
pas  les  personnes  elles- 
mêmes  ;  enfin  que  la 
nature  divine  n'avait  pu 
être  incarnée,  et  que  la 
personne  du  Fils  seule 
s'était  laite  humanité.  » 
Gilbert  nia  formellement 
avoir  jamais  dit  (jue  la 
dinnilé  ne  fût  pas  Dieu; 
et  il  produisit,  pour  té- 
moigner de  la  vérité  de 
ses  assertions,  deux  de 
ses  disciples,  Raoul,  évè- 
que  d'Evreux,  qui  de- 
puis devint  métropoli- 
tain de  Rouen,  et  le  doc- 
teur Ives  de  Chartres. 
Eugène  se  trouva  dans 
l'impossibilité  de  rendre 
un  jugement  à  cause  de 
la  diversité  des  déposi- 
tions, et  il  fut  obligé  de 
renvoyer  la  décision  de 
cette  importante  affaire 
au  concile  œcuménique 
de  Reims,  convoqué  pour 
l'année  suivante.  En  attendant,  il  envoya  dans  le 
comté  de  Toulouse,  en  qualité  de  légat,  Albéric,  évo- 
que d'Ostie,  avec  la  mission  de  poursuivre  le  moine 
Henri,  disciple  de  Pierre  de  Bruys,  hérétique  brûlé 
quelque  temps  auparavant,  à^Saint-Gilles,  par  ordre 
du  pape. 

Ce  moine  intrépide  continuait  à  enseigner  les  pré- 
ceptes de  son  maître  sans  être  effrayé  par  la  crainte 
du  bûcher;  il  prêchait  ouvertement  contre  le  pontife, 
engageant  les  fidèles  à  se  retirer  de  son  obéissance 
et  à  restreindre  son  autorité  aux  limites  du  diocèse 
de  Rome.  Eugène,  redoutant  les  conséquences  de 
ces  doctrines  pernicieuses  qui  menaçaient  sa  puis- 
sance temporelle  et  son  infaillibilité  spirituelle,  auto- 
risa le  prélat  Albéric  à  employer  toutes  les  ressources 
qu'il  avait  à  sa  disposition  pour  anéantir  les  héréti- 
ques jusqu'au  dernier;  il  lui  ordonna  de  se  servir  du 


Louis  VII  se  défend  contre   les  Musulmans 


fer,  du  feu  et  du  poison;  de  les  poursuivre  cl  de  les 
traquer  partout  comme  des  bêtes  féroces,  et  pour 
que  celte  mission  eût  un  caractère  de  solennité,  il  fit 
accompagner  son  légat  par  Geoilroi  de  Chartres  et 
par  saint  Bernard. 

Parmi  les  villes  infectées  de  l'hérésie  de  Pierre  de 
Bruys,  Alby  surtout  s'était  distinguée  par  sa  haine 
confre  la  tyrannie  pontificale,  ce  qui  avait  fait  donner 
à  toute  la  secte  la  dénomination  d'.\lbii;eois  ;  aussi 
ce  fut  vers  cette  ville  que  se  dirigèrent  le  légat  du 
pontife,  ainsi  ([ue  ses  acolytes.  Ils  firent  leur  entrée 
dans  Alby  vers  la  fin  du  mois  de  juin  :  le  peuple  ([ui 
avait  été  informé  du  but  de  leur  voyage,  vinl  à  leur 
rencontre  avec  des  tambours,  des  flûtes,  des  usten- 
siles de  cuisine,  et  les  accompagna  jus((u'à  l'évèché 
au  milieu  des  huées  et  du  bruit  discoidant  de  leurs 
instruments.  Furieux  de  cette  réception,  les  légats 

résolurent  d'en  tirer  ven- 
geance; dès  le  lende- 
main ils  firent  arrêter 
ceux  (juileur  avaient  été 
signalés  par  les  prêtres 
du  pays,  et  les  obligè- 
rent, par  des  tortures  ef- 
froyables, à  dénoncer  les 
autres  hérétiques  et  à 
abjurer  leurs  croyances. 
Malgré  la  sévérité 
qu'ils  déployèrent  dans 
les  supplices,  les  légats, 
ne  purent  obtenir  qu'un 
petit  nombre  de  conver- 
sions ,  et  comme  l'exas- 
pération du  peuple  al- 
lait croissant,  ils  furent 
obligés  de  quitter  le  mi- 
di de  la  France  sans 
avoir  terminé  leur  hor- 
rible mission. 

Saint  Bernard  revint 
avec  ses  confrères  à 
Reims,  où  se  trouvaient 
déjà  plus  de  douze  cents 
prélats ,  venus  de  tous 
les  points  de  la  France 
pour  assister  au  concile 
convoqué  par  le  saint- 
père.  On  s'ei»¥ipa  d'abord  de  l'hérésiarque  Éon  de 
l'Étoile,  gentilhomme  breton,  qui  était  d'une  igno- 
rance grossière  et  dont  les  facultés  intellectuelles 
étaient  dérangées.  Ce  pauvre  insensé  se  croyait  le  fils 
de  Dieu  à  cause  de  la  ressemblance  de  son  nom  avpc 
le  mot  Eum,  en  vertu  de  ces  paroles  «  Per  eum  i|ui 
venturus  est;  »  et,  dans  sa  folie,  il  commettait  des  ex 
travagances  que  la  foule  prenait  pour  des  miracles. 
Bientôt  il  avait  été  entouré  par  un  grand  nombre 
de  disciples  qui  l'avaient  défendu  contre  les  tentati- 
ves d'arrestation  de  plusieurs  seigneurs  ;  enfin  l'ar- 
chevêque de  Reims  était  parvenu  à  le  faire  prisonnier 
en  l'attirant  dans  un  piège,  sous  prétexte  de  se  con- 
vertir à  sa  doctrine.  Le  pape  lui-même  interrogea 
Éon  de  l'Etoile,  et  quoiqu'il  ne  pût  en  obtenir  que 
des  réponses  qui  étaient  autant  de  preuves  de  sa  dé- 
mence, il  le  condamna  à  être  brûlé  vif.  Cette  sentence 


EUGENE     m 


53 


Les  pri'lres  firent  pendre  les  hérétiques 


fut  adoucie  cependant  à  la  sollicitation  du  métropo- 
litain de  Reims,  qui  obtint  que  le  malheureux  qui 
s'était  confié  à  sa  parole  fût  seulement  enfermé  dans 
un  cloître  pour  le  reste  de  sa  vie,  et  soumis  à  un 
jeûne  rigoureux.  L'abbé  Suger,  chargé  de  l'exécution 
du  jugement,  l'envoya  dans  un  couvent  de  son  or- 
dre ;  et  la  clause  du  jeûne  fut  observée  avec  une  telle 
barbarie,  que  l'infortuné  Éon  mourut  de  faim  dans 
son  cachot,  aprùs  trois  mois  d'agonie.  Ses  disciples 
furent  tous  livrés  au  bourreau  et  brûlés  vifs  pour 
expier  leur  folie. 

Le  concile  passa  ensuite  à  d'autres  affaires  :  an 
décréta  plusieurs  canons  pour  arrêter  la  débauche 
des  prêtres,  des  moines  et  des  rehgieuses;  on  réfor- 
ma quelques  abus  de  simonie,  et  enfin  on  examina 
l'hérésie  de  Gilbert  de  la  Porée.  Une  commission, 
composée  des  évoques  Geoffroy  de  Loroux,  Milnn, 
Josselin  et  Suger,  auxquels  on  adjoignit  saint  Ber- 
nard et  plusieurs  cardinaux,  fut  chargée  de  rédiger 
un  rapport  sous  les  yeux  du  pontife  et  d'isterroger 
le  coupable. 

A  la  première  séance,  Gilbert  fit  apporter  un  grand 
nombre  d'ouvrages  des  Pères,  pour  lire  en  entier  les 
passages  que  ses  adversaires  ne  citaient  que  par 
extraits  tronqués,  de  manière  à  forcer  le  sens  des 
propositions.  Le  saint-père,  fatigué  d'entendre  ces 


longues  dissertations,  l'apostropha  durement,  et  lui 
ordonna  de  dire  nettement  s'il  croyait  que  l'essence 
divine  fût  Dieu.  —  Non,  répondit  Gilbert.  — 
«  Nous  tenons  enfin  l'héiésiarque,  s'écria  saint  Ber- 
nard; qu'on  écrive  son  aveu  !  »  Henri  de  Pise,  qui 
remplissait  les  fonctions  de  greffier  du  concile,  se  mit 
en  devoir  d'obéir  à  cet  ordre.  Alors  Gilbert  se  tourna 
vers  Bernard,  et  lui  dit  en  le  regardant  avec  indi- 
gnation :  i<  Écris  aussi,  moine  de  Clairvaux ,  que  la 
divinité  est  Dieu.  »  L'abbé,  sans  s'émouvoir,  conti- 
nua son  allocution  à  Henri  :  «  Secrétaire,  laissez 
votre  plume  et  votre  papier,  et  écrivez  avec  le  fer  et 
avec  le  diamant  que  l'essence  divine,  sa  forme,  sa 
bonté,  sa  sagesse,  sa  puissance,  tout  en  elle  enfin  est 
réellement  Dieu.  »  Cette  proposition  hardie  scandalisa 
les  cardinaux  et  souleva  une  longue  discussion;  enfin 
saint  Bernard,  vaincu  par  les  arguments  des  prélats 
romains,  et  particulièrement  par  la  dialectique  de 
Gilbert,  termina  la  dispute  en  disant  :  «  Eh  bi^n,  si 
la  forme  de  Dieu  n'est  pas  la  divinité,  elle  est  plus 
qu'elle,  puisqu'elle  fient  son  essence  d'elle-même.  « 
Les  cardinaux  levèrent  aussitôt  la  séance,  déclarant 
qu'ils  étaient  suffisamm°nt  instruits  sur  la  question, 
et  qu'ils  se  retiraient  pour  en  délibérer  avant  de  pro- 
noncer le  jugement.  Ils  sortirent  en  effet  de  la  salle, 
et  le  pape  ajourna  le  concile  à  trois  jours. 


54 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Saiut  Bovnard,  qui  lurvoyait  un  (ilioc,  intrigua 
dès  le  lonJoniain,  avec  los  i'vi'(]m>s  fran(;ais,  rassem- 
bla dans  sa  demeure  dix  uiétropolilains  avec  un 
pranJ  nombre  d'abbés,  d'èvèqucs  el  de  docteurs  de 
l'Église  gallicane,  alin  de  déciMcr  avec  eux  sur  ce 
qu'il  convenait  de  fiiire  pour  elïrayer  les  cardinaux 
et  pour  les  contraindre  ii  condatnncr  les  doctrines 
de  Gilbert.  Il  fut  convenu  entre  eux  qu'on  leur  en- 
verrait un  symbole  de  foi  à  la  suite  des  articles  con- 
eacrés  par  les  prélats  français,  et  la  teneur  en  fut 
rédigée  dans  ces  ternies  bizarres  :  «  Nous  croyons 
que  la  nature  simple  de  la  divinité  est  Dieu,  et  que 
Dieu  est  la  divinité;  nous  croyons  également  que 
Dieu  est  sage  ])ar  la  sagesse,  qui  est  lui-même;  qu'il 
est  grand  par  la  grandeur,  qui  esl  lui-même;  qu'il 
est  bon  par  la  bonté,  cpù  est  lui-même,  etc....  Quand 
nous  parlons  des  trois  personnes  divines,  nous  di- 
sons qu  elles  sont  un  Dieu  et  une  substance  divine  ; 
au  contraire,  lorsque  nous  parlons  de  la  substance 
divine,  nousdisons  qu'elle  est  en  trois  personnes,  ainsi 
du  reste....  Nous  affirmons  que  Dieu  seul  est  éter- 
nel, et  qu'il  n'existe  aucune  autre  cliose,  quelle  que 
soit  sa  dénomination,  qui  soit  éternelle  sans  être 
Dieu....  Enfln,  nous  croyons  fermement  que  la  divi- 
nité même  ou  la  nature  divine  s'est  incarnée  dans  le 
Glirist.  » 

Trois  députés,  Hugues  d'.\uxerre,  Milon  de  Té- 
rouanne  et  l'abbé  Sugcr,  furent  chargés  <ie  présen- 
ter ce  symbole  au  pape;  et  lorsqu'ils  eurent  été  ad- 
mis en  sa  présence,  ils  lui  firent  cette  barangue  : 
«  Nous  avons  souffert  par  respect  pour  vous,  très- 
saint  Père,  des  discours  que  nous  ne  devions  point 
entendre,  lorsque  nous  vous  apportions  le  tribut  de 
nos  lumières  dans  la  décision  qui  doit  être  prise  sur 
l'hérésie  de  Gilbert.  Mais  puisque  vous  vous  êtes 
réservé  à  vous  seul  et  à  vos  cardinaux  le  droit  de 
prononcer  sur  cette  question,  nous  vous  apportons 
notre  profession  de  foi,  que  vous  pouvez  comparer 
avec  celle  de  l'hérésiarque,  afin  que  vous  ne  jugiez 
pas  sans  entendre  les  deux  parties.  Il  existe  cepen- 
dant une  différence  entre  la  conduite  de  l'accusé  et 
celle  que  nous  tenons  :  Gilbert  a  déclaré  qu'il  était 
prêt  à  corriger  dans  sa  profession  de  foi  ce  qui  ne 
serait  pas  conforme  à  vos  sentiments:  et  nous,  au 
contraire,  nous  vous  protestons  que  nous  persévére- 
rons à  jamais  dans  le  symbole  que  nous  déposons 
par  écrit  à  vos  pieds.  » 

Eugène,  désirant  éviter  un  scandale,  répondit  aux 
délégués  que  l'Eglise  romaine  partageait  les  croyan- 
ces de  l'Eglise  gallicane,  qu'elle  condamnait  comme 
elle  les  doctrines  de  Gilbert  de  la  Porée,  et  que  l'in- 
térêt manifesté  par  les  cardinaux  s'adressait  seule 
ment  à  la  personne  de  cet  évêque,  qui  était  recom- 
mandable  par  son  mérite.  Au  jour  indiqué,  le  concile 
se  réunit  de  nouveau  dans  le  palais  nommé  Tau,  à 
cause  de  sa  forme,  empruntée  à  la  lettre  T;  Gilbert 
fut  interrogé  par  le  pape  lui-même  sur  les  divers 
points  de  sa  doctrine.  A  chacpie  article  incriminé, 
l'accusé  répondait  :  «  Saint-père,  si  vous  avez  une 
autre  opinion  sur  cette  proposition,  je  me  soumets  à 
votre  sagesse  ;  si  au  contraire  vous  parlez  ou  écrivez 
en  sa  faveur,  je  ferai  comme  vous.  »  Sur  ce,  l'as- 
semblée déclara  qu'elle  ne  pouvait  trouver  un  schis- 
matiffue  aussi  docile;  on  se  contenta  de  lacérer  les 


écrits  entachés  d'hérésie,  on  en  défendit  la  lecture, 
mais  on  ne  prononça  aucune  censure,  aucune  peine 
contre  l'auteur. 

Dans  le  même  concile,  Raimond,  archevêque  de 
Tolède,  vint  au  nom  d'Alphonse  VIII,  souverain  de 
Castille,  accuser  le  pape  Eugène  d'avoir  vendu  à  Al- 
phonse Henri(piez,  comte  de  Portugal,  le  titre  de 
roi,  moyennant  une  Vedevance  annuelle  de  quatre  li- 
vres pesant  d'or;  il  se  plaignit  également  du  métro- 
politain de  Braga,  qui  refusait  insolemment  de  re- 
connaître la  priraatiedc  Tolède,  depuis  que  le  comté 
de  Portugal  avait  été  érigé  en  royaume.  Ainsi, 
ajouta-t-il,  votre  pape  de  Satan  est  venu  détruire 
pour  un  peu  d'or  la  hiérarchie  politique  el  religieuse 
des  Espagnes;  et  nos  malheurs  appellent  la  ven- 
geance de  Dieu  sur  sa  tête. 

Eugène  se  leva  pâle  et  tremblant  de  colère  pour 
lui  répondre;  mais  un  seul  regard  jeté  sur  l'assem- 
blée lui  fit  comprendre  que  son  adversaire  avait  l'ap- 
probation lies  Pères;  alors  il  se  contint,  et  prenant 
un  maintien  hypocrite  :  «  ^'otro  maître  est  mal  in- 
formé, lui  dit-il  ;  nous  n'avons  jamais  voulu  dimi- 
nuer la  grandeur  de  son  autorité,  ni  attaquer  les 
droits  de  sa  couronne;  au  contraire,  nous  désirons 
favoriser  son  royaume  en  lui  accordant  la  même  in- 
dulgence qu'aux  croisés  d'Orient,  s'il  veut  combattre 
les  infidèles  qui  habitent  l'Esjïagne.  Nous  désirons 
également  que  Tolède  reste  ville  primatiale,  et  nous 
suspendons  de  ses  fonctions  épiscopales  l'archevê- 
que de  Braga,  qui  a  refusé  de  se  soumettre  à  son 
supérieur  le  primat  Raimond  ;  enfin,  comme  marque 
de  notre  affection,  nous  enverrons  au  roi  Aljihonse, 
par  le  prélat  de  Ségovie,  la  rose  d'or  que  les  pontifes 
ont  coutume  de  bénir  chaque  année,  le  quatrième 
dimanche  de  Carême.  » 

Après  la  tenue  du  concile  de  Reims,  le  pape  se 
rendit  à  Glairvaux,  où  il  fit  ostentation  de  son  hu- 
milité et  de  ses  macérations  ;  il  portait  constamment 
sur  la  chair  sa  tunique  de  laine  sans  sergette  i)ar- 
dessous,  et  ne  quittait  jamais  la  coule;  son  lit  était 
couvert  de  riches  étoffes  qui  laissaient  apercevoir  des 
matelas  garnis  de  paille  battue  et  de  gros  crins. 

Eugène  voulut  également  assister  au  chapitre  gé- 
néra) des  abbés  comme  simple  moine,  et  non  comme 
président  ou  comme  ponti'e.  Pendant  son  absence 
d'Italie,  les  Romains  avaient  enfin  été  vaincus  par 
l'empereur.  Après  leur  soumission,  Eugène  s'em- 
pressa de  quitter  la  France,  et  il  fil  son  entrée  so- 
lennelle à  Rome  en  1149  :  les  prêtres  et  les  moines 
vinrent  seuls  à  sa  rencontre  ;  le  peuple  refusa  obsti- 
nément de  l'acclamer.  Sans  se  préoccuper  de  la  haine 
des  'Romains,  le  pontife  songea  à  affermir  la  domi- 
nation du  saint-siége  sur  l'Italie  et  sur  les  nouveaux 
peuples.convertis  au  christianisme.  Il  envoya  en  Da- 
nemark et  en  Norwége,  Nicolas,  évêque  d'Albane, 
avec  le  titre  de  légat,  jiour  établir  un  archevêché; 
mais  comme  les  Goths  el  les  Suédois  ne  purent  s'ac- 
corder ni  sur  la  ville  qu'ils  devaient  choisir  pour 
métropole,  ni  sur  le  prélat  qu'ils  voulaient  élever  sur 
le  .nouveau  siège,  les  uns  demandant  l'archevêque 
de  Brème,  les  autres  celui  d'Upsal,  Nicolas  fut 
obligé  de  se  retirer  sans  avoir  rien  terminé.  Le 
légat  établit  néanmoins  l'archevêque  de  Lunden  pri- 
mat provisoire  de  Suède,  et  lui  donna  l'autorité  sur 


EUGENE    III 


55 


toutes  les  Églises  tle  Norwoiie,  jusqu'à  ce  qu'elles 
eussent  désij^né  un  niétropolilain. 

Conrad  III  mourut  en  Allemagne  l'année  suivante, 
laissant  la  couronne  à  son  neveu  Frédéric  I",  sur- 
nommé Barberousse.  Aussitôt  que  ce  prince  lut 
monté  sur  le  trùne,  il  députa  à  la  cour  pontilicale, 
Hilin,  métropolitain  de  Trêves,  et  Eljerard,  prélat 
Ue  Bamberg,  pour  instruire  le  pape  de  son  avène- 
ment à  l'empire,  et  pour  lui  proposer  un  traité  d'al- 
liance. Euiçène  accueillit  favorablement  les  ambas- 
sadeurs  du  monarque,  et  désigna  sept  cardinaux  et 
Brunon,  abbé  de  Garavalle,  pour  entrer  en  confé- 
rence avec  les  mandataues  de  Frédéric.  Les  bases 
du  traité  étaient  que  le  souverain  n'accorderait  ni 
pak  ni  trêve  aux  citoyens  de  Rome  ou  à  Roger,  roi 
de  Sicile,  sans  le  consentement  du  saint-siége;  qu'il 
promettait  de  les  guerroyer  à  outrance  jusqu'à  ce 
qu'ils  se  fussent  soumis  au  pape,  eux,  leurs  person- 
nes, leurs  vassaux  et  leurs  domaines;  enlin  qu'il 
s'engagerait  par  serment  à  le  défendre  contre  tous 
ses  ennemis  et  à  lui  faire  recouvrer  les  domaines 
que  l'Église  avait  perdus. 

De  son  côté,  Sa  Sainteté  promettait  de  donner  à 
Frédéric  la  couronne  impériale  lorsqu'il  viendrait  la 
recevoir  dans  la  ville  sainte  ;  elle  s'engageait  à  l'aider 
de  tout  son  pouvoir  à  maintenir  les  peuples  dans 
l'obéissance,  à  employer  les  censures  ecclésiastiques 
contre  ses  ennemis,  et  enfin  à  empècber  l'empereur 
grec  de  faire  aucune  conquête  dans  l'Italie.  Ce  pro- 
tocole est  daté  du  23  mars  1152. 

Mais  à  peine  le  traité  était-il  signé,  que  les  vieilles 
querelles  de  l'empire  et  du  sacerdoce  se  réveillèrent 
plus  violentes  que  jamais,  à  l'occasion  de  l'investiture 
de  l'archevêché  de  Alagdebourg,  dont  le  titulaire  ve- 
nait de  mourir.  Deux  partis  se  disputaient  cette 
riche  métropole  ;  les  uns  voulaient  nommer  arche- 
vêque le  doyen  du  chapitre  de  la  cathédrale,  les  au- 
tres présentaient  le  prévôt  comme  étant  le  seul 
digne  d'occuper  le  siège  épiscopal.  Comme  les  deux 
factions,  également  puissantes,  ne  voulaient  point  se 
rétinir  et  menaçaient  la  ville  des  plus  grands  désor- 
dres, l'empereur  se  détermina  à  nommer  lui-même 
un  métropolitain  pour  mettre  fin  aux  interminables 
disputes  du  clergé,  et  il  choisit  Guicman,  prélat  de 
Ceïts,  pour  occuper  l'archevêché. 

En  agissant  ainsi  Frédéric  était  dans  son  droit, 
car  la  cour  d".\llemagne,  dans  le  traité  conclu  entre 
Pascal  et  Henri  V,  s'était  réservée  la  faculté,  en  cas 
de  schisme,  lors  de  la  nomination  des  évêques,  d'é- 
lire celui  qui  paraîtrait, le  plus  digne  de  l'épiscopat, 
d'après  l'avis  des  seigneurs  de  l'empire.  Mais  l'am- 
bitieux Gérard,  prévôt  de  Magdebourg,  voyant  toutes 
ses  espérances  renversées  par  cette  promotion,  cria 
au  scandale,  menaça  le  prince  des  foudres  ecclésias- 
tiques, et  partit  aussitôt  ppUT  Rome,  afin  de  faire 
annuler  l'élection  de  Guicman,  qu'il  regardait  comme 
un  intrus  dans  son  arclievêché.  Eugène  se  rangea  du 
côté  de  Gérard,  et  écrivit  à  l'empereur  qu'il  eût  à 
chasser  immédiatement  son  protégé  de  Magdebourg, 
s'U  ne  voulait  encourir  l'excommunication  du  saint- 
siége  avec  les  conséquences  attachées  à  cette  mesure. 

En  vain  huit  des  principaux  prélats  d'.VUemagne 
adressèrent  au  pontife  des  lettres  en  faveur  de  l'élec- 
tion du  nouveau  métropolitain,  Eugène  fut  inflexi- 


ble ;  il  les  reprit  même  sévèrement  de  ce  qu'ils  osaient 
défendre  un  prince  qui  méprisait  les  canons  de  l'E- 
glise; il  les  blâma  de  ce  ([u'il  appelait  leur  lâche  con- 
descendance aux  volontés  (les  puissances  de  la  terre; 
enfin  il  leur  enjoignit  de  contraindre  par  des  repré- 
sentations énergiques  le  roi  Frédéric  à  laisser  l'É- 
glise de  Magdebourg  se  choisir  librement  un  pasteur; 
«  car,  ajoutait-il,  nous-même  nous  n'oserions  rien 
faire  de  contraire  à  la  loi  de  Dieu  et  aux  saints  ca- 
nons de  l'Église.  »  Le  Père  Maim!)ourg  interprète 
ainsi  cette  dernière  pensée  ;  «  Il  faut  conclure  de 
ces  paroles,  que  le  pape  ne  peut  rien  permettre 
contre  le  service  de  Dieu,  parce  qu'il  se  reconnaît 
inférieur  à  Dieu,  et  pareillement  qu'il  ne  peut  rien 
changer  aux  canons  et  aux  conciles  œcuméniques, 
parce  c[u'il  reconnaît  que  son  autorité  est  soumise  à 
celle  des  conciles.  Opinion  bien  différente  de  celle 
d'un  grand  nombre  de  papes  qui  se  prétendent  in- 
faillibles et  au-dessus  de  l'univers  entier.  » 

Malgré  les  censures  de  l'Église,  Frédéric,  persuadé 
qu'il  n'avait  pas  excédé  les  limites  de  son  droit, 
maintint  l'élection  de  l'archevêque  de  Magdebourg. 
Le  pape  envoya  alors  des  prélats  en  Allemagne  avec 
mission  de  déposer  Guicman  ;  mais  l'empereur  inter- 
vint, et  fit  chasser  de  ses  États  les  envoyés  du  saint- 
père,  ainsi  que  venait  déjà  de  le  faire  Conrad,  duc 
de  Franconie,  à  l'égard  du  légat  Jourdain  des  Ursins. 

A  ce  sujet,  et  pour  faire  connaître  quels  étaient 
les  représentants  du  pape,  nous  citerons  la  lettre  que 
saint  Bernard  lui-même  écrivait  à  Eugène  sur  son 
légat  :  «  Votre  Jourdain  des  Ursins,  très-saint  Père, 
a  commis  partout  des  actions  honteuses;  il  a  volé 
les  vases  sacrés  des  églises  ;  il  a  conféré  les  dignités 
ecclésiastiques  à  de  jeunes  garçons  dont  la  Ijcauté 
fait  assez  connaître  par  quelle  complaisance  ils  les 
avaient  méritées;  il  s'est  introduit  dans  les  saintes 
demeures  des  religieuses,  où  il  a  mis  le  comble  à  ses 
infamies.  Ainsi,  très-saint  Père,  c'est  à  vous  de  ju- 
ger ce  qu'il  convient  de  faire  d'un  semblable  ecclé- 
siastique. Quant  à  moi,  j'ai  accompli  ce  que  me  dic- 
tait ma  conscience,  et  j'ajouterai  encore  avec  ma 
franchise  ordinaire,  qu'il  serait  bon  que  votre  palais 
fût  purgé  de  toutes  les  abominations  qu'il  renferme. 
Ma  première  intention  avait  été  de  ne  point  vous 
entretenir  de  mes  plaintes  ;  mais  le  prieur  du  cou- 
vent du  ]\Iont-Dieu  m'a  .pressé  d'écrire,  et  sachez 

que  j'en  ai  moins  dit  là- dessus  que  le  public » 

Cette  lettre  de  saint  Bernard  ne  produisit  aucune 
sensation  à  la  cour  pontificale;  d'ailleurs  Eugène 
était  trop  occupé  du  soin  d'établir  sa  domination  sur 
les  Eglises  étrangères  pour  songer  à  entreprendre  la 
moindre  réforme  à  sa  cour. 

Un  autre  de  ses  légats,  Jean  Paperon,  était  parti 
pour  l'Irlande  dès  l'année  1151  ;  mais  le  roi  d'Angle- 
terre ayant  refusé  de  lui  accorder  un  sauf-conduit,  il 
se  vit  forcé  de  retourner  à  Rome  pour  en  conférer 
avec  le  j)ape.  D'après  les  avis  des  cardinaux,  il  fut 
décidé  qu'il  repartirait  pour  l'Irlande,  mais  en  pas- 
sant par  l'Ecosse,  gouvernée  alors  par  le  roi  David, 
ijui  était  tout  dévoué  au  saint-siége.  Ce  second  voyage 
eut  un  résultat  plus  favorable  que  le  premier. 

Jean  Paperon  arrivé  heureusement  en  Irlande,  tint 
un  concile  dans  le  nouveau  monastère  de  Mellifont, 
de  l'ordre  de  Citeaux,  où  il  convoijua  les  évêques,  les 


56 


IIISTOIRK    DES    PAPES 


abbès,  les  rois,  les  ducs  et  tous  les  seigneurs  de 
rUe.  L'assorabli'O  décréta  rétablissement  des  sièges 
arebiépiscopaux  à  Dublin,  à  Touani,  à  Aimacb  et  à 
Gassel.  Le  légat  lit  ensuite  aux  nouveaux  métropo- 
litains la  distribution  des  palliums  iju'il  avait  appor- 
tes de  Home;  il  assujettit  ég-alement  les  prêtres  ir- 
landais à  la  loi  du  célibat,  qu'ils  ne  reconnaissaient 
]ias  encore,  et  réforma  un  grand  nombre  d'abus  et 
d'anciennes  pratiques  superstitieuses.  Mais  il  ne  put 
rendre  compte  du  succès  de  sa  mission  à  Eugène, 
car  le  pape  était  mort  avant  son  retour  à  Home,  lu  8 
juillet  1153,  dans  sa  campagne  de  Tibur. 

Le  corps  du  pontife  fut  porté  en  grande  solennité 
et  déposé  dans  la  basilique  de  l'Apôtre,  où  il  fit 
plusieurs  miracles.  Les  légendaires  en  rapportent 
sept  opérés  sur  des  aveugles,  des  perclus  ou  des 
lépreux. 

Ce  fut  pendant  ce  règne  que  le  moine  Gratien  pu- 
blia son  recueil  de  canons  apocrypbes  cl  de  fausses 
décrétales,  ([ui  commencent  au  pontificat  de  suint 
Clément  et  finissent  au  pape  Sirice,  c'esl-à-Jirc  jus- 
qu'à l'année  398.  Non-seulement  Eugène  sanctionna 
de  toute  son  autorité  cette  compilation  mensongère 
qui  plaçait  le  siège  pontifical  au-dessus  de  tous  les 
trônes  de  la  terre,  mais  encore  il  institua  les  grades 
de  bacbelier  et  de  licencié  en  droit  canon  pour  les 
jeunes  prêtres  qui  faisaient  leur  étude  spéciale  des 
maximes  de  ce  livre. 

Environ  un  mois  après  la  mort  d'Eugène,  le  cé- 
lèbre saint  Bernard  rendit  son  âme  à  Dieu  dans  l'ab- 
baye de  Clairvaux.  Son  corps,  revêtu  des  ornements 


sacerdotaux,  fut  porté  par  les  moines  dans  la  cha- 
pelle de  la  Vierge,  en  présence  d'un  immense  con- 
cours de  la  noblesse  et  des  peiqilesdes  pays  voisins. 
Pendant  deux  jours  on  l'exposa  à  la  vénérai  ion  des 
fidèles,  (jui  venaient  appliquer  sur  le  cadavre  des 
pains,  des  pièces  de  monnaie  et  des  linges,  pour  eu 
faire  des  reliques  et  pour  s'en  servir  dans  la  guéri- 
son  des  malades.  Le  second  jour,  la  foule  ne  se  con- 
tenta pas  de  faire  toucher  des  reliipies  au  cadavre  ; 
on  commença  à  dérober  au  saint  des  parcelles  de  ses 
habits;  puis  on  lui  coupa  les  cheveux;  enfin  la  pro- 
fanation avait  été  portée  à  tel  point,  que  le  corps, 
entièrement  nu  et  placé  sur  l'autel  de  la  'Vierge,  était 
devenu  un  objet  de  scandale  et  d'horreur. 

Pendant  sa  vie,  Bernard  s'était  montré  l'un  des 
plus  ardents  séides  du  despotisme  pontifical,  et  l'en- 
nemi le  plus  implacable  des  hérétiques.  Ce  fervent 
apôtre  des  croisades  infecta  l'Europe  de  moines 
noirs,  et  fonda  à  lui  seul  trois  cent  soi.\ante-douzc 
monastères;  aussi  l'Église  l'a-t-elle  canonisé. 

Saint  Bernard  a  laissé  des  ouvrages  remplis  d'un 
mysticisme  bizarre  et  incompréhensible,  ainsi  qu'on 
pourra  en  juger  par  la  lettre  suivante  qu'il  adressait 
à  l'abbé  Arnold  :  «  J'ai  reçu  votre  charité  avec  cha- 
rité, mais  sans  plaisir,  car  le  plaisir  n'a  pas  de  dou- 
ceur dans  l'amertume.  Suppliez  le  Sauveur  de  me 
sauver  à  mon  heure  suprême,  et  cuirassez-moi  de 
vos  prières  afin  que  le  tentateur  ne  trouve  pas  sur 
moi  de  place  où  porter  ses  coups.  Je  vous  écris  moi- 
même,  afin  qu'en  reconnaissant  la  main,  vous  recon- 
naissiez le  cœur....  » 


ANASTASE    IV 


57 


Élection  d'Anastase.  —  Guillaume,  métropolitain  d'York,  est  rc-tabli  sur  son  siège.  —  Différends  entre  lÉglise  et  l'empire. 
Privilèges  accordés  aux  hospitaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem.  —  Mort  du  pape  Anastase. 


Après  les  obsèques  d'Eugène,  les  cardinaux  s'as- 
semblèrent à  Saint-Jean  de  Latran  pour  lui  donner 
un  successeur,  et  choisirent  Conrad,  évèque  de  Sa- 
liine,  Romain  de  naissance,  qui  fut  proclamé  pape 
sous  le  nom  d'Anastase  IV. 

Le  nouveau  pontife  était  un  vieillard  vénérable, 
que  distinguait  surtout  une  extrême  régularité  de 
mœurs  et  une  grande  expérience  des  usages  de  la 
cour  de  Rome.  Dès  que  la  nouvelle  de  son  élection 
se  fut  répandue  en  .\ngletcrre,  un  métropolitain 
d'York,  nommé  Guillaume,  qui  avait  été  injustement 
déposé  par  Eugène  dans  le  concile  de  Reims,  ac- 
courut à  Rome  pour  demander  la  révision  de  la  sen- 
tence prononcée  contre  lui.  Anastase,  après  s'être 
fait  rendre  compte  des  jiièces  du  jugement,  recon- 
nut que  son  prédécesseur  s'était  rendu  coupable 
d'une  grande  iniquité  en  condamnant  un  innocent  ; 
il  révoqua  la  sentence  de  déposition,  rétablit  Guil- 
laume dans  toutes  ses  dignités,  et  lui  accorda  en 
outre  le  pallium. 

Ensuite  le  saint-père  s'occupa  d'arrêter  les  efl'ets 
déplorables  de  la  guerre  que  son  prédécesseur  avait 
soulevée  imprudemment  entre  l'autel  et  le  trône,  et 
qui  menaçait  d'être  plus  terrible  qu'aucune  de  celles 
<pii  avaient  eu  lieu  sous  les  règnes  précédents.  A  cet 
effet,  le  cardinal  Gérard  fut  envoyé  à  la  cour  de  l'em- 
pereur pour  terminer  les  différends  qui  existaient 
entre  le  saint- siège  et  ce  prince,  sans  néanmoins  sa- 
crifier les  intérêts  de  l'Eglise. 

^lallieureusement  l'ambassadeur  ne  se  conforma 
pas  aux  ordres  du  pontife  ;  il  osa  parler  au  souverain, 
II 


en  audience  publique,  avec  une  telle  arrogance,  que 
Frédéric  se  vit  obligé  de  le  chasser  de  sa  présence. 
Cet  affront  exaspéra  le  légat,  et  le  fit  entrer  dans  une 
si  violente  colère,  que  le  sang  l'étouffa  instantané- 
ment, sans  qu'il  fût  possible  de  lui  porter  secours. 

Frédéric  voulut  cependant  montrer  au  pontife  qu'il 
savait  rendre  justice  à  ses  bonnes  intentions  et  le 
distinguer  de  ses  envoyés  ;  il  lui  députa  l'archevêque 
de  Magdebourg  pour  lui  rendre  compte  de  son  élec- 
tion, et  pour  se  soumettre  à  son  jugement.  Anastase 
reçut  Guicman  avec  distinction  ;  et  après  avoir  écouté 
ses  explications,  il  le  confirma  dans  la  dignité  archié- 
piscopale et  lui  donna  même  le  pallium.  Cette  con- 
duite du  pape  scandalisa  la  plus  grande  partie  du 
clergé  fanatique;  et  s'il  faut  en  croire  Othon  de  Fri- 
singue,  les  prêtres  osèrent  accuser  le  saint-père  d'une 
criminelle  condescendance  envers  l'empereur. 

D'après  différents  historiens,  Anastase  publia  l'an- 
née suivante  cette  bulle  remarquable  sur  les  ciieva- 
licrs  de  l'hôpital  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  les 
mêmes  qui  dans  la  suite  prirent  le  nom  de  chevaliers 
de  Rhodes  et  de  Malte,  et  dont  la  fondation  remon- 
tait à  l'année  1113,  comme  rindi(jue  un  décret  de 
Pascal  II,  adressé  à  Gérard,  le  premier  grand  maître 
de  cet  ordre. 

Anastase,  dans  sa  bulle  qui  est  la  plus  explicite, 
confirmait  au  grand  maître  Raimond  le  droit  d'être 
e.\empt  de  la  juridiction  du  patriarche  de  Jérusalem; 
il  ajoutait  :  «  Comme  tous  vos  biens  sont  destinés  à 
l'entretien  des  pèlerins  et  des  pauvres,  nous  défen- 
dons aux  la'iques  et  aux  ecclésiastiques,  quel  que  soit 

96 


6S 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Chevaliers  de  Jérusalem 


leur  rang,  d'exiger  les  dîmes  de  vos  terres.  Nous  in- 
terdisons à  tous  les  évêques  de  publier  des  suspen- 
ses ou  des  anathèmes  dans  les  églises  placées  sous 
votre  autorité  ;  et  lors  même  qu'un  interdit  devrait 
être  fulminé  dans  la  contrée  où  vous  vous  trouvez, 
l'office  divin  sera  toujours  célébré  dans  vos  basili- 
ques, seulement  à  portes  closes  et  sans  sonner  les 
cloches. 


L'histoire  garde  le  silence  sur  les  autres  actions  du 
pape  ;  il  est  probable  qu'il  suivit  les  conseils  de  la 
sagesse  et  de  la  modération,  ainsi  qu'il  avait  fait  au 
commencement  de  son  règne.  Il  tint  le  saint-siége 
l'espace  de  quatorze  mois  et  quelques  jours,  et  mou- 
rut le  2  décembre  1154,  regardé  comme  le  meilleur 
pontife  qui  eût  gouverné  l'Église  depuis  plusieurs 
siècles. 


ADRIEN     IV 


59 


Histoire  singulière  d'Adrien  avant  son  pontificat.  —  Son  élection.  —  Troubles  à  Rome.  —  L'empereur  se  rend  en  Italie. — 
Arnaud  de  Brescia  est  arrêté.  —  Entrevue  du  pape  et  de  Frédéric  lîarberousse.  —  Députation  des  Romains.  —  Couronnement 
de  Frédéric  Barberousse.  —  Violente  sédition  à  Rome.  —  Adrien  quitte  la  ville  sainte,  et  l'empereur  retourne  en  Allemagne. 
—  Eicommunication  contre  le  roi  de  Sicile.  —  Plaintes  des  peuples  contre  les  chevaliers  de  l'hospice  de  Jérusalem.  —  La  pa'X 
est  conclue  entre  le  pape  et  le  roi  de  Sicile.  —  Plaintes  de  Jean  Sarisbéry  contre  l'Église  romaine.  —  Adrien  donne  la  cou- 
ronne d'Irlande  au  roi  d'Angleterre.  —  Querelles  entre  l'empereur  et  le  pape.  —  Mort  d'Adrien. 


■<  La  Providence  divine  semble  avoir  pris  soin  de 
tirer  de  la  poussière  Adrien  pour  le  l'aire  asseoir  sur 
le  trône  de  saint  Pierre  et  pour  le  mettre  au-dessus 
des  prinees  de  son  peuple.  »  Tel  est  l'exorde  de 
Maimbour^  dans  son  histoire  d'Adrien  IV.  En  effet, 
le  saint-père  était  Anglais  de  nation,  et  fils  d'un  clerc 
de  village,  norninc  Nicolas  Brec-Spère,  si  misérable, 
<[u'après  la  mort  de  sa  feiume,  n'ayant  plus  rien  pour 
vivre,  il  avait  été  obligé  de  servir  comme  domcstii[uc 
dans  les  cuisines  du  couvent  de  Saint-Alban. 

Le  jeune  Nicolas,  abandonné  par  son  ]ière,  vécut 
(lu  pain  de  l'aumône  jusqu'à  ce  qu'il  fut  parvenu  à 
l'âge  d'homme  ;  alors  il  traversa  la  mer,  et  vint  en 
France  chercher  une  meilleure  fortune.  Le  hasard  iil 
qu'il  s'arrêta  près  d'Avignon,  à  Saint-Ruf,  chapitre 
de  chanoines  réguliers  :  le  pauvre  Anglais  intéressa 
le  supérieur  ;  et  comme  il  était  d'un  extérieur  agréa- 
Ijle,  sage  dans  ses  discours  et  d'un  caractère  rempli 
de  douceur  et  de  modestie,  peu  à  peu  il  s'insinua 
<lans  les  bonnes  grâces  des  chanoines,  et  Unit  par 
obtenir  l'iiabit  de  l'ordre. 

Pendant  plusieurs  années  Nicolas  montra  une  ré- 
gularité scrupuleuse  pour  ses  devoirs,  et  s'appli([ua 
à  l'étude  avec  une  grande  aptitude.  Ses  progrès  dans 
les  sciences  et  dans  l'art  oratoire  lui  acquirent  une 
telle  considération,  qu'après  la  mort  de  l'abbé  Guil- 
laume II  il  fut  choisi  pour  lui  succéder  dans  le  gou- 


vernement du  chapitre  et  dans  la  direction  de  tous 
les  cloîtres  de  l'ordre. 

Comme  Nicolas  était  véritablement  homme  de  bien, 
il  voulut  entreprendre  la  réforme  des  chanoines,  dont 
la  discipline  était  fort  relâchée.  Alors  ils  se  liguèrent 
contre  lui,  se  révoltèrent  contre  son  autorité,  et 
osèrent  même  l'accuser  de  crimes  infâmes  devant  le 
pape  Eugène,  pour  obtenir  iju'il  fût  jugé,  di'posé  et 
excommunié. 

Mais  le  saint-père  fut  tellement  touché  de  la  sa- 
gesse et  de  la  modération  f|ue  Nicolas  apportait  dans  , 
sa  défense  qu'il  se  rangea  do  son  parti  et  chassa  les 
chanoines  de  sa  présence  en  leur  disant  :  «  ,Te  connais 
maintenant  la  cause  honteuse  de  vos  calomnies;  allez, 
moines  et  chanoines  maudits,  choisissez  un  abbé  qui  to- 
lère vos  dérèglements  ;  ijuant  à  celui-ci,  il  restera  auprès 
de  moi.  »  Ceux-ci  se  retirèrent  confus,  quoique  inté- 
rieurement satisfaits  de  la  décision  du  jionlife.  Peu 
de  temps  apiès  il  fui  élevé  à  l'évèché  d'.\lbane.et  en- 
voyé avec  le  titre  de  légat  eu  Norwége  pour  instruire 
ces  peuples  barbares  des  vérités  évangéliqucs. 

Nicolas  était  de  retour  en  Italie  depuis  huit  jours 
à  peine, lors(iue  Anastase  W  mourut.  Le  lendemain 
de  la  cérémonie  des  funérailles,  les  cardinaux  se  réu- 
nirent au  palais  de  Latran,  et  proclamèrent  Nicolas 
souverain  pontife  sous  le  nom  d'Adrien  IV.  Cette 
élection  remplit  de  joie  le  roi  d'Angleterre,  (|ui  était 


60 


HISTOIRE    DES     PAPES 


llatlè  ili"  voir  sur  le  trôuc  do  i'Apôlre  un  pape  né  son 
sujet  ;  il  lui  adressa  une  lettre  de  IVlicitation  dans  la- 
quollo  il  l'exhoriait  à  remplir  l'Kglise  de  dignes  mi- 
nistres et  à  procurer  du  secours  aux  chrélieus  de  la 
lerre  sainte. 

Les  partisans  des  réformes  religieuses,  qui  avaient 
concouru  à  l'élection  dAdrien,  espéraient  de  leur 
côté  cpie  le  pape,  par  reconnaissance,  rendrait  au 
peuple  romain  les  droits  dont  il  avait  été  dépouillé 
sous  le  pontificat  d'Eugène;  en  conséquence,  les  sé- 
nateurs se  présentèrent  devant  lui  peur  demander 
que  les  membres  de  leur  assemblée  fussent  chargés 
du  gouvernement  de  l'État,  comme  sous  la  république 
primitive.  Mais  ils  reconnurent  bientôt  combien  la 
puissance  souveraine  peut  changer  les  hommes  ! 
Adrien  devenu  pape  oublia  qu'il  devait  sa  tiare  au 
peuple,  refusa  cette  juste  demande  et  chassa  les  sé- 
nateurs ;  après  quoi  il  se  retira  au  Vatican,  où  de 
hautes  murailles  garnies  de  soldats  le  mirent  à  l'abri 
de  la  colère  des  Romains. 

Arnaud  de  Brescia  reprit  aussitôt  ses  éloquentes 
prédications,  et  Rome  fut  en  pleine  révolte  :  néan- 
moins aucun  excès  ne  fut  commis  par  les  insurgés, 
si  ce  n'est  contre  Gérard,  prêtre-cardinal  du  titre  de 
Sainte-Pudentienne,  qui  était  reconnu  comme  l'es- 
pion du  saint-père.  Il  fut  rencontré  dans  les  rues  par 
un  parti  de  rebelles  qui  le  frappèrent  à  coups  de 
plat  d'épée  et  le  laissèrent  pour  mort  sur  la  place  ;  il 
guérit  cependant  de  ses  blessures. 

Adrien,  effrayé  des  suites  d'une  révolte  qui  mena- 
çait de  devenir  générale,  résolut  de  frapper  les  es- 
prits superstitieux  par  un  coup  d'autorité  ;  il  lança 
une  bulle  d'excommunication  contre  la  ville  sainte 
elle-même,  et  fit  interrompre  partout  les  offices  di- 
vins et  les  sacrements.  Alors,  comme  il  l'avait  prévu, 
la  superstition  l'emporta  sur  la  haine,  les  Romains 
vinrent  le  supplier  de  leur  pardonner,  s'engageant 
sur  l'Évangile  à  chasser  de  la  ville  et  de  son  terri- 
toire Arnaud  et  tous  ses  sectaires  :  le  pontife  reçut 
leurs  serments,  et  promit  de  lever  l'interdit  dès  qu'ils 
auraient  exécuté  leurs  promesses.  L'infortuné  Ar- 
naud de  Brescia  fut  sacrifié  et  se  vit  obligé  d'aban- 
donner la  ville,  au  moment  oii  le  saint-père  sortait 
triomphant  de  la  cité  Léonine  pour  se  rendre  au  pa- 
lais de  Latran,  où  il  célébra  solennellement  l'office 
divin. 

Pendant  que  les  Romains  chassaient  et  repre- 
naient leurs  pontifes,  Frédéric  Barberousse  faisait  le 
siège  des  villes  italiennes  qui  refusaient  de  le  recon- 
naître pour  souverain.  Déjà  il  avait  reçu  la  couronne 
de  fer  à  Pavie,  et  se  préparait  à  pousser  une  pointe 
jusque  dans  la  ville  apostolique  pour  se  faire  couron- 
ner empereur,  lorsque  Adrien,  informé  de  ses  pro- 
jets, et  redoutant  que  son  voj'age  n'eiit  un  but  hos- 
tile, lui  députa  trois  cardinaux  pour  conférer  sur  son 
couronnement  et  sur  ses  intentions  envers  le  saint- 
siége.  Les  ambassadeurs  se  rendirent  à  Saint-Qui- 
rice  en  Toscane,  où  se  trouvait  Frédéric  :  celui-ci, 
par  pohtique,  les  accueillit  avec  de  grands  honneurs, 
promit  une  entière  soumission  au  saint-père,  et  eut 
même  la  lâcheté  de  leur  livrer  Arnaud  de  Brescia,  qui 
était  venu  se  mettre  sous  la  protection  du  prince.  Ce 
courageux  apôtre  de  la  liberté  fut  aussitôt  chargé  de 
chaînes  et  ramené  à  Rome,  où  les  cardinaux  le  con- 


damnèrent à  être  brûlé  vif.  La  sentence  reçut  son 
exécution  dans  la  même  journée  que  la  condamnation 
rendue;  et  le  bourreau  jeta  ses  cendres  dans  le 
Tibre.  Ainsi  mourut  celui  qui  avait  voulu  affranchir 
le  peuple  du  honteux  esclavage  pontifical  ! 

Frédéric,  qui  connaissait  la  politique  du  saint- 
siége  et  redoutait  quelque  perfidie  du  pape,  ne  se 
pressa  pas  de  ratifier  le  traité  qui  lui  avait  été  sou- 
mis, et  voulut  attendre  le  retour  d'Arnold  et  d'An- 
selme, métropolitains  de  Cologne  et  de  Ravenne, 
qu'il  avait  envoyés  en  qualité  d'ambassadeurs  au 
souverain  pontife.  Celui-ci,  qui  se  déliait  également 
de  Frédéric,  refusa  de  donner  une  réponse  délinitive 
jusqu'au  retour  de  ses  envoyés,  qui  étaient  à  Quirice. 
Pendant  cette  négociation,  qui  traînait  en  longueur, 
le  saint-père  se  tenait  retiré  dans  une  forteresse  im- 
prenable nommée  Citta  di  Castello. 

Enfin  les  députés,  ballottés  de  part  et  d'autre,  se 
rencontrèrent  en  chemin,  et  d'un  commun  accord 
ils  décidèrent  qu'ils  se  rendraient  tous  ensemble  au- 
près du  roi,  qui  s'était  avancé  jusqu'à  ^'ilerbe  avec 
son  armée.  Frédéric  écouta  leurs  propositions  rela- 
tives au  traité,  et  promit  de  donner  au  pape  toutes 
les  sûretés  qu'il  demanderait.  Aussitôt  les  cardinaux 
firent  apporter  les  rehques,  la  croix  et  l'Évangile,  et 
un  chevalier  jura  au  nom  de  l'empereur  qu'il  conser- 
verait au  pontife  Adrien,  ainsi  qu'aux  ecclésiastiques 
du  sacré  collège,  la  vie,  les  membres,  la  liberté, 
l'honneur  et  les  biens.  Les  légats  retournèrent  en- 
suite auprès  du  saint  père,  qui  se  détermina  à  se 
rendre  au  camp  de  Fiédéric.  Adrien  fut  reçu  par  les 
seigneurs  allemands  et  par  une  multitude  de  clercs 
et  de  laïques,  qui  l'accompagnèrent  en  grande  pompe 
jusqu'à  la  tente  de  leur  souverain  ;  mais  les  évoques 
et  les  cardinaux  de  sa  suite  s' étant  aperçus  que  le 
prince  avait  refusé  de  tenir  l'étrier  du  pape,  les 
tonsurés  se  retirèrent  à  l'instant  même  du  cortège 
et  reprirent  le  chemin  de  Citta  di  Castello. 

"Adrien  parut  d'abord  embarrassé  de  leur  départ, 
néanmoins  il  descendit  de  cheval  et  alla  se  placer 
dans  le  fauteuil  qui  lui  était  destiné.  Alors  l'empe- 
reur vint  se  prosterner  à  ses  pieds,  et  après  lui  avoir 
baisé  la  sandale  il  se  releva  pour  recevoir  le  baiser 
de  paix  ;  mais  le  pontife  le  repoussa  de  la  main. 
«  Vous  vous  êtes  rendu  indigne  de  cette  faveur, 
prince,  dit-il,  en  refusant  de  remplir  un  office  dont 
tous  les  souverains  orthodoxes  se  trouveraient  hono- 
rés. »  En  vain  Frédéric  voulut-il  observer  qu'aucun 
canon  ecclésiastii[uc  ne  l'obligeait  à  se  conformer  à 
des  pratiques  ridicules  :  Adrien  ne  voulut  admettre 
aucune  explication,  et  deux  jours  se  passèrent  dans 
des  conférences  inutiles.  Enfin  le  roi,  d'après  l'avis 
de  ses  seigneurs,  consentit  le  troisième  jour  à  exer- 
cer les  fonctions  d'écuyer  auprès  du  saint-père;  et, 
en  présence  de  toute  l'armée,  il  lui  tint  l'étrier  pen- 
dant la  longueur  d'un  jet  de  pierre  pour  obtenir  que 
le  pontife  le  reçût  au  baiser  de  paix. 

De  leur  côté  les  Romains,  qui,  après  le  départ  du 
pape,  avaient  entrepris  de  nouveau  d'assurer  leurs  li- 
bertés, redoutant  les  vengeances  pontificales,  s'em- 
pressèrent d'envoyer  une  ambassade  au  prince  pour 
se  mettre  sous  sa  protection.  Voici  le  discours  que 
les  députés  lui  adressèrent  dans  cette  mémorable 
circonstance  :  «  Nous  venons,  grand  roi,  au  nom 


ADRIEN     IV 


61 


du  si'uat  et  du  peuple  romain,  vous  oflVir  la  cou- 
ronue  impériale,  et  vous  supjjlier  de  nous  délivrer 
du  jou^'  houteux  des  prêtres.  Déjà  nous  vous  avons 
fait  notre  concitoyen  et  notre  prince;  maintenant 
vous  nous  devez  en  retour  la  confirmation  de  nos 
vieilles  coutumes  et  des  lois  qui  nous  ont  été  accor- 
dées par  vos  prédécesseurs  ;  vous  devez  rétablir  le 
sénat  et  l'ordre  des  chevaliers,  enfin  vous  devez  nous 
défendre  de  toute  insulte  jusqu'à  elTusion  de  sang. 
Et  pour  tout  cela,  nous  vous  demandons  vos  garan- 
ties par  lettres  et  par  serment....  »  Ils  allaient  con- 
tinuer ;  mais  Frédéric,  étonné  du  début  de  cette  ha- 
rangue, les  interrompit  de  la  main,  et  prenant 
lui-même  la  parole  :  «  Rome  n'est  plus  ce  qu'elle 
était  auirefois,  leur  dit-il  ;  sa  puissance  est  anéantie; 
elle  a  d'abord  été  subjuguée  par  les  Grecs,  ensuite 
par  les  Franks;  enfin,  ce  qui  est  le  comble  de  l'hu- 
miliation, elle  est  aujourd'hui  gouvernée  par  un  prê- 
tre! Je  ne  veux  être  ni  votre  concitoyen  ni  votre 
prince  :  mes  prédécesseurs,  Charles  et  Othon,  ont 
conquis  par  leur  valeur  l'Italie  et  Rome  ;  je  suis 
comme  eux  votre  maître  par  le  droit  du  glaive,  le 
seul  ([ui  établisse  la  possession  légitime  des  rois  ;  et 
nulle  puissance  sous  le  ciel  ne  saurait  vous  sous- 
traire à  mon  autorité.  » 

Après  ce  discours,  les  courtisans  de  l'orgueilleux 
monarque  demandèrent  insolemment  aux  ambassa- 
deurs s'ils  avaient  quelque  chose  à  répondre  relati- 
vement aux  grandes  vérités  que  l'empereur  avait  si 
luen  exprimées.  Ceux-ci  gardèrent  le  silence  et  re- 
prirent le  chemin  de  Rome. 

Aussitôt  que  le  pape  eut  été  instruit  de  la  démar- 
che des  Romains,  il  vint  trouver  le  prince,  et  après 
lui  avoir  doucement  reproché  la  vivacité  de  ses  pa- 
roles en  ce  qui  le  concernait,  il  lui  dit  :  «  Vous  avez 
d'autant  mieux  fait  de  chasser  ces  députés,  que  vous 
ne  connaissez  pas  la  perfidie  des  sénateurs.  Ils  ont 
une  haine  égale  pour  les  papes  et  pour  les  rois  ; 
s'ils  sont  venus  auprès  de  vous,  c'était  pour  me 
trahir,  et  maintenant  ils  s'en  retournent  à  Rome 
pour  vous  tromper.  Prévenez-les  donc,  et  envoyez  à 
l'instant  vos  troupes  sous  les  murs  de  la  cité  Léo- 
nine et  de  l'église  de  Saint-Pierre,  afin  que  je  puisse 
vous  les  faire  livrer  par  mes  officiers  pendant  qu'il 
en  est  temps  encore.  » 

L'empereur  suivit  ce  conseil,  et  fit  partir  mille 
chevaliers  sous  le  commandement  du  cardinal  Octa- 
vien  ;  la  cité  et  l'église  furent  occupées  aussitôt  par 
les  Allemands  ;  et  dès  le  lendemain,  le  pape,  accom- 
pagné de  ses  cardinaux,  se  rendit  à  la  cité  Léonine 
pour  attendre  le  roi,  qui  venait  derrière  lui  à  la  tête 
d'une  nombreuse  escorte  :  le  prince  fit  son  entrée  en 
habits  de  cérémonie,  et  se  présenta  à  l'église  de 
Sainte-Marie  des  Tours,  oiî  il  prêta  d'abord  serment 
d'obéissance  au  pontife  ;  ensuite  tous  deux  se  ren- 
dirent à  la  basilique  de  Saint-Pierre. 

Frédéric  s'approcha  de  la  Confession  de  l'Apôtre, 
et  s'agcnouiUa  devant  le  prince  des  évèques-cardi- 
nau,x,  qui  récita  la  première  oraison  ;  deux  autres 
prélats  prononcèrent  la  seconde  oraison  ;  et  un  troi- 
eième  lui  administra  l'onction  sacrée  ;  enfin  il  reçut 
des  mains  du  pontife  l'épée,  le  sceptre  et  la  cou- 
ronne impériale.  Après  la  cérémonie,  il  retourna  à 
son  camp,  avec  le  même  cortège  et  de  la  même  ma- 


nière qu'il  était  venu;  mais  à  peine  avait-il  quitta 
Rome,  que  les  citoyens  se  ruèrent  sur  l'église  de 
Saint-Pierre,  et  massacrèrent  tous  les  prêtres  qu'ils 
purent  saisir,  pour  se  venger  de  l'infâme  trahison  du 
pontife.  Quel((ues  écuyers  du  prince  qui  étaient,  restés 
à  Saint-Pierre  éprouvèrent  le  même  sort,  et  dans  leur 
exaspération,  les  insurgés  voulurent  faire  le  siège  du 
palais  pontifical.  Heureusement  pour  .\drien,  l'empe- 
reur arrêta  l'exécution  de  ce  projet  en  faisant  marcher 
toutes  ses  troupes  sur  Rome  ;  le  peuple  combattit 
avec  acharnement  jusqu'à  la  nuit,  et  repoussa  les 
Allemands.  Le  lendemain,  la  lutte  recommença  avec 
une  nouvelle  rage  ;  enfin,  vaincus  par  le  nombre,  les 
citoyens  furent  obligés  de  céder  et  de  se  soumettre. 

Comme  les  chaleurs  étaient  excessives,  et  les  plai- 
nes brûlées  par  le  soleil,  le  fourrage  vint  à  manquer, 
et  l'empereur  fut  contraint  de  quitter  les  environs  de 
Rome  avec  .sa  cavalerie  ;  le  saint-père  l'accompagna 
dans  ses  nouveaux  quartiers  à  Ponte-Lucano,  près 
de  Tibur  ou  Tivoli,  où  il  célébra  la  fête  de  l'apôtie 
Pierre.  Pendant  l'office  divin,  Adrien  donna  l'abso- 
lution à  tous  les  soldats  allemands  qui  avaient  com- 
battu pour  sa  cause  contre  les  Romains,  et  leur  ac- 
corda les  mêmes  indulgences  que  s'ils  eussent  fait 
la  guerre  en  terre  sainte  contre  les  Sarrasins,  les 
ennemis  de  Dieu. 

Un  axiome  de  politique  dit  qu'il  est  difficile 
qu'une  bonne  intelligence  règne  entre  deux  tyrans 
qui  revendiquent  les  mêmes  droits  ;  aussi  un  sim- 
ple accident  faillit-il  diviser  le  pontife  et  l'empereur. 

Au  moment  de  leur  entrée  dans  Tibur,  les  con- 
suls de  la  ville  vinrent  présenter  les  clés  à  Frédé- 
ric, déclarant  qu'ils  se  soumettaient  à  son  autorité 
et  non  à  celle  du  pontife  :  ce  à  quoi  le  prince  ac- 
quiesça. Mais  aussitôt  Adrien  et  les  cardinaux  pro- 
testèrent contre  ce  qu'ils  appelaient  la  félonie  de  Ti- 
bur, prétendant  que  cette  ville  appartenait  à  l'Eglise 
romaine  et  n'avait  pas  le  droit  de  se  choisir  un  maî- 
tre. Cette  opposition  irrita  l'empereur,  qui  répondit 
qu'il  regardait  la  prise  de  possession  comme  juste 
et  équitable  jusqu'à  ce  qu'il  eût  délibéré  sur  ce  su- 
jet avec  les  seigneurs  de  sa  cour;  ceux-ci  parvinrent 
à  l'apaiser  et  à  lui  faire  comprendre  qu'il  devait 
craindre,  en  se  montrant  hostile  au  pape,  de  soule- 
ver contre  lui  le  prince  de  Gapoue,  le  duc  de  la 
Pouille  et  même  le  roi  de  Sicile. 

Frédéric  rendit  alors  les  clés  de  Tibur  au  saint- 
père,  et  lui  confirma  par  un  acte  authenti([ue  la 
possession  de  cette  ville,  toutefois  avec  cette  clause  : 
«  Sauf  le  droit  impérial.  »  11  n'en  prit  pas  moins 
occasion  de  quitter  le  pontife,  et  Adrien  se  trouva 
forcé  de  retourner  à  Rome. 

Guillaume,  surnommé  le  Mauvais,  venait  de  mon- 
ter sur  le  trône  de  Sicile,  et  avait  envoyé  des  am- 
bassadeurs à'  la  cour  apostolique  pour  demander  la 
confirmation  des  droits  et  des  privilèges  de  son 
royaume.  Mais  le  pontife,  qui  revendiquait  pour  son 
siège  la  possession  de  plusieurs  villes  importantes, 
refusa  de  satisfaire  aux  justes  demandes  du  prince. 
Celui-ci.  indigné  de  la  mauvaise  foi  du  pape,  prit 
les  armes,  attaqua  les  terres  de  l'Église  romaine, 
bloqua  Bénévent,  et  s'empara  de  plusieurs  places 
de  la  Campanie.  De  son  côté,  Adrien  ne  perdit  pas 
de  temps,  il  lança  contre  Guillaume  les  foudres  du 


62 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Vatican,  déclara  ses  Etats  en  intenlit,  a)ipcla  sur  la 
tète  ilu  coupable  la  colère  Je  Dieu  ;  jiuis  il  rassem- 
bla des  troupes,  entra  dans  la  Caïupanie,  et  soumit 
tout  le  pays  jusqu'à  Bènévent. 

Pendant  cpi'il  faisait  le  siège  de  cette  ville,  il  re- 
çut une  lettre  de  l'empereur  Manuel  Comnène,  qui 
lui  olïrait  des  secours  en  hommes  et  en  argent  pour 
achever  la  con(|uète  de  la  péninsule,  s'il  consentait 
à  lui  abandonner  trois  villes  maritimes  de  la  Pouillc. 
(luillaume,  instruit  par  ses  espions  do  cette  négo- 
ciation, entreprit  do  conjurer  l'orage  en  traitant  lui- 
même  avec  le  saint-siége  ;  il  proposa  au  pape,  en 
échange  de  l'investiture  de  la  Sicile,  de  rendre  la  li- 
berté à  toutes  les  Églises  de  son  royaume  ;  de  lui 
prêter  serment  de  lidélité  et  d'obéissance;  de  lui 
donner  trois  places  en  toute  propriété  ;  de  lui  four- 
nir des  troupes  pour  asservir  les  Romains,  enfin  de 
lui  payer  des  sommes  considérables  à  titre  d'indem- 
nité de  guerre. 

Adrien,  dans  l'orgueil  du  triomphe,  enivré  par 
une  nouvelle  victoire  qui  l'avait  rendu  maître  de 
Bènévent,  repoussa  les  offres  du  prince,  et  fit  répon- 
dre qu'il  ne  s'arrêterait  qu'après  avoir  refoulé  ses 
troupes  jusque  dans  la  mer.  Ne  prenant  conseil  que 
de  sa  position  désespérée,  Guillaume  s'avança  dans 
la  Campanie  avec  des  bandes  rassemblées  à  la  hâte  ; 
il  reconquit  les  villes  qu'il  avait  perdues,  et  vint 
mettre  à  son  tour  le  siège  devant  Bènévent,  où  se 
trouvait  renfermé  le  pontife.  Le  siège  fut  poussé 
avec  une  telle  vigueur,  qu'.Vdrien  n'ayant  plus  es- 
poir d'être  secouru  à  temps,  fut  obligé  de  capituler 
et  de  conclure  un  traité  bien  dilî'èrent  de  celui  qui 
lui  avait  été  proposé,  et  dans  lequel  il  fut  convenu 
que  le  prince  conserverait  l'investiture  des  États  Je 
Sicile  sans  indemnité  et  sans  condition.  Après  la  si- 
gnature de  la  bulle,  Guillaume  fut  admis  à  se  pros- 
terner aux  pieds  d'Adrien,  pour  lui  faire  hommage 
lige  et  recevoir  le  baiser  de  paix. 

Cette  même  année  1156,  Foucher,  patriarche  de 
Jérusalem,  envoya  au  pape  des  lettres  dans  lesquelles 
il  se  plaignait  des  chevaliers  hospitaliers,  et  récla- 
mait contre  les  abus  qu'ils  faisaient  de  leurs  privi- 
lèges, en  recevant  dans  leurs  églises  les  chrétiens 
excommuniés  par  les  évêques,  et  en  leur  faisant  ad- 
ministrer par  les  prêtres  de  leur  ordre  le  viatique, 
l'extrême-onction  et  la  sépulture  ecclésiastique.  Dans 
son  libelle,  Foucher  les  accusait  de  ne  point  obser- 
ver les  interdits  lancés  contre  les  villes,  de  sonner 
les  cloches  de  leurs  monastères  au  mépris  des  ca- 
nons, de  célébrer  l'office  publiquement  et  à  haute 
voix,  et  de  recevoir  les  offrandes  du  peuple  au  pré- 
judice des  Éghses  matrices.  Enfin,  il  suppliait  le 
saint-père  de  défendre  qu'ils  procédassent  à  la  con- 
sécration ou  à  la  déposition  de  leurs  prêtres  sans  la 
participation  des  prélats,  et  d'ordonner  qu'ils  fus- 
sent obUgés  de  lui  payer  la  dîme  de  leurs  terres  et 
de  leurs  revenus. 

En  outre,  le  patriarche  accusait  les  chevahers  de 
lui  avoir  fait  subir  des  humiliations,  d'abord  en  éle- 
vant en  face  de  l'église  du  Saint-Sépulcre  un  magni- 
fique hospice,  qui  par  la  richesse  de  son  architec- 
ture écrasait  sa  métropole;  il  se  plaignait  de  ce 
qu'ils  lançaient  leurs  cloches  à  toute  volée,  afin  de 
couvrir  sa  voix  chaque  fois  qu'il  montait  en  chaire;  il 


ajoutait  (ju'ayant  osé  leur  en  adresser  des  reproches, 
il  s'était  vu  assailli  pur  les  chevaliers  jus(|ue  dans  le 
palais  patriarcal,  et  ([ue  des  flèches  avaient  été  tirées 
contre  lui  sur  l'autel  même  du  Saint-Sépulcre. 

I.es  religieux  hospitaliers  s'étaient  en  effet  rendus 
tellement  redoutables,  ([ue  personne  n'osait  leur  ré- 
sister dans  les  Etals  de  la  Palestine,  même  les  pré- 
lats et  les  patriarches,  attendu  ([u'ils  étaient  entiè- 
rement indépendants,  en  vertu  de  la  bulle  cjui  leur 
avait  été  accordée  par  Anastase  lY. 

Foucher,  fatigué  des  persécutions  continuelles 
dont  lui-même  et  son  clergé  se  trouvaient  l'objet, 
résolut  de  se  rendre  à  Rome  pour  ajipuyer  ses  ré- 
clamations. En  conséquence  il  s'embanjua  avec  deux 
métropolitains  et  vint  jusqu'à  Otranle  :  lorsque  ces 
prélats  furent  arrivés  dans  cette  ville,  ils  apprirent 
que  toute  la  Pouille  était  envahie  par  les  troupes  du 
roi  de  Sicile,  jiar  les  Grecs  et  par  les  alliés  du  pon- 
tiie.  Dans  la  crainte  de  tomber  entre  les  mains  de 
ces  bandes  indisciplinées,  ils  reprirent  la  mer  jus- 
qu'à la  marche  d'Ancône,  et  cherchèrent  à  rejoindre 
par  terre  le  saint-père. 

Mais  Adrien  était  déjà  prévenu  de  l'arrivée  du  pa- 
triarche par  les  frères  hospitaliers,  qui  l'avaient  ga- 
gné à  leur  cause  ;  et  lorsque  les  prélats  orientaux 
se  présentèrent  à  Férentine,  ils  trouvèrent  un  juge 
inffcxible  qui  refusa  de  leur  accorder  la  plus  légère 
satisfaction.  Ils  furent  donc  obligés  de  reprendre 
tristement  le  chemin  de  Jérusalem. 

Jean  de  Sarisbéry,  célèbre  historien  anglais,  le 
compatriote  et  l'ami  intime  du  pape,  fut  tellement 
scandalisé  parce  déni  de  justice,  qu'il  lui  en  adressa 
des  sarcasmes  violents  qu'il  nous  a  conservés  dans 
ses  écrits.  «  Savez-vous  quelle  est  l'opinion  des 
hommes  sages  sur  l'Église  romaine,  lui  écrivait  ce 
courageux  prélat?  Elle  ne  vous  est  point  favorable, 
très-saint  père.  On  affirme  que  votre  Église,  au  lieu 
d'être  la  mère  des  fidèles,  n'en  est  que  la  marâtre  ; 
on  dit  qu'elle  ne  renferme  que  des  scribes  et  des 
pharisiens,  qui  portent  sur  leurs  épaules  le  fardeau 
de  leurs  iniquités  ;  on  dit  que  les  prêtres,  loin  de 
servir  de  modèles  au  troupeau,  accumulent  dans 
leurs  palais  les  meubles  précieux,  et  chargent  leurs 
tables  d'or  et  d'argent;  on  dit  qu'ils  sont  d'une  ava- 
rice extrême,  et  qu'ils  ne  donnent  jamais  rien  aux 
pauvres  que  par  ostentation.  On  accuse  votre  clergé 
de  commettre  des  exactions  dans  toute  la  chrétienté, 
de  soulever  des  collisions  entre  les  peuples  et  les 
princes,  afin  de  s'enrichir  au  milieu  du  bouleverse- 
ment général.  Vous-même,  saint-père,  vous  êtes 
devenu  un  objet  de  haine;  les  fidèles  prétendent  que 
vous  bâtissez  des  palais  superbes  à  leurs  dépens,  et 
que  vous  laissez  tomber  en  ruine  les  temples  du 
Christ;  ils  disent  que  vous  êtes  couvert  d'orne- 
ments d'or  et  de  pourpre,  pendant  que  les  pauvres, 
couverts  de  haillons,  meurent  de  faim  sur  les  dalles 
du  palais  de  Latran. 

«  Quant  à  moi,  je  déclare  qu'il  faut  pratiquer  ce 
que  vous  enseignez,  et  se  garder  d'imiter  ce  que 
vous  faites.  Tout  le  monde  vous  applaudit  et  vous 
flatte  ;  on  vous  nomme  père  et  souverain.  Mais  si 
vous  êtes  père,  pourquoi  n'écoutez-vuus  pas  vos  en- 
fants lorsqu'ils  se  présentent  à  vous  les  mains  vides 
et  la  figure  hâve  de  faim  ?  Si  vous  êtes  souverain. 


ADRIEN    IV 


63 


pourquoi  opprimez-vous  les  peuples,  qui  vous  don- 
nent, comme  roi,  jusqu'aux  vêtements  qui  les  cou- 
vrent? Ce  n'est  point  ainsi  ([ue  doit  se  conduire  un 
véritable  chrétien;  et  je  dois  vous  prévenir  que  vous 
êtes  hors  de  la  voie  évangélique.  » 

Dans  sa  réponse,  Adrien  avouait  au  pieux  évèque 
qu'on  ne  pouvait  trouver  que  misères  et  turpitudes 
dans  le  saint-siége,  et  qu'il  aimerait  mieux,  pour  le 
salut  de  son  âme,  vivre  encore  du  pain  de  l'aumùne 
en  Angleterre,  que  de  porter  la  tiare. 

Jean  de  Sarisbéry  se  trouvait  alors  dans  la  ville 
sainte  pour  solliciter  l'investiture  de  l'Irlande  en  fa- 
veur du  roi  d'Angleterre. Le  pape,  cédant  à  ses  solli- 
citations, publia  la  bulle  qui  conférait  ce  droit  à 
Henri;  elle  était  ainsi  conçue:  «Prince,  nul  ne  doute, 
et  vous  le  reconnaissez  vous-même,  que  l'Irlande, 
ainsi  que  toutes  les  îles  qui  ont  reçu  la  foi  du  Christ, 
appartiennent  au  saint-siége,  et  que  les  papes  peu- 
vent en  disposer  comme  ils  le  jugent  convenable. 
Or,  comme  vous  vous  êtes  engagé  à  soumettre  ces 
peuples  aux  lois  religieuses  et  politiques  de  l'Église 
romaine,  et  à  les  contraindre  de  payer  à  notre  siège 
un  denier  par  année  pour  chaque  maison,  nous  vous 
autorisons  à  subjuguer  cette  nation  par  tous  les 
moyens  possibles,  mais  toujours  sous  la  condition  ex- 
presse que  vous  conserverez  les  droits  du  saint-siége.  » 

En  signe  d'investiture,  le  pape  joignit  à  cette 
bulle  un  anneau  d'or  enrichi  d'une  émeraude,  et  un 
acte  par  lequel  il  relevait  le  roi  du  serment  solennel 
qu'U  avait  fait  de  conserver  à  ses  frères  divers  apa- 
nages, dont  il  s'était  déjà  emparé  par  une  infâme 
spoliation. 

Dans  l'année  suivante,  s'éleva  une  violente  que- 
relle entre  Adrien  et  Frédéric  Barberousse  à  l'occa- 
sion de  l'arrestation  d'Esquil,  archevêque  de  Lun- 
den.  Ce  prélat,  à  son  retour  d'un  pèlerinage  à  Rome, 
OÙ  il  avait  fait  de  magnifirpies  présents  au  saint- 
père,  avait  été  attaqué  sur  les  terres  de  l'empire  par 
.des  voleurs  de  grand  chemin,  qui  non-seulement 
l'avaient  entièrement  dépouillé,  mais  encore  le  rete- 
naient prisonnier  pour  lui  arracher  une  forte  rançon. 

Adrien,  informé  de  cette  arrestation  sacrilège, 
écrivit  à  l'empereur  pour  se  plaindre  de  la  négli- 
gence que  la  cour  d'Allemagne  apportait  dans  la 
recherche  et  dans  la  punition  des  coupables.  «  Plu- 
sieurs réclamations  vous  ont  déjà  été  adressées , 
prince,  lui  disait-il,  pour  rappeler  à  votre  justice 
qu'un  crime  inouï  avait  été  commis  dans  votre  royau- 
me, et  nous  sommes  étonné  que  vous  n'ayez  pas  en- 
core poursuivi  les  auteurs  de  cet  attentat.  Vous 
savez  cependant  que  notre  vénérable  frère  EsquU  de 
Lunden  a  été  volé  indignement  par  des  scélérats  qui 
le  retiennent  encore  dans  les  fers.  Et  vous  gardez  le 
silence  au  lieu  d'employer  l'autorité  et  le  glaive  que 
TOUS  avez  reçus  de  Dieu  pour  la  punition  des  mé- 
.chants  I  Quels  sont  donc  les  coupables  qui  méritent 
une  aussi  grande  indulgence  de  votre  part?  Faut-il 
croire  la  calomnie  qui  vous  accuse  de  les  protéger  ? 
Et  devrions-nous  vous  rappeler  que  noua  ne  vous 
avons  pas  conféré  la  dignité  d'empereur  pour  auto- 
riser le  crime?  Hâtez-vous  donc  d'obtempérer  à  nos 
ordres,  puisque  vous  nous  avez  promis  une  obéis- 
sance filiale.  » 

Cette  lettre  ayant  été  fidèlement  traduite  en  alle- 


mand par  Reinald,  chancelier  de  l'empereur,  aux 
seigneurs  rassemblés  en  conseil ,  ceux-ci,  indignés 
de  l'insolence  du  pontife,  s'écrièrent  qu'il  était  hon- 
teux de  souffrir  qu'un  prêtre  prétendît  ([ue  les  empe- 
reurs d'Allemagne  n'avaient  jusf|ue-là  possédé  lem- 
l)ire  et  le  royaume  d'Italie  qu'avec  la  permission  des 
papes;  ils  protestèrent  contre  cette  tendance  du 
saint-siége,  qui  transmettait  à  la  postérité  le  men- 
songe pour  la  vérité,  et  qui  s'etVorçait  de  l'enregis- 
trer dans  l'histoire,  non-seulement  par  ses  écrits, 
mais  encore  par  ses  décrets  et  par  ses  monuments. 
En  effet,  dans  une  salle  du  palais  de  Latran,  on 
avait  représenté  Lothaire  recevant  à  genoux  la  cou- 
ronne de  la  main  du  pontife  Pascal  I";  et  au-des- 
sous du  tableau  on  avait  écrit  cette  légende  :  «  Le 
roi  s'arrêta  à  la  porte  d'argent,  après  avoir  juré  de 
conserver  les  droits  de  l'Église  :  il  fut  ensuite  admis 
dans  le  temple  et  il  se  reconnut  le  vassal  du  pape, 
qui  lui  conféra  la  couronne  impériale.  » 

Frédéric  adressa  des  reproches  sévères  aux  légats 
de  ce  qu'ils  avaient  osé  lui  remettre  les  lettres 
d'Adrien.  Alors  l'un  d'eux  lui  répondit  audacieuse- 
ment  :  «  Prince,  et  de  qui  donc  croyez-vous  tenir 
l'empire,  si  ce  n'est  du  pape  ?»  A  ces  mots  les 
Allemands  bondirent  sur  leurs  sièges;  et  Othon,  qui 
portait  l'épèe  impériale  devant  l'empereur,  l'éleva 
précipitamment  et  se  jeta  sur  le  légat  pour  le  tuer. 
Frédéric  eut  à  peine  le  temps  de  lui  arrêter  le  bras; 
il  sauva  ainsi  la  vie  de  l'envoyé  du  pontife,  et  se 
contenta  de  le  faire  chasser  à  coups  du  bois  des  hal- 
lebardes de  la  salle  du  conseil,  en  lui  enjoignant  de 
sortir  à  l'instant  des  terres  d'Allemagne. 

Frédéric  publia  ensuite  contre  le  saint-siége  un 
manifeste  dans  lequel  Adrien  était  accusé  d'altérer 
l'union  de  l'empire  et  du  sacerdoce,  a  Les  légats  de 
ce  pape  sacrilège,  ajoutait  le  prince,  les  cardinaux 
Roland  et  Bernard,  étaient  porteurs  de  pkisieurs 
lettres  scellées  en  blanc ,  pour  s'en  servir  selon  les 
circonstances,  soit  pour  dépouiller  les  Églises  d'Alle- 
magne, soit  pour  nous  excommunier  et  nous  déposer 
comme  un  évêque  soumis  à  la  juridiction  du  saint- 
siège  ;  mais  nous  avons  prévenu  leurs  desseins,  et 
nous  les  avons  chassés  honteusement,  pour  le  salut 
de  nos  peuples  et  pour  le  nôtre.  Or,  comme  nous  te- 
nons l'empire  de  Dieu  seul,  qui  a  soumis  les  nations 
au  glaive  de  la  force,  ainsi  que  l'apôtre  saint  Pierre 
a  dit  lui-même  :  «  Honorez  César  ;  »  nous  déclarons 
que  les  clercs  ou  les  laïques,  quelle  que  soit  leur 
dignité,  qui  soutiendront  que  notre  couronne  relève 
de  la  cour  de  Rome ,  seront  punis  à  l'instant  ;  car 
nous  sommes  décidé  à  exposer  notre  trône  et  même 
notre  vie  pour  le  soutien  de  notre  dignité.  » 

Bien  déterminé  à  punir  le  pape  et  ses  cardinaux, 
Frédéric  rassembla  ses  troupes  à  Augsbourg,  et  se 
lit  précéder  en-Lombardie  jiar  le  chancelier  Reinald 
et  par  Othon,  comte  palatin  de  Bavière,  avec  la  mis- 
sion de  faire  reconnaître  dans  toutes  les  villes  l'au- 
torité impériale.  Adrien,  alarmé  des  succès  des  lieu- 
tenants de  l'empereur,  et  redoutant  les  effets  de  sa 
vengeance ,  se  décida  à  lui  adresser  une  ambassade 
pour  traiter  de  la  paix  ;  Henri,  prêtre-cardinal  du 
titre  de  Saint-Nérée,  et  Hyacinthe  ,  diacre-cardinal 
de  Sainte-Marie,  furent  choisis  par  le  saint-père 
pour  cette  négociation  difficile. 


64 


llISTi'ilUr,     PKS     PAl'ES 


Avant  do  partir,  les  locrats  liomaniioront  aux  oom- 
missairos  do  rempcrcur,(]ui  se  trouvaient  ù  Moilône, 
un  sauf-conduit  pour  se  rendre  en  Allemagne,  ce 
qui  leur  fut  accorde  sans  difficulté  ;  néanmoins,  au 
pastîage  des  Alpes,  deux  comtes  palatins  attaquèrent 
l'escorte  des  cardinaux,  les  firent  prisonniers  et  les 
mirent  aux  fers.  Ce  fut  en  vain  qu'ils  exliibèrent  le 
sauf-conduit  des  commisaircs  impériaux,  les  comtes 
palatins  refusèrent  de  leur  rendre  la  liberté  ;  et  ils 
furent  obligés,  pour  obtenir  la  permission  de  conti- 
nuer leur  route,  de  faire  venir  le  frère  Hyacinthe, 
qiii  resta  en  otage  à  leur  place,  jusqu'à  l'entier  paye- 
ment dune  forte  rançon. 

Enfin,  après  bien  des  fatigues  et  des  dangei-s,  ils 
arrivèrent  au  camp  d".\ugsbourg  ;  le  lendemain, 
ayant  été  admis  en  présence  de  Frédéric,  ils  se  pros- 
ternèrent à  ses  pieds,  le  saluant,  au  nom  du  pape  et 
du  sacré  collège,  comme  empereur  de  Rome  et  du 
monde  ;  ils  le  supplièrent  d'accorder  un  entier  par- 
don au  pontife  pour  tout  ce  qui  s'était  passé,  et  lui 
présentèrent  une  lettre  en  rétractation  de  celle  qui 
avait  excité  sa  colère.  Frédéric,  satisfait  de  cet  acte 
de  soumission  du  saint-siége,  déclara  qu'il  rendait 
son  amitié  au  pontife  et  au  clergé  de  Rome,  et  donna 
le  baiser  de  paix  aux  ambassadeurs;  il  leur  fit  en  ou- 
tre de  magniliques  présents  et  les  renvoya  en  Italie. 
Mais  cette  querelle  était  à  peine-  terminée,  qu'il 
s'en  éleva  une  autre  plus  violente  entre  l'empereur 
et  le  pape,  au  sujet  du  duc  de  Pologne,  Bolesks, 
i[ui  avait  refusé  de  faire  à  genoux  hommage  lige  à 
Frédéric,  comme  vassal,  et  s'était  placé  sous  la  pro- 
tection de  la  cour  de  Rome. 

A  cette  époque,  l'empereur  Barberousse  était 
sans  contredit  le  plus  puissant  monarque  de  l'Eu- 
rope. De  sa  seule  autorité  il  avait  donné  la  couronne 
royale  de  Bavière  à  Ladislas,  et  l'investiture  de  la 
Pologne  au  roi  de  Danemark  ;  la  Hongrie  était  tri- 
butaire de  l'empire,  et  l'Angleterre  elle-même  en- 
voyait à  ce  prince  des  ambassadeurs  chargés  de 
riches  présents,  pour  obtenir  son  alliance.  Enfin, 
l'Allemagne  entière  était  sous  la  domination  absolue 
de  Frédéric;  et  dans  toute  l'étendue  de  ses  immenses 
États,  aucun  ennemi  n'osait  s'élever  contre  le  sou- 
verain. Milan  seule  avait  voulu  revendiquer  sa  liber- 
té ;  et  aussitôt  des  troupes  nombreuses  avaient 
envahi  la  Lombardie  ;  les  campagnes  avaient  été 
dévastées,  les  villes  détruites,  les  habitants  égorgés, 
et  tout  était  rentré  dans  le  devoir. 

Adrien,  jaloux  d'exercer  par  lui-même  et  à  son 
profit  un  despotisme  qu'il  regardait  comme  un 
attribut  du  saint-siége,  saisit  avec  empressement 
l'occasion  que  lui  fournissait  Boleslas  de  censurer 
l'empereur.  Il  écrivit  à  Frédéric  une  lettre  respec- 
tueuse et  énergique,  pour  lui  rappeler  les  serments 
solennels  qu'il  avait  faits  devant  la  Confession  de 
saint  Pierre,  de  protéger  tous  les  alliés  de  l'Église. 

Un  simple  prêtre  fut  chargé  de  porter  cette  mis- 
sive à  la  cour  d'Augsbourg;  mais  le  prince  accueillit 
très-mal  les  remontrances  du  saint-père,  et  lui  ren- 
voya la  lettre  suivante ,  écrite  avec  les  formules 
usitées  par  les  empereurs  des  premiers  siècles  de 
l'Eglise,  en  plaçant  son  nom  avant  celui  du  pape  : 
«  Ignores-tu  donc,  évèque  romain,  que  tu  tiens  de 
la  libéralité  des  princes  tout  ce  que  tu  possèdes?  Ou- 


vre l'histoire,  et  tu  te  convaincras  entièrement  de 
cette  vérité.  Ainsi  pourquoi  nous  serail-il  défendu 
d'exiger  l'hommage  de  celui  qui  tient  nos  régales? 
Est-ce  parce  que  tu  as  décidé  que  cette  cérémonie 
était  inutile?  Rends  donc  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu, 
et  à  César  ce  qui  est  à  César. 

«  Tu  te  plains  de  ce  que  nos  églises  et  nos  villes 
sont  fermées  à  tes  cardinaux;  mais  vaudrait-il  mieux, 
évèque  maudit,  que  nous  ouvrissions  nos  coffres  à 
tes  pillards  pour  laisser  enlever  notre  or  et  notre 
argent  ?  Sommes-nous  donc  de  si  grands  coupables, 
parce  que  nous  voulons  mettre  un  frein  à  ton  insa- 
tiable avidité  ? 

«Que  tes  prêtres  viennent  prêcher  les  saintes  maxi- 
mes de  l'Évangile,  et  nous  ne  leur  interdirons  plus 
le  seuil  de  nos  demeures  I  Val  nous  connaissons  trop 
bien  les  mœurs  infâmes  de  ton  clergé,  et  nous  savons 
que  le  démon  de  l'orgueil  et  de  l'avarice  s'est  emparé 
pour  toujours  du  trône  de  l'Apôtre!...  » 

Cette  lettre  fut  remise  à  des  officiers  qui  devaient 
la  porter  à  Rome,  et  profiter  de  leur  mission  pour 
s'entendre  avec  les  citoyens  afin  d'aviser  aux  moyens 
de  s'emparer  des  principales  forteresses  de  la  ville  : 
mais  ce  projet  fut  suspendu  par  la  mort  d'Adrien, 
qui  eut  lieu  le  1"  septembre  11 59,  dans  la  ville  d'A- 
nagnia.  Ses  restes  furent  transportés  à  Rome  et  dé- 
posés dans  la  basilique  de  Saint-Pierre. 

Conrad  d'Ursperg  rapporte  sur  la  mort  du  pontife 
un  incident  assez  bizarre  ;  il  prétend  que  le  jour  où 
le  saint-père  écrivit  la  bulle  d'excommunication 
contre  Frédéric  Barberousse,  il  but  dans  une  coupe 
de  l'eau  de  fontaine  où  se  trouva  par  hasard  un  in- 
secte qui  s'attacha  à  la  gorge  du  pape  et  lui  rongea 
l'œsophage,  malgré  tous  les  secours  des  plus  habiles 
docteurs;  d'autres  historiens  attribuent  sa  mort  à 
une  esquinancie. 

Pendant  un  règne  d'environ  cinq  années,  Adrien 
s'occupa  d'augmenter  les  domaines  et  les  trésors  de 
Saint-Pierre,  et  son  avarice  était  tellement  sordide 
qu'il  refusa  constamment  d'envoyer  les  plus  légers 
secours  à  ses  parents  de  Cantorbéry,  préférant  qu'ils 
vécussent  du  pain  de  l'aumône  et  de  la  charité  des 
prêtres  de  leur  paroisse,  plutôt  que  de  voir  diminuer 
son  épargne. 

Pour  juger  de  l'esprit  de  réforme  pendant  la  se- 
conde moitié  du  douzième  siècle,  il  suffit  d'analyser 
les  deux  ouvrages  que  Jean  de  Sarisbéry  publia  sous 
le  pontificat  d'Adrien.  Dans  le  premier,  intitulé  Po- 
hjcratùjue,  ou  traité  des  amusements  des  courtisans 
et  des  vestiges  des  philosophes  ,  il  condamne  le  jeu, 
la  chasse,  la  musique  et  la  danse,  qui  étaient  les 
seules  occupations  des  seigneurs  ;  il  blâme  les  cou- 
tumes usitées  dans  les  cours  d'entretenir  des  troupes 
de  bouffons,  de  magiciens,  d'astrologues  ;  enfin  il 
exprime  sur  le  régicide  des  idées  assez  singulières 
pour  un  prêtre  :  «  Non- seulement,  dit  le  docte  pré- 
lat, il  est  permis  de  tuer  un  roi,  mais  encore  il  est 
juste,  il  est  méritoire  de  frapper  un  tyran;  parce 
que  celui  qui  opprime  par  le  droit  du  glaive  doit 
périr,  par  le  glaive  ;  et  le  chrétien  qui  ne  poursuit 
pas  cet  ennemi  des  hommes  pèche  contre  lui-même 
et  contre  l'Etat.  Dieu,  dans  les  saintes  Ecritures, 
commanda  la  mort  des  oppresseurs  du  peuple,  et  les 
prophètes  ont  glorifié  Aod,  Jahel  et  la  belle  Judith.» 


ADRIEN    IV 


65 


La  tiare  du  pape  Adrien  III 


Son  ouvrage  se  termine  par  des  maximes  qui  rappel- 
lent celles  de  Grégoire  VII  ;  il  dit  que  «  Les  rois 
sont  assujettis  à  l'Église  ;  qu'ils  reçoivent  d'elle  le 
pouvoir  de  punir,  comme  le  bourreau  reçoit  de  la 
jusiice  le  droit  de  torturer  les  hommes,  et  qu'ainsi 
ils  sont  les  derniers  des  ministres  du  sacerdoce, 
puisqu'ils  exercent  des  fonctions  qui  souilleraient  la 
main  du  prêtre.  » 


Dans  son  second  ouvrage ,  intitulé  Métaîogique, 
Jean  de  Sarisbéry  traite  de  la  saine  dialectique  et  de 
la  véritable  éloquence  ;  il  fait  le  dénombrement  des 
grands  hommes  ses  contemporains,  et  critique  avec 
une  profonde  sagacité  les  rhéteurs  et  les  sophistes  ;  il 
attaque  même  Aristote,  et  relève  les  nombreuses 
erreurs  de  ce  philosophe,  tout  en  se  montrant  l'ad- 
mirateur de  ses  écrits. 


II 


97 


66 


HISTOIUE     DES     PAPES 


Election  d'Alexandre  I!I.  —Schisme  dans  l'Église  romaine.  —  Election  de  Victor.  —  Le  pape  frappe  avec  violence  son  compétiteur. 

Lettres  pour  Alexandre.  — Lettres  pour  Octavien.  —  Députation  de  l'empereur  Alexandre. —  Conduite  du  pape  envers  les 

amla^;sadeu^s.  —  L'antipape  est  favorisé  par  l'empereur.  —  Suites  du  schisme.  —Alexandre  se  réfugie  en  France.  —  Il  excom- 
munie l'empereur.  —  Conférences  de  Saint-Jean  de  Laune.  —  Honneurs  rendus  au  pape  par  les  rois  de  France  et  d'Angleterre. 
—  Mort  de  Victor.  —  Élection  de  l'antipape  Pascal  111.  —  Retour  du  pontife  à  Rome.  —  Seconde  fuite  d'Alexandre.  —  Légation 
d'Angleterre.  —  Querelle  entre  le  pape  et  le  roi  d'Angleterre.  —  Assassinat  de  l'archevêque  de  Cantorbéry.  —  Absolution  du 

roi  d'Angleterre.  L'empereur  est  couronné  par  l'antipape.  —  Mort  de  Pascal  III  et  élection  de  Calixte  II.  —  Simonie  du 

pape. Négociations  pour  la  paix  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Lâcheté  de  Frédéric  Barberousse;  il  consent  à  être  foulé  aux 

pieds  du  pontife. Paix  entre  l'autel  et  le  trône.  —  Soumission  de  l'antipape  Calixte.  —  Histoire  de  l'antipape  Landau.  — 

Concile  de  Lalran.  —  Croisade  contre  les  Albigeois.  —  Persécution  contre  les  Vaudois.  —  Mort  d'Alexandre  111. 


Après  la  mort  d'.-\.drien,  les  évêques  et  les  cardi- 
naux rassemblèrent  dans  la  basilique  de  Saiut- 
Pierre  pour  procéder  à  l'élection  d'un  pape,  mais 
une  division  ayant  éclaté  dans  le  conclave,  les  prélats 
furent  obligés  de  se  séparer,  après  avoir  discuté 
pendant  trois  jours  sans  pouvoir  rien  conclure. 

Une  faction  voulait  élire  Roland,  cardinal-chan*- 
celier  de  l'Eglise  romaine,  parce  qu'il  favorisait  ou- 
vertemeat  Guillaume  le  ^^lauvais  contre  l'empereur; 
un  autre  parti  voulait  nommer  pape  Octavien,  car- 
dinal du  titre  de  Sainte-Cécile,  parce  qu'il  soutenait 
les  intérêts  de  Frédéric  Barberousse  contre  le  roi  de 
Sicile.  Enfin  les  deux  factions,  désirant  terminer  la 
lutte  des  deux  concurrents,  se  réunirent  dans  l'église 
de  Saint-Pierre  pour  la  seconde  fois.  ^Slais  à  l'ouver- 
ture de  la  séante,  les  partisans  de  Roland  crièrent 
tous  ensemble  :  «  Roland,  pontife  !  Roland,  pontife  !  « 
Ils  le  revêtirent  de  la  chape  de  pourpre  et  le  procla- 
mèrent sous  le  nom  d'Ale.vandre  III.  Cette  introni- 
sation scandaleuse  exaspéra  Octavien  ;  dans  sa  rage 
il  se  précipita  sur  son  compétiteur,  lui  assena  sur  le 
visage  un  violent  coup  qui  fit  partir  le  sang,  lui  ar- 
racha la  chape  des  épaules,  et  il  l'aurait  sans  doute 


assommé  sur  la  place  sans  l'intervention  d'tm  séna- 
teur, qui  se  jeta  entre  eux. 

Lorsque  le  tumulte  fut  apaisé,  la  faclion  d'Octa- 
vien  s'écria  à  son  tour  :  «  Octavien,  pape!  Octavien, 
pape  !  ))  Son  chapelain  lui  présenta  aussitôt  la  chape 
qu'il  avait  apportée;  et  sa  précipitation  fut  telle  pour 
s'en  revêtir,  qu'il  mit  par  devant  le  capuce  qiai  de- 
vait se  trouver  par  derrière,  ce  qui  excita  l'hilarité 
de  tous  les  assistants.  JMais,  sans  s'arrêter  à  cette 
considération,  il  fit  ouvrir  les  portes  de  l'église,  ses 
partisans  entrèrent  l'épée  à  la  main,  et  il  fut  intro- 
nisé sous  le  nom  de  "Victor  JV.  Son  compétiteur  et 
les  cardinaux  du  parti  opposé  s'échappèrent  prorap- 
tement  de  l'église  et  vinrent  s'établir  dans  la  forte- 
resse de  Saint-Pierre,  oi'i  ils  furent  investis  le  soir 
même  par  les  troupes  de  l'antipape,  qui  les  firent 
tous  prisonniers. 

Pendant  neuf  jours  Alexandre  fut  gardé  étroite- 
mfn.t  dans  le  château  Saint -Ange;  ensuite  il  fut 
transféré  dans  un  cachot  au  delà  du  Tibre.  Mais 
toute  la  ville  s'étant  émue  des  mauvais  traitements 
qu'on  faisait  subir  au  pape,  Hector  Frangipane  se 
mit  à  la  tête  des  citoyens  et  vint  délivrer  .\lexandre 


ALEXANDRE     III 


67 


et  les  cardinaux  de  sa  suiLe  ;  ceux-ci  traversèrent 
Rome  au  milieu  des  acclamations  de  joie  et  au  son  des 
cloches,  escortés  par  leurs  liliérateurs,  qui  les  aoconi- 
pagnèrcnt  jusqu'à  Sancta-Xyraplia,  à  quatre  lieues 
de  la  ville  sainte,  où  le  pape  lut  sacré,  selon  l'usage, 
par  révoque  d'Ostie,  assisté  de  cinq  autres  évêques, 
et  en  présence  des  cardinaux,  des  abbés,  des  prêtres, 
des  diacres,  des  chantres  et  des  séminaires  de 
l'Église  romaine.  On  mit  sur  sa  tète  le  règne  ou  mi- 
tre ronde  et  pointue  en  forme  de  cône  entourée  de 
deux  couronnes  ;  ensuite  les  assistants  furent  admis 
à  lui  prêter  serment  d'obéissance  et  de  fiilélité. 

Octavien,  de  sou  côté,  avait  rattaché  à  son  parti 
un  grand  nombre  d' évêques,  de  cardinaux  et  de 
pi'ètres,  et  s"était  fait  sacrer  par  les  prélats  de  Tus- 
culum,  de  Melfi  et  de  Férentine. 

Pendant  toutes  ces  discussions,  l'empereur  ne 
perdant  pas  ses  projets  de  vue,  continuait  à  pousser 
ses  concfuêtes  en  Lombardie  ;  mais  tandis  qu'il  était 
occupé  au  siège  de  Crema,  il  reçut  une  ambassade 
du  saint-père  et  l'ordre  de  suspendre  son  expédition 
s'il  ne  voulait  encourir  les  anathèmes  de  l'Église. 
Frédéric  n'ayant  fait  aucune  réponse,  le  pontife  pro- 
céda immédiatement  à  l'excommunication  dans  la 
ville  de  Terracine,  où  il  se  trouvait  pour  le  moment; 
et  à  la  lueur  des  cierges,  au  glas  des  cloches,  toutes 
les  portes  de  la  cathédrale  étant  ouvertes,  il  anathé- 
matisa  solennellement  l'empereur  et  l'antipape. 

Frédéric  riposta  à  1  excommunication  du  pontife 
par  la  circulaire  suivante,  qu'il  adressa  aux  évêques 
et  aux  abbés  de  toute  l'Italie  :  «  Nous  vous  préve- 
nons, seigneurs  évêques,  qu'après  avoir  pris  conseil 
d'un  grand  nombre  de  prélats,  de  docteurs  et  de  per- 
sonnes pieuses,  nous  avons  reconnu,  selon  les  dé- 
crets des  papes  et  selon  les  canons  des  conciles, 
qu'il  était  de  notre  devoir,  lorsqu'un  schisme  s'é- 
lève dans  l'Kglise  romaine,  d'appeler  en  notre  pré- 
sence les  deux  compétiteurs  qui  ont  été  nommés 
pontifes,  et  de  décider  sur  leurs  contestations  d'a- 
près le  jugement  des  ecclésiastiques  orthodoxes.  En 
conséquence,  nous  avons  ordonné  aux  cardinaux  Ro- 
land et  Adrien,  tous  deux  élus  papes,  de  comparaî- 
tre devant  nous,  à  Pavie,  et  nous  vous  défendons, 
jusqu'à  la  décision  du  concile  que  nous  allons  tenir, 
de  prendre  parti  pour  l'un  ou  pour  l'autre.  » 

Deux  envoyés  furent  chargés  de  porter  au  pape 
Alexandre,  dans  la  ville  d'Anagni,  où  il  s'était  re- 
tiré, la  citation  ({ue  l'empereur  lui  adressait  pour  le 
sommer  de  comparaître. 

Cette  démarche  frappa  de  terreur  les  cardinaux 
de  la  cour  d'Alexandre  ;  néanmoins,  après  une  mûre 
délibération,  ils  reprirent  quelque  courage  et  réso- 
lurent de  ne  point  abamlonner  le  pontife  qui  avait 
reçu  leurs  serments  de  lidélité.  Voici  la  réponse 
qu'ils  firent  aux  envoyés  de  Frédéric  Barberousse  : 
a  Nous  reconnaissons  l'empereur  pour  avoué  et 
pour  défenseur  de  l'Église  romaine,  et  nous  vou- 
lons l'honorer  comme  le  plus  grand  des  princes 
de  la  terre,  à  moins  ([u'il  n'ait  la  prétention  de  s'é- 
lever au-dessus  du  Roi  des  rois.  Aussi  nous  som- 
mes surpris  qu'il  ait  osé  convoquer  un  concile  sans 
notre  autorisation,  et  qu'il  ait  ordonné  au  saint-père 
de  comparaître  en  sa  présence,  lorsqu'il  doit  savoir 
que  la  puissance  des  papes  est  supérieure  à  celle  des 


princes.  Apprenez-lui  que  l'Église  tient  de  Jésus- 
Christ  le  pouvoir  de  juger  toutes  les  causes,  sans 
être  soumise  elle-même  au  jugement  de  personne; 
dites-lui  que  nous  ne  pouvons  assez  nous  étonner 
que  ce  privilège  soit  attaqué  par  le  souverain  même 
qui  devrait  le  défendre.  D'ailleurs  la  tradition  cano- 
nique et  l'autorité  des  Pères  ne  nous  permettent 
point  de  subir  sa  juridiction  ;  et  nous  serions  cou- 
pables devant  Dieu  si,  par  ignorance  ou  par  faiblesse, 
nous  laissions  réduire  l'Église  en  servitude.  Notre 
réponse  est  que  nous  préférons  nous  exposer  aux 
derniers  périls,  plutôt  que  de  commettre  un  pareil 
attentat!  »  Les  deux  commissaires  de  Frédéric  quit- 
tèrent aussitôt  Anagni  et  se  rendirent  à  Segiii,  au- 
près de  l'antipape,  qui  se  montra  dans  d'excellentes 
dispositions  pour  le  prince.  \'ictor  IV  fut  en  consé- 
quence reconnu  légitime  successeur  de  saint  Pierre 
dans  les  États  d'Allemagne. 

Peu  de  temps  après  eut  lieu  le  concile  de  Pavie, 
qui  avait  été  convoqué  par  l'empereur.  Un  grand 
nombre  d'évèques,  d'abbés  et  de  prêtres  de  l'Alle- 
magne et  de  la  Lombardie  assistaient  à  ce  synode, 
que  rendait  plus  imposant  encore  la  présence  des 
ambassadeurs  des  rois  de  France  et  d'Angleterre, 
ainsi  que  celle  des  députés  des  autres  princes  chrétiens. 

Frédéric  fit  l'ouverture  des  sessions  par  le  discours 
suivant  :  «  Illustres  seigneurs,  nous  savons  qu'en 
notre  qualité  d'empereur  nous  avons  le  pouvoir  de 
présider  des  conciles,  surtout  lorsque  l'Église  est  en 
péril  ;  nous  vous  abandonnons  la  décision  des  que- 
relles qui  divisent  la  chrétienté,  par  respect  pour 
cette  grande  assemblée  à  laquelle  nous  reconnais- 
sons le  droit  de  nous  juger  nous-même.  »  Le  prince 
se  retira  en  effet  pour  laisser  aux  Pères  une  entière 
liberté  dans  les  délibérations. 

Pendant  cinq  jours  on  agita  la  question  de  savoir 
lequel  des  deux  papes  devait  être  reconnu  légitime 
successeur  de  saint  Pierre  ;  enfin,  à  la  sixième 
séance,  on  produisit  cette  espèce  d'information,  qui 
s'écartait  étrangement  de  la  vérité  :  «  Le  seigneur 
Octavien  a  été  solennellement  revêtu  de  la  chape, 
dans  l'église  de  Saint-Pierre,  sur  la  demande  du 
clergé  et  du  peuple  ;  il  a  été  élevé  sur  la  chaire  pon- 
tificale, en  présence  du  chancelier  Roland,  sans  que 
personne  se  soit  opposé  à  son  élection.  Après  quoi 
les  cardinaux  et  les  autres  ecclésiastiques  ont  chanté 
le  Te  Deuin  et  ont  donné'  au  nouveau  pape  le  nom 
de  Victor. 

«  Lorsque  les  cérémonies  du  sacre  et  de  la  chaise 
percée  ont  été  terminées,  le  clergé  et  les  principaux 
citoyens  de  Rome  sont  venus  en  foule  lui  baiser  les 
pieds;  et  un  secrétaire  étant  monté  sur  le  jubé,  a 
crié,  suivant  la  coutume:  '■  Ecoulez,  Romains  ;  noire 
«  père  le  pontife  .\drien  est  mort  depuis  ([uatre  jours, 
«  et  maintelianl  le  seigneur  Octavien,  cardinal  de 
«  Sainte-Cécile,  a  été  élu  pour  lui  succéder  ;  il  est  re- 
i<  vêtu  delà  pourpre, intronisé  et  nommé  Victor  IV  ; 
«  l'approuvez-vous?  >  Tous  ont  répondu  à  haute  voix 
et  à  trois  fois  difl'érentes  :  «  Nous  l'approuvons  !  » 
Enfin  le  pape  a  été  ramené  au  palais  de  Latran  avec 
les  banderoles  et  les  autres  marques  de  sa  dignité, 
au  milieu  des  acclamations  universelles  ;  et  le  cha- 
pitre de  Saint-Pierre,  ainsi  que  les  chefs  du  clergé 
de  Rome,  sont  venus  lui  jurer  obéissance.  " 


6S 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Après  ci'tle  lecture,  on  entendit  les  témoùis,  qui 
affirmèrent  par  serinent  l'exintituile  de  tous  les  faits 
relatés  dans  le  libelle;  le  concile  prononça  un  jujje- 
ment  favorable  à  Octavien,  cl  fulmina  un  décret  de 
déposition  contre  Roland.  Le  lendemain,  il  fut  con- 
duit processionnellement  de  la  basiliijue  de  Saint- 
Sauveur  à  l'église  cathédrale,  où  Frédéric  l'attendait 
pour  lui  tenir  l'étrier  pendant  qu'il  descendrait  de 
cheval;  il  le  conduisit  par  lu  main  jusqu'à  l'autel,  et 
lui  baisa  les  pieds.  Ensuite  on  distribua  des  cierges 
à  tous  les  assistants,  et  à  la  lueur  des  flambeaux  et 
au  son  des  cloches,  Victor  I\'  prononça  anatlième 
contre  le  schismatique  Roland. 

Les  envoyés  de  France  et  d'.Vngleterre  seuls  refu- 
sèrent de  le  reconnaître  comme  pontife  avant  d'en 
avoir  référé  à  leurs  souverains.  Malgré  cette  opposi- 
tion, Frédéric  fit  publier  dans  toutes  les  cours  chré- 
tiennes les  décrets  du  synode  de  Pavie;  et  il  ordonna 
aux  évèques  de  l'empire  d'obéir  au  pape  Victor, 
sous  peine  de  bannissement  perpétuel.  Quekfues  pré- 
lats se  condamnèrent  eux-mêmes  à  l'e.xil  pour  ne  pas 
être  schismaticpies  ;  mais  le  plus  grand  nombre  se 
soumit  aux  volontés  du  prince. 

Alexandre,  exaspéré  contre  Frédéric  Barberousée, 
l'excommunia  une  seconde  fois,  le  jeudi  saint  de 
l'année  1 160;  à  l'exemple  de  Grégoire  Vil,  il  déclara 
tous  les  peuples  soumis  à  l'empire  entièrement  re- 
levés de  leurs  serments  de  fidélité  ;  il  réitéra  égale- 
ment l'anathème  fulminé  contre  Victor  et  contre  ses 
partisans,  et  il  envoya  des  légats  publier  ces  bulles 
dans  tous  les  royaumes  chrétiens.  Par  ses  intrigues 
il  entraîna  dans  son  parti  Philippe,  abbé  de  l'au- 
mône, du  couvent  de  Cîteaux;  saint  Pierre  de  Ta- 
rentaise,  religieux  du  même  ordre  ;  plusieurs  évèques 
français,  plus  de  sept  cents  abbés,  ainsi  qu'un  nom- 
bre incroyable  de  moines.  Ses  deux  légats,  Anthelme 
et  Geofifroi,  déterminèrent  également  les  chartreux 
de  tous  les  monastères  du  même  ordre,  à  force  d'or, 
de  présents  ou  de  promesses,  à  embrasser  la  cause 
d'Alexandre. 

Pour  résister  à  cette  formidable  opposition,  Vic- 
tor convoqua  à  Lodi  un  concile  où  se  trouvèrent 
l'empereur,  le  duc  de  Bohême,  les  seigneurs  de  leur 
cour,  et  un  grand  nombre  d' évèques  et  de  prêtres. 
D'abord  on  donna  lecture  des  lettres  envoyées  par 
les  rois  de  Danemark,  de  Norwége,  de  Hongrie,  par 
plusieurs  métropolitains  et  par  des  prélats  étrangers 
qui  reconnaissaient  Victor  comme  seul  et  légitime 
chef  de  l'Église  ;  ensuite  on  procéda  à  la  déposition  de 
l'archevêque  de  Milan ,  qui  s'était  déclaré  pour 
Alexandre  et  soutenait  un  sjége  contre  les  troupes 
de  l'empereur.  Les  évèques  de  Plaisance  et  de  Bres- 
cia,  et  les  consuls  de  ces  deux  cités,  furent  égale- 
ment excommuniés  ;  enfin  on  déposa  le  prélat  de 
Bologne  et  on  suspendit  celui  de  Padoue. 

Après  la  tenue  du  synode,  Frédéric  retourna  à  son 
camp,  et  poussa  le  siège  de  Milan  avec  tant  de  vi- 
gueur, que  les  malheureux  habitants,  se  trouvant  en 
proie  à  la  plus  horrible  famine,  furent  obligés  de  se 
rendre  à  discrétion.  Les  consuls  se  présentèrent  au 
vainqueur,  ayant  des  épées  nues  suspendues  au  cou, 
des  croix  à  la  main,  et  criant  miséricorde!  Le  prince 
leur  fit  grâce  de  la  vie;  mais  il  fit  raser  la  ville,  sans 
épargner  les  églises,  et  jeta  du  sel  dans   un  sillon 


qu'il  fit  tracer,  pour  marquer  qu'il  condamnait  cette 
terre  à  une  malédiction  éternelle. 

Pendant  que  l'antipape  siégeait  à  Lodi  avec  les 
cardinaux  de  sa  faction ,  Alexandre  poussait  une 
pointe  jusque  dans  Rome,  pour  tenter  de  s'y  instal- 
ler; mais  la  famille  d'Octavien  était  tellement  puis- 
sante, qu'il  fut  obligé  d'en  sortir  le  jour  de  son 
arrivée,  pour  retourner  dans  la  Carnpanie  sous  la 
protection  du  roi  de  Sicile.  Bientôt  même  les  soldats 
de  Frédéric  le  poursuivirent  jusque  dans  cette  re- 
traite, et  le  contraignirent  à  chercher  un  autre  re- 
fuge; alors  il  se  rappela  que  ses  prédécesseurs,  dans 
leurs  revers,  avaient  toujours  trouvé  en  France  des 
rois  imbéciles  disposés  à  employer  l'or  et  le  sang 
des  peuples  pour  les  replacer  sur  le  trône  ;  il  s'em- 
barqua à  Terracine  avec  sa  suite,  et  fit  voile  vers  la 
Provence. 

Montpellier  fut  la  première  ville  que  visita  le  saint- 
père  ;  et  il  fit  son  entrée  dans  l'appareil  imposant 
d'un  triomphateur,  monté  sur  un  cheval  blanc  et  en- 
touré de  ses  cardinaux.  Un  ambassadeur  sarrasin 
vint  le  recevoir  à  la  tête  d'une  brillante  escorte  de 
soldats  maures  portant  le  croissant  et  chantant  les 
louanges  de  Mahomet.  Le  musulman  se  prosterna 
humblement  aux  pieds  du  pontife,  lui  offrit  de  ma- 
gnifi((ues  présents  et  l'adora  comme  le  Dieu  des  chré- 
tiens; ensuite  il  le  harangua  en  arabe.  Le  saint-père 
répondit  avec  bienveillance  à  son  discours,  et  le  fit 
placer  à  sa  droite  pendant  la  cérémonie. 

Dès  rpie  le  roi  Louis  eut  appris  qu'Alexandre  était 
à  Montpellier,  il  lui  députa  Thibaut,  abbé  de  Saint- 
Germain  des  Prés,  et  un  clerc  de  sa  chapelle  ;  mais 
comme  ces  ambassadeurs  ne  lui  apportaient  pas  d'ar- 
gent, il  les  reçut  avec  un  dédain  insultant,  et  les 
menaça  même  de  les  faire  chasser  de  sa  présence 
s'ils  osaient  reparaître  les  mains  vides.  Ceux-ci  re- 
tournèrent auprès  du  monarque  et  lui  rendirent 
compte  de  ce  qui  s'était  passé  à  Montpellier.  Louis, 
furieux  contre  le  pontife,  écrivit  aussitôt  à  Manassès, 
évêque  d'Orléans,  qu'il  eût  à  s'informer  exactement 
auprès  de  l'empereur  des  faits  circonstanciés  qui 
avaient  eu  lieu  lors  des  élections  d'Octavien  et  de 
Roland  le  chancelier,  attendu  qu'il  se  repentait  d'avoir 
reconnu  trop  légèrement  l'intronisation  d'Alexandre. 

A  la  fin  du  mois  de  juin  1162,  le  pape  quitta 
Montpellier,  après  avoir  renvoyé  à  son  compétiteur 
un  troisième  anathème,  et  il  se  rendit  à  Clermont  en 
Auvergne,  dans  l'intention  de  l'excommunier  une 
quatrième  fois.  Mais  di'jà  Frédéric  Barberousse,  dé- 
sirant le  faire  chasser  de  France,  avait  adressé  à  Hu- 
bert de  Champfleuri,  évêque  de  Soissons  et  chancelier 
du  royaume,  une  lettre  conçue  en  ces  termes:  «Nous 
avons  appris,  illustre  prélat,  que  l'ecclésiastique  Ro- 
land, à  qui  nos  serviteurs  n'ont  pas  laissé  de  retraite 
en  Italie,  s'est  sauvé  avec  quelques  partisans  et  s'est 
réfugié  dans  les  États  de  votre  maître.  Prenez  garde, 
très -vénérable  prélat,  que  cet  indigne  schismatique 
ne  dépouille  vos  provinces  ;  car  il  est  accablé  de  det- 
tes, et  il  cherchera  à  extorquer  l'argent  de  vos  peu- 
ples pour  payer  ses  créanciers.  Nous  vous  prions 
donc,  dans  l'intérêt  de  votre  prince,  de  chasser  cet 
antipape  et  ses  cardinaux ,  qui  sont  nos  ennemis 
mortels  et  qui  pourraient  exciter  entre  Louis  et  nous 
une  inimitié  fatale  à  nos  sujets.  » 


ALEXANDRE    III 


no 


Les  rois  de  Kmnce  et  d'Angleterre  escortent  le  pape 


Pendant  ([no  ce  message  parvenait  à  la  cour  de 
France,  Henri,  comte  de  Champagne,  instruisait 
l'empereur  des  nouvelles  intentions  de  Louis.  Alors 
Frédéric  envoya  un  ambassadeur  proposer  au  roi  de 
Convoc|uer  une  réunion  où  se  trouveraient  en  nombre 
égal  les  prélats  de  France  et  d'AUcmau'ne  chargés  de 
décider  sur  la  validité  des  élections  d'.Mexandre  et  de 
Victor.  Cette  proposition  fut  acceptée,  et  l'on  assigna 
'pour  le  lieu  des  conférences  la  petite  ville  de  Saint - 
Jean  de  Laune  en  Bourgogne,  située  sur  les  confins 
de  l'empire  d'.Allemagne  et  du  royaume  de  France. 
Le  comte  de  Champagne,  gendre  du  roi  et  ami  de 
l'empereur,  fut  ciiargé  par  les  deux  monarques  de 
poser  lui-même  les  principales  questions  qui  de- 
vaient être  soumises  aux  prélats;  et  il  s'acquitta  si 
Lien  de  sa  mission,  qu'il  décida  le  roi  à  se  ranger 
définitivement  au  parti  de  l'antipape. 


Voici  les  considérations  habiles  qu'il  lit  valoir  au- 
près de  la  cour  de  France  :  «  Illustre  iirince,  écri- 
vait-il à  Louis,  dans  l'intérêt  de  votre  couronne  il 
est  indispensable  que  les  décisions  de  l'assemblée 
que  vous  avez  convo({uée  soient  irrévocables  ;  en 
conséquence ,  l'empereur  s'engage ,  si  l'élection  de 
Roland  est  jugée  canonique,  à  se  mettre  aussitôt  à 
ses  pieds.  Si  celle  d'Ûctavien  est  reconnue  seule  ré- 
gulière, je  me  suis  engagé  en  votre  nom  à  le  recon- 
naître immédiatement  poiu-  légitime  chef  de  l'Église. 
En  outre,  nous  avons  résolu  de  l'aire  appel  aux  deux 
compétiteurs  pour  qu'ils  se  trouvent  en  présence 
l'un  de  l'autre;  et  celui  tfui  refusera  de  se  présenter 
à  la  conférence,  par  ce  fait  seul  se  reconnaîtra  indi- 
gne du  ]iontilical  et  sera  déposé  comme  tel.  Pour 
garantie  de  ma  promesse,  j'ai  juré  sur  l'hostie  que 
si  vous-même,  après  une  épreuve  aussi  solennelle 


70 


HISTOIRE    DES    PAPUS 


refusiez  de  eonlinuir  le  jugeineiU  des  Pèies,  je  pas- 
serais à  l'instant  sous  l'obéissance  de  l'empereur, 
c'est-à-iliiv  que  jo  lui  ferais  liomiuage  de  tous  les 
fiefs  que  je  tiens  de  voire  couronne.  » 

Avant  de  ioi«iire  entièrement  avec  le  jiajie,  Louis, 
à  la  priÎMe  de  queKjucs  évèi|ues,  se  rendit  à  Souvi- 
gn)-,  prieuré  de  Cluny,  pour  l'engager  ù  l'accompa- 
gner jusqu'à  Saint-Jean  do  Laune,  afin  d'assister 
aux  couférences;  mais  Alexandre  refusa  avec  obsti- 
nation de  se  trouver  en  présence  de  l'empereur,  et 
même  de  s'avancer  jusqu'à  \'crgy,  qui  était  un  châ- 
teau imprenaMe.  Irrité  de  cet  entêtement,  le  roi  le 
quitta  brusquement  en  lui  disant  :  ><  Il  est  vraiment 
étrange,  saint-père,  que  vous  fassiez  une  semblable 
résistance  pour  subir  le  jugement  du  concile,  vous 
qui  paraissez  certain  de  la  justice  île  votre  cause.  » 
Le  pontife  se  relira  aussitôt  au  monastère  de  Bourg- 
Dieu,  près  de  Chàteauroux  en  Berry,  et  le  roi  fut 
obligé  de  renoncer  à  venir  seul  à  Saint-Jean  de 
Laune,  confiant  à  des  commissaires  le  soin  de  de- 
mander un  délai.  Au  jour  iixé  l'empereur  était  arrivé 
à  Dôle  avec  Oclavien  ;  tous  deux,  sans  perdre  de 
temps ,  s'avancèrent  jusqu'au  milieu  du  pont  de 
Saint-Jean  ;  et  comme  personne  ne  se  présenta,  ils 
laissèrent  une  déclaration  d'appel  attachée  avec  un 
poignard  sur  le  parapet  du  pont  et  retournèrent  à 
leur  camp. 

Le  lendemain,  les  députés  de  Louis  arrivèrent  en- 
fin à  Saint-Jean  pour  demander  un  sursis  aux  re- 
présentants de  Frédéric  :  sur  leur  refus,  les  cardi- 
naux envoyés  par  Alexandre  pour  assister  à  celte 
entrevue  retournèrent  à  \'ézelay ,  charmés  ([ue  les 
négociations  eussent  été  rompues.  ^lais  le  comte  do 
Champagne,  qui  avait  une  véritajjle  affection  pour 
les  deux  monan[ues,  et  qui  prévoyait  les  conséquen- 
ces fâcheuses  d'une  semblable  rupture,  parût  aussi- 
tôt pour  le  camp  de  Frédéric ,  afin  de  rétablir  la 
bonne  harmonie  entre  sou  beau-père  et  l'empereur 
d'Allemagne;  il  représenta  à  celui-ci  combien  il 
était  peu  sage  qu'un  pape  fût  le  motif  d'une  guerre 
entre  deux  souverains  aussi  puissants,  surtout  lurs- 
([u'un  délai  de  quelques  jours  pouvait  amener  une 
solution  favoraljje.  Enfin,  Frédéric  se  laissa  gagner 
par  son  éloquence,  et  consentit  à  attendre  trois  se- 
maines l'arrivée  du  roi  à  Saint-Jean  de  Laune. 

Satisfait  de  sa  victoire,  le  comte  de  Cliampagne 
accourut  à  Dijon  auprès  de  Louis;  il  lui  dit  qu'il  ne 
pouvait  plus  éviter  de  se  donner  à  l'empereur,  puis- 
qu'il n'avait  pas  rempli  ses  promesses;  mais  qu'à 
force  d'insistance,  il  avait  obtenu  de  Frédéric  un  dé- 
lai de  trois  semaines,  à  la  condition  toutefois  que  le 
souverain  de  Fiance  se  rendrait  à  Saint-Jean  de 
Laune,  amenant  avec  lui  le  pape  Alexandre,  et  qu'il 
se  soumettrait  au  jugement  rendu  parles  Pères,  sous 
peine  de  se  constituer  lui-même  prisonnier  de  l'em- 
pereur à  Besançon.  Ces  conditions  étaient  extrême- 
ment rigoureuses;  mais  le  roi  n'avait  point  à  les 
refuser,  se  voyant  sur  le  point  de  perdre  un  des 
grands  feudataires  de  sa  couronne;  il  les  accepta 
sans  résers-e,  et  donna  en  otages,  pour  garantie  de 
sa  parole,  le  duc  de  Bourgogne  et  les  comtes  de  Xe- 
vers  et  de  Flandre. 

Deux  jours  après,  Louis  se  mit  en  route,  et  fit  pré- 
venir l'empereur  qu'il  venait  pour  conférer  avec  lui 


sur  quelques  points  préliminaires;  Frédéric, ([ni  était 
déjà  mécontent  du  premier  manque  de  parole  du  roi, 
ne  répondit  point  à  sa  lettre,  et  envoya  Arnold,  son 
chancelier,  muni  de  ses  pleins  pouvoirs.  D'abord 
Louis  lit  ([uel  juos  diflicullés  d'entrer  en  conférence 
avec  le  mandataire  de  l'empereur;  ensuite  il  y  con- 
sentit, à  la  condition  que  les  conventions  seraient 
réciproques  et  obligatoires  pour  les  deux  souverains, 
ainsi  qu'il  avait  été  primitivement  arrêté  par  le  comte 
de  t'.liainiiagne. 

Arnold  refusa  de  prendre  sur  lui  une  responsabi- 
lité qui  pouvait  comprometLi-e  les  intérêts  de  l'em- 
pire, déclarant  que  ses  pouvoirs  étaient  suffisants 
pour  accepter  les  engagements  du  roi  de  France,  et 
'non  pour  en  prendre  au. nom  de  son  maître.  Louis, 
charmé  de  trouver  l'occasion  de  dégager  sa  parole 
sans  perdre  sou  vassal  le  comte  de  LlhampagiU',  s'a- 
dressa aux  seigneurs  alleiiiaiuls  et  français,  et  leur 
dit  ;  «  Vous  voyez,  seigneurs,  ([ue  l'empereur  n'est 
point  ici,  malgré  la  promesse  qu'il  avait  laite  de  s'y 
rendre;  vous  êtes  témoins  également  que  ses  man- 
dataires veulent  changer  les  conditions  du  traité.  Je 
suis  donc  quitte  de  mes  engagements.  »  Et  aussitôt, 
sans  attendre  une  réponse,  le  roi  sauta  à  cheval  et 
repartit  au  galop.  Tout  espoir  d'arrangement  fut  dé- 
sormais abandonné;  néanmoins  le  rusé  Victor  se 
prévalut  de  la  négociation  du  comte  de  Champagne 
avec  l'empereur  pour  augmenter  la  prépondérance 
de  sa  faction,  et  il  écrivit  à  Rome  que  le  roi  de 
France  s'était  enfin  déclaré  en  sa  faveur  et  repoussait 
son  compétiteur  Roland,  qui  avait  refusé  de  compa- 
raître à  la  conférence  de  Saint-Jean  de  Laune. 

En  effet,  .\lcxandrc  ayant  appris  le  mauvais  suc- 
cès des  négociations  et  craignant  les  effets  de  la  co- 
lère de  Louis,  avait  quitté  GUiny  pour  se  réfugier  en 
Aquitaine,  province  dépendante  du  roi  d'Angleterre, 
qui  déjà  l'avait  reconnu  comme  pape.  Aussi  à  la  nou- 
velle de  son  arrivée  dans  ses  'Ji^tats,  Henri  alla  jusqu'au 
monastère  où  il  avait  établi  sa  résidence,  pour  le  rece- 
voir; il  se  prosterna  humblement  à  ses  pieds,  baisa  ses 
sandales,  et,  quelque  instance  que  fît  le  saint-père, 
il  refusa  le  fauteuil  qu'on  lui  avait  préparé  à  ses  cô- 
tés, et  s'assit  à  terre.  Après  trois  jours  de  conféren- 
ces secrètes,  le  monarque  anglais  prit  congé  du  pon- 
tife en  lui  promettant  de  déterminer  le  roi  de  France 
à  faire  sa  soumission  ;  ce  (pii  eut  lieu.  A  la  suite 
des  négociations,  le  pape  obtint  la  permission  de 
venir  à  Goucy-sur-Loire  pour  recevoir  l'hoinmagede 
Louis  le  Gros  et  de  Henri.  Les  deux  princes  lui  fi- 
rent une  réception  magnifique;  ils  le  conduisirent 
jusqu'à  son  palais,  marchant  à  pied,  et  tenant  à 
droite  et  à  gauche  les  guides  de  son  cheval,  les  deux 
rois  lui  servant  ainsi  d'écuyers,  ce  qui  n'était  encore 
arrivé  à  aucun  de  ses  prédécesseurs. 

A  l'ouverture  du  carême  suivant,  le  pape  tint  son 
concile  à  Tours,  où  presque  tous  les  prélats  des 
royaumes  d'.Vngleterre  et  de  France  se  trouvèrent 
réunis.  Arnoul,  évêque  de  Lisieux,  fut  ciiargé  de 
prononcer  le  discours  ou  plutôt  une  espèce  de  ser- 
mon i(u'Alexandre  avait  composé  pour  exhorter  l'as- 
semblée à  combattre  vigoureusement  les  schismati- 
ques  et  à  rétablir  l'unité  de  l'Église.  Voici  un  des 
passages  de  cette  longue  homélie  :  «  Rome,  mes 
frères,  doit  dominer   tous  les  rois   de  la  terre;  et 


ALEXANDRE    III 


71 


malgré  tous  leurs  cflorts  pour  la  diviser  ot  pour  la 
soumettre,  elle  restera  une,  et  rejettera  ses  ennemis 
(le  son  sein. L'unité  ne  sera  pas  rompue  parce  ([u'on 
aura  nommé  plusieurs  papes;  au  contraire,  ce.iX  (pii 
auront  voulu  l'asservir  en  la  divisant  se  trouveront 
frappés  eux-mêmes  du  glaive  de  l'Esprit. 

<'  Rome  sortira  glorieuse  et  triompliante  de  tontes 
ces  luttes,  et  bientôt  nous  verrons  ses  oppresseurs, 
abattus  à  ses  pieds,  la  reconnaître  comme  la  domi- 
natrice du  monde.  L'empereur,  cet  homme  dont  la 
colère  est  aussi  terrible  que  la  foudre ,  et  dont  le 
Ijras  est  plus  redoutable  que  des  légions  entières, 
Frédéric  Barberousse  lui-même  courljera  son  front 
dans  la  poussière  en  s'écriant  :  Rome,  lu  l'empor- 
tes !  ta  puissance  écrase  celle  de  César,  parce  qu'elle 
vient  de  Dieu. 

«  Alors  les  athlètes  courageux  qui  auront  combattu 
et  souffert  pour  assurer  la  victoire  à  l'Eglise  seront 
récompensés  ;  alors  ceux  qui  auront  lâchement  aban- 
donné le  champ  de  bataille  seront  flétris  et  condam- 
nés. Luttons,  mes  frères,  avec  persévérance  et  avec 
vigueur  ;  exposons  hardiment  nos  biens,  nos  libertés 
et  même  notre  vie  et  celle  de  nos  familles,  dans  cette 
guerre  trois  fois  sainte.  » 

Le  synode  fit  plusieurs  canons  et  renouvela  le  ser- 
ment d'obédience  au  pontife,  ainsi  que  l'anatlième 
contre  l'antipape  et  contre  Frédéric  Barberousse. 
Après  (pioi  les  ambassadeurs  des  rois  de  France  et 
d'Angleterre  proposèrent  au  pape,  au  nom  de  leurs 
souverains,  de  désigner  la  ville  qui  lui  conviendrait 
pour  sa  résidence.  Alexandre  se  détermina  pour  la 
métropole  de  Sens,  qui  était  située  dans  un  pays 
fertile  et  agréable  ;  il  y  demeura  près  de  deux  an- 
nées, tenant  un  simulacre  de  cour,  et  envoyant  des 
JiuUes  dans  tous  les  royaumes ,  comme  s'il  eût  été 
su  palais  de  Latran. 

Enfin  l'antipape  Victor,  tombé  gravement  mahule, 
mourut  à  Lucques,  le  22  avril  1164.  Petrus  Blesen- 
sis  rapporte  dans  son  histoire  qu'Octavien  ne  s'était 
occupé  pendant  toute  sa  vie  qu'à  grossir  ses  trésors. 
"  En  cela,  ajoute  l'historien,  il  fit  bien,  car  avec  de 
l'or  il  put  acheter  les  consciences  des  prêtres,  des 
prélats,  des  princes  et  des  rois,  qui  le  laissèrent 
gouverner  tranquillement  les  Eglises  d'Italie.  » 

Victor  IV  était  vain,  orgueilleux,  et  se  faisait 
adorer  comme  une  idole;  il  avait  une  grande  aver- 
sion pour  les  pauvres  et  pour  les  mendiants,  et  pre- 
nait un  certain  plaisir  à  mortilier  les  aflligés. 

Après  sa  mort,  les  chanoines  de  la  cathédrale  de 
Lucques  et  ceux  de  Saint-Êrigdien  refusèrent  de 
l'enterrer  dans  leurs  églises,  déclarant  qu'ils  les 
abandonneraient  plutôt  que  d'y  recevoir  le  corps 
d'un  damné.  On  l'inhuma  dans  un  monastère  situé 
hors  de  la  ville,  et  où  plus  tard  on  prétendit  qu'il 
s'accomplissait  un  grand  nombre  de  miracles.  Les 
funérailles  terminées,  ses  partisans  se  réunirent  et 
lui  donnèrent  pour  successeur  le  cardinal  Guy  de 
Grema,  qui  fut  proclamé  souverain  pontife  sous  le 
nom  de  Pascal  III.  Cette  élection  fut  confirmée  en 
Allemagne  par  l'empereur,  qui  envova  à  Lucques 
Henri,  évêque  de  Liège,  pour  sacrer  avec  la  pompe  et 
les  solennités  d'usage  le   nouveau  pape. 

Mais  dans  l'intervalle,  les  •atïaires  changèrent  de 
face  :  d  un  côté,  les  partisans  d'Alexandre  faisaient 


répandre  de  l'or  dans  Rome,  soudoyaient  tous  les 
bandits  de  la  ville,  et  préparaient  une  révolution  en 
faveur  du  pontife;  de  l'autre,  l'empereui-,  par  ses 
exactions  et  par  ses  cruautés,  soulevait  contre  lui 
une  ligue  puissante  de  toutes  les  villes  lombardes 
qui,  depuis  le  commencement  du  siècle,  s'étaient  peu 
à  peu  constituées  en  petites  répuliliques  indépen- 
dantes, et  à  la  tête  des(|uelles  se  tiouvait  Venise. 

Alexandre  voyant  s'élever  une  jmissance  opposée 
à  celle  de  Frédéric,  se  détermina  alors  à  retourner 
dans  la  ville  sainte,  où  sa  faction  l'attendait  pour  lui 
décerner  les  honneurs  du  triomphe.  Mais  comme'il 
ne  voulait  pas  rentrer  en  Italie  sans  laisser  un  long 
Souvenir  de  son  passage  en  France,  il  imposa  une 
collecte  sur  les  églises,  fit  des  emprunts  à  tous  les 
monastères,  et  s'embarqua  enfin  avec  les  dépouilles 
du  peuple  qui  lui  avait  accordé  une  si  imprudente 
et  si  généreuse  hospitalité. 

Après  quinze  jours  de  traversée,  le  saint-père  des- 
rendit à  Messine,  dans  les  États  du  roi  de  Sicile,  qui 
déjà  l'avait  reconnu  pour  son  seigneur.  Guillaume 
traita  le  pontife  en  successeur  de  saint  Pierre,  il  lui 
envoya  de  Palerme  de  riches  présents,  et  fit  armer 
une  galère  rouge  magnifiquement  ornée,  qu'il  lui 
destinait,  et  quatre  autres  galères  moins  somptueuses 
cpù  devaient  transporter  les  cardinaux,  les  évêques 
et  les  seigneurs  de  sa  suite.  Alexandre  arriva  avec 
son  cortège  à  Ostie,  où  il  fut  rejoint  par  une  multi- 
tude de  nobles,  de  sénateurs,  de  clercs  et  de  citoyens 
portant  des  rameaux  d'olivier.  Il  remonta  le  Tibre 
triomphalement  escorté  par  les  gonfaloniers,  en- 
seignes déployées,  et  au  milieu  d'une  haie  d'écuyers, 
de  secrétaires,  d'avocats  et  de  juges,  qui  suivaient 
la  marche  de  son  bâtiment  des  deux  côtés  du  fleuve  ; 
les  écoles,  les  juifs  eux-mêmes  portant,  selon  leur  cou- 
tume, le  livre  de  la  loi  sur  leurs  bras,  suivaient  cette 
immense  jirocession.  Arrivé  à  Rome,  le  pape  des- 
cendit de  son  vaisseau  et  se  dirigea  vers  la  demeure 
pontificale,  conduit  par  une  congrégation  de  jeunes 
filles  qui  entonnaient  des  hymnes  sacrés  en  son 
honneur  ;  entre  chaque  strophe  il  était  salué  par  les 
bruvantes  acclamations  de  la  foule;  enfin  il  entra  au 
palais  de  Latran  et  s'assit  dans  la  chaii'e  de  saint 
Pierre  :  la  journée  se  termina  par  un  banquet  splen- 
dide  auquel  assistèrent  les  principaux  membres  de  la 
noblesse,  de  la  magistrature  et  du  clergé. 

Dès  le  lendemain  le  pontife  écrivit  aux  princes  de 
son  parti  pour  les  instruire  de  son  heureuse  instal- 
lation, excepté  à  Henii,  roi  d'Angleterre,  qui  ne  re- 
çut ni  lettres  ni  ambassadeurs,  ses  relations  ayant 
été  entièrement  rompues  avec  Alexandre.  Ce  prince 
était  en  effet  trop  habile  poliliipie  pour  laisser  son 
rovaume  soumis  à  l'aristocratie  des  seigneurs  et  au 
gouvernement  des  prêtres;  d'abord  il  avait  guerroyé 
avec  les  nobles,  avait  démantelé  leurs  châteaux,  sac- 
cagé leurs  domaines,  et  les  avait  mis  dans  l'impuis- 
sance de  renouveler  des  séditions:  cela  fait,  il  avait 
dirigé  tous  ses  efforts  contre  les  prêtres,  et  particu- 
lièrement contre  Thomas  Becket,  archevêque  de 
Cantorbéry,  l'ecclésiasticpie  le  plus  élevé  en  dignité 
du  royaume,  qui  cherchait  à  accroître  l'autorité  du 
clergé  aux  dépens  de  la  couronne.  Henri,  mécontent 
du  prélat,  l'avait  fait  arrêter  dans  sa  métropole  et 
l'avait  contraint  à  jurer  la  constitution  de  Clarendon, 


72 


HISTOIRE    DES    PAPES 


dans  laquelle  la  noblesse  et  l'Église  reconnaissaient 
tenir  leurs  privilésios  du  voi. 

Mais  à  ju'ino  Thomas  Beoket  eut-il  recouvré  la 
ULerté  qu'il  rétracta  son  serment  et  s'enfuit  auprès 
du  pape.  Alexandre  intervint  dans  la  querelle,  mena- 
çant de  lancer  Tanathcme  contre  le  prince,  et  de 
metli-e  les  Etats  d'Antrleterre  en  interdit,  si  l'arche- 
vècjue  de  Cantorbéry  n'était  inimédiateniont  rétabli 
sur  son  siège,  et  si  le  roi  voulait  exiger  Je  lui  un 
serment  contraire  aux  libertés  religieuses.  Henri, 
redoutant  quelt[ue  soulèvement  de  ses  peuples  par 
suite  des  idées  superstitieuses  de  l'époque  sur  les 
excommunications,  se  soumit  aux  ordres  du  pontife, 
et  permit  à  Thomas  Bccket  de  reparaître  à  la  cour. 

Celui-ci,  lier  d'avoir  triomphé  de  son  roi,  ne  mit 
plus  de  bornes  à  son  audace;  il  persécuta  ouverte- 
ment ceux  qui  s'étaient  déclarés  contre  lui,  anathé- 
matisant  les  uns,  déposant  les  autres,  en  vertu  d'un 
pouvoir  illimité  qu'il  avait  obtenu  du  pape;  il  s'at- 
taqua même  de  préférence  aux  favoris  du  souverain, 
et  refusa  de  lui  obéir  dans  les  all'aires  les  plus  indif- 
férentes, sous  prétexte  qu'il  lui  était  défendu  de  por- 
ter atteinte  aux  privilèges  de  l'Église. 

Enfin  le  roi,  fatigué  de  cette  lutte,  laissa  échapper 
des  plaintes  dans  son  conseil,  et  s'écria  :  «  Que  je 
suis  donc  malheureux  de  n'avoir  point  d'ami  qui  ose 
me  venger  des  insultes  d'un  misérable  prêtre  !  »  Ces 
paroles,  prononcées  avec  amertume,  lirent  impression 
sur  quatre  jeunes  seigneurs,  qui  se  concertèrent 
entre  eux  pour  délivrer  le  prince  de  son  ennemi.  A 
cet  effet  ils  se  rendirent  secrètement  à  Cantorbéry, 
et  au  moment  où  l'archevêque  sortait  de  son  palais 
pour  se  rendre  à  l'église,  ils  l'attaquèrent  à  l'impro- 
viste  et  le  percèrent  de  neufs  coups  de  poignard. 

Ce  meurtre  répandit  un  deuil  général  dans  le  clergé 
de  la  Grande-Bretagne  ;  toutes  les  églises  furent  ten- 
dues de  noir;  Thomas  Becket  fut  déclaré  martyr;  on 
lui  éleva  un  magnificpie  tombeau,  et  il  fut  canonisé 
sous  le  nom  de  saint  Thomas  de  Cantorbéry. 

Henri,  effrayé  de  cette  manifestation,  feignit  de  se 
montrer  très-douloureusement  affecté  de  la  mort  du 
métropolitain  ;  il  députa  aussitôt  Arnoul,  évêque  de 
Lisieux,  en  Italie,  pour  plaider  sa  cause  auprès  du 
saint-père,  et  pour  empêcher  qu'il  ne  fulminât  quel- 
que anathème  contre  la  Grande-Bretagne.  Mais  déjà 
il  avait  été  prévenu  par  les  prélats  Gallois  et  Gau- 
thier Flaman,  qui  s'étaient  rendus  à  Rome  pour  de- 
mander justice  de  l'assassinat  de  l'archevêque. 

Alexandre  refusa  l'entrée  de  la  ville  sainte  aux  en- 
voyés anglais  ;  il  manifesta  une  affliction  extrême  de 
l'attentat  commis  sur  l'infortuné  Thomas,  et  se  re- 
procha hautement  devant  ses  cardinaux  de  n'avoir 
pas  soutenu  assez  vigoureusement  la  cause  de  l'É- 
glise, pour  laquelle  Thomas  avait  mérité  la  palme  du 
martyre.  Arnoul,  l'un  des  ambassadeurs  du  prince, 
craignant  que  le  pape  ne  prononçât  immédiatement 
la  sentence  d'excommunication  contre  Henri,  prit  le 
parti  de  se  rendre  jusqu'à  Tusculum,  où  se  trouvait 
Alexandre.  Non-seulement  le  pontife  refusa  de  le  re- 
cevoir, mais  c'est  à  peine  si  les  cardinaux  daignèrent 
lui  parler. 

Cependant,  à  force  d'instances  et  de  présents,  il 
parnnt  à  être  admis  à  l'audience  du  saint-père.  Dès 
qu'il  eut  prononcé  le  nom  du  roi  d'Angleterre,  tous 


les  ecclésiasti(|ues  s'écrièrent  :  '^  .Vrrêtcz  I  arrêtez  1  » 
comme  si  Alexandre  n'avait  pu  entendre  ce  nom  sans 
horreur.  Cette  première  séance  fut  sans  résultat  ;  mais 
dansla  soirée,  l'ambassadeurayant  eu  l'heureuse  inspi- 
ration d'offrir  des  sommes  d'argent  aux  cai'dinaux  et 
aux  caraériers,  il  obtint  de  Sa  Sainteté  la  faveur  d'une 
audience  particulière,  .\rnoul  lui  exposa  le  récit  fidèle 
des  faits  qui  s'étaient  passés  à  Cantorbéry;  il  rappela 
les  bienfaits  dont  le  roi  avait  comblé  Thomas  Bec- 
ket, et  les  injures  dont  celui-ci  avait  payé  les  bontés 
du  monarque.  Le  pape  écouta  l'ambassadeur  fort  at- 
tentivement, et  le  renvoya  au  jeudi  saint,  jour  con- 
sacré aux  excommunications,  sans  vouloir  lui  faire 
connaître  ses  intentions. 

Enliu  arriva  ce  terrible  jour  !  Arnoul,  avec  de  l'or, 
avait  fort  heureusement  gagné  quel([ucs-uns  des 
membres  du  sacré  collège,  qui  lui  donnèrent  avis 
que  le  saint-père  avait  décidé  que  le  soir  même,  en 
présence  de  son  clergé,  il  prononcerait  l'interdit 
contre  Henri  et  contre  tous  ses  Etats.  Aussitôt  et 
sans  perdre  de  temps  .\rnoul  envoya  une  protes- 
tation ainsi  conçue  :  «  Nous  sommes  chargés  par  le 
roi  notre  maître  de  jurer  en  votre  présence,  très- 
saint  père,  qu'il  déférera  entièrement  à  vos  ordres 
pour  la  punition  que  vous  jugerez  nécessaire  d'imposer 
aux  coupables,  et  nous  protestons  de  son  innocence.  » 

D'après  une  marque  de  soumission  aussi  absolue, 
les  cardinaux  décrétèrent  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  d'ex- 
communier le  roi.  Aussitôt  on  donna  l'ordre  d'in- 
troduire le  métropolitain  d'York  ainsi  que  les  évêques 
de  Salisbury  et  de  Londres,  qui  étaient  en  dehors 
des  murs  de  la  ville,  et  on  leur  fit  jurer  sur  l'Évan- 
gile que  telles  étaient  bien  les  intentions  du  mo- 
narque. Après  quoi  Alexandre  prononça  un  anathème 
général  contre  les  meurtriers  du  martyr  saint  Tho- 
mas Becket,  et  contre  tous  'ceux  qui  leur  avaient 
donné  conseil,  aide,  appui  et  consentement,  ou  qui 
leur  procureraient  asile  et  secours.  Il  confirma  la 
sentence  d  interdit  que  le  métropolitain  de  Sens 
avait  fulminée  sur  les  terres  anglaises  situées  en 
deçà  des  mers;  il  anathématisa  tous  les  évêques  du 
royaume,  les  suspendit  des  fonctions  épiscopales  jus- 
qu'au jour  de  la  punition  des  coupables,  et  annonça 
qu'il  enverrait  des  légats  pour  s'assurer  de  l'entière 
exécution  de  ses  décrets.  Avant  de  quitter  Rome, 
les  ambassadem-s  obtinrent  néanmoins  que  l'excom- 
munication prononcée  contre  le  clergé  anglais  serait 
levée  dans  un  mois,  si  les  nonces  du  pontife  n'a- 
vaient pas  encore  passé  les  .\lpes. 

Henri,  instruit  des  intentions  hostiles  d'Ale.xan- 
dre,  et  craignant  une  trahison,  se  hâta  de  passer  en 
Angleterre,  et  fit  garder  soigneusement  les  ports  et 
les  côtes  de  l'île  pour  arrêter  tous  les  étrangers  por- 
teurs de  lettres  d'interdit.  Ensuite  il  réunit  ses  trou- 
pes à  Portsmouth,  passa  en  Irlande  avec  une  Hotte 
de  quatre  cents  voiles  pour  prendre  possession  du 
pays  avant  l'arrivée  des  légats,  et  se  rendit  à  Water- 
ford,  où  il  trouva  les  rois  de  Cork,  de  Liraerick, 
d'O.xerick,  de  Mida,  et  tous  les  seigneurs  d'Irlande 
qui  étaient  venus  pour  lui  rendre  hommage.  Le  roi 
de  Conacte,  qui  se  regardait  comme  souverain  indé- 
pendant, fut  le  seul  qui  manqua  à  la  réunion,  fai- 
sant déclarer  par  son  ambassadeur  qu'il  refusait  de 
lui  prêter  serment  d'obéissance  et  de  fidélité. 


ALEXANDRE     III 


73 


Alexandre  III  pose  la  première  pierre  de  Notre-Dame 


.  Après  quelques  pourparlers  inutiles,  Henri  se  dé- 
termina à  le  soumettre  par  la  force  des  armes  •  il 
poursuivit  le  malheureux  prince  de  Conacte,  le  chassa 
de  toutes  ses  villes,  et  il  allait  infailliblement  l'a- 
néantir dans  une  dernière  bataille,  lorsqu'il  apprit 
la  nouvelle  de  l'arrivée  des  légats  en  Normandie  A 
1  instant  même,  et  comme  par  l'effet  d'un  coup  de 
tondre,  toute  son  énergie  l'abandonna;  il  se  montra 
laiWe  et  tremblant  devant  les  censures  du  Vatican  ; 
ffuitta  son  armée  et  s'embarqua  pour  la  Normandie! 

H 


afin  d'obtenir  son  pardon  des  envoyés  du  saint-père. 
Ceux-ci  refusèrent  d'abord  de  le  recevoir:  ensuite  ils 
se  laissèrent  adoucir  par  les  supplications  et  surtout 
par  les  présents.  Néanmoins  ils  exigèrent  qu'avant 
d'être  admis  en  leur  présence,  le  roi' fit  une  confes- 
sion publique  de  tous  ses  péchés  en  forme  d'amende 
lionorablo.  Henri  eut  la  bassesse  d'v  consentir,  et  il 
prononça  sur  les  saints  Évangiles  les  paroles  suivantes  : 
'  Je  n'ai  jioin't  médité  ni  ordonné  la  mort  de  saint 
Thomas,  métropolitain  de  Caulorbérv:  et  lorsque  ce 

98 


:iSTOiUH     DKS     l'Al'ES 


crime  est  vomi  ù  ma  connaissanco,  jo  m'en  suis 
afflii;»'  l'iiis  jirufoiuli'iiiont  que  si  j'avais  iienlu  mon 
propre  fils.  Cependant,  j'uvone  qne  j'ai  été  la  cause 
involontaire  île  ce  meurtre  par  la  haine  i|ne  je  jior- 
tais  à  ce  saint  martyr  ;  aussi,  désirant  faire  pénitence 
de  celte  lante,  je  m'engage  à  envoyer  à  Jérusalem 
deux  cents  chevaliers,  ipii  serviront  pendant  une  an- 
née à  mes  dépens  ;  et  si  le  pape  l'exijie,  je  prendrai 
moi-même  la  croix  et  je  ferai  le  voyage  de  Palestine. 
Je  casse  à  jamais  les  coutumes  illicites  que  j'ai  in- 
troduites contre  les  Églises,  et  je  permettrai  désor- 
mais à  mes  prélats  de  porter  les  appellations  à  la 
cour  de  Rome.  Je  rendrai  à  l'archevêché  do  Cantov- 
]>éry  toutes  les  terres  el  les  autres  biens  (jui  en  dé- 
pendaient avant  la  disgrâce  de  Thomas  Becket,  et  je 
pardonnerai  aux  défenseurs  de  ce  prélat.  Je  me  sou- 
mettrai aux  jeûnes,  aux  aumônes  et  aux  œuvres  pé- 
nales qui  me  seront  imposées  par  le  pape,  et  j'irai 
nu-pieds  au  tombeau  du  martyr  poiu-  recevoir  la  fla- 
gellation de  la  main  dos  moines.  Enfin,  je  fais  ser- 
ment d'être  toujours  soumis  à  la  sainte  Eglise  ca- 
tholique, apostolique  et  romaine.  » 

Les  légats  firent  prêter  le  même  serment  au  fils  de 
Henri,  qui  s'engagea  à  remplir  les  promesses  de  son 
père  si  le  roi  devenait  parjure;  ensuite  ils  présen- 
tèrent au  souverain'  son  acte  de  soumission  pour 
qu'il  y  apposât  le  sceau  royal.  Cette  alïaire  étant  ter- 
minée, on  procéda  suivant  les  règles  canoniques  à  la 
nomination  d'un  archevêque  de  Cantorbéry,  et  le 
prince  fut  admis  à  la  communion. 

Depuis  son  retour  dans  la  ville  sainte,  .Vlexandre 
jouissait  en  pleine  sécurité  de  l'autoiilé  suprême  ; 
mais  à  la  fin  de  l'année  1166,  Frédéric  Ijarberousse 
forma  le  projet  de  rentrer  en  Italie  pour  chasser  le 
pontife  et  pour  établir  l'antipape  au  palais  de  Latran. 
A  cet  effet  il  chargea  les  métropolitains  Rainold  et 
Christien,  ses  généraux,  de  ravager  la  Lombardie, 
et  de  s'avancer  du  côté  de  Rome  avec  deux  corps 
d'armée,  pendant  que  lui-même  assiégerait  Ancône. 
Cette  invasion  porta  l'effroi  à  la  cour  du  saint-père; 
et  la  frayeur  fut  d'autant  plus  grande,  que  les  Alle- 
mands s'élant  rendus  maîtres  des  villes  voisines,  te- 
naient la  campagne  et  gagnaient  du  terrain. 

Dans  Rome  même  des  factions  s'agitaient,  et  un 
grand  nombre  de  nobles,  de  magistrats  et  de  citoyens, 
gagnés  par  l'ov  des  ennemis,  parcouraient  les  rues  en 
faisant  entendre  des  cris  séditieux.  Alexandre,  de  son 
côté,  cherchait  à  grossir  son  parti  en  prodiguant  ses 
trésors  au  clergé  romain  ;  mais  ces  prêtres  corrompus 
et  les  moines  hypocrites  profilaient  des  circonstances 
pour  augmenter  leurs  richesses,  et  recevaient  les 
présents  du  pontife  et  l'argent  du  prince  en  les 
trahissant  tous  deux. 

Au  milieu  de  ces  troubles,  Jourdain,  fils  de  Ro- 
bert, prince  de  Cajjoue,  vint  à  Rome  en  qualité 
d'ambassadeur  de  Manuel  Coranène,  pour  offrir  au 
pape  .\lexandre  le  secours  de  l'empereur  grec  contre 
le  roi  d'.\llemagne.  Il  s'engageait,  au  nom  de  Com- 
nène,  à  rétablir  l'unité  entre  les  Églises  grecque  et 
romaine  comme  aux  plus  beaux  siècles  du  christia- 
nisme, afin  que  les  Grecs  et  les  Latins  ne  formassent 
plus  qu'un  seul  peuple  soumis  à  un  même  chef  reli- 
gieux. Il  demandait  seulement,  en  échange  de  sa  pro- 
tection, que  le  pontife  consentît  à  lui  rendre  la  cou- 


l'onne  inijiériale,  qui  lui  avail  rie  iMilcvc'c  par  les  em- 
pereurs d'Allemagne.  (JuDiqu'il  parût  dii'licile  (pu^  le 
prince  ]u'U  réunir  une  année  eu  laveur  du  saint- 
siége,  Alexandre  prêta  l'oreille  à  ces  projiositions,  el 
d'après  l'avis  de  ses  cardinaux,  il  députa  il  Manuel 
l'évêque  d'Ostie  et  le  cardinal  de  Saint-Jean  et  ISaint- 
Paul,pour  entamer  des  négociations  sérieuses.  D'au- 
tre part,  Frédéric  liarlierousse  se  trouva  arrêté  dans 
sa  marche  par  les  troupes  des  républiques  confédé- 
rées, ipii  s'étaient  rassemblées  sur  l'ancien  teriitoire 
de  Milan  pour  protéger  les  citoyens  de  celte  ville  qui 
reconstruisaient  leurs  remparts. 

Enfin  le  saiut-])ère  reçut  fort  heureusement  des 
sommes  considérables  que  le  roi  Ciuillaume  le  Mau- 
vais lui  avait  léguées  en  mourant.  Cet  argent,  dis- 
tribué aux  nobles  et  aux  prêtres,  fit  pencher  la  ba- 
lance en  sa  faveur  :  une  armée  d'au  moins  cpiarante 
mille  hommes  s'organisa  immédiatement  ;  les  villes 
voisines  furent  reprises  aux  ennemis,  et  on  poussa 
même  une  attaque  jusqu'à  Tusculum,  qui  s'était  dé- 
clarée pour  Frédéric. 

Christien,  qui  commandait  la  ])lace  ))our  l'empe- 
reur, essaya  inutilement  de  défendre  la  ville  avec  son 
corps  de  troupes  composées  de  Flamands  et  de  Bra- 
liançons  ;  ses  soldats  lurent  culbutés,  et  l'armée  pa- 
pale plantait  déjà  son  drapeau  sur  les  remparts, 
lorsque  survint  l'archevêque  Rainold  à  la  tète  d'une 
nombreuse  cavalerie:  l'intrépide  prélat  chargea  l'en- 
nemi, le  refoula  dans  une  grande  plaine,  en  fit  un 
massacre  épouvantable,  et  dégagea  entièrement  Tus- 
culum A  la  nouvelle  de  cette  victoire,  l'empereur 
quitta  la  ville  d'.Vncône  dont  il  s'était  emparé,  accé- 
léra sa  marche,  et  vint  camper  devant  Rome  avec 
toute  son  armée.  Trois  assauts  sul'lirent  pour  le  ren- 
dre maître  de  la  partie  basse  de  la  ville  et  du  château 
Saint-Ange.  Comme  il  ne  pouvait  forcer  la  basili- 
que de  Saint-Pierre,  il  y  mit  le  feu,  et  força  tous 
ceux  qui  défendaient  cette  église,  prêtres  ou  laïques, 
à  se  rendre  prisonniers. 

Quant  au  pape,  d'abord  il  s'était  maintenu  dans 
le  palais  de  Latran;  ensuite,  craignant  d'être  forcé 
dans  sa  retraite,  il  s'était  réfugié  dans  les  palais  cré- 
nelés des  Frangipanes,  d'où  il  attisait  le  feu  de  la 
révolte  en  distribuant  aux  citoyens  les  nouvelles  som- 
mes que  Guillaume  le  Bon,  nouveau  roi  de  Sicile, 
lui  avait  envoyées.  Rome  était  défendue  par  une  mul- 
titude fanatique  qui  disputait  avec  acharnement  cha- 
que maison,  chaque  rue,  chaque  place  que  Frédéric 
faisait  attaquer  ;  enfin  ce  prince  reconnaissant  l'im- 
possibilité de  s'emparer  de  vive  force  de  la  personne 
du  pape,  se  détermina  à  entrer  en  négociation  avec 
le  clejgé  et  les  magistrats.  Il  leur  lit  dire  que  si  Ro- 
land consentait  à  renoncer  au  pontificat,  sans  préju- 
dice de  son  ordination  épiscopale,  il  s'engageait  à 
contraindre  Pascal  au  même  sacrifice,  et  qu'ensuite 
tous  enseml)le  procéderaient  à  l'élection  d'un  nouveau 
jiape.  A  ces  conditions,  le  prince  promettait  à  l'Eglise 
une  paix  durable,  rendait  aux  Romains  leurs  prison- 
niers et  tout  le  butin  qu'il  avait  fait;  enfin,  il  s'en- 
gageait, pour  l'avenir,  à  ne  point  interposer  son  auto- 
rité dans  l'élection  des  pontifes. 

Ces  propositions  parurent  très-sages  aux  citoyens, 
qui  étaient  fatigués  de  la  guerre,  et  ils  répondirent 
aux  envoyés  du  prince  qu'ils  les  acceptaient  et  qu'ils 


ALEXANDRE    III 


75 


sauraient  obliger  Alexandre  à  ratifier  leurs  eniragc- 
ments.  Mais  l'intraitable  pontife  refusa  d'écouler 
aucune  proposition  ;  il  lit  éclater  sa  colère  au  milieu 
d'borribles  Ijlasphènies,  et  jura  que  jamais  il  ne  re- 
noncerait au  trône  pontifical.  Son  obstination  déta- 
cha de  sa  cause  tous  ses  partisans,  et  il  se  vit  obligé 
de  (juitter  Rome  secrètement  sous  des  habits-de  pè- 
lerin, pour  éviter  de  tomber  entre  les  mains  de  ses 
ennemis.  Il  passa  à  Terracine,  de  là  se  rendit  à 
Gaéle,  ensuite  à  Bénévent. 

Après  la  fuite  de  son  compétiteur,  Pascal  célébra 
solennellement  la  messe  à  Saint-l'icrre,  et  sacra  l'em- 
pereur et  l'impératrice  Béatrix,  son  épouse,  en  leur 
plaçant  surle  front  des  couronnes  d'or  ornées  de  pier- 
reries. Les  Romains  consentirent  également  à  prêter 
serment  de  fidélité  et  d'obéissance  à  l'empereur  Fré- 
déric Barberousse,  et  à  reconnaître  Pascal  comme  légi- 
time pontife,  àla  condition  ([iie  le  ])rincc  ratilieiail  les 
premières  propositions  qu'il  leur  avait  faites.  Toutes 
c'ioses  étant  convenues  de  part  et  d'autre,  l'empereur 
envoya  des  commissaires  de  l'autre  côté  du  Tibre 
pour  recevoir  le  seiment  des  Romains. 

Cette  journée  devint  le  prélude  d'une  suite  de  re- 
vers terrililcs  pour  les  Allemands  :  l'historien  Acerbo 
Morena,  qui  rapporte  les  détails  de  celte  affaire,  était 
lui-même  l'un  de  ces  députés.  «  Nous  étions  au 
mois  d'août,  dit-il,  à  l'époque  des  plus  grandes  cha- 
leurs. A  peine  avions-nous  passé  de  l'autre  côté  du 
fleuve,  qu'un  orage  effrayant  éclata  tout  à  coup; 
l'eau  était  glacée  et  tombait  par  torrents  ;  en  peu 
d'instants  la  campagne  fut  changée  en  un  lac  immen- 
se, et  deux  heures  après,  le  soleil  reparut  sur  un  ciel 
de  feu.  Ces  brusques  transitions  de  température  frap- 
pèrent toute  l'armée  comme  par  une  commotion  sur- 
naturelle; une  épidémie  se  déclara  dans  le  camp,  et 
le  jour  suivant,  lorsque  nous  revînmes  de  Rome,  la 
mortalité  était  si  effroyable,  que  les  vivants  ne  pou- 
vaient plus  suffire  à  enterrer  ceux  qui  succombaient 
au  fléau.  En  moins  d  un  mois  cette  épidémie  enleva 
la  moitié  des  troupes  allemandes  et  força  l'empereur 
Frédéric  à  s'éloigner  de  Rome. 

«  Aussitôt  Alexandre  quitta  Bénévent  et  revint 
dans  la  ville  sainte,  publiant  partout  que  la  main  de 
Dieu  s'était  appesantie  sur  le  prince  sacrilège.  A  sa 
voix,  les  peuples  de  la  Lombardie  se  levèrent  en 
masse  et  tombèrent  sur  les  Allemands;  les  "Milanais 
surtout  se  montrèrent  les  plus  acharnés  dans  cette 
guerre  d'exterinination.  Frédéric,  réduit  aux  der- 
nières extrémités  et  n'ayant  plus  qu'un  très-]]etit 
nombre  de  troupes,  se  voyait  cerné  dans  l'Italie  sans 
espoir  d'en  sortir;  alors  il  prit  le  parti  de  la  dissi- 
mulation, et  demanda  une  trêve  ))0ur  négocier  avec 
Alexandre  ;  mais  pendant  les  pourparlers,  il  envoya 
secrètement  le  comte  de  Morienne,  son  parent,  qui 
obtint  le  passage  sur  les  terres  du  marquis  de  Mont- 
ferrat  :  à  la  faveur  d'un  déguisement,  l'empereur 
quitta  son  camp  au  mois  de  mars  1168,  traversa  le 
comté  de  liourgogne,  et  arriva  heureusement  en  Al- 
lemagne, où  il  fit  de  nouveaux  préparatifs  pour  ren- 
trer en  Italie  avec  une  armée  formidable.  » 

Pascal  III  était  toujours  resté  à  Rome,  où  il  se 
maintenait  courageusement  dans  la  basilique  de 
Saint-Pierre;  mais  au  mois  de  septembre  de  cette 
année,  à  la  suite  d'un  excès  de  table,  il  fut  attaqué 


d'une  maladie  violente  qui  l'emporta  en  quelques 
jours.  Son  parti  élut  pour  lui  succéder  Jean,  abbé 
de  Strum,  évêque  d'.Vlbane,  dont  les  mu'urs  étaient 
encore  plus  déréglées  que  les  siermes,  et  qui  fut  in- 
tronisé sons  le  nom  de  Calixle  III.  Malgré  ra]ipro- 
bation  donr.ée  à  son  élection  par  Frédéric,  le  nouveau 
)iape  ne  put  se  maintenir  dans  Rome,  et  fut  obligé 
d'errer  dans  toutes  les  villes  d'Italie. 

Alexandre  continuait  à  siéger  avec  orgueil  au  palais 
de  Latran,  et  s'occupait  de  réparer  les  pertes  île  son 
trésor,  «  chose  en  laiiuelle  il  s'entendait  merveil- 
leusement, V  disent  les  chroniques.  Falcaud  rapporte 
à  ce  sujet  une  anecdote  fort  curieuse  :  «  Ijautiùer, 
dit-i),  chapelain  et  précepteur  du  roi  de  Sicile,  avait 
été  promu  à  l'archevêché  de  Palerme,  sans  le  con- 
sentement du  clergé  de  celle  Eglise,  qui  repoussait 
son  élection  comme  siraoniaque  et  sacrilège.  Des 
plaintes  avaient  été  portées  à  Rome  sur  cette  nomi- 
nation; et  la  reine  elle-même,  qui  voulait  donner  ce 
siège  important  au  chancelier  Etienne,  l'un  de  ses 
amants,  avait  fait  supplier  le  pape  de  casser  l'élec- 
tion. Alexandre  fit  répondre  par  le  cardinal  de  Gaéte, 
son  légat,  ([ue  la  princesse  n'avait  qu'à  lui  compter 
mille  onces  d'or,  et  qu'il  annulerait  immédiatement 
la  nomination  de  Gauthier. 

«  Dans  l'intervalle,  celui-ci,  informé  par  le  pape 
des  tentatives  qu'on  faisait  contre  lui,  s'empressa 
d'envoyer  à  Rome  un  ecclésiastique  de  Palerme  et 
deux  seigneurs  qui  remirent  au  saint-père,  de  la  part 
de  l'archevêque,  deux  mille  onces  d'or.  Alexandre, 
qui  avait  déjà  accepté  mille  onces  de  la  reine  pour 
déposer  Gauthier,  reçut  encore  du  prélat  cette  nou- 
velle somme,  double  de  la  première,  pour  le  main- 
tenir dans  son  siège  ;  et  il  lit  répondre  insolemment 
à  la  princesse  que  l'archevêque  de  Palerme  avait 
trouvé  des  arguments  d'un  grand  poids  contre  elle, 
et  qu'il  attendait  la  réplique.  La  reine  de  Sicile  ne 
voulut  pas  continuer  cette  lutte,  elle  garda  son  ar- 
gent, et  fit  bien,  mais  elle  dut  renoncer  à  la  satis- 
faction de  voir  son  favori  sur  le  siège  de  Palerme.  » 

L'histoire  a  conservé  une  lettre  d'Alexandre  adres- 
sée au  sultan  d'Iconie  :  «  Nous  avons  appris  par  vos 
lettres  et  par  la  relation  des  fidèles  qui  ont  visité  vos 
Etats,  disait  le  saint  père,  que  vous  désiriez  vous  con- 
vertir à  la  foi  chrétienne,  et  que  déjà  vous  aviez  reçu 
le  Pentateuque  de  Aloïse,  les  Prophéties  d'Isaïe  et 
de  Jérémie,  les  Epîtres  de  saint  Paul  et  les  Evangiles 
de  saint  Jean  et  de  saint  Matthieu,  Nous  vous  fai- 
sons remettre,  pour  compléter  votre  instruction  dans 
noire  religion,  une  exposition  complète  de  ses  dogmes, 
de  sa  morale  et  de  son  culte,  et  nous  chargeons  nos 
délégués  de  vous  les  expliquer.  »  On  ignore  les  résul- 
tats de  celte  espèce  de  mission. 

Depuis  longtemps,  Albert,  archevècfue  de  Saltz- 
bourg,  s'était  déclaré  en  faveur  du  pape  Alexandre, 
au  mépris  de  toutes  les  tentatives  que  l'empereur 
avait  faites  pour  le  ramener  à  son  parti;  enfin,  Frè- 
dcM-ic,  fatigué  de  son  obstination,  se  détermina  à 
prendre  des  moyens  énergiques,  et  le  fit  déposer 
solennellement  à  la  diète  de  Ralisbonne.  Le  métro- 
politain dé]uila  aussitôt  à  la  cour  de  Rome  Erchem- 
pold,  son  chapelain,  chanoine  de  Reicherperg,  jiour 
porter  plainte  contre  le  prince  et  contre  les  prélats 
d'Allemagne.  .Vlexandre  cassa  la  décision  de  la  dièu\ 


76 


HISTUIKH     l)i:s     l'Al'KS 


anatluhuatisa  l'intrus  au  siège  de  Saltzbouif;,  ot  ili'- 
clara  Albert  seul  léirilime  prélat  de  cette  ville. 

Vers  la  mèiue  époque,  en  Anjjleterre,  avait  lieu 
une  singulière  querelle  entre  un  abbé  de  Mulmes- 
bury  et  Tévèque  de  Salisbury.  son  diocésain,  rela- 
tivement à  la  bénédiction  ablatiale,  que  le  prélat 
prétendait  vendre  à  un  prix  trop  élevé.  Le  luoine  vou- 
lant l'acheter  au  rabais,  se  rendit  au  pays  de  llalles 
et  se  lit  bénir  par  l'évèque  de  UmdallV,  qui  se  mon- 
tra plus  accoraïuodanl.  Une  plainte  lut  aussitôt  portée 
contre  l'abbé  au  métropolitain  de  Canlorbéry,  qui 
condamna  le  religieux  à  payer  une  seconde  bénédic- 
tion à  son  diocésain. 

Néanmoins,  tout  en  rendant  cette  sentence,  l'ar- 
chevêque de  Cantorbéry  s'écria  :  «  Les  abbés  sont 
bien  lâches  ou  bien  misérables,  puisque  pour  une 
once  d'or  par  an  ils  pourraient  anéantir  la  puissance 
des  évêques,  et  obtenir  du  pajie  une  entière  indépen- 
dance !  •  En  effet,  la  simonie  était  poussée  si  loin  à 
la  cour  de  Rome,  que  les  moines  français,  et  prin- 
cipalement les  abbés  réguliers,  obtenaient  pour  de 
l'argent  toutes  les  dispenses  imaginables,  et  ache- 
taient même  le  droit  de  dissiper  les  richesses  de  leurs 
monastères  dans  de  honteuses  débauches. 

Alexandre  avait  consolidé  sa  puissance  depuis  la 
déroute  de  Frédéric;  il  gouvernait  l'Eglise  sans  que 
l'antipape  songeât  seulement  à  l'inquiéter  ;  et  la  plus 
grande  partie  des  cités  lombardes  reconnaissaient  son 
autorité.  Une  seule  ville  avait  eu  à  repousser  les  at- 
taques des  ennemis  du  saint-siége,  c'était  Alexandria, 
nouvellement  bâtie  par  les  Milanais  en  l'honneur  du 
pape;  mais  les  .Allemands  n'avaient  recueilli  que  la 
honte  d'une  défaite,  et  Alexandria  était  sortie  triom- 
phante de  la  lutte.  Par  reconnaissance,  le  saint-père 
l'érigea  en  évêché. 

Frédéric  voulut  reprendre  une  revanche,  et  après 
avoir  réparé  les  pertes  qu'il  avait  faites,  il  rentra  en 
Italie  pour  la  cinquième  fois  à  la  tête  d'une  nom- 
breuse armée.  Il  poussa  une  pointe  sur  le  Milanais, 
ravagea  les  terres  de  cette  province  et  mit  tout  à.  feu 
et  à  sang.  Avec  la  même  rapidité  les  États  confédérés 
réunirent  leurs  troupes,  marchèrent  à  sa  rencontre 
et  lui  livrèrent  une  furieuse  bataille  dans  lai[uelle  les 
Allemands  furent  taillés  en  pièces;  l'empereur  lui- 
même  eut  son  cheval  tué  sous  lui,  et  parvint  à  grand'- 
peine  à  s'échapper  de  la  mêlée.  Cette  dernière  vic- 
toire devint  fatale  à  l'empire  et  exalta  au  plus  haut 
point  l'orgueil  de  l'Église  romaine. 

Heis  dit  que  l'empereur  fut  accablé  par  ce  nouvel 
échec.  "  Étant  accoutumé  de  vaincre  et  de  régner  au 
milieu  des  lauriers,  ajoute  l'historien  allemand,  Fré- 
déric, dont  le  caractère  était  indomptable,  se  vit  d'un 
seul  coup  contraint  de,  fléchir  devant  la  nécessité  et 
d'abandonner  un  parti  qu'il  avait  soutenu  pendant 
seize  années  contre  toute  la  chrétienté.  Mais  ce  qui 
ajoutait  encore  à  son  humiliation,  c'était  de  voir  la 
plupart  des  princes  d'.\llemagne  se  séparer  de  sa 
cause  pour  embrasser  les  intérêts  du  souverain  pon- 
tife. Le  puissant  duc  de  Saxe  et  de  Bavière,  poussé 
par  Ale.xandre,  qui  l'engageait  à  envahir  l'Allemagne 
pour  en  faire  la  confjuêle.  se  montrait  l'un  de  ses 
plus  ardents  ennemis.  Frédéric,  qui  connaissait  tous 
les  plans  de  ses  adversaires,  voyait  bien  que  sa  ruine 
était  imminente;  non-seulement  ses  armées  étaient 


détruites,  mais  encore  le  prince  Henri,  son  lils  aîné, 
((ui  commandait  sa  Hotte  contre  les  Vénitiens,  venait 
d'être  battu  par  les  généraux  de  la  république  ;  tous 
ses  vaisseaux  avaient  été  capturés  et  lui-même  avait 
été  fait  prisonnier.  >> 

Néanmoins,  Frédéric  attendit  que  ses  généraux 
eussent  obtenu  quelques  avantages  pour  entamer  des 
négociations  avec  le  saint-siége;  et  il  choisi;  pour 
ambassadeurs  le  métropolitain  de  Mayence,  celui  de 
Magdebourg  et  l'évèque  de  Worms,  auxquels  il  donna 
ses  pleins  pouvoirs  pour  conclure  une  paix  délinitive 
entre  l'Eglise  et  l'empire.  Ceux-ci  se  rendirent  à  .\na- 
gni,  résidence  du  pape,  où  ils  furent  accueillis  avec 
de  gramles  démonstrations  de  joie.  «  Nous  vous  atten- 
dions depuis  longtemps,  mes  frères,  leur  dit  Alexan- 
dre en  les  voyant  entrer,  et  nous  éprouvons  une 
douce  satisfaction  de  votre  arrivée  ;  car  nous  ne  pou- 
vions apprendre  en  ce  monde  une  nouvelle  plus 
agréalile  (|ue  celle  de  la  piix  entre  l'autel  et  le  ti'ùne. 
Si  les  intentions  de  votre  souverain  sont  sincères. 
nous  le  reconnaîtrons  pour  le  plus  grand  des  princes 
de  la  terre.  Mais  afin  que  notre  union  soit  durable, 
il  faut  cju'il  donne  aussi  la  paix  à  nos  alliés,  prin- 
cipalement au  roi  de  Sicile,  aux  Lombards  et  à  l'em- 
pereur de  Constantinojde.  n 

Pendant  que  les  ambassadeurs  allemands  traitaient 
avec  le  pontife,  Pradéric  continuait  à  guerroyer  contre 
les  villes  confédérées  ;  il  remporta  même  une  grande 
victoire  qui  lui  fit  espérer  de  rétablir  ses  affaires  par 
la  force  des  armes,  et  le  détermina  à  suspendre  im- 
médiatement les  pourparlers  qui  avaient  lieu  ertre 
ses  envoyés  et  le  saint- père.  Les  ])rélats,  qui  déjà 
étaient  gagnés  à  la  cause  d'Alexandre,  voulurent 
représenter  au  prince  que  cette  rupture  pouvait  sou- 
lever un  mécontentement  universel  contre  lui  ;  et 
comme  il  leur  réjiondit  que  sa  résolution  était  iné- 
branlable, ils  lui  déclarèrent  qu'il  ne  leur  restait  plus 
qu'à  se  retirer  dans  leurs  diocèses,  d'où  ils  l'assis- 
teraient de  leurs  conseils  comme  ils  le  lui  avaient 
juré  ;  mais  que  son  pouvoir  s'étendant  seulement  sur 
les  choses  temporelles,  ils  étaient  déterminés  pour 
sauver  leurs  âmes  à  reconnaître  le  pape  .Mexandre 
comme  vérilalde  chef  de  l'Fglise  Frédéric,  (jui  redou- 
tait les  conséquences  d'une  semblable  détermination, 
parut  enfin  céder  à  leurs  instances,  et  leur  dit  <c  f[u'il 
était  juste  qu'un  roi  se  conformât  aux  sentiments  de 
ses  ministres  et  des  princes  de  l'empire.  »  En  effet, 
dès  le  lendemain  il  se  rendit  à  ^'e^ise  pour  conclure 
définitivement  la  paix  avec  le  pontife,  et  surtout  pour 
obtenir  la  liberté  de  son  fils. 

Fortunatus  Ulmus  rapporte  en  ces  termes  l'humi- 
liant cérémonial  auquel  le  prince  fut  obligé  de  se 
soumettre  :  «  Lorsque  l'empereurarriva  en  ]irésence 
du  pa]ie,  dit  l'historien,  il  se  dépouilla  de  son  man- 
teau impérial  et  se  mit  à  deux  genoux,  la  poitrine 
touchant  la  terre  ;  Alexandre  s'avança  et  lui  posa  le 
pied  sur  le  cou.  pendant  que  les  cardinaux  enton- 
naient d'une  voix  retentissante  ces  paroles  du  Psal- 
raiste  :  Tu  marcheras  sur  le  basilic,  et  tu  écraseras 
le  lion  et  le  dragon.  —  Frédéric  s'écria  :  Pontife, 
cette  prédiction  a  été  faite  pour  saint  Pierre  et  non 
jiour  toi!  —  Tu  mens,  réph([ua  Alexandre,  ceci  est 
écrit  pour  l'Apôtre  et  pour  moi.  .<  Et  appuyant  de 
tout  le  poids  de  son  corps  sur  le  cou  du  prince,  il  le 


ALEXA.NUHE     III 


77 


La  ville  de  Damas 


força  au  silence;  ensuite  il  lui  permit  de  se  relever 
et  lui  donna  sa  bénédiction.  Après  quoi  l'assemblée 
entière  entonna  le  Te  Deum. 

La  paix  fut  conclue  et  signée  le  soir  même;  le  len- 
demain, Alexandre  célébra  à  Saint-Marc  une  messe 
s  ilennolle,  où  Frédéric,  une  verge  à  la  main,  lit  la 
fonction  d'buissier,  précédant  le  saint-père  et  faisant 
écarter  les  laiijues.  Il  demeura  debout  dans  le  chœur 
avec  les  prélats  et  le  clergé  allemands,  qui  chantèrent 
l'office.  \  l'Evangile,  le  pape  monta  sur  le  jub', 
prononça  un  sermon  sur  la  concorde  qui  était  réta- 
blie entre  les  deux  puissances,  en  faisant  ressortir 
avec  orgueil  la  prédominance  du  glaive  de  saint  Pierre 
sur  celui  de  César.  Après  le  sermon,  l'empereur  vint 
avec  toute  sa  .suite  se  prosterner  devant  le  pape  et 
lui  baiser  les  pieds;  enfin,  lorsf[ue  la  messe  fut  ter- 
minée, le  saint- père  monta  à  cheval  pour  retourner 
à  son  palais,  et  Frédéric  le  conduisît  à  pied  tenant 
bonteusement  son  cheval  par  la  bride. 

Six  jours  après,  la  paix  fut  jurée  solennellement 
dans  la  grande  salle  du  palais  des  doges.  Le  pape 
présidait  l'assemblée;  il  était  placé  sur  un  trône  au- 
dessus  des  évèi|ues  et  des  cardinaux,  le  prince  à  sa 
droite.  Il  prononça  un  long  discours  dans  lecjuel  il 
témoignait  la  joie  ((u'il  éprouvait  de  la  conversion  de 
l'empereur,  et  déclarait  qu'il  le  recevait  dans  le  sein 
de  l'Eglise,  à  bras  ouverts,  comme  son  cher  fils.  Fré- 
déric, à  son  tour,  se  leva  de  son  siège,  ôla  son  man- 
teau impérial,  et  déclara  liautement  qu'il  reconnaissait 
avoir  été  égaré  par  des  conseillers  jerfides,  et  qu'il 
s'accusait  d'avoir  persécuté  l'Église  en  croyant  la  dé- 
fendre; il  remercia  Dieu  de  l'avoir  retiré  de  celte  er- 


reur, et  jura  ([u'i!  abandonnait  le  schisme,  qu'il  re- 
connaissait Alexandre  comme  pontife  légitime,  et  qu'il 
rendait  la  paix  au  roi  de  Sicile  et  aux  peuples  lombards. 

On  apporta  les  saints  Evangiles,  des  reliques,  un 
morceau  de  la  vraie  croix  ;  et,  par  ordre  de  l'em- 
pereur, Henri,  comte  de  Diesse,  fit  serment  sur 
i'àme  de  Frédéric  Barberousse  qu'il  garderait  à  ja- 
mais la  paix  avec  l'Église,  qu'il  accordait  une  trêve 
de  ((uinze  ans  au  roi  de  Sicile,  et  une  autre  de  six  ans 
aux  villes  de  la  Lorabardie  :  douze  princesde l'empire 
prêtèrent  le  même  serment.  De  leur  côté,  les  ambas- 
sadeurs de  la  Sicile  et  les  députés  des  peuples  lom- 
bards jurèrent  d'observer  fidèlement  les  conditions 
du  traité.  Alors  le  saint-père  donna  l'absolution  à 
l'empereur  et  le  releva  entièrement  de  l'anathème. 

Dans  les  actes  qui  rapportent  ce  fait,  il  est  re- 
marquable que  Frédéric  ne  fut  absous  que  de  l'excom- 
munication qu'il  avait  encourue  comme  schisinatifjue, 
et  qu'il  n'est  pas  fait  mention  de  sa  réhabilitation 
comme  ayant  été  déposé  par  le  saint-siége. 

Après  ia  prestation  du  serment,  les  seigneurs  alle- 
mands vinrent  chacun  à  leur  tour  abjurer  l'hérésie 
aux  pieds  du  p'ape  et  recevoir  l'absolution.  Alexandre 
annonça  ensuite  qu'il  tiendrait  un  concile  dans  l'é- 
glise de  Saint-Maix;,  le  dimanche  de  la  semaine  sui- 
vante. Les  prélats  d'.\llemagne  et  de  Lombardie,  les 
cardinaux,  l'empereur  et  le  doge,  ainsi  que  les  am- 
bassadeurs siciliens,  composèrent  cette  magnifiijue 
assemblée  :  on  commença  la  séance  par  les  prières 
des  litanies  et  par  un  discours  qui  fut  prononcé  par 
le  saint-père.  .Vprès  quoi  on  donna  à  tous  les  assis- 
tants des   cierges  allumés,  tt  du  liant    du  jubé   le 


78 


UISTOIUK    DES     PAPES 


pontito  laiii^a  une  ('xcomimiiiicatum  tfirible  contre  ceux 
qui  dans  Tavonii-  oseraient  troubler  la  jiaix  jurée. 
Alors  tous  les  cierges  furent  éteints,  et  les  assistants 
les  jetèrent  à  leurs  pieds  en  criant  :  ><  Ainsi  soit-il.  " 

Telle  fut  la  lin  de  cette  lutte  sanglante  engagée  ])ar 
ranibition  insatiable  d'un  empereur  et  soute  nue  par 
l'orgueil  indomptable  d'un  pape.  Les  peuples,  instru- 
ments passifs  de  la  tyrannie,  venaient  de  rendre 
plus  lourdes  encore  les  ciiaînes  de  l'esclavage  I 

Avant  de  tpiitter  Venise,  le  prince  et  le  pontife 
nommèrent  trois  commissaires  jiour  procéder  à  la 
restitution  des  terres  de  l'Église  dont  l'empereur 
avait  fait  la  conquête  :  enfin  Frédéric  prit  congé 
d'Alexandre  et  retourna  à  Césène  ;  le  pape  s'em- 
barqua avec  sa  suite  sur  des  galères  vénitiennes  pour 
Lépante:  de  là  il  passa  à  Troja,  ensuite  à  liénévenl, 
et  enfin  à  Anagni,  où  il  fit  son  entrée  le  14  dé- 
cembre 1176,  après  une  année  d'absence. 

L'antipape  Calixte  ayant  appris  l'abjuration  de 
l'empereur,  se  rendit  auprès  du  saint-père  avec  quel- 
ques ecclésiastiques,  et  en  présence  des  cardinaux 
et  des  évèipies.  il  abjura  le  schisme,  prêta  serment 
de  fidélité  et  implora  son  pardon.  Alexandre  ne  lui 
adressa  aucun  reproche;  il  déclara,  au  contraire,  que 
l'Église  romaine  le  recevait  avec  joie,  et  lui  rendait 
le  bien  pour  le  mal  ;  en  effet,  il  le  traita  depuis  avec 
beaucoup  d'égards  et  l'admit  souvent  à  sa  table. 

Cependant  le  schisme  ne  fut  ])as  entièrement 
éteint,  et  quelques  obstinés  qui  refusaient  de  reconnaî- 
tre le  saint-père  élurent  à  la  place  de  Calixte,  Landosi- 
tino,  de  la  famille  des  Frangipanes,  et  le  proclamè- 
rent sous  le  nom  d'Innocent  IIL  Un  chevalier  romain, 
frère  de  l'antipape  Ûclavien,  le  prit  sous  sa  protec- 
tion, et  lui  donna  le  château  de  Palombra,  forteresse 
imprenable,  qu'il  possédait  près  de  Home.  i\Iais  fidèle 
à  sa  politique  de  corruption,  le  pontife  lit  proposer  au 
chevalier  une  somme  importante  pour  prix  de  son 
château  et  de  tout  ce  qu'il  renfermait  :  l'indigne  sei- 
gneur acccepta  le  marché  et  vendit  la  forteresse. 
Landositino  fut  plongé  dans  les  cachots  de  Cava, 
soumis  à  des  tortures  affreuscsetenfin  étranglé.  Alors 
fut  complètement  terminé  le  schisme  qui  avait  désolé 
l'Italie,  la  France  et  l'Allemagne  pendant  vingt  an- 
nées entières. 

Au  milieu  de  tous  les  désordres  qu'entraînent  les 
guerres,  de  graves  abus  s'étaient  introduits  dans 
l'Église  :  le  pape,  sous  prétexte  d'y  mettre  un  terme, 
convoqua  un  concile  général  à  Rome,  pour  le  pre- 
mier dimanche  de  Carême  de  l'année  1179.  Dans  sa 
lettre  de  convocation,  Alexandre  prévenait  les  évo- 
ques d'Italie  que  leur  présence  au  synode  était  obli- 
gatoire, ce  qui  ne  les  rendit  pas  plus  exacts;  car  tous 
savaient  que  les  conciles  n'étaient  pour  le  pape  qu'un 
moyen  de  lever  des  impôts  sur  les  évêques  et  sur  les 
abbés,  qui  préféraient  acheter  avec  de  l'or  le  droit  de 
ne  point  abandonner  leurs  habitudes  de  paresse  et 
de  débauches.  Au  jour  marqué,  l'assemblée,  quoique 
peu  nombreuse,  se  réunit  dans  l'église  de  Latran  : 
le  pape  était  placé  sur  une  estrade  couverte  de  draps 
«l'or,  avec  les  cardinaux,  les  préfets,  les  sénateurs 
et  les  consuls  de  Rome. 

On  décréta  plusieurs  canons  pour  prévenir  les 
schismes  dans  l'élection  des  papes;  on  décida  que 
les  deux  tiers  des  voix  du  sacré  collège  étaient  indis- 


liensaiiles  pour  rendre  la  promotion  régulière,  et  quo 
l'ccclésiaslique  qui,  no  les  ayant  pas  obtenues,  pren- 
drait néanmoins  le  titre  de  pape,  serait  privé  des 
ordres  sacrés  et  excommunié  jusqu'à  sa  mort,  ainsi 
que  tous  ceux  qui  l'auraient  reconnu.  On  s'occupa 
ensuite  des  aliénations  des  biens  ecclésiastiques  :  les 
Pères  déclarèrent  suspendus  des  ordres  sacrés  et  des 
dignités  é])iscopalcs,  les  jirélats  qui  obligeaient  leurs 
suiVragants  et  leurs  diocésains  à  engager  les  revenus 
des  Eglises  jkuu'  leur  donner  des  l'êtes  ou  pour  les 
traiter  magniliqueinent,  lorsqu'ils  iaisaicnt  leur  ins- 
pection pastorale.  En  effet,  beaucoup  d'évèi[ues  par- 
couraient plusieurs  fois  chaque  année  leurs  diocèses 
avec  toute  leur  maison,  et  se  faisaient  hélierger  par 
les  prêtres  et  jiar  les  moines,  afin  de  ménager  leurs 
revenus.  Pour  réjuimer  cet  abus  le  concile  rendit  ce 
sage  décret  :  «  Piiisqiu'  l'Apôtre  nourrissait  lui  et  sa 
famille  du  prix  de  son  labeur,  disaient  les  Pères  dans 
leur  bulle,  nous  ne  voyons  pas  pour  quel  motif 
les  évêques  de  nos  jours  agiraient  autrement  el 
voudraient  réduire  leurs  inférieurs  à  la  misère,  et 
les  obliger  à  vendre  les  ornements  des  basiiiipies 
et  à  engager  les  terres  des  couvents  jjour  les  hé- 
berger et  pour  nourrir  une  suite  de  valets  qui  dé- 
vore en  quekpies  heures  les  provisions  qui  auraient 
suffi  pour  une  année  entière.  C'est  pourquoi  nous 
ordonnons  que  les  métropolitains,  à  l'avenir,  ne  pour- 
ront avoir  dans  leurs  excuisions  plus  de  quarante 
chevaux;  les  cardinaux,  vingt-cinq;  les  évêques, 
vingt  à  trente;  les  archidiacres,  sept,  et  les  doyens 
et  les  prêtres  inférieurs,  deux  :  nous  leur  défendons 
de  mener  avec  eux  ni  chiens  ni  oiseaux  pour  les  chas- 
ses, ni  d'exiger  qu'on  serve  sur  leur  table  des  mets 
recherchés  et  des  vins  étrangers.  Nous  ne  leur  per- 
mettons pas  id'iraposer  des  tailles  à  leur  clergé;  ils 
pourront  seulement,  en  cas  de  nécessité,  demander 
un  secours  charitable.  Il  leur  est  également  défendu 
d'exiger  un  salaire  pour  l'intronisation  des  nouveaux 
évêques  ou  des  abbés,  pour  l'installation  des  autres 
ecclésiastiques,  pour  les  sépultures,  jiour  les  ma- 
riages et  pour  les  autres  sacrements,  ce  r(ui  est  un 
abus  et  un  sacrilège,  attendu  qu'on  les  refuserait  à 
ceux  qui  n'auraient  pas  d'argent  pour  les  acheter.  » 

Parmi  les  différents  canons  établis  au  concile  de 
Latran,  le  dernier  est  sans  contredit  le  plus  remar- 
quable, puisque  c'est  le  décret  qui  sert  de  fondement 
à  la  terrible  inquisition  ;  il  est  conçu  en  ces  termes  : 
«  L'Église,  comme  le  dit  saint  Léon,  bien  qu'elle 
rejette  en  morale  les  exécutions  sanglantes,  ne  laisse 
pas  de  les  admettre  en  pratique,  parce  que  la  crainte 
d'un  supplice  corporel  fait  quelquefois  recourir  les 
pécheurs  aux  remèdes  spirituels.  Or,  les  hérétiques 
que  l'on  nomme  Cathaiins,  Patarins  ou  Publicains, 
se  sont  tellement  fortifiés  dans  la  (iascogne,  dans 
l'Albigeois  et  sur  le  territoire  de  Toulouse,  qu'ils  ne 
se  cachent  plus  et  enseignent  ouvertement  leurs  er- 
reurs; c'est  poun[uoi  nous  les  anathématisons,  ainsi 
que  ceux  qui  leur  donnent  asile  ou  [jrotection,  et  s'ils 
meurent  dans  leur  péché,  nous  défendons  de  faire 
des  oblations  pour  eux,  de  les  administrer,  ou  même 
de  leur  donner  la  sépulture. 

«  Quant  aux  Brabançons,  aux  Aragonais,  aux 
Navarrais,  aux  Basques,  aux  Cottcreaux  et  aux  Tria- 
verdins,  qui  ne  respectent  ni  les  églises,  ni  les  mo- 


ALEXANDRE    III 


79 


uastères,  qui  n'épargnent  ni  la  veuve,  ni  l'orpliflin, 
ni  l'âge,  ni  le  sexe,  et  qui  pillent  les  cliamps  et  les 
villes,  nous  oiJonnons  pareillement  que  ceux  qui  les 
auront  reçus,  protégés  ou  logés,  soient  dénoncés  et 
excommuniés  dans  toutes  les  églises,  aux  fêtes  solen- 
nelles, et  nous  ne  permettons  de  les  absoudre  eux- 
mêmes  qu'après  qu'ils  auront  pris  les  armes  contre 
ces  abominai  lies  Albigeois. 

«  En  outre,  nous  déclarons  entièrement  relevés  de 
leurs  serments,  les  fidèles  qui  se  sont  engagés  à  eux 
par  quelques  traités,  et  nous  leur  enjoignons,  pour 
la  rémission  de  leurs  péchés,  à  mamjuer  de  foi  à  ces 
hérétiques  exécrables,  à  coniisquer  leurs  biens,  à  les 
réduire  en  servitude,  et  à  tuer  ceux  qui  ne  voudront 
pas  se  convertir.  Nous  accordons  à  tous  les  chrétiens 
qui  prendront  les  armes  contre  les  Catliarins  la  même 
indulgence  qu'aux  lidèles  i|ui  se  croisent  pour  le 
saint  sépulcre.  » 

Ce  décret  infâme  et  les  prédications  furibondes 
des  légats  du  saint-siége  excitèrent  si  bien  le  zèle 
superstitieux  des  rois  de  France  et  d'Angleterre,  que 
ces  deux  monarques  résolurent  d'aller  en  personne 
convertir  les  hérétiques  ou  les  exterminer.  Cependant 
les  conseils  de  quelques  seigneurs  empêchèrent  ces 
tyrans  de  diriger  eux-mêmes  cette  crgisade  sacrilège, 
et  ils  en  confièrent  l'exécution  à  (tej^vêqucs,  sous  la 
direction  tlu  légat  romain  Pierre  Cnrysogone. 

Dans  sou  Histoire  des  ^'audois,  Perrin  raconte 
ainsi  quelle  fut  l'origine  de  celte  hérésie  et  les  ter- 
ribles conséquences  qu'elle  amena  dans  le  midi  de 
la  Franco  :  «  L'an  de  notre  Seigneur  1160,  la  peine 
de  mort  fut  ]irononcée  contre  tous  ceux  qui  ne  croi- 
raient pas  littéralement  aux  paroles  sacramentelles 
prononcées  par  le  prêtre  sur  l'Eucharistie,  c'est-à-dire, 
que  le  Chiisl  fût  réellement  dans  i'hostie,  sous  la 
forme  du  pain,  avec  la  raideur  et  la  blancheur  de 
cette  substance,  et  conservant  néanmoins  la  grosseur 
et  la  forme  primitive  de  son  corps,  lorsqu'on  le  plaça 
sur  l'arbre  de  la  croix  ;  il  était  ordonné  pareillement, 
sous  les  mêmes  peines,  d'adorer  l'hostie,  de  tapisser 
les  rues  aux  jours  de  procession,  de  faire  des  jon- 
chées dans  les  rues,  de  se  mettre  à  genoux  devant 
elle,   de  l'appeler  Dieu,  et  de  se  frapper  la  poitrine. 

«  Pierre  Vaido,  citoyen  de  Lyon,  s'éleva  coura- 
geusement contre  ces  nouvelles  superstitions;  il  parla 
contre  le  clergé  et  contre  les  abominations  qui  s'é- 
taient glissées  dans  le  sein  de  l'JiJglise  romaine, 
disant  que  le  pape  avait  abandonné  la  foi  chrétienne; 
que  la  ville  sainte  était  la  Babylone  prostituée,  le 
figuier  stérile  que  Dieu  avait  maudit,  et  qu'il  ne  fal- 
lait point  obéir  au  pape  ni  le  croire  infaiUible;  que 
la  gent  monacale  était  un  corps  putréfié  et  pestilen- 
tiel, et  que  leurs  vœux  étaient  les  mar([ues  fatales  de 
la  bête  de  l'Apocalypse  ;  enlin  il  démasquait  les  four- 
beries des  prêtres,  démontrant  C[ue  le  purgatoire, 
les  messes,  la  dédicace  des  temples,  la  vénération 
des  saints,  les  reli([ues,  les  commémorations  des 
morts,  n'étaient  que  des  inventions  du  clergé  pour 
extorquer  l'argent  des  simples,     i.'    -  '*'>'..      '    ■ 

«  Dans  toutes  ses  harangues,  'Valdo  réunissait  tin 
nombreux  auditoire,  parce  qu'il  était  en  grande  estime 
dans  le  pays,  à  cause  de  son  érudition  et  de  sa  piété 
sincère;  en  outre,  on  savait  qu'il  dépensait  géné- 
reusement en  aumônes  les  grands  biens  qu'il  avait 


de  son  patrimoine.  Il  enseignait  que  le  pain  matériel 
devait  nourrir  le  corps,  et  que  l'âme  devait  s'ali- 
menter de  l'utilité  et  de  la  charité,  qui  étaient  les 
seuls  et  véritables  préceptes  de  la  morale  évangélique; 
il  prêchait  plus  encore  d'exemple  que  de  paroles,  et 
menait  une  vie  irréprochable,  imitant  les  apôtreSj 
lisant  sans  cesse  les  saintes  Ecritures,  et  cherchant 
en  elles  les  véritables  moyens  de  salut. 

«  Un  mérite  aussi  remar([uable,  un  courage  aussi 
sublime,  ne  pouvaient  manquer  de  lui  susciter  les 
prêtres  pour  ennemis;  et  celui  qui  se  montra  le  plus 
acharné  à  sa  perte  fut,  ce  qui  devait  arriver,  le  métro- 
politain de  Lyon,  appelé  Jean  de  Belles-Maisons. 
Ce  prélat,  exaspéré  contre  Valdo  de  ce  qu'il  osait 
catéchiser  le  peu])le  et  blâmer  les  vices  des  papes  et 
du  clergé,  lui  fit  intimer  l'ordre  de  cesser  ses  en- 
seignements, sous  peine  d'excommunication  et  d'être 
brûlé  comme  hérétique.  Le  philosophe  fit  répondre 
à  l'archevêque  qu'il  ne  redoutait  pas  les  supplices, 
et  qu'il  continuerait  à  prêcher  sur  l'abominable  cor- 
ruption des  prêtres,  attendu  qu'il  aimait  mieux  obéir 
à  sa  conscience  et  à  Dieu,  qu'à  un  prélat  ([ui  était 
lui-même  un  athée  et  un  abominable  sodomite. 

«  Cette  réponse  énergique  augmenta  la  rage  de 
Jean,  qui  envoya  sur  l'heure  des  gardes  pour  l'ar- 
rêter; mais  le  jieuple  se  rangea  du  parti  de  l'apôtre 
et  chassa  les  séides  de  rarche\ê({ue.  Valdo  demeura 
encore  trois  ans  à  Lyon,  sous  la  jirotection  de  ses 
amis;  mais  le  pape  Alexandre,  troisième  du  nom,  qui 
était  très-cruel,  quoiqu'il  affectât  de  ne  pas  le  paraître, 
ayant  été  instruit  qu'un  grand  nombre  de  Lyonnais 
révoquaient  en  doute  son  autorité  souveraine,  et  re- 
doutant que  cette  rébellion  contre  sa  puissance  ne  se 
propageât  en  France,  anathématisa  \'aldo  et  tous  ses 
adhérents,  et  commanda  à  Jean  de  Belles-Maisons 
de  les  persécuter  jusqu'à  leur  entière  extermination. 

«  Alors  les  réformateurs  se  virent  traqués  comme 
des  bêtes  féroces,  livrés  aux  plus  affreux  supplices  ou 
forcés  de  quitter  Lyon.  Ils  se  répandirent  par  bandes 
dans  le  raidi  de  la  France,  sous  le  nom  de  Vaudois, 
dérivé  de  Valdo  leur  chef;  et  en  peu  de  temps  les 
nouvelles  doctrines  firent  de  si  rapides  progrès,  que  le 
comté  de  Toulouse  et  tous  les  peuples  des  provinces 
méridionales  se  déclarèrent  contre  les  papes....  » 

C'était  précisément  pour  arrêter  cette  propagation 
religieuse  qu'Alexandre  fulminait  de  nouveaux  ana- 
thèmes  et  prêchait  une  croisade  contre  les  Vaudois. 
A  sa  voix,  des  milliers  de  fanatiques  prirent  les 
armes  et  marchèrent  sur  Toulouse,  ([ui  avait  alors 
pour  consul  un  vénéiaiile  vieillard,  appelé  Pierre 
Durand,  qui  employait  ses  grandes  richesses  à  sou- 
lager les  pauvres,  et  qui  était  surtout  distingué  par 
ses  vertus  et  par  ses  lumières.  Sans  égard  ni  pour 
son  âge  ni  pcjur  son  caractère,  le  légat  Jean  Cliryso- 
gome  lit  saisir  tous  ses  biens,  et  le  chassa  de  France, 
avec  défense  d'y  rentrer  ([u'aprèsavoir  servi  les  pauvres 
pendant  dix  ans  à  Jérusalem.  Ensuite  il  confisqua  les 
richesses  de  ses  proches  et  de  ceux  ([ui  avaient  seule- 
ment communiqué  avec  lui  ;  il  exila  fous  les  citoyens 
opulents  parce  qu'ils  étaient  suspectés  d'hérésie,  et  en 
fit  appliquer  plusieurs  à  la  torture  pour  en  obtenir 
des  dénonciations. 

Cette  première  expédition  contre  les  Vaudois 
paraissait   terminée,   lorsqu'arriva    un   autre    légat, 


fcO 


HISTOIUK    DES     l'A  P  ES 


nomme  Henri,  ancien  abbé  de  Clairvaux,  qui  venait 
d'être  élevé  au  canliiialat.  Ce  prêtre  exécrable  s'avan- 
çait à  la  tète  d'une  année  de  bandits,  et  muni  d'or- 
di-es  impitoyables  qui  lui  avaient  été  envoyés  de 
Rome.  Alors  des  bùcliers  se  dressèrent  ;  les  instru- 
ments de  tortures  déciiirèrent  de  nouveau  les  victimes 
de  II  suiiersiili'm  ;  enfin  reparut  tout  l'affreux  attirail 
que  l'-ainent  ajirès  ex  les  ministres  des  tyrans.  Des 
milliers  d'hérétiques,  vieillards,  femmes,  enfants,  fu- 
rent pendus,  écarlelés,  roués  ou  brûlés  vifs,  et  leurs 
biens  i-onlisqués  au  profit  du  roi  et  du  saint-siége  ! 

Pendant  qu'Alexandre  faisait  exterminer  les  \au- 
dois  ou  Albigeois  parce  qu'ils  refusaient  de  recon- 
naître sa  suprême  autorité,  l'Ecosse  était  en  révolution 
à  l'occasion  delà  nouvelle  promotion  du  docteur  .lean 
à  l'évêclié  de  Saint-.\ndré.  Le  roi  tniillaume,  mécon- 
tent des  chanoines  de  cette  Église,  parce  qu'ils  avaient 
éluunévêque  sans  sa  permission,  refusa  de  conlirmer 
leur  candidat,  et  nomma  Hugues,  son  chapelain,  pour 
gouverner  le  siège  vacant.  Jean  porta  plainte  à  la  cour 
de  Rome;  et  aussitôt  .\lexandre  envoya  en  Ecosse  son 
légat  Alexis,  sous-diacre  de  l'Église  romaine,  qui  pro- 
nonça l'interdit  contre  l'évècbé  de  Saint-André,  dé- 
posa Hugues  comme  intrus,  et  rétablit  Jean  comme 
légitime  évèque  du  diocèse,  en  lui  défendant  toutefois 
de  relever  1  anathèrae  prononcé  contre  son  Eglise, 
avant  que  le  roi  eût  consenti  à  son  élection. 

Guillaume  parut  se  soumettre  à  la  force  et  ajiprouva 
l'élection  ;  mais  immédiatement  après  que  l'excom- 
munication eut  été  levée,  il  lit  arrêter  Jean  etlechas«a 
de  ses  États.  Alexis  rendit  un  nouveau  décret  d'ana- 
thème,  qui  fut  confirmé  par  le  pape  d^ns  une  lettre 
adressée  aux  prélats  d'Ecosse  et  particuliè/eiiient  au 
clergé  de  Saint-.\ndré.  En  outre,  par  une  insjiiation 
de  sa  politique  machiavélique,  il  donna  la  légation 
d'Ecosse  à  Roger,   métropolitain  d'York,  qui   en  sa 


qualité  d'Anglais  était  l'ennemi  naturel  des  Écossais, 
et  lui  ordonna  d'excommunier  Guillaume,  de  mettre 
son  royaume  en  interdit,  et  de  le  déposer,  s'il  per- 
sistait à  ne  pas  laisser  Jean  en  libre  possession  de 
l'église  de  Saint-.\ndré.  .\lexandre  commandait  au 
prélat  de  rentrer  en  Ecosse,  de  ne  point  abandonner 
son  siège,  et  de  mériter,  s'il  le  fallait,  la  palme  du 
martyre,  comme  saint  Thomas  de  Cantorbéry.  Tou- 
tes ces  menaces  ne  servirent  pas  beaucoup  la  cause 
de  Jean  ;  il  fut  une  seconde  fois  chassé  du  royaume, 
et  on  lui  défendit,  sous  peine  de  mort,  d'y  rentrer. 
11  est  vrai  qu'aussitôt  le  prince  fut  excommunié,  et 
l'Ecosse  déclarée  en  interdit. 

Tel  fut  le  dernier  acte  d'autorité  exercé  par  Alexan- 
dre :  il  mourut  à  Ciltà  diCastello,  le  30  août  1181, 
après  avoir  occupé  la  chaire  jiontilicale  pendant  vingt- 
deux  ans,  pour  le  plus  grand  malheur  des  peuples. 
Ge  pape,  orgueilleux,  vindicatif,  avare,  despote  et 
cruel,  montra  une  lâche  hypocrisie  aussi  longtemps 
((u'il  eut  à  redouter  le  glaive  de  l'empereur  Frédéric. 
Mais  dès  qu'il  vit  son  autorité  affermie,  dès  qu'il 
sentit  son  ennemi  terrassé,  il  jeta  le  masque  et  se  ré- 
véla aussi  implacable  que  Grégoire  \'II,  et  plus 
orgueilleux  encore  que  le  moine  Hildebrand. 

Ce  fut  lui  qui  décréta  cette  fameuse  bulle  qui  au- 
torisait les  prêtres  à  excommunier  ceux  qui  leur  re- 
fusaient la  dîme.  «  Nous  ordonnons,  disait  cet  infâme 
]iapo,  qu'on  procède  par  censure  pour  faire  payer  les 
diiues  des  moulins,  des  étangs,  du  foin,  de  la  laine,  des 
abeilles,  des  grains  et  des  fruits;  et  nous  voulons  cpie 
la  dixième  partie  de  toutes  ces  récoltes  soit  payée  au 
clergé  avant  que  les  cultivateurs  aient  même  pré- 
levé les  frais  de  culture.  » 

Combien  est  étrange  l'avetiglement  des  hommes, 
qui  aujourd'hui  encore  se  prosternent  devant  les  suc- 
cesseurs de  pareils  montres  ! 


Lucius  m 


81 


■'^ 


/.  cclion  de  Lucius  III.  —  Il  est  chassé  de  Rome.  —  Il  fail  la  guerre  aux  Romains  et  rentre  dans  la  ville  sai  nte  à  la  lêle  dune 
araiée.  —  Lucius  mendie  de  l'argent  dans  tous  les  royaumes  de  l'Europe.  —  11  est  encore  chassé  de  Rome.  —  Entrevue  du  pape 
et  de  l'empereur.  —  Concile  de  Vérone.  —  Décret  infâme  contre  les  Vaudois.  —  Affaires  d'Ecosse.  —  Nouvelle  croisade  en 
Ori';nt.  —  Histoire  de  la  patriarchesse  de  Jérusalem.  —  Insolence 'du  patriarche  Héraclius.  —  Mort  de  Lucius. 


Les  dùcrels  rendus  par  le  dernier  concile  de  Latran 
avaient  définitivement  dévolu  le  pouvoir  électif  aux 
cardinaux;  le  clergé  et  le  peuple  ne  pouvaient  même 
jilus  intervenir  dans  les  élections  par  un  vote  négatif, 
puisqu'il  suffisait  au  pape  d'avoir  réuni  les  deux  tiers 
des  voix  du  sacré  collège  pour  être  canoniquement 
élu.  Aussi  à  partir  de  ce  moment  le  cardinalat  de- 
vint-il la  première  et  la  plus  importante  dignité  de 
l'Église  romaine. 

Dms  leur  empressement  de  jouir  de  leurs  nou- 
velles prérogatives,  les  cardinaux  n'attendirent  pas 
même  que  les  funérailles  d'Alexandre  fussent  termi- 
nées :  le  lendemain  de  sa  mort,  ils  se  réunirent 
secrètement  et  proclamèrent  souverain  pontife  Ubaldo, 
évêque  d'Ortie,  (|ui  fut  sacré  à  Veletri,  sous  le  nom 
de  Lucius  III,  par  Théodin,  prélat  de  Porto,  et  par 
rarcliiprêlrc  d'Ostie.  Le  nouveau  pape,  né  dans  la 
ville  de  Lucques  en  Toscane,  était,  dit-on,  fort  igno- 
rant et  n'avait  pour  tout  mérite  qu'une  connaissance 
parfaite  des  cérémonies  de  l'Eglise. 

Voici  pour  quelle  raison  cet  inepte  prélat  obtint  les 
honneurs  du  pontificat  :  les  cardinaux  s'étant  assem- 
blés pour  procéder  à  la  nomination  du  successeur 
d'Alexandre,  en  vertu  du  décret  qui  leur  conférait  le 
pouvoir  électif,  ils  s'engagèrent  réciproquement  à  ne 
jamais  choisir  les  papes  hors  de  leur  collège.  Mais 
ipiand  cette  décision  eut  été  approuvée,  il  s'éleva  une 
grande  difficulté  ;  tous  voulaient  être  papes,  et  per- 
sonne ne  consentait  à  donner  sa  voix  qu'à  lui-même. 
II 


Enfin  pour  terminer  les  différends,  ils  convinrent  de 
choisir  le  cardinal  Ubaldo,  comme  étant  le  doyen 
d'âge  et  par  conséquent  comme  devant  laisser  bientôt 
la  place  à  d'autres  ambitions.  En  dépit  de  leurs 
prévisions,  Lucius  vécut  encore  quatre  années. 

L'histoire  des  premiers  temps  de  ce  pontificat  est 
aride  et  n'offre  que  des  incertitudes  ;  elle  ne  com- 
mence à  devenir  intéressante  que  vers  l'année  1183. 
j  On  accuse  Lucius  d'un  défaut  qui  chez  les  souve- 
rains est  un  vice  monstrueux,  l'avarice.  Le  jour 
même  de  son  exaltation,  il  voulut  réformer  plusieurs 
usages  établis  depuis  un  temps  immémorial  ;  par 
exemple  la  coutume  de  faire  des  largesses  au  peuple 
aux  époques  des  grandes  solennités,  et  les  distribu- 
tions de  vêtements  et  de  blé  aux  anniversaires  de  la 
fête  des  papes  ou  de  leur  intronisation. 

Les  Romains,  craignant  que  ce  vieillard  rapace  ne 

finît   par   amonceler   toutes  leurs  richesses  dans  les 

caves  du  palais  de  Latran,  se  révoltèrent  contre  lui, 

'  envahirent  à  main  armée   la  demeure  ponlificale,  le 

poursuivirent  de  forteresse  en  forteresse  et  le  forcè- 

1  rent  à  quitter  Rome.  Ensuite,  le  peuple  se  répandit 

dans  les  campagnes  qui  lui  appartenaient,  pilla  ses 

maisons,  ravagea  ses  domaines,  brûla  ses  palais  ;  et, 

sur  les  décombres  fumants,  tous  les  citoyens  firent 

serment  de  mourir  les  armes  à  la  main   plutôt  que 

'  d'obéir  à  l'infâme  Lucius,  qui  était  allé  mendier  le 

'  secours  de  l'empereur,  et  avait  obtenu  que  Christien, 

'  métropolitain    de  Mayence,   vint   le  rétablir  sur  le 

99 


82 


HISTOIRE     DES     PAPES 


saint-siépe  avec  une  arnioc  d'Aileniands.  Go  prolat, 
qiii  était  l'un  ilos  plus  habiles  généraux  ilo  riMiiiniv, 
aurait  sans  contrcilit  rétabli  les  aflaires  ilu  ]ia|)o,  si 
la  mort  nVtait  venue  à  temps  pour  l'arrêtor  dans  sa 
iDarcbe.  Après  la  perte  du  chef,  l'année  n'osa  point . 
s'en-rager  dans  le  cœur  de  l'Italie,  et  opéra  même  sa 
retraite  vers  la  Lorabardie. 

Une  seconde  fois  Lucius  se  trouva  privé  de  tout 
appui,  et  loin  d'être  en  état  desouiuottrc  les  rebelles, 
il  reconnut  que  lui-mèiuc  serait  bientût  forcé  de  leur 
obéir.  Alors  il  cbangea  de  tactique,  et  ne  pouvant 
vaincre  le  peuple,  il  résolut  de  corrompre  ses  chefs. 
Comme  l'argent  lui  manquait,  il  envoya  ses  moines 
dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  afin  d'en  extor- 
quer aiu\  rois,  aux  seigneurs  et  aux  simples  fidèles. 
Toutes  les  sommes  qu'il  se  procura  ainsi  furent  dis- 
tribuées aux  chefs  de  la  révolte,  et  avec  leur  appui 
il  rentra  triomphant  au  palais  de  Latran.  Malheu- 
reusement ses  succès  ne  furent  pas  de  longue  durée  ; 
les  Romains,  irrités  de  ce  qu'il  voulait  frapper  la 
ville  d'un  impôt  extraordinaire,  se  révoltèrent  contre 
les  agents  du  fisc,  en  tuèrent  quelques-uns  et  chas- 
sèrent les  autres  avec  l'odieux  pontife. 

Dans  cette  seconde  révolution,  il  est  juste  de  dire 
que  le  peuple  se  porta  à  des  excès  inouïs  et  déplorables  ; 
leséghses  furent  pillées  et  brûlées,  les  religieuses  vio- 
lées et  écartelées  en  place  publique  ;  les  prêtres  déchirés 
à  coups  de  fouet  et  mutilés  d'une  manière  honteuse  ; 
enfin  les  historiens  rapportent  qu'après  le  sac  d'un 
couvent,  on  arracha  les  yeux  à  tous  les  moines,  qu'on 
leur  couvrit  la  tète  de  mitres  par  dérision,  et  qu'on  les 
renvoya  en  procession  attachés  deux  à  deux  et  conduits 
par  un  frère  lai  auquel  on  avait  conservé  un  œil. 

Lorsque  Lucius  fut  instruit  des  cruautés  qui 
avaient  été  commises  contre  son  clergé,  il  entra  dans 
un  grand  accès  de  fureur  ;  il  fulmina  contre  les  Ro- 
mains les  plus  terribles  anathèmes,  et  se  retira  aus- 
sitôt à  Vérone  pour  activer  les  secours  que  devait  lui 
envoyer  l'empereur.  Frédéric  vint  en  effet  le  rejoin- 
dre, et  lui  renouvela  le  serment  de  fidélité  et  d'obéis- 
sance qu'il  avait  fait  au  pape  Alexandre,  sous  la  con- 
dition qu'il  lui  donnerait  l'investiture  des  Etats  delà 
comtesse  !Mathilde. 

Un  concile  fut  immédiatement  convoqué,  et  Lucius 
chargea  officiellement  les  Pères  de  résoudre  les  dif- 
ficultés qui  s'étaient  élevées  autrefois  entre  le  saint- 
siége  et  l'empereur  ;  mais  dans  les  instructions 
secrètes,  il  leur  ordonna  de  faire  traîner  en  longueur 
les  affaires  relatives  à  l'héritage  de  Mathilde,  et  de 
s'occuper  principalement  de  la  condamnation  des 
Romains  et  des  mesures  à  prendre  pour  les  soumettre. 

Le  synode  rendit  en  même  temps  contre  les  héré- 
tiques d'Italie  et  de  France  un  décret  qui  renfermait 
les  principales  dispositions  du  concile  de  Latran,  avec 
un  surcroît  de  mesures  cruelles  pour  arriver  plus 
promptement  à  l'extermination  des  peuples  qui  refu- 
saient de  se  soumettre  à  la  cour  de  Rome.  <^  La 
justice  ecclésiastique  ne  saurait  montrer  trop  de  ri- 
gueur, disait  Lucius  dans  cette  bulle,  pour  anéantir 
les  hérésies  qui  pullulent  de  nos  jours  dans  un  grand 
nombre  de  provinces.  Déjà  Rome  a  bravé  les  foudres 
du  saint-siége,  et  son  peuple  indocile  a  osé  porter 
sur  nos  prêtres  une  main  sacrilège  en  haine  de  notre 
personne.  Mais  le  jour  de  la  vengeance  se  prépare. 


et  en  attendant  que  nous  puissions  rendre  à  ces  Ro- 
mains le  mal  qu'ils  nous  ont  fait,  nous  excommu- 
nions tous  les  hérétiques,  quelle  que  soit  la  dénomi- 
nation qu'ils  portent,  entre  autres  les  Catharins,  les 
Patnrins,  ceux  qui  se  disent  faussement  Humiliés  ou 
Pauvres  de  Lyon,  ainsi  que  les  Passagins,  les  José- 
pliius  et  les  .Vrnaudistes,  enfin  tous  ces  infâmes  qui 
s'appellent  \'audois  ou  ennemis  du  saint-siége.  Nous 
frappons  ces  sectaires  abominables  d'un  anatlième 
perpétuel  ;  nous  condamnons  aux  mêmes  peines  ceux 
qui  leur  donneront  retraite  ou  protection,  et  qui  les 
appelleront  Consolés,  Croyants  parfaits,  ou  de  quel- 
que autre  nom  superstitieux. 

«  Et  comme  la  sévérité  de  la  discipline  ecclésias- 
tique est  quelquefois  méprisée  et  impuissante,  nous 
ordonnons  que  ceux  qui  seront  convaincus  de  favo- 
riser les  hérétiques,  s'ils  sont  clercs  ou  religieux, 
soient  dépouillés  des  fonctions  sacerdotales,  de  leurs 
bénéfices,  et  abandonnés  à  toutes  les  rigueurs  de  la 
justice  séculière  ;  s'ils  sont  laïques,  nous  ordonnons 
qu'ils  soient  livrés  aux  plus  horribles  tortures, 
éprouvés  par  le  fer  et  par  le  feu,  déchirés  à  coups  de 
fjuet,  et  brûlés  vifs. 

«  Nous  ajoutons,  par  le  conseil  des  évêques  et  sur 
les  remontrances  de  l'empereur  et  des  seigneurs,  que 
chaque  prélat  visitera  plusieurs  fois  pendant  l'année, 
par  lui-même  ou  par  son  archidiacre,  toutes  les  villes 
de  son  diocèse,  et  particulièrement  les  endroits  où  il 
jugera  que  des  hérétiques  tiennent  leurs  concilia- 
bules ;  ils  feront  saisir  les  habitants  et  surtout  les 
vieillards,  les  femmes  et  les  enfants  ;  ils  les  interro- 
geront pour  savoir  s'il  existe  des  Vaudois  dans  leur 
pays,  ou  des  gens  qui  tiennent  des  assemblées  se- 
crètes, et  qui  mènent  une  vie  différente  de  celle  des 
fidèles.  Ceux  qui  hésiteront  à  faire  des  dénonciations 
seront  immédiatement  appliqués  à  la  question. 
Lorsque  l'évèque  ou  l'archidiacre  connaîtra  les  cou- 
pables, il  les  fera  arrêter  et  il  exigera  d'eux  une 
abjuration,  ou  bien,  sur  leur  refus,  il  exécutera  la 
sentence  que  nous  avons  prononcée. 

«  Nous  ordonnons  en  outre  aux  comtes,  aux  barons, 
aux  recteurs  et  aux  consuls  des  villes  et  autres  lieux, 
de  s'engager  par  serment,  suivant  l'avertissement  des 
évêques,  à  persécuter  les  hérétiques  et  leurs  com- 
plices lorsqu'ils  en  seront  requis  par  l'Église,  et  à 
exécuter  de  tout  leur  pouvoir  ce  que  le  saint-siége  et 
l'empire  ont  statué  sur  le  crime  d'hérésie  ;  autrement 
nous  les  déclarons  dépouillés  de  leurs  charges  et  de 
leurs  dignités,  sans  jamais  pouvoir  être  admis  à 
occuper  aucun  emploi  ;  de  plus,  ils  seront  excommu- 
niés pour  toujours  et  leurs  terres  mises  en  interdit. 

«  Les  cités  qui  résisteraient  à  nos  ordres  ou  qui, 
étant  averties  par  les  évêques,  négligeraient  de  pour- 
suivre les  hérétiques,  seront  exclues  de  tout  commerce 
avec  les  autres  villes  et  perdront  leurs  rang  et  privi- 
lèges ;  les  citoyens  seront  excommuniés,  notés  d'in- 
famie perpétuelle,  et  comme  tels  déclarés  inhabiles  à 
remplir  toutes  fonctions  publiques  ou  ecclésiastiques. 
Tous  les  fidèles  auront  droit  de  les  tuer,  de  s'empa- 
rer de  leurs  biens  et  de  les  réduire  en  esclavage.  » 

Après  la  lecture  de  cet  infâme  décret,  le  concile 
entendit  les  explications  des  évêques  écossais,  Jean 
et  Hugues,  les  mêmes  qui  s'étaient  disputé  le  siège 
de  Saint-André.  Le  pape  et  les  cardinaux  décidèrent 


LUCIUS    III 


83 


que  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  droit  au  siège,  attendu 
que  tous  deux  avaient  été  irréj);uliùrement  élus  et  con- 
sacrés, ot  ils  leur  ordonnèrent  de  résigner  le  titre 
d'évèque  enti-e  les  mains  de  Lucius. 

Alors  commença  une  nouvelle  lutte  entre  les  deux 
titulaires  aliu  d'obtenir  la  protection  du  saint-j>ère. 
Jean  otïrit  à  Lucius  quinze  cents  deniers  d'or  pour 
qu'il  favorisât  ses  intérêts  ;  Huirues  lui  en  donna  deux 
mille  alin  qu'il  se  déclarât  contic  son  rival.  Le  pape 
prit  l'argent  des  deux  compétiteurs,  et  pour  les  met- 
tre d'accord,  il  rendit  à  Hugues  l'évèché  ds  Saint- 
André,  et  donna  à  Jean  le  siège  de  Dunquelde  avec 
les  bénéfices  que  le  roi  Guillaume  lui  avait  enlevés. 
Quand  les  deux  prélats  furent  de  retour  en  Ecosse, 
ils  voulurent  rentrer  en  possession  de  leurs  Eglises 
respectives;  mais  le  roi  ayant  refusé  de  restituer  à 
Jean  les  bénéfices  qui  lui  avaient  été  donnés  par  Lu- 
ciu*,  la  guerre  recommença  entre  les  deux  rivaux  pour 
le  siège  de  Saint-André,  et  le  royaume  fut  encore 
troublé  par  cette  lidicule  querelle. 

En  Orient,  les  affaires  des  chrétiens  se  trouvaient 
dans  un  état  déplorable;  plus  d'un  million  d'hommes 
étaient  venus  s'engloutir  dans  les  sables  de  la  Palestine. 

D'un  côté,  la  dissolution  des  mœurs,  l'incapacité 
des  chefs  et  le  manque  de  soldais,  laissaient  la  terre 
sainte  sans  défense  ;  de  l'autre,  une  lèpre  horrible  et 
des  maladies  continuelles  rendaient  Baudoin  IV  inca- 
pable de  défendre  ses  nouveaux  sujets  contre  les  en- 
treprises des  infidèles.  Dans  cette  extrémité,  ce  prince 
se  détermina  à  envoyer  en  Italie  une  députation  au 
pape  et  aux  rois  chrétiens  pour  leur  exposer  les  mal- 
heurs de  l'Orient  ;  il  choisit  pour  chef  de  cette  am- 
bassade l'infâme  Hératlius,  métropolitain  de  Jé- 
rusalem, le  même  qui  avait  été  élevé  sur  ce  siège 
important,  malgré  la  vive  opposition  de  Guillaume, 
archevêque  de  Tyr.  Celui-ci  voulut  profiter  de  la  cir- 
constance pour  se  rendre  lui-même  à  Rome  et  pour 
renouveler  ses  accusations  devant  le  pape,  en  deman- 
dant la  déposition  d'Héraclius;  mais  le  sacré  collège 
et  le  pape,  dèjàgagnéspar l'or,  refusèrentmême d'en- 
tendre l'illustre  métropolitain.  Celui-ci,  indigné  d'ime 
telle  lâcheté,  menaça  Lucius  de  publier  dans  toutes 
les  cours  de  l'Europe  lelionteux  trafic  qu'il  faisait  des 
dignités  ecclésiastiques;  tout  fut  inutile  :  les  riches 
présents  d'Héraclius  avaient  fait  pencher  la  balance 
en  sa  faveur,  et  il  fut  solennellement  reconnu  par  le 
saint-père. 

Voici  cependant  en  quels  termes  Besoldus  parle  des 
mœurs  d'Héraclius  :  «  Ce  patriarche  était  devenu 
amoureux  d'une  tavernière  nommée  Pascha  de  Riveri, 
de  la  ville  de  Napoli  en  Palestine,  à  douze  lieues  de 
Jérusalem.  Souvent  il  montait  à  cheval  et  venait 
chercher  sa  maîtresse,  qu'il  accompagnait  au  palais 
patriarcal  :  après  quelques  jours  de  débauches,  il  la 
renvoyait  comblée  de  présents,  afin  que  ces  voyages 
ne  déplussent  pas  trop  au  mari.  Néanmoins  celui-ci, 
fatigué  des  plaisanteries  de  ses  voisins,  s'emporta 
contre  sa  femme  et  la  menaça  de  la  tuer  si  elle  ne  ces- 
sait ses  relations  avec  le  patriarche.  La  belle  taver- 
nière en  instruisit  Héraclius,  et  le  lendemain  le  mari 
fut  trouvé  mort  dans  son  lit  ;  alors  la  Pascha  vint 
résider  à  Jérusalem,  dans  un  riche  palais  qu'elle  ha- 
bita publiquement  avec  le  métropolitain.  Quand  son 
amant  prêchait  à  la  cathédrale,  elle  s'y  rendait  dans 


l'équipage  d'une  reine,  suivie  d'une  finde  de  serviteurs 
plus  richeraont  équipés  que  ceux  de  la  princesse  Si- 
bylle, sœur  du  roi  ;  ot  si  des  étrangers  demandaient 
à  ses  gens  quel  était  lu  nom  de  cette  dame,  ils  répon- 
daient eflVontément  :  C'est  la  patriarchcs.se. 

<t  Héraclius  en  eut  plusieurs  enfants  qu'il  menait 
publiquement  avec  lui  soit  au  temple,  soit  à  la  cour. 
On  raconte  même  f(u'un  jour,  on  plein  conseil,  en 
présence  du  roi,  des  barons  et  des  généraux,  un  des 
serviteurs  de  la  Pascha  vint  lui  annoncer  qu'elle  était 
accouchée  d'un  garçon. 

«  Aussi  la  conduite  du  prélat  avait-elle  influé  sur  son 
clergé,  à  ce  point  i[ue  ses  moines  et  ses  prêtres  n'avaient 
pas  laissé  une  seule  fille  vierge  dans  Jérusalem!  » 

Ce  fut  cependant  au  nom  de  ce  prêtre  indigne,  au 
nom  d'Arnaud,  grand  maître  des  templiers,  et  de  Ro- 
ger, grand  maître  des  hospitaliers,  que  le  mètiopoli- 
tain  de  Ravcnne  exposa  au  concile  de  Vérone  le  triste  - 
état  de  l'Eglise  d'Orient,  ot  supplia  Lucius  de  per- 
mettre que  les  chrétiens  d'Occident  vinssent  au  secours 
de  la  terre  sainte.  Le  pape  se  montra  très-f;ivoruble- 
ment  disposé  pour  les  amliassadeurs  ;  malheureuse- 
ment il  n'en  fut  pas  de  même  des  rois  :  ceux-ci  mon- 
trèrent fort  peu  d'enthousiasme,  et  firent  répondre  à 
la  cour  de  Rome,  que  le  bien  de  leurs  royaumes  les 
empêchait  de  s'engager  dans  une  entreprise  aussi  pé- 
rilleuse et  aussi  longue  qu'une  croisade  en  Palestine. 
En  effet,  presque  tous  avaient  des  guerres  à  soutenir: 
Frédéric  Barberousse  s'occupait  de  rétablir  son  auto- 
rité en  Italie;  Guillaume,  roi  de  Sicile,  repoussait  les 
tentatives  d'invasion  d'Andronic  Comnène,  empereur 
de  Gonstantinople;  Philippe  II,  roi  de  France,  guer- 
royait avec  les  grands  vassaux  de  la  couronne  ;  Henri  II, 
roi  d'Angleterre,  était  également  retenu  dans  ses  États 
par  les  révoltes  incessantes  des  provinces  françaises, 
qui  voulaient  se  détacher  de  son  autorité. 

Héraclius  vovant  le  mauvais  succès  de  ses  négocia- 
tions, voulut  tenter  un  dernier  effort,  et  se  rendit  lui- 
même  à  Paris,  où  il  fut  accueilli  avec  une  grande 
distinction  par  le  roi  et  ])ar  les  jeunes  seigneurs  delà 
cour  de  France  ;  tous  témoignèrent  au  patriarche  le 
désir  de  se  rendre  à  Jérusalem  ;  mais  la  partie  sage 
des  prélats  et  des  nobles  se  rassembla  en  conseil  et 
décida  que  le  souverain,  qui  n'avait  pas  encore  vingt 
ans,  ne  jiouvait  diriger  la  croisade,  et  devait  rester 
dans  ses  États.  Philippe  promit  alors  aux  ambassa- 
deurs d'Orient  de  faire  prêcher  la  guerre  sainte  dans 
son  royaume,  et  de  fournir  de  son  épargne  les  som- 
mes nécessaires  à  ré(|uipement  et  à  l'entretien  de  ceux 
qui  prendraient  les  armes. 

Après  ce  premier  échec,  le  métropolitain  partit  pour 
l'Angleterre,  persuadé  que  le  roi  Henri  ne  pourrait  se 
refuser  à  prendre  la  défense  de  son  parent,  le  roi  de 
Jérusalem. 

A  l'arrivée.du  patriarche,  Henri  convoqua  les  sei- 
sjneurs  et  les'prèlats  de  son  royaume  dans  la  ville  de 
Londres,  pour  dèliliérer  sur  la  question  de  la  croi- 
sade ;  le  conseil  décida  unanimement  que  le  prince 
ne  sortirait  pas  de  son  royaume,  et  se  contenterait  de 
permettre  à  ses  sujets  de  se  croiser.  Henri  se  leva 
alors,  et  dit  au  pulriardie  :  <-  Puisque  nos  conseil- 
lers ont  jugé  que  notre  présence  était  indispensable 
au  salut  de  nos  peuples,  nous  suivrons  leur  décision, 
parce  qu'avant   tout  un  prince  se  doit  à  la  nation  ; 


LUCIUS    III 


85 


La  patriarchesse  Pascha 


mais  nous  l'iomeltons  de  donner  cinquante  mille 
marcs  d'argent  pour  secourir  le  roi  de  Jérusalem.  " 
Cette  nouvelle  déception  exaspéra  Héraclius  :  «  Roi, 
s'écria-t-il,  que  nous  importe  votre  munificence  !  nous 
avons  plus  d"or  que  nous  n'en  voulons  ;  et  si  nous 
sommes  venus  d'aussi  loin,  c'était  pour  chercher  un 
homme  capable  de  faire  la  guerre  aux  infidèles,  et 
nous  avions  espéré  le  rencontrer  ici.  Puisque  nos 
prévisions  ont  été  trompées  par  celui-là  même  qui  de- 
vait les  réaliser,  apprenez  à  votre  tour,  prince,  ([ue  si 
vous  avez  régné  jusi[u'à  ce  jour  avec  gloire,  c'est  parce 
que  le  pape  vous  réservait  pour  sa  défense  ;  mais 
comme  vous  abandonnez  sa  cause,  saciiez  (pie  lui  aussi 
va  vous  abandonner,  et  que  sa  justice  punira  enfin 
votre  ingratitude  et  vos  crimes. 


A  ces  reproches  sanglants  ([ui  lui  étaient  faits  de- 
vant toute  sa  cour,  Henri  changea  de  couleur,  et  sou 
visage  [irit  re.\pression  d'une  rage  concentrée;  mais 
Héraclius,  sans  paraître  troublé,  continua  :  «  Ne 
croyez  pas  que  je  redoute  les  effets  de  la  fureur  que  je 
vois  sur  votre  visage  ;  frappez-moi  comme  vous  avez 
frappé  saint  Thomas;  et  que  mon  martyre  apj)renr.c 
à  funivers  que  vous  êtes  plus  cruel  et  plus  iraiùe 
que  les  Sarrasins.  »  Telle  était  la  crainte  (]u'ins|ii- 
laient  les  prêtres  de  cette  époipie,  que  le  roi  ne  pou- 
vant plus  se  contenir  et  n'osant  point  se  venger, 
quitta  l'assemblée. 

Avant  le  retour  d'Héraclius  en  Italie,  le  pape  Lu- 
cius  était  mori  à  Vérone,  le  2k  novemiire  li85,  el 
avait  été  enterré  dans  la  cathédrale  de  cette  villi'. 


86 


HISTOIRE    M:s     l'Al'KS 


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URBAIN   III 


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IIT'^  PAPE 


i«»!««T«Â-UéiJîril'nï''''  "W 


Élection  d'Urhain.  —  L'empereur  Frédéric  décerne  le  titre  de  césar  à  son  fils.  —  Querelle  en  Ire  le  pape  et  l'empereur.  —  Plaintes 
de  Frédéric  Barberousse  contre  le  pape.  —  Lettres  des  évêques  allemands  au  saint-père.  —  Lrbain  est  chassé  de  Vérone. — 
Conquêtes  du  sultan  Saladin.  —  Mort  du  pape. 


Après  la  moi  t  de  Lucius,  le  Milanais  Hubert  Cri- 
velli,  cardinal  de  Saint-Laurent  et  métropolitain  de 
Milan,  fut  proclamé  pontife  par  le  sacré  collège  sous 
le  nom  d'Urbain  III. 

Frédéric  Barberousse,  qui  songeait  à  s'assurer  la 
domination  de  l'Italie,  profita  du  moment  de  répit 
que  lui  donnait  la  mort  du  pape  et  le  soin  d'une  nou- 
velle élection,  pour  marier  Henri,  son  fds,  avec  Con- 
stance, fille  posthume  du  roi  Roger,  et  tante  de  Guil- 
laume II,  qui  régnait  alors  sur  les  États  de  Sicile.  Ce 
mariage  avait  été  célébré  à  Milan  le  27  janvier  1 186; 
et  à  la  suite  de  la  cérémonie,  l'empereur  avait  été  cou- 
ronné par  le  métropolitain  de  Vienne,  Hecri  par  le 
patriarche  d'.\<[uilée,  et  Constance  par  un  prélat  al- 
lemand. Ensuite  Frédéric  avait  solennellement  dé- 
claré son  fils  césar  et  lui  avait  déféré  l'autorité  impé- 
riale avec  les  insignes  de  la  dignité. 

Mais  Urbain,  qui  dans  l'intervalle  avait  été  élu 
pape,  montra  aussitôt  des  intentions  hostiles  à  l'em- 
pereur, et  refusa  de  confirmer  la  déclaration  du  sou- 
verain et  le  mariage  du  jeune  roi,  sous  prétexte  (juc 
cette  union  menaçait  d'assernr  l'Eglise  romaine;  il 
reprocha  à  Frédéric  l'usurpation  des  biens  légués  j)ar 
la  comtesse  Mathilde  à  Saint-Pierre  ;  il  l'accusa  de 
voler  les  héritages  des  évêques  après  leur  mort,  et 
d'obliger  leurs  successeurs  à  vivre  d'extorsions  ;  enfin 
il  le  menaça  d'excommunication,  s'il  ne  restituait  aux 
monastères  d'hommes  et  de  femmes  les  richesses  qu'il 
leur  avait  enlevées,  en  les  accusant  faussement  de  les 


employer  à  des  débauches.  Toutes  ces  imputations, 
quoique  fondées,  n'étaient  que  des  prétextes  pour  jus- 
tifier la  conduite  du  pape  ;  f[uaiit  au  véritable  motif 
de  son  opposition,  il  prenait  sa  source  dans  un  sen- 
timent de  cupidité;  Urbain  convoitait  pour  le  saint- 
siége  l'héritage  du  roi  Guillaume,  qui  était  sans  enfants 
et  paraissait  menacé  d'une  mort  prochaine. 

Henri  se  trouvait  encore  en  Lombardie  lors  de  la 
déclaration  du  saint-père;  il  revint  aussitôt  sur  ses 
pas,  bien  résolu  à  tirer  vengeance  delà  cour  de  Rome. 
Il  s'attaqua  d'abord  à  un  évêque  qu'il  rencontra  sur 
sa  route,  et  auquel  il  demanda  impérieusement  de  qui 
il  avait  reçu  l'investiture;  sur  sa  réponse  qu'il  avait 
été  ordonné  par  Urbain,  parce  qu'il  ne  possédait  ni 
régales,  ni  officiers,  ni  cours  royales,  le  jeune  prince 
s'emporta  contre  lui,  ordonna  qu'on  le  dépouillât  de 
ses  vêtements,  et  le  fit  frapper  de  verges  par  ses  gens. 
Il  traita  encore  plus  cruellement  un  légat  qui  portait 
à  Rome  des  sommes  considérables  ;  il  s'empara  de  l'ar- 
gent de  vive  force ,  et  pour  punir  l'ecclésiastique  de 
la  résistance  qu'il  avait  faite,  il  lui  fit  couper  le  nez. 

Urbain  cita  aussitôt  l'empereur  et  son  fils  à  Rome 
pour  être  jugés  par  un  concile,  les  menaçant  d'une 
excommunication  terrible  s'ils  refusaient  d'obtempé- 
rer à  ses  ordres.  Non-seulement  les  deux  princes  mé- 
prisèrent les  menaces  d'Urbain,  mais  encore  ils  re- 
doublèrent de  sévérité  envers  les  prélats  qui  soutenaient 
le  parti  du  pontife  ;  ils  fermèrent  les  passages  des 
Alpes  et  des  pays  voisins  pour  empêcher  les  ecclé- 


URBAIN     III 


Lci  cruiûds  ou  rj.ijji  Lille 


siastiques  et  k's  pèlyrius  de  passer  d'Italie  en  Alle- 
magne, et  pour  arrêter  les  Allemands  qui  voulaient 
se  rendre  à  la  cour  de  Rome.  Ensuite  ils  convo- 
quèrent à  Geilenhusen  tous  les  prélats,  les  abbés  et 
les  seigneurs  du  royaume. 

Frédéric  ouvrit  la  séance  par  le  discours  suivant  ; 
«  Seigneurs  et  évêques,  vous  savez  de  quelle  manière 
nous  sommes  attaqué  par  le  saint-siège,  sans  avoir 
manqué  au  respect  et  à  l'obéissance  que  nous  lui 
avons  promis.  Cependant  l'ambitieux  pontife  qui 
gouverne  aujourd'hui  l'Église,  veut  ruiner  les  privi- 
lèges de  notre  empire,  afin  d'arracher  plus  facilement 
la  couronne  du  front  de  nos  successeurs.  Il  prétend 
((u'aucun  laïque,  quelle  (jue  soit  sa  dignité,  ne  doit 
l)rendre  les  dîmes  que  les  peuples  payent  à  ceux  qui 
servent  l'autel;  qu'il  est  injuste  que  les  rois  s'attri- 
buent le  droit  davouerie  sur  les  terres  ou  sur  les 
vassaux  de  l'Église,  et  que  les  prélats  seuls  doivent 
en  jouir  librement. 

■<  Toutes  ces  exigences  sont  contraires  aux  usages 
de  l'empire,  et  nous  ne  croyons  pas  cju'on  puisse 
changer  les  anciennes  coutumes  pour  obéir  à  un 
prêtre  ;  néanmoins,  pour  montrer  combien  nous  dé- 
sirons la  paix  avec  le  pape,  noire  nous  conformerons 
aux  décisions  que  prendra  cette  assemblée.  » 

Alors  Conrad,  métropolitain  de  Mayence,  se  leva 
et  répondit  au  prince  :  «  Celte  affaire  est  grave,  sei- 
gneur, et  il  n'est  pas  possible  de  la  résoijdre  légère- 
ment. Nous  écrirons  d'abord  au  pontife,  pour  l'ex- 
horter à  la  paix  et  à  vous  rendre  justice.  »  Tous  les 


Pères  accédèrent  à  cette  proposition,  et  une  lettre 
synodale  fut  adressée  au  saint-père. 

Dans  cet  écrit,  les  évoques  d'Allemagne  se  mon- 
trèrent profondément  affligés  de  la  discorde  qui 
s'était  élevée  entre  l'autel  et  le  trône  ;  ils  reprochè- 
rent au  pontife  l'abus  qu'il  faisait  de  son  autorité  en 
voulant  anéantir  la  puissance  impériale,  en  lui  en'e- 
vant  ses  privilèges  et  en  empiétant  chatjue  jour  sur 
ses  prérogatives. 

JNIalgré  le  vif  mécontentement  qu'Urbain  éprouva 
de  la  lettre  des  prélats  d'Allemagne,  il  n'en  demeura 
pas  moins  ferme  dans  sa  résolution  d'excommunier 
l'empereur,  et  il  le  cita  à  Vérone  pour  qu'il  eût  à 
s'entendre  juger  et  anathématiser.  Cette  nouvelle  dé- 
marche du  saint-père  ne  lui  réussit  pas  :  les  habi- 
tants de  Vérone,  effrayés  des  conséquences  qui  pou- 
vaient résulter  pour  eux  de  l'inimitié  de  Frédéric, 
chassèrent  le  pape  de  leur  cité  et  l'obligèrent  à  se 
réfugier  à  Venise.  Dans  cette  ville,  Urbain  reprit 
tous  les  avantages  de  sa  position;  il  parvint  même  à 
former  une  ligue  contre  l'empereur,  et  à  organiser 
une  armée  qu'il  destinait  à  secourir  la  terre  sainte. 

Mais  au  moment  où  il  commençait  à  effectuer  l'em- 
barquement des  troupes,  il  apprit  ([ue  le  sultan 
Saladin,  après  avoir  battu  l'armée  chrétienne  et  fait 
prisonnier  le  roi  Guy  Je  Lusignan  à  la  journée  de 
Tibériade,  s'était  emparé  delà  ville  de  Jérusalem,  et 
avait  subjugué  tout  le  j'oyaume.  Urbain  en  éprouva 
un  chagrin  si  violent  qu'il  tomba  malade,  et  mourut 
trois  jours  après,  le  19  octobre  1187. 


ofc 


lilï^TOIUK     DES     PAPEï> 


Electi'.'n  de  Grégoire  VIII.  —  Commencements  de  son  pontiScat.  —  CoDsternation  des  chrétiens  à  la  nouvelle  de  la  prise  de 
Jérusalem.  —  Sous  l'impression  de  ce  désastre,  les  cardinaux  s'engagent  à  renoncer  à  leur  vie  voluptueuse  et  débauchée.  —  Le 
pape  négocie  la  paii  entre  les  Génois  et  les  Pisans.  —  Mort  de  Grégoire. 


Albert,  prêtre-cardinal  du  titre  de  Saint  Laurent 
et  chancelier  de  l'Église  romaine,  succéda  par  une 
élection  canonique  à  Urbain  III  :  il  fut  intronisé  sous 
le  nom  de  Grégoire  VIII,  et  consacré  le  dimanche 
suivant. 

Bénévent  était  la  patrie  du  nouveau  pape,  qui, 
d'après  le  témoignage  des  historiens,  était  savant, 
éloquent,  de  mœurs  pures  et  austères.  Gomme  son 
prédécesseur,  il  avait  éprouvé  une  grande  tristesse  à 
la  nouvelle  de  la  prise  de  Jérusalem:  aussi,  dès  qu'il 
fut  sur  le  trône  pontifical,  il  envoya  ses  moines  dans 
tous  les  roj'aumes  chrétiens  prêcher  de  nouvelles 
croisades,  afin  de  ranimer  le  zèle  des  fidèles  pour  la 
délivrance  de  la  terre  sainte.  Par  ses  ordres,  les  mis- 
sionnaires promettaient  les  indulj^ences  plénières  à 
ceux  qui  entreprendraient  le  voyage  en  Palestine  ou 
qui  fourniraient  de  l'argent  aux  besoins  des  croisés. 

Pour  Grégoire  VIII  comme  pour  ses  prédécesseurs 
la  religion  n'était  pas  le  seul  motif  qui  les  détermi- 
nait à  soutenir  les  chrétiens  d'Orient  contre  les 
infidèles  ;  l'espoir  de  relever  en  Asie  l'autorité  du 
saint-siégeet  d'asservir  l'Eglise  grecque  agissait  plus 
puissamment  sur  l'esprit  de  ces  papes.  Du  reste,  celte 
politique  n'était  autre  que  celle  suivie  à  Rome  de- 
puis le  règne  de  Grégoire  le  (îrand. 

Un  auteur  contemporain,  Roger  Hoveden,  rapporte 


dans  ses  Annales  que  la  prise  de  Jérusalem  pro- 
duisit un  effet  si  terrible  sur  tous  les  esprits,  que 
les  cardinaux  romains  s'engagèrent  tous  par  écrit  à 
renoncer  à  leurs  concubines,  à  ne  point  monter  à 
cheval,  à  ne  point  aller  à  la  chasse,  aussi  longtemps 
que  la  terre  sainte  resterait  au  pouvoir  des  inlidèles. 
Plusieurs  même  firent  serment  de  se  croiser  et  d'aller 
à  la  tète  des  pèlerins  jusqu'en  Syrie.  Mais,  ajoute - 
t-il,  cet  accès  de  dévotion  ne  dura  que  quelques  jours, 
et  bientôt  tous  reprirent  leur  train  de  vie  accoutumé. 
Grégoire  fut  distrait  de  sa  douleur  par  une  négo- 
ciation difficile  qu'il  entreprit  pour  réconcilier  Pise 
et  Gènes,  deux  villes  rivales  et  très-puissantes.  Son 
intention  était  de  réunir  les  forces  de  ces  deux  répu- 
bliques pour  les  pousser  dans  la  guerre  de  Palestine. 
Déjà  ses  ouvertures  avaient  été .  favorablement  ac- 
cueillies des  Pisans,  il  les  avait  même  décidés  à 
joindre  toutes  leurs  forces  de  terre  et  de  -mer  à 
celles  des  ci'oisés  ;  déjà  les  Génois  lui  avaient  envoyé 
des  ambassadeurs  pour  traiter  de  la  paix  avec  les 
habitants  de  Pise,  lorsque,  fort  heureusement  pour 
les  peuples,  il  fut  attaqué  d'une  fièvre  viohnite  qui 
retarda  les  désastres  d'une  nouvelle  croisade.  Le 
pape  m'jurut  après  fjuehjues  jouis  de  maladie,  le  16 
décembre  1187,  ayant  occupé  le  saint-siége  pendant 
deux  mois. 


CL  KM  EN  r     III 


89 


Élection  de  Cléms nt  III.  —  Tcaité  entre  le  pape  et  les  Romains.  —  Clément  poursuit  les  projets  de  ses  prédécesseurs  relativement 
à  la  terre  sainte.  —  Fanatisme  des  croisés  de  France,  d'Angleterre  et  d'.411emagne.  —  Règlements  pour  la  nouvelle  croisade.^ 
Dîme  ?alaline.  —  Fin  du  schisme  d'Ecosse.  —  Privilège  accordé  au  roi  d'Ecosse.  —  Querelles  entre  le  pape  et  le  roi  de  France. 
—  Mort  de  Clément  I!I. 


Paul  ou  Paulin,  canlinal-évèque  de  Palestrine  et 
Romain  de  naissance,  fut  élu  sous  le  nom  de  Clé- 
ment III,  pour  succéder  à  Giéffoii-e  VIII.  La  céré- 
monie de  sa  consécration  eut  lieu  à  Pise  quelques 
jours  après  la  mort  de  son  prédécesseur. 

A  peine  assis  sur  le  trône  de  saint  Pierre,  son 
premier  soin  fut  de  mettre  un  terme  aux  divisions 
qui  existaient  entre  le  peuple  de  Rome  et  le  saint- 
siége.  A  cet  etïet,  il  envoya  des  députés  au  sénat  et 
au  préfet  pour  prendre  des  arrangements  relative- 
ment à  la  ville  de  Tusculum  qui  était  l'objet  prin- 
cipal de  la  discorde,  et  dont  les  papes  revendiquaient 
la  possession  au  préjudice  de  la  cité.  Ses  ambassa- 
deurs apportèrent  dans  la  négociation  une  extrême 
habileté,  ils  surent  l;iire  valoir  aux  Romains  laiierte 
qu'ils  éprouveraient  si  les  papes  étaient  obligés  de 
choisir  une  autre  cité  pour  leur  résidence  ;  ils  les 
supplièrent  de  ne  pas  concourir  eux-mêmes  à  la 
ruine  de  l'antique  capitale  du  monde  chrétien  en 
refusant  de  recevoir  le  pontife  comme  leur  père,  et 
sans  conditions.  Les  Roiuains  ne  tombèrent  point 
dans  le  piège  qui  leur  était  tendu,  connaissant  trop 
bien  ce  que  la  présence  des  pontifes  leur  apportait 
de  discordes  et  de  désastres  ;  néanmoins  ils  répon- 
dirent ([ue  pour  obtenir  la  paix,  ils  recevraient  Clé- 
ment dans  leurs  murs,  en  lui  imposant  certaines  obli- 
gations de  l'ordre  administratif,  sous  la  condition  qu'il 
les  aiderait  à  réparer  les  pertes  éprouvées  dans  leurs 
guerres  avec  le  saint-siège  au  sujet  de  Tusculura. 
II 


Le  pontife,  voyant  l'impossibilité  de  tromper  les 
Romains,  accédai  leurs  justes  réclamations,  et  signa 
le  traité  i[ui  lui  fut  imposé.  Il  était  ainsi  conçu  : 

«  Saint-Père,  nous  vous  rendons  dès  aujourd'hui 
le  sénat,  la  ville  et  les  impôts  ;  nous  vous  rendons 
également  la  basilique  de  Saint- Pierre  et  les  autres 
églises  qui  ont  été  engagées  pour  les  frais  de  la 
guerre,  à  condition  toutefois  que  vous  céderez  au 
sénat  le  tiers  de  l'impôt  de  chaque  année  jusqu'au 
remboursement  des  sommes  qui  nous  ont  été  piê- 
tées.  Nous  renouvellerons  envers  le  saint-siége  notre 
serment  de  fidélité,  et  de  votre  côté  vous  donnerez 
aux  sénateurs  et  à  leurs  officiers  les  distributions 
ordinaiies,  aussi  bien  qu'aux  juges,  aux  avocats  et 
aux  scriniaires  que  vous  aurez  établis.  Enfin,  _vous 
solderez  des  troupes,  s'il  en  est  besoin,  pour  com- 
battre les  habitants  de  Tusculum,  qui  se  prétendent 
indépendants. 

«  Après  la .  conquête  de  cette  ville,  nous  seuls 
pourrons  disposer  de  son  sort  ;  ni'anmoins  vous  y 
conserverez  toujours  vos  terres  et  vos  palais,  ^'ous 
ferez  détruire  à  vos  fiais  la  foiteresse  et  les  murs  de 
circonvallation,  sans  que  jamais  vous  ni  vos  succes- 
seurs puissiez  les  rétablir.  Enfin,  si  Tusculum  ne 
s'est  pas  rendue  avant  le  l"  janvier  1189,  vous  vous 
engagez  à  excommunier  les  habitants  et  à  les  con- 
traindre par  tous  les  moyens  qui  sont  en  votre  pou- 
voir à  obéir  à  nos  ordres.  A  ces  conditions,  nous  vous 
jurons  fidélité,  et  nous  promettons  pleine  sécurité  à 

:oo 


90 


HISTOIRE     DES     PAPES 


vos  carJinaux,  ainsi  qu'à  ceux   qui   viendront   vous 
visiter  :  le  tout  sauf  les  droits  romains.  » 

Toutes  choses  étant  réglées  Je  part  et  d'autre, 
Clément  se  disposa  à  rentrer  dans  la  ville  ponlilictile. 
Cependant,  avant  de  s'éloigner  de  Pise,  il  ne  perdit 
pas  de  vue  son  projet  de  croisade  ;  il  rassembla  les 
citoyens  dans  la  grande  église,  leur  fit  une  longue 
exhortation  pour  les  déterminer  à  entreprendre  le 
voyage  de  la  terre  sainte,  et  donna  même  l'étendard 
de  Saint-Pierre  à  Hubald,  métropolitain  decodiocèse, 
avec  le  titre  de  légat  :  après  quoi  il  prit  le  chemin 
de  Rome  où  il  fit  une  entrée  triomphante. 

Dès  que  le  saint-père  eut  réglé  l'administration  de 
l'Eglise,  il  envoya  en  France  le  cardinal  Henri,  évèque 
d'Albane.avecUuillaumo  deTyr,  en  qualité  de  légats, 
pour  faire  cesser  les  querelles  qui  divisaient  les  rois 
Henri  et  Philippe,  et  pour  déterminer  ces  deux 
princes  à  réunir  leurs  armées  pour  marcher  à  la  con- 
quête de  Jérusalem. 

Cette  ambassade  eut  un  entier  succès  ;  Henri  et 
Philippe  se  réconcilièrent,  ils  reçurent  la  croix  des 
mains  des  légats,  et  s'engagèrent  à  faire  le  voyage 
de  la  Palestine.  A  leur  exemple,  un  grand  nombre  de 
seigneurs  des  deux  nations  se  croisèrent  ;  les  Fran- 
çais adoptèrent  une  croix  rouge,  et  les  Anglais  une 
croix  verte. 

Pendant  que  le  métropolitain  de  Tyr  achevait  de 
fanatiser  les  peuples  de  la  France,  l'autre  légat,  Henri 
d'Albane,  s'était  séparé  de  son  confrère  et  entrait  en 
Allemagne  pour  le  même  objet.  Ainsi  le  jour  où  le 
roi  Philippe  assemblait  à  Paris  son  parlement  pour 
lui  demander  des  subsides  afin  de  secourir  Jérusalem, 
Frédéric  tenait  à  Mayence  une  diète  solennelle  pour 
faire  publier  les  croisades. 

L'empereur  se  croisa  avec  son  fils  Frédéric,  duc 
de  Souabe,  et  soixante-huit  des  plus  puissants  sei- 
gneurs de  l'empire.  Le  rendez-vous  pour  le  départ 
fut  fixé  à  Ratisbonne  au  jour  de  la  fête  de  saint 
Georges  de  l'année  suivante  ;  mais  afin  de  prévenir 
les  désordres  qu'entraînaient  des  mouvements  de 
troupes  aussi  considérables,  par  l'adjonction  de  tous 
les  vagabonds  qui  suivent  les  armées,  à  titre  de  ta- 
verniers,  baladins,  valets  et  autres,  on  fit  défendre 
sous  peine  d'excommunication  à  tous  ceux  qui  ne 
pouvaient  pas  faire  la  dépense  de  trois  marcs  d'ar- 
gent de  se  joindre  aux  croisés. 

Henri  d'Angleterre  fit  lever  dans  son  royaume  un 
impôt  extraordinaire  du  dixième  des  revenus  et  des 
meubles  de  tous  ses  sujets,  en  exceptant  seulement 
les  armes,  les  chevaux  et  les  habits  des  officiers, 
ainsi  que  les  livres,  les  habits  et  les  chapelles  des 
clercs.  Cet  impôt,  connu  sous  le  nom  de  dîme  sala- 
dine,  était  perçu  dans  chaque  paroisse  par  un  moine 
nommé  par  l'évèque,  et  assisté  d'un  sergent  du  roi, 
et  d'un  templier  ou  d'un  hospitalier.  Le  roi  d'An- 
gleterre rendit  en  outre  différentes  ordonnances  pour 
la  disciphnede  l'armée;  proscrivant  les  dés  et  autres 
jeux  de  hasard  ;  interdisant  à  ses  chevaliers  les  four- 
rures de  vair,  de  martre  zibeUne,  les  vêtements  d'écar- 
late  et  les  habits  ornés.  Il  défendit  également  aux 
officiers  de  blasphémer,  de  se  faire  servir  à  table  plus 
de  deux  mets,  et  d'introduire  dans  le  camp  des 
femmes,  à  l'exception  de  quclijues  lavandières  vieilles 
et  laides.  Il  autorisait  les  croisés  qui  avaient  précé- 


demment engagé  leurs  biens  à  exiger  de  leurs  créan- 
ciers le  payement  d'une  année  de  revenus,  sans  que 
celte  nouvelle  dette  portât  intérêts  pendant  toute  la 
durée  de  l'expédition;  enfin  il  permettait  à  ses  sujets, 
même  aux  ecclésiastiques,  d'engager  leurs  terres  poui 
trois  ans,  et  il  réservait  pour  ceux  qui  mourraient 
pendant  le  voyage  le  droit  de  disposer  de  l'argent 
qu'ils  emportaient  en  faveur  de  leurs  domestiques  ou 
pour  le  secours  de  la  terre  sainte. 

Philippe-.\uguste  leva  pareillement  la  dîme  sala- 
dinc  dans  ses  Êtats,'et  fit  des  ordonnances  à  peu  près 
semblables  à  celles  du  roi  Henri. 

Pendant  que  la  France,  l'.Vngleterrc  et  l'Allema- 
gne se  préparaient  ainsi  à  la  guerre  de  Palestine,  le 
pape  s'occupait  à  éteindre  le  schisme  qui  séparait 
l'Ecosse  du  saint-siége.  Dans  cette  intention,  il  écri- 
vit au  roi  Guillaume  et  au  clergé  de  ce  royaume  : 
«  Nous  vous  prévenons,  seigneur,  que  Hugues  ne 
s'étanl  point  présenté  à  la  cour  du  Rome  comme  ilen 
avait  reçu  l'ordre  d'Urbain  III,  nous  l'avons  déclaré 
déchu  de  l'évèché  deSaint-.Vndré,  et  comme  tel  nous 
le  suspendons  de  toutes  fonctions  épiscopales,  rele- 
vant ses  vassaux  du  serment  de  fidélité  et  d'obéis- 
sance. Nous  ordonnons  en  outre,  conformément  aux 
saints  canons  qui  défendent  de  laisser  les  Églises 
sans  pasteurs,  que  le  chapitre  de  Saint-André  se  réu- 
nira immédiatement  pour  élire  un  digne  prêtre,  et 
nous  lui  recommandons  l'évèque  Jean,  dont  nous 
connaissons  le  mérite.  Nous  vous  exhortons,  vous 
notre  cher  fils,  à  rendre  vos  bonnes  grâces  à  ce  pré- 
lat.... «  Guillaume,  après  avoir  pris  connaissance  de 
ces  lettres,  rendit  enfin  son  amitié  à  l'évèque  Jean  ; 
il  lui  abandonna  le  siège  de  Dunquelde  avec  ses  re- 
venus, sous  la  condition  qu'il  renoncerait  au  diocèse 
de  Saint-André  en  faveur  de  Hugues.  Cette  détermi- 
nation du  roi  aplanit  toutes  les  difficultés;  Jean  s'in- 
stalla dans  son  évèché,  et  Hugues  se  rendit  à  Rome 
pour  se  faire  rétablir  sur  son  siège  ;  il  en  rapporta 
l'absolution  du  pape,  et  mourut  au  retour. 

Guillaume,  désirant  pour  l'avenir  garantir  son 
royaume  des  censures  des  métropolitains  anglais,  en- 
voya en  Italie  des  députés  chargés  de  négocier  avec 
Clément  une  bulle  qui  déclarât  l'Église  d'Ecosse  sou- 
mise à  la  cour  de  Rome  et  indépendante  de  celle 
d'Angleterre.  Le  bref  rendu  à  cette  occasion  se  ter- 
minait par  la  clause  suivante  :  «  Désormais  l'Éghse 
d'Ecosse  relèvera  immédiatement  du  saint-siége,  et 
il  ne  sera  permis  qu'au  pape  ou  à  son  légat  «à  latere» 
de  lancer  et  de  publier  l'interdit  ou  l'excommunica- 
tion sur  ce  royaume.  Personne  à  l'avenir  n'y  pourra 
exercer  les  fonctions  de  légat,  s'il  n'est  Écossais  ou 
tiré  du  corps  de  l'Éghse  romaine;  et  les  différends 
qui  s'élèveront  pour  les  bénéfices  situés  en  Ecosse  ne 
pourront  être  déférés  à  aucun  tribunal  étranger,  si 
ce  n'est  à  Rome,  par  voie  d'appel.  » 

Cette  dispute  des  Écossais  et  des  Anglais  était  à 
peine  assoupie,  qu'une  guerre  terrible  s'engageait 
entre  Henri  II  et  Philippe,  à  l'occasion  de  la  sœur  de 
ce  dernier,  que  Richard,  fils  du  roi  d'.Angleterre, 
voulait  épouser  malgré  son  père.  D'abord  le  jeune 
prince  s'était  misa  la  tète  d'un  corps  de  troupes  fran- 
çaises et  guerroyait  avec  son  père,  qui,  redoutant 
l'ambition  de  son  fils,  refusait  obstinément  de  con- 
sentir à  ce  mariage.  Ensuite  Phihppe,  voyant  que  la 


CLEMENT     ni 


91 


Philippe-Auguste,  roi  d-e  France 


guerre  traînait  en  longueur,  prit  les  armes  en  fa- 
veur de  Richard,  et  les  deux  peuples  anglais  et 
français  s'entr'égorgèrent  pour  les  amours  dun  prince 
et  pour  la  querelle  de  leurs  tyrans. 

Comme  tout  l'argent  de  la  dîme  saladine  s'englou- 
tissait dans  ces  interminables  disputes,  le  saint-père, 
craignant  de  voir  s'évanouir  ses  espérances  de  croi- 
sades, envoya  un  nouveau  légat,  Jean  d'Anagni,  cjui 
obtint  des  princes  qu'ils  se  rendraient  tous  deux  à 
la  Ferté-Bernard  pour  conférer  ensemble  sur  les 
moyens  de  terminer  la  guerre. 

Dans  cette  entrevue,  Philippe  montra  un  orgueil 
inconcevable;  il  demanda  impérieusement  l'accom- 
plissement  du  mariage  arrêté  entre  sa  sœur  Alix  et 
Richard,  comte  de  Poitiers,  exigeant  en  outre  que  le 
prince  lui  fit  hommage  de  ses  terres,  et  ([ue  son  frère 
Jean  prit  la  croix.  Henri  d'Angleterre  olTril  de  faire 
épouser  .\lix  par  le  plus  jeune  de  ses  fils;  mais  Phi- 
lippe rejeta  cette  proposilion  avec  insolence,  et  il 
s'emportait  même  en  paroles  outrageantes,  lorsque 
le  légat,  s'interposant  entre  les  deux  monarques,  me- 
naça Philippe  de  l'excommunier  et  de  mettre  son 
royaume  en  interdit,  s'il  refusait  les  conditions  oller- 
tes  par  le  roi  d'Angleterre. 

Philippe  jirotesta  encore  contre  l'arièt  du  légat, 
prétendant  qu'il  n'appartenait  pas  à  1  Église  romaine 


de  porter  aucune  censure  contre  un  royaume,  lors- 
que le  prince  réprimait  ses  vassaux  rebelles  et  ven- 
geait les  injures  faites  ù  sa  couronne  ;  et  bientôt  la 
guerre  recommença  plus  furieuse  qu'auparavant.  En- 
fin Henri  H  étant  mort  à  Cliinon  quel({ue  temps 
après,  Richard,  son  fils,  lui  succéda  et  rendit  la  paix 
aux  deux  nations, 

Alors  seulement  les  deux  rois  purent  accomplir  le 
vœu  qu'ils  avaient  fait  de  conquérir  la  ville  sainte; 
ils  s'embarquèrent  ensemble  à  la  fin  de  l'année  11 90, 
et  firent  voile  pour  la  Syrie,  où  Frédéric  Burberousse 
était  di'^jà  arrivé  à  la  tête  de  cent  cinquante  mille 
hommes.  Ce  malheureux  empereur  se  noya  en  ti'a- 
versant  le  fleuve  Salef  ou  le  Gydnus. 

Henri  VI,  son  fils  et  son  successeur,  quitta  aussi- 
tôt l'armée  des  croisés,  et  revint  en  Italie  pour  re- 
cevoir la  couronne  des  niuins  du  pape,  et  pour  reven- 
diquer en  même  temps  la  succession  de  tiuillaume  le 
Bon,  roi  de  Sicile,  qui  venait  de  mourir  sans  enfants. 
Sur  sa  route  il  reçut  la  nouvelle  que  Clément  III, 
attaqué  d'une  lyaladie  aiguë,  avait  rendu  le  dernier 
soupir  le  28  mars  1191. 

Ce  jiontife,  doué  d'une  extrême  habileté  politique, 
avait  rétabli  pendant  son  règne  la  suprématie  de  l'au- 
tel sur  le  trône,  et  avait  préparé  à  ses  successeurs  la 
domination  de  l'Europe  entière. 


HISTOIRE    DES    PAPES 


£leclion  de  Célestin.  —  On  diffère  de  le  consacrer.  —  Couronnement  de  l'empereur  Henri  VI.  —  Exhumation  djj  cadavre  de 
Tancrède.  —  Supplice  affreux  du  comte  Jour.lan.  —  Retour  en  France  du  roi  Philippe.  —  Tro jbles  en  Angleterre.  —  Poursuites 
contre  l'évéque  d'Eli.  —  Les  Normands  refusent  de  recevoir  les  légats  du  pape.  —  Le  roi  d'Angleterre  est  fait  prisonnier  i  ar  le 
duc  d'Auliiche.  —  Nouvelle  croisade.  —  Querelles  entre  les  cours  de  Borne  et  de  France.  —  Mort  de  l'empereur.  —  Av,irice 
sordide  du  pape  et  des  cardinaux.  —  Philippe  répudie  Ingerburge. —  Mort  de  Célestin. 


Deux  jours  après  la  mort  de  Clément,  le  cardinal 
Hyacinthe  fut  élu  souverain  pontife.  Il  était  Romain 
de  naissance,  et  comptait  quatre-vingt-cinq  ans 
lorsqu'il  parvint  à  la  papauté.  On  l'inlroiiisa  sous  le 
nom  de  Célestin  III  ;  mais  avant  de  l'ordonner,  le 
sacré  collège  décida  qu'il  ferait  préalablement  un 
traité  de  paix  avec  Henri  VI,  et  qu'il  obligerait  le 
jiriuce  à  composer  avec  les  Romains  pour  la  reddi- 
tion de  Tusculum. 

Célestin  ayant  donné  sou  adliésion  à  cette  me- 
sure, une  députation  fut  envoyée  au  roi  de  Germa- 
nie, pour  réclamer  la  remise  de  Tusculum  et  des 
'  autres  forteresses  voisines  de  Rome,  promettant  à 
celle  condition  d'engager  le  pape  à  couronner  Henii 
empereur  d'Italie. 

Le  roi  consentit  à  cet  arrangement,  et  les  ambassa- 
deurs revinrent  avec  cette  réponse  :  «  Vous  voyez, 
sain'-pêre,  que  j'occupe  vos  terres  avec  mon  armée;  je 
puis  ravager  vos  moissons,  vos  vignes  et  vos  oliviers; 
ainsi  ne  différez  plus  de  me  sacrer,  puisque  au  lieu 
de  vous  nuire  je  m'engage  à  lionorer  votre  ville,  à 
obéira  Votre  Sainteté  et  à  vous  payer  un  tribut.» 

Célestin  répondit  au  roi  qu'il  acceptait  ses  propo- 
sitions d'alliance,  et  immédiatement  après  il  fit  pro- 
céder à  son  'ordination,  fi.xant  le  hindi  de  Piiques 
pour  le  couronnement  de  l'empereur  et  de  l'impéra- 


tîice  Constance  sa  femme.  Voici  comment  eut  lieu 
cette  cérémonie  :  le  saint-père  était  assis  sur  un 
trône,  la  coiu'onne  impériale  déposée  à  ses  pieds  ; 
Henri  s'approcha  de  la  chaire  apostolique  et  se  mit  à 
genoux  pour  recevoir  le  diadème  ;  le  pape,  sans  se 
lever,  le  plaça  sur  le  front  du  monarque,  ensuite  il 
le  renversa  avec  le  pied,  voulant  figurer  par  cette  ac- 
tion que  le  saint-siége  était  le  seul  dispensateur  des 
trônes,  et  pouvait  à  son  gré  faire  ou  défaire  les  em- 
pereurs. Henri  ayant  courbé  la  tête  en  signe  d'as- 
sentiment, les  cardinaux  relevèrent  la  couronne  et  la 
posèrent  de  nouveau  sur  sa  tête. 

Ainsi  fut  accompli  le  jjacte  sacrilège  qui  unissait 
deux  implacaljles  tyrans.  Célestin,  sacriliant  les  mal- 
heureux habitants  de  Tusculum  aux  intérêts  de  son 
ambition,  fit  détruire  leur  ville  de  fond  en  cotnble 
et  en  chassa  les  citoyens;  Henri,  de  son  côté,  se  li- 
vra à  toutes  les  inspirations  de  son  caractère  féroce  ; 
il  passa  dans  la  Pouille  pour  la  punir  d'avoir  nommé 
un  autie  roi  de  Sicile,  au  préjudice  île  ses  ])réteiubis 
droits;  il  fit  exhumer  le  cadavre  de  Tancrède  rp'il 
regai'dait  comme  un  usurpateur;  et  suivant  1  exemple 
de  l'infâme  ponlife  Êiienne  envers  Formose,  il  lui  fit 
couper  la  tèle  par  le  bourreau  !  Sa  vengeance  ne 
s'an-êta  pas  à  un  sacrilège  ;  le  jeune  (hiillauiue,  fils 
de  Tanciède,  fut  condamné  à  avoir  les  yeux  biùlés 


) 


CÊLESTIN    III 


93 


Richard  en  Palestine 


avec  un  bassin  ardent;  après  quoi  on  lui  arracha  les 
parties  naturelles  en  présence  de  l'empereur. 

Enfin  ce  monstre,  ce  tigre  déchaîné,  voulant  étouf- 
fer l'esprit  de  rébellion  en  effrayant  ses  ennemis,  in- 
venta un  suppUce  atroce  dont  jusqu'à  lui  aucun  tyran 
ne  s'était  encore  avisé.  Un  des  rebelles,  le  comte 
Jourdan,  de  la  maison  des  comtes  normands,  avait 
pris  les  armes  pour  lui  disputer  un  fief  qui  apparte- 
nait à  sa  famille;  Henri  l'ayant  fait  arrêter  traîtreu- 
sement, le  condamna  à  mourir,  brûlé  vif,  sur  un  trône 
ardent;  l'infortuné  Jourdan  fut  attaché  avec  des 
chaînes  sur  un  fauteuil  de  fer  rougi  au  feu,  et  on  le 
couionna  d'un  diadème  d'argent  enflaiuraè  qu'on  lui 
cloua  sur  la  tête  !  !  !  Atroce  dérision  ! 

De  quelle  indignation  n'est-on  pas  saisi  lorsqu'on 
songe  que  de  pareils  scélérats  sont  appelés  princes, 
rois,  empereurs,  et  sont  regardés  comme  les  oints  du 
Seigneur!  Comment  des  millions  d'hommes  consen- 
tcut-ils  encore  à  donner  la  puissance  souveraine  à 
des  hommes  qui,  devenus  rois,  n'ont  plus  dans  le 
cœur  que  l'.imour  effréné  de  l'or  et  un  besoin  insa- 
•ialjle  de   domination! 


Pendant  que  l'empereur  Henri  ravageait  la  Calabre, 
la  Fouille  et  la  Sicile,  les  rois  de  France  et  d'Angle- 
terre conduisaient  leurs  armées  sur  les  côtes  de  la 
Syrie.  Ces  deux  princes,  qui,  avant  la  mort  de 
Henri  II,  paraissaient  liés  d'une  amitié  indissoluble, 
devinrent  bientôt  ennemis  implacables.  Cette  divi- 
sion fut  causée  de  la  part  de  Philippe,  par  son  oppo- 
sition au  massacre  des  habitants  de  Messine,  que 
l'armée  anglaise  voulait  passer  au  fil  de  l'épée  ;  de  la 
part  de  Richard,  par  son  refus  de  ratifier  les  enga- 
gements contractés  avec  Alix  de  France,  et  par  son 
mariage  avec  Bérengère,  fille  du  roi  de  Navarre. 

Arrivés  en  terre  sainte,  les  princes  ne  dissimulè- 
rent plus  les  sentiments  de  haine  qui  les  agitaient, 
et  leur  discorde  prit  un  caractère  d'hostilité  ouverte. 
Philippe  s'était  déclaré  pour  le  marquis  de  Mont- 
ferrat,  et  l'avait  reconnu  roi  de  Jérusalem,  au  détri- 
ment de  Lusignau.  Richard,  aussitôt,  piit parti  pour 
Lnsignan  contre  le  roi  de  France  et  contre  Léopold, 
duc  ou  mar(|uis  d'Autriche,  qui,  en  l'absence  de 
l'empereur  d'Allemagne,  était  chargé  du  commande- 
ment des  troupes,  et  s'était  joint  à  Piiilippe  pour  se 


9tk 


HISTOIUK    l>i:s     l'Al'ES 


venger  d'une  insulte  du  souverain  anglais.  Ces  d'\\\- 
sions  Jésori.'aiii'si'n'nt  bionkM  rarmée  clirétiemu'  l'i 
liront  pordro  do  vue  l'olyot  de  la  croisade. 

Philippe,  allaijui"  d'une  maladie  (|iii  lui  lit  touiber 
les  ongles  et  les  cheveux,  fut  forcé  d'abandonner  ses 
troupes  et  de  revenir  en  Europe  ;  il  s'embarqua  pour 
Otr.inte,  où  il  arriva  le  10  octobre  1191,  et  de  là  se 
rendit  à  Rome,  où  il  fut  reçu  avec  honneur  par  le 
pape  Célestin,  (]ui  le  releva  de  son  vitu  ou  lui  don- 
nant les  marques  du  pèlerinage,  les  palmes  et  la 
croix.  Ensuite  le  prince  prit  congé  du  saint-père,  et 
continua  sa  route  pour  Paris,  où  il  fit  son  entrée  à 
l'époque  des  lètes  de  Xoél. 

Pou  de  temps  après  le  départ  de  Philipjie,  le  duc 
Léopold  suivit  l'oxomple  du  roi  de  France  et  retourna 
eu  Allemagne. 

Richard  seul  était  demeuré  en  Syrie  et  faisuil  dos 
prodiges  de  valeur;  mais  son  courage  ne  fut  utile 
ipi'à  sa  gloire,  car  son  absence  faillit  même  lui  faire 
perdre  le  royaume  d'.Vngleterre,  déchiré  par  les  fac- 
tions du  comte  de  Morlaix,et  de  Geotïroi,  métropoli- 
tain d'York.  Ces  deux  seigneurs,  profitant  de  l'éloi- 
gnement  du  roi,  avaient  formé  un  parti  puissant 
contre  Guillaume  ,  évèque  d'Éli  ,  chancelier  du 
royaume  et  légat  du  saint-siége,  chargé  en  cette 
qualité  de  l'autorité  suprême  ;  ils  le  contraignirent  à 
quitter  la  Grande-Bretagne  et  à  se  réfugier  en  Nor- 
mandie. Ses  ennemis  poussèrent  même  l'audace  jus- 
qu'à envoyer  des  ambassadeurs  au  saint-siége  pour 
se  plaindre  de  ce  prélat,  et  pour  faire  approuver  leur 
rébellion.  Malgré  les  accusations  qu'ils  formulaient 
contre  Guillaume,  Gelestiii  lefusa  de  le  condamner; 
il  fit  chasser  de  Rome  ses  détracteurs,  et  envoya 
cette  réponse  aux  prélats  anglais  : 

«  Le  roi  Richard  étant  absent  pour  le  service  de 
Dieu,  nous  sommes  obligé  de  prendre  sous  notre 
protection  son  royaume.  Ayant  donc  appris  que  Jean, 
comte  de  Morlaix,  et  quelques  autres  perturbateurs, 
ont  attenté  à  son  autorité  et  ont  même  chassé  de 
l'Angleterre  notre  vénérable  frère  Guillaume,  évèque 
d'Êli,  nous  vous  ordonnons  de  vous  assembler  et 
d'excommunier  tous  les  coupables  au  son  des  cloches 
et  les  cierges  allumés  ;  vous  interdirez  aussi  l'office 
di\in  dans  les  terres  de  ces  criminels  jusqu'à  ce  qu'ils 
soient  venus  à  Rome  implorer  notre  miséricorde.  » 

Un  exprès  fut  également  envoyé  en  Orient  à  Ri- 
chard, pour  l'instruire  des  troubles  qui  désolaient 
son  royaume.  Le  prince  se  hâta  de  conclure  une  trêve 
de  trois  ans  avec  Saladin,  et  s'embarqua  pour  revenir 
en  Europe.  Malheureusement  une  tempête  l'assaillit 
dans  l'Adriatique  et  le  fit  échouer  sur  la  plage  de 
Venise.  Ce  contre-temps  fâcheux ,  qui  retardait 
son  arrivée  dans  ses  États,  le  détermina  à  prendre  la 
route  de  terre  et  à  traverser  les  provinces  du  duc 
d'Autriche  sous  un  déguisement  de  marchand.  Pen- 
dant son  voyage  il  fut  dénoncé  par  un  prêtre  et  ar- 
rêté par  le  duc  son  ennemi,  qui  le  retint  prisonnier 
à  Vienne  et  l'envoya  ensuite  à  l'empereur  Henri  VI. 
Eufin  Richard  obtint  sa  libi^rté  moyennant  une  ran- 
çon de  cent  cinquante  mille  marcs  d'argent,  et  con- 
tinua sa  route.  Mais  déjà  son  frère  Jean  Sans-Terre, 
avec  l'appui  du  roi  de  France,  s'était  emparé  de  la 
couronne  d'.\ngleterre  ;  et  Richard  Cccur-de-Lion  fut 
obligé  de  reconquérir  ses  États. 


l>ans  l'année  suivante  mourut  le  sultan  d'Egypte 
et  lie  Syrii',  le  célèbre  Saladin,  dont  le  glaive  avait 
été  si  redtuitablo  aux  chrétiens;  cet  illustre  conqué- 
rant laissait  plusieurs  lils  héritiers  de  sa  puissance, 
mais  non  de  son  courage  et  de  ses  talents.  Sa  mort 
ranima  l'ambition  du  saint-siége;  Célestin  conçut 
encore  l'espérance  de  reconquérir  le  royaume  de  Jé- 
rusalem, et  fit  prêcher  une  nouvelle  croisade  en 
France  et  en  Allemagne.  Le  cardinal  Grégoire,  légat 
du  pape  en  Germanie,  convoqua  mie  diète  générale 
à  Worms,  et  il  parla  avec  tant  d'éloquence  en  faveur 
du  saint  sépulcre,  qu'un  grand  nombre  de  prélats, 
de  seigneurs  et  de  magistrats  se  déterminèrent  à 
prendre  la  croix  ;  l'empereur  lui-même  voulait  com- 
mander l'expédition  en  personne,  ce  (ju'il  eût  exécuté 
si  de  sages  conseils  ne  l'en  eussent  détourné. 

Quelque  temps  après,  Henri  reçut  enfin  le  châti- 
ment de  ses  crimes, il  mourut  empoisonné  par  Cons- 
tance, sa  femme,  et  par  un  seigneur  de  sa  cour, 
amant  de  cette  princesse.  Cette  fin  tragique  n'excita 
aucun  regret,  tant  ce  monstre  avait  soulevé  de  haine 
par  ses  cruautés  et  par  ses  exactions.  Célestin,  qui 
avait  excommunié  l'empereur  à  l'occasion  de  la  cap- 
tivité de  Richard,  défendit  qu'on  inhumât  son  cada- 
vre, et  ne  se  départit  de  sa  rigueur  qu'à  la  condition 
([ue  son  successeur  restituerait  au  saint-siége  les 
cent  cinquante  mille  marcs  d'argent  que  le  roi  d'An- 
gleterre avait  payés.  Il  eut  même  l'audace  d'exiger 
pour  le  couronnement  du  fils  de  Henri  une  nouvelle 
somme  de  mille  marcs  d'argent  pour  chacun  de  ses 
cardinaux,  et  força  en  outre  l'impératrice  Constance 
à  jurer  sur  l'hostie  consacrée  que  le  jeune  prince 
était  bien  réellement  du  sang  de  l'empereur  et  non  le 
fruit  de  ses  adultères. 

A  cette  même  époque,  Philippe- Auguste  venait 
d'épouser  Ingerburge,  fille  de  Valdcmard  l"  et  sœur 
de  Canut  VI,  roi  de  Danemark  ;  tous  les  écrivains  du 
temps  s'accordent  à  dire  que  cette  princesse  était 
a\issi  belle  que  vertueuse  ;  selon  Mézerai,  elle  avait 
un  défaut  secret  qui  la  rendait  inhabile  au  mariage. 
.4ussi,  dès  la  première  nuit  de  ses  noces,  Philippe 
s'éloigna  d'Ingerburge  et  réclama  immédiatement  de 
ses  évèques  une  sentence  de  séparation.  Le  jugement 
fut  rendu  par  le  métropolitain  de  Reims,  légat  du 
pape,  et  par  quelques  prélats  qui  motivèrent  le  di-. 
vorce  sur  un  prétexte  de  parenté  au  sixième  degré. 
Cette  malheureuse  princesse  lut  enfermée  dans  un 
couvent  de  Soissons,  et  son  mari  la  laissa  dans  un 
tel  dénùment,  qu'elle  fut  réduite  pour  subsister  à 
vendre  sa  vaisselle  et  même  ses  vêtements.  Le  roi  de 
Danemark  porta  plainte  au  saint-siége  contre  son 
gendre,  et  obtint  l'annulation  de  la  sentence  de  sépa- 
ration des  deux  époux.  Célestin  ordonna  même  au 
roi  de  reprendre  Ingerburge  et  de  la  traiter  comme 
reine  de  France,  lui  défendant  sous  peine  d'excom- 
munication de  contracter  une  nouvelle  alliance.  Phi- 
lippe, sans  s'inquiéter  des  menaces  du  pontife, épousa 
Agnès  de  Méranie,  la  fille  du  duc  d(!  Rohême. 

Malgré  cette  contravention  à  ses  ordres,  Célestin 
ne  lança  pas  l'anathème  contre  le  roi,  soit  qu'il  eût 
déjà  abandonné  la  cause  de  la  princesse,  soit  qu'é- 
tant accablé  d'années  et  d'infirniit''s  il  ne  songeât 
plus  qu'à  mourir.  Vers  les  fêtes  de  Noël,  il  rassem- 
bla les  cardinaux  et  les  pria  d'élire  souverain  pontife 


CÉLESTIN    III 


P5 


RicliarJ  prisonnier  en  Allemagne 


Jean  de  Saint-Paul,  pi-r-trc-caidinal  du  titre  de  Saint- 
Prisque,  en  laveur  duquel  il  ollVail  d'abdiquer; mais 
comme  tous  les  cardinaux  convoitaient  pour  eux- 
mêmes  la  chaire  apostoli()ue,  ils  refusèrent  d'accéder 
aux  désirs  de  Célestin,  sous  prétexte  (|u'il  était  irré- 
gulier et  contraire  aux  canons  ([u'un  pontife  déposât 
latiare. Quelquesjoursaprès,le8janvierll98,  lesaint- 
père  s'éteignit  à  l'âge  de  (juatre-vingt-treize  ans,  après 
avoir  gouverné  l'Eglise pendantsix  années  et  neufmois. 


Pendant  le  douzième  siècle,  nous  avons  vu  les  pa- 
pes, malgré  une  vive  opposition  des  souverains,  s'ar- 
roger le  droit  de  disposer  de  la  couronne  impériale 
et  de  déposer  les  princes.  Depuis  cette  époque,  les 
résistances  des  rois  furent  vaincues,  et  le  pouvoir  du 
saint-siége  put  être  regardé  comme  réellement  consti- 
tué. La  papauté  dut  en  grande  partie  sa  nouvelle  in- 
fluence Il  l'organisation  du  collège  des  cardinaux,  ((ui 
se  trouvait  chargé  de  l'élection  des  chefs  de  l'Église. 


96 


HISTOIRE     DES     PAPES 


Réflexion;  s.ir  le  douzième  siècle. — Jean  Comncnc  arrache  l'anneau  impérial  du  Joigl  de  -ion  jjî-re  mourant.  —  L'impératrice 
Irè.ie  veut  faire  proclamer  sa  fille  impératrice.  —  Conspiration  contre  le  prince.  —  Caraclèrp  de  .lean  Comnène.  —  Manuel 
Comncne  parvient  à  l'empire.  —  Sa  perfidie  envers  les  croisés.  —  Ses  déb^uclies  avec  Théodora  et  Eudoxie  ses  nièces.  —  Pas- 
sion d'Eudoxie  pour  Andronic.  —  Celui-ci  conspire  contre  l'empereur.  —  Il  est  renfermé  dans  les  tours  du  palais.  —  Manuel 
Comnène  perd  la  sanglante  bataille  de  Myriocépliale.  —  Il  meurt  après  un  règne  de  trente-sept  ans.  —  Alexis  Comnène  est  dé- 
claré empereur  1  douze  ans,  sous  la  tutelle  de  Marie  sa  mère.  —  Ses  débauches  et  son  horrible  dépravation.  —  Andronic 
organise  une  ré\olte  con'.re  la  régence.  —  Il  viole  la  jeune  sœur  de  l'empereur,  la  po'gnarde  lui  même  et  pollue  son  cadavre. 

—  11  fait  signer  à  Alexis  l'arrêt  de  mort  de  sa  mère  ;  ensuite  il  le  l'ait  étrangler  dans  son  lit.  -^  Andronic  prend  lés  rênes  de 
l'empire.  —  II  épouse  à  l'âge  de  S'jixante-treize  ans  Agnès,  fille  de  Louis  le  Jeune,  Agée  seulement  de  onze  ans.  —  Ses  dé- 
bauches avec  Théodora.  —  Ses  cruautés.  —  Révo'.te  du  peuple.  —  Isaac  l'Ange  est  proclamé  empereur.  —  Supplice  affreux 
d'Andronic Comnène.  — Caractère  du  nouvel  empereur.  —  Sa  passion  pour  les  histrions  et  peur  les  bateleurs.  —  11  écrase  les 
peuples  d'impôts.  —  Superstitions  de  l'empereur.  — Son  frère  Alexis  le  renverse  du  liône  tt  lui  fait  crever  les  yeux.  —  Ca'ac- 

.  tère  de  la  nouvelle  impératrice.  —  Le  fils  d'isaac  l'Ange  s'échappe  de  prison  et  vient  demander  l'appui  des  croisés.  —  Les 
Français  s'emparent  de  Constantinople  et  rétablissent  Isaac  l'Ange  sur  le  trône.  —  Histoire  |  olitique  en  France.  —  Louis  le 
Gros  succède  à  Philippe  I".  —  Règne  de  ce  prince.  —  L'abbé  Suger  entreprend  de  relever  l'autorité  roja'e.  —  11  protège  les 
communes  et  institue  l'hommage  lige  des  vassiiux  envers  le  roi.  —  L'orillamme  de  Saint-Denis.  —  Régne  de  Louis  Vil.  — 
Massacre  des  habitants  de  Vilry.  —  Nouvelle  croisade.  —  Débauches  de  la  reine  Éléonore.  —  Ses  incestes  avec  son  oncle.  — 
Sa  passion  [p-iur  un  jeune  Turc.  —  F.Ue  est  répudiée  par  le  roi  de  France.  —  Son  mariage  avec  le  roi  d'Angleterre.  —  Mort  de 
Louis  VII.  —  Philippe-Auguste  monte  sur  le  trône  à  Và'^e  de  fpiinze  ans.  —  Il  chasse  les  juifs  du  royaume.  —  Sa  peifidie 
envers  Richard.  —  Son  voyage  en  terre  sainte.  —  Son  mariage  avec  Ingerburge.  —  Il  la  répudie  pour  épouser  Méranie,  fille 
du  duc  de  Bohème.  —  Il  répudie  sa  seconde  femme  pour  reprendre  Ingerburge.  —  Ses  prétentions  sur  les  Etats  d'Angleterre. 

—  Massacre  des  Albigeois.  —  Philippe  obtient  du  pape  Innocent  l'investilure  de  la  couronne  d'Angleterre.  —  Sa  mort. 


Plus  nous  avançons  vers  les  siècles  de  civilisation, 
et  moins  nous  devrions  trouver  d'attentats  dans 
l'histoire  des  nalions;  mais  il  est  dans  l'essence  de 
la  royauté  de  perpétuer  les  ciimes;  et  si  nous  avons 
des  changements  à  signaler,  ce  sera  dans  une  modi- 
fication de  cet  art  infernal  qu'on  appelle  politique 
des  rois;  dans  la  régularisation  des  assassinats  sous 
le  nom  d'exécutions  juridiques;  dans  la  variété  des 
moyens  de  pressurer  les  peuples  sous  le  nom  de 
tailles,  de  gabelle,  de  subsides  et  d'impôts.  Aussi, 
en  ouvrant  les  annales  sanglantes  des  souverains  de 


la  terre,  le  philosophe  doute  de  l'humanité,  et  inter- 
roge les  siècles  passés  pour  comprendre  comment  les 
peuples  peuvent  encore  courber  le  front  devant  des 
tyrans,  et  ramper  à  leurs  pieds  comme  des  esclaves  ! 
En  Orient,  Alexis  Comnène  venait  de  mourir  après 
avoir  poussé  les  nalions  de  l'Occident  dans  les  déserts 
de  la  Syrie.  Ce  prince  rusé,  faisant  servir  l'ambition 
des  papes  aux  intérêts  de  sa  politi([iie,  avait  fait  [n'iir 
dans  les  sables  de  la  Palestine  des  milliers  de  fanati- 
ques qui  croyaient  marcher  à  la  conquête  du  saint 
sépuicie,    lorsqu'ils  n'étaient  que   des    instruments 


i 


101 


98 


HISTOIRE    DES    PAPES 


dociles  cliarpôs  ilo  ivcouquérir  pour  les  empereurs  | 
crocs  la  doiuination  Je  l'Asie  Mineure. 

A  ce  prime  succéda  Jean  Comnène  sou  fils,  biou 
diijuc  de  lui  apparleuir.  Ou  raconte  que  dans  son 
im])atieace  de  régner,  Jeau  avait  forcé  l'eut  rée  de  la 
cliainbrede  sou  père  quelques  instants  avant  sa  mort, 
et  avait  arraché  l'anneau  iinpériid  des  mains  du  vieil- 
lard agouisaut.  Muni  de  ce  signe  de  la  puissance 
suprême ,  Jean  ordonua  aux  gardes  d'enfoncer  les 
portes  du  palais,  et  se  lit  proclamer  empereur  malgré 
lopposition  de  sa  famille.  Ensuite  il  distribua  tous 
les  emplois  à  ses  créatures,  et  déjoua  les  intrigues 
de  l'impératrice  Inès,  qui  voulait  placer  sur  le  trône 
Anne  Comnène,  sa  lille  bien-aimée.  Ces  deux  prin- 
cesses voyant  qu'il  leur  était  impossible  de  renverser 
Jean  par  des  intrigues  de  cour,  prirent  le  parti  le  plus 
sûr  |)0ur  s'en  débarrasser,  celui  de  le  faire  assassiner. 
Malheureusement  pour  elles,  le  césar  Bryennius,  mari 
d'.\nne,  manqua  de  résolution  au  moment  de  frap- 
per; la  conspiration  s'éventa.  Jean  Comnène,  instruit 
par  l'un  des  conjurés  de  tous  les  détails  du  complot, 
lit  saisir  ceux  (|ui  avaient  trempé  dans  cette  ad'aire  ; 
mais  comme  les  plus  grands  coupables  étaient  dans 
sa  famille,  l'empereur  fut  obligé  de  pardonner. 

Dans  ses  guerres  contre  les  Turcs,  Jean  se  montra 
habile  capitaine,  et,  plus  heureux  que  son  père,  il 
les  combattit  avec  succès;  il  fit  la  conquête  de  la  pe- 
tite Arménie,  repoussa  les  Hongrois  au  delà  du  Da- 
nube ;  tourna  même  ses  armes  contre  les  Français, 
et  entreprit  de  leur  enlever  la  principauté  d'Antioche; 
mais  la  mort  l'arrêta  dans  ses  projets.  Un  jour,  dans 
une  partie  de  chasse  qu'il  donnait  dans  la  vallée 
d'Anazarbe  en  Cilicie,  il  se  blessa  à  la  main  avec 
une  flèche  empoisonnée,  qui  causa  sur-le-champ  une 
inflammation  violente.  Ses  médecins  ayant  déclaré 
qu'il  n'existait  point  d'autre  remède  que  l'amputation 
du  bras,  Jean  ne  voulut  pas  souffrir  l'opération  et  se 
résigna  à  mourir;  il  réunit  autour  de  sou  lit  ses  pa- 
rents et  ses  amis  les  plus  dévoués,  leur  désigna 
]Manuel,  son  fils  cadet,  comme  seul  digne  de  lui  suc- 
céder, et  leur  fit  jurer  de  le  proclamer  empereur, 
Queljues  heures  après,  il  avait  cessé  d'exister. 

Ainsi  mourut  Jeau  Comnène,  surnommé  le  Beau  : 
si  nous  avons  blâmé  sévèrement  l'action  sacrilège  de 
l'enlèvement  de  l'anneau  impérial  des  mains  de  son 
père  agonisant,  nous  devons,  par  une  égale  justice, 
glorifier  les  vertus  qu'il  apporta  sur  le  trône,  surtout 
son  courage,  sa  sagesse  et  sa  grandeur  d'âme.  Il 
mourut  le  8  avril  1 143,  dans  la  cin({uanlftcin(juième 
année  de  son  âge,  après  en  avoir  régné  vingt-cinq. 

Ses  obsèques  étaient  à  peine  terminées  qu'Isaac, 
son  fils  aîné,  auquel  le  trône  revenait  légitimement, 
essaya  de  se  faire  proclamer  empereur;  mais  Axun- 
giie,  un  des  grands  officiers  de  l'empire,  le  fit  arrêter 
à  sa  sortie  du  palais,  et  par  ce  coup  hardi  détonceita 
tous  ses  partisans.  En  même  temps  il  envoya  des 
exprès  à  Manuel ,  que  Jean  Comnène  avait  désigné 
pour  lui  succéder,  et  qui  était  alors  éloigné  de  Cons- 
tantinople  ;  celui-ci  se  hâta  de  revenir,  et  fit  son  en- 
trée dans  la  capitale  aux  acclamations  des  citoyens, 
qui  le  chérissaient  à  cause  de  ses  grandes  qualités  ; 
il  fut  sacré  dès  le  lendemain,  du  consentement  de  tous 
les  grands,  et  même  de  celui  d'Isaac,  qui  acheta  sa 
hberté  par  l'abandon  de  ses  droits  à  la  couronne.  " 


Malheureusement,  dès  que  Manuel  fut  sur  le  trône, 
le  pouvoir  suprême  changea  en  vices  ses  belles  qua- 
htés:  il  s'abandonna  à  toutes  ses  passions,  .et  remplit 
Conslantinoide  du  scandale  de  ses  adultères ,  de  ses 
rapts  et  de  ses  incestes;  il  écrasa  les  provinces  d'im- 
pôts pour  satisfaire  à  la  cupidité  do  ses  maîtresses 
et  de  ses  favoris;  enfin,  à  l'exemple  d'Alexis  Com- 
nène, il  se  montra  l'ennemi  des  croisés,  et  sa  perfidii- 
causa  la  ruine  entière  de  l'armée  de  son  beau-frèri' 
Conrad,  empereur  d'Allemagne.  Mais  comme  Dieu 
a  placé  pour  li's  rois  leurs  plus  cruels  ennemis  dans 
leur  propre  famille,  bienlôl  à  son  loin-  il  eut  à  redou- 
ter la  trahison  dans  son  palais,  et  faillit  devenir  la 
victime  d'un  complot  tramé  par  son  cousin  germain, 
Andronic  Comnène. 

Ce  jeune  seigneur  était  parvenu  par  ses  infâmes 
complaisances  à  prendre  sur  l'esprit  de  Manuel  un 
ascendant  extraordinaire;  outre  la  conformité  de  leurs 
goi!Us  dépravés,  un  autre  lien  également  infâme  unis- 
sait ces  deux  hommes  ;  l'empereur  vivait  publique- 
ment avec  sa  nièce  Théodora,  et  Andronic  était  l'amant 
de  la  jeune  sœur,  nommée  Eudoxie.  Non-seulement 
tout  Gonstantinople  était  scandalisé  de  ce  double  in- 
ceste, mais  encore  la  passion  d'Eudoxie  pour  .Andro- 
nic était  si  forte,  qu'elle  le  suivait  dans  les  camps, 
dans  les  tavernes  et  jusque  dans  les  lupanars,  se  fai- 
sant gloire  de  partager  ses  dangers  et  d'assister  à 
ses  débauches.  Elle-même  excita  l'ambition  de  ce 
prince  et  l'engagea  à  conspirer  contre  l'emjiereur  pour 
monter  sur  le  trône  à  sa  place  :  par  un  hasard  inou'i, 
le  complot  fut  découvert  le  jour.mêrae  de  l'exécution; 
Andronic  fut  arrêté  et  condamné  à  finir  ses  jours 
dans  une  rigoureuse  captivité  sous  les  tours  du  palais. 

Manuel  Comnène  soutint  plusieurs  guerres  contre 
les  Serviens,  el  tua  même  leur  chef  en  comljat  sin- 
gulier; enorgueilli  par  ses  succès,  il  voulut  entrepren- 
dre la  conquête  des  États  d'.Azzeddin,  sultan  d'Ico- 
nium.  Cette  expédition  eut  un  résultat  déplorable  ;  son 
armée  s'étant  engagée  imprudemment,  près  de  Myrio- 
céphale,  dans  un  défilé  dont  les  Turcs  occupaient 
toutes  les  issues,  se  trouva  tout  à  coup  exposée  sans 
défense  à  une  horrible  boucherie  :  les  Grecs,  cernés 
de  tous  côtés,  séparés  les  uns  des  autres,  sans  pou- 
voir avancer  ni  reculer,  confondus  pêle-mêle  avec  leurs 
ennemis,  nageant  dans  le  sang,,  écrasés  sous  les  ca- 
davres, combattirent  depuis  l,e  lever  du  soleil  jusqu'à 
la  nuit.  Manuel  s'attendait  à  périr  le  lendemain  au 
point  du  jour  avec  le  reste  de  ses  guerriei-s  ;  mais 
Azzeddin,  dont  les  pertes  avaient  été  également  con- 
sidérables et  qui  ignorait  la  situation  de  son  ennemi, 
lui  envoya  demander  une  trêve  qui  fut  signée  sur-le- 
champ.  L'empereur  retourna  aussitôt  dans  ses  États, 
et  s'occupa  de  réunir  de  nouvelles  troupes  avec  les- 
quelles il  recommença  la  guerre  contre  le  sultan  d'Ico- 
nium.  Les  armées  ennemies  se  rencontrèrent  sur  les 
bords  du  Méandre,  et  cette  fois  les  troupes  d'Azzed- 
din  furent  complètement  mises  en  déroute.  Cette 
victoire  fut  la  dernière  que  Manuel  remporta;  un 
mois  a])rès  il  succombait  à  une  fièvre  maligne. 

Le  règue  de  ce  prince  avait  duré  trente-sept  ans, 
et  pendant  cette  longue  péiioJe,  les  provinces  avaient 
été  pressurées  par  ses  exactions  pour  subvenir  aux 
fiais  de  guerres  insensées  ou  pour  payer  les  débau- 
ches de  la  cour  ;  enfin  son  avarice,  la  dissolution  de 


HISTOIRE     POLITIQUE     DU     DOUZIÈME    SIÈCLE 


99 


ses  mœurs,  les  perfidies  de  sa  politique,  et  son  fa- 
natisme pour  les  querelles  théoloniques,  le  rendent 
digne  d'occuper  son  rang  parmi  les  rois  destructeurs 
de  riiumanité. 

Après  la  mort  de  Manuel,  son  lils  Alexis  Comnène, 
âgé  de  douze  ans,  fut  proclamé  empereur  sous  la  tu- 
telle de  sa  mère  Marie,  fdle  de  Raimond  d'Antioche. 
Ce  jeune  prince,  qui  annonçait  dès  son  bas  âge  un 
caractère  sans  énergie,  se  trouva  livré  par  sa  mère 
aux  caresses  de  courtisanes  chargées  de  l'énerver  par 
la  plus  horrible  dépravation,  afin  que  fimpératrice 
piît  conserver  l'autorité  suprême,  qu'elle  partageait 
avec  le  protosébaste  Alexis,  son  amant.  Mais  bientôt 
d'autres  amlntions  se  déclarèrent,  et  la  régente  eut  à 
combattre  une  faction  puissante ,  à  la  tète  de  la- 
quelle se  trouvaient  Marie,  sœur  de  l'empereur  et 
femme  du  césar  Jean,  et  Andronic  Comnène,  qui 
s'était  échappé  de  sa  prison  pendant  les  guerres  de 
Manuel. 

Cet  ambitieux,  quoique  re'.'ré  dans  une  province 
de  l'Asie  ^lineure,  n'en  poursuivait  pas  moins  ses 
intrigues  pour  se  frayer  le  chemin  du  trône.  Déjà  il 
avait  fait  entrer  dans  son  parti  Philippa,  sœur  de 
l'impératrice,  et  Théodora,  veuve  de  Baudoin,  roi 
de  Jérusalem ,  en  affectant  un  grand  dévouement 
pour  le  jeune  Alexis.  -Avec  l'appui  de  ces  deux  prin- 
cesses, il  parvint  à  grossir  le  nombre  des  mécontents  : 
bientôt  il  marcha  sur  Constantinople,  qui  se  rendit 
à  discrétion,  à  la  première  sommation,  ainsi  que  les 
troupes  de  terre  et  de  mer,  qui  lui  obéissaient  comme 
si  déjà  il  eût  été  empereur. 

Par  ses  ordres,  le  protosébaste  fut  battu  de  verges 
et  condamné  à  avoir  les  yeux  arrachés;  les  palais 
des  amis  de  l'impératrice  furent  livrés  au  pillage; 
tous  ceux  qui  lui  portaient  ombrage  furent  impi- 
toyablement massacrés.  Enfin  ce  tigre  altéré  de  car- 
nage, puisant  dans  la  vue  du  sang  une  ardeur  nou- 
velle, lit  attacher  avec  des  cordes  la  jeune  sœur  de 
l'empereur,  assouvit  sa  brutahté  sur  cette  malheu- 
reuse princesse;  et  comme  si  la  nature  n'avait  pas 
encore  été  assez  outragée,  il  égorgea  sa  victime  et 
profana  le  cadavre! 

Malgré  l'énormité  de  ce  crime,  Andronic  continua 
de  protester  de  son  dévouement  pour  le  jeune  empe- 
reur; il  donna  des  fêtes  magnifiques  à  l'occasion  de 
son  couronnement,  et  pendant  la  cérémonie,  il  le 
souleva  même  dans  ses  bras  en  l'embrassant,  pour 
montrer  au  peuple  l'affection  qu'il  portail  à, cet  en- 
fant. Ses  caresses  hypocrites  lui  donnèrent  un  tel 
ascendant  sur  l'esprit  d'Alexis,  que  bientôt  rien  ne 
se  fit  dans  l'État  ([ue  par  les  ordres  d'.\ndronic. 
Comme  l'impératrice  mère  était  le  seul  obstacle  à  ses 
desseins  ambitieux,  il  s'appliqua  à  rendre  cette  prin- 
cesse odieuse  au  jeune  prince,  et  dans  une  nuit  de 
débauches  il  arraclia  à  l'imljécile  Alexis  un  arrêt  de 
ifiort  contre  sa  mère.  Deux  jours  après,  l'impératrice 
Marie  était  étranglée. 

Ainsi,  Andronic  moissonnait  la  famille  impériale, 
membre  par  membre,  pour  laisser  sans  défense  le 
faible  rejeton  qui  occupait  le  trône,  et  alin  de  le  frap- 
per plus  sûrement  à  son  tour. 

Quand  il  crut  le  moment  favorable,  il  répandit  de 
nombreux  émissaires  dans  les  rues  de  Constantino- 
ple, afin  de  soulever  le  peuple  et  de  l'exciter  à  de- 


mander au  sénat  qu'on  élevât  sur  le  trône  un  prince 
courageux  et  habile,  qui  fût  capable  de  rétablir  la 
tranquillité  dans  l'État  et  de  repousser  les  ennemis 
de  l'empire.  Cette  tactiipie  eut  un  entier  succès  ;  une 
révolution  éclata  au  commencement  du  mois  de  sep- 
tembre 1183,  à  la  suite  de  laquelle  les  Byzantins 
déclarèrent  Andronic  associé  à  l'empire.  Le  lende- 
main, les  deux  empereurs  se  rendirent  solennelle- 
ment à  l'église  de  Sainte-Sophie.  L'usurpateur  se 
prosterna  devant  Alexis,  promettant  au  peuple  de  le 
regarder  toujours  comme  son  souverain,  et  juiant  sur 
le  Christ  de  le  chérir  avec  la  même  tendresse  que  s'il 
était  son  enfant. 

Au  mépris  de  ce  serment  solennel ,  sept  jours 
après,  ce  monstre  faisait  étrangler  l'infortuné  en  sa 
présence.  Non  content  de  l'avoir  tué,  il  insulta  en- 
core le  cadavre,  et  le  foulant  aux  pieds,  il  lui  criait  : 
«  Va  aux  enfers,  fils  de  sodomite  et  de  prostituée  ;  va 
aux  enfers,  enfant  imbécile  qui  étais  déjà  sodomite 
et  prostitué.  »  Ainsi  pér't  le  jeune  Alexis,  après  un 
règne  de  trois  ans,  si  l'on  peut  appeler  un  règne  son 
passage  sur  le  trône. 

Quelque  temps  avant  ce  terrible  événement,  .A.lexis 
avait  été  fiancé  à  la  fille  de  Louis  le  Jeune  et  d'Ali.x 
de  Champagne,  Agnès  de  France,  sœur  de  Philippe- 
Auguste.  Andronic ,  maître  de  l'empire ,  quoique 
parvenu  à  sa  soixante-treizième  année,  voulut  prendre 
pour  épouse  cette  jeune  fille,  qui  avait  à  peine  onze 
ans,  et  l'infortunée  passa  dans  les  bras  de  ce  vieil- 
lard dissolu,  l'assassin  de  son  fiancé.  Alors  commen- 
cèrent des  orgies  de  femmes  nues  et  de  mignons 
lascifs,  effrayantes  saturnales  qui  rappelaient  celles 
de  l'impératrice  Zoé ,  et  dans  lesquelles  la  pauvre 
Agnès  était  obligée  de  paraître  sans  voiles,  pour  ré- 
veiller les  sens  engourdis  de  l'infâme  Andronic!... 

Mais  au  milieu  de  toutes  ses  débauches,  le  tyran 
n'oubliait  pas  le  soin  de  son  autorité  ;  ainsi  quelques 
villes  grecques ,  entre  autres  Lopadion  et  Pruse , 
n'ayant  pas  voulu  le  reconnaître,  lui-même  vint  di- 
riger les  travaux  du  siège  devant  les  cités  rebelles, 
et  il  exerça  contre  leurs  malheureux  habitants  des 
atrocités  telles  qu'un  historien  s'écriait  :  «  Non,  ja- 
mais aucun  fléau  n'a  pu  frapper  une  ville  aussi  crue^' 
lement  que  l'exécrable  .\ndronic  ;  car  les  arbres  d«.-.. 
vergers  qui  entourent  Pruse  portent  autant  de  cada- 
vres que  de  fruits  !  » 

De  retour  de  ces  sanglantes  expéditions,  ce  mons- 
tre augmenta  encore  le  nombre  de  ses  meurtres  ;  sur 
le  moindre  soupçon,  il  faisait  égorger  les  seigneurs 
influents,  les  magistrats,  et  jusqu'à  ses  familiers. 
Personne  n'était  à  l'abri  de  ses  fureurs,  et  sur  un 
simple  caprice,  ses  gardes  massacraient  les  citoyens 
dans  leurs  demeures.  Enfin  la  haine  universelle  s'é- 
leva contre  lui, .et  de  tous  côtés  il  se  vit  entouré 
d'ennemis  menaçants  ;  en  Chypre ,  Isaac  Comnène 
s'était  déclaré  en  pleine  révolte  ;  en  Sicile,  ses  géné- 
raux le  trahissaient  et  livraient  leurs  armées  à  ses 
ennemis;  dans  Constantinople  même,  une  conspira- 
tion s'était  organisée,  et  Isaac  l'Ange,  qui  en  était 
l'âme,  n'attendait  (pi'un  moment  favorable  pour  ren- 
verser du  trône  l'infâme  empereur.  .Au  milieu  de  si 
grands  périls,  Andronic  mantpia  d'audace  et  de  pru- 
dence; au  lieu  d'agir,  il  consulta  ses  devins,  et  d'a- 
près leurs  prédictions,  il  donna  l'ordre  de  faire  tuer 


lOû 


HÎSTOrnE    DKS    PAPKS 


I-;aac  l'Ariije;  mais  il  était  tio;i  tard,  H  igio  C'ivi.-to- 
pliorite  n>'  put  exécuter  l'arrèi  de  rein^i'ieiir ;  Isaac, 
qiii  éiail  sur  ses  gardes,  tua  de  sa  mai»  l'envoyé  du 
prince.  A  l'instant  même  les  conjurés  se  répandirent 
dans  les  rues,  appelèrent  le  peuple  aiu  armes;  des 
rassemldenients  se  formèrent  sur  les  places  publi- 
ques, et  une  foule  innomlirab'e  se  dirij|;ea  vers  le 
palais  impérial  en  faisant  entendre  des  cris  de  mort. 
Dans  son  clïroi,  Andronic  essaya  de  s'enfuir  de  sa 
capitale;  mais  di-jà  toutes  les  issues  étaient  gardées, 
et  il  tomba  au  pouvoir  d'ennemis  implacables. 

Ce  terrible  vieillard  montra  dav.s  les  supplices  ef- 
froyables qu'il  eut  à  sontïrir  un  courage  qui  surpasse 
tout  ce  qu'on  peut  s'imaginer.  Sans  pousser  un  seul 
gémissement,  sans  faire  entendre  une  plainte,  im- 
passible comme  si  son  corps  eût  été  de  bronze,  il  se 
laissa  attacher  à  un  poteau  avec  des  chaînes  rougics 
au  feu  ;  on  lui  arracha  les  dents  une  à  une  ;  on  lui 
coupa  les  doigts  de  la  main  droite,  phalange  par 
phalange:  on  lui  creva  un  œil,  on  brûla  l'autre;  on 
tenailla  tout  son  corps  avec  des  pinces  ardentes  ;  le 
bourreau  lui  enleva  des  lanières  de  peau  et  mit  à  dé- 
couvert toute  sa  poitrine;  il  fut  mutilé,  brûlé  et  dé- 
chiré pendant  trois  jours  et  trois  nuits  sans  relâche, 
sans  repos,  et  ensuite  pendu  par  les  pieds  :  pendant 
ces  horribles  tortures,  sa  fermeté  ne  se  démentit  pas 
un  seul  instant  ;  enfin  un  Italien  lui  plongea  son  épée 
dans  le  corps  à  plusieurs  reprises,  et  termina  ainsi 
ce  drame  épojvantable. 

Andronic  expira  le  1-2  septembre  1185,  à  l'âge  de 
soixante-quinze  ans,  après  deux  années  de  règne.  Cet 
empereur,  le  Néron  des  Grecs,  était  d'une  taille  co- 
lossale ;  sa  force  était  e.xtraordinaire  et  sa  figure  dure 
et  repoussante;  néanmoins  il  avait  l'esprit  très-cul- 
tivé et  une  grande  éloquence.  Avec  lui  finit  la  dynas- 
tie des  Comnène  sur  le  trône  de  Constantinople. 

Isaac  l'Ange,  parvenu  au  faite  du  pouvoir  par  une 
révolution,  ne  se  montra  pas  digne  de  la  couronne 
qu'il  avait  reçue  de  la  nation,  ^'ain  et  présomptueux, 
son  caractère  offrait  un  mélange  de  vices  et  de  vertus 
bourgeoises;  il  lui  était  facile,  aprè.s  le  règne  de  son 
prédécesseur,  de  se  faire  chérir  des  Grecs;  mais, 
comme  tous  les  rois,  U  ne  songea  qu'à  satisfaire  ses 
passions  et  ne  voulut  rien  faire  pour  le  peuple. 

Pendant  que  les  armées  grecques  s'entr'égorgeaient 
dans  les  guerres  de  Chypre  et  de  Sicile,  Isaac  pas- 
sait ses  jours  entouré  d'histrions  et  de  bateleurs.  Au 
rapport  des  historiens,  il  avait  plus  de  vingt  mille 
eunuques  ou  domestiques,  et  la  dépense  de  sa  mai- 
son s'élevait  chaque  année  à  plus  de  cent  millions. 
Isaac  s'abandonnait  à  des  superstitions  étranges,  et 
manifestait  surtout  une  foi  extraordinaire  pour  les 
prédictions  des  devins  ;  ainsi  un  faux  prophète  obtint 
de  ce  prince  la  dignité  de  patriarche,  parce  qu'il  lui 
avait  prédit  (ju'il  régnerait  pendant  trente  annéis,  et 
qu'il  reculerait  les  bornes  de  l'emjiire  bien  au  delà 
de  l'Eupbrate. 

Malgré  la  prédiction,  l'île  de  Chypre  s'affranchis- 
sait du  joug  dcj  Grecs,  et  les  Bulgares  forçaient 
l'empire  à  reconnaître  leur  indépendance,  sans  que 
le  souverain  fît  aucun  effort  pour  soutenir  les  droits 
de  sa  couronne.  Tant  de  lâcheté  acheva  de  détacher 
de  sa  cause  les  Byzantins;  et  Alexis  son  frère  profita 
de  la  disposition  des  esprits  pour  se  faire  proclamer 


empereur  par  les  ofliciors  de  l'armée,  pendant  l'al)- 
sence  du  prince,  qui  se  livrait  aux  plaisirs  de  la 
chasse  dans  un  de  ses  châteaux  voisins  de  Gonstan- 
tinople.  A  la  nouvelle  de  cette  révolution,  Isaac  ne 
rentra  même  pas  dans  la  capitale,  et  s'enfuit  à  Sta- 
gire  en  Macédoine  ;  mais  là  il  fut  arrêté  par  le  gou- 
verneur, qui  le  livra  à  son  frère.  Alexis  lui  fil  crever 
les  yeux,  selon  la  coutume  byzantine,  et  le  con- 
damna à  finir  ses  jours  dans  un  cachot. 

.Vlexis  l'Ange,  parvenu  au  trône  par  un  crime, 
voulut  récompenser  la  milice  qui  l'avait  proclamé  em- 
pereur; il  partagea  entre  tous  les  soldats  le  trésor  de 
l'Etat,  et  leur  accorda  des  congés  illimités.  Par  cette 
mesure  impolitique,  l'empire  se  trouva  sans  finan- 
ces, sans  défenseurs  et  sans  moyens  de  repousser  les 
irruptions  des  barbares. 

Pendant  son  règne,  un  ambitieux  essaya  de  le  dé- 
trôner en  se  faisant  passer  pour  le  fils  de  l'eraporeur 
^Manuel;  déjà,  sous  le  nom  d'Alexis  Comnène,  il 
était  parvenu  à  réunir  de  nombreux  partisans  et  à 
s'assurer  l'appui  du  sultan  d'Ancyre  ;  déjà  il  s'était 
avancé  jusqu'aux  portes  de  Gonstantinople.  lorsqu'un 
assassin  délivra  Alexis  i'.\nge  de  ce  redoutaiile  com- 
pétiteur. Les  Turcs  se  replièrent  aussitôt  sur  les 
provinces  méridionales,  qu'ils  mirent  à  feu  et  à  sang, 
sans  qu'il  fût  possible  de  les  poursuivre,  car  d'un 
côté  les  pirates  qui  infestaient  les  îles  de  l'Archipel 
arrêtaient  les  secours  qui  venaient  de  la  mer;  de 
l'autre,  les  Bulgares,  qui  attaquaient  les  provinces  du 
nord,  occupaient  toutes  les  forces  de  l'empire.  Quant 
au  prince,  sans  s'inquiéter  de  la  position  critique  des 
affaires,  il  continuait  ses  débauches  avec  ses  mignons, 
laissant  à  l'impératrice  Euphrofine  le  soin  de  lui  ga- 
gner des  partisans.  Celle-ci,  voyant  l'imminence  du 
danger,  voulut  organiser  une  armée  et  rétabhr  de 
l'oi'dre  dans  les  finances;  mais  cette  mesure,  qui  me- 
naçait la  foi  tune  des  courtisans,  exaspéra  l'empereur 
contre  sa  femme  ;  il  l'exila  de  la  cour,  et  fit  même 
poignarder  Vatace,  qui  passait  pour  le  conseiller  et 
l'amant  de  cette  princesse.  Cette  disgi-âce  ne  fut  pas 
de  longue  durée  ;  après  un  mois  d'absence,  Alexis 
lui-même,  sentant  son  incapacité,  rappela  l'impéra- 
trice pour  lui  rendre  le  gouvernement. 

Pendant  l'éloignement  d'Euphrosine,  un  fils  d'I- 
saac  l'Ange,  le  jeune  Alexis,  s'était  enfui  de  sa  pri- 
son, et  à  la  faveur  d'un  déguisement  il  était  parvenu 
à  gagner  Venise ,  où  se  trouvaient  rassemblés  les 
princes  d'Occident  qui  dirigeaient  la  nouvelle  croi- 
sade. Les  larmes  du  jeune  prince,  son  éloquence,  et 
surtout  les  promesses  de  dévouement  et  de  fidélité 
qu'il  fil  au  nom  de  son  père,  intéressèrent  les  croisés 
en  faveur  d'Isaac  l'Ange,  et  ils  s'engagèrent  à  le  ré- 
tablir sur  le  trône  d'Orient. 

En  conséquence,  au  mois  de  juin  1203,  les  croi- 
sés, accompagnés  du  jeune  Alexis,  firent  voile  pour 
Constanlinople.  L'empereur,  que  rien  ne  pouvait 
distraire  de  ses  débauches,  avait  même  empêché  Eu- 
phrosine  de  faire  aucun  préparatif  de  défense  ;  aussi, 
malgré  la  résistance  désespérée  de  Lascaris  son 
gendre,  qui,  à  la  tête  de  quelques  troupes,  avait 
essayé  de  ilisputer  le  passage  du  Bosphore,  sa  capi- 
tale fut-elle  bientôt  emportée  d'assaut.  Alexis  n'at- 
tendit même  pas  la  fin  du  combat  ;  il  s'enfuit  hon- 
teusement dans  une  barque  avec  sa  fille  Irène,  qui 


HISTOIRE    l'ûLITIQUK     DU     DOUZIÈME    SIECLE 


lo: 


Agnès  de  Méranie 


était  devenue  sa  maîtresse,  et  se  réfugia  à  Zagora  en 
Thrace,  al)andonnant  à  ses  ennemis  ses  États,  sa 
femme  et  ses  enfants.  Après  la  fuite  du  monarque 
grec,  son  frère  fut  tiré  de  prison  par  le  peuple,  et 
reçut  dans  Constaiitinople  son  fils  et  ses  libérateurs. 
Isaac  remonta  sur  le  trône  le  1"  août  1203,  en  asso- 
ciant son  jeune  fils  à  l'empire  :  l'histoire  de  ce  règne 
éphémère  appartient  au  treizième  siècle. 

Pendant  que  1' (prient  était  le  théâtre  oij  s'agitaient 
des  empereurs  infâmes  et  débauchés,  le  beau  royaume 
de  France  était  désolé  par  les  guerres,  par  les  fa- 
mines, et  surtout  par  le  grand  iléau  de  la  féodalité. 
A  cette  époque ,  le  domaine  royal  se  bornait  à  la  ville 
de  Paris,  à  quelques  autres  cités  et  à  une  trentaine 
de  petites  seigneuries  ;  tristes  conséquences  des  con- 
cessions que  l'ambitieux  Capet  avait  faites  aux  grands 
vassaux  pour  usurper  la  couronne  ;  les  rois  en  étaient 
réduits  à  n'avoir  qu'un  simulacre  d'autorité.  La  France 
entière  était  devenue  la  proie  des  ducs,  des  marquis. 


des  comtes,  des  barons,  tyrans  cruels  et  implacables, 
qui  s'étaient  arrogé  des  droits  de  tailles,  de  gabelle, 
(le  cor\-ée,  sur  le  travail  des  artisans  et  des  cultiva- 
teurs, des  droits  de  cuissage  et  de  culage  sur  les 
jeunes  mariées,  et  des  droits.de  sang  sur  les  malheu- 
reux serfs. 

Après  Philippe  T'',  dont  le  règne  avait  été  une 
calamité  publique,  Louis  VI,  dit  le  Gros,  monta  sur 
le  trône  en  1108,  à  l'âge  de  trente  ans;  la  cérémonie 
de  son  sacre  jie  put  avoir  lieu  à  Reims,  à  cause  d'un 
schisme  qui  troublait  cette  Eglise,  et  s'accomplit  à 
Orléans.  Ce  roi,  superstitieux  comme  tous  les  esprits 
faibles,  ne  fit  rien  d'important  pendant  tout  le  cours 
de  son  règne,  et  son  nom  passerait  inaperçu  dans 
l'histoire,  s'il  n'était  attaché  à  celui  de  Suger,  abbé 
de  Saint-Denis,  son  premier  ministre,  et  à  ceux  des 
quatre  frères  Garlande,  qui  enlrt'prirent,  dans  l'intérèl 
du  peuple,  de  relever  l'autorité  royale  au  détriment 
des  grands  vassaux. 


102 


niSTOlUF,     DES     l'APKS 


Ces  esprits  supérieurs  se  mirent  à  la  tète  du  mou- 
vement popukire  qui  avait  commencé  pendant  la  der- 
nière moitié  du  siècle  précédent,  et  firent  octroyer 
des  chartes  i|ui  reudaieut  libres  plusieurs  communes 
ou  cités,  en  les  déclarant  indépendanles  des  seigneurs 
de  leurs  provinces.  Pour  éviter  l'ojiposition  qu'ils 
eussent  rencontrée  immanquablemoiil  de  la  part  des 
nobles.  Sucer  et  les  Garlande  favorisèrent  cet  enthou- 
siasme  des  croisades  qui  entraînait  tous  les  grands 
vassaux  hors  du  royaume. 

Pendant  l'absence  des  seigneurs,  Sugor  étendit 
l'influence  de  la  couronne;  il  institua  l'hommage 
lige,  engagement  par  letjuel  les  grands  se  liaient  à 
leur  prince,  en  promettant  de  le  soutenir  contre  tous 
ses  ennemis  ;  enfin  il  commença  la  ruine  de  la  justice 
seigneuriale.  Sans  doute  le  génie  de  cet  homme  re- 
marquable, grand  historien,  protecteur  éclairé  des 
arts  et  des  lettres,  aurait  bientôt  ramené  la  prospérité 
dans  le  royaume,  si  ses  conseils  n'eussent  été  trop 
souvent  repoussés  :  c'est  ainsi  que  plus  tard  nous 
verrons  Louis  ^'11  répudier  Lléonore  malgré  ses  avis, 
et  j)réparer  jiar  ce  divorce  cette  longue  suite  de 
gueires  (jui  pendant  trois  siècles  et  demi  couvrirent 
de  meurtres,  d'incendies,  de  désastres  les  royaumes 
de   France   et  d  .Vngleterre. 

LouisleQrosmourutà  Paris  le  ]"aoùt  1137,  à  l'âge 
de  soixante  ans.  Il  est  le  premier  des  rois  de  France 
qui  ait  adopté  l'oriflamme  de  Saint-Denis,  bannière 
que  les  comtes  du  \'exin  portaient  à  la  guerre,  et  qui 
fut  choisie  comme  l'étendard  des  croisés,  après  la 
réunion  du  Vexin  à  la  couronne  de  France. 

A  la  mort  de  Louis  le  Gros,  son  fils,  qu'il  avait 
déjà  associé  à  la  couronne  en  1131,  lui  succéda  sous 
le  nom  de  Louis  \'II.  Ce  prince  était  à  peine  assis 
sur  le  troue  qu'une  guerre  terrible  éclata  entre  lui 
et  Thibault,  comte  de  Champagne,  qui  avait  pris  kt 
défense  de  Pierre  de  la  Châtre,  archevêipe  de  Bourges, 
promu  à  ce  siège  par  le  pape,  contre  la  volonté  du 
roi.  Louis,  selon  l'usage  des  tyrans,  se  vengea  de 
l'audace  d'un  seigneur  sur  le  malheureux  peuple  :  il 
marcha  contre  la  Champagne,  mil  tout  à  feu  et  à 
sang,  assiégea  la  ville  de  Vitry,  et  après  avoir  fait 
violer  les  femmes  et  massacrer  tous  les  habitants, 
vieillards  et  enfants,  il  eut  la  barbarie  de  faire  murer 
les  portes  d'une  église  où  quinze  cents  de  ces  infor- 
tunés s'étaient  réfugiés  comme  dans  un  asile  invio- 
lable et  sacré;  ensuite  il  y  lit  mettre  le  feu,  et  cet 
exécrable  fanatique,  ce  nouveau  Néron,  assista  au 
spectacle  de  cet  horrible  auto-da-fé,  (jui  consuma 
quinze  cents  victimes  ! 

Cet  acte  d'atrocité  souleva  l'indignation  de  toute 
la  France  ;  Suger  menaça  Louis  de  la  vengeance  di- 
vine, le  clergé  même  déclara  le  roi  coupable  de  lèse- 
majesté,  et  saint  Bernard  ne  consentit  à  lui  donner 
l'absolution  que  sous  la  promesse  (ju'il  conduirait 
une  armée  de  cent  mille  hommes  en  terre  sainte  pour 
défendre  Jérusalem  contre  les  Sarrasins.  Louis,  pour 
échapper  à  ses  remords,  ou  plutôt  pour  se  soustraire 
à  la  haine  des  Français,  se  détermina  à  partir  pour 
la  Palestine,  emmenant  avec  lui  Éléonore,  sa  femme, 
l'une  des  reines  les  plus  dépravées  qui  aient  occupé 
le  trône  de  France.  Celte  princesse  était  lille  de  Guil- 
laume X,  duc  de  Guyenne  et  de  Poitou  :  inconstante, 
impérieuse,  et  d'une  prodigalité  à  ruiner  vingt  em- 


pires, Éléonore  cul  bientôt  épuisé  les  trésors  do 
l'armée  pour  traîner  à  sa  suite  les  prostituées  de  la 
cour,  ou  pour  payer  ses  troubadours  et  ses  histrions. 
Des  joutes,  des  tournois,  des  parties  do  débauches 
furent  les  préludes  do  la  guerre  sainte;  enfin  les 
croisés  s'embarquèrent  pour  aller  en  Palestine,  in- 
souciants et  légers,  comme  ils  eussent  fait  pour  se 
rendre  en  mascarade  à  ^'enise. 

.Vprès  une  longue  traversée,  Louis  VII  descendit 
sur  les  côtes  do  Syrie,  et  s'engagea  imprudemment 
dans  l'intérieur  des  terres  ;  son  armée,  rcpnussée  par 
les  infidèles,  atteignit  avec  des  peines  inlhiies  la  ville 
d'Antioche,  où  il  comptait  trouver  un  auxiliaire  puis- 
sant dans  Raimond,  souverain  de  ce  royaume  et  oncle 
paternel  d'Éléonore. 

Mais  loin  de  pouvoir  offrir  un  appui  aux  troupes 
françaises,  Raimond  supplia  Louis  \'II  de  lui  laisstr 
un  corps  d'année  pour  repousser  les  musulmans,  qui 
faisaient  des  excursions  jusque  sous  les  murs  de  sa 
capitale.  Cette  demande  fit  comprendre  au  roi  qu'An- 
tiochc  ne  lui  offrait  aucune  sécurité;  en  conséquence, 
dès  que  ses  troupes  se  furent  reposées  des  fatigues 
de  la  route,  il  donna  l'ordre  du  départ.  Alors  se 
passa  une  scène  où  le  burlesque  le  disputait  à  l'in- 
famie ;  Éléonore,  pendant  son  séjour  à  Antioche, 
avait  déjà  augmenté  le  nombre  de  ses  incestes,  et 
avait  payé  l'hospitalité  de  son  oncle  en  le  recevant 
dans  la  couche  royale  ;  outre  cette  intrigue,  elle  s'était 
éprise  d'amour  pour  un  jeune  Turc  nommé  Saladin. 
Cette  double  haison  se  trouvant  rompue  par  la  réso- 
lution du  roi,  elle  refusa  de  quitter  Antioche,  et  son 
mari  fut  oljligé  de  la  faire  emporter  de  force.  Rai- 
mond, furieux  de  l'enlèvement  d'Éléonore,  voulut  se 
venger  de  Louis,  et  s'entendit  avec  elle  pour  le  faire 
tomber  dans  des  embuscades  où  il  aurait  infailli- 
blement été  massacré,  si  Roger,  roi  de  Sicile,  ne 
fût  venu,  à  la  tète  de  ses  troupes,  l'arracher  de  Syrie 
pour  le  ramener  en  Italie,  d'où  il  se  rendit  en 
France  avec  l'infâme  Éléonore. 

Quant  aux  cent  mille  hommes  que  Louis  VII  avait 
jetés  surle  solde  la  Palestine,  jdus  des  deux  tiers  avaient 
déjà  succombé  dans  les  déserts  de  la  Syrie;  le  reste 
demeura  exposé  au  fer  des  musulmans  :  il  est  vrai 
que  le  roi  était  sauvé,  ainsi  que  la  reine  et  ses  plus 
intimes  courtisans;  mais  de  tous  ces  hommes  qui 
avaient  été  arrachés  à  leur  patrie  par  ce  barbare  fa- 
natique, aucun  ne  revit  la  France.  Aussi  la  haine 
qu'il  inspirait  avant  son  départ  devint-elle  plus  vio- 
lente encore  après  son  retour  ;  la  désolation  s'était 
répandue  par  tout  le  royaume;  les  églises  et  les  pla- 
ces publiques  retentissaient  des  cris  d'une  multitude 
de  mères  éplorées,  de  veuves  et  d'orphelins  réduits 
au  désespoir. 

Éléonore,  par  le  scandale  de  ses  débauches,  vint 
augmenter  le  mépris  déjà  si  profond  que  les  peuples 
avaient  pour  le  roi  ;  et  ses  désordres  furent  poussés  à 
un  tel  point ,  que  Louis  voulut  la  répudier.  Suger, 
qui  prévoyait  les  désastres  politiques  que  cette  sé- 
paration entraînerait  pour  la  France  ,  s'y  opposa  de 
toute  son  autorité,  et  ce  ne  fut  qu'après  sa  mort  que 
le  roi  fit  ])rononcer  la  sentence  de  divorce  dans  le 
concile  de  Beaugency.  Cette  reine  infâme,  chassée 
honteusement  de  la  cour  de  France,  épousa,  six  se- 
maines après,  Henri ,  comte  d'Anjou  et  duc  de  Nor- 


illSToIUE     PULITIQUE     DU      DOUZIÈME     SIÈCLE 


103 


mandie,  en  lui  apportaul  le  duché  do  Guyenne  en 
dot.  Dans  la  suite,  Henri  monta  sur  le  trône  d'An- 
gleterre, et  à  l'instigation  d'Eléonore  il  suscita  à  la 
France  ces  guerres  terribles  ([ui  se  prolongèrent  pen- 
dant des  sièeles. 

Enfin,  Louis  VII,  après  avoir  fait  peser  sur  le 
peuple  le  despotisme  le  plus  odieux  pendant  un  rè- 
gne de  cini|nantetrois  années,  mourut  en  1180. 

Philippe  II,  surnommé  Auguste,  déjà  sacré  à  Reims 
avant  la  raoït  de  son  père,  était  à  peine  âgé  de  quinze 
ans  lorsqu'il  prit  les  rênes  de  l'Etat.  Son  premier 
acte  d'autorité  fut  de  rendre  un  édit  impitoyable  qui 
chassait  tous  les  juifs  du  royaume  et  déclarait  les 
chrétiens  libérés  des  dettes  (|u'ils  avaient  contrac- 
tées envers  eux.  Quand  le  décret  l'ut  exécuté,  par 
une  fourberie  digne  d'un  descendant  du  Gapet,  il 
vendit  aux  plus  riches  le  droit  de  renti-er  en  France  ; 
et  lorsqu'il  eut  reçu  leur  argent,  il  les  fit  chasser  une 
seconde  fois  !  Ce  fut  lui  qui  publia  l'ordonnance  con- 
tre lesjureurs  et  les  blasphémateurs,  condamnant  les 
nobles  qui  prononçaient  les  mots  tète-bleu,  ventre-bleu, 

à  une  amende ,  et  les  roturiers  à  la  mort!  I! 

Ce  fut  lui  encore  qui  prolongea  les  divisions  du  roi 
d'Angleterre  et  de  ses  fils,  en  soutenant  Richai-d 
Cœur-de-Lioa  dans  sa  révolte  contre  son  père.  En- 
fin, à  l'exemple  de  Louis  MI,  malgré  les  justes  re- 
montrances de  ses  ministres,  il  se  mit  à  la  tète  d'une 
nouvelle  croisade,  et  courut  en  Palestine,  cette  terre 
fatale  qui  depuis  deux  siècles  était  devenue  le  tom- 
beau des  plus  vaillants  hommes  de  France. 

Couard  et  félon,  Philippe,  après  son  retour  de  la 
terre  sainte,  profita  de  l'absence  de  Richard,  qui 
était  resté  en  Syrie,  pour  soumettre  la  Normandie, 
qui  appartenait  à  ce  prince,  et  pour  envahir  ses  au- 
tres provinces.  Perfide  et  inconstant,  il  répudia  sa 
femme  Ingerburge  pour  épouser  Agnès  de  Méranie, 
fille  du  duc  de  Bohème.  Ensuite,  fatigué  de  sa  nou- 
velle femme,  il  s'empressa  d'obéir  à  Innocent  III, 
(jui  lui  ordonnait  de  reprendre  Ingerburge,  et  il 
chassa  la  pauvre  Agnès,  qui  en  mourut  de  douleur. 
Quelijue  temps  après,  pour  la  seconde  fois,  il  répu- 
dia Ingeiburge,  et  vécut  publiquement  avec  la  femme 
d'un  seigneur  du  sa  cour,  dont  il  eut  un  bâtard  ap- 
pelé Pierre  de  Chariot,  ([ui  devint  dans  la  suite  évê- 
que  de  Noyon. 

Fidèle  à  cette  politique  de  perfidie  qui  est  le  trait 
caract"iistique  de  son  règne,  Philippe,  sous  pi-é- 
lexte  de  religion ,  convoqua  un  concile  à  Paris ,  fit 
déclarer  une  croisade  contre  les  Albigeois,  et  mar- 
cha à  la  conquête  des  Etats  de  son  beau-frère,  le 
comte  de  Toulouse.  Dans  cette  guerre  exécrable,  le 
)n]ie   Innocent  et  le  roi  Pliilippe  étaient  les  chefs; 


saint  Dominiipu',  lapùtre;  l'oriieux  Simon  de  Mont- 
fort,  le  bourreau,  et  le  comte  de  Toulouse  et  ses  peu- 
ples les  vijtimcs. 

La  première  ville  qui  tomba  au  pouvoir  des  catholi- 
ques fut  Béziers;  soixante  mille  personnes  de  tout  âge 
et  de  tout  sexe  furent  égorgées;  pendant  trois  jours 
les  rues  furent  changées  en  des  ruisseaux  de  sang, 
(|ui  disparurent  dans  l'immense  incendie  qui  dévora 
la  ville  entière;  Carcassonne,  Castelnaudary,  Albi, 
Lavaur  et  Moissac  furent  pillées,  saccagées,  désolées 
et  brûlées.  Toulouse  eut  également  ses  jours  de  ter- 
reur; une  armée  de  brigands,  conduite  par  l'exécra- 
ble Dominique,  escortée  d'une  foule  de  prêtres  et  de 
moines,  fit  son  entrée  triomphale  dans  la  capitale  de 
Raimond,  qui  fut  livrée  au  pillage,  au  viol,  au  mas- 
sacre, à  l'incendie. 

En  récompense  du  zèle  qu'il  avait  montré  contre 
les  hérétiques ,  Philippe  obtint  du  pape  la  couronne 
d'Angleterre,  à  laquelle  il  n'avait  aucun  droit,  et 
l'autorisation  d'occire  le  roi  Jean ,  qu'Innocent  III 
venait  d'excommunier.  Pour  s'emparer  du  trône  qui 
lui  était  donné  si  libéralement ,  Philippe  rassembla 
aussitôt  une  armée  formidable,  et  équipa  une  flotte 
de  dix-sept  cents  voiles ,  qui  était  destinée  à  faire 
une  descente  dans  la  Grande-Bretagne.  ]\Iais  déjà 
le  roi  Jean,  qui  avait  acheté  la  paix  de  la  cour  de 
Rome ,  s'avançait  à  la  rencontre  des  Français  avec 
cinq  cents  vaisseaux  renforcés  de  la  flotte  du  comte 
de  Flandre  :  un  combat  terrible  s'engagea  entre  les 
deux  armées;  et  après  sept  heures  d'une  lutte  achar- 
née, les  Français  furent  battus,  exterminés,  et  leur 
flotte  anéantie. 

Philippe-Auguste  mourut  à  râlantes,  le  14  juillet 
H23,  après  avoir  pesé  sur  la  France  pendant  qua- 
rante-trois années. 

Ce  qui  distingue  le  douzième  siècle  en  France, 
c'est  le  mouvement  d'indépendance  politique  et  re- 
ligieuse qui  commence  à  se  manifester,  en  même 
temps  que  l'instruction  se  répand  dans  les  masses; 
la  jeunesse  abandonne  les  écoles  fondées  dans  les 
monastères  et  dans  les  cathédrales  pour  suivre  les 
cours  professés  dans  les  académies  de  Paris.  Cette 
ville,  devenue  le  centre  des  lettres,  se  trouva  bien- 
tôt envahie  par  une  multitude  d'étudiants  qu'on  ren- 
ferma, par  une  mesure  d'ordre,  dans  un  quartier 
nommé  le  quartier  de  l'Université,  et  qui,  sous  le 
règne  suivant,  s'organisa  en  corps,  avec  ses  chefs,  sa 
police,  ses  privilèges  et  ses  immunités. 

De  cette  époque  date  l'influence  de  Paris  sur  les 
destinées  de  la  France  ;  depuis  ce  moment  la  capi- 
tale a  toujours  suivi  une  marche  progressive,  et  elle 
est  aujouid'iiui  la  première  ville  du  niondr  1 


TREIZIEME     SIECLE 


Réflexions  de  l'historien  Matthieu  Paris  sur  l'Eglise  au  treizième  siftcle.  —  Le  cardinal  Lothaire  est  élu  pape  sous  le  nom  d'Inno- 
cent III.  —  Son  histoire  avant  son  élection.  —  Commencements  de  son  pontificat.  —  Traité  entre  le  pape  et  la  reine  de  Sicile. 
—  Innocent  prêche  de  nouvelles  croisades.  —  Le  pape  met  la  France  en  interdit.  —  Prétentions  du  pape  sur  l'élection  des 
empereurs  d'Occident.  —  Innocent  s'érige  en  arbitre  de  la  paix  et  de  la  guerre  entre  toutes  les  puissances.  —  Fondation  de 
l'empire  latin  i  Constantinople,  et  réunion  temporaire  des  Égli>es  grecque  et  latine.  —  Couronnement  du  roi  d'Aragon.  — 
Couronnement  de  l'empereur  Othon.  —  Massacre  des  malheureux  Albigeois.  —  Saint  Dominique  commande  l'incendie  de 
Béziers.  —  Le  pape  donne  l'Angleterre  au  roi  de  France.  —  Le  roi  d'Angleterre  se  déclare  vassal  du  pape.  —  Concile  de  La- 
tran.  —  Curieuse  aventure  de  saint  François  d'Assise.  —  Les  Anglais  et  les  Français  refusent  d'obéir  au  pape.  —  Mort  d'Inno- 
cent III.  —  Réflexions  sur  le  caractcre-de  ce  pontife. 


Un  moine  de  Saint-Alban,  appelé  Mattliieu  Paris, 
ijui  écrivait  l'histoire  contemporaine  du  treizième  siè- 
cle, parle  ainsi  de  l'Église  :  «  Le  peu  de  foi  qui  e.xistait 
encore  sous  les  derniers  papes,  et  qui  n'était  plus 
qu'une  étincelle  du  feu  divin ,  s'éteint  pendant  ce 
:^iècle  ;  toutes  les  croyances  sont  anéanties  ;  la  simo- 
nie n'est  plus  un  crime;  l'usure  n'est  plus  une  ac- 
tion honteuse ,  et  les  prêtres  cupides  peuvent  dévo- 
rer sans  péché  la  substance  du  peuple  et  des  sei- 
gneurs. Maintenant  la  charité  évangéliijue  s'est  en- 
volée vers  les  cieu.\  ;  la  liberté  ecclésiastique  a  dis  - 
paru ,  la  religion  est  morte ,  et  la  ville  sainte  est 
devenue  une  infâme  prostituée,  dont  l'impudicité 
surpasse  celle  de  Sodome  et  de  Gomorrhe.  'Tous  les 
pays  sont  livrés  à  la  rapacité  de  moines  en  haillons, 
insolents  et  illettrés,  qui  s'abattent  sur  les  provinces, 
armés  de  bulles  romaines ,  et  s'adjugent  effronté- 
ment tous  les  revenus  accordés  par  nos  ancêtres 
pour  la  subsistance  des  pauvres  et  pour  l'e.xercice  de 


l'hospitalité.  Quant  à  ceux  qui  opposent  quelque  ré- 
sistance à  cette  dilapidation  des  deniers  publics,  ou 
qui  refusent  aux  envoyés  du  pape  une  partie  de  ce 
qu'ils  demandent,  ils  sont  aussitôt  frappés  des  fou- 
dres de  l'anathème. 

«Ainsi  les  pontifes  non -seulement  exercent  une 
odieuse  tyrannie ,  d'autant  plus  insupportable  que 
leurs  agents,  semblables  à  de  véritables  harpies  ar- 
mées de  griffes  de  fer,  viennent  arracher  ju-qu'aux 
derniers  lambeaux  qui  couvrent  les  fidèles  pour  en- 
tretei^ir  le  luxe  de  Rome,  mais  encore  ils  renversent 
les  traditions  des  premiers  siècles  de  1  Église ,  et 
chassent  des  domaines  de  saint  Pierre  les  citoyens 
qui  en  avaient  la  direction ,  pour  les  remplacer  par 
des  miséiables ,  appelés  fermiers  romains  ,  qui  dé- 
laissent le  travail  des  champs  pour  piller  les  habi- 
tants des  provinces ,  et  qui,  dans  l'espoir  de  bien 
mériter  du  saint-père,  envoient  à  Rome  les  dé- 
pouilles des  malheureux.  Aussi  devons -uous  déplo- 


INNOCENT    III 


105 


Les  croisés  à  Venise 


ler  un  tel  scandale,  et  dire  dans  la  duuleiir  de  noire 
âme,  que  nou.^  serions  mille  fois  plus  heureux  de 
mourir  .{ue  d'assister  à  ce  spectacle  d'horreur  et 
d'abomination  !  » 

Dès  qu'on  eut  rendu  les  honneurs  de  la  sépulture 
au  1  ape  Géiestin  III,  les  cardinaux  s'assemblèrent 
secrètement  dans  un  heu  appelé  Sejita  Solis,  afin  de 
conférer  avec  jilus  de  hberté  sur  l'élection  d'un  nou- 
veau pontife  ;  ils  assistèrent  d'abord  à  la  messe  du 
Sami-Esprit;  ensuite  ils  se  saluèrent  et  se  donnè- 
rent le  baiser  de  paix.  Ajirès  quoi  on  procéda  à  l'é- 
II 


lection  et  l'on  nomma  des  scrutateurs  :  au  premier 
tour  de  scrutin  ,  les  sulTrages  lurent  proclamés  à 
haute  voix,  et  l'on  reconnut  que  la  majorité  des 
votes  s'était  portée  sur  le  cardinal  Lothairc,  (|ui  n'a- 
vait que  trente-sept  ans;  on  discuta  louf^lcmps  sur 
son  Age,  enfin  on  convint  de  le  choisir  pour  chef  de 
1  E.i,'lise,  et  au  deuxième  scrutin  il  cmpoila  les  Jeux 
tiers  des  votes,  et  fut  proclamé  pape,  sous  le  nom 
d'Innocent  III.  L'élection  ayant  été  publiée,  le  clergé 
et  le  peuj)le  le  conduisirent  avec  des  acclamations  de 
louanges  à  la  basilique  de  Gouslantin,   et  de  là   au 

1Û2 


106 


HIï^TOIRE    DES    PAPES 


palais  de  Latran ,  où  il  fut  soumis  aux  éprouves  ri- 
dicules et  oltscènes  do  la  chaise  percée. 

Lotliaire  était  fils  de  Trasimoud,  et  selon  quel- 
qiies  auteurs,  il  descendait  des  comtes  de  Soijni.  Son 
enfance  s'oiail  écoulée  dans  Anaiini,  sa  ville  natale, 
et  ce  fut  seulement  lorscpi'il  eut  atteint  l'âge  de  seize 
ans  que  sa  mère,  appelée  Clarine,  noble  d.ime  ro- 
maine, le  conduisit  dans  la  ville  sainte  et  le  confia 
à  des  maîtres  iiabilos  pour  terminer  son  éducation. 
Devenu  homme,  il  se  rendit  à  Paris  pour  entendre 
les  savantes  dissertations  des  professeurs  de  l'uni- 
versité de  cette  capitale;  cnlin  il  retourna  à  Bologne 
pour  entrer  dans  les  ordres.  En  dernier  lieu,  Lo- 
tliaire fut  nommé  dianoine  de  Saint-Pierre  à  Home; 
Grégoire  VIII  lui  conféra  le  sous-diaconat,  et  Clé- 
ment III  lé  fit  cardinal-diacre  du  titre  de  Saint- 
Serge.  Comme  il  n'était  encore  que  diacre  lorsqu'il 
parvint  à  la  papauté,  on  fut  obligé  de  différer  son  sa- 
cre pour  lui  «onférer  les  autres  degrés  ecclésiastiques. 

Après  sa  consécration,  il  reçut  le  serment  de  fidé- 
Uté  et  d'iiommage  lige  de  Pierre ,  préfet  de  Rome , 
auquel  il  donna  par  le  manteau  l'investiture  de  sa 
charge,  droit  qui  appartenait  à  l'empereur.  Ce  début 
orgueilleu.x  fut  suivi  d'une  série  d'actes  politiques 
qui  faisaient  présager  ses  projets  futurs  sur  l'Italie. 
Il  visita  en  personne  le  duclié  de  Spolette,  la  Tos- 
cane et  les  autres  provinces  qui  dépendaient  ancien- 
nement du  saint-siége,  afin  de  les  ramener  .à  son 
autorité,  tout  en  affectant  de  ne  pas  s'occuper  des 
affaires  temporelles ,  et  en  répétant  sans  cesse  cette 
sentence  de  l'Écriture  :  «  Celui  qui  touche  la  poix  se 
salira.  »  Il  se  déclara  hautement  l'ennemi  delà  véna- 
Hté  des  charges,  pour  se  rendre  populaire,  et  fixa 
lui-même  le  salaire  des  officiers  de  sa  cour,  en  leur 
défendant  de  rien  exiger  des  fidèles.  Il  abolit  lu 
charge  d'huissier  de  la  chambre  des  notaires,  afin 
que  l'accès  en  fût  libre,  et  fit  enlever  du  palais  de 
Latran,  comme  indigne  de  la  majesté  pontificale,  un 
comptoir  où  l'on  trafiquait  de  bijoux  et  de  fausfcs 
pierreries.  Il  remit  en  \ngueur  les  séances  du  consis- 
toire public,  dont  l'usage  était  presque  aboli  ;  trois 
fois  par  semaine  il  donnait  solennellement  audience 
pour  écouter  les  plaintes  de  tous  les  fidèles,  et  dans 
ses  jugements  il  prononçait  comme  arbitre  suprême, 
n'ayant  égard  ni  à  la  qualité  des  personnes,  ni  à  leur 
fortune,  ni  à  leur  position,  mais  seulement  à  la  jus- 
tice de  leurs  réclamations. 

Comme  il  s'y  attendait,  sa  réputation  d'impartia- 
lité attira  bientôt  à  son  tribunal  l'appellation  de  toutes 
les  causes  importantes  ou  célèljres;  car,  il  faut  le  dire, 
cette  grande  ostentation  d'équité  ne  prenait  pas  uni- 
quement sa  source  dans  son  amour  pour  la  justice, 
mais  provenait  plus  particulièrement  d'un  besoin  in- 
satiable d'autorité  et  de  despotisme,  ainsi  qu'il  le 
laissa  paraître  dans  la  punition  infligée  à  André,  fils 
de  Bêla  III,  roi  de  Hongrie,  qui  fut  obligé  de  partir 
pour  la  terre  sainte,  sous  peine  d'excommunication  et 
de  la  perte  de  l'héritage  de  son  père.  Ce  fut  avec  la 
même  arrogance  qu'il  exigea  la  reddition  des  prison- 
niers que  l'empereur  avait  faits  dans  la  dernière  guer- 
re, et  surtout  la  mise  en  liberté  du  métropolitain  de 
Saleme.  Ses  légats  vinrent  audacieusement  signifier 
au  prince  qu'ils  lui  donnaient  vingt-quatre  heures 
pour  rendre  les  captifs,  s'il  ne  voulait  que  tout  son 


royaume  fût  mis  en  interdit  :  en  même  temps  ils  re- 
mirent aux  prélats  de  Spire,  de  Strasbourg  et  de 
Worms  différentes  bulles  qui  ordonnaient  à  ces  évè- 
ques  il'appuyer  les  mesures  prises  par  le  saint-siége 
et  do  se  joindre  à  l'abbé  de  Suiri  et  à  saint  .\nastase, 
abbé  de  l'ordre  de  Citeaux,  qui  avaient  la  mission  de 
fomenter  des  troubles  en  .Vlleraagne. 

Ainsi  le  pape  Innocent,  fidèle  à  celte  maxime  de 
l'Église,  que  la  haine  du  prêtre  doit  être  implacable 
et  éternelle,  continuait  à  poursuivre  Harberousse  dans 
la  personne  de  son  pelil-fils  Frédéric,  comme  avaient 
fait  ses  prédécesseurs  dans  la  personne  de  l'empe- 
reur Henri.  Le  jour  même  de  la  moit  de  ce  prince, 
le  jeune  Frédéric  fut  renversé  du  trône  par  deux  fac- 
tions puissantes  :  l'une  dirigée  par  l'iiilippe,  son  oncle 
et  son  tuteur,  qui  s'était  fait  élire  roi  des  Romains  ; 
l'autre  dirigée  par  (!)thon,  duc  de  Saxe,  qui  s'était 
fait  proclamer  empcreiu",  sous  prétexte  que  son  com- 
pétiteur était  inhabile  à  posséder  la  couronne  comme 
excommunié.  Alors  Philippe,  qui  avait  un  grand  in- 
térêt à  se  faire  absoudre  de  l'anathèrae  prononcé 
contre  lui,  se  rapprocha  du  saint-père,  et  moyennant 
une  concession  d'argent,  il  en  obtint  l'absolution.  Le 
prix  de  cette  félonie,  outre  le  payement  de  sommes 
considérables,  avait  été  la  promesse  de  renvoyer  sans 
rançon  l'archevêque  de  Salerne  et  les  prélats  qui  étaient 
prisonniers  avec  lui;  ceci  fait,  l'évèque  de  Sutri  pro- 
céda en  habits  pontificaux  à  la  cérémonie  du  couron- 
nement de  Philippe. 

Dix  ans  de  guerres  civiles  furent  pour  1' .-Allemagne 
le  résultat  de  la  politique  astucieuse  de  la  cour  de 
Rome  ;  le  pape  ne  manqua  pas  de  profiter  de  ces  di  - 
visions  déplorables  pour  recouvrer,  par  les  armes  spi- 
rituelles et  teraporellt's,  la  Romagne,  la  marche  d'An- 
cône,  le  duché  de  Spolette  et  le  patrimoine  de  la 
comtesse  INIathilde;  après  quoi  il  dépouilla  de  tous 
leurs  droits  le  sénat  et  les  préfets  de  Rome,  et  acheva 
de  rendre  le  siège  pontifical  indépendant  de  l'auto- 
rité des  empereurs. 

Cette  même  année,  l'impératrice  Constance,  veuve 
de  Henri  \'I,  mourut  à  Palerme  en  instituant  Inno- 
cent m  régent  du  royaume  de  Sicile,  et  en  lui  léguant 
des  sommes  énormes,  afin  d'assurer  par  avance  le 
remboursement  de  tous  les  frais  qu'il  serait  obligé 
de  faire  pour  la  dt'fense  des  États  de  son  fils.  Cette 
régence  fut  si  profitable  au  saint-père,  qu'après  un 
an  d'exercice.  Innocent  avait  non-seulement  réparé 
les  pertes  de  son  trésor,  mais  encore  il  avait  pu  éco- 
nomiser assez  d'argent  pour  entreprendre  une  guerre 
active  contre  les  princes  voisins,  et  pour  rétablir  son 
autorité  sur  les  anciens  domaines  de  l'Éghse. 

Le  pape,  content  de  ce  qu'il  avait  fait  au  dedans 
de  l'Italie,  voulut  agir  de  même  au  dehors;  il  fit  pu- 
blier de  nouvelles  croisades  et  envoya  ses  légions  do 
moines  dans  toutes  les  parties  de  l'Europe,  afin  d'exci- 
ter le  fanatisme  des  nations.  Comme  toujours,  ce  fut 
la  France  qui  la  première  se  rangea  sous  les  drapeaux 
du  Christ,  malgré  la  vive  opposition  du  roi  Philippe, 
(|ni  était  sous  le  coup  d'une  excommunication.  Grâce 
à  l'habileté  de  Pierre  de  Capoue,  légat  du  saint-siége, 
le  prince  fut  contraint  d'obéir  à  l'Église  et  de  faire  la 
paix  avec  l'.Yngleterre  pour  envoyer  en  terre  sainte 
ses  meilleures  troupes.  Une  partie  de  son  armée  se 
rendit  à  Marseille  et  l'autre  à  Venise,  afin  de  passer 


INNOCENT     III 


107 


plus  prompteraeni  en  Syrie  ;  néanmoins  il  en  an  iva 
autrement,  faute  de  vaisseaux  et  parce  que  l'aigeut 
vint  à  manijuer.  Heureusement  le  dotçe  de  ^'enise 
consentit  à  mettre  les  galères  delà  ré|iubli((ne  au  ser- 
vice des  croisés,  mais  en  leur  imposant  pour  condi- 
tion qu'ils  donneraient  la  chasse  aux  pirates  de  l'Adria- 
tique, et  qu'ils  feraient  le  siège  de  Zara,  ville  mari- 
time appartenant  aux  Vénitiens,  et  qui  s'était  sou- 
mise aux  Ilonprois.  Cet  arrangement  fut  accejité,  et 
sans  plus  tarder  les  Frani;ais  investirent  Zara  et  l'em- 
portèrent d'assaut,  sans  s'inquiéter  de  la  défense  du 
pape,  qui  avait  pris  cette  ville  sous  sa  protection.  Cet 
événement  n'eut  pas  du  reste  un  grand  retentisse- 
ment, et  les  vainqueurs  en  furent  cjuittes  pour  payer 
une  somme  d'argent  à  la  cour  de  Rome,  alin  de  faire 
lever  l'excommunication  qu'ils  avaient  encourue  en 
guerroyant  contre  un  croisé. 

Innocent,  qui  n'avait  d'autre  vue  que  l'extension 
de  son  autorité  sur  les  peuples  étrangers,  essaya  d'en- 
trer en  négociations  avec  l'empire  d'Orient;  mais  son 
excessif  orgueil  lui  lit  repousser  toute  espèce  de  con- 
cessions; alors,  furieux  de  n'avoir  pu  assujettir  les 
Grecs  à  sa  domination,  il  résolut  de  les  anéantir,  en 
excitant  les  Bulgares  à  la  révolte  et  en  détachant  de 
l'empire  une  grande  partie  de  la  Servie  qu'il  donna 
à  Voulc,  gouverneur  de  cette  province. 

Il  avait  même  commandé  aux  Français  de  marcher 
sur  Conslantiuople,  lorsqu'une  nouvelle  rupture  éclata 
entre  la  cour  de  Rome  et  celle  de  France  à  l'occa- 
sion du  second  mariage  de  Philippe  avec  Agnès  de 
Méranie.  Le  pape,  dont  la  politique  était  contraire 
à  cette  union,  ordonna  à  son  légat  Pierre  de  Capoue 
de  mettre  le  royaume  en  interdit  jusqu'à  ce  que  le 
prince  eiit  repris  sa  première  femme  IngerLurge  et 
eût  fait  sa  soumission  au  saint-siége.  En  même  temps 
il  écrivit  à  tous  les  prélats  français,  en  se  déclarant 
souverain  dispensateur  des  Églises,  qu'ils  eussent  à 
observer  et  à  faire  exécuter  la  sentence  dans  les  dio- 
cèses de  leur  juridiction,  sous  peine  de  déposition  et 
de  la  perte  de  leurs  bénéfices. 

Simond  fait  à  ce  sujet  de  sages  réflexions.  «  Le 
pape  Innocent  III,  dit  cet  historien,  aflirme  dans  une 
de  ses  épitres,  que  les  translations  des  évoques  et 
autres  changements  de  sièges  appartiennent  de  droit 
aux  pontifes,  qui  seuls  peuvent  les  autoriser  en  qua- 
lité de  successeurs  de  saint  Pierre;  en  sorte  ([ue,  par 
ce  raisonnement,  il  ne  faut  pas  observer  les  canons, 
mais  seulement  lesdécrétales,  parce  que  le  droit  ca- 
nonique lire  ainsi  son  autorité  delà  primatie  de  saint 
Pierre.  Innocent,  qui  avance  une  maxime  aussi  con- 
traire à  l'Évangile,  savait  ce]K'ndant  que  tout  l'ancien 
droit  était  opposé  à  ce  principe,  et  que  les  élections, 
les  translations,  les  dépositions  et  les  résignations 
des  évèqucs  se  faisaient  primitivement  dans  les  con- 
ciles provinciaux.  » 

Il  n'est  pas  douteux,  en  effet,  (pie  le  jiape  ne  fût 
parfaitement  instruit  de  cette  vérité,  mais  son  but, 
en  publiant  une  ojiinion  contraire,  était  de  frapper 
de  terreur  ceux  qui  auraient  voulu  s'élever  contre  ses 
ordonnances.  Or,  les  prélats  de  France,  redoutant 
les  foudres  de  Rome,  suivirent  les  ordres  du  saint- 
père  avec  une  telle  rigueur,  que  toutes  les  églises 
restèrent  fermées  pendant  huit  mois,  et  que  les  morts 
demeurèrent   sans   sépulture.   Enfin,   comme  un  tel 


état  de  choses  ne  pouvait  durer  sans  porter  de  graves 
atteintes  à  l'autorité  royale,  Phili|ipe  sollicita  sa  grâ- 
ce, et  obtint  la  levée  de  l'excommunication,  sous  la 
condition  (pi'  il  re])rendrait  sa  femme  Ingerburge  avant 
l'expiration  d'un  délai  qui  fut  fixé  à  six  mois  six  se- 
maines six  jours  et  six  heures. 

L'Allemagne  était  toujours  exposée  aux  horreurs 
de  la  guerre  civile,  par  suite  des  divisions  soulevées 
par  le  saint-siége;  l'empire  d'Occident  avait  trois 
empereurs,  le  jeune  Frédéric,  Philippe  de  Souabe 
et  Ôthon  de  Saxe,  qui  se  disputaient  la  couronne  im- 
périale les  armes  à  la  main.  Innocent  s'était  d'abord 
déclaré  pour  Phihppe  ;  ensuite  il  se  laissa  gagner  par 
les  présents  d' Othon,  et  le  reconnut  comme  empe- 
reur, au  préjudice  du  jeune  roi  de  Sicile  son  pupille, 
alléguant  pour  prétexte  d'une  comluile  aussi  étrange 
et  aussi  versatile,  que  Frédéric  deviendrait  trop  re- 
doutable au  saint-siége  s'il  réunissait  sur  sa  tète 
les  couronnes  de  Sicile  et  d'Allemagne,  et  que  Phi- 
lippe de  Souabe  n'était  plus  digne  de  la  couronne 
depuis  qu'il  avait  fait  la  guerre  au  pape  et  envahi  le 
patrimoine  de  saint  Pierre  à  main  armée. 

En  conséquence  le  pape  écrivit  à  Othon:  «  Par 
l'autorité  que  Dieu  nous  a  donnée  en  la  personne  de 
saint  Pierre,  nous  vous  déclarons  roi,  et  nous  ordon- 
nons aux  peuples  de  vous  rendre  en  celte  qualité 
honneur  et  obéissance.  Néanmoins  nous  attendrons 
que  vous  ayez  souscrit  à  toutes  nos  volontés  pour 
vous  donner  la  couronne  impériale.»  Le  légat  chargé 
de  publier  cette  bulle  vint  à  Cologne,  oîi  il  convoqua 
en  assemblée  tous  les  partisans  d'Othon  de  Saxe;  en 
leur  présence  il  le  déclara  empereur  d'Allemagne,  et 
il  excommunia  tous  ceux  qui  portaient  les  armes  con- 
tre lui,  particulièrement  Phihppe  de  Souabe  et  tous 
les  seigneurs  de  sa  faction. 

Le  décret  du  saint-père  fut  accueilli  par  le  peuple 
de  Cologne  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie; 
mais  il  n'en  fut  pas  de  même  dans  les  provinces  du 
nord  de  l'Allemagne  ;  un  grand  nombre  de  prélats 
et  de  seigneurs  refusèrent  de  confirmer  l'élection 
d'Othon,  et  ils  envoyèrent  au  pape  cette  lettre  éner- 
gique: «  Saint-père,  nous  ne  pouvons  comprendre 
votre  conduite.  Où  donc  avez-vous  puisé  des  exem- 
ples d'une  audace  semblable?  (juels  sont  donc  les 
papes  vos  prédécesseurs  qui  se  sont  mêlés  de  l'élec- 
tion des  rois  ?  Jésus-Christ  n'a-t-il  pas  séparé  la  puis- 
sance temporelle  et  spirituelle,  afin  que  les  apôtres 
et  leurs  successeurs  ne  vinssent  pas  s'asseoir  sur  les 
trônes  de  ce  monde?...  »  A  cette  lettre  Innocent  ré- 
pondit :  «  Vous  ignorez,  prélats  ineptes,  et  vous,  laï- 
ques indociles,  que  les  ])rinces  tiennent  de  nous  le 
droit  d'éhre  les  empereurs.  N'est-ce  pas  le  saint-siége 
qui  leur  a  donné  ce  privilège  lorsqu'il  a  enlevé  aux 
Grecs  l'empire  d'Occident  pour  le  transporter  aux 
Romains  dans  la  personne  de  Charlemagne?  Croyez- 
vous  donc  que  les  papes  ne  se  soient  pas  réservé  le 
droit  d'examiner  ceux  qui  sont  élus  empereurs,  puis- 
que ce  sont  eux  qui  donnent  la  couronne  et  la  con- 
sécration? Apprenez  donc  que  si  nous  jugeons  indi- 
gne du  trône  celui  que  vous  avez  nommé  souverain, 
nous  sommes  dans  notre  droit  en  refusant  de  le  cou- 
ronner, et  même  en  choisissant  un  autre  prince  pour 
gouverner  les  peuples  !  » 

Malgré  cette  manifestation  d'hostilité,  Philippe  de 


108 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Souabi»  continua  à  solliciter  l'appui  île  la  cour  ilo 
Rome:  mais  tout  fut  inutile,  prières  tit  menaces. 
Innocent  répondit  aux  aniliassaiieins  des  ditïérentes 
puissances  qui  s'intéressaient  en  faveur  du  prince  de 
Souabe.  ces  paroles  de  charité  évangéli(|ue  :  «  Je 
lais  Cette  famille  des  Barberousse;  il  faut  que  Phi- 
lippe perde  le  trône  ou  moi  le  pontificat.  >> 

>>  En  effet,  dit  l'abbé  d'L'sperir,  il  alluma  dans  la 
malheureuse  Allemagne  le  llarabeau  de  la  guerre 
civile,  et  commit  des  actions  si  déplorables,  qu'il 
mérita  d'être  regardé,  par  toutes  les  nations,  comme 
le  plus  exécrable  des  papes.  » 

Pendant  ipie  la  cour  de  Rome  poussait  les  peuples 
d'Occident  dans  des  guerres  d'extermination,  les 
croisés  terminaient  leurs  préjiaratifs  de  dé])art.  Déjà 
une  partie  des  troupes  était  embarquée,  et  l'on  n'at- 
tendait qu'un  vent  favorable  pour  mettre  à  la  voile 
vers  la  Syrie,  lorsque  arriva  à  Venise  le  jeune  Alexis 
r.\nge,  qui  s'était  échappé  des  prisons  de  Constanti- 
nople  pour  venir  réclamer  la  protection  des  croisés 
contre  son  oncle  l'usurpateur  Alexis.  On  consulta 
aussitôt  le  pape  sur  la  conduite  qu'on  devait  tenir 
dans  une  telle  occurrence,  qui  promettait  un  puis- 
sant auxiliaire  à  l'armée  de  Palestine,  et  qui  pouvait 
amener  la  réunion  des  Églises  grecque  et  latine. 

Mais  Innocent,  qui  depuis  ])eu  avait  été  gagné  à  la 
cause  de  l'usurpateur  Alexis  par  les  sommes  consi- 
déraliles  qu'il  lui  avait  envoyées  et  par  la  promesse 
de  le  reconnaître  comme  pontife  suprême,  refusa  de 
donner  son  consentement  à  une  expédition  qui  devait 
renverser  ce  prince  du  trône.  Bien  plus,  il  ordonna 
impérieusement  aux  croisés  de  renoncer  à  toute  en- 
treprise de  cette  nature,  et  de  s'embarquer  immé- 
diatement pour  la  Palestine. 

Il  ne  fut  pas  difficile  aux  Français  et  aux  Vénitiens 
de  découvrir  les  motifs  secrets  qui  faisaient  agir  le 
pape  ;  aussi,  sans  s'arrêter  aux  menaces  de  la  cour 
de  Rome,  les  flottes  confédérées  changèrent  leur  des- 
tination primitive;  les  croisés  vinrent  attaquer  Cons- 
tantinople,  qu'ils  emportèrent  d'assaut,  et  rétablirent 
sur  le  trône  Isaac  l'Ange  et  son  fils. 

Ce  succès  changea  immédiatement  les  dispositions 
hostiles  du  saint-père,  et  d'ennemi  qu'il  était  des 
deux  princes,  il  devint  leur  partisan  dévoué  ;  il  dé- 
clara que  les  croisés  avaient  agi  pour  le  plus  grand 
bien  de  la  chrétienté,  et  réclama  la  soumission  des 
Églises  orientales.  Mais  déjà  les  Grecs  étaient  fatigués 
du  joug  des  Latins;  ils  refusèrent  d'obtempérer  aux 
ordres  du  pape,  et  déclarèrent  même  Ja  guerre  aux 
croisés.  Alors  les  Vénitiens  et  les  Fiançais  revinrent 
avec  les  deux  flottes  sous  les  murs  de  Constantinople, 
l'assiégèrent  une  seconde  fois,  et  s'en  emparèrent  le 
12  avril  1204. 

Depuis  cette  époque  jusqu'en  1260,  c'est-à-dire 
pendant  cinquante-six  ans,  l'empire  d'Orient  fut 
soumis  à  la  domination  des  princes  français.  Bau- 
doin, comte  de  Flandre,  le  premier,  fut  élu  empe- 
reur, et  soumit  à  son  autorité  les  provinces  d'Europe 
qui  étaient  encore  dépendantes  de  la  couronne.  Néan- 
moins toutes  les  villes  d'Asie,  ainsi  que  leurs  terri- 
toires, restèrent  aux  Grecs,  qui  fondèrent  plusieurs 
royaumes  indépendants.  ÎMich'-l-Tliéodore  Lascaris 
s'établit  à  Nicée  et  en  Biihynie  ;  Michel  Comnène 
régna  sur  une  partie  de  l'Èpire,    David   gouverna 


Iléradée,  le  Pont  et  la  Paphlagonie,  et  .Uexis,  son 
frère,  s'installa  dans  la  ville  de  Tiéhizonde,  qui  con- 
tinua à  Rirmer  ini  empire  séparé  de  celui  de  Cons- 
tantinople, même  après  la  réunion  des  autres  Etats  : 
ces  princes,  excepté  Théodore,  étaient  tous  descen- 
dants de  la  famille  dos  Comnène. 

Baudoin  fut  auUu-isé  par  le  pape,  qui  se  tourna 
encore  du  côté  du  vainqueur,  à  garder  ses  conquêtes, 
sous  la  condition  expresse  qu'il  obligerait  les  Eglises 
à  reconnaître  la  suprématie  de  Rome,  et  qu'il  lui 
rendrait  tous  les  domaines  que  les  empereurs  avaient 
enlevés  au  sainl-siége,  ainsi  que  le  droit  de  suprême 
juridiction  et  de  nomination  des  évêi(ues.  Mais  les 
Grecs  refusèrent  opiniâtrement  de  se  rometlre  sous 
le  joug  de  l'Eglise  latine  ;  et  comme  ni  les  supplices 
ni  les  tortures  ne  purent  vaincre  leur  détermination, 
force  fut  à  Baudoin  de  laisser  les  prélats  diriger 
leurs  diocèses  comme  ils  l'entendaient. 

Vers  la  lin  de  l'année,  Pierre  II,  roi  d'Aragon,  vint 
à  Rome  pour  se  faire  couronner  par  le  souverain  pon- 
tife. Il  lit  serment,  sur  la  Confession  de  saint  Pierre, 
d'être  soumis  au  pape,  lui  et  ses  peu|iles,  et  de  dé- 
fendre la  liberté  et  l'immunité  des  Eglises  au  prix 
de  son  sang  ;  ensuite  il  déposa  sur  le  maître-autel 
son  sceptre,  sa  couronne,  et  un  acte  par  lequel  il 
s'obligeait  à  payer  chaque  année  une  redevance  au 
saint-siége. 

En  Allemagne,  les  affaires  avaient  changé  de  l'ace  : 
Philippe  de  Souabe,  après  six  années  de  luttes,  ayant 
enfin  remporté  une  grande  victoire  sur  Othonde  Saxe, 
avait  pris  d'assaut  la  ville  de  Cologne,  et  par  suite 
avait  obligé  son  compétiteur  à  se  réfugier  en  Angle- 
terre, auprès  du  roi  Jean,  son  oncle.  Dès  que  le  pape 
fut  instruit  des  succès  obtenus  par  Philippe,  il  aban- 
donna le  parti  d'Othon,  selon  sa  politique,  se  déclara 
pour  le  vainqueur,  et  le  reconnut  comme  empereur. 
Othon  de  Saxe,  ne  voyant  plus  aucun  espoir  de  rele- 
ver son  parti,  se  détermina  à  faire  sa  soumission,  et 
demanda  même  en  mariage  Béalrix,  fille  de  PhiHppe. 

Mais  Innocent  n'était  pas  homme  à  laisser  vivre 
longtemps  ses  ennemis  ;  un  complot  secret  fut  orga- 
nisé à  l'instigation  du  pape,  et  le  malheureux  Phi- 
lippe de  Souabe  fut  assassiné  par  un  comte  palatin, 
nommé  Othon  de  Witelspach.  A  l'instant  mèmf, 
Othon  de  Saxe  rassembla  une  armée  (ju'il  conduisit 
à  Bologne,  où  avait  été  convoquée  une  assemblée  de 
tous  les  ordres  de  l'empire  pour  décider  des  mesures 
à  prendre  dans  la  circonstance.  Le  résultat  des  déli- 
bérations fut,  comme  il  avait  été  réglé  d'avance  par 
les  affidés  du  prince,  qu'il  devait  envoyer  des  am- 
bassadeurs à  Rome  pour  traiter  avec  Innocent  III 
des  conditions  de  son  sacre. 

Le  patriarche  d'Aquilée  et  l'évêque  de  Spire,  char- 
gés de  cette  mission,  se  rendirent  en  diligence  auprès 
du  pape,  qui  leur  remit  la  formule  d'un  serment 
qu'Othon  devait  prêter  entre  les  mains  des  légats. 
Voici  comment  il  était  conçu  :  «  Saint-père,  nous 
promettons  de  vous  rendre  Ihonneur  et  l'obéissance 
que  nos  prédécesseurs  ont  rendus  aux  vôtres  ;  nous 
nous  engageons  à  ne  point  nous  immiscer  dans  les 
élections  des  prélats,  ainsi  que  dans  les  appellations 
au  saint-siége,  relativement  aux  affaires  ecclésias- 
tiques. Nous  déclarons  abolis  les  anciens  abus  au 
moyen  desijuels  nos  prédécesseurs  s'emparaient  des 


INXjCFNT 


II 


K'J 


biens  des  ecclésiastiques  décédi-s  ou  des  Eglises  va- 
cantes, et  nous  iiromettons  de  travailler  efllcaccnient 
à  di'iaciner  les  hérésies.  Enliii  nous  laisserons  à 
l'Église  romaine  les  tenes  ([u'elle  a  obtenues,  soit 
des  empereurs,  soit  d'autres  personnes,  et  nous  l'ai- 
derons à  les  conserver  et  même  à  recouvrer  celles  qui 
sont  injustement  retenues  par  ses  ennemis.  » 

Comme  tout  avait  été  con^enu  à  l'avance,  on  fut 
bientôt  d'accord;  l'armée  allemande  reçut  l'ordre  de 
se  mettre  en  marche,  et  le  prince  vint  camper  devant 
Rome  à  la  tète  de  ses  troupes. 

Dès  le  lendemain,  Othon  fut  couronné  à  Saint- 
Pierre,  après  avoir  juré  sur  le  corps  de  l'Apôtre 
d'être  le  défenseur  de  l'Église  et  de  son  patrimoine. 
Malheureusement,  peu  de  jours  après  la  cérémonie, 
il  s'éleva  une  funeste  collision  entre  les  Romains  et 
les  soldats  allemands  :  chacun  courut  aux  armes,  et 
l'on  compte  que  dans  la  mêlée  plus  de  onze  cents 

levaliers  allemands  perdirent  la  vie. 

Othon  quitta  aussitôt  la  ville  sainte,  fort  mécon- 
tent de  la  réception,  et  se  retira  vers  Rologne;  en- 
suite il  écrivit  au  pape  que  regardant  les  malheureux 
événemenis  qui  venaient  de  se  passer  à  Rome  comme 
une  trahison,  il  refusait  de  rendre  les  biens  de  la 
comtesse  Mathilde  ;  il  menaça  même  d'attaquer  les 
terres  du  roi  de  Sicile,  sous  prétexte  qiie  la  Fouille 
appartenait  à  l'empire,  et  le  prévint  qu'il  allait  re- 
prendre plusieurs  provinces  qui  dépendaient  précé- 
demment de  sa  couronne,  et  dont  le  pape  s'était 
emparé  pendant  la  minorité  du  prince. 

Furieux  d'avoir  trouvé  un  ennemi  plus  fourbe  que 
lui,  Innocent  lança  aussitôt  les  foudres  de  l'excom- 


Les  croisés  à  Constantinople 


110 


HISTOIUE    ItKS     PAPES 


luunicalion  contre  Otlion,  déclara  tous  ses  sujets 
relevés  de  leur  serment  de  fidélité,  et  défendit  sous 
peine  d'anatiièrae  de  le  reconnaître  pour  souverain  ; 
en  luèuio  temps  il  ordonna  à  son  légat  d'excommu- 
nier le  podestat  et  le  peuple  de  Bologne,  et  de  les 
menacer  même  de  leur  ôter  les  écoles  qui  faisaient  la 
prospérité  de  leur  ville,  s'ils  ouvraient  encore  leurs 
portes  à  ses  ennemis. 

Au  milieu  de  toutes  ces  guerres  avec  les  princes 
et  avec  les  rois,  Innocent  ne  perdait  pas  de  vue  les 
hérésies.  Déjà  il  avait  envoyé  dans  le  midi  de  la 
France  les  moines  Rainier  et  Guy  avec  pouvoir  di; 
contraindre  les  Vaudois  à  faire  abjuration,  et  d'em- 
ployer pour  cet  objet  le  fer,  l'eau  et" le  feu,  suivant 
que  ces  bons  religieux  jugeraient  nécessaire  de  se 
servir  de  l'un  ou  de  l'autre,  ou  des  trois  ensemble, 
pour  la  plus  giande  gloire  de  Dieu.  «  Ainsi,  rapporte 
Perrin,  toute  la  chrétienté  fut  agitée  par  le  déplo- 
rable spectacle  d'infortunés  pendus  à  des  gibets, 
torturés  sur  des  chevalets  ou  briilés  sur  les  bûchers, 
parce  qu'ils  mettaient  leur  confiance  en  Dieu  seul  et 
refusaient  de  croire  aux  vaines  cérémonies  inventées 
par  les  hommes.  »  Comme  les  moines,  malgré  toute 
la  bonne  volonté  dont  ils  avaient  fait  preuve,  étaient 
restés  au-dessous  de  leur  tâche  et  n'avaient  pas  fait 
assez  de  besogne,  du  moins  suivant  l'avis  du  pape, 
trois  nouveaux  légats  partirent  de  Rome,  avec  mission 
d'exterminer  tous  les  hérétiques  jusqu'au  dernier, 
c'est-à-dire  les  quatre  cinquièmes  des  populations 
■méridionales. 

Ces  trois  moines,  qui  étaient  investis  de  la  con- 
fiance du  saint-père,  se  nommaient  Arnaud,  Pierre 
de  Castelnau  et  Raoul,  dignes  religieux  de  l'ordre  de 
Citeaux.  L'obstination  des  ^'audois  était  telle,  qu'en 
dépit  des  prédications  et  des  supplices  la  secte  s'aug- 
menta de  jour  en  jour,  et  vint  même  se  recruter 
parmi  les  grands  seigneurs  du  pays,  entre  autres 
de  Raymond  IV,  comte  de  Toulouse,  et  de  Raymond 
Roger,  comte  de  Foix.  Alors  les  exécutions  devinrent 
plus  difficiles  pour  les  missionnaires  ;  les  bourreaux 
se  refusèrent  à  remplir  leur  office,  le  peuple  se  sou- 
leva, et  dans  un  moment  d'effervescence,  on  lapida 
Pierre  de  Castelnau,  qui  était  le  plus  cruel  des  trois. 
Aussitôt  que  le  pape  eut  connaissance  de  ce  meurtre, 
il  résolut  d'en  tirer  une  vengeance  terrible,  afin  que 
l'exemple  ne  gagnât  point  les  provinces  catholiques, 
et  fit  prêcher  une  croisade  contre  les  malheureux 
Vaudois.  Le  comte  de  Toulouse  fut  excommunié, 
ainsi  que  ses  sujets  ;  des  indulgences  plénières  furent 
accordées  à  ceux  qui  s'armeraient  contre  les  héréti- 
ques, et  l'on  promit  les  palmes  du  martyre  aux  fana- 
tiques qui  succomberaient  dans  cette  guerre. 

L'infortuné  Raymond,  prévoyant  les  désastres  qui 
allaient  fondre  sur  ses  Etats,  vint  aussitôt  faire  sa 
soumission  aux  légats  du  pape,  et  prêta  serment  d'o- 
béissance et  de  fidélité  au  saint-siége.  Rien  ne  put 
Uéchir  le  courroux  d'Innocent  III  ;  le  comte  lui-même 
fut  obligé  de  prendre  la  croix  contre  ses  sujets, après 
avoir  subi  un  châtiment  infâme. 

Perrin,  dans  son  Histoire  des  Albigeois,  raconte 
ainsi  le  cérémonial  humiliant  auquel  il  fut  soumis  : 
«  Le  légat  fit  dépouiller  le  comte  Raymond  de  tous 
ses  vêtements  sur  le  seuil  de  l'église  de  Saint-Gilles; 
il  lui  passa  une  étole  au  cou,  et  lui  fit  faire  neuf  fois 


le  tour  de  la  fosse  de  Pierre  de  Castelnau,  en  le 
fouettant  de  verges  en  présence  des  comtes,  des 
marquis,  des  barons,  des  prélats  et  d'un  grand  cou- 
cours  de  peuple.  Et  comme  Raymond  protestait 
contre  celte  pénitence  qui  lui  était  iniligée  pour  un 
péché  qu'il  n'avait  pas  commis,  le  légat  lui  imposa 
silence  en  lui  disant  qu'il  était  coupable,  puisque  le 
crime  s'était  accompli  sur  ses  terres.  Ensuite  il  lui 
fit  jurer  sur  le  Christ,  sur  l'Évangile  et  sur  des  re- 
liques, une  entière  soumission  au  saint-siége,  et  le 
nomma  chef  de  la  croisade,  afin  que  les  \'audois 
vissent  bien  qu'ils  étaient  perdus,  puisque  leurs  amis 
et  leurs  protecteurs  combattaient  contre  eux.  » 

Néanmoins  les  croisés  n'osèrent  pas  s'avancer 
dans  l'intérieur  du  pays  avant  l'arrivée  d'un  nouveau 
i  légat  nommé  Dominique,  et  du  comte  de  Montfort, 
qui  accourait  avec  une  armée  de  quatre-vingt  mille 
hommes.  Alors  seulement  les  opérations  de  la  cam- 
pagne commencèrent, et  l'on  vint  mettre  le  siège  de- 
vant Réziers.  Cette  ville  florissante  résista  courageu- 
sement aux  efforts  de  ces  fanatiques  pendant  un  mois 
entier  ;  enfin  l'horrible  famine  contraignit  les  habi- 
tants à  faire  des  ofl'res  de  soumission  ;  mais  comme 
ces  infâmes  persécuteurs  avaient  juré  d'exterminer 
celte  brave  population,  toutes  les  propositions  d'ar- 
rangement furent  repoussées.  En  vain  le  comte  de 
Béziers  et  le  vénérable  préfet  de  la  ville  vinrent-ils 
se  jeter  aux  pieds  de  saint  Dominique  pour  le  sup- 
plier d'épargner  au  moins  les  catholiques,  qui  for- 
maient la  majeure  partie  des  habitants  de  Béziers;  le 
moine  fut  inflexible,  et  répondit  qu'il  avait  reçu 
l'ordre  du  pape  de  brûler  cette  cité  et  d'en  passer 
toute  la  population  au  fil  de  l'épée,  hommes  et  fem- 
mes, vieillards  et  enfants,  et  que  d'ailleurs,  après  le 
massacre.  Dieu  saurait  bien  reconnaître  ses  amis. 

Le  siège  fut  continué  avec  plus  de  vigueur  qu'au- 
paravant ;  et  dans  un  dernier  assaut  la  ville  tomba  au 
pouvoir  des  croisés.  Alors  commença  une  boucherie 
telle  qu'on  n'en  trouve  pas  un  second  exemple  '  dans 
les  annales  de  l'histoire.  L'aiïreux  Dominique,  la 
croix  d'une  main,  la  bulle  du  saint-père  de  l'autre, 
animait  les  combattants,  les  excitait  au  carnage,  au 
viol,  à  l'incendie!...  Il  remplit  si  bien  les  ordres  du 
pape,  que  soixante  mille  cadavres  de  tout  sexe, 
hommes,  femmes,  enfants,  vieillards,  furent  englou- 
tis sous  les  décombres  fumants  de  leur  ville  réduite 

en  cendres  !  ! Ceux  d'entre  ces  infortunés  que  les 

soldats  épargnaient,  à  cause  de  leur  jeunesse  ou  de 
leur  beauté,  furent  réservés  à  de  nouvelles  scènes 
d'horreur;  les  jeunes  filles  et  les  jeunes  garçons, 
amenés  entièrement  nus  devant  le  tombeau  de  Pierre 
de  Castelnau,  étai'înt  frappés  par  des  moines  avec 
des  lanières  plombées  ;  et  lorsque  leurs  corps  n'of- 
fraient plus  aucune  place  qui  ne  fût  couverte  de 
sang,  les  uns  et  les  autres  étaient  abandonnés  à  la 
brutalité  des  croisés,  puis  égorgés,  puis  les  cadavres 

pollués  par  d'horribles  luxures  !  !  ! 

Toutes  ces  atrocités  ne  s'arrêtèrent  pas  à  la  seule 
ville  de  Béziers  ;  les  bourreaux  n'ayant  plus  de  vic- 
times sous  la  main,  poursuivirent  leur  marche  et 
vinrent  attaquer  le  comte  de  Béziers,  qui  s'était  re- 
tiré à  Carcassonne,  bien  résolu  à  défendre  cette  place 
jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Mais  il  n'avait  pas 
prévu  qu'il  aurait  sur  les  bras  toutes  les  forces  des 


INXOCEM'     m 


111 


croisés,  et  Lientùt  il  fut  oliligé  J'iMitier  en  pourpar- 
lers. A  Carcassonne  comme  à  Béziers,  saint  Donii- 
ni([ue  fut  inilexible  ;  il  lit  répondre  (|ue  pour  toutes 
conditions,  les  habitunls  de  Carcassonne  sortii-aient 
de  leurs  murailles,  enfants,  hommes,  femmes,  sans 
vêtements,  et  se  retireraient  ainsi  dans  laulaine  voi- 
sine  en  attendant  qu'il  ordonnât  de  leur  sort.  Le 
seigneur  de  Béziers  connaissant  ses  ennemis,  refusa 
d'exposer  ses  sujets  à  la  rage  de  ces  titires,  et  conti- 
nua à  se  défendre  pendant  un  mois  encore  ;  enlin  la 
trahison  vint  au  secours  des  croisés,  Carcassonne  fut 
livrée  au  comte  de  ]Montfort,  et  fut  traitée  avec  la 
même  cruauté  que  Béziers.  Toulouse,  .\lbi,  Castel- 
naudary  et  toutes  les  villes  du  Midi  qui  renfermaient 
des  .'Ubigeois  furent  égalument  dévastées  par  cette 
armée  d'assassins. 

Innocent  ne  se  contenta  pas  d'exercer  son  despo- 
tisme sur  la  France,  sur  l'Italie,  sur  l'Allemagne  et 
sur  la  Grèce,  il  voulut  l'étendre  jusque  sur  l'.Vngle- 
terre,  et  donna  l'archevêché  de  Cantorbéry  à  l'un  de 
ses  cardinaux,  appelé  Etienne  Langton,  sans  consul- 
ter le  roi  Jean,  qui  lui  avait  proposé  un  autre  prélat. 
Cet  acte  d'autorité  fut  mal  accueilli  du  roi  d'Angle- 
terre, qui  lui  écrivit  cette  lettre  énergique  :  «  Pour- 
(juoi  don-:,  pape  de  Satan,  as-tu  repoussé  l'élection 
de  l'évêque  de  Norwicli  ?  Est-ce  donc  parce  (jue  tu 
avais  vendu  la  métropole  de  Cantorbéry  à  un  prélat 
qui  ne  nous  est  connu  que  par  ses  liaisons  avec  nos 
ennemis  de  France  '?  Nous  déclarons  que  si  tu  ne 
rétractes  pas  cotte  nomination,  nous  empêcherons 
nos  sujets  d'aller  à  Rome  pour  te  porter  leurs  offran- 
des, et  nous  t'enlèverons  la  juridiction  denosÊgliscs.» 

A  la  lecture  de  cette  lettre.  Innocent  entra  dans 
des  accès  de  rage;  il  écrivit  aussitôt  aux  évèques  de 
Londres,  d'Êli  et  de  Worchester,  qu'ils  eussent  à 
mettre  le  royaume  en  interdit,  à  moins  que  Jean  ne 
conlirmàl  immédiatement  l'élection  de  l'archevêque 
Etienne  de  Langton.  Ceux-ci,  vendus  aux  intérêts  de 
la  cour  de  Rome,  s'acquittèrent  aussitôt  de  leur  mis- 
sion; ils  vinrent  trouver  le  roi,  et  lui  exposèrent  les 
ordres  terribles  qu'ils  avaient  reçus  de  Rome,  et  qu'ils 
étaient  forcés  d'exécuter  s'il  refusait  d'obtempérer 
aux  injonctions  du  saint-siége. 

Jean,  indigné  de  l'insolence  du  pape  et  de  l'hypo- 
crisie des  prélats,  les  chassa  de  sa  présence,  les  me- 
naçant, s'ils  avaient  l'audace  de  lancer  l'interdit,  de 
-  les  bannir  de  l'Angleterre,  de  confisquer  tous  leurs 
biens,  et  de  les  renvoyer  à  Rome  pour  être  entretenus 
aux  frais  de  l'épargne  de  Saint-Pierre. 

Telle  était  linlluence  des  papes  à  cette  époque 
d'ignorance,  que  rien  ne  put  intimider  les  prélats  ; 
la  bulle  d'Innocent  fut  publiée  dans  tout  le  royaume, 
et  le  service  divin  fut  suspendu.  Jean  essaya  inutile- 
ment de  soumettre  son  clergé;  les  moines  préfé- 
rèrent abandonner  leurs  couvents,  et  les  évèques 
perdre  leurs  Eglises  et  leurs  biens,  plutôt  ([ue  de 
contrevenir  aux  ordres  du  pontife.  Au  milieu  de  ce 
conflit,  une  sentence  terrible  de  la  cour  de  Rome 
vint  aggraver  les  désordres  :  Jean  fut  déclaré  dépos- 
sédé de  la  couronne,  la  nation  déliée  de  ses  serments 
de  fidélité;  tous  les  chrétiens  eurent  ordre  de  courir 
sus  au  roi  d'.Vngleterre.  Philippe-Auguste  fut  désigné 
pour  le  remplacer,  et  une  croisade  fut  prèchée  contre 
la  Grande-Bretagne. 


L'ambitieux  Philippe,  i[ui  depuis  peu  s'était  ré- 
concilié avec  Innocent,  lit  aussitôt  d'immenses  pré- 
paratifs et  men;i(;a  d'une  descente  en  Angleterre 
l'infortuné  roi.  Dans  cette  extrémité,  Jean  se  voyant 
abandonné  de  tout  le  monde,  se  détermina  à  faire 
sa  soumission  au  pape  et  à  lui  prêter  le  serment 
qu'Innocent  avait  indiqué,  et  qui  était  ainsi  conçu  : 
«  Nous  promettons  sur  le  Christ  et  sur  les  saints 
Evangiles  de  donner  une  paix  entière  à  Etienne  de 
Langton,  métropolitain  de  Cantorbéry,  et  aux  cinq 
évèques  Guillaume  de  Londres,  Eustache  d'Eli,  Gilles 
d'Herford,  Jocelin  de  Bath,  et  Hubert  de  Lincoln, 
ainsi  qu'aux  autres  personnes,  tant  clers  que  la'iqucs, 
r[ui  se  sont  élevées  contre  nous  par  les  ordres  du 
saint-père  ;  nous  leur  restituerons  tout  ce  qui  leur  a 
été  enlevé,  et  nous  les  dédommagerons  libéralement 
des  pertes  que  nous  leur  avons  fait  éprouver.  Nous 
jurons  une  entière  soumission  au  saint-siége,  et  nous 
reconnaissons  qu'à  lui  seul  appartient  le  droit  de 
nommer  les  prélats  et  de  gouverner  les  Eglises  de 
nos  États.  » 

Mais  ce  serment  n'était  que  le  prélude  des  nou- 
velles exigences  de  la  cour  de  Rome,  et  deux  jours 
après  le  légat  romain  se  fit  remettre  une  charte  par 
laquelle  Jean  déclarait  que,  pour  l'expiation  de  ses 
péchés,  de  l'avis  de  ses  barons  et  par  sa  volonté 
libre  et  entière,  il  donnait  au  pape  Innocent  et  à  ses 
successeurs  le  royaume  d'Angleterre  et  celui  d'Ir- 
lande avec  tous  leurs  droits  ;  qu'il  reconnaissait  les 
tenir  comme  vassal  du  pontife,  et  qu'en  cette  qualité 
il  lui  faisait  hommage  lige.  En  outre,  pour  marque 
de  sujétion,  il  s'engageait  à  payer  chai[ue  année  à  la 
cour  de  Rome  mille  marcs  d'or,  en  plus  du  denier 
de  Saint-Pierre  ;  il  obligeait  par  le  même  acte  tous 
ses  successeurs  à  maintenir  celte  donation  sous  peine 
d'être  déchus  de  la  couronne. 

Les  seigneurs  anglais,  au  rapport  de  Matthieu 
Paris,  refusèreut  de  ratifier  ce  traité  honteux,  qui 
les  assujettissait  aux  papes  ;  ils  entrèrent  en  pleine 
révolte  contre  le  roi  et  réclamèrent  leurs  franchises. 

Ainsi  Jean  se  trouva  encore  à  la  veille  de  perdre 
sa  couronne,  précisément  pour  avoir  pris  les  moyens 
qu'il  croyait  les  plus  propres  à  la  lui  conserver;  il 
s'empressa  d'envoyer  des  députés  à  Rome  pour  ap- 
prendre au  saint-père  la  révolte  des  barons  d'An- 
gleterre, et  pour  lui  demander  le  secours  des  cen- 
sures spirituelles  afin  de  faire  rentrer  les  rebelles 
dans  le  devoir. 

Innocent,  ayant  entendu  les  plaintes  des  ambas- 
sadeurs, fronça  le  sourcil  et  s'écria  :  «  Quoi  donc  ! 
ces  baronnets  anglais  veulent  détrôner  un  roi  qui  est 
sous  la  protection  de  notre  siège,  et  faire  passer  à  un 
autre  le  bien  de  l'Église  romaine  !  Par  saint  Pierre, 
nous  ne  laisserons  pus  cet  attentat  impuni!  ••  Aus- 
sitôt il  appela  mii  scrii/e  et  lui  dicta  cette  sentence  : 
<<  Nous  cassons  toutes  les  concessions  ([ue  le  roi  Jean 
a  pu  faire  ou  fera  par  la  suite  à  ses  barons,  lui  dé- 
fendant d'y  avoir  égard  sous  peine  d'excommunica- 
tion. Nous  ordonnons  à  tous  les  seigneurs  anglais  et 
irlandais  de  renoncer  aux  privilèges  (pi'ils  ont  extor- 
qués à  leur  roi,  et  nous  leur  commandons  de  venir  à 
Rome  nous  exposer  leurs  réclamations,  afin  que  jus- 
tice leur  soit  faite.  »  Ni  cette  bulle  du  pape  ni  les 
menaces  des  évèques  ne  purent  arrêter  les  désordres, 


11: 


HlM'DlHK     DES     PAPEt? 


et  les  barons  conlinut'rent  à  fjueiToycr  contre  le  roi 
|>our  en  obtenir  île  nouvelles  franchises. 

D.ins  la  nuMue  année,  Innocent  tint  uu  concile  pé- 
nèral  au  palais  de  Latran  pour  le  couronnement  de 
l-'rédiric  II,  qui  fui  déliiiiliveraent  reconnu  logilini' 
empereur,  sous  la  condilion  que  la  Sicile  et  l'Alle- 
magne resteiaienl  séparées. 

Les  comtes  de  Toulouse  et  de  Foix  comparurent 
t'i^alement  devant  les  Pères,  réclamant  justice  contre 
rinfàme  Simon  de  MontforI,  qui  s'était  emparé  de 
leurs  Etats,  et  qui,  de  concert  avec  saint  Dominique, 
continuait  ses  massacres  sur  les  inforlunés  .'albi- 
geois. Bien  loin  de  montrer  quelque  indignation  au 
récit  des  atrocités  commise«,^par  son  légat,  le  pape 
répondit  fièrement  qu'on  n'avait  fait  qu'exécuter  ses 
ordres,  et  qu'il  ne  pouvait  censurer  des  chrétiens 
ortliodoies  de  ce  qu'ils  avaient  montré  trop  de  zèle 
dans  leur  sainte  mission.  Néanmoins  il  parut  céder 
aux  instances  de  ces  deux  seigneurs,  et  s'engagea  à 
les  rétablir  dans  leurs  domaines  :  promesse  menson- 
gère, puisqu'au  même  instant  il  faisait  porter  des 
ordres  secrets  à  Dominique  et  à  Simon  de  Mont- 
fort,  afin  qu'ils  redoublassent  de  sévérité  envers  les 
mallieureux  Albigeois. 

Ferrand  prétend  que  saint  François  d'Assise,  ion- 
dateur  de  l'ordre  des  franciscains,  vint  également  au 
concile  de  Latran  pour  faire  approuver  la  règle  qu'il 
avait  établie  pour  ses  couvents.  L'histoire  de  ce  vi- 
sionnaire est  assez  remarquable  pour  que  nous  tra- 
duisions un  des  épisodes  de  sa  vie  raconté  par  Fer- 
rand. «  Saint  François  d'Assise,  dit  le  chroniqueur, 
au  commencement  de  sa  conversion  se  jetait  dans 
une  fosse  remplie  de  glace  au  milieu  de  l'hiver,  pour 
vaincre  le  démon  de  la  chair  et  pour  préserver  de 
l'incendie  du  plaisir  la  robe  blanche  de  sa  chasteté. 
Ce  pieux  anachorète  aimait  incomparablement  mieux 
soutïrii-  un  grand  froid  dans  la  chair  que  l'ardeur  du 
démon  dans  son  àme. 

«  Aussi  un  jour  qu'il  éprouva  une  grande  tentation 
à  la  vue  d'une  belle  jeune  fille  qui  était  venue  lui  de- 
mander sa  bénédiction,  François,  au  lieu  d'écouter 
les  inspirations  de  la  concupiscence,  entra  tout  à 
coup  dans  sa  cellule,  se  dépouilla  de  ses  vêtement?, 
et  reparut  entièrement  nu,  avec  une  discipline  de  fer, 
se  frappant  à  coups  redoublés,  à  la  grande  édifica- 
tion de  ses  frères  et  de  la  villageoise,  jusqu'à  ce  que 
son  corps  fût  ruisselant  de  sang,  ensuite  il  se  roula 
sur  la  neige  du  jardin  eu  criant  ijue  l'Esprit  saint  s'é- 
tait emparé  de  lui  ;  en  effet,  on  le  vit  faire  sept 
boules  énormes  avec  la  neige  teinte  de  son  sang,  et 
çon  âme  parla  ainsi  à  son  corps  :  La  plus  grande  et 
la  plus  belle  de  ces  pelotes  est  votre  femme,  les  quatre 
autres  sont  vos  concubines,  et  les  deux  dernières 
sont  vos  servantes;  hàtez-vous  de  les  conduire  à  votre 
foyer,  car  elles  meurent  de  froid.  Le  saint  les  ayant 
poussées  l'une  après  l'autre  devant  un  brasier,  elles 
disparurent  bientôt  sous  l'ardeur  du  feu,  et  ne  lais- 
sèrent sur  les  dalles  qu'une  longue  place  souillée  de 
sang  et  d'eau.  L'âme  du  saint  continua  alors:  Faites 
votre  profit  de  cet  enseignement,  mon  corps,  et 
voyez  comment  doivent  s'évanouir  les  délices  de  la 
chair  en  présence  de  l'Esprit  !  » 

Bayle  rajtporte  aussi  très-gravement  un  plaisant 
bat  qui  eut  lieu  entre  saint  Dominique,  clief  de 


la  croisade  contre  les  Albigeois,  et  saint  François 
d'Assise,  c.  Ces  deux  saints  s'étant  pris  un  jour  de 
querelle,  dit-il,  en  vinrent  aux  mains  et  se  battirent-; 
comme  François  était  le  plus  faible,  il  s'échappa  des 
bras  de  son  terrible  adversaire  et  se  cacha  sous  un 
lit.  Dominique  ne  pouvant  l'atteindre,  s'arma  d'une 
broche  de  cuisine  cl  lui  en  porta  cinq  coups  terri- 
bles; mais  Dieu,  qui  chérissait  les  deux  moines,  di- 
rigea lui-même  la  broche,  amortit  les  coups  et  pré- 
serva saint  François  de  la  mort  ;  néanmoins  celui- 
ci  conserva  de  cette  lutte  des  cicatrices  semblables 
aux  cinq  j)laies  de  Jésus-Christ.  » 

D'.Vubigné  s'est  montré  plus  sévère  que  ces  légen- 
daires envers  le  fondateur  île  l'ordre  des  franciscains. 
Il  lui  reproche  des  mœurs  abominables  :  «  Si  quelque 
évêque  ou  quelque  cardinal,  dit  l'historien,  devient 
amoureux  de  son  page,  il  ne  doit  pas  se  croire 
damm'";  au  contraire,  il  méritera  d'être  canonisé, 
puisqu'il  aura  suivi  l'exemple  de  saint  François  d'As- 
sise, qui  appelait  ses  relations  charnelles  avec  fr'éfe 
Maceus  des  amours  sacrées.  Ce  moine  luxurieux, 
dans  une  de  ses  visions,  raconte  qu'il  brûlait  d'un 
feu  dévorant  aussitôt  qu'il  voyait  le  jeune  novice,  et 
qu'un  jour  que  le  disciple  remplissait  les  fonctions  d'en- 
fant de  chœur  et  lui  offrait  le  sang  du  Christ  pour  le 
verser  dans  le  calice,  il  s'écria:  «  0  Alaceus  !  offre-toi 
«  plutôt  à  moi  que  Dieu  lui-môme  !  »  et,  ajoutait  saint 
François,  nous  éteignîmesaussitôt  nos  ardeurs  dans 
des  embrassements  charnels,  sur  les  marches  mêmes 
de  l'autel;  après  quoi  la  \i;ion  dispr.rut!  » 

Alalgré  ses  luttes  avec  saint  Dominique,  et  sa  ré- 
putation bien  établie  de  sodomite,  François  d'Assise 
fut  accueilli  avec  de  grands  honneurs  à  la  cour  pon- 
tificale, et  quitta  Rome  comblé  de  présents  ;  ce  qui 
était  d'autant  plus  extraordinaire,  qu'il  était  le  seul, 
de  tous  ceux  qui  avaient  assisté  au  synode,  non-seu- 
lement qui  n'eût  point  été  obligé  d'emprunter  aux 
usuriers  pour  faire  des  offrandes  à  Innocent,  mais 
encore  qui  eût  reçu  des  dons  du  souverain  pontife. 

Pendant  que  le  saint-père  essayait  la  force  de  ses 
anathèmes  contre  ceiix  qui  refusaient  de  reconnaître 
son  autorité  absolue,  Philippe  entreprenait  la  con- 
quête de  l'Angleterre  et  envoyait  son  fils  Louis  dans 
ce  royaume,  où  l'appelait  une  faction  puissante.  Le 
jeune  prince  s'était  déjà  fait  reconnaître  comme 
souverain  de  la  Grande-Bretagne  dans  plusieurs 
provinces,  lorsqu'il  eut  l'imprudence  de  signifier 
au  légat  romain  que  son  nouveau  royaume  ne  serait 
jamais  le  patrimoine  du  saint-siége. 

Innocent,  instruit  de  cette  circonstance,  ordonna 
aussitôt  une  grande  cérémonie  dans  la  basilique  de 
Saint-Pierre;  et  en  présence  d'une  foule  immense,  il 
monta  sur  le  jubé  et  prêcha  sur  ces  paroles  d'Ezé- 
chiel  :  c  Glaive  !  glaive  !  sors  du  fourreau  et  aiguise- 
toi  pour  tuer!  »  Après  la  prédication,  il  déclara  Louis 
déchu  du  trône  d' .Angleterre  et  l'excommunia  ainsi 
que  tous  ses  adhérents. 

Enfin,  il  vient  une  heure  suprême  où  les  tyrans, 
comme  les  autres  hommes,  doivent  aller  rendre 
compte  à  Dieu  de  leurs  bonnes  et  de  leurs  mauvaises 
actions;  ce  jour  fatal  arriva  pour  Inno'cent  ;  à  la  suite 
d'une  débauche  de  table,  il  fut  saisi  d'une  fièvre  ar- 
dente qui  le  conduisit  au  tomheau  le  16  juillet  1216. 

Matthieu    Paris,  dans  son  histoire,  représente   le 


INNOCENT    m 


113 


Simon  (le  Montfort  est  lue  sous  les  murs  de  Toulouse 


pape  Innocont  comme  le  plus  orgueilleux,  le  plus 
ambilieux  et  le  plus  avare  de  tous  les  hommes,  aflii- 
mant  qu'il  n'y  avait  pas  de  crime  qu'il  ne  fût  capable 
de  commettre  ou  de  favoriser  pour  de  l'argent  :  ce 
ji  gement  est  entièrement  justilié  par  la  vie  de  ce 
pape.  Sainte  Lutgaide,  religieuse  de  l'ordre  de  Cî- 
teaux,  enBrabant,  raconte  que  dans  une  vision  (pi'elle 
eut  après  la  mort  d'Innocent,  elle  vit  le  saint-père 
environné  de  fla/iimes,  et  comme  elle  lui  demandait 
pourquoi  il  était  ainsi  tourmenté,  il  répondit;  «  que 
c'était  surtout  pour  trois  crimes,  et  qu'il  eût  infailli- 
blement été  condamné  à  brûler  éternellenienl  sans 


l'intercession  de  la  mère  de  Dieu,  en  l'honneur  de 
la([uelle  il  avait  fondé  un  monastère  ;  que  cependant 
malgré  cette  puissante  protection  il  ne  pouvait  en- 
trer dans  le  ciel  qu'au  jour  du  jugement  dernier  et 
après  avoir  soull'ert  des  tortures  incompréhensibles 
pour  l'esprit  humain.  » 

Thomas  de  Canlinpré,  qui  rapporte  ce  fait,  ajoute 
qu'il  avait  appris  de  Luigarde  elle-même  les  trois 
causes  des  souffrances  du  saint  père;  mais  qu'elles 
étaient  tcUi'raent  horribles,  qu'il  ne  pouvait  les  faire 
connaître  sans  livrer  à  l'exécration  des  hommes  la 
mémoire  d'Innocent  III... 


103 


l'A 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Histoire  d'Honorius  avant  son  pontificat.  —  Son  élection.  —  Troubles  d'Angleterre.  —  Mort  de  l'exécrable  Simon  de  Montfort  et 
de  l'odieux  saint  Dominique.  —  Théodore  Comnène,  roi  d'Epire,  fait  sa  soumission  au  pape.  —  Nouvelle  persécution  contre 
les  Albigeois.  —  Apparition  des  Vaudois  en  Lombardie.  —  Lettre  du  pape  à  Louis  VII.  —  Couronnement  de  Frédéric  II.  — 
Honorius  veut  envoyer  le  prince  en  Palestine.  —  Querelle  à  ce  sujet  entre  l'empereur  et  le  pontife.  —  Mort  d'Hcnorius. 


Cencio  Savelli,  Romian  de  naissance,  avait  été  ca- 
mériér  sous  le  pontificat  de  Clément  III;  cette  qua- 
lité lui  donnant  l'intendance  de  tous  les  revenus  du 
saint- siège,  servit  en  outre  à  lui  créer  de  nombreux 
partisans  ;  lui-même  n'était  pas  sans  quelque  mé- 
rite, et  on  lui  attribue  un  ouvrage  remarquable  inti- 
tulé :  Livre  des  cens  de  l'Église  rotnaine,  qu'il  avait 
composé  sur  de  vieux  mémoires.  Ses  travaux  lilté- 
raires  avaient  augmenté  la  considération  qu'il  s'était 
déjà  acquise,  et  lui  avaient  valu  le  titre  de  cardinal. 
Depuis  il  composa  un  recueil  complet  de  cérémonies 
ecclériastiques  à  l'usage  du  clergé  italien,  qui  est 
connu  sous  le  titre  d'Ordre  romain. 

Après  la  mort  d'Innocent,  le  cardinal  Cencio  Sa- 
velli fut  élu  pour  lui  succéder  et  prit  le  nom  d'Hono- 
rius III  :  imitateur  fidèle  de  la  politique  de  son  pré- 
décesseur, il  voulut  comme  lui  dominer  à  la  fois  l'O- 
rient et  l'Occident;  et  le  jour  même  de  son  sacre  il 
écrivit  au  roi  de  Jérusalem  qu'il  allait  soulever  les 
peuples  de  l'Occident  contre  les  Sarrasins.  Il  adressa 
également  ses  lettres  à  l'empereur  français  qui  gou  - 
vernait  Constantinople,  pour  ranimer  son  zèle  contre 
les  schismatiques  grecs  et  contre  les  musulmans.  Les 
mêmes  instructions  furent  envoyées  aux  légats  ro- 
mains en  France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne, 
afin  qu'ils  rallumassent  les  flambeaux  du  fanatisme 
en  prêchant  de  nouvelles  croisades. 

Comme  la  guerre  d'usurpation  entreprise  par  Louis 


de  France  pour  la  couronne  d'Angleterre  retardait 
l'exécution  de  ses  projets,  Honorius  résolut  de  ter- 
miner ces  disputes,  et  se  déclara  en  faveur  du  roi 
Jean  ;  après  la  mort  de  ce  prince  il  reporta  sa  pro- 
tection sur  son  fils  Henri  III,  qu'il  reconnut  seul  lé- 
gitime souverain.  En  conséquence  des  nouveaux  or- 
dres du  pape,  le  clergé  de  la  Grande-Bretagne  excom- 
munia régulièrement  chaque  dimanche,  dans  toute 
l'étendue  du  royaume,  le  jeune  Louis  et  tous  ses 
adhérents.  Aussi  peu  à  peu  les  Anglais  désertèrent 
sa  cause;  et  comme  il  ne  recevait  aucun  secours  de 
son  père,  il  fut  bientôt  obligé  de  quitter  la  Grande- 
Bretagne,  afin  de  ne  pas  tomber  lui-même  au  pou- 
voir de  son  compétiteur,  qui  le  harcelait  de  près,  et 
pour  presser  le  départ  des  nouvelles  troupes  qu'il 
faisait  lever  sur  le  continent. 

Mais  pendant  son  absence,  les  légats  du  pape  mi- 
rent si  bien  le  temps  à  profit,  fulminèrent  de  si  ter- 
ribles anathèmes  contre  les  rebelles,  exhortèrent  si 
pathétiquement  les  Anglais  à  rentrer  dans  le  devoir 
et  à  rester  fidèles  à  leur  nouveau  souverain,  c'est-à- 
dire  au  saint-siége;  ils  distribuèrent  si  habilement 
l'or,  les  menaces  et  les  promesses;  enfin,  ils  surent 
organiser  un  parti  si  puissant,  qu'à  son  retour  en  An- 
gleterre, quoique  accompagné  d'une  armée  formida- 
ble, Louis  se  vit  néanmoins  repoussé  de  toutes  les 
villes  et  forcé  de  se  rembarquer  pour  la  France. 

Ce  grand  succès  obtenu,  Honorius  put  diriger  totis 


HONORUSI 


115 


sesoiïorts  vers  le  but  que  se  proposait  son  ambition, 
la  conquête  de  la  Palestine  et  de  l'Asie  :  à  cet  etVet, 
il  envoya  à  tous  les  évè([ucs  d'Occident  une  lettre  du 
grand  maître  des  tem])liers  annonçant  que  lesSaiTU- 
sins  étaient  extrêmement  all'aibiis,  et  qu'une  seule 
armée  suFlirait  pour  les  exterminer.  En  même  temps 
il  ordonna  des  prières  publiques  à  Rome,  et  se  ren- 
dit processionncllementà  Sainte-Marie  Majeure  avec 
sou  clergé  et  le  peuple,  marchant  nu-pieds  et  faisant 
porter  devant  lui  dans  leurs  châsses  les  têtes  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul.  De  semblables  cérémonies 
furent  répétées  dans  les  villes  de  ia  chrétienté,  et 
contribuèrent  puissamment  à  organiser  de  nombreu- 
ses troupes  de  croisés  qui  s'ébranlèrent  de  tous  côtés 
et  se  dirigèrent  vers  la  terre  sainte. 

Le  roi  de  Hongrie  fut  le  premier  qui  se  mit  en 
marche  à  la  tète  d'une  armée;  bientôt  il  fut  suivi  par 
un  nombre  prodigieux  de  bandes  indisciplinées  qui, 
semblables  à  des  torrents  de  lave,  ne  laissaient  sur 
leur  passage  que  ruines  et  désolation.  La  frayeur 
qu'ins])irait  partout  l'approciie  des  croisés  devint  pour 
Honorius  la  source  de  prolits  énormes,  et  il  tira  des 
rançons  des  princes  et  des  villes,  avec  la  seule  me- 
nace de  faire  tomber  leurs  Etats  sous  ces  terribles 
avalanches.  Ce  fut  le  même  moyen  qu'il  employa  con- 
tre Théodore  Comnène,  souverain  d'Epirc,  pour  l'obli- 
ger à  rendre  la  liberté  à  l'un  de  ses  légats,  Jean  Co- 
lonna,  qui  était  retenu  prisonnier  à  sa  cour.  Ni  priè- 
res ni  menaces  n'avaient  pu  déterminer  le  prince 
grec  à  renvoyer  l'ambassadeur  du  saint-siége  ;  Hono- 
rius promit  alors  des  indulgences  aux  croisés  qui  se 
ren  draient  en  Ê]iircpour  venger  l'injure  faite  à  l'Eglise 
romaine.  Aussitôt  Théodore  Comnène  changea  de  ré- 
solution; il  se  hâta  de  rendre  la  liberté  au  légat,  lui 
fit  des  présents,  et  fournit  même  une  escorte  qui 
l'accompagna  jusqu'à  Constantinople. 

Quoique  le  pape  pariât  fort  occupé  de  la  nouvelle 
croisade,  il  ne  perdait  pas  de  vue  néanmoins  les  hé- 
rétiques d'Occident,  et  par  ses  ordres,  saint  Domi- 
nique et  Simon,  comte  de  Montfort,  continuaient 
leurs  massacres  en  France  et  couvraient  toutes  les 
provinces  méridionales  de  bûchers  et  d'échafauds. 
Enfin,  les  deux  séides  du  despotisme  pontifical  soule- 
vèrent une  telle  haine  dans  ces  généreuses  popula- 
tions méridionales,  que  les  villes  de  Marseille  et 
d'Avignon,  bien  loin  de  marcher  contre  les  Albigeois, 
comme  elles  en  étaient  requises  par  le  jjape,  envoyè- 
rent au  contraire  des  renforts  à  Toulouse,  qui, 
pour  la  deuxième  fois,  était  assiégée  par  l'exécrable 
Simon  de  Montfort.  Dieu  ne  permit  pas  tpi'il  renou- 
velât sur  cette  ville  les  scènes  etl'royables  du  premier 
siège;  il  fut  tué  sous  les  murs  de  la  place  pendant  qu'il 
faisait  préparer  les  gibe'.s  et  les  instruments  de  tor- 
ture qu'il  destinait  aux  Toulousains. 

Dominique,  resté  seul  pour  continuer  les  massa- 
cres, montra  bientôt,  à  l'ardeur  nouvelle  qu'il  ap- 
porta dans  la  persécution,  qu'il  avait  promis  à  la  cour 
de  Rome  de  remplacer  Simon  de  Montfort,  et  de  faire 
à  lui  seul  la  besogne  de  deux  bourreaux.  Si  difficile 
que  cela  fût,  il  remplissait  ses  promesses,  lorsque  en- 
fin la  mort  vint  le  frapper  à  son  tour  et  donner  quel- 
que repos  aux  .\lbigeois. 

Cette  double  perte  pouvait  décourager  tout  autre 
qu'un  pape:  Honorius  songea  seulement  à  remplacer 


son  légat;  et  comme  il  lui  sembla  (ju'une  besogne  de 
bourreau  ne  pouvait  convenir  à  personne  mieux  qu'à 
un  roi,  il  écrivit  à  Louis  YIIl,  i[ui  venait  de  succéder 
à  Philippe-Auguste  :  «  Très  cher  fils,  vous  savez  que 
les  princes  chrétiens  sont  obligés  de  rendre  compte  à 
Dieu  de  la  défense  de  l'Kglise  leur  mère;  vous  devez 
donc  être  profondément  aflligé  de  voir  les  héréti(iues 
attaquer  insolemment  la  religion  dans  les  provinces 
de  l'Albigeois;  s'il  est  de  votre  devoir  de  poursuivre 
les  voleurs  dans  votre  royaume,  à  plus  forte  raison 
devez-vous  le  purger  de  ceux  qui  veulent  ravir  les 
âmes.  Or  nous  voyons  que  les  efforts  que  nous  avons 
faits  contre  les  hérétif[ues  sont  devenus  inutiles,  et 
([ue  plus  de  trois  cent  mille  croisés  ont  déjà  succombé 
dans  cette  sainte  cause  sans  la  faire  trionqilier.  Les 
erreurs  se  propagent  même  de  jdus  en  plus,  et  il  est 
à  craindre  qu'elles  n'infectent  bientôt  vos  Etats,  qui 
jusqu'à  présent,  par  une  bénédiction  particulière  de 
Dieu,  s'étaient  montrés  plus  affermis  dans  la  foi  que 
les  autres  royaumes.  G  est  pourquoi  nous  vous  exhor- 
tons et  vous  conjuronsau  nom  du  Christ,  vous,  prince 
cathobque  et  successeur  de  rois  catholiques,  d'offrir 
à  Dieu  les  prémices  de  votre  règne  en  ■  exterminant 
les  hérétiques  du  Midi. 

«  Nous  avons  appris  qii'Araaury,  le  nouveau  comte 
de  Toulouse,  et  fils  du  glorieux  comte  de  Montfort, 
vous  offrait  tous  les  droits  qu'il  a  sur  les  provinces  de 
r.\lbigeois,  et  consentait  à  joindre  ces  terres  à  votre 
domaine  en  échange  de  votre  protection.  Nous  vous 
autorisons  à  accepter  ses  propositions  pour  vous-même 
et  pour  vos  descendants,  afin  qu'ils  se  montrent  pro- 
tecteurs ardents  de  l'orthodoxie  dans  lejiiidi  delà 
Erance.  Enfin  nous  vous  instruisons  que  le  fils  de 
tiaymond,  l'ancien  comte  de  Toulouse,  redoute  tel- 
lement votre  puissance,  qu'il  ne  peut  manquer  de 
faire  immédiatement  sa  soumission  à  l'Eglise  lorsqu'il 
saura  que  vous  marchez  contre  lui.  Agissez  donc 
comme  le  veut  la  religion  !  Prenez  les  armes,  puisque 
Dieu  et  votre  intérêt  le  conimandent!  » 

Conformément  aux  ordres  du  pape,  Louis  ^'III  leva 
une  armée  et  vint  joindre  ses  troupes  à  celles  d'A- 
maury  de  Monfort  pour  écraser  les  malheureux  Al- 
bigeois. Raymond,  poursuivi  par  ses  ennemis,  tra- 
qué dans  ses  Etats,  fut  bientôt  obligé  de  faire  sa  sou- 
mission au  saint-siége.  Alors  les  hérétiques  se  trou- 
vant sans  défense,  exposés  à  toute  la  rage  de  leurs 
persécuteurs,  abandonnèrent  la  France  et  vinrent  se 
réfugier  en  Lombardie,  où  la  haine  sacerdotale  les 
poursuivit  encore;  car  Honorius  écrivit  à  révê(jue  de 
Brescia  :  «  Nous  voulons  que  les  tours  des  seigneurs 
([ui  ont  donné  asile  aux  hérétujues  soient  rasées  jusqu'à 
fleur  du  sol,  sans  pouvoir  jamais  être  relevées,  et 
celles  des  moins  coupables  démantelées  jusqu'à  la 
moitié  ou  au  tiers,  selon  l'importance  du  crime.  » 

Comme  après  le  dépari  du  roi,  les  Albigeois  avaient 
encore  relevé  la  tête,  le  pape  écrivit  à  Louis  qu'il  eût 
à  cesser  ses  disputes  contre  le  roi  d'Angleterre  pour 
diriger  toutes  ses  troupes  sur  les  provinces  méridio- 
nales. «  Et  cela,  disait  Honorius,  afin  que  ma  con 
duite  soit  conforme  à  la  morale  évangélique,  qui  or- 
donne aux  papes  d'user  de  leur  puissance  pour  em- 
pêcher les  guerres  inutiles  et  pour  diriger  les  glaives 
contre  les  ennemis  de  Dieu.  Vous  savez  qu'il  a  été 
dit  au  grand  prêtre  Jérémie  :  «  Je  t'ai  établi  sur  les 


116 


HISTOIRE    DES    PAPES 


peuples  p  ur  dOtiuireet  pour  édifier.  «Ainsi  les  papes 
ont  le  pouvoir  de  disposer  di's  arinces,  des  royaumes, 
et d  élever  ou  d'anéantir  les  empires!  C'est  pounjuoi 
nous  vous  onlonnons  de  restituer  au  prince  antjlais 
les  terres  que  vous  avez  envahies,  de  cesser  toute  hos- 
tilité contre  lui,  et  d'employer  vos  troupes  à  l'exter- 
mination de  vos  sujets  hérétiques.  » 

Ces  représentations  atriront  puissamment  sur  l'es- 
prit superslitirUN  de  Louis  \  111  ;  il  conclut  une  trêve 
avec  le  roi  d'Angleterre,  prit  la  croix  des  mains  du  lé- 
gat romain,  et  se  dirigea  vers  le  midi  de  la  France  à  la 
tète  de  son  armée.  Avignon  fut  la  premiers  ville  qui 
tomba  en  son  pouvoir;  ses  murailles  furent  abattues, 
ses  fossés  comblés  et  toute  sa  courageuse  population 
passée  au  lil  de  l'épée.  Mais  la  justice  divine  ne  per- 
mit pas  que  ce  monstre  poursuivit  le  cours  de  ses 
cruautés:  il  tomba  malade  et  mourut  trente  jours 
après  la  prise  d'Avignon. 

Pendant  que  la  moitié  de  la  France  se  jetait  sur 
le  Midi  pour  obéir  aux  ordres  sacrilèges  du  pape, 
Frédéric  II  essayait  de  raffermir  le  grand  édifice  im- 
périal, si  fort  ébranlé  par  les  rudes  atteintes  que  lui 
avaient  portées  les  orgueilleux  pontifes  sous  les  rè- 
gnes précédents.  Pour  mieux  réussir  dans  ses  pro- 
jets, il  feignit  d'être  animé  d'un  grand  zèle  pour  les 
croisades,  et  fut  des  premiers  à  s'enrôler  dans  la  mi- 
lice sacrée;  toutefois  il  retardait  chaque  jour  sondé- 
part  sous  de  nouveaux  prétextes,  soit  en  alléguant 
des  affaires  importantes  à  régler ,  soit  en  donnant 
pour  raison  qu  il  ne  pouvait  pas  quitter  ses  États 
avant  d'avoir  été  couronné  empereur. 

Honorius  démêla  ses  intentions  secrètes;  et  pour 
ne  pas  lui  fournir  d'excuses,  il  se  décida  à  le  sacrer 
solennellement  dans  l'église  de  Saint-Pierre  de  Rome. 
Après  la  cérémonie,  Frédéric  reçut  la  croix  des  mains 
du  cardinal  Hugolin ,  évèque  d'Ostie ,  et  renouvela 
publiquement  le  vœu  qu'il  avait  fait  d'aller  en  terre 
sainte.  Enfin,  comme  il  différait  encore  son  départ,  le 
pape,  fatigué  de  toutes  ces  lenteurs,  lui  écrivit  : 

«  Pliit  à  Dieu,  prince,  que  vous  voulussiez  consi- 
dérer avec  quelle  impatience  vous  êtes  attendu  par 
l'Eglise  d'Orient,  qui  espère  vous  voir  abandonner 
tout  autre  soin  pour  la  délivrance  de  Jérusalem.  En 
France,  en  Angleterre  et  même  en  Italie,  on  se  de- 
mande pour  quels  motifs  vous  dift'érez  l'exécution  de 
votre  vœu,  en  retardant  le  départ  des  galères  que 
vous  aviez  fait  armer  pour  la  Syrie ,  et  où  elles  se- 
raient d'un  si  grand  secours  aux  croisés  pour  la  dé- 
fense de  Damietle.  » 

Frédéric  ne  répondit  même  pas  à  cette  lettre,  et 
continua  à  s'occuper  de  l'administration  de  ses  Etats. 
Mais  lorstju'on  eut  appris  à  Rome  la  perte  de  Da- 
mielte,  le  saint-père  laissa  éclater  sa  colère;  il  ac- 
cusa l'empereur  d'être  la  cause  des  échecs  que  les 
chrétiens  avaient  reçus  en  Orient,  et  le  menaça  de 
l'excommunier  s'il  ne  partait  immédiatement  avec 
son  armée  pour  combattre  les  injidèles. 

Tant  d  insolence  exaspéra  le  jeune  prince;  il  rom- 
pit ouvertement  avec  le  saint  siège,  s'empara  de  plu- 
sieurs domaines  que  le  pape  avait  usurpés,  chassa 
du  royaume  de  Naples  et  de  Sicile  tous  les  prélats 
qui  lui  étaient  suspects,  et  en  nomma  d'autres,  selon 
les  privilèges  de  l'ancienne  monarchie  de  Sicile.  En- 
suite il  écrivit  à  la  cour  de  Rome  qu'il  était  temps 


enfin  qu'on  lui  rendit  les  droits  dont  Innocent  III 
l'avait  dépouillé,  et  ceux  qu'Hounrius  lui  avait  enle- 
vés à  l'époque  de  son  couronni-mont,  jncuaçant,  dans 
le  cas  d'un  refus,  de  marcher  sur  Rome  et  de  mettre 
la  ville  à  feu  et  à  sang. 

Le  pape,  comprenant  qu'il  s'était  trop  hâté,  et  n'o- 
sant pas  encore  engager  une  lutte  c[ui  pouvait  lui 
devenir  funeste,  se  rétracta  aussitôt,  et  ié|iondit  au 
prince  avec  une  hypocrite  douceur  :  «  Je  vous  ex- 
horte, mon  cher  fils,  à  vous  rappeler  que  vous  êtes 
le  protecteur  de  l'Eglise  romaine;  n'oubliez  pas  ce 
que  vous  devez  à  celle  bonne  mère,  et  prenez  pitié  de 
sa  fille  l'iiiglise  d'Orient,  i[ui  vous  tend  les  bras  comme 
une  infortunée  qui  n'a  plus  d'espérance  qu'en  vous!  » 

Malgré  cette  manjue  apparente  de  soumission,  le 
saint-père  n'en  continuait  pas  moins  à  organiser  une 
ligue  puissante  contre  l'empereur  en  Allemagne  et  en 
Italie.  Frédéric  en  fut  instruit,  et,  sans  perdre  de 
temps,  il  convoqua  les  évêc[ues  allemands  et  sa  no- 
blesse dans  la  ville  de  Férentine,  pour  mettre  le  pape 
en  accusation.  Honorius,  loin  de  se  montrer  ému  de 
la  mesure  prise  contre  lui,  se  rendit  à  cette  assem- 
blée, accompagné  de  Jean  de  Brienne,  roi  de  Jéru- 
salem, et  de  sa  fille  Yolande,  du  commandeur  des 
templiers,  du  maître  des  chevaliers  teutoniques  et  de 
plusieurs  autres  grands  personnages  venus  de  tous 
les  pays.  L'adroit  pontife  sut  habilement  faire  servir 
à  ses  desseins  la  beauté  de  la  fille  du  roi  Jean;  il  lui 
ménagea  des  entrevues  secrètes  avec  Frédéric,  et  lors- 
que le  jeune  prince,  épris  des  charmes  de  la  belle 
"ïolande,  eut  exprimé  son  désir  de  l'épouser,  le  pape 
déclara  aux  deux  amants  que  le  mariage  ne  se  con- 
clurait que  sous  la  condition  que  le  roi  passerait  dé- 
finitivement en  Syrie  pour  reconquérir  le  trône  de  son 
beau-père.  Frédéric  parut  adhérer  à  ces  propositions, 
pour  écarter  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  son 
union,  et  s'occupa  de  réunir  ses  armées  de  terre  et 
de  mer  comme  s'il  allait  réellement  les  faire  trans- 
porter en  Palestine.  Mais  aussitôt  que  le  mariage  fut 
conclu,  son  ardeur  pour  la  croisade  se  ralentit  sen- 
siblement, et  il  demanda  un  nouveau  délai. 

Honorius,  qui  avait  eu  le  temps  de  prendre  ses 
mesures,  refusa  d'accéder  à  la  demande  de  Frédéric, 
et  fit  aussitôt  révolter  toutes  les  villes  de  la  Lom- 
bardie.  L'empereur  essaya  de  rétablir  l'ordre  dans 
ses  Etats,  et  voulut  lever  des  troupes  dans  le  duché 
de  Spolette  ;  mais  là  encore  le  clergé  avait  soufflé  le 
feu  de  la  rébellion,  et  les  Spolettins  refusèrent  de 
donner  des  troupes  sans  un  ordre  du  pape,  dont  ils 
se  déclarèrent  les  vassaux. 

Cette  résistance  universelle  épouvanta  l'empereur; 
par  nécessité  il  se  rapprocha  du  saint-siége,  promit 
d'exécuter  son  voyage  en  terre  sainte  ;  et  comme 
preuve  de  sa  soumission,  il  mit  ses  Etats  sous  la 
protection  de  l'Eglise  romaine,  et  s'engagea  à  lui 
payer  chaque  année  un  tribut  considérable. 

Le  pape,  craignant  qu'il  ne  surgit  encore  de  nou- 
veaux obstacles  à  ses  projets,  consentit  à  faire  la  paix 
et  pressa  le  départ  des  croisés  dans  tous  les  pays  de 
l'Europe;  il  mourut  dans  l'intervalle,  et  n'eut  point 
la  satisfaction  de  voir  triompher  sa  politique.  Son  corps 
fut  enseveli  à  Sainte  Marie  Majeure,  le  20  mars  1227. 
Honorius  s'était  montré  dans  le  cours  de  son  règne  aussi 
cruel,  aussi  ambitieux  que  son  infâme  prédécesseur. 


GREGOIRE    IX 


117 


rpinion  de  Maitubourg  sur  Grégoire  IX.  —  Intronisalion  da  nouveau  pape.  —  Guerre  contre  les  Albigeois.  —  Querelle  entre 
l'empereur  et  le  pape.  —  Frédéric  est  ejccùnimuniè.  —  Il  se  venge  de  Grégoire.  —  Son  départ  pour  la  terre  sainte.  —  Le 
pape  fait  la  guerre  aux  lieutenants  de  Frédéric.  —  Retour  du  prince  en  Allemagne.  —  11  est  encore  excommunié  par  U  saint- 
père.  —  Grande  inondation  à  Rome.  —  Paix  entre  l'empereur  et  le  pape.  —  Grégoire  est  chassé  de  Rome  par  le  peuple.  —  Il 
se  réconcilie  avec  les  Romains.  —  Nouvelles  divisions  entre  l'autel  et  le  trône.  —  Le  pape  excommunie  Frédéric  pour  la  qua- 
trième fois.  —  11  oilre  la  couronne  impériale  au  roi  de  France,  qui  la  refuse.  —  Convocation  d'un  concile  pour  la  croisade.  — 
Saint  Louis  empêche  le  pape  de  lever  les  dîmes  dans  ses  États.  —  Mort  de  Grégoire  IX. 


Maimbourg  affirme  que  Gfégoife  était  bien  fait  de 
.sa  personne,  d"un  port  majestueux,  et  surtout  très- 
savant  dans  le  droit  canon  et  dans  les  saintes  Écri- 
tures; il  ajoute  cependant  qu'on  doit  déplorer  son 
e.xtrème  sévérité  et  la  violence  de  son  caractère,  qui 
le  poussait  dans  des  partis  extrêmes,  dont  les  consé- 
quences étaient  souvent  très -préjudiciables  à  ses 
intérêts.  Devenu  pontife,  il  quitta  le  titre  de  cardi- 
nal-ëvê({ue  d'Ostie,  tout  en  conservant  les  revenus  de 
ce  siège,  et  abandonna  son  nom  d'Hugolin  pour 
prendre  celui  de  Grégoire  :  il  était  originaire  d'Ana- 
gni ,  et  descendait  de  l'illustre  i'umille  des  comtes  de 
Segni,  comme  son  prédécesseur  Innocent  III. 

Son  e.valtation  fut  faite  avec  une  pompe  inaccou- 
tumée; le  jour  de  la  cérémonie,  Grégoire  se  rendit  à 
Saint-Pierre  avec  un  cortège  imposant  de  cardinaux 
et  d'archevêques;  et  après  avoir  célébré  l'office  divin, 
il  vint  prendre  possession  du  palais  pontifical,  en 
traversant  les  rues  de  Rome  monté  sur  un  cheval 
blanc  richement  ciparaçonné  d'une  housse  écarlate, 
toute  respleiidissiute  d'or  et  de  pierreries.  Sur  son 
passage  on  avait  répandu  des  fleurs  et  des  parfums; 
les  maisons  étaient  tendues  de  tapisseries  rehaussées 
d'or  et  d'argent  ;  en  tète  du  cortège  marchaient  les 
congrégations  de  jeunes  filles  chantant  des  hymnes 
d'allégresse;  les  moines  venaient  ensuite,  placés  sur 


deux  rangs  avec  les  enfants  des  écoles,  tous  portant 
des  palmes  ou  des  corbeilles  de  fleurs;  après  eux 
suivaient  les  officiers  de  la  magistrature  et  de  l'ar- 
mée, revêtus  de  soie  et  d'or;  enfin  le  président  du 
sénat  et  le  préfet  de  Rome  marchaient  aux  côtés  du 
pape,  conduisant  son  cheval  par  la  bride.  Derrière  ce 
magnifique  cortège,  qui  se  prolongeait  depuis  la 
grande  place  jusiju'aux  bords  du  Tibre,  suivait  une 
foule  innombrable  de  prêtres  et  de  citoyens.  Gré- 
goire arriva  ainsi  en  triomphateur  au  palais  de  La- 
tran,  et  s'assit  sur  la  chaise  percée  pour  montrer 
aux  nombreux  assistants  les  preuves  de  sa  virilité. 

Dès  le  lendemain  de  son  installation,  le  nouveau 
pontife  écrivit  à  tous  les  évêques  d'Europe  pour 
qu'ils  accélérassent  le  départ  des  croisés,  sous  peine 
d'encourir  les  censures  ecclésiastiques.  Il  chercha  en 
même  temps  à  ranimer  les  persécutions  contre  les 
malheureux  Aliiigeois  ;  et  profitant  de  l'ascendant 
qu'il  exerçait  sur  l'esprit  de  Blanche  de  Castille, 
mère  de  saint  Louis,  ((ui  avait  été  nommée  régente 
du  royaume  pendant  la  minorité  de  son  fils,  il  la  dé- 
termina à  confier  le  commandement  de  ses  troupes 
à  Imbert  de  Beaujeu,  un  des  plus  ardents  fanatiques 
de  l'époque. 

Sous  les  ordres  de  ce  seigneur,  la  guerre  de  reli- 
gion recommença  aussi  terrible  que  du   temps    de 


us 


HISTOIRE    DES    1>APK8 


Simou  de  Montfort.  Tous  les  Albl{,'eois  (jui  toni- 
Laient  au  pouvoir  des  catholiques  étaient  massacrés 
avec  des  cruautés  inouïes;  et  ceux  qui,  pour  éviter 
la  mort,  venaient  se  livrer  cux-mènies,  étaient  ira- 
pitoyablemeut  condamnés  au  Inu-lu'r  par  Anu'lln , 
léi^at  du  pape.  «^  Mais,  dit  Perrin,  plus  la  ])ersécu- 
tion  trrandissait,  plus  le  nombre  des  hérétiiiues  se 
multipliait.  " 

Grégoire,  tout  occupé  qii'il  était  des  Albigeois, 
n'oublia  pas  l'Allemagne,  et  il  ordonna  à  l'empereur 
de  partir  pour  la  terre  sainte,  afin  d'accomplii-  le  vci'u 
solennel  qu'il  avait  fcitlors  de  son  mariage  avec  la  fille 
du  roi  de  Jérusalem.  Gomme  il  n'était  plus  possible 
à  Frédéric  de  retarder  son  départ,  il  fit  répondre  au 
pontife  qu'il  oliéissait,  et  fixa  en  effet  le  rendez-vous 
général  de  ses  troupes  à  Brindes. 

On  était  alors  au  milieu  de  l'été  ;  lùenlût  une  épi- 
démie se  déclara  dans  l'armée,  et  eu  peu  de  jours  un 
grand  nombre  de  soldats  furent  emportés  par  le 
fléau:  l'empereur  profita  delà  frayeur  générale  pour 
inventer  une  nouvelle  ruse  afin  de  se  dégager  de  sa 
])arole:  par  ses  ordres,  un  prêtre  parut  dans  le  camp 
des  croisés,  se  présentant  comme  légat  et  chargé 
par  le  saint-père  de  les  relever  de  leurs  vœux  et  de 
les  autoriser  à  rentrer  dans  leurs  foyers.  Cette  ruse 
réussit  parfaitement;  le  jour  même  l'armée  se  dé- 
banda, et  l'empereur  resta  avec  sa  garde  particu- 
lière ;  néanmoins  il  s'embarqua  pour  la  Palestine, 
afin,  disait-il,  de  remplir  la  promesse  faite  au  saint- 
père;  mais  trois  jours  après  il  rentra  dans  le  port 
d'Olrante,  alléguant  pour  excuse  que  le  roulis  du  na- 
vire l'incommodait,  et  qu'il  avait  reconnu  l'impossibi- 
lité pour  lui  de  supporter  les  fatigues  d'unelraversée. 

Furieux  contre  l'empereur,  Grégoire  ne  garda  plus 
de  mesures;  il  se  rendit  à  la  cathédrale  d'Anagni,  sa 
résidence,  et  là,  revêtu  des  ornements  pontificaux, 
entouré  des  cardinaux,  des  évoques  et  des  autres 
prélats  de  sa  suite,  il  fit  un  sermon  fulminant  sur 
ce  texte  :  «  Il  est  nécessaire  qu'il  arrive  du  scandale 
dans  la  chrétienté  !  »Et  après  la  prédication,  il  lança 
les  foudres  ecclésiastiques  contre  l'empereur. 

Frédéric  riposta  par  un  manifeste  contre  le  saint- 
siège,  dans  lequel  on  remarque  ce  passage:  «  Appre- 
nez, peuples  de  l'Italie,  que  l'Église  romaine  non- 
seulement  engloutit  dans  des  orgies  les  biens  qu'elle 
arrache  à  la  superstition  des  fidèles,  mais  encore 
qu'elle  dépouille  les  souverains  et  les  rend  tribiT- 
taires.  Nous  ne  parlons  point  de  la  simonie,  des 
exactions  et  du  commerce  de  l'usure,  dont  elle  in- 
fecte tout  l'Occident  ;  car  chacun  sait  que  les  papes 
sont  des  sangsues  insatiables.  Les  prêtres  affirment 
que  l'Église  est  notre  mère,  notre  nourrice;  c'est, 
au  contraire,  une  infâme  marâtre  qui  dévore  ceux 
que  sa  voix  hypocrite  appelle  ses  enfants.  Elle  envoie 
de  tous  les  côtés  des  légats  pour  lancer  des  excom- 
munications, pour  ordonner  des  massacres  et  pour 
voler  les  richesses  des  princes  et  des  peuples.  Entre 
ses  mains  la  morale  du  Christ  est  devenue  une  arme 
terrible  qui  lui  permet  d'égorger  les  hommes  pour 
ravir  leurs  trésors,  comme  ferait  un  brigand  sur  le 
chemin.  Sous  le  nom  d'indulgences,  elle  vend  impu- 
demment le  droit  de  commettre  tous  les  crimes,  et 
donne  les  meilleures  places  dans  le  paradis  à  ceux 
qui  lui  apportent  le  plus  d'argent!  >- 


La  publication  do  ce  manifeste  accrut  encoue  l'cxiis- 
pération  du  pape;  il  revint  aussitôt  à  Rome,  lança 
une  seconde  excommunication  contre  Frédéric,  et 
chercha  à  exciter  une  rébellion  dans  la  Rouille.  A  cet 
effet,  il  adressa  aux  évèques  du  pays  la  circulaire 
suivante:  «  Nous  avons  tiré  contre  l'empereur  le 
glaive  médicinal  de  saint  Pierre,  disait-il,  et  avec 
un  esprit  plein  de  douceur  nous  avons  foudroyé  ce 
prince  superbe,  qui  refusait  d'accomplir  ses  vœux  en 
terre  sainte.  »  Grégoire  ordonnait  ensuite  aux  pré- 
lats de  mettre  en  interdit  toutes  les  villes  et  les  cam- 
pagnes que  traverserait  l'empereur,  et  d'exciter  les 
populations  à  l'assassiner. 

De  son  côté,  Frédéric,  pour  résister  au  pontife, 
appela  à  son  secours  les  Frangipanes  et  d'autres  sei- 
gneurs romains  ennemis  du  saint-siége;  il  leuracheta 
tous  les  biens  qu'ils  possédaient  à  Rome  en  maisons  et 
en  terres;  il  les  leur  rendit  ensuite  à  titre  du  fiefs,  à  la 
condition  qu'ils  deviendraient  ses  alliés  et  qu'ils  servi- 
raient en  toute  occasion  contre  l'Église.  Gela  fait,  les 
Frangipanes  rentrèrent  à  Rome,  ameutèrent  le  peuple 
contre  Grégoire;  et  le  lundi  de  Pâques,  au  moment 
où  il  célébrait  la  messe  dans  la  basilique  de  Saint- 
Pierre,  une  révolte  éclata  dans  la  cité  ;  le  pape  fut 
insulté  devant  l'autel  même,  poussé  hors  de  l'église, 
frappé  violemment,  chassé  de  la  ville  et  forcé  d'aller 
établir  sa  résidence  à  Pérouse. 

Quelques  mois  après,  l'empereur  apprit  la  mort 
de  Noradin,  sultan  de  Damas;  cette  nouvelle  lui  fit 
changer  toutes  ses  dispositions  politiques:  jugeant 
alors  le  moment  favorable  pour  passer  en  Syrie  et 
reconquérir  le  trône  de  Jérusalem,  auquel  il  avait 
des  droits  par  son  mariage  avec  la  fille  de  Jean  de 
Biienne,  il  envoya  aussitôt  cinq  cents  chevaliers  en 
Palestine,  pendant  qu'il  se  préparait  lui-même  à  s'em- 
barquer avec  une  armée  formidable.  Le  saint-père, 
qui  voyait  avec  chagrin  le  triomphe  de  son  ennemi, 
lui  fit  défendre  de  pisser  la  mer  avant  d'avoir  reçu 
l'absolution  des  censures  de  l'Église.  Mais  l'empe- 
reur n'ayant  pas  témoigné  plus  d'égard  pour  la  dé- 
fense qu'il  n'en  avait  montré  pour  l'injonction,  Gré- 
goire l'excommunia  jiour  s'être  rendu  en  terre  sainte, 
comme  il  l'avait  anathématisé  précédemment  pour 
avoir  refusé  de  se  croiser. 

Ensuite,  profitant  de  l'absence  de  Frédéric,  le 
saint-père  déclara  la  guerre  à  Rainald  d'Averse,  duc 
de  Spolette,  chargé  par  ce  prince  du  gouvernement 
de  la  Sicile,  de  la  Rouille  et  delà  Calabre;  il  envoya 
contre  lui  une  armée  commandée  par  le  cardinal  Jean 
Golonna  et  par  Jean  de  Brienne,  beau-père  de  l'em- 
pereur, qui  avait  pris  les  armes  contre  son  gendre 
par  basse  jalousie,  et  parce  qu'il  le  voyait  sur  le  point 
de  ressaisir  le  royaume  dont  ce  prince  n'avait  fait 
l'abandon  que  dans  la  pensée  qu'on  ne  pourrait  ja- 
mais le  reconquérir. 

L'armée  papale  avait  obtenu  pour  cette  guerre  les 
mômes  dispenses  que  les  croisés  ;  et  la  seule  chose 
qui  distinguait  les  soldats  du  pape  des  soldats  du 
Christ,  c'était  le  signe  qu'ils  portaient  sur  l'épaule: 
les  uns  avaient  une  croix,  les  autres  des  clés  ;  du 
reste  leur  conduite  était  la  même  :  comme  ils  avaient 
provision  d'indulgences  plénières,  ils  ne  se  faisaient 
faute  ni  les  uns  ni  les  autres,  soit  en  Palestine,  soit 
en  Italie,  de  commettre  des  massacres,  des  viols,  des 


GREGOIRE     IX 


119 


incendies;  et  il  serait  difficile  de  dire  quels  furcut  ceux 
qui  remportèrent  en  cruaulOsel  en  sacrilèges,  caries 
chrétiens  de  la  Pouille  turent  traités  avec  tant  de  bar- 
barie par  les  légats  du  paiie,  (ju'il  semble  inipossiMe 
que  les  infidèles  aient  pu  soull'rir  de  plus  grands  dé- 
sastres de  la  part  des  croisés. 

Voici  en  quels  termes  Thomas  d'Aquin,  comte 
d'Acerra,  rendait  compte  à  l'empereur  de  l'invasion 
des  troupes  du  saint-père  :  «  Après  votre  départ, 
illustre  prince,  Grégoire  a  réuni  une  nombreuse  sr- 
mée  avec  le  secours  de  Jean  de  Brienne  et  de  qiud- 
ques  autres  seigneurs  ;  ensuite  ses  légats  sont  en- 
trés sur  vos  terres ,  disant  qu'ils  sauraient  vous 
vaincre  par  le  glaive,  puisqu'ils  n'avaient  pu  vous 
abattre  par  l'anathème.  Leurs  troupes  ont  incendié 
les  villages,  pillé  les  cultivateurs,  violé  les  femmes, 
dévasté  les  champs;  ot  sans  respecter  les  églises  et 
les  cimetières,  ils  ont  volé  les  vases  sacrés  et  fouillé 
les  tombeaux  ;  jamais  un  pape  n'a  tenu  une  conduite 
plus  abominable.  Maintenant  il  fait  garder  tous  les 
ports,  afin  de  s'emparer  de  votre  personne,  si  vous 
arrivez  avec  une  suite  trop  faible  pour  vous  défen- 
dre ;  enfin  il  intrigue  même  en  terre  sainte  où  vous 
êtes,  et  il  a  fait  un  pacte  avec  les  templiers  pour 
vous  faire  tomber  sous  le  poignard  d'un  assassin. 

«  Que  Dieu  vous  garde  des  infidèles,  et  plus  en- 
core du  pape    et  de  ses  vicaires  !  » 

Cette  lettre  éclaira  Frédéric  sur  les  dangers  qu'il 
courait  dans  le  camp  des  croisés,  et  il  se  hâta  d'en- 
trer en  négociations  avec  le  sultan  d'Egypte,  Mélic- 
Oarael,  pour  conclure  un  traité.  Bien  lui  en  prit,  car 
pendant  les  pourparlers,  les  templiers  et  les  hospi- 
taliers cherchaient  à  le  trahir,  et  avaient  écrit  au 
sultan  pour  le  prévenir  que  Frédéric  devait  faire  un 
pèlerinage,  à  pied  et  presque  sans  escorte,  au  fleuve 
du  Jourdain,  le  troisième  jour  ((ui  suivrait  la  récep- 
tion de  leur  lettre,  et  qu'ainsi  les  musulmans  pour- 
raient sans  coup  férir  le  faire  prisonnier  ou  le  tuer. 

Heureusement  Mélic-Gamel  était  un  ennemi  gé- 
néreux ;  après  avoir  pris  connaissance  du  message, 
il  le  renvoya  à  l'empereur.  Celui-ci  jugea  qu'il  n'était 
pas  prudent  de  laisser  éclater  son  indignation  ;  il 
feignit  de  tout  ignorer,  termina  promptement  ses 
derniers  arrangements  avec  le  sultan,  et  s'embar- 
qua pour  l'Italie.  Son  arrivée  changea  la  face  des 
affaires  ;  les  troupes  papales  furent  obligées  de  se 
rep^er,  et  l'armée  sicilienne  put  à  son  tour  repren- 
dre l'offensive. 

Mais  Grégoire  n'était  pas  homme  à  quitter  aussi 
facilement  la  partie  ;  et  comme  l'argent  lui  manquait 
pour  continuer  la  guerre,  il  donna  l'ordre  de  pres- 
surer tous  les  pays  chrétiens.  L'Angleterre  fut  im- 
posée au  dixième  des  biens  mobiliers  du  royaume. 
i<  Il  faut  que  tous  les  enfants  de  l'Eglise  viennent  à 
notre  seco'urs,  écrivait  le  saint-père  à  ses  légats;  car 
-si  nous  succombons  dans  la  lutte  engagée  avec  l'em- 
pire, tous  les  membres  du  clergé  périront  avec  le  chef.  » 

Cette  dîme  extraordinaire  l'ut  levée  avec  l'approba- 
tion du  roi  :  les  légats  agirent  avec  une  telle  rapa- 
cité, que  l'on  comprit  dans  les  biens  mobiliers  jus- 
qu'aux récoltes  qui  étaient  encore  sur  pied;  et 
comme  le  saint- père  ne  voulait  pas  attendre  pour 
la  réalisation  de  cet  impût,  ils  en  vendirent  à  vil 
prix  la  perception  aux  évèques,  afin  de  recevoir  im- 


médiatement de  l'argent,  ou,  à  défaut  d'argent,  les 
calices,  les  reliquaires  et  les  autres  vases  sacrés  de 
leurs  églises.  Après  l'.Vngleterre,  le  pape  rançonna 
l'Italie,  l'Espagne,  le  Portugal,  la  France,  l'Allema- 
gne, et  même  le  Danemark  et  la  Suède  ;  avec  cet 
argent  arraché  à  la  crédulité  des  fidèles,  il  leva  des 
troupes  et  essaya  de  reprendre  la  campagne;  mais 
les  nouvelles  recrues  furent  taillées  en  pièces,  et 
l'empereur  continua  à  s'avancer  sur  Rome,  où  sa 
faction  étail_toute-puissante,  grâces  aux  Frangipanes, 
qui  étaient  restés  maîtres  des  forts  crénelés  depuis 
l'expulsion  du  pontife. 

Grégoire  reconnaissant  l'impossibilité  de  soumet- 
tre Frédéric  par  le  glaive,  essaya  de  nouveau  des  fou- 
dres ecclésiastiques,  et  fulmina  l'anathème  suivant: 
«  Xous  relevons  du  serment  de  fidélité  tous  les  sujets 
de  Frédéric  l'excommunié,  particulièrement  ceux  du 
royaume  de  Sicile,  parce  que  les  chrétiens  ne  doi- 
vent point  garder  la  religion  du  serment  envers  ce- 
lui qui  est  l'ennemi  de  Dieu  et  qui  foule  aux  pieds 
les  décrets  de  l'Église.  »  Cette  fois  encore  les  armes 
spirituelles  furent  impuissantes  pour  arrêter  la  mar- 
che de  l'empereur;  et  Rome  n'attendait  que  son  ar- 
rivée pour  lui  ouvrir  ses  portes,  lorsqu'un  événe- 
ment terrible  vint  changer  la  disposition  des  esprits. 

En  une  seule  nuit,  à  la  suite  d'un  orage,  le  Tibre 
sortit  de  son  lit,  et  ses  eaux  couvrirent  la  ville  jus- 
qu'au faîte  des  maisons  ;  un  nombre  prodigieux 
d'habitants  furent  noyés,  d'autres  furent  écrasés 
sous  les  édifices  qui  s'affaissèrent,  d'autres  enfin, 
privés  de  tout  secours,  moururent  de  faim  ;  et  pour 
comble  de  désastres,  lorsf[ue  les  eaux  eurent  peu  à 
peu  regagné  leur  ht,  il  resta  dans  les  rues  et  dans 
les  caves  une  vase  fétide,  qui,  mêlée  à  des  cadavres 
en  putréfaction,  engendra  une  épidémie  terrible  qui 
décima  la  po))ulation. 

Les  partisans  de  Grégoire  s'empressèrent  d'ex- 
ploiter cette  calamité  publique  en  la  représentant 
comme  une  punition  céleste;  et  ils  décidèrent  les 
citoyens  à  envoyer  une  députation  à  Pérouse,  pour 
ofîVir  au  pape  de  rentrer  au  palais  de  Latran  ;  ce 
C[u'il  accepta  avec  empressement.  Frédéric,  qui  con- 
naissait l'esprit  superstitieux  des  Romains,  n'osa 
point  passer  outre,  et  chercha  même  à  entrer  en 
arrangement  avec  le  saint-siégc.  Ses  envoyés  furent 
d'abord  repoussés  par  le  sacré  collège,  ensuite  les 
présents  produisirent  leur  effet  accoutumé,  et  on  se 
décida  à  entrer  en  conférence  avec  eux. 

Voici  quelles  furent  les  conditions  du  traité  pro- 
posées par  le  pape  :  «  Frédéric  soufliira  à  l'avenir 
que  dans  le  royaume  de  Sicile  les  élections,  les  pos- 
tulations et  les  confirmations  des  églises  et  des  mo- 
nastères soient  faites  selon  les  décrets  du  concile 
général  ;  il  donnera  des  indemnités  aux  templiers  et 
aux  hospitaliei's  pour  les  dommages  qu'ils  ont  souf- 
ferts pendant  les  temps  de  divisions  pour  la  défense 
de  l'Église  ;  il  payera  toutes  les  dépenses  qui  ont  été 
faites  dans  celte  guerre;  enfin  il  donnera  au  saint- 
siége  des  cautions  suffisantes  pour  la  garantie  de 
l'exécution  des  présentes  conventions.  »  Frédéric 
ratifia  toutes  les  clauses  de  ce  traité,  et  en  signe  de 
soumission  il  se  rendit  à  Anagni;  après  quoi  les 
deux  alliés  dînèrent  ensemble  et  renouvelèrent  le 
seriiieiil  de  maintenir  la  ]iaix  qu'ils  avaient  signée. 


ISO 


HISTOIRE    DES    PAPES 


La  belle  Yolande  de  Jérusalem  femme  de  l'empereur  Frédéric 


Mais  chacun  d'eux  cherchait  à  tromper  son  en- 
nemi, hien  décidé  à  saisir  le  moment  favorable  pour 
renverser  l'autre.  A  Rome,  l'empereur  continua  ses 
intrigues,  et  bientôt  le  pape  fut  une  seconde  fois 
chassé  de  la  ville  sainte  et  forcé  de  se  réfugier  à 
Nicée.  De  son  côté,  le  pape  avait  soudoyé  des  émis- 
saires secrets  auprès  de  Henri,  roi  de  Germanie,  fils 
aîné  de  Frédéric,  afin  de  pousser  le  jeune  prince 
dans  une  révolte  contre  son  père.  En  oulre,  sous 
prétexte  de  pacifier  les  villes  de  la  Lombardie,  il 
avait  envoyé  dans  cette  province  un  célèbre  prédi- 
cateur, nommé  Jean  de  Vicence,  pour  prêcher  aux 
peuples  l'union  contre  l'empire,  dans  le  cas  oiî  l'em- 
pereur voudrait  les  opprimer. 

Enfin,  toujours  dans  le  même  but,  Grégoire  avait 
publié  un  recueil  de  décrets  formant  une  espèce  de 
code,  où  se  trouvaient  classées  toutes  les  décisions 
de  la  cour  de  Rome  sur  les  causes  dans  lesquelles 


le  pape  devait  juger  comme  arbitre  souverain.  Ce 
recueil  fut  depuis  appelé  Livre  des  décrets  du  pape 
Grégoire  IX,  et  servit  aux  papes  à  s'attribuer  le 
gouvernement  absolu  des  bénéfices. 

Telle  était  la  situation  dos  afl'aires,  lorsque  la  nou- 
velle révolte  éclata  contre  Grégoire.  Aussitôt  il  écri- 
vit à  Frédéric  pour  réclamer  son  secours,  feignant 
d'ignorer  la  part  qu'il  avait  prise  dans  cette  affaire. 
Comme  le  prince  dans  sa  réponse  ne  prit  pas  même 
la  peine  de  cacher  la  joie  qu'd  éprouvait  de  l'expul- 
sion du  saint-père,  celui-ci  se  disposa  de  son  côté 
à  prendre  sa  revanche  ;  et  sous  prétexte  de  la  guerre 
contre  les  Romains,  il  envoya  des  légats  dans  tous 
k'S  royaumes  chrétiens  pour  prélever  encore  une  fois 
le  dixième  des  revenus.  Les  ambassadeurs  du  pape 
étaient  porteurs  d'une  bulle  ainsi  conçue  :  «  Dans 
la  guerre  que  nous  soutenons  contre  les  Romains, 
mes  frères,  il  s'agit  de  l'intérêt  de  r£gli>'e  entière; 


1£2 


HISTOIRE    DES     PAl'ES 


nous  vous  ordonnons  i-u  conséquence  do  nous  en- 
voyer le  dixième  du  rapport  do  vos  biens  et  un  se- 
i-ûur*  conveuiible  de  gens  de  guerre,  alin  que  nous 
puissions  terrasser  nos  adversaires,  de  telle  sorte 
qu'à  l'avenir  ils  n'osent  plus  s'élever  contre  nous.  » 
Les  souverains  de  France,  de  Castillc,  d'Aragon,  de 
Navarre,  de  Portugal,  de  Barcelone,  du  Roussillon, 
d'Allemagne  et  d'Autriche  s'ouipressèrent  d'obéir 
aux  ordres  du  pontife,  pour  ne  pas  être  excommu- 
niés. Ces  renforts  d'iiomraes  et  d'argent  furent  diri- 
gés non  sur  Rome,  comme  le  pape  l'avait  annoncé, 
mais  contre  Milan,  pour  secourir  les  Lombards , 
i[ui  venaient  de  se  déclarer  en  pleine  révolte  et  de 
reconnaître  le  roi  Henri  légitime  souverain. 

Dans  cette  extrémité,  Frédéric  tenta  de  nouveau 
de  se  réconcilier  avec  le  pape,  et  il  oflrit  des  condi- 
tions tellement  avantageuses  au  saiut-siége,  que  Gré- 
goire abandonna  aussitôt  le  malheureux  prince  qu'il 
avait  mis  à  la  tête  de  la  révolution.  Henri,  réduit  à 
ses  seules  forces,  n'eut  plus  d'autre  parti  à  prendre 
que  celui  de  la  soumission  ;  il  mit  bas  les  armes  et 
vint  implorer  la  clémence  de  son  père.  L'empereur, 
justement  irrité  contre  lui,  le  fit  enfermer  dans  un 
château  fort,  où  il  mourut  quelques  années  après. 

Quand  la  paix  fut  entièrement  rétablie  dans  ses 
Etats,  Frédéric  songea  à  se  venger  enfin  du  pape,  et 
il  envoya  en  Sardaigne  Henri,  l'un  de  ses  bâtards, 
avec  une  armée  formidable,  pour  en  faire  la  con- 
quête; après  quoi  il  l'en  déclara  roi,  au  préjudice 
des  droits  du  saint-siége,  qui  revendiquait  depuis 
des  siècles  la  possession  de  cette  île.  Grégoire,  fu- 
rieux de  voir  les  succès  de  son  ennemi,  assembla 
aussitôt  ses  cardinaux  en  concile,  et  fulmina  cette 
nouvelle  sentence  d'excommunication  : 

i'  Par  l'autorité  du  Père,  du  Fils,  du  Saint-Esprit, 
par  celle  des  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  nous 
anathématisons  Frédéric,  qui  se  dit  empereur,  comme 
sacrilège  et  comme  hérétique.  Nous  l'excommunions 
parce  qu'il  a  excité  des  séditions  à  Rome  contre  l'É- 
glise, afin  de  nous  renverser  du  trône  apostolique  et 
de  détruire  le  sacré  collège  de  nos  cardinaux  ;  nous 
l'anathématisons  pane  qu'il  nous  appelle  Antéchrist, 
Balaam  et  prince  des  ténèbres;  parce  qu'il  a  empê- 
ché notre  légat  de  persécuter  les  Albigeois  ;  parce 
qu'il  s'est  emparé  des  terres  de  l'Église  et  particuliè- 
rement de  la  Sardaigne,  et  parce  cp'il  refuse  de  re- 
tourner en  terre  sainte. 

«  Nous  déclarons  tous  sessujets  affrancliisdes  ser- 
ments qu'ils  lui  ont  prêtés,  et  nous  leur  défendons, 
sous  peine  d'excommunication,  de  lui  obéir  jusqu'au 
jour  où  il  sera  venu  implorer  notre  miséricorde.  » 

L'empereur  était  à  Padoue  lorsqu'il  reçut  la  bulle 
d'anathème  ftdminée  contre  lui;  dans  sa  colère  il  y 
répondit  par  un  manifeste  terrible,  qui  contenait 
entre  autres  les  propositions  suivantes  :  «  Apprenez 
donc,  peuples  crédules,  qu'il  est  temps  pour  vous  d'ou- 
vrir les  yeux  sur  les  croyances  que  vous  ont  imposées 
trois  imposteurs.  Moïse,  Jésus-Christ  et  Mahomet  ! 
La  raison  ne  vous  dit-elle  pas  que  des  larrons  inté- 
ressés à  vous  tromper  peuvent  seuls  soutenir  que 
Dieu  est  né  d'une  femme  qui  n'a  pas  cessé  d'être 
vierge,  et  tant  d'autres  mystères  aussi  incompréhen- 
sibles? Jusques  à  quand  croirez-vous  que  des  papes 
incestueux,  voleurs  et  assassins,  conservent  la  puis- 


sance de  lier  et  de  délier?  Ne  redoutez  donc  pas  ces 
foudres  ridicules,  dont  je  saurai  tirer  vengeance  par 
les  armes  I...  "  Ainsi  recommença  la  guerre  entre 
l'emporeiu'  et  le  pape. 

Frédéric  fil  chasser  de  la  Sicile  tous  les  frères  prê- 
cheurs, mineurs  et  quêteurs  ;  il  leva  des  subsides  sui 
-tous  les  ecclésiastiques  sans  exception,  et  défendit  à 
ses  sujets  de  se  rendre  à  Rome  sans  une  autorisa- 
tion spéciale.  De  son  côté,  le  pape  appela  à  son  se- 
cours li's  croisés  qui  se  disposaient  à  partir  pour  la 
Palestine,  s'empara  des  legs  pieux  et  des  aumônes 
destinés  à  leurs  familles,  à  leurs  besoins  personnels  ; 
et  comme  il  ne  se  trouvait  pas  encore  assez  fort  pour 
attaquer  l'empereur,  il  envoya  des  légats  à  la  cour 
de  France  pour  solliciter  de  l'argent  et  des  troupes. 

Saint  Louis  permit  aux  ambassadeurs  du  saint- 
siége  de  convoquer  à  Senlis  une  réunion  du  clergé  et 
de  la  noblesse  ;  et  ceux-ci  olitinrent  encore  la  per- 
mission de  prélever  le  vingtième  des  revenus  du 
royaume  pour  secourir  Rome.  Grégoire  fut  tellement 
satisfait  de  la  conduite  des  Français,  qui  pour  la 
troisième  fois  et  à  des  époques  si  rapprochées  lui 
donnaient  des  subsides  énormes,  qu'il  offrit  la  cou- 
ronne impériale  à  Robert,  comte  d'Artois,  frère  du 
roi.  Saint  Louis  repoussa  cet^  odieuse  proposition. 
«  ëomment  le  pape  a-t-il  osé  déposer  un  si  grand 
prince?  dit-il  au  légat.  Si  Frédéric  a  mérité  les  cen- 
sures de  l'Église,  il  doit  avant  tout  être  jugé  dans  un 
concile  général,  et  non  par  son  ennemi.  Quant  à 
nous,  nous  le  regardons  comme  innocent  et  comme 
injustement  analhématisé;  nous  savons  qu'il  a  brave- 
ment combattu  en  terre  sainte,  qu'il  s'est  exposé  à 
tous  les  dangers  de  la  guerre,  pendant  que  le  pape 
cherchait  traîtreusement  à  le  dépouiller  de  ses  États, 
et  même  à  le  faire  assassiner. 

«Nous  ne  voulons  donc  pas  imiter  la  conduite  de 
Grégoire  et  combattre  contre  ce  prince  pour  lui  ravir 
sa  couronne  ;  nous  savons  que  le  saint-père  n'est 
point  avare  du  sang  chrétien  lorsqu'il  coule  pour  ses 
intérêts  temporels.  D'ailleurs,  si  nous  avions  la  fai- 
blesse de  servir  ses  fureurs,  qu'en  adviendrait-il? 
Après  la  victoire  dont  il  nous  serait  redevable,  il  se 
tournerait  contre  nous  et  il  nous  foulerait  à  ses  pieds, 
comme  ont  fait  tant  de  fois  ses  prédécesseurs  envers 
les  rois  de  France  ou  les  empereurs  d'Allemagne. 
Yous  nous  avez  demandé  de  l'argent,  nous  vous  l'avons 
accordé,  peut-être  nous  sommes-nous  montré  en  cela 
trop  généreux  et  imprudent  ;  mais  nous  refusons  de 
vous  donner  les  soldats  que  vous  demandez  pour  con- 
quérir la  couronne  dont  il  ne  vous  est  pas  permis  de 
disposer.  « 

Grégoire  voulut  alors  assembler  un  concile  général 
pour  déposer  solennellement  l'empereur;  et  comme 
il  redoutait  que  Frédéric  n'apportât  des  obstacles  à  la 
réunion  s'il  en  pénétrait  le  véritable  but,  il  entama  des 
négociations  avec  lui,  et  publia  que  le  synode  devait 
poser  les  bases  d'une  paix  définitive  entre  l'autel  et 
le  trône.  En  même  temps  ses  légats  se  répandirent 
en  France  et  eu  .Angleterre  pour  distribuer  des 
lettres  de  convocation,  et  pour  disposer  favorable- 
ment les  évêques  des  deux  royaumes. 

Mais  Frédéric  ne  fut  pas  dupe  de  cette  ruse  et  il 
écrivit  au  roi  de  France  :  «  Déjà,  prince,  vous  avez 
refusé    de  vous    rendre  l'instrument  des  fureurs  de 


GRÉGOIRE    IX 


123 


Grégoire  el  de  vous  déclaror  contre  nous;  néanmoins 
l'implacable  ponlil'e  n'a  ]ms  renoncé  à  l'espoir  devons 
ranger  de  son  parti,  et  il  essaye  une  nouvelle  four- 
berie pour-  surprendre  votre  piété.  Non,  le  concile 
i|u'il  veut  rassembler  ne  doit  pas  être  le  médiateur 
lie  h  paix  ;  il  doit  au  contraire  servir  son  ambition 
et  bouleverser  notre  empire. 

"Nous  vous  déclarons  donc,  àvous,  illustre  prince, 
qui  avez  les  mêmes  intérêts  que  nous,  qu'au!>sl  long- 
temps que  la  guerre  existera  entre  l'empire  et  le 
saint -siège,  nous  n'autoriserons  pas  la  convocation 
d'un  concile,  parce  que  nous  jugeons  indigne  d'un 
roi  de  soumettre  à  des  prêtres,  couverts  souvent  de 
tous  les  crimes,  la  décision  d'une  cause  qui  porte 
tl'aussi  graves  atteintes  à  notre  puissance  séculière. 

«En  conséquence,  nous  vous  prévenons  que  nous 
poursuivrons  à  outrance,  dans  leurs  biens  et  dans 
leurs  personnes,  ceux  de  vos  prélats  qui  se  rendront 
à  cette  assemblée.  Nous  vous  avertissons  également 
que  les  sommes  énormes  que  vous  avez  laissé  pré- 
lever si  imprudemment  dans  vos  États  sont  actuelle- 
ment dépensées  pour  la  solde  des  troupes  destinées  à 
nous  faire  la  guerre,  et  qu'on  se  prépare  à  vous  faire 
de  nouvelles  demandes  d'argent.  « 

En  effet,  le  pape,  secondé  par  ses  légats,  avait  fait 
une  quatrième  levée  d'argent  dans  tous  les  monas- 
tères de  France,  et  il  attendait  ces  nouvelles  rentrées 
pour  renforcer  son  armée  et  pour  attaquer  l'empe- 
reur. Saint  Louis,  averti  par  Frédéric,  fit  arrêter  cet 
argent,  qui  était  déjà  dirigé  sur  l'Italie,  et  se  l'appro- 
pria pour  les  besoins  de  son  royaume. 

En  même  temps  l'empereur  fit  cerner  tous  les 
ports  de  mer  et  lit  prisonniers  les  cardinaux  et  les 
évêques  qui  se  rendaient  au  concile.  La  guerre  se  pour- 
suivait toujours  des  deux  côtés  avec  une  égale  vigueur  ; 
enfin  le  cardinal  Colonna,  le  meilleur  des  généraux  du 
pape,  étant  au  service  de  Frédéric,  le  parti  des  Gibe- 
lins eut  le  dessus  :  Béuévent,  Faenza,  Fano,  Spolette, 
Assise  et  un  grand  nombre  d'autres  villes  tombèrent 
au  pouvoir  de  ce  prince,  et  bientôt  ses  troupes  purent 
faire  des  incursions  jusque  sous  les  murs  de  Rome. 

Malgré  ses  revers,  l'obstiné  Grégoire  refusait  opi- 
niâtrement de  faire  la  paix  avec  l'empire,  ainsi  que 
le  témoigne  une  lettre  adressée  au  roi  de  France  par 
Frédéric  :  «  Nous  apprenons,  écrivait  le  prince,  que 
les  Tarlares  ont  envahi  la  Hongrie  et  menacent  d'é- 
craser l'empire  et  l'Église  ;  mais  quelque  ardent  (jue 
soit  notre  désir  de  nous  opposer  au  progrès  de  celte 
invasion,  nous  sommes  contraint  avant  tout  de  lut- 
ter contre   le  pape,  noire   implacable  ennemi    C'est 


pourquoi  nous  luarclioiis  vers  Rome,  et  nous  allons 
en  faire  le  siège,  puisque  nous  ne  pouvons  obtenir 
la  paix  de  riiif.ime  pontife.  » 

Au  mois  d'aoùl,  Frédéric  ayant  pris  d'assaut  Ti- 
voli et  les  châteaux  crénelés  du  monastère  de  Farse, 
vint  établir  son  camp  à  la  Grotte-Ferrée,  d'oii  il  ra- 
vageait la  campagne  de  Rome. 

Huant  à  Grégoire,  il  continuait  à  se  maintenir  dans 
la  ville  sainte,  quoique  les  habitants  fussent  parta- 
gés en  deux  factions  puissantes,  les  Guelfes  et  les  Gi- 
belins, qui  chaque  jour  en  venaient  aux  mains,  et  selon 
(|ue  les  uns  ou  les  autres  étaient  vaincus  ou  victo- 
rieux, arboraient  la  bannière  impériale  ou  pontificale 
sur  les  décombres  des  maisons  réduites  en  cendres. 

Au  milieu  de  ces  alternatives  de  crainte  et  d'es- 
poir, Grégoire  tomba  malade  et  mourut  le  20  aoiàt 
1241,  après  avoir  rempli  l'Italie  de  désastres  pen- 
dant un  règne  de  quatorze  années.  Ce  vieillard  im- 
placable était  âgé  de  près  de  cent  ans.  Il  fut  inhumé 
dans  l'église  de  Saint  Jean  de  Latran. 

Cette  lutte  acharnée  entre  les  papes  et  les  empe- 
reurs est  un  fait  extrêmement  remarquable  dans 
l'histoire  de  l'Église.  Depuis  le  pontificat  de  Gré- 
goire VII,  le  saiut-siége,qui  tenait  toute  sa  puissance 
des  empereurs  d'Occident,  se  déclare  leur  ennemi 
implacable  ;  la  cour  de  Rome  ne  défend  plus  ses 
droits  en  invoquant  les  chartes  octroyées  par  les 
princes;  c'est  de  Dieu  seul  qu'elle  prétend  tenir  son 
pouvoir  temporel  comme  son  pouvoir  spirituel.  Et  ce 
principe  de  théocratie  une  fois  établi,  les  papes  en 
déduisent  des  conséquences  eflroyables;  ils  se  dé- 
clarent les  maîtres  et  les  dominateurs  du  monde 
entier,  ils  se  font  appeler  les  infaillibles,  ils  s'attri- 
buent les  mêmes  prérogatives  qu'à  la  Divinité,  ils 
s'intitulent  orgueilleusement  les  vicaires  du  Christ, 
les  représentants  de  Dieu  sur  la  terre  !  I 

Alors  ils  disposent  des  trônes  et  des  empires,  ren- 
versent les  uns,  reconstruisent  les  autres,  et  suivant 
les  caprices  de  leur  imagination  ou  les  intérêts  de 
leur  politique,  ils  poussent  les  nations  dans  des 
guerres  interminables;  les  hommes  ne  sont  pour  eux 
que  des  machines  dont  ils  se  sei'vent  pour  arracher 
l'or  des  entrailles  de  la  terre,  des  instruments  qu'ils 
emploient  pour  leur  élever  des  palais  et  des  statues. 
Enfin  ces  pontifes  hypocrites,  au  nom  d'un  Dieu 
d'humilité,  élèvent  la  chaire  de  saint  Pierre  au-dessus 
des  trônes  des  rois  ;  au  nom  d'un  Dieu  de  charité, 
dépouillent  les  malheureux  peuples  ;  au  nom  d'un 
Dieu  de  miséricorde,  font  expirer  dans  les  tortures 
les  infortunées  victimes  de  leur  fanatisme  !  !  I 


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lUSTOIUE    DES     l'Al'ES 


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Divii'on  dans  le  sacre  colU'ge.  — Les  cardinaux  nomment  Jeux  papes. — Tous  deux  sont  forcés  d'abdi'juor  la  p.ipiuté. — 
Kl.clion  de  Céleslin  IV.  —  Sa  modcralion.  —  Ses  projets  de  réforme  dans  l'Église.  —  Il  est  empoisonné  par  les  prêtres. 


A  la  mort  de  Grégoire,  il  ne  restait  que  di';  cavdi- 
nau.\  ù  Rome;  ceux-ci  écrivirent  aussitùt  i  Frédéric 
]iour  le  supplier  de  rendre  la  liberté  atix  prélals  qu'il 
retenait  dans  son  camp,  afin  que  le  sacré  collège  pût 
se  réunir  et  procéder  à  l'élection  d'un  nouveau  pon- 
tife. Le  prince  accéda  à  leur  demande,  et  permit  à 
ses  prisonniers  de  se  rendre  à  Rome  pour  le  conclave, 
sous  la  condition  qu'ils  éliraient  le  cardinal  Othon, 
une  de  ses  créatures;  C3  à  quoi  ils  s'engayèrent  sous 
serment.  11  accorda  en  outre  aux  cardinaux  a!).sents 
des  sauf  conduits  pour  rentrer  dans  la  ville  sainte. 

Mais  une  telle  al'lluence  d'électeurs  ne  faisait  pas 
le  compte  des  prélats  qui  étaient  réunis  ;  comme 
chacun  d'eux  avait  déjà  fait  ses  conditions  en  ven- 
dant sa  voix,  ils  craignirent  de  n'être  plus  maîlres 
de  la  majorité  si  l'assemblée  devenait  trop  nombreuse, 
et  ils  se  hâtèrent  de  terminer  l'élection  avant  l'arrivée 
de  leurs  collègues. 

Geoffroi,  évèque  de  Sabine,  réunit  cinq  voix,  et 
les  trois  autres  se  portèrent  sur  Romain,  évèipie  de 
Porto. 

A  défaut  de  son  protégé,  l'empereur  déclara  qu'il 
approuverait  la  nomination  de  Geoffroi,  qui  était  gé- 
néralement estimé  pour  ses  vertus  ;  mais  il  se  pro- 
nonça éuergiquement  contre  celle  de  Romain,  le  même 
prélat  qui  avait  figuré  dans  les  massacres  des  Albi- 
geois, et  qui  plus  tard  avait   soulevé  des  disputes 


violentes  contre  l'Université  de  Paris,  avec  l'aide  de 
la  reine  Rlanche  sa  maîtresse. 

Du  reste,  les  deux  élections  étaient  nulles  de  plein 
droit,  aucun  des  deux  papes  n'ayant  obtenu  les  deux 
tiers  des  voix,  ainsi  que  l'avait  réglé  la  constitution 
d'Alexandre  III.  En  conséquence,  les  deux  compéti- 
teurs furent  obligés  d'abdiquer.  Dès  le  lendemain  on 
procéda  à  de  nouvelles  élections  ;  à  cette  occasion,  il 
s'éleva  dans  le  conclave  une  scission  telle,  que  des 
injures  on  en  serait  venu  aux  coups  sans  l'intervention 
du  sénat  et  du  préfet  ;  eniin,  dans  ce  conilil,  Geoffroi 
gagna  une  voix  et  fut  solennellement  proclamé  chef 
de  l'Église. 

Le  nouveau  pontife  était  originaire  de  Milan;  il 
avait  d'abord  été  chanoine  et  chancelier  de  l'Église 
de  cette  ville  ;  ensuite  il  avait  pris  l'iiabit  monastique 
de  l'ordre  de  Cîteaux.  Plus  tard,  Honorius  III  l'avait 
ordonné  prêtre-cardinal  du  titre  de  Saint-Marc,  et 
enfin,  sous  le  pontificat  de  Grégoire,  il  avait  été  promu 
à  l'évèclié  de  Sabine.  Après  avoir  subi  les  épreuves 
de  la  chaise  percée,  il  fut  intronisé  sous  le  nom  de 
Célestin  IV. 

Ce  bon  pape  essaya  de  réformer  les  mœurs  infâmes 
de  son  clergé  ;  malheureusement  il  n'eut  pas  la  pru- 
dence d'écarter  de  sa  personne  les  courtisans  du  règne 
précédent,  et  le  dix-huitième  jour  après  .'^oii  élection 
il  muurut  euiiioisouné,  sans  même  avoir  été  consacré 


— — 


INxXOCENT    IV 


125 


Vacance  du  saint-siége.  —  On  informe  contre  les  assassins  de  Céle^tin.  —  Fuile  des  cardinaux'.  —  Frédéric  ordonne  aux  Romairs 
d'élire  un  nouveau  pape.  —  Exallation  d'Innocent  IV.  —  Négociations  pour  la  pa  x.  —  Traité  entre  Frédéric  et  le  pape.  — 
Innocent  trahit  l'empereur  et  s'enfuit  de  Rome.  —  Son  voyage  en  France.  —  Concile  de  Lyon.  —  L'empereur  est  solennellc- 
nent  déposé.  —  Henri,  second  fils  de  Frédéric,  est  élu  roi  d'Allemagne  à  l'instigalion  du  pape.  —  Guerres  cilles  excitées  par 
Innocent.  —  Lettre  du  sultan  d'Egypte.  —  Innocent  excommunie  les  rois  d'Aragon  et  de  Porlugal  —  Les  Anglais  se  révoltent 
contre  les  légats  de  la  cour  de  Rome.  —  Le  pape  vend  sa  protection  aux  juifs  et  persécute  les  chrétiens  qui  refusent  de  payer 
les  dî:nes.  —  Exemple  d'une  fourherie  de  confesseur.  —  Nouvelles  croisades.  —  Saint  Louis  part  pour  la  terre  sainte.  —  Mort 
de  Fréléric.  —  Retour  du  pape  en  Italie.  —  Conrad,  troisième  fils  de  Frédéric,  prend  le  tilro  d'empereur.  —  Plaintes  de 
l'évèque  Robert  Grosse-tête  contre  le  pape.  —  Domination  absolue  du  saint-siége  en  Italie.  —  Mort  d'Innocent  IV.  —  Réflexions 
sur  le  caractère  odieux  du  pape. 


L'empoisonnement  de  Céleslin  lY  avait  plongé 
Rorac  dans  la  consternation  et  dans  l'effroi.  •Le 
peuple,  qui  avait  placé  toutes  ses  espérances  sur  la 
vie  de  ce  pontife,  demandait  hautement  la  punition 
des  coupables,  quels  qu  ils  fussent,  et  menaçait  d'une 
vengeance  terrible  ceux  que  la  voix  publique  dési- 
gnait comme  les  assassins. 

Une  information  sévère  commença  en  effet,  et  elle 
amena  de  si  étranges  révélations,  que  les  magistrats 
durent  cesser  leurs  recherches,  les  meurtriers  étant 
des  cardinaux  et  des  archevè([ues!  Ceux-ci  se  voyant 
découverts  et  crai^'nant  un  juste  châtiment,  s'écha])- 
pèrent  secrètemsnt  de  la  ville,  abandonnant  à  leurs 
collègues  le  soin  d'élire  un  nouveau  jiape.  Il  ne  resta 
alors  dans  le  sacré  collège  que  six  cardinaux,  tous 
ambitionnant  la  pai}aulé  et  aucun  d'eux  ne  voulant 
fairede  concession  à  ses  compéliteurs.  Devant  de  ttlles 
prétentions  le  Saint-Esprit  se  trouvait  fort  embar- 
rassé pour  nommer  un  pontife. 

Frédéric,  fatigué  d'attoiiilre  la  fin  des  querelles  des 
cardinaux,  les  menaça  de  les  faire  tous  pendre  s'ils 
jirolûngcaientplus  longtemps  le  scandale  de  leurs  riva- 
lités. «  N'est  il  pas  honteux,  hntr  écrivait-il,  qui'  les 


fidèles  puissent  dire  justement  que  ce  n'est  point  le 
Christ  qui  est  au  milieu  de  vous,  mais  Satan  lui- 
même  et  son  cortège  de  démons  !  »  Saint  Louis  de  son 
côté  leur  avait  également  adressé  plusieurs  lettres  pour 
les  exhorter  à  faire  cesser  la  longue  vacance  du  saint- 
siége,  mais  avec  aussi  peu  de  succès  que  Frédéiic. 

Enfin  l'empereur  voyant  qu  ils  n'avaient  égard  ni 
aux  prières  ni  aux  menaces,  quitta  la  Pouille,  où  il 
était  retourné  après  la  mort  de  Grégoire,  rentra  dans 
la  terre  de  Labour  au  mois  de  mars  1243,  et  con- 
duisit son  armée  sous  les  murs  de  Rome.  La  ville 
fut  bloquée  si  étioitement  (pie  les  vivres  ne  pouvaient 
plus  entrer  ni  par  terre  ni  par  le  fleuve.  Alors  les 
magistrats  envoyèrent  à  Frédéric  une  députationpour 
1  li  représenter  qu'il  était  injuste  de  les  punir  d'une 
faute  dont  les  cardinatix  étaient  seuls  coupables, 
puisijue  les  citoyens  étaient  disposés  à  chasser  de 
leur  ville  les  auteurs  de  tous  ces  désordres;  ce  qui 
fut  exécuté  le  jour  même. 

Frédéric  se  rendit  à  ces  observatioos,  leva  le  siège, 
et  mit  les  membres  du  sacré  collège  au  ban  de  l'em- 
pire. Par  ses  ordres,  tous  les  domaines  des  Um'lTes  fu- 
leiit  ravagés,  non-seulement  les  terres  el  les  châteaux, 


126 


HISTOIRE    DES     PAPES 


mais  encori"  les  cloîtres,  les  monastères,  les  églises  et 
les  couvents  des  re!iu:iei\ses;  ceux  qui  tenaient  juiurles 
cardinaux  fuivnt  imjiiloyableiuent  massacrés  ;  la  ville 
dWlKino  surtout,  qui  leur  avait  ouvert  ses  portes, 
fut  traitée  avec  la  dernière  cruauté  ;  enfin  ceux-ci  se 
voyant  chassés  de  leurs  domaines,  dépouillés  de  leurs 
dignités  et  poursuivis  par  des  ennemis  infiitii^ables, 
se  déterminèrent  à  nommer  un  ]>ape.  Il  faut  dire  en 
outre  que  la  chose  qui  les  effraya  le  jilus  fut  la 
nouvelle  que  les  Français  se  préparaient  à  créer  un 
patriarche  indépendant  de  la  cour  de  Rome ,  pour 
gouverner  l'Eglise  gallicane. 

Le  conclave  se  forma  de  nouveau  dans  la  ville 
d'Anagni  le  24  juin  1243,  et  proclama  souverain  pon- 
tife SiuihaJde  de  Fiesque,  de  la  famille  des  comtes 
de  Lavagne,  cardinal-prêtre  du  titre  de  Saint-Lau- 
rent. 11  fut  intronisé  sous  le  nom  d'Innocent  l\. 
soumis  aux  épreuves  accoutumées  de  la  chaise  percée, 
et  consacré  quelques  jours  après  sa  promotion. 

Sinibalde  de  Fiesque  avait  été  l'ami  intime  de 
l'empereur;  aussi  les  ministres  de  Frédéric  vinrent- 
ils  le  féliciter  d'une  élection  qui  ne  pouvait  manquer 
d'être  avantageuse  à  l'empire  ;  mais  le  prince,  qui 
connaissait  le  caractère  ambitieux  du  nouveau  pape, 
les  interrompit  en  leur  disant  :  «  Cessez  vos  félici- 
tations, car  ce  changement  de  fortune  va  m'enlever 
l'amitié  du  cardinal  et  me  vaudra  la  haine  du  saint- 
père.  ■■■>  En  effet,  nous  verrons  par  la  suite  Inno- 
cent IV  poursuivre  son  ancien  ami  avec  plus  de 
fureur  encore  que  son  prédécesseur  Grégoire.  Malgré 
ses  sinistres  prévisions,  l'empereur  fit  célébrer  des 
messes  dans  tous  ses  Etats  pour  rendre  grâces  à 
Dieu  de  l'élection  du  souverain  pontife  ;  et  quelques 
jours  après,  étant  retourné  en  Sicile,  il  envoya  une 
ambassade  solennelle  pour  complimenter  Innocent 
et  pour  lui  offrir  l'appui  de  ses  armes,  afin  d'assurer 
le  maintien  de  la  dignité  et  de  la  liberté  de  l'Eglise. 

Le  saint-père  accueillit  les  ambassadeurs  avec 
bienveillance,  et  les  renvoya  avec  trois  nonces,  Pierre 
de  Cohnieu,  métropolitain  de  Rouen,  Guillaume,  an- 
cien prélat  de  Modène,  et  Guillaume,  alibé  de  Saint- 
Fagon  en  Gallicie,"  pour  traiter  des  conditions  de  la 
paix  avec  Frédéric.  Les  instructions  remises  à  ses 
envoyés  portaient  :  qu'ils  devaient  exiger  qu'on 
remit  immédiatement  en  liberté  tous  les  ecclésias- 
tiqiies  qui  avaient  été  pris  sur  les  galères  de  Gênes, 
mais  sans  donner  aucune  satisfaction  en  échange  ;  et 
qu'après  avoir  écouté  les  propositions  de  Frédéric, 
ils  répondraient  que  toiîtes  les  questions  en  litige 
entre  l'Église  et  l'empire  ne  pouvaient  être  jugées 
que  par  une  assemblée  générale  de  rois,  de  princes 
et  de  prélats.  Cette  première  négociation  fut  sans 
résultat,  à  cause  de  l'obstination  du  pape,  qui  re- 
poussa les  justes  réclamations  que  l'empereur  adres- 
sait au  saint-siége. 

A  ers  la  fin  du  mois  d'octobre,  Innocent  quitta  la 
ville  d  Anagni  et  vint  à  Rome,  où  tout  était  préparé 
pour  sa  réception.  Il  y  trouva  le  jeune  Raymond, 
comte  de  Toulouse,  qui  était  venu  solliciter  son  ab- 
solution ;  le  saint-père,  qui  connaissait  l'habileté  di- 
plomatique du  comte,  résolut  de  se  servir  de  lui  pour 
les_ intérêts  de  l'Église  romaine;  il  lui  donna  l'abso- 
lution de  tous  les  anathèmes  qu'il  avait  encourus,  et 
Je  fit  nommer  par  Fr 'déric  l'un  des  comis.saires  im- 


j  périaux  qui,  avec  Pierre  des  Vignes  et  Thadée  de 
Suesse,  devaient  poser  les  bases  d'un  traité.  De  son 
côté,  le  pape  nomma  l'évêque  d'Ostie  et  trois  autres 
cardinaux,  Etienne,  Gilles  et  Otlioii,  pour  défendre 
les  privilèges  du  saint-siége. 

Avec  de  semblables  commissaires  il  devenait  fa- 
cile au  saint-jièrc  de  faire  approuver  toutes  les  clau- 
ses qu'il  lui  conviendrait  de  dicter;  aussi  fut-on 
bientôt  d'accord.  Voici  les  conditions  du  traité  : 
«  Frédéric  devait  restituer  les  terres  qu'il  avait  enle- 
vées au  saint-siége,  et  reconnaître  par  une  confes- 
sion publi([ue  que  ce  n'était  point  par  mépris  qu'il 
avait  refusé  de  se  soumettre  aux  sentences  pronon- 
cées contre  lui  par  Grégoire  IX ,  mais  par  l'inspira- 
tion du  démon  ;  il  devait  proclamer  que  le  pape,  lors 
même  qu'il  serait  le  plus  grand  des  criminels,  pos- 
sédait seul  la  suprême  puissance  sur  tous  les  chré- 
tiens, ([uel  que  fût  leur  rang;  enfin  le  prince  était 
tenu  de  rendre  la  liberté  à  tous  ceux  qui  s'étaient 
soulevés  contre  lui  pendant  son  excommunication,  et 
de  fonder  des  églises,  des  hôpitaux  et  des  monastè- 
res pour  expier  son  crime  de  rébellion  envers  l'É- 
glise. »  Tous  ces  articles  furent  jurés  par  les  man- 
dataires du  roi,  aux  applaudissements  des  cardinaux 
et  du  pape;  mais  lorsque  Frédéric  eut  été  instruit 
de  la  trahison  de  ses  délégués,  il  refusa  nettement 
d'exécuter  le  traité. 

Innocent  n'osant  pas  rompre  avec  l'empereur,  dont 
il  redoutait  la  colère,  lui  proposa  une  entrevue  à  Su- 
tri.  Le  prince  refusa  de  s'y  rendre  avant  d'avoir  reçu 
préalablement  les  lettres  de  son  absolution,  et  dé- 
clara que  c'était  à  Rome  même  qu'il  viendrait  pour 
faire  reconnaître  ses  droits.  Cette  menace,  et  l'ap- 
proche des  troupes  impériales ,  épouvanta  le  saint- 
père;  des  ordres  secrets  furent  expédiés  à  Gênes 
pour  disposer  des  galères;  et  quand  tout  fut  prêt,  au 
milieu  d'une  nuit ,  sans  mettre  personne  dans  sa 
confidence,  pour  éviter  d  être  arrêté  par  les  Gibelins, 
il  quitta  les  insignes  de  sa  dignité,  s'arma  légère- 
ment, monta  un  cheval  vigoureux  et  prit  la  route  de 
Civittà-Vecchia,  accompagné  d'un  seul  domestique. 
Il  pressa  vivement  sa  monture,  et  fit  onze  lieues 
avani  l'heure  de  prime  ;  alors  il  fit  rebrousser  che- 
min à  son  domestique  pour  prévenir  de  sa  fuite 
Pierre  de  Capouc  et  sept  cardinaux  de  son  parti,  afin 
qu'ils  eussent  à  le  rejoindre  à  Civittà-Vecchia,  où  les 
attendaient  vingt-trois  galères  montées  chacune  par 
soixante  hommes  bien  armés,  et  par  un  équipage  de 
cent  quatre  rameurs.  Ces  vaisseaux  étaient  venus 
sous  la  conduite  de  l'amiral  de  la  république  de  Gê- 
nes et  des  parents  du  pape.  Innocent  s'embarqua  le 
soir  même  avec  les  cardinaux  et  quelques  évêques, 
et  il  arriva,  le  5  juillet  1244,  à  Gênes  sa  patrie.  A 
son  débarquement  il  fut  harangué  par  les  principaux 
de  la  république,  et  porté  en  triomphe  par  le  clergé 
jusqu'à  la  cathédrale,  aux  acclamations  du  peuple. 

Frédéric,  instruit  par  ses  espions  que  le  pontife 
méditait  une  seconde  fuite  hors  de  l'Italie,  fit  cerner 
toutes  les  routes  de  terre  et  de  mer,  afin  de  le  faire 
prisonnier.  Déjà  Innocent  avait  lait  demander  au 
roi  de  France  l'autorisation  de  s'établir  à  Reims, 
dont  le  siège  était  vacant,  et  celui-ci  lui  avait  ré- 
pondu que  les  barons  du  royaume,  jaloux  des  liber- 
tés de  l'Église  gallicane,  ne  voulaient  point  permet- 


INNOCENT     IV 


127 


tre  que  le  pape  vînt  fixer  sa  résidence  en  France.  De 
semblables  refus  avaient  accueilli  les  ouvertures  qu'il 
avait  faites  en  Espagne,  en  Angleterre  et  dans  plu- 
sieurs autres  royaumes;  «  car,  dit  Matthieu  Paris, 
on  connaissait  trop  bien  l'avidité  et  le  despotisme  de 
la  cour  romaine  pour  vouloir  du  saint-père  ;  les  peu- 
ples commençaient  à  comprendre  que  la  religion  n'é- 
tait qu'un  prétexte  employé  par  les  légats  pour  les 
piller;  et  on  avait  appris  par  des  exemples  récents 
que  les  papes  et  leurs  cardinaux ,  semblables  à  des 
nuées  de  sauterelles,  ne  laissent  sur  leur  passage  que 
ruines  et  désolation.  » 

Honteusement  repoussé  de  tous  les  côtés  et  n'o- 
sant point  rester  en  Italie,  Innocent  se  détermina  à 
venir  à  Lyon,  ville  neutre  qui  appartenait  à  un  ar- 
chevêque. A  peine  arrivé,  il  fit  expédier  des  lettres 
circulaires  pour  la  convocation  d'un  concile  général. 
«  Son  but,  disait-il,  était  de  relever  l'Église,  qui  avait 
courbé  son  front  sous  une  horrible  tempête,  de  con- 
quérir la  terre  sainte,  de  rétablir  l'empire  de  Rema- 
nie, de  repousser  les  Tartares  et  les  autres  infidèles, 
et  enfin  de  contraindre  l'empereur  à  s'humilier  de- 
vant saint  Pierre.  » 

Suivant  la  coutume  de  ses  prédécesseurs,  le  pape, 
sans  respect  pour  les  droits  du  vénérable  arclievêque 
qui  l'avait  accueilli ,  s'empara  de  son  palais ,  de  ses 
biens  et  de  toute  son  autorité  ;  il  disposa  des  cures, 
des  prébendes ,  des  bénéfices ,  et  les  vendit  à  des 
étrangers  ou  les  donna  aux  gens  de  sa  suite.  Enfin 
les  chanoines  lyonnais,  indignés  de  la  conduite  d'In- 
nocent, se  révoltèrent  contre  lui  et  protestèrent  avec 
serment  que  si  les  prêtres  italiens  se  montraient  dans 
leurs  églises,  ils  les  feraient  jeter  dans  le  Rhône.  Le 
peuple  prit  parti  pour  eux,  et  un  huissier  du  pape 
ayant  osé  frapper  de  sa  verge  un  citoyen  qui  avait  des 
réclamation'^  à  faire  au  pape  et  demandait  audience, 
celui-ci  tira  son  épée  et  lui  coupa  la  main. 

Néanmoins,  la  curiosité  ou  le  fanatisme  entraînant 
à  Lyon  les  évoques  et  les  seigneurs  français,  le  con- 
cile eut  lieu,  et  voici,  d'après  Matthieu   Paris,  quels 
furent  les  événements  qui   se  passèrent  dans  cette 
assemblée  :  «  L'empereur  Frédéric,  dit  l'historien, 
avait  envoyé   des  ambassadeurs   pour  défendre  ses 
droits.  On  tint  préalablement  un  conseil  pour  écouter 
Thadée  de  Suesse,  qui,  au  nom  du  prince  son  maître, 
offrait  au  pontife ,  pour  rétablir  la  concorde  entre 
l'empire  et  l'Église,    de  ramener  à  l'obéissance  du 
sainl-siége  les  États  de  Romanie;  de  s'opposer  aux 
Tartares,  aux  Chorasmiens,  aux  Sarrasins  et  aux  au- 
tres ennemis  de  la  cour  de  Rome  ;  d'aller  en  per- 
sonne délivrer  la  terre   sainte;    enfin    de    rendre  à 
saint  Pierre  ce  qu'il  lui  avait  enlevé,  et  de  faire  pé- 
nitence des  péchés  qu'il  avait  commis.  i>  Innocent, 
qui   assistait   à  la   conférence,   s'écria  :   «  Oh!  les 
grandes  promesses!  on  voit  bien,  seigneur  Thadée, 
que  votre  maître  redoute  le  coup  qui  le  menace.    Si 
j'acceptais  ses  offres  et  qu'il  voulût  ensuite  manquer 
à  ses  serments,  quelle  serait  sa  caution  ;  qui  le  for- 
cerait à.  tenir  ses  engagements?  ->  Thadée  répondit: 
«  Les   rois    de    France  et   d'.Vngleterre,    très-saint 
père.  »  Innocent  répliqua  aussitôt  :  «  Nous  les  ré- 
cusons;  car,   si  l'empereur   manquait  à  sa  parole, 
nous  serions  forcé  de  nous  en  prendre  à  ces  princes 
et  de  les  châtier  comme  lui,  ce  qui  susciterait  contre 


l'Église  les  trois  souverains  les  plus  redoutables  de 
l'Occident.  Non,  nous  ne  manquerons  pas  ainsi  à  la 
règle  de  notre  politii|ue,qui  est  de  subjuguer  les  rois 
et  les  peuples  en  les  faisant  combattre  les  uns  contre 
les  autres  pour  notre  propre  cause.  » 

«  Quels  sont  les  chrétiens,  ajoute  le  chroniqueur, 
qui  pourront  lire  les  terribles  pages  de  l'histoire  des 
papes  sans  frémir  d' indignation  ?  Jusques  à  quand 
les  rois,  les  princes  et  les  peuples  consentiront-ils 
à  obéir  en  esclaves  à  la  cour  de  Rome,  et  à  ramper 
devant  un  prêtre  insolent  qui  s'arroge  le  droit  de  les 
insulter,  de  les  châtier,  de  les  fustiger?  » 

A  la  fin  de  la  première  session  du  synode.  Innocent 
prononça  la  sentence  d'excommunication  et  de  dépo- 
sition contre  Frédéric,  selon  les  usages  de  l'Église 
catholique,  déclarant  l'empire  vacant,  et  ordonnant 
aux  électeurs  de  nommer  un  nouvel  empereur. 

Philippe  Fontaine,  évêque  de  Ferrare,  fut  envoyé 
immédiatement  en  Allemagne,  avec  ordre  de  faire 
élire  roi  des  Romains  Henri,  landgrave  de  Thuringe 
et  de  Hesse;  et  le  métropolitain  de  Alayence,  qui 
avait  pris  part  à  toutes  ces  intrigues,  fut  chargé  de 
prêcher  une  croisade  contre  Frédéric.  Non  content 
de  bouleverser  l'empire  par  ses  intrigues,  le  pape  paya 
encore  des  assassins,  et  organisa  une  vaste  conspira- 
tion dans  laquelle  il  fit  entrer  les  parents,  les  amis 
et  jusqu'aux  familiers  de  l'empereur.  Mais  le  complot 
fut  découvert,  et  tous  les  conjurés  payèrent  de  leur 
tête  la  trahison  du  pape. 

«  Alors,  dit  Jurieu,  l'empire  fut  couvert  d'armées 
qui  ravageaient  tour  à  tour  les  plus  belles  provinces. 
En  Allemagne,  Conrad  combattait  pour  son  père  ; 
en  Italie,  Frédéiic  disputait  à  ses  ennemis  sa  cou- 
ronne et  sa  vie.  On  ne  voyait  que  ligues,  factions,  ré- 
voltes, sièges  et  batailles;  enfin,  partout  régnaient  le 
pillage,  l'incendie,  le  viol  et  les  massacres  !  Le  land- 
grave Henri,  celui  que  le  pape  avait  fait  déclarer  roi, 
ayant  été  tué  dans  une  escarmouche,  Innocent  fit  pro- 
clamer à  sa  place  Guillaume,  comte  de  Hollande,  qui, 
à  son  tour,  fut  forcé  de  fuir  devant  les  armes  du 
jeune  Conrad.  Pendant  une  année  entière  la  guerre 
se  continua  avec  la  même  fureur,  et  le  sang  chrétien 
fut  versé  par  torrents  au  nom  d'un  pape  exécrable.» 
Innocent,  qui  aurait  voulu  soulever  le  monde  entier 
contre  Frédéric,  tant  sa  haine  était  implacable,  eut 
l'infâme  pensée,  lui  vicaire  du  Christ,  d'écrire  au 
sultan  Méhc-Saleh  pour  l'engager  à  faire  une  descente 
en  Italie,  en  violant  la  foi  jurée  à  l'empereur.  Le  mu- 
sulman lui  répondit  :  «  Nous  avons  reçu  vos  lettres 
et  donné  audience  à  votre  envoyé.  Il  nous  a  parlé  de 
Jésus-Christ,  que  nous  connaissons  mieux  que  vous 
ne  paraissez  le  connaître,  et  que  nous  honorons  plus 
que  vous  ne  le  faites.  Nous  savons  garder  la  foi  jurée. 
Nous  refusons  votre  demande.  Salut.  » 

Cette  même  année,  le  pape,  furieux  de  voir  toutes 
ses  tentatives  échouer,  voulut  essayer  sa  puissance 
sur  des  princes  moins  redoutables  que  l'empereur; 
il  excommunia  Jacques,  roi  d'Aragon,  pour  le  pimir 
d'avoir  fait  couper  la  langue  à  l'évêque  de  Gironne, 
qui  avait  vendu  à  ses  ennemis  les  secrets  de  l'Etat. 
Sur  l'accusation  des  prélats  de  Portugal,  il  anathé- 
matisa  également  le  roi  Sanche  II;  l'interdit  fut  pro- 
noncé contre  ses  États,  le  souverain  fut  déposé,  et  la 
régence  donnée  nu  comte  Alphonse,  père  du  prince. 


lis 


HISTOIRE    DES    PAPES 


L'armée  du  Soudan  marche  contre  saint  Louis 


Ces  deux  exe  nimur.ications  firent  éclater  des  guerres 
civiles  dans  l'E^pafjne,  et  pendant  plusieurs  années 
les  Aragonais  et  les  Portugais  couvrirent  leur  propre 
pays  de  massacres  et  d'incendies. 

Les  foudres  ecclésiastiques  n'eurent  pas  un  aussi 
grand  succès  en  Angleterre;  et  les  légats  du  saint- 
siége,  quoique  armés  d'anathèmes,  furent  honteuse- 
ment chassés  de  la  Grande-Bretagne,  avec  défense 
de  rentrer  dans  le  royaume  et  de  lever  de  nouvelles 
dîmes  sur  les  peuples.  Innocent  IV,  informé  (pi'un 
monarque  osait  protéger  ses  sujets  contre  la  rapacité 
de  ses  légats,  lança  aussitôt  contre  lui  une  bulle 
d'excommunication  ;  mais  il  ne  se  trouva  personne 
(|ui  consentit  à  la  publier,  et  la  sainte  colère  du  pon- 
tife n'aboutit  qu'à  démasquer  son  hypocrisie. 

Néanmoins,  au  milieu  de  tous  ses  crimes,  on  doit 
lui  savoir  gré  de  la  protection  qu'il  accorda  aux  juifs 
d'Allemagne,  écrasés  sous  la  tyrannie  des  évèques  et 
des  archevêques.  Grâces  à  lui,  les  infortunés  Israé- 
lites purent  respirer  en  paix,  sans  crainte  d'être  pillés, 
volés  et  massacrés  par  les  catholiques.  11  est  vrai 
fju'ils  payèrent  chèrement  l'amitié  du  pape,  et  que 
plusieurs  d'entre  eux,  de  riches  qu'ils  étaient,  furent 
réduits  à  la  misère  ! 

Pendant  le  séjour  d'Innocent  à  Lyon,  le  hasard 
amena  dans  cette  ville  un  chevalier  de  l'empereur  qui 
s'était  retiré  du  service  à  la  suite  de  quelques  mécon- 


tentements. Comme  il  logeait  dans  le  même  hôtel  que 
Gauthier  d'Ocre,  docteur  et  conseiller  du  prince,  les 
deux  -Allemands  firent  bientôt  connaissance  et  se  liè- 
rent d'une  étroite  amitié. 

Le  pape,  instruit  par  ses  espions  que  deux  parti- 
sans de  l'empereur  habitaient  le  même  hôtel,  en  prit 
aussitôt  occasion  de  faire  un  grand  scandale,  etilen- 
vo)-a  ses  émissaires  dans  la  ville  pour  répandre  le 
i)ruit  que  Frédéric  avait  voulu  le  faire  assassiner. 
Quelque  absurde  que  fût  cette  accusation,  les  deux 
.allemands,  redoutant  d'avoir  à  subir  la  question,  se 
hâtèrent  de  quitter  Lyon  pour  regagner  l'Allemagne. 
Innocent  n'en  continua  pas  moins  ses  investigations, 
et  comme  l'hôtelier,  nommé  Renaud,  était  tombé  gra- 
vement malade,  il  lui  donna,  pour  l'administrer  à 
ses  derniers  moments,  un  confesseur  italien  qui,  dès 
le  lendemain,  vint  déposer  devant  une  assemblée  du 
chapitre  de  la  cathédrale,  que  le  moribond  lui  avait 
révélé  les  détails  de  l'infâme  complot  des  agents  de 
Frédéric.  Ce  mensonge  odieux  fut  publié  dans  toute 
l'Europe;  et  pour  qu'on  y  donnât  créance,  le  pape  fei- 
gnit de  ne  point  oser  sortir  de  son  palais,  conser- 
vant auprès  de  sa  personne  une  garde  de  cinquante 
hommes  armés  qui  l'accompagnaient  même  à  l'autel 
lorsqu'il  célébrait  l'office  divin.  Néanmoins  il  ne  re- 
tira de  cette  nouvelle  ruse  aucun  des  avantages  qu'il 
en  espérait.  Alors  il  se  rejeta  sur  les  piédications  des 


INNOCENT    IV 


129 


La  cour  d'Innocent  IV 


croisades,  qui  étaient  pour  les  papei5  des  sources  in- 
tarissables du  profit;  ses  légats  parcoururent  tous  les 
pays  chrétiens  et  vinrent  jusqu'en  Norvège,  d'où 
ils  rapportèrent  ipinze  mille  marcs  sterling,  outre 
de  grands  présents  et  une  donation  en  rente  perpé- 
tuelle de  cinq  marcs  d'argent  pour  chaque  diocèse 
de  cette  contrée  ;  les  autres  royaumes  produisirent 
au  saint-père  de  véritables  moissons  d'or  et  d'argent, 
dans  les  mêmes  proportions  que  la  Norvège. 

La  France,  selon  sa  coutume,  se  distingua  par  son 
enthousiasme  religieux;  quoique  rançonnée  trois  fuis 


sous  le  pontificat  de  Grégoire  IX,  ce  fut  elle  qui  four- 
nit le  plus  d'argent  au  pape  ;  elle  seule  consentit  en- 
core à  faire  une  nouvelle  expédition  en  Palestine  pour 
la  rémission  des  péchés  de  saint  Louis.  Ce  roi  slu- 
pide  et  dévot  assembla  une  nombreuse  armée  de  croi- 
sés, et  partit  le  12  juin  1248  pour  la  terre  sainte. 
D'abord  il  remporta  quelques  avantages  sur  les  infi- 
dèles, et  s'empara  de  Damietle  ;  mais  bientôt  les 
Sarrasins  prirent  leur  revanche,  l'année  française  fut 
taillée  en  pièces,  et  le  roi  lui-même  tomba  en  leur 
pouvoir.  Ce  nouveau  désastre  coûta  au  royaume  toute 

105 


130 


HISTOIRE    DES    PAPES 


sa  vaillante  jeunesse,  et  le  reste  de  son  or,  qu'il  fal- 
lut doiinor  pour  la  rançon  de  rirabivilo  monarque. 

Ainsi  se  termina  la  première  croisade  de  saint 
Louis.  Les  prêtres  ne  manquèrent  pas  d'attribuer  les 
revers  des  croisés  ;\  leurs  péchés  et  à  leurs  abomi- 
nations, afin  d'expliquer  les  prophéties  mensonc;ères 
qui  avaient  annoncé  de  grandes  victoires.  Ces  accu- 
sations, du  reste,  étaient  fondées  ;  car,  au  rapport 
des  historiens  contemporains,  les  seigneurs  français 
se  linèrent  à  tant  d'excès,  qu" ils  semblaient  plutôt 
des  ser\iteurs  de  Satan  que  des  défenseurs  du  Christ. 
Voici  comment  s'exprime  sur  leur  compte  le  sire  de 
Joinville,  l'un  des  acteurs  de  ce  drame  des  croisades  : 

«  Les  barons,  chevaliers  et  autres  nobles  qui  étaient 
au  camp  de  saint  Louis,  et  qui  devaient  sagement 
garder  l'argent  qu'ils  avaient  pour  les  besoins  de  l'a- 
venir, le  dépensèrent  follement  dans  des  banquets  et 
dans  des  fêles;  aussi  lorsque  leur  ruine  fut  consom- 
mée, ils  furent  obligés  pour  vivre  de  voler  les  soldats. 
Bientôt  la  misère  conduisit  à  la  démoralisation;  au- 
cune femme  ni  fille  ne  put  entrer  au  camp  sans  être 
sur-ie-champ  violée  et  tramée  dans  les  lupanars  qui 
se  tenaient  autour  du  pavillon  royal  ;  enfin  ceu.x  qui 
voudraient  raconter  toutes  les  abominations  que  l'on 
commettait  avec  les  jeunes  pages,  voiio  même  des 
péchés  contre  nature,  ceux-là  riscjueraient  leur  salut 
pour  les  termes  qu'ils  seraient  forcés  d'écrire.  ■>■> 

Brocardas  Argentoratensis ,  un  des  moines  qui 
avaient  suivi  l'armée,  donne  une  singulière  explica- 
tion de  ces  débordements  :  «  En  terre  sainte,  dit  ce 
chroniqueur,  il  existe  des  hommes  de  toutes  les  na- 
tions, et  chacun  y  vit  selon  les  coutumes  de  sa  patrie 
avec  une  licence  qui  n'a  point  d'égale  ;  et  pour  dire 
la  vérité,  les  plus  corrom])us  de  tous,  ce  sont  les 
chrétiens ,  en  voici  la  raison  :  en  France,  en  Espa- 
gne, en  Allemagne  et  en  Italie,  lorsqu'un  scélérat  a 
commis  tous  les  crimes  et  veut  échapper  à  la  justice 
du  prince,  il  se  rend  en  Palestine,  où,  grâce  aux  in- 
dulgences, tous  ses  péchés  lui  sont  remis.  Quand  il 
est  arrivé  là,  le  théâtre  de  ses  crimes  est  bien  chan- 
gé, mais  non  son  cœur  ;  il  viole,  il  pille,  il  égorge 
comme  avant  son  départ  pour  la  terre  promise. 
Maudits  soient  donc  dans  i  éternité  les  papes  qui 
ont  inventé  les  croisades  !  » 

Pendant  que  saint  Louis,  victime  des  conseils  du 
.pontife,  était  captif  chez  les  Sarrasins,  Innocent  pour- 
suivait de  sa  haine  Frédéric,  et  soudoyait  des  assas- 
sins. Il  était  parvenu  à  gagner  Pierre  des  Vignes, 
médecin  ordinaire  de  ce  prince,  qui  était  en  même 
temps  son  conseiller  et  son  confident.  L'cmpeieur 
étant  tombé  malade,  par  suite  des  fatigues  et  des 
chagrins  qu'il  avait  éprouvés  dans  les  dernières  guer- 
res, Pierre  des  Vignes  se  fit  assister  par  un  médecin 
envoyé  de  Lyon,  et  présenta  au  monarque  un  breu- 
vage empoisonn'^.  Heureusement  Frédéric  avait  été 
averti  de  cette  trahison  ;  quand  les  assassins  lui  eurent 
remis  la  coupe  dans  les  mains,  il  feignit  d'éprouver 
un  dégoût  insurmontable  pour  la  boisson  qu'elle 
contenait,  et  la  rendit  au  docteur  italien,  en  le  priant 
de  la  goûter  lui-même.  Celui-ci  se  trouvant  pris  dans 
son  piège,  n'osa  point  refuser,  et  porta  la  coupe  à 
ses  lèvres;  en  même  temps  il  fit  un  faux  pas  et  la 
renversa  à  terre.  Aussitôt  des  gardes  entrèrent:  Fré- 
déric fit  recueillir  la  liqueur  dans  une  éponge,  et  or- 


donna qu'en  sa  présence  on  en  lit  boire  à  des  con- 
damnés. Trois  de  ces  malheureux  moururent  dans 
des  convulsions  atroces;  l'empereur  fit  aussitôt  étran- 
gler le  médecin  lyonnais,  et  condamna  Pierre  des 
Vignes  à  avoir  les  yeux  arrachés  et  à  être  torturé  par 
les  Pisans,  ses  ennemis  personnels.  Au  moment  où 
le  supplice  commençait,  le  patient  se  brisa  le  crâne 
contre  une  colonne  à  hupielle  on  l'avait  attaché. 

A  peine  échappé  à  ce  péril,  Frédéric  reçut  la  nou- 
velle ([ue  Henri,  roi  de  Sardaigne,  l'un  de  ses  fils 
naturels,  avait  été  fait  prisonnier  par  les  Bolonais, 
ettpi'unaulrede  ses  enfants  était  mort  dans  la  Pouil- 
le.  Tant  de  désastres  accablèrent  le  malheureux  prin- 
ce; et  comme  lui-même  se  trouvait  attatjué  du  mal 
qu'on  appelait  le  feu  sacré,  il  se  décida  à  oft'rir  la  paix 
au  saint-siége,  à  des  conditions  avantageuses.  Inno- 
cent repoussa  toutes  ses  propositions;  il  ne  voulut 
pas  même  recevoir  ses  envoyés,  et  persista  à  le  dé- 
clarer déchu  do  l'empire.  Enfin  Frédéric  languit  en- 
core une  année,  consumé  par  la  fièvre,  et  mourut  le 
4  décembre  1250,  laissant  ses  Etats  à  son  fils  Conrad. 

Le  pape,  qui  était  toujours  à  Lyon,  écrivit  aussi- 
tôt en  Allemagne  et  en  Sicile,  pour  allumer  la  guerre 
civile  dans  ces  royaumes,  et  pour  faire  reconnaître 
en  qualité  d'empereur  Guillaume,  comte  de  Hollande, 
au(piel  il  avait  déjà  donné  le  titre  de  roi  des  Romains. 
Ce  prince,  malgré  la  protection  du  saint-père,  fut 
contraint  de  se  retirer  devant  les  armes  victorieuses 
du  jeune  Conrad,  et  de  renoncer  à  son  vain  titre.  Sur 
son  désistement,  le  pape  offrit  alors  la  couronne  im- 
périale au  comte  de  Gueldre,  et  successivement  au 
duc  de  Brabant  et  au  comte  de  Cornouailles;  ces 
trois  princes  la  refusèrent.  Enfin  il  se  rejeta  sur  le  roi 
de  Norvège,  qui,  à  son  tour,  déclara  qu'  il  ne  voulait 
pas  d'une  dignité  si  fort  avilie  dans  l'opinion  des 
peuples,  depuis  que  les  papes  pouvaient  en  disposer. 

Malgré  ces  différents  échecs,  la  faction  des  Guel- 
fes avait  repris  le  dessus  en  Italie,  et  Innocent  se 
disposait  à  rentrer  à  Rome.  Toutefois,  avant  de  quit- 
ter la  France,  il  réitéra  l'excommunication  contre  la 
mémoire  de  Frédéric,  et  anathematisa  le  jeune  Con- 
rad, pour  le  punir  de  s'être  emparé  des  insignes  de 
l'empire  sans  son  autorisation  ;  ensuite  il  se  rendit  à 
Gênes,  de  là  à  Milan,  et  enfin,  traversant  rapidement 
la  Lombardie,  il  vint  établir  sa  cour  à  Pérouse,  pour 
avoir  le  temps  de  rassembler  les  forces  de  son  parti. 

Conrad,  de  son  côté,  avait  mis  le  temps  à  profit  : 
avec  l'aide  des  Vénitiens,  qui  lui  avaient  fourni  une 
flotte,  il  était  débarqué  à  Pescaire,  et  avait  remporté 
une  victoire  éclatante  sur  les  comtes  d'A({uin  et  de 
Sore,  deux  Guelfes  qui  voulaient  s'opposer  à  son  en- 
trée en  Sicile.  Cette  défaite,  loin  de  décourager  le 
pontife,  ne  fit  que  rendre  sa  haine  plus  violente;  et 
ne  pouvant  ni  lever  des  troupes  ni  en  soudoyer,  il 
envoya  des  missionnaires  dans  le  Brabant,  en  Flan- 
dre et  en  France,  pour  prêcher  une  croisade  contre 
l'empereur  Conrad,  promettant  à  ceux  qui  l'entre- 
prendraient des  indulgences  plus  étendues  que  celles 
accordées  aux  croisés  de  la  terre  sainte,  puisque 
ceux-  ci  ne  gagnaient  que  le  pardon  de  leurs  péchés, 
tandis  que  les  autres  obtiendraient  le  droit  de  com- 
mettre impunément  tous  les  crimes  pour  eux-mêmes, 
pour  leurs  enfants  et  pour  leurs  familles. 

Mais  enfin  les  Français,  fatigués  de  ces  demandes 


INNOCENT    IV 


131 


incessantes  d'hommes  et  d'argent,  faites  tantUcoutre 
les  infidèles,  tantôt  contre  l'empereurFrédéric,  tantôt 
contre  son  lils  Conrad,  chassèrent  les  missionnaires 
de  toutes  les  villes  du  royaume,  et  la  régente  fut 
ohligêe  d'asseinhler  les  états-généraux  pour  prendre 
conseil  de  ses  sujets.  Les  députés  se  plaignirent  du 
pape  et  l'accusèrent  de  tous  les  désastres  qui  acca- 
Llaient  l'Europe  ;  ils  hlàmèrent  sévèrement  la  politi- 
que du  saint-siége,  qui  non-seulement  poussait  les 
Anglais,  les  Allemands  et  les  Français  dans  des 
guerres  d'extermination  en  Syrie,  mais  q\ii  encore 
essayait  de  jeter  une  partie  de  l'Occident  sur  l'Italie 
pour  agrandir  sa  puissance.  Enfin  ils  contraignirent 
la  reine  Blanche  à  rendre  un  décret  qui  autorisait  la 
confiscation  des  Liens  des  fanatiques  qui  voudraient 
se  croiser  contre  l'empereur  Conrad  ;  les  seigneurs  en 
usèrent  de  même  à  l'égard  des  vassaux  qui  relevaient 
d'eux,  et  celte  mesure  fit  tomber  la  croisade  d'Italie. 

llepoussé  en  France,  le  pape  se  rabattit  sur  l'An- 
gleterre, et  il  écrivit  à  Robert  Grosse-Tète,  évêque 
de  Lincoln,  vénérable  prélat  estimé  de  tous  à  cause 
de  sa  sagesse  et  de  la  pureté  de  ses  mœurs,  pour  lui 
demander  des  subsides.  Celui-ci  refusa  d'obéir  aux 
injonctions  de  la  cour  de  Rome,  et  il  envoya  une 
circulaire  à  tous  les  ecclésiastiques  d'Angleterre  pour 
les  engager  à  la  résistance 

«  Le  pontife,  leur  écrivait-il,  n'a  pas  honte  d'an- 
nuler les  sages  constitutions  de  ses  prédécesseurs  ; 
il  prétend  nous  gouverner  en  despote,  et  disposer  à 
son  gré  de  nos  fortunes  et  de  nos  vies  :  avant  lui, 
bien  des  papes  ont  affligé  l'Eghse  ;  Innocent  les  sur- 
passe tous  en  scélératesse.  C'est  lui  qui  a  couvert  les 
royaumes  chrétiens  de  moines  usuriers,  mille  fois 
plus  durs  que  les  juifs;  c'est  lui  qui  a  ordonné  aux 
frères  mineurs  et  aux  frères  prêcheurs  appelés  aux 
derniers  moments  des  fidèles,  de  les  effrayer  pour 
leur  extorquer  des  testaments  en  faveur  du  saint- 
siége  ;  sous  le  prétexte  des  croisades,  c'est  lui  encore 
qui  encourage  ce  trafic  honteux  des  indulge;ices,  si 
bien  qu'aujourd'hui  on  vend  l'absolution  à  des  la'i- 
ques  comme  on  vendait  autrefois  des  animaux  dans 
le  temple,  et  que  ses  agents  mesurent  le  salut  à  l'ar- 
gent qu'on  leur  donne. 

C'est  lui  qui  vend  les  églises,  les  prébendes  et  les 
bénéfices  à  des  prêtres  étrangers,  ignorants  et  illet- 
trés, et  ces  intrus,  arrivant  dans  leurs  nouvelles 
cures,  ne  peuvent  ni  prêcher,  ni  recevoir  les  confes- 
sions, ni  même  secourir  les  pauvres,  parce  qu'ils 
n'entendent  pas  la  langue  des  habitants  ;  c'est  lui  en- 
core qui  a  introduit  la  coutume  d'aclieter  les  évé- 
chés,  sans  jamais  avoir  reçu  les  ordres,  et  seulement 
pour  en  toucher  les  revenus.  Enfin,  il  a  renqili  le 
monde  de  tant  de  scandales  et  d'abominations,  que 
nous  ne  saurions  énumérer  tous  ses  vols,  tous  ses 
adultères,  tous  ses  assassinats  ;  et  puisque  nous  no 
pouvons  pas  délivrer  la  chrétienté  de  ce  suppôt  de 
Satan,  au  moins  protégeons  la  Grande-Bretagne 
contre  les  envahissements  de  cet  ennemi  de  l'huma- 
nité et  de  ses  complices!  » 

Malgré  l'exemple  donné  par  l'.Vngleterre  et  par  la 
France,  les  Italiens,  e.valtés  par  les  prédications  des 


moines,  prirent  les  armes  en  faveur  du  saint-siége;  les 
Gibelins,  un  moment  victorieux,  perdirent  peu  à  peu 
toutes  leurs  concjuêtes;  et  ce  qui  mit  le  comble  àleurs 
désastres  fut  la  mort  de  Conrad,  empoisonné  par 
son  frère  naturel  ]Mainfroi,  à  l'instigation  ilu  pape. 
Avant  de  rendre  le  dernier  soupir,  l'empereur  com- 
prit que  le  parti  de  la  cour  de  Rome  triompherait 
encore  longtemps;  et  comme  il  ne  pouvait  songer  qu'à 
la  vie  du  jeune  Conradin,  son  fils,  âgé  à  peine  de 
trois  ans,  ilvoulut  lui  faire  deson  ennemi  un  protec- 
teur, en  donnant  au  pape  la  jouissance  des  revenus 
du  royaume  de  Sicile. 

Innocent  accepta  la  tutelle  que  lui  avait  léguée 
Conrad,  et  il  déclara  qu'il  saurait  conserver  au  jeune 
prince  le  royaume  de  Jérusalem,  le  duché  de  Souabe 
et  tous  ses  droits  sur  le  royaume  de  Sicile  ou  sur  ses 
autres  Etats.  Ensuite  il  se  lit  prêter  serment  de  fidélité 
par  les  sujets  de  Conradin,  en  leur  permettant  tou- 
tefois d'ajouter  cette  restriction,  sauf  le  droitdu jeune 
prince.  Quant  à  l'assassin  Mainfroi,  qui  l'avait  si 
bien  servi,  il  lui  fit  signifier,  ainsi  qu'au  marquis 
d'Honebrucet  aux  autres  seigneurs  de  leur  parti,  qu'ils 
eussent  à  laisser  l'Eglise  romaine  maîtresse  sou- 
veraine du  royaume  de  Sicile  et  de  ses  dépendances, 
leur  accordant  pour  faire  leur  soumission  jusqu'à  la 
Nativité  de  la  Vierge,  passé  lequel  délai  il  les  mena- 
çait d'excommunication  et  de  privation  de  leurs  di- 
gnités et  de  leurs  fortunes;  ce  qui  fut  exécuté  comme 
il  les  en  avait  menacés.  Après  quoi  il  envoya  en  Si- 
cile Guillaume  de  Fiesque,  son  neveu,  en  qualité  de 
légat,  et  le  fit  appuyer  d'une  nombreuse  armée  pour 
gouverner  le  royaume  ;  il  lui  permit  de  s'emparer  des 
revenus  des  sièges  vacants  ou  des  prébendes,  et  lui 
donna  tout  pouvoir  d'imposer  des  collectes,  de  faire 
battre  de  nouvelles  monnaies,  de  confisquer  à  son 
profit  les  biens  de  ceux  qui  avaient  soutenu  le  parti 
de  Frédérîj  dans  hs  dernières  guerres,  de  vendre 
les  domaines  de  la  couronne,  et  enfin  de  faire  main 
basse  sur  tous  les  objets  d'argent  et  d'or  ainsi  que 
sur  les  armes  qu'il  trouverait  dans  le  royaume. 

Mainfroi,  trompé  dans  :.^.i  ambition,  avait  d'a- 
bord cherché  à  se  venger  d'Innocent,  et  tenait  en 
révolte  une  partie  de  la  Pouille  et  de  la  Calabre  ;  mais 
ayant  ensuite  considéré  tout  le  parti  qu'il  pouvait 
tirer  de  sa  position,  il  résolut  de  faire  sa  soumission 
au  saint-siége.  En  conséquence  il  proposa  au  pape  de 
le  mettre  en  possession  de  la  Pouille,  de  la  Calabre 
et  d'une  grande  partie  de  la  Sicile,  si  de  son  côté  il 
voulait  le  nommer  tuteur  de  Conradin  et  lui  donner 
la  principauté  de  Tarente,  les  comtés  de  Gravine,  de 
Tricarique,  et  le  déclarer  son  vicaire  pour  la  partie 
insoumise  des  Etats  de  Sicile. 

Innocent,  qui  se  voyait  d'un  seul  coup  débarrassé 
de  son  plus  formidable  ennemi,  consentit  à  tout  et 
livra  le  fils  à  l'assassin  du  père;  il  résolut  ensuite  de 
visiter  ses  nouveaux  Etats,  et  vint  à  Ceperano,  où 
Mainfroi  l'attendait  pour  signer  les  conventions  du 
traité.  De  Ceperano,  le  pontife  se  rendit  à  Capoue  et 
à  Naples  ;  mais  là  Dieu  avait  marqué  le  terme  de  sa 
marche  triomphale  ;  il  fut  attaqué  dans  cette  ville 
d'une  maladie  grave  qui  l'enlevale  7  décen^bre  1254. 


132 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Election  d'AJeiandre  IV.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Il  protège  les  moines  mendiants.  —  Le  pape  offre  la  couronne  de 
Sicile  au  roi  d'Angleterre.  —  Révolte  contre  Alexandre.  —  Secte  des  flagellants.  —  Le  pape  entreprend  de  former  une  ligue  des 
princes  chrétens  pour  résister  aux  Tartares.  —  Mort  d'Alexandre  IV. 


Pendant  la  maladie  du  pape,  Mainfroi,  trouvant 
l'occasion  favorable,  s'était  de  nouveau  déclaré  en 
hostilité  avec  la  cour  de  Rome,  et  s'était  emparé  de 
Nocera  et  de  Fogio ,  deux  places  importantes.  Ce 
ccup  de  main  répandit  la  consternation  dans  tous  les 
esprits,  et  les  cardinaux  qui  étaient  à  Xaples  voulu- 
rent aussitôt  faire  retraite  vers  la  Campanie,  afin  de 
procéder  à  l'élection  du  successeur  d'Innocent.  Néan- 
moins le  marquis  de  Berthold ,  qui  commandait  à 
Naples,  parvint  à  les  rassurer  et  les  détermina  à  for- 
mer le  conclave  :  celle  fois,  sous  l'impression  de  la 
crainte,  les  intrigues  se  nouèrent  et  se  d'-nouèrent 
avec  une  grande  rapidité;  le  Saint-Esprit  eut  Lien  vite 
fait  son  choix,  car  le  jour  même  on  proclama  Rainald 
Conti  souverain  pontife  sous  le  nom  d'Alexandre  IV. 

Ce  cardinal  était  fils  de  Philippe  de  Conti ,  frère 
du  pape  Grégoire  IX,  et  descendait  de  l'illustre  fa- 
mille des  comtes  de  Segni.  Il  était  né  au  château  de 
Jenne,  dépendance  de  l'abbaye  de  Sublac,  au  diocèse 
d'Anagni,  où  il  avait  vécu,  jusqu'à  l'âge  de  quarante 
ans,  comme  simple  membre  du  chapitre  des  chanoi- 
nes de  la  cathédrale,  lorsqu'il  prit  fantaisie  au  pape 
son  oncle  de  l'appeler  à  Rome.  Il  se  rendit  à  l'in- 
jonction de  Grégoire  LX,  et  vint  prendre  rang  parmi 
les  cardinaux,  avec  le  titre  d'évèque  d'Ostie.  Le  nou- 
veau prélat  affecUit  une  grande  application  à  la 
prière,  pratiquait  de  sévères  abstinences  et  affichait 
beaucoup  d'humilité  ;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'a- 
loii  des  flatteurs  et  des  maîtresses. 


Devenu  pape,  Alexandre  songea  à  prendre  l'esprit 
de  son  rôle,  et  se  montra  le  digne  continuateur  de  la 
politique  de  Grégoire  et  d'Innocent.  Il  s'occupa  d'a- 
bord de  résister  à  la  faction  des  Gibelins ,  qui,  sous 
la  conduite  d'un  vaillant  clievalier  nommé  Êcelin, 
s'était  déjà  emparée  de  la  marche  de  Trévisane ,  et 
menaçait  d'envahir  la  Sicile,  en  dépit  des  anathèmes 
du  saint-siége.  Alexandre  déclara  le  chef  des  rebelle-; 
ennemi  de  Dieu,  déchu  de  ses  dignités,  privé  de  ses 
biens,  et  il  les  donna  au  comte  Albéric,  frère  de  ce 
seigneur,  afin  d'armer  le  frère  contre  le  frère.  Ensuite 
il  excommunia  le  fratricide  Mainfroi,  et  lui  opposa  le 
cardinal  Octavien  Ubaldin,  auquel  il  donna  la  léga- 
tion du  royaume  de  Sicile ,  en  remplacement  de 
Guillaume,  qui  n'avait  pu  se  maintenir  dans  la 
Pouille  depuis  la  mort  du  pape  Innocent. 

Sans  s'arrêter  à  justifier  sa  conduite,  Mainfroi 
continua  ses  conquêtes,  et  s'avança  à  la  rencontre 
d  Octavien,  qui  avait  une  nombreuse  armée,  compo- 
sée de  troupes  mal  approvisionnées  et  mal  équipées; 
le  légat,  au  lieu  de  se  battre ,  demanda  lâchement  à 
traiter  de  la  paix.  Il  fut  convenu  entre  eux  que  Main- 
froi abandonnerait  la  terre  de  Labour  au  pape,  et 
gouvernerait  tout  le  reste  du  royaume  de  Sicile  sous 
le  nom  de  Gonradin,  son  neveu. 

Alexandre  refusa  de  ratifier  ce  traité,  sous  prétexte 
que  son  légat  avait  outre-passé  ses  pouvoirs,  et  qu'il 
l'avait  fait  par  nécessité,  pour  sauver  son  armée; 
qu'en  conséquence  un  pareil  engagement  ne  pouvait 


ALEXANDRE     IV 


133 


être  oliligatoire.  Mainfroi,  indigné,  reprit  aussitût  la 
campagne  à  la  tète  de  ses  troupes  victorieuses,  et 
menaça  de  punir  sévèrement  le  pontife  de  son  man- 
que de  foi.  Celui-ci,  qui  avait  compris  que  ses  armes 
étaient  impuissantes  pour  soumettre  un  tel  ennemi, 
chercha  des  alliés  au  dehors,  et  lit  offrir  la  couronne 
de  Sicile  au  jeune  Edmond,  second  fils  du  roi  d'An- 
gleterre ;  Jacques  Bonicanjlno,  évèijuc  de  Bologne, 
fut  chargé  de  cette  mission  importante.  A  son  arri- 
vée dans  la  Grande-Bretagne,  le  légat  convoqua  une 
assem])lée  des  grands  du  royaume,  et  il  investit  so- 
lennellement le  prince  Edmond  de  la  royauté  de  Si- 
cile, par  un  anneau  qu'il  lui  plaça  au  doigt  au  nom 
du  saint-père;  en  outre,  il  déclara  le  roi  d'Angle- 
terre relevé  de  ses  vœux  pour  son  pèlerinage  de  la 
terre  sainte,  à  la  condition  qu'il  autoriserait  une 
nouvelle  croisade  contre  Mainfroi. 

Gomme  cette  bulle  soulevait  de  violents  murmures 
dans  le  peuple,  pour  les  l'aire  cesser ,  Jacques  Boni 
cami)io  réunit  les  prélats  du  royaume,  et  voulut  leur 
faire  reconnaître  qu'un  pape  avait  le  droit  d'absoudre 
de  tous  les  crimes  ceux  qui  versaient  leur  sang  pour 
son  service,  ou  qui  le  secouraient  de  leur  argent.  Les 
évèi|ues  anglais,  loin  d'approuver  une  semblable  doc- 
trine, se  levèrent  spontanément  pour  crier  anathèmc 
au  pape.  Ils  adressèrent  de  sages  remontrances  au 
roi,  le  suppliant  de  ne  pas  accomplir  une  entreprise 
aussi  désastreuse  que  celle  proposée  par  Alexandre, 
lui  faisant  observer  que  les  affaires  de  la  Sicile  étaient 
dans  un  étal  déplorable,  et  que  l'indigne  pontife  lui 
offrait  une  couronne  qu'il  serait  impossible  de  con- 
quérir, et  que  d'ailleurs,  en  supposant  qu'il  l'empor- 
tât sur  ses  ennemis,  sans  nul  doute  les  papes  le 
poursuivraient  à  son  tour,  comme  ils  avaient  pour- 
suis les  empereurs  grecs,  les  princes  français  et  les 
souverains  allemands. 

Enfin  l'un  d'eux^  l'archevêque  Seval,  parla  avec 
tant  d'éloquence,  que  le  prince  retira  la  parole  qu'il 
avait  déjà  donnée  au  légat  romain.  Alexandre,  furieux 
contre  le  métropolitain  qui  était  .a  cause  de  cet  échec, 
résolut  de  se  venger;  il  lui  envoya  l'ordre  de  con- 
férer les  meilleurs  bénéfices  de  son  "diocèse  à  des 
Italiens  qui  ne  résidaient  jias  dans  le  pays;  et  sur 
son  refus  d'obéir  à  ce  décret  injuste,  il  le  fit  excom- 
munier et  déposer  solennellement,  au  son  des  clo- 
ches, par  une  censure  infamante.  Seval  subit  cette 
persécution  avec  une  courageuse  fermeté  ,  et  il  s'est 
contenté  de  nous  laisser  dans  ses  ouvrages  plusieurs 
lettres  remarquables  contre  la  politique  astucieuse  du 
pontife,  et  contre  la  tyrannie  de  la  cour  romaine. 

Si  le  pontife  se  montrait  l'ennemi  des  prêtres  ver- 
tueux, en  contraste,  il  se  déclarait  le  protecteur  des 
moines  débauchés,  cette  lèpre  hideuse  qui  depuis  tant 
de  siècles  ronge  encore  certains  peuples.  Il  publia  en 
leur  faveur  une  bulle  ([ui  rétablissait  les  privilèges 
■  dont  ils  avaient  été  dépouillés  par  son  prédécesseur. 
En  tête  de  cet  acte  se  trouvait  ce  singulier  préam- 
bule :  «  11  n'est  pas  extraordinaire  (ju'un  pape  casse 
les  décrets  de  ceux  qui  l'ont  précédé  sur  la  chaire 
apostolique,  surtout  lor.S({ue  leurs  ordonnances  sont 
entachées  d'erreurs  et  ont  été  rendues  sous  de  fu- 
nestes préventions  ou  avec  précipitation.  » 

Quelques  mois  après,  il  publia  une  seconde  bulle 
pour  éteindre  les  querelles  qui  s'étaient  élevées  entre 


les  frères  prêcheurs  et  les  docteurs  de  Paris,  cl 
dans  la([uelle,  sous  prétexte  du  bien  de  la  religion, 
il  moililiait  de  sa  seule  autorité  les  règlements  de 
l'Université,  prescrivant  au  chancelier  de  Paris  de 
quelle  manière  il  devait  accorder  les  licences,  et  lui 
indiquant  qu'il  voulait  qu'on  les  conférât  à  un  nom- 
bre illimité  de  docteurs;  en  outre,  il  lui  intima  l'or- 
dre de  rétablir  dans  les  rangs  des  professeurs  de 
l'Université  les  frères  prêcheurs,  et  renouvela  les 
statuts  relatifs  à  la  cessation  des  cours,  en  cas  d'in- 
sultes faites  à  ces  religieux  par  les  étudiants. 

Malgré  l'injonction  du  saint-père,  l'Université  re- 
lusa  d'admettre  dans  son  sein  les  frères  prêcheurs, 
qu'elle  avait  déjà  expulsés.  Alexandre,  pour  intimi- 
der le  corps  universitaire,  fulmina  ses  anathèmes; 
rien  n'ébranla  la  résolution  des  docteurs  :  ils  ré- 
pondirent au  pape  qu'ils  avaient  exclu  pour  toujours 
de  leurs  rangs  les  moines  mendiants,  parce  qu'ils 
soutenaient  des  maximes  horribles;  et  ils  lui  en- 
voyèrent, à  l'appui  de  leurs  assertions,  un  ouvrage 
monstrueux  intitulé  :  «  l'Evangile  éternel.  »  Le  pape, 
après  l'avoir  examiné,  trouva  les  doctrines  qu'il  con- 
tenait tellement  effroyables,  qu'il  le  fit  brûler  secrè- 
tement, pour  ne  pas  jeter  la  réprobation  sur  ses 
auteurs.  Ge  fut  au  contraire  sur  Guillaume  de  Saint- 
Amour,  le  détracteur  des  frères  mendiants,  que  re- 
tomba toute  la  colère  pontificale  ;  il  l'excommunia  solen- 
nellement, et  fit  livrer  aux  flammes  tous  ses  ouvrages. 

Malgré  ces  actes  d'autorité ,  Alexandre  était  loin 
de  dominer  les  affaires  temporelles  ;  non-seulement  il 
n'avait  pu  soumettre  les  Siciliens,  mais  encore  jus- 
que dans  Rome  le  peuple  se  montrait  impatient  de 
secouer  le  joug  du  saint -siège.  Une  violente  sédition 
éclata  à  l'occasion  de  l'emprisonnement  de  Brancaléon, 
premier  sénateur,  que  le  pape  disgraciait  pour  mettre 
à  sa  place  un  de  ses  favoris;  les  citoyens,  auieuti;s  par 
un  boulanger  anglais  que  le  nouveau  dignitaire  vou- 
lait faire  battre  de  verges,  se  précipitèrent  sur  les 
gardes,  leur  an-achèrent  leurs  armes,  coururent  à  la 
prison  où  tiait  enfermé  le  sénateur,  en  brisèrent  les 
portes,  et  le  conduisirent  en  trionqihe  au  Capitule. 

Brancaléon,  devenu  tout-puissant  à  la  suite  de  ce 
mouvement  populaire,  reprit  fièrement  ses  fonctions 
de  magistrat,  chassa  ses  ennemis  de  Rome ,  et  fit 
étrangler  deux  des  parents  du  cardinal  Annibaldi, 
l'auteur  de  sa  disgrâce.  Le  pape  essaya  de  l'intimider 
par  ses  excommunications  ;  mais  le  sénateur  lui  fit 
dire  que  c'était  peine  inutile,  attendu  qu'il  avait 
acheté  de  son  prédécesseur  le  privilège  de  pouvoir 
être  anatliémaiisé  ;  que  cependant,  s'il  continuait  ses 
jongleries,  il  le  ferait  pendre  lui  et  tous  ses  cardi- 
naux. Cette  menace  remplit  d'effroi  le  saint-père;  et 
comme  il  savait  Brancaléon  homme  d'exécution,  il 
s'e8([uiva  de  Rome  pour  se  réfugier  à  Viterbe  avec 
ses  partisans.  ' 

Mainfroi,  de  son  côté,  maître  de  la  Sicile ,  de  la 
principauté  de  Tarente,  de  la  Pouillc  et  de  la  terre  de 
Labour,  se  faisait  couronner  solennellement  à  Pa- 
lerme,  pendant  que  le  courageux  f^celin  poussait  ses 
conquêtes  sur  les  domaines  de  l'Église.  Enfin,  tout 
faisait  présager  pour  l'Italie  un  terme  à  ses  misères 
par  l'abolition  de  la  puissance  pontificale,  lorsque 
arriva  la  mort  de  Guillaume,  ce  fantôme  d'empereur, 
qui  avait  succédé  en  Allemagne  à  l'infortuné  Conrad 


134 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Cet  ovOnemcnt,  en  éveillant  lesanihil'ons,  di'lourna 
les  esprits  du  jirennor  but,  qui  éta  ;  la  ruine  des 
papes,  et  sauva  Alexandre.  Deux  partis  se  formèrenl 
pour  disputer  l'empire  d'Allemagne  ;  les  uns  élurent 
Ridiard,  comte  de  Cornouailles ,  frère  du  roi  d'An- 
fîleterre;  les  autres  Al])lionse,  roi  de  Castille.  Ce  der- 
nier, qui  avait  le  plus  de  chances  de  réussir,  se  pré- 
parait déjà  à  venir  prendre  possession  de  la  couronne 
qui  lui  était  offerte,  lorsqu'une  tentative  des  Sarra- 
sins d'Espagne  sur  Cordoue  le  détermina  à  suspen- 
dre son  départ.  11  se  contenta  d'envoyer  des  ambas- 
sadeurs en  Italie,  avec  de  riches  présents,  pour 
mettre  le  pape  dans  ses  intérêts.  Alexandre  accepta 
les  marques  de  la  munificence  du  roi,  et  répondit 
hypocritement  aux  députés  :  «  Vous  savez,  mes  frè- 
res, que  l'usage  a  établi  depuis  longtemps  que  la 
possession  du  royaume  d'Allemagne  se  trouve  liée  à 
celle  de  la  couronne  impériale  ;  ijue  votre  roi  se 
fasse  donc  consacrer  à  Aix-la-Chapelle,  et  nous  lui 
promettons  notre  protection  pour  le  faire  reconnaître 
empereur.  Néanmoins,  qu'il  prenne  garde  eu  quittant 
Cordoue  de  perdre  le  royaume  de  Castille,  et  de  ve- 
nir en  Allemagne  lorsqu'il  ne  nous  sera  plus  possible 
de  faire  triompher  sa  cause.  »  Cette  réponse  suflit 
pour  montrer  toute  la  mauvaise  foi  d'Alexandre,  puis- 
que déjà  il  avait  conféré  à  Richard  le  titre  de  roi 
des  Romains,  ainsi  qu'il  est  authentiquement  prouvé 
par  les  lettres  du  pape  et  par  celles  de  plusieurs  sei- 
gneurs italiens  qui  avaient  prêté  serment  de  fidélité 
à  ce  prince. 

Au  milieu  de  ces  désastres  politiques,  l'Italie  vit 
tout  à  coup  surgir  une  secte  de  fanatiques  dont  jus- 
que-là on  n'avait  point  eu  d'exemple.  Des  popula- 
tions entières  semblaient  prises  d'un  vertige  religieux, 
et  se  livraient  à  des  pratiques  de  piété  d'une  extra- 
vagance inconcevable.  Pérouse  avait  été  la  première 
ville  où  s'était  manifestée  cette  fièvre  de  fanatisme, 
qui  bientôt  gagna  Rome,  le  reste  de  l'Italie,  l'Alle- 
magne, l'Espagne  et  l'Angleterre;  des  vieillards,  des 
jeunes  hommes,  des  femmes  et  jusqu'à  des  enfants, 
sous  l'empire  d'une  fureur  religieuse,  parcouraient 
sans  vêtements  les  villes  et  les  campagnes,  se  suivant 
deux  à  deux,  et  tenant  à  la  main  des  fouets  de  la- 
nières plombées  avec  lesquels  ils  se  frappaient  rude- 
ment sur  les  épaules  et  sur  les  reins. 

Ces  processions  avaient  lieu  le  jour  comme  la  nuit, 
même  dans  les  hivers  les  jjIus  rigoureux  ;  et  au  rap- 
port des  historiens  du  temps ,  on  comptait  quelque- 
fois jusqu'à  dix  mille  flagellants  faisant  leurs  dévo- 
tions entièrement  nus,  et  ayant  en  tète  des  prêtres, 
des  cardinaux  et  des  évêques  portant  la  croix  et  les 
bannières. 

Dans  les  villages,  dans  les  bourgs  et  dans  les  villes, 
la  secte  s'était  propagée  avec  une  rapidité  extraordi- 
naire; les  femmes,  même  de  grandes  dames  et  de 
jeunes  filles,  se  montraient  pleines  de  ferveur  pour 
ces  nouvelles  pratiques  religieuses,  et  déchiraient 
cruellement  leur  corps.  Les  simples  avaient  com- 
mencé, les  plus  sages  furent  entraînés  par  l'exemple. 

Bientôt  cette  singulière  superstition  dégénéra  en 
hérésie;  les  flagellants  se  confessèrent  les  uns  aux 


autres  et  se  donnèrent  l'absolution  quoique  laïques; 
ils  prétendirent  que  leurs  macérations  étaient  telle- 
ment méritoires  devant  Dieu,  qu'elles  adoucissaient 
les  souffrances  de  ceux  qui  brûlaient  dans  la  géhenne, 
et  augmentaient  la  félicité  de  ceux  qui  contemplaient 
la  face  du  Créateur  dans  le  royaume  des  cieux.  D'a- 
près eux,  personne  ne  pouvait  entrer  dans  la  Jéru- 
salem céleste,  s'il  n'avait  accompli  pendant  un  mois 
leur  pénitence  et  leurs  jeiînes. 

Mais  ce  qu'il  y  eut  de  plus  déplorable  dans  ces 
grandes  réunions,  où  de  jeunes  hommes  et  de  jeunes 
filles  pouvaient  se  voir  sans  vêtements,  ce  furent  des 
seènes  de  débauches,  de  sodomie  et  d'inceste,  entre 
des  frères  et  des  sœurs,  des  mères  et  des  fils;  aussi 
la  secte  des  flagellants  tomba  dans  le  mépris  public 
et  fut  bientôt  anéantie. 

Du  reste,  les  princes  souverains  qui  craignaient 
que  ces  grands  rassemblements  d'hommes  ne  por- 
tassent quelque  atteinte  à  leur  autorité,  en  donnant 
aux  peuples  la  mesure  de  leurs  forces,  s'em))ressèrent 
de  rendre  des  ordonnances  sévères  contre  les  flagel- 
lants. Mainfroi  et  le  marquis  de  Pallavacin  leur  dé- 
fendirent, sous  peine  de  mort,  de  paraître  dans  la 
marche  d'Ancône  ou  dans  la  Toscane,  ainsi  que  dans 
les  villes  de  Milan,  de  Crémone  et  de  Brcscia.  La  re- 
ligion et  la  morale  n'entraient  pour  rien  dans  ces 
mesures  coërcitives,  les  peuples  d'Italie  étant  déjà 
habitués  à  ces  processions  par  quelques-unes  des 
cérémonies  extravagantes  qui  existaient  alors  dans 
l'Église.  Ainsi,  les  prêtres  condamnaient  ceux  qui 
les  avaient  insultés  de  paroles,  à  paraître  dans  une 
procession  solennelle  entièrement  nus,  et  ils  les  fouet- 
taient pendant  toute  la  cérémonie  ;  les  femmes  su- 
bissaient les  mêmes  peines  que  les  hommes,  et  ce 
n'était  qu'à  force  d'argent  qu'il  leur  était  permis 
d'accomplir  la  pénitence  dans  l'intérieur  de  l'église. 

Alexandre  s'occupa  un  moment  des  moyens  d'é- 
teindre l'ardeur  de  ces  étranges  chrétiens,  et  reporta 
ensuite  toute  son  attention  sur  les  Tartares,  qui, 
déjà  maîtres  de  la  Hongrie,  de  la  Pologne  et  de  la 
Styrie,  menaçaient  l'Europe  entière. 

Devant  un  danger  aussi  imminent,  il  songea  à  for- 
mer une  confédération  entre  tous  les  peuples  d'Occi- 
dent, pour  garantir  le  monde  chrétien  de  cette  inon- 
dation de  barbares.  En  conséquence,  il  désigna  les 
forces  que  chaque  royaume  devait  fournir,  ainsi  que 
les  cotisations  d'argent  qui  devaient  être  imposées 
sur  les  nobles,  sur  le  clergé  et  sur  les  citoyens  ;  le 
tout  devait  être  définitivement  arrêté  dans  un  concile 
général  qu'il  avait  convoqué.  Mais  la  mort  ne  lui 
permit  pas  d'achever  ce  qu'il  avait  commencé  :  le  25 
mai  1261,  il  rendit  le  dernier  soupir  dans  la  ville  de 
Viterbe,  qu'il  habitait  depuis  quatre  années. 

«  Alors,  s'écrie  l'historien  du  Boulai,  les  muses 
de  Paris  furent  plus  tranquilles,  délivrées  de  ce  pape 
qui  les  avait  persécutées  cruellement  pendant  toute 
la  durée  de  son  règne.  « 

Quelques  ecclésiastiques  ont  essayé  de  faire  l'éloge 
d'Alexandre  IV;  mais  leurs  flatteries  n'ont  servi  qu'à. 
faire  ressortir  s  's  mauvaises  actions,  sa  fourberie, 
ses  duplicitéf,  e   à  le  rendre  encore  plus  odieux. 


JrWÇï^;^ 


URBAIN    IV 


135 


Élection  d'Urbain  IV.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Il  continue  la  politique  de  ses  prédécesseurs.  —  Le  pape  offre  h 
couronne  de  Sicile  à  Charles  d'Anjou.  —  Fin  de  l'empire  latin  à  Constantinople.  —  Urbain  veut  armer  les  Français  contre  les 
Grecs.  —  Traité  secret  entre  le  pape  et  l'empereur  grec.  —  Urbain  est  chassé  de  Viterbe  et  se  réfugie  dans  la  ville  d'Orviette.— 
Croisade  contre  Mainfroi.  —  Le  pape  est  chassé  d'Orviette  et  se  retire  à  Pérouse,  où  il  meurt. 


Alexandre  n'avait  avec  lui  à  Viterbe  que  huit  car- 
dinaux, tous  malades  ou  infirmes,  quand  il  mourut; 
aussi  l'embarras  du  sacré  collège  fut-il  très-grand 
lorsqu'il  fallut  procéder  à  l'élection  d'un  nouveau 
pontife.  Comme  chacun  des  huit  cardinaux  se  recon- 
naissait incapable  de  soutenir  le  fardeau  de  la  tiare 
dans  les  circonstances  fâcheuses  où  se  trouvait  l'É- 
glise, ils  convinrent  de  prendre  pour  cette  fois  seu- 
lement un  pape  en  dehors  du  collège,  et  de  nommer 
souverain  pontife  Jacques  Pantaléon,  patriarche  de 
Jérusalem,  qui  était  venu  à  Viterbe  pour  adresser  des 
réclamations  au  saint-siége  contre  les  frères  hospita- 
liers. La  chose  eut  lieu  ainsi,  le  Saint-Esprit  ratifia  le 
choix  des  cardinaux  podagres,  et  Jacques  Pantaléon 
fut  consacré  le  4  novembre,  sous  le  nom  d'Urbain  IV. 

Ce  pontife,  originaire  de  Troyes  en  Champagne, 
était  fils  d'un  cordonnier  ambulant,  qui  pour  se  dé- 
bariasser  de  lui  l'avait  envoyé  mendier  à  Paris.  Sa 
jeunesse  et  sa  misère  intéressèrent  un  docteur,  qui 
le  recueillit  dans  sa  maison,  et  le  fit  étudier  à  l'Uni- 
versité, oît  plus  tard  il  obtint  le  titre  de  maître  'es 
arts  et  celui  de  docteur  en  droit  canon.  Ses  goiîts 
l'entraînèrent  particulièrement  à  l'élude  de  la  théolo- 
gale, dans  laquelle  il  fit  de  grands  progrès,  et  ses 
talents  lui  valurent  d'abord  l'archidiaconat  de  Liège, 
et  ensuite  de  grasses  prébendes  avec  la  dignité  de 
chapelain  du  pape  Innocent  IV. 

En  1248,  il  avait  obtenu  la  légation  de  Pologne; 


à  son  retour,  en  1252,  il  avait  été  consacré  évèque 
de  Verdun,  avec  le  titre  de  légat  pour  !a  Poméianie; 
enfin  le  pontife  Alexandre  l'avait  élevé  au  siège  pa- 
triarcal de  Jérusalem,  en  le  déclarant  son  vicaire  en 
terre  sainte.  Ou  cite  de  lui  une  réponse  fort  remar- 
quable à  un  seigneur  français  qui  lui  faisait  un  repro- 
che de  l'humilité  de  son  origine  :  «  Pensez-vous  donc 
que  l'homme  naisse  noble?  lui  dit  Pantaléon.  Non, 
seigneur  comte,  il  le  devient  par  ses  vertus  ;  et  les 
peuples  feront  un  jour  bonne  justice  de  ces  titres 
superbes  qui  cachent  la  honte,  la  violence  et  l'infa- 
mie. »  Malheureusement  il  oublia  ces  sentiments 
dès  qu'il  fut  devenu  pape;  et,  tant  est  pernicieuse 
l'influence  du  pouvoir  suprême,  ce  même  homme  se 
montra  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  aussi  or- 
gueilleux et  aussi  implacable  que  ses  prédécesseurs! 
ISIainfroi,  le  nouveau  roi  de  Sicile,  le  fratricide  et 
l'usurpateur,  comprenant  la  nécessité  d'aflermir  son 
trône  par  des  alliances  puissantes,  venait  d'offrir  sa 
liUe  Constance  en  mariage  à  Pierre,  fils  aîné  de  Jac- 
ques, roi  d'Aragon,  sous  la  seule  condition  qu'il  se 
chargerait  de  lui  faire  obtenir  une  paix  avantageuse 
avec  l'Église  romaine.  Urbain  refusa  formellement  son 
concours  à  ce  projet  de  mariage,  non  par  un  senti- 
ment bien  naturel  de  répulsion  pour  un  meurtrier, 
mais  par  un  motif  de  basse  jalousie;  il  fit  entrer  saint 
Louis  dans  ses  idées,  et  le  détermina  à  déclarer  à 
Jacques  d'Aragon  (ju'il  renoncerait  à  s'aUier  avec  lui, 


136 


HISTOIRE    DES    PAPES 


L'Allemagne  ravagée  est  en  proie  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre 


s'il  consentait  au  mariage  de  son  fils  avec  la  prin- 
cesse Constance.  En  dépit  de  l'opposition  des  deux 
cours  de  France  et  de  Viterbe,  Pljilippe  de  France 
épousa  Isabelle  d'Aragon,  et  Pierre  se  maria  avec  la 
jeune  fille  de  Mainfroi. 

Ce  coup  d'Etat  exaspéra  le  saint-père;  dans  sa  co- 
lère, il  envoya  la  couronne  de  Sicile  à  saint  Louis 
pour  un  de  ses  enfants,  le  sommant  d'avoir  à  rassem- 
bler immédiatement  une  armée  pour  venger  l'injure 
qui  leur  était  faite,  et  pour  venir  prendre  possession  de 
ce  royaume.  Plus  sage  dans  cette  circonstance  qu'il 
ne  lavait  été  pour  k  croisade,  le  monarque  fran- 


çais refusa  nettement  d'obéir  au  pape  ;  il  lui  répon- 
dit qu'il  ne  pouvait  accepter  un  trône  qui  appartenait 
au  jeune  Conradin,  l'héritier  légitime,  et  qu'une  inva- 
sion en  Sicile  était  un  acte  de  déloyauté  punissable 
aux  yeux  de  Dieu.  En  vain  le  pape  s'efforça-t-il  de 
rassurer  la  conscience  timorée  de  saint  Louis,  en  lui 
affirmant  que  lui  et  ses  cardinaux  avaient  examiné 
la  question  avec  le  plus  grand  soin,  et  que  tous 
avaient  déclaré  le  saint-siége  dispensateur  suprême 
de  la  couronne  de  Sicile.  Tous  les  raisonnements 
échouèrent  devant  la  volonté  du  prince.  Alors  les  lé- 
gats se  tournèrent  du  côté  du  comte  d'Anjou,  frère 


URBAIN    IV 


137 


Ld  yaliie  lia  saiiil  Louis 


du  roi  et  de  Roliert  d'Artois,  à  qui  le  pape  Inno- 
cent I\,  mort  depuis  plusieurs  années,  en  1254, 
avait  déjà  fait  les  mêmes  propositions. 

Pendant  que  l'Occident  s'occupait  de  ces  intri- 
gues de  cour,  la  Grèce  était  le  théâtre  d'événements 
graves.  Alexis  Stratégopule,  général  de  Miclu-1  Pa- 
leologje,  de  la  maison  des  Gomnène,  s'omparait  de 
Gonstantmople,  et  détruisait,  après  cinquante-six  ans 
d  existence,  l'empire  latin,  que  les  croisés  avaient 
iondé  avec  Baudoin  I",  comte  de  Flandre. 
Il 


A  la  nouvelle  de  la  prise  de  Gonstautinople,  saiiil 
Louis  écrivit  aussitôt  ;\  Urbain  pour  lui  demander  si 
cette  révolution  ne  menaçait  pas  l'orthodoxie  de  l'E- 
glise, et  s'il  convenait  d'armer  contre  les  Grecs.  Le 
pape  lui  répondit  :  «  Vous  êtes,  mon  cher  lils,  le  seul 
des  princes  chrétiens  qui  compatissiez  siiicèrera.nt 
aux  iiiaux  de  l'Eglise,  et  qui  vous  montriez  toujours 
prêt  à  la  secourir;  grâces  vous  en  soient  rendues. 
Aussi,  dans  l'extrême  affliction  que  nous  a  causée  la 
perte  de  Gonstautinople,  nous  sommes  heureux  de 

106 


IIISTOIUE    DES     l'Al'KS 


songer  qu"».'!!  vous  se  iioiivcnl  iilacécs  nos  espéran- 
ces. iV^à  reiu|H'reur  Baudoin  IV  est  di-barqué  en 
Italie,  ainsi  ([ue  les  anihassadeurs  du  dm"  Uainiov 
Zeno,  les  dologués  do  W-niso  et  de  plusieurs  autres 
répuMiiines  latines,  tous  chassés  honteusement  des 
terres  de  l'empire  grec.  Màtoz-vous  donc  de  secourir 
ces  proscrits,  non-seulement  pour  la  plus  grande 
gloire  de  votre  couronne,  mais  encore  pour  les  inté- 
rêts de  la  terre  sainte.  Une  expédition  contre  Gons- 
tantinople  ne  peut  nian(|uer  de  réussir,  étant  appuyée 
par  les  seigneurs  latins,  i[ui  sont  encore  maîtres  des 
principautés  d'.Vchaïe,  de  la  Morée  et  des  îles  voi- 
sines, et  qui  joinilront  leurs  troupes  à  votre  année. 
Les  Vénitiens  oiVrent  le  service  de  leurs  galères 
pour  le  passage  des  croisés. 

«  Pour  tous  ces  motifs,  nous  nous  empressons  de 
vous  répondre,  et  nous  vous  envoyons  notre  chape- 
lain .\ndré  de  Spolette,  au(juel  vous  pourrez  accorder 
une  confiance  entière.  Nous  vous  supplions,  mon 
cher  fils,  d'activer  les  envois  d'hommes  et  d'argent 
que  vous  destinez  à  cette  entreprise  ;  et  nous  sollicitons 
des  prélats  de  votre  royaume  un  nouveau  subside 
pour  les  besoins  de  notre  siège.  » 

jNIichel  Paléologue,  informé  des  préparatifs  faits 
contre  lui  en  Occident  à  l'instigation  du  pape,  songea 
immédiatement  à  prendre  les  mesures  qui  devaient 
lui  (aire  gagner  du  temps  et  lui  permettre  de  conso- 
lider sa  puissance  à  Constantinople.  Gomme  le  schisme 
était  la  cause  apparente  de  l'inimitié  de  la  cour  de 
Rome,  il  fit  des  ouvertures  au  pontife,  lui  proposa 
d'opérer  la  réunion  des  deux  Églises,  et  en  même 
temps  il  lui  envoya  de  magnifiques  présents. 

Urbain  était  bien  éclairé  sur  les  intentions  secrètes 
de  Michel,  qui,  tout  en  faisant  des  propositions  de 
paix,  guerroyait  avec  Guillaume  de  ^'ilIe  Hardoin, 
prince  d'Acha'ie,  et  avec  les  autres  seigneurs  établis 
dans  le  pays  ;  mais  les  sommes  qu'on  lui  offrit  étaient 
tellement  considérables,  que  son  avarice  l'emporta 
sur  la  raison  politique  ;  il  sacrifia  pour  de  l'or  les  in- 
térêts des  prmces  latins,  accepta  les  arrangements 
qui  lui  étaient  proposés  par  l'empereur,  et  envoya  à 
Constantinople  ([uatre  frères  mineurs  chargés  de  si- 
gner les  traités  en  son  nom. 

Le  saint-père  dut  s'applaudir  d'autant  plus  de  sa 
politique,  que  l'Angleterre,  la  France  et  l'Espagne 
avaient  refusé  nettement  de  donner  aucun  subside. 
Quant  à  l'Allemagne,  il  était  impossible  qu'elle  pût 
fournir  le  moindre  secours  au  saiut-siége,  étant  épui- 
sée d'hommes  et  d'argent  par  suite  des  guerres  ci- 
\-iles  que  la  double  élection  d'Aljihonse  de  Gaslille  et 
de  Richard  de  Cornouailles  avait  allumées. 

Enfin  le  métrojiolitainde  Mayence  et  quelques  au- 
tres prélats  allemands,  indignés  de  la  conduite  du 
pape,  prirent  le  parti  de  se  soustraire  à  son  obé- 
dience, et  de  mettre  un  terme  aux  désastres  de  leur 
patrie.  A  cet  effet,  ils  convoquèrent  une  diète  géné- 
rale des  électeurs.  Urbain,  informé  qu'ils  voulaient 
rendre  la  couronne  à  l'héritier  légitime  en  déclarant 
Conradin  empereur  d'Occident,  leur  envoya  anssitôt 
des  légats  avec  défense  d'élire  ce  prince,  sous  peine 


d'anathème.  En  outre,  pour  donner  un  nouvel  rdi 
ment  à  la  fureur  dos  partis  et  pour  augmenter  les 
désordres,  il  approuva  l'élection  d'.Mphonse  de  Gas- 
tille  et  celle  de  Hicliard  de  Gornouailles,  et  les  dé- 
clara tous  deux  rois  des  Romains,  se  réservant 
toutefois  de  prononcer  entre  eux  l'année  suivante. 

Pendant  que  r.\lleniagne  expiait  dans  les  horreurs 
de  la  guerre  civile  son  fanatisme  pour  les  papes  et  sa 
stupide  fitlélité  aux  empereurs,  Mainfroi  donnait  de 
vives  inquiétudes  à  Urbain.  Déj.'i  le  roi  de  Sicile  avait 
entraîné  dans  son  parti  les  Siennois,  les  Pisans  et  les 
peuples  de  la  Tosca,ne  ;  déjà  il  s'approchait  de  la 
marche  d'.\ncône,  et  avec  l'aide  des  (iil)elins,  tout- 
puissants  dans  la  ville  sainte,  il  s'était  emparé  d'un 
grand  nombre  de  terres  appartenant  au  saint-siége, 
lorsijue  le  pape  fit  un  nouvel  appel  au  fanatisme  et 
fit  jirèclier  une  croisade  contre  son  ennemi.  ,\ussit6t 
inie  foule  de  seigneurs  ruinés  et  de  vagabonds  de  l'I- 
talie et  de  la  France  accoururent  à  Viterbe  et  formè- 
rent une  armée  que  le  saint-père  opposa  aux  troupes 
de  Mainfroi.  Pendant  qu'il  dirigeait  les  mouvements 
de  ses  bandes,  les  Romains  firent  une  diversion  en 
faveur  du  roi  de  Sicile,  chassèrent  Urbain  de  Vi- 
terbe et  l'obligèrent  à  se  retirer  à  Orviette.  Dans  sa 
fuite,  ses  trésors  furent  pris  par  l'ennemi;  et  comme 
il  ne  lui  restait  plus  d'argent  pour  payer  les  croisés, 
l'armée  se  débanda. 

Le  pape  renonça  forcément  à  l'espoir  de  réduire 
Mainfroi  par  le  glaive  temporel,  et  so  rejeta  sur  les 
foudres  spirituelles;  le  roi  de  Sicile  fut  sommé  d'avoir 
à  conqjaraître  devant  le  sacré  collège  pour  se  défen- 
dre, sous  peine  d'une  seconde  excommunication- 
Celui-ci,  fatigué  de  la  guerre  et  redoutant  le  poi- 
gnard des  assassins,  se  détermina  enfin  à  obéir  au 
pape,  et  envoya  demander  un  sauf-conduit  pour  lui 
et  pour  sa  suite.  Urbain  prescrivit  que  son  escorte 
serait  de  huit  cents  personnes,  dont  cent  seulement 
porteraient  des  armes,  et  que  le  prince  ne  demeure- 
rait que  huit  jours  sur  les  terres  du  saint-siége. 
Mainfroi,  soupçonnant  justement  que  le  pape  avait 
des  intentions  hostiles  contre  sa  personne,  refusa,  et 
son  royaume  fut  rais  en  interdit. 

Tout  esjioir  d'arrangement  étant  perdu,  Urbain  en- 
voya en  France  Barthélemi  Pignatelli,  métropolitain 
de  Cosenza,  traître  qui  avait  abandonné  la  cause  de 
la  Sicile  et  s'était  vendu  au  pontife  ;  le  but  de  sa  léga- 
tion était  de  renouer  avec  le  roi  saint  Louis  les  né- 
gociations que  le  grand  événement  de  la  prise  de 
Constantinople  avait  rompues,  et  qui  devaient  mettre 
la  couronne  de  Sicile  sur  la  tête  de  Charles  d'Anjou. 

Pendant  que  les  conditions  de  ce  pacte  se  débat- 
taient entre  le  saint  roi  et  le  légat,  Urbain  était 
chassé  d'Orviette  par  les  citoyens  eux  mêmes;  et 
quoique  malade,  il  se  fit  transporter  en  litière  jus- 
qu'à Pérouse,  où  il  mourut  le  2  o'ctobre  laSii. 

Peu  de  temps  avant  son  expulsion  d'Orviette,  le 
pontife  avait  institué  la  fête  builcsque  du  Saint-Sa- 
crement de  l'autel,  d'après  de  prétendues  révélations 
de  deux  religieuses  extatirpies,  Julienne  de  Mont- 
Gornillon,  et  Eve,  surnommée  la  Recluse  de  Liège. 


140 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Histoire  de  Guy  Fiicoliii  avant  son  exaltation.  —  Il  est  élu  pape  sous  le  nom  de  Clément  IV.  —  Ses  sentiments  A  l'égard  de  sa 
famille.  —  Concession  du  royaume  de  Sicile  à  Charles  d'Anjou.  —  Le  fanatisme  des  croisades  se  répand  dans  tous  les  pays  de 
la  chrétienté.  —  Le  jeune  Conradin  est  excommunié.  —  .Ufaires  de  l'empire.  —  Charles  d'.iinjou  fait  décapiter  Conradin  à 
rinstigatioD  du  pape.  —  Mort  de  Clément. 


Guy  Fucoldi,  surnommé  le  Gros  à  cause  de  son 
excessif  embonpoint,  était  né  à  Saint-Gilles  en  Lan- 
guedoc. Très-jeune  encore  il  avait  perdu  sa  mère,  et 
avait  même  été  privé  des  soins  de  son  père,  qui  était 
entré  dans  un  couvent  de  chartreux  après  la  mort  de 
sa  femme.  Le  jeune  Guy  suivit  d'abord  la  profession 
des  armes,  qu'il  quilta  bientôt  pour  embrasser  une 
carrière  plus  honorable,  celle  du  barreau;  il  fit  des 
progrès  si  rapides  dans  la  science  du  droit,  que  Du- 
rand, célèbre  jurisconsulte  du  treizième  siècle,  l'ap- 
pelait la  lumière  ou  le  llambeau  du  droit. 

Saint  Louis,  sur  sa  grande  réputation,  l'admit  dans 
son  conseil  secret  et  lui  fit  épouser  une  femme  d'une 
granle  distinction.  Son  bonheur  s'accrut  encore  de 
la  naissance  de  plusieurs  enfants;  mais  comme  rien 
n'est  durable  dans  ce  monde,  une  fièvre  violente  em- 
porta en  neuf  jours  sa  iemme  et  ses  deux  jeunes  fils. 
Il  conçut  de  cette  perte  un  désespoir  si  violent,  qu'il 
prit  le  parti  de  vivre  séparé  de  la  société  des  hom- 
mes et  de  se  faire  prêtre.  D'abord  on  le  nomma  ar- 
chidiacre du  Puy  en  Velay,  ensuite  évèque  de  cette 
ville,  et  enfin  métropolitain  de  Xarbonne.  Urbain  le 
fit  cardinal  évèque  de  Sabine,  pour  le  déterminer  à 
quitter  son  Église  et  à  se  rendre  en  Italie.  Ce  fut  lui 
encore  que  le  saint-père  envoya  en  Angleterre  avec 
le  titre  de  légat,  pour  excommunier  les  barons  révol- 
tés contre  le  roi  ;  n'ayant  pu  opérer  son  débarque- 
ment dans  la  Grande-Bretagne,  il  avait  réuni  quel- 
ques prélats  anglais  à   Boulogne-sur-Mer,    et  avait 


fulminé  l'anathème  contre  les  seigneurs  rebelles, 
contre  la  ville  de  Londres  et  contre  les  cinq  ports  de 
mer  qui  avaient  refusé  de  le  recevoir;  après  quoi  il 
avait  repris  la  route  de  Rome. 

Guy  était  en  France  lorsqu'il  reçut  la  nouvelle  de 
son  élection;  il  se  hâta  de  se  rendre  à  Pérouse,  dé- 
guisé en  frère  mendiant,  pour  éviter  de  tomber  au 
pouvoir  des  gens  de  Mainfroi,  qui  gardaient  tous  les 
chemins  ;  il  y  arriva  fort  heureusement,  et  fut  con- 
sacré le  22  février  1265,  sous  le  nom  de  Clément  IV. 

Dès  le  lendemain  de  sa  consécration  il  écrivit  à 
l'un  de  ses  neveux  une  lettre  fort  remarquable  sur 
le  népotisme,  et  qui  aurait  dû  servir  d'exemple  aux 
papes  ses  successeurs,  qui  se  sont  montrés  si  cupi- 
des pour  leurs  familles. 

«  Plusieurs  de  nos  parents  et  de  nos  amis,  disait 
Clément  dans  son  épître,  se  réjouissent  de  notre  pro- 
motion au  pontificat,  parce  qu'ils  en  espèrent  de 
grands  avantages  ;  nous,  au  contraire,  nous  déplo- 
rons notre  élévation,  parce  que  nous  sentons  le  far- 
deau d'une  si  haute  dignité.  Afin  donc  que  vous  sachiez 
comment  vous  devez  vous  conduire  maintenant  que 
nous  sommes  souverain  pontife,  nous  vous  préve- 
nons que  vous  n'en  devez  être  que  plus  humble.  Nous 
ne  voulons  point  que  ni  vous,  ni  vos  frères,  ni  aucun 
de  nos  pa)ents,  viennent  vers  nous  sans  notre  ordre. 
Si  vous  en  agissiez  autrement,  vous  m'obligeriez  à 
vous  renvoyer  confus  et  humilié.  Ne  cherchez  pas  à 
marier  votre  sœur  plus  avantageusement  que  vous  ne 


i 


CLEMENT    IV 


141 


l'eussiez  fait  avant  notre  exaltation,  car  nous  ne  ferons 
aucun  sacrifice  pour  elle  ;  au  contraire,  si  vous  la 
mariez  au  lils  d'un  chevalier,  nous  lui  donnerons 
pour  dot  trois  cents  livres  tournois  d'argent;  si  vos 
prétentions  sont  plus  élevées,  n'espérez  pas  un  denier 
de  nous.  Encore  voulons-nous  que  tout  cela  soit  très- 
secret,  et  que  votre  mère  seule  en  soit  instruite. 

«  Nous  ne  voulons  point  que  nos  parents  s'enflent 
d'orgueil  sous  prétexte  de  notre  grande  élévation,  et 
nous  désirons  que  nos  filles  bien  aimées,  Mabille  et 
Cécile,  prennent  les  maris  qu'elles  auraient  choisis 
si  nous  étions  dans  la  simple  cléricature.  Ecrivez  à 
Gilie  qu'elle  ne  quitte  point  Suze,  et  qu'elle  conserve 
les  vêtements  modestes  de  son  ancienne  position.  Je 
lui  défends  de  se  charger  d'aucune  recommandation, 
car  toutes  ses  demandes  seraient  rejetées,  et  m'in- 
disposeraient contre  elle.  Si  on  luioflre  des  présents, 
qu'elle  les  refuse  pour  conserver  notre  amitié.  Saluez 
votre  mère  et  vos  frères  de  notre  part.  Nous  ne  vous 
écrivons  point,  ni  aux  autres  de  notre  famille,  avec 
la  bulle,  mais  avec  le  sceau  du  pécheur,  dont  les 
papes  se  servent  dans  leurs  affaires  secrètes.  » 

Clément  IV,  dans  sa  conduite  privée,  ne  démentit 
jamais  les  sentiments  qu'il  avait  manifestés  dans 
cette  lettre.  Un  chanoine  de  Liège  rapporte  que  plu- 
sieurs personnes  de  la  première  noblesse  ayant  recher- 
ché en  mariage  Cécile,  fille  aînée  du  saint-père,  il 
leur  répondit  en  raillant  :  «  Ce  n'est  point  Cécile  ([ue 
vous  voulez  épouser,  c'est  le  pape.  >  En  effet,  comme 
il  ne  voulut  pas  la  doter,  non  plue  que  sa  sœur  t  lu- 
tes  deux  restèrent  filles  et  se  consacrèrent  à  Dim. 

Anlonin,  dans  sa  chronique,  parle  encore  d'un 
frère  du  pape  qui  était  dans  les  ordres,  et  qu'il  nom- 
ma simple  curé  de  paroisse,  sans  vouloir  par  la  suite 
l'élever  à  une  plus  haute  dignité.  Il  avait  une  telle 
aversion  pour  ceux  qui  cumulaient  les  bénéfices,  qu'il 
obligea  son  neveu,  qui  possédait  trois  prébendes,  à 
en  résigner  deux.  Enfin,  dans  le  cours  de  son  règne, 
ni  ses  parents,  ni  les  princes,  ni  les  rois  ne  purent 
jamais  changer  ses  sentiraeiils  à  cet  égard. 

Malheureusement  ses  belles  qualités  comme  hom- 
me privé  disparaissent  devant  ses  crimes  politiques  : 
à  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  il  se  montra  insa- 
tiable de  domination,  implacable  dans  ses  vengean- 
ces, et  d'une  avidité  à  ruiner  l'Europe  et  l'Asie. 

A  peine  assis  sur  le  trône,  il  songea  à  soumettre 
la  Sicile  à  la  cour  de  France  ;  et  sans  égard  pour  les 
droits  incontestables  de  son  pupille,  le  jeune  Conra- 
din,  il  déclara  que  l'Eglise  romaine  avait  pleiu  pou- 
voir sur  le  royaume  de  Sicile,  et  le  vendit  à  Charles, 
comte  d'Anjou  et  de  Provence,  accomplissant  ainsi 
une  suprême  inicjuité,  et  dépouillant  le  légitime  hé- 
ritier. La  bulle  d'investiture  est  du  26  février  1265. 
Voici  les  conditions  qu'elle  imposait  au  nouveau 
roi  :  «  Tous  les  biens  meubles  et  immeubles  enlevés 
■  aux  églises  ou  aux  prêtres  leur  seront  restitués  par 
Charles  d'.\njou;  les  éleulions  des  métropoles  et 
des  autres  Kglises  seront  entièrement  libres  ;  la 
juridiction  ecclésiastique  sera  conservée  dans  son 
entier,  avec  liberté  d'aller  poursuivre  les  appellations 
à  la  cour  de  Rome.  Les  clercs  ne  seront  point  tenus 
de  comparaître  devant  un  juge  séculier,  et  ne  pour- 
ront être  chargés  détailles  ou  de  collectes  ;  enfin  le  roi 
ne  percevra  ni  régales  ni  aucun  droit  sur  les  Eglises 


vacantes,  et  en  laissera  tous  les  bénéfices  au  saint- 
siége.  Il  rendra  également  aux  habitants  du  royaume 
les  libertés  qu'ils  possédaient  sous  Guillaume  II.  » 

Charles  d'Anjou ,  jioussé  par  le  désir  de  posséder 
une  couronne,  accéda  à  toutes  ces  conditions  et  dé- 
termina son  frère,  Louis  IX,  à  lui  fournir  les  moyens 
de  conquérir  ses  nouveaux  États.  Sans  perdre  de 
temps,  le  prince  fit  ses  préparatifs  de  guerre,  et  après 
les  fêtes  de  Pâques  il  s'embarqua  à  Marseille  avec 
mille  chevaliers,  et  fit  voile  j)0ur  Oslie,  où  il  arriva 
fort  heureusement.  De  cette  ville,  Charles  se  rendit  à 
Rome,  où  les  citoyens  lui  décernèrent  le  titre  de  pre- 
mier sénateur,  chose  qui  faillit  le  brouiller  avec  le 
pape,  attendu  que  Clément,  songeant  toujours  à  la 
souveraineté  de  Rome,  ne  voulut  pas  permettre  qu'un 
si  grand  prince  possédât  une  telle  autorité  dans  cette 
ville  pour  toute  sa  vie;  on  trouva  heureusement  le 
moyen  de  tout  concilier,  en  obtenant  de  Charles 
d'Anjou  une  déclaration  par  laquelle  il  s'engageait  à 
n'accepter  le  titre  de  sénateur  que  pour  trois  années. 
Le'  prince  continua  néanmoins  d'haljiter  Rome,  et 
s'installa  même  dans  le  palais  de  Latran.  Le  saint- 
père  prit  encore  ombrage  du  choix  qu'il  avait  fait  de 
sa  résidence,  et  lui  écrivit  que  s'il  n'abandonnait  pas 
immédiatement  le  palais  pontifical,  il  lui  reprendrait 
la  couronne  de  Sicile;  Charles,  qui  avait  besoin  du 
pape,  obéit  à  cette  nouvelle  injonction.  Il  en  fut  du 
reste  magnifiquement  récompensé;  Clément  lui  députa 
quatre  cardinaux,  qui  lui  donnèrent  l'investiture  du 
royaume  de  Sicile  par  l'étendard. 

Cette  année,  le  nouveau  roi  ne  livra  aucune  ba- 
taille ;  il  se  tint  enfermé  dans  Rome,  attendant  l'arri- 
vée des  troupes  qu'on  levait  en  France  avec  l'argent 
des  fidèles,  ainsi  que  les  bandes  de  croisés  que  le 
cardinal  de  Sainte-Cécile  enrôlait  de  tous  les  côtés, 
pour  la  croisade  contre  Mainfroi  et  contre  les  Sar- 
rasins de  Nocera,  ses  alliés. 

A  cette  époque  de  fanatisme ,  la  fureur  des  croi- 
sades s'était  emparée  de  tous  les  esprits  ;  partout 
on  prêchait  la  guerre  sainte  :  en  Espagne,  contre  les 
rois  maures  de  Murcie  et  de  Grenade  ;  en  Hongrie, 
en  Pologne,  en  Bohême,  en  Styrie,  en  Autriche, 
dans  la  Carinthie  et  dans  la  marche  de  Brandebourg, 
contre  les  Tartares;  en  Angleterre,  contre  les  sei- 
gneurs rebelles ,  qui ,  en  dépit  des  anathèracs  de 
Rome,  guerroyaient  avec  le  roi  ;  en  France,  on  re- 
crutait des  croisés  pour  la  Palestine  et  pour  la  Si- 
cile ;  ainsi  toute  l'Europe  était  en  armes  ;  et  les  pa- 
pes, ces  vicaires  d'un  Dieu  de  paix,  ces  représentants 
d'un  pauvre  charpentier  de  Nazareth,  poussaient  des 
millions  d'hommes  dans  des  guerres  d'extermination  ! 

Charles  d'Anjou  ayant  enfin  réuni  une  armée  formi- 
dable, marcha  contre  son  compétiteur,  cju'il  rencontra 
près  de  Bénévent.  La  bataille  fut  terrible  ;  les  Fran- 
çais déjà  repoussés  sur  plusieurs  points,  commen- 
çaient à  lâcher  pied,  lorsque  la  mort  de  Mainfroi, 
tué  dans  la  mêlée,  vint  chan^'i-  la  face  du  combat. 
Les  Italiens  faiblirent  à  leui  tour  et  se  mirent  bien- 
tôt en  pleine  déroute.  Cette  victoire  anéantit  le  parti 
des  Gibelins  ;  la  plus  grande  partie  de  l'IlaUe  se 
soumit  au  souverain  pontife,  en  même  temps  que  la 
Sicile  reconnaissait  pour  roi  Charles  d'-lnjou,  frère 
de  saint  Louis. 

Clément,  devenu  tout-puissant  en  Europe,  chercha 


Uâ 


IlISTOIllE    DES    PAPES 


à  étendre  sa  domination  sur  TAsii*  ;  à  cet  elïet ,  il 
écrivit  à  Michel  PiUéologue  la  lettre  suivante  :  >•  Nous 
vous  invitons,  prince,  à  entrer  dans  la  ligue  sainte 
contre  les  infidèles,  ;\  l'exemple  du  roi  de  France, 
qui  pour  la  seconde  fois  se  croise  avec  les  princes  ses 
fils.  Ne  cheivhez  pas  de  vain  subterfuge  pour  nous 
désolièir,  et  ne  dites  pas  que  pendant  votre  absence  vous 
redouter  que  l'empire  soit  attaqué  par  les  Latins,  car 
il  est  facile  de  vous  garantir  de  ce  danger  en  rentrant 
avec  vos  sujets  dans  le  sein  de  l'Église  romaine;  si 
au  contraire  vous  persistez  dans  le  scliisme  et  si  vous 
refusez  votre  concoui-s  pour  la  conquête  du  saint  sé- 
pulcre, sachez  que  rien  ne  pourra  vous  soustraire  à 
la  vengeance  des  croisés.  » 

Michel  Paléologue  parut  convaincu  par  les  rai- 
sonnements du  saint-père  ;  et  comme  il  ne  pouvait 
espérer  de  lutter  avantageusement  contre  les  forces 
dont  il  était  menacé,  il  chercha  à  gagner  du  temps 
en  envoyant  ses  ambassadeurs  à  Rome  pour  deman- 
der l'autorisation  de  convoquer  un  concile  général 
dans  une  ville  de  l'empire  grec,  afin  d'opérer  la  réu- 
nion des  deux  Eglises.  Clément  s'empressa  de  donner 
la  permission  qui  lui  était  demandée,  et  il  remit  aux 
ambassadeurs  une  profession  de  foi  telle  que  devaient 
l'accepter ,  sans  examen ,  les  prélats  grecs  pour 
éteindre  le  schisme  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Cette  même  année  ,  le  pape  fit  paraître  une  bulle 
qui  garantissait  au  saint-siége  la  prédominance  sur 
tous  les  trônes,  et  le  rendait  souverain  dispensateur 
des  i^lises  et  de  tous  les  bénéfices  ccclésiasti<|ues. 
Néanmoins,  comme  il  craignait  de  soulever  une  op- 
position trop  formidable  en  se  déclarant  immédiate- 
ment maître  absolu  des  biens  du  clergé,  il  se  réserva 
d'abord  le  droit  de  nommer  aux  bénéfices  vacants. 
Ce  décret,  chef-d'œuvre  d'audace  et  de  fourberie,  se 
terminait  ainsi  :  «  Bien  que  la  libre  disposition  des 
biens  du  clergé  appartienne  entièrement  au  pape,  en 
sorte  qu'il  peut  en  disposer  comme  il  lui  plaît  lors- 
qu'ils viennent  à  vaquer,  et  même  les  enlever  à  ceux 
qui  les  possèdent  pour  les  donner  à  d'autres ,  néan- 
moins l'ancienne  coutume  a  réservé  au  saint-siége 
plus  particulièrement  le  pouvoir  d'en  disposer  lors- 
qu'ils sont  vacants.  C'est  pounjuoi  nous  approuvons 
cette  coutume  et  nous  ordonnons  qu'elle  soit  main- 
tenue dans  l'intérêt  de  la  discipline  ecclésiastique.  » 

En  apportant  cette  légère  modification  à  son  pro- 
jet, Clément  mettait  en  œuvre  cette  politique  machia- 
Telique  qui  sait  resserrer  les  chaînes  de  l'esclavage 
sans  faire  révolter  les  peuples;  s'il  eût  conclu  dans 
son  décret  à  ce  que  la  disposition  des  bénéfices  lui 
appartînt  sans  conteste ,  et  qu'il  pût  librement  en 
disposer,  toute  la  chrétienté  se  fût  récriée  contre 
l'extension  exagérée  que  prenait  l'autorité  pontificale  ; 
mais  en  présentant  cette  proposition  sous  une  forme 
dubitative,  chacun  la  reçut  sans  remarquer  les  con- 
séquences qu'elle  pouvait  amener. 

Clément,  qui  avait  tout  prévu,  ne  tarda  pas  à  faire 
valoir  le  nouveau  droit  qu'il  s'était  attribué ,  au  pré- 
judice des  anciens  privilèges  et  des  saints  canons.  Il 
prétendit  que  l'archidiaconat  de  Sens  était  dans  un 
des  cas  spécifiés  par  son  décret,  et  il  défendit  à  Gi- 
rard de  Rampillon,  à  qui  saint  Louis  avait  donné 
cette  Eglise,  d'en  prendre  possession  avant  d'en 
avoir  reçu  l'autorisation  à  Rome  et  d'avoir  payé  les 


droits  d'investiture.  Ce  premier  pas  franchi,  il  con- 
tinua à  marcher  dans  la  même  voie,  et  domina  réel- 
lement tout  le  clergé  des  royaumes  qui  avaient  eu 
l'imprudence  d'adopter  sa  bulle. 

En  Allemagne,  les  guerres  s'étaient  enfin  ;ipaisées 
et  les  peuples  commençaient  à  respirer,  lorsque  Gon- 
radin  atteignit  sa  quinzième  année.  Poussé  par  les 
conseils  des  nobles,  le  jeune  fils  de  l'empereur  Fré- 
déric se  fit  proclamer  roi  de  Sicile,  passa  en  Italie, 
et  se  mit  à  la  tête  des  Gibelins  pour  disputer  ses 
droits  à  Charles  d'Anjou.  Le  saint-père,  eil'rayé  de 
cette  levée  de  boucliers,  fit  défendre  à  Couradin  de 
passer  outre,  sous  peine  d'excommunication,  et  adres- 
sa les  mêmes  menaces  aux  villes  et  aux  seigneurs 
qui  s'étaient  rangés  dans  son  parti.  Toutes  ces  bul- 
les n'ayant  point  empêché  Conradin  d'établir  des  lieu- 
tenants en  Toscane  et  de  nommer  des  gouverneurs 
pour  les  villes  de  Sicile,  le  pape  le  déclara  excommu- 
nié, déchu  du  royaume  de  Jérusalem,  inhabile  à  en 
posséder  aucun  autre,  et  privé  de  tous  les  fiefs  qu'il 
tenait  de  l'Église;  il  releva  ses  vassaux  du  serment 
de  fidélité  et  déclara  ses  terres  en  interdit. 

Malgré  tous  les  efl'orts  du  saint-siége  pour  anéan- 
tir la  faction  du  jeune  prince,  le  nombre  de  ses  par- 
tisans augmentait  en  Italie  ;  Rome  même,  qui  pré- 
cédemment avait  fait  une  si  brillante  réception  à 
Charles  d'Anjou,  se  déclara  pour  Conradin.  Voici  à 
quelle  occasion  :  Henri  de  Castille,  fils  de  saint 
Ferdinand  et  frère  du  roi  Alphonse  surnommé  l'As- 
trologue, s'étant  brouillé  avec  ce  dernier,  avait  quitté 
l'Espagne  et  s'était  relire  auprès  du  roi  de  Tunis.  Il 
demeurait  depuis  quatre  ans  au  milieu  des  infidèles, 
et,  suivant  plusieurs  historiens,  il  avait  même  re- 
noncé au  christianisme,  lorsqu'il  apprit  la  nouvelle 
fortune  de  Charles  d'Anjou,  son  proche  parent  ;  il 
s'empressa  alors  d'abandonner  le  lieu  de  son  exil, 
accompagné  de  plusieurs  braves  chevaliers  espagnols, 
etvintoflrir  ses  services  à  Charles.  Celui-ci  l'accueillit 
avec  une  grande  distinction,  et  à  son  départ  de 
Rome  il  le  fit  nommer  sénateur.  Dès  que  Henri  eut 
la  puissance  souveraine  dans  la  ville  sainte,  comme 
tous  ceux  qui  sont  investis  d'une  trop  grande  auto- 
rité, il  en  abusa;  il  fit  briser  les  portes  des  églises, 
s'empara  des  vases  sacrés  et  des  ornements  précieux; 
il  pilla  les  riches  basiliques  de  Saint-Jean  de  Latran, 
de  Saint-Paul,  de  Saint-Sabas,  de  Saint-Basile  au 
Mont-Aventin,  de  Sainte-Sabine,  et  un  grand  nom- 
bre de  monastères  d'hommes  et  de  femmes. 

Après  ces  exploits  contre  le  clergé,  comme  il  re- 
doutait la  vengeance  des  prêtres,  il  voulut  se  créer 
un  appui,  et  se  déclara  pour  Conradin,  en  entraînant 
les  Romains  dans  sa  révolte.  Mais  la  punition 
ne  se  fit  pas  attendre  ;  trois  jours  après,  Clément 
publiait  contre  la  ville  sainte  la  bulle  suivante  :  «  De- 
puis que  nous  avons  excommunié  Conradin,  ce  reje- 
ton d'une  race  maudite,  l'ennemi  déclaré  de  l'Eghse, 
un  de  ses  partisans,  un  enfant  de  malédiction,  Gal- 
van  la  Lance,  a  osé  pénétrer  dans  Rome,  portant  les 
enseignes  déployées  du  prince  ;  et  ce  qui  met  le  com- 
ble à  l'infamie  d'une  pareille  action,  les  citoyens  l'ont 
reçu  avec  pomjie,  l'ont  admis  à  leurs  jeux  pubUcs,  et 
l'ont  installé  au  palais  de  Latran.  Après  quoi  s'étant 
assemblés  au  Gapitole,  ils  se  sont  solennellement  dé- 
clarés en  faveur  de  Conradin,  à  l'instigation  de  Henri 


^.(9 


:ï21i 


j'/n^jMiUrciçJhru 


CLÉMENT    IV 


143 


Je  Castilk',  leur  sénateur,  do  Guy  de  Montefeltro, 
son  lieutenant,  et  de  plusieurs  autres  ol'liciers.  Nous 
excommunions  tous  ces  hérétiques  qui  ont  poussé  le 
peuple  à  la  révolte  contre  notre  autorité.  » 

Cet  anathème  fulminé,  le  saint-père,  pour  démora- 
liser le  parti  du  jevuie  jjrince,  résolut  de  ranimer  la 
guerre  civile  en  Allemagne,  en  nommant  un  autre  em- 
pereur. En  conséquence,  illil  comparaître  devant  lui  les 
ambassadeurs  de  Richard  d'Angleterre  et  d'.Vlplionse 
de  Castille,  tous  deux  reconnus  rois  des  Romains  par 
Urbain  IV  son  prédécesseur,  sous  la  réserve  qu'ils 
se  conformeraient  à  la  décision  que  devait  prendre  le 
saint-siégc  apiès  un  délai  d'une  année 

Henri,  fils  aîné  de  Richard,  et  Rodolfe  Je  Poggi- 
bonzi  se  présentèrent  devant  Clément,  le  premier  au 
nom  du  roi  d'Angleterre,  et  l'autre  au  nom  du  roi 
de  Castille,  pour  faire  valoir  leurs  droits  respectifs  à 
la  coiironne  impériale.  Henri  ap])ortait  des  titres  in- 
signifiants Je  généalogie,  par  les(piels  il  prétenJait 
établir  la  légitimité  Ju  droit  de  son  père  sur  l'.AUe- 
mapne  ;  mais  Rodolfe  ne  prit  pas  même  la  peine  J'en 
proJuire,  Jisant  que  la  justice  Jes  réclamations 
d'Alphonse  était  trop  évidente  pour  qu'il  fût  besoin  de 
preuves;  néanmoins  il  réclama  l'autorisation  défaire 
entendre  Jes  témoins  en  Allemagne,  en  France,  en 
Espagne  et  en  Italie,  si  l'on  mettait  en  Joute  l'exac- 
lituJe  de  ses  assertions.  Clément  Jéclara  que  l'en- 
quête était  nécessaire,  et  il  fixa  les  villes  de  Paris, 
Je  Francfort,  de  Rurgos  et  de  Rologne  comme  lieux 
de  rendez  vous  pour  que  les  commissaires  pussent 
vérifier  les  titres  des  prétendants.  Il  mit  toutefois 
pour  condition  principale,  qu'avafit  tout  les  Jeux 
souverains  se  feraient  couronner  rois  Jes  Romains  à 
.\ix-la-lyhapelle,  par  le  métropolitain  Je  Cologne. 

Le  terme  Jes  enquêtes  étant  expiré,  Guillaume, 
archidiacre  de  Rochester,  se  présenta  devant  le  pape, 
JenianJant  au  nom  de  RicharJ  J'Angleterre  que  la 
couronne  impériale  lui  fût  déliniiivement  adjugée, 
puisque  les  délégués  du  roi  Alphonse  ne  s'étaient  pas 
rendus  aux  lieux  Jes  conférences  ;  l'ambassaJeur  es- 
pagnol objecta  que  l'évêque  Je  Silva,  chargé  Je  Jiri- 
ger  l'enquête,  ayant  été  tué  en  Toscane  par  les  Gibe- 
lins, et  que  RoJolfe  Je  Poggibonzi  étant  tombé 
malade  Jans  une  place  assiégée,  il  avait  été  impossible 
au  roi  Je  Castille  Je  faire  valoir  les  titres  qui  établis- 
saient la  légitimité  Je  ses  Jroits,  et  que  pour  toutes 
ces  raisons  il  réclamait  un  nouveau  Jélai.  (élément, 
dont  le  parti  s'était  relevé  Jans  l'intervalle,  jugea 
pruJent  Je  ne  point  se  hâter  Je  conférer  la  Jignité 
impériale  à  un  Jéfenseur  trop  puissant,  et  parut  céJer 
aux  instances  Je  l'ambassaJeur  castillan,  en  ren- 
voyant la  décision  de  cette  cause  importante  à  l'année 
suivante. 

Mécontents  de  ce  retard,  les  Allemands,  qui 
avaient  espéré  voir  le  terme  Je  leurs  Jésastres,  réso- 
lurent, de  convoquer  une  diète,  afin  de  choisir  eux- 
mêmes  un  chef  capable  de  les  défendre  contre  le 
saint-siége.  Malheureusement  Clément  fut  instruit 
de  cette  détermination;  il  leur  écrivit  aussitôt  qu'il 
leur  défendait,  sous  peine  d'excommunication  et  d'in- 
terdit, de  procéder  à  une  élection  nouvelle. 

Au  milieu  Je  toutes  ces  contestations,  ConraJin 
poursuivait  ses  succès  et  continuait  sa  marche  à  tra- 


vers la  LombarJie  et  la  Toscane,  pour  gagner  Rome, 
où  il  fut  proclamé  empereur  par  le  sénateur  Henri  de 
GastJle  et  par  le  peu]ik'.  Ensuite  il  s'enfonça  dans  la 
Pouillc  et  vint  olïrir  la  bataille  aux  troupes  du  roi 
Charles.  Les  deux  armées  se  trouvaient  alors  sous  les 
murs  de  Tagliacozzo;  le  combat  s'engagea  le  matin 
et  Jura  jusqu'à  la  nuit,  et  cette  fois  encore  la  victoire 
resta  fidèle  à  Charles  J'.Vujou.  Conradin,  le  jeune 
duc  d'Autriche,  et  le  sénateur  Henri,  obligés  d'aban- 
donner le  champ  de  bataille,  se  réfugièrent  dans  les 
États  de  l'Eglise,  où  bientôt,  par  les  soins  du  pape, 
leur  retraite  étant  découverte,  ils  furent  dénoncés, 
livrés  et  conduits  prisonniers  à  Naples. 

Charles  ayant  consulté  le  saint-père  sur  ce  qu'il 
devait  faire  de  ces  infortunés,  Clément  répondit  . 
«  La  vie  Je  ConraJin  est  la  mort  de  Charles,  et  la 
mort  de  Conradin  est  la  vie  de  Charles.  »  Cette  ré- 
ponse décida  du  sort  du  prince. 

Un  conseil  fut  assemblé  pour  la  forme,  afin  que 
les  prisonnieis  fussent  jugés  et  condamnés  à  mort 
comme  criminels  de  lèse-majesté.  Ce  tribunal  était 
composé  des  députés  des  provinces  les  plus  dévouées 
au  saint-siége  ;  et  parmi  ces  magistrats  craintifs  ou 
vendus,  il  ne  s'en  trouva  néanmoins  qu'un  seul  qui 
osât  prononcer  la  peine  de  mort  contre  l'infortuné  qui 
venait  revendiquer  l'héritage  de  son  père.  Et  encore 
ce  juge  inique  avait  à  peine  prononcé  cette  terrible 
sentence,  que  Robert  de  Flandre,  le  gendre  même 
de  Charles,  retendait  mort  à  ses  pieds,  pour  avoir, 
Jisait-il ,  «  voulu  si  Jure  peine  pour  un  si  nol)le  et 
si  gentil  seigneur.  »  Malgré  cette  violente  protesta- 
tion, la  conJamnation  à  mort  fut  maintenue  par 
l'orJre  Ju  vainqueur. 

Avant  l'exécution  Je  la  sentence,  le  jeune  Conra- 
Jin fut  livré  à  Jeux  moines,  traîné  dans  le  parc  du 
château  au  pied  d'un  tombeau,  dépouillé  de  ses  vête- 
ments et  frappé  par  ces  fanatiques  avec  des  lanières 
plombées,  en  expiation  de  l'anathème  qu'il  avait  en- 
couru. Ensuite  il  fut  porté  tout  sanglant  sur  Féchafaud 
dressé  sur  la  grande  place  de  Naples,  et  décapité  ainsi 
que  son  cousin,  qui  était  à  peine  âgé  de  dix-sept  ans. 
Les  historiens  disent  que  le  duc  d'Autriche  fut  exé- 
cuté le  premier,  et  que  Conradin  ramassa  la  tête  et 
reçut  le  coup  mortel  en  l'embrassant. 

Ainsi  périt  à  Naples,  l'an  1268,  par  les  mains  du 
bourreau,  le  dernier  rejeton  de  la  maison  de  Souabe, 
qui  avait  lutté  si  longtemps  et  d'une  manière  si  fa- 
tale contre  l'ambition  des  papes.  Les  Lancia  et  les 
Gherardesca,  conseillers  du  jeune  prince,  furent  dé- 
capités sur  le  même  échafaud,  ainsi  que  les  autres 
victimes  désignées  par  le  saint-siége. 

Quant  à  Henri  de  Castille,  il  avait  été  livré  à  Char- 
les par  l'alibé  du  Mont-Cassin,  auquel  il  avait  de- 
mandé asile  ;  et  le  roi  se  l'était  réservé  pour  le  faire 
servir  d'épouvantail  aux  seigneurs  italiens;  il  le  ren- 
ferma dans  une  cage  de  fer,  comme  une  bête  féroce,  et 
le  lit  ]iromi'ner  ainsi  dans  toutes  les  villes  de  la  Sicile. 

Clément  ne  survécut  pas  longtemps  à  Conradin; 
la  même  année,  le  29  du  mois  de  novembre,  la  mort 
vint  le  frapper  à  son  tour.  Ce  pontife  s'était  distin- 
gué, il  est  vrai,  par  une  extrême  régularité  dans  ses 
mcpurs;  mais  ses  crimes  politiques  doivent  le  faire 
classer  parmi  les  jikis  cruels  despotes  ! 


HISTOIRE     DES    PAPES 


VACANCE   DU  SAINT-SIEGE 


4 


^ 


Division  des  cardinaux.  —  La  Pragmatique  sanction  de  saint  Louis.  —  Micliel  l'aléologuc  fait  faire  des  propositions  d'arrange- 
ments aux  cardinaux.  —  Saint  Louis  refuse  de  servir  d'entremetteur  entre  le  clergé  grec  et  le  clergé  latin.  —  Six  cardinaux 
sont  chargés  de  nommer  le  pape. 


Après  la  mort  de  Clément  IV,  les  cardinaux  ne  pu- 
rent s'entendre  sur  l'électioud'nnnouvcau  pape,  cha- 
cun d'eux  briguant  personncdlement  les  honneurs  du 
ponlilical.  Il  en  résulta  un  grand  scandale  dans  l'É- 
glise, et  pour  le  saint-siége  une  vacance  qui  dura 
trois  années. 

Pendant  cet  interrègne,  le  fanatirpie  Louis  IX  s'était 
mis  à  la  tête  d'une  nouvelle  croisade  et  se  préparait 
à  aller  combattre  les  infidèles.  Néanmoins,  avant  de 
s'embari(uer  pour  la  terre  sainte,  il  voulut  prendre 
différentes  mesures  capables  d'assurer  la  tranquillité 
de  l'Eglise  gallicane  pendant  son  absence.  A  cet  ef- 
fet, il  publia  ce  décret  appelé  Pragmatique  sanction  : 
"  A  l'avenir  les  Églises  métropolitaines  et  autres  exer- 
ceront entièrement  la  liberté  d'élection;  la  simonie 
sera  proscrite  du  roj-aume;  les  promotions,  collations, 
provisions  et  dispositions  des  prélatures,  dignités  et 
autres  bénéfices  ou  offices  ecclésiastiques,  quels  qu'ils 
soient,  seront  faits  et  donnés  suivant  la  disposition 
du  droit  commun  des  conciles  et  des  institutions  des 
anciens  Pères;  les  bbertés,  les  franchises,  les  préro- 
gatives et  les  privilèges  accordés  par  les  rois  aux  égli- 
ses et  aux  monastères  seftot  maintenus;  enfin,  nul 
impôt  ou  exaction  ordonné  par  la  cour  de  Rome  ne 
pourra  forcer  les  Églises  gallicanes  à  donner  de  l'ar- 
gent au  saint-siége,  sans  l'approbation  du  souverain.» 


Michel  Paléologue,  informé  des  préparatifs  du  roi 
Louis,  et  redoutant  ([u'il  ne  se  réunît  à  Charles  d'An- 
jou, son  frère,  pour  le  chasser  de  Constantinople,  s'em- 
pressa de  se  réconcilier  avec  le  clergé  latin  en  en- 
voyant des  sommes  considérables  aux  cardinaux.  En 
même  temps  il  adressa  des  ambassadeursà  saint  Louis, 
pour  le  supplier,  par  le  sang  de  Jésus-Christ,  de  se 
rendre  arbitre  entre  les  Eglises  grecque  et  latine  afin 
d'éteindi'e  le  schisme.  Le  roi  refusa  de  se  charger  de 
cette  mission,  et  il  écrivit  au  sacré  collège  pour  qu'on 
nommât  des  commissaires  qui  discuteraient  sur  les 
moyens  de  rétablir  l'union  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

Qu^que  détourné  de  son  premier  but,  Louis  IX 
s'embarqua  néanmoins  avec  ses  troupes,  et  aborda  à 
Tunis  dans  le  dessein  de  contraindre  les  habitants  de 
cette  ville  à  se  convertir  au  christianisme.  Cette  entre- 
prise extravagante  échoua  complètement  ;  la  peste  se 
mit  dans  le  camp  des  croisés  ;  le  prince  lui-même 
en  fut  atteint,  et  mourut  misérablement  sous  les  ' 
murs  de  la  place. 

Depuis  trois  ans  les  cardinaux  étaient  toujours 
réunis  à  Viterbe  sans  pouvoir  nommer  un  pontife  ; 
enfin  ils  se  rassemblèrent  en  conclave,  et  donnèrent 
leurs  pleins  pouvoirs  à  six  d'entre  eux,  qui,  après  huit 
Jours  de  disputes  violentes,  proclamèrent  l'archidiacre 
Théalde  souverain  pontife,  sous  le  nom  de  Grégoire  X. 


GRÉGOIRE    X 


1^5 


Histoire  de  Grégoire  avant  son  ponlificat.  —  Ses  tenUlives  pour  une  croisade.  —  Négociations  avec  Michel  Paléologue  pour  la 
réunion  des  deux  Églises.  —  Excommunication  de  Guy  de  Montfort.  —  Le  pape  fait  élire  empereur  Rodolphe  de  Hahsljourg.  — 
Concile  do  Ljon.  —  Constitution  relative  à  l'élection  des  papes.  —Entrevue  de  Grégoire  et  de  l'empereur.  —  Retour  du  saint- 
père  en  Italie.  —  Il  meurt  à  Arezzo. 


Tiiéaldo  ou  Thibaud  était  de  Plaisance  et  de  la 
puissante  famille  des  \'isconti  ;  il  avait  été  chanoine 
de  Lyon,  ensuite  archidiacre  de  Liège,  enfin  cardi- 
nal et  légat  du  saiiit-siége,  ainsi  que  l'affirment  les 
historiens  Ilicordanus  Malespina  et  Joannes  Villa - 
nius,  contredisant  en  cela  l'acte  d'élection,  qui  le 
désigne  sous  le  titre  d'archidiacre.  Quoi  qu'il  en  scit, 
ces  auteurs  s'accordent  sur  ce  point ,  qu'il  était  fort 
ignorant  dans  les  lettres  profanes  et  sacrées. -> 

Après  son  élection,  les  cardinau.x  lui  adressèrent 
à  Saint-Jean  d'.Vcre,  où  il  se  trouvait  en  légation,  le 
décret  ijui  lui  conférait  la  tiare,  le  conjurant  de  hâ- 
ter son  retour  en  Italie.  Le  nouveau  pape  n'avait  pas 
besoin  d'être  vivement  sollicité  pour  quitter  la  terre 
*  sainte,  où  il  était  abreuvé  de  dégoûts  ;  il  s'embarqua 
aussitôt  pour  Rrindes,  le  1"  janvier  1272.  Pendant 
son  séjour  dans  cette  ville,  il  reçut  une  ami)assadc 
des  notables,  qui  le  conjuraient  de  rentrer  à  Rome 
et  de  s'installer  dans  l'ancienne  résidence  pontificale 
avec  sa  cour;  ce  que  Grégoire  refusa.  Il  se  rendit  à 
Or\iette.  où  l'attendaient  les  cardinaux  pour  procé- 
der aux  formalités  drolatiques  de  la  chaise  percée  et 
aux  cérémonies  du  sacre. 

Le  saint-père  songea  ensuite  aux  moyens  d'affer- 
mir son  autorité  sur  les  Églises  d'Orient  et  d'Occi- 
dent; et  pour  arriver  à  son  but,  il  ne  trouva  rien  de 
mieux  que  de  faire  prêcher  des  croisades,  à  l'imita- 
tion de  ses  devanciers.  A  cet  effet,  il  écrivit  aux  ha- 
bitants de,  Pise,  de  Marseille  et  de  Venise,  (ju'ils  eus- 
(I 


sent  à  fournir  des  galères  armées  pour  la  terre  sainte  ; 
et  en  même  temps  il  envoya  des  légats  dans  tous  les 
royaumes  pour  recueillir  des  aumônes  et  des  legs 
pieux.  Il  reprit  également  les  négociations  entamées 
avec  Michel  Paléologue,  et  lui  députa  le  cordelier 
Jérôme  d'Ascoli,  le  plus  rusé  moine  de  répo([ue,([ui 
plus  tard  arriva  à  son  tour  au  ponlificat. 

Pendant  que  le  légat  romain  traitait  avec  l'empe- 
reur, pour  le  décider  à  approuver,  sans  e-xamcn  préa- 
lable, la  profession  de  foi  que  lui  avait  prescrite 
Clément  IV,  des  agents  secrets  empêchaient  les 
Vénitiens  de  renouveler  la  trêve  consentie  entre  eus 
et  les  Grecs,  et  faisaient  renvoyer  de  Venise  les  am- 
bassadeurs de  Michel.  Ce  coup  d'Etat  effraya  l'em- 
pereur; pour  conjurer  l'orage,  il  se  soumit  au  piipe, 
et  persécuta  si  rigoureusement  les  prélats  grecs,  qu'il 
les  força  d'alijurcr  le  schisme  au  concile  général  (lue 
le,  pape  avait  coiivo(pié. 

L'année  suivante,  l'Italie  fut  émue  par  un  horrible 
assassinat  commis  par  Guy  de  Montfort  sur  la  per- 
sonne de  Henri  d'Allemagne.  Edouard,  roi  d'Angle- 
terre, fut  obligé  de  revenir  de  la  terre  sainte  et  de 
se  rendre  à  Orvietle,  où  le  pape  résidait  avec  sa 
cour,  pour  lui  demander  justice  du  memtiier,  qu'il 
avait  osé  prendre  sous  sa  protection,  (jrégoire,  re- 
doutant la  colère  d'un  prince  aussi  puissant,  se  dé- 
termina à  fulminer  contre  l'assassin  cette  sentence 
d'anatiième  :  <>  Nous  maudissons  Guy  de  Montfort, 
et   nous  permettons  à  toute  personne  de  le  saisir, 

107 


146 


H18T01U1-:     DES     PAl'KS 


mais  non  de  lo  tuer  ni  de  le  mutiler;  nous  ordon- 
nons aux  gouverneurs  des  provinces  de  l'arrêter,  et 
nous  mettons  en  interdit  tous  les  lieux  où  il  aura 
trouvé  asile.  Nous  défendons  à  tous  les  chrétiens  de 
lui  prêter  aucun  secours,  ni  d'avoir  aucune  commu- 
nication avec  lui;  enlin  nous  absolvons  et  dispensons 
ses  vassaux  ou  ses  sujets  des  serments  de  lidélilé 
qu'ils  lui  ont  prêtés.    ■ 

Guy  de  Moutl'ort  ne  trouvant  plus  Je  sûreté  dans 
ses  domaines,  attendit  le  départ  du  roi  d'Angleterre, 
et  vint  aussitôt  faire  sa  soumission  au  pape ,  sans 
autre  vêlement  qu'une  chemise  et  ayant  une  corde 
au  cou  ;  en  cet  état  il  se  jeta  à  genoux  et  supplia 
avec  de  feintes  larmes  le  saint-père  de  lever  la.sen- 
tence  d'anathème  prononcée  contre  lui.  Grégoire, 
pour  ne  point  paraître  complice  dans  cette  comédie, 
le  livra  au  roi  de  Sicile  afin  qu'il  le  retuit  prison- 
nier pendant  le  reste  de  sa  vie  ;  néanmoins,  quelque 
temps  après  il  permit  au  patriarche  d'Aquilée  d'ab- 
soudre ^lontfort  des  censures  ecclésiastiques ,  et  le 
rétablit  dans  ses  biens  et  dignités. 

Dans  le  mois  suivant,  Grégoire  quitta  Orviette  et 
se  rendit  à  Florence ,  où  il  fit  son  entrée  lu  8  juin 
1273;  il  était  accompagné  de  Charles  d'Anjou  et  de 
Baudoin ,  empereur  titulaire  de  Constantinople.  Le 
séjour  de  Florence  lui  parut  si  agréable  qu'il  résolut 
d'y  passer  l'été,  et  il  choisit  pour  sa  résidence  le  pa- 
lais d'un  riche  marchand  de  la  maison  des  Mozzi. 

Tout  autre  qu'un  prêtre  se  serait  montré  recon- 
naissant de  la  généreuse  hospitalité  qu'il  recevait; 
mais  Grégoire  ne  songea  qu'à  mettre  à  contribution 
l'imprudente  cité  qui  lui  avait  ouvert  ses  portes;  il 
profita  des  divisions  des  Guelfes  et  des  Gibelins  pour 
les  frapper  d'une  imposition  de  quarante  mille  marcs 
sterling,  que  chaque  parli  était  tenu  de  payer  tous 
les  ans  au  saint-siége,  en  souvenir  de  la  paix  dont  le 
pape  se  prétendait  le  médiateur.  Malheureusement 
quelques  esprits  turbulents  crurent  démêler  les  in- 
tentions du  saint-père  et  l'accusèrent  ouvertement 
d'avarice;  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  faire 
rompre  les  négociations,  et  Grégoire  fut  obligé  de 
sortir  de  la  ville  confus  et  humilié  de  voir  ses  plans 
découverts,  son  hypocrisie  démasquée. 

Il  se  vengea  de  cet  affront  en  lançant  un  interdit 
sur  Florence;  ensuite  il  se  rendit  à  Plaisance,  d'où 
il  écrivit  aux  princes  allemands  qu'ils  eussent  à 
pourvoir  au  trône  impérial  sans  retard,  s'ils  ne  vou- 
laient qu'il  nommât  lui-même  un  roi.  Les  électeurs 
s'assemblèrent  immédiatement  à  Francfort,  et  pro- 
clamèrent roi  de  Germanie  Rodolphe  de  Habsbourg. 

Après  cette  nomination,  le  saint-père  s'occupa  de 
convoquer  un  concile  général  pour  remédier  aux  abus 
qui  s'étaient  glissés  dans  les  Eglises ,  et  qui  étaient 
tels,  que  Grégoire  écrivait  à  lévêque  de  Liège  : 
«  Nous  avons  été  informé,  seigneur  évêcpje,  que 
vous  avez  pris  une  abbesse  de  l'ordre,  de  Saint-Ee- 
Doît  pour  concubine,  et  que  dans  un  festin  vous 
vous  êtes  vanté  d'avoir  eu,  en  quatorze  mois,  vingt- 
deux  enfants  de  quatorze  maîtresses  différentes; 
nous  savons  que  dans  une  de  vos  demeures  épisco- 
pales  vous  tenez  un  sérail  de  religieuses,  à  l'instar  du 
saint  roi  David,  et  que,  seul  avec  ces  filles  de  Satan, 
vous  vous  livrez  à  des  débordements  tels  que  rien 
dans  l'histoire  païenne  ne  peut  en  donner  une  idée. 


«  (In  nous  a  instruit  i|u'apiès  la  mort  d'une  ab])esse 
vous  avez  cassé  l'élection  canonique  de  la  religieuse 
désignée  pour  lui  succéder,  afin  de  donner  l'abbaye 
à  une  de  vos  filles,  qui  est  en  même  temps  une  de 
vos  maîtresses.  Enfin,  non  content  de  dépouiller  les 
églises  et  les  couvents,  vous  osez  vendre  les  charges 
et  les  ordres  ecclésiasliques  ;  vous  protégez  les  vo- 
leurs et  les  assassins,  et  jamais  vous  ne  paraissez  à 
l'autel  qu'en  état  d'ivresse!...  » 

Lyon  avait  été  désigné  pour  le  lieu  où  devait  se 
tenir  l'assemblée.  Grégoire  s'y  rendit  à  l'époque 
fixée,  et-fit  l'ouverture  des  séances,  le  7  mars  1274, 
dans  la  cathédrale  de  Saint-Jean.  Des  envoyés  tar- 
tares,  des  ambassadeurs  de  toutes  les  cours  d'Euro- 
pe, ainsi  que  l'élite  du  clergé  de  France,  d'Allema- 
gne, d'.-Vngleterre  et  d'Espagne,  assistaient  au  concile; 
un  roi  même,  le  souverain  d'Aragon,  était  venu  pour 
se  faire  couronner  ])ar  le  pape. 

Dans  la  première  session,  Grégoire  expliqua  les 
motifs  de  la  convocation  d'un  si  grand  nombre  de 
prélats  ;  il  s'étendit  particulièrement  sur  la  nécessité 
de  publier  une  nouvelle  croisade,  d'opérer  prompte- 
ment  la  réunion  des  Églises  latine  et  gre€(pie,  et  de 
réformer  les  mœurs  du  clergé  d'Occident.  Dans  la 
seconde  session,  il  interpella  chaque  métropolitain,  et 
réclama  d'eux  un  dixième  de  leurs  revenus  ;  ce  qu'au- 
cun d'eux  n'osa  refuser.  A  la  troisième  session,  le  roi 
d'Aragon  supplia  le  pape  de  le  consacrer,  sans  exiger 
de  lui  le  tribut  que  son  père  avait  promis  à  Inno- 
cent III;  sur  le  refus  du  saint-père  d'obtempérer  à 
son  désir ,  il  quitta  brusquement  l'assemblée  et  re- 
tourna dans  son  royaume. 

On  s'occupa  ensuite  de  la  question  d'Orient;  les 
ambassadeurs  de  ^lichel  Paléologue  et  le  patriarche 
grec  étaient  placés  à  la  droite  du  trône  pontifical  ;  ils 
adressèrent  à  l'assemblée  un  long  discours  dans  lequel 
ils  traitaient  les  ([uestions  du  schisme,  et  s'engageaient 
à  accepter  la  foi  orthodoxe  de  l'Êghse  romaine,  et  à 
se  soumettre  au  saint-siége.  Grégoire  fit  alors  lire 
publiquement  la  lettre  de  Michel,  dans  laquelle  il  était 
appelé  souverain  pontife,  pape  œcuménique  et  père 
de  tous  les  chrétiens.  Enfin  le  grand  logotlièle,  Geor- 
ges Acropolile,  fit  au  nom  de  l'empereur  son  serment 
d'abjmation. 

Le  lendemain,  Grégoire  décréta  une  constitution 
relative  à  l'élection  des  pontifes.  Voici  la  teneur  de 
cette  bulle  remarquable  :  «  Après  la  mort  des  papes, 
nous  ordonnons  aux  cardinaux  présents  dans  la  ville 
où  résidera  la  cour  apostolique  d'attendre  les  absents 
pendant  dix  jours  seulement  avant  de  se  réunir  en 
conclave.  Ce  délai  expiré,  ils  devront  s'assembler  dans 
le  palais  pontifical,  ne  gardant  auprès  d'eux  qu'un  seul 
serviteur,  mais  non  une  personne  du  sexe. 

«  Nous  leur  enjoignons  de  loger  tous  dans  une 
grande  salle,  sans  aucune  séparation  intérieure  de 
murailles  ni  de  rideaux  qui  puissent  les  cacher  même 
pour  satisfaire  aux  lois  de  la  nature.  Cette  pièce  devra 
être  close  de  toutes  parts  à  l'extérieur,  afin  qu'il  soit 
impossible  à  personne  d'y  pénétrer  ou  d'en  sortir;  et 
on  ne  laissera  qu'une  seule  fenêtre  ouverte,  à  quinze 
pieds  du  sol,  pour  faire  passer  les  vivres.  Nous  dé- 
fendons à  toute  personne  de  parleraux  cardinaux  ou 
de  leur  adresser  des  messages  par  écrit  pendant  la 
durée  du  conclave. 


GREGOIRE    X 


147 


«  Si  après  trois  jours  do  délibérations  li'  pape  n'a 
point  été  élu,  on  ne  servira  plus  aux  conclavistes  qu'un 
seul  plat  au  dîner  et  un  seul  au  souper  ;  cinq  jours 
après,  si  l'élection  n'est  pas  encore  terminée,  ou  ne 
leur  donnera  plus  que  du  pain  modérément,  du  vin 
en  petite  quantité,  et  de  l'eau  à  volonté,  jusqu'au 
moment  où  le  souverain  pontife  sera  enfin  proclamé. 

«  Pendant  la  durée  des  élections,  tous  les  traite- 
ments des  cardinaux  seront  supprimés,  ainsi  que  les 
autres  revenus  et  bénéfices  qu'ils  re(;oiveut  de  l'Eglise 
ou  de  la  chambre  apostolique. 

"  Ceux  qui  sortiront  du  conclave  sans  cause  ajipu- 
rente  de  maladie  ne  pourront  plus  y  rentrer  ;  en  se- 
ront également  exclus  ceux  qui  se  présenteraient  après 
l'ouverture  des  délibérations. 

u  Lorsi[u'un  pape  mourra  hors  de  la  ville  de  sa  rési- 
dence, les  cardinaux  s'assembleront  dans  la  ville  épis- 
copale  du  territoire  où  il  sera  décédé,  et  le  conclave 
se  tiendra  dans  la  maison  de  l'évêque  ou  dans  une 
demeure  convenable.  Le  seigneur  ou  les  magistrats 
de  la  cité  feront  observer  scrupuleusement  ce  ([ui  vient 
d'être  prescrit,  sans  ajouter  aucune  autre  mesure  de 
rigueur,  le  tout  sous  peine  d'excommunication,  d'in- 
terdit et  de  toutes  les  censures  de  l'Église. 

«  Enfin  les  cardinaux  ne  feront  entre  eux  ni  con- 
vention, ni  serment,  ni  engagement,  sous  peine  de 
nullité,  et  ils  devront  procéder  de  bonne  foi,  sans 
préjugés,  sans  passions,  à  l'élection  du  pontife.  » 

Cette  constitution  électorale  souleva  une  grande 
Opposition  de  la.  part  des  cardinaux;  mais  toutes  leurs 
intrigues  pour  la  faire  supprimer  échouèrent  devant 
la  fermeté  inébranlable  de  Grégoire. 

Dans  la  dernière  session  du  concile  ,  le  pape  déclara 
l'assemblée  dissoute,  et  s'occupa  exclusivement  de 
préparer  le  succès  de  la  nouvelle  croisade  et  de  lever 
les  obstacles  qui  retardaient  l'exécution  de  ses  projets. 
D'abord  il  écrivit  au  roi  de  Castille  qu'il  reconnaissait 
définitivement  Rodoljjhe  de  Habsbourg  comme  roi 
des  Romains,  et  qu'il  lui  ordonnait  de  faire  abandon 
de  ses  prétentions  à  la  couronne  impériale  ;  ensuite 
il  adressa  un  message  à  Rodolphe  pour  qu'il  eût  à  se 
préparer  à  la  croisade,  afin  de  se  rendre  digne  de  re- 
cevoir l'investiture  de  ses  mains. 

Alphonse  de  Castille  refusa  d'obéir,  et  se  rendit 
immédiatement  à  Lyon  aujirès  du  pape,  pour  lui  re- 
procher sa  perfidie;  les  menaces  comme  les  promes- 
ses ne  purent  changer  la  déterminalion  de  Grégoire, 
et  le  prince  fut  obligé  de  retourner  dans  ses  Etats 
comme  il  en  était  venu.  Toutes  les  divisions  ne  furent 
pa*  éteintes  pour  cela  en  Allemagne,  le  roi  de  Castille 
n'en  continua  pas  moins  ses  relations  avec  ses  par- 
tisans, et  il  se  servit  même  des  formules  et  du  sceau 
à  l'usage  des  empereurs  dans  sa  correspondance  avec 
les  seigneurs  et  les  prélats  de  la  Germanie. 

Grégoire,  pour  faire  cesser  le  scandale  de  celte  ré- 
volte contre  son  autorité,  écrivit  au  métropolitain  de 


Séville  qu'il  eût  à  sommer  le  roi,  en  présence  de  té- 
moins, de  se  désister  de  ses  prétentions,  sous  peine 
de  censures  ecclésiastiques.  Cette  menace  eut  le  ré- 
sultat que  le  saint-père  en  attendait  ;  Alphonse  re- 
nonça à  l'empire;  et  pour  le  dédommager,  il  lui  per- 
mit de  prélever  sur  ses  sujets  une  dîme  en  argent, 
afin  de  subvenir  aux  besoins  du  trésor  et  aux  frais 
de  la  guerre  déclarée  aux  Maures. 

Ainsi  furent  terminées  les  divisions  qui  désolaient 
l'Allemagne  depuis  tant  d'années. 

Le  pape  se  rendit  ensuite  à  Lausanne,  où  l'atten- 
dait Rodolphe  de  Habsbourg,  avec  la  reine  sa  femme 
et  ses  enfants;  le  prince  prêta  serment  d'obédien:e 
entre  les  mains  de  Grégoire,  s'engagea  à  conserver 
tous  les  biens  et  tous  les  droits  de  l'Eglise  romaine; 
à  lui  fournir  des  secours  pour  recouvrer  les  domaines 
(jui  lui  avaient  été  enlevés,  et  particulièrement  le 
royaume  de  Sicile,  que  le  saint-père  voulait  repren- 
dre à  Charles  d'Anjou.  Il  promit  de  publier  un  édit 
par  lequel  il  laisserait  pleine  et  entière  liberté  aux 
chapitres  des  Églises  de  son  royaume  dans  l'élection 
des  prélats,  avec  défense  à  ses  officiers  de  s'emparer 
en  son  nom  des  biens  des  ecclésiastiques  décédés  ou 
des  prébendes  et  des  évêchés  vacants.  Il  reconnais- 
sait la  liberté  des  appellations  au  saint-siége,  et  pro- 
mettait de  n'accepter  des  Romains  ni  office  ni  dignité 
qui  lui  donnât  le  moindre  pouvoir  dans  la  ville  sainte 
ou  sur  les  vassaux  de  l'Église  romaine.  Enfin  il  )irit 
solennellement  la  croix,  et  jura  qu'il  partirait  pour 
la  terre  sainte  au  premier  ordre  du  pape. 

Il  est  remarquable  que  les  chefs  de  l'Église,  de- 
puis le  onzième  siècle,  sans  exception,  aient  tous 
adopté  la  même  politique,  qui  était,  de  montrer  un 
grand  zèle  à  reconquérir  la  terre  sainte,  afin  d'all'er- 
mir  plus  sûrement  leur  autorité  temporelle. 

La  conférence  de  Lausanne  étant  terminée,  Gré- 
goire retourna  en  Italie,  et  arriva  à  Milan  le  1 2  no- 
vembre 1275.  Delà  il  continua  sa  route  par  Florence, 
mais  sans  vouloir  entrer  dans  la  cité,  sous  prétexte 
qu'elle  était  sous  le  coup  d'une  interdiction.  Cepen- 
dant comme  l'Arno  était  enflé  par  les  pluies  et  ne 
pouvait  plus  être  passé  à  gué,  il  fut  obligé  de  revenir 
sur  ses  pas  pour  traverser  le  fleuve  sur  un  pont  ;  il 
leva  alors  les  censures  prononcées  contre  la  ville,  et 
donna  sa  bénédiction  à  tous  ceux  qui  se  trouvèrent 
sur  son  passage.  Mais  dès  qu'il  se  ci-ut  hors  de  dan- 
ger, il  changea  d'attitude  et  de  langage;  il  se  dressa 
fièrement  sur  son  cheval  ;  et  étendant  les  bras  dans 
la  direction  de  Florence,  il  lui  envoya  cet  analhème: 
(  Ville  maudite,  je  te  voue  à  la  damnation  éternelle, 
car  c'est  pour  toi  que  le  Psalmiste  a  écrit  :  Retenez- 
les,  Seigneur,  avec  le  mors  et  le  caveçon.  » 

Grégoire  poursuivit  son  voyage  jusqu'à  .\rczzo: 
mais  là  il  fut  attaqué  d'une  fièvre  violente  qui  l'em- 
porta le  10  janvier  1276.  Il  fut  inhumé  dans  la  liasi- 
liquc  de  Saint-Donal. 


Les  oT)sèques  d'Innocent  V  à  Rome 


INNOCENT    V 


149 


Histoire  J'Innocent  avant  son  pontifical.  —  Son  élection.  —  Il  rétablit  la  paix  dans  l'Italie.  —  Sa  tolérance.  —  Il  lève  les  censures 

prononcées  par  ses  prédécesseurs.  —  Sa  mort. 


Innocent  V,  avant  son  élection,  s'appelait  Pierre 
de  Tarent  aise,  du  lieu  de  sa  naissance,  petit  village  de 
la  Bourgogne  situé  sur  les  bords  de  l'Isère.  Entré  fort 
jeune  dans  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  il  était  bien- 
tôt devenu  l'un  des  plus  habiles  docteurs  de  son 
ordre  ;  ses  talents  l'avaient  fait  élever  au  siège  ar- 
chiépiscopal de  Lyon  et  ensuite  à  celui  d'Oslie. 
Onuphre  Pavini  dit  même  qu'il  avait  possédé  plu- 
sieurs charges  importantes,  et  entre  autres  celle  de 
grand  pénitencier  sous  le  dernier  pontificat. 

Dix  jours  après  la  mort  de  Grégoire,  les  cardinaux 
s'enfermèrent  en  conclave ,  d'après  les  règlements 
publiés  au  concile  de  Lyon,  et  choisirent  pour  son 
successeur  Pierre  de  Tarentaise. 

Le  nouveau  pape  se  rendit  aussitôt  à  Rome  et  se 
fil  couronner  dans  la  basilique  de  Saint -Pierre;  après 
qu  à  il  s'occupa  des  querelles  qui  agitaient  l'Italie  aliu 
de  les  faire  cesser.  D'abord  il  envoya  deux  légats  en 
Toscane  avec  les  ambassadeurs  de  Charles  d'Anjou, 
pour  réconcilier  les  habitants  Je  Lucques  et  de  Pise; 


ensuite  il  releva  les  Florentins  des  censures  pronon- 
cées contre  eux  par  son  prédécesseur. 

Enfin  son  esprit  tolérant  le  porta  à  envoyer  des 
notices  à  Michel  Paléologue,  pour  obtenir  la  confirma- 
tion de  l'acte  de  réunion  des  Eglises  grecque  et  latine. 

Les  cardinaux  ne  furent  pas  longtemps  à  s'aper- 
cevoir qu'ils  avaient  fait  une  faute  grave  en  choisis- 
sant un  homme  simple  et  tolérant  qui  ne  voulait  ([ue 
le  bien  des  peuples;  aussi  s'empressèrent-ils  de  la 
réparer;  et  suivant  l'expression  de  Bernard  Guido: 
■<  Cette  belle  fleur  se  sécha  tout  à  coup.  » 

Innocent  V,  mort  empoisonné,  fut  enterré  le  17 
juin  1276  à  Saint-Jean  de  Latran;  Charles,  roi  de 
Sicile,  assista  à  ses  funérailles. 

Il  est  vraiment  étrange,  dans  l'histoire  de  l'Église, 
que  parmi  le  petit  nombre  de  papes  réellement  ver- 
tueux (pii  ont  occiqié  le  trône  de  l'Apôlre,  on  a'eu 
comple  pas  un  seul  qui  ne  soit  mort  après  une  courte 
apparition  sur  le  saint-siége,  et  presque  toujours  les 
as-sassins  ont  été  des  cardinaux  ou  des  moines! 


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HISTOIUE    DES    PAPES 


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Intrigues  dans  le  conclave.  —  Le  cardinal  Oltobon  de  Fiesque  tombe  malade.  —  Il  est  élu  pontife.  —  II  révoque  la  constitution  du 
conclave  établie  par  Grégoire  X.  —  Incertitudes  sur  les  causes  de  sa  maladie.  —  Il  meurt  axant  même  d'avoir  été  consacré. 


Après  la  mort  d'Innocent  Y,  les  cardinaux  se  i-as- 
semblèrent  en  conclave,  et  restèrent  enfermés  pen- 
dant dix-sept  jours,  sans  pouvoir  s'accorder  sur  l'é- 
lection d'un  nouveau  pontil'e. 

D'après  la  constitution  de  Grégoire,  à  la  cinquième 
veille  on  ne  leur  donna  que  du  pain.  Malgré  la  sévé- 
rité de  ce  régime,  ils  auraient  sans  doute  prolongé 
bien  davantage  le  conclave,  tant  les  brigues  étaient 
actives,  si  OHobon  de  Fiesque,  cardinal-diacre  du 
titre  de  Saint-Adrien,  ne  fût  tombé  gravement  ma- 
lade; ils  réunirent  toutes  les  voix  sur  le  moribond 
et  le  proclamèrent  souverain  pontife,  à  la  condition 
expresse  qu'il  révo(juerait  la  constitution  de  Grégoire. 
Le  malade  consentit  à  tout  ce  qu'on  lui  demanda,  et 
fut  aussitôt  installé  dans  la  chaire  pontificale  sous  le 
nom  d'Adrien  V. 

Dès  le  lendemain,  le  nouveau  pape  révoqua  la 
constitution  de  Grégoire  X  sur  le  conclave,  non  pour 
remplir  la  promesse  qu'il  avait  faite,  puis((ue  aux  ter- 
mes mêmes  de  la  constitution  il  s'en  trouvait  dégagé, 
mais  pour  un  motif  bien  plus  grave  que  la  religion 
du  serment.  Rainaldus  prétend  que  le  saint-père  avait 
acquis  la  preuve  que  les  cardinaux  l'avaient  empoi- 
sonné avant  de  lui  donner  leurs  voix,  pour  faire  ces- 


ser leur  jeiîne  forcé  et  afin  que  son  règne  ne  fiit  pas 
de  longue  durée. 

Adrien,  victime  de  l'ambition  sacerdotale  compri- 
mée par  la  constitution  de  Grégoire,  voulut  prévenir 
dans  la  suite  le  renouvellement  de  semblables  assas- 
sinats, et  cassa  les  règlements  du  conclave. 

L'infortuné  pontife  connaissait  si  liien  ses  meur- 
triers, qu'il  dit  à  ses  parents,  accourus  pour  lui  faire 
compliment  de  son  élection  :  «  Mieux  vaudrait  que 
vous  fussiez  venus  avant  mon  élection  ;  le  cardinal 
était  en  bonne  santé,  tandis  qu'aujourd'hui  les  con- 
clavistes  en  ont  fait  un  pape  moribond.  » 

Adrien  ne  fut  ni  consacré  évèque  ni  même  ordonné 
prêtre  ;  il  eut  le  temps  néanmoins  d'écrire  quelques 
lettres  aux  fidèles  de  la  terre  sainte  pour  relever  leur 
courage,  en  leur  annonçant  que  les  croisés  se  dispo- 
saient à  partir  pour  l'Orient. 

Gomme  sa  maladie  devenait  de  plus  en  plus  grave, 
il  voulut  changer  d'air  et  donna  l'ordre  de  le  trans- 
porter de  Rome  à  Viterbe  ;  mais  au  moment  où  sa 
litière  franchissait  les  portes  de  cette  dernière  ville, 
il  rendit  le  dernier  soupir. 

On  l'enterra  dans  l'église  des  Frères-Mineurs  le 
18  août  1276.  Son  tombeau  existe  encore  de  nos  jours. 


■lEA.N     XXI 


151 


Divisions  enlre  les  cardinaux.  —  Les  habitants  de  Viterbe  les  contraignent  à  exécuter  la  constitution  de  Grégoire  X.  —  Élection 
de  Pierre  Julien  sous  le  nom  de  Jean  XXI.  —  Commencements  de  son  pontificat.  —  Charles  d'Anjou  fait  hommage  de  ses  États 
■le  Sicile  au  saint-pcrc.  —  Jean  s'impose  comme  arbitre  entre  les  rois  de  France  et  de  Castille.  —  11  meurt  écrasé  par  la  chute 
d'un  pan  de  muraille. 


Après  la  mort  d'Adrien  V,  le  saint-siège  resta  va- 
cant pendant  vingt-huit  jours;  enlin  les  cardinaux  se 
réunirent  dans  le  palais  de  \'itorbe,  non  en  conclave, 
mais  en  simple  assemblée,  pour  procéder  à  la  révo- 
cation de  la  constitution  de  Grégoire.  Désespérant  de 
mettre  d'accord  les  ambitions  de  leurs  collègues,  les 
plus  sages  déclarèrent  qu'ils  étaient  résolus  à  se  re- 
tirer dans  leurs  évèchés  sans  nommer  de  pontife. 
Cette  détermination  fut  bientôt  connue  dans  la  ville; 
et  comme  les  habitants  de  Viterbe  redoutaient  les 
suites  d'un  schisme,  ils  se  rassemblèrent  immédia- 
tement devant  le  palais  épiscojial  et  firent  entendre 
des  cris  de  mort  contre  les  cardinaux. 

Cette  manifestation  était  provoquée  par  les  procu- 
reurs et  par  les  autres  patriciens  de  la  cour  de  Home, 
qui  étaient  venus  à  Viterbe  pour  surveiller  l'élection 
du  pape,  et  qui,  connaissant  l'ambition  des  cardi- 
naux, savaient  qu'ils  apporteraient  toujours  des  ob- 
stacles à  la  promotion  d'un  pontife  tant  qu'ils  seraient 
en  liberté.  Ils  se  rendirent  donc  à  la  cathédrale,  où 
les  prélats  avaient  annoncé  qu'ils  liraient  solennelle- 
ment la  révocation  de  la  constitution  de  Grégoire  X, 
et  quand  le  métropolitain  et  ses  assistants  se  pré- 
sentèrent pour  la  publier,  ils  se  jetèrent  sur  eu.\,  ar- 
rachèrent les  lettres  des  mains  du  patriarche,  et  le 
chassèrent  avec  sa  suite  à  coups  de  bâton. 

Après  cette  scène  de  violence,  la  foule  se  porta  au 
palais  épiscopal,  et  en  brisa  les  portes;  ensuite  on 
s'empara  des  cardinaux  et  on  les  renferma  eu  con- 


clave, pour  qu'ils  procédassent  forcément  à  l'élection 
du  pape.  Sous  l'inspiration  de  la  terreur,  bien  plus 
que  sous  l'inspiration  du  iSaint-Esprit,  Pierre  Julien, 
cardinal-évèque  de  Tusculum,  fut  proclamé  au  pre- 
mier tour  de  scrutin,  et  reçut  le  nom  de  Jean  XXI, 

Ce  pontife,  suivant  quelques  chronologistes,  est 
compté  pour  le  vingtième  du  nom,  le  dernier  pontife 
Jean  XIX  étant  mort  en  1033,  et  l'antipape  Jean  XX 
ne  devant  point  occuper  de  place  dans  l'ordre  des 
chefs  de  l'Eglise.  Suivant  d'autres  historiens,  tous 
fougueux  partisans  de  l'Église  romaine,  il  est  compté 
pour  le  vingt  et  unième  du  nom  de  Jean,  parce  qu'ils 
rétablissent  la  papesse  Jeanne  à  son  ordre  chronolo- 
gique, sous  la  dénomination  de  Jean  ^'III. 

Le  nouveau  pape  était  originaire  de  Lisbonne,  où 
il  avait  étudié  aux  quatre  facultés,  ce  qui  le  faisait 
nommer  clerc  universel,  suivant  le  style  de  l'époque; 
il  s'était  néanmoins  appliqué  plus  spécialement  à  l'é- 
lude de  la  médecine,  et  on  lui  doit  même  un  très- 
mauvais  ouvrage  sur  la  thérapeutique,  intitule  u  le 
Trésor  des  pauvres,  »  qui  est  encore  au  Vatican. 

Dès  qu'il  fut  consacré,  Jean  révoqua  la  constitu- 
tion du  conclave  en  publiant  une  bulle  qui  est  citée 
par  Uainaldus;  en  même  temps  il  doima  l'ordre  d'ar- 
rêter les  personnes  qui  avaient  fait  violence  aux  car- 
dinaux lors  de  son  élection,  et  les  fit  comparaître 
devant  une  commission  instituée  spécialement  pour 
les  juger,  déclarant  anathémalisés  tous  ceux  qui  pro- 
testeraient contre  la  compétence  de  ce  tribunal.  En- 


\bi 


HISTOIRE    DES    PAPES 


jumnoTtijH 


Charles  d'Anjou,  roi  de  Sicile 


suite  il  écrivit  à  Charles  d'Anjou,  que  s'il  voulait 
conserver  des  relations  d'amitié  avec  le  saint-siége, 
il  eût  à  lui  faire  hommage  de  son  royaume  aux  con- 
ditions dictées  par  le  pontife  Clément,  surtout  en  ce 
qui  concernait  l'ordre  de  succession.  Le  roi  de  Sicile, 
dont  l'autorité  était  encore  mal  affermie,  se  rendit  en 
hâte  auprès  du  saint-père,  et  vint  lui  prêter  serment 
d'hommage  lige. 

L'année  suivante,  Jean  voulut  reprendre  le  projet 
des  croisades,  interrompu  ])ar  la  mort  des  derniers 
papes;  et  comme  les  discussions  qui  régnaient  entre 
Philippe  le  Hardi,  roi  de  France,  et  Alphonse,  roi 
de  Castille,  pouvaient  dégénérer  en  une  guerre  ter- 
rihle  et  retarder  par  conséquent  l'exécution  de  ses 
desseins,  il  envoya  des  légats  pour  rétablir  la  con- 
corde entre  ces  princes.  Dans  le  cas  où  les  deux  sou- 
verains auraient  persisté  dans  leurs  divisions,  les 
délégués  du  saint-père  étaient  chargés  de  leur  re- 
présenter, que  le  concile  de  Lyon  ayant  ordonné  une 
paix  générale  entre  tous  les  peuples  de  la  chrétienté, 
sous  peine  d'excommunication  et  d'interdit,  ils  al- 
laient être  forcés  de  lancer  l'anathème  contre  leurs 
personnes  et  contre  leurs  royaumes,  s'ils  n'acceptaient 
immédiatement  le  pape  comme  arbitre  dans  leurs 
querelles.  Cette  menace  produisit  son  effet  ;  Philippe 
et  Alphonse  se  réconcilièrent. 

Jean  envoya  également  des  ambassadeurs  à  la  cour 
de  Rodolphe  pour  réclamer  la  réalisation  des  pro- 
messes qu'il  avait  faites  relativement  à  la  guerre 
sainte;  de  là,  ses  légats  poussèrent  jusqu'à  la  rési- 


dence du  kan  des  Tartares,  pour  essayer  de  conver- 
tir ces  peuples  à  demi  sauvages. 

D'autres  mandataires  de  la  cour  de  Rome  vinrent 
en  Hongrie  afin  de  mettre  un  terme  aux  guerres  ci- 
viles qui  dépeuplaient  ce  royaume  et  privaient  le 
saint-siége  du  secours  de  leurs  armées;  enfin  une 
légation  envoyée  à  Gonstantinople  fut  chargée  de 
sommer  l'empereur  grec  de  confirmer  par  une  appro- 
bation solennelle  la  réunion  des  deux  Églises. 

Celui  qui  avait  déployé  cette  activité  prodigieuse, 
et  qui  dans  le  cours  d'une  seule  année  avait  mis  à 
exécution  tant  de  projets,  était  non  le  pontife,  mais 
bien  le  cardinal  Jean  Gaétan,  qui  dirigeait  toutes  les 
affaires  du  saint  siège,  Martin  Polonais,  Henri Stero, 
Ptolomœus  Luccnsis,  Bernard  Guy,  Platine,  Naucler, 
et  un  grand  nombre  d'autres  historiens,  s'accordent 
à  nous  représenter  Jean  XXI  comme  le  pape  le  plus 
nul  qui  jamais  se  soit  assis  sur  la  chaire  apostolique. 

Si  la  nature  chez  lui  n'avait  rien  fait  p:ur  l'esprit, 
par  compensation  elle  avait  prodigieusement  déve- 
loppé son  corps  ;  aussi,  confiant  dans  la  force  de  sa 
constitution,  «jui  lui  promettait  une  longévité  sécu- 
laire, se  flattait-il  de  posséder  assez  longtemps  le 
trône  pontifical  pour  voir  naître  et  mourir  deux  gé- 
nérations d'hommes.  Mais  il  en  arriva  autrement; 
un  jour  qu'il  visitait  le  nouveau  palais  qu'il  faisait 
construire  à  Viterbe,  un  pan  de  muraille  s'écroula 
sur  lui  et  l'écrasa.  Cet  événement  eut  lieu  le  16  mai 
1277. Les  restes  de  Jean  XXI  furent  déposés  à  Saint- 
Laurent  de  Viterbe. 


*-^S)i'- 


NICOLAS    III 


153 


Élection  de  Nicolas  UI.  —  Ambassade  des  Grecs.  —  Rodolphe  cède  au  pape  les  droits  de  l'empire  sur  l'Italie.  —  Traité  entre  Ni- 
colas et  Charles  d'Anjou.  —  Causes  de  la  haine  du  pape  et  du  roi  de  Sicile.  —  Nicolas  défend  les  tournois.  —  Querelles  entre  le 
pape  et  le  roi  de  Hongrie.  —  Nicolas  prépare  sourdement  les  vêpres  siciliennes.  —  Sa  mort. 


La  constitution  du  conclave  ayant  été  révoqui'e 
pour  la  deuxième  fois  par  Jean  XXI,  les  cardinaux 
purent  donner  carrière  à  leur  ambition  ;  et  six  mois 
après  la  mort  du  dernier  pape,  la  chaire  apostolique 
était  encore  vacante.  Enfin  Jean  Gaétan,  cardinal- 
diacre  du  titre  de  Saint-Nicolas,  l'emporta  sur  ses 
compétiteurs,  et  fut  élu  souverain  pontife  le  25  no- 
vembre 1277,  sous  le  nom  de  Nicolas  III. 

Il  était  Romain  de  naissance  et  issu  de  la  famille 
des  Ursins.  De  vieilles  chroniques  rapportent  que 
dans  sa  jeunesse  on  le  présenta  à  saint  François 
d'Assise,  qui  prédit  que  l'enfant  serait  le  soutien  des 
franciscains  et  le  maître  du  monde.  Jean  Gaétan  était 
bien  fait  de  sa  personne,  et  si  modeste  et  si  discret 
qu'on  l'avait  surnommé  le  Composé.  Il  avait  prisses 
premiers  grades  ecclésiastiques  en  Angleterre  et  en 
France,  dans  les  églises  d'York,  de  Soissons  et  de 
Laon  ;  plus  tard  Innocent  IV  l'éleva  à  la  dignité  de 
cardinal,  et  l'institua  protecteur  des  frères  mineurs  ; 
'enfin,  suivant  les  Pères  l'agi  et  Desponde,  il  avait 
rempli  en  dernier  lieu  les  terribles  fonctions  d'ini[ui- 
siteur  général  de  la  foi. 

Après  son  élection,  Nicolas  se  rendit  à  Home  et  se 
fit  consacrer  solennellement  dans  la  ba>ih(jue  de 
Saint-Pierre.  Il  reçut  dans  cette  ville  les  ambassa- 
deurs de  Michel  Paléologue,  qui  venaient  apporler 
de  la  part  du  patriarche  de  Conslantino])le  et  des 
autres  prélats  orientaux  une  profession  de  foi  sem- 
blable à  celle  du  concile  de  Lyon,  et  la  promesse  de 
11 


soumettre  l'Église  grecque  au  saint-siége.  On  vit  en 
même  temps  à  Rome,  et  pour  la  première  fois,  des 
chrétiens  de  Géorgie,  qui  s'annonçaient  comme  les 
ambassadeurs  d'Abaka,  kan  de  Perse,  et  qui  ve- 
naient offrir  le  secours  d'une  armée  contre  les  Sar- 
rasins de  Syrie.  Le  pape  les  accueillit  avec  distinc- 
tion, et  leur  donna  des  lettres  pour  leur  maître,  en 
audience  solennelle  ;  puis  il  les  congédia  et  les  fit 
accompagner  par  cinq  frères  mineurs,  chargés  de  ca- 
téchiser le  kan  et  de  lui  demander  l'autorisation  d'en- 
seigner l'Evangile  à  ses  peuples. 

Ce  fait  de  l'ambassade  des  Perses  est  contesté  par 
des  auteurs  très-estimés,  qui  prétendent  que  cette 
comédie  avait  été  imaginée  par  l'ambitieux  Nicolas, 
pour  frapper  l'esprit  grossier  des  rois  de  l'Occident,  et 
pour  augmenter  le  prestige  de  sa  domination  spiri- 
tuelle et  temporelle. 

Rodolphe  de  Habsbourg  envoya  également  une 
ambassade  à  Nicolas  pour  le  prier  de  procéder  à  son 
couronnement,  cérémonie  qui  n'avait  ])U  encore  être 
faite  à  cause  du  malheur  des  temps.  Le  pape  répon- 
dit (pi'il  était  prêt  à  lui  donner  bolennetlcinent  la 
couronne  impériale,  sous  la  condition  (|u'il  aban- 
donnerait à  l'Église  tous  ses  droits  sur  l'Italie.  I  e 
prince,  qui  heureusement  n'avait  point  l'ambition  de 
ses  prédécessems,  donna  aussitôt  ses  pleins  pouvoirs 
à  Conrad  de  Tubingc,  provincial  des  frères  mineurs 
dans  la  haute  Allemagne,  pour  (pi'il  ratiliàt  les  traités 
conclus  avec  Grégoire  .\,  et  pour  qu'il  renouvelât  sa 

108 


Ici 


HISTOIRE    DKS     PAPES 


reiiolu  uiiiiMi  l'ii  !a\i>ur  ili»  l'Et^lise  roraaino  rolative- 
iniMit  aux  liions  qui  lui  avaient  M  conférés  par  les 
donations  des  rois  et  des  princes,  sans  excepter 
même  les  villes  de  Bologne,  d'Imola,  de  Faenza,  de 
Forli,  deCèsène,  de  Ravenne.  de  Rimini  et  d'Urbin. 
qui  étiient  depuis  un  grand  nombre  d'années  sous  la 
domination  des  empereurs  d'Allemagne. 

Le  même  ambassadeur  fut  chargé  de  conclure  un 
traité  entre  Rodolphe  et  le  roi  de  Sicile,  concernant 
la  démarcation  de  certains  domaines.  Comme  le  p:ipe 
avait  une  grande  influence  sur  Conrad  deTabins:c,  il 
en  profita  pour  se  venger  de  Cliarlos  d'Anjou,  qui 
avait  refusé  de  donner  une  de  ses  nièces  en  mariage 
à  l'un  de  ses  neveux,  en  répondant  insolemment  à 
son  délégué  :  <^  Bien  que  Nicolas  porte  la  chaussure 
rouge,  croit-il  donc  sa  famille  digne  do  s'allier  à  la 
nôtre?  Ne  sait -il  pas  que  sa  grandeur  tombera  avec 
lui?  >•  Cette  malencontreuse  réponse  fut  la  première 
cause  des  désastres  de  Charles  d'Anjou. 

Depuis  ce  moment  le  saint-père  le  poursuivit  de 
sa  haine;  d'abord  il  lui  ordonna  de  renoncer  a\i  vi- 
cariat de  l'empire  en  Toscane  et  à  la  dignité  de  sé- 
nateur à  Rome  ;  il  l'obligea  de  s'engager  avec  Ro- 
dolphe à  ne  jamais  rien  entreprendre  contre  l'Alle- 
magne sans  l'autorisation  du  saint-siége;  enfin  il  lui 
fit  signer  une  constitution  qui  déclarait  les  papi's 
seuls  et  légitimes  maîtres  de  Rome,  en  vertu  d'une 
donation  de  Constantin. 

Par  cet  acte,  le  roi  de  Sicile  et  l'empereur  d'Alle- 
magne reconnaissaient  qu'à  l'avenir  ni  empereur,  ni 
roi,  ni  prince,  ni  seigneur  titré,  ne  pourraient  être 
mis  en  possession  du  gouvernement  de  la  ville  sainte 
à  titre  de  sénateur,  de  capitaine,  de  patrice,  ou  sous 
quelque  autre  dénomination. 

L'année  suivante,  Charles,  prince  de  Salerne,  (ils 
aîné  du  roi  de  Sicile,  fit  un  voyage  à  la  cour  de 
France  pour  voir  son  cousin  germain  Philippe  le 
Hardi.  Son  arrivée  donna  lieu  à  des  réjouissances  et 
à  des  tournois  oîi  toute  la  noblesse  de  France  et 
d'Allemagne  fut  conviée.  Nicolas,  informé  de  la  ré- 
ception magnifique  qui  avait  été  faite  au  jeune  prince, 
s'empressa  d'écrire  la  lettre  suivante  à  son  légat  le 
cardinal  de  Sainte-Cécile  :  «'  On  alfirmeque  les  tour- 
nois sont  un  exercice  utile,  et  que  la  noblesse  ap- 
prend dans  ces  réunions  à  s'exercer  au  maniement 
des  armes  pour  la  défense  de  la  religion  et  de  la  terre 
sainte  ;  cependant  les  papes  nos  prédécesseurs  en  ont 
jugé  autrement,  puisqu'ils  les  ont  proscrits,  en  refu- 
sant la  sépulture  ecclésiastique  à  ceux  qui  mouraient 
dans  ces  luttes  condamnables. 

<■  Nous  voulons  donc  que  vous  excommuniiez  pu- 
bliquement les  comtes,  les  barons,  les  chevaliers  et 
les  autres  seigneurs  qui  ont  pris  part  aux  derniers 
tournois  célébrés  en  France,  jusqu'au  jour  où  ils  con- 
fesseront leur  faute  et  imploreront  la  miséricorde  de 
1  Eglise.  Ce  n'est  point  aux  séculiers  à  juger  si  ces 
exercices  sont  utiles  ou  condamnables  ;  ils  doivent 
s'en  rapporter  à  la  décision  du  pape,  et  lui  obéir 
comme  à  Dieu.  » 

A  cette  époque,  frère  Bonne-Grâce,  nouveau  gé- 
néral des  frères  mineurs,  s'était  rendu  à  Surien,  ré- 
sidence d'été  du  pontife,  pour  lui  demander  un  pro- 
tecteur, comme  leur  règle  l'ordonnait,  le  priant 
d'accepter  cette  charge  pour  lui-même,  à  l'exemple 


d'.Ucxandre  IV.  Le  saint-père  répondit  au  moine: 
<>  11  n'est  rien  ipie  je  fisse  plus  volontiers,  mais  les 
soins  du  gouvernement  ne  me  pormot Iraient  point 
d'apporter  l'attention  nécessaire  au  bien  de  votre 
ordre.  »  Alors  le  général  tonsuré  se  tourna  vers  le 
neveu  du  pontife,  Mathieu  Rosso  des  Ursins,  car- 
dinal du  titre  de  Sainte-Marie  au  Portique:  «  Et 
vous,  seigneur,  lui  dit-il,  consentirez-vous  à  être  le 
protecteur  de  nos  frères?  >i  Le  cardinal  ayant  répondu 
qu'il  acceptait,  le  pape  lira  un  anneau  de  son  doigt 
et  le  donna  à  son  neveu  pour  marque  de  sa  nouvelle 
charge.  «  Cet  ordre,  ajouta- t-il,  n'a  pas  besoin  de 
votre  gouvernement  ;  il  a  des  supérieurs  sages  et 
éclairés,  plus  capalilos  que  vous  de  le  diriger;  vous 
aurez  seulement  à  le  protéger  contre  ses  adversaires, 
qui  sont  puissants  et  nombreux.  » 

Nicolas  se  montra  toujours  fort  attaché  à  l'ordre 
des  frères  mineurs,  et  travailla  même  pendant  plu- 
sieurs mois  avec  deux  cardinaux,  Jérôme  d'Ascoli, 
évèi[ue  de  Palestrine,  et  Bensivenga,  prélat  d'Albane, 
pour  former  la  déclaration  de  l'institut  de  leur  so- 
ciété, qui  fut  publiée  le  14  aoijt  1279. 

Pendant  le  cours  de  cette  année,  éclata  enHongrie 
une  révolte  des  seigneurs  contre  les  prêtres  ;  ceux-ci 
avaient  poussé  si  loin  l'esprit  de  domination,  queles 
nobles,  fatigués  de  leur  tyrannie,  avaient  pris  les 
armes  pour  les  chasser;  do  là  des  luttes  terribles  à 
la  suite  desquelles  les  campagnes  avaient  été  dévas- 
tées, les  villes  ruinées,  les  églises  brûlées  et  les  cou- 
vents saccagés.  Pour  arrêter  les  conséquences  d'une 
révolution  aussi  grave,  Nicolas  dépêcha  en  Hongrie 
l'évèque  Phihppe,  auquel  il  donna  en  même  temps 
la  légation  de  la  Pologne,  de  la  Dalraatie,  de  la  Croa- 
tie, de  la  Servie,  de  la  Romanie  et  des  pays  voisins. 
Cet  ambassadeur  obtint  du  roi  Ladislas  III  un  édil 
contre  les  seigneurs  hongrois,  dans  lequel  il  recon- 
naissait que  l'Eglise  romaine  ayant  apporté  à  son 
royaume  la  lumière  de  la  foi  évangélique,  il  lui  de- 
vait pleine  et  entière  obéissance  ;  qu'en  conséquence 
tous  ses  sujets  devaient  exécuter  les  ordres  de  la  cour 
de  Rome,  comme  il  le  faisait  lui-même.  En  même 
temps  il  convoqua  un  concile  à  Bude  pour  prendre 
des  mesures  sur  cette  importante  question. 

Dans  l'intervalle  rpielques  seigneurs  ayant  fait 
comprendre  à  Ladislas  que  les  prétentions  des  prê- 
tres étaient  aussi  nuisibles  à  1  Etat  qu'elles  étaient 
insultantes  pour  la  dignité  royale,  le  prince  se 
rendit  à  leurs  observations ,  et  donna  aux  magis- 
trats et  aux  citoyens  de  Bude  l'ordre  de  chasser  le 
légat  de  leur  ville  et  de  refuser  des  vivres  à  tous  les 
piètres  qui  s'étaient  rangés  au  parti  de  Rome. 

Nicolas,  instruit  du  mauvais  succès  de  cette  léga- 
tion, fit  tous  ses  efforts  pour  ramener  le  roi  de  Hon- 
grie à  des  sentiments  plus  favorables  ;  il  employa 
même  l'intervention  de  Charles  d'.\njou,  dont  Ladislas 
avait  épousé  la  fille,  et  l'appui  de  Rodolphe  de  Habs- 
bourg. Dans  le  même  but,  il  adressa  des  lettres  pa- 
thétiques à  la  reine,  aux  évêques  et  aux  seigneurs  de 
Hongrie  ;  il  engagea  son  légat  Philippe  à  rester  dans 
lesenvirons  de  Bude  et  à  employer  son  énergie  pour 
subjuguer  ce  roi  rebelle  ;  enfin,  comme  rien  ne  pou- 
vait changer  les  sentiments  hostiles  de  Ladislas,  il  se 
servit  des  grands  moyens,  et  le  menaça  de  relever  ses 
sujets  des  serments  qu'ils  lui  avaient  prêtés,  de  met- 


NICOLAS    III 


15!:. 


La  moinaiUe  au  treizième  siècle 


tre  SCS  États  en  interdit,  de  l'excommunier  et  de 
nommer  un  autre  souverain  à  sa  place.  Force  fut  bien 
au  roi,  qui  redoutait  les  suites  de  la  guerre  civile, 
de  se  soumettre  au  saint-siégc  ;  le  prince  lit  amende 
honorable,  rétablit  les  choses  sur  l'ancien  pied,  per- 
mit au  clergé  de  rentrer  à  Bude,  et  en  signe  de  re- 
pentir il  fonda  dans  la  ville  un  hôpital  auquel  il  as- 
signa cent  marcs  d'argent  de  revenu  annuel  pris 
sur  son  épargne  ;  néanmoins  il  exigea  que  le  légat 
Philippe  sortit  de  son  royaume  et  fût  exilé  en  Po- 
logne; ce  à  quoi  le  pape  dût  consentir. 

Nicolas,  doué  d'une  forte  organisation,  comptant 
sur  un  long  règne,  avait  formé  un  plan  infernal  dont 
il  poursuivait  l'exécution  avec  une  rare  persévérance, 
et  qui  devait  amener  la  domination  absolue  du  saint- 
siége  sur  l'Italie,  par  l'exterioination  des  Français  en 
Sicile.  Mais  Dieu  ne  lui  permit  pas  de  voir  cet  hor- 
rible massacre,  qui  eut  lieu  plus  tard,  et  que  l'his- 
toire nous  a  conservé  sous  le  nom  de  '\'è[)res  sici- 
liennes; il  fut  frappé  d'une  apoplexie  foudroyante  le 
22  août  1280,  et  mourut  dans  la  ville  de  Surien, 
près  de  Viterbe.  Son  corps  fut  transporté  à  Rome 
et  inhumé  dans  la  chapelle  de  Saint-Nicolas,  à  la 
basilique  de  Saint-Pierre. 

La  vie  du  pontife  présente  une  preuve  nouvelle  de 
cette  vérité,  que  le  pouvoir  suprême  pervertit  pres- 
(jue  toujours  les  plus  beaux  naturels.  Aussi  long- 
temps qu'il  avait  été  cardinal,  Nicolas  s'était  montré 
d'un  désintéressement  parfait;  dès  qu'il  fut  nommé 
pape,  il  devint  cupide  ;  il  pilla  les  églises  et  les  mo- 
nastères, mendia  de  l'argent  dans  toutes  les  cours,  et 
cela  pour  enrichir  sa  famille;  en  sorte  que  pendant 
le  peu  d'années  qu'il  gouverna  l'Eglise,  ses  parents, 


de  pauvres  et  de  gueux  qu'ils  étaient,  se  trouvèrent 
les  plus  riches  et  les  plus  puissants  seigneurs  d'Italie. 

Lorsque  la  mort  le  surprit ,  il  avait  même  l'inten- 
tion de  créer  un  royaume  en  Lombardie  et  en  Tos- 
cane pour  ses  neveux  ;  heureusement  Dieu,  qui  est 
plus  puissant  que  les  pontifes  et  les  rois,  vint  frap- 
per cette  tète  criminelle  et  empêcher  l'exécution  de 
ses  projets  coupables. 

Ce  fut  cette  même  année  que  moui'ut  le  célèbre 
Albert  le  Grand,  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs, 
moins  connu  comme  moine  que  comme  magicien.  La 
prodigieuse  diversité  de  ses  connaissances  et  le  goiît 
qu'il  avait  pour  les  expériences  d'alchimie ,  qu'il  ap- 
pelle lui-même  opérati(jns  magiijues,  lui  firent  attri- 
buer un  pouvoir  sinhumain  ;  ainsi ,  indépendamment 
de  l'automate  que  saint  Thomas  d'Aquin,  son  disci- 
ple, brisa  à  coups  de  bâton,  et  qui  était  son  ouvrage, 
on  affirme  qu'Albert  donna  à  Guillaume,  comte  de 
Hollande,  un  banquet  miraculeux  dans  le  jardin  de 
son  cloître  ;  et  que ,  malgré  qu'on  fût  au  cœur  de 
l'hiver,  les  arbres  parurent  comme  au  printemps 
couverts  de  fleurs  et  de  feuilles  qui  s'évanouirent 
comme  par  enchantement  après  le  repas.  Du  reste, 
le  nombre  de  ses  écrits  lui  assure  le  titre  du  jilus 
fécond  des  polygraphes  anciens  ;  ses  œuvres  forment 
vingt  et  un  volumes  in-folio:  le  ju-emier  contient  des 
commentaires  sur  la  Logique  d'Aristote;  le  second, 
le  cinquième  et  le  sixième ,  des  notes  sur  la  Physi- 
que; le  troisième  et  le  quatrième,  des  dissertations 
sur  la  Métaphysique,  la  Morale  et  la  Politique  ;  cinq 
volumes  renferment  des  commentaires  sur  l'Ecriture  ; 
un  volume  contient  des  sermons;  et  les  autres,  des 
coiiiinenlaires  sur  le  prétendu  miracle  de  saint  Denis. 


156 


insTomi:  des  papes 


Divisions  enire  les  cardinaux  au  sujet  ie  l'élection  du  pape.  —  Révolte  à  Viterhe.  —  Esaltation  de  Simon  de  Brie.  —  Viterbe  est 
mise  en  inlerJit.  —  Martin  IV  est  nommé  sénateur  do  Rome.  —  Micliel  Paléologue  est  e.\communié.  —  Vêpres  siciliennes  — 
Le  pape  dépo»e  le  roi  d'Aragon.  —  Martin  fait  une  donation  du  royaume  d  Aragon  au  comte  de  Valois. —  Echecs  du  saint-père. 
Affaires  du  royaume  de  Sicile.  —  Mort  du  pape. 


Il  arriva  lors  de  la  mort  de  Nicolas  ce  qui  déjà 
s'était  présenté''  sous  le  règne  précédent  ;  les  cardi- 
naux réunis  à  Viterbe  pour  procéder  à  l'élection  d'un 
nouveau  chef  de  l'Église  n'ayant  pu  s'accorder,  le 
saint-siége  resta  vacant  pendant  six  mois.  Charles 
d'.\njou  profita  de  ce  conflit  d'ambitions  pour  s'assu- 
rer un  protecteur  dans  le  nouveau  pape ,  en  contri- 
buant à  son  élection  ;  à  cet  efl'et,  il  se  rendit  à  Vi- 
terbe et  se  mêla  à  toutes  les  iniriuues.  Alors  les 
cardinaux  se  partagèrent  en  deux  factions  :  l'une, 
celle  des  Ursins,  avait  à  sa  tête  les  cardinaux  Mat- 
thieu Rosso  et  Jourdain,  parents  du  défunt  i)a])e; 
l'autre  était  soutenue  par  le  roi  de  Sicile  et  dirigée 
par  Richard  Annibaldi,  dont  la  famille  était  une  des 
plus  puissantes  à  Rome. 

Pendant  la  vacance  du  saint  siège,  Annilialdi  était 
parvenu  à  enlever  le  gouvernement  de  Viterbe  à 
Urso  des  Ursins.  ce  qui  avait  si  fort  exaspéré  les 
cardinaux  de  cette  famille,  qu'ils  traversaient  toutes 
les  élections  pour  fatiguer  leurs  collègues,  et  faire 
rendre  à  Urso  le  gouvernement  de  la  ville.  Enfin 
Chnries  'v-oyant  qu'il  était  impossible  d'arriver  à  une 
conclusion  tant  que  ses  ennemis  seraient  en  liberté, 
fit  sonner  le  tocsin  d'alarme,  réunit  tous  les  citoyens, 
et  vint  assiéger  le  palais  où  se  tenait  le  conclave  ;  les 
deux  cardinaux  des  Ursins  furent  arrachés  de  leurs 
fauteuils  et  enfermés  d'ans  une  chambre  dont  on 
mura  les  fenêtres  et  les  portes,  en  ne  laissant  .qu'une 
seule  ouverture  pour  leur  faire  passer  du  pain  et  de 


l'eau.  Cette  mesure  réussit  parfaitement;  trois  jours 
après,  les  autres  cardinaux  de  cette  faction  deman- 
dèrent eux-mêmes  un  nouveau  conclave,  et  nommè- 
rent pontife,  avec  ou  sans  l'inspiration  du  Saint- 
Esprit,  Simon  de  Brie,  cardinal  prêtre  du  titre  de 
Sainte-Cécile. 

Le  nouveau  pape  était  né  à'  Mont-Pince  en  Brie; 
comme  il  avait  longtemps  habité  Tours  avec  le  titre 
de  chanoine  et  de  trésorier  de  la  cathédrale  de  Saint- 
Martin,  quelques  auteurs  italiens  ont  supposé  qu'il 
était  Tourangeau.  Urbain  IV,  un  de  ses  prédéces- 
seurs. Français  comme  lui,  l'avait  élevé  au  cardina- 
lat en  1261,  et  lui  avait  confié  plusieurs  légations 
dans  sa  patrie.  On  prétend  que  non-seulement  il  n'a- 
vait point  ambitionné  le  pontificat,  mais  encore  qu'il 
refusa  de  revêtir  les  insignes  de  sa  nouvelle  dignité. 
Néanmoins  il  finit  par  céder  aux  instances  de  la  fac- 
tion du  roi  Charles,  et  se  fit  introniser  sous  le  nom 
de  Mari  in  IV. 

Dès  le  lendemain  de  son  élection,  A'iterbc  fut  dé- 
clarée en  interdit  et  les  habitants  excommuniés, 
pour  avoir  exercé  des  violences  contre  les  deux  car- 
dinaux Matthieu  et  Jourdain  des  Ursins;  il  lit  met- 
tre ces  prélats  en  liberté;  après  quoi  il  se  retira  à 
Orviette,  ne  pouvant  rentrer  dans  Rome ,  qui  était, 
toujours  divisée  par  les  factions  des  Annibaldi  et  des 
Ursins,  et  où  sa  vie  n'eût  pas  été  en  sûreté. 

Pour  mettre  fin  à  ces  disputes,  et  surtout  pour 
hâler  son  retour  dans  la  ville  sainte,  Martin  chargea 


MARTIN    IV 


157 


deux  cardinaux,  Hatin,  évêque  d'Ostie,  et  Godefroi, 
diacre  du  titre  de  Saint-George  au  voile  d'or,  de  me- 
nacer des  foudres  ecclésiastiques  les  deux  factions, 
et  d'ordonner  aux  citoyens  de  conférer  à  lui-même 
le  gouvernement  de  Rome  avec  le  titre  de  sénateur; 
ce  qui  fut  exécuté  ,  comme  f  atteste  l'acte  suivant  : 
«L'an  1281,  le  lundi  10  mars,  le  peuple  romain  s'é- 
lant  assemblé  au  son  des  cloches,  selon  l'usage,  de- 
vant le  Cnpitole,  les  nobles  seigneurs  Pierre  de 
Conte  et  Gentil  des  Ursins,  sénateurs  et  électeurs 
nommés  par  le  peuple,  considérant  les  vertus  de  no- 
tre saint-père  le  pape  Martin  IV  et  son  affection 
pour  la  ville  de  Rome ,  espérant  cpie  par  sa  sagesse 
il  pourra  rétablir  l'ordre  et  la  paix  parmi  nous,  nous 
lui  avons  donné  le  gouvernement  du  sénat,  de  la 
cité,  ainsi  que  du  territoire  de  Rome.  En  outre, 
nous  lui  accordons  pleine  autorité  pour  exercer  ce 
gouvernement  par  lui  ou  par  d'autres;  d'instituer  un 
ou  plusieurs  sénateurs,  et  pour  tel  temps  et  avec  tel 
salaire  qu'il  lui  plaira  déterminer.  Il  pourra  égale- 
ment disposer  des  revenus  de  la  ville  ou  de  la  com- 
munauté du  peuple  romain  ;  il  pourra  réprimer  les 
rebelles  et  les  factieux  par  tous  les  moyens  qu'il  ju- 
gera convenables.  Néanmoins  le  présent  acte  ne  de- 
vra ni  diminuer  ni  augmenter  les  droits  du  peuple 
ou  de  l'Église  romaine,  en  ce  qui  concerne  les  élec- 
tions de  sénateurs,  après  la  mort  du  pape  Martin,  n 

Ce  décret  est  une  preuve  irréfragable  que  les  pon- 
tifes ne  se  regardaient  pas  à  cette  époque  comme  les 
souverains  de  Rome,  puisque  Martin  sollicitait  des 
citoyens  une  élection  régulière  pour  avoir  le  droit  de 
les  gouverner. 

Dès  que  le  saint-père  eut  pris  possession  du  palais 
de  Latran,  il  s'occupa  de  remplir  les  engagements 
qu'il  avait  contractés  envers  Charles  d'Anjou,  relati- 
vement à  la  Sicile  et  à  la  Grèce.  Les  ambassadeurs 
de  Michel  Paléologue  s'étant  rendus  à  Rome  pour 
renouveler  le  serment  d'obédience  au  saint-siége,  et- 


Lcs  Vêpres  siciliennes 


15S 


HISTOIRE    DES     PAPES 


pour  coiuplimcnler  Martin  sur  son  élection,  celui-ci 
refusa  de  les  recevoir,  et  leur  lit  signifier,  par  un  des 
grands  dii:nitaires  de  l'Eglise,  cette  sentence  d'ex- 
coiuiuunicalion  qu'il  fulminait  contre  leur  maître  : 

•>  Nous  déclarons  aualhèiue  à  Michel  Paléologue, 
iju  on  nomme  empereur  des  Grecs,  et  nous  délen- 
dons  aux  rois,  aux  princes,  aux  seigneurs  cl  aux  au- 
tres hommes,  de  quelque  condition  qu'ils  soient, 
ainsi  qu'à  toutes  les  villes  ou  communautés,  de  faire 
avec  lui  aucune  société  ou  confédération,  et  de  lui 
donner  aide  et  conseil ,  sous  peine  d'être  également 
excommuniés  et  déclarés  en  interdit.  » 

Michel,  indigné  de  la  conduite  du  pape,  et  com- 
prenant que  les  intentions  du  saint-siége  étaient  de 
lui  enlever  l'empire  d'Orient  pour  le  donner  à  Phi- 
lippe, gendre  de  Cliarles  d'Anjou,  prit  aussitôt  ses 
mesures  alin  de  prévenir  le  coup  qui  le  menaçait. 
Par  ses  soins,  des  émissaires  parcoururent  la  Sicile, 
organisèrent  des  conspirations,  renouèrent  les  intri- 
gues anciennes  avec  les  partisans  de  Nicolas  ;  si  bien 
que  d'une  extrémité  du  royaume  à  l'autre,  toutes  les 
villes  et  tous  les  villages  étaient  devenus  deis  juntes 
actives  qui  n'attendaient  qu'un  signal  pour  agir. 
L'àme  de  la  conjuration  était  Procida,  noble  citoyen 
de  Salerne,  proscrit  depuis  la  chute  de  Mainfroi. 
Enfin  le  jour  terrible  arriva,  jour  à  jamais  mémora- 
ble, le  jour  des  Vêpres  siciliennes  !  !  ! 

Laissons  parler  ïlézerai  sur  cette  sanglante  catas- 
trophe :  «  Jean,  seigneur  de  l'île  de  Procida,  avait 
été  dépouillé  de  ses  biens  par  Charles  et  banni  de 
Sicile,  ce  qui  avait  excité  eu  lui  un  tel  ressentiment, 
qu'il  forma  le  dessein  d'introduire  le  roi  d'Aragon, 
comme  héritier  de  la  maison  de  Souabe,  dans  le 
royaume  de  Sicile.  Il  se  trouva  secondé  dans  ses  pro- 
jets par  Nicolas  III,  qui  ne  pardonnait  pas  à  Charles 
d'avoir  refusé  sa  nièce  à  l'un  de  ses  neveux.  Ces 
deux  implacables  ennemis  des  Français  firent  entrer 
Michel  Paléologue  et  Pierre  d'Aragon  dans  cette  li- 
gue; et  pour  réussir  plus  facilement  à  renverser  la 
puissance  de  Charles  d'Anjou,  ils  organisèrent  dans 
chaque  ville  de  la  Sicile  une  conspiration  infernale. 
L'or,  prodigué  par  le  saint-siége,  acheta  toutes  les 
consciences,  les  conjurés  étaient  prêts,  et  l'on  n'at- 
tendait plus  qu'un  signal  pour  commencer  le  mas- 
sacre, lorsque  Nicolas  vint  à  mourir. 

«  Martin  IV,  son  successeur,  monta  sur  le  saint- 
siége  avec  des  sentiments  bien  diflérents,  et  se  dé- 
clara le  protecteur  de  Charles;  mais  les  projets  des 
conjurés  n'en  furent  point  abandonnés  pour  cela, 
l'exécution  seulement  en  fut  suspendue.  Jean  de 
Procida,  déguisé  en  moine,  se  rendit  à  Constanti- 
nople,  apprit  à  Michel  qu'il  venait  d'être  excommu- 
nié, et  le  détermina  à  envoyer  ses  émissaires  en  Si- 
cile. Le  prince  lui  donna  trois  cent  mille  onces  d'or 
pour  Pierre  d'Aragon,  avec  l'autorisation  de  lever  des 
troupes  dans  ses  États,  afin  de  hâter  l'exécution  de 
leurs  projets.  L'infatigable  Procida  se  remit  aussitôt 
'•n  rojte,  traveisa  la  ^léditerranée,  et  rejoignit  Pierre 
à  Barcelonne,  où  il  était  avec  sa  flotte  prêt  à  mettre 
à  la  voile,  sous  prétexte  daller  faire  la  guerre  aux 
Sarrasins,  mais  en  réalité  pour  s'approcher  des  côtes 
de  la  Sicile  sans  exciter  les  soupçons  de  Charles 
d'Anjou.  Pierre  avait  même  eu  l'adresse,  pour  mieux 
dissimuler  ses  projets,  d'emprunter  à  Charles  vingt 


mille  écus  d'or,  et  une  somme  semblable  au  roi  de 
France.  Ses  nombreuses  galères  prirent  en  effet  le 
chemin  de  Tunis  pour  favoriser  l'entreprise  concer- 
tée, pendant  que  Jean  de  Procida  débarquait  à  Pa- 
lerme  avec  une  troupe  de  hardis  aventuriers. 

u  Quant  à  Charles,  fasciné  par  une  espèce  de  fata- 
lité, il  négligeait  tous  les  avis  secrets  qu'on  lui 
donnait  sur  cette  conspiration,  et  ne  songeait  qu'à 
la  conquête  de  Constantinople.  Ses  préparatifs  étant 
faits,  il  voulut  commander  lui-même  sa  flotte,  et  vint 
assiéger  Michel  Paléologue  dans  sa  capitale;  mal- 
heureusement pour  lui,  son  armée  fut  battue  par  les 
Grecs,  et  il  se  vit  contraint  de  rentrer  à  Naples. 

>i  Cette  nouvelle  parvint  bientôt  en  Sicile ,  et 
augmenta  l'audace  des  conjurés  :  le  jour  de  Pâques, 
30  mars  1282,  à  l'heure  de  vêpres,  aux  premiers  sons 
des  cloches,  les  Siciliens  se  ruèrent  sur  les  Français, 
les  massacrèrent  dans  les  rues,  dans  les  maisons,  et 
jusqu'aux  pieds  des  autels;  les  femmes  prenaient 
aussi  leur  part  de  cette  boucherie  ;  on  vit  même  des 
pères  ouvrir  les  entrailles  de  leurs  filles  pour  en  ar- 
racher les  fruits  de  leurs  adultères  avec  les  Français  ; 
enfin,  en  moins  de  deux  heures,  huit  mille  victimes 
furent  égorgées!  »  Telles  furent  les  épouvantables 
conséquences  de  l'orgueil,  de  l'ambition  d'un  prince 
et  de  la  vindicte  d'un  pape  ! 

Charles  d'Anjou,  échappé  au  massacre  général,  se 
rendit  aussitôt  à  Rome  pour  demander  au  pape  jus- 
tice de  Michel  Paléologue  et  de  Pierre  d'Aragon, 
dont  il  venait  d'apprendre  l'arrivée  à  Palerme,  et  sur- 
tout des  Siciliens  révoltés.  Martin  accéda  à  la  de- 
mande du  prince,  renouvela  la  sentence  d'excommu- 
nication contre  l'empereur  grec,  et  envoya  Gérard 
Blanchi  de  Parme,  avec  le  titre  de  légat,  pour  me- 
nacer les  villes  siciliennes  des  foudres  de  l'Eglise  si 
elles  persistaient  dans  leur  rébellion.  Cela  fait,  Char- 
les, avec  les  débris  de  sa  flotte,  vint  mettre  le  siège 
devant  Messine.  Cette  ville  offrit  de  capituler  pour 
éviter  les  horreurs  d'un  siège,  et  sans  nul  doute  son 
exemple  eût  entraîné  les  autres  cités,  si  l'implacable 
tyran  eiÀt  voulu  recevoir  les  habitants  à  miséri- 
corde ;  mais  il  suivit  les  conseils  de  son  orgueil 
humilié,  et  répondit  aux  parlementaires  qu'il  avait 
juré  de  tirer  une  vengeance  éclatante  de  Messine, 
et  d'infliger  à  la  Sicile  entière  un  châtiment  si  terri- 
ble, que  jamais  aucune  de  ses  villes  n'oserait  se 
révolter  à  l'avenir. 

Or,  comme  les  Siciliens  savaient  ce  qu'était  une 
vengeance  du  roi,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  se  dé- 
fendre ;  le  désespoir  doubla  leurs  forces,  et  ils  tin- 
rent pendant  un  mois  entierles  troupes  de  Charles  en 
échec.  De  son  côté,  Pierre  d'Aragon  s'occupait  à 
réunir  ses  partisans  dans  le  midi  de  l'île;  mais  com- 
prenant qu'il  lui  serait  impossible  de  soutenir  une 
guerre  contre  les  Français,  qui,  chaque  jour,  rece- 
vaient par  mer  de  nouvelles  troupes  envoyées  par 
Philippe  le  Hardi,  il  imagina  cette  ruse  singuhère 
pour  dissoudre  l'armée  ennemie.  Il  envoya  des  hé- 
rauts d'armes  à  Charles  pour  lui  offrir  de  vider  leur 
querelle  par  un  combat  à  outrance,  dans  lequel  ils 
seraient  assistés  chacun  de  cent  champions  d'élite. 
Charles,  imprudent  et  présomptueux,  accepta  le  défi, 
malgré  les  conseils  et  les  défenses  réitérées  du  pon- 
tife. Le  jour  de  la  rencontre  fut  assigné  au  1"  juil- 


MARTIN     IV 


159 


let  1283,  et  la  ville  de  Bordeaux,  qui  npparleuait  au 
roi  d'Angleterre  Edouard  !"■,  fut  choisie  jiour  champ 
de  bataille.  Aussitôt  les  Français  IcvèrenI  le  siège  de 
Messine,  et  (Jharles  accorda  une  trêve  aux  Siciliens 
jusqu'à  l'issue  de  son  combat  avec  Pierre. 

Le  pape  Martin,  plus  clairvoyant  que  le  prince, 
avait  deviné  la  politique  du  roi  d'Aragon  ;  aussi  em- 
ployait-il tous  ses  elTorts  pour  ruiner  son  parti.  Non- 
seulement  il  l'excommunia,  mais  encore  il  le  dégrada 
de  la  dignité  princière  et  donna  tous  ses  États  à  l'un 
des  fds  du  roi  de  France,  par  une  bulle  ainsi  con- 
çue :  «  Philippe  le  Hardi  désignera  un  de  ses  fds 
auquel  notre  légat  conférera  le  royaume  d'Aragon 
pour  en  prendre  possession  et  pour  en  jouir  pleine- 
ment, lui  et  ses  descendants,  à  perpétuité,  à  condi- 
tion néanmoins  qu'ils  se  reconnaîtront  vassaux  du 
pape,  et  qu'ils  nous  payeront  chaque  année  cinr[  cents 
petits  tournois  d'or  à  titre  de  cens.  » 

Pierre  d'Aragon  méprisa  ouvertement  les  censures 
ecclésiastic|ues;  les  seigneurs,  les  magistrats,  les 
évêques,  le  clergé  et  même  les  religieux  de  ses  Etats 
imitèrent  son  exemple. 

Enfin  arriva  le  jour  assigné  pour  le  combat.  Charles 
se  rendit  dans  la  plaine  de  Bordeaux,  suivi  de  cent 
chevaliers,  l'élite  de  sa  noblesse;  il  entra  dans  le 
champ  et  y  demeura  depuis  le  soleil  levant  jugqu'iu 
soleil  couchant.  «  L'Aragonais,  dit  Mézerai,  n'avait 
garde  de  paraître  ;  néanmoins,  à  l'entrée  de  la  nuit,  il 
se  présenta  comme  le  champ  était  vidé  ;  il  se  rendit 
à  la  demeure  du  sénéchal  de  Bordeaux,  se  fit  donner 
par  ce  magistrat  'un  acte  constatant  sa  présence  en 
champ  clos,  et  lui  laissa  ses  armes  pour  servir  de  té- 
moignage ;  ensuite  il  se  retira  en  grande  hâte,  sous 
prétexte  qu'il  redoutait  quelque  surprise  de  la  part 
du  roi  Pliilippe  de  France.  >■ 

Charles  d'Anjou,  honteux  d'avoir  été  joué  par  son 
ennemi  à  la  face  de  l'Europe,  écri\it  aussitôt  à  Martin 
pour  qu'il  le  secondât  dans  sa  vengeance.  Le  saint- 
père,  qui  avait  déjà  épuisé  contre  Pierre  d'Aragon 
toutes  les  censures  spirituelles,  lui  déclara  une  guerre 
acharnée,  et  prêcha  encore  une  croisade  contre  lui. 
Ses  missionnaires  parcoururent  l'Italie,  la  France, 
l'Allemagne,  et  promirent  des  indulgences  plénières 
à  tous  ceux  qui  prendraient  la  croix  contre  l'Arago- 
nais  ou  qui  donneraient  de  l'argent  pour  la  croisade. 

Philippe  le  Hardi.  i[ui  avait   accepté    la  donation 


que  le  saint-père  lui  avait  faite  du  royaume  d'Aragon 
et  de  Valence,  ainsi  (jue  du  comté  de  Barcelone,  pour 
Charles  de  \'alois,  son  second  fils,  se  croisa  avec  jdu- 
sieurs  seigneurs,  et  fit  de  grands  préparatifs  de  guer- 
re. Mais  dans  l'intervalle,  Pierre  avait  prodigieusement 
avancé  ses  affaires  :  Lauria,  son  giand  amiral,  était 
venu  mettre  le  siège  devant  Naples,  avait  attiré  dans 
une  embuscade  le  fils  du  roi  de  Sicile,  Charles  H, 
surnommé  le  Boiteux,  et  après  avoir  taillé  en  pièces 
les  Français,  s'était  emparé  du  prince,  qu'il  avait 
emmené  prisonnier  àPalerme  pour  y  être  jugé.  Cons- 
tance d'Aragon  parvint  heureusement  à  empêcher 
que  les  Siciliens  ne  fissent  mourir  Charles  le  Boi- 
teux; elle  le  fit  enlevei-  de  Messine  pendant  la  nuit, 
et  l'envoya  sous  bonne  garde  à  son  mari. 

Charles  d'Anjou,  ignorant  ces  événements,  arrivait 
avec  une  flotte  nombreuse  et  bien  armée,  décidé  h 
accomplir  ses  projets  de  vengeance.  Lorsqu'il  futins- 
truit  de  la  défaite  de  ses  troupes  et  delà  captivité  de 
son  fds,  la  colère  qu'il  en  éprouva  fut  si  violente  qu'il 
tomba  comme  frappé  de  la  foudre  ;  les  soins  qu'on 
lui  donna  le  firent  revenir  à  la  vie,  mais  il  en  con- 
serva des  attaques  d'épilepsie  qui  le  conduisirent  an 
tombeau  quelques  mois  après.  Tels  furent  pour  ce 
prince  les  résultats  déplorables  de  son  usurpation  de 
la  couronne  de  Sicile  et  de  la  haine  de  Nicolas  IIL 

CMUi  Ifigte  fin  du  roi  de  Sicile  affecta  vivement  le 
saint-père,  qui  se  voyait  par  là  privé  d'un  protecteur 
puissant;  il  chercha  toutefois  à  nouer  de  nouvelles 
intrigues  pour  conserver  le  royaume  à  Charles  II  ; 
il  écrivit  en  conséquence  au  légat  (jérard  :  «  Nous 
avons  reçu  du  roi  défunt  des  lettres  patentes  pour 
régir  ses  États  jusqu'au  jour  où  son  fils  pourra  en 
prendre  possession.  Nous  vous  ordonnons  donc  de 
prendre  toutes  les  mesures  que  vous  jugerez  conve- 
nables pour  exterminer  les  rebelles  et  pour  rétablir 
l'ordre  dans  les  provinces  soulevées  contre  leur  sou- 
verain légitime.  » 

Martin  n'eut  pas  le  temps  de  mettre  à  exécution 
ses  projets;  le  jour  de  Pâques,  25  mars  1285,  après 
avoir  célébré  la  messe  et  pris  son  premier  repas  avec 
ses  chapelains,  il  s'évanouit;  les  méilecins  appelés 
aussitôt  déclarèrent  que  la  maladie  était  sans  gravité; 
malgré  cette  décision  des  hommes  de  l'art,  il  était 
mort  au  bout  de  trois  jours.  Il  fut  enterré  dans  l'église 
de  Saint-Laurent  de  Pérouse. 


^ 


16U 


HISTOIRE    DES    PAPES 


4^ 


Election  d'Honorius.  —  Il  conlinue  la  politique  Je  son  prédécesseur.  —  Actions  abominables  des  croisés  en  Catalogne.  —  Absolu- 
tion des  habitants  de  Viterbe.  —  Constitution  du  pape  pour  les  États  de  Sicile.  —  Honorius  protège  le  comte  de  Valois  déclaré 
roi  d'Aragon  par  Martin  IV.  —  Excommunication  contre  la  république  de  Veni:e.  —  Traité  de  Charles  le  Boiteux  dé^approuvé 
par  le  pontife.  —  .Mort  d'Honorius. 


Quelques  jours  après  la  mort  de  Martin,  les  car- 
dinaux élurent  pour  le  remplacer  Jacques  Savelli, 
cardinal-diacre  du  titre  de  Sainte-Marie  en  Gosme- 
din,  et  l'iiitronisiTent  sous  le  nom  d'Honorius  IV. 
Le  nouveau  pape,  issu  d'une  famille  noble  delà  ville 
de  Rome,  avait  fait  ses  études  dans  l'université  de 
Paris  ;  il  avait  ensuite  été  reçu  chanoine  à  Chàlons- 
sur-Marne;  enfin  Urbain  IV  l'avait  nommé  cardinal. 

Honorius  était,  par  suite  de  ses  débauches,  atteint 
de  la  goutte  aux  pieds  et  aux  mains,  et  cette  maladie 
l'avait  si  fortement  attar[ué,  qu'il  ne  pouvait  célélirer 
la  messe  qu'à  l'aide  d'instruments  très-ingénieuse- 
ment exécutés.  Après  son  élection,  il  se  rendit  à  Rome 
pour  s'asseoir  sur  la  chaise  percée,  et  le  dimanche 
suivant  il  fut  sacré  et  couronné. 

Dès  le  lendemain  il  reçut  les  ambassadeurs  de  Ro- 
dolphe de  Habsbourg,  qui  venaient  se  plaindre  de  ce 
que  le  pape  Martin  avait  ordonné  à  ses  légats  de  pré- 
lever une  dîme  sur  les  diocèses  de  Trêves,  de  Verdun 
et  de  Bâle,  qui  relevaient  de  l'empire,  pour  subvenir 
aux  frais  de  la  croisade  contre  le  royaume  d'Aragon; 
ils  demandaient  que  cette  concession  fi'it  révoi(uée, 
puisque  la  cause  leur  était  enlièrement  indifférente. 
Honorius  ne  voulut  point  admettre  leurs  raisons,  sous 
prétexte  que  cette  guerre  étant  faite  par  ordre  du  saint- 
siége  contre  un  ennemi  de  l'Église,  tous  les  alliés  de 
Rome  devaient  en  supporter  les  charges.  La  dîme 
continua  d'être  prélevée,  et  au  printemps  suivant  l'ar- 
mée française  commença  ses  opérations  en  Catalogne. 


Partout  sur  leur  passage  les  croisés  commirent  d'é- 
pouvantables dégâts;  les  campagnes  furent  dévasti'es, 
les  villes  mises  au  pillage,  les  citoyens  massacrés  jusque 
dans  les  sanctuaires  où  ils  se  réfugiaient;  les  vierges 
violées  jusque  sur  les  marches  des  autels.  Tous  les 
couvents  de  la  Catalogne,  d'hommes  ou  de  femmes, 
furent  incendiés;  les  vases  sacrés,  les  croix,  les  saints 
ciboires  profanés  dans  des  scènes  de  luxure;  enfin 
les  cloches  mêmes  des  églises  furent  brisées  à  coups 
de  marteau,  et  les  débris  partagés  entre  les  soldats. 
Ces  forcenés  s'appelaient  cependant  les  vengeurs  de 
Dieu,  et  les  prêtres,  pour  exalter  leur  fanatisme,  ra- 
massaient des  pierres,  et  les  jetant  contre  les  victimes, 
criaient  aux  soldats:  «Au  nom  du  pape,  tuez  ces  Ca- 
talans, ces  .\ragonais,  si  vous  voulez  gagner  le  ciel!» 

Exaspérés  par  tant  de  maux,  les  Espagnols  prirent 
les  armes  à  leur  tour,  tombèrent  sur  les  Français  el 
en  firent  un  massacre  général.  Faute  de  combattants, 
la  croisade  se  trouva  tout  naturellement  terminée,  et 
Philippe  dut  renoncer  à  l'espoir  de  donner  le  trône 
d'Aragon  à  son  fils.  Honorius,  du  reste,  ne  s'en  in- 
quiéta pas  autrement;  il  était  occupé  pour  le  moment 
à  vendre  à  la  ville  de  N'iterbe  l'absoltUion  desanathè- 
mes  qu'elle  avait  encourus  sous  le  règne  de  son  pré- 
décesseur. Le  pontife  posa  pour  condition  première 
que  les  habitants  renverseraient  leurs  murailles;  qu'ils 
lui  payeraient  mille  mai  es  d'or,  et  qu'ils  élèveraient  à 
leurs  frais  un  hôpital  dépendant  de  celui  du  Saint- 
Esprit,  à  Rome;  en  outre,  il  les  priva  de  toute  juri- 


IIOÎÎORIUS    IV 


161 


diction,  et  se  iT«erva  I;i  l'arulti'  de  piMoéJor  comme 
il  le  jugerait  convenable  contre  les  citoyens  accusés 
de  sédition.  Le  saint-père  publia  éj^alement  une  cons- 
titution pour  la  Sicile,  et  supprima  plusieurs  abus 
qui  s'étaient  introduits  dans  l'exercice  du  crouverne- 
ment,sous  la  domination  de  Charles  d'Anjou.  Il  lança 
en  même  temps  une  bulle  contre  ceux  des  partisans 
du  roi  d'Aiagnn  qui  refusaient  de  se  soumettre  à 
Charles  le  Boiteux. 

Peu  de  mois  après  ces  événements,  Pierre  d'.\ragon 
mourut,  laissant  le  trône  de  Sicile  à  Jacques,  son 
second  lils,  qui  fut  aussitôt  couronné  à  Palerrae. 

Ce  jeune  prince  avait  déjà  été  excommunié  par  Ho- 
norius,  ainsi  que  sa  mère,  la  reine  Constance.  Lorsque 
le  saint-père  apprit  la  nouvelle  de  son  sacre,  il  l'ex- 
communia pour  la  deuxième  fois,  et  mit  en  interdit 
toutes  les  villes  qui  reconnaissaient  son  autorité.  Pro- 
fitant ensuite  de  la  division  (|ui  régnait  dans  la  fa- 
mille de  Pierre  d'Aragon,  à  cause  du  testament  qui 
conférait  au  fils  aîné  les  États  d'Espagne,  et  ceux  de 
Sicile  à  .Jacques,  il  essaya  d'exciter  une  guerre  entre 
les  deux  frères,  et  réclama  la  liberté  de  Charles  le 
Boiteux. 

Alphonse  d'Aragon  n'osa  pas  résister  ouvertement 
au  pape,  dans  la  crainte  d'une  nouvelle  croisade  ;  il 
temporisa,  et  lui  adressa  des  ambassadeurs  qui  pro- 
mirent en  son  nom  de  faire  justice  aux  réclamations 
de  l'Eglise  dès  qu'il  aurait  rétabli  l'ordre  dans  son 
royaume.  Honorius,  trop  rusé  pour  ne  point  voir  le 
but  des  démarches  de  ses  ennemis,  exigea  impérieu- 
sement la  liberté  de  Charles  II  et  l'engagement  so- 
lennel qu'.\lphonse  prendrait  lesarmes  contre  Jacques, 
sous  peine  d'encourir  les  mêmes  censures  que  son 
frère.  Cette  déclaration  rompit  les  négociations;  les 
ambassadeurs  quittèrent  Rome  aussitôt,  et  le  pape 
écrivit  à  son  légat,  le  cardinal  Jean  Cholet,  qu'il  sus- 
pendît immédiatement  de  leurs  fonctions  tous  les 
ecclésiastiques  qui  favorisaient  Alphonse  d'Aragon  ou 
qui  refusaient  de  l'excommunier  dans  leurs  diocèses. 

Pendant  que  le  pape  luttait  avec  énergie  pour  Char- 
les le  Boiteux,  celui-ci  faisait  solliciter  Edouard  d'An- 
gleterre de  négocier  la  paix  entre  lui  et  Alphonse, 
offrant  d'abandonner  la  Sicile  entière  et  l'archevèelié 
de  Reggio  pour  prix  de  sa  liberté  ;  il  s'engageait  en 
outre  à  faire  approuver  le  traité  par  le  pape,  et  à  ob- 
tenir de  la  cour  de  Rome  la  révocation  des  censures 
prononcées  contre  le  roi  défunt,  contre  la  reine  Cons- 
tance et  contre  les  deux  ])rinces  Alphonse  et  Jacques. 
Le  projet  de  ce  traité  fut  envoyé  immédiatement  au 
pontife,  qui  le  rejeta  comme  attentatoire  aux  droits 
de  l'Eglise  romaine  ;  il  défendit  même  à  Charles  de 
contracter  aucun  engagement  avec  ses  ennemis,  sous 
peine  d'être  compris  dans  leur  excommunication. 

Honorius  s'occupa  ensuite  de  lever  les  censures 
d'interdiction  prononcées  contre  la  ville  de  \'enise 
.sous  le  pontificat  de  Martin,  par  le  légat  Bernard, 
cardinal  de  Porto,  à  l'occasion  de  son  refus  d'armer 
une  flotte  contre  les  Siciliens  révoltés.  L'envoyé  du 
saint-père  prétendait  que  le  fait  seul  de  la  répugnance 
des  Vénitiens  à  secourir  Charles  d'Anjou  suffisait 
pour  les  rendre  passibles  des  anathèmes  encourus  par 


les  ri'beller;;  en  conséquence,  il  les  avait  excommu- 
niés et  avait  mis  leur  ^•ille  en  interdit,  ce  qui  avait 
dur^  jusau'à  la  mort  de  Martin.  Ceux-ci  s'étaient 
alors  décidés  à  envoyer  leurs  ambassadeurs  au  nou- 
veau pape,  pour  lui  représenter  qu'ils  n'avaient  jamais 
manqué  de  soumission  envers  le  saint-siége,  et  qu« 
leur  refus  ayant  été  dicté  par  de  simples  considéra- 
tions d'éc{uilé,  ils  le  priaient  de  ne  point  maintenir 
plus  longtemps  l'anathème  fulminé  contre  eux.  Ho- 
norius fit  droit  à  leur  demande,  et  permit  à  l'évèque 
de  ^'enise  de  lever  l'interdit,  sous  la  condition  tou- 
tefois que  les  habitants  ne  prendraient  aucune  part 
dans  l'a  flaire  de  Sicile  au  détriment  de  l'Eglise  ro- 
maine ou  des  héritiers  du  roi  Charles. 

Cet  ordre  ne  fut  pas  plutôt  donné,  que  le  pape  le 
révoqua,  sur  la  nouvelle  que  le  doge  avait  procédé 
rigoureusement  contre  les  ciloyens  qui  s'étaient  en- 
rôlés pour  secourir  les  Français  sans  la  permission 
du  conseil  des  Dix;  il  écrivit  aussitôt  une  nouvelle 
lettre  à  l'évèque,  et  lui  défendit  de  lever  l'interdit 
avant  que  le  chef  de  la  république  eût  abandonné  les 
poursuites  faites  contre  ceux  qui  avaient  obéi  à  son 
légat.  Le  doge  et  les  Dix  firent  ce  que  le  pape  ordon- 
nait, et  lui  députèrent  deux  frères  prêcheurs  et  deux 
frères  mineurs  pour  rendre  témoignage  de  leur  sou- 
mission à  l'Église  romaine;  et  enfin  l'interdit  qui 
couvrait  Venise  fut  levé  par  l'évèque. 

Ce  fut  le  dernier  acte  d'autorité  d'Honorius;  il 
mourut,  le  3  avril  1287,  des  suites  d'une  maladie 
affreuse  causée  par  ses  débauches  ;  ses  restes  furent 
exposés  dans  le  palais  qu'il  avait  fait  bâtir  près  de  la 
basilique  de  Sainte-Sabine  à  Rome.  Il  fut  enterré  à 
Saint-Pierre. 

Les  juifs  étaient  à  cette  époque  l'objet  de  l'exé- 
cration des  peuples  d'Allemagne  et  de  France,  sans 
qu'on  puisse  expliquer  la  cause  de  cette  haine  univer- 
selle ;  on  les  accusait  d'égorger  des  enfants  pendant 
la  semaine  sainte,  afin  de  se  servir  du  sang  pour  des 
opérations  magiques:  différentes  chroniques  répètent 
ces  accusations  atroces,  et  nous  ont  transmis  des 
histoires  de  jeunes  filles  ou  de  jeunes  garçons  pen- 
dus ou  crucifiés  ;  la  plus  remarquable  de  ces  lé- 
gendes est  celle  dujeuneVernertué  à  Vesel,  en  1287. 

Voici  la  version  ignoble  et  atroce  desBollandistes. 
«  Verner  était  un  garçon  de  quatorze  ans,  né  au  village 
et  accoutumé  à  vivre  du  travail  de  ses  mains.  Il  habi- 
tait Vesel,  et  s'était  mis  au  service  d'un  juif  pour  por- 
ter de  la  terre  dans  une  cave.  Lorsque  arriva  la  se- 
maine sainte,  son  hôtesse  lui  dit  :  «  Verner,  ganle-toi 
«  des  juifs,  voilà  le  vendredi  saint,  ils  te  mangeront.  » 
Celui-ci  ré|)liqua  :  «  Je  me  confie  à  Dieu  et  n'ai  point 
«  de  craintes.  »  Cependant,  le  jeudi  de  la  sainte  se- 
maine, il  se  confessa  et  communia  avant  de  commen- 
cer son  travail;  mais  à  peine  était-il  dans  la  cave, 
que  les  juifs  so  précipitèrent  sur  lui,  le  bâillonnèrent 
pour  étouffer  ses  cris,  ensuite  le  suspendirent  à  un 
poteau  la  tète  en  bas,  pour  lui  faire  rendre  l'hostie 
qu'il  avait  reçue  Après  quoi  ils  le  déchirèrent  avec 
leurs  poignards,  lui  ouvrirent  les  veines  par  tout  le 
corps,  et  les  pressèrent  avec  des  tenailles  pour  eu  ex- 
primer jusqu  à  la- dernière  goutte  de  sang.  » 


1Û9 


162 


HISTOIRE    DES    PAPES 


«v^- 


^ 


7  «^4  Vi, 


Mort  de  sept  cardinaui.  —  Élection  du  pape  Nicolas.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Il  continua  la  politique  de  ses  pré- 
décesseurs. —  Conversion  des  Tartares.  —  Charles  le  Boiteux  est  mis  en  liberté.  —  Il  est  couronné  roi  de  Sicile.  —  Les  infidèles 
font  la  conquête  de  la  terre  sainte.  —  Nicolas  revendique  pour  son  siège  le  royaume  de  Hongrie.  —  Mort  du  saint-père.  — 
Vices  des  ecclésiastiques  au  treizième  siècle. 


Après  la  mort  d'Honorius,  ce  pape  que  Probus, 
évèque  deToul,  appelait  le  satrape  de  l'Antéchrist,  les 
cardinaux  s'assemblèient  dans  un  nouveau  palais 
qu'il  avait  fait  construire.  Mais  comme  les  murs  de 
cet  édifice  étaient  encore  humides,  les  grandes  cha- 
leurs de  l'été  en  firent  dégager  des  miasmes  pesti- 
lentiels qui  emportèrent  sept  des  membres  du  sa- 
cré collège  ;  les  autres  prélats  quittèrent  Rome  pré- 
cipitamment, laissant  le  cardinal  Jérôme  d'Ascoli  seul 
dans  ce  palais  pendant  neuf  mois  que  dura  la  vacance 
du  saint-siége. 

A  la  fin  de  l'hiver  suivant,  les  cardinaux  se  ras- 
semblèreut  une  seconde  fois  en  conclave,  et  au  pre- 
mier tour  de  scrutin  ils  élurent  pape  ce  même  Jérôme, 
évèque  de  Palestrine.  Il  fut  soumis  aux  cérémonies 
ordinaires,  et  couronné  le  25  février  1288,  sous  le 
nom  de  Nicolas  IV.  D'après  Ciaconius,  le  pontife 
était  originaire  d'Ascoli,  ville  de  la  marche  d'Ancône, 
et  ses  parents  d'honnêtes  et  laborieux  artisans. 

Entré  fort  jeune  dans  l'ordre  des  frères  mineurs, 
Jérôme  s'y  distingua  par  son  application  à  l'étude,  et 
parvint  au  grade  de  docteur  en  théologie.  Saint  Bo- 
naventure,  alors  général  de  l'ordre,  le  fit  minisire 
provincial  de  Dalmatie,  d'oii  il  fut  envoyé  à  Gonslan- 
tinople,  par  le  pape  Grégoire  X,  en  qualité  de  nonce. 
Dans  l'intervalle,  la  place  de  g^'né^al  de  son  ordre 
étant  devenue  vacante,  il  fut  promu  à  cette  haute 
diernité  dans  un  chapitre  tenu  à  Lyon  en  1274;  plus 
'.ard  il  obtint  encore  la  légation  de  France.  Le  pape 


Nicolas  III,  en  récompense  de  ses  services,  le  nomma 
prêtre-cardinal  du  titre  de  Sainte-Potentienne  ;  et  en 
sa  faveur  il  fit  augmenter  les  traitements  que  les  pré- 
lats de  France  payaient  aux  légats  du  saint-siége. 

Dans  cette  circonstance,  Jérôme  fit  preuve  d'un 
grand  désintéressement,  il  refusa  l'augmentation  de 
ses  subsides;  et  comme  le  pape,  dans  l'acte  de  pro- 
motion, l'avait  appelé  le  ci-devant  ministre  général 
des  frères  mineurs,  il  se  crut  déchargé  du  généraiat, 
et  ne  consentit  à  reprendre  ses  fonctions  qu'après  un 
nouvel  ordre  de  la  cour  de  Rome.  En  dernier  lieu,  le 
ponlife  Martin,  son  prédécesseur,  lui  avait  conféré 
î'évêché  de  Palestrine. 

Nicolas  IV  était  le  premier  pape  de  l'ordre  des 
frères  mineurs.  A  peine  sur  le  trône,  son  caractère 
et  ses  habitudes  changèrent  comme  par  enchante- 
ment ;  de  généreux  il  devint  avare  ;  de  lolérant  il  de- 
vint fanatique;  avant  son  élévation  il  s'était  montré 
très-attaché  à  l'Église,  depuis  il  sacrifia  même  les 
intérêts  du  saint-siége  à  l'agrandissement  de  sa  fa- 
mille, et,  ce  qu'aucun  prêtre  n'avait  fait  avant  lui,  il 
devint  le  protecteur  du  parti  des  Gibelins;  les  enne- 
mis déclarés  de  Rome;  tout  cela,  il  est  vrai,  secrè- 
tement, et  tout  en  se  montrant  favorablement  disposé 
pour  les  Guelfes  et  pour  Charles  le  Boiteux. 

Un  mois  après  son  exaltation,  le  pape  créa  six  car- 
dinaux, parmi  lesquels  se  trouva  Pierre  Colonna,  un 
de  ses  parents  ([ui  était  déjà  marié.  Cette  nomination 
devint  le  principe  de  la  grandeur  de  la   famille  des 


MUOLAS     IV 


163 


(lolduiia,  ([Hf  iKiiis  verrons  doiuinei'  1  ll.-ilie  sons  les 
ri'pnrs  suivants.  Nicolas  lei^ut  cette  année  une  am- 
])ass  .de  du  kan  Argoun,  souverain  de  l'Iran,  ((ui  lui 
ann  )nçait  la  nouvelle  que  plusieurs  chefs  tartares 
avnent  embrassé  le  fhristianisme  ;  le  prince  ajoutait 
d.-i  is  sa  lettre,  que  son  plus  ardent  désir  était  de  se 
li'.re  baptiser  lui-même  à  Jérusalem  aussitôt  qu'il 
aurait  arraciié  celle  ville  aux  inlidèles.  i 

Le  saint-père,  craignant  avec  juste  raison  que 
cette  grande  dévotion  du  kan  pour  la  Palestine  ne 
couvrit  des  vues  ambitieuses  sous  le  voile  de  la  reli- 
gion, lui  écrivit  (|u'il  n'était  nullement  nécessaire  de 
dillérer  jusqu'à  cette  éi)0([ue  sa  conversion,  et  qu'il 
l'engageait  à  recevoir  l'eau  rémunératrice  avant  d'en- 
treprendre la  conquête  de  la  terre  sainte,  si  sa  con- 
science était  pure.  Argoun  ne  répondit  point  au  pape, 
mais  il  ne  donna  aucune  suite  à  ses  projets,  et  Jéru- 
salem continua  à  rester  au  pouvoir  des  musulmans. 
Cbarles  le  Boiteux  ne  pouvant  supporter  plus  long- 
temps les  ennuis  de  la  captivité,  résolut  de  les  l'aire 
cesser  à  tout  prix  et  d'acheter  sa  liberté  :  par  l'en- 
tremise d'Edouard  d'Angleterre,  il  lit  ofi'rir  à  .-Mphonse, 
et  pour  la  seconde  l'ois,  de  lui  abandonner  en  toute 
propriété  la  ï^icile  et  l'archevêché  de  Reggio,  et  de 
lui  procurer  la  paix  avec  Philippe  le  Bel  et  Charles 
de  Valois.  En  outre,  le  prince  s'obligea  à  donner 
pour  otages  trois  de  ses  iils,  et  <à  se  constituer  pri- 
sonnier du  roi  d'.Vragon,  si  dans  un  délai  de  trois 
ans  il  n'avait  pas  rempli  ses  engagements. 

Alphonse  accéda  à  ses  propositions,  mit  le  prince 
en  liberté,  et  envoya  des  ambassadeurs  à  Rome  pour 
justilier  sa  conduite  passée  devant  le  pape.  Un  con- 
sistoire ayant  été  assemblé  pour  les  écouter,  ceux-ci 
exposèrent  longuement  qu'il  n'était  pas  équitable  de 
rendre  leur  souverain  responsable  des  actions  de  son 
père  ;  que  longtemps  avant  la  mort  du  roi  Pierre  il 
avait  été  mis  en  possession  du  royaume  d'Aragon , 
et  qu'il  était  injuste  de  vouloir  l'en  dépouiller;  enfin 
ils  terminèrent  leur  harangue  en  jiroposant  au  pape 
de  lui  payer  un  tribut  et  de  mettre  les  États  d'Al- 
phonse sous  la  protection  de  l'Eglise. 

Nicolas  leur  répondit  :  «  Nous  voudrions,  seigneurs, 
trouver  votre  maître  innocent;  malheureusement  lui- 
même  s'attache  à  nous  prouver  qu'il  est  coupable,  en 
persévérant  dans  le  péché.  Ses  troupes  ne  parcou- 
lent-elles  jias  la  Sicile?  N'a-t-il  pas  envahi  les  terres 
du  roi  de  Majorque,  l'allié  du  saint-siége?  Ne  re- 
tient-il pas  dans  ses  prisons  Charles  le  Boiteux,  et 
ne  continue-t-il  pas  à  gouverner  le  rovaume  d'Ara- 
gon, au  mépris  de  l'excommunication  du  jiape  INIar- 
tin?  Eh  bien!  malgré  tout,  nous  sommes  prêt  à.  re- 
cevoir votre  maître  en  grâce,  s'il  vient  à  se  jeter  à 
nos  pieds  pour  implorer  notre  miséricorde.  » 

Lorsque  Nicolas  se  montrait  si  favorablement  dis- 
posé ))0ur  Alphonse,  il  croyait  encore  Charles  le  Boi- 
teux dans  sa  prison  de  Barcelone;  mais  à  peine  eut-il 
appris  que  son  protégé  avait  obtenu  sa  liberté,  que, 
sans  même  prendre  connaissance  du  traité  qui  lui 
était  présenté,  il  entra  dans  une  colère  affreuse,  et 
déclara  qu'il  cassait  tout  ce  qui  avait  été  décidé  sans 
son  autorisation. 

Quelques  mois  après,  l'hyiiocrite  Martin  couronna 
solennellement  Charles  II  roi  de  Sicile,  et  en  retour 
du  serment  d'hommage,  il  lui  accorda   l'autorisation 


de  pri'lever  sur  ses  Etals  des  iliuics  peiulant  trois 
années  pour  subvenir  aux  frais  d'une  guerre  contre 
Alphonse.  Il  annula  tous  les  engagements  contractés 
par  ce  prince,  par  Charles  de  Valois  et  par  Edouard 
d'Angleterre,  comme  ayant  été  exigés  contre  les  lois 
de  la  morale  chrétienne.  Enlin  il  déclara  Alphonse 
et  Jacques  excommuniés  et  indignes  de  la  couronne. 
Or,  comme  un  désastre  est  toujours  suivi  d'un  au- 
tre, le  saint-pèi'e  apprit  de  l'évèque  de  Tripoli  la 
prise  de  cette  ville  par  les  infidèles,  et  le  siège  de 
Saint-Jean  d'Acre  par  une  armée  de  Sarrasins.  Le 
prélat  était  venu  lui-même  à  Rome,  tant  le  danger 
était  pressant,  pour  demander  vingt  galères  bien 
armées  et  fournies  de  toutes  les  munitions  nécessai- 
res, afin  de  tenir  la  mer  pendant  une  année  sur 
les  côtes  de  la  Syrie;  service  que  l'évèque  de  Tripoli 
offrait  de  paver  très-généreusement.  Nicolas  s'em- 
pressa de  faire  droit  à  sa  demande ,  et  en  moins  de 
trente  jours  il  avait  fait  venir  les  galères  de  Venise; 
toutefois,  avant  de  les  mettre  à  la  disposition  du  pré- 
lat, il  exigea  de  lui  une  forte  somme  d'argent  et 
l'engagement  de  partager  le  commandement  de  la 
Hotte  avec  le  patriarche  de  Jérusalem  ,  dont  il  comp- 
tait tirer  un  nouveau  tribut. 

En  compensation  de  ce  sacrifice,  le  pape  [iromit 
de  jjubher  une  croisade  pour  exciter  les  chrétiens 
d'Occident  à  passer  en  Palestine  ;  ce  qu'il  exécuta 
fidèlement.  Mais  la  fureur  des  croisades  commen(;ait 
à  s'affaiblir  dans  l'Occident;  malgré  les  efforts  de 
Nicolas  et  de  ses  légats,  aucun  prince  ne  consentit 
à  se  croiser,  et  la  ville  de  Saint-Jean  d'Acre  tomba 
au  pouvoir  des  musulmans.  La  prise  de  cette  ville 
entraîna  la  perte  de  toute  la  Palestine. 
'  Ladislas  III  le  Cruel,  roi  de  Hongrie,  venait  enfin 
de  recevoir  la  punition  de  tous  ses  forfaits,  et  avait 
été  assassiné  par  un  brave  Poméranien  au  milieu  de 
ses  courtisans.- Comme  il  ne  laissait  point  d'héri- 
I  tiers,  trois  compétiteurs  se  présentèrent  pour  dispu- 
ter sa  couronne;  Rodolphe  de  Habsbourg,  le  plus 
redoutable  des  trois,  en  prit  possession  comme  d'un 
fief  de  l'empire,  et  la  donna  à  son  fils  Albert.  Le 
pape,  furieux  que  Rodolphe  se  fût  adjugé  le  royaume 
de  Hongrie  sans  son  autorisation,  le  réclama  à  son 
tour  pour  l'Église  romaine,  l'héritière  de  tous  les 
empires,  et  menaça  le  prince  des  foudres  ecclésiasti- 
ques, s'il  ne  lui  restituait  imméiliatement  les  États 
de  Ladislas.  Mais  la  mort  ne  lui  permit  pas  de 
mettre  ses  menaces  à  exécution;  il  s'éteignit  con- 
sumé de  vieillesse  le  4  avril  1292,  et  fut  enterré  à 
Sainte-^Iavie  Majeure. 

Nicolas  possédait  une  vaste  instruction;  il  aimait 
les  sciences  et  les  lettres,  protégeait  les  savants,  et 
prit  même  une  jiart  très-active  à  la  fondation  de  la 
célèbre  université  de  Montpellier  ;  malheureusement 
il  avait  puisé  dans  l'ordre  des  frères  raineuis  cet 
esprit  d'intolérantisrae  qui  veut  imposer  ses  croyan- 
ces à  tout  l'univers  et  qui  ne  recule  devant  aucun 
moyen  de  convorsimi. 

Sa  mémoire  doit  être  signalée  à  l'exécration  des 
hommes,  parce  (|ue  le  premier  il  constitua  réguliè- 
rement des  tribunaux  d'impiisiteurs  dans  les  villes 
de  Venise  et  d'.-Vvignon  pour  exterminer  les  héréti- 
ques; il  augmenta  et  confirma  les  privilèges  des  do- 
minicains, (pii  étaient  en  possession  de  ces  affreuse^^ 


lOi 


insTctiUK 


Al'Kt> 


l'UIvnd  du  palais  papal 


fonctions;  il  leur  donna  pouvoir  d'interpréter  leslois 
ecclésiastiques  à  leur  guise  ;  il  les  autorisa  à  pour- 
suivre les  liérétiques  par  le  fer  et  par  le  feu,  à  leur 
enlever  leurs  biens,  à  les  priver  de  leurs  emplois,  de 
leurs  honneurs,  de  leurs  bénéfices,  non-seulement 
eux,  mais  encore  leurs  enfants,  leurs  fauteurs,  leurs 
adhérents,  et  ceux  iiui  tenaient  des  emplois,  des 
honneurs,  des  bénéfices  des  seigneurs  excommuniés 
ou  qui  les  avaient  obtenus  par  leur  protection. 

Nicolas  leur  permit  en  outre  de  faire  abattre  les 
maisons  qui  avaient  servi  aux  hérétiques,  ainsi  que 
les  maisons  adjacentes,  et  rendit  une  bulle  par  la- 
quelle il  était  enjoint  aux  seigneurs  et  aux  magis- 
trats des  villes  que  traversaient  les  inquisiteurs,  de 
leur  prêter  main-forte,  de  leur  obéir  en  toutes 
choses,  de  procéder  contre  tous  les  ecclésiastiques 
réguliers,  quels  qu'ils  fussent,  malgré  leurs  privi- 
lèges, même  contre  les  abbés,  les  évoques  et  les  ar- 
chevêques qu'ils  désigneraient  :  plaçant  ainsi  leur 
juridiction  au-dessus  de  toutes  les  autorités,  et  ne 
les  faisant  dépendre  que  du  siège  de  Rome. 

A  l'exemple  d'un  de  ses  prédécesseurs,  Nicolas 
profana  les  tombeaux  de  ses  ennemis  ;  il  fit  déterrer 
les   cadavies  de   Jean    de    Beziers,  cordelier,   et  de 


Pierre  Cassiodore,  soi.  disciple,  et  commanda  au 
Jjourreau  de  les  brûler  sur  un  bûcher  et  de  jeter  les 
cendres  au  vent,  parce  que  ces  saints  moines  avaient 
prêché  contre  lui  pendant  leur  vie. 

Enlin,  pour  terminer  l'histoire  de  son  règne,  nous 
citerons  une  proclamation  que  MénarJ,  comte  de 
Tyrol,  adressait  à  ses  sujets  lorsque  le  saint-père 
cherchait  à  les  pousser  à  la  rébellion.  «  Donnez  aux 
évèques  votre  robe,  ils  vous  voleront  votre  manteau, 
disait  le  prince  ;  qui  pourrait  être  assez  insensé  ou 
assez  lâche  pour  souffrir  sans  se  plaindre  l'orgueil,  le 
faste,  l'avarice,  la  perhdie,  les  débauches,  et  pour 
tout  dire,  tous  les  crimes  de  ces  infâmes? 

«  Les  occupations  des  prêtres  sont  de  faire  des 
bâtards,  de  présider  à  des  orgies  et  d'inventer  de  nou- 
veaux moyens  pour  extorquer  l'argent  des  peuples. 
Eh  quoi  !  n'est-ce  pas  assez  que  le  berger  tonde  la 
brebis;  faut-il  encore  (ju'il  fégorge?... 

«Assez  longtemps  nous  avons  été  sousle  prestige  des 
cérémonies  religieuses  ;  assez  longtemps  nos  esprits 
ont  été  terrifiés  parla  crainte  d'un  enfer  qui  n'existe 
point  ;  assez  longtemps  nous  avons  été  foulés  aux  pieds 
des  prêtres;  relevons -nous  donc  enfin,  et  crions  : 
Moil  et  extermination  à  ces  ennemis  de  l'iiuiuanilé  !  >' 


VACANCE    nil     SAINT-SIEGE 


165 


YACAXGE  DU  SAINT-SIEGE 


^^V^.r^YT 


T™^ 


mnnnBisnPTrrafl' 


S^f/f^" 


Divisions  enlre  les  cardinaux.  —  Sédition  à  Rome.  —  Le  conclave  se  rassemble  à  Pérouse.  —  Singulière  élection  de  Pierre 

de  Mouron.  —  L'hostie  miraculeuse  de  Saint-Méry. 


Après  la  mort  de  Nicolas  IV,  deux  factions  se  for- 
mèrent dans  le  sacré  collège  pour  l'élection  du  pape; 
celle  des  Guelfes  avait  à  sa  tête  le  cardinal  Matthieu 
Rosso  des  Ursins;  celle  des  Gibelins,  Jacques  Colon- 
na,  l'eûnerai  déclaré  de  Charles,  roi  de  Sicile.  ^Malgré 
la  haine  que  se  portaient  les  deux  partis,  le  conclave 
s'assembla  au  palais  de  Sainte-Marie  ]\Iajeure.  L'é- 
vèque  d'Ostie,  Latin  des  Ursins,  ouvrit  les  séances 
par  un  discours  rempli  de  sagesse  ;  mais  il  ne  fut 
point  écouté,  et  dix  jours  après,  les  conclavistes  se 
séparèrent  sans  nommer  de  pape  ;  le  mois  suivant  ils 
se  réunirent  de  nouveau  au  palais  de  Sainte-Sabine 
sûr  le  mont  Avenlin,  pour  se  séparer  une  seconde 
fois;  enlin.  après  plusieurs  tentatives  d'accommode- 
ment inutiles,  ils  se  retirèrent  dans  leurs  terres. 

Pendant  leur  absence  eut  lieu  l'élection  des  séna- 
teurs à  Rome,  ce  qui  occasionna  une  violente  sédition. 
On  se  battit  dans  les  rues,  on  pilla  les  maisons,  on 
mit  le  feu  au  palais  des  Guelfes  ;  et  quelques  cardi- 
naux qui  étaient  dans  la  ville  sainte  ajant  voulu  se 
montrer  eiT  habits  sacerdotaux  pour  arrêter  les  dés- 
ordres, furent  assaillis  à  coups  de  pierres  et  chassés 
honteusement.  Après  plusieurs  mois  de  combats  et 
de  bittes,  les  sénateurs  furent  élus  et  le  calme  se  ré- 
tablit. Trois  cardinaux  revinrent  aussitôt  s'installer 
au  palais  de  Latran  pour  nommer  un  pontife;  mais 
comme  ils  craignaient  (|ue  leurs  collègues,  réfugiés  à 
Viterbe,  ne  lissent  de  leur  côté  une  seconde  élec- 
tion, ils  leur  écrivirent  en  ces  termes  :  «  Nous  pour- 
rions sans  votre  concours  jjrocéder  à  l'exaltation  d'un 
pape,  puisque  vous  demeurez  hors  de  Rome  ;  cepen- 
dant nous  préferons  vous  attendre  quelques  jours 
l'our  former  un  conclave  plus  régulier.  Ilàtez  donc 


votre  départ,  et  réfléchissez  qu'il  est  urgent  de  metti  e 
un  terme  à  la  vacance  du  saint-siége.  » 

Cette  déclaration  fit  craindre  un  schisme  ,  car  si 
d'une  part  les  trois  cardinaux  qui  étaient  à  Rome 
avaient  le  droit  d'élire  un  pape,  à  cause  du  privilège 
du  Ueu,  les  autres  de  leur  côté  pouvaient  prétendre 
aux  mêmes  droits  en  raison  de  leur  nombre.  Les  plus 
habiles  jurisconsultes  furent  consultés  à  cet  égard,  et 
le  résultat  de  leur  délibération  fut  que  les  cardinaux 
étaient  tenus  de  se  réunir  tous  à  Pérouse,  pour  mettre 
fin  aux  déplorables  divisions  qui  avaient  privé  la  chré- 
tienté d'un  chef  suprême  pendant  vingt-sept  mois. 

Dans  ce  nouveau  conclave,  les  intrigues  recom- 
mencèrent avec  la  même  ardeur  que  dans  les  précé- 
dentes réunions,  et  menaçaient  de  prolonger  la  va- 
cance du  saint-siége,  lorsque  heureusement  un  inci- 
dent tout  à  fait  étranger  aux  élections  suspendit  les 
disputes  :  le  frère  du  cardinal  Napoléon  de  Saint-Marc 
s'étant  tué  en  tombant  de  cheval,  ce  prélat  demanda  à 
quitter  le  conclave  pour  rendre  les  derniers  devoirs  à 
son  frère.  Jean  Rouccamace,  évêque  de  Tuscuhim, 
profita  de  cette  circonstance  pour  rappeler  aux  mem- 
bres du  sacré  collège  que  la  mort  pouvait  bientôt  les 
frajiper  à  leur  tour,  et  que  Jésus-Ciirist  était  apparu 
à  un  saint  liuninie  nommé  Pierre  de  Mouron,  auquel 
il  avait  révélé  iju'il  les  ferait  tous  inoiuir  avant  (jualre 
mois,  s'ils  ne  s'empressaient  de  terminer  le  conclave. 
Sous  l'inspiration  de  cette  singulière  prophétie,  un 
d'eux  proposa  Pierie  de  Mouron  lui-même  comme 
pape;  cet  avis  prévalut  sur  tous  les  autres,  et  le  pieux 
anachorète  fut  aussitôt  proclamé  chef  de  l'Eglise, 
sous  le  nom  de  Célestin  V. 

Nous  ne  devons  point  passer  sous  silence  le  fd- 


166 


lUSTOiuK   ni:s    l'.vi'KS 


Scènes  grotesques  à  Rome,  ù  l'occa^inn  de  la  nomiiialioH  du  |>ape 


Mieux  miracle  que  Jean  Milan!  rapporte  à  cette  épo- 
que dans  sa  Chroniijue,  et  qui  mit  en  émoi  toute  l;i 
chrétienté.  Le  fait  eut  lieu  en  P^ance  et  clans  la  ville 
de  Paris.  «  Une  pauvre  femme,  dit  la  légende,  avait 
emprunté  trente  sous  à  un  juif,  et  lui  avait  donné 
comme  gage  de  sa  dette  sa  meilleure  rnbe.  La  lête 
de  Pâques  étant  proche,  la  femme  vint  trouver  le 
juif,  le  pria  de  lui  prêter  son  vêtement  pour  un  seul 
jour,  afin  qu'elle  put  se  présenter  décemment  à  la 
table  de  la  communion.  D'abord  l'usurier  refusa,  et 
ne  s'adoucit  ensuite  que  sous  la  promesse  qu'elle  fit 
de  lui  apporter  l'hostie  consacrée  que  le  prêtre  de- 
vait lui  remettre.  La  malheureuse  ayant  en  effet  reçu 
1  Eucharistie  à  Saint-Méry,  sa  paroisse,  elle  conserva 
l'hostie  dans  son  livre  de  prières  et  la  remit  au  juif. 
Ce  mécréant  plaça  le  corps  de  notre  Seigneur  sur  un 
coffre  et  le  coupa  avec  un  canif  ;  aussitôt  le  sang  jaillit 
de  chacune  des  coujnires.  Au  lieu  d  être  louché  de  ce 
prodige,  sa  rage  s'en  accrut,  il  perça  l'hostie  avec 
des  clous  ;  le  sang  coula  avec  encore  plus  d'abon- 
dance; il  la  jeta  dans  le  feu,  mais  immédiatement 
elle  sortit  du  foyer  et  voltigea  par  la  chambre;  enfin 
il  la  ramassa  et  la  plongea  dans  une  chaudière  d'eau 
bouillante;  aussitôt  l'eau  fut  changée  en  sang,  et 
l'hostie,  s'éievant  au-dessus  de  la  chaudière,  prit  la 


forme  Je  Jésus-Christ  lui-même  attaché  sur  la  croix. 
La  femme  et  l'enfant  du  juif,  qui  avaient  été  témoins 
de  ce  miracle,  se  jetèrent  àgenoux  pour  adorer  Dieu. 

«  En  ce  moment  un  grand  mouvement  avait  lieu 
dans  la  rue  des  BlUettes;  le  jeune  fils  de  l'usurier 
vint  sur  la  porte  par  curiosité,  et  vit  quantité  de  gens 
qui  se  rendaient  à  l'église  de  Sainte-Croix  de  la  Bre- 
tonnerie  pour  entendre  l'office  divin.  —  Où  allez- 
vous?  demanda  l'enfant  à  ceux  qui  étaient  les  plus 
proches  de  lui.  —  Nous  allons  adorer  notre  Dieu,  ré- 
pli((uèrent  ceux-ci.  —  Oh  bien,  c'est  peine  perdue, 
ajouta  lu  petit  juif  ;  mon  père  vient  de  le  tuer. 

«  Une  femme,  surprise  de  ces  paroles,  pénétra 
dans  la  bouti([ue  et  trouva  une  hostie  surnageant  dans 
une  chaudière;  elle  la  prit  dans  une  cuillère  et  la  porta 
au  curé  de  Saint-Jean  en  Grève,  à  qui  elle  rapporta 
les  paroles  du  jeune  israélite.  A  son  tour  le  prêtre  en 
renilit  compteàSiraon  de  Bally,  évèque  de  Paris  :  lejuif 
et  toute  sa  famille  furent  appliqués  à  la  question  et 
avouèrent  le  crime.  Depuis  cette  aventure,  l'hostie 
miraculeuse  fut  conservée  à  Saint-Jean  en  Grève,  et 
Renier  Flaming,  bourgeois  de  Paris,  fit  élever  une 
chapelle  sur  l'emplacement  de  la  maison  du  juif  qu'il 
donna  ensuite  aux  frères  hospitaliers  de  la  Charité 
Notre-Dame.  »  Conte  absurde,  bille^vesée  catholique  I 


CELESTIX     V 


107 


Histoire  de  Pierre  de  Mouron  avant  son  pontificat.  —  Les  cardinaux  veulent  le  retenir  de  force  dans  Pérouse.  —  Sacre  de  Célestin. 
—  Nouvelle  promotion  de  cardinaux.  —  Le  saint-père  accorde  de  grands  avantages  au  roi  Charles.  —  Artifices  et  fourberie  du 
cardinal  Gaétan  puur  arrivera  la  papauté.  —  Imbécillité  de  Célestin;  il  abdique. 


Pierre  de  Mouron  était  né  en  1215  au  diocèse  d'I- 
sernia,  dans  la  province  de  la  Pouille.  Son  père  s'ap- 
pelait Angelier  et  sa  mère  Marie  ;  tous  deu.\  étaient 
de  pauvres  cultivateurs;  ils  avaient  eu  douze  (ils,  et 
Pierre,  qui  était  le  onzième,  fut  le  seul  qui  se  voua 
au  service  de  Dieu.  Dès  sa  plus  tendre  enfance  il 
manifesta  un  goiit  si  prononcé  pour  la  prière  et  le 
recueillement,  que  sa  mère  se  détermina  à  lui  faire 
apprendre  à  lire  et  à  lui  donner  même  (|uelque  teinte 
des  saintes  Écritures.  Parvenu  à  l'âge  d'homme , 
Pierre  se  retira  dans  un  ermitage  situé  sur  le  pen- 
chant d'une  montagne  voisine  du  château  de  Sangre; 
plus  tard,  ne  trouvant  pas  cet  asile  assez  solitaire,  il 
gravit  le  sommet  des  rochers  qui  couronnaient  la 
crête  des  monts,  et  se  creusa  une  celltdc  (jui  était 
plutôt  un  véritahle  tt-rrier ,  car  elle  était,  si  étroite, 
i[u'à  peine  pouvait-il  s'y  tenir  dehout  ou  s'étendre 
pour  se  coucher. 

11  demeura  trois  ans  dans  cette  grotte,  vivant  des 
tiumûnes  des  paysans  qui  venaient  solliciter  le  se- 
cours de  ses  prières.  Comme  un  grand  nombre  de 
personnes  pieuses  l'engageaient  à  se  faire  ordonner 
prêtre,  il  se  rendit  à  Rome,  où,  malgré  son  ignorance, 
il  reçut  les  ordres.  Après  quoi  il  vint  au  nioiil  de 
Mouron,  près  de  Sulmone,  ville  épiscopale  de  l'A- 
bruzze  ultérieure,  où  il  passa  cinq  années  dans  une 
caverne.  Il  fut  encore  obligé  d'abandonner  cette  de- 
tneure,   parce  que  les   cultivateurs  défrichaient  les 


bois  qui  couvraient  les  flancs  de  la  montagne.  Il  se 
retira  alors  sur  un  autre  coteau  appelé  le  coteau  de 
Magelle ,  qui  avait  une  grotte  très-spacieuse  ;  il  fit 
élever  un  autel  dans  cette  retraite,  et  l'habita  avec 
plusieurs  anachorètes  ses  disciples. 

Pierre  de  Mouron  passait  des  semaines  entières 
dans  le  jeune  et  dans  les  macérations;  ce  qui  lui  oc- 
casionnait des  lièvres  extatiques  et  des  accès  de  fo- 
lie ,  pendant  lesquels  il  était  privé  du  sens  de  Fouie 
et  de  la  vue.  Les  frères  qui  se  trouvaient  autour  de 
lui  prenaient  ces  extases  pour  des  révélations,  et  re- 
gardaient comme  des  prophéties  les  paroles  incohé- 
rentes qu'il  prononçait  ))endant  ces  étranges  hallu- 
cinations. L'ignorance  venant  en  aide  àIasu|)crstition, 
l'anachorète  avait  ac(juis  une  réputation  de  sainteté 
dans  toute  l'Italie,  et  un  grand  nombre  de  pèlerins 
venaient  faire  leurs  dévotions  au  mont  de  flagelle 
pour  demander. à  Pierre  sa  bénédiction.  L'aftluence 
des  visiteurs  devint  même  si  considérable,  que  les 
frères  se  décidèrent  à  utiliser  les  présents  tpii  leur 
étaient  offerts,  et  sollicitèrent  du  pape  Urljain  IV 
l'autorisation  de  fonder  un  monastère  et  de  vivre  eu 
cuinnmnauté  sous  la  règle  de  saint  Benoît  ;  ce  qui 
leur  fut  accordé. 

Uuant  à  Pierre,  bien  loin  d'apporter  quelque  adou- 
cissement il  son  genre  de  vie,  il  redoubla  d'austéri- 
tés, se  fit  murer  dans  sa  cellule,  et  ne  laissa  (ju'un 
guichet  qu'il  ouvrait  une  fois  par  jour  pour  recevoir 


16S 


HISTOIRE    DES    PAPES 


du  pain  et  ilo  l'oau  on  (-.ivl  petite  quautilt-.  Les  ili- 
luaiic-lies  t't  les  jours  de  grandes  fêtes ,  la  seule  ré- 
création qu'il  se  permît  était  d'ouvrir  une  seconde 
fois  son  guichet  pour  célébrer  la  messe,  afin  que  le 
frère  qui  la  servait  put  dire  les  répons  de  l'ol'lice. 
II  couchait  sur  la  terre  humide,  sans  paille  ni  foin, 
avec  une  pierre  pour  oreiller;  il  portait  une  ceinture 
de  chaînes  de  fer  et  une  cotte  de  mailles  pour  che- 
mise. Enfin  la  légende  ajoute  qu'il  s'exiialail  de  sa 
cellule  et  de  son  corps  une  odeur  tellement  infecte, 
que  personne  ne  pouvait  approcher  sans  en  être  suf- 
foqué. Tel  était  l'homme  que  les  cardinaux  venaient 
d'élever  à  la  papauté. 

L'élection  ayant  été  régulièrement  faite,  les  cardi- 
naux députèrent  cinq  d'entre  eux  au  couvent  de 
Pierre  de  Mouron.  .Vrrivés  à  Sulmone,  les  ambassa- 
deurs gravirent  la  montagne  par  un  chemin  très- 
rude,  et  se  présentèrent  à  la  cellule  du  reclus,  qui 
avait  ouvert  son  guichet  pour  les  entendre;  là  ils 
virent  au  fond  de  ce  tombeau  vivant,  à  la  lueur  d'une 
lampe  fumeuse,  un  vieillard  d'environ  soixante-douze 
ans,  hâve,  exténué  par  les  jeûnes,  la  liarbe  hérissée, 
les  yeux  enflammés  et  remplis  de  larmes;  ils  se  dé- 
couvrirent devant  lui  et  se  prosternèrent  le  visage 
contre  terre.  Après  une  courte  prière  ils  se  relevè- 
rent, et  l'archevêque  de  Lyon  porta  la  parole  au  nom 
de  tous,  il  annonça  à  Pierre  qu'il  avait  été  élu  sou- 
verain pontife  par  la  volonté  de  Dieu,  pour  faire  ces- 
ser les  troubles  qui  désolaient  l'Église. 

A  cette  nouvelle  aussi  extraordinaire  qu'inatten- 
due, le  pauvre  fanatique  ré[)andit  des  larmes  abon- 
dantes, et  demanda  qu'on  lui  permît  de  se  recueillir 
avant  de  donner  une  réponse;  il  prit  le  décret  qui 
lui  conférait  la  papauté,  et  referma  le  guichet  de  sa 
cellule.  Trois  heures  après,  on  l'entendit  crier  :  «  J'ac- 
cepte le  pontificat!  "  Aussitôt  on  démolit  sa  prison, 
et  les  cardinaux  vinrent  lui  baiser  les  pieds. 

Cette  étrange  nomination  excita  la  curiosité  géné- 
rale; de  tous  côtés  on  accourut  pour  voir  le  nouveau 
pape;  cardinaux,  évêques,  nobles,  princes  et  rois, 
tous  se  rendirent  au  mont  de  Mouron;  Charles  le 
Boiteux  et  son  iils  voulurent  même  tenir  les  brides 
de  l'àne  sur  lequel  monta  Pierre  lorsqu'd  se  rendit  à 
la  ville  d'.\([uila. 

Le  nouveau  pape,  quoique  fort  ignorant,  avait  une 
âme  simple  et  bonne;  néanmoins  il  se  montra  d'une 
extrême  méfiance  envers  les  cardinaux  et  le  clergé 
séculier,  et  ne  donna  sa  confiance  qu'au  roi  Charles 
et  à  quelques  jurisconsultes  qu'il  avait  pris  en  grande 
affection.  Il  choisit  même  un  laïque  pour  secrétaire, 
au  grand  scandale  des  prêtres,  qui  censurèrent  for- 
tement cette  innovation,  et  il  nomma  à  un  grand 
nombre  de  charges  ecclésiastiques  des  religieux  de 
l'Abruzze,  de  préférence  aux  prêtres  romains.  En- 
suite il  envoya  aux  cardinaux  l'ordre  de  se  rendre 
dans  la  ville  d'Aquila,  où  il  voulait  établir  provisoi- 
rement sa  résidence,  ne  pouvant  faire  le  voyage  de 
Pérouse  pendant  les  chaleurs  de  l'été,  à  cause  de  ses 
infirmités. 

Ceux-ci,  mécontents  de  cette  mesure,  lui  répon- 
dirent «  qu'il  était  impossible  de  déplacer  la  cour 
sans  des  frais  considérables  ;  que  d'ailleurs  une  dé- 
marche semblable  établissait  un  mauvais  précédent, 
attendu  que  si  jamais  on  élisait  un  pape  en  pays 


étranger,  on  alléguerait  cet  exemple  pour  enlever  !a 
résidence  de  Rome  aux  pontifes.  Ils  lui  citaient  le 
pape  Martin  IV,  qui  avait  préféré  la  captivité  à  la 
honte  de  se  retirer  dans  la  Pouille.  Quant  à  votre 
excuse  sur  la  difliculté  de  voyager  au  mois  d'août 
avec  vos  infirmités,  ne  pouvez-vous  donc,  ajoutaient- 
ils,  faire  en  litière  une  course  de  vingt  lieues?  » 

Pierre  de  Mouron  ne  se  laissa  pas  intluenoer  par 
leurs  raisonnements,  et  à  l'instigation  du  roi  Charles, 
il  déclara  aux  cardinaux  qu'il  était  résolu  à  habiter 
la  ville  d'Aquila  et  à  s'y  faire  consacrer.  En  effet,  il 
chargea  Hugues  Séguin,  qu'il  venait  d'élever  au  siège 
d'Ostie,  vacant  par  la  mort  récente  du  cardinal  La- 
tin des  Ursins,  de  tout  disposer  pour  la  cérémonie. 
Au  jour  fixé  pour  le  sacio,  lui-même  se  revêtit  des 
ornements  pontificaux,  et  se  fit  couronner  de  la  mi- 
tre ornée  d'or  et  de  pierreries  par  le  cardinal  Napo- 
léon ;  ensuite  il  s'assit  sur  la  chaise  percée,  et  les 
rois,  les  évêques,  les  cardinaux  et  le  clergé  lui  prê- 
tèrent serment  d'obéissanci^  en  lui  baisant  les  pieds. 
Le  lendemain  il  célébra  la  messe  et  prit  le  nom  de 
Célestin  ^'  ;  après  la  cérémonie  il  monta  sur  une  es- 
trade dressée  sur  le  parvis  de  l'église,  et  donna  sa 
bénédiction  au  peuple. 

Célestin  était  rempli  de  sens  et  de  modestie,  il 
parlait  peu  et  toujours  en  italien,  ne  connaissant 
point  la  langue  latine.  .lamais  il  ne  prenait  conseil 
des  cardinaux,  qu'il  appelait  les  ennemis  de  la  foi  et 
les  sangsues  des  chrétiens.  Un  seul  passage  de  la 
lettre  synodale  qu'il  écrivit  le  jour  de  son  installa- 
tion suffit  pour  faire  connaîlie  l'humilité  de  son  es- 
prit et  la  charité  de  son  àme. 

«  Depuis  un  demi-siècle ,  écrivait-il  aux  évêques, 
nous  avions  renoncé  à  tous  les  soins  des  affaires  du 
monde  pour  nous  vouer  entièrement  à  Dieu  ;  aussi  à 
la  nouvelle  de  notre  élévation  au  pontificat  nous  avons 
été  épouvanté  de  la  grandeur  de  cette  dignité.  Nous 
avons  courbé  notre  front  dans  la  poussière,  comme 
écrasé  sous  la  charge  que  le  Christ  venait  de  poser 
sur  nous,  suppliant  ce  divin  maître  d'envoyer  à  notre 
intelligence  la  lumière  qu'il  fit  descendre  sur  ses  apô- 
tres, afin  de  fortifier  notre  cœur  contre  le  danger  du 
pouvoir  et  des  honneurs.  Après  une  prière  fervente, 
nous  nous  sommes  relevé  avec  la  résolution  de  réta- 
bhr  la  pratique  de  la  morale  évangélique  dans  l'É- 
glise, en  confiant  l'administration  de  ses  biens  tem- 
porels aux  séculiers  capables  de  les  administrer,  et 
le  salut  des  fidèles  à  des  prélats  vraiment  dignes 
d'être  les  ministres  d'un  Dieu  de  paix  et  de  charité. 

«  Nous  consacrerons  toutes  nos  veilles  à  accom- 
plir cette  mission  sainte  ;  mais  si  nos  efforts  ne  peu- 
vent détruire  les  vices  de  la  cour  de  Rome,  si  malgré 
notre  persévérance  et  notre  fermeté  nous  voyons  l'im- 
possibilité de  chasser  hors  du  sanctuaire  l'ambition, 
l'avarice,  la  débauche  et  le  crime,  nous  jetterons  à 
nos  pieds  la  couronne  mondaine  des  papes,  pour  re- 
tourner dans  notre  solitude  pleurer  sur  les  malheurs 
des  peuples.  » 

Il  s'informa  en  effet  très-scrupuleusement  des  prê- 
tres que  le  peuple  italien  reconnaissait  comme  véri- 
taijlement  dignes  de  vénération  ;  il  s'en  trouva  seu- 
lement douze,  dont  sept  Français  et  cinq  Italiens  ;  il 
les  nomma  immédiatement  cardinaux,  au  grand  scan- 
dale des  anciens  prélats  qui  composaient  la  cour  du 


CELES'I'IX    \' 


109 


pape  diilunt.  Il  renouvela  les  décrets 
ilii  conclave  publiés  par  Grégoire  X, 
et  ordonna  qu'ils  seraient  exécutés 
dans  toute  leur  rigueur,  lorsque  le 
saint -siège  viendrait  à  vaquer  soil 
par  la  mort  du  pape,  soit  par  sa 
renonciation  au  ponlilicat.  Celte  me- 
sure jirudente  acheva  d'indisjioser 
les  membres  du  sacré  collège  con- 
tre Gélestin,  et  leur  haine  devint 
plus  violente  encore  lorsque  le 
saint-père  eut  déclaré  qu'il  voulait 
établir  sa  résidence  à  Xaples,  ca- 
pitale des  Etats  de  Charles  le  Boi- 
teux. Une  conjuration  se  forma  contie 
lui  pour  le  renverser  du  trône,  et 
l'ambitieux  cardinal  Benoît  Gaétan 
se  mit  à  la  tête  des  conspirateurs. 

^'oici  la  ruse  qu'il  imagina  pour 
déterminer  Céleslin  à  quitter  le 
pontificat.  Ayant  élé  prévenu  par  un 
camérier  que  le  pape  se  renfermait 
souvent  dans  une  chapelle  secrète 
pour  se  livrer  au  jeûne  et  à  la  prière, 
comme  il  faisait  dans  sa  cellule  du 
raont  de  Mouron,  le  cardinal  lit  per- 
cer les  murailles  derrière  la  place 
occupée  par  un  Christ,  et  intro- 
duisit dans  l'ouverture  un  porte- 
voix  qui  communiquait  avec  une 
chambre  de  l'étage  supérieur;  alors, 
pendant  le  silence  de  la  nuit,  lorsque 
le  pontife  se  retirait  dans  sa  cha- 
pelle pour  prier,  il  lui  criait  d'une 
voix  terrible:  «  Gélestin,  Gélestin,  re- 
jette le  fardeau  de  la  papauté  ;  c'est 
une  charge  au-dessus  de  tes  forces  !  » 

Comme  le  saint-père  voyait  que, 
malgré  ses  efforts,  les  désordres  du 
clergé  s'accroissaient ,  son  imagi- 
nation, déjà  très -affaiblie,  prit  cet 
avertissement  pour  un  ordie  du 
ciel,  et  il  promit  à  Dieu  de  retour- 
ner dans  son  ermitage.  Néanmoins 
il  hésitait  encore,  craignant  d'avoir 
été  sous  le  prestige  du  démon , 
ne  sachant  pas  s'il  lui  était  possible 
de  renoncer  canoni(j\iement  à  sa 
dignité,  et  n'osant  consulter  person- 
ne à  ce  sujet.  Plusieurs  semaines 
se  passèrent  dans  celte  perplexité 
d'esprit  ;  enfin,  un  soir  la  voix  s'étani 
fait  entendre  plus  mena(,ante  que  les 
nuits  précédentes,  Gélestin  s'écria 
en  pleurant  :  «  On  prétend,  mon 
Dieu,  que  j'ai  tout  pouvoir  dans  ce 
monde  sur  les  âmes,  pourquoi  donc 
ne  puis -je  assurer  le  salut  de  la 
mienne  et  me  di'charger  du  poids  de 
ma  dignité  pour  mon  repos?  Si-i- 
gneur,  ne  savez-vous  pas  que  vnii- 
me  demandez  l'impossible,  et  ne 
m'avez-vous  donc  élevé  si  haut  tjue 
pour  me  précipiter  dnn«  l'alMine? 

II 


llU 


170 


IIISTOIUK    ])KS     l'APES 


■■  D'apics  los  iua.\imes  dos  papos,  je  peux  loiil  cl 
je  suis  infaillible;  oorainont  se  fail-il  que  de  tous 
fdtos  des  plaintes  s'élèvent  contre  moi?  Ne  suis-je 
pas  obligé  de  reconnaître  inoiTmèrae  l'iuipossibilité 
d'empêcher  l'inconduife,  la  débauche,  les  exactions 
et  les  divisions  de  mes  ecclésiastirpies?  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  repousser  la  tiare  du  pied  et  i'uir  celte 
Habylone  impure,  qu'on  appelle  lE^dise,  afin  de  me 
vouer  comme  autrefois  entirienient  à  vous,  Seigneur, 
dans  une  solitude  inaccessible?  M'avez-vous  donc 
condamné  à  porter  cette  croix  jusqu'à  ma  dernière 
heure  T  >->^taètan  répondit  par  son  porte-voix  :  «  Ab- 
dique la  papauté,  Géiestin,  abdique  la  papauté!  » 

Cinq  jours  après,  Pierre  de  Mouron  lit  venir  dans 
son  palais  quelques  cardinaux  ;  il  leur  rappela  com- 
ment il  avait  passé  sa  vie  dans  le  repos  et  dans  la 
pauvreté;  comment  il  avait  été  arraché  à  cette  vie 
contemplative  qui  lui  avait  mérité  la  protection  du 
Seigneur;  et  il  ajouta  en  versant  d'abondantes  lar- 
mes :  «  Mon  grand  âge,  mes  manières  rustiques,  la 
simplicité  de  mon  langage  et  de  mes  mœurs,  l'igno- 
rance de  mon  esprit  et  mon  peu  d'expérience  des 
intrigues  ecclésiastiques ,  me  font  craindre  de  tom- 
ber dans  un  abîme.  Je  crois  qu'il  m'est  impossible 
d'éviter  la  damnation  éternelle  si  je  reste  pape,  et  je 
viens  vous  demander  l'autorisation  de  céder  cette 
dignité  à  un  plus  digne  que  moi.  » 

Les  cardinaux  feignirent  d'éprouver  une  grande 
répugnance  à  donner  une  réponse ,  et  conseillèrent 
au  pontife  d'ordonner  des  processions  et  des  prièies 
publiques  afin  d'obtenir  que  Dieu  lui  manifestât  sa 
volonté  pour  le  plus  grand  bien  de  l'Église. 

Mais  les  moines  célestins  ne  furent  pas  plutôt 
instruits  du  dessein  de  leur  fondateur  d'abdiquer  la 
tiare,  qu'ils  en  répandirent  la  nouvelle,  et  se  mettant 
à  la  tête  des  Napolitains,  accoururent  en  foule  au 
palais  pontifical,  en  brisèrent  les  portes,  et  pénétrant 
jusqu'à  la  cellule  du  saint-père,  s'agenouillèrent  de- 
vant lui,  et  le  supplièrent  de  garder  la  tiare,  le  glo- 
rifiant comme  le  seul  prêtre  qui  se  fût  montré  digne 
d'être  appelé  le  Père  des  fidèles  depuis  l'apôtre  Pierre. 
Le  roi  de  Sicile,  les  évêques,  les  cardinaux,  les  sei- 
gneurs, les  religieux,  tout  le  clergé,  vinrent  proces- 
«iontuOlerncnt  1p  supplier  di'  ne  point  iiluliquer. 


iK'vant  une  démonstration  aussi  générale,  Céleslin 
sentait  sa  résolution  s'ébranlei',  il  gardait  le  silence, 
et  ne  répondait  que  par  ses  larmes  aux  témoignages 
d'amour  de  tout  ce  peuple.  Enfin,  il  s'avança  vers  une 
fenêtre  et  donna  sa  bénédiction  à  la  foule  qui  se 
pressait  dan«  la  cour  du  palais.  Chacun  espéra  que 
le  saint  père  avait  abandonné  ses  pensées  d'abdica- 
tion; mais  la  voix  mystérieuse  de  la  cliH])elle  recom- 
mença ses  lugubres  avertissements,  et  le  saint-père 
se  détermina  à  lui  obéir.  Le  jour  deJa  tète  de  sainle 
Luce,  il  parut  dans  le  consistoire  des  cardinaux,  la 
tiare  au  front  et  revêtu  de  la  chape  d'écarlate;  lors- 
que tous  les  membres  du  sacré  collège  eurent  pris 
place,  il  se  leva,  et  déronlani  un  papier  qu'il  tenait 
à  la  main,  il  en  lit  la  lecture  :  ><  Moi,  Célestin,  cin- 
quième du  nom,  je  déclare  qu'il  m'est  impossible  de 
faire  mon  salut  sur  le  trône  de  saint  Pierre.  Désirant 
donc  mener  une  meilleure  vie  et  retrouver  le  repos 
et  la  consolation  de  mon  existence  passée,  je  renonce 
à  la  souveraine  dignité  de  l'Eglise,  dont  mes  prédé- 
cesseurs ont  fait  un  métier.  Je  me  reconnais  inca- 
pable d'exercer  les  fonctions  pontificales,  et  je  donne 
dès  à  présent  au  sacré  collège  la  pleine  et  entière 
faculté  d'élire  un  chef  pour  le  gouverner.  »  Un  des 
cardinaux,  Matthieu  Rosso,  représenta  alors  au  saint- 
père  que  son  abdication  ne  pouvait  être  régulière  s'il 
ne  donnait  préalablement,  une  constitution  portant 
expressément  que  les  pontifes  pouvaient  renoncer  à 
leur  dignité  et  que  les  cardinaux  avaient  le  droit 
d'accepter  leur  renonciation.  Célestin  remplit  à  l'in- 
stant même  cette  formalité  ,  et  ordonna  que  cette 
constitution  serait  insérée  dans  les  décrétales  ;  il 
quitta  ensuite  la  séance,  pour  ne  point  gêner  les  dé- 
libérations. 

Bt'noît  Cjaétan  fit  approuver  immédiatement  la  re- 
nonciation du  pape.  Une  heure  après,  l'assemblée 
envoya  prévenir  Célestin  qu'il  était  libre  ;  alors  le 
saint -père,  redevenu  Pierre  de  Mouron,  quitta  les 
ornements  pontificaux,  reprit  sa  cotte  de  mailles,  ses 
chaînes  de  fer  et  son  froc  d'ermite;  il  fit  une  der- 
nière prière  devant  le  Clirist  miraculeux  de  sa  cha- 
pelle, et  se  dirigea  nu-pieds  vers  sa  retraite  du  mont 
de  Mouron.  Ainsi  finir  le  règne  de  ce  simple  et 
i)ieux  anachorète. 


bONlFACE    VIII 


171 


-,^Î^M^*' 


Le  cardinal  Gaëtan  se  fait  élire  pape.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  II  établit  sa  cour  à  Rome.  —  Ses  rigueurs  envers  le 
malheureux  Célestin.  — 11  le  fait  enfermer  dans  un  horrible  cachot, et  le  condamne  a  mourir  de  faim.  —  Boniface  soulève  contrit 
lui  la  haine  universelle.  —  Il  se  pose  comme  l'arbitre  de  la  destinée  des  royaumes.  —  Affaires  de  France.  —  Le  pape  fait  dej 
menaces  terribles  à  Philippe  le  Bel. —  Querelles  du  pontife  avec  les  Colonna.  —  11  prêche  une  croisade  contre  ses  ennemis.  — 
Philippe  se  venge  de  Boniface.  —  Institution  du  jubilé.  —  Bulle  du  pape  contre  Piiilippc.  —  Le  roi  fait  brûler  la  bulle  de  Bo- 
nifaoe.  —  Le  pape  revendique  le  royaume  de  Pologne.  —  Il  poursuit  les  héréli'|ues.  —  Il  excommunie  Philippe  le  Bel.  —  Il  re- 
connaît Albert  roi  des  Romains,  nomme  Frédéric  roi  de  Sicile,  et  déclare  Charobert  roi  de  Hongrie.  —  Poursuites  du  roi  de 
France  contre  lo  pape.  —  Boniface  se  sauve  de  Home.  —  Le  pape,  surpris  par  les  Français  dans  la  ville  d'Anagni,  est  fiappé 
violemment  par  Sciarra  Colonna.  —  Les  habitants  d'Anagni  délivrent  le  pape.  —  11  retourne  à  Kome.  —  .Sa  mort.  —  Impiétés 
de  ce  pontife.  —  Légende  sur  le  miracle  de  Notre-Dame  do  Lorctle. 


Après  la  retraite  de  Célestin,  les  cardinaux  atten- 
dirent dix  jouis  entiers  avant  de  se  réunir,  afin 
i|ue  Benoit  Gai.'tan  eiit  le  temps  du  terminer  ses  inar- 
cjiés  et  de  s'assurer  la  majorité  dans  le  sacré  collège. 
Enfin  le  conclave  s'élant  formé  dans  le  palais  du  roi 
Gliarles,  le  cardinal  Gaétan  fut  élu  souverain  pontife 
sous  le  nom  de  Boniface  VIII. 

Benoit  Gaétan  était  orit;inaire  de  la  ville  d'Anagni, 
et  son  père,  appelé  Leufroi,  descendait  de  l'illustre 
famille  des  Gaétan.  Dès  sa  jeunesse,  Benoit,  destiné 
à  l'état  ecclésiastique,  s'était  appliqué  à  l'étude  du 
droit  canon  ;  lorsqu'il  eut  obtenu  le  j,'rade  de  docteur, 
ses  parents  l'envoyèrent  à  Paris,  où  il  fut  nommé 
chanoine  de  la  cathédrale  ;  il  revint  ensuite  à  Home, 
et  son  éloquence  ainsi  que  la  souplesse  de  son  espril 
■  le  firent  distinguer  du  pape,  qui  l'éleva  au  grade  d'a- 
vocat consistorial  et  de  nutaire  pontifical;  Martin  IX 
le  fit  cardinal  du  titre  dj  Saint-Sylvestre  et  Saint- 
Martin,  et  Nicolas  I\'  le  combla  d'honneurs  et  lui 
confia  plusieurs  légations  importantes. 

Giaconius  s'exprime  ainsi  en  parlant  de  Gaétan  . 
<>  Ce  cardinal  avait  un  grand  fonds  d'iniquités,  de 
fourljeries,  d'audace  et  de  cruauté;  en  outre,  une  am- 
bition démesurée  et  une  avarice  insatiable.  <>  D'après 


ce'portrait,    on  peut   prévoir  quels  durent  être  les 
malheurs  de  son  règne  ! 

Aussitôt  que  Boniface  eut  été  proclamé  souverain 
pontife,  il  quitta  Naples  et  prit  la  roule  de  Rome  eu 
passant  par  Anagni,  où  les  habitants  lui  firent  une 
réception  magnifique,  et  oij  il  trouva  une  députation 
de  la  noblesse  romaine  (juiétaitvenuo  à  sa  rencontre 
pour  lui  décerner  le  titre  de  sénateur.  Deux  jours 
après,  le  saint-père  continua  son  chemin  et  lit  son 
entrée  dans  la  ville  sainte,  au  milieu  d'un  concours 
immense  dépeuple.  Toutes  les  rues  et  les  places  pu- 
bli(|ues  étaient  jonchées  de  Heurs,  et  il  semblait  que 
chacun  fût  saisi  de  vertige,  à  entendre  les  cris  d'allé- 
gresse et  à  voir  les  danses  frénétiques  par  lesquelles  ou 
céléjjraitle  retiJur  du  tyran  de  Home.  Boniface  se  rendit 
d'abord  à  l'église  de  Latran  pour  montrer  les  preuves 
de  sa  virilité  en  s'asseyant  sur  la  chaisepercée;  ensuite 
il  vint  à  Saint-l'ierre,  où  il  fut  sacré  solennellement, 
le  16  janvier  1295.  .Vprès  la  céréraoïiif,  il  monta  sur 
un  cheval  blanc  richement  caparai^onné  ;  Chai  les,  roi 
de  Sicile,  tenait  une  des  brides,  et  le  roi  de  Hongrie 
son  fils  tenait  l'autre;  ils  lo  conduisirent  ainsi  jus- 
qu'au palais  de  Saint-Jean  de  Latran;  ensuite  ils 
laidèrenl  à  descendre    de   cheval,   l'accompagiièreul 


172 


HISTOIRE    DES     l'AlMlS 


Jaus  ses  appartements,  et  le  senùrenl  ù  table  roinme 
Je  simples  ofticiei-s  Je  bouche. 

Le  leiuiemain  Je  son  sacre,  Bonilace  lit  conlinner 
lacté  J'abJicatiiiii  Je  Célestin  par  le  sacré  collège, 
et  au  mépris  Jes  règlements  canoniques  qui  Jéfen- 
Jaient  formellement  les  abJicatious  des  pontifes,  il 
lit  Jéclarer  valables  toutes  les  renonciations  ecdé- 
siasti.]ues  fuites  par  serment,  ("es  précautions  ne  lui 
paraissant  pas  encore  suflisantes,  il  eut  la  cruauté  Je 
t.iirt'  arrêter  son  malheureux  )iréJécesseur. 

Voici  en  quels  termes  les  BoUi'.nJistes  rapportent 
re  fait  Jans  les  Actes  iks  Sainis  :  «  Pierre  de  ÎMouron 
fut  arraclié  de  sa  cellule  par  les  gardes  Ju  pape,  et 
conJuit  à  son  ennemi.  Sur  sa  route  les  peuples  ae- 
louraient  eu  foule  pour  recevoir  sa  bénédiction;  les 
uns  lui  baisiiieut  les  pieds,  les  autres  coupaionl  des 
raorceau.\  Je  sa  robe  et  arrachaient  des  poils  de  1  àne 
qui  le  portait,  aGn  de  les  consener  comme  des  reli- 
ques précieuses.  A  son  arrivée  à  Rome,  il  fut  reçu 
par  l'hypocrite  Boniface  avec  de  grandes  démonstra- 
tions d'amilié  ;  mais  le  soir  même  dos  soldats  vinrent 
le  chercher  et  le  conduisirent  dans  le  château  de  Ful- 
mone.  Des  prêtres  se  présentèrent  et  lui  intimèrent 
l'ordre  de  se  confesser  pour  se  préparer  à  mourir. 

«  Pendant  que  le  saint  ermite  dévoilait  les  secrets 
de  son  cœur,  le  pape  se  tenait  caché  derrière  une  ta- 
pisserie ;  et  quand  il  eut  termimi  sa  confession,  il 
parut  tout  à  coup  devant  Célestin,  lui  reprocha  les 
regrets  impies  qu'il  avait  e.vprimés  de  son  abdication, 
et  le  fit  transporter  immédiatement  dans  un  horrible 
cachot.  Six  chevaliers  et  trente  soldats  furent  placés 
à  la  porte  extérieure  du  château  pour  empêcher  toute 
tentative  de  délivrance.  N'étant  point  encore  satisfait 
de  cette  excessive  rigueur,  et  craignant  un  soulève- 
ment du  peuple  en  faveur  de  sa  victime,  Boniface  se 
décida  à  le  faire  mourir  de  faim.  Quelques  jours 
après,  on  pubha  que  le  saint  anaclirorèle,  afl'aibli  par 
l'âge,  venait  d'expirer  en  bénissant  le  saint-père; 
mais  le  crime  fut  bientôt  découvert,  et  rendit  l'as- 
sassin odieux  à  toute  la  chrétienté.  » 

Nous  ne  rapporterons  pas  les  nombreux  miracles 
que  les  légendes  attribuent  à  Pierre  de  Mouron  pour 
étabbr  sa  sainteté;  nous  dirons  seulement  que  Célestin 
était  homme  de  bien,  et  qu'il  s'était  justement  attiré 
la  vénération  des  peuples  en  renonçant  au  métier  de 
pape,  suivant  son  expression  pittoresque. 

Boniface  se  trouvant  délivré  de  son  compétiteur, 
ne  songea  plus  qu'à  réaliser  les  projets  qu'il  avait 
formés  depuis  longtemps  pour  établir  la  souveraineté 
temporelle  et  spirituelle  du  saint-siége  sur  tous  les 
royaumes  chrétiens.  D'abord  il  réclama  de  nouvelles 
donations  au  roi  de  Sicile  et  aux  autres  princes  qui 
relevaient  de  la  cour  de  Rome  ;  de  sa  seule  autorité 
il  investit  Jacques  des  royaumes  d'Aragon  et  de  Va- 
lence, comme  s'il  eîit  été  le  dispensateur  absolu  des 
trônes;  il  disposa  de  même  en  faveur  de  ses  parti- 
sans Jes  lies  Je  Sardaigne  et  de  Corse  ;  il  ordonna 
aux  rois  de  France  et  d'Angleterre  d'avoir  à  cesser 
leurs  divisions,  et  sur  leur  refus  d'obtempérer  à  ses 
avis,  il  envoya  une  bulle  renfermant  les  conditions 
d'une  trêve  qu'il  leur  commandait  d'observer,  sous 
peine  d'excommunication.  Le  pape  essaya  même  de 
chasser  de  Sicile  Frédéric  II,  souverain  de  cette  con- 
trée. Maix  sefl  efforts  échouèrent  devant  l'obstination 


des  Siciliens,  qui  méprisèrent  ses  menaces  et  batti- 
rent ses  soldats.  Boniface  se  servit  Jes  grandsmoyens  ; 
il  lança  contre  le  prince  ses  excommunications,  l'ap- 
pela usurpateur  sacrilège,  déclara  nulle  son  élection, 
délia  les  peuples  de  leurs  serments  de  fidélité,  et 
défendit  à  Fiédéric  de  prendre  le  nom  de  souverain 
et  de  se  mêler  du  gouvernement.  Le  prince,  sans 
s'inquiéter  des  anathèmes  du  pape,  coniinua  à  tenir 
la  canq)agnc,  et  remporta  enfin  la  victoire  décisive 
de  Palciuiaia,  qui  lui  assura  le  trône  de  Sicile  et  la 
conquête  il'une  grande  ]iailiG  île  la  Calabre. 

Au  milieu  de  toutes  ces  luttes  survinrent  des  évé- 
nements extrêmement  importants,  qui,  s'ils  ne  dé- 
tournèrent pas  entièrement  l'attention  du  pontife,  du 
moins  s\ispi'ndiient  l'exécution  de  ses  projets  sur  la 
Sicile,  et  l'obligèrent,  pour  combattre  Pliilippe  le  Bel, 
à  réunir  toutes  ses  forces  aux  troupes  confédérées  du 
roi  d'Angleterre,  de  (juy,  comte  de  Flandre,  des  ducs 
d'Autriche  et  de  Brabant,  et  du  nouveau  souverain 
de  la  Cermanie,  Adolphe  de  Nassau,  qui  avait  suc- 
cédé à  Rodol|ihe  de  Habsbourg.  La  cause  ou  plutôt 
le  prétexte  de  cette  guerre  générale  était  la  détention 
arbitraire  de  la  jeune  fille  du  comte  de  Flandre, 
dont  le  roi  de  France  s'était  emparé  traîtreusement,  et 
qu'il  refusait  de  rendre  à  son  père. 

Boniface  saisit  avec  empressement  l'occasion  de 
faire  acte  d'autorité  politique  en  France;  il  envoya 
un  évèque  à  Philippe  le  Bel  pour  le  sommer  de  faire 
raison  au  comte  de  Flandre  relativement  à  la  liberté 
de  sa  fille,  et  de  se  rendre  à  Rome  devant  le  sacié 
collège,  afin  d'y  être  jugé,  sous  peine  d'excommuni- 
cation et  de  déposition. 

Philippe,  surpris  et  offensé,  répondit  au  légat  :  «  Ne 
savez-vous  pas,  seigneur  évêque,  que  nous  n'avons  à 
rendre  compte  qu'à  Dieu  seul  du  gouvernement  de 
nos  États  et  de  nos  sujets?  Noustrouvons  fort  étrange 
que  le  pape  nous  parle  si  haut  sur  des  affaires  tem- 
porelles. Nous  n'avons  pas  besoin  des  lumières  ca- 
noniques du  sacré  collège  pour  juger  nos  vassaux; 
car,  Dieu  merci,  notre  cour  est  composée  de  magis- 
trats très-habiles.  Remerciez  Boniface  de  ses  soins 
officieux  ;  dites-lui  qu'il  ne  cherche  point  à  entre- 
prendre dans  notre  royaume  au  delà  de  sa  juridiction 
ecclésiastique,  et  qu'il  redoute  de  s'attirer  notre  colère, 
et  qu'il  se  garde  bien  de  se  réunir  à  nos  ennemis.  » 

Sans  s'arrêter  à  cette  considération,  le  pape  dé- 
fendit par  une  bulle  adressée  au  clergé  de  France,  de 
donner  des  subsides  aux  la'iques,  déclarant  excom- 
muniés ceux  qui  payeraient  cette  dîme  et  ceux  qui 
l'imposeraient. 

Philippe,  à  son  tour,  publia  deux  édits  par  lesquels 
il  faisait  défense  expresse  à  toutes  les  personnes,  de 
quelque  qualité  ou  de  quelque  nation  qu'elles  fussent, 
de  transporter  hors  de  son  royaume  de  l'or  ou  de  l'ar- 
gent, en  lingots,  en  vaisselle,  en  joyaux  ou  en  mon- 
naie; il  défendit  également  de  faire  sortir  de  ses  États 
des  vivres,  des  armes,  des  chevaux  ou  des  mulets  de 
guerre,  sans  une  autorisation  spéciale. 

Boniface  écrivit  aussitôt  au  roi  qu'il  eût  à  retirer 
ses  ordonnances,  s'il  ne  voulait  encourir  ses  anathè- 
mes et  être  déposé  Ju  trône;  et  comme  le  prince 
n'osait  jias  encore  se  mettre  en  guerre  ouverte  avec 
le  pape,  il  consentit  à  suspendre  ses  édits  pour  quel- 
que temps.  D'ailleurs,  le  rusé  Philippe  prévoyait  que 


BONIFACE    VIII 


173 


Entrée  du  pape  Boniface  a  Rome 


la  cour  de  Rome  allait  bientôt  avoir  besoin  de  son 
appui  contre  la  famille  des  Colonua,  qui  soudoyait 
des  troupes  pour  faire  la  guerre  au  saint-père. 

Cette  famille  était  en  effet  d'autant  plus  redoutable 
qu'elle  était  fort  nombreuse,  puisqu'elle  se  composait 
de  sept  hommes  riches  et  puissants  :  les  deux  cardi- 
naux Jacques  et  Pierre  Colonna,  et  cin(i  frères  de  ce 
dernier,  Odon,  Agapet,  j!<lienne,  Jean  de  Saint-Vit, 
et  Jacques  appelé  Sciaria  Colonna.  Le  saint -père 
connaissait  les  ressources  du  parti  des  Gibelins,  puis- 
qu'il avait  été  gibelin  lui-même  jusqu'au  jour  de  son 
élection ,  oiî  il  avait  alors  changé  de  bannière  en 
même  temps  que  de  fortune.  Amelot  de  la  Houssaye 
rapporte  à  ce  sujet  qu'un  mois  après  son  exaltation, 


vv  le  pape  avait  dit  à  un  archevêque,  lors  de  k 

cérémonie  du  mercredi  des  Cendres  :  «  Souviens- 
toi,  homme,  que  tu  es  gibelin,  et  que  tu  descen- 
dras avec  eux  dans  les  abîmes  de  l'enfer  !  »  et  t[u'au 
lieu  de  lui  mettre  les  cendres  sur  le  front,  il  lui  en 
avait  jeté  dans  les  yeux.  On  peut  juger  par  ce  fait 
du  peu  d'importance  que  le  samt-père  attachait  aux 
momeries  religieuses. 

Sa  haine  pour  les  Gibelins  et  principalement  pour 
les  Colonna  avait  pour  cause  la  lépugnance  qu'avait 
montrée  cette  faction  à  le  reconnaître  comme  pape  : 
aussi,  sur  un  vague  soupi^'on  que  ses  ennemis  son- 
geaient à  le  détrôner,  s'était-il  empressé  d'envoyer 
un  de  ses  caraériers  au  cardinal  Jacques  et  à  Pierre 
son  neveu,  pour  les  sommer  de  comparaître  immé- 
diatement devant  le  sacré  collège,  afin  de  lui  renou- 
veler leurs  serments  d'obéissance.  Les  deux  cardinaux, 
qui  connaissaient  la  perfidie  de  Boniface,  jugèrent 
prudent  de  ne  point  se  rendre  à  cette  assemblée,  et 
se  décidèrent  à  (juitter  Rome,  pour  mettre  leur  li- 
berté et  leur  vie  à  l'abri  des  embiàches  du  saint- 
père  et  des  poignards  de  ses  sbires. 

Celui-ci,  furieux  de  les  voir  hors  de  ses  atteintes, 
les  accusa  aussitôt  de  rébellion,  et  en  plein  consis- 
toire il  fulmina  contre  eu.\  une  bulle  d'excommuni- 
cation, les  déclarant  incapables  de  toute  charge  pu- 
blique, ecclésiastique  ou  séculière;  il  analhématisa  eux 


174 


HISTOIRE    DES     PAPES 


et  leur  famille;  il  mit  en  interdit  tous  leurs  domaines, 
et  ordonna  aux  uii|uisiteurs  de  les  poursuivre  comme 
hérétiques.  Les  Colonua,  retirés  dans  leur  château 
de  Longuez/a,  protestèrent  de  nullité  conlro  les  pro- 
cédures laites  par  Bon'face,  et  appelèrent  de  ses  cen- 
sures à  un  concile  général,  oi'i  ils  s'engageaient  à 
fournir  la  preuve  i[ue  leur  ennemi  avait  empoisonné 
Célestin  V.  Malheureusement  les  troupes  qu'ils  avaient 
soldées  dans  les  pays  étrangers  ne  purent  forcer  les 
frontières,  et  ils  furent  obliges  do  lutter  seuls  avec 
leurs  partisans  contre  la  multitude  de  l'anatiques  que 
le  <aint-père  avait  rassemblés. 

Néanmoins,  comme  le  besoin  d'argent  se  faisait 
sentir  pour  payer  ses  troupes,  Boniface  chercha  à  se 
reconciher  avec  la  cour  de  France  ;  dans  ce  but ,  il 
canonisa  saint  Louis,  et  (it  olTrir  à  Philippe  le  Bel, 
jiour  son  frère  le  comte  de  A'alois,  la  couronne  de 
(jermauie,  qu'il  s'engageait  à  enlever  à  Adolphe  de 
Nassau.  Dupe  de  cette  perfidie,  le  roi  de  France  per- 
mit aux  traitants  du  saint-siège  d'emporter  en  Italie 
liiul  l'argent  qu'ils  purent  ramasser  dans  le  royaume. 
Mais  à  peine  l'or  des  Français  fut-il  dans  le  trésor 
de  Saint- Pierre,  que  le  ])ape,  changeant  de  langage 
et  de  conduite,  favorisa  le  parti  d'Albert  d'Autriche, 
et  le  fit  couronner  empereur,  au  mépris  de  ses  en- 
gagements envers  le  roi  de  France. 

Sa  haine  contre  Philippe  ne  s'arrêta  pas  à  cette 
première  trahison;  il  excita  Jldouard  d'Angleterre  et 
le  comte  de  Flandre  à  envahir  la  France,  à  la  faveur 
de  la  trêve  qu'il  leiu-  avait  accordée;  et  lorsque  le 
prince,  instruit  des  préparatifs  de  guerre  des  Anglais 
et  des  Flamands,  eut  porté  plainte  contre  eux  en 
priant  le  pape  d'être  arbitre  entre  lui  et  ses  ennemis, 
Boniface  eut  l'audace  de  lui  répondre  qu'il  n'avait 
d'autres  conseils  à  lui  donner  que  ceux  d'otlrir  sa 
sœur  Marguerite  en  mariage  à  Edouard,  et  sa  fille 
Elisabeth  au  fils  de  ce  prince;  de  remettre  à  la  dis- 
position du  saint-siége  tout  ce  ([Li'il  avait  pris  à  l'An- 
gleterre ;  de  rendre  au  comte  de  Flandre  sa  jeune 
lille,  prisonnière  depuis  deux  années;  enfin, de  s'em- 
barquer avec  toute  sa  noblesse  et  une  noiulireuse  ar- 
mée pour  conquérir  la  terre  sainte. 

Cette  lettre  fut  portée  en  France  par  l'évèque  Dur- 
liam,  ambassadeur  du  roi  Ji,douard,(|ui  la  lut  en  plein 
conseil  ;  le  comte  d'Artois,  qui  était  préseul,  se  leva 
plein  d'indignation,  arracha  la  bulle  des  mains  du 
prélat  anglais,  la  déchira  en  morceaux  et  la  jeta  au 
feu.  Philippe  prolesta  contre  les  ordres  du  pape,  et 
déclara  qu'au  lieu  de  prendre  les  armes  pour  envahir 
la  Palestine,  il  marcherait  sur  Rome.  En  elTet,  il 
commença  les  hostililés  en  ouvrant  l'entrée  de  son 
royaume  à  Etienne  Culonna  et  aux  autres  membres 
de  cette  famille  (jui  fuyaient  la  fureur  du  pape  ;  en- 
suite, sous  prétexte  que  l'interdit  dont  la  bulle  frap- 
pait les  EgUses  de  France  devait  suspendre  toutes 
les  fonctions  ecclésiastiques,  il  s'empara  des  revenus 
du  clergé,  et  s'en  servit  pour  recruter  de  nouvelles 
troupes  avec  lesquelles  le  comte  de  Valois  reprit  la 
campagne  et  remporta  une  victoire  éclatante  sur  les 
Flamands. 

Peu  de  temps  après,  Philippe  se  créa  un  puissant 
allié  par  le  mariage  de  sa  sœur  Blanche  avec  l'em- 
pereur d'Allemagne. 

Boniface, à  la  nouvelle  de  cette  alliance,  abaiHlonna 


inimédiatenient  le  parti  d'.Vlbert,  et  dans  une  au- 
dience solennelle,  il  déclara  aux  ambassadeurs  de  ce 
prince  que  l'élection  de  leur  maître  était  nulle  ;  qu'il 
le  vouait  à  la  haine  des  peuples  comme  homicide,  et 
qu'il  ne  le  reconnaissait  ni  comme  roi  des  Romains 
ni  comme  enqjereur;  puis,  endossant  une  cuirasse 
dorée  et  se  couvrant  d'un  casque ,  il  éleva  un  glaive 
au-dessus  de  sa  tête,  en  s'écriant  ;  «  Il  n'existe  point 
d'autre  césar,  d'autre  roi,  d'autre  empereur  que  moi, 
souverain  pontife  et  successeur  de  l'Apôtre.  »  Dès 
lors  il  continua  à  paraître  dans  les  grandes  cérémo- 
nies tantôt  sous  le  costume  de  pape,  tantôt  avec  les 
ornements  impériaux. 

Cette  année,  la  dernière  du  treizième  siècle,  offrit 
à  Boniface  une  occasion  très-favorable  d'extorquer 
de  l'argent  aux  peuples,  et  do  profiter  de  la  supersti- 
tion générale,  ipii  dès  l'origine  de  la  civilisation  at- 
tribuait à  l'année  séculaire  une  vertu  rémunératrice. 
Il  institua  le  jubilé,  espèce  de  pèlerinage  qui  devait 
avoir  lieu  chaque  fin  de  siècle,  et  pour  lequel  il  ac- 
corda des  indulgences  plénières  aux  fanatiques  ([ui 
venaient  visiter  le  tombeau  tie  l'Apôtre  à  Rome  ei 
lui   faire  des  offrandes. 

Jean  Villaui,  historien  Uorentin,  rapporte  que  dans 
le  cours  de  l'année  1300  on  compta  plus  de  deux  cent 
mille  pèlerins  à  Rome.  «  Je  puis  en  rendre  témoi- 
gnage, ajoute-t-il,  puisque  j'habitais  cette  ville.  Joui' 
et  nuit ,  deux  clercs  se  tenaient  à  l'autel  de  saini 
Paul,  des  râteaux  à  la  main,  pour  retirer  l'or  que  les 
fidèles  ne  cessaient  d'y  jeter.  Avec  ces  offrandes  Bo- 
niface se  forma  un  trésor  immense,  et  les  Romains 
s'enrichirent  tous  en  vendant  leurs  denrées  à  des  prix 
excessifs  aux  simples  qui  venaient  gagner  les  indul- 
gences et  vider  leur  bourse.  -•  Cette  institution  n'é- 
tait autre  qu'une  transibrmalion  des  jeux  séculaires 
des  païens.  Moïse,  dans  sa  loi,  avait  établi  une  cé- 
rémonie aiialogue  qui  se  renouvelait  tous  les  cin- 
quante ans;  pendant  cette  solennité,  les  dettes  étaient 
remises,  chacun  rentrait  dans  l'héritage  de  ses  pères, 
et  les  esclaves  recouvraient  leur  liberté.  Ainsi  les 
papes  n'ont  même  pas  le  mérite  de  l'invention  de 
cotte  fête,  qui  est  d'origine  égyptienne  ;  ils  l'ont  seu- 
lement dénaturée  pour  la  transformer  en  une  ignoble 
spéculation. 

Philippe  le  Bel,  qui  subissait  comme  son  père  l'in- 
Ihience  du  clergé  de  France,  s'était  déterminé  à  en- 
treprendre une  expédition  en  terre  sainte  ;  mais  avant 
son  départ,  il  voulut  faire  cesser  tout  sujet  de  mésin- 
telligence entre  lui  et  le  pape,  et  envoya  comme  am- 
bassadeur à  Rome  (îuillauine  de  Nogaret,  afin  de 
traiter  des  conditions  de  la  paix.  Boniface  reçut  très- 
mal  le  di])loraate,  et  se  permit  de  tenir  en  sa  pré- 
sence des  discours  outrageants  pour  le  roi .  Nogaret 
lui  répondit  avec  la  fermeté  qui  convenait  au  repré- 
sentant d'une  grande  nation,  et  lui  fit  sentir  les  dan- 
gers auxquels  s'exposait  l'Eglise  romaine  en  se  dé- 
clarant l'ennemie  delà  Franc(^  Le  pape  comprit  enfin 
(|ue  le  système  d'intimidation  et  de  violence  qui  lui 
avait  réussi  avec  les  Colonnà  pourrait  avoir  des  ré- 
sultats plus  graves  avec  le  roi  de  France;  usant  alors 
de  dissimulation,  il  feignit  d'être  ramené  à  des  sen- 
tiuients  pacifi([ues  par  l'élocjuence  de  Nogaret,  et 
engagea  l'ambassadeur  à  éciire  à  Philippe  que  rien 
ne  devait  plus  retarder  son  départ  |iourhi  terre  sainte, 


BONIFAGE    VIII 


175 


et  qu'il  acceptait  ses  propositions.  Eu  même  temps 
il  fit  prier  le  comte  de  Valois  de  passer  en  Italie  à 
la  tète  de  son  armée,  sous  prétexte  de  ])aciiier  les 
troubles  de  cette  province,  mais  en  réalité  ]iour  f[ue 
la  France  se  trouvât  entièrement  dégarnie  de  troupes 
et  ne  pût  s'opposer  aux  manœuvres  coupables  de  sa 
politique.    . 

Lorsqu'il  supposa  le  moment  favorable,  Bonil'ace 
onvoya  à  la  cour  de  Philippe,  en  qualité  de  lép;at, 
Bernard  Saissetti,  évêquedc  Pamiers,  homme  violent 
et  orgueilleux;  ce  digne  ambassadeur  du  pape  parla 
au  roi  avec  lant  d'insolence,  que  Philippe  le  Bel  le 
chassa  de  sa  présence,  et  lui  défendit  de  reparaître 
à  sa  cour,  sous  peine  d'être  traité  comme  criminel 
de  lèse-majesté.  Bernard,  forcé  d'obéir,  instruisit 
aussitôt  le  saint -père  de  l'atTront  qui  lui  avait  été 
l'ait,  et  prit  la  route  du  Languedoc,  afin  de  soulever 
sur  son  passage  les  populations  du  Midi  contre  l'au- 
lorité  royale,  en  prêchant  contre  Phili]i]ie,  et  en  pro- 
mettant des  indulgences  et  une  récompense  à  celui 
qui  en  délivrerait  le  monde  par  un  assassinat. 

Cet  énergumène  fut  enfin  arrêté  par  le  métropoli- 
tain de  Narbonne,  et  envoyé  au  voi ,  qui  fit  partir 
aussitôt  pour  Rome  Pierre  Flotte,  afin  d'informer  le 
pape  de  la  conduite  de  son  légat,  et  pour  lui  de- 
mander l'autorisation  de  le  punir.  ÎMais  bien  loin  de 
faire  droit  à  cette  juste  réclamation,  Bonil'ace  entra 
en  fureur;  il  répondit  à  l'ambassadeur  que  l'évêque 
de  Pamiers  n'ayant  fait  que  suivre  ses  ordres,  méri- 
tait des  éloges  pour  sa  fermeté ,  et  que  si  un  seul 
cheveu  tombait  de  sa  tête  ,  il  saurait  en  tirer  une 
vengeance  terrible. 

Trois  jours  après,  le  saint-père  leva  le  mastjue,  et 
publia  une  bulle  où  il  se  déclarait  lui-même  souve- 
rain absolu  du  royaume  de  France,  et  s'attribuait  le 
pouvoir  de  disposer  des  dignités  et  des  bénéfices  sé- 
culiers ou  ecclésiastiques;  en  même  temps  il  citait 
tous  les  chefs  du  clergé  français  à  Rome  pour  justi- 
fier leur  conduite.  Alors  Philippe  le  Bel  jugea  qu'il 
était  inutile  de  dillérer  ])lus  longtemps  de  punir  le 
saint-père;  et  le  10  avril  1302,  il  convoqua  à  Paris 
la  noblesse,  le  clergé  et  le  tiers  état  dans  un  grand 
parlement,  où  il  exposa  ses  griefs  contre  le  pape. 

Tous  les  membres  de  l'assemblée  déclarèrent  ([u'ils 
étaient  prêts  à  sacrifier  leurs  biens  et  leurs  person- 
nes pour  s'opposer  aux  criminelles  entreprises  du 
chef  de  l'Eglise;  les  ecclésiastiques  eux-mêmes  blâ- 
mèrent son  ambition  et  condamnèrent  le  scandale  de 
son  orgueil.  La  bulle  du  saint-père  fut  ensuite  brû- 
lée publiquement.  Philippe  déclara  en  présence  des 
grands  de  sa  cour,  des  pairs  du  royaume  et  des  prin- 
cipaux magistrats ,  «  qu'il  désavouait  son  fils  aîné 
pour  héritier  de  la  couronne,  et  tous  ses  descendants, 
s'ils  se  soumettaient  jamais  aux  pontifes  romains,  » 
•et  il  adressa  à  Boniface  une  lettre  conçue  en  ces  ter- 
mes :  <'  Sachez,  prêtre  insolent,  que  nous  ne  rele- 
vons de  personne  pour  le  temporel,  et  que  votre 
grande  fatuité  doit  s'abaisser  devant  nous.  >• 

Boniface  ne  se  relâcha  en  rien  de  ses  prétentions 
orgueilleuses,  espérant  que  Charles  de  Valois,  qui 
était  encore  en  Italie ,  prendrait  sa  défense  contre 
Philippe  son  frère;  mais  ses  ellorls  pour  gagner  le 
prince  furent  inutiles  ;  en  vain  le  pape  le  nomma  gé- 
néialissime  des  ;innéos  di-  rF^li^i',  iivci-  iionvoii-  de 


faire  la  guerre  à  tous  ses  ennemis  et  de  traiter  avec 
eux  ;  en  vain  il  le  déclara  comte  de  Romagne  et  grand 
pacificateur  de  Florence  :  Charles  demeura  fidèle  aux 
intérêts  du  la  France,  et  lufusa  de  prendre  les  armes 
contre  son  frère  ;  il  se  rendit  inême  à  Florence,  qui 
était  alors  déchirée  par  les  factions  des  blancs  et  des 
noirs,  afin  de  s'interposer  entre  les  deux  ])artis  et  de 
mettre  un  terme  à  ces  dé])lorables  querelles. 

Ses  bonnes  intentions  ne  lurent  malheureusement 
pas  comprises  des  Florentins;  la  faction  des  noirs, se 
croyant  i'avorisée  par  Charles  de  Valois,  poursuivit  à 
outrance  le  parti  des  blancs  ;  on  brûla  leurs  maisons, 
on  dévasta  leurs  domaines,  on  égorgea  les  femmes 
et  les  enfants,  enfin  on  commit  partout  des  cruautés 
inouïes.  Le  célèbre  poète  Dante ,  l'un  des  chel's  de 
Florence,  et  membre  du  conseil  des  Dix,  qui  avait  été 
député  à  Rome  pour  négocier  la  paix,  eut  son  palais 
démoli ,  ses  terres  dévastées  par  les  partisans  de  la 
faction  ennemie,  et  fut  condamné  au  bannissement 
perpétuel  dans  la  ville  de  Ravennc,  où  il  mourut. 

Boniface, voyant  l'impossibilité  de  pousser  Charles 
de  Valois  dans  une  révolte  contre  son  frère,  voulut 
au  moins  le  retenir  en  Italie,  afin  d'enlever  à  la 
France  le  secours  de  son  épée,  et  il  l'amusa  par  des 
semblants  de  ))réparatifs  de  guerre  contre  le  roi  de 
Sicile,  pendant  qu'il  intriguait  en  Angleterre,  en  Es- 


paerne  et  en  Allemagne 


pour 


obtenir  des  sommes 


considérables  en  faveur  des  Flamands ,  qui  étaient 
soulevés  contre  Philippe. 

Enfin  le  saint-père  assembla  un  consistoire,  au- 
c{uel  assistèrent  un  grand  nombre  de  prélats  (jui 
avaient  été  convoqués  à  Rome  pour  délibérer  sur  la 
conduite  de  la  France  à  l'égard  du  saint-siége;  l'é- 
vêque d'Auxerre  était  le  représentant  de  Philippe,  et 
les  prélats  de  Noyon ,  de  Coutances  et  de  Béziers 
comjiaraissaient  au  nom  du  clergé  romain. 

Dans  son  discours  d'ouverture ,  Boniface  déclara 
(pie  la  dynastie  des  Gapets  était  une  race  de  voleurs 
et  d'assassins  :  ((uc  leur  grande  puissance  venait  du 
saint-siége.  qui  avait  sans  cesse  augmenté  leurs  Etats 
aux  déjjens  des  aulies  seigneurs,  en  légitimant  suc- 
cessivement toutes  leurs  usurpations,  et  en  les  auto- 
risant à  lever  des  impôts  et  des  dîmes  sur  leurs  su- 
jets. Il  fit  remarquer  que  sous  le  règne  de  Philippe- 
Auguste,  les  rois  de  France  n'avaient  que  dix-huit 
mille  livres  de  revenus,  tandis  (jue  sous  son  pontifi- 
cat, le  roi  actuel  en  percevait  quarante  mille,  au 
moyen  des  grâces  et  des  dispenses  qu'il  lui  avait 
accordées.  Il  accusa  le  r»i  d'ingratitude,  comme  re- 
fusant de  se  soumettre  à  son  père  spiiituel;  et  en- 
lin,  s'animant  par  degrés,  il  termina  son  discours  par 
ces  paroles  :  i>  Oui,  si  le  roi  ne  devient  pas  plus 
sage,  je  saurai  le  châtier  corn'  .c""  écolier  et  lui  ôler 
la  couronne.  ><"II  espérait  que  sa  prophétie  se  réali- 
serait, sachant  que  les  Flamands  étaient  à  la  veille  de 
se  révolter.  En  etïet,  on  apprit  bientôt  la  nouvelle 
que  les  habitants  de  Bruges  et  de  Gand ,  exaspérés 
contre  les  T'rançais,  s'étaient  réunis  au  nombre  de 
vingt  mille,  et  avaient  taillé  en  pièces  une  armée  de 
plus  de  quarante  mille  hommes,  commandée  par  le 
comte  d'Artois  et  par  les  meilleurs  capitaines  de 
Philippe  le  Bel.  Cette  rencontre  avait  eu  lieu  sous 
les  murs  de  Courtray;  douze  mille  gentilshommes 
l'tiiient  restés  sur  le  champ  île  |.al,iillc,  et  parmi  eux 


170 


HISTiMlU"     OKS     l'Al'KS 


le  corato  d'Artois,  Pierre  Flotte ,  et  im  jïranil  iioiii- 
bre- de  seitrueurs  distingués. 

Kn  signe  de  réjouissance ,  le  pape  ordonna  des 
messes  solennelles  dans  les  églises  de  Rome:  ensuite 
il  renouvela  auprès  do  Charles  de  \'alois  l'olTre  de  le 
mettre  sur  le  trône  de  France.  Le  prince  repoussa 
avec  indignation  les  avances  de  Uonifaco,  et  se  hâta 
de  revenir  à  la  cour  de  son  frèrt^  pour  réparer  les 
désastres  de  la  dernière  campagne. 

De  son  côté,  le  roi,  instruit  des  intrigues  du  saint- 
siége,  résolut  de  se  venger,  et  tint  une  assemblée 
dans  le  palais  du  Louvre,  le  12  mars  1303,  pour 
entendre  la  recpiète  (pie  Guillaume  de  Nogaret  avait 
à  présenter  contre  le  pape.  L'ambassadeur  s'exprima 
en  ces  termes  :  «  Je  ilemande ,  illustres  seigneurs, 
(jue  le  cardinal  Benoit  Gaétan,  qui  se  fait  appeler 
pontife,  soit  mis  en  accusation  comme,  athée,  simo- 
niaque,  ennemi  de  Dieu  et  des  hommes,  incestueu.x, 
voleur,  sodomile  et  destructeur  de  la  religion  ;  je 
supplie  le  roi  de  réunir  les  états-généraux,  afin  de 
publier  une  ordonnance  de  convocation  d'un  concile 
général  pour  juger  Boniface.  En  attendant,  je  de- 
mande qu'on  procède  sans  retard,  à  la  nomination 
d'un  vicaire  pour  gouverner  l'Eglise  romaine,  el 
qu'on  arrête  immédiatement  l'anlipape,  afin  qu'il  ne 
puisse  s'opposer  aux  réformes  qu'on  entreprendra 
pour  le  bien  de  la  chrétienté. 

«  N'oubliez  pas,  grand  prince,  ajouta-t-il  en  s'a- 
dressant  à  Philippe,  que  vous  êtes  obligé,  par 
l'exemple  des  rois  vos  prédécesseurs,  et  par  le  ser- 
ment cjue  vous  avez  fait  de  protéger  les  Éghses  do 
votre  royaume,  de  poursuivre  le  cardinal  Gaétan 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  réduit  à  l'impuissance  de  nuire.  » 

Le  pape  ayant  eu  connaissance  de  ce  qui  avait  été 
fait  contre  lui  dans  la  conférence  tenue  au  Louvre, 
écrivit  aussitôt  au  cardinal  Lemoine,  son  légat,  qu'il 
eût  à  excommunier  personnellement  le  roi  de  France, 
et  à  déposer  les  ecclésiastiques  qui  avaient  été  assez 
hardis  pour  administrer  les  sacrements  ou  pour  cé- 
lébrer le  divin  sacrifice  après  sa  défense.  Il  envoya 
l'ordre  au  Père  Nicolas,  jacobin,  confesseiu-  de  Phi- 
lippe le  Bel,  de  comparaître  à  Home  dans  trois  mois, 
afin  de  répondre  devant  le  consistoire  de  la  résistance 
C[ue  le  prince  avait  apportée  jusque-là  aux  volontés 
du  saint-père  ;  il  cita  pareillement  à  son  tribunal,  et 
pour  la  même  cause,  tous  les  évèques  français. 

Le  roi,  prévenu  de  ces  tentatives  insensées ,  fit 
arrêter  l'archidiacre  de  Constance  et  Nicolas  de  Ho- 
nefracto,  porteurs  des  bulles  du  pape  ;  et  en  même 
temps  il  publia  un  édit  ordonnant  la  confiscation  des 
biens  des  ecclésiastiques  qui  se  rendraient  à  Rome. 

Boniface,  qui  se  trouvait  alors  en  guerre  avec  les 
plus  puissants  princes  de  l'Europe,  reconnut,  mais 
trop  tard,  le  danger  auquel  il  s'était  ex])0sé  en  pour- 
suivant Philippe  le  Bel  avec  tant  de  violence.  Néan- 
moins il  essaya  de  lutter,  et  jiréalablement  il  mit  en 
usage  cet  axiome  politique  :  «  Lorsqu'on  a  trois  en- 
nemis, il  faut  faire  la  paix  avec  deux  pour  combattre 
le  troisième;  ensuite  on  extermine  successivement 
les  deux  autres.  »  Il  commença  en  effet  par  se  ré- 
concilier avec  Albert  d'Autriche,  en  le  reconnaissant 
comme  empereur;  il  ne  l'appela  plus  sujet  rebelle 
ni  assassin;  il  le  proclama  au  contraire  seul  et  légi- 
time  souverain  de  Germanie ,   suppléant  ainsi  par 


sa  loule-puissance  apostolique  aux   irrégularités  de 
la    première  élection. 

.\vant  d'expédier  cette  bulle,  il  exigea  d'Albert  la 
déclaration  suivante  :  «  Je  reconnais  ipie  l'empire  u 
été  transféré  par  le  saint-siége  des  Grecs  aux  Alle- 
mands en  la  personne  de  Chailemagne;  que  le  droit 
d'élire  le  roi  des  Romains  a  été  délégué  par  les  pa- 
])es  à  certains  princes  ecclésiastiques  ou  séculiers; 
enfin,  que  les  souverains  reçoivent  du  chef  de  l'E- 
glise la  puissance  du  glaive  matériel.  » 

Boniface  avait  demandé  à  Frédéric,  le  roi  de  Si- 
cile, une  déclaration  analogue  ;  et  sur  son  refus,  il 
l'avait  excommunié  et  avait  mis  ses  Etats  en  interdit. 
Mais  comme  Robert,  duc  de  Galabre,  fils  aîné  de 
(Miarles  le  Boiteux,  et  Frédéric  s'étaient  enfin  récon- 
ciliés en  signant  un  traité  qui  assurait  à  ce  dernier 
la  souveraineté  de  cette  île  pendant  sa  vie,  sous  1 1 
condition  qu'il  épouserait  Éléonore,  lille  de  Charles 
de  \'alois,  le  pape  se  trouva  forcé  de  l'absoudre  de 
l'excommunication,  et  de  lui  accorder  même  des 
dispenses  pour  son  mariage  avec  Eléonore. 

Frédéric  consentit  cependant,  pour  obtenir  l'inves- 
titure, à  faire  hommage  lige  de  ses  États  au  saint- 
père,  et  s'engagea  à  lui  payer  chaque  année  un  tribut 
de  trois  mille  onces  d'or,  et  à  lui  fournir  cent  cheva- 
liers armés  pour  trois  mois,  toutes  les  fois  qu'il  en 
serait  requis;  enfin,  il  déclara  cpi'il  reconnaissait 
pour  ses  ennemis  ceux  de  l'Eglise  romaine,  et  qu'il 
les  combattrait  à  outrance  au  premier  ordre  de  la 
cour  de  Home. 

Boniface  songea  également  à  se  créer  des  alliances 
en  Hongrie,  et  il  profita  de  ce  que  les  seigneurs  de 
ce  royaume  avaient  donné  sans  son  avitorisatiun  la 
couronne  à  Venceslas,  fils  du  roi  de  Bohème,  jiour 
déclarer  l'élection  irrégulière,  et  pour  revendiquer  la 
libre  disposition  de  ce  trône.  Il  cita  à  Rome  les  di- 
vers prétendants  à  la  royauté  de  Hongrie,  et  déclara 
qu'il  se  prononcerait  pour  celui  ((ui  offrirait  le  plus 
d'avantages  au  saint-siége.  Ni  ^'inceslas  ni  son  fils 
ne  comparurent;  ils  envoyèrent  seulement  trois  am- 
bassadeurs, qui  déclarèrent  à  Boniface,  au  nom  de  ces 
deux  princes,  ([u'ils  venaient  simplement  pour  assister 
au  synode  et  non  pour  plaider  la  cause  du  roi,  qui 
avait  élé  choisi  par  la  volonté  des  Hongrois.  Le  pape 
leur  répliqua  insolemment  que  le  trône  de  Hongrie 
se  transmettait  par  ordre  de  succession  et  non  par 
voie  d'élection;  et  qu'en  conséquence  il  l'adjugeait 
à  la  veine  Marie  et  à  Cbarobert,  son  petit  fils. 

Des  ordres  furent  expédiés  aussitôt  à  Nicolas  de 
Trévise,  légat  de  ce  royaume,  pour  qu'il  mît  l'inter- 
dit sur  la  ville  de  Bude  et  qu'il  revînt  en  Italie; 
mais  les  prêtres  hongrois,  sans  s'occuper  des  censu- 
res ecclésiastiques,  continuèrent  à  célébrer  l'office 
divin  et  à  administrer  les  sacrements  ;  bien  plus,  ils 
excommunièrent  |iul)liquement  le  légat  et  B(miface 
lui-même.  Néanmoins  le  coup  était  porté,  et  la  guerre 
civile  éclata;  elle  dura  jusqu'en  1310,  époque  à  la- 
((uelle  Cbarobert  fut  universellement  reconnu  souve- 
rain de  Hongrie. 

S'étant  ainsi  assuré  de  puissants  alliés,  le  ]vipe 
recommença  ses  luttes  contre  Philippe;  il  le  déclara 
déchu  du  trône,  et  donna  ses  Etats  à  celui  qui  le  li- 
vrerait mort  ou  vif  au  saint-siége.  De  son  côté,  le 
loi  tint  une  assemblée  des  états-généraux  dans  les 


HoNii'ACK    vu: 


IV 


Tiare  du  pape  fioniracc,  le  représentant  d'un  prétendu  Dieu  né  sur  la  paille 


jardins  du  Louvre,  pour  faire  déposer  le  saiot-pf-re. 
Guillaume  du  Plessis,  Louis,  comte  de  Saint-Pol,  et 
Jean,  comte  de  Dreux,  en  présence  de  la  noblesse, 
du  clergé  et  du  tiers  état,  se  portèrent  partie  contre 
le  pape:  «  Ils  l'accusèrent  de  ne  point  croire  à  l'im- 
mortalité de  l'àme,  de  soutenir  qu'elle  était  périssa- 
ble comme  le  corps,  et  par  consécjucnt  ([u'il  n'exis- 
tait point  une  autre  vie;  ils  affirmèrent  iju'il  niait  la 
présence  de  Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie;  qu'il 
appelait  l'hostie  un  morceau  de  mauvais  pain  auquel 
il  ne  rendait  aucun  respect.  Ils  soutinrent  que  Boni- 
II 


face  prèciiait  publiquement  (|u'un  pape  étant  iafail- 
liblo  pouvait  commettre  des  incestes,  des  vols  et  de» 
meurtres  sans  être  criminel,  et  que  c'était  une  héré- 
sie de  l'accuser  même  d'avoir  péché;  ils  prétendirent 
que  le  pontife  proclamait  ouvertement  la  fornication 
l'une  des  plus  bi'lles  hiis  de  la  nature,  ef  disait  qu'elle 
seule  lui  révélait  1  existence  Je  Dieu. 

«  Cet  exécrable  pape,  ajoutèrent-ils,  n'observe  ni 
les  jeûnes  ni  les  abstinences;  il  mange  de  la  chair 
en  tout  temps  et  sans  cause  légitime ,  et  ordonne  à 
ses  domestiques   d'en   user  de   même  ;   il   force   le» 

lit 


178 


HISTOIRE    DES     PAPES 


prêtres  à  lui  révéler  les  secrets  de  la  confession,  sous 
iiréti'xle  qu'on  doit  lui  dévoiler  les  criiues  de  ses  en- 
nemis ;  il  poursuit  les  frères  mineurs  et  les  frères 
prêcheurs,  et  les  dépouille  de  leurs  biens ,  sous  pré- 
texte que  ces  moines  sont  des  larrons  hypocrites  qui 
extoniuent  les  peuiiles;  et  ainsi  il  mérite  d'èlrc  ap- 
pelé le  voleur  des  voleurs.  ' 

X  Enlin,  on  produisit  des  témoins  qui  affirmèrent 
que  le  i)ape  avait  un  sérail,  comme  les  Turcs,  qu'il 
vivait  en  concubinage  avec  ses  deux  nièces,  et  qu'il 
avait  eu  de  l'une  et  de  l'autre  plusieurs  enfants.  » 

Après  avoir  formulé  ces  ditl'érentcs  accusations,  du 
Plessis  deman  ia  acte  de  son  appel  au  futur  concile; 
le  roi  se  déclara  appelant  ;  les  évêques,  les  abbés, 
l'université  de  Paris  et  tous  les  ordres  du  royaume 
suivirent  cet  exemple,  et  demandèrent  la  convocation 
d'un  synode  général;  enfin  à  Rome  même,  un  grand 
nombre  de  jirèlres  et  dix  cardinaux  approuvèrent  les 
poursuites  de   la  France  et  adhérèrent  à  ra]ipel. 

Philippe  le  Bel  envoya  ensuite  des  députés  dans 
toutes  les  cours  de  l'Europe  pour  annoncer  la  tenue 
du  concile.  Nogaret,  son  ambassadeur  à  Rome,  reçut 
l'ordre  de  signifi.tf  au  pape  la  décision  des  états-gé- 
néraux, et  de  la  publier  dans  les  villes  de  l'Itahe.  Il 
s'acquitta  fort  heureusement  de  sa  mission,  et  en- 
traîna dans  le  parti  de  son  maître  un  grand  nombre 
de  seigneurs,  de  magistrats,  de  citoyens  et  d'ecclé- 
siastiques qui  étaient  fatigués  du  despotisme  de  Bo- 
niface  Celui-ci  prit  alors  le  parti  de  quitter  la  ville 
sainte,  où  ses  ennemis  se  montraient  tout-puissants; 
il  abandonna  secrètement  le  Vatican,  et  vint  habiter 
Anagni  avec  ses  nièces  et  s«s  bâtards. 

Peu  de  jours  après  son  arrivée,  le  saint-père  as- 
sembla les  cardinaux  qui  l'avaient  suivi,  et  fulmina 
une  bulle  terrible  contre  PhiUppe  le  Bel,  qu'il  vouait, 
ainsi  que  sa  famille  et  sa  postérité,  à  Satan  et  à 
l'exécration  des  hommes,  déclarant  son  royaume  en 
interdit,  relevant  ses  sujets  de  leur  serment  de  fidé- 
lité, et  donnant  sesËtats  à  l'empereur  Albert  d'Au- 
triche. Dans  cette  bulle  il  sommait  les  Allemands, 
les  Anglais  et  les  Flamands  de  prendre  les  armes 
contre  la  France,  et  leur  accordait  des  indulgences 
plénières  pour  cette  guerre. 

Sans  perdre  de  temps,  Nogaret  agit  de  son  côté 
avec  une  activité  et  une  adresse  remarquables.  Se- 
condé par  SciarraColonna,  par  Jean  Mouschet,  deux 
ennemis  implacables  de  BoniTace,  il  détacha  de  la 
cause  du  pape  la  plupart  des  villes  voisines  du  pa- 
trimoine de  Saint-Pierre,  et  rassembla  secrètement 
une  troupe  de  gens  déterminés  avec  lesquels  il  vint 
tout  à  coup  investir  Anagni.  Le  7  septembre  1303, 
à  la  pointe  du  jour,  ses  soldats  forcèrent  les  portes 
de  la  ville  et  se  répandirent  aussitôt  dans  les  rues, 
en  criant  :  «  Vive  le  roi  de  France  I  mort  à  Boni- 
face  !  »  Ensuite  ils  attaquèrent  le  palais  de  Pierre 
Gaétan,  neveu  du  pape,  qu'ils  emportèrent  au  pre- 
mier assaut,  et  vinrent tnettre  le  siège  devant  lafor- 
teresse    qu'habitait  le  saint-père  avec  les  cardinaux. 

Dans  cette  extrémité,  Boniface  promit  de  se  rendre 
et  fit  demander  un  sursis  de  quelques  heures,  sous 
prétexte  qu'il  avait  besoin  de  délibérer  sur  ce  qu'il 
avait  à  faire,  mais  en  réalité  pour  avoir  le  temps  d'ex- 
citer un  soulèvement  en  sa  laveur  ;  mais  le  peuple  d'A- 
oagni,  retenu  par  la  crainte,  n'osa  point  tenter  le 


moindre  mouvement.  Alors  le  saint-père  voyant  le  dé- 
lai qu'il  avait  demiiiulé  près  d'expirer,  fit  prier  Sciarni 
Colonnade  lui  donner  par  écrit  les  conditions  qu'il  exi- 
geait pour  la  paix.  Sciarra  répondit  à  l'envoyé  qu'avant 
toutes  choses,  si  Boniface  désirait  conserver  la  vie  sau- 
ve, il  devait  rétablir  la  famille  des  Colonna  dans  tous 
ses  biens  et  ses  dignités,  et  renoncer  au  ponlilicat.  Ces 
conditions  ayant  été  rapportées  à  Bonifaie,  il  s'écria: 
«  Non,  plutôt  mourir  ((ue  cesser  d'être  pape  !  >> 

En  conséquence,  à  trois  heures  de  l'après-midi,  la 
trêve  étant  expirée,  les  soldats  donnèrent  un  nouvel 
assaut,  escaladèrent  les  murailles  et  se  ruèrent  dans 
les  appartements  du  palais,  qu'ils  mirent  au  pillage. 
On  trouva  dans  lus  coffres  de  la  trésorerie  une  si 
grande  cpiantité  d'argent,  d'or,  de  pierreries  et  d'ob- 
jets précieux,  que,  si  l'on  en  croit  Walsingham,  tous 
les  rois  de  cette  époque  en  réunissant  leurs  richesses 
n'auraient  pu  accumuler  un  trésor  égal  à  celui  du  pape. 

Quant  à  Boniface,  voyant  qu'il  n'y  avait  pour  lui 
aucun  moyen  d'échapper  à  ses  ennemis,  il  se  revêtit 
des  ornements  pontificaux,  posa  la  couronne  de  Cons- 
tantin sur  son  front,  et  prenant  les  clés  apostoli- 
ques d'une  main  et  la  croix  de  l'autre,  il  se  plaça  sur 
un  trône,  attendant  fièrement  l'arrivée  de  ses  enne- 
mis. Nogaret,  sans  être  arrêté  par  la  majesté  de  ce 
spectacle,  s'approcha  du  pontife  très-irrespectueuse- 
ment et  lui  signifia  l'acte  d'appel  des  états-généraux 
de  France,  le  sommant  d'avoir  à  se  présenter  au  con- 
cile général  pour  justifier  sa  conduite.  Le  pape 
n'ayant  même  pas  répondu  à  cette  première  interpel- 
lation, Sciarra  Colonna  s'avança  à  son  tour  et  lui  de- 
manda s'il  voulait  renoncer  à  la  papauté.  «  Non!  s'é- 
cria Boniface;  j'y  perdrai  plutôt  la  vie;  tuez-moi,  si 
vous  l'osez,  au  moins  je  mourrai  pape.  «  Ce  qui  se- 
rait probablement  arrivé  sans  l'intervention  de  No- 
garet, car  les  soldats  s'étaient  déjà  jetés  sur  le  saint- 
père.  L'ambassadeur  français  les  arrêta  d'un  geste  • 
«  Non,  nous  ne  tuerons  pas  ce  prêtre  infâme,  reprit-il, 
nous  le  chasserons  honteusement  de  cette  chaire  apos- 
tolique à  laquelle  il  est  plus  attaché  qu'à  l'existence  ;  et 
ce  sera  le  plus  terrible  des  châtiments  pour  cet  orgueil- 
leux que  d'épargner  ses  jours  afin  qu'il  les  passe  dans 
l'opprobre  et  dans  l'humiliation.  Ainsi,  debout,  pré- 
pare-toi, chien,  dit-il  en  se  retournant  vers  Boniface, 
nous  allons  te  conduire  au  concile  général  qui  s'assem- 
ble à  Lyon  pour  te  condamner  selon  tes  mérites.  » 

Cette  nouvelle  insulte  exaspéra  le  saint-père  ;  il 
oublia  le  rôle  d'impassibilité  qu'il  avait  joué  juscpie- 
là,  et  entra  dans  des  accès  de  colère  tellement  violents 
qu'on  l'eût  cru  insensé.  Il  blasphéma  le  nom  de  Dieu, 
renia  le  Christ,  maudit  le  roi  de  France  et  ses  des- 
cendants jusqu'à  la  quatrième  génération,  et  appela 
Sciarra  Colonna  fils  de  putain.  Celui-ci  ne  put  conte- 
nir son  indignation,  il  se  précipita  sur  Boniface,  le 
frappa  au  visage  de  son  gantelet  de  fer  jusqu'à  effu- 
sion de  sang;  et  il  lui  aurait  brisé  la  tète  si  Nogaret 
ne  l'eût  arraché  des  mains  de  son  ennemi.  Boniface 
fut  emporté  tout  meurtri  et  confié  à  la  garde  de  Re- 
naud de  Suppino,  capitaine  florentin,  qui  le  renferma 
dans  une  des  salles  du  palais.  Sa  captivité  dura  trois 
jours,  pendant  lesquels  il  refusa  de  prendre  aucune 
nourriture,  craignant  d'être  empoisonné  par  ses  en- 
nemis; il  mangea  seulement  quatre  œufs  qui  lui 
furent  donnés  par  une  vieille  femme. 


w.  m 


BONIFACE    VIII 


179 


Enfin  dans  la  f(uatvième  nuit  les  habitants  d'A- 
nagni,  soulevés  [lar  les  prêtres,  vinrent  attaquer  les 
Français  si  brusquement  qu'ils  les  forcèrent  à  aban- 
donner le  palais  pontifical,  et  c'est  à  peine  si Golonna 
et  Noiraret  purent  s'éciiapper  avec  queLpies  soldats, 
laissant  au  pouvoir  des  Italiens  la  bannière  de  France, 
qu'ils  avaient  arborée  sur  la  tour  de  la  ville.  Le  pape, 
déiivTé  des  mains  de  ses  ennemis,  se  fit  porter  sur 
la  place  publique;  et  craignant  un  retour  de  fortune, 
il  déclara  en  présence  du  peuple  qu'il  pardonnait  à 
ceux  qui  avaient  pris  les  armes  contre  lui;  qu'il  réta- 
blissait la  famille  des  Golonna  dans  tous  leurs  biens 
et  dignités  ;  et  qu'il  pardonnait  même  à  (juillaurae 
de  Nogarel,  l'auteur  de  tous  ses  maUieurs.  Ce  langage 
hypocrite  lui  ramena  quelques  partisans. 

Mais  dès  qu'il  se  vit  à  Rome  et  hors  de  tout  danger, 
il  ne  songea  plus  qu'à  la  vengeance,  et  employa  ses 
jours  et  ses  nuits  à  la  préparer  :  renfermé  au  fond  de 
son  palais  pour  mûrir  ses  plans  machiavéliijues,  il 
passait  des  semaines  entières  plongé  dans  ses  ré- 
flexions, sans  vouloir  parler  même  aux  officiers  de  sa 
cour.  Souvent  ou  l'entendait  s'écrier  tout  haut  :  Ma- 
lédiction !  anathème  !  Cette  irritation  continuelle 
amena  enfin  une  fièvre  chaude,  elle  saint-père  tomba 
gravement  malade.  Dans  ses  accès  de  délire  il  s'accu- 
sait d'un  nombre  prodigieux  de  crimes,  et  poussait 
des  hurlements  affreux,  comme  si  Satan  se  fût  em- 
paré de  son  âme.  On  se  rappela  alors  cette  prophétie 
du  papeCélestin  :  «Malheur  à  toi,  Benoît  Gaétan  !  tu 
es  monté  sur  le  trône  comme  un  renard,  tu  régneras 
comme  un  lion,  et  lu  rnourras  comme  un  chien!  » 
En  efllet,  Boniface,  dans  un  paroxysme  de  démence, 
se  dévora  les  bras,  et  mourut  le  11  octobre  1303.  Il 
fut  inhumé  à  Saint-Piene,  dans  une  chapelle  qu'il 
avait  fait  élever  à  l'entrée  de  celte  ))asilique. 

Dante  a  placé  l'âme  de  ce  pontife  au  fond  de  l'en- 
fer, dans  le  trou  qu'avait  occupé  le  pape  Nicolas  III 
avant  lui  ;  et  il  courut  alors  à  Rome  des  dessins  qui 
représentaient  Pierre  de  Mouron  avec  une  colombe 
sur  la  tète  et  figurant  le  Suint-Esprit  ;  derrière  lui 
était  Boniface  VIII,  un  porte-voix  à  la  main,  tenant 
dans  ses  bras  un  renard  dont  les  pattes  de  devant 
étaient  appuyées  sur  le  dos  de  Célestin  V,  et  qui  de 
son  museau  lui  enlevait  la  tiare.  Dans  le  fond  du  ta- 
bleau, l'artiste  avait  représenté  une  seconde  fois  Bo- 
niface avec  les  ornements  pontificaux,  et  trahie  par 
des  gens  armés  qui  le  frappaient  à  coups  de  gante- 
lets sur  la  face. 

Frère  François  Pépin  rapporte  dans  sa  clironiijue 
qu'une  figure  de  la  Vierge  sculptée  sur  le  tombeau 
de  Boniface,  de  blanche  qu'elle  était  fut  trouvée 
noire  le  lendemain,  sans  qu'on  pût  jamais  lui  faire 
reprendre  sa  première  couleur. 

De  |lous  ces  témoignages,  il  résulte  que  ce  pape, 
en  exécration  à  sesconlemporains,  était  réputédamné 
même  par  le  clergé. 

Jean  Villani  appelle  Boniface  prêtre  cruel,  ambi- 
tieux corrompu,  orgueilleux  et  avare  ;  il  lui  recon- 
naît une  grande  habileté  dans  le  maniement  des  af- 
faires temporelles,  une  connaissance  approfondie  des 
saintes  Écritures,  du  droit  canon  et  du  droit  civil, 
et  rapporte  fort  au  long  différentes  propositions  ou 
axiomes  de  Boniface  ^'III,  qu'il  avait  transcrites  sur 
des  documents  autheutiques. 


Voici  de  quelle  manière  le  pape  formulait  sespen- 
sées  :  «  Que  Dieu  me  Hi.sse  seulement  du  bien  en  ce 
monde  ;  je  ne  me  soucie  p;is  plus  de  l'autre  vie  que 
d'une  fève!  --  Les  hommes  ont  des  âmes  semblables 
à  celles  des  bêtes;  elles  ne  sont  pas  plus  immortelles 
les  unes  que  les  autres.  —  L'Ëvangile  enseigne  plus 
de  mensonges  qiie  de  vérités;  l'enfantement  de  la 
Vierge  est  absurde;  l'incarnation  du  fils  de  Dieu  est 
ridicule,  et  le  dogme  de  la  transsubstantiation  est 
une  sottise  !  —  Les  sommes  d'argent  que  la  fable 
du  Christ  a  rapportées  aux  prêtres  sont  incalculables. 
—  Les  religions  sont  créées  par  des  ambitieux  pour 
tromper  les  hommes.  —  Il  faut  que  les  ecclésiasti- 
ques parlent  comme  le  peuple,  mais  qu'ils  n'aient  pas 
les  mêmes  croyances  que  lui. —  Ce  n'est  pas  un  plus 
grand  péché  de  s'abandonner  à  la  volupté  avec  une 
jeune  fille  ou  avec  un  jeune  garçon,  que  de  se  frotter 
les  mains  l'une  contre  l'autre.  —  Il  faut  vendre  dans 
l'Église  tout  ce  que  les  simples  veulent  acheter.  » 

Enfin,  pour  terminer  le  portrait  de  Boniface  et 
pour  montrer  f[u'il  mettait  en  pratique  ses  maximes, 
nous  raconterons  les  aventures  burlesques  de  la  cha- 
pelle de  Notre-Dame  de  Lorette,  telles  que  nous  les 
trouvons  démùtes  dans  l'historien  Desniarets.  «  Le 
cardinal  Benoît  Gaétan,  dit  il,  s'était  fort  heureuse- 
ment servi  d'un  porte-voix  pour  déterminer  Pierre  de 
Alouron  à  abdiquer;  lorsqu'il  fut  élu  pape,  il  essaya 
d'une  autre  fourberie  pour  extorquer  de  l'argent  aux 
fidèles  :  il  annonça  publiquement  que  les  anges  étant 
à  ses  commandements ,  il  ferait  enlever  de  Nazareth 
en  GaHlée,  des  mains  des  musulmans,  la  maison  oij 
la  vierge  Marie  était  née,  où  elle  avait  été  mariée 
avec  saint  Joseph,  et  où  elle  avait  conçu  par  l'opéra- 
tion du  Saint-Esprit.  Etïectivement ,  huit  jours  n'é- 
taient pas  écoulés  depuis  cette  promesse,  que  le 
saint-père  ordonnait  aux  peuples  de  se  rendre  en 
Dalmatie  pour  voir  la  maison  que  les  anges  avaient 
transportée  sur  leurs  bras,  et  qu'ils  avaient  placée 
sur  une  colline  déserte  appelée  Tersulto  ;  elle  y  de- 
meura pendant  trois  ans  et  sept  mois. 

«  Gomme  la  longueur  du  chemin  empêchait  beau- 
coup de  chrétiens  d'y  apporter  leurs  ofl'randes,  les 
anges,  toujours  d'après  le  commandement  de  Boni- 
face,  la  transportèrent  au  milieu  d'une  immense  fo- 
'  rêt,  dans  le  territoire  de  Racanati,  dépendance  de  la 
marche  d'.\ncône.  Après  ce  deuxième  prodige,  les 
prêtres  publièrent  les  miracles  de  la  santa  casa  ;  ils 
racontaient  que  la  nature  entière  tressaillait  d'allé- 
gresse autour  de  la  demeure  de  la  \'ierge ,  que  les 
vents  murmuraient  de  célestes  mélodies,  que  les 
chênes  inclinaient  leurs  cimes  séculaires  pour  rendre 
hommage  à  la  mère  de  Dieu,  et  qu'une  lumière 
éclatante  éclairait  la  forêt  pendant  la  nuit.  Aussi 
accourut-on  .bientôt  de  toutes  les  parties  de  l'Italie 
pour  voir  ces  merveilles  et  pour  faire  des  présents  à 
la  sainte  madone. 

«  Malheureusement  les  voleurs,  toujours  si  nom- 
breux dans  la  basse  Italie,  voulurent  partager  avec 
la  Vierge  les  dons  des  pèlerins  ;  et  comme  le  pape 
n'y  trouvait  pas  son  compte,  il  ordonna  à  ses  anges 
de  la  transporter  iiors  de  la  forêt  ;  ceux-ci  déposèrent 
la  maison  dans  un  champ  appartenant  à  deux  frères 
qui  la  veille  avaient  perdu  leur  père  ;  elle  devint 
entre  eux  une  cause  de  disputes,    chacun  des  frères 


100 


mSTOlHK     DKS     l'Al'KS 


Notre-Dame  de  Lorette  —  La  casa  sanla 


icvendiquanl  la  possession  du  lot  où  elle  se  trouvait. 
Pour  les  mettre  d"accord,  les  anges  enlevèrent  une 
quatnème  fois  la  maison  miraculeuse,  et  la  trans- 
portèrent au  milieu  d'un  champ  qui  appartenait  à 
une  sainte  femme  appelée  Lorette.  Sans  doute  la 
•vierge  Marie  se  plut  beaucoup  dans  cette  terre  de 
prédilection ,  car  il  est  constant  que  depuis  le  trei- 


zième siècle  jusqu'à  nos  jours  elle  n'a  point  changé 
de  place;  ou  bien,  ce  qui  est  plus  probable,  le  pape 
ne  lui  fit  pas  faire  un  cinquième  voyage,  parce  qu'il 
la  trouva  suffisamment  rapprochée  de  Rome  pour  ne 
point  avoir  à  redouter  les  brigands'  qui  avaient  la 
sacrilège  audace  de  partager  avec  la  madone  les  of- 
frandes des  fidèles.  » 


Rtgne  d'Isaac  l'Ange  et  de  son  flis.  —  Les  croisés  à  Consiantinople.  —  Débauches  du  jeune  Alexis  l'Ango.  —  Une  parue  de  Cons- 
lanlinople  est  détruite  par  un  incendie.  —  Nicolas  Cauabc  est  proclamé  empereur.  —  Mort  J';siac  l'Ange.  —  Murzuphie  fait 
décapiter  Nicolas  Canabé  et  étrangle  de  ses  mains  le  jeune  Alexis.  —  11  est  proclamé  cmp  reur  par  les  soMats.  —  Les  croisés 
assiègent  Consiantinople  et  s'en  emparent.  —  Baudoin,  comte  de  Flandre,  fonde  l'empire  des  Latins  en  Orient.  —  Murziiplile 
est  trahi  par  son  beau-père.  —  Théo  lore  Lascaris  empereur. —  Ses  conquêtes  sur  les  Français.  —  Ses  vertus;  sa  mort.  —  Rf'grie 
de  Jean  Vatace.  —  Théodore  Lascaris  H.  —  Il  fait  renfermer  la  soeur  de  Michel  Pjléologue  dans  un  sac  et  la  fait  dévorer  par  d'  s 
clia^.  —  Mort  de  Théoilore  Lascari<.  —  Jean  Lasciris  lui  succède  à  l'âge  de  s'X  ans.  —  Michel  l'aléologue  usurpe  l'empire.  — 
Prise  de  Consiantinople  sur  les  Latins.  —  Michel  fait  crever  les  yeux  au  jeune  Lascaris.  —  Mort  de  Michel.  —  Réflexions  sur 
l'émancipation  des  serfs  en  France.  —  R'-gnc  de  Louis  VIII.  —  Il  est  empoisonné  par  Thibaut,  comte  de  Champagne,  amant  de 
la  reine.  —  Régence  de  Blanche  de  Castille.  —  Ses  amours  avec  le  cardinal  Romain  et  avec  Thibaut.  —  Ses  intrigues  galantes 
avec  les  grands  seigneurs  du  temps.  —  Education  de  saint  Louis.  —  Son  fanati.sme.  —  Massacre  des  Albigeois  dans  le  Langue  loc- 

—  Mariage  de  saint  Louis  avec  Mar,'uerite  de  Provence.  —  Le  roi  achète  aux  Vénitiens  la  couronne  d'épines  de  Jésus  Christ. — 
Commerce  scandaleux  des  rcli  jues  en  Italie  et  en  France.  —  Le  roi  part  pour  la  croisade.  —  Gouvernement  de  la  reine  Blanche 
pendant  l'absence  de  son  fils.  —  Revers  d*  saint  Louis  en  Orient.  —  Il  est  fait  prisonnier  par  les  Sarr.isins.  —  Mort  de  la  reine 
mère.  —  Retour  du  roi.  —  Seconde  croisade  de  saint  Louis.  —  Il  débarque  sur  les  côtes  de  Tunis  et  meurt  de  la  pesle.  — 
Règne  de  Philippe  le  Hardi.  —  11  épouse  Marie  de  Brabant  après  la  mort  de  sa  première  femme.  —  Débauches  de  la  nouvelle 
reine.  —  Elle  fait  empoisonner  le  fils  aîné  du  roi  par  son  amant.  —  Mort  de  Philippe  le  Hardi.  —  Son  fils  Phdippe  le  Bel  lui 
succède  à  l'âge  de  dix-sept  ans.  —  Il  falsifie  les  monnaies.  —  Sa  politique  astucieuse.  —  Les  Flamands  taillent  son  armée  en 
pièces  dans  les  plaines  de  Courtrai.  —  Il  augmente  les  impôts  pour  réparer  ses  d.  sastres, —  Ses  poursuites  contrôles  templiers. 

—  Procédures  iniques  intentées  contre  les  chevaliers.  —  Le  grand  maître  Jacques  de  Molay  et  le  commandeur  de  Normandie 
sont  brûlés  vifs  avec  les  chevaliers  de  leur  ordre.  —  Mort  de  Philippe  le  Bel. 


Pendant  la  preraière  moitié  du  treizième  siècle, 
les  empereurs  grecs,  chassés  de  Constantinople  par 
les  croisés,  furent  forcés  de  se  réfugier  dans  la  Bitliy- 
nie  et  de  tenir  leur  cour  à  Nicée,  traînant  après  eux 
dans  leur  nouvelle  tapilalc  des  courtisanes,  des  mi- 
gnons, des  hommes  de  guerre,  des  gens  d'église, 
enfin  tout  ce  qui  forme  le  cortège  habituel  des  tyrans. 

Sur  les  ruines  de  l'empire  grec  se  fonda  alors 
l'empire  latin,  dont  Baudoin  de  Flandre  fut  le  pre- 
mier chef;  mais  les  nouveaux  souverains  soulevèrent 
bientôt  contre  eux  une  haine  égale  à  celle  qu'avaient 


excitée  les  empereurs  grecs;  et  malgré  tous  les  ef- 
forts des  papes  et  des  rois  de  l'Occident,  ils  tombè- 
rent honteusement  après  un  règne  de  cinquante-six 
ans,  et  rendirent  à  leurs  anciens  maîtres  un  sceptre 
avili  et    deslionoié. 

^"oici  (|uels  furent  les  événements  qui  amenèrent 
ces  deux  révolutions  :  Isaac  l'Ange,  délivré  par  son 
fils  et  par  les  croisés  de  la  dure  captivité  à  laquelle 
l'avait  condamné  son  frère  .\lexis,  remonta  sur  le 
trùne.  Par  reconnaissance  pour  ses  liljérateurs,  il  as- 
socia son   fils  au  gouvernement  et  ratifia  en  même 


ISà 


HISTOIRE    DES     PAPES 


temps  les  promesses  que  le  jeune  prince  avait  faites 
aux  croises.  Néanmoins,  l'opuisement  de  l'empire  ne 
lui  laissant  pas  la  possibilité  de  réaliser  immédiale- 
nienl  les  sommes  convenues,  les  Français  prolontrè- 
reut  leur  séjour  dans  la  capitale  et  dans  les  terres 
voisines,  où  ils  exercèrent  sur  les  Grecs  des  vexa- 
tions intclérables. 

Au  milieu  de  ces  désastres  publics,  le  jeune  empe- 
reur Alexis,  sans  s'inquiéter  des  souiïranccs  de  ses 
sujets,  passait  les  jours  et  les  nuits  dans  les  fètt  s  et 
dans  les  festins  avec  les  chefs  des  croisés  ;  enfin  l'in- 
dolence du  (ils  et  l'imbécillité  du  père,  leur  lâche 
condescendance  pour  les  Latins  et  leurs  persécutions 
envers  les  citoyens,  exaspérèrent  les  Grecs,  qui  réso- 
lurent de  les  chasser  de  Constanlinople. 

Alexis  Ducas,  surnommé  ^lurzuplile  à  cause  de 
réi):iisseur  de  ses  sourcils,  l'un  des  courlisans  de 
l'empereur,  profita  du  mécontentement  général  pour  se 
frayer  un  chemin  au  trône  ;  il  conseilla  perfidement 
au  jeune  Alexis  des  mesures  rigoureuses  pour  aug- 
menter les  impôts;  il  l'engagea  à  trahir  les  croisés 
et  à  leur  dresser  des  embûches,  qu'il  lit  échouer  lui- 
même  en  les  découvrant  aux  Français;  et  par  cette 
lactique  il  rendit  Alexis  également  odieux  aux  Grecs 
et  aux  Latins. 

Pour  exaspérer  davantage  les  esprits  contre  le 
prince,  il  fit  embraser  le  plus  riche  quartier  de  Cons- 
tanlinople, et  répandit  le  bruit  que  le  l'eu  avait  été 
mis  par  de  jeunes  Français  à  la  suite  d'une  partie  de 
débauche  avec  l'empereur.  L'incendie  dura  huit 
jours  et  dévora  plus  de  mille  maisons;  le  neuvième 
jour  une  insurrection  éclata  ;  les  citoyens  coururent 
aux  aVmes,  massacrèrent  les  Latins  qui  habitaient 
la  ville,  et  forcèrent  le  sénat  à  déposer  les  deux  em- 
pereurs pour  proclamer  à  leur  place  le  jeune  Nicolas 
Canabé.  Cette  nouvelle  révolution  frappa  comme  d'un 
coup  de  foudre  le  malheureux  Isaac,  et  lui  occasionna 
un  saisissement  dont  il  mourut  instantanément. 

Alexis,  eff'-ayé  par  les  menaces  du  peuple,  s'en- 
ferma dans  le  palais,  et  à  l'-justigation  de  Murzu]ilile 
il  envoya  demander  des  secours  aux  croisés.  Le 
traître  eut  soin  de  faire  arrêter  le  message  par  les 
insurgés  pour  répandre  l'alarme  générale  dans  By- 
zance  ;  et  lor.sque  la  nuit  fut  venue,  il  se  rendit  se- 
crètement auprès  d'Alexis,  lui  fit  un  talileau  ef- 
frayant du  supplice  qui  l'attendait  s'il  tombait  au 
pouvoir  de  ses  ennemis,  et  le  détermina  à  s'enfuir 
par  une  issue  secrète  où  il  avait  placé  des  soldats 
qui  lui  étaient  vendus.  En  sortant  du  palais,  le  prince 
lut  arrêté,  chargé  de  chaînes  et  plongé  dans  un  ca- 
chot: ensuite  ;\Iurzuphle  se  porta  avec  les  mêmes  as- 
sassins au  palais  du  jeune  Canabé ,  qu'il  lit  décapi- 
ter. Dès  le  lendemain ,  il  se  fit  proclamer  empereur 
par  l'armée. 

Cependant,  comme  Alexis,  même  prisonnier,  était 
un  sujet  de  crainte  pour  Murzuphle,  il  résolut  d'en 
finir  avec  sa  victime,  et  lui  fit  donner  un  breuvage 
empoisonné;  deux  fois  le  poison  manqua  son  effet, 
soit  qu'il  eût  été  mal  administré,  soit  que  le  jeune 
prince  eût  pris  un  antidote  ;  dans  son  impatience , 
l'usurpateur  se  rendit  de  nuit  à  la  prison  ,  étrangla 
l'empereur  de  ses  mains,  lui  brisa  les  os  à  coups  de 
massue,  et  jeta  le  cadavre  au  pied  des  murs  de  la 
forteresse,  pour  faire  supposer  qu'Alexis  l'Ange  était 


mort  d'une  chute,  en  essayant  de  s'évader.  Il  était 
temps  pour  Murzuphlo  de  se  défaire  du  jeune 
prince,  car  déjà  les  croisés  marchaient  sur  Constanti- 
uople  )iour  rétablir  l'empereur  légitime. 

Eu  Viiin  il  offrit  aux  Latins  des  sommes  énormes 
pour  obtenir  la  paix;  tout  fut  inutile,  promesses  ou 
menaces,  et  il  dut  songer  sérieusement  à  préparer  ses 
moyens  do  défense;  à  cet  effet  il  fit  élever  des  forti- 
fications intérieures,  approvisionna  la  ])lace,  et  disposa 
son  armée  poivv  soutenir  un  long  siège.  Malgré  ses 
elïovts,  au  troisième  assaut  les  croisés  s'emparèrent 
de  Constanlinople,  et  Baudoin ,  comte  de  Flandre, 
fut  proclamé  empereur  le  9  avril  1204. 

Murzuphlo  put  néanmoins  échapper  à  ses  ennemis 
et  enqiortor  ce  (|uc  le  palais  de  liucoléon  renfermait 
de  ]dus  précieux  ;  il  se  retira  dans  la  Thrace  avec  sa 
femme,  la  jeune  Eudoxie,  et  sa  belle-mère  l'impéra- 
trice Euphrosyne,  épouse  du  vieil  Alexis  III,  qui 
était  encore  maître  de  Mosynople. 

Des  pourparlers  eurent  lien  entre  le  gendre  et  le 
beau-])ère;  Alexis  consentit  à  recevoir  Murzuphie 
dans  sa  nouvelle  capitale,  et  accueillit  sa  fille  et  sa 
femme  avec  toutes  les  marques  d'un  profond  atten- 
drissement ;  mais  peu  de  jours  après,  le  vieil  empe- 
reur investit  le  palais  de  son  gendre,  à  la  tête  de  ses 
soldats,  commanda  au  bourreau  de  lui  arracher  les 
yeux,  et  le  (It  jeter  nu- et  sanglant  hors  des  portes  de 
Mosynnple. 

Mutilé  et  abandonné  de  tous,  Murzuphie  erra  qnel- 
qne  temps  sans  asile,  et  fat  enfin  vendu  aux  croisés 
par  des  moines  auxquels  il  s'était  fait  connaître.  Bau- 
doin le  fit  juger  par  ses  barons,  qui  le  condamnèrent 
à  être  précipité  du  haut  de  la  colonne  que  Théodose 
le  Grand  avait  élevée  sur  la  place  Taurus,  à  Constan- 
linople; la  sentence  reçut  son  exécution. 

Alexis  Murzuphie  étant  mort,  Théodore  Lascaris, 
autre  gendre  d'Alexis  III,  rallia  les  Grecs  et  voulut 
chasser  les  croisés  de  Constanlinople  et  de  l'empire. 
Ce  prince  courageux,  aidé  de  six  de  ses  frères,  tous 
distingués  par  leurs  talents  et  par  leurs  exploits  mi- 
litaires, ne  put  jamais  décider  les  (irecs  à  se  révolter 
contre  les  Français;  en  vain  il  leur  représenta  qu'il 
était  facile  d'exterminer  vingt  mille  ennemis  renfer- 
més dans  une  capitale;  ils  refusèrent  de  combattre, 
et  consentirent  seulement  à  le  proclamer  empereur. 
Alors  il  traversa  le  Bosphore ,  confia  sa  famille  aux 
habitants  de  Nicée,  rassembla  autour  de  lui  tout  ce 
qu'il  put  trouver  d'hommes  déterminés,  et  à  leur  tète 
s'empara  de  quelques  villes  dont  il  se  forma  un  petit 
erapii-e  qu'il  agrandit  bientôt  avec  le  secours  de  Ga- 
jatlieildin  kaï  Khosrou,  sultan  d'Icône,  qui  l'aida  î 
con([uérir  sur  les  Latins  toute  la  Bithynie.  Baudoii 
ayant  même  été  obligé  de  rappeler  ses  troupes  d( 
l'Asie  pour  arrêter  une  irruption  des  Bulgares,  Théo- 
dore Lascaris  profita  de  cette  circonstance  po'.rs'em 
parer  de  la  Lydie,  d'une  partie  de  la  l'hrygie  et  dei 
côtes  de  l'Archipel  jusqu'à  Êphèse.  Ayant  appris  en 
suite  que  son  beau-père  avait  été  l'ait  prisonnier  pa 
le  marquis  de  Montferrat,  il  se  détermina  à  se  fair 
sacrer  solennellement  comme  empereur  et  succès 
seur  d'Alexis,  dans  la  cathédrale  de  Nicée,  par  1  j 
patriarche  Michel  Autoriamus. 

Deux  années  s'écoulèrent  pour  le  nouvel  empereu  1 
au  milieu  de  guerres  continuelles,  soit  aveclesFran 


ROIS,     IIKINKS.     K  MI' Kl',  Km  S 


\S:i 


rais,  soit  avec  des  aventuriers  qui  cliercliaienl  à  s'é- 
tablir sur  les  côtes  de  la  Bithynie;  culin.au  moment 
où  les  peuples  commençaient  à  jouir  de  quelque  re- 
pos, son  beau-père  s'échappa  de  sa  prison  et  se  ré- 
fugia à  la  cour  du  sultan  d'Icône,  d'où  il  écrivit  à 
Théodore  pour  lui  réclamer  le  royaume  de  Nicée. 
Celui-ci,  qui  venait  de  fonder  sou  empire  par  sa 
vaillance,  refusa  d'obéir  au  terrible  vieillard,  et,  sûr 
de  l'amour  des  soldats  et  de  la  fidélité  de  ses  offi- 
ciers, il  marcha  contre  Alexis,  qui  s'avançait  à  la 
tète  de  vini,'t  mille  hommes,  commandés  par  le  sul- 
tan Gajatheddin  kai  Kliosrou  en  personne,  qu'il  avait 
détaché  de  l'alliance  de  son  gendre.  La  rencontre  des 
deux  armées  eut  lieu  près  d'Antioche,  et  le  choc  fut 
soutenu  de  part  et  d'autre  avec  vigueur;  cependant 
les  troupes  de  Théodore  Lascaris,  inférieures  en 
nombre,  commençaient  déjà  à  plier,  lorsque  heureu- 
sement l'empereur  parvint  à  jointlre  le  sultan  dans 
la  mêlée.  Un  combat  singulier  s'engagea  entre  eux  ; 
Gajatheddin  fut  tué,  et  sa  mort  entraîna  la  défaite 
de  son  armée  et  la  perte  de  la  bataille.  Alexis  fut  pris 
et  enfermé  dans  un  couvent  de  moine~,  où  il  ne  tarda 
pas  de  s'éteindre  de  vieillesse  et  de  chagrin. 

Peu  de  temps  après  ces  événements,  Pierre  de 
Courtenay  succéda  à  Baudoin  sur  le  trône  de  Gons- 
tantinople.  Cet  empereur  si;  montra  favorable  à  Théo- 
dore; et  comme  celui-ci  venait  de  perdre  sa  femme,  il  lui 
donna  en  mariage  sa  fille  Marie.  La  paix  étant  ainsi 
rétablie  entre  les  Latins  et  les  Grecs,  Théodore  put 
s'occuper  de  l'administration  de  ses  États;  il  fonda 
dans  toutes  les  villes  des  écoles  publiques  pour  l'in- 
struction des  enfants,  et  il  institua  des  tribunaux 
pour  rendre  la  justice  aux  peuples.  La  mort  vint  le 
surprendre  au  milieu  de  ces  travaux  en  1222,  à  l'âge 
de  cinquante  ans.  Quoiqu'il  eût  un  fils  âgé  de  huit 
ans,  il  nomma  pour  son  successeur  Jean  Ducas  ou 
'Vatace,  son  gendre,  préférant  en  cela  les  intérêts  de 
l'empire  à  ceux  de  sa  dynastie. 

Le  nouvel  empereur  était  né  à  Didomititha  en 
Thrace,  et  descendait  de  l'illustre  famille  des  Ducas, 
qui  avait  occupé  le  trône  dans  la  dernière  moitié  du 
onzième  siècle.  Vatace,  dès  sa  jeunesse^  avait  fait 
preuve  d'une  grande  intrépidité  dans  les  combats,  et 
d'un  ardent  amour  pour  le  bien  public  ;  aussi  son 
activité,  sa  prudence,  sa  justice  et  sa  bonté  lui 
avaient  acquis  l'estime  des  peuples  et  la  faveur  de 
Théodore  Lascaris. 

Pendant  un  règne  fort  long  il  réalisa  les  espé- 
rances que  la  nation  avait  placées  en  lui  ;  jusqu'à  la 
fin  de  sa  carrière  il  se  montra  équitable,  généreux, 
et  il  fut  réellement  le  père  de  ses  sujets.  Plusieurs 
fois  il  attaqua  rem])ire  des  Latins  et  conduisit  ses 
armées  jusque  sous  les  murs  de  Constantinople.  En- 
fin, après  avoir  augmenté  considérablement  l'étendue 
des  Etats  que  lui  avait  laissés  son  beau-père,  il  mou- 
frut  le  30  octobre  1255,  à  l'âge  de  soixante -deux  ans. 

Ce  prince  avait  favorisé  les  développements  de  l'a- 
griculture et  du  commerce,  et  ne  s'était  jamais  écarté 
des  règles  d'une  sévère  économie,  ce  qui  est  la  vertu 
la  plus  rare  et  la  plus  difficile  chez  les  rois.  On  ra- 
conte à  ce  sujet  que  son  fils  s'élant  présenté  devant 
lui  avec  des  habits  magnilii(ues,\'atace  le  réprimanda 
en  ces  termes  :  «  Quels  services  allez-vous  rendre 
^      i»njourd'liui  aux  Grecs,  mon  fils,   pour  leur  tenir 


compte  des  richesses  que  vous  dissipez  par  un  vain 
étalage  de  luxe?  Ignorez-vous  (jueces  vêtements  d'or 
et  de  soie  vous  sont  donnés  par  le  peuple ,  et  qu'il 
ne  vous  est  permis  d'en  faire  usage  qu'en  présence 
des  ambassadeurs  étrangers,  afin  de  leur  montrer 
l'éclat  de  notre  industrie  et  la  majesté  de  l'empire 
que  vous  gouvernerez  ?  » 

A  l'époque  de  la  mort  de  Jean  'Vatace,  son  fils, 
Théodore  Lascaris  II,  était  à  guerroyeravec  Azeddin 
kaï  Kaus  II,  sultan  d'Icône  ;  dès  que  le  jeune  prince 
eut  appris  la  nouvelle  de  l'événement  fatal,  il  s'em- 
pressa de  faire  un  traité  avec  son  ennemi,  et  se  ren- 
ditdans  sa  capitale,  où  il  fut  couronné  solennellement 
le  jour  de  Noél  1255.  Les  commencements  de  son 
règne  furent  signalés  par  une  invasion  des  Bulgares, 
((ui  voulurent  reprendre  les  provinces  que  ^'atace 
leur  avait  enlevées  ;  Théodore  réunit  aussitôt  une  ar- 
mée formidable,  vint  à  leur  rencontre  et  les  défit 
dans  plusieurs  batailles  rangées;  il  repoussa  égale- 
ment les  Tartares ,  qui  étaient  descendus  dans  la 
Cappadoce.  Ces  premiers  exploits  faisaient  présager 
un  règne  semblable  à  celui  de  son  père,  lorsque  mal- 
heureusement le  .prince  fut  attaqué  par  une  maladie 
épileplique,  dont  on  attribuait  la  cause  au  poison. 

Tourmenté  de  l'idée  d'une  mort  prochaine,  son 
esprit  s'affaiblit;  Théodore  tomba  dans  une  noire 
mélancolie  et  se  laissa  égarer  par  les  plus  étranges 
superstitions  ;  il  consultait ,  pour  les  ([uestions  les 
plus  indifférentes,  les  personnes  qu'il  supposait  in- 
struites de  l'avenir,  et  les  faisait  tuer  s'il  n'était  pas 
satisfait  de  leurs  réponses.  Ainsi,  ayant  un  jour  in- 
terrogé le  grand  logothète  Acropolite  sur  une  ques- 
tion politique ,  et  n'en  ayant  pas  reçu  une  réponse 
conforme  à  son  opinion,  il  eut  la  cruauté  de  le  faire 
dépouiller  de  ses  vêtements  et  de  commander  à  ses 
gardes  de  le  frapper  avec  le  bois  de  leurs  lances 
jusqu'à  ce  que  la  mort  s'ensuivit.  Il  essaya  égale- 
ment de  faire  arrêter  Michel  Paléologue,  gouverneur 
deDurazzo,  qu'il  soupçonnait  d'ambitionner  l'em- 
pire; celui-ci,  averti  à  temps,  s'enfuit  à  la  cour  du 
sultan  d'Icône,  et  évita  le  supplice.  Il  s'en  prit  alors 
à  la  sœur  de  Paléologue,  et  lui  commanda  de  donner 
sa  fille  en  mariage  à  l'un  de  ses  favoris  :  sur  le  refus 
de  la  princesse,  il  la  fit  enfermer  dans  un  sac  avec 
des  chats  sauvages,  dont  lui-même  animait  la  fureur 
en  les  piquant  à  travers  la  toile  avec  de  longues  ai- 
guilles. Après  trois  heures  d'un  supplice  horrible, 
cette  malheureuse  femme  fut  retirée  du  sac  tout  en 
lambeaux  et  affreusement  mutilée.  Puis  le  jour  même, 
soit  par  un  retour  à  la  raison,  soit  par  un  sentiment 
de  crainte,  il  écrivit  à  Michel  Paléologue  pour  l'en- 
gager à  venir  à  la  cour,  promettant  de  lui  restituer 
tous  ses  biens. 

Confiant  dan§  les  protestations  de  l'empereur,  Mi- 
chel revint  immédiatement  i\  Nicée  :  le  jour  de  son 
arrivée,  Théodore  le  fit  arrêter,  ordonna  qu'on  le  lui 
amenât  chargé  de  fers  ;  et  lorsqu'il  fut  en  sa  pré- 
sence, il  versa  des  larmes  abondantes, l'embrassa,  et 
lui  témoigna  le  plus  vif  repentir  de  ses  cruautés, 
dont  il  rejetait  la  cause  sur  la  maladie  affreuse  qui 
le  dévorait. 

Théodore  devint  de  jour  en  jour  plus  faible,  et  ne 
songea  bientôt  plus  qu'à  mourir;  il  confessa  publi- 
quement ses  fautes,  se  revêtit  d'un  habit  de  moine, 


.194 


HISTOIUE    DES     PAPES 


distribua  d'abondantes  aniuônes,  et  après  avoir  ile- 
maudo  pardon  à  Dira  et  aux  hommes  do  ses  ciimos, 
il  expira  au  oomniiMiceraent  du  mois  d'août  1259, 
laissant  le  trône  à  son  fils  Jean  Lascaris,  à  peine  âgé 
de  six  ans. 

Michel  Paléoloiiiie  s'était  rendu  tout -puissant  à 
Nicéc  pendant  la  n:aladie  de  Théodore;  après  la  mort 
de  ce  prince,  il  s'empara  du  gouvernement,  lit  mas- 
sacrer Mnzalon,  (|ui  avait  été  désitjné  ])0ur  r('m]il  r 
les  fonctions  de  tuteur;  dislrilma  les  cliari;es  do  1  K- 
tat  à  ses  créatures,  partastea  entre  eux  les  immenses 
trésors  de  la  couronne  et  se  lit  donner  le  lilre  de 
despote,  qui  appartenait  ordinairement  aux  lils  ou 
aux  gendres  du  souverain.  Enfin,  avec  l'approbation 
du  patriarciie  de  Nicée  et  des  principaux  cliei's  do 
l'armée,  il  prit  le  titre  d'empereur,  en  promet laul 
toutefois  de  ne  rien  entreprendre  contre  la  personne 
ou  contre  le  pouvoir  du  jeune  La-caris. 

Au  mépris  de  cet  engagement  solennel,  le  jour  du 
couronnement,  les  soldats  et  les  partisans  de  Michel 
empêchèrent  le  patriarche  de  présenter  deux  couron- 
nes impériales,  et  le  jeune  prince  ne  reçut  ([u'un 
simple  diadème. 

Deux  années  suffirent  à  Michel  Paléologue  pour 
affermir  son  trône  ;  il  entreprit  alors  de  chasser  les 
Français  de  la  Grèce  et  de  rétablir  le  siège  de  1  em- 
pire à  Gonstantinople.  Ses  premières  tentatives  échouè- 
rent, et  il  fut  même  obligé  de  conclure  une  trêve  avec 
les  Latins  et  d'ajoiu'ner  l'exécution  de  ses  projets  sur 
Byzance.  Cependant  Alexis  Stratégopule,  qu'il  avait 
envoyé  en  Illyrie  pour  combattre  le  despote  Michel, 
ayant  appris  en  passant  devant  Gonstantinople  que 
la  garnison  de  cette  ville  était  alors  peu  nombreuse, 
il  se  ménagea  des  intelligences  dans  la  place,  y  pé- 
nétra à  la  faveur  des  ténèbres,  et  fit  massacrer  tous 
les  Français.  L'empereur  Baudoin  IV  parvint  heu- 
reusement à  se  sauver  dans  un  esquif  avec  quelques 
soldats.  Cet  événement  inattendu  termina  le  règne 
des  Latins  en  Orient. 

Lorsque  cette  grande  nouvelle  fut  connue  à  Nicée, 
l'empereur,  accompagné  du  jeune  Lascaris,  partit 
aussitôt  avec  sa  cour  pour  Gonstantinople.  Ce  n'était 
pas  tout  pour  Michel  que  d'être  maître  de  Byzance, 
il  fallait  s'y  maintenir  en  mettant  dans  ses  intérêts 
les  Vénitiens  et  les  Pisans,  dont  il  redoutait  la  puis- 
sance, et  enlever  aux  Latins  jusqu'à  l'espérance  de 
pouvoir  jamais  ressaisir  l'empire.  Il  mit  alors  en 
usage  toutes  les  ressources  d'une  politique  perfide, 
et  après  avoir  combattu  avec  les  Grecs  contre  les 
Latms,  il  se  tourna  du  côté  des  Latins  contre  les 
Grecs,  et  négocia  avec  les  papes  en  leur  offrant  de 
soumettre  l'Église  d'Orient  à  celle  de  Rome. 

Mais  cette  politique  souleva  contre  lui  la  haine  du 
clergé  grec;  et  le  patriarche  Arsène  abdiqua  même 
sa  dignité  pour  ne  pas  être  oblige  d'obéir.  Gomme 
une  semblable  démarche  portait  un  coup  funeste  à 
l'autorité  de  Michel,  celui-ci  s'empressa  de  le  rappe- 
ler à  la  cour,  et  lui  donna  l'assurance  formelle  que 
son  intention  n'était  pas  de  subordonner  le  siège  de 
Byzance  à  celui  de  Rome,  mais  seulement  de  gagner 
du  temps  en  trompant  leurs  ennemis  communs.  D'a- 
près celte  promesse,  Arsène  consentit  à  reprendre 
la  conduite  de  son  diocèse;  néanmoins  plusieurs 
prélats  avaient  déjà  suivi  son  exemple ,  et  avaient 


formé  contre  Michel  Paléologue  un  parti  puissant 
qui  avait  proclamé  Jean  Lascaris  seul  (-lief  de  l'État. 
Michel  arrêta  la  révolte  en  faisant  saisir  le  malheu- 
reux prince,  auipiel  il  fit  brûler  les  yeux  avec  un 
bassin  ardent,  suj)plice  (jui  consistait  à  faire  passer 
sur  les  orbites  un  bassin  de  cuivre  rougi  au  ftu. 

Arsène  essaya  encore  de  lutter  contre  Michel;  il 
assembla  même  les  évèques  ses  suffragants  et  l'ex- 
coinraunia  ;  mais  il  en  fut  puni  aussitôt  par  la  dé- 
position, et  rien  ne  s'opposa  plus  aux  desseins  de 
l'empereur.  Il  iT|irit  ses  n('gociations  auprès  du  saint- 
siége,  et  conclut  une  alliance  avec  Grégoire  X  ;  il 
lui  soumit  l'Eglise  grecque,  et  persécuta  ses  sujets 
pour  les  obliger  à  reconnaître  la  suprême  autorité 
des  papes.  Gependanl,  après  la  mort  de  Grégoire,  le 
pontife  Martin  I\',  un  de  ses  successeurs,  l'ayant 
excommunié,  la  paix  fut  rompue,  et  il  se  vengea  de 
la  cour  de  Rome  ))ar  les  \'êpres  siciliennes.  Enfin  ce 
prince  mourut  en  Tluace,  des  suites  d'une  maladie 
d'entrailles. 

Michel  Paléologue  s'était  tellement  rendu  odieux 
au  peuple,  que  son  fils  Andronio  n'osa  pas  lui  faire 
rendre  les  honneurs  fimèbres  dans  Gonstantinople, 
craignant  que  le  corps  de  son  père  ne  fût  traîné  dans 
les  rues  et  jeté  à  la  voirie  ;  il  le  fit  enterrer  secrète- 
ment et  de  nuit  par  qualques  domeslitjues  fidèles. 
Ainsi  finit  ce  règne  de  vingt-ipiatre  ans ,  l'un  des 
plus  fertiles  de  ce  siècle  en  grands  événements. 

Andronic  Paléologue  succéda  à  son  père  en  1282  : 
l'histoire  de  ce  prince,  (jui  passa  quarante-six  années 
à  discuter  avec  des  prêtres  sur  de  vaines  questions 
théologiques,  appartient  au  siècle  suivant. 

Nous  avons  vu  en  Occident,  sous  les  pontificats 
de  la  fin  du  douzième  siècle,  les  lumières  de  la  phi- 
losophie se  répandre  dans  les  masses ,  et  des  hom- 
mes de  génie  jeter  des  semences  de  liberté  qui  ne 
pouvaient  manquer  de  produire  des  fruits,  étant  fé- 
condées par  le  sang  d'Arnaud  de  Brescia  et  de  ses 
disciples,  ces  courageux  ennemis  du  despotisme  pon- 
tifical, ces  précurseurs  des  modernes  philosophes. 

En  France,  Suger,  le  premier  ministre  politique 
que  le  royaume  eût  possédé  jusqu'alors,  s'appuyant 
sur  ce  principe,  qu'une  nation  est  d'autant  plus  forte 
qu'elle  est  plus  hbre,  venait  d'émanciper  les  serfs  ou 
plutôt  les  travailleurs,  et  de  renverser  l'aristocratie 
des  barons  et  des  seigneurs;  Philippe-Auguste  avait 
suivi  instinctivement  la  voie  ouverte  par  Suger  ;  et 
après  eux,  Louis  VIII,  en  publiant  des  ordonnances 
pour  l'afl'raiichissement  des  serfs,  n'avait  été  que  le 
continuateur  de  cette  politi((ue  qui.  caractérisa  l'ad- 
ministration du  célèbre  abbé  de  Saint-Denis. 

Cependant  au  milieu  de  cette  marche  progressive, 
la  race  des  Gapets  n'en  poursuivait  pas  moins  sa  car- 
rière de  crimes  et  d'attentats.  Louis,  surnommé  par 
ses  flatteurs  Gœur-de- Lion ,  parvint  au  trône  à  l'âge 
de  trente-six  ans,  le  14  juillet  1-223,  et  se  fit  sacrer 
à  Pieiras  vingt  jours  api'ès  son  avènement  à  la  cou- 
ronne. Il  était  le  premier  roi  de  la  troisième  race  qui 
n'eût  pas  été  sacré  du  vivant  de  son  père.  Comme 
son  prédécesseur,  Louis  se  montra  perfide  et  lâche 
avec  ses  ennemis,  cruel  et  inexorable  avec  ses  sujets, 
qu'il  extermina  plusieurs  fois  pour  obéir  au  pape. 
Heureusement  il  fut  arrêté  au  milieu  de  ses  guerres 
contre  les  malheureux  Albigeois,   par  le   comte  de 


112 


186 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Cliaropagne,  r.iraant  lio  l;i  roino,  (|iii  lui  donna  un 
brcuvagi'  empoisonné. 

Avant  (l'ex|iiror,  Louis  YIII  déclara  rinfàinc  Blan- 
che de  ('astillc.  sa  fcinine,  régente  du  royaume  et 
tutrice  de  son  lilsaiiié  Louis  IX.  âgé  d'environ  douze 
ans  Le  jeune  |ivince  fut  conduit  à  Reims  et  sacré 
j'ar  Jadiues  de  Bazoclie,  évèque  de  Soissous,  et  sans 
pompe,  la  plupart  des  grands  vassaux  du  royaume 
ayant  refiifsé  d'assister  à  cetto  cérémonie  avecla  reine 
mère,  qu'ils  accusaient  o>iverlemen|  d'avoir  participé 
au  orime  de  Tliilia\it,  comte  de  Ghampan;ne.  Néan- 
moins, dos  que  la  clameur  pul>liqiu>  fut  ai>aisée,  ce 
seigneur  revint  audacicuscment  à  la  cour;  mais  pen- 
dant son  iibscnce,  Ulanche  ayant  conçu  une  nouvelle 
passion  pour  le  cardinal  Romain ,  légat  du  saint- 
siéjre.  refusa  de  recevoir  son  ancien  amant,  et  lui 
ordonna  de  se  retirer  dans  ses  terres.  Thibaut ,  fu- 
rieux de  cet  alïronl,  forma  une  ligue  puissante  avec 
Pierre  de  Dreux,  dit  Mauclerc,  et  Hugues  de  Lusi- 
gnan,  comtes  de  Bretagne  et  de  la  Marche,  deux  très- 
puissants  seigneurs,  et  déclara  la  guerre  au  roi  de 
France  pour  se  venger  de  la  régente. 

Blanche,  redoutant  les  armes  de  ces  trois  sei- 
gneurs confédérés,  se  réconcilia  secrètement  avec  son 
amant,  et  le  détermina  à  se  retirer  de  la  ligue. 
Croyant  alors  n*avoir  plus  rien  à  craindre,  elle  se 
brouilla  de  nouveau  avec  le  comte  de  Champagne, 
dont  la  passion  jalouse  était  un  obstacle  à  ses  débor- 
dements. Mais  celui-ci  vint  aussitôt  renforcer  les 
mécontents,  et  pour  leur  donner  une  garantie  de  ses 
serments,  il  demanda  en  mariage  la  fille  du  comte 
de  Bretagne.  La  régente,  instruite  de  cette  résolu- 
tion, dont  elle  redoutait  les  conséquences,  prit  un 
pai  ti  extrême  ;  elle  se  rendit  seule  auprès  de  Thi- 
baut, passa  une  nuit  dans  son  château,  et  le  détacha 
une  seconde  fois  du  parti  des  rebelles  en  faisant  rom- 
pre son  mariage. 

Les  comtes  de  Bretagne  et  de  la  Marche,  furieux 
d'avoir  été  les  jouets  de  l'inconstance  de  leur  allié, 
se  tournèrent  contre  lui,  et  réclamant  au  nom  de  sa 
cousine  Alix,  reine  de  Chypre,  le  comté  de  Cham- 
pagne, ils  envahirent  ses  domaines.  Blanche  profi- 
tant de  leur  division,  et  sous  prétexte  de  secourir  son 
amant,  rassembla  une  armée,  hattit  les  mécontents, 
et  conclut  un  accommodement  avec  le  comte  de  Cham- 
pagne et  Alix,  moyennant  une  somme  considérable 
payée  par  le  trésor  public,  et  pour  laquelle  Thibaut 
céda  à  la  couronne  les  comtés  de  Sancerre,  deBlois, 
de  Chartres,  et  la  vicomte  de  Chàteaudun.  Ce  fut 
ainsi  que  la  régente.,  après  avoir  fait  de  son  amant 
un  assassin,  après  l'avoir  rendu  traître  et  félon,  par- 
vint encore  à  lui  arracher  ses  domaines. 

Le  comte  de  Bietagne,  quoique  vaincu,  n'en  per- 
sista pas  moins  dans  sa  révolte;  il  rallia  autour  de 
lui  tous  les  grands  vassaux  qui  voulaient  rester  in  - 
dépendants,  ou  ceux  qui  espéraient  recouvrer  leurs 
anciens  privilèges,  souslegouvernementd'iine  femme, 
et  forma  une  nouvelle  ligue  qui  se  renforça  encore 
de  l'adjonction  de  Henri  III,  roi  d'Angleterre,  qui  de 
son  côté  voulait  reconquérir  la  Normandie. 

Devant  une  coalition  aussi  formidable,  la  régcntedé- 
ploya  les  ressources  de  l'astuce  féminine  ;  trop  faible 
pour  attaquer  ouvertement  S's  ennemis,  elle  sema 
la  division, entre  eux  en  menant  de  front  cinq    ou 


six  intrigues  galantes.  Elle  acheta  par  ses  caresses 
la  trahison  do  Robert  du  Bourg,  ministre  de 
Henri  III,  (jui  retint  son  maître  dans  l'inaction;  elle 
s'abandonna  au  comte  de  Flandre,  qui  était  prison- 
nier à  sa  cour,  el  l'opposa  h  son  ennemi  le  comte  de 
Bretagne;  enlin  elle  détacha  de  la  ligue  IMiilippe, 
comte  de  Boulogne,  en  excitant  sa  jalousie  contre 
Enguerrand  de  Couci,  qui  aspirait  à  la  régence  ou 
plutôt  à  la  couronne  ,  car  c'était  l'appât  de  la  royauté 
et  non  la  beauté  de  Blanche  (|ui  captivait  ses  amants, 
quoi  f[ue  dise  BcUcrorèt  de  sa  mignardise,  de  sa 
gentillesse,  de  son  tant  doux  regard  el  de  sa  gra- 
cieuse contenance. 

En  effet,  l'éducation  que  recevait  le  jeune  roi  pou- 
vait donner  créance  à  l'opinion  que  Blanche  songeait 
à  l'enfermer  dans  un  monastère  pour  régner  à  sa 
place.  Le  prince  apprenait  à  chanter  aux  offices,  pas- 
sait des  journées  entières  dans  les  églises  à  dire  les 
offices  en  latin,  à  réciter  des  patenôtres,  et  à  ap- 
prendre les   légendes  des  saints. 

A  cette  même  époque  la  régente  rendit  un  décret 
pénal  contre  les  Albigeois,  et  commanda  de  les  pour- 
suivre avec  la  dernière  rigueur.  Le  jeune  Louis,  fa- 
natisé par  les  prêtres,  applaudit  aux  ordonnances  de 
sa  mère,  et  bientôt  on  vit  des  hordes  de  soldats  fa- 
rouches s'abattre  sur  les  provinces  du  Languedoc, 
ravageant  les  campagnes,  détruisant  les  villages,  in- 
cendiant les  villes,  et  commettant  partout,  au  nom 
de  Dieu,  les  attentats  les  plus  horribles.  Cependant 
il  s'est  trouvé  un  historien,  Vély,  qui  a  osé  dire  en 
rapportant  ces  atrocités  :  «  Ainsi  fut  glorieusement 
terminée  l'affaire  des  Albigeois.  Ce  qui  avait  dépassé 
la  puissance  de  Philippe-Auguste,  le  plus  hahile  de 
son  siècle,  ce  que  n'avaient  pu  accomplir  les  armes 
victorieuses  de  Louis  VIII,  fut  l'ouvrage  d'une  femme 
et  le  coup  d'essai  d'un  enfant.  »  Honte  éternelle  sur 
le  lâche  séide  des  despotes;  honte  sur  le  prêtre  qui 
a  tracé  ces  lignes  exécrables. 

Saint  Louis,  parvenu  à  l'âge  d'homme,  ne  démen- 
tit pas  son  origine;  après  avoir  dévasté  la  Bretagne, 
il  força  Pierre  Mauclerc,  prince  du  sing  royal,  sui- 
vant le  langage  des  courtisans,  pour  le  punir  d'avoir 
tenté  de  maintenir  l'indépendance  de  son  comté,  à 
venir  la  corde  au  cou  implorer  miséricorde  ;  et  quand 
ce  seigneur  fut  en  sa  présence,  il  lui  parla  en  ces 
termes;  ■•  Quoique  tu  aies  mérité  une  mort  infâme,  je 
te  pardonne  parce  que  tu  es  de  mon  sang,  mais  sous 
la  condition  que  ton  comté  de  Bretagne  appartiendra 
désormais  à  ma  couronne.  » 

Ce  même  saint  Louis,  qui  dépouillait  ainsi  ses  vas- 
saux, lisait  par  humilité  tous  les  jours  à  ses  domes- 
tiques les  litanies,  l'office  et  les  cantiques  ;  il  bêchait 
le  jardin  des  moines  de  Citeaux,  et  portait  comme 
un  manœuvre  les  pierres  des  bâtiments  qu'il  Surfai- 
sait élever  aux  dépens  du  peuple. 

Pendant  la  régence  de  Blanche  de  Castille,  tous 
les  intérêts  de  la  nation  fjrent  sacrifiés  à  l'ambition 
des  moines.  Les  dominicains,  ces  fougueux,  ces  ter- 
ribles inquisiteurs,  obtinrent  le  droit  de  prendre  les 
grades  universitaires  et  de  se  livrer  à  l'enseignement 
public,  ce  qu'avant  elle  aucun  prince  ni  la  docte 
assemblée  n'avaient  voulu    autoriser. 

Saint  Louis  avait  vingt  ans  lorsque  sa  mère  lui  fit 
épouser  Marguerite,  fille  aînée  de  Raymond  Béren- 


nuis,     KEINKS.     EMI'HHEUIIS 


187 


ger  IV,  comte  de  Provence.  Comme  elle  redoutait 
qu'une  femme  aimable  ne  prît  sur  son  fils  un  ascen- 
dant qu'elle  voulait  conserver,  Blanche  gouverna  les 
jeunes  époux  avec  un  despotisme  inconcevable,  ne 
leur  permettant  de  se  voir  ou  de  se  parler  qu'à  des 
heures  déterminées,  le  plus  souvent  eu  sa  présence, 
et  se  cachant  même  dans  leur  appartement  pour  épier 
leurs  rapports  intimes.  Pendant  toute  la  vie  de  Blan- 
che de  Gastille,  la  jeune  reine  n'eut  pas  la  plus  lé- 
gère part  aux  affaires  publiques  ni  à  celles  de  la 
maison  royale  ;  exilée  en  quelque  sorte  dans  son  pa- 
lais, elle  n'avait  d'autres  distractions  que  la  société 
de  sales  moines  et  les  exercices  de  piété  auxquels  la 
reine  mère  l'avait  assujettie. 

Enlin  le  roi,  parvenu  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans, 
fut  déclaré  majeur;  mais  la  régence  de  sa  mère  ex- 
pira sans  pour  cela  que  son  autorité  fût  diminuée; 
cette  mégère  continua  à  diriger  l'imbécile  saint  Louis, 
trop  soumis  et  trop  bigot  pourrésister  auxvolontésde 
Blanche.  Cependant  il  est  juste  de  dire  que  parfois  il 
s'occupait  de  l'administration  des  finances,  et  puisait 
dans  les  trésors  de  la  nation  pour  élever  des  fondations 
pieuses  ou  pour  acheter  des  reliques.  Ainsi  ce  fut  lui 
et  non  la  reine  mère  qui  proposa  aux  Vénitiens  une 
somme  de  huit  mille  onces  d'or  en  échange  d'une  reli- 
que drolatique,  la  couronne  d'épines  de  Jésus-Christ, 
qu'ils  étaient  censés  posséder,  car  déjà  les  moines  de 
Saint-Denis  affirmaient  en  avoir  une  autre  dont  les 
épines  étaient  toujours  vertes,  et  qu'ils  exposaient 
chaque  année  dans  leur  église.  Le  roi  ayant  eu  soupçon 
que  les  bons  Pères  employaient  une  sainte  ruse  pour 
grossir  leurs  revenus,  avait  fait  examinerleur  couronne; 
et  de  ce  qu'elle  s  était  trouvée  en  bois  peint,  il  en  avait 
conclu  que  les  Vénitiens  possédaient  la  véritable.  Il 
la  leur  acheta  et  la  fit  rapporter  en  France,  scellée  des 
sceaux  des  empereurs  d'Orient  et  de  ceux  de  la  répu- 
blique :  saint  Louis,  Blanche  et  Marguerite  vinrent  la 
recevoir  à  Sens,  et  le  monarque  bigot  la  rapporta  nu- 
pieds  depuis  Vincennes  jusqu'à  Notre-Dame,  et  de  là 
au  palais,  où  elle  fut  déposée  dans  la  Sainte-Chapelle, 
oii  elle  est  encore  l'objet  de  l'adoration  des  simples. 

Lorsque  les  princes  latins  eurent  connaissance  du 
marché  ridicule  que  le  roi  des  Français  avait  fait  avec 
les  Vénitiens,  ils  envoyèrent  aussitôt  proposera  saint 
Louis  de  lui  vendre  un  bras  entier  de  la  vraie  croix,  la 
robe  de  Notre-Seigneur,  le  fer,  la  lance,  l'éponge,  le 
marteau,  les  clous  et  les  autres  bibelots,  instruments 
de  la  Passion  :  le  tout  fut  acheté  à  des  prix  énormes. 
Ce  commerce,  qui  s'était  d'abord  établi  entre  les  mo- 
narques, se  continua  entre  les  sujets.  Des  moines  grecs 
et  des  prêtres  italiens  vinrent  en  France  et  tinrent 
boiiti((ue  ouverte  de  reliques  ;  des  cheveux,  des  osse- 
ments, des  lambeaux  de  chair  étaient  baptisésdunom 
des  plus  gran'ls  saints  et  vendus  au  poids  de  l'or 
aux  fanatiques.  Telles  étaient  l'elTronlerie  des  uns  et 
la  sottise  des  autres,  qu'un  évèque  grec  céda  pour 
mille  écus  d'or  à  la  ville  de  Gênes  la  queue  de  l'âne 
sur  lequel  Notre-Seigneur  avait  fait  son  entrée  dans 
Jérusalem,  et  qu'un  autre  vendit  le  foin  de  la  crèche 
sur  lequel  Jésus-Christ  avait  été  placé  au  moment  de 
sa  naissance.  Les  moines  italiens  présentaient  leurs 
marchandises  à  la  foule  comme  dans  une  vente  à 
l'encan,  et  criaient:  «  En  cette  fiole,  voilà  le  sang  du 
Sauveur,  recueilli  sous  la  crois  par  la  vierge  Marie  ;  en 


celle-ci,  voilà  des  larmes  de  Jésus-Christ;  en  celle-là, 
du  lait  ou  des  raens-trues  de  la  sainte  Mère  de  Dieu,  et 
en  cette  autre  des  cheveux  de  saint  Joseph.  »  Et  tous 
les  fidèles  s'empressaient  de  donner  leur  argent  à  ces 
moines  fripons.  Les  prêtres  français,  furieux  de  voir 
des  étrangers  exploiter  leurs  diocèses  à  leur  détri- 
ment, se  mirent  à  leur  tour  à  débiter  la  même  espèce 
de  marchandise,  et  suipassèrent  les  Italiens  et  les 
Grecs  en  etïronterie;  ils  vendirent  jusqu'à  des  boîtes 
qui  contenaient  les  unes  du  souflle  de  Jésus-Christ, 
et  d'autres  les  cornes  invisibles  de  Moïse  !  !  ! 

En  1 244,  saint  Louis  étant  tombé  gravement  malade 
àPonloise,  rêva  dans  un  accès  de  fièvre  que  Jésus  lui 
reprochait  son  indifférence  pour  les  chrétiens  d'Orient, 
et  lui  promettait  sa  guéri  son  à  la  condition  qu'il  se 
rendrait  en  terre  sainte.  Par  malheur  pour  les  peuples, 
le  roi  recouvra  la  santé  ;  aussitôt  il  s'occupa  des  pré- 
paratifs d'une  croisade,  et  rançonna  ses  sujets  pour 
fournir  aux  frais  de  cette  expédition  extravagante. 
Trois  mois  après,  tout  étant  disposé  pour  le  voyage, 
il  s'embarqua  à  Marseille  avec  sa  jeune  femme  Mar- 
guerite et  une  cour  nombreuse,  laissant  la  régence 
du  royaume  à  Blanche  de  Castille.  Cependant  le  mo- 
narque qui  montrait  un  si  grand  zèle  pour  le  service 
de  Jésus-Christ  ne  fut  guère  favorisé  dans  le  cours 
de  sa  traversée;  car,  sans  doute  pour  l'éprouver. 
Dieu  permit  que  la  flotte  fût  assaillie  par  de  vio- 
lentes tempêtes,  qui  l'obligèrent  à  relâcher  dans  l'île 
de  Chypre,  où  la  peste  se  mit  dans  l'armée  et  em- 
porta un  tiers  des  soldats.  Malgré  ces  désastres, 
suivant  le  rapport  du  sire  de  Joinville,  au  départ  de 
cette  île,  la  flotte  était  encore  composée  de  dix-huit 
cents  vaisseaux.  Cette  assertion  seuie'peut  nous  faire 
apprécier  le  nombre  des  Français  morts  dans  la  croi- 
sade ;  et  nous  ne  serons  point  taxés  d'exagération 
lorsque  nous  dirons  que  la  guérison  du  fanatique 
Louis  IX  coûta  à  la  France,  dans  cette  première  ex- 
pédition, plus  de  cent  mille  hommes. 

Arrivé  sur  le  sol  de  la  Palestine,  saint  Louis  s'em- 
para de  Damiette,  et  remporta  quelques  succès  insi- 
gnifiants qui  ne  furent  pas  de  longue  durée.  Bientôt 
les  soldats,  décimés  par  les  maladies  contagieuses  ou 
accablés  par  des  fièvres  dévorantes,  n'eurent  plus  la 
force  de  soutenir  leurs  armes,  et  tombèrent  sous  le 
fer  des  farouches  musulmans;  le  roi,  les  prinies  du 
sang  et  quelques  riches  seigneurs  furent  seuls  épar- 
gnés et  mis  à  rançon. 

En  apprenant  les  désastres  des  croisés  et  la  capti- 
vité de  son  fils,  Blanche  entra  dans  un  tel  accès  de 
rage,  qu'elle  fit  pendre  comme  perturbateurs  du  re- 
pos public  deux  soldats  qui,  les  premiers,  avaient 
rapporté  cette  funeste  nouvelle.  Néanmoins  leurs 
rapports  se  confirmèrent ,  et  la  régente  n'eut  plus  à 
douter  de  l'épouvantable  malheur  qui  venait  l'acca- 
bler; ce  fut  pour  elle  un  coup  terrible,  et  elle  en 
prit  une  fièvre  lente  qui  la  conduisit  au  tombeau. 
Sentant  sa  fin  approcher.  Blanche  se  fit  apporter  à 
Paris,  et  prononça  des  vœux  monastiques  entre  les 
mains  de  l'abbesse  de  Maubuisson,  pensant  expier 
ainsi  les  désordres  de  sa  vie;  ensuite  elle  se  fit  re- 
vêtir d'un  habit  de  rehgieuse  et  mettre  sur  un  lit  de 
paille  recouvert  d'une  serge,  où  elle  expira  le  l"  dé- 
cembre 1252,  à  l'âge  de  soixante-cinq  ans. 

Vingt  mois  après,  saint  Louis  recouvrait  sa  liberté 


188 


HISTOIRE    DES     PAPKS 


moyeunaiit  une  ran(,'ou  de  ceni  luillu  marcs  d'argent; 
t>t  il  ne  fallut  jas  moins  de  vin-jt-quatro  années  à  la 
France  [unir  répan-r  répuisenu'iit  où  l'avail  mise  le 
pavement  de  cette  somme.  Après  ce  laps  de  temps, 
l'obstiné  fanatiipie  voulut  faire  une  nouvelle  tentative 
contre  les  iniidèles  d'Afrique,  et  s'embarqua  à  Aigues- 
Morles  avec  soixante  mille  hommes.  Une  tempête 
affreuse  assaillit  d'abord  sa  Hotte  sur  les  cotes  de 
SarJaigne;  ensuite,  à  peine  le  débarquement  était-il 
elVectué  devant  Tunis,  que  la  peste  se  répandit  dans 
le  camp  des  croisés  et  atteignit  le  roi  lui-même.  Il 
vn  mourut  le  25  août  1270,  à  l'âge  de  cin([uante- 
<;inq  ans  et  quatre  mois.  Ce  prince  est  un  de  ceux 
qui  ont  fait  le  plus  de  mal  à  la  France,  par  les  pro- 
jets insensés  qu'enfanta  son  cerveau  ioala<le  et  par 
l'inslitution  des  tribunaux  de  l'inquisition,  .\ussi  a- 
t-il  mérité  d  être  canonisé  par  IJoniface  ^'1IIJ  b^  plus 
infâme  et  le  plus  impie  dos  papes  ! 

Philippe  III,  qui  se  trouvait  en  .\friipie  avec  son 
père,  lui  succéda  et  prit  aussitôt  le  commandement 
de  l'armée.  Comme  il  redoutait  pour  lui-même  les 
atteintes  du  tléau  son  premier  acte  d'autorité  fut  de 
rendre  un  édit  (pii  li.xait  la  majorité  des  rois  à  qua- 
torze ans,  alia  d'éviter  les  inconvénients  d'une  ré- 
gence trop  longue,  i  nsuite  il  essaya  de  presser  le 
siège  de  Tunis;  mais  les  Fiançais,  accablés  de  souf- 
frances, refusèrent  de  combattre.  Déjà  l'on  pouvait 
prévoir  le  jour  où  il  ne  resterait  même  pas  assez  de 
soldats  pour  défendre  le  camp,  lorsque  heureusement 
Charles  d'Anjou,  roi  de  Sicile,  vint  au  secours  des 
croisés  avec  une  flotte  et  des  troupes.  Les  croisés 
reprirent  alors  le  dessus,  et  forcèrent  les  musulmans 
à  conclure  une  trêve  de  di.\  années. 

Philippe  se  hâta  de  revenir  en  France ,  suivi  d'un 
lugubre  cortège  de  cercueils,  parmi  lesquels  on  dis- 
tinguait celui  de  sa  femme  Isabelle  d'Aragon,  celui 
du  roi  Louis  IX,  et  ceux  de  Thibaut,  comte  de 
Champagne  et  roi  de  Navarre,  et  d'Alphonse,  comte 
de  Poitou.  A  son  arrivée,  le  nouveau  mouar([ue  se 
rendit  à  Reims  et  se  fit  sacrer  par  Miles  de  Bazoche, 
évèque  de  Soissons. 

Roi  faible,  pusillanime  et  superstitieux,  Philippe 
n'a  laissé  aucun  souvenir  de  gloire.  Quelques  années 
après  la  mort  d'Isabelle,  quoiqu'il  en  eût  trois  enfants, 
il  épousa  Marie,  fille  de  Henri,  duc  de  linibant.  Cette 
nouvelle  reine  montra  par  ses  vices  et  par  ses  crimes 
(ju'elle  était  digne  du  trône;  elle  s'abandonna  sans 
pudeur  au  barbier  de  saint  Louis,  Pierre  de  la  Brosse, 
dont  Philippe  avait  fait  son  favori,  son  premier  valet 
de  chambre  et  son  ministre;  de  leurs  amours  naquit 
oin  bà;ard  appelé  Louis,  comte  d'Evreux,  dont  la  race 


régna  sur  la  Navarre. 


Marie,  à  l'exemple  de  l'infâme  Bertrade,  forma  le 
projet  de  faire  disparaître  les  héritiers  légitimes  du 
trône  pour  y  placer  le  fruit  de  l'adultère,  et  elle 
commença  jjar  faire  empoi-sonner  Louis,  lils  aîné  de 
Philippe.  L'amant  de  la  reine,  qui  avait  versé  le  poi- 
son, fut  arrêté  par  ordre  du  prince  et  appli([ué  à  la 
({uestitin  ;  il  avoua  son  crime  et  la  complicité  de  Ma- 
rie de  Brabant.  Mais  celle-ci  se  disculpa  par  ser- 
ment, corrompit  les  juges ,  fascina  le  roi  par  ses  ca- 
resses, et  obtint  que  Pieiie  de  la  Brosse  lut  déclaré 
Cilomniateur  et  pendu  comme  tel. 

Celte  exécution  a'apaisa  pas  néanmoins  la  clameur 


publique,  et  l'on  continua  à  désigner  la  reine  par  le 
nom  d'empoi-onncuse.  Philippe  lui-même  ne  parais- 
sait pas  convaincu  de  1  innocence  de  sa  femme;  et 
pour  éviter  un  nouvel  attentat,  il  éloigna  de  sa  cour 
Philippe  le  Bel,  son  second  iils;  ensuite  il  assembla 
quel([ues  clercs  et  plusieurs  docteurs,  et  demanda 
leursavis  pourfaiie  cesser  les  doutesqui  assiégeaient 
son  e8|)rit.  Ces  conseillers,  gagnés  par  Marie  de 
Brabant,  engagèrent  le  ])rince,  comme  moyen  infail- 
lible de  connaître  la  véiité,  à  consulter  une  vieille 
béguine  de  la  ville  de  Nivelle,  en  Flandre  ,  ce  qui 
fut  exécuté.  La  dévote,  interrogée  par  le  roi,  déclara 
l'accusation  calomnieuse  et  la  princesse  innocente  de 
tous  les  crimes  (ju'on  lui  reprochait.  Malgré  cette 
singulière  Justification,  il  n'exista  jamais  de  paix  do- 
niesticpie  entre  Philippe  et  sa  femme;  ce  prince 
mourut  à  Perpignan,  le  5  octobre  1285,  à  son  retour 
d'une  e.xpédition  malheureuse  qu'il  avait  entreprise 
contre  le  roi  d'Aragon. 

Plidippe  IV,  dit  le  Bel,  lui  succéda  à  l'âge  de  dix- 
sept  ans  :  il  fui  sacré  à  Reims  par  Pierre  Barbet.  Ce 
roi,  l'un  des  jilus  perfides  tt  des  plus  cruels  qui  dé- 
solèrent la  France,  est  le  premier  des  Capets  qui  ait 
altéré  la  monnaie  et  qui  ait  mérité  d'être  appelé  le 
faux-monnayeur.  Pour  satisfaire  à  ses  besoins  de  luxe 
et  à  son  amour  efl'réné  de  l'or,  il  profita  du  privilège 
de  battre  monnaie  que  saint  Louis  avait  assuré  à  la 
couronne;  et  par  les  conseils  de  deux  Florentins, 
Musichati  et  Bichi,  il  fil  plusieurs  refontes,  dans  les- 
quelles le  marc  d'argent,  qui  avait  une  valeur  de  cin- 
quante sous  six  deniers  tournois,  s'éleva  successive- 
ment à  huit  livres  dix  sous.  Quant  à  la  politique 
intérieure,  Philippe  suivit  la  ligne  tracée  par  ses 
prédécesseurs  ;  il  agrandit  ses  domaines  et  son  auto- 
rité; comme  eux,  il  favorisa  l'émancipation  des  serfs 
pour  diminuer  le  pouvoir  des  barons,  fonda  des  du- 
chés-pairies pour  rendre  les  grands  vassaux  moins 
redoutables  en  les  rendant  tous  égaux,  anoblit  des 
roturiers  pour  abaisser  la  noblesse  héréditaire,  dé- 
fendit aux  barons  d'entreprendre  des  guerres  parti- 
culières, et  obligea  eu  outre  les  seigneurs  suzerains 
à  lui  vendre  leur  droit  de  battre  monnaie. 

Indépendamment  de  ces  mesures  législatives,  Phi- 
lippe employa  la  perfidie,  la  trahison  et  la  violence 
pour  dépouiller  ceux  dont  il  redoutait  la  puissance; 
ainsi  il  profita  des  divisions  qui  venaient  d'éclater 
entre  Edouard  I",  roi  d'Angleterre,  et  Jean  Bailleul, 
roi  d'Ecosse,  pour  déclarer  la  guerre  à  Edouard;  et 
sous  prétexte  de  venger  une  insulte  faite  au  pavillon 
français  par  quelques  matelots  anglais,  il  envahit  le 
duché  de  Guyenne  et  le  confisqua  à  son  profit.  Dans 
l'enivrement  de  sa  victoire,  il  osa  défendre  à  Edouard 
de  marier  sou  lils  unique,  le  prince  de  Galles,  avec 
la  fille  de  Gui  de  Dampierre,  comte  de  Flandre,  et 
rendit  uUe  ordonnance  pour  contraindre  les  grands 
vassaux  à  ne  former  aucune  alliance  sans  l'assenti- 
ment de  leur  suzerain. 

Gui  se  hâta  de  venir  à  la  cour  avec  sa  fille  pour 
demander  à  Philippe,  dont  elle  était  la  filleule,  l'au- 
torisation nécessaire  pour  conclure  son  mariage  avec 
le  jeune  prince  anglais  qu'elle  aimait.  Le  traître  mo- 
narque, sans  être  touché  d'une  semblable  marque  de 
confiance,  les  fit  jeter  tous  deux  dans  une  alïreu^e 
prison,  où  la  jeune  princesse  de  Flandre  expira  de 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


189 


Déroule  ae  Cgurlrai. 


cliagrin  et  Je  douleur.  Dans  la  suite.  Gui  ayant  rc- 
couvj'é  sa  liberté,  voulut  vcii;,'cr  la  luoil  Je  sa  liUe, 
et  Jéclara  la  guerre  au  roi.  ^  allieurt'usi'iueul  la  for- 
tune trahit  son  courage;  le  couite  de  Valois,  le  digne 
frère  de  Philippe,  envaliit  la  Flandre  à  la  tète  d'une 
nombreuse  armée,  et  for(,'a  cet  infortuné  à  conclure 
un  traité  Je  pai.x  désastreux  pour  sa  famille.  Rien 
plus,  pour  surcroit  de  perfidie,  le  prince  engagea 
Gui  à  se  rendre  à  la  cour  de  France  avec  ses  lils,  lui 
affirmant  que  son  frère  se  relâcherait  de  sa  rigueur 
en  voyant  sa  soumission.  Plein  de  confiance  dans  la 
parole  Ju  comte  Je  Valois,  riraprudeut  se  mit  en 
route  avec  Robert,  (juiilauine  et  Gui,  ses  trois  lils, 
et  accompagné  d'un  grand  nombre  do  seigiU'urs  :  à 
peine  furent-ils  arrivés  dans  Paris,  ipie  Philippe  les 
lit  traîtreusement  arrêter  et  conduire  prisonniers  dans 
ditïérentes  citadelles. 


Ensuite  il  commanda  à  son  frère  d'achever  la  con- 
quête Je  la  Flandre,  ce  qu'il  croyait  facile,  le  pays 
se  trouvant  privé  de  ses  chefs;  et  ne  supposant  pas 
que  le  peuple  osât  opposer  la  moindre  résistance  à 
ses  armes  :  c'est  ce  qui  arriva  cepenJant  ;  et  pour  la 
première  '^ois  une  armée  Je  vingt  mille  ouvriers,  sous 
la  coiiJuite  J'un  boucher  et  J'uu  tisserand,  combat- 
tirent des  nobles  et  des  chevaliers,  et  mirent  en  dé- 
route (|uaranle  mille  Frani.ais,  dans  la  plaine  de 
Gourtrai!  Rendu  furieux  par  cette  défaite,  le  roi 
voulut  en  tirer  une  vengeance  éclatante;  il  leva  Je 
nouvelles  troupes,  imposa  tous  ses  sujets  Ju  cin- 
([uièuie  Je  leurs  revenus,  altéra  encore  les  monnaies, 
et  orJonna  :iu  ban  et  à  l'ariiére-ban  de  prendre  Us 
armes  afin  Je  marcher  contre  la  FlanJre. 

Quant  aux  peuples,  ils  n'eu  étaient  pas  plus  heu- 
reux ;  vainqueurs  et  vaincus  étaient  également  près- 


190 


HISTOIRE    DES    PAPES 


suros  par  cet  exécvalile  monarque;  et  connue  ses 
exactions  no  lui  rapportaient  pas  assez  d'ars^ent,  il 
résolut,  d'apri^s  les  conseils  de  son  confesseur  Guil- 
laume Paris,  frère  prêcheur  et  {;;rand  incjuisiteur,  de 
poursuivre  les  templiers,  et  de  partai,'i'r  leurs  riciies- 
ses  avec  le  pape  (élément  V.  En  consér[uence,  il  tlonna 
des  ordres  secrets  aux  ^'ouverneurs  des  provinces , 
aliu  qu'ils  se  tinssent  prêts  avec  leurs  soldats  pour 
arrêter,  le  vendredi  13  octobre  1307,  tous  les  tem- 
pliers de  son  royaume.  Cet  ordre  fut  exécuté  avec  la 
plus  grande  rigueur,  et  un  nombre  prodigieux  de  ces 
malheureux  furent  plongés  dans  les  cachots  de  l'in- 
quisition. On  leur  fit  subir  des  tortures  inouïes  pour 
leur  faire  avouer  des  crimes  imaginaires;  on  produi- 
sit contre  eux  de  faux  témoins  qui  affirmaient  qu'aux 
cérémonies  des  réceptions  ils  reniaient  Dieu,  cra- 
chaient sur  le  Christ,  adoraient  une  tête  d'airain  sup- 
portée par  quatre  pieds  de  forme  liumaine,  et  com- 
mettaient entre  eux  des  impuretés  abominables. 

Parmi  les  jeunes  chevaliers ,  plusieurs  ne  purent 
supporter  les  tourments  de  la  question,  et  avouèrent 
tout  ce  qu'on  leur  demanda,  afin  d'adoucir  leurs  bour- 
reaux, et  d'obtenir  la  "faveur  d'une  prompte  exécu- 
tion. Les  vieux  chevaliers  qui  refusèrent  obstinément 
de  se  reconnaître  coupables  eurent  à  soufl'rir  pendant 
une  année  entière  des  supplices  efl'royables  qu'on  re- 
nouvelait chaque  jour.  Et  cette  déplorable  persécu- 
tion était  faite  au  nom  de  très-haut ,  très-puissant, 
très  redouté  seigneur  Philippe  le  Bel,  roi  de  France  ! 


Enfin  des  juges  prononcèrent  une  sentence  de  mort 
contre  les  templiers,  comme  étant  convaincus  du 
crime  d'hérésie  ;  et  l'exécution  fut  fixée  au  1 1  mars, 
jour  si  ardemment  désiré  par  Philippe.  Le  comman- 
deur de  Normandie  et  le  grand  niuilre  Jac(pics  de 
INIolay,  suivis  de  leurs  chevalici-s,  chargés  de  chaînes, 
conduits  deux  à  deux ,  montèrent  lentement  sur  le 
bûcher  ;  alors  ils  se  tournèrent  vers  le  peuple,  pro- 
testèrent hautement  de  leur  innocence  en  présence 
.du  légat  du  pajie,  de  l'archevêque  de  Sens  et  du  cler- 
gé, accusant  le  roi  et  Clément  de  vouloir  anéantir 
leur  ordre  pour  se  partager  leurs  dépouilles.  Déjà  les 
assistants ,  émus  jusqu'aux  larmes  par  l'accent  de 
vérité  de  Jacques  de  Molay,  avaient  forcé  les  bour- 
reaux de  suspendre  l'exécution  ;  déjà  les  cardinaux  et 
les  évêques,  hésitant  devant  l'énormité  du  crime  et 
la  colère  populaire,  avaient  ordonné  au  prévôt  de  Pa- 
lis de  ramener  les  condamnés  dans  leur  prison  ; 
lorsque  Philippe,  l'infâme  Philippe,  qui  craignait  de 
voir  ses  victimes  lui  échapper ,  envoya  des  renforts 
de  troupes,  fit  conduire  les  martyrs  dans  l'île  Saint- 
Louis,  et  ordonna  qu'on  exécutai  la  sentence  à  l'heure 
même.  Le  commandeur  de  Normandie  et  le  grand 
maître  subirent  leur  supplice  avec  un  grand  courage, 
et  l'on  raconte  que  du  milieu  des  flammes  on  en- 
tendit la  voix  prophétique  de  Jacques  de  Molay  qui 
appelait  Clément  V  et  Philippe  le  Bel  devant  le  tri- 
bunal de  Dieu  !  Le  pape  et  le  roi  moururent  en  efl'et 
ijuelques  mois  après,  cette  même  année  13141... 


WSTblS 


QUATORZIÈME     SIÈCLE 


Réflexions  sur  l'histoire  de  l'Église  au  quatorzième  siècle.  —  Élccti  n  de  Benoît  XI.  —  Les  états-généraux  de  France  supplient 
Philippe  de  faire  déclarer  infâme  la  mémoire  de  Boniface  VIII.  —  Rétablissement  des  Colonna.  —  Le  pape  veut  réformer  les 
mœurs  du  clergé.  —  Il  est  empoisonné  par  les  cardinaux. 


Robert  Gallus,  dans  son  style  apocalypliquc,  dit 
en  parlant  de  l'Église  au  quatorzième  siècle  :  «  J'é- 
tais en  prières,  les  regards  tournés  vers  le  ciel,  quand 
j'aperçus  tout  à  coup  dans  les  airs  un  monstre  revêtu 
de  la  chape  pontificale;  il  avait  les  pieds  en  forme 
de  glaive  et  des  mains  immenses,  qu'il  plongeait  dans 
l'Orient  et  dans  fOccident,  pour  les  relever  ensuite 
pleines  d'or  et  de  pierreries  ;  on  ne  lui  voyait  point 
de  tête.  M'étant  approché  alors,  j'entendis  une  voLx 
infernale  qui  me  cria  :  C'est  l'Église  romaine  !  » 

En  effet,  fesprit  d'humilité  et  de  charité  avait  en- 
tièrement abandonné  les  chefs  du  clergé  romain.  De- 
puis saint  Grégoire  jusqu'à  Grégoire  VII  ils  avaient 
combattu  contre  les  évèques  d'Orient  et  d'Occident 
,  pour  usurper  la  suprême  puissance  ecclésiastique  ; 
ensuite  ils  avaient  commencé  les  mêmes  luttes  contre 
les  rois,  jusqu'au  pontificat  de  Boniface  VIII,  pour 
établir  leur  domination  temporelle.  Enfin  lorsqu'ils 
eurent  élevé  la  chaire  de  saint  Pierre  au-dessus  de 
tous  les  sièges  et  de  tous  les  trônes,  lorsqu'ils  eurent 
réuni  dans  leurs  mains  le  glaive  spirituel  et  le  glaive 
temporel,  ils  songèrent  à  exercer  cette  puissance  pour 
attirer  à  eux  les  richesses  du  monde  entier. 

Déjà  l'inquisition  établie  par   Innocent   III  avait 


fait  merveille  en  Europe,  oii  ses  tribunaux  condam- 
naient au  lu'icher  les  liJèles  dont  les  biens  excitaient 
la  convoitise  de  la  cour  île  Rome;  mais  comme  re 
moyen  d'extorsion,  iiulépendaramcnt  qu'il  présentait 
quelque  danger,  n'était  pas  assez  expéditif,  les  papes 
se  jetèrent  sur  les  reliques,  et  suivant  la  maxime  de 
IJoniface  \'III,  ils  firent  argent  de  tout  ce  qu'ils  pu- 
rent vendre.  Après  avoir  épuisé  l'Italie,  ils  s'abatti- 
rent sur  la  Fr.uK'e,où,  grâce  aux  progrès  des  lumières, 
à  l'affranchissement  des  communes  et  à  lémancipa- 
tion  des  serfs,  ils  étaient  assurés  de  trouver  pour 
longtemps  des  ressources.  Depuis  lors,  et  pendant 
un  siècle  enlir  ({u'ils  tinienl  leur  cour  à  Avignon,  il 
seinblaquela  vertu  eût  été  chassée  du  royaume  par  leur 
seule  présence,  tant  il  se  commit  d'actions  honteuses. 

Après  la  fin  terrible  de  Boniface,  les  cardinaux  se 
réunirent  en  conclave  et  proclamèrent  chef  de  I'cj- 
glise  Nicolas  de  Trévise,  cardinal-archevê  [ue  d'Os- 
tie  ;  le  nouveau  pontife  fut  sacré  le  27  octobre  1303, 
sous  le  nom  de  Benoît  XI. 

Nicolas  était  (ils  d'un  notaire  appelé  Boccasio  Boc- 
casini;  il  avait  fait  ses  études  à  Venise,  où  plus  tard 
il  avait  rempli  les  fonctions  de  précepteur  ;  ensuite 
le  jeune  Boccasini  était  entré  dans  l'ordre  des  frères 


19i 


HISTOIRE    DES     i'Al'KS 


prêcheurs,  où  par  soiizMi'  il  avait  ni('nti'dï'trp  pronni 
aux  char^os  de  sous-prieur,  de  prieur,  de  provincial 
et  de  général  de  l"ordre;  enfin  Boniface  l'avait  élevé 
au  c-arilinalal  et  à  l'évèclic  d'Oslie.  en  lui  faisant  la 
singulière  recommandation  d'être  moins  vertueux, s'il 
voulait  se  faire  aimer  du  cleri.'é  de  son  diocèse. 

Dès  que  l'élévation  de  Henoil  lut  connue  en  France, 
Philippe  lui  envoya  le  seigneur  de  Mercivur,  Pierre 
de  Belle -Perche,  cluinoinc  de  Gliartres,  et  le  cheva- 
lier Guillaume  du  Plessis,  qui  se  joignirent  à  Noga- 
ret  pour  féliciter  le  nouveau  pape  sur  son  exaltation, 
et  pour  lui  souraetlre  la  reipiôHe  suivante,  que  les 
étals-généraux  avaient  présentée  au  roi  de  France  : 
«  A  vous,  très-nohle  prince  Philippe,  notre  si' e.  Les 
peuples  de  votre  royaume  vous  suiiplient  de  conser- 
ver les  franchises  et  la  souveraineté  de  vos  Etats, 
c'est-à-dire  de  ne  point  reconnaître  sur  terre  dautie 
maître  que  vous  de  vos  biens  temporels.  Ils  vous 
prient  également  de  faire  déclarer  à  la  face  des  na- 
tions que  le  pape  Boniface  'N'III  a  mérité  la  damna- 
tion éternelle,  en  dénonçant  par  ses  bulles  que  votre 
rovaume  lui  appartenait  et  qu'il  pouvait  en  disposer 
suivant  son  bon  plaisir.  » 

Benoît,  guidé  par  un  sentiment  de  proliité  et  de 
justice,  blâma  ouvertement  la  conduite  de  son  pré 
décesseur  ;  il  releva  Philippe  de  toutes  les  censures 
ecclésiastiques  prononcées  contre  lui,  et  publia  plu- 
sieurs bulles  en  réparation  des  désordres  ((u'avaient 
causés  celles  de  Boniface.  Il  révo(pia  en  outre  les 
décrets  lancés  contre  les  Golonna.  excepté  toutefois 
ceux  de  confiscation,  que  les  cardinaux  ne  voulurent 
pas  consentir  à  annuler. 


Bien  ditïérent  de  ses  prédécesseurs,  ce  pontife  étail 
telleuu'nt  ennemi  du  faste  et  de  l'ostentation,  que  sa 
mère  étant  venue  le  voir  après  son  exaltation,  sous 
des  vêtements  magnifiques ,  il  feignit  de  ne  pas  la 
reconnaître.  Gomme  elle  s'aperçut  du  sujet  de  son 
méoon'cnlenient,  elle  quitta  le  palais  et  revint  avec 
ses  habits  ordinaires;  alors  il  la  reçut  avec  effusion 
de  cœur  devant  toute  la  cour,  et  la  lit  asseoir  à  ses 
côtés.  Les  mêmes  sentiments  d'humilité  portaient 
Benoît  à  favoriser  les  frères  mendiants,  qui  ne  pos- 
sédaient ni  meubles  ni  domaines,  el  vivaient  du  pain 
de  l'aumône,  attendant  le  soir  sur  le  seuil  des  de- 
meures ([u'on  leur  olïiît  un  abri  pour  la  nuit. 

Ge  bon  pape  appliquait  tous  ses  soins  à  la  pacifi- 
cation de  l'Italie  et  à  la  réforme  des  ecclésiastiques  : 
aussi  souleva-t-il  contre  lui  une  haine  violente;  les 
cardmaux,  dont  il  voulait  réprimer  les  désordres,  se 
montrèrent  ses  jilus  ardents  ennemis,  et  résolurent 
de  se  délivrer  d'un  censeur  incommode.  Un  jour  de 
grand  festin,  pendant  que  le  saint-père  dînait  avec 
plusieurs  d'entre  eux,  un  jeune  clerc -parut  en  habit 
de  religieuse  du  monastère  de  Sainte  Pélronille,  et 
vint  offrir  à  Benoît,  au  nom  de  l'abbesse,  qui  était 
l'ime  de  ses  pénitentes,  un  plat  d'argent  garni  de 
figues  nouvellement  cueillies  ;  le  pape  en  prit  deux 
et  offrit  les  autres  à  ses  convives,  qui  les  refusèrent 
pour  ne  pas  en  priver  Sa  Sainteté.  Dans  la  même 
soirée,  le  pape  se  sentit  attaqué  de  douleurs  aiguës 
dans  les  entrailles  et  de  vomissements  ;  son  médecin 
reconnut  qu'il  était  empoisonné.  Mais  il  étail  tro|> 
tard  pour  arrêter  le  mal,  et  le  vertueux  Benoît  expir-i 
le  6  juillet  130'i. 


CLÉMENT    V 


193 


Désordre',  débauches  et  intrigues  des  cardinaux.  —  Philippe  Tait  élire  Clément  V.  —  Conditions  de  son  pacte  avec  Philippe.  — 
Le  nouveau  pape  est  couronné  à  Lyon.  —  Origine  des  annales.  —  Le  saint-père  pille  les  églises  de  France.  —  Persécutions 
contre  les  templiers.  —  Pliilippe  le  Bel  exige  que  le  pontife  condamne  la  mémoire  de  Boniface  VIU.  —  Le  roi  est  trompé  parle 
pape.  —  Philippe  est  contraint  de  renoncer  à  poursuivre  la  mémoire  de  Boniface.  —  Absolution  de  Nogaret.  —  Concile  de  Vienne. 
—  Les  princes  chrétiens  s'engagent  à  entreprendre  une  nouvelle  croisade  en  terre  sainte.  —  L'empereur  Henri  VU  envahit 
l'Italie  et  s'empare  de  Rome.  —  Il  est  empoisonné  par  un  moine  jacobin.  —  Bulle  du  pape  contre  la  mémoire  de  ce  prince.  — 
Mort  de  Clément. 


Les  funérailles  de  Benoît  XI  terminées,  les  cardi- 
naux s'enfermèrent  en  conclave  à  Pérouse  pour  lui 
donner  un  successeur.  Dès  le  premier  jour,  deu.v 
factions  également  puissantes  se  partagèrent  les  voix; 
l'une  avait  à  sa  tète  Mattliieu  Rosso  des  Ursins  et 
François  Gaétan  ;  l'autre  reconnaissait  pour  chefs 
Napoléon  des  Ursins  et  le  cardinal  do  Prato.  Les 
premiers  portaient  au  trône  pontifical  un  cardinal  ita- 
lien favorable  aux  amis  de  Boniface;  les  autres  oppo- 
saient à  leurs  ennemis  un  cardinal  français  partisan 
de  Philippe  le  Bel  et  des  Gibelins.  Au  milieu  de  ces 
divisions,  ils  tombèrent  d'accord  sur  un  seul  point, 
c'était  de  ne  pas  choisir  un  prêtre  vertueux  :  «  Nous 
ne  voulons  plus  de  gueux,  »  disaient-ils,  désignant 
par  ce  nom  injurieux  l'infortuné  Benoît. 

Aucun  des  deux  partis  n'étant  décidé  à  faire  des 
concessions,  les  cardinaux  rompirent  le  conclave,  et 
retournèrent  dans  leurs  palais  reprendre  leurs  habi- 
tudes de  débauches  avec  leurs  maîtresses  et  leurs 
mignons,  sans  s'inquiéter  des  malheurs  de  l'Eglise, 
qui  restait  livrée  à  la  plus  déplorable  anarchie.  En- 
fin le  cardinal  de  Prato,  qui  était  vendu  au  roi  de 
France,  entreprit  de  réunir  le  conclave  et  de  faire 
proclamer  un  pape  du  parti  de  Pliilippe. 

A  cet  effet,  il  proposa  aux  deux  factions  un  accom- 
modement qui  consistait  à  laisser  aux  Guelfes  le 
II 


droit  de  désigner  trois  candidats  ultramontains,  et. 
aux  Gibelins  la  liberté  de  choisir  parmi  les  trois  pré- 
lats le  souverain  pontife.  Personne  ne  vit  le  piège;  la 
faction  du  cardinal  Alatthieu  consentit  sans  peine  à 
nommer  les  prétendants  à  la  papauté,  et  présenta 
trois  ultramontainsennemisdéclarés  du  roi  de  France. 

Parmi  ces  trois  candidats,  le  plus  hostile  à  Phi- 
li])pe  était  Got,  archevêi(ac  de  Bordeaux;  ce  fut  pré- 
cisément cet  exalté  Guelfe  que  le  cardinal  de  Prato 
résolut  d'amener  à  son  parti  et  de  faire  pape.  Il 
adressa  au  roi  une  copie  du  traité  des  cardinaux,  lui 
fit  part  de  son  projet,  et  lui  conseilla  de  donner  un 
rendez- vous  secret  à  l'ambitieux  prélat  pour  poser  lui- 
même  les  conditions  du  pacte. 

Philijipe  écrivit  à  Bertrand  de  Got,  et  lui  désigna 
une  abbaye  située  dans  la  forêt  de  Saint-Jean  d'An- 
gely,  pour  avoir  une  entrevue  avec  lui.  L'archevêque 
se  rendit  aux  ordres  de  Pliilippe,  fort  intrigué  des 
motifs  (jui  pouvaient  d  terminer  ce  prince  à  lui  de- 
mander une  conférence.  Lorsque  le  roi  eut  présenté 
au  prélat  les  lettres  dans  lesquelles  le  cardinal  de 
Prato  annonçait  que  le  parti  des  Gibelins  n'attendait 
que  son  ordre  pour  proclamer  Got  souverain  pontife, 
celui-ci  se  jeta  à  ses  pieds  en  s'écriant  :  «  Sire,  je 
vois  maintenant  que  vous  voulez  me  rendre  le  bien 
pour  le  mal,  et  je  me  soumets  entièrement  à  vous. 

113 


I9k 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Clomraandcz,  jo  suis  prêt  à  obéir.  De  ce  moment, 
j'oublie  mon  passé,  je  rouie  mes  amis,  et  je  vous 
fais  le  sacrifice  de  toute  mon  existence.  » 

Phili]ipe  le  releva,  et  l'ayant  embrassé,  lui  dit  : 
c  Ainsi  donc  il  dépend  de  moi  de  vous  foire  pape  ; 
mais  je  ne  le  ferai  que  sous  la  condition  expresse  que 
vous  me  réconcilierez  avec  l'Eglise  ;  que  vous  rendrez 
la  communion  à  moi  et  à  ceux  qui  ont  suivi  mon 
parti;  que  vous  m'accorderez  toutes  les  dîmes  do 
mon  royaume  pendant  cinq  années;  que  vous  con- 
damnerez les  actes  et  la  mémoire  du  pontife  Boniface, 
que  vous  rétablirez  entièrement  les  Golouna  dans 
leurs  biens  et  dans  leurs  dignités  ;  enfin  que  vous 
ferez  cardinaux  les  ecclésiasliques  que  je  vous  dési- 
gnerai. Je  me  réserve  en  outre  de  vous  déclarer  une 
condition  importante  qu'il  faut  encore  que  vous  accep- 
tiez sans  la  connaître.  » 

L'arcbevêque  fit  serment  sur  l'hostie  d'exécuter 
entièrement  les  volontés  du  roi,  et  lui  donna  on  ota- 
ges, pourgarantie  do  sa  promesse,  un  de  ses  frères  et 
deux  de  ses  neveux.  Un  courrier  fut  expédié  inconti- 
nent à  Pérouse,  au  cardinal  de  Prato,  et  le  lende- 
main celui-ci  se  présenta  au  conclave  pour  proclamer 
Got  souverain  pontife.  Les  Guelfes  entonnèrent  immé- 
diatement le  Te  Deum  pour  célébrer  la  grande  victoire 
qu'ils  avaient  remportée,  croyant  avoir  élevé  sur  la 
chaire  de  l'Apôtre  le  plus  cruel  ennemi  du  roi  de  France. 

Bertrand  de  Got  était  né  à  ^'illandreau,  dans  le 
diocèse  de  Bordeaux,  et  descendait  d'une  ancienne 
famille  ;  son  père  étaitr  chevalier  et  son  oncle  évèque 
d'Agen.  Destiné  dès  sa  plus  tendre  enfance  à  la  clé- 
ricature,  il  avait  étudié  le  droit  canon  et  avait  acquis 
une  connaissance  approfondie  des  textes  de  l'Écriture 
sainte.  Boniface  VUI,  qui  préférait  aux  prêtres  ver- 
tueux des  hommes  fourbes  et  immoraux,  l'ayant  jugé 
digne  de  sa  protection,  l'avait  élevé  d'abord  au  siège 
de  Cominges,  et  ensuite  à  l'archevêché  de  Bordeaux. 

Dès  qu'il  eut  reçu  le  décret  de  son  élection  à  la 
papauté,  Bertrand  de  Got  quitta  son  diocèse,  par- 
courut triomphalement  les  villes  du  midi  de  la  France, 
et  se  rendit  à  Montpellier  pour  recevoir  le  serment 
d'hommage  hge  de  Jacques  d'Aragon,  qui  mit  sous 
la  protection  du  saint-siége  son  royaume  de  Sardai- 
gne  et  de  Corse.  Ensuite  le  pape  se  rendit  à  Lyon 
pour  se  faire  consacrer,  et  envoya  l'ordre  aux  cardi- 
naux de  passer  les  monts  pour  assister  à  son  couron- 
nement. Il  écrivit  également  aux  rois  de  France  et 
d'Angleterre,  ainsi  qu'à  un  grand  nombre  deprinces, 
pour  qu'ils  vinssent  augmenter léclat  de  celle  impo- 
sante cérémonie. 

Matthieu  Rosso  des  Ursins,  doyen  du  sacré  col- 
lège, en  recevant  les  ordres  impérieux  du  nouveau 
pontife,  dit  au  cardinal  de  Pralo  :  «  Votre  ruse  nous 
a  livrés  entre  les  mains  d'un  Gascon,  et  vous  serez 
cause  que  nous  abandonnerons  pour  longtemps  nos 
magnifiques  palais.  » 

Néanmoins  il  fallut  se  conformer  aux  instructions 
du  pape;  les  cardinaux  se  rendirent  à  Lyon  et  procé- 
dèrent au  sacre  :  les  cérémonies  habituelles  de  la  chai- 
se percée  eurent  heu  dans  l'église  de  Saint-Just,  le  1 4 
novembre  1305,  en  présence  d'un  immense  concours 
d'évêques,  d'archevêques,  de  rois,  de  princes  et  de 
seigneurs.  Maitliieu  Rosso  posa  ensuite  la  couronne 
sur  la  tète  de  Got,  qui  prit  le  nom  de  Clément  Y. 


Ajirès  la  messe,  le  saint-père  reprit  le  chemin  de 
son  [lalais,  suivi  dos  cardinaux,  des  nobles  et  des 
moinos,  ot  escorté  d'un  pouplo  iuiiuense  ;  le  roi  de 
France  et  le  roi  d'.Vragou  conduisaient  par  la  bride 
le  cheval  blanc  sur  lequel  était  monté  le  pape,  revêtu 
des  ornements  sacerdotaux  et  la  tiare  au  front.  La 
procession  étant  arrivée  au  bas  de  la  colline  oix  est 
bâtie  l'église  de  Saint-Just,  les  rois  cédèrent  leur 
place  aux  côtés  de  Clément  à  Charles  de  N'uiois  et 
à  Louis  d'Evreux,  les  doux  frères  de  Philijipc.  A 
peine  ce  changcnienl  était-il  fait,  qu'un  horrible  cra- 
quement se  fit  entendre  ;  un  vieux  mur,  sur  lequel 
on  avait  établi  un  échafaud,  s'écroula  sur  le  cortège, 
ot  entraîna  dans  sa  chute  tous  les  mallieureux  qu'il 
portait.  Le  comte  do  Valois  ot  le  roidoFrance  furent 
gravement  blessés;  le  pontife  lui-môiiie  fut  renversé 
de  cheval,  et  dans  le  tumulte  on  arracha  de  sa  tiare 
un  gros  diamant  d'une  valeur  considérable  ;  son  frère, 
Gaillard  de  Got,  fut  tué  sur  la  place,  ainsi  que  le  duc  de 
Bretagne  et  un  grand  nombre  de  seigneurs  et  de  prêtres. 

Plusieurs  cardinaux,  déjà  mécontents  de  Clément  V, 
prirent  occasion  de  cet  accident  pour  manifester  hau- 
tement leur  dessein  de  retourner  en  Italie  ;  mais  le 
pape  leur  déclara  nettement  qu'il  saurait  les  contrain- 
dre à  obéir  à  ses  volontés,  et  à  habiter  la  ville  qu'il 
lui  conviendrait  de  choisir'pour  résidence. 

Quelques  jours  après,  Clément  célébra  sa  première 
messe  pontificale,  et  donna  un  grand  festin  à  toute 
sa  cour.  Comme  on  doit  bien  le  supposer,  les  mets  et 
les  vins  les  plus  exquis  de  France  y  furent  largement 
prodigués  ;  aussi,  vers  la  fin  du  banquet,  les  têtes 
étant  écliaulïées,  on  ne  garda  plus  de  retenue.  Une 
parole  imprudente  fit  éclater  une  querelle  entre  les 
cardinaux  et  le  saint-père  ;  des  injures  on  en  vint 
aux  coups,  les  poignards  sortirent  du  fourreau,  et  un 
des  frères  du  pape  fut  tué  sous  ses  yeux.  Clément, 
qui  venait  de  perdre  si  malheureusement  deux  de  ses 
frères,  sentit  la  nécessité  de  renforcer  son  parti,  et 
créa  d'une  seule  fournée  dix  cardinaux  français.  En- 
suite il  révoqua  les  bulles  lancées  par  Boniface  VIII 
contre  les  Colonna,  et  rendit  le  cardinalat  à  Jacques 
et  à  Pierre,  avec  pouvoir  de  parvenir  à  toutes  les 
dignités  de  l'Église,  même   au  souverain   pontificat. 

Pendant  son  séjour  à  Lyon,  le  pontife,  quoique 
très-afiligé  de  la  mort  de  ses  frères,  n'oublia  pas  les 
intérêts  de  son  siège  ;  il  extorqua  des  sommes  énor- 
mes aux  évoques  et  aux  abbés  de  France  qui  venaient 
à  sa  cour;  et  lorsqu'il  s'aperçut  que  la  crainte  d'être 
imposé  pour  les  besoins  de  l'Église  empêchait  le 
clergé  de  le  visiter,  il  prit  le  parti  de  faire  lui-même 
sa  tournée  dans  les  diocèses  ;  il  parcourut  successi- 
vement un  grand  nombre  de  villes,  et  partout  il  en- 
leva les  trésors  des  églises  et  des  monastères  ;  on 
rapporte  qu'il  lui  fallut  cinq  jours  entiers  pour  faire 
enlever  de  la  riche  abbaye  de  Cluny  l'or  et  l'argent 
qu'il  trouva  dans  les  caves  di^s  moines.  Il  obligea 
l'arclievêque  de  Bourges,  Gilles,  à  lui  payer  une 
amende  si  forte,  que  depuis  ce  moment  le  malheu- 
reux prélat  fut  réduit  à  vivre  du  pain  de  l'aumône,  et 
cela  pour  avoir  manqué  de  faire  sa  visite  au  saint-père.  I 
Non  content  de  ce  qu'il  extor(|uait  par  lui-même.  Clé-  ] 
ment,  de  retour  à  Bordeaux  de  sa  fructueuse  tournée, 
envoya  trois  légats,  Gentil  de  Mon tésiore,  Nicolas  de 
Fréauville  et  Thomas  de  Jorz,  pour  pressurer  le  bas 


CLÉMENT    V 


195 


clcrgi!  de  l'Église  gallicane.  Ceux-ci  imposèrent  aux 
prêtres  des  contributions  si  onéreuses,  et  en  exigèrent 
le  payement  avec  une  telle  rigueur,  que  dans  leur 
désespoir  ils  en  adressèrent  des  plaintes  au  monan|ue. 

Philippe  chargea  Milon  de  Noyers,  maréchal  de 
France,  de  réclamer  au  saint-père  outre  ses  exac- 
teurs et  d'obtenir  leur  revocation.  Mais  cette  am- 
bassade, bien  loin  d'arrêter  le  mal,  l'augmenta.  Le 
pape,  craignant  qu'on  ne  prît  des  mesures  énergiques 
pour  entraver  son  exploitation  financière,  voulut  pres- 
ser les  rentrées  d'argent  ;  il  ordonna  à  ses  légats 
d'augmenter  de  sévérité  et  de  mettre  à  l'enchère 
toutes  les  dignités  ecclésiastiques.  Il  résolut  en  outre 
de  se  servir  des  tribunaux  de  l'inquisition ,  dont 
Blanclie  de  Castille  et  saint  Louis  avaient  doté  la 
France,  pour  s'attril)ucr  les  bénéfices  des  décrets  du 
cpiatrième  concile  de  Latran,  portant  que  les  biens 
des  hérétiques  et  de  leurs  complices  appartenaient 
au  saint-siége,  sans  que  les  enfants  ni  les  parents 
des  condamnés  pussent  en  réclamer  la  moindre 
partie.  Comme  Philippe  le  Bel  était  le  seul  qui  put 
lui  faire  une  oppo.'-ition  sérieuse,  il  se  détermina  à 
l'associer  à  ses  bénéfices,  et  lui  ofîrit  le  partage  des 
immenses  richesses  des  templiers  et  des  hospitahers, 
qu'il  se  proposait  d'attaquer  comme  hérétiques. 

Ce  projet  infernal,  sorti  du  cerveau  d'un  pape, 
était  digne  d'un  roi.  Clément  V  et  Philippe  IV  tom- 
bèrent bientôt  d'accord  pour  l'exécution.  Le  saint- 
père  adressa  une  lettre  au  prince  à  ce  sujet,  et  lui 
fixa  un  rendez-vous  à  Poitiers,  où  il  demeura  pres- 
que une  année,  retenu  au  lit  par  une  maladie  grave, 
causée  par  ses  débauches  avec  ses  mignons  et  avec 
la  belle  comtesse  de  Foix,  sa  maîtresse.  Néanmoins 
ce  temps  d'inaction  ne  fut  pas  entièrement  perdu 
pour  le  pape,  car,  après  son  entrevue  avec  le  roi,  il 
put  méditer  à  son  aise  les  moyens  d'exterminer  plus 
facilement  les  templiers  et  les  hospitahers. 

Voici  la  ruse  à  laquelle  Clément  s'arrêta  ;  d'abord 
il  fit  prêcher  une  nouvelle  croisade  en  Europe  et 
même  en  Syrie;  ensuite  il  envoya  en  Palestine,  aux 
grands  maîtres  des  ordres  du  Temple,  une  lettre 
ainsi  conçue  :  «  Nous  vous  informons,  mes  frères, 
que  nous  sommes  instamment  sollicité  par  les  rois 
d'Aragon  et  de  Chypre,  qui  nous  réclament  des 
secours  pour  la  terre  sainte.  Nous  vous  ordonnons 
de  venir  nous  trouver  en  France  aussi  secrètement 
que  possible,  afin  d'en  délibérer  avec  nous.  Vous 
aurez  soin,  également,  d'apporter  des  sommes  assez 
considérables  pour  équiper  une  nombreuse  armée.  » 

Jacques  de  Molay,  grand  maître  des  templiers, 
obéit  aux  injonctions  du  saint-père;  mais  Foulques 
de  Villaret,  grand  maître  des  hospitaliers,  occupé  au 
siège  de  l'île  de  Rhodes,  ne  put  quitter  son  armée  ; 
ce  qui  retarda  la  ruine  de  son  ordre.  Quant  à  l'in- 
fortuné Molay,  il  débarqua  en  France  et  vint  se 
livrer  à  ses  ennemis.  Il  avait  été  convenu  entre  Phi- 
lippe le  Bel  et  le  pape  que  les  chevaliers  du  Temple 
seraient  arrêtés  au  même  instant  dans  les  difl'érents 
royaumes  chrétiens  ;  qu'ils  seraient  abandonnés  aux 
inquisiteurs  comme  suspects  d'hérésie;  qu'on  s'em- 
parerait de  leurs  biens  au  nom  de  l'Eglise,  et  qu'on 
les  ferait  périr  sur  les  bûchers,  après  les  avoir  ap- 
pliqués à  la  question  ordinaire  et  extraordinaire  pour 
leur  faire  avouer  des  crimes  imaginaires. 


L'exécution  de  cet  affreux  complot  ne  se  fit  pas  at- 
tendre; le  pape  prévint  les  rois  d'Aragon,  de  Castille 
et  de  Portugal  de  sa  détermination  d'anéantir  les  tem- 
pliers, et  au  jour  fixé  les  chevaliers  furent  tous  arrêtés 
et  ])longés  dans  les  cachots  de  l'inquisition.  L'ini- 
quité des  juges  fut  telle,  que  l'on  fit  grâce  de  la  vie 
à  un  meurtrier,  appelé  Squin  de  Florian,  qui  était 
enfermé  avec  un  chevalier,  parce  qu'il  déposa  que  son 
compagnon  lui  avait  révélé  les  crimes  et  les  impuretés 
qui  se  commettaient  lors  de  la  réception  des  templiers. 

Squin  de  Florian,  le  voleur  et  l'assassin,  fut  reçu 
en  audience  publique  par  le  pape  et  par  le  roi,  com- 
blé de  présents  et  glorifié  piur  son  zèle  religieux. 

Après  un  semblable  encouragement  à  la  délation, 
des  milliers  de  calomniateurs  surgirent  de  tous  côtés, 
et  la  besogne  des  inquisiteurs  en  devint  plus  facile. 
Du  reste,  ils  étaient  suffisamment  encouragés  par 
Philippe  le  Bel  et  par  Clément,  qui  présidaient  aux 
auto-da-fé  :  l'Italie,  l'Allemagne,  l'Espagne,  la  France 
surtout,  virent  s'élever  un  nombre  prodigieux  de  bû- 
chers qui  consumèrent  ces  malheureuses  victimes  de 
la  cupidité  d'un  pape  et  d'un  roi. 

Ces  sanglantes  exécutions  terminées,  les  deux  exé- 
crables tyrans  se  partagèrent  les  richesses  des  tem- 
pliers; Philippe  garda  les  terres,  Clément  prit  tous 
les  ornements  d'or  et  d'argent  et  les  espèces  mon- 
nayées, qui  lui  servirent  à  payer  les  infâmes  com- 
plaisances de  son  neveu  et  de  la  comtesse  de  Foix. 

Le  roi  de  France,  quoique  très-satisfait  du  saint- 
père,  n'avait  point  oublié  le  serment  que  lui  avait 
fait  le  cardinal  Got  à  Saint-Jean  d'Angely,  de  lui 
octroyer  un  brevet  d'infamie  pour  le  défunt  pape 
Boniface  VIII,  et  il  lui  réclama  l'exécution  de  sa 
promesse.  Cette  résolution  du  prince  qui  menaçait 
tout  l'édifice  pontifical,  remplit  d'ell'roi  la  cour  d'A- 
vignon ;  mais  le  cardinal  de  Prato,  que  nous  avons 
vu  si  habile  en  expédients,  promit  au  pape  de  le 
sortir  d'embarras  s'il  voulait  lui  compter  mille  onces 
d'or.  Le  marché  fui  accepté,  et  voici  le  conseil  qu'il 
donna  :  «  Écrivez  au  roi,  très-saint  père,  dit-il  à 
Clément,  que  la  majorité  du  sacré  collège  est  oppo- 
sée à  la  condamnation  de  Boniface,  et  que  pour  l'ob- 
tenir vous  serez  obligé  de  convoquer  un  concile 
général.  Comme  le  prince  veut  donner  à  cet  acte 
une  grande  publicité,  il  approuvera  la  tenue  du 
synode,  et  vous  en  fixerez  le  lieu  à  Vienne  en  Dau- 
phiné,  pays  neutre  et  également  convenable  aux 
prélats  français,  allemands,  anglais,  italiens  et  lan 
guedociens;  le  roi  acceptera,  et  vous  vous  trouve- 
rez ainsi  hors  de  son  royaume  ;  il  vous  sera  facile 
alors  de  prendre  les  décisions  que  vous  jugerez  favo- 
rables aux  intérêts  du  saint-siége.  » 

Clément  suivit  ce  conseil,  et  convorpia  un  concile 
à  Vienne,  sous  prétexte  de  faire  jiasser  plus  facile- 
ment la  mesure  réclamée  par  Pliilippe.  Celui-ci,  dupe 
de  la  fourberie  et  croyant  le  pape  dans  ses  intérêts, 
le  combla  de  présents,  et  vint  même  lui  rendre  visite 
dans  la  ville  d'Avignon,  sa  résidence,  amenant  avec 
lui  son  frère  Charles  de  Valois,  les  principaux  sei- 
gneurs de  sa  cour  et  ses  plus  habiles  conseillers, 
afin  de  délibérer  avec  Clément  sur  la  clause  qu'il 
s'était  réservé  de  lui  faire  connaître  en  temps  op- 
portun ;  cette  clause  n'était  autre  que  l'élévation  de 
son  frère  au  trône  de  Germanie,  devenu  vacant  par 


106 


HISTOIRE    DES    PAPES 


la  mort  d'Albert  I".  Le  pontife,  surpris  d'une  pa- 
reille demanJe,  expédia  aussitôt  un  courrier  aux  élec- 
teurs allemands  pour  les  instruire  des  projets  de  la 
cour  de  France,  les  engageant  à  proclamer  immédia- 
tement Henri  de  Luxembourg  empereur  de  Germa- 
nie ;  ce  qui  eut  lieu,  au  grand  désappointement  du 
roi.  Néanmoins  cette  élection  précipitée  donna  cpiel- 
qnes  soupçons  à  Philippe;  mais  le  pape  jura  sur  l'hos- 
tie qu'il  n'avait  aucune  connaissance  de  ce  qui  s'était 
passé,  et  en  imposa  encore  au  prince  par  son  hypocrisie. 

Depuis  que  les  empereurs  avaient  été  contraints 
d  abandonner  l'Italie  au  saint- siège,  les  provinces  de 
cette  magnifique  contrée  étaient  constamment  plon- 
gées dans  les  plus  affreux  désordres;  la  plupart  des 
villes,  écrasées  par  de  petits  tyrans,  étaient  le  théâtre 
de  sanglantes  divisions,  où  les  deux  partis,  Guelfes 
et  Gibelins,  se  disputaient  tour  à  tour  la  suprême 
puissance  ;  aussi  ne  voyait-on  partout  que  bannis  et 
mécontents  attendant  impatiemment  riicure  de  la 
vengeance.  Une  main  puissante  était  seule  capable 
d'apporter  un  remède  à  tant  de  maux;  cette  mission 
aurait  dû  appartenir  au  pape;  et  Clément  V  était 
assez  fort  et  assez  riche  pour  lever  des  armées  et 
pour  rétablir  l'ordre  dans  les  provinces  de  l'Italie  ; 
mais  il  préférait  au  bien  des  peuples  sa  vie  efféminée 
au  milieu  de  ses  concubines  et  de  ses  mignons,  dans 
son  s])lendide  palais  d'Avignon  ;  aussi,  ne  voulant 
point  interrompre  le  cours  de  ses  festins  et  de  ses 
orgies,  il  se  contentait  de  lancer  sur  les  tyrans  et 
sur  les  factieux  quelques  bulles  impuissantes. 

Philippe,  qui  n'avait  point  abandonné  le  projet  de 
soumettre  à  sa  domination  les  contrées  situées  au 
delà  des  Alpes,  se  montra  fort  irrité  contre  la  cour 
pontificale  de  l'indifférence  qu'elle  affectait  pour  le 
sort  de  l'Italie,  et  de  la  déception  qu'elle  venait  de 
lui  faire  éprouver  relativement  à  la  couronne  de  Ger- 
manie. Néanmoins,  comme  il  ne  soupçonnait  point  le 
pape  d'avoir  participé  à  cette  dernière  trahison,  sa 
colère  se  tourna  contre  les  cardinaux  qui  avaient  été 
les  amis  de  Boniface  VIII;  il  intima  l'ordre  formel 
au  saint-père  de  rendre  immédiatement  une  sentence 
qui  déclarât  infâmes  Boniface  et  tous  ses  ])artisans. 

Clément,  pressé  vivement  par  les  ambassadeurs  du 
roi,  s'engagea  à  obéir,  et  commença  même  le  juge- 
ment en  faisant  brûler  publiquement  dans  Avignon 
les  actes  mensongers  qui  avaient  été  fabriqués  par 
quelques-uns  des  amis  du  pape  défunt  pour  sa  dé- 
fense, ^lais  ces  préliminaires  de  condamnation  furent 
bientôt  arrêtés  par  les  cardinaux,  qui  firent  entrer 
des  compagnies  de  soldats  dans  la  ville,  et  mena- 
cèrent Clément  de  l'enlever  de  force  et  de  le  conduire 
à  Rome,  s'il  persistait  à  poursuivre  la  mémoire  de 
son  prédécesseur.  Cette  manifestation  d'hostdité  du 
clergé,  qui  était  une  nouvelle  fourberie  du  saint- 
père,  fut  présentée  aux  ambassadeurs  français  comme 
un  événement  très-grave  qui  pourrait  déterminer  la 
translation  du  saint-siége  en  Italie,  si  le  roi  persis- 
tait dans  sa  résolution  de  faire  condamner  la  mé- 
moire de  Boniface. 

Cette  affaire  fut  si  habilement  conduite,  que  Phi- 
lippe se  désista  de  ses  poursuites,  remettant  à  Clé- 
ment le  soin  de  terminer  le  jugement  de  son  prédé- 
cesseur ainsi  qu'il  le  jugerait  convenable;  alors  le 
saint -père  publia  simplement  une  bulle  par  laquelle 


il  révoquait  les  suspensions  de  privilèges,  les  cen- 
sures, les  excommiuiications,  les  interdits,  les  dépo- 
sitions, et  généralement  tout  ce  qui  avait  été  fait  ou 
ordonné  par  Boniface  VIII  contre  la  France,  contre 
le  roi  Philippe,  contre  les  princes  ses  fils  et  ses 
frères,  contre  les  barons,  les  prélats  et  les  autres 
seigneurs  du  royaume,  au  sujet  de  leurs  dénoncia- 
tions, appellations,  demandes  d'un  concile  général, 
attentats,  blasphèmes,  invasions,  vols  ou  pillages  des 
trésors  de  l'Eglise,  et  enfin  pour  tout  ce  qui  concer- 
nait les  querelles  de  Boniface  avec  le  roi  et  ses  adhé- 
rents. Il  abolit  toute  tache  de  calomnie,  toute  note 
d'infamie  contre  le  nom  ou  la  réputation  de  ceux 
qui  avaient  soutenu  le  parti  du  roi  dans  cette  affaire, 
et  il  fil  arracher  des  registres  de  l'Eglise  et  brîiler 
publiquement  les  originaux  des  sentences  prononcées 
par  la  cour  de  Rome  contre  Philippe. 

Néanmoins  les  évêques  se  préparaient  toujours  à 
venir  au  concile  général  de  Vienne,  que  le  pa])e  fei- 
gnait de  désirer  très-ardemment,  pour  faire  quelques 
réformes  dans  le  clergé  :  ce  dont  l'Eglise  avait  grand 
besoin;  car  l'évè  jue  Guillaume  Durandi,  en  parlant 
de  la  cour  d'Avignon,  l'appelait  la  retraite  des  dra- 
gons, le  repaire  des  satyres  et  le  royaume  des  démons. 

Bientôt  on  reconnut  que  Clément  n'était  pas  capa- 
ble de  former  un  aussi  beau  projet,  et  que  le  vérita- 
ble et  le  seul  but  de  Sa  Sainteté,  en  assemblant  un 
synode,  était  d'extorquer  de  l'argent  aux  évêques  et 
aux  autres  ecclésiastiques.  Effectivement,  lorsqu'ils 
furent  tous  réunis,  il  s'occupa  d'abord  de  leur  impo- 
ser une  redevance  annuelle  du  quart  de  leurs  reve- 
nus ;  ensuite  il  leur  proposa  d'examiner  la  conduite 
de  Boniface  VIII  ;  mais  quand  il  vit  que  les  Pères  du 
concile,  à  l'exception  des  cardinaux,  se  montraient 
disposés  à  condamner  la  mémoire  de  ce  pape,  il  sus- 
pendit immédiatement  les  délibérations,  et  présenta 
un  décret  qui  déclarait  Boniface  bon  catholique  et 
légitime  pisteur.  Cette  étrange  décision  surprit  les 
prélats  ;  cependant  personne  n'osa  exprimer  une  opi- 
nion contraire  à  celle  du  pontife,  et  Benoît  Gaétan, 
l'assassin  du.  vertueux  Célestin,  sortit  victorieux  de 
cette  épreuve,  et  sa  mémoire  fut  glorifiée  par  cette 
assemblée  de  prêtres  lâches  et  pusiU.-ininu'S.  La  déci- 
sion du  concile,  quoique  couvrant  la  perfidie  de  Clé- 
ment, ne  le  rassurait  pas  entièrement  contre  les  effets 
de  la  colère  du  roi  de  France,  et  il  s'empressa  de 
lui  envoyer  quatre  docteurs  pour  justifier  sa  conduite 
et  pour  lui  représenter  que  l'Eglise  romaine  ne  pou- 
vait pas  condamner  un  de  ses  chefs  sans  se  déshono- 
rer elle-même. 

Ceux-ci  démontrèrent  au  prince  avec  tant  d'habi- 
leté combien  il  était  impoliticjue  de  forcer  un  pape  à 
proclamer  l'infamie  d'un  autre  pape,  et  de  publier 
devant  les  nations  que  les  prêtres  i[ui  les  gouver- 
naient étaient  des  hommes  impurs,  avides,  despotes 
et  cruels,  qui  se  jouaient  de  la  créduHié  ou  de  la  fai- 
blesse des  peuples  pour  vivre  à  leurs  dépens,  dans  le 
luxe,  dans  la  mollesse  et  dans  la  débauche,  que  Phi- 
lippe se  laissa  persuader  et  approuva  la  conduite  du 
pontife;  seulement  il  demanda,  afin  d'ariêter  les 
réclamations  des  étals-généraux,  qu'on  trouvât  quel- 
que expédient  pourjustifier  l'innocence  de  Boniface. 
Ceci  était  chose  facile  :  dès  le  lendemain,  le  saint- 
père  expédia  à  la  cour  du  roi  deux  chevaliers  catalans, 


i 


Jacques  de  Molay,  grand  mailrc  des  templiers,  et  ses  chevaliers  brûlés  vifs  par  ordre  du  roi  Philippe-le-Bol 


193 


HISTOIRE    DES    PAPES 


qui  demandèrent  à  combattre  en  champ  clos  contre 
les  deux  1,'onlilsliommes  les  plus  vaillants  de  la  no- 
blesse fiant^aise  qui  se  déclareraient  les  ennemis  du 
pape  défunt.  Personne  ne  se  présenta  pour  relever 
le  gant  des  champions,  et  tout  fut  terminé. 

Clément  s'occupa  ensuite  des  bégards  et  des  bé- 
guines, admirateurs  et  sectateurs  de  Piene-Jean 
d'Olive,  ainsi  que  des  dulcinisles  et  des  fratricelles, 
qui  refusaient  de  reconnaître  l'autorité  du  saint -siège; 
il  confisqua  leurs  biens  à  son  profit,  et  livra  ces  in- 
fortunés à  la  terrible  justice  do  l'inquisition.  Tels 
furent  les  résultais  du  concile  de  Vienne. 

Quant  aux  réformes  que  le  pape  avait  annoncées 
pour  obvier  aux  désordres  du  clergé,  elles  se  trou- 
vent renfermées  dans  ce  décret  insignifiant  :  «  Dé- 
fense aux  clercs  d'exercer  les  métiers  de  boucher  et 
de  cabaretier  ;  défense  de  paraître  en  public  avec  des 
habits  rayés  ou  mi -partis  de  deux  couleurs,  de  por- 
ter des  manteaux  courts  et  des  chaussures  découpées 
en  rouge  ou  en  vert.  » 

Dans  la  dernière  session,  il  annonça  solennelle- 
ment que  Henri  VII,  roi  des  Romains,  Philippe  le 
Bel  et  son  fils  aîné,  ainsi  qu'iiidouard  d'Angleterre, 
s'étaient  engagés  à  faire  le  voyage  de  la  terre  sainte  ; 
en  conséquence,  il  demanda  et  obtint  que  les  Pères 
décrétassent  une  nouvelle  croisade.  «  Et  sans  per- 
dre de  temps,  rapporte  Pasi[uier,  le  pape  Clément  la 
fit  prêcher  en  France  par  un  cardinal  qui  possédait  à 
fond  l'art  de  tromper  les  hommes,  et  qui  sous  des 
apparences  de  charité  savait  extorquer  jusqu'à  la  der- 
nière obole  des  pauvres  fidèles.  Pour  un  denier,  il 
accordait  des  indulgences  d'une  année;  pour  une 
somme  double  ou  triple,  les  indulgences  augmen- 
taient dans  la  même  proportion,  et  ceux  qui  lui  don- 
naient l'argent  nécessaire  pour  l'équipement  d'un 
homme  de  guerre  obtenaient  les  indulgences  pléniè- 
res,  et  pouvaient  à  leur  choix  délivrer  quatre  âmes 
du  purgatoire  1 1  !.. .  D'autres  émissaires  parcoururent 
les  difl'érents  royaumes  d'Europe,  et  ils  levèrent  sur 
les  peuples  des  sommes  énormes,  qui  furent  em- 
ployées^ payer  les  complaisances  des  mignons  et  des 
courtisanes  du  pape.  » 

Peu  de  temps  avant  la  tenue  du  concile,  Henri  MI 
avait  promis  au  pontife  d'envahir  l'Italie  pour  la  re- 
mettre sous  le  joug  du  saint-siége;  lorsque  ses  pré- 
paratifs de  guerre  furent  terminés,  il  renouvela  sur 
l'Évangile  et  sur  l'hostie  consacrée  le  serment  de 
défendre  la  foi  catholique,  d'exterminer  les  héréti- 
ques et  de  combattre  pour  les  droits  de  l'Église  ro- 
maine. Il  confirma  les  anciens  privilèges  et  les 
donations  que  le  saint-siége  avait  reçus  de  Constan- 
tin, de  Charlemagne,  de  Henri,  d'Othon,  de  Frédéric 
et  des  autres  empereurs  d'Allemagne.  De  son  côté, 
le  pape  lui  promit  de  le  couronner  solennellement 
lorsqu'il  serait  maître  de  la  ville  sainte. 

Quoique  le  prince  parût  ainsi  appuyé  de  la  pro- 
tection du  pape,  il  n'en  fut  pas  moins  obligé  de  com- 
battre les  Génois,  les  Florentins,  les  Milanais  et  les 
autres  peuples  de  l'Italie,  et  de  livrer  plusieurs  ba- 
tailles pour  se  frayer  un  chemin  jusqu'à  Rome.  Cette 
invasion  des  troupes  allemandes  au  nom  du  saint- 
père  exaspéra  les  esprits  ;  et  Clément  V,  redoutant 


les  effets  de  cette  haine,  n'osa  point  entrer  en  Ita- 
lie; il  chargea  cinq  cardinaux  de  procéder  à  sa  place 
au  couronnement  de  Henri  \ll,  et  leur  remit  une 
bulle  où  se  montrait  à  jour  toute  l'audace  pontilictde. 
«  Sachez,  prince,  écrivait  Clément,  que  Jésus-Christ, 
le  roi  des  rois,  ayant  donné  à  son  Église  les  royau- 
mes de  la  terre,  les  empereurs  et  les  rois  doivent 
nous  servir  à  genoux,  nous  qui  sommes  les  repré- 
sentants et  les  vicaires  de  Dieu  !  » 

Henri  VII,  quoique  maître  de  Rome,  était  obligé 
de  combattre  chaque  jour  contre  les  troupes  que 
Robert,  roi  de  Naples,  avait  envoyées  au  secours  de 
la  cité  ;  et  malgré  son  désir  de  recevoir  la  couronne 
dans  l'église  de  Saint-Pierre,  il  fut  obligé  de  renon- 
cer  à  l'espoir  de  chasser  les  Napolitains  de  cette 
basilique,  dont  ils  avaient  fait  une  forteresse.  La  cé- 
rémonie du  sacre  eut  heu  à  Saint-Jean  de  Latran  ; 
les  cardinaux,  selon  leurs  instructions,  demandèrent 
au  prince  un  serment  d'obéissance  et  de  fidélité  ;  ce 
qu'il  refusa.  Bien  plus,  Henri,  comprenant  que  pour 
affermir  son  autorité  il  devait  abandonner  le  parti 
des  papes,  qui  était  impopulaire  en  Italie,  quitta 
Rome  et  vint  en  Toscane  pour  combattre  les  Guelfes. 

Cette  manifestation  imprudente  devint  fatale  à 
l'empereur;  l'implacable  Clément,  déçu  dans  son 
espoir  de  reconquérir  la  péninsule  par  son  aide,  réso- 
lut de  se  venger,  et  deux  mois  après  Henri  mourut 
au  monastère  de  Bonconvento,  près  de  Florence,  em- 
poisonné par  un  moine  dominicain,  appelé  Bernard 
de  Montpulcien,  un  des  familiers  de  l'inquisition, 
qui  avait  mêlé  du  poison  au  sang  de  Notre-Seigneur 
en  lui  présentant  la  communion.  Un  cri  général  d'in- 
dignation s'éleva  contre  les  moines  de  l'ordre  de 
Saint-Dominique,  et  les  peuples  demandèrent  par- 
tout l'expulsion  de  ces  hideux  sicaires  de  la  cour 
d'Avignon.  Pour  arrêter  cette  explosion  de  haines,  le 
pape  fit  publiquement  l'apologie  des  dominicains,  il 
affirma  sur  l'hostie  consacrée  que  le  prince  était 
mort  naturellement,  et  livra  à  l'inquisition  les  méde- 
cins qui  prétendaient  avoir  trouvé  dans  les  entrailles 
des  traces  de  poison.  Personne  n'osa  plus  élever  la 
voix,  et  il  resta  bien  et  dùmentprouvé  que  Henri  VII 
était  mort  par  l'ordre  de  Dieu,  qui  le  punissait  d'a- 
voir refusé  de  prêter  serment  de  fidélité  au  saint-siége. 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  Clément 
anathématisa  les  Modenais,  les  Bolonais  et  les  habi- 
tants de  Mantoue,  qui  avaient  attaqué  à  main  armée 
Raimond,  marquis  d'.\ncône,  et  son  neveu,  pour 
piller  le  trésor  de  l'Église,  que  ces  deux  seigneurs 
conduisaient  en  France.  Cette  perte  d'argent  causa 
un  grand  chagrin  au  saint-père,  qui,  pour  s'en  dis- 
traire, se  retira  à  Montil  avec  la  comtesse  de  Foix  et 
tous  ses  mignons.  Là  se  passèrent  des  scènes  de 
débauches  d'une  si  horrible  dépravation,  qu'il  de- 
vient impossible  de  les  décrire;  nous  dirons  seule- 
mentque  Clément,  déjà  vieux  et  cassé,  en  sortit  avec 
une  maladie  singulière,  que  les  médecins  se  déclarè- 
rent impuissants  à  guérir,  s'il  ne  respirait  l'air  natal. 

Mais  pendant  que  le  pontife  se  faisait  transporter  à 
Bordeaux,  le  mal  prit  de  la  gravité  ;  on  fut  obligé  d'arrê- 
ter la  litière  à  Roqucmaure  sur  le  Rhône,  dans  le  dio- 
cèse de  Nîmes,  où  Clément  mourut  le  20  avril  1314. 


Partage  des  trésors  de  l'Église  entre  les  maîtresses  et  les  mignons  de  Clément  V.  —  Les  cardinaux  se  réunissent  en  conclave.  — 
Pillage  et  incendie  de  la  ville  de  Carpentras  par  les  prêtres  de  la  cour  de  Clément.  —  Les  cardinaux  se  séparent  sans  nommer 
de  pape. —  Interrègne  de  deux  ans. —  Origine  de  la  secte  des  lolhards.  —  Singulier  expédient  employé  par  Philippe,  comte  de 
Poitiers,  pour  ol)liger  les  cardinaux  à  former  un  nouveau  conclave.  —  Après  quarante  jours  d'abstinence  forcée,  ils  proclament 
souverain  pontife  l'évêque  de  Porto. 


Dès  que  CU'ment  V  eut  fermé  les  yeux,  on  mit  ses 
trésors  au  pillage  ;  les  cardinaux  s'emparèrent  de 
sommes  énormes  en  argent  monnayé;  Bernard, 
comte  de  Lomagne,  neveu  et  mignon  du  pape  dé- 
funt, emporta  des  calices  et  des  ornements  pour  plus 
de  cent  millu  florins  ;  la  comtesse  de  Foix  vola  de 
son  côté  toutes  les  pierreries  du  saint-père;  et  il  n'y 
eut  pas  jusqu'aux  mignons  et  aux  courtisanes  des 
cardinaux  qui  ne  trouvèrent  à  s'enrichir  des  dé- 
pouilles du  souverain  pontife. 

Jean  ^'illani  rapporte  qu'au  milieu  de  ce  désordre, 
où  chacun  se  raontiait  si  ardent  au  pillage,  on  ne 
laissa  qu'un  vieux  manteau  de  voyage  pour  couvrir 
le  cadavre  de  Clément  V,  et  qu'il  fut  même  en  partie 
consumé  par  un  cierge  qui  était  tombé  sur  le  lit  oi'i 
gisait  la  momie  pontificale. 

Lorsqu'il  ne  resta  plus  rien  dans  le  trésor  de 
l'Église,  les  cardinaux  se  rendirent  à  Carpentras,  au 
nombre  de  vingt-trois,  et  s'enfermèrent  dans  le  pa- 
lais épiscopal  pour  procéder  à  l'élection  d'un  nouveau 
pape.  A  peine  étaient-ils  réunis,  qu'un  affreux  tumulte 
éclata  dans  la  ville;  les  jirêtres  de  la  cour  de  Clément 
et  les  domestiques  des  cardinaux  qui  n'avaient  point 
fait  partie  du  cortège  du  pa])e,  et  qui  par  conséquent 


n'avaient  pu  avoir  part  à  la  curée,  venaient  d'arriver  à 
Carpentras.  Tous  ces  gens  étaient  furieux  d'avuir  raaiv 
qué  un  si  riche  butin,  et  comme  ils  savaient  leurs 
maîtres  dans  l'impossibilité  de  s'opposer  à  leurs  des- 
seins, ils  parcouraient  les  rues  avec  des  torches  en- 
llarnmées,  et  mettaient  le  feu  aux  maisons,  afin  de 
pouvoir  voler  plus  facilement  les  habitants  dans  l'ef- 
froi général.  Heureusement  ceux-ci  reprirent  bientôt 
le  dessus,  et  firent  main  basse  sur  les  prêtres  étran- 
gers. A  la  suite  de  cette  émeute,  une  panique  s'em- 
para des  cardinaux;  tous  sortirent  furtivement  de 
Carpentras  pour  échapper  à  la  vengeance  populaire, 
et  se  retirèrent  dans  leurs  magnifiques  palais  d'Avi- 
gnon ou  dans  leurs  maisons  de  campagne,  sans  s'oc- 
cuper autrement  de  la  chrétienté  qu'en  dépensant 
avec  leurs  maîtresses  l'argent  que  les  fidèles  avaient 
donné  à  Clément  Y,  et  qu'ils  s'étaient  partagé. 

Deux  années  entières  se  passèrent  ainsi,  et  le 
monde  chrétien  restait  livré  à  la  plus  déplorable 
anarchie;  les  prêtres  volaient  impunément  les  peu- 
ples, et  les  inquisiteurs  décimaient  les  populations, 
ou  s'acharnaient  contre  de  pauvres  hérétuiues  ajipelés 
lolhards,  dont  le  siège  princqial  était  la  petite  ville 
de  Grems  en  Bohême.  Les  lolhards  professaient  en 


200 


HISTOIRE    I)i:S    PAPKS 


Avignon,  sous  la  domination  des  papes 


grande  partie  les  opinions  des  fratricellcs  ;  ils  soute- 
naient que  Lucifer  et  les  anges  rebelles  avaient  été 
cliassés  du  ciel  parce  qu'ils  avaient  demandé  à  Dieu 
la  liberté  et  l'égalité  dans  le  royaume  céleste  ;  mais 
qn"il  viendrait  un  temps  où  saint  Michel  archange 
et  sa  cohorte,  qui  avaient  combattu  contre  eux  po  ir 
soutenir  la  tyrannie,  seraient  damnés  éternellement, 
ainsi  que  les  hommes  qui  imitaient  leur  lâcheté  en 
obéissant  à  des  rois.  Ils  tournaient  en  dérision  les 
cérémonies  de  lÉ,'lise.  Si  le  baptême  est  un  sacre- 
ment, disaient-ils,  chaque  fois  qu'on  se  baigne  on 
reçoit  un  nouveau  baptême,  et  les  baigneurs  sont 
transformés  en  prêtres.  Les  ordinations  d'ecclésias- 
tiques leur  paraissaient  inutiles,  la  dédicace  des 
temples  ridicule,  et  la  bénédiction  des  cimetières 
une  momerie  sacrilège.  Enfin  de  paradoxe  en  para- 
doxe ils  arrivaient  à  conclure  que  l'hostie  consacrée 
était  un  morceau  de  pâte  sèche,  et  le  sacrifice  de  la 
messe  une  divine  comédie  ;  en  outre,  ils  n'obser- 
vaient ni  jeûnes  ni  abstinences,  mangeaient  de  la 
viande  même  le  vendredi  saint,  et  travaillaient  les  di- 
manches et  même  le  jour  de  Pâques. 

,\ujourd'hui,  tous  ces  grands  crimes  attireraient  à 
peine  une  légère  punition  au  séminariste  qui  s'en 
rendrait  coupable;  mais  ils  excitèrent  au  plus  haut 
point  la  sainte  colère  des  inquisiteurs  de  cette  épo- 
que, et  plus  de  huit  mille  de  ces  malheureux,  même 
des  femmes  et  des  enfants,  furent  impitoyablement 
torturés  et  brûlés  au  nom  d'un  Dieu  de  miséricorde. 

Pendant  que  les  bûchers  consumaient  ces  infortu- 
nées victimes  de  l'avarice  ou  du  fanatisme  des  prêtres, 


le  sacré  collège  restait  toujours  divisé.  Philippe  le 
Bel  était  mort,  ainsi  que  son  fils  Louis  le  Hutin, 
pendant  la  vacance  du  saint-siégc;  néanmoins  ce 
dernier  roi  avait  donné  à  Philippe,  son  frère,  la 
mission  de  réunir  le  conclave,  et  de  mettre  fin  à  l'in- 
terrègne. Ce  prince  s'était  rendu  à  cet  eiîet  dans  la 
ville  de  Lyon,  d'où  il  avait  écrit  aux  cardinaux  pour 
qu'ils  vinssent  le  trouver  secrètement,  s'engageant 
enveJS  chacun  d'eux  à  lui  faire  obtenir  la  tiare. 

Au  jour  marqué,  tous  arrivèrent  mystérieusement 
dans  la  ville,  et  se  rendirent  au  monastère  des  frères 
prêcheurs,  où  se  trouvait  Philippe  :  à  mesure  qu'ils 
se  présentaient  au  couvent,  ils  étaient  arrêtés  et  en- 
fermés dans  une  grande  salle  Philippe  vint  ensuite 
leur  signifier  qu'il  les  retiendrait  prisonniers  jusqu'à 
ce  qu'ils  eussent  nommé  un  pontife,  leur  déclarant 
qu'il  ferait  exécuter  la  constitution  de  Grégoire  avec 
la  plus  grande  rigueur.  Les  cardinaux  se  soumirent 
courageusement  au  frugal  ordinaire  du  pain  et  de 
l'eau,  es|)érant  ([ue  la  mort  du  roi  amènerait  un  chan- 
gement favorable  dans  leur  position,  Phihppe  étant 
oMig'  de  se  rendre  à  Paris  comme  curateur  au  ven- 
tre de  la  reine,  qui  était  enceinte.  Mais  ils  furent 
déçus  dans  leurs  espérances  ;  on  augmenta  au  con- 
traire de  sévérité  envers  eux,  jusqu'à  diminuer  de 
jour  en  jour  leurs  rations  de  pain  et  d'eau  ;  enfin 
après  quarante  jours  de  jeûne  forcé,  ils  se  détermi- 
nèrent à  charger  le  cardinal  Jacques  d'Ossa  de  choisir 
comme  souverain  pontife  le  plus  digne  d'entre  eux. 
L'orgueilleux  prélat  prit  la  tiare,  et  se  proclama  lui- 
même  pape  sous  le  nom  de  Jean  XXII. 


>5«H« 


JEAN    XXU 


201 


Histoire  singulière  de  Jacques  d'Ossa,  fils. d'un  chaussetier  de  Cahors.  —  Ses  différentes  fonctions  avant  d'arriver  au  pontificat. — 
Mauvaise  foi  du  saint-père.  —  Son  entrée  dans  Avignon.  —  Il  mendie  de  I'arf,'ent  aux  princes  chrétiens.  — Ses  persécutions  contre 
les  ordres  de  moines  qui  refusaient  de  partager  avec  lui  les  dépouilles  des  peuples. —  Sesdisputes  avecles  fratricelles. — Affaires 
d'Allemigne.  —  Le  saint-père  poursuit  les  savants  et  les  déièie  aux  tribunaux  de  l'imiuisition.  —  Guerres  en  Italie;  les 
Guelfes  et  les  Gilielins.  —  Nouvelles  persécutions  contre  les  Iraîricelles.  —  Louis  de  Bavière  lance  un  élit  contre  le  pape.  — 
Divisions  à  Rome.  —  Les  citoyens  somment  le  suint-père  de  quitter  Avignon  et  de  rentrer  en  Italie.  —  Louis  de  Bivièie  fait 
excommunier  le  pape  pir  une  assemblée  d'evêques.  —  Jean  fulmine  une  bulle  d'anathèmes  contre  l'empereur.  —  Tentativ 
des  Guelfes  sur  Komc.  —  Ils  sont  chassés  de  la  ville  sainte.  —  Louis  de  Bavière  fait  son  entrée  à  Rome.  —  11  met  le  pape  en 
accusation  et  le  déclare  dépossédé  de  la  couronne  poniilicale. 


Jacques  d'Ossa  était  âgé  de  soixante-dix  ans  lors- 
qu'il monta  sur  le  saint-siége,  ou  pltitôl  lorsqu'il 
escalada  la  chaire  de  saint  Pierre. 

On  raconte  ((ue  son  père,  qui  était  un  pauvre 
chaussetier  ambulant  de  Caliors,  s'élait  débarrassé 
de  lui  en  le  plaçant  comme  marmiton  chez  le  mé- 
tropolitain d'Arles,  chancelier  de  Charles  le  Boiteux, 
roi  de  Naples  et  comte  de  Provence.  Ses  saillies  et 
ses  bons  mois  firent  passer  le  petit  Jacques  de  la 
cuisine  à  l'antichambre,  et  un  jour  l'archevêque 
ayant  eu  la  curiosité  de  l'interroger,  Son  rirainence 
l'ut  étonnée  de  l'intelligence  de  son  jeune  varlet,  et 
se  détermina  à  lui  donner  des  maîtres  habiles  sous 
lesquels  il  fit  de  rapides  progrès  dans  toutes  les 
sciences,  et  particulièrement  dans  le  droit  canon. 
Son  protecteur  le  lit  entrer  par  la  suite  dans  les 
ordres  et  obtint  pour  lui  l'évèché  de  Fréjus  ;  après 
la  mort  de  rarclievè(jue  d'Arles,  le  roi  Robert  lui 
donna  la  charge  de  chancelier  et  l'admit  à  ses  con- 
seils. Jacques  remplit  dignement  ses  fonctions  au- 
près du  prince,  qui,  pour  le  récompenser  de  son 
zèle,  le  fit  élever  au  cardinalat  par  Clément  V. 

Parvenu  au  pontifical,  son  caractère  changea  su- 
bitement, comme  s'il  eût  suffi  du  contact  de  la  liaie 
II 


pour  transformer  un  saint  cardinal  en  un  tigre  à  face 
humaine.  Jacques  se  montra  plus  orgueilleux,  plus 
fourbe  et  plus  avide  que  ses  prédécesseurs;  il  ne  se 
contenta  pas  des  revenus  ordinaires  de  l'Kglise  et 
des  sommes  énormes  que  lui  payaient  les  inquisiteurs 
pour  sa  part  dans  les  confiscations;  mais  il  entre- 
prit encore  de  les  grossir  en  exploitant  la  corruption 
humaine,  et  vendit  publiquement  l'absolution  du 
parricide,  du  meurtre,  du  vol,  de  l'inceste,  de  l'adul- 
tère, de  la  sodomie  et  de  la  bestialité;  il  rédigea 
lui-même  cette  taxe  de  la  chancellerie  apostolique,  ce 
Pactole  qui  roulait  tous  les  vices  de  riuiraanilé 
changés  en  livres  tournois  ou  en  beaux  deniers  d'or, 
et  qui  se  déversait  dans  le  trésor  pontifical,  véri- 
table océan. où  venaient  s'engoufl'rer  les  richesses  des 
nations.  Ce  fut  lui  également  qui  le  premier  ajouta 
une  troisième  couronne  à  la  tiare,  comme  symbole 
de  la  triple  puissance  des  papes  sur  les  cicux,  sur  la 
terre  et  sur  les  enfers,  et  dont  ils  ont  fait  l'emblèiiie 
de  leur  orgueil,  de  leur  avarice,  de  leur  lubricité. 

.\ussitôt  que  la  nomination  de  Jean  XXII  fut  con- 
nue à  la  cour  de  France,  le  régent  lui  députa  plu- 
sieurs seigneurs  pour  le  prier  de  suspendre  la  céié- 
nionie  de  sou  sacre  jusqu'à  son  arrivée  ;  mais  le  p;i|.i\ 

114 


soi 


HISTOIRE    DES    PAI'ES 


impatient  d'exercer  l'autorité  souveraine,  refusa  d'ob- 
tempérer à  ce  désir,  et  se  lit  couronner  à  Lyon,  le 
SI  septembre  1316,  sans  attendre  que  le  sacré  col- 
lège eût  promulgué  le  décret  de  son  élection.  Pour 
décider  les  prélats  italiens  àaccélérerles  préparatifs  de 
son  intronisation,  il  av.  it  même  prorais  au  cardinal 
Napoléon  des  Ursins  de  rétablir  la  résidence  de  la  cour 
apostolique  à  Rome,  et  avait  juré  sur  l'hostie  consa- 
crée de  ne  monter  ni  cheval  ni  mule  avec  harnais  ou 
à  poil  avant  l'accomplissement  de  sa  promesse. 

lk)mme  le  saint-père  n'avait  point  l'intention  de 
cuiller  la  France,  et  surtout  la  ville  d'Avignon,  cette 
terre  de  délices  où  les  papes  étalaient  orgueilleuse- 
ment les  splendeurs  de  leur  cour  souveraine,  et 
comme  il  ne  voulait  pas  manquer  trop  ouvertement 
au  serment  qu'il  avait  prêté  avec  tant  de  solennité, 
il  imagina  de  faire  le  voyage  de  Lyon  à  Avignon  sur 
un  bateau  couvert  de  magnifiques  tentures,  et  à  son 
débarquement  de  prendre  un  âne  pour  faire  son  en- 
trée dans  le  palais  des  pontifes.  Il  est  vrai  que 
Jean  XXII  n'avait  point  été  parjure,  puisqu'il  n'avait 
monté  ni  cheval  ni  mule  ;  cependant  le  subterfuge  ne 
fut  pas  approuvé  de  tous  les  cardinaux,  et  les  Ita- 
liens, entre  autres  Na])oléon  des  Ursins,  quittèrent 
aussitôt  la  cour  pontificale  et  refusèrent  de  commu- 
niquer avec  le  saint-père.  Jean  se  vengea  de  leur 
mépris  en  faisant  une  promotion  de  huit  cardinaux 
français,  et  en  créant  de  nouveaux  évèchés,  dont  pas 
un  seul  ne  fut  donné  aux  prélats  ultramontains.  Sa 
cour  se  trouvant  alors  établie  au  grand  complet,  il 
s'occupa  des  moyens  d'en  soutenir  le  faste ,  et  il 
écrivit  aux  souverains  d'Europe  pour  leur  réclamer 
le  denier  lie  saint  Pierre.  Ses  premières  lettres  étaient 
humbles  et  lâches;  elles  firent  peu  d'effet;  il  en  écri- 
vit d'autres  orgueilleuses  et  menaçantes,  qui  firent 
affluer  les  richesses  des  peuples  dans  ses  coffres. 

Pendant  que  Jean  s'occupait  ainsi  de  réparer  les 
pertes  qu'avait  éprouvées  le  saint-siége  par  le  pillage 
des  trésors  de  Clément  V,  la  reine  de  France  était 
accouchée  d'un  prince  qui  fut  nommé  Jean,  et  qui 
mourut  huit  jours  après  sa  naissance.  Un  enfant 
peut-il  être  jamais  un  obstacle  à  l'ambition  d'un 
régent"?  Cette  mort,  arrivée  si  heureusement  pour 
l'oncle  du  jeune  roi,  fit  passer  la  couronne  sur  la 
tête  de  Philippe,  comte  de  Poitiers. 

Le  nouveau  souverain  ayant  négligé  d'envoyer  des 
présents  à  la  cour  d'Avignon,  le  pape  lui  écrivit  pour 
l'en  gourmander;  en  même  temps  il  lui  adressa  d'au- 
tres reproches  sur  différentes  matières.  «  Nous  avons 
appris,  prince,  lui  disait-il,  que  pendant  l'office  divin 
TOUS  vous  entretenez  avec  les  seigneurs  qui  vous  en- 
tourent, et  que  souvent  vous  discourez  d'affaires  d'État 
ou  de  plaisirs,  qui  détournent  les  fidèles  de  l'atten- 
tion qu'ils  doivent  apporter  aux  prières  que  les  prêtres 
adressent  à  Dieu  pour  votre  salut  et  pour  celui  de 
vos  peuples;  nous  espérons  que  vous  vous  corrige- 
rez de  cette  habitude  impie.  Vous  devriez  également 
éviter  les  gestes  saccadés  et  brusques  qui  rendent 
votre  longue  personne  si  disgracieuse,  et  renoncer  à 
porter  le  manteau  royal  de  vos  ancêtres,  qui  est 
beaucoup  trop  court  pour  vous.  Nous  vous  engageons 
aussi  à  faire  cesser  divers  abus  qui  se  pratiquent 
dans  votre  capitale  :  par  exemple,  1  usage  de  se  tail- 
ler la  barbe  et  les  cheveux  le  dimanche,  péché  ca- 


pital que  l'Eglise  défend,  et  pour  lequel  nous  ne  don- 
nons l'absolution  que  moyennant  une  forte  amende. 

«  Nous  défendons  éyalonieut  à  votre  université  de 
Paris  de  s'occuper  de  questions  philosophiques,  et 
d'éviter  surtout  les  dissertations  sur  les  erreurs  du 
moine  Roger  Bacon,  d'Albert  le  Grand,  de  Raimond 
Lulle  et  de  tous  les  alchimistes  ou  physiciens  ;  nous 
ne  voulons  pas  davantage  qu'ils  engagent  des  dis- 
cussions sur  les  doctrines  de  Jean  Scot,  de  Dante 
Alighieri,  d'Arnaud  de  Villeneuve,  et  d'autres  doc- 
teurs qui  ont  essayé  de  détruire  l'édifice  sacré  de  la 
théocratie  romaine.  >> 

Jean  s'occupa  ensuite,  sous  prétexte  d'hérésies,  de 
confisquer  les  biens  des  citoyens,  et  même  des  mo- 
nastères ou  des  prélats,  dont  les  richesses  excitaient 
sa  convoitise;  malheureusement  ses  lucratives  opé- 
rations furent  interrompues  par  un  schisme  qui  écla- 
ta entre  les  frères  mineurs  ;  les  uns  avaient  pris  la 
dénomination  de  spirituels,  et  s'étaient  donné  un 
supérieur  ;  les  autres  s'intitulaient  les  frères  de  la 
commune  observance,  et  obéissaient  à  Michel  de 
Césène,  dix-septième  général  de  l'ordre.  Celui-ci  in- 
forma le  pontife  de  la  conduite  des  spirituels,  et  le 
pria  de  les  admonester  pour  les  ramener  à  l'obéis- 
sance. Jean,  qui  comprenait  combien  il  importait  au 
saint-siége  de  maintenir  l'unité  parmi  ces  moines,  où 
se  recrutaient  ses  inquisiteurs,  ordonna  aux  spiri- 
tuels de  rentrer  sous  l'autorité  de  leurs  supérieurs  ; 
et  sur  leur  refus,  il  les  fit  arrêter  et  les  envoya  aux 
bûchers  comme  hérétiques. 

Il  poursuivit  avec  une  égale  fureur  la  secte  des 
fratrlcelles,  ou  frères  de  la  vie  pauvre,  qui  se  trou- 
vaient répandus  en  Italie,  en  Sicile,  dans  le  comté 
de  Provence,  à  Narbonne,  à  Toulouse  et  dans  plu- 
sieurs autres  provinces.  Ces  moines  portaient  un  ha- 
bit particulier,  tenaient  des  conventicules,  se  choisis- 
saient des  ministres  ou  custodes,  élevaient  des  tem- 
ples, fondaient  des  couvents,  des  communautés,  et 
mendiaient  en  concurrence  avec  les  frères  mineurs  et 
les  frères  prêcheurs,  mais  sans  payer,  comme  ces  der- 
niers, des  redevances  au  saint-siége  pour  l'exercice 
de  leur  privilège.  Aussi  eurent-ils  bientôt  amasséde 
grandes  richesses;  c'est  ce  qui  les  perdit.  Le  cupide 
pontife,  convoitant  leurs  biens,  lança  contre  eux  une 
bulle  d'anathèrae.  En  vain  les  fratrlcelles  prostestè- 
rent  de  leur  orthodoxie,  et  offrirent  de  prouver  qu'ils 
suivaient  les  règlements  de  Saint-François,  d'après 
une  charte  qui  leur  avait  été  octroyée  par  le  pape 
Célestin,  et  qui  les  dispensait  de  toute  obéissance 
envers  le  général  des  provinciaux  de  cet  ordre  ;  tou- 
tes leurs  protestations  furent  inutiles,  le  saint-père 
passa  outre  ;  sous  prétexte  que  Boniface  VIII  avait 
annulé  les  actes  de  Célestin  'V,  il  condamna  les  fra- 
tricelles  comme  hérétiques,  confisqua  leurs  biens,  et 
livra  leurs  personnes  aux  inquisiteurs. 

Cependant  la  clameur  publique  s'émut  de  ce  nou- 
veau crime,  et  l'on  accusa  ouvertement  le  pape  de 
sacrifier  à  sa  détestable  avarice  les  malheureux  qui 
refusaient  de  sa  dépouiller  de  leurs  richesses  en  sa 
faveur.  Jean,  pour  justifier  sa  conduite  criminelle, 
joignit  la  calomnie  à  la  cruauté;  il  publia  une  nou- 
velle bulle  contre  les  fratrlcelles,  les  accusant  d'en- 
seigner qu'il  existait  deux  Églises  :  l'une  charnelle, 
plongée  dans  la  luxure  et  souillée  do  tous  les  cri- 


JEAN     XXII 


203 


mes,  à  laquelle  présidait  le  pape  et  ses  prélats  ;  l'au- 
tre chaste,  frupale,  diaritable,  dans  laquelle  se  trciu- 
vaient  réunis  les  véritaliles  chrétiens  ennemis  du 
saint-siége.  «  Ainsi,  ajoutait  le  pontil'e,  n'est-il  pas 
juste  que  ces  abominables  sectaires  qui  combattent 
la  sainteté  de  notre  puissance  soient  livrés  aux  tribu- 
naux de  l'inquisition  et  brûlés  vifs  sans  aucune  pitié?» 

Depuis  l'assassinat  de  l'empereur  Henri  VII,  l'Alle- 
magne et  l'Italie  continuaient  à  être  le  théâtre 
d'etl'royables  désordres.  Deux  compétiteurs,  Louis  de 
Bavière  et  Frédéric  d'Autriche,  son  cousin,  se  dis- 
putaient le  trône  de  Germanie,  et  inondaient  les 
provinces  du  sang  des  peuples  qui  étaient  assez  in- 
sensés pour  soutenir  la  querelle  des  rois.  Après  deux 
années  de  guerres  cruelles  et  de  batailles  terribles, 
Louis  de  Bavière  fit  prisonnier  son  compétiteur  et 
l'obligea,  pour  prix  de  sa  liberté,  de  renoncer  à  tou- 
tes ses  prétentions  à  la  couronne  impériale.  Au 
milieu  de  ces  divisions,  le  pape,  fidèle  à  la  politique 
tortueuse  du  saint-siége,  n'avait  encore  voulu  se 
déclarer  pour  aucun  des  deux  concurrents,  afin  de 
profiter  de  leurs  discordes  pour  rétablir  son  autorité 
en  Italie.  Mais  lorsque  Louis  de  Bavière  par  sa  vic- 
toire eut  mis  fin  aux  luttes  sanglantes  qui  désolaient 
ce  malheureux  pays,  Jean,  forcé  d'abandonner  ses 
sacrilèges  espérances,  lança  une  bulle  d'excommu- 
nication contre  le  prince,  cassa  les  officiers  et  les 
vicaires  qu'il  avait  nommés,  déclara  le  trône  vacant, 
et  s'adjugea  le  gouvernement  de  l'empire. 

Pour  montrer  qu'il  avait  le  droit  de  disposer  de 
la  couronne  impériale,  il  donna  la  charge  de  vicaire 
de  l'État  au  roi  Robert,  et  cita  les  deux  compétiteurs, 
Louis  de  Bavière  et  le  duc  d'Autriche,  à  comparaître 
devant  le  sacré  collège.  Ensuite  il  chercha  un  candi- 
dat qui  consentît  à  lui  donner  un  prix  convenable  de 
la  couronne. 

De  son  côté,  Louis  ne  resta  pas  inactif;  il  fit  agir 
tous  les  ressorts  de  la  politique  auprès  des  électeurs 
pour  qu'ils  ratifiassent  son  usurpation;  ses  commis- 
saires parcoururent  l'Italie  et  fortifièrent  son  parti  en 
détaciianl  de  la  cause  du  pape  les  villes  les  plus 
importantes.  Pour  contre-balancer  les  succès  de  son 
ennemi,  Jean  essaya  de  le  rendre  odieux  aux  peuples 
en  l'accusant  d'avoir  attenté  à  sa  vie;  et  il  eut  soin 
de  rendre  publique  celle  imputation  calomnieuse,  en 
adressant  une  bulle  à  l'évèque  de  Fréjus,  qu'il  char- 
geait de  la  poursuite  d'un  prétendu  attentat. 

Voici  cette  pièce  singulière  :  «  Nous  avons  été 
informé,  seigneur  évêque,  écrivait  le  saint-père,  que 
Jean  Damant,  médecin,  Jean  de  Limoges,  Jacques 
dit  Brabançon,  et  quehpies  autres,  s'appliquent  par 
une  condamnable  perversité  aux  arts  mat^iifues;  qu'ils 
se  sont  souvent  servis  de  miroirs  constellés  et  de  figu- 
res enchantées;  qu'ils  se  mettent  dans  des  cercles 
cabalistiques  et  forcent  l'esprit  des  ténèbres  à  com- 
paraître en  leur  présence;  f(u'ils  font  périr  des  hom- 
mes par  la  violence  de  leurs  enchantements;  qu'ils 
enferment  les  démons  dans  des  matras  de  verre  et 
les  tourmentent  sur  le  feu  pour  leur  faire  dévoiler  le 
passé,  le  présent  et  l'avenir;  qu'ils  affirment  que 
par  de  simples  paroles  ils  peuvent  abréger  ou  allon- 
ger la  durée  de  l'existence;  enfin  qu'ils  ont  conspiré 
contre  nous  à  l'instigation  de  Louis  de  Bavière,  et 
qu'ils  s'efforcent  par  toutes  sortes  de  conjurations  et 


de  maléfices  de  nous  arracher  la  tiare  et  la  vie.  En 
consé((uencc,  nous  vous  ordonnons  de  procéder  con- 
tre eux  comme  vous  faites  en  matière  d'hérésie, 
c'est-à-dire  de  les  livrer  aux  inquisiteurs,  pour  que 
la  violence  des  tortures  leur  arrache  l'aveu  de  leurs 
crimes,  et  qu'ils  soient  ensuite  brûlés  vifs.  » 

C'est  ainsi,  du  reste,  que  les  prêtres  et  les  rois  ont 
toujours  fait;  ils  appelaient  inventions  infernales  les 
découvertes  des  savants,  en  physique,  en  chimie,  en 
astronomie,  en  magnétisme,  en  spiritisme,  et  bril- 
laient comme  hérétiques  ceux  qui  voulaient  éclairer\es 
peuples  et  les  faire  sortir  des  ténèbres  de  la  supersti- 
tion ;  aujourd'hui  ils  appellent  découvertes  suin'ersives 
de  tout  ordre  social  les  théories  politiques  ou  écono- 
miques des  philosophes  de  notre  temps,  et  plongent  les 
réformateurs  dans  les  cachots,  afin  d'étouffer  les  se- 
mences de  la  liberté  et  de  l'émancipation  des  peuples. 

Pendant  que  Jean  XXII  faisait  brûler  indistincte- 
ment moines,  hérétiques  ou  alchimistes,  pour  la  plus 
grande  gloire  de  Dieu,  il  poursuivait  de  ses  anathè- 
mes  les  princes  et  les  seigneurs  qui  refusaient  de 
lui  faire  hommage  de  leurs  États  ou  de  leurs  do- 
maines. Matthieu  de  Visconti,  qui  déjà  avait  été 
censuré,  fut  mis  au  ban  de  l'empire,  excommunié, 
déclaré  hérétique  obstiné,  et,  comme  tel,  désigné 
aux  inquisiteurs  pour  être  torturé  par  la  corde,  par 
l'eau  et  par  le  feu.  ]\Iais  ces  anathèmes,  naguère 
encore  si  redoutés  des  fidèles,  ne  produisaient  plus 
d'effet  sur  les  esprits  éclairés,  tant  l'abus  les  avait 
discrédités  ;  aussi  le  saint-père,  qui  en  connaissait 
l'impuissance  et  le  ridicule,  ajouta-t-il  la  clause  que 
les  possessions  de  Visconti  seraient  données  aux 
princes  qui  en  feraient  la  conquête,  espérant  exciter 
de  cette  manière  la  cupidité  de  Henri,  frère  de  l'ar- 
chiduc d'Autriche. 

Matthieu  Visconti,  qui  était  un  habile  politirpie, 
envoya  aussitôt  un  ambassadeur  à  larchiduc  pour 
lui  représenter  qu'en  opprimant  les  Gibelins,  parti- 
sans déclarés  des  empereurs,  il  agissait  contre  ses 
propres  intérêts  et  préparait  le  triomphe  de  Louis  de 
Bavière  ;  la  justesse  de  ces  représentations  frappa 
l'archiduc,  qui  empêcha  son  frère  de  prendre  parti 
pour  le  pape, 

Jean,  déçu  dans  son  espérance  de  trouver  un  ven- 
geur, essaya  sa  dernière  ressource,  et  prêcha  une  croi- 
sade contre  ses  ennemis.  A  sa  voix  s'organisèrent 
des  bandes  d'aventuriers,  auxquels  il  donna  pour 
solde  des  indulgences  et  le  pouvoir  de  commettre 
viols,  pillages  et  massacres  sur  leur  route.  Ces  misé- 
rables ayant  rejoint  les  troupes  de  Robert,  roi  de 
Naplos,  prince  ambitieux  et  fanatique,  marchèrent 
conti'e  les  Gibelins  et  remportèrent  d'abord  quelques 
avantages  sur  eux.  Matthieu  prit  ensuite  sa  revan- 
che, repoussa  l'armée  de  l'Église  hors  de  ses  domai- 
nes, et  força  les  croisés  à  lever  le  siège  de  Milan. 

Furieux  de. ce  nouvel  échec,  le  pontife  écrivit  aux 
ecclésiastiques  d'Italie  et  d'.Vllemagne,  aux  gouver- 
neurs des  villes,  des  communautés,  ainsi  qu'aux 
habitants  des  provinces,  qu'en  sa  qualité  de  protec- 
teur de  l'empire,  il  leur  ordonnait  de  poursuivre  à 
outrance  Louis  de  Bavière,  sous  peine  d'excommu- 
nication, d'interdit,  de  confiscation;  les  menaçant  en 
cas  de  refus  de  les  déférer,  comme  hérétiques,  au 
tribunal  de  l'inquisition.  Il  cita  en  outre  et  pour  une 


20^ 


HISTOIRE    DES    PAPES 


seconde  fois  l'empereur  à  Avignon,  pour  être  jugô 
par  le  sacré  conclave.  Louis  ne  se  mit  pas  en  pein.' 
de  la  citation  ;  et  au  jour  fixe  personne  ne  se  pré- 
senta en  son  nom.  Le  pape  lança  alors  contre  lui 
une  sentence  terrible,  et  le  menaça  de  le  livrer  aux 
inquisiteurs  avec  tous  ses  adhérents;  ce  qui  ne 
produisit  aucun  résultat. 

Jean  suspendit  un  instant  ses  poursuites  contre  le 
prince,  et  essaya  de  se  venger  sur  les  fratricelles  des 
insultes  que  ses  puissants  ennemis  lui  avaient  faites. 
Il  renouvela  ses  persécutions  contre  ces  malheureux 
avec  plus  d'acharnement  qu'auparavant;  non-seule- 
ment  il  les  signala  aux  inquisiteurs  comme  perlur- 
l'ateurs  du  repos  public,  mais  encore  il  eut  l'im- 
pudeur de  les  appeler  des  infâmes  menteurs,  parce 
qu'ils  affirmaient  que  Jésus-Christ  et  les  apôtres  n'a- 
vrient  jamais  possédé  de  grands  biens  temporels. 

Michel  de  Césène,  général  des  frères  mineurs,  et 
Guillaume  Occam,  célèbre  religieux  anglais,  furent 
tellement  scandalisés  de  celte  proposition,  qu'ils 
répondirent  aussitôt  par  une  protestation  énergique. 
appelant  impies  et  mensongères  les  paroles  du  saint- 
père,  et  le  déférant  lui-même  aux  tribunaux  de  l'in- 
quisition pour  être  brûlé  vif. 

Jean,  outré  de  l'audace  de  ces  moines,  ordonna  à 
leurs  évêques  de  les  faire  arrêter;  mais  il  rencontra 
une  formidable  opposition  précisément  où  il  comptait 
trouver  une  obéissance  passive;  les  prélats  refusèrent 
de  servir  d'instruments  à  la  haine  du  pontife.  Bien 
plus,  les  docteurs  Marfde  de  Padoue  et  Jean  de 
Gand,  de  la  secte  des  fratricelles,  et  les  plus  re- 
doutables adversaires  de  la  papauté,  se  rendirent 
auprès  de  l'empereur  et  lui  pailèrent  en  ces  termes  : 
«  Prince,  depuis  un  grand  nombre  d'années  le 
trône  de  l'Eglise  est  occupé  par  des  scélérats  qui 
s'arrogent,  au  nom  du  Christ,  le  droit  de  commettre 
impunément  tous  les  crimes,  de  dépouiller  les  rois 
et  les  peuples  de  leurs  richesses,  de  faire  périr  dans 
des  tortures  inouïes  les  hommes  courageux  qui  re- 
poussent leur  audacieuse  prétention  à  l'infaillibilité. 
Nous  venons  à  vous ,  au  nom  de  nos  frères,  pour 
vous  supplier,  prince ,  d'employer  tous  vos  efforts  à 
la  destruction  de  cet  horrible  despotisme  théocra- 
tique,  et  au  renversement  de  cette  chaire  pontificale, 
la  honte  de  l'humanité.  Rappelez-vous  que  les  cardi- 
naux sont  les  plus  méprisables  des  hommes,  et  que 
le  pape  est  le  plus  infâme,  le  plus  abominable  des 
cardinaux.  Ne  souffrez  pas  plus  longtemps  que  des 
larrons,  des  sodomites,  des  assassins,  enchaînent  les 
nations,  et  dévorent  dans  la  mollesse  et  dans  les 
débauches  la  substance  des  peuples  laborieux.  Faites, 
prince,  que  nous  voyions  le  terme  d'un  tel  scan- 
dale, abattez  la  papauté  !...  » 

Louis  de  Bavière  accueillit  favorablement  les  deux 
docteurs,  et  leur  confia  même  la  rédaction  des  ma- 
nifestes virulents  qu'il  lança  contre  Jean  XXII.  Dans 
un  de  ces  écrits,  le  saint-père  était  accusé  d'un  grand 
nombre  de  crimes,  et  particulièrement  de  celui  d'hé- 
résie. Comme  il  lui  était  très-difficile  de  se  justifier 
des  imputations  d'avarice  et  de  simonie,  il  entreprit 
du  moins  de  prouver  son  orthodoxie,  ne  voulant  pas 
imiter  en  cela  Boniface  YIII,  qui  se  glorifiait  ouver- 
tement d'être  athée.  Des  propositions  qu'il  émit  re- 
lativement à  certains  points  de  controverse,  on   en 


conclut  cnie  le  pontifa  était  en  oppositior  formelle 
avec  le  défunt  pape  Nicolas  III,  qui  se  trouvai'  a'nsi 
rangé  parmi   ks    iiérétiques. 

Marîile  de  Padoue  composa  alors  son  célèbre 
traité  connu  sous  le  titre  de  Défenseur  de  la  paix,  et 
Jean  de  Gand  publia  un  ouvrape  également  remar- 
quable sur  la  puissance  ecclésiastique.  Jean  XXII 
n'osa  pas  déférer  ces  deux  ouvrages  aux  tribunaux 
de  rin([uisition  ;  il  se  contenta  de  condamner  les 
cinq  propositions  suivantes  : 

«  Jésus  paya  tribut  à  l'empereur,  parce  que  les 
biens  temporels  appartiennent  à  César.  —  Le  Christ, 
eu  mourant,  ne  laissa  aucun  chef  visible  pour  gou- 
verner ses  adeptes  ;  et  cette  parole  i(iii  lui  est  attri- 
buée: Tues  Pierre,  et  sur  cette  pierre  j'élèverai  mon 
Eglise,  n'est  qu'une  fourberie  sacerdotale,  car  il  est 
prouvé  que  saint  Pierre,  pendant  sa  vie,  eut  moins 
d'autorité  que  saint  Paul  et  que  plusieurs  autres 
disciples  de  Jésus;  ainsi  il  no  doit  pas  y  avoir  de  vi- 
caire du  Christ.  —  Les  papes  ayant  été  créés  par  les 
princes,  ceux-ci  ont  le  droit  de  les  nommer,  de  les 
déposer  et  de  les  punir.  —  Tous  les  prêtres  ont  une 
égale  autorité  et  une  égale  juridiction.  — Les  minis- 
tres du  culte,  même  réunis  en  concile,  ne  peuvent 
infliger  aucune  punition  à  leurs  collègues....  » 

Ainsi  le  pontife  poursuivait  en  même  temps  de 
ses  anathèmes  les  docteurs  d'Allemagne  qui  vou- 
laient renverser  sa  domination,  et  cherchait  à  exciter 
des  révoltes  contre  l'autorité  de  l'empereur. 

Déjà  son  étoile  pâlissait  :  à  Rome,  Sciarra  Colonna 
avait  chassé  l'aristocratie  et  avait  établi  un  conseil 
de  cinquante,  citoyens  qui  gouvernaient  la  ville. 
Néanmoins,  pour  maintenir  sa  nouvelle  constitution, 
Sciarra,  comprenant  qu'il  ne  pouvait  se  passer  de 
l'appui  du  clergé,  envoya  des  ambassadeurs  à  Avi- 
gnon pour  supplier  le  pape  de  rentrer  à  Rome,  le 
prévenant  que  s'il  persistait  à  prolonger  son  séjour 
en  France,  les  citoyens  seraient  forcés  de  choisir  un 
autre  pape  pour  gouverner  l'Kglise. 

Devant  une  ouverture  semblable,  qui  n'était  rien 
moins  qu'un  ordre  de  Sciarra  Colonna,  le  saint-père 
dissimula  sa  colère;  il  répondit  qu'il  avait  le  plus 
grand  désir  de  rentrer  en  Italie  ;  mais  qu'à  son  grand 
regret  il  ne  pouvait  entreprendre  immédiatement  ce 
voyage,  les  chemins  n'étant  pas  siirs,  et  qu'il  se 
mettrait  en  route  dès  que  Rome  serait  délivrée  des 
Gibelins  ;  qu'en  attendant  il  nommait  le  roi  Robert 
sénateur,  et  Jacques  Sabelli  ainsi  qu'Etienne  Co- 
lonna consuls.  Il  remit  également  aux  députés  une 
proclamation  adressée  aux  citoyens,  pour  les  exhor- 
ter à  vivre  en  paix  et  à  réunir  leurs  forces  afin  de 
combattre  Louis  de  Bavière  l'hérétique. 

Cette  réponse  fut  loin  de  satisfaire  les  Romains, 
qui  désiraient  le  retour  de  Jean  XXII  Ils  s'adressèrent 
alors  à  l'empereur  et  le  prièrent  de  choisir  Rome 
pour  sa  capitale.  Ces  démarches  déterminèrent  Louis 
à  faire  un  voyage  à  Rome,  non  pour  s'y  installer, 
mais  afin  de  s'y  faire  sacrer  et  de  faire  nommer  un 
autre  pape  en  remplacement  de  l'indigne  Jean  XXII. 

D'abord  l'usurpateur  se  rendit  à  Trente,  où  il  réu- 
nit les  principaux  chefs  des  Gibelins,  afin  de  confé- 
rer avec  eux  sur  les  moyens  à  prendre  pour  la  pacifica- 
tion de  l'Italie  ;  ensuite  il  convoqua  en  assemblée 
les  prélats,  les  docteurs  et  les  nobles  de  sa  faction  : 


JEAN    XXII 


205 


Jean  des  Ursins  et  le  prince  de  Morée  repoussés 
de  Saint-Pierre  par  les  Gibelins 


en  leur  présence  il  déclara  le  pape  atteint  et  convaincu 
illiérésie  sur  seize  articles,  et  le  fit  excommunier. 

Immédiatement  après  la  tenue  de  cette  diète,  le 
prince  franchit  les  montagnes  et  se  rendit  à  Milan, 
où  il  reçut  la  couronne  de  fer  des  mains  de  Tévêque 
d'Arezzo.  Cependant  son  intervention,  loin  d'apaiser 
les  troubles,  sembla  les  aui^menter,  par  l'etTervcscence 
i|ui  se  manifesta  dans  les  deux  partis  :   Guelfes   et 


Gibelins  revendiquant  tous  la  souveraineté  des 
^dles,  et  soutenant  leurs  prétentions  les  armes 
à  la  main.  En  outre,  les  Romains,  qui  n'aspi- 
1  aient  qu'à  faire  déclarer  leur  villa  capitale  de 
l'empire,  se  voyant  déçus  dans  leurs  espérances, 
se  détachèrent  peu  à  peu  de  la  cause  de  Louis 
de  Bavière,  et  envoyèrent  secrètement  au  pape 
1  une  nouvelle  ambassade  pour  le  supplier  de  ve- 
~  nir  au  milieu  d'eux.  Jean  promit  aux  députés 
de  se  rendre  à  leurs  désirs,  et  pour  gapner  du 
temps,  il  lan;a  une  nouvelle  bulle  d'excommunica- 
tion et  de  déposition  contre  remjiereur;  on  même 
temps  il  leur  remit  poin-  le  cardinal  .lean  des  Ursins, 
son  légat  en  Toscane,  des  instructions  portant  qu'il 
devait  s'entendre  avec  eux  pour  se  rendre  maître  aii- 
solu  de  la  ville  sainte  ;  il  lui  enjoignit  également  de 
publier  la  sentence  d'anal lième,  d'interdit  et  de  dé- 
position contre  Louis  de  Bavière,  et  de  soulever  les 
seigneurs  ultramonlains  contre  ce  prince,  pendant 
que  lui-même  déciderait  les  électeurs  allemanJs  à 
nommer  un  autre  roi. 

Jean  des  Ursins  oliéit  ponctuellement  aux  ordres 


206 


HISTOIRE     DES.    l'APKS 


du  sainl-père  ;  il  publia  les  censures  contre  l'enipe- 
rvur,  et  se  pn'senta  ilevant  Rome  avec  le  prince  île 
Morée.  frère  de  Robert  Je  Naples,  et  une  troupe  de 
bandits  calabrais,  qui  pénétrèrent  de  nuit  \nr  sur- 
prise dans  la  cité  Léonine  et  se  saisirent  du  quartier 
et  de  rétjlise  de  Saint-Pierre.  Le  légat  en  avait  déjà 
pris  possession  au  nom  du  ]>ape,  lorsipio  survinrent 
les  Gibelins  :  la  basilique  fut  attaquée  vigoureuse- 
ment ;  et  après  un  combat  de  trois  heures,  Jean  des 
Ursins  et  le  prince  de  Morée  en  furent  chassés  hon- 
teusement. Le  calme  étant  rétabli,  Louis  de  Bavière 
fit  son  entrée  dans  Rome  et  fut  accueilliavec  de  grands 
témoignages  de  joie  par  la  majorité  des  citoyens. 

Comme  les  Guelfes  avaient  abandonné  la  ville 
dans  la  crainte  d'être  victimes  de  la  fureur  populaire, 
le  prince  ne  trouva  aucune  opposition,  et  se  lit  cou- 
ronner dans  l'église  de  Saint  Pierre,  par  Jacques  Al- 
bertin,  neveu  du  cardinal  de  Prato.  Après  la  céré- 
monie, il  fil  lire  sur  l'ambon  du  peuple  trois  édits 
par  lesquels  il  s'engageait  à  maintenir  la  foi  catho- 
lique, à  honorer  le  clergé,  à  bâtir  des  églises,  cl  à 
protéger  les  veuves  et  les  orphelins. 

Et  le  jour  même  que  l'empereur  faisait  une  décla- 
ration aussi  solennelle  de  ses  sentiments  pacifiques, 
le  pape  lançait  contre  lui  une  bulle  terrible,  appelant 
le  peuple  aux  armes  et  promettant  des  indulgences 
plénières  à  tous  ceux  qui  se  croiseraient  contre  l'hé- 
rétique Louis  de  Bavière. 

Enfin  le  prince  se  détermina  à  jmnir  l'audace  de 
ce  vieillard  implacable;  il  convoqua  une  grande  as- 
semblée du  clergé,  de  la  noblesse  et  du  peuple,  sur 
la  place  du  palais  de  Saint-Pierre,  et  au  jour  indi- 
qué, un  moine  augustin  appelé  Nicolas  e'tant  monté 
sur  une  estrade,  s'adressa  aux  assistants  en  criant 
par  trois  fois  :  «  Quel  est  celui  d'entre  vous  qui  veut 
défendre  le  prêtre  Jacques  de  Cahors,  qui  se  fait  ap- 
peler le  p:ipc  Jean  XXII?  »  Personne  n'ayant  ré- 
pondu, il  déploya  une  longue  pancarte  ijui  contenait 


la  liste  des  crimes  reprochés  au  pontife,  et  qui  se 
terminait  ainsi  :  "  Ne  pouvant  plus  soutïrir  la  domi- 
nation do  ce  prêtre  de  Gahors,  qui  s'est  lui-même 
proclamé  souverain  pontife,  chef  suprême  des  rois  et 
des  empereurs,  dominateur  spirituel  et  temporel  du 
monde,  nous  l'accusons  d'avoir  fait  périr  des  milliers 
d'innocents  pour  s'emparer  de  leurs  dépouilles,  et 
d'avoir  fait  un  tarif  pour  assurer  l'impunité  de  toutes 
les  débauches  et  de  tous  les  crimes.  Enfin,  à  cause 
des  faits  rapportés  dans  notre  présente  déclaration, 
nous  le  déposons  de  l'évêché  qu'il  a  usurpé;  nous 
ordonnons  que  ses  biens  soient  saisis,  que  sa  per- 
sonne soit  livrée  à  nos  officiers,  et  nous  défendons  à 
tous  les  chrétiens  de  communi(pier  avec  lui,  sons 
peine  tramemle,  de  prison,  et  de  privation  des  fiefs 
qu'ils  tiennent  de  l'empire.   » 

Aucun  des  partisans  du  pape  n'osa  prendre  sa  dé- 
fense; seulement  le  lendemain  un  jeune  noble,  Jac- 
ques Colonna,  vint  sur  la  place  Saint-Marcel,  et  en 
présence  de  quelques  curieux  il  lut  une  protestation 
en  faveur  de  Jean,  et  l'afficha  à  la  porte  de  l'église. 
Mais  cette  bravade  n'eut  aucun  résullat;  lorsqu'il  vit 
rallluence  du  peuple  devenir  plus  considérable,  il 
sauta  à  cheval  et  s'enfuit  prudemment  à  Palesfrine, 
chez  son  père.  Jacques  en  fut,  du  reste,  récompensé 
par  le  ponlife,  qui  lui  donna  un  évêché,  quoiiju'il 
n'eût  pas  même  atteint  l'âge  de  recevoir  les  ordres 
ecclésiastiques. 

Louis  de  Bavière  fit  ensuite  publier  une  loi  por- 
tant te  que  le  pape  serait  tenu  de  faire  sa  résidence  à 
Rome,  et  ne  pourrait  s'en  éloigner  sans  l'autorisa- 
tion du  peuple  et  du  clergé  ;  que  même  en  son  ab- 
sence la  cour  et  le  consistoire  continueraient  à  siège- 
dans  la  ville  sainte,  et  que  dans  le  cas  où  le  pon  fe 
transgresserait  ces  dispositions,  il  serait  privé  de  la 
dignité  souveraine  et  considéré  comme  mort.  »  Après 
quoi  on  procéda  à  l'élection  d'un  pape  en  remplace- 
ment de  Jean  XXII. 


NICOLAS    V 


207 


,j    t.K/      suen-T 


The  Comparatj 


American  League 

Offensive     Défensive 

Jelphia 6286  4140 

Vork 6331  3832 

ington 6209  3913 

and 6133  3922 

)uis 6064  3842 

^ 6012  3835 

it 6056  3731 

n 6071  2580 


ÎII  est  condamné  à  mort.  —  Élection  de  Pierre  de  Corbière,  —  Son  histoire  avant  son 
,ouveau  pape  ridicule  en  excitant  la  femme  dont  il  était  séparé  depuis  ijuarante  ans  à 
.  —  Les  deux  papes  s'excommunient.  —  Le  parti  de  Jean  se  reltve  en  Italie.  —  Le 
our  l'empereur.  —  Singulier  accord  entre  les  deux  papes.  —  Abjuration  de  Pierre 


The  material  draftetl,  purchased.  and 
called  is  not  extraordinary    nor  cait  I     -j^j^  ^  j^  j. 
e  more  than  five  new  men  who  promise  ,       .    .' 

affect  the  resiilts  to  any  exteiit.  Ali  of  «es  négociations 
hich  makes  the  doping  easier  than  inane  élue  un  nou- 
any  year.s.  But  the  deaths  of  Charles  une  conspiration 
jmiskey,  William  Wrigley,  and  Barney^s  menées  ayant 
revfuss,  and  the  change  of  manage-.(,,,gj  „^,j  condam- 
ent  and  of  PoHcy  in  Brooklyn  make^^  -^  ^..j^^^^^  ^^^ 
iping  hard.  The  change  of  ownership 
equentlv  afifects  a  team  and  either-°'  ,''"'■  l^  panis 
akes  or  mars  its  chances,  so  that  in  à  1  élection  d  un 
idition  to  figuring  the  ability  of  man-tu  des  ornements 
rers  and  players,  we  face  the  problemjsida  l'assemblée, 
■  what  will  be  the  efïect  of  the  passing,j.g  Rainalluci  de 
'  men  who  hâve  controlled  the  destinies 
'  clubs  and  made  their  policies.  .  ..    t   a 

lat  Drevfuss'  death  means  an  epoch  of ^i^^s'^i  î'yant  de- 
n-gh;  while  the  passing  of  Wrigley,  if  acceptait  comme 
nitted  to  control  the  destinies  of  theiations  unanimes 
will  not  mean  niuch.  The  straighten-;^  il  fit  la  lecture 
)ossible,  of  the  Ebbetts-McKeever  feudj^g  vénérable  rc 
le  sélection  of  Max  Carey  as  manager.^^  j^  ^^^  ^^  ^._ 

chape,  lui  donna 
:a  droite.  Le  nou- 
'      Tcau  uapc  111  CU3U11C  UC3  lai^c^sus  à  la  louie  et  donua 
sa  bénédiction. 

Selon  Ciaconius,  Pierre  Rainalluci  était  né  à  Cor- 
bière et  appartenait  à  l'illustre  maison  des  Colonna. 
Wading  parle  avec  admiration  de  la  sévérité  de  ses 
mœurs,  des  charmes  de  son  éloquence  et  de  la  pu- 
reté de  son  âme  évangélique. 


Pierre  de  Corbière  avait  été  marié  dans  sa  jeunesse 
à  une  femme  dont  les  débordements  furent  tels,  qu'il 
se  vit  obligé  de  faire  casser  son  mariage  par  une 
sentence  ecclésiastique.  Ensuite  il  était  entré  dans 
l'ordre  des  frères  mineurs,  oîi,  comme  le  dit  Maim- 
bourg,  «  il  vécut  quarante  ans  en  grande  réputation 
de  sainteté  pour  les  beaux  exemples  qu'il  donnait  de 
toutes  sortes  de  vertus  religieuses.  » 

Jean  XXII,  furieux  d'avoir  un  compétiteur  aussi 
redoutable  que  ce  saint  homme,  essaya  de  le  décon- 
sidérer en  lui  suscitant  un  procès  ridicule.  A  son 
instigation,  l'ancienne  femme  de  Pierie,  qui  vivait 
encore,  se  présenta  devant  l'évêque  de  Rieti  pour 
revendiquer  ses  droits  d'épouse  légitime.  Ce  prélat, 
qui  était  un  des  partisans  de  Jean,  et  qui  avait  reçu 
une  somme  considérable  pour  jouer  celte  comédie, 
déclara  qu'on  n'avait  pu  légitimement  dissoudre  ce 
mariage,  et,  d'après  le  droit  canonique,  condamna  le 
nouveau  pape  à  reprendre  sa  femme. 

Dès  que  cette  sentence  fut  rendue,  le  pape  d'Avi- 
gnon en  adressa  la  copie  à  tous  les  princes  de  la 
chrétienté,  représentant  son  compétiteur  comme  un 
moine  débauclié,  avare  et  rempli  d'orgueil.  Ces  dilïé- 
rentes  imputations  étaient  autant  de  calomnies,  car 
le  vénérable  Nicolas  n'avait  rti-llement  accepté  la 
papauté  que  pour  rétablir  dans  l'Église  la  morale  et 
l'humilité  des  temps  évangéliques.  Partisan  de  la 
doctrine  que  professait  le  général  de  son  ordre,  il 


206 


II18T0IHK     DES.    PAPES 


du  saint-père;  il  publia  les  censures  contre  rem]io- 
reur,  et  se  présenta  ilevanl  Rome  avec  le  prince  île 
Morée.  frère  de  Robert  de  Naples,  et  une  troupe  de 
bandits  calabrais,  ijui  pénétrèrent  de  nuit  par  sur- 
prise dans  la  cité  Léonine  et  se  saisirent  du  quartier 
et  de  l'église  de  Saint-Pierre.  Le  légal  en  avait  déjà 
pris  possession  au  nom  du  pape,  lorsque  survinrent 
les  Gibelins  :  la  basilique  fut  attaquée  vigoureuse- 
ment; et  après  un  combat  de  trois  licures,  Jean  des 
Ursins  et  le  prince  de  Morée  en  furent  chassés  hon- 
teusement. Le  calme  étant  rétabli,  Louis  de  Bavière 
fit  son  entrée  dans  Rome  et  fut  accueilliavcc  de  grands 
témoignages  de  joie  par  la   majorité  des  citoyens. 

Comme  les  Guelfes  avaient  aliandonné  la  ville 
dans  la  crainte  d"ètre  victimes  de  la  fureur  populaire, 
le  prince  ne  trouva  aucune  opposition,  et  se  lit  cou- 
ronner dans  l'égHsede  Saint  Pierre,  par  Jacques  Al- 
bertin,  neveu  du  cardinal  de  Prato.  Après  la  céré- 
monie, il  fit  lire  sur  l'ambon  du  peuple  trois  édits 
par  lesi[ucls  il  s'engageait  à  maintenir  la  foi  catlio- 
hque,  à  honorer  le  clergé,  à  bâtir  des  églises,  el  à 
protéger  les  veuves  et  les  orphelins. 

Et  le  jour  même  que  l'empereur  faisait  une  décla- 
ration aussi  solennelle  de  ses  sentiments  pacifiques, 
le  pape  lançait  contre  lui  une  bulle  terrible,  appelant 
le  peuple  aux  armes  et  promettant  des  indulgences 
plénières  à  tous  ceux  qui  se  croiseraient  contre  l'hé- 
rétique Louis  de  Bavière. 

Enfin  le  prince  se  détermina  à  ])unir  l'audace  de 
ce  vieillard  implacable;  il  convoqua  une  grande  as- 
semblée du  clergé,  de  la  noblesse  et  du  peuple,  sur 
la  place  du  palais  de  Saint -Pierre,  et  au  jour  indi- 
qué, un  moine  augustin  appelé  Nicolas  étant  monté 
sur  une  estrade,  s'adressa  aux  assistants  en  criant 
par  trois  fois  :  «  Quel  est  celui  d'entre  vous  qui  veut 
défendre  le  prêtre  Jacques  de  Cahors,  qui  se  fait  ap- 
peler le  pape  Jean  XXII?  »  Personne  n'ayant  ré- 
pondu, il  déploya  une  longue  pancarte  qui  contenait 


la  liste  des  crimes  reprochés  au  pontife,  et  qui  se 
terminait  ainsi  :  >.  Ne  pouvant  plus  soulïiir  la  domi- 
nation do  ce  prêtre  de  Cahors,  qui  s'est  lui-même 
proclamé  souverain  pontife,  chef  suprême  des  rois  et 
des  empereurs,  dominateur  spirituel  et  temporel  du 
inonde,  nous  l'accusons  d'avoir  fait  périr  des  milliers 
d'innocents  pour  s'emparer  de  leurs  dépouilles,  et 
d'avoir  fait  un  tarif  pour  assurer  l'impunité  de  toutes 
les  débauches  et  de  tous  les  crimes.  Enfin,  à  cause 
des  faits  rapportés  dans  notre  présente  déclaration, 
nous  le  déposons  de  l'évêchc  qu'il  a  usurpé;  nous 
ordonnons  que  ses  biens  soient  saisis,  que  sa  per- 
sonne soit  livrée  à  nos  officiers,  et  nous  défendons  à 
tous  les  chrétiens  de  communiquer  avec  lui,  sous 
peine  d'amende,  de  prison,  el  de  privation  des  fiefs 
cju'ils  tiennent  de  l'empire.  » 

Aucun  des  partisans  du  pape  n'osa  prendre  sa  dé- 
fense; seulement  le  lendemain  un  jeune  noble,  Jac- 
ques Colonna,  vu  "-' — "  ^^ ' 

présence  de  quelq 
en  faveur  de  Jean 
Mais  cette  bravad( 
l'aniuence  du  pei 
sauta  à  cheval  et 
chez  son  père.  Jac 
par  Je  ponlife,  qi 
n'eût  pas  même  a 
ecclésiastiques. 

Louis  de  Bavièr 
tant  c<  que  le  pape 
Rome,  et  ne  pourr 
lion  du  peuple  et  ( 
scnce  la  cour  et  le 
dans  la  ville  sainte 
transgresserait  ces 
dignité  souveraine  ( 
(juoi  on  procéda  à  i 


TWENTY 
QUESTIONS 

Liberty  will  pay  $1  for  any  question  accep 
and  published.  If  the  same  question  is  suKge; 
by  more  than  one  person  the  first  suggestion 
ceived  wilI  be  the  one  considered.  Address  Twe 
Questions,  P.  O.  Box  380,  Grand  Central  Stati 
New  York.  N.  Y. 


ment  de  Jean  XXI] 


1 — What  is  the  capital  of  Michiga 
2 — Does  Sound  travel  faster  throu 
air  or  through  water? 

3 — Which  one  of  the  Great  Lakes  1 
entirely  within  the  United  States? 
4 — What  is  a  springbok? 
5 — What  is  finnan  haddie? 
6— What  is  attar? 
7 — Which    is    farther    north,    Par 
France,  or  Duhith,  Minnesota? 

8 — What  is  the  freezing  point  on 
centigrade  thermometer? 
9 — What  is  a  tocsin? 
10 — What  part  of  a  wooden  wheel 
the  felly  or  felloe? 

11 — The  Aleutian  Islands  are  part 
what  territory? 

12 — What  is  a  mahout? 
13 — What  is  electrolysis? 
14 — Who  succeeded  Andrew  W.Mell 
as  Secretary  of  the  Treasury? 
15 — What  is  seismology? 
16 — What  is  kaolin? 
17— What  is  an  atoll? 
18— What    is    the    distaflf    side    of 
faniily? 

19 — What  is  pomology? 

20 — What  was  Tokyo  formerly  calle< 

(Ans2vers  icill  be  found  on  page  6$ 


NICOLAS    V 


207 


Conspiration  contre  l'empereur.  —  Jean  XXII  est  condamné  à  mort.  —  Élection  de  Pierre  de  Corbière.  —  Son  histoire  avant  son 
pontificat.  —  Jean  essaye  de  rendre  le  nouveau  pape  ridicule  en  excitant  la  femme  dont  il  était  séparé  depuis  ijuarante  ans  à 
revendiquer  ses  droits  d'épouse  légitime.  —  Les  deux  papes  s'excommunient.  —  Le  parti  de  Jean  se  relève  en  Italie.  —  Le 
général  des  frères  mineurs  se  déclare  pour  l'empereur.  —  Singulier  accord  entre  les  deux  papes.  —  Abjuration  de  Pierre 
de   Corbière. 


Pendant  que  Louis  de  Bavière  procédait  à  la  dépo- 
sition de  Jean,  celui-ci  poursuivait  ses  négociations 
avec  les  princes  d'Allemagne  pour  faire  élire  un  nou- 
vel empereur,  et  organisait  même  une  conspiration 
en  Italie  pour  le  faire  assassiner.  Ces  menées  ayant 
été  découvertes,  Louis  rendit  un  décret  qui  condam- 
nait le  pontife  à  la  peine  de  mort;  et  il  ordonna  aux 
Romains  de  se  réunir  immédiatement  sur  le  parvis 
de  Saint-Pierre,  afin  de  procéder  à  l'élection  d'un 
autre  chef  de  l'Église.  Louis,  revêtu  des  ornements 
impériaux  et  placé  sous  un  dais,  présida  l'assemblée, 
ayant  à  ses  côtés  le  vénérable  Pierre  Rainalluci,  de 
l'ordre  des  frères  mineurs. 

Jacques  Albertin,  évèque  de  Venise,  ayant  de- 
mandé par  trois  fois  au  peuple  s'il  acceptait  comme 
pape  le  frère  Pierre,  et  des  acclamations  unanimes 
ayant  répondu  à  ces  interpellations,  il  fit  la  lecture 
du  décret  qui  conférait  la  papauté  à  ce  vénérable  re- 
li.i^eux.  Louis  de  Bavière  lui  donna  le  nom  de  Ni- 
colas V,  le  revêtit  lui-même  de  la  chape,  lui  donna 
l'anneau  pastoral  et  le  fit  siéger  à  sa  droite.  Le  nou- 
veau pape  fit  ensuite  des  largesses  à  la  foule  et  donna 
sa  bénédiction. 

Selon  Ciaconius,  Pierre  Rainalluci  était  né  à  Cor- 
bière et  appartenait  à  l'illustre  maison  des  Colonna. 
Wading  parle  avec  admiration  de  la  sévérité  de  ses 
mœurs,  des  charmes  de  son  éloquence  et  de  la  pu- 
reté de  son  âme  évangélique. 


Pierre  de  Corbière  avait  été  marié  dans  sa  jeunesse 
à  une  femme  dont  les  débordements  furent  tels,  qu'il 
se  vit  obligé  de  faire  casser  son  mariage  par  une 
sentence  ecclésiastique.  Ensuite  il  était  entré  dans 
l'ordre  des  frères  mineurs,  où,  comme  le  dit  Maim- 
bourg,  «  il  vécut  quarante  ans  en  grande  réputation 
de  sainteté  pour  les  beaux  exemples  qu'il  donnait  de 
toutes  sortes  de  vertus  religieuses.  » 

Jean  XXII,  furieux  d'avoir  un  compétiteur  aussi 
redoutable  que  ce  saint  homme,  essaya  de  le  décon- 
sidérer en  lui  suscitant  un  procès  ridicule.  A  son 
instigation,  l'ancienne  femme  de  Pierre,  qui  vivait 
encore,  se  présenta  devant  l'évêque  de  Rieli  pour 
revendiquer  ses  droits  d'épouse  légitime.  Ce  prélat, 
qui  était  un  des  partisans  de  Jean,  et  qui  avait  reçu 
une  somme  considérable  pour  jouer  celte  comédie, 
déclara  qu'on  n'avait  pu  légitimement  dissoudre  ce 
mariage,  et,  d'après  le  droit  canonique,  condamna  le 
nouveau  pape  à  reprendre  sa  femme. 

Dès  que  tettc  sentence  fut  rendue,  le  pape  d'Avi- 
gnon en  adressa  la  copie  à  tous  les  princes  de  la 
chrétienté,  représentant  son  compétiteur  comme  un 
moine  débauché,  avare  et  rempli  d'orgueil.  Ces  diffé- 
rentes imputations  étaient  autant  de  calomnies,  car 
le  vénérable  Nicolas  n'avait  révllement  accepté  la 
papauté  que  pour  rétablir  dans  l'Église  la  morale  et 
l'iuimilité  des  temps  évangélii(uos.  Partisan  de  la 
doctrine  que  professait  le  général  de  son  ordre,  il 


S(8 


HISTOIRE    DES    PAPES 


soutenait  que  Jésus  n"ayanl  rien  jiosi^i'Jo  en  pniiire, 
les  prètie<,  à  l'exemple  de  le  divin  niaitre,  ne  de- 
vaient vivre  que  d'auuiones. 

Ces  beaux  seutimeuls  ne  pouvaient  guèie  convenir 
ù  un  clergé  corrompu  ;  aussi,  dès  les  premiers  jours 
de  son  rèj^ne,  le  vertueux  Nicolas  reconnaissant  l'im- 
possibilité de  suivre  ses  projets  de  réforme,  voulut 
abandonner  celte  chaire  déshonorée  par  tant  de  pon- 
tifes abominables;  mais,  vaincu  par  les  instances  de 
l'empereur,  il  consentit  à  conserver  la  tiare  jus(|u'au 
rétablissement  de  la  paix  ;  et  à  la  prii-re  du  prince, 
qui  lui  lit  comprendre  la  nécessité  de  former  une 
cour  à  Home  pour  se  faire  aimer  des  prêt  tes,  il  con- 
sentit à  nommer  des  cardinaux,  et  leur  permit  d'avoir 
des  chevaux,  des  meutes  de  chiens,  des  d(  nu'slii|uos 
revêtus  de  brillantes  livrées,  des  gentilsiiommes  et 
des  pages  pour  leur  service. 

Louis  de  Bavière  avait  d'abord  fourni  de  l'argent 
de  son  épargne  pour  toutes  les  dépenses  de  la  cour 
apostolique  ;  lorsque  ses  ressources  furent  éjiuisées, 
les  cardinaux  forcèrent  le  vénérable  pontife  à  vendre 
les  bénéfices,  les  privilèges  et  les  dignités  ecclésias- 
tiques. Chaque  évèché  vacant  fut  mis  aux  enchères  à 
Rome  comme  il  l'était  à  Avignon,  et  on  l'adjugeait 
à  deux  compétiteurs,  qui  se  battaient  ensuite  pour 
en  prendre  possession.  Les  deux  cours  pontificales 
s'envoyaient  des  bulles  d'anathènie  et  poursuivaient 
à  outrance  les  partisans  de  l'une  ou  de  l'autre,  sui- 
vant les  chances  de  la  guerre.  Ainsi,  pendant  que 
Jean  XXII  faisait  torturer  deux  religieuses  coupables 
d'avoir  prononcé  le  nom  de  Nicolas  dans  leurs  priè- 
res, le  préfet  de  Rome  faisait  brûler  un  Toscan  et  un 
Lombard  qui  avaient  soutenu  que  Jean  XXII  était 
seul  pape  légitime. 

Au  milieu  de  ces  violences,  le  vénérable  Pierre  de 
Corbière  ne  pouvait  que  pleurer  sur  les  malheurs  de 
l'Église  et  supplier  l'empereur  de  le  délivrer  du  far- 
deau qui  l'écrasait.  Enlin  il  fit  si  mal  sou  métier  de 
pape,  que  ses  coffres  se  vidèrent  entièrement  ;  et 
comme  le  prince  ne  pouvait  plus  subvenir  aux  exi- 
gences des  cardinaux,  ceux-ci  commencèrent  à  se 
détacher  de  sa  cause.  Les  agents  du  pape  d'Avignon 
profitèrent  de  cette  disposition  des  esprits  pour  ré- 
pandre l'or  à  pleines  mains  et  ])Our  soudoyer  des  mé- 
contents. Bientôt  des  bandes  d'hommes  armés  par- 
coururent les  environs  de  Rome,  et  entrèrent  dans  la 
ville  en  faisant  entendre  des  menaces  de  mort  contre 
l'empereur  et  contre  l'antipape.  Elfrayés  de  cet  état 
de  choses,  Louis  et  Nicolas  quittèrent  prudemment 
leurs  palais  ;  mais  à  leur  sortie  de  Rome,  ils  fuient 
jioursuivis  par  une  multitude  de  fauatiijues  qui 
criaient  :  «  Mort  aux  hérétiques  et  aux  excommu- 
niés !  longue  vie  au  souverain  pontife  Jean  XXII  !  » 

Dans  la  même  soirée,  les  cardinaux  ouvrirent  les 
portes  de  la  ville  aux  bandes  du  cardinal-légat  Jean 
des  Ursins,  qui  lit  son  entrée  aux  acclamations  du 
clergé.  Dès  le  lendemain,  on  brûla  sur  la  place  pu- 
Itlique  les  décrets  de  Louis  de  Bavière  et  de  Nico- 
las V  ;  ensuite  on  procéda  au  massacre  des  Gibelins, 
et  on  déterra  les  corps  des  Allemands,  qui  fuient 
iraînés  dans  les  rues.  Jean  écrivit  d'Avignon  [jour 
approuver  tout  ce  qui  avait  été  fait,  et  rendit  de  so- 
lennelles actions  de  grâces  à  Dieu  de  ce  qu'il  avait 
exaucé  ses  prières  en  exterminant  ses  ennemis. 


Cejicndant  la  joie  de  son  triomphe  fut  Iroubléepar 
un  échec  que  lui  lit  éprouver  IMichcl  de  Gésènc,  gé- 
néral des  frères  mineurs,  qu'il  avait  cité  devant  le 
sacré  collège  pour  qu'il  eût  à  justifier  ses  opi- 
nions sur  la  parfaite  pauvreté  de  Jésus-Christ  :  opi- 
nions pour  lesquelles  plusieurs  frères  de  son  ordre 
avaient  déjà  été  livrés  aux  incpiisileurs  et  brûlés  vifs. 
Le  courageux  Michel,  sans  être  eflrayé  par  la  crainte 
du  supplice,  se  présenta  devant  le  pape  et  défendit 
sa  cause  avec  cette  fierté  noble  (|ue  donne  une  con- 
viction rélléchie.  Il  rétonjua  victorieusement  les  dis- 
sertations diffuses  du  saint-père,  le  convainquit  mê- 
me d'hérésie,  conclut  que  le  Christ  n'ayant  jamais 
rien  possédé  en  propre,  les  prélats  ne  devaient  avoir 
ni  terres,  ni  domaines,  ni  richesses,  et  il  termina  sa 
harangue  en  déclarant  qu'il  appelait  de  tous  les  dé- 
crets et  de  toutes  les  entreprises  de  Jean  à  un  concile 
général,  qui  seul  avait  le  droit"  de  juger  canonique- 
ment  les  membres  du  clergé. 

La  vieille  audace  de  Jean  s'émut  d'une  opposition 
aussi  énergicpie;  mais  n'osant  pas  se  défaire  ouver- 
tement de  son  adversaire,  il  lui  défendit  de  sortir 
d'Avignon  avant  la  décision  du  sacré  collège,  et  aus- 
sitôt il  écrivit  au  chapitre  général  de  Bologne  pour 
qu'on  déposât  Michel  de  Cèsène  du  gènéralal.  Cette 
fois  encore  il  reçut  un  affront;  les  frères  mineurs 
conlirnirreut  leur  chef  dans  ses  fonctions,  et  se  décla- 
rèrent hors  de  l'obédience  d'un  pape  hérétique.  La 
réponse  des  moines  mit  le  pontife  dans  une  colère 
affreuse  ;  il  blasphéma  le  nom  de  Dieu,  se  répandit 
en  imprécations  contre  ses  ennemis,  et  donna  ordre 
à  ses  familiers  d'assassiner  Michel  de  Gésène.  Heu- 
reusement celui-ci,  averti  à  temps,  parvint  à  fuir 
d'Avignon  et  gagna  la  ville  de  Pise,  oîi  il  trouva 
l'antipape  et  l'empereur.  Le  saint-père  n'ayant  pu  se 
venger  par  un  meurtre,  frappa  Michel  d'anathème, 
le  déclara  hérésiarque,  et  ordonna  aux  frères  prê- 
cheurs d'attaijuer  les  frères  mineurs. 

Jean  fut  si  parfaitement  obéi,  et  les  querelles  en- 
tre ces  deux  congrégralions  devinrent  si  violentes, 
(|ue  l'Europe  entière  ne  fut  plus  occupée  que  de 
leurs. disputes  ;  les  frères  mineurs  soutenaient  que 
le  Christ  avait  glorifié  la  pauvreté,  puisqu'il  était 
mort  sur  la  croix  dans  une  nudité  absolue,  et  que 
sa  tête,  au  lieu  d'être  couverte  d'un  diadème,  était 
couronnée  d'épines;  ils  prouvaient  que  pendant  son 
séjour  sur  la  terre  il  avait  vécu  du  pain  de  l'aumône, 
sans  posséder  une  pierre  pour  reposer  sa  tête.  Les 
frères  prêcheurs  ou  plutôt  le  pape  affirmaient  que 
Jésus  était  au  contraire  mort  sur  la  croix  avec  un 
magnificjue  vêtement  de  pourpre;  qu'il  avait  une 
couronne  d'or  étiucelante  descarboucles  et  de  bril- 
lants, et  que  de  riches  sandaks  étaient  attachées  à 
ses  pieds.  On  distribua  même  dans  les  villes  des 
images  où  Jésus  était  représenté  crucifié  avec  une 
robe  de  pourpre  ornée  de  riches  broderies  d'or. 

Enfin  le  saint-père  osa  publier  sous  le  nom  de 
son  pénitencier,  Alvare  Pelage,  un  traité  dans 
lequel  il  formulait  ainsi  ses  prétentions  :  «  Comme 
il  est  reconnu  que  Jésus-Clinsl  est  pontife,  roi  et  sei- 
gneur de  i'univers,  de  même  son  vicaire  sur  la  terre 
ne  doit  point  avoir  d'égal;  et  puisi[ue  le  monde  en- 
tier appartient  à  Dieu,  il  doit  également  appartenir 
au  pape.  Donc  les  empereurs,  les  rois  et  les  princes 


NICOLAS     V 


209 


ne  peuvent  être  reconnus  comme  légitimes  qu'ils 
n'aient  reçu  leurs  Etats  à  titre  de  licls  du  clief  de 
l'Êjjlise,  qui  possède  cet  immense  pouvoir  non  par 
le  droit  de  glaive,  mais  par  le  droit  divin  ;  car  Jésus  a 
donné  à  saint  Pierre  les  clés  et  non  la  clé  du  royaume 
descieux,  c'est-à-dire  l'une  pour  le  spirituel  et  l'autre 
pour  le  temporel.  Les  fidèles  ne  doivent  obéir  qu'à  Dieu 
et  au  pape;  et  lorsque  les  rois  ou  les  princes  refusent 
l'obédience  au  saint-siége,  ils  se  déclarent  eux-mêmes 
hors  du  sein  de  l'Eglise.  » 

En  même  temps  que  le  saint-père  répandait  ces 
théories  épouvantables,  le  vénérable  Nicolas  V  met- 
tait à  exécution  le  projet  d'abdication  qu'il  avait  for- 
mé depuis  si  longtemps,  et  il  écrivait  à  Jean  XXII  : 
a  J'avais  entendu  formuler  contre  vous  des  accusa- 
tions d'hérésie,  d'exactions,  de  simonie,  de  débauches 
et  de  meurtres,  qui  vous  rendaient  à  mes  yeux  le  plus 
exécrable  des  pontifes  ;  alors  j'ai  cru  de  mon  devoir 
de  ne  point  refuser  la  tiare.  Depuis  j'ai  appris  que 
personne  n'était  plus  digne  que  vous  de  la  papauté. 
Aussi  je  renonce  à  cette  dignité,  et  je  l'abdiquerai 
solennellement  en  votre  présence  dans  tel  lieu  qu'il 
vous  plaira  de  me  désigner.  »  Malgré  cette  complète 


abnégation  du  saint  vieillard,  les  partisans  de  Pierre 
de  Corbière  exigèrent  du  ponlife  qu'il  lui  assurât  la 
vie  sauve  avec  une  pension  suffisante  pourscs  besoins. 
Jean  promit  tout  ce  qu'on  lui  demanda,  jura  sur 
l'hostie  d'exécuter  fidèlement  ses  engagements,  et  il 
envoya  même  une  lettre  de  félicitations  à  l'antipape, 
en  le  priant  de  venir  le  rejoindre,  afin  de  recevoir  la 
récompense  de  son  humilité. 

Pierre  de  Corbière  s'embarqua  au  port  de  Pise 
sur  une  galère  provençale  appartenant  au  saint-père  ; 
mais  à  peine  fut-il  au  pouvoir  des  agents  du  pontife, 
qu'il  se  vit  soumis  aux  plus  indignes  traitements;  on 
l'obligea  à  confesser  publiquement  des  crimes  ima- 
ginaires pour  le  déconsidérer  aux  yeux  des  fanati 
ques.  Pierre  de  Corbière  fut  jeté  dans  un  cachot,  où 
il  vécut  encore  trois  ans  et  demi. 

Un  jour,  le  geôlier  chargé  de  lui  apporter  chaque 
matin  sa  ration  d'eau  et  de  pain,  fut  étrangement 
surpris  de  trouver  la  porte  de  sa  prison  ouverte,  et 
un  cadavre  sur  le  seuil;  c'était  celui  de  l'infortuné, 
qui  avait  été  étranglé  pendant  la  nuit.  Pieire  fut 
enterré  secrètement  dans  l'église  des  frères  mineurs. 

Ainsi  périt  cette  nouvelle  victime  de  Jean  XXII. 


115 


SIO 


histoihe  des   pai'hs 


JEAN  XX 


Le  pape  rejette  les  conditions  de  paix  proposées  par  l'empereur.  —  Ruse  du  pontife  pour  embastiller  la  ville  de  Bologne.  —  Doc 
trioe  du  pape  sur  les  visions  béatifiques.  —  Jean  est  déclaré  hérétique.  —  Le  roi  de  France  menace  de  faire  brûler  le  saint- 
père  pour  crime  d'hérésie.  —  Mort  de  Jean  XXII.  —  Son  caractère.  —  Tarif  de  la  chancellerie  romaine  pour  l'absolution  de 
tous  les  crimes. 


Aussitôt  que  Jean  fut  débarrassé  de  son  compé- 
titeur, il  poursuivit  activement  la  nomination  d  un 
nouvel  empereur  en  Allemagne.  Déjà  les  électeurs 
s'étaient  réunis,  les  uns  gagnés  par  de  riches  pré- 
sents, les  autres  séduits  par  des  promesses;  et  il 
était  à  craindre  qu'ils  ne  se  décidassent  à  élire  un 
prince  favorable  au  saint- siège,  lorsque  Louis  de 
Bavière,  instruit  des  menées  du  pape,  se  bâta  de 
rentrer  en  Allemagne  pour  combattre  ses  ennemis  et 
déjouer  les  projets  du  pontife. 

Pendant  son  absence  de  Pise,  Othon,  duc  d'Au- 
triche, Jean  de  Luxembourg,  roi  de  Bohème,  et 
l'archevêque  de  Trêves,  désirant  mettre  un  terme 
aux  divisions  de  l'Église  et  du  trône,  avaient  envoyé 
des  ambassadeurs  à  la  cour  d'Avignon  pour  faire  des 
propositions  de  paix  au  saint-père,  s'engageantmême, 
au  nom  de  Louis  de  Bavière,  aie  reconnaître  comme 
pape  légitime  et  à  souscrire  à  la  déposition  de  Pierre 
de  Corbière. 

Jean  reçut  fort  mal  les  ambassadeurs,  et  les  con- 
gédia sans  leur  donner  de  réponse  ;  seulement,  quel- 
ques jours  après  il  adressa  au  roi  de  Bohême  la  lettre 
suivante  :  «  Il  n'est  ni  utile  ni  honorable  pour 
l'Église  d'avoir  un  empereur  hérétique  qui  a  donné 
asile  à  Marsile  de  Padoue,  à  Jean  de  Gand,  à  Michel 
de  Césène,  à  Guillaume  Occam  et  à  frère  Bonne- 
Grâce  de  Bergame,  tous  hérétiques,  schismatiques 
et  excommuniés  comme  lui.  Il  ollre  de  déposer  l'an- 


tipape !  mais  ignore-t-il  donc  que  Pierre  de  Corbière 
s'est  déposé  lui-même,  et  qu'il  expie  ses  fautes  dans 
nos  cachots?  Quels  sont  donc  ses  titres  à  l'empire? 
Et  vous  qui  sollicitez  notre  clémence  pour  lui,  ne 
redoutez-vous  pas  de  vous  attirer  notre  colère  par 
cette  lâche  complaisance?  Cessez  donc  de  nous  sup- 
plier au  nom  de,  l'hérétique  Louis  de  Bavière,  ou 
craignez  que  les  foudres  de  l'Église  ne  vous  frappent 
sur  votre  trône.  » 

Jean  de  Luxembourg  méprisa  les  menaces  du  pon- 
tife, et  voyant  que  la  force  seule  pouvait  abattre  son 
audace,  il  passa  en  Italie  à  la  tète  d'une  armée,  com- 
me vicaire  de  l'empereur,  s'empara  en  son  nom  de 
plusieurs  villes  importantes,  et  s'établit  dans  la  Lom- 
bardie.  Cette  invasion  exaspéra  le  pape;  il  lança  con- 
tré le  roi  de  Bohême  un  de  ses  plus  terribles  anathè- 
mes,  et  fit  pubher  que  lui-même  se  préparait  à 
envaliir  l'Italie.  Il  prêcha  en  effet  une  croisade  qui 
lui  rapporta  des  sommes  considérables,  et  déclara 
faire  choix  de  la  ville  de  Bologne  pour  sa  résidence, 
afin  de  pouvoir  mieux  diriger  les  opérations  de  la 
campagne. 

Mais  on  reconnut  bientôt  que  le  saint-père  n'avait 
d'autre  intention  que  de  remplir  ses  trésors  de  l'ar- 
gent des  simples,  et  de  se  rendre  maître  de  la  ville 
la  plus  importante  de  l'Italie  par  sa  position  centrale  : 
en  effet,  le  cardinal  Bertrand  de  Po'iet  se  présenta  à  Bo- 
logne pour  s'entendre  avec  les  magistrats  sur  le.s  con- 


JEAN    XXII 


211 


cessions  des  terrains  nécessaires  à  la  construction 
d'un  palais  fortifié  pour  le  pape,  et  de  plusieurs  châ- 
teaux crénelés  pour  loger  les  cardinaux  et  leurs  sui- 
tes; et  après  avoir  obtenu  leur  autorisation,  il  fit  éle- 
ver autour  de  la  ville  des  forteresses  qui  la  domi- 
naient entièrement.  Les  stupides  magistrats  de 
Bologne,  qui  n'avaient  point  aperçu  le  piège  tendu  à 
leur  vanité,  envoyèrent  une  ambassade  au  pape  pour 
le  supplier  de  hâter  son  arrivée.  Jean  reçut  les  dépu- 
tés avec  de  grandes  marques  d'afî'ection  ;  il  les  combla 
de  présents,  et  leur  promit  de  se  rendre  à  Bologne 
dès  que  ses  palais  seraient  terminés. 

Heureusement,  dans  l'intervalle,  le  peuple  bolo- 
nais, plus  clairvoyant  que  ses  magistrats,  comprit 
les  intentions  perfides  du  saint-père,  qui  ne  faisait 
élever  des  fortifications  qu'afin  de  se  rendre  maître 
absolu  de  la  cité  :  une  révolte  éclata  ;  le  légat  Ber- 
trand de  Poïct  fut  assailli  dans  son  palais,  ses  meu- 
bles mis  au  pillage,  ainsi  que  ceux  des  autres  prélats 
gascons  qui  étaient  attachés  au  pape;  plusieurs 
Guelfes  furent  massacrés  parles  séditieux,  et  le  légat 
n"échap]>a  aux  mutins  qu'à  la  faveur  d'un  déguisement. 
Les  Bolonais  évitèrent  ainsi  de  passer  sous  le  joug 
pontifical,  et  ils  en  furent  quittes  pour  une  excom- 
munication majeure. 

Cette  expédition  manquée,  Jean,  à  défaut  de  lutte 
à  main  armée,  se  jeta  dans  des  guerres  religieuses, 
et  bouleversa  le  monde  cluétien  par  ses  doctrines 
hétérodoxes  sur  la  vision  béatifique,  c'est-à-dire  sur 
la  manière  dont  les  âmes  des  bienheureux  contem- 
plaient la  face  de  Dieu  dans  le  royaume  du  ciel.  Il 
prétendait  que  les  saints,  avant  la  venue  du  Messie, 
avaient  été  reçus  dans  le.  sein  d'Abraham  ;  que  de- 
puis la  passion  du  Christ  ils  avaient  été  placés  sous 
l'autel  de  Dieu,  c'est-à-dire  sous  la  protection  de 
l'humanité  du  Fils  de  Dieu  ;  que  par  conséquent  ils 
seraient  dieux,  ou,  en  d'autres  termes,  qu'ils  com- 
prendraient la  Divinité  et  verraient  Dieu  face  à  face, 
scliin  l'expression  de  saint  Paul,  et  dans  une  égalité 
parfaite;  ce  qui  était  une  grande  hérésie. 

Tous  les  docteurs  en  théologie  se  soulevèrent  con- 
tre une  proposition  aussi  hardie,  et  accusèrent  le 
pape  d'hérésie.  Philippe  de  \'alois  lui-même,  effrayé 
du  scandale  et  des  conséquences  qui  pouvaient  en 
résulter,  convoqua  aussitôt  en  son  château  de  Vin- 
cennes  une  assemblée  de  docteurs,  d'évêques  et 
d'abbés,  et  leur  proposa  ces  deux  questions  :  «  Les 
âmes  des  saints  contemplent-elles  dès  à  présent  la 
face  de  Dieu?  —  Cette  vision  cessera-t-elle  au  jour 
du  jugement  pour  être  remplacée  par  une  autre  ?  » 
Tous  répondirent  affirmativement  à  la  première  de 
ces  propositions,  et  ils  ajoutèrent,  quant  à  la  vision 
béatifiçjue,  quelle  ne  cesserait  point  au  jugement 
dernier,  mais  qu'elle  subsisterait  dans  toute  l'éternité. 

D'après  la  décision  de  ces  prélats,  le  roi  écrivit  k 
Jean  XXII  qu'il  eût  à  rétracter  immédiatement  les 
erreurs  qu'il  avait  pubhées,  s'il  ne  voulait,  malgré 
Bon  infaillibilité,  encourir  la  peine  des  hérétiques  et 
être  brûlé  devant  son  palais  d'Avignon.  Cette  me- 
nace obligea  le  pa])e  à  donner  la  déclaration  sui- 
vante :  «  Nous  confessons  et  nous  croyons  que  les 
âmes  séparées  des  corps  et  purifiées  habitent  le  pa- 
radis avec  les  anges,  et  contemplent  Dieu  dans  son 
essence  divine  clairement  et   face  à  face.  Si    nous 


avons  prêclié  ou  écrit  quelque  proposition  contraire, 
nous  la  révoijuons  expressément.  » 

Néanmoins,  la  terreur  que  lui  avaient  causée  les 
menaces  de  Philippe  de  ^'alois  porta  une  grave  at- 
teinte à  sa  santé.  Depuis  ce  moment  il  ne  parut  plus 
en  public  ;  et  lorsqu'il  sentit  sa  fin  approcher,  il  fit 
appeler  auprès  de  lui  les  cardinaux  pour  leur  recom- 
mander ses  neveux.  Il  mourut  le  4  décembre  1334, 
à  l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans. 

Jean,  pendant  son  règne,  avait  couvert  l'AUema- 
gne  et  l'Italie  de  guerres  et  de  désastres  ;  il  avait 
fait  brûler  plus  de  dix  mille  hérétiijues  par  ses  inqui- 
siteurs, et  extorqué  au  moins  cinquante  millions  de 
florins  d'or  aux  peuples  d'Europe.  «  Après  sa  mort, 
dit  Jean  '\'illani,  on  trouva  dans  son  épargne  dix-huit 
millions  de  florins  en  espèce  monnayée,  outre  sa 
vaisselle,  ses  croix,  ses  mitres  et  ses  pierres  précieu- 
ses, qui  étaient  estimées  pour  une  valeur  de  sept 
millions  de  florins.  J'en  puis  rendre  un  témoignage 
certain,  ajoute  l'historien,  parce  que  mon  frère, 
homme  digne  de  foi,  qui  était  un  des  fournisseurs 
de  la  cour  pontificale,  se  trouvait  à  Avignon  lorsque 
les  trésoriers  en  firent  le  rapport  aux  cardinaux.  Ces 
immenses  richesses,  et  de  plus  grandes  encore  que 
le  saint-père  avait  dépensées,  provenaient  de  son  in- 
dustrie, c'est-à-dire  de  la  vente  des  indulgences,  des 
bénéfices,  des  dispenses,  des  réserves,  des  expecta- 
tives et  des  annates  ;  mais  ce  qui  contribua  surtout 
à  grossir  ses  trésors,  fut  sa  taxe  de  la  chancellerie 
apostolique  pour  l'absolution  de  tous  les  crimes.  » 

Nous  traduisons  quelques-uns  des  articles  de  ce 
code  infâme,  qui  suffiraient  seuls  pour  faire  prendre 
en  haine  les  papes  et  leurs  séides,  si  déjà  la  liste  de 
leurs  crimes  ne  nous  avait  appris  cfu'ils  étaient  les 
ennemis  les  plus  implacables  de  l'humanité  : 

«  Si  un  ecclésiastique  commet  le  péché  de  la  chah-, 
soit  avec  des  nonnes,  soit  avec  ses  cousines,  ses  niè- 
ces ou  ses  filleules,  soit  enfin  avec  toute  autre  femme, 
le  coupable  sera  absous  pour  la  somme  de  67  livres 
12  sous. 

«  Si,  outre  les  péchés  de  fornication,  il  demande 
l'absolution  du  péché  contre  nature  ou  de  bestiahté, 
il  payera  219  livres  15  sous  ;  cependant,  s'il  n'a  com- 
mis ce  péché  qu'avec  de  jeunes  garçons  ou  avec  des 
femmes,  l'amende  sera  réduite  à  131  livres  15  soas 

«  Un  prêtre  qui  aura  défloré  une  vierge  payera 
2  livres  8  sous. 

«  Une  religieuse  qui  se  sera  abandonnée  à  plusieurs 
hommes,  simultanément  ou  succossivemant,  dans 
son  monastère  et  au  dehors,  et  qui  voudra  obtenir  la 
dignité  d'abbesse,  payera  131  livres  15  sous. 

«  Les  prêtres  qui  voudront  obtenir  l'autorisation 
de  vivre  en  concubinage  avec  leurs  parentes  paye- 
ront 76  livres  1  sou. 

<•  Pour  tout  péché  de  luxure  commis  par  un  laïque, 
l'absolution  coûtera  27  livres  1  sou  ;  pour  les  incestes, 
on  ajoutera  en  conscience  4  livres. 

<■  La  femme  adultère  qui  demande  l'absolution 
pour  être  à  l'abri  de  toute  ])oursuite  et  avoir  large 
dispense  pour  continuer  des  relations  coupables, 
payera  au  pape  87  livres  3  sous.  Dans  un  ca-s  sem- 
blable le  mari  se  soumettra  à  la  même  taxe  :  s'ils  ont 
commis  un  inceste  avec  leurs  enfants,  ils  ajouteront 
en  conscience  6  livres. 


21- 


HISTOIRE    DES    PAPES 


«  L'al)so!i.tion  et  l'assurance  roiitro  toute  pour- 
suite pour  les  crimes  de  rapine,  de  vol  et  d'incendie, 
coûtera  aux  coupables  131  livres  7  sous. 

»  L'absolution  du  meurtre  simple  commis  sur  un 
laïque  est  taxée  à  15  livres  k  sous  3  deniers.  Si  l'as- 
sassin a  tué  plusieurs  liommes  dan;?  la  même  jour- 
née, il  n'en  payera  pas  davantage. 

"  Un  mari  qui  aura  frappé  rudement  sa  femme 
versera  dans  les  trésors  de  la  cbancellerie  3  livres 
4  sous;  s'il  la  tue,  il  payera  17  livres  15  sous;  s'il  a 
commis  ce  crime  pour  épouser  une  autre  femme,  il 
payera  en  sus  32  livres  9  sous.  Ceux  qui  auront  as- 
sisté le  mari  dans  le  meurtre  seront  absous  moyen- 
nant 2  livres  par  tète. 

«  Celui  qui  aura  éloufl'é  son  enfant  payera  17  li- 
vres 15  sou?:  si  le  père  et  la  mère  ont  tué  leur  en- 
fant de  consentement  mutuel,  ils  payeront  27  livres 
1  sou  pour  l'absolution. 

"  La  femme  qui  détruira  son  enfant  dans  son  sein,- 
et  le  père  qui  aura  aidé  à  l'accomplissement  du  crime 
payeront  cbacun  17  livres  15  sous.  Celui  qui  procu- 
rera l'avortement   d'un  enfant  dont   il  n'est  pas  le 
père  donnera  une  livre  en  moins. 

"  Pour  le  meurtre  d'un  frère,  d'une  sœur,  d'une 
mère  ou  d'un  père,  on  payera   17  livres  15  sous.... 

«  Celui  qui  aura  tué  un  évèque  ou  un  prélat  supé- 
rieur payera  131  livres  14  sous  6  deniers. 

"  Si  le  meurtrier  a  tué  plusieurs  piètres  eu  diver- 
ses rencontres.  137  livres  6  sous  pour  le  premier  as- 
sassinat, et  moitié  pour  les  meurtres  suivants. 

«  Un  évèque  ou  un  abbé  qui  aura  commis  un 
meurtre  par  guet  apens,  ou  par  accident,  ou  par  né- 
cessité, payera  l'absolution  de  ce  délit  179  livres 
14  sous. 

<'  Celui  qui  voudra  acheter  par  avance  l'absolution 
de  tout  meurtre  accidentel  qu'il  pourrait  commettre 
à  l'avenir,  payera  168  livres  15  sous. 

w  Un  hérétique  qui  se  convertit  payera  pour  son 

absolution  269  livres.  Le  fils  d'un  hérétique  brûlé 

♦ou  mis  à  mort  par  tout  autre  supplice  ne  pourra  être 

réhabilité  qu'en  payant  à  la  chancellerie  218  livres 

16  sous  9  deniers. 

u  Un  ecclésiastique  qui  ne  pourra  pas  payer  ses 
dettes,  et  qui  voudra  éviter  les  poursuites  de  ses 
créanciers,  donnera  au  pape  1 7  livres  3  sous  6  de- 
niers, et  sa  créance  lui  sera  remise. 

«  La  permission  de  dresser  des  boutiques  de  mar- 
chands et  de  vendre  différentes  denrées  sous  le  por- 
tique d'une  église  sera  accordée  moyennant45  livres 
19  sous  3  deniers. 

<<  Pour  faire  la  contrebande  et  frauder  les  droits 
du  prince,  on  payera  87  livres  3  deniers. 

>'  Si  une  ville  demande  pour  ses  habitants,  pour 
ses  prêtres,  ses  moines  et  ses  religieuses,  la  permis- 
sion de  manger  du  laitage  et  de  la  viande  en  temps 
prohibé,  elle  payera  731  livres  10  sous. 

«  Si  un  monastère  demande  à  changer  sa  règle 
pour  vivre  dans  une  abstinence  plus  grande  que  par 
le  passé,  il  payera  146  livres  5  sous. 

«  Un  moine  vertueux  qui  voudra  passer  sa  vie 
dans  un  ermitage  versera  dans  le  trésor  du  saint- 
eiége  4'i  livres  19  sous. 


"  Un  apostat  vagabond  (pii  voudra  rentrer  au  ber- 
cail payera  la  même  somme  pour  être  absous. 

«  Les  moines  et  les  prêtres  qui  voudront  voyager 
sous  des  habits  séculiersseront  imposés  à  la  même  taxe. 

«  Le  bâtard  d'un  curé  (|ui  voudra  desservir  la  cure 
de  son  père  payera  27  livres  1  sou. 

«  Un  bâtard  (pii  voudra  recevoir  les  ordres  sacrés 
et  posséder  des  bénéfices  payera  15  livres  18  sous 
6  deniers. 

«  Un  enfant  trouvé  qui  voudra  entrer  dans  les 
ordres  versera  dans  la  caisse  du  ]iape  27  livres  1  sou. 

«  Les  la'iques  estropiés  ou  dilVcirmes  qui  voudront 
recevoir  les  ordres  sacrés  et  posséder  des  Ijénélices 
verseront  à  lachancellericapostoliquc  58  livres2sous. 

«  Un  borgne  de  l'œil  droit  payera  la  môme  somme; 
s'il  est  privé  de  l'œil  gauche,  il  donnera  au  pape 
106  livres  7  sous;  ceux  ([ui  louchent  payeront 
45  livres  3  sous. 

«  Ceux  qui  seront  eunuipies  donneront  au  pape, 
pour  entrer  dans  les  ordres,  la  somme  de  300  livres 
15  sous. 

«  Si  un  homme  veut  acquérir  par  simonie  un  ou 
plusieurs  bénéfices,  il  s'adressera  aux  trésoriers  du 
pape,  ([ni  lui  vendront  ce  droit  à  un  prix  modéré. 

«  Celui  qui  voudra  manquer  à  son  serment  et  être 
garanti  de  toute  poursuite  et  de  toute  infamie  payera 
au  pape  131  livres  15  sous.  Il  donnera  3  livres  par  tête 
en  sus  pour  ceux  qui  se  seront  rendus  ses  garants. 

« » 

Nous  ne  ferons  suivre  d'aucun  commentaire  cette 
taxe  de  la  chancellerie  apostolique,  chef-d'œuvre 
d'infamie  sorti  du  cerveau  du  pape,  et  résumant  en 
quelques  pages  tous  les  secrets  d'une  institution  qui 
pesait  depuis  quatorze  siècles  sur  les  peuples  et  sur 
les  rois.  Aussi  le  pieux  Conrad,  abl)é  d'Usperg, 
s'écrie-t-il  en  parlant  du  livre  des  taxes  de  la  chan- 
cellerie romaine  : 

«  0  Vatican  !  réjouis-toi  maintenant,  tous  les 
trésors  te  sont  ouverts,  tu  peux  y  puiser  à  pleines 
mains  1  Prends  plaisir  aux  crimes  des  enfants  des 
hommes,  puisque  tes  richesses  dépendent  de  leurs 
dérèglements  et  de  leurs  iniquités.  Pousse  à  la  dé- 
bauche, excite  au  viol,  à  l'inceste,  au  parricide  même, 
car  plus  le  crime  est  grand,  plus  il  te  rapportera  de 
livres  d'or  ! 

«  Réjouis-toi  I  entonne  des  cantiques  d'allégresse  I 
C'est  maintenant  que  le  genre  humain  est  asservi  à 
tes  lois  !  c'est  maintenant  que  tu  règnes  par  la  dé- 
pravation des  mœurs  et  par  le  débordement  des  pen- 
chants ignobles  I  Les  enfants  des  hommes  peuvent 
impunément  commettre  tous  les  crimes,  maintenant 
qu'ils  savent  que  tu  les  absoudras  pour  un  peu  d'or  ! 
Pourvu  qu'on  t'apporte  de  l'or,  qu'il  soit  souillé  de 
sang  ou  de  luxure,  tu  ouvriras  le  royaume  des  cieux 
aux  débauchés,  aux  sodomites,  aux  assassins,  aux 
parricides!  Que  dis-je?  tu  leur  vendrais  Dieu  lui- 
même  pour  de  l'or  !  » 

En  efl'et,  la  taxe  rédigée  par  Jean  XXII  devint 
pour  les  papes  ses  successeurs  une  des  plus  vastes 
et  des  plus  fructueuses  opérations  de  finances  qu'eus- 
sent jamais  inventées  l'avarice  et  le  génie  infernal 
des  pontifes  1 


BENOIT    XII 


■213 


%^S:,# 


Élection  du  cardinal  Jacques  Fournier,  fils  incestueux  de  Jean  XXII  et  de  sa  sœur.  —  Son  histoire  avant  son  pontifical.  —  Por- 
trait de  Benoit  XII.  —  11  révoque  les  commendes  et  les  expectatives.  —  Décret  sur  la  vision  béalifique.  —  Il  refuse  de  rentrer 
en  Italie.  —  Ses  débauches  dans  son  palais  d'Avignon.  —  Négociations  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Procédures  contre 
Frédéric  de  Sicile.  —  Lç.s  ambassadeurs  grecs  à  la  cour  du  saint-père.  —  Bologne  passe  sous  la  domination  du  pape.  —  Mort 
de  Benoît. 


Queltjues  jours  après  la  mort  de  l'infâme  Jean  XXII, 
le  comte  de  Noailles  et  le  sénéchal  de  Robert,  roi  de 
Naples  et  comte  de  Provence,  firent  arrêter  les  vingt- 
(juatre  cardinaux  qui  se  trouvaient  dans  la  ville,  et 
les  renfermèrent  en  conclave  dans  le  palais  pontilical 
d'Avignon,  après  les  avoir  prévenus  qu'ils  n'eussent 
pas  à  compter  sur  leur  mise  en  liberté  avant  la  nomi- 
nation d'un  pontife.  Le  sacré  collège  était  divisé  de- 
puis longtemps  en  deux  factions  ;  la  plus  puissante 
et  la  plus  nombreuse  était  sans  contredit  celle  des 
cardinaux  français  :  ceux-ci  s'accordèrent  donc  à 
élire  un  pape  de  leur  nation,  et  ils  proposèrent  la 
tiare  à  Gominges,  évêque  de  Porto,  sous  la  condition 
qu'il  continuerait  à  habiter  Avignon,  et  qu'il  ne 
transférerait  pas  la  cour  pontificale  à  Rome. 

Ce  prélat  ayant  refusé  de  prendre  l'engagement 
qu'on  lui  demandait,  les  cardinaux  français  reportè- 
rent leurs  voix  sur  le  plus  humble  des  membres  du 
sacré  collège,  le  cardinal  Jactpes  Fournier,  de  l'ordre 
de  Citeaux,  surnommé  le  Blanc,  à  cause  de  la  cou- 
leur de  son  froc.  .Viissitôt  qu'il  connut  sa  promotion, 
le  pauvre  moine,  se  rendant  pleine  justice,  dit  aux 
cardinaux  :  «  Vous  venez  d'élire  un  àne  pour  vous 
gouverner,  mes  frères.  »  Il  prit  le  nom  de  Benoît  XII. 

Jacfjues  Fournier  ou  Dufour,  suivant  quelques  au- 
teurs, était  fils  d'un  pâtissier  nommé  (juillaume,  de 


la  ville  de  Saverdun,  dans  le  comté  de  Foix  ;  suivant 
d'autres  historiens,  et  leur  version  s'appuie  sur  des 
témoignages  plus  authentiques  que  ceux  des  pre- 
miers, Jacques  devrait  le  jour  à  un  inceste  de 
Jean  XXII  avec  sa  sœur,  et  le  pâtissier  Guillaume 
n'aurait  été  (|ue  son  père  adoptif  :  l'histoiie  de  ses 
premières  années  vient,-  du  reste,  corroiwrer  celte 
opinion.  L'abbé  de  Boulbone  était  venu  le  prendre 
dans  sa  jeunesse  chez  le  pâtissier  Guillaume,  sans 
aucun  motif  apparent,  pour  l'élever  dans  son  monas- 
tère; ensuite  il  l'avait  envoyé  à  Paris  avec  une  pen- 
sion considérable  pour  étudier  la  théologie  et  le 
droit.  Ses  études  terminées,  on  lui  avait  donné  la 
riche  abbaye  de  Fontfroide,  et  quelque  temps  après 
Jean  XXII  l'avait  comblé  de  biens  et  nommé  évêijue 
de  Pamiers  et  cardinal. 

Cependant  Benoit  XII  était  doué  d'un  excellent 
jugement,  mais  ses  études  dans  la  théologie  et  dans 
le  droit  canon  avaient  tellement  absorbé  ses  facultés, 
qu'il  était  devenu  impropre  aux  atïaires  temporelles. 

Un  ancien  chroniqueur  raconte  sur  l'exaltation 
du  saint-père  ce  singulier  incident  :  ><  Un  évèque 
italien,  dit-il,  se  rendait  à  Avignon  en  pèlerinage; 
tout  à  coup  il  se  sentit  pris  d'une  lassitude  dans  les 
membres,  et  il  fut  obligé  île  s'arrêter  sur  le  bord  du 
chemin,  oii  il  s'endormit.  Pendant  son  sommeil,  un 


su 


HISTOIRE    DES     PAPES 


an£:e  lui  apparut  :  >  Tu  chorchcs  le  pape,  dit  l'envoyé 
célesto,  il  est  nioil  !  -  Puis,  aii  nièiiie  instant,  un  autre 
ance  lui  cria  :  >-  Uegaule,  voici  le  nouveau  pontife  !  » 
Alors  un  j^rand  iionime  qui  lui  était  inconnu  passa 
è  ses  côtés,  revêtu  d'une  robe  de  pourpre  et  portant 
la  tiare  à  triple  couronne;  après  quoi  la  vision  cessa. 
L'évèque  s'étant  levé,  continua  son  voyage  et  arriva 
dans  Avignon,  où  il  apprit  que  Jean  XXII  venait 
d'expirer,  .\ussitot  il  se  rendit  au  palais  pontifical, 
où  les  cardinaux  étaient  réunis  pour  l'aire  l'inventaire 
du  trésor  de  l'Eglise;  il  les  regarda  attentivement,  et 
no  reconnaissant  point  celui  que  l'ange  lui  avait 
montré,  il  demanda  à  l'un  des  trésoriers  si  tous  les 
cardinaux  étaient  réunis.  Comme  il  lui  fut  répondu 
qu'il  n'en  manquait  qu'un  seul,  le  moine  Jacques 
Fournier.  le  prélat  se  rendit  immédiatement  auprès 
de  ce  cardinal,  et  dès  qu'il  l'aperçut  il  se  jeta  à  ses 
pieds  en  lui  disant  :  «  Bénissez-moi,  saint-père.  » 
Cette  demande  fit  sourire  Jacques,  qui  n'avait  aucun 
espoir  d'être  nommé  pape  ;  il  lui  donna  néanmoins 
sa  bénédiction.  Quelipies  jours  après  il  était  proclamé 
chef  suprême  de  l'Eglise.  » 

Quoique  fds  de  Jean  XXII,  le  nouveau  pontife 
n'avait  aucune  ressemblance  extérieure  avec  son  père; 
Jean  était  petit,  avait  le  visage  pâle  et  la  voix  faible; 
au  contraire,  Benoît  XII  était  grand,  coloré,  et  sa 
voix  avait  un  timbre  éclatant.  Jean  était  avare;  Be- 
noît, au  contraire,  très-libéral. 

Il  fut  soumis  aux  épreuves  de  la  chaise  percée,  et 
couronné  solennellement  dans  l'église  des  frères  prê- 
cheurs d'Avignon,  le  8  janvier  1335. 

Dans  un  consistoire  qu'il  tint  quelque  temps  après, 
le  saint-père  donna  ordre  aux  prélats  et  aux  curés 
étrangers  de  quitter  immédiatement  la  cour  pontifi- 
cale et  de  rentrer  dans  Igurs  diocèses,  sous  peine  des 
censures  ecclésiastiques.  Il  écrivit  ensuite  aux  évê- 
ques  du  royaume  de  Castillc  pour  les  engager  à  ré- 
former la  conduite  de  leurs  prêtres.  «  Nous  avons 
appris,  leur  disait-il  dans  sa  bulle,  que  les  ecclésias- 
tiques de  vos  provinces  vivent  publiquement  avec  des 
concubines,  commettent  des  adultères,  des  incestes, 
des  vols  et  des  meurtres,  pillent  les  cultivateurs  et 
incendient  les  fermes,  avec  l'espoir  d'en  être  quittes 
pour  quelques  deniers  payés  à  notre  trésorier.  Comme 
ces  désordres  font  mépriser,  notre  religion  par  les 
mahométans  des  villes  voisines  et  les  empêchent  de 
se  faire  baptiser,  nous  vous  exhortons  à  les  faire 
cesser,  vous  prévenant  que  nous  ne  sommes  point 
disposés  à  pardonner  les  crimes  pour  de  l'argent, 
ni  aux  laïques,  ni  aux  prêtres,  ainsi  qu'il  convenait 
à  notre  prédrC3sseur  de  le  faire.   » 

Benoît  publia  une  seconde  bulle  pour  condamner 
la  doctrine  de  Jean  sur  la  vision  béatifique,  et  for- 
mula en  ces  termes  son  opinion  sur  l'état  des  âmes 
dans  le  ciel  :  «  Les  âmes  des  saints  qui  sont  sorties 
de  ce  monde  avant  la  passion  du  Christ;  celles  des 
apôtres,  des  martyrs  et  des  autres  fidèles  qui  sont 
morts  sans  avoir  été  baptisés  ;  celles  des  enfants 
baptisés  morts  avant  l'âge  de  raison  ;  toutes  ont  été 
reçues  dans  le  paradis  aussitôt  qu'elles  ont  été  sé- 
parées de  leurs  corps  ;  dès  ce  moment  elles  ont  vécu 
avec  les  anges  et  ont  vu  la  Divinité  d'une  vision  in- 
tuitive et  face  à  face,  sans  le  secours  d'aucune  créa- 
ture interposée  entre  elles  et  Dieu.  Par  cette  vision, 


elles  jouissent  de  l'essence  divine,  qui  leur  donne  le 
repos  et  la  vie  éternelle,  c'est-à-dire  qui  les  rend 
entièrement  heureuses  pour  l'éternité  et  sans  inter- 
ruption. Au  contraire,  les  âmes  qui  meurent  en  état 
de  jiéché  mortel  descendent  aux  enfers  pour  y  être 
tourmentées  éternellement  par  des  légions  de  mau- 
vais anges,  sans  espoir  de  voir  la  fin  de  leurs  peines 
même  au  jugement  dernier. 

«  Donc  nous  regarderons  comme  hérétiques,  et 
nous  traiterons  comme  tels,  ceux  qui  ù  l'avenir  au- 
ront la  témérité  d'avancer  sciemment  quelipies  pro- 
positions contraires  à  la  présente  bulle.  » 

Ainsi  se  trouva  condamnée  par  un  pape  infaillible 
la  doctrine  imposée  aux  fidèles  par  un  autre  pape 
infaillil)le. 

Benoit  ne  «s'arrêta  pas  à  ce  premier  pas  dans  les 
réformes;  il  révoqua  les  conimeudes  ou  bénéfices 
réguliers  que  ses  prédécesseurs  avaient  vendus  à  des 
ecclésiastiques,  ainsi  que  les  brefs  d'expectative  et 
les  annales.  Ce  dernier  impôt,  inventé  par  Jean  XXII, 
consistait  à  prélever  pour  le  saint-siége  les  revenus 
d'une  année  des  évêchés  ou  abbayes  qui  étaient  don- 
nés à  de  nouveaux  titulaires.  Enfin  le  pape  employa 
tous  ses  soins  à  faire  disparaître  la  simonie  de  la 
cour  pontificale;  et  s'il  n'y  réussit  pas  entièrement, 
au  moins  doit-on  lui  savoir  gré  de  ses  efl'orts  et  de 
sas  bonnes  intentions. 

Cependant  plusieurs  historiens  prétendent  que  ce 
grand  désintéressement  prenait  sa  source  dans  un  inté- 
rêt politique,  et  que  Benoît  n'agissait  ainsi  que  pour 
rendre  quelque  prestige,  quelque  considération  à  son 
métier  de  pape,  si  fort  avili  par  ses  prédécesseurs. 
Il  est  vrai  que  les  richesses  amassées  par  son  père 
Jean  XXII  lui  donnaient  le  moyen  de  se  passer  du 
commerce  des  indulgences  et  dos  absolutions;  et  s'il 
eût  été  réellement  vertueux,  nous  n'aurions  point  à  ra- 
conter un  fait  qui  atteste  la  corruption  de  ses  mœurs. 

Ilieronimo  Squarciafico  affirme  que  Benoît  mit 
tout  en  œuvre  pour  séduire  la  sœur  du  poète  Pé- 
trarque, appelée  Selvaggia,  qui  était  d'une  beauté 
remarquable,  et  que  celte  jeune  fille  en  instruisit 
même  son  frère.  Il  ajoute  que  Pétrarque  s'étant 
rendu  au  palais  pontifical  pour  se  plaindre  énergi- 
quement  au  saint  père  des  tentatives  criminelles  dont 
sa  sccur  était  l'objet  en  son  nom,  ce  vieillard  dissolu 
lui  proposa  de  lui  payer  la  virginité  de  Selvaggia  une 
somme  considérable,  et  de  lui  donner  en  outre  le 
chapeau  de  cardinal.  Le  poëte  indigné  repoussa 
avec  une  vertueuse  énergie  l'infâme  proposition  du 
pape;  alor.s  Benoît,  pour  se  venger  de  son  refus, 
le  déféra  aux  inquisiteurs  comme  hérétique. 

Pétrarque  parvint  à  sortir  d'.\vignon,  mais  il  fut 
obligé  de  laisser  sa  jeune  sœur  sous  la  garde  de  son 
frère  Gérard  ;  ce  misérable  ne  put  résister  à  l'appât 
de  l'or,  et,  dans  la  nuit,  cette  pauvre  jeune  fille,  qui 
était  à  peine  âgée  de  seize  ans,  fut  enlevée  de  sa 
maison,  portée  dans  le  palais  pontifical,  et  livrée  aux 
caresses  monstrueuses  d'un  vieillard  corrompu. 

Quelque  temps  après,  Benoît  reçut  en  audience 
solennelle  les  députés  romains  qui  venaient  le  sup- 
plier, au  nom  de  leurs  concitoyens,  de  rétalilir  la 
résidence  des  papes  dans  la  ville  sainte,  lui  faisant 
valoir  en  ]ilein  consistoire  que  les  pontifes  et  les  car- 
dinaux étaient  plus  convenablement  placés  au  milieu 


BENOIT    XII 


215 


d'un  peuple  habitué  à  leurs  mœurs,  et  qui  ne  se 
scandalisait  pas  de  voir  ses  vierges  et  ses  adolescents 
servir  à  leurs  plaisirs.  Ces  raisons  frappèrent  les 
esprits  par  leur  justesse,  et  les  cardinaux,  après  en 
avoir  délibéré  avec  le  pape,  répondirent  aux  ambas- 
sadeurs que  Sa  Sainteté  consentait  à  retourner  à 
Rome,  et  qu'elle  lixerait  ultérieurement  l'épocpic  de 
son  départ  de  France. 

Plusieurs  motifs  importants  obligeaient  le  saint- 
père  à  ditïérer  son  entrée  en  Italie  ;  d'abord  il  crai- 
gnait de  tomber  au  pouvoir  de  Pétrarque,  qui  s'était 
jeté  dans  le  parti  des  Gibelins;  ensuite  il  voulait 
s'assurer  la  possession  de  Bologne,  pour  se  faire  un 
point  d'appui  contre  ses  ennemis.  Mais  les  nonces 
qu'il  avait  envoyés  aux  Bolonais  pour  traiter  de  la 
paix  les  trouvèrent  tellement  exaspérés  contre  la  cour 
d'Avignon,  (ju'ils  durent  quitter  la  ville  immédiate- 
ment, pour  éviter  d'être  pris  par  les  Gibelins. 

Dans  des  circonstances  aussi  défavorables,  Benoît 
jugea  qu'il  était  imprudent  de  songer  à  rétablir  le 
saint-siége  à  Rome,  et  résolut  de  fixer  définitivement 
le  séjour  des  pontifes  à  Avignon.  En  conséquence, 
il  jeta  les  fondations  d'un  magnifique  palais  entouré 
de  murailles  crénelées  et  de  tours  qui  devaient  mettre 
le  pape  à  l'abri  de  tout  danger. 

Cependant  il  reconnut  bientôt  que  ces  murailles, 
si  hautes  qu'elles  fussent,  ne  pourraient,  en  cas  de 
guerre,  le  protéger  contre  les  rois  de  France,  et  il 
dut  mettre  tous  ses  soins  à  conserver  les  bonnes 
grâces  de  Philippe.  Ce  prince,  de  son  côté,  connais- 
sant la  faiblesse  du  caractère  de  Benoît,  ne  se  faisait 
pas  faute  de  lui  demander  de  nouveaux  privilèges 
qu'on  n'osait  point  lui  refuser  ;  et  il  osa  réclamer 
pour  son  fils  aîné  la  charge  de  vicaire  de  l'empire  en 
Italie,  et  pour  lui-même  le  droit  de  prélever  des 
dîmes  dans  son  royaume  pendant  dix  années,  et  de 
partager  avec  le  pape  le  trésor  de  l'Église,  sous  pré- 
texte de  subvenir  aux  frais  d'une  expédition  qu'il 
préparait  contre  les  infidèles.  Ces  demandes  exagé- 
rées remplirent  d'efl'roi  la  cour  pontificale  ;  et  comme 
on  n'osait  pas  résister  ouvertement  au  prince,  on  lui 
suscita  des  ennemis  secrets,  et  l'on  envoya  des  émis- 
saires en  Angleterre  pour  déterminer  Edouard  III  à 
envahir  les  États  de  Philippe,  sous  la  promesse  que 
le  pape  ratifierait  son  usurpation. 

Edouard  embrassa  avec  ardeur  ce  projet,  il  prit  le 
titre  de  roi  d'Angleterre  et  de  France,  fit  soulever  la 
Flandre,  et  vint  en  personne  mettre  le  siège  devant 
Tournay.  Ce  fut  dans  cette  guerre  que  pour  la  pre- 
mière fois  les  Français  employèrent  les  armes  à  feu, 
ainsi  que  le  prouve  d'une  manière  authentique  un 
mémoire  de  Barthélemi'^de  Prach ,  trésorier  des 
guerres,  daté  de  1338. 

Non  content  d'avoir  jeté  la  France  dans  une  guerre 
terrible,  le  saint-père  voulut,  en  cas  d'échec,  s'assu- 
rer un  abri  contre  la  colère  du  roi  de  France,  et  il 
chercha  à  se  réconcilier  avec  Louis  de  Bavière;  il 
n'osa  pas  toutefois  prendre  ostensiblement  l'initia- 
tive dans  cette  démarche,  et  il  chargea  quelques  pré- 
lats de  son  parti  d'engager  le  prince  à  lui  adresser 
une  ambassade  solennelle  afin  d'entamer  des  négo- 
ciations entre  le  saint-siége  et  l'empire. 

Louis  de  Bavière  reçut  très-favorablement  ces  ou- 
vertures de  paix,  et  envoya  plusieurs  députés  à  Avi- 


gnon, pour  remettre  au  pape  un  acte  par  lequel  le 
prince  déclarait  révoquer  les  décrets  qu'il  avait  rendus 
contre  Jean  ^wXII,  et  annuler  les  édifs  publiés  à 
Rome  contre  les  privilèges  de  l'Eglise  ;  il  promettait 
en  outre  de  faire  toutes  les  concessions  équitables 
qu'on  lui  demanderait  afin  d'arriver  à  une  paix  du- 
rable. Gomme  les  cardinaux  français  étaient  présents 
à  l'audience  de  réception,  Benoît  n'osa  pas  donner 
aux  envoyés  de  l'empereur  une  réponse  décisive  ;  il 
leur  dit  seulement  que  lui  et  les  cardinaux  verraient 
avec  joie  l'Allemagne,  ce  noble  rameau  de  l'Eglise, 
se  réunir  au  tronc  pour  en  augmenter  la  force  ;  il  fit 
l'éloge  de  Louis  de  Bavière,  et  ajouta  que  les  désor- 
dres de  l'Italie,  la  perte  de  l'Arménie  et  de  la  terre 
sainte  devaient  être  attribués  à  la  vacance  de  l'em- 
pire, et  non  à  ce  prince,  qu'il  tenait  pour  le  plus 
noble  parmi  les  chevaliers  de  la  chrétienté  ;  enfin  il 
termina  sa  harangue  en  promettant  d'accorder  sous 
quelques  jours  l'absolution  des  anatlièmes  prononcés 
par  le  pape  défunt. 

Dès  que  Philippe  et  Robert  de  Naples  eurent  été 
informés  de  la  détermination  du  pontife,  ils  se  hâtè- 
rent d'envoyer  à  Avignon  des  députés  qui  gagnèrent 
à  prix  d'or  les  membres  les  plus  influents  du  sacré 
collège  ;  ensuite  ils  demandèrent  une  audience  publi- 
que au  pape,  et,  en  présence  des  cardinaux,  ils  lui 
reprochèrent  la  préférence  qu'il  accordait  à  un  héré- 
tique sur  leurs  maîtres,  et  le  menacèrent  de  le  tra- 
duire devant  les  inquisiteurs  comme  fauteur  d'hérésie. 

Benoît,  surpris  d'une  attaque  aussi  directe,  se 
tourna  vers  ses  cardinaux  :  «  Eh  quoil  leur  dit-il, 
les  rois  de  France  et  de  Naples  ont-ils  donc  la  pré- 
tention de  mettre  fin  à  l'empire  d'Occident"?  —  Non, 
très-saint  père,  répondirent  ceux-ci  ;  ils  blâment  seu- 
lement le  choix  que  vous  avez  fait  de  Louis  de  Baviè- 
re, qui  est  celui  d'entre  les  princes  qui  a  fait  le  plus 
de  mal  à  l'Église.  —  Vous  en  avez  menti,  repartit 
Benoît  hors  de  lui  ;  c'est  vous  qui  avez  fulminé  des 
anatlièmes  injustes  contre  ce  roi,  et  sa  soumission 
est  si  grande,  qu'il  fût  venu,  comme  l'empereur 
Henri  IV,  en  chemise  et  un  balai  à  la  main,  pour 
implorer  la  miséricorde  de  notre  prédécesseur,  si 
on  eût  voulu  le  lui  permettre.  » 

Cette  réponse  énergique  imposa  aux  cardinaux 
vendus  à  Philippe  et  à  Robert;  ils  n'osèrent  plus 
heurter  l'opinion  du  pape,  et  feignirentd'entrer  dans 
ses  vues,  se  contentant  de  lui  faire  observer  que  les 
rois  de  Bohême,  de  Hongrie,  de  Pologne,  de  France, 
de  Naples,  et  les  ducs  d'Autriche  et  de  Bavière, 
avaient  formé  une  ligue  contre  Louis,  et  s'étaient 
engagés  à  établir  un  autre  roi  des  Romains.  Benoît, 
qui  n'avait  réellement  aucune  force  de  volonté,  céda 
peu  à  peu  à  leurs  raisonnements,  demanda  un  délai 
pour  délibérer  sur  ce  qu'il  avait  à  faire,  et  congédia 
les  députés  de  Louis  de  Bavière  sans  absoudre  leur 
maître  des  anciens  analhèmes. 

Celui-ci  voyant  le  mauvais  succès  de  son  ambas- 
sade, comprit  qu'il  ne  devait  plus  compter  sur  un 
accommodement  avec  la  cour  d'Avignon,  et  résolut  de 
secouer  tout  à  fait  le  joug  insupportable  de  l'Église. 
Néanmoins,  pour  se  mettre  à  couvert  du  plus  léger 
reproche,  il  convoqua  dans  la  ville  de  Spire  une 
assemblée  de  prélats,  qui  décidèrent  qu'on  enverrait, 
au  nom  du  clergé  allemand,  une  dernière  députation 


216 


HISTOIRE     DES     1>APKS 


au  saint-père  pour  lui  demander  l'absolution  de  leur 
souverain,  et  pour  le  prévenir  que  si  leur  prière 
n'était  point  écoulée,  ils  se  réuniraient  de  nouveau, 
et  arrêteraient  délinitivenient  des  mesures  énergiques 
pour  rendre  l'empire  indépendant  des  papes. 

Benoît  reçut  avec  de  grands  honneurs  les  délégués, 
et  leur  dit  en  secret  ;  «  Je  voudrais  lever  les  censu- 
res prononcées  sur  votre  prince;  mais  je  ne  puis  le 
laire  sans  le  consentement  du  roi  de  France,  l'iiilip- 
pe  de  Valois,  qui,  si  je  lui  désobéissais,  me  traiterait 
jilus  indignement  que  Philippe  le  Bel  n'a  traité  Boni- 
iace.  »  Cette  dernière  tentative  de  l'empereur  auprès 
de  la  cour  ])ontilicale  n'amena  point  le  résultat  qu'on 
en  espérait  ;  seulement  elle  contribua  à  affermir  son 
autorité;  car  les  évè(jues  et  les  princes  alleiiuinds,  in- 
dignés de  la  faiblesse  du  pape,  convoquèrent  aussi- 
tôt une  première  diète  électorale  à  Rens. 

Tous  les  électeurs,  excepté  le  roi  de  Bohème,  se 
trouvèrent  à  l'assemblée  ;  ils  déclarèrent  qu'eux  seuls 
avaient  le  droit  de  conférer  la  dignité  impériale,  el 
que  le  clief  qu'ils  avaient  choisi  n'avait  pas  besoin  de 
l'approbation  du  jiape  pour  revêtir  les  insignes  de  sa 
dignité  Louis  de  Bavière,  voyant  la  disposition  des 
esprits,  ne  s'en  tint  pas  à  ce  premier  succès;  il  con- 
voqua une  nouvelle  diète  à  Francfort,  el  fit  décréter 
la  fameuse  pragmatique  sanction  qui  déclarait  l'em- 
pereur justiciable  de  Dieu  seul,  et  condamnait  les 
censures  de  l'Eglise  envers  lui  comme  des  crimes  de 
lèse-majesté.  Le  docteur  Albert  de  Strasbourg  fut 
chargé  par  les  électeurs  de  signifier  à  la  cour  d'Avi- 
gnon la  décision  des  princes  de  l'empire. 

Dès  que  Benoît  eut  connaissance  de  ces  actes,  il 
protesta  contre  leur  teneur,  lança  des  bulles  terribles 
contre  Louis  de  Bavière,  et  envoya  une  circulaire 
aux  différents  rois  de  l'Europe  pour  les  engager  à 
prendre  les  armes  contre  son  ennemi.  A  l'exemple  de 
son  prédécesseur,  il  déclara  en  outre  le  trône  vacant, 
et  se  nomma  prolecteur  de  l'empire  ;  Luquin  ^'is- 
conti  fut  établi  vicaire  en  Italie  ;  des  Guelfes  furent 
nommés  gouverneurs  pour  le  pape  dans  les  villes  de 
Vérone,  de  Parme  el  de  Vicence;  les  seigneurs  de 
Gonzaga  reçurent  en  apanage  les  deux  villes  de  Man- 
toue  el  de  Reggio,  et  le  marquis  de  Ferrare  le  terri- 
toire de  Modène,  moyennant  une  redevance  annuelle 
de  cinq  mille  florins  d'or,  et  sous  la  condition  que 
chacun  d'eux  entretiendrait  à  ses  frais  dans  la  Lom- 
bardie  deux  cents  cavaliers  et  trois  cents  fantassins 
bien  armés,  prêts  à  combattre  pour  l'Égliseà  la  pre- 
mière réquisition  du  pape.  De  plus,  pour  s'assurer 
un  auxiliaire  redoutable  dans  la  basse  Italie,  il  réso- 
lut d'enlever  le  royaume  de  Sicile  à  Pierre  II,  afin 
d'en  investir  Robert,  roi  de  Naples;  et  à  cet  effet  il 
envoya  l'ordre  à  Gocio,  patriarche  titulaire  de  Cons- 
tantinople,  et  à  Natier,  évêque  de  Vaison,  ses  deux 
nonces  à  Naples,  de  se  rendre  à  Palerme  et  d'excom- 
munier Pierre  d'Aragon,  ses  enfants,  ainsi  que  ses 
autres  héritiers,  de  les  déclarer  déchus  de  la  posses- 
sion de  la  Sicile,  et  de  prononcer  l'adjonction  de 
cette  île  aux  États  du  roi  Robert,  eu  vertu  de  l'auto- 
rité souveraii.e  du  saint-siége.  Néanmoins,  en  dépit 


des  anathèmes  du  pape,  Pierre  se  niainlint  sur  son 
trône,  el  lutta  couragenseiuenl  conlre  Robert,  qui  ne 
put  s'emparer  que  des  petites  îles  de /erlii  et  de  Lipari, 
et  au  prix  d'un  grand  sacrifice  d'hommes  cl  d'aigenl. 

A  la  même  époque,  les  cardinaux  dél  ;rminèrent 
Benoît  à  faire  quelques  tentatives  pour  assurer  au 
saint-siége  la  possession  de  Rome  :  avec  de  l'or  on 
corrompit  la  plus  grande  partie  des  membres  du  sé- 
nat, et  deux  seigneurs  vendus  au  clergé,  Etienne 
Golonna  et  le  comte  de  Langnillara,  furent  nommés 
consuls  pour  cinq  ans. 

Le  saint-père  eut  ensuite  à  s'occuper  de  l'allaire 
des  Bolonais,  qui  avaient  été  excommuniés,  prives 
de  leur  académie  et  de  tous  les  privilèges  accordés 
précédemment  parles  emjiereurs  ou  par  les  pontifes  : 
la  colère  impuissante  de  Benoît  n'avait  d'abord  pro- 
duit d'autre  résultat  que  celui  d'exciter  les  railleries 
des  excommuniés  ;  mais  lorsqu'ils  s'aperçurent  que 
la  cour  pontificale  reprenait  quelque  prépondérance 
en  Italie,  ils  suivirenl  l'exemple  des  autres  villes,  et 
demandèrent  à  être  reçus  en  grâce  ;  ce  (\m  leur  fui 
accordé  moyennant  le  payement  d  un  tribut  annuel 
de  huit  mille  florins  d'or. 

Benoît  n'eut  pas  le  temps  de  profiter  de  la  réaction 
qui  s'opérait  en  Italie  en  faveur  des  papes.  A  la  suite 
de  ses  excès  de  table  et  de  ses  débauches  nocturnes, 
il  éprouva  de  violents  accès  de  goutte;  ses  jambesse 
couvrirent  de  jilaies  hideuses,  et  il  mourut  le  25  a\Til 
1342,  après  un  règne  de  sept  ans,  quatre  mois,  six 
jours.  Il  fut  inhumé  dans  la  cathédrale  d'Avignon. 
Le  saint-père,  qui  s'était  montré  si  désintéressé  dans 
les  premiers  temps  de  son  règne,  était  devenu  sur 
ses  derniers  jours  aussi  cupide  et  aussi  avare  que 
ses  prédécesseurs;  et  on  trouva  après  sa  mort  dans 
les  trésors  de  la  chancellerie  des  sommes  énormes 
qui  furent  d'un  grand  secours  aux  cardinaux  pour 
compléter  l'asservissement  de  l'Italie. 

Ce  pape  n'apportait  aucune  réserve  dans  ses 
actions  et  dans  ses  paroles,  comme  on  peut  en  juger 
par  le  fait  suivant  rapporté  par  Baluze.  «  Benoît 
n'avait  qu'une  nièce  à  marier,  dit  l'historien,  dont  il 
fit  tout  ce  qu'il  voulut  ;  cependant  son  avarice  était 
l'obstacle  le  plus  grand  à  l'établissement  de  cette 
jeune  fille,  car  il  se  trouve  dans  les  cours  une  multi- 
tude de  gens  serviles  qui  consentent  volontiers  à  être 
déshonorés  par  le  souverain  moyennant  un  riche  sa- 
laire. Le  pape  ne  voulant  point  donner  de  dot, 
répondit  à  un  seigneur  qui  lui  demandait  pour  son 
fils  la  main  de  sa  nièce  et  une  dot  :  «  Non,  ma  jument 
«  ne  convient  pas  à  votre  étalon!  »Dans  la  suite  il  la 
fit  épouser  à  un  simple  marchand  de  Toulouse.  » 

Après  sa  mort,  Benoît  fut  déclaré  saint  à  rairach', 
et  son  nom  placé  dans  le  Martyrologe  gallican. 

Sous  son  pontificat  ilorissait  une  secte  singulière 
appelée  les  quiélistes  du  mont  Athos;  ces  fanatiques 
prétendaient  avoir  poussé  la  perfection  de  l'oraison 
jusqu'à  voir  Dieu  des  yeux  corporels  lorsqu'ils 
étaient  arrivés  à  la  suprême  quiétude.  Le  quiétisme 
est  une  des  plus  curieuses  et  des  plus  étranges  aber- 
rations que  l'oisiveté  du  cloître  ait  enfantées. 


CLÉMENT    VI 


217 


Histoire  du  cardinal  de  Nérée.  —  Son  exaltation  sur  le  saint-siège.  —  Ambassade  des  Romains  à  Clément  VI.  —  Le  pape  veut 
soumettre  les  royaumes  chrétiens  à  sa  domination.  —  Jeanne  de  Naples  fait  étrangler  son  mari.  —  Bulle  du  pape  contre  les 
assassins  du  prince.  —  Le  sacré  collège  se  rassemble  pour  élire  un  empereur.  —  Clément  nomme  Cliarles  IV  roi  des  Ro- 
mains. —  Cruautés  do  Pierre  Gomez,  grand  inquisiteur  de  florence.  —  Révolution  républicaine  à  Rome.  —  Nicolas  Laurent, 
chef  du  peuple,  est  excommunié  par  le  pape,—  Second  mariage  de  Jeanne  de  Naples  avec  son  cousin.  —  Elle  vend  Avignon 
au  papa  et  se  fait  déclarer  innocente  du  meurtre  d'André  son  mari,  —  La  peste  e.\erce  ses  ravages  en  Occident.  —  L'Allemagne 
refuse  d'obéir  au  prince  nommé  par  le  pape,  et  proclame  Gunther  Schwartzembourg  .seul  empereur,  —  Réapparition  des  11a- 
gellanls,  —  Le  pape  ordonne  un  nouveau  jubilé  pour  se  faire  de  l'argent.  —  Il  raablit  l'inquisition  dans  l'Anjou  et  dans  le 
Maine,  —  Vision  de  sainte  Brigitte.  —  Ambassade  de  Jean  Cantacuzène,  —  Maladie  du  saint-père,  —  Lettre  singulière  de 
Belzébuth  au  pape.  —  Mort  de  Clément.  —  Tableau  des  mœurs  abominables  de  la  cour  pontilicale. 


Le  saint-sii'ge  ne  resta  vacant  que  onze  jours  après 
la  mort  de  Benoît,  Les  cardinaux,  au  nombre  de  vingt- 
deux,  s' étant  réunis  en  conclave,  s'accordèrent  par- 
faitement à  partager  entre  eux  les  trésors  de  l'Eglise, 
et  à  nommer  souverain  pontife  le  plus  corrompu  de 
tous,  le  fameux  cardinal  de  Nérée,  qui  prit  le  nom 
de  Clément  VI.  Il  était  iils  de  Pierre  Roger,  seigneur 
de  Rosière,  qui,  le  destinant  à  l'Église,  le  fit  entrer 
dès  l'âge  de  dix  ans  dans  l'abbaye  de  la  Chaise-Dieu 
en  .\uvergne,  où  sa  beauté  lui  mérita  l'honneur  d'ê- 
tre distingué  par  l'abbé  des*bénédictins,  qui  en  (il 
son  mignon.  Parvenu  ù  l'âge  d'homme,  le  jeune 
homme  quitta  le  couvent,  se  rendit  à  Paris  pour  ter- 
miner ses  études  Ihéologiques,  et  obtint  le  grade  de 
docteur  et  l'abbaye  de  Fécarap  ;  ensuite  on  le  nomma 
évêque  d'.Vrras,  et  en  dernier  lieu  Benoît  le  créa 
cardinal-archevè(|ue  de  Rouen. 

Lorsqu'il  fut  proclamé  pape,  le  cardinal  de  Nérée 
menait  une  vie  tellement  désordonnée,  ([u'il  avait  été 
obligé  d'abandonner  ses  bénélices  à  ses  nombreux 
créanciers;  aussi  ne  se  montra-t-il  pas  difficile  sur 
les  conditions  que  lui  imposèrent  les  cardinaux. 

«  Vous  me  demandez  le  partage  des  trésors  de  la 
(I 


chancellerie,  dit  le  nouveau  pape  aux  membres  du 
conclave  ;  j'y  consens  avec  joie,  et  vous  verrez  ce 
qu'il  faut  de  temps  pour  les  remplir  à  un  pape  qui 
sait  exercer  son  métier.  »  En  etl'et,  en  moins  d'un 
an,  la  vente  des  charges  apostoliques,  les  annates, 
les  expectatives,  les  coramendes,  les  taxes  et  les  con- 
fiscations des  biens  des  hérétiques  par  les  tribunaux 
de  l'inquisition  avaient  réparé  toutes  ses  pertes,  et 
avaient  fourni  aux  dépenses  énormes  de  ses  maî- 
tresses et  de  ses  mignons. 

(élément  poussait  le  scandale  de  l'immoralité  jus- 
qu'à se  faire  un  titre  de  gloire  de  sa  dépravation; 
les  courtisanes,  les  grandes  dames  et  ses  beaux  pa- 
ges entraient  à  la  vue  de  tous  dans  sa  chambre  à 
coucher,  et  étaient  servis  par  les  camériers  jusque 
dans  le  lit  du  saint  père,  .\ussi  le  clergé  d'.\vignon 
devint  si  déréglé  à  l'exemple  du  pontife,  que  le  plus 
petit  clerc  se  fût  cru  déshonoré  s'il  n'avait  eu  attaché 
à  sa  personne  quelque  mignon  ou  plusieurs  fdles  de 
mauvaise  vie. 

Quoique  universellement  reconnu  comme  le  plus 
débauché  des  cardinaux.  Clément  n'en  fut  pas  moins 
soumis  aux  épreuves  de  la  chaise  percée.  Le  lende- 

116 


218 


HISTOIRE    DES    PAPES 


main  île  sa  consi'oration  il  fil  une  promotion  de  dix 
cardinaux,  parmi  lesipiels  il  n'oublia  pas  lluguos 
Roger,  son  frère,  et  Guillaume  de  la  Jugie,  son  ne- 
veu, ses  deux  fidèles  compagnons  d'orgios. 

Les  rois  Je  l'Europe  s'empressèrent  d'envoyer  leurs 
ambassadeurs  au  nouveau  pape  pour  le  com|)limen- 
ter;  un  grand  nombre  de  cités  italiennes  imitèrent 
cet  exemiile,  et  Rome,  cette  ville  dégénérée  qui  as- 
pirait toujours  à  la  honte  d'être  appelée  la  ville  ponli- 
iicale,  adressa  à  Clément  une  députation  solennelle 
de  dix-huit  citoyens,  à  la  tète  desquels  se  trouvaient 
le  républicain  Nicolas  Rienzi  et  Pétrarque.  Ceux  ci 
étaient  chargés,  au  nom  de  leurs  concitoyens,  d'olTiir 
au  pape  les  charges  do  premier  sénateur  et  de  capi- 
taine de  la  ville,  à  la  condition  qu'il  rentrerait  à 
Rome,  et  qu'il  réduirait  de  cent  ans  à  cinquante  l'in- 
tervalle de  deux  jubilés,  afin  de  multiplier  les  causes 
de  la  prospérité  de  l'Italie  et  d'alléger  les  impôts  de 
la  ville  sainte. 

Clément  accepta  les  dignités  et  les  magistratures 
qui  lui  étaient  olïertcs,  et  assura  aux  ambassadeurs 
qu'il  avait  fermement  à  cœur  de  rétablir  la  résidence 
du  saint  siège  en  Italie,  ce  qu'il  s'engageait  à  exécu- 
ter le  ]>lus  promptemeut  qu'il  lui  serait  possible. 
Comme  preuve  de  la  sincérité  de  ses  paroles,  il  fixa 
même  l'époque  du  nouveau  jubilé  à  l'année  1350. 
Voici  la  bulle  qu'il  publia  à  cett£  occasion  :  «  Le  Fils 
de  Dieu,  en  expirant  sur  la  croix,  mes  frères,  nous 
a  acquis  un  trésor  d'indulgences  qui  se  trouve  aug- 
menté des  mérites  infinis  de  la  sainte  Vierge,  des 
martyrs  et  des  saints.  Or,  vous  savez  que  la  dispen- 
sation  de  ces  richesses  appartient  aux  successeurs 
de  saint  Pierre. 

«  Déjà  Boniface  VIII  a  ordonné  aux  fidèles  de  venir 
en  pèlerinage  aux  églises  de  Saint-Pierre  et  de 
Saint-Paul,  et  sa  bulle  accorde  pour  ce  voyage  en- 
trepris à  l'époque  du  renouvellement  du  siècle  l'ab- 
solution entière  des  péchés.  Maintenant  nous  consi- 
dérons que  dans  la  loi  mosaïque,  que  Jésus-Christ 
est  venu  accomplir  spirituellement,  la  cinquantième 
année  est  celle  du  jubilé  ou  de  la  remise  des  dettes; 
donc  pour  cette  raison,  eu  égard  à  la  courte  durée  de 
la  vie  humaine,  et  afin  qu'un  plus  grand  nombre  de 
chrétiens  participent  à  cette  indulgence,  nous  l'ac- 
cordons pleine  et  entière  à  ceux  qui  visiteront  les 
églises  des  deux  apôtres  et  de  Saint-Jean  de  Latran, 
dans  l'année  mil  trois  cent  cinquante,  pendant  trente 
jours  s'ils  sont  Romains,  et  pendant  quinze  mois  s'ils 
sont  étrangers.  » 

Cela  fait,  le  pontife  congédia  les  ambassadeurs, 
les  combla  de  marques  d'honneur,  particulièrement 
Pétrarque,  dont  la  réputation  faisait  la  gloire  de 
l'Itahe,  et  qu'il  voulait  attacher  à  sa  cause. 

Robert  de  Naples  venait  de  mourir,  laissant  à  sa 
petite-fille  Jeanne  des  trésors  immenses  et  un  trône 
que  sa  trop  grande  jeunesse  l'empêchait  encore  d'oc- 
cuper. Néanmoins,  pour  ne  pas  la  laisser  sans  pro- 
tecteur, il  l'avait  dt^à  mariée  à  André  de  Hongrie, 
fils  de  Charobert  ;  et  par  son  testament  il  avait  ins- 
titué pour  administrer  les  Etats  de  Naples,  Philippe 
Gabassole  et  la  reine  dofia  Sancha  d'Aragon. 

Aussitôt  après  la  mort  de  Robert,  ceux-ci  voulu- 
rent exercer  leurs  droits  de  régents;  mais  Clément 
s'y  opposa,  sous  préte.\te  que  le  royaume,  relevant  du 


saint-siége,  devait  revenir  au  pape  jusqu'à  la  majo- 
rité de  Jeanne,  fixée  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans.  Il 
publia  une  bulle  qui  cassait  le  testament  du  roi, 
comme  attentatoire  aux  privilèges  de  l'Église,  et  an- 
nulait les  différents  actes  accomplis  par  Philippe 
Cabassole  et  par  doua  Sancha  d'.Vragon,  comme  en- 
tachés d'irrégularité  cl  d'usurpation.  Il  envoya  le 
cardinal  Airaeric  de  Chastelus,  en  qualité  de  vicaire 
apostolique,  pour  prendre  les  rênes  du  gouverne- 
ment, pour  recevoir  l'hommage  lige  de  Jeanne  et 
pour  la  couronner.  Ensuite  il  confia  la  tutelle  de  la 
jeune  reine  à  des  femmes  dépravées  qui  surent  en 
faire  un  monstre  de  lubricité.  Qu'importait  à  Clé- 
ment que  les  souverains  se  rendissent  méprisables  et 
odieux  aux  yeux  des  peuples?  Sa  politique  était  d'é- 
lever la  chaire  de  saint  Pierre  au-dessus  des  trônes 
des  rois,  et  tous  les  moyens  lui  paraissaient  bons 
pour  arriver  à  ce  but. 

Rassuré  du  côté  de  la  Sicile,  il  se  tourna  contre 
l'.Vllemagne  et  ralluma  le  feu  de  la  guerre  civile  dans 
l'empire;  ses  émissaires  répandirent  l'or  à  pleines 
mains  et  firent  révolter  les  provinces  et  les  villes  d'Ita- 
lie restées  fidèles  à  Louis  de  Bavière.  En  Allemagne, 
en  France,  en  Angleterre  et  dans  toute  la  péninsule 
romaine  il  fit  publier  les  bulles  que  Jean  XXII  avait 
fulminées  contre  l'empereur,  et  ajouta  cette  impré- 
cation :  «  Que  la  colère  divine,  que  le  courroux  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul  tombent  sur  Louis  de  Bavière 
dans  ce  monde  et  dans  l'autre  !  que  la  terre  lenglou- 
tisse  tout  vivant  !  que  les  éléments  lui  soient  con- 
traires, et  que  ses  enfants  mêmes  périssent  massa- 
crés sous  ses  yeux  par  la  main  de  ses  ennemis  !  » 

Néanmoins  il  fut  obligé  de  suspendre  hs  effets  de 
sa  vengeance,  ayant  été  averti  par  les  ambassadeurs 
français  que  Philippe  avait  besoin  de  l'empereur,  et 
qu'il  lui  défendait  de  continuer  contre  ce  prince  ses 
déclamations  furibondes.  Clément  n'osant  point  dés- 
obéir aux  injonctions  de  son  redoutable  allié,  relira 
ses  bulles,  et  se  contenta  d'assigner  Louis  de  Ba- 
vière en  cour  d'Avignon,  afin  d'y  être  jugé  par  le 
sacré  collège.  Au  lieu  de  se  rendre  auprès  du  saint- 
père  ou  de  lui  envoyer  ses  députés,  Louis  écrivit 
seulement  au  i-oi  de  France  ;  «  Si  Clément  entre- 
prend contre  nous  quelque  procédure,  nous  nous  en 
prendrons  à  vous.  Salut  !  »  Philippe,  le  lâche  Philippe, 
(jul  redoutait  la  colère  de  Louis  de  Bavière  et  qui 
craignait  les  armes  des  Allemands,  fit  aussitôt  si- 
gnifier au  pape  qu'il  eût  à  ne  point  passer  outre. 

Forcé  d'abandonner  ses  projets  sur  l'empire,  le 
pape  se  rejeta  sur  l'Angleterre  ;  il  distribua  les  bé- 
néfices de  ce  royaume  aux  nouveaux  cardinaux,  dont 
les  revenus  n'étaient  pas  suffisants  pour  soutenir  le 
faste  de  leur  maison  ;  il  les  pourvut  des  principales 
abbayes,  des  meilleures  églises  et  des  plus  riches 
diocèses  ;  leur  accordant  en  outre  l'autorisation  d'en- 
voyer des  mandataires  dans  la  Grande-Bretagne  pour 
en  prendre  possession  en  leur  nom,  afin  qu'ils  pus- 
sent en  dépenser  les  revenus  à  sa  cour.  Mais  le  roi 
Edouard  ne  se  montra  pas  aussi  docile  qu'on  l'avait 
espéré  ;  ses  officiers  chassèrent  honteusement  les 
prêtres  français  qui  venaient  percevoir  pour  les  car- 
dinaux les  provisions  bénéficiales. 

Clément  VI  essaya  de  ramener  Edouard  à  des  sen- 
timents moins  hostiles  à  ses  intérêts,  et  il  lui  écrivit  : 


CLÉMENT    VI 


219 


«  Nous  avons  appris,  mon  fils,  que  vous  aviez  publié 
des  édits  qui  tondent  à  détruire  la  liberté  ecclésias- 
tique, la  primauté  de  l'Église  romaine  et  l'autorité 
du  sainl-siégo.  Cependant  vous  n'ignorez  pas  que 
Jésus-Christ  lui-même  a  donné  aux  apôtres  et  à  leurs 
successeurs  le  droit  de  gouverner  le  monde.  Vous 
savez  qu'en  vertu  de  ce  pouvoir  les  papes  ont  fondé 
des  églises  patriarcales  ou  métropolitaines,  des  ca- 
thédrales, des  églises  secondaires,  et  ont  établi  la 
hiérarchie  du  clergé. 

«  Depuis  bien  des  siècles,  rien  n'a  été  changé; 
c'est  toujours  aux  papes  qu'appartient  la  pleine  et 
entière  disposition  des  honneurs,  des  dignités  et  des 
biens  ecclésiastiques;  vous  vous  êtes  donc  rendu 
coupable  d'un  grand  péché  en  autorisant  les  persé- 
cutions faites  contre  les  mandataires  de  nos  cardi- 
naux et  en  empêchant  l'exécution  de  nos  grâces. 
Maintenant  nous  vous  envoyons  notre  internonce 
Nicolas,  métropolitain  de  Ravenne,  et  Pierre,  évèque 
d'Astorf;a,  avec  pouvoir  d'assembler  un  concile  qui 
abolira  tout  édit  ou  déclaration  contraire  à  notre 
autorité,  et  qui  prononcera  anathème  contre  vous  si 
vos  officiers  empêchent  le  payement  des  dîmes,  et  si 
vos  peuples  se  refusent  à  notre  obéissance.  » 

Cette  lettre  n'eut  pas  un  meilleur  succès  que  la 
Lulle;  Edouard  répondit  au  pape  qu'il  était  scanda- 
lisé de  voir  les  biens  de  son  royaume  à  la  merci  de  la 
cour  d'Avignon;  que  «  les  pasteurs  devaient  faire 
paître  les  brebis  et  non  les  tondre  ni  les  écorcher  ; 
que  cette  besogne  appartenait  aux  rois,  et  qu'à  l'ave- 
nir il  disposerait  des  bénéfices  ecclésiastiques,  comme 
avait  fait  Guillaume  le  Conquérant.   » 

Clément,  repoussé  en  Angleterre,  eut  au  moins  la 
consolation  de  voir  que  la  France  ne  lui  contestait 
pas  son  droit  de  souveraineté  sur  les  royaumes  de  la 
terre  ;  il  reçut  de  Philippe  de  Valois  une  ambassade 
solennelle  à  la  tète  de  laquelle  se  trouvait  Louis  de 
la  Cerda,  appelé  ordinairement  Louis  d'Espagne, 
parce  qu'il  descendait  de  Ferdinand,  fils  aîné  d'Al- 
phonse le  Sage,  roi  de  Castille,  et  de  Blanche,  fille 
de  saint  Louis  ;  ce  prince  venait  demander  à  Sa  Sain- 
teté la  propriété  des  îles  Fortunées,  aujourd'hui  îles 
Canaries,  qu'il  prétendait  être  habitées  par  des  infi- 
dèles, et  qu'il  s'engageait  à  conquérir  pour  ramener 
les  habitants  à  la  religion  chrétienne.  Le  pontife  ac- 
céda à  ses  désirs,  le  proclama  roi  de  ces  îles,  avec 
pouvoir  absolu  sur  le  temporel,  à  la  charge  par  lui  de 
payiT  un  cens  annuel  de  quatre  cents  florins  d'or  en 
signe  d'investiture.  Cette  cérémonie  n'empêcha  pas 
Louis  de  la  Cerda  de  mourir  sans  avoir  fait  la  con- 
quête des  Canaries. 

Au  commencement  de  l'année  1344,  l'empereur 
essaya  encore  de  se  réconcilier  avec  le  saint-père,  et 
il  envoya  une  ambassade  à  Philippe  de  Valois  pour 
le  prier  de  lui  faire  connaître  les  causes  qui  s'oppo- 
saient au  maintien  de  la  paix  entre  l'empire  et  l'É- 
glisi'.  Comme  il  était  difficile  de  répondre  à  une  de- 
mande aussi  nettement  exprimée,  le  roi  renvoya  les 
députés  au  pape,  et  les  fil  accompagner  par  des  offi- 
ciers de  sa  cour. 

Clément  ayant  pris  connaissance  des  messages  des 
deux  souverains,  appela  auprès  de  lui  un  de  ses  car- 
dinaux, lui  dicta  la  formule  d'une  demande  en  grâce, 
avec  des  conditions  si  humiliantes  pour  Louis  de  Ba- 


vière, qu'un  prince  vaincu  et  sous  le  glaive  de  son 
ennemi  n'aurait  pu  les  accepter.  Celte  lettre  du  saint- 
père  fut  expédiée  immédiatement  à  l'empereur,  et, 
contre  l'attente  de  la  cour  d'Avignon,  il  déclara  ac- 
cepter les  conditions  qui  lui  étaient  proposées,  et 
jura  en  présence  du  prolonotaire  du  pape  qu'il  était 
prêt  à  les  exécuter.  Cette  résolution  du  prince  sur- 
prit étrangement  Clément,  qui  ne  put  s'empêcher  de 
dire  en  lisant  sa  réponse  :  ><  Cet  homme  est  fort  em- 
barrassé, mais  il  est  plus  embarrassant  encore.  » 

En  effet,  quatre  ambassadeurs  allemands  se  pré- 
sentèrent devant  le  sacré  collège,  et  prêtèrent  ser- 
ment au  nom  de  leur  maître,  ainsi  que  le  portaient 
les  ordres  du  pape,  d'avouer  les  hérésies  ([ui  lui 
étaient  attribuées,  de  renoncer  à  l'empire,  et  de  se 
mettre  lui,  ses  enfants,  ses  biens  et  ses  Etats  à  la 
disposition  du  pontife.  Ensuite  ils  pT'ièrent  Clément  de 
leur  remettre  par  écrit  les  articles  de  la  pénitence  qu'il 
voulait  imposera  Louis  de  Bavière,  et  ils  le  prévinrent 
qu'ils  avaient  ordre  de  ne  point  quitter  Avignon  sans 
les  avoir  obtenus,  tant  l'empereur  avait  hâte  de  se  ré- 
concilier avec  l'Eglise.  Le  saint-père  acquiesça  à  leur 
demande,  ne  donnant  cependant  que  des  dispositions 
relatives  à  la  constitution  de  l'empire  et  non  à  la  per- 
sonne du  prince.  C'était  de  la  part  du  pape  une  faute 
énorme  dont  Louis  sut  profiter.  Il  envoya  immédiate- 
ment l'ordre  aux  électeurs  et  aux  états  de  s'assembler 
en  diète  générale  dans  la  ville  de  Francfort  ;  il  joignit  à 
sa  lettre  de  convocation  une  copie  de  la  pénitence  que 
lui  imposait  le  saint-père,  et  où  l'on  remarquait  entre 
autres  cet  article  :  «  L'empereur  fera  un  édit  pour 
condamner  au  supplice  du  feu  ceux  de  ses  sujets, 
laïques  ou  ecclésiastiques,  qui  refuseraient  de  recon- 
naître que  l'empire  est  un  bénéfice  du  pape.  » 

Ces  ordres  cruels  et  ces  prétentions  exagérées  mé- 
contentèrent les  membres  de  l'assemlilée,  qui  firent 
aussitôt  cette  réponse  à  Louis  de  Bavière  :  «  Sei- 
gneur, le^  électeurs  et  les  autres  vassaux  de  l'empire 
ayant  examiné  les  conditions  que  le  pape  vous  im- 
pose pour  votre  réconcihation  avec  l'Église  romaine, 
ont  déclaré  qu'elles  tendent  toutes  à  la  destruction 
de  l'empire,  et  que  ni  vous  ni  eux  ne  deviez  les  ac- 
cepter. En  conséquence,  ils  ont  décidé  qu'une  dépu- 
tation  serait  envoyée  à  Avignon  pour  prier  le  pape 
de  se  désister  de  ses  prétentions,  et  pour  le  prévenir 
que  s'il  refuse  de  faire  droit  à  nos  réclamations,  nous 
sommes  décidés  à  sortir  de  sa  communion  et  à  ré- 
sister par  tous  les  moyens  qui  sont  en  notre  pouvoir 
à  ses  entreprises  contre  nos  libertés.  » 

Les  ambassadeurs  des  princes  de  l'empire  se  ren- 
dirent en  eflel  auprès  du  saint-père,  et  lui  firent  part 
des  objections  de  la  diète  de  Francfort  aux  articles 
de  la  singulière  pénitence  qu'il  avait  imposée  à  Louis 
de  Bavière.  Clément,  à  celle  ouverture,  entra  dans 
une  furieuse  colère,  se  répandit  en  injures  contre 
l'empereur,  et  chassa  les  députés  sans  vouloir  leur 
donner  de  réponse  ;  ensuite,  et  fort  secrètement,  il 
entama  des  négociations  avec  un  prince  de  la  maison 
de  Luxembourg,  avec  Jean,  roi  de  Boliême,  avec 
Charles,  marquis  de  Moravie,  son  fils,  et  avec  Bau- 
doin, archevêque  de  Trêves,  pour  assurer  sa  ven- 
geance. Nous  verrons  bientôt  les  déplorables  résul- 
tats de  cette  coalition. 

Si  la  politique  du  saint-père  avait  été  impuissante 


2Î0 


HISTOIRE    DES    PAPES 


pour  le  faiif  Irioiuplier  en  Anp;li'lerre  et  en  AUe- 
Hiagne,  du  luoins  elle  lui  avait  réussi  en  Italie,  et 
surtout  à  Naples,  oii  la  reine  Jeanne  laissait  tout 
pouvoir  sur  ses  Etats  au  cardinal  Aiineric.  pour  s'oc- 
cuper à  son  aise  de  plaisirs  et  de  débauclies.  Grâce 
aux  leçons  de  dépravation  i|u'elle  avait  re<;ues,  la 
jeune  reine,  qui  atleii^uait  à  peine  sa  seizième  année, 
méritait  d'être  comparée  à.  ^lessaline;  déjà  elle  avait 
reçu  dans  la  couche  royale  tous  les  seigneurs  de  sa 
cour,  de  simples  gardes,  et  jusqu'aux  matelots  du 
port.  Une  nuit  même,  lounuentée  de  ces  i'uK.'urs  qui 
portaient  la  femme  de  Claude  à  ([uilter  la  couche 
impériale  pour  se  prostiluer  dans  les  lupanars  de 
Rome,  l'impudique  Jeanne  entra  dans  la  chambre 
d'André,  son  mari,  et  l'énerva  par  ses  caresses  las- 
cives :  puis  tpiand  elle  vit  qu'il  ne  ])ouvuit  plus  ré- 
pondre à  ses  désirs,  devenus  plus  ardenis  encore  par 
l'impuissance  de  les  satisl'aire,  sa  tèle  s'égara,  ses 
ardeurs  insensées  se  changèrent  en  des  appétits 
d'hyène  ;  elle  eut  soif  de  sang,  appela  à  son  aide  des 
séides  qui  lui  étaient  dévoués,  et  là,  sans  autres  armes 
que  leurs  mains,  ils  se  précipitèrent  sur  le  jeune  roi, 
lui  déchirèrent  le  visage,  et  le  jetèrent  hors  du  lit 
pour  que  la  reine  put  lui  arracher  avec  les  ongles  les 
organes  de  la  virihté. 

Enfin,  lorsque  l'infortuné  fut  gisant  sur  les  lajiis 
ensanglantés,  Jeanne  lui  passa  autour  du  cou  une 
ceinture  d'or  et  de  soie  qu'elle  avait  tressée  elle- 
même,  et  l'étrangla;  ecsuite  elle  lit  jeter  le  cadavre 
par  la  fenêtre.  Le  lendemain  on  publia  dans  Naples 
que  des  ennemis  secrets  s'étaient  introduits  dans  le 
palais,  et  avaient  assassiné  le  roi.  Personne  n'osa 
approfondir  ce  mystère  terrible  ;  le  pape  même,  quoi- 
que informé  des  véritables  circonstances  du  meurtie 
par  le  cardinal  Aimeric,  lança  une  bulle  contre  les 
coupables,  sans  les  nommer;  il  se  contenta  de  les 
déclarer  infâmes,  déchus  de  toutes  dignités,  inca- 
pables de  faire  un  testament  ni  aucun  acte  légitime  ; 
il  s'adjugea  leurs  domaines  et  leurs  richesses,  délia 
les  vassaux  et  les  sujets  de  leurs  serments  de  fidé- 
lité, et  prononça  l'interdit  sur  les  terres  où  ils  se 
retireraient,  avec  des  peines  contre  ceux  qui  leur 
donneraient  asile  ou  secours  ;  enfin  il  prit  toutes  les 
mesures  que  lui  suggéra  sa  polili(iue,  pour  préparer 
le  moment  où  il  pourrait  sans  coup  férir  s'emparer 
du  royaume  de  Naples. 

Mais  le  crime  de  Jeanne  avait  soulevé  une  si 
grande  indignation  parmi  les  rois  de  l'Europe,  qu'il 
était  à  craindre  qu'un  vengeur  ne  vint  lui  demander 
compte  de  sa  conduite  ;  elle  le  comprit,  et  s'empressa 
d'écrire  à  Louis  le  Grand,  roi  de  Hongrie,  son  beau- 
frère,  pour  se  justifier  du  meurtre  de  son  époux.  Ses 
lettres  n'obtinrent  que  des  réponses  accablantes,  et 
elle  apprit  que  Louis  se  mettait  en  marche  à  la  tête 
d'une  armée  formidable  pour  envahir  ses  États  et 
venger  son  malheureux  frère. 

Dans  cette  extrémité,  la  reme  de  Naples  chercha 
un  protecteur  dans  un  de  ses  amants,  Louis  de  Ta- 
rente,  son  cousin,  qu'elle  épousa.  Malgré  les  talents 
et  le  courage  du  jeune  prince,  les  Hongrois  s'empa- 
rèrent de  Naples,  et  obhgèrent  les  deux  souverains  à 
se  réfugier  dans  la  ville  d'Avignon,  qui  appartenait 
à  la  reine.  Clément  '\'I  accueillit  favorablement 
Jeanne,  et  s'éprit  même  pour  elle  d'une  violente 


jiassion,  que  la  princesse  feignit  de  partager  afin  de 
rattacher  à  son  parti  ;  néanmoins  la  ruse  ne  réussit 
qu'à  demi,  car  le  pape  ne  consentit  à  rétablir  sa 
nouvelle  maîtresse  sur  .le  trône  de  Naples  et  à  l'ab- 
soudri' du  meurtre  d'André,  qu'à  la  condition  qu'elle 
lui  abandonnerait  la  souveraineté  d'Avignon.  Le 
marché  fut  bientôt  conclu,  et  on  stipula  pour  la 
forme  un  prix  d'achat  de  quatre-vingt  mille  florins 
d'or,  qui  ne  fvit  jamais  payé.  Voilà  quels  ont  été  les 
droits  de  i)ropriété  du  saint-siége  sur  le  comtat  Ve- 
naissin  pendant  six  siècles,  droits  auxquels  les  papes 
n'ont  peut-être  jias  encore  renoncé! 

Aussitôt  le  pontife  se  déclara  ouvertement  le  pro- 
tecteur de  Jeanne  ;  il  lança  des  bulles  terril)les 
contre  ses  ennemis,  fit  lui-même  l'apologie  de  l'in- 
noceuci;  de  la  reine,  de  sa  douceur  et  de  sa  pureté, 
en  présence  des  ambassadeurs  de  tous  les  princes 
chrétiens  réunis  en  consistoire,  et  menaça  des  fou- 
dres ecclésiastiques  Louis  le  Grand,  s'il  persistait  à 
se  maintenir  dans  le  royaume  de  Naples.  Le  jeune 
roi  fut  ainsi  o])ligé  d'aliandonner  ses  projets  de  ven- 
geance et  de  rentrer  dans  ses  États. 

Jeanne  retourna  triomphante  dans  sa  capitale,  et 
se  plongea  de  nouveau  dans  des  désordres  tels,  que 
sa  cour  n'avait  d'égale  en  dépravation  que  celle  du 
souverain  pontife. 

Clément  VI,  maître  de  la  ville  et  du  territoire 
d'Avignon,  montra  encore  plus  d'audace  (ju'aupara- 
vant;  il  renouvela  ses  attaques  contre  Louis  de  Ba- 
•vière,  publia  une  bulle  contre  ce  prince,  le  déclara 
infâme,  hérétique,  dépossédé  de  l'empire,  et  enjoignit 
aux  électeurs  de  procéder  immédiatement  à  l'élection 
d'un  roi  des  Romains. 

Jean  de  Luxembourg,  roi  de  Bohême,  et  Charles, 
son  fils  aîné,  se  rendirent  à  Avignon  pour  signer 
avec  le  pape  le  traité  secret  qui  devait  leur  assurer 
l'empire  ;  d'autres  prétendants]  firent  les-mêmes  dé- 
marches et  surenchérirent  pour  obtenir  la  protection 
du  saint-père.  Dans  ce  conflit  d'intérêts,  Clément 
fut  extrêmement  embarrassé  de  prendre  une  décision, 
et  il  ciiargea  les  cardinaux  réunis  en  consistoire  de 
choisir  le  roi  des  Romains.  Mais  comme  chacun 
d'eux  avait  reçu  des  sommes  considérables  pour  sou- 
tenir les  intérêts  des  divers  prétendants,  il  en  résulta 
une  division  qui  faillit  devenir  funeste  aux  cardi- 
naux. On  échangea  d'abord  des  paroles  grossières; 
des  injures  on  en  vint  aux  coups;  ensuite  les  simples 
officiers  et  les  domestiques  prirent  parti  pour  leurs 
maîtres,  et  bientôt  la  mêlée  devint  générale.  Plusieurs 
prélats  reçurent  des  blessures  graves,  et  le  pape  lui- 
même  eut  l'épaule  démise  d'un  coup  de  bâton.  Enfin, 
grâceàl'interventiondeshommessages,  le  calme  seré- 
tablitaupalaispontifical;  lescardinauxse  réunirent  en 
conseil  dans  la  chambre  du  saint-père,  et  il  fut  décidé 
(pie  l'on  donnerait  l'empire  au  fils  du  roi  de  Bohême, 
Giiarles  de  Luxembourg,  qui  faisait  de  plus  magnifi- 
ques promesses  qu'aucun  de  ses  compétiteurs. 

\'oici  en  quoi  elles  consistaient  :  «  Si  je  suis  roi 
des  Romains,  disait  le  prince  dans  le  traité  secret 
que  le  pape  montra  aux  prélats  de  ,sa  cour,  je  m'en- 
gage à  maintenir  en  faveur  du  saint-siége  toutes  les 
concessions  que  lui  ont  faites  l'empereur  Henri  VU, 
mon  aïeul,  et  ses  prédécesseurs.  Je  ne  chercherai  à 
occuper  ni  à  acquérir  par  aucun  moyen  les  villes  de 


Jeanne,  reine  de  Naplcs,  la  moderne  Messalinc 


m 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Rome,  de  Forrare,  ou  les  autres  terres  et  places  ((ui 
appartiennent  à  l'Église,  soit  dans  l'intÏM-ieur  de  l'I- 
talie, soit  au  dehors,  comme  les  royaumes  de  Sicile, 
de  Sardaitjne,  de  Goi-se  et  le  comté  Veuaissiu.  Je 
n'entrerai  point  à  Rome  avant  le  jour  démon  couron- 
nement, et  j'en  sortirai  avec  mes  gens  immcdiate- 
tement  après  la  cérémonie,  pour  n'y  revenir  qu'au 
commandement  du  saint-père;  enfin  je  ratifierai 
toutes  mes  promesses  à  l'épo  ]iie  de  mon  sacre.  » 

i-  Il  ne  fut  pas  difficile  à  Clément  de  l'aire  nommer 
Charles  empereur,  dit  Maimbourg,  car  les  cardinaux 
savaient  qu'il  était  appuyé  par  le  roi  de  Bohème, 
son  père,  et  par  Baudoin  de  Luxembourg,  métropo- 
litain de  Trêves,  son  grand-oncle.  Son  seul  adver- 
saire était  donc  Henri  de  Virnebourg,  arclicvèfnie 
de  Muyence,  partisan  déclaré  de  Louis  de  Bavière; 
le  pape  s'en  débarrassa  en  le  déposant  et  en  nom- 
mant à  sa  place  le  jeune  comte  de  Gerlac  de  Nassau, 
chanoine  du  même  diocèse,  qui  lui  avait  vendu  son 
suffrage.  Valderan  de  Juillers,  métropolitain  de  Co- 
logne, donna  sa  voix  pour  huit  mille  marcs  d'argent  ; 
Rodolphe,  duc  de  Sa:ve,  qui  était  le  plus  avide,  en 
tira  quinze  mille  ;  enfin  tous  les  électeurs  ayant  été 
gagnés,  la  diète  se  réunit  à  Rents,  près  de  Coblentz, 
dans  le  diocèse  de  Trêves,  et  proclama  Charles,  mar- 
quis de  Moravie,  roi  des  Romains.  »  Cette  élection 
fut  confirmée  par  une  bulle  dans  laquelle  Clément 
déclarait  que  Dieu  avait  donné  aux  papes  la  suprême 
puissance  sur  l'empire  céleste  et  sur  les  royaumes 
de  la  terre.  Quelques  mois  après,  Louis  de  Bavière, 
disent  les  chroniques,  mourut  empoisonné,  sans 
qu'on  ait  pu  savoir  si  le  crime  fut  commis  par  son 
compétiteur  ou  par  le  pontife. 

Charles,  reconnu  roi  des  Romains,  et  futur  empe- 
reur, second  litre  aussi  illusoire  que  le  premier, 
n'exerça  cependant  aucune  influence  sur  l'Allemagne; 
la  haute  aristocratie  germanique  possédait  le  pou- 
voir réel,  et  le  nouveau  césar  dut  se  contenter  des 
insignes  ridicules  de  la  royauté, 

Cette  même  année  éclata  une  révolte  à  Florence 
contre  le  grand  inquisiteur  Pierre  d'Aquila,  moine 
fourbe,  sordide  et  cruel,  ^'oici  à  quelle  occasion  :  Le 
grand  inquisiteur  avait  acheté  à  vil  prix,  du  cardinal 
Pierre  Goraez  de  Barros,  une  créance  de  douze  mille 
florins  d'or  sur  la  compagnie  des  Acciajoli  de  Flo- 
rence, qui  menaçait  de  suspendre  ses  payements. 
Pierre  d'Aquila  voulut  se  servir  de  la  frayeur  qu'in- 
spirait son  terrible  ministère,  pour  se  faire  mettre 
en  possession  des  biens  de  la  compagnie  par  la  ré- 
gence de  la  République,  et  il  obtint  en  effet  cautiim 
suffisante  pour  assurer  l'entier  payement  de  sa 
créance.  Le  cardinal  n'étant  point  encore  satisfait  de 
ces  mesures,  fit  enlever  de  son  palais,  par  trois  appa- 
riteurs de  l'inquisition,  Sylvestre  Baroncelli,  un  des 
chefs  de  la  compagnie,  pour  le  plonger  dans  les  ca- 
chots du  saint-office  jusqu'à  l'entier  payement  de  la 
dette.  Heureusementcelui-ci  put  appeler  au  secours;  le 
pcuplese  rassembla,  arracha  le  Florentin  desmainsdes 
appariteurs,  qui  furent  eux-mêmes  hvrés  au  capitaine 
de  Florence,  et  condamnés  à  avoir  les  poignets  coupés 
pour  avoir  mis  la  main  sur  un  citoyen  libre  ;  après 
l'exécution  ils  furent  transportés  hors  du  territoire 
de  la  République  et  bannis  pour  di.\  ans.  Le  peuple 
se   porta  ensuite  à  la  demeure  de  l'inquisiteur,  qui 


venait    do  s'enfuir  de  la  ville  pour  éviter  le  sort  de 
ses  séides,  et  mit  son  palais  au  pillage. 

Pierre  tl'Aquila,  qui  s'était  réfugié  à  Sienne,  ex- 
communia aussitôt  le  capitaine,  et  déclara  Florence 
en  interdit,  si  dans  le  délai  de  huit  jours  on  ne  lui 
avait  envoyé  Sylvestre  Baroncelli  pieds  et  poings 
liés.  Les  Florentins  appelèrent  à  la  cour  d'Avignon 
de  cette  censure  inique,  et  députèrent  au  véritable 
créancier  de  la  maison  .Vcciajoli  deux  commissaires 
qui  payèrent  comptant  cinij  mille  florins,  et  s'enga- 
gèrent au  nom  de  la  République  à  payer  l'année  sui- 
vante les  sept  mille  florins  qui  restaient  dus.  Après 
s'être  mis  en  règle  de  ce  côté,  ils  déposèrent  entre 
les  mains  du  saint-père  une  plainte  contre  l'inquisi- 
teur Ai|uila,  et  prouvèrent  par  des  actes  authenti- 
ques que  êet  indigne  légat  accusait  d'hérésie  les 
jeunes  filles  de  Florence  pour  les  renfermer  dans  des 
cachots,  oiî  il  assouvissait  sur  elles  d'horribles  pas- 
sions. Ils  firent  eu  outre  comparaître  de  riches  ci- 
toyens de  la  République  ([ui  avaient  été  torturés  par 
ce  monstre  jusqu'à  ce  ([u'ils  lui  eussent  donné  des 
sommes  considérables.  Clément,  cédant  à  leurs  in- 
stances, consentit  à  punir  l'inquisiteur,  sous  la  con- 
dition toutefois  ([ue  la  République  lui  payerait  dix 
raille  florins  d'or.  Les  Florentins  envoyèrent  l'argent 
demandé,  et  obtinrent  du  pape  un  décret  portant  qu'à 
l'avenir  aucun  inquisiteur  ne  pourrait  infliger  de 
peines  pécuniaires  aux  hérétiques,  et  qu'il  les  con- 
damnerait seulement  au  bûcher.  On  supprima  la 
prison  destinée  spécialement  aux  prisonniers  de  l'in- 
quisition, et  il  fut  décidé  que  les  personnes  accu- 
sées d'hérésie  seraient  incarcérées  dans  les  prisons 
publiques;  enfin  défense  formelle  fut  faite  à  l'inqui- 
siteur d'avoir  plus  de  six  familiers. 

Pierre  d'Aquila,  qu'un  semblable  décret  frappait 
dans  ses  plus  chers  intérêts,  partit  aussitôt  pour 
Avignon,  et  ofi'rit  vingt  mille  florins  au  saint-père 
pour  qu'il  rapportât  sa  première  ordonnance,  et  pour 
qu'il  confirmât  l'excommunication  lancée  contre  Flo- 
rence. Clément  reçut  l'argent  de  l'inquisiteur,  et  sans 
autre  formalité  il  cassa  son  arrêt,  approuva  la  sen- 
tence d'annthème  rendue  par  Pierre  d'Aquila,  et  cita 
l'évêque  de  Florence,  le  podestat,  les  prieurs  et  le 
capitaine,  à  comparaître  devant  le  sacré  collège  pour 
y  être  jugés  comme  coupables  de  rébellion  envers 
l'Église.  Ils  n'évitèrent  la  condamnation  qu'en  réins- 
tallant l'inquisiteur  dans  ses  anciens  privilèges,  et 
en  payant  à  la  cour  d'Avignon  une  nouvelle  amende. 

Pendant  que  Florence  subissait  aussi  lâchement 
le  despotisme  pontifical,  les  Romains  se  rassem- 
blaient en  armes  à  la  voix  de  Nicolas  de  Gabrino, 
surnommé  Rienzo,  le  républicain,  et  secouaient  les 
chaînes  de  l'esclavage. 

Nicolas,  fils  d'un  simple  cabarelier,  sorti  des  rangs 
du  peuple  pour  devenir  le  libérateur  de  sa  patrie, 
avait  fait  pressentir  dès  sa  jeunesse  ce  qu'il  devait 
être  un  jour.  Son  aptitude  au  travail  et  les  progrès 
rapides  qu'il  faisait  dans  les  premières  écoles  avaient 
déterminé  ses  parents  à  réunir  toutes  leurs  ressources 
pour  subvenir  aux  frais  que  nécessitait  à  cette  époque 
la  culture -des  lettres.  Le  jeune  Nicolas  répondit  aux 
espérances  de  sa  i'amille  ;  il  s'adonna  avec  ardeur  à 
l'étude  des  orateurs  romains,  et  puisa  dans  la  médi- 
tation de  leurs  ouvrages  une  haute  vénération  pour 


CLEMENT     VI 


223 


les  institutions  républicaines,   qu'il  reconnut  comme 
seules  capables  d'inspirer  de  grandes  vertus. 

En  même  temps  {[u'il  acquérait  une  connaissance 
approfondie  des  mcrurs  et  des  lois  de  l'anti([uité,  il 
cherchait  par  son  éloquence  à  ramener  les  masses  au 
culte  de  la  liberté.  Rome,  quoique  délivrée  des 
papes  et  des  empereurs,  était  encore  gouvernée  par 
des  nobles,  qui  se  tenaient  renfermés  dans  leurs 
palais  ou  dans  des  monuments  transformés  en  cita- 
delles, et  d'où  ils  exerçaient  contre  les  citoyens 
toutes  sortes  do  brigandages,  pillant  leurs  biens, 
violant  leurs  femmes,  et  les  massacrant  sans  pitié; 
les  pauvres  mûmes  n'étaient  point  à  l'abri  de  leur 
cruauté,  ils  les  égorgeaient  dans  les  rues  ou  sur  les 
places  publiques  pour  s'emparer  de  leurs  haillons. 
Le  généreux  Nicolas  Rienzo  s'émut  d'un  spectacle 
aussi  déjilorable,  et  jura  une  haine  implacal^le  à  ces 
tyrans.  Il  détermina  d'abord  ses  concitoyens  à  en- 
voyer une  ambassade  à  Avignon  pour  supplier  le 
pontife  de  punir  ses  représentants  dans  la  ville 
sainte,  et  de  rendre  le  repos  à  l'ancienne  cité  des 
Brutus  et  des  Cassius  ;  mais  la  députation  n'ayant 
rien  pu  obtenir  de  ce  prêtre  avide,  débauché  et  or- 
gueilleux, uniquement  occupé  du  soin  d'étendre  sa 
domination  et  d'augmenter  ses  richesses,  Nicolas 
résolut  d'appeler  les  Romains  à  la  liberté  et  de  réta- 
bUr  par  la  force  de  l'éloquence  le  règne  des  lois.  Il 
parcourut  les  tavernes,  les  églises,  les  places  publi- 
ques, improvisant  partout  des  tribunes,  d'où  sa  pa- 
role puissante  rappelait  au  peuple  les  souvenirs  des 
grandeurs  de  la  République. 

11  n'existait  pas  un  monument,  pas  une  place,  pas 
une  pierre  dans  Rome  qui  ne  lui  présentât  le  thème 
d'un  discours  qu'il  adressait  à  ses  concitoyens 
comme  une  leçon  que  le  passé  avait  léguée  à  l'ave- 
nir. Enfin  son  éloquence  brûlante  rallia  à  ses  opi- 
nions une  foule  innombrable,  et  le  20  mai  1347  la 
République  fut  proclamée  devant  l'église  de  Saint- 
Jean  de  la  Piscine,  sans  tumulte  et  sans  combat  ; 
Nicolas  de  Rienzo  fut  conduit  au  Gapitole,  et  on  lui 
^décerna  le  titre  de  triliun  et  de  libérateur  de  Rome. 

Pour  assurer  le  triomphe  de  la  cause  du  peuple,  le 
nouveau  tribun  comprit  qu'il  devait  apporter  une 
extrême  prudence  dans  l'exercice  de  sa  nouvelle  au- 
torité. D'abord  il  se  fit  adjoindre  le  légat  du  pape, 
pour  éviter  d'avoir  à  combattre  trois  ennemis  à  la 
fois:  les  nobles, le  saint-siéga  et  l'empereur;  ensuite 
il  organisa  une  milice  régulière,  et  rétablit  l'ordre 
dans  la  ville  en  chassant  les  barons  turbulents  ;  en- 
fin par  de  sages  règlements  il  sut  ramener  dans  sa 
patrie  la  paix  et  l'aijondance. 

Nicolas  envoya  des  ambassadeurs  dans  les  cités 
d'Italie  et  aux  différentes  cours  de  l'Europe  pour  les 
instruire  du  rétabhssemenl  de  la  République  romaine  : 
ses  lettres  étaient  écrites  avec  une  éloquence  si  per- 
suasive, et  l'amour  du  bien  public  s'y  trouvait  exprimé 
avec  une  telle  conviction,  qu'elles  communiquèrent  son 
enthousiasme  à  tous  les  esprits.  Les  rois  eux-mêmes 
reçurent  ses  députés  avec  respect  :  Louis  de  Bavière 
reconnut  la  République  ;  Jeanne  de  Na|iles  rechercha 
l'amitié  du  triium;  Louis  de  Hongrie  le  choisit 
comme  arbitre  dans  sa  querelle  avec  la  reine,  relati- 
vement au  meurtre  de  son  frère  André;  et  telle  est 
la  puissance  magique   de  ce  mol  République,  que 


Rienzo,  le  (ils  d'un  cabaretier  italien,  l'homme  du 
peuple,  était  devenu  plus  grand  que  les  rois  et  que 
les  empereurs.  Clément  VI,  redoutant  un  pouvoir 
aussi  formidable  qui  s'élevait  en  rivalité  avec  le  sien, 
résolut  de  le  détruire  avant  qu'il  eût  le  temps  de 
prendre  racine  dans  le  sol.  Il,  lança  contre  Nicolas 
Rienzo  un  anathème  terriiile,  le  déclara  hérétique, 
rexcommiuiia,cassalesactesde  son  gouvernement,  et 
lui  interdit  le  feu  et  l'eau. 

Des  agitateurs  prodiguèrent  de  l'argent  au  peuple, 
organisèrent  une  conspiration,  mirent  à  leur  têle  le 
comte  de  Minerhino,  et  introduisirent  dans  Rome 
une  troupe  de  bandits  qui  firent  éclater  une  contre- 
révolution.  Ee  tribun  voulut  faire  sonner  le  tocsin 
d'alarme  pour  appeler  les  citoyens  aux  armes,  mais 
il  trouva  les  églises  au  pouvoir  des  insurgés;  la  tra- 
hison était  partout,  et  le  tribun  fut  obligé,  pour 
éviter  la  mort,  de  fuir  de  Rome ,  déguisé  en  moine, 
seul,  sans  appui,  sans  ressources;  il  se  réfugia  en  Bo- 
hème, auprès  de  l'empereur  Charles,  qui  eut  l'insigne 
làclieté  de  le  livrer  à  la  cour  d'Avignon.  Heiu-cusement 
pour  lui,  un  fléau  terril.ile  ([ui  s'abattit  sur  l'Europe 
vint  suspendre  les  apprêts  de  son  supplice  et  lui  sauva 
la  vie  ;  la  peste  se  déclara  en  Italie,  en  Angleterre,  en 
Allemagne,  en  Espagne  et  en  France  :  la  ville  d'A- 
vignon fut  décimée,  et  le  pape  ne  songea  plus  à 
Rienzo,  occupé  qu'il  était  de  recueillir  les  dépouilles 
d'un  grand  nombre  de  riches  ecclésiastiques  qui 
avaient  succombé  à  la  maladie. 

Pendant  que  les  villes  de  l'empire  étaient  sous 
l'impression  de  terreur  et  d'effroi  qu'inspirait  cette 
calamité  publique,  Charles  de  Luxembourg  cherchait 
à  exploiter  cette  situation,  et  fit  prêter  à  ses  parti- 
sans un  serment  ainsi  conçu:  'cje  reconnais  que  les 
empereurs  sont  sujets  des  papes;  qu'ils  n'ont  par 
conséquent  aucun  pouvoir  pour  les  déposer  ni  pour 
les  élire,  et  je  regarde  comme  hérétiques  ceux  qui 
prétendent  le  contraire.  Je  jure  une  soumission 
aveugle  et  absolue  à  l'Eglise  romaine,  m'engageant 
sur  l'hostie  consacrée  à  ne  point  reconnaître  un 
prince  comme  légitime,  sans  l'approbation  du  sou- 
verain pontife;  enfin  je  promets  obéissance  et  fidé- 
lité à  Charles  IV,  nommé  empereur  par  le  saint- 
siége.  »  Cette  formule  de  serment  fut  repoussée  par 
les  magistrats  de  Bàle,  qui,  en  présence  de  l'empe- 
reur et  de  sa  cour,  protestèrent  qu'ils  n'obéiraient 
qu'à  celui  qui  aurait  été  proclamé  par  les  électeurs, 
même  contre  la  volonté  du  pape.  A  la  suite  de  cette 
déclaration,  plusieurs  villes  d'Allemagne  nommèrent 
des  députés  qui  otlrirent  la  couronne  impériale  à 
Gunther  de  Scli\vartzonl)ourg,  habile  capitaine,  qui 
avait  rendu  de  grands  services  à  son  pnys  sous  le  règne 
de  Louis  de  Bavière.  D'abord  Gunther  refusa  cette 
haute  dignité;  mais  ensuite  les  princes,  la  noblesse 
et  les  principaux  ecclésiastiques  du  royaume  s'étant 
réunis  aux  députés  des  villes,  et  ayant  déclaré  l'em- 
pire vacant  par  un  acte  authentique,  il  consentit  à 
monter  sur  le  trône.  Le  premier  usage  qu'il  fit  de 
son  autorité  fut  de  publier  l'édit  suivant  : 

>  Notre  prédécesseur,  Louis  de  Bavière,  de  glo- 
rieuse mémoire,  mort  victime  de  la  perfidie  de  la 
cour  pontificale,  a  fait  une  loi  qui  déclare  maître  de 
l'empire  celui  ([ui  aura  obtenu  la  majorité  des  suf- 
frages des  électeurs.  De  l'avis  de  nos  princes  ecclé- 


iik 


HISTOIUE     DES     PAPES 


Ricnzo,  le  républicain,  le  Libérateur  de  Rome 


siasliijues  et  séculiers,  nous  confirmons  cette  loi 
remplie  de  sagesse  ;  nous  déclarons  également  tout 
acte  qui  lui  serait  contraire,  et  tous  les  décrets  ren- 
dus ultérieurement  par  les  pontifes,  nuls  et  non 
avenus,  comme  s'écartant  de  la  doctrine  apostolique, 
qui  ordonne  aux  prêtres  d'être  soumis  à  César.  »  Une 
semblable  protestation  contre  les  prétentions  du 
saint-siége  devait  nécessairement  attirer  à  son  au- 
teur une  punition  divine;  aussi  quekjues  jours  après, 
l'infortuné  Gunther  de  Schwartzenbourg  expirait 
empoisonné  par  des  mains  ic connues. 

Vint  ensuite  l'époque  du  nouveau  jubilé  si  ardem- 
ment désiré  ;  comme  le  saint-père  voulait  attirer  un 
grand  concours  de  fidèles  à  Rome,  il  envoya  sa  bulle 
dans  toute  l'Europe,  afin  d'exciter  les  simples  à  ve- 
nir gagner  les  indulgences  plénières  accordées  aux 
pèlerins.  Cette  fois,  le  nombre  des  fanatiques  qui 
visitèrent  le  tombeau  des  apôtres  et  l'église  de  La- 
Iran  fut  encore  plus  considérable  qu'il  n'avait  été  au 
premier  jubilé;  et  pendant  l'année  1350,  on  compta 
plus  de  six  cent  mille  étrangers  dans  la  ville  sainte. 
Le  pape  avait  chaigé  Annibal  de  Oecano,  son  légat, 
de  recevoir  les  offrandes  que  celte  foule  d'insensés 
déposait  sur  le  tombeau  de  saint  Pierre;  ce  qui  s'é- 
tait fait  sans   opposition  de  la   part  des  Romains. 


Mais  le  cardinal-légat  ayant  voulu  profiter  de  la  cir- 
constance pour  s'enrichir,  et  entreprendre  pour  son 
compte  Iç  négoce  des  imiulgences,  en  vendant  aux 
pèlerins  des  dispenses  qui  abrégeaient  les  stations  et 
leur  permettaient  de  faire  un  séjour  moins  long  dans 
la  ville,  les  habitants  qui  avaient  transformé  leurs 
dbmeures  en  hôtelleries,  et  qui  perdaient  d'autant 
plus  que  le  prélat  gagnait  davantage,  voulurent  s'op- 
poser à  son  trafic,  attaquèrent  même  plusieurs  fois 
son  palais  et  tuèrent  quolijues  uns  de  ses  gens. 

Néanmoins  le  commerce  des  indulgences  n'en  fut 
pas  ralenti,  tant  la  foi  des  pèlerins  était  robuste; 
Annibal  de  Cecano  plaça  des  soldats  autour  de  Saint- 
Jean  de  Latran,  et  à  la  fin  de  l'année  il  quitta 
Rome,  suivi  de  cinquante  chariots  chargés  d'or  et 
d'argent  qu'il  conduisit  au  saint-père,  sous  bonne 
escorte,  dans  sa  bonne  ville  d'Avignon. 

De  son  côté,  Clément  n'était  point  resté  inactif;  il 
avait  vendu  bon  nombre  de  dispenses  aux  rois,  aux 
princes  et  aux  seigneurs  qui  n'avaient  pu  se  rendre 
à  Rome;  enfin  l'exploitation  du  jubilé  rapporta  à  la 
cour  d'Avignon  des  richesses  incalculables  c(ue  se 
partagèrent  le  pape  et  ses  cardinaux. 

Pendant  cette  recrudescence  de  fanatisnje,  reparut 
la   secte  des    fiagellants  ,  qui   avait   été   si  cruelle- 


CLÉMENT    Vî 


225 


ment  persécutée  en  Italie  par  le  pape  Alexandre  IV, 
au  milieu  du  siècle  dernier;  et  l'on  vit  dans  plusieurs 
villes  un  nombre  prodigieux  de  fidèles ,  hommes  et 
femmes,  se  fustiger  publiquement  ))Our  apaiser  la 
colère  de  Dieu. 

Voici  de  quelle  manière,  suivant  j^lbertus  Argén- 
tinensis,  se  pratiquait  la  llagellation  :  «  Les  péni- 
tents venaient  processionnellement  et  deux  à  deux 
sur  le  parvis  des  basiliques,  ensuite  ils  se  formaient 
en  cercle,  quittaient  leurs  vêlements,  et  chacun 
d'eux,  après  avoir  fait  à  pus  lents  le  tour  du  cercle, 
venait  se  placer  au  centre,  s'étendait  sur  le  sol, 
les  bras  en  croLx  et  la  face  tournée  contre  terre  ;  trois 
pénitents  se  relayaient  tour  à  tour,  et  frappaient  le 
patient  avec  des  lanières  de  cuii-  garnies  de  pointes 


1  f  Fïl 


de  fer.  L'opération  terminée,  le  flagellé  se  relevait 
et  entonnait  des  hymnes  en  l'honneur  de  Jésus- 
Christ,  de  la  Vierge  et  des  saints,  il  faisait  de  nou- 
veau le  tour  du  cercle  et  reprenait  ses  vêtements.  < 

Ces  sectaires  se  répandirent  en  Saxe,  en  Bohème, 
en  Hongrie  et  en  Autriche  ;  quelques-uns  traversè- 
rent le  Rhin,  et  vinrent  en  France  jusqu'à  Avignon, 
où  ils  se  flagellèrent  dans  l'église,  en  présence  des 
cardinaux  et  du  saint-père.  Deux  de  ces  pénitentes 
parurent  si  belles  dans  leur  nudité  à  Clément  VI, 
i[u'il  les  fit  enlever  sous  prétexte  de  s'occuper  de 
leur  conversion,  et  les  tint  renfermées  dans  son  pa- 
lais. Les  frères,  furieux  de  l'enlèvement  de  leurs 
compagnes,  se  réunirent  aussitôt  devant  la  demeure 
pontificale,  et  déclarèrent  qu'ils  ne  se  sépareraient 
pas  avant  qu'on  eût  rendu  la  liberté  aux  prisonnières. 
Clément  fit  charger  les  séditieux  par  ses  gardes,  et 
fulmina  contre  tous  les  flagellants  uq  anathèmc  ter- 
rible, enjoignant  aux  évèques  de  les  abandonner  aux 
inquisiteurs,  et  de  les  livrer  au  supplice  du  feu  s'ils 
refusaient  de  faire  abjuration. 

En  même  temps  qu'il  se  montrait  implacable  en- 
Vers  les  flagellants,  le  pape  prenait  la  défense  des 
moines  mendiants,  dont  la  dépravation  excitait  l'in- 
dignation générale.  Un  saint  prélat  les  accusa  en 
plein  consistoire  d'avoir  dépouillé  des  mourants 
pendant  la  peste,  de  s'être  introduits  dans  les  mai- 
sons des  malades  pour  les  mettre  au  pillage,  et  d'a- 
voir donné  le  scandale  de  honteuses  débauches  avec 
des  prostituées,  au  milieu  du  deuil  universel;  enfin, 
il  terminait  sa  harangue  en  appelant  toute  la  sévérité 
des  cardinaux  et  du  souverain  pontife  sur  les  frères 


Mercenaires  et  bandild  p.iiialiui 


117 


HISTOIRE    DES    PAPES 


mineurs  Pt  sur  les  frères  prêcheurs.  Clôinent  se  leva 
pour  réponilro  à  Torateur  : 

o  Non,  mon  frère,  dit-il  au  caidinal,  les  moines 
ne  sont  pas  aussi  méprisables  que  vous  le  préten- 
dez; ils  ont  reçu  leur  vocation  de  Dieu  par  la  bou- 
che des  pontifes,  alin  de  nous  aider  dans  le  gouver- 
nement des  fidèles.  Qu'enseii!;nerions-nons  aux  peuples 
si  nous  n'avions  jws  ces  frères  prècheuis  ?  Parlerions- 
nous  d'humilité,  nous  dont  le  luxe  a  dépassé  celui 
des  satrapes  et  des  césars  ?  Recoinnianderions-nous 
la  jiauvreté,  nous  qui  sommes  aujourd'hui  les  déten- 
teurs des  richesses  des  nations  '/  Parlerions-nous  de 
chasteté,  nous  qui  nous  livrons  à  des  excès  de  dé- 
pravation inconnus  à  Sodome  et  à  Gomorrhe?  Blâme- 
rions-nous la  sensualité,  lorscjue  nos  festins  égalent 
cens  d'Apicius  et  de  Lucullus?  Enfin,  condamnerions- 
nous  la  frivolité,  les  plaisirs,  nous  dont  les  palais 
sont  remplis  de  bouffons,  d'histrions,  de  danseuses 
et  de  baladins?  Ne  jugeons  donc  pas  ces  pauvres 
moines  trop  sévèrement,  parce  qu'ils  ont  détourné 
quelque  argent  en  secourant  les  malades  et  les  pes- 
tiférés ;  ne  trouvons  pas  mauvais  qu'ils  se  reposent 
dans  quelques  retraites  commodes,  et  qu'ils  réparent 
par  une  nourriture  succulente  leurs  forces  épuisées 
dans  les  longues  abstinences  qu'ils  ont  supportées. 
Pour  moi  qui  suis  infaillible,  je  les  déclare  absous 
de  tous  les  péchés  de  luxure  et  de  goinfrerie  qu'ils 
ont  commis,  et  je  les  autorise  même  à  conserver  les 
nonnes  qui  habitent  leurs  couvents,  afin  qu'ils  mul- 
tiplient et  augmentent  la  population  décimée  par 
le  dernier  fléau.  » 

\'ers  la  fin  île  cette  année,  Clément  fut  attaqué 
d'une  fièvre  violente  que  les  médecins  déclarèrent 
mortelle  ;  alors  le  saint-père  parut  L:e  plus  être  aussi 
assuré  de  son  infaillibilité,  et  il  publia  une  bulle  qui 
renfermait  ce  singulier  aveu  : 

«  Si  depuis  que  nous  sommes  élevé  à  la  papauté 
nous  avons  avancé  dans  nos  écrits  ou  dans  nas  pa- 
roles des  propositions  contraire^s  à  la  religion  ou  aux 
mœurs,  nous  les  révoquons  et  nous  les  soumettons  à 
la  correction  de  notre  successeur.  » 

La  réponse  à  cette  bulle  hypocrite  ne  se  fil  pas  at- 
tendre, et  le  lendemain  on  lui  remit  une  lettre  écrite 
en  caractères  de  couleur  rouge  qui  avait  été  trouvée 
sur  un  meuble  dans  sa  chambre  à  coucher,  dont  nous 
transcrivons  quelques  lignes  : 

«  Belzébuth,  prince  des  ténèbres,  au  pape  Clé- 
ment, son  vicaire  ...  ^'otre  mère,  la  superl)e,  vous 
salue;  vos  sœurs,  la  fourberie,  l'avarice  et  l'impudi- 
cité,  et  vos  frères,  l'inceste,  le  vol  et  lo  meui  Ire, 
TOUS  remercient  de  les  avoir  fait  prospérer.  Donné  au 
centre  de  l'enfer,  aux  acclamations  d'une  troupe  de 
démons,  et  en  présence  de  deux  cents  papes  damnés, 
qui  attendent  impatiemment  votre  arrivée.  » 

Cette  lettre  est  attribuée  au  métropolitain  de  Mi- 
lan, Jean  Yisconti,  à  qui  le  pape  avait  vendu  1  in- 
vestiture de  Bologne  cent  mille  florins  d'or. 

Clément  mourut  le  6  décembre  1352;  ses  restes 
furent  transportés  à  l'abbaye  de  la  Chaise  Dieu,  où 
il  avait  été  moine. 

D'après  les  historiens  du  temps,  la  cour  d'Avignon, 
sous  ce  dernier  pontificat,  était  lo  réceptacle  de  tous 
les  vices  et  de  la  plus  horrible  dépravation.  Voici  la 
description  que  Pétrarque  nous  en  a  laissée: 


t»  Qui  ne  rirait  de  pitié  et  ne  s'indignerait  à  la  fois 
en  voyant  ces  cardinaux  et  ces  prélats  décrépits, 
avec  leurs  cheveux  lilancs,  et  leurs  amples  loges 
sous  lesquelles  se  caclie  une  inqnulence  et  une  lasci- 
vité que  rien  n'égale'?  Ces  vieillards  libidineux  pous- 
sent l'oubli  de  l'âge  et  du  sacerdoce  jusqu'à  ne 
craindre  ni  déshonneur  ni  opprobre;  ils  consument 
leurs  derniers  jours  dans  toutes  sortes  d'excès  de 
table  et  de  libertinage. 

«  Ces  indignes  jirètres  pensent  airêter  le  temps 
([ui  les  entraîne,  et  se  croient  jeunes  dans  leur  vieil- 
lesse ,  parce  que  leur  impudicité  et  leur  inlemj)é- 
rance  les  poussent  à  des  saturnales  qtii  répugne- 
raient à  la  jeunesse.  Aussi  Satan  lui-même,  avec  son 
rire  infernal,  ]irésiiie  à  h'iu's  débauclies,  et  se  place 
entre  les  vierges  objets  de  leurs  nauséabondes  amours, 
et  ces  vieillards  cacochymes,  qui.  s'irritent  de  voir 
leurs  forces  toujours  au-dessous  de  leur  lubricité. 

«  Je  ne  dirai  rien  des  adultères,  des  viols,  des 
rapts,  des  incestes;  ce  sont  les  préludes,  les  hors- 
d'œuvre  de  leurs  débauches;  je  ne  compterai  point 
le  nombre  de  femmes  enlevées  ou  de  jeunes  filles 
déflorées  ;  je  ne  parlerai  point  des  moyens  employés 
pour  forcer  au  silence  les  époux  ou  les  pères  outra- 
gés; je  ne  raconterai  point  par  quelles  menaces  on 
les  oblige  à  reprendre  h'urs  épouses  ou  leurs  enfants 
prostituées,  et  portant  dans  leur  sein  le  fruit  des 
amours  des  princes  de  l'Église  ;  outrages  qui  se  re- 
nouvellent dès  que  leurs  mallieureuses  victimes  sont 
délivrées;  outrages  cjui  cessent  seulement  lorsque 
ces  vieillards  sont  rassasiés,  ennuyés,  dégoûtés  des 
femmes  qu'ils  ont  flétries.  Le  peuple  connaît  ces 
choses  aussi  bien  que  je  les  connais  moi-même,  el  il 
les  condamne  hautement,  car  la  douleur  maintenant 
fait  explosion,  et  la  crainte  ni  les  menaces  n'imposent 
plus  à  l'indignation. 

«  Aussi,  j'omettrai  toutes  ces  honteuses  turpi- 
tudes pour  raconter  une  anecdote  sur  l'un  des  plus 
illustres  parmi  ces  vénérables.  Ce  personnage  est  un 
petit  vieillard  lascif  comme  un  bouc,  et  davantage  ' 
encore,  s'il  est  possible  de  trouver  un  être  qui  sur- 
passe cet  animal  en  lascivité  et  en  infection.  Or,  soit 
(ju'il  craigne  les  voleurs,  soit  (pi'il  ait  peur  du  malin 
esprit,  ce  sai  ;t  prélat  n'ose  jamais  couclier  seul;  et 
comme  le  célibat  passe  à  ses  yeux  pour  l'état  le  plus 
misérable,  il  a  soin  de  contracter  chaque  soir  de 
nouveaux  liens,  qu'il  rompt  le  matin.  Époux  fortuné, 
il  multiplie  ses  plaisirs  par  la  diversité,  et  ses  pour- 
voyeurs sont  occupés  sans  relâche  à  lui  chercher  les 
plus  fiiands  morceaux.  Un  de  ses  camérier.'-'.,  qui 
égale,  dit-on,  son  maître  en  corruption,  est  constam- 
ment en  campagne;  il  pénètre  dans  les  maisons,  et 
particulièrement  dans  celles  où  la  pauvreté  lui  permet 
un  accès  facile  ;  il  répand  avec  adresse,  ici  quelque 
argent,  là  un  bijou,  en  d'autres  endroits  des  débris 
des  soupers  épiscopaux;  enfin,  selon  les  temps,  les 
circonstances,  il  offre,  donne,  promet,  flatte,  caresse, 
et  sait  à  propos  recourir  à  toutes  les  finesses  qui  cap- 
tivent l'esprit  des  femmes  ;  il  chante  même  parfois 
pour  attendrir,  car  il  est  de  ces  prêtres  qui  ont  re- 
noncé aux  psalmodies  sacrées  pour  ne  consacrer  leur 
voix  qu'aux  chansons  de  mauvais  lieux.  D'ailleurs, 
pour  son  emploi,  ses  talents  sont  notoires,  el  chacun 
le  montre  publiquement  du  doigt,  eu  disant  :  ^■oilà 


CLÉMENT    VI 


227 


le  proxénète  éméritc,  voilà  le  berger  qvii  a  If  plus 
porté  de  brebis  à  la  gueule  du  loup. 

«  Je  pourrais  rapporter  à  ce  sujet  une  inlinité 
d" aventures  scandaleuses,  mais  il  faut  se  contenter 
de  celle-ci  :  Le  pourvoyeur,  à  force  de  promesses, 
avait  décidé  une  pauvre  jeune  fille  ou  peut  être  une 
élève  en  courtisanerie,  à  se  montrer  complaisante 
pour  un  illustre  et  magnifique  prélat.  Dans  la  unit, 
la  nouvelle  Psyché  se  laissa  enlever  de  bonne  grâce, 
€t  on  la  conduisit  à  l'appartement  nuptial,  où  elle 
devait  être  honorée  des  embrassements  de  son  Cu- 
pidon  inconnu. 

><■  Dès  que  le  vieillard  entend  soulever  les  portières 
de  sa  chambre,  il  écarte  les  courtines,  et  voyant  la 
nouvelle  proie  qu'on  lui  amène,  il  se  glisse  hors  de 
son  lit;  il  ne  peut  supporter  un  moment  de  retard, 
il  court,  il  vole  vers  la  belle  afUigée  ;  ses  mains  dé- 
charnées écartent  les  obstacles,  ses  lèvres  pendantes 
et  infectes  la  couvrent  de  baisers,  et  il  témoigne  par 
de  légères  morsures  combien  il  est  pressé  de  con- 
sommer ce  nouvel  hyménée. 

«  Mais  la  jeune  fille,  surpiise  d'une  aversion  su- 
bite à  l'approche  du  fétide  vieillard,  le  repousse  avec 
dégoirt,  en  s'écriant  qu'on  l'a  trompée,  qu'on  lui 
avait  promis  de  la  conduire  à  un  inagnilique  et 
illustre  prélat,  et  qu'elle  ne  souffrira  pas  qu'un 
prêtre  décrépit  et  difforme  lui  fasse  aucune  violence. 


Elle  menace  d'appeler  au  secours,  et,  s'arraant  d'ua 
instrument  de  fer,  elle  jure  qu'elle  saura  bien  empê- 
cher (|uc  ce  vieillard  abuse  d'elle. 

«  En  vain  le  prélat  essaye  de  fermer  sa  jolie 
bouche  en  y  appliquant  une  main  desséchée  ou  des 
lèvres  raccornies  et  baveuses;  lors(ju'il  s'approche 
pour  la  presser  dans  ses  bras,  elle  redouble  ses  cla- 
meurs. Voyant  toutes  ses  tentatives  inutiles,  le  lascif 
vieillard  se  retire  dans  un  cabinet  voisin,  prend  la 
toge  et  le  chapeau  qui  distinguent  les  princes  de 
l'Eglise,  et  rentre  en  disant  :  <<  Tu  vois  bien  qu'on  ne 
t'a  pas  trompée,  car  je  suis  cardinal  !  »  Malgré  cet  im- 
posant costume,  la  jeune  fille  le  repousse  encore  : 
Xon,  non,  dit-elle,  jamais!  »  —  Eh  bien  donc!  s'écrie- 


t-il,  refuseras-tu  un  lia 


pape  : 


Et  saisissant  une  tiare 


renfermée  dans  un  coilret  d'ébène,  il  la  pose  majes- 
tueusement sur  sa  tète  chauve  et  blanchie.  La  jeune 
fille  n'oppose  plus  alors  de  résistance;  elle  se  laisse 
dépouiller  de  ses  vêtements;  elle  entre  dans  cette 
couche  impudique....  et  s'endort  en  rêvant  de  mon- 
ceaux d'or  et  de  pierreries!!!.,. 

•<  Qu'on  applaudisse  maintenant  ;  la  pièce  est  ter- 
minée !  Nous  pourrions  raconter  mille  anecdotes 
aussi  scandaleuses  que  celle-ci,  mais  dont  le  dénoù- 
ment  a  été  plus  tragique  ;  nous  nous  arrêterons  là, 
pour  ne  point  fatiguer  notre  esprit  de  scènes  dégoû- 
tantes et  monstrueuses.   » 


223 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Les  cardinaux  font  un  règlement  pour  restreindre  l'autorité  des  papes.  —  Élection  d'Innocent  VI.  —  11  c  e  le  règlement  fait 
parles  cardinaux.  —  Ses  projets  de  rCforme.  —  11  entreprend  de  reconquérir  les  domaines  de  l'Église  en  Italie.  —  Retuur  de 
Nicolas  Rienzo  à  Rome;  sa  mort.  —  Persécution  contre  les  fratricelles.  —  Couronnement  de  Charles  IV,  empereur  d'Allema- 
gne. —  Traité  de  l'empereur  grec  avec  le  pape.  —  Mort  d'Innocent  VI.  —  Révélation  de  sainte  Brigitte. 


Quelques  jours  avant  de  mourir,  Clément  VI,  à  la 
prière  des  cardinaux,  fit  plusieurs  modifications  à 
l'ordonnance  de  Grégoire  sur  le  conclave  ;  il  autorisa 
les  membres  du- sacré  collège  à  établir  des  sépara- 
tions entre  les  lits,  et  à  conserver  pour  le  service  de 
chaque  cardinal  deux  jeunes  pages,  clercs  ou  laïques, 
à  leur  choix  ;  il  leur  perniil  en  outre  de  se  faire  ser- 
vir, pendant  toute  la  durée  du  conclave,  pour  le 
diuer  et  pour  le  souper,  un  plat  de  viande  ou  de 
poisson,  un  potage,  une  salade,  du  fromage,  du  fruit 
ou  des  confitures.  Une  semblable  ordonnnnce  était 
d'autant  plus  agréable  aux  prélats,  qu'elle  reur  lais- 
sait plus  de  facilité  pour  faire  entrer  leurs  maîtresses 
dans  le  conclave  sous  des  habits  de  pages,  ou  leuis 
mignons  sous  des  habits  de  prêtres. 

Six  jours  après  la  mort  de  (élément,  les  cardinaux 
se  réunirent  au  palais  pontifical  pour  proct^dcr  à 
léleclioa  d'un  nouveau  pape.  On  proposa  d'abord  le 
vénérable  Jean  de  Birelle,  général  des  chartreux  ; 
mais  la  majorité  le  repoussa,  les  cardinaux  disant 
effrontément  qu'ils  ne  voulaient  pas  d'un  homme 
humble,  chaste  et  rigide,  pour  gouverner  l'Église; 
qu'il  fal'ait,  au  contraire,  sur  le  saint-siége  un  digne 
imitateur  de  Clément  ;  et  pour  se  prémunir  contre  les 
conséquences  qui  pouvaient  résulter  d'un  mauvais 
choix,  ils  résolurent  d'établir  un  règlement  qui  servît 
de  contre-poids  à  la  puissance  du  pape. 

Ils  décrétèrent  en  conséquence,  ci  que  les  pontifes 
ne  pourraient  créer  des  cardinaux  qu'avec  l'autorisa- 


tion des  membres  du  sacré  collège,  et  que  le  nombre 
ne  dépasserait  jamais  vingt;  qu'il  ne  leur  serait  point 
permis  de  frapper  d'anathèmc  un  cardinal  sans  le 
consentement  unanime  de  ses  collègues;  que  les 
papes  ne  pourraient  point  s'emparer  de  leurs  biens 
])endant  leur  vie  ni  après  leur  mort;  qu'il  leur  serait 
défendu  d  aliéner  ou  d'inféoder  les  terres  de  l'Eglise 
romaine  sans  le  consentement  des  deux  tiers  des 
cardinaux;  enfin  que  le  sacré  collège,  suivant  le  pri- 
vilège accordé  par  Nicolas  IV,  percevrait  la  moitié 
de  tous  les  revenus  du  pontife.  Ils  décidèrent  en 
outre  que  ni  parent  ni  allié  du  pape  ne  serait  jtromu 
à  la  charge  de  maréJial  de  la  cour  pontilicale,  ni  à 
celle  de  gouverneur  des  provinces  ou  des  domaines 
de  l'Église;  enfin  qu'il  serait  dèfeijdu  au  pontife  de 
faire  des  traités  avec  les  princes,  et  de  leur  vendre  le 
droit  de  prélever  des  décimes,  ou  de  les  réserver  à  la 
chambre  apostolique,  sans  l'appiobalioa  du  sacré 
collège,  dont  les  suffrages  devaient  rester  libres  de 
toute  influence.  » 

Se  croyant  bien  garantis  contre  les  empiétements 
de  l'autorité  pontificale,  les  cardinaux  fixèrent  leur 
choix  sur  Etienne  Aubert,  cardinal-évêque  d'Ostie, 
qui  fut  intronisé  sous  le  nom  d'Innocent  IV.  Ce 
prélat  était  né  auprès  de  la  petite  ville  de  Pompa- 
dour,  dans  la  paroisse  de  Beissac;  il  avait  été  nommé 
professaur  et  docteur  en  droit  civil  à  Toulouse,  et 
avait  ensuite  occupé  une  des  principales  magistra- 
tures de  celte  ville.  En  1337,  il  était  passé  à  l'évèché 


INXOCKNT     VI 


229 


de  Noyon,  d'où  Clément  VU'avait  tiré  pour  le  nora- 
Dier  cardinal-évêi(ue  d'Ostie  et  j,'rancl  pénitencier. 

D'après  Wernerus,  le  nouveau  pape  était  humble, 
de  mœurs  réf^ulièies  et  excellent  canoniste.  Aussitôt 
qu'il  eut  été  proclamé  chef  suprême  de  l'Eglise,  il 
fut  soumis  aux  épreuves  de  la  chaise  percée,  et  l'on 
procéda  ensuite  à  la  cérémonie  du  sacre. 

Dès  le  lendemain  de  son  exaltation,  il  révoqua  le 
règlement  pulilié  |>ar  les  cardinaux,  (pioii[u'il  eût 
juré  lui-même  de  l'observer,  prétendant  (|ue  le  pape 
pouvait,  sans  commettre  de  péché,  manquer  aux  ser- 
ments ducardinal.  Innocent  était  réellement  parjure 
dans  cette  circonstance  ;  néanmoins  nous  ne  pouvons 
le  blâmer  sévèrement,  puisqu'il  agissait  ainsi  pour 
annuler  plusieurs  privilèges  scandaleux,  qui  avaient 
été  accordés  par  son  prédécesseur  aux  membres  du 
sacré  collège  ;  il  diminua  ensuite  le  nombre  de  ses 
domestiques ,  obligea  les  cardinaux  à  imiter  son 
exemple,  et  rendit  contre  les  commendes  un  décret 
ainsi  conçu  :  <>  L'expérience  a  démontré  que  par 
suite  du  privilège  des  commendes  le  service  divin  se 
trouve  négligé  dans  les  églises;  que  Ihospitalité  est 
refusée  à  l'infortune;  que  les  basiliques  tombent  en 
ruines  et  que  les  droits  de  bénéfices  se  perdent  re- 
lativement au  spirituel  et  au  temporel:  en  consé- 
quence, nous  révoquons  les  commendes  et  conces- 
sions analogues  de  prélatures,  de  dignités  et  de 
bénéfices  séculiers  ou  réguliers.  » 

Le  saint-père  employa  tous  ses  soins  à  faire  dis- 
paraître un  grand  nombre  d'abus  qui  étaient  depuis 
longtemps  passés  en  coutumes  à  la  cour  de  Rome, 
notamment  les  droits  que  les  officiers  de  la  chancel- 
lerie apostolique  percevaient  au  nom  de  l'Église  pour 
tolérer  les  prostituées,  et  les  payements  des  taxes 
que  Jean  XXII  avait  établies  pour  les  incestes,  pour 
les  meurtres,  pour  les  parricides,  et  généralement 
pour  tous  les  crimes.  Gomme  il  n'ignorait  pas  (pie 
les  officiers  du  saint-siége  prolongeaient  indéfini- 
ment ou  terminaient  promptement  les  afl'aires  sou- 
mises à  leur  jugement,  suivant  l'importance  de  la 
somme  qu'on  leur  donnait,  il  voulut  remédier  à  ces 
désordres  scandaleux  et  leur  assigna  de  forts  traite- 
ments, en  disant  :  «  Il  faut  rassasier  ces  gloutons, 
si  l'on  veut  qu'ils  s'éloignent  de  la  table  d'autrui.  » 

Non  seulement  le  pontife  se  montra  aussi  austère 
dans  ses  mœurs  que  son  prédécesseur  avait  été  cor- 
rompu, mais  encore  il  eut  le  mérite  de  préférer  le 
bien  des  peuples  à  son  intérêt  personnel.  Ses  trésors 
furent  employés  à  l'organisation  d'armées  qu'il  en- 
voya en  Italie,  pour  délivrer  les  provinces  d'une  foule 
de  seigneurs  qui  s'étaient  érigés  en  despotes,  et  qui 
tyrannisaient  les  citoyens.  La  première  expédition 
fut  confiée  à  Gilles  Alvarez  d'Alboruos,  son  légat  à 
latere,  qui  pénétra  dans  les  domaines  de  l'Eglise,  où 
il  ne  trouva  que  deux  villes  (pii  reconnussent  encore 
l'autorité  du  saint-siége,  Montefalco  et  Montelias- 
cone;  les  autres  cités  étaient  toutes  sous  la  dépen- 
dance des  nobles,  qui  faisaient  égorger  indilVérem- 
ment  les  prêtres  et  les  laicpies  partisans  de  l'empe- 
reur Charles  et  du  pape. 

Rome  surtout  était  livrée  à  fanarchic  la  |dus  dé- 
plorable ;  des  bandes  de  voleuis  à  la  solde  de 
Jacques  bavelli  et  des  Colonna  parcouraient  les  rues 
et  la  campagne,  et  détroussaient  les  lidèles  qui  ve- 


naient en  pèlerinage  à  l'église  des  Apôtres.  Pour 
mettre  fin  à  ces  désordres,  le  peuple  avait  essayé  plu- 
sieurs formes  de  gouvernement  ;  après  avoir  eu  des 
préfets  et  des  tribuns,  on  avait  pris  des  recteurs  ; 
ensuite  on  avait  élu  deux  sénateurs,  le  comte  Ber- 
tliold  des  Ursins  et  Etienne  Colonna.  Sous  ce  der- 
nier exercice,  le  mécontentement  était  parvenu  à  son 
comble  par  suite  d'une  augmentation  considérable 
dans  le  prix  des  grains;  des  agitateurs  accusèrent 
les  sénateurs  de  vouloir  s'enrichir  en  favorisant  l'ex- 
portation des  blés;  on  atla([iia  le  Capitole,  et  le 
comte  Bertbold  fut  lapidé. 

Innocent,  qui  désirait  rétablir  son  autorité  dans 
cette  ville  et  dans  l'Italie,  adopta  la  maiclie  que  les 
rois  de  France  avaient  suivie  depuis  le  règne  de 
rhilippe-.\uguste,  en  s'appuyant  sur  le  peuiile  pour 
renverser  l'aristocratie.  Il  tira  des  cachots  d'Avignon 
le  républicain  Nicolas  Rienzo,  et  lui  promit  de  le 
rétablir  tribun  à  Rome  s'il  consentait  à  seconder  le 
saint-siége  dans  ses  projets  de  ])acification.  Rienzo 
accepta  avec  empressement  les  propositions  du  saint- 
père,  et  rejoignit  le  légat  Gilles  d'Albornos,  qui 
marchait  déjà  sur  Rome. 

A  l'approche  de  l'armée  papale,  les  Colonna, 
Jacques  Savelli  et  leurs  partisans  garnirent  les  mu- 
railles d'artillerie  de  siège  et  se  préparèrent  à  faire 
une  vigoureuse  résistance  ;  mais  dès  que  Nicolas 
Rienzo  eut  fait  llotter  son  étendard,  le  peuple  se  rua 
sur  les  nobles,  les  chassa  de  la  ville  et  ouvrit  les 
portes  au  tribun,  qui  se  rendit  immédiatement  au 
Ca]iitoIe  aux  acclamations  des  citoyens. 

Nicolas  s'occupa  de  rétablit-  la  justice  et  de  re- 
mettre en  vigueur  les  sages  règlements  cju'il  avait 
faits  avant  sa  captivité;  mais  comme  il  se  trouvait 
obligé  de  faire  partager  son  autorité  au  légat  du 
pape,  le  peuple  en  prit  de  l'ombrage  ;  ses  ennemis 
î'aci'usèrent  de  vouloir  assujettir  Rome  à  un  gouver- 
nement théocratique,  et  montrèrent  des  lettres  qu'ils 
avaient  interceptées,  et  dans  lesquelles  Innocent  VI 
lui  donnait  le  titre  de  chevalier  et  de  sénateur. 
Rienzo,  qui  était  accouru  pour  arrêter  la  sédition, 
voulut  prendre  la  parole  afin  de  se  défendre  ;  à  peine 
avait-il  commencé  sa  justification,  qu'un  moine  se 
faisant  jour  à  travers  la  foule,  se  jeta  sur  lui  ayant 
un  poignard  à  la  main,  et  disparut  après  l'avoir  frappé 
à  la  gorge.  Le  tribun  tomba  mort,  comme  foudroyé, 
auprès  du  lion  de  porphyre  de  la  grande  place  de 
Rome.  Cette  fin  tragique  du  grand  républicain  laissa 
le  légat  seul  maître  'dans  la  ville  sainte. 

De  même  que  nous  rendons  pleine  justice  aux 
papes  en  glorifiant  les  actions  qui  ont  illustré  plu- 
sieurs jiontificats,  de  même  nous  devons  nous  mon- 
trer sévères  envers  eux,  lors([u'ils  s'écartent  des 
préceptes  de  l'Evangile,  et  nous  ne  saurions  trop 
appeler  la  réprobation  des  hommes  sur  les  actes 
sanguinaires  dont  ils  se  sont  rendus  coupables. 
.\insi  Innoocnt  VI,  après  avoir  édifié  la  chrétienté 
par  de  grandes  vertus  pendant  les  premières  années 
de  son  règne,  tourna  tout  à  coup  au  fanatisme,  et 
persécuta  les  hérétiques  avec  une  fureur  extrême.  Il 
s'acharna  plus  particulièrement  contre  les  fratricelles, 
qui  confessèrent  courageusement  leur  doctrine  au 
milieu  des  tortures  les  plus  effroyables. 

Jean  de  Gliâtillon,  l'un  de  ces  infortunés,  dont  le 


230 


IIISTOIUK    DES     PAPES 


supplice  était  offert  en  spectacle  i\  la  cour  pontili- 
calo,  délia  la  ra^o  de  ses  bourreaux  jusque  sur  le 
luu'lier,  et  du  uiilieu  des  flammes  il  cria  au  peuple  : 
>'  t'.hréliens,  mes  frères,  je  déclare  en  présence  du 
Dieu  qui  nous  juge,  que  vous  Êtes  dupes  de  la  Ibur- 
berie  du  pape  ;  au  nom  de  mon  salut,  j'affirme  que 
Jean  XXII,  Hcnoit  XII,  Clément  VI  et  Innocent  VI 
sont  tous  des  ennemis  de  Dieu,  des  simi)niac[ues, 
des  débaucliés,  des  faussaires,  des  voleurs,  des 
meurtriers  et  des  hérétiques  !  » 

Quelques  historiens  ecclésiastiques  font  remarquer 
Timpassibilité  du  saint-père  dans  cette  circonstance 
comme  une  preuve  de  la  bonté  de  son  conir,  et  s'é- 
tonnent qu'il  n'ait  point  fait  éteindre  le  feu  du 
bâcher  i>our  recommencer  les  tortures  sur  les  mem- 
bres pantelants  Je  l'iiérétiijue.  Matthieu  ^'illani,  au 
contraire,  laisse  éclater  son  indignation  contre  ce 
pape  assez  cruel  pour  entendre  sans  émotion  les  jus- 
tes reproches  d'un  malheureux  livré  au  supplice  du 
l'eu  pour  expier  ses  vertus.  »  Si  l'on  veut,  ajoute-til, 
se  convaincre  de  la  froide  cruauté  de  ce  prêtre,  de 
ce  pontife  impitoyable,  il  suffira  de  lire  celte  bulle, 
qu'il  avait  publiée  précédemment  : 

«  Nous  avons  appris  que  des  hommes  appelés  fra- 
Iricelles  séduisent  Ips  peuples  par  leur  humilité  et 
leur  apprennent  à  manquer  de  respect  au  saint- 
siégc  ;  nous  vous  commandons  de  les  livrer  aux  in- 
fjuisiteurs  sans  autre  forme  de  procès.  ^> 

Charles  IV ,  ayant  été  informé  que  le  pape  avait  rétabli 
son  autorité  dans  Rome  après  la  mort  de  Rienzo,  lui 
fit  demander  la  permission  de  venir  recevoir  la  cou- 
ronne d'or  dans  1  église  de  Saint-Pierre,  ce  qui  lui 
fui  accordé  sous  certaines  conditions  fort  humilian- 
tes. L'empereur  fit  d'abord  son  entrée  à  Milan  nu- 
pieds,  et  reçut  la  couronne  de  fer  du  métropolitain 
de  cette  ville;  ensuite  il  se  rendit  à  Rome  avec  la 
princesse  Anne,  sa  femme,  sous  des  habits  de  pèle- 
rins. Le  jour  même  de  son  arrivée  il  fut  solennelle- 
ment couronné  empereur  par  Pierre  Bertrandi,  car- 
dinal-évèque  d'Ostie,  et  immédiatement  après  la 
cérémonie,  il  sortit  de  la  ville  sainte,  selon  la  pro- 
messe qu'il  avait  faite  à  Clément  VI. 

Aucun  prince  avant  lui  n'avait  montré  autant  de 
condescendance  pour  les  papes  ;  aussi  Pétrarque, 
indigné  de  cet  acte  de  lâcheté,  lui  écrivait-il  :  «  Où 
cachercz-vous  votre  ignominie,  prince?  Comment! 
TOUS  avez  promis,  et  prorais  sous  serment  de  ne  pas 
demeurer  une  seule  journée  dans  Rome  ?  Quelle 
gloire  pour  un  évèque  d'humilier  ainsi  un  souverain 
qui  devrait  être  le  protecteur  de  la  liberté  !  Combien 
il  doit  être  fier  de  vous  voir  ramper  devant  ses  san- 
dales! Quelle  plus  grande  honte  pour  un  empereur 
que  celle  d'être  foulé  aux  pieds  d'un  prêtre  auda- 
cieux, et  de  se  contenter  du  titre  de  césar,  sans  oser 
en  habiter  la  demeure!  Allez!  vous  êtes  bien  digne 
de  vivre  dans  Avignon,  cette  ville  qui  est  la  sentine 
et  le  réceptacle  de  tous  les  vices  ! 

<' Je  puis  en  parler,  moi  qui  en  connais  les  abomi- 
nations :  dans  cette  troisième  Babylone,  qui  n'a  d'é- 
gale que  Rome,  il  n'existe  nulle  pitié,  nulle  charité, 
nulle  foi,  nulle  crainte  de  Dieu  ;  il  n'y  a  rien  de 
saint,  de  sacré,  d'honnête,  rien  de  l'humanité,  en  un 
mot.  La  pudeur,  la  charité,  la  candeur  en  sont  ban- 
nies ;  quant  à  la   vérité,  elle  n'y  est  jamais  entrée. 


Comment  trouverait-elle  place  dans  un  lieu  où  tout 
est  mensonge  '?  L'air,  la  terre,  les  maisons,  les  pa- 
lais, les  rues,  les  marchés,  les  lemjdes,  les  cham- 
bres, les  lits,  les  ruelles,  les  angles  des  miu'ailles,  les 
hôtelleries,  les  sièges  des  juges,  le  trône  pontifical 
et  les  autels  consacrés  à  Dieu,  tout  est  peuplé  de 
fourbes  et  de  menteurs  ;  dans  ce  labyrinthe  infernal 
de  cachots  alTreux  ou  de  sombres  prisons,  comniandc 
un  Minos  impérieux  i[ui  agile  dans  une  urne  fatale 
le  sort  des  humains.  Au  moindre  signe  du  maître, 
un  minotaure,  sous  la  (igure  d'un  prêtre,  se  jette  sur 
les  victimes  et  les  entraîne  dans  le  temple  de  Vénus 
impudique.  Non,  la  vérité  ne  pourrait  se  montrer 
dans  ce  lieu  infâme  sans  être  violée!  Mallieur!  trois 
fois  malheur  à  l'être  candide  qui  se  hasarderait  dans 
cet  abîme  des  vices!  il  ne  trouverait  ni  lidélilé,  ni 
amis  sincères,  ni  une  seconde  Ariane  qui  pût  lui 
donner  un  fil  pour  le  tirer  de  ce  dédale  inextricable. 
Dans  cette  ville,  les  Champs-Elysées,  le  Styx  et  l'A- 
chéron  sont  considérés  comme  des  fables  ridicules; 
la  vie  à  venir,  l'immortalité  de  l'âme,  la  résurrection 
de  la  chair,  la  fin  du  monde  et  le  jugement  dernier 
sont" appelés  des  contes  et  des  sornettes;  pour  tout 
dire  enfin,  le  salut  du  genre  humain  gît  dans  l'or; 
c'est  l'or  qui  seul  est  capable  d'apaiser  le  monstre, 
de  l'enchaîner,  de  le  faire  sourire.  Avec  de  l'or  vous 
pouvez  déllorer  vos  sœurs,  égorger  votre  père  ;  avec 
de  l'or  vous  vous  ouvrirez  le  ciel,  vous  achèterez  les 
saints,  les  anges,  la  Vierge,  le  Saint-Esprit,  Jésus- 
Christ  et  le  Père  éternel  lui-même;  le  pape  vous 
vendra  tout  pour  de  l'or,  excepté  sa  tiare.  » 

Cette  lettre  énergique  frappa  vivemeni  l'empereur; 
il  comprit  la  faute  qu'il  avait  faite,  et  s'empressa  de 
retourner  en  Allemagne  pour  prévenir  les  efl'ets  du 
mécontentement  qu'avait  excité  sa  condescendance 
pour  le  pape.  Il  ne  fut  pas  longtemps  à  s'apercevoir 
de  la  justesse  des  reproches  de  Pétrarque  ;  à  Pise,  le 
peuple  se  souleva  à  son  arrivée  et  voulut  mettre  le 
feu  au  palais  dans  lequel  il  s'était  réfugié  ;  plusieurs 
gens  de  sa  cour  lurent  pendus,  et  il  eut  la  plus 
grande  peine  à  s'échapper  de  nuit  avec  sa  femme  et 
le  reste  de  son  escorte.  A  Crémone  il  fut  obligé  d'at- 
tendre au  pied  des  murailles  pendant  six  heures  en- 
tières, avant  que  le  magistrat  se  fût  décidé  à  lui  per- 
mettre d'entrer  seul  et  sans  épée  pour  se  reposer  une 
journée;  enfin,  la  plupart  des  cités  refusèrent  posi- 
tivement de  lui  ouvrir  leurs  portes.  Telles  furent  les 
tristes  conséquences  do  sa  honteuse  soumission 
envers   le  sainl-siége. 

Néanmoins  Charles  n'était  qu'un  homme  faible  et 
non  un  prince  incapable  ;  car,  de  retour  dans  ses 
Etats,  il  gouverna  avec  sagesse,  établit  la  paix  et  la 
prospérité  dans  les  provinces,  et  publia  la  fameuse 
bulle  d'or,  qui  est  la  véritable  constitution  fondamen- 
tale de  l'empire. 

Cette  année,  Jean  Paléologue,  emjiereur  de  Cons- 
tantinople,  se  trouvant  attaqué  à  la  fois  par  les 
Turcs  et  par  le  frère  de  Jean  Cantacuzène,  roi  d'An- 
drinople,  envoya  demander  des  secours  aux.  peuples 
d'Occident,  et  suivant  la  politique  de  ses  prédéces- 
seurs, qui  connaissaient  l'ambition  des  pontifes,  il 
fit  offrir  à  la  cour  d'Avignon  de  lui  soumettre  l'E- 
glise grecque  en  échange  de  sa  protection. 

Voici  la  lettre  qu'il  adressa   au   saint-père  à  -ce 


INNOCENT     VI 


231 


.     K     \  1,(1  l|il||H--/ 


l'ilTC  Jean  de  Roclic:a;llaUo  biùk-  vif 


sujet  :  »  Je  jure  sur  les  saints  Évangiles,  d'être  fidèle 
et  soumis  au  pape  Innocent  VI,  souverain  pontife  de. 
l'Église  universelle,  et  à  ses  successeurs  ;  je  recevrai 
ses  léf;ats  et  ses  nonces  avec  une  entière  obéissance, 
et  j'obligerai  mes  peuples  à  reconnaître  l'autorité  du 
saint-siége.  Pour  sûreté  de  cet  engagement,  mon  fils, 
le  despote  Manuel  Paléologue,  se  rendra  à  la  cour 
d'Avignon  comme  otage,  aussitôt  que  le  pape  m'aura 
envoyé  ([uinze  vaisseaux  armés  en  guerre,  cinq  cents 
chevaux  et  mille  hommes  de  pied,  qui  resteront  sous 
nos  ordres  pendant  une  année.  Ces  secours  entrés  à 
Constantinople,  nous  donnerons  immédiatement  au 
romain  un  palais  et  une  basilique  qui  appar- 
tiendront ;i  perpétuité  aux  papes;  nous  autoriserons 
les  ecclésiastiques  à  célébrer  l'office  divin  selon  le 
l'ite  latin;  nous  donnerons  même  à  notre  fils  aîné, 
Andronic,  un  professeur  qui  lui  enseignera  les  lettres 
et  la  langue  latines,  et  nous  contraindrons  pareil- 
lement les  fils  de  nos  seigneurs  à  les  étudier. 

><  Si  je  forfais  à  ma  parole,  je  me  déclare  dès  à 
jirésenl  indigne  de  l'empire;  je  transporte  au  sei- 
gneur Innocent  VI  la  puissance  ])atcrnelle  que  j'ai 
sur  mes  fils,  je  les  lui  abandonne  comme  ses  enfants 
adoplifs,  afin  qu'il  puisse  gouverner  mes  États  en 
leur  nom,  leur  choisir  des  tuteurs,  des  curateurs  et 
des  femmes,  comme  il  le  jugeia  nécessaire  à  sa  poli- 
tique. Si  au  contraire  je  remplis  mes  promesses,  je 
demande àêtre nommé goidalonierde l'Eglise  romaine, 
et  généralissime  des  armées  chrétiennes  qui  vien- 
di-onl  en  Orient.  Donné  à  Constant innple,  dans  no- 


232 


HISTOIRE    r>ES    PAPES 


tre  palais  (K>  Ulaiiuovnos,  l'an  du  inonde  6864,  et  de 
Jèsus-Clirist  l'an  13bb.» 

Cotte  longue  t'pître  montre  à  quel  étal  de  faiblesse 
se  trouvait  réduit  l'empire  grec,  et  lait  pressentir 
son  entier  anéantissement. 

Innocent  s'occupa  sérieusement  de  clieiclier  des 
défenseurs  à  Jean  Paléologue,  et  il  envoya  des  lettres 
à  ce  sujet  aux  ditïérents  princes  ciirétiens;  mais  ses 
missives  demeurèrent  sans  réponse  ;  el  comme  il  ne 
put  fournir  ni  le  nombre  de  vaisseaux  ni  les  troupes 
qui  lui  étaient  demandés ,  le  schisme  entre  l'Orient 
et  l'Occident  continua  de  subsister. 

Le  seul  monarque  cpii  se  montra  favorable  aux 
desseins  du  pontife  fut  encore  Giiarles;  malheureu- 
sement pour  le  saint-siége ,  le  chancelier  Conrad 
d'Alezia  4'm|ièclia  la  levée  des  subsides  par  les  con- 
seils iju'il  donna  au  prince.  «  Ilajipele/.  vous,  sei- 
gneur, dit-il  à  Charles  on  plein  conseil ,  que  les  pa- 
pes ont  toujours  regardé  rAllemagne  comme  une 
mine  d'or  inépuisable,  et  qu'ils  ont  constamment  les 
mains  étendues  vers  nous  pour  nous  dépouiller. 
N'envoyons-nous  pas  assez  d'argent  à  Avignon,  pour 
l'instruction  de  nos  enfants  ou  pour  l'achat  des  bé- 
néfices? Ne  fournissons-nous  pas  chaque  année  des 
sommes  assez  considéiables,  pour  la  confirmation 
des  évê([ues,  l'impétralion  di's  béni'ri>:,es  ,  ia  pour- 
suite des  procès  et  des  appellations;  pour  les  dis- 
penses, les  absolutions,  les  indulgences,  les  privilè- 
ges, el  enfin  pour  toutes  les  interventions  simoniaques 
du  saint-siége?  Voici  que  le  pape  demande  encore 
un  subside  nouveau  !  Que  nous  olTre-t  il  donc  en 
échange  de  notre  or?  des  bénédictions  inefficaces, 
des  anathèmes,  des  guerres  el  une  honteuse  servi- 
tude I  Arrêtez,  prince,  le  cours  de  ce  mal,  el  ne  per- 
mettez pas  que  le  despotisme  pontifical  fasse  de  l'Al- 
lemagne une  seconde  Italie.  »  Cliarles  rapporta  son 
décret,  el  écrivit  à  la  cour  d'Avignon  que  les  subsi- 
des demandés  ne  seraient  pas  envoyés. 

Furieux  de  cet  échec,  Innocent  VI  envoya  aussitôt 
des  nonces  en  Allemagne  pour  prendre  possession 
des  bénéfices  vacants,  avec  pouvoir  d'excommunier 
et  de  déférer  aux  tribunaux  de  l'inquisition  les  clercs 
et  les  laïques  qui  s'opposeraient  à  l'exécution  de  ses 
ordres.  Tant  de  cupidité  souleva  un  mécontente- 
ment général  ;  de  tons  côtés  surgirent  des  prédica- 
teurs qui  condamnaient  publiquement  la  conduite  du 
saint-père,  et  appelaient  la  vengeance  de  Dieu  sur  la 
cour  poniificalg.  Parmi  eux,  le  frère  Jean  de  Roche- 
taillade,  de  l'ordre  des  frères  mineurs,  se  fit  remar- 
quer par  son  éloquence  vive  et  pressante  et  par  la 
profondeur  de  ses  allégories. 


Nous  traduisons  le  dernier  sermon  (|u'il  prononça 
dans  .Vvigiioii  :  (^  Au  temps  jadis,  mes  frères,  dit  le 
prédicateur  en  s'adressant  à  la  foule,  naquit  dans  le 
monde  un  oiseau  extraordinaire;  il  était  grand,  fort, 
et  n'avait  point  de  plumes.  Les  autres  oiseaux  ayant 
enleniiii  ])arler  de  ce  jihénoiuène,  se  rendirent  en 
foule  au  lieu  où  il  était  né  pour  l'admirer;  mais  dès 
i[u'ils  virent  ce  pauvre  être  tremblant  de  froid,  mou- 
rant de  faim  et  incapable  de  chercher  sa  nourriture, 
puis([u'il  ne  pouvait  voler,  ils  en  eurent  pitié,  et  con- 
vinrent que  cliacuii  s'arracherait  quelques  plumes 
pour  eu  couvrir  l'infortuné;  ce  ((u'ils  firent  avec 
empressement.  Aussitôt  que  cet  oiseau  se  trouva 
revêtu  d'un  plumage  élincclant  de  pourpre  et  d'or,  il 
devint  orgueilleux,  arrogant;  il  méprisa  les  oiseaux 
qui  s'étaient  si  généreusement  dépouillés  pour  lui; 
bientôt  même  il  se  prétendit  issu  de  l'aigle  de  Jujii- 
ter  et  voulut  asservir  ses  bienfaiteurs;  il  les  attaqua 
les  uns  après  les  autres,  el  les  poursuivit  dans  tou- 
tes les  contrées  pour  les  dévorer.  Enfin  les  oiseaux, 
fatigués  de  sa  tyrannie,  se  réunirent  en  conseil,  et 
décidèrent  qu'ils  se  jetteraient  tous  à  la  fois  sur  leur 
tyran  et  qu'ils  lui  arracheraient  son  plumage  :  le 
milan  et  le  hibou  commencèrent  l'attaque,  les  autres 
suivirent  ;  et  l'oiseau  phénoménal,  dépouillé  en  un 
instant  des  plumes  qu'on  lui  avait  données,  mourut 
de  faim  dans  le  lieu  même  oià  les  oiseaux  l'avaient 
trouvé  pour  la  première  fois. 

«  Ainsi  vous  ariivera-til,  pape  et  cardinaux,  con- 
tinua l'orateur  en  se  tournant  vers  la  tribune  de  la 
cour  pontificale,  lorsque  les  peuples  vous  auront  re- 
pris les  richesses  qu'ils  vous  ont  données.  » 

En  quittant  la  chaire,  frère  Jean  de  Rochelaillade 
l'ut  arrêté  par  ordre  supérieur,  et  livré  aux  inquisi- 
teurs ,  qui  le  brûlèrent  comme  hérétique.  Que  le 
nom  de  ce  martyr  demeure   glorifié  dans  les  siècles  I 

Innocent  mourut  peu  de  temps  après  dans  un  âge 
très-avancé  ;  il  fui  enterré  dans  la  cathédrale  d'Avi- 
gnon, le  12  septembre  1362. 

Sainte  Brigitte,  qui  vivait  à  cette  époque,  raconte 
une  vision  foi'l  singulière  dans  laquelle  Jésus-Christ 
lui  apparut  jilus  resplendissant  de  gloire  que  le 
jour  de  sa  transfiguration,  et  lui  ordonna  d'écrire  à 
;  tous  les  fidèles  :  «  Que  le  pape  Innocent  VI  avait  été 
plus  abominable  que  les  usuriers  juifs,  plus  traître 
que  Judas,  ])lus  cruel  que  Pilate;  qu'il  avait  dévoré 
les  brebis  dégorgé  les  véritables  pasteurs;  qu'enfin 
pour  tous  ces  crimes  il  l'avait  précipité  dans  l'abîme 
comme  une  pierre  pesante,  et  qu'il  avait  condamné 
ses  cardinaux  à  être  consumés  par  le  même  leu  qui 
avait  consumé  Sodome.  » 


URBAIN    V 


233 


««tK8a 


Élection  de  Guillaume  GrimoalJ.  —  Il  donne  l'évêché  d'Avignon  à  son  frère.  —  Poursuites  du  pape  contre  les  Visconti.  —  En- 
trevue du  pape  et  du  roi  de  France  dans  la  ville  d'Avignon.  —  Urbain  fait  un  voyage  à  Rome.  —  Il  donne  la  rose  d'or  à  l'in- 
fàme  Jeanne  de  Naples.  —  Le  pape-  couronne  Charles  IV  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre.  —  Il  se  prépare  à  rentrer  en 
France.  —  Prédiction  de  sainte  Brigitte.  —  Mort  d'Urbain. 


Dix  jours  après  les  funérailles  d'Innocent  VI,  les 
cardinaux  se  réunirent  en  conclave,  au  nombre  de 
vingt,  dans  le  palais  pontifical,  pour  nommer  un 
nouveau  chef.  Ils  discutèrent  un  mois  entier  sans 
pouvoir  s'accorder;  enfin  les  plus  sages,  désespérant 
de  mettre  jamais  un  terme  aux  divisions  de  leurs 
collègues,  proposèrent  de  clioisir  le  pape  hors  du 
sacré  collège,  et  de  reporter  les  suffrages  sur  Guil- 
laume Grimoald  ou  Grimaud,  abbé  du  monastère  de 
Saint-Victor,  à  Marseille.  Cette  motion  fut  accueillie 
favorablement  par  les  cardinaux;  néanmoins  ils  vou- 
lurent préalablement  faire  leurs  conditions  avec  Guil- 
laume, et  ils  lui  écrivirent  de  se  rendre  secrètement 
auprès  d'eux  pour  leur  donner  son  avis  relativement 
à  l'élection  du  nouveau  pontife.  L'abbé  se  hâta 
d'obéir;  et  quand  il  fut  arrivé,  on  lui  proposa  de  le 
nommer  lui-même  chef  suprême  de  l'Eglise,  s'il  vou- 
lait s'engager  par  serment  sur  le  Christ  à  permettre  aux 
cardinaux  de  cumuleçles  bénéfices,  et  de  conserver 
leurs  équipages.  leurs  palais,  leurs  concubines  et 
leurs  mignons.  Grimoald  consentit  à  tout,  et  avec 
l'aide  du  pigeon  Saint-Esprit,  il  fut  proclamé  pape, 
le  28  octobre    1362,   sous   le  titre  d'Urbain  V. 

Il  était  fils  du  seigneur  de  (irisac,  domaine  situé 
dans  le  Gévaudan,  au  diocèse  de  Mende.  Dès  sa  pre- 
mière jeunesse  il  avait  été  consacré  à  la  vie  monas- 
tique et  placé  dans  le  firieuré  de  Cliiriac,  dont  le  su- 
périeur était  mal  famé  et  renommé  par  la  corruption 
de  ses  mœurs.  Cet  abbé,  qui  avait  conçu  une  affection 
II 


scandaleuse  pour  le  jeune  Grimoald,  voulut  lui  faire 
violence;  mais  l'enfant  résista,  et  instruisit  son  père 
du  danger  qu'il  avait  couru.  Le  seigneur  de  Grisac 
retira  aussitôt  son  fils  du  monastère,  et  l'envoya  à 
Montpellier  pour  y  achever  ses  études.  Ses  progrès 
dans  les  sciences  lui  méritèrent,  quelques  années 
après,  le  grade  de  docteur;  il  professa  le  droit  civil 
et  le  droit  canon,  d'abord  à  ]\Iontpelher,  ensuite  dans 
la  ville  d'Avignon  ;  en  dernier  lieu,  il  avait  été  pour- 
vu de  l'abliaye  de  Saint- Victor  par  Innocent  VI. 

Le  lendemain  de  son  installation  sur  le  saint- 
siège,  Urbain  donna  l'évêché  d'Avignon  à  son  frère 
le  chanoine  Anglic  Grimoald,  et  fit  cesser  le  scan- 
dale que  les  papes  donnaient  depuis  si  longtemps  en 
laissant  cette  Eglise  sans  pasteur,  pour  s'emparer 
des  revenus  du  diocèse;  il  est  vrai  qu'on  ne  doit 
point  lui  savoir  gré  de  cette  promotion,  car  le  saint- 
|)ère,  en  agissant  ainsi,  n'avait  d'autre  intention 
que  de  préparer  le  retour  de  la  cour  pontificale  à 
Rome,  où  le  légat  Gilles  d'Albornos  commandait 
toujours  en  maître  absolu. 

Malheureusnnent ,  au  moment  où  il  comptait 
mettre  ses  projets  à  exécution,  une  révolution  éclata 
en  Italie;  les  Gibelins  prirent  les  armes,  attaquè- 
rent les  Guelfes  et  massacrèrent  un  nombre  prodi- 
gieux des  partisans  des  papes.  De  son  côté,  Gilles 
d'Albornos  rassembla  une  armée ,  tomba  sur  les 
villes  révoltées,  les  saccagea,  les  brûla,  et  on  le  vit 
lui-même,  l'épée  à  la  main,  le  casque  en  tête,  donne 

118 


334 


HISTOIRE    DES    PAPES 


l'i-xoinpli'  du  jùllapc,  ilu  viol  et  du  iiu'uiln"!  llcpon- 
daiit  les  frî'ios  Visconli,  el  paiticuliori'mi'nl  Harnaho, 
jiarvinront  à  repousser  les  troupes  du  légat  el  les 
«Migèient  à  se  renfermer  dans  Rome.  Ne  pouvant 
anéantir  ses  ennemis,  le  pape  les  déclara  excommu- 
niés, hérétiques,  déclins  de  toutes  di;4iiilés;  il  dé- 
tendit aux  lidèles  de  communiijuoravec  eux;  el  après 
avoir  fulminé  une  terrilile  sentence  d'anathème  dans 
la  cathédrale  d'.Vvignon,  il  monta  sur  l'autel,  tendit 
les  bras  vers  le  ciel,  et  prononça  des  imprécations 
liorribles,  appelant  Jésus-Ciirist,  les  saints,  les 
apôtres  et  toute  la  cour  céleste  à  son  aide  pour 
exterminer  les  \'isconli. 

Biirnabo  n'en  continua  pas  moins  à  roml>attre  le 
légat  avec  des  alternatives  de  revers  et  de  succès; 
enfin,  après  une  année  entière  de  luttes,  il  fut  re- 
poussé à  son  tour  par  les  troupes  du  ]iape,  et  forcé 
do  se  replier  sur  Boulogne  :  alors  il  consentit  à  dé- 
poser les  armes,  s'engageant  à  restituer  les  châteaux 
et  les  forteresses  dont  il  s'était  saisi  dans  les  dis- 
tricts de  iVIodène,  de  Bologne  et  de  la  Romagne,  à 
la  condition  qu'on  lui  payerait  la  somme  de  cinq 
cent  mille  florins  d'or  dans  l'espace  de  huit  années, 
à  compter  du  jour  de  la  restitution  des  places  enle- 
vées à  l'Eglise.  En  conséijuence  de  ce  traité,  le 
seigneur  Barnabe  redevint  lils  de  l'Église  ;  il  fut  dé- 
claré innocent  de  tous  les  crimes  pour  lesquels  le 
pape  l'avait  excommunié,  et  relevé  des  censures  pro- 
noncées par  la  cour  de  Rome. 

L'année  suivante,  le  roi  de  France  se  rendit  auprès 
du  saint-père  pour  le  consulter  sur  la  proposition 
que  les  ambassadeurs  de  Naples  lui  faisaient  d'épou- 
ser la  reine  Jeanne,  dont  le  second  mari  venait  de 
mourir  à  la  suite  d'une  maladie  d'épuisement,  et  de 
réunir  ainsi  sur  sa  tète  les  quatre  couronnes  de 
France,  de  Naples,  de  Sicile  et  de  Provence.  Urbain, 
que  cette  alliance  contrariait  vivement,  s'empressa 
de  dissuader  Jean  l"  de  conclure  un  semblable  ma- 
riage avec  la  reine  Jeanne,  dont  il  lui  dévoila  les 
turpitudes,  et  qu'il  lui  représenta  comme  la  plus  dé- 
pravée des  prostituées  de  son  royaume;  il  lui  fit 
connaître  les  meurtres  nombreux  ([u'elle  avait  com- 
mis sur  ses  araarfts  ;  il  lui  montra  même  la  corres- 
pondance de  Clément  \l  et  de  cette  princesse,  où 
se  trouvaient  relatées  en  termes  obscènes  les  causes 
de  l'assasjinat  d'André,  et  dans  laquelle  Jeanne  pro- 
posait au  saint-père  de  lui  acheter  l'absolution  de 
son  crime  pour  de  l'or  cl  des  nuits  de  volupté  !  Jean, 
qui  était  déjà  vieux,  craignit  les  conséquences  d'une 
union  avec  cette  Mcssaline,  et  promit  au  pontife  d'a- 
journer son  projet. 

Cela  ne  suflisait  pas  à  Urbain,  qui  redoutait  plus 
que  toute  chose  au  monde  la  réalisation  d'un  ma- 
riage qui  aurait  placé  le  pape  sous  la  dépendance  des 
souverains  français  ;  pour  le  faire  rompre  sans  re- 
tour, il  résolut  de  créer  des  occupations  sérieuses  à 
Jean,  et  de  le  nommer  chef  d'une  nouvelle  croisade 
en  Palestine.  L'enthousiasme  religieux  était  généra- 
lement très-refroidi ;  néanmoins  l'habile  pontife, 
profitant  de  l'arrivée  de  Lusignan,  roi  de  Chypre, 
qui  était  venu  à  Avignon  pour  solliciter  des  secours 
contre  les  Sarrasins,  célébra  une  messe  solennelle  en 
présence  des  deux  souverains,  et  prêcha  une  croisade 
nouvelle  avec  tant  d'onction,   que  le    stupide  Jean 


s'écria,  les  larmes  aux  yeux,  qu'il  voulait  venger  le 
Christ.  Aussitôt,  et  sans  lui  donner  le  temps  de  la 
réflexion,  on  le  conduisit  devant  l'autel,  et  on  lui  fit 
jurer  sur  l'hostie  consacrée  qu'il  conduirait  cent  cin- 
quante mille  soldats  en  Asie. 

De  retour  dans  sa  capitale,  Jean  éprouva  une  vive 
opposilion  de  la  ]iai't  de  sou  conseil  pour  l'e-xécution 
de  ses  projets  extravagants.  Ses  ministres  lui  repré- 
sentèrent que  le  royaume  était  plongé  dans  la  mi- 
sère la  plus  profonde  ;  que  la  peste  et  la  famine  dé- 
cimaient ses  peuples;  (ju'il  était  impossible  de  trou- 
ver de  l'argent  pour  subvenir  aux  dépenses  d'une 
croisade;  cpie  son  âge  et  ses  infirmités  l'empêche- 
raient de  diriger  une  guerre  aussi  pénible  ;  on  lui 
rappela  l'exemple  de  ses  prédécesseurs  qui  avaient 
ruiné  el  dépeujilé  la  France  sans  pouvoir  conquérir 
une  coudée  de  la  terre  sainte.  Toutes  les  observations 
furent  inutiles,  cet  obstiné  vieillard  ne  voulut  rien 
écouler;  il  ordonna  une  nouvelle  refonte  des  mon- 
naies pour  se  procurer  de  l'argent,  et  convoqua  le 
ban  et  l'arrière-ban  pour  organiser  son  armée.  Mais 
aucun  des  autres  princes  de  fEuiopc  n'ayant  voulu 
se  joindre  au  roi  de  France,  cette  sainte  entreprise 
n'eut  pas  lieu. 

Du  reste,  comme  la  reine  Jeanne,  dans  l'intervalle, 
avait  épousé  le  roi  de  Majorque,  un  de  ses  amants, 
et  avait  prêté  un  nouveau  serment  d'obédience  au 
saint- siège,  le  pape  cessa  lui-même  de  s'occuper  de 
la  croisade.  Tous  ses  soins  étaient  apiiliqués  à  un 
seul  but,  celui  de  se  ménageries  moyens  de  rentrer 
en  Italie.  Il  annonça  ouvertement  que  sa  volonté  était 
de  rétablir  la  cour  pontificale  à  Rome,  et  par  ses 
ordres,  l'évêque  d'Orviette  se  rendit  dans  la  ville 
sainte  pour  surveiller  les  travaux  de  réparations  au 
palais  apostoli(pio.  Enfin,  le  30  avril  1367,  Urbain 
s"emban[ua  à  Marseille,  avec  une  suite  nombreuse, 
sur  une  flotte  de  vingt-trois  galères  richement  déco- 
rées, que  ses  alliés  les  Vénitiens,  les  Génois  et  les 
Pisans  lui  avaient  envoyée.  Il  arriva  à  Gènes  après 
une  traversée  de  quarante  jours,  et  de  cette  ville  il 
se  dirigea  sur  Vilerlje,  où  il  avait  l'intention  de  sé- 
journer quelques  mois. 

A  son  entrée  dans  celte  ville,  le  saint-père  se  vit 
assailli  par  une  foule  de  citoyens  qui  lui  deman- 
daient justice  contre  son  légat  Gilles  d'Albornos,  qui 
était  à  ses  côtés.  Celle  maiiifeslalion  l'olTraya  telle- 
ment, que  pour  apaiser  les  esprits  il  lui  ordonna  de 
quitter  son  cortège,  et  de  se  tenir  prêt  à  rendre 
comjile  de  sa  conduite  à  son  premier  appel.  Le  car- 
dinal obéit;  mais  le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour, 
on  entendit  un  grand  mouvement  de  chevaux  et  de 
ferrements  sous  les  fenêtres  des  appartements  du 
,  pape  ;  et  quand  Urbain  se  fut  mis  à  son  balcon  pour 
s'enquérir  du  motif  de  ce  bruii,  il  aperçut  son  légat, 
debout  sur  un  chariot,  et  remuant  avec  les  mains 
une  énorme  quantité  de  dés. 

«  Saint-père,  lui  cria  Gilles  d'Albornos,  voilà  les 
clés  des  villes  que  j'ai  soumises  à  ^'olro  Sainlelé;  je 
sais  qu'on  ne  doit  rien  attendre  de  la  r^'connaissance 
des  rois  et  des  papes.  Je  vous  ai  trop  bien  servi  au 
détriment  des  peuples  ;  je  m'en  repens  :  adieu  !  »  Et 
sautant  sur  un  cheval  tenu  en  bride  par  ses  gens,  il 
piqua  des  deux,  sortit  de  Viterbe,  et  laissa  la  voi- 
ture chargée  de  clés. 


URBAIN     V 


235 


Lorsqu'on  eut  connaissance  de  cette  fuite,  les  ci- 
toyens accusèrent  Urbain  de  l'avoir  favorisée  pour 
soustraire  ce  grand  coupablo  à  leur  vengeance  ;  une 
révolte  éclata,  et  des  bandes  armées  parcoururent  les 
rues  en  criant  :  «  Vive  le  peuple  !  à  bas  les  prêtres  !  " 
Les  cardinaux  logés  dans  des  palais  isolés  se  re- 
plièrent aussitôt  sur  le  palais  pontifical,  qui  était 
fortiiié;  et  on  raconte  que  la  panique  fut  si  grande 
parmi  eux,  que  le  cardinal  de  Vabres  s'enfuit  en 
chemise  d'un  lupanar  où  il  avait  passé  la  nuit,  et 
que  le  cardinal  de  Carcassonne  se  sauva  d'un  couvent 
de  bénédictines  sous  des  habits  de  nonne. 

Redoutant  les  suites  de  cette  insurrection,  Urbain 
envoya  un  exprès  à  son  légat,  avec  une  lettre  dans 
laquelle  il  le  sui^pliait  de  venir  le  déli\Ter.  Comme 
l'amliition  est  facile  à  s'abuser,  Gilles  d'Alboruos 
crut  à  un  retour  de  faveur;  il  rassembla  quelques 
troupes  et  attaqua  Viterbe,  dont  il  s'empara  immé- 
diatement. La  po|iulation  fut  désarmée;  on  enleva 
jusqu'aux  chaînes  qui  fermaient  les  rues;  ensuite  le 
pape  fit  dresser  des  potences  sur  les  places  publicjues, 
et  deux  cents  des  principaux  habitants  furent  pen- 
dus. Ainsi  fut  rétablie  la  tranquillité  dans  ^'iterbe. 

Quelques  jours  après,  Gilles  d'Albornos  fut  assas- 
siné ]iar  le  fils  d'un  citoyen  qui  avait  à  venger  la  mort 
de  son  père.  Uibain  ^'  craignit  le  retour  des  troubles, 
et  quitta  préci])itamment  cette  ville  avec  sa  suite  et 
une  escorte  de  deux  mille  hommes  d'armes,  pour  se 
rendre  à  Rome.  Il  fut  reçu  avec  de  grands  témoi- 
gnages de  joie  par  le  clergé,  qui  le  conduisit  en 
triomphe  au  palais  du  Vatican.  Jeanne  de  Naples 
vint  également  présenter  ses  hommages  au  saint- 
père,  et  fut  admise  dans  son  intimité,  au  grand  scan- 
dale de  Lusignan,  roi  de  Chypre,  qui  s'étonnait 
qu'un  pape  consentît  à  passer  des  journées  entières 
renfermé  avec  une  femme  aussi  décriée  ;  mais  on 
connut  bientôt  le  motif  de  ces  conférences  mysté- 
rieuses, le  jour  de  la  bénédiction  de  la  rose  d'or 
étant  arrivé,  le  pontife,  au  lieu  de  l'ofirir  à  Lusi- 
gnan, comme  chacun  s'y  attendait,  la  présenta  à  la 
belle  reine  de  Naples,  c{ui  était  devenue  sa  maîtresse. 

Une  telle  marque  de  condescendance  pour  une 
courtisane  couronnée  mécontenta  les  cardinaux,  et 
ils  en  firent  même  des  observations  à  Sa  Sainteté. 
Pour  les  forcer  au  silence  et  leur  montrer  le  cas 
qu'il  faisait  de  leurs  conseils,  Urbain  les  convoc{ua 
en  consistoire  le  dimanche  suivant,  et  en  présence 
de  la  cour  et  des  ambassadeurs  étrangers,  il  fit 
l'éloge  de  Jeanne,  exalta  sa  charité,  sa  do.:ceur,  son 
courage,  et  lui  donna  une  épée  d'or.  Après  la  séance, 
il  se  retira  avec  elle  dans  sa  délicieuse  villa  de  Mon- 
tefiascone,  laissant  aux  cardinaux  le  soin  d'expédier 
les  alVaires  de  l'Église.  Jacques  III,  mari  de  Jeanne, 
instruit  de  ce  qui  se  passait  à  la  cour  du  pape,  en- 
voya un  exprès  à  sa  femme  pour  qir'elle  revînt  à 
Naples,  menaçant  de  faire  connaître  son  infamie  à 
tou?  les  rois  d'Europe. 

'Urbain,  furieijx  cpi'on  voulût  lui  disputer  sa  maî- 
tresse, cassa,  ijans  perdre  de  temps,  le  troisième 
mariage  de  Jeanne  sous  prétexte  de  parenté,  et  la 
déclara  libre  de  prendre  un  autre  époux.  Malgré 
c:tlc  décision,   les   seigneurs  italiens,   indignés   de 


l'audace  du  pape,  se  révoltèrent  contre  le  saint-siége, 
et  la  guerre  recommença  plus  terrible  qu'auparavant. 
Jeanne,  ne  voulant  point  partager  les  périls  de  son 
amant,  retourna  à  Naples,  et  laissa  IJrbain  aux  prises 
avec  les  insurgés.  Dans  cette  extrén:ité,  celui-ci  ap- 
pela à  son  secours  l'empereur  Charles  IV,  qui  accou- 
rut en  Italie  à  la  tète  de  vingt  mille  Allemands,  et 
se  présenta  devant  Vérone.  Après  s'en  être  emparé 
il  marcha  sur  Milan,  qu'il  investit  inutilement,  les 
troupes  de  Barnalio  Visconti  étant  venues  déblo(juer 
la  place.  Il  se  dirigea  ensuite  sur  ^'iterbe,  où  le  pape 
l'attendait  pour  le  conduire  à  Rome  ;  l'impératrice 
vint  les  rejoindre  dans  cette  dernière  ville,  afin  de 
recevoir  la  couronne  des  mains  du  saint  père. 

Sans  s'impiiéler  de  la  présence  de  l'armée  alle- 
mande, les  Visconti  guerroyaient  toujours  avec  les 
gens  du  pape;  aussi  Sa  Sainteté  voulut-elle  exiger 
de  l'empereur  qu'il  donnât  à  ses  troupes  les  ordres 
les  plus  sévères  pour  achever  l'extermination  de  cette^ 
famille.  Sur  le  refus  de  Charles  de  commander  des 
exécutions  sanglantes,  qui  n'étaient  rien  moins  que 
des  massacres  généraux  dans  les  plus  belles  pro- 
vinces de  l'Italie,  Urbain  se  détacha  de  sa  cause,  et 
résolut  de  le  déposer.  Mais  avant  d'agir  ouvertement, 
il  jugea  prudent  de  rentrer  en  France,  où  la  protec- 
tion du  roi  Jean  I"  le  mettait  à  l'abri  de  toute  violence. 

Pendant  ses  préparatifs  de  voyage,  Jean  Paléo- 
logue,  empereur  de  Constantinople,  vint  à  Rome  en 
personne,  pour  demander  des  secours  au  pape  contre 
les  musulmans,  qui  menaçaient  sa  capitale.  Le  prince 
grec  fut  reçu  par  le  clergé  romain  avec  de  gi-ands 
honneurs;  il  fit  ur.e  profession  de  foi  orthodoxe  dans 
la  basilique  du  Saint-Esprit,  et  s'engagea  par  ser-r 
ment  à  soumettre  ses  sujets  à  l'Église  romaine,  si 
les  princes  d'Occident  consentaient  à  lui  fournir  des 
troupes  pour  repousser  les  armées  des  infidèles.  Mal- 
heureusement ses  présents  et  ses  promesses  ne  pu- 
rent déterminer  les  souverains  de  l'Europe  à  le  se- 
courir, et  Jean  Paléologue  fut  obligé  de  retourner  à 
Constantinople,  sans  argent,  sans  armée,  avec  la 
seule  consolation  d'être  chrétien  orthodoxe. 

Urbain,  libre  de  ce  côté  par  le  départ  de  l'empe- 
reur, s'occupa  d'assurer  l'exécution  de  ses  projets 
contre  le  roi  de  Germanie  ;  et  dans  un  sermon  il  pré- 
vint les  Romains  que  des  affaires  de  la  plus  haute 
gravité  l'obligeaient  à  faireunvoyageà  Avignon.  Celte 
résolution  excita  un  grand  mécontentement  dans  le 
clergé;  les  moines  mêmes  vinrent  en  procession  pour 
adresser  des  remontrances  au  pape;  sainte  Brigitte, 
qui  était  en  pèlerinage  à  la  ville  sainte,  vint  égaJement 
au  Vatican  à  l'instigation  d'un  caidinal,  et  prévint 
Urbain  qu'elle  avait  eu  une  vision ,  dans  la(|uelle 
l'archange  Michel  lui  avait  révélé  qu'il  mourrait  le 
jour  même  ([u'il  loucherait  la  terre  de  France. 

Le  pontife,  qui  connaissait  la  valeur  des  prophé- 
ties, ne  tint  aucvin  compte  des  avertissements  de  la 
sainte;  il  s'embarqua  à  Gorncto,  et  dix  neuf  jours 
après  il  fit  son  entrée  fi  Avignon.  Mal  lui  en  prit, 
car  le  soir  de  son  arrivée  il  tomba  gravement  malade, 
et  mourut  dans  la  nuit  du  19  décembre  1370.  Ses 
restes  furent  transportés  à  l'abbaye  de  Saint-Viclor 
de  Marseille,  où  il  s'était  fait  construire  un  tombeau. 


236 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Élection  de  Grégoire  XI.  —  A  l'exemple  de  son  prédécesseur,  le  pape  poursuit  les  Visconli.  —  Fondation  du  royaume  de  Trina- 
crie.  —  Origine  et  doctrines  des  turlupins.  —  Révolte  des  Florentins.  —  Histoire  merveilleuse  de  sainte  Catherine  de  Sienne. 

—  Son  mariage  avec  Jésus-Christ.  —  Retour  du  saint-père  à  Rome.  —  Wiclet  l'hérétique.  —  Nouvelle  révolte  des  Florentins. 

—  Mort  de  Grégoire. 


I 


Les  cardinaux  se  réunirent  en  conclave  le  29  dé- 
cembre 1370,  et  proclamèrent  souverain  pontife 
Pierre  Roger  de  Maumont,  cardinal  de  Beaufort,  qui 
fut  intronisé  sous  le  nom  de  Grégoire  XI,  après  les 
cérémonies  d'usage. 

Ce  nouveau  pape  était  neveu  de  Clément  VI,  qui 
l'avait  élevé  au  cardinalat  à  làge  de  dix-sept  ans, 
pour  prix  d'infâmes  complaisances.  A  l'exemple  de 
son  prédécesseur,  Grégoire  se  déclara  l'ennemi  des 
Visconti  ;  et  dès  qu'il  fut  sur  le  trône,  il  adressa  aux 
évêques  de  l'empire  une  bulle  terrible,  oii,  après 
avoir  chargé  Barnabo  de  toutes  sortes  d'accusations, 
il  ajoutait  :  <•  Enfin  cet  hérétique  obstiné  a  osé  faire 
arrêter  l'évêque  de  Milan,  parce  que  ce  vertueux  ec- 
clésiastique refusait  d'élever  à  l'épiscopat  un  moine, 
notre  ennemi  déclaré,  qui  appelait  le  saint-siége  le 
trône  de  Satan  ;  et  lorsque  le  saint  prélat  eut  été 
amené  en  sa  présence,  il  l'a  fait  mettre  à  genoux,  et 
l'apostrophant  rudement  :  «  Pourquoi,  ribaud,  as-tu 
«  refusé  de  m'obéir?  lui  a-t-il  dit  ;  ne  sais-tu  pas  que 
«  je  suis  empereur  et  pape  sur  mes  terres,  et  que 
•<  Dieu  même  n'a  d'autorité  dans  mes  domaines 
«  qu'autant  que  je  veux  bien  lui  en  accorder?  Pour 
«  te  l'apprendre,  le  bourreau  va  l'appliquer  cin- 
«  quante  coups  de  bâton  sur  cette  partie  que  tu  as 
«  si  souvent  prêtée  aux  infâmes  de  ton  clergé.  » 
Après  cette  exécution,  il  a  poussé  l'audace  jusqu'à 
faire  proclamer  son  moine  souverain  pontife  sous  le 
nom  de  Girardole  I",  et  il  a  fait  défense  à  ses  sujets 


de  venir  à  notre  cour  pour  acheter  des  indulgences, 
des  bénéfices,  des  absolutions,  prétendant  que  son 
pape  avait  aussi  bonne  provision  que  nous  de  ces 
marchandises,  et  qu'il  les  fournirait  au  rabais.  » 

Grégoire  terminait  sa  lettre  en  déclarant  excom- 
muniés ceux  qui  donneraient  aide,  conseil,  vivres  ou 
argent  aux  Visconti.  Il  ne  s'en  tint  pas  aux  armes 
spirituelles,  qui  devenaient  de  jour  en  jour  moins 
redoutables  ;  il  leva  une  a  mée  et  en  confia  le  com- 
mandement à  Amédée,  comte 'de  Savoie.  Les  Vis- 
conti ,  efirayés  de  ces  préparatifs,  voulurent  alors 
entrer  en  arrangement  avec  le  saint-siége,  et  firent 
des  ouvertures  de  paix  ;  mais  le  pape  refusa  même 
de  voir  les  ambassadeurs.  «  Non,  non,  dit-il  au  car- 
dinal qui  demandait  l'autorisation  de  les  introduire 
en  sa  présence,  il  est  inutile  que  je  les  entende;  je 
leur  épargnerai  un  parjure,  et  je  sauverai  leur  âme 
malgré  eux  en  les  faisant  enterrer  vifs  s'ils  tombent 
entre  mes  mains.  »  Les  hostilités  continuèrent  donc 
entre  les  deux  partis,  jusqu'à  ce  que  l'argent  venant 
à  manquer  au  pontife  pour  solder  ses  troupes,  il  se 
trouva  lui-même  obligé  de  conclure  une  trêve  avec 
Galéas  et  Barnabo. 

Au  milieu  de  ces  guerres,  le  saint-père  n'oubliait 
pas  les  intérêts  pécuniaires  de  son  siège,  et  s'impo- 
sait comme  arbitre  à  Jeanne  de  Naples  et  au  roi  de 
Sicile  Frédéric  II,  dit  le  Simple,  dont  cette  prin- 
cesse revendiquait  les  Etats,  en  vertu  d'un  traité 
conclu  en  1.302,  entre  Charles  U  et  Frédéric  d'Ara- 


GRÉGOIRE    XI 


237 


gon.  L'intervention  de  Grégoire  empêcha,  il  est  vrai, 
une  rupture  entre  les  deux  royaumes,  mais  ils  la 
payèrent  fort  cher,  car  Jeanne  fut  déboutée  de  ses 
prétentions,  et  le  roi  de  Sicile  fut  tenu  de  payer  au 
saint-siége  un  tribut  annuel  de  quinze  mille  ducats. 
Moyennant  le  payement  de  cette  somme,  Frédéric  et 
ses  successeurs  furent  déclarés,  de  par  le  pape,  légi- 
times souverains  de  la  Sicile,  qui  prit  le  nom  de 
royaume  de  Trinacrie. 

Déjà  les  ressources  du  pontife  commençaient  sin- 
gulièrement à  s'épuiser  ;  l'enthousiasme  des  croi- 
sades et  des  indulgences  était  passé  de  mode,  la 
axe  même  des  crimes  ne  rapportait  presque  plus 
rien  ;  tandis  qu'en  contraste,  le  luxe  des  cardinaux 
augmentait  en  raison  de  la  décroissance  des  revenus. 
Aussi  cette  rente  de  quinze  mille  ducats  fut  prump- 
lement  dissipée,  et  le  saint-père  dut  songer  sérieu^ 
sèment  à  se  procurer  de  l'argent.  Pour  cela,  il  jugea 
que  le  moyen  le  plus  simple  était  de  rallumer  les 
bûchers  et  de  confisquer  les  biens  des  hérétiques  ; 
Grégoire  se  lit  donc  persécuteur.  La  première  secte 
qu'il  poursuivit  l'ut  celle  des  turlupins. 

Voici  comment  du  Haillan  parle  de  ces  schisma- 
tiques  :  «  Ils  étaient  les  continuateurs  de  la  doctrine 
des  pauvres  de  Lyon,  des  Vaudois  de  Touloufe  et 
des  infortunés  Albigeois,  qui,  depuis  près  de  deux 
siècles,  avaient  lutté  contre  l'exéciable  tyrannie  des 
papes.  On  les  appelait  turlupins,  parce  qu'ils  se  réu- 
ni.ssaient  la  nuit  dans  les  bois  comme  des  loups  ; 
leurs  ennemis  les  avaient  encore  surnommés  Boul- 
gres  ou  Bulgares,  parce  ([u'ils  les  confondaient,  ou 
plutôt  pour  qu'on  les  confondît  avec  de  prétendus 
manichéens  qui  s'étaient  répandus  de  la  Bulgarie  en 
Italie  et  en  Fi'ance.  Depuis  longtemps  la  ))olilique 
sacerdotale  avait  pu  apprécier  combien  il  lui  était  fa- 
voraiile  de  calomnier  ceux  dont  elle  convoitait  les  dé- 


La  révolte  des  Florentins 

pouilles  ;  aussi  les  turlupins  ne  furent-ils  point 
éiiargnés  ;  on  les  accusa,  comme  on  avait  fait  pour 
les  templiers,  de  pratiquer  toutes  sortes  d'abomina- 
tions ol  de 'sacrilèges;  on  prétendit  qu'ils  ensei- 
gnaient cjue  l'homme  arrivé  à  un  certain  degré  de 
perfection  était  all'ranchi  de  la  loi  divine  et  n'était 
plus  souirjis  au  joug  du  Christ  ni  de  son  vicaire;  on 
aflirma  i|u'ils  ne  ))riaient  jamais  Dieu,  sous  prétexte 
que  les  prières  ayant  été  écrites  par  les  hommes 
n'avaient  point  de  caractèie  divin.  Do  faux  témoins 
vinrent  même  il(''poser  qu'ils  assistaient  à  leurs  céré- 


238 


HISTOIUK    DES     l'APES 


monies  dans  unt>  luulitt'  absoluo,  et  qu'ils  coiuiael- 
taiont  à  la  vue  île  tous  Tacto  do  loniication.  » 

Maliîiv  cos  accusations  atroces,  Giv^oire  no  par- 
venant point  à  diminuer  la  vénération  qu'on  leur 
portait  dans  le  Daupliiné,  s'en  prit  à  Charles  V  de  ce 
,  (jue  SOS  officiers  refusaieut  de  persécuter  les  turlu- 
pius.  et  il  lui  écrivit  :  >-  Prince,  nous  avons  apjjris  ([u'en 
Daupliiné  et  dans  ks  provinces  voisines  il  existe  une 
multitude  d'Iiércliiiuos  appelés  Vaudois,  Turlupins 
ou  Houlj;res,  qui  possèdent  de  grandes  richesses. 
Notre  sainte  sollicitude  s'est  tournée  vers  ce  pauvre 
royaume  que  Dieu  vous  a  confié  afin  d'en  extirper  le 
schisme  ;  mais  vos  officiers,  corrompus  jiar  l'or  do 
ces  réprouvés,  loin  d'assister  dans  leur  saint  minis- 
tère nos  cliers  fils  les  inquisiteurs,  les  ont  l'ait  tomber 
eux-mêmes  dans  des  pièges  où  plusieurs  ont  trouvé 
la  mort.  Et  tout  cela  s'est  fait  sous  les  yeux  des 
puissants  seigneurs  du  Daupliiné  !  Nous  vous  ordon- 
nons donc  d'cxtormiiior  ces  hérétiques  en  vertu  du 
serment  que  vous  avez  prêté  au  saint  siège;  nous 
vous  enjoignons  de  marcher,  s'il  le  faut,  à  la  tète  de 
vos  armées,  pour  exciter  le  zèle  de  vos  soldats  et 
pour  ranimer  le  courage  des  inquisiteurs.  » 

Cliarlos  V,  dit  le  Sage,  seconda  merveilleusement 
le  pa]ie  dans  ses  projets  sanguinaires;  bientôt,  sur 
toute  la  surface  de  là  Fiance,  il  se  lit  un  massacre 
général  des  malheureux  turlupins  ;  les  cachots  de 
l'inquisition  s'encombrèrent  de  victimes,  et  il  fallut 
même  bâtir  de  nouvelles  prisons  à  Embrun,  à  Aienne, 
à  .Vvignon  et  dans  un  grand  nombre  d'autres  villes, 
pour  contenir  les  accusés.  \  Paiis,  on  brûla,  par  les 
mains  du  bourreau,  hors  de  la  porte  Saint-Honoré, 
au  marché  aux  Pourceaux,  les  ouvrages  et-  les  vête- 
monts  des  prétendus  hérétiques  ;  le  grand  inquisiteur 
condamna  au  supplice  du  feu  la  célèbre  Jeanne  d'Au- 
bentou,  que  ses  lumières,  son  éloquence  et  ses  ver- 
tus avaient  rendue  l'une  des  femmes  les  plus  célè- 
bres de  l'époque  ;  et  sur  son  bûcher  on  porta  le 
cadavre  d'un  prédicateur  qui  avait  succombé  aux 
tortures  de  l'eau  et  du  feu,  qu'on  lui  avait  fait  subir 
simultanément.  A  Toulouse  et  dans  la  ville  d'Avi- 
gncm,  les  flammes  dévorèrent  plusieurs  milliers  de  j 
ces  malheureux,  qui  étaient  gangrenés  et  empoison-  j 
nés  d'hérésie,  selon  l'expression  du  saint  père. 

Ces  terribles  exécutions  valurent  «ux  persécuteurs 
de  magnifir[ues  récompenses,  ainsi  que  l'atteste  une 
lettre  de  Charles  V  adressée  «  à  Pierre-Jacques  de 
More,  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  grand  inqui- 
siteur des  Boulgres  de  la  province  de  France,  pour 
les  dons  qui  lui  ont  été  faits  par  le  roi,  en  vertu 
d'une  ordonnance  du  22  février  1373,  afin  de  recon- 
naître le  zèle  qu'il  a  montré  en  exerçant  impitoya- 
blement de  saintes  poursuites  contre  les  turlupins 
et  les  turlupines  qui  ont  été  saisis  dans  ladite  pro- 
vince. /-  Enfin  la  secte  des  turlupins  fut  entièrement 
anéantie,  et  les  coffres  de  la  chancellerie  apostolique 
regorgèrent  de  richesses. 

Grégoire  se  trouvant  alors  en  état  de  reprendre  la 
campagne  et  de  lever  une  armée  puissante  contre  les 
Visconti,  adressa  des  lettres  à  l'empareur  d'Alle- 
magne, au  duc  d',\utriche,  au  roi  de  Hongrie,  au  roi 
de  Sicile  et  même  au  roi  de  France,  pour  les  pré- 
venir de  sa  résolution  de  rentrer  en  Italie  et  de  ré- 
tablir la  ré.sidence  du  ?aint-siége  dans  l'ancienne  ville 


des  césars.  Son  prétexte  était  l'intérêt  temporel  et 
spirituel  de  l'Eglise,  qui  lui  commandait,  disait-il, 
lie  reiirondre  la  direction  du  diocèse  de  Rome,  pour 
ne  point  fournir  d'excuses  aux  prélats  qui,  à  l'exem- 
ple des  papes,  ne  se  faisaient  aucun  scrupule  d'a- 
bandonner Imu-s  églises  pour  ne  s'occuper  que  du 
soin  de  cumuler  les  béiiéflLOs  et  de  recueillir  d'énor- 
mes revenus.  Pour  mieux  ca'chor  ses  projets,  il  publia 
même  une  constitution  qui  enjoignait  aux  évoques, 
aux  abbés  réguliers  et  aux  chefs  d'ordres  de  se  rendre 
à  leurs  églises  dans  le  délai  de  deux  mois. 

Néanmoins  le  printemps  arriva,  et  le  pape  n'avait 
point  encore  (luitté  .Avignon,  soit  ([ue  les  plaisirs  et 
la  débauche  le  letinssent  ilans  cette  ville,  soit  que 
ses  préparatifs  de  guerre  contre  les  Visconti  ne  fus- 
sent point  encore  terminés.  De  leur  côté,  les  prélats 
étrangers  lestaient  à  Avignon,  captivés  par  les  char- 
mes de  celte  troisième  Babylone,  sans  avoir  égard 
aux  ordres 'de  Grégoire;  et  comme  il  voulut  un  jour 
obliger  un  évoque  à  retourner  dans  son  diocèse,  ce- 
lui-ci, en  présence  des  cardinaux  et  des  ambassa- 
deurs, l'apostropha  en  ces  termes  :  «  Toi  qui  veux 
forcer  les  pasteurs  à  demeurer  au  milieu  de  leur 
troupeau,  pourquoi  donc  dcmeures-tu  hors  de  Rome"? 
Est-ce  parce  que  ton  nouveau  palais  est  res]ilendis- 
sant  d'or  et  de  pourpre  ?  Est-ce  parce  que  la  popula- 
tion corrompue  de  la  ville  où  tu  résides  applaudit  à 
la  foule  de  tes  bouffons,  de  tes  mignons,  de  tes 
courtisanes  ?  Est-ce  enfin  parce  que  tu  peux  impuné- 
ment commettre  des  adultères,  des  incestes,  des 
viols  et  des  assassinats?  Eh  bien,  nous  voulons 
suivre  ton  exemple  ;  nous  voulons  sacrifier  aux  dieux 
de  la  sodomie,  du  vol  et  du  meurtre,  dans  le  temple 
que  tu  leur  as  élevé  1  »  Desmarets,  qui  rapporte  ce 
fait,  prétend  que  Grégoire  se  contenta  de  répondre  : 
«  Notre  cher  évè((ue  a  passé  la  nuit  dans  quelque 
taverne,  en  compagnie  de  filles  d'amour,  et  il  a  laissé 
toute  sa  raison  au  fond  des  brocs  de  vin.  » 

Avignon,  séjour  de  luxe  et  de  volupté,  était  en 
effet  une  nouvelle  Capoue  pour  les  papes;  et  il  leur 
était  d'autant  plus  difficile  de  l'abandonne)-,  qu'ils 
avaient  reconnu  l'impossibilité  de  transplanter  les 
délices  de  cette  cité  sur  les  rives  du  Tibre,  au  milieu 
de  cette  tourbe  de  moines  mendiants  qui  couvraient 
l'Italie  comme  une  immense  lèpre,  et  en  paralysaient 
l'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce. 

Cependant  de  l'excès  même  de  la  misère  et  de 
l'aljjection  où  se  trouvaient  plongées  les  provinces 
italiennes,  jaillirent  des  étincelles  de  liberté  et  d'in- 
dépendance: à  Milan,  à  Rome,  à  Gênes,  on  s'insur- 
gea contre  les  tyrans;  à  Florence,  le  peuple,  fatigué 
des  exactions  des  légats,  se  révolta  et  forma  une  li- 
gue puissante  dans  laquelle  enlièrent presque  toutes 
les  places  et  les  villes  des  Etats  ecclésiastiques;  par- 
tout la  bannière  du  pape  fut  abutlue  et  remplacée  par 
un  étendard  formé  d'une  longue  bande  de  pourpre 
sur  laquelle  était  écrit  le  mot  latin  «  Libertas.  »  Pé- 
rouse,  Bologne,  Modène,  Forli,  Nocsra  se  joignirent 
aux  révoltés  et  chassèrent  les  cardinaux  Noedet  et 
Géraud,  ainsi  que  les  nonces  du  saint-siége;  en- 
fin les  forteresses  et  les  châteaux  crénelés,  ces  repai- 
res des  tyrans  et -des  tyranneaux,  furent  abattus  dans 
les  Etats  de  Toscane. 

A  la  nouvelle  de  celle  révolution.  Grégoire  publia 


GRÉGOIRE    XI 


23d 


une  bulle  pour  défendre  aux  peuples  de  la  chrétienté, 
sous  peine  d'interdiction  et  d'anathème,  de  prêter, 
de  donner  ou  de  vendre  aux  Florentins  des  armes,  de 
l'argent,  du  Lié,  du  vin,  de  la  viande,  des  laines  ou 
du  drap,  ni  aucune  marchandise  ;  il  les  déclara  pri- 
vés (ie  tous  priviléi,'cs,  de  toute  juridiction;  il  sup- 
prima leur  université;  il  conliscpa  tous  leurs  Liens, 
donna  à  ceux  qui  se  saisiraient  de  leur  personne  le 
pouvoir  de  les  vendre  comme  esclaves  ;  enfin  il  leva 
une  armée  formidable  qu'il  mit  sous  la  conduite  du 
ca]iitaine  Jean  l'Anglais,  et  de  Jean  de  ÎMalestroit, 
seigneur  breton,  et  qu'il  envoya  contre  Florence.  Les 
troupes  papales  ne  purent,  s'emparer  de  vive  force 
de  la  ville;  néanmoins,  elles  en  ruinèrent  les  envi- 
rons et  interceptèrent  toutes  les  communications  avec 
le  dehors.  Cette  tactique  obligea  les  Florentins  à  en- 
trer en  négociation  avec  le  pontife,  non  pour  con- 
clure un  traité  de  paix  définitif,  mais  pour  gagner  du 
temps  et  attendre  des  renforts  de  leurs  alliés,  ainsi 
qu'il  parut  du  reste  par  le  choix  qu'ils  firent  comme 
ambassadeur  d'une  jeune  religieuse  nommée  Cathe- 
rine de  Sienne,  dont  la  beauté  était  reraari[uable,  et 
qui  passait  pour  inspirée.  On  racontait  de  merveil- 
leuses histoires  sur  cette  sainte,  sur  ses  extases,  et 
sur  Raymond  de  Gapoue ,  son  confesseur,  moine 
fourbe  et  débauché,  qui  aliusait  de  la  pauvre  illu- 
minée. Lui-même,  dans  un  ouvrage  qu'il  a  écrit  sur 
les  prétendues  révélations  de  Catherine,  avoue  qu'il 
douta  quelque  temps  de  la  vérité  des  grandes  choses 
qu'elle  lui  avait  confiées  dans  le  secret  de  la  confes- 
sion, et  que  Dieu  lui  avait  révélées  :  «  Mais,  ajoute- 
t-il,  une  nuit,  m'étant  introduit  dans  sa  cellule,  je 
trouvai  cette  sainte  fille  debout,  sans  vêtements,  fré- 
missante et  resplendissante,  les  bras  élevés  vers  le  ciel  ; 
et  comme  je  la  contemplais  dans  le. ravissement,  je 
vis  sa  taille  se  grandir,  son  visage  se  transformer, 
se  couvrir  d'une  barbe  rousse,  son  front  se  couron- 
ner d'épines  ;  je  suivis  sur  son  beau  corps  l'accom- 
plissement du  miracle,  et  je  vis  le  siège  de  la  pudeur 
se  changer  peu  à  peu  et  prendre  les  signes  de  la  vi- 
rilité ;  alors  je  me  jetai  la  face  contre  terre  pour 
adorer  le  Seigneur,  car  c'était  lui  !  » 

Dans  un  autre  passage ,  Raymond  affirme  que 
sainte  Catherine  avait  été  réellement  transportée  aux 
cieux,  que  Jésus-Christ  l'avait  épousée  solennelle- 
ment, en  présence  de  sa  mère,  du  Saint-Esprit,  de 
saint  Joseph,  et  au  milieu  d'une  foule  innombrable 
d'anges,  d'archanges,  de  saints  et  de  martyrs  ;  qu'il 
avait  changé  de  cœur  avec  elle,  et  lui  avait  mis  au 
doigt  un  anneau  d'or  monté  de  quatre  perles  et 
d'un  diamant.  Depuis  cette  vision,  sainte  Catherine 
elle-même  se  glorifiait  dans  ses  ouvrages  d'avoir  été 
visitée  chaque  nuit  par  son  divin  époux,  et  de  lui 
avoir  donné  sa  virginité.  «  A  l'heure  de  minuit,  dit- 
elle  dans  une  lettre  qui  nous  a  été  conservée,  mon 
doux  époux  entre  dans  ma  cellule  et  entonne  des 
chants  sacrés,  ensuite  il  se  repose  sur  ma  couche  et 
m'enivre  de  foutes  les  joies  du  paradis.  Une  fois 
même  ilest  venu  me  visiter  caché  sous  le  froc  d'un  moine 
mendiant,  afin  que  je  ne  le  reconnusse  pas;  ainsi 
déguisé,  il  me  demanda  l'aumône  avec  tant  de  dou- 
leur dans  la  voix,  que  ne  pouvant  disposer  de  rien 
autre,  je  donnai  mon  capuce,  ma  robe,  ma  ceinture, 
pour  consoler  ce  pauvre  aflligé  dont  les  prières  et  les 


instances  devenaieijt  de  plus  en  plus  lamentables; 
enfin,  lorsque  j'eus  enlevé  le  dernier  voile  qui  me 
couvrait,  il  reprit  sa  forme  divine  et  m'emporta  avec 
lui  au  septième  ciel  !  » 

Telle  était  l'ambassadrice  ([ue  les  Florentins  en- 
voyèrent à  Avignon  ;  le  moine  Raymond,  confesseur 
de  la  sainte,  ne  voulut  pas  la  quitter,  et  l'accorapa- 
gaa  dans  son  voyage.  Elle  obtint  la  faveur  d'entrete- 
nir secrètement  le  pontife,  et  soit  qu'elle  fût  parve- 
nue à  le  containcre  de  la  réalité  de  son  mariage 
avec  le  Christ,  en  lui  révélant  des  mystères  î(u'il 
croyait  impénétrables,  soit  que  les  choses  se  fussent 
I  passées  de  la  même  manière  qu'entre  Jeanne  de  Naples 
et  Clément  VI,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Grégoire 
lui  remit  ses  pleins  pouvoirs  pour  traiter  de  la  paix 
avec  les  Florentins,  et  pour  les  déterminer  à  lui 
jiayer  une  grosse  somme  d'argent  comme  tribut. 
Sainte  Catherine  quitta  la  ville  d'Avignon ,  et  fut 
remplacée  par  des  députés  moins  agréables  au  pape; 
c'était  une  ambassade  ayant  Luc  Savelli  pour  chef, 
qui  venait  au  nom  des  Romains  représenter  à  Gré- 
goire qu'il  était  de  toute  nécessité  qu'il  résidât  à 
Rome,  puisqu'il  appelait  le  territoire  romain  son  pa- 
trimoine; on  lui  signifia  que  le  peuple  était  déter- 
miné à  nommer  souverain  pontife  l'abbé  du  Mont-Cas- 
sin,  s'il  refusait  de  s'embarquer  immédiatement  pour 
l'Italie.  Luc  Savelli  jura  sur  le  Christ  que  ses  con- 
citoyens reconnaîtraient  Grégoire  pour  maître  absolu 
de  leurs  Inens  et  de  leurs  vies ,  qu'ils  remettraient 
au  cardinal  Pierre,  son  légat ,  les  clés  des  ponts , 
des  portes  et  des  tours  situées  au  delà  du  Tibre,  dès 
que  la  cour  apostolique  aurait  touché  le  port  d'Ostie. 
Une  démarche  aussi  énergique  ne  laissait  au  saint- 
père  d'autre  alternative  qu'un  schisme  ou  son  départ 
de  France;  il  prit  ce  dernier  parti,  et  le  13  septem- 
bre 1376,  il  sortit  de  la  belle  ville  d'Avignon,  escorté 
de  ses  cardinaux,  de  ses  maîtresses,  de  ses  mignons, 
et  se  dirigea  vers  Alarseille,  où  il  s'embarqua. 

Dans  la  traversée,  il  visita  Gènes,  Pise,  l'iombino, 
Porto -Hercole,  Corneto  ;  il  arriva  enfin  au  port 
d'tOstie,  remonta  le  Tibre,  et  entra  à  Rome  le  17 
janvier  1377. 

Le  lendemain,  il  traita  somptueusement  les  prin- 
cipaux magistrats  au  palais  du  Vatican,  et  fit  distri- 
biier  quelques  secours  aux' pauvres.  Ce  fut  ce  qui 
devint  la  cause  de  ses  désastres  ;  quelque  parcimo- 
nieuses que  fussent  ces  largesses,  elles  épuisèrent  le 
trésor  de  l'Église  et  obligèrent  (irégoire  à  avoir  re- 
cours aux  emprunts;  et  comme  ses  créanciers,  qui 
étaient  déjà  fort  nombreux,  refusèrent  de  lui  faire  de 
nouvelles  avances,  il  voulut  rançonner  les  Anglais, 
et  publia  une  bulle  pour  imposer  les  ecclésiastiques 
de  ce  royaume  au  dixième  de  leurs  revenus  ;  mais  là 
il  rencontra  une  très-vive  0]iposition. 

Depuis  bien  des  années  le  clergé  de  la  Grande- 
Bretagne,  ajr|niyé  par  les  rois  et  par  l'aristocratie, 
souffrait  avec  peine  le  joug  de.  l'Église  romaine  et 
tendait  à  s'en  affranchir;  plusieurs  savants  illustres, 
et  parmi  eux  le  célèbre  AViclef,  combattaient  les  doc- 
trines ultramontaines  et  cherchaient  à  affranchir 
leur  pays  de  la  domination  pontificale.  Déjà  le  roi 
Edouard  III,  à  l'instigation  du  savant  docteur,  avait 
refusé  de  faire  hommage  des  royaumes  d'Angleterre 
et  d'Irlande  au  pape  Urbain  V,  et  de  payer  le  tribut 


2li0 


HISTOIRE    DKS    PAPES 


aiu|uol  Joan  Sans-Tono  s'était  euguiçt''  envers  le 
saint  siéi;e,  et  dont  les  arrérages  étaient  dus  depuis 
trente-deux  années.  Grégoire,  pour  se  défaire  d'un 
ennemi  aussi  redoutable  que  Wiclef,  eut  l'imprudence 
de  le  déclarer  hérétique,  et  il  écrivit  même  à  Ouil- 
auree  de  Courtenay ,  êvèque  de  Londres  :  ..  Nous 
vous  ordonnons,  mon  l'rère,  de  l'aire  arrêter  l'héréti- 
que Jean  Wiclef,  de  l'appliquer  à  la  question,  et  de 
nous  envoyer  clos  et  scellés  les  aveux  que  les  lortu- 
lx?s  lui  auront  arrachés;  ensuite  vous  le  retiendrez 
sous  bonne  s^arde  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  re(;u  avis 
de  notre  décision,  soit  pour  le  condamner  au  bûcher, 
soit  pour  lui  rendre  la  liberté.  -> 

En  même  temps  il  adressa  d'autres  lettres,  et  sur  le 
même  sujet,  au  roi  Edouard,  à  ses  fils,  aux  princesses 
de  Galles,  à  l'université  d'Oxford  et  au  clergé;  mais 
'illustre  professeur,  appuyé  par  le  duc  de  Lancastre 
et  par  lord  Percy,  souteiui  par  l'université  et  par  le 
roi  lui-même,  brava  impunément  les  foudres  ecclé- 
siastiques :  il  continua  dans  ses  discours  éloquents  à 
saper  les  bases  de  la  puissance  pontificale,  en  dé- 
voilant aux  peuples  les  cruautés  des  moines  inquisi- 
teurs, les  crimes ,  les  hontes  et  les  scandaleuses 
turpitudes  de  la  coiir  de  Rome. 

Ayant  ainsi  manqué  son  but,  qui  était  de  se  pro- 
curer de  l'argent,  (îrégoire  se  trouva  tout  à  fait  dé- 
considéré dans  l'esprit  des  Romains,  et  se  vit  même 


obligé  de  se  retirer  à  Anagni  pour  éviter  d'être  in- 
sulté parles  seigneurs  bannerets.  Gomme  il  méditait 
une  fugue  en  France,  il  reçut  la  visite  de  sainte  Ga- 
ihcrine  de  Sienne,  qui  venait  lui  rendre  compte  du 
mauvais  succès  de  sa  négociation  auprès  de  ses  com- 
patriotes, (]ui  non-seiilenient  s'étaient  refusés  à  payer 
la  somme  i|ue  réclamait  le  pape  pour  les  relever  des 
censures  prononcées  contre  eux,  mais  qui  encore 
avaient  eu  l'audace  de  chasser  la  sainte  en  la  char- 
geant d'injures.  Ce  dernier  coup  aliattit  le  courage 
du  saint-père;  le  chagrin  qu'il  en  ressentit  le  lit 
tomber  dans  une  noire  mélancolie  qui  aggrava  une 
maladie  de  l'uiètre  dont  il  était  tourmenté  depuis 
plusieurs  années.  Gomme  il  sentait  ses  forces  s'aUai- 
blir  de  jour  en  jour,  il  se  fit  transporter  à  Rome,  où 
il  publia  la  bulle  suivante,  que  l'on  peut  regarder 
comme  la  cause  du  schisme  qui  déc:hira  l'Occident 
pendant  tin  demi-siècle,  et  fit  couler  des  torrents  de 
sang  chrétien  :  «  Si  ma  mort  arrive  avant  le  premier 
jour  du  mois  de  septembre,  les  cardinaux  qui  se 
trouveront  auprès  de  nous,  sans  appeler  ni  attendre 
les  absents,  procéderont  immédiatement  à  l'élection 
de  notre  successeur.  » 

Grégoire  mourut  le  27  mars  1378;  son  corps  fut 
déposé  d'abord  à  Saint-Pierre,  et  ensuite  enterré 
dans  la  basilique  de  Sainte-Mario  la  Neuve,  qui 
avait  été  son  titre  de  cardinal. 


4^ 


URBAIN     Vr 


241 


Iiiées  générales  sur  le  grand  schisme  d'Occident.  —  Éleclion  orageuse  d'Urbain  VI.  —  Sa  conduite  lui  attire  la  haine  des  cardi- 
naux. —  Massacre  des  Français  à  Kome.  —  Urbain  est  excommunié  par  les  cardinaux.  —  Rupture  entre  Urbain  et  Jeanne  de 
Naples.  —  Élection  de  Clément  VII  par  ks  cardinaux  français.  — Les  rois  de  France  et  de  Castille  reconnaissent  Clément 
comme  seul  paje  légitime.  —  Guerre  entre  les  deux  papts.  —  Uibain  fait  assassiner  Jeanne  de  Naples  par  Charles  de  Duras, 
son  fils  adopiif.  —  Croisades  contre  la  î'rance.  —  Querelles  entre  Urbain  et  Cliailes  de  Duras.  —  Le  saint-père  excommunié 
son  ennemi.  —  Supplice  des  cardinaux  souj  çonnés  par  le  pape  de  favoriser  le  paiti  de  Charles  de  Duras.  —  Urbain  est  chasse 
de  Rome.  —  Clément  VU  siège  à  Avignon.  —  Tableau  des  maurs  de  sa  cour.  —  L'ermite  sonier.  —  Retour  d'Urbain  dan^ 
Rome.  —  Il  meurt  empoisonné.  "^ 


Api'ès  la  mort  de  Grégoire  commença  le  grand 
schisme  d'Occident,  qui  pendant  cinquante  années 
bouleversa  TEurope  entière  ;  en  xVUemagne,  en  France, 
en  Espagne,  en  Italie,  on  prit  les  armes  pour  défen- 
dre les  droits  des  piipes  de  Rome,  ou  pour  faire 
triompher  les  pontifes  d'Avignon.  Ces  vicaires  du 
(Jhrist  s'excommuniaient,  se  dénonçaient,  dévoilaient 
leurs  turpitudes,  se  chargeaient  réciproquement  d'ac- 
cusations d'incestes  ou  de  sodomie,  et  s'appelaient 
voleurs,  assassins,  héréticjues  et  antipapes. 

Jusqu'à  ce  jour  l'histoire  n'a  point  décidé  lesipiels 
d'entre  ces  pontifes  étaient  les  vérila'bles;  et  comme 
clan.s  le  cours  de  leurs  règnes  ils  rivalisèrent  de  cri- 
mes et  d'attentats,  on  ne  saurait  dire  lesquels  furent 
les  plus  e.xécrables,  et  méritèrent  le  mieux  le  titre  de 
pape;  dans  l'incertitude,  nous  le  conserverons  aux 
élus  de  Rome,  comme  à  ceux  d'Avignon,  puisque 
'tous  se  sont  montrés  également  dignes  de  le  porter 
Un  jésuite,  le  P.  Maimbourg,  dit  lui-même  :  .<  Il 
faut  avouer  (jiic  dans  le  cours  de  treize  siècles  aucun 
schisme  n'a  été  aussi  épouvantable  que  celui-ci,  tant 
par  les  atrocités  tpte  les  deux  partis  coMinirent,  que 
par  l'impossibilité  où  l'Eglise  se  trouva  pendant  cin- 
quante ans  de  reconnaître  le  pape  légitime.  Un  con- 
II 


cile  universel,  qui  avait  l'assistance  infaillible  du 
Saint-Esprit,  ne  put  décider  cette  grave  question,  et 
les  Pères  déclarèrent  qu'il  valait  mieux  agir  par  auto- 
rité que  par  connaissance  des  faits  dans  une  cause 
aussi  embrouillée;  et  en  effet  ils  déposèrent  les  deux 
papes  et  procédèrent  à  l'élection  d'un  troisième  pon- 
tife. Ainsi  l'on  vit  dans  ce  temps  déplorable  une 
chose  qui  n'était  jamais  arrivée,  on  déclara  qu'il  y 
avait  schisme  sans  schismaticiues.  » 

Dès  que  les  cérémonies  des  funérailles  do  Gré- 
goire XI  furent  terminées,  et  jicndant  (juc  les  cardi- 
naux étaient  encore  réunis  dans  l'église  iSainte-Maric 
la  Neuve,  une  députation  des  principaux  magistrats 
de  Rome  vint  leur  adresser  ces  sages  remontiances  : 
«  Illustres  prélats,  vous  avez  pu  vous  convaincre  que 
le  long  séjour  des  pa])es  en  France  a  causé  la 
ruine  de  l'Italie,  et  qu'à  Rome  même,  les  églises, 
les  titres  des  cardinaux  et  les  palais  sont  tombés  en 
ruines.  Il  n'est  qu'un  seul  remède  à  tant  de  maux, 
c'est  de  fixer  irrévocablement  la  réndence  des  papes 
dans  la  ville  où  les  peuples  croient  que  Dieu  a  établi 
le  sainl-siége,  et  où  tous  les  pontifes,  jusqu'à  Clé- 
ment V,  ont  résidé. 

«  Si  depuis  cette  époque  les  chefs  de  l'Église  ont 

119 


l^i 


HISTOIUE     DES     PAPES 


abaiulonno  Tllalie,  c'est  qu'ils  l'Iaient  Fraisais,  et 
vous  n'ignorez  pas  que  diez  les  liomniesile  celte  na- 
tion l'anionr  de  la  patrie  est  plus  puissant  que  le 
zèle  pour  la  religion.  Aussi  leur  absence  de  Rome  a 
suscité  la  rébellion  des  villes  et  des  places  do  l'an- 
cien patrimoine  de  ri-'glise  romaine,  et  des  cités  ont 
justement  secoue  le  joug  des  ofliciers  qui  les  pres- 
suraient au  nom  de  papes  étrangers.  Il  en  est  résulté 
que  le  siège  apostolique  n'a  plus  retire  de  revenus 
de  ses  domaines,  et  qu'il  a  été  même  obligé  de  lever 
des  troupes  pour  faire  rentrer  ses  sujets  dans  le  de- 
voir. Toutes  ces  guerres  ont  épuisé  les  ressources  du 
saint -siège,  et  vous  avez  vu  que  le  manque  d'argent 
a  fait  tomber  la  papauté  dans  le  dernier  degré  de 
mépris  et  d'abjection.  Si  donc  vous  voulez  éviter  de 
plus  grands  malheurs,  nous  vous  prions  de  vous  réu- 
nir immédiatement  en  conclave  et  d'élire  un  pontife 
qui  soit  Romain  ou  Italien  de  naissance  ;  sinon, 
craignez  (jue  la  colère  du  peuple,  à  défaut  de  celle 
de  Dieu,  ne  s'appesantisse  sur  vous.  >> 

Les  cardinaux  protestèrent  de  leurs  bonnes  inten- 
tions, tout  en  déclarant  qu'ils  ne  pouvaient  prendre 
aucun  engagement  formel.  Mécontents  de  l'ambiguïté 
de  cette  réponse,  les  magistrats  romains  s'emparèrent 
immédiatement  des  clés  de  la  ville,  qui  étaient  entre 
les  mains  des  officiers  de  lÉglise,  firent  conduire  les 
cardinaux  sous  bonne  escorte  au  Vatican,  et  les  en- 
fermèrent dans  la  chambre  du  conclave.  A  peine 
étaient-ils  réunis  que  le  peuple  fit  irruption  sur  la 
grande  place  qui  entourait  le  palais,  en  criant:  w  Un 
pape  romain,  ou  mort  aux  cardinaux!  » 

Presque  au  même  instant  un  orage  éclata  sur  la 
ville,  la  foudre  tomba  dans  le  conclave,  renversa  la 
table  du  scribe,  brisa  les  portes  de  la  salle,  et  éclaira 
de  lueurs  sinistres  un  tableau  qui  remplit  les  cardi- 
naux de  terreur.  Dans  une  immense  galerie  attenante 
au  conclave,  se  tenaient  rangés  en  ordre  de  bataille 
les  chefs  de  quartiers  et  les  bannerets  à  la  tête  de 
leurs  hommes  d'armes;  derrière  eux  se  ruait  la  sol- 
datesque, ébranlant  les  murailles  et  les  planchers  à 
coups  de  piques  et  de  hallebardes  ;  ils  aperçurent 
également  qu'on  avait  formé  autour  du  Vatican  un 
immense  bûcher  avec  des  fagots  de  sarments  et  de 
roseaux  secs  pour  les  brûler  vifs.  Les  membres  du 
sacré  collège  jugèrent  alors  qu'ils  n'avaient  plus  qu'à 
choisir  entre  le  martyre  et  la  nomination  d'un  pontife 
italien  ;  et  ils  nommèrent  chef  suprême  Je  l'Église  le 
Napolitain  Barthélemi  Prignano,  archevêque  de  Bari. 
Toutefois,  les  Français  se  réservèrent  de  protester 
plus  tard  contre  la  violence  qui  leur  était  faite,  et  arrê- 
tèrent entre  eux  que  celte  élection  ne  serait  que  provi- 
soire et  que  le  Saint-Esprit  recommencerait  le  tour. 

Suivant  l'historien  Henri  de  Sponde,  Barthélemi 
lui-même  s'était  engagé  à  rendre  la  tiare  à  celui  que 
les  membres  du  sacré  collège  se  réservaient  de  nom- 
mer dans  une  assemblée  régulière.  Malgré  cet  enga- 
gement formel,  quelques  jours  après  il  força  les  car- 
dinaux à  assister  aux  cérémonies  de  la  chaise  percée 
et  à  le  sacrer  sous  le  nom  d'Urbain  VI. 

Tels  furent  les  événements  qui  placèrent  sur  la 
chaire  pontificale  Barthélemi  Prignano,  «  prélat  qui 
eiît  passé  pour  le  sujet  le  plus  digne  de  la  papauté 
s'il  n'eût  jamais  été  pape;  «  singulier  éloge  que  nous 
trouvons  dans  une  histoire  de  l'Eglise,  écrite  par 


Bérault-Bercastcl,  un  adorateur  de  la  pourpre  l'o- 
maine.  N'est-ce  pas,  au  contraire,  faire  le  procès  de 
l'institution,  que  d'avouer  qu'un  digne  archevêque, 
en  montant  sur  le  saint-siége,  est  devenu  aussitôt  un 
prêtre  exécrable?  N'est-ce  pas  convier  les  hommes  à 
renverser  le  colosse  aux  pieds  d'argile  et  à  la  tète 
d'airain,  ([lie  de  leur  montrer  que  le  pouvoir  suprême 
pervertit  ceux  qui  en  sont  investis'/ 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  cour  de  Rome,  indignée  de 
la  déloyauté  du  nouveau  pape,  menaça  de  se  séparer 
de  son  chef  et  de  faire  un  schisme  s'il  ne  remplissait 
les  engagements  qui  avaient  été  pris  dans  le  conclave. 
Cette  menace  exaspéra  Urbain;  il  voua  une  haine 
implacable  aux  Français,  et,  pour  mieux  les  dominer, 
il  résolut  de  les  éloigner  de  sa  cour;  ensuite, sous  le 
voile  d'un  grand  zèle  pour  la  discipline  ecclésiastique, 
il  chercha  à  les  déconsidérer  en  les  appelant  publi- 
quement soJomites,  voleurs,  hérétiques;  mais  ces 
injures  grossières  ne  produisirent  d'autre  résultat  que 
de  lui  aliéner  tous  les  prélats.  Enfin  il  souleva  contre 
lui  jusqu'aux  officiers  du  trésor,  en  faisant  fouetter 
impitoyablement  un  collecteur  de  la  chambre  apos- 
tolique, parce  qu'il  n'avait  point  rapporté  assez  d'ar- 
gent d'une  tournée  dans  les  provinces. 

Fatigués  de  subir  la  tyrannie  d'Urbain,  les  cardi- 
naux profitèrent  du  retour  de  l'été  pour  obtenir  l'au- 
torisation de  quitter  Rome  et  de  se  rendre  à  Anagni, 
ce  qui  leur  fut  accordé;  le  lendemain  de  leur  arrivée, 
ils  furent  rejoints  par  le  cardinal  camerlingue,  qui 
avait  enlevé  la  tiare,  les  clés  de  saint  Pierre,  l'anneau 
apostolique  et  les  autres  ornements  pontificaux.  Aus- 
sitôt ils  publièrent  une  constitution  déclarant  l'élection 
d'Urbain  nulle,  comme  leur  ayant  été  arrachée  par 
violence  ;  et  ils  écrivirent  à  Bernard  de  la  Sale,  ca- 
pitaine français  qui  était  à  Viterbe,  de  venir  avec  ses 
troupes  pour  garder  le  sacré  collège  pendant  qu'ils 
procéderaient  à  une  nouvelle  élection. 

Le  capitaine  se  mit  en  route  sur  l'heure  même,  et 
vint  à  Anagni  après  avoir  culbuté  une  multitude  d'hom- 
mes en  armes  et  de  bandits  commandés  par  Urbain  en 
personne,  qui  avaient  voulu  arrêter  sa  marche.  Cette 
victoire  devint  funeste  aux  Français  qui  habitaient 
Rome,  car  le  saint-père  tourna  contre  eux  toute  sa 
colère  ;  il  ordonna  à  ses  séides  d'en  faire  un  massacre 
général,  sans  épargner  ni  le  sexe  ni  l'âge  ;  des  fem- 
mes, des  enfants,  des  vieillards  furent  égorgés,  et 
plusieurs  évêques  furent  assassinés  jusque  dans  la 
chambre  d'Urbain,  où  ils  s'étaient  réfugiés  pour 
implorer  sa  pitié.  En  apprenant  la  nouvelle  de  cette 
boucherie,  les  cardinaux  adressèrent  à  toutes  les 
puissances  de  l'Europe  le  manifeste  suivant  : 

«  Nous  vous  avons  déjà  informé  des  fureurs  du 
peuple  romain  et  de  ses  gouverneurs,  ainsi  que  de 
la  violence  qu'ils  nous  ont  faite  pour  nous  forcer  à 
élire  un  pape  italien  que  le  Saint-Esprit  n'avait  point 
choisi.  Une  multitude  égarée  par  le  fanatisme  nous 
a  arraché  la  nomination  temporaire  d'un  apostat, 
d'un  meurtrier,  d'un  hérétique  souillé  de  tous  les 
crimes  ;  lui-même  avait  reconnu  que  son  élection  ne 
pouvait  être  que  provisoire.  Néanmoins,  au  mépris 
de  son  serment,  il  nous  a  contraints  par  des  menaces 
de  mort  àl'èlever  sur  la  chaire  del' Apôtre  etàcouvrir 
son  front  orgueilleux  de  la  triple  couronne.  Mainte- 
nant que  nous  sommes  à  l'abri  de  sa  colère,  nous  le 


URBAIN     VI 


243 


déclarons  intrus,  usurpateur  et  antechrist  ;  nous 
prononçons  anatlième  contre  lui  et  contre  ceux  qui 
se  soumettront  à  son  autorité.  >> 

Urbain,  qui  redoutait  l'issue  d'une  lutte  engagée 
avec  les  cardinavix  français,  ne  répondit  point  à  ce 
manifeste,  et  clierclia  au  contraire  à  négocier  la  paix 
avec  eux  pour  les  exterminer  plus  tard. 

Othon  de  Brunswick,  quatrième  mari  de  Jeanne  de 
Naples,  et  la  reine,  qui  s'étaient  déclarés  pour  Urbain, 
envoyèrent  des  ambassadeurs  aux  insurgés  pour  leur 
proposer  au  nom  du  saint-père  d'entrer  en  confé- 
rences alin  de  conclure  quelque  arrangement.  Les 
cardinaux  accueillirent  favorablement  ces  ouvertures. 
et  députèrent  à  Rome  trois  d'entre  eux  ((ui  vinrent 
avec  les  envoyés  de  Jeanne  pour  supplier  le  pape  ck 
se  soumettre  aux  chances  d'une  élection  nouvelle.  A 
cette  demande,  Urbain  entra  dans  une  grande  co- 
lère, s'emporta  contre  la  reine  en  paroles  grossières, 
et  lui  écrivit  une  lettre  violente  dans  laquelle  non- 
seulement  il  lui  rappelait  le  meurtre  d'.Vndré,  et  ses 
débauches  avec  ses  prédécesseurs  Clément  VI  et 
Urbain  ^',  mais  encore  il  la  menaçait  de  divulguer 
ses  crimes,  et  de  l'excommunier  ainsi  que  son  qua- 
trième mari. 

Cette  rupture  des  deux  cours  de  Rome  et  de  Naples 
servit  la  cause  des  cardinaux  français,  et  leur  valut 
la  protection  de  la  reine  Jeanne  ,  qui  leur  offrit 
même  la  ville  de  Fondi  pour  qu'ils  pussent  procéder 
sans  crainte  à  l'élection  d'un  chef  de  l'Église.  Ceu.\- 
ci  acceptèrent  la  résidence  qui  leur  était  proposée, 
et  s'occupèrent  immédiatement  de  former  le  con- 
clave ;  néanmoins,  comme  ils  n'avaient  pas  de  pré- 
lats itahens  avec  eux,  et  qu'il  était  à  craindre  que 
par  la  suite  les  cardinaux  de  cette  nation  ne  voulus- 
sent annuler  la  nomination,  sous  prétexte  qu'ils  n'y 
avaient  point  concouru,  ils  imaginèrent  de  renouve- 
ler l'expédient  employé  par  Philippe,  comte  de  Poi- 
tiers, après  la  mort  de  Clément  V,  c'est-à-dire  d'é- 
crire secrètement  à  trois  des  partisans  d'Urbain  pour 
les  engager  à  se  rendre  au  conclave,  en  leur  faisant 
'  espérer  que  le  choix  de  leurs  collègues  s'était  arrêté 
sur  chacun  d'eux. 

Celte  ruse  réussit  parfaitement;  les  trois  cardi- 
naux accoururent  à  Fondi  et  prirent  part  aux  opé- 
rations du  scrutin;  ils  ne  furent  pas  longtemps  à  re- 
connaître qu'ils  avaient  été  joués,  car  au  dépouille- 
ment des  votes,  Robert  de  Genève,  cardinal-prètre 
du  titre  des  Douze-Apôtres,  fut  proclamé  chef  de 
l'Eglise,  et  intronisé  sous  le  nom  de  Clément  VII. 

Une  bulle  fut  adressée  à  toutes  les  cours  de  l'Eu- 
rope pour  les  prévenir  de  cette  grande  nouvelle,  et 
trois  jours  après  son  exaltation,  le  nouveau  pape 
s'eml>ar((ua  pour  la  France  et  vint  se  faire  consacrer 
à  Avignon. 

Maimbourg  nous  a  laissé  une  notice  très -curieuse 
sur  Clément  :  <;  Robert  de  Genève  avait  atteint,  sa 
trente-sixième  année  lorsqu'il  jiarvint  au  pontificat, 
dit  le  docte  Père;  il  était  d'une  médiocre  stature  et 
avait  une  jambe  un  peu  plus  courte  (pie  l'autre, 
infirmité  qu'il  savait  dissimuler  en  affectant  une  dé- 
marche mesurée  ;  ses  inclinations  et  ses  manières 
étaient  celles  d'un  empereur,  et  il  n'épargnait  rien 
pour  traiter  avec  un  luxe  royal  les  ducs,  les  ambas- 
sadeurs et  les  seigneurs  qu'il  admettait  à  sa  table. 


Il  s'exprimait  avec  facilité  en  latin,  en  français,  en 
italien  et  eu  allemand  ;  mais  il  était  inc-ipable  d'une 
application  sérieuse  aux  affaires.  Cependant  il  avait 
du  courage,  et  plus  d'une  fois  on  le  vit  affronter  les 
plus  grands  périls  pour  atteindre  le  but  qu'il  s'était 
proposé.  Entre  ses  principaux  vices,  la  luxure  tenait 
le  premier  rang;  il  choisissait  de  préférence  ses 
maîtresses  et  ses  mignons  dans  sa  famille,  et  les 
comblait  de  richesses,  d'honneurs  et  de  dignités....  » 

Ainsi,  d'après  les  portraits  que  nous  ont  laissés 
sur  Urbain  VI  et  sur  Clément  VII  des  historiens 
ecclésiastiques  dont  l'attachement  au  sainl-siége  ne 
saurait  être  révoqué  en  doute,  nous  ne  pouvons  dire 
lequel  de  ces  deux  prêtres  était  le  plus  digne  d'oc- 
cuper la  chaire  de  l'Apôtre.  Pour  suivre  un  ordre 
numérique,  nous  indiquerons  les  titulaires  du  dio- 
cèse romain  dans  la  succession  des  pontifes,  et  nous 
ferons  suivre  également  du  titie  de  pape  les  titulaires 
du  siège  d'Avignon,  sans  leur  donner  place  dans  la 
série  chronologique  des  chefs  de  l'Eglise. 

L'élection  de  Clément  VII  et  la  défection  des  trois 
cardinaux  italiens  affectèrent  d'autant  plus  Urbain, 
qu'il  était  à  craindre  que  ses  courtisans  ne  l'abandon- 
nassent pour  suivre  à  Avignon  un  jeune  poutife  dé- 
bauché qui  promettait  de  renouveler  le  règne  de  Clé- 
ment VI.  C'est  ce  qui  arriva  en  effet;  les  évêques, 
les  cardinaux  quittèrent  Rome  les  uns  après  les 
autres,  et  le  Vatican  se  trouva  bientôt  désert. 

Cette  solitude  était  pour  le  saint -père  une  causo 
d'affliction  profonde;  et  Théodoric  de  Niem  dit  qu'il 
l'a  surpris  plusieurs  fois  versant  des  larmes.  Pour 
réorganiser  sa  cour,  il  donna  les  charges  vacantes  à 
de  nouveaux  prélats,  et  fit  même  une  promotion  de 
vingt-neuf  cardinaux.  Ainsi,  excepté  l'argent,  dont 
il  était  fort  peu  fourni,  Urbain  n'avait  rien  à  enviera 
son  compétiteur.  Il  était  reconnu  pape  légitime  en 
Allemagne,  en  Hongrie,  en  Angleterre,  en  Pologne, 
en  Bohème,  dans  le  Danemark,  rn  Suède,  en  Prusse, 
en  Norvège,  en  Hollande,  dans  la  Toscane,  eu  Lom- 
bardie  et  dans  le  duché  de  Milan  ;  l'Espagne  et  la 
France  gardaient  encore  la  neutralité;  le  roi  d'Ara- 
gon, au  dire  même  de  l'abbé  de  Bellegarde,  quoique 
Urbain  eût  voulu  dépouiller  ce  prince  de  la  Sar- 
daigne  et  de  la  Sicile,  avait  défendu  l'entrée  des  brefs 
de  Clément  VII  dans  ses  États,  et  avait  fait  mettre 
en  séquestre  les  revenus  du  saint-siège  jusqu'à  ce- 
qu'un  concile  œcuménique  eût  prononcé  entre  les 
deux  papes  et  sur  le  schisme. 

En  Gastille,  les  légats  du  pontife  romain  et  du  pape 
d'Avignon  vinrent  simultanément  presser  le  roi  de  se 
déclarer  en  faveurde  leur  maître  respectif;  mais  dans 
le  concile  qui  fut  assemblé  à  Tolède  pour  examiner 
les  droits  de  chacun  des  compétiteurs,  les  ambassa- 
deurs les  chargèrent  l'un  et  l'autre  d'accusations 
tellement  horribles,  que  les  prélats  et  les  seigneurs 
réunis  en  conseil  déclarèrent  rpie  les  deux  ]irétendu9 
papes  étaient  des  prêtres  infâmes,  et  iju'ils  n'en  vou- 
laient reconnaître  aucun  pour  chef  de  l'Église. 

En  France,  un  synode  composé  de  prélats,  de 
docteurs  et  de  principaux  seigneurs,  déclara  qu'il  rt"- 
sultait  des  informations  prises  sur  les  faits  repï^ 
chés  à  Urbain  et  à  Clément,  que  tous  les  deux  étaient 
indignes  de  la  tiare,  et  (ju'ils  avaient  été  l'un  et 
l'autre  élus  irrégulièrement. 


2;.4 


IIISTOIUK     DKS     PAPKS 


Néanmoins  Charles  V  se  laissa  intluencer  jiar  la 
cour  il'Avignon,  et  ayant  convoque  une  nouvelle 
assemblée  au  château  de  Vincennes,  chacun  des 
membres  du  conseil  reçut  Tinjonction  formelle  de  se 
prononcer  pour  l'élection  la  moins  scandaleuse;  tous 
les  assistants  votèrent  pour  Clément,  qui  fut  solen- 
nellement reconnu  souverain  pontife.  L'exemple  de 
la  France  entraîna  la  Lorraine,  la  Savoie,  l'Ecosse,  la 
Navarre,  et  enfin  l'Aragon  et  la  Castille. 

Alors  commença  entre  les  deux  papes  une  guerre 
acharnée;  les  anatlièmes,  les  interdictions,  les  dé- 
positions et  les  malédictions  furent  le  prélude  des 
luttes  plus  sanj;lantes  qui  devaient  bientôt  boulever- 
ser les  nations  de  l'Occident.  Urbain  lança  une  bulle 
contre  son  compétiteur,  et  l'assigna  à  comparaître  de- 
rant  la  cour  de  Rome  pour  être  jugé  et  condamné 
comme  antipape:  de  son  côté.  Clément  fulmina  un 
décret  terrible  contre  son  ennemi,  et  le  cita  devant  le 
consistoire  d'.\vignon  pour  être  convaincu  d'avoir 
usurpé  la  chaire  apostolique.  Enfin,  tous  deux  ayant 
refusé  de  comparaître,  s'analhématisèrent  au  glas 
des  cloches  et  à  la  lueur  des  llarabeaux,  se  déclarant 
apostats,  schisraatiques  et  hérétiques;  ils  prêchèrent 
une  croisade  l'un  contre  l'autre;  ils  appelèrent  à  leur 
secours  tous  les  bandits  et  tous  les  malfaiteurs  de 
l'Italie  ou  de  la  France,  et  les  lancèrent  comme  des 
bêtes  féroces  sur  les  malheureux  habitants  qui  re- 
connaissaient Clément  ou  qui  préféraient  Urbain. 

Dans  les  États  de  l'Église,  les  clémentistes  fi- 
rent un  dégât  horrible,  ruinèrent  des  châteaux,  in- 
cendièrent des  villages  et  même  plusieurs  villes;  ils 
pénétrèrent  jusqu'à  Rome  sous  la  conduite  de  Budes, 
capitaine  breton,  s'emparèrent  delà  forteresse  Saint- 
Ange,  et  commirent  des  atrocités  dans  tous  les  quar- 
tiers de  la  ville.  En  Napolie  et  en  Roniagne,  les 
urbanistes,  commandés  par  l'Anglais  Hakwood,  an- 
cien chef  des  Tard-\'enus,  prirent  leur  revanche  et 
exercèrent  des  représailles. 

Partout  le  pillage,  le  viol,  l'incendie  et  le  meurtre. 
au  nom  de  Clément  ou  en  l'honneur  d'Urbain  !  Les 
malheureux  cultivateurs  fuyaient  avec  leurs  femmes 
et  leurs  enfants  pour  échapper  aux  séides  du  pontife 
romain,  et  venaient  se  faire  massacrer  par  les  sol- 
dats du  pape  d'.-Vvignon. 

Partout,  les  hameaux,  les  villages  n'offraient  que 
ruines  et  décombres  noircis  par  les  flammes  ;  dans 
les  champs,  des  milliers  de  cadavres  d'hommes  et  de 
femmes  gisaient  sans  sépulture  ;  les  troupeaux  er- 
raient sans  gîtes;  les  récoltes  pourrissaient  sur  pied 
faute  de  bras  pour  faire  les  moissons;  enfin  ces  ma- 
gnifiques provinces  étaient  menacées  d'être  changées 
en  d'immenses  solitudes,  si  le  capitaine'  Hakwoo'd 
n'eût  fait  prisonnier  le  chef  des  clémentistes  et  n'eût 
ainsi  arrêté  pour  quehjue  temps  les  dévastations. 

Urbain  rentra  triomphant  à  Rome, et  fulmina  aussi- 
tôt une  sentence  d'anathème  contre  la  reine  de  Na- 
ples,  qui  avait  refusé  de  lui  envoyer  des  secours 
d'argent  dans  la  dernière  guerre  ;  il  la  déclara  héré- 
tique, coupable  du  crime  de  lèse-majesté;  il  la  dé- 
posa du  trône,  la  priva  des  dignités,  des  honneurs, 
des  royaumes,  des  terres  et  des  fiefs  qu'elle  tenait 
des  rois  ou  des  empereurs  vassaux  du  saint-siége; 
il  releva  les  sujets  des  serments  d'obéissance  qu'ils 
lui  avaient  prêtés,    et  ordonna  aux  inquisiteurs  de 


confisquer  ses  biens  et  de  la  brûler  vive,  .^fin  de 
faire  exécuter  cette  sentence,  il  députa  Mart'u  de 
Tarente,  son  camérier,  à  Louis  de  Hongrie,  frèie 
d'André,  premier  mari  de  Jeanne,  et  l'engagea  à  en- 
voyer en  Italie  une  nombreuse  armée  sous  les  ordres 
de  (Charles  de  Duras,  son  parent,  jeune  ambitieux 
que  la  reine  avait  déjà    déclaré  son  successeur. 

Dans  l'impatience  d'occuper  plus  promptement  le 
trône  de  Naples,  Charles  accepta  les  offres  du  pape, 
et  lui  demanda  de  l'argent  pour  mener  à  bonne  fin 
celte  entreprise;  Urbain  vendit  jusqu'aux  meubles  de 
ses  jjalais,  jusqu'aux  domaines  de  l'Kglise,  fit  même 
convertir  en  monnaie  les  vases  sacrés,  les  croix,  les 
châsses  des  saints,  les  patènes  el  les  calices  des  ba- 
siliques de  Rome,  au  grand  scandale  des  évêques  et 
des  curés,  qui  voulaient  empêcher  le  pillage  de  leurs 
églises.  Avec  les  sommes  qui  provinrent  de  toutes 
ces  ventes,  Charles  leva  une  armée. 

Pour  conjurer  cette  temiiête,  Jeanne  ne  pouvail 
plus  compter  snr  la  séduction  qu'elle  avait  exercée 
sur  les  prédécesseurs  d'Urbain,  la  vieillesse  et  la  dé- 
bauche ayant  flétri  ses  charmes;  elle  appela  la  ruse 
à  son  aide,  annula  l'adoption  de  Charles  de  Duras, 
et  pour  se  donner  un  appui  redoutable,  elle  déclara 
Louis,  duc  d'.\njou,  frère  duiy-oi  de  France,  seul  et 
légitime  héritier  du  royaume  cle  Naples.  Cette  tacti- 
que habile  lui  avait  déjà  rallié  des  partisans,  lorsque 
survint  la  mort  de  Charles  V  ;  cet  événement  arrêta 
les  armements  du  d>ic  d'Anjou,  et  força  son  nouvel 
allié  à  rester  en  France  comme  tuteur  du  jeune  roi. 

Charles  de  Duras  profita  de  l'inaction  forcée  de 
son  compétiteur  pour  se  rendre  à  Rome  et  pour  re- 
cevoir l'investiture  des  Etats  de  Jeanne  ;  il  marcha 
ensuite  sur  Naples,  qui  était  en  pleine  révolte,  s'en 
empara  sans  coup  férir,  et  mit  le  siège  devant  le 
château  de  l'ŒuT,  où  la  reine  et  son  mari  s'étaient 
réfugiés.  Othon  de  Brunswick  se  défendit  vaillam- 
ment pendant  un  mois  entier  ;  mais  ayant  été  fait 
prisonnier  dans  une  sortie,  Jeanne  fut  bientôt  ré- 
duite à  la  nécessité  de  se  rendre  à  son  ennemi. 

Dès  que  la  nouvelle  de  la  prise  de  Naples  fut  par- 
venue en  France,  le  régent  se  mit  à  la  tète  des  trou- 
pes, descendit  à  Avignon  pour  recevoir  des  mains  de 
Clément  l'investiture  des  États  de  Jeanne,  et  se  dis- 
posa à  passer  en  Ralie.  Charles  de  Duras,  instruit 
des  préparatifs  du  duc  d'Anjou,  résolut  de  mettre 
fin  à  la  guerre  par  un  crime,  et  fit  poignarder  la 
coupable  Jeanne  sur  les  marches  de  son  autel  pen- 
dant qu'elle  était  en"  prières.  Quelijues  historiens 
rapportent  une  autre  version  sur  la  mort  de  celte 
princesse;  ils  prétendent  qu'on  exerça  sur  elle  des 
atrocités  épouvantables,  qu'on  lui  arracha  les  seins 
et  la  vulve,  et  qu'on  l'étrangla  avec  un  cordon  de  soie, 
ainsi  qu'elle  avait  fait  à  André  son  premier  mari. 

Cette  victoire  d'Urljain  donna  de  la  prépondérance  à 
son  parti  ;  il  publia  que  Dieu  s'était  déclaré  le  ven- 
geur de  sa  cause  ;  et  dans  son  orgueil,  il  voulut 
poursuivre  Henriquez,  roi  de  Castille  et  de  Léon,  et 
lança  contre  lui  une  bulle  d'excommunication.  «  A 
ton  tour  maintenant,  disait  le  saint-jière,  à  ton  tour 
d'être  maudit,  Jean  Henriquez,  toi  qui  oses  te  décla- 
rer roi  de  (jaslille  sans  notre  approbation,  toi,  schis- 
matiqueet  apostat;  nous  te  condarrnonsau  supplice 
du  feu  comme  héréliqiu",  et  nous  défenduns  à  tis 


URBAIN    VI 


245 


'eût 


Oliarlos  (l(;  Diii-as  s'empare  de  Naplas 


sujets,  sous  peine  d'ètie  déférés  à  notre  redoutable 
inquisition,  d'  t'accorder  aide  ou  secours;  nous  leur 
ordonnons  de  te  traijuer  comme  une  bête  fauve,  et 
nous  accorderons  à  celui  qui  te  livrera  mort  ou  vif 
des  récompenses  infinies  dans  ce  monde  et  dans  l'au- 
tre; enfin  nous  commandons  à  tous  les  peuples  de 
la  chrétienté  de,  se  croiser  pour  t'exierrainer  avec 
l'exécrable  antipape  Robert  de  (lenève.  »  Il  lit  éga- 
lement prêcher  une  croisade  contre  la  France;  et 
comme  les  hommes  de  j^uerie  de  cette    époque  ne 


combat  talent  que  pou  nie  l'argent,  il  envoya  ses  noncee 
en  Anj^leterre  |iour  lever  des  décimes  sur  les  églises. 
Pendant  (ju' Urbain  faisait  ses  préparatifs  de  guerre, 
Louis  d'Anjou  continuait  sa  marche  à  travers  la 
Provence,  pénétrait  en  Italie,  et  s'avançait  sur  Na- 
ples,  à  la  tète  d'une  armée  de  soixante  mille  hom- 
mes. Charles  de  Duras,  ((ui  était  menacé  d'ètie 
bientôt  assiégé  dans  sa  capitale,  ajipela  Urbain  à  son 
secours  et  le  pria  de  venir  lui-même  à  Naples  pour 
a-nimcr  le 'peuple  par  sa  présence.   Le  saint -père  ss 


9)6 


HISTOIRE    DES    PAPES 


rendit  à  ses  instaiicos,  quitta  Rome,  passa  à  Tivoli, 
traversa  Suossa,  ol  trouva  le  jirince  dans  la  ville 
d'Aversa,  où  il  était  venu  à  sa  rencontre. 

Ce  soir-là ,  Urbain  et  le  roi  dînèrent  ensemlile 
avec  les  apparences  de  la  plus  sincère  amitié;  mais 
sur  la  fin  du  repas,  le  pape  ayant  réclamé  la  princi- 
pauté de  (iijHnu^  pour  son  neveu  IJutillo  Prignano, 
ainsi  qu'il  iivail  été  convenu  entre  eux,  Charles 
fronça  le  sourcil,  refusa  de  raîilier  sa  promesse,  et 
déclara  qu"il  ne  consentirait  jamais  à  élever  au  rang 
de  prince  un  niisi'ralile  souillé  de  toutes  les  infamies. 
Urlwin,  qui  était  d'un  naturel  colère,  et  que  les  vins 
capiteux  de  la  terre  de  Laliour  avaient  lait  sortir 
d'une  sage  réserve,  s'emporta  en  paroles  contre  son 
hôte;  il  l'accusa  d'ingratitude,  le  menaça  de  sa  co- 
lère et  l'accabla  d'épitliètes  si  outrageantes,  que  le 
prince  à  son  tour,  ne  contenant  plus  son  indigna- 
tion, le  fit  arrêter  par  ses  gardes  et  le  lit  conduire 
sous  bonne  escorte  dans  la  forteresse  de  Na]iles  ap- 
pelée le  château  Neuf.  Bientôt  la  nécessité  le  força 
de  se  relâcher  de  sa  rigueur,  et  les  deux  ennemis  se 
réconcilièrent  afin  de  combiner  leurs  efforts  pour  ré- 
sister aux  Français  ;  le  roi  donna  en  apanage  à  Bu- 
tillo  Prignano  la  principauté  de  Capoue,  et  en  re- 
vanche Urbain  s'occupa  des  moyens  de  délivrer  son 
allié  du  duc  d'Anjou. 

Des  agents  secrets  avaient  été  envoyés  dans  le  camp 
ennemi  pour  corrompre  les  domestiques  du  duc 
d'Anjou  et  les  engager  à  assassiner  leur  maître,  lors- 
que éclata  une  nouvelle  rupture  entre  Urbain  et 
Charles  de  Duras  ;  la  cause  de  cette  mésintelligence 
était  encore  une  infamie  du  neveu  du  pape.  Butilio 
supposant  que  sa  nouvelle  dignité  l'affranchissait  de 
toute  contrainte,  avait  o'sé  forcer  le  monastère  de 
Saint-Sauveur  pour  enlever  une  jeune  religieuse  de 
Sainte-Claire,  ([u'il  avait  violée  et  ([u'il  tenait  ren- 
fermée dans  son  palais.  Comme  elle  était  parente  de 
Charles,  ce  prince  cita  aussitôt  le  ravisseur  devant  le 
conseil  royal  pour  rendre  compte  de  sa  conduite  ;  et 
sur  son  refus  de  comparaître,  il  le  condamna  par 
contumace  à  la  décapitation.  Le  pape  cassa  le  juge- 
ment, sous  prétexte  que  lui  seul  était  souverain  du 
royaume  de  Naples;  et  que  personne  ne  pouvait  sans 
son  autorisation  condamner  à  mort  un  seigneur,  sur- 
tout pour  une  faute  aussi  légère  que  l'escalade  d'un 
couvent  et  l'enlèvement  d'une  nonne.  C'était  une 
peccadille  qu'on  devait  pardonner  à  la  grande  jeu- 
nesse de  son  neveu,  ajoutait  Urbain,  son  cher  Bu- 
tilio ayant  à  peine  quarante  ans;  il  se  porta  garant 
de  sa  conduite  pour  l'avenir,  et  demanda  pour  lui 
en  mariage  la  fille  du  grand  justicier  de  Naples,  pa- 
rente du  roi,  avec  la  ville  de  Nocera  en  dot;  cet  ar- 
rangement termina  les  disputes.  Urbain  se  retira 
avec  son  neveu  dans  sa  nouvelle  résidence,  et  Char- 
les attendit  à  Naples  le  résultat  de  leurs  sourdes 
menées  contre  Louis  d'Anjou  :  huit  jours  après,  ce 
prince  expirait  au  château  de  Biselia,  près  de  Bari, 
empoisonné  par  des  moines. 

Sa  mort  délivrait  Charles  de  Duras  du  seul  adver- 
saire qui  pût  lui  inspirer  des  craintes  sérieuses;  aussi 
n'ayant  plus  rien  à  craindre  du  pape,  il  ne  prit  aucun 
souci  de  conserver  son  amitié,  et  lui  fit  dire  qu'ayant 
à  l'entretenir  de  certaines  affaires  importantes,  il  le 
jiriait  de  venir  à  Naples. 


Urbain,  qui  n'était  point  habitué  à  des  façons 
aussi  cavalières,  répondit  que  c'était  au  roi  à  venir  le 
trouver,  attendu  que  les  princes  n'étaient  que  les 
vassaux  des  papes,  et  non  leurs  seigneurs  et  maîtres 
Il  lui  fit  défendre  pour  sa  punition  d'étabhr  des  im- 
pôts, de  hver  des  armées,  et  d'exercer  aucun  acte 
comme  mi,  avant  qu'il  lui  en  eût  donné  l'autorisa- 
tion, et  le  menaça,  en  cas  de  contravention  à  cet 
ordre,  de  le  déclarer  hérétique  et  de  lui  faire  subir 
le  sort  de  Jeanne  la  Messaline. 

Charles  ne  tint  aucun  compte  de  ces  menaces;  il 
fit  publier  que  le  pape  était  tomlié  en  démence,  et 
voulut  le  niellre  sous  la  tulellu  des  cardinaux.  Cette 
mesure,  qui  Ikttait  l'ambition  des  princes  de  l'Eglise, 
avait,  disait-on,  trouvé  plusieurs  partisans  dans  le 
sacré  collège;  mais  Urbain  ne  laissa  pas  à  ses  ennemis 
le  temps  de  la  mettre  à  exécution;  au  premier  soup- 
çon qu'il  en  eut,  plusieurs  officiers  de  sa  cour  et  six 
cardinaux  furent  arrêtés  et  plongés  dans  des  fosses 
puantes  et  si  étroites,  qu'ils  ne  pouvaient  s'y  tenir  ni 
debout  ni  couchés,  et  seulement  courbés  ou  accrou- 
pis. Après  huit  jours  d'un  jeûne  presque  absolu,  l'é- 
vêque  d'Aquila,  qui  était  le  plus  âgé,  fut  tiré  d'une 
de  ces  fosses  et  porté  dans  la  chambre  de  la  question. 
On  le  tortura  avec  tant  de  cruauté  qu'il  tomba  sept 
fois  en  défaillance  pendant  l'exécution,  et  sept  fois 
les  bourreaux  le  rappelèrent  de  son  évanouissement 
par  de  nouvelles  tortures;  enfin  la  force  morale  l'a- 
bandonna, et  il  fit  la  déclaration  suivante  : 

«  J'avoue  que  nous  devions  nous  rendre  dans  le 
prochain  consistoire  avec  douze  domestiques  ayant 
des  armes  cachées  sous  leurs  vêtements  ;  qu'à  un  si- 
gnal donné  nous  devions  nous  jeter  sur  le  pape,  l'en- 
lever de  son  palais  et  le  conduire  à  la  basilique  de 
Saint-François,  où  nous  lui  aurions  fait  des  ques- 
tions sur  certains  articles  de  foi  ;  quelles  qu'eussent 
été  ses  réponses,  nous  aurions  déclaré  qu'elles  n'é- 
taient pas  orthodoxes,  et  nous  l'aurions  condamné 
comme  hérétique  au  supplice  du  feu,  ce  qui  aurait 
été  exécuté  sur-le-champ.» 

Dès  que  le  pontife  eut  cette  déclaration  entre  les 
mains,  il  assembla  en  conseil  privé  ses  principaux 
officiers,  et  leur  ordonna  de  chercher  avec  lui  tous 
les  coupables.  Tiiéodoric  de  Niem,  qui  faisait  partie 
des  grands  dignitaires  de  la  cour  d'Urbain,  voulut 
adresser  quelques  observations  en  faveur  des  accu- 
sés :  «J'osai  prendre  la  parole,  dit-il  dans  son  his- 
toire du  schisme,  et  représenter  en  tremblant  qu'un 
aveu  ainsi  obtenu  ne  devait  pas  être  considéré  comme 
une  preuve  irréfragable  contre  les  autres  cardinaux, 
puisqu'on  avait  vu  très-souvent,  depuis  l'établisse- 
ment de  l'inquisition,  que  des  innocents,  succom- 
bant aux  douleurs  de  la  torture,  se  chargeaient  eux- 
mêmes  de  crimes  qu'ils  n'avaient  point  commis.  A 
peine  avais-je  parlé,  que  le  pape  se  tourna  vers  moi, 
la  figure  violacée,  les  yeux  étincelants,  et  la  gorge 
si  enflée  qu'il  semblait  qu'il  fût  sur  le  point  de  suf- 
foquer. «  Point  de  grâce  pour  eux,  cria-t-il  d'une  voix 
«  tonnante,  et  que  leurs  défenseurs  redoutent  ma  co- 
«  1ère  !  »  Puis  il  se  leva  et  sortit  du  conseil  en  s'ap- 
puyant  sur  son  neveu,  auquel  nous  entendîmes  qu'il 
disait:  «Viens,  Butilio;  allons  prendre  quelques  dis- 
«  tractions,  allons  voir  nos  ennemis  à  la  torture.  » 
Alors  commença  une  série  d'atrocités  épouvanta- 


URRAIN     VI 


247 


blés:  les  patients,  ameiu'.s  dans  un  liwi  situé  denièie 
le  château,  furent  livrés  aux  mains  des  bourreaux,  dé- 
pouillés de  leurs  vêtements  et  frappés  de  verges.  Ce 
supplice  ne  paraissant  pas  assez  rigoureux  au  saint- 
père,  lîutillo,  son  neveu,  se  chargea  de  procéder 
lui-mè:iie  aux  exécutions.  Les  infortunés  fuient  aus- 
sitôt enlevés  des  chevalets  et  appliqués  à  de  nouvel- 
les et  effroyables  tortures. 

Un  archevêque,  qui  avait  autrefois  adressé  des  re- 
montrances à  Butillo  sur  sa  mauvaise  conduite,  fut, 
par  l'ordre  de  ce  monstre,  attaché  à  un  tronc  d'arbre, 
la  tête  en  bas,  et  écorché  vif;  le  cardinal  de  Venise 
fut  cloué  à  une  croix,  et  un  ancien  pirate  génois,  di- 
gne ministre  des  cruautés  d'Urbain,  étancha  avec  du 
sel  et  du  vinaigre  le  sang  qui  coulait  des  blessures. 
Un  diacre  fut  pendu  à  un  platane,  avec  des  poids 
énormes  attachés  aux  pieds  et  aux  mains  pour  lui 
disloquer  les  membres  ;  le  cardinal  Sangro  fut  te- 
naillé avec  des  pinces  ardentes;  et  comme  malgré  ses 
souffrances  il  continuait  à  protester  de  son  inno- 
cence, ou  épuisa  sur  lui  tous  les  ral'finements  de  la 
barbarie;  on  lui  enfonça  des  alênes  à  l'extrémité 
des  doigts,  entre  les  ongles  et  la  chair,  aux  pieds  et 
aux  mains;  on  lui  arracha  les  narines,  on  lui  donna 
simultanément  la  question  de  l'eau  et  celle  du  feu, 
enfin  les  bourreaux  le -frappèrent  avec  des  lanières 
plombées,  et  s'acharnèrent  sur  le  martyr  jusqu'à  ce 
que  la  fatigue  les  eût  contraints  de  s'arrêter.  Un  autre 
cardinal  fut  attaché  à  un  chevalet,  brûlé  avec  un  fer 
rouge  à  la  poitrine,  aux  bras,  aux  cuisses;  après  quoi 
les  tourmenteurs  lui  arrachèrent  le  nez,  la  langue  et 
les  yeux,  lui  brisèrent  les  membres  avec  des  barres 
de  fer;  et  pour  en  finir,  Butillo  fit  allumer  trois  ré- 
chauds sous  le  patient  et  le  fit  brûler  à  petit  feu. 

Pendant  ces  etïroyables  exécutions,  le  pape  se  pro- 
menait dans  une  allée  voisine,  récitant  à  haute  voix 
son  bréviaire,  et  s'interrompant  de  temps  à  autre 
pour  encourager  les  bourreaux  à  bien  faire  leur  de- 
voir. Le  lendemain,  il  convoqua  dans  une  cour  de 
son  château,  le  clergé,  les  seigneurs  de  la  ville  et  même 
des  villages  voisins,  pour  les  instruire  du  danger 
qu'il  avait  couru  et  pour  justifier  sa  sévérité;  il  pré- 
tendit que  les  conjurés  avaient  voulu  attenter  à  sa 
personne;  il  affirma  qu'il  avait  eu  connaissance  de 
leur  complot  dans  une  apparition  miraculeuse,  et  que 
Dieu  lui  avait  ordonné  d'être  sans  miséricorde  pour 
ces  ingrats,  qu'il  avait  tirés  de  la  poussière,  ainsi  que 
Charles  leur  complice.  Ensuite  il  éleva  la  croix  au- 
dessus  de  sa  tête,  agita  la  bannière  pontificale,  et 
fulmina  ses  anathèines  sur  le  roi  Charles,  sur  la 
reine  Marguerite,  sur  l'antipape  Clément,  sur  l'abbé 
du  Mont-Cassin,  et  sur  les  malheureuses  victimes 
de  ses  cruautés. 

En  conséquence  de  la  déclaration  de  guerre  du 
pape,  des  bandes  de  voleurs  s'organisèrent  et  firent 
des  courses  sur  les  domaines  de  Charles  de  Duras, 
pillant  et  volant  au  nom  de  Dieu. 

Pour  arrêter  ces  déprédations,  le  roi  fit  pubher  à 
son  de  trompe  dans  tous  ses  États,  que  quiconque  lui 
livrerait  Urbain,  mort  ou  vif,  recevrait  dix  mille  flo- 
rins d'or ,  et  que  ceux  qui  favoriseraient  sa  fuite  se- 
raient déclarés  traîtres  à  la  patrie  et  décapités.  Il  fit 
rendre  un  décret  par  le  cardinal  de  Rieto,  portant 
que  les   excommunications  et  les  interdictions  du 


pape  n'étaient  que  des  billevesées,  et  que  les  ccclé- 
siastiijues  eussent  à  continuer  la  célébration  de  l'of- 
fice divin,  sous  peine  de  confiscation  de  leurs  biens 
et  de  privation  de  leur  liberté.  Après  quoi  il  partit 
lui-iiiêrae  à  la  tête  de  ses  troupes,  et  vint  mettre  le 
siège  devant  Nocera,  comptant  s'en  emparer  au  pre- 
mier assaut;  mais  il  n'en  fut  pas  comme  il  avait 
espéré,  et  la  résistance  qu'il  rencontra  fut  d'autant 
plus  vive,  qu'elle  prenait  sa  source  dans  le  fanatisme. 
Urbain  avait  exalté  l'esprit  de  ses  soldats  par  des  cé- 
rémonies bizarres;  quatre  fois  par  jour  il  montait 
sur  les  murailles  pour  excommunier  l'armée  enne- 
mie, tenant  à  la  main  une  cloche,  et  ]>randissant  une 
torche  allumée  ;  en  outre,  le  saint-père  avait  public 
une  bulle  qui  accordait  des  indulgences  pour  tous 
les  crimes  passés,  présents  et  futurs,  à  ceux  qui  tue- 
raient ou  blesseraient  un  de  ses  ennemis. 

Malgré  toutes  les  imprécations  du  pape  contre 
l'armée  napolitaine,  le  siège  ne  s'en  poursuivait  pas 
moins  avec  vigueur  ;  déjà  la  ville  avait  été  forcée  de 
capituler,  et  la  forteresse  où  il  s'était  réfugié  mena- 
çait de  ne  pouvoir  opposer  une  plus  longue  résis- 
tance, lorsque,  heureusement  pour  lui,  Raymond  des 
Ursins,  un  de  ses  partisans,  parut  à  la  tête  d'une 
troupe  d'.Allemands  et  de  Français  qu'il  avait  recru- 
tés à  Rome,  tomba  à  l'improviste  sur  les  assiégeants, 
les  mit  en  fuite,  força  les  portes  de  la  ville,  et  enleva 
de  la  forteresse  Urbain,  ses  trésors,  sa  suite  et  ses 
prisonniers. 

Ce  coup  de  main  hardi  avait  réussi  parfaitement  ; 
et  lorsque  les  Napolitains,  revenus  de  leur  première 
panique,  voulurent  se  mettre  à  la  poursuite  du  pape, 
il  n'était  plus  temps,  car  déjà  leurs  ennemis  avaient 
gagné  les  défilés  des  montagnes  c[ui  conduisaient  à 
la  ville  de  Trani,  où  les  attendaient  des  galères  gé- 
noises. Ils  purent  seulement  atteindre  plusieurs 
mulets  chargés  d'or  et  d'objets  précieux  que  le  saint- 
père  avait  laissés  en  arrière.  Urbain  arriva  sans 
autre  accident  au  terme  de  son  voyage  avec  ses  pri- 
sonniers, moins  l'évêque  d'Aquila,  qu'il  avait  fait 
tuer  en  chemin ,  parce  que  sa  monture  retardait  la 
marche  de  la  troupe.  Les  autres  cardinaux,  attachés 
sur  des  chevaux  vigoureux,  jetaient  des  cris  lamen- 
tables que  leur  arrachaient  d'intolérables  souffrances, 
et'monlraient  aux  gardes  leurs  membres  rompus  et 
leurs  corps  affreusement  déchirés.  Un  semblable 
spectacle  était  bien  fait  pour  exaspérer  les  esprits; 
aussi  les  Français  délibérèrent  s'ils  ne  délivreraient 
pas  ces  victimes  de  la  haine  du  pape,  et  s'ils  ne  fe- 
raient pas  Urbain  lui-même  prisonnier.  Le  cardinal 
Raymond,  informé  du  sujet  de  leur  délibération, 
s'empressa  de  les  congédiera  .Salerne,  en  leur  payant 
comptant  onze  mille  florins  d'or,  et  leur  en  promet- 
tant trente  mille,  qu'il  ne  leur  donna  jamais. 

Délivré  de  ses  dangereux  libérateurs,  Urbain 
continua  sa  roule  vers  'Trani  et  s'embarqua  aussitôt 
pour  le  port  'de  Gênes,  où  il  arriva  le  23  septembre 
1385.  Ses  victimes  furent  déjjarquées  pendant  la 
nuit  et  plongées  dans  les  cachots  du  grand  inquisi- 
teur. En  vain  les  magistrats  de  la  république  et  le 
clergé  même  vinrent  demander  leur  grâce,  le  saint- 
père  fut  inflexible;  et  pour  mettre  fin  aux  sollicita- 
tions, il  chargea  Butillo  de  les  faire  périr. 

Ce  digne  ministre  du  pape  s'acquitta  parfaitement 


248 


IllSTOlUKS     HKS     l'Ai'KS 


I*^' 


ennemis  du  pape  furent  i  mpiif  onncs,  torturés  ou  assassinés 


de  sa  rniello  mission,  pl  ce  iiu'il  l'uiiiiiiiiiula  dépiisse 
en  cniauti' (oui  ce  (ju"oii  ptnil  iiuagiiuT.  1!  lil  l'Uterrer 
dans  une  fosse  remplie  de  chaux  vive  le  cardinal  Louis 
Donato,  en  lui  laissant  la  tête  hors  de  cet  ini'ernal 
tombeau,  jiour  qu'il  sentît  avant  de  mourir  toutes 
ses  chairs  se  corroder  et  se  consumer;  il  lit  enfer- 
mer des  loups  dans  le  cachot  de  liarlhélemi  pour 
i[u'ils  le  dévorassci  t  vivant  ;  enlin,  (jcnlil  de  Sangro 
et  Martin  del  Giudice  furent  cousus  dans  des  outres 
darcuir  avec  des  serpents,  puis  jetés  à  la  mer. 

Un  cardinal  anglais,  Adam  Eslon,  fut  seul  épar- 
£;né,  grâces  aux  remontrances  des  ambassadeurs  do 
sa  nation,  (|ui  menacèrent  le  iiajie  de  la  colère  du 
roi  Richard,  s'il  osait  condamner  à  mort  un  des  su- 
jets de  la  Urande-Uretagne;  Urbain  se  contenta  de 
lui  faire  rompre  les  deux  cuisses.  Ces  cruautés  froi- 
dement accomplies  exaspérèient  les  esprits  ;  les  ecclé- 
siastiques qui  s'étaient  montres  jusque-là  dévoués  au 
parti  d'Urbain,  l'abandonnèrent  ;  le  métropolitain  de 
Ravenne  et  Ualéot  Tarlaf  de  Pietra  Mala  brûlèrent 
publiquement  leurs  chapeaux  de  cardinaux  et  prirent 
la  route  d'Avignon.  Malgré  cet  abandon  général, 
Urbain  ne  changea  point  de  conduite,  et  poursuivit 
sa  carrière  de  crimes. 

Dans  l'intervalle  était  mort  Louis  de  Hongrie, 
laissant  le  trône  à  sa  lille  Marie,  sous  la  tutelle  de 
la  reine  Elisabeth,  sa  mère,  princesse  dont  les 
mœurs  ne  pouvaient  être  comparées  qu'à  celles  de 
Jeanne  de  Naples,  et  dont  la  cruauté  n'avait  été 
égalée  que  par  celle  d'Urbain.  Les  Hongrois  ne'pou- 
vant  supporter  la  tyrannie  de  cette  femme  abomina- 
ble, se  révoltèrent  contre  elle,  et  proclamèrent  roi 
Charles  de  Duras,  qui  résolut  de  passer  aussitôt  en 
Hongrie  pour  rec,i}eillir  l'héritage  de  son  cousin.  Le 
prince,  oubliant  ses  querelles  avec  le  pape,  eut  l'im- 
prudence de  traverser  l'Italie,  suivi  d'une  faible  es- 
corte ;  au  moment  où  il  atteignait  les  frontières  de 
son  nouveau  royaume,  des  assassins  vinrent  lui  rap- 
peler qu'un  prêtre  ne  pardonne  jamais;  pendant  la 
nuit,  des  bandits  attaquèrent  le  château  oij  il  s'était 
retiré  et  le  massacrèrent.  L'historien  Pogge  affirme 
que  ces  misérables  étaient  des  émissaires  du  pontife, 
et  que  Biaise  Forgach,  chef  de  cette  expédition,  dé- 
posa aux  pieds  de  Sa  Sainteté  une  épée  encore  teinte 
du  sang  de  son  ennemi. 

Dès  que  la  mort  de  Charles  de  Duras  fut  connue 
en  France,  le  pape  d'Avignon  proclama  Louis  II, 
duc  d'Anjou,  roi  de  Naples,  et  donna  au  comte  de 
Saint-Severin  le  titre  de  vice-roi,  avec  l'autorisation 
de  faire  immédiatement  la  comiuêle  de  ses  nouveaux 
Etats.  De  son  côté,  la  veuve  de  Charles  de  Duras,  la 
belle  Marguerite,  avait  fait  reconnaître  par  les  États- 
généraux  du  royaume,  L mcelot,  son  iils,  âgé  de  dix 
ans,  comme  souverain  légitime,  et  s'était  fait  donner  la 
régence.  Déjà  elle  avait  réuni  des  forces  imposantes 
pour  résister  aux  Fiançais,  et  les  provinces  n'atten- 
daient ({u'un  ordre  du  saint -père  pour  embrasser  son 
jiarti,  ce  qui  en  eût  infailliblement  assuré  le  triom- 
phe en  même  temps  que  celui  d'Urbain;  mais  toutes 
ses  tentatives  de  rapprochement  avec  la  cour  de 
Gênes  échouèrent  devant  l'opiniâtreté  de  ce  vieillard 
implacaljle;  il  renouvela  contre  Marguerite  et  contre 
toute"  sa  famille  les  analhèmes  et  les  malédictions 
qu'il  avait  tant  de  fois  prononcés,  et  déclara  que  Na- 


URBAIN     VI 


249 


pics  n'avait  pas  d'aulro  roi  que  lui  Urbain  VI,  chef  su- 
prême de  l'Église.  11  publia  ensuite  une  croisade  conire 
les  deux  enfants  au  nom  desquels  des  ambitions  ri- 
vales se  disputaient  le  trône  de  l'impudique  Jeanne, 
avec  promesses  d'indulgences  pour  tous   les  crimes. 

En  dépit  des  anathèraes  du  pape  romain,  les 
Français  poursuivirent  leur  marche  et  s'emparèrent 
de  Naples,  oîi  ils  firent  reconnaître  l'autorité  de  Clé- 
ment VII.  Encouragé  par  ce  premier  succès,  celui-ci 
voulut  joindre  à  la  puissance  des  armes  l'autorité  des 
miracles  et  des  prophéties  ;  il  choisit  à  cet  ell'et  un 
malheureux  idiot  (pi'il  lit  conduire  à  Gênes,  et  qu'on 
instruisit  du  rôle  qu'il  avait  à  remplir.  Un  jour  de 
consistoire  on  le  lit  entrer  sous  un  froc  d'ermite  dans 
le  palais  d'Urbain,  et  en  présence  des  magistrats  de 
la  république  et  d'un  nombieux  clergé,  il  répéta  la 
leçon  qu'on  lui  avait  apprise,  et  dit  au  pontife  :  «  Il 
y  a  quinze  ans,  j'étais  en  prières  sur  les  rochers  de 
ma  solitude,  lorsque  tout  à  coup  le  Christ  m'apparut 
et  m'annonça  qu'un  faux  pape  nommé  Urbain  VI 
disputerait  le  trône  de  saint  Pierre  au  véritable  pon- 
tife. Pour  preuve  de  ma  céleste  mission,  je  te  dé- 
clare que  je  suis  invulnérable,  et  je  demande  à  subir 
la  torture  de  la  corde,  de  l'eau  et  du  feu.  »  Cette  ha- 
rangue produisit  une  vive  impression  sur  les  assis- 
tants ;  Urbain  seul  resta  impassible.  Comme  uo 
pape  est  l'homme  qui  croit  le  moins  aux  miracles,  il 
fit  arrêter  le  pauvre  idiot  et  lui  lit  trancher  la  tète 
dans  la  salle  d'audience. 

Néanmoins  le  saint-père  craignant  les  conséquen- 
ces d'une  semblable  révélation  sur  les  esprits  su- 
perstitieux, résolut  de  combattre  son  ennemi  par'les 
mêmes  armes,  et  il  écrivit  à  sainte  Catherine  de 
Siennne  de  venir  immédiateYuent  à  sa  cour  pour  détruire 
les  doutes  que  pouvaient  av^ir  conçus  quelques  fidèles 
sur  la  régularité  de  son  élection  ;  en  même  temps  il 
envoya  un  bref  à  la  mère  abbesse  du  couvent  pour 
qu'elle  permît  à  la  sainte  fdle  de  venir  à  Gênes.  Le 
pape  reçut  Catherine  en  consistoire,  les  cardinaux,  le 
doge  et  les  aiUres  magistrals  de  la  république  se 
trouvant  tous  réunis  :  la  pauvre  illuminée  se  recueil- 
lit quelques  instants,  puis  entra  en  extase,  l'œil  étin- 
celant,  les  cheveux  épars,  la  bouche  écumante,  et 
semblable  à  l'anticjue  pythonisse  de  Delphes,  elle 
prononça  d'une  voix  inspirée  :  «  .\pprcnez  tous  que 
le  pontife  Urbain  est  réellement  le  vicaire  du  Christ.  » 
■  Un  commentateur  des  Bollandistes,  qui  a  écrit 
une  histoire  de  Catherine  de  Sienne,  prétend  qu'on 
faisait  boire  à  cette  religieuse  certaines  préparations 
aphrodisiaques  qui  provoquaient  ces  ravissements 
extatiques;  ce  qui  semblerait  confirmer  cett'e  opi- 
nion, c'est  qu'elle  mourut  quelques  mois  après  dans 
un  paroxysme  de  folie  hystérique. 

La  révélation  de  sainte  Catherine  fut  d'un  faible 
secours  à  Urbain,  et  n'arrêta  point  son  compétiteur, 


([ui  augmentait  chaque  jour  ses  conquêtes,  soit  par 
les  armes,  soit  par  les  négociations. 

On  expliquerait  difficilement  cette  prédilection  des 
peuples  pour  Clément  ;  car  ce  pape  n'était  ni  moins 
avide,  ni  moins  cruel,  ni  moins  infâme  que  son  ri- 
val ;  et  si  l'on  en  juge  par  la  chronique  du  moine 
anonyme  de  Saint-Denis,  nous  dirons  (pi'il  méritait 
d'être  maudit  de  Dieu  et  des  hommes.  «Clément, 
suivant  le  docte  religieux,  profitant  de  l'indolence  du 
roi  et  des  grands  pour  les  libertés  et  les  coutumes 
de  l'Église  gallicane,  avait  accablé  d'impôts  les  ecclé- 
siasti([ues  et  les  communautés,  et  avait  encore  dé- 
passé Boniface  Mil  et  Jean  XXll  dans  l'art  d'ex- 
torquer de  l'argent  et  de  faire  affluer  les  richesses 
des  nations  dans  les  trésors  de  la  chancellerie  apos- 
tolique. X  l'exemple  de  son  compétiteur,  il  avait  créé 
trente-six  cardinaux,  véritables  vampires,  escortés 
d'une  légion  de  procureurs  armés  de  bulles  expecta- 
tives, et  prêts  à  s'abattre  sur  les  bénéfices  vacants 
dans  les  églises  cathédrales  et  collégiales,  dans  les 
prieurés  conventuels,  dans  les  monastères  ou  dans 
les  maisons  hospitalières. 

«Non-seulement  le  pontife,  au  mépris  des  décrets 
•de  ses  prédécesseurs,  autorisait  ces  abus,  mais  en- 
core il  gardait  pour  lui-même  les  meilleurs  et  les 
plus  riches  diocèses.  A  la  mort  d'un  prélat,  il  met- 
tait en  campagne  des  collecteurs  ou  des  sous-collec- 
teurs de  la  chamiîre  apoi^tolique  qui  s'emparaient  des 
meubles  du  défunt,  recherchaient  les  anciens  titres 
de  créances,  les  arrérages  des  fermes,  et  après  avoir 
misles  héritiers  en  prison,  ils  prenaient  la  direction 
du  diocèse,  vendaient  les  ornements  sacrés  des  égli- 
ses, et  engageaient  même  les  récoltes  pour  deux  ou 
trois  années;  de  sorte  que  le  nouvel  évêqne  était 
forcé  de  mendier  pour  vivre,  ou  de  se  mettre  à  la 
tête  de  ses  prêtres  et  de  ses  moines  et  de  battre  le 
pays  en  rançonnant  les  habitants,  comme  le  faisaient 
les  compagnies  franches.  » 

Cependant  Urbain  ne  se  laissa  pas  décourager  par 
les  succès  de  son  ennemi  ;  il  rassembla  une  armée 
et  se  prépara  à  disputer  le  royaume  de  Naples  à  Clé- 
ment, béjà  il  était  en  marche  pour  l'Italie  inférieure, 
lorsqu''il  fît  une  chute  de  cheval  qui  l'obligea  à  sus- 
pendre l'exécution  de  ses  projets.  Ce  retard  et  plus 
encore  le  manque  d'argent  contiibua  à  désorganiser 
son  armée,  et  le  contraignit  à  replier  ses  troupes  sur 
Rome  pour  y  passer  son  quartier  d'hiver. 

Peu  de  jours  après  son  installation  au  Vatican,  il 
rendit  le  dernier  soupir.  Un  des  agents  de  Clé- 
ment ^'II  lui  avait  fait  prendre,  dit-on,  un  breuvage 
empoisonné. 

Urbain  était  odieux  même  à  ceux  qui  suivaient  sa 
fortune,  aussi  sa  mort  n'excita-t-elle  aucun  regret. 
Il  fut  inhumé  le  16  octobre  1389,  à  Saint-Pierre, 
dans  la  chapelle  de  Saint-André. 


II 


120 


S50 


HISTOniK    nES     PAIM'S 


^ 


*t<-*"' 


Élection  de  Boniface  IX.  —  Les  deux  papes  s'excommunient.  —  Jubilé  à  Rome.  —  Exactions  de  Boniface.  —  Cruautés  de  Clé- 
ment. —  Tentatives  de  l'Université  de  Paris  pour  faire  cesser  le  schisme.  —  Mort  de  Clément  VII.  —  Les  cardinaux  français  se 
réunissent  en  conclave  et  proclament  souverain  pontife  le  cardinal  Pierre  de  Luna.  —  Fourberie  de  ce  pape.  —  Négociations 
pour  la  paix  de  l'Église.  —  Assemblée  de  Reims.  —  Les  Français  refusent  l'obédience  à  Benoît  XIII.  —  Négociations  de 
Pierre  d'AiUy.  —  Benoit  est  assiégé  dans  Avignon.  —  Conduite  de  Boniface  à  Rome.  —  Ses  débauches.  —  Conjuration  contre 
le  pape.  —  Secte  des  blancs.  —  L'empereur  Manuel  Paléologue  vient  en  France.  —  Benoit  est  chassé  d'Avignon.  —  Il  se  ré- 
concilie ayec  ses  cardinaux. —  Nouvel  exemple  de  sa  mauvaise  foi, —  Ambassade  de  Boniface  à  Benoît.  —  Mort  de  Boniface  IX. 


Quelques  jours  après  la  mort  d'Urbain,  seize  car- 
dinaux qui  se  trouvaient  à  Rome  ou  dans  les  pro- 
vinces voisines  s'enfermèrent  en  conclave  et  élurent 
souverain  pontife  Pierre  Thomacelli,  cardinal  de 
Naples,  qui  fut  intronisé  sous  le  nom  deBonifacelX, 
après  les  cérémonies  d'usage. 

Sa  mère,  nommée  Gratiniola  Filimarini,  accourut 
aussitôt  pour  l'adorer  comme  père  universel  des 
chrétiens,  et  se  prosterna  devant  lui,  aimant  mieux, 
disait-elle  aux  assistants,  lui  baiser  les  pieds  comme 
pape  que  le  visage  comme  (ils. 

Boniface  était  originaire  de  Naples  ;  il  était  bien 
fait  de  sa  personne,  avait  un  port  majestueux  et  s'ex- 
primait avec  assez  d'élégance;  mais  il  ne  savait  ni 
écrire  ni  chanter,  et  son  ignorance  était  extrême  sur 
les  matières  religieuses  ;  néanmoins  il  montra  beau- 
coup d'adresse  et  de  prudence  dans  les  actes  de  son 
gouvernement.  11  commença  par  détruire  l'autorité 
souveraine  des  bannerets  et  des  sénateurs  de  Rome, 
pour  se  rendre  maître  absolu  dans  la  ville  sainte  et 
dans  les  domaines  de  l'État  ecclésiastique  ;  ensuite  il 
confirma  les  institutions  d'Urbain  relativement  aux 
époques  des  jubilés  qu'il  rapprocha  encore,  sous  pré- 
texte que  Jésus-Christ  ayant  passé  trente -trois  ans 
Bur  la  terre,  il  convenait  de  célébrer  chaque  période 


de  trente-trois  années  ;  et  comme  le  saint-père  était 
pressé  du  besoin  d'argent,  il  songea  à  exploiter  la 
crédulité  humaine  et  puidia  immédiatement  un  jubilé. 

De  toutes  les  parties  du  monde  afflua  dans  Rome 
un  concours  de  pèlerins  qui  venaient  gagner  des  in- 
dulgences et  donner  leur  argent  au  pape.  Pour  aug- 
menter les  sommes  énormes  qu'il  relira  de  cette  opé- 
ration, l'insatiable  Boniface  envoya  encore  des  bandes 
de  moines  quêteurs  en  Allemagne,  en  Hongrie,  en 
Pologne,  en  Bohème  et  en  Angleterre  pour  vendre 
des  indulgences,  ce  qui  lui  procura  plus  de  cinq  cent 
mille  florins  d'or. 

Parmi  ses  mandataires,  ceux  qu'il  soupçonna  d'in- 
fidélité ou  de  tiédeur  dans  leur  métier,  furent  à  leur 
retour  ap]diqués  à  la  question  et  roués  vifs.  Il  punit 
avec  la  même  sévérité  les  moines  mendiants  et  les 
clercs  séculiers,  qui  lui  faisaient  une  concurrence  active 
pour  la  vente  des  indulgences,  en  permettant  aux 
nonnes  le  libertinage,  en  réconcihant  les  hérétiques 
avec  l'Église,  en  réhabilitant  les  bâtards,  en  autori- 
sant les  incestes,  et  en  accordant  l'absolution  des  vols 
et  des  assassinats  à  meilleur  marché  que  le  saint- 
père.  Il  fulmina  contre  eux  une  bulle  terrible,  et 
voua  aux  supplices  éternels  ceux  qui  ne  lui  restitue- 
raient pas  l'argent  qu'ils  lui  avaient  volé.  Quelques- 


BONIFAOE    IX 


251 


uns  obéirent,  mais  les  plus  coupables  préférèrent 
s'exposer  aux  supplices  très-problématiques  de  l'en- 
fer, plutôt  que  d'avoir  à  rendre  les  sommes  arra- 
chées à  l'ignorance  et  à  la  superstition. 

Alors  le  cupide  pontife  résolut  d'exploiter  les  pas- 
teurs comme  il  avait  fait  des  brebis,  et  il  publia  dans 
les  dilïérents  pays  de  son  obédience,  qu'il  accorde- 
rait des  grâces  et  des  bénéfices  aux  ecclésiastiques 
qui  viendraient  à  sa  cour  et  lui  otïriraient  des  pré- 
sents. Cette  promesse  fallacieuse  détermina  en  ellet 
un  granJ  nombre  de  prêtres  à  faire  un  voyage  à  la 
ville  sainte  et  à  emporter  avec  eux  tout  l'or  qu'ils  pu- 
rent se  procurer,  pour  obtenir  du  saint-père  les 
meilleurs  bénéfices  de  leurs  provinces.  11  en  résulta 
entre  les  prélats  de  chaque  pays  et  entre  les  simples 
clercs  de  chaque  diocèse  un  combat  de  vanité  t[ui  fut 
extrêmement  prolitable  à  Boniface,  chacun  d'eux  en- 
chérissant sur  sou  collègue  afin  d'occuper  une  meil- 
leure place  sur  les  rôles  des  grâces  à  distribuer. 

Bientôt  le  nombre  des  postulants  devint  si  consi- 
dérable, qu'on  reconnut  que  le  monde  eût-il  été  dix 
fois  plus  grand  (ju'il  ne  l'est,  le  saint-père  n'aurait  pu 
donner  à  tous  autant  de  bénéfices  qu'ils  en  sollici- 
taient; ce  qui  n'empêcha  pas  les  stupides  pèlerins 
d'apporter  leurs  offraudesau  Vatican.  Boniface  vendit 
également  les  domaines  de  l'Église  romaine  moyen- 
nant de  fortes  sommes  payées  comptant  à  titre  d'é- 
trennes,  ou  sous  la  promesse  de  redevances  annuelles 
à  fournir,  soit  en  espèces,  soit  en  hommes  d'armes 
ou  en  subsides  de  guerre. 

De  son  côté,  Clément,  en  fait  d'exactions,  ne  resta 
pas  en  arrière  de  son  compétiteur  ;  il  ruina  le  clergé 
de  France  et  d'Espagne  par  des  impositions  énormes, 
et  extorqua  aux  fidèles  des  sommes  incroyables.  Il 
essaya  en  outre  de  gêner  le  commerce  de  Boniface 
en  lançant  contre  ses  partisans  des  excommunica- 
tions, que  celui-ci  rendit  avec  libéralité;  car,  dit  un 
spirituel  auteur,  c'est  la  monnaie  dont  les  papes  sont 
le  plus  prodigues. 

^lainbourg,  le  jésuite,  s'exprime  en  ces  termes  sur 
le  même  sujet  :  <i  Boniface  et  Clément  ne  songeaient 
qu'à  se  maintenir  sur  la  chaire  de  l'Apôtre  par  la 
corruption  et  avec  le  secours  des  puissances  tempo- 
relles; et  quoiqu'ils  parussent  désirer  ardemment 
la  paix  et  l'union  de  l'Église,  aucun  d'eux  n'était 
sincère,  et  ils  n'aspiraient  l'un  et  l'autre  qu'à 
l'anéantissement  de  leur  rival.  En  effet ,  Boniface 
voulait  empêcher  l'Angleterre  de  conclure  une 
trêve  avec  la  France,  si  Charles  VI  ne  consentait  à 
abandonner  le  pape  d'Avignon;  et  Clément  s'oppo- 
sait à  ce  que  la  France  acceptât  la  paix,  si  la  Grande- 
Bretagne  persistait  à  soutenir  Boniface.  Ils  cher- 
chaient à  s'entre-détruire ,  soit  par  leurs  bulles, 
soit  par  les  ennemis  qu'ils  se  suscitaient;  enfin  ils 
poussaient  le  scandale  de  leurs  inimitiés  jusqu'à 
obliger  les  ecclésiastiques  auxquels  ils  conféraient 
quelques  bénéfices,  à  leur  promettre  par  serment 
,  de  ne  jamais  reconnaître  comme  pontife  leur  com- 
pétiteur; ce  qui  prouve  que  leur  intention  était  de 
rendre  le  schisme  éternel.  » 

Cependant  les  membres  de  l'Université,  les  magis- 
trats, un  petit  nombre  de  prêtres  vertueux,  et  quel- 
ques chefs  des  dilïérents  ordres  religieux,  furent  pro- 
londément  affligés  des  malheurs  des  peuples,  et  vôû^ 


lurent  mettre  un  terme  aux  disputes  scandaleuses 
des  papes,  en  ramenant  l'union  dans  la  chrétienté. 
Deux  moines  de  l'ordre  dos  Chartreux,  chargés  de  la 
mission  délicate  de  sonder  les  intentions  des  cours 
de  Ilorae  et  d'Avignon,  se  rendirent  d'abord  auprès 
de  Boniface,  qui  les  accueillit  avec  distinction  et 
parut  approuver  leurs  conseils;  en  les  congédiant, 
le  saint-père  leur  donna  pour  le  roi  de  France  une 
lettre  dans  laquelle  il  oiïrait  de  s'en  remettre  à  la 
décision  du  monarque,  lorsqu'il  lui  aurait  permis  de 
lui  adresser  quelques  canonistes  romains  pour  éclai- 
rer sa  conscience.  Les  deux  religieux  se  dirigèrent 
ensuite  vers  Avignon  pour  faire  à  Clément  les  mêmes- 
exhortations  qu'à  Boniface;  mais  Clément  ne  les  re- 
çut pas  avec  autant  de  bienveillance,  il  les  fit  saisir, 
sans  autre  formalité,  dès  qu'ils  furent  entrés  dans  la 
ville,  et  les  fit  appliquer  à  la  question,  pour  les  punir 
d'avoir  été  à  Rome  sans  son  autorisation. 

Cette  arrestation  mit  en  émoi  l'ordre  entier  des 
Chartreux;  le  supérieur  adressa  aussitôt  une  supli- 
que  au  roi  de  France  pour  demander  la  liberté  de 
ses  frères  et  pour  réclamer  contre  cette  violation  du 
droit  des  gens.  Charles  VI  se  rangea  du  parti  des  re- 
ligieux, et  fit  écrire  à  Clément  qu'il  eût  à  relâcher 
immédiatement  ses  prisonniers,  s'il  ne  voulait  s'ex- 
poser à  une  punition  terrible.  Le  pontife  feignit  de 
n'avoir  aucupe  connaissance  de  ce  qui  s'était  passé  ; 
il  rejeta  la  faute  sur  ses  cardinaux,  et  répondit  aux 
envoyés  du  prince  :  «  Assurez  à  votre  maître,  notre 
cher  fils,  que  nous  avons  tellement  à  cœur  de  con- 
server son  amitié,  que  nous  abandonnerions  avec 
joie  nos  sandales,  notre  chape  et  notre  tiare,  s'il 
nous  demandait  ce  sacrifice.  » 

Tout  paraissait  en  bonne  voie  d'arrangement,  et 
l'on  espérait  que,  soit  de  gré,  soit  de  force,  on  amè- 
nerait les  deux  papes  à  renoncer  à  leurs  droits,  lors- 
qu'un événement  inattendu,  la  démence  de  Charles  VI, 
vint  arrêter  les  négociations  et  raviver  les  vieilles  que- 
relles religieuses.  Néanmoins,  plus  sages  cette  fois 
qu'ils  ne  l'avaient  été  précédemment,  les  Français  et 
les  Anglais  refusèrent  d'épouser  les  haines  des  deux 
cours  pontificales  ;  ils  exclurent  les  deux  papes  de 
leurs  conseils,  et  signèrent  un  traité  de  paix  pour 
vingt- six  ans.  Défense  fut  faite  par  le  roi  Richard 
aux  sujets  de  son  royaume  de  passer  la  mer  et  de  se 
rendre  en  Italie  pour  obtenir  des  provisions  de  béné- 
fices, sous  peine  d'être  puni  comme  ennemi  de  l'État. 
Boniface  cassa  immédiatement  l'ordonnance  de  Ri- 
chard, et  l'excommunia  solennellement.  Pour  s'en 
venger,  le  roi  fit  afficher  à  Londres  une  proclamation 
portant  que  les  ecclésiastiques  anglais  qui  étaient  en 
Italie  eussent  à  revenir  en  .Vnglelerre  dans  un  délai 
de  huit  mois,  sous  peine  de  forfaiture.  11  en  résulta 
que  la  Grande-Bretagne  se  sépara  entièrement  de 
l'obédience  du  pape  de  Rome. 

Si  Boniface  perdait  du  terrain  dans  le  Nord,  en 
revanche  il  as^'andissait  son  autorité  en  Italie,  et 
bientôt  il  se  trouva  assez  puissant  pour  exercer  sa 
domination  comme  aux  meilleurs  temps  de  la  pa- 
pauté. L'argent  étant  son  dieu  favori,  il  mit  en  œu- 
vre tous  les  moyens  de  s'en  procurer  ;  il  rendit  une 
ordonnance  qui  autorisait  l'usure,  et  prêta  lui-même 
à  de  gros  intérêts;  il  établit  de  nouvelles  charges 
dont  les  titulaires  mettaient  aux  enchères  l'adjudica- 


252 


HISTOIRE    DES     PAl'ES 


lion  des  bonéficcs,  doolara  jiei|u'tm'llos  les  annales 
invoutèos  pr  Jean  XXII,  el  en  veiulil  la  iieieeiilion 
par  avance  el  ponr  ]>lusieurs  années. 

PenJanI  (|ne  l'Ilalie  élail  pressniée  par  nn  pon- 
tife avare,  la  France  géniissail  accablée  par  les  im- 
pôts qu'on  accumulait  sur  elle  jiour  fournir  aux 
prodig-alités  ilu  pape  d'Avignon  el  aux  dépenses  de 
ses  Irenle-six  cardinaux,  de  ses  maîtresses  et  de  ses 
mignons.  Enliu,  les  prélats  du  royaume,  fatigués  de 
payer  à  Clément  tantôt  le  dixième,  tantôt  le  ving- 
tième de  leurs  revenus,  se  réunirent  à  l'Université, 
et  nommèrent  cinipiante-quaUe  docteurs  |)our  déci- 
der sur  les  mesures  qu'il  conviendrait  de  prendre 
pour  rétablir  l'union  dans  l'Eglise,  «  et  alin,  di- 
saient-ils, de  n'avoir  qu'un  pape  à  engraisser.  »  Le 
résultat  des  délibérations  fut  que  les  deux  concur- 
rents seraient  sommés  d'abdiquer  et  de  se  soumettre 
à  la  décision  d'un  concile  générai. 

A  cet  elTel,  l'Université  composa  une  lettre  collec- 
tive pour  supplier  le  roi,  qui  avait  recouvré  quel- 
ques lueurs  de  raison,  de  prêter  l'appui  de  son  au- 
torité à  une  mesure  qui  seule  pouvait  terminer  le 
scliisme  qui  désolait  l'Europe.  «  L'Eglise,  disaient 
les  docteurs,  est  tombée  dans  le  mépris,  dans  la 
servitude  et  dans  la  pauvreté  ;  les  deux  papes  n'é- 
lèvent aux  prélaturcs  que  des  ministres  indignes  et 
corrompus  qui  n'ont  aucun  sentiment  d-'équité  ni  de 
pudeur,  et  qui  ne  songent  qu'à  assouvir  leurs  pas- 
sions. Ils  volent  le  bien  de  la  veuve  et  de  l'orplielin, 
en  même  temps  qu'ils  déjiouillcnt  les  églises  et  les 
monastères  ;  le  sacré  ou  le  piofane,  tout  leur  est 
bon,  pourvu  qu'ils  en  tirent  de  l'argent;  la  religion 
pour  eux  est  une  mine  d'or  dont  ils  exploitent  jus- 
qu'au dernier  fdon  ;  ils  vendent  tout,  depuis  le  bap- 
tême jusqu'à  l'enterrement  ;  ils  trafiquent  des  patènes, 
des  croix,  des  calices,  des  vases  sacrés  el  des  châs- 
ses des  saints.  On  ne  peut  obtenir  aucune  grâce, 
aucune  faveur  sans  la  payer  ;  ce  n'est  point  le  plus 
digne,  mais  le  plus  ric!ie  aui  obtient  les  dignités 
ecclésiastiques.  Celui  qui  donne  de  l'argent  aux  pa- 
pes peut  dormir  en  repos,  lors  même  ([u'il  aurait 
égorgé  son  père,  car  la  protection  de  l'Eglise  lui  est 
assurée.  La  simonie  s'exerce  publiquement  ;  et  l'on 
vend  effrontément  au  plus  offrant  el  dernier  enché- 
risseur les  diocèses,  les  prébendes  ou  les  bénéfices; 
voilà  ce  que  font  les  princes  de  l'Eglise.  Que  dirons- 
nous  du  bas  clergé,  qui  n'administre  plus  les  sacre- 
ments qu'au  poids  de  l'or  ?  Que  dirons-nous  enlin 
des  moines,  dont  les  mœurs  sont  plus  corrompues 
que  celles  des  habitants  de  l'ancienne  Sodome?  Il 
est  temps,  illustre  prince,  que  vous  mettiez  un  terme 
à  ce  schisme  déplorable,  que  vous  proclamiez  les  li- 
bertés de  l'Eglise  gallicane,  et  que  vous  limitiez  la 
puissance  des  pontifes.  " 

Celle  foudroyante  requête  fut  apportée  à  la  cour 
d'Avignon  par  des  ambassadeurs  qui  la  lurent  en 
plein  consistoire.  Clément  conserva  une  impassibi- 
lité extraordinaire  en  écoutant  le  récit  des  calamités 
dont  il  était  accusé  d'être  le  pi  incipal  auteur  ;  mais 
lorsqu'on  le  somma  de  renoncer  au  pontificat,  il  s'é- 
lança de  son  siège,  se  jeta  sur  le  député  qui  tenait 
la  requête,  la  lui  arracha  des  mains,  la  déchira  avec 
les  denfs,  et  la  foula  aux  pieds  en  prononçant  les 
plus   horribles  blasphèmes.  Après  cet  accès  de  co- 


lère, il  s'adressa  aux  cardinaux  ,  et  leur  demanda 
quelle  terrilile  punition,  quels  supplices  assez  épou- 
vantables il  pourrait  iniliger  à  ceux  qui  avaient  été 
assez  hardis  pour  prononcer  de  telles  paroles. 

A  son  grand  dionnement,  ceux-ci  ié,iondirent  que 
le  conseil  donné  par  l'Université  demandait  un  exa- 
men sérieux,  attendu  que  l'argent  nuiuquait  ,  que 
toutes  les  ressources  de  la  superstition  étaient  épui- 
sées, que  plusieurs  d'entre  eux  ne  pouvaient  plus 
subvenir  aux  dépenses  de  leurs  maisons,  et  que  s'il 
ne  voulait  pas  réduire  sa  cour  à  une  honteuse  men- 
dicité, il  devait  lui-même  songer  à  mettre  (in  au 
schisme.  Celte  réponse  redoubla  sa  fureur;  il  voulut 
parler,  la  voix  lui  luancpia;  alors  il  jeta  sa  tiare  au 
milieu  du  consistoire,  et  sortit  précipitamment  de 
la  salle.  Quelques  heures  après,  il  expirait  frappé 
d'une  atUique  d'apoplexie.  Il  fut  inhumé  dans  la  ca- 
thédrale d'.Vvignon,  le  17  septembre  1394. 

^'oici  le  jugement  que  le  docteur  Glémangis  a  porté 
sur  ce  pape  :  '<  A-t-il  jamais  existé  un  prêtre  plus 
misérable  tpiu  Clément  VU'?  Adulateur  lâche  et  ser- 
vile,  il  se  nommait  lui-même  le  serviteur  des  servi- 
teurs des  rois  de  France;  et  c'est  à  peine  si  le  plus 
vil  esclave  eût  su|)porté  les  indignités  dont  l'ajireu- 
vaient  les  courtisans.  Il  donnait  les  évêcliés  et  les 
abbayes  aux  mignons  des  princes,  et  leur  vendait  le 
droit  d'exercer  sur  le  clergé  toutes  les  vexations 
imaj^inables;  enfin,  il  n'était  pas  jusqu'aux  simples  ^ 
bouffons  du  duc  de  Berry  ([ui  ne  fussent  aussi  papes  i| 
que  Clément.  » 

Dès  que  la  nouvelle  de  sa  mort  parvint  à  Paris, 
l'Université  envoya  une  dépu talion  au  roi  pour  lui 
demander  qu'il  fût  défendu  aux  cardinaux  d'Avignon 
de  procéder  à  une  élection  nouvelle  avant  qu'une  as- 
semblée générale  des  prélats  du  royaume  eût  pro- 
noncé sur  le  schisme.  Charles  \l  écrivit  dans  ce 
sens  aux  membres  du  sacré  collège;  le  roi  d'Aragon 
leur  adressa  une  lettre  pour  le  même  objet;  l'Uni- 
versité, les  métropolitains  de  Trêves,  de  Mayence 
et  de  Cologne  leur  envoyèrent  des  députés  pour  leur 
faire  la  même  prière  ;  Boniface  IX  leur  adressa  éga- 
lement de  Borne  une  bulle  pour  les  exhorter  à  faire  i 
cesser  le  schisme.  f 

Toutes  ces  lettres,  toutes  ces  suppli((ues  et  ces  démar- 
ches furent  inutiles;  les  cardinaux  s'étanl  déjà  enfermés 
en  conclave,  refusèrent  obstinément  de  recevoir  ni 
ambassadeurs  ni  missives  avant  que  l'éleclion  fût  ter- 
minée. Néanmoins,  pour  éviter  l'accusation  d'avoir 
continué  le  schisme  malgré  la  volonté  des  souverains, 
ils  prirent  cet  engagement  :  «  Nous  tous,  cardinaux 
de  la  sainte  iîiglise  romaine,  assemblés  en  conclave 
pour  l'élection  d'un  pape,  étant  devant  l'autel,  nous 
jurons  sur  l'Evangile  el  sur  le  sacré  corps  du  Christ, 
que  sans  artifices,  sans  intrigues  el  sans  ])crfidies, 
nous  travaillerons  fidèlement  et  activement  à  l'ex- 
tinction du  malheureux  schisme  qui  détruit  l'Église; 
que  pour  atteindre  ce  but,  celui  d'entre  nous  qui  aura 
été  élu,  renoncera  au  pontificat,  si  le  sacré  collège 
le  déclare  nécessaire  pour  opérer  la  réunion.  » 

Ensuite  ils  procédèrent  à  l'élection:  après ipielques 
scrutins  de  ballottage,  Pierre  de  Luna  réunit  la  ma- 
jorité des  suffrages,  et  fut  proclamé  pape  sous  le 
nom  de  Benoit  XIII.  Le  nouveau  pontife  était  de 
l'illustre  maison  des  seigneurs    de    Luna    dans    le 


r.ONIFACE     IX 


253 


Les  ambassaiJeurs  fiam.-ais  devaiil  Cléoient 


royaume  d'Aragon ,  et  avait  déjà  occupé  des  em 
[ilois  fort  importants,  à  cause  de  sa  finesse  bien  re- 
connue dans  les  aiVaires.  Malheureusement  il  était 
dévoré  d'une  ambition  démesurée,  ce  qui  avait  l'ail 
dire  à  Grégoire  XI,  lorsqu'il  l'éleva  au  cardinalat  : 
«  Prenez  garde,  mon  fds,  que  votre  lune  ne  s'éclipse 
un  jour,  car  la  vanité  a  perdu  bien  des  hommes.  » 

Les  prévisions  de  Grégoire  se  réalisèrent  en  effet, 
ajoute  Maimbfiurg,  car  dès  (ju'il  fut  pape,  Pierre  de 
Luna  se  montra  orgueilleux,  implacalile,  fourbe,  in- 
.«atiable  de  domination,  et  d'une  opiniâtreté  que  rien 
ne  pouvait  adoacir.  Ce  qui  avait  déterminé  les  cardi- 
naux à  lui.  donner  leurs  voix,  c'est  que  Benoît  XIII, 
quoique  jeune  encore,  puisqu'il  était  à  peine  âgé  de 
soixante  ans,  avait  ac((uis  dans  ses  différentes  léga- 
tions des  riciiesses  énormes  qu'il  s'engageait  à  leur 
abandonner.  (  cpendant  les  membres  du  sacré  col- 
lège exigèrent,  avant  de  le  consacrer,  qu'il  renouve- 
lât le  serment  pnmoncé  en  conclave,  et  qu'il  réitérât 
les  mêmes  protestations  dans  ses  lettres  adressées 
aux  prélats  et  aux  différents  rois  d'Iùiropo.  Le  nou- 
veau pape  se  conforma  avec  d'aulanl  ])lus  de  dcci  ité 
à  la  demande  des  cardinaux,  qu'il  avait  compris  tout 
le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  sa  position,  en  laissant 
croire  à  son  extrême  indifférence  pour  la  papauté. 

En  eff''t,  le  roi  de  France  et  l'Université,  trompés 
)i:ir  cette  ruse,  le  reconnurent  sans  didiculté,  per- 
suadés qu'un  pape  aussi  soumis  abdiquerait  la  su- 
prême dig'nité  à  leur  premier  comm:ndement.  Tou- 
tefois, ils  lui  envoyèrent  des  ambassadeurs  pour  lui 


représenter  qu'il  eût  été  plus  facile  de  terminer  le 
schisme  s'il  n'avait  pas  consenti  à  son  élection.  A 
cette  observation ,  Pierre  de  Luna  ôta  sa  chape,  et 
leur  répondit  qu'il  était  prêt  à  renoncer  à  l'instant  à 
son  titre  de  pape,  si  le  roi  et  l'Université  le  dési- 
raient. Benoît  joua  si  parfaitement  la  comédie,  qu'il 
en  imposa  aux  partisans  de  Boniface,  qui  se  déta- 
chèrent de  sa  cause  parce  que  celui  ci  affectait,  au 
contraire,  des  airs  de  hauteur,  d'insolence,  et  qu'il 
déclarait  vouloir  consei'ver  la  t  are,  malgré  les  car- 
dinaux, malgré  les  peuples  et  les  rois. 

Eiilin,  tous  les  esprits  paraissant  disposés  à  la 
paix,  un  concile  national  fut  convoqué  à  Paris.  Dans 
cette  réunion,  les  seigneurs,  les  prélats  et  les  doc- 
teurs en  théologie  du  royaume  décidèrent  que  le  seul 
moyen  de  terminer  le  schisme  était  la  double  abdi- 
cation des  ])Oiitifes  de  Rome  et  d'Avignon.  Char- 
les VI  fit  parlir  aussitôt  des  ambassadeurs  pour 
notifier  à  Benoît  le  résultat  des  délii)érations  du 
concde  de  Paris,  et  il  chargea  ses  oncles  les  ducs  de 
Berry  it  de  Bourgogne,  ainsi  (|ue  le  duc  d'()rléans, 
son  frère,  et  les  chel's  de  la  déjiutati.jn  de  remettre 
au  pape  la  lettre  suivante  : 

«  Très-saint  père,  la  volonté  que  vous  nous  avez 
toujours  exprimée,  soit  par  vos  discours,  soit  par 
vos  lettres,  de  terminer  le  schisni"  qui  trouble  la 
chrétienté,  nous  a  déterminé  à  vous  envoyer  comme 
ambassadeurs,  nos  oncles,  notre  frère  et  plusieurs 
notables  de  notre  royaume,  qui  vous  feront  connaître 
les  décisions  de  la  grande  assemblée  que  nous  avoti' 


2:4 


IIISTOIUE    l)E^     l'Al'KS 


tenue  ilans  notre  bonne  ville,  et  qui  premlront  avec 
vous  les  mesures  qui  seront  jugées  nécessaires  pour 
en  assurer  Texécution  entière.  » 

Benoit,  se  trouvant  pris  dans  ses  propres  filets, 
lit  traîner  les  négociations  on  longueur,  cherchant 
cliaque  jour  de  nouveaux  prétextes  pour  ne  pas 
donner  une  réponse  précise  ;  enfin ,  lorsqu'il  eut 
épuisé  toutes  le'!  ressources  de  sa  politique  obsé- 
quieuse et  fourbe,  lors(|u"il  se  vil  poussé  dans  ses 
derniers  retranchements,  et  obligé  de  se  prononcer, 
il  publia,  en  présence  des  cardinaux,  de  ses  officiers 
et  des  ambassadeurs  de  France,  une  bulle  portant  : 
"  Que  Boniface  IX  et  lui,  avec  leurs  cardinaux,  s'as- 
sembleraient dans  un  lieu  sûr,  sous  la  protection  du 
roi  de  France,  afin  de  conférer  ensemble  sur  la  réu- 
nion de  l'j'jglise  ;  mais  qu'il  ne  pouvait  s'expliquer 
sur  les  clauses  de  leur  accommodement,  pour  éviter 
que  les  ennemis  de  l'Jiiglise  ne  fissent  naître  des 
obstacles  à  celte  entrevue;  que  cependant  il  décla- 
rait préalablement,  qu'il  ne  lui  était  point  permis 
d'employer  la  voie  de  cession  pour  terminer  le 
schisme,  parce  que  cette  mesure  n'était  pas  canoni- 
que et  n'avait  point  été  suivie  par  les  Pères;  qu'il 
préférait  manquer  à  une  promesse  donnée  inconsi- 
dérément, jdiitôt  que  de  se  rendre  coiqialile  d'héré- 
sie en  introduisant  cette  nouveauté  criminelle;  que 
néanmoins,  si  le  schisme  ne  pouvait  s'éteindre  ni 
par  la  voie  de  l'entrevue  ni  par  celle  de  l'arbitrage, 
il  proposerait  ou  accepterait  pour  faire  cesser  le 
scandale,  tous  autres  moyens,  pourvu  qu'ils  fussent 
raisonnables,  honnêtes,  juridiques,  et  conciliables 
avec  les  traditions  de  l'Eglise  et  les  sacrés  canons.  » 

Après  la  lecture  de  celte  bulle,  qui  mettait  à  jour 
la  mauvaise  foi  du  pape,  les  ambassadeurs  indignés 
quittèrent  la  séance  sans  mot  dire,  et  se  retirèrent 
de  l'autre  côté  du  Rhône,  dans  la  partie  de  la  cité 
appelée  Ville-Neuve  d'Avignon,  où  ils  étalent  logés; 
pendant  la  nuit,  ils  délibérèrent  sur  ce  qu'ils  avaient 
à  faire,  et  se  mirent  en  rapport  avec  les  cardinaux. 
Benoît  ayant  été  instruit  que  ceux-ci  envoyaient  et 
recevaient  à  chaque  instant  des  messages  de  la  part 
des  princes,  craignit  une  conspiration,  et  fit  brûler 
le  pont  pour  intercepter  les  communications.  Celte 
mesure  n'empêcha  pas  qu'au  matin  les  ambassadeurs 
ne  passassent  le  fleuve  dans  des  barques,  et  ne  s'as- 
semblassent avec  les  membres  du  sacré  collège  au 
couvent  des  frères  mineurs. 

Dans  ce  consistoire,  la  bulle  du  saint-père  fut  con- 
damnée unanimement,  et  on  décida  que  Benoît  de- 
vait immédiatement  déposer  la  tiare.  Loin  d'obéir  à 
cette  injonction,  le  pontife  fulmina  une  seconde 
bidle  pour  confirmer  la  précédente.  Alors,  désespé- 
rant de  vaincre  son  obstination  par  des  menaces,  les 
ambassadeurs  et  les  cardinaux  voulurent  tenter  une 
démarche  de  conciliation,  et  se  rendirent  au  palais 
pontifical,  <•  et  là,  dit  la  chronique  du  moine  de 
Saint-Denis,  ils  le  supplièrent,  à  genoux,  d'abdiquer 
la  papauté.  »  Mais  le  fourbe  Benoît,  levant  enfin  le 
masque,  leur  dit  d'un  ton  rempli  d'arrogance  : 

«  Sachez,  vous  tous,  princes  de  l'Etal  et  de  l'É- 
glise, que  vous  êtes  mes  sujets,  et  que  je  suis  sou- 
verain seigneur  des  peuples  et  des  rois ,  puisque 
Dieu  a  soumis  tous  les  hommes  à  mon  autorité!  Sa- 
chez que  les  cardinau,x  n'ont  d'autre  pouvoir  que  ce- 


lui de  choisir  parmi  eux  le  plus  digne,  et  de  le  faire 
pape;  et  dès  qu'ils  l'ont  déclaré  chef  su}Hème  de 
l'Eglise,  l'Esprit  saint  l'illumine  tout  à  coup,  il  de- 
vient infaillible  et  sa  puissance  égale  celle  de  Dieu  ; 
il  ne  peut  plus  être  assujetti  à  aucune  domination  ; 
il  est  placé  au-dessus  des  puissances  de  la  terre,  des 
peuples  et  des  rois,  et  il  ne  peut  plus  être  déposé 
du  trône  apostolique,  même  ))ar  sa  volonté;  enfin, 
la  dignité  de  jioiilifo  est  si  redoutable  ([ue  le  monde 
doit  écouter  nos  arrêts,  courbé  dans  la  poussière,  et 
trembler  à  notre  parole!  » 

Voyant  l'inutilité  de  leurs  efforts, les  ambassadeurs 
sortirent  de  l'assemblée,  irrités,  sans  prendre  même 
congé  de  Benoît,  et  se  rendirent  immédiatement  à 
Paris  pour  rendre  compte  de  leur  mission  au  roi 
Charles  et  à  son  conseil,  et  pour  aviser  aux  moyens 
à  adopter  dans  ces  conjonctures. 

D'après  l'opinion  des  principaux  docteurs  de  l'Uni- 
versité, il  fut  décidé  qu'on  enverrait  des  députés  dans 
toutes  les  cours  d'Europe  pour  provoquer  la  réunion 
d'un  concile  universel,  afin  de  juger  et  de  déposer 
solennellement  les  deux  papes. 

Benoîl,  furieux  contre  l'Université,  qui  avait  pris 
l'initiative  dans  ces  démarches,  essaya  d'affaiblir  son 
autorité  en  fulminant  contre  elle  les  plus  terribles 
anathèmes;  il  déclara  ses  docteurs,  ses  professeurs, 
ses  éludianls  et  ses  su[)iiôts  ennemis  de  Dieu  et  des 
hommes  el  maudits  pour  l'éternité.  Sans  se  laisser 
effrayer  par  ces  bulles  impuissantes,  le  corps  uni- 
versitaire prolesta  contre  cette  violence  et  en  appela 
au  premier  pontife  qui  serait  canoniquemenl  élu. 
Alors  le  sainl-père  déclara  cette  appellation  contraire 
à  la  plénitude  de  la  puissance  qui  lui  avait  été  trans- 
mise par  l'Apôtre  et  par  ses  successeurs,  et  renou- 
vela son  excommunication.  En  même  temps  il  dé- 
puta dans  toutes  les  cours  des  agents  qui  prodiguè- 
rent l'or  et  les  promesses  pour  empêcher  la  convocation 
du  concile  œcuménique. 

Non  content  de  toutes  ces  intrigues,  Benoît  cher- 
cha encore  à  organiser  une  conspiration  contre  son 
compétiteur  :  à  son  instigation  l'évêque  de  Ségovie, 
et  le  comte  de  Fondi,  ses  créatures,  corrompirent 
les  bannerets,  soulevèrent  le  peuple,  et  se  portèrent 
au  palais  du  Vatican,  à  la  tête  d'une  troupe  de  cava- 
liers, pour  enlever  Boniface  ou  pour  le  tuer;  mais  la 
tentative  échoua  par  la  grande  promptitude  que  mit 
Ladislas,  roi  de  Naples,  qui  était  alors  dans  Rome, 
à  envoyer  du  secours  au  pontife  ;  les  insurgés  furent 
rais  en  fuite,  et  l'évêque  de  Ségovie,  le  comte  de 
Fondi  el  les  bannerets  furent  obligés  de  quitter  l'Ita- 
lie pour  se  soustraire  au  châtiment  qu'ils  avaient  mé- 
rité. Boniface,  échappé  comme  par  miracle  à  ce  dan- 
ger, voulut  se  mettre  à  l'abri  d'une  nouvelle  sédition; 
il  prit  à  sa  solde  un  grand  nombre  de  soldats  étran- 
gers, fit  construire  des  tours  crénelées  sur  les  mu- 
railles du  château  Saint-Ange,  et  y  fixa  sa  demeure. 

Comme  rien  ne  faisait  prévoir  le  terme  des  dis- 
putes qui  troublaient  la  chrétienté,  Benoît  ne  pa- 
raissant nullement  disposé  à  faire  la  plus  légère  con- 
cession, l'empereur  Wenceslas,  Charles  VI,  et  plu- 
sieurs princes  d'Allemagne,  se  réunirent  dans  la 
ville  de  Reims,  avec  un  grand  nombre  d'évêques,  et 
décidèrent  que  l'on  procéderait  à  une  nouvelle  élec- 
tion   sans   s'inquiéter  de  l'acceplatic   nou  du  refus 


BONIFAGE    IX 


255 


de  Pierre  de  Luna,  et  qu'on  enverrait  seulement  un 
ambassadeur  à  Boniface  pour  l'exhorter  à  donner  son 
abdication. 

Pierre  d"Ailly,  prrlat  de  Cambrai,  rbargi'  de  cette 
mission,  vint  à  Rome,  et  trouva  Boniface  dans  les 
meilleures  dispositions,  du  moins  en  apparence,  car 
après  avoir  pris  lavis  de  ses  cardinaux,  il  déclara  f(u'il 
déposerait  la  tiare  si  son  adversaire  Benoît  prenait 
l'engagement  de  siiivre  son  exemple.  Pierre  d'.Villy 
reprit  immédiatement  la  route  de  France,  en  passant 
par  Coblentz,  où  se  trouvait  Wenceslas.  auquel  il 
rendit  compte  du  succès  de  son  ambassade,  en  lui 
exprimant  toutefois  ses  craintes  de  voir  le  saint-père 
revenir  sur  sa  décision.  «  Puisqu'il  on  est  ainsi,  lui 
dit  l'empereur,  soyez  sans  inquiétude  ;  je  prends 
l'engagement  de  Boniface  au  sérieux  ;  dites  au  roi  de 
France  qu'il  soumette  son  pape,  et  je  me  charge  du 
renard  qui  siège  au  Vatican.  » 

Dès  que  l'évèque  de  Cambrai  fut  arrivé  à  Paris,  le 
roi  Charles  assembla  un  concile  national  où  furent 
admis  les  aml)assadeiirs  de  Hongrie,  de  Bohème, 
d'Angleterre,  d'Aragon,  de  Gastille,  de  Navarre,  et 
de  Sicile  ;  on  décréta  que  vu  l'obstination  de  Be- 
noît XIII,  on  lui  refuserait  tout  subside.  «  En  consé- 
(|uence,  dit  Jean  Jnvénal  des  Ursins,  l'Église  de 
France  se  trouva  avoir  recouvré  ses  antiques  libertés 
et  franchises,  c'est-à-dire  que  le  clergé  eut  l'autori- 
sation de  procéder  aux  nominations  de  dignités  et 
de  bénéfices  par  voie  d'élection.  «  L'assemblée  ar- 
rêta également  que  le  roi,  sans  plus  de  préliminaires, 
enverrait  à  Avignon  le  vénérable  Pierre  d'Ailly  et  le 
maréchal  de  Boucicaut  avec  une  armée,  pour  obliger 
Benoît  à  quitter  la  chaire  de  l'Apôtre  ;  ce  qui  lut 
exécuté  immédiatement. 

En  apprenant  l'arrivée  des  envoyés  français  et 
l'approche  des  troupes,  le  pape  éprouva  une  vive 
frayeur;  cependant  il  sut  dissimuler  son  émotion,  et 
lorsque  l'évèque  de  Cambrai  vint  lui  signifier  le  dé- 
cret rendu  par  le  concile,  il  répondit  d'une  voix 
calme  :  «  Non,  je  n'abdiquerai  point.  Que  votre 
,  maître  apprenne  rpie  j'ai  été  élu  souverain  pontife 
par  la  volonté  de  Dieu,  et  que  je  n'obéirai  jamais  à 
la  volonté  des  hommes,  ma  résistaace  à  leur  perver- 
sité dùt-elle  me  valoir  la  couronne  du  martyre.  » 
y  Après  cette  réponse,  les  cardinaux,  qui  prévoyaient 
les  conséquences  d'un  semblable  refus,  et  ne  vou- 
laient point  s'exposer  aux  horreurs  d'un  siège,  se 
levèrent  de  leurs  bancs  et  s'échappèrent  de  la  salle 
d'audience  les  uns  après  les  autres  pour  faire  leurs 
préparatifs  de  départ.  Pierre  d'Ailly  et  le  maréchal 
de  Boucicaut  se  retirèrent  à  leur  tour  et  firent  in- 
vestir Avignon  par  leurs  troupes.  Ensuite,  d'après 
les  usages  du  temps  pour  les  déclarations  de  guerre, 
le  général  français  envoya  un  héraut  d'armes  défier 
le  pape  dans  son  palais. 

Les  iiabitants,  effrayés  de  cette  démonstration,  se 
présentèrent  en  masse  à  la  demeure  pontificale,  dé- 
clarant qu'ils  ne  voulaient  point  de  guerre  avec  la 
France.  En  vain  Benoît  fit  valoir  que  la  ville  était 
forte  et  bien  approvisionnée  de  vivres;  que  ses  alliés 
d'Italie  levaient  des  troupes  pour  le  secourir,  et  que 
le  roi  d'Aragon  ne  pouvait  manquer,  comme  son  pa- 
rent et  son  fils  spirituel,  d'accourir  à  son  premier 
appel;   les  magistrats  furent  inébraulubles,  et  décla- 


rèrent que  les  citoyens  ne  se  battraient  jamais  contre 
les  Français.  «  Eh  bien,  sortez  d'ici,  vilains  !  s'écria- 
t-il  dans  un  transport  de  rage  ;  gardez  vos  maisons, 
si  vous  pouvez;  je  saurai  bien  défendre  mon  palais  » 
Les  portos  delà  Cité  furent  immédiatement  ouvertes, 
et  le  maréchal  de  Boucicaut  fit  son  entrée  dans  Avi- 
gnon à  la  tète  des  troupes  françaises. 

Quant  au  pape,  il  fit  rompre  le  pont-levis  qui  était 
devant  son  château, et  fit  serment  de  iiepoint  se  ren- 
dre et  de  se  précipiter  du  haut  des  créneaux  de  la 
tour,  plutôt  que  de  se  voir  prisonnier.  Il  écrivit  en- 
suite à  Martin,  roi  d'Aragon,  employant  tour  à  tour 
les  prières  et  les  menaces  pour  qu'il  lui  envoyât  des 
troupes  et  pour  qu'il  l'arrachât  des  mains  des  Fran- 
çais. Là  encore  il  tlcvail  éprouver  une  nouvelle  dé- 
ception, car  le  prince,  après  avoir  pris  connaissance 
de  la  lettre  du  pontife,  dit  au  député  :  «  Quoi!  ce 
prêtre  pense-t-il  que  je  sois  assez  stupide  que  d'aller 
me  mettre  en  guerre  avec  la  France  pour  soutenir 
ses  fourberies  tacerdotales?  Il  est  prisonnier  dans 
son  palais;  eh  bien,  qu'il  y  reste.  »  , 

Opiniâtre  comme  le  sont  tous  les  prêtres,  Benoît 
n'en  continua  pas  moins  à  se  défendre  ;  il  animait 
lui-même  ses  soldats,  dit  Jnvénal  des  Ursins,  et 
contribua  à  sauver  le  château  par  sa  vigilance.  Une 
nuit,  pendant  qu'il  faisait  sa  ronde  autour  des  mu- 
railles, il  entendit  un  bruit  souterrain  de  pas  d'hom- 
mes et  de  bruissement  d'épées  ;  c'étaient  les  assié- 
geants qui,  ayant  enlevé  les  grilles  d'un  égout  des 
cuisines,  se  glissaient  à  la  faveur  de  l'obscurité  dans 
la  cour  du  palais;  le  saint-père  appela  à  voix  basse 
quelques-uns  de  ses  gardes,  et  à  mesure  C[ue  les 
ennemis  anivaient  un  à  un  dans  la  cour,  il  leur  je- 
tait une  couverture  sur  la  tête  pour  étouffer  leurs 
cris,  et  les  faisait  emporter  dans  les  cachots  du  pa- 
lais. On  fit  environ  soixante  prisonniers  avant  que 
les  autres  en  eussent  l'éveil. 

Pendant  huit  mois  entiers  que  le  saint-père  eut  à 
souffrir  les  rigueurs  d'un  siège,  sa  fermeté  ne  se  dé- 
mentit pas  un  sieul  instant.  Charles  VI  de  son  côté 
fut  inexorable,  et  consentit  seulement  à  changer  le 
siège  en  blocus  jusqu'à  ce  que  l'union  fût  rétablie 
dans  l'Église. 

Bien  différent  de  son  compétiteur,  qui  soutenait 
ses  droits  à  la  papauté  les  armes  à  la  main.  Boni- 
face  IX  préférait  la  corruption  à  la  résistance,  et 
s'appliquail  à  grossir  ses  trésors  pour  acheter  des 
consciences  et  ])our  se  soutenir  sur  le  trône.  Toutes 
les  ressources  de  la  simonie  se  lro\ivant  épuisées,  il 
publia  un  nouveau  jubilé  pour  l'année  séculaire, 
quoiqu'il  y  eût  à  peine  dix  ans  écoulés  depuis  le  der- 
nier. Ce  fut  encore  im  trafic  scandaleux  d'indulgences 
et  d'absolutions;  mais  les  offrandes  ne  furent  pas 
aussi  abondantes  qu'au  précédent  jubilé,  soit  que  le 
zèle  dos  fidèles  se  fût  ralenti,  soit  que  la  confiance 
des  pèlerins  dans  les  indulgences  eût  diminué.  Alors 
Boniface  imagina  de  s'en  prendre  au  clergé;  il  ré- 
voqua les  grâces  et  les  bénéfices  qu'il  avait  vendus 
depuis  dix  années;  il  cassa  les  unions  de  paroisses 
faites  par  lui  ou  par  son  prédécesseur  immédiat,  et 
remit  en  vente  toutes  les  grâces,  tous  les  bénéfices, 
toutes  les  indulgences. 

Cette  mesure  écluuia  encore,  et  l'empressement  du 
clergé  ne  répondant  pas  à  son  attente^  il  eut  recours 


l56 


insTOlHK     DES     l'APKS 


Lo  pape  assiégé  dans  son  palais  à  Avignon 


aux  inquisiteurs,  et  fit  brûler  une  foule  prodigieuse 
d'hérétiques  pour  s'emparer  de  leurs  dépouilles.  Il 
poursuivit  également  et  pour  le  mêrae  motif  la  secte 
des  blancs,  espèce  de  moines  mendiants  qui  parcou- 
raient l'Italie  en  portant  de  giands  crucifix  artiste- 
ment  travaillés,  qui  laissaient  tomber  des  gouttes  de 


sang  ou  versaient  des  larmes  pour  attendrir  les  fidèles 
et  pour  extorquer  de  l'argent  aux  peuples  ignorants 
et  superstitieux.  Boniface,  qui  voyait  dans  les  blancs 
des  concurrents  redoutables,  s'empara  du  trésor  de 
la  secte  comme  d'un  bien  qui  lui  avait  été  volé,  fit 
arrêter  les  principaux  cbefs  et  les  lit  brûler  vifs. 


BONIFACE    IX 


257 


^'"'"^^kMm 


Les  orgies  de  Wenceslas. 


Pendant  que  l'Église  d'Occident  était  déchirée  par 
un  schisme  déplorable,  l'Église  d'Orient  avait  à  lutter 
contre  la  nouvelle  religion  de  Mahomet,  dont  les  re- 
doutables kalif'es  avaient  déjà  soumis  au  Korau  le 
nord  de  rAi'iii(ue  et  une  partie  de  l'Asie.  Jusque-là 
Conslantinople  avait  résisté  aux  etlorts  des  inlidèlcs; 
cependant  les  conquêtes  de  BajazeL  faisaient  pres- 
sentir que  les  musulmans  songeaient  à  faire  passer 
l'empire  grec  sous  leur  domination;  et  Manuid  Pa- 
léologue,  qui  régnait  alors,  prévoyant  qu'il  ne  pour- 
rait résister  à  ses  terribles  adversaires,  ai)an donna 
sa  capitale,  qui  composait  pour  ainsi  dire  tout  son 
empire,  et  vint  en  France  pour  demander  des  secours 
à  Charles  VI.  Il  passa  deux  années  entières  au  châ- 
teau du  Louvre,  au  milieu  des  fêtes  et  des  plaisirs  : 
ses  négociations,  soit  avec  la  France,  soit  avec  l'An- 
gleterre ou  l'Allemagne,  n'aboutirent  à  rien;  et  on  le 
laissa  retourner  en  Orient  presque  seul,  tant  le 
schisme  avait  épuisé  l'Europe  d'hommes  et  d'argent. 
II 


Ce  voyage  de  Manuel  fut  néanmoins  très-favorable  à 
l'Italie  et  à  la  France  ;  car  les  savants  qu'il  avait 
amenés  avec  lui  firent  connaître  ces  immortels  chefs- 
d'(L'uvre  de  l'antiquité  que  la  politicpie  des  prêtres 
latins  avait  proscrits  de  la  Gaule,  de  la  Germanie  et 
de  la  péninsule  romaine,  et  préparèrent  cette  ère  de 
régénération  qu'on  a  appelée  Renaissance. 

Une  révolution  remarquable  eut  lieu  pendant  cette 
dernière  année  du  quatorzième  siècle  :  les  Allemands 
renversèrent  du  trône  Wenceslas,  (ils  aîné  de  Char- 
les IV,  monstre  d'impudicité,  d'ivrognerie  et  de 
cruauté,  qui  faisait  peser  sur  les  peuples  la  plus 
exécrable  tyrannie.  On  raconte  qu'il  ne  sortait  jamais 
qu'accompagné  d'une  escorte  de  bourreaux  qu'il 
appelait  ses  compères,  et  qui  égorgeaient  les  mal- 
heureux que  le  hasard  plaçait  sur  son  chemin  lors- 
(|u'il  était  ivre.  Ses  crimes  lassèrent  enfin  le  peuple; 
de  généreux  citoyens  se  mirent  à  la  tète  d'une  cons- 
piration, attaquèrent  le  palais  do  Wenceslas,  le  firent 

121 


25S 


1118T01UK     DES     PAPES 


lui-même  prisonnier,  et  le  renrornièront  dans  une 
forteresse.  Malheureusement  la  jeune  lille  il'uu  tles 
geôliers  eut  pitié  du  roi  détrôné  et  lo  lit  échapper  de 
sa  prison  par  une  issue  secrète. 

Aussitôt  que  les  électeurs  furent  instruits  de  son 
évasion,  ils  se  hâtèrent  de  prononcer  sa  dëcliéancede 
l'empire,  et  proclamèrent  Rohert  111,  duc  de  Bavièri', 
roi  d'Italie  et  de  Germanie.  Le  )iape  de  Rome  ayant 
approuvé  cette  élection,  Benoît  Xltl  embrassa  natu- 
rellement le  parti  de  Wenceslas,  qui  conservait  en- 
core de  puissants  amis  en  Bohème,  en  Allemagne  et 
nifme  en  Italie.  Ainsi  les  deux  jiapcs,  en  soutenant 
chacun  l'un  des  empereurs,  rallumèrent  la  guerre  ci- 
vile, et  reculèrent  indélinimenl  la  réunion  du  concile 
qui  devait  prononcer  leur  déposition. 

La  France  se  trouvait  également  dans  une  agita- 
lion  extrême  relativement  à  la  question  de  l'obé- 
dience; les  ducs  de  Berry,  de  Bourgogne,  la  jilus 
grande  partie  du  clergé  et  l'Université  de  Paris,  sou- 
tenaient qu'on  devait  exiger  du  pape  d'Avignon  sa 
renonciation  au  trône  apostolique  ;  mais  la  maison 
d'Orléans  faisant  cause  commune  avec  les  ambassa- 
deurs du  roi  d'Aragon,  avec  l'université  de  Toulouse 
et  plusieurs  chefs  d'ordres  ainsi  que  certains  ecclé- 
siastiques influents  cjui  avaient  été  gagnés  par  l'or 
de  Benoit,  mettaient  tout  en  œuvre  pour  faire  délivrer 
le   pape  et   pour  lui  rendre  l'obédience. 

De  violentes  discussions  avaient  lieu  à  ce  sujet 
entre  les  princes;  et  le  peuple  prenant  le  parti  des 
uns  ou  des  autres,  se  battit,  selon  la  coutume,  pour 
le  pape,  pour  le  roi  et  pour  les  princes.  Enlia  le  parti 
des  d'Orléans  triompha;  un  gentilhomme  normand 
appelé  Robert  de  Braquemond,  gouverneur  d'une  des 
villes  voisines  d'Avignon,  se  laissa  corrompre,  et 
consentit  à  favoriser  la  fuile  du  pape.  Comme  son 
grade  lui  permettait  d'entrer  en  pourparlers  avec 
Benoît  sans  éveiller  les  soupçons,  il  en  profita  pour 
concerter  avec  lui  un  projet  d'évasion. 

Voici  de  quelle  manière  ils  l'exécutèrent  :  après 
une  conférence  qui  avait  duré  jusqu'à  la  nuit,  le 
saint-père  s'enveloppa  dans  le  manteau  d'un  des 
domestiques  de  Braquemond,  sortit  de  la  forteresse, 
et  traversa  les  lignes  ennemies  à  la  suite  du  capi- 
taine ;  une  fois  hors  des  murs  d'enceinte  de  la  ville, 
Benoit  trouva  une  escorte  de  cinq  cents  hommes  qui 
l'accompagna  jusqu'à  Cliâteau-Raynard,  place  ré- 
putée imprenable. 

Le  fugitif,  de  cette  retraite,  écrivit  au  roi  :  «  Notre 
cher  et  bien-aimé  fds,  nous  avons  été  assiégé  pendant 
plus  de  trois  ans  dans  le  palais  de  notre  ville  d'Avi- 
gnon, et  notre  personne  sacrée  a  été  exposée  aux 
plus  grands  dangers  pour  la  défense  des  libertés  de 
l'Église.  Cependant  nous  avons  pu  reconnaître  dans 
notre  captivité,  que  notre  constance  à  supporter  les 
iniquités  des  hommes  n'avait  point  touché  vos  er- 
prits  grossiers,  et  que  notre  courageuse  résignation 
était  regardée  comme  une  preuve  de  faiblesse.  Nous 
avons  donc  pris  la  résolution  d'agir  autrement,  et 
après  avoir  humblement  recommandé  notre  personne 
à  la  miséricorde  divine,  nous  sommes  sorti  sans 
crainte  du  palais  et  de  la  ville  ;  nous  avons  traversé 
les  lignes  de  vos  soldats,  et  nous  sommes  arrivé  sain 
et  sauf  à  Château-Raynard,  où  nous  espérons  qu'avec 
l'aide  de  Dicu;  des  anges,  des  archanges  et  de  toute 


1,1  milice  céleste,  nous  pourrons  défier  les  princes  et 
les  seigneurs,  t't  faire  triompher  notre  sainte  cause.  » 

En  elïet,  Benoît  s'occupa  de  pourvoir  cotte  place 
d'une  nombreuse  garnison  ;  et  quand  il  se  vit  à  l'abri 
de  tout  danger,  il  fulmina  contre  les  cardinaux  une 
bulle  de  dégradation,  a(in  de  les  rendre  incapaliles 
d'élire  un  autre  pa]ie  ;  il  envoya  cnsuile  des  ambas- 
sadeurs auprès  des  rois  d'Aragon  cl  d'Espagne  pour 
les  instruire  du  changement  de  sa  position. 

Ces  souverains  voyant  que  le  parli  du  saint-père 
reprenait  le  dessus,  craignirent  de  s'exposer  à  sa 
vengeance,  et  lui  jurèrent  obéissance  et  soumission. 
Les  envoyés  d('  Hongrie  imitèrent  cet  exemple,  ainsi 
(]u"un  grand  nombre  d'ecclésiastiques  et  j)hisieurs 
seigneurs  français;  les  cardinaux  eux-mêmes  suivi- 
rent l'impulsion  qui  était  donnée,  et  lui  adressèrent 
une  supplique  pour  obtenir  d'être  reçus  à  sa  com- 
munion. En  bon  maître,  le  pontife  relira  la  bulle 
lancée  contre  eux,  et  les  invita  à  un  grand  festin  en 
signe  de  réconciliation.  «  Mais,  dit  le  moine  de 
Saint-Denis,  ils  se  fussent  bien  passés  d'un  pareil 
honneur,  car  ils  payèrent  chèrement  leur  écot  par 
Ja  grande  peur  qu'il  leur  fit.  Dès  qu'ils  furent  à  ta- 
ble, à  un  signal  donné  ,  des  gens  de  guerre  envahi- 
rent la  salle  du  banquet,  l'épée  nue  à  la  main,  et 
paraissant  n'attendre  qu'un  ordre  pour  les  massa- 
crer. Le  saint-père  s'amusa  pendant  quelques  instants 
de  l'expression  de  terreur  qui  se  répandit  sur  leurs 
visages  ;  ensuite  il  renvoya  ses  gardes,  et  se  contenta 
de  faire  signer  aux  cardinaux  un  traité  par  lequel  ils 
s'engageaient  à  une  entière  et  une  aveugle  obéis- 
sance envers  lui,  et  promenaient  de  travailler  de 
tout  leur  pouvoir  à  lui  soumettre  la  France.  » 

Par  suite  de  cette  amnistie,  les  choses  furent  ré- 
tablies comme  elles  l'étaient  avant  la  soustraction; 
néanmoins  Benoît  ne  voulut  pardonner  à  la  ville 
d'Avignon  qu'à  la  condition  ([ue  les  citoyens  répa- 
reraient à  leurs  frais  les  fortifications  du  palais  pon- 
tifical, et  lui  payeraient  une  forte  somme  comme  in- 
demnité de  guerre.  Ces  préliminaires  achevés,  il 
donna  ses  pleins  pouvoirs  aux  cardinaux  de  Poitiers 
et  de  Saluce  pour  négocier  la  paix  avec  Charles  VI, 
et  pourobicnir  qu'on  rétablit  son  obédience  dans  le 
royaume.  Un  grand  nombre  de  villes  n'attendirent 
même  pas  le  décret  du  roi  pour  reconnaître  le  pape, 
tant  on  était  fatigué  de  ces  querelles  ;  à  Paris,  dans 
plusieurs  églises,  les  ecclésiastiques,  en  signe  de  sou- 
mission, attachèrent  immédiatement  à  un  cierge  pas- 
cal le  nom  du  pontife  et  la  date  de  son  avènement 
au  trône  apostolique. 

Charles  VI  reçut  les  légats  avec  distinction,  et 
s'engagea  par  serment  à  reconnaître  désormais  Be- 
noît comme  légitime  chef  de  l'Église.  Voici  l'édit 
qu'il  publia  à  ce  sujet  :  «  Près  de  cinq  années  se 
sont  écoulées  depuis  le  jour  où  le  clergé  et  les  sei- 
gneurs de  notre  royaume,  s'étant  formés  en  assem- 
blée, ont  déclaré  que  pour  faire  cesser  le  schisme, 
il  fallait  contraindre  les  deux  papes  à  descendre  de 
la  chaire  de  saint  Pierre.  En  conséquence  de  cette 
décision,  notre  royaume  s'était  soustrait  à  l'obé- 
dience de  Benoît  XIII  ;  malheureusement  le  succès 
que  nous  espérions  de  cette  détermination  ne  s'est 
pas  réalisé  ;  nous  pensions  que  l'intrus  Boniface  se- 
rait abandonné  par  ses  sectateurs  ;  et  au  contraire, 


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BONIFAGE    IX 


259 


il  s'est  affermi  de  plus  en  plus  dans  son  obstination. 


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de  paysans  se  rassembla 
/■..♦-.-v  Ladislas.  Celui-ci 
inerai,  s'embarqua 
int  à  Naples. 
i  de  la  Hongrie,  le 
is,  et  se  vengea  de 
on  compétiteur;  il 
de  fond  en  comble 
fit  passer  au  fil  de 
stiques  attacbés  à 
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e. 

bec  pour  faire  une 
rival  ;  et  comme  il 
de  l'argent,  il  es- 
omme,  il  pourrait 
lapauté.  Si  la  pro- 
!  démarcbe  n'était 
ennemi  babile,  et 
les  agents  secrets, 
•e  arrêter  et  appli- 
des  révélations.  Il 
le  solennelle  cliar- 
a  réunion  de  l'É- 
3  une  cession  mu- 
à  une  réélection; 
îion  était  de  con- 
sul soin  de  cboisir 
s  sûrs,  babiles  et 


t  à  Rome,  le  saint- 
;s  et  les  fit  inviter 
rdinau\,  refusant 
iccorder    audience 

rendre  publique- 
lus  à  sa  dignité, 
passèrent  sur  cet 
e,  et  parurent  cé- 
in  du  cérémonial, 
cendance,  le  pape 
i  ses  intérêts,  et 
ice  secrète  ;  mais 
r  à  son  parti,  ils 
ager  à  vendre  la 
3  tactique,  dissi- 
spit  que  lui  faisait 
î,  et  les  congédia 
de  réflécbir  à  leur 
convoqua  secrèle- 

d'Angleterre,  de 

les  évèques,  les 
a  cour;  puis  il  fit 
[u'il   les  attendait 

en  terminer  avec 
■nt  au  Vatican;  et 
concerter,   on  les 


9e, 


gue  lui  ae  courte  durée  :  Ladislas  ayant  voulu  éta- 
blir de  nouveaux  impôts  sur  les  peuples,  pour  payer 
au  saint-père  les  arrérages  du  cens  qui  étaient  dus 
depuis  plus  de  trois  ans,  les  villes  et  les  provinces 
entrèrent  en  pleine   révolte;  Sigismond   fut  enlevé 


;ux  :  «  J'accuse, 
le  Luna,  l'Arago- 
nais,  l'antipape  (jui  se  fait  appeler  Benoît  XIII,  de 
ra'avoir  ])ro|iosé  un  marclié  infâme,  de  m'avoir  of- 
fert dix  millions  de  florins  d'or  pour  la  papauté!  Je 
somme  ses  agents  de  confirmer  par  leur  témoignage 
la  vérité  de  mes  accusations!  »  Et  se  plaçant  sur 


358 


IIISTOIUK     DES     TAl'KS 


lui-même  prisonnier,  el  le  renrermèreni  dans  une  1  la  milice  céleste,  nous  pourrons  défier  les  princes  et 
forteresse.  Mallieu'vnseniont  la  ieune  Hlle  d'i'n  des  I  les  seii'nrurs.  et  faire  trionn>l'er  noire  si'iut'^  ci'isn  >> 
geôliers  eut  pitié  d 

sa  prison  ]>ar  une  i  ,  (  "  *' 

Aussilôl  que  les  ^  d'  '''' 

évasion,  ils  se  hàtèi 

l'empire,  et  proclan 

roi  d'Italie  el  de  G 

approuvé  cette  élec 

rellement  le  parti  i 

core  de  puissants  a; 

même  en  Italie.  Aii 

chacun  l'un  des  em; 

vile,  et  reculèrent  i 

(jui  devait  prononc( 

La  France  se  tr' 

tion    extrême  relat 

dience  ;  les   ducs  à 

grande  partie  du  cl 

tenaient  qu'on   dev 

renonciation  au    ti 

d'Orléans  faisant  c. 

deurs  du  roi  d'Ara; 

et  plusieurs  chefs 

siastiques  influents 

de  Benoît,  mettaien 

le  pape  et   pour  h 

De   violentes  di: 

entre  les  princes  ;  • 

uns  ou  des  autres, 

le  pape,  jiour  le  roi 

des  d'Orléans  trior 

appelé  Rohert  de  B 

vUles    voisines   d'/ 

consentit  à  favorise 

grade  lui   permette 

Benoît  sans  éveillei 

concerter  avec  lui 

Voici  de  quelle 

une  conférence  qu 

saint-père  s'envelo 

domestiques  de  Br 

et  traversa  les  lig 

taine  ;  une  fois  lioi 

Benoît  trouva  une 

l'accompagna  jusq 

putée  imprenable. 
Le  fugitif,  de  cei 

cher  et  hien-aimé  f 

plus  de  trois  ans  d 

gnon,   et   notre  pe 

plus  grands  dange 

l'Église.  Cependan 

Botre  captivité,  qui 

iniquités  des  hom 

prits  grossiers,  et  i 

était  regardée  corai 

avons  donc  pris  1 

après  avoir  humble 

à  la  miséricorde  divme,    nous  sommes   sorti    sans      décision,   notre   royaume  s  eiau   ^ull^llall,    a   i  vui-- 

crainte  du  palais  et  de  la  ville;  nous  avons  traversé      dience  de  Benoît  XIII  ;   raalheurenseraenl  le  succès 

les  lignes  de  vos  soldats,  et  nous  sommes  arrivé  sain      que  nous  espérions  de  cette  détermination  ne  s  est 

et  sauf  à  Château-Raynard,  où  nous  espérons  qu'avec      pas  réalisé  ;   nous  pensions  que  l'intrus  Boniface  se- 

l'aide  de  Dieu,  des  anges,  des  archanges  et  de  toute      rait  abandonné  par  ses  sectateurs;  et  au  contraire, 


BONMFACK     IX 


259 


il  s'est  .iffcrmi  de  plus  en  plus  dans  son  olistiu;aion. 
Cet  antipape  s'est  constamment  refusé  à  descendre 
du  saint-siège,  quoique  Benoît  ait  ofl'ert  authenti- 
quemcnt  de  se  soumeltre  à  une  réélection.  D'ailleurs 
les  cardinaux,  juges  absolus  dans  l'apidicalion  des 
remèdes  ([u'il  convient  d'employer  pour  éteindre  un 
schisme,  après  avoir  fait  scission  avec  le  saint-père, 
étant  revenus  à  son  autorité,  nous  ne  pouvons  rester 
plus  longtemps  en  dehors  de  son  obédience. 

»  Par  tontes  ces  considérations,  de  l'avis  de  nos 
oncles  les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne,  do  l'avis 
de  notre  frère  le  duc  d'Orléans,  de  l'avis  de  nos  jirin- 
cipaux  seigneurs,  de  l'avis  des  prélats  et  des  uni- 
versités de  Paris,  d'Orléans,  de  Toulouse,  d'Angers 
et  de  Montpellier,  nous  déclarons  que  dès  à  présent 
la  soustraction  a  cessé  ;  nous  restituons  à  Be- 
noit XII 1  une  entière  obéissance  pour  nous  et  pour 
notre  royaume,  commandant  d'une  manière  expresse 
à  nos  justiciers  de  faire  publier  ce  décret,  et  de  pu- 
nir avec  toute  la  rigueur  des  lois  les  contrevenants  à 
nos  présentes  volontés.  » 

Aussitôt  que  Benoît  eut  appris  le  résultat  favora- 
ble des  négociations  de  ses  légats,  il  sortit  triom- 
phant de  Chàteau-Raynard  et  revint  dans  son  palais 
d'Avignon.  Tant  qu'il  avait  été  prisonnier,  le  saint- 
père  avait  fait  les  plus  magnifiques  promesses,  et 
s'était  engagé  à  maintenir  dans  leurs  offices  les  ec- 
clésiastiques qui  en  avaient  été  pourvus  pendant  la 
soustraction  ;  mais  dès  qu'il  se  vit  libre  et  puissant, 
il  refusa  de  conlirmer  les  différentes  promotions  qui 
avaient  été  faites,  et  exigea  que  les  évoques  lui 
payassent  un  droit  énoi'me  d'investiture;  il  anathé- 
raatisa  les  seigneurs  qui  s'étaient  déclarés  contre  lui; 
il  mit  l'interdit  sur  les  couvents  et  sur  les  villes  de 
leur  juridiction,  et  les  taxa  aune  forte  amende  pour 
racheter  leur  absolution.  Enfin,  lorsque  par  ses  ma- 
nœuvres il  eut  rempli  son  épargne,  il  recommença 
les  hostilités  contre  son  compétiteur  avec  plus  de  fu- 
reur et  d'acharnement  que  jamais.  Malheureusement 
pour  lui,  l'autorité  de  Bonifacc  était  atïerniie  sur 
des  bases  solides  en  Italie  et  en  Allemagne;  et  il 
trouva  que  celui-ci  avait  mis  le  temps  et  les  circon- 
stances à  profit.  En  effet,  à  la  mort  de  Galéas,  tyran 
de  ^lilan,  le  pape  s'était  emparé  des  villes  de  Bolo- 
gne, de  Pérouse  et  de  Modène  ,  avait  fait  main 
basse  sur  ses  trésors,  et  s'était  créé  avec  ces  res- 
sources un  parti  puissant  dans  Rome,  où  il  régnait 
en  maître  absolu.  Pour  le  moment  il  était  occupé  à 
placer  Ladislas  sur  le  trône  de  Hongrie,  afin  de  sou- 
mettre ce  royaume  à  son  autorité  en  renversant  Si- 
gisraond,  frère  de  Wenceslas,  son  ennemi  person- 
nel. A  son  instigation,  les  Hongrois  s'étaient  révol- 
tés, avaient  battu  les  troupes  de  Sigismond,  avaient 
fait  le  roi  prisonnier,  l'avaient  plongé  dans  les  ca- 
chots d'un  donjon,  et  avaient  proclamé  pour  sou- 
verain Ladislas,  le  plus  proche  héritier  de  la  reine 
Marie,  dont   ils  vém'Maient  la  mémoire. 

Ce  prince  vint  aussitôt  à  W'arasdin,  et  se  fit  cou- 
ronner par  le  cardinal  légat  Ange  Acciajoh.  Son  rè- 
gne fut  de  courte  durée  :  Ladislas  ayant  voulu  éta- 
blir de  nouveaux  impôts  sur  les  peu|)les,  ])our  payer 
au  saint-père  les  arrérages  du  cens  qui  étaient  dus 
depuis  plus  de  trois  ans,  les  villes  et  les  provinces 
entrèrent  en  pleine   révolte;  Sigismond   fut  enlevé 


de  sa  prison  ;  une  armée  de  paysans  se  rassembla 
autour  de  lui,  et  marcha  contre  Ladislas.  Celui-ci 
prit  la  fuite  à  l'approche  de  son  ennemi,  s'embarqua 
sur  les  côtes  de  la  Dalmatic  et  revint  à  Naples. 

Une  seconde  l'ois  maître  absolu  de  la  Hongrie,  le 
cruel  Sigismond  usa  de  représailles,  et  se  vengea  de 
ceux  (|ui  s'étaient  déclarés  pour  son  compétiteur;  il 
brùki  des  villes  entières,  détruisit  de  fond  en  comble 
des  églises  et  des  monastères,  et  fit  passer  au  fil  de 
l'épée  les  seigneurs  et  les  ecclésiasticiues  attachés  à 
Boniface.  Tels  furent  pour  la  Hongrie  les  tristes  ré- 
sultats de  ses  alliances  avec  le  pape. 

Benoît  voulut  profiter  de  cet  échec  pour  faire  une 
dernière  tentative  auprès  de  son  rival;  et  comme  il 
connaissait  son  amour  immodéré  de  l'argent,  il  es- 
péra qu'en  lui  offrant  une  grosse  somme,  il  pourrait 
le  déterminer  à  vendre  sa  part  de  papauté.  Si  la  pro- 
position n'était  point  agréée,  cette  démarche  n'était 
pas  sans  quelque  danger  avec  un  ennemi  habile,  et 
ne  pouvait  être  confiée  surtout  à  des  agents  secrets, 
que  son  compétiteur  aurait  pu  faire  arrêter  et  appli- 
quer à  la  torture  pour  en  obtenir  des  révélations.  Il 
fit  partir  pour  Rome  une  ambassade  solennelle  char- 
gée en  apparence  de  travailler  à  la  réunion  de  l'E- 
glise, et  d'offrir  à  Boniface  de  faire  une  cession  mu- 
tuelle et  de  se  soumettre  tous  deux  cà  une  réélection; 
mais  le  véritable  objet  de  la  mission  était  de  con- 
clure un  marché  avec  son  rival.  Il  eut  soin  de  choisir 
pour  cette  négociation  des  hommes  sûrs,  habiles  et 
remplis  de  prudence. 

Dès  que  les  ambassadeurs  furent  à  Rome,  le  saint- 
père  leur  envoya  de  riches  présents  et  les  fit  inviter 
à  des  fêtes  brillantes  par  ses  cardinaux,  refusant 
toutefois  de  les  voir  et  de  leur  accorder  audience 
avant  qu'ils  eussent  consenti  à  lui  rendre  publique- 
ment les  honneurs  qui  étaient  dus  à  sa  dignité. 
Ceux-ci,  après  en  avoir  délibéré,  passèrent  sur  cet 
incident,  qui  était  sans  importance,  et  parurent  cé- 
der de  bonne  grâce  sur  la  question  du  cérémonial. 
Ghai'mé  de  cette  niar([ue  de  condescendance,  le  pape 
conçut  l'espoir  de  les  mettre  dans  ses  intérêts,  et 
consentit  à  les  recevoir  en  audience  secrète  ;  mais 
lorsqu'il  vit  que  loin  de  se  ranger  à  son  parti,  ils 
venaient  au  contraire  pour  l'engager  à  vendre  la 
tiare  à  son  ennemi,  il  changea  de  tactique,  dissi- 
mula habilement  la  colère  et  le  dépit  que  lui  faisait 
éprouver  une  semblable  ouverture,  et  les  congédia 
en  leur  disant  qu'il  avait  besoin  de  réfféchir  à  leur 
proposition.  Deux  jours  après,  il  convoqua  secrète- 
ment en  concile  les  ambassadeurs  d'.Vngleterre,  de 
Naples,  les  magistrats  de  Rome,  les  évêipies,  les 
cardinaux  et  tous  les  officiers  de  sa  cour  ;  puis  il  fit 
prévenir  les  envoyés  de  Benoît  qu'il  les  attendait 
pour  discuter  leurs  propositions  et  en  terminer  avec 
eux.  Les  prélats  français  accourui'ent  au  Vatican;  et 
sans  lem-  donner  le  temps  tle  se  concerter,  on  les 
introduisit  dans  le  consistoire. 

Alors  Boniface  se  tourna  vers  eux  :  «  J'accuse, 
dit-il  d'une  voix  tonnante,  Pierre  de  Luna,  l'.Vrago- 
nais,  l'antipape  qui  se  fait  appeler  Benoît  XIII,  de 
m'avoir  proposé  un  marché  infâme,  de  m'avoir  of- 
fert dix  millions  de  llorins  d'or  pour  la  papauté!  Je 
somme  ses  agents  de  confirmer  par  leur  témoignage 
la  vérité  de  mes  accusations!  »  Et   se  plaçant  sur 


260 


[1IST0II\E    DES     PAPES 


1..  ■ 


A 


-   V--:  .iii  -^^^  éMii 


Funérailles  de  Benoit  Xlll. 


son  trône  avec  toute  la  majesté  d'un  tiiomphateur.  il 
attendit  leur  réponse. 

Tout  avait  été  prévu  par  le  rusé  Benoît  :  les  am- 
bassadeurs savancèrent  au  milieu  de  l'assemblée,  et 
après  avoir  joué  la  surprise  et  l'indignation,  ils  décla- 
rèrent avec  serment  ipie  ce  n'était  point  leur  maître, 
mais  Boniface  lui-même  qui  avait  proposé  ce  marché 
criminel.  Une  telle  audace  transporta  de  lureurle  saint- 
père;  il  ordonna  cju'on  leur  lit  suliir  immédiatement 
la  question  ordiuaire  et  extraordinaire,  en  plein  con- 
sistoire, pour  leur  arracher  l'aveu  de  leur  félonie. 

Sans  paraître  épouvantés  de  la  colère  qu'ils  avaient 
excitée,  ceux-ci  répondirent  qu'ils  étaient  prêts  à 
souffrir  tous  les  supplices  et  même  la  mort  pour  dé- 
fendre la  réputation  du  pontife  d'Avignon  ;  qu'en 
cette  circonstance  néanmoins  la  vérité  était  trop  pal- 
pable pour  qu'il  fût  nécessaire  d'en  venir  à  une 
semblable  preuve  ;  qu'en  conséquence  ,  ils  invo- 
quaient le  droit  d'inviolabilité  attaché  à  leur  carac- 


tère d'ambassadeurs  et  garanti  par  un  sauf-conduit 
signé  de  la  main  de  Boniface. 

'•  Celte  repartie,  dit  Théodoric  deNicm,  augmenta 
tellement  la  colère  du  pape,  qu'il  en  éprouva  une 
syncope,  et  qu'on  fut  obligé  de  l'emporter  dans  son 
appartement;  trois  jours  après,  son  règne  était  ter- 
miné. Il  fut  enterré  sans  pompe  dans  l'Église  de 
Saint-Pierre,  le  2  octobre  1404,  en  présence  des  am- 
bassadeurs de  Benoît  .\III.  » 

L'iiistorien  Antoine  de  Florence  raconte  différem- 
ment la  mort  de  Boniface  ;  il  affirme  que  le  pontife  était 
depuis  longtemps  attaqué  de  la  pierre,  et  que  cette 
maladie  le  tourmentait  si  cruellement,  qu'il  avait  été 
obligé,  pour  calmer  la  violence  de  ses  douleurs,  d'après 
les  conseils  des  médecins,  d'entretenir  des  relations 
charnelles  avec  une  femme.  Mais  un  jour,  ajoute  le 
pieux  historien,  il  usa  de  l'ordonnance  avec  si  peu  de 
ménagements,  qu'il  fut  pris  d'une  hémorrhagie  vio- 
lente, et  qu'il  perdit  tout  son  sang  par  l'urètre  !  » 


Andronic  II,  empereur  d'Orient.  —  Les  grands  conspirent  contre  son  autorité.  —  Sa  cruauté  envers  les  conjurés.  —  Il  fait  enfer- 
mer son  Irère  dans  une  cage  de  fer.  —  Andronic  associe  son  fils  Michel  à  l'empire.  —  Il  fait  t'i^'orger  Roger  de  Flor.  —  Il  est 
détrôné  par  Andronic  le  .Jeune.  —  Débauches,  captivité  et  mort  d'Andronic  II.  —  Règne  d'Aiidronic  III.  —  Jean  Paléologue 
parvient  à  l'empire  à  l'âge  de  neuf  ans.  —  Régence  de  l'impératrice  Anne  de  Savoie  et  de  Jean  Cantacuzcne.  —  Débauches  de 
l'impératrice.  —  Le  régent  se  fait  proclamer  empereur.  —  L'impératrice  conspire  contre  Cantacuzène.  —  Son  favori  Apocaupe 
veut  s'emparer  de  la  couronne.  —  Il  assassine  la  mère  de  Jean  Cantacuzène  dans  un  cachot.  —  Il  est  assommé  lui-même  à 
coups  de  chaînes  par  des  prisonniers.  —  L'impératrice  venge  la  mort  de  son  favori.  —  Révolution  à  Constantinople.  —  Retour 
de  Cantacuzène.  —  Mort  de  l'impératrice  Aune  de  Savoie.  —  Cantacuzène  renonce  à  l'empire  et  s'enferme  dans  un  couvent 
avec  son  fils.  —  Jean  Paléologue  empereur.  —  Il  vient  en  Occident  pour  demander  des  secours  contre  les  Turcs.  —  Il  conclut 
un  traité  de  paix  avec  le  sultan  Amurath.  —  Il  fait  crever  les  yeux  à  son  fils.  —  Débauches  de  l'empereur.  —  La  guerre  éclate 
entre  les  Grecs  et  les  Turcs.  —  Paléologue  est  obligé  de  détruire  les  murailles  de  Constantinople.  —  Mort  de  Jean  Paléologue- 

—  Événements  politiques  en  Franc?.  —  Louis  X  surnommé  le  Hutin.  —  Misère  publiiiue  sous  ce  règne.  —  Le  roi  fait  pendre 
Enguerrand  de  Mjrigny.  —  Orgies  à  la  lourde  Nesle.  —  Horrible  supplies  infligé  aux  amants  de  la  reine  Marguerite  de  Bour- 
gogne et  de  Jeanne  sa  belle-sœur.  —  Mort  de  Louis  le  Hutin.  —  Régence  de  Philippe  le  Long  et  mort  de  Jean  son  pupille.  — 
Le  régent  s'empare  du  Irone  et  proclame  la  loi  salique.  —  11  meurt  après  son  usurpation.  —  Tableau  des  misères  du  peuple.  — 
Charles  IV  succède  à  son  frère.  —  Exécution  de  Girard  de  la  Guette.  —  Désordres  de  la  reine  d'Angleterre.  —  Elle  fait  assas- 
siner son  mari.  —  Mort  singulière  de  ce  prince  et  de  son  mignon.  —  Mort  de  Charles  le  Bel.  —  Philippe  de  Valois  parvient  à 
la  couronne.  —  Il  crée  les  gabelles.  —  Siige  de  Cassel.  —  Cartel  de  défi  du  roi  Edouard  III  à  Philippe  de  Valois.  —  Guerres 
entre  la  France  et  l'Angleterre.  —  Mort  de  Phili[ipe.  —  Jean  monte  sur  le  trône.  —  Sa  trahison  envers  le  roi  de  Navarre.  — 
Bataille  de  Poitiers.  —  Régence  du  prince  Charles.  —  Le  peuple  se  révolte.  —  Le  prévôt  Etienne  Marcel  est  assassiné  par  Jean 
Maillard.  —  Ivrognerie  du  roi  Jean.  —  Il  achète  sa  liberté  en  donnant  aux  Anglais  les  plus  belles  provinces  du  royaume. —  Il 
vend  sa  fille  à  Galéas  Sforce,  tyran  de  Milan.  —  .Mort  de  Jean.  —  Son  fils  Charles  V  lui  succède.  —  Ses  cruautés  à  MontpelUer. 

—  11  fixe  la  majorité  des  rois  à  quatorze  ans.  —  ,Mort  d»  Charles  V.  —  Son  fils  CInrIes  VI  lui  succéda  sous  la  tutelle  d'un  con- 
seil de  régence.  —  Sacre  du  roi.  —  11  fait  massicrer  quarante  mille  Flamands  à  la  journée  de  Rosebecq.  —  Les  .MuiUotins. — 
Massacres  dans  Paris.  —  Mariage  du  roi  avec  Isalieau  de  Bavière.  —  Saturnales  de  la  cour.  —  Amours  incestueux  du  duc  d'Or- 
léans et  disabeau.  —  Démence  de  Charles  VI.  —  Naissance  de  Charles  VII.  —  Tyrannie  et  débauches  d'isabeau  de  Bavière.  — 
Assassinat  du  duc  de  Bourgogne.  —  As.-assinat  du  duc  d'Orlé  uis.  —  Les  Baurguignons  et  les  Armagnacs-  —  La  reine  fait  em- 
poisonner deux  de  ses  fils.  —  Cliarles  VII,  son  bâtard,  est  obligé  de  fuir  pour  éviter  le  sort  de  ses  frères, —  Exécution  de  Bois- 
Bourdon,  amant  de  la  reine.  —  Isabeau  seligu^  avec  le  duc  de  Bourgogne.  —  Nouvcau.\  massacres  dans  Paris.  —  Entrée  delà 
reine  dans  la  capitale.  —  Peste  engendrée  par  la  corruption  des  cadavres.  —  Les  Anglais  viennent  en  France,  appelés  far  le 
duc  de  Bourgogne.  —  Le  dauphin  le  fait  traîireuseuient  assassiner.  —  Isabeau  vend  la  France  au  roi  d'Angleterre.  —  Le  par- 
lement ratifie  le  marche.  —  Mort  de  Charles  VII.  —  Mort  de  l'inlùme  Itabeau  de  Bavière. 


Pendant  le  cours  de  ce  siècle,  les  princes  grecs  se 
montrèrent  les  dignes  successeurs  de  Constantin,  et 
continuèrent  à  siéger  dans  le  palais  de  lilaijuernes, 
entouré.^  de  courtisanes  et  de  mignons. 

Après  la  mort  de  ]\Iicliel,  son  fils  Andronic  II 
resta  seul  maître  de  l'empire  ;  le  premier  usage  (|u'il 
fit  de  son  autorité  fut  de  révoquer  les  décrets  ren- 
dus par  son  père  pour  la  réunion  des  Eglises  grec- 
que et  latine  ;  il  assembla  en  concile  tous  les  prélats 


de  son  royaume,  et  leur  demanda  humblement  par- 
don d'avoir  coopéré  à  l'alliance  impie  qui  avait  élé 
conclue  par  son  père  avec  les  hérétiques  latins.  Cette 
assemblée  s'occupa  ensuite  de  plusieurs  questions 
théologi([ues  (|ui  se  décidèrent  d'une  manière  fort 
singulière.  Lorsque  les  Pères  étaient  emliarrassés 
pour  se  prononcer  entre  deux  évèques  sur  un  point 
de  controverse,  ils  ordonnaient  I  épreuve  appelée  or- 
dalie ou  jugement   du  Feu.  Ceux  qui  devaient  su'   t 


HISTOIRE    DES    PAPES 


répreuvo  s'y  pn'-paraient  par  trois  jours  do  jeûne, 
par  ilfS  prièros  l'I  ilos  niaci'rations;  ensuite  on  leur 
enveloppait  la  main  droite  d"iin  sachet  de  cuir  ca- 
chelfe  du  sceau  impérial,  et  on  les  gardait  à  vue  pour 
qu'ils  ne  lissent  point  usage  de  frictions  qui  pussent 
amortir  l'action  du  feu.  Le  quatrième  jour,  on  les 
conduisait  en  grande  cérémonie  à  l'église  cathédrale; 
on  célébrait  la  messe  en  leur  honneur,  après  quoi  on 
enlevait  les  sachets  de  cuir,  et  ils  devaient  prendre 
un  globe  de  fer  rougi  au  feu,  qu'on  appelait  le  saint, 
et  le  porter  depuis  l'autel  jusqu'à  la  balustrade  qui 
fermait  le  sanctuaire.  Celui  qui  refusait  l'épreuve 
perdait  sa  cause. 

Pendant  (pi'.Vndronic  Paléologue  discutait  sur  les 
dogmes  et  sur  les  mystères  de  la  religion,  une  tlotle 
formitliible  commandée  par  Charles  d'Anjou,  roi  de 
Kaples,  prenait  la  route  de  Gonstantinople  afin  d'en 
faire  le  siège  ;  heureusement  pour  l'empereur ,  une 
tempête  assaillit  les  vaisseaux  ennemis  au  moment 
où  ils  entraient  dans  le  détroit,  et  contribua  plus 
que  son  courage  à  éloigner  le  danger.  Enfin  les  Grecs 
se  lassèrent  eux-mêmes  d'obéir  à  un  prince  tout  à  la 
fois  bigot  et  luxurieux  ;  plusieurs  villes  se  mutinè- 
rent ;  un  guerrier  déjà  redoutable,  Philanthropène, 
leva  l'étendard  de  la  révolte,  et  marclia  sur  Constan- 
tinople  à  la  tète  de  l'armée  qu'il  commandait. 

Trop  lâche  pour  défendre  sa  couronne  avec  son  épée, 
Andronic  Paléologue  eut  recours  à  la  trahison  et  gagna 
quelques  officiers  de  Philanthropène,  qui  le  lui  li- 
vrèrent garrotté.  Ce  malheureux  fut  condamné  à  avoir 
les  yeux  arrachés  et  à  être  décapité,  (jonstantin  Por- 
phyrogénète,  frère  du  monarque,  fut  enveloppé  dans 
la  proscription,  sous  prétexte  qu'il  entretenait  des 
relations  criminelles  avec  les  révoltés  ;  ses  biens  fu- 
rent confisqués,  et  l'infortuné  fut  condamné  à  passer 
le  reste  de  ses  jours  dans  une  cage  de  fer. 

^lalgré  ces  terribles  exemples  de  sévérité,  les  con- 
jurations se  multiplièrent  sous  le  règne  d' Andronic 
et  le  déterminèrent  à  associer  à  l'empire  son  fils  Mi- 
chel. Ce  jeune  prince,  qui  n'afait  pas  encore  été  per- 
verti par  la  jouissance  du  pouvoir  suprême,  rendit 
•de  sages  ordonnances  et  améliora  le  sort  de  ses  su- 
jets ;  mais  il  ne  put  défendre  les  provinces  contre  les 
ennemis  du  dehors  ;  les  pirates  continuèrent  à  rava- 
ger les  côtes  de  l'Hellespont  ;  les  Vénitiens  firent 
•des  descentes  jusque  sur  la  plage  de  Constantinople; 
les  Serviens  envahirent  les  provinces  du  Nord;  les 
Turcs  et  les  Perses  achevèrent  la  confpiète  des  pro- 
vinces du  Midi. 

Dans  cette  extrémité,  Andronic  appela  à  son  aide 
un  célèbre  aventurier  catalan,  nommé  Roger  de  Flor, 
chef  des  écumeurs  de  mer.  Ces  nouveaux  alliés  lui 
rendirent  d'abord  quelques  services;  ensuite  ils  de- 
vinrent plus  incommodes  que  les  Larbares  ;  ils  pillè- 
rent les  églises,  forcèrent  les  monastères  de  religieu- 
•ses  et  rançonnèrent  les  villes.  Pour  mettre  un  terme 
•■  à  leurs  déprédations,  Andronic  Paléologue  fit  assas- 
siner Roger  de  Flor;  cette  fois  le  moyen  ne  lui  réussit 
pas;  car,  sous  prétexte  de  venger  la  mort  de  leur  chef, 
•ces  bandits  parcoururent  toutes  les  provinces  et  com- 
mirent des  atrocités  épouvantables  d'un  bout  de  l'em- 
pire  à  Ijiutre,  jusqu'à  la  mort  de  Michel. 

Le  fils  de  Michel,  nommé  Andronic,  voulut  lui  suc- 
céder et  partager  avec  son  grand-père  la  suprême  puis- 


sance ;  le  vieil  empereur,  qui  redoutait  l'ambition  de  ce 
jeune  prince,  relusa  de  l'associer  au  gouvernement,  et 
l'éloignade  Constaulinojile.  Celui-ci  se  jeta  dans  le  parti 
de  la  révolution,  se  mit  à  la  tète  des  mécontents  et 
l'obligea  à  le  nommer  césar,  ensuite  despote,  puis  as- 
socié à  l'empire  ;  et  enfin  dans  une  seconde  révolte  il 
se  fit  proclamer  seul  empereuri  Le  vieil  Andronic,  re- 
légué dans  sou  palais,  se  consola  de  la  perte  du  trône 
avec  des  mignons  et  des  courtisanes;  mais  son  ])etit- 
fils  étant  tombé  dangereusement  malade,  les  grands, 
qui  craignaient  de  lui  voir  reprendre  les  rênes  de 
l'empire,  le  contraignirent  à  se  revêtir  de  l'habit  re- 
ligieux et  à  se  renfermer  dans  un  monastère,  où  il 
mourut  deux  années  après,  le  13  i'évrici'  1332. 

Andronic  111,  surnommé  le  Jeune,  se  montra  digne 
de  l'amour  des  peuples  par  ses  grandes  qualités  et  ses 
vertus  civiques;  il  supprima  plusieurs  des  impôts  qui 
avaient  été  établis  par  son  grand-père,  réforma  sa 
cour,  s'entoura  de  savants,  de  philosophes,  et  re- 
tarda pour  un  instant  la  ruine  de  l'empire  grec.  Il 
mourut  en    1341  ,  après  avoir  régné  seize  ans. 

Son  fils,  Jean  Paléologue,  lui  succéda  à  l'âge  de 
neuf  ans,  sous  la  tutelle  de  l'impératrice  Anne  de 
Savoie,  sa  mère,  et  de  Jean  Cantacuzène,  premier 
domestique  du  palais.  Une  funeste  mésintelligence 
ne  tarda  pas  à  éclater  entre  le  régent  et  l'impératrice 
mère.  Celle-ci  résolut  de  se  débarrasser  d'un  cen- 
seur incommode,  qui  osait  blâmer  le  scandale  de  ses 
amours  avec  le  protovestiaire  Apocaupe  ;  et  à  la  fa- 
veur d'une  révolution  de  palais,  elle  fit  chasser  Can- 
tacuzène de  Constantinople,  et  le  déclara  déchu  de  la 
régence.  Le  peuple  ne  ratifia  point  la  condamnation; 
une  émeute  éclata,  et  l'impératrice  mère  fut  obligée 
de  rappeler  son  ennemi  à  la  cour  et  de  le  rétablir 
dans  ses  dignités. 

Une  seconde  tentative  de  la  même  nature  n'eut 
pas  un  meilleur  résultat.  Anne  de  Savoie  ayant  voulu 
profiter  de  l'absence  du  régent  pour  prononcer  sa 
déchéance,  le  peuple,  l'armée  et  même  quelques-uns 
des  seigneurs  de  la  cour  prirent  parti  pour  Cantacu- 
zène et  le  proclamèrent  empereur.  L'or,  les  intrigues, 
la  calomnie,  tous  les  genres  de  corruption  furent 
employés  inutilement  par  l'impératrice  pour  ruiner 
le  parti  de  son  ennemi.  Comme  rien  ne  lui  réussis- 
sait, elle  soudoya  des  assassins;  le  complot  échoua 
encore  par  un  hasard  fort  singulier  :  au  moment  où 
l'un  des  conjurés  entrait  dans  la  tente  du  régent 
pour  le  frapper,  une  jeune  esclave  qui  était  couchée  à 
ses  pieds  se  réveilla,  et  voyant  un  homme  armé,  elle 
appela  au  secours;  Jean  Cantacuzène  sauta  aussitôt 
sur  son  épée,  se  mit  en  défense,  et  donna  le  temps 
à  ses  gardes  d'accourir  à  son  aide. 

Cette  conspiration  avait  été  si  bien  organisée,  que 
l'impératrice  mère  et  son  amant  en  regardaient  le 
succès  comme  infaillible.  En  conséquence ,  ils 
avaient  fait  tous  leurs  préparatifs  pour  s'emparer 
de  la  suprême  puissance  dès  que  la  mort  de  leur  en- 
nemi serait  connue  à  Constantinople  ;  la  vieille  mère 
de  Cantacuzène  avait  été  arrêtée  et  plongée  dans  un 
cachot,  ainsi  qu'un  grand  nombre  de  ses  partisans; 
le  jeune  empereur  avait  été  lui-même  relégué  dans 
un  château  nommé  Épibate,  où  il  était  gardé  à  vue. 

Au  jour  fixé  pour  l'exécution  du  meurtre,  les  deux 
coupables  convoquèrent  en  assemblée  les  principaux 


IIDIS,     REINES,     EMPEREURS 


263 


citoyens,  les  officiers  du  palais  et  tiuelques-unes  de 
leurs  créatures.  Apocaupe  prit  la  parole,  rappelajn- 
solemraent  les  services  qu'il  avait  rendus  à  l'État 
pendant  l'absence  du  régent,  et  finit  par  leur  annon- 
cer ({u'ayant  appris  la  nouvelle  de  la  niorl  de  Ganta- 
cuzène,  il  demandait  à  le  remplacer  dans  ses  impor- 
tantes fonctions. 

Son  empressement  lui  devint  fatal  ;  à  peine  la 
séance  était-elle  levée,  qu'on  vint  avertir  Apocaupe 
que  la  mère  de  son  ennemi  avait  reçu  uri  message 
secret  dans  sa  prison,  et  qu'elle  avait  déjà  raconté  les 
détails  du  complot  auquel  son  fils  venait  d'échapper. 
Aussitôt  il  se  rendit  auprès  de  cette  femme  vénéra- 
ble pour  lui  arracher  la  lettre  de  son  fils,  et  sur  son 
refus  de  lu  lui  donner,  ce  monstre  l'étrangla  de  ses 
mains.  Aux  cris  de  la  victime,  les  prisonniers  des 
cachots  voisins  Lrisèreut  les  portes,  entourèrent  le 
meurtrier,  et,  faute  d'armes,  l'assommèrent  à  coups 
de  chaînes. 

L'impératrice ,  qui  accourait  pour  rejoindre  son 
amant,  ne  trouva  qu'un  cadavre  en  entrant  dans  la 
prison;  rendue,  furieuse  par  cette  vue  et  par  le 
triomphe  de  son  rival,  elle  fit  aussitôt  avancer  de  fa- 
rouches soldats,  et  après  les  avoir  gorgés  de  viandes 
et  de  liqueurs  enivrantes ,  elle  les  lâcha  comme  des 
bêtes  fauves  sur  les  malheureux  prisonniers,  et  en  fit 
faire  un  massacre  effroyable.  Ces  atrocités  exaspé- 
rèrent les  esprits  ;  le  peuple  courut  aux  armes,  chassa 
les  soldats,  et  ouvrit  les  portes  de  Gonstantinople  à 
Gantacuzène,  qui  venait,  mais  trop  tard,  pour  sauver 
sa  vieille  mère. 

Anne  de  Savoie  ,  forcée  d'abandonner  la  direction 
de  l'empire,  sans  espoir  de  jamais  la  recouvrer,  se 
jeta  dans  les  débauches  et  dans  les  querelles  théolo- 
giques jusqu'au  moment  de  sa  mort,  qui  eut  lieu  peu 
de  temps  après,  par  suite  d'une  hémorrhagie  utérine. 

Gantacuzène  mit  tous  ses  soins  à  soulager  les 
malheurs  des  peujdes  ;  simple  et  modeste,  il  ne  se 
laissa  pas  éblouir  par  les  grandeurs;  il  rendit  de  sa- 
ges ordonnances,  diminua  les  impôts  ;  et,  sans  nul 
doute,  il  eût  sauvé  l'empire,  si  déjà  les  crimes  de 
ses  prédécesseurs  n'avaient  rendu  cette  tâche  impos- 
sible. Les  peuples,  plongés  dans  la  plus  profonde 
misère  par  les  exactions  de  leurs  princes,  étaient 
sans  force  et  sans  énergie  pour  repousser  les  redou- 
tables adversaires  qui  envahissaient  leurs  frontières. 
Attaqué  à  la  fois  par  les  Génois,  par  les  Serviens, 
par  les  Turcs  et  les  Perses,  Gantacuzène  eut  encore 
à  lutter  contre  la  peste,  qui  fit  de  l'empire  un  vaste 
champ  de  mort.  Néanmoins  il  était  parvenu,  par  son 
extrême  sagesse  et  par  son  activité  inconcevable,  à 
faire  face  à  tous  ses  ennemis,  lorsque  éclata  une 
guerre  civile  qui  devait  lui  porter  le  dernier  coup. 
G'était  le  jeune  Paléologue,  son  élève,  qui  payait  son 
dévouement  par  la  plus  noire  ingratitude,  et  qui,  par 
le  conseil  de  ses  courtisans,  venait  à  la  tète  d'une 
arniée  revendiquer  la  possession  exclusive  du  trône. 

Ge  jeune  présomptueux,  battu  sur  terre  et  sur 
mer,  fut  bientôt  obligé  de  chercher  un  asile  dans 
l'île  do  Ténédos.  Quoique  vain([ueur,  Gantacuzène, 
dégoûté  des  hommes  et  fatigué  des  grandeurs,  réso- 
lut d'abdiquer  :  il  rassembla  les  grands  de  l'empire, 
et  leur  proposa  d'associer  au  jeune  Paléologue,  son 
fils  aîné,  Matthieu  Gantacuzène. 


Cette  proposition  fut  accueillie  avec  d'autant  plus 
d'empressement  que  ce  prince  s'était  déjà  fait  re- 
mar(]uer  par  une  extrême  prudence  et  par  un  grand 
amour  de  la  justice.  L'empereur  remit  solennelle- 
ment le  sceptre  aux  mains  de  son  fils,  et  se  retira, 
en  1355,  dans  le  monastère  de  Maugane,  où  il  prit 
l'habit  religieux  sous  le  nom  de  frère  Josuaphus 
Gliristodolus.  Il  employa  le  reste  de  sa  vie  à  compo- 
ser de  nombreux  écrits  sur  l'histoire  de  son  temps, 
qui  malheureusement  ont  été  anéantis  dans  l'incen- 
die de  la  bibliothèque  de  Gonstantinople. 

Peu  de  jours  ajwès  l'abdication  de  Gantacuzène,  le 
jeune  Paléologue  quitta  l'île  de  Ténédos  et  revint 
dans  sa  capitale  ;  d'abord  il  jura  une  amitié  inviola- 
ble à  Matthieu ,  qu'il  apiielait  son  frère  ;  ensuite 
l'ambition  l'emporta,  de  nouvelles  divisions  éclatè- 
rent entre  les  deux  empereurs,  et  la  guerre  civile  re- 
commença avec  plus  de  fureur  qu'auparavant. 

Du  fond  de  son  monastère,  le  vertueux  Gantacuzène 
fit  appel  à  la  raison  de  son  fils,  et  lui  conseilla  d'i- 
miter son  exemple,  de  sortir  du  tourbillon  des  gran- 
deurs et  de  se  vouer  comme  lui  au  culte  de  la  sa- 
gesse dans  le  silence  du  cloître.  Matthieu  écouta  les 
avis  de  son  père,  descendit  du  trône,  et  laissa  l'am- 
bitieux Paléologue  maître  de  l'empire.  Le  jeune  im- 
prudent, qui  avait  hâte  d'exercer  l'autorité  souve- 
raine, déclara  la  guerre  aux  Bulgares  et  marcha  coritre 
eux;  cette  invasion  en  Bulgarie  lui  devint  fatale,  car 
pendant  qu'il  était  occupé  à  ruiner  ce  pays,  les  Turcs 
envahirent  ses  plus  belles  provinces.  Alors  il  s'a- 
dressa aux  princes  chrétiens  pour  en  obtenir  des  se- 
cours ;  il  vint  même  à  Rome  et  jura  obéissance  au 
pape,  sans  en  obtenir  autre  chose  que  de  stériles 
promesses.  Bien  plus,  comme  il  avait  été  forcé  d'em- 
prunter des  sommes  considérables  aux  Vénitiens 
pour  faire  des  présents  au  saint-père,  il  se  vit  arrêté 
et  mis  en  prison  jusqu'à  ce  qu'il  eût  remboursé  à  la 
Sérénissime  République  l'argent  qu'elle  lui  avait 
avancé.  Manuel,  le  second  de  ses  fils,  fut  obligé  de 
vendre  les  diamants  de  la  couronne,  les  meubles  des 
palais  et  même  ses  domaines,  pour  rembourser  les 
dettes  de  son  père. 

Pendant  l'absence  de  Paléologue,  le  sultan  Arau- 
rat  avait  poursuivi  ses  succès,  et  l'empire  se  trou- 
vait réduit  aux  villes  de  Gonstantinople,  de  Thessa- 
lonique,  de  Sparte,  et  à  quelques  îles  sur  la  mer 
Egée.  Pour  conserver  cette  ombre  d'autorité,  Paléo- 
logue demanda  la  paix  au  sultan,  et  lui  offrit  de  lui 
céder  en  toute  propriété  les  provinces  qu'il  lui  avait 
enlevées.  Ce  honteux  traité  obtenu,  il  ne  songea  jilus 
qu'à  ses  plaisirs,  et  devint  bientôt  le  jilus  débauché 
de  son  royaume,  comme  il  s'en  était  montré  le  plus 
lâche.  Andronic,  son  fils  aîné,  indigné  de  l'état  d'ab- 
jection dans  lequel  son  père  plongeait  l'empire,  se 
mit  à  la  tête  d'une  conjuration;  malheureusement 
des  traîtres  le  vendirent  au  moment  où  elle  allait 
éclater.  Le  jeune  prince  fut  arrêté,  condamné  à  avoir 
les  yeux  brûlés  avec  un  fer  ardent,  et  enfin  à  être 
renfermé  dans  la  tour  d'.\rséna  pour  le  reste  de  ses 
jours.  Son  second  fds,  qu'il  soupçonnait  d'avoir  par- 
ticipé au  complot,  é])rouva  le  même  châtiment  que 
son  frère ,  et  tous  deux  furent  déclarés  inhabiles  à 
posséder  la  couronne.  Son  plus  jeune  fils ,  nommé 
Slanuel,  fut  immédiatement  associé  à  l'empire. 


Une   émeute  à  Constanlinople 


ROIS,    REINES,     EMPEREURS 


265" 


Bataille  île  Pùiliers 


Dans  rintervallo,  Ainurat  avail  élt'  poignardé  par 
le  Servien  Miloscli  Koliilowitcli.  et  avait  laissé  ses 
immenses  États  à  son  fils  Bajazel,  surnommé  lu  Fou- 
dre. Dès  son  avènement  au  trônç,  le  nouveau  sultan 
voulut  profiter  de  la  terreur  qu'il  inspirait,  pour  obli- 
j^er  l'empereur  à  lui  payer  des  tributs  énormes,  et 
même  à  lui  donner  son  (ils  INIanuel  en  otai^e.  Néan- 
moins, si  grande  que  fût  la  làclielé  de  l'empereur,  les 
exigences  de  Bajazct  devinrent  telles  qucPaléoloLiue, 
poussé  par  le  désespoir,  résolut  de  s'affraiicbir  du 
II 


juug  lionleux  auipiel  smi  allié  l'aviiil  asservi,  et  S(» 
détermina  à  relever  les  forlifications  de  sa  rapitalc 
]iour  ri'sister  aux  aimes  de-;  Turcs.  I!  n'eut  jias  le 
temps  d'exécuter  ce  jiiojel.  car  à  la  première  nou- 
velle qui  en  jiarvinl  à  Bajazet,  celui-ci  marciia  sur 
Constanlinople,  et  menaça  l'empereur  de  faire  brûler 
les  yeux  à  son  fils  Ma.nuel,  d'extei-miner  tous  les 
(îrccs  et  d'anéantir  l'empire,  si  les  nouveaux  ou- 
vrages n'étaient  détruits  immédiatement. 

Paléologue  ne  survécut  pus  longtemps  à  cette  der- 

'22 


256 


HISTOIRE    DES     PAPES 


nière  liumiliation ;  il  nioiinit  en  1391,  iiso  île  dt'liaii- 
clies,  raéprisi'  dos  i'tranj;ers  et  exécré  de  ses  sujets. 
Son  fils.  Manuel  Paléologue,  lui  succéda  et  continua 
la  politique  de  son  père,  dont  nous  verrons  les  ré- 
sultats dans  le  siècle  suivant. 

Pendant  que  l'empire  grec,  fondé  par  Constantin, 
s'écroulait  sous  les  coups  des  sectileurs  de  Mahomet, 
la  France  restait  écrasée  sous  la  double  tyrannie  des 
rois  et  des  prêtres  ;  en  aucun  temps,  les  désordres, 
la  cupidité  et  l'insolence  de  ces  ennemis  de  l'huma- 
nité n'avaient  été  poussé?  à  un  plus  haut  point. 

A  P!iilip]ie  le  liel  avait  succédé  son  (iU  Louis  X, 
surnommé  le  llutin  ou  1>  mutin*  le  querelleur;  aussi 
avide,  aussi  fourbe,  aussi  cruel  que  son  père,  il  était 
parvenu  à  réunir  sur  sa  tète  la  double  couronne  de 
France  et  de  Navarre.  Jamais  les  malheurs  du  peu- 
ple navaieat  été  plus  grands  (|ue  sous  ce  règne;  les 
impôts  étaient  excessifs,  et  l'ait ''ration  de«  monnaies 
avait  peidi  liuit  le  crédit  de  la  France;  enfin  la  pé- 
nurie était  telle,  que  le  roi  fut  obligé  de  retarder  son 
sacre  pendant  près  d'une  année,  faute  d'argent  pour 
paver  les  frais  de  la  cérémonie. 

Son  oncle,  Charles  de  Valois,  pour  le  tirer  d'em- 
barras, lui  conseilla  d'accuser  Enguerrand  de  RJari- 
gny,  ministre  de  son  père,  de  malversation  dans 
l'administration  des  finances,  et  de  confisquer  tous 
ses  biens  à  son  profit.  Ce  seigneur  lut  mis  en  état 
d'arrestation  ;  mais  comme  il  parvint  à  se  justifier 
du  crime  de  concussion,  on  se  rejeta  sur  une  vague 
accusation  de  sorcellerie,  et  on  le  condamna  à  êlre 
pendu  aux  fourches  patdjulaires  de^Ionlfaueon,  jiour 
avoir  attenté  à  la  vie  du  roi  par  maléfices  et  enchan- 
tements !  Le  cadavre  fut  cloué  à  une  croix  sur  le  point 
culminant  du  charnier,  et  resta  exposé  huit  jours 
entiers  aux  insultes  de  la  soldatesque. 

Plus  tard  on  réhabilita  la  mémoire  de  cet  homme 
intègre,  on  déclara  les  accusations  fausses  et  ca- 
lomnieuses, et  ses  juges  furent  chargés  de  malédic- 
tions! Qu'importait  ii  Louis  le  Hutin  le  jugement  de 
la  postérité,  il  héritait  de  son  ministre!  Cette  con- 
fiscation se  trouvant  insuffisante  pour  remplir  ses 
trésors,  il  prépara  une  nouvelle  lâcheté  dontlesjuifs 
devaient  être  les  victimes;  il  rendit  un  décret  qui 
autorisait  leur  rentrée  dans  le  royaume  pour  douze 
années,  moyennant  le  payement  d'un  droit  énorme; 
il  leur  vendit  en  outre  l'autorisation  d'acheter  des 
rotures,  c'est-à-d  re  des  terres  et  des  maisons,  et  en- 
couragea même  leur  conversion  au  christianisme. 

Ces  malheureux,  trompés  par  son  hypocrisie,  ab- 
jurèrent en  grand  nombre  et  achetèrent  des  maisons 
et  des  terres  ;  lorsqu'il  supposa  les  choses  arrivées 
au  point  oii  il  les  voulait,  il  changea  de  tactique  et  de 
langage,  et  prétendit  que  ces  conversions  étaient  pré- 
judiciables aux  intérêts  des  seigneurs  et  de  leurs  fa- 
milles, attendu  qu'elles  affranchissaient  les  Israélites 
et  diminuaient  le  nombre  des  serfs  des  domaines  féo- 
daux ;  conséquemment,  il  déclara  nulles  toutes  les  con- 
versions, confisqua  au  profit  de  la  couronne  les  biens 
do  ceux  qui  avaient  abjuré,  et  remit  leurs  personnes 
sous  la  juridiction  des  nobles.  Les  infortunés  qui  se 
trouvèrent  ainsi  dépouillés  de  leurs  biens  par  l'insigne 
mauvaise  foi  du  prince,  retournèrent  au  judaïsme  et 
abandonnèrent  une  terre  ingrate,  qu'ils  enrichis- 
saient de  leur  travail  et  de  leur  industrie. 


Toutes  ces  exactions  no  rapportant  pas  encore 
assez  d'argent  pour  subvenir  aux  dépenses  de  la  cour, 
le  roi  mit  en  vente  les  offices  de  judicature,  leva  de 
nouveaux  décimes  sur  le  clergé,  et  écrasa  le  peuple 
de  tailles  et  de  corvées.  La  tyrannie  de  Louis  le 
llutin  le  rendit  odieux  à  ses  sujets,  qui  le  mépri- 
saient déjà  à  cause  des  honteuses  débauches  de  sa 
femme,  Marguerite  de  Bourgogne.  Les  chroniqueurs 
contemporains  racontent  que  cette  reine  impudique 
se  réunissait  le  soir  dans  la  fameuse  tour  de  Nesle 
avec  ses  belles- sœurs,  Jeanne  et  Blanche  de  Bour- 
gogne, mariées  chacune  à  l'un  des  fils  de  Philippe 
le  Bel,  et  que  là  se  passaient  des  orgies  dégoûtantes, 
dignes  des  temps  de  Sardanapale.  Ils  ajoutent  que 
souvent,  le  lendemain  de  ces  saturnales,  on  retrou- 
vait sur  la  berge  les  cadavres  des  jeunes  filles  et  des 
inl'orlunés  qui  avaient  servi  aux  rnfàmes  volu]ités  de 
ces  princesses.  Enfin  la  fiéquence  de  leurs  débau- 
ches, le  scandale  de  leur  conduite  fut  poussé  si  loin, 
qu'un  acte  de  justice  devenait  nécessaire. 

Pendant  une  nuit,  des  gardes  cernèrent  la  tour  de 
Nesle,  et  arrêtèrent  par  ordre  du  roi  to"S  ceux  qui  s'y 
trouvèrent.  Les  trois  princesses  fiu-ent  mises  en  juge- 
ment, et  comme  l'adultère  avait  été  flagrant,  elles  fu- 
rent condamnées  à  mort  avec  leurs  amants,  par  arrêt 
du  Parlement.  Blanche  parvint  à  se  soustraire  au  sup- 
plice en  évoquant  la  cause  devant  la  juridiction  ecclé- 
siastique, et  en  faisant  déclarer  son  mariage  nul  pour 
cause  de  parenté  ;  Jeanne,  femme  de  Philippe  le  Long, 
fut  plus  heureuse  encore;  elle  sut  convaincre  son  mari 
de  S'in  innocence,  malgré  les  preuves  écrasantes  qui 
la  condamnaient,  et  elle  revint  à  la  cour;  quant  à 
Louis  le  Hutin,  il  fut  inflexible  :  la  reine  fut  d'abord 
renfermée  dans  le  château  de  Gaillard,  et  ensuite  étran- 
glée par  son  ordre.  Gauthier  et  Philippe  d'.\ulnay  ou 
Delaunay,les  amants  de  Marguerite  et  de  Jeanne,  fu- 
rent mutilés  des  parties  qui  avaient  péché,  ensuite 
écorchés  vifs  et  attachés  à  la  queue  d'un  cheval,  qui 
fit  trois  fois  le  tour  de  la  prairie  de  Mauliuisson  en 
les  traînant  sur  l'herbe  nouvellement  fauc'iée  ;  apr'.-s 
le  SU)  p'ice  on  leur  trancha  la  tète,  et  leurs  corps  fu- 
rent pendus  au  giliet  par-dessous  les  aisse'les. 

Quelque  temps  après ,  Louis  X  contracta  un  se- 
cond mariage  avec  Clémence  de  Hongrie.  Pendant  le 
cours  de  son  règne,  il  avait  tellement  exaspéré  les 
esprits  par  sa  tyrannie,  qu'il  n'osait  plus  paraître  en 
public,  et  qu'il  se  décida  même  à  cjuittiT  l'ancien 
palais  des  rois,  dans  la  crainte  que  la  haine  qu'il 
inspirait  venant  à  faire  exj)losion,  il  ne  lui  fût  ira- 
possible  de  se  défendre  contre  les  insurgés.  Ilclioisit 
pour  sa  résidence  le  château  du  Louvre,  dont  la  si- 
tuation et  les  ouvrages  fortifiés  présentaient  plus  de 
moyens  de  ré^islance.  Plus  tard,  co  ume  il  ne  s'y  trou- 
vait pas  encore  en  sûreté,  il  se  retira  au  donjon  d; 
Vincennes,  qui  était  réputé  imprenable.  Malgré  toutes 
ses  précautions,  le  tyran  ne  put  échapper  à  la  puis- 
sance occulte  qui  se  joue  des  rois  et  de  leurs  calculs; 
la  mort,  la  terrible  mort  vint  frapper  Louis  le  Hutin 
sur  son  tr^me.  QueLpies  historiens  disent  qu'il  mou- 
rut des  suites  d'un  refroidissement,  pour  avoir  bu  un 
verre  d'eau  à  la  glace;  d'autres  prétendent  cpi'il  avait 
été  empoisonné'  à  l'instigation  de  son  successeur, 
par  un  de  ses  officiers  de  bouche.  Il  fut  enterré  à 
Saint-Denis,  dans  les  premiers  jours  de  juin  1316. 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


267 


Pliilippe  V,  surnommé  le  Long,  à  cause  de  sa 
grande  échine,  se  trouvait  à  Lyon,  occupé  de  l'élec- 
tion d'un  pape,  lorsqu'il  reçut  l'heureuse  nouvelle  de 
la  mort  de  son  frère  ;  il  se  rendit  eu  grande  hâte  à 
Paris,  et  convoqua  immédiatement  le  Parlement  jiour 
se  faire  reconnaître  gardien  de  l'Etat  et  curateur  au 
ventre  de  la  reine,  qui  se  trouvait  malencontreuse- 
ment enceinte  La  jeune  veuve  mit  au  monde  un  en- 
fant mâle,  appelé  Jean,  qui  mourut  empoisonné, 
huit  jours  après  sa  naissance.  Débarrassé  de  son  pu- 
pille, le  régent  n'hésita  point  à  se  déclarer  roi  par  le 
droit  de  la  nation,  malgré  la  vive  opposition  de 
Eudes  IV,  duc  de  Bourgogne,  qui  revendiquait  la 
couronne  pour  sa  nièce  Jeanne,  lille  de  Louis  le  Mu- 
tin et  de  Âlarguerite,  soutenant  que  par  le  droit  na- 
turel comme  par  le  droit  civil,  elle  devait  succéder  à 
Jean,  son  frère,  ainsi  qu'il  arrivait  des  grands  fiefs, 
qui  tombaient  presque  tous  de  lance  en  quenouille. 

Pour  ré.-ister  au  parti  puissant  qui  s'était  formé 
contre  lui,  et  dans  lequel  on  comptait  plus  de  trente 
princes  du  sang,  Philippe  se  fit  sans  délai  sacrer  à 
Reims,  eu  présence  de  quelipies  grands  du  royaume 
et  notamment  de  la  comtesse  INIathilde,  souveraine 
de  l'Artois,  qui  assistait  à  la  cérémonie  en  qualité  de 
pairesse  de  France.  Immédiatement  après,  il  convo- 
qua une  assemblée  de  seigneurs,  de  prélats,  de  no- 
tables et  de  docteurs  ou  maîtres  de  l'Université,  et 
fit  décréter  la  loi  salique,  qui  rendait  les  femmes  in- 
habiles à  succéder  au  trône.  Son  usurpation  se  trou- 
vant ainsi  légitimée,  Philippe  se  fit  prêter  serment  de 
fidélité  par  les  grands  dignitaires  de  sa  faction,  sans 
s'inquiéter  des  réclamations  de  la  noblesse  et  des 
grands  feudataires.  Du  reste,  il  se  trouva  vigoureu- 
sement soutenu  par  Jean  XXII,  qui  fulmina  des 
anathèmes  terribles  contre  ses  ennemis. 

Alors  i!  put  s'occuper  de  la  réalisation  du  projet 
de  ses  prédécesseurs,  qui  était  l'aU'ermissement  de 
l'autorité  royale  sur  la  ruine  du  système  féodal  ; 
comme  cette  œuvre  était  entreprise  dans  un  intérêt 
de  dynastie,  les  peuples,  loin  d'en  éprouver  quel([ue 
soulagement,  se  trouvèrent  écrasés  de  nouveaux  im- 
pôts, et  obligés  de  vendre  jusqu'à  leurs  derniers 
haillons  pour  remplir  les  coffres  du  roi,  et  pour  sub- 
venir au.\  dépenses  d'une  croisade  en  terre  sainte, 
qui  avait  pour  but  d'éloigner  de  France  les  seigneuis 
qui  s'opposaient  à  son  ambition.  Heureusement,  au 
moment  du  départ,  il  fut  pris  d'un  mal  subit  qui 
l'enleva  en  quelques  jours;  il  mourut  le  3  février 
132-2,  à  l'âge  de  viugt-liuit  ans;  les  historiens  lais- 
sent supposer  que  son  frère  l'avait  fait  empoisonner. 

«  Sous  ce  règne  éphémère,  dit  le  moine  de  Saint- 
Denis  dans  son  langage  naïf,  eurent  lieu,  à  défaut 
de  grandes  choses,  deux  événements  qui  méritent 
d'être  cités  :  l'apparition  d'une  comète  et  l'émeute 
des  Pastoureaux  ou  pâtres.  Dieu  avait  envoyé  la  co- 
mète, le  pape  avait  excité  l'émeute  ;  voici  à  quelle 
occasion  :  Jean  XXII  fit  prêcher  par  ses  moines  que 
la  conquête  de  la  terre  sainte  se  ferait  par  des  ber- 
gers. Aussitôt  les  gardeurs  de  troupeaux  abandon- 
nèrent leurs  moutons,  leurs  bœufs  et  leurs  porcs,  se 
réunirent  par  troupes,  et  parcoururent  les  provinces, 
ravageant  les  campagnes,  pillant  les  châteaux,  les 
abbayes,  et  rançonnant  les  villes  pour  se  procurer 
les   moyens  de  passer  en  Asie.  Les   Juifs    surtout 


avaient  à  redouter  leur  passage,  car  lorsqu'ils  tom- 
baient au  pouvoir  de  ces  fanatiques  ils  étaient  im- 
pitoyablement massacrés.  On  raconte  qu'une  fois  les 
Pastoureaux,  après  avoir  saisi  dans  une  seule  ville 
plus  de  cinq  cents  de  ces  infortunés,  les  renfermè- 
rent_  dans  une  grande  tourà  laquelle  ils  mirent  le  feu  1 

«  Ils  traversèrent  ainsi  la  France ,  semblables  à 
des  trombes  furieuses,  et  vinrent  s'abattre  sur  Gar- 
cassone  :  là,  ils  trouvèrent  des  Yaudois,  qui,  au  lieu 
de  leur  permettre  le  pillage,  les  reçurent  à  main  ar- 
mée et  les  traitèrent  comme  des  brigands,  les  pen- 
dant ici  par  bandes  de  cinquante,  là  par  centaines, 
et  ainsi  partout,  jusqu'à  ce  qu'il  n'en  resta  plus  un 
seul  de  vivant. 

«  La  persécution  contre  les  Israélites  n'en  fut  pas 
ralentie  pour  cela;  la  cour  de  France  ayant  besoin 
de  leurs  biens,  on  les  accusa  d'avoir  donné  de  l'ar- 
gent à  des  méseaux  ou  lépreux  pour  faire  empoison- 
ner les  eaux  des  rivières  ;  on  produisit  de  faux  té- 
moins, qui  assuraient  sous  serment  avoir  reçu  d'eux 
plusieurs  sachets  renfermant  du  sang  d'homme,  de 
l'urine,  des  hosties  et  différentes  herbes;  et  le  bon 
roi  Louis  X  ne  se  fit  pas  faute  de  les  torturer  pour 
leur  faire  avouer  des  crimes  qui  entraînaient  la  con- 
fiscation; aussi  un  très-grand  nombre  de  ces  infor- 
tunés s'entre-tuèrent  pour  éviter  le  supplice  du  feu 
et  la  torture  de  l'écorchement....   » 

Charles  IV,  surnommé  le  Bel,  le  dernier  des  fils 
de  Philippe  le  Bel,  succéda  à  son  frère  Philippe  le 
Long.  ?on~)iremier  acte  d'autorité  fut  de  faire  arrêter 
Girard  de  la  Guette,  ministre  des  finances,  pour  s'em- 
parer de  ses  richesses,  ainsi  qu'avait  fait  Louis  le 
Hutin  envers  Enguerrand  de  Marigny.  La  seule  dif- 
férence qui  eut  lieu  entre  ces  deux  victimes  de  l'ava- 
rice, c'est  que  Girard  évita  le  gibet  en  mourant  pen- 
dant qu'on  lui  faisait  subir  la  question.  On  mutila 
•néanmoins  son  cadavre  ;  on  confisqua  ses  biens,  et 
sa  famille  fut  bannie  du  royaume.  .\près  cette  exécu- 
tion, le  roi  mit  en  jugement  tous  les  agents  du  fisc 
apjielés  lombards ,  et  les  livra  à  la  vengeance  du 
peuple.  Cette  mesure  de  sévérité,  en  môme  temps 
qu'elle  remplissait  les  coffres  de  Charles  IV  des  dé- 
pouilles de  ses  serviteurs,  voilait,  sous  les  apparences 
de  l'amour  du  bien  public,  les  vols  et  les  dépréda- 
tions du  spoliateur. 

Dans  l'intervalle,  Isabelle,  sœur  de  Charles  le  Bel, 
et  femme  d'Edouard  II,  roi  d'Angleterre,  vint  se  ré- 
fugier à  la  cour  de  France,  pour  échapper,  disait-elle, 
à  la  tyrannie  insupportable  de  Hug  Spencer,  le  mi- 
gnon de  son  mari.  Comme  à  cette  époque  les  peuples 
épousaient  les  querelles  des  rois,  si  honteuses  qu'elles 
fussent,  la  guerre  fut  déclarée  entre  les  deux  pays 
afin  de  venger  Isabelle.  Avec  l'appui  de  son  frère, 
cette  reine  infâme  assembla  une  armée,  repassa  le 
détroit,  débarqua  à  Londres,  repoussa  les  troupes 
royales,  et  lit.prisonniers  son  mari  et  le  jeune  Spen- 
cer. Sa  vengeance  ne  s'arrêta  pas  à  une  si  légère 
punition;  pendant  une  nuit,  des  assassins  pénétrè- 
rent dans  le  château  de  Berkley,  où  était  gardé  le 
malheureux  Edouard;  il  fut  arraché  de  son  lit,  étendu 
sur  un  matelas,  la  face  tournée  vers  le  sol;  un  des 
bourreaux  étouifa  ses  Ci'is  en  lui  pressant  la  tête  sous 
un  oreiller,  les  autres  lui  écartèrent  les  jambes,  lui 
introduisirent  dans  l'anus  une  corne  de  bœuf  percée 


ses 


HISTOIHK     ]>i:s     l'Al'KS 


aux  deux  extiéinitcs;  et  à  travers  la  corne,  ils  plon- 
gèrent dans  ses  entrailles  une  broche  de  fer  rougie 
au  feu  ;  de  sorte  que  la  victime  fut  assassinée  sans 
qu'on  pût  voir  sur  son  corps  aucune  trace  de  vio- 
lence, ni  blessure,  ni  brûlure  ! 

Hug  Spencer  eut  une  fin  encore  plus  cruelle  que 
celle  de  son  maître  ;  sous  les  yeux  mêmes  de  la  reine 
il  fut  affreusement  torturé,  et  on  lui  arracha  les  parties 
naturelles  pour  le  punir,  disait  Tarrèt,  de  ce  (pi'il  eu 
avait  fait  un  coupable  usage  avec  le  monarque  ;  en- 
suite il  fut  pendu.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  scandaleux, 
ajoute  la  chronique  anglaise,  c'est  qu'Isabelle  assista 
à  l'exécution,  ayant  à  ses  côtés  le  beau  ÏNIortiiner,  son 
amant,  qui  plus  tard  fut  également  pendu  par  les 
ordres  d'Edouard  III. 

Cliarles  le  Bel  ne  survécut  pas  longtemps  au  triom- 
phe de  sa  sœur;  il  mourut  à  \'incennes,  le  i"  fé- 
vrier 1328,  ne  laissant  que  des  filles  pour  héritières, 
et  la  reine  Jeanne  enceinte  de  sept  mois.  Les  barons 
du  royaume  se  réunirent  aufs'.tôt  en  assemblée,  et 
donnèrent  la  régence  à  Phihppe  de  \'alois,  oncle  du 
roi  défunt  et  frère  de  Philippe  le  Bel.  Deux  mois 
après,  la  princesse  étant  accouchée  d'une  fille,  Phi- 
lippe de  \'alois  prit  le  titre  de  roi.  Alors  se  renouve- 
lèrent les  disputes  qui  avaient  eu  lieu  sous  le  règne 
de  Philippe  le  Long,  au  sujet  de  l'exclusion  des 
femmes  à  la  couronna:  Edouard  III,  roi  d'Angleterre, 
fils  d'Isabelle,  sœur  de  Charles  le  Bel,  voulut  élever 
des  prétentions  à  la  couronne  de  France  ;  mais  il  fut 
éconduit  par  les  états-généraux  du  royaume,  qui 
ratifièrent  l'avènement  des  Valois  au  trône. 

Philippe,  dont  la  passion  était  l'amour  de  l'argent, 
essaya  pour  s'en  procurer  d'une  nouvelle  mesure  fi- 
nancière qu'il  appela  la  gabelle,  et  qui  faillit  amenei' 
une  terrible  révolution  et  son  expulsion  du  trône  en 
soulevant  contre  lui  l'indignation  générale. 

Pour  faire  diversion  à  la  haine  dont  il  était  l'objet, 
le  roi  de  France  déclara  la  guerre  aux  Flamands,  et 
marcha  au  secours  du  comte  de  Cressy,  que  ses  su- 
jets avaient  enfermé  dans  le  château  de  Cassel.  L'ar- 
mée française  qu'il  conduisit  contre  les  insurgés  était 
forte  de  trente  mille  hommes,  et  n'avait  à  combattre 
que  de  pauvres  cultivateurs  et  des  artisans  au  nom- 
bre de  douze  mille  au  plus,  et  commandés  par  un 
homme  du  peuple,  un  marchand  de  poissons,  nommé 
Zannec  ou  Zanne(juin.  Il  est  vrai  que  les  Flamands 
étaient  animés  par  l'amour  de  la  liberté,  et  que  ce 
sentiment  sublime  exaltait  leur  courage  et  suppléait 
au  nombre. 

Après  plusieurs  assauts  infructueux,  le  roi  fut 
obligé  de  se  retirer  à  quelques  lieues  de  Cassel,  et 
forma  un  camp  pour  intercepter  les  communications 
du  dehors  avec  la  ville,  afin  de  la  prendre  par  fa- 
mine. Le  général  ennemi  ne  fut  point  dupe  de  cette 
lactique  ;  il  sortit  de  la  place,  vint  poser  son  camp 
vis  à-vis  celui  des  Français,  et  pour  narguer  Philippe, 
il  fit  élever  un  poteau,  surmonté  d'un  coq  de  bois, 
avec  ces  deux  vers  : 

Quand  ce  coq  chanté  aura, 
Le  roi  Cassel  conquêtera. 

D'après  ce  que  racontent  les  historiens  flamands, 
le  rusé  Zannec,  qu'ils  appellent  le  général  Cliasse- 
Marée,  poussait  l'audace  jusqu'à  venir  lui-même  dans 


le  camp  des  Français,  sous  ses  habits  de  marchand, 
et  vendait  du  poisson  à  bon  marché,  afin  d'être  bien 
accueilli  des  soldats,  et  de  faire  ses  observations  sans 
exciter  de  défiance.  Ayant  donc  remarqué  que  les 
officiers  restaient  longtemps  à  table,  mangeaient  fort 
et  buvaient  sec,  et  qu'à  leur  exemple  les  soldats  dor- 
maient après  le  dîner,  son  plan  d'attaque  fut  bientôt 
conçu,  et  il  ne  forma  rien  moins  que  le  projet  de 
surprendre  le  roi  dans  sa  tente. 

Un  jour  de  grande  chaleur,  au  moment  oîi  chacun 
dormait  dans  le  camp,  il  fit  avancer  ses  troupes  en 
silence,  et  passa  les  lignes  ennemies  avec  quelques 
gens  déterminés  et  déguisés  comme  lui  en  mar- 
chands de  poissons.  Par  malheur,  au  moment  où  il 
franchissait  l'enceinte  de  la  tente  royale,  il  fut  re- 
connu par  un  moine,  qui  cria  «  aux  armes.  « 

Philippe,  réveillé  en  sursaut,  se  jeta  sur  son  épée 
et  se  mit  en  défense  ;  les  Français  tombèrent  sur  la 
petite  troupe  qui  était  engagée  dans  le  camp,  et  mas- 
sacièrent  jusqu'au  dernier  homme;  le  brave  Zanne- 
quin  se  défendit  avec  le  plus  grand  courage,  et  fut 
tué  un  des  derniers.  Le  roi  fit  ensuite  attaquer  les 
Flamands,  qui  furent  mis  en  déroute  après  une  vi- 
goureuse résistance.  Ainsi  se  termina  cette  funeste 
journée,  qu'on  nomma  la  journée  de  Cassel  :  la  ville 
se  rendit;  le  seigneur  de  Cressy  fut  rétabli  dans  son 
comté,  et  put  assouvir  sa  vengeance  sur  ceu.x  qu'il 
nommait  ses  sujets  rebelles. 

De  retour  dans  sa  bonne  ville  de  Paris,  le  roi 
trouva  un  cartel  de  défi  du  jeune  roi  Edouard  III, 
qui  l'appelait  en  champ  clos  pour  lui  disputer  la  cou- 
ronne de  France.  Mais  le  lâche  Philippe  préférait 
voir  les  peuples  s'eutr'égorger  pour  ses  querelles 
plutôt  que  d'exposer  sa  personne  aux  chances  d'un 
combat  singulier  ;  et  il  entama  ces  guerres  effroya- 
bles qui  devaient  couvrir  la  France  et  l'Angleterre 
de  désastres,  de  massacres  et  d'embrasements  pen- 
dant plusieurs  siècles. 

«  Ce  sont  les  commencements  des  douleurs  de 
notre  pauvre  Fiance,  qui  fut  tant  ravagée  par  l'An- 
glais, »  disent  les  chroniqueurs;  en  effet,  les  jour- 
nées fatales  de  Crécy  et  de  l'Écluse,  la  prise  de  Ca- 
lais, vinrent  porter  un  coup -terrible  à  notre  marine 
et  à  nos  finances.  Aux  calamités  qui  signalèrent 
l'avéuement  de  la  maison  de  Valois  sur  le  trône,  se 
joignirent  la  peste  et  la  famine,  qui  exercèrent  leurs 
ravages  sur  les  populations  des  villes  et  des  campa- 
gues.  Enfin,  après  un  règne  de  vingt-deux  ans,  Phi- 
lippe mourut  à  Nogent-le-Rotrou,  le  12  aoiit  1350, 
et  le  royaume  s'en  trouva  délivré. 

Jean,  son  fils  aîné,  lui  succéda  à  l'âge  de  quarante 
ans;  ce  prince  était  d'un  naturel  emporté,  d'un  es- 
prit étroit,  et  capable  tout  au  plus  de  commander  à 
des  moines;  il  se  trouva  néanmoins  par  le  hasard  de 
sa  naissance,  et  par  le  fait  de  la  loi  d'hérédité,  appelé 
à  gouverner  un  grand  peuple.  Son  règne  commença 
par  des  exécutions;  le  connétable  Raoul,  comte  d'Eu 
et  de  Guines,  fut  décapité  par  ses  ordres,  sans  avoir 
été  mis  en  jugement  ;  les  deux  frères  d'Harcourt, 
seigneurs  de  Maubrée  et  de  Colinet,  eurent  le  même 
sort;  enfin,  unissant  la  perfidie  à  la  férocité,  il  in- 
vita le  roi  de  Navarre  à  une  fête,  fit  traîtreusement 
massacrer  sa  suite,  et  lit  son  hôte  prisonnier  contre  le 
droit  des  gens. 


ROIS,    RELNES,     EMPEREURS 


69 


Charles  V  consulte  les  ilevins 


Cette  dernière  làclipté  suscita  au  roi  Jean  des  en- 
nemis puissants  ;  le  frère,  les  parents  et  les  amis  du 
loi  de  Navarre  prirent  les  armes  pour  le  venger,  et 
la  guerre  éclata  dans  le  midi  do  la  France. 

A  la  faveur  de  nos  discordes  civiles,  les  Anglais 
étendaient  im])unénieiit  leurs  conquêtes  dans  les  pro- 
vinces; et  déjà  Edouard,  prince  de  Galles,  surnommé 
le  prince  Noir,  après  avoir  mis  à  feu  et  à  sang  l'Au- 
vergne et  la  province  du  Limousin,  avait  pousséjus- 
([u'en  Poitou,  lors([ue  enlin  l'imminence  du  danger 
obligea  le  roi  à  suspendie  la  guerre  contre  la  Na- 
varre, j)Our  défendre  ses  propres  domaines.  Une  ar- 
mée de  quatre-vingt  mille  hommes  fut  levée  à  la 
liàte;  Jean  en  prit  le  commandement,  marcha  contre 
les  Anglais,  qu'il  atteignit  à  deux  lieues  de  Poitiers, 
dans  une  vaste  plaine  pl.-intée  de  vignes.  Edouard 
n'avait  alors  avec   lui  que  huit  mille  soldats,  qui  se 


trouvaient  serrés  de  tous  côtés  par  l'armée  française; 
comme  il  ne  lui  restait  pas  même  l'espoir  d'échapper 
à  ses  ennemis  par  une  retraite,  il  envoya  ottrir  au 
roi  de  France  de  lui  rendre  toutes  les  places  et  les 
châteaux  qui  étaient  en  son  pouvoir,  de  signer  une 
tiève  de  sept  ans,  et  de  l'ayer  les  frais  de  guerre  ; 
ne  demandant  en  échange  que  la  jiermission  de  se 
retirer  avec  armes  et  bagages. 

Jean,  dans  l'enivremenl  d'un  triomphe  qu'il  re- 
gardait comme  assuré,  refusa  ces  conditions,  et  ré- 
pondit (pi'il  voulait  avoir  l'Iioniieur  de  vaincre  celui 
(jui  passait  pour  le  plus  habile  capitaine  de  son  temps. 
La  bataille  eut  lieu  entre  les  Français  et  les  An- 
glais; et  les  désastres  de  cette  journée,  après  cin([ 
siècles  écoulés,  sont  restés  dans  l'histoire  comme 
un  monument  de  honte  que  la  royauté  a  légué  à  la 
France  I  Quatre-vingt  mille   Français  furent    taillés 


27Û 


HISTOIRE    DES    PAPES 


en  piôces  jwr  huit  mille  Anglais!  Jean  lui-même  et 
Philippe,  son  ipiatrième  lils,  furent  pris  par  le  vain- 
queur et  conJuits  à  Londres. 

Cette  captivité  du  ixii  et  la  régence  de  Charles, 
son  liis  aine,  occupent  une  grande  place  dans  nos 
chronii(ues  par  le  récit  des  calamités  ipii  en  lurent 
les  tristes  conséquences.  Le  roi  de  Navarre  parvint 
à  sortir  de  prison,  ralluma  la  guerre  civile,  et  voulut 
même  disputer  la  couronne  de  France  au  régent. 
Celui-ci,  obligé  de  tenir  constamment  une  armée 
sur  pied  pour  résister  à  ses  ennemis,  épuisa  bientôt 
les  ressources  de  la  nation;  et  lorsqu'en  outre  de 
ces  dépenses  extraordinaires  il  eut  encore  à  satisfaire 
aux  exigences  de  son  père,  qui  semait  Tor-à  pleines 
mains  dans  les  fêtes  qu'il  donnait  à  Londres,  à  la 
comtesse  de  Salislnn  y,  sa  maîtresse,  il  se  trouva  dans 
la  nécessité  de  doubler  les  tailles  et  les  gabelles.  Cette 
augmentation  d'impôts  provoqua  un  soulèvement  jus- 
qu'alors sans  exemple;  l'autorité  du  régent  lut  mé- 
connue; les  états-généraux  furent  même  impuissants 
pour  arrêter  le  mouvement  populaire;  c'était  la  lutte 
qui  commençait  entre  la  démocratie  et  la  royauté,  lutlc 
qui  ne  prendia  lin  ipi'avec  l'abolition  des  monarchies  ! 

Voici  comment  en  parle  la  chronique  de  Saint-De- 
nis :  «  Le  lundi,  vingt-huitième  jour  de  mai  1357, 
les  gens  de  labour  s'émurent  dans  le  pays  de  Beau- 
voisin,  et  coururent  sus  aux  gentilshommes,  sous  la 
conduite  de  Guillaume  Caillot,  leur  capitaine;  ils  brû- 
lèrent les  cljàteaux  forts,  et  égorgèrent  les  seigneurs, 
leurs  femmes  et  leur  lignée,  aux  cris  de  :  Vive  la 
liberté!  vive  la  jacquerie!  Un  grand  nombre  de  villes 
du  royaume  imitèrent  leur  exemple.  A  Paris,  un 
moine,  nommé  Charles  Consac,  prêcha  pu!jlii|ueraent 
contre  le  roi,  contre  le  régent  et.-  contre  la  reine, 
qu'il  accusait  des  maliieurs  de  l'Etat;  les  bourgeois 
prirent  les  armes  et  chassèrent  les  troupes  royales. 

«  Pour  un  moment,  la  cause  du  peuple  triompha; 
Etienne  Marcel,  prévôt  des  marchands,  fut  investi 
dune  espèce  de  dictature  ([u'il  e.verça  avec  une  fer- 
meté très-remarquable.  Le  régent  fut  obligé  de  se 
parer  des  couleurs  adoptées  par  la  nation;  et  son  au- 
torité lut  impuissante  pour  protéger  Robert  de  Cler- 
mont,  maréchal  de  Normandie,  et  Jean  de  Conllans, 
maréchal  de  Champagne,  ses  partisans,  qui  avaient 
refusé  de  prendre  les  mêmes  emblèmes.  Ces  deux 
seigneurs  furent  pendus  sous  les  yeux  du  prince. 

«  Tout  cela  eut  malheureusement  une  courte  durée, 
car  le  régent,  étant  parvenu  à  s  échapper  de  Paris, 
soudoya  des  Landes  de  gens  sans  aveu,  dont  il  donna 
le  commandement  à  un  misérable,  nommé  Jean 
Maillard.  Ceux-ci  se  présentèrent  un  matin  à  la 
porte  Saint- Antoine,  agitant  une  bannière  du  roi  de 
France,  et  criant  :  Mont-Joye!  Saint-Denis!  au  roi! 
au  duc  !  et  sans  qu'on  eîit  le  temps  de  fermer  less 
portes  de  la  ville,  ils  se  jetèrent  sur  les  gardes,  les 
égorgèrent,  et  Jean  Maillard  assomma  lui-même  par 
derrière  d'un  coiqj  de  hache  le  couraireux  Marcel.  Le 
cadavre  de  cedéfenseurdcslib3rlés|iub'.Li[ues  et  ceux 
des  autres  citoyens  tués  dans  la  mêlée  furent  traî- 
nés dans  les  rues  et  jetés  au  charnier  de  Montfaucon. 
Le  même  soir,  le  régent  lit  son  entrée  dans  sa  bonne 
ville  de  Paris  1  » 

Pendant  qu'on  égorgeait  ses  sujets,  le  roi  Jean 
continuait  à  courir  les  tavernes  de  Londres,  et  cher- 


chait à  mériter  le  titre  de  roi  des  ivrognes,  qui  lui 
avait  été  donné  par  les  insulaires;  enlin  il  se  fatigua 
de  la  prison,  et  se  racheta  moyennant  e  nurançon  et 
un  Ir.iité  ipii  transmettait  à  Edouard  111,  en  pleine 
souveraineté,  le  Poitou,  les  iiefs  de  Thouars  et  de 
Belle A'iile;  les  provinces  de  la  Gascogne,  de  l'Age- 
noisrdu  Périgord,  du  Limousin;  les  pajs  de  Ga- 
hors,  de  Tarbes,  de  Bigorre,  de  Rou(r;ue,  de  l'An- 
goumois,  ainsi  que  les  villes  de  Monlreuil-sur-Mer, 
de  Pontliien,  de  Calais,  de  Guines,  de  Méry,ile  San- 
gite,  de  Boulogne,  de  Humes,  de  Yales  et  d'Onin; 
il  s'engageait  en  outre  à  payer  au  monarque  anglais 
trois  millions  d'écus  d'or. 

Malgré  l'épuisement  où  se  tiouvaient  les  finances 
du  royaume,  les  étals  de  la  noblesse  témoijinèrent 
leur  joie  du  retoiu' de  Jean,  en  lui  offrant  un  buffet 
ciselé  en  vermeil,  qui  avait  coûté  plus  d'un  million 
cinq  cent  mille  livres!  Comme  d'ordinaire,  ce  fut  le 
peuple  qui  paya.  Pour  tout  remeichuent,  le  roi  Jean 
doubla  les  impôts;  ensuite  il  mit  sa  propre  chair  à 
l'encan,  et  vendit  sa  fille  Isabelle  à  Galéas,  tyran  de 
Milan,  pour  six  cent  mille  florins,  qu'il  vint  dépenser 
à  Londres  avec  la  comtesse  de  Salislniry.  Du  reste, 
ce  fut  son  dernier  voyage  ;  à  la  suite  d'un  9  excès  de 
table,  il  eut  une  violente  indigestion,  dont  il  mourut 
le  8  avril  1364.  Son  corps  fut  rapporté  à  Paiis,  en 
grande  pompe,  et  déposé  à  l'abbaye  de  Saint-Denis, 
celte  redoutable  et  dernière  demeure  des  rois  de 
France,  véritable  charnier  royal. 

Charles  V,  fi  Is  aîné  de  Jean,  lui  suoda,  et  se  ofit 
décerner  en  montant  sur  le  trône,  le  surnom  de  Sage, 
que  les  chroniqueurs  du  temps  lui  ont  conservé, 
«  parce  que,  disent-ils,  ce  ])rince  avait  moult  pru- 
dence, et  ne  paraissait  jamais  à  la  tête  de  ses  armées 
pour  ne  pas  tomber  au  pouvoir  des  ennemis,  et  afin 
d'éviter  le  sort  de  son  père.  »  Ce  titre  de  sage  ne 
pouvait  pas  en  effet  lui  être  donné  à  cause  de  ses 
grands  talents  dans  l'administration  du  royaume, 
car,  sous  sa  régence,  les  provinces  avaient  été  rava- 
gées par  des  bandes  de  pillards,  appelées  Compagnies 
franches,  sans  qu'il  songeât  même  à  les  détruire  ;  ce 
n'était  pas  à  cause  de  sa  grande  loyauté,  car,  dès 
qu'il  fut  roi,  il  rompit  sans  motif  les  traités  faits 
avec  les  Anglais,  et  recommença  la  guerre  pour  recon- 
quérir les  places  cpii  leur  avaient  été  abandonnées; 
il  ne  mérita  pas  davantage  le  titre  de  sage  par  ses 
lumières  et  par  la  force  de  son  esprit,  car  il  était  plus 
ignorant  et  plus  superstitieux  qu'aucun  de  ses  sujets. 
Sans  cesse  entouré  de  magiciens,  d'astrologues  ou  de 
sorcières,  Charles  V  ne  faisait  pas  un  traité  ni  la 
plus  simple  démarche  qu'il  n'eût  auparavant  con- 
sulté ses  devins  pour  connaître  les  arrêls  du  ciel  : 
son  seul  mérite  est  d'avoir  laissé  le  commandement 
de  ses  armées  au  connétable  du  Guesclin  et  à  l'amiral 
Jean  de  Vienne,  dont  les  exploits  illustièrent  son 
règne  et  firent  oublier  la  lâcheté  du  monarque. 

A  la  couardise,  Charles  V  joignait  la  cruauté,  ainsi 
qu'il  paraît  par  le  récit  des  atrocités  (pii  furent  com- 
mises dans  la  ville  de  Montpellier,  cité  jusiju'alors 
indépendante  et  qui  avait  eu  le  malheur  de  passer 
sous  sa  domination.  Comme  le  peuple  s'était  soulsvé 
contre  les  agents  du  fisc,  et  refusait  de  payer  les  im- 
))ôts  qui  avaient  été  doublés,  le  bon  roi  s'en  émut  et 
chargea  le  duc  de  Beiry,    son  frère,   et   une    armée 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


271 


coraposi'e  de  compagniesî  franches,  de  mettre  ses  su- 
jets àl:i  raison.  A  l'approclic  de  ces  bandes  de  pillards, 
les  niallic'uveux  insurgés  l'urent  saisis  de  torretir,  ils 
dt'posi'renl  immédiatement  les  armes,  et  envoyèrent 
les  clés  de  la  ville  au  prince  avec  une  députation  des 
principaux  habitants,  la  corde  au  cou  et  pieds  nus, 
les  vêtements  déchirés,  la  tète  couverte  de  cendres,  et 
accompaf^nés  des  gens  d'église  portant  les  bannières 
et  la  croix.  Le  frère  du  roi  reçut  les  clés,  poursuivit 
sa  route  et  fit  son  entrée  dans  Montpellier  ;  les  rues 
étaient  bordées  des  deux  côtés  par  une  haie  de  vieil- 
lards, de  femmes  et  d'enfants  à  'genoux,  poussant 
des  gémissements  et  criant  miséricorde!  mais  ce 
tii,M'e  à  face  hnniaine,  inaccessible  à  la  ])iété,  fit  im- 
médialenient  saisir  six  cents  de  ces  infortunés,  et  au 
nom  du  très-haut,  très-puissant  et  très-miséricordieux 
Charles  V,  roi  de  France,  deux  cents  furent  pendus, 
deux  cents  furent  décapités,  et  deux  cents  briîlés 
vifs;  leurs  biens  furent  confisqués  au  profit  de  la 
couronne,  et  leurs  enfants  déclarés  infâmes.  On  fit 
grâce  au  reste  de  la  po|)idation,  à  la  condition  toute- 
fois que  la  ville  payerait  à  son  gracieux  monarque 
cent  vingt  mille  livres  d'or  ! 

Quelpie  temps  après  cette  sanglante  exécution, 
Charles  le  Sage  mourut,  léguant  à  la  nation,  comme 
dernier  monument  de  sa  sagesse,  l'ordonnance  qui 
remettait  en  vigueur  le  décret  de  Philippe  le  Hardi, 
et  qui  fixait  la  majorité  des  rois  à  quatorze  ans  !  Il 
appuyait  son  opini  m  de  raisonnements  et  de  cita- 
tions puisés  dans  la  Biljle  et  dans  l'Art  d'aimer 
d'Ovide,  et  qui  prouvaient,  suivant  lui,  que  les  rois 
étaient  plus  précoces  que  les  autres  hommes.  Gomme 
son  fils  n'avait  pas  encore  atteint  sa  treizième  année, 
on  fut  néanmoins  obligé  de  lui  donner  des  tuteurs  et 
de  former  un  conseil  de  régence  composé  des  ducs 
de  Berry,  d'.\njou,  de  Bourgogne  et  de  Bourbon. 

Charles  V  mort,  le  royaume  fut  encore  bouleversé 
par  les  intrîgues  des  princes,  qui  se  disputaient  la 
présidence  du  conseil  de  régence  ;  après  plusieurs 
mois  de  luttes  sanglantes  et  acharnées,  ils  finirent 
par  s'entendre,  et  déférèrent  au  duc  d'Anjou  l'exer- 
cice de  l'autorité  souveraine,  sous  la  condition  qu'il 
abandonnerait  à  ses  frères  les  trésors  du  roi  défunt 
sans  en  rien  réserver.  Pour  compenser  le  sacrifice 
qu'il  était  obligé  de  faire,  le  régent  augmenta  les  im- 
pôts, et  commit  de  si  nombreuses  exactions,  que  les 
habitants  de  Paris,  de  Rouen  et  d'Amiens  se  fati- 
guèrent de  payer  les  officiers  du  fisc. 

Lors(pie  le  jeune  Charles  eut  atteint  sa  majorité, 
il  se  rendit  à  Reims,  accompagné  de  ses  oncles  et 
des  seigneurs  de  la  cour,  et  reçut  l'huile  sacrée  et  la 
couronne  des  mains  de  l'archevêque  Richard  Picpus. 
Dans  son  impatience  d'exercer  par  lui-même  l'auto- 
rité royale,  cet  enfant  de  quatorze  ans  leva  une  ar- 
mée et  marcha  au  secours  du  comte  de  Flandre,  que 
ses  sujets  avaient  détrôné,  parce  que,  dit  Juvénal 
.  des  Ursins,  «  ce  seigneur  voulait  faire  de  grandes 
exactions,  tailler,  piller,  égorger,  ainsi  que  faisaient 
les  rois  de  France  !  » 

Cet  exécrable  rejeton  de  Charles  V  eut  la  gloire  de 
faire  massacrer  quarante  mille  citoyens,  commandés 
par  le  célèbre  Philippe  Artevelle.  Néanmoins  la  nou- 
velle de  celte  victoire  remportée  sur  un  peuple  ami, 
exaspéra  les  esprits  en  France;  '^s  Parisiens  se  sou- 


levèrent, et  coururent  à  l'hôtel  de  ville,  en  brisèrent 
les  portes,  s'emparèrent  des  armes  qu'ils  y  trouvè- 
rent, ainsi  que  d'un  grand  nombre  de  maillets  de 
plomb,  ce  qui  fit  donner  aux  insurgés  le  nom  de 
maillotins;  ensuite  ils  se  ruèrent  dans  les  rues,  as- 
sommèrent les  soldats,  les  fermiers  des  aides  et  tous 
les  suppôts  de  la  tyrannie;  ils  délivrèrent  les  prison- 
niers, bridèrent  les  hôtels  des  princes,  et  se  décla- 
rèrent libres  et  afl'ranchis  de  toutes  sujétions  royales 
ou  princières. 

Mal  en  prit  aux  courageux  bourgeois  de  s'être  ré- 
voltés, car  Charles,  le  jour  de  son  entrée  dans  Paris, 
en  fit  brûler  plus  de  cinq  cents;  pendant  plus  de 
trois  mois  il  en  fit  constamment  torturer  et  pendre 
jusqu'à  trente  et  quarante  chaque  jour,  donnant  tant 
de  liesogne  aux  bourreaux,  que  ceux-ci  imaginèrent 
de  lier  les  condamnés  dans  un  sac  et  de  les  jeter  à 
la  Seine,  pour  alléger  leur  travail. 

Enfin,  lorsque  le  jeune  roi  fut  rassasié  de  sang,  il 
fit  publier  à  son  de  trompe  que  le  peuple  eût  à  se 
rassembler  sur  la  place  du  Palais;  et  là,  assis  sur  un 
trône  étincelant  d'or  et  de  pierreries,  il  fit  lire  par 
son  chancelier,  Pierre  d'Orgemont,  le  discours  sui- 
vant :  «  Manants  et  bourgeois  de  Paris'  vous  avez 
mérité  mille  morts  pour  avoir  massacré  les  maltôtiers 
au  lieu  de  payer  vos  impôts  !  Ne  savez-vous  donc 
pas  que  les  rois  ont  reçu  de  Dieu  le  pouvoir  de 
prendre  vos  biens,  vos  femmes  et  vos  enfants,  et 
même  votre  vie,  sans  que  vous  ayez  le  droit  de  faire 
entendre  un  murmure?  Ainsi,  vous  qui  avez  eu  l'au- 
dace de  vous  révolter,  tremblez  sur'' la  punition  de 
vos  crimes,  car  Charles  le  Bien-aimé  est  juste,  et  il 
vous  fera  une  justice  terrible!  » 

Pendant  cette  allocution,  le  peuple  attendait  à  ge- 
noux la  sentence  royale  ;  alors  les  oncles  de  Charles 
feignant  d'être  attendris,  se  jetèrent  aux  pieds  du 
roi,  en  le  suppliant  de  faire  grâce;  «  les  dames  et 
les  demoiselles  de  la  cour,  rapporte  la  chronique, 
agenouillées  et  pleurant,  crièrent  miséricorde  !  mais 
il  pnraissait  toujours  inflexible.  Enfin  les  pauvres 
citadins,  femmes,  enfants,  vieillards,  à  genoux,  têtes 
nues,  baisant  la  terre,  commencèrent  à  crier  misé- 
ricorde !  Charles,  a  qui  on  avait  fait  la  leçon,  leur 
accorda  la  vie  sauve,  et  les  condamna  seulement  à 
lui  donner  I5  moitié  de  leurs  biens.  Lorsque  ses  col- 
lecteurs eurent  fait  main  basse  sur  tout  ce  qu'ils 
trouvèrent  dans  les  maisons ,  le  miséricordieux 
prince  abandonna  la  ville  au  pillage  de  ses  chefs 
militaires  et  de  leurs  gens  d'armes  !  » 

Rouen,  Orléans,  et  un  grand  nombre  d'autres 
villes,  qui  avaient  suivi  l'exemple  de  Paris,  furent  le 
théâtre  d'atrocités  plus  effroyables  encore;  et  cepen- 
dant ce  n'étaient  que  les  préludes  des  calamités  que 
réservait  à  la  France  cet  abominable  règne.  Isabeau 
de  Bavière  devait  bientôt  faire  oublier  les  crimes  de 
Charles  VI,  et  consommer  la  ruine  du  royaume  en 
le  vendant  aux  Anglais. 

Cette  princesse  avait  à  peine  quatorze  ans  lors- 
qu'elle vint  en  France  pour  la  )iremière  fois;  le  roi 
la  vit  dans  une  ci-rémonie  religieuse ,  en  devint 
éperduraent  amoureux,  et  l'épousa.  Isabeau  n'appor- 
ta à  son  mari  qu'un  cœur  corrompu  et  déjà  initié  à 
la  débauche  ;  leur  union  fut  célébrée  à  Amiens  le 
lejuillet  1385. 


m 


iiisnniii:    hes    papes 


Arr  i"le. 


lie  passe  pas  outre,  car  lu  es  iralii 


Malgré  rcxtrême  misère  où  se  trouvait  réduite  la 
France,  il  fallut  trouver  néanmoins  des  sommes 
énormes  pour  payer  les  fètcs  de  la  cour;  elle  pauvre 
peuple  fut  de  nouveau  pressuié.  On  est  tenté  de  ré- 
voquer en  doute  l'exactitude  de  nos  anciennes  chro- 
niques, en  lisant  les  détails  des  magnificences  qui 
furent  déjiloyées  lors  de  l'entrée  de  la  reine  dans 
Paris;  et  l'on  se  demande  lequel  est  le  plus  extraor- 
dinaire, ou  de  l'insolence  du  roi  et  de  ses  ministres, 
qui  venaient  insulter  à  la  misère  pnlilifpie,  ou  de  la 


longanimité  du  pinqile,  qui  ne  balayait  pas  sur  son 
cliemin  celte  poignée  dr.  courtisans  et  de  valets. 

Toutes  les  rues  étaient  tendues  de  riches  étoffes 
de  velours  et  de  brocart;  le  pont  que  devait  traverser 
le  cortège  avait  été  entièrement  recouvert  d'un  drap 
de  soie  bleu  brodé  de  fleurs  de  lis  d'or.  Dans  chaque 
carrefour,  des  fontaines  artificielles  versaient  les 
unes  du  lait,  les  autres  du  vin  ou  des  liqueurs  par- 
fumées. L'église  de  Notre-Dame  avait  été  richement 
pavoisée  de  drapeaux  de  soie  bleu  et  or;  et  lors((ue 


ROIS,     liKIXES.     EMPEUETHS 


273 


Assassinat  de  Jean  Sans-peur  sur  le  pont  de  Montereau 


la  reine  arriva  sur  le  parvis,  un  jeune  adolescent 
descendit  comme  un  archange,  du  sommet  de  la  ba- 
.  silique,  déposa  une  magnifique  couronne  sur  le  front 
d'Isabeau  de  Bavière,  et  s'éleva  en  agitant  ses  ailes 
comme  s'il  fût  remonté  au  ciel. 

Sur  la  place  du  grand  Cliàtelet  on  avait  élevé  un 
trône  d'azur  et  d'or,  en  forme  de  lit  de  justice,  en- 
touré d'un  immense  hémicycle  de  gradins  recouverts 
de  riches  tentures  de  soie;  au  milieu  de  la  place  était 
un  cerf  de  bois  doré  de  dimension  extraordinaire, 
II 


portant  des  cornes  en  or  massif  et  au  cou  duquel 
était  appendu-un  collier  enrichi  d'escarboudes,  figu- 
rant dans  SCS  contours  les  armes  de  la  France  ;  cette 
machine  renfermait  dans  ses  flancs  plusieurs  hom- 
mes, qui,  au  moyen  de  ressorts  cachés,  la  poussè- 
rent sur  le  passage  de  la  reine,  afin  de  lui  présenter 
un  glaive  étincelant  de  pierreries. 

Arrivés  au  Louvre,  les  deux  époux  se  récréèrent 
par  le  spectacle  d'un  magnifique  carrousel  ;  le  soir, 
il  y  eut  festin,  danses  et  bal  masnié.    ^   Cette  iiuil- 

123 


274 


HISTOIRE    DES    PAPES 


là,  dit  la  chronique  du  moine  de  Saint-Denis,  la  p*^- 
dour  ne  fut  non  plus  nu'najiée,  que  le  bien  des  pau- 
vres n'avait  été  épargné  dans  la  journée;  toute  la 
cour,  hommes  et  femmes,  ivres  de  vin  et  de  li([ueurs, 
s'abandonaèreut,  à  la  faveur  du  masque,  à  de  taraudes 
débauches.  Madame  la  reine  se  livra  incestucuse- 
ment  au  duc  d'Orléans,  frère  du  roi,  et  la  femme 
de  ce  prince  s'abandonna  pareillement  au  jeune  mo- 
narque. Ce  sont  là  jeux  de  prince.  » 

A  partir  de  ce  jour  les  maux  de  la  France,  qui 
étaient  déjà  bien  grands,  s'accrurent  d'une  manière 
etïrayante.  Les  tailles,  les  aides  et  les  gabelles  furent 
perçues  jusqu'à  cinq  fois  dans  la  même  année  ;  les 
monnaies  furent  encore  altérées ,  et,  pour  comble  de 
malheur,  le  roi  tomba  en  démence  par  suite  d'un 
événement  qui  fut  attribué  à  une  machination  infer- 
nale concertée  entre  la  reine  Isabeau  et  son  amant, 
le  duc  d'Orléans. 

Fn  traversant  une  forêt  voisine  du  Mans,  pendant 
les  grandes  chaleurs  du  mois  d'août,  au  moment  où 
Charles  VI  était  seul  en  avant  de  sa  suite,  un  homme 
L'igantesque,  couvert  de  haillons,  s'élança  à  la  bride 
de  son  cheval  et  lui  cria  :  «  .\rrête,  roi,  ne  passe 
pas  outre,  car  tu  es  trahi;  tes  ennemis  vont  te  mas- 
sacrer !  >  Tremblant,  éperdu,  à  cette  brusque  appa- 
lition,  Charles  pique  des  deux  et  lance  son  cheval 
dans  la  forêt  ;  l'animal  s'embarrasse  dans  des  ronces 
et  tombe  avec  son  cavalier;  celui-ci  se  croit  attaqué 
I  ar  des  assassins,  son  imagination  s'égare,  il  se  re- 
lève, tire  son  épée,  court  sur*  ses  gardes,  les  frappe, 
en  blesse  quelques-uns,  en  tue  d'aulres,  et  se  défend 
.  avec  acharnement  contre  ceux  qui  venaient  à  son  se- 
cours. Ou  fut  obligé  de  le  rapporter  au  Mans,  lié 
sur  un  chariot  :  le  roi  était  fou  ! 

Néanmoins  sa  démence  lui  laissait  quelques  in- 
tervalles de  lucidité,  qui  firent  concevoir  aux  méde- 
cins l'espoir  de  le  guérir.  Ce  n'était  point  le  compte 
du  duc  d'Orléans  et  de  l'înfàme  Isabeau,  qui  vou- 
laient s'emparer  du  suprême  pouvoir.  Alors,  dit-on, 
ils  formèrent  le  projet  de  se  défaire  du  roi,  et  voici 
dequeUe  manière  :  Sousprétextededistraire  le  pauvre 
insensé,  ils  organisèrent  une  fête  de  nuit,  le  dégui- 
sèrent en  esclave  sauvage,  et  le  couvrirent  d'étoupes 
attachées  à  son  corps  avec  de  la  poix-résine;  le  prince 
fil  son  entrée  dans  le  bal  avec  quatre  jeunes  seigneurs 
vêtus  du  même  costume,  et  attachés  les  mis  aux 
autres  avec  une  chaîne  de  fer.  Mais  à  peine  s'étaient- 
ils  mêlés  à  un  quadrille,  qu'un  autre  masque,  le  duc 
d'Orléans,  s'approcha  des  sauvages  avec  une  torche 
enflammée  dont  il  les  toucha  comme  par  mégarde. 
En  un  instant  le  feu  se  communiqua  aux  étoupes 
imprégnées  de  poix,  et  les  quatre  infortunés  furent 
brûlés  vifs  sans  qu'il  fût  possible  de  leur  porter  se- 
cours; le  roi  seul  fut  sauvé,  grâce  à  la  présence  d'es- 
prit de  la  duchesse  de  Berry,  qui  l'enveloppa  de  son 
manteau  et  étouffa  le  feu. 

Cette  déplorable  scène  rendit  incurable  la  maladie 
de  Charles  VI,  et  les  médecins  durent  renoncer  à 
l'espérance  de  jamais  rétablir  sa  santé  ;  la  folie  aug- 
menta de  jour  en  jour,  et  bientôt  on  fut  obligé  de 
l'amuser  comme  un  enfant  avec  des  cartes,  avec  des 
oiseaux  ou  avec  des  singes.  Dans  certains  moments 
la  démence  du  roi  devenait  furieuse,  et  on  ne  pou- 
vait en  calmer  les  accès  qu'en  lui  livrant  des  femmes 


qu'on  renfermait  dans  sa  chambre.  Isabeau  qui  s'é- 
tait faite  la  pourvoyeuse  de  son  mari,  trouva  une  belle 
jeune  fille,  appelée  Odette  de  Cliampdivers,  qui  avait 
une  grande  ressemblance  avec  elle  ;  et  moyennant 
un  prix  convenu,  ses  parents  consentirent  à  la  livrer 
aux  caresses  révoltantes  du  roi  Charles  VI.  De  ce 
commerce  monstrueux  naquit  une  fille,  nommée 
Marguerite  de  Valois,  qui  fut  légitimée  plus  lard 
par  Charles  VII,  et  mariée  au  soigneur  de  Belleville. 

Les  états-généraux  se  rassemblèrent  pour  nommer 
un  régent  pendant  la  maladie  du  roi;  la  garde  de  sa 
personne  fut  confiée  à  Isabeau,  et  le  gouvernement 
de  la  France  fut  donné  au  duc  de  Bourgogne.-  Son 
compétiteur  le  duc  d'Orléans  réclama  contre  cette 
disposition,  et  avec  l'aide  de  la  reine,  il  obligea  le 
régent  à  quitter  la  cour  et  à  lui  céder  momentané- 
ment la  direction  des  alïaires.  Alors  commença  entre 
ces  princes  une  lutte  acharnée,  qui  pendant  des  an- 
nées couvrit  la  France  de  désastres.  Leduc  de  Bour- 
gogne marcha  sur  Paris  à  la  tète  d'une  armée  formi- 
dable, et  chassa  à  son  tour  de  la  capitale  son  ennemi 
et  sa  maîtresse  l'iufàme  Isabeau,  qui  vint  accoucher 
à  Melun  d'un  bâtard,  qui  dans  la  suite  monta  sur  le 
trône  sous  le  nom  de  Charles  \ll. 

La  reine  profita  de  cette  circonstance  pour  rétablir 
les  affaires  du  duc  d'Orléans,  en  faisant  signer  à 
Charles  VI  un  testament  qui  déclarait,  s'il  venait  à 
mourir,  son  fils  aîné  habile  à  porter  la  couronne.  En 
conséquence  la  régence  fut  abolie  ;  et  les  états-géné- 
raux n'ayant  plus  le  droit  d'intervenir  dans  l'admi- 
nistration du  royaume,  le  duc  de  Bourgogne  perdit 
la  position  qui  lui  avait  été  donnée  par  cette  assem- 
blée, et  dut  résigner  le  pouvoir. 

Isabeau,  comme  mère  des  princes,  conserva  toute 
autorité  sur  la  France,  et  elle  exerça  sa  tyrannie  avec 
une  telle  rigueur,  que  les  provinces  écrasées  d'im- 
pôts, accablées  de  misères,  essayèrent  de  se  révolter. 
Efforts  impuissants  !  les  soldats  de  cette  Messaline 
eurent  bientôt  mis  à  la  raison  des  infortunés  hâves 
de  faim,  qui  n'avaient  pas  même  la  force  de  porter 
des  armes.  Néanmoins,  pour  plus  de  sûreté,  la  reine 
défendit  par  ordonnance  publique,  sous  peine  de 
mort,  aux  citoyens  d'avoir  des  épées,  des  dagues, 
ou  seulement  des  couteaux.  Après  quoi  elle  résolut 
d'en  finir  avec  la  faction  ennemie  en  faisant  poignar- 
der le  terrible  duc  de  Bourgogne  par  les  gens  du 
duc  d'Orléans. 

Elle  s'était  trompée  dans  son  calcul,  car  ce  crime 
ne  resta  pas  impuni;  Jean  Sans-peur,  fils  du  duc 
de  Bourgogne  et  son  successeur,  se  trouvait  alors 
obligé  de  venger  et  la  mort  de  son  père  et  son  propre 
honneur,  fort  endommagé  par  l'arrogance  du  duc 
d'Orléans,  qui  s'était  vanté  d'avoir  déllôré  sa  jeune 
épouse.  La  haine  qu'il  portait  à  l'amant  de  la  reine 
poussa  Jean  Sans-peur  dans  le  parti  du  peuple;  il 
s'opposa  aux  exactions  d'Isabeau,  censura  sa  con- 
duite, et  signala  à  la  vindicte  publique  l'hôtel  de  la 
rue  Barbette,  où  le  duc  d'Orléans  et  sa  royale  maî- 
tresse se  réunissaient  chaque  nuit  avec  des  mignons 
et  des  femmes  perdues. 

Devenu  l'idole  de  la  nation,  et  certain  d'être  sou- 
tenu par  le  peuple,  toujours  facile  à  s'enthousiasmer 
pour  ceux  qui  paraissent  soutenir  ses  intérêts,  le  duc 
de  Bourgogne  ne  voulut  pas  retarder  plus  longtemps 


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ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


275 


sa  vengoance.  Un  soir,  il  fit  apostcr  au  ik'loiir  de  la 
rue  Barbette  une  troupe  d'assassins,  coiumanLli's  par 
un  capitaine  appelé  Raoul,  qui  avait  été  déshonoré 
de  la  même  manit-re  par  le  duc  d'Orléans  ;  et  lorsque 
ce  prince  sortit  do  la  maison  de  débauche,  ils  se  pré- 
cipitèrent sur  lui,  le  renversèrent  de  cheval,  lui  fen- 
dirent la  tète  à  coups  de  hache  et  lui  coupèrent  le 
poinf;.  Cet  assassinat  plongea  la  cour  dans  la  conster- 
nation ;  Isabeau  s"eni'uit  de  Paris  avec  toute  la  cour, 
et  emmena  le  roi  et  les  princes,  qu'elle  mit  sons  la 
fiarde  du  duc  de  Brelatrne. 

Aussiiôt  la  guerre  civile  éclata  et  les  Français  se 
partagèrent  en  deux  factions;  les  uns,  appelés  les 
Armagnacs,  se  rangèrent  sous  les  ordres  du  conné- 
table d'Armagnac  et  de  Charles,  fils  aîné  du  duc 
d'Orléans,  et  adojitèrent,  comme  signe  de  ralliement, 
une  bande  blanche  cousue  à  leurs  vêtements  ;  les 
autres,  et  ils  étaient  en  plus  grand  nombre  que  les 
premiers,  suivirent  la  fortune  de  Jean  ifans-peur,  et 
attachèrent  une  bande  rouge  sur  leurs  habits.  Pen- 
dant plusieurs  années,  les  deux  partis  se  disputèrent 
tour  à  tour  la  capitale,  le  glaive  à  la  main,  et  rem- 
plirent le  royaume  d'incendies,  de  jiillages  et  de 
massacres.  A  chaque  revers,  la  faction  vaincue  im- 
plorait l'appui  des  Anglais  contre  le  parti  triomphant, 
et  ouvrait  a'insi  l'entrée  de  la  France  aux  étrangers. 

Pendant  que  les  peuples  s'entr'égorgeaient  pour 
les  querelles  des  d'Orléans,  la  prostituée  royale  con- 
tinuait le  cours  de  ses  débauches,  et  ne  changeait 
rien  à  ses  habitudes  crapuleuses.  Enfin,  le  dauphin 
Louis,  qui  était  alors  âgé  de  seize  ans,  forma  avec 
son  frère  Jean  le  projet  de  s'empirer  du  pouvoir, 
pour  sauver  sa  couronne, qu'il  voyait  compromise  par 
l'inconduite  de  sa  mère.  Malheureusement  pour  lui 
Isabeau  fut  informée  de  la  conspiration,  et  le  jeune 
prince  fut  empoisonné.  Jean  voulut  poursuivre  les  pro- 
jets de  son  frère,  et  comme  lui,  il  mourut  empoisonné. 

Ciiarles,  le  bâtard  de  la  reine,  le  dernier  de  ses 
lils,  échappa  à  cette  mégère  par  une  ruse  qui  montre 
à  quel  degré  de  corruption  était  déjà  parvenu  cet 
enfant  de  treize  ans.  Profitant  d  un  des  intervalles 
de  raison  dont  le  roi  jouissait  encore  au  milieu  de 
sa  folie,  le  jeune  Charles  l'instruisit  des  adultères  de 
sa  mère  avec  un  seigneur  de  la  cour,  nommé  Bois- 
Bourdon,  et  offrit  de  le  conduire  au  château  de  ^'in- 
cennes,qui  avait  été  transformé  en  lieu  de  débauches 
depuis  l'assassinat  de  la  rue  Barbette,  Charles  VI, 
dont  la  jalousie  s'était  réveillée  par  ces  horribles 
confidences,  partit  aussitôt  pour  Yincennes  avec  le 
jeune  prince,  et  surprit  l'impudique  Isabeau  sans 
vêtements  et  renfermée  dans  une  même  chambre 
avec    son  nouvel  amant. 

Des  bras  de  la  reine,  l'infortuné  Bjis  Bourdon 
passa  entre  les  mains  du  bourreau;  et  après  avoir 
subi  la  torture,  il  fut  traîné  à  la  Seine,  lié  dans  un 
sac  de  cuir  sur  lequel  on  avait  écrit  ces  mots:  «Lais- 
sez passer  la  justice  du  roi.  )i  Isabeau  fut  reléguée  à 
Tours,  dans  l'abljaye  de  Noirmoutiers  ;  et  le  comte 
d'Armagnac  ainsi  que  le  dauphin  restèrent  maîtres 
de  l'autorité  souveraine. 

De  là  na([uit  une  haine  implacable  entic  la  mère 
et  le  fils;  la  reine,  ne  respirant  ([uc  vengeance,  son- 
gea à  Jean  Sans-peui-,  qui  était  seul  capable  de  la 
seconder  dans  ses  projets  contie  le  daupiiin  et  contre 


le  connétable  ;  elle  (it  taire  ses  anciennes  inimitiés, 
se  réconcilia  avec  le  meurtrier  de  son  amant,  et  lui 
envoya  des  émissaires  pour  lui  offrir  de  réunir  leurs 
iiaines  communes  et  d'associer  leurs  ambitions.  Le 
duc  de  Bourgogne  consentit  à  cette  exécrable  alliance; 
il  marcha  sur  l'abbaye  de  Noirmoutiors  avec  huit 
cents  chevaux,  délivra  Isabeau  de  Bavière,  et  fit  sur 
l'heure  même  sa  maîtresse  de  celle  qui  avait  fait 
assassiner  son  père  et  dont  il  avait  fait  massacrer 
l'amant  ! 

Ensuite  ils  se  rendirent  à  Chartres,  où  la  reine 
publia  les  premières  ordonnances  émanées  d'une  au- 
torité qu'elle  s'attribuait  elle-même,  en  créant  un 
parlement  et  eu  faisant  graver  un  sceau  qui  repré- 
sentait la  France  agenouillée,  les  bras  étendus,  et 
implorant  Isabeau  comme  sa  divinité  tutélaire.  Dans 
les  différents  actes  de  cette  époque  qui  furent  expé- 
diés en  son  nom,  elle  s'intitulait  :  «  Par  la  grâce  de 
Dieu,  reine  de  France,  ayant  pour  monseigneur  le 
roi,  le  gouvernement  et  l'administration  du  ro)-aume!» 

Fatigués  de  voir  leur  autorité  circonscrite  à  quel- 
ques villes  ou  villages  des  environs  de  Chartres,  Jean 
Sans-peur  et  la  reine  résolurent  de  rentrer  à  Paris; 
l'or,  la  corruption  et  les  promesses  leur  amenèrent 
des  partisans;  ils  excitèrent  une  sédition  violente 
dans  la  capitale,  et  après  cinq  jours  de  luttes  et  de 
combats  leur  parti  triompha.  Tanneguy  du  Châtel, 
prévôt  des  marchands,  eut  la  plus  grande  peine  à 
soustraire  le  dauphin  aux  Bourguignons;  le  connéta- 
ble tomba  en  leur  pouvoir  et  fut  plongé  dans  les  ca- 
chots de  la  Bastille,  avec  les  officiers  et  les  citoyens 
qui  avaient  suivi  son  parti.  En  signe  de  victoire,  ils 
arborèrent  leur  drapeau  sur  le  Louvre,  sur  la  tour 
Saint-Jacques,  sur  celle  de  Notre-Dame  ;  puis  les 
massacres  et  le  pillage  recommencèrent  dans  les  rues 
de  Paris.  Les  partisans  dlsabeau  et  du  duc  de  Bour- 
gogne, gorgés  de  vin,  tournèrent  leur  fureur  contre 
les  malheureux  habitants, et  commirent  de  si  grandes 
atrocités,  qu'il  a  fallu  une  Saint-Barthélemi  pour  en 
affaiblir  le  souvenir.  Des  troupes  d'égoigeurs,  con- 
duits par  les  nobles,  par  les  Luxembourg,  les  d'Hap- 
court,  les  Chevreuse,  les  Chatelux,  par  ces  descen- 
dants de  l'antique  chevalerie,  coururent  aux  prisons 
du  Palais,  à  celles  du  grand  Châtelet,  du  petit  Châ- 
telct,à  celles  de  Saint-Martin  des  Champs,  de  Sainl- 
Magloire,  en  arrachèrent  les  prisonniers,  les  préci- 
pitèrent des  fenêtres  sur  les  piques  des  soldats, 
déchirèrent  leurs  cadavres  par  lambeaux,  et  firent 
ainsi  périr  plus  de  trois  mille  victimes. 

Cette  horrible  boucherie  n'était  elle-même  que  le 
prélude  de  nouvelles  atrocités  ;  ces  cannibales  en 
vinrent  à  forcer  les  maisons  et  les  églises,  tuant  im- 
pitoyablement tous  ceux  qu'ils  rencontraient,  hommes, 
femmes,  enfants,  vieillards;  et  joignant  l'ironie  à  la 
férocité,  les  soldats,  après  avoir  violé  les  femmes 
enceintes,  leur  ouvraient  le  ventre,  et  plongeaient  les 
mains  dans  ll's  entrailles  de  leurs  victimes  «  pour 
en  arracher,  disaient-ils,  les  petits  chiens  et  les  pe- 
tites chiennes  qui  remuaient.  » 

Un  incendie  effroyable  vint  mettre  un  terme  au 
carnage;  il  était  temps,  déjà  dix  mille  cadavres  en- 
combraient les  rues  de  Paris.  Le  lendemain,  la  reine 
Isabeau  fit  son  entrée  dans  la  capitale,  couronnée  de 
myrte,  dans  un  magnifique  costume,   et  traînée  sur 


276 


iiisTuiuK   i)\:s    i'Ari:s 


uu  char  i  espleniliss.int  il'or  et  di-  pievrerii'S  ;  sou 
amant,  Jcau  Sans  pour,  l'cscoitail  avec  ilouze  cents 
hommes  d'armes.  Sur  leur  passage,  les  soldats  criaient 
Noël,  aj^itaient  leurs  banderoles,  et  jetaient  des  fleurs 
et  des  palmes  aliu  de  caclier  les  cadavres  ([ue  les 
roues  du  char  broyaient  sur  la  roule.  Charles  VI  re- 
çut la  reine  avec  les  manjues  de  teutlresse  ([uil  eût 
prodiguées  à  une  épouse  chérie,  et  il  accueillit  le  duc 
de  Bourgogne  comme  uu  frère  bien-aimé.  Le  mal- 
heureux était  fou! 

Jean  Sans-peur  et  Isabeau,  terribles  dans  leurs 
vengeances,  s'acharnèrent  contre  les  partisans  des 
Arniaiînacs  et  du  dau|  hin.  Aux  massacres  succédè- 
rent les  assassinats  juridiques  ;  chat|ue  jour  on  voyait 
de  lugubres  cortèges  de  tombereaux  qui  charriaient 
les  cadavres  des  suppliciés,  et  les  déposaient  à  la 
voirie  hors  des  murs  de  la  ville,  comme  indignes 
d'une  sépulture  chrétienne.  De  ce  foyer  d'infection 
s'exhalèrent  bientôt  des  miasmes  pestilentiels  qui 
couvrirent  la  capitale,  et  emportèrent,  dans  l'inter- 
valle d'une  fête  de  la  Vierge  à  l'autre,  plus  de  cent 
mille  habitants. 

Enfln,  pour  mettre  le  comble  aux  désastres  de  ce 
règne,  une  armée  anglaise,  commandée  par  Henri  V, 
lit  une  descente  dans  lus  provinces  du  Nord,  les  mit 
à  feu  et  à  sang,  et  s'avança  vers  Paris.  Dans  cette 
extrémité,  le  dauphin  chercha  à  sauver  sa  couronne, 
et  fit  proposer  au  duc  de  Bourgogne  un  traité  d'al- 
liance par  lequelJean  Sans- peur  serait  maintenu  dans 
ses  emplois  et  dignités,  et  recevrait  en  toute  souve- 
raineté de  nouvelles  provinces  qu'il  adjoindrait  à  son 
duché.  Les  propositions  du  prince  furent  acceptées  ; 
on  signa  même  une  convention  où  il  était  question 
de  réunir  toutes  les  forces  de  l'État  pour  repousser 
les  Anglais  ;  et  une  entrevue  fut  indiquée  sur  le  pont 
de  ^lontereau  pour  ratilier  les  engagements. 

Au  jour  marqué,  le  dauphin,  armé  de  pied  en  cap, 
vint  avec  une  suite  nombreuse  au  lieu  du  rendez- 
vous  ;  mais  il  n'y  trouva  pas  le  duc  de  Bourgogne, 
qui  s'était  arrêté  à  Brai-sur-Seine,  et  qui  montrait 
quelque  répugnance  à  se  rendre  à  la  conférence  de 
Montereau.  Lharles  lui  dépêcha  inutilement  courrier 
sur  courrier  pour  presser  son  départ.  Tanneguy  du 
Ghàtel  accourut  lui-même  deux  fois  pour  le  déter- 
miner à  venir  auprès  du  dauphin,  sans  pouvoir  vain- 
cre son  obstination.  Alors  les  agents  de  Charles  cor- 
rompirent à  pri.x  d'or  la  dame  du  Giac,  maîtresse  du 
duc  de  Bourgogne,  et  Jossequin,  son  mignon,  qui 
avaient  une  grande  influence  sur  lui  ;  et  avec  leur 
appui,  ils  he  décidèrent  à  venir  à  Montereau.  Jean 
Sans-peur  se  mit  en  route  accompagné  seulement  de 
dix  chevaliers,  et  arriva  sur  le  pont  fatal  le  10  sep- 
tembre au  matin;  dès  qu'il  aperçut  le  dauphin,  il  mit 
pied  à  terre,  s'avança  en  saluant  respectueusement, 
et  quand  il  fut  assez  proche  du  prince,  il  se  baissa 
pour  lui  baiser  la  main.  Au  même  instant  une  hache 
d'armes  s'abattit  sur  l'infortuné  duc!  On  croit  que 
ce  fut  Charles  VII  lui-même  qui  porta  le  premier 
coup  !  Tanneguy  du  Ghàtel  le  renversa  d'un  deuxième 


coup,  et  un  écuyer  l'acheva  en  le  traversant  avec  son 
épée  depuis  le  bas  ventre  jusqu'à  la  gorge.  Après  cet 
assassinat,  le  dauphin  et  ses  complices  coururent  à 
Brai-sur-Seine,  et  s'emparèrent  des  é([uipages  df 
Jean  Sans-peur. 

Cet  acte  de  félonie  et  de  lâcheté  jeta  la  France 
dans  une  horrible  confusion;  la  reine,  ([ui,  pour  la 
deuxième  fois,  voyait  ses  amants  assassinés  par  son 
lils,  entra  dans  une  rage  telle,  qu'elle  ressemblait  à 
une  furie  plutôt  qu'à  une  femme.  Étouffant  alors  la 
voix  de  la  nature,  et  abjurant  tous  ses  sentiments  de 
mère,  elle  envoya  dans  les  dilTérenles  villes  du  royaume 
un  manifeste  contre  son  iils,  qu'elle  ajipclait  bâtard 
et  meurtrier,  adjurant  les  citoyens  de  se  réunir  au 
jeune  duc  Philippe  le  Bon,  lils  de  la  victime,  pour 
tirer  une  vengeance  terrible  de  l'assassin.  Elle  se 
rendit  ensuite  àTroyes,  traita  de  la  vente  du  royaume 
avec  le  roi  d'Angleterre,  et  lui  donna  en  mariage  sa 
fille  Catherine.  L'indigne  parlement  ayant  ratitic  le 
marché,  Henri  \'  fut  déclaré  roi  de  France,  et  vint" 
s'installer  dans  le  palais  du  Louvre  avec  sa  jeune 
épouse,  la  reine  Isabeauet  le  jeune  duc  de  Bourgogne. 

Pour  célébrer  cet  événement,  Isabeau  dépensa  une 
grande  partie  des  richesses  qu'elle  avait  amassées 
dans  les  dernières  proscriptions;  il  est  vrai  qu'elle 
espérait  par  cet  étalage  de  luxe  frapper  "l'esprit  de 
son  gendre  et  régner  en  son  nom;  mais  elle  fut  cruel- 
lement trompée  dans  son  attente.  Henri  V,  après 
avoir  rançonné  la  France,  retourna  en  Angleterre 
avec  sa  femme,  et  remit  au  duc  d'Exeter  ses  pleins 
pouvoirs  pour  la  direction  et  le  gouvernement  de  son 
nouveau  royaume. 

Isabeau  fut  reléguée  dans  l'hôtel  Saint-Pol  avec 
Charles  VI,  et  obligée  de  vivre  avec  un  mari  insensé. 
Devenue  pour  les  Français  un  objet  d'horreur,  aban- 
donnée par  le  jeune  duc  de  Bourgogne,  insultée  par 
les  Anglais,  la  reine  commença  à  sentir  le  poids  des 
remords.  Pour  surcroît  d'infortune,  la  mort  frappa 
presque  en  même  temps  Henri  V  et  Charles  VI,  et 
vint  la  priver  de  son  dernier  protecteur  et  du  seul  lien 
qui  la  rattachât  encore  à  la  France.  Depuis  ce  mo- 
ment elle  fut  délaissée  par  tous  les  partis,  et  traîna 
sa  misérable  existence  dans  l'abjection. 

«  Si  bien,  dit  Mézeray,  que  la  reine  ne  pouvait 
plus  paraître  dans  les  rues  sans  être  montrée  au 
doigt  et  assaillie  à  coups  de  pierres.  Ses  larmes,  ses 
prières,  sa  vieillesse  n'excitaient  que  la  risée  de  la 
foule,  et  non  la  pitié  !  » 

Isabeau  vécut  encore  dix  ans  dans  cet  état  de  dé- 
gradation, manquant  quelquefois  des  choses  néces- 
saires à  la  vie;  châtiment  sévère  pour  une  princesse 
habituée  aux  adulations  des  courtisans,  et  cependant 
châtiment  trop  léger  pour  une  reine  qui  avait  accablé 
la  nation  de  si  grands  maux. 

Enfin  elle  mourut  le  30  septembre  1435,  à  l'hôtel 
de  Sainl-Pol.  Son  corps  fut  transporté  à  Saint-Denis, 
par  eau,  sans  aucune  pompe,  dans  un  petit  batelet, 
et  ayant  pour  toute  escorte  deux  rameurs  et  un 
prêtre;  on  l'enterra  près  du  cercueil  de  Charles  VI! 


QUINZIÈME     SIÈCLE 


Rédexions  sur  la  corruption  du  clergé  au  quinzième  siècle.  —  Les  légats  de  Benoît  XIII  sont  retenus  prisonniers  à  Rome.  —Élec- 
tion d'Innocent  VII.  —  Caractère  du  nouveau  pape.  —  Sédition  à  Rome.  —  Innocent  se  réfugie  à  Viterbe.  —  Benoit  Xlll  se 
'  rend  en  Italie.  —  Innocent  retourne  à  Rome.  —  Benoît  fait  empoisonner  son  compétiteur.  —  Concile  de  France. 


Dès  le  cinquième  siècle  de  l'Eglise,  l'humilité  était 
devin-ic  une  honte,  et  la  pauvreté  un  opprobre  pour 
les  ministres  de  la  religion.  Déjà  les  évèques  chargés 
de  dispenser  les  biens  du  ciel  aux  fidèles,  avaient 
renoncé  à  leur  sainte  mission  pour  s'occuper  des 
moyens  de  grossir  leurs  revenus  et  d'accroître  leurs 
jouissances.  Aussi,  à  partir  Je  cette  époque,  l'or- 
gueil, l'ambition,  la  gourmandise  et  la  luxure  for- 
mèrent le  cortège  des  évèques  de  Rome  ;  les  succes- 
seurs de  l'Apôtre  devinrent  les  rois  des  rois,  les 
seigneurs  des  seigneurs  ;  et  la  chambre  apostolique, 
semblable  à  un  gouffre  béant,  engloutit  à  leur  profit 
toutes  les  richesses  des  nations. 

Cependant  le  quinzième  siècle  surpassa  encore  tous 
les  siècles  précédents  en  corruption;  les  églises  devin- 
rent des  repaires  de  voleurs,  de  sodomites  et  d'as- 
sassins; les  papes,  les  cardinaux,  les  évèques  et  les 
simples  clercs  exercèrent  des  brigandages  à  main  ar- 
mée dans  les  provinces,  et  employi''reiit  indilïérem- 
ment  le  poison,  le  fer  et  le  feu  pour  se  défaire  de 
leurs  ennemis  ou  pour  dépouiller  leurs  victimes. 
L'inquisition  prêta  aux  papes  et  aux  rois  son  horrible 
ministère;  en  France,  en  Espagne,  eu  Italie,  en 
Allemagne  et  en  .Angleterre,  elle  enlaça  de  ses  mille 
bras  les  victimes  de  la  cupidité  des  tyrans,  et  leur 


fit  subir  les  tortures  les  plus  eli'royables.  Les  cam- 
pagnes furent  couvertes  de  légions  de  prêtres  et  de 
moines,  qui  dévoraient  la  substance  des  peuples  et 
attiraient  dans  leurs  retraites  impures  les  jeunes  filles 
et  les  beaux  adolescents,  qu'ils  rejetaient  ensuite  flé- 
tris et  déshonorés;  les  villes  devinrent  les  théâtres 
d'orgies  et  de  saturnales,  où  se  pressaient  dans  les 
palais  des  évèques  des  équipages  de  chasse,  des 
meutes  de  chiens,  des  troupes  de  courtisanes,  de 
mignons,  de  bateleurs  et  do  bouffons.  A  toutes  ces 
causes  de  démoralisation  se  joignit  le  grand  schisme 
qui  divisa  l'Europe  en  deux  camps  ennemis  et  fit 
couler  des  flots  de  sang. 

Enlin  quelques  hommes  courageux  prirent  la  dé- 
fense des  peuples  opprimés;  les  descendants  des 
infortunés  Vaudois  ou  Albigeois,  si  cruellement  per- 
sécutés par  les  pontifes,  relevèrent  la  tête  et  ensei- 
gnèrent leurs  doctrines  en  Angleterre,  en  Allemagne 
et  en  France  :  Wiclef,  Jean  Hus  et  Jérôme  de  Prague 
continuèrent  le  mouvement  et  préparèrent  la  réforme 
religieuse  qui  devait  porter  un  coup  si  terrible  à  la 
puissance  temporelle  des  papes. 

Par  la  mort  imprévue  du  pontife  Boniface  IX,  la 
question  du  schisme  paraissait  simplifiée,  et  les  am- 
bassadeurs français  espéraient  obtenir  des  cardinaux 


378 


IIISTOIUM     DKS     1V\1>ES 


la  rivonnaissanci'  de  Hoiioil  XIII  comiiii'  l('i;ilimo 
chef  (le  l'Etrliso.  En  consoinii'noe,  le  leiulcmaiii  des 
funérailles  du  pape  délunl,  ils  se  rendirent  auprès 
des  membres  du  sacre  colli\i;c,  qui  se  disposaient 
déjà  à  entrer  en  conclave,  et  les  prièrent  de  diiïérea- 
Télection  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  rei^u  de  leur  ninî- 
:re  une  procuration  de  cession.  Malheureusenienl  ils 
n'avaient  jias  assez  d'or  pour  aciieler  tous  les  cardi- 
naux ;  bien  loin  qu'on  eût  égard  à  leur  demande,  on 
les  accusa  de  chercher  à  susciter  des  troubles  pour 
empêcher  l'élection;  un  chevalier  napolitain.  (|ui 
était  parent  de  Uonilace,  et  gouverneur  du  cliàleau 
Saint-Ange,  les  lit  arrêter  au  mépris  de  leur  sauf- 
conduit,  et  ne  consentit  à  leur  rendre  la  liberté  qu'a- 
près en  avoir  reçu  une  forte  rançon. 

Immédiatement  après  leur  départ,  les  memlires  du 
collège  se  formèrent  en  conclave  et  proclamèrent 
Gosmato  Meliorato  souverain  pontife  sous  le  nom 
d'Innocent  YII.  Le  nouveau  ckef  de  l'Église  était  de 
Sulraone,  ville  du  royaume  de  Naples,  célèl)re  par  la 
naissance  d'Ovide.  Sorti  d'un  rang  infime  de  la  so- 
ciété, Gosmato,  par  son  seul  mérite,  s'était  élevé 
successivement  à  tous  les  grades  ecclésiastiques;  et 
Théodoric  de  Niem  affirme  que  la  seule  chose  qu'on 
put  lui  reprocher  était  une  excessive  ambition. 

Innocent  avait  été  accueilli  sans  opposition  par  les 
ecclésiastiques  italiens;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même 
des  citoyens,  qui  revendiquaient  le  gouvernement  des 
affaires,  dont  Benoît  IX  s'était  emparé  à  leur  préju- 
dice. Les  Gibelins  se  mirent  à  la  tète  des  mécon- 
tents, et  a\ec  l'aide  do  Jean  et  de  Nicolas  Colonna, 
ils  attaquèrent  les  Guelfes  et  les  refoulèrent  dan>  la 
partie  de  la  ville  située  au  delà  du  Tibre.  Force  de 
donner  satisfaction  aux  révoltés,  Innocent  conclut 
avec  eux  un  traité  par  lequel  il  déclarait  leur  aban- 
donner la  souveraineté  dans  Rome,  et  consentir  à  ce 
que  les  citoyens  nommassent  des  régents  pour  la 
conduite  des  affaires  d'Etat. 

^Malgré  cette  reconnaissance  solennelle  des  droits 
du  peuple,  il  chercha  hientôt  à  rétablir  sa  domina- 
tion ;  il  voulut,  sous  prétexte  de  se  mettre  à  l'abri 
d'un  coup  de  main,  entourer  la  ville  de  troupes  et 
introduire  dans  la  cité  Léonine  plusieurs  compagnies 
franches.  Comme  celte  manifestation  compromettait 
les  libertés  publiques,  les  régents  se  hâtèrent  de  ve- 
nir au  palais  pontifical  pour  adresser  des  remontran- 
ces au  saint-père  et  pour  le  supplier  de  faire  éloigner 
ses  soldats;  mais  on  ne  leur  donna  pas  le  temps  de 
s'acquitter  de  leur  mission;  à  peine  lurent-ils  entrés 
dans  la  salle  d'audience  que,  sur  l'ordre  de  Louis  Melio- 
rato,  neveu  du  pape,  des  satellites  farouches  tombèrent 
sur  eux,  les  saisirent  par  les  bras  et  par  les?  pieds,  et 
les  précipitèrent  des  fenêtres  du  Vatican  sur  le  pavé, 
où  ils  furent  écrasés  par  la  violence  de  la  chute. 

Une  semblable  exécution,  faite  au  mépris  des  lois 
divines  et  humaines,  exaspéra  les  espiils;  le  beffroi 
du  Capitule  fut  mis  en  branle,  le  peuple  courut  aux 
armes,  attaqua  les  palais  des  cavdinaux  et  pendit  tous 
ceux  qu'on  put  arrêter.  Innocent  eut  à  peine  le  temps 
de  se  sauver  avec  sa  cour  pour  éviter  le  sort  de  ses 
partisans;  ses  armoiries  furent  traînées  dans  la  boue, 
ses  portraits  brisés  et  son  efiigie  brûlée  publique- 
ment, revêtue  des  habits  pontificaux. 

Benoît  XIII,  instruit  de  ce  (pii  se  passait  à  Rome, 


voulut  profiter  des  circonstances,  et  ])ublia  qu'il  se 
préparait  à  passer  en  Italie  pour  conférer  avec  son 
compétiteur  sur  les  moyens  d'opérer  enfin  la  réunion 
de  l'Eglise  ;  il  ordonna  en  conséquence  une  levée  de 
décimes  en  France  et  dans  les  ditïérents  pays  de  son 
obédience,  pour  subvenir  aux  frais  de  son  voyage. 
Ce  nouvel  impôt  fut  payé  par  les  provinces,  malgré 
la  vive  opposition  du  Parlement,  et  le  saint-père  put 
s'embarquer  à  Nice  poui-  mettre  ses  projets  à  exécu- 
tion. Il  se  rendit  d'abord  à  Gênes,  où  commandait 
le  maréchal  Boucicaut,  son  ancien  adversaire,  et  qui 
depuis  la  cessation  des  hostilités  était  devenu  son 
ami.  Par  son  influence,  cette  ville  se  déclara  en  fa- 
veur du  pape  d'Avignon,  et  détermina  Pise,  ainsi 
que  les  villages  voisins,  à  se  soustraire  à  l'obédience  . 
du  pontife  romain. 

Les  Génois  se  repentirent  Jiientôt  d'avoir  ouvert 
l'entrée  de  leur  ville  à  Benoît  XIIl  et  aux  vagabonds 
fpii  formaient  sa  garde  particulière,  et  qui  commet- 
taient chaque  jour  de  nouveaux  vols.  Cette  milice, 
accoutumée  au  pillage,  excita  tant  de  mécontente- 
ment, que  le  maréchal  Boucicaut  résolut  d'en  déli- 
vrer les  habitants.  Un  dimanche,  il  annonça  au  pape 
qu'il  désirait  passer  une  revue  de  ses  troupes,  et  lui 
clemanda  l'autorisation  de  les  rassembler  hors  des 
murs  de  la  ville  ;  ([uand  les  soldats  furent  tous  sor- 
tis, il  fit  fermer  les  portes,  et  leur  annonça  qu'il  leur 
était  expressément  défendu  de  rentrer  dans  Gênes. 
Le  pontife  essaya  mais  inutilement  de  changer  la 
détermination  du  gouverneur,  et  fut  obligé  de  licen- 
cier son  armée. 

Pendant  que  le  pape  d'Avignon  cherchait  à  se  main- 
tenir en  Italie,  la  guerre  civile  se  rallumait  dans 
Rome;  l'usurpateur  du  royaume  deNaples,Ladislas, 
s'était  ligué  avec  Jean  Colonna  pour  asservir  la  nou- 
velle république,  et  préparait  l'exécution  de  ses  plans 
en  dirigeant  ses  troupes  sur  la  ville  sainte.  Heureu- 
sement les  habitants  eurent  connaissance  des  projets 
de  leurs  ennemis,  et  parvinrent  à  chasser  les  Colonna 
de  Rome  :  ceux-ci  conservèrent  néanmoins  le  château 
Saint-Ange,  d'où  ils  faisaient  chaque  jour  des  sorties 
meurtrières;  après  plusieurs  assauts,  les  citoyens 
reconnaissant  l'impossilnlité  de  prendre  cette  forte- 
resse sans  des  secours  étrangers,  se  décidèrent  à 
rappeler  Innocent  VII,  et  lui  firent  dire  qu'ils  le 
réinstalleraient  sur  le  saint-siége,  s'il  prenait  l'en- 
gagement de  les  délivrer  des  Colonna.  Le  pape  ac- 
cepta avec  joie  les  conditions  qui  lui  étaient  faites;  il 
se  mit  immédiatement  en  route  pour  prendre  posses- 
sion du  Vatican,  et  le  jour  même  de  son  arrivée  il 
lança  une  excommunication  terrible  contre  les  Co- 
lonna, contre  le  roi  de  Naples  et  tous  leurs  parti- 
sans. Ladislas,  dont  les  droits  à  la  couronne  de 
Naples  étalent  déjà  contestés  par  le  duc  d'Anjou, 
craignit  qu'un  anathème  ne  lui  suscitât  de  nouveaux 
ennemis,  et  consentit  à  faire  la  paix  avec  le  saint- 
siége.  Il  s'engagea  à  rendre  toutes  les  terres  cju'il 
avait  enlevées  à  Saint-Pierre,  et  promit  de  fournil- 
des  troupes  à  Innocent  pour  combattre  ses  ennemis. 

Benoît  XIII,  ([ui  avait  essayé  de  traverser  ces  né- 
gociations, ayant  échoué  dans  ses  tentatives,  prit 
d'autres  mesures  plus  efficaces  que  celles  qu'il  avait 
employées,  et  se  décida  simplement  à  faire  empoi- 
sonner son   compétiteur.  Il  envoya  une  ambassade 


INNOCENT    Vil 


279 


Des  vagabonds  formaient  la  garde  du  pape 


solennelle  à  Rome,  sous  le  prétexte  apparent  de  pro- 
poser un  moyen  de  terminer  le  schisme,  et  avec  la 
mission  secrète  de  corrompre  à  tout  prix  un  servi- 
teur du  pape. 

Innocent,  qui  n'avait  pas  plus  que  son  rival  la  vo- 
lonté d'abdiquer,  ni  le  désir  de  faire  aucune  conces- 
sion, refusa  de  donner  audience  aux  ambassadeurs; 
le  pape  d'Avignon  en  prit  occasion  pour  faire  du 
scandale,  et  répandit  dans  toute  l'Europe  des  lettres 
dans  lesquelles  son  concurrefit  était  appelé  parjure, 
schismatique  et  hérétique.  De  son  côté,  le  pontife  ro- 
main lança  des  bulles  terribles  contre  son  adversaire, 
et  l'accusa  de  n'avoir  envoyé  des  agents  que  dans  le 
but  de  le  faire  assassiner.  Benoît,  jugeant  par  là  que 
son  projet  était  découvert,  perdit  l'espoir  de  régner  en 
Italie,  et  revint  en  France  où,  pendant  son  absence, 
les  choses  avaient  bien  changé  de  face  ;  un  parti  formi- 
dable s'était  formé  contre  lui  à  la  cour  de  (Charles  VI 
et  voulait  prononcer  sa  déchéance  du  saint-siégo.  Le 
rusé  pape  s'occupa  aussitôt  de  ramener  les  esprits, 
et  envoya  le  cardinal  Ghalant  à  Paris,  en  qualité  de 
légat,  pour  donner  des  explications  sur  sa  conduite. 

Une  assemblée  de  seigneurs,  d"évè([ues  et  de  doc- 
leurs  de  l'Université  fut  convoquée  à  cet  ell'et  à  Pa- 
ris; l'ambassadeur  du  pape,  dans  une  longue  ha- 
rangue, s'étendit  sur  les  vices  de  la  cour  d'Innocent, 
et  lit  un  éloge  pompeux  de  celle  de  Benoît.  Sa  con- 
clusion était  que  sou  maître  devait  gouverner  l'Eglise 
comme  le  plus  digne,  et  ((u'il  était  du  devoir  de  tous 
les  lidèles  de  se  soumettre  à  lui. 


Malgré  la  brillante  péroraison  du  légat,  les  mem- 
bres du  conseil  prononcèrent  la  condamnation  du 
saint-père,  et  déclarèrent  que  la  France  se  retirait 
une  seconde  fois  de  l'obédience  de  Benoît.  En  con- 
séquence on  publia  l'arrêt  suivant  :  «  A  tous  faisons 
savoir  que  les  officiers  de  Benoît  ne  recevront  plus 
les  annates  ni  les  revenus  des  prélatures  ou  des  di- 
gnités vacantes  ;  qu'ils  doivent  cesser  dès  à  présent 
de  prélever  les  décimes  sur  les  Eglises,  et  de  récla- 
mer des  subsides  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 
Défense  aux  cardinaux  et  aux  chambellans  de  rece- 
voir, de  prendre  ou  d'exiger  la  moindre  somme  jus- 
qu'à la  tenue  du  concile  national  qui  va  être  convo- 
qué pour  terminer  le  schisme.  "  Cette  ordonnance 
était  à  peine  rendue,  qu'on  apprenait  en  France  la 
mort  d'Innocent  VII.  Les  légats  de  Benoît  avaici.l 
rempli  leur  mission. 

Le  concile  national  s'assembla  néanmoins  à  Paris, 
et  confirma  la  décision  qui  avait  été  prise  relative- 
ment à  la  cession  du  saint-siége. 

Avant  de  se  séparer,  les  pères  adressèrent,  au  nom 
du  roi,  une  lettre  synodale  aux  cardinaux  romains, 
pour  les  prier  de  dilTérer  l'élection  d'un  autre  pape; 
mais  déjà  le  sacré  collège  s'était  réuni  en  conclave, 
et  avait  proclamé  le  cardinal  Angelo  Gorario  souve- 
rain pontife  sous  le  nom  de  Grégoire  XII. 

Ce  funeste  empressement  des  prélats  italiens  uii- 
contcnta  les  évèi{ues  français  et  ))rolongea  le  schisme 
en  ralliant  à  Benoît  des  partisans  qui  s'étaient  déta- 
chés de  sa  cause. 


280 


HISTOIUK    DES     PAI'KS 


fis-*  H-'     ■    -■'-r^'>'«iD 

'3fl7'0  GRÉGOIKK  Xll  \^i^ 


Hisloire  du  cardinal  Angelo  Gorario  avant  son  pontifical.  —  Serment  des  cardinaux.  —  Grégoire  envoie  une  ambassade  à  Be- 
noît XIII.  —  Benoît  excommunie  le  concile  national.  —  Fourberies  des  deux  papes.  —  Caractère  violent  de  Grégoire.  —  Les 
cardinaux  romains  abandonnent  son  parti.  —  Il  lance  contre  eux  les  foudres  ecclésiastiques.  —  Le  roi  Charles  VI  fait  sommer 
le  pape  d'Avignon  d'avoir  à  se  démettre  de  la  papauté.  —  Benoît  met  la  France  en  interdit.  —  Les  porteurs  des  bulles  du 
saint-père  sont  arrêtés  par  ordre  du  roi,  et  condamnés  à  un  supplice  ignominieux. —  Benoît  s'enfuit  d'Avignon.  —  Concile  de 
Pise.  —  Condamnation  des  deux  pontifes.  —  Élection  d'un  troisième  pape. 


Grégoire  XII  était  originaire  de  Venise ,  et  issu 
J'une  famille  noble  ;  il  était  âgé  de  quatre-vingts  ans 
et  avait  passé  par  tous  les  grades  de  l'Eglise  lors- 
i|u'il  parvint  au  souverain  pontificat.  Avant  son 
élection,  on  le  citait  comme  un  modèle  de  douceur, 
de  prudence,  d'humilité  et  de  sainteté.  La  veille  du 
conclave,  il  avait  même  proposé  aux  cardinaux  de 
prêter  chacun  séparément  ce  serment  :  «  Je  jure  sur 
1  Evangile  et  sur  l'hoslie  consacrée,  dans  le  cas  où 
je  serais  élu  pontife,  de  renoncer  à  ma  dignité  si  le 
pape  d'Avignon  consent  à  faire  cession,  ou  si  la 
mort  vient  le  frapper,  ou  seulement  si  les  cardinaux 
de  l'une  et  de  l'autre  obédience  se  réunissent.  » 

Ses  premières  démarches  répondirent  encore  aux 
espérances  qu'on  avait  placées  en  lui;  car  le  jour 
de  son  exaltation,  après  avoir  subi  les  épreuves  de  la 
chaise  percée,  il  renouvela  le  serment  solennel  qu'il 
avait  fait  précédemment;  et  en  présence  des  cardinaux 
et  de  toute  la  cour,  il  s'exprima  en  ces  termes  : 
'-  .\natiième  aux  schismatiques,  quelles  que  soient 
leur  puissance  et  leur  dignité  !  anallième  sur  eux  ! 
anathème  sur  moi,  si  je  n'emploie  pas  tous  mes 
efforts  pour  faire  cesser  la  déplorable  division  qui 
fait  les  malheurs  et  la  honte  de  la  chrétienté!  Oui, 
mes  frères,  je  jure  du  haut  de  la  chaire  de  vérité  (jtie 
je  me  rendrai  dans  le  concile  qui  sera  convoqué  pour 
réunir  les  deux  obédiences,  malgré  mon  âge  et  mes 
infirmités,  et  en  quelque  lieu  qu'on  s'assemble  ,  si  je 


n'ai  point  de  galère,  j'affronterai  la  mer  sur  une  bar- 
que ;  si  je  n'ai  point  de  chevaux,  j'irai  à  pied,  un 
bâton  à  la  main.  » 

Ahn  de  donner  plus  de  force  à  ses  paroles,  il  lut 
publiquement  une  lettre  qu'il  adressait  à  Benoît  pour 
l'engager  à  renoncer  avec  lui  au  souverain  pontificat, 
et  à  se  soumettre  l'un  et  l'autre  à  une  nouvelle  élection. 

Benoît  XIII,  qui  se  trouvait  à  Marseille,  reçut 
les  députés  avec  de  grands  honneurs  ;  il  parut  dis- 
posé à  suivre  l'exemple  de  Grégoire,  et  consentit 
même  à  avoir  une  entrevue  avec  son  rival  dans  la 
ville  de  Savone. 

.'Mors  Grégoire  jeta  le  masque  d'hypocrisie  qu'il 
avait  porté  pendant  quatre-vingts  ans  ;  cet  homme 
humble  et  simple  changea  en  un  instant  de  carac- 
tère et  de  langage,  se  montra  superbe  et  orgueilleux, 
se  couvrit  de  vêtements  de  pourpre  et  d'or,  s'entou- 
ra de  toute  la  pompe  des  cours,  et  se  fit  adorer 
comme  un  Dieu.  Lorsque  les  ambassadeurs  français 
vinrent  lui  offrir  toutes  garanties  et  sûretés  de  la 
part  du. roi  pour  qu'il  se  rendit  à  Savone,  ainsi 
qu'il  s'y  était  solennellement  engagé,  il  leur  répon- 
dit avec  hauteur  qu'il  n'avait  point  de  promesse  à 
remplir  ni  de  condition  à  recevoir;  qu'il  était  ]iape, 
et  ((ue  l'univers  entier  lui  devait  obéissance.  Il  con- 
gédia les  amliassadeurs,  et  ordonna  aux  cardinaux 
de  ne  plus  lui  parler  de  la  cession,  s'ils  ne  voulaieni 
s'exposer  aux  effets  de  son  indignation. 


ailEGOIRE    XII 


281 


L'historien  Théodoric  de  Niem 


Dès  que  Benoît  eut  connaissance  de  ce  qui  s'était 
passé  à  Rome,  ses  espérances  et  son  audace  en  aug- 
mentèrent; il  se  hâta  de  publier  une  bulle  d'excom- 
munication contre  le  concile  national  qui  avait  dé- 
crété la  soustraction  des  Français  à  son  obédience  ; 
il  anathématisa  généralement  tous  ceux  qui  avaient 
pris  part  directement  ou  même  indirectement  à  cette 
grave  et  salutaire  mesure,  simples  fidèles,  cardinaux, 
patriarches, archevêi[ues,  évêques,  rois  ou  empereurs  ; 
il  déclara  que  si  dans  le  terme  de  vingt  jours,  après 
la  publication  de  la  sentence,  les  excommuniés  per- 
sistaient dans  leur  résolution ,  les  dignitaires  ecclé- 
siastiques seraient  dépouillés  de  leurs  bénéfices,  et  que 
les  terres  ou  domaines  des  princes  séculiers  seraient 
mis  en  interdit.  Il  dégagea  les  vassaux  de  leurs  ser- 
ments de  fidélité,  confis([ua  tous  les  fiefs,  biens, 
meubles  et  immeubles  des  excommuniés,  envelop- 
pant dans  la  même  sentence  d'excommunication  et 
d'interdiction  les  royaumes,  les  républii[ues,  les  villes, 
les  châteaux,  les  universités, les  collèges,  les  églises 
et  les  communautés  qui  favoriseraient  ceux  qui  s'é- 
taient déjà  retirés  de  son  obédience.  Ensuite,  pour 
montrer  combien  il  désirait  ardemment  la  réunion 
M 


de  l'Église,  il  se  rendit  immédiatement  à  Savone,  et 
fit  avertir  son  compétiteur  qu'il  l'attendait  au  lieu 
fixé,  pour  conférer  sur  les  moyens  les  plus  propres  à 
faire  cesser  le  schisme. 

Plusieurs  historiens  contemporains  affirment  que 
les  deux  papes  étaient  convenus  de  ne  l'aire  cession 
ni  l'un  ni  l'autre,  tout  en  paraissant  la  désirer,  et 
([u'ils  rendirent  l'Europe  entière  dupe  de  leur  four- 
berie. En  etîet,  Grégoire  s'avança  jusqu'à  Lucques, 
reçut  les  nonces  de  son  compétiteuravec  distinction,  et 
leur  répondit  en  audience  publique,  qu'il  était  dans 
les  mêmes  intentions  que  leur  maître,  qu'il  n'atten- 
dait que  son  abdication  pour  renoncer  lui-même  à  la 
tiare  et  faire  cesser  le  schisme,  (jette  réponse  causa 
une  grande  joie  aux  cardinaux  des  deux  partis,  mais 
elle  fut  de  court*  durée. 

«  Ces  deux  papes,  dit  Théodoric  de  Niem,  étaient 
semblajjles  à  deux  champions  qui  se  présentent  en 
champ  clos  pour  se  battre  à  outrance,  après  être 
convenus  de  ne  se  faire  aucune  blessure  ;  ils  se 
jouent  impudemment  des  spectateurs,  et  le  combat 
terminé,  ils  partagent  le  prix  du  tournoi  en  s'applau- 
dissant  du  succès  de  leur  ruse.  «  Le  même  historien 

124 


282 


HISTOIRE    DES     PAPES 


ajoute  :  «  Si  i|iu'l([u"iin  vouhiit  raconter  toutes  les 
fourberies,  toutes  les  iniquités  et  tous  les  crimes  de 
Gréjroire  XII  et  île  lienoît  XIII,  il  faudrait  qu'il  pût 
ajouter  trois  existences  à  la  durée  de  la  sienne  ;  en- 
core risquerait -il  de  manquer  de  papier  el  d'encre. 
Ces  deux  scélérats  ont  des  consciences caHtérisées;  ils 
remplissent  la  chrétienté  de  vices,  de  pillages  et  de 
meurtres;  par  leur  déplorable  influence,  le  monde 
i  lirétien  est  livré  à  des  calamités  eiïroyables  ;  la 
i-rainte  de  Dieu,  la  pudeur,  la  pitié,  l'équité,  toutes 
les  vertus  se  sont  évanouies  parmi  les  hommes 
1,'rands  et  petits,  depuis  le  roi  jusqu'au  serf  attaché 
à  la  glèbe  ;  l'impiété,  l'avarice  et  la  luxure  régnent 
avec  eux  sur  les  fidèles.  Enfin  il  n'existe  rien  de  sain 
ni  d'entier  dans  l'Eglise  universelle  ;  tout  son  corps 
est  couvert  d'une  lèpre  immonde,  depuis  la  plante 
des  pieds  jusqu'au  sommet  de  la  tète  !  » 

La  comédie  jouée,  les  deux  papes  se  retirèrent  cha- 
cun dans  les  pays  de  leur  juridiction,  continuèrent  à  pil- 
ler les  peuples  et  exercèrent  de  nouveaux  brigandages. 

Grégoire  confisqua  les  biens  des  ecclésiastiques 
italiens  qui  étaient  soupçonnés  de  désirer  la  fin  du 
schisme;  il  vendit  les  châteaux  elles  domaines  ecclé- 
siastiques, créa  de  nouveaux  magistrats,  révoqua  les 
anciens,  et  imposa  des  subsides  extraordinaires  sur 
le  clergé  pour  l'entretien  de  sa  nombreuse  milice. 
Malgré  les  marques  incessantes  de  soumission  de 
ses  prêtres,  qui  fournissaient  à  ses  dépenses,  il  n'a- 
vait pour  eux  aucuns  égards,  et  les  menaçait  cons- 
tamment de  ses  anatlièmes  dès  qu'ils  voulaient  lui 
adresser  quelques  remontrances  au  sujet  de  la  ces- 
sion ;  ainsi,  deux  de  ses  cardinaux  s'étant  permis  de 
lui  rappeler  le  serment  qu'il  avait  fait  lors  de  son 
exaltation,  il  leur  fit  cette  réponse  :  «  Ignorez -vous 
que  les  papes  ont  le  pouvoir  de  faire  des  serments  et 
de  se  parjurer  seloji  leur  volonté,  puisqu'ils  sont  au- 
dessus  de  toutes  les  choses  de  ce  monde  !  » 

Un  prédicateur  de  l'ordre  des  Carmes  ayant  voulu 
soutenir  une  doctrine  contraire  à  celle  de  la  cour  de 
Rome,  fut  arrêté  par  ordre  du  pontife  et  appliqué  à 
la   torture   comme   hérétique. 

Pour  prévenir  le  retour  de  semLIables  attaques 
contre  son  autorité,  Grégoire  publia  une  bulle  qui 
défendait  aux  ecclésiastiques  de  prononcer  aucun 
sermon  ni  discours  public,  qui  n'eût  été  auparavant 
soumis  à  une  commission  de  censure.  Cet  acte  d'ar- 
bitraire excita  des  réclamations  de  toutes  parts,  et 
les  cardinaux  vinrent  en  corps  supplier  le  saint-père 
de  rapporter  cette  bulle  d'iniquité.  Sa  réponse  fut 
qu'il  allait  immédiatement  se  composer  un  nouveau 
collège,  parce  qu'il  était  fatigué  de  leurs  murmures; 
et  en  effet,  il  éleva  au  cardinalat  quatre  prêtres  de 
';es  créatures  qui  étaient  perdus  de  débauches. 

Tous  les  cardinaux  abandonnèrent  alors  la  cour  de 
Grégoire  et  se  retirèrent  dans  leurs  domaines.  Iiéo- 
nard  Arétin,  qui  se  trouvait  à  Lucques,  rajïporte 
cette  circonstance  fort  au  long  dans  une  lettre  qu'il 
adressait  à  son  ami  Petrillo;  elle  est  ainsi  conçue  : 
t^  Nous  avions  bien  deviné  que  les  nuages  qui  s'amon- 
celaient sur  l'horizon  produiraient  une  terrible  tem- 
pête. Les  cardinaux,  depuis  longtemps  irrités  contre 
la  perfidie  el  l'orgueil  du  pape,  ont  perdu  patience 
et  ont  enfin  abandonné  ce  vieillard  vicieux  et  obstiné. 
Je  loue  votre  prudence   d'avoir  prévenu    l'orage    en 


vous  retirant  à  Naples,  et  je  me  blâme   de  l'avoir 
afl'ronlé  en  restant  ici. 

«  A'ous  connaissez  la  mystification  que  les  deux 
papes  ont  fait  éprouver  à  leurs  partisans  au  sujet  du 
lieu  qui  devait  être  fixé  pour  leur  entrevue.  Grégoire 
affirmait  que  toutes  les  villes  lui  seraient  égalemeni  J 
agréables,  pourvu  qu'elles  ne  fussent  pas  situées  sur  1 
le  bord  de  la  mer;  Benoît  les  trouvait  toutes  à  son 
gré,  pourvu  qu'elles  ne  fussent  pas  dans  l'intérieur 
des  terres.  On  aurait  dit  que  l'un  était  un  animal  aqua- 
tique qui  avait  horreur  du  sec,  et  l'autre  un  animal  ter- 
restre à  qui  l'eau  faisait  peur.  Chacun  murmui  ait  decelte 
conduite,  cl  personne  ne  pouvait  voir  sans  indigna- 
lion  que  deux  hommes  plus  que  septuai;énaires  sa- 
crifiassent la  religion  et  l'Église,  pour  régner  encore 
quelques  jours  sur  les  consciences  des  simples.  Les 
cardinaux  de  Grégoire  ayant  osé  lui  adresser  des 
observations  à  ce  sujet,  il  s'est  déterminé  à  se  com- 
poser une  nouvelle  cour,  et  il  a  convoqué  le  sacré 
collège  en  consistoire  pour  ratifier  les  promotions 
de  ses  créatures.  ^ 

«  Plusieurs  membres  ont  résisté  et  ont  voulu  quit- 
ter l'assemblée  ;  alors  le  pontife  est  descendu  de 
son  trône,  et  se  plaçant  devant  la  porte  de  la  salle,  il 
les  a  menacés  de  sa  colère  s'ils  osaient  sortir  du 
consistoire  sans  son  ordre;  après  quoi  il  a  fait  signe 
à  des  hommes  d'armes  d'entourer  le  conseil.  Les 
prélats,  remplis  d'indignation,  se  regardaient  avec 
étonnement  sans  prendre  la  parole  ;  enfin  le  cardinal 
Rainaud  de  Saint-Vit  a  rompu  le  silence  et  a  de- 
mandé à  Grégoire  ce  qu'il  voulait  faire  d'eux.  —  Je 
prétends,  a-t-il  répondu,  pourvoir  au  salut  de  l'Êghse 
en  opérant  l'entière  réforme  du  sacré  collège.  — 
Non,  répliqua  celui-ci  ;  c'est  sa  ruine  que  vous  vou- 
lez. Puis  s' avançant  résolument  au  milieu  de  l'as- 
semblée :  Non,  a-t-il  ajouté  d'une  voix  ferme  et 
éclatante,  mieux  vaut  soufl'rir  tous  les  supplices  que  les 
indignités  de  cet  exécrable  pape,  qui  est  la  honte  de 
l'Église!  Cette  sortie,  comme  vous  devez  le  supposer, 
mon  cher  Petrillo,  a  excité  une  agitation  inexprimable 
dans  le  conseil  :  les  uns,  redoutant  la  vengeance  de 
Grégoire,  criaient  qu'on  devait  lui  obéir;  les  autres, 
exaspérés  par  la  colère,  l'accablaient  de  malédictions 
et  de  reproches;  quelques  autres  se  contentaient  de 
gémir  et  de  pleurer. 

«  J'ai  vu  moi-même  le  vénérable  cardinal  Colonna 
se  jeter  aux  genoux  du  pontife  et  le  supplier,  les 
mains  jointes,  de  se  désister  d'une  semblable  entre- 
prise; mais  au  lieu  de  se  laisser  attendrir  par  les 
larmes  et  par  les  prières,  Grégoire  en  est  devenu  en- 
core plus  insolent  ;  il  a  fait  défense  aux  cardinaux 
de  sortir  de  la  ville  de  Lucques,  sous  peine  d'être 
déclarés  hérétiques,  et  comme  tels  d'être  livrés  au 
supplice  du  feu;  ensuite  il  les  a  fait  chasser  du 
consistoire  à  coups  de  hallebarde. 

«  Un  de  nos  cardinaux,  l'évêque  de  Liège,  Alle- 
mand de  nation,  est  néanmoins  parvenu  à  s'enfuir 
sous  un  costume  de  portefaix,  et  s'est  retiré  dans 
une  petite  ville  du  territoire  de  Florence.  Aussitôt 
que  Grégoire  a  eu  connaissance  de  cette  fugue,  il  a 
envoyé  à  la  poursuite  du  prélat  une  troupe  de  cava- 
liers, avec  ordre  de  le  ramener  vivant  ou  mort;  heu- 
reusement pour  l'évêque,  la  garnison  de  la  ville  où 
il  s'est  réfugié  a  pris  sa  défense  et  a  repoussé  les 


GRÉGOIRE    XII 


283 


soldats  du  pape  ;  plusieurs  ont  été  tués,  et  les  autres 
ont  été  forcés  de  se  replier  sur  Lucques.  A  leur  re- 
tour, le  gouvenipur  les  a  faits  prisonniers,  comme 
coupables  d'avoir  violé  le  territoire  de  la  Républi([ue 
de  Florence,  alliée  des  États  de  Lucques.  Il  en  est  ré- 
sulté un  conflit  entre  le  gouverneur  et  le  saint-père; 
et  à  la  faveur  de  cette  confusion,  les  cardinaux  se  sont 
tous  enfuis  à  Pise,  où  ils  sont  actuellement  en  sûreté.  <> 

Dès  que  les  membres  du  sacré  collège  furent  éta- 
blis dans  cette  dernière  résidence,  ils  publièrent  con- 
tre Grégoire  le  manifeste  suivant  :  «  Nous  avons 
abandonné  la  cour  de  ce  pape  maudit,  parce  qu'il 
voulait  faire  massacrer  plusieurs  d'entre  nous,  et 
parte  que  nous  avons  su  qu'on  fa])riquait  dans  son 
palais  des  fers  pour  nous  enchaîner,  et  des  instru- 
ments de  torture  pour  nous  appliquer  à  la  question, 
ainsi  qu'Urbain  YI  a  fait  à  quelques-uns  de  nos 
prédécesseurs.  Dans  l'intérêt  de  notre  propre  salut, 
et  surtout  dans  celui  de  l'Église,  nous  avons  dû 
soustraire  nos  personnes  à  la  cruauté  de  ce  pape 
scliismati([ue,  et  nous  protestons  à  la  face  de  toute 
la  chrétienté  contre  ses  actes  de  violence.  Nous  pro- 
testons également  contre  sa  défense  de  nous  assem- 
bler en  aucun  lieu  sans  son  autorisation,  parce  qu'un 
tel  ordre  renverse  l'institution  de  notre  collège,  qui 
a  le  droit  de  s'assembler  pour  juger  les  principes  de 
la  foi,  les  hèrèsiçs  et  les  schismes;  nous  protestons 
contre  la  défense  de  communiquer  avec  les  cardinaux 
ou  les  députés  de  Benoît  XIII,  ou  avec  les  ambassa- 
deurs de  la  cour  de  France,  parce  que  nous  sommes 
obligés  par  notre  serment  de  prendre  toutes  les  me- 
sures qui  seront  nécessaires  au  rétablissement  de 
l'union  de  l'Église.  Enfin  nous  appelons  des  décrets 
et  des  anathèraes  de  Grégoire  à  un  concile  général 
qui,  suivant  les  coutumes  de  l'Église,  jugera  ses  ac- 
tions et  les  nôtres  !  Nous  avons  rempli  notre  devoir, 
trop  tard,  hélas  !  en  signalant  au  monde  les  turpitudes, 
les  hontes  et  les  fourberies  du  pape!  » 

Cette  déclaration  fut  signifiée  à  Grégoire  en  con- 
sistoire public,  au  moment  où  il  donnait  aux  cardi- 
naux de  la  dernière  promotion  les  anneaux  et  les 
autres  marques  de  leur  dignité.  Séance  tenante,  le 
saint-père  fulmina  contre  les  signataires  de  la  pro- 
testation un  anathème  terrible,  les  déclarant  déclius 
de  leur  dignité,  privés  de  leurs  bénéfices  et  interdits 
de  toutes  fonctions  sacerdotales.  Défense  fut  faite 
aux  fidèles  de  son  obédience  de  communiquer  avec 
eux  ou  de  leur  donner  asile,  sous  peine  d'encourir  la 
même  excommunication;  et  le  lendemain,  il  fit  expé- 
dier aux  différents  princes  de  sa  communion  une  bulle 
dans  laquelle  il  exposait  la  trahison  de  ses  cardinaux, 
qui,  suivant  lui,  avaient  voulu  le  déposséder  pour 
reconnaître  Pierre  de  Luna  comme  souverain  pontife. 

Ceux-ci  répondirent  au  libelle  calomniateur,  en 
faisant  afficher  au  palais  pontifical  et  à  la  catlié- 
drale  de  Lucques  l'acte  suivant,  qui  nous  a  été  con- 
, serve  par  Théodoric  de  Niem.  «  Anathème  à  Gré- 
goire, le  lâche,  l'ivrogne,  le  fourbe,  l'homme  de 
sang,  le  voleur  insigne,  le  schismatiipie,  l'hérétique, 
le  précurseur  de  l'Antéchrist!  Anatlièrae  sur  lui!  Il 
est  monté  dans  la  chaire  de  l'Apôtre  comme  un  lar- 
ron pour  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  la  maison 
de  Dieu,  et  pour  en  abattre  les  colonnes  !  Anathème 
sur  lui,  car  il  s'est  associé  par  uue  inféra  aie  conspi- 


ration avec  l'infâme  Benoît,  digne  coopéraleur  de 
son  œuvre  de  violence  et  d'iniquité  ! 

«  Non  contents  de  ce  qu'ils  ont  déjà  fait,  ces  deux 
scélérats  veulent  encore  asservir  à  leur  tyrannie  les 
prélats,  les  princes,  les  rois  et  les  peuples,  etleuren- 
lever  jusqu'aux  vêtements  qui  les  couvrent.  Mais 
nous  venons  arrêter  le  mal  et  désabuser  les  nations 
en  dessillant  leurs  yeux  et  en  leur  apprenant  que 
les  papes  sont  des  imposteurs  insatial)!es,  des  tyrans 
cruels,  qui  au  nom  de  Dieu  se  jouent  impudem- 
ment des  hommes,  et  cherchent  à  rendre  leur  règne 
éternel  en  étouffant  les  lumières. 

«  Vous,  Grégoire  1  nous  dévoilerons  toutes  vos 
turpitudes  et  vos  amours  incestueux  avec  votre 
sœur.  Nous  vous  citerons  devant  notre  tribunal  do 
Pise  pour  vous  entendre  déposer  du  saint-siège,  que 
vous  avez  usurpé  et  profané,  et  pour  vous  voir  dé- 
gradé de  toute  dignité.  Si  vous  refusez  de  vous  pré- 
senter devant  nous,  nous  n'en  procéderons  pas  moins 
à  votre  condamnation. 

«  Déjà  nous  avons  déposé  vos  camèriers,  les  pour- 
voyeurs de  vos  hideuses  lubricités  ;  nous  avons  ex- 
communié Gabriel,  votre  fils  aîné,  qui  est  en  même 
temps  votre  mignon  ;  l'archevêque  de  Raguse,  votre 
protonotaire,  qui  a  rempli  votre  tête  chauve  des  fu- 
mées de  l'orgueil  ;  enfin  votre  légat,  ce  jeune  moine 
qu'on  a  surpris  une  nuit  dans  votre  lit,  couché  à 
vos  côtés  et  sans  aucuns  vêtements  !!!...» 

Pendant  qu'on  procédait  en  Italie  contre  Grégoire, 
le  roi  de  France  faisait  notifier  par  ses  ambassadeurs 
à  Benoît  XIII,  qui  était  encore  à  Gènes,  que  si  l'u- 
nion n'était  pas  conclue  avant  la  fête  de  l'Ascension, 
il  lui  défendait  de  rentrer  dans  son  royaume  ni  même 
en  Provence.  Le  pontife  s'empressa  d'envoyer  à 
Charles  plusieurs  de  ses  confidents,  avec  une  bulle 
qui  renfermait  ces  insolentes  propositions  :  «  Le  souve- 
rain père  des  fidèles,  Benoît,  déclare  excommuniés  les 
ecclésiastiques,  les  seigneurs,  les  princes,  les  rois  et 
les  peuples  qui  sont  d'une  opinion  contraire  à  la 
sienne;  il  anathématise  ceux  qui  se  retirent  de  son 
obéissance  et  qui  lui  refusent  les  levées  des  deniers 
ou  la  collation  des  bénéfices;  enfin,  si  dans  vingt 
jours  la  France  ne  lui  est  pas  entièrement  asservie, 
il  prononcera  l'interdit  général  sur  toutes  les  terres , 
suspendra  tous  les  bénéficiers,  et  dispensera  les  fi- 
dèles des  serments  d'allégeance  prêtés  au  roi  et  aux 
princes;  en  outre  il  donnera  la  couronne  à  un  mo- 
narcjue  qui  lui  sera  soumis  et  dévoué.  » 

Dès  que  les  envoyés  du  pape  eurent  rempli  leur 
mission,  ils  sortirent  de  Paris,  sans  vouloir  attendre 
la  décision  du  conseil,  qu'ils  supposaient  devoir  être 
dèiïivorable  ;  ce  cjui  arriva  en  effet.  Les  ecclésiastiques 
français  et  les  membres  de  l'Université  déclarèrent, 
par  l'organe  de  Jean  de  Courtecuisse,  que  Benoît 
était  schismatique  et  hérétique  opiniâtre,  perturba- 
teur de  la  paix  de  l'Église  et  de  l'État,  et  comme  tel 
qu'il  ne  pouvait  plus  être  nommé  pape  ni  cardinal; 
qu'on  devait  lui  refuser  obéissance,  le  mettre  au  ban 
du  royaume,  et  poursuivre  ceux  qui  lui  donneraient 
conseil,  aide,  secours,  protection  ou  asile.  Sa  bulle 
fut  lacérée  par  les  mains  du  bourreau,  et  les  prêtres 
qui  avaient  eu  l'audace  de  l'apporter  furent  condam- 
nés à  un  supplice  ignominieux,  dont  le  moine  do 
Saint-Denis  nous  a  laissé  la  description. 


2?4 


IIISTOIRK     DES     PAPES 


"  Les  chevaucheurs  de  rccnrie  du  pape,  dit  la 
chronique,  furent  rattrapés  en  roule;  et  alin  que  leur 
punition  rendit  les  partisans  de  Pierre  de  Luna  plus 
circonspects  à  l'avenir,  on  coiiïa  Sandio  Lopez  et  ses 
collègues  d'une  mitre  de  papier,  on  les  revêtit  d'une 
dalmatique  de  toile  noire  aux  armes  de  Benoît  XIII, 
qui  était  couverte  de  placards  injurieux;  et  en  cet 
état  ils  furent  promenés  dans  un  tombereau  rempli 
d'imraocdices  et  d'excrémentsjusqu'à  la  cour  dupa- 
lais;  là,  on  les  fit  monter  sur  un  écliafaud,  et  en 
présence  d'une  foule  immense,  le  bourreau  les  souf- 
ileta  et  leur  cracha  au  visage  en  signe  de  mépris.  » 

A  la  sollicitatioù  de  l'Université,  le  roi  Charles 
adressa  une  lettre  aux  deux  collèges  des  cardinaux, 
pour  les  exhorter  à  se  réunir,  et  à  travailler  efficace- 
ment à  l'extinction  du  schisme.  Benoît  se  trouvant 
repoussé  par  les  Français  et  traqué  par  le  roi  Ladis- 
las,  fut  obligé  de  quitter  Gênes,  de  remonter  sur 
ses  galères  et  de  tenir  la  mer  pendant  deux  mois 
avant  d'oser  prendre  terre.  Enfin  il  débarqua  en  Ca- 
talogne et  se  jeta  dans  Perpignan,  ville  frontière  de 
France  et  d'Aragon ,  pour  attendre  en  sûreté  la  fin 
de  la  tempête  et  des  orages. 

Après  avoir  régulièrement  cité  les  deux  papes  à 
leur  tribunal,  les  cardinaux  de  l'une  ou  de  l'autre 
obédience  s'assemblèrent  à  Pise  dans  la  cathédrale  ; 
un  huissier,  placé  sur  le  seuil  de  la  basilique,  appe- 
la d'abord  à  haute  voix  Benoît  et  Grégoire;  et  com- 
me ils  ne  comparurent  point,  ni  personne  en  leur 
nom,  après  la  troisième  interpellation  les  deux  con- 
currents furent  déclarés  coutumaces;  ensuite  le  pa- 
triarche d'Alexandrie  monta  sur  le  jubé  de  l'église, 
et  prononça  la  sentence  suivante  :  «  .\u  nom  de  Jé- 
sus-Clu"ist,  le  sacré  concile  universel,  assemblé  sous 
l'inspiration  du  Saint-Esprit,  après  avoir  examiné  les 
accusations  portées  contre  Pierre  de  Luna  et  contre 
Angelo  Corario,  déclare  que  ces  deux  hommes  infâ- 
mes sont  coupables  d'iniquités  et  d'excès  énormes  ; 
qu'ils  sont  indignos  de  tout  honneur  et  de  toute  di- 


gnité ecclésiastique  ;  qu'ils  doivent  être  retranchés  à 
jamais  de  l'Eglise  et  être  rejetés  du  sein  de  Dieu.  En 
conséquence,  ils  sont,  comme  tels,  déposés  de  toute 
l'onction  sacerdotale,  et  il  leur  est  défendu  de  s'inti- 
tuler souverains  pontifes. 

<<  Le  concile  déclare  le  saint-siége  vacant,  et  dé- 
cide qu'il  sera  procédé  à  l'élection  régulière  d'un 
pape  par  les  ecclésiastiques  qui  en  ont  le  droit;  et 
que  ceux  qui  refuseront  de  se  soumettre  à  cotte  sen- 
tence seront  livrés  à  la  justice  séculière,  ainsi  que  le 
commandent  les  préceptes  divins  et  les  sacréscanons. 

«  En  outre,  le  concile  casse  et  annule  les  procé- 
dures, les  décrets,  les  excommunications  elles  inter- 
dictions fulminés  contre  les  clercs  et  les  laïques  par 
les  Jeux  papes  ;  il  absout  de  tous  leurs  sciraents  les 
chrétiens  qui  s'étaient  rangés  sous  leur  obédience  ; 
leur  défendant  expressément  d'obéir  aux  deux  concur- 
rents, de  leur  donner  ni  conseil,  ni  secours,  ni  re- 
traite, sous  peine  d'anathèmes  et  des  autres  cen- 
sures portées  par  les  saints  Pères.  Enfin  le  concile 
casse  les  promotions  au  cardinalat  ou  plutôt  les  pro- 
fanations faites  par  Angelo  Corario  depuis  le  3  mai 
1408,  et  par  Pierre  de  Luna  depuis  le  15  juin  de  la 
même  année.  » 

Immédiatement  après,  les  cardinaux  entrèrent  en 
conclave  pour  nommer  un  nouveau  pape,  et  signèrent 
l'engagement  suivant  :  «  Nous,  membres  du  sacré 
collège,  évèques,  prêtres  et  diacres  réunis  à  Pise 
pour  l'extinction  du  schisme,  nous  nous  engageons 
par  serment  prononcé  suri  le  sacré  corps  du  Glirist, 
à  continuer  le  concile,  même  après  l'élection  du  sou- 
verain pontife,  et  à  ne  point  permettre  qu'il  soit  dis- 
sous avant  d'avoir  fait  une  réforme  légitime,  raison- 
nable et  suffisante  dans  l'Église,  tant  pour  son  chef 
que  pour  les  autres  membres.  »  Le  soir  même, 
vingt-quatre  cardinaux  se  réunirent  dans  le  palais 
épiscopal  de  Pise,  et  dix  jours  après  ils  proclamaient 
chef  de  l'Eglise  universelle  Pierre  Philargi  ou  Phi- 
laret  de  Candie. 


ALEXANDRE     V 


285 


Hisloire  de  Pierre  Philargi  avant  son  élection.  —  Louis  d'Anjou  est  reconnu  roi  d  :  Sicile  par  le  saint-père.  —  Faiblesse  du  gou- 
vernement d'Alexatidre  V.  —  Ses  bulles.  —  Alexandre  rétablit  l'autorité  du  saint-siége  dans  Rome.  —  Son  voyage  à  Bologne. 
—  La  France  lui  refuse  des  décimes.  —  Le  cardinal  Balthasar  Cossa  lui  fait  administrer  un  clyslère  empoisonné. —  Obsèques 
d'Alexandre  V. 


Plusieurs  historiens  contemporains,  entre  autres  le 
moine  de  Saint-Denis,  Théodoric  de  Niem,  Mons- 
irelet,  Philippe  de  Bergarae  et  Platine,  affirment  que 
Pierre  Philargi,  surnommé  le  cardinal  de  Milan, 
était  né  dans  l'île  de  Candie  ou  de  Crète;  d'autres 
chroniqueurs  prétendent  qu'il  était  de  Novare  ou  de 
Bologne;  et  plusieurs  racontent  quW  sa  mort- le 
saint-père  déclara  qu'il  était  Milanais  et  originaire 
d'une  ville  appelée  Gandia,  située  sur  le  territoire  de 
Pavie.  Quoi  qu'il  en  soit  de  tes  différentes  versions, 
son  élection  n'est  pas  moins  un  des  exemples  les 
plus  extraordinaires  des  jeux  de  la  fortune;  et  il 
semble  que  la  Providence  divine  ait  pris  plaisir  à 
tirer  ce  pape  de  l'abîme  de  la  plus  profonde  bassesse 
jiour  l'élever  lentement  et  par  degrés  au  point  culmi- 
nant des  grandeurs  et  de  la  gloire. 

Dans  sa  première  enfance,  Pierre  Philargi  avait 
été  abandonné  sur  la  poussière  d'un  chemin,  en 
sorte  que  plus  tard  il  avouait  qu'il  serait  fort  embar- 
rassé d'enrichir  ou  de  favoriser  ses  parents  comme 
l'avaient  fait  ses  prédécesseurs,  puisqu'il  n'avait  ja- 
mais connu  ni  père  ni  mère,  ni  personne  au  monde 
qui  lui  appartînt  par  les  liens  du  sang.  Il  errait  dans 
les  rues  de  Candie,  implorant  de  porte  en  porte  le 
pain  de  l'aumône,  lorsque  par  hasard  un  cordelicr 
italien  le  rencontra;  touché  de  l'état  de  cet  enfant, 
dont  kl  physionomie  spirituelle  et  souffrante  annon- 
çait une  intelligence  au-dessus  de  son  Age,  le  reli- 


gieux l'emmena  à  son  monastère  pour  servir  à  l'É- 
glise. Son  protecteur  lui  apprit  la  langue  latine,  les 
saintes  Écritures,  et  lui  fit  faire  des  progrès  si  ra- 
pides dans  ses  études,  qu'on  lui  donna  l'habit  dès 
qu'il  eut  atteint  sa  quinzième  année  ;  ensuite  on  l'en- 
voya dans  les  universités  d'Oxford  et  de  Paris,  où  il 
reçut  le  bonnet  de  docteur. 

A  son  retour  en  Italie,  le  jeune  cordelier  fut  appe- 
lé à  la  cour  de  Jean  Galéas,  tyran  de  Milan,  pour 
occuper  une  place  de  conseiller;  ce  prince  le  char- 
gea, quelques  années  après,  .d'une  mission  impor- 
tante dont  il  s'acquitta  à  l'entière  satisfaction  de  son 
maître  et  à  celle  de  l'empereur  Venceslas,  qui  l'éle- 
va  à  la  dignité  de  prince  de  l'empire.  Par  le  crédit 
de  Galéas,  il  obtint  de  grands  bénéfices,  ensuite 
l'évêché  de  Plaisance  ,  et  successivement  le  siège 
de  Vicence,  de  Novare  el   de  Milan. 

Alexandre  était  affable  et  libéral  [lour  tout  le 
monde;  mais,  selon  Théodoric  de  Niem,  il  eut  le  tort 
d'afficher  trop  publiquement  ses  relations  scanda- 
leuses avec  le  beau  cardinal  de  Saint-Eustache.  Il 
aimait  également  la  bonne  chère  et  les  vins  exquis, 
et  s'enivrait  régulièrement  tous  les  soirs  ;  aussi  ses 
familiers  ne  laissaient-ils  personne  arriver  jusqu'à 
lui  dans  ses  moments  d'ivresse.  Ils  avaient  d'a\itant 
plus  raison  d'agir  de  celte  manière,  que  le  saint- 
père  ne  mettait  aucune  borne  à  ses  largesses,  et  dis- 
tribuait jusqu'à  son  dernier  écu,  en  disant  :  «J'ai  été 


286 


HISTOIRE    DES    PAPES 


richoévêque,  pauvre  cardinal,  i i  jo  voux  moiicrjoyeuse 
vie  comme  pape  mendiant.  » 

Mali^ré  ces  dol'auts,  Alexandre  s'attira  l'amour  des 
Romains  ;  d'un  caractère  franc  et  loyal,  il  refusa 
constamment  d'imiter  ses  prédécesseurs;  et  comme 
il  ne  se  sentait  pas  capable  de  porter  un  masque 
d'hypocrisie,  dans  les  dilïérenls  actes  de  son  minis- 
tère qui  exigeaient  de  l'astuce,  il  se  faisait  rem- 
placer presque  toujours  par  les  officiers  de  sa  coiu', 
qui  avaient  été  initiés  dans  l'art  de  tromper  les 
hommes  par  Grégoire  XII  ou  par  Innocent  VII. 

L'élection  d'Alexandre  V  fut  accueillie  avec  des 
acclamations  de  joie  dans  les  différents  Etals  chré- 
tiens et  particulièrement  en  France  ;  les  députés  de 
Florence,  de  Sienne  et  de  plusieurs  autres  villes  ita- 
liennes vinrent  à  Pise  lui  prêter  serment  d'obédience, 
et  Charles  d'Anjou  lui-même  se  présenta  au  concile 
pour  rendre  hommage  au  saint-père.  En  récompense 
de  celte  marque  de  condescendance,  Alexandre  le 
déclara  roi  de  Naples  et  de  Sicile,  et  gonfalonier  de 
l'Eglise  romaine,  au  grand  mécontentement  de  La- 
dislas,  compétiteur  de  ce  prince. 

Après  l'exaltation  du  pape  et  les  cérémonies  de  la 
chaise  percée,  le  concile  reprit  ses  séances,  et  publia 
divers  décrets  pour  approuver  et  ratifier  les  collations, 
les  provisions,  les  promotions,  les  translations  de 
prélalures,  ainsi  que  les  dignités,  les  consécrations 
et  les  ordinations  accordées  ou  faites  par  les  concur- 
rents ou  par  leurs  prédécesseurs;  on  confirma  égale- 
ment les  dispenses  et  les  absolutions  des  cas  réservés 
qui  avaient  été  obtenues  depuis  le  schisme.  Alexandre 
remit  à  toutes  Églises  les  arrérages  des  grands  et 
des  menus  services  qu'elles  devaient  à  la  chambre 
apostolique  jusqu'au  jour  de  sa  promotion  ;  il  déclara 
qu'il  n'entendait  pas  se  réserver  les  dépouilles  des 
prélats  décédés,  ni  les  revenus  des  bénéfices  vacants, 
et  cjue  dans  aucun  cas  les  biens  des  Églises  ne  pour- 
raient plus  être  aliénés  ni  hypothéqués  parles  papes 
ni  par  les  cardinaux. 

Ces  règlements  furent  rédigés  sous  la  forme  de 
bulles  et  envoyés  aux  rois  et  aux  princes  chrétiens, 
afin  qu'ils  les  fissent  exécuter  immédiatement  dans 
leurs  États.  Sans  aucun  doute  le  pontife  eût  été  plus 
loin  dans  ses  projets  de  réforme,  siles  ecclésiastiques 
eux-mêmes,  qui  voulaient  maintenir  les  abus  qui  les 
enrichissaient,  ne  l'avaient  arrêté  en  réclamant  la  clô- 
ture du  concile.  Nicolas  Clémangis  écrivait  à  ce  su- 
jet :  «  La  congrégation  de  Pise  vient  de  tromper  les 
peuples  I  Les  hommes  charnels  et  avides  qui  la  com- 
posent, entraînés  par  leurs  passions  et  par  de  mépri- 
sables intérêts,  ont  empêché  la  réforme  du  clergé, 
que  tous  les  gens  de  bien  demandaient.  D'abord 
cette  réunion  de  fourbes  a  procédé  à  l'élection  d'un 
chef;  quand  le  pape  a  été  nommé,  ils  ont  exigé 
qu'il  ratifiât  les  promotions  et  les  bénéfices  qu'ils 
convoitaient  ;  et  dès  qu'ils  ont  obtenu  ce  qu'ils  dési- 
raient, c'est-à-dire  leur  propre  avancement,  ils  ont 
déclaré  la  paix  de  l'Éghsc  assurée.  » 

Peu  de  mois  après  son  élection,  Alexandre  entre- 
prit de  renverser  la  puissance  de  Robert  de  Bavière, 
et  de  rétablir  Venceslas  sur  le  trône  impérial.  C'était 
agir  contre  ses  véritables  intérêts;  mais  il  suivait  en 
cela  les  inspirations  de  son  cœur,  et  manifestait  sa 
reconnaissance  à  son  ancien  protecteur. 


A  sou  l(uu-,  Robert,  pour  se  venger  du  pape,  vou- 
lut empêcher  l'-Vllemagne  de  se  ranger  à  son  obé- 
dience; ce  projet  échoua  jjarce  qu'Alexandre  avait  eu 
le  soin  d'établir  l'élecleui-  de  Nassau  son  légat  héré- 
ditaire pour  la  ville  de  Mayeuce.  Ainsi,  en  dépit  du 
mauvais  vouloir  du  prince,  le  parti  du  saint-père 
triompha  en  Allemagne,  et  vint  se  renforcer  de  tous 
ceuxauxi|uels  il  accordait  des  dispenses,  des  dignités, 
des  bénéfices,  voire  même  des  autorisations  de  con- 
tracter des  mariages  illégitimes  ou  incestueux. 

Alalgré  ces  succès  apparents, le  gouvernement  d'A- 
lexanilre  était  faible  ;  et  le  saint-père,  tenu  pour  ainsi 
dire  en  charte  privée  par  ses  conseillers ,  n'osait 
commander  lui-même  que  pendant  le  sommeil  de 
ceux  qui  lui  imposaient  leurs  volontés.  Parmi  ses 
ministres,  le  cardinal  Balthasar  Cossa  tenait  le  pre- 
mier rang  ;  rien  ne  se  faisait  sans  les  ordres  du  fa- 
vori, et  tout  le  monde  était  soumis  à  ses  moindres 
caprices.  Ce  fut  à  l'instigation  de  ce  prélat  qu'il  ex- 
pédia plusieurs  bulles  en  faveur  des  frères  mineurs 
et  des  frères  mendiants,  bulles  ((ui  furent  condamnées 
par  l'Université  de  Paris,  qui  s'érigeait  alors  en  cour 
souveraine  sur  toutes  les  questions  religieuses;  ce 
fut  encore  par  ses  conseils  qu'il  fulmina  contre  La- 
dislas  une  sentence  d'anathème,  remarquable  par 
l'historique  des  griefs  reprochés  à  ce  prince.  «  L'infâme 
Ladislas,  disait  le  pape  dans  son  décret  d'excommu^ 
nication,  a  été  nourri  du  lait  et  de  la  substance  de 
l'Église  romaine  par  les  mains  de  Boniface  IX,  qui 
l'avait  couronné  roi  de  Naples  et  de  Sicile;  depuis 
cette  époque,  il  a  tourné  contre  le  saint-siége  les 
armes  que  l'jiiglise  avait  mises  dans  ses  mains,  et  il 
a  obligé  Innocent  VII  à  le  frapper  des  foudres  ecclé- 
siastiques. Alors  il  est  revenu,  comme  un  chien,  im-  • 
plorer  miséricorde  et  pardon,  en  se  traînant  à  terre. 
Ses  serments  de  dévouement  et  de  fidélité  ont  encore 
surpris  la  religion  de  notre  prédécesseur,  qui  lui  a 
donné  l'absolution,  et  de  nouveau  il  est  retombé  dans 
son  ancien  péché. 

«  Lorsque  Boniface  lui  a  donné  en  fief  le  royaume 
de  Naples  et  les  annexes  qui  relèvent  de  l'Église  ro- 
maine, il  s'est  engagé  pour  lui  et  pour  ses  héritiers 
à  ne  jamais  entrer  dans  aucune  ligue  avec  les  rois, 
avec  les  princes  ou  avec  les  seigneurs  ennemis  du 
siège  apostolique;  il  a  également  fait  le  serment  do 
ne  point  s'emparer  du  Milanais,  de  la  Toscane,  de  la 
ville  de  Bénévent,  de  la  campagne  de  Rome,  de  l'île 
de  Maritimo,  du  duché  de  Spolette,  du  patrimoine 
de  Saint- Pierre,  de  la  Marche  d'Ancône,  de  Pérouse, 
de  Bologne,  de  Rome,  ni  des  autres  places  apparte- 
nant à  l'Église;  il  a  promis  de  payer  tous  les  ans  au 
trésor  apostolique  huit  mille  marcs  d'or  ;  enfin  il  s'é- 
tait engagé  sur  le  corps  sacré  du  Christ  à  défendre 
les  droits,  les  privilèges  et  l'indépendance  du  saint- 
siége  contre  tous  ses  ennemis,  et  cela  sous  peine 
d'excommunication  majeure  et  de  déposition  s'il  venait 
à  y  manquer. 

«  Non-seulement  ce  relaps  a  refusé  de  remplir  ses 
promesses,  mais  encore  il  est  devenu  le  plus  grand 
ennemi  de  la  paix  chrétienne,  le  plus  dangereux  fau- 
teur du  schisme.  Sous  prétexte  de  soutenir  l'excom- 
munié Angelo  Corario,  il  s'est  emparé  de  la  ville 
sainte,  d'un  grand  nombre  de  cités,  de  plusieurs 
provinces,  de  châteaux  et  de  terres  qui  nous  appar- 


ALEXANDRE    V 


2b7 


tenaient  ;  et  il  exerce  des  persécutions,  des  cruautés 
inouïes  contre  ceux  qui  veulent  nous  reconnaître 
comme  leur  légitime  pontife. 

«  En  conséquence  nous  le  citons  à  comparaître  de- 
vant notre  tribunal  suprême  pour  s'entendre  priver 
du  royaume  de  Sicile  et  de  ses  autres  Liens  et  droits, 
comme  coupable  d'avoir  violé  ses  serments,  d'avoir 
envahi  les  terres  de  notre  siège  et  d'avoir  conspiré 
contre  notre  concile.  » 

^'ers  le  même  temps,  Alexandre  reçut  les  envoyés 
de  Sbinko,  métropolitain  de  Prague,  qui  le  faisait 
prévenir  des  dangers  dont  la  foi  catholique  était  me- 
nacée en  Bohême,  et  sollicitait  une  sentence  d'ex- 
communication contre  les  hérétiques  qui  infectaient 
sa  province.  Sa  Sainteté  accueillit  avec  distinction  les 
délégués  de  l'archevêque,  et  les  invita  phisicurs  fois 
à  dîner,  ce  qui  était  une  de  ses  plus  grandes  faveurs; 
«  car  à  ses  yeux  les  plaisirs  de  la  table  passaient 
avant  tous  les  autres,  dit  Bernardin  Gorio,  historien 
milanais,  et  il  poussait  la  gourmandise  à  un  tel  point, 
qu'il  défendait  à  son  cuisinier  de  préparer  les  ragoûts 
qui  devaient  paraître  sur  sa  table  avant  qu'il  eût 
commencé  ses  repas,  afin  d'avoir  la  jouissance  d'at- 
tendre chaque  mets  et  de  prolonger  ses  festins.  » 

A  la  suite  d'un  de  ces  dîners,  le  saint-père,  qui 
avait  Lu  outre  mesure,  accorda  aux  députés  de  Sbinko 
la  bulle  qu'ils  sollicitaient,  et  désigna  quatre  maîtres 
en  théologie  et  deux  en  droit  canon  pour  seconder 
l'archevêque  dans  ses  poursuites  contre  ceux  qui  en- 
seignaient les  doctrines  de  Wiclef,  soit  en  public, 
soit  en  particulier  ;  il  leur  donna  même  ses  pleins 
pouvoirs  et  l'autorisation  de  les  livrer  au  Lras  séculier, 
s'il  était  nécessaire,  afin  de  réprimer  leurs  desordres. 

Depuis  quelques  mois  la  peste  s'était  déclarée  en 
Italie,  et  menaçait  de  s'abattre  sur  la  ville  de  Pise;le 
saint-f)ère  quitta  aussitôt  cette  résidence  et  se  retira 
d'abord  à  Prato,  ensuite  à  Pistoie,près  de  Florence. 
Ce  fut  là  qu'il  apprit  la  victoire  de  Louis  d'Aragon 
sur  les  troupes  de  Ladislas,  et  par  suite  l'évacuation 
de  Rome  par  les  troupes  ennemies. 

Bzovius  prétend  que  les  Français  durent  leurs  suc- 
cès moins  à  leur  courage  qu'aux  intrigues  qu'ils 
avaient  nouées  avec  les  États  de  Sienne,  avec  ceux  de 
Florence  et  de  Bologne,  et  avec  plusieurs  princes  ita- 
liens. Cette  espèce  de  croisade  dirigée  contre  Ladislas 
avait  pour  chefs  principaux  le  cardinal  Ballhasar 
Gossa,  Tanneguy  du  Ghâtel,  Paul  des  Ursins,  Mala- 
testa  et  Magnus  Sforce. 

«Les  confédérés,  dit  l'historien,  établirent  d'abord 
des  intelligences  secrètes  dans  la  place  et  s'entendi- 
rent avec  quelques  citoyens  influents  qui  devaient 
exciter  un  soulèvement  à  un  signal  donné  ;  ensuite 
Ralthasar  Gossa  mena  droit  à  Rome  un  corps  de 
troupes  commandé  par  les  capitaines  Paul  des  Ursins 
et  Malatesta ,  et  feignit  de  vouloir  attaquer  deux 
portes  à  la  fois.  Le  comte  de  Troyes,  qui  comman- 
dait dans  la  ville  sainte  pour  Ladislas,  repoussa  les 
assaillants,  qui  lâchèrent  pied  devant  lui  et  s'enfui- 
rent en  désordre.  Cette  manœuvre  détermina  le  gou- 
verneur de  Rome  à  faire  une  sortie  ;  c'était  ce  qu'at- 
tendaient les  conjurés;  à  peine  les  troupes  napoli- 


taines eurent-elles  franchi  les  murailles  que  le  tocsin 
du  Capitole  s'ébranla  pour  appeler  le  peuple  à  la 
révolte;  en  même  temps  Malatesta  revint  sur  ses  pas, 
chargea  vigoureusement  les  soldats  de  Ladislas,  et 
les  rejeta  dans  la  ville,  où  ils  furent  massacrés  par 
les  insurgés;  le  comte  de  Troyes  eut  à  peine  le  temps 
de  se  réfugier  dans  le  palais  des  Golonna,  d'où  on 
le  fit  échapper  pendant  la  nuit,  déguisé  en  moine.  » 
Devenu  maître  de  Rome,  le  cardinal  Ralthasar 
Gossa  songea  à  se  préparer  les  moyens  de  parvenir 
au  pontificat;  et  comme  pour  l'exécution  do  ses  jjjans 
il  était  nécessaire  (ju'Alexandre  ne  vînt  pas  dans  la 
ville  apostolique,  il  se  rendit  à  Pise  auprès  du  saint- 
père  et  l'engagea  à  passer  l'hiver  à  Bologne,  pour 
attendre  que  l'agitation  qui  régnait  à  Rome  eût  en- 
tièrement cessé.  Suivant  son  habitude,  le  pontife 
obéit  au  cai'diual  ;  et  malgré  les  neiges  et  l'es  glaces, 
il  partit  avec  toute  sa  cour  pour  Bologne.  Peu  de 
jours  après  son  arrivée,  il  reçut  une  députation  com- 
posée des  préfets  régionnaires,  de  dix  évoques,  et  de 
plusieurs  seigneurs  romains,  qui  lui  présentèrent  les 
clés  de  la  ville  sainte,  le  suppliant  au  nom  du  peu- 
ple de  venir  prendre  possession  du  N'atican.  Le  pon- 
tife, désirant  répondre  à  l'empressement  des  ambas- 
sadeurs, se  détermina,  contre  l'avis  de  son  ministre, 
à  changer  ses  di-spositions  précédentes  et  à  partir 
immédiatement  pour  Rome.  En  même  temps  il  ren- 
dit un  décret  pour  avancer  la  tenue  du  jubilé,  qui 
était  une  source  de  fortune  pour  les  habitants. 

Mais  le  cardinal  Ralthasar  avait  décidé  que  le  pape 
ne  retournerait  plus  dans  la  ville  siante,  et  qu'il  re- 
cevrait lui-même  les  honneurs  du  triomphe  que  les 
Romains  préparaient  à  Alexandre.  En  conséquence, 
,1a  veille  du  départ,  qui  avait  été  fixé  pour  le  3  mai  1410, 
il  lui  fit  administrer,  par  Daniel  de  Sainte-Sophie, 
son  médecin  ordinaire,  un  clystère  empoisonné  dont 
il  mourut  dans  la  nuit. 

Dès  le  lendemain,  Daniel  anéantit  les  preuves  du 
crime  en  enlevant  les  entrailles  de  sa  victime  sous 
prétexte  d'embaumer  le  corps.  «  Ensuite,  dit  André 
du  Chêne,  ce  vénérable  pontife  fut  transporté  dans 
la  salle  où  s'assemblait  le  consistoire;  et  il  resta  ex- 
posé la  face  découverte,  les  pieds  nus  et  le  reste  du 
corps  revêtu  des  ornements  sacerdotaux.  Ses  armes 
étaient  placées  aux  quatre  coins  de  son  cercueil,  et 
pendant  neuf  jours  on  célébra  neuf  fois  sur  lui  l'of- 
lice  des  morts,  en  présence  des  cardinaux,  des  pa- 
triarches, des  évèques,  des  abbés,  des  docteurs  et  du 
nombreux  clergé  qui  composait  sa  cour.  Au  dixième 
jour,  les  cardinaux  do  Tluiry,  de  Viviers,  de  Malle 
et  de  Gossa  (son  assassin)  l'enlevèrent  sur  leurs 
épaules  et  le  transportèrent  au  cloître  des  Corde- 
liers,  où  il  fut  inhumé  avec  toutes  les  solennités  dans 
le  sanctuaire  de  l'église.  >> 

Pendant  le  cours  de  ce  règne,  qui  dura  un  peu 
moins  d'une  année,  il  ne  se  passa  aucun  événement 
important;  el  quoi([ue  les  cardinaux  eussent  nommé 
un  troisième  pape,  le  schisme  n'en  continua  pas 
moins  à  subsister,  et  les  deux  papes  Benoit  XIII  et 

'   tirégoire  XII  ne  s'en  montrèrent  que  plus  obstinés 

I   dans  leurs  prétentions. 


HISTOIUE    DES     PAPES 


^ 


■f'^:je 


Le  cardinal  Balthasar  Cossa  s'empare  de  la  tiare.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Jean  XXIII  lait  son  entrée  dans  Rome. 
—  11  donne  la  couronne  impériale  à  Sigismond.  —  Le  pajje  demande  des  subsides  à  la  France.  —  Opposition  de  l'Université 
contre  la  levée  des  décimes.  —  Victoire  de  Louis  d'Anjou  sur  Ladislas.  —  Traité  entre  le  saint-père  et  le  roi  de  Naples. —  Con- 
cile de  Rome.  —  Aventure  singulière  d'un  hibou.  —  Bulle  contre  les  sectaires  de  Wiclef.  —  Exactions  de  Jean  .XXIII.  — 
Conduite  de  Benoît  XIII  en  Espagr.e.  —  Histoire  de  l'inquisition  d'Espagne.  —  Le  saint-office  et  ses  familiers.  —  .\ccord  de 
Benoît  XIII  avec  les  juifs. —  Ladislas  s'empare  de  Rome. —  Fuite  du  pape  et  des  cardinaux.  —  Négociations  entre  Jean  XXIII 
et  Sigismond.  —  Ladislas  est  empoisonné  à  l'instigation  du  pape  par  une  de  ses  conculiines.  —  Concile  de  Constance.  — •  Intri- 
gues du  pipe.  —  .\ccusations  atroces  portées  contre  Jean  XXIII.  —  Arrestation  et  déposition  du  pape.  —  Grégoire  XII  fait 
une  cession  solennelle  de  ses  droits  à  la  papauté.  —  Décret  contre  Benoit  XIII.  —  Supplice  de  Jean  de  Hu.s  et  de  Jérôme  de 
Prague.  —  Élection  d'un  quatrième  pontife. 


Pendant  les  neuf  jours  qui  précédèrent  la  tenue 
du  conclave,  les  cardinaux  se  jetèrent  dans  les  bri- 
gues accoutumées  pour  acheter  ou  pour  vendre  des 
voix.  Plus  haiiLle  que  ses  collègues,  Balthasar  Gossa 
se  forma  un  parti  formidable  dans  le  peuple  bolo- 
nais, en  faisant  des  distributions  de  grains  et  d'ar- 
S^ent;  il  rattacha  également  à  ses  intérêts  Louis  III, 
duc  d"Anjou,  en  lui  promettant  son  concours  pour  la 
conquête  de  Naples  ;  ensuite  il  fit  cerner  Bologne 
par  des  compagnies  franches,  dont  il  savait  que  la 
présence  était  un  sujet  de  terreur  pour  ses  collègues. 

Gela  fait,  Balthasar  Gossa  convoqua  le  conclave 
pour  le  Ik  mai  1410;  il  s'y  présenta  dans  le  cos- 
tume d'un  forban,  revêtu  d'une  cotte  de  mailles,  un 
glaive  au  côté,  et  vint  prendre  sa  place  au  miliwudes 
cardinaux,  les  menaçant  de  sa  colère  s'ils  osaient 
nommer  un  pape  qui  ne  fût  pas  de  sa  convenance. 
Tous  les  prélats,  glacés  par  la  frayeur,  écoutaient 
en  silence  les  blasphèmes  de  cet  abominable  assas- 
sin; enfin  un  d'entre  eux  proposa  d'élever  le  cardinal 
de  Malte  au  souverain  pontificat.  —  Non,  je  le  re- 
jette, cria  Balthasar.  D'autres  cardinaux  présentè- 
rent successivement   l'évêque  de  Palestine,    le  mé- 


tropolitain de  Ravenne,  l'archevêque  de  Bordeaux  ; 
Balthasar  les  refusa  tous.  Enfin  les  membres  du 
conclave,  interdits  et  tremblants,  ne  songeant  plus 
qu'à  leur  propre  siireté,  le  prièrent  de  leur  désigner 
le  cardinal  qu'il  désirait  nommer  pape. —  Eh  bien! 
qu'on  me  donne  le  manteau  pontifical,  leur  répon- 
dit-il, et  j'en  couvrirai  le  seul  cardinal  qui  soit  digne 
de  le  porter  1  Angelo  de  Lodi  s'empressa  de  le  lui 
présenter.  Aussitôt  il  s'en  revêtit,  et  étendant  le  bras 
vers  la  tiare  :  «  Je  suis  pape!  »  s'écria-t-il.  Ensuite 
il  se  rendit  à  la  cathédrale  pour  les  cérémonies  de  la 
chaise  percée,  et  se  fit  couronner  sous  le  nom  de 
Jean  XXIII. 

Théodoric  de  Niem  dit  positivement  «  que  le  saint- 
père  était  un  intrus,  qu'il  avait  rompu  la  porte  ponti- 
ficale avec  une  hache  d'or,  et  qu'il  avait  fermé  la 
gueule  des  cerbères  qui  en  gardaient  le  seuil,  en 
leur  jetant  les  débris  de  ses  festins  pour  les  empê- 
cher d'aboyer  contre  lui.  » 

Balthasar  de  Gossa  ou  de  la  Guisse  était  de  Naples 
et  d'une  famille  noble;  ses  parents,  malgré  les  in- 
clinations martiales  qu'il  manifestait  dès  son  enfance, 
l'avaient  fait  entrer  dans  un  monastère;  aussi  n'y  fit- 


AnfkMuIrel^rarU. 


^ 


JEAN    XXIII 


289 


Les  mystères  du  Vatican 


il  pas  un  long  séjour.  Après  son  évasion  du  couvent, 
il  s'enrôla  dans  une  Iroupe  d'écumeurs  de  mer,  qui 
exploitaient  les  côtes  de  l'Italie  inférieure  pendant 
les  «nuerres  de  Ladislas  el  de  Louis  d'Anjou.  Il  de- 
vint bientôt  le  chef  de  ces  corsaires  et  se  distingua 
par  des  atrocités  effroyables  :  sans  foi,  sans  honte, 
sans  remords,  méprisant  toutes  les  lois  divines  et 
humaines,  Balthasar  possédait  au  plus  haut  de- 
gré les  qualités  qui  font  en  temps  de  guerre  les 
II 


grands  capitaines,  ceux  qu'on  nomme  lesconquéranls, 
et  en  temps  de  paix  les  grands  scélérats. 

Quand  les  victoires  de  Ladislas  eurent  rétabli  le 
calme  dans  les  royaumes  de  Naples  et  de  Sicile,  il 
fut  forcé  de  renoncer  à  son  métier  de  forban;  alors 
il  songea  à  se  faire  jirètrc  et  vint  à  l'université  do 
Bologne,  où  il  acheta  le  bonnet  de  docteur;  plus 
tard,  Boniface  IX  lui  vendit  l'archidiaconat  de  celte 
ville.  Bientôt  il  se  fatigua  de  cette  résidence  el  vint 

!25 


290 


HISTOIRE    DES    PAPES 


à  la  cour  do  Rome,  où  il  s'éleva  jusqu'à  la  dignité 
de  cardinal  ot  de  cauiérier  secret,  en  récoin jiense 
d'infâmes  complaisances  ponr  le  pape  Boniface.  Ses 
nouvelles  fonctions  lui  donnèrent  une  immense  in- 
fluence, dont  il  profita  pour  récupérer  les  sommes 
considérables  qu'il  avait  dépensées  dans  les  lu- 
panars de  Bologne;  il  se  fit  nommer  colleclcur  gé- 
néral du  saint-siége,  envoya  des  quêteurs  dans  toute 
l'Europe,  rançonna  les  ccclésiasti{[ues  d'Allemagne, 
de  Danemark,  de  Suède,  de  Norvège,  sous  la  me- 
nace de  les  reléguer  dans  des  provinces  éloignées  de 
leurs  Eglises;  les  contraignit  de  lui  acheter  des  in- 
dulgences, des  absolutions,  des  reliques,  des  béné- 
fices, des  aunatcs  et  des  commendes  ;  enfin  le  camé- 
rier  fit  si  bien  jouer  tous  les  ressorts  de  la  fourberie 
sacerdotale  qu'en  moins  de  deux  ans  il  se  trouva 
plus  riche  que  le  pape,  et  qu'il  put  alors  acheter 
l'impunité  de  ses  crimes.  Et  du  reste  il  ne  se  faisait 
point  faute  d'en  commettre ,  car  l'on  comptait  à 
Rome  un  nombre  prodigieux  de  jeunes  religieuses 
qu'il  avait  déflorées  en  s'introduisant  nuitamment 
dans  leurs  cellules;  on  racontait  qu'il  entretenait  un 
commerce  incestueux  avec  la  femme  de  son  frère  ;  on 
l'accusait  d'avoir  violé  trois  jeunes  seours  dont  la 
plus  âgée  n'avait  pas  douze  ans,  et  d'avoir  encore 
abusé  de  la  mère,  du  fils  et  du  père  ! 

Le  scandale  de  ses  débauches  devint  si  grand,  que 
Boniface  lui-même,  cet  éhonlé  sodomite,  fut  obligé 
de  l'éloigner  de  sa  cour;  il  lui  donna  une  mission  à 
l'extérieur,  et  le  chargea  de  faire  rentrer  dans  le  de- 
voir les  Bolonais  qui  s'étaient  révoltés  contre  le  saint- 
siége.  Le  cardinal-légat  se  mit  à  la  tète  des  troupes 
pontificales,  battit  les  Visconti,  qui  venaient  au  se- 
cours des  insurgés,  et  s'empara  de  la  ville  ;  alors  il 
se  trouva  maître  absolu,  et  put  donner  un  libre 
cours  à  ses  passions  désordonnées.  Bientôt  il  n'exis- 
ta plus  dans  Bologne  un  adolescent  ou  une  jeune 
fille,  quel  que  fût  son  rang  ou  la  noblesse  de  sa  fa- 
mille, qui  pût  se  croire  à  l'abri  des  poursuites  de  cet 
infâme  prêtre;  les  pères  et  les  mères  qui  osaient 
disputer  leurs  enfants  aux  pourvoyeurs  du  cardinal 
étaient  plongés  dans  les  cachots  de  l'inquisition  ;  et 
l'on  assure  même  que  ce  monstre,  par  un  raffine- 
ment de  lubricité,  abusait  des  enfants  en  présence 
des  parents,  et  pendant  que  ses  victimes  se  tordaient 
sous  les  tenailles  ardentes  des  bourreaux  !  !  ! 

Après  la  mort  de  Boniface  IX,  protecteur  de  Bal- 
ihasar  Cossa ,  les  Bolonais  conçurent  l'espérance 
d'être  délivrés  de  leur  tyran,  et  envoyèrent  des  am- 
bassadeurs à  Innocent  VII,  pour  lui  offrir  des  sommes 
énormes  afin  de  l'intéresser  en  leur  faveur  et  pour 
obtenir  le  rappel  du  légat.  Malheureusement  Bal- 
thasar  fut  instruit  de  la  négociation  ;  il  envoya  immé- 
diatement à  Rome  le  double  de  la  somme  proposée 
au  saint-père,  et  fit  avorter  les  p/ojets  de  ses  ennemis; 
les  principaux  citoyens,  qu'il  soupçonna  d'avoir  trem- 
pé dans  ce  complot,  furent  déférés  aux  triljunaux  de 
l'Inquisition,  leurs  biens  confisqués  et  eux-mêmes 
décapités  par  son  ordre. 

Le  règne  d'Innocent  VII  s'écoula  sans  amener  au- 
cun changement  pour  les  infortunés  Bolonais  ;  enfin 
sous  le  pontificat  de  Grégoire  XII,  son  successeur, 
quelques  citoyens  courageux  osèrent  encore  réclamer 
son   expulsion.  Grégoire  fulmina  contre  le  coupable 


légal  une  sentence  d'anathème  et  le  révo(|ua  de  ses 
fonctions;  mais  celui-ci,  loin  de  se  soumettre  aux 
ordres  du  saint-père,  intrigua,  distribua  de  l'argent 
aux  autres  cardinaux,  les  détacha  de  son  parti,  et 
les  détermina  à  se  réunir  en  concile  jiour  élire 
un  nouveau  pape.  Les  Florentins,  gagnés  par  ses 
promesses ,  autorisèrent  la  tenue  d'un  synode 
dans  la  ville  de  Pise,  et  le  résultat  de  cette  as- 
semblée fut  la  déposition  de  Grégoire  et  l'élection 
de  Pierre  Philargi.  Nous  avons  vu  comment  le  car- 
dinal Ballhasar  avait  exercé  la  souveraine  autorité 
sous  ce  nouveau  pape,  et  de  quelle  manière  il  s'était 
défait  d'Alexandre  V  pour  s'emparer  de  la  tiare. 

Dès  le  lendemain  de  son  élection,  le  saint-père, 
par  reconnaissance  du  service  que  lui  avait  rendu 
le  médecin  Daniel,  l'empoisonna  avec  du  vin  de  Chy- 
pre; ensuite  ses  émissaires  partirent  pour  Rome,  et 
introduisirent  dans  la  cité  apostolique  une  foule  de 
bandits  qui  brisèrent  les  statues  de  Grégoire,  déchi- 
rèrent ses  portraits  dans  les  basiliques,  et  rempla- 
cèrent ses  armoiries  par  celles  de  Jean  XXIII.  Inti- 
midés par  ces  démonstrations,  les  sénateurs  en- 
voyèrent une  députalion  à  Pise,  pour  prêter  serment 
d'obédience  et  de  fidélité  à  Balthasar,  et  pour  le 
supplier  de  venir  prendre  possession  du  Vatican.  Le 
rusé  pontife  eut  d'almrd  l'air  de  ne  point  se  soucier 
de  leurs  offres;  ensuite  il  feignit  de  céder  aux  solli- 
citations des  ambassadeurs,  et  annonça  qu'il  con- 
sentait à  retourner  à  Rome. 

Huit  jours  après,  Jean  XXIII  faisait  son  entrée 
dans  la  ville  sainte,  accompagné  de  ses  cardinaux  et 
suivi  d'une  armée  formidable.  Le  jour  de  son  arrivée 
il  célébra  l'office  divin  dans  la  basilique  de  Saint - 
Pierre,  et  bénit  solennellement  la  bannière  de  l'E- 
glise, qu'il  confia  à  la  garde  de  Louis  d'.Vnjou;  il 
bénit  également  l'étendard  du  sénat  et  du  peuple,  et 
le  donna  à  Paul  des  Ursins,  en  le  nommant  grand 
gonfalonier  et  généralissime  des  troupes  du  saint- 
siége.  Le  soir,  il  donna  une  fête  magnifique  dans  la- 
quelle fut  déployé  tout  le  luxe  des  saturnales  des 
Néron  et  des  Caligula  ;  et  le  lendemain,  à  son  ré- 
veil, pour  avoir,  sans  doute,  plus  d'un  point  de  res- 
semblance avec  ces  tyrans,  il  fit  décapiter  plusieurs 
seigneurs  et  magistrats  qu'il  soupçonnait  de  favoriser 
son  compétiteur  Grégoire. 

Ces  exécutions  sanglantes  ne  suspendirent  pas 
néanmoins  les  réjouissances  publiques,  et  le  saint- 
père  continua  pendant  un  mois  entier  à  donner  à  ses 
hôtes  le  spectacle  de  ses  dégoûtantes  orgies.  Toute- 
fois Jean  XXIII  eut  à  repousser  une  tentative  de 
Ladislas  qui,  informé  du  mécontentement  géné- 
ral, avait  conçu  l'espoir  de  reprendre  Rome  par  un 
coup  hardi,  et,  à  la  faveur  delà  nuit,  avait  débarqué  à 
Ûslie  avec  cinq  mille  chevaux  et  trois  mille  hommes 
de  pied.  Déjà  le  prince  apercevait  les  murailles  de  la 
ville  sainte,  lorsque  Paul  des  Ursins  déboucha  tout 
à  coup  par  un  défilé  à  la  tête  de  quinze  cents  cava- 
liers, prit  ses  troupes  en  flanc  et  les  tailla  eupièces; 
le  roi  avait  été  vendu  par  son  confesseur,  et  son  pro- 
jet avait  été  livré  à  ses  ennemis. 

Cette  victoire  assura  à  Jean  XXIII  une  grande 
prépondérance  en  Italie  et  dans  les  autres  royaumes; 
il  fut  reconnu  comme  pape  légitime  en  France,  en 
Angleterre,  et  bientôt  en  Allemagne,  où  l'empereur 


JEAN    XXIII 


291 


Robert,  qui  venait  de  mourir,  laissait  le  champ 
libre  aux  ambitions.  Jean  envoya  des  nonces  aux 
électeurs  pour  les  engager  à  nommer  roi  des 
Romains  le  frère  de  Vencelas,  Sigismond  de  Luxem- 
bourg, déjà  souverain  de  Hongrie,  qu'il  affirmait 
être  le  seul  capable  de  relever  la  puissance  de  l'E- 
glise et  de  l'empire.  Le  motif  réel  (lui  déterminait  le 
pape  à  favoriser  cette  élection,  était  le  désir  de  se 
ménager  l'appui  d'un  souverain  puissant  et  ennemi 
de  Ladislas.  Sa  politique  lui  réussit  à  merveille;  des 
ambassadeurs  hongrois  vinrent  aussitôt  en  Italie 
renouveler  leur  serment  d'obédience  devant  la  Con- 
fession de  saint  Pierre,  et  solliciter  en  même  temps 
le  secours  des  armes  temporelles  et  spirituelles  de 
l'Église  contre  les  ennemis  de  Sigismond  et  parti- 
culièrement contre  les  Vénitiens. 

Balthasar  s'engagea  à  fulminer  les  anatlièmes  les 
plus  terribles  contre  Venise,  sous  la  condition  tou- 
tefois que  le  roi  de  Hongrie  lui  restituerait  les  do- 
maines capturés  par  ses  prédécesseurs,  et  qu'il  lui 
payerait  les  redevances  tombées  en  désuétude  de- 
puis les  derniers  troubles.  Il  publia  alors  une  bulle 
qui  conférait  la  légation  du  royaume  à  Branda  de 
Castiglione,  évêque  de  Plaisance ,  avec  ses  pleins 
pouvoirs  pour  faire  exécuter  les  conditions  du  traité. 
Il  envoya  ensuite  en  France  le  métropolitain  de  Pise 
et  l'évèque  de  Senlis  en  qualité  de  nonces,  et  les 
autorisa  à  lever  les  décimes  sur  les  bénéfices  ecclé- 
siastiques, et  à  s'emparer  des  héritages  des  évèques 
et  des  archevêques  morts  depuis  son  exaltation. 

Néanmoins,  avant  de  mettre  ce  dernier  projet  à 
exécution,  il  chercha  à  se  rendre  favorables  les  doc- 
teurs de  l'Université,  et  il  leur  accorda  de  grands 
privilèges.  Mais  ses  démarches  n'eurent  pas  le  ré- 
sultat qu'il  en  attendait;  le  coi'ps  universitaire  re- 
poussa les  prétentions  du  saint-père,  et  dans  une 
assemblée  solennelle  prit  les  conclusions  suivantes  : 
«  Il  ne  sera  accordé  en  France  aucun  subside  au  pape; 
et  s'il  veut  contraindre  les  citoyens  par  la  force  tem- 
porelle ou  par  les  censures  spirituelles  à  lui  payer 
un  tribut,  ses  collecteurs,  ses  légats  et  lui-même  se- 
ront déclarés  ennemis  du  r9i,  et  punis  comme  tels 
dans  leurs  biens  et  dans  leurs  personnes.  » 

Cette  décision  eiit  découragé  tout  autre  que 
Jean  XXIII  ;  mais  un  prêtre  ne  renonce  pas  aussi  faci- 
lement à  ses  desseins  ;  il  changea  seulement  ses 
batteries.  Ne  pouvant  dépouiller  les  peuples  sous  le 
prétexte  des  dîmes,  il  adressa  au  roi  Charles  et  à 
l'Université  des  lettres  suppliantes  pour  leur  réclamer 
des  secours  en  hommes  et  en  argent,  afin  qu'il  piît 
résister  aux  ennemis  de  l'Église,  qui  s'étaient  réunis, 
disait-il,  à  l'impie  Ladislas  pour  rétablir  l'antipape 
Grégoire  XII  sur  le  saint-siége.  Il  adressa  également 
des  bulles  aux  évèques  du  royaume  et  au  Parlement 
de  Paris,  affirmant  au  nom  du  Christ,  que  si  on  ne 
lui  envoyait  pas  d'argent,  il  lui  serait  impossible  de 
sauver  la  religion  de  l'abîme  oiî  le  schisme  l'avait 
précipitée.  Jean  mendia  avec  une  onction  si  persua- 
sive, que  les  seigneurs,  les  prélats,  le  Parlement  et 
l'Université  elle-même  consentirent  à  lui  accorder 
quelques  secours. 

Sa  Sainteté  fut  plus  heureuse  en  Provence,  en 
Savoie,  dans  le  Portugal,  dans  r,\chaïe,  dans  la 
Macédoine  et  dans  les  îles  de  la  mer  Egée  qui  étaient 


encore  au  pouvoir  des  chrétiens;  les  princes  qui 
gouvernaient  ces  contrées  autorisèrent  le  pape  à  lever 
des  décimes  sur  le  clergé  et  à  piller  les  fidèles  ;  cô 
qui  le  mit  en  état  de  poursuivre  ses  projets  contre 
Ladislas.  Il  fut  du  reste  fort  bien  secondé  par  Louis 
d'Anjou,  qui  avait  hâte  de  réunir  sur  sa  tête  la  dou- 
ble couronne  de  Naples  et  de  Sicile;  les  deux  alliés 
rassemblèrent  leurs  forces  et  marchèrent  contre  les 
troupes  du  roi  de  Naples,  qu'ils  rencontrèrent  sur 
les  bords  du  Garigliano. 

Dans  la  nuit,  l'armée  des  confédérés  passa  la  ri- 
vière, partie  à  gué  et  partie  sur  des  pontons,  et  tomba 
sur  les  troupes  de  Ladislas  à  la  pointe  du  jour. 
«  L'attaque  commença  de  part  et  d'autre  avec  des 
cris  terribles,  dit  le  moine  de  Saint-Denis  dans  sa 
chronique;  au  même  instant,  l'air  fut  obscurci  d'un 
nuage  de  traits  qui  portèrent  la  mort  dans  tous  les 
rangs.  Alors  les  combattants  se  joignirent  et  s'atta- 
quèrent à  l'arme  blanche,  avec  une  fureur  telle  que 
les  soldats  paraissaient  èli'e  des  bêtes  féroces  plutôt 
que  des  hommes  ;  il  y  eut  une  mêlée  affreuse,  dans 
laquelle  on  ne  voyait  que  des  épées,  des  lances  et 
des  haches  qui  se  levaient  et  s'abaissaient  avec  la 
rapidité  de  l'éclair.  Les  ruses  de  guerre  furent  ou- 
bliées ;  soldats  et  chefs,  tous  ne  songeaient  qu'à 
égorger  ;  enfin  le  nombre  triompha  ;  les  bandes  de 
Ladislas  furent  taillées  en  pièces,  et  lui-même  ne 
put  échapper  au  vainqueur  qu'en  se  sauvant  dans  un 
château  voisin,  appelé  Roche-Sèche,  où  il  avait  trois 
mille  hommes  de  réserve.  Lorsque  le  carnage  eut 
cessé,  le  pillage  commença;  et  l'inepte  Louis  d'An- 
jou, au  lieu  de  poursuivre  les  débris  de  l'armée  sici- 
lienne et  de  profiter  de  la  victoire  qu'il  avait  rem- 
portée ,  s'endormit  dans  l'enivrement  du  succès  et 
retourna  triomphalement  à  Rome,  traînant  à  sa  suite 
ses  prisonniers  et  les  étendards  enlevés  à  Ladislas. 
Il  fut  reçu  à  son  entrée  dans  la  ville  sainte  par  le 
pontife,  entouré  de  ses  cardinaux  et  d'un  nombreux 
clergé  ;  le  porche  de  la  basilique  de  Saint-Pierre  fut 
pavoisé  comme  pour  un  triomphateur,  et  les  drapeaux, 
encore  tout  souillés  de  sang,  furent  arborés  sur  le 
maître-autel.  » 

Balthasar  renouvela  ensuite  les  anatbèmes  pro- 
noncés contre  le  prince  vaincu,  excommunia  ses  des- 
cendants jusqu'à  la  troisième  génération,  les  déclara 
déchus  des  trônes  de  Naples  et  de  Jérusalem ,  et 
couronna  solennellement  le  vain([ueur.Mais  pendant 
que  l'on  célébrait  par  des  fêtes  le  succès  du  prince 
français,  çon  compétiteur  raUiait  les  débris  de  son 
armée  et  levait  de  nouvelles  troupes  ;  de  sorte  qu'il 
fut  bientôt  en  état  de  tenir  la  campagne  et  de  re- 
prendre les  hostilités,  tandis  que  Louis  d'Anjou,  qui 
avait  laissé  son  armée  se  désorganiser,  se  trouva  dans 
l'impossibilité  de  lutter  contre  Ladislas,  et  fut  obligé 
de  repasser  en  France. 

Jean  XXIII,  qui  se  voyait  exposé  par  ce  départ 
précipité  à  de  cruelles  représailles,  songea  à  sa  sûreté 
personnelle,  et  se  hâta  d'envoyer  des  agents  secrets  à 
Ladislas  pour  négocier  la  paix  ;  le  prince,  qui  était 
encore  sous  l'impression  de  sa  défaite,  accueillit  avec 
joie  les  propositions  du  pape,  et  conclut  un  traité 
dont  les  conditions  étaient  également  honteuses  pour 
les  deux  partis.  Balthasar  reconnaissait  Ladislas  lé- 
gitime roi  de  Naples,   s'engageait  à  le  remettre  en 


292 


HISTOIRE     DES     PAPES 


possession  de  la  Sicile,  et  à  lui  fournir  des  troupes; 
il  le  nommait  grand  gonfalonier  de  TEglise  romaine, 
et  attachait  à  le  titre  une  pension  de  deux  cent  mille 
ducats,  liyi)otlu'i[uée  sur  les  viles  d'Ascoli,  île  Vi- 
terbe,  de  Pérouse  et  de  Bénévent:  enfin  il  lui  Taisait 
l'entière  remise  de  la  rente  de  quarante  mille  ducats 
que  Naples  devait  au  saint-siége  depuis  dix  années. 
De  son  côté,  Ladislas  s'engageait  à  reconnaître 
Jean  XXIII  seul  légitime  souverain  de  rÊij;lise  ;  il 
faisait  serment  de  contraindre  Grégoire  XII  à  renon- 
cer au  pontificat,  en  lui  donnant  en  échange  une 
pension  de  cinquante  mille  ducats,  le  gouvernement 
delà  Marche  dAncône,  et  trois  chapeaux  de  cardinaux 
pour  ses  parents. 

En  conséquence  de  ce  singulier  traité,  le  prince 
signa  la  déclaration  suivante  :  «  Après  avoii-  douté 
(pielque  temps  de  la  régularité  de  lu  promotion  de 
IJalthasar  Cossa  à  la  chaire  apostolique,  nous  avons 
recherché  les  lumières  de  la  vérité,  et  il  a  plu  à  Dieu 
de  nous  faire  connaître  que  Jean  XXIII  avait  été  élu 
canoniquement.  C'est  pourquoi,  en  notre  nom  et  en 
celui  de  tous  nos  sujets  nous  lui  prêtons  serftent 
d'obédience  et  de  fidélité.  » 

Pendant  la  conclusion  de  ce  marché  entre  l'autel 
et  le  trône,  Grégoire  se  trouvait  enfermé  à  Gaëte, 
sous  la  protection  du  prince  qui  venait  de  le  vendre 
à  son  ennemi.  Quoique  prisonnier,  le  saiul-père  ne 
voulut  pas  céder,  et  dès  qu'il  eut  connaissance  de 
cette  trahison  insigne,  il  assembla  sa  cour  afin  de 
déterminer  le  meilleur  parti  à  prendre  pour  échapper 
au  péril. 

On  décida  immédiatement  que  le  pape  et  ses  car- 
dinaux s'embarqueraient  pour  la  Marche  d'Ancône  et 
iraient  réclamer  l'appui  de  Charles  Malatesta,  duc  de 
la  province.  Grégoire  vint  en  effet  fixer  sa  résidence 
à  Rimini,  d'où,  selon  la  coutume  des  papes,  il  fou- 
droya d'anathèmes  tous  ses  comiétiteurs  ainsi  que 
leurs  adhérents. 

Depuis  son  traité  avec  le  roi  de  Naples,  Jean  XXIII 
gouvernait  Rome  en  despote  absolu,  accablant  les 
citoyens  d'exactions,  et  n'épargnant  ni  ses  cardinaux 
ni  les  officiers  de  sa  cour,  car  Théodoric  de  Niem 
rapporte  qu'il  invitait  les  ecclésiastiques  de  son  obé- 
dience à  des  festins  pour  faire  un  appel  à  leur  bourse, 
sous  le  nom  de  collecte  de  la  cène.  «Voici,  ajoute 
l'auteur,  comment  le  saint-père  s'y  prenait  :  Il 
faisait  verser  à  ses  convives  des  vins  généreux,  et 
quand  l'ivresse  avait  gagné  toutes  les  tètes,  il  appe- 
lait des  camériers  qui  présentaient  des  urnes  vides 
dans  lesquelles  chacun  mettait  son  offrande.  Ceux 
qui  se  dispensaient  d'assister  aux  orgies  deB  ilthasar 
Cossa  n'échappaient  point  pour  cela  à  sa  cupidité; 
les  officiers  de  la  chambre  apostolique  venaient  le 
lendemain  leur  présenter  des  quittances  de  sommes 
empruntées  au  saint-père;  ceux  qui  prétendaient  ne 
point  avoir  de  dettes  étaient  immédiatement  arrêtés, 
conduits  dans  les  cachots  du  ^■atican,et  torturés  par 
les  inquisiteurs,  qui  les  forçaient,  selon  l'expression 
pittoresque  de  Jean,  «  à  délier  la  bourse.  » 

II  établit  en  outre  des  impôts  sur  le  vin,  sur  les 
blés,  sur  le  sel,  et  même  sur  la  main-d'œuvre  des 
artisans,  enfin,  à  l'exemple  des  rois  de  France,  il 
altéra  les  monnaies  et  ruina  entièrement  le  commerce 
de  l'Italie  inférieure.  Toutes  les  richesses  qu'il  arra- 


chait aux  peuples  étaient  partagées  entre  ses  concu- 
bines et  ses  mignons,  ou  étaient  englouties  dans  des 
travaux  de  bâtisses  inutiles  ou  ridicules;  c'est  ainsi 
qu'il  dépensa  des  sommes  prodigieuses  pour  faire 
relever  la  muraille  intérieure  du  bourg  de  Saint- 
Pierre,  et  pour  faire  pratiquer  un  chemin  dérobé 
entre  les  parois  des  murailles,  afin  de  pouvoir  intro- 
duire secrètement  dans  son  palais  les  victimes  de  ses 
débauches  ou  de  sa  tyrannie. 

Malgré  lu  paix  apparente  qui  existait  entre  le  pon- 
tife et  le  roi  de  Naples,  ces  deux  ambitieux  ne  s'en 
faisaient  pas  moins  une  guerre  secrète,  comme  il  fut 
aisé  de  le  voir  à  l'occasion  du  concile  qui  avait  été 
convoqué  au  Vatican  pour  confirmer  les  actes  du 
synode  dcPise.  Le  prince  défendit  àJean  de  retarder 
l'époque  de  celte  assemblée,  et  sur  son  refus  d'op- 
tempérer  à  ses  désirs,  il  fit  occuper  les  environs  de 
Rome  par  ses  troupes  et  empêcha  les  prélats  étran- 
gers d'entrer  dans  la  ville  sainte.  Il  en  résulta  que 
cette  réunion  fut  très-peu  nombreuse,  quoique  le 
pontife  lui  donnât  orgueillffusement  le  titre  de  con- 
cile œeuménii(ue. 

Clémangis  rapporte  un  incident  fort  bizarre  qui 
vint  malencontreusement  troubler  les  délibérations 
de  ce  conciliabule  :  «  Dès  l'ouverture  de  la  première 
session,  dit-il,  après  la  célébration  de  la  messe  du 
Saint-Esprit,  on  vit  tout  à  coup  un  hibou  s'envoler 
d'un  angle  de  l'église  et  venir  s'abattre  sur  la  dra- 
perie du  trône  pontifical,  d'où  il  regardait  fixement 
Jean  XXIII.  Chacun  des  prélats  manifestait  son  éton- 
nement  de  ce  que  cet  oiseau,  ennemi  de  la  lumière, 
sortait  en  plein  jour  de  sa  retraite  ;  les  uns  en  ti- 
raient de  funestes  présages,  les  autres  ne  pouvaient 
s'empêcher  de  sourire,  et  disaient  que  le  Saint-Esprit 
avait  pris  une  forme  étrange  pour  descendre  au  mi- 
lieu d'eux  ;  le  pape  seul,  dominé  par  une  crainte  su- 
perstitieuse, ne  put  soutenir  l'immobilité  du  regard 
fauve  du  hibou  ;  il  descendit  de  son  trône  et  sortit 
Je  la  basilique;  les  assistants  suivirent  son  exemple, 
et  laissèrent  le  champ  libre  à  l'oiseau  de  Minerve.  Le 
lendemain  la  même  scène  se  renouvela  ;  à  peine 
le  protonotaire  eut-il  commencé  la  lecture  du  pro- 
gramme du  concile,  que  le  hibou  prit  son  vol,  et 
après  avoir  fait  plusieurs  fois  le  tour  de  la  nef,  vint 
comme  la  première  fois  s'abattre  sur  le  dais  ponti- 
fical. Jean,  plus  maître  de  lui  que  la  veille,  resta 
calme,  et  ordonna  aux  Pères  de  tuer  cet  animal  qui 
venait  troubler  leurs  saintes  déhbérations.  Aussitôt 
les  cardinaux,  les  évêques,  les  abbés  poursuivirent 
le  hibou  en  jetant  après  lui  leurs  crosses  et  leurs 
bonnets,  le  traquèrent  de  toutes  parts  et  le  firent 
tomber  haletant  sur  le  maître-autel,  où  il  fut  écrasé 
par  un  cardinal.  » 

Le  calme  s'étant  rétabli  dans  l'assemblée,  on  re- 
prit le  cours  des  séances  ;  on  s'occupa  d'abord  de 
régulariser  les  préceptes  qui  commandaient  de  livrer 
aux  bourreaux  les  réformateurs  dont  les  doctrines 
étaient  contraires  aux  croyances  de  l'Église  romaine, 
et  tendaient  à  renverser  l'autorité  pontificale. 

Voici  la  bulle  qui  fut  rendue  à  cette  occasion  : 
«  Ainsi  donc,  comme  il  s'est  élevé  des  esprits  auda- 
cieux, des  docteurs  infâmes  qui  osent  condamner  la 
puissance  souveraine  que  le  vicaire  du  Christ  a  reçue 
de  Dieu  lui-même,  nous  les  dénonçons  aux  fidèles 


JEAN     XX III 


293 


comme  de.-,  cuiiupleurs  de  la  foi, 
qui  veulent  écraser  la  religion 
sous  les  débris  de  l'Eglise  el 
nous  rangeons  parmi  eux  les  com- 
mentateurs des  écrits  de  l'abomi- 
nable Jean  Wiclel',  cet  infâme  hé- 
résiarque qui  appelle  les  papes  de 
simples  évêques,  qui  les  accuse 
d'avoir  anéanti  les  dogmes,  le 
culte  et  la  morale  évangélique , 
et  d'avoir  assujetti  les  fidèles  aux 
pratiques  et  aux  pompes  du  pa- 
ganisme! Ce  rhéteur  philosophe 
a  tant  soufflé  son  esprit   de  cor- 


ruptmn  dans  toutes  les  écoles  de 
la  chrétienté  et  dans  les  univer- 
sités, nous  avons  résolu  de  sui- 
vre les  conseils  de  l'Apôtre  et 
d'exterminer  les  hérétiques  jus- 
qu'au dernier,  parce  qu'un  atome 
de  levain  suffit  pour  corrompre 
toute  la  pâte. 

«  Néanmoins,  avant  de  pronon- 
cer une  sentence  tenible  contre 
les  coupables,  nous  avons  voulu 
éclairer  notre  esprit  des  lumières 
de  nos  cardinaux,  de  nos  évêques 
et  do  nos  docteurs  orthodoxes;  et 


Marche  triomphale  des  Inquisiteurs  en  Espagne 


c'est  après  une  délibération  solennelle  que  nous  avons 
condamné  les  ouvrages  de  l'Anglais  Wiclef,  son  Dialo- 
gue, son  Trialogueetsesautres  opuscules,  comme  fau- 
teurs d'hérésies; en  conséquence  denotre  décision,  ils 
seront  briilés  publiquement  dans  tous  les  royaumes  de 
la  chrétienté;  et  les  adeptes  de  l'excommunié  seront 
livrés  au  saint  tribunal  de  l'Inquisition  ))our  être 
torturés;  car  le  Christ  a  dit  :  !Si  queliju'un  ne  de- 
meure pas  en  moi,  il  est  contre  moi;  il  sera  arra- 
ché comme  le  sarment;  il  deviendra  sec,  on  le  jettera 
au  feu  et  il  brûlera  !  •> 


C'était  la  première  fois  que  les  papes  rendaient  une 
bulle  contre  les  doctrines  réformistes,  qui  se  produi- 
saient déjà  sousla  dénomination  dellussisme,  du  nom 
de  Jean  Hus,  le  continuateur  de  Jean  Wiclef,  et 
qui  devaient  bientôt  séparer  les  chrétiens  d'Occident 
en  deux  sectes  puissantes,  les  protestants  et  les  ca- 
tlioli(|iu's  ou  ])apistes. 

Qudique  Jean  XX III parût  triompher  à  Rome,  ses 
compétiteurs  n'en  exerçaient  pas  moins  la  souveraine 
autorité  dans  leurs  résidences;  Grégoire  XII  fulmi- 
nait des  anathèmes   dans  la  Marche   d'Ancôue,   et 


294 


HISTOIRE     DES    PAPES 


Benoît  XIII  s'alTermissail  dans  le  loyauiuo  d'Aragon 
en  confirmant  rusurpation  de  Ferdinand,  comte 
d"Urgel,  et  en  lui  transmettant  les  droits  des  létri- 
timos  souverains  de  ce  royaume  sur  la  Sicile,  sur  la 
Sardais^ne  et  sur  l'île  de  Corse;  il  y  mettait  toutefois 
pour  condition  que  le  prince  lui  fournirait  chaque 
année  trois  galères  armées,  une  somme  de  cent 
mille  ducats  et  des  troupes  en  nombre  suffisant  pour 
sa  défense. 

Pierre  de  Luna,  ennuyé,  de  son  inaction,  voulut, 
pour  se  distraire,  convertir  les  juifs  arasfonais,  et 
indiqua  des  conférences  publiques  à  Tortose ,  alin 
de  confondre,  disait-il,  tous  les  docteurs  hébreux. 
Le  savant  rabbin  Salomon,  le  célèbre  Ben  Virga  et 
Vidal,  ainsi  que  plusieurs  Israélites  d'un  profond 
savoir,  se  rendirent  à  cette  assemblée.  Benoît  les  re- 
çut avec  une  grande  aménité,  et  leur  parla  en  ces 
termes  :  <■'  Honorables  Hébreux,  débris  d'une  nation 
autrefois  chérie  de  Jéliov;di,  et  maintenant  rejetée 
du  sein  de  Dieu,  enfants  de  David,  soyez  les  bienve- 
nus dans  le  temple  du  Christ,  et  osez  professer  avec 
courage  devant  nous  la  foi  de  Moïse.  »  Ensuite  il  fit 
la  lecture  d'un  long  sermon  commen<;ant  par  ces 
paroles  d'Isaïe  :  «  ^"enez,  débattons  nos  droits  har- 
diment.... Mais  si  vous  êtes  rebelles,  vous  serez  con- 
sumés par  l'épée.  » 

(^uand  il  eut  terminé  son  discours,  le  rabbin  Vidal 
prit  la  parole,  sans  être  effrayé  par  le  texte  mena- 
çant du  prophète,  et  rétorqua  tous  les  arguments  du 
pontife  avec  une  force  de  logique  et  une  élégance  de 
dialectique  qui  fit  l'admiration  des  assistants.  Au 
rapport  de  l'historien  juif  Abunstroc,  ses  coreligion- 
naires eurent  les  avantages  dans  cette  lutte  théolo- 
gique ;  au  contraire,  si  l'on  ajoute  foi  aux  assertions 
de  Surita,  auteur  des  Annales  d'Aragon,  et  au  chro- 
niqueur Nicolas  Antoine,  le  pape  obtint  un  succès 
prodigieux  et  convertit  des  juifs  par  milliers.  Cette 
dernière  opinion  n'est  guère  admissible,  puisque  ce 
fut  à  la  même  époque  que  Benoît  publia  ses  consti- 
tutions contre  les  Israélites,  fit  fermer  leurs  syna- 
gogues, leur  défendit  d'exercer  aucun  négoce  ni  de 
prêter  de  l'argent,  et  les  déféra  aux  tribunaux  de 
l'Inquisition,  celte  terrible  institution  qui  couvrait 
de  bûchers  le  sol  de  l'Espagne,  de  la  Gasiille,  de  la 
Navarre,  du  Portugal  et  de  l'.^ragon,  depuis  le  com- 
mencement du  quatorzième  siècle,  et  qui,  plusieurs 
fois  chaque  année,  renouvelait  ses  sacrifices  humains 
en  l'honneur  de  la  Divinité! 

Le  schisme  avait  bien  influé  sur  les  dominicains 
et  sur  les  familiers  du  saint  office,  puisque  les  uns 
reconnaissaient  Benoît,  les  autres  Grégoire  XII  ou 
Jean  XXIII,  mais  les  peuples  des  Espagnes  n'avaient 
rien  gagné  à  ces  débats.  Au  heu  d'un  grand  in([ui- 
siteur  ils  en  avaient  trois,  et  suivant  que  la  fortune 
favorisait  tel  ou  tel  parti,  celui  qui  triomphait,  vou- 
lant l'emporter  sur  son  devancier  par  la  magnificence 
des  auto-da-fé,  augmentait  le  nombre  des  victimes 
fpii  devaient  être  livrées  aux  flammes. 

Avant  l'arrivée  de  Benoît,  des  tribunaux  extraor- 
dinaires avaient  été  établis  par  ses  compétiteurs  dans 
les  provinces  des  Algarves  et  de  Valence,  afin  de 
multiplier  et  de  faciliter  les  recherches  des  inquisi- 
teurs; le  pape  les  suspendit  de  leurs  fonctions,  non 
par  un   motif  d'humanité,  mais   uniquement  parce 


qu'ils   étaient   ilévouo 
de  nouveaux  tribunaux. 


SCS  ennemis,  cl  il  institua 


Sa  bulle  indi((uait  les  règles  générales  que  de- 
vaient suivre  les  in([uisiteurs  dans  l'exercice  do  leur 
redoutable  ministère,  et  (juels  étaient  les  crimes  dont 
ils  devaient  poursuivre  la  vengeance. 

«  Par  notre  souveraine  autorité  et  au  nom  de  Ce- 
lui qui  nous  a  conféré  un  pouvoir  absolu  sur  la 
terre  et  dans  les  cieux,  nous  déclarons,  dit  le  saint- 
père,  entachés  d'hérésie,  et  nous  déférons  au  saint 
tribunal  de  l'Inquisition  : 

"  1"  Ceux  qui,  dans  leurs  blasplièmes ,  auront 
énoncé  des  principes  hétérodoxes  sur  la  toute-puis- 
sance ou  sur  les  attributs  de  la  Trinité  divine,  lors 
même  qu'ils  les  auraient  proférés  dans  l'emportement 
de  la  colère  ou  dans  le  délire  de  l'ivresse; 

«  2°  Ceux  qui  sont  adonnés  a  la  magie  noire,  aux 
divinations,  aux  enchantements,  aux  sortilèges,  et 
dans  leurs  opérations  se  servent  de  paroles  outra- 
geantes pour  la  religion  ; 

«  3°  Ceux  qui  font  des  pactes  avec  les  esprits  des 
ténèbres  pour  en  obtenir  des  faveurs,  et  qui  leur 
jurent  obéissance,  foi  et  adoration  sur  le  livre  inti- 
tulé la  Clavicule  de  Salomon; 

«  k"  Ceux  qui,  après  avoir  été  excommuniés,  res- 
tent une  année  entière  sans  racheter  leur  absolution, 
ni  satisfaire  à  la  pénitence  qui  leur  avait  été  imposée; 

«  5°  Ceux  qui  admettent  la  foi  orthodoxe,  mais 
qui  se  refusent  à  une  obéissance  aveugle  envers  le 
pape,  et  qui  ne  le  reconnaissent  point  comme  vicaire 
du  Christ  et  le  chef  suprême  des  fidèles; 

«  6°  Les  receleurs,  fauteurs  et  adhérents  des  hé- 
rétiques et  des  schismatiques; 

«  7°  Ceux  qui  condamnent  l'institution  sacrée  du 
tribunal  de  l'Inquisition  ou  qui  mettent  des  obsta- 
cles à  la  marche  de  sa  justice; 

<i  S"  Tous  les  souverains,  les  princes  ou  les  gou- 
verneurs de  royaumes,  de  provinces  et  de  villes  qui 
ne  prendront  pas  la  défense  de  l'Eglise  lorsqu'ils  en 
seront  requis  par  les  inquisiteurs; 

«  9°  Les  gens  de  loi  qui  favorisent  les  hérésies, 
en  aidant  de  leurs  conseils  les  schismatiques,  et  qui 
cherchent  à  les  enlever  à  la  justice  des  inquisiteurs  ; 

«  10°  Toutes  les  personnes  qui  donnent  la  sépul- 
ture ecclésiastique  aux  excommuniés,  attendu  que 
les  morts,  dénoncés  comme  hérétiques,  ne  peuvent 
être  soustraits  aux  supplices  qu'ils  ont  mérités,  leur 
mémoire  devant  être  flétrie,  leurs  ossements  exhu- 
més et  brûlés,  et  leurs  biens  confisqués  au  profit  du 
saint-siége; 

«  Enfin,  tous  les  écrivains  dont  les  ouvrages  ren- 
ferment des  propositions  contraires  à  la  foi  ou  à  l'o- 
béissance due  au  pape,  ou  qui  émettent  des  princi- 
pes dont  les  conséquences  pourraient  conduire  à 
l'hérésie.  » 

Quoique  ce  décret  soumît  à  la  juridiction  des  in- 
quisiteurs toutes  les  personnes  coupables  des  déUts 
compris  dans  ces  catégories,  il  exceptait  cependant 
les  papes,  les  légats,  les  nonces  et  les  officiers  du 
saint-siége  ;  lors  même  qu'ils  étaient  reconnus  héré- 
tiques, les  inquisiteurs  n'avaient  pas  le  droit  de  les 
poursuivre  sans  un  ordre  spécial  de  la  cour  pontifi- 
cale. La  même  prérogative  s'étendait  aux  chefs  de 
quelques  diocèses,  mais  non  jusqu'aux  princes,  qui 


JEAN     XXIII 


295 


étaient  tous  juslioiables  de  la  sainte  Inquisition,  et 
Itouvaient  être  liviés  aux  ilammes  des  bûchers  comme 
les  derniers  de  leurs  sujets. 

Pendant  que  Benoît  désolait  l'Espagne  avec  ses 
légions  d'inijuisiteurs,  Jean  XXIIl  poursuivait  le 
cours  de  ses  infamies  en  Italie;  enfin,  il  devint  telle- 
ment en  exécration  aux  Romains,  que  Ladislas  réso- 
lut d'exploiter  à  son  profit  la  haine  dont  il  était  l'ob- 
jet, de  renverser  son  autorité  et  de  s'emparer  de  la 
ville  sainte.  A  cet  efîet,  il  organisa  une  conspiration, 
et  gagna,  à  prix  d'or,  plusieurs  compagnies  de  sol- 
dats, espèce  de  gens  qui  sont  toujours  prêts  à  se 
vendre.  Quand  toutes  ses  mesures  furent  prises,  le 
prince  se  présenta  devant  Rome  avec  quelques 
troupes  d'élite,  pénétra  dans  l'enceinte  de  la  basi- 
licjue  de  la  Sainte-Croix  de  Jérusalem,  par  une  ou- 
verture fjui  avait  été  pratiquée  aux  remparts,  et  se 
jeta  dans  les  rues.  Alors  commença  un  massacre 
effroyable;  tous  les  évêques,  les  prêtres  et  les  moi- 
nes qui  tombèrent  entre  les  mains  des  soldats  furent 
nnpitoyalilement  massacrés,  les  religieuses  furent 
violées,  les  églises  pillées,  les  couvents  incendiés;  et 
la  rage  de  ces  forcenés  ne  se  ralentit  que  quand  ils 
n'eurent  plus  la  force  d'égorger. 

Ladislas  se  porta  ensuite  au  Vatican  pour  arrêter 
le  pape,  qui,  fort  heureusement  pour  lui ,  s'était 
sauvé  avec  ses  cardinaux  dès  le  commencement  de 
l'action  ;  le  vainqueur  fut  obligé  de  se  borner  au 
pillage  du  palais  pontifical;  il  lit  main  basse  sur  les 
ornements  sacrés  de  la  chapelle,  sur  les  joyaux,  sur 
les  reliques  des  saints  qui  étaient  enchâssées  dans 
des  boîtes  d'or  ou  d'argent  massif  et  ornées  de 
pierres  précieuses. 

Là  ne  s'arrêtèrent  pas  les  profanations  ;  par  les 
ordres  du  roi  de  Xaides,  les  soldats  transformèrent 
la  basilique  de  Saint -Pierre  en  caserne,  firent  man- 
ger leurs  clievaux  sur  l'autel  de  l'Apôtre,  et  de  cha- 
cune des  chapelles  de  cette  magnifique  église  ils 
firent  des  lieux  de  débauche*.  Les  statues  de 
Jean  XXIII  furent  brisées,  ses  bannières  arrachées, 
et  après  quinze  heures  d'une  lutte  opiniâtre,  Ladis- 
las chassa  tous  les  partisans  du  pape,  et  se  trouva 
maître  absolu  dans  Rome. 

Les  citoyens  furent  pressurés  par  le  nouveau  ty- 
ran, ainsi  qu'ils  Pavaient  été  par  Jean  XXIII,  «  de 
telle  sorte,  dit  un  ancien  auteur,  qu'il  semble  réelle- 
ment (jue  les  papes  et  les  rois  se  plaisent  à  montrer 
aux  peuples  que  leur  institution  n'est  rien  moins  que 
divine,  et  ipie  le  mieux  serait  de  les  occire  tous.  » 

Tout  en  surveillant  la  levée  des  contributions  for- 
cées dont  il  avait  frappé  la  ville  _sainte,  Ladislas  ne 
perdait  pas  de  vue  les  avantages  qu'il  pouvait  tirer 
de  sa  position.  En  politique  habile,  il  résolut  de  ne 
donner  ni  relâche  ni  repos  à  son  ennemi  ([u'il  ne 
l'eût  terrassé  ;  et  il  envoya  à  la  poursuite  de  Jean 
une  troupe  de  cavaliers,  qui  le  chassèrent  succes- 
sivement de  Sutri,  de  Viterbe,  de  JMontefiascone  et 
de  Sienne.  Pressé  par  le  danger,  le  saint-père  vou- 
lut se  mettre  sous  la  protection  d'une  ville  puissante 
qui  fût  en  état  de  résister  à  son  ennemi,  et  il  s'a- 
dressa aux  Florentins  pour  obtenir  la  permission  de 
se  réfugier  dans  leur  cité;  sa  demande  ayant  été  re- 
jetée, il  se  rabattit  sur  Boloirne,  où  il  avait  encore 
conservé  une  grande  prépondérance. 


Néanmoins,  se  voyant  traqué  comme  une  bête 
fauve,  et  redoutant  d'être  bientôt  assiégé  dans  son 
dernier  asile,  Jean  se  décida  à  traiter  avec  l'empereur 
Sigismond,  afin  de  ressaisir  avec  son  appui  toute 
son  autorité  sur  l'Italie.  Les  ambassadeurs  chargés 
de  cette  importante  mission  étaient  les  cardinaux 
Ciialant  et  Zabarelle,  et  le  célèbre  moine  grec  Manuel 
Chrysoloras,  le  régénérateur  des  belles  lettres  en 
Occident.  Leurs  instructions  portaient  qu'ils  devaient 
s'entendre  avec  Sigismond  pour  déterminer  l'époque 
de  la  tenue  d'un  concile,  et  qu'ils  s'opposeraient  de 
toutes  leurs  forces  à  ce  qu'on  choisît  pour  lieu  de 
réunion  une  ville  dépendante  de  l'empire.  Or  il  ar- 
riva que  l'empereur  demanda  précisément  f[ue  Con- 
stance, ville  du  duchi''  de  Souabe,  fût  désignée  pour 
le  lieu  des  conférences  ;  et  sa  volonté  à  cet  égard 
fut  si  formellement  exprimée  aux  députés,  que  ceux- 
ci  se  trouvèrent  obliges  d'y  adhérer. 

Jean,  informé  du  résultat  des  négociations,  maudit 
la  fatalité  qui  le  contraignait  à  convoquer  le  concile 
dans  un  pays  étranger,  et  à  se  livrer  pieds  et  poings 
liés  à  un  prince  cjui  avait  été  autrefois  son  ennemi. 
Néanmoins,  comme  il  ne  lui  restait  pas  d'autre  parti 
à  prendre  que  celui  de  la  soumission,  il  dissimula 
son  mécontentement,  et  fit  solliciter  une  entrevue 
particulière  avec  l'empereur.  Sigismond  accéda  à  la 
prière  du  pape,  et  vint  le  recevoir  àLodi;  mais  toute 
l'éloquence  de  Jean  ne  put  changer  la  détermination 
du  prince,  et  il  fut  obligé  d'accepter  la  ville  de  Con- 
stance pour  la  tenue  du  synode. 

Ces  préliminaires  arrêtes,  le  pape  quitta  l'empe- 
reur et  retourna  à  Bologne,  auprès  de  François  (ion- 
zague,uu  de  ses  partisans.  11  y  était  à  peine  installé, 
qu'on  apprit  la  nouvelle  que  Ladislas  accourait  à  la 
tête  d'une  armée  considérable  pour  assiéger  le  saint- 
père  dans  sa  résidence.  Aussitôt  les  cardinaux  furent 
pris  d'une  panicjue  et  désertèrent  la  cour  pontilicale 
jusqu'au  dernier;  Jean,  seul,  attendit  son  ennemi 
sans  frayeur;  la  raison  en  était  toute  simple;  il  avait 
pris  ses  mesures  pour  le  l'aire  empoisonner  par  une 
de  ses  maîtresses. 

Monstrelet,  chroniqueur  contemporain,  raconte  ainsi 
la  mort  du  roi  de  Naples  :  «  Ce  prince  ne  pouvait 
pas  vivre  de  longues  années,  parce  qu'il  était  trop 
abandonné  à  la  débauche  et  parce  qu'il  avait  excité 
trop  de  haine  par  ses  cruautés;  aussi  mourut-il  em- 
poisonné d'une  manière  infâme.  Une  de  ses  maî- 
tresses, la  fille  d'un  médecin  vendu  à  Jean  XXIII, 
devint  l'instrument  de  la  vengeance  du  pape.  Par  les 
conseils  de  son  père,  elle  fit  usage  d'une  pré]Kuatiou 
empoisonnée,  qu'il  lui  assurait  être  un  puissant  aphro- 
disiaf(ue  capable  de  ranimer  les  ardeurs  de  Ladis- 
las; elle  en  frotta  les  poils  qui  entourent  le  siège 
de  la  pudeur,  et  après  une  nuit  de  voluptés ,  son 
amant  mourut  dans   ses  bras  !  » 

Léonard  Arétin  et  Antoine  de  Florence,  contem- 
porains de  Ladislas,  sont  d'une  opinion  différente  ; 
ils  aflirment  que  ce  roi  mourut  d'une  maladie  hon- 
teuse {(ui  lui  avait  rongé  les  parties  naturelles.  Cette 
assertion  détruirait  l'opinion  générale  qui  attribue 
l'apparition  du  mal  vénérien. aux  relations  des  Espa- 
gnols avec  les  femmes  du  nouveau  continent;  et  ce 
f(ui  semblerait  confirmer  que  l'origine  de  ce  mal 
iiontcux  a  précédé  l'époque  de  la  découverte  de  l'A- 


206 


HISTOIRE    DES     PAPKS 


La  chambre  à  coucher  du  pape 


rnérique,  c'est  une  ordonnante  très- curieuse  de  la 
reine  Jeanne  de  Naples,  pendant  son  séjour  à  la  cour 
de  Clément  VI,  en  1347,  c'est-à-dire  cent  quarante- 
cinq  ans  avant  le  voyage  de  Christophe  Colomb.  La 
reine  enjoignait  aux  courtisanes  de  la  ville  d'Avignon, 
la  résidence  des  papes,  de  ne  point  sortir  d'un  grand 
monastère  situé  près  du  couvent  des  Augustins,  'qui 


leur  était  affecté.  «Les  fdles  et  femmes  folles  de  leur 
corps,  ainsi  s'exprime  l'ordonnance,  seront  soumises 
à  une  abbesse  qui  sera  nommée  chaque  année  par  le 
consul  ;  toutes  porteront  l'aiguillette  rouge  sur  l'é- 
paule. Quant  à  celles  qui  auront  contracté  lo  mal  prove- 
nant de  paillardise,  et  qui  n'en  feront  pas  la  déclaration, 
elles  subiront  la  peine  du  fouet  et  du  bannissement.  » 


JEAN     XXIII 


297 


""£«>„ 


L'empereur  Sigismond 


D'après  les  témoignages  des  divers  historiens,  et 
surtout  en  raison  de  ce  document  authentique,  ne 
serait-on  pas  en  droit  de  conclure  que  le  mal  alïVeux 
qui  infecte  les  générations  depuis  plusieurs  siècles, 
s'est  déclaré  pour  la  piemièrc  fois  dans  la  ville  d'A- 
vignon, la  résidence  des  prêtres,  des  cardinaux  et 
des  papes?... 

Ladislas  mort,  le  saint-père  quitta  Bologne  et  se 
rendit  au  concile  de  Constance  :  i)réalablement  il 
s'était  ménagé  des  appuis,  dans  le  tas  d'un  revers, 
et  avait  fait  un  traité  d'alliance  avec  le  duc  d'Autri- 
che, qu'il  avait  nommé  capitaine  général  des  troupes 
de  l'Eglise  romaine,  en  allectant  à  son  titre  une  pen- 
sion de  six  mille  llnrins  sur  le  trésor  apostolique;  il 
avait  également  acheté  la  protection  de  Buiehard, 
marquis  de  Hade,  et  de  Jean, comte  de  Nassau,  élec- 
teur de  Ma_\j  lee,  moyennant  une  somme  de  seize 
mille  llorins  d'or. 

Quoiqu'il  eût  pris  toutes  les  pn'cautions  que  com- 
mandait la  prudence,  .lean  ne  laissait  pas  que  de  re- 
douter les  conséquences  d'un  concile  qui  pouvait  pro- 
noncer sa  déposition,  lui  enlever  la  tiare,  et  il  était 
II 


bien  résolu  à  le  dissoudre,   sous  cpielque  prétexte, 
dès  que  les  Pères  seraient  assemblés. 

Plusieurs  écrivains  qui  accompagnaient  le  saint- 
père  dans  son  voyage  racontent  divers  incidents  qui 
montrent  combien  son  esprit  était  tourmenté,  et  quel- 
les étaient  ses  inquiétudes  sur  les  résultats  des  con- 
férences. «Pendant  que  nous  étions  sur  la  montagne 
de  l'.Vrlberg,  dans  le  Tyrol,  dit  Théodoric  deNiem, 
le  [lape  tomba  de  cheval,  et  nous  accourûmes  pour 
le  relever  en  lui  demandant  s'il  était  blessé.  —  Non! 
de  par  tous  les  diables  !  s'écria-t-il  ;  mais  celte  chute 
est  de  sinistre  présage  et  m'indique  (|ue  j'aurais 
mieux  fait  de  rester  à  Bologne.  »  Et  regardant  dans 
la  vallée  la  ville  de  Constance,  il  ajouta  :  «  Je  crois 
bien  que  c'est  ici  la  fosse  où  l'on  attrape  les  lions 
et  les  renards  !  » 

Enfin,  le  18  octobre  liU,  il  lit  son  entrée  dans 
la  cité  et  y  trouva  di^à  réunis  les  ambassadeurs  de 
tous  les  rois  de  l'Europe,  des  seigneurs,  des  ]irinc's,  ■ 
une  foule  d'évèipies,  d'archevêques,  les  légats  de 
Gn'-i,'oire  XII  et  de  Benoit  XIII,  et  des  dép;itations 
de  tous  les  corps  de  métiers.  D'après  les  détails  qui 

126 


29  s 


HISTOIRE    DES    PAPES 


nous  ont  été  conservés  diins  le  manuscrit  ileRrosliiu, 
l'assiMiibloe  romplait  quatre  patriarches,  vingl-liuit 
larilinaiix,  tn'iilo  nu'lropolilains,  deux  ccut  six  évè- 
quos,  trenle-trois  évoques  titulaires,  deux  cent  trois 
abbés,  dix-huit  auditeurs  du  sacré  palais,  quatre 
cent  quarante  docteurs  en  théologie  ou  en  droit, 
vingt-sept  protonotaires,  deux  cent  quarante  scrip- 
teurs  de  bulles,  cent  vingt-trois  procureurs  du  pape, 
vingt-quatre  sportulani  ou  distributeurs  doffrandes, 
\ingt-luiil  bedeaux  du  consistoire,  cent  vingl-liuil 
comtes,  six  cents  barons  ou  genlilsliommes  ;  à  l'as- 
semblée s'étaient  joints  quarunle-huit  orfèvres  avec 
leurs  commis,  quatre  ccut  cinquante  drapiers  avec 
leurs  employés,  vingt-deux  chaussctiers  avec  leurs 
garçons,  quatre-vingt-six  pelletiers,  quatre-vingt- 
huit  charpentiers  et  serruriers,  environ  trois  cents 
cabaretiers  ou  aubergistes  avec  leurs  valets,  soixante- 
douze  banquiers  ou  changeurs,  soixante-cinq  apothi- 
caires, trois  cent  trente-six  barbiers,  cinq  cent  six 
ménétriers,  sept  cent  dix-huit  femmes  publiques, 
pour  le  service  particulier  des  membres  du  concile; 
on  y  comptait  en  outre,  vingt-sept  ambassadeurs  de 
rois,  ducs  ou  comtes,  et  enfin  un  grand  nombre  de 
députés  d'évèques,  de  villes  et  d'universités. 

Dans  son  discours  d'ouverture,  Sigismond  prévint 
lesPères  qu'il  les  avait  convoqués  pour  prendre  avec 
eux  des  mesures  propres  à  rétablir  la  paix  dans  l'E- 
glise en  faisant  cesser  le  schisme;  qu'eu  conséquence 
il  croyait  utile  à  la  cause  de  former  des  réunions  où 
Jean  XXIII  lui-même  ne  serait  point  admis,  afin  que 
les  débats  ne  fussent  pas  entravés  par  sa  présence. 
Le  rusé  pape,  qui  connaissait  la  vénalité  de  ceux  qui 
devaient  le  juger,  n'éleva  aucune  objection,  et  fei- 
gnit même  de  vouloir  rester  étrange)'  aux  délibéra- 
tions ;  mais  ses  agents  manœuvrèrent  avec  tant 
d'habileté,  et  surent  employer  si  à  propos  les  pré- 
sents, les  offres  de  pensions,  de  titres,  de  bénéfices, 
les  menaces  et  les  promesses,  que  les  membres  in- 
fluents de  l'assemblée  passèrent  à  son  parti  et  le 
rendirent  maître  du  concile. 

Tout  allait  au  gré  de  ses  désirs,  lorsque,  mallieu- 
rcusement  pour  lui,  on  eut  vent  de  ce  qui  se  passait  ; 
l'empereur,  pour  déjouer  ses  savantes  combinaisons, 
décida  que  les  votes  seraient  recueillis  par  nation  et 
non  par  personne  ;  puis,  sans  laisser  au  pontife  le 
temps  de  former  de  nouvelles  intrigues,  il  mit  aux 
voix  la  proposition  tendant  à  déclarer  le  saint-siége 
vacant;  ce  qui  fut  accepté.  Enfin,  et  toujours  séance 
tenante,  on  vint  présenter  à  Sa  Sainteté  une  formule 
de  cession  ainsi  conçue  :  «  Moi,  Jean  XXIII,  je  dé- 
clare, je  m'engage  cl  je  jure  à  Dieu  et  à  ce  sacré 
concile  de  donner  librement  et  de  mon  plein  gré  la 
paix  à  l'Église  par  ma  cession  pure  et  simple  du 
ppntificat,  ce  que  je  promets  d'exécuter  aussitôt  que 
Benoit  XIII  et  Grégoire  XII  auront  renoncé  à  leurs 
prétendus  droits,  ou  même  s'ils  viennent  à  mourir.» 
Après  bien  des  difficultés,  le  saint-père  consentit  à 
la  lire  à  haute  voix  dans  l'assemblée;  quand  il  fut 
arrivé  à  ces  paroles  :  «  Je  jure,  »  il  se  mit  à  deux 
genoux,  et  étendant  la  main  sur  un  Christ,  il  fil  ser- 
ment d'observer  toutes  les  conditions  indiquées  dans 
la  formule  de  cession. 

Aussitôt  l'empereur  se  leva  et  engagea  les  Pères  à 
procéder  à  l'élection  d'un  nouveau  pape  ;  mais  à  cette 


proposition,  Jean  bondit  sur  son  siège,  déclara  <ju'il 
était  à  bout  de  concessions,  et  menaça  de  quitter 
Constance  si  le  juiiu'e  ]K'rsistait  dans  ses  jirojels 
criminels.  Pour  tcute  ré|)onse,  Sigismond  ordonna  à 
ses  officiers  de  placer  des  gardes  à  toutes  les  portes 
de  la  ville,  et  il  signifia  au  pontife  qu'il  eiît  à  sous- 
crire son  abdication  sur  l'heure  même  et  sans  aucune 
restriction.  Jean  XXIII  refusa  formellement  d'obéir 
au  prince,  l'appela  fou,  ivrogne ,  barbare,  gueux, 
mendiant,  et  le  menaça  des  foudres  ecclésiasti  |ues. 
Sigismond,  n'osant  point  sévir  contre  lui,  se  contenta 
de  le  faire  reconduire  à  son  palais,  et  donna  ordre 
de  le  garder  à  vue.  Néanmoins  Jean  parvint  à  trom- 
per la  vigilance  de  son  ennemi  ;  et  un  soir,  la  veille 
d'une  grande  fête,  après  avoil  fait  enivrer  les  soldats 
commis  à  sa  garde,  il  se  déguisa  en  palefrenier  et 
sortit  siu'  un  mauvais  cheval,  couvert  d'une  grosse 
casaque  de  toile  et  ayant  une  arbalète  suspendue  à 
"l'arçon  de  sa  selle  ;  il  gagna  sans  difficulté  la  ville 
de  Schaflhouse ,  oîi  le  duc  d'Autriche,  qui  avait  fa- 
vorisé sa  fuite,  vint  le  retrouver. 

De  cette  résidence,  Jean  écrivit  à  ses  officiers  qu'ils 
eussent  à  se  rendre  auprès  de  lui,  sous  peine  d'ex- 
communication ;  il  adressa  également  une  lettre  au 
roi  Charles  VI,  au  duc  d'Orléans  et  à  l'Université 
de  Paris,  pour  donner  des  explications  sur  sa  con- 
duite, et  afin  de  rendre  l'empereur  et  le  concile  sus- 
pects à  la  cour  de  France;  il  poussa  même  l'impu- 
dence jusqu'à  écrire  à  Sigismond  qu'il  ne  s'était  pas 
retiré  du  concile  par  crainte,  mais  seulement  par 
raison  de  santé,  et  pour  venir  respirer  un  air  plus 
pur  que  celui  de  Constance.  Comme  il  ne  se  trouvait 
pas  assez  en  sîu'eté  à  Sehaflliouse,  il  vint  s'établir  à 
Lauffenbourg  sur  le  Rhin,  en  ayant  soin  toutefois, 
avant  son  départ,  de  faire  dresser  par  un  notaire,  et 
en  présence  de  témoins,  une  protestation  par  laquelle 
tous  les  actes  qu'il  avait  signés  au  concile  étaient 
déclarés  nuls  et  non  avenus ,  comme  lui  ayant  été 
arrachés  par  la  violence. 

Huit  jours  étaient  à  peine  écoulés  que  le  saint-père 
abandonnait  encore  cette  dernière  résidence,  sur  la 
nouvelle  que  l'empereur  se  préparait  à  attaquer  le  duc 
d'Autriche,  son  allié  ;  il  se  retira  à  Fribourg,  dans  le 
Brisgau,  place  réputée  imprenable.  Dès  lors,  Jean 
put,  à  son  tour,  imposer  des  conditions  à  ses  enne- 
mis ;  il  envoya  aux  Pères  du  concile  une  déclaration 
portant  qu'il  était  prêt  à  retourner  à  Constance,  si 
les  ambassadeurs  et  les  princes  de  toutes  les  puis- 
sances s'engageaient  à  lui  donner  un  sauf-conduit  et 
à  ne  point  attenter  à  sa  liberté,  quelque  chose  qu'il 
lui  convînt  de  faire;  et  que,  dans  le  cas  où  l'on  pro- 
noncerait sa  déchéance  du  saint-siége,  on  lui  con- 
serverait le  titre  de  légat  perpétuel  d'Italie,  avec  la 
jouissance,  sa  vie  durant,  de  la  province  de  Bologne,, 
du  comtU  d'Avignon,  d'une  pension  de  trente  mille 
fiorins  d'or,  hypothéquée  sur  les  villes  de  Venise,  de 
Florence  et  de  Gênes  ;  en  outre,  qu'il  ne  relèverait 
d'aucune  puissance  au  monde,  et  qu'il  ne  serait  obligé 
de  rendre  compte  à  personne  de  ses  actions. 

Ces  ouvertures  donnèrent  quelque  espoir  aux  Pères 
du  concile  d'entrer  en  arrangements  avec  Balthasar 
Cossa,  et  ils  s'empressèrent  de  lui  envoyer  des  dé- 
putés à  Fribourg.  Ce  pape  éhonté  leur  donna  au- 
dience dans  sa  chambre  à  coucher,  étant  encore  au 


JEAN    xxiir. 


299 


lit  et  dans  une  position  tellement  indécente,  que  les 
ambassadeurs  pouvaient  se  croire  à  une  cérémonie 
des  chaises  percées;  les  pieux  prélats  restèrent  néan- 
moins auprès  de  lui,  et  parurent  même  prendre 
plaisir  à  écouter  des  récits  obscènes,  tant  ils  avaient 
à  cœur  de  réussir  dans  leurs  négociations;  ensuite, 
ils  lui  rendirent  compte  de  tout  ce  qui  s'était  passé 
en  son  absence  au  concile  et  du  désir  qu'exprimaient 
les  Pères  de  le  voir  au  milieu  d'eux.  Leur  harangue 
terminée,  Jean  lit  cette  réponse  :  «  Non,  je  n'irai 
point  me  mettre  dans  la  gueule  du  loup;  retournez 
à  ce  concile  maudit,  mélange  impur  de  rois,  de  save- 
tiers et  du  lillos  d'amour  ;  dites  à.  ceux  qui  vous  ont 
envoyés  que  je  les  excommunie,  et  que  je  ne  leur 
accorderai  jamais  ni  trêve  ni  repos.  » 

Les  députés  reprirent,  confus  et  humiliés,  le  che- 
min de  Constance,  et  annoncèrent  à  leurs  collègues 
le  mauvais  succès  de  leurs  démarches.  Alors  on  con- 
tinua les  séances  et  lesinformationscontreJeanXXIII, 
afin  de  procéder  immédiatement  à  sa  déposition. 

Jean  Gerson,  chancelier  de  Paris,  nommé  rappor- 
teur dans  cette  affaire,  lut  en  pleine  audience  un  acte 
d'accusations  atroces,  toutes  appuyées  de  preuves 
matérielles  et  irrécusables.  Il  déclara  qu'il  était  for- 
mellement démontré  que  Jean  XXIII  s'était  élevé  au 
pontificat  en  faisant  empoisonner  son  prédécesseur 
par  son  médecin  Daniel  de  Sainte-Sophie,  et  qu'il 
avait  ensuite  empoisonné  celui-ci  avec  du  vin  de 
Chypre,  pour  n'avoir  pas  à  redouter  les  indiscrétions 
d'un  complice;  qu'il  avait  violé  trois  cents  jeunes  re- 
ligieuses de  différents  couvents;  qu'il  avait  eu  des 
relations  incestueuses  avec  la  femme  de  son  frère  ; 
qu'il  s'était  livré  à  des  actes  de  sodomie  avec  de 
jeunes  moines,  et  que  plusieurs  en  avaient  contracté 
des  llux  de  sang  dont  ils  étaient  morts  ;  qu'il  avait 
abusé  d'une  famille  entière,  composée  de  la  mère, 
du  fils,  de  trois  jeunes  sœurs,  dont  la  plus  âgée  avait 
,à  peine  douze  ans,  et  que  le  père  seul  était  parvenu 
à  se  soustraire  à  ses  horribles  caresses  ;  qu'il  avait 
trafiqué  des  évêchés,  des  saints  ordres,  des  indul- 
gences, des  taxes,  des  grâces  et  même  des  excom- 
munications ;  enfin,  qu'il  avait  fait  torturer  des  milliers 
d'innocents  à  Bologne  et  à  Rome. 

En  conséquence  de  ces  faits,  les  Pères  rendirent 
la  sentence  suivante  :  «  Le  concile  général  de  Cons- 
tance, après  avoir  invoqué  le  nom  du  Christ,  et 
après  avoir  examiné  les  accusations  portées  contre 
Jean  XXIII  et  établies  sur  des  preuves  irrécusables, 
prononce,  décerne  et  déclare  que  Balthasar  Cossaest 
l'oppresseur  des  pauvres,  le  persécuteur  des  justes, 
la  colonne  des  méchants ,  l'idole  des  simoniaques, 
l'esclave  de  la  chair,  la  lie  des  vices,  un  homme 
dépourvu  de  toute  vertu,  un  miroir  d'infamie,  un 
diable  incarné;  conrme  tel,  le  dépose  du  pontificat, 
défendant  à  tous  les  chrétiens  de  lui  obéir  ou  de  l'ap- 
peler pape.  En  outre,  le  concile  se  réserve  de  le  pu- 
,nir  de  ses  crimes  selon  les  lois  delà  justice  séculière, 
etdo  le  poursuivre  comme  pécheur  obstiné  et  endurci, 
nuisible  et  incorrigible,  dont  la  conduite  est  abomi- 
nable et  les  mœurs  infâmes;  comme  simoniaque, 
ravisseur,  incendiaire,  perturbateur  de  la  paix  et  de 
l'union  de  l'Église;  comme  traître,  meurtrier,  sodo- 
mile,  empoisonneur,  incestueux,  corrupteur  de  reli- 
'  gieuses  et  de  jeunes  moines  II  ! »  Le  décret  des 


Pères  renfermait  cinquante-quatre  articles  dont  l'é-  \ 
vêque  de  Posnanie  fit  publiquement  la  lecture,   et  '■ 
vingt  autres  qui  furent  tenus  secrets,  tant  les  crimes  . 
qu'ils  énonçaient  étaient  épouvantables;  et  cependant   • 
le  monstre  qui  les  avait  commis  s'intitulait  souverain  ' 
pontife,  chef  de  l'Jiglise,  père  des  fidèles,  successeur   • 
de  l'Apôtre,  vicaire  de  Dieu  sur  la  teire  !  Il  était  dé- 
claré infaillible,   et  ses  arrêts  devaient  être  acceptés 
comme  s'ils  fussent  émanés  de  la  Divinité  elle-même  ! 
Telles   sont  du  moins  les  doctrines  de  ces  hommes 
dépravés,  ambitieux  et  cruels,  de  ces  prêtres  catho- 
liques, apostoliques  et  romains,  qui  cherchent  à  perfec- 
tionner l'art  de  duper  les  peuples,  et  qui  battent  mon- 
naie sur  les  marches  de  l'autel  et  sur  celles  du  trône. 

Toutes  les  turpitudes,  toutes  les  infamies  de 
Jean  XXIII  se  trouvant  mises  à  découvert,  le  duc 
d'Autriche  n'osa  pas  rester  dans  son  parti;  et  pour 
faire  sa  paix  avec  l'empereur  Sigismond,  il  trahit  le 
pape  et  le  fit  arrêter  dans  la  ville  de  Ratoffzell. 

N'ayant  plus  aucun  espoir  d'échapper  à  ses  enne- 
mis ni  de  reconquérir  le  saint-siége,  Jean  prit  le 
parti  de  la  soumission  ;  après  avoir  écouté  la  lecture 
du  décret  qui  prononçait  sa  déchéance,  il  apposa  sa 
signature  au  bas  de  l'acte  et  l'approuva  dans  tout  son 
contenu.  Ensuite  on  le  transféra  au  fort  deGatleben; 
on  le  dépouilla  des  ornements  pontiticaux  ;  ses  do- 
mestiques et  ses  pages  lui  furent  enlevés  ;  on  ne  lui 
laissa  qu'un  cuisinier. 

L'assemblée  eut  alors  à  s'occuper  du  jugement  et 
de  la  condamnation  du  célèbre  Jean  Hus  et  de  son 
disciple  Jérôme  de  Prague,  deux  hardis  novateurs 
qui,  appuyés  par  le  seul  ascendant  qu'exerce  le  génie 
sur  les  masses,  avaient  osé  attaquer  les  souverains 
pontifes  et  prêcher  les  réformes  religieuses. 

Jean  Hus  était  accusé  par  les  Pères  d'avoir  manqué  de 
respect  et  de  soumission  envers  le  saint-siége  dans 
un  discours  qu'on  reproduisit  à  son  interrogatoire,  et 
qui  était  ainsi  conçu  :  «  Peuples,  écoutez  ma  parole 
qui  est  la  parole  de  Dieu  ;  apprenez  à  connaître  les 
papes  qui  s'arrogent  la  suprême  autorité  sur  toute 
la  terre.  Sachez  que  ce  sont  tous  des  fourbes,  des 
spoliateurs,  des  hérétiques,  des  simoniaques  et  des 
assassins  I  Sachez  que  leur  véritable  place  n'est  point 
dans  l'Église  du  Christ,  mais  dans  l'enfer  avec  les 
démons  I  Extirpez  avec  le  fer  ou  avec  le  feu  tous  ces 
ulcères  qui  rongent  votre  chair  et  qui  corrompent 
votre  sang.  Renoncez  à  vos  superstitions  qui,  sem- 
blables à  la  lèpre  de  Job,  vous  attachent  à  un  fumier. 
Jusques  à  quand  adorerez -vous  une  vierge  qui  a  mis 
au  monde  sept  enfants  ;  jusques  à  quand  invoque- 
rez-vous  dans  vos  prières  des  moines  paresseux, 
morts  en  odeur  de  sainteté  ? 

«  Vos  yeux  resteront- ils  donc  éternellement  fer- 
més à  la  lumière,  et  refuseront-ils  de  voir  les  infa- 
mies de  ces  prêtres  éhontés  et  de  ces  papes  qui  dé- 
florent vos  filles,  flétrissent  vos  enfants,  volent  votre 
or,  et  vous  envoient  au  bûcher  lorstpie  vous  osez 
vous  plaindie?...  » 

Cet  intrépide  réformateur,  bien  loin  de  reculer 
devant  l'examen  de  ses  doctrines,  avait  sollicité  lui- 
même  de  Sigismond  un  sauf-conduit  pour  venir  défen- 
dre ser,  opinions  devant  les  Pères,  et  il  s'était  rendu 
àCoi;.! L-c»;  mais  par  un  acte  de  lâcheté  digne  d'un 
roi,  il  ..v..i,  iv':  arrêté  au  mépris  des  conventions,  et 


3Û0 


HISTOIRE    DES    PAPES 


lorsque  riufortunè   païut  devant  le  concile,  ce  fut 
comme  un  criminel. 

Jean  IIus,  soi  li  des  rangs  les  plus  infimes  du  peuple, 
devait  à  son  éloquence  et  ù  son  immense  érudition 
l'influence  qu'il  e\eri;ait  sur  les  esprits,  et  qui  avait 
amené  la  convei-sion  de  nombreux  prosélytes  dans  la 
Bohème  sa  patrie.  11  était  grand,  bien  lait  de  sa  per- 
sonne; il  avait  le  port  majestueu.x,  l'air  grave  et  mé- 
lancolique, la  voix  sonore;  et  à  ces  qualités  extérieures 
qui  charment  les  yeux,  il  joignait  une  énergie  et  une 
force  de  caractère  t|ui  dominent  les  esprits.  Il  fut 
conduit  devant  l'assemblée  les  fers  aux  pieds  et  aux 
mains,  puis  on  le  fit  monter  sur  une  estrade  ^evée, 
alin  qu'on  pût  le  voir  de  toutes  les  parties  de  la  salle. 
Lorsqu'il  parut,  des  murmures  d'approbation  se 
firent  entendre  sur  plusieurs  bancs  et  vinrent  trou- 
bler la  joie  du  triomplie  de  ses  ennemis;  ces  mani- 
festations furent  de  courte  durée;  car  on  lut  presque 
immédiatement  une  bulle  qui  portait  défense  à  toute 
personne,  quelle  que  fût  sa  condition,  de  donner  des 
signes  d'approbation  ou  d'improbation  pendant  les 
débats,  sous  peine  d'anathème,  de  censure,  d'a- 
mende et  de  bannissement. 

Henri  de  Pise,  promoteur  du  concile,  se  leva  en- 
suite et  Ut  la  lecture  d'un  long  réquisitoire  dans  le- 
quel Jean  Hus  était  appelé  hérétique,  séditieux  et 
caiilieux,  et  qui  se  résumait  par  cette  terrible  con- 
clusion, que  les  Pères  devaient  condamner  les  ou- 
vrages et  l'auteur  aux  flammes  du  bûcher. 

Voici  quelques-uns  des  articles  incriminés  par  l'ac- 
cusateur public  :  «  Les  papes,  disait  le  réformateur, 
ont  forgé  mensonges  sur  mensonges  pour  bâtir  l'é- 
chafaudage de  leurs  cérémonies  religieuses;  qu'ils 
indiquent  donc  dans  l'Evangile  un  seul  passage  qui 
prouve  que  Jésus-Clirist  ait  inventé  la  messe. 

«  Un  prêtre  en  état  de  péché  mortel  n'a  pas  la 
grâce  d'administrer  les  sacrements  ;  or  donc,  puis- 
ipie  les  prêtres  sont  les  plus  pervers  des  hommes, 
il  s'ensuit  que  bien  peu  de  chrétiens  ont  réellement 
reçu  le  Baptême  et  l'Eucharistie. 

«  Toute  confession  auriculaire  est  inutile  lorsqu'un 
pécheur  a  reconnu  ses  fautes  et  en  a  demandé  sin- 
cèrement pardon  à  Dieu  ;  ceux  qui  prétendent  le  con- 
traire sont  des  fourbes  qui  veulent  pervertir  les  jeunes 
filles  ou  connaître  les  secrets  des  familles  et  de  l'Etat. 

«  Le  pape  n'a  aucun  pouvoir  sur  les  chrétiens, 
parce  qu'il  est  réprouvé;  et  il  est  réprouvé  parce 
qu'il  possède  de  riches  domaines  et  de  somptueux 
palais,  ce  qui  est  contraire  à  la  morale  du  Christ. 

«  Tous  ceux  qui  font  l'aumône  aux  moines  seront 
damnés  parce  qu'ils  encouragent  la  paresse. 

«  On  ne  doit  pas  redouter  l'excommunication  du 
pape,  parce  que  l'.'^techrist  n'a  aucun  pouvoir  sur 
l'Église!...  » 

Jean  Hus  subit  ensuite  un  interrogatoire  sur  dif- 
férents points  de  controverse  religieuse;  il  répon- 
dit à  toutes  les  questions  avec  une  éloquence  entraî- 
nante et  une  logique  remarquable  ;  il  rétorqua  tous 
les  arguments  de  ses  ennemis,  les  convainquit  de 
mensonge  et  d'imposture,  démontra  jusqu'à  l'évi- 
dence l'absurdité  des  dogmes  du  catholicisme,  et 
conclut  en  déclarant  qu'il  porterait  sa  tête  au  bour- 
reau plutôt  que  de  se  rendre  le  complice  des  papes 
et  de  leurs  suppôts. 


Eu  vain  plusieurs  des  Pères  du  concile  qui  par- 
tageaient ses  opinions  le  conjurèrent  de  faire  abjura- 
tion pour  éviter  le  supplice  du  feu;  Jean  resta  iné- 
branlaLle  dans  sa  foi,  il  résista  même  aux  sollicitations 
de  l'empereur,  qui  lui  ollruit  honneurs,  dignités  et 
richesses.  Les  prières  et  les  promesses  ne  pouvant 
opérer  cette  conversion,  on  eut  recours  aux  menaces. 
Gerson,  chancelier  de  Paris,  l'apostropha  au  nom  du 
concile,  et  lui  dit  :  «  Il  faut  plier  ou  rompre.  — 
J'aimerais  mieux,  répliqua  Jean  Hus,  qu'on  me  mît 
une  meule  de  moulin  au  cou  et  qu'on  me  lançât  du 
ciel  à  la  mer,  plutôt  que  de  forfaire  à  la  vérité.  Pré- 
parez vos  instruments  de  torture  et  vos  chevalets; 
décliircz  une  à  une  toutes  les  fibres  de  mon  corps,  je 
préfère  les  plus  terribles  supplices  à  la  honte  d'être 
appelé  le  défenseur  des  papes  ou  des  rois!  Que  votre 
inleruale  justice  ait  son  cours;  livrez  aux  flammes 
Jean  Hus  ;  mais  avant  un  siècle,  renaîtra  de  ses 
cendres  un  vengeur  qui  proclamera  de  nouveau  les 
vérités  que  j'ai  enseignées,  et  pour  lesquelles  vous 
condamneriez  le  Christ  lui-même,  s'il  revenait  sur  la 
terre!  »  Après  ce  discours,  ses  amis  perdirent  tout 
espoir  de  le  sauver  et  sortirent  de  l'Assemblée.  Alors  le 
promoteur  rendit  la  sentence  suivante  :  «  Le  concile 
condamne  Jean  Hus  à  être  dégradé  du  sacerdoce 
et  des  autres  ordres  qu'il  a  reçus,  et  l'abandonne 
ainsi  que  ses  œuvres  pour  être  livrés  au  feu  I  » 

Dès  le  lendemain,  le  martyr  fut  conduit  au  sup- 
plice au  milieu  d'un  concours  immense  de  gens  de 
tous  les  pays.  Jean  Hus  était  couvert  d'une  longue 
chemise  de  toile  sur  laquelle  on  avait  écrit  le  mot 
«  hérétique»;  sa  tète  était  surmontée  d'un  long  bon- 
net de  papier  sur  lequel  étaient  représentés  des  dia- 
bles, des  têtes  de  morts  et  des  flammes.  Sur  le  bû- 
cher, Jean  Hus  montra  toute  l'intrépidité  d'un  apôtre 
de  la  vérité  ;  il  entonna  des  cantiques  sacrés  en 
l'honneur  de  l'Éternel,  et  de  sa  voix  puissante  il 
adressa  un  dernier  adieu  à  ses  disciples. 

Après  l'exécution  du  maître,  on  procéda  au  juge- 
ment de  Jérôme  de  Prague,  son  disciple,  qui  subit 
l'année  suivante  le  supplice  du  feu. 

Là  cependant  ne  devait  pas  s'arrêter  la  mission  de 
ces  défenseurs  des  peuples  ;  ce  qu'il  y  avait  de  ma- 
tériel en  eux  était  consumé  ;  mais  leurs  doctrines 
subsistaient.  Le  biicher  avait  dévoré  deux  victimes; 
mais  les  bourreaux  venaient  d'allumer  un  violent  in- 
cendie qui  éclata  cinq  ans  après,  et  que  le  sang  de 
deux  cent  mille  catholiques  ne  put  éteindre!  Toute 
la  Bohème  prit  les  armes;  des  bandes  formidables 
s'organisèrent  sous  la  conduite  de  Jean  Ziska,  un 
des  plus  ardents  fauteurs  de  l'hérésie,  et  se  jetèrent 
sur  l'Allemagne,  pillèrent  les  églises,  massacrèrent 
les  prêtres,  les  moines,  les  religieuses,  et  anéantirent 
la  plupart  des  armées  qui  osèrent  se  mesurer  avec 
elles.  Les  vainqueurs  ne  rentrèrent  dans  leur  patrie  i 
qu'après  avoir  tiré  une  vengeance  terrible  des  assas- 
sins de  Jean  Hus  et  de  Jérôme  de  Prague. 

Ainsi  le  concile  venait  d'accomplir  deux  choses, 
une  grande  iniquité  et  un  acte  de  justice,  la  déposi- 
tion de  Jean  XXIIl  ;  les  procureurs  de  Grégoire  XII 
firent,  en  son  nom,  une  abdication  solennelle,  qui 
fut  ratifiée  plus  tard  par  Angelo  Gorario  lui-même.  Il 
restait  encore,  pour  éteindre  le  schisme,  à  obtenir 
de  Benoît  XIII  une  renonciation  au  pontificat  ;  et  l'on 


JEAN     XXIII 


301 


Jean  Hus,  le  réformateur,  condamné  au  supplice  du  feu 


prévoyait  que  son  opiniâtreté  serait  un  écueil  contre 
leiiuel  viendraient  se  Lriser  tous  les  efforts  du  synode 
de  Constance.  L'empereur  se  décida  à  se  rendre  lui- 
niêrae  à  Peniscola  pour  conférer  avec  lui  à  ce  sujet  ; 
le  roi  d'Aragonjoignit  ses  instances  à  celles  deSigis- 
mond  ;  mais  leurs  prières  et  leurs  menaces  n'abou- 
tiront à  rien.  Benoit  répondait  à  leurs  objections, 
que  le  schisme  était  terminé,  puisque  ses  deux  con- 
currents avaient  librement  et  volontairement  renoncé 
au  pontificat  ;  qu'il  était,  par  conséquent,  le  seul  chef 
légitime  de  l'Eglise  universelle,  et  qu'enfin  il  ne 
consentirait  jamais  à  se  couvrir  d'une  honte  éternelle 
en  abdiquant,  à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans,  une 
dignité  qu'il  avait  su  conserver  en  dépit  de  tous  ses 
ennemis.  Les  conférences  furent  rompues,  et  les 
deux  monarques  quittèrent  fort  mécontents  la  forte- 
resse de  Peniscola. 

Malgré  le  refus  de  Benoît  de  se  soumettre  au  con- 


cile de  Constance,  les  Pères  passèrent  outre,  et  ren- 
dirent contre  lui  une  sentence  de  déposition.  Ensuite 
il  fut  décidé  qu'on  procéderait  immédiatement  à  l'é- 
lection d'un  nouveau  pape,  et  les  cardinaux  entrèrent 
dans  la  salle  des  délibérations  à  la  clarté  des  flam- 
beaux, toutes  les  fenêtres  ayant  été  murées;  on  fer- 
ma les  portes  à  clé  ;  deux  princes  allemands  et  le 
grand  maître  de  Rhodes  furent  chaigés  de  garder 
nuit  et  jour  les  abords  du  conclave;  et  plusieurs 
évèques  ou  docteurs  furent  commis  à  l'inspection  des 
mets  destinés  aux  cardinaux,  afin  qu'on  ne  piit  leur 
faire  parvenir  aucune  lettre  dans  les  ]ilats  ni  dans 
les  coupes.  Trois  fois  par  jour  l'empereur  venait 
également  faire  sa  visite  à  la  tète  du  clergé,  et  chan- 
ter le  Veni  Creator.  Enfin,  le  surlendemain,  les  car- 
dinaux proclamèrent  souverain  pontife  Othon  Colonna, 
cardinal-diacre  de  Saint-tjeorges  au  ^'oile  d'or,  et 
lintrunisèrent  sous  le  nom  de  Martin  V, 


■302 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Ilisloire  il'Othon  Colonna  avant  son  pontificat.  —  Mcrt  de  Grégoire  XII.  —  Disputes  entre  Martin  V  et  le  roi  d'Aragon.  —  Satire 
des  Espagnols  contre  le  pape.  —  Le  .'saint-fcre  déclare  qu'il  n'est  pas  permis  d'appeler  du  jugement  du  pape. —  Martin  dissout 
le  concile  de  Constance.  —  Son  défart  de  cette  ville.  —  Séjour  du  pontife  à  Florence.  —  Mort  de  Jean  XXIII.  —  Le  papevient 
à  Ron  e.  —  Alphonse  d'Aragon  cherche  à  s'emparer  du  royaume  de  Naples,  et  échoue  dans  son  entreprise.  —  Mort  de  Be- 
noit XIII.  —  Élection  de  l'anlipape  Clément  VIII.  —  Excommunication  du  roi  Alphonse  d'Aragon.  —  Légation  de  Bohème. — 
Lettre  du  pape.  —  Démêlés  ei  Ire  le  pontife  et  les  souverains  de  la  Grande-Bretagne ,  de  la  Pologne,  du  Portugal  et  de  l'Ara- 
gon.  —  Abdication  de  l'antipape  Clément  VIII;  fin  du  schisme.  —  Congrès  de  Lucko.  —  Lettre  du  pape  contre  les  hussites.  — 
Les  hussites  taillent  en  pièces  une  armée  envoyée  pour  les  combattre.  —  Mort  de  Martin  V. 


Martin  V  était  Romain,  et  issu  de  la  très-noble  et 
très-ancienne  maison  des  Colonna,  qui  avait  déjà 
donné  aux  peuples  tant  de  mauvais  pontifes.  Il  était 
fils  d'Agapet  de  Colonna,  appelé  le  Prince  romain,  et 
avait  été  créé  cardinal  par  Urbain  VI. 

Platine  lui  accorde  de  grandes  cjualités,  une  ex- 
trême aménité  dans  le  caractère,  et  une  habileté  re- 
mar((uable  pour  la  conduite  et  le  maniement  des 
affaires  d'État.  Léonard  Arétin,  qui  était  secrétaire 
de  la  chambre  apostolique,  prétend,  au  contraire, 
que  le  saint-père  était  d'une  incapacité  notoire,  et 
qu'il  avait  un  caractère  emporté,  despote  et  vindi- 
catif. Windeck,  conseiller  de  Sigismond,  concilie  ces 
deux  opinions  contradicloires  en  disant  :  ".  Le  cardi- 
nal Oihon  Colonna  était  pauvre  et  bon;  mais  le  pape 
Martin  V  devint  avare  et  cruel.  » 

La  nouvelle  de  l'élection  de  Martin  V  fut  accueillie 
dans  les  différentes  parties  du  monde  chrétien  avec 
une  joie  extraordinaire  ;  les  nations  qui  étaient  divi- 
sées de  croyances  depuis  cinquante  ans,  se  soumi- 
rent toutes  au  pape;  les  cardinaux  de  Benoît  XIII 
abandonnèrent  eu.x-mêmes  ce  vieillard  obstiné  pour 
f5e  rendre  à  Constance;  et  pour  surcroît  de  bonheur, 
on  vint  apprendre  aux  Pères  du  concile  que  Gré- 
goire XII  était  mort  à  la  suite  d'un  accès  de  colère. 


Martin  résolut  de  profiter  des  circonstances,  et  de 
ne  pas  laisser  se  refroidir  l'enthousiasme  général 
avant  d'en  avoir  tiré  parti  pour  ses  intérêts  tempo- 
rels. Il  envoya  en  Espagne  le  cardinal  de  Pise,  Alaman 
Adimar,  afin  d'engager  le  roi  d'Aragon  à  contraindre 
Benoît,  par  les  peines  séculières,  à  se  soumettre  aux 
décisions  prises  dans  l'assemblée  de  Constance.  Le 
légat  était  chargé,  en  outre,  de  fulminer  des  bulles 
d'anathème  contre  l'antipape  et  contre  les  deux  car- 
dinaux espagnols  qui  lui  restaient  fidèles,  Julien 
Dûbla  et  le  chartreux  don  Dominique  de  Bonne-Foi. 

En  prince  habile,  Alexandre  chercha  à  vendre  son 
pape  un  bon  prix,  et  s'engagea  à  le  livrer  aux  agents 
de  ilartin,  sous  la  condition  que  le  saint-père  lui 
céderait  à  perpétuité  la  dîme  des  biens  ecclésiastiques 
dans  ses  États,  et  le  droit  de  disposer  des  bénéfices 
de  la  Sardaigne  et  de  la  Sicile,  sans  être  tenu  d'en 
rendre  aucun  compte  au  saint-siége;  qu'il  lui  accor- 
derait de  plus  la  possession  de  quelques  places  du 
domaine  des  chevaliers  de  Riiodes,  entre  autres  Mo- 
ricar  et  Peniscola,  ainsi  que  le  pouvoir  de  nommer 
les  grands  maîtres  de  l'ordre.  ^lartin  refusa  d'adhérçr 
à  ces  propositions,  qui  ne  tendaient  rien  moins  qu'à 
diminuer  considérablement  ses  revenus;  et  considé- 
rant d'ailleurs  que  Benoît,  accablé  de  vieillesse  et 


MARTIN     Y 


303 


d'infirmités,  ne  pouvait  pas  lui  faire  attendre  trop 
longtemps  sa  mort,  il  fit  répondre  au  roi  d'Aragon 
qu'il  n'achèterait  ])oint  sa  protection,  et  qu'il  s'en 
remettrait  au  jugement  de  Dieu  pour  décider  lequel 
de  Benoît  XIII  ou  de  lui  devait  rester  pape. 

Cette  détermination  lui  attira  la  haine  des  Espa- 
gnols qui  étaient  encore  au  concile.  Une  faction  for- 
midable se  forma  contre  lui;  plusieurs  cardinaux 
voulurent  même  le  déposer,  et  publièrent  des  satires 
violentes  contre  son  élection.  Parmi  tous  ces  libelles, 
la  messe  de  la  simonie  était  sans  contredit  la  critique 
la  plus  spirituelle,  la  plus  vraie,  et  la  plus  sanglante 
qpii  eût  encore  été  faite  contre  la  papauté.  En  voici 
quelques  extraits  drolatiques  : 

«  Un  jeune  prêtre  était  parti  en  pèlerinage  pour 
visiter  Saint-Pierre  do  Rome  ;  quand  il  l'ut  arrivé 
dans  la  ville  sainte,  il  aperçut  un  palais  splendide 
qui  était  plus  élevé  que  les  plus  hautes  églises,  et 
que  des  ouvriers  cherchaient  toujours  à  exhausser. 
S'étant  enrpiis  du  nom  du  maître  de  cette  magnifique 
demeure,  il  lui  fut  répondu  :  «  C'est  Simon  le  voleur, 
le  seul  dieu  qu'on  adore  aujourd'iiui  dans  l'Église; 
venez  officier  à  son  autel.  »  Alors  on  le  fit  entrer  dans 
une  caverne  oiî  il  vit  des  monceaux  d'or  et  d'argent, 
et  sur  im  autel  trois  jeunes  femmes  nues,  couronnées 
de  myrte,  et  tenant  à  leurs  mains  des  coupes  et  des 
guirlandes  de  fleurs. 

«  Puis  le  sacrifice  divin  commença,  et  il  prononça 
les  paroles  suivantes  : 

''.  Intro'i't.  Au  nom  de  la  Trinité  sainte,  la  luxure, 
l'orgueil  et  l'avarice,  je  n'aimerai,  ne  servirai  et 
n'adorerai  que  le  dieu  de  l'or,  qui  seul  nous  procure 
toutes  les  jouissances  sur  cette  terre. 

«  Collecte.  J'emploierai  tous  les  instants  de  ma 
vie  à  chercher  de  nouveaux  moyens  de  pressurer  les 
peuples,  attendu  qu'il  est  juste  que  les  hommes  stu- 
pides  qui  croient  à  nos  mensonges,  à  nos  momeries, 
soient  dépouillés.  Gloria  Patri  ! 

«  Lecture.  Il  est  écrit  dans  l'Apocalypse  :  l'ange 
qui  avait  les  sept  cornes  parut  à  l'Occident,  monté 
sur  un  pâle  coursier  ;  il  devançait  une  espèce  de 
monstre,  moitié  femme,  moitié  homme,  n'ayant  au- 
cuns vêtements,  et  coiffé  seulement  d'une  tiare  à 
triple  couronne.  Gloria  Filio! 

Il  Cette  prostituée  avait  les  organes  des  deux  sexes; 
elle  était  assise  sur  une  bête  qui  avait  la  forme  d'un 
immense  dragon,  et  dont  les  replis  étaient  couverts 
d'un  poil  écarlate  -à  cbaque  main  elle  tenait  une  urne 
remplie  d'une  huile  de  fornication,  qu'elle  répandait 
sur  son  passage,  en  chantant  :  Gloria  Spiritu  sancto  ! 

«  CoNFiTEOR.  Je  confesse  que  je  n'aime  que  l'or, 
et  que  je  suis  capable  de  commettre  tous  les  crimes, 
par  pensée  et  par  actions,  pour  le  soutirer  aux  fem- 
mes, pour  le  voler  aux  hommes.  Amen  !  » 

Cette  satire  fut  remise  à  AIartin,par  les  ambassa- 
deurs du  roi  d'Aragon,  en  pleine  audience  ;  aussi 
comprit-il  qu'il  devait  rompre  immédiatement  l'as- 
semblée de  Gonslance,  s'il  ne  voulait  s'exposer  au 
sort  de  Jean  XXIII.  Néanmoins,  avant  de  prendre 
cette  mesure  extrême,  il  voulut  elïrayer  les  esprits 
par  quelque  terrible  exécution,  et  fit  continuer  contre 
plusieurs  disciples  de  Jean  Hus  les  procédures  odieu- 
ses qui  avaient  été  interrompues  par  le  jugement  de 
Jean  XXIII,  et  fit  un  magnifique  auto-da-fé. 


Peu  de  jours  après,  le  saint-père  annonça  officii'l- 
lement  son  intention  de  quitter  Constance.  En  vain 
l'empereur  le  sup])lia  de  prolonger  son  séjour  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  réglé  les  différends  qui  existaient  entre 
l'autel  et  le  trône,  ainsi  qu'il  s'y  était  engagé;  en 
vain  il  lui  offrit  les  villes  de  Strasbourg,  de  Bâle  ou 
de  Mayence  pour  sa  résidence;  toutes  ses  prières 
furent  inutiles,  le  pape  demeura  inébranlable  dans  sa 
résolution, et  ])our  mettre  un  terme  aux  sollicilations, 
il  l'ulmina  une  bulle  qui  défendait  à  tout  chrétien 
d'appeler  de  sa  décision  ou  même  d'en  discuter  les 
motifs,  affirmant  qu'un  pape  était  juge  absolu  de  ses 
actions  en  toutes  circonstances,  et  qu'il  pouvait  an- 
nuler les  promesses  qu  il  avait  faites  précédemment. 
En  conséquence,  il  fixa  irrévocablement  son  départ 
de  Constance,  et  prétexta  que  le  patrimoine  do  l'É- 
glise était  mis  au  pillage  en  l'absence  du  pasteur,  que 
la  capitale  de  la  chrétienté  était  exposée  aux  fléaux  de 
la  guerre,  de  la  famine,  de  la  peste,  et  que  d'ailleurs 
son  titre  de  successeur  de  saint  Pierre  lui  faisait 
un  devoir  de  retourner  à  Rome  pour  prendre  pos- 
session du  trône  de  l'Apôtre.    • 

Dès  le  lendemain,  il  déclara  le  concile  dissous,  et 
donna  l'ordre  aux  cardinaux  et  aux  officiers  du  saint- 
siége  de  prendre  la  route  de  Genève,  où  il  était  ré- 
solu de  tenir  sa  cour,  jusqu'au  moment  de  son  départ 
définitif  pour  Rome. 

Martin  quitta  la  ville  de  Constance  le  16  mai  de 
l'année  1418.  Son  cortège,  dit  Reichantal,  surpassait 
en  magnificence  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusqu'alors;  la 
marche  était  ouverte  par  douze  comtes  de  l'empire, 
montés  sur  des  chevaux  blancs,  richement  capara- 
çonnés et  couverts  de  housses  d'écarlate  ;  ils  étaient 
suivis  de  douze  pages,  portant  au  bout  de  longues 
piques  des  bonnets  de  cardinaux  ;  après  eux,  s'avan- 
çaient quatre  prêtres  soutenant  un  dais,  sous  lequel 
se  tenait  un  évêque  qui  portait  le  saint-sacrement  ; 
venaient  ensuite  douze  cardinaux  dans  leur  riche 
costume  écarlate,  montés  sur  des  mules  entièrement 
couvertes  de  brocart  d'or;  derrière  eux,  un  métropo- 
Htain,  revêtu  de  ses  ornements  épiscopaux,  présentait 
un  second  saint-sacrement  ;  il  était  également  sous 
un  dais  que  soutenaient  luiit  abbés  à  cheval  ;  Fuzate, 
le  célèbre  théologien  de  Westphalie,  précédait  immé- 
diatement le  saint-père,  et  portait  une  croix  étince- 
lante  de  pierreries;  il  était  environné  des  chanoines 
et  des  sénateurs  de  la  ville,  qui  tenaient  à  la  main 
des  cierges  allumés.  Enfin,  apparaissait  Martin  V, 
la  tiare  sur  le  front,  monté  sur  un  cheval  dont  la 
housse  était  de  pourpre  et  d'or;  quatre  princes  et 
quatre  ducs  élevaient  au-dessus  de  lui  un  dais  re- 
haussé de  franges  d'or;  l'empereur' marchait  à  pied, 
tenant  les  rênes  de  droite,  et  ayant  à  ses  côtés  Louis, 
duc  de  Bavière,  cpii  soutenait  un  des  glands  de  la 
housse  du  cheval  ;  l'électeur  de  Brandebourg  tenait 
les  rênes  de  gauche,  et  Frédéric  d'Autriche  portait  le 
gland  de  la  Iwusse  ;  quatre  princes  marchaient  à 
pied  de  chaque  côté,  et  soutenaient  avec  des  cordons 
dorés  le  milieu  de  l'extrémité  de  la  housse  ;  derrière 
le  pape  suivait  son  porte-parasol  ;  ensuite,  marchaient 
en  escadrons  à  pied  et  à  cheval,  des  nobles,  des  sol- 
dats, des  prêtres,  des  moines,  tous  les  corps  de 
métiers  et  les  sept  cent  dix-huit  courtisanes  du  con- 
cile vêtues  d'habits  blancs  et  marchant  deux  à  deux. 


30 'i 


HISTOIRE    ItES     PAPES 


Dès  qwo  le  cortcgc.qiii  s'élevait  ii  plus  de  quarante 
mille  pei-soDnes,  cul  atteint  les  faulunirgs  delà  ville, 
Martin  prit  un  vêtement  de  voyage,  monta  un  cheval 
de  main  et  continua  sa  route  jus(|u'à  lïotleben,  tou- 
jours accompagné  de  l'empereur  et  des  ])rinces.  A 
cette  dernière  ville,  Sigisniond  prit  congé  de  lui  et 
retourna  à  Constance  ;  le  pape  et  ses  cardinaux  s'em- 
barquèrent sur  le  Illiin  et  descendirent  à  Schalïliouse  ; 
de  là,  ils  gagnèrent  Bàle  et  enfin  Genève.  Après  s'être 
reposé  dans  l'abbaye  des  cor<ieliers  de  Rive  pendant 
deux  mois,  Martin  jiassa  les  AIjh's,  et  fit  son  entrée 
à  Milan,  où  il  l'ut  re<.-u  avec  de  grands  lionncurs  ;  il 
se  dirigea  ensuite  vers  Florence,  en  évitant  de  tra- 
verser Bologne,  qui  venait  de  secouer  le  joug  sacer- 
dotal et  de  se  déclarer  indépendante. 

Pogge  et  Léonard  Arétin  afiirment  que  le  pontife 
n'eut  pas  à  se  louer  de  l'accueil  de  la  Sérénissirae 
République;  et  ipie  les  enfants  qui  allèrenl  à  sa  ren- 
contre lui  chantèrent  une  satire  qui  se  terminait  par 
ces  mots  :  «  Papa  Martine  non  vale  un  quatrino,  » 
le  pape  Martin  ne  vaut  pas  un  quatrin  (petite  pièce 
de  monnaie). 

Néanmoins,  les  habitants  permirent  au  saint-père 
de  demeurer  dans  leur  ville,  sans  jiréjudice  de  leurs 
prérogatives,  et  jusiju'à  ce  qu'il  eût  trouvé  une  autre 
résidence. 

Pendant  son  séjour  à  Florence,  le  saint-père  en- 
lama  des  négociations  avec  les  seigneurs  qui  avaient 
agrandi  leurs  domaines  aux  dépens  de  l'PI^lise,  et  il 
obtint  de  plusieurs  d'entre  eux  la  restitution  des 
villes  qu'ils  avaient  usurpées.  ÎMartin  eut  également 
la  satisfaction  de  recevoir  une  ambassade  solennelle 
de  l'empereur  d'Orient,  qui  venait  implorer  sa  pro- 
tection, et  lui  offrir  de  soumettre  tous  ses  sujets  au 
siège  de  Rome,  en  leur  faisant  abjurer  le  schisme, 
s'il  voulait  lui  accorder  quchjues  secours  d'hommes 
im  d'argent. 

D'abord  le  pape  parut  prendre  Ijeaucoup  d'intérêt 
aux  députés  grecs,  et  il  nomma  même  un  cardinal- 
légat  pour  ti'aiter  de  la  réunion  des  deux  Eglises; 
mais  ce  fut  tout;  car  les  bonnes  intentions  de  Martin 
ne  furent  suivies  d'aucun  résultat,  et  les  ambassa- 
deurs durent  retourner  à  Conslanlinople  comme  ils 
en  étaient  venus. 

Peu  de  jours  après  ,  le  saint-père  apprit  que 
Jean  XXIII,  qui  depuis  trois  années  était  détenu 
dans  la  forteresse  d'IIeidelberg,  venait  de  sortir  de 
fia  prison,  en  payant  à  l'électeur  palatin  trente  mille 
écus  d'or,  et  qu'il  s'était  rendu  à  Gènes  auprès  du 
doge  Thomas  Fiégose,  pour  réunir  autour  de  lui  ses 
anciens  partisans.  Il  en  conçut  une  crainte  d'autant 
plus  sérieuse,  qu'il  savait  Balthasar  homme  d'exécu- 
tion et  capable  de  rallumer  la  guerre  civile  pour 
recouvrer  sa  puissance.  Mais  comme  l'antipape  man- 
quait d'argent,  personne  ne  voulut  s'enrôler  sous  sa 
bannière,  et  ses  tentatives  échouèrent  complètement  ; 
alors  Jean  XXIII  changea  de  tactique  et  prit  un 
singulier  parti;  il  vint  de  lui-même  se  jeter  aux  pieds 
de  son  compétiteur  et  le  reconnut  jtape  légitime,  au 
grand  ébahisse:nent  des  cardinaux,  qui  ne  pouvaient 
s'expliquer  une  démarche  aussi  imprudente.  Martin 
le  reçut  avec  toutes  les  marques  de  la  joie,  lui  fit  des 
présents  magnifirpies,  le  créa  immédiatement  cardi- 
nal-évêque  de  Frascali,  et  lui  assigna  des  pensions 


considérables  sur  le  trésor  de  Snint-Piern;.  Deux 
mois  après,  Balthasar  Gossa  mourut  empoisonné. 

Délivré  de  son  redoutable  adversaire,  Martin  n'eut 
plus  aucun  méuagoinent  à  garder  avec  ceux  ([ui  lui 
rd'usaicut  obéissance,  et  il  commença  à  fulminer  des 
anathèmes  contre  les  récalcitrants.  Bien  plus,  joi- 
gnant l'ingratitude  à  la  lâcheté,  il  voulut  excommu- 
nier Florence  dès  qu'il  vit  ses  affaires  rétablies  à 
Rome,  et  sans  aucun  doute  il  eût  exécuté  ce  projet, 
si  Léonard  Arétin  ne  lui  eût  adresse  à  ce  sujet  .des 
représentations  énci'giqucs  •  "  D'où  vient,  très-saint 
])ère  ,  ditil  à  Martin,  votre  grand  ressentiment  contre 
Florence?  Est-ce  donc  parce  que  vous  y  avez  été 
accueilli  dans  un  temps  où  toutes  les  villes  du  saint- 
siége  étaient  au  pouvoir  de  vos  ennemis?  Avez-vous 
oublié  que  c'est  grâce  à  la  protection  que  vous  avez 
trouvée  dans  ses  murs,  que  vous  devez  la  soumission 
de  Bologne,  d',\nagni  et  même  de  Rome?  N'est  ce 
pas  à  la  sollicitation  de  la  Sérénissirae  Républiijue  que 
Braccio,  votre  plus  implacable  ennemi,  a  consenti  à 
•vous  restituer  les  domaines  usurpés  sur  l'Eglise? 
N'est-ce  pas  dans  ce  palais  même,  que  vous  devez  à 
la  générosité  de  Florence,  que  vous  avez  reçu  les 
ambassadeurs  des  princes?  N'est-ce  pas  ici  que  se 
sont  jiassés'  les  actes  les  plus  importants  de  votre 
pontificat,  la  réunion  des  trois  obédiences  et  la  sou- 
mission de  Jean  XXIII?  Enfin  ces  Florentins  que 
vous  voulez  excommunier  n'ont-ils  pas  défendu  votre 
auguste  personne  contre  ses  ennemis,  et  n'est-ce  pas 
à  eux  que  vous  devez  votre  tiare?  Si  vous  les  excom- 
muniez, saint- père,  je  vous  prédis  des  malheurs  sans 
nombre  et  une  ruine  prochaine,  car  Dieu  saura  pu- 
nir un  monstre   d'ingratitude!  » 

Intimidé  par  le  langage  de  son  secrétaire,  Martin 
n'osa  point  passer  outre;  et  au  lieu  de  lancer  un 
interdit  sur  la  République,  il  remercia  même,  à  son 
audience  de  congé,  les  magistrats  de  Florence  des 
bons  offices  qu'il  avait  reçus  d'eux  :  «  Et  pour  vous 
dédommager,  ajouta-t-il,  des  dépenses  que  notre  sé- 
jour vous  a  occasionnées,  nous  érigeons  votre  Eglise 
en  métropole.  »  Cette  étrange  compensation,  qui 
n'était  guère  du  goût  des  habitants,  le  dispensait  de 
restituer  les  sommes  énormes  qu'il  leur  avait  em- 
pruntées; mais  le  tour  était  joué,  sa  dette  annulée, 
et  c'était  la  chose  importante  pour  Sa  Sainteté. 

Enfin  le  pajie  les  délivra  de  sa  présence  et  j>:it  la 
route  de  Rome  ;  il  fut  accueilli  dans  la  ville  aposto- 
lique comme  un  père  attendu  dcpiiis  longtemps  par 
ses  enfants.  En  effet,  les  prêtres  avaient  grand  besoin 
de  sa  présence  pour  se  relever  de  l'état  d'abjection 
où  ils  étaient  tombés;  les  églises  étaient  dévastées, 
les  monastères  ruinés,  et  les  fidèles  n'apportaient 
plus  d'offrandes  aux  madones  ni  aux  saints  à  mira- 
cles. Martin  s'appliqua  à  réparer  les  désastres  causés 
par  les  dernières  guerres  ;  il  restaura  les  basiliiiues, 
construisit  de  nouveaux  monastères,  et  fit  si  bien, 
qu'en  moins  d'une  année,  Rome  apparut  plus  resplen- 
dissante qu'elle  n'avait  jamais  été.  Ensuite  le  saint- 
père  s'occupa  de  rétablir  la  domination  de  son  siège 
sur  les  villes  qui  s'étaient  soustraites  à  la  tyrannie 
des  papes; mais  avant  de  s'attaquer  aux  Républiques 
de  Gênes,  de  Venise  et  de  Florence,  il  jugea  prudent 
de  commencer  par  assujettir  l'Italie  inférieure. 

Ses  projets  étaient  favorisés  d'ailleurs  par  les  dés- 


MARTIN    V 


305 


Jejniie  11,  la  nouvelle  roine  de  Naples 


orJres  qui  aj^ilaient  la  ville  de  Naples  par  suite  de 
l'expulsiondu  cruel  ducde  Huvirl)nn,[naride,leanne  H, 
Stt'ur  de  Ladislas  :  le  saint-père  appela  Louis  III,  duc 
d'Anjou,  en  Ilalie,  lui  donna  l'investiture  de  la  cou- 
ronne de  Naples  en  vertu  de  son  omnipotence  et  sous 
11 


la  condition  qu'il  restituerait  à  son  siège  ses  anciens 
droits  et  privilèges  pour  les  bénéfices ,  collations, 
dîmes,  prébendes  et  autres.  Cet  accord  passé,  LouIh 
d'Anjou  lova  une  armée  formidable  et  se  prépara  à  [aire  la 
conquête  des  États  qui  lui  étaient  concédés  par  l'Église. 

127 


306 


HTSTOIRE     DES     PAPES 


Dans  cette  extrémité,  la  reine  Jeanne  appela  à  son 
secours  Alphonse,  roi  d'Araj;on,  el  l'adopta  comme 
son  fils  et  son  héritier,  afm  de  l'atlaclier  à  sa  cause. 
Le  prince  envoya  aussitilt  à  Naples  des  troupes  nom- 
breuses dont  il  confia  le  commandement  au  brave 
général  Braccio  de  Pérouse,  ennemi  personnel  du 
pape.  En  peu  de  temps  les  allaires  prirent  une  tour- 
nure si  favorable  pour  la  reine,  que  lîraccio  lui  écri- 
vait qu" avaul  un  mois  il  aurait  réduit  le  saint-père  à 
un  tel  état  de  détresse  qu'il  serait  forcé  de  dire  des 
messes  basses  à  six  deniers  pour  vivre.  Martin,  pré- 
voyant lui-même  qu'il  ne  pourrait  pas  résister  long- 
temps à  ce  redoutable  adversaire,  eut  alors  recours 
à  la  perfidie  :  il  entama  des  négociations  secrètes  avec 
Alphonse  d'Aragon,  et  l'engagea  à  détrôner  la  reine 
de  Naples,  comme  avait  fait  avant  lui  Charles  de 
Duras  à  l'égard  de  Jeanne  I",  luiproraettantde  sanc- 
tionner son  usurpation ,  et  d'obtenir  la  renoncia- 
tion de  Louis  d'Anjou,  son  compétiteur,  à  des  condi- 
tions avantageuses. 

En  conséquence  de  ces  arrangements,  Alphonse  se 
rendit  en  personne  auprès  de  la  reine  Jeanne  ;  et  sous 
prétexte  de  la  soulager  du  fardeau  des  affaires,  il 
s'empara  de  l'autorité  souveraine,  disposa  des  emplois 
de  l'Etat,  changea  les  gouverneurs  des  villes  de 
guerre,  les  remplaça  par  ses  créatures,  se  fit  prêter 
serment  de  fidélité  par  les  troupes,  réforma  les  lois, 
en  créa  de  nouvelles,  et  voulut  abolir  jusqu'aux  an- 
ciennes coutumes  des  Napolitains  ;  enfin,  quand  il 
supposa  le  moment  favorable,  il  fit  équiper  secrète- 
ment en  Aragon  une  flotte  qui  devait  enlever  Jeanne 
et  la  conduire  prisonnière  en  Espagne. 

Mais  ce  projet  n'eut  pas  d'exécution;  la  reine, qui 
au  milieu  de  toutes  ses  débauches  avait  su  conserver 
l'amour  de  ses  sujets,  fut  avertie  par  quelques-uns 
de  ses  partisans  du  mystère  de  la  conspiration  orga- 
nisée contre  sa  liberté  ;  à  son  tour,  elle  opposa  la 
ruse  h  la  fourberie;  elle  reprit  les  rênes  du  gouver- 
nement, réinstalla  une  partie  des  gouverneurs  qui 
avaient  été  changés  par  le  roi,  s'enferma  dans  un 
château  fort  situé  près  de  l'une  des  portes  de  la  ville; 
de  sorte  que  peu  à  peu  son  autorité  se  trouva  de 
nouveau  substituée  à  celle  d'Alphonse  d'Aragon.  Le 
prince,  comprenant  que  ses  projets  étaient  décou- 
verts, leva  le  masque,  attaqua  le  sénéchal  Jean  Car- 
racciolo,  l'un  des  amants  de  la  reine,  au  moment  où 
il  se  rendait  à  la  porte  de  Capoue,  et  essaya  même 
de  s'emparer  de  la  forteresse  ;  cette  tentative  échoua 
parce  que  plusieurs  centaines  de  citoyens  accou- 
rurent à  la  défense  de  Jeanne,  tombèrent  sur  les 
troupes  aragonaises  et  en  firent  un  grand  carnage. 

Pour  se  venger  de  cet  échec,  les  Aragonais  mirent 
le  feu  aux  quatre  coins  de  la  ville  ;  et  à  la  faveur 
d'un  épouvantable  incendie,  ils  se  ruèrent  sur  les 
Napolitains  et  les  massacrèrent  par  milliers;  ensuite 
Al]ihonsc  donna  un  nouvel  assaut  à  la  forleresse  où  s'é- 
tait retranchée  la  reine.  Cette  fois  encore,  ses  soldats  ne 
purent  l'emporter  sur  le  courage  des  citoyens  qui  com- 
battaient sous  le  commandement  du  capitaine  Sforce, 
et  Jeanne  fut  sauvée.  Néanmoins  peu  de  jours  après 
la  reine  se  décida  elle-même  à  quitter  la  porte  de 
Capoue,  sur  la  nouvelle  que  Bernardo  de  Cabrera 
arrivait  de  Catalogne  avec  une  flotte  et  des  renforts. 
Son  départ  s'effectua  pendant  une  nuit,   et  elle    se 


rendit  au  château  d'Aversa,  toujours  sous  la  protec- 
tion do  Sforce  et  de  cin<j  mille  bourgeois. 

Alphonse  se  trouva  de  cette  manière  maître  absolu 
de  la  ville  de  Naples  ;  aussitôt  il  écrivit  à  Martin  pour  le 
prévenir  du  succès  de  leurs  projets,  et  pour  lui  récla- 
mer la  confirmation  de  son  titre  de  roi  de  Naples  et 
la  déchéance  de  Jeanne  11. 

Sa  Sainteté  ne  fit  pas  attendre  sa  réponse  ;  elle 
déclara  nettement  qu'elle  n'avait  jamais  eu  l'inten- 
tion de  remplir  les  promesses  qu'elle  lui  avait  faites; 
que  Louis  d'Anjou  était  le  souverain  légitime  du 
royaume  comme  héritier  de  son  père,  qui  en  avait 
acheté  l'investiture  au  pape  Alexandre  V  et  à 
Jean  XXIII;  |u'elle-même  avait  confirmé  cet  acteen 
approuvant  le  concile  de  Constance  ;  et  que  d'ailleurs 
Louis  n'ayant  rien  entrepris  contre  le  saint-siége, 
elle  ne  lui  enlèverait  pas  son  royaume  pour  le  don- 
ner à  un  prince  qui  accordait  sa  protection  à  l'anti- 
pape Pierre  de  Luna. 

Un  tel  manque  de  foi  indigna  le  souverain  d'Ara- 
gon, et  il  résolut,  pour  en  tirer  vengeance,  de  faire 
reconnaître  Benoît  XXIII  comme  légitime  pontife 
dans  toute  l'Italie.  Mais  pendant  qu'il  prenait  ses 
mesures  pour  renverser  Martin,  celui-ci,  par  une  nou- 
velle trahison,  faisait  proposer  à  Jeanne  de  Naples 
de  lui  fournir  les  moyens  de  rentrer  dans  sa  capitale, 
si  elle  consentait  à  annuler  l'adoption  d'Alphonse,  et 
à  lui  substituer  Louis  d'Anjou.  Avant  de  prendre 
une  détermination,  la  reine  fit  un  échange  de  pri- 
sonniers avec  Alphonse  et  racheta  son  favori  Carrac- 
ciolo  ;  puis,  comme  elle  n'avait  plus  de  ménagements 
à  garder,  elle  adopta  solennellement  Louis  d'Anjou, 
et  joignit  ses  troupes  à  celles  de  ce  prince  pour  lutter 
contre  leur  ennemi  commun. 

Dès  lors  la  fortune  des  Aragonais  alla  en  décli- 
nant; constamment  battus  dans  leurs  rencontres  avec 
les  Français,  ils  se  virent  acculés  à  la  mer  ;  Alphonse 
fut  bientôt  réduit  à  la  dernière  extrémité,  et  obligé 
de  retourner  en  Espagne  pour  en  ramener  une  nou- 
velle armée.  Son  premier  soin,  en  mettant  le  pied 
dans  ses  États,  fut  de  publier  une  reconnaissance  so- 
lennelle de  Benoit  XIII  comme  successeur  de  l'Apôtre 
et  légitime  pontife,  afin  d'entraîner  le  reste  de  la  pé- 
ninsule dans  le  parti  de  Pierre  de  Luna.  Cette  dé- 
marche, qui  remettait  en  question  les  plus  chers  in- 
térêts de  Martin,  le  détermina  à  écrire  au  cardinal  de 
Pise,  son  légat  en  Aragon,  pour  qu'il  eût  à  se  saisir 
de  la  personne  de  l'antipape  ou  à  prendre  des  me- 
sures telles  qu'il  n'eût  plus  rien  à  redouter  de  ce 
compétiteur.  Ses  ordres  furent  parfaitement  exécutés: 
Benoît  XIII  mourut,  dans  le  cours  du  même  mois, 
empoisonné  par  un  moine  appelé  Thomas.  Ce  misé- 
rable fut  arrêté,  appliqué  à  la  question,  et  condamné 
à  être  écartelé  ;  avant  de  subir  le  supplice,  il  avoua 
qu'il  avait  été  poussé  à  ce  crime  par  le  cardinal  de 
Pise,  à  l'instigation  du  pontife. 

Maimbourg  lui-même  nous  représente  Benoît  XIII 
comme  l'un  des  papes  les  plus  remarquables  qui  ont 
régné  pendant  le  schisme;  et  en  efi'et  il  fit  preuve 
d'une  force  de  volonté  admirable  ;  seul,  abandonné 
de  tous  les  princes  de  son  parti,  n'ayant  pour  toute 
résidence  qu'une  forteresse  sur  une  langue  de  terre 
battue  de  trois  côtés  par  la  mer,  il  lançait  ses  foudres 
spirituelles  au   sein  du  tumulte  des  éléments  et  an 


MARTIN    V 


307 


roulement  du  tonnerre.  Au  milieu  des  convulsions 
do  l'agonie,  il  conserva  sa  présence  d'esprit  et  son 
énergie  ;  il  ne  témoigna  aucune  faiblesse,  aucun  re- 
pentir, et  fit  jurer  aux  deux  cardinaux  qui  lui  étaient 
restés  fidèles  de  lui  donner  un  successeur. 

Suivant  ses  ordres,  deux  jours  après  sa  mort,  un 
gentilhomme  aragonais,  appelé  Gilles  Munoz,  fut 
intronisé  pape  sous  le  nom  de  Clément  VIII,  et  con- 
sacré par  les  deux  cardinaux,  pour  la  somme  de  trois 
mille  llorins  d'or,  à  ce  que  prétend  Jean  Gorario.  Le 
nouveau  pontife  prit  les  ornements  sacerdotaux,  exer- 
ça publiquement  son  métier  de  pape,  se  forma  une 
cour  et  créa  des  cardinaux,  parmi  lesquels  il  plaça 
son  neveu,  suivant  les  usages  de  ses  prédécesseurs. 
Alpiionse  le  fit  reconnaître  dans  ses  r^tats  d'Aragon, 
de  Valence,  de  Sardaigne  et  de  Sicile,  et  entama 
même  des  négociations  avec  d'autres  souverains  pour 
obtenir  qu'ils  lui  payassent  des  subsides  et  missent 
leurs  royaumes  sous  son  obédience. 

Effrayé  des  conséquences  de  ces  hostilités,  qui 
pouvaient  donner  une  nouvelle  force  au  schisme, 
Martin  s'empressa  d'envoyer  au  roi  d'Aragon  son 
légat  Pierre,  cardinal  de  Foix,  pour  lui  offrir  la  paix, 
sous  la  condition  qu'il  abandonnerait  son  antipape. 
Cette  démarche  n'eut  aucun  résultat  ;  car  Alphonse, 
qui  avait  déjà  fait  l'épreuve  de  la  mauvaise  foi 
d'Othon  Colonna ,  refusa  de  recevoir  son  ambassa- 
deur; il  publia  même  des  édits  contre  Martin, 
défendit  à  tous  les  prélats  de  son  royaume,  aux  chefs 
d'ordres  et  aux  dignitaires  ecclésiastiques,  sous  peine 
de  confiscation  de  leurs  biens,  de  recevoir  aucune 
bulle  de  Rome  et  de  communiquer  avec  le  cardinal. 

Dans  l'impuissance  de  tromper  son  ennemi,  Mar- 
tin voulut  essayer  des  moyens  violents,  et  le  15  juil- 
let 1425,  il  fulmina  une  bulle  d'anathème  contre  le 
roi  d'Aragon,  le  déclara  ennemi  de  la  religion,  fau- 
teur du  schisme,  et  comme  tel  déchu  de  tous  ses 
biens  et  dignités.  Sa  politique  lui  réussit  d'autant 
mieux,  que  Louis  d'Anjou  et  Jeanne  de  Naples 
étaient  parvenus  à  repousser  les  troupes  d'Alphonse 
du  royaume  de  Naples,  ce  qui  avait  rétabli  sa  pré- 
pondérance sur  l'Italie  inférieure. 

Ce  succès  obtenu,  il  souffla  le  feu  de  la  discorde 
dans  la  haute  Italie,  et  se  servit  de  l'ambitieux  Phi- 
lippe-Marie Visconti,  duc  de  Milan,  pour  la  subju- 
guer. A  l'instigation  du  saint-père,  celui-ci  déclara 
la  guerre  à  toutes  les  Républiques  italiennes,  et  mit 
à  feu  et  à  sang  les  États  de  Florence,  contre  lesquels 
Martin  avait  conservé  une  haine  implacable,  une 
haine  de  prêtre.  Les  Florentins,  qui  ignoraient  les 
sentiments  hostiles  de  Sa  Sainteté  à  leur  égard,  en- 
voyèrent une  ambassade  à  Rome  pour  implorer  la 
protection  du  saint-siége  et  pour  rappeler  les  anciens 
services  qu'ils  avaient  rendus  au  pape.  Non-seule- 
ment Martin  refusa  d'intervenir  comme  médiateur 
dans  leur  querelle  avec  le  duc  de  Milan,  mais  encore 
il  joignit  l'insolence  à  l'ingratitude,  et  leur  dit  en  les 
congédiant  :  «  Vous  verrez  si  le  pape  Martin  ne 
vaut  pas  un  quatrin 'petite  pièce  de  monnaie;.  »Gette 
plaisanterie  des  enfants  de  Florence  était  le  seul  mo- 
tif de  la  haine  du  saint- père  !  Et  c'était  pour  venger 
sa  vanité  que  le  représentant  d'un  Dieu  tout  miséri- 
cordieux couvrait  de  désastres  des  provinces  entières 
et  faisait  massacrer  des  milliers  d'innocents  ! 


De  l'Italie,  l'embrasement  s'étendit  et  gagna  la 
Germanie;  au  concile  de  Constance,  Martin  s'était 
montré  l'un  des  plus  ardents  ennemis  des  réforma- 
teurs, Jean  Uns  et  Jérôme  de  Prague;  plus  tard, au 
conciliabule  de  Pavie,il  s'étaitcncore  montré  lepersé- 
cuteur  de  leurs  disciples,  et  avait  même  rendu  contre 
eux  un  décret  terrible,  par  lequel  il  était  enjoint  à 
l'empereur,  aux  princes  ecclésiastiques  et  séculiers 
de  l'Allemagne,  et  au  roi  de  Pologne,  de  réunir  leurs 
armées  pour  exterminer  tous  les  peuples  de  la  Bo- 
hême qui  avaient  embrassé  les  doctrines  de  Jean 
Hus,  leur  compatriote;  mais  comme  ses  bulles  et 
ses  prédications  fanatiques  n'avaient  pu  décider  ces 
princes  à  déclarer  la  guerre  aux  hussites,  il  se  rabat- 
tit sur  l'évêque  de  Winchester,  une  de  ses  créatures, 
et  lui  conféra  le  cardinalat  sous  la  condition  (]u'il 
recruterait  à  ses  frais  une  armée,  et  qu'il  envahirait 
la  Bohême.  L'ambitieux  Anglais  accepta  le  marché 
qui  lui  était  offert,  prêcha  une  croisade,  réunit  sous 
les  bannières  du  pape  une  foule  de  scélérats  et  de 
bandits,  se  mit  à  leur  tête,  et  entra  dans  la  Bohème. 

Sans  être  effrayés  par  le  nombre  de  leurs  ennemis, 
les  courageux  hussites,  qui  avaient  à  défendre  leurs 
autels  et  leurs  foyers,  se  réunirent  en  armes  et  mar- 
chèrent contre  les  hordes  du  cardinal  ;  à  leur  appro- 
che, les  Italiens,  qui  composaient  en  grande  partie 
l'armée  papale,  furent  saisis  d'une  terreur  panique  et 
s'enfuirent  en  jetant  leurs  armes  ;  les  Anglais  es- 
sayèrent de  résister,  mais  faiblement,  et  ils  furent 
bientôt  obligés  de  céder  le  champ  de  bataille,  en 
laissant  plus  de  dix  mille  morts  et  tous  leurs  baga- 
ges au  pouvoir  de  l'ennemi.  Après  sa  défaite  le  car- 
dinal essaya  de  se  retrancher  dans  la  ville  de  Tausch 
pour  attendre  des  renforts  ;  là  encore,  il  éprouva  un 
échec  ;  les  Bohémiens  vinrent  attaquer  la  place,  l'em- 
portèrent d'assaut  et  tuèrent  tous  les  soldats  italiens, 
français,  allemands  ou  anglais  ;  à  peine  s'il  put  s'é- 
chapper lui-même  sous  un  déguisement. 

Quoique  vaincu,  le  pape  avait  atteint  son  but,  qui 
était  d'allumer  le  feu  de  la  guerre  civile  en  Allemagne  ; 
aussi  s'empressa-t-il  d'écrii'e  à  son  légat  pour  relever 
son  courage  :  «  Nous  avons  appris  avec  une  grande 
douleur  la  nouvelle  de  votre  défaite,  et  nous  en 
sommes  d'autant  plus  consterné,  que  ce  désastre  ne 
contribuera  pas  peu  à  accroître  les  forces  et  l'inso- 
lence des  hérétiques.  Quant  à  vous,  notre  cher  fils, 
nous  ne  saurions  trop  louer  votre  zèle;  nous  espé- 
rons que  ce  coup  de  la  fortune  n'abattra  point  votre 
énergie,  que  vous  persévérerez  dans  la  sainte  entre- 
prise que  vous  avez  commencée,  et  que  vous  recru- 
terez immédiatement  de  nouvelles  troupes  pour  re- 
prendre les  hostilités  et  pour  laver  dans  le  sang  des 
hussites  l'opprobre  dont  ils  ont  couvert  votre  nom. 
Qu'aucune  considération  ne  vous  arrête;  n'épargnez 
ni  l'argent  ni  les  hommes.  Songez  (\\\"\l  s'agit  de  la 
religion,  et  que.  Dieu  n'a  pas  d'holocauste  qui  lui  • 
soit  plus  agréable  que  le  sang  de  ses  ennemis  I  Frap- 
pez avec  le  glaive,  et  lorsque  votre  bras  ne  pourra 
pas  atteindre  les  coupables,  employez  le  poison  ; 
embrasez  toutes  les  villes  de  la  Biihême,  afin  que  le 
feu  purifie  cette  terre  maudite;  transformez  les  cam- 
pagnes en  steppes  arides,  et  que  les  cadavres  des 
hérétiques  se  balancent  aux  arbres  plus  nombreux 
que  les  feuilles  des  forêts  !  >• 


3l'8 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Pendant  que  le  cardinal-légat  cherchait  à  exécuter 
les  ordonnances  sanguinaires  du  pape  et  réorganisait 
une  nouvelle  année,  le  duc  de  ^lilan,  de  sou  côté, 
se  trouvait  arrêté  dans  ses  conquêtes  par  le  général 
Canuiniola,  et  forcé  d'entamer  des  négociations  avec 
les  Vénitiens  et  les  Florentins. 

Sa  Sainteté  lui  vint  fort  heureusement  en  aide  et 
lit  partir  pour  Venise  le  cardinal  Nicolas  Albcrgati, 
sous  prétexte  de  s'entendre  avec  les  parties  belligé- 
rantes sur  les  moyens  de  pacilier  l'Itiilie  supérieure; 
mais  en  réalité  pour  que  sou  allié  eût  le  temps  d'as- 
sembler de  nouvelles  troupes  et  de  reprendre  l'ollcn- 
sive.  On  conclut  une  espèce  de  traité  par  lequel  il 
demeura  convenu  que  le  duc  rendrait  les  villes  de 
lîrescia,  de  Bergami,  de  Crémone,  et  plusieurs 
autres  places  dont  il  s'était  emparé,  et  que  les  Répu- 
bliques seraient  dédommagées  de  leurs  pertes  com- 
merciales. Philippe-Marie  N'isconti  parut  accéder  à 
toutes  les  propositions  jusqu'au  moment  de  l'exécu- 
tion ;  alors  il  fit  naître  de  nouvelles  dilficultés  qui 
amenèrent  une  rupture;  et  enfin  la  guerre  recom- 
lucni^'a  avec  plus  de  fureur  qu'au])aravant. 

Du  haut  de  la  ciiaire  apostolit[ue,  Martin  animait 
tous  les  combattants,  et  à  la  faveur  des  désordres  il 
affermissait  sa  domination.  Bientôt  il  ne  se  contenta 
plus  de  lutter  contre  les  hérétiques,  il  s'attaqua  aux 
prélats  orthodoxes  et  mit  en  accusation  Henri  Clii- 
cliley,  métropolitain  de  Cantorbéry,  parce  qu'il  s'é- 
tait opposé  à  l'abolition  d'un  décret  du  Parlement 
contraire  aux  prétentions  de  la  cour  de  Rome,  et 
qu'il  avait  traité  le  saint-père  d'avare  et  d'ambitieux. 

Ce  prélat,  redoutant  les  conséquences  qui  pou- 
vaient résulter  pour  lui  des  censures  de  TEglise, 
s'empressa  d'écrire  à  Rome  en  protestant  de  la  pu- 
reté de  ses  intentions  et  de  la  régularité  de  sa  con- 
duite, et  s'engageant  pour  l'avenir  à  se  montrer  l'un 
des  plus  zélés  défenseurs  des  privilégiés  du  saint- 
siége.  Martin,  qui  connaissait  parfaitement  la  valeur 
d'une  promesse  de  prêtre,  lui  répondit  :  «  C'est  par 
l'efficacité  de  vos  actions  et  non  par  vos  lettres  d'ex- 
cuses qu'il  faut  réparer  le  scandale  de  votre  conduite. 
Nous  avons  appris  que  loin  de  vous  repentir  de  ce 
que  vous  avez  fait,  vous  sollicitez  en  secret  les  mem- 
bres du  Parlement  de  maintenir  l'arrêt  qui  attente  à 
nos  privilèges,  sous  prétexte  fpie  nous  n'en  deman- 
dons la  révocation  que  dans  un  Lut  d'avarice,  et  pour 
dépouiller  le  royaume  d'Angleterre.  Nous  sommes 
trop  habile  dans  l'art  de  la  politique  pour  ne  pas 
avoir  démêlé  les  motifs  qui  vous  font  agir;  nous  vous 
ordonnons  donc  de  proclamer  hautement,  que  nous 
î-erions  coupable  envers  Jésus-Christ,  si  nous  ne  re- 
vendiquions pas  les  droits  qu'il  a  donnés  de  sa  propre 
bouche  à  notre  siège,  et  que  les  Pères  ont  reconnus 
dans  tous  les  temps.  Prenez  bien  garde  que  nous  ne 
nous  apercevions  d'une  nouvelle  perfidie  de  votre 
part,  car  notre  vengeance  serait  terrible.   » 

Martin  osa  également  reprocher  à  Wladislas,  roi 
de  Pologne,  d'avoir  donné  l'évêché  de  Posnaiiie  au 
vice-chancelier  de  son  royaume,  au  mépris  de  ses 
ordres;  il  fit  plus,  il  déclara  le  protégé  du  roi  inha- 
l)ile  à  posséder  aucune  charge  ou  bénéfice  ecclésias- 
tique, et  nomma  à  sa  place  le  prévôt  de  Gnesne,  une 
de  ses  créatures.  Cette  affaire  aurait  eu  des  suites 
terribles,  si  l'un  des  deux  concurrents  n'était  venu  à 


mourir  fort  à  propos  ;  le  saint-père  consentit  alors  à 
donner  son  approbation  à  la  promotion  du  vice- 
chancelier,  moyennant  une  somme  considérable. 

Sa  Sainteté  s'occupa  ensuite  des  diiïérends  cpii 
s'étaient  élevés  entre  Jean  I",  roi  de  Portugal,  et 
quekpies  prélats  de  son  royaume,  au  sujet  des  im- 
pôts. Ce  prince  avait  la  singulière  prétention  de  vou- 
loir que  les  charges  de  l'Etat  fussent  également  sup- 
portées par  tous  ses  sujets,  clercs  ou  laïques,  et  que 
les  prèlres,  jias  plus  (juo  les  aulies  hommes,  ne  s'é- 
cartassent du  respect  dû  aux  lois  du  pays;  ce  qui 
faisait  que  ses  officiers  avaient  imposé  les  riches  do- 
maines du  clergé,  et  que  ses  juges  prenaient  con- 
naissance des  crimes  de  concussions,  d'incestes,  de 
sodomie  et  de  meurtres  commis  parles  jirêtres;  en- 
fin, il  voulait  commander  seul  dans  ses  États,  et  J 
conséquemment  il  avait  défendu  aux  prélats,  sous  1 
peine  du  dernier  supplice,  de  publier  des  ordres  de 
la  cour  de  Rome  sans  son  autorisation.  Martin  ne 
pouvait  tolérer  de  tels  abus  dans  un  royaume  chré- 
tien ;  aussi,  lorsqu'il  eut  appris  que  ses  lettres  et 
ses  mandements  ne  produisaient  aucun  effet  sur 
Jean  I",  il  lui  envoya  des  ambassadeurs  chargés 
de  lui  transmettre  l'ordre  de  se  rendre  en  Italie , 
pour  s'entendre  déposer  du  trône  s'il  refusait  de 
courber  son  front  devant  la  majesté  de  la  tiare;  en 
même  temps  il  fit  signifier  à  l'archevêque  de  Braga 
qu'il  eût  à  convoquer  un  synode  provincial,  dans  le 
but  d'aviser  aux  déterminations  à  prendre  pour  ré- 
primer l'audace  du  prince. 

Ces  mesures  ne  lui  ayant  pas  mieux  réussi  que 
ses  épîtres  véhémentes,  il  jeta  l'interdit  sur  le  Por- 
tugal, et  appela  sur  le  royaume  toutes  les  malédic- 
tions de  Dieu.  Gela  fait ,  le  saint-père  reporta  ses 
regards  vers  un  projet  très-important,  qu'il  désirait 
mener  à  bonne  fin  ;  c'était  d'arriver  à  l'expulsion  de 
l'antipape  Clément  VIII.  Son  légat,  Alphonse  Bor- 
gia,  cardinal  de  Foix,  s'était  maintenu  dans  l' Ara- 
gon,  où  il  était  abreuvé  d'outrages;  à  son  tour  il 
prit  sa  revanche;  il  sema  l'or,  prodigua  les  pro- 
messes, ourdit  des  intrigues,  et  parvint  à  ramener 
une  grande  partie  des  villes  contre  Alphonse  d'Ara- 
gon ;  bientôt  même  les  évêques  et  les  nobles  se  sépa- 
rèrent du  roi,  et  menacèrent  de  le  proclamer  schisma- 
tique,  s'il  persistait  danssarévoltecontrele  saint  siège. 

Effrayé  du  développement  que  prenait  la  conjura- 
tion sacerdotale,  Alphonse  se  détermina  à  la  soumis- 
sion ;  il  invita  le  cardinal  à  se  rendre  à  sa  cour,  et 
arrêta  avec  lui  les  articles  d'une  convention  secrète, 
portant  que  le  roi  travaillerait  efficacement  à  rame- 
ner au  giron  de  l'Église  l'antipape  de  Peniscola  ;  et 
que  si  Clément  VIII  persistait  dans  le  schisme,  il 
le  livrerait  au  pontife  pour  en  faire  ce  qu'il  lui  plai- 
rait. De  plus ,  il  s'engageait  à  permettre  aux  collec- 
teurs romains  de  recevoir  en  toute  liberté  les  fruits, 
les  biens  et  les  droits  du  saint-siége  ;  il  s'obligeait 
également  à  rétablir  les  ecclésiastiques  d'Aragon 
dans  leurs  anciens  privilèges,  libertés  et  franchises, 
et  à  rendre  les  prélatures  et  les  prébendes  aux  évê- 
ques et  aux  prêtres  qui  en  avaient  été  dépouillés; 
enfin,  il  promettait  formellement  de  cesser  la  guerre 
qu'il  avait  entreprise  contre  le  royaume  de  Naples. 

D'autre  part,  il  fut  convenu  quelepapedonneraitau 
roi  une  momie, le  corps  de  saint  Louis  deGonzague; 


MARTIN    V 


309 


qu'il  lui  ferait  remise  entière  des  arrérages  dus  à  la 
chambre  apostolique,  et  que  le  tribut  annuel  serait  rem- 
placé par  l'envoi  d'un  manteau  d'or  à  chaque  péiiode 
de  cinq  ans.  Il  fut  arrêté  que  les  provisions  des  préla- 
tures,  des  cathédrales  et  des  abbayes  vacantes  ap- 
partiendraient a\i  roi;  qu'il  pourrait  nommer  à  son 
choix  deux  cardinaux;  qu'il  lui  serait  accordé  un 
secours  de  troupes  de  terre  et  de  mer  pour  défendre 
la  Sicile  contre  les  infidèles  ;  qu'il  lui  serait  alloué 
cent  cinquante  mille  florins  à  titre  d'indemnité  pour 
les  dépenses  qu'il  aurait  faites  afin  d'arriver  à  l'ex- 
tinction du  schisme;  et  qu'il  lui  serait  accordé  une 
absolution  générale  pour  tout  ce  qu'il  avait  fait 
contre  le  saint-siége  pendant  la  guerre. 

Alphonse  Borgia  partit  aussitôt  pour  Rome  afin  de 
soumettre  ces  articles  à  la  sanction  du  pape  et  pour 
obtenir  la  ratification  du  traité.  Il  trouva  Sa  Sain- 
teté dans  des  dispositions  d'autant  plus  pacifiques, 
([ue  ses  alïaires  prenaient  une  mauvaise  tournure  eu 
Italie.  Le  cardinal  Albergati  venait  de  quitter  la  ville 
apostolique  pour  entamer  de  nouvelles  négociations 
entre  les  Républiques  et  Philippe-Marie  Visconti , 
qui,  pour  la  deuxième  fois,  était  réduit  à  la  dernière 
extrémité ,  ayant  perdu  ses  plus  habiles  généraux  et 
dépensé  tous  ses  trésors.  Non-seulement  Martin 
n'avait  pu  asservir  ni  Venise  ni  Florence,  mais  sou 
autorité  même  se  trouvait  compromise  dans  plusieurs 
villes  de  ses  propres  domaines,  par  suite  des  révo- 
lutions dont  elles  avaient  été  le  théâtre.  Aussi,  le 
légat  était-il  muni  de  pleins  pouvoirs  pour  conclure 
une  paix  solide,  qui  permît  au  pontife  de  '.ourner 
toutes  ses  forces  contre  la  Romagne  et  contre  la  ville 
de  Bologne,  où  le  peuple  avait  remplacé  la  bannière 
papale  par  l'étendard  de  la  liberté. 

Un  traité  d'alliance  fut  signé  à  Ferrare,  et  dès  le 
lendemain  Martin  s'empressa  de  lancer  des  ana- 
thèraes  contre  les  Bolonais;  toutefois  aucun  de  ses 
officiers  n'osa  se  charger  de  porter  la  bulle  aux  in- 
surgés, et  il  fut  obligé  d'avoir  recours  à  un  pauvre 
dominicain  d'un  esprit  borné,  qui  consentit  à  rem- 
plir cette  dangereuse  mission,  dans  l'espoir  de  ga- 
gner le  martyre.  Le  moine  pénétra  en  eft'et  dans  la 
place,  attacha  la  bulle  à  l'extrémité  d'une  pique  et 
ï'éleva  au-dessus  de  sa  tête ,  en  criant  :  «  Anathème 
sur  Bologne  !  Maudits  soient  ses  habitants  !  »  Il 
n'avait  pas  fait  dix  pas  que  la  multitude  s'était  déjà 
jetée  sur  lui  et  avait  lacéré  la  bulle  du  pape;  quant 
au  pauvre  fanatique ,  on  le  chassa  seulement  de  la 
cité,  quoiqu'il  ne  cessât  de  crier  qu'il  voulait  subir  le 
supplice  des  Machabées.  Martin,  ne  pouvant  vaincre 
l'obstination  des  Bolonais,  rassembla  une  armée  dont 
il  confia  le  commandement  à  un  de  ses  généraux 
nommé  Antonio  Bentivoglio;  et  après  plusieurs  mois 
de  luttes  et  de  combats,  il  reprit  toutes  les  places  qui 
s'étaient  réunies  à  la  ville  rebelle,  et  Bologne  elle-même. 

Toutes  ces  causes  déterminèrent  le  saint-père  à 
donner  son  approbation  aux  articles  proposés  par  Al- 
phonse, et  il  renvoya  le  cardinal  de  Foix  à  Barcelone 
pour  signer  définitivement  le  traité.  Dès  que  celui-ci 
eut  obtenu  la  ratification  du  prince,  il  se  rendit 
sous  les  murs  de  Peniscola,  pour  signifier  à  Clé- 
ment VIII  qu'il  eût  à  abdiquer  son  vain  titre  de 
pape.  «  El  le  bonhomme  Gilles  Munoz ,  dit  Maim- 


bourg,  qu'on  avait  travesti  en  pontife,  fit  bien  voir 
qu'il  n'avait  jamais  été  attaché  à  cette  dignité,  par  la 
joie  qu'il  manifesta  en  y  renonçant.  »  En  récom- 
pense de  sa  soumission ,  il  fut  promu  à  l'évêché  de 
Majorque,  et  le  cardinal  de  Foix  obtint  pour  son 
compte  le  riche  évèché  de  Valence. 

Ainsi  se  termina,  le  26  juillet  1429,  le  grand 
scliisme  d'Occident,  qui  avait  commencé  le  21  sep- 
tembre de  l'année  1378,  et  qui  avait  bouleversé  tous 
les  royaumes  chrétiens  pendant  plus  de  cinquante 
ans.  Cette  époque  de  l'histoire  de  l'Eglise  est  une  de 
celles  qui  oHVent  le  plus  d'épisodes  curieux,  en  ce 
qu'elle  permet  de  pénétrer  derrière  le  théâtre  ponti- 
fical et  d'observer  les  rouages  qui  font  mouvoir  les 
décors  théocratiques.  Tous  les  auteurs  sacrés  quittent 
leurs  masques  spirituels  et  se  montrent  avec  leurs 
figures  terrestres,  ambitieux,  avares,  vindicatifs,  dé- 
bauchés, cruels;  uniquement  occupés  à  duper  les 
hommes,  et  à  changer  l'eau  bénite  en  pluie  d'or. 

Devenu ,  par  cette  cession ,  tranquille  possesseur 
de  la  chaire  de  saint  Pierre,  Martin  s'occupa  de  re- 
gagner la  prépondérance  qu'il  avait  perdue,  et  il  pro- 
fita de  ce  qu'un  congrès  s'était  assemblé  à  Lucko, 
en  Pologne,  pour  engager  Wladislas  à  prendre  une 
détermination  rigoureuse  contre  les  bussites,  ses  plus 
redoutables  adversaires.  Voici  la  lettre  qu'il  adressa 
au  prince  sur  ce  sujet  :  «  Les  grandes  actions  que 
vous  avez  accomplies  depuis  votre  baptême,  seigneur, 
et  le  zèle  que  vous  avez  montré  pour  notre  sainte 
religion,  en  imposant  vos  croyances  aux  nations  ido- 
lâtres, nous  donnent  l'espérance  que  vous  persis- 
terez dans  la  même  voie,  et  que  vous  ramènerez  au 
bercail  de  l'Eglise  les  chrétiens  de  la  Bohème  ,  que 
l'abominable  hérétique  Jean  Hus  a  entraînés  dans  le 
schisme.  Songez  que  l'intérêt  du  saint-siége  et  celui 
de  votre  couronne  vous  fout  un  devoir  d'exterminer 
les  hussites.  Rappelez-vous  que  ces  impies  osent 
proclamer  des  principes  d'égalité;  ils  soutiennent 
que  tous  les  chrétiens  sont  frères,  et  que  Dieu  n'a 
pas  donné  à  des  hommes  privilégiés  le  droit  de  com- 
mander aux  nations;  ils  prétendent  que  le  Christ  est 
venu  sur  la  terre  pour  abolir  l'esclavage  ;  ils  appellent 
les  peuples  à  la  liberté ,  c'est-à-dire  à  l'anéantisse- 
ment des  rois  et  des  prêtres.  Pendant  qu'il  en  est 
temps  encore,  tournez  vos  forces  contre  la  Bohème; 
briàlez ,  massacrez,  faites  partout  des  déserts,  car 
rien  ne  tar.urait  être  plus  agréable  àDieuetplus  utile  à 
la  cause  des  rois  que  l'extermination  des  hussites.  » 

En  conséquence  des  ordres  de  la  cour  de  Rome, 
une  nouvelle  croisade  fut  prèchée  contre  les  Bohé- 
miens, avec  promesses  d'indulgences  pour  ceux  qui 
prendraient  les  armes  ;  mais  celte  expédition ,  qui 
était  la  sixième  entreprise  dans  le  but  d'éteindre  le 
hussisme,  ne  fut  pas  plus  heureuse  que  les  précé- 
dentes; l'armée  catholique  fut  taillée  en  pièces,  et  la 
liberté  religieuse  triompha  ! 

Cetle  fâcheuse  nouvelle  parvint  au  saint-père  pen- 
dant (]u'il  s'occvqiait  déjà  de  la  nomination  d'un  légat 
(pi'il  voulait  envoyer  à  Bàle  pour  présider  un  concile 
général  et  faire  h',  procès  aux  hérétiques  ;  le  dépit  et 
la  colère  qu'il  en  éprouva  furent  si  violents  qu'il 
tomba  frap])é  d';q)0|ilexie  foudroyante.  Sa  mort  eut  lieu 
le  20  février  1431,  après  un  règne  de  quatorze  ans. 


310 


lliS'l'OIHK     DES     PAPES 


Election  d'Eugène  IV.  —  Son  histoire  avant  son  ]iontificat.  —  Ses  tentatives  pour  rétablir  sa  dominalion  en  Italie.  —  Borne  se 
soulève  contre  Eugène.  —  Affreux  supplice  ordonné  par  le  saint-père  contre  le  moine  Masius.  —  Concile  de  Bâle.— Politique 
de  la  cour  de  Rome.  —  I.e  duc  de  Milan  déilare  la  guerre  au  pape.  —  Eugène  est  chassé  de  Rome.  —  11  est  protégé  par  la 
reine  de  N'ajiles.  —  Le  pape  veut  transférer  à  Ferrare  le  concile  de  Bâle,  —  L'assemblée  se  divise  et  forme  deux  conciles  qui 
sanathématisent  réciproquement.  —  Eugène  est  déposé  par  le  concile  de  Bâle.  —  Amédée,  duc  de  Savoie,  est  élu  pape  sous  le 
nom  de  Félix  V. 


Avant  de  proctider  à  l'élection  d'un  nouveau 
pontife,  les  membres  du  sacré  collège,  s'étant 
réunis  en  conclave,  firent  le  serment  solennel  ffue 
celui  d'entre  eux  qui  serait  élevé  à  la  papauté  sous- 
crirait à  l'avenir  les  bulles  apostoliques  avec  cette 
formule  :  «  Du  consentement  des  cardinaux;  «  ils 
convinrent  également  que  le  pape  ne  pourrait  donner 
la  pourpre  à  aucun  ecclésiastique  sans  leur  autorisa- 
tion, et  qu'il  partagerait  avec  eux  tous  les  revenus  du 
patrimoine  de  l'Église.  Après  quoi,  le  notaire  recueil- 
lit les  suffrages,  et  Gabriel  Condelraère,  cardinal  du 
titre  de  Saint-Clément,  fut  proclamé  canoniquement 
successeur  de  l'Apôtre. 

Ce  prélat  était  un  bâtard  du  pape  Grégoire  XII  et 
d'une  religieuse  bénédictine  ;  son  père  l'avait  élevé 
successivement  au  diaconat,  à  la  prêtrise,  à  l'épisco- 
pat,  enfin  il  lui  avait  donné  le  cbapeau  rouge  à  l'âge 
oii  les  autres  clercs  prennent  seulement  les  premiers 
degrés  dans  les  ordres. 

Dès  qu  Eugène  IV  eut  été  sacré,  il  assembla  dans 
une  salle  du  Vatican  les  ambassadeurs  des  princi- 
pales villes  de  la  haute  Italie,  et  leur  déclara  qu'il 
était  résolu  à  mettre  un  terme  aux  guerres  civiles, 
et  à  excommunier  les  princes  qui  essayeraient  de 
s'opposer  à  sa  volonté. 

Philippe-Marie  Visconti,  dont  l'ambition  se  trou- 


vait comprimée  par  cette  détermination,  fut  seul  à 
désapjjrouver  les  vues  pacifiques  d'Eugène  ;  pour  se 
mettre  en  état  de  lui  résister,  il  forma  une  ligue  avec 
les  habitants  de  Sienne  et  de  Lucques,  lova  à  la  bâte 
des  compagnies  franches,  et  menaça  de  marcher  sur 
Rome  et  de  passer  toute  la  population  au  fildel'épée, 
si  le  pape  osait  fournir  des  secours  aux  républicains 
de  Venise  et  de  Florence. 

Des  deux  côtés  la  guerre  recommença  alors  avec 
une  fureur  nouvelle,  et  vint  compliquer  la  situation 
]olitique;  car  les  Romains,  éjirouvant  pour  Eugène 
une  sorte  de  répulsion  parce  qu'il  n'était  pas  de  leur 
ville,  n'attendaient  qu'une  occasion  pour  faire  éclater 
leur  haine,  et  rejetaient  sur  lui  la  cause  de  leurs  dé- 
sastres. On  se  racontait  qu'une  éclipse  de  soleil  avait 
eu  lieu  le  jour  même  de  la  mort  de  Martin  V;  et 
qu'au  premier  consistoire  public  tenu  par  Eugène, 
lors  des  cérémonies  de  la  chaise  percée,  les  galeries 
de  la  basilique  s'étaient  affaissées  et  avaient  écrasé 
dans  leur  chute  un  grand  nombre  de  personnes, 
signe  bien  évident,  se  répétait-on,  «  que  Dieu  dés- 
approuvait l'élévation  d'un  bâtard  sur  la  chaire  de 
l'Apôtre.  »  Les  choses  s'envenimèrent  encore  davan- 
tage par  suite  des  visites  que  le  saint-  père  fit  faire 
dans  les  palais  d'Antoine,  prince  de  Salerne,  d'E- 
douard, comte  de  Calani,  et  du  cardinal  Prosper,  tous 


EUGÈNE    IV 


311 


trois  de  la  famille  des  Colonna  et  parents  de  Mar- 
tin V  ;  ces  mesures  avaient  été  conseillées  par  les 
Ursins,  leurs  ennemis,  qui  les  accusaient  d'avoir  volé 
une  grande  partie  des  trésors  du  pape  défunt. 

Furieux  de  se  voir  l'objet  de  soupçons  odieux  et 
injustes,  les  Colonna  organisèrent  une  conspiration 
contre  Eugène,  et  résolurent  de  s'emparer  du  châ- 
teau Saint-Ange.  Ils  avaient  déjà  fait  entrer  dans 
leur  complot  le  moine  Masius,  qui  devait  leur  livrer 
les  clés  d'une  dos  portes  dont  il  avait  la  garde,  lors- 
que, malheureusement,  la  veille  de  l'exécution,  le 
pape,  instruit  de  ce  qui  se  tramait' contre  lui,  fit  aus- 
sitôt investir  les  conspirateurs  dans  leurs  forte- 
resses. Les  Colonna,  pris  à  l'improviste,  eurent  à 
peine  le  temps  de  s'échapper  de  Rome;  leurs  magni- 
fiques palais  furent  livrés  au  pillage  et  rasés  jusqu'à 
fleur  de  sol;  tous' leurs  biens  furent  confiscjués,  et 
eux-mêmes  condamnés  à  la  perte  de  leurs  honneurs 
et  dignités.  Ensuite  le  saint-père  procéda  au  sup- 
plice du  moine  Masius,  et  épuisa  sur  cet  infortuné 
tous  les  genres  de  cruautés. 

Par  ses  ordres,  le  patient,  condamné  à  l'écartèle- 
ment,  fut  tiré  des  cachots  de  la  redoutable  Inquisi- 
tion, où  il  avait  déjà  subi  les  deux  questions  ordi- 
naire et  extraordinaire,  et  porté  tout  sanglant  sur  le 
parvis  de  Saint -Pierre,  où  était  placée  une  estrade  en 
bois,  élevée  de  trois  pieds  au-dessus  du  sol;  là,  il 
fut  dépouillé  de  ses  vêtements,  puis  étendu  sur  l'es- 
trade, le  visage  tourné  vers  le  ciel  et  assujetti  avec 
des  cercles  de  fer,  qui  entouraient  son  cou,  sa  poi- 
trine et  ses  reins,  et  qui  se  vissaient  à  l'échafaud, 
afin  qu'il  offrît  plus  de  résistance  aux  chevaux.  Après 
quoi  le  supplice  commença  ;  à'  l'aide  de  tenailles 
dentelées  et  ardentes,  les  tourmenteurs  lui  arrachè- 
rent des  lambeaux  de  chair  aux  bras  et  aux  cuisses, 
et  versèrent  sur  ces  horribles  plaies  un  mélange  de 
plomb  fondu,  d'huile  bouillante,  de  poix  résine,  de 
cire  et  de  soufre;  enfin,  lorsque  tout  son  corps  fut 
corrodé  et  raccorni,  ils  lui  attachèrent  des  cordes  aux 
jambes,  depuis  les  genoux  jusqu'aux  pieds,  et  aux 
bras,  depuis  les  épaules  jusqu'aux  poignets;  ensuite, 
les  extrémités  des  cordes  furent  solidement  réunies 
par  trois  nœuds  aux  palonniers  de  quatre  étalons  vi- 
goureux. On  fit  d'abord  marcher  les  chevaux  par  pe- 
tites secousses  ;  puis  les  bourreaux  les  animèrent  de 
la  voix  et  du  geste,  et  les  firent  tirer  de  toutes  leurs 
forces;  mais  les  membres  étaient  liés  avec  une  telle 
solidité  aux  cordes  qu'ils  ne  se  détachèrent  point  du 
tronc;  seulement  les  bras  et  les  jambes  se  disloquè- 
rent et  ac(juirent  une  longueur  démesurée. 

Après  une  heure  d'épouvantables  efforts,  Sa  Sain- 
teté, qui  assistait  à  ce  spectacle,  eut  pitié  des  quatre 
chevaux,  qui,  tout  couverts  de  sueur,  perdaient  ha- 
leine et  s'abattaient  sur  le  pavé  de  la  place,  et  elle  fil 
donner  l'ordre  aux  bourreaux  d'en  finir  avec  le  pa- 
tient. Ceux-ci  lui  firent  aux  jointures  des  entailles 
avec  leurs  poignards;  aussitôt  les  membres  se  sépa- 
rèrent avec  d'affreux  déchirements,  et  l'infortuné 
Masius  expira.  Les  lambeaux  du  cadavre  furent  por- 
tés sur  un  bûcher  et  les  cendres  jetées  au  vent. 

Ce  supplice  produisit  un  effet  bien  ditïérent  de  ce- 
lui que  Sa  Sainteté  en  attendait;  elle  espérait  que  la 
vue  des  souffrances  de  sa  victime  remplirait  d'etïroi 
tous  les  esprits,  et  empêcherait  une  nouvelle  tenta- 


tive de  rébellion;  au  contraire,  il  arriva  que  l'indi- 
gnation l'emporta  sur  la  crainte;  le  peuple  recondui- 
sit Eugène  à  son  palais  en  l'accablant  de  huées  et 
de  malédictions;  ses  gardes  mêmes  proféraient  des 
menaces  terribles  contre  lui,  et  le  soir,  un  de  ses 
domestiques  glissa  du  poison  dans  ses  aliments. 
Néanmoins  des  remèdes  furent  appliqués  à  temps,  et 
le  pontife  échappa  à  cette  tentative  d'assassinat. 

Quoiqu'ils  eussent  échoué  une  fois,  ses  ennemis 
n'abandonnèrent  pas  leur  projet  de  se  défaire  de  lui; 
et  une  révolution  était  même  sur  le  point  d'éclater, 
lorsque  l'empereur  Sigismond  vint  dans  la  ville 
sainte  pour  recevoir  la  couronne  impériale  des  mains 
d'Eugène.  Sa  présence  apaisa  momentanément  les 
troubles,  et  le  saint^père  put  s'occuper  d'affermir  son 
autorité  en  Italie.  Après  les  cérémonies  du  sacre,  le 
pontife  nomma  le  cardinal  Juliano  Césarini  son  légat 
à  Bàle  pour  assister  à  l'ouverture  du  concile,  qui 
était  fixée  au  23  juillet  1431 . 

Dès  la  première  session,  les  Pères  qui  compo- 
saient l'assemblée  discutèrent  une  proposition  ten- 
dant à  établir  la  supériorité  des  conciles  sur  les 
papes,  et  par  conséquent  à  enlever  aux  successeurs 
de  l'Apôtre  leur  privilège  d'infaillibilité.  Eugène, 
effrayé  de  la  disposition  des  esprits,  envoya  aussitôt 
à  son  légat  l'ordre  de  dissoudre  le  synode  et  de  le 
transférer  à  Bologne  pour  qu'il  pût  le  présider  en 
personne;  en  même  temps  il  écrivit  à  l'empereur 
pour  lui  notifier  cette  translation.  Mais  le  cardinal 
Juliano  Césarini  refusa  d'obtempérer  aux  décrets  du 
pontife,  et  lui  fit  dire  qu'il  renoncerait  à  sa  légation 
plutôt  que  de  se  rendre  le  complice  des  mesures  arbi- 
traires envers  les  prélats  réunis  à  Bâle  ;  et  que  d'ail- 
leurs il  était  appuyé  dans  sa  résistance  par  Sigis- 
mond, qui  avait  déclaré  que  les  Pères  continueraient 
leurs  assemblées. 

Eugène  lança  une  bulle  préventive  contre  le  con- 
cile, et  déclara  nuls  tous  les  décrets,  procédures  ou 
citations  qui  seraient  formulés  en  son  absence  ;  tou- 
tefois, comme  il  craignait  qu'on  ne  prît  quelque 
parti  extrême,  il  se  relâcha  de  sa  rigueur,  et  envoya 
à  Bâle  des  cardinaux  qui  lui  étaient  dévoués  pour  di- 
riger les  délibérations.  Cette  démarche  ne  lui  réussit 
pas;  les  Pères,  exaspérés  contre  le  pape,  refusèrent 
de  les  recevoir,  et  publièrent  une  protestation  dans 
laquelle  Eugène  était  accusé  de  prévariquer  envers 
les  conciles,  qui  seuls  avaient  le  pouvoir  législatif  de 
l'Église;  ils  menacèrent  même  les  légats  d'user  de 
leurs  droits  dans  toute  leur  étendue,  et  de  déposer  le 
pontife,  si  les  décrets  et  les  bulles  de  la  cour  de  Rome 
n'étaient  révoqués  avant  le  délai  de  soixante  jours. 

Ainsi  le  saint-père  se  trouvait  à  la  fois  en  butte  à 
la  haine  du  peuple  romain,  à  la  colère  de  tous  les 
prélats  de  l'Europe,  et  à  celle  de  Philippe-Marie  Vis- 
conti.  Trop  fail)le  pour  résister  à  tant  d'ennemis,  il 
prit  le  parti  de  temporiser,  et  fit  des  concessions  au 
concile.  Ildécjara  dans  une  bulle  que  sur  les  instances 
de  l'empereur,  et  d'après  le  conseil  de  ses  cardinaux, 
il  consentait  à  approuver  les  décisions  des  Pères,  afin 
qu'on  pût  travailler  sans  trouble  à  extirper  les  héré- 
sies et  à  réformer  les  mnnirs  des  ecclésiasli(]ues. 

Rassuré  de  ce  côté,  Eugène  voulut  prendre  des 
mesures  énergiques  pour  résister  au  duc  de  Milan, 
(jui  avait  réuni  des  troupes  nombreuses  sous  les  or- 


312 


IIISTOIUK     DES     PAl'FS 


IHlUFflTliVA. 


~^  SZju^r. 


Religieuse  bénédictine,  maîtresse  du  pape  Grégoire  et  mère  d'Eugène  IV 


dres  de  son  gendre,  François  Sforce,  et  d'un  capitaine 
aventurier  nommé  Nicolas  Forcebras,  qui  marchait 
sur  la  ville  de  Rome,  ravageant  les  domaines  de 
l'Eglise,  pillant  les  cliâteaux,  incendiant  les  fermes, 
et  massacrant  les  cultivateurs.  Cette  fois,  le  peuple 
resta  sourd  à  ses  exhortations,  et  refusa  de  prendre 
les  armes  pour  repousser  l'ennemi.  Dans  sa  fureur, 
le  saint-père  lança  une  bulle  d'excommunication  sur 
la  ville,  fit  fermer  les  églises,  et  ordonna  aux  prêtres 
d'interrompre  partout  le  service  divin.  Ce  remède 
violent,  au  lieu  d'apaiser  les  troubles,  augmenta  la 
confusion;  les  citoyens  se  soulevèrent,  coururent  au 
Vatican,  en  firent  le  siège  et  l'emportèrent  d'assaut, 
après  avoir  égorgé   tous  les  soldats.   Eugène  eut  à 


peine  le  temps  de  quitter  son  palais  pour  courir  jus- 
qu'au Tibre  où  il  trouva  une  barque  qui  le  conduisit 
hors  de  Rome,  n'ayant  avec  lui  qu'un  moine  ;  il  gagna 
ensuite  Florence,  et  s'installa  dans  le  palais  patriarcal. 
De  celte  ville ,  Sa  Sainteté  écrivit  aux  Pères  du 
concile  de  Bàle  et  à  l'empereur  Sigismond  pour  ré- 
clamer leur  intervention  dans  sa  (juerelle  avec  le  duc 
de  Milan,  et  pour  les  prier  de  contraindre  Viscontià 
rendre  la  paix  au  saint-siége  et  de  forcer  les  Romains 
à  le  recevoir  dans  la  cité  apostolique.  Les  prélats,  qui 
supposaient  à  î]ugène  des  sentiments  conformes  à  ceux 
qu'il  exprimait  dans  sa  dernière  bulle,  intercédèrent 
eux-mêmes  eh  sa  faveur  auprès  de  Sigismond  et  des 
autres  princes  de  l'Europe.  Philippe-Marie  Viscontt, 


Imp  MJrd,  Parti. 


EUGÈNE    IV 


313 


Alphonse  d'Aragon  fait  la  conquête  du  royaume  de  Naples 


menacé  par  toutes  les  puissances,  fut  obligé  de  se 
réconcilier  avec  le  pape  et  de  rappeler  ses  troupes 
dans  \c  duciié.  Grâces  encore  aux  sollicitations  des 
l'ères  du  concile,  Eugène  obtint  de  la  reine  de  Na- 
ples, Jeanne  II,  des  secours  en  hommes  et  en  argent, 
qui  l'aidèrent  à  faire  triompher  son  parti  dans  Rome. 

Il  sembla  du  reste  que  Dieu  voulait  punir  cette 
reine  de  ce  qu'elle  avait  contribué  à  faire  rentrer  le 
peuple  sous  la  tyrannie  du  pape,  car  le  jour  même 
qu'Eugène  s'installa  dans  le  palais  de  Latran,  elle 
perdit  son  lils  adoptif,  Louis  II  d'Anjou,  et  son  favori 
liarracciolo  ;  elle-même  mourut  peu  de  temps  après, 
laissant  son  royaume  à  René,  duc  d'Anjou. 

Dès  que  la  nouvelle  de  la  mort  de  Jeanne  II  fut 
connue  à  Rome,  Eugène  envoya  signifier  aux  sei- 
gneurs du  royaume  de  Naples  ([u'ils  eussent  à  s'al)s- 
tcnir  provisoirement  de  procéder  à  l'élection  d'un 
souverain,  et  presque  immédiatement  il  chargea  Jean 
Vitteleschi,  évêque  de  Recanati  et  patriarche  d'Alexan- 
'drie,  qui  passait  pour  un  homme  de  tète  et  de  main, 
de  prendre  possession  de  Naples  en  son  nom.  Mais  les 
habitants,  qui  redoutaient  jjIus  que  toute  chose  au 
Uionde  d'être  gouvernés  par  le  pape,  refusèrent  de 
recevoir  son  légat,  et  prirent  la  détermination  d'en- 
voyer une  députation  à  René  d'Anjou  pour  lui  offrir 
la  couronne,  en  le  priant  de  venir  à  Naples  prendre 
II 


possession  du  trône.  Le  prince  accueillit  les  ambas- 
sadeurs avec  une  grande  joie  ;  et  comme  il  ne  pou- 
vait quitter  son  duché  parce  qu'il  était  prisonnier  sur 
parole  de  Charles  le  Téméraire,  duc  de  Bourgogne, 
il  leur  donna  ses  deux  enfants  et  Isabelle,  sa  femme, 
pour  gouverner  le  royaume  en  son  nom. 

Dès  qu'Isabelle  fut  arrivée  à  Naples,  elle  prit  en 
mains  les  rênes  de  l'État,  et  essaya  de  réprimer  les 
factieux  qui  excitaient  des  désordres  dans  sa  capi- 
tale et  cherchaient  à  soulever  le  peuple.  Parmi  ces 
fauteurs  de  séditions,  les  agents  du  roi  d'.\ragon, 
qui  étaient  les  plus  ardents  et  les  plus  redoutables, 
parvinrent  même  à  s'emparer  de  la  ville  de  Capoue. 
Ce  succès  faillit  les  perdre,  car  dans  l'enivrement  de 
leur  triomphe,  ils  envoyèrent  prévenir  Alphonse,  qui 
tenait  la  mer  sur  les  côtes  de  Sicile,  qu'il  pouvait 
opérer  son  débarquement  en  toute  sécurité,  et  que 
les  populations  se  lèveraient  en  masse  à  son  approche 
pour  le  proclamer  roi  de  Naples.  A  cette  nouvelle,  le 
prince  lit  avancer  sa  flotte  pour  effectuer  une  des- 
cente sur  les  terres  de  Labour  en  vue  du  port  de 
(laéle;  malheureusement  pour  lui,  ses  agents  avaient 
mal  pris  leurs  mesures;  il  rencontra  sur  sa  route  des 
vaisseaux  génois,  alliés  du  duc  de  Milan,  qui  reven- 
diquait également  la  souveraineté  de  Naples;  une 
lutte  .terrible  s'engagea  entre  les  deux  flottes  ;  presque 

128 


3U 


HISTOIRE    DES    PAPES 


tous  les  bàtiiuenls  d'Alphonse  fiirenl  coiili's  à  l'ond  ; 
celui  t|u'il  moulait  avec  sa  famille  et  qui  s'était  tenu 
lilcheiueut  hors  du  combat,  fut  pris  et  conduit  triom- 
phalement à  Gènes  ;  et  Alphonse  fut  livre  au  duc  de 
Milan,  ainsi  que  le  roi  de  Navarre  et  les  infants 
d'Aragon.  Ce  revers  devint  par  la  suite  la  cause  de 
la  fortune  du  roi  d'Araj;on  ;  il  sut  si  bien  captiver 
son  compétiteur,  que  Piiilippe-Marie  Visconti  con- 
sentit à  lui  rendre  la  liberté  et  à  lui  céder  ses  droits 
au  royaume  de  Naples,  moyennant  une  rançon  et  un 
tribut  :  il  s'engasea  même  à  le  secourir  de  ses  armes 
et  de  sa  flotte  contre  h»  duc  d'Anjou  et  contre  le  pape, 
si  ce  dernier  persistait  dans  ses  ridicules  prétentions 
sur  l'Italie  inférieure. 

Déjà  Eugène  ne  songeait  plus  à  disputer  la  pos- 
session des  États  de  Naples  pour  son  siège;  il  s'était 
entièrement  rangé  dans  le  parti  de  René  d'Anjou, 
afin  d'obtenir  de  ce  prince  l'autorisation  de  prélever 
des  décimes  sur  les  lidèlesde  ses  provinces,  et  aussi, 
ce  qu'il  n'avouait  pas  encore,  pour  se  créer  un  pro- 
tecteur qui  l'aidât  à  annuler  dans  l'avenir  les  décrets 
du  concile  de  Bàle. 

Cette  assemblée  ne  laissait  pas  que  d'être  en  effet 
un  sujet  de  craintes  sérieuses  pour  le  saint-père. 
Depuis  quatre  ans  les  prélats  qui  la  composaient 
s'étaient  déclarés  en  permanence,  et  continuaient  à 
formuler  des  décrets  pour  la  réforme  de  l'Église  dans 
son  chef  suprême  et  dans  ses  ministres.  Entreautres 
décisions,  ils  avaient  publié  celle-ci  contre  les  abus 
de  la  simonie  :  «  Le  concile  général,  légitimement 
assemblé  et  représentant  l'Eglise  universelle,  ordonne 
au  nom  du  Saint-Esprit,  relativement  à  ce  qui  con- 
cerne en  cour  roiuaine  les  élections,  admissions, 
présentations,  pro^•isions,  collations,  dispositions,  pos- 
tulations, institutions,  installations,  investitures,  di- 
gnités, bénéfices,  offices  ecclésiastiques,  ordres  sa- 
crés, bénédictions,  et  concessions  du  pallium,  qu'à 
l'avenir  il  ne  sera  plus  exigé  de  rétributions  à  raison 
des  bulles  du  sceau,  des  annales  communes,  des  me- 
nus services  des  premiers  fruits,  ou  sous  quelque 
autre  titre  ou  prétexte  que  ce  soit.  Si  quelqu'un  en- 
freint ce  canon  en  exigeant,  donnant  ou  promettant 
quelque  présent  ou  salaire,  il  encourra  la  peine  por- 
tée par  les  saints  canons  contre  les  simoniaques,  fût-ce 
le  pape  lui-même  !  » 

Ensuite  les  Pères  déclarèrent  obligatoire  la  consti- 
tution de  Grégoire  X,  relative  à  l'organisation  du 
conclave  pour  les  élections  pontificales;  ils  s'occu- 
pèrent également  de  la  question  grecque  et  reçurent 
les  ambassadeurs  de  Jean  VI  Paléologue,  qui  ve- 
naient offrir  en  son  nom  de  se  réunir  à  l'Église  la- 
tine, si  les  rois  d'Occident  consentaient  à  fournir  des 
troupes  pour  refouler  les  musulmans  dans  les  déserts 
de  l'Arabie.  Le  concile  décréta  des  indulgences  pour 
tous  les  chrétiens  qui  travailleraient  à  la  réunion  des 
deux  Églises,  et  ordonna  qu'on  procéderait  immé- 
diatement à  un  armement  pour  secoiu-ir  Gonstanti- 
nople.  Jean  Paléologue  de  son  côté  s'empressa  de 
nommer  des  plénipotentiaires  qu'il  envoya  au  con- 
cile pour  abjurer  !e  schisme. 

Eugène,  informé  de  la  tournure  que  prenaient  les 
négociations,  voulut  s'opposer  ù  ce  qu'on  continuât 
les  armements  destinés  aux  Grecs  ;  il  prétendit  qu'à 
lui  seul  appartenait  le  pouvoir  exécutif;  que  le  con- 


cile de  Râle  empiétait  sur  ses  attributions;  et  que, 
non  content  de  s'attribuer  l'initiative  dans  les  règle- 
ments do  discipline  ecclésiastique,  il  s'arrogeait  en- 
core le  droit  de  juridiction  absolue  sur  les  fidèles, 
droit  qui  avait  appartenu  de  tout  temps  aux  papes. 
Il  n'osa  pas  toutefois  ordonner  aux  Pères  de  rompre 
les  conférences,  et  il  se  contenta  de  les  traverser 
dans  l'alVaire  de  la  réunion  des  tarées.  A.  son  insti- 
gation, Jean  Paléologue  demanda  que  le  concile  ipii 
devait  déterminer  avec  ses  envoyés  les  clauses  de  la 
réunion  fût  moins  éloigné  de  Rome  que  de  la  ville  de 
Râle,  aliu  que  le  pontife  pût  assister  aux  délibé- 
rations de  la  sainte  assemblée. 

Pour  satisfaire  aux  désirs  du  prince,  les  évèqucs 
envoyèrent  deux  ambassadeurs  à  Sa  Sainteté,  en  la 
faisant  prier  de  venir  en  personne  à  l'assemblée  ou 
de  transférer  le  concile,  soit  à  Avignon,  soit  dans 
une  ville  de  la  Savoie.  Eugène  repoussa  cette  propo  ■ 
sition,  et  chargea  ses  légats  de  représenter  aux  Pères 
qu'il  exigeait  que  leurs  décisions  prises  dans  les  der- 
nières sessions,  et  qui  touchaient  aux  privilèges  de 
la  papauté,  fussent  révoquées,  ou  qu'autrement  il 
ne  paraîtrait  pas  au  milieu  d'eux.  Tous  les  prélats 
refusèrent  de  se  soumettre  à  ces  honteuses  conditions, 
et  déciétèrent  que  l'assemblée  continuerait  ses  déli- 
bérations en  l'absence  du  pape,  et  qu'on  enverrait  une 
ambassade  à  l'empereur  grec  pour  le  prévenir  qu'il 
devait  accepter  la  ville  de  Bàla  comme  le  lieu  des 
conférences,  ou  renoncer  aux  secours  qui  lui  avaient 
été  promis.  Lorsque  les  députés  arrivèrent  à  Gons- 
tantinople,  ils  trouvèrent  qu'Eugène  les  avait  déjà 
prévenus,  et  que  ses  agents  s'étaient  si  complètement 
emparés  de  l'esprit  de  Paléologue,  qu'il  leur  fut  im- 
possible de  décider  l'imbécile  monarque  à  choisir  une 
autre  viUe  que  Ferrare. 

Eugène  profita  de  la  sotte  ci'édulité  de  l'empereur 
grec  pour  ordonner  aux  Pères  du  concile  de  Bàle  de 
se  rendre  à  Ferrare.  Il  espérait  qu'il  lui  serait  d'au- 
tant plus  facile  de  casser  les  décrets  attentatoires  à 
son  autorité,  lorsqu'il  présiderait  les  délibérations, 
qu'il  se  trouvait  en  paix  avec  Philippe-Marie  Visconti, 
avec  les  Génois,  les  Vénitiens  et  les  Florentins, 
^lalheureusement  Alphonse  d'Aragon  vint  déranger 
tous  ses  plans  ;  ce  prince,  par  une  suite  de  victoires, 
était  parvenu  à  reconquérir  toutes  les  places  fortes 
du  royaume  de  Naples,  et  même  à  chasser  de  la  ca- 
pitale la  reine  elle  légat  du  saint-siége;  ce  qui  lui 
permettait  de  se  venger  à  son  tour  de  la  trahison  du 
pape  envers  lui.  Aussi  ne  se  fit-il  point  faute  d'aug- 
menter le  nombre  des  ennemis  d'Eugène.  Il  pubha 
un  édit  qui  enjoignait  à  tous  les  évêques  de  ses  États 
de  Naples,  de  Sicile  et  d'Aragon,  de  se  rendre  im- 
médiatement au  concile  de  Bàle  pour  y  provoquer  la 
mise  en  jugement  de  Gabriel  Gondelmère,  bâtard  de 
l'antipape  Grégoire  XII. 

Il  ne  fut  pas  difficile  aux  prélats  espagnols  d'ob  - 
tenir  du  concile,  qui  déjà  était  fort  mal  disposé  pour 
le  pape,  qu'on  lui  signifiât  l'ordre  de  venir  à  Bàle 
pour  rendre  compte  de  sa  conduite,  et  pour  répondre 
de  l'indigne  usage  qu'il  faisait  de  l'autorité  suprême 
dont  on  l'avait  investi. 

Dans  la  lettre  qui  fut  envoyée  à  Rome  à  cette  oc- 
casion ,  le  concile  faisait  l'énumération  des  luttes 
qu'il  avait  soutenues  contre  le  saint-siége  depuis  six 


EUGÈNE    IV 


315 


années  pour  opérer  la  réforme  du  clergé ,  et  pour 
faire  disparaître  les  honteux  désordres  qui  existaient 
dans  l'Eglise  et  qui  scandalisaient  la  chrétienté.  Les 
Pères  rejetaient  tout  le  mal  sur  Eugène;  ils  l'accu- 
saient d'avoir  encouragé  la  simonie ,  d'avoir  protégé 
la  luxure,  et  de  s'être  montré  le  jilus  corrompu  parmi 
les  prêtres  de  sa  corn' ,  au  lieu  de  donner  l'exemple 
des  vertus  chrétiennes.  Ils  terminaient  en  ordonnant 
aux  cardinaux  de  se  rendre  dans  la  ville  de  Bâle, 
pour  prendre  avec  eux  les  mesures  nécessaires  au 
bien  de  la  religion.  Enfin,  après  avoir  attendu  le  dé- 
lai fixé  par  la  citation,  ils  prononcèrent  une  sentence 
qui  condamnait  Eugène  IV  comme  contumace,  et  le 
suspendait  des  fonctions  sacerdotales. 

De  son  côté,  le  pontife  ne  resta  pas  inactif;  il 
convoqua  un  concile  à  Ferrare  jiour  le  8  janvier  1 438  : 
au  jour  dit,  le  cardinal  de  iJainte-Croix  en  fit  solen- 
1  ellement  l'ouverture  en  son  nom,  malgré  l'absence 
des  ambassadeurs  grecs,  et  quoiqu'il  s'y  trouvât  à 
peine  une  vingtaine  de  prélats.  Le  cardinal  déclara 
emphatiquement,  que  tous  les  actes  rendus  par  le 
conciliabule  de  Bâle  étaient  entachés  d'hérésie,  et 
cassés  comme  attentatoires  à  la  liberté  de  l'Eglise 
romaine.;  cette  décision  fut  notifiée  à  toutes  les  puis- 
sances de  l'Europe. 

Exaspérés  par  cette  nouvelle  insulte ,  les  prélats 
réunis  à  Bâle  déjiosèrent  le  pape,  et  lancèrent  les 
loudres  de  l'excommunication  contre  le  synode  de  Fer- 
rare.  A  son  tour ,  Eugène  fulmina  des  anathèmes 
contre  ceux  qui  avaient  eu  l'audace  de  le  déposer;  il 
déclara  déchus  de  leurs  dignités  et  privés  de  leurs 
])énéfices  les  évoques  récalcitrants,  et  excommunia  les 
rois,  les  seigneurs  et  les  peuples  qui  ne  s'armeraient 
pas  pour  exterminer  les  Pères  du  concile  de  Bâle. 

Telle  était  la  situation  des  choses,  lorsque  la  peste 
vint  interrompre  les  travaux  de  l'assemblée  de  Fer- 
rare,  et  obligea  Eugène  à  transférer  le  concile  à  Flo- 
rence. Ce  fut  dans  cette  ville  que  se  rendirent  égale- 
ment les  ambassadeurs  grecs  ;  et  tous  ,  réunis  en  con- 
ciliabule, décrétèrent  une  constitution  ainsi  conçue  : 

«  Eugène,  dominateur  suprême  de  l'Église  univer- 
selle, pour  léguer  à  la  postérité  un  témoignage  per- 
pétuel de  la  foi  de  son  cher  fils  en  Jésus-Christ,  .lean 
Paléologue,  illustre  empereur  des  Grecs,  affirme  que 
par  son  influence  les  fidèles  de  l'Orient  professeront 
à  l'avenir  les  dogmes  et  le  culte  formulés  dans  ce  sacré 
diplôme. 

«  Que  les  cieux  et  la  terre  se  réjouissent,  puisque 
les  murailles  qui  divisaient  les  Eglises  d'Orient  et 
d'Occident  se  sont  écroulées  dans  l'abîme  ;  puisque  la 
concorde  s'est  relevée  sur  la  pierre  angulaire  de  la 
religion;  puisque  tous  les  fidèles  de  la  terre  sont 
unis  en  Jésus -Clirist,  après  des  siècles  de  ténèbres 
et  de  deuil  !  Que  l'Eglise,  cette  Mère  divine,  se  ré- 
jouisse de  porter  dans  son  sein  tous  ses  fils  réunis, 
et  ceux-là  mêmes  qui  l'avaient  déclarée  si  longtemps 
par  leurs  sanglantes  divisions. 

«  Que  l'Orient  et  l'Occident  tressaillent  d'allé- 
gresse ;  qu'ils  confondent  leur  amour  dans  un  em- 
brassement  spirituel ,  et  que  leurs  âmes  s'unissent 
dans  des  voluptés  infinies.  > 

Après  cet  exorde  bizarre,  il  continuait  ainsi  : 


«  Au  nom  de  la  sainte  Trinité,  nous  définissons 
que  la  vérité  de  la  foi  orthodoxe  consiste  à  recon- 
naître que  le  Saint-Esprit  est  identique  au  Père  et 
au  Fils,  et  qu'il  jirocède  d'eux  éternellement,  comme 
d'un  principe  et  d'une  action  unique.  Nous  décla- 
rons que  les  Pères  et  les  docteurs  (pii  affirment  que 
l'Esprit  saint  ne  procède  pas  immédiatement  du 
Père,  établissent,  malgré  la  contradiction  apparente 
de  leurs  paroles,  que  cette  procession  est  simultanée, 
et  reconnaissent  que  le  Fils  est  comme  le  Père  la 
cause  ou  le  princijie  du  Saint-Esprit.  Nous  décidons 
conséquemmcnt  que  les  paroles  <>  Filioque  >.  ont  été 
légitimement  ajoutées  au  symbole  de  Nicée  jmur  dé- 
finir cet  article  de  foi. 

«  Nous  déclarons  que  le  corps  de  Jésus-Christ  est 
véritablement  présent  dans  l'hostie  consacrée,  que  la 
nature  de  la  pâte  soit  azyme  ou  levée.  Nous  recon- 
naissons que  les  âmes  des  véritables  pénitents  morts 
dans  la  charité  de  Dieu ,  sans  avoir  confessé  leurs 
fautes,  sont  admises  à  contempler  éternellement  la 
face  elle  dos  du  Christ,  mais  seulement  après  avoir  été 
purifiées  dans  les  flammes  du  purgatoire.  Nous  con- 
fessons que  la  durée  de  leurs  peines  peut  être  abré- 
gée par  les  bonnes  œuvres  des  vivants.  Nous  con- 
fessons que  les  âmes  des  fidèles  qui  n'ont  pofnt 
péché  depuis  leur  baptême,  ou  celles  qui  ont  été  pu- 
rifiées dans  leurs  corps  par  les  sacrements  rémuné- 
rateurs, après  avoir  dépouillé  leur  prison  terrestre, 
parviennent  aussitôt  dans  le  royaume  du  Christ,  et 
voient  de  dos  et  de  face  la  Trinité  sainte,  quoique  à  des 
degrés  différents,  suivant  les  mérites  des  uns  et  des 
autres.  Nous  confessons  que  ceux  qui  sont  morts  en 
état  de  péché  mortel  ou  sans  avoir  reçu  le  baptême, 
descendent  immédiatement  aux  enfers  poury  être  brû- 
lés, rôtis,  consumés  éternellement.  » 

Telle  est  la  fameuse  définition  de  foi  que  les  dé- 
putés grecs  approuvèrent.  Un  historien  contemporain 
prétend  cependant  <jue  le  pontife  acheta  leur  con- 
sentement à  l'admission  du  purgatoire  une  somme 
de  cinq  mille  ducats  ;  qu'il  en  donna  dix  mille  pour 
obtenir  la  procession  du  pigeon  Saint-Esprit,  et  qu'il 
alla  jusqu'à  vingt  mille  pour  faire  admettre  la  commu- 
nion sous  uneseule  espèce.  On  signa  de  part  et  d'autre 
la  présente  constitution,  et  les  ambassadeurs  retour- 
nèrent à  Constantinople  avec  l'argent  de  Sa  Sainteté, 
et  sa  bénédiction  dont  ils  ne  se  souciaient  guère. 

Trois  jours  après  leur  arrivée ,  l'acte  de  réunion 
des  deux  Églises  fut  annulé  par  les  prélats  orien- 
taux, et  le  nom  du  pape  latin  devint  plus  que  jamais 
en  exécration  aux  Grecs. 

Pendant  qu'Eugène  se  berçait  d'illusions,  l'assem- 
blée de  Bâle  agissait  ;  d'abord  elle  déclara  le  pontife 
simoniaque,  parjure,  dissipateur  des  biens  de  l'Eglise, 
administrateur  dangereux,  schismatique,  incorrigible; 
ensuite  elle  nomma  trois  de  ses  membres,  Thomas, 
abbé  de  Donduces,  Jean  de  Ségovie  et  Tiiomas  de 
Corcellis ,  avec  la  mission  de  former  un  collège  de 
vingt-neuf  prélats ,  et  de  procéder  à  l'élection  d'un 
pape  suivant  les  anciennes  coutumes.  Les  évêques 
qui  furent  désignés  entrèrent  en  conclave  le  30  oc- 
tobre 1439,  et  nommèrent  souverain  pontife  Amédée, 
duc  de  Savoie  et  abbé  du  couvent  de  Ripaille. 


316 


HISTOIRE    DES    TAPES 


'^^.^--^--..^ 


M'^'WM 


Histoire  il'AmcJcc,  duc  de  Sa\oie.  —  Difficultés  qui  s'élevèrent  dans  le  concile  au  sujet  de  sa  promotion  au  pontificat. —  Amédée 
accepte  la  l'are.  —  Il  est  excommunié  par  Eugène.  —  Mort  trafique  de  Vitteleschi.  —  Position  difficile  des  deux  papes.  —  Le 
roi  d'Aragon  se  déclare  p)ur  Félix.  —  Fin  des  conciles  de  Bile  et  de  Florence.  —  Retour  d'Eugène  à  Rome.  — Conduite  de 
l'empereur  Frédéric  III  envers  les  deux  papes.  —  Eugène  dépose  les  électeurs  de  Cologne. —  Bulle  relative  à  la  diète  de  Franc- 
fort. —  Mort  d'Eugène. 


Amédée,  duc  de  Savoie,  avait  gouverné  ses  Etats 
avec  assez  de  prudence  pendant  quarante  années , 
lorsqu'il  lui  prit  la  singulière  fantaisie  de  se  faire 
ermite.  Il  abandonna  son  duché  à  ses  deux  fils,  et  se 
retira  dans  l'agréable  séjour  de  Ripaille,  sur  les  bords 
du  lac  de  Genève,  avec  plusieurs  de  ses  pages,  une 
vingtaine  de  domestiques  et  plusieurs  seigneurs  de 
sa  cour.  La  nouvelle  congrégation  se  rangea  sous  la 
règle  de  l'ordre  de  Saint-Maurice. 

On  a  parlé  différemment  du  genre  de  vie  (jue  sui- 
vaient les  Frères  ;  plusieurs  auteurs  affirment  que  les 
règlements  étaient  d'une  rigidité  extrême;  d'autres 
«crivains  établissent,  par  des  documents  authen- 
tiques, que  les  pieux  anachorètes  buvaient  des  vms 
«xquis  au  lieu  d'eau ,  et  remplaçaient  les  racines  par 
les  mets  les  plus  délicats;  ils  disent  même  que.  par 
mortification  ,  les  Frères  doublaient  le  nombre  des 
repas  aux  jours  de  jeijne,  et  commettaient  l'acte  de 
fornication  ou  de  sodomie  aux  heures  des  prières,  le 
matin,  à  midi  et  le  soir. 

Enfin,  Daniel  Desmarets  assure  que  l'ermitage  de 
Ripaille  était  devenu  un  antre  d'abominations,  le  ré- 
ceptacle de  tous  les  vices,  et  que  c'était  chose  si 
connue  de  son  temps,  que  l'adage  populaire  «  faire 
ripaille  »  signifiait  une  joyeuse  orgie  faite  avec  de 
bons  compagnons  et  des  filles  d'amour. 

Dès  que  cette  élection  fut  connue,  il  s'éleva  de 
tous  côtés  de  violentes  réclamations;  un  grand  nom- 
bre d'ecclésiastiques  alléguaient  les  désordres  de  la 
■vie  d' Amédée  de  Savoie  comme  motif  d'exclusion; 


d'autres  arguaient  de  son  état  de  laïque  et  de  sa  pa- 
ternité pour  le  repousser;  d'autres  encore  réclamaient 
contre  sa  nomination,  parce  qu'il  n'était  pas  docteur 
en  théologie,  et  qu'il  se  trouvait  conséquemment 
étranger  à  toutes  les  matières  qui  concernaient  le 
gouvernement  de  l'Éghse.  Malgré  cette  opposition 
formidable,  les  électeurs  qui  l'avaient  nommé  pape 
tinrent  bon  et  firent  taire  tous  les  scrupules.  Si  notre 
pape  n'est  pas  docteur,  disaient-ils,  vous  ne  nierez 
point  qu'il  ne  soit  très-versé  dans  les  connaissances 
profanes  ;  et,  pour  ce  qui  est  du  sacré,  le  Saint-Es- 
prit qui  n'est  pas  un  âne  y  pourvoira,  puisque  son 
emploi  est  de  l'inspirer.  Il  a  été  marié,  sans  doute, 
ajoutaient-ils  ;  mais  les  Pères  et  les  conciles  n'ont 
pas  exclu  du  sacerdoce  ceux  qui  ont  épousé  une 
seule  femme ,  et  son  état  de  la'ique  cessera  dès 
qu'il  aura  reçu  les  ordres  sacrés.  Enfin,  quant 
aux  désordres  que  vous  lui  reprochez,  quel  est 
celui  d'entre  nous  qui  puisse  se  dire  exempt  des 
mêmes  péchés? 

Dès  ce  moment  toute  opposition  cessa,  et  des  am- 
bassadeurs furent  envoyés  à  Ripaille  pour  offrir  la 
tiare  au  duc  de  Savoie.  Le  joyeux  abbé  était  à  table 
avec  ses  moines  lorsqu'on  vint  lui  annoncer  que  les 
Pères  du  concile  l'avaient  nommé  pape.  D'abord  il 
refusa  d'ajouter  foi  à  ce  qu'on  lui  disait;  ensuite 
lorsqu'il  eut  compris,  par  les  protestations  des  dépu- 
tés, que  sa  nomination  était  sérieuse,  il  entra  dans 
un  accès  de  gaieté  tel  qu'il  éclata  en  rires  bruyants; 
son   hilarité    se   communiqua  aux  convives ,    gagna 


FELIX     V 


317 


nu'ine  les  graves  araliassadeiirs,  et  bipnlùt  le  réfec- 
toire présenta  une  des  scènes  les  jilus  bouiïonnes  qui 
se  puisse  imaginer. 

"  Quoiqu'il  fût  dans  un  état  complet  d'ivresse,  dit 
la  chronique,  on  le  revêtit  des  ornements  pontilicaux  ; 
un  des  cardinaux  le  bénit,  lui  plaça  au  doigt  l'anneau 
du  pêcheur,  et  deux  moines  soutinrent  ses  pas  chan- 
celants jusqu'à  l'église  du  monastère,  où  il  lut  soumis 
aux  épreuves  de  la  chaise  percée,  et  intronisé  avec 
les  cérémonies  habituelles  sous  le  nom  de  Féhx  V.  » 

Dès  qu'P]ugène  eut  été  informé  de  l'élection  du 
duc  de  Savoie,  il  fulmina  contre  lui  les  plus  terribles 
anathèmes,  conlirma  les  précédentes  excommunica- 
tions lancées  conire  les  Pères  du  concile  de  Bàle, 
maudit  individuellement  chacun  des  électeurs  de 
Félix  V,  et  particulièrement  le  cardinal  d'Arles  ;  il 
déclara  ce  prélat  dépouillé  de  toutes  ses  charges,  di- 
gnités et  bénéfices,  et  nomma  pour  le  remplacer  à 
son  siège  archiépiscopal,  Roger,  évèque  d'Aix  en 
Provence.  Enfin  il  adressa  à  tous  les  princes  de  l'Eu- 
rope la  circulaire  suivante  :  «  Les  sots,  les  insensés, 
les  enragés,  les  barbares  qui  se  sont  ameutés  dans  la 
ville  de  Bàle  pour  adorer  cet  ivrogne ,  ce  sodoraite, 
ce  cerbère,  ce  veau  d"or,  ce  Mahomet,  cet  Antéchrist, 
qu'on  appelle  le  duc  de  Savoie,  sont  tous  foudroyés 
par  nous  ;  et  nous  vous  commandons  de  les  exter- 
miner comme  des  animaux  féroces,  f[ui  dans  leur 
insatiable  fureur  déchirent  les  entrailles  de  leur  mère, 
et  renouvellent  le  schisme  dans  l'Eglise.  Poursuivez 
sans  relâche  l'infâme  débauché  de  Ripaille,  qui  s'est 
fait  nommer  pape  pour  continuer  ses  saturnales  en 
toute  sécurité.  Malédiction  sur  le  monstre  qui  a  sou- 
levé la  lie  des  prêtres  contre  le  légitime  chef  de  l'É- 
glise !  Malédiction  sur  ce  pourceau  immonde  qui 
nourrit  ses  prêtres  avec  de  l'or  et  de  l'argent  !  Malé- 
diction sur  le  Satan  qui  se  fait  adorer  dans  le  temple 
du  Christ!  Malédiction,  mort  et  damnation  sur  l'in- 
fàme  Amédée,  duc  de  Savoie  !  » 

La  haine  du  pontife  pour  son  compétiteur  était  si 
violente,  qu'elle  le  porta  à  faire  massacrer  son  légat 
\'itteleschi ,  un  des  plus  vénérables  prélats  de  l'Ita- 
lie, parce  qu'il  avait  été  assez  hardi  que  de  proposer 
à  Sa  Sainteté  d'entrer  en  accommodement  avec  Fé- 
lix V.  Ce  vénérable  prélat,  qui  lui  avait  rendu  de  si 
grands  services  dans  sa  légation  à  Naples ,  fut  arrêté 
par  les  gardes  du  pape,  traîné  dans  un  cachot,  tor- 
turé impitoyablement  et  décapité. 

Il  ne  suflisail  pas  au  concile  de  Bàle  d'avoir  con- 
féré la  papauté  à  Félix,  il  fallait  encore  lui  donner  les 
moyens  de  soutenir  sa  dignité;  et  comme  d'ordinaii'e 
ceux  qui  disposent  de  la  fortune  des  peuples  s'en 
montrent  très-prodigues,  s'il  doit  leur  en  revenir 
quelques  parcelles,  les  cardinaux  autorisèrent  le  nou- 
veau pontife  à  prélever,  pendant  cinf[  ans,  la  dîme 
sur  les  revenus  des  terres,  et  sur  les  bénéfices  ecclé- 
siastiques séculiers  et  réguliers.  Ce  décret  rencontra 
une  vive  opposition  dans  les  Etats  d'.Vragon,  dans 
.ceux  de  Hongrie ,  d'.Vutiiclu!  et  de  Bavière  ;  dans  la 
Savoie,  dans  j)lusieurs  villes  d'.\lleniague,  et  dans 
les  universités  de  Paris,  de  Vienne,  d'Eifurt,  de  Co- 
logne et  de  Cracovie;  cependant  il  fut  mis  à  exécu- 
tion ,  grâces  à  l'appui  des  souverains  de  ces  pays, 
qui  avaient  reconnu  Félix  légitime  chef  de  l'Eglise. 

Eugène,  à  l'irallation  Je  son  compétiteur,  ne  né- 


gligea rien  pour  grossir  ses  trésors;  il  rançonna  l'Ita- 
lie supérieure,  la  cour  de  France,  l'Angleterre,  l'Es- 
pagne ;  il  fit  des  promotions  de  cardinaux,  et  vendit 
à  ses  créatures  les  sièges  des  évêques  excommuniés. 
-Aussi  se  trouva-t-il  bientôt  en  état  de  lutter  contre 
son  adversaire,  qui  ne  songeait  rien  moins  qu'à  trai- 
ter avec  le  duc  de  Milan  et  le  roi  d'.\ragon,  pour 
leur  acheter  la  ville  de  Rome  et  les  autres  places  du 
saint-siége.  Dès  qu'il  fut  instruit  des  menées  de  son 
concurrent,  le  pontife  romain  rechercha  immédiate- 
ment l'alliance  de  ces  monarques;  il  leur  envoya  de 
riches  présents  et  abandonna  mêmele  parti  de  René, 
duc  d'Anjou,  pour  ]ilairc  à  Alphonse  d'Aragon.  Kn 
même  temps  il  adressa  des  ambassadeurs  à  l'empe- 
reur Frédéric  III,  afin  de  le  détourner  du  projet(ju'il 
avait  formé  de  convoquer  un  concile  général,  pour 
décider  la  querelle  des  deux  papes;  Eugène  lui  fit 
présenter  des  observations  captieuses  sur  ce  grave 
sujet,  lui  objecta  que  cette  mesure  était  inopportune, 
puis([u'il  avait  convoqué  à  Florence  un  synode  œcu- 
ménique et  apostolique,  où  il  avait  pris  des  décisions 
qu'on  ne  pouvait  casser,  sans  être  coupable  d'héré- 
sie et  de  rébellion  envers  Dieu.  Tous  ses  raisonne- 
ments n'ayant  pu  changer  la  détermination  de  l'em- 
pereur, Eugène  prit  un  terme  moyen  pour  ne  pas  se 
créer  un  nouvel  ennemi;  il  s'engagea  à  convoquer  un 
concile  universel  au  palais  de  Latran,  et  à  le  placer 
sous  la  protection  de  Frédéric;  il  publia  même  à 
cette  occasion  une  bulle  qui  déclarait  le  concile  de 
Florence  dissous  et  le  transférait  à  Rome.  De  leur 
côté,  les  Pères  qui  siégeaient  à  Bàle  terminèrent 
leurs  sessions,  et  convoquèrent  une  réunion  générale 
pour  l'année  suivante  dans  la  ville  de  Lyon. 

Telle  fut  la  conclusion  de  ces  deux  conciles,  qui 
se  séparèrent  de  guerre  lasse  et  trouvèrent  le  moyen 
de  cesser  leurs  débats  sans  fau'e  ni  paix  ni  accom- 
modement, et  sans  qu'aucun  des  deux  partis  pût  sé- 
rieusement se  llatter  d'avoir  remporté  la  victoire.  Eu- 
gène retourna  à  Rome,  dont  il  était  absent  depuis 
huit  années  ;  et  pour  faire  oublier  au  peuple  les  mal- 
heurs qu'il  avait  attirés  sur  la  ville  sainte,  il  abolit  les 
octrois,  réi'orma  quelques  abus  et  licencia  son  armée. 

Doux  années  entières  s'écoulèrent  au  milieu  d'une 
paix  profonde,  Sa  Sainteté  n'ayant  d'autre  souci  que 
de  régler  la  marche  des  solennités  religieuses,  ou  de 
s'occuper  du  soin  de  varier  ses  orgies  et  d'inventer 
de  nouvelles  fêtes  ;  elle  était  en  cela  merveilleuse- 
ment secondée  par  une  famille  espagnole  qu'on  nom- 
mait la  famille  des  Borgia,et  dont  tous  les  membres, 
hommes  ou  femmes,  se  faisaient  un  titre  d'honneur 
de  leur  infamie.  Un  d'eux,  Alphonse  Borgia,  qu'il 
avait  fait  cardinal  et  qui  plus  tard  devint  pape,  était 
même  cité  publi({uement  comme  son  mignon. 

Pendant  cette  péiiode  de  paix  et  de  trancjuillité  il 
se  passa  un  fait  assez  important,  la  sentence  de  dé- 
position que  renditle  pape  contre  Théodoric  de  Meurs 
et  contre  Jacques  Sotie,  métropolitains  de  Cologne  et 
de  Trêves,  et  tous  deux  électeurs  de  l'empire.  Cette 
nouvelle  marcpie  d'audace  souleva  l'indignation  des 
autres  électeurs,  c[ui  tinrent  une  diète  à  Francfort 
pour  s'opposer  aux  empiétements  de  la  cour  de  Rome, 
et  décidèrent  que  si  Eugène  refusait  de  révo([uer  im- 
médiatement ses  décrets  de  déposition,  d'abolir  les 
taxes  dont  il  écrasait  la  nation  allemande,  et  de  re- 


HlSTOllli:    DKS     PAPES 


Les  récréations  des  bons  moines  au  saint  monaslùie  de  Ripaille 


connaître  la  supériorité  des  conciles  sur  le  saint- 
siége,  comme  elle  avait  été  déclarée  à  l'assemblée  de 
Constance,  ils  se  retireraient  de  son  obédience  et  se 
rangeraient  au  parti  de  Félix  V. 

Cetarrêtfut  signifié  à  Sa  Sainteté  par  ^Enéas  Sjlvius 
en  personne,  le  secrétaire  de  l'assemblée.  Le  pape  se 
soumit  aux  injonctions  de  la  diète  et  révoqua  ses  sen- 
tences de  déposition  ;  mais  à  l'égard  des  autres  propo- 
sitions des  électeurs,  il  demanda  qu'on  lui  permît  de  les 
soumettre  au  concile  œcuménique,  avant  de  prendre 
des  conclusions  définitives.  Comme  les  archevêques  de 
Cologne  et  de  Trêves  se  trouvaient  réinstallés  dans 
leurs  sièges,  les  Allemands  se  contentèrent  de  ses 
promesses  relativement  aux  questions  en  litige,  et  le 
reconnurent  provisoirement  seul  pontife  légitime. 

Eugènen'eut  pas  la  satisfaction  de  jouir  longtemps 
de  ce  triomphe  ;  peu  de  jours  après  il  tomba  gravement 
malade  et  se  mit  au  lit  pour  ne  plus  se  relever.  Sa  ma- 
ladie empira  chaque  jour,  et  les  secours  de  l'art  ayant 
été  jugés  inutiles,  ses  camériers  songèrent  à  lui  faire 
administrer  prestement  selon  le  rite  catholique  les 
derniers  sacrements. 

Lorsque  le  métropolitain  .de  Florence  se  présenta 


avec  l'huile  sainte  pour  lui  donner  l'extrême-onction, 
le  moribond,  qui  cherchait  à  se  faire  illusion  sur  son 
état  et  à  se  rattacher  à  la  vie,  se  leva  sur  son  séant, 
renversa  le  calice,  et  proféra  d'horribles  blasphèmes 
en  ordonnant  qu'on  chassât  l'archevêque  de  sa  présence. 

Cet  accès  de  colère  acheva  d'épuiser  ses  forces,  et 
le  lendemain  il  sentit  que  le  terme  fatal  approchait; 
alors  il  fit  appeler  les  cardinaux  et  leur  adressa  cette 
singulière  allocution  :  v  Dieu  veuille  me  pardonner 
les  fautes  que  j'ai  commises  sur  le  trône  apostolique,, 
où  je  me  suis  fait  élever  en  cédant  à  de  coupables 
sentiments  d'orgueil  et  d'avarice.  Je  reconnais  avoir 
commis  de  grands  crimes  pendant  mon  pontificat; 
et  à  cette  heure  dernière  ils  m'apparaissent  comme, 
les  sombres  lueurs  qui  annoncent  les  abîmes  de  la 
géhenne.  Que  cet  exemple  vous  instruise,  et,  après- 
moi,  élevez  sur  le  siège  de  l'Apôtre  un  saint  prêtre 
qui  possède  la  charité  et  l'humilité  ;  qui  fasse  régner 
la  probité  au  lieu  du  vol  et  du  meurtre,  qui  depuis 
tant  de  siècles  ont  établi  leurcour  dans  le  Vatican....» 
Il  n'en  put  dire  davantage;  les  forces  lui  manquè- 
rent, et  il  rendit  le  dernier  soupir. 

Sa  mort  eut  lieu  le  23  février  1447. 


NICOLAS     V 


■■M^ 


f:leclion  de  Nicolas  V.  —  Son  histoire  avant  sou  avènement  au  trône  pontifical.  —  Négociations  du  saint-père  pour  obtenir  la 
renonciation  de  Félix  à  la  papauté.  —  Nicolas  est  reconnu  en  France,  en  .\llemagne,  en  Angleterre  et  en  Espagne.  —  Fin  dj 
schisme.  —  Mort  de  Foliî.  —  Jubilé  à  Rome.  —  Les  Grecs  offrent  Je  se  réunir  à  l'Église  latine.  —  Couronnement  de  Frédo- 
ric  III,  empereur  d'Allemagne.  —  Ligue  contre  ce  prince.  —  Prise  de  Constantinople  par  .Mohammed  II.  —  Conjuration  con- 
tre le  pape.  —  Nouveau  projet  de  croisade  contre  les  Turcs.  —  Mort  de  Nicolas.  —  Jugement  des  historiens  sur  ce  pontife. 


Pendant  les  neuf  jours  des  funérailles  d'Eugène, 
les  di.\-luiit  cardinaux  f[ui  se  trouvaient  alors  à  Rome 
assistèrent  régulièrement  aux  cérémonies  religieuses  ; 
après  l'inhumation,  les  trois  chefs  d'ordre  du  sacré 
collège  posèrent  des  gardes  aux  avenues  du  château 
Saint-Ange,  et  invitèrent  leurs  collègues  à  se  réunir 
dans  la  salle  où  se  tenaient  d'ordinaire  les  séances; 
mais  le  gouverneur  de  Rome  ayant  refusé  d'en  faire 
murer  la  porte,  les  cardinaux  se  décidèrent  à  former 
lu  conclave  dans  le  dortoir  du  chapitre  de  la  Minerve  ; 
les  clés  de  la  porte  d'entrée  furent  confiées  aux  mé- 
tropolitains de  Ravcnne,  d'Aquilée,  de  Sermonette, 
et  à  l'évèque  d'Aucune.  Ces  premières  dispositions 
prises,  on  lit  prêter  serment  aux  officiers  du  saint- 
siége;  et  les  membres  du  sacré  collège  prirent  pos- 
session des  cellules  qui  leur  étaient  destinées;  les  unes 
tendues  ds  serge  verte,  les  autres  de  serge  violette, 
et  seulement  une  de  serge  blanche,  celle  du  cardinal 
de  Bologne,  (jui  voulait  indiquer  par  là  combien  sa 
conscience  était  pure. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  en  intrigues  et  en  ca- 
bales; enfin,  à  la  huitième  séance,  Prosper  Colonna 
ayant  obtenu  dix  voLx,  le  cardinal  Firmano  s'écria  : 
«  Pourquoi,  mes  frères,  perdons-nous  un  temps  pré- 
cieux en  contestations  inutiles?  OubUez-vous  que 
Rome  est  divisée  en  deux  factions;  que  le  roi  d'Ara- 


gon tient  la  mer  avec  uue  flotte  puissante,  et  que  le 
pape  Félix  peut  dissoudre  notre  collège  d'un  moment 
à  l'autre?  Qu'attendons-nous  donc  pour  terminer  le 
conclave,  et  pour  donner  enfin  un  chef  à  l'Église?  Le 
cardinal  Prosper  Colonna  a  déjà  dix  voix;  qu'un  de 
vous  se  lève,  un  autre  le  suivra  bientôt,  et  nous  au- 
rons un  pontife  dont  la  douceur,  le  mérite  et  la  fer- 
meté pourront  seuls  rendre  la  paix  à  l'Italie.  » 

Malgré  l'apostrophe  de  Firmano,  tous  les  prélats 
restèrent  immobiles.  Alors  le  cardinal  de  Bologne, 
impatienté  de  la  longueur  de  ces  débats,  qui  mena- 
çaient d'être  interminables,  se  leva  pour  voter  ;  mais 
le  cardinal  de  Trente,  le  tirant  par  sa  robe,  le  força  à 
se  rasseoir,  lui  observant'  «  qu'il  ne  fallait  pas  élire 
un  pape  par  un  moment  de  mauvaise  humeur,  et  qu'il 
devait  apporter  dans  ce  choix  toute  la  prudence  de 
son  esprit,  attendu  qu'il  s'agissait  de  conférer  à  un 
homme  la  plus  haute  dignité  qui  existât  dans  l'uni- 
vers, celle  de  vicaire  du  Christ  sur  la  terre!  —  Tout 
ce  que  tu  fais  et  tout  ce  que  lu  dis,  répartit  le  cardi- 
nal de  Bologne,  n'est  que  pour  empêcher  l'élection 
de  Prosper;  donne  ta  voix  à  qui  tu  voudras,  et  laisse- 
moi  voter  pour  Colonna.  —  Eh  bien!  s'écria  le  cardi- 
nal de  Saint-Sixte,  par  Mahomel  !  je  jure  qu'il  ne  sera 
pas  pape,  et  je  vote  pour  Thomas  de  Sarzane.  >> 

Celte  exclamation  lit  subitement  tourner  la  chance; 


320 


HISTOIRE    DES    PAPES 


la  majorité  reporta  ses  voix  sur  Thomas,  qui  fut 
uonimé  pape,  et  iutronisé  sous  le  nom  de  Nicolas  V. 

Prosper  Colouna,  qui  était  le  premier  diacre,  ou- 
vrit aussitôt  la  fenêtre  de  la  salle  des  conférences 
pour  annoncer  au  peuple  l'élection  qui  venait  d'être 
accomplie;  mais  comme  la  fenêtre  était  très-élevée, 
la  foule  n'entendit  pas  distinctement  le  nom  du  nou- 
veau pontife;  et  plusieurs  personnes  ayant  reconnu 
Prosper  Colonna,  crièrent  qu'il  était  pape.  Cette  er- 
reur fut  cause  que  le  peuple  alla  piller  son  palais, 
ce  qui  ne  garantit  pas  celui  de  Thomas  Sarzane  de 
dévastation  lorsque  la  vérité  fut  connue. 

Platine  aflirme  que  le  mérite  du  nouveau  iiontife 
était  tiès-médiocre,  et  qu'il  avait  dû  son  élévation  au 
cardinalat  à  la  faveur  plutôt  qu'à  des  services  réels 
rendus  à  l'Église.  Du  reste,  les  commencements  de 
son  pontificat  furent  signalés  par  un  événement  heu- 
reux pour  l'Italie,  la  mort  du  plus  ambitieux  et  du 
plus  fourbe  dfs  princes  de  l'époque,  l'hilippe-Marie 
Visconti,  duc  de  Milan,  celui  qui  depuis  trente-cinq 
ans  cherchait  à  asservir  les  Républiques  de  ^'enise  et 
de  Florence. 

Profitant  de  cette  circonstance,  qui  privait  le  roi 
d'Aragon  de  son  plus  puissant  aUié,  le  saint-père 
conclut  un  traité  de  paix  avec  Alphonse,  et  obtint  de 
lui  d'être  reconnu  légitime  chef  de  l'Église  dans  tous 
ses  Etats.  Nicolas  fit  également  notifier  son  élection 
à  Frédéric  III  par  son  légat  le  cardinal  Jean  Carva- 
jal,  qui  sut  si  bien  conduire  sa  négociation,  qu'il  dé- 
termma  l'empereur  à  confirmer  la  nomination  du 
saint-père,  sans  l'obliger  préalablement  à  donner  son 
approbation  aux  actes  du  concile  de  Bàle. 

Frédéric  dépassa  même  les  espérances  du  légat, 
car  il  fit  rendre  un  édit  qui  ordonnait  à  tous  les  su- 
jets de  l'empire  de  se  ranger  sous  l'obédience  de  Ni- 
colas, sans  nulle  restriction,  condamnant  formelle- 
ment les  décisions  prises  par  le  concile  de  Bàle,  et 
rejetant  le  pape  Félix  V  comme  intrus  et  scliismati- 
que.  Cette  condescendance  du  souverain  n'était  à  la 
vérité  que  le  résultat  de  concessions  faites  par  le 
saint-siège,  qui  avait  relevé  l'Allemagne  de  la  sujé- 
tion des  investitures;  cependant  l'exemple  du  prince 
influa  sur  les  autres  monarques  et  entraîna  dans  le 
parti  de  Nicolas  presque  tous  les  royaumes  chrétiens, 
excepté  toutefois  la  Suisse  et  la  Savoie  ;  ces  deux 
États  continuèrent  à  reconnaître  FéUx,  qui  habitait 
toujours  la  ville  de  Lausanne,  oii  il  exerçait  son  mé- 
tier comme  un  larron,  suivant  l'expression  de  Pogge, 
secrétaire  de  Nicolas,  qui  lui  écrivait  ainsi  au  nom 
de  son  maître  : 

«  Vous  donnez  des  chapeaux  rouges  à  vos  créa- 
tures, et  vous  les  travestissez  en  masques  ridicules; 
vous  envoyez  des  ambassadeurs  aux  princes  de  l'Eu- 
rope pour  leur  faire  adorer  votre  statue  et  pour  en- 
censer Moloch,  en  leur  proposant  de  suivre  votre  in- 
fecte hérésie.  Heureusement  vos  délégués  ont  été 
hués  et  repoussés  de  toutes  les  cours  avec  horreur, 
et  le  mal  ne  s'est  pas  accompli....  »  Cette  missive 
se  terminait  par  des  menaces  furibondes  contre 
Amédée  s'il  continuait  la  lutte  avec  Nicolas,  et  par 
des  promesses  magnifiques  s'il  consentait  à  faire  sa 
soumission  au  pontife  romain. 

Félix,  fatigué  de  cette  vie  agitée,  prit  le  pafti  d'ab- 
diquer, ainsi  que  l'atteste  une  bulle  datée  de  Rome 


du  18  janvier  1448,  décrétant  une  amnistie  géné- 
rale et  une  abolition  entière  de  toutes  censures,  ex- 
communications, peines,  privations,  dommages  ou 
anatiièmes  prononcés  contre  Félix  V,  contre  le  con- 
cile de  Râle  ou  contre  tous  leurs  adhérents. 

Dès  qu'oneut  connaissance  de  cette  bulle  à  la  cour 
de  France,  le  roi  Giiarlos  ^'II  tint  une  assemblée  gé- 
nérale de  ses  prélats  dans  la  ville  de  Lyon,  où  il  fut 
arrêté  qu'on  enverrait  des  députés  au  duc  Amédée, 
qui  se  trouvait  alors  à  Genève,  pour  traiter  défini- 
tivement de  sa  cession.  Le  saint-père  se  montratrès- 
docile,  et  ne  stipula  pour  lui  d'autre  condition  que 
celle  d'êlre  remis  en  possession  de  son  cher  couvent  de 
Ripaille,  et  de  pouvoir  y  reprendre  son  train  de  vie 
accoutumé.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  ses  cardi- 
naux et  des  officiei's  de  sa  cour;  ceux-ci  exigèrent 
que  leurs  honneurs,  dignités  et  émoluments  leur 
fussent  maintenus;  que  les  provisions  données  par 
Félix  et  par  le  concile  général  de  Bàle  fussent  ap- 
prouvées par  Nicolas,  et  que  celui-ci  prît  en  outre 
l'engagement  de  pourvoir  à  l'état  de  son  compétiteur 
d'une  manière  honorable. 

Tel  était  chez  le  pontife  romain  le  désir  de  possé- 
der seul  l'exercice  du  pouvoir  suprême,  qu'il  en  passa 
par  tout  ce  qu'on  voulut.  Il  assigna  à  son  compéti- 
teur une  pension  considérable  sur  les  revenus  de  la 
chambre  apostolique;  il  lui  conféra  les  titres  de  car- 
dinal, d'évêque,  de  légat  et  de  vicaire  perpétuel  du 
saint-siége  dans  toutes  les  terres  du  duché  de  Savoie, 
et  lui  assigna  le  premier  rang  dans  l'Eglise  après  ce- 
lui de  souverain  pontife;  il  spécifia  même  que  s'il 
plaisait  à  Félix  de  paraître  à  la  cour  de  Rome,  il  se 
lèverait  de  son  siège  pour  le  recevoir,  lui  donnerait 
le  baiser  de  paix  sur  la  bouche,  sans  exiger  aucune 
marque  particulière  de  soumission  ni  de  respect  ;  il 
consentit  également  à  lui  permettre  de  porter  les  or- 
nements pontificaux,  excepté  l'anneau  du  pêcheur  et 
la  croix  sur  la  chaussure;  enfin,  il  déclara  par  un 
bref  que  Félix  conserverait  le  titre  et  les  droits  de 
légat,  même  s'il  venait  à  quitter  les  États  de  Savoie 
et  que,  dans  aucun  cas,  il  ne  serait  justiciable  de  la 
cour  de  Rome,  ni  des  conciles. 

De  son  côté,  Félix  se  mit  en  devoir  de  remplir  les 
obligations  du  traité,  et  convoqua  les  évêques  de  son 
parti  à  Lausanne,  pour  se  démettre  de  ses  fonctions: 
néanmoins,  avant  de  prononcer  la  formule  de  son  ab- 
dication, il  fit  un  dernier  acte  d'autorité,  et  publia 
trois  bulles  qui  cassaient  les  décrets  rendus  par  Eu- 
gène IV  et  par  Nicolas  contre  les  Pères  du  concile 
de  Bàle. 

Par  la  cession  de  Félix,  le  schisme  se  trouva  ter- 
miné, et  Nicolas  V  fut  reconnu  seul  chef  de  l'Église. 
Mais  Amédée  de  Savoie  ne  jouit  pas  longtemps  de  sa 
délicieuse  retraite  de  Ripaille;  moins  d'une  année 
après  ces  événements,  il  mourut  des  suites  d'une  in- 
digestion, le  28  février  1450. 

Cette  même  année  était  celle  que  la  constitution 
de  Clément  VI  indiquait  pour  la  célébration  du  ju- 
bilé, la  plus  belle  opération  financière  qu'aient  in- 
ventée les  papes.  Sa  Sainteté  n'avait  rien  négligé 
pour  augmenter  la  solennité  des  fêtes  et  pour  attirer 
les  fidèles. à  Rome;  et  à  cet  effet,  elle  avait  envoyé 
des  circulaires  dans  tous  les  royaumes  chrétiens,  pro- 
mettant force  indulgences   aux    pèlerins    ijui  vien- 


NICOLAS    V 


3-21 


Un  pape  gros,  gras  el  bfite 


draient  offiir  des  présents  à  Saint-Pierre  et  réciter 
des  oraisons  dans  les  trois  principales  églises  de  la 
cité  apostolique. 

Parmi  les  seigneurs  que  la  superstition  du  temps 
conduisit  à  Rome,  on  remarqua  un  vieillard  de  qua- 
tre-vingt-dix ans  nommé  le  comte  de  Cilley.  "  Il 
avait  grand  besoin  d'indulgences,  dit  .Enéas  Sylvius, 
car  sa  longue  carrière  était  remplie  de  crimes  et 
d'infamies;  il  avait  étranglé  de  ses  mains  sa  propre 
femme,  parce  qu'elle  refusait  de  se  livrer  à  d'hor- 
ribles jeux  avec  une  de  ses  maîtresses;  il  avait  en- 
levé un  nombre  prodigieux  de  femmes,  de  jeunes 
filles  et  d'adolescents  qu'il  tenait  renfermés  dans  son 
sérail:  en  outre,  il  s'était  fait  le  chef  d'une  bande  de 
voleurs  et  de  faux-monnayeurs.  Quoicju'il  semblât 
qu'il  eût  fait  ce  voyage  jiour  se  convertir,  ajoute 
riiistorien,  il  n'en  revint  pas  meilleur;  et  un  jour 
que  son  évèque  lui  demandait  pour  quel  motif  il  avait 
entrepris  un  pèlerinage,  puisqu'il  n'avait  pas  l'inten- 
tion de  changer  de  conduite,  il  lui  répondit  :  «  Je 
«  fais  comme  mon  cordonnier;  il  est  allé  à  Rome,  et 
«  à  son  retour  il  s'est  remis  à  faire  des  bottes  !  » 

Ce  jubilé,  commencé  sous  d'heureux  auspices,  se 
termina  bien  tristement.  Un  soir,  à  la  sortie  des  fi- 
dèles qui  avaient  assisté  dans  l'église  de  Saint-Pierre 
à  la  bénédiction  du  pape,  plusieurs  arches  du  pont 

M 


Saint-Ange  s'enfoncèrent  subitement,  et  un  nombre 
considérable  devictimes  furent  englouties  ou  écrasées. 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  Constan- 
tin Paléologue  envoya  des  ambassadeurs  à  Rome, 
pour  renouveler  la  proposition  que  les  Grecs  avaient 
faite  tant  de  fois  de  se  réunir  à  l'Église  latine,  sous 
la  condition  que  Sa  Sainteté  armerait  contre  les  Turcs 
et  ferait  lever  le  siège  de  Constantinople,  qui  était 
bloquée  par  les  infidèles. 

Nicolas,  au  rapport  du  P.  Maimbourg,  accueillit 
les  envoyés  de  l'empereur  avec  une  grande  hauleur, 
et  leur  fit  cette  réponse  :  «  Allez  dire  à  votre  prince 
que  les  Grecs  se  sont  jouf's  assez  longtemps  de  la 
patience  de  Dieu  et  des  hommes,  en  cherchant  à 
surprendre  par  des  promesses  mensongères  la  reli- 
gion des  pontifes.  Nous  vous  connaissons  trop  ])ien 
pour  que  vous  puissiez  nous  tromper  aujourd'hui  : 
néanmoins  nouS'  ne  serons  pas  plus  sévère  que  le 
Christ,  et,  selon  la  parole  de  l'Evangile,  nous  atten- 
drons trois  années  encore  pour  reconnaître  si  le  li- 
guier  que  les  papes  ont  cultivé  ne  portera  pas  enlin 
((uelques  fruits;  après  ce  dernier  délai,  l'arbre  sera 
coupé  à  la  racine,  ou  plutôt  la  nation  grecque  sera 
entièrement  dispersée  par  les  exécuteurs  de  l'arrêt 
de  la  justice  divine.  >• 

Les  Grecs  protestèrent  de  leurs  bonnes  intentions, 

129 


322 


HISTOIRE    DES    PAPES 


mais  ce  fut  inutiliMiient,  et  ils  furent  encore  oliliu'és 
de  re!ourner  dans  leur  pays,  sans  aulre  secours  ([ue 
des  vanix  stériles. 

Sa  Sainteté  montra  de  meilleures  dispositions  pour 
le  jeune  duc  de  Savoie,  iils  d'Amédée;  et  en  recon- 
naissance de  ce  que  son  père  lui  avait  cédé  la  tiare, 
elle  publia  la  bulle  suivante  :  >•  Nous  accordons  au 
duc  de  Savoie,  aussi  longtemps  que  ses  Etats  persé- 
véi-eront  dans  l'obédience  du  saint-siége,  le  droit  de 
désigner  les  sujets  qu'il  voudra  élever  aux  fonctions 
d'abbé,  de  métropolitain  ou  d'évèque,  ou  même  aux 
dignités  inférieures,  aiin  qu'aucune  promotion  faite 
dans  le  gouvernement  île  l'Eglise  ou  des  monastères 
ne  puisse  troubler  la  paix  de  ses  Etats  »  Celte  bulle 
a  été,  pendant  des  siècles,  un  sujet  de  discordes  con- 
tinuelles entre  la  Savoie  et  l'Eglise  romaine. 

Vers  la  lin  de  l'année  1451,  Erédéric  informa  le 
saint-père  que,  selon  leurs  conventions  secrètes,  il  se 
disposait  à  passer  en  Italie,  pour  recevoir  la  cou- 
ronne cans  la  basilique  de  l'Apôtre.  En  effet,  il  se 
fit  immédiatement  précéder  par  Albert,  duc  d'Au- 
triche, commandant  un  corps  considérable  de  cava- 
lerie, et  lui-même  franchit  les  monts  avec  toute  la 
noblesse  d'Allemagne  et  de  Bohême.  Son  cortège 
était  si  nombreu.x,  que  les  Italiens  disaient  haute- 
ment que  l'empereur  s'avançait  dans  leurs  provinces 
plutôt  en  ennemi  qui  veut  les  asservir  que  comme  un 
prince  qui  va  humblement  demander  une  couronne. 
On  prévint  Nicolas  (ju'il  devait  redouter  les  consé- 
quences de  l'entrée  en  Italie  d'un  souverain  puissant, 
hardi  et  ambitieux  ;  on  lut  même  en  plein  consistoire 
des  prophéties  qui  annonçaient  que  dans  l'année  1452 
un  tyran  de  la  race  germanique  s'emparerait  de  Rome 
et  ferait  décapiter  le  pape  sur  le  parvis  de  Saint- 
Pierre;  ce  qui  l'effraya  tellement,  qu'il  expédia  l'ordre 
à  ses  légats  d'Allemagne  d'empêcher  le  voyage  de 
Frédéric  par  tous  les  moyens  possibles  ;  il  écrivit  de 
sa  main  à  l'empereur  pour  l'engager  à  remettre  son 
voyage  après  l'hiver,  afin  qu'il  eût  le  temps  de  ras- 
sembler des  provisions  pour  son  escorte,  et  de  faire 
les  préparatifs  des  fêtes  de  son  sacre.  Le  pape  man- 
da en  même  temps  à  ^Enéas  Sylvius,  qui  était  alors 
à  Sienne,  qu'il  eût  à  se  rendre  immédiatement  à  Rome, 
pour  conférer  avec  lui  relativement  au  couronnement 
de  Frédéric;  mais  celui-ci,  qui  s'était  toujours  mon- 
tré en  opposition  avec  le  saint-siége,  refusa  d'obéir; 
il  lit  répondre  à  Nicolas  qu'il  avait  reçu  l'ordre  d'at- 
tendre l'impératrice  au  port  de  Talamone,  dans  la 
Tofcane,  pour  l'accompagner  à  Rome,  et  qu'il  ne 
devait  pas  songer  à  retarder,  par  des  lenteurs,  le 
couronnement  de  Frédéric,  s'il  ne  voulait  s'exposer 
au  danger  de  perdre  sa  tiare. 

Sans  avoir  égard  aux  lettres  du  saint-père,  Fré- 
déric continua  ha  marche  et  se  dirigea  sur  Florence; 
cinq  évêques  et  deux  archevêques  vinrent  le  recevoir 
aux  portes  de  la  ville  et  l'accompagnèrent  jusqu'à 
Sienne,  où  se  trouvait  l'impératrice  Eléonore. 

Nicolas  reçut  l'empereur  avec  le  cérémonial  usité 
dans  ces  occasions;  il  l'installa  lui-même  dans  un 
palais  magnifique,  et  pour  lui  faire  plus  d'honneur, 
il  différa  son  couronnement  afin  d'attendre  l'anni- 
versaire de  son  exaltation,  et  faire  de  leurs  deux  sa- 
cres une  fête  solennelle. 

Dans  l'intervalle,  Frédéric  sollicita  du   pape   une 


bulle  d'auathème  contre  les  Autrichiens.  .Enéas  Syl- 
vius ra]iporte  fort  au  long  les  raisons  qu'il  lit  valoir 
auprès  de  Sa  Sainteté  pour  obtenir  une  sentence  d'ex- 
communication contre  ses  ennemis.  c>  C'était,  dit 
riiistorien,  une  coutume  ancienne  delà  maison  d'Au- 
triche, dont  Frédéric  et  le  prince  Ladislas  étaient  is- 
sus, lors  dc-la  mort  des  emjiereuis,  de  coulier  aux 
aînés  de  la  famille  la  garde  des  enfants  jusqu'à  leur 
majorité.  D'après  cet  usage,  Frédéric  avait  pris  les 
rênes  du  gouvernement  à  la  mort  d'Albert,  son  oncle, 
([ui  laissait  sa  femme  enceinte. 

«  De  toutes  manières,  le  prince  espérait  ne  plus 
se  dessaisir  du  i>ouvoir  suprême  ;  si  l'impératrice 
accouchait  d'une  lille,  le  sceptre  passait  entre  ses 
mains  ;  si  elle  mettait  au  monde  un  enfant  mâle,  il 
était  de  droit  son  tuteur.  Or,  on  sait  qu'il  en  coûte  peu 
à  un  régent  j)0ur  taire  disparaître  un  pupille.  La  prin- 
cesse, arrivée  au  terme  de  sa  grossesse,  accoucha 
d'un  garçon,  qu'on  nomma  Ladislas,  et  qu'elle  fut 
obligée  de  coniier  à  Frédéric. 

«  Depuis  ce  moment,  Frédéric  prétendait  avoir  eu 
pour  son  pupille  les  soins  d'un  père;  il  affirmait  qu'il 
avait  donné  des  fiefs  aux  nobles,  seulement  parce 
qu'ils  avaient  bien  mérité  de  la  patrie  ;  qu'il  avait 
établi  dans  les  villes  des  magistrats  intègres  et  vigi- 
lants ;  qu'il  avait  fait  élever  des  forts  imprenables  ; 
qu'il  avait  chassé  les  ennemis  des  Etats  du  jeune 
Ladislas,  et  qu'il  avait  même  payé  sur  son  trésor 
soixante -dix  mille  écus  d'or  dus   aux  soldats. 

«  Aujourd'hui,  ajoutait  l'empereur,  les  peuples  in- 
grats se  révoltent  contre  mon  autorité,  sous  prétexte 
qu'ils  ne  me  doivent  plus  obéissance,  attendu  que 
mon  pupille  entre  dans  sa  majorité  ;  ils  m'accusent 
d'avoir  emmené  Ladislas  en  Italie  pour  le  faire  périr 
plus  sûrement  ;  et  ce  sont  ces  mêmes  Hongrois  habi- 
tués à  tuer  leurs  rois,  hommes  et  enfants,  qui  jugent 
de  mes  sentiments  par  les  leurs.  Depuis  douze  an- 
nées entières  que  Ladislas  est  sous  ma  garde,  n'aurais- 
je  donc  pu  trouver  une  occasion  favorable  pour  m'en 
défaire,  si  sa  mort  eût  été  nécessaire  à  mon  ambition? 
Au  contraire,  je  lui  ai  toujours  souhaité  une  longue 
vie,  et  jamais  je  n'ai  songé  à  lui  ravir  son  héritage. 

«  Si  j'ai  emmené  mon  pupille  en  Italie,  c'est  pour 
lui  montrer  Rome,  pour  lui  faire  connaître  les  mœurs 
d'un  peujile  qui  n'est  pas  le  sien;  c'est  pour  qu'il 
s'instruise  en  écoutant  Votre  Sainteté  et  les  hommes 
savants  de  votre  sacré  sénat;  j'ai  voulu  qu'il  apprît 
de  vous  la  manière  de  gouverner  les  peuples,  et  qu'il 
reçût  votre  bénédiction.  Vous  voyez,  saint-père,  que 
ma  vénération  pour  votre  personne  est  la  princiy)ale 
cause  de  la  révolte  des  Autrichiens  ;  unissons  donc 
nos  armes  contre  les  rebelles,  et  frappons-les  à  la 
fois  du  glaive  spirituel  et  du  glaive  temporel.  » 

Nicolas,  flatté  qu'un  si  grand  prince  professât  tant 
de  respect  pour  le  saint-siége,  lui  promit  d'envoyer 
immédiatement  des  légats  en  Autriche,  de  menacer 
les  peuples  des  anathèmes  les  plus  terribles,  et  de 
mettre  les  provinces  en  interdit,  si  dans  un  délai  de 
quarante  jours  les  seigneurs  et  les  peu))les  n'étaient 
pas  tous  rentrés  sous  la  domination  de  Frédéric. 
Cette  mesure  ne  remplissait  pas  les  vues  du  tyran  ; 
car  il  ajimtâ  :  «  Sainl-père,  pensez-vous  que  des  gens 
qui  ne  croient  pas  eu  Dieu  redouteront  vos  censures? 
On  baptise  les  Autrichiens  lorsqu'ils  sont  jeunes,  et 


Vf- 


■  ^     ^    ^ — X  ' 


NICOLAS     V 


323 


dès  qu'ils  sont  hommes,  ils  se  moquent  cliibaplêine. 
D'ailleurs,  il  est  inutile  de  dissimuler  j)lus  long- 
temps ;  je  vous  demande  une  Ijulle  d'excommunication 
pour  avoir  un  prétexte  de  les  exterminer,  et  je  m'en- 
gage à  partjiger  avec  vous  les  dépouilles  de  ces  héréti- 
ques. »  Sa  Sainteté  n'eut  plus  d'objection  à  faire,  et  elle 
s'empressa  de  fulminer  une  bulle  d'analhème  contre 
les  Autrichiens,  les  Moraves  et  les  Hongrois.  Ceux- 
ci  de  leur  côté  ne  restèrent  pas  dans  l'inaction  ;  ils 
formèrent  une  ligue  puissante  contre  l'empereur  et 
se  préparèrent  à  la  guerre;  les  décrets  de  la  cour  de 
Rome  furent  brûlés  pubHijucment  dans  les  villes  de 
Saltzbourg,  de  Vienne,  de  Passaw  et  d'Olmutz  ;  les 
prêtres  eux-mêmes  prêchèrent  une  croisade  contre  le 
pape  et  contre  l'empereur.  Les  choses  en  étaient  là, 
lorsque  eut  lieu  un  événement  qui,  par  son  impor- 
tance ,  tint  en  suspens  tous  les  esprits  et  arrêta  un 
instant  les  luttes  acharnées  des  différents  partis  ;  le 
boulevard  de  la  chrétienté,  la  rivale  de  Rome,  Cons- 
tantinople  venait  de  tomber  au  pouvoir  des  musul- 
mans, et  Mohammed  II  mettait  lin  à  l'empire  grec  ! 

Ce  kalife  était  iils  d'Arauruth  II ,  que  les  musul- 
mans comptent  pour  le  huitième  depuis  le  prophète, 
et  gouvernait  le  puissant  empire  des  Ottomans  de- 
puis l'année  1451.  A  la  mort  de  son  père,  Moham- 
med II  vivait  dans  la  meilleure  intelligence  avec  l'em- 
pereur grec  Constantin  Paléologue  ;  il  lui  avait  même 
confié  la  garde  de  son  oncle  Orcan;  mais  son  inexac- 
titude à  payer  la  pension  qu'il  avait  promise  pour  l'en- 
tretien de  son  oncle,  excita  des  réclamations  un  peu 
vives  de  la  part  de  Paléologue,  qui  eut  l'imprudence  de 
menacer  le  jeune  sultan  de  renvoyer  son  prisonnier. 

Mohammed  II,  loin  de  donner  satisfaction  à  l'em- 
pereur, se  déclara  grièvement  offensé  par  ses  procé- 
dés ;  et  pour  venger  son  insulte,  il  marcha  sur  Cons- 
tantinople  avec  une  armée  nombreuse,  qu'il  installa 
dans  une  bourgade  à  deux  lieues  de  la  ville  ;  son 
camp  s'étendait  sur  toute  la  rive  septentrionale  du 
Bosphore  et  était  en  outre  défendu  par  une  redou- 
table artillerie,  dont  faisait  partie  une  fameuse  pièce 
de  siège  qui  lançait  des  boulets  de  six  cents  livres  à 
plus  de  mille  toises.  De  cette  manière,  l'entrée  de  la 
mer  Noire  se  trouva  entièrement  fermée,  et  toutes  les 
communications  de  Constantinnple  avec  le  dehors  in- 
terceptées. Pour  enlever  aux  Cirées  jusqu'à  leur  der- 
nière ressource,  le  sultan  fit  investir  les  places  qu'ils 
possédaient  sur  les  bords  de  la  mer  Noire,  sur  les  ri- 
vages de  la  Propontide  ou  dans  la  Thrace.  En  même 
temps  il  lit  alta(iuer  les  villes  qui  leur  restaient  dans  le 
Péloponnèse,  et  s'en  empara  sans  coup  férir;  Sparte 
seule,  qui  était  défendue  par  de  bonnes  murailles, 
résista  aux  Turcs,  et  ne  se  rendit  qu'après  dix  mois 
de  siège.  Enfin,  la  troisième  année  du  règne  Je  Moham- 
med II,  Constantinnple,  assiégée  j)ar  une  armée  de 
terre  de  tiois  cent  mille  hommes,  composée  de  Turcs, 
d'Allemands,  de  Grecs,  de  Hongrois,  de  Polonais  et 
,  de  Latins,  bloquée  du  côté  de  la  mer  par  une  flotte  de 
cent  vingt  voiles,  fut  emportée  d'assaut  après  un  bom- 
bardement de  cinquante-cinq  jours,  le  29  mai  1453. 

Ainsi  finit  remjiiro  fondé  par  Gonslantin,  après 
onze  siècles  et  demi  d'existence.  L'implacable  poli- 
tique des  papes  triomphait  ;  la  rivale  de  Rome  n'exis- 


tait plus;   qu'ifmportait  à  Nicolas  d'avoir  sacrifié  à 
l'intérêt  de  sa  domination  le  sang  même  du  Christ! 

Toutefois,  la  religion  grecque  ne  fut  pas  anéantie, 
Mohammed  II  laissa  aux  vaincus  le  libre  exercice  de 
leur  religion;  il  leur  céda  la  moitié  des  églises,  et 
donna  l'investiture  solennelle  au  patriarche  GennaJe, 
suivant  la  coutume  des  empereurs  grecs,  qui  consis- 
tait à  présenter  au  titulaire  un  bonnet  à  voile,  le 
manteau  à  bandes ,  un  magnifique  coiu'sier  arabe  et 
le  bâton  pastoral.  Le  kalife  lui  abandonna  la  liasi- 
li((ue  des  Apôtres  pour  cathédrale,  et  lui  ])ermit  de 
transformer  le  riche  monastère  de  la  ^'ierge  de  Sum- 
macariste  en  palais  patriarcal. 

La  prise  de  Constantinople  fut  un  coup  d'autant 
plus  terrible  pour  Frédéric,  qu'elle  lui  donnait  pour 
voisin  le  redoutable  Mohammed  II  ;  aussi  s'empressa- 
t-il  de  suspendre  sa  guerre  contre  les  Hongrois  et 
d'entamer  des  négociations  avec  la  cour  de  Rome, 
pour  obtenir  que  le  pape  et  le  sacré  collège  lissent 
prêcher  une  croisade  contre  les  musulmans. 

]\Iais  Sa  Sainteté  était  elle-même  trop  occupée  dans 
ses  États  pour  songera  secourir  efficacement  ses  al- 
liés. Un  chevalier  romain,  appelé  Etienne  Porcario, 
parcourait  les  principales  villes  du  patrimoine  de 
Saint  li 'ire,  en  appelant  les  peuples  aux  armes  et 
en  les  excitant  à  secouer  le  joug  du  pape.  A  l'insti- 
gation de  ce  courageux  tribun,  une  vaste  conjuration 
s'était  organisée  ;  le  jour  avait  été  fixé,  les  rôles  dis- 
tribués, et  les  conjurés  devaient  s'emparer  de  la  per- 
sonne du  pontife  et  de  ses  cardinaux  le  jour  de  l'E- 
piphanie, au  moment  où  Nicolas  célébrerait  le  ser- 
vice divin  dans  la  basihque  de  Saint-Paul,  lorsque 
malheureusement,  la  veille  de  l'exécution,  un  traître 
découvrit  le  complot.  Des  soldats  furent  envoyés  con- 
tre les  conjurés,  et  investirent  la  maison  ou  ils  étaient 
réunis.  Un  combat  sanglant  s'engagea;  Porcario  fut 
arrêté  après  avoir  reçu  sept  coups  d'épée;  ses  com- 
pagnons toinbèient  au  pouvoir  du  saint-siége,  Bap- 
tiste Sciécra  seul  parvint  à  s"éc!iap[ier.  Onze  des  con- 
jurés eurent  la  tête  tranchée;  vingt  furent  pendus 
aux  portes  de  la  ville;  quinze  autres  furent  brûlés 
vifs;  quant  à  Porcario,  il  fut  cloué  en  croix  sur  les 
murailles  du  château  Saint-Ange. 

Ces  sanglantes  exécutions  terminées,  la  tranquil- 
hté  se  rétablit  à  Rome,  et  le  pape  put  s'occuper  de 
l'organisation  d'une  croisade  générale  contre  les 
Turcs.  Comme  il  jugeait  le  roi  d'Aragon  seul  capable 
de  conduire  cette  ex])édition,  il  lui  envoya  le  cardinal 
Dominique  Capranico,  l'un  des  prélats  les  plus  dis- 
tingués de  la  coin'  de  Rome,  ])nur  lui  ollrir  le  titre 
de  généralissime  des  armées  confédérées.  En  même 
temps  le  saint-père  convoqua  un  congrès  à  Franc- 
fort, afin  que  tous  les  princes  du  nord  arrêtassent  le 
contingent  des  troujies  que  chaque  Etat  devait  fournir. 

Cette  assemblée  s'occupait  activement  des  prépa- 
ratifs de  guerre  contre  lesTuic  ,  lorsque  dans  la  nuit- 
du  24  mars  1455,  le  pape  Nicolas  mourut  presque 
subitement,  étouffé  par  la  goutte.  Le  pontife  fut  en- 
terré dans  la  basilique  de  Saint-Pieire 

Plusieurs  auteurs  ecclésiastiques  exaltent  les  ver- 
Ivis  de  Nicolas;  mais  les  historiens  consciencieux  di- 
sent seulement  que  ce  fut  un  pape  gros,  gras  et  bête. 


ill 


HISTOIRE    DES    PAPES 


i    OALIXTE   m 

.'ilf  ÎÎIT''    l'ATE 


Éltction  d'Alphonse  Borgia.  —  Il  veut  poursuivre  les  projets  de  croisade  de  Nicolas  V.  —  Le  pape  orJonre  des  prières  publiques 
contre  les  Turcs.  —  Arrêt  remarquable  du  parlement  de  Paris  qui  refuse  des  subsides  pour  cette  entreprise.  —  Croisade  contre 
les  .Vaures  d'Espagne  —  Dissensions  enire  le  saint-père  et  le  roi  d'Aragon.  —  Calixte  feint  d'armer  des  galères  pour  com- 
battre les  Turcs,  et  lève  des  décimes  dans  tous  les  royaumes  chrétiens.  —  Opposition  de  l'Allemagne  et  de  la  France  à  cette 
mesure  fiscale.  —  Abus  de  l'emploi  des  décimes.  —  Calixte  veut  donner  le  royaume  de  Naples  à  son  neveu  Pierre  Borgia.  — 
Mon  du  ponti.''e. 


Pendant  les  obsèques  de  Nicolas  V,  qui  durèrent 
neuf  jours  suivant  la  coutume,  le  vieux  cardinal  Al- 
phonse Burj^ia  répandait  partout  une  prédiction  de 
saint  Vincent  Ferrier  qui  lui  protnellait  la  p.ip:iuté  ; 
et  sa  confiance  dans  la  prophétie  était  si  giande, 
qu'U  avait  déjà  choisi  le  nora  qu'il  devait  prendre 
après  son  exaltation,  et  qu'il  avait  déjà  contracté  di- 
vers engagements,  entre  autres  celui  de  persécuter 
les  Turcs  avec  les  armes  spirituelles  et  temporelles. 

Comme  ce  prélat  était  plus  que  septuagénuiie,  et 
que  les  débordements  de  sa  vie  avaient  altéré  ses 
facultés  morales,  les  cardinaux  pensèrent  qu'il  était 
tomlié  dans  l'enfance,  et  ne  l'admirent  qu'à  grand'- 
peine  au  milieu  d'eux,  lorsque  le  sacré  collège  s'as- 
sembla. Néanmoins  les  choses  se  passèrent  de  telle 
sorte  dans  le  conclave,  que  l'élection  qui  avait  sem- 
blé impossible  se  réalisa.  Aucun  des  cardinaux  qui 
ambitionnaient  la  suprême  puissance  n'ayant  pu  ré- 
unir la  majorité,  tous  reportèrent  leurs  voix  sur  le 
vieux  Borgia,  qui  ne  paraissait  pas  devoir  leur  faire 
attendre  longtemps  un  nouveau  conclave.  Il  fut  in- 
tronisé sous  le  nom  de  Calixte  III,  qu'il  s'était  choisi 
à  l'avance,  et  reçut  l'adoration  des  fidèles  après  avoir 
subi  les  épreuves  de  la  chaise  percée. 

Alphonse  Borgia  était  né  en  Espagne  ;   et  si  l'on 


juge  de  sa  famille  par  ce  qu'en  dit  Alphonse  d'Aragon 
dans  une  de  ses  lettres,  on  doit  supposer  qu'elle 
était  des  plus  infimes.  Le  jeune  Espagnol  avait  été 
créé  cliauoine  par  Benoît  XIII  et  pourvu  de  gras  bé- 
néfices; plus  tard,  Martin  V  lui  avait  donné  le  siège 
de  Valence  et  le  chapeau  de  cardinal. 

Devenu  pape,  Alphonse  Borgia  suivit  la  route  tra- 
cée par  ses  ]irèdécesseurs,  et  chercha  à  tirer  le  meil- 
leur parti  possible  de  son  autorité,  dans  l'intérêt  de 
son  ambition  et  dans  celui  de  sa  famille.  D'abord  il 
nomma  cardinaux  ses  deux  neveux ,  qui  passaient 
pour  ses  mignons,  Pierre  et  Roderic  Borgia,  qui 
avaient  à  peine  l'un  vingt  ans  et  l'autre  vingt-cinq  ; 
ensuite,  comme  ces  jeunes  gens  n'étaient  pas  satis- 
faits de  cette  èminente  dignité,  il  donna  à  Pierre  la 
charge  de  grand  trésorier,  et  à  Roderic  la  légation 
de  la  marche  d'Ancône  avec  le  titre  de  vice-chancelier 
du  saint-siége. 

Après  avoir  élevé  ses  favoris  aux  plus  hautes  di- 
gnités de  l'Église,  il  restait  à  pourvoir  à  leurs  dé- 
penses ;  et  comme  le  trésor  de  Saint-Pierre  était 
vide,  il  songea  à  le  remplir,  et  fit  prêcher  une  croi- 
sade contre  les  Turcs.  A  son  commandement,  des 
légions  de  moines  se  répandirent  dans  les  différents 
royaumes  de  l'Europe;  et  sous  prétexte  de  chercher 


t 


CALIXTE     III 


325 


des  Roldats,  ils  cxplon'Tcnt  Imites  les  provinces,  toutes 
les  villes,  toutes  les  bouigades,  rançonnèrent  les  ha- 
bitants, les  femmes  surtout,  leur  vendirent  des  indul- 
gences, des  absolutions,  et  en  tirèrent  des  sommes  si 
énormes,  (|ue  les  caves  du  Vatican  n'étaient  plus  assez 
vastes  pour  les  contenir. 

S'ir  ces  entrefaites  apparut  une  comète  qui  jiorta 
l'etïioi  dans  tous  les  esprits;  Sa  Sainteté  prolita  en- 
core de  cette  panicpe  superstitieuse  pour  vendre  de 
nouvelles  et  spéciales  indulgences.  Enfin,  lorsqu'il  ju- 
gea ijue  lii  raine  était  épuisée,  il  rappela  ses  moines  au- 
près de  lui  ;  et  en  retour  de  tout  l'or  qu'il  avait  pris  aux 
fidèles,  il  donna  l'iiistilution  de  l'Angolus,  qui 'con- 
siste à  réciter  l'Oraison  dominicale  et  la  Salutation 
angélique,  le  matin,  à  midi  et  le  soir,  au  tintement 
des  cloches.  Platine  affirme  gravement  que  les  chré- 
tiens ont  dû  à  l'ellicacité  de  ce,s  prières  plusieurs  vic- 
toires, entre  autres  celle  que  le  célèbre  Jean  Corvin 
Huniade,  vayvode  de  Transylvanie,  remporta  sur  les 
musulmans  devant  Belgrade. 

Outre  l'impôt  volontaire  des  indulgences,  Calixtc 
voulut  encore  prélever  l'impôt  forcé  des  décimes  ; 
mais  sa  bulle  rencontra  une  vive  opposition  en  .Alle- 
magne et  en  France,  où  le  parlement  de  Paris  inter- 
vint pour  maintenir  lesimmunités  du  royaume.  Déjà 
cette  assemblée,  dans  une  circonstance  précédente, 
s'était  montrée  hostile  à  la  cour  de  Rome,  et  avait 
fait  saisir  les  biens  de  Guillaume  de  Maletroit,  évêque 
de  Nantes,  parce  qu'il  avait  appelé  au  saintsiége 
d'une  ordonnance  de  Charles  \ïl.  A  cette  occasion, 
la  docte  chambre  avait  rendu  le  décret  suivant  : 

«  Déclarons  le  prélat  coupable  d'avoir  violé  les  lois 
fondamentales  de  l'Etat,  qui  défendent  d'interjeter 
des  appels  en  cour  de  Rome  ;  considérant  que  le  roi 
ne  tient  sa  couronne  que  de  Dieu,  et  qu'il  ne  relève 
en  matière  temporelle  d'aucune  puissance  sur  la 
terre;  quoique  le  saint-siége  ait  le  droit  d'excom- 
munier canoniquement  le  prince,  nous  déclarons 
qu'il  n'a  pas  le  pouvoir  de  le  priver  de  ses  Etats,  ni 
du  les  donner  au  premier  ambitieux  qui  voudra  s'en 
emparer,  ni  même  de  relever  ses  sujets  du  serment 
de  fidélité;  nous  décidons  enfin  que  les  droits  du 
souverain  ne  peuvent  être  plaides  que  par-devant  sa 
cour  ;  que  les  prélats  ne  peuvent  pas  faire  casser  ses 
ordonnances  par  h'S  papes,  et  qu'ils  ne  peuvent  même 
sortir  du  royaume  sans  son  autorisation.  » 

L'Université  s'éleva  également  avec  énergie  contre 
la  bulle  des  décimes;  et  malgré  les  flatteries  (|ue  le 
saint-père  prodiguait  aux  Français  sur  leur  courage 
militaire,  il  l'ut  décrété  qu'aucun  seigneur  ne  prendrait 
les  armes  contre  lesTurcs  avant  la  révocation  de  l'inqiôt. 

En  .Vllemagne,  les  plaintes  soulevées  par  l'avidité 
de  Calixle  furent  encore  plus  vives.  Tous  les  électeurs 
de  l'empire  réclamèrent  en  corps  auprès  de  Frédéric 
pour  c[u'il  fît  exécuter  dans  toute  sa  teneur  le  con- 
cordat (fui  protégeait  la  nation  contre  les  violences 
des  officiers  du  fisc  apostolique. 

En  Es[)agne  même,  ses  exactions  irritèioni  pareil- 
lement le  roi  d'Aragon  ;  et  comme  la  domination 
d'.Vlplionse  se  trouvait  affermie  en  Italie  par  le  dou- 
ble mariage  de  ses  petits-fils,  le  prince  de  Capoue  et 
la  jirincesse  Êléonore,  avec  le  fils  et  la  fille  de  Fran- 
çois Sforce,  duc  de  Milan,  il  menaça  de  se  retirer  de 
l'obédience  de  Rome. 


.\u  lieu  de  chercher  à  rentrer  dans  les  bonnes 
grâces  du  roi  d'Aragon,  l'ambitieux  Calixte,  qui  rê- 
vait la  couronne  de  Naples  pour  son  neveu  Pierre 
Borgia,  s'appliqua  à  traverser  les  projets  d'Alphonse, 
et  lui  refusa  l'investiture  du  royaume  de  Sicile,  que 
le  prince  demandait  pour  Ferdinand,  son  fils  natu- 
rel, et  les  vicariats  de  Terracine  et  de  Béuévent,  qu'il 
demandait  pour  deux  autres  de  ses  bâtards. 

Les  choses  s'envenimèrent  à  un  tel  point  que  le 
prince  écrivit  à  Sa  Sainteté  une  lettre  ([ui  est  parve- 
nue jusqu'à  nous,  et  dans  laquelle  Alphonse  flétrit 
en  termes  énergi([ues  l'infamie  des  nnuurs  de  Ca- 
lixte et  sa  cupidité  insatiable  ;  il  lui  rejiroche  la  bas- 
sesse de  sa  naissance  et  les  moyens  honteux  aux- 
quels il  a  eu  recours  pour  s'élever;  il  dévoile  les 
horribles  mystères  de  lubricité  qui  se  passaient  dans 
sa  famille;  il  l'accuse  d'entretenir  des  relations  ré- 
prouvées des  hommes  avec  ses  neveux,  qu'il  prétend 
être  le  fruit  d'un  inceste  avec  sa  sœur;  et  il  termine 
en  lui  jurant  une  haine  implacable.  En  effet,  Al- 
phonse commença  à  intriguer  contre  le  pape,  et  en- 
voya solliciter  Henri  le  Faible,  roi  de  Castille,  et  les 
autres  princes  des  Espagnes,  d'abandonner  la  com- 
munion de  l'infâme  Borgia. 

Pour  prévenir  les  suites  fâcheuses  de  ces  démar- 
ches, Calixte  s'empressa  de  faire  partir  pour  Madrid 
un  légat  et  trois  moines  chargés  de  complimenter 
Henri  de  la  victoire  qu'il  venait  de  remporter  sur  les 
Maures,  et  de  lui  offrir  un  casque  rehaussé  de  cise- 
lures d'or  et  une  épée  dont  la  poignée  était  ornée  de 
riches  pierreries.  Cette  ambassade  arriva  à  la  cour 
de  Castille  la  veille  de  Noël,  et  présenta  immédiate- 
ment au  prince  des  lettres  remplies  d'adulations ser- 
viles  et  de  magnifiques  prédictions.  Henri,  vain  et  su- 
perstitieux comme  le  sont  d'ordinaire  les  rois,  accueillit 
les  flatteries  des  prêtres  romains  avec  une  joie  ex- 
trême, et  commanda  pour  le  lendemain  un  service 
solennel  à  sa  cathédrale,  afin  de  remercier  Dieu  des 
victoires  qu'il  lui- annonçait  par  son  vicaire;  mais  son 
bonheur  fut  de  courte  durée,  et  les  événements  vin- 
rent bientôt  donner  au  pape  un  éclatant  démenti 
Pendant  la  célébration  de  la  messe,  un  courrier  ap- 
porta au  prince  des  dépêches  qui  lui  apprenaient  la 
déroute  complète  de  l'armée  castillane,  et  la  captivité 
de  son  général,  le  comte  de  Casianeda. 

En  France,  l'indignation  contre  Calixte  éU'if  à  son 
comble,  et  le  clergé  même  s'était  mis  en  hostilité 
avec  la  cour  de  Rome,  depuis  la  publication  d'une 
bulle  qui  accordait  aux  moines  mendiants  le  droit  de 
confesser  les  fidèles  au  rabais,  et  leur  permettait 
d'établir  une  concurrence  redoutalile  avec  les  curés 
pour  la  vente  des  dispenses.  L'Université  de  Paris  se 
mêla  de  la  dispute,  prit  parti  pour  les  prêtres,  et  dé- 
fendit aux  moines  de  se  prévaloir  de  la  bulle  du 
pape  et  de  confesser.  Ceux-ci  ayant  refusé  d'obéir  à 
cette  injonction,  ils  furent  exclus  du  sein  de  l'Univer- 
sité; alors  ils  en  référèrent  à  Calixte,  ipii  cassa  les 
décrets  et  les  procédures  des  docteurs.  Malgré  la  dé- 
cision du  pape,  l'Université  persista  dans  sa  conduite, 
et  obtint  une  ordonnance  du  roi  qui  portait  défense 
aux  moines  mendiants  de  confesser  les  fidèles,  s'ils 
ne  voulaient  être  chassés  comme  îles  gueux  du 
royaume.  Force  leur  fut  bien  de  se  soumettre. 

yuant  à   l'Allemagne,   c'était  inutilement  qu'elle 


3â6 


HISTOIRE    DES    PAPES 


faisait  oiitondre  ses  iTclamations  contiv  lo  saint- 
sié£;e;  FroJéric  laissait  piller  ses  sujets  afin  de  par- 
laçer  leui-s  dépouilles  avec  Calixte;  toutefois  ces 
plaintes  tirent  comprendre  à  Sa  Sainteté  qu'il  était 
inipoliliipie  de  prendre  autant  d'art^ent  sous  prétexte 
d'un  armement  contre  les  Turcs,  et  de  ne  faire  en 
réalité  aucun  jiréparatif  de  guerre;  en  conséquence 
Calixte  arma  onze  galères,  qu'il  mit  sous  le  comman- 
dement du  patriarche  d'Aquilée.  Les  instructions  c!e 
l'amiral  portaient  défense  expresse  de  compromettre  la 
sûreté  de  sa  lloltille  ;  aussi  le  prudent  marin  se  con- 
tenta de  faire  un  voyage  à  l'île  de  Rhodes,  ([ui  était 
une  dépendance  du  saint  siège. 

Ou  lit  grand  bruit  en  Europe  de  cette  ridicule  ex- 
pédition ;  les  légats  prétendirent  qu'elle  avait  épuisé 
les  ressources  du  trésor  apostolique,  et  demandèrent 
aux  rois  une  seconde  levée  de  décimes,  en  ollVant  de 
partager  avec  eux  les  produits  de  ce  nouvel  impôt. 
Une  proposition  semblaljle  ne  pouvait  qu'être  agréa- 
ble aux  oppresseurs  des  peuples  ;  aussi  Henri  de 
Castille,  Christiern  de  Danemark,  le  roi  de  France, 
l'empereur  d'Allemagne  et  les  autres  monarques  qui 
retenaient  alors,  s'empressèrent- ils  d'ouvrir  l'entrée 
de  leurs  États  aux  collecteurs  de  Calixte;  le  roi  d'A- 
ra<ron  seul  refusa  d'autoriser  les  exactions  des  émis- 
saires de  la  cour  romaine. 

Ce  prince  poursuivait  toujours  ses  projets  de  ven- 
geance contre  Calixte,  et  avant  de  marcher  sur  Rome 
il  faisait  une  guerre  cruelle  aux  petites  Républiques, 
qu'il  voulait  détacher  de  la  cause  de  son  ennemi. 
M.iis  les  Borgia  ne  lui  laissèrent  pas  le  temps  d'exé- 
cuter ses  mauvais  desseins,  ils  lui  firent  servir  un  cer- 


tain vin.  et  le  prince  mourut  empoisonne  sous  les 
murs  de  la  ville  de  tièncs,  dont  il  taisait  le  siège. 

Dès  que  relie  mort  fut  connue  à  Rome,  le  pape 
publia  une  bulle  «[ni  déclarait  le  saint-siège  dis|)en- 
sateur  absolu  de  la  couronne  de  Naples,  attendu  iiui^ 
le  testament  d'.Uphonse,  (|ui  disposait  de  ce  royaume 
en  faveiu-  de  Ferdinand,  son  lils  naturel,  devait  être 
fra]ipé  de  nullité,  comme  attentatoire  aux  lois  divines 
et  humaines.  11  terminait  ce  singulier  décret  en  don- 
nant l'investiture  des  Etats  napolitains  à  Pierre  Ror- 
gia,  son  neveu,  qu'il  avait  créé  déjà  duc  de  S|)0- 
lette,  et  en  défendant  à  Ferdinand  de  prendre  le  titre 
de  roi,  sous  ])eine  d'excommunication. 

Au  lieu  d'oix'ir  à  Sa  Sainteté,  le  nouveau  roi  de 
Naples  se  disposa  à  lever  une  armée  et  à  marcher  sur 
Rome  pour  faire  déposer  son  ennemi;  il  se  fit  précé- 
der par  un  manifeste  violent,  dans  lequel  il  s'expri- 
mait ainsi  :  «  Je  respecte  la  dignité  de  pape,  mais  je 
méprise  la  personne  de  Calixte;  je  ne  redoute  ni  ses 
anathèmes,  ni  ses  poisons,  ni  ses  armes  ;  je  tiens  lo 
royaume  de  Naples  par  les  bienfaits  de  mon  père, 
par  le  consentement  des  seigneurs,  par  celui  des  villes 
et  des  peuples,  et  je  le  garderai....  » 

Une  guerre  furieuse  paraissait  imminente,  lorsque 
la  mort  du  pontife  vint  fort  heureusement  changer  le 
cours  des  événements;  le  6  août  1458,  Calixte  suc- 
comba à  une  attaque  de  goutte,  et  laissa  ses  immenses 
trésors  à  ses  infâmes  neveux,  Pieri'e  Borgia  et  Ro- 
deric,  son  frère,  qui  plus  tard  s'en  servira  pour  ache- 
ter la  tiare  et  se  faire  nommer  pape,  avec  l'aide  du 
pigeon  Saint-Esprit,  chargé  parle  Père  éternel  d'ins- 
pirer les  vieux  crânes  du  conclave  ! 


PIE   n 


327 


Lettre  erotique  dû  saint-père.  —  Élection  de  Pie  II.  —  Histoire  d'.€néa<  Sylvius  avant  son  pontificat.  —  Sa  Sainteté  ordonne 
des  levées  de  décimes  sous  prétexte  de  la  guerre  contre  les  Turcs.  —  Le  pape  donne  l'investiture  du  royaume  de  Nnples  à 

Ferdinand. Concile  de  Mantoue.  — Querelles  du  saint-père  avec  les  Français.  —  11  appelle  le  célèbre  Scanderberg  à  son 

aide  contre  les  Français.  —  Décret  du  pape  contre  les  appels  au  concile.  —  Différents  entre  Pie  li  et  les  rois  d'Europe,  relati- 
vement à  la  collation  des  bénéfices.  —  Ambassades  aux  souverain?.  —  Abolition  de  la  iiragmatique-saiiction  en  Fiance. — 
Lettre  du  pape  à  .Mohammed  II.  —  Lettre  de  Louis  XI  au  saint-père.  —  Réponse  du  pontife.  —  Fourberies  de  Louis  XI  et  de 
Pie  II.  —  Lâche  rétractation  du  saint-père.  —  Mort  de  Pie  II. 


«  Trouvez-moi  dans  l'univers  une  chose  plus  ré- 
pandue que  l'amour?  Quel  est  le  royaume,  la  ville. 
le  bourg,  où  l'on  ne  connaisse  pas  l'amour?  Dans  les 
palais  comme  dans  les  chaumières,  les  jeunes  filles 
et  les  adolescents  ne  se  livrent-ils  pas  au.\  doux  jeux 
de  l'amour?  Existe-t-il  une  seule  personne  de  l'Age 
de  trente  ans  qui  n'ait  pas  commis  de  crime  en  fa- 
veur de  l'amour?  Pour  moi,  j'avoue  que  j'ai  distri- 
bué de  nombreux  coups  de  ma  dague  à  des  vierges 
timides  et  à  de  voluptueuses  beautés,  et  je  rends 
grâces  à  Dieu  de  m'avoir  fait  échapper  raille  fois  aux 
embûches  qui  m'étaient  dressées  par  des  pères  vigi- 
lants ou  par  des  maris  jaloux.  En  cela  j'ai  été  plus 
heureux  f[ue  le  dieu  Mars,  car  jamais  je  n'ai  été  pris 
avec  ma  Vénus  dans  les  filets  d'un  Vulcain.  »  C'est 
ainsi  qu'écrivait  et  agissait  le  cardinal  .Enéas  Syl- 
vius Piccolomini,  qui  succéda  à  Calixte  sur  la  chaire 
de  saint  Pierre,  sous  le  nom  de  Pie  II. 

Dès  que  les  funérailles  du  pape  furent  terminées, 
vingt  et  un  cardinaux  entrèrent  en  conclave  au  palais 
de  Saint-Pierre;  mais  avant  de  commencer  les  opé- 
rations du  scrutin,  ils  prêtèrent  serment,  sur  l'autel, 
que  celui  d'entre  eux  qui  parviendrait  à  la  papauté 
n'accorderait  point,  sans  le  consentement  de  la  ma- 
jorité du  sacré  collège,  le  droit  délevcr  aux  églises 
cathédrales  et  collégiales,  ou  de  conférer  des  monas- 


tères et  d'autres  bénéfices  à  aucun  prince  ni  prélat, 
de  quelque  condition  ou  de  quelque  qualité  qu'ils 
fussent,  impériale,  royale,  ducale,  archiépiscopale  ou 
abbatiale;  iju'il  révoquerait  les  bulles  accordées  pré- 
cédemment à  ce  sujet,  entre  autres  celle  qui  avait  été 
rendue  par  Nicolas  V  en  faveur  du  duc  de  Savoie. 
Cela  fait,  les  brigues  commencèrent,  et  après  une 
lutte  de  douze  jours,  .Enéas  Sylvius  finit  par  l'em- 
porter sur  ses  concurrents,  et  fut  proclamé  pape  le 
27  août  141,8. 

Bessarion  ,  qui  avait  été  l'un  des  adversaires 
les  plus  hostiles  à  .^ncas  Sylvius,  et  qui  redoutait 
les  suites  d'une  vengeance  sacerdotale,  essaya  de  con- 
jurer l'orage  en  lui  adressant  un  discours  de  félici- 
tations :  «  Saint-père ,  lui  dit-il,  nous  ressentons 
tous  une  joie  sincère  de  votre  exaltation;  si  nuus 
nous  sommes  opposé  dans  le  principe  à  votre  élec- 
tion, c'était  l'intérêt  de  votre  santé  qui  dictait  nos 
paroles,  et  le  désir  de  vous  éviter  les  fatigues  qui  ac- 
ciinipagnent  la  suprême  dignité.  Il  nous  semlilalt 
qu'au  milieu  des  périls  où  se  trouve  l'Église,  il  i'al- 
lait  sur  le  trône  de  l'.Vpôtre  un  prêtre  actif,  jeune  et 
vigoureux,  plus  capable  de  supporter  les  fatigues  des 
camps  que  de  présider  un  concile.  Vos  infirmités 
seules  nous  empêchaient  de  vous  donner  nos  sutha- 
ges;  actuellement  qu'il  a  plu  à  l'Esprit  saint  de  vous 


32S 


HISTOIUK    DES    PAPES 


coiffer  do  la  liarc.  nous  espérons  qu'il  vous  aura  donué 
en  môme  teuiiis  la  force  néci-ssaire  pour  en  soutenir 
le  poids;  et  nous  vous  supplions  de  rejeter  sur  l'in- 
térêt que  nous  prenons  à  votre  personne  la  faute  (jue 
nous  avons  faite  en  soutenant  un  autre  candidat  (|ue 
vous.  »  .Euéas  Svlvius  répondit  à  ce  discours  :  «  A'ous 
nie  jugez  trop  favoraldement ,  mou  frère,  puis(|ue 
vous  ne  me  reprocliiv.  i[ue  des  inlirmités  corporelles; 
quant  à  moi,  je  reconnais  que  je  suis  indigne  de 
riionneur  qui  m'a  éU'  accordé,  et  si  je  ne  craignais 
point  d'oflenser  l'Esprit  saint  qui  a  manifesté  sa  vo- 
lonté en  réunissant  sur  moi  les  deux  tiers  des  voix 
du  sacré  collège,  je  refuserais  la  souveraine  jiuis- 
sance  de  l'Eglise:  mais  puisque  Dieu  lui-même  m'a 
donné  la  tiare,  je  laccepte;  ne  conservez  plus  d'in- 
quiétude; je  connais  la  pureté  de  vos  intentions,  et 
soyez  assuré  que  je  traiterai  tous  les  cardinaux  selon 
leurs  mérites.  »  Ces  paroles,  qui  pouvaient  avoir  un 
double  sens,  ne  rassurèrent  pas  entièrement  les  car- 
dinaux de  la  faction  ennemie,  néanmoins  ils  furent 
obligés  de  s'en  contenter. 

D'après  l'historien  des  conclaves,  la  joie  que  causa 
l'élection  d'.Enéas  Sylvius  fut  si  grande  à  Rome, 
que  le  peuple,  qui  était  dijisé  en  deux  eanqis  et  qui 
se  battait  dans  les  rues  la  veille  de  la  nomination, 
déposa  les  armes  comme  par  enchantetnent.  «  La 
cité  apostolique,  ajoute-t-il,  ressemblait  quelques 
heures  auparavant  à  une  place  de  guerre  livrée  au 
pillage;  tout  à  coup  elle  prit  un  aspect  de  fête  qui 
tenait  du  prodige.  Au  lieu  de  sang,  c'était  le  vin  qui 
coulait  à  Ilots  dans  toutes  les  rues  ;  des  tables  étaient 
dressées  sur  les  places  publiques  ;  le  cliquetis  des 
épées  et  les  cris  de  guerre  étaient  remplacés  par  le 
son  des  instruments  de  musique;  la  population  en- 
tière se  livrait  à  des  danses.  Cet  enthousiasme  n'é- 
clata pas  seulement  à  Rome;  les  autres  villes  d'Ita- 
lie, et  Sienne  surtout,  dont  ^Enéas  était  évêque, 
manifestèrent  une  joie  qui  approchait  du  délire.  » 

.Enéas  Sylvius  Piccolomini  était  Toscan  d'origine 
et  fils  d'un  malheureux  proscrit,  qui  gagnait  sa  vie  à 
la  sueur  de  son  front.  On  rapporte  qucVittoria  Forte- 
guerra,  sa  mère,  étant  enceinte  de  lui,  eut  un  songe 
dans  lequel  son  enfant  lui  apparut  la  tète  couverte 
d'une  mitre.  Comme  c'était  la  coutume  d'alors  de 
conduire  les  clercs  au  supplice  en  leur  plaçant  un 
bonnet  de  papier  sur  la  tète,  elle  en  augura  que  son 
fils  serait  la  honte  et  le  déshonneur  de  sa  famille. 
Les  désordres  de  sa  première  jeunesse  ne  firent  que 
confirmer  l'opinion  de  sa  mère;  car  /Enéas  s'adonna 
tout  enfant  aux  pratiques  honteuses  de  la  sodomie  et 
devint  le  mignon  de  tous  les  prêtres  du  voisinage. 

Ce  qui  devait  le  perdre  fut  précisément  la  cause  de 
sa  fortune  ;  parmi  ses  corrupteurs,  il  rencontra  un 
abbé  qui  le  prit  en  grande  ail'eclion  et  le  fit  entrer 
dans  son  couvent.  /Enéas  Sylvius  se  voua  dès  lors 
à -l'étude  des  lettres,  et  s'éleva  par  son  génie  au  rang 
des  hommes  les  plus  savants  de  son  siècle.  Plus 
tard,  le  cardinal  Dominique  Capranica  rattacha  à  son 
service  et  l'emmena  avec  lui  au  concile  de  Bàle,  où 
i!  remplit  la  charge  de  secrétaire  pendant  dix  années 
entières  avec  une  habileté  et  un  courage  remarqua- 
bles. Toutes  les  mesures  énergiques  qui  furent  pri- 
ses contre  les  papes  étaient  présentées  par  /Enéas 
Sylvius.  qui  ne  prévoyait  pas  alors  que  lui-même  oc- 


cu]ierait  un  jour  la  cliaire  île  saint  Pierre,  et  qu'il  aurait 
à  défendre  cette  exécrable  théocratie  qu'il  attaquait 
si  vigoureusement.  Après  la  dissolution  du  concile 
de  Râle,  le  pape  Félix  V  le  prit  pour  secrétaire,  et 
lorsqu'il  eut  abdiqué,. Frédéric  III  lui  offrit  le  même 
enqiloi  au)n'ès  de  sa  personne;  dans  la  suite,  l'era- 
jM'reur  le  lit  son  conseiller  intime,  l'Iionora  de  la  cou- 
lonno  poéliipic  et  lui  confia  plusieurs  ambassades. 
Enfin  Nicolas  V  le  promut  au  siège  de  Sienne,  et 
Galixlc  III  lui  donna  le  chapeau  de  cardinal. 

Son  avènement  au  ponlilicat  fut  accueilli  do  di- 
verses manières  jiar  les  ctiurs  de  l'Eurojie  ;  la  France, 
l'Ecosse,  le  Danemark,  la  Pologne,  la  Hongrie,  ainsi 
que  les  Républiques  de\'enise  et  de  Florence,  désap- 
prouvèrent l'élection  d'/Enéas  Sylvius  ;  au  contraire, 
l'empereur  d'Allemagne,  les  ducs  de  Milan,  île  Mo- 
dènc  et  Ferdinand  de  Sicile,  en  témoignèrent  leur 
satisfaction  et  envoyèrent  des  ambassadeurs  à  Rome 
pour  com|)limenter  le  nouveau  pontife. 

Pie  II  commença  l'exercice  de  son  autorité  en  ven- 
dant l'investiture  du  royaume  de  Naples  au  bâtard  du 
roi  Alphonse,  au  préjudice  de  René  d'Anjou  et  de 
son  fils  Jean,  duc  do  Calabre,  moyennant  une  somme 
de  six  cent  mille  écus  d'or,  et  la  concession  du  du- 
ché d'Amalfi  pour  .\ntoine  Piccolomini,  son  neveu, 
auquel  Ferdinand  donna  en  outre  une  de  ses  sœurs 
en  mariage  et  l'intendance  générale  de  la  justicedans 
tous  les  États  de  Naples  et  de  Sicile.  Après  avoir  so- 
lidement établi  la  fortune  de  son  neveu,' il  songea  à 
marcher  sur  les  traces  de  ses  prédécesseurs  pour 
rem|)lir  le  trésor  apostolique,  qui  avait  été  entière- 
ment vidé  par  les  Borgia  à  la  mort  de  leur  oncle.  Le 
prétexte  dont  il  se  servit  pour  rançonner  les  peuples 
fut  encore  l'annonce  d'une  croisade  contre  lesTurcs. 
Il  convoqua  un  concile  général  à  Mantoue,  pour  le 
1"  juin  1459,  et  invita  tous  les  rois  à  s'y  trouver, 
particulièrement  Charles  ^'II,  qu'il  appelait  le  dé- 
fenseur de  la  religion  chrétienne.  Ses  bulles  de  con- 
vocation furent  remises  aux  princes  chrétiens  par  des 
légats  habiles,  qui  surent  leur  arracher  l'autorisation 
de  lever  des  décimes  sur  les  peuples  soumis  à  leur 
domination. 

Tous  ces  préliminaires  terminés.  Sa  Sainteté  quitta 
Rome  le  1 8  lévrier,  laissant  le  gouvernement  du  spi- 
rituel de  la  ville  au  cardinal  de  Cusa,  et  le  comman- 
dement du  temporel  au  prince  Colonna,  avec  un  con- 
seil de  cardinaux,  d'auditeurs  de  rote  et  d'avocats, 
pour  former  la  cour  apostolique,  comme  s'il  eût  été 
présent,  et  afin  que  les  affaires  ne  souffrissent  pas 
de  son  absence.  Il  rendit  même  un  décret  qui  inter- 
disait au  sacré  collège  de  se  réunir  autre  part  qu'à 
Rome,  si  Dieu  disposait  de  sa  vie  pendant  son 
voyage  ;  ensuite  il  prit  la  route  de  Mantoue,  où  se 
trouvaient  déjà  réunis  des  ambassadeurs,  des  pré- 
lats, des  princes  et  des  rois. 

Sa  Sainteté  ouvrit  le  concile  par  un  long  discours 
où  elle  exposait  pathétiquement  la  décadence  de  la 
religion  chrétienne  en  Orient  ;  elle  fit  une  longue 
ènumération  des  provinces  ((ue  les  infidèles  avaient 
enlevées  aux  chrétiens,  et  termina  par  cette  allocu- 
tion: «  Si  les  calamités  publiijues  ne  touchent  pas 
vos  âmes,  princes  et  rois,  redoutez  au  moins  les 
maux  qui  vous  menacent  personnellement  ;  songez  à 
vous  garantir  par  une  sainte  ligue,  de  l'opprobre,  de 


PIE    II 


329 


Les  désordres  de  la  première  jeunesse  du  cardinal  Maéus  Sylvius 


la  servitude  et.  de  la  mort,  dont  cliacun  de  vous  est 
menacé  dans  son  isolement.  N'ouljliez  pas  que  vous 
avez  à  combattre  un  ennemi  formidable,  dont  l'au- 
dace est  exaltée  par  de  nombreuses  victoires.  Chacun 
de  vous  est  trop  faible  pour  se  mesurer  avec  lui  ; 
mais  si  vous  unissez  vos  forces,  vous  le  renverserez, 
parce  que  Dieu  bénira  les  glaives  des  chrétiens.  Rap- 
pelez-vous les  glorieux  exploits  des  fidèles  sur  la  terre 
do  Syric^  que  le  courage  des  anciens  piiux  vous  anime  ; 
abatulonncz  vos  palais,  vos  femmes,  vos  enfants;  ne 
crai.,'nez  point  de  donner  vos  trésors  et  de  verser 
voti  e  sang  pour  assurer  le  triomphe  de  la  foi  !  Honte 
aux  làclics  et  aux  indolents  ([ui  refusent  de  com- 
battre !  Princes,  quel  est  celui  d'entre  vous  qui  se 
présente  pour  être  le  clief  de  cette  guerre  sacrée; 
pour  relever  la  croix  et  renverser  le  croissant  ;  pour 
rétablir  dans  l'Orient  le  Ghri-t  détrtiné  par  le  pro- 
phète? Qu'il  s'avance!...  »  Et  comme  chacun  gardait 
le  silence ,  il  continua  :  «  Vous  êtes  donc  tous  des 
11 


lâches  !  Eh  l)ien,  ce  sera  moi  (pii  guiderai  les  croi- 
sés ;  je  prendrai  l'étendard  sacré  d'une  main,  le 
Christ  de  l'autre,  et  je  me  mettrai  à  la  tète  des  lé- 
gions. Si  le  ciel  ne  m'accorde  pas  la  victoire,  mon 
sang  du  moins  apaisera  la  colère  du  Dieu  des  armées!  » 
De  nombreuses  acclamations  retentirent  alors  dans 
le  concile  et  couvrirent  la  voix  du  belliciueux  pontife  : 
X  Nous  vous  acceptons  iiourchef,  cria-t-on  de  toutes 
parts;  marchons  contre  les  infidèles  I  »  Un  instant 
Pie  II  craignit  d'avoir  dépassé  le  but  qu'il  s'était 
proposé  d'atteindre,  et  de  se  voir  obligé  de  partir 
pour  la  croisade.  HeuieusemenI  )iour  lui,  ceux-là 
même  qui  avaient  a|iplaudi  à  ses  paroles  avec  le  plus 
d'enthousiasme  n'étaient  nullement  disposés  à  le 
suivre  dans  une  semblable  entreprise  ;  et  de  part  et 
d'autre  on  se  borna  à  traiter  de  la  levée  de  nouveaux 
décimes.  Quelques  souverains  d'Orient,  étrangers 
aux  fourberies  de  la  cour  de  Rome,  prirent  seuls  la 
chose  au  sérieux  ,  David,   empereur  de  Trébizonde, 

130 


33  J 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Uzuii-Hassan,  roi  d'Arinéiiio,  et  Cieorjios,  qui  sepié- 
lendait  roi  ilo  Perse,  s'engagèrent  à  iournir  pour  la 
croisiide  des  troupes  de  cavalerie  et  d'infanterie,  et 
une  flotte  bien  équipée. 

Ajirès  la  séance  publique,  les  ambassadeurs  de 
Charles  \l\  demandèrent  à  être  reçus  jiar  le  pape 
ou  audience  jiarliculière,  ce  qui  leur  fut  accordé  ini- 
médiateincnt.  Le  bailli  de  Rouen  rappela  à  Sa  Sain- 
teté les  services  que  les  rois  de  France  avaient  rendus 
à  ses  prédécesseurs  ;  il  se  plaignit  amèrement  qu'elle 
eût  oublié  que  le  frère  Je  suint  Louis  avait  reçu 
autrefois  l'investiture  du  royaume  de  Xaples  de  la 
cour  de  Rome,  et  par  conséquent  qu'il  n'était  pas 
permis  de  le  vendre  au  bâtard  d'Alphonse;  il  ter- 
mina ses  remontrances  en  menaçant  Pie  II  de  la 
vengeance  du  roi,  s'il  ne  révoquait  sa  première  dé- 
cision. A  cela,  le  pape  répondit  qu'il  n'avait  agi  que 
par  le  conseil  des  cardinaux,  et  qu'il  ne  pouvait,  sans 
les  consulter,  casser  une  délibéra ti-jn  du  sacré  col- 
lège; ensuite,  pour  cacher  l'embarras  où  il  était  de 
donner  des  excuses  valables  de  sa  conduite,  ill'eignit 
d'être  pris  par  un  accès  de  toux,  et  congédia  les  am- 
bassadeurs. Le  bailli  de  Rouen  ne  fut  pas  dupe  de 
cette  fourberie  ;  dès  que  le  saint-père  fut  bnis  de  la 
salle  d'audience,  il  se  répandit  en  injures  contre  lui 
en  présence  de  ses  officiers,  et  jura  qu'il  saurait  se 
venger  du  traître  qui  avait  vendu  sa  conscience  aux 
ennemis  de  la  France. 

Ces  menaces  furent  immédiatement  transmises  à 
Pie  II,  qui,  de  son  côté,  songea  à  créer  des  em- 
barras à  Charles  Vil  pour  le  mettre  dans  l'impuis- 
sance de  lui  nuire.  Il  abolit  la  pragmatique  sanction 
qui  était  observée  dans  le  royaume,  et  demanda  que 
les  Français  fournissent  une  armée  de  cent  mille 
hommes  pour  comltattre  les  infidèles.  Grâces  à  l'éner- 
gique opposition  du  bailli  de  Rouen,  qui  démontra 
qu'il  était  impossible  au  roi  de  France  de  mettre  sur 
pied  un  nombre  aussi  considérable  de  troupes  tant 
qu'il  serait  en  guerre  avec  la  Grande-Bretagne,  le 
saint-père  fut  obligé  de  se  relâcher  de  ses  préten- 
tions, et  de  se  contenter  d'une  taxe  de  six  cent  raille 
florins  d'or  pour  les  frais  de  la  croisade.  Le  bailli  de 
Rouen  ne  put  rien  faire  rabattre  sur  cette  somme  ; 
en  vain  il  fit  observer  aux  cardinaux  que  la  France 
était  ruinée,  et  que  depuis  six  années  le  saint-siége 
ne  cessait  de  prélever  des  décimes  sur  les  provinces  ; 
toutes  ses  réclamations  furent  inutiles.  Et  comme  sa 
harangue  prenait  le  ton  de  la  menace.  Pie  II  l'in- 
terrompit brusquement,  et  lui  déclara  qu'il  saurait 
réduire  à  l'obéissance  un  royaume  rebelle,  qui  trou- 
vait des  ressources  pour  faire  la  guerre  à  des  chré- 
tiens, et  qui  n'était  pas  capable  de  faire  le  moindre 
sacriGce  pour  venger  la  religion.  «  Redoutez  ma 
colère,  ajouta-t-il,  car  si  je  le  veux,  dans  un  mois, 
Gênes,  Modène,  Florence,  Naples  même,  se  soulè- 
veront contie  les  Français  et  Icschasseront  del'Italie.  » 

Pour  réaliser  cette  prédiction,  le  pontife  appela  en 
Italie  le  célèbre  roi  d'Albanie,  Georges  Castriot, 
surnommé  Scanderberg,  sous  prétexte  de  faire  ren- 
trer dans  le  devoir  les  Napolitains,  qui  étaient  en 
pleine  révolte  contre  le  roiFerdinand,  l'avaient  chassé 
de  sa  capitale,  et  s'étaient  rangés  au  parti  du  duc 
d'Anjou,  à  la  tête  duquel  se  trouvait  toute  la  no- 
blesse napolitaine,  et  mêmeMarcien,  son  beau-frère. 


duc  de  Sauguesa,  et  .\ntoine  Caldora,  duc  do  Ta- 
rente.  Docile  aux  ordres  de  Sa  Sainteté,  Scander- 
berg débarijua  à  Raguse,  et  se  dirigea  par  terre,  à 
marches  forcées,  sur  Rarlette,  au  secours  du  roi 
Ferdinand,  (jui  était  étroitement  bloipié  dans  la  place. 
A  l'approche  de  ce  redoutable  ennemi,  les  Français 
levèrent  le  siège  et  vinrent  camper  sous  les  murs  de 
Nocéra  ;  le  roi  d'.\l))anic  poursuivit  les  fuyards,  les 
atteignit  dans  une  vaste  plaine  et  les  accula  au  pied 
du  mont  Ségian.  Alors  s'engagea  une  bataille  terrible 
entre  les  Albanais  et  les  troupes  de  René  d'Anjou; 
celles-ci  furent  taillées  en  pièces,  et  les  espérances 
du  i);u'ti  angevin  se  trouvèrent  pour  jani-iis  anéanties. 
Toutes  les  villes,  toutes  les  provinces  du  royaume  do 
Naples  qui  tenaient  encore  pour  les  Français  lirent 
immédiatement  leur  soumission,  et  Ferdinand  rentra 
triomphant  dans  sa  capitale. 

Pie  II  voulant  profiler  de  la  prépondéiance  que 
cette  victoire  lui  donnait  en  Italie  pour  affermir  sa 
domination  sur  les  peuples,  décréta  que  les  papes 
étaient  au-dessus  de  tous  les  princes  de  la  terre,  et 
que  leur  omnipotence  s'étendait  même  sur  les  con- 
ciles, qui  dans  aucun  cas  ne  pouvaient  ni  juger  ni 
déposer  le  chef  suprême  des  fidiiles. 

«  Il  s'est  glissé  parmi  nous,  disait  le  saint-])ère 
dans  sa  bulle,  un  abus  exécrable,  celui  d'appeler  des 
jugements  et  des  actions  du  joontife  romain  aux  con- 
ciles généraux.  Ceux  qui  approuvent  de  semblables 
mesures  oublient  ou  veulent  ignorer  que  le  vicaire 
du  Christ  a  seul  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  sur 
la  terre  et  dans  le  ciel;  qu'il  ne  peut  être  jugé  que 
par  Dieu ,  et  que,  pendant  sa  vie,  il  peut  à  son  gré 
disposer  des  trônes,  des  richesses,  de  la  liberté  et  de 
la  vie  des  hommes. 

«  Voulant  donc  éloigner  de  l'Église  le  dangereux 
poison  de  ces  opinions  lelieiles,  de  l'avis  et  du  con- 
sentement de  nos  vénéi'ablcs  fi-ères  les  cardinaux,  au 
nom  de  notre  autorité  infaillible,  nous  condamnons 
les  appels  aux  conciles,  nous  les  réprouvons  comme 
inutiles,  erronés  et  dangereux,  et  nous  ordonnons 
qu'à  l'avenir  il  sera  défendu  d'interjeter  appel  des 
décisions  de  notre  siège,  ou  de  citer  un  pape  devant 
une  assemblée  de  prélats. 

«  Si  quelqu'un,  après  la  publication  de  cette  bulle, 
contrevient  à  nos  décrets,  qu'il  soit  empereur,  roi, 
prince,  évoque  ou  simple  la'ique,  nous  le  déclarons 
excommunié  jusqu'à  sa  mort.  Les  mêmes  censures, 
les  mêmes  anathèmes  sont  également  encourus  par 
les  universités  et  les  collèges.  » 

Lorsqu'on  eut  connaissance  eu  France  de  cet  édit, 
on  jugea  que  le  saint-père  n'avait  d'autre  intention 
que  de  s'en  servir  pour  mettre  l'interdit  sur  le  royaume. 
Immédiatement  le  conseil  du  roi  chargea  Jean  Dau- 
vet,  procureur  général  du  Parlement,  de  décréter 
une  protestation  contre  les  empiétements  de  la  cour 
de  Rome,  et  de  sommer  Pie  II  d'avoir  à  révoquer  sa 
bulle  sur  les  appels,  comme  subversive  des  anciens 
canons  et  de  la  pragmatique  sanction  ;  et  dans  le  cas 
où  il  persisterait  dans  ses  détestables  doctrines,  de 
le  menacer  de  la  colère  du  roi  et  de  la  convocation 
d'un  concile  œcuménique. 

Quelques  jours  après  la  promulgation  de  cette  or- 
donnance, Pie  II  songea  à  dissoudre  le  synode  de 
Mantoue  ;  mais  préalablement  il  résuma  dans  un  long 


PIE     II 


331 


discours  les  négociations  entamées  pour  la  croisade 
.iveclesdilTéreiits  peuples  de  la  clirétienté,  et  réclama 
de  nouveaux  subsides  pour  mener  à  bonne  lin  la 
guerre  contre  les  inlidèlcs. 

«  Saclipz,  mes  frères,  disail-il  en  terminant  sa 
harangue,  que  Tempercur  d'Allemagne  promet  une 
armée  de  quarante-deux  mille  hommes;  le  duc  de 
Bourgogne,  six  mille  soldats  aguerris  ;  le  clergé  d'I- 
talie, à  l'exception  toutefois  de  celui  de  \'enise,  de 
Gènes  et  de  Florence,  s'engage  à  donner  le  dixième 
de  ses  biens;  les  laïques  sont  imposés  au  trentième 
de  leurs  revenus;  les  juifs  au  vingtième  ;  la  ville  de 
Raguse  seule  donne  deux  galères  ;  l'île  de  Rhodes  en 
fournit  quatre;  et  nous  espérons  même  voir  se  ral- 
lier à  notre  sainte  entreprise  la  France,  la  Castille, 
le  Portugal,  l'Aragon,  l'Angleterre,  l'Ecosse,  le  Da- 
nemark, la  Suède,  la  Norvège,  la  Pologne  et  la  Bo- 
hème, qui  nous  avaient  refusé  jusqu'à  ce  jour  des 
secoursd'homraes  ou  d'argent.  Ainsi  donc,  mes  frères, 
allez  en  paix  dans  vos  demeures,  racontez  les  grandes 
choses  qui  se  sont  faites  dans  ce  sacré  concile,  et 
n'oubliez  pas  surtout  d'expédier  à  notre  chambre 
apostolique  les  décimes  pour  la  croisade.  » 

De  Mantoue,  Sa  Sainteté  se  rendit  à  Sienne,  où 
elle  reçut  une  ambassade  solennelle  des  patriarches 
d'Alexandrie,  d'Antioche  et  de  Jérusalem,  et  une 
autre  do  plusieurs  villes  du  Péloponnèse,  qui  offraient 
de  se  soumettre  à  Pie  II,  s'il  consentait  à  tenir  des 
garnisons  chez  eux  pour  les  défendre  contre  les  Turcs. 

Enorgueilli  par  tous  ses  succès,  le  pape  supposa 
que  rien  ne  devait  lui  résister,  et  il  donna  carrière  à 
son  ambition.  D'abord  il  nomma  aux  évêchés  de  Gus- 
tille  et  de  Pologne  des  prélats  italiens  ses  créatures, 
sans  même  consulter  les  souverains  de  ces  deux  pays  ; 
et  comme  ceux-ci  voulaient  lui  présenter  des  obser- 
vations, il  les  excommunia  et  passa  outre.  Ensuite  il 
prit  le  chemin  de  Rome,  escorté  par  une  armée  de 
bandits  recrutée  dans  la  haute  Italie,  et  dont  il  vou- 
lait se  servir  pour  mettre  à  la  raison  les  habitants  de 
la  ville  sainte,  ([ui  avaient  proclamé  la  République 
et  traîné  son  étendard  dans  la  boue. 

Pie  II  n'eut  pas  de  peine  à  vaincre  une  population 
dénuée  d'armes  et  de  vivres.  Après  huit  jours  de 
tranchée  ouverte,  il  força  une  des  portes  de  Rome, 
et  vint  s'installer  au  ^'atican  ;  ensuite  Sa  Sainteté 
procéda  au  massacre  des  insurgés.  Par  ses  ordres, 
les  jeunes  gens  des  écoles  et  un  nombre  prodigieux 
de  citoyens  furent  amenés  pieds  et  poings  liés  en  sa 
présence  et  inqiitoyablement  égorgés;  tous  leurs 
biens  furent  conllsqués  au  profil  du  saint-siége,  et 
leurs  familles  exilées.  Parmi  ces  martyrs  de  la  li- 
berté, on  cite  Tiburce,  fils  du  généreux  Massian,  un 
de  ceux  que  Nicolas  \  avait  fait  pendre  à  lu  porte 
du  Capitole  avec  le  tribun  Porcario. 

Ges  exécutions  terminées,  Rome  redevint  calme, 
et  se  reposa  dans  le  silence  de  la  mort  de  ses  agita- 
tions passées.  Quant  au  saint-père,  il  continua  le 
•.  cours  de  ses  infamies;  il  excommunia  le  duc  d'Au- 
triche et  Sigismond  Malatesta  :  le  premier,  parce  qu'il 
avait  Cuit  emprisonner  le  cardinal  de  Cusa,  qui  vou- 
lait percevoir  des  dîmes  sans  son  autorisation;  le  se- 
cond, parce  qu'il  avait  formellement  refusé  de  payer 
le  cens  à  l'Eglise  romaine.  Il  usa  des  mêmes  moyens 
de  rigueur  contre  Dichter,  métropolitain  de  Mayenco, 


qui  ne  voulait  point  payer  les  annales  de  son  arche- 
vêché. Mais  les  bulles  ne  produisirent  aucun  effet; 
les  trois  princes  .excommuniés  ne  délièrent  pas  les 
cordons  de  leur  bourse,  et  appelèrent  des  anatlièmes 
du  jjape  au  futur  concile. 

Pie  II  ayant  échoué  de  ce  côté,  renouvela  ses  ten- 
tatives sur  la  France,  et  fit  solliciter  par  le  cardinal 
d'Albi,  auprès  du  roi  Louis  XI,  qui  venait  de  succé- 
der à  tJharles  VII,  l'abolition  de  lu  pragmatique  sanc- 
tion. L'évêi[ue  La  Ralue ,  alors  tout-puissant  sur 
l'esprit  du  monar([ue,  s'opposa  à  l'adojition  de  cette 
mesure,  et  représenta  au  nonce,  en  termes  éner- 
giques, i(u'il  était  honteux  pour  Sa  Sainteté  qu'elle 
cherchât  à  renverser  l'œuvre  élevée  par  ses  mains, 
puisque  la  pragmatique  sanction  n'était  que  l'ex- 
ju'ession  des  sentiments  tpii  animaient  le  concile  de 
Râle,  et  que  Pie  II  l'avait  rédigée,  soutenue  et  dé- 
fendue contre  Eugène  lY.  Son  indignation  l'entraîna 
même  jusqu'à  dire  que  si  le  pape  osait  renouveler  la 
moindre  tentative  à  ce  sujet,  il  le  ferait  déclarer  schis- 
matique,  et  dévoilerait  aux  yeux  de  toute  la  chi'étienté 
«  que  la  papauté  transforme  les  plus  saints  prélats 
en  tyrans  fourbes,  avares,  cruels  et  implacables.  » 

Désespérant  de  vaincre  par  des  paroles  l'opposi- 
tion deLaBalue,  le  rusé  cardinal  entreprit  de  le 
corrompre,  et  lui  offrit  une  somme  considérable  avec 
le  chapeau  rouge.  L'évèque ,  ([ui  aimait  l'argent  et 
les  honneurs,  changea  aussitôt  de  langage;  de  dé- 
fenseur qu'il  était  de  la  pragmatique  sanction  il  en 
devint  un  des  plus  fougueux  détracteurs;  il  repré- 
senta à  Louis  XI,  qu'après  avoir  profondément  étu- 
dié la  question,  il  avait  reconnu  qu'on  ne  pouvait  pas 
donner  le  titre  de  loi  à  des  règlements  décrétés  par 
une  assemblée  irrégulière;  il  menaça  le  roi  bigot  de 
l'excommunication  du  saint-siége,  et  lui  arracha  la 
promesse  de  révocation. 

Mais  quand  il  se  présenta  au  Parlement  jiour  la 
faire  enregistrer,  le  procureur  général  Saint-Romain 
s'y  opposa,  et  déclara  qu'il  perdrait  la  vie  avant  de 
consommer  une  trahison  qui  devait  amener  la  ruine 
du  royaume.  L'Université  de  Paris  adiessa  égale- 
ment des  remontrances  à  Louis  XI,  et  le  supplia  de 
ne  pas  autoriser  l'abolition  des  décrets  qui  étaient 
conformes  aux  plus  pures  constitutions  de  l'iîjglise. 
Malheureusement  tout  fut  inutile;  le  cardinal  d'.\lbi 
affirma  au  roi  que  la  révocation  de  la  pragmatique 
ne  préjudicierait  en  rien  aux  libertés  du  clergé  gal- 
lican ;  que  le  ponlife  entretiendrait  const;imment  un 
légat  à  Paris  pour  conférer  les  provisions  et  les  bc'ué- 
lices ,  sans  c[ue  les  Français  fussent  tenus  d'envoyer 
de  l'argent  à  Rome. 

Enfin,  Louis  XI,  convaincu  par  ces  raisons,  et  al- 
léché par  la  promesse  d'être  soutenu  par  le  saint- 
si(''gc  pour  recon(|uérir  le  trône  de  Naples  au  duc 
d'Anjou,  signa  l'ordonnance  ipii  plaçait  le  cleigé  de 
France,  corp^  et  biens,  sous  la  juiidiction  absolue 
de  la  cour  de  Rome.  Il  est  vrai  qu'en  dédommage- 
ment, révè((ue  La  Baluo  reçut  le  chapeau  de  car- 
dinal, et  le  roi  une  épéu  bénite  la  veille  du  jour  de 
Noël.  Ge  fut  tout  ce  que  le  lâche  monanpu'  obtini 
du  pape,  car  celui-ci  ne  voulut  jamais  ratifier  l'en- 
gagement pris  par  son  légat  relativement  à  la  cou- 
ronne de  Na])les.  De  son  côté,  Louis  XI  ne  se  mit 
pas  en  peine  de  faire  exécuter  ses  crdr   ;  contir  la 


33"î 


HISTOIRE     DES     l'.VPES 


prairinaliqnc.  qui,  pn  ri-alité,  fui  observée  pendant 
luulc  la  liuii'o  lie  son  ri'gne. 

Ainsi,  il  était  évident  que  ces  deux  despotes  fai- 
saient assaut  de  fourberies,  et  cberchaient  nnituello- 
luent  à  tromper  les  peuples.  Ce  ([ui  contribua  sur- 
tout ù  démasquer  la  cour  de  Rome,  el  à  éclairer  les 
chrétiens  sur  la  politiipie  machiavéliiiue  du  pontife, 
fut  la  publication  d'une  lettre  (pi'il  avait  adressée  à 
Moliammeil  II.  En  rapportant  ce  fait,  riiistorien  Du- 
plessis  s'écrie  :  »  Non,  jamais  l'ambition  exécrable 
des  prêtres  ne  s'est  révélée  aussi  clairement  (pie 
dans  cette  épîlre,  où  un  pape,  qui  se  prétend  le  vi- 
caire de  Dieu  sur  la  terre,  olïre  à  un  musulman  de 
le  reconnaître  empereur  d'Orient  et  d'Occident,  s'il 
veut  lui  envoyer  une  armée  pour  anéantir  ses  enne- 
mis! ••  Voici  le  texte  même  de  la  lettre  du  saint- 
père:  «  Mohammed,  si  tu  étais  baptisé,  nous  invo- 
querions le  secours  de  .ton  t;laive  terrible  contre 
ceux  (jui  nous  disputent  notre  patrimoine.  El  comme 
nos  prédécesseurs  Etienne,  Adrien  et  Léon  appelè- 
rent à  leur  aide  l'epin  et  Gbarlemagne ,  et  les  cou- 
ronnèrent empereurs  pour  les  récompenser  d'avoir 
exterminé  les  ennemis  de  l'Eglise,  de  même  nous  te 
ferions  le  plus  grand  roi  du  monde  pour  payer  les 
services  1  »  Comment  ne  pas  être  saisi  d'indignation 
en  voyant  un  pape  proposer  à  un  mulsuman  de  lui 
vendre  le  baptême ,  et  lui  ofl'rir  pour  prix  de  son 
apostasie  la  couronne  impériale! 

Pendant  que  le  saint-père  entreprenait  la  con- 
version de  Mohammed  II,  il  pressait  la  levée  des 
décimes  pour  la  croisade,  et  voulait  obliger  la  France 
à  lui  fournir  dix  raille  hommes  de  troupes  ou  l'équi- 
valent en  argent.  Mais  il  trouva  une  vive  opposition 
à  la  cour  de  Louis  XI,  qui  ne  lui  pardonnait  pas  de 
maintenir  Ferdinand  sur  le  trône  de  Naples  ;  le  roi 
lui  écrivit  même  une  lettre  très-irrespectueuse  : 
«  J'ai  aboli  la  pragmatique ,  disait-il  à  Pie  II  ;  je 
vous  ai  juré  une  obéissance  entière;  je  vous  ai  sou- 
tenu contre  ceux  qui  voulaient  convoquer  un  concile 
et  vous  déposer;  tout  cela  dans  l'espoir  d'obtenir 
votre  protection  pour  ma  famille.  Aujourd'hui  je  re- 
connais ma  faute,  et  j'apprends  à  vous  juger  ;  je  suis 
donc  résolu  à  rompre  ouvertement  avec  votre  siège, 
et  à  rappeler  nos  ambassadeurs  de  Rome.  Quant  à 
l'argent  que  vous  demandez,  il  est  en  lieu  sûr  dans 
notre  trésor;  passez  votre  chemin,  et  quêtez  ailleurs.  » 

Celle  missive  de  Louis  XI  parvint  à  Rome  au  mo- 
ment où  les  envoyés  de  Scanderberg  apportaient  la 
copie  d'un  Iraitéd'alliance  que  leur  maître  avait  con- 
clu avec  les  Turcs.  Sa  Sainteté  lit  ratifier  le  traité  par 
le  sacré  collège  ;  et  pour  éviter  que  celle  démarche  ne 
fût  interprétée  par  les  fidèles  comme  une  renonciation 
à  la  croisade,  ce  ((ui  aurait  nui  singulièrement  à  la 
levée  des  décimes.  Pie  II  rassembla  en  consistoire 
public  les  cardinaux,  les  principaux  citoyens  de  Rome 
elles  ambassadeurs  de  toute  l'Europe,  et,  en  présence 
d'une  foule  immense  accourue  à  cette  solennité,  il 
déclara  qu'un  zèle  ardent  l'animait  pour  la  défense 
de  la  religion.  «  Pour  arrêter  les  Turcs,  s'écria-t-il, 
je  suis  résolu ,  malgré  mon  grand  âge  et  mes  infir- 
mités, à  m'embarquer  avec  mes  cardinaux  ;  moi-même 
j'irai  assiéger  Constantinople;  mais  il  me  faut  de 
l'argent  pour  équiper  une  flotte;  il  m'en  faut  pour 
acheter   des  vivres,    des   armes,  des   vêtements;  il 


m'en  faut  pour  soutenir  notre  pauvre  maison;  il 
m'en  faut  peur  soutenir  nos  moines,  pour  nos  car- 
dinaux. Apportez  donc  do  l'argent,  mes  chers  fils; 
qu'une  sainte  émulation  s'empare  do  vous;  appro- 
chez-vous tous  de  notre  trône,  el  ([uo  chacun  y  dépose 
son  oIVrande;  de  l'aigent,  de  l'argent,  de  l'argent.  » 

Pie  11  leriuina  sa  harangue  eu  fulminant  un  dé- 
cret contre  ceux  qui  refuseraient  de  payer  les  déci- 
mes pour  la  guerre. 

Cette  cérémonie  cul  un  résultat  bien  funeste  pour 
Sa  Sainteté;  l'excitation  qu'elle  s'était  donnée  fit  dé- 
clarer une  lièvre  violente  et  augmenta  ses  accès  de 
goutte  à  tel  point  que  les  médecins  conseillèrent  de 
faire  transporter  le  pontife  à  Sienne  pour  y  prentlre 
les  eaux,  quoiqu'on  fût  au  milieu  de  l'hiver.  Avant 
de  ([uitter  Rome,  il  voulut  se  conduire  en  véritable 
chef  de  l'Église,  el  fil  publier  la  palinodie  suivante: 
«  Nous  avons  failli  au  concile  de  Bàle  en  combattant 
l'infaillibilité  pontificale  ;  nous  n'étions  qu'un  homme 
alors,  el  nous  avons  erré  <comrae  tous  les  hommes; 
nous  avons  péché  par  séduction  comme  saint  Paul, 
el  nous  avons  persécuté  l'Église  de  Dieu  par  igno- 
rance. Aujourd'hui  nous  imiterons  le  bienheureux 
Augustin,  qui  dans  sa  vieillesse  a  rétracté  les  opi- 
nions de  sa  jeunesse.  Nous  confessons  que  tous  nos 
écrits  sont  hérétiques,  parce  qu'ils  sont  opposés  à 
la  suprême  puissance  du  saint-siége  ;  maintenant 
que  nous  sommes  {lape,  nous  reconnaissons  que  la 
chaire  de  saint  Pierre  est  le  premier  trône  du  monde, 
et  qu'il  suffit  de  placer  la  tiare  sur  le  front  d'un 
homme  pour  le  rendre  infaillible ,  lors  même  qu'il 
eût  été  précédemment  parjure  ,  voleur,  sodomite , 
meurtrier,  et  marqué  du  sceau  de  la  bête.  Par  le 
seul  fait  de  l'exaltation  d'un  pape,  un  grand  miracle 
s'accomplit;  l'Esprit  saint  l'illumine,  il  devient  pur 
et  grand  comme  Dieu;  il  est  Dieu  lui-même!  Mé- 
prisez donc  mes  dialogues,  mes  lettres,  mes  opuscules  ; 
rejetez-les  comme  les  œuvres  d'un  homme,  et  croyez 
au  contraire  à  cette  bulle  qui  émane  du  vicaire  du 
Christ  ;  condamnez  iEnéas  Sylvius  et  glorifiez  Pie II.  » 

Cependant  les  souffrances  du  saint-père,  au  lieu 
de  diminuer,  augmentèrent  d'intensité,  et  l'on  dut 
renoncer  à  l'espoir  de  le  sauver  ;  bientôt  il  sentit  lui- 
même  les  approches  de  la  mort,  et  fit  appeler  les 
cardinaux  autour  de  son  lit  pour  les  exhorter  à  lui 
donner  un  successeur  vraiment  animé  de  l'esprit  pon- 
tifical ;  ensuite  il  demanda  l'exlrême-onction.  Lau- 
rent Roverella,  évêque  de  Ferrare,  voulut  lui  repré- 
senter que  l'Église  n'autorisait  à  donner  ce  sacrement 
qu'une  seule  fois,  et  que  l'ayant  déjà  reçu  à  Bâle 
lorsqu'il  avait  été  attaqué  de  la  peste,  il  s'exposait  à 
la  damnation  éternelle  ;  mais  le  moribond  répondit  : 
«  Je  le  veux.  —  Eh  bien  donc,  soyez  damné,  saint- 
père  !  "  réjdiipia  Roverella,  el  il  lui  administra  l'ex- 
trêrae-onction.  yEnéas  Sylvius  mourut  quelques  heures 
après,  le  14  août  1464.         ■* 

Platine  affirme  que  le  pontife  était  un  ennemi  im- 
placable, el  qu'il  joignait  à  son  amour  immodéré  de 
domination  une  cupidité  et  une  avarice  insatiables. 
Mézerai  dit  de  lui  :  "  Jamais  homme  n'avait  plus 
travaillé  à  réduire  la  puissance  des  pontifes  qu'.^- 
néas  Sylvius,  et  jamais  pape  ne  s'elTorça  plus  de 
l'étendre  au  delà  du  droit  et  de  la  raison  que  Pie  II.  » 

Dupin  donne  une    notice  détaillée  des  nombreux 


PIE    II 


333 


Scanderbcrg,  roi  d'Albanie,  allié  du  pape 


écrits  de  ce  pape.  Nous  nous  contenterons  de  rap- 
porter le  titre  de  ses  principaux  ouvrages,  parmi  les- 
quels il  faut  placer  l'Histoire  des  Bohémiens,  depuis 
leur  origine  juscju'à  Tannée  1458;  les  Mémoires  des 
séances  du  fameux  concile  de  Bàle,  depuis  la  suspen- 
sion d'Eugène  jusqu'à  l'élection  de  Félix  V;  un 
poëme  sur  la  jassion  du  Christ  ;  des  traités  sur  la 
cosmographie,  sur  la  grammaire,  sur  la  rhétorique, 
sur  la  topographie  de  l'Allemagne;  (pielques  bro- 
chures fort  scandaleuses  sur  les  filles  d'aïuour,  sur 
les  mignons,  sur  les  différentes  manières  d'aimer. 
Dans  ces  derniers  ouvrages,  le  saint-père  raconte  des 
aventures  fort  piquantes  dont  il  est  le  héros,  et  où  il 
se  plaît  à  énumérer  les  qualités  pliysiques  des  dames 


dont  il  avait  obtenu  les  faveurs;  il  parle  de  leurs 
charmes  secrets,  entre  même  à  ce  sujet  dans  des  détails 
obscènes  qu'il  est  difficile  de  traduire. 

On  a  encore  de  lui  un  recueil  de  (juatre  cent  trente- 
deux  lettres,  dont  les  plus  remarcjuables  forment  des 
traités  ex  professa  sur  des  matières  de  théologie  ;  la 
cent  trentième  est  un  dialogue  entre  des  hérétiques 
sur  la  communion  catholique  ;  la  cent  quatre-vingt- 
liuitième  traite  longuement  des  devoirs  du  pape  et  des 
ofhciers  de  sa  cour;  )ilusieurs  ne  sont  que  des  dis- 
couis  sur  l'excellence  du  chrislianisrae  comparé  à 
l'islamisme;  enfin,  on  lui  attribue  deux  panégyriques 
sur  Alphonse  d'Aragon,  un  Traité  de  l'Empire  ro- 
main, et  plusieurs  volumes  de  poésies  erotiques. 


s-^K^Ck 


334 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Ebction  de  Paul  II.  —  Sa  Sainteté  prend  l'engagement  solennel  d'observer  divers  règlements  qui  lui  sont  imposés  par  les  car- 
dinaux. —  Histoire  de  Paul  II  avant  son  pontificat.  —  Il  refuse  de  tenir  le  serment  qu'il  avait  fait  aux  membres  du  sacré 
collège.  —  Il  s'empare  des  décimes  destinés  à  la  croisade  contre  les  Turcs.  —  Le  saint-pi-re  devient  odieux  aux  Romains.  — 
Rupture  entre  le  pape  et  le  roi  Ferdinand.  —  Affaires  de  Hongrie,  de  Bohème  et  de  Castille.  —  Jeux  publics  à  Rome.  —  Guerre 
des  Florentins.  —  L'empereur  vient  à  Borne.  —  L'historien  Plaline  est  condamné  aux  tortures  de  la  chambre  chaude.  —  Dé- 
mêlés entre  le  pape  et  Louis  XI.  —  Querelle  entre  le  saint-père  et  le  roi  de  Pologne.  —  Mort  du  pontife. 


Après  la  mort  de  Pie  II,  les  cardinaux  se  rendi- 
rent à  Rome,  et  s'assemblèrent  au  Vatican  au  nombre 
de  vingt  ;  Pien-e  Barbo,  Vénitien,  cardinal  du  titre 
de  Saint-Marc,  ayant  réuni  les  deux  tiers  des  suf- 
frapes,  fut  proclamé  souverain  pontife. 

Toutefois,  avant  de  le  revêtir  de  la  cliape  et  de  lui 
faire  subir  les  épreuves  de  la  chaise  percée,  les  car- 
dinaux exigèrent  qu'il  s'engageât  par  serment  à  con- 
tinuer l'exploitation  des  décimes  et  à  en  partager  les 
profits  avec  eux  ;  ils  lui  firent  promettre  de  ne  point 
élever  au  cardinalat  des  jeunes  gens  de  moins  de 
trente  ans  ;  de  ne  donner  le  chapeau  qu'à  Un  seul  de 
ses  parents,  et  de  no  jamais  dépasser  le  nombre  de 
vingt-quatre  cardinaux.  Ils  lui  firent  jurer  qu'il  sou- 
mettrait les  promotions  et  les  dépositions  des  prélats 
à  la  sanction  du  sacré  collège:  qu'il  n'aliénerait  au- 
cune terre  des  patrimoines  de  l'Église  ni  des  revenus 
du  saint-siége  ;  qu'il  laisserait  aux  ecclésiastiques  de 
la  cour  pontificale  la  liberté  de  faire  leurs  testa- 
ments ;  qu'il  n'entreprendrait  aucune  guerre  et  ne  ferait 
aucun  traité  de  paix  avec  les  princes  où  avec  les  Ré- 
publiques, sans  l'approbation  des  cardinaux  ;  qu'il 
ferait  prêter  serment  aux  gouverneurs  des  places  et 
des  châteaux,  de  les  remettre  au  pouvoir  du  sacré 
collège  lorsque  le  saint-siége  viendrait  à  vaquer;  que 
les  places  importantes  ue  seraient  point  gouvernées 


par  ses  parents  ;  que  l'armée  de  l'Église  ne  serait 
jamais  commandée  par  sa  famille,  et  que  dans  les 
bulles  faites  sans  l'approbation  du  collège  il  ne  met- 
trait point  cette  clause  :  «  Du  conseil  de  mes  frères.  » 
En  outre,  ils  lui  imposèrent  la  condition  de  lire  cha- 
que mois  cette  même  constitution  en  plein  consis- 
toire, pour  qu'il  en  conservât  la  mémoire  ;  et  ils  de- 
mandèrent que  Sa  Sainteté  leur  accordât  par  avance 
l'autorisation  de  s'assembler  deux  fois  chaque  année, 
afin  déjuger  si  tous  les  articles  de  leur  marché  avaient 
été  strictement  observés. 

Toutes  ces  conventions  ayant  été  acceptées  et  si- 
gnées par  le  nouveau  pontife,  le  premier  diacre  ou- 
vrit la  fenêtre  du  conclave,  et  montrant  la  croix  au 
peuple,  il  publia  l'élection  de  Pierre  Barbo,  cardinal 
de  Saint-Marc.  Suivant  l'usage,  on  demanda  au  saint- 
père  quel  nom  il  voulait  prendre  ;  d'abord  il  choisit 
celui  de  Formose  ;  mais  sur  l'observation  qui  lui  fut 
faite  que  les  Romains  pourraient  Taccuser  de  puérile 
vanité  en  prenant  un  nom  qui  en  langue  vulgaire 
signifiait  «  le  Beau,  »  il  consentit  à  renoncer  au  nom 
de  Formose  et  se  décida  pour  celui  de  Paul  II. 

Pierre  Barbo  était  fils  de  Polyxène  Condelmère, 
sœur  du  pontife  Eugène  IV  ;  il  avait  déjà  embrassé  la 
carrière  du  commerce,  lorsqu'il  apprit  l'exaltation  de 
son  oncle;  aussitôt  il  changea   de  vocation  et  s'ap- 


I 


PAUL    II 


335 


pliqua  à  l'étude  des  Écritures  sacrées  sous  la  direc- 
tion de  professeurs  liiibiles.  Eugène  IV  l'éleva  suc- 
cessivement à  l'arcliidiaconat  de  liologne,  à  l'évèclié 
de  Servie,  à  la  charge  de  protonotaire  apostolique,  et 
enfin  an  cardinalat.  Sous  Nicolas  V  il  avait  conservé 
un  grand  crédit. 

On  raconte  qifil  était  doué  de  la  singulière  faculté 
(le  verser  des  lurnies,  quand  il  voulait  persuader  son 
auditoire  et  faire  adopter  quelque  mesure  politique; 
ce  qui  est  le  sublime  de  l'hypocrisie  :  Pie  II  le  nom- 
mait plaisamment  Notre-Dame  de  pitié;  il  avait  la 
manie  de  se  croire  médecin,  et  sa  principale  occupation 
était  de  composer  des  collyres  et  des  pilules  qu'il  en- 
voyait à  ses  amis  lorsqu'ils  étaient  malades. 

Dès  qu'il  fut  sacré  souverain  pontife,  Paul  II,  au 
mépris  de  ses  serments ,  voulut  gouverner  despoti- 
qucment,  sans  prendre  même  conseil  de  ses  cardi- 
naux ;  il  conféra  les  principales  dignités  et  bénéfices 
de  l'Église  à  ses  créatures,  et  décréta  plusieurs  lois 
([u'il  présenta  pour  la  forme  à  la  ratification  des  mem- 
bres du  sacré  collège  ;  car  il  les  prévint  qu'il  dépo- 
serait immédiatement  ceux  qui  refuseraient  de  lui 
obéir.  Presque  tous  souscrivirent  aux  volontés  du 
pontife  sans  faire  d'observation;  mais  .Jean  de  Gar- 
vajal,  cardinal  espagnol,  lui  résista  courageusement, 
l'appela  traître,  parjure,  simoniaque,  et  fit  si  bien, 
qu'une  espèce  d'émeute  éclata  dans  le  consistoire. 
Paul  II,  comprenant  la  nécessité  de  la  dissimulation 
dans  un  moment  où  son  autorité  n'était  pas  encore 
bien  affermie,  ieignit  de  céder  aux  représentations  des 
cardinaux,  et  essaya  de  ramener  les  récalcitrants  en 
les  comblant  de  faveurs;  il  leur  donna  le  privilège  de 
porter  des  mitres  de  soie  semblables  à  celle  des 
papes;  il  leur  permit  de  couvrir  leurs  chevaux  avec 
des  housses  écarlates,  au  lieu  de  housses  violettes 
dont  ils  s'étaient  servis  jusqu'alors;  et  il  nomma  im- 
médiatement une  commission  de  trois  d'entre  eux 
pour  établir  des  taxes  sur  les  royaumes ,  toujours 
sous  le  prétexte  de  la  guerre  contre  les  Turcs.  En 
vain  les  ambassadeurs  des  puissances  voulurent  s'op- 
poser à  cette  mesure  arbitraire;  leurs  doléances 
furent  repoussées,  et  tout  ce  qu'on  leur  accorda  fut 
de  répartir  eux-mêmes  sur  chacune  des  provinces 
des  différents  Etats  le  chiffre  des  sommes  respectives 
qu'elles  devaient  payer  au  saint-siége.  Ces  contribu- 
tions forcées  servirent  à  augmenter  le  faste  de  la  cour 
romaine,  et  à  ramener  la  concorde  entre  le  pape  et 
ses  complices,  les  cardinaux. 

Paul  reçut  ensuite  une  ambassade  du  roi  de  Naples, 
qui  envoyait  prier  Sa  Sainteté  de  faire  bénir  par  son 
légat  le  mariage  de  son  fils  avec  Hippolyle,  fille  de 
François  Sforce,  duc  de  Milan.  Comme  le  pape  re- 
doutait les  conséquences  de  cette  alliance  ,  qui  me- 
naçait de  rendre  Ferdmand  le  maître  absolu  de  l'Ita- 
lie, il  fit  valoir  des  prétextes  de  parenté  entre  les  deux 
fiancés  et  se  prononça  contre  le  mariage.  Alors  les 
ambassadeurs  ajoutèrent  adroitement  qu'ils  étaient 
.chargés  de  prévenir  le  saint-père  que  ISIohammed  II 
avait  offert  à  leur  maître,  pour  son  fils,  huit  cent 
mille  écus  d'or  et  une  de  ses  filles  ;  qu'il  ne  mettait 
pour  condition  à  cette  union  que  la  promesse  de 
l'aider  à  faire  la  conquête  de  Venise;  mais  que  Fer- 
dinand n'avait  pas  été  ébloui  par  cette  offre  brillante, 
et  ([u'il  n'avait  pas  voulu  donner  de  réponse  défini- 


tive avant  de  connaître  l'opinion  de  la  cour  de  Rome. 
Placé  dans  l'alternative  de  voir  Ferdinand  contrac- 
ter une  alliance  avec  un  ennemi  du  nom  chrétien  ou 
avec  un  |>rince  italien,  il  se  décida  pour  celle  qui  lui 
paraissait  la  moins  redoutable  ;  il  fit  taire  tous  ses 
scrupules  relativement  aux  degrés  de  parenté,  et  con- 
sentit au  mariage  du  fils  du  roi  de  Naples  avec  la 
princesse  Ilippolyte.  Il  refusa  toutefois  de  bénir  leur 
union  ou  de  la  faire  consacrer  par  un  légat,  et  se 
contenta  de  donner  la  rose  d'or  aux  jeunes  époux 
lorsqu'ils  passèrent  à  Rome. 

Presipic  à  la  même  épofjuc ,  les  armes  de  Ferdi- 
nand éprouvèrent  plusieurs  échecs  dans  la  Pouille, 
où  le  parti  des  Angevins  s'était  maintenu  sous  la 
conduite  du  duc  de  Lorraine;  mais  le  roi  reprit  sa 
revanche,  et  avec  l'aide  des  troupes  du  duc  de  Milan, 
il  remporta  une  grande  victoire  près  de  la  ville  de 
Troja.  Cette  déroute  força  les  seigneurs  de  la  faction 
angevine  et  le  duc  de  Lorraine  lui-même  à  se  retirer 
dans  l'île  d'Ischia,  d'où  ils  repassèrent  en  France. 
Paul,  qui  avait  contribué  pour  sa  part  à  l'expulsion 
des  ennemis  du  roi  de  Naples,  réclama  à  son  tour  de 
son  allié  l'appui  d'une  armée  pour  exterminer  les  fils 
du  comte  Éverse,  qui  dévastaient  les  États  ecclésias- 
ti([ues;  Ferdinand  lui  accorda  immédiatement  le  se- 
cours qu'il  demandait;  et  grâces  à  l'activité  des  gé- 
néraux napolitains,  Sa  Sainteté  se  vit  délivrée,  en 
moins  de  quinze  jours,  d'une  famille  qui  avait  lutté 
contre  les  trois  papes  Eugène ,  Nicolas  et  Galixte,  et 
n'avait  jamais  pu  être  vaincue. 

Ferdinand,  qui  s'atlrijjui.it  à  juste  droit  un  succès 
aussi  inespéré ,  demanda  qu'en  récompense  de  cet 
important  service  la  cour  de  Rome  lui  fît  la  remise 
des  tributs  échus  qui  n'avaient  point  été  payés,  et 
qu'on  lui  diminuât  les  redevances  ordinaires.  Ce  n'é- 
tait point  le  compte  de  Paul  II,  qui  avait  un  amour 
démesuré  pour  l'argent;  il  refusa  d'accéder  aux  dé- 
sirs du  prince,  et  prétexta  même  une  grande  gène 
pour  lui  réclamer  le  payement  immédiat  des  arrérages 
de  ses  droits.  Il  s'ensuivit  tout  naturellement  une 
brouille  entre  le  roi  de  Naples  et  le  chef  de  l'Église. 

A  celte  époque  Sa  Sainteté  avait  aussi  une  que- 
relle avec  Pogebrac,  prince  de  Rohême.  Voici  à  quelle 
occasion  :  Un  riche  seigneur,  appelé  Zdencon,  après 
avoir  échoué  dans  une  tentative  de  révolte  contre  le 
prince,  s'était  réfugié  dans  la  ville  d'Araste,  d'où  il 
continuait  à  menacer  son  souverain.  Pogebrac  se  dé- 
cida enfin  à  punir  le  rebelle,  et  vint  l'assiéger  dans 
sa  retraite;  Zdencon,  après  une  courageuse  résis- 
tance, en  était  réduit  aux  dernières  extrémités  et 
allait  être  obligé  de  se  rendre  ,  lorsqu'il  imagina , 
pour  échapper  au  danger,  de  se  mettre  sous  la  pro- 
tection du  saint-siége.  Paul,  qui  avait  reçu  une 
somme  considérable  pour  prendre  sa  défense,  le  dé- 
clara aussitôt  inviolable,  et  menaça  des  anathèmes  de 
l'Église  ceux  qui  oseraient  continuer  le  siège  d'Araste. 
Sans  s'inquiéter  d(!S  censures  ecclésiastiques,  le  roi 
de  Rohême  pressa  le  siège,  enleva  la  place,  et  fit 
passer  au  fil  de  l'épéc  tout  ce  qu'il  y  trouva. 

Rlessé  dans  sa  vanité,  le  saint-père  adressa  immé- 
diatement des  lettres  à  tous  les  princes  d'.Mlemagne, 
et  les  fit  |irier  par  ses  légats  do  ne  point  s'opposer  à 
l'exécution  du  jui;eiuent  tpi'il  allait  prononcer  contre 
le  souverain  de  Rohême;   ensuite    il  releva  les  peu- 


23J 


HISTOIRE     DES     PAI'ES 


[lies  du  seniu'iit  de  lidi-liti"  ot  lit  pii-cliorune  rioisudo 
iMUtre  Po^i'lirac  ;  il  lo  déclara  parjure,  sacrilège  et 
hérétique,  le  déposa  du  trône  et  le  déféra  aux  tribu- 
naux do  la  sainte  Inquisition.  Enlin  Paul  II  oITrit 
sa  couronne  à  Casimir,  roi  de  Polof^ne,  qui  eut  la 
générosité  de  la  refuser;  puis  à  "Matthias  de  Hongrie, 
(jui  fut  moins  scruinileux  et  qui  lit  une  guerre  ter- 
rihlc  au  malheureux  excommunié. 

Plus  tard,  sans  doute  par  reconnaissance  do  ce 
(pi'il  l'avait  aidé  dans  sa  vengeance,  le  pape  montra 
une  indulgence  extrême  pour  ce  dernier  roi,  et  ne  le 
1  unit  pas  d'un  sacrilège  qu'il  avait  commis  en  frap- 
pant au  visage  rèvèc[ue  Nicolas,  nonce  du  saint-siège, 
qui  s'était  rendu  coupable  d'une  simple  calomnie  sur 
la  reine. 

Du  reste ,  avec  de  l'argent ,  au  rapport  même  de 
Galeatus  IMarlius,  il  était  facile  d'acheter  la  protec- 
tion du  saint-père ,  et  ce  fut  ce  moyen  qu'employa 
Henri  IV,  roi  de  Ciistille,  pour  obtenir  des  seiilences 
d'anathème  contre  ses  sujets,  qui  l'avaient  détrôné. 
Paul  prit  la  défense  de  ce  prince  débauché,  qui  avait 
prostitué  la  reine  à  un  de  ses  mignons  ;  il  le  déclara 
absous  de  tous  les  crimes  qu'il  avait  commis,  ordonna 
à  ses  sujets  de  lui  obéir,  et  fulmina  contre  son  frère 
Alphonse ,  qui  avait  été  nommé  roi  à  sa  place ,  les 
jilus  terribles  excommunications.  Antoine  ^'el■nier, 
èvèque  de  Léon,  fut  chargé  de  porter  à  la  cour  de 
Madrid  la  bulle  du  pontife;  mais  il  ne  put  s'aci]uilter 
de  sa  commission  ;  Alphonse  refusa  même  de  voir  le 
légat  romain,  cl  lui  fit  dire  ({u'il  eût  à  quitter  immé- 
diatement le  royaume,  s'il  ne  voulait  courir  risque 
de  la  vie;  que  Sa  Sainteté  n'avait  rien  à  voir  dans 
les  affaires  politiques  des  États,  et  qu'il  appelait  au 
futur  concile  de  toutes  ses  tentatives  usurpatrices. 

Pusillanime  et  lâche  comme  le  sont  tous  les  prêtres 
lorsqu'on  leur  résiste,  révêi|ue  de  Léon  n'osa  point 
|)ubher  sa  bulle,  et  se  hàla  de  retourner  à  Rome.  Un 
nouvel  affront  l'allendait  dans  la  ville  sainte;  Paul 
lefusa  également  de  le  recevoir,  l'accusa  de  trahison, 
i'I  4ui  fil  transmettre  l'ordre  de  rentrer  en  Castille, 
<le  menacer  les  rebelles  de  toutes  les  calamités  de  la 
justice  divine,  et  de  se  défaire  du  roi  qu'ils  avaient 
couronné.  Cette  fois,  le  pape  fut  obéi  ;  le  légat  revint 
à  Madrid;  un  mois  après,  le  jeune  Alphonse  mourut 
empoisonné,  et  Henri  remonta  sur  le  trône. 

En  signe  de  réjouissance  et  pour  célébrer  digne- 
mint  !e  triomphe  de  son  protégé,  le  saint-père  donna 
des  jeux  publics  aux  Romains  comme  du  temps  des 
empereurs  païens  ;  il  y  eut  des  courses  en  char,  des 
courses  à  cheval,  des  courses  à  pied;  «  et  l'on  se 
crut  un  instant,  dit  le  cardinal  de  Pavie,  aux  beaux 
jours  du  paganisme.  » 

Pendant  que  Rome  retentissait  de  chants  d'allé- 
gresse, Florence  était  plongée  dans  la  constfernation  ; 
l'is  Médicis  et  les  Pitti  se  disputaient  la  souveraineté 
de  la  ville,  et  se  faisaient  appuyei'  par  les  ducs  de 
Milan  et  de  Modène,  qui  ravageaient  les  campagnes, 
tantôt  en  criant  vive  Pierre  de  Médicis  !  tantôt  en 
criant  vive  Luc  Pitti! 

Gomme  les  malheurs  de  Florence  ne  touchaient 
])')int  aux  intérêts  directs  de  la  cour  aj)Ostolique, 
Paul  ne  s'en  inquiéta  pas;  il  est  juste  de  dire  qu'il 
n'avait  pas  un  instant  à  lui,  et  qu'il  était  sérieusement 
occupé  à  faire  des  réformes  parmi  les  officiers  du 


saint -siège,  et  à  casser  les  abréviateurs  pour  vendre 
leurs  charges  à  d'autres  titulaires. 

Platine  rapporte  qu'ayant  voulu  présenter  au  p;qie 
quelques  observations  sur  la  promesse  qu'il  avait 
liile,  lors  de  son  élection,  de  ne  prendre  aucune  dé- 
termination imjiortante  sans  consulter  Ir  sacré  col- 
li'ge,  il  lui  répliqua  :  «  Ainsi  vous  nous  appelez  de- 
vant des  juges  !  No  savez -vous  pas  encore  que 
toutes  les  lois  sont  renfermées  dans  le  coffre  de  ma 
]ioitrine  ?  La  décision  que  j'ai  prise  est  immuable 
et  sacrée;  que  m'importe  que  les  abréviateurs  en 
soient  réduits  à  tendre  la  main  et  à  vivre  de  la  cha- 
rité des  fidèles;  telle  est  ma  volonté!  Je  suis  pape, 
il  m'est  permis  d'abolir  ou  d'approuver  les  actes 
de  mes  prédécesseurs,  selon  mon  bon  plaisir.  » 

Ces  malheureux  protestèrent  avec  énergie  contre 
l'acte  arbitraire  de  Paul,  et  annoncèrent  qu'ils  al- 
laient solliciter  de  tous  les  souverains  de  l'Europe  la 
tenue  d'un  concile  général  pour  décider  la  question 
entre  eux  et  le  saint-siège.  Platine,  qui  était  fidèle- 
ment attaché  au  pape  et  qui  redoutait  les  consé- 
(juences  de  ces  démarches ,  prit  la  liberté  de  lui 
adresser  une  lettre  circonstanciée  pour  l'éclairer  sur 
le  scandale  ([ui  se  préparait. 

\u  lieu  d'être  touché  de  cette  marque  de  dévoue- 
uienl,  le  pontife  déclara  celte  lettre  un  acte  de  félo- 
nie; il  fit  arrêter  Platine  et  le  fit  jeter  dans  une  tour, 
où  l'infortuné  passa  quatre  mois  entiers  exposé  à 
toutes  les  rigueurs  de  l'hiver,  presque  sans  vêtements 
et  sans  pain.  Enfin,  grâces  aux  prières  du  sacré  col- 
lège et  aux  leprèsentations  énergiques  des  magis- 
trats et  des  corps  de  métiers,  il  fut  rendu  à  la  liber- 
té; mais  ce  fut  pour  peu  de  temps  ;  Paul,  qui  avait 
résolu  sa  perte,  soudoya  de  faux  témoins  qui  l'accu- 
sèrent de  conspirer  contre  son  autorité  avec  le  cé- 
lèbre Gallimachus ,  et  plusieurs  savants  que  le  pape 
voulait  envelopper  dans  la  même  proscription. 

Pendant  une  nuit,  la  maison  de  Platine  fut  en- 
tourée par  des  soldats,  ses  meubles  furent  pillés,  ses 
papiers  enlevés,  et  lui-même  fut  arraché  de  son  lit 
et  amené  chargé  de  chaînes  devant  son  persécuteur. 
Sa  Sainteté  procéda  immédiatement  à  son  interroga- 
toire, et  le  fit  appliquer  à  la  question  ;  par  ses  ordres, 
on  dépouilla  le  patient  de  ses  vêtements  ,  et  on  le 
conduisit  dans  une  salle  voûtée,  séparée  en  deux  par 
une  cloison  de  verre. 

Dans  une  des  chambres  se  tenaient  le  pape  et  ses 
conseillers  mêlés  aux  bourreaux;  dans  l'autre ,  on 
avait  placé  préalablement  des  brasiers  ardents  qui 
entretenaient  en  ébullition  d'immenses  chaudières 
pleines  d'eau ,  ce  qui  en  rendait  le  séjour  insup- 
portable. Au  milieu  se  trouvait  un  poteau  de  trois 
])\('x\s  d'élévation,  dont  le  sommet  se  terminait  en 
jjointe  de  diamant;  à  la  vonic  étaient  fixées  cinq 
cordes.  Le  sup- lice  auquel  présidait  le  saint-père  était 
celui  de  la  chambre  chaude. 

Platine  fut  lié  par  les  quatre  membres  et  par  les 
reins,  et  élevé  au-dessus  du  pieu,  dont  la  pointe  lui 
fut  introduite  dans  l'anus;  puis  l'on  tendit  les  cor-  ■ 
des  de  manière  qu'il  fût  courbé  à  demi  et  que  tout  f 
le  poids  du  coips  reposât  sur  l'axe  du  poteau;  on 
rapprocha  du  patient  les  brasiers  ardents,  et  l'on  plaça 
devant  lui  une  glace  qui  réfléchissait  toute  cette  horri- 
ble scène,  et  qui  doublait  en  quelque  sorte  son  supplice. 


PAUL    II 


337 


La  Térésa  Kulgora,  maîtresse  du  cardinal  Pierre  de  Riario,  Ijilard  du  pape 


Paul,  entouré  de  ses  mignons  et  de  ses  lavoris, 
continuait ,  à  travers  le  vitrage ,  l'interrogatoire  de 
Platine,  et  ne  s'interrompait  que  pour  faire  de  cy- 
niques allusions  sur  le  pal  qui  déchirait  si  cruelle- 
ment les  entrailles  de  sa  victime.  Malgré  les  souf- 
frances atroces  qu'il  éprouvait,  le  patient  n'ayant  rien 
voulu  avouer,  on  fut  obligé  de  le  retirer  de  cette 
étuve,  et  le  pape  fit  prendre  sa  place  à  d'autres  ac- 
cusés. Tous  subirent  d'épouvantables  tortures,  ut 
aucun  n'ayant  chargé  Platine ,  il  fallut  bien  alors 
abandonner  l'accusation  de  crime  d'État,  et  chercher 
un  autre  prétexte  pour  se  défaire  de  l'imprudent  cen- 
seur du  pape.  Sa  Sainteté  l'accusa  d'hérésie,  et  or- 
donna aux  bourreaux  de  renouveler  les  supplices  pour 
■forcer  les  coupables  à  convenir  de  ce  nouveau  crime. 

Presque  tous  ces  malheureux  expirèrent  sur  les 
chevalets,  après  avoir  été  déchirés  avec  dus  ongles  de 
fer  ou  roués  à  coups  de  barre  ;  l'historien  Platine 
seul ,  grâce  à  l'énergie  morale  et  à  la  forte  constitu- 
tion dont  il  était  doué,  délia  la  rage   des  bourreaux 


et  survécut  à  ces  horribles  tortures.  Il  recouvra  même 
plus  tard  la  liberté,  sur  la  demande  expresse  de  l'em- 
pereur Frédéric,  qui  était  venu  à  Rome  pour  recevoir 
du  saint-siége  sa  portion  dans  la  levée  des  décimes. 

Paul  se  montra  tout  à  la  fois  le  Narcisse  et  leLu- 
cullus  des  papes  ;  comme  Narcisse,  il  était  amou- 
reux de  sa  personne;  et  comme  LucuUus,  il  voulait 
que  sa  table  fût  toujours  couverte  des  mets  les  plus  re- 
cherchés ;  aussi  mourut-il  victime  de  son  inlcmpéranco. 

Enfin,  pour  cacher  son  ignorance,  il  affectait  d'être 
l'ennemi  des  savants,  et  déclarait  hérétiques  ceux  qui 
se  livraient  à  l'étude.  Sous  son  pontificat  il  était  dé- 
fendu aux  Romains  d'envoyer  leurs  enfants  à  l'école, 
attendu,  disaii-il,  (|ue  les  prêtres  seuls  devaient  sa- 
voir lire  et  éci  ire.  Une  de  ses  maximes  favorites  était 
celle-ci  :  «  La  religion  doit  anéantir  la  science,  parce 
que  la  science  est  l'ennemie  de  la  religion!  » 

Il  mourut  dans  la  nuit  du  29  juillet  1481,  des 
suites  d'une  indigestion,  pour  avoir  mangé  deux  me- 
lons après  son  diner,  et  bu  outre  mesure. 


-acî» 


131 


338 


IIISTOIUE    DES     PA1M:S 


Élection  de  Sixte  IV.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Il  décrMe  que  les  bâtards  des  papes  seront  princes  par  droit  de 
aissance.  —  11  continue  la  levée  des  décimes  en  Europe  sous  prétexte  de  croisades.  —  Légation  du  cardinal  Roderic  Dorgia 
en  Espagne.  —  Itéorganisalion  des  tribunaux  de  l'Inquisition  en  Castille.  —  Les  peuples  refusent  de  payer  les  décimes.  —  Sa 
Sainteté  se  rejette  jur  la  publication  d'un  jubilé  pour  se  procurer  de  l'argent.  —  Ambassades  de  France  et  d'E^pagne.  —  Le 
saint-père  autorise  la  consécration  d'un  enfant  de  si.\  ans  à  un  siège  épiscopal.  —  11  dirige  des  persécutions  contre  les  Floren- 
tins. —  Extorsions  du  pape.  —  Sa  mort.  —  Bref  de  Sa  Sainteté  autorisant  la  famille  du  cardinal  de  Sainte-Lucie  à  pratiquer 
l'acte  de  sodoniie  pendaut  les  trois  plus  chauds  mois  de  l'année.  —  Sixte  IV  établit  k  Kome  de  très-nobles  lupanars. 


Quatorze  jours  après  la  mort  de  Paul  II,  les  car- 
dinaux élurent  pour  lui  succéder  Francesco  d"Al- 
Lexola,  qui  prit  le  nom  de  Sixte  lY. 

Le  nouveau  pape  était  originaire  de  la  petite  ville 
de  Cella,  dans  la  rivière  de  Gênes ,  à  cinq  milles  de 
ijavone.  Son  père  était  un  pauvre  pêcheur  chargé  d"une 
nombreuse  famille,  et  lui-même,  dans  les  premières 
années  de  sa  jeunesse,  avait  exercé  cette  profession.  Sa 
gentillesse  le  fil  remarquer  par  le  seigneur  délia  Ro- 
vère,  qui  en  fit  d'abord  son  mignon,  et  le  confia  ensuite 
à  d'habiles  professeurs.  Francesco  d'Albexola  sut  pren- 
dre un  tel  ascendant  sur  l'esprit  de  son  protecteur, 
qu'il  le  décida  à  lui  donner  son  nom  et  à  l'adopter. 

Dès  qu'il  eut  atteint  l'âge  d'homme,  Francesco 
vint  à  Sienne,  oîi  il  obtint  le  grade  de  docteur  et  la 
permission  de  professer  lui-même  à  Bologne  et  à 
Florence;  enfin,  après  avoir  passé  successivement 
par  tous  les  degrés  de  l'ordre  des  cordehers,  le  fils  du 
pauvre  pêcheur  se  trouva  cardinal. 

Ses  prétentions  au  trône  de  l'Apôtre  furent  vive- 
ment appuyées  par  les  cardinaux  Romain  des  Ursins, 
par  Gonzague  de  Mantoue  et  par  Roderic  Borgia, 
qui  avait  déjà  dans  toute  l'Italie  la  réputatiim  d'être 
le  plus  infâme  de  tous  les  cardinaux  romains,  recon- 
nus alor»  pour  les  hommes  les  plus  épouvantables 


qui  existassent  sous  les  cieux  ;  grâces  à  leurs  intri- 
gues et  à  leurs  menées,  Francesco  d'-Albexola  fut  pro- 
clamé souverain  pontife  et  chef  suprême  de  l'Eglise. 

On  doit  rendre  cette  justice  à  Sixte  IV,  qu'il  ne  se 
montra  pas  ingrat  envers  ceux  qui  l'avaient  protégé; 
Sa  Sainlelé,  pendant  son  règne,  combla  ces  trois  car- 
dinaux d'honneurs  et  de  bénéfices,  et  leur  abandonna 
généreusement  une  partie  des  dépouilles  des  fidèles. 

Onuphre,  Machiavel  et  Pierre  Volaterran  aflirment 
que  le  saint-père  avait  eu  une  conduite  fort  orageuse 
étant  cardinal  ;  qu'il  avait  défloré  tour  à  tour  chacune 
de  ses  sœurs,  et  qu'il  poussait  même  la  lubricité  jus- 
(ju'à  faire  servir  à  de  monstrueuses  débauches  deux 
jeunes  eniants,  les  fruits  d'un  commerce  incestueux 
entre  lui  et  sa  sœur  aînée. 

c<  Non,  jamais  les  villes  de  Sodome  et  de  Gomorrhe, 
ajoutent  ces  historiens,  n'ont  été  le  théâtre  de  sem- 
blables abominations  I  Et  comme  si  le  scandale  n'eût 
pas  été  assez  grand.  Sixte IV  eut  l'impudence  de  pu- 
ijlier  une  bulle  qui  déclarait  que  les  neveux  et  les  bâ- 
tards des  papes  seraient  de  droit  princes  romains.  » 

En  conséquence  de  ce  décret,  Pierre  et  Jérôme  de 
Riai-io,  ses  deux  bâtards,  prirent  rang  parmi  les 
princes  italiens.  Pien-e  obtint  en  outre  le  chapeau  de 
cardinal  et  une  pension  annuelle  de  un  million  cinq 


i 


SIXTE    IV 


339 


cent  mille  écus  d'or,  somme  énorme  pour  le  temps, 
et  qui  cependant  lui  suffisait  à  peine  pour  soutenir 
le  luxe  Je  la  courtisane  Térésa  Fulgora,  sa  maîtresse. 
Heureusement  pour  les  peuples,  cette  femme  dépra- 
vée, qui  s'abandonnait  aux  caresses  de  tous  les  dé- 
bauchés de  Rome,  prit  un  mal  terrible  dont  elle  in- 
fecta son  amant;  et  après  deux  ans  de  soulTrances 
atroces,  Pierre  mourut,  le  corps  couvert  de  plaies 
hideuses  et  la  fij^urc  rongée  d'ulcères  épouvantables. 
Jérôme,  ([ui  avait  été  créé  par  le  saint-père  jirince  de 
Forli  et  d'Imola,  fut  plus  heureux  que  son  frère  dans 
ses  amours  ;  et  après  une  année  passée  en  débauches, 
il  épousa  la  fille  naturelle  du  duc  de  Milan. 

Non  content  de  tous  les  honneurs  et  de  toutes  les 
richesses  dont  son  père  l'avait  comblé,  Jérôme  son- 
geait encore  à  s'élever  plus  haut,  et  il  avait  jeté  les 
yeux  sur  Florence  et  sur  les  petits  États  limitrophes 
pour  s'en  faire  une  principauté  indépendante.  Sa 
Sainteté  approma  les  projets  de  son  bâtard,  et  s'oc- 
cupa des  moyens  de  se  défaire  des  Médicis,  qui  gou- 
vernaient Florence  et  qui  étaient  les  seuls  obstacles . 
à  la  réussite  de  leurs  tentatives. 

Une  vaste  conspiration  s'organisa  dans  le  palais 
du  Vatican;  de  Rome,  elle  s'étendit  jusqu'à  Florence; 
l'archevêque  Salviati  eut  la  promesse  d'un  chapeau 
de  cardinal  et  entra  dans  le  complot;  un  prêtre  ap- 
pelé Stephano  et  la  famille  des  Pazzi  reçurent  Je 
l'argent  et  s'engagèrent  à  poignarder  les  Médicis; 
enfin,  lorsque  tout  fut  prêt,  le  cardinal  de  Saint- 
Georges,  Raphaël  Riario,  neveu  de  Jérôme,  quitta  la 
ville  sainte  et  vint  s'entendre  avec  les  conjurés  pom' 
fixer  le  lieu  et  le  jour  Je  l'exécution. 

Honte  éternelle  sur  le  pontife  qui  dirigea  cette 
exécrable  entreprise  !  Le  lieu  fixé  pour  l'assassinat 
fut  l'église  Sainle-Réparade;  le  jour,  un  dimanche; 
le  moment,  celui  de  la  célébration  de  la  messe;  le 
signal,  l'élévation  de  1  hostie,  afin  que  les  meurtriers 
pussent  poignarder  les  deux  frères  Laurent  et  Julien 
de  Médicis  sans  qu'ils  eussent  le  temps  de  se  mettre 
en  défense,  et  pendant  qu'ils  courberaient  leurs  fronts 
devant  la  majesté  de  Dieu  1 

Ce  jour-là,  l'archevêque  Salviati,  qui  avait  l'ambi- 
tion de  gagner  son  chapeau  de  cardinal,  voulut  offi- 
cier lui-même;  et  au  moment  où  il  élevait  le  calice 
au-dessus  de  sa  tête,  les  prêtres  qui  portaient  des 
armes  cachées  sous  leurs  surplis,  se  ruèrent  sur  les 
Médicis  ;  Julien  tomba  frappé  de  onze  coups  d'cpée  ; 
Laurent,  son  frère,  quoique  perdant  son  sang  par 
trois  blessures,  eut  la  force  de  fuir  dans  la  sacristie, 
d'en  barricader  la  porte  et  d'attendre  des  secours. 
Le  peuple ,  qui  avait  été  averti  par  le  tumulte  de  ce 
qui  se  passait ,  envahit  la  basilique  et  fit  main  basse 
sur  tous  les  conjurés  ;  Salviati  fut  pendu  avec  ses 
vêtements  épiscopaux;  les  prêtres  et  les  diacres  Pog- 
gio,  Pietro,  Stephano  et  Jean  subirent  le  même  sup- 
plice; le  cardinal  de  Saint-Georges,  qu'on  avait  dé- 
■•couvert  dans  les  caves  de  son  palais,  aurait  sans  nul 
doute  reçu  le  juste  châtiment  de  sa  félonie,  malgré 
Bon  titre  de  prince  de  l'Église,  si  Laurent  de  Médi- 
cis n'eût  demandé  aux  citoyens  la  grâce  du  coupable; 
on  l'obligea  seulement  à  confesser  à  haute  et  intelli- 
gible voix  qu'il  n'avait  rien  fait  dans  toute  cette  af- 
faire qui  n'eût  été  ordonné  par  le  souverain  pontife  ; 
•ensuite  on  le  chassa  de  la  ville. 


Dès  que  Sa  Sainteté  eut  connaissànee  du  mauvais 
succès  de  la  conspiration,  elle  entra  dans  tme  fureur 
extrême  et  proféra  d'horrildes  menaces  contre  les  Flo- 
rentins; elle  fit  même  sommer  la  Sérénissime  Répu- 
blique d'avoir  à  lui  livrer  pieds  et  poings  liés  Laurent 
de  Médicis ,  sous  peine  d'anathème  et  d'interdit  ;  et 
sur  son  refus  d'obéir  à  cette  sommation  ,  Sixte  IV 
excommunia  la  ville  de  Florence,  déclara  tous  les  ha- 
bitants inl'âmes ,  hérétiques,  et  les  voua  à  Satan 
comme  enfants  de  perdition  et  rejetons  d'inirpjilés. 
Ses  foudres  impuissantes  n'excitèrent  que  la  risée, 
et  il  fut  obligé  de  remettre  à  un  autre  temps  la  ven- 
geance qu'il  comptait  tirer  do  Florence. 

Quoique  le  saint-père  eût  pour  Jérôme  une  exces- 
sive tendresse,  il  n'oubliait  pas  pour  cela  ses  autres 
parents  et  travaillait  à  leur  fortune.  Un  de  ses  ne- 
veux, nommé  Julien,  fut  créé  cardinal;  un  autre  fut 
élevé  à  la  dignité  de  prince  de  Sorre  et  de  Sénégalia, 
et  il  lui  fit  épouser  la  fille  de  Frédéric  de  Montefalco, 
duc  d'Urbain  ;  un  troisième  neveu,  Léonard  Riario,  fut 
investi  du  gouvernement  de  Rome,  et  il  le  maria  avec 
la  fille  naturelle  de  Ferdinand,  roi  de  Naples.  Enfin 
le  scandale  de  ses  prodigalités  pour  sa  famille  devint 
tel,  que  pour  y  mettre  un  terme,  les  cardinaux  vin- 
rent en  corps  lui  adresser  des  remontrances,  et  le 
supplier  d'apporter  plus  de  réserve  dans  ses  actions. 

En  traduisant  ce  passage  de  la  vie  de  Sixte  IV, 
l'historien  Duplessis  Mornay  ajoute  par  ironie  :  «  Les 
cardinaux  avaient  tort  de  dire  qu'il  poussait  le  né- 
potisme plus  loin  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs; 
car  ce  n'étaient  pas  ses  neveux  qu'il  protégeait, 
mais  bien  ses  mignons  et  ses  bâtards.  »  Et  ce  qui 
contribue  à  confirmer  l'exactitude  de  son  assertion, 
c'est  que  Sixte  IV  ne  faisait  rien  poiu-  les  enfants  de 
ses  frères,  pendant  qu'il  comblait  d'honneurs  et  de 
richesses  les  fils  de  ses  sœurs. 

Néanmoins,  à  force  de  prendre  dans  le  trésor  apos- 
tolique pour  enrichir  sa  nombreuse  famille,  il  finit 
par  l'épuiser  et  par  se  trouver  sans  argent;  alors  il 
songea  à  exploiter  la  crédulité  humaine,  cette  mine 
d'or  si  féconde  pour  les  prêtres ,  et  il  publia  une 
bulle  de  convocation  d'un  concile  à  Saint-Jean  de 
Latran,  sous  prétexte  d'aviser  aux  moyens  de  faire 
la  guerre  aux  Turcs.  Il  donna  la  légation  de  Franco 
au  cardinal  Bessarion ,  celle  d'Espagne  au  cardinal 
Roderic  Borgia,  celle  d'Allemagne  au  cardinal  Marc 
Barbo,  avec  mission  d'obtenir  des  rois  l'autorisation 
de  prêcher  la  croisade  et  de  leur  offrir  le  partage  des 
décimes.  Sa  Sainteté  envoya  préalablement  des  lé- 
gions de  mqines  qi>i  se  répandirent  dans  toutes  les 
directions  et  rançonnèrent  impitoyablement  les 
royaumes;  les  Juifs  furent  imposés  au  vingtième  de 
leurs  biens,  les  fidèles  au  trentième;  et  quand  cette 
première  contribution  eut  été  perçue,  le  pape  or- 
donna une  seconde  Levée  de  décimes  pour  la  vente 
des  indulgences,  des  absolutions,  des  dispenses,  des 

permissions Après   quoi,   les    légats    partirent 

pour  leurs  destinations  respectives. 

Roderic  Borgia  fut  accueilli  en  Espagne  avec  des 
acclamations  qui  tenaient  de  la  frénésie;  lorsqu'il  ar- 
riva près  de  Madrid,  le  clergé  et  la  noblesse  s'avan- 
cèrent à  sa  rencontre  à  plus  de  trois  lieues  de  la  ville  ; 
le  roi  le  reçut  en  personne  à  l'une  des  portes  de  sa 
■  capitale,  et  le  conduisit  au  palais  qui  lui  était  destiné, 


340 


HISTOIRE    DES    PAPES 


on  marchant  à  sa  gauche,  ce  qui  était  la  phis  grande 
marque  de  respect  qu'pn  put  donner  à  un  homme. 

A  peine  le  légal  fut-il  installé  dans  la  (."lustillo, 
Hu'il  s'occupa  de  réunir  les  évèques  et  les  abbés  du 
royaume,  sous  prétexte  de  ]M-endre  avec  eux  les  me- 
sures les  plus  favorables  au  rétablissement  do  la  paix 
entre  les  différents  Etats  de  la  péninsule,  mais  en 
réalité  pour  les  asservir  au  saint  siège.  En  effet,  il 
ne  fut  question  dans  le  concile  que  do  contributions 
ecclésiastiques  et  do  percejitions  d'impôts  qui  furent 
réglées  minutieusement,  malgré  l'opposition  de  quel- 
ques prélats  qui  prétendaient,  avec  juste  raison,  que 
les  peuples  déjà  ruinés  par  les  guerres  et  par  les 
dernières  missions  ne  pouvaient  plus  rien  payer 
sans  être  réduits  à  la  dernière  misère.  Henri  le 
Faible,  qui  devait  partager  le  produit  des  décimes, 
ne  tint  aucun  compte  des  représentations  de  ses 
évèques,  et  appuya  de  toute  son  autorité  les  demandes 
de  la  cour  de  Rome.  En  conséquence  des  ordres  et 
de  la  volonté  du  roi,  les  Espagnols  furent  décrétés 
taillables,  et  le  clergé  fut  soumis  au  despotisme  pon- 
tifical. Il  est  vrai  que  les  prêtres  de  la  péninsule  ue 
méritaient  guère  do  considération ,  à  cause  de  leur 
immoralité;  ils  étaient  tous  ignorants  et  débauchés; 
la  plupart  ne  comprenaient  même  pas  les  oraisons 
qu'ils  récitaient  en  latin;  les  uns  passaient  les  nuits 
et  les  jours  dans  les  tavernes  ou  dans  les  lupanars  ; 
les  autres  vendaient  publiquement,  sans  scrupule  et 
sans  honte,  les  bénéfices  et  les  immunités;  d'autres 
encore  pratiquaient  l'usure  avec  plus  de  rapacité  que 
les  Juifs;  enfin  ils  étaient  tellement  démoralisés, 
qu'il  n'y  eut  de  leur  part  aucune  résistance  sérieuse 
pour  empêcher  Roderic  Borgia  d'accomplir  l'œuvre 
de  destruction  des  privilèges  et  des  libertés  de  l'É- 
glise d'Espagne. 

Après  s'être  servi  du  roi  Henri  pour  affermir  la 
domination  du  saint-siége  dans  la  Castille,  le  légat 
se  tourna  contre  lui  et  se  déclara  en  faveur  de  sa 
sœur  Isabelle  et  de  Ferdinand  d'Aragon,  qui  cher- 
chaient à  le  détrôner;  il  fît  en  outre  des  traités  se- 
crets avec  le  duc  de  Bourgogne  et  Edouard  d'Angle- 
terre, et  vendit  à  ces  deux  princes  la  protection  du 
saint-siége  au  détriment  de  la  Castille  et  de  la  France. 
Toutes  ses  ruses  et  toutes  ses  fourberies  ayant  été 
découvertes,  Henri  le  fit  chasser  honteusement  de 
Madrid  ;  mais  qu'importait  à  Roderic  Borgia  la  honte 
d'un  affront?  Il  partait  avec  les  honneurs  de  la  guerre, 
et  il  avait  réglé  avec  Ferdinand  le  Catholique  les 
bases  d'une  constitution  religieuse  qui  soumettait  les 
Espagnes  à  l'exécrable  tyrannie  de  la  cour  de  Rome. 
Quelques  années  après,  le  cardinal  Médina  Cœli 
continua  l'œuvre  de  l'infâme  Borgia,  et  agrandit  en- 
core l'autorité  déjà  si  puissante  de  l'Inquisition.  A 
son  instigation,  le  cupide  Ferdinand ,  devenu  roi 
d'Aragon  et  de  Séville  depuis  la  mort  de  Henri  le 
Faible,  décréta  l'odieux  tribunal  en  permanence,  et 
accomplit  l'iniquité  la  plus  révoltante  de  ce  siècle, 
l'extermination  des  Juifs  de  ses  États.  Ces  hommes 
laborieux  se  trouvaient  alors  en  possession  de  toutes 
les  industries ,  par  le  seul  fait  de  leur  religion ,  qui 
glorifie  le  travail;  tandis  que  les  chrétiens,  lâches  et 
paresseux,  adonnés  à  la  vie  contemplative  ou  à  la 
profession  des  armes ,  étaient  devenus  presque  tous 
débiteurs  des  Israélites.  La  mauvaise  foi  d'une  part, 


le  fanatisme  de  l'autre,  déterminèroni  Ferdinand  le 
Gatholi([uo  à  mettre  les  Juifs  hors  la  loi,  et  dans  moins 
do  huit  jours,  plus  de  dix  mille  de  ces  infortunés 
furent  impitoyablement  massacrés  par  les  soldats  du 
roi.  Celto  boucherie  ne  fit  ([u'accroître  la  rage  de 
rim)ilacable  tyran  ,  et  comme  il  n'osait  poursuivre 
seul  l'exécution  de  ses  sanguinaires  projets,  dans  la 
crainte  de  soulever  le  peuple  contre  lui,  Ferdinand 
établit  à  Séville  un  tribunal  suprême  qui  prit  le  nom 
de  saint-oflice,  et  il  le  fit  présider  par  le  prieur  du 
couvent  dos  dominicains,  Tiiomas  do  Torquemada, 
grand  inquisiteur  général. 

A  cette  époque,  on  comptait  dans  le  royaume  du 
gracieux  monarque  plus  do  cent  cinquante  mille  i'a- 
milles  juives,  c'est-à-diro  près  d'un  million  et  demi 
d'individus  de  cette  nation  ;  Torquemada  s'engagea  à 
les  convertir  tous  ou  à  on  purger  le  sol  des  Espagnes, 
et  il  tint  parole.  Les  familiers  du  saint-office  le  se- 
condèrent si  bien,  et  surent  employer  si  à  propos  les 
chevalets,  les  brodequins,  les  roues,  les  gritïes,  enfin 
tous  les  instruments  de  supplice  ,  que  les  Juifs  sor- 
tiront par  bandes  de  l'Aragon  et  vinrent  chercher  un 
refuge  dans  les  terres  du  duc  de  Médina  Sidonia, 
du  marquis  de  Cadix,  du  comte  d'Arcos  et  de  quel- 
c{ues  autres  seigneurs.  Néanmoins  la  fuite  ne  put  les 
garantir  des  poursuites  du  redoutable  inquisiteur  ; 
car  Torquemada  avait  ordonné  aux  gouverneurs  de 
toutes  les  villes  de  faire  main  liasse  sur  les  émigrés 
et  de  les  .'"aire  reconduire  à  Séville  ,  sous  peine  d'ex- 
communication, ce  qui  fut  exécuté  ponctuellement; 
de  sorte  que  ces  malheureux  se  trouvèrent  ramenés 
de  force  en  Aragon  et  en  Castille,  entassés  par  mil- 
liers dans  les  cachots  des  inquisiteurs,  et  appliqués 
à  d'épouvantables  tortures. 

Pendant  neuf  mois  entiers ,  les  prisons  du  saint- 
office  se  remplirent  et  se  vidèrent  jusqu'à  onze  fois; 
mais  au  lieu  d'assouvir  ces  tigres  à  face  humaine, 
l'odeur  de  chair  rôtie  et  la  vue  de  membres  pante- 
lants les  rendirent  plus  féroces.  Dès  qu'ils  virent  di- 
minuer le  nombre  de  leurs  victimes,  ils  s'empres- 
sèrent de  chercher  de  nouveaux  coupables ,  et  à  cet 
effet,  Ferdinand  le  Catholique  publia  un  décret,  ap- 
pelé édit  de  grâce,  par  lequel  Sa  Majesté  enjoignait 
aux  hérétiques  qui  étaient  sortis  du  royaume ,  de  se 
constituer  volontairement  prisonniers  du  saint-office 
leur  promettant  solennellement,  sur  le  corps  du 
Christ,  de  leur  rendre  la  liberté  à  cette  condition,  et 
de  les  réintégrer  dans  leurs  biens. 

Un  grand  nombre  de  ces  infortunés,  pleins  de  con- 
fiance dans  ces  promesses,  vinrent  se  livrei  d'eux- 
mêmes  à  leurs  bourreaux;  et  ils  apprirent,  mais  trop 
tard,  que  les  hommes  ne  doivent  jamais  croire  aux 
serments  des  rois  ;  ils  furent  tous  brûlés  vifs. 

Ce  moyen  de  repeupler  les  cachots  de  l'Inquisition 
se  trouva  bien  vite  usé  ;  et  comme  il  ne  se  présentait 
plus  de  victimes,  Torquemada  eut  recours  à  la  déla- 
tion. Dans  l'espace  de  six  mois,  plus  de  dix-neuf 
mille  hérétiques  furent  dénoncés  aux  inquisiteurs,  et 
jugés  par  le  terrible  tribunal.  Enfin  le  nombre  des 
condamnés  au  supplice  du  feu  devint  si  considérable, 
que  Torquemada  imagina,  pour  aller  plus  vite  en  be- 
sogne, de  faire  élever  sur  la  place  des  exécutions 
quatre  immenses  statues  creuses,  dans  lesquelles  on 
renfermait  les  patients  ;  au  jour  des  exécutions,  on 


SIXTE    IV 


341 


construisait  un  liûcher  autour  des  statues,  et  les  vic- 
times mouraient  consumées  dans  une  épouvantable 
agonie  !  C'était  ce  que  les  prêtres  appelaient  des  auto- 
da-fé  ou  actes  de  foi  !  I  ! 

Ces  premiers  exploits  des.  inquisiteurs  augmentè- 
rent énormément  le  trésor  de  Ferdinand  le  Catho- 
lique, et  le  déterminèrent  à  régulariser  l'action  des 
tribunaux  de  l'Inquisition.  Il  créa  en  conséquence  un 
conseil  royal  de  l'Inquisition,  qu'il  appela  Conseil  de 
la  suprême;  Torqucmada  en  fut  président  de  droit, 
et  il  lui  adjoij^nit  quatre  ecclésiastiques  poiu'  conseil- 
lers; ces  derniers  n'avaient  voix  délibérative  que  dans 
les(iuestions  civiles;  les  questions  religieuses  étaient 
entièrement  soumises  à  la  volonté  du  grand  inquisiteur. 

Sixte  IV  donna  des  bulles  d'autorisation  pour  l'é- 
tablissement de  cette  institution,  et  permit  à  Tor- 
qucmada de  convoquer  une  junte  de  tous  les  inqui- 
teurs  d'Espagne ,  qui  décrétèrent  l'horrible  code 
inquisitorial.  Ce  monument  de  la  férocité  sacerdotale 
étaitdiviséen  vingt-huit  articles  principaux.  Les  trois 
premiers  concernaient  les  règlements  à  suivre  pour 
l'installation  des  tribunaux,  et  les  difîérentes  manières 
de  procéder  pour  obtenir  des  dénonciations.  Le  qua- 
trième article  interdisait  formellement  aux  juges  de 
donner  des  absolutions  définitives,  même  lorsque  les 
accusés  ge  convertissaient,  afin  qu'ils  fussent  obligés 
d'acheter  des  indulgences  à  la  cour  de  Rome.  Par 
le  sixième  article,  il  était  spécifié  que  le  nouveau 
chrétien,  quoique  réconcilié  avec  Dieu,  se  trouvait 
privé  de  tout  emploi  honorifique  :  et  il  lui  était  dé- 
fendu de  porter  sur  ses  vêtements  ni  or,  ni  argent, 
ni  perles,  ni  soie,  ni  laine  fine;  la  cour  de  Rome 
pouvait  seule  vendre  des  réhabilitations  pour  ces 
peines.  Les  articles  septième  et  huitième  imposaient 
une  punition  pécuniaire  aux  accusés  qui  avaient  fait 
une  confession  volontaire,  et  déclaraient  leurs  biens 
confisqués  au  profit  du  roi.  Les  articles  suivants 
étaient  relatifs  aux  peines  portées  contre  les  accusés 
convaincus  d'hérésie,  et  la  plus  légère  était  la  déten- 
tion perpétuelle  dans  des  cachots  affreux.  Les  dou- 
zième et  treizième  articles  autorisaient  les  inquisi- 
teurs à  condamner  comme  faux  pénitents  les  nouveaux 
convertis  dont  ils  regardaient  la  repentance  comme 
simulée.  Le  quatorzième  portait  que  l'accusé  qui  per- 
sisterait à  se  dire  innocent,  serait  condamné  comme 
hérétique  obstiné,  et  qu'il  serait  appliqué  à  diffé- 
rentes tortures,  dont  on  devait  augmenter  la  violence 
jusqu'à  ce  qu'il  eut  fait  l'aveu  de  son  hérésie.  Et 
dès  qu'il  se  sera  reconnu  coupable,  était-il  dit,  on  le 
fera  monter  sur  le  quemadero,  qui  était  l'échafaud 
où  se  trouvaient  les  quatre  statues  destinées  aux  con- 
damnés Ainsi,  de  toutes  manières,  innocent  ou  cou- 
pable, on  ne  pouvait  échappa-  à  la  justice  de  ces  ter- 
ribles inquisiteurs. 

Deux  articles  étaient  consacrés  aux  formes  de  la 
procédure;  il  était  défendu  aux  juges  de  communi- 
quer aux  prévenus  les  témoignages  portés  contre  eux, 
même  de  les  confronter  avec  leurs  accusai  jrs  ;  ils 
devaient  seulement  les  interroger  et  recueillir  leurs 
aveux  pendant  qu'on  les  appliquait  à  la  question.  Le 
dix-neuvième  et  le  vingtième  article  condamnaient 
comme  hérétique  tout  accusé  qui  ne  s'était  pas  pré- 
senté devant  le  saint  office  api  es  avoir  été  assign{'' 
dans  les  for.'ues  ;  et  ils  portaient  même  que  s'il  était 


l'enduisons  ordonn  eus  par  la  sainle  Inquisition 


342 


HISTOIRE    DES    PAPES 


proiiYo  par  ilos  écrits  ou  |i;ir  des  téiuoign;igi'i«  qu'uno 
pcrsouuo  ili'jà  morte  eût  vW  ontaclu-e  J'iiérésio,  son 
€mdavr«  Jo\ait  j-lre  exhume,  jugé,  cond.iranê  et  brûlé, 
et  SCS  biens  conlis(jués,  moitié  au  profil  ilu  prince, 
moitié  au  prolit  îles  inquisiteurs.  Les  quatre  derniers 
articles  étaient  relatifs  aux  procédés  que  les  inqui- 
siteurs devaient  ohserver  entre  eux  et  envers  leurs 
subordoiuiés. 

De  nombreuses  et  cruelles  additions  furent  an- 
nexées daus  la  suite  à  ce  code  infernal,  qui  seul  suflit 
pour  démontrer  cette  vérité,  que  de  toutes  les  reli- 
gions, celle  qui  s'est  montrée  la  plus  intolérante,  la 
plus  cruelle,  la  plus  sanguinaire,  c"est  la  religion 
chrétienne  !  Dans  tous  les  siècles  passés,  chez  les 
peuples  les  plus  barbares,  jamais  le  fanatisme  ou  la 
cupidité  des  prflres  n'a  fait  immoler  autant  de  vic- 
times humaines  cpie  dans  le  christianisme  ;  et  aucune 
des  atrocités  dont  le  souvenir  nous  a  été  légué  par 
les  historiens  de  l'antiipiité  ne  peut  approcher  des 
horribles  supplices  inventés  par  la  sainte  Inquisition 
ou  par  les  pontifes  de  Home. 

PenJaut  que  toutes  ces  choses  se  passaient  en  Es- 
pagne, le  cardinal  Bessarion  déhbérait  toujours  à 
Rome ,  pour  savoir  s'il  se  rendrait  à  la  cour  de 
Louis  Xr,  dont  la  fourberie  lui  inspirait  de  justes 
craintes.  Enfin  il  se  décida  à  hâter  son  arrivée  à  sa 
cour,  après  que  le  roi  lui  eut  écrit  qu'il  le  recevrait 
comme  s'il  eiàt  été  le  pontife  lui-même. 

■<  Mais  il  s'en  fallut  bien  que  les  choses  se  pas- 
sassent ainsi,  dit  Brantôme;  ce  long  et  magistral 
personnage,  qui  portait  le  titre  de  métropolitain  de 
JNicée  et  le  nom  de  Bessarion,  commit  la  faute  de  se 
vendre  auprès  du  duc  de  Bourgogne  avant  de  se  pré- 
senter à  la  cour  de  Louis  XL  Aussi,  lorsqu'il  parut 
devant  notre  gracieux  monarque,  celui-ci  le  prit  par 
sa  longue  barbe,  en  lui  disant  :  ^Monsieur  le  révé- 
rend, je  m'étonne  que  (Jiiarles  le  Téméraire  ne  vous 
ait  pas  fait  raser,  car  il  sait  que  je  n'aime  pas  les 
barbes  de  capucin  ;  et  sans  lui  rien  dire  autre,  il  lui 
tourna  les  talons  et  refusa  de  lui  donner  audience,  ni 
même  de  recevoir  les  dépèches  du  saint-père.  Bes- 
sarion en  conçut  un  chagrin  si  vif,  qu'il  en  tomba 
malade  d'une  lièvre  chaude,  dont  il  mourut  à  son 
itïtour  à  Rome.  » 

La  légation  d'Allemagne  n'eut  pas  un  meilleur 
■succès.  Les  peuples,  fatigués  de  payer  les  décimes 
■d'une  prétendue  cioisade  contre  les  'Turcs,  qui  n'é- 
tait en  réalité  (ju'une  croisaile  apostolii(ue  contre  leui' 
argent,  refusèrent  dans  la  j)lupart  des  villes  de  rece- 
voir les  délégués  du  saint-siége.  En  Angleterre  on 
•s'opposa  également  à  la  levée  du  denier  de  saint 
l'ierre,  et  les  évèques  se  montrèrent  parmi  ceux  qui 
«Uaient  le  plus  opposés  aux  exactions  de  la  cour  de 
Rome.  Stilington,  prélat  de  Balh,  fit  même  enfermer 
«lans  un  cachot  de  son  abbaye  le  protonotaire  Pros- 
pcr,  qui  voulait  passer  outre  et  lever  les  décimes  sur 
les  Eglises  de  son  diocèse. 

iSa  Sainteté  fut  plus  henreuse  en  Ecosse  que  dans 
la  Grande-Bretagne,  grâce  à  la  protection  que  trou- 
vèrent les  collecteurs  romains  auprès  de  Graan,  le 
nouvel  évêque  de  Saint-André.  Aussi,  pour  recon- 
naître ses  services,  s'empressa-t-elle  de  le  nommer 
primat  du.  royaume,  avec  le  titre  de  légat  perpétuel. 
Celte  nouvelle  marque  de  faveur  augmenta  le  zèle 


du  prélat  pom-  la  cour  de  Rome,  et  il  se  mit  lui- 
même  ù  la  tète  des  exacteurs  pour  régulariser  la 
perception  de  l'impôt  de  la  croisade.  Un  cri  général 
d'inilignatiiMi  s'éleva  de  toutes  les  parties  du  royaume, 
et  Jacquis  III,  qui  régnait  alors,  se  vil  obligé  de  le 
suspendre  de  ses  fonctions.  Graan,  sans  s'inquiéter 
des  ordres  de  son  souverain,  se  rendit  imnu'diatement 
à  Edimbourg,  cl  produisit  ilevant  les  étals  assemblés 
les  bulles  eu  vertu  desquelles  Sixte  IV  l'autorisait  à 
percevoir  les  dîmes  sur  l'Ecosse  et  lui  donnait  pleins 
pouvoirs  d'anathémaliser  Ions  ceux  qui  s'opposeraient 
à  l'exercice  de  l'autorité  discrétionnaire  du  légat. 

Jacques,  craignant  d'e\ciler  des  trouijles,  feignit 
de  se  soumettre  aux  ordres  du  pontife,  et  permit  au 
métropolitain  de  Sainl-.\ndré  de  piller  ses  sujets. 
Mais  ce  ne  fut  pas  pour  longtemps  ;  le  roi,  furieux 
de  n'avoir  aucune  part  dans  ces  dilapidations,  résolut 
de  supplanter  le  prélal  auprès  du  saint -père;  et 
il  envoya  des  ambassadeurs  à  Rome  pour  obtenir, 
moyennant  une  forte  somme,  des  bulles  apostoliques 
et  l'autorisation  de  décréter  le  légat  de  prise  de  corps, 
de  le  dépouiller  de  son  archevêché,  de  confisquer  ses 
biens  et  même  de  le  faire  décapiter.  Comme  les  som- 
mes offertes  par  Jacques  III  étaient  considérables  et 
dépassaient  de  beaucoup  celles  que  lui  promettait  le 
primat,  Sa  Sainteté  donna  l'autorisation  qu'on  lui 
demandait,  et  l'infortuné  métropolitain  fut  plongé 
dans  un  cachot,  où  il  mourut  de  misère. 

Henri  de  Spoiule  fait  remarquer  que  ce  fut  une 
heureuse  affaire  pour  la  couronne  d'Ecosse,  attendu 
que  depuis  ce  moment,  et  grâce  au  pouvoir  que  lui 
avait  concédé  le  pape,  Jacques  III  put  nommer  aux 
évêchés  et  aux  abbayes  de  son  royaume,  et  les  donner 
à  ses  favoris.  Malgré  l'extrême  habileté  qu'il  dé- 
ployait dans  l'art  d'extorquer  l'argent  des  fidèles, 
le  saint-père  se  trouvait  toujours  au  dépourvu,  par 
suite  des  prodigalités  de  ses  bâtards  et  de  ses  sœurs, 
qui  engloutissaient  les  recettes  des  indulgences,  les 
ventes  de  bénéfices  et  même  les  taxes  des  absolu- 
tions. Sixte  se  trouvant  à  bout  de  ressources,  ima- 
gina d'exhumer  un  décret  de  Paul  II,  qui  réduisait 
à  vingt-cinq  ans  la  période  qui  séparait  les  jubilés, 
et  que  cet  abominable  pape  avait  promulgué  dans 
l'espoir  d'en  tirer  pour  son  propre  compte  d'énormes 
bénéfices.  Comme  la  mort  était  venue  le  frapper  dans 
l'intervalle,  il  se  trouvait  avoir  travaillé  pour  son  suc- 
cesseur ;  celui-ci  en  fit  l'objet  d'un  nouveau  décret, 
et  il  fixa  définitivement  les  époques  des  jubilés  à  cha- 
que quart  de  siècle. 

En  conséquence,  des  circulaires  furent  adressées 
à  tous  les  souverains  de  fEurope,  pour  leur  annon- 
cer que  cette  solennité  rémunératrice  serait  célébrée 
à  Rome  l'année  1475,  dans  laquelle  on  entrait;  et 
la  superstition  était  encore  si  grande  à  cette  époque, 
qu'en  dépit  des  guerres  qui  désolaient  la  France, 
l'Angleterre,  l'Jîspagne,  la  Hongrie  et  la  Pologne,  un 
nombre  considérable  de  pèlerins  de  ces  différents 
royaumes  se  rendirent  dans  la  ville  sainte  pour  faire 
leurs  dévotions  aux  tombeaux  des  apôtres,  et  afin  de 
gagner  les  indulgences  promises  par  le  ))ape.  Ceux 
que  des  empêchements  légitimes  retenaient  dans  leurs 
provinces  furent  rançonnés  par  des  légions  de  moines 
qui  portaient  le  titre  de  collecteurs  du  saint-siége. 

Tous  les  rois  ou  princes   chrétiens  envoyèrent  à 


SIXTE       IV 


343 


Koiue  de  riches  présents  et  des  ambassades  solen- 
nelles pour  méiiter  l'absolution  de  leurs  péchés.  Fer- 
dinand, roi  de  Naples,  le  roi  de  Bosnie  et  sa  femme, 
ainsi  que  Cliarloltc,  reine  de  Chypre,  vinrent  à  la 
cour  du  pontife  couverts  du  manteau  des  pèlerins, 
les  uns  pour  demander  juirdon  de  leurs  crimes,  les 
autres  pour  faire  pénitence  de  leurs  amours  ;  Louis  XI 
lui-même,  malgré  sa  haine  pour  le  saint-siège,  envoya 
acheter  des  indulgences  et  des  reliques  à  Home  ;  mais 
dès  que  l'année  du  jubilé  fut  expirée,  il  recommença 
la  guerre  contre  Sa  Sainteté,  et  publia  un  décret  où 
il  était  dit,  qu'en  vertu  des  canons  du  concile  de 
Constance,  qui  reconnaissaient  aux  rois  le  droit  de 
convoquer  des  conciles  nationaux,  il  enjoignait  aux 
prélats  français  qui  étaient  hors  du  royaume  de  se 
rendre  immédiatement  à  leurs  sièges  respectifs,  et  de 
se  disposer  à  venir  au  synode,  qu'il  convo(juait  à  un 
délai  de  sit  mois,  pour  régler  les  affaires  ecclésias- 
tiques de  ses  États.  Il  ordonnait  en  outre  aux  prêtres 
qui  venaieni  de  Rome  de  soumettre  à  l'inspection  de 
ses  ûiliciers  placés  sur  la  frontière,  les  lettres,  les 
bulles  et  les  autres  papiers  dont  ils  seraient  chargés, 
pour  éviter  qu'ils  n'apportassent  quel({ucs  bulles  apos- 
toliques qui  fussent  préjudiciables  aux  libertés  de 
l'Église  gallicane;  enfin  il  fit  défense,  sous  la  menace 
des  peines  les  plus  graves,  au  clergé  régulier  et  sé- 
cuHer  d'assister  à  aucune  assemblée  hors  du  royaume, 
sans  une  autorisation  formelle  et  écrite  de  sa  main. 

L'Italie  était  alors  travaillée  par  des  idées  d'é- 
mancipation que  propageaient  des  hommes  courageux 
qui,  ne  désespérant  point  du  salut  des  peuples,  vou- 
laient renverser  la  tyrannie.  De  ce  nombre  étaient 
trois  jeunes  IMilanais,  Olgiati,  Lampugnani  et  Vis- 
conli,  qui  poignardèrent  bravement  Galéas  Sforza, 
l'oppresseur  de  leur  patrie,  à  la  face  du  soleil  et  au 
milieu  d'une  fête  solennelle.  «  C'était  un  cruel  tyran 
que  Galéas  Sforza,  dit  la  chronique  italienne,  à  en 
juger  par  un  de  ses  divertissements  favoris,  qui  était 
de  faire  enterrer  ses  malheureuses  victimes  vivantes, 
la  tète  hors  du  sol,  et  de  prolonger  leur  agonie  en  les 
nourrissant  d'excréments  humains.  Heureusement  il 
se  trouva  trois  jeunes  hommes  qui  se  dévouèrent  pour 
le  salut  de  tous,  et  délivrèrent  la  terre  de  ce  monstre.  » 
Voici  comment  ils  exécutèrent  leur  sublime  pro- 
jet :  Le  lendemain  de  Notl  de  l'année  1478,  Galéas, 
était  sorti  de  son  palais  pour  se  rendre  à  la  basili- 

.  que  de  Saint-Ambroise  et  ftiire  ses  dévolions;  il  as- 
sistait à  la  messe  entre  l'ambassadeur  de  Ferrare  et 
celui  de  Mantoue.  Au  milieu  même  de  la  céiémonie, 
Jean-André  Lampugnani  accourut  avec  ses  deux 
amis,  écarta  la  foule  de  courtisans  qui  entouraient 
le  prince,  en  criant  qu'il  avait  à  lui  remettre  une  dé- 
pèche pressée  ;  quand  il  fut  près  de  lui,  il  porta  sa 
main  gauche  à  sa  toque ,  mit  un  genou  en  terre 
comme  s'il  eût  voulu  lui  présenter  une  requête,  et 
en  même  temps  de  la  main  droite  il  le  frappa  au 
ventre  de  bas  en  haut  avec  un  poignard  qu'il  tenait 
caché  dans  sa  manche;  Olgiati  le  frappa  à  la  gorge' et 
à  la  poitrine,  \  isconti  à  l'épaule  et  au  milieu  du  dos; 
et  tout  cela  fut  si  rapide,  que  Sforza  tomba  défaillant 
entre   les  bras  des  deux  ambassadeurs  qui  étaient 

!  à  ses  côtés,  sans  qu'ils  pussent  se  rendre  compte 

-'  de  ce  qui  s'était   passé.    Mais   les   co\n'tisans,  qui 

avaient  eu  le  temps  de  se  remettre  de  leur  première 


surprise,  s'aperçurent  bien  que  le  duc  avait  été  as- 
sassiné; les  uns  prirent  la  fuite,  les  autres  tirèrent 
leurs  épées  et  se  mirent  à  la  poursuite  des  conjurés. 
Lamiuignani,  en  voulant  sortir  de  l'église,  se  jçta 
nialcncoutreusement  dans  un  groupe  de  l'emmes  qui 
étaient  à  genoux;  leurs  habits  s'engagèrent  dans  ses 
éperons,  il  tomba  à  terre  et  fut  atteint  par  un  des 
écuyers  de  Galéas,  qui  le  cloua  sur  place.  Yisconti  fut 
arrêté  un  ]ieu  plus  loin,  et  fut  également  tué  par  les 
gardes.  Olgiati  seul  était  parvenu  à  s'échapper;  mais 
sa  fuite  ne  lit  que  retarder  Fliorrilile  sujiplice  que  lui 
préparaient  les  séides  de  Louis  Slorce,  frère  du  tyran. 

Ce  courageux  jeune  homme  nous  a  laissé  une  re- 
lation touchante  de  cet  épouvantable  drame ,  dont  il 
est  à  la  fois  l'historien  et  le  héros.  «  Je  n'avais  pas 
osé  me  présenter  chez  mon  père,  dit-il,  pour  ne  j»as 
le  compromettre,  et  je  m'étais  retiré  chez  un  ami. 
Malheureusement,  le  matin  même  du  jour  que  j'a- 
vais fixé  pour  faire  une  tentative  en  faveur  de  la  li- 
berté, j'entendis  les  vociférations  de  la  soldatesque 
([ui  traînait  dans  la  boue  le  corps  de  Lampugnani, 
et  qui  s'approchait  de  ma  retraite.  Je  compris  alors 
que  j'avais  été  vendu;  cependant  je  n'eus  pas  la 
force  de  fuir,  l'horreur  dont  je  fus  saisi  glaça  mon 
sang  dans  mes  veines  et  me  priva  de  la  faculté  de 
voir  et  d'entendre.  »  Là  s'arrête  le  récit  d'Olgiati. 
«  Les  soldats,  ajoute  la  chronique,  ces  ennemis  na- 
turels des  peuples,  saisirent  le  courageux  apôtre  de 
la  liberté  et  le  traînèrent  par  les  cheveux  jusqu'au 
palais  des  inquisiteurs,  en  l'accablant  de  coups  et 
et  d'insultes.  » 

Olgiati  fut  condamné  à  être  tenaillé  avec  des  pin- 
ces ardentes  et  coupé  vivant  par  morceaux.  Au  mihea 
de  ces  tortures  atroces,  les  prêtres,  qui  remplis- 
saient les  fonctions  de  bourreaux,  l'exhortaient  à  se 
repentir  et  à  demander  pardon  à  Dieu  de  son  crime. 

«  Non,  jamais,  répondait-il,  suppôts  des  tyrans; 
je  ne  me  repens  point;  si  Dieu  m'avait  donné  dix  vies 
au  lieu  d'une,  j'en  disposerais  de  la  même  manière, 
dusséje  périr  dix  fois  dans  les  mêmes  tourments!  » 
Lorsqu'on  en  vint  à  lui  arracher  la  peau  du  crâne 
et  de  la  figure,  il  poussa  un  cri  de  douleur.  <'  Tu 
implores  donc  miséricorde?  cria  un  des  prêtres.  — 
Non,  reprit  le  martyr,  je  demande  seulement  qu'oE 
laisse  à  ce  misérable  corps  assez  de  force  pour  ([ue  je 
puisse  crier  sur  l'échafaud  :  Meurent  les  rois  !  meurenl 
les  prêtres!   vive  la  liberté!  vive  la  République!  » 

Ainsi  périt  Olgiati,  à  l'âge  de  vingt-deux  ans,  vic- 
time de  son  amour  pour  la  liberté!  Puisse  sa  no- 
ble action  trouver  des  imitateurs,  et  puisse  le  sort  de 
Galéas  faire  trembler  les  despotes  sur  leurs  trônes  f 

Gomme  Louis  XI  trouvait  son  intérêt  à  fomenter 
des  désordres  en  Italie,  il  ne  se  faisait  pas  faute 
d'encourager  les  rébellions;  ainsi  il  envoya  Philippe 
de  Comines  avec  un  corps  de  troupes  pour  soutenir 
les  Florentins^  qui  s'étaient  déclarés  en  révolte  ou- 
verte contre  le  saint-siége;  et  il  en  vint  même  à  faire 
signifier  à  Sa  Sainteté,  par  l'organe  de  son  ambas- 
sadeur Guy  d'Arpajon ,  vicomte  de  Lautrec,  qu'elle 
eût  à  lever  l'excommunication  prononcée  contre  le.-i 
Florentins,  et  à  convoquer  un  concile  général,  si 
elle  ne  voulait  se  trouver  en  guerre  avec  la  France. 

Sur  le  refus  de  Sixte  IV  d'accéder  aux  désirs  du 
roi,  l'ambassadeur  déclara  alors,  en  présence  de  toute 


3!i4 


HISTOIRE    DES     PAPES 


la  cour  romaine ,  que  Louis  XI  allait  assembler  un 
synode  national  pour  rolalilir  ofliciellemont  la  prag- 
matique sanction,  et  il  enjoignit  aux  cardinaux  fr;in- 
<;ais  ainsi  qu'aux  niélropolitains  de  rentrer  immédia- 
tement dans  leur  i>atrie. 

Ferdinand  chercha  à  intervenir  entie  Sixte  IV  et 
la  Séiènissime  République;  mais  l'intraitable  pontife 
ne  voulut  accoi"der  que  des  coudiiious  humiliantes 
pour  Florence,  et  ses  elTorts  pour  arrêter  la  gnene 
furent  inutiles.  Pendant  ([uc  Tltalie  était  en  fou  el 
que  les  peuples  s" enir' égorgeaient  pour  soutenir  les 
querelles  du  pape  et  pour  asservir  une  Hépublii(Uf 
florissante  à  son  iufiime  neveu,  Sixte  IV  continuait 
le  cours  de  ses  spoliai  ions.  Ainsi  il  vendait  l'évé- 
ché  d" Aragon  à  Ferdinand  ,  et  donnait  le  gou- 
vernement de  cette  Eglise  à  un  bâtard  de  six  ans, 
lils  du  roi  de  Naples  et  d'une  prostituée  espagnole; 
ainsi  il  vendait  une  dispense  de  mariage  au  vieux  roi 
de  Portugal,  Alphonse  V,  pour  qu'il  pût  épouser  la 
princesse  Jeanne  sa  prociie  parente  ;  et  presque  im- 
médiatement après  l'expédition  de  cette  bulle  sacri- 
lège qui  autorisait  un  inceste,  il  la  révoquait,  parce 
que  Ferdinand  de  Naples  lui  donnait  le  double  de  la 
somme  pour  empêcher  cette  alliance.  Enfin,  d'après 
le  témoignage  d'un  historien  contemporain,  il  de- 
meura prouvé  qu'il  avait  voulu  traiter  avec  les  Turcs 
et  leur  vendre  l'Itaiie;  mais  que  Mohammed  II  ayant 
rejeté  ses  offres,  il  s'était  vu  obligé  de  faire  la  paix 
'avec  les  Florentins,  ijui  avaient  déjà  remporté  plu- 
sieurs avantages  sur  les  troupes  du  saint-siége. 

Néanmoins  les  musulmans  n'avaient  pas  renoncé 
à  leur  projet  do  s'emparer  de  l'Italie  inférieure  ;  et 
quoique  forcés  de  lever  le  siège  de  Rhodes,  ils  s'é- 
taient rabattus  sur  Otrante,  qui  était  tombée  en  leur 
puissance  après  une  résistance  énergique.  De  cette 
ville,  le  pacha  Achmet  put  impunément  faire  des 
courses  sur  toutes  les  côtes  de  l'Adriatique,  et  il 
poussa  même  jusqu'à  l'église  Notre-Dame  de  Lo- 
rette,  dont  les  immenses  richesses  étaient  un  objet 
de  convoitise  pour  ce  mécréant.  Naples,  Venise,  Flo- 
rence et  Rome  réunirent  enfin  des  troupes  pour  re- 
pousser ces  redoutables  ennemis  et  les  chasser  de 
l'Italie;  ils  n'eurent  pas  du  reste  beaucoup  de  peine 
à  exécuter  leurs  projets  ;  car  au  moment  où  les  ar- 
mées confédérées  se  mettaient  en  marche,  on  apprit 
la  nouvelle  que  Mohammed  II  venait  de  mourir,  et 
que  les  musulmans  avaient  abandonné  Otrante  pour 
se  mêler  aux  dissensions  sanglantes  qui  avaient  éclaté 
entre  les  fils  du  kalife. 

Sa  Sainteté  profita  de  ce  répit  pour  renouveler  les 
guerres  intestines  en  Italie  ;  elle  fulmina  des  ana- 
thèmes  terribles  contre  les  Vénitiens  et  contre  les 
Florentins,  et  ordonna  aux  princes  italiens  de  se 
croiser  contre  ces  deux  Républiques,  sous  le  prétexte 
qu'elles  devenaient  trop  puissantes  et  qu'elles  mena- 
çaient de  détruire  l'équilibre  qui  était  la  garantie  de 
l'existence  de  chaque  principauté.  «Pendant  ces  guerres 
d'extermination,  dit  Varillas,  les  neveux  des  pontifes 
s'emparèrent  de  nombreux  domaines,  et  il  ne  restait 
plus  à  Jérôme  de  Riario  pour  achever  la  conquête  de 
Florence,  qu'à  mettre  le  pied  dans  l'Umbrie,  d'où  il 
lui  était  facile  de  s'étendre  dans  la  Romagne  et  dans 


la  Toscane,  lorsque  fort  heureusement  l'argent  vint 
à  mancjuer  au  saint-père.  Pour  s'en  procurer.  Sixte 
mit  en  vente  les  offices  de  la  chancellerie  el  de  la  cour 
apostoliipu'  ;  il  augmenta  le  nombre  des  emplois,  et  créa 
cinq  collèges  pour  les  expéditions  des  aiVaires  de  la 
daterie.  Gomme  il  ne  trouvait  pas  d'acheteurs  pources 
charges,  il  doubla  les  auciens  impôts,  en  établit  de  noi;- 
veaux,  et  décréta  une  lovée  extraordinaire  de  décimes, 
sous  prétexte  d'une  croisade  contre  les  Turcs.  » 

Tous  ces  moyens,  qui  autrefois  lui  avaient  si  bien 
réussi,  ne  jirodiiisirenl  que  peu  d'argent,  et  après 
trois  années  d'incendies,  de  pillages  et  de  massacres, 
il  fut  obligé  de.  demander  la  paix  à  Florence  et  de 
renoncer  à  mettre  une  couronne  sur  la  tète  de  son 
bâtard.  Le  saint-père  en  conçut  un  chagrin  si  violent, 
qu'il  tomba  malade  el  mourut  le  13  août  IkBii. 

Uq  fait  assez  singulier,  (jui  précéda  de  peu  de  jours 
la  mort  de  Sixte,  est  raconté  par  un  historien.  <<  Le 
pape  apprit  un  matin  que  deux  soldats  devaient  se 
battre  à  mort  hors  des  portes  de  Rome  ;  il  les  fit  ar- 
rêter et  commanda  qu'on  les  amenât  sur  la  place  de 
Saint-Pierre,  afin  d'y  vider  leur  querelle  sous  ses 
yeux.  Au  moment  où  le  pape  parut  à  son  balcon, 
ceux-ci  tirèrent  leurs  épées,  s'agenouillèrent  pour  re- 
cevoir sa  bénédiction,  et  commencèrent  une  lutte 
acharnée.  Sixte  les  regardait  faire,  et  applaudissait 
lorsque  ces  malheureux  se  portaient  de  beaux  coups; 
il  resta  jusqu'à  ce  que  tous  deux  tombèrent,  l'un  tué 
raide  sur  la  place  el  l'autre  blessé  mortellement.  » 

Quelques  auteurs  catholiques  ont  affirmé  cpie 
Sixte  IV  s'était  montré  généreux  protecteur  des 
lettres,  parce  qu'il  avait  enrichi  la  bibliothèque  du 
Vatican  de  manuscrits  précieux  et  rares  que  les  Grecs 
fugitifs  lui  vendirent  à  vil  prix.  «  Afin  de  mieux  ap- 
précier la  protection  qu'il  accordait  aux  écrivains,  il 
suffit,  dit  Bayle,  de  rapporter  gue  le  pauvre  Théo- 
dore de  Gaza,  qui  avait  passé  sa  vie  entière  à  traduire 
la  Zoologie  d'Aiistote,  lui  en  présenta  un  exemplaire 
enrichi  d'ornements  d'or  et  orné  de  pierreries.  Sixte 
le  reçut  et  lui  demanda  ce  que  pouvait  valoir  la  re- 
liure; l'auteur  lui  en  ayant  déclaré  le  prix,  il  le  lui 
fit  remettre,  sans  ajouter  ni  denier  ni  maille.  Théo- 
dore de  Gaza  jeta  dans  le  Tibre  l'argent  du  saint- 
père  et  se  laissa  mourir  de  faim.  » 

Par  compensation,  si  le  pontife  n'était  pas  pbn 
généreux  pour  les  gens  de  lettres,  il  se  montrait  l'ar- 
dent protecteur  des  prostituées  de  Rome,  et  Corneille 
Agrippa  raconte  très-gravement  que  Sa  Sainteté 
fonda  ])lusieurs  nobles  lupanars  qui  étaient  sous  sa 
protection,  et  où  chaque  fille  publique  était  taxée  à 
un  Jules  d'or  par  semaine.  «  Cet  impôt  rapportait 
plus  de  vingt  mille  ducats  par  année,  ajoute  Ihisto- 
rien  ;  les  prostituées  étaient  placées  dans  ces  repaires 
de  dépravation  par  les  prélats  de  la  cour  apostolique, 
qui  prélevaient  encore  un  droit  fixe  sur  leurs  pro- 
duits; et  c'était  un  usage  si  univcrselleii.ent  admis  à 
cette  époque,  que  j'ai  souvent  entendu  des  évoques 
faire  le  compte  de  leurs  revenus  et  dire  :  J'ai  deux 
bénéfices  qui  me  valent  trois  mille  ducats  par  an, 
une  cure  qui  m'en  donne  cinq  cents,  un  prieuré  qui 
m'en  vaut  trois  cents,  et  cin([  putains  dans  les  lupa- 
nars du  pape  qui  m'en  rapportent  deux  cent  cinquante.  » 


I 


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1  '2 


346 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Troubles  à  Rome  après  la  mort  du  pape.  —  Élection  d'Innocent  VIII.  —  Son  origine.  —  Commencements  de  son  pontificat.  — 
Innocent  renouvelle  l'eiploitation  de  la  croisade  contre  les  Turcs.  —  Guerres  entre  le  saint-siége  et  le  roi  de  Naples.  —  Il 
lance  une  liuUe  d'excommunication  contre  Ferdinand.  —  Afl' aires  d'Angleterre.  —  Innocent  confirme  le  mariage  de  Henri  VII 
avec  Elisabeth  d'Vork  et  déclare  légitime  la  succession  de  la  maison  de  Lancastre  au  trône  d'Angleterre.  —  Innocent  conclut 
la  paix  avec  Venise.  —  Le  siint-père  fait  assassiner  Bucolini.  —  Persécutions  contre  les  Vaudois.  —  Le  pipe  excommunie  pour 
la  seconde  fois  Ferdinand  do  Naples .  —  Opposition  du  parlement  de  Paris  à  la  levée  des  décimes.  —  Traité  entrn  le  pape  et  le 
sultan  Bajazet.  —  Le  prince  Zidm,  frère  de  Rajazet,  se  réfugie  à  la  cour  pontificale.  —  Innocent  entame  des  négociations 
avec  le  sultan  et  se  charge  d'empoisonner  Zizim.  —  Paix  entre  les  cours  de  Rome  et  de  Naples.  —  Mort  d'Innocent  VUI. 


L'historien  des  conclaves  raconte  sur  la  mort  de 
Sixte  IV  des  particularités  fort  remarquables.  Il  pré- 
tond que  son  cadavre  était  devenu  si  noir  qu'on  ne 
pouvait  le  regarder  sans  horreur,  et  qu'il  répandait 
une  puanteur  insupportable  dans  la  basilique  de 
Saint-Pierre,  où  il  se  trouvait  e.\posé  suivant  la  cou- 
coutume,  à  ce  point  que  personne,  ni  prêtre  ni  moine, 
no  voulut  rester  pour  prier  auprès  du  corps. 

Dès  que  la  nouvelle  de  sa  mort  fut  connue,  le 
peuple  se  porta  en  foule  au  palais  de  Jérôme  de  Ria- 
rio,  afin  d'assouvir  sur  le  bâtard  la  haine  qu'il  avait 
pour  le  pape;  mais  Jérôme  s'était  déjà  enfui  de  la 
ville  sainte  avec  ses  pierreries  et  tout  ce  qu'il  avait 
pu  emporter  de  ses  richesses.  Sama;.^nifique  demeure 
tut  mise  au  pillage;  les  colonnes  de  porphyre  et  les 
statues  de  marbre  qui  étaient  autant  do  chefs-d'œuvre 
de  la  statuaire,  furent  brisées  à  coups  de  marteau  ; 
on  déracina  même  les  arbres  séculaires  qui  ombra- 
geaient SCS  splendides  jardins.  On  courut  ensuite  à 
son  château  du  Jubilé,  ainsi  nommé  parce  qu'il  avait 
été  acheté  avec  les  offrandes  des  pèlerins  au  dernier 
jubilé;  toutes  ses  fermes  furent  ravagées  et  livrées  aux 
flammes  ;  les  magniliques  greniers  de  Sainte-Marie  la 
Neuve,  qui  lui  appartenaient,  furent  entièrement  vi- 
àés,  et   les  provisions  distribuées  aux  pauvres.   Ces 


actes  de  justice  terminés,  la  tranquillité  se  rétablit 
dans  la  ville,  le  peuple  retourna  à  ses  ateliers,  et  les 
cardinaux  purent  former  le  conclave. 

Sur  vingt-six  suffrages,  le  cardinal  de  Saint-Marc 
on  obtint  seize  le  soir  même  de  la  réunion  des  élec- 
teurs. Alors  le  cardinal  de  Saint-Pierre  aux  Liens 
lui  offrit  de  lui  apporter  trois  voix  s'il  voulait  lui 
donner  un  palais  qu'il  possédait  près  du  château 
Saint-Ange  ;  le  marché  n'ayant  pu  se  conclure,  ce- 
lui-ci en  conçut  un  violent  dépit,  et  cabala  pendant 
la  nuit  avec  le  vice-chancelier  en  faveur  de  Gibo, 
cardinal  de  Melfe.  Ils  éveillèrent  successivement  les 
prélats  qui  s'étaient  retirés  dans  leurs  cellules  ;  ils 
proposèrent  à  Savelli  de  leur  vendre  sa  voix,  mo)'en- 
nant  le  château  de  Monticelli  et  la  promesse  de  la 
légation  de  Bologne  ;  ils  offrirent  à  Go'onna  le  châ- 
teau Cépérani  avec  la  légation  du  patrimoine  de  Saint- 
Pierre,  une  rente  de  vingt-cinq  mille  ducats,  et  l'en- 
gagement de  lui  donner  encore  un  bénéfice  de  sept 
mille  ducats  de  rente  ;  ils  signèrent  au  cardinal  des 
Ursins  une  vente  en  bonne  forme  du  château  de  Ser- 
veterre,  et  un  traité  qui  lui  as.-urait  la  légation  de  la 
marche  d'Ancône,  ainsi  que  les  titres  d'intendant 
général  du  palais  et  de  trésorier  du  saintsiége;  ils 
promirent  à  Martinusius  le  château  Capraniquc  et 


: 


ï 


INNOCENT    VIII 


347 


l'évèché  (l'Avignon  ;  ils  abandonnèrent  au  lils  du  roi 
d'Aragon,  en  toute  propriété,  la  ville  de  Pontecorvo  ; 
lis  garantirent  au  cardinal  de  Parme  la  jouissance  du 
palais  de  Saint-Laurent  in  Lucina,  avec  les  revenus 
qui  y  étaient  attachés  ;  ils  promirent  au  cardinal  de 
Milan  de  le  nommer  archiprêtre  de  Saint-Jean  de 
Latran  et  de  lui  donner  la  légation  d'Avignon;  enfin, 
le  cardinal  de  Saint-Pierre  aux  Liens  se  réserva  pour 
lui-même  le  domaine  deFano  avec  ses  vastes  dépen- 
dances, cinq  terres  voisines,  et  le  grade  de  généra- 
lissime des   armées  du  saint-siége. 

De  cette  manière  le  cardinal  de  Melfe  réunit  la 
majorité  des  suffrages,  et,  avec  ou  sans  la  participa- 
tion du  pigeon  Saint-Esprit,  fut  proclamé  sous  le 
nom  d'Innocent  VllI. 

Jean-Baptiste  Cibo  était  né  à  Gênes,  de  parents 
grecs  qui  l'avaient  placé,  dès  son  enfance,  dans  la 
maison  du  roi  de  Sicile.  Comme  le  jeune  Cibo  était 
doué  d'une  très-belle  figure,  les  gens  d'Alphonse  l'a- 
vaient promptemenl  initié  à  d'affreuses  débauches. 
Plus  tard  il  était  passé  au  service  du  cardinal  Phi- 
lippe Calendrin,  qui  en  avait  fait  son  mignon  ;  et, 
grâces  à  l'appui  de  ce  nouveau  protecteur,  il  s'était 
élevé  peu  à  peu,  sans  autre  mérite  que  sa  déprava- 
tion, aux  plus  hautes   dignités  ecclésiastiques. 

Innocent  VIII  avait  seize  bâtards  lorsqu'il  parvint 
au  souverain  pontilicat.  A  l'exemple  de  son  prédé- 
cesseur, son  premier  soin,  aussitôt  qu'il  eut  été  in- 
stallé au  Vatican,  fut  de  pourvoir  sa  lignée  de  béné- 
fices, d'évèchés  et  de  principautés  :  aux  uns,  il  donna 
des  duchés,  des  comtés  ;  aux  autres,  des  provinces 
entières  ;  il  voulut  même  s'emparer  d'une  partie  de 
l'Abruzze,  dépendance  du  royaume  de  Naples,  pour 
son  bâtard  François.  Cette  inconcevable  prétention 
du  saint-siége  irrita  Ferdinand,  qui  réclama  d'abord 
en  termes  respectueux  contre  cette  mesure  :  mais  en- 
suite, lorsque  le  pape  lui  eut  fait  répondre  insolem- 
ment par  ses  ambassadeurs,  qu'un  souverain  avait 
toujours  le  droit  de  dis])oser  de  ses  États  malgré  son 
l'eudataire,  le  roi  de  Naples  leva  des  troupes;  et  dé- 
clara ([u'il  repousserait  à  main  armée  les  envahisse- 
ments du  saint-siége.  En  effet,  il  se  mit  à  guerroyer 
tous  les  seigneurs  soupçonnés  d'intelligence  avec  la 
cour  de  Home ,  et  il  défendit  immédiatement  à  ses 
sujets  de  payer  les  tributs  qu'il  avait  consentis  lors 
de  l'investiture  de  son  royaume. 

Comme  il  fallait  au  nouveau  pontife  des  sommes 
considérables  pour  soutenir  cette  guerre,  il  chercha 
à  s'en  procurer  en  suivant  la  route  tracée  par  son 
prédécesseur.  Il  multiplia  les  emplois  ecclésiastiques 
et  les  adjugea  au  plus  offrant;  il  ajouta  vingt-six  se- 
crétaires à  ceux  que  Sixte  avait  déjà  créés,  et  cin- 
quante-deux scelleurs  de  bulles;  il  exploita  également 
les  décimes  de  la  croisade  contre  les  Turcs,  et  ses 
nombreux  légats  inqjosèrcnt  encore  une  fois  les  juifs 
et  les  chrétiens,  les  uns  au  trentième  de  leurs  biens 
meubles  et  immeubles,  et  les  autres  au  vingtième. 

En  France,  on  réclama  avec  force  contre  les  exac- 
tions des  agents  du  saint-siége;  et  les  étals-généraux 
s'étant  assemblés  à  Tours,  Jean  de  Retz,  chanoine 
de  Notre-Dame  de  Paris,  au  nom  du  clergé,  supplia 
le  roi  Charles  VIII,  qui  venait  de  succéder  à  Louis  XI, 
de  prendre  pitié  de  l'Eglise  gallicane,  et  de  la  garan- 
tir  des  atteintes  des   vautours  romains.    Le    tiers- 


état  s'éleva  également  contre  les  énormes  transports  , 
d'argent  que  les  légats  du  saint-siége  lésaient  passer  t 
hors  du  royaume,  et  adressa  même  à  ce  sujet  d'éner-  f 
giques  réclamations.  Mais  les  prières  du  peuple  ainsi 
que  les  représentations  des  prélats  furent  inutiles; 
Charles,  qui  avait  des  jirojels  sur  la  conquête  de 
rilalie,  et  qui  voulait  se  ménager  l'alliance  du  saint- 
père,  écouta  de  préférence  les  réclamations  que  la 
cour  pontificale  lui  adressait,  relativement  au  refus 
(|u'avaient  fait  les  magistrats  de  la  Provence  de  payer 
les  décimes  de  la  croisade.  Toutefois,  ce  bon  accord 
fut  de  courte  durée  ;  le  traité  de  paix  que  venait  de 
conclure  le  pape  avec  le  roi  de  Naples  apporta  du 
refroidissement  dans  les  relations  diplomatiques  de 
Charles  et  d'Innocent,  ([uoique  Sa  Sainteté  eût  bien 
spécifié  dans  son  traité,  qu'elle  se  réservait  la  faculté 
de  fournir  des  vivres,  et  de  livrer  passage  aux  Fran- 
çais sur  les  terres  de  l'Église,  lorsqu'ils  voudraient 
recouvrer  le   royaume  de  Naples. 

Cette  paix  honteuse,  consentie  seulement  par  Fer- 
dinand pour  gagner  du  temps,  et  pour  se  remettre 
des  défaites  qu'il  avait  éprouvées,  augmenta  encore 
la  haine  implacable  qu'il  portait  au  pape  ;  aussi 
chercha-t-il  tous  les  moyens  de  le  renverser  de  la 
chaire  pontificale.  A  cet  effet,  ses  agents  semaient 
des  divisions  dans  Rome,  employant  tour  à  tour  l'or, 
les  promesses  et  les  menaces,  pour  faire  entrer  les 
cardinaux  dans  son  parti,  et  répandant  en  Italie  des 
écrits  qui  mettaient  à  nu  les  turpitudes  du  saint- 
père.  Ferdinand  s'était  même  allié  secrètement  avec 
les  Florentins,  avec  le  duc  de  Milan  et  avec  plusieurs 
princes  ennemis  d'Innocent;  enfin  lors([u'il  jugea 
qu'il  était  en  position  de  reprendre  l'ofiénsive,  il  dé- 
clara nettement  au  pape  t(u'il  n'avait  jamais  eu  l'in- 
tention de  remplir  les  conditions  du  traité  conclu  avec 
la  cour  apostolique,  et  il  chassa  les  collecteurs  ro- 
mains (jui  se  trouvaient  dans  son  royaume.  Innocent 
lança  aussitôt  contre  lui  une  bulle  d'excommunica- 
tion ;  il  le  déposa  du  trône,  comme  bâtard  et  usur- 
pateur, et  donna  la  couronne  de  Naples  au  roi  de 
France,  comme  au  seul  légitime  souverain.  Ferdi- 
nand, pour  soutenir  la  lutte  avec  le  pape,. avait  eu  le 
soin  de  se  réconcilier  avec  les  grands  de  son  royaume, 
et  avait  même  rendu  la  liberté  au  comte  et  à  la  com- 
tesse de  Montfort  ;  de  plus,  il  avait  entretenu  des 
semeuses  de  rébellion  dans  les  États  du  pape,  afin 
qu'ayant  de  l'occupation  dans  Rome,  son  ennemi  ne 
pût  diriger  toutes  ses  forces  contre  la  Campanie.  Éii 
outre,  à  son  instigation,  son  gendre  Matthias,  roi 
de  Hongrie,  envoya  sommer  Sa  Sainteté  de  révoquer 
les  censures  injustes  qu'elle  avait  prononcées  contre 
Ferdinand;  et  sur  son  refus  d'obéir,  Matthias  fit 
arrêter,  comme  coupables  du  crime  de  lèse-majesté, 
les  prélats  de  son  royaume  qui  étaient  soupçonnés 
de  favoriser   la   politique  de  la  cour  de  Rome. 

Pendant  que  le  saint-père  travaillait  à  renverser 
le  roi  de  Naples,  qu'il  appelait  usurpateur,  par  une 
contradiction  qui  n'a  rien  de  surprenant  pour  ceux 
qui  connaissent  les  rouages  politiques  de  la  cour  de 
Rome,  il  confirmait  au  duc  de  Lancastre,  vainqueur 
de  Richard  111,  la  possession  du  trône  que  ce  prince 
s'était  assuré  par  son  mariage  avec  Elisabeth  d'York, 
fille  d'Edouard  IV.  Des  présents  et  de  l'or  avaient 
décidé  le  jiape  à  légitimer  celte  usurpation,  et  à  au- 


348 


HISTOIRE    DES    TAPES 


toriser  un   mariajre  regardo  comme  incestueux  jiar 
l'Eiilise,  vu  le  degiv  de  parenté  des  deux  rpoux. 

S;i  Sainteté  déclara  que.  pur  la  pléuitudo  de  son 
pouvoir  apostoliipie,  elle  réi^ulariserait  tout  ce  qui 
pouvait  être  entaché  d'irréirularité  dans  la  nouvelle 
dynastie,  et  qu'elle  rendait  léj^iliraes  tous  les  enl'anls 
nés  ou  à  naître  de  cette  union.  Elle  enjoii;naità  toui: 
les  citovens  de  la  Grande-Hn-tagne  d'oliéir  à  leur 
nouveau  souverain,  sous  peine  d'anallièiiio.  et  comblait 
de  bénédictions,  de  grâces  et  d'indnlvrences  ceux 
qui  l'assisteraient  contre  ses  ennemis. 

.Vprès  avoir  expédié  les  bulles  sollicitées  p:ir  les 
ambassadeurs  de  Henri  VII,  le  saint -père  recom- 
mença la  guerre  contre  Ferdinand,  afin  d'assurer  une 
partie  des  Etats  de  ce  prince  à  son  bâtard  François. 
Pour  atteindre  )ilus  facilement  son  but,  il  chercha 
li'abord  à  rétablir  la  paix  dans  l'Italie supéiieure,  en 
faisant  lui-même  avec  les  Vénitiens  une  alliance  of- 
fensive et  défensive  pour  vingt-cinq  années;  et  il 
ménagea  également  un  accord  entre  Venise  et  le  duc 
d'Autriche.  Il  fut  moins  heureux  dans  ses  négocia- 
tionsavec  un  chef  d'aventiuiers  nommé  Bucolini  ;  ce 
seigneur,  après  avoir  ravagé  une  partie  de  la  Ro- 
niagne  à  la  tète  de  quelques  bandits,  s'était  établi 
dans  la  ville  d'Osimo,  place  importante  de  la  marche 
d'Ancône,  d'où  il  faisait  des  courses  fréquentes  sur 
les  États  romains.  Le  saint-père  savait  que  IJucolini 
était  lié  avecBajazet,  et  qu'il  avait  promis  à  ce  sultan 
de  lui  soumettre  le  littoral  de  l'Adriatique,  et  même 
de  conquérir  l'Italie,  s'il  pouvait  faire  débarquer  di.x 
mille  Turcs  sur  les  côtes  de  la  Roraagne,  ])rojet  qui 
inquiétait  sérieusement  la  cour  de  Rome.  Alin  d'en 
empêcher  la  réalisation,  Innocent  se  détermina  à  faire 
investir  la  retraite  de  ce  forban  par  le  général  Jac- 
ques Trivulce  et  par  le  cardinal  Julien.  Ceux-ci  vin- 
rent attaquer  Osimo  à  la  tète  de  douze  mille  cavaliers, 
au.xquels  Louis  Sforce  et  le  cardinal  la  Balue  avaient 
joint  huit  mille  hommes  de  pied  ;  mais  l'habileté  et 
le  couiage  delà  garnison  surent  triompher  des  assail- 
lants, et  après  sept  mois  de  combats,  les  généraux 
du  pape  se  trouvèi-ent  forcés  de  lever  honteusement 
le  siège.  Innocent,  qui  n'était  jamais  en  peine  de 
prendre  un  parti,  écrivit  à  ses  lieutenants  que  s'il 
était  impossible  de  vaincre  l'ennemi,  il  fallait  l'ache- 
ter, et  qu'il  saurait  bien  faire  rendre  l'argent  qu'on  au- 
rait donné,  dès  que  les  bandits  seraient  hors  de  k  place. 

Des  pourparlers  eurent  lieu  alors  entre  les  as- 
siégeants et  Bucolini  ;  l'évêcpie  d'Arezzo  lui  offrit 
sept  mille  écus  d'or  pour  la  reddition  d'Osimo  et 
pour  la  rupture  de  son  traité  avec  Bajazet.  L'im- 
prudent accepta  le  marclié,  sortit  de  la  ville,  licencia 
ses  soldats,  et  se  retira  à  Milan  avec  l'argent  du 
saint-père.  Deux  jours  après  son  arrivée,  on  le  trou- 
va pendu  à  sa  croisée  ;  on  fit  courir  le  bruil  que  lui- 
rnème  avait  attenté  à  ses  jours;  la  vérité  est  que, 
pendant  la  nuit,  une  prostituée,  aidée  par  des  sbires, 
l'avait  étranglé  pour  faire  recouvrer  à  Sa  Sainteté  les 
sept  mide  écus  d'or  qu'elle  avait  donnés. 

A  tous  ses  vices ,  Innocent  joignait  un  naturel 
sanguinaire  et  une  férocité  qui  se  révélaient  jusque 
dans  les  brefs  qu'il  adressait  à  l'évêque  de  Brescia  et 
à  l'inquisiteur  de  Lombardie,  afin  de  les  engager  à 
poursuivre  les  hérétiques  et  à  publier  la  croisade 
contre  les  Vaudois  de  la  vallée  de  Loyse. 


^'oici  en  quels  termes  Pcrrin  raconte  cette  perse - 
<'ntion:  ■>  Alliert,  archidiacre  de  Crémone,  ayant  été 
envoyé  en  France  par  Innocent  Mil  ]iour  exterminer 
les  Vaudois,  obtint  du  roi  l'autorisation  de  procéder 
contre  eux  sans  formesjtuliciaires,  et  seulement  avec 
l'assistance  de  Jacques  de  Lapalu,  lieutenant  du  roi, 
et  du  conseiller  maître  Jean  Rabot.  Ces  trois  scélé- 
rats, le  légat,  le  lieutenant  du  roi  et  le  conseiller,  se 
rendirent  au  val  de  Loyse  à  la  tête  d'une  bande  de 
farouches  soldats  pour  en  exterminer  les  habitants; 
mais  ils  n'y  trouvèrent  personne:  à  leur  approche, 
les  malheureux  héréli(]ues  s'étaient  enfuis  avec  leurs 
enfants  dans  les  montagnesqui  couronnent  cette  val- 
lée fertile,  et  s'étaient  blottis  au  fond  de  nomlireuses 
cavernes  naturelles  qui  .se  rencontrent  lréi|uemnjent 
sur  ces  sommets  à  pic.  Alors  l'archidiacre  et  ses 
deux  acolytes  se  mirent  à  leur  poursuite,  comme  ils 
eussent  fait  pour  une  chasse  au  renard;  et  chaque 
fois  qu'ils  découvraient  une  cavité  souterraine  dans 
laquelle  se  cachaient  les  infortunés  Vaudois,  ils  en 
fermaient  l'entrée  avec  des  fascines  de  paille  ou  de 
bois  sec  et  y  faisaient  mettre  le  feu.  De  cotte  manière 
les  malheureux  étaient  asphyxiés  par  la  fumée,  ou 
s'ils  essayaientde  sortir  de  ces  cavernes  qui  devaient 
leur  servir  de  tombes,  ils  étaient  reçus  à  coups  de 
piipies  par  les  soldats,  et  repoussés  dans  les  flammes. 

«  La  terreur  qu'inspirait  ce  suppli^'c  devint  tejle, 
que  la  plupart  des  Vaudois  ijui  avaient  jusque-là 
échappé  aux  recherches  des  envoyés  du  pape,s'enlre- 
tuèrent  d'eux-mêmes  ou  se  jetèrent  dans  les  abîmes 
de  la  montagne  pour  éviter  d'être  rôtis  vivants, 
(^uand  les  bourreaux  n'avaient  pas  de  bois  pour  en- 
fumer les  victimes  de  cette  horrible  chasse,  ils  se 
contentaient  de  fermer  l'entrée  des  cavernes  avec  des 
quartiers  de  rochers,  ou  de  murer  les  citernes;  de 
sorte  que  plus  tard,  après  le  départ  du  légat,  lors- 
qu'on lit  des  fouilles  dans  les  montagnes,  on  trouva 
plus  de  huit  cents  cadavres  de  petits  enfantsj  étouf- 
fés dans  leurs  berceaux  ou  dans  les  bras  de  leurs 
mères,  mortes  comme  eux  par  le  feu  et  la  faim. 

«  Les  bourreaux  firent  si  bien  la  besogne,  ((ue  de 
six  mille  Vaudois  qui  peuplaient  cette  vallée  fertile, 
il  n'en  resta  pas  six  cents  pour  pleurer  la  mort  de 
leurs  frères.  Tous  les  biens  de  ces  malheureux  fu- 
rent partagés  entre  Jacques  de  Lapalu,  l'archiprêtre 
de  Crémone,  et  maître  Jean  Rabot;  en  outre,  cha- 
cun d'eux  reçut  des  marques  de  la  munificence  du 
souverain,  et  le  légat  obtint  même  du  pape  Innocent 
la  dignité  d'évêque  ,  comme  récompense  de  ce  ipi'il 
avait  rempli  ses  intentions  avec  vigueur  et  énergie.  » 

Quoi(jue  occupée  de  persécutions  contre  les  héré- 
tiques, Sa  Sainteté  n'en  poursuivait  pas  moins  la 
guerre  contre  le  roi  de  Naples;  et  pour  venir  plus 
facilement  à  bout  de  ses  desseins,  elle  avait  organi- 
sé une  vaste  conspiration  dans  les  États  de  Ferdi- 
nand. Malheureusement  pour  le  pape ,  un  traître 
découvrit  le  complot;  et  tous  les  prélats  napolitains 
qui  avaient  trempé  dans  la  conjuration  furent  massa- 
crés dans  un  festin  auquel  le  prince  les  avait  conviés. 
Ferdinand  fit  jeter  les  cadavres  dans  la  mer  pour 
cacher  leur  mort;  et  afin  d'éviter  une  révolte  du 
peuple,  ses  agents  répandirent  le  bruit  (|u'ils  étaient 
seulement  prisonniers  dans  une  forteresse.  D'abord, 
sur  la  nouvelle  de  cette  arrestation,  le  pape  réclama 


INNOCENT    VIII 


349 


Iniutcmpnt  au  prince  la  mise  en  liberté  des  ecclé- 
siustiijues;  et  sur  son  relus  de  se  soumettre  à  ses 
inionctions,  il  l'excommunia  pour  la  deuxième  fois; 
ensuife,  lorsqu'il  connut  toute  la  vérité  et  qu'il  fut 
assuré  du  massacre  des  évoques  de  sa  faction,  il  ne 
garda  plus  de  mesures  dans  ses  violences;  il  a])pela 
sur  la  tète  ilo  l'usurpiiteur  toutes  les  malédictions 
divines,  il  publia  une  croisade  contre  lui,  et  envoya 
supplier  Cliarles  VUIde  hâter  son  passage  en  Italie, 
pour  venir  le  venger  de  son  implacable  ennemi 

Comme  le  rui  de  Franco  était  déjà  en  guerre  avec 
l'eraperour  ?klaxiiuilien,  et  se  trouvait  ainsi  dans  l'im- 
possijjilité  de  disjioser  de  ses  troupes  pour  seconder 
les  projets  du  saint  siège,  Innocent,  qui  dans  toute 
autre  circonstance  aurait  entretenu  la  division  de  ces 
princes,  s"interj)osa  entre  les  deux  parties  belligé- 
rantes et  leur  lit  signer  une  suspension  d'hostilités. 
D'un  autre  cùlé,  le  saint -père  sollicita  le  secours  des 
armes  de  Ferdinand  et  d'Isabelle;  mais  ce  fut  sans 
résultats  favorables.  Ces  deux  souverains  prétextèrent 
que  leurs  guerres  avec  les  Maures  ne  leur  permet- 
taient point  d'atTaiblir  leurs  armées.  Innocent  ne  fut 
pas  plus  heureux  dans  la  levée  extraordinaire  de  dé- 
cimes qu'il  avait  ordonnée  en  France  ;  le  parlement 
de  Paris  s'opposa  courageusement  à  la  perception  de 
cet  impôt,  et  représenta  avec  fermeté  à  Charles  VIII, 
qu'il  était  odieux  et  impolitique  de  permettre  que  le 
clergé  romain  s'emparât  de  toutes  les  richesses  du 
pays  ])our  les  exporter  en  Italie.  Force  fut  au  souve- 
rain d'écouter  ces  remontiances  ;  l'argent  n'alla  pas 
à  Rome,  mais  les  peuples  n'y  gagnèrent  rien; 
Charles  fit  continuer  les  levées  des  décimes  et  se  les 
appropria,  afin,  disait-il  ironiquement,  de  montrer 
sa  déférence  à  messieurs  du  Parlement,  qui  ne  vou- 
laient pas  que  le  numéraire  sortit  du  royaume. 

Les  affaires  du  saiut-père  prenaient  une  assez 
mauvaise  tournuie,  et  il  songeait  déjà  à  se  réconci- 
lier avec  le  roi  de  Naples,  lorsque  survint  un  événe- 
ment qui  fit  pencher  la  balance  en  sa  faveur  et 
augmenta  considérablement  soninlluence  en  Europe. 
Gomme  nous  l'avons  vu,  après  la  mort  de  Moham- 
med II,  ses  deux  fils  Bajazet  et  Zizim  s'étaient  dis- 
puté le  trône  des  kalil'es  et  avaient  fait  couler  des 
fleuves  de  sang;  enfin  Zizim  avait  été  vaincu  et  forcé 
de  se  réfugier  en  Egypte,  d'où  il  était  passé  à 
Rhodes  et  ensuite  eu  France.  Plus  tard,  le  grand 
maître  de  Rhodes,  vendu  à  la  cour  de  Rome,  lui 
persuada  qu'il  serait  plus  en  siïreté  en  Italie  que 
dans  les  États  de  Charles  VIII,  et  il  le  détermina  à 
se  mettre  sous  la  protection  d'Innocent  MIL 

Zizim  vint  on  elïel  dans  la  ville  apostolique,  ac- 
compagné du  grand  prieur  de  l'ordre  des  chevaliers 
de  iSaint-Jeau  de  Jérusalem  ;  il  lut  présenté  à  Sa 
Sainteté  en  consistoire  public,  oîi,  suivant  l'usage, 
le  maître  des  cérémonies  le  fit  avertir  par  l'inter- 
prète qu'il  eût  à  donner  le  salut  au  pontife  en  lui  bai- 
sant les  pieds;  ce  (pie  le  prince  musulman  refusa  de 
■  faire,  jurant,  par  la  barbe  de  Mohammetl,  qu'il  ne 
foucherait  point  un  aussi  sale  magot.  Le  drogman  ne 
jugea  pas  prudent  de  traduire  l'imprécation  de 
Zizim;  il  annonça  seulement  que  le  jeune  prince  de- 
mandait à  être  dispensé  du  cérémonial  avilissant  du 
baiscment  des  |)ieds.  Innocent  passa  sur  cette  for- 
malité, et  sa  joie  d'avoir  eu  son   pouvoir  le    prince 


musulman  était  si  grande,  qu'il  lui  promit  tout  ce 
qu'il  demanda,  et  qu'il  s'engagea  môme,  jjar  un  ser- 
ment solennel,  sur  toutes  les  carcasses  des  saints,  à 
le  rétablir  sur  le  trône  de  Conslantinople. 

Innocent  avait  bien  compris  tout  le  parti  qu'il  pou- 
vait tirer  de  son  prisonnier  ;  d'abord  il  s'en  servit 
pour  extorquer  à  Bajazet  un  tribut  annuel,  en  le  me- 
naçant de  soulever  l'Occident  en  faveur  d'.^  son  frère, 
et  il  l'obligea  à  conclure  un  traité  par  lequel  la  su- 
blime Porte  était  tenue  de  fournir  des  troupes  au 
pape  toutes  les  fois  qu'elle  en  serait  requise;  ensuite 
il  prit  le  prétexte  d'une  croisade  contre  les  Turcs, 
pour  arracher  aux  peuples  de  nouveaux  subsides;  et 
pendant  que  ses  émissaires  entamaient  des  négocia- 
tions avec  le  sultan  pour  lui  vendre  la  paix,  il  en- 
voyait dans  toutes  les  cours  de  l'Europe  des  légats 
chargés  d'annoncer  aux  rois  et  aux  Républiques  la 
convocation  d'un  concile  général  à  Rome,  pour  le  jour 
de  r.\nnoncialion  de  la  Vierge  de  l'année  1489. 

De  toutes  parts  les  ambassades  affluèrent,  et 
chaque  royaume,  char[ue  province,  chaque  ville  un 
peu  im])ortante  s'y  trouva  représentée  par  des  dépu- 
tés ou  par  des  évè(jues.  On  décréta  dans  ce  synode 
que  tous  les  chrétiens,  selon  leurs  ressources  en  ar- 
gent, en  armes  ou  en  denrées,  seraient  obligés  de 
contribuer  aux  frais  de  la  guerre  contre  les  inli  • 
dèles,  et  que  le  saint-père  recevrait  l'autorisation  de 
lever  en  toute  liberté  les  annates,  les  décimes; 
défaire  des  collectes,  de  vendre  des  indulgences, 
des  dispenses  et  des  privilèges ,  autant  qu'il  le 
jugerait  convenable  dans  les  intérêts  de  la  croi- 
sade. Innocent  ne  se  fit  pas  faute  d'user  de  l'au- 
torisation du  concile,  et  il  récoUa  une  si  riche 
moisson  en  France,  en  Allemagne,  enEspagne,  dans 
la  Hongrie,  dans  la  Bohème,  en  Pologne  et  en 
Angleterre,  qu'il  fut  obligé  d'annexer  plusieurs  bâti- 
ments aux  chambres  du  trésor  apostolique  pour  ren- 
fermer les  tonnes  d'or  et  d'argent  envoyées  par  ses 
collecteurs.  Jamais  ses  prédications  pour  les  croisa- 
des n'avaient  été  si  productives;  et  cela  grâce  à  la 
présence  du  jeune  prince  Zizim  à  Rome,  qui  donnait 
une  apparence  de  vérité  aux  projets  du  saint-père. 
Pour  surcroît  de  bonheur,  ses  négociations  en  Orient 
avaient  eu  le  même  succès  que  ses  prédications  en 
Occident;  et  le  sultan  Bajazet,  qui  redoutait  l'exé- 
cution des  menaces  d'Innocent,  s'était  déterminé  à 
lui  payer  le  tribut  qu'il  demanilait  ;  et  pour  preuve 
de  son  amitié,  il  lui  envoyait  de  riches  présents  en 
or,  en  argent  et  en  pierreries  ;  il  avait  même  eu  soin 
de  faire  accompagner  ses  ambassadeurs  par  trente 
belles  esclaves  de  Circassie  que  Sa  Ilautesse  donnait 
généreusement  au  pape  et  aux  cardinaux  romains.  Les 
ambassadeurs  du  sultan  furent  accueillis  avec  distinc- 
tion parles  officiers  du  saint-siége,  qui  vinrent  à  leur 
rencontre  jusqu'à  un  mille  hors  des  murs  de  la  cité. 

Eu  outre  dece  tribut  et  de  ces  magnifiques  pré- 
sents, B.ijazel  fit  don  au  saiut-père  d'une  somme  de 
cent  soixante  mille  écus  d'or,  pour  le  défrayer  des 
dépenses  qu'il  était  obligé  de  faire  pour  la  table  de 
Zizim.  Quel([ues  jours  après.  Sa  Sainteté  reçut  une 
nouvelle  ambassade  du  Soudan  d'Egypte,  qui  envoyait 
offrir  à  Innocent  pour  la  rançon  de  Zizim  quatre  cent 
mille  ducats,  et  l'abandon  de  la  ville  de  Jérusalem, 
qu'il  laissait  en   toute  propriété   aux   chrétiens;  de 


350 


HTSTOIUE     BKS     PATHS 


plus,  il  |Hf>n;iit  l"ontn«goment  soleiini'l  tle  iL'uidtii'au 
ppe  toutes  li's  i-oiuiuètcs  qu'il  forait  sur  Hajazi't, 
même  la  ville  de  Conslaulinople. 

L'iutenlion  Ju  soudan  était  do  mettre  Zizim  à  la 
tète  do  ses  troupes,  et  de  détrôner  le  sultan,  qui 
était  son  plus  redoutaLile  ennemi.  Innocent  acco[ita 
l'artrent  des  Égyptiens,  promit  de  renvoyer  le  jeune 
prince  au  Caire  dès  qu'il  lui  serait  possible  de  le 
faire  sans  inconvénients,  et  les  congédia. 

(Quoique  ces  négociations  eussent  été  tenues  se- 
crètes, il  en  transpira  néanmoins  qneliiue  chose.  Le 
chef  de  l'ambassade  tunpie  apprit  (pie  Sa  Sainteté 
avait  promis  de  rendre  la  liberté  à  Zizim  moyennant 
le  payement  d'une  énorme  ian(;on  ;  alors  il  résolut 
de  renchérir  sur  les  Egyptiens,  et  il  ofl'rit  au  pape 
six  cent  mille  écus  d'or  pour  qu'il  lui  permît  d'em- 
poisonner le  frère  du  sultan. 

Innocent  VIII,  disent  les  auteurs,  était  capahli;  de 
commettre  tous  les  forfaits  pour  de  lor;  aussi  se 
garda-t-il  de  repousser  cette  odieuse  proposition.  Il 
prit  les  six  cent  mille  écus  et  donna  la  permission 
demandée,  en  exigeant  cependant  qu'on  lui  fît  part 
des  moyens  qu'on  emploierait  pour  mettre  le  projet 
à  exécution.  Il  l'ut  dit  à  Sa  Sainteté  qu'un  officier  de 
son  palais,  appelé  Christophe  Macrin,  déjà  gagné  à 
la  cause  de  Bajazet,  avait  promis  de  mêler  du  poison  à 
l'eau  que  l'on  servait  sur  la  table  du  prince,  «  Innocent, 
dit  Raynaldi,  approuva  tout  ;  l'ambassadeur  fit  re- 
mettre le  jour  même  du  poison  à  l'assassin.  Mais  le 
saint-père ,  qui  retirait  des  sommes  considérables  de 
l'existence  de  son  prisonnier,  n'avait  nulle  envie  de 
s'en  défaire.  Dans  la  soirée ,  Christo])he  Macrin  fut 
arrêté  par  les  gardes  du  pape  et  immédiatement  ap- 
pliqué à  la  question.  Le  malheureux  avoua  son  crime, 
et  lut  condamné  à  être  déchiré  avec  des  tenailles  ar- 


dentes, et  à  être  écurtelé  en  place  publiipie.  Après  le 
supplice,  ses  membres  furent  cloués  aux  portes  de 
la  ville.  Celle  insigne  fourberie,  ajoute  l'iiislorien, 
rompit  les  négociations;  et  dès  le  lendemain  les  am- 
bassadeurs s'embarquèrent  pour  Constuntiuople,  pu- 
bliant partout  ([ue  le  pape  était  un  eil'ronté  voleur.  '> 

De  son  côté  ,  Innocent  répandit  le  bniil  que  leur 
colère  provenait  de  ce  qu'il  avait  refusé  l'alliance  de 
Bajazet.  Ses  légats  propagèrent  cette  opinion  dans 
tous  les  royaumes,  et  ils  s'en  servirent  pour  activer 
la  levée  des  décimes.  Les  soins  et  les  peines  que  le 
saint-père  se  donnait  )iour  grossir  ses  trésors  n'ab- 
sorbaient pas  cependant  toute  son  attention,  et  ne 
l'empêchaient  point  de  poursuivre  ses  projets  sur  le 
royaume  de  Naples  ;  ses  nouvelles  rentrées  lui  per- 
mirent au  contraire  de  rassembler  une  armée  formi- 
ilable  et  de  reprendre  l'offensive.  Dans  cette  extré- 
mité, Ferdinand  comprit  qu'il  n'avait  rien  de  mieux 
à  faire  que  de  se  soumettre  au  pape,  et  de  lui  aban- 
donner les  domaines  que  Sa  Sainteté  voulait  ériger 
en  pricipauté  pour  son  bâtard.  Le  roi  d'Aragon  con- 
sentit à  être  le  médiateur  entre  Ferdinand  et  le  saint- 
" siège;  et  la  paix  fut  conclue  à  Rome  au  mois  de  fé- 
vrier de  l'année  1491. 

Ainsi  l'infâme  Innocent  triomphait  de  son  ennemi, 
et  l'aîné  de  ses  bâtards  était  reconnu  prince.  Mais  la 
justice  divine  avait  marqué  le  terme  de  ses  ciimes, 
de  ses  attentats,  et  le  25  juillet  1491,  il  mourut  à  la 
suite  d'une  allaijue  d'apoplexie.  Etienne  Inl'essura pré- 
tend que  le  saint-père,  dans  cette  dernière  maladie, 
essaya  de  ranimer  les  sources  de  la  vie  au  moyen  d'un 
affreux  breuvage  composé,  par  un  médecin  juif,  avec 
le  sang  de  trois  jeunes  garçons  de  dix  ans  qu'on  avait 
égorgés  à  cet  effet  ;  Onuphre  et  Giaconius  rapportent 
le  même  fait,  qu'ils  placent  aune  époque  antérieure 


ALEXANDRE    VI 


351 


Tab'ciu  doi  «aturnales  de  la  cour  romaine.  —  Histoire  du  curdiiKil  Borgia.  —  Sa  vie  d'étudiant,  il'avocat  et  do  militaire.  —  Ses 
débaucties  avec  une  dame  espagnole  et  ses  deux  filles.  —  li  continue  ses  relations  scandaleusoî  avec  Rosa  Vanozza,  la  plus 
jeune  des  filles  de  sa  maîtresse.  —  Roderic  Borgia  est  rappelé  à  Rome  pai  Calixte  III,  son  oncle.  —  Il  établit  Rosa  Vanozza  à 
Venise  avec  ses  cinq  enfants.  —  Hypocrisie  du  cardinal  R  odiiric  Borgia.  —  Ses  lettres  à  sa  msîiresse,  —  Rosa  Vanozza  vient  à 
Rome. —  Immoralité  des  cardinaux.  —  Borgia  acbèie  la  papauté.  —  Fêtes  magniiques  de  son  couronne.r.ent.  —  Le  pontife 
jette  le  masque  ot  montre  au  grand  jour  .ses  horribles  vices.  —  Il  accumule  les  dignités  et  les  richesses  sur  la  tfite  de  ses 
bâtards.  —  Ses  luttes  contre  les  petits  princes  d'Italie.  —  Il  oblige  le  roi  de  Naples  à  donner  sa  fille  en  mariage  à  l'un  de  ses 
fils,  Guifry  Borgia.  —  il  lève  encore  des  décimes,  sous  prétexte  d'une  croisade  contre  les  Turcs  —  P.irliga  des  Indes  orien- 
tales et  occidentales  entre  les  Espagnuls  et  les  Portugais.  —  Horribles  incestes  entre  le  saint-père,  sa  fille  Lucrèce  Borgia  et 
ses  deux  frères  François  et  César  Borgia.  —  Mme  Lucrèce  épouse  J'.an  Sforce,  seigneur  de  Pesaro.  —  Sa  Sainlelé  préside 
au  coucher  des  deux  époux,  et  à  la  cousommalion  du  mariage.  —  Histoire  de  Giulia  la  belle,  l'une  des  concubines  du  .saint- 
père.  —  Orgies  et  débauches  de  la  famille  pontilicalc.  —  Lucrèce  préside  en  co-stume  de  bacchante  le  con.'ei!  des  cardinaux  et 
s'assoit  sur  la  chaire  de  saint  Pierre. —  Singulières  délibérations  agitée*  dans  cette  assemblée.  —  Divertissements  de  Mme  Lu- 
crèce; histoire  des  étalons  et  des  juments.  —  Bajazet  offre  à  Sa  Sain'elé  une  somme  énorme  pour  empoisonner  son  frère.  — 
Charles  VUI  propose  u  ne  forte  rançon  au  pape  pour  lui  céder  Zizim.  —  Sa  Sainteté  trouve  le  moyen  de  gagner  son  argent  des 
deux  côtés;  elle  livre  le  prince  musulman  au  roi  de  France,  reçoit  la  rançon  promise,  et  huit  jours  après  Zizim  meurt  empoi- 
sonné. —  César  Borgia  cardinal.  —  Son  caractère  odieux.  —  T  rahison  du  pape  envers  Charles  VIII.  —  Simonie,  vols,  meurtres 
et  empoisonnements  commis  par  le  pontife  ot  pir  ses  fils.  —  François  Borgia  e>t  nommé  prince  de  Bénévent.  —  Son  frère 
César  l'assassine  par  jalousie.  —  Alexandre  VI  reporle  son  exéc rallie  am  our  sur  César,  et  lui  accorde  l'autorisation  de  quitter 
l'éiat  ecclésiastique.  —  Une  chisse  à  Ostie.  —  César  gouverne  l'Église.  —  Sa  cruauté.  —  Il  s'exerce  à  tuer  des  hommes  par 
passe-temps.  —  Assassinat  del  'archevêque  de  Coscnza.  —  Alexandre  VI  veut  faire  jeter  par  les  fenêtres  du  Vatican  des  ambas- 
sadeurs qui  viennent  lui  faire  des  remontrances.  —  Histoire  de  Jérôme  ^^avonarole.  —  César  Boivia  h  la  cour  de  France.  —  Il 
envoie  à  son  père  trois  beaux  enfants  pour  lui  servir  de  mignons.  —  La  foudre  tombe  dans  la  ch^m  bre  du  pape.  —  Peifidies, 
trahisons  et  crimes  de  César  Borgia.  —  Voyage  .scandaleux  do  la  famille  pontificale. —  Le  pape  dote  les  bâtards  fruits  de  ses 
incestes  avec  sa  fille.  —  Troisième  mariage  de  Lucrèce.  —  Orges  qui  eurejit  lieu  à  cette  occasion.  —  Cimpiante  courtisanes 
sont  amenées  dans  une  salle  du  Vatican,  et  se  livrent  à  d'horrible-  scènes  de  luxure  avec  les  cardinaux,  en  présence  du  pape 
et  de  sa  fille.  —  Sa  Sainteté  autorise  par  une  bulle  Pierre  Meruluzze  à  prendre  pour  Ganymcde  son  [u-opre  fils.  —  Alexandre 
et  César  Borgia  forment  le  projet  d'empoisonner  deux  riclies  cardinaux  pour  hériter  do  leurs  biens.  —  Ils  sont  pris  dans  leur 
propre  piège  et  s'empoisouneat  eux-mêmes.  —  Mort  de  l'infàmj  Alexandre  VI. 


Nous  sommes  arrivi's  à  une  époque  do  lliistoifo 
<les  pontifes  romains  ([ui  peut  èlie  coDsidt'iéf  comme 
celle  oti  les  luraiùies  cuiumeucent  à  lemplacei  l'igno- 
rance sur  le  siège  de  saint  Pierre  ;  et  nous  devons 
dire  aussi  que  cette  époque  est  celle  oîi  la  corruption 
du  clergé  parvient  à  un  degré  qu'elle  n'avait  pas  en- 
core atteint.  Avant  le  règne  d'.\le.\andre  W,  les  chefs 
de  l'Église  négligeaient  di^à  le  soin   de  leur  tiuii- 


peau;  mais  depuis  ce  pape,  nous  les  verrons  aban- 
donner tout  à  l'ait  les  discussions  religieuses  pour  se 
jeter  dans  les  liitles  ]iûliliques,  et  pour  s'occuper  de 
stratégie ,  de  finances  ,  d'organisation  d'armées ,  de 
fortifications  et  d'autres  sciences  mondaines,  qui 
seules  pouvaient  les  maintenir  sur  la  ch-uire  désho- 
norée de  saint  Pierre.  Pour  eux,  il  n'e.xiste  qu'un 
Dieu ,    c'est    l'or  !    son    culte ,    c'est    la    déLauche 


msTOTRE     DES    PAPES 


Le  sullan  Bajazel 


et  le  meurtre  !  Ils  n'ont  plus  ni  croyances  ni  reli- 
gion; peu  leur  importe  rpie  les  peuples  croient  à  la 
Bible,  à  l'Evanfrile  on  au  Koran  :  ils  les  (h'pouillent 
tous,  qu'ils  soient  juifs,  chrétiens  ou  turcs;  ce  n'est 
plus  par  fanatisme  qu'ils  condamnent  les  hérétiques 
au  bûcher,  mais  ))ar  avarice;  ils  massacrent  indiffé- 
remment les  riches  dont  ils  convoitent  la  fortune ,  et 
les  citoyens  pauvres  dont  ils  redoutent  l'énergie. 

Enfin  nous  entrons  dans  une  époque  où  la  théocra- 
tie parvient  à  son  apogée  de  puissance ,  et  oîi ,  bien 
loin  de  cacher  dans  l'ombre  ses  perfidies,  sa  corrup- 
tion et  ses  cruautés,  elle  les  étale  au  grand  jour  et 
s'en  fait,  en  quelque  sorte,  des  titres  de  gloire. 

Sans  coniredil,  le  pape  qui  a  le  mieux  compiis 
cette  nouvelle  phase  du  ponlilicat,  c'est  le  succes- 
seur d'Innocent  VIII,  l'cxécraide  Roderic  Borgia. 

Il  descendait  par  sa  mère  de  la  maison  espagnole 
des  Borgia,  ([ui  avait  déjcà  occupé  le  trr'jne  aposto- 


lique en  la  personne  de  Calixte  III.  Quelques  futcurs 
prétendent  tju'il  devait  le  jour  à  un  commerce  inces- 
tueux entre  le  sainl-père  et  sa  sœur  Joanna,  qui  était 
mariée  à  un  certain  Godefroi  Lenzuolo  de  Valence: 
et  ([ue  Sa  Sainteté  voulant  lui  léguer  son  nom,  obli- 
gea son  beau-frère  à  quitter  le  nom  de  sa  famille 
pour  celui  de  Borgia. 

Dès  son  enfance ,  Roderic  fut  entouré  de  soins 
assidus  et  placé  sous  des  inailies  habiles,  qui  déve- 
loppèrent son  intelligence  et  en  linnit  un  avocat  re- 
marquable. Mallieurcusement,  devenu  homme,  il 
prit  une  dil^ction  tout  à  fait  opposée  au  bien,  et 
employa  son  adiflirable  talent  à  défendre  les  causes 
immorales  et  scandaleuses.  Bientôt  même  sa  profes- 
sion lui  devint  insu]iporlable,  parce  qu'elle  l'obli- 
geait à  une  certaine  retenue  dans  ses  mieurs;  et  il 
se  jeta  dans  la  carrière  des  armes,  en  se  faisant  nom- 
mer officier  d'une  com])agnie  franche,  alin  de  pouvoir 


Lucrèce  Borgia,  fille  du  pape  Movanrlrc  V! 


Î33 


!5ii 


IIISTOIUI:    DES    PAPES 


se  livrer  plus  facilement  à  ses  goûts  de  ilobauclies. 
Ou  suppose  ((ue  ce  fut  à  ce  moment  qu'il  contracta 
des  liaisons  iutimes  avec  une  ilame  espagnole  d'une 
i-emarquable  beauté,  qui  était  restée  veuve  avec  deux 
tilles.  Roderic,  après  avoir  séduit  la  mère,  viola  les 
eufauts  et  les  initia  à  d'horribles  voluptés;  puis, 
comme  sa  maîtresse  vint  à  mourir,  il  se  débarrassa 
de  l'aînée  de  ses  lilles  en  la  nietlaiil  dans  un  cou- 
vent, et  garda  auprès  de  lui  la  plus  belle  et  la  plus 
jeune,  qu'on  nommait  Rosa  Yanozza.  Il  en  eut  cin([ 
enfants,  François,  César,  Lucrèce,  Guifry,  et  un 
autre  dont  aucun  historien  ne  parle,  "peut-être  parce 
qu'il  mourut  fort  jeune. 

Roderic  scandalisait  l'Espagne  par  ses  débauches 
depuis  près  de  sept  ans,  lorsqu'il  apprit  rélévution 
de  son  oncle  Calixte  au  trône  de  saint  Pierre  ;  entre- 
voyant aussitôt  l'immense  fortune  que  cet  événement 
lui  promettait,  il  se  hâta  d'envoyer  à  celui  qu'il  sa- 
vait être  son  véritable  père,  une  lettre  de  félicita- 
tions, dans  laquelle  il  priait  Sa  Sainteté  de  lui  con- 
server ses  bontés  allcciueuses.  Gali.xle  répondit  à  sou 
neveu  qu'il  eût  à  se  rendre  immédiatement  à  Rome, 
où  l'attendait  un  poste  important  dans  le  gouverne- 
ment de  l'Kglisc;  et  dans  son  message,  il  lui  adressa 
un  bref  qui  l'investissait  d'un  bénéfice  de  douze 
mille  écus  de  revenu  annuel.  Cette  somme,  ajoutée 
aux  trente  mille  ducats  de  rente  qui  provenaient  de 
ses  biens  de  lamille,  lui  permettait  de  tenir  une  mai- 
son de  prince;  aussi  n'hésita-t-il  point  à  obéir  aux 
ordres  de  son  oncle;  mais  comme  il  ne  voulait  pas 
se  séparer  entièrement  de  sa  dièie  Yanozza  ni  de  ses 
enfants,  et  que  cependant  il  comprenait  la  nécessité 
de  cacher  ses  intrigues  pour  le  nouveau  rôle  qu'il 
voulait  jouer,  il  se  détermina  à  les  envoyer  à  Venise, 
où  il  espérait  pouvoir  les  visiter  quelquefois  sans 
exciter  les  soupçons. 

Il  partit  seul  pour  Rome,  s'installa  dans  un  ma- 
gnifique palais,  et  devint  l'un  des  courtisans  les  plus 
assidus  du  saint-père  ;  ce  qui  donna  lieu  aux  bruits 
les  plus  étranges  sur  la  nature  de  leurs  relations. 
Néanmoins  la  rigidité  de  mœurs  qu'il  affichait,  et  le 
masque  d'hypocrisie  dont  il  savait  se  couvrir,  en  im- 
posèrent à  lu  masse;  et  il  acquit  même  la  réputation 
d'un  saint  peisonnage,  en  dépit  de  ses  ennemis  ou 
j.'lutôt  de  ceux  qui  l'avaient  deviné.  Roderic  Borgia 
était  doué  d'une  éloquence  si  entraînante,  et  il  expo- 
sait ses  doctrines  avec  tant  d'art  et  d'habileté ,  qu'il 
captait  les  es|irit-i  qui  lui  étaient  le  plus  opposés; 
aussi  n'avait-il  pas  eu  une  grande  difficulté  à  se 
rendre  maître  des  volontés  de  Calixte.  Tout  en  ca- 
chant ses  projets  ambitieux  sous  les  apparences  de 
l'humilité,  il  s'était  l'ait  nommer  archevêque  de  Va- 
lence, vice  chancelier  de  l'Église,  et  enfin  cardinal, 
diacre  de  Saint-Nicolas  «  in  carcere  Tulliano,  »  avec 
une  pension  de  vingt-huit  mille  écus  d'or;  ce  qui, 
avec  les  bén  fices  de  sa  métropole  et  de  son  titre  de 
vice -chancelier,  rendait  sa  fortune  l'une  des  plus 
considérables  de  Rome. 

A  pai  tir  de  ce  moment,  Roderic ,  l'étudiant  dé- 
bauché de  ^'alence,  l'avocat  des  voleurs  et  des  assas- 
sins, le  soldat  jiillard  et  incendiaire,  l'amant  inces- 
tueux de  Rosa  Vanozza,  songea  sérieusement  à  se 
frayer  un  chemin  au  trône  apostolique.  Dès  lors,  il 
affecta  le  genre  dévie  d'un  véritable  anachorète;  il 


ne  ]xu-ul  plus  en  public  (|ue  les  mains  en  croix  sur 
la  poitrine,  le  regiird  fixé  vers  la  terre;  ses  paroles 
devinrent  onctueuses  et  traînantes;  il  visita  les  égli- 
ses, les  hôpitaux  et  les  demeures  du  pauvre,  répan- 
dant partout  d'abondantes  aumônes,  et  publiant  qu'à 
sa  mort  les  malheureux  seraient  ses  héritiers;  enfin 
il  montra  un  si  profond  lui'pris  des  richesses  et  un 
amour  si  grand  jKuir  la  religion  et  la  morale,  que  le 
peuple  romain,  habitué  depuis  tant  de  siècles  à  être 
trompé  par  les  prêtres,  se  laissa  prendre  à  ses  dehors 
hypocrites ,  et  le  proclama  un  Salomon  pour  la  sa- 
gesse, un  Job  pour  la  patience,  et  un  Moïse  pour  la 
publication  de  la  loi  do  Dieu.  M 

Dans  li's  occupations  de  sa  charge,  il  se  montrait  11 
infatigable  au  travail  :  jamais  il-ne  manquait  aux  con- 
sistoires ni  aux  audiences;  il  se  conformait  toujours 
aux  sentiments  des  autres ,  et  cherchait  tous  les 
moyens  de  faire  ressortir  leurs  qualités.  Tour  à  tour 
grave,  léger,  sérieux  et  badin,  il  faisait  le  charme  des 
réunions  du  Vatican,  et  se  créait  des  partisans  parmi 
les  cardinaux,  les  ambassadeurs  et  les  seigneurs  ita- 
liens qui  fréquentaient  la  cour  du  saint-père.  Jamais 
homme  ne  sut  mieux  que  Roderic  cacher  ses  passions 
sous  un  masque  impassible,  et  ne  montra  plus  que 
lui  de  la  constance  et  de  la  ténacité  dans  ses  projets. 

Pendant  qu'il  se  jouait  habilement  de  la  crédulité 
des  hommes,  il  entretenait  avec  sa  maîtresse  une  cor- 
respondance qui  est  parvenue  jusqu'à  nous,  et  où 
lui-même  donne  les  motifs  de  la  comédie  qu'il  re- 
présentait à  Rome  :  "  Rosa,  ma  bion-aimée ,  imite 
mon  exemple,  demeure  chaste  jusqu'au  jour  où  il 
me  sera  jiossible  de  venir  te  retrouver  pour  confondre 
notre  amour  dans  des  voluptés  infinies.  Jusque-là, 
qu'aucune  bouche  ne  profane  tes  charmes,  qu'aucune 
main  ne  soulève  ces  voiles  qui  cachent  mon  souve- 
rain bien;  encore  un  peu  de  patience,  et  celui  ([u'on 
nomme  mon  oncle  me  laissera  pour  héritage  la  chaire 
de  saint  Pierre.  En  attendant ,  prends  un  soin  ex- 
trême de  l'éducation  de  nos  enfants,  car  ils  sont  des- 
tinés à  gouverner  les  peuples  et  les  rois.  » 

Malgré  la  profandeur  du  jugement  de  Roderic  Bor- 
gia, ses  prévisions  ne  se  réalisèrent  pas  à  la  mort  de 
Calixte  ;  sa  jeunesse ,  et  peut-être  même  la  rigidité 
qu'il  avait  afl'ectée  dans  ses  mœurs,  empêchèrent  les 
suffrages  de  se  porte)'  sur  lui  ;  et  Pie  II  obtint  la 
tiare.  Pendant  ce  pontificat ,  il  n'exerça  aucune  in- 
fluence sur  le  gouvernement  de  l'Eglise;  il  s'appliqua 
seulement  à  faire  fructifier  les  immenses  richesses 
que  son  oncle  avait  laissées  et  dont  il  s'était  emparé. 

Pie  II  mourut;  Paul  II  lui  succéda;  Sixte  IV  vint 
ensuite.  Sous  ce  dernier  règne,  Roderic  acheta  la 
riche  abbaye  de  Subiacco  et  la  légation  d'Aragon  et 
de  Gastille.  Mais  il  était  à  bout  de  ses  efforts,  et  ne 
pouvant  souffrir  jjlus  longtemps  la  contrainte  qu'il 
s'était  imposée,  il  reprit  son  train  de  vie  de  capitaine 
aventurier,  et  commit  tant  de  meurtres  et  de  viols, 
q  l'il  se  fit  chasser  d'Espagne  par  Henri  le  Faible, 
1  oi  de  Castille. 

A  son  retour  à  Rome,  le  cardinal  Roderic  Borgia, 
(|ui  n'avait  plus  rien  à  ménager,  fit  venir  jjrès  de  lui 
Rosa  Vanozza  et  ses  cinq  enfants.   Seulement,   pour     ] 
sauver  les  apparences ,  il  leur  donna  un  palais  dans     '^ 
un  quartier  reculé,  et  sa  maîtresse  prit  le  titre  de     ' 
comtesse  Ferdinand  de  Castille,  du  nom  de  son  in-     - 


J 


ALEXANDRE    VI 


3Ï5 


tendant,  qui  passait  pour  être  son  mari.  Chaque  soir, 
sous  prétexte  de  visiter  le  genlilliomme  son  compa- 
triote, le  cardinal  se  dirigeait  vers  la  demeure  de  sa 
concubine,  où  il  passait,  dit-on ,  les  nuits  entières 
dans  des  orgies  avec  la  Vanozza,  et,  honte  éternelle  ! 
avec  Lucrèce,  sa  lillc,  et  avec  ses  fils  Francesco  et 
César  Borgia  1 

Sixte  IV  mourut;  Innocent  VIII  lui  succéda  sans 
que  Roderic  Borgia  eût  rien  changé  à  son  infâme 
conduite;  et  il  est  vrai  que  ses  débauches  passaient 
inaperçues  au  milieu  des  saturnales  de  la  cour  pon- 
tificale. Rome  était  devenue  un  immense  lupanar,  au 
sein  duquel  s'agitaient  cinquante  mille  prostituées; 
les  rues  et  les  carrefours  étaient  peuplés  de  filous  et 
d'assassins,  les  routes  étaient  infestées  de  bandits; 
si  bien  qu'à  la  mort  d'Innocent,  lorsque  les  cardi- 
naux voulurent  se  réunir  en  conclave,  ils  furent  obli- 
gés préalablement  de  placer  des  soldats  dans  leurs 
palais,  et  de  pointer  des  canons  aux  avenues,  pour 
préserver  du  pillage  leurs  somptueuses  demeures. 
Dès  que  le  conclave  fut  formé,  on  garnit  de  troupes 
à  pied  et  à  cheval  les  rues  des  faubourgs  qui  avoisi- 
naient  le  Vatican,  et  on  ferma  toutes  les  issues  avec 
des  poutres  énormes. 

Ces  précautions  prises,  on  procéda  à  l'élection  du 
pape  ;  d'abord  on  proposa  comme  candidat  l'évêque 
de  Pampelune  ;  mais  Roderic  ,  qui  avait  déjà  acheté  les 
suffrages  de  plusieurs  cardinaux,  fit  tramer  les  choses 
en  longueur ,  et  s'arrangea  de  manière  à  s'assurer  la 
majorité  des  suffrages.  Il  donna  aux  uns  des  palais,  aux 
autres  des  châteaux,  des  terres  et  de  l'argent  ;  le  cardinal 
Orsino  lui  vendit  sa  voix  pour  Icschàteaux  de  Monti- 
celli  et  de  Sariani;  Ascagne  Sforce  exigea  la  vice- 
chancellerie  de  l'Eglise;  le  cardinal  Colonna  demanda 
pour  son  vote  la  riche  abbaye  de  Saint-Benoit,  ainsi 
que  tous  les  domaines  et  le  droit  du  ]  atronage  pour 
lui  et  sa  famille  à  perpétuité;  le  cardinal  de  Saint-Ange 
réclama  l'évêché  de  Porto  et  la  tour  qui  en  dépen- 
dait, avec  une  cave  pleine  de  vin;  le  cardinal  de 
Parme  se  fit  donner  la  ville  de  Népi;  Savelli  reçut  le 
gouvernement  de  Citta-Castellana  et  de  l'église  de 
Sainte-Marie  Majeure;  un  moine  de  Veijise,  qui  ve- 
nait de  parvenir  au  cardinalat,  lui  vendit  son  vote  cinq 
mille  ducats  d'or,  et  la  promesse  de  passer  une  nuit 
avec  Lucrèce,  fille  de  Borgia,  ce  à  quoi  il  consentit  ! 
Roderic  ayant  ainsi  acheté  tout  le  sacré  collège,  fut  pro- 
clamé souverain  pontife,  sous  le  nom  d'Alexandre  VI. 

«  Enfin,' s'écria-t-il,  je  suis  donc  pape  !  le  vicaire 
du  Christ  sur  la  terre  ! 

—  Oui,  saint-père,  répondit  Sforce;  vous  l'êtes 
très-canoniquement,  et  nous  espérons  par  votre  élec- 
tion avoir  donné  le  repos  à  l'Église  et  la  joie  à  la 
chrétienté,  parce  que  vous  avez  été  choisi  par  l'Esprit 
saint,  comme  le  plus  digne  de  tous  nos  frères.  » 

Roderic  répli(jua  :  «  Quoique  le  fardeau  dont  nous 
sommes  chargé  soit  accablant ,  nous  espérons  que 
Dieu  nous  accordera,  comme  à  saint  Pierre,  la  force 
de  le  soutenir  glorieusement.  Nous  ne  doutons  pas 
non  plus  de  l'.ippui  que  nous  trouverons  dans  le 
concours  de  vos  lumières  et  surtout  dans  voire  obéis- 
sance, qui  sera  telle,  nous  l'espérons,  que  nous  n'au- 
rons jamais  à  vous  rap]ieler  que  le  troupeau  du  Christ 
doit  avoir  une  soumission  aveugle,  une  obéissance 
passive,  pour  le  prince  des  apôtres.  » 


Ensuite  il  se  revêtit  dos  ornements  pontificaux,  et 
se  saisit  de  la  tiare  avec  tant  d'empressement,  f(ue  le 
cardinal deMédicis, qui  suivait  de  l'œil  les  mouvements 
de  Roderic,  ne  put  s'empêcher  de  dire  à  Lorenzo  : 

«Je  crains  bien,  monfrère,  quenousnenous  soyons 
livrés  au  loup  le  plus  vorace  qui  soit  au  monde  ;  et 
sans  aucun  doute  il  nous  dévorera,  si  nous  ne  pré- 
venons ses  morsures  par  une  prompte  fuite.  » 

Dès  que  les  cérémonies  de  l'intronisation  et  de  la 
chaise  percée  eurent  été  accomplies,  lé  nouveau  pon- 
tife donna  sa  bénédiction  au  clergé  et  rentra  triom- 
phalement au  palais.  Sur  son  passage,  toutes  les  rues 
avaient  été  tapissées  de  riches  tentures  et  couvertes 
de  fleurs;  les  places  publiques  avaient  été  pavoisées 
de  drapeaux,  et  la  foule  stupide  faisait  retentir  l'air 
de  ses  acclamations. 

Dans  les  différentes  cours  d'Europe,  on  partagea 
l'engouement  des  Romains,  et  tous  les  princes  chré- 
tiens envoyèrent  des  ambassades  solennelles  au  pape 
pour  le  complimenter  sur  son  exaltation. 

Ferdinand,  roi  de  Naples,  fut  le  seul  qui  pressentit 
les  infamies  de  ce  règne  ,  et  qui  s'abstint  d'aucun 
acte  de  déférence  envers  Alexandre  VI.  Il  avait  mal- 
heureusement prévu  ce  qui  devait  arriver;  car  Ro- 
deric Borgia,  devenu  pape,  ne  mit  plus  de  frein  à 
ses  passions;  il  foula  aux  pieds  toutes  les  lois  divines 
et  humaines;  il  dévoila  le  mystère  de  ses  mons- 
trueuses amours  ;  il  installa  audacieusement  dans  le 
Vatican  sa  maîtresse,  sa  fille  Lucrèce  et  ses  autres 
enfants;  enfin  il  se  montra  tel  qu'il  était,  avare, 
fourbe,  inplacable,  débauché,  cruel  ou  plutôt  féroce; 
car  Paul  Langius  affirme  qu'il  transforma  Rome  en 
abattoir.  Qu'avail-il  à  redouter?  Ne  venait-il  pas  d'être 
proclamé  Père  suprême  des  fidèles ,  roi  des  rois, 
vicaire  de  Dieu  sur  la  terre,  pontife  infaillible  !  1... 

Ce  qui  dominait  dans  l'esprit  d'Alexandre  VI, 
c'était  une  ambition  démesurée  pour  l'élévation  de 
ses  bâtards.  A  peine  assis  sur  le  trône  apostolique, 
il  les  combla  d'honneurs  et  de  richesses;  Francesco, 
l'aîné  de  ses  enfants,  fut  créé  duc  de  Candie  et  prince 
de  Bénévent;  il  nomma  cardinal  et  archevêque  de 
Valence  en  Espagne,  César,  son  second  fils,  cpi  était 
après  Lucrèce  l'objet  de  sa  plus  tendre  sollicitude,  et 
dont  les  caresses  infâmes  avaient  le  pouvoir  de  faire 
tressaillir  le  cœur  gangrené  du  vieux  pape.  Mais  ces 
distributions  de  titres  et  de  dignités  n'étaient  pour 
Sa  Sainteté  que  les  préliminaires  d'un  immense  pro- 
jet qu'il  avait  conçu.  Son  ambition  convoitait  pour 
ses  bâtards  la  souveraineté  de  Naples ,  de  Venise, 
de  Florence,  de  l'Italie  entière;  aussi  ne  rêvait-il  ([ue 
victoires  et  conquêtes,  et  cette  pensée  l'avait  déter- 
miné à  prendre  le  nom  d'Alexandre,  qui  lui  rappelait 
le  plus  grand  conquérant  de  l'antiquité. 

L'Italie,  cette  magnifique  contrée  si  bien  partagée 
du  ciel,  quoique  dégénérée  et  déchue  de  son  antique 
splendeur,  étivit  encore  le  but  constant  de  la  convoi- 
tise de  tous  les  souverains  de  l'Europe,  qui  y  multi- 
pliaient des  troubles  sans  fin  et  des  divisions  intes- 
tines. Il  est  vrai  que  la  situation  du  pays  se  prêtait 
merveilleusement  à  prolonger  les  luttes  incessantes 
et  les  guerres  civiles  qui  surgissaient  de  tous  les  cô- 
tés au  moindre  froissement  d'amour-propre  entre  les 
petits  princes  ou  les  Républiques  italiennes. 

Du  besoin  de  maintenir  l'indépendance  respective 


356 


HISTOIRE    DK6     l'A  P  ES 


Jo  i-hai|uo  Ktat,  il  l'iait  résullé  une  politiiiur  lalliiu'e 
t|ui  enlaçait  l'Italie  et  faisait  plier  les  peuples  sous 
un  joug  iiisupportalilo.  \'enise  se  distinguait  entre 
toutes  les  villes  par  son  gouvernement  (ilii;arclii([ue, 
luèlé  lie  nobles  et  de  commerçants;  son  conseil  des 
Dix  avait  poussé  si  loin  l'art  de  tromper  les  peuples, 
el  de  faire  servir  les  hommes  à  la  satisfaction  et  au 
liien-ètro  d'une  caste  privilégiée,  que  depuis,  ni  avant, 
personne  ne  peut  dire  les  avoir  surpassés  dans  l'art 
de  duper  les  hommes;  et  pour  caractériser  cette 
époque,  il  suffit  de  dire  qu'elle  vit  fleurir  Machiavel, 
cet  abominable  précepteur  des  tyrans. 

La  Sérénissime  République  de  Venise  avait,  cuninie 
le  saint-père ,  des  vues  ambitieuses,  des  projets  à 
réaliser;  ses  regards  se  tournaient  sans  cesse  vers  la 
Roniagne,  dont  elle  possédait  déjà  une  grande  par- 
lie,  el  vers  le  duché  de  Milan,  fief  de  l'empire,  gou- 
verné alors  par  le  faible  Jean  Galéas,  sous  la  lulelle 
de  son  oncle,  l'ambitieux  Louis  Sforce;  elle  songeait 
i\  lui  enlever  les  Etats  de  Parme,  de  Plaisance  el 
celui  de  Gènes,  placés  sous  la  dépendanc;'  dos  Mila- 
nais; et  même,  quûi(|ue  sans  l'avouer,  elle  prévoyait 
le  moipent  où  la  République  de  Florence,  l'aiiguée 
«l'obéir  aux  Médicis,  viendrait  se  réunir  à  Venise. 
D'autre  part,  le  royaume  de  Naples,  qui  seul,  par 
son  importance ,  eût  pu  exercer  une  salutaire  in- 
llucnce  sur  les  autres  Etats,  se  trouvait  dans  la  posi- 
tion la  plus  critique,  par  suite  de  la  haine  nationale 
dont  son  roi  était  l'objet.  Ainsi,  de  tous  les  côtés 
l'Italie  menaçait  ruines,  et  Venise,  la  souveraine  de 
l'Adriatique,  espérait  bientôt  orner  son  diadème  des 
fleurons  des  autres  couronnes.  Rome  même  ne  lui 
portait  pas  ombrage,  et  elle  regardait  tranquillement 
s'agiter  dans  la  ville  pontificale  les  successeurs  de 
l'Apôtre  et  leurs  processions  de  mignons,  de  bâtards 
et  de  courtisanes. 

Cependant  la  papauté  devait  apprendre  aux  Véni- 
tiens, si  orgueilleux  de  leur  grandeur,  que  Dieu  se 
joue  des  combinaisons  des  hommes;  et  ce  cjui  sem- 
blait devoir  amener  iqlailliblement  la  ruine  des  papes, 
ce  double  caractère  de  roi  et  de  prêtre  qu'ils  avaient 
réuni  en  leurs  personnes ,  devint  entre  les  mains 
d'Alexandre  VI  un  levier  puissant  dont  il  se  servit 
pour  abattre  l'édifice  formidable  de  cette  République. 

Peu  à  peu,  Roderic  Borgia,  sans  avoir  même  be- 
soin de  recourir  aux  armes  temporelles  ni  aux  foudres 
spirituelles,  et  par  le  seul  fait  de  sa  marche  prudente 
et  machiavélique,  triompha  de  Venise  et  rétablit  la 
prépondérance  du  saint-siégc  en  Italie.  On  doit  con- 
venir pourtant  qu'il  eut  fort  à  faire;  car  le  long  sé- 
jour des  papes  dans  Avignon,  les  tentatives  multi- 
pliées de  révolte  3u  peuple  romain,  les  concessions 
obtenues  par  les  barons-vicaires  du  saint-siége,  soit 
des  empereurs ,  soit  des  pontifes ,  avaient  considé- 
rablement diminué  les  domaines  de  l'Kglise  et  les 
revenus  du  trésor  apostolique.  Alexandre  apjjliqua 
d'abord  tous  ses  soins  à  rétablir  l'intégrité  des  États 
pontificaux,  et  il  y  parvint  avec  une  administration 
ferme  et  active.  Ensuite  il  songea  à  renverser  l'auto- 
rité des  petits  princes  ses  voisics,  parmi  lesquels  on 
distinguait  lesBentivoglide  Bologne;  lesMalatesta  de 
liimini  ;  les  Manfiedi  de  Faenza ;  les  Golonna  d'Ostie  ; 
les  Montefelti  i  d'Uibin:  enfin  les  Vitelli,  les  SavelU  et 
plusieurs  encore  qui  possédaient  de  riches  provinces. 


Toutefois,  avant  de  couimenci'r  la  lutte  contre 
toutes  ces  familles,  le  ]iape  voulut  se  créer  des  a]i])uis 
redoutabloseiu'ontractanl  desalliances  avec  (les  princes 
puissants.  11  s'adressa  d'abord  à  Ferdinand,  souve- 
rain de  Naples,  et  prolitant  de  la  terreur  que  lui  in- 
spiraient les  armements  du  roi  de  France J  qui  se 
jiréparait  à  envahir  son  royaume,  il  lui  fit  offrir  le 
secours  d'une  armée ,  sous  la  condition  que  son  fils 
.Vlphonse,  duc  de  Galabre,  donnerait  sa  fille  en  ma- 
riage au  plus  jeune  des  bâtards  du  saint-père,  avec 
un  douaire  dans  le  royaume  de  Naples.  Sa  proposi- 
tion ayant  été  ropoussée  en  termes  insultants, 
Alexandre  tourna  ses  vues  d'un  autre  côté,  et  forma 
une  ligue  défensive  avec  le  tuteur  de  Jean  Galéas, 
duc  de  Milan,  et  la  Sérénissime  République,  trélait 
une  atVaire  difficile  à  conclure  qu'une  alliance  entre 
Rome  et  Venise  ;  cependant ,  grâce  à  l'habileté  des 
négociations  d',\lexandre,  les  résistances  furent  vain- 
cues, et  le  traité  fut  signé  entre  la  République,  la 
cour  de  Rome  et  le  duché  de  Milan. 

Alphonse  de  Galabre  el  Pierre  de  Médicis,  eflVayés 
dcsconsé(juences  d'une  ligue  qui  menaçait  l'existence 
politique  des  autres  Etats,  cherchèrent  à  la  détruire; 
dans  ce  but,  ils  accueillirent  avec  joie  les  proposi- 
tions do  Fabricio  Golonna,  de  Prosper,  son  frère,  et 
du  cardinal  de  Saint-Pierre  aux  Liens,  ennemis  dé- 
clarés du  pontife,  qui  s'engageaient  à  livrer  Rome, 
à  l'aide  du  parti  des  Guelfes  et  de  la  faction  des  Ur- 
sins,  si  l'armée  d'Alphonse  pouvait  dans  trois  jours 
se  présenter  sous  les  murs  de  la  ville  sainte. 

Le  vieux  roi  Ferdinand  ,  dans  sa  prudente  prévi- 
sion ,  s'était  prononcé  contre  ce  projet ,  et  voulait 
même  faire  la  paix  avec  Alexandre  à  quelque  prix 
que  ce  fût  ;  malheureusement  la  mort  vint  le  sur- 
prendre au  moment  où  il  renouait  des  négociations 
avec  le  pape.  Sans  aucun  doute,  Sa  Sainteté  se  fût 
montrée  très-peu  exigeante  pour  un  nouveau  traité, 
puisf{ue  déjà  les  intérêts  opposés  des  parties  con- 
tractantes avaient  amené  de  graves  discussions  entre 
la  cour  de  Rome  et  les  Vénitiens.  Plus  tard,  lorsque 
le  nouveau  roi  de  Naples  eut  été  informé  que  la 
France  était  entrée  dans  la  ligue,  il  voulut  réparer 
la  faute  qu'il  avait  faite,  et  reprit  les  négociations 
commencées  par  Ferdinand  avec  la  cour  de  Rome; 
seulement  les  conditions  n'étaient  plus  les  mêmes; 
et  son  orgueil,  qui  précédemment  s'était  révoltéii 
l'idée  de  donner  la  main  de  donna  Sancia,  sa  fille, 
au  jeune  Guifry  Borgia,  fut  obligé  de  se  plier  aux 
exigences  de  sa  position,  et  il  envoya  ofl'rir  au  saint- 
père  de  consentir  au  mnriagc  projeté,  de  donner  aux 
jeunes  époux  la  principauté  de  Squillace  et  le  comté 
de  Cariati,  de  faire  à  César  une  riche  dotation  en  bé- 
néfices, et  à  François,  duc  de  Candie ,  une  pension 
de  cinq  mille  ducats,  avec  l'expectative  d'occuper 
une  des  premières  charges  du  royaume  el  de  prendre 
le  commandement  des  armées.  Ces  offres  du  roi 
furent  acceptées  par  Sa  Sainteté,  qui  demanda  préa- 
lablement dix  mille  ducats,  dont  elle  avail  le  plus 
pressant  besoin. 

Des  fêtes  et  des  réjouissances  publi(|ues  eurent 
lieu  à  Rome  à  l'occasion  du  mariage  de  (iuifry  Bor- 
gia; et  le  saint- père  déploya  une  telle  magnificence 
en  celle  circonstance,  qu'il  mit  entièrement  à  sec  le 
trésor  de  l'Église.  Alors  il  eut  recours  aux  expédients 


'■']t^ 


'^ËkOk^iâm: 


358 


HISTOIRE     DES     PAPES 


qu'emploient  d'ordinaire  les  papes  et  les  rois  pour 
remplir  leurs  rolVres  ;  il  nuu:iuciita  les  impôts  et 
pressura  les  niallieureux  peuples;  ensuite  il  essaya 
d'une  nouvelle  publication  de  croisade;  et  ce  qui  pa- 
raîtra incroyable,  c'est  ipi'après  avoir  été  volés  pen- 
dant quarante  années  jiar  les  papes,  sous  le  prétexte 
de  guerres  contre  les  Turcs,  (pii  n'avaient  jamais  eu 
d'exécution,  les  chrétiens  stupides  apportèrent  en- 
core des  sommes  énormes  au  Vatican,  et  vinrent  ali- 
menter le  luxe  fastueux  des  bâtards  d'Alexandre  el 
de  sa  chère  Lucrèce. 

Ce  fut  Hi  cette  époque,  dans  l'année  l^g^i,  (pi'eut 
lieu  un  événement  extraordinaire,  la  découverte  d'un 
nouveau  continent  par  le  célèbre  Christoplie  Colomb; 
el  presque  en  même  temps  le  Portugais  \'asco  do 
Gama,  continuant  les  découvertes  de  Henri  le  Navi- 
gateur, de  Covcllas  et  de  Barthélémy  Diaz,  doublait 
le  cap  de  Bonne-Espérance,  touchait  aux  Indes  par  le 
canal  Mozambique,  et  changeait  entièrement  la  inavche 
et  la  forme  du  commerce  du  monde. 

Les  Portugais  avaient  suivi  de  près  les  Espagnols 
sur  le  continent  découvert  par  Colomb,  et  leur  dispu- 
taient cette  riche  proie  les  armes  à  la  main.  Cepen- 
dant, comme  l'intérêt  leur  faisait  une  loi  de  ne  point 
donner  trop  d'éclat  à  leurs  querelles,  le  roi  de  Por- 
tugal Jean  II  et  Ferdinand  V  le  Callioliifue  convin- 
rent de  s'en  rapporler  au  jugement  du  pape  ))our 
établir  les  limites  de  leurs  nouveaux  empires. 

Alexandre  VI  consentit  à  être  le  médiateur  de  la 
paLx  entre  les  deux  parties;  il  traça  une  ligne  qui 
passait  par  les  îles  des  .\çores  en  joignant  les  doux 
pôles;  et  il  décréta,  en  vertu  de  son  omnipotence 
universelle,  que  tous  les  pays  qui  seraient  en  deçà 
de  cette  ligne,  c'est-à-dire  les  Indes  occidentales  ou 
l'Amérique,  appartiendraient  au  roi  d'Espagne,  et 
ceux  qui  seraient  au  delà,  c'est-à-dire  les  Indes 
orientales  et  les  côtes  d'Afrique,  appartiendraient  au 
roi  de  Portugal.  Sa  Sainteté  ne  mettait  d'autre  con- 
dition à  ce  magnifique  don  que  le  payement  immé- 
diat d'une  forte  somme  d'argent,  et  l'engagement 
pour  les  Espagnols  et  pour  les  Portugais  de  conver- 
tir, de  gré  ou  de  force,  les  habitants  au  christia- 
nisme. Soixante  ans  après  la  publication  de  cette 
bulle  les  exécrables  missionnaires  espagnols  avaient 
égorgé  quinze  millions  de  victimes  dans  le  Nouveau- 
Alonde  pour  obéir  au  pape  ! 

Dès  qu'.Vlexandre  eut  réparé  les  pertes  de  son  tré- 
sor avec  les  produits  de  la  croisade,  il  s'occupa  de 
faire  conclure  le  mariage  de  sa  fille  avec  Jean  Sforce, 
seigneur  de  Pesaro;  et  comme  elle  avait  été  fiancée 
dès  son  enfance  avec  un  gentilhomme  aragonais,  il  la 
releva  de  ses  serments,  en  vertu  de  son  pouvoir  apos- 
tohquc,  qui  lui  permettait  de  délier  comme  de  lier. 

«  Pour  ce  mariage  il  y  eut  des  fêles  et  des  orgies 
dignes  de  madame  Lucrèce,  dit  Jitienne  Infessura. 
Le  soir,  Sa  Sainteté,  le  cardinal  Borgia,  le  duc  de 
Candie,  quelques  courtisans  el  plusieurs  nobles  dames 
firent  un  souper  où  parurent  des  histrions  et  des 
•danseuses  qui  représentèrent  des  comédies  obscènes, 
à  la  grande  joie  des  convives. 

«  Sur  le  matin,  Alexandre  VI  conduisit  les  jeunes 
époux  dans  la  chambre  nuptiale,  au  milieu  de  laquelle 
avait  été  élevé  un  lit  sonqjtueux  sans  courtines.  Là, 
ajoute  l'historien,  il  se  passa  des  choses  tellement  ré- 


voltantes, qu'on  no  peut  les  traduire  en  aucune  lan- 
gue. Le  saint-père  remplit  les  fonctions  de  matrone 
auprès  de  sa  lille;  Lucrèce,  celte  Messalineciui,  avant 
même  d'èlre  femme,  avait  été  initiée  aux  plus  hor- 
ribles débauches  par  son  père  et  par  ses  frères,  joua 
l'innocence  pour  prolonger  les  obscénités  de  cette 
comédie,  et  le  mariage  se  consomma  eu  jjrJsence  de 
la  famille  pontilicale  I  !  !  » 

Alexandre  avait  consenti  à  marier  sa  fille  parce  qu'il 
était  alors  dominé  par  une  nouvelle  passion  pour  une 
jeune  lille  nommée  Ginlia  la  Belle,  sœur  d'Alexandre 
l'^arnèse,  que  ce  misérable  lui  avait  prostituée  pour 
acheter  le  pardon  d'un  crime  de  faux.  Plus  lard,  Far- 
nèse  obtint  le  chapeau  de  cardinal  ;  et  nous  le  ver- 
rons occuper  à  son  tour  la  chaire  de  l'Apôtre,  sous 
le  nom  de  Paul  III.  Telle  est  l'origine  de  la  grande 
fortune  des  Farnèse,  avec  lesquels  s'allièrent  les  pre- 
mières familles  souveraines  do  l'Europe. 

Après  son  mariage,  madame  Lucrèce  refusa  de 
suivre  le  seigneur  de  Pesaro  dans  sa  principauté,  et 
habita  comme  par  le  passé  le  palais  du  Vatican. 
«  Elle  ne  (juitta  plus  la  chambre  du  saint-père,  tant 
de  jour  cjue  de  nuit,»  ajoute  Burchard,  le  maître  des 
cérémonies  d'Alexandre,  qui  enregistrait'  naïvement, 
heure  par  heure,  historien  lidèle,  tout  ce  qui  se  fai- 
sait à  la  cour  pontificale. 

Alexandre  VI  accordait  à  sa  fille  chérie  non-seule- 
ment toutes  les  grâces  qu'elle  demandait,  mais  en- 
core il  lui  avait  donné  la  surintendance  du  gouverne- 
ment de  l'Eglise.  C'était  Lucrèce  qui  assistait  à  l'oii- 
verture  des  lettres,  à  l'expédition  des  affaires;  c'était 
elle  qui  convoquait  le  sacré  collège;  et  souvent,  à  la 
suite  d'une  orgie,  elle  présidait  le  conseil  des  car- 
dinaux en  costume  de  bacchante ,  la  gorge  nue, 
le  corps  à  peine  couvert  d'un  vêtement  de  mous- 
seline. Dans  cet  état,  elle  mettait  en  délibération  des 
sujets  de  luxure,  et  n'avait  pas  honle  de  donner  et 
de  recevoir  devant  eux  des  caresses  tellement  impu- 
diques, que  Burchard  lui-même,  habitué  à  voir  tant 
de  choses,  s'écrie  en  rapportant  ce  fait  :  <<  Horreur  ! 
ignominie  !  scandale  !  !  I  » 

Dans  un  autre  passage  de  son  journal  il  raconte  le 
trait  suivant  :  «  Aujourd'hui,  le  saint-père,  pour  ré- 
jouir madame  Lucrèce,  a  fait  conduire  dans  la  petite 
cour  du  palais,  près  de  la  porte  d'entrée,  plusieurs 
juments  chargées  de  ramées,  et  il  a  été  donné  ordre 
qu'on  lâchât  après  elles  des  étalons  de  ses  écuries, 
libres  de  tous  freins  et  licols.  Ceux-ci  se  sont  rués 
sur  les  juments  en  hennissant  d'une  manière  épou- 
vantable, et  après  une  lutte  terrible  à  coups  do  dents 
et  à  coups  de  pieds,  les  malheurenRcs  juments  ont 
été  teri'assées  et  saillies  aux  applaudissements  de 
madame  Lucrèce  et  du  saint-père,  qui  contemplaient 
ce  spectacle  de  la  fenêtre  d'une  chambre  à  coucher, 
placée  au-dessus  de  la  porte  du  palais.  Après  quoi  le 
pape  et  sa  fille  se  sont  retirés  dans  l'intérieur  de  l'ap- 
partement, et  sont  restés  enfermés  une  heure!...  « 
Burchard  n'ajoute  aucune  réllexion  à  la  suite  de  ce 
récit,  et  nous  suivrons  son  exemple. 

Bientôt  après  arrivèrent  à  Rome  des  ambassadeurs 
musulmans  chargés  par  le  sultan  l'ajazet  de  faire  au 
saint-père  des  ouvei'tures  relativement  à  un  projet 
d'empoisonnement  sur  le  prince  Zizim.  La  lettre  de 
l'empereur  ottoman  était  ainsi  conçue  : 


ALEXANDRE     VI 


359 


«  Le  suUiiu  Bajazet,  par  la  grâce  de  Dieu,  très- 
jj;rand  loi  el  kalile  des  deux  coulineufs  d'Asie  et 
d'Europe,  à  l'excellent  seif^ueur  Alexandre,  père  de 
tous  les  chrétiens  par  lu  Providence,  et  très-digne 
pontife  de  l'Église  romaine,  révérence,  bienveillance 
et  sincérité. 

«  Jusqu'à  ce  jour,  seigneur,  j'ai  très-exactement 
payé  à  \  otrc  Sainteté  quarante  mille  ducats  chaque 
année  pour  la  pension  de  mon  i'rère  Zizim  ;  mais 
comme  il  m'a  été  dit  qu'Innocent  VIII,  votre  prédé- 
cesseur, en  même  temps  qu'il  recevait  de  moi  des 
sommes  considérables  pour  garder  ce  prince  ambi- 
tieux, écoutait  encore  les  propositions  du  Soudan 
d'Egypte,  et  acceptait  sou  argent  pour  rendre  Zizim 
à  la  liberté,  je  dois  craindre  qu'un  jour  votre  succes- 
seur ne  fournisse  des  troupes  à  mon  frère  pour  me 
disputer  le  trône. 

«  Vos  envoyés  ont  parfaitement  compris  le  sujet 
de  mes  appréhensions,  et  m'ont  conseillé  de  m'a- 
dresser  directement  à-  vous  pour  rendre  à  mon  esprit 
la  tranquillité  dont  il  a  si  grand  besoin,  et  pour  faire 
disparaître  la  cause  de  mes  alarmes.  Ils  m'ont  fait 
espérer  même  que  vous  écouteriez  mes  propositions 
d'une  oreille  favorable. 

«  Or  donc,  je  m'engage  à  donner  trois  cent  mille 
ducats,  plusieurs  villes  et  la  tunique  de  Jésus-Christ, 
si  Votre  Sainteté  veut  ôter  le  sultan  Zizim  de  ce 
monde,  de  la  manière  qu'elle  jugera  le  plus  conve- 
nable. Elle  rendrait  ainsi  un  àervice  signalé  à  son 
prisonnier  lui  mèiue.  car,  selon  le  prophète,  il  doit 
préférer  la  mort  à  la  servitude;  et  vous,  très-illustre 
g  seigneur,  ne  commettriez  pas  de  crime  selon  votre  re- 
ligion, puisqu'il  est  ordonné  aux  chrétiens  d'exter- 
miner les  hérétiques  et  les  infidèles.  » 

Il  ne  nous  reste  aucun  document  authentique  sur 
la  réponse  que  fit  le  pontife  ;  seulement,  Comiues 
prétend  qu'il  accepta  les  oftres  du  kalife  ;  et  ce  qui 
semblerait  confirmer  cette  opinion,  c'est  qu'on  eut 
connaissance  un  peu  plus  tard  d'un  traité  secret  con- 
clu entre  les  cours  de  Rome  et  de  Constantinople, 
par  lequel  Bajazet  s'engageait  à  fournir  au  saint-siége 
six  mille  cavaliers  de  vieilles  troupes  et  autant  de 
fantassins  pour  combattre  les  Français,  qui  se  pré- 
paraient à  envahir  le  royaume  de  Naples. 

Charles  VIII,  en  effet,  ne  tarda  pas  à  faire  son 
entrée  en  Italie,  à  la  tète  d'une  armée  de  trente  mille 
hommes,  soutenue  par  une  artillerie  de  cent  quarante 
pièces  de  campagne  ;  et  ses  progrès  furent  si  rapines, 
qu'il  avait  déjà  conquis  la  Lombardie  avant  qu'A- 
lexandre eût  pu  songer  aux  moyens  de  lui  résister. 
Dans  cette  extrémité,  le  saint-père  voulut  employer 
la  voie  des  négociations;  et  il  adressa  des  ambassa- 
deurs au  roi  de  France  pour  lui  enjoindre  de  sus- 
pendre sa  marche.  Charles  VIII  passa  outre,  sans 
s'inquiéter  de  la  défense  du  pape,  et  continua  sa 
route  vers  Rome,  où  l'avaient  déjà  précédé  des  dé- 
putes chargés  de  de  nander à  Sa  Sainteté  linvestiture 
■  du  royaume  de  Naplis  pour  leur  maître. 

Non-seulement  Alexandre  avait  répoadu  que  ja- 
mais il  n'accéderait  à  leur  proposition,  et  qu'il  s'op- 
poserait de  toutes  ses  forces  au  passage  des  Français 
dans  ses  Etats,  mais  encore,  lorsrpie  le  chef  de  l'am- 
bassade voulut  lui  représenter  que  Cliarles  étant  allié 
de  l'empereur  Maximilien,  il  dépendait  de  sa  volonté 


de  lui  enlever  la  tiare,  soit  par  la  force  des  armes, 
soit  en  le  faisant  juger  par  un  concile,  comme  pape 
simoniaque,  adultère,  incestueux,  voleur  et  meurtrier, 
Alexandre  ne  voulut  faire  aucune  concession,  et  s'em- 
porta même  en  termes  injurieux  contre  Charles  VIII, 
en  présence  du  ministre  du  roi  de  Naples,  de  Lopez, 
son  dataire,  et  du  prince  d'Anhalt,  délégué  de  l'em- 
pire. Il  eut  l'audace  d'accuser  Id  roi  de  France  d'avoir 
formé  le  projet  ambitieux  de  placer  sur  son  front  la 
couronne  impériale,  et  de  vouloir  renverser  Maximi- 
lien du  trône. 

«  Pour  ujoi,  ajouta-t-il,  lors  même  que  ce  Charles 
me  mettrait  une  épée  nue  sur  la  gorge,  je  m'oppose- 
rais encore  à  son  exécrable  ambition.  Et  vous,  piince 
d'Anhalt,  dit-il  en  s'adressant  à  l'ambassadeur  d'Al- 
lemagne, il  est  de  votre  devoir  de  faire  connaître  à 
votre  maître  les  desseins  de  la  France,  afin  qu'en  sa 
qualité  de  protecteur  de  l'Église,  il  se  joigne  aux  au- 
tres princes  chrétiens  pour  défendre  notre  siège  et 
pour  conserver  les  droits  de  l'empire  et  la  liberté  de 
toute  l'Italie.  » 

Comme  on  s'y  était  attendu,  son  énergie  faiblit  de- 
vant le  danger;  et  lorsque  le  roi  de  France  se  pré- 
senta sur  les  confins  de  l'Etat  ecclésiastique,  le  pape 
n'osa  lui  en  disputer  l'entrée;  enfin  quand  il  fut  sous 
les  murs  de  Rome,  Sa  Sainteté  lui  envoya  son  maître 
des  cérémonies,  son  secrétaire  apostolique,  et  le 
doyen  de  la  rote,  pour  recevoir  sesordres.  Charles  VIII 
se  fit  immédiatement  ouvrir  les  portes  de  la  ville 
sainte,  et  il  entra  dans  la  cité,  armé  de  toutes 
pièces,  la  lance  sur  la  cuisse,  enseignes  déployées, 
trompettes  sonnant,  escorté  de  ses  troupes  qui  mar- 
chaient en  colonnes  serrées,  suivies  d'une  immense 
cavalerie  et  de  sa  formidable  artillerie. 

Ses  fourriers  marquèrent  à  la  craie  les  logements 
des  compagnies;  ses  prévôts  placèrent  des  senti- 
nelles dans  tous  les  quartiers ,  ordonnèrent  des 
rondes  et  des  patrouilles,  firent  planter  des  potences, 
des  estrapades,  et  publièrent  les  édits  et  les  ordon- 
nances du  prince  à  son  de  trom]ie,  comme  s'il  eirt 
été  dans  Paris.  Quoi(|ue  maître  absolu  dans  Rome, 
le  roi  n'avait  pu  voir  encore  Alexandre  VI,  qui  se  te- 
nait enfermé  avec  sa  famille  dans  le  château  Saint- 
Ange.  Un  grand  nombre  de  prélats,  parmi  lesquels 
se  trouvaient  Ascagne  Sforce ,  vice  chancelier  de 
l'Église,  les  cardinaux  Julien  de  la  Rovère,  Gurcii, 
Saint-Séverin,  Savelli  et  Colonna,  proposaient  au  roi 
de  mettre  le  pape  en  jugement,  et  de  le  déposer,  s'il 
refusait  de  se  soumettre.  Deux  fois  même  l'artillerie 
avait  été  tournée  contre  le  château  Saint- Atige  pour 
effrayer  Alexandre  et  pour  vaincre  son  obstination; 
mais,  dit  Comines,  le  prince  refusa  d'en  venir  à  ces 
extrémités.  Enfin  le  pape  se  rendit  aux  observations 
de  son  fils  César  Borgia,  qui  lui  représenta  comme 
imminente  la  ruine  de  leur  famille,  et  il  consentit  à 
donner  audience  à  Chirles  VIII.  La  première  entre- 
vue se  passa  assez  singulièrement.  Alexandre,  poui 
éviter  d'embrasser  le  roi,  ainsi  que  le  voulait  le  céré- 
monial, feignit  un  évanouissement  et  se  jeta  dans  un 
fauteuil  ;  de  son  côté,  Charles  alla  se  placer  sur  un 
siège  près  de  la  fenêtre,  pendant  (|u'on  faisait  res- 
pirer des  sels  au  saint-père;  ensuite  la  conférence 
commença,  et  ils  arrêtèrent  les  conventions  suivantes  : 
Alexandre  s'engageait  à  vivre  en  paix  avec  ses  cardi- 


360 


HISTOIRE     DES     PAPES 


iiaui,  &  leur  payer  les  droits  de  lours  chape;iux,  à 
remettre  au  roi  les  villes  de  Viterbe,  de  Civita-Yoc- 
chia,  de  Terraciiie  et  deSpoletto;  à  ne  conférer 
aucune  légation  sans  son  autorisation,  il  donner  le 
eliapoau  de  cardinal  à  deux  capitaines  de  gceire  de 
Cha'les  \'lll,  et  à  lui  livrer  le  sultan  Zi/iiu  ;  Sa 
Sainteté  lui  accorda  en  outre  l'investiture  du  royaume 
de  N'aples,  et  lui  donna  même  son  fils  bien-aimé, 
le  cardinal  Borgia,  en  otage,  comme  garantie  de 
l'exécution  de  ses  promesses.  Charles  prêta  alors  le 
serment  d'obédience  au  pape  cl  paya  la  rançon  de 
Zizim;  cela  fait,  ihjuitta  llonic  avec  toutes  ses  trou- 
pes et  se  dirigea  sur  Naples.  Il  était  depuis  huit 
jours  à  peine  hors  du  territoire  de  l'Eglise  que  l'in- 
fortuné Zi/im  rendait  le  dernier  soupir;  le  pape 
avait  religieusement  reinidi  ses  promesses  ;  il  s'était 
engagé  à  livrer  son  jirisonnicr  à  Charles  VIII,  c'est 
ce  qu'il  avait  fait  ;  seulement  il  le  lui  avait  remis 
déjà  empoisonné.  De  celte  manière  il  gagnait  la 
rançon  qui  était  déjà  payée  par  la  France,  et  trois 
cent  mille  ducats  qui  lui  avaient  été  offerts  par  le 
sultan  de  Constantinople. 

Dès  le  lendemain,  César  Borgia,  au  mépris  du 
serment  qu'il  avait  fait  de  rester  avec  Charles  VIII. 
s'échappa  du  camp  français  à  la  faveur  d'un  dégui- 
sement, et  retourna  à  Rome,  où.  le  pape  le  reçut 
avec  les  démonstrations  de  l'amour  le  plus  outré.  Il 
est  bien  de  savoir  que  César  était  l'objet  de  la  prédi- 
lection d'Alexandre,  et  réellemeut  il  méritait  cette 
préférence  par  la  conformité  de  son  caractère  avec 
celui  du  saint-père.  Comme  lui  sans  honte  et  sans 
pudeur,  il  se  livrait  à  tous  les  dérèglements  de  ses 
passions  ;  comme  lui  opiniâtre  dans  ses  projet^,  im- 
placable dans  ses  vengeances,  il  érigeait  le  crime  en 
système  politique  et  ne  reculait  devant  aucune  atro- 
cité ;  comme  lui  ambitieux  et  égoïste,  il  rapportait 
tout  à  sa  personne,  sacrifiait  tout  à  ses  intérêts  ;  la 
morale  et  la  religion  n'étaient  dans  ses  mains  que 
des  instruments  qu'il  faisait  servir  à  la  réussite  de 
ses  projets,  et  qu'il  brisait  dès  qu'ils  lui  devenaient 
inutiles.  Ces  deux  hommes,  si  bien  faits  pour  s'en- 
tendre, ne  s'étaient  cependant  pas  compris  sur  un 
point;  Alexandre  voulait  léguer  la  papauté  à  son  fils, 
et  César  convoitait  une  couronne  impériale  et  l'Italie 
entière  pour  royaume.  César  était  prince  de  l'Eglise, 
et  il  eîit  donné  tous  ses  honneurs  ecclésiastiques 
pour  l'un  des  titres  séculiers  dont  son  frère  aîné,  le 
duc  de  Candie,  se  trouvait  si  abondamment  pourvu; 
aussi  le  cardinal  avait-il  conçu  contre  son  frère  une 
haine  secrète,  une  jalousie  implacable,  dont  les  ré- 
sultats ne  se  firent  point  attendre. 

Cette  fuite  de  César  Borgia  et  l'empoisonnement 
de  Zi/.ira  courroucèrent  grandement  Charles  VIII,  et 
il  jura  de  tirer  vengeance  de  la  famille  pontificale  ; 
comme  ses  intérêts  ne  lui  permettaient  pas  de  retour- 
ner immédiatement  à  Rome,  il  remit  la  punition  du 
pape  à  un  temps  plus  éloigné,  et  poursuivit  rapide- 
ment sa  marche  sur  Naples.  A  son  apiirochc,  le  lâche 
.Mphonse  s'enfuit  en  Sicile,  abdiipiant  la  royauté  en 
faveur  de  Ferdinand,  son  fils,  auquel  il  laissait  le 
soin  de  défendre  sa  capitale.  Malgré  les  efforts  du 
jeune  prince,  Naples  fut  emportée  d'assaut,  et  les  di- 
verses provinces  du  royaume  furent  conquises  avec 
une  si  merveilleuse  facilité,  qu'Alexandre  disait  que 


les  Français  avaient  l'ail  la  guerre  avec  des  éperons 
de  bois,  et  n'avaient  marque  leurs  logements  qu'à  la 
craie,  voulant  exprimer  par  ces  paroles  qu'ils  ne  res- 
teraient pas  longtemps  maîtres  de  Niples.  Du  reste, 
il  pouvait  d'autant  mieux  faire  des  ]iro]ihélies  à  cet 
égard,  qu'il  s'était  assuré  les  moyens  de  les  faire 
réussir,  en  formant  une  ligne  formidable  do  tous  les 
princes  chrétiens  contre  le  roi  de  France.  La  Répu- 
bliijue  de  Venise,  le  duc  de  Milan  étaient  entrés 
dans  cette  confédération;  î'erdinand  le  Catholique, 
Ilenii  VU,  roi  d'.Vnglelerre,  l'archiduc  Philippe  et 
son  fils  Maximilien  I",  s'étaient  également  ralliés  au 
saint-père. 

Charles  comprit  aussitùl  le  danger  dont  il  était  me- 
nacé; et  pour  conjurer  l'orage,  il  voulut  effrayer  ses 
ennemis  par  un  coup  hardi;  laissant  donc  une  partie 
de  ses  tro\qies  dans  son  nouveau  royaume,  sous  lu 
commandement  du  duc  de  Montpensier,  qu'il  ava  I 
créé  vice-roi  de  Naples,  il  marcha  sur  Rome  avec 
neuf  mille  soldats  d'élite  pour  châtier  le  pape.  Celui- 
ci  s'était  bien  gardé  de  l'attendre,  et  avait  fui  jusqu'à 
Orviéto  avec  sa  famille  ;  le  roi  ne  resta  que  trois 
jours  dans  la  ville  sainte  et  se  porta  rapidement  en 
Toscane,  et  de  là  dans  le  duché  de  Parme,  où  qua- 
rante mille  confédérés  s'étaient  rassemblés  pour  lui 
disputer  le  passage. 

Alexandre,  de  son  côté,  était  rentré  dans  Rome 
dès  qu'ilavait  eu  connaissance  du  départ  de  Charles; 
et  comme  il  se  croyait  assez  puissant,  grâce  à  ses 
alliés,  pour  lui  dicter  des  lois,  il  envoya  des  ambas- 
sadeurs chargés  de  lui  signifier  que  les  conventions 
précédemment  acceptées  par  eux  étaient  cassées  et  » 
annulées  comme  ayant  été  imposées  par  la  force; 
qu'en  outre  il  lui  ordonnait  de  sortir  immédiatement 
de  l'Italie  avec  toutes  ses  troupes,  et  de  rappeler  les 
garnisons  qu'il  avait,  laissées  dans  les  places  de  la 
Rouille  et  de  la  Calabre,  sous  peine  d'être  assigné  à 
comparaître  devant  la  justice  pontificale  pour  s'en- 
tendre excommunier,  interdire  et  déposer.  Les  com- 
missaires du  pontife  atteignirent  Charles  VIII  à 
Turin  le  jour  même  de  la  bataille  de  Fornoue,  où 
dix  mille  Français  avaient  culbuté  une  armée  de 
quarante  mille  hommes.  Le  prince  était  encore  tout 
couvert  de  sang  et  de  poussière,  quand  les  légats 
vinrent  le  sommer  de  venir  à  Rome  jiour  rendre 
compte  de  sa  conduite  au  souverain  ponlife.  C'était 
ajouter  le  sarcasme  à  une  odieuse  peifidie  :  «  Je 
me  rendrai  à  l'invitation  du  saint-père,  répondit 
Charles  VIII  aux  députés,  et  j'espère  qu'il  voudra 
bien  m'atlendre,  afin  que  j'aie  l'honneur  de  lui  bai- 
ser les  pieds,  ce  dont  j'ai  été  privé  à  mon  dernier 
passage  à  Rome.  « 

Celte  repartie  du  monarque  fit  comprendre  aux 
ambassadeurs  qu'il  ne  leur  restait  qu'à  partir  au 
plus  vite,  s'ils  ne  voulaient  courir  le  risque  d'être 
traités  en  ennemis.  Malgré  sa  victoire,  Charles  fut 
obligé  de  rentrer  en  France,  et  le  royaume  de  Naples 
repassa  sous  la  domination  de  Ferdinand  II  en 
moins  de  temps  qu'il  n'en  avait  fallu  aux  Français 
pour  le  conquérir. 

Alexandre,  débarrassé  de  son  redoutable  ennemi, 
tourna  toutes  s(?s  pensées  vers  l'accomplissement  de 
ses  projets  d'élévation  pour  sa  famille,  et  il  employa 
tour  à   tour    la  trahison,   la  simonie,  le  vol  et    les 


II 


134 


362 


HISTOIRE    DES    PAPES 


assassinat;:,  qui  forment  irortlinaire  le  cortège  des 
papes  et  ilesroi^".  D'abord,  sous  prétexteque  les  ba- 
rons romains  avaient  Iralii  leurs  serments  de  fidélité 
en  se  soumettant  aux  Français,  le  pape  les  déclara 
déchus  de  toute  autorité,  et  il  chargea  son  fils  aîné,  le 
duc  de  Giindie,  qui  avait  été  nommé  général  de  l'Eglise, 
de  les  attaquer  l'un  après  l'autre  dans  leurs  forteresses 
et  de  s'emparer  de  leurs  domaines  ;  la  plupart  voyant 
l'inutilité  de  la  résistance,  se  livrèrent  d'euv-nièmes 
et  furent  lâchement  poignardés;  les  Orsini  seuls  re- 
fusèrent d'obéir,  -se  défendirent  vigoureusement,  et 
disputèrent  pied  à  pied  la  Romagne. 

Sa  Sainteté  s'occupa  en  même  temps  de  réparer  le 
mauvais  étal  de  ses  finances,  et  elle  procéda  avec 
son  second  fils,  le  cardinal  César,  d'une  façon  i|ui  fit 
voir  combien  était  grand  le  génie  des  Borgia.  puis- 
qu'ils venaient  de  surpasser  tous  les  prédécoi^seurs 
d'Alexandre,  en  inventant  un  nouveau  moyen  de 
remplir  les  trésors  du  Vatican.  Ils  publièrent  une 
loi  qui  rendait  le  saint-siége  héritier  de  droit  des 
membres  du  sacré  collège  ;  puis  ils  vendirent  le  car- 
dinalat aux  plus  riches  romains,  et  ils  les  empoison- 
nèrent pour  en  hériter.  Alexandre  fit  en  outre  un 
commerce  en  grand  de  crucifix,  de  reliques  et  d'in- 
dulgences qui  lui  rapportèrent  des  sommes  considé- 
rables ;  et  il  lit  vendre  également  par  le  dataire 
Jean-Baptiste  Ferrera,  cardinal  de  ^lodène ,  les 
charges  et  les  bénéfices  ecclésiastiques,  sans  s'inquié- 
ter qu'ils  fussents  vacants  ou  occupés  par  les  titu- 
laires; seulement,  dans  ce  dernier  cas,  le  poison  ouïe 
poignard  faisait  justice  du  prélat  qui  refusait  de  don- 
ner sa  place  à  celui  ([ui  l'avait  achetée.  A  son  tour, 
Jean-Baptiste  Ferrera,  le  ministre  d'iniquités,  l'ins- 
trument du  despotisme  pontifical,  reçut  le  châtiment 
de  ses  crimes  et  fut  empoisonné  par  César  Borgia, 
qui  convoitait  les  immenses  richesses  qu'il  avait 
amassées  dans  l'exercice  de  sa  charge. 

Pendant  que  Sa  Sainteté  et  son  fils  faisaient  et  dé- 
faisaient les  cardinaux,  suivant  le  besoin  de  leur 
poHtique  ou  de  leurs  intérêts,  le  duc  de  Candie  con- 
tinuait à  guerroyer  contre  les  Orsini  dans  la  Romagne, 
rasant  les  châteaux,  détruisant  les  forteresses,  pil- 
lant les  vil  es  et  forçant  les  peuples  à  se  soumettre 
au  saint-siége.  Néanmoins  ses  atrocités  finirent  par 
exaspérer  les  peuples  ;  de  toutes  parts  les  citoyens 
s'armèrent,  et  il  se  vit  obligé  de  battre  en  retraite. 

Alexandre  appela  alors  à  son  secours  Gonzalve  de 
Cordoue,  qui  se  trouvait  en  Italie  avec  une  armée 
formidable  pour  faire  la  conquête  du  royaume  de 
Nap'.es  ;  mais  au  lieu  de  combattre  les  Orsini,  le 
général  espagnol  traita  avec  eux,  et  contraignit  le 
le  saint-père  à  ratifier  ses  engagements.  Pour  se 
venger  de  ce  qu'il  appelait  une  trahison,  le  pape 
voulut  se  défaire  de  Gonzalve  de  Cordoue,  et  il  le 
chargea  de  chasser  les  Français  d'Ostie,  dans  l'es- 
poir qu'il  y  trouverait  la  mort.  En  eflet ,  l'ennemi 
était  si  fortement  retranché  dans  cette  position  qu'il 
semblait  impossible  qu'on  le  pût  débusquer;  cepen- 
dant en  moins  d'un  mois,  après  des  efforts  incroyables 
et  des  prodiges  de  valeur,  les  Espagnols  se  rendirent 
maîtres  d'Ostie,  et  fionzalve  revint  à  Rome  pour 
supplierle  saint-père  de  lui  permettre  de  terminer  la 
guerre  de  Xaples,  et  de  remplir  les  volontés  du  roi 
Ferdinand  le  Catholique.  Alexandre,  qui  ne  pouvait 


lui  pardonner  la  nouvelle  gloire  qu'il  venait  d'acqué- 
rir, lui  refusa  sa  demande,  et  s'emporta  en  injiu-es 
grossières  contre  Ferdinand  et  Isabelle,  qu'il  préten- 
dait être  ses  débiteurs  de  sommes  considérables  (lu  il 
leur  avait  prêtées  pour  mener  à  bonne  fin  leurs 
conspirations  contre  le  feu  roi  de  Castille.  «  .\insi 
donc,  pape  de  Satan,  répliqua  Gonzalve,  tu  refuses 
d'obéir  à  des  souverains  dont  lu  étais  le  sujet  avant 
que  tu  occupasses  le  trône  jiontifica!  par  leur  pro- 
tection'? Tremble,  vieillard  insensé,  qu'ils  ne  tirent 
une  vengeance  éclatante  de  ton  insolence  !  »  Gel?, 
dit,  le  général  espagnol  brandit  son  épée,  sortit 
brusquement  de  la  salle  d'audience,  rejoignit  son 
armée  et  marcha  sur  Naples. 

Peu  de  temps  après,  on  reçut  à  Rome  la  nouvelle 
de  l'entière  expulsion  des  Fiançais  de  l'Italie  et  de 
la  mort  du  roi  Ferdinand.  Par  cet  événement,  la 
couronne  de  Naples  revenait  de  droit  à  l'oncle  du 
prince,  nommé  Frédéric,  qui  s'empressa  d'envoycrdes 
ambassadeurs  à  la  cour  de  Rome  pour  solliciter  l'in- 
vestiture du  royaume.  Avant  de  décider  la  question 
relativeà  cette  couronne,  le  ))ontil'e,  qui  avait  toujours 
en  vue  l'élévation  de  sa  famille,  exigea  que  le  consis- 
toire rendît  un  décret  qui  investissait  le  duc  de 
Candie  de  la  principauté  de  Bénévent,  et  le  mettait 
en  jiossession  d'un  tribut  de  trois  cent  mille  écus 
d'or  que  les  rois  de  Castille  et  de  Portugal  payaient 
chaque  année  au  saint-siége.  Garsia-Las,  ambassa- 
deur d'Espagne,  s'opposa  énergiquement  à  cette 
mesure,  et  protesta,  au  nom  de  Ferdinand  et  d'Isa- 
belle, contre  les  envahissements  du  pontife;  et  ce 
qui  surprit  le  plus  les  cardinaux  ,  fut  de  voir  les 
réclamations  de  l'Espagnol  appuyées  par  le  cardinal 
^'alentin.  En  dépit  des  efforts  réunis  de  Garsia-Las 
et  de  César  Borgia,  le  décret  passa,  et  François,  fils 
aîné  du  pape,  obtint  la  principauté  de  Bénévent, 
avec  les  comtés  de  Terracine  et  de  Ponte-Corvo. 

A  cette  occasion  le  duc  de  Candie  vint  à  Rome 
pour  recevoir  l'investiture  de  ses  nouveaux  États,  et 
fit  son  entrée  dans  la  ville  sainte,  monté  sur  un  ma- 
gnifique ■  coursier  tout  étincelant  d'or  et  de  pierre- 
ries, et  entouré  d'une  escorte  de  riches  seigneurs,  de 
barons  et  de  princes,  comme  s'il  eiit  été  lui-même 
l'empereur  ou  le  pape.  Tous  ces  honneurs  éveillèrent 
la  jalouse  fureur  de  César  Borgia,  et  Lucrèce  ayant 
eu  l'imprudence  de  prodiguer  ses  caresses  inces- 
tueuses à  Francesco,  saus  paraître  faire  attention  à 
son  autre  frère,  la  mort  du  nouveau  prince  de  Béné- 
vent fut  résolue;  un  soir,  à  la  soi  lie  d'un  souper  qu'il 
avait  fait  chez  la  Rosa  Vanozza,  sa  mère,  il  fut  attaqué 
par  quatre  hommes  masqués,  percé  de  neuf  coups  de 
poignard,  et  son  cadavre  fut  jeté  dans  le  Tilire. 

Dès  le  lendemain,  le  cardinal  César  Borgia  se  mit 
en  route  pour  Naples,  où  il  avait  mission  de  couron- 
ner Fréiléiic  d'Aragon.  Ce  départ  précipité  et  la  dis- 
parition de  Francesco  le  firent  accuser  de  fratricide. 
'•  Mais  le  pape  cherchait  à  se  faire  illusion,  dit  Bur- 
chard,  et  il  nous  envoyait  à  la  recherche  de  son  fils 
dans  tous  les  lupanars  de  la  ville  sainte.  » 

Quelques  jours  après,  le  cadavre  de  Francesco  fut 
trouvé  dans  le  Tibre  jiar  des  pêcheurs;  Alexandre 
crut  d'abord  que  les  ennemis  de  sa  famille  l'avaient 
assassiné,  et  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre,  il  fit  ap- 
pliquer à  la  question  plusieurs  des  notables  de  Rome, 


ALEXANDRE     M 


363 


clioisisau  hasard,  et  ne  s'arrêta  qu'après  avoir  ac(]uis 
la  cortiliule  (jue  le  crime  avait  rté  commis  par  son 
fils  chéri.  «Alors,  dit  Rurchard,  il  essuya  ses  lar- 
mes et  se  consola  dans  les  bras  de  madame  Lucrèce, 
une  des  causes  du  meurtre.» 

Lorsque  Cosar  Borgia  supposa  que  l'on  ne  son- 
geait plus  à  Rome  à  l'assassinat  du  duc  de  Candie, 
il  revint  de  Naples  et  se  pn-senla  devant  Sa  Sain- 
teté, comme  si  rien  d'extraordinaire  ne  se  fût  ])assé 
en  son  absence.  Ale.\andrele  reçut  avec  les  mêmes 
démonstrations  do  tendresse  qu'auparavant,  et  sur 
sa  demande  il  consentit  à  le  reU'Vcr  de  ses  vœux  ec- 
clésiasti<iucs,  alin  qu'il  jiùl  embrasser  une  carrière 
])lus  conforme  à  ses  goûts  et  à  ses  habitudes.  Ainsi 
César  Borgia,  par  l'autorité  du  pape,  se  trouva  hé- 
riter des  litres  et  des  principautés  qu'il  enviait  de- 
puis si  longtemps  à  son  frère,  et  de  cardinal  il  l'ut 
transformé  en  capitaine  de  guerrre. 

Pour  céléi)rer  sa  réconciliation  avec  son  père,  Cé- 
sar voulut  lui  donner  le  divertissement  d'une  chasse, 
et  tous  deux  partirent  pour  Oslie,  accompagnés, 
suivant  leur  coutume,  d'un  grand  nombre  de  courti- 
sans et  de  prostituées,  de  mignons  et  de  baladins, 
et  escortés  par  cinq  cents  cavaliers  et  six  cents  fan- 
tassins, qui  les  mettaient  à  l'abri  d'une  tentative 
d'enlèvement.  «lis  passèrent  quatre  jours  entiers, 
dit  Tlioraaso  Thomasi,au  milieu  des  bois  d'Ostie, 
prenant  ])laisir  à  surpasser  en  déi)auches  et  en  luxure 
tout  ce  que  peut  inventer  l'imagination  la  plus  dé- 
pravée; après  quoi  ils  rentrèrent  dans  cette  Rome 
dont  ils  avaient  fait  une  caverne  de  brigands ,  un 
sanctuaire  d'iniquités.  Il  serait  impossible,  ajoute 
l'historien,  de  raconter  tous  les  meurtres,  les  viols  et 
les  incestes  qui  se  commettaient  cha  (ue  jour  à  la  cour 
du  pape;  et  c'est  à  peine  si  la  vie  d'un  homme  suf- 
firait à  transcrire  les  noms  des  victimes  poignardées, 
empoisonnées  ou  jetées  vivantes  dans  le  Tibre.  » 

Au  milieu  de  toutes  ces  abominations,  les  cardi- 
naux se  prosternaient  devant  Alexandre  VI  et  ap- 
plaudissaient aux  incestes  du  père  et  des  enfants  ; 
mais  ce  qui  était  le  comi)le  de  la  dégradation  dans 
cette  cour,  où  chaque  prélat  se  disputait  le  prix  de 
l'infamie,  c'est  le  concert  de  louanges  et  de  flatteries 
dont  ils  accueillaient  l'arrivée  de  César,  lorsqu'il  se 
présentait  dans  le  consistoire.  Il  est  vrai  que  la  ter- 
reur fiu'inspirait  ce  monstre  entrait  pour  beaucoup 
dans  les  marques  de  soumission  qu'on  lui  prodiguait  ; 
car  chacun  savait  que  César  Borgia,  autant  par  ava- 
rice que  par  cruauté,  songeait  toujours  à  abattre  des 
tètes.  «  Et  c'était  une  si  grande  jouissance  pour  lui 
de  voir  couler  le  sang,  dit  Burchard,  qu'à  l'exemple 
de  l'empereur  Commode,  il  s'exerçait  à  tuer  pour  en- 
tretenir sa  rage  de  tigre.  Un  jour  même,  il  lit  fer- 
mer avec  des  paHssades  la  place  de  Saint-Pierre,  or- 
donna à  ses  gardes  d'introduire  dans  l'enceinte  des 
prisonniers  de  guerre,  hommes,  femmes  et  enfants; 
ensuite,  il  commença  un  horrible  combat  avec  ces 
infortunés,  eux  garrottés,  lui  arme  de  toutes  pièces, 
monté  sur  un  coursier  fougueux;  il  tua  les  uns  à 
coups  de  fusil,  il  hacha  les  autres  à  coups  de  sabre, 
il  les  renversa  sous  les  pieds  de  son  cheval,  et  en 
moins  d'une  demi  heure  il  caracolait  seul  dans  une 
marc  de  sang  et  au  milieu  des  cadavres,  pendant  que 
Sa  Sainteté  et  madame  Lucrèce  prenaient  leurs  ébats 


sur  un  balcon  en  assistant  à  cette  iiorriiiie  scène.» 
Ces  détails  ne  sont  pas  les  plus  ailioux  ipie  nous  ait 
transmis  le  maître  des  cérémonies  ;  il  en  est  d'autres 
([ue  nous  sommes  forcés  de  supprimer  à  cause  de 
leur  monstruosité  ! 

Quelque  temjis  après,  Ferdinand  le  Catholique  et 
Isabelle  adressèrent  d'énergi([iies  réclamai  ions  à  la 
cour  de  Rome,  relativenie.it  à  une  permission  que  le 
pape  avait  accordée  à  l'héritière  de  la  couronne  de 
Portugal,  de  sertir  du  couvent  oîi  elle  était  renrermée 
et  d'épouser  un  fils  naturel  du  feu  roi  Jean  II  ;  cette 
autorisation  compromettait  gravement  les  intérêts 
du  roi  de  Castille,  qui  avait  des  prétentions  plus  ou 
moins  bien  fondées  sur  ce  royaume. 

Comme  César  Borgia  songeait  ii  contracter  une 
alliance  avec  Charlotte,  fille  de  Frédéric,  roi  de 
Naples,  proche  parente  de  Ferdinand  d'Aragon,  il 
craignit  que  ce  prince  n'apportât  (pielque  obstacle 
à  son  projet  d'union,  pour  se  venger  de  ce  (jue  son 
père  lui  avait  suscité  un  compétiteur  dangereux  au 
trône  de  Portugal;  et  il  résolut  de  parer  à  cet  in- 
convénient en  rejetant  la  faute  sur  un  autre.  Cette  dé- 
termination prise.  Sa  Sainteté  rassembla  le  consis- 
toire, et  en  présence  de  l'ambassadeur  espagnol,  elle 
accusa  le  secrétaire  des  brefs,  Florida,  archevêque 
deCosenza,  d'avoir  traîtreusement  forgé  une  dispense 
pour  la  princesse  de  Portugal,  et  de  la  lui  avoir  ex- 
pédiée à  son  insu.  Il  donna  l'ordre  à  ses  gardes  de 
l'arrêter  séance  tenante,  et  il  procéda  immédiatement 
à  son  interrogatoire. 

D'abord,  l'infortuné  prélat  parut  anéanti  et  put  à 
peine  balbutier  Cfuelques  mots  pour  sa  défense;  en- 
suite il  se  remit  peu  à  peu  de  la  secousse  qu'il  avait 
éprouvée,  il  protesta  de  son  innocence,  et  raconta 
avec  l'accent  de  la  vérité  les  ordres  détaillés  qui  lui 
avaient  été  donnés  à  ce  sujet. 

Alexandre  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  poursuivre 
sa  justification;  à  un  signe  du  pape,  quatre  sbires 
se  jetèrent  sur  Florida,  le  bâillonnèrent  et  l'empor- 
tèrent dans  le  château  Saint- Ange,  (ilet  infortuné  fut 
plongé  dans  une  basse-fosse,  dépouillé  de  ses  vête- 
ments, les  pieds  nus,  ayant  de  la  vase  juscpi'aux  ge- 
noux. On  lui  laissa  seulement  un  crucifix  de  bois, 
un  Bréviaire,  une  Bible,  deux  livres  de  pain,  un 
baril  d'eau,  une  fiole  d'iiuile  et  une  lampe;  et  on  le 
prévint  qu'on  ne  renouvellerait  ses  provisions  ([u'une 
fois  par  semaine. 

Après  deux  mois  d'intolérables  souffrances,  lorsque 
César  Borgia  jugea  que  l'énergie  de  l'archevêque  de- 
vait être  suffisamment  abattue  par  ce  jeûne  piolongé, 
il  lui  envoya  Jean  Mérades  pour  lui  faire  la  proposi- 
tion de  ])rendre  sur  lui  la  faute  dont  le  jiape  était 
coupable.  Dans  le  cas  où  il  refuserait  d'obéir,  le  si- 
cairc  devait  le  menacer  d'une  prison  perpétuelle;  et 
au  contraire,  s'il  accédait  aux  désirs  du  pape,  et  s'il 
consentait  à  signer  de  sa  main  la  déclaration  que  lui 
seul  avait  délivré  à  la  princesse  de  Portugal  la  dis- 
pense de  mariage,  il  devait  lui  promettre  non-seulo- 
raent  sa  liberté  et  sa  réinstallation  dans  ses  charges 
et  dans  ses  bénéfices,  mais  encore  la  faveur  de  Sa 
Sainteté  et  l'amitié  de  son  fils,  auquel  sa  condescen- 
dance rendrait  un  service  in  p  Mtant.  Le  pauvre  ar- 
chevêijue,  qui  ne  voyait  pour  lui  aucun  autre  moyen 
de  salut ,  se  confessa  coupable  en  présence  de  plu- 


364 


HISTOIUK    DES     PAPES 


sieurs  tiinoiiis,  l'I  sij;iui  la  déclaialiou  que  le  jKipe  l't 
son  lils  lui  lirent  pri'senler. 

l'iu'  fois  uiaitri'  ilo  jnouvcs  ocritos,  h  sainl-père 
proci'ila  contre  Florida  dans  un  consistoire  (jui  se 
tint  à  cet  eiïet  ;  et  en  présence  du  gouverneur  de 
Rome,  de  l'auditeur  de  la  chambre  apostoliciue,  de 

I  "avocat  et  du  procureur  fiscal,  il  prononça  une  sen- 
tence (jui  privait  de  tous  ses  biens  et  dignités  l'ar- 
clievèiiue  de  Coseuza,  le  dégradait  de  ses  ordres,  et 
livrait  sa  personne  aux  magistrats  civils,  pour  subir 
la  peine  portée  contre  les  faussaires.  Tous  les  articles 
de  la  sentence  furent  ponctuellement  exécutés,  moins 
le  dernier.  César  Borgia  avait  promis  sa  protection 
au  malheureux  Florida;  il  tint  parole,  et  le  fil  em- 
poisonner dans  son  cachot  pour  lui  éviter  la  potence. 
On  répandit  le  bruit  qu'il  était  mort  tle  désespoir; 
et  Alexandre  put  sans  inconvénients  mettre  en  vente 
les  biens  et  les  bénéfices  du  coupable. 

Enfin,  les  crimes  et  les  abominations  des  Borgia 
excitèrent  une  telle  indignation,  que  les  princes  de 
rEuro]ie  chargèrent  leurs  ambassadeurs  d'interpeller 
le  pontife  en  plein  consistoire,  èl  de  le  sommer  de 
mettre  un  terme  au  scandale  de  ses  incestes  et  de  ses 
infamies,  s'il  ne  voulait  se  voir  condamné  par  un 
concile  général  et  déposé  du  saint-siége.  En  consé- 
quence des  ordres  qu'ils  avaient  reçus,  les  ambassa- 
deurs de  l'empereur  d'Allemagne,  des  rois  de  France, 
d'Angleterre,  de  Castille  et  de  Portugal,  profitèrent 
d'un  jour  d'audience  solennelle  pour  notiher  au  pape 
les  volontés  de  leurs  souverains  ;  mais  Alexandre  prit 
fort  mal  la  chose,  il  fit  envahir  la  salle  par  ses  gardes, 
et  les  menaça  de  les  faire  jeter  par  les  fenêtres,  s'ils 
osaient  se  permettre  de  lui  adresser  des  admonitions. 

II  déclama  avec  violence  contre  les  rois,  et  ajouta 
avec  dérision  :  «  Il  leur  sied  bien  à  ces  despotes  de 
me  reprocher  mon  élévation  sur  la  chaire  de  saint 
Pierre,  et  de  m'imputer  à  crime  quelques  vols  et 
([uelques  assassinats;  eux  qui  lèguent  des  royaumes 
à  leurs  enfants  comme  on  lègue  des  métairies,  et  qui 
égorgent  des  millions  d'hommes  dans  leurs  que- 
relles !  Allez,  valetaille,  retournez  auprès  de  ceux  qui 
vous  ont  envoyés,  et  dites-leur  que  j'ai  encore  beau- 
coup à  faire  pour  les  égaler  en  scélératesse  !  « 

«  Que  doivent  penser  les  peuples  de  leurs  tyrans, 
s'écriait  frère  Jérôme  Savonarola  dans  un  de  ses  dis- 
cours, si  un  Alexandre  VI  juge  les  rois  plus  in- 
fâmes que  lui  !  »  Ces  paroles  hardies  coûtèrent  la  vie 
à  celui  qui  les  avait  prononcées. 

Jérôme  Savonarola  était  prieur  du  couvent  de 
Saint-Marc  à  Florence,  sous  le  pontificat  d'Alexan- 
dre VI.  Entraîné  par  un  amour  ardent  pour  l'huma- 
nité, disent  les  historiens  du  temps,  ce  moine  coura- 
geux s'était  déclaré  le  défenseur  des  peuples,  et 
appelait  sans  cesse  les  Italiens  à  la  conquête  de  la 
liberté  et  à  l'anéantissement  du  despotisme  ;  la  pu- 
reté de  ses  mœurs,  l'élévation  de  son  âme  et  l'élo- 
quence de  ses  paroles  étaient  telles  ,  ajoute  la  chro- 
nique, que  Jérôme  Savonarola,  le  religieux  de  Saint- 
Marc,  en  imposait  même  à  Laurent  de  Alédicis,  le 
tyran  de  Florence. 

Savonarola  annonçait  publiquement  aux  hommes 
qu'une  ère  nouvelle  de  liberté  et  de  foi  succéderait  au 
règr.e  de  fange  et  de  boue  qui  pesait  sur  l'Italie,  et 
qu'une  République  uniforme  balayerait  de  la   terre 


jusi[u'au  dernier  des  rois  et  des  tyrans.  Malgré  cette 
liaiue  profonde  pour  les  oppresseurs  des  peuples,  sa 
réputation  de  sainteté  était  si  bien  établie,  que  Lau- 
rent de  Médias,  à  son  lit  de  mort,  le  lit  appeler  pour 
recevoir  les  sacrements  de  sa  main,  comme  du  seul 
juste,  disait-il,  (jui  existât  dans  l'ilalio;  mais  Savo- 
narola no  voulut  point  absoudre  le  tyran  qui,  même 
prêt  à  paraître  devant  Dieu,  refusait  de  renoncer  au 
pouvoir  qu'il  avait  usurpé. 

Dès  le  lendemain  de  la  mort  du  prince,  !(■  prieur 
de  Saint-Marc  prêcha  devant  les  seigneurs  et  devant 
les  citoyens  de  Florence,  et  il  exposa  dans  un  ma- 
gnifuiue  discours  de  sublimes  théories  qui  témoi- 
gnaient combien  il  avait  une  connaissance  parfaite 
des  hommes,  de  la  religion  et  du  gouvernement.  Sa 
dissertation  était  divisée  en  quatre  parties;  il  traitait 
de  la  crainte  de  Dieu,  de  l'amour  de  la  République,  de 
l'oubli  des  injures  passées,  et  de  l'égalité  des  hommes 
devant  la  loi.  Par  sa  mâle  éloquence,  il  entraîna  tous 
les  suffrages,  électrisa  les  esprits  de  ses  auditeurs,  et 
en  descendant  de  la  tribune,  les  citoyens,  d'une  com- 
mune voix,  l'investirent  du  pouvoir  de  reconstituer 
la  République  de  Florence.  .Vlors  Savonarola  travailla 
à  son  œuvre  de  régénération,  et  commença  par  atta- 
quer la  papauté,  cette  institution  fatale  qui  donnait 
à  un  seul  homme  le  privilège  d'asservir  ses  semblables, 
de  les  corrompre,  de  les  dépouiller,  de  les  massacrer. 

Une  semblable  direction  donnée  aux  esprits  ne 
faisait  pas  le  compte  d'Alexandre  VI,  le  vice-Dieu 
sur  la  terre,  le  vicaire  infaillible  de  Jésus-Christ;  Sa 
Sainteté  prit  alors  ses  mesures  pour  perdre  Savona- 
rola ;  d'abord  ses  agents  ameutèrent  contre  le  reli- 
gieux les  seigneurs  et  les  prêtres  de  Florence;  ensuite 
elle  fulmina  contre  lui  un  anathème  terrible,  et  prit 
à  sa  solde  des  moines  fanati({ues  qui  outragèrent  le 
réformateur  jusque  dans  le  sanctuaire  pendant  qu'il 
prêchait  une  religion  épurée.  Un  moine  franciscain, 
nommé  frère  François  de  Pouille,  annonça  même  pu- 
bliquement qu'il  était  prêt  à  entrer  dans  un  bûcher 
ardent  pour  convaincre  Savonarola  d'imposture ,  et 
pour  soutenir  qu'Alexandre  VI  était  le  plus  saint  et 
le  plus  religieux  des  pontifes.  Ce  singuber  défi  fut 
relevé  par  Dominique  de  Pescia ,  partisan  de  Savo- 
narola, qui  offrit  à  son  tour  de  subir  la  même  épreuve 
pour  justifier  le  prieur  de  Saint-Marc  ;  le  combat 
accepté,  l'exécution  en  fut  fixée  au  dimanche  suivant. 
De  toutes  les  villes  voisines  on  accourut  à  B'ioreuce 
pour  assister  à  ce  spectacle;  malheureusement,  au 
moment  où  les  deux  champions  se  préparaient  à  en- 
trer dans  les  bûchers  qui  avaient  été  dressés  sur  la 
grande  place,  survint  une  pluie  violente  qui  éteignit 
les  flammes  et  força  les  deux  moines  à  remeltre  la 
partie  à  un  autre  jour. 

Dans  l'intervalle,  les  agents  du  pontife,  qui  ne  se 
souciaient  point  de  voir  le  résultat  du  défi ,  accusèrent 
Savoiiaiola  d'avoir  employé  le  secours  du  démon  pour 
faire  tomber  des  torrents  d'eau  et  éviter  ainsi  la  ter- 
rible épreuve;  et  ils  ameutèrent  si  bien  la  population 
fanatique,  que  des  rassemblements  se  formèrent  de- 
vant le  monastère  de  Saint-Marc,  en  arrachèrent  le 
prieur  et  l'amenèrent  garrotté  au  grand  inquisiteur. 
Savonarola  fut  appli([ué  à  la  torture  ordinaire  et  ex- 
traordinaire, pour  avoir  à  se  reconnaître  coupable  de 
crime  de  sorcellerie.  Gomme  sa  grande  âme  sa  trou- 


ALEXANDRE    VI 


365 


■•^^JiS' 


valt  dans  un  corps  fai})le  et  maladif,  il  ne  put  ré- 
sister aux  affreuses  douleurs  de  la  que.-tion,  et  signa 
tout  ce  f[ue  ses  bourreaux  lui  présentèrent  ;  mais  à 
peine  eut-il  été  détaché  du  chevalet,  qu'il  rétracta 
les  aveux  que  les  tourments  lui  avaient  arrachés; 
alors  on  le  mil  de  nouveau  à  la  torture  ,  et  il  signa 
une  autre  déclaration  de  culpabilité ,  qu'il  rétracta 
encore  lorsqu'il  eut  été  relevé  de  l'estrapade.  Jusqu'à 
sept  fois  les  bourreaux  renouvelèrent  ses  tortures 
sans  obtenir  autre  chose  que  des  aveux  pendant  le 
supplice,  et  des  rétractations  lorsqu'il  était  retourné 
dans  son  cachot.  Pour  en  finir,  Alexandre  envoya  de 
Rome  deux  inquisiteurs  qui  instruisirent  le  procès 
du  réformateur ,  et  le  condamnèrent  à  être  brûlé  vif 
avec  deux  de  ses  disciples  ;  la  sentence  reçut  son 
exécution  le  23  mai  Hés,  et  les  cendres  des  mar- 
tyrs furent  jetées  dans  l'Arno.  Tel  fut  le  sort  de  ce 
glorieux  apôtre  de  la  liberté,  qui  mourut,  comme  le 
Christ,  victime  de  son  amour  pour  les  hommes,  en 
prêchant  la  fin  de  l'esclavage  des  peuples  et  le  règne 
d'une  Républiijue  universelle  ! 

Pendant  que  Florence  assistait  au  terrible  auto- 
da-fé  de  son  défenseur,  Alexandre  VI  célébrait  à 
Rome  par  des  orgies  le  baptême  d'un  nouveau  bâ- 
tard que  venait  de  lui  donner  Cîiulia  la  Relie  ;  à  celte 
occasion,  le  pape  fil  placer  dans  une  ciiapelle  qui  est 
à  gauche  du  maître  autel  do  la  basili((ue  de  Sainte- 
Marie  del  Popolo,  et  qui  avait  été  choisie  pour  la 
cérémonie  du  baptême,  un  magnirK[ue  portrait  de 
Rosa  Vanozza,  qu'il  exposa  à  la  vénération  des  fidèles 
au  lieu  du  portrait  de  la  Vierge.  Ensuite  il  cassa 
l'union  de  Lucrèce  et  de  Jean  Sforce,  sous  ])rélexte 
d'impuissance,  quoiqu'il  eût  vu  le  mariage  se  con- 
sommer sous  ses  yeux;  et  il  lit  épouser  à  sa  fille 


cliérie  le  jeune  Alphonse,  duc  de  Bisaglia,  fils  natu- 
rel d'Alphonse  II,  duc  d'Aragon ,  alliance  qui  aug- 
mentait considérablement  son  influence  en  Italie. 

Sa  Sainteté  voulut  également  profiler  do  la  mort 
de  Charles  VIII  pour  obtenir  la  main  de  la  fille  do 
Frédéric,  qui  était  à  la  cour  du  roi  de  France,  pour 
son  fils  César  Borgia;  et  en  cela  il  se  trouvait  d'au- 
tant mieux  appuyé  par  le  nouveau  roi,  que  Louis  XII 
cherchait  à  rompre  son  mariage  avec  Jeanne,  fille  de 
Louis  XI,  pour  épouser  Anne  de  Bretagne.  Le  pape 
vendit  au  prince  les  bulles  de  dispense,  et  César  Bor- 
gia se  chargea  de  les  apporter  à  la  cour  de  Franco, 
afin  de  ne  point  laisser  à  d'autres  le  soin  de  sa  for- 
tune. Rien  n'égalait  en  magnificence  le  cortège  du 
bâtard  du  pape,  disent  les  mémoires  du  temps;  tous 
ses  pages  étaient  revêtus  de  tunif[ues  d'or  et  de  scie; 
leurs  souliers  étaient  rehaussés  de  perles  fines,  les 
housses  de  leurs  chevaux  étincelaient  de  pierreries, 
et  à  leurs  cols  pendaient  des  colliers  d'émeraudes  et 
de  saphirs ,  merveilles  d'orfèvrerie. 

A  son  entrée  dans  Paris,  César  fit  mettre  à  ses 
mules  des  fers  en  or  si  négligemment,  qu'à  cha([ue 
pas  ils  se  détachaient  d'eux-mêmes.  Louis  XII  le 
reçut  avec  de  grandes  marques  de  déférence;  et  pour 
reconnaître  les  services  du  pape,  il  lui  donna  le  duché 
de  ^■ah'ntinois,  le  commandement  d'une  compagnie 
de  cent  lances,  et  une  pension  de  vingt  raille  livres. 

César  Borgia  ne  fut  pas  aussi  heureux  auprès  de 
la  fille  de  Frédéric;  cette  fière  princesse  repoussa 
ses  ofïics  de  mariage,  et  lui  déclara  ([u'elle  n'épou- 
serait jamais  le  bâtard  d'un  prêtre.  Pour  adoucir  le 
ressentiment  que  devait  faire  naître  une  semblable 
insulte,  Louis  XII  lui  fit  épouser  la  lillc  de  Jean 
d'AIbret,  roi  de  Navarre,  et  mit  à  sa  disposition  deux 


c6J 


HISTOIRE    DES    PAPES 


mille  clievaux  ot  six  luillo  fantassins,  alin  (|u'il  in'il 
exécuter  ses  projets  de  coni|uète.  César  accepta  tout 
co  qu'on  voulut  lui  donner,  mais  n'abandonna  pas 
l'espoir  de  se  venger.  Dès  qu'il  fut  de  retour  en  Ita- 
lie, il  commença  une  guerre  d'extermination  contre 
les  petits  princes  de  la  Romaine;  il  enleva  à  la  maison 
do  Riario  les  villes  d'iraola,  de  Forli  et  de  Césène; 
il  s'empara  do  Pesaro  et  des  autres  domaines  de 
Jean  Slorce,  le  premier  mari  de  Lucrèce;  il  chassa 
Pandolfe  Malatesla  de  la  ville  de  Rimini,  el  assiégea 
la  ville  de  Faénza,  défendue  par  Astore  ManfreJi,  jeune 
homme  de  seize  ans  qui  était  doué  d'une  beauté  re- 
nianpiable.  Après  plusieurs  assauts,  la  place  se  rendit, 
en  stipulant  pour  condition  de  sa  soumission,  que 
César  Borgia  conserverait  la  vie  sauve  et  ses  biens 
au  jeune  prince.  Qu'importait  au  bâtard  d'un  pape 
la  religion  du  serment  ;  son  père  ne  pouvait-il  pas, 
suivant  son  bon  plaisir,  lier  ou  délier  sur  la  terre? 
Aussi,  dès  que  César  fut  maître  de  Faénza  n'eut-il 
rien  de  plus  pressé  (jue  de  changer  les  garnisons  des 
forteresses  et  de  prendre  possession  de  la  princi- 
pauté. Quant  au  jeune  Manfredi,  dont  la  beauté  avait 
éveillé  les  ardeurs  de  sa  lubricité,  il  en  fit  son  mi- 
gnon, et  quand  il  en  fut  fatigué,  il  l'envoya  au  saint- 
père  avec  son  frère  naturel  et  un  autre  enfant  qui 
servirent  tor.s  les  trois  aux  débauches  du  pontife,  et 
furent  ensuite  jetés  dans  le  Tibre  1 

La  Romagne  conquise,  le  duc  de  Valentinois  vint 
à  Rome  pour  en  recevoir  l'investiture  des  mains  du 
souverain  pontife  et  pour  accomplir  un  nouveau  crime 
qu'il  avait  médité  avec  son  père.  Depuis  sou  alliance 
avec  la  maison  de  France,  César  songeait  à  pousser 
Louis  XII  dans  une  guerre  contre  le  royaume  de  Na- 
ples,  afin  qu'à  la  faveur  d'un  embrasement  général 
il  pût  conquérir  les  unes  après  les  autres  les  petites 
Républiques  de  l'Italie;  mais  le  mariage  de  Lucrèce 
avec  le  duc  de  Bisaglia  était  un  obstacle  à  leurs  pro- 
jets, et  il  fallait  le  rompre.  Gomme  les  Borgia  n'é- 
taient jamais  embarrassés  de  se  défaire  d'un  ennemi 
ou  d'un  ami,  ils  arrêtèrent  que  Sa  Sainteté  écrirait 
au  prince  de  venir  à  Rome  pour  assister  aux  fêtes 
du  jubilé,  et  qu'on  l'égorgerait  dans  le  Vatican.  La 
chose  eut  lieu  ainsi;  le  soir  raê.Tie  de  son  arrivée,  au 
moment  oiî  il  entrait  seul  dans  le  palais  du  saint- 
père,  des  assassins  se  jetèrent  sur  lui,  le  frappèrent 
de  cinq  coups  de  poignard  et  se  sauvèrent  croyant 
l'avoir  tué;  celui-ci,  qui  était  d'un  tempérament  vi- 
goureux, eut  encore  la  force  de  se  traîner  jusque  dans 
l'intérieur  des  appartements  et  d'appeler  au  secours. 
Sa  Sainteté,  informée  par  le  bruit, de  ce  qui  se  passait, 
accourut  auprès  du  blessé  et  lui  fit  administrer  tous 
les  soins  que  réclamait  son  état.  «  Les  médecins, 
ajoute  Burchard,  qui  prenaient  au  sérieux  les  lamen- 
tations du  pape,  eurent  tant  de  .soins  du  blessé,  qu'ils 
le  sauvèrent;  et  déjà  don  Alphonse  marchait  vers  sa 
convalescence,  lorsqu'une  nuit  des  hommes  masqués 
entrèrent  dans  son  palais  et  l'étranglèrent.  » 

Alexandre  s'occu])a  ensuite  de  donner  audience 
aux  ambassadeurs  cle  Ladislas,  roi  de  Hongrie,  qui 
avaient  ordre  de  lui  demander  pour  leur  prince  l'au- 
torisation de  divorcer  d'avec  Béatrix  d'Aragon,  fille 
du  vieux  Ferdinand  de  Naples  ;  ainsi  qu'aux  députés 
du  roi  de  Portugal,  qui  venaient  supplier  Sa  Sainteté 
d'accorder  une  dispense  pour   que    le    prince    put 


épouser  la  siïur  de  sa  première  femme.  Comme  les 
uns  et  les  autres  appuyaient  leurs  réclamations  de 
riches  présents  et  de  sommes  d'argent,  le  pape  ac- 
corda au  roi  de  Hongrie  l'autorisation  de  répudier 
sa  femme  légitime,  et  au  roi  de  Portugal  la  permis- 
sion de  contracter  un  mariage  incestueux.  Lorsque 
la  séance  fut  terminée,  Alexandre  rentra  au  palais 
et  se  dirigea,  suivant  son  habitude,  vers  l'apparte- 
ment du  duc  de  Valentinois,  qui  était  absent  ;  il  y 
trouva  trois  prélats  qui  attendaient  son  fils.  Pendant 
que  le  pontife  s'entretenait  avec  eux  des  moyens  de 
grossir  les  produits  du  jubilé,  un  orage  éclata  tout  à 
coup,  la  foudre  tomba  dans  la  chambre,  défonça  le 
j)lafond,  et  tua  les  trois  évê(|ucs;  le  pape  seul  sur- 
vécut à  cette  calastroi)he,  les  poutres  et  les  solives 
ayant  formé  une  sorte  de  dais  au-dessus  de  sa  tète  ; 
toutefois  il  reçut  de  fortes  contusions  et  fut  retiré 
expirant  du  milieu  des  décombres. 

Malgré  la  gravité  de  ses  blessures,  Alexandre  fut 
bientôt  en  état  de  reprendre  le  gouvernement  des 
all'aires  ;  et  pour  célébrer  sa  convalescence,  il  publia 
une  nouvelle  croisade  contre  les  Turcs,  et  imposa 
toute  la  chrétienté  au  dixième  des  revenus.  Pour 
apprécier  l'importance  des  sommes  qu'il  arracha  aux 
dévots  fanatiques,  il  suffit  de  constater  que  dans  le 
seul  territoire  de  Venise,  ces  taxes  lui  rapportèrent 
sept  cent  quatre-vingt-dix-neuf  livres  pesant  d'or. 
Ces  richesses,  ajoutées  à  celles  que  lui  avait  pro- 
duites le  jubilé,  mirent  César  Borgia  en  position 
d'équiper  de  nouvelles  troupes  et  de  continuer  la 
guerre;  toutefois,  pour  en  venir  plus  tôt  à  son  but, 
il  appela  en  Italie  l'imbécile  Louis  XII,  qui,  à  son 
insu,  servait  la  politique  du  pontife  et  venait  de 
former  à  son  instigation  une  ligue  offensive  et  défen- 
sive avec  Ferdinand  le  Catholique,  pour  le  partage 
du  royaume  de  Naples. 

En  moins  de  quatre  ans,  les  armées  confédérées 
firent  la  conquête  des  Etals  de  Frédéric  ;  et  dans  le 
même  intervalle,  César  Borgia  fit  passer  sous  sa 
domination  la  principauté  de  Piombino,  qui  appar- 
tenait à  Jacques  d'Appiano,  ainsi  que  le  duché  d'Ur- 
bin,  et  la  ville  de  (ilamerino;  les  seigneurs  de  ces 
deux  dernières  villes  furent  étranglés,  ainsi  ((ue  leurs 
enfants  ;  c'était  du  reste  le  sort  que  le  duc  de  Valen- 
tinois réservait  à  tous  ceux  dont  il  convoitait  les  dé- 
pouilles ;  ni  l'âge  ni  la  beauté  ne  pouvaient  trouver 
grâce  devant  ses  yeux  ;  la  seule  faveur  qu'il  accor- 
dait aux  jeunes  filles  était  de  les  faire  servir  à  ses 
débauches  pendant  quel(jues  jours;  ensuite  il  les  fai- 
sait jeter  dans  le  Tibre.  Alexandre  et  son  fils  mar- 
chaient toujours  à  leur  but,  qui  était  l'asservisse- 
ment de  l'Italie;  implacables  dans  leur  politique, 
renversant  tous  les  obstacles,  écartant  tous  leurs 
ennemis,  employant  tour  à  tour  le  fer  et  le  poison, 
suivant  que  l'exigeaient  les  circonstances;  formant 
des  alliances  avec  les  puissants  pour  anéantir  les 
faibles,  et  écrasant  ensuite  les  puissants,  il  semblait 
alors  que  rien  ne  diît  leur  résister,  et  ([ue  l'univers 
entier  dût  finir  par  subir  leur  domination. 

Du  reste,  tous  les  princes  obéissaient  à  cette 
espèce  de  fascination  qu'exerçait  César  Borgia,  et 
venaient  d'eux-mêmes  lui  apporter  leurs  fortunes  et 
leurs  vies;  ainsi,  sous  prétexte  d'une  ligue  contre 
Florence,   il  enjoignit  aux  seigneurs    suzerains    de 


ALEXANDRE    VI 


367 


l'Italie  de  joindre  leurs  troupes  à  celles  du  pape,  qui 
se  trouvaient  aun;ment''os  di'jà  d'un  corps  de  six 
mille  cavaliers  (jue  lui  avait  fourni  l'inopte  Louis  XII, 
et  à  l'aide  de  celte  armée  il  commença  par  sommer 
Jean  Bentivoglio,  qui  avait  été  l'un  de  ses  alliés,  de 
lui  livrer  Bologne;  cette  manière  d'agir  indi({uait 
aux  autres  princes  ce  qu'ils  devaient  attendre  du  pon- 
tife et  de  son  bâtard.  Aussi  voulurent-ils  immédia- 
tement rompre  la  ligue  et  se  réunii  contre  l'ennemi 
commun  ;  Guiduhaldo  se  retira  dans  la  ville  d'Urbin; 
Jean  de  Varano  se  jeta  dans  Camerino  ;  les  Orsini, 
les  Vitelli,  les  seigneurs  de  Pérouse,  de  Fermo,  de 
Sinigaglia,  de  Sienne,  qui  tous  faisaient  le  métier 
de  condottieri,  formèrent  un  seul  corps  d'armée  de 
toutes  leurs  bandes,  et  s'engagèrent  par  serment  à 
se  défendre  contre  les  Borgia.  ÎNIais  il  était  trop 
tard  pour  faire  réussir  un  semblable  projet;  le  pape 
et  son  fils,  qui  avaient  conservé  parmi  eux  des  agents 
et  des  espions,  semèrent  la  division  dans  le  camp 
ennemi.  On  elïraya  les  uns.  on  acheta  les  autres,  et 
deux  mois  après  la  ligue  se  rompit,  et  les  condot- 
tieri restèrent  au  service  du  saint-siége.  Avec  leur 
aide,  César  Borgia  contraignit  Guiduhaldo  et  Jean 
de  \'arano  à  s'enfuir  de  nouveau  de  leurs  jitats;  il 
emporta  d'assaut  Sinigaglia,  qui  appartenait  à  Fran- 
çois-Marie de  la  Rovère  ;  et  le  jour  même  delà  vic- 
toire, il  fit  arrêter  dans  son  camp  les  condottieri, 
dont  il  n'avait  plus  besoin;  par  ses  ordres,  Vitellozzo 
Vitelli,  seigneur  de  Gitta  di  Gastello,  Oliveroto,  sei- 
gneur de  Fermo,  Paul  Orsini,  le  duc  de  Gravina,  et 
François  de  Todi,  furent  égorgés  ou  pendus. 

De  son  côté,  le  pape  procédait  aux  mêmes  exécu- 
tions à  Borne  contre  les  fils  ou  les  parents  de  ces  ik- 
milles,  afin  qu'il  ne  prît  à  aucun  d'eux  la  fantaisie 
de  venger  la  mort  de  leurs  frères  ou  de  leurs  pères, 
et  pour  que  personne  ne  vînt  revendiquer  la  posses- 
sion de  leurs  domaines.  Il  ne  resta  vivant  que  deux 
condottieri,  Jean-Paul  Baglioni  etPandolfe  Petrucei, 
qui,  plus  prudents  que  leurs  collègues,  avaient  refusé 
de  se  rallier  au  parti  de  César;  ils  abandonnèrent 
toutefois  les  villes  de  Pérouse  et  de  Sienne,  où  ils 
s'étaient  réfugiés,  et  la  Romagne  entière  fut  sou- 
mise au  bâtard  du  pape.  Sa  Sainteté  quitta  aussitôt 
Rome  avec  ses  courtisans,  ses  mignons  et  ses  maî- 
tresses, pour  visiter  les  nouvelles  conquêtes  de 
César,  qu'il  songeait  sérieusement  à  déclarer  roi. 
Partout  sur  son  passage,  Alexandre  répandit  des 
largesses,  donna  des  fêtes,  et  chercha  à  réveiller  l'en- 
thousiasme par  tous  les  moyens  qui  étaient  en  son 
pouvoir.  Dans  l'ile  d'Elbe,  il  voulut  même  se  mêler 
aux  divertissements  du  peuple,  et  fit  venir  les  plus 
belles  fiUesdans  son  palais pourqu'clles  exécutassent 
les  danses  du  pays.  «  Ces  réunions,  dit  l'historien 
Gordon,  ne  pouvaient  manquer,  avec  un  Borgia,  de 
dégénérer  en  orgies;  aussi  la  licence  fut  bientôt  por- 
tée à  ses  dernières  limites,  et  dans  les  soupers  ne  se 
fit-on  aucun  siruj)ule  de  manger  de  la  viande  quoi- 
•qu'on  iïilen  carême;  seulement  Sa  Sainteté  baptisait 
les  volailles  et  le  gibier  du  nom  de  turbot  ou  d'es- 
turgeon, au  milieu  de  cérémonies  grotesques.  » 

Alexandre  retourna  ensuite  à  Rome  avec  le  duc 
de  Valentinois  pour  se  concerter  avec  lui  sur  les 
dernières  mesures  qu'il  convenait  de  prendre  avant 
de  le  proclamer  solennellement  roi  de  la  Romagne, 


de  la  Marche  et  de  l'Ombric  Un  coup  d'État  de 
cette  nature  demandait  en  effet  qu'on  se  ménageât 
de  puissants  allii's,  et  comme  leurs  ressources  finan- 
cières se  trouvaient  épuisées,  ils  résolurent  préala- 
blement de  remplir  leurs  trésors  et  de  lever  de  nou- 
velles troupes  pour -se  tenir  prêts  à  tout  événement, 
d'ailleurs  Sa  Sainteté  désirait  également  établir  ses 
autres  enfants  avant  de  frapper  le  grand  coup,  afin 
de  n'avoir  plus  à  s'occuper  (jue  de  son  cher  fils.  Le 
pape  donna  le  gouvernement  do  Spolette  à  Lucrèce, 
et  le  duché  de  Sermona  à  un  bâtard  nommé  Rode- 
ric  d'.\ragon,  que  sa  fille  avait  eu  de  ses  incestes 
avec  lui;  il  donna  le  duché  de  Nepi  à  un  autre  de 
ses  bâtards  appelé  Jean  Borgia;  eniin  il  procéda  au 
troisième  mariage  de  Lucrèce  avec  Alphonse  d'Est, 
lils  d'Hercule  de  Ferrare. 

«  Cette  union  fut  célébrée,  dit  Burchard,  par  des 
saturnales  dont  on  n'avait  pas  encore  eu  d'exemples. 
Sa  Sainteté  soupa  avec  ses  cardinaux  et  avec  les 
grands  dignitaires  de  sa  cour,  chacun  ayant  à  ses 
côtés  deux  courtisanes  qui  avaient  pour  tous  vête- 
ments des  manteaux  de  mousseline  et  des  guirlandes 
de  fleurs;  lorsque  le  repas  fut  terminé,  ces  courti- 
sanes, qui  étaient  au  nombre  de  cinquante,  exécu- 
tèrent des  danses  lascives,  d'abord  seules,  ensuite 
avec  les  cardinaux  ;  enfin,  à  un  signal  de  -madame 
Lucrèce,  les  manteaux  tombèrent,  et  les  danses  con- 
tinuèrent entre  ces  femmes  et  les  convives,  aux 
grands  applaudissements  du  saint-père. 

«  Puis  on  procéda  immédiatement  à  d'autres 
jeux;  sur  l'ordre  d'Alexandre  VI,  on  plaça  symétri- 
quement dans  la  salle  du  festin  douze  rangées  de 
candélabres  chargés  de  bougies  allumées,  et  madame 
Lucrèce  jeta  sur  le  parquet  des  poignées  de  châtai- 
gnes, après  lesquelles  couraient  ces  courtisanes  en- 
tièrement nues,  en  marchant  sur  les  pieds  et  sur  les 
mains,  le  corps  plié  en  deux  ;  les  plus  agiles  reçu- 
rent de  Sa  Sainteté  des  robes  de  soie  et  des  bijoux. 
Enfin,  comme  il  y  avait  eu  des  prix  pour  les  joutes, 
de  même  il  y  en  eut  pour  la  luxure,  et  les  femmes 
furent  aussitôt  traitées  charnellement  au  bon  plaisir 
des  assistants  ;  cette  fois  ce  fut  madame  Lucrèce  qui, 
d'une  estrade  élevée  d'où  elle  présidait  à  ces  combats 
avec  le  pape,  distribua  les  récompenses  aux  plus 
ardentes  et  aux  victorieux  !  « 

Il  est  impossible  de  récuser  l'authenticité  de  ces 
faits,  ([ui  sont  tous  rapportés  fort  au  long  par  le 
maître  des  cérémonies  d'.\lexandre  ^I,  l'historien 
Burchard,  (jui  les  consignait  heure  par  heure  dans  le 
journal  qu'il  nous  a  laissé  des  actions  du  saint-père. 
C'est  encore  à  cet  auteurquenous  devons  la  connais- 
sance d'une  dispense  fort  singulière  accordée  par  le 
pape  à  Pierre  Mendozze,  cardinal  de  Valence,  qui 
demandait  à  Sa  Sainteté  l'autorisation  de  prendre 
pour  mignon  un  de  ces  bâtards  qui  portaitle  nom  de 
Zannet.«  Il  faut  être  bon  prince,  dit  à  cette  occasion 
Alexandre  VI  ;'  et  en  conscience,  nous  ne  pouvons 
pas  refuser  à  nos  sujets  une  autorisation  que  nous 
nous  sommes  tant  de  fois  accordée.  » 

Après  le  mariage  de  Lucrèce,  le  pontife  s'occupa 
des  moyens  de  réunir  de  l'argent  pour  le  couronne- 
ment de  César;  ce  n'était  pas  chose  facile,  car  toutes 
ses  ressources  commençaient  à  s'épuiser;  la  vente 
des   bénéfices,  des  privilèges,   des  charges  ne  rap- 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Francesco  Borgia  est  égorgé  par  ordre  de  Céssr,  son  frère 


portait  presque  rien;  les  croisades  contre  les  Turcs 
ne  produisaient  pas  davantage;  les  peuples  ne  vou- 
laient plus  acheter  ni  absolutions  ni  indulgences  ;  il 
ne  restait  donc  qu'un  seul  parti  à  prendre,  celui  d'em- 
poisonner les  riches  ecclésiastiques  de  la  cour  ponti- 
ficale, afin  d'hériter  de  leurs  biens.  Ce  projet  ne  lais- 
sait pas  que  d'être  d'une  exécution  difficile,  car  depuis 
longtemps  les  prélats  redoutaient  les  dîners  du  Vati- 
can. Le  pape  comprit  que  la  plupart  des  cardinaux 
trouveraient  des  prétextes  pour  ne  pas  se  trouver  à 


son  invitation  s'il  leur  proposait  de  dîner  dans  son 
jialais;  il  prit  alors  un  détour,  et  pria  le  cardinal 
Corneto  de  lui  prêter  sa  vigne  pour  un  grand  festin 
qu'il  désirait  donner  à  ses  amis,  le  priant  de  se  char- 
ger lui-même  des  apprêts  du  repas  et  de  lui  en  ré- 
server seulement  la  dépense.  La  chose  léussil  à  mer- 
veille, et  les  invitations  furent  toutes  acceptées. 

Dès  le  matin  du  jour  choisi  pour  le  festin,  ,\lexan- 
dre  envoya  son  maître  d'iiûlel  à  la  vigne  du  cardinal 
Corneto  pour  oidonner  le  seivice;  et  en  même  temps 


ALEXANDRE    VI 


3?9 


il  lui  donna  doux  houtuilles  d'un  vin  parfunu'  qu'on 
appelait  dans  l'Italie  le  vin  des  Borgia  ;  il  lui  lecom- 
manda  très-expresséraent  de  les  mettre  à  part,  alin 
qu'il  pût  parfaitement  les  prendre  lorsqu'il  lui  ferait 
signe  de  verser  à  boire  à  ses  convives.  Aucun  ne 
manqua  à  l'appel  du  pa]H';  et  quand  Sa  Sainteté  arriva 
à  la  vigne  avec  son  lils,  elle  put  calculer  déjà  ce  tpie 
lui  rapporterait  le  dîner  qu'elle  otl'rait  si  généreuse- 
ment. On  était  alors  au  mois  d'août,  et  il  faisait  une 
chaleur  extrême;  Alexandre  et  César,  qui  étaient  venus 
à  pied,  se  plaigniient  de  la  fatigue  et  demanderont 
quelque  ralVaîcliissement  ;  aussitôt  un  domestique 
courut  à  l'office,  et  comme  le  maître  d'hôtel  était  ab- 
sent, il  prit  une  bouteille  de  vin  et  s'empressa  d'offrir 
à  boire  fi  Sa  Sainteté;  Alexandre,  suivant  son  habi- 
tude, vida  son  verre  d'un  seul  trait;  César  versa  de 
l'eau  dans  son  vin  et  but  également  le  verre  entier  ; 
à  peine  avaient-ils  remis  les  verres  sur  le  plateau, 
que  tous  les  deux  se  trouvèrent  pris  de  douleurs 
d'entrailles  ;  ils  étaient  empoisonnés  !  L'officier  de 
bouche  leur  avait  servi  du  vin  que  le  maître  d'hôtel 
avait  mis  à  l'écart  ;  bientôt  le  saint-père  fut  pris  de 
convulsions  épouvantables,  et  l'on  fut  obligé  de  le 
transporter  au  palais  où  il  expira  dans  la  nuit,  sans 
que  les  médecins  pussent  trouver  aucun  remède  pour 
adoucir  ses  souffrances.  Cet  événement  eut  lieu  le 
18  aoi'it  1503.  Alexandre  VI  était  âgé  de  soixante- 
douze  ans,  et  il  en  avait  régné  onze. 

Quant  à  César  Borgia,  soit  que  le  poison  mélangé 
d'eau  eût  perdu  une  grande  partie  de  son  énergie, 
soit  que  la  vigueur  de  son  tempérament  fût  plus  forte 
que  le  mal,  il  échappa  à  la  mort,  et  il  en  fut  quitte 
pour  une  maladie  de  dix  mois.  Néanmoins,  au  mi- 
lieu des  souffrances  atroces  occasionnées  par  les  re- 
mèdes violents  qu'on  lui  administrait  pour  lui  faire 
rejeter  le  poison,  il  conserva  son  admirable  présence 
d'esprit  ;  par  ses  ordres,  des  messagers  se  succé- 
daient sans  intervalles  de  son  appartement  à  celui  du 
saint-père,  pour  lui  donner  des  nouvelles  de  l'état  du 
malade;  et  dès  qu'il  eut  appris  qu'.\lexandre  VI  était 
mort,  il  fit  aussitôt  fermer  les  portes  du  Vatican  par 
don  Micheletto,  capitaine  de  ses  gardes;  ensuite  il 
fit  enlever  de  force  au  cardinal  trésorier  les  clés  du 
trésor  apostolique,  et  s'appropria  l'or,  l'argent  et  les 
pierreries  qui  s'y  trouvaient. 

Dès  le  lendemain,  lorsqu'on  connut  la  mort  du 
pontife,  il  y  eut  à  Rome  des  cris  d'allégresse  et  des 
transports  de  joie;  chacun  voulut  contempler  le  ca- 


davre de  celui  qui,  pendant  onze  années,  avait  fait 
trembler  les  plus  ])uiïsants  seigneurs;  en  un  instant 
la  basilique  de  Saint  -  Pierre,  où  avait  été  déposé 
Alexandre  VI,  fut  envahie  par  une  foule  innombrable. 
«  C'était  un  spectacle  dégoûtant,  dit  Raphaël  Vola- 
terran,  que  la  vue  de  ce  cadavre  noir,  difforme,  pro- 
digieusement enffé,  qui  exhalait  une  odeur  infecte  ; 
une  bave  noirâtre  couvrait  ses  lèvres  et  ses  narines; 
sa  bouche  était  ouverte  démesurément,  et  sa  langue, 
gonffée  par  le  poison,  pendait  jusque  sur  le  menton. 
.\ussi  ne  se  trouva-l-il  ni  dévote  ni  fanatique  qui  se 
hasardât  à  lui  baiser  les  pieds  ou  les  mains,  comme 
c'était  la  coutume    » 

Vers  les  six  heures  du  soir,  l'infection  était  telle 
dans  l'église,  que  le  cardinal  chargé  du  soin  des  fu- 
nérailles fut  obligé  de  donner  l'ordre  d'ensevelir  le 
pape.  Aucun  prêtre,  ni  cardinal,  ni  officier,  ne  voulut 
assister  à  la  cérémonie  de  l'inhumation,  et  le  cadavre 
fut  abandonné  à  des  ouvriers  charpentiers  et  à  des 
portefaix,  qui  le  placèrent  dans  un  cercueil  trop  court, 
où  ils  l'enfoncèrent  en  s'aidant  des  pieds  et  en  le 
frappant  à  coups  de  marteau.  Après  cette  horrible 
scène  de  profanation,  ils  le  jetèrent  dans  la  tombe 
qui  lui  avait  été  préparée  à  la  gauche  du  maître-autel. 

Ainsi  se  termina  l'abominable  règne  d'Alexandre  VI, 
le  dernier  pontife  du  quinzième  siècle. 

Alexandre  VI  est  du  nombre  de  ces  papes  que  les 
adorateurs  de  la  pourpre  romaine  et  de  l'infaillibilité 
pontificale  n'osent  pas  justifier,  du  moins  en  ce  qui 
concerne  le  scandale  de  leurs  turpitudes  ;  toutefois 
ils  disent  que  le  règne  de  Roderic  Borgia  fut  l'un 
des  plus  heureux  pour  l'Église,  en  ce  que  la  Provi- 
dence ne  permit  pas  qu'il  y  eût  ni  schisme  ni  héré- 
sie à  combattre.  Et  si  Dieu  a  voulu,  ajoutent-ils,  qu'il 
y  eût  parfois  sur  la  chaire  vénérée  de  l'Apôtre  des 
papes  incestueux,  sodomites  et  assassins,  c'est  pour 
montrer  aux  hommes  que  la  conservation  du  catho- 
licisme ne  dépend  pas  des  vertus  ou  des  crimes  de 
ses  minstres  !  Conclusion  bien  digne  de  ces  prêtres 
éhontés  qui  cherchent  à  couvrir  leurs  débordements 
par  de  véritables  sophismes.  Pour  nous,  qui  dédui- 
sons des  conséquences  rigoureuses  des  vérités  de 
l'histoire,  nous  dirons  qu'une  institution  comme 
celle  de  la  papauté  est  une  monstruosité  dans  la  re- 
ligion, précisément  parce  qu'elle  donne  à  des  scélé- 
rats un  pouvoir  exorbitant,  qui  leur  permet  de  l'aire 
servir  à  leurs  passions  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublima 
dans  le  cœur  des  hommes,  l'amour  de  la  Divinité! 


Il 


135 


sgi-  ;,mij7i7Tsa..'ijiM:.,i.ji ii.kiBrin,;-.:!,..'/ m-jj 


HISTOIRE  rOLITIUUE   DU   \T  SIECLE 


,t,  g>a.  oW.  crxK  àw.   .tV: 


Manuel  Palôologup,  empereur  d'Orient.  —  Il  s'6chappo  des  prisons  de  Bajazet.  —  Le  sultan  force  Manuel  à  as.  ocier  Andronic 
Palcoiopue  i  l'empire.  —  Guerres  entre  Bajazet  et  Tamerlan.  —  Bajazet  est  enfermé  dans  une  cage  de  fer.  —  Amuratli  assiège 
Constantinople.  —  Mort  de  Manuel  Paléologue.  —  Son  fils  Jean  lui  succède.  —  L'empereur  recherche  l'appui  des  princes  de 
l'Occident.  —  Mort  de  Jean  Paléologue. —  Constantin  Dracosès  parvient  à  l'empire.  —  Mohammed  II  assiège  Constantinople. 

—  Prise  de  Constantinople  par  lesT^ircs.  —  Mort  de  t'Ionstantin  Dracosès.  —  Fin  de  l'empire  d'Orient.  —  Empire  d'Occident. 

—  Albert  II,  empereur  d'Allemagne.  —  y  est  condamné  à  mort  par  le  tribunal  véhémique.  —  Frédéric  II  lui  succède.  — 
Cruautés,  perfidie  et  lâcheté  de  cet  empereur.  —  Mort  de  Frédéric  H.  —  Charles  Vil,  roi  de  France.  —  Son  caractère  et  ses 
mœurs.  —  Intrigues  de  la  raine  avec  les  seigneurs  d'i  la  cour.  —  Histoire  de  Jehanne  Darc,  surnommée  la  Pucelle  d'Orléans. 

—  L'arbre  des  fées.  —  Apparitions  de  l'archange  Michel.  —  Jehanne  quitte  son  village  et  vient  trouver  le  roi.  —  La  reine, 
assistée  de  matrones,  s'assure  de  la  virginité  de  Jelianne.  —  Entrée  triomphale  de  la  Pucelle  dans  Orléans.  —  Jehanne  fait 
sacrer  le  roi  à  Reims.  —  Elle  tombe  au  pouvoir  des  Anglais.  —  Charles  VII  abandonne  lichement  sa  libératrice  à  ses  ennemis. 

—  Procès  de  Jehanne.  —  Supplice  de  la  Pucelle.  —  Charles  VII  se  laisse  mourir  de  faim  pour  ne  pas  être  empoisonné  par  son 
fils.  —  Caractère  odieux  de  Louis  XI.  —  Superstition,  avaiice  et  politique  de  ce  roi.  —  Crimes  de  Louis  XI.  —  Sa  CDort.  — 
Jacques  Coylhier,  Olivier  le  Daim  et  Tristan  l'Hermite.  —  Charles  VIII  succède  à  son  père  Louis  XI,  sous  la  tutelle  d'Anne  de 
Beaujeu.  —  Déba  jches  de  la  régente.  —  Incapacité  de  Charles  VIII.  —  Guerre  d'Italie.  —  Mort  île  Charles  VIII. —  La  couronne 
passe  à  la  maison  d'Orléans.  —  Louis  XII,  roi  de  France.  —  Il  fait  prononcer  son  divorce  d'avn-  Jeanne,  fille  de  Louis  XI.  — 
II  épouse  Anne  de  Bretagne.  —  Caractère  de  la  nouvelle  reine.  —  Sa  cruauté.  —  Mort  d'Anne  de  Bretagne.  —  Louis  XU 
épeuse  Marie  d'Angleterre.  —  Crimes  de  Louis  XII,  le  père  du  peuple.  —  Il  meurt  à  la  suite  d'excès  libidineux.  —  Conclu- 
sions de  l'histoire  politique  du  quinzième  siècle. 


L'importnnce  des  événements  politiques  qui  s'ac- 
comiilissent  pendant  le  quinzième  siècle,  le  dernier 
de  l'histoire  du  moyen  âge,  donne  un  grand  intéièt 
aux  règnes  des  souverains  de  l'Orient  et  de  l'Occi- 
dent qui  ont  présidé  à  ces  révolutions. 

En  Orient,  les  successeurs  de  Constanlin  cher- 
chent en  vain  à  retenir  le  sceptre  qui  échappe  à  leurs 
mains  ;  Dieu  a  marqué  la  fin  de  leurs  règnes  sangui- 
naires. En  Occident,  au  contraire,  les  rois  non  moins 
cruels,  non  moins  perfides  que  les  empereurs  de'By- 
zance,  mais  soutenus  par  des  prêtres  infâmes,  lèvent 
leurs  fronts  orgueillcu.\  et  écrasent  les  nations  sous 
leur  insupportable  tyrannie  ;  l'heure  de  la  vengeance 
n'était  point  encore  venue  pour  les  peuples! 

Après  la  mort  de  Jean  Paléologue  I''"',  son  fils 
Manuel,  déjà  associé  à  l'empire,  devint  seul  maître 
de  Constantinople.  Ce  prince,  peu  d'années  aupara- 
vant, avait  essayé  de  secouer  le  joug  humiliant  des 
Turcs,  et  s'était  déclaré  en  révolte  avec  les  provinces 


de  Thessalonique;  mais  celle  tentative  d'affranchis- 
sement avait  été  promptement  réprimée  par  Jean 
Paléologue  lui-même,  qui  pour  apaiser  la  colère  de 
ses  redoutables  alliés  leur  avait  Hvré  le  coupable. 
Amurath  ,  qui  gouvernait  alors  le  puissant  empire 
des  Ottomans,  se  contenta  de  renvoyer  Manuel  après 
lui  avoir  adressé  une  simple  admonition,  comme  un 
maître  à  son  serviteur. 

Après  la  mort  d'Amurath,  son  fds  Bajazet,  qui 
connaissait  le  caractère  entreprenant  du  jeune  Grec, 
le  fit  revenir  à  sa  cour,  oii  il  le  garda  comme  otage. 
Néanmoins,  dès  qu'il  eut  connaissance  de  la  mort  de 
son  père.  Manuel  Paléologue  s'échappa  furtivement 
pour  venir  prendre  possession  d'un  trône  vermoulu 
et  qui  menaçait  de  tomber  en  poussière.  Il  était  à 
peine  installé  dans  son  palais,  que  le  sultan,  furieu.\ 
de  son  évasion,  envoya  contre  lui  trois  armées  for- 
midables. Manuel,  comprenant  l'inutilité  delà  résis- 
tance à  des  forces  aussi  supérieures,  envoya  deman- 


RttlS.     RKI.\I']S.     KM  PEU  K  uns 


37  î 


der  des  secours  en  Europe  ;  mallicincusement  ses 
démarches  n'aboutirent  à  lien.  QueUpies  aventuriers 
répondirent  seuls  à  son  appel,  et  vinrent  se  taire 
battre  par  les  inlidèles  près  de  Nicopolis. 

Alors,  se  trouvant  sans  défense  et  sans  armée,  il 
se  décida,  pour  sauver  Gonstantinople,  à  demander 
la  paix  à  IJajazet,  et  il  acce])ta  les  conditions  qu'il 
plut  au  vaini|iu'ur  de  lui  imposer.  La  piemière  était 
d'associer  à  l'empire  son  neveu  Andronic  Paléologue, 
(pii  était  un  des  mignons  du  sultan. 

Dès  que  le  blocus  de  sa  capitale  fut  levé ,  Manuel 
se  rendit  en  Occident  pour  solliciter  des  princes 
chrétiens  quel([ues  secours  en  hommes  et  en  argent. 
Mais  le  fanatisme  des  croisades  était  éteint,  et  Ma- 
nuel fut  contraint  de  retourner  dans  ses  États  comme 
il  en  était  venu,  et  ayant  perdu  l'espérance  de  pou- 
voir jamais  secouer  le  joug  des  infidèles. 

Tout  à  coup  la  face  des  choses  parut  devoir  chan- 
ger en  Asie;  du  fond  de  la  Tartarie  accourut  le  re- 
doutable Tamerlan,  renversant  les  villes,  détruisant 
les  empires;  et  semblable  à  une  avalanche  formi- 
dable, ne  laissant  partout  sur  son  passage  que  ruines 
et  solitudes.  Bajazet  voulut  défendre  ses  États  contre 
ce  terrible  conquérant,  et  vint  lui  présenter  la  bataille 
dans  une  vaste  plaine  auprès  du  mont  Stella,  entre 
la  Bithynie  et  la  Galatie.  Le  choc  des  deux  armées 
fut  terrible  ;  après  sept  heures  de  carnage  la  victoire 
demeura  à  Tamerlan,  et  Bajazet  tomba  au  pouvoir 
de  l'ennemi.  Tamerlan  le  traita  d'abord  avec  une 
grande  douceur:  mais  ensuite  il  le  fit  enfermer  dans 
une  cage  de  fer  pour  le  punir  des  grossières  injures 
avec  lesquelles  il  recevait  ses  marques  de  bonté  ;  le 
sultan,  dans  un  accès  de  rage,  se  brisa  le  crâne 
contre  les   barreaux  de  sa  prison. 

Manuel  profita  du  bouleversement  survenu  dans 
l'empire  turc  pour  reconquérir  une  partie  des  places 
dont  Bajazet  s'était  emparé,  et  pour  éloigner  son  ne- 
veu du  gouvernement  des  affaires.  Cet  état  de  choses 
n'eut  guère  de  durée  ;  après  la  mort  du  redoutable 
Tamerlan,  les  Turcs ,  sous  la  conduite  du  sultan 
Mousa,  reparurent  sous  les  murs  de  Gonstantinople, 
et  forcèrent  l'empereur  à  renouveler  les  anciens  traités. 

Sous  le  règne  de  Mohammed,  qui  avait  renversé 
du  trône  son  frère  Mousa  ,  l'empire  de  Manuel 
éprouva  quelques  années  de  calme  et  de  tranquillité. 
Après  lui,  Amurath  II,  son  successeur,  déclara  de 
nouveau  la  guerre  aux  Urecs,  et  vint  assiéger  Gons- 
tantinop'e.  Pour  la  première  fois  les  Turcs  se  ser- 
virent de  canons,  et  ils  battirent  si  vigoureusement 
en  brèche,  que  la  ville,  réduite  aux  abois,  allait  être 
obligée  de  capituler,  lorsque  le  sultan  fut  contraint 
lui-même  de  lever  son  camp  pour  défendre  son  propre 
royaume  contre  son  fière  Mustapha,  qui  lui  disputait 
le  trôtie  et  venait  de  se  rendre  maître  de  Nicée. 

Quelque  temps  après  mourut  l'empereur  Manuel, 
à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans  ;  son  fils  aîné  Jean, 
((ui  était  déjà  associé  à  l'empire,  lui  succéda.  D'abord 
.Tean  acheta  la  paix  au  sultan  en  s'obligeant  à  lui 
payer  un  tribut  annuel  de  trois  cent  mille  aspres,  et 
en  abandonnant  aux  Turcs  les  villes  qui  lui  restaient 
dans  la  Morée  ;  ce  qui  diminuait  considérablement 
l'étendue  et  l'importance  de  ses  l'^lats  ;  ensuite  il 
chercha  les  moyens  de  rétablir  ses  afl'aires  en  s'ap- 
puyanl  sur  les  rois  d'Occident.  A  cet  effet,  il  envoya 


I  phisieurs  amliassades  au  pontife  Eugène  IV  pour  lui 
deniandur  des  secours,  et  bientôt  il  se  rendit  lui- 
même  en  Italie,  et  assista  au  concile  de  Ferrare,  où 
il  fut  reçu  avec  des  honneurs  extraordiuaircsi.  Jean 
Paléologue  fit  son  entrée  dans  la  ville  sous  un  idais 
niagnifi(fuc  porté  par  des  princes  souverains,  etisurvi 
d'un  norabi-eux  cortège  d'évêques,  d'aiclievêque-s  et 
de  savants  grecs  qui  devaient  discuter  devant  l'as- 
semblée les  conditions  de  l'acte  de  réunion  dus  deux 
Eglises.  Toutes  ces  tentatives  n'aboutirent  cependant 
à  aucun  résultat  avantageux  pour  l'empire  grec,  et 
1  empereur  fut  obligé  de  s'en  retourneràGoiist<mlinople 
sans  avoir  obtenu  autre  cliosc  i[ue  de  vagues  promes- 
ses; bien  plus,  son  clergé  désapprouva  la  conduite 
qu'il  avait  tenue  en  Italie,  ainsi  que  les  concessions 
qu'il  avait  faites  au  pape,  et  cassa  l'acte  de  réiuiion  des 
Eglises  grecque  si  latine.  Pour  surcroît  de  malheurs, 
la  division  s'était  jetée  dans  la  famille  impériale 
pendant  son  absence;  un  de  ses  frères,  Constaiilin 
Dracosès,  s'était  emparé  des  domaines  du  jeune  I)e- 
métrius,  son  autre  frère,  qui  l'accompagnait  en  Italie: 
de  sorte  qu'à  son  retour  Déraétrius,  qui  n'avait  pu 
obtenir  justice,  ni  être  remis  en  possession  de  ses 
biens,  leva  l'étendard  de  la  révolte,  rassembla  une 
armée  d'aventuriers,  et  vint  assiéger  Gonslan'.innple  ; 
mais  comme  il  n'était  pourvu  d'aucune  artillerie  et 
ne  pouvait  songer  à  l'emporter  d'assaut,  il  ravagea 
tous  les  environs  de  la  ville  et  chercha  à  l'aiTainor. 
Jean  conçut  un  tel  chagrin  de  la  '  discorde  qui 
s'était  élevée  entre  ses  frères,  qu'il  en  tomba  malade 
et  mourut  le  13  octobre  1448.  Après  lui,  Constantin 
Dracosès,  aidé  par  '.'impératrice  mère,  et  appuvé  par 
le  clergé,  par  le  sénat  et  par  le  peuple,  prit  les  iiènes 
du  gouvernement.  Sans  aucun  doute  ce  prince  au- 
rait relevé  le  trône  des  empereurs  d'Oiient  par  sa 
sagesse  et  par  ses  talents,  s'il  eût  été  au  pouvoir 
d'un  homme  de  le  faire;  malheureusement  tout  con- 
tribua à  en  accélérer  la  ruine.  Il  voulut  contracttr 
une  alliance  avec  les  Vénitiens  en  épousant  la  fille 
du  doge,  et  les  Grecs  s'y  opposèrent;  il  voulut  re- 
nouer des  négociations  avec  les  peuples  de  l'Occi- 
dent, et  ses  sujets  l'en  empêchèrent  encore. 

Pendant  qu'il  luttait  contre  ses  propres  sujets, 
Mohammed  II  montait  sur  le  trône  des  sultans.  D'a- 
bord il  ratifia  solennellement  les  traités  consentis  par 
Amurath,  son  père;  mais  dans  la  suite  l'empereur 
ayant  eu  l'imprudence  de  menacer  Mohammed  de 
rendre  la  liberté  à  Mustapha,  l'un  de  ses  oncles,  ce- 
lui qui  s'était  précédemment  révolté  contre  Amurath, 
et  c[ui  se  trouvait  prisonnier  à  Gonstantinople,  s'il, ne 
lui  payait  pas  exactement  une  pension  pour  le  nounii-. 
le  sultan  rompit  la  paix  et  envoya  trois  armées  contre 
Gonstantinople. 

L'empereur  comprit  que  la  dernière  heure  de  son 
règne  était  arrivée  et  qu'il  ne  lui  restait  plus  ((u'à 
mourir  ;  il  voulut  toutefois  donner  au  monde  un  grand 
exemple,  et  "s'apprêta  à  une  résistance  vigourouKe. 
Pai  ses  ordres,  on  remplit  de  vivres  et  de  munitions 
des  magasins  immenses;  deux  mille  Génois,  com- 

1  mandés  par  le  brave  Justiniani,  furent  appelés  au 
secours  de  la  capitale,  et  formèrent  avec  huit  ou  neuf 
mille  hommes  recrutés  dans  le  peuple,  un  corps  d'é- 
lite qui  fit  des  prodiges  de  valeur.   Mohammed  II 

^  n'avait  pas  moins  de  quatre  cent  mille  soldats  ])iiui 


:ri 


IlISTdlRK     1>KS     PAPES 


assiéger  CAinstanlinoplc  ;  il  alta(iua  d'aboiil  la  jioilf 
lie  Saint- iloiuain  avec  îles  eanons  île  i;ros  calilirc, 
et  foudroyacette  partielle  la  ville  pendant  neuf  jouis; 
ensuite,  coiuuie  ses  elVoi  ts  étaient  impuissants  pour 
entamer  la  tour  de  Siiint-Romain,  il  éleva  une  autre 
tour  de  bois  pour  la  battre  en  ruine  et  pour  proté- 
ger ses  mineurs. 

Mais  l'intréiide  Diacosès  ne  lui  donna  pas  le 
temps  de  faire  jouer  ses  batteries;  il  se  mit  à  la  tète 
d'un  corps  de  troupes,  incendia  la  tour,  éventa  les 
mines,  et  refoula  les  assiégeants  jusqu'aux  avant- 
postes  de  leur  camp.  11  semblait  que  le  courage  de 
l'empereur  eût  décuplé  les  forces  de  cette  population  ; 
car  le  jour  mènie  où  les  Grecs  reniporlaient  cette 
victoire  sur  leuis  ennemis,  quatre  vaisseaux  de  leurs 
alliés  traversaient  la  flotte  turque  et  entraient  à 
pleines  voiles  dans  le  port  pour  ravitailler  la  place, 
sans  que  les  vaisseaux  ennemis  pussent  les  poursui- 
vre, l'entrée  du  |)ort  ayant  été  immédiatement  fermée 
avec  d'énormes  chaînes  de  fer.  Enlin  Mohammed 
conçut  (t  exécuta  en  une  nuit  le  dessein  gigantesque 
de  faire  porter  ses  vaisseaux  par  terre  jusque  dans  le 
port  de  Gonslantinople;  de  sorte  qu'au  point  du  jour 
les  Grecs  apercevant  la  flotte  turque  entre  les  murs 
de  leur  ville,  perdirent  entièrement  courage  et  par- 
lèrent de  se  rendre.  Constantin  Dracosès  rallérniit 
encore  le  courage  des  siens,  repoussa  les  conseils  de 
la  lâcheté  et  courut  aux  remparts  ;  son  attitude  et  le 
bruit  qu'il  avait  fait  répandre  adroitement  parmi  les 
Turcs,  qu'on  attendait  dans  la  même  journée  une 
flotte  amie  sous  la  conduite  de  Jean  Corvin  Hunlade, 
imposa  à  Mohammed  II;  et  déjà  le  sultan  se  prépa- 
rait à  eflectuer  sa  retraite,  lorsqu'un  de  ses  viziis 
vint  se  jeter  à  ses  pieds  et  le  supplier  de  donner  un 
dernier  assaut.  Il  y  avait  alors  cinquante-cinq  jouis 
que  durait  le  siège  de  Gonstantinople.  Le  sultan  ré- 
solut de  faire  un  nouvel  effort;  tous  les  derviches  et 
les  fakirs  parcoururenl  les  rangs  des  soldats  turcs, 
exaltèrent  leur  courage  en  promettant  à  ceux  qui 
succomberaient  dans  la  mêlée  les  joies  infinies  d'un 
paradis  peuplé  de  ho.uris,  et  à  ceux  qui  survivraient 
le  pillage  de  la  ville. 

Constantin,  de  son  côté,  ne  négligea  pas  l'emploi 
des  momeries  religieuses  pour  exciter  le  courage  de 
ses  soldais;  el  surmontant  les  craintes  qui  l'agitaient, 
il  se  rendit  avec  l'élite  de  ses  guerriers  à  la  cathé- 
drale pour  recevoir  solennellement  la  communion  ; 
ensuite  il  s'élança  sur  les  remparts. 

Déjà  les  Turcs  s'avançaient  en  colonnes  serrées 
pour  donner  l'assaut;  les  premiers  qui  osèrent  s'ap- 
procher des  murailles  pour  appliquer  les  échelles 
furent  renversés  par  les  Grecs;  ceux  parmi  les  plus 
intrépides  qui  arrivèrent  jusqu'à  la  hauteur  des  rem- 
parts furent  assommés  à  coups  de  haches  d'armes; 
enOn  les  musulmans  à  trois  reprises  différentes  avaient 
tenté  inutilement  de  culbuter  les  assiégeants,  et  la 
victoire  semblait  devoir  rester  aux  Grecs,  lorsque  par 
malheur,  au  quatrième  assaut,  Justiniani,  le  brave 
capitaine  Génois,  fut  mit  hors  de  combat.  Dès  ce 
moment  les  assiégés  perdirent  leur  énergie  ,  peu  à 
peu  la  résistance  failjlit,  l'audace  des  infidèles  s'en 
accrut,  et  dans  un  dernier  effort  les  janissaires  for- 
cèrent plusieurs  brèches  et  entrèrent  dans  la  ville  en 
poussant  des  cris  de  joie  et  de  fureur.  Constantin, 


n'écoulant  que  son  courage,  rallia  autour  de  lui  les 
débris  de  ses  troupes  et  chargea  encore  l'ennemi; 
mais  cet  effort  désespéré  ne  put  arrêter  les  terribles 
janissaires;  toute  sa  vaillante  milice  tomba  sous  le 
cimeterre  des  musulmans,  et  lui-môme  perdit  la  vie 
dans  la  mêlée.  Comme  il  avait  eu  soin  d'i'ter  son 
manteau  de  pourpre  dans  la  crainte  d'être  fait  pri- 
sonnier, on  ne  reconnut  son  cadavre  qu'aux  aigles 
d'or  qui  décoraient  ses  brodequins.  Ainsi  périt  Cons- 
tantin Dracosès,  le  29  mai  1435,  après  un  règne  de 
trois  années  et  ((uclques  mois. 

Sans  contredit,  l'une  des  causes  principales  de  la 
ruine  de  l'empire  d'Orient  était  l'ambition  des  papes; 
ces  miséraiiles  tonsurés  avaient  sacrifié  l'intérêt  des 
nations  à  leur  soif  insatiable  d'honneurs  et  de  ri- 
chesses ;  et  pour  arriver  à  la  réalisation  de  leurs 
projets  de  domination  universelle,  ils  avaient  suivi 
une  politi((ue  exécrable  qui  devait  infailliblement 
amener  la  chute  du  ])uissant  empire  de  Constantin. 

Du  reste,  cette  tendance  de  la  cour  de  Rome  s  était 
révélée  sous  les  règnes  de  Sergius  I",  de  Grégoire  II 
et  de  leurs  successeurs,  jusqu'à  l'anéantissement  de 
l'exarchat  de  Ravenne  par  les  Lombards;  plus  tard, 
les  papes  reportèrent  sur  les  Lombards  la  haine  qu'ils 
avaient  pour  leurs  anciens  maîtres,  et  ils  armèrent  les 
Franks  contre  ceux  qu'Us  appelaient  hypocritement 
leurs  libérateurs;  enfin  les  Franks,  à  leur  tour,  après 
avoir  été  mis  en  possession  de  l'empire  d'Occident 
dans  la  personne  de  Charlemagne,  sévirent  poursuivis 
par  les  pontifes  comme  ennemis  de  l'Eglise.  Sous  le 
règne  d'Anastase  III,  le  diadème  impérial  fut  enlevé 
aux  Carlovingiens  et  donné  aux  rois  de  la  Saxe.  Sui- 
vant leur  habitude,  les  papes  se  servirent  de  leur  in- 
fluence sur  les  nouveaux  princes  pour  les  armer  con- 
tre les  ennemis  du  Saint-Siège  et  pour  extorquer  de 
riches  dotations;  et  lorsqu'ils  n'eurent  plus  rien  à 
espérer  d'eux,  ils  entrèrent  en  lutte  avec  leurs  bien- 
faiteurs. Il  s'ensuivit  des  guerres  terribles  entre 
l'autel  et  le  trône;  les  papes  triomphèrent  encore,  et 
la  dignité  d'empereur  d'Occident  devint  élective. 

Ce  n'étaient  plus  les  empereurs  qui  confirmaient 
les  nominations  des  iiontifes,  comme  du  temps  de 
Charlemagne  ou  d'Othon  le  Grand;  c'étaient,  au 
contraire,  les  évèques  de  Rome  qui  sanctionnaient 
les  élections  des  empereurs  d'Occident.  Aussi  la 
couronne  impériale  était  tombée  dans  un  tel  degré 
d'avilissement,  que  Clément IV  ne  put  trouver  aucun 
roi  de  l'Europe  qui  consenlît  à  la  recevoir,  et  qu'il  fut 
même  obligé  de  se  rejeter  sur  un  prince  de  la  maison 
de  Habsbourg.  Un  siècle  et  demi  après,  le  sceptre 
passa  dans  la  maison  d'.\utriche,  et  le  titre  d'empe- 
reur reprit  quelque  éclat  sous  Sigismond. 

Albert  II,  beau-père  de  ce  prince,  lui  succéda; 
dans  les  commencements  de  son  règne  il  continua 
les  magnifiques  projets  de  réforme  civile  et  religieuse 
que  Sigismond  avait  entrepris;  il  fit  de  nouvelles  lois 
p  ur  assurer  le  repos  et  la  liberté  des  citoyens,  et 
supprima  les  annales,  les  réserves,  les  expectatives, 
pour  affaiblir  l'autorité  ecclésiastique.  Malheureuse- 
ment, comme  il  n'est  pas  au  pouvoir  d'un  homme  de 
résister  aux  séductions  de  l'autorité  suprême,  Albert 
se  repentit  bientôt  du  bien  qu'il  avait  fait,  cassa  tons 
ses  décrets,  et  fit  peser  sur  les  peuples  un  joug  de 
fer.  Mais  bientôt  il  reçut  le  juste  châtiment  de  sa 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


373 


CNJl/C 


Bajazet  fait  prisonnier  par  Tameilan 


tyrannie;  les  cours  véhémiqucs  ou  tribunaux  secrets 
de  la .Westplialie,  dont  la  puissance  terrible  et  mys- 
térieuse atteignait  tous  les  ennemis  delà  liberié,  dé- 
clarèrent l'empereur  coupable  de  lèse-luuuanité,  et 
détendirent  aux  peuples  de  lui  prêter  assistance;  de 
sorte  qu'il  se  trouva  sans  moyens  de  défense  pour 
repousser  l'invasion  des  Turcs,  qui  étaient  descendus 
jusfpie  dans  la  Hongrie.  A  la  ]ireniière  rencontre, 
le  corps  d'armée  qui  lui  était  resté  fidèle  fut  culbuté 
par  les  musulmans;  et  l'empereur  blessé  et  mourant 


fut  abandonné  dans  un  petit  village,  oii  il  expira  1  ■ 
24  octobre  1439. 

P^édéric  II  succéda  au  prince  Albert,  et  vint  sj 
faire  sacrer  à  .Vix-la-Chapelle  par  l'arebevêque  de 
Cologne.  Toutes  les  actions  de  ce  règne  sont  em- 
preintes d'un  caractère  de  lâcheté  ou  de  perfidie  qui 
donne  de  l'empereur  une  opinion  très- défavorable; 
toujours  battu  par  ses  ennemis  ou  luuniiié  par  ses 
vassaux,  il  ne  montra  de  l'énergie  (pie  dans  ses  ten- 
tatives d'usurpation  cortre  Ladislas,  son  ]  u]iille,  <t 


IIISTOIUK     DES     l'Al'KS 


l'ontro  Albcrl  de  Haviôir,  son  goiulre,  qu'il  voulait 
ilépouillcr  l'un  l't  l'autre  Ji>  leurs  Etats.  Il  mourut 
après  avoir  rogné  cint|uanto-trois  années,  et  laissa 
son  Irîiue  à  son  lils  Maxiniilieu  l". 

En  France,  les  rois  continuent  à  marquer  leur  pas- 
sijge  dans  l'histoire  de  l'humanité  par  de  nouveaux 
crimes;  toulel'ois  cette  période  du  quinzième  siècle 
présente  un  tait  étrange  dans  la  politique  des  Capets  : 
les  rois  de  cette  race,  (jui  d'abord  s'étaient  appuyés 
sur  les  nobles  pour  écrasw  les  peuples,  vont  s'ap- 
puyer à  l'avenir  sur  les  communes,  sur  la  plèbe  des 
villes,  pour  anéantir  la  puissance  féodale,  qui  luttait 
sans  cesse   contre  la  monarchie. 

Les  gibets.  jus([u'alors  le  partage  presque  exclusif 
des  malheureux  serfs,  se  dressent  enlin  pour  les  op- 
jiresseurs,  et  la  hache  du  bourreau  abat  les  tètes  des 
nobles  aussi  facilement  que  celles  des  vilains;  la  jus- 
tice de  Dieu  commençait  à  s'appesantir  sur  les  puis- 
sants, sur  les  nobles  et  sur  les  princes  de  l'Eglise! 

Charles  ^'II  régnait  sur  la  France,  de  nom  seule- 
ment :  car  l'infàmo  Isabeau  de  Bavière,  sa  mère,  avait 
vendu  le  royaume;  et  Paris,  la  capitale,  obéissait  au 
jeune  duc  de  Bedford,  frère  du  roi  anglais  Henri  V. 
A  cette  époque,  de  lugubre  mémoire ,  les  Anglais 
exerçaient  de  tels  ravages  dans  les  provinces,  que  les 
villes  étaient  devenues  des  solitudes  et  les  campagnes 
d'immenses  déserts;  ils  avaient  un  si  grand  mépris 
pour  le  nouveau  roi,  qu'ils  le  nommaient  par  dérision 
le  roi  de  Bourges  :  et  en  effet  Charles  VII  n'était  point 
fait  pour  inspirer  d'autre  sentiment;  d'un  caractère 
bas  et  cruel,  de  mœurs  dépravées,  il  se  montrait  en 
toutes  choses  le  digne  fils  d'Isabeau  de  Bavière.  Sa 
femme,  Marie  d'Anjou,  non  moins  dissolue  que  lui,  re- 
cevait dans  la  couche  royale  les  capitaines  illustres  du 
temps,  sans  que  Charles  en  prît  aucun  ombrage  ;  c'é- 
tait pourlui  un  moyen  facile  et  peu  coûteux  de  payer  les 
services  de  guerre  dont  il  n'eût  pu  s'acquitter  autre- 
ment. Après  tout,  la  lidélité  dans  le  mariage  n'est  qu'un 
préjugé  vulgaire  dont  le  Sirène  s'inquiétait  guère,  lui 
qui  osait  dire  qu'un  roi  devait  faire  passer  les  intérêts 
de  sa  couronne  avant  tous  les  sentiments. 

Il  est  vrai  que  Charles  VII,  le  fds  incestueux  de  la 
reine  Isabeau  et  du  duc  d'Orléans,  frère  de  Cliarles  VI, 
ne  devait  pas  regarder  comme  un  incident  fâcheux 
l'introduction  des  bâtards  dans  la  famille  régnante. 
Il  couvrit  et  approuva  les  désordres  de  sa  femme. 

Pendant  le  cours  de  sa  vie,  ce  prince  se  montra 
constamment  allié  perfide,  ennemi  lâche,  tyran  in- 
supportable, et  mérita  d'être  placé  parmi  les  plus 
mauvais  rois.  L'auréole  de  gloire  dont  quelques  his- 
toriens ont  environné  son  nom  appartient  à  ses  gé- 
néraux et  surtout  à  .Tehanne  la  Pucelle.  Cette  fille 
était  née,  suivant  les  chroniques  du  temps,  au  village 
de  Domremy ,  situé  entre  Neufchâteau  et  Vaucou- 
leurs,  dans  un  riant  vallon  arrosé  par  la  Meuse;  ses 
jiarents  étaient  de  simples  cultivateurs  qui  possé- 
daient pour  toutes  richesses  quelques  brebis  et  un 
champ.  Dans  sa  première  enfance ,  Jehanne  Darc 
semblait  déjà  marquée  du  doigt  de  Dieu,  disent  ses 
biographes  ;  et  entre  autres  prodiges,  ils  racontent 
que  les  oiseaux  du  ciel  venaient  se  poser  sur  les 
épaules  de  la  jeune  bergère  et  manger  dans  sa  main 
lorsqu'elle  les  appelait.  Tous  les  auteurs  conviennent 
qu'elle   fut    élevée   comme   on    l'était  à  cette  époque 


dans  les  villages,  c\  ([u'elle  ne  savait  ni  lire  ni  écrire; 
cette  ojiinion  se  trouve  confirmée  par  des  lettres  au- 
thentiques ([u'elle  a  dictées,  et  où  l'on  trouve  en 
tète  ])our  suscription  une  ou  deux  croix  mal  formées 
qu'elle  apposait  au  lieu  de  signature.  Jehanne, 
ajoutent  les  chroniqueurs,  accompagnait  son  père  et 
ses  frères  aux  champs  et  se  livrait  avec  eux  aux 
occupations  rusliipies;  en  été,  elle  sarclait  les  mau-» 
vaises  herbes,  brisait  les  mottes  de  terre,  et  ramas- 
sait les  épis  au  temps  de  la  moisson  ;  dans  l'hiver, 
les  soins  du  ménage  la  retenaient  à  l'habitation  pa- 
ternelle ;  alors  elle  s'occupait  à  coudre  ou  à  filer  le 
chanvre,  et  le  soir  elle  récitait  à  haute  voix  les  prières 
que  sa  vieille  mère  lui  avait  enseignées. 

Ces  détails  d'une  vie  pastorale  et  religieuse  ne 
remplissaient  pas  tous  les  instants  de  la  vie  de 
Jehanne,  dit  Edmond  Riclier;  la  jeune  fille  se  ren- 
dait mystérieusement  chaque  dimanche  à  une  chapelle 
située  à  une  demi-heure  du  chemin  de  Domremy, 
au-dessus  d'une  forêt  appelée  le  Bois-Chenu,  près 
de  la  route  qui  mène  à  Neufchàleau ,  pour  l'aire  ses 
dévotions.  A  côté  de  cette  chapelle  s'élevait  un  vieux 
hêtre,  que  les  gens  du  pays  nommaient  Beau-mai, 
l'arbre  des  dames,  ou  l'arbre  des  fées,  et  où  la  mar- 
raine de  Jehanne,  qui  était  une  bonne  et  vertueuse 
femme,  prétendait  avoir  vu  les  fées  former  des  danses. 
Quelcjucfois  la  jeune  bergère  y  conduisait  ses  com- 
pagnes et  faisait  avec  elles  des  guirlandes  de  Qcurs 
qu'elles  suspendaient  à  une  statue  de  la  Vierge  pla- 
cée dans  la  chapelle.  Un  jour,  Jehanne  s'endormit,  el 
il  lui  sembla  voir  en  songe  un  ange  qui  lui  comman- 
dait de  quitter  ses  brebis  et  la  quenouille,  pour  re- 
vêtir la  cuirasse  et  marcher  contre  les  ennemis  de  la 
France.  A  son  réveil,  elle  reprit  toute  jiensive  le  che- 
min du  village;  mais  elle  écarta  bientôt  ces  idées 
étranges.  Peu  de  jours  après,  la  môme  vision  se  re- 
nouvela, et  successivement  toutes  les  nuits  elle  vit 
des  personnages  merveilleux,  conduits  par  l'archange 
saint  Michel,  qui  venaient  lui  annoncer  qu'elle  avait 
été  choisie  par  Dieu  pour  sauver  la  France.  D'autres 
fois,  elle  entendait  les  voix  de  sainte  Catherine  et  de 
sainte  Marguerite,  qui  lui  parlaient  en  français  et  lui 
ordonnaient  de  se  rendre  auprès  de  Robert  de  Bau- 
dricourt,  gouverneur  de  Vaucouleurs,  pour  qu'il  l'en- 
voyât au  roi  de  France.  Jehanne  obéit  enfin  aux  ordres 
qu'elle  recevait  des  esprits  invisibles  et  vint  à  \in\- 
couleurs.  liOrsque  le  capitaine  Robert  de  Baudri- 
court  eut  écouté  les  confidences  de  la  jeune  villa- 
geoise, il  lui  répondit  par  des  sarcasmes,  l'appela 
insensée  et  la  congédia.  Sans  être  découragée  par 
une  semblalile  réception,  Jehanne  se  présenta  quel- 
ques jours  après  chez  le  gouverneur  et  renouvela  sa 
demande  d'être  menée  au  roi;  sur  son  refus,  elle  lui 
déclara  qu'elle  ferait  le  voyage  seule  et  à  pied,  dût- 
elle  user  ses  jambes  jusqu'aux  genoux,  parce  que 
Dieu  l'avait  choisie  pour  délivrer  le  royaume.  «  J'ai- 
merais mieux,  ajoutait  Jehanne  en  versant  des  larmes, 
rester  auprès  de  ma  pauvre  mère  ;  mais  il  faut  que 
j'aille  parce  que  mes  voix  l'ordonnent.  »  Enfin,  la 
candeur  de  son  visage,  la  na'iveté  de  ses  expressions, 
la  persévérance  de  ses  démarches ,  agirent  puissam- 
ment sur  l'esprit  de  Robert  de  Baudricourt,  et  il  se 
décida  à  la  faire  conduire  à  la  cour  du  roi  Charles,  m 
Ghinon,  en  disant  :  «  Advienne  <\\n'  pourra'  » 


iU)lS,     REINES,     EMPEREURS 


375 


Il  esl  dillicile  de  concevoir  aujourd'liui  coinmenl  hi 
pensée  de  sauver  la  France  est  venue  précisément  à 
une  jeune  lille  simple  et  candide,  et  l'on  a  peine  à 
croire  aux  prodiges  de  celle  héroïne.  Cependant,  si 
l'on  se  reporte  à  ces  époques  de  luîtes  et  de  combats 
continuels,  on  comprendra  que  la  passion  de  la 
guerre,  qui  était  dans  tous  les  cœurs,  ail  pu  exalter 
une  imagination  ardente,  nourrie  de  superstitions 
religieuses,  et  transformer  Jehanne  la  villageoise  en 
guerrière  intréjjide. 

Arrivée  à  Ciiinon ,  la  Pucelle  fut  présentée  à  la 
cour  sous  le  costume  d'une  bergerelle,  dit  le  sei- 
gneur de  Gaucourt;  quoiqu'elle  n'eût  jamais  vu  le 
roi  et  qu'il  eîit  changé  de  vêtements  avec  un  de  ses 
officiers,  la  jeune  fille  vint  droit  à  lui,  et,  s' agenouil- 
lant selon  l'usage,  elle  lui  embrassa  les  jambes  en 
disant  :  «  Dieu  vous  donne  bonne  vie,  gentil  roi.  — 
Je  ne  suis  point  le  roi,  répliqua  Charles;  c'est  le  sei- 
gneur que  vous  voyez  sur  son  trône.  —  Non,  repartit 
la  jeune  inspirée,  c'est  vous  que  Dieu  m'ordonne  de 
secourir;  j'ai  mission  de  notre  divin  Maître  de  faire 
lever  le  siège  d'Orléans  et  de  vous  mener  à  Reims. 
Donnez -moi  des  armes  et  des  soldats,  n 

Plusieurs  courtisans  refusèrent  de  croire  à  la  mis- 
sion de  Jehanne,  d'autres  la  déclarèrent  sorcière;  et, 
dans  ce  conflit  d'opinions  diverses,  il  fut  décidé 
qu'on  la  ferait  examiner  sur  sa  foi  et  sur  ses  visions 
par  des  docteurs  ecclésiastiques.  La  jeune  villageoise 
fut  donc  conduite  à  Poitiers ,  devant  une  assemblée 
de  prêtres,  et  soumise  à  de  minutieux  interroga- 
toires; entre  autres  questions  absurdes,  un  chanoine 
qui  était  Limousin  lui  ayant  demandé  quel  était 
l'idiome  dans  lequel  s'exprimaient  les  esprits  in- 
visibles, elle  lui  répondit  vivement  :  «Dans  un  idiome 
meilleur  que  le  vôtre,  mon  Père.  » 

Jehanne,  victorieuse  de  toutes  ces  ridicules  épreuves, 
en  eut  à  subir  une  dernière  qui  ne  fut  pas  la  moins 
humiliante,  celle  de  sa  virginité.  La  reine  elle-même, 
l'impudique  Marie  d'Anjou ,  procéda  avec  des  ma- 
trones il  l'examen,  et  vint  annoncer  à  la  cour  as- 
semblée que  la  jeune  villageoise  était  une  sainte  pu- 
celle. Gharh'S  lui  donna  alors  un  état  de  maison  comme 
à  un  chef  de  guerre  et  l'arma  chevalier;  sa  bannière 
représentait  un  champ  blanc  semé  de  fleurs  de  lis, 
sur  lequel  on  avait  brodé  la  figure  en  pied  du  Sau- 
veur tenant  un  globe  à  la  niam,  et  ayant  de  chaque 
côté  deux  anges  à  genoux;  sur  le  revers  on  avait 
écrit  les  mots  :  «  Jésus-Maria.  » 

Pour  son  coup  d'essai  dans  la  carrière  militaire, 
la  Pucelle  força  les  retranchements  des  Anglais  qui 
assiégeaint  Orléans,  et  fit  entrer  un  convoi  de  vivres 
dans  la  place;  ce  secours  était  d'autant  plus  impor- 
tant que  la  ville  se  trouvait  réduite  aux  dernières 
extrémités,  et  que  sa  perte  ciît  entraîné  infaillible- 
men  la  ruine  de  toutes  les  places  qui  tenaient  encore 
pour  le  roi.  Ce  beau  fait  d'armes  ne  coûta  pas  un 
seul  soldat  à  Jelianne  ;  soit  que  les  Anglais  eussent 
Subi  les  impressions  superstitieuses  qui  attribuaient 
à  la  Pucelle  un  ])ouvoir  magique  ;  soit  qu'ils  préfé- 
rassent voir  l'élite  des  capitaines  français  se  renfer- 
mer dans  Orléans  pour  en  finir  d'un  seul  coup  avec 
eux,  toujours  est-il  ([u'ils  laissèrent  forcer  leurs  re- 
tranchements par  la  jeune  héroïne,  qui  marchait  à 
la  tète  de  six  mille  guerriers.  Jehanne  fit  son  entrée 


dans  Orléans  le  30  avril  1429,  montée  sur  un  ma- 
gnifi(pio  cheval  blanc,  et  escortée  par  le  chevalier 
de  la  Ilire,  par  Ambroise  de  Lore,  par  les  maréchaux 
de  Sainte-Sévère  et  de  Rayz,  ])ar  l'amiral  de  Culan, 
])ar  le  seigneur  de  Gaucourt,  et  par  une  loule  d'au- 
tres chefs  illustres. 

Trois  jours  après  son  arrivée,  la  Pucelle  fit  une 
sortie  avec  les  troupes  ,  et  dirigea  ratta(|ue  contre  les 
.\nglais  avec  tant  de  bravoure  et  d'iiabileté,  que  les 
ennemis  furent  obligés  de  se  repliei'  derrière  leurs 
lignes  de  défense,  yuoique  Jehanne  servit  de  point 
de  mire  aux  arbalétriers  anglais,  il  semblait  qu'elle 
ne  soupçonnât  pas  même  le  danger  qu'elle  courait,  et 
dans  son  noble  enthousiasme  elle  se  jetait  dans  le 
plus  fort  de  la  mêlée,  criant  aux  siens  :  «  Que  cha- 
cun eût  bon  cœur  et  bonne  espérance  en  Dieu,  at- 
tendu que  le  temps  approchait  où  les  ennemis  de- 
vaient être  vaincus.  »  En  efl'et,  après  cinq  jours  de 
combats  acharnés,  la  Pucelle  emporta  les  bastilles 
et  les  boulevards  élevés  par  "les  Anglais,  et  les  con- 
traignit à  lever  le  siège.  Cet  événement  eut  lieu 
le  8  mai  1429. 

Ainsi  se  trouva  délivrée  par  Jehanne  la  Pucelle 
cette  ville  bloquée  par  une  armée  formidable,  et  qui 
depuis  sept  mois  entiers  défiait  les  efforts  réunis 
des  meilleurs  capitaines  du  temps.  Le  duc  d'Alen- 
çon,  qui  n'avait  pu  prendre  part  à  ces  combats,  mais 
qui  avait  visité  les  ruines  des  redoutes  anglaises 
quelques  jours  après  la  levée  du  siège ,  affirma 
qu'elles  avaient  été  prises  par  une  permission  toute 
particulière  de  Dieu  et  non  par  la  force  des  armes. 
La  première  partie  de  la  mission  de  la  Pucelle  se 
trouvait  remplie,  la  délivrance  d'Orléans  ;  il  lui  res- 
tait encore  à  conduire  le  roi  dans  la  ville  de  Reims 
pour  son  sacre  ;  le  lâche  monarque ,  qui  redoutait 
pour  sa  personne  les  chances  d'une  entreprise  aussi 
audacieuse,  refusa  de  quitter  son  château  de  Chinon 
et  la  belle  Agnès  Sorel,  et  fit  répondre  à  Jehanne 
qu'il  ne  se  mettrait  en  route  qu'après  l'expulsion  des 
Anglais  des  places  qu'ils  occupaient  sur  les  rives  de 
la  Loire.  En  quinze  jours,  la  Pucelle  enleva  les  vil- 
les de  Meaux,  de  Jargeau,  de  Beaugency,  et  con- 
duisit son  armée  victorieuse  dans  les  plaines  de  Pa- 
tay,  où  le  comte  de  Salisbury  était  campé  avec  les 
nouvelles  troupes  qui  lui  avaient  été  envoyées  pour 
consommer  l'invasion  de  la  France.  Malgré  l'ascen- 
dant qu'exerçait  l'héroïne  sur  les  soldats,  le  comte 
de  Richement,  qui  commandait  l'armée,  hésitait  à 
attaijuer  en  bataille  rangée  des  troupes  supérieures 
en  nombre  aux  siennes,  et  voulait  qu'on  se  contentât 
de  harceler  l'ennemi:  «Non,  non,  s'écria  la  Pucelle, 
qu'on  aille  hardiment  contre  les  Anglais;  ils  seront 
vaincus,  car  Dieu  nous  a  envoyés  pour  les  extermi- 
ner. »  En  effet,  les  Français  remportèrent  une  écla- 
tante victoire,  et  s'emjiarèrent  sans  coup  férir  des 
villes  d',\uxerre.,  de  Troyes,  de  Cliâlons,  et  en  der- 
nier lieu  de  Reims,  où  Charles  \\l  se  rendit  le  1  7 
juillet  1429,  pour  être  sacré  roi  de  France,  ainsi  que 
le  lui  avait  annoncé  Jehanne  la  Pucelle. 

Pendant  cette  cérémonie  imposante,  l'iu'roïne  se 
tenait  à  la  droite  de  l'autel,  son  étendard  à  la  main, 
et  conservait  l'altitude  d'une  humide  villageoise. 
Lorsque  le  prince  eut  reçu  l'huile  sacrée  sur  le  front, 
elle  s'approcha  de  son  trône,  et  embrassa  ses  genoux 


376 


HISTOIUi:     DES     PAPES 


^-:'^ 


en  versant  dos  larmes  :  <>  Gentil  roi,  lui  dit-elle,  maintenint  es-t 
accomplie  la  volonté  de  Dieu,  et  ma  mission  est  finie  ;  laissez-moi 
retourner  près  de  mon  père  et  de  mes  frères.  »  Le  monarque 
égoïste,  qui  ne  voulait  pas  se  priver  d'un  tel  appui,  prétendit  que 
If  royaume  avait  encore  besoin  d'elle ,  et  refusa  de  la  laisser  par- 
tir. Jehanne  resta  à  l'armée  pour  obéir  au  roi,  mais  à  partir  de  ce 
jour  conimeni;a  à  baisser  le  saint  enthousiasme  qui  l'avait  rendue- 
si  redoutable.  Néanmoins  la  terreur  qu'inspirait  son  nom  suffit 
pour  lui  soumettre  Laon,  Neufcliàtel,Crespy,  Compiègne,la  Ferté- 
Milon,  Cliâteau-Tliierry  ;  les  Fran(;ais  remportèrent  encore  la  ba- 
taille de  Mont-Piloer,  près  de  Senlis,  s'emparèrent  de  Saint-Pierre- 
lelNIoustier,  et  taillèrent  en  pièces  les  troupes  du  célèbre  Fran- 
i|uet  d'Arias. 

Enlin  le  terme  des  triomphes  de  Jehanne  était  arrivé;  dans  une 
sortie  qu'elle  commanda  sous  les  murs  de  Compiègne ,  la  Pucelle 
fut  trahie  par  les  nobles ,  devenus  jaloux  de  sa  gloire  ;  presque 
seule,   acculée  entre  la  rivière  et  les  fossés  du  boulevard  devant 


Jehanne  la  pucelle  devant  l'arbre  des  Dames  à  Domrémy 


les  murs  de  la  place,  obligée  de  lutter  contre  une 
multitude  d'assaillants,  elle  était  parvenue  à  se 
frayer  un  chemin  avec  sa  hache  d'armes  jusqu'aux 
boulevards  du  pont;  mais  arrivée  là,  l'infortunée 
vit  qu'elle  était  lâchement  sacrifiée  par  ces  nobles 
qu'elle  avait  sauvés  de  l'opprobre.  Guillaume  de 
Piavy,  gouverneur  de  Compiègne,  avait  fait  fermer 
les  ponts-levis  sur  l'héroïne. 

Du  haut  des  remparts,  les  citoyens,  qui  voyaient 
les  efforts  de  la  Pucelle,  descendirent  aussitôt  pour 


lui  porter  secours;  malheureusement  ils  ne  purent 
briser  les  portes  de  fer;  et  alors  se  consomma  sous 
leurs  yeux  un  des  plus  lâches  attentats  que  nous  aient 
conservés  les  annales  de  la  noblesse  française,  si  fé- 
condes en  traits  de  félonie  et  de  couardise.  Jehanne^ 
épuisée  de  fatigue  et  non  vaincue,  cessa  de  se  dé 
fendre  et  tomba  au  pouvoir  de  Lionel,  bâtard  de 
Vendôme,  qui  la  remit  à  Jean  de  Luxembourg,  gé- 
néral en  chef  des  Bourguignons  ;  toutefois  Dieu  ne 
permit  pas  que  le  trailie  qui  avait  vendu  la  libéra- 


ROIS,    REINES,    EMPEREURS 


377 


trice  du  peuple ,  l'exécrable  Guillaume  de  Flavy,  reçût  la  ré- 
compense de  sa  trahison;  le  lendemain,  sa  l'emrae  luit  lit  cou- 
per le  cou  par  son  barbier  ;  et  comme  la  mort  ne  ■venait  pas 
assez  vite  au  gré  de  son  impatience,  elle-même  ouvrit  la  plaie 
avec  ses  ongles. 

Dès  que  les  Anglais  eurent  connaissance  de  cette  cajjture 
importante ,  ils  sont^èrent  à  l'enlever  aux  Bourguignons,  pour 
éviter  qu'ils  ne  traitassent  de  sa  rançon  avec  le  roi  de  France, 
et  afin  de  pouvoir  exercer  sur  elle  l'épouvantable  vengeance 
qu'ils  avaient  juré  d'en  tirer,  celle  de  la  l'aire  brûler  vive 
comme  coupable  de  maléfices  et  de  sortilèges. 

Ne  pouvant  exécuter  seuls  cet  horrilile  complot,  ils  s'ad- 
joignirent l'homme  qui  convenait  le  mieux  à  de  pareilles  exé- 
cutions, Pierre  Gauclion,  évèque  de  Beauvais.  A  l'instigation 
du  roi  d'Angleterre,  ce  prélat  écrivit  au  duc  de  Bourgogne  que 
Jehanne  ayant  été  prise  dans  son  diocèse,  il  exigeait,  on  vertu 
de  son  autorité  ecclésiasti(jue,  qu'on  la  lui  livrât,  comme  ln-ré- 
tique  et  magicienne,  sous  jjeine  d'anathème  et  d'interdit,  afin 
qu'il  instruisit  son  procèsetla  l'itmonter  sur  le  bûcher  comme 
sorcière. 

Dans  Paris,  les  prêtres,  qui  étaient  fous  vendus  aux  .\n- 
glais,  allumèrent  des  feux  de  joie,  et  chantèrent  un  Te  Deum 
dans  la  basilique  de  Noire-Dame,  en  réjouissance  de  la  capti- 
vité de  Jehanne  ;  les  membres  de  l'Université  eux-mêmes,  tant 
était  grande  l'influence  du  clergé,  adressèrent  des  représenta- 
tions à  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne,  et  lui  persuadè- 
rent que  la  loi  catholique  serait  en  péril  si  la  Pucelle  n'était 
point  condamnée  au  supplice  du  léu,  et  si  elle  n'était  point 


î^^. 


Entrée  de  Jehanne  Darc  à  Orléans 


378 


HISTOIRE    DES     P'A'PES"-:' 


remise  à  l'évèque  île  lîeaiivais,  son  jupo  iialmol.  Plii- 
lilHie  le  Bon  hésitait  encore  à  livrer  sa  prisonnière, 
lorsque  Pierre  Ckiuchon  se  iléciJa  à  soiuiuer  le  duc 
d'avoir  à  lui  remeltro  la  Pucelle  moyennant  le  paye- 
ment dune  rançon  de  dix  mille  livres,  ainsi  i]ue  le 
portait  son  traité  avec  le  roi  d  Angleterre,  par  lequel 
Henri  VI  s'était  réservé  le  droit  de  racheter  à  ce  ])rix 
tous  les  prisonniers  faits  à  la  guerre,  fût-ce  le  roi 
Charles»\'II  lui-même. 

Pendant  ces  pourparlers ,  le  monarque  français 
continuait  ses  débauches  avec  Airnès  Sorel,  sans  s'in- 
quiéter du  sort  de  sa  libératrice.  Eiilin  Jehannu  l'ut 
livrée  à  l'évèque  de  IJeauvais ,  conduite  à  l\o\u'n  , 
dans  la  grosse  tour  du  château,  et  attachée  dans  une 
cage  en  fer,  tant  on  redoutait  ([u'elle  échappât  à  ses 
gardiens.  Jean  de  Luxembourg,  qui  avait  vendu  la 
Pucelle,  vint  la  voir  un  jour  dans  sa  jjrison,  et  lui 
annonça  ironiquement  qu'il  voulait  la  racheter.  «  Non, 
seigneur,  répondit  l'infortunée  Jehanne,  vous  ne  ve- 
nez pas  à  moi  avec  de  telles  intentions;  je  sais  bien 
que  TOUS  m'avez  vendue  pour  de  l'or  aux  Anglais,  et 
qu'ils  espèrent  après  ma  mort  asservir  la  France  ; 
mais  fussent-ils  encore  sur  le  sol  de  ma  patrie  des 
millions,  ils  seront  tous  chassés  du  royaume  comme 
des  chiens.  » 

Jehanne  s'exprimait  de  la  sorte  eu  présence  de 
plusieurs  seigneurs  qui  accompagnaient  Jean  de 
Luxembourg.  L'un  d'eux  eut  la  lâcheté  de  tirer  sa 
dague  pour  en  frapper  la  jeune  fille  ;  et  sans  aucun 
doute  il  ciJt  exécuté  cet  assassinat,  s'il  n'en  eût  été 
empêché  par  le  comte  de  Warwick.  Enfin  le  procès 
de  i'héro'ine  commença  sous  la  présidence  de  l'évè- 
que Cauclion,  qui  était  vendu  aux  Anglais.  Le  tri- 
bunal appelé  à  la  juger  était  composé  de  six  docteurs 
de  l'Université  de  Paris,  du  vicaire  de  l'Inquisition, 
de  plusieurs  assesseurs,  de  trois  notaires  apostoliques 
et  du  promoteur  Jean  d'Estivet.  C'était  chose  si  con- 
nue que  les  membres  de  ce  conseil  étaient  payés  par 
les  ennemis,  que  ceux-ci  ne  manquaient  pas  de  dire, 
lorsqu'ils  étaient  mécontents  de  la  tournure  des  in- 
terrogatoires, q  .e  les  maîtres  et  les  clercs  ne  ga- 
gnaient pas  leur  argent.  On  suivit  dans  la  marche  du 
procès  tantôt  les  formes  de  l'Inquisition,  tantôt  les 
formes  des  procédures  ordinaires,  parce  cpi'il  ne  s'a- 
gissait au  fond  ni  de  venger  la  religion,  ni  de  dé- 
truire une  hérésie  dangereuse,  mais  simplement  de 
sacrifier  une  des  plus  nobles  gloires  de  la  P'rance  à 
la  haine  jalouse  de  l'Angleterre. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  les  détails  obscènes  des 
nouvelles  épreuves  auxquelles  ses  ennemis  soumirent 
Jehanne  pour  constater  sa  virginité,  et  que  présida 
la  duchesse  de  Bedford;  nous  citerons  seulement  quel- 
ques-unes de  ses  réponses  aux  interrogatoires  qu'on 
lui  fit  subir,  a  Que  préfériez-vous  dans  les  combats, 
lui  demanda  Pierre  Cauchon,  votre  étendard  ou  votre 
épée?  —  Beaucoup  plus  mon  étendard,  répondit 
Jehanne,  parce  que  je  le  portais  moi-même  quand 
j'attaquais  les  ennemis,  et  alors  je  ne  tuais  personne. 
—  Ne  disiez-vous  pas  à  vos  soldats  d'être  sans 
crainte,  que  vous  aviez  le  pouvoir  de  détourner  les 
flèches  des  Anglais?  —  Non,  je  leur  disais  que  les 
hommes  ne  doivent  point  redouter  la  mort  pour  sau- 
ver la  patrie.  —  Ne  vous  êtes-vous  pas  trouvée  en 
des  lieux  oii  des  Anglais  prisonniers  avaient  été  mas- 


sacrés? —  Eh,  mon  Dieu  !  ipii  do  nous  n'a  pas  vu 
les  horreurs  de  la  guerre?  De  si  tristes  choses,  il 
faut  parler  avec  honte  et  à  voix  basse.  —  Dieu  hait- 
il  les  Anglais?  —  Religieusement  parlant,  je  n'en 
sais  rien;  mais  je  sais  bien  qu'ils  seront  tous  chas- 
sés de  France,  excepté  ceux  qui  y  mourront.  » 

Dans  tout  le  cours  de  cette  alTreuso  ])rocédure,  les 
juges  ne  lui  épargnèrent  aucun  outrage,  et  jusque 
dans  sa  prison  elle  fut  exposée  aux  violences  impu- 
diques des  nobles  anglais  qui  étaient  chargés  de  sa 
garde.  Eu  dépit  de  leurs  menées  et  de  leurs  intri- 
gues,  les  ennemis  de  Jehanne  n'étaient  parvenus 
cependant  ([u'à  la  faire  condamner  à  une  prison  per- 
pétuelle, attendu  qu'elle  avait  signé  une  abjuration 
de  sortilège.  Comme  cet  arrêt  ne  satisfaisait  pas  la 
vengeance  des  Anglais,  le  comte  de  Warwick  convo- 
qua de  nouveau  h  tribunal,  fit  recommencer  les  pro- 
cédures contre  Jehanne,  sous  prétexte  que  la  Pucelle 
avait  repris  ses  habits  d'homme,  au  mépris  de  ses 
engagements  ;  ce  qu'elle  avait  fait  en  réalité,  pour 
mieux  défendre  sa  pudeur  contre  les  soldats  qui  en- 
traient de  jour  et  de  nuit  dans  son  cachot.  A  prix 
d'or  il  acheta  la  conscience  des  juges,  et  le  28  mai 
1431  l'infortunée  Jehanne  fut  déclarée  hérétique  re- 
lapse, et  condamnée  à  être  brûlée  vive. 

Deux  jours  après,  c'est-à-dire  le  30  mai,  on  dressa 
un  bûcher  sur  la  place  du  Vieux-Marché  de  Rouen, 
vis-à-vis  deux  estrades  destinées  aux  juges,  aux  as- 
sesseurs et  aux  évêques  :  à  midi,  Jehanne  sortit  de 
sa  prison,  accompagnée  de  l'appariteur  Massieu  et 
d'un  prêtre  nommé  Martin  l'Advenu,  tous  deux  char- 
gés de  la  réconforter  au  supplice  ;  elle  prit  place  sur 
un  quadrige,  couverte  d'une  longue  robe  de  deuil,  et 
coiffée  de  la  mitre  de  l'Inquisition,  où  étaient  écrits 
les  mots  d'apostate,  d'hérétique  et  de  sorcière.  Ce 
char  funèbre  était  entouré  de  prêtres,  de  moines,  et 
de  plus  de  huit  cents  hommes  de  guerre  armés  de 
haches,  de  glaives  et  de  lances. 

Arrivée  au  lieu  du  supplice,  la  Pucelle  monta  sur 
le  bûcher,  et  l'évèque  de  Beauvais  lui  lut  à  haute 
voix  la  sentence  qui  la  condamnait  à  être  brûlée 
vive;  elle  écouta  la  lecture  de  son  arrêt  sans  faire 
paraître  la  plus  légère  marque  d'émotion,  et  se  con- 
tenta de  demander  un  crucifix  qu'elle  appuya  sur  ses 
lèvres,  et  qu'elle  tint  entre  ses  bras  tout  le  temps 
que  Jean  Massieu  la  prépara  à  mourir.  Quelques 
Anglais,  ennuyés  d'attendre  la  représentation  de  cet 
horrible  drame,  ou  trouvant  que  l'ecclésiastique  n'al- 
lait pas  assez  vite  au  gré  de  leur  impatience,  lui  criè- 
rent :  «  Eh  bien  !  prêtre  de  malheur,  as-tu  donc  juré 
de  nous  faire  dîner  ici?  Allons,  bourreau,  fais  ton 
office!  »  Le  prêtre  descendit  alors  du  bûcher,  l'exé- 
cuteur des  hautes  œuvres  attacha  Jehanne  au  poteau 
avec  une  chaîne  de  fer;  à  ce  moment,  l'évèque  de 
Beauvais  descendit  de  son  siège  à  la  tête  du  clergé, 
fit  le  tour  du  bûcher  et  y  mit  le  feu  lui-même. 
«  Hélas  !  s'écria  l'infortunée ,  que  vous  ai-je  fait , 
évêque  Cauchon,  pour  me  traiter  si  cri,ellement? 
Rouen,  malheureuse  ville,  j'ai  bien  peur  que  tu  n'aies 
à  souffrir  de  ma  mort  I  »  Ce  furent  les  dernières  pa- 
roles qu'on  entendit  ;  les  flammes,  s'élevant  de  qua- 
tre côtés  à  la  fois,  la  cachèrent  sous  un  voile  de  fu- 
mée, et  son  âme  s'envola  dans  l'éfernité. 

Pendant  que  Jehanne  la  Pucelle  expirait  sur  un 


S 


ROIS,    REINES,    EMPEREURS 


379 


Lùcher  ;i  Tàge  de  vingt  et  un  ans,  l'assassin  du  duc 
de  Bourgogne ,  le  bâtard  d'isabeau  de  Bavière , 
Charles  VII  enfin,  celui  qui  devait  sa  couronne  à 
l'héroïne  de  la  France,  consumait  ses  jours  dans  la 
mollesse  et  dans  les  débauches,  sans  s'inquiéter  du 
sort  de  la  villageoise  de  Domreray.  Il  laissa  instruire 
son  procès  pendant  une  année  entière,  sans  tenter 
le  moindre  effort  pour  la  sauver,  sans  même  faire  au- 
cune ouverture  pour  la  racheter,  ni  aucune  menace 
pour  empèciier  ((u'on  la  condamnât  à  mort.  N'est  ce 
pas  la  coutume  des  rois  et  des  piinces  de  payer  le 
dévouement  par  l'ingratitude?  Qu'importait  à  Char- 
les VII  l'existence  d'une  fille  du  peuple?  Tout  le  bien 
qu'il  attendait  d'elle  se  trouvait  accompli;  l'impul- 
sion était  donnée,  il  recueillait  les  fruits  de  la  vic- 
toire sans  avoir  à  récompenser  l'instrument  dont  il 
s'était  servi. 

Ainsi  que  la  Pucelle  l'avait  prédit,  les  Français 
remportèrent  d'éclatants  succès  sur  leurs  ennemis, 
reprirent  Paris,  et  enfin  cliassèrent  pour  toujours  les 
Anglais  du  territoire. 

Quelques  historieuvs  ont  exalté  la  mémoire  de 
Charles  VII  à  cause  des  événements  importants  qui 
eurent  lieu  sous  son  règne,  sans  se  rendre  compte 
qu'il  dut  ces  iieureux  résultats  à  d'habiles  généraux 
et  surtout  à  l'héroïque  Jehanne  Darc,  car  il  ne  fit 
jamais  rien  par  lui-même  de  grand  ni  d'utile  pour 
ses  peuples. 

Après  la  mort  d'Agnès  Sorel,  que  le  dauphin  avait 
empoisonnée,  Cliarles,  ne  pouvant  changer  ses  habi- 
tudes molles  et  efl'éminées,  prit  pour  nouvelle  maî- 
tresse la  baronne  de  Villequier,  nièce  d'.\gnès,  qui 
pilla  les  trésors  de  l'État,  disposa  des  emplois  et  des 
bénéfices,  et  fit  tout  ce  que  les  prostituées  royales^ 
ont  l'habitude  de  faire. 

Le  dauphin,  impatient  de  régner,  se  révolta  alors 
contre  son  père;  et  sous  prétexte  du  bien  public,  il 
forma  une  ligue  avec  les  plus  puissants  seigneurs,  et 
couvrit  les  provinces  d'incendies  et  de  massacres.  Ce 
monstre  préludait  ainsi  aux  crimes  qu'il  méditait,  et 
faisait  présager  ce  que  serait  un  jour  le  dauphin  de- 
venu Louis  XI. 

Une  paix  apparente  succéda  aux  tourmentes  des 
guerres  civiles,  et  le  fils  rentra  en  grâce  auprès  du 
père.  Mais  Charles  VII  ayant  eu  connaissance  d'un 
projet  d'empoisonnement  dont  il  devait  être  victime, 
préféra  se  laisser  mourir  de  faim  plutôt  que  d'être 
empoisonné  par  son  fils.  Charles  VII  expira  le  22  juil- 
let UGl,  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans. 

Sous  son  règne,  en  l'i'iO,  Jean  de  Cmttemljerg, 
aidé  de  Jean  Fauste  et  de  Pierre  Schœffer,  avait  dé- 
couvert l'imprimerie,  celte  rédemption  intellectuelle 
du  genre  humain.  Dès  l'an  1450,  après  plusieurs 
essais,  ils  avaient  fait  des  ouvrages  entiers  ;  d'abord 
en  se  servant  de  ])lanches  fixes,  ensuite  avec  des  ca- 
ractères mobiles  de  bois,  et  enfin  avec  des  caractères 
de  fonte  qu'inventa  Sciio'fi'er. 

Louis  XI  le  parricide  prit  en  main  les  rênes  du 
gouvernement  le  jour  même  de  la  mort  de  son  père. 
C'était  déjà  un  tigre  pour  la  cruauté,  dit  l'historien 
NicoUe  Gilles:  ni  femme,  ni  enfants,  ni  maîtresses 
ne  pouvaient  donner  une  émotion  de  tendresse  à 
cette  âme  profondément  atroce.  Le  P.  Daniel,  un  jé- 
suite, qui  ne  peut  être  suspecté  de  partialité  contre 


les  rois,  parle  également  de  Louis  XI  en  termes 
très-sévères  et  même  irrévérencieux. 

«  Sa  prudence,  dit -il,  n'était  qu'une  basse  finesse 
qui  fut  constamment  |)réjudiciahle  à  la  France,  parce 
que  tous  ceux  qui  traitaient  avec  le  roi  savaient  qu'il 
cherchait  à  les  tromper.  Il  est  vrai  que  nul  ne  le 
surpassait  dans  l'art  de  dissimuler;  mais  il  attachait 
trop  d'importance  à  ses  fourberies,  et  il  mettait  trop 
souvent  en  usage  sa  maxime  favorite  :  Dissimuler 
c'est  régner.  Sa  politique  consistait  à  manquer  de 
foi,  à  violei'  les  traités  les  jtlus  solennels,  à  préférer 
ses  intérêts  à  l'honneur,  et  à  se  ravaler  jusqu'à  la 
plus  ignominieuse  bassesse  lorsque  les  circonstances 
l'exigeaient.  Voilà  toutes  les  quahtés  qui  ont  fait 
regarder  Louis  XI  comme  le  plus  habile  politique  de 
son  siècle.  » 

Quelques  historiens  prétendent,  mais  à  tort,  qu'il 
était  d'une  ignorance  extrême;  Jean  Bouchet,  dans 
ses  Annales  d'Aquitaine;  Philippe  de  Coraines,  dans 
ses  Mémoires;  Jean  de  Troyes  et  Monstrelet,  affir- 
ment au  contraire  que  Louis  XI  avait  fait  de  bonnes 
études  pendant  son  si'Jour  à  Genape,  près  de  Philippe 
de  Bourgogne;  ils  disent  qu'il  connaissait  à  fond  la 
langue  latine  et  les  mathématiques,  qu'il  avait  appris 
l'astronomie  avec  Jehan  CoUéraan  ;  ils  lui  attribuent 
même  deux  ouvrages,  les  Cent  Nouvelles  nouvelles 
et  le  Rosier  des  guerres,  qui  est  Wrminé  par  une 
Histoire  de  France  qu'il  dédia  à  son  fils.  Il  est  donc 
constantque  ce  prince  avait  développé  par  l'éducation 
ces  facultés  intellectuelles  qui  ont  fait  de  lui  le  plus 
exécrable  des  rois. 

Peifide,  despote,  cruel,  avare  et  superstitieux, 
Louis  XI  passa  une  grande  partie  de  son  règne  en- 
touré de  bourreaux  ou  d'astrologues  ;  d'une  énergie 
sauvage  dans  le  crime  et  d'un  caractère  faible  dans 
les  actions  ordinaires  de  la  vie,  il  commandait  des 
assassinats  et  en  demandait  ensuite  pardon  à  une 
Vierge  de  plomb  attachée  à  son  bonnet.  On  conserve 
encore  à  la  Bibliothèque  un  énorme  volume  in-folio 
qui  contient  les  récépissés  des  offrandes  qu'il  faisait 
porter  à  toutes  les  églises  où  l'on  invoquait  quelque 
saint  pour  la  guérison  de  ses  maladies  et  pour  la  ré- 
mission de  ses  péchés. 

Ses  guerres  avec  les  grands  suzerains  ses  anciens 
alliés  témoignent  de  son  ingratitude  pour  ceux  qui 
l'avaient  fidèlement  servi  ;  la  violation  des  traités  de 
Conflans,  de  Bouvines,  d'Amiens,  de  Vervins,  et  la 
rupture  de  la  trêve  de  Londres,  sont  autant  de  preu- 
ves de  son  caractère  fourbe  et  hypocrite.  «  X  ces 
défauts,  déjà  si  grands  pour  un  roi,  dit  Monstrelet, 
il  joignait  un  amour  immodéré  de  pouvoir,  si  bien 
que  peu  de  jours  après  son  avènement,  il  fit  abattre 
dans  toute  l'île  de  France  les  bêtes  fauves  et  les  oi- 
seaux chez  les  nobles  et  chez  les  vilains,  sans  qu'il 
en  fût  épargné  aucun,  afin  que  nul  ne  chassât  à 
courre  ou  au  vol,  cxceiité  lui,  qui  éprouvait  un  très- 
grand  ])laisir  à  tuer  les  animaux  de  sa  main.  »  Il 
était  jaloux  à  tel  point  de  son  autorité,  qu'étant  ma- 
lade, et  après  un  accès  de  délire  pendant  lequel  ses 
officiers  avaient  eu  beaucoup  de  [)eine  à  1  empêcher 
de  se  précipiter  j)ar  les  fenêli'es  de  son  ]ialais,  il  vou- 
lut les  faire  tous  décapiter  parce  (pi'ils  avaient  porté  la 
main  sur  lui  ;  cependant  il  leur  fil  grâce  de  la  vie  à  cause 
de  l'intention,  et  se  contenta  de  les  exiler  de  la  cour. 


380 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Louis  XI  no  prenait  l'avis  de  personne  pour  i,'ou- 
verncr  le  royaume.  i>  Tout  mon  conseil  est  dans  nui 
tête,  01  je  n'ai  rien  à  faire  de  vos  doléances,  >>  ré- 
pondait-il à  ceux  qui  lui  adressaient  quel([ucs  remon- 
trances. Semblable  à  un  lif^re  altéré  de  sang,  jamais 
il  ne  marchait  (pi'escorté  de  ses  bourreaux  et  accom- 
pagné du  célèbre  Tristan  l'Hermile,  l'exécuteur  dus 
hautes  œuvres.  Le  nombre  des  victimes  qu'il  fit  em- 
poisonner, pendre  ou  décapiter,  est  incalculable  ; 
Aiinès  Sorel,  la  maîtresse  de  son  père,  le  duc  de 
Guyenne,  son  propre  frère,  la  dame  de  Montsoreau, 
concubine  de  ce  dernier,  périrent  empoisonnés  par 
son  ordre;  le  duc  d'Alençon  et  le  duc  de  Nemours 
furent  exécutes  en  place  publique  ;  le  comte  d'Arma- 
g;nac  fut  traitrcusement  assassiné;  enfin,  tous  les 
nobles  qui  lui  portaient  quelque  ombrage  vinrent 
expier  dans  les  ca<,'es  de  fer  de  la  Bastille  le  tort 
d'avoir  dt'plu  au  maître.  Louis  XI  ne  se  contenta  ])as 
d'abattre  les  puissants;  et  pour  que  le  peuple  n'eût 
pas  à  se  plaindre  d'être  oublié  du  monarque,  il  fit 
décapiter  cent  bourgeois  de  Reims  pris  au  hasard, 
fit  mettre  le  feu  à  la  ville  de  Tournai,  et  commanda 
le  sac  de  la  ville  d'Arras. 

Sous  son  règne,  ajoute  Jean  de  Troyes,  ni  bour- 
geois ni  prince  ne  pouvait  être  sûr  de  son  existence; 
car  sous  le  plus  léger  soupçon,  le  tyran  faisait  en- 
lever ses  ennemis  pendant  la  nuit,  et  ils  disparais- 
saient pour  toujours  dans  les  cachots  ou  dans  les 
oubliettes  de  ses  forteresses. 

Son  avarice  était  tellement  sordide,  que  malgié 
qu'il  eût  des  trésors  entassés  dans  les  caves  de  ses 
palais,  il  portait  des  vêtements  troués.  Bordin  nous 
apprend  qu'on  trouva  à  la  chambre  des  comptes  une 
note  portant  la  dépense  de  20  sous  pour  deux  man- 
ches neuves  mises  au  vieux  pourpoint  de  Louis  XI, 
et  un  autre  article  de  15  deniers,  provenant  de  l'achat 
d'une  boîte  de  graisse  pour  conserver  ses  bottes. 
Voici  une  liste  fort  curieuse  des  différents  serviteurs 
qui  étaient  attachés  à  sa  personne,  avec  l'indication 
du  traitement  Cfu'ils  recevaient  : 

«  Deux  cliajjelains,  à  10  livres  par  mois. 

«  Un  clerc  de  chapelle,  à  5  livres. 

«  Un  valet  de  chambre,  à  90  livres  par  an. 

«  Quatre  écuyers  de  cuisine,  à  620  livres  par  an. 

«  Un  cuisinier,  à  10  livres  par  mois. 

"  Deux  galopms  de  cuisine,   à  8  livres  par  mois. 

«  Un  hasteur,  un  potager,  un  saucier,  un  somme- 
lier d'armures  et  deux  valets  de  sommiers,  à  10  li- 
vres par  mois  chacun. 

«  Un  porteur,  un  pâtissier,  un  boulanger  et  deux 
charretiers,  à  60  livres  par  an  chacun. 

«  Un  palefrenier  et  ses  deux  aides,  à  24  livres  par 
mois. 

'<  Un  maréchal  de  forge,  à  600  livres  par  an. 

'■  Un  maître  de  la  chambre  des  deniers  du  roi,  à 
1200  livres  par  an. 

«  Un  conlrôleur,  à  500  livres.  » 

L'état  de  la  dépense  marque  50  sous  pour  les 
robes  des  valets,  et  12  livres  pour  les  manteaux  des 
clercs,  notaires  et  secrétaires  royaux.  Enlin,  la  dé- 
pense totale  de  la  maison  royale  ne  s'élevait  qu'au 
chiffre  de  37  000  livres. 

Quelque  avare  que  fût  Louis  XI,  il  savait  dépenser 
l'argent  pour  enrôler  des  Suisses  et   des  Ecossais, 


aliii  de  s'en  servir  contre  son  peuple  ;  il  savait  encore 
lu  dépenser  pour  payer  des  trahisons  et  se  défaire  de 
ses  ennemis.  Ainsi,  la  politique  si  vantée  du  souve- 
rain se  réduisait  à  |)ressurer  les  peuples  pour  en  ob- 
tenir les  moyens  de  payer  des  assassins  ou  des  séi- 
des. Lui-même  en  fournit  la  preuve  dans  un  discours 
qu'il  prononça  devant  les  étals-généraux  de  Tours. 

«  Un  roi,  dit-il  aux  assistants,  ressemble  à  un  pro- 
priétaire qui  posséderait  de  inagnin([ues  jardins  rem- 
plis de  beaux  arbres  portant  de  bons  fruits;  si  ses 
terres  sont  bien  cultivées,  elles  lui  rapporteront  de 
grands  ])rolits;  s'il  laisse  croître  au  contraire  de  mau- 
vaises herbes,  des  ronces,  des  orties  et  des  épines, 
il  doit  s'attendre  à  voir  ses  champs  dépérir.  De  même, 
le  roi  doit  se  débarrasser  de  ceux  qui  gênent  la  marche 
de  son  gouvernement,  afin  de  pouvoir  tailler  son 
royaume  comme  il  lui  convient  et  accumuler  des  tré- 
sors dans  son  épargne.  » 

Si  l'on  analyse  l'une  après  l'autie  toules  les  actions 
de  ce  prince,  on  verra  constamment  percer  ce  carac- 
tère perfide  et  sanguinaire  iju'il  semblait  tenir  de  son 
aïeule  Isabeau  de  Bavière. 

Ce  fut  lui  qui  le  premier  se  fit  appeler  Majesté, 
titre  qui  n'avait  jamais  été  pris  par  les  rois  de  France. 

Lorsqu'il  se  rendit  à  Reiras  pour  se  faire  sacrer, 
Louis  XI  avait  eu  soin  de  n'admettre  dans  son  cor- 
tège qu'un  très- petit  nombre  de  seigneurs,  afin  de 
n'avoir  pas  à  faire  quelque  serment  f|ui  eût  arrêté  les 
projets  de  vengeance  qu'il  méditait.  Il  ne  put  em- 
pêcher toutefois  que  Philippe  le  Bon,  qui,  en  sa  qua- 
lité de  pair  du  royaume,  assistait  à  la  cérémonie,  se 
jetât  à  ses  pieds  pour  le  supplier  de  pardonner  aux 
serviteurs  de  son  père  qui  avaient  eu  le  malheur  de 
lui  déplaire  pendant  qu'il  était  dauphin.  Louis  XI 
promit  de  faire  grâce  à  ses  ennemis,  excepté  à  sept 
personnes  qu'il  ne  nomma  point,  afin  de  tenir  dans 
une  perpétuelle  appréhension  ceux  qui  l'avaient  of- 
fensé. Il  commença  par  frapper  les  capitaines  dont 
il  redoutait  les  talents;  les  Dunois,  les  la  Trémouille, 
les  Brézé,  les  Ghabannes.  furent  destitués  de  leurs 
emplois  et  renvoyés  dans  leurs  terres,  comme  sus- 
pects de  n'avoir  aucun  attachement  pour  sa  personne. 
Il  déposa  le  chancelier  des  Ursins,  l'amiral,  le  grand 
chambellan,  les  maréchaux  de  France,  les  officiers 
civils  et  militaires,  et  les  principaux  directeurs  des 
finances;  enfin,  dans  sa  haine  pour  les  grands  vas- 
saux, il  les  chassa  tous  de  sa  cour,  et  éleva  aux  plus 
hautes  dignités  des  hommes  obscurs  qui  l'avaient 
aidé  dans  ses  intrigues  ou  dans  ses  complots  contre 
son  père.  Son  barbier  devint  ambassadeur,  son  tail- 
leur fut  nommé  héraut  d'armes,  et  son  médecin  rem- 
plit les  fonctions  de  chancelier. 

Quoiqu'il  prît  ses  ministres  dans  les  rangs  du  peuple, 
Louis  XI  n'en  avait  point  pour  cela  plus  d'attache- 
ment pour  ses  sujets,  comme  il  parut  du  reste  par 
l'accroissement  des  impôts.  Les  habitants  de  Reims, 
qui  avaient  été  témoins,  lors  du  sacre  du  roi,  du 
serment  qu'il  avait  fait  d'alléger  les  provinces,  éprou- 
vèrent une  telle  indignation  en  apprenant  qu'il  avait 
triplé  les  gabelles  de  la  ville,  qu'ils  se  soulevèrent 
contre  les  agents  du  fisc  et  en  massacrèrent  quel- 
ques-uns. Louis  XI,  qu'une  semblable  révolte  con- 
trariait d'autant  plus  qu'elle  menaçait  ses  plus  cher» 
intérêts,   prit  aussitôt  des  mesures  pour  soumettre 


Jehanne  Darc,  irat.ie,  livrée  par  les  nobles,  condamnée  par  les  prêtres,  abandonnée  par  le  roi,  est  brûlée  sut 


38-2 


HISTOIRE    DES    PAPES 


los  insurgOs;  par  ses  ordres,  une  Irouiie  de  soldats 
déiiuisos  en  paysans  pénétrèrent  dans  la  ville  et  s'en 
emiiarèivnt;  le  chef  de  la  rébellion  fut  écartelc  eu 
place  publique,  cent  des  notables  bouri;eois  furent 
décapités,  et  la  tranquillité  fut  rétablie.  Le  même  ex- 
pédient fut  employé  dans  les  villes  d'Angers,  d'Alon- 
1,'on,  d'Anrillac,  où  s'étaient  manifestés  des  troubles 
semblables;  et  pour  enlever  aux  autres  cités  la  fan- 
taisie de  se  révolter,  Sa  Majesté  doubla  les  im])ôls 
des  provinces  insurgées  et  les  couvrit  de  soldats. 

Avec  l'or  du  peuple,  Louis  XI  leva  des  troupes 
pour  attaquer  les  grands  vassaux;  d'abord  il  jugea 
prudent  de  les  ruiner  avant  de  les  combattre,  et  il 
établit  sur  leurs  domaines  les  mêmes  gabelles  que 
sur  ses  propres  Etats;  ensuite  il  envahit  les  teries  de 
François  II,  duc  de  Bretagne  ;  il  obligea  ce  prince  à 
ne  plus  s'intituler  duc  par  la  giàce  de  Dieu,  à  ne 
point  battre  monnaie  eu  son  nom,  à  ne  faire  aucune 
levée  d'hommes  sans  son  autorisation,  et  à  n'exiger 
aucun  serment  de  ses  sujets.  François,  qui  n'était 
pas  préparé  à  la  guerre,  l'ut  contraint  d'en  passer  par 
toutes  ces  conditions  humiliantes  pour  sauver  son 
duché;  mais  en  secret  il  forma  des  intrigues,  se  lia 
avec  la  plupart  des  grands  vassaux,  leur  fit  comprcndie 
i[ue  s'ils  ne  prévenaient  l'ennemi  commun,  tous  de- 
viendraient successivement  ses  victimes.  Il  parvint 
ainsi  à  former  une  ligue  redoutable  dans  laquelle  se 
trouvaient  les  ducs  de  Lorraine,  de  Calabre,  de  Bour- 
bon, de  Nemours,  de  Bourgogne,  et  il  y  fit  même 
entrer  le  duo  de  Bcrry,  frère  du  roi.  Ces  princes 
réunirent  leurs  forces  et  remportèrent  plusieurs  avan- 
tciges  sur  les  troupes  royales;  néanmoins  leur  con- 
fédération fut  dissoute  par  Louis  XI,  qui  eut  l'air 
de  céder  aux  exigences  de  ses  ennemis,  et  qui  signa 
à  Conilans  un  traité  de  paix  qu'il  savait  bien  ne  de- 
voir pas  être  observé  longtemps.  Il  accorda  la  Nor- 
mandie à  son  frère,  une  partie  de  la  Picardie  à  Phi- 
lippe le  Bon,  le  comté  d'Étampes  à  François  II,  et 
donna  l'épée  de  connétable  au  comte  de  Saint-Pol. 

X  peine  ces  seigneurs  étaient-ils  rentres  dans  leurs 
domaines,  que  Louis  XI,  qui  avait  conservé  son  ar- 
mée sur  pied,  protestait  contre  un  traité  qu'il  pré- 
tendait lui  avoir  été  arraché  par  la  force,  et  déclarait 
hautement  qu'il  ne  consentirait  jamais  à  ce  que  la 
Normandie  lût  démembrée  du  royaume  pour  en  faire 
un  apanage  au  duc  de  Berry  ;  immédiatement  après, 
il  marcha  avec  ses  troupes  sur  la  province;  les  places 
qui  essayèrent  de  résister  furent  enlevées  de  vive 
force  ;  Rouen  surtout  devint  le  théâtre  d'actes  de 
barbarie  incroyable;  les  femmes  furent  violées,  les 
enfants  égorgés,  et  presque  tous  les  notables  furent 
brûlés  vifs.  Le  duc  de  Berry  parvint  à  s'éi;happer  de 
sa  capitale  et  se  réfugia  aujjrès  du  duc  de  Bourgogne. 

Louis  XI  convoqua  aussitôt  les  états-généraux  à 
Tours;  il  exposa  devant  l'assemblée  les  griefs  dont  il 
accusait  son  frère,  et  lit  décréter  que  la  Normandie 
ne  ])ouvait  pas  être  séparée  de  la  France.  Pour  arri- 
ver à  son  but,  l'astucieux  monarque  avait  préalable- 
ment fait  la  promesse  de  nommer  une  commission 
de  vingt  personnes,  afin  de  réformer  les  abus  dont  se 
plaignaient  vivement  les  bourgeois;  lorsqu'il  eut  ob- 
tenu ce  qu'il  désirait,  il  ne  donna  pas  suite  -à  sa 
proposition,  et  tout  resta  dans  la  même  position 
qu'auparavant. 


Les  étals-généraux  terminés,  le  roi  se  mit  à  la  tête 
de  son  armée  et  envahit  la  Bretagne;  heureusement 
pour  le  duc  de  celte  province,  Charles  le  Téméraire, 
duc  de  Bourgogne,  qui  avait  succédé  à  Philippe  le 
Bon,  accourut  à  son  secours  et  barra  le  chemin  à 
l'armée  royale.  Louis  XI,  ipioiquc  siq)érieur  en 
nombre,  n'osa  pas  accepter  le  combat,  et  se  retira 
lâchement  devant  ses  ennemis  en  leur  payant  vingt 
mille  écus  d'or  pour  les  frais  de  la  guerre. 

Plein  de  confiance  dans  son  habileté  diplomatique, 
le  roi  résolut  de  négocier  eu  personne  avec  Charles 
le  Téméraire,  afin  de  le  détacher  du  parti  des  ducs 
de  Bretagne  et  de  Berry,  et  il  eut  l'imprudence  de 
fixer  le  lieu  de  l'entrevue  à  Péronne,  ville  placée 
sous  la  dépendance  du  duc  de  Bourgogne.  Louis  XI 
s'y  rendit  avec  un  sauf-conduit  et  une  suite  nom- 
breuse; le  prince,  de  son  côté,  voulut  ré|iondre  à  la 
confiance  que  lui  montrait  le  monarque,  et  le  traita 
magnifiquement.  Ce  bon  accord  ne  fut  pas  de  longue 
durée;  Charles  le  Téméraire  ayant  reçu  la  nouvelle 
que  les  Liégeois  s'étaient  révoltés  contre  lui  à  l'insti- 
gation de  la  France,  et  qu'ils  proclamaient  hautement 
leur  alliance  avec  Louis  XI,  interrompit  les  confé- 
rences, fitle  roi  prisonnier,  et  l'enferma  dans  la  même 
tour  oiî  était  mort  Charles  le  Simple,  prisonnier  du 
comte  Herbert  de  Vermandois.  Ce  fut  en  vain  que  le 
roi  jura  par  la  Pâque-Dieu,  son  jurement  ordinaire, 
qu'il  n'était  pour  rien  dans  l'alVaire  des  Liégeois,  et 
que  si  Mgr  de  Buurgogne  le  voulait,  il  irait  mettre 
le  siège  devant  leur  cité. 

Pendant  trois  jours  Charles  le  Téméraire  réiléchit 
sur  ce  qu'il  devait  faire  du  tyran  qui  avait  déjà  com- 
mis tant  de  crimes  ;  tantôt  il  voulait  élever  le  duc  de 
Berry  sur  le  trône  de  France,  tantôt  il  songeait  à  y 
monter  lui-même  ;  enfin  le  quatrième  jour,  grâce  à 
l'intervention  de  l'historien  Comines,  qui  était  vendu 
à  Louis  XI,  le  duc  de  Bourgogne  se  décida  à  laisser 
vivre  le  roi  de  France;  il  vint  le  trouver  dans  sa  pri- 
son, et  lui  demanda  d'un  ton  brusque  si  son  inten- 
tion était  toujours  de  l'accompagner  à  Liège.  Louis 
répondit  qu'il  était  prêt  à  faire  tout  ce  (jui  serait 
agréable  au  duc;  et  immédiatement  les  deux  souve- 
rains renouèrent  les  conférences,  qui  avaient  failli  se 
terminer  d'une  manière  tragique.  Le  roi  se  soumit 
lâchement  à  toutes  les  conditions  qu'il  plut  à  Charles 
le  Téméraire  de  lui  imposer;  et  il  jura  sur  la  croix 
de  Charlemagne  de  les  observer. 

Aussitôt  que  le  traité  eut  été  signé  de  part  et 
d'autre,  Louis  XI  se  mit  en  route  avec  l'armée  bour- 
guignonne, dont  il  prit  les  couleurs,  pour  punir  les 
Liégeois  de  leur  rébellion.  Après  un  siège  de  plusieurs 
mois  la  ville  se  rendit,  ou  plutôt  les  habitants,  man- 
quant de  vivres  et  de  munitions,  l'aliandonnèrent 
pour  se  réfugier  dans  les  bois;  et  la  malheureuse  cité 
de  Liège  fut  détruite  de  fond  en  comble  sous  les 
yeux  du  monarque  qui  l'avait  poussée  à  la  révolte. 

Enfin,  après  avoir  essuyé  tous  les  genres  d'humi- 
liation, Louis  XI  obtint  de  Charles  le  Téméraire  la 
permission  de  revenir  en  Fiance  pour  faire  enregis- 
trer par  le  Parlement  les  traités  de  Péronne;  mais 
dès  qu'il  se  vit  à  l'abri  de  la  vengeance  du  duc  de 
Bourgogne,  il  refusa  de  ratifier  les  promesses  qu'il 
avait  faites,  et  défendit  même  qu'on  prononçât  jamais 
le  nom  de  Péronne.  On  raconte  à  ce  sujet  que  des 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


383 


bourgeois  de  Paris  qui  avaient  appris  ce  nom  fatal  à 
des  pies,  furent  inipitoyableiucnt  égorgés,  ainsi  que 
leurs  oiseaux. 

Peu  de  temps  après  son  arrivée  dans  sa  capitale, 
le  roi  découvrit  que  le  cardinal  de  la  Balue  avait  en- 
tretenu des  intelligences  avec  le  duc  de  Berry  ;  pour 
l'en  punir,  il  le  fit  enfermer  au  château  de  Loches, 
dans  une  cage  de  fer,  où  il  resta  pendant  onze  années 
sans  qu'on  instruisit  son  procès,  à  cause  des  contes- 
tations que  le  saint -siéfie  élevait  sur  les  formes  delà 
procédure.  Ce  retard  sauva  la  vie  au  cardinal.  L'ar- 
restation de  la  Balue  détermina  toutefois  le-  duc  de 
Berry  à  traiter  avec  Louis  XI,  au  grand  regret  de 
Charles  le  Téméraire  ;  le  prince  accepta  pour  apa- 
nage la  Guyenne  au  lieu  de  la  Champagne  et  de  la 
Brie,  que  les  traités  de  Péronne  lui  avaient  assignées. 
Les  deux  frères  eurent  à  ce  sujet  une  entrevue  à 
Saintes,  qui  se  passa  assez  singulièrement  ;  ils  se  par- 
lèrent à  travers  des  barreaux  de  fer,  dans  la  crainte 
que  l'un  des  deux  ne  fit  assassiner  l'autre. 

Malgré  la  haine  (jue  Charles  portait  à  son  frère, 
comme  il  se  voyait  héritier  direct  de  la  couronne, 
Louis  XI  n'ayant  pas  d'enfant  mâle,  il  consentit  à  la 
plupart  des  conditions  que  le  roi  voulut  lui  imposer, 
et  prit  le  titre  de  duc  de  Guyenne.  La  naissance  d'un 
dauphin  vint  bientôt  changer  ses  dispositions  paci- 
fiques ;  il  s'abouciia  de  nouveau  avec  le  duc  de  Bour- 
gogne, et  forma  une  ligue  contre  Louis  XI  pour  le 
renverser  du  trône.  La  frayeur  que  la  découverte  des 
nouvelles  tentatives  de  son  frère  inspira  au  monarque 
fut  si  grande,  qu'il  se  décida  à  d'énormes  sacrifices 
d'argent  pour  détacher  Charles  le  Téméraire  de  la 
ligue  ;  en  outre  il  s'engagea  à  ne  point  secourir  les 
comtes  de  Nevers  et  de  Saint-Pol,  ses  ennemis  per- 
sonnels, quoiqu'il  eût  précédemment  fait  serment  de 
les  défendre  contre  les  entreprises  du  duc  de  Bour- 
gogne, et  cela  sous  la  condition  que  Charles  aban- 
donnerait également  les  ducs  de  Bretagne  et  de 
Guyenne,  et  qu'il  ne  prendrait  aucunement  leur  parti 
dans  la  guerre  qu'il  se  préparait  à  leur  faire.  Cepen- 
dant telle  n'était  pas  l'intention  de  Louis  XI  ;  il  lui 
en  aurait  trop  coûté  pour  lever  des  armées;  il  trou- 
vait plus  avantageux  de  ne  point  vider  son  épargne 
et  d'en  finir  simplement  par  un  meurtre  avec  le  tur- 
bulent duc  de  Guyenne.  Personne  mieux  qu'un  prêtre 
n'était  propre  à  une  semblable  expédition;  Louis  XI 
chargea  Faure  de  \'ersois,  abbé  de  Saint-Jean  d'An- 
gély,  aumônier  de  son  frère,  de  l'inviter  à  dîner  avec 
la  dame  de  Montsoreau,  sa  maîtresse.  Sur  la  fin  du 
repas,  l'abbé  leur  offrit  une  pèche  magnifique  que  la 
dame  partagea  avec  son  amant;  mais  à  peine  en  eut- 
elle  mangé,  qu'elle  fut  prise  de  vomissements  et  de 
convulsions  au  milieu  desquelles  l'infortunée  expira. 
Le  prince,  qui  était  d'un  tempérament  robuste,  ne 
mourut  que  deux  mois  après. 

Le  duc  de  Bretagne  fit  arrêter  l'aumônier  du  duc 
de  Guyenne  et  un  de  ses  écuyers  de  bouche  nommé 
Laroche  ;  et  par  ses  ordres  on  procéda  à  leur  interro- 
gatoire ;  leurs  premières  déclarations  ayant  chargé  le 
roi  de  France,  Lescun,  ministie  du  duc  de  Bretagns, 
les  fit  transférer  dans  les  États  de  son  maître,  afin 
que  le  procès  fût  solennellement  informé  et  débattu 
en  présence  des  commissaires  de  Louis  XI.  Tout 
faisait  espérer  que  l'exécrable  monarque  allait   être 


enfin  convaincu  d'un  fratricide,  lorsqu'un  matin  on 
trouva  Faure  de  Versois  étranglé  dans  son  cachot; 
celui  de  Laroche  était  vide,  soit  ([u'on  l'eût  fait  éva- 
der, soit  qu'on  eût  fait  disparaître  son  cadavre.  Sans 
s'inquiéter  davantage  de  ce  procès,  Louis  XI  fit  mar- 
cher des  troupes  contre  la  Guyenne,  que  voulait  lui 
disputer  le  duc  de  Bourgogne. 

Dans  son  manifeste  de  guerre,  Charles  le  Téméraire 
appelait  le  roi  de  France  traître  et  assassin;  et  pour 
ne  pas  être  en  reste  avec  le  duc,  Louis  XI  accusait 
son  ennemi  d'avoir  envoyé  un  Bourguignon  nommé 
Hardi  pour  le  poignarder;  et  il  condamna  ce  malheu- 
reux à  être  écartelé,  pour  faire  croire  à  la  culpabilité 
du  prince. 

La  guerre  se  ralluma  avec  une  fureur  extrême 
entre  les  deux  pays;  le  duc  de  Bourgogne  ravagea  la 
Normandie  et  la  Picardie,  et  s'empara  de  toutes  les 
villes,  à  l'exception  de  Beauvais,  d'où  il  fut  repoussé 
par  une  nouvelle  héroïne,  Jeanne  Hachette,  sortie  des 
rangs  du  peuple.  De  leur  côté,  les  généraux  de  l'exé- 
crable Louis  XI  exercèrent  dans  la  Flandre  et  dans 
la  Bourgogne  les  plus  sanglantes  représailles. 

Enfin  une  trêve  vint  suspendre  les  boucheries,  et 
le  roi  de  France  put  diriger  ses  forces  contre  le  roi 
d'Aragon,  qui  refusait  de  lui  rendre  trois  cent  mille 
écus  qu'il  lui  avait  empruntés,  et  pour  lesquels  le 
prince  avait  donné  en  gage  le  Roussillon.  Louis  XI, 
qui  désirait  recouvrer  son  argent  et  garder  la  pro- 
vince, envoya  des  troupes  pour  expulser  le  monarque 
aragonais,  qui  s'était  établi  dans  Perpignan. 

Comme  les  frontières  de  la  province  du  Rous- 
sillon n'étaient  pas  fortifiées,  les  Français  n'eurent 
point  de  peine  à  eu  faire  la  conquête  ;  et  ils  se  li- 
vrèrent sur  les  malheureux  habitants  à  des  actes 
inouïs  d'atrocité.  Du  reste,  il  leur  était  ordonné  par 
le  roi  d'en  agir  ainsi  :  «  Je  vous  donne  les  dépouilles 
de  tous  ces  révoltés,  écrivait  Louis  XI  à  son  général 
Bonfils,  à  condition  que  vous  eu  ferez  un  tel  mas- 
sacre, que  d'ici  à  vingt  ans  il  ne  puisse  se  trouver 
un  homme  dans  le  Roussillon.  »  Cette  affreuse  guerre 
fut  terminée  par  un  traité  qui  fit  rentrer  dans  les 
coffres  de  Louis  XI  une  partie  des  sommes  qu'il  avait 
prêtées,  et  conserva  à  la  couronne  de  France  les  pro- 
vinces engagées.  Après  quoi,  il  envoya  le  cardinal 
Jeoffroy  avec  un  corps  de  troupes  pour  assiéger  la 
ville  de  Lectoure ,  où  s'était  renfermé  le  comte 
Jean  Y  d'Armagnac  ,  un  des  seigneurs  qu'il  avait 
dépouillés  de  leurs  domaines,  pour  les  punir  d'avoir 
porté  les  armes  contre  lui. 

Enfermé  dans  cette  place,  qui  était  réputée  impre- 
nable, le  comte  d'Armagnac  paraissait  se  jouer  de  la 
puissance  de  Louis  XI,  lorsque  le  perfide  monarque 
se  ravisa,  et  comprenant  l'inutilité  de  ses  efforts  pour 
prendre  la  \ille,  il  changea  de  tacti(|ue  et  eut  re- 
cours à  la  trahison.  Par  ses  ordres,  le  cardinal  pro- 
posa à  Jean  un  traité  de  paix  qui  lui  était  fort  avan- 
tageux; et  pour  mieux  le  tromper,  il  communia  so- 
lennellement et  rompit  une  hostie  consacrée  dont  il 
lui  offrit  une  moitié  comme  garantie  de  la  sincérité 
de  ses  serments.  Puis,  quelques  jours  après,  piolitanl 
de  ce  que  les  assiégés  négligeaient  de  défendre  leurs 
remparts,  il  introduisit  un  corps  de  troupes  dans  la 
ville  de  Lectoure  et  arriva  sans  rencontrer  d'olistacle 
jusqu'au  palais  du  comte;  l'infortuné  Jean  fui  percé 


384 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne 


(le  vingt  et  un  coups  de  poignard,  dans  les  bras  de 
sa  femme,  Jeanne  de  Foix,  qui  était  enceinte;  elle- 
même  ainsi  que  les  femmes  de  sa  domesticité  furent 
di^pouillées  de  leurs  vêtements  et  violées  sur  le  ca- 
davre du  comte  d'Armafj^nac;  la  ville  lat  abandonnée 
au  pillage,  livrée  aux  llammes,  et  tous  les  babilants 
lurent  passés  an  fil  de  l'épée. 

Un  des  soldats,  nommé  Gorgias,  qui  avait  porté 
le  premier  coup  à  Jean  V,  et  qui  avait  le  premier 
assouvi  sa  brutalité  sur  la  pauvre  comtesse,  reçut  en 
ri'compense  du  viol  et  de  l'assassinat  une  tasse  d'ar- 
gent remplie  d'écns  d'or,  et  il  fut  en  outre  nommé 
arcber  de  la  garde.  Quant  à  Jeanne  de  Foix,  elle  fut 


enfermée  dans  le  château  de  Burzet,  et  empoisonnée 
avec  l'enfant  qu'elle  portait  dans  son  sein. 

Charles  d'Armagnac,  dont  le  seul  crime  était  d'être 
le  IVère  de  Jean  V,  fut  enveloppé  dans  cette  pros- 
cription. Par  ordre  du  roi  on  le  chargea  d'énormes 
chaînes,  que  les  bourreaux  nommaient  par  une  cruelle 
plaisanterie  les  fillettes  du  roi;  en  cet  état  on  le 
conduisit  dans  les  prisons  de  Paris,  et  il  fut  envoyé 
au  Parlement,  qui  avait  reçu  l'ordre  d'instruire  son 
procès.  Ensuite,  comme  le  tyran  craignit  qu'on  ne 
le  déclarât  innocent,  il  le  fit  enlever  de  la  Concierge- 
rie, et  le  confia  à  la  garde  de  Philippe  l'Huillier, 
gouverneur  dB  la  Bastille.  Ce  scélérat,  qu'   était  le 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


?85 


Le  cadavre  île  Charles  le  Téméraire  tué  sous  les  murs  de  Nancy 


digne  ministre  des  cruautés  de  Louis  XI,  le  tint  pen- 
dant quatorze  années  au  fond  d'un  cachot  infect,  où 
il  lui  faisait  éprouver  les  plus  cruels  tourments. 

Enfin,  il  semblait  que  tout  dût  réussir  à  ce  roi, 
car  au  moment  où  le  plus  redoutable  de  ses  adver- 
saires, le  duc  de  Bourgogne,  venait  de  s"allier  avec 
Edouard  IV  d'Angleterre  pour  asservir  la  France, 
des  bandes  de  jiaysans  suisses  descendaient  des  mon- 
tagnes de  l'Helvétie  et  anéantissaient  les  armées  de 
Charles  le  Téméraire.  La  nouvelle  de  cette  défaite 
refroidit  singulièrement  Edouard  pour  son  allié  ;  et 
le  politique  Louis  XI,  profitant  de  cette  disposition 
d'esprit  du  monarijue  anglais,  fit  jouer  tous  les  res- 
sorts. Il  combla  de  présents  les  ministres  et  les  con- 
seillers du  prince;  il  fil  faire  des  distributions  de 
vivres  et  de  vin  au.\  soldats  ennemis  ;  il  donna  même 
à  Edouard  cinquante  mille  écus  d'or  en  cadeau;  il 
promit  do  lui  payer  chaque  année  une  somme  sem- 
'  blable,  et  de  marier  le  daupliin  avec  une  princesse 
anglaise.  Il  prit  encore  d'autres  engagements  qu'il 
n'avait  nullement  l'intention  de  tenir,  car  il  disait 
qu'en  pareille  circonstijnce,  un  roi,  pour  sauver  sa 
couronne,  devait  donner  ce  (ju'il  n'avait  pas  et  pro- 
mettre ce  qu'il  ne  pouvait  pas  donner.  Il  prit  si  bien 
ses  mesures,  que  l'armée  anglaise,  qui  était  peut- 
ii 


être  la  plus  redoutable  ([ui  eût  jamais  débarqué  sur 
les  côtes  de  France,  reprit  la  mer  pour  retourner  dans 
la  Grande-Bretagne  sans  avoir  livré  une  seule  bataille. 

Après  le  départ  d'Edouard  IV,  le  roi  de  France 
eut  bon  marché  du  duc  de  Bourgo,;,'ne.  Celui-ci  fut 
contraint  de  conclure  avec  Louis  XI  une  trêve,  qui 
était  la  septième  depuis  quatorze  ans.  Tous  deux  se 
sacrifièrent  réciproquement  leurs  amis  et  leurs  enne- 
mis; le  roi  abandonna  le  duc  de  Lorraine  à  la  ven- 
geance de  Cliarles  le  Téméraire  ;  en  retour,  Charles 
le  Téméraire  livra  au  roi  le  connétable  de  Saint-Pol, 
qui  eut  la  tête  trancliée  en  place  de  Grève,  le  19  dé- 
cembre 1475.  Quel([ue  temps  après,  Charles  r(\'ut  la 
juste  punition  de  son  ingratitude  et  de  ses  perfidies; 
il  fut  tué  devant  Nancy,  en  voulant  défendre  cette 
ville  contre  le  duc  de  Lorraine,  ([ui  l'assiégeait  avec 
une  armée  suisse, 'et  qui  s'était  déjà  emparé  des  rem- 
parts, à  l'aide  du  Napolitain  Campobasso,  un  de  ses 
généraux,  qui  était  vendu  à  la  France. 

Dès  que  Louis  XI  eut  été  informé  de  la  mort  de 
Charles  le  Téméraire,  il  envoya  une  armée  dansl'.-Vr- 
tois,  dans  la  Picardie,  dans  la  Bourgogne,  pour  s'em- 
parer en  son  nom  des  petites  villes  qui  étaient  dé- 
garnies de  troupes;  et  pour  éteindre  la  suzeraineté 
du  comté  de  Boulogne,  il  la  conféra  de  son  autorité 

137 


:i>i; 


UlsrolUK     DES     PAPES 


à  la  sainte  \'iiTi;e.  ;ilin  ^[ue  iiiioi  t[u'il  ariivàt.  de 
l'Artois,  IJoiilomie  ne  lïil  plus  dans  sa  muuvance. 

Pcnilant  que  ses  soldats  lui  conquéraient  l'iiérilat^o 
de  Charles  le  Téméraire,  i|ni  n'avait  laissé  qu'une 
liile,  Marie  de  Bourgogne,  le  roi  de  France  célébrait 
par  des  réjouissances  pubHipus  la  mort  de  son  enne- 
mi; et  malgré  son  avarice,  il  donnait  de  somptueux 
festins  à  ses  ol'liciers,  douiilail  la  solde  dos  troupes, 
et  faisait  la  dépense  d'une  balustrade  d'argent  pour 
le  tombeau  de  saint  Martin  de  Tours. 

Comme  Sa  Majesté  craignait  que  ses  géncranx 
n'exécutassent  pas  assez  ponctuellement  l'ordre  qu'elle 
leur  avait  donné  île  tout  exterminer  dans  la  Flandre 
et  dans  la  Picardie,  elle  envoya  des  bourreaux  à  la 
suite  de  l'armée  avec  des  instructions  secrètes.  Aussi, 
soit  par  crainte  pour  eux-mêmes,  soit  par  simple 
cruauté,  les  généraux  fran(jais  ne  laissèrent  échapper 
aucune  occasion  de  ré|>andre  le  sang.  Dans  toutes  les 
villes  qui  furent  prises  d'assaut,  les  notables  et  les 
bourgeois  furent  impitoyablement  égorgés  ;  dans 
Arras,  la  soldatesque  poussa  la  barbarie  jusqu'à 
égorger  les  femmes,  les  enfants  et  les  vieillards  ;  et 
Louis  XI,  pour  punir  la  cité  d'avoir  voulu  rester 
lidèle  à  sa  légitime  souveraine,  partagea  entré  ses  of- 
iiciers  les  riches  domaines  des  habitants,  et  changea 
son  nom  d'Arras  en  celui  de  Franchise.  Les  villes 
d'.\vesnes,  de  Coudé  et  de  Mortagne  furent  de  même 
abandonnées  au  pillage  et  mises  à  feu  et  à  sang. 

Marie  voyant  que  toutes  ses  villes  devenaient  l'une 
après  l'autre  la  proie  de  Louis  XI,  lui  envoya  son 
chancelier  liugonet  et  le  brave  Imbercourt  ou 
d'Humbercourt  pour  connaître  les  conditions  qu'il 
voulait  lui  imposer  pour  la  paix,  et  en  même  temps 
afin  de  le  supplier  d'arrêter  la  marche  de  ses  troupes, 
dont  quelques  agitateurs  profitaient  pour  soulever 
des  trouilles  dans  ses  provinces. 

Au  lieu  (le  répondre  immédiatement  aux  ambassa- 
deurs de  l'héritière  du  duc  de  Bourgogne,  le  perlide 
monarque  leur  demanda  quelques  jours  de  réflexion  ; 
et  pendant  qu'il  les  amusait  par  des  lenteurs,  Olivier 
le  Daim,  son  conlident,  distiibuait  de  l'or  aux  bour- 
geois de  Gand,  et  cherchait  à  faire  éclater  une  révolte. 
Enfin,  liugonet  et  Imbercourt,  fatigués  d'attendre  le 
bon  plaisir  du  roi,  retournèrent  auprès  de  leur  sou- 
veraine; malheureusement  le  but  que  s'était  proposé 
Louis  XI  était  déjà  atteint  ;  ces  fidèles  serviteurs 
trouvèrent  les  états  en  pleine  insurrection,  et  la  prin- 
cesse Marie  prisonnière  dans  son  propre  palais. 

Un  conseil,  entièrement  composé  de  chefs  à  la 
solde  du  roi  de  France,  gouvernait  au  nom  de  la  fille 
de  Charles  le  Téméraire,  et  ne  prenait  aucune  mesure 
pour  s'opposer  à  la  marche  conquérante  des  Français. 
Cependant  les  Gantois  s'émurent  lorsqu'ils  eurent 
connaissance  de  l'approche  de  Louis  XI;  et  redoutant 
quelque  perfidie  de  sa  part,  ils  lui  adressèrent,  du 
consentement  de  la  princesse,  une  députation  chargée 
«le  traiter  avec  lui  de  la  paix,  et  de  le  faire  expliquer 
sur  ses  véritables  intentions. 

Les  amliassadeurs  se  présentèrent  devant  Louis  XI 
comme  mandataires  de  leur  souveraine,  et  autorisés 
par  elle  à  dire  au  monarque  qu'elle  était  prête  à  ac- 
cepter toutes  les  conditions  raisonnables  qu'il  vou- 
drait bien  dicter.  Le  roi  les  interrompit  au  milieu  de 
leur  harangue ,  et  leur  rejjrocha  de  vouloir  le  trom- 


per. Comiiu'  ceux-ci  se  récriaient  contre  une  sem- 
blable imputation,  il  tira  de  son  pourpoint  des  lettres 
de  la  princesse  Marie,  dans  lesquelles  elle  suppliait  le 
roi  de  France  de  n'accorder  créance  qu'aux  paroles 
du  chancelier  Hugonet  et  do  son  féal  Imbercourt, 
attendu  que  ses  états  étaient  en  révolte  contre  son 
autorité,  et  qu'elle  se  réservait  d'en  fiiire  décapiter 
tous  les  membres  dès  que  la  tr;ui({uillilé  serait  réta- 
blie dans  la  Flandre. 

Les  députés  retournèrent  aussitôt  à  Gand,  accu- 
sèrent liugonet  et  Iinbercourl  de  trahison,  et  les  firent 
condamner  à  mort.  Bientôt  on  eut  les  preuves  de  la 
perfidie  de  Louis  XI  et  de  l'innocence  des  malheureux 
accusés;  mais  il  était  trop  lard,  leurs  têtes  étaient 
tombées  sous  la  hache  du  bourreau.  Gomme  le  roi 
de  Franco  menaçait  de  faire  j  asser  la  Flandre  sous 
sa  domination,  les  états  se  décidèrent  à  marier  l'hé- 
ritière du  duc  de  Bourgogne  à  l'archiduc  Maximilien, 
fils  de  l'empereur  d'Allemagne.  De  là  vinrent  '  ces 
guerres  terribles  entre  la  France  et  l'empire,  qui  ne 
cessèrent  que  sous  le  règne  de  Charles  Mil. 

Pendant  que  les  ministres  de  Louis  XI  s'occupaient 
des  préparatifs  de  guerre  contre  l'archiduc,  le  tyran 
poursuivait  de  sa  haine  implacable  la  malheureuse 
famille  des  .\imagnac.  Il  ne  restait  plus  qu'un  seul 
seigneur  de  ce  nom,  Jacques,  duc  de  Nemours,  qui 
était  parvenu  à  se  maintenir  dans  son  château  de 
Cariât.  C'était  trop  d'un  ennemi  vivant  pour  le'mo- 
nanpie  ;^  par  ses  ordres,  le  sire  de  Beaujeu  vint 
assiéger  Jacques  dans  sa  dernière  forteresse ,  l'em- 
porta d'assaut,  et  arracha  l'infortuné  aux  embras- 
sements  de  sa  femme,  qui  était  en  couches  et  qui 
mourut  de  sdôuleur  trois  jours  après. 

Jacques  fut  conduit  avec  ses  jeunes  enfants  dans 
la  forteresse  de  Pierre-Cise,  à  Lyon,  et  de  là  trans- 
féré à  la  Bastille,  où  on  l'enferma  dans  une  cage  de 
fer.  En  vain  il  chercha  à  émouvoir  le  monarque  par 
les  supplications  les  plus  touchantes,  le  cruel  Louis  XI 
resta  inflexible.  Il  fit  accuser  le  duc  de  Nemours 
de  trahison  ;  et  afin  d'obtenir  plus  sûrement  une  con- 
damnation, il  partagea  d'avance  ses  dépouilles  entre 
les  juges  qu'il  lui  avait  donnés. 

Toutes  les  circonstances  de  ce  procès  inique  sont 
empreintes  de  cette  cruauté  froide  qui  caractérisait 
ce  roi  barbare.  Non  content  d'avoir  fait  condamner 
son  ennemi  à  la  peine  de  mort,  il  voulut  que  Jacques 
d' -armagnac,  avant  de  marcher  au  supplice,  se  con- 
fessât dans  une  chambre  tendue  de  noir;  ensuite  il 
le  lit  conduire  sur  un  cheval  couvert  de  son  linceul 
jusqu'au  pied  d'un  échafaud  neuf  qu'on  avait  dressé 
exprès  sur  la  grande  place  des  Halles. 

En  cet  endroit,  Sa  Majesté  le  roi  de  France,  qui 
s'entendait  à  torturer  ses  ennemis,  avait  ménagé  au 
duc  de  Nemours  un  spectacle  plus  cruel  mille  fois 
que  tous  les  supplices  qu'il  avait  déjà  subis.  Sachant 
combien  le  père  aimait  ses  enfants  et  combien  les 
enfants  chérissaient  leur  père,  l'exécrable  Louis  XI 
avait  eu  soin  de  les  faire  placer  sous  les  planches  de 
l'écliafaud,  couverts  de  longues  robes  blanches,  pour 
que  Jacques  d'Armagnac  pût  conlemjiler  ses  cinq 
enfants  pendant  qu'il  placerai  sa  tète  siu'  le  billot, 
et  pour  que  les  enfants  pussent  voir  la  hache  du 
bourreau  s'abat  ti-e  sur  la  tête  de  leur  père  !        •       ■ 

.•\pres  l'exécution,  les  cinq  oriihelins,  ayant  leurs 


ROIS,     1U;IXES,     KMl'KIlKrus 


3' 7 


longues  robes  inondées  de  sang,  fuient  niracnos  ;\  la 
Bastille,  et  eni'cnnés  diius  des  cachots  en  forme  de 
hottes  pointues  par  le  fond.  Les  détails  des  tour- 
ments qu'ils  y  éprouvèrent  seraient  incroyables,  s'ils 
n'étaient  consignés  dans  une  requête  adressée  aux 
étals-gtnéraux,  après  la  mort  du  tyran,  par  le  plus 
jeune  des  cinq  enlantx,  (pii  seul  avait  survécu  à  tuu- 
tes  ces  tortures.  «  Louis  XI,  dit-il,  nous  faisait 
frapper  de  verges  plusieurs  fois  par  semaine  en  sa 
présence,  et  de  trois  mois  en  trois  mois  il  nous  fai- 
sait arracher  une  dent;  aussi  mon  frère  aîné,  ne  pou- 
vant souH'rir  de  si  grandes  douleurs,  est  devenu  l'ou  ; 
mon  secontl  frère  en  est  mort  ainsi  que  mes  deux 
sœurs:  et  moi  seul,  depuis  l'âge  de  cinq  ans,  j'ai 
vécu  et"  grandi  dans  un  cachot  pointu,  dans  leipiel 
je  ne  pouvais  me  tenir  ni  assis,  ni  couché,  ni  même 
debout,  mais  seulement  accroupi.  » 

La  guerre  continuait  toujours  entre  Louis  XI  et 
Maximilien,  et  les  deux  tyrans  faisaient  assaut  de 
barijarie  ;  l'archiduc  ayant  fait  pendre  un  officier 
frani;ais  qui,  à  la  tète  d'une  seule  compagnie,  avait  ré- 
sisté courageusement  pendant  trois  jours  aux  efforts 
de  toute  son  armée,  le  roi,  par  représailles,  donna 
l'ordre  au  prévôt  Tristan  de  choisir  ciminanlo  pri- 
sonniers des  plus  considérajjles,  et  il  en  fit  pendre 
dix  sur  la  place  où  l'oflicier  avait  été  exécuté,  dix 
devant  Douai,  dix  devant  Saint-ûraer,  dix  devant 
Lille,  et  les  dix  autres  devant  Arras. 

Peu  de  temps  après,  les  deux  princes,  fatigués  de 
tuer  et  voyant  leurs  trésors  à  sec,  conclurent  une  trêve 
pour  avoir  le  loisir  de  mettre  ordre  à  leurs  affaires 
et  de  frapper  de  nouveaux  impôts  sur  leurs  sujets. 

Ce  fut  à  son  retour  de  cette  campagne  que  Louis 
XI  éprouva  une  première  attaque  d'apoplexie  qui  jjorta 
une  grave  atteinte  à  sa  santé,  et  l'avertit  que  la  mort 
ne  fait  ))oint  grâce  aux  rois.  Il  se  renferma  alors  dans 
son  château  du  Plessis-lez-Tours,  défendu  par  un 
fossé  large  et  profond  garni  de  longues  piques  de 
fer,  qui  faisaient  ressembler  la  résidence  royale  à  la 
cage  d'un  tigre.  Quatre  cents  archers  veillaient  jour 
et  nuit  sur  les  remparts;  ils  avaient  ordre  de  tirer 
sur  tous  ceux  qui  approcheraient  sans  un  permis  de 
passe,  tant  l'esprit  inquiet  et  soupçonneux  du  tyran 
redoutait  la  trahison.  Comme  il  ne  voulait  pas  qu'on 
s'aperçût  de  sa  maladie  à  l'altération  de  son  visage, 
il  ne  se  montrait  plus  que  de  loin  et  magnifiquement 
habillé.  Olivier  le  Daim  son  barbier,  Tristan  l'Her- 
mile  et  sou  médecin  Coyiliier  étaient  les  seuls  qui 
l'approchassent.  Pour  se  faire  illusion  à  lui-même, 
il  publiait  chaque  jour  de  nouvelles  lois,  lançait  des 
ordonnances,  enlevait  ou  donnait  des  emplois,  créait 
des  ciiargfs,  et  adressait  à  ses  ministres,  à  ses  am- 
bassadeurs et  au  Parlement  des  lettres  impérieuses. 

Une  seconde  attaque  d'apoplexie  vint  redoubler 
ses  terreurs;  dès  lois  sa  défiance  devint  extrême;  il 
ciiangea  tous  ses  domesti([ues;  il  doubla  le  nouibre 
de  ses  gardes  ;  et  afin  de  ranimer  une  vie  qu'il  sen- 
'  tait  à  chaque  instant  lui  échapper,  il  chercha  à  trom- 
per la  nature,  tantôt  en  s'adressant  aux  astrologues, 
tantôt  en  invoquant  les  secours  de  la  religion  ;  il  fit 
rechercher  les  nécromanciens  de  toutes  les  parties  du 
royaume  et  les  fil  amener  à  sa  cour  pour  lui  appli- 
quer leurs  remèdes;  en  même  temps  il  commanda 
des  prières  publiques  et  des  processions  générales 


pour  arrêter  le  veut  de  bise,  qui  lui  était  insu|)por- 
table.  11  se  coiivi-it  de  reliques  aciietées  à  grands  frais 
dans  les  pays  étrangers;  on  lui  apporta  même  dans 
sa  chambre  la  sainte  ampoule,  qui  n'était  jamais 
sortie  de  Reims;  et  comme  rien  ne  le  soujageait,  ni 
les  piières  des  fidèles,  ni  les  conjurations  des  magi- 
ciens, il  voulut  essayer  des  saints  vivanls(|ui  étaient 
en  ré|uilation,  et  il  aciieta  cinquante  mille  écus  d'or 
au  jiape  Sixte  IV  une  bulle  qui  enjoignait  à  François 
de  Paule  de  se  rendre  au  château  du  Plessis-lez- 
Tours  pour  essayer  d'alléger  ses  souffrances. 

Le  pieux  moine  ne  réussit  pas  mieux  i(ueles  autres 
à  arrêter  les  progrès  du  mal;  ce  qui  mécontenta  si 
fort  Louis  XI,  qu'il  le  fit  chasser  de  son  palais. 
Alors  le  roi  se  remit  entre  les  mains  de  son  médecin 
Coythier,  homme  avide  qui  savait  exploiter  les  ter- 
reurs de  son  maître  au  profit  de  sa  fortune.  Déjà  cet 
empiri((ue  s'était  l'ait  donner  quatre-vingt-dix-huit  . 
mille  écus  de  gratification,  outre  son  traitement  qui 
était  de  dix  mille  écus  par  mois.  «  Je  sais  bien: 
disait-il  au  roi,  que  vous  m'enverriez  à  la  potence 
comme  vous  faites  pour  tant  d'autres,  si  vous  n'aviez 
tant  besoin  de  moi  ;  mais,  par  la  croix  de  Saint-Lô, 
vous  ne  seriez  plus  de  ce  monde  huit  jours  après  ma 
mort.  »  Cette  menace,  qu'il  répétait  au  monarque 
chaque  fois  qu'il  voulait  en  obtenir  une  faveur ,  lui 
valut  successivement  la  place  de  premier  président 
de  la  cour  des  comptes,  la  seigneurie  de  Poligny,  sa 
patrie,  et  pour  son  neveu,  qui  était  dans  les  ordres, 
l'évèché  d'Amiens. 

•  Cependant  Louis  XI  sentait  chaque  jour  la  mort 
gagner  sur  lui ,  et  il  comprenait  que  tous  les  re- 
mèdes étaient  impuissants  pour  l'arrêter;  alors,  dit 
Robert  Gaguin,  il  prit  l'humanité  en  exécration,  et, 
ne  pouvant  voir  l'agonie  du  dernier  homme,  il  voulut 
se  donner  la  satisfaction  d'entendre  les  gémissements 
des  victimes  qu'il  avait  condamnées.  On  transféra  la 
chambre  de  la  question  dans  une  salle  située  au- 
dessous  de  sa  chambre  à  coucher,  afin  que  les  cris 
des  malheureux  appliqués  de  jour  et  de  nuit  à  la 
torture  pussent  le  réjouir  jiar  cette  affreuse  pensée 
qu'ils  mourraient  avant  lui.  Ce  monstre  faisait  égor- 
ger de  jeunes  enfants  pour  prendre  des  bains  de  sang 
humain;  et  trois  fois  par  jour  son  médecin  saignait 
de  jeunes  filles  pour  faire  boire  leur  sang  àLouisXI. 
Malgré  ces  exécraliles  remèdes,  le  mal  empira,  et  une 
troisième  atfaipie  d'apoplexie  délivra  la  France  de  ce 
roi  le  30  août  USS. 

Des  trois  personnages  qui  avaient  été  les  favoris 
de  Louis  XI,  et  qui  s'étaient  acquis  une  si  triste  cé- 
lébrité sous  son  règne,  son  médecin  Jac(jues  Coythier, 
son  grand  prévôt  Tristan  l'Heruiite,  et  Olivier  le 
Daim  son  barbier,  deux  échappèrent  au  supplice  qu'ils 
avaient  mérité  :  Jacques  Coythier  en  donnant  cin- 
quante mille  écus  à  l'Etat,  le  grand  prévôt  en  payant 
le  double  doucette  somme.  Sans  contredit,  Tristan 
rilermite  était  le  j)lus  féroce  de  ces  trois  misérables; 
insirument  docile  de  toutes  les  persécutions  et  de 
toutes  les  cruautés  du  tyran,  il  marchait  toujours  à 
la  suite  de  son  maître  ipii.  en  raison  de  ses  services, 
l'admettait  dans  sa  familiaiité  la  plus  intime  et  l'ap- 
pelait son  compère.  Un  mot,  un  geste  du  roi  lui 
suffisaient  pour  exécuter  les  ordres  les  jdus  sangui- 
naires; et  si  par  une  erieur  fatale  il  venait  à  se  trom- 


388 


HISTOIRE    DES     PAPES 


per  de  vii'limo.  il  n'en  è^roiwaU  (l'autro  ilt's;ii;ri'iiu'iit 
tjiie  celui  de  rocominencor  la  besogne.  Ainsi,  un  jour 
([ue  Louis  XI  lui  avait  donné  ordre  de  dépêcher  un 
oflicier,  Tristan  prit  le  ciiange  et  fit  périr  un  prêtre; 
le  lendemain.  Sa  Majesté  lui  dit  que  riioinme  i|u'il 
croyait  mort  venait  d'être  rencontré  galopant  sur  la 
route  d'Arras  :  «  Eh  bien,  ré])ondit  Tristan,  je  puis 
vous  assurer,  compère,  que  ce  sera  sur  la  roule  de 
Ilouen  ([u"on  pourra  seulement  le  voir,  car  de  ce  pas 
jo  coui-s  le  jeter  à  la  rivière  dans  un  sac.  »  Ce  genre 
lie  supplice  était  celui  (jue  Tristan  atVectionnait  de 
préférence  ;  et  plusieurs  historiens  affirment  (|u'il  iil 
périr  de  celte  manière  plus  de  quatre  raille  personnes. 
Titt  exécuteur  des  hautes  œuvres  fut  maintenu  dans 
les  rangs  de  la  noblesse  et  vécut  jusqu'à  un  âge  fort 
ivancé  :  en  mourant  il  laissa  de  grands  Liens  à  sa 
ùiiuille,  entre  autres  la  principauté  de  Mortagne,  en 
Gascogne.  Olivier  le  Daim,  ou  le  Diable,  qui  de 
pauvre  l)arbier  était  devenu  comte  de  Meulan,  capi- 
taine d'i  château  de  Loches,  gouverneur  de  Saint - 
(Quentin  et  de  plusieurs  autres  villes,  ne  put  obtenir 
irràtc  de  la  vie;  il  fut  arrêté  par  ordre  du  procureur 
général  de  Tours,  et  condamné  à  être  pendu  pour 
avoir  violé  des  femmes  et  des  jeunes  filles  dont  il 
avait  étranglé  les  maris  ou  les  pères. 

Charles  VIII  était  âgé  de  treize  ans  et  quel([ucs 
mois  lorsque  Louis XI  mourut;  il  fut  immédiatement 
proclamé  roi  de  France  et  placé  sous  la  tutelle  de  la 
dame  de  Beaujeu,  fille  aînée  du  monarque  défunt. 
Si  l'on  en  croit  du  îlaillan,  le  jeune  prince  était  un 
enfant  supposé  ;  ce  qu'il  y  a  de  constant,  c'est  que 
la  reine  refusa  toujours  de  le  reconnaître  pour  son 
fils  ;  et  le  seul  moyen  de  le  rattacher  à  la  dynastie 
des  Capets,  dont  la  filiation  est  si  prodigieusement 
entachée  d'illégitimité,  c'est  de  le  déclarer  bâtard  de 
Louis  XL  Quoi  qu'il  en  soit,  le  gouvernement  de  k 
France  et  la  garde  du  nouveau  souverain  avaient  été 
confiés  à  la  dame  de  Beaujeu  par  son  père,  malgré 
la  vive  opposition  du  duc  d'Orléans. 

En  politique  habile,  Anne  de  Beaujeu  chercha  à 
temporiser  avec  le  duc,  que  soutenait  la  noblesse  du 
royaume  ;  elle  fit  quelques  concessions  aux  princes 
du  sang;  elle  les  associa  aux  actes  de  son  gouverne- 
ment, leur  donna  entrée  au  conseil  royal,  et  chercha 
même  à  gagner  Louis  d'Orléans  en  lui  accordant  la 
lieutenance  de  la  Champagne,  de  l'Ile  de  France  et 
de  Paris.  Au  lieu  de  se  trouver  satisfait  de  ces  mar- 
ques de  déférence,  le  duc  d'Orléans  en  devint  plus 
exigeant,  et  s'enhardit  jusqu'à  former  une  vaste  coa- 
lition avec  le  comte  de  Dunois,  son  cousin,  et  avec 
les  autres  seigneurs  qui  voulaient  remettre  les  choses 
comme  du  bon  temps  du  roi  Charles  VI,  c'est-à-dire 
pour  qu'il  leur  fût  permis  de  piller  à  leur  aise  les 
villes  et  les  campagnes  en  couvrant  la  France  de  mas- 
sacres et  de  ruines.  La  dame  de  Beaujeu  se  trouvait 
placée  dans  une  position  d'autant  plus  difficile,  que 
si  les  nobles  d'un  côté  prétendaient  faire  revivre  les 
anciens  abus,  d'une  autre  part  les  peuples,  que  le 
règne  de  Louis  XI  avait  réduits  au  désespoir,  fai- 
saient entendre  des  murmures,  et  menaçaient  de  se 
soulever  contre  l'autorité  de  la  régente;  celle-ci  essaya 
de  sortir  d'embarras  en  sacrifiant  à  la  vindicte  publi- 
que quelques  mauvais  conseillers  de  son  père  ;  elle  dé- 
livra de  leurs  fers  ou  rappela  d'e.xil  ceux  qui  avaient 


été  condamnés  pour  des  causes  politiques;  elle  ren- 
V  lya  les  Suisses,  dont  le  service  blessait  l'orgueil 
national  et  grevait  le  trésor  ;  enfin  elle  diminua  les 
dépenses,  supprima  quel(pies  charges,  et  remit  aux 
sujets  le  ((uart  des  impôts  ordinaires. 

Toutes  ces  concessions  furent  inutiles  pour  con- 
server à  la  dam :'  de  Beaujeu  roiunipotence  sur  le 
royaume;  et  pour  éviter  de  plus  graves  désordres, 
elle  se  vit  obligée  de  convoquer  les  états-généraux; 
ce  qui  eut  Heu  dans  la  ville  de  Tours.  L'assemblée 
se  composait  de  deux  cent  quarante  six  députés  des 
trois  ordres;  tous  décidèrent  (pie  le  roi  se  trouvant 
majeur  en  vertu  des  ordonnances  de  Charles  V,  il 
était  seulement  nécessaire  d'établir  un  conseil  royal 
pour  diriger  le  jeune  prince  dans  l'administration 
des  alVaires  d'Etat,  et  ils  no  conservèrent  à  la  dame 
de  Beaujeu  que  la  garde  de  la  personne  du  roi.  L'im- 
périeuse fille  de  Louis  XI,  quoique  dépouillée  du  pou- 
voir exécutif,  n'en  continua  pas  moins  à  régner  sous 
le  nom  de  son  frère,  qui  était  si  inepte,  qu'à  l'âge 
de  quinze  ans  il  ne  savait  ni  lire  ni  écrire  ;  elle  di- 
rigea son  éducation  de  manière  à  lui  inspirer  un 
éloignement  invincible  pour  le  gouvernement  de  son 
royaume,  et  à  développer  chez  lui  ces  goûts  de  luxe 
et  de  débauche  qui  coûtèrent  plus  tard  tant  d'or  et 
de  sang  à  la  France. 

•Après  la  tenue  des  états-généraux,  Anne  de  Beau- 
jeu  procéda  au  sacre  de  son  frère,  et  déploya  pour 
la  cérémonie  une  pompe  jusque-là  sans  exemple. 
Pour  accompagner  Charles  ^'III  à  Beims,  elle  lui 
composa  une  escorte  magnifique,  où  se  trouvaient  le 
duc  d'Orléans,  les  comtes  d'Angoulême,  de  Foix,  de 
Vendôme,  le  duc  de  Lorraine,  plusieurs  princes  étran- 
gers, des  capitaines,  des  chevaliers  et  les  douze  pairs 
de  France.  L'archevêque  Pierre  de  Laval  vint  rece- 
voir le  roi  à  la  tête  de  son  clergé,  et  l'accompagna 
jusqu'à  l'église,  où  il  fut  sacré  solennellement  ]e 
30  mai  1484.  Charles  VIII  retourna  ensuite  à  Saint- 
Denis  pour  recevoir  la  couronne  déposée  dans  l'ab- 
baye, selon  la  coutume  des  rois  de  France  ;  puis  il 
reprit  la  route  de  Paris. 

Anne  de  Beaujeu  envoya  à  sa  rencontre  toute  la 
cour,  le  Parlement,  la  prévôté  de  la  ville,  la  chambre 
des  comptes,  les  autres  chambres  et  leurs  officiers, 
les  échevins  et  les  chefs  des  corps  de  métiers,  tous 
revêtus  des  ornements  de  leurs  dignités  et  des  costu- 
mes de  leurs  charges  ou  de  leurs  états.  Cette  dépu- 
tation  était  chargée  de  présenter  à  Charles  VIII  les 
clés  de  la  porte  Saint-Denis. 

Sa  Majesté,  le  bâtard  de  l'exécrable  Louis  XI,  était 
montée  sur  une  haquenée  blanche  magnifiquement  ca- 
paraçonnée. Les  vêtements  du  roi  étincelaient  de  pier- 
reries ;  et  au  lieu  de  son  armet  d'honneur,  qu'un  page 
portait  triomphalement  devant  lui,  Charles  VIII  avait 
sur  le  front  une  couronne  d'or  ornée  d'escarboucles  et 
de  diamants  d'un  prix  inestimable.  Quatre  seigneurs  à 
cheval  soutenaient  un  dais  de  drap  d'or  au-dessus  de 
sa  tête  ;  les  princes  du  sang  et  les  premiers  seigneurs 
du  royaume  l'accompagnaient  armés  de  toutes  pièces, 
montés  sur  leurs  chevaux  bardés  de  fer  et  parés  de 
banderoles  de  raille  couleurs;  après  eux  suivaient 
les  rois  d'armes  et  les  hérauts,  tous  portant  les  ar- 
moiries de  leurs  maîtres  ;  venaient  ensuite  les  gen- 
tilshommes et  tous  les  nobles  attachés  à  la  cour,  en 


ROIS,    REINES,    EMPEREURS 


389 


nombre  si  cousiilérable,  que  le  cortège  employa  plus 
(l'une  heure  à  déliler  par  la  porte  Saint-Denis. 

Partout  sur  le  passage  du  roi  on  avait  tendu  les 
rues  de  riches  tapisseries  et  jonché  la  terre  de  palmes 
et  de  fleurs;  les  fenèties  étaient  pavoisée.s  de  dra- 
peaux, et  la  soldatesque  répandue  à  dessein  dans  la 
foule  hurlait  des  eris  de  Noél.  Charles  VIII  se  rendit 
d'abord  à  Notre-Dame,  et  fut  reçu  sur  le  parvis  par 
les  évêques  de  Paris,  de  Nevers,  de  Meaux  et  de 
Xarbonne,  en  tète  du  chapitre  de  la  cathédrale  et 
des  doyens,  qui  étaient  tous  revêtus  de  riches  chapes 
'•t  de  dalmatiques  de  brocart.  Avant  de  franchir  le 
seuil  du  tein]jle,  le  roi  prêta  serment  sur  les  saints 
Evangiles,  en  présence  des  prêtres  et  des  seigneurs, 
<le  maintenir  l'intégrité  de  la  foi  catholique  dans  son 
royaume,  et  de  conserver  à  l'Église  toutes  ses  liber- 
lés,  immunités  et  privilèges  ;  il  s'engagea  également 
à  conserver  aux  nobles,  aux  cultivateurs  et  aux  arti- 
sans toutes  les  franchises  établies  par  les  coutumes; 
il  promit  en  outre  de  faire  rendre  avec  impartialité 
iajustice  aux  petits  et  aux  grands,  et  de  défendre 
l'E'at  contre  ses  ennemis.  Cela  fait,  les  portes  de 
l'église  lui  furent  ouvertes,  et  il  entra  dans  le  sanc- 
tuaire à  la  lueur  de  plusieurs  milliers  de  cierges. 
Pendant  que  le  clergé  entonnait  le  Te  Deum,  Charles 
vint  se  prosterner  devant  le  maître-autel,  qui  resplen- 
dissait d'or  et  de  pierreries,  et  eut  l'air  d'écouter 
une  courte  allocution  que  lui  fit  l'archevêque,  en 
latin,  langue  dont  il  ne  connaissait  pas  un  seul  mot. 

Enfin,  Sa  Majesté  retourna  au  Louvre,  où  l'atten- 
dait un  splendide  festin  que  la  bonne  ville  de  Paris 
payait  à  son  roi,  et  qui  dura  une  partie  de  la  nuit. 

C'était  avec  de  semblables  représentations  que  la 
dame  de  Beaujeu  cherchait  à  occuper  l'esprit  puéiil 
et  vaniteux  de  son  frère.  Quant  à  elle,  le  soin  de  ses 
débauches  remplissait  tous  ses  instants,  et  elle  ne 
désirait  conserver  l'autorité  suprême  que  pour  satis- 
faire ses  passions  effrénées.  Sensible  à  la  bonne  raine 
et  à  la  jeunesse  du  duc  d'Orléans,  elle  avait  fait  com- 
prendre à  ce  prince  qu'il  lui  serait  facile  de  partager 
son  autorité,  et  elle  eut  même  l'impudeur  de  lui 
rappeler  les  amours  de  son  aïeul  avec  Isabeau  de 
Havicre  ;  mais  le  duc,  qui  voulait  gouverner  seul, 
repoussa  ses  avances  et  dédaigna  ses  faveurs.  Il 
s'ensuivit  tout  naturellement  entre  eux  une  guerre 
sourde  qui  se  trahissait  dans  leurs  rapports  journa- 
liers. Aux  tendres  agaceries,  la  vindicative  fille  de 
Louis  XI  fit  succéder  les  marques  de  son  mépris,  et 
ne  lui  épargna  même  pas  les  alTronts,  car  on  raconte 
qu'un  jour,  pendant  qu'il  jouait  à  la  paume  avec  le 
jeune  roi,  la  dame  de  Beaujeu  prit  parti  pour 
Charles  VIII  dans  une  discussion  où  son  frère  avait 
tort,  injuria  le  duc  et  l'appela  bâtard;  celui-ci,  em- 
porté par  l'indignation,  riposta  par  des  insultes 
obscènes,  suivant  les  habitudes  de  cette  époque  gros- 
sière, lui  reprocha  ses  amours  scandaleux,  et  dans  sa 
colère,  osa  attaquer  la  naissance  illégitime  du  roi. 

Après  une  semblable  sortie,  il  comprit  qu'il  ne  lui 
restait  qu'un  parti  à  prendre  pour  se  soustraire  à  la 
vengeance  d'une  femme  outragée  dans  son  orgueil, 
celui  de  la  fuite;  il  quitta  précipitamment  la  cour, 
et  se  retira  auprès  du  duc  d'Alençon.  La  guerre  s'al- 
luma aussitôt,  et  des  milliers  d'hommes  s'entr'égor- 
gèrent  sur  les  champs  de  bataille  pour  venger  une 


Les  exécutions  sous  le  roi  Louis  XI 


390 


IIISTQIRE    DES    PAPES 


prostitiico  et  pnir  litu-uirf  un  ji'iino  ainhitiinix.  La 
dame  de  Beaiijeu  triompha  du  duc  d'Orléans,  qu'elle 
lit  prisonnier  eti|u\'llc  conserva  deux  années  entières 
captif  dans  la  tour  de  Bourges.  ><  11  est  vrai,  dit 
Li-antônie,  que  l'obstiné  duc  était  la  seule  cause  de 
cette  grande  rigueur,  en  refusant  de  répondre  à 
l'amour  de  madame  Anne  de  France.  » 

Tout  cola  n'empêchait  pas  qu'elle  n'eût  de  nora- 
bi-euses  intrigues  avec  des  seigneurs,  des  écoliers, 
voire  même  iivec  des  femmes  de  la  cour,  ce  qui  scan- 
dalisait fort  riiistorien  Philippe  de  Gominos;  et 
comme  il  eut  l'imprudence  do  lui  reprocher  ses  galan- 
teries, is  dame  l'envoya  au  château  de  Loches,  où  il 
fut  x-enfermé  dans  une  cage  de  fer.  Enfin,  les  désor- 
dres furent  poussés  si  loin,  que  Charles  VIII  sentit 
la  nécessité  d'y  mettre  un  terme  et  de  prendre  le 
gouvernement  des  affaires.  Il  signifia  à  sa  sœur  qu'il 
voulait  être  roi;  et  pour  faire  l'essai  de  son  autorité 
il  se  rendit  à  la  prison  du  duc  d'Orléans,  détacha 
ses  fers  et  le  ramena  à  Paris.  Depuis  cette  époque, 
la  dame  de  Beaujeu  perdit  tout  le  crédit  qu'elle 
avait  à  la  cour  de  France,  et  n'exerça  plus  aucune 
influence  dans  l'État. 

Presque  au  même  instant  mourut  François  II, 
duc  de  Bretagne,  laissant  une  jeune  princesse  âgée 
de  quatorze  ans  pour  unique  héritière  de  ses  États. 
ÎMaximihen  d'Autriche,  veuf  de  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, se  hâta  d'épouser  Anne  de  Bretagne  par  pro- 
cureur, afin  d'ajouter  ses  riches  domaines  à  son 
empire;  mais  Charles  VIII,  qui  revendiquait  la  pos- 
session de  la  Bretagne,  traversa  ses  projets  et  voulut 
épouser  l'héritière  de  François  II,  quoiqu'il  fût  lui- 
même  fiancé  à  une  fille  de  Maximilien,  qui  demeu- 
rait à  la  cour  de  France  en  attendant  la  célébration 
du  mariage.  La  princesse  autrichienne  fut  renvoyée 
.  à  son  père,  et  le  duc  d'Orléans  reçut  l'ordre  d'entrer 
eu  Bretagne  à  la  tète  d'une  armée  nombreuse  pour 
conquérir  une'  femme  à  Sa  Majesté.  Anne  de  Bre- 
tagne ne  trouva  pas  d'autre  moyen  pour  conserver 
la  souveraineté  de  ses  Etats  que  d'accepter  pour 
époux  le  stupide  Charles  VIII  ;  mais,  dit  la  chroni- 
que, le  duc  d'Orléans  dépassa  les  ordres  du  roi  en 
deux  choses  :  d'abord  il  se  fit  trop  aimer  de  la  reine; 
ce  qui  donna  lieu  aux  courtisans  de  dire  que  le  prince 
était  un  bon  serviteur  qui  frayait  tous  les  chemins  à 
son  maître;  ensuite  il  fit  ajouter  au  contrat  la  clause, 
que  si  le  roi  venait  à  mourir  sans  enfants,  Anne  de 
Bretagne  serait  forcée  d'épouser  son  successeur;  ce 
qui  donnait  à  penser  que  le  duc  d'Orléans  prévoyait 
le  cas  où  Sa  Majesté  lui  laisserait  sa  couronne. 

Charles  VIII,  après  avoir  consommé  son  mariage 
avec  l'héritière  du  duché  de  Bretagne,  songea  à  con- 
quérir le  royaume  de  Naples,  et  conclut  des  traités 
de  paix  avec  ses  ennemis,  afin  de  n'avoir  plus  à 
s'occuper  que  de  ses  préparatifs  d'invasion;  il  recon- 
nut les  droits  de  ]\Iaximihen  au  duché  de  Bour- 
gogne, et  rendit  même  au  roi  d'.\ragon  la  Sardaigne 
et  le  RoussiUon  sans  exiger  de  lui  l'entière  restitu- 
tion des  sommes  dues  à  la  France. 

Enfin,  après  avoir  réuni  une  armée  formidable  et 
une  artillerie  qui  était  la  plus  belle  qu'on  eût  encore 
vue,  il  franchit  les  Alpes  et  traversa  triomphalement 
ritalie.  D'abord  tout  plia  devant  lui;  Florence,  Rome 
et  Naples  même  se  soumirent  à  ses  armes.  Ensuite 


les  Italiens  prirent  loin-  revanche  ;  une  ligue  puis- 
sante, dirigée  par  les  Borgia,  se  forma  contre  le  roi 
de  France,  et  c'est  à  peine  s'il  eut  le  temps  de  re- 
brousser chemin  et  de  regagner  ses  États,  en  laissant 
aux  ennemis  ses  canons,  ses  trésors  et  ses  meilleurs 
soldats  prisonniers. 

De  retour  en  France,  Charles  'N'III  s'oicu|ia  des 
moyens  de  faire  une  nouvelle  invasion  en  Italie,  et  il 
avait  déjà  levé  des  troupes  pour  cette  entreiirise, 
lorsque  la  mort  vint  le  surprendre,  à  l'âge  de  vingt- 
sept  ans,  dans  son  château  d'Amboise,  le  7  août  \k9S. 
Personne  ne  sait  comment  il  mourut  ;  les  historiens 
ne  font  même  à  ce  sujet  aucune  conjecture  ;  ils  disent 
seulement  que  la  ligne  directe  des  rois  de  France  des- 
cendus de  Philippe  de  Valois  se  trouvait  brisée  de 
cette  manière,  et  que  la  couronne,  tombant  en  ligne 
collatérale,  échéait  à  son  cousin  le  duc  d'Orléans! 

Parvenu  au  trône  de  France  par  un  événement  si 
inattendu,  le  nouveau  roi  Louis  XII  s'occupa  immé- 
diatement de  faire  rompre  son  mariage  avec  Jeanne, 
sa  femme,  quoiqu'il  eût  déjà  Irenle-six  ans  et  (|u  il 
vécût  depuis  plus  de  vingt  ans  avec  elle,  afin  d'i'pou- 
ser  la  jeune  veuve  de  Charles  VIII,  Anne  de  Bre- 
tagne, celle  dont  il  avait  si  étrangement  abusé  avant 
qu'elle  fût  reine,  et  dont  il  s'était  réservé  la  posses- 
sion par  une  mesure  de  prévoyance  dont  un  prince 
d'Orléans  seul  était  capable. 

En 'conséquence,  Sa  Majesté  envoya  des  ambassa- 
deurs à  la  cour  de  Rome  pour  obtenir  des  bulles  de 
divorce;  et  comme  le  pape  Alexandre  VI  avait  un 
grand  besoin  d'argent,  il  les  accorda  immédiatement 
contre  le  payement  d'une  somme  de  trente  mille 
ducats,  et  la  promesse  formelle  que  les  Français  fai- 
deraient  à  réduire  les  villes  de  la  Romagne.  Sa 
Sainteté  exigea  en  outre  pour  son  bâtard  César 
Borgia  une  compagnie  de  cent  lances,  une  pension 
énorme,  une  princesse  pour  femme  et  un  duché  pour 
apan.age.  Alors  Louis  XII  commença  un  procès  scan- 
daleux contre  la  reine  devant  le  'parlement  de  la 
ville  de  Tours,  pour  faire  déclarer  nul  son  mariage, 
conformément  à  l'autorisation  qui  lui  était  donnée 
par  le  saint-siége. 

Sa  Majesté  présentait  quatre  causes  principales 
de  divorce  :  la  parenté  au  quatrième  degré  ;  l'affinité 
spirituelle,  puisqu'il  était  filleul  de  Louis  XI,  le  père 
de  Jeanne;  la  violence  qu'il  prétendait  avoir  été 
exercée  sur  lui  par  le  roi  Louis  XI,  enfin  la  non  con- 
sommation du  mariage. 

Jeanne,  assistée  de  ses  conseils,  répliqua  avec  rai- 
son que  la  parenté  au  quatrième  degré  et  l'affinité 
spirituelle  n'étaient  point  des  empêchements  suffi- 
sants pour  faire  annuler  un  mariage,  et  que  d'ailleurs 
le  pape  leur  avait  vendu  précédemment  les  dispenses 
nécessaires;  que  l'on  n'avait  point  usé  de  violence 
pour  amener  cette  union,  puisque  le  contrat  porlait 
expressément  que  Louis  XI,  à  la  prière  de  Marie  de 
Clèves,  duchesse  d'Orléans,  avait  bien  voulu  accor- 
der la  main  de  madame  Jeanne  de  France  à  mon- 
seigneur Louis,  duc  d'Orléans  ;  enfin  que  relative- 
ment à  la  non  consommation  du  mariage,  rien  n'était 
plus  mensonger,  Jeanne  déclarait  qu'elle  avait  cessé 
d'être  vierge. 

De  ces  contestations,  il  s'ensuivit   tout  naturelle 
ment  la  demande  deTa  part  du  roi  d'une  commission 


UOlS,     UKINES,     EMPEREURS 


391 


d'enquête,  cl  voici  le  curieux  procès-verbal  dressé 
par  les  commissaires  :  «  Nous,  Philippe,  cardinal  de 
Luxembouri,',  êvèque  du  Mans  ;  Louis,  prélat  d'Alby  ; 
et  Férand,  évèrjue  de  Ceuta,  déclarés  commissaires 
par  le  pape  jiour  examiner  les  causes  de  séparation 
du  mariage  de  Louis  XII  et  de  Jeanne  de  France; 
vu  par  les  dépositions  d'un  grand  nombre  de  témoins 
(pie  le  roi,  n'étant  encore  que  duc  d'Orléans,  fut 
contraint  et  forcé,  par  les  menaces  du  tyranniquc 
Louis  XI,  de  consentir  à  cette  alliance;  en  o\itre, 
que  ladite  Jeanne  est  impuissante  à  donner  des  hé- 
ritiers à  la  couronne;  déclarons  cette  union  nulle  et 
sacrilège,  et  autorisons  Sa  Majesté  à  en  contracter 
une  nouvelle.  »  Après  la  jtublication  de  cette  pièce, 
Louis  XII  se  rendit  à  Tours,  ainsi  que  la  reine 
Jeanne,  poui'  défendre  leur  cause  devant  les  juges 
nommés  à  cet  effet  par  Sa  Sainteté  Alexandre  VI. 

Le  roi  Louis  XII,  en  pleine  séance,  déclara  «  que 
la  reine,  à  cause  de  ses  défauts  corporels,  n'était 
point  apte  aux  relations  intimes  des  époux;  que 
chez  elle  l'organe  de  la  pudeur  était  entièrement 
oblitéré  et  dévié  de  sou  siège  ordinaire;  ce  dont  il 
était  facile  pour  les  juges  de  se  convaincre,  en  or- 
donnant une  inspection  de  Jeanne  par  des  matrones 
expertes,  assistées  de  médecins  et  de  commissaires 
spéciaux.  »  La  reine  répliqua  incontinent  que  son 
seigneur  et  roi  la  calomniait  ;  qu'elle  savait  bien 
ne  posséder  ni  la  beauté  ni  la  taille  élégante  de  la 
plupart  des  femmes,  mais  qu'elle  n'en  était  pas  moins 
apte  à  donner  des  rois  à  la  France.  Louis  XII,  qui 
connaissait  la  timidité  de  sa  femme,  insista  pour 
qu'elle  fût  soumise  immédiatement  à  l'inspection  des 
matrones;  Jeanne  répondit  que  sa  pudeur  s'opposait 
à  ce  qu'elle  permît  un  semblable  outrage;  que  d'ail- 
leurs c'était  cliose  inutile,  puisqu'elle  pouvait  prou- 
ver que  son  mariage  avait  été  consommé  à  ditïérenles 
reprises;  elle  offrait  même  de  s'en  rapporter  au  ser- 
ment du  roi,  ajoutant  qu'il  ne  pourrait,  sans  aucun 
doute,  alléguer  ipi'il  eût  été  i'oicé  d'accomplir  ses 
devoirs  d'époux.  La  reine  objectait  encore  que  son 
mari  était  venu  maintes  fois  au  château  de  Lignières, 
où  elle  faisait  sa  résidence;  qu'il  y  avait  passé  déjà 
jusqu'à  dix  ou  douze  jours,  vivant  maritalement  avec 
elle  et  couchant  dans  le  même  lit.  Elle  proposait  en 
outre  de  produire  des  témoins  devant  lesquels  son 
mari  avait  eu  l'indiscrétion  de  dévoiler  Ifes  mystères 
de  leurs  voluptés,  et  de  dire  qu'il  avait  passé  des 
nuits  seul  à  seul  avec  la  reine,  sans  chemise  ni 
l'un  ni  l'autre;  elle  oiVrail  encore  de  prouver  qu'tin 
malin  en  sortant  de  sa  chambre,  son  mari  avait  dit 
devant  plusieurs  seigneurs  de  sa  maison  :  «  J'ai  fait 
de  grandes  prouesses  amoureuses  cette  nuit,  mes- 
seigneurs  ;  donnez-moi  à  boire  pour  me  réconforter, 
et  versez-moi  autant  de  rasades  que  j'ai  livré  de 
doux  combats  à  dame  ^'énus;  »  qu'ensuite  il  s'était 
iàit  remphr  trois  l'ois  sou  verre;  «  ce  n'était  point 
une  vanlerie  du  prince,  mais  bien  la  vérité,  »  ajouta 
la  reine  en  rougissant  et  en  baissant  les  yeux.  Jeanne 
avait  seulement  changé  les  expressions  dont  s'était 
servi  son  mari,  parce  qu'elles  ne  pouvaient  être  ra]i- 
portées  textuellement,  à  cause  de  leur  obscénité. 

A  ces  raisons  convaincantes,  la  reine  en  joignit 
d'autres  également  concluantes;  elle  arguait  (|ue  son 
maii  u'avail  ]ioint  réclamé'  contre  son  mariage  aux 


états-gi'néraux  deTours,  qu'il  ne  pouvait  pas  alléguer 
qu'il  eût  été  retenu  parla  crainte,  puisqu'il  s'était  plaint 
du  mavivais  gouvernement  de  Louis  XI  en  présrnce 
du  Parlement,  de  l'Université  et  des  dé'putalions  des 
villes;  que  pondant  le  règne  de  Charles  VIII  et 
même  depuis  qu'il  était  sur  le  trône,  leurs  relations 
intimes  avaient  continué  ;  qu'en  conséquence  elle  de- 
mandait ((ue  son  mariage  fût  déclaré  bon  et  valable. 

Dans  sa  réplique,  le  roi  employa  des  faux-fuyants 
ijui  n'en  imposèrent  à  personne;  il  déclara  qu'il  avait 
montré  de  la  déférence  pour  sa  femme  par  dissimu- 
lation et  pour  conserver  la  paix  dans  l'intérieur  de 
sa  maison  ;  mais  qu'il  n'avait  jauîais  eu  de  relations 
d'époux  avec  elle.  Jeanne  persista  à  demander  (|ue  le 
serment  lui  fût  déféré,  espérant  qu'il  serait  arrêté  par 
la  crainte  de  commettre  un  saciilége  ;  son  attente  fut 
trompée,  le  roi,  qui  avait  consulté  les  légats  du  pape 
sur  ce  cas  de  conscience,  et  qui  en  avait  reçu  la  pro- 
messe d'être  absous  pour  quelques  milliers  d'écus 
d'or,  jura  sur  l'Évangile  que  les  faits  allégués  par  sa 
femme  et  par  les  témoins  étaient  faux,  et  (pie  jamais 
il  n'avait  consommé  son  mariage  avec  la  fille  de 
Louis  XI.  Dès  lors,  rien  ne  s'opposa  plus  à  la  sé- 
paration des  deux  époux  ;  le  divorce  fut  prononcé,  et 
l'infortunée  Jeanne  se  retira  dans  la  province  du 
Reri'y,  qu'on  lui  assigna  pour  douaire  ;  elle  renonça 
entièrement  au  monde,  réduisit  la  dépense  de  sa 
maison,  et  distribua  aux  pauvres  d'abondantes  au- 
mônes. Cette  princesse,  que  la  beauté  de  son  âme 
dédommageait  amplement  du  manque  d'agréments 
extérieurs,  était  d'une  douceur,  d'une  bonté  parfaites; 
les  mauvais  procédés  de  Louis  n'avaient  même  pu 
diminuer  l'attachement  qu'elle  lui  portait.  Mais  son 
dévouement,  son  amour  et  sa  résignation  n'avaient 
pu  vaincre  l'égo'isme  de  Louis  XII. 

Dès  que  le  divorce  eut  été  prononcé,  l'indigne 
monarque  contracta  un  nouveau  mariage  avec  la 
veuve  Je  Charles  VIII,  Anne  de  Bretagne,  son  an- 
cienne maîtresse. 

Rien  dilïérente  de  Jeanne,  celte  princesse  était 
avare,  ambitieuse,  vindicative,  cruelle  et  despote; 
elle  aimait  le  luxe  et  la  représentation.  C'est  à  elle 
que  l'on  dut  en  France  l'usage  des  dames  et  des 
filles  d'honneur  de  la  reine,  qui  plus  tard  prirent  le 
nom  d'escadron  volant,  et  qui  se  signalèrent  en  tous 
temps  par  leur  libertinage;  c'est  encore  elle  qui  la 
première  attacha  à  sa  cour  des  gardes  d'honneur, 
des  gentilshommes.  Pendant  toute  sa  vie  elle  inter- 
vint dans  les  aftaires  de  l'Etat  et  de  l'Eglise,  et 
donna  en  son  nom  des  audiences  aux  ambassadeurs. 
Elle  était  si  orgueilleuse,  qu'elle  disait  que  la  cou- 
ronne de  France  n'était  pas  digne  d'elle;  et  sans 
cesse  elle  rappelait  à  son  mari  (ju'elle  avait  dû  épou- 
ser l'empereur  Maximilien. 

Quelques  historiens  ont  exalté  les  vertus  d'Anne 
de  Bretagne  et  son  attachement  pour  son  mari, 
parce  qu'ellç  resta  près  de  lui  lors  d'une  maladie 
(pi'il  lit  à  Blois  en  1505.  On  comprit  plus  tard  que 
sa  sollicitude  n'était  en  réalité  tpi'une  jiarade  de  sen- 
sibilité ([u'elle  joua  devant  la  cour.  Il  est  vrai  qu'elle 
ne  donna  ni  bals  ni  fêtes  tant  qu'elle  jugea  le  roi  à  l;i 
dernière  extrémité,  et  que  dans  sa  feinte  douleur  elle 
annonça  la  résolution  de  se  retirer  du  monde  et  de 
vivre  en  Bretagne  ai)rès  la  inoit  de  son  mari.  C'était, 


I 


ROIS,    REINES.    EMPEREURS 


393 


Louis  XU 


sans  nul  douti',  pour  nictlre  ce  projet  à  e.\('culion 
([lie  celle  femme  cupide  et  avare  Taisait  charger  sur  la 
Loire  quatre  grands  bateaux  de  meubles  précieux,  de 
bijoux  de  prix,  de  pierreries  et  de  diamants;  mais 
le  maréchal  de  Gié,  qui  croyait  entrevoir  dans  la  con- 
duite de  la  reine  le  dessein  de  s'approprier  des  ri- 
cliesses  qui  appartenaient  à  la  couronne  de  Frauce, 
voulut  empêcher  cette  spoliation,  et  (it  arrêter  les  ba- 
teaux entre  Semur  et  Nantes. 

Comme  le  roi  ne  mourut  pas,  il  en  résulta  ipie  le 
maréchal,  pour  avoir  l'ait  son  devoir,  fut  exilé  dans 
ses  terres.  Ensuite  l'implacable  Anne  de  Rretagne  le 
lit  accuser  du  crime  de  péculat  et  de  lèse-majesté,  ce 
qui  valut  à  ce  vieux  et  loyal  serviteur  du  roi  d'être 
conduit,  les  fers  aux  pieds  et  aux  mains,  d'Oiléans  à 
Chartres,  de  Chartres  à  Dreux  et  de  Dreux  à  Paris, 
où  il  fut  mis  en  jugement  devant  le  Parlement.  Les 
membres  de  cette  assemblée  refusèrent  de  se  rendre 
les  complices  d'un  assassinat  juridi(|ue;  et  sans 
II 


avoir  égard  aux  conclusions  du  procureur  général, 
qui  demandait  la  tète  de  l'accusé,  ils  déclarèrent  le 
maréchal  de  Gié  innocent  des  crimes  ([ui  lui  étaient 
reprochés  et  le  mirent  hors  de  cause. 

L'exécrable  rapporteur  de  cette  atVaire,  qui  était 
vendu  à  la  cour,  obtint  que  le  procès  serait  do  nou- 
veau jugé  devant  le  parlement  de  Toulouse,  qui  sem- 
blait plus  facile  à  corronqire.  Cependant,  malgré 
toutes  ses  intrigues,  la  reine  ne  put  oblerir  un  arrêt 
de  mort;  le  malheureux  (jié  l'ut  simplement  dépouillé 
de  tous  ses  emplois,  suspendu  de  fcs  l'onelions  de 
maréchal  de  France  pendant  cinq  ans,  et  gardé  en 
prison  jusfpi'à  l'expiration  de  la  sentence.  Les  chro- 
niques rapportent  que  cet  infortuné  languit  tout  ce 
temps  dans  un  cachot  infect,  et  ([u'on  lui  donna  pour 
geôliers  les  faux  témoins  ((ui  avaient  déposé  contre 
lui,  et  qui  poussaient  la  cruauté  jusqu'à  l'rapiier  ce 
vénérable  vieillard. 

.\nne  de  Hretagnc  avait  également  vou(''  une  liainv 

138 


394 


HISTOIRE    DES    J'APES 


implacable  à  Louise  de  Savoie,  duchesse  d'Augou- 
lèrae  et  mère  de  Fraiii^-ois  I",  parce  que  celle  prin- 
cesse, aussi  infâme  tpi'elle,  avait  ose  la  railler  d'affi- 
cher une  grande  douleur  de  la  perte  de  Charles  Vill, 
pendant  qu'elle  songeait  à  contracter  un  nouveau 
mariage  avec  Louis  XII.  Aussi  s'opposa- t-elle  con- 
staïunient  à  l'union  de  la  princesse  Claude,  sa  fille, 
avec  le  lils  de  la  duchesse,  quoiqu'il  dût  en  résulter 
un  avantage  réel  pour  sa  faïuillc,  puis(iue  le  jeune 
duc  était  l'héritier  présomptif  du  trône. 

Enfin  Anne  de  Hretagne,  a]irès  avoir  augmenté  les 
maux  de  la  France  autant  qu'il  fut  en  sou  pouvoir  de 
le  faire  pendant  vingt-deux  ans,  mourut  à  lîlois,  le 
9  janvier  1514,  à  l'âge  de  trente-huit  ans.  Une  année 
après,  Louis  XII  se  remaria  avec  la  sœur  de  Henri 
VIII ,  roi  d'Angleterre,  jirincesse  alors  iiancée  avec 
l'archiduc  Charles,  qui  plus  tard  devint  le  célèbre 
Charles-Quint.  La  jeune  Marie  d'Angleterre  \ictime 
de  la  politi(|ue  de  son  frère,  fut  arrachée  des  bras  de 
Qiarles  Sufl'oîk,  son  instituteur  et  son  amant,  pour 
être  livrée  aux  caresses  d'un  vieillard  dissolu.  «  Ce  bon 
roi,  dit  l'historien  de  Bayard,  aimait  tant  sa  jeune 
femme,  qu'il  changea  toute  sa  manière  de  vivre.  Il 
avait  riiabiludede  dîner  à  huit  heures,  pour  lui  com- 
plaire il  dîna  à  midi  ;  au  lieu  de  se  coucher  à  six 
heures  du  soir,  selon  son  usage,  il  se  mit  à  veiller 
jusqu'à  minuit,  et  à  courir  les  bals  el  les  festins.  » 

Tel  était  le  roi  Louis  XII,  auquel  un  prêtre,  le 
chanoine  Bricot,  décernait  le  nom  de  Père  du  peuple, 
au  moment  où  ce  monarque  imbécile,  subjugué  par 
Anne  de  Bretagne,  consultait  les  étaf-s-généraux  pour 
leur  faire  approuver  son  traité  avec  l'infâme  Ferdi- 
nand V,  roi  de  Casiille,  envers  lequel  il  avait  pris 
l'engagement  de  donner  sa  fille  aînée  au  jeune  Charles 
de  Luxembourg,  en  lui  assurant  pour  dot  la  Bre- 
tagne et  le  Milanais;  ce  qui  plaçait  la  France  sous 
le  joug  de  l'Autriche. 

Un  prêtre  seul  était  capable  de  nommer  père  du 
peuple  un  roi  qui  pendant  le  cours  de  sa  vie  avait 
donné  le  scandale  de  basses  intrigues,  un  roi  qui 
s'était  fait  le  protecteur  de  la  famille  des  Borgia,  un 
roi  qui  avait  fait  massacrer  des  milliers  de  Français 
dans  ses  guerres  contre  l'Autriche  et  contic  l'Es- 
pagne, un  roi  qui  s'était  associé  à  Ferdinand  le  Ca- 
tholique, le  plus  fourbe  des  princes,  et  à  Jules  II 
le  forban,  un  des  papes  les  plus  cruels  qui  eussent 
occupé  la  chaire  de  l'Apôtre. 

Combien  de  temps  encore  les  peuples  conserveront- 
ils  un  engouement  stupide  pour  ces  rois  couverts 
de  sang  humain,  pour  ces  tyrans  inexorables,  qui 
sacrifient  tous  les  hommes  à  leur  bien-être  person- 
nel et  à  leur  égoïsrae  monstrueux? 

n  est  vrai  que  Louis  XII  diminua  les  tailles  et  les 


gabelles  d'un  tiers  ;  mais  pour  combler  le  vide  du 
trésor  il  mit  à  l'encan  les  charges  publi(|nes  ;  il  est 
vrai  encore  qu'il  rétablit  la  discijiliiie  militaire,  mais 
ce  fut  pour  organiser  une  force  imposante  tlans  l'in- 
térêt même  de  la  monarchie. 

Sous  le  règne  de  ses  prédécesseurs,  les  soldats  en 
temps  de  paix  se  divisaient  en  bandes  connues  sous 
le  nom  de  compagnies  blam  lies,  de  compagnies  noi- 
res ou  d'écoreheurs ;  ils  ravageaient  des  inovinces 
entières,  brûlaient  des  villes,  rançonnaient  les  cam- 
jiagnes,  tuaient,  massacraient,  si  bien  que  personne, 
ni  cultivateur,  ni  bourgeois,  n'était  en  sûreté;  et  par 
suite  de  ces  désordres,  l'indiisliie  et  l'agriculture 
périssaient,  el  les  trésors  du  roi  restaient  vides. 
Louis  XII  organisa  ces  bandes  en  milice  régulière 
el  leur  donna  une  solde;  mais  il  avait  pour  tous  les 
soldats  un  mépris  si  profond,  qu'il  dit  un  jour  à  des 
Suisses  qui  réclamaient  une  augmentation  de  paye  : 
«  Il  est  étonnant,  misérables  montagnards,  vous  qui 
connaissiez  à  peine  de  nom  l'or  et  raigent  avant  que 
mes  prédécesseurs  eussent  acheté  votre  chair,  que 
vous  prétendiez  faire  la  loi  à  un  roi  de  France.  » 

Il  est  vrai  qu'il  abolit  les  juges  d'épée  ])our  con- 
fier à  des  magistrats  lettrés  l'administration  de  la 
justice;  mais  il  renforça  également  la  cohorte  des 
procureurs,  des  greffiers,  des  huissiers  el  des  avo- 
cats, afin  de  retirer  plus  d  argent  de  la  vente  de 
toutes  ces  charges. 

Heureusement  ce  père  du  peuple  mourut  le  1  "jan- 
vier 1515,  deux  mois  après  la  célébration  de  son 
mariage  avec  Marie  d'Angleterre,  «  des  suites  des 
plaisirs  amoureux  qu'il  avait  pris  avec  si  gentille 
épousée,  »  dit  Brantôme. 

Pendant  le  quinzième  siècle,  les  efforts  des  Fran- 
çais pour  recouvrer  leur  liberté  sont  entièrement 
comprimés  par  la  royauté,  qui  sort  pour  ainsi  dire 
tout  année  du  cerveau  de  Louis  XI.  Dans  les  siè- 
cles suivants,  nous  verrons  la  monarchie  continuer 
sa  marche  envahissante,  opprimer  le  peuple,  écraser 
les  provinces,  employer  tour  à  tour  le  fer  et  le  feu 
pour  étouffer  les  plaintes  des  malheureux  ;  nous  ver- 
rons les  richesses  de  la  nation  s'engoutTrer  dans  les 
trésors  d'insolents  monarques,  et  servir  à  payer  la 
proslitution  et  la  lâcheté;  nous  verrons  des  rois  ra- 
vager des  provinces  entières,  traîner  à  leur  suite  le 
fanatisme,  le  pillage,  l'incendie,  le  viol  et  le  meurtre, 
et  faire  des  déserts  sur  leur  passage. 

Maliieur  !  mille  fois  malheur  à  l'homme  courageux 
qui,  dans  ces  époques  de  désastres,  osait  faire  en- 
tendre un  murmure  contre  la  tyrannie;  il  n'existait 
pas  de  cachots  assez  profonds,  de  tortures  assez 
cruelles  pour  lui  faire  expier  le  crime  énorme  d'avoir 
maudit  la  royauté  ! 


SEIZIÈME     SIÈCLE 


Më      PIE    III 


Désordres  à  Rome  et  en  Italie.  —  Les  cardinaux  se  rassemblent  en  conclave.  —  Élection  de  Pie  111.  —  Sa  Sainteté  prend  parti 

contre  les  Français.  —  Mort  du  pape. 


Le  seizième  siècle  est  sans  contredit  l'un  des  plus 
remarquables  par  l'importance  des  événements ,  cl 
en  même  temps  le  plus  funeste  pour  l'Église  catholi- 
que, par  les  développements  que  prit  la  réforme  re- 
ligieuse. Toutes  les  questions  de  morale,  de  dogmes 
et  de  culte  sont  audacieusement  abordées  par  Lu- 
ther, par  Mélanchtiion,  par  Zwingle  et  par  Calvin; 
la  parole  puissante  de  ces  grands  hommes  ébranle 
jusque  dans  ses  fondements  l'édiiice  pontifical  si  la- 
borieusement construit  pendant  quinze  siècles  ;  des 
sectateurs  nombreux  embrassent  avec  enthousiasme 
les  nouvelles  doctrines,  et,  après  seize  cents  ans 
d'esclavage  ,  les  peuples  se  révoltent  et  osent  pro- 
clamer l'ém^incipation  intellectuelle  du  genre  humain. 

Rome,  il  est  vrai,  ne  contemplera  pas  cette  lutte 
avec  indifférence;  elle  armera  les  bras  des  fanati- 
ques, elle  fera  couler  des  torrents  de  sang  ;  elle  allu- 
mera les  bûchers  de  la  terrible  Inquisition,  elle  pré- 
parera ses  chevalets  et  ses  instruments  de  tortures  ; 
les  moines  et  les  prêtres  aiguiseront  leurs  poignards, 
les  rois  armeront  des  cohortes  d'assassins,  les  papes 
dresseront  des  gibets  et  des  échafauds;  tous  les  op- 
presseurs des  peuples  enfin  se  réuniront  pour  anéantir 
l'hydre  aux  mille  tètes  qui  doit  les  dévorer,  la  Réforme  ! 
La  Réforme  sortira  victorieuse  de  toutes  les  épreuves. 


Des  milliers  de  victimes  périront  dans  les  flammes, 
d'autres  seront  englouties  dans  les  fleuves,  d'autres 
encore  expireront  sur  des  grils  ardents  ou  sur  des 
roues  ;  des  peuples  entiers  seront  anéantis  en  Alle- 
magne, en  Espagne,  en  Flandre  et  en  France;  et 
malgré  les  massacres  et  les  boucheries  du  cruel 
François  I",  du  sanguinaire  Philippe  II ,  du  féroce 
Pie  V  et  de  l'exécrable  Charles  IX,  qui,  à  l'envi  l'un 
de  l'autre,  et  semblables  à  des  tigres  afl'araés  de 
sang  et  de  carnage,  se  disputeront  dans  une  lutte 
horrible  la  gloire  d'exterminer  l'humanité  entière,  la 
Réforme  grandira  triomphante  et  sortira  victorieuse 
du  milieu  des  ossements  calcinés  de  ses  martyrs! 

Pendant  cette  période,  les  peuples,  fatigués  d'être 
rançonnés  par  des  prêtres  dépravé»,  secoueront  en- 
fin le  joug  de  la  papauté,  et  se  sépareront  si  vio- 
lemment de  l'Eglise  romaine,  que  les  papes,  en- 
traînés par  là  marche  des  événements,  seront  forcés 
d'abdiquer  l'omnipotence  religieuse  pour  se  faire 
monarques;  de  piètres  ils  deviendront  rois,  et  dé- 
fendront les  armes  à  la  main  contre  les  peuples  ré- 
voltés leur  existence  politique. 

.Vprès  la  mort  de  l'exécrable  Alexandre  VI,  son 
fils  César  Rorgia  avait  eu  soin  de  garnir  les  abords 
du  \'atican  de  soldats  et  de  bandits  i|ui  hii  étaient 


396 


HISTOIRE    DE8    PAPES 


dévoués,  pour  se  luottre  à  convoit  do  la  venf;eance 
de  ses  ennemis,  les  tÀilonna  et  les  Oisini ,  qui 
avaient  conservé  de  nonilueux  partisans  dans  Uiimc. 
S.I  prévoyance  le  servit  udmiraMeiuent  ;  car  ceux-ci 
n'eurent  pas  plutôt  appris  la  mort  du  pape  et  la 
maladie  de  César,  qu'ils  accoururent  à  la  tète  d'une 
multitude  de  soldats  et  se  jetèrent  dans  la  ville 
sainte.  Tous  les  petits  princes  italiens  qui  avaient  été 
dépouillés  de  leurs  Ktats  par  les  Borgia  suivirent  leur 
exemple;  le  duc  d'Urbin  reprit  ses  villes,  François- 
Marie  de  la  Rovère  rentra  dans  ses  immenses  do- 
maines ;  les  seigneurs  de  Pesaro,  de  Giunerino ,  de 
Città  di  Castello  et  de  Piombino  firent  de  même  ; 
Baglioni,  Louis  d"Orseno,  le  comte  Petigliano  el  Al- 
viano  enlevèrent  Pérouse  et  chassèrent  les  trou]ies 
de  César  des  pays  environnants  ;  INIalatesta  fut  moins 
heureux  que  ses  amis,  et  les  Etats  de  Rimini  restè- 
rent sous  la  domination  de  Borgia. 

Dans  ce  conflit  général,  les  cardinaux  qui  étaioni  à 
Rome,  au  nombre  de  trente-sept,  comprirent  1>\  né- 
cessité de  montrer  de  la  vigueur  alin  d'arrêter  les 
désordres  ;  ils  levèrent  alors  des  troupes,  chassèrent 
de  la  ville  les  Golonna  et  les  Orsini,  et  contraignirent 
même  le  duc  de  Valentinois  à  quitter  le  Vatican  et  à 
se  faire  transporter  dans  le  ch.îteau  Saint  Ange  ;  en- 
suite ils  se  formèrent  en  conclave  pour  élire  un  pape. 
Trois  partis  également  jiuissants  divisaient  les 
membres  du  sacré  collège  ;  les  Français  appuyaient 


le  cardinal  d'Amboiseleur  compatriote;  Iton/alve  de 
tlonloue  voulait  imposer  un  Espagiiol,  le  cardinal 
lieniardin  ('.arvajal;  enlin  Julien  de  la  Rovère,  le 
plus  riche  des  cardinaux,  briguait  pour  son  propre 
compte  la  papauté.  Après  trente-cinq  jours  de  luttes, 
surgit  une  quatrième  faction  qui  l'emjiorta  sur  les  trois 
autres;  elle  cardinal  de  Sienne,  François  Piccolomini, 
fut  proclamé  souverain  pontife  sous  le  nom  île  Pie  III. 

Si  l'on  en  croit  l'abbé  de  Rellegarde,  ce  pape  était 
d'une  vie  exemplaire  et  de  mœurs  irréprochables  ;  sa 
nouvelle  dignité  ne  lui  inspira  aucun  sentiment  d'or- 
gueil et  n'altéra  en  rien  les  habitudes  de  sa  conduite; 
il  eut  seulement  le  tort  d'exprimer  son  désir  de  tra- 
vailler à  la  réforme  de  l'Eglise  et  surtout  à  celle  des 
ecclésiastiques  romains,  dont  les  débordements 
étaient  de  continuels  sujets  de  scandale  pour  l'Eu- 
rope entière;  il  eut  le  tort  plus  grand  d'exposer  ses 
plans  de  réforme  dans  une  a?.semblée  de  cardinaux , 
el  de  déclarer  qu'étant  résolu  à  bannir  le  luxe  et  la 
débauche  de  sa  cour,  il  voulait  immédiatenieni  décré- 
ter de>  mesures  énergiquss  en  rapport  avec  la  gran- 
deur du  mal. 

Dans  la  soirée  du  même  jour,  Pie  III,  après  son 
dîner,  sentit  dans  ses  entrailles  un  mal  inconnu  ;  et 
malgré  les  remèdes  les  plus  actifs,  il  expira  dans 
d'affreuses  convulsions.  Cet  événement  eut  lieu  le 
mardi  13  octobre  1503,  vingt-six  jours  après  son  élé- 
vation sur  le  trône  pontifical. 


JULES    H 


397 


Eialtation  de  Jules  II.  —  Caracl're  ilc  ce  pontife.  —  .\mba>sades  des  souverains  au  nouveau  pape.  —  Sa  Sainteté  permet  au 
prince  de  Galles  d'épouser  la  veuve  de  son  frère.  —  Bulles  sur  les  élections  des  papes.  —  Ligue  formée  par  le  saint-père  contre 
les  Vénitiens.  —  Jules  II  fait  de  grands  préparatifs  de  guerre.  —  Il  reprend  l'érouse  et  Bolot;ne.  —  Fourberies  du  saint-père. 

—  Il  excommunie  les  Vénitiens.  —  Il  force  la  Scré^iissirae  Républii|ue  à  se  soumettre  au  sainl-siége.  —  Louis  XII  se  laisse 
indignement  tromper  par  le  pape.  —  Accord  entre  Jules  II  et  les  Vén'tiens.  —  Le  pontife  déclare  la  guerre  au  duc  de  Ferrare. 

—  Il  assiège  la  Mirandole  et  monte  lui  même  à  l'assaut,  le  cas  |ue  en  tête  et  l'épée  au  poing.  — Sa  Sainteté  accorde  l'investiture 
du  royaume  de  Naplesà  Ferdinand  le  Catholique  —  Maximilion  songe  à  réunir  en  sa  personne  l'autorité  spirituelle  des  papes 
et  la  puissance  temjiorelle  des  empereurs.  —  Les  Bolonais  brisent  les  statues  du  saint-père.  —  Assassinat  du  cardinal  de  Pavie. 

—  Les  cardinaux  convoquent  à  Pise  un  concile  pour  déposer  Jules  II.  —  Le  pape  appelle  à  son  .secours  le  roi  d'Espagne.  — 
Lettre  des  cardinauv  de  Pise  à  ceu.v  de  Rome.  —  Origine  de  la  ligue  ainte.  —  JourmJe  de  Ravenne.  —Le  pape  est  suspendu 
par  le  concile  de  Pise.  —  Jules  met  le  royaume  de  France  en  interdit.  —  Intrigues  du  pape  —  Concile  du  Latran.  —  Sa 
Sainteté  veut  publier  une  croisade  contre  les  Espagnols.  —  Mort  de  Jules  II. 


Dès  que  les  funérailles  du  vertueux  Pie  III  furent 
terminées,  les  cardinaux  s'occupèrent  de  nommer  un 
nouveau  pape  ;  et  les  mêmes  partis  qui  avaient  in- 
tiigué  l'irs  de  l'élection  du  cardinal  Piccolomini  se 
remuèrent  pour  faire  triompher  leur  candidat;  seu- 
lement, au  lieu  de  trois  factions  il  y  en  eut  cinq; 
César  Borgia,  qui  avait  recouvré  ses  forces,  prenait 
part  aux  électicms;  et  de  leur  côté,  les  Orsini  s'agi- 
taient pour  faire  nommer  un  pontife  de  leur  choix. 
Mais  le  cardinal  de  Saint-Pierre  aux  Lions,  Julien 
de  la  Rovère,  intrigua  si  habilement  et  sut  répan- 
dre si  à  propos  l'or,  les  menaces  et  les  promesses , 
qu'il  se  déclara  pape  lui-même  avant  que  les  cardi- 
naux se  fussent  asseml)lés  au  Vatican,  attsndu,  di- 
sait-il effrontément,  (ju'il  avait  acheté  toutes  les  voix 
d'i  sacré  collège;  en  etfet,  il  ftitproclainé  chef  de  l'Eglise 
sous  le  nom  deJides  II,  quelques  heures  après  la  for- 
mation du  conclave.  Le  lendemain  ,  il  subit  les  épreuves 
de  la  chaise  percée,  et  immédiatement  après  il  s'assit 
sur  la  chaire  de  saint  Pierre  comme  vicaire  de  Dieu, 
pon'ifc  infaillible  et  souverain  père  des  fidèles. 


\'arillas  rapporte  que  Julien  de  la  Rovère,  pour 
mettre  César  Borgia  dans  ses  intérêts,  lui  avait  dé- 
claré qu'il  était  sou  véritable  père,  et  qu'il  lui  avait 
montré  de  fausses  lettres  de  Rosa  Vanozza  confir- 
mant cette  singulière  confidence;  qu'il  s'était  en- 
gagé à  le  traiter  comme  son  fils ,  s'il  parvenait  à  la 
papauté  ;  qu'enfin  il  lui  avait  promis  la  charge  de 
gonfalonnier  de  l'Église  et  de  généralissime  des 
troupes  du  saint-siége.  Or,  soit  que  le  duc  de  Valen- 
tinois  eiit  été  convaincu  de  la  vérité  des  assertions 
du  cardinal  de  la  Rovère,  et  qu'il  eût  voulu  protéger 
son  père,  soit  qu'il  se  fiit  laissé  séduire  par  l'espé- 
rance de  posséder  les  deux  plus  hautes  dignités  de 
la  cour  de  Rome ,  toujours  est-il  qu'il  ordonna  aux 
prélats  de  sa  faciion  de  reporter  leurs  voix  sur  le 
cardinal  de  Saint-Pierre.  En  outre,  Julien  delà  Ro- 
vère gagna  à  son  parti  le  cardinal  d'Ascagnc  en  s'en- 
gagetint  par  un  traité  à  rétablir  les  Sforza  dans  Mi- 
lan ,  et  le  cardinal  Carvajal  en  lui  promettant  de 
maintenir  le  royaume  de  Naples  sous  la  domination 
de  Ferdinand  le  Catholique  ;  quant  aux  autres  élec- 


398 


HISTOIUE    r»ES     PAPES 


teui-s,  ïvi  Siiinteto,  ajoute  riiistorioii,  les  avail  aclic- 
tès  à  boaux  titMiiers  fomptanis. 

Si  l'on  ou  croit  Erasme  l't  Hadrien,  le  nouveau 
jiape  avait  vU-  batelier,  comuie  son  oncle  Sixte  IV; 
et  Baudel  aftiruie  qu'il  se  vantait  même  d'aroir  couru 
la  mer  sur  une  barque  de  pécheur,  non,  comme 
saint  Pierre,  j^our  ]irendre  du  poisson,  mais  en  for- 
ban, pour  enlever  de  jeunes  lilles  ([u'il  vendait  aux 
Turcs,  ou  pour  piller  les  navires  marcliands. 

D'un  caractère  turbulent,  audacieux  et  vindicatif, 
Julien  de  la  Uovère  ne  s'était  fait  connaître  à  Rome 
que  par  ses  haines  implacables,  par  son  incroyable 
duplicité  et  par  sa  soif  de  domination  ;  aussi  re- 
garda-t-on  son  élection  comme  une  calamité  publi(jue. 

Qu'importait  à  ce  prêtre  l'amour  ou  la  haine  des 
hommes?  11  était  pape,  et  pouvait  faire  servir  à  la 
réussite  de  ses  projets  toutes  les  armes  spirituelles 
et  temporelles  de  l'Eglise,  c'est-à  dire  le  fanatisme. 
la  fourbeiie,  la  trahison,  le  fer  et  le  feu. 

Aussitôt  (pie  la  nouvelle  de  l'élévation  de  .Tules  II 
sur  la  chaire  ponlifîcale  fut  connue  en  Europe,  les 
souverains  des  différents  royaumes  s'empressèrent 
de  lui  envoyer  leurs  ambassadeurs  pour  le  féliciter. 
Les  rois  d  Angleterre  et  d'Espagne  lui  firent  deman- 
der en  même  temps  des  dispenses  pour  le  mariage 
du  prince  de  Galles,  qui  fut  depuis  Henri  VHI,  avec 
Catherine  d'Aragon,  veuve  du  prince  Arthur.  Sa  Sain- 
teté, qui  désirait  vivement  obtenir  l'appui  de  ces 
deux  monarques,  déclara,  au  mépris  des  canons, 
qu'une  femme  pouvait  épouser  successivement  Us 
deux  frères;  et  sans  avoir  égard  à  la  décision  des 
cardinaux,  (jui  lui  était  contraire,  Jules  H  ])niilia  la 
bulle  de  dispense  le  26  décembre  1503.  Ensuite  il 
s'occupa  de  mettre  à  exécution  ses  projets  d'envahis- 
sements, et  commença  par  sommer  son  prétendu  fils 
César  Boi-gia  de  lui  livrer  les  châteaux  et  les  places 
qu'il  possédait  dans  la  Romagne.  Comme  le  duc  de 
Valentinois  hésitait  à  obéir,  il  le  fit  arrêter  dans  son 
palais,  et  ne  lui  rendit  la  liberté  qu'après  la  remise 
de  toutes  ses  forteresses  au  saint-siége. 

César,  comprenant  que  son  règne  était  passé, 
quitta  Rome  et  vint  demander  aide  et  secours  à  Gon- 
zalve  de  Cordoue  ;  mais  ce  général,  aussi  perfide  que 
Ferdinand  le  Catholique,  son  maître,  trahit  le  duc 
de  Valentinois,  et  au  lieu  de  le  faire  passer  en  France, 
comme  il  s'y  était  engagé,  au  moment  même  où  Cé- 
sar s'embarquait  pour  Marseille,  il  le  fit  arrêter  et 
l'envoya  en  Espagne,  où  il  fut  enfermé,  par  ordre  du 
pape,  dans  le  château  de  Médina  del  Campo.  Après 
deux  ans  de  captivité,  César  réussit  à  s'échapper, 
et  vint  à  la  cour  de  Jean  d'Albret,  roi  de  Navarre, 
son  beau-frère,  qui  combattait  alors  contre  les  Cas- 
tillans; il  voulut  prendre  part  à  cette  guerre,  et  pé- 
rit misérablement  d'un  coup  d'arquebuse  devant  la 
petite  ville  de  Viane. 

Telle  fut  la  triste  fin  de  celui  qui  avait  été  sur  le 
point  de  couvrir  son  front  du  diadème  des  empereurs, 
et  qui  avait  tenu  dans  ses  mains  le  sort  du  monde 
entier!  A  rpioi  avaient  abouti  tant  de  ruses,  tant 
d'assassinats,  tant  de  crimes?  A  venir  recevoir  le 
coup  de  la  mort  sur  une  terre  étrangère,  comme  un 
soldat  mercenaire  ! 

Jules  II  ne  voulut  pas  suivre  l'exemple  d'Alexan- 
dre VI  et  proscrire  les  grandes  familles  de  Rome;   I 


au  contraire,  il  chercha  à  les  attacher  à  son  parti, 
et  dans  ce  but  il  maria  sa  fille  Félicie  à  Jourdain  des 
Ursins,  et  il  donna  à  Antoine  Colonna  une  autre  de 
ses  filles,  nommée  Lucrèce,  qu'il  avait  eue  de  ses 
amours  incestueux  avec  Lucine,  sa  soeur.  Quant  aux 
petits  jirinces  de  la  Romagne,  il  ne  crut  pas  devoir 
user  des  mêmes  iijénagements  ;  d'abord  il  somma  les 
Hentivogii  de  lui  restituer  Bologne;  et  sur  leur  refus, 
il  les  déclara  aiiathématisés,  autorisa  les  fidèles  à 
piller  leurs  biens,  à  ravager  leurs  terres,  et  môme  à 
les  massacrer,  promettant  des  indulgences  plénicres 
et  la  rémission  des  ]iliis  grands  crimes  à  ceux  qui 
pourraient  tuer  un  des  membres  de  celte  famille. 
Ensuite  il  revendiqua  la  ])Ossession  des  dilVérentes 
provinces  qu'Alexandre  A 1  avait  enlevées ,  et  il 
commanda  aux  seigneurs  de  Pesaro,  de  Camerino, 
de  Piombino,  de  Città  di  Castello,  et  aux  autres 
]U'inces  qui  s'étaient  réinstallés  dans  leurs  domaines 
depuis  la  mort  de  Roderic  Borgia,  de  lui  remettre 
immédiatement  les  villes  et  les  forteresses  de  leur 
dépendance.  Tous  refusèrent  d'obéir  à  Sa  Sainteté; 
ils  firent  valoir  que  leurs  terres  avaient  été  séparées 
canoniquemcnt  des  Etats  ecclésiastiques  par  les  car- 
dinaux rnênies  d'Alexandre,  et  qu'ils  n'étaient  tenus 
qu'à  )iaver  un  tribut  annuel  à  l'Église.  Venise  sur- 
tout se  montra  récalcitrante  ;  la  Sérénissiine  Répu- 
blique signifia  au  pape  qu'elle  ne  rendrait  pas  une 
seule  des  villes  qu'elle  avait  conquises,  et  qu'elle  ne 
payerait  pas  un  seul  Jules  d'or  à  titr*  d'impôt  ou  de 
tribut  ou  sous  quelque  prétexte  ({ue  ce  fût. 

Devant  une  opposition  aussi  formidable,  le  saint- 
])èrc  comprit  que  les  armes  spirituelles  seraient 
insuffisantes,  et  il  résolut  d'appeler  à  son  aide  les 
souverains  de  l'Europe,  et  d'employer  leurs  armées 
à  soumettre  les  Vénitiens.  Comme  plusieurs  d'entre 
ces  princes  avaient  des  traités  avec  la  République,  et 
qu'il  était  à  craindre  qu'il  ne  leur  répugnât  de  fausser 
leurs  serments,  Jules  II  excommunia  les  Vénitiens, 
et  déclara  frappés  de  nullité  tous  les  engagements 
contractés  avec  eux  ;  il  interdit  le  feu  et  l'eau  à  Loré- 
dan,  leur  doge,  au  sénat,  au  conseil  des  Dix  et  au 
peuple;  il  les  accabla  de  malédictions,  les  dénonça  à 
la  colère  des  autres  peuples  comme  coupables  de  lèse- 
papauté,  comme  païens,  comme  membres  gangrenés 
de  l'Eglise  ;  il  autorisa  tous  les  fidèles  à  s'emparer 
de  leurs  biens  sur  terre  et  sur  mer,  et  à  vendre  leurs 
femmes  et  leurs  filles.  Dans  sa  bulle  d'excommuni- 
cation il  enjoignait  aux  Vénitiens  d'avoir  à  lui  rendre, 
à  jour  fixé,  les  villes  de  Faenza,  de  Rimini,  de  Ra- 
venne,  de  Cervio  et  leurs  dépendances,  sous  peine 
d'interdit.  Au  lieu  d'obéir,  le  sénat  de  Venise  prit 
des  mesures  énergiques  pour  empêcher  les  porteurs 
de  bulles  de  pénétrer  sur  le  territoire  de  la  Républi- 
ipie,  et  en  même  temps  il  appela  des  violenc<;s  du 
pape  à  Dieu  et  au  futur  concile  général.  Jules  II 
lança  aussitôt  l'interdit  contre  Venise,  pressa  les  ar- 
mements de  ses  alliés,  et  se  prépara  à  la  guerre, 
chose  qu'il  aimait  fort,  ajoute  GuilLiume  Budé,  qui 
dans  ses  ouvrages  appelle  constamment  le  pontife 
un  chef  sanguinaire  de  gladiateurs. 

Sa  Sainteté  ouvrit  la  campagne  en  ])ersonne  et 
marcha  sur  Pérouse,  résidence  df  Baglioni,  le  plus 
faible  de  ses  ennemis;  quoique  cette  ville  fût  défen- 
due par  une  nombreuse  garnison  et  par  de  liantes 


JULES    II 


399 


niuraillea,  elle  fui  obligée  de  capitul.M-  devant  des 
forces  supéneures  ;  Baglioni  remit  les  clés  de  ses 
villes,  promit  de  se  conformer  à  toutes  les  exigences 
de  la  cour  de  Rome,  et  donna  ses  deux  enfants 
comme  otages  et  en  garantie  de  l'exécution  de  ses 
engagements.  Jules  II  se  dirigea  ensuite  sur  Bologne, 
le  casque  en  tète,  la  lance  au  poing.  Bentivoglio 
n'osa  pas  résister,  et  lui  ouvrit  les  portes  de  sa  ville 
à  la  première  sommation  ;  le  pape  lui  ordonna  de  se 
retirer  iuunédiatement  dans  le  duché  de  Milan,  et 
le  lendemain  de  son  départ  il  lit  son  entrée  dans  Bo- 
logne en  véritable  triomphateur;  puis  il  s'occupa  de 
changer  la  forme  du  gouvernement  établi,  et  de  rem- 
placer les  magistrats  par  ses  créatures.  «  Après  ces 
faciles  conquêtes,  le  saint-père,  dit  l'historiographe 
de  Louis  XII,  tout  rébarbatif  dans  son  harnais,  se 
croyait  aussi  redoutable  que  Tamerlan,  et  voulait 
guerroyer  contre  toutes  les  puissances  ;  et  ce  mata- 
more de  soixante  et  dix  ans ,  auquel  les  travaux 
de  la  guerre  convenaient  aussi  bien  que  la  danse  à 
un  moine,  se  déclara  contre  les  Français,  qui  étaient 
encore  des  ennemis  redoutables,  malgré  les  revers 
qu'ils  avaient  éprouvés  en  Italie.  » 

Jules  II,  dans  sa  présomption,  se  croyait  supé- 
rieur à  l'empereur  et  au  roi  de  France  par  la  force 
de  son  gén:e  de  même  que  par  la  grandeur  de  sa 
dignité;  aussi  ne  se  faisait-il  point  faute  de  déclarer 
([u'il  voulait  les  mener  à  la  baguette,  et  après  les 
avoir  détruits  l'un  par  l'autre,  les  chasser  à  jamais 
de  l'Italie.  Il  est  vrai  de  dire  que  ces  princes  avaient 
mérité  ces  indignes  traitements  par  leur  condescen- 
dance pour  le  )iape,  et  qu'ils  avaient  contribué  à 
exaller  son  orgueil  par  leurs  lâchetés  mêmes.  Quoi- 
que portant  une  égale  haine  à  l'Allemagne  et  à  la 
France,  Sa  Sainteté  s'acharna  contre  ce  dernier  pays, 
sans  doule  pour  reconnaître  l'iiospilalité  généreuse 
(jui  lui  avait  été  accordée  pendant  six  années. 

Non-seulement  Jules  II  paraissait  avoir  entière- 
ment oublié  les  faveurs  dont  l'avait  comblé  l'imbécile 
Louis  XII,  mais  encore  il  poussait  l'ingratitude  jus- 
qu'à parler  ouvertement  de  son  bienfaiteur  en  termes 
outrageants,  et  jusqu'à  dire  qu'il  lui  avait  voué  une 
haine  implacable  et  qu'il  ne  serait  content  que  lors- 
qu'il l'aurait  renversé  de  son  trône. 

Bientôt  se  présenta  pour  le  pape  une  occasion  im- 
portante d'exécuter  ses  menaces,  et  il  ne  la  laissa  pas 
échapper.  Gènes  venait  de  se  soulever  contre  le  des- 
potisme de  ses  nobles,  et  le  peuple  se.  trouvait  aux 
prises  avec  l'arislocratie  :  Jules  envoya  aussitôt  des 
agents  qui  (irent  dégénérer  la  sédition  en  révolti'  ; 
et  Gènes,  qui  était  devenue  possession  française  de- 
puis 1499,  lors  de  la  conquête  du  Milanais  par 
liOuis  XII,  se  déclara  ville  libre,  chassa  les  officiers 
français  d  s  postes  qu'ils  occupaient  au  nom  du  roi, 
nomma  huit  tribuns,  et  chargea  du  pouvoir  exécutil' 
un  teinturier  appelé  Paul  de  Nove,  homme  courageux 
et  déterminé  qui  exécrait  les  rois. 

Louis  XII  accourut  à  la  tète  d'une  armée  pour  ré 
primer  la  révolte  de  ses  nouveaux  sujets,  ce  qui  ne 
fut  pas  difficile,  les  malheureux  Génois  se  trouvant 
isolés  etsans  défense  par  suite  de  l'abandon  du  ])a])i>. 
Cependant  cette  invasion  ne  laissa  pas  que  de  porter 
ombrage  à  Jules  II;  et  comme  il  craignait  qu'il  ne 
prît  fantaisie  au  roi  de  châtier  le  véritable  fauteur 


des  troubles  de  Gènes,  il  envoya  à  l'empereur  Maxi- 
milien  des  agents  habiles  qui  surent  adroitement 
exciter  sa  défiance  et  lui  faire  comprendre  que 
Louis  XII  était  un  ambitieux.  (|ui  voulait  asservir 
rilalie  afin  d'élever  sur  le  trône  de  saint  Pierre  le 
cardinal  d'Amboise,  ipii  en  échange  lui  avait  promis 
la  couronne  irapéiiale. 

Maximilien  tomba  dans  le  piège,  et  assembla  une 
diète  à  Constance  pour  l'aire  décréter  des  armements 
foiniidables  contre  Louis  XII;  celui-ci,  qui  pouvait 
avec  ses  troupes  exécuter  facilement  les  intentions 
que  lui  prêtait  Jules  II,  appréhendait  tellement  d'ir- 
riter le  pape  et  l'empereur,  qu'il  licencia  immédiate- 
ment son  armée.  Malgré  cette  mesure,  ou  précisé- 
ment à  cause  de  cette  concession,  l'erajereur  n'en 
pressa  pas  moins  ses  préparatifs  de  guerre  ;  et  quand 
il  eut  rassemblé  un  corps  d'armée  de  trente  raille 
hommes,  il  annonça  son  intention  d'entrer  en  ItaUe 
et  de  venir  à  Rome  pour  être  sacré  par  les  mains 
du  pape.  En  conséquence,  il  fit  demander  passage 
sur  les  terres  de  \'enise  pour  lui  et  pour  ses  troupes, 
oITrant  en  outre  à  la  Sérénissirae  République  de  former 
une  ligue  offensive  contre  la  France. 

Les  Vénitiens,  qui  craigna  ent  que  ce  grand  dé- 
ploiement de  forces  ne  fiit  dirigé  contre  eux-mêmes, 
repoussèrent  les  pro[)Ositions  de  Maximilien,  et  ré- 
pondirent à  ses  délégués  qu'ils  consentiraient  à  for- 
mer des  alliances  défensives,  mais  non  offensives;  et 
que  si  l'empereur  ne  songeait  réellement  qu'à  se 
faire  couronner  par  Jules  II,  il  était  fort  inutile  pour 
lui  de  se  faire  accompagner  par  une  armée  de  trente 
mille  hommes. 

Cette  réponse  des  "N'éniliens  était  dictée  en  partie 
par  le  soin  de  leur  propre  conservation,  et  par  la 
crainte  de  la  France,  qui  leur  avait  fait  signifier  que 
ses  armées  franchiraient  immédiatement  les  Alpes, 
si  Maximilien  entrait  sur  le  territoire  de  la  Répu- 
blique. Venise  se  trouvait  ainsi  placée  de  manière  à 
ne  pouvoir  éviter  la  guerre,  et  le  saint-père  attendait 
avec  confiance  les  conséquences  de  la  position  diffi- 
cile qu'il  avait  faite  à  ses  ennemis.  Or,  il  arriva  sim- 
plement que  Maximilien  voulant  forcer  le  passage, 
s'enfonça,  enseignes  déployées,  dans  la  vallée  de 
Trente,  où  il  rencontra  Bartbélemi  l'Alviano,  géné- 
ral de  la  République,  qui  tailla  en  pièces  son  avant- 
garde  de  six  mille  hommes,  et  le  força  à  signer  une 
trêve  d'une  année. 

Jules  II  voyant  s'évanouir  l'espérance  de  réduire 
ces  fiers  républicains  et  de  recouvrer  les  villes  qu'il 
avait  revendiquées,  se  détermina  à  frapper  un  grand 
coup.  Pour  un  instant  il  mit  décote  ses  liaints  contre 
le.s  rois,  et  forma  une  ligue  entre  les  piinces  et  les 
l-.tats  qu'il  jugea  les  plus  faciles  à  tromper  pour  écra- 
ser la  République  de  Venise.  Tout  nalurellementror- 
gueilleux  Maximilien,  l'inepte  Louis  XII,  les  rois 
J'.Vragon  et  dp  IL  aigrie,  le  duc  de  Ferrare,  le  mar- 
(|uis  de  Mantoue  et  la  Républi  pie  de  Florence  firent 
partie  de  celle  conféiiéralion,  connue  dans  l'histoire 
sous  le  nom  de  Ligue  de  Cambrai,  ville  où  elle  fut 
formée.  En  exécution  de  ce  traité,  les  Français  enva- 
liirent  les  Klats  de  la  Ré])ubliipie  du  côté  de  laLom- 
barJie;  les  Allemands  et  les  Espagnols  entrèrentpar 
la  vallée  de  Trente  ;  les  troupes  du  saint-père,  com- 
mandées par  Jules  II  en  personne,  suivirent  les  côtes 


^.i*^ 


'^'SCIif 


JULES    II 


401 


de  l'Adriatique  et  emportèrent  d'assaut  la 
citadelle  de  Ravenne,  dont  la  garnison  l'ut 
passée  au  fil  de  l'épée. 

Louis  XII,  qui  avait  sous  ses  ordres  les 
maréchaux  de  Chaumont  et  de  Trivulce,  le 
duc  de  Bourbon,  la  Trimouille  et  le  comte 
Dunois,  remporta  sur  les  Vénitiens  la  célèbre 
victoire  d'Agnadello,  qui  mit  la  Répulilique 
en  danger  de  perdre  toutes  ses  possessions 
de  terre  ferme.  Alors  le  doge  se  détermina 
au  seul  parti  ([ui  lui  restait  à  prendre  devant 
une  coalition  aussi  puissante,  celui  de  dés- 
intéresser le  pape  et  de  lui  rendre  les  [villes 
qu'il  réclamait  pour  son  siège. 


3 


a 
a 


n 


En  effet,  dès  que  Jules  II  eut  obten\i  de  la  Séré- 
nissime  République  la  reddition  des  cinq  villes  en  li- 
tige, il  cessa  de  faire  partie  de  la  confédération,  il 
releva  les  Vénitiens  des  censures  qu'il  avait  pronon- 
cées contre  eux;  iiien  ])lus,  il  épousa  leur  cause  conlir 
ses  propres  alliés  ;  il  ilécl;ira  la  lit,'ue  de  Cambial 
impie  et  sacrilège,  et  lulniina  des  aiiallièmes  contre 
Alphonse,  duc  de  Ferrare,  qui  refusait  de  rompre 
avec  les  Français.  Il  le  déclara  fils  rebelle,  enfan! 
d'iniquité  et  de  perdition,  et  c(  mme  te'  iléclui  de  ses 
dignités;  il  releva  les  sujets  du  duc  du  serment  de 
iidélité  qu'ils  lui  avaient  prêté,  et  ordonna  que  la 
sentence  lïit  afficliée  dans  toutes  les  parties  du  monde. 
Ensuite  il  envoya  un  corps  d'armée  pour  s'emparer 

139 


(kOà 


HISTOIRE    DES     PAPES 


de  SOS  Etats,  et  luenaça  les  Français  do  ses  plus  lor 
ril>les  aiiatliôinos,  s'ils  osaient  lui  jirftor  secours. 

Louis  \ll,  toujours  faible  et  pusillanime,  obéit  au 
pape,  reprit  lo  chemin  de  la  Franco,  et  eut  même 
['insigne  lâcheté  de  conclure  un  traité  avec  la  cour  de 
Rome,  par  loipiol  Sa  Majesté  se  reconnaissait  tenue 
de  défendre  le  saint-siége  contre  tous  ses  ennemis. 
Le  roi  concédait,  en  outre,  à  Jules  II  le  droit  de 
nommer  à  tous  les  évêchés  vacants  dans  son  royaume. 

Tous  ces  actes  de  condescendance  ne  firent  qu'aus^- 
menter  l'audace  du  souverain  jiontife  et  son  acliar- 
uemeul  contre  le  roi  ;  Sa  Sainteté  nomma  pour  gou- 
verner les  diocèses  des  prélats  qui  lui  étaient  vendus 
et  cpii  étaient  prêts  à  trahir  le  prince  à  son  premier 
commandement.  "  Ensuite,  dit  Mézerai,  le  pape  sou- 
leva les  Suisses  contre  Louis  XII,  par  l'entremise  de 
Matthieu  Schiner,  orateur  fougueux,  dont  les  haran- 
gues agitaient  ce  peuple  rusticpecommelo  vent  agite 
les  Ilots;  il  excita  également  l'ambition  du  jeune 
Henri  YIII  d'.Vngloterreen  lui  oSVant  l'investiture  du 
royaume  de  Louis  XII;  enlin  il  intrigua  à  la  cour  de 
Gastille  et  à  celle  d'Allemagne  pour  les  entraîner  dans 
une  ligue  contre  la  France.  »  Ses  tentatives  auprès  de 
ces  deux  princes  échouèrent  ;  Ferdinand  n'osa  prendre 
ouvertement  le  parti  du  pontife,  et  l'empereur,  qui 
venait  de  reconquérir  ses  anciens  domaines  avec  le 
secours  des  Français,  refusa  de  rompre  avec  Louis  XII; 
d'ailleurs,  il  était  assez  occupé  de  ses  propres  affaires, 
par  suite  d'une  défaite  qu'il  avait  éprouvée  sous  les 
mui-s  de  PaJoue,  et  de  la  nécessité  où  il  se  trouvait 
de  ralli'.  r  son  armée,  que  les  Vénitiens  avaient  taillée 
en  pièces.  Malgré  ces  deux  échecs.  Sa  Sa'intetii  n'a- 
bandonna pas  entièrement  ses  projets  de  former  une 
ligue  contre  Louis  XII,  comme  elle  avait  fait  contre 
les  Vénitiens  ;  elle  en  regarda  seulement  l'exécution 
comme  retardée. 

Ou  s'étonne  réellement  de  cette  inimitié  de  Jules  II 
contre  la  France,  et  on  cherche  à  l'expliquer  par  la 
Laine  qu'il  portait  au  cardinal  d'Amboise,  son  com- 
pétiteur, qui  l'avait  menacé  de  le  faire  déposer  comme 
simoniaque,  empoisonneur,  voleur,  adultère,  inces- 
tueux et  sodomite  ;  mais  après  la  mort  de  ce  prélat, 
son  ressentiment  parut  plus  violent  encore,  et  le  pape 
n'ayant  plus  rien  à  craindre  de  ce  redoutable  concur- 
rent, ne  mit  plus  de  bornes  à  sa  fureur  guerrière. 
Quoiqu'on  fût  au  milieu  de  l'hiver,  il  vint  prendre  le 
commandement  de  son  armée,  qui  avait  commencé 
ses  opérations  contre  le  duc  de  Ferrare;  lui-même 
mit  le  siège  devant  la  Mirandole,  pressa  les  travaux, 
excita  le  zèle  des  soldats  par  la  promesse  du  sac  de 
la  ville,  endossa  la  cuirasse  et  visita  les  batteries, 
armé  de  pied  en  cap,  la  dague  au  poing,  sans  s'in- 
quiéter du  scandale  qui  résultait  de  cette  conduite. 
<.'  11  délaissa  la  chaire  apostolique,  dit  Guicciardini, 
pour  montrer  dans  ia  tranchée  sa  triple  couronne 
persique,  pour  dormir  en  échauguette  et  pour  che- 
vaucher à  travers  champs  comme  le  plus  acharné 
des  bretteurs.  »  Après  avoir  battu  la  ville  en  brèche 
avec  son  artillerie,  il  donna  le  signal  d'un  assaut  gé- 
néral, et  lui-même  monta  sur  les  remparts,  afin  de 
jouir  du  spectacle  de  maisons  incendiées,  de  femmes 
violées,  d'enfants  et  de  vieillards  égorgés,  enfin  de 
toutes  les  horreurs,  de  toutes  les  abominations  qui  ont 
lieu  d'ordinaire  dans  les  cités  oii  pénètrent  des  soldats. 


Pendant  que  Sa  Sainteté  dirigeait  en  personne  les 
iVpérations  de  ses  troupes  contre  les  allit's  de  la 
France,  elle  coulinuail  à  intriguer  en  Allemagne  et 
on  Espagne,  pour  soulever  ces  puissances  contre 
Louis  XII  ;  et  sachant  combien  Ferdinand  le  Catho- 
li([ue  désirait  l'investiture  du  royaume  de  Naples, 
elle  lui  proposa  de  la  lui  accorder  aux  conditions  qui 
avaient  été  consenties  par  les  Aragonais,  en  ajoutant 
seulement  au  traité  ([ue  les  rois  de  Gastille  tiendraient 
trois  cents  hommes  d'armes  à  la  disposition  dusaint- 
sioge,  pour  servir  l'Eglise  à  la  première  réquisition 
qui  leur  en  serait  faite  par  les  souverains  pontifes. 
L'intention  de  Jules  était  d'employer  immédiatement 
ces  troupes  contre  les  Français  dans  la  guerre  de 
Ferrare,  et  d'amener  une  rupture  entre  Louis  XII  et 
Ferdinand  V.  Le  rusé  Castillan  eut  l'air  de  tomber 
dans  le  piège;  il  signa  le  traité  et  accepta  l'investi- 
ture; aussitôt  le  saint-père  réclama  le  secours  con- 
venu de  trois  cents  hommes  d'armes,  et  fil  dire  au 
prince  qu'il  lui  donnerait  l'investiture  du  royaume  de 
Naples  i  son  retour  de  l'armée,  ce  qu'il  n'avait  nulle 
intention  de  faire.  Ferdinand  envoya  immédiatement 
Fabrice  Colonna,  avec  les  troupes  que  le  pape  de- 
mandait, jusqu'aux  frontières  des  Etats  de  l'Eglise; 
mais  là,  elles  firent  une  halte,  et  le  général  fit  signi- 
fier à  Sa  Sainteté  qu'il  avait  ordre  de  ne  pas  aller 
plus  loin  avant  qu'elle  eût  proclamé  Ferdinand  le 
Catiiolique  roi  de  Naples.  Or,  le  pape,  placé  entre 
deux  ennemis  également  redoutables,  ayant  d'un  côté 
les  Français  qui  poursuivaient  leurs  conquêtes  dans 
le  nord  de  l'Italie,  de  l'autre  les  Espagnols  qui  me- 
naçaient d'envahir  le  midi,  se  trouva  pris  dans  ses 
propres  filets,  et  fut  obligé  de  souscrire  aux  volontés 
du  Castillan. 

Louis  XII  comprit  enfin  qu'il  était  le  jouet  de  la 
cour  de  Rome,  et  il  menaça  de  se  venger  par  la  voie 
des  armes,  si  le  décret  d'investiture  du  royaume  de 
Naples  en  faveur  de  Ferdinand  n'était  immédiatement 
révoqué.  Ses  menaces  et  sa  colère  n'excitèrent  que  la 
risée,  et  au  lieu  de  répondre  à  ses  réclamations, 
Jules  II  le  somma  de  lui  rendre  les  villes  dont  il  s'é- 
tait emparé;  il  fulmina  contre  lui  un  anathème  ter- 
liblc,  mit  la  France  en  interdit  et  la  donna  à  celui 
qui  pourrait  s'en  emparer;  il  excommunia  également 
tous  les  princes  qui  soutenaient  le  parti  du  roi,  et 
donna  leurs  terres  et  seigneuries  au  premier  occupant. 
Un  envoyé  du  duc  de  Savoie  qui  voulut  faire  à  ce 
sujet  quelques  représentations  au  saint-père,  fut  ar- 
rêté comme  espion,  appliqué  à  la  torture  et  plongé 
dans  les  cachots  infects  du  château  Saint-Ange,  mal- 
gré les  réclamations  énergiijues  du  duc  de  Savoie. 

L'inepte  Louis  XII  ne  pouvant  plus  se  faire  illusion 
sur  les  sentiments  hostiles  du  pape,  et  n'osant  pas 
encore  prendre  les  armes  contre  le  saint -siège,  con- 
voqua un  synode  national  dans  la  ville  de  Tours, 
pour  se  faire  autoriser  à  repousser  les  attaques  de 
Jules  II.  Non-seulement  les  évèques  français  décidè- 
rent que  le  roi  ne  ferait  qu'user  de  son  droit  en  ré- 
primant l'insolence  du  pape,  mais  encore  ils  conjurè- 
rent Sa  Majesté  de  prendre  la  défense  ues  petits  princes 
opprimés  par  la  cour  de  Rome;  et  ils  citèrent  Jules  II 
à  comparaître  àPise,  devant  un  concile  général,  pour 
se  voir  déposer  du  pontificat.  Il  en  résulta  que  neuf 
cardinaux,  jiarmi  lesquels  se  trouvait  le  cardinal  es- 


JULES    U 


403 


pagnol  de  Sainte-Croix,  ahandonnèvent  immédiate- 
ment la  coiir  du  souverain  ponlife  pour  se  joindre  aux 
('•vèijucs  fran(;ais  et  coopérer  à  la  réforme  de  l'Ej^lise. 
Le  cardinal  do  Sainte-Croix,  avec  l'approbation  de 
Ferdinand,  lit  même  alTiclier  les  lettres  do  convoca- 
tion dans  les  villes  de  Parme,  de  Plaisance,  de  Mo- 
dène,  de  Bologne  et  de  Rimini.  Mais,  pendant  que 
le  roi  d'Espatrne  écrivait  au  roi  de  France  qu'il  était 
prêt  à  soutenir  l'entreprise  des  prélats  opposés  à  l'in- 
fâme Jules  IL  il  protestait  secrètement  à  Rome  de 
ses  bonnes  intentions  pour  Sa  Sainteté,  et  demandait 
même  la  déposition  des  cardinaux  qui  s'étaient  sépa- 
rés du  siège  apostolique. 

Quelque  habile  que  fut  colle  politi(pie  de  l'Espa- 
gnol, elle  ne  réussit  qu'à  demi;  Louis  XII  ayant  ou 
connaissance  de  ce  qui  se  tramait  contre  lui,  se  dé- 
tacha de  Ferdinand  et  proposa  à  l'empereur  de  for- 
mer entre  eux  une  alliance  offensive  et  défensive. 
Maximilien  accueillit  d'autant  plus  volontiers  les  ou- 
vertures de  la  France  relativement  à  la  déposition  de 
Jules  II,  qu'il  avait  résolu  de  briguer  la  papauté  pour 
lui-même,  ainsi  que  le  témoigne  une  lettre  adressée 
à  sa  fille  Marguerite  d'Autriche,  qui  lui  avait  con- 
seillé de  se  remarier.  «  Nous  ne  jugeons  pas  qu'à 
notre  âge  on  doive  contracter  une  nouvelle  union,  à 
moins  de  raisons  politiques,  écrivait-il  à  cette  prin- 
cesse; et  dans  la  position  des  affaires,  ce  serait  dé- 
truire nos  projets  d'ambition,  qui  tendent  à  réunir 
sur  notre  tête  la  double  couronne  des  empereurs  et 
des  papes.  Ds^à  notre  secrétaire,  l'évêque  de  Gurck, 
est  parti  pour  Rome,  afin  de  proposer  à  Jules  II  de 
choisir  entre  notre  inimitié  et  notre  admission  au 
partage  de  la  papauté  ;  de  cette  manière,  après  sa 
mort,  nous  serions  assuré  de  posséder  seul  le  trône 
de  saint  Pierre.  Tenez-vous  donc  pour  avertie,  ma 
chère  Marguerite,  que  vous  serez  forcée  de  nous  ado- 
rer à  deux  genoux,  ce  qui  sera  certainement  fort  bi- 
zarre; cette  idée  seule  provoque  déjà  notre  hilarité. 
Il  en  sera  ainsi  cependant,  car  le  peuple  et  les  nobles 
de  Rome,  qui  portent  une  haine  égale  aux  Espagnols, 
aux  Français  et  aux  Vénitiens,  se  sont  ligués  au 
nombre  de  vingt  mille,  et  nous  ont  fait  dire  qu'ils 
nommeraient  un  pape  d'origine  allemande,  aussitôt 
que  Jules  II  aurait  laissé  le  saint-siége  vacant;  ce 
qui  ne  peut  tarder.  Sa  Sainteté  étant  couverte  de 
pustules  et  d'ulcères,  suites  de  ses  débauches.  En 
•conséquence,  j'ai  déjà  fait  des  ouvertures  aux  cardi- 
naux italiens,  et  leurs  suffrages  me  coûteront  environ 
deux  à  trois  cent  mille  ducats.  Ferdinand  V  nous  af- 
firme également  que  ses  ambassadeurs  ont  ordre 
d'appuyer  notre  élection.  —  Écrite  de  la  main  de 
votre  bon  père  Maximilien,  futur  pontife.  » 

Pendant  ([ue  l'empereur  intriguait  pour  arriver  à 
la  papauté,  Jules  II  quittait  encore  son  métier  de 
pape  pour  celui  de  capitaine  uventurioi-;  il  aban- 
donna son  palais  du  Vatican,  laissa  à  Michel-Ange 
le  soin  de  diriger  les  travaux  de  la  nouvelle  basili- 
,que  de  Saint-Pierre,  dont  les  fondations  s'élevaient 
déjà  au-dessus  du  sol  de  l'ancien  parvis  ;  et  repre- 
nant le  casque  et  l'épée,  il  se  dirigea  avec  une  simple 
escorte  vers  la  ville  de  Modène,  où  se  trouvaient 
campées  les  troupes  pontificales.  Déjà  Sa  Sainteté 
avait  atteint  Bologne,  lorsque  le  maréchal  de  Chau- 
mont,  que  la  France  avait  envoyé  au  secours  d'Al- 


phonse, duc  de  Forrare,  et  qui  était  lui-même  dans 
les  environs  de  la  place,  eut  avis  de  ce  qui  se  pas- 
sait par  Bentivoglio,  et  vint,  pendant  la  nuit,  cerner 
Bologne  a^•oc  sa  cavalerie.  Le  matin,  la  consterna- 
tion fut  grande  parmi  les  gens  de  la  maison  pon- 
tificale, et  leur  frayeur  était  d'autant  j)lus  fondée, 
que  d'une  part  il  était  impossible  de  sortir  de  la  ville 
sans  tomber  entre  les  mains  des  Français,  et  que 
d'autre  part  les  Bolonais,  qui  n'avaient  jamais  été 
dévoués  au  saint-siége,  semblaient  vouloir  se  révol- 
ter, et  parlaient  déjà  de  livrer  le  pape  au  maréchal 
de  Chaumont. 

Dans  cotte  extrémité,  les  cardinaux  se  réunirent 
aux  ambassadeurs  espagnols  et  vénitiens,  et  vinrent 
supplier  Jules  II  de  traiter  avec  les  Français.  A  cette 
ouverture,  le  pontife  entra  dans  un  accès  de  colère 
inou'i;  il  déchira  ses  vêtements,  blasphéma  le  nom 
de  Dieu,  arracha  de  sa  tête  la  tiare,  et  la  foulant  à 
ses  pieds,  il  s'écria  :  «  Périsse  donc  avec  cet  impuis- 
sant emblème  une  religion  de  mensonges  et  de  four- 
beries, et  qu'avec  elle  soient  écrasés  les  abominables 
suppôts  qui  conseillent  à  leur  pape  une  lâcheté! 

«  Pour  vous,  dit-il  en  se  tournant  vers  l'ambassa- 
deur de  Venise,  où  sont  les  renforts  que  vous  m'aviez 
promis  au  nom  de  votre  République  ?  Je  les  attendrai 
jusqu'à  demain,  et  s'ils  ne  sont  pas  arrivés,  oui,  je 
traiterai  avec  ces  exécrables  Français  ;  mais  ce  ne 
sera  que  pour  leur  faire  brûler  Venise,  et  avec  votre 
ville  tous  les  marchands  qui  la  gouvernent. 

«  Quant  à  vous,  ajouta-t-il  en  se  tournant  du 
côté  de  l'ambassadeur  d'Espagne,  qui  m'avez  joué  si 
indignement,  en  me  faisant  donner  l'investiture  du 
royaume  de  Naples  en  échange  de  troupes  que  votre 
infâme  souverain  ne  m'enverra  jamais,  je  vous  ferai 
pendre  demain  à  la  pointe  du  jour.  »  Puis,  saisissant 
sa  crosse  à  deux  mains,  il  se  jeta  sur  les  cardi- 
naux et  les  ambassadeurs  et  les  chassa  de  sa  cham- 
bre en  les  frappant  à  coups  redoublés. 

Néanmoins,  lorsque  cette  grande  colère  fut  apaisée, 
Jules  II  comprenant  que  ses  violences  n'éloigneraient 
pas  les  dangers  qui  le  menaçaient,  fit  appeler  les  ma- 
gistrats de  Bologne  et  les  chefs  des  corps  de  métiers; 
il  leur  représenta  qu'il  s'était  confié  à  leur  religion 
et  à  leur  fidélité  en  venant  dans  leur  ville,  et  les  sup- 
plia de  faire  prendre  les  armes  au  peuple  pour  sa 
défense,  en  leur  promettant  la  remise  de  tous  les 
impôts  et  toutes  les  indulgences  qu'ils  voudraient. 

Ses  instances  ne  changèrent  rien  aux  dispositions 
des  habitants,  et  les  choses  restèrent  dans  le  même 
état  pondant  la  journée  entière.  Vers  le  soir,  on 
reçut  la  nouvelle  de  l'approche  des  Espagnols;  la 
menace  de  la  potence  avait  produit  son  effet.  L'am- 
bassadeur de  Ferdinand  avait  fait  pai'venir  un  exprès 
à  Fabrice  Colonna,  qui  s'était  décidé  à  faire  un 
mouvement  en  avant.  Le  maréchal  de  Chaumont, 
n'ayant  que  peu  de  troupes  avec  lui,  se  replia  devant 
les  Espagnols  ^t  céda  le  champ  de  bataille. 

Jules  II,  ainsi  délivré  des  Français,  se  répandit 
en  invectives  contre  Louis  XII;  il  no  parla  plus  que 
de  sièges  et  de  batailles  rangées;  et  quoiqu'il  souffrît 
beaucoup  des  ulcères  honteux  qui  lui  avaient  déjà 
rongé  |)resque  entièrement  les  organes  de  la  virilité, 
il  voulut  se  faire  porter  devant  Ferrare  pour  bom- 
barder cette  place.  11  assista  en  otTot  aux  premier; 


4C4 


HISTOIUi:    DES    PAPES 


travaux  du  siogo;  mais  on  lui  bientôt  obligé  de  le 
rarufuer  à  lîologne,  les  médecins  ayant  déclaré  que 
le  mal  vénérien  était  arrivé  à  son  dernier  période, 
et  que  Sa  Sainteté  n'avait  que  quehjues  semaines 
ou  même  seulement  quelques  jours  à  vivre. 

Aussitôt  les  cardinaux  commencèrent  leurs  brigues 
pour  la  papauté,  et  cabalèrent  elïronlément  dans  la 
chambre  même  du  moribond.  Toutefois  ils  ne  furent 
pas  longtemps  à  s'en  repentir,  car  Jules  II,  qui  était 
doué  d'une  constitution  très-vigoureuse,  revint  à  la 
vie.  Son  premier  soin  fut  d'assembler  les  cardinaux 
en  consistoire  public;  il  les  accabla  de  menaces  et 
d'outrages;  il  les  appela  larrons,  sodomites,  simo- 
niaques  ;  il  les  accusa  de  vendre  leur  honneur,  leur 
conscience  et  même  leur  corps;  enfin,  il  termina  la 
séance  en  rendant  un  décret  relatif  à  l'élection  des 
papes,  dans  lequel  Sa  Sainteté  déclarait  nulle  de 
plein  droit  toute  nominalion  entachée  de  simonie, 
soit  du  côté  de  l'élu,  soit  du  côté  des  électeurs,  pro- 
clamant hérétiques,  et  punissables  par  le  supplice 
du  feu,  les  pontifes  qui  seraient  promus  par  de  tels 
moyens,  ainsi  que  tous  ceux  qui  auraient  concouru  à 
leur  élection. 

Dès  que  le  pape  eut  recouvré  assez  de  forces  pour 
soutenir  le  mouvement  d'une  litière ,  il  songea  à 
reprendre  les  hostilités  contre  le  duc  de  Ferrare,  et 
se  mit  eu  route  pour  rejoindre  ses  troupes.  Le  che- 
valier Rayard,  qui  faisait  alors  les  guerres  d'Italie, 
instruit  de  la  marche  du  pape,  résolut  de  l'enlever, 
et  vint  s'embusquer  avec  cent  hommes  d'armes  dans 
les  environs  de  la  petite  ville  de  Saint-Félix,  où  il 
savait  que  Sa  Sainteté  devait  passer  avant  d'arriver 
au  camp.  Malheureusement  ce  jour-là,  une  heure 
environ  après  le  départ  de  l'escorte,  il  tomba  une 
pluie  abondante  qui  obhgea  le  pontife  à  rebrousser 
chemin  pour  se  mettre  à  l'abri.  Bayard,  qui  s'aper- 
çut de  ce  mouvement ,  se  découvrit  alors  et  vint 
fondre  sur  les  cardinaux  ;  comme  il  se  trouvait  à  une 
grande  distance,  Jules  II  eut  le  temps  de  sortir  de 
sa  litière  et  de  monter  sur  un  vigoureux  cheval  avec 
lequel  il  échappa  à  ses  ennemis.  Les  cardinaux  imi- 
tèrent son  exemple,  et  Bayard  ne  put  saisir  que  les 
vieux  évêques  qui  étaient  en  litière,  quelques  domes- 
tiques qui  étaient  à  pied,  et  les  mulets  qui  portaient 
les  Jjagages. 

En  même  temps  que  les  Français  faisaient  une 
rude  guerre  à  Sa  Sainteté,  ils  négociaient  avec  le 
roi  d'Espagne  pour  le  déterminer  à  se  réunir  à 
Louis  XII  et  à  Maximilien,  qui  avaient  convoqué  un 
concile  à  Pise  pour  faire  déposer  le  pape.  Mais  Fer- 
dinand, qui  trouvait  ses  intérêts  dans  les  discordes 
interminables,  se  contenta  de  jouer  le  rôle  de  média- 
teur, et  après  de  nombreux  débats,  il  proposa  d'as- 
sembler un  congrès  de  plénipotentiaires  à  Mantoue 
pour  traiter  d'un  accommodement  entre  toutes  les 
puissances.  Jules  II  se  rendit  à  Ravenne  pour  sur- 
veiller les  délibérations  de  cette  assemblée,  et  essaya 
de  gagner  à  sa  cause  les  représentants  des  princes. 
Il  écrivit  même  à  ce  sujet  au  vénérable  évêque  de 
Gurck,  délégué  de  l'empereur,  pour  qu'il  vînt  le 
trouver,  afin  de  s'entendre  avec  lui  sur  les  moyens 
de  pacifier  l'Italie. 

Le  prélat  se  rendit  à  l'invitation  de  Sa  Sainteté  ; 
mais  quand  il  vit  que  le  pontife  n'avait  d'autre  inten- 


tion que  d'acheter  sa  conscience  avec  un  chapeau  de 
cardinal,  il  reprit  immédiatement  le  chemin  de  Man- 
toue. Gomme  l'avait  prévu  Ferdinand  le  Catholique, 
la  réunion  des  ministres  des  grandes  i)uissanccs 
n'amena  aucun  résultat,  et  la  guerre  recommença 
avec  plus  de  fureur  qu'auparavant. 

Trivulce,  qui  avait  succédé  au  maréchal  de  Ghau- 
mont  dans  le  commandement  de  l'armée  d'Itahe, 
ouvrit  la  campagne  en  s'emparant  successivement  de 
Goncordia  et  de  Bologne;  dans  cette  dernière  ville  se 
trouvait  la  statue  de  bronze  de  Jules  II,  lui  des  chefs- 
d'œuvre  de  Michel-Ange.  L'orgueilleux  pontife  était 
rc))résenté  debout,  dans  une  attitude  guerrière,  et 
élevant  la  main  droite  au  ciel  comme  pour  invoquer 
le  Ghrist  en  faveur  du  peuple  qu'il  venait  de  punir. 
On  raconte  même  à  cette  occasion  une  anecdote  assez 
curieuse  :  «  Les  cardinaux,  dit  la  chronique,  ayant 
rapporté  à  Sa  Sainteté  que  les  habitants  ne  regar- 
daient qu'en  tremblant  cette  terrible  statue,  et  de- 
mandaient si  elle  levait  le  bras  pour  les  bénir  ou 
pour  les  maudire,  Jules  leur  répondit  :  «  C'est  pour 
«  l'un  ou  pour  l'autre,  suivant  que  les  Bolonais  seront 
«  soumis  ou  rebelles.  »  Aussi,  dès  que  les  Français 
furent  entrés  dans  Bologne,  le  peuple  s'empressa-t- 
il  de  briser  cette  statue;  le  métal  fut  acheté  à  la  ville 
par  Alphonse  d'Esté,  qui  en  fit  faire  une  pièce  d'ar- 
tillerie qu'on  nomma  la  Julienne. 

Sans  aucun  doute,  le  maréchal  Trivulce  aurait  pu 
s'emparer  de  toute  la  Romagne  sans  coup  férir,  s'il 
avait  poussé  la  guerre;  malheureusement  il  en  fut 
empêché  par  Louis  XII,  qui  s'effrayait  de  ses  vic- 
toires sur  le  pape,  et  voulait  attendre  la  décision  d'un 
concile  cju'il  avait  convoqué  à  Pise. 

Quant  à  Jules  II,  il  restait  toujours  renfermé  dans 
Ravenne,  et  ne  laissait  pas  que  d'être  fortement  in- 
quiet de  la  tournure  que  prenaient  les  affaires  ;  pour 
surcroît  de.  malheur,  la  division  éclata  dans  sa 
famille;  le  duc  d'Urbin,  qui  était  à  la  fois  son  neveu 
et  son  bâtard,  accusa  le  cardinal  de  Pavie,  le  mignon 
de  Sa  Sainteté,  d'avoir  vendu  Bologne  aux  Français; 
celui-ci,  à  son  tour,  lui  reprocha  devant  d'autres 
cardinaux  d'avoir  cherché  à  le  supplanter  dans  les 
bonnes  grâces  du  pontife,  et  en  même  temps  de  con- 
server des  intelligences  avec  le  duc  de  Ferrare,  dont 
il  avait  épousé  la  nièce  pour  s'en  faire  un  protecteur 
après  la  mort  du  pape.  Le  duc  d'Urbin,  furieux  de 
voir  ses  intrigues  démasquées,  en  conçut  une  haine 
violente  contre  le  cardinal,  et  le  lendemain  de  cette 
discussion,  il  le  poignarda  en  pleine  rue.  Jules  II 
eut  une  si  grande  douleur  de  la  perte  de  son  mi- 
gnon, que  ne  pouvant  le  venger  sur  son  propre  fils, 
il  résolut  de  quitter  la  ville  qui  avait  été  témoin  de 
l'assassinat,  et  de  retourner  à  Rome,  malgré  les  dan- 
gers qu'il  pouvait  y  courir. 

Deux  jours  après  son  arrivée  dans  la  ville  sainte, 
il  convoqua  un  concile  au  palais  de  Latran,  pour 
l'opposer  au  synode  de  Pise,  où  il  avait  été  cité  pour 
s'entendre  déposer. 

Dans  ses  lettres  de  convocation.  Sa  Sainteté  éta- 
blissait en  droit  que  le  privilège  de  former  des  as- 
semblées générales  d'ecclésiastiques  appartient  ex- 
clusivement au  pape;  il  concluait  ainsi  :  «  C'est 
pourquoi,  de  la  plénitude  de  notre  raison  infaillible, 
nous  déclarons  nulle  et  vaine  l'indiction  du  concile 


406 


IIISTOIUK     DKS     l'Al'ES 


de  Pise,  ainsi  (|ue  tous  les  l'crits  |uiblii's  contro  nous 
par  les  jirocurtnu-s,  au  uoiu  de  l'empereur  Maxiuii- 
ïien  et  du  roi  Louis  do  France,  les  réprouvant,  les 
rèviKHiant  et  dcfeudant,  sous  peine  d"excoiuiuunica- 
lion  et  de  malédiction  éternelle,  à  toute  ]iersonne, 
de  i]uel([uc  dignité  (pfellc  soit,  ecclésiasti(|ue  ou  sé- 
culière, de  favoriser  leur  projwjîation-.  » 

Ensuite  le  saint-père  fulmina  des  Inilles  contre 
Louis  XII  et  le  meuai;a  de  faire  rompre  son  mariage 
scandaleux  avec  Anne  de  Bretagne  ;  puis  il  se  re- 
tourna vers  TEspagne,  et  fit  offrir  l'investiture  de  la 
Navarre  à  Ferdinand  V,  s'il  voulait  armer  en  sa  fa- 
veur. Cette  proposition  convenait  d'autant  mieux  au 
roi  de  dastille,  que  depuis  longtemps  il  cliercliait  à 
dépouiller  Jean  d'AUiret  de  sa  priacipauté  de  Na- 
varre. Ferdinand  é«]uipa  une  flotte  nombreuse  dont 
le  but  apparent  était  de  faire  une  descente  en  Afri- 
que, mais  qui  en  réalité  était  destinée  à  débarquer 
une  armée  en  Italie  pour  surprendre  les  Français. 

Louis  XII,  averti  de  ces  ])réparatifs  de  guerre,  se 
hâta  de  lever  des  troupes  ;  l'empereur  en  fil  autant, 
et  tous  les  peuples  de  l'Europe  se  trouvèrent  en  ar- 
mes et  prêts  à  s'entr' égorger  pour  soutenir  la  (]ue- 
relle  d'un  pape  sodomite,  voleur  et  assassin.  De  leur 
côté,  les  cardinaux  qui  s'étaient  éloignés  de  la  cour 
pontificale  et  qui  se  trouvaient  à  Pisc  n'en  procédè- 
rent pas  moins  à  l'ouverture  du  concile  qui  devait 
déposer  le  pontife;  et  si  l'assemblée  n'agit  pas  en 
cette  circonstance  avec  l'énergie  dont  elle  avait  fait 
preuve  jusqu'alors,  il  faut  en  cbercber  les  raisons 
dans  le  caractère  lent  el  irrésolu  de  Maximilien  ;  ce 
prince  n'osa  pas  seulement  obliger  les  prélats  de  son 
ro\-aume  à  ])araître  au  synode.  D'autre  paît,  le  roi  de 
France  eut  la  faiblesse  de  céder  aux  conseils  de  sa 
femme,  et  n'envoya  que  seize  évêques  avec  quelques 
procureurs  des  uoiversités.  Il  en  résulta  que  cette 
réunion  n'étant  comjjosée  que  d'un  petit  nombre  de 
prélats,  perdit  par  cela  même  de  son  influence  ;  et 
ce  fut  après  bien  des  difficultés  que  les  Florentins, 
auxcfuels  appartenait  la  ville  de  Pise,  fee  décidèrent  à 
permettre  l'ouverture  des  sessions. 

Enfin  la  première  séance  eut  lieu  le  29  octobre  1511, 
sous  la  présidence  du  cardinal  Sainte-Croix;  Odetde 
FoLx  était  le  gardien  du  concile,  et  Philippe  Dèce, 
excellent  jurisconsulte,  remplissait  les  fonctions  de 
rapporteur.  Dès  que  la  nouvelle  en  parvint  à  Jules  II, 
il  excommunia  pour  la  seconde  fois  les  cardinaux  et 
tous  ceux  ((ui  faisaient  partie  de  cette  assemblée; 
mais  tant  de  coups  le  frappaient  à  la  fois,  que  lui- 
même  crut  qu'il  n'y  survivrait  pas  ;  il  lui  prit  une 
fièvre  violente,  accompagnée  de  vomissements  et  sui- 
vie de  longues  syncopes  pendant  lesquelles  il  ne 
donnait  aucun  signe  de  vie. 

«  Alors  le  saint-père  parut  faire  un  retour  vers  le 
bien,  dit  l'bistorien  de  la  ligue  de  Cambrai  ;  il  fit 
venir  les  cardinaux  auprès  de  lui;  il  s'accusa  devant 
eux  d'avoir  commis  de  grands  crimes  et  d'avoir  pu- 
blié des  excommunications  iniques  ;  il  leur  fit  dresser 
une  bulle  pour  les  révoquer,  en  défendant  néanmoins 
de  la  publier  avant  sa  mort,  parce  que  s'il  recou- 
vrait la  santé,  il  ne  voudrait  pas,  disait-il,  avoir  ac- 
compli un  acte  de  justice  nuisible  à  sa  dignité.»  Cet 
excès  de  prudence  ne  fut  pas  inutile  ;  car  la  fièvre 
l'ayant  quitté,  les  médecins  déclarèrent  qu'il   était 


per 


bors  de  danger,   et  bientôt  il  vint  présider 
sonne  les  séances  du  consistoire. 

Pendant  sa  convalescence,  le  pape  s'occupa  de  ci- 
menter une  alliance  offensive  et  défensive  entre  li- 
saint-siége,  la  Suisse,  Venise  et  Ferdinand  le  Catho- 
lique, (jui  se  déclara  enfin  l'ennemi  de  la  Fiance. 
Par  un  étrange  abus  des  mots,  cette  coalition  sacri- 
lège fut  appelée  la  sainte  ligue,  et  la  conduite  des 
opérations  fut  abandonnée  à  l'infatigable  Jules  II.  Il 
est  vrai  aussi  que  Sa  Sainteté  resta  seule  chargée  des 
frais  de  l'entreprise  ;  néanmoins,  par  compensation, 
ses  alliés  lui  permirent  d'utiliser  leurs  tr(Uij)es  pour 
mettre  à  la  raison  le  peu])le  de  Rome,  qui  avait  eu 
l'audace  de  chasser  les  prêtres  de  la  ville  apostoli- 
que et  de  vouloir  recouvrer  sa  liberté.  En  moins  de 
huit  jours,  grâce  à  ce  puissant  secours,  l'autorité  du 
pape  fut  rétablie  ;  et  après  le  massacre  de  douze  à 
quinze  mille  citoyens,  tout  rentra  dans  l'ordre. 

Si  les  habitants  de  la  ville  sainte  étaient  hostiles 
à  la  cause  pontificale,  il  n'en  était  pas  de  même  à 
Pise,  où  une  armée  de  prêtres  et  de  moines  avaient 
exalté  le  peuple  dévot;  des  troubles  éclatèrent,  et  la 
population  prit  les  armes  non  contre  le  pape,  mais 
contre  le  concile  qui  s'occupait  de  le  déposer.  Les 
désordres  devinrent  si  graves,  que  dès  la  troisième 
session,  les  Pères  furent  obligés  de  se  retirera  Milan 
pour  continuer  leurs  séances.  Sa  Sainteté  en  eut  une 
grande  joie,  qui  fut  cependant  troublée  par  la  nou- 
velle que  les  Français  avaient  taillé  en  pièces  l'armée 
des  confédérés  sous  les  murs  de  Ravenne. 

Cette  victoire  jeta  la  terreur  dans  les  États  ecclé- 
siastiques :  à  Rome  surtout,  les  esprits  furent  dans 
la  consternation  ;  les  cardinaux  coururent  au  Vatican 
pour  supplier  le  pontife  d'avoir  pitié  de  lui-même  et 
du  sacré  collège,  et  de  transporter  sa  cour  en  Espa- 
gne. Ils  lui  représentèrent  que  la  position  était  d'au- 
tant plus  grave  que  les  barons  romains  devaient  se 
joindre  aux  Français,  et  que  même  son  propre  bâ- 
tard, le  duc  d'Urbin,  avait  promis  d'envoyer  aux  en- 
nemis deux  cents  lances  et  quatre  mille  hommes  de 
pied  pour  augmenter  le  nombre  de  soldats  que  Pom- 
pée Colonna,  Robert  des  Ursins,  Antoine  Savelli, 
Pierre  Margano  el  Laurent  Mancini  s'étaient  enga- 
gés à  fournir.  Malgré  son  excessif  orgueil,  ces  con- 
sidérations avaient  fait  impression  sur  l'esprit  de 
Jules  II,  et  il  paraissait  pencher  pour  le  parti  de  la 
retraite,  lor.sque  survinrent  les  ambassadeurs  de  Fer- 
dinand le  Catholique  et  de  Venise  ;  ils  combattirent 
les  raisonnements  des  cardinaux,  et  firent  compren- 
dre à  Sa  Sainteté  que  le  danger  n'était  pas  aussi  im- 
minent qu'on  avait  pu  le  supposer,  parce  que  l'armée 
française,  quoique  victorieuse,  était  comme  un  corps 
sans  âme,  son  général,  Gaston  de  Foix,  duc  de  Ne- 
mours, ayant  été  tué  le  jour  même  de  la  bataille. 

Cette  nouvelle  détermina  Jules  II  à  retarder  de 
quelques  jours  son  projet  de  fuite  ;  et  bientôt  une 
lettre  du  cardinal  de  Médicis  le  lui  fit  abandonner 
entièrement  et  lui  rendit  toute  son  audace.  Ce  pré- 
lat, qui  avait  été  fait  prisonnier  sur  le  champ  de  ba- 
taille, où  il  combattait  armé  de  toutes  pièces,  écri- 
vait à  Sa  Sainteté  «  qu'il  était  parvenu  à  s'emparer 
de  l'esprit  des  soldats,  el  qu'il  les  avait  tellement 
effrayés  par  des  prédications  sur  l'enfer,  qu'ils  dé- 
sertaient par  bandes  avec  armes  et  bagages,  pour 


JULES    II 


407 


sauver  leurs  âmes  et  se  racheter  des  anathèmes  qu'ils 
avaient  encourus;  qu'en  outre,  on  pouvait  être  sans 
in([uit'tude  pour  Rome, attondu  que  la  superstitieuse 
Anne  de  Brelagni;  avait  un  conlesseiir  entièrement 
dévoué  au  saint-siéye  ;  que  par  l'inlluence  de  cette 
princesse  on  saurait  bien  empêcher  Louis  XII  de 
renforcer  son  armée  d'Italie,  et  que  d'ailleurs  Maxi- 
milien,  qui  voyait  les  affaires  de  la  Fiance  en  mau- 
vais état,  paraissait  vouloir  se  détacher  de  sa  cause 
pour  entrer  dans  la  sainte  ligue.  '^ 

Quoi([ue  la  fortune  parùl  eu  effet  devoir  se  ranger 
du  parti  du  saint-père,  l'assemblée  de  Milan  n'en 
continua  pas  moins  ses  travaux,  et  dans  la  septième 
session,  elle  prononça  la  suspension  de  Jules  II  des 
fonctions  [lontificales.  La  sentence  était  conçue  en  ces 
termes  :  «  Au  nom  de  la  Tiinité  sainte,  le  sacré 
concile  général  représentant  l'Eglise  universelle,  après 
avoir  pris  en  considération  les  maux  de  l'Église,  dé- 
clare qu'il  est  nécessaire  de  travailler  à  la  réforme 
des  abus;  et  comme  il  importe  par-dessus  tout  à  la 
religion  ([ue  le  chef  de  l'Eghse  donne  1  exemple  des 
vertus  chrétiennes,  qu'il  ne  soit  pas  un  objet  de 
scandale  par  ses  adultères,  par  ses  vols  et  par  ses 
meurtres,  les  Pères  ont  décidé  d'un  accord  unanime 
qu'il  fallait  renverser  Jules  II  du  tiùne  de  l'Apôtre  ; 
car  Isa'ie  a  dit  :  «  Otez  de  la  voie  de  mon  peuple 
«  tout  ce  qui  peut  causer  sa  chute;  «et  l'apôtre  saint 
Paul  :  «  Retranchez  tout  germe  de  mal  du  milieu  de 
«  vous,  car  un  peu  de  levain  aigrit  toute  la  pâte.  » 

«  Puisqu'il  faut  retirer  le  peuple  des  mains  de 
Goliath  et  des  Philistins,  qui  le  pervertissent  et  l'op- 
priment, le  sacré  concile  exhorte  les  cardinaux,  les 
patriarches,  les  archevêques,  les  évoques,  les  abbés, 
les  prévôts  des  cathédrales,  les  chapitres  des  collé- 
giales, les  rois,  les  princes,  les  ducs,  les  marquis,  les 
comtes,  les  barons,  les  universités,  les  communautés, 
les  vicaires  de  l'Eglise  romaine,  les  vassaux,  les 
gouverneurs,  les  feudataires,  les  sujets  réguliers  et 
séculiers,  enfin  tous  les  fidèles,  quelles  que  soient 
leurs  dignités  et  leurs  professions,  à  ne  plus  recon- 
naître comme  pape  Julien  de  la  Rovère,  qui  s'est 
élevé  sur  le  saint-siége  par  une  infâme  simonie. 

«  Défense  d'obéir  à  ce  corsaire,  à  ce  gladiateur 
souillé  du  sang  chrétien,  à  cet  incestueux,  à  ce  so- 
domite  couvert  de  plaies  honteuses,  qui  a  infecté 
l'Église  de  sa  corruption  !  » 

Ce  décret  fut  reçu  en  France,  et  la  publication  en 
fut  permise  par  lettres  patentes  de  Louis  XII,  mal- 
gré la  vive  0])position  d'Anne  de  Bretagne,  qui,  par 
les  conseils  de  son  confesseur,  en  vint  même  à  refu- 
ser au  prince  de  partager  sa  couche.  Du  reste, 
Jules  II  ne  parut  guère  s'en  émouvoir  ;  il  se  con- 
tenta de  réunir  quel(jues  évoques  italiens  à  Saint- 
Jean  de  Latran ,  et  fit  décréter  par  ce  concilia- 
bule des  anathèmes  contre  ses  adversaires.  Par  les 
ordres  de  Sa  Sainteté ,  les  prélats  qui  siégeaient  à 
Milan  furent  déclarés  hérétiques,  délégués  de  l'An- 
téchrist ;  et,  comme  tels,  il  fut  permis  aux  fidèles  de 
s'emparer  de  leurs  biens,  de  leurs  bénéfices,  de  leurs 
dignités,  voire  même  de  les  tuer.  Le  concile  de  La- 
tran conllrma  en  même  temps  les  censures  pronon- 
cées contre  Louis  XII,  auquel  on  enleva  son  titre  de 
roi  très-ciirélien.  Le  dernier  article  de  la  condam- 
nation avait  été  dicté  par  Ferdinand  le  Gatliolique, 


qui  exigea  en  outre  que  le  roi  de  Navarre  fût  com- 
pris dans  la  sentence.  Fléchier,  dans  une  de  ses 
oraisons  funèbres,  blâme  lui-même  la  conduite  du 
pape.  «  Jules  II,  dit-il,  abusant  du  pouvoir  qu'il 
prétendait  tenu-  de  Dieu,  a  fait  servir  la  religirfn  à 
ses  passions  criminelles,  et  a  porté  une  main  sacri- 
lège sur  la  couronne  des  rois.  Jean  d'Albret,  l'une 
des  victimes  de  l'exécrable  politique  de  ce  pontife, 
s'était  vu  excommunié  en  vertu  d'une  bulle  qui  avait 
été  sollicitée  par  Ferdinand  V  ;  et  il  arriva  que  la 
princii)auté  de  Navarre  se  trouva  envahie  par  les 
troupes  espagnoles  avant  même  que  Jean  d'Albret 
eût  seulement  songé  à  se  mettre  en  défense....  » 

Pendant  que  les  créatures  de  Jules  II  fulminaient 
des  anathèmes  contre  la  France  et  contre  ses  alliés, 
les  Pères  du  concile  de  Milan  quittaient  précipitam- 
ment celte  résidence,  pour  éviter  la  vengeance  impla- 
cable du  pape,  et  se  réfugiaient  à  Lyon;  ce  qui  valut 
à  cette  ville  d'être  mise  en  interdit  et  dégradée  de 
son  rang  de  métropole.  D'un  autre  côté,  les  bandes 
de  la  sainte  ligue,  renforcées  des  troupes  espagnoles, 
reprirent  leur  revanche  sur  les  Français,  et  s'empa- 
rèrent l'une  après  l'autre  de  toutes  les  villes  qui 
tenaient  encore  contre  le  pape. 

Pour  comble  do  disgrâces,  le  roi  d'Angleterre, 
Henri  VIII ,  qui  jusqu'alors  était  resté  spectateur 
impassible  de  la  lutte,  se  joignit  aux  confédérés  et 
entraîna  la  désertion  de  Maximilien.  Toute  l'Europe 
se  trouvant  ainsi  liguée  contre  Louis  XII,  la  guerre 
recommença  plus  terrible  qu'auparavant  ;  les  AUe- 
mand's,  les  Suisses  et  les  Espagnols  pénétrèrent  en 
Italie  de  trois  côtés  à  la  fois;  les  troupes  île  Jules  II 
envahirent  la  Romagne  et  emportèrent  d'assaut  Bo- 
logne et  Ravenne. 

Pressés  de  toutes  parts  et  accablés  par  le  nombre,' 
les  Français  furent  contraints  de  céder  le  terrain  et 
de  mettre  bas  les  armes  ;  presque  tous  furent  lâche- 
ment assassinés,  poignardés  ou  pendus,  au  mépris 
des  lois  de  la  guerre,  et  quoiqu'ils  eussent  obtenu 
des  capitulations  honorables. 

Bandel,  Forcadelle  et  plusieurs  autres  historiens 
rapportent  que  Jules  II  inventa  alors  une  fable  dont 
le  but  était  de  rendre  odieuse  la  mémoire  de  Gaston 
de  Foix,  duc  de  Nemours,  et  de  porter  au  phis  haut 
point  le  fanatisme  des  peuples  de  l'Italie  contre  les 
Français.  Il  fit  affirmer,  par  de  nombreux  témoi- 
gnages, qu'ayant  ouvert  le  tombeau  de  ce  prince,  on 
n'avait  trouvé  dans  son  cercueil  iju'un  hoirible  ser- 
pent qui  s'était  envolé  dans  les  airs  au  miUeu  d'une 
fumée  é|)aisse  et  infecte.  Forcadelle  dit  encore  que 
Sa  Sainteté  distribua  des  sommes  considérables  à  des 
poètes  affamés,  pour  qu'ils  fissent  des  satires  contre 
Louis  XII  ou  contre  Anne  d(^  Bretagne,  et  qu'il  accor- 
da la  remise  do  la  peine  capitale  à  un  grand  criminel 
([ui  avait  fait  un  distique  latin  contre  les  Français. 

Deux  mois,  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  l'ex- 
pulsion des  Français  de  l'Italie,  que  Jules  II  songeait 
déjà  à  rompre  la  sainte  ligue  et  à  se  débarrasser  de 
ses  alliés,  qui  avaient  l'audace  de  revendiquer  une 
]iart  des  dépouilles.  Avant  de  mettre  ce  projeta  exé- 
cution, il  voulut  s'assurer  de  la  possession  du  duché 
de  Ferrare  ;  et  à  cet  effet,  il  écrivit  au  duc  Alplionse 
de  Ferrare,  mari  de  l'infâme  Lucrèce  Borgia,  qu'il 
consentait  à  le  réconcilier  avec  l'Eglise,  et  qu'il  exi- 


408 


HISTOIRE    DES    PAPES 


geait  seulement  qu'il  vînt  à  Rome  pour  recevoir  l'ab- 
solutioa,  selon  les  formalités  ordinaires;  il  lui  adressa 
même  un  sauf-conduit  signé  de  sa  main,  pour  lui 
donner  plus  de  conliance  en  ses  promesses. 

Mali^ré  les  protestations  d'amitié  du  saint-père, 
Alphonse  craignit  un  piège,  et  répondit  qu'il  ne  se 
hasarderait  à  venir  à  Rome  que  sur  la  garantie  solen- 
nelle des  Colonna  et  des  ambassadeurs  d'Espagne  et 
de  Florence.  Ceux-ci  lui  écrivirent  aussitôt  (pi'ils 
prenaient  l'engagement  de  s'opposer  à  toute  entre- 
prise contre  sa  personne  ;  alors  il  n'eut  plus  rien  ù 
objecter,  et  se  mit  en  route  pour  la  ville  sainte. 

Jules  II,  dit  un  historien,  l'accueillit  avec  de 
grandes  démonstrations  de  joie,  et  cherclia  à  lui 
persuader,  comme  il  avait  fait  précédemment  auprès 
de  César  Borgia,  que  Lucrèce  était  sa  propre  (ille  et 
non  celle  d'Alexandre  VI.  Cette  princesse  vivait  alors 
en  grand  honneur  à  la  cour  de  son  mari,  entourée  de 
poètes,  d'artistes  et  de  peintres;  plus  tard,  lorsque 
la  vieillesse  eut  chassé  tous  ses  amants,  elle  bâtit  des 
couvents  de  filles  en  expiaticm  de  ses  adultères  et  de 
ses  incestes,  et  mourut  en  odeur  de  sainteté  I 

D'abord,  Jules  II  promit  au  duc  de  Ferrare  de  le 
traiter  comme  son  gendre  et  le  retint  au  Vatican  ; 
puis,  lorsqu'il  supposa  qu'il  pouvait  parler  en  maîti  e, 
"il  le  fit  comparaître  devant  le  consistoire  et  le  somma 
de  lui  rendre  sa  ville  de  Ferrare  comme  dépendance 
de  l'Eglise;  en  outre  il  lui  réclama  le  payement  d'un 
tribut  de  quatre  mille  florins  d'or  qu'il  devait  envoyer 
à  Rome  chaque  année  comme  feudataire  du  saint- 
siége;  enfin  il  lui  défendit  d'expédier  les  produits  des 
salines  de  Comachio  dans  la  Lombardie,  pour  ne  point 
établir  de  concurrence  avec  les  salines  du  saint-siége. 

Alphonse  comprit  que  Jules  n'attendait  qu'un  pré- 
texte pour  le  faire  arrêter  ;  aussi  se  garda-t-il  de  con- 
tester l'équité  des  réclamations  du  saint-père  ;  il  de- 
manda seulement  qu'on  lui  accordât  jusqu'au  lende- 
main pour  prendre  une  décision.  Pendant  la  nuit  il 
s'enfuit  de  Rome  et  regagna  ses  Etats  par  des  che- 
mins détournés.  Dès  que  Jules  eut  connaissance  du 
départ  de  son  prisonnier,  il  entra  en  grande  colère  ; 
il  accusa  les  ambassadeurs  florentins  d'avoir  favorisé 
l'évasion  d'.\lphonse,  et,  pour  se  venger,  il  donna 
ordre  au  cardinal  Sion  de  commencer  immédiatement 
les  hostilités  contre  Florence. 

Cardonne,  général  espagnol,  se  joignit  aux  troupes 
pontificales,  s'empara  de  Prato,  et  força  la  Répu- 
blique à  recevoir  les  conditions  qu'il  plut  au  pape  de 
lui  imposer.  Sa  Sainteté  rétablit  les  Médicis  à  la  tète 
du  gouvernement. 

A  Milan,  une  restauration  semblable  venait  de 
s'accomplir,  et  Maximilien  Sforce  reprenait  sa  cou- 
ronne ducale.  Ainsi  tous  les  événements  politiques 
concouraient  à  assurer  le  triomphe  du  pape  ;  il  ne 
lui  restait  plus  qu'à  purger  l'Italie  des  Allemands  et 
des  Espagnols.  Pour  atteindre  ce  but.  Sa  Sainteté 
offrit  à  l'empereur  de  l'autoriser  à  faire  la  conquête 
des  États  de  Venise,  sous  la  condition  qu'il  chasse- 
rait les  Espagnols  de  l'Italie  inférieure.  Maximilien  I" 
accéda  à  cette  proposition  et  envoya  immédiatement 
à  Rome  l'évêque  de  Gurck  pour  en  arrêter  les  bases. 
Le  pontife  accueillit  le  plénipotentiaire  allemand  avec 


de  grandes  démonstrations  d'amitié,  et  parut  avoir 
oublié  entièrement  leurs  luttes  précédentes  ;  il  le  dé- 
fraya libéralement  des  dépenses  de  son  ambassade, 
([uoiqu'il  eût  trois  cents  personnes  à  sa  suite,  et  lui 
prodigua  les  honneurs  (jui  ordinairement  n'étaient 
rendus  qu'aux  empereurs. 

Toutes  les  conditions  de  cette  sacrilège  alliance 
furent  arrêtées  dans  la  même  journée  ;  l'évêque  de 
Gurck,  au  nom  de  Maximilien,  s'engagea  à  proléger 
la  cour  de  Rome  contre  les  entreprises  de  l'Espagne 
et  de  la  France,  et  à  lui  prêter  le  secours  de  ses 
troupes  pour  réduire  le  duché  de  Ferrare.  En  retour 
de  ces  avantages,  Jules  sacrifia  les  Vénitiens  ses 
alliés,  et  promit  de  les  excommunier  s'ils  refusaient 
de  se  soumettre  à  l'Allemagne,  et  de  transiger  aux 
conditions  que  le  prince  voulait  leur  imposer. 

Dès  que  le  traité  eut  été  ratifié,  Jules  II  laissa  éclater 
sa  joie  ;  il  commanda  pour  le  lendemain  un  service  so- 
lennel pour  célébrer  la  réussite  de  ses  négociations, 
et  à  la  suite  de  la  cérémonie,  il  se  rendit  avec  tout  son 
clergé  sur  la  rive  gauche  du  Tibre.  Là,  en  présence 
des  ambassadeurs  de  toutes  les  puissances  et  d'une 
foule  innombrable,  il  jeta  les  clés  de  saint  Pierre 
dans  le  fleuve,  en  s'écriant  :  "  Désormais,  les  papes 
n'auront  plus  besoin  que  de  l'épée  de  saint  Paul.  » 

Enfin  Sa  Sainteté,  de  retour  au  Vatican,  fit  com- 
paraître les  ambassadeurs  espagnols  et  leur  ordonna, 
sous  peine  des  censures  les  plus  terribles,  de  faire 
retirer  des  terres  de  l'Église  les  bandes  de  pillards 
qui  combattaient  avec  ses  troupes.  Gomme  ceux-ci 
voulurent  s'excuser  sur  la  nécessité  de  terminer  les 
opérations  commencées,  Jules  II  s'emporta  contre  eux 
en  paroles  outrageantes  et  les  chassa  de  sa  présence. 

Aussitôt  il  négocia  avec  les  cantons  suisses  pour 
en  obtenir  trentejmille  hommes  de  troupes  qui  de- 
vaient l'aider  à  chasser  les  Espagnols  de  l'Italie  infé- 
rieure et  à  faire  la  conquête  du  royaume  de  Naples. 
Déjà  le  marché  était  signé  et  la  guerre  allait  se  ra- 
nimer avec  une  nouvelle  fureur,  lorsque  Dieu  prit 
l'Italie  en  pitié  et  délivra  la  terre  de  cet  abominable 
pape,  le  23  février  151 3. 

Selon  quelques  auteurs,  Jules  II  mourut  des  suites 
d'un  accès  de  colère;  suivant  d'autres,  il  succomha 
au  mal  honteux  qui  sévissait  en  Europe  ;  tous  s'ac- 
cordent à  dire  que  le  cardinal  chargé  de  lui  admi- 
nistrer les  derniers  sacrements  lui  ayant  demandé  ce 
qu'il  décidait  relativement  aux  prélats  qui  l'avaient 
déposé,  le  moribond  répondit  :  «  Gomme  homme,  je 
leur  pardonne  ;  comme  pape,  je  les  maudis  !  »  Celte 
parole  suffit  pour  démontrer  que  la  papauté  est  dans 
son  essence  une  institution  vicieuse  et  exécrable,  puis- 
qu'elle commande  la  haine  et  défend  l'oubli  des  injures. 

On  attribue  au  savant  Érasme  une  sanglante  satire 
dans  laquelle  Jules  II  se  trouve  en  scène  avec  le 
prince  des  apôtres  ;  celui-ci  refuse  au  pape  l'entrée 
du  royaume  des  cieux  et  lui  reproche  tous  ses  crimes, 
il  l'accuse  d'inceste  avec  sa  sœur  et  sa  fille  ;  de  so- 
domie avec  ses  bâtards,  ses  neveux  et  plusieurs  car- 
dinaux ;  il  le  nomme  parjure,  simoniaque,  ivrogne, 
voleur,  meurtrier,  empoisonneur,  et  enfin  il  lui  dé- 
clare que  les  portes  du  ciel  ne  sont  pas  ouvertes  à 
ceux  qui  sont  infectés  du  mal  de  Naples  ! 


I 


LEON     X 


40«î> 


Désordres  à  Rome.  —  Élection  de  Léon  X.  —  Couronnement  du  pontife.  —  Politique  du  saint-père.  —  Louis  XII  fait  sa  soumis- 
sion au  pape.  —  Léi-n  s'oppose  à  la  pacification  de  l'Europe.  —  Décret  du  concile  de  Latran  sur  la  nature  de  l'âme.  —  Impiété 
du  pape.  —  Il  fait  achever  la  basilique  de  Saint-Pierre.  —  Le  pape  marie  son  frère  avec  la  princesse  Pliiliberle  de  Savoie.  — 
François  I"  envahit  l'Italie.  —  Entrevue  du  roi  et  du  pape  à  Bologne.  —  Intrigue  entre  le  pape  et  une  dame  de  la  cour  de 
France.  —  Concordat  entre  Léon  X  et  François  I".  —  Le  pontife  dépouille  le  duc  d'Urbin.  —  Conspiration  contre  le  pape.  — 
Décimes  d'Espagne.  —  Bassesses  de  François  I"  pour  gagner  l'amitié  du  pape.  —  Trafic  des  indulgences.  —  Martin  Luther  et 
sa  doctrine.  —  Bulle  de  Léon  X  contre  Luther.  —  Édit  de  l'empereur  Charles-Quint  contre  le  réformateur.  —  Traité  entre 
l'empereur  et  le  pape  contre  la  France.  —  Mort  de  Léon  X. 


Dès  que  Jules  II  eut  terminé  son  exécrable  vie, 
une  révolution  éclata  dans  Rome;  le  peuple,  long- 
temps comprimé  sous  la  main  de  fer  du  pontife,  cou- 
rut aux  armes,  pilla  les  monastères  et  les  églises,  et 
massacra  un  grand  nombre  de  prêtres  et  de  moines 
A  la  suite  de  ce  mouvement,  les  masses  populaires 
se  scindèrent  en  deux  factions  puissantes,  celle  des 
Colonna  et  celle  de  la  famille  des  Urbins,  qui  toutes 
deux  cliercliaient  à  proliter  de  la  confusion  générale 
pour  s'emparer  de  la  souveraineté  de  la  ville.  Il  en 
résulta  un  désordre  effroyable  ;  le  sang  coula  par 
torrents,  et  Rome  n'offrit  plus  à  la  vue  que  cadavres 
et  maisons  en  feu  ;  enfin  les  citoyens,  fatigués  de 
carnage,  comprirent  qu'ils  n'étaient  que  des  insLru- 
mcnts  entre  les  mains  des  seigneurs  ambitieux  qui 
se  disputaient  le  pouvoir;  ils  déposèrent  les  armes, 
et  le  calme  succéda  à  l'affreuse  tourmente  qui  avait 
passé  sur  la  cité  apostolique. 

Les  cardinaux  se  hâtèrent  de  profiter  de  celte  ap- 
parente tranquillité  pour  entrer  en  conclave  ;  préala- 
blement ils  rédigèrent  un  acte  qui  limitait  l'autorité 
pontificale,  et  qui  établissait  d'une  manière  précise 
les  privilèges  des  membres  du  sacré  collège  ;  tous 
jurèrent  sur  l'Évangile  d'en  observer  les  règlements, 
II 


et  immédiatement  après  les  brigues  commencèrent 
entre  les  candidats  pour  la  papauté. 

Parmi  les  membres  du  conclave,  Jean  de  Médicis 
était,  sans  contredit,  celui  qui  se  montrait  le  plus 
avide  de  l'héritage  de  Jules  II.  Voici  en  quels  termes 
Varillas  parle  de  ce  cardinal  :  «  Il  n'y  avait  pas  en- 
core trois  mois  que  Jean  de  Médicis  était  réinstallé 
dans  son  palais  de  Florence,  lorsque  arriva  la  mort 
de  Jules  II;  aussitôt  il  con(,'ut  le  dessein  de  se  faire 
élire  souverain  ])onti('e,  et  il  se  mit  en  route  pour 
Homo,  quoiqu'il  fi'il  atteint  du  mal  auquel  le  pape 
avait  succombé,  et  qu'il  etit  deux  énormes  abcès  qui 
l'empêchaient  de  marcher  et  même  de  se  tenir  à  che- 
val. Il  lit  le  voyage  couché  dans  une  litière  et  les 
mules  allant  au  ]ias,  afin  d'éviter  le  moindre  cahot; 
de  celte  manière  il  put  arriver  jusqu'à  la  ville  sainte; 
mais  les  obsèques  de  Jules  étaient  terminées  et  le 
conclave  commencé ,  cependant  Jean  de  Médicis  se 
fit  ouvrir  les  portes  du  Vatican  et  prit  place  avec  les 
autres  cardinaux.  Déjà  les  membres  du  sacré  collège, 
jeunes  et  vieux,  avaient  cabale  pour  faire  réussir 
l'élection  de  leius  candidats,  et  paraissaient  si  obsti- 
nés dans  leurs  choix  respectifs,  (ju'on  était  menacé 
d'une  longue  vacance,  lorsqu'un  événement  fort  bi 

140 


410 


UlSTltlUE     DES     l'APES 


zarre  vint  lout  à  oonp  chiuii;or  la  direction  des  fi^piils 
el  niellre  lin  aux  Inigucs.  Jean  de  Médicis,  (luoiquo 
toujours  malade  et  tourniento  de  douleurs  aiguës,  se 
donnait  beaucoup  de  mouvement  pour  se  créer  des 
partisans;  or,  il  arriva  qu'à  la  suite  d'une  journée 
plus  laborieuse  ([ue  les  autres,  ses  abcès  s'ouvrirent 
et  donnèrent  passage  à  des  humeurs  viciées  ([ui  ré- 
pandirent dans  tout  le  conclave  une  puanteur  infecte. 
Les  vieux  cardinaux  craignant  de  ne  pouvoir  résister 
aux  impressions  funestes  de  cet  air  corrompu,  con- 
sultèrent les  médecins  sur  les  moyens  de  se  préserver 
du  danger  qui  pouvait  résulter  pour  leur  santé  d'un 
séjour  forcé  dans  la  même  salle  que  le  malade.  Ceux- 
ci  répondirent  qu'ils  n'avaient  rien  autre  à  laire  que 
d'attendre  la  mort  de  Médicis,  qui  ne  pouvait  tarder 
d'un  mois.  Cette  condamnation  prononcée  par  les 
docteurs  fit  une  révolution  dans  le  conclave  ;  les  bri- 
gues cessèrent  aussitôt,  et  les  cardinaux,  d'un  con- 
sentement unanime,  donnèrent  la  tiare  à  Jean  de 
Médicis,  qui  l'ut  proclamé  souverain  pontife  à  làge 
de  trente-six  ans,  sous  le  nom  de  Léon  X.  » 

Précisément  l'ouverture  des  abcès  sauva  Jean  de 
Médicis  d'une  mort  certaine  ;  les  humeurs  corrom- 
pues sortirent  par  les  plaies,  et  il  guérit  de  son  mal. 

Le  nouveau  pape  était  lils  de  Glarice  des  Ursins 
et  de  Jjaurent  de  Médicis,  celui-là  même  auquel  Sa- 
vonarola  avait  refusé  l'absolution.  Depuis  l'âge  de 
treize  ans,  il  avait  été  élevé  au  cardinalat  par  Inno- 
cent VIII  ;  ce  qui  n'empêchait  pas  que  son  éducation 
n'eiit  été  mondaine.  Selon  Paul  Sarpi,  il  n'avait  au- 
cune teinture  des  idées  religieuses  ;  il  affectait  même 
une  impiété  lidicule ,  disant  ouvertement  que  la  re- 
ligion était  bonne  seulement  pour  maintenir  le  peu- 
ple dans  l'obéissance,  et  ne  devait  jamais  gêner  les 
actions  des  puissants  et  des  riches. 

Aussi  orgueilleux  ,  aussi  ambitieux  que  son  pré- 
décesseur, Léon  X  était  capable  Je  commettre  tous 
les  crimes  pour  arriver  à  son  but;  mais,  plus  ha- 
bile que  Jules  II,  il  apportait  dans  ses  relations  avec 
les  souverains  moins  de  rudesse  et  de  brusquerie. 

Sa  Sainteté  voulant  attendre  le  retour  de  ses  l'or- 
ces,  retarda  la  cérémonie  de  son  exaltation  jusqu'au 
1 1  avril,  anniversaire  de  la  bataille  de  Ravenne,  où 
il  avait  été  fait  prisonnier  par  les  Français.  Au 
jour  indiqué  pour  le  sacre,  Léon  X,  revêtu  d'habits 
chargés  de  diamants  et  de  rubis,  la  tète  couverte 
d'une  tiare  si  éblouissante  de  pierres  précieuses , 
qu'il  était  impossible  au  regard  d'en  soutenir  l'éclat, 
se  rendit  à  la  basilique  de  Latran  avec  une  escorte 
si  nombreuse  et  si  brillante  ,  que,  suivant  les  histo- 
riens du  temps,  jamais  empereur  ni  roi  n'avaient  dû 
déployer  tant  de  magnificence  dans  leurs  journées 
triorapiiales.  Le  clergé  romain,  la  noblesse,  la  ma- 
gistrature, les  différents  ordres  de  moines  noirs,  gris 
et  bhincs,  les  corps  de  métiers,  les  chefs  de  milices, 
tous  chargés  d'armures  étincelantes ,  formaient  un 
cortège  immense;  partout,  sur  le  passagedu  pontife, 
de  jeunes  vierges  et  des  enfants  vêtus  de  blanc  je- 
taient des  palmes  et  des  fleurs.  Léon  X  s'avançait 
monté  sur  un  coursier  arabe,  ayant  à  ses  côtés  les  mem- 
bres du  sacré  collège  et  ses  parents ,  parmi  lesquels 
on  distinguait  le  commandeur  de  Médicis ,  armé  de 
toutes  pièces.  Ce  cortège  n'avait  pas  encore  franchi 
les  murailles  de  la  ville  lorsqu'un  courrier  vint  ap- 


))orler  la  nouvelle  delà  mort  de  Riqihaèl  Pueci ,  ar- 
chevêque de  Florence;  Léon  X,  après  avoir  ouvert  la 
dépêche,  se  tourna  vers  son  cousin,  et  sans  inter- 
rompre sa  marche  il  lui  dit  à  haute  voix:  "  Beau  pa- 
rent, je  vous  annonce  que  dès  demain  vous  quitte- 
rez la  profession  des  armes  pour  recueillir  la  succes- 
sion de  Raphaël  Pucci  et  devenir  archevêque.  »  Ce 
qui  eut  lieu  en  effet  ,  quoi([ue  le  commandeur 
fût  aussi  étranger  au  métier  de  prêtre  que  pouvait 
l'être  un  capitaine  de  guerre,  qui  toute  sa  vie  n'avait 
fait  que  piller,  voler,  violer  ou  égorger. 

.Vprès  la  célébration  de  la  messe  pontificale,  Léon  X 
vint  s'asseoir,  suivant  la  coutume  usitée  lors  des 
élections,  sur  les  chaises  percées,  alin  de  montrer 
aux  assistants  les  jjreuves  de  sa  virilité;  mais  comme 
il  n'était  pas  entièrement  débarrassé  du  mal  de  Na- 
ples,  le  jeune  diacre  chargé  de  s'assurer  par  le  con- 
tact que  le  pape  était  bien  réellement  un  homme, 
refusa  Je  remplir  son  oflice  et  se  retira  au  milieu 
des  diacres  en  donnant  Jes  marques  d'effroi  et  de 
dégoût.  Il  est  nécessaire  d'observer  qu'à  celte  épo- 
(jue  on  croyait  que  cette  honteuse  maladie  se  propa- 
geait par  un  simple  attouchement.  Sa  Sainteté  fut 
profondément  affectée  de  cette  circonstance,  et  pour 
ne  pas  exposer  ses  successeurs  à  une  semblable  hu- 
miliation, elle  résolut  d'abolir  les  épieuves  des  chai- 
ses percées  ;  en  effet,  depuis  le  règne  de  Léon  X , 
cette  cérémonie  cessa  entièrement  d'être  pratiquée 
dans  l'intronisation  des  papes.  Enfin  un  autre  diacre 
s'avança  vers  le  saint-père ,  le  revêtit  de  ses  orne- 
monts  pontificaux,  un  cardinal  replaça  sur  sa  tête  la 
triple  couronne,  après  quoi  le  saint-père  donna  sa 
bénédiction  au  peuple  et  reprit  le  chemin  du  'Vati- 
can, où  l'attendait  un  festin  digne  des  LucuUus  et 
des  Apicius.  On  compte  que  la  dépense  de  cette 
fêle  se  monta  à  plus  de  cent  mille  écus  d'or. 

Dès  qu'il  fut  installé  sur  le  saint-siège ,  Léon  X 
donna  l'essor  à  ses  goûts  Je  luxe  et  Je  Jébauches  ; 
il  appela  à  Rome  les  artistes  et  les  écrivains  Je  l'I- 
talie, et  bientôt  sa  cour  devint  la  plus  brillante  de 
l'Europe.  Toutefois  on  doit  lui  rendre  cette  justice 
qu'il  en  bannit  la  débauche  brutale  pour  la  rempla- 
cer par  la  galanterie,  sorte  de  corruption  moins 
ignoble,  et  plus  dangereuse,  en  ce  qu'elle  déprave 
la  société  pour  ainsi  dire  traîtreusement ,  sans  qu'il 
soit  possible  d'appeler  sur  elle  la  réprobation  géné- 
rale. La  cour  de  Rome  devint  une  école  de  maté- 
rialisme et  d'athéisme  philosophique,  du  sein  de  la- 
quelle un  pontife-roi  dirigea  les  affaires  politiques 
Je  l'Église.  D'abord  Léon  X  songea  à  l'agrandisse- 
ment de  sa  famille;  il  plaça  son  frère  Pierre  à  la  tête 
du  gouvernement  de  la  Toscane,  et  réserva  à  son 
autre  frère,  Julien  le  Magnifique,  la  couronne  de 
Xaples,  qu'il  était  décidé  à  enlèvera  Ferdinand  V; 
mais  il  ne  fit  rien  païaîtie  de  ce  dernier  projet,  vou- 
lant attendre  que  les  circonstances  lui  offrissent  des 
chances  certaines  de  succès.  Ensuite  il  s'occupa  d'é- 
tendre l'autorité  du  saint-siége  et  de  lui  conserver 
son  indépendance  ;  à  cet  effet  il  refusa  de  conclure 
un  tiaité  avec  FerJinanJ  le  Catlioli([uo,  et  pareille- 
ment il  ne  voulut  aJhérer  à  aucune  proposition  de 
paix  avec  les  Français,  dans  la  crainte  de  les  voir 
rentrer  de  nouveau  en  Italie.  Sa  Sainteté  ne  ratifia 
même   qu'en  partie  les   engagements  pris   avec  les 


LÉON    X 


^11 


Suisses  par  son    prédécesseur,  parce    qu'elle   avait 
reconnu  l'inconvénient  de  faire  la  guerre  avec   des 
soldats  mercenaires  qui   se  mutinaient  dès  qu'ils  ne 
touillaient  ])as   leur  paye  à  jour  lixe,  ou  qui  s'enrô- 
laient sous  la  banuière  des   ennemis  s'ils  trouvaient 
une  augmentation  de  solde.  Le   pape  ne  voulut  [las 
davantage  se  liguer  avec  Maximilien  Sforce,  duc  de 
Milan,   qu'il   regardait  comme   un  fardeau  pour  le 
saint-siége  ;  ni   avec    l'empereur,   qui  était   un  ami 
inconstant  et  dangereux,  et  qui  avait  même  déclaré, 
depuis  qu'il  s'était  vu   obligé  de    renoncer  à  la  pa- 
pauté, que  les  États  de  l'Église  appartenaient  à  l'empire 
d'Occident,  et  que  le  destin  l'avait  désigné  pour  rendre 
au  titre  d'empereur  son  ancienne  splendeur;  enfin  le 
saint-père  refusaavec  plus  déraison  encore  de  s'allier 
avec  les  Vénitiens,  qui  avaient  traité  avec  Louis  XII. 
Iséanmoins  il  envoya  un  ambassadeur  nommé  Cin- 
thio  à  la  cour  de  France,  pour  rassurer  le  roi  sur 
ses  véritables  intentions  et  pour  protester  des  senti- 
ments  respectueux  de  la  maison  des  Médicis  pour 
Louis  XII;  le  légat  était  également  chargé  d'exposer 
à  Sa  Majesté  qu'à  sou  avènement  au  trône  pontifical, 
Léon  X  ayant  trouvé  le  saint-siége  engagé  dans  une 
voie   d'hostilité  déclarée   contre  la  Fiance,  il  serait 
imprudent  de  changer  immédiatement  de  poHtique  ; 
qu'eu  conséquence  il  suppliait  le  roi  de  n'imputer  à 
aucun    mauvais    vouloir   les   dispositions  qu'il   était 
contraint    d'adopter    pour   traverser  ses    projets   de 
conquête  sur  le  Milanais;  qu'il  le  suppliait  en  outre 
de  ne  point  s'oilénser  s'il  l'exiiortait  par  un  bref  à 
ne  rien  entreprendre  contre  l'Italie,  sous  peine  d'a- 
nathème,  d'interdiction  et  de  déposition;   ce  qui,  au 
dire  de  Ciiilliio,  ne  diminuerait  on  rien  la  constante 
affection  de  Sa  Sainteté  pour  sa  personne.  Il  l'aver- 
tissait charitablement  qu'à  sa  sollicitation,  Henri  VIII 
d'Angleterre  préparait  une  descente  en  France;  que 
bien  malgré  lui ,  et  pour  obéir  au   sacré   collège,  le 
pape  se  voyait  contraint   d'engager  Maximilien  I"  à 
attaquer  ses  frontières  vers  le  Rhin,  pendant  que  les 
Suisses  envahiraient  la  Bourgogne;  qu'enfin  il  était 
obligé  de  permettre  à  Ferdinand   le  Catholique  de 
poursuivre  ses  conquêtes  dans  la  Navarre,  attendu 
que  ce   roi  en   avait  acheté  l'autorisation  quarante- 
deux  mille  écus  d'or  à  son  prédécesseur. 

Sans  s'inquiéter  de  ces  menaces,  les  Français,  sous 
le  commandement  de  Louis  de  ]a  Trimouille,  péné- 
trèrent en  Italie  ,  se  joignirent  aux  Vénitiens  et  re- 
commencèrent les  hostilités.  Le  Milanais  fut  recon- 
quis pour  la  troisième  fois;  et  Gènes  passa  encore 
sous  la  domination  de  la  France.  Malheureusement 
Anne  de  Bretagne  vint  entraver  la  marciie  des  af- 
faires, et  fit  écrire  à  la  Trimouille  par  l'imbécile  mo- 
narque «  de  ne  point  trop  avancer  en  besogne.  » 

Voici  en  quels  termes  Mézerai  s'explique  à  ce  su- 
jet «  Le  plus  grand  ennemi  du  roi  était,  sans  con- 
tredit, madame  la  reine,  à  cause  de  ses  scrupules 
de  conscience  ;  plie  l'accusait  de  vouloir  sa  damna- 
tion en  combattant  les  papes  et  en  assemblant  des 
conciles  contre  eux;  et  comme  elle  lui  rompait  per- 
pétuellement la  tête  de  ses  lamentations,  le  pauvre 
sire  n'avait  d'autre  moyen  de  ramener  la  paix  dans 
son  intérieur  que  de  suspendre  la  guerre  au  moment 
oîi  il  était  victorieux,  et  quand  il  était  sur  le  point 
de  mettre  le  pape  à  la  raison.  > 


Cette  excessive  condescendance  de  Louis  XII  pour 
sa  femme  faillit  lui  coiîter  la  couronne,  car  les  en- 
nemis de  ce  prince  attribuant  l'inaction  de  son  gé- 
nérd  à  la  faiblesse  ou  à  un  manque  d'habileté,  en 
reprirent  de  l'audace.  Les  Suisses,  (jui  étaient  à  la 
solde  de  Léon  X,  marchèrent  contre  les  Français, 
les  taillèrent  en  pièces  devant  Novare,  et  c'est  à  peine 
si  la  Trimouille  put  ramener  en  France  (piel(|ues 
milliers  d'hoiimies.  Presque  au  même  instant  l'Anjou 
était  cnvaiii  par  les  Anglais,  la  Navarre  par  les  Es- 
])agnols,  la  Bourgogne  ]jar  une  seconde  armée  de 
Suisses,  et  les  provinces  limitrophes  du  Rhin  par 
Maximilien  Sforce,  duc  de  Milan. 

Dans  cette  extrémité,  le  roi  fut  obligé  d'avoir  re- 
cours à  la  clémence  de  Léon  X  ;  il  envoya  immé- 
diatement à  Rome  des  ambassadeurs  avec  des  lettres 
patentes,  scellées  de  son  sceau,  souscrites  par  lui  et 
expédiées  de  son  mandement.  A  leur  arrivée  dans  la 
ville  sainte,  les  envoyés  de  la  France  furent  soumis 
à  un  cérémonial  des  plus  humiliants  ;  on  les  intro- 
duisit dans  le  consistoire  que  présidait  le  pa|)e,  re- 
vêtu d'ornements  étincelants  d'or  et  de  pierreries; 
on  les  contraignit  de  se  prosterner  le  front  contre 
terre,  en  présence  des  ambassadeurs  des  cours  étran- 
gères, des  cardinaux  et  des  nombreux  officiers  de 
l'Église,  et  alors  ils  implorèrent  avec  humilité  le  par- 
don de  leur  maître,  promettant  en  son  nom  de  ne 
donner  à  l'ayi-enir  aucune  assistance  aux  ennemis  du 
siège  apostohque,  et  de  les  combattre  même  à  main 
armée,  sans  fraude  ni  dissimulation.  Ils  déclarèrent 
que  le  roi  désapprouvait  formellement  le  concile  de 
Pise,  qu'il  détestait  les  décisions  arrêtées  dans  cette 
assemblée  de  schismatiques  et  d'hérétiques,  qu'il 
s'engageait  à  poursuivre  les  prélats  qui  avaient  fait 
partie  de  cette  assemblée,  à  les  chasser  de  la  ville  de 
Lyon,  du  royaume,  et  de  toutes  les  terres  ou  sei- 
gneuries placées  sous  sa  dépendance ,  à  les  livrer 
enfin  à  la  sainte  Inquisition  s'il  parvenait  à  les  faire 
prisonniers  ;  en  outre,  ils  signèrent  une  adhésion  au 
concile  de  Latran ,  déclarant  le  reconnaître  comme 
seul  régulier,  et  approuvant  tous  les  décrets  qu'il 
avait  déjà  rendus  ou  qu'il  rendrait  par  la  suite. 

Louis  XII  fit  la  paix  avec  Ferdinand  V,  en  lui  pro- 
mettant sa  fille  Renée  de  France  pour  un  de  ses 
petits  fils  et  en  lui  abandonnant  la  Navarre;  il  ob- 
tint l'évacuation  des  provinces  rhénanes  occupées  par 
Maximilien  en  lui  abandonnant  le  Milanais;  pour  faire 
cesser  ses  démêlés  avec  Henri  VIII,  comme  il  se 
trouvait  veuf  d'Anne  de  Bretagne,  morte  depuis  quel- 
ques mois,  il  demanda  en  mariage  la  jeune  Marie 
d'Angleterre,  qui  lui  fut  accordée;  quant  aux  Suisses, 
avec  de  l'or  il  acheta  leur  neutralité.  Ces  arrange- 
ments, qui  mettaient  fin  aux  o])éi'ations  de  la  sainte 
ligue,  n'obtinrent  pas  l'approbation  de  Léon  X,  qui 
s'était  promis  de  prolonger  la  guerre  entre  les  diffé- 
rents princes,,  afin  que  Louis  XII,  occupé  à  sa  propre 
défense,  ne  songeât  pas  à  reparaître  en  armes  au  delà 
des  Alpes;  et  Sa  Sainteté  se  disposait  à  ranimer  les 
discordes,  à  lever  des  troupes,  et  à  lancer  de  nou- 
veaux anathèmes  contre  la  France ,  lorsqu'il  reçut 
la  nouvelle  de  la  mort  du  roi. 

Il  en  résulta  un  moment  de  calme  dont  le  pontife 
profita  pour  continuer  les  travaux  du  synode  de  La- 
tran. Sa  Sainteté  reçut  dans  une  session  solennelle 


HISTOIRE    DES    PAPES 


les  Pères  du  concile  de  Pise,  qui  vinrent  faire  amende 
honorable  de  leur  conduite  passée;  les  promoteurs 
de  ci-lte  réunion,  les  cardinaux  de  Sainte-Croix  et  de 
Saint-Séverin,  furent  obligés  do  coiuparaitre  devant 
le  pape  couverts  des  habits  de  simples  prêtres,  et 
d'avouer  quils  avaient  été  justement  dégradés  par 
Jules  II,  parce  qu'un  ecclésiastique  ne  devait  jamais 
s'élever  contre  le  chef  de  l'Eglise. 

Dans  la  même  séance,  Léon  X  lit  publier  le  décret 
relatif  à  liumiortalité  de  rame.  «  Nous  ordonnons  à 
tous  les  philosophes  ipii  professent  dans  les  univer- 
sités, de  combattre  les  sentiments  et  les  doctrines 
(\\xi  s'écartent  de  la  foi  enseignée  par  l'Église,  en 
établissant  que  l'âme  est  mortelle  comme  le  corps, 
et  que  le  monde  est  éternel.  » 

Martin  Luther  affirme  dans  ses  ouvrage  que  Léon  X 
niait  )iosilivement  l'immortalité  de  l'âme;  et  qu'un 
jour,  après  avoir  écouté  deux  habiles  docteurs  qui 
discutaient  sur  celte  question  fondamentale  du  dogme 
chrétien,  il  termina  la  dissertation  par  cette  singu- 
hère  conclusion  :  «  Les  raisons  que  vous  donnez 
pour  l'affirmative  me  paraissent  profondément  pen- 
sées; mais  je  préfère  la  négative,  parce  qu'elle  est 
déterminante  pour  nous  engager  à  soigner  notre 
corps,  et  pour  acquérir  de  l'embonpoint.  » 

On  rendit  dans  l'assemblée  de  Lalran  un  nombre 
considérable  de  décrets  sur  différents  sujets  de  con- 
troverse religieuse;  ils  oflVent  trop  peu  d'intérêt  pour 
que  nous  les  rapportions  dans  leurs  détails.  Au  mi- 
lieu des  débats  politiques,  Léon  X  poursuivait  ses 
projets  d'embellissements  pour  Rome  et  faisait  con- 
tinuer, sous  la  direction  de  Julien  de  San  Gallo,  la 
construction  de  la  célèbre  basilique  de  Saint-Pierre, 
dont  les  dessins  avaient  été  faits  sous  le  pontificat 
précédent  par  François  Lazzari  Bramante,  célèbre 
architecte  sorti  des  rangs  du  peuple,  comme  presque 
tous  les  grands  artistes. 

On  doit  rendre  cette  justice  à  Jules  II,  qu'il  savait 
encourager  les  arts;  et  quoique  les  travaux  qu'il  com- 
manda pendant  son  règne,  aient  eu  pour  résultat  de 
faire  surgir  des  monuments  inutiles  aux  hommes,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  fut  à  lui  que  Rome  dut 
l'exécution  du  projet  formé  par  Nicolas  'V,  d'élever  à 
la  place  de  l'ancienne  église  de  Saint-Pierre  une  ba- 
silique qui  n'eût  jamais  d'égale  dans  aucune  ville  du 
monde.  Bramante  soumit  à  Sa  Sainteté  différents  plans, 
parmi  lesquels  s'en  trouvait  un  représentant  une  ca- 
thédrale avec  deux  corps  d'églises  et  deux  clochers; 
ce  fut  ce  plan  qu'adopta  le  pape.  II  nous  en  reste 
encore  une  médaille  gravée  par  le  fameux  artiste  Co- 
rodasso.  Des  ouvriers  au  nombre  de  plus  de  huit 
mille  furent  employés  à  la  démolition  de  l'ancienne 
basilique;  Bramante  jeta  les  fondements  du  nouveau 
monument,  et  poussa  les  travaux  avec  une  telle  célé- 
rité, qu'il  était  facile  de  comprendre  que  l'artiste 
voulait  avoir  seul  la  gloire  de  mener  à  sa  fin  un  pro- 
jet gigantesque  qui  demandait  la  vie  de  plusieurs 
hommes.  Il  renversa  impitoyablement  les  colonnes 
magnifiques  de  l'ancienne  église ,  et  les  remplaça 
par  quatre  grands  arcs  qui  reposaient  sur  des  mas- 
sifs énormes;  il  détruisit  les  anciens  tombeaux  des 
papes  et  les  mosaïques  précieuses  qui  les  décoraient. 
Hardi  et  ingénieux  dans  ses  conceptions,  Bramante 
faisait  les  voûlei  de  son  édifice  en  un  seul  jet,  avec 


une  composition  de  chaux  et  de  poussière  de  marbre 
délayée  dans  de  l'eau,  de  manière  que  les  voûtes 
paraissaient  décorées  de  mosaïques  représentant  des 
caissons  et  des  rosaces. 

Malheureusement  ces  grands  ouvrages ,  exécutés 
avec  tant  de  précipitation,  manquaient  de  solidité,  et 
les  voûtes  s'écroulèrent  peu  d'années  après  la  mort 
du  célèbre  arciiitecte.  Ceux  qui  reprirent  ces  travaux 
gigantesques,  Julien  de  San  tlallo,  Peruzzi  et  Michel- 
Ange,  ne  conservèrent  que  les  arcs  qui  portaient  le 
tour  du  dôme,  et  firent  disparaître  toutes  les  autres 
constructions. 

Léon  X  continuait  toujours  à  présider  les  séances 
du  concile  de  Latran  ;  à  la  dixième  session  se  pré- 
sentèrent deux  faits  remarquables  :  la  publication 
d'un  décret  en  faveur  du  prêt  à  usure,  et  la  promul- 
gation d'une  bulle  contre  la  liberté  de  la  presse.  Dans 
le  premier  décret,  le  saint-père  décidait  que  les 
monts-de-piélé  ou  bureaux  de  prêts  sur  nantisse- 
ments étaient  autorisés  à  prélever  sur  les  malheu- 
reux un  intérêt  plus  fort  que  le  taux  ordinaire,  à  la 
condition  que  ces  établissements  verseraient  dans  les 
trésors  du  pape  la  moitié  de  leurs  bénéfices;  calcul 
odieux  et  qui  doit  exciter  d'autant  plus  l'indignation, 
que,  sous  une  apparence  de  philanthropie,  il  ache- 
vait de  dépouiller  les  pauvres  de  leurs  dernières  res- 
sources. Dans  le  deuxième  décret,  le  pontife,  après 
avoir  énuraéré  longuement  les  inconvénients  qui  ré- 
sultaient pour  la  religion  de  ''ette  fièvre  d'instruction 
qui  s'était  emparée  des  esprits,  et  que  l'invention  de 
l'imprimerie  tendait  à  propager,  arrêtait  dans  sa  sa- 
gesse que  les  travaux  des  savants  seraient  soumis  à 
des  censeurs,  et  qu'aucun  livre  ne  pourrait  être  im- 
primé qu'il  n'eût  reçu  l'approljation  du  vicaire  du 
pape  et  du  maître  du  sacré  palais ,  pour  les  fidèles 
qui  habitaient  les  États  de  l'Église;  et  des  évêques 
diocésains  ou  des  inquisiteurs  de  districts,  pour  les 
autres  pays;  et  cela,  sous  peine  d'être  excommuniés 
et  jugés  comme  hérétiques,  c'est-à-dire  d'être  brûlés 
vifsl  Malgré  les  menaces  de  Léon  X,  celui  que 
de  serviles  historiens  appellent  le  restaurateur  des 
lettres,  et  qui  cherchait  à  épaissir  les  ténèbres  qui 
enveloppaient  le  monde ,  l'imprimerie  triompha  et 
rien  ne  put  maîtriser  cette  puissance  qui  venait  briser 
les  trônes  absolus  et  renverser  les  autels  de  la  su- 
perstition. Seulement  les  temps  n'étaient  pas  venus 
pour  les  peuples  de  s'affranchir  entièrement  de  ce 
joug  odieux,  et  les  papes  ainsi  que  les  rois  devaient 
encore  peser  sur  les  nations. 

Sa  Sainteté  poursuivit  ses  projets  d'agrandisse- 
ment pour  sa  famille,  et  fit  épouser  à  son  frèi'e  Ju- 
lien la  jeune  princesse  Philiberte  de  Savoi',  sœur  du 
duc  Charles  et  de  Louise,  mère  de  François  I",  qui 
venait  de  succéder  à  Louis  XII.  Le  nouveau  monarque 
profita  de  cette  circonstance  pour  faire  de  nouvelles 
tentatives  auprès  du  saint-siége  dans  l'intérêt  de  ses 
prétentions  sur  l'Italie,  et  il  envoya  à  Léon  X  d-'ux 
ambassadeurs,  Guillaume  Budé  et  Antoine  Pallavi- 
cini,  seigneur  milanais,  sous  prétexte  de  le  compli- 
menter sur  le  mariage  de  son  frère;  mais  en  réalité 
pour  lui  proposer  l'abandon  du  duché  de  Milan  ni 
échange  d'une  principauté  pour  Julien  de  Médicis. 
qui  serait  composée  des  États  de  Parme,  de  Plai- 
sance, de  Modène  et  de  Reggio,  et  dont  le  frère  du 


414 


HISTOIRE    DES     PAPES 


jiontifc  soi-ait  investi  comme  ft-udataire  du  sainl- 
siiga.  Cette  proposition ,  quoique  très-conforme  aux 
T.ies  de  Sa  Sainteté,  ne  fut  pas  accueillie,  parce  que 
déjà  rem|>ereur  Maximilien  avait  lait  des  otVrrs  ]>lus 
brillantes. 

François  1",  furieux  de  se  voir  éconduil  et  soiip- 
çoKnant  lexistence  d"une  nouvelle  coalition  contre 
lui,  résolut  de  surprendre  ses  ennemis  avant  qu'ils 
se  fussent  réunis;  il  franchit  les  nioiils  et  pénétra 
jusqu'aux  portes  de  Milan  avant  que  les  armées  du 
jiape  et  de  ses  alliés  eussent  opéré  leur  jonction  ;  les 
unisses  seuls  avaient  eu  le  temps  de  descendre  de 
leurs  montagnes  et  se  trouvèrent  prêts  à  disputer  le 
])assag«  aux  Français.  Ils  étaient  au  nombre  de  plus 
de  'quarante  mille,  c'est-à-dire  éfjaux  en  forces  à  leurs 
eiinetnis;  et  ils  avaient  de  plus  que  ceux-ci  l'avantace 
de  <"ombattre  dans  un  pays  ami,  et,  en  outre,  ils  étaient 
animés  par  le  souvenir  de  leur  victoire  de  Novare. 

Lorsque  les  Suisses  se  trouvèrent  en  face  des  Fran- 
çais, ils  firent  une  manœuvre  habile  pour  les  surpren- 
dre avant  qu'ils  fussent  rangés  en  bataille  ;  d'abord 
ils  chargèrent  sur  l'artillerie  ,  qu'ils  trouvèrent  vi- 
goureusement défendue,  et  qui  leur  lit  essuyer  une 
grande  perte  d'hommes  :  ensuite  ils  lire  t  attaquer 
les  troupes  de  pied,  et  ils  avaient  déjà  rompu  les 
premiers  rangs,  lorsque  la  cavalerie  française  ve- 
nant à  déboucher  d'un  ravin,  tomba  sur  leurs  ba- 
taillons et  en  fit  un  carnage  horrilde.  De  part  et 
d'autre  on  combattit  toute  la  journée  avec  une  fureur 
égale;  le  lendemain  la  bataille  recommença,  et  pen- 
dant quatre  heures  encore  la  victoire  resta  indécise  ; 
enfin  les  Suisses,  désespérant  d'enfoncer  l'ennemi 
de  front,  eurent  l'imprudence  de  changer  leur  ligne 
de  bataille  pour  l'attaquer  en  flanc,  et  laissèrent 
entre  leur  aile  gauche  et  le  centre  de  l'aimée  un 
espace  vide  que  les  gendarmes  français  occupèrent 
immédiatement.  Le  sort  de  la  journée  fut  dé- 
cidé; les  Suisses,  après  des  efforts  prodigieux  de 
courage,  laissèrent  le  champ  de  bataille  au  pouvoir 
de  leurs  adversaires,  et  battirent  en  retraite  après 
avoir  perdu  quinze  mille  hommes  ;  la  perte  des 
Français  fut  évaluée  à  cinq  ou  six  mille  soldats. 
Cette  victoire,  qui  depuis  fut  appelée  la  journée  de 
Marignan,  rendit  François  I"  maître  du  Milanais. 
Maximilien  Sforce  fut  contraint  d'eu  faire  la  cession 
au  vainqueur  ;  il  obtint  en  échange  une  résidence  en 
France  et  une  pension  considérable.  Un  début  aussi 
brillant  frappa  l'Iialie  dépouvante;  Gènes  se  bâta 
de  faire  sa  soumission  ;  le  pape  lui-même  envoya 
une  amljassade  pour  complimenter  le  jeune  roi  sur 
un  succès  qui  le  remplissait  de  rage.  François  l", 
vain  et  présomptueux  comme  le  sont  tous  les  rois, 
se  crut  invincible,  et  négligeant  les  conseils  des 
hommes  sages,  il  conclut  un  traité  avec  le  nonce  . 
apostolique,  et  concéda  de  grands  avantages  à  la  fa- 
mille des  Médicis. 

Par  une  nouvelle  ruse,  le  pape  ne  parut  pas  em- 
pressé de  ratifier  les  engagements  pris  par  son  légat  ; 
et  lorsqu'il  s'y  décida,  ce  fut  sous  la  condition  que 
François  I"  se  rendrait  à  Bologne  pour  discuter 
avec  lui  de  l'abolition  de  la  pragmatique  sanction  ; 
le  roi  accorda  l'entrevue,  et  se  rendit  à  la  ville  dési- 
gnée'par  le  saint-père  avec  une  escorte  de  six  mille 
lansquenets  et  de  douze  cents  hommes  d'armes.  Le 


pontife  avait  déjà  jjris  les  devants  et  attendait  Fran- 
çois I";  de  sorte  qu'à  son  entrée  dans  Bologne  le 
roi  fut  reçu  par  vingt-quatre  cardinaux,  tous  revêtus 
de  chapes  rouges;  ensuite  on  le  conduisit,  au  son 
des  cloches  et  des  instruments,  au  palais  pontifical. 
Léon  X  accueillit  le  jeune  vainqueur  avec  cette  poli- 
tesse obséquieuse  qui  caractérise  les  prêtres  de  toutes 
les  époques,  et  l'accabla  d'éloges  outrés. 

«  Ce  qui  captiva  le  plus  François  I"',  dit  un  chro- 
niqueur, ce  fut  la  manière  gracieuse  avec  laquelle 
Sa  Sainteté  disait  la  messe  ;  le  monarque  ne  pouvait 
pas  se  lasser  de  l'admirer  pendant  l'ultice,  et  il  vou- 
lut même  lui  servir  de  caudalaire,  quoi  qu'on  pût 
lui  dire  pour  empêcher  qu'il  ne  s'avilît  à  ce  point.  » 
Aussi  le  pontife  eut-il  bon  marché  de  son  hôte;  il 
eut  l'air  de  céder  à  ses  sollicitations  eu  rendant  au 
duc  de  Ferrare  les  villes  de  Modènc  et  de  Reggio, 
dont  le  saint- siège  revendiquait  la  possession;  et  en 
retour  il  exigea  que  François  I"  abandonnât  le  duc 
d'Urbin,  son  allié,  dont  les  États  étaient  à  la  conve- 
nance de  Julien  de  Médicis,  attendu  que  leur  réu- 
nion à  ceux  de  Florence  devaient  lui  constituer  une 
souveraineté,  qui  s'étendrait,  depuis  la  mer  de  Tos- 
cane jusqu'au  golfe  de  'N'enise  ;  enfin  il  arracha  au 
faible  monarque  la  promesse  d'abolir  la  pragmatique 
sanction,  sous  la  condition  secrète  que  le  pape  lui 
faciliterait  les  moyens  de  conquérir  le  royaume  de 
Naples  après  la  mort  de  Ferdinand  le  Catholique. 

Hamelot  de  la  Houssaye  laconte  plusieurs  aven- 
tures scandaleuses  sur  quelcpies  daines  de  la  cour 
qui  avaient  eu  la  permission  de  venir  à  Bologne  pen- 
dant l'entrevue  des  deux  souverains,  et  entre  autres 
sur  une  des  maîtresses  du  roi,  nommée  Marie  Gau- 
din,  qui  était  d'une  beauté  remarquable.  Il  paraîtrait 
que  cette  dame  avait  fixé  l'attention  de  Sa  Sainteté, 
et  que,  par  un  accord  entre  François  1"  et  Léon  X, 
elle  avait  répondu  à  la  passion  du  pape,  qui  lui 
donna,  comme  souvenir,  une  bague  de  grand  prix, 
qui  fut  conservée  précieusement  dans  la  maison  de 
Sourdis,  avec  la  dénomination  de  diamant  Gaudin. 

Le  pontife  et  le  roi  de  France  se  séparèrent  satis- 
faits l'un  de  l'autre,  le  premier  parce  qu'il  avait 
gagné  un  royaume  à  sa  famille,  le  second  parce  qu'il 
avait  eu  l'honneur  de  porter  la  queue  de  la  robe  du 
pontife.  Cet  accord  apparent  entre  les  cours  de 
Rome  et  de  France  mécontenta  si  vivement  l'empe- 
reur Maximilien,  qu'il  se  répandit  en  injures  contre 
Léon  X,  disant  «  qu'on  ne  pouvait  attendre  rien  de 
bon  des  papes,  et  que  si  celui-ci  ne  l'eût  pas 
trompé,  il  eût  été  le  seul  qui  eût  montré  de  la  bonne 
foi  dejiuis  saint  Pierre.  »  11  ne  s'en  tint  pas  à  des 
récriminations  ;  et  pour  se  venger  du  saint-père,  il 
entra  immédiatement  en  Italie,  à  la  tète  d'une  puis- 
sante armée  qui  remporta  plusieurs  avantages  sur 
les  Français. 

Sa  Sainteté  voyant  que  la  fortune  abandonnait  ses 
nouveaux  alliés,  se  tourna  du  côté  du  plus  fort,  se 
réconcilia  secrètement  avec  l'empereur,  et  lui  en- 
voya deux  cents  hommes  d'armes  sous  la  conduite 
de  Marc-Antoine  Colonna.  Non-seulement  le  saint- 
père  refusa  de  fournir  au  connétable  de  Bourbon, 
gouverneur  du  Milanais  pour  le  roi,  le  secours  de 
cinq  cents  lances  et  de  trois  mille  Suisses,  ainsi 
qu'il  s'y  était  engagé,  mais  encore  il  poussa  l'outre- 


LEON     X 


415 


cuidance  jus([u"à  l'aire  servir  ses  troupes  à  ses  projets 
sur  le  duclu'  d'Ui'bin  dont  il  fit  la  conquête  en  vingt- 
deux  jouis.  Puis,  encouragé  même  par  rinipunilé, 
il  forma  une  conspiration  avec  les  bannis  de  Milan, 
avec  le  cliancelier  Moron  et  avec  les  Colonna,  pour 
faire  de  nouvelles  vêpres  siciliennes  et  égorger  tous 
les  Français  qui  se  trouvaient  dans  le  duché.  Fort 
iieureuseiueut  le  connétable  de  Bourbon  eut  connais- 
sance de  ce  complot,  et  il  en  instruisit  immédiate- 
ment le  roi,  en  lui  demandant  l'autorisation  de  châ- 
tier le  pape.  François  I''''  répondit  qu'il  fallait 
ramener  Sa  Sainteté  par  les  voies  de  douceur,  et  ne 
piint  en  venir  à  de  fâcheuses  extrémités. 

(Jette  réponse  indigna  tellement  le  connétable,  qu'il 
se  démit  sur  l'heure  de  son  commandement,  et  qu'il 
écrivit  au  prince,  «  qu'il  savait  bien  que  des  astro- 
logues avaient  prédit  que  Léon  X  ferait  son  frère  Ju- 
lien roi  de  Naple's,  et  son  neveu  Laurent  duc  do 
Milan,  mais  qu'il  n'avait  jamais  supposé  que  le  roi 
de  France  laisserait  accomplir  la  prophétie,  et  sur- 
tout qu'il  servirait  de  marchepied  aux  Médicis  pour 
les  élever  sur  ces  trônes.  » 

Depuis  ce  moment,  François  I"  fit  tant  de  fautes, 
qu'il  semblait  réellement  qu'il  prit  plaisir  à  ruiner 
ses  alTaires  pour  renforcer  le  parti  de  ses  ennemis. 
Il  autorisa  le  chancelier  Duprat  à  régler  avec  Léon  X 
ce  fameux  concordat  qui  détruisait  toutes  les  libertés 
de  l'Eglise  gallicane;  il  consentit  à  l'abolition  de  la 
pragmatique  sanction,  il  rétablk  le  payement  des 
annates,  non  d'après  la  taxe  ancienne,  mais  suivant 
la  valeur  réelle  des  bénéfices  ecclésiastiques,  ce  qui 
augmentait  encore  les  revenus  du  pape.  En  vain  le 
parlement  de  Paris,  les  chapitres,  les  universités,  la 
Sorbonne  même,  réclamèrent  contre  la  violation  des 
élections  canoniques,  le  monarque  refusa  de  céder 
aux  représentations  de  ses  sujets,  et  contraignit  le 
Parlement  à  enregistrer  le  concordat. 

De  son  côté,  Léon  publia  au  concile  de  Latran  une 
bulle  pour  abroger  la  pragmatique,  pièce  extrême- 
ment curieuse,  à  cause  du  ton  superbe  que  le  chef  de 
l'Église  affecte  dans  son  langage,  et  par  les  préten- 
tions qu'il  émet  ouvertement  sur  la  domination  uni- 
verselle, aussi  bien  temporelle  que  spirituelle  de  son 
siège.  Il  déclare  que  les  conciles  sont  inférieurs  aux 
papes;  que  tous  les  fidèles  doivent  avant  tout  obéis- 
sance absolue  au  saint-siége;  que  le  pape  a  le  pou- 
voir de  bilTer  et  de  lacérer  tous  les  décrets  rendus 
par  les  assemblées  ecclésiastiques,  par  les  rois  ou  par 
les  parlements,  en  faveur  de  la  pragmatique,  et  que 
ceux  qui  refuseront  de  se  conformer  à  son  décret  se- 
ront excommuniés,  déchus  de  leurs  honneurs,  de  leurs 
dignités,  et  que  leurs  terres  seront  mises  en  interdit. 

A  la  dernière  session  du  concile,  Léon  eut  soin  de 
faire  voter  par  ses  cardinaux  une  imposition  extraor- 
dinaire de  décimes,  ijui  fut  prélevée  sous  prétexte 
•d'une  croisade  contre  les  Turcs.  Pendant  que  Sa 
Sainteté  était  occupée  à  réparer  le  désordre  de  ses 
finances  avec  les  dépouilles  des  peuples,  Ferdinand  V 
languissait  sur  un  lit  de  douleur,  atta([ué  d'une  hy- 
dro)usie.  Toujours  fourbe  et  hypocrite  jusque  dans 
les  bras  de  la  mort,  le  vieux  roi  se  fit  revêtir  d'un 
habit  de  moine  pour  feindre  l'huraililé;  enfin  il  ren- 
dit à  l'enfer  son  âme  exécrable.  Ce  monstre  avait 
mérité  le  surnom  de  Gatholiq\ie  à  cause  de  sa  cruauté 


envers  les  hérétiques;  sous  son  règne,  l'Inquisition 
condamna  près  de  cent  mille  personnes  qui  avaient 
le  malheur  d'être  trop  riches  ou  trop  vertueu-ses;  et 
un  historien  ajoute  que  pour  peindre  ce  tyran  en 
peu  (le  mots,  il  suffit  de  dire  (|u'il  avait  l'âme  de 
Louis  XI  et  le  cœur  de  Néron. 

Aju'ès  la  mort  de  Ferdinand  'V,  le  saint-père,  au 
lieu  de  remplir  la  promesse  (ju'il  avait  faite  à  Fran- 
çois I"  relativement  au  royaume  de  Naples,  en  re- 
vendiqua la  possession  pour  sa  famille  ;  et  afin  d'as- 
surer le  succès  de  ses  projets,  il  investit  solennelle- 
ment son  neveu  Laurent  de  Médicis  des  Etals  du  duc 
d'Urbin;  il  déposséda  le  cardinal  Petrucci  et  ses  deux 
frères  Borghèse  et  Fabius,  de  la  ville  de  Sienne  ;  il 
dépouilla  plusieurs  cardinaux  de  leurs  biens;  et  enfin, 
par  sa  tyrannie,  il  souleva  contre  lui  une  haine  si 
violente,  que  Petrucci  et  Bandinelli  de  Sauli  voulu- 
rent s'en  servir  pour  organiser  un  complot  contre  sa 
vie.  Ils  firent  des  ouvertures  à  plusieurs  de  leurs  col- 
lègues sur  leur  projet  de  se  défaire  du  pape,  et  ga- 
gnèrent même  un  médecin  qui  traitait  Sa  Sainteté 
pour  une  fistule  à  l'anus,  et  qui  avait  promis  de 
l'empoisonner  dans  un  clystère;  malheureusement 
Léon  conçut  quelques  soupçons  et  changea  de  méde- 
cin. Cette  détermination  fit  craindre  aux  conjurés 
une  trahison,  et  plusieurs  quittèrent  Rome;  mais 
comme  il  n'en  était  rien,  quelques-uns  reprirent 
courage,  et  Petrucci  se  détermina  à  poignarder 
Léon  X  de  sa  main  pour  en  finir. 

Il  eut  le  tort  de  s'en  ouvrir  à  quelques  cardinaux 
et  d'écrire  aux  autres  conspirateurs  pour  convenir  du 
jour  de  l'exécution;  le  saint-père,  prévenu  à  temps, 
plaça  des  espions  chez  plusieurs  de  ses  ennemis,  in- 
tercepta les  correspondances,  et  eut  bientôt  entre 
ses  mains  les  fils  du  complot.  Selon  son  habitude, 
il  dissimula  pour  se  venger;  il  combla  de  caresses 
les  cardinaux  qu'il  redoutait  le  plus  ;  il  rappela  Ban- 
dinelli à  sa  cour,  et  promit  même  de  rétablir  Petrucci 
et  sa  famille  dans  la  ville  de  Sienne;  à  cet  elïet  il 
adressa  à  son  ennemi  un  sauf-conduit  pour  qu'il  vînt 
discuter  les  conditions  de  sa  réinstallation  avec  lui, 
et  jura  sur  l'Évangile  qu'il  n'avait  à  redouter  aucune 
tentative  contre  sa  personne. 

Petrucci  tomba  dans  le  piège  et  vint  à  Rome.  Au 
moment  où  il  entra  au  Vatican,  des  shires  l'étran- 
o-lèrent;  les  autres  conjurés  qui  étaient  hors  de  la 
ville  sainte  furent  condamnés  à  l'exil,  privés  de  leurs 
biens  et  de  leurs  honneurs.  Sa  Sainteté  pubha  en- 
suite qu'elle  consentirait  à  recevoir  en  grâce  ceux 
qui  offriraient  au  saint-siége  une  somme  d'argent  en 
expiation  de  leur  crime  et  en  rapport  avec  l'énormité 
du  délit.  Plusieurs  cardinaux  eurent  l'imprudence 
d'ajouter  foi  aux  promesses  du  pape  et  vinrent  pour 
traiter  de  leur  rançon;  sans  autre  procédure,  le  sou- 
verain pontife  les  fit  arrêter;  les  uns  furent  empoi- 
sonnés dans  leurs  caihots,  les  autres  furent  décapités, 
quelques  autres  furent  écartelés  ;  enfin  le  cruel  Léon  X 
n'ayant  voulu  épargner  aucune  de  ses  victimes,  il 
en  résulta  qu'il  fut  obligé  de  faire  une  promotion  de 
trente  et  un  cardinaux  pour  remplacer  les  vides  qu'il 
avait  faits  dans  les  rangs  du  sacré  collège. 

Ce  n'était  pas  seulement  en  Italie  (|ue  le  pape 
trouvait  une  formidalde  opposition;  en  Franco,  tous 
les  gens  de  bien   faisaient    éclater  leur  indignation 


4I(> 


HISTOIRK    DES     l'Al'J'> 


Le  palais  Médicis  à  Rome 


cjnlre  la  bulle  qui  anéantissait  la  pragmatique  sanc- 
tion; le  Parlement  résistait  ouverlenaent  au  roi  et 
r.'fusait  d'enregistrer  le  concordat;  l'Université  de 
Paris  protestait  avec  la  même  vigueur,  et  le  recteur 
faisait  afficher  dans  tons  les  carrefouis  de  la  capi- 
tale un  mandement  qui  défendait  aux  libraires  et  aux 
imprimeurs  de  distribuer  ou  d'imprimer  un  seul 
exemplaire  du  concordat,  sous  peine  d'être  retranchés 
du  corps  universitaire;  bien  plus,  les  docteurs  se 
réunirent  en  assemblée  consultative  et  formulèrent 
un  acte  d'appel  à  un  futur  concile,  déclarant  le  sy- 
n(jde  de  Latran  un  conciliabule  de  simoniaques.  Ils 
di-'crétèrent  que  le  pape  n'était  ni  impeccable  ni  infail- 
ible,  et  qu'il  était  du  devoir  des  fidèles  de  lui  ré- 
sister lorsqu'il  commandait  des  actes  injustes.  Quel- 
ques prédicateurs,  animés  parles  mêmes  sentiments, 
tonnèrent  dans  leur  chaire  contre  le  pontife,  contre 
le  chancelier  Duprat  et  contre  François  I'',  qu'ils 
signalèrent  comme  un  tyran  exécrable,  qui  non  con- 
tent d'écraser  la  nation  d'impôts,  voulait  encore  op- 
primer les  consciences.  Sa  Majesté  ordonna  immé- 
diatement au  premier  président  Olivier  de  meltre  en 
jugement  les  prêtres  qui  osaient  s'attaquer  à  la  per- 
sonne royale;  mais  la  réprobation  était  telle  contre 
le  lâche  monarque,  que  le  Parlement  refusa  d'obéir. 


En  Allemagne,  en  Espagne,  en  Angleterre,  et 
même  en  Suisse,  on  protesta  avec  plus  de  violence 
encore  contre  les  abus  de  la  cour  de  Rome,  et  on 
accusa  publiquement  Léon  X  d'être  ambitieux,  dé- 
bauché et  despote ,  plus  que  ne  l'avaient  jamais  été 
ses .  prédécesseurs. 

Sa  Sainteté  voyant  grandir  chaque  jour  la  décon- 
sidération qui  s'attachait  à  la  papauté,  résolut  de  re- 
lever l'éclat  de  la  tiare  en  faisant  de  la  cour  ponti- 
ficale la  première  cour  du  monde  pour  le  luxe,  la 
splendeur  et  la  magnificence.  Mais  des  dépenses  pro- 
digieuses engloutirent  bientôt  les  trésors  amassés 
dans  les  caves  du  Vatican  ;  et  les  ressources  ordi- 
naires devenant  insuffisaates,  Léon  X  fut  obligé 
d'avoir  recours  aux  moyens  extraordinaires;  d'abord, 
il  exhuma  l'ancienne  taxe  des  crimes,  dressée  par 
Jean  XXII,  qui  était  ensevelie  dans  les  archives  de 
la  chancellerie;  il  y  changea  quelques  articles,  en 
ajouta  d'autres,  et  la  fit  imprimer  à  une  multitude 
d'exemplaires  qu'il  répandit  dans  toute  l'Europe, 
afin  de  faire  connaître  aux  chrétiens  que  le  pape  ven- 
dait l'absolution  du  viol,  de  l'adultère,  de  l'inceste, 
de  la  sodomie,  de  la  bestialité  ou  de  l'assassinat,  et 
que  pour  de  l'argent  il  pardonnait  tous  les  crimes, 
même  le  parricide  I  1 1 


LEON    X 


417 


Eusuile  Sa  SaliUcU'' publia  une  eroisaili' coiitro  les 
Turcs,  alia  de  lever  des  décimes;  ce  dernier  moyen, 
qui  avait  été  pour  ses  prédécesseurs  la  source  de 
bénéfices  incroyables,  ne  lui  réussit  pas;  le  nonce 
envoyé  en  Espaj:;uo  lut  lionteusement  cliassé  par  le 
cardinal  Ximenès,  régent  du  royaume.  Les  autres 
agents  disséminés  dans  les  différents  pays  revinrent 
également  les  mains  vides. 

Léon  X  comprit  que  ce  moyen  était  usé  et  ipTil 
devait  trouver  un  nouvel  expédient  pour  accélérer 
des  rentrées  d'argent;  ce  qui  devenait  d'autant  plus 


urgent,  ijue  ses  créanciers  menaçaient  de  faire  uh 
grand  scandale.  C'est  alors  (ju'il  organisa  sur  une 
vaste  échelle  l'exploitation  des  indulgeilces  ;  dans 
chaque  province,  il  nomma  des  fermiers  généraux 
qui  tenaient  leurs  com])loirs  dans  les  églises  ou  dans 
les  monastères,  et  vendaient  des  indulgences  [jOur 
lis  vivants  et  pour  les  trépassés;  et  afin  que  pas  un 
village  ni  un  hameau  n'échappât  à  sa  rapacité,  il  lira 
des  couvents  de  l'ordre  des  dominicains  des  légijns 
de  moines  qui  parcouraient  les  villes  et  les  champs 
armés  de  ses  bulles,  et  qui  rançonnaient   les  habi- 


Comptuir  (l'Arcembold,  délégué  du  saint-siégo,  en  Saxe, 
pour  la  vente  des  indulgences 


tants.  Voici  la  teneur  d'une  de  ces  singulières  formules  d'abso- 
lution délivrée  par  Arcembold,  l'un  des  fermiers  généraux  de 
Léon  Xpour  la  Saxe  :  «  ^ue  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  vous 
absolve  par  les  mérites  de  sa  passion  ;  moi,  par  son  autorité 
et  par  celle  des  bienheureux  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
et  par  celle  de  notre  très-saint  Père,  je  vous  absous  de  toutes 
les  censures  ecclésiastii]ues  que  vous  pouvez  avoir  encourues, 
de  tous  les  péchés,  délits  ou  excès  que  vous  avez  commis  ou 
que  vous  commettrez  par  la  suite,  quelque  énormes  qu'ils  puis- 
sent être;  je  vous  fais  participants  à  tous  les  mérites  spirituels 
qui  sont  ou  qui  seront  acquis  à  l'Eglise  militante  ou  à  ses  mem- 
bres, et  je  vous  rends  aux  saints  sacrements,  à  l'unité  des  fidèles, 
à  la  pureté  de  l'innocence,  comme  l'enfant  nouveau- né  qui  vient 
de  recevoir  le  baptême,  alin  que  la  porte  des  peines  de  l'enler 


141 


418 


ÎIISTOIUE    DE. S     PAPES 


vous  soit  tevairi',  l'I  qui'  lullos  Ju  juuadis  dos  di'lices 
vous  soient  ouvertes  à  l'article  de  la  mort.  Amen  !  >> 
Ruile  délivrée  au  nom  do  notre  sainl-iièro  le  |>a])e. 

Jeau  Tetzcl,  un  autre  buUisto  qui  opérait  égale- 
ment en  Saxe,  poussait  l'impudence  jusqu'à  répan- 
dre des  circulaires  obscènes,  où  il  cncliérissait  sur 
ses  collègues,  afin  d'accaparer  les  dupes;  il  entrait 
dans  les  détails  les  plus  cyniques  sur  les  forfails 
dont  il  pouvait  absoudre,  et  terminait  par  celte  siii- 
^lière  allocution  :  «  Oui,  mes  frères,  Sa  Sainteté 
m'a  conféré  un  pouvoir  si  grand,  que  les  portes  du 
ciel  s'ouvriraient  à  ma  voix ,  même  devant  un  pé- 
cheur qui  aurait  violé  la  sainte  A'iergo  el  qui  l'aurait 
rendue  mère.  "  Ce  misérable  suppôt  du  pape  accor- 
dait des  indulgences  appelées  personnelles  ,  moyen- 
nant lesquelles  un  chrétien  pouvait  mériter  quatre- 
vingt-dix-neuf  fois  par  an  la  rémission  des  crimes 
de  dix  personnes  à  son  choix.  Il  vendait  la  faculté 
de  pouvoir  délivrer  autant  d'àraesdu  ])urgatoire  qu'on 
pouvait  entrer  ou  sortir  de  fois  d'une  église  pendant 
les  vingt-quatre  heures  qui  s'écoulaient  entre  le  pre- 
mier et  le  second  jour  du  mois  d'août  de  chaque  an- 
née. Pour  une  légère  somme  il  diminuait  quarante- 
huit  mille  ans  de  peines  dans  le  purgatoire  à  ceux  qui 
visitaient  une  église  consacrée  à  saint  Sébastien,  et 
quatre  mille  ans  à  ceux  qui  se  rendaient  à  certaines 
époques  dans  les  basiliques  dédiées  à  la  ^'ierge;  en- 
fin il  vendait  pour  une  somme  plus  élevée  le  pouvoir 
de  contraindre  la  mère  du  Sauveur  à  venir  en  per- 
sonne annoncer  aux  fidèles  le  jour  et  l'heure  de  leur 
mort.  Mais  ce  qui,  sans  contredit,  rapportait  le 
plus  d'argent  au  saint-siége,  c'était  une  bulle  en  vertu 
de  laquelle  Léon  X  avait  décrété  que  les  bandits 
pourraient  s'arranger  avec  les  commissaires  pontifi- 
caux ou  avec  leurs  délégués,  en  donnant  une  partie 
de  leurs  vols,  afin  d'obtenir  l'autorisation  de  jouir 
en  repos  du  fruit  de  leurs  rapines.  Sa  Sainteté  leur 
accordait  absolution  pleine  et  entière ,  soit  qu'ils 
eussent  spolié  la  veuve  et  l'orphelin ,  ou  même  ex- 
torqué les  biens  des  hospices  et  les  legs  pieux  desti- 
nés à  doter  les  jeunes  filles  pauvres,  soit  encore  qu'ils 
se  fussent  emparés  des  héritages  des  familles  à  l'aide 
de  faux  titres  ou  de  faux  testaments,  soit  enfin  qu'ils 
eussent  pillé  les  biens  des  égUses  et  des  monastères  ; 
le  pape  n'avait  excepté  que  les  vois  commis  au  pré- 
judice du  saint-siége. 

Les  dominicains,  porteurs  des  bulles  apostoliques, 
s'acquittaient  à  merveille  de  leur  mission,  et  annon- 
çaient aux  fidèles  qu'il  valait  mieux  mourir  de  faim 
en  ce  monde  que  de  manquer  l'occasion  d'acheter 
son  salut  éternel  dans  l'autre.  Quant  à  eux,  ils  me- 
naient joyeuse  vie,  passaient  les  journées  à  jouer 
aux  dés  ou  aux  cartes,  et  les  nuits  à  se  gorger  de  vin 
dans  les  lupanars  publics.  «  Ces  hâbleurs,  ces  cour- 
tiers d'absolutions,  de  reliques  et  de  rogations;  ces 
cafards,  qui  exploitent  les  visages  des  saints  et  les 
images  de  l'Agneau  ;  ces  fripons  qui  flattent  les  du- 
pes pour  voler  les  bourses  et  qui  dépouillent  les 
simples  jusqu'à  la  chemise,  disait  le  fervent  catholi- 
que Olivier  Maillard,  je  les  ai  entendus  se  vanter 
d'avoir  tiré  des  plus  mauvais  bourgs  jus([u'à  mille 
écus  pour  les  indulgences,  sans  compter  cent  écus 
de  pol-de-vin  qu'ils  avaient  payés  aux  curés.  » 

Frère  Thomas .  que  Florimond  de  Raymond  cite 


dans  ses  ouvrages  comme  un  des  plus  saints  et  des 
j)lus  orthodoxes  personnages  du  temps,  exj)rimait 
ainsi  son  opinion  sur  les  buUistes  dans  ses  sermons  : 
"  Regardez  ces  voleurs  envoyés  par  le  pape,  voyez 
comme  ils  pipent  le  pauvre  peuple;  ils  vont  par 
monts  et  par  vaux  dépouillant  les  simples  de  leur 
dernière  obole;  et  afin  de  les  écorcher  à  leur  aise,- 
ils  pactisent  avec  les  prêtres.  —  "  Nous  portons  des 
u  indulgences,  disent-ils;  curé,  assemble  tes  ouail- 
«  les,  nous  les  plumerons  ensemble  et  nous  ferons 
«  bonne  chère  à  la  barbe  de  ces  imbéciles.  »  —  Et 
ces  prêtres  infâmes,  ces  curés  concubinaires ,  ivro- 
gnes et  mercenaires,  pour  mieux  remplir  leur  ventre 
et  pour  nourrir  leurs  ribaudes,  s'entendent  avec  ces 
porteurs  de  bulles,  extonpicnl,  pillent  et  volent  les 
idiols  qui  ouvrent  leurs  bourses  pour  les  âmes  du 
purgatoire.  Ensuite  ils  prennent  ensemble  leurs  ébats 
et  se  disent  :  «  Donnons-nous  du  bon  temps,  usons 
«  de  la  paillarde  et  faisons  bombance;  une  bulle 
«  payera  tout.  »  —  0  mon  Dieu!  qui  pourrait  ra- 
conter les  horreurs  que  ces  dominicains  commettent 
dans  cet  odieux  trafic  des  indulgences!...  » 

Cependant  la  mesure  du  scandale  fut  comblée;  un 
cri  universel  d'indignation  se  fit  entendre  contre  le 
saint-siége;  de  tous  les  côtés  on  attaqua  le  colosse 
aux  pieds  d'argile  ;  des  hommes  courageux  crièrent 
aux  peuples  :  «  Arrachez-vous  à  la  domination  des 
papes,  de  ces  larrons  éhoutés  qui  ont  fait  du  temple 
du  Christ  une  caverne  de  voleurs.  »  Parmi  les  ré- 
formateurs qui  surgirent  alors,  un  d'eux  se  fit  re- 
marquer par  la  hardiesse  de  ses  déclamations ,  par 
la  mâle  vigueur  de  son  esprit,  par  la  profondeur  de 
ses  pensées,  par  son  opiniâtre  persévérance  dans  ses 
luttes;  il  se  mit  à  la  tête  du  mouvement  religieux, 
et  fit  éclater  le  schisme  qui  devait  disputer  un  jour 
l'empire  du  monde  à  la  papauté  ;  ce  réformateur  était 
Martin  Luther. 

Cet  infatigable  ennemi  des  papes  était  né  en  Saxe, 
le  10  novembre  1484,  à  Eisleben,  dans  le  comté  de 
Mansfeld,  d'une  famille  de  pauvres  ouvriers;  son 
père  travaillait  dans  les  mines,  et  lui-même  l'aida 
dans  ses  rudes  travaux. 

Bientôt  le  jeune  Luther ,  cédant  à  une  impulsion 
surnaturelle,  quitta  le  toit  ]ialernel  et  vint  à  Eisenac, 
où  il  suivit  des  cours  publics.  Matthieu  Dresser  dit 
que  le  pauvre  étudiant,  dénué  de  ressources,  travail- 
lait avec  ardeur  toute  la  journée,  et  mendiait  le  soir 
ou  cherchait  à  exciter  la  compassion  des  fidèles  en 
chantant  des  cantiques.  Enfin  son  énergie  triompha 
des  obstacles;  son  aptitude  au  travail  lui  fit  faire  de 
rapides  progrès  dans  les  sciences,  et  à  l'âge  de  dix- 
huit  ans  il  put  aspirer  aux  honneurs  du  doctorat. 

Martin  Luther  était  à  la  veille  de  passer  ses  exa- 
mens pour  sa  réception  dans  le  grade  d'avocat,  lors- 
qu'un événement  terrible  changea  sa  destinée.  Pen- 
dant qu'il  se  promenait  avec  un  de  ses  condisciples 
f(ui  suivait  la  même  carrière ,  un  orage  éclata  ,  et 
la  foudre  vint  frapper  son  ami  à  ses  côtés.  Cet  acci- 
dent agit  puissamment  sur  sa  jeuneimagination;  ille 
regarda  comme  un  avertissement  de  Uieu.quilui  or- 
donnait de  renoncer  au  monde.  Dès  le  lendemain  il  se 
fil  admettre  dans  un  cloître  des  .\ugustinsàErfurt,  d'où 
plus  tard  il  fut  envoyé  à  Wiltemberg  pour  étudier  la 
théologie.  Dans  cette  dernière  ville,  ses  talents  le  firent 


LEON     X 


kl\t 


choisir  comme  professeur.  En  1510,  Liitlier  fut  dé- 
j)uté  pour  les  alTaires  de  son  ordre  à  la  cour  de 
Jules  II.  «  Je  fus  témoin  de  tant  de  scandales,  dit-il 
dans  un  de  ses  ouvrages ,  qu'à  partir  de  ce  jour,  je 
pris  la  résolution  de  travailler  toute  ma  vie  à  la  ruine 
de  la  papauté  et  à  la  réforme  des  abus  qui  avaient  été 
introduits  dans  la  religion  par  des  |irètres  cupides 
ou  par  des  pontifes  dépravés.  » 

Une  imagination  ardente,  un  esprit  nourri  de  pro- 
fondes études,  une  éloquence  naturelle  que  rendait 
plus  entraînante  encore  l'enthousiasme  religieux,  une 
voix  sonore,  une  poitrine  infatigable,  un  caractère 
impétueux,  un  corps  r.)buste,  tels  étaient  les  prin- 
cipaux traits  qui  caractérisaient  l'apôtre  de  la  réforme. 
«  C'est  la  trompette  ou  plutôt  le  tonnerre,  disait  Cal- 
vin, c'est  la  foudre  qui  a  tiré  le  monde  de  sa  léthar- 
gie. Ce  n'était  pas  Luther  qui  parlait,  mais  Dieu 
lui-même  qui  foudroyait  le  pape,  les  cardinaux,  les 
évêques  et  l'infâme  clergé  catholique  par  sa  liouche.  >^ 

Voici  comment  Luther  emboucha  la  trompette 
d'alarme  contre  la  cour  de  Rome  à  son  retour  de  la 
ville  sainte  : 

«  Peuples,  écoutez!  Je  viens  au  nom  du  Très- 
Haut  signaler  à  votre  exécration  le  pontife  abomi- 
nable qui  vous  pressure;  je  viens  au  nom  de  Jésus- 
Clirist  vous  commander  de  ne  lui  faire  aucune  merci, 
de  lui  enfoncer  un  poignard  dans  le  sein,  et  de  trai- 
ter tous  ses  adhérents  comme  des  brigands,  qu'ils 
soient  rois  ou  empereurs.  Ah  !  si  j'étais  chef  de  1  em- 
pire, j'aurais  bien  vite  fait  un  ballot  du  pape  et  de 
ses  cardinaux,  pour  les  jeter  tous  ensemble  dans  le 
Tibre.  Ce  bain  les  guérirait  des  maladies  honteuses 
qui  les  rongent;  j'y  engage  ma  parole,  et  je  donne 
notre  Sauveur  pour  caution....  » 

Ce  début  annonçait  pour  l'avenir  une  lutte  achar- 
née, qui  fut  soutenue  de  part  et  d'autre,  par  les  prê- 
tres catholiques  comme  par  les  réformateurs,  avec 
une  opiniâtreté  dont  jusqu'alors  on  n'avait  pas  en- 
core vu  d'exemple.  Luther,  partant  de  ce  principe , 
que  Dieu  seul  avait  le  droit  d'imposer  des  lois  aux 
hommes,  attaquait  le  pouvoir  monstrueux  que  s'é- 
taient attribué  les  papes  en  se  déclarant  infaillibles  ; 
il  mettait  au  grand  jour  les  rouages  de  leur  politi- 
que ;  il  arrachait  de  leur  visage  le  masque  d'hypo- 
crisie et  d'imposture  qui  avait  dérobé  aux  yeux  des 
lidèles  les  hideuses  rides  que  les  débauches  avaient 
empreintes  sur  leurs  fronts  :  il  tonnait  contre  la  pa- 
resse, et  appelait  la  réprobation  sur  les  légions  de 
moinesquicouvraient  l'Italie,  la  France,  l'Angleterre, 
la  Suisse  et  l'Allemagne.  Dédaignant  toutes  les  formes 
apprêtées  du  langage,  Luther  se  lit  une  éloquence 
populaire,  employant  très-souvent  des  expressions 
vulgaires,  triviales  et  même  cyniques,  qui  avaient 
l'avantage  de  rendre  parfaitement  ses  idées  et  d'é- 
mouvoir les  masses.  Du  reste,  on  ne  doit  pas  oublier 
que  ce  langage  âpre,  mordant,  incisif,  était  celui  qui 
convenait  le  mieux  à  son  auditoire,  et  que  le  réfor- 
mateurne  faisait  que  suivre  la  méthode  des  plus  cé- 
lèbres prédicateurs  de  l'époque. 

Nous  citerons  même  quelques  passages  des  ser- 
mons du  cordelier  Thomas  et  d'Olivier  Maillard, 
deux  saints  et  ortliodoxes  ecclésiastiques  du  temps, 
afin  de  donner  une  idée  exacte  des  mœurs  du  clergé 
et  de  l'indignation  qu'en   ressentaient    les  hommes 


vertui'ux.  "  ....  Juscpies  à  quand  serons-nous  scan- 
dalisés par  vos  adultères  et  par  vos  incestes,  prêtres 
indignes':'  s'écriait  le  moine  Thomas  sur  le  jubé  de 
la  cathédrale  de  Bordeaux  ;  quand  donc  cesserez- 
vous  de  remplir  vos  gros  ventres  de  volailles  et  do 
vins  fumeux  ?  Quand  cesserez-vous  de  voler  l'argent 
du  pauvre  monde,  d'avoir  la  ribaudo  dans  votre  lit, 
la  grosse  mule  à  l'étable,  le  tout  par  le  méiite  du 
goupillon,  par  la  grâce  du  crucifix  et  pour  avoir  pris 
la  peine  de  dire  :  «  Dominus  vobiscum  ?  » 

«  Je  sais  bien  que  vous  répondrez  qu'il  vous  im- 
porte peu  que  les  pauvres  tombent  de  faim  à  vos 
portes;  cependant,  n'avez-vous  point  honte  de  vendre, 
les  sacrements,  et  de  dévorer  les  biens  des  veuves  et 
des  orphelins,  sous  prétexte  de  soulager  les  âmes  du 
purgatoire  ?  Malédiction  sur  vous,  ministres  de  Sa- 
tan, quiséduisezlesjeunes  filles  et  les  femmes  mariées, 
et  qui  apprenez  d'elles  à  la  confession  les  moyens  de 
les  entraîner  au  péché  !  Malédiction  survous,  prêtres 
de  Lucifer,  qui  osez  vous  servir  de  l'ascendant  que 
vous  donne  votre  caractère  sur  des  esprits  crédules, 
pour  initier  les  adolescents  à  de  sales  voluptés  ! 
Honte  sur  vous,  qui  faites  de  vos  presbytères  des 
maisons  d'infamie,  où  vous  élevez  de  jeunes  filles  et 
de  jeunes  garçons  à  pot  et  cuillère!  Honte  survous, 
qui  ne  craignez  pas  de  montrer  à  vos  amis  les  mys- 
tères de  ces  nouveaux  sérails,  et  de  vous  gorger  avec 
eux  de  vins,  de  viandes  et  de  luxure  !  N'ai-je  pas 
entendu  de  mes  oreilles  le  curé  Jacques  se  vanter 
devant  une  société  d'infâmes  ecclésiastiques,  de  jouer, 
de  jurer,  de  boire  et  de  forniquer  avec  filles  ou 
garçons  mieux  qu'aucun  d'eux?...  « 

Maillard,  qui  avait  été  le  prédicateur  de  Louis  XI, 
tonnait  avec  encore  plus  de  force  contre  les  désordres 
des  prêtres.  <>  Je  vois,  disait-il,  des  abbés,  des  prê- 
tres, des  moines  et  même  des  prélats,  entasser  tré- 
sors sur  trésors,  accumuler  les  prébendes  et  les  bé- 
néfices, et  piper  les  chrétiens  comme  des  tireurs  de 
laine.  Je  vois  la  soutane,  le  froc  et  le  pallium  entrer 
dans  les  lupanars  de  jour  et  de  nuit  pour  y  faire  la 
débauche.  Des  chanoines  ou  des  clercs  élevés  en  di- 
gnités dirigent  eux-mêmes  ces  lieux  de  prostitution; 
ils  y  vendent  du  vin  et  tiennent  à  gages  des  soute- 
neurs de  filles.  J'en  vois  d'autres  qui  se  promènent 
insolemment  déguisés  en  soldats,  ou  bien  ipii  s'ha- 
billent comme  des  petits-:iiaîlres,  la  barbe  à  la  mode, 
et  conduisent  sous  leurs  bras  des  filles  d'amour.  Je 
connais  un  évêque  qui  chaque  soir  se  fait  servir  à 
souper  par  de  jeunes  filles  entièrement  nues,  vierges 
ou  non,  pour  se  mettre  en  appétit  ;  j'en  sais  un  au- 
tre qui  tient  un  sérail  de  petites  filles  encore  dans 
l'enfance,  qu'il  appelle  des  prostituées  en  mue;  et 
chaque  fois  que  le  prélat  a  besoin  d'elles  pour  de  iiou- 
teuses  voluptés,  il  secoue  sa  bourse  pleine  d'argent, 
au  son  duquel  son  troupeau  s'empresse  d'accourir. 

«  Cependant,  si  abominables  que  soient  toutes  ces 
choses,  il  en  existe  d'autres  encore  plus  infâmes.  Les 
évêques  ne  donnent  plus  les  bénéfices  vacants  que 
par  la  voie  des  femmes,  c'est-à-dire  lorsque  la  mère, 
les  sœurs,  les  nièces  et  les  cousines  du  candidat  en 
ont  payé  le  prix  avec  leur  honneur. 

«  Parlez,  évêques  et  prêtres  infâmes,  l'ICvangile 
dit-il  :  Bienheureux  les  simoniaques  !  bienheureux  les 
concubinaires!  bienheureux  les  ivrognes  et  les  sou- 


^20 


IIISTOIUE     DKS     PAl'ES 


toncurs  lie  filles  !  bienheureux  les  enlreHietleurs  qui 
gagnent  les  ordres  en  rendant  de  sales  services '/Allez 
au  diable,  iufànies!  A  l'heure  <le  votre  mort,  oserez - 
vous  bien  vous  présenter  devant  le  Christ,  ivres  de 
vin,  et  tenant  à  la  main  l'or  que  vous  aurez  volé,  et 
sous  le  bras  les  prostituées  que  vous  avez  hantées, 
ou  vos  servantes  maîtresses,  ou  vos  nièces,  qui  sont 
le  plus  souvent  vos  bâtardes  et  vos  concubines, 
ou  les  lilles  à  qui  vous  laites  gai^ner  leur  dot  par 
votre  impureté,  ou  les  mères  à  ([ui  vous  avez  acheté 
la  virginité  de  leurs  lilles?  Allez  à  tous  les  diables, 
cohortes  de  larrons  et  de  paillards  ! 

••  Je  sais  qu'en  flétrissant  vos  crimes,  je  cours 
risque  d'être  assassiné,  comme  il  est  déjà  arrivé  ;i 
ceux  qui  ont  vouhi  réformer  les  chapitres  et  les  mo- 
nastères ;  mais  la  crainte  de  vos  poignards  n'enchaî- 
nera pas  ma  langue  et  n'arrêtera  pas  les  élans  de 
mon  indignation;  je  dirai  toute  la  vérité.  Paraissez 
donc,  femmes  qui  abandonnez  vos  corpsà  messieurs 
de  l'oflicialité,  aux  moines,  aux  prêtres  et  aux  évo- 
ques. Paraissez,  vous  qui  portez  des  chaînes  et  des 
robes  à  queue,  et  ([ui  dites  quand  je  blâme  votre 
luxe  :  «  Mon  père,  nous  avons  vu  d'autres  femmes 
i'  encore  mieux  parées  que  nous  ne  le  sommes,  et 
"  elles  ne  sont  ni  plus  riches  ni  plus  nobles  que 
«  nous.  Du  reste,  quand  nous  n'avons  pas  assez 
"  d'argent,  les  prélats  nous  en  donnent  autant  que 
><  nous   en  méritons  à  la  sueur  de  notre  corps.  » 

«  Paraissez,  ivrognesses,  voleuses,  prêtresses  de 
Vénus,  qui  osez  dire  :  «  Si  un  prêtre  me  fait  un 
•■  enfant,  je  ne  serai  pas  la  seule.  »  —  Paraissez, 
nonnes  et  béguines,  qui  peuplez  les  citernes  et  les 
viviers  des  couvents  de  cadavres  de  nouveau-nés. 
Quelles  effroyables  accusations  n'entendrions-nous 
pas  si  tous  ces  enfants,  jetés  aux  cabinets  ou  dans 
les  puits,  pouvaient  nommer  leurs  bourreaux  ou  leurs 
pères?  Est-ce  que  la  pluie  de  feu  qui  dévora  jadis 
les  villes  de  Sodome  et  de  Gomorrhe  ne  tombera  pas 
sur  ces  couvents  ?  Est-ce  ([ue  tous  ces  piètres  et  ces 
évoques  ne  seront  pas  engloutis  comme  Coré,Dathan 
et  Abiron?  Si,  mes  frères;  le  temps  approche  où 
Dieu  fera  justice  de  toute  cette  engeance  de  pares- 
seux, de  chiens  muets,  d'ignares,  de  courtisans,  de 
paillards,  de  voleurs  et  de  meurtriers.  » 

Ces  textes  nous  montrent  où  en  était  l'éloquence 
sacrée  à  cette  époque,  et  nous  prouvent  que  le  ré- 
formateur devait  nécessairement  employer  un  lan- 
gage énergique  en  harmonie  avec  l'éducation  de  ses 
auditeurs. 

Dans  les  premières  années  de  son  professorat,  Lu- 
ther lit  paraître  des  thèses  contraires  aux  croyances 
reçues  dans  l'Église  sur  la  pénitence,  sur  le  purga- 
toire et  sur  les  indulgences;  Jean  Tetzel,  le  grand 
inijuisiteur  de  Saxe,  qui  recevait  sa  part  dans  le  pro- 
duit des  indulgences,  prit  naturellement  la  défense 
du  paje.  publia  à  Francfort  un  libelle  contre  le  ré- 
formattm-,  et  brûla  publiquement  les  thèses  de  Lu- 
ther. A  son  tour,  Martin  Luther,  qui  se  sentait  ap- 
puyé par  l'académie  de  Wittemberg  et  par  l'électeur 
de  Saxe,  usa  de  représailles  et  brûla  le  libelle  de  son 
adversaire.  Aussitôt  les  dominicains  se  rangèrent  du 
parti  de  l'inquisiteur,  et  firent  plusieurs  tentatives 
pour  faire  assassiner  leur  ennemi.  Gomme  il  était  sur 
ses  gardes,  ils  durent  renoncer  à  ce  projet,  et  se  con- 


tentèrent d'écrire  à  Uorao  pour  supplier  Léon  X  de 
faire  comparaître  l'hérétique  à  son  tribunal.  Le  pape 
manda  immédiatement  à  l'électevu'de  Saxe  ([u'il  vou- 
lait interroger  Martin  Luther  sur  ses  doctrines,  et 
(|u'il  le  priait  de  le  mettre  entre  les  mains  du  car- 
dinal tjaëtan,  son  légat  on  Allemagne. 

L'électeur  répondit  qu'il  no  consentait  pas  à  la  de- 
mande du  saint-père ,  attendu  que  le  réformateur 
pouvait  être  interrogé  dans  sa  patrie  aussi  bien  tpi'à 
Home.  Léon  X,  obligé  di!  désigner  une  ville  des 
Etats  d'Allemagne  pour  faire  instruire  le  procès  de 
son  redoutable  adversaire ,  arrêta  son  choix  sur  celle 
d'Augsbourg,  et  envoya  dans  celte  cité  les  plus  sa- 
vants docteurs  de  sa  cour  pour  assister  son  légat. 

Luther  ne  recula  pas  devant  une  occasion  aussi 
solennelle  de  professer  sa  doctrine  ;  il  eut  soin  seu- 
lement de  se  munir  d'un  sauf-conduit  de  l'empereur, 
et  il  se  rendit  à  Augsbourg.  Dès  le  lendemain  de  son 
arrivée,  le  tribunal  ouvrit  ses  séances  sous  la  prési- 
dence du  cardinal  Gaétan  ;  d'abord  on  chercha  à  le 
séduire  par  des  offres  brillantes,  on  lui  proposa  des 
honneurs  et  des  richesses,  s'il  voulait  abandonner 
ses  croyances;  ensuite,  comme  il  paraissait  inacces- 
sible à  la  séduction,  on  chercha  dans  une  autre  séance 
à  l'intimider  par  des  menaces,  et  on  le  somma  d'ab- 
jurer ses  erreurs,  sous  peine  des  plus  effroyables 
tourments.  Luther  protesta  de  l'orthodoxie  de  ses 
croyances  ;  il  prouva  que  ses  paroles  et  ses  senti- 
ments étaient  l'explication  simple  et  naturelle  des 
textes  des  Ecritures  et  des  livres  saints,  et  rejeta  sur 
les  abominations  du  saint-siége  les  causes  du  scan- 
dale qui  affligeait  la  chrétienté. 

Une  telle  résistance  convainquit  le  légat  qu'il  ne  lui 
restait  qu'une  chose  à  faire  pour  éteindre  le  schisme: 
c'était  l'arrestation  de  Luther.  Heureusement  celui-ci 
se  rappela  le  sort  de  Jean  Hus  et  de  Jérôme  de 
Piague,  arrêtés  au  mépris  du  droit  des  gens,  con- 
damnés et  brûlés  vifs  ;  il  s'enfuit  d'Augsbourg  et 
évita  le  bûcher. 

Toutefois  la  méchanceté  de  ses  ennemis ,  loin  de 
l'intimider,  augmenta  son  audace;  il  continua  la 
guerre  contre  la  papauté  avec  une  énergie  nouvelle, 
il  consacra  tous  ses  jours  à  des  prédications  et  toutes 
ses  nuits  h  des  travaux  contre  le  saint-siége;  sa  pro- 
digieuse é  .mdité  multiplia  sa  pensée  sous  toutes  les 
formes,  et  d  inonda  l'Europe  entière  de  ses  ser-i 
mons,  de  ses  brochures,  de  ses  ouvrages. 

Ulrich  Zwingle ,  curé  de  Zurich,  enhardi  par 
l'exemple  de  Luther,  prêcha  de  son  côté,  en  Suisse, 
sur  les  vœux  monastiques,  sur  les  saints,  sur  la 
hiérarchie  ecclésiastique  ,  sur  le  despotisme  ponti- 
fical, sur  les  sacrements  et  particulièrement  sur  celui 
de  la  pénitence,  et  il  attaqua  même  la  présence  réelle 
de  Dieu  dans  l'Eucharistie,  dogme  qui,  le  mit  plus 
tard  en  dissidence  avec  le  réformateur  allemand.  Ce 
fut  au  milieu  de  ces  circonstances  qu'arriva  en  Suisse 
un  capucin  milanais,  appelé  frère  Sanchu,  chargé  de 
vendre  des  indulgences  :  en  dépit  des  prédications 
véhémentes  de  Zwingle,  ce  religieux  trouva  encore 
des  dupes,  tant  la  superstition  était  enracinée  dans 
les  esprits  ;  il  rapporta  de  sa  tournée  plus  de  cent 
vingt  mille  ducats. 

Cependant  les  Suisses  ne  furent  pas  longtemps  à 
revenir  de  leur  engouement  pour  les  grâces  spiri- 


LKON     X 


,21 


rfiic//o".    i.c/t,;rc;i  se. 

Les  exécutions  sommaires  ordomiées  par  le  cruel  Christiern  à  Stockholm 


luelles,  et  ils  se  prirent  à  regretter  l'or  que  I;i  cour 
romaine  avait  arraclié  à  leur  crédulité. 

De  tous  côtés,  les  indulgences  étaient  un  objet 
de  scandale  pour  les  lidèles;  mais  qu'iraiwrtait  à 
Léon  X  le  blâme  des  gens  vertueux?  Il  lui  fallait  de 
l'or  pour  ses  goiits  désordonnés  de  luxe;  il  lui  en 
fallait  pour  ses  intrigues  politiques;  il  lui  en  fallait 
pour  SCS  débauclies,  et  la  vente  des  absolutions  était 
un  véritaljle  l'actole  qui  cbarriait  dans  ses  trésors 
tout  l'or  de  la  chrétienté;  seulement,  comme  il  re- 


doutait que  les  prédications  des  réformateurs  no 
vinssent  à  arrêter  dans  ((uekpie  pays  l'enthousiasme 
pour  les  indulgences,  il  publia  un  nouveau  décret 
portant  (pie  l'Église  romaine  était  la  mère  de  toutes 
les  P^glises;  que  le  souverain  pontife,  en  sa  qualité 
tle  successeur  de  saint  Pierre  et  de  vicaire  de  Jésus- 
Glnist,  avait  le  pouvoir  irrécusable  de  remettre,  en 
veitii  de  ses  clés,  la  coulpe  et  la  p.eine  des  péchés; 
(pi'il  remettait  la  cnulpe  par  le  sacrement  de  pér..- 
ti'nrc,  et  la  peine  Icnipijreilc  [lav  le  moyeu  des  indiil- 


<iâ2 


HISTOIRE    DES     l'Al'KS 


^■uces,  i-eprvsiBiitant  la  surabondance  des  mérites  de 
•lèsus-Glirist  et  des  saints.  Le  pape  ajoutait  que  la 
croyance  à  ces  articles  était  indispensable  pour  êlre 
clii-ètien  orthodoxe,  et  que  ceux  qui  croiraient  ou  en- 
seigneraient une  doctrine  coiilraii-e  seraient  rctran- 
iliés  de  h  communion  de  l'Eglise  calliolique;  il  les 
déclarait  anatlu'-inatisés  et  il  les  déférait,  comme  hé- 
rétiques, aux  inquisiteurs,  ainsi  que  tous  leurs  adhé- 
rents ou  ceux  qui  leur  accorderaient  asile  et  protec- 
tion, pour  êtie  condamnés  et  brûlés  vifs. 

Ce  décret  maladroit  eut  un  elïet  bien  dift'érent  de 
celui  que  Léon  X  en  attendait;  une  réprobation  i,'é- 
nérale  accueillit  les  bulles  do  la  cour  romaine.  Luther 
publia  un  libelle  terrible  contre  le  pape;  il  attaqua 
l'infaillibilité  pontilicale,  et  prouva  que  les  succes- 
seurs de  r.\p6lre  n'étaient  point  exempts  des  imper- 
fections communes,  puisque  saint  Pierre  lui-même 
avait  erré  et  avait  été  réprimandé  par  saint  Paul  de 
ce  qu'il  faisait  abus  de  son  autorité  et  opprimait  les 
lidèles;  qu'ainsi  il  appelait  de  toutes  les  poursuites 
de  Léon  X  à  un  concile  général  légitimement  assem- 
blé et  représentant  l'Eglise  universelle  ;  il  protestait 
également  contre  toutes  les  excommunications,  inter- 
dits ou  dispositions,  jus(ju'au  jugement  prononcé 
par  les  Pères. 

Malgré  la  violence  des  attaques  de  Lutlier,  l'aveu- 
glement était  tel  à  la  cour  de  Léon  X,  que  personne 
ne  s'occupa  de  répondre  au  réformateur;  Sa  Sainteté 
ne  changea  même  rien  à  sa  manière  d'agir,  et  pour- 
suivit ses  projets  d'agrandissement  pour  sa  famille. 
Julien  de  ^lédicis  venait  de  mourir  à  Florence  des 
suites  d'une  maladie  qu'il  avait  gagnée  dans  les 
camps,  et  ne  laissait  pour  héritier  de  son  immense 
fortune  qu'un  bâtard  appelé  Hippolyte;  le  pape  le 
iit  venir  immédiatement  à  Rome  et  l'éleva  dans  le 
palais  pontilical  comme  un  fils  de  roi.  Quant  à  Lau- 
rent de  Médicis,  son  neveu,  il  l'envoya  à  la  cour  de 
François  I",  pour  épouser  la  jeune  Madeleine  de  la 
Tour  d'Auvergne,  ainsi  qu'il  avait  été  convenu  entre 
Sa  Sainteté  et  le  roi  de  France,  lors  des  traités  de 
Fribourg  et  de  \oyon. 

Ce  mariage,  qui  devait  être  si  funeste  à  la  France, 
puisque  de  l'union  des  deux  époux  naquit  l'infâme 
Githerine  de  Médicis,  fut  célébré  à  Paris  par  de 
grandes  réjouissances  que  le  pauvre  peuple  paya, 
suivant  l'habitude.  Neuf  mois  après,  Madeleine  de 
la  Tour  d'Auvergne  mourut  en  donnant  le  jour  à  une 
lille  qu'on  norami  Catherine;  Laurent  de  Médicis  ne 
survécut  que  peu  de  jouis  à  sa  femme,  et  expira  le 
•28  avril  1519.  Cette  mort  affligea  profondément  le 
pontife,  qui  se  trouvait  ainsi  le  seul  descendant  légi- 
time en  hgne  masculine  de  la  "branche  aînée  des 
Médicis,  et  qui  se  voyait  contraint  de  renoncer  à  ses 
espérances  de  conquêtes  et  d'agrandissement. 

Dieu  s'était  joué  des  calculs  de  l'ambitieux  Léon, 
et  avait  permis  que  de  cette  puissante  famille  des 
Médicis  il  ne  restât  que  des  rejetons  de  la  branche 
cadette,  que  le  pape  exécrait,  et  quelques  bâtards  de 
la  branche  ainée.  Cet  affreux  accident  était  d'autant 
plus  terrible  pour  Sa  Sainteté ,  qu'elle  était  à  la 
vaille  de  recueillir  les  fruits  de  sa  politique,  et  qu'elle 
voyait  une  couronne  impériale,  le  but  constant  de  tous 
ses  eflbrts  et  de  tant  d'années  de  fourberies,  échap- 
per à  sa  famille,  au  moment  oi'i  elle  u'av^'t  plus  qu'à 


étendre  la  nuiiu  pour  la  prendre  et  la  placer  sur  le 
front  d'un  Médicis. 

Maximilien  I"  venait  de  mourir  à  W'els,  près  de 
Lintz,  en  Autriche,  sans  héritier  mâle,  son  (ils  Phi- 
lippe étant  mort  quelques  années  auparavant;  et  sa 
succession  allait  se  trouver  disputée  par  dilTérenls 
compétiteurs. 

Les  rois  de  France  et  d'Espagne  se  mirent  les 
premiers  sur  les  rangs,  et  cherchèrent  à  gagner  les 
électeurs  à  leur  cause  en  promettant  des  avantages 
considérables.  Mais  Léon,  qui  redoutait  également 
ces  deux  princes,  dont  la  puissance  menaçiiit  la 
sienne  et  pouvait  détruire  sa  prépondérance  en  Ita- 
lie, Charles  possédant  déjà  le  royaume  de  Naples,  et 
François  I"  le  duché  de  Milan,  délcrniina  par  ses 
conseils  les  électeurs,  qui  eux-mêmes  ne  se  sentaient 
bien  disposés  ni  pour  le  roi  de  France  ni  pour  le 
roi  d'Espagne,  quoique  ce  dernier  fût  de  race  alle- 
mande et  qu'il  eût  des  terres  en  Autriche,  à  porter 
leurs  suffrages  sur  Frédéric,  duc  de  Saxe,  le  plus 
ardent  protecteur  de  Luther.  Ce  prince,  qui  avait 
été  initié  par  le  grand  réformateur  aux  théories  su- 
blimes du  gouvernement  républicain,  refusa  le  trône 
qui  lui  était  offert;  il  prononça  un  magnifique  dis- 
cours dans  l'assemblée  des  électeurs,  et  chercha  à 
démontrer  que  les  peuples  n'avaient  pas  besoin  de 
maîtres,  et  que  l'Allemagne  devait  se  former  en  Ré- 
publique. Malheureusement  les  idées  de  progrès 
n'avaient  pas  encore  suffisamment  pénétré  les  es- 
prits, et  Frédéric  dut  renoncer  à  l'espoir  de  faire 
partager  ses  opinions  aux  électeurs.  Alors  il  se  pro- 
nonça entre  les  deux  candidats,  et  déclara  que  si 
l'Allemagne  devait  choisir  un  empereur,  il  était  pré- 
férable de  prendre  l'archiduc  Charles,  roi  d'Espagne, 
petit-fils  de  Maximilien,  et  de  rejeier  le  roi  de  France, 
que  son  despotisme  et  son  luxe  rendaient  un  véri- 
table fléau  pour  les  peuples;  en  outre,  il  fit  décréter 
qu'on  ne  donnerait  la  couronne  à  Charles  d'Espagne 
qu'après  avoir  limité  sa  puissance.  Jusqu'à  cette 
époque,  les  États  n'avaient  exigé  du  chef  suprême 
do  l'empire  qu'une  promesse  vague  et  générale  de 
maintenir  les  privilèges  du  corps  germanique;  celte 
fois,  avant  de  se  prononcer  pour  le  roi  d'Espagne,  ils 
firent  signer  à  ses  ambassadeurs  une  capitulation  que 
le  prince  s'empressa  de  confirmer;  ensuite  il  lut 
proclamé  empereur  sous  le  nom  de  Charles-Quint. 

Sa  Sainteté  n'ayant  pu  empêcher  l'élection,  voulut 
au  moins  faire  oublier  l'opposition  qu'elle  avait  faite 
contre  le  roi  d'Espagne;  elle  envoya  une  ambassade 
au  jeune  empereur,  et  lui  fit  demander  son  amitié  et 
son  appui  pour  l'aider  à  éteindre  la  nouvelle  hérésie 
qui  avait  envahi  toute  l'Allemagne.  Le  pape  l'engagea 
également  à  envoyer  des  secours  au  cruel  Christiern, 
roi  de  Danemark,  beau-frère  de  Charles-Quint,  pour 
soumettre  les  Suédois ,  qui  avaient  eu  l'audace  de 
battre  les  troupes  de  leurs  ennemis  et  de  chasser 
Trolle,  archevêque  d'Upsal,  qui  avait  voulu  les  vendre 
à  Christiern.  Cette  audace  des  Suédois  et  surtout 
l'or  du  roi  de  Danemark  avaient  déterminé  le  saint- 
père  à  fulminer  une  bulle  d'excommunication  contre 
eux.  Christiern  se  sentant  appuyé  par  une  telle  au- 
torité,  rassembla  alors  de  nouvelles  troupes  et  vint 
mettre  le  siège  devant  Stockholm;  mais  il  éprouva 
une  résistance  encore  plus  vigoureuse  que  la  pre- 


LÉON     X 


423 


luière  fois;  Sténon  Sture,  adminislrateur  des  Etals 
du  Suède,  défit  son  armée  et  lu  chassa  liontcusemenl 
(lu  territoire. 

Une  troisième  fois,  grâce  aux  secours  en  hommes 
et  en  argent  que  lui  envoya  Gharles-Quint,  le  roi  de 
Danemark  se  vit  en  état  de  reprendre  les  hostilités  ; 
au  lieu  de  s'exposer  à  la  chance  des  combats,  il  sui- 
;  vit  les  conseils  des  nonces  apostoliques  qui  l'accom- 
pas^naient,  et  eut  recours  à  la  perfidie,  l'arme  ordi- 
naire des  rois  ;  il  fit  demander  une  entrevue  à  Sténon 
Sture,  et  promit  do  s'y  présenter  presque  seul,  si  on 
voulait  lui  donner  des  otages  qu'il  désigna  lui-même, 
it  parmi  lesquels  se  trouvait  Gustave  Wasa.  La  pro- 
[losition  de  Christiern  fut  acceptée.  Dès  que  le  mo- 
narque félon  eut  entre  ses  mains  les  otages,  qui  tous 
appartenaient  aux  premières  familles  de  Suède,  il  les 
Ht  garrotter,  et  envoya  dire  à  l'administrateur  des 
Etats  qu'il  eût  à  rendre  Stockholm,  s'il  ne  voulait 
que  ses  prisonniers  fussent  pendus  en  vue  de  la  ville  ; 
pour  appuyer  celte  menace,  il  fit  avancer  ses  troupes 
et  poussa  le  siège  de  la  capitale  avec  vigueur.  Les 
Suédois  opposèrent  d'abord  un  courage  supérieur  à 
celui  de  leurs  ennemis,  et  leur  firent  essuyer  des 
]iertes  terribles  ;  mais  ensuite  l'héro'ique  Sténon 
Sture  ayant  été  tué  dans  une  sortie,  le  décourage- 
ment remplaça  l'enthousiasme,  et  la  place  capitula. 

Christiern  fit  son  entrée  dans  Stockholm  en  triom- 
])hateur,  et  traînant  à  sa  suite  les  infortunés  dont  il 
s'était  traîtreusement  emparé;  le  lendemain,  il  con- 
voqua en  assemblée  les  prélats  et  les  sénateurs,  se 
fit  reconnaître  par  un  acte  authentique  roi  héréditaire 
<le  Suède,  et  se  fit  couronner  solennellement  par 
l'infâme  TroUe.  Après  la  cérémonie  du  sacre,  il 
donna  aux  chefs  de  son  armée  des  fêtes  qui  durèrent 
un  mois  entier,  et  pendant  lesquelles  tous  les  offi- 
ciers et  les  soldats  de  son  armée  eurent  permission 
de  violer  les  filles  et  les  femmes  des  Suédois. 

Comme  de  semblables  désordres  ne  pouvaient 
mancjuer  de  soulever  la  population,  les  nonces  du 
pape  et  l'archevêque  conseillèrent  au  roi,  pour 
effrayer  les  citoyens,  un  acte  de  barbarie  atroce  ; 
c'était  tout  simplement  de  massacrer  la  noblesse  et 
la  bourgeoisie.  Les  nonces,  le  prélat  Trolle,  le  con- 
fesseur du  roi  et  son  barbier,  proposèrent  différents 
moyens  d'exécution  ;  l'avis  du  barbier  prévalut,  et 
voici  de  quelle  manière  le  prince  organisa  son  odieux 
coup  d'Etat.  En  vertu  de  la  bulle  d'excommunication 
fulminée  par  Léon  X,  toute  la  Suède  étant  déclarée 
hérétique,  le  roi  dressa  une  liste  de  proscription  de 
tous  ceux  dont  il  redoutait  l'inlluence  sur  les  masses, 
et  sous  prétexte  d'obéir  aux  ordres  du  pape,  il  les  fit 
arrêter  et  juger  sur  l'heure  même  par  une  commission 
de  prêtres  et  d'inquisiteurs.  Au  jour  fixé  pour  le  sup- 
plice, des  soldats  garnirent  les  rues  de  Stockholm  et 
empêchèrent  les  habitants  de  se  montrer  à  leurs 
portes  ou  à  leurs  fenêtres;  les  prisonniers  furent 
amenés  sur  la  grande  place,  et  quatre-vingt-quatorze 
têtes  de  nobles  tombèrent  sous  la  hache  du  bour- 
reau. Cette  première  boucherie  n'était  que  le  pré- 
lude d'atrocités  plus  grandes  ;  le  lendemain,  on  dressa 
des  potences,  et  un  nombre  double  de  bourgeois  et 
de  nobles  furent  lancés  dans  l'éternité;  le  troisième 
et  le  quatrième  jour,  les  exécutions  continuèrent  ; 
seulement  les  supplices  étaient  changés  :  le  premier 


jour  on  avait  décapité,  le  deuxième  on  avait  pendu, 
le  troisième  on  écorcha  les  patients,  le  ([uatrième  on 
les  écartela,  et  le  cinquième  on  les  brûla  vifs  ;  enfin, 
lorsque  la  grande  place  fut  encombrée  de  cadavres  et 
d'ossements,  et  fpie  la  population  eut  été  décimée  à 
plus  d'un  cinquième  de  ses  habitants,  Christiern 
(pùtta  Stockholm  pour  visiter  les  autres  villes  de  la 
Suède,  où  se  renouvelèrent  les  mêmes  scènes  de 
barbarie.  Partout  il  laissa  des  marques  sanglantes  de 
sou  passage,  égorgeant  les  femmes,  les  enfants,  les 
vieillards,  et  jusqu'à  ses  séides  eux-mêmes,  lorsqu'ils 
laissaient  paraître  des  sentiments  de  pitié  pour  les 
infortunés  qu'ils  étaient  contraints  de  torturer. 

Quelque  épouvantables  que  soient  ces  exécutions 
conseillées  par  la  cour  de  Rome,  elles  n'approchent 
pas,  ni  pour  le  nombre  des  victimes,  ni  pour  les 
raffinements  dans  les  supplices,  des  cruautés  exer- 
cées dans  le  Mexique  par  les  )irètres  espagnols,  qui 
égorgeaient  plusieurs  millions  d'Indiens  au  nom  d'un 
Dieu  de  paix,  pour  les  convertir  au  catholicisme,  et 
cela  en  vertu  d'une  bulle  de  Sa  Sainteté  Léon  X  ! 

Pendant  que  les  fanatiques  et  cruels  E.spaguols 
conquéraient  un  nouveau  monde  à  la  religion  catho- 
lique, les  doctrines  de  Luther  pi-éparaient  l'émanci- 
pation de  l'Allemagne.  Ce  n'était  pas  seulement  l'é- 
lecteur de  Saxe  qui  protégeait  l'illustre  réformateur; 
il  se  trouvait  soutenu  par  de  puissants  seigneurs, 
par  des  généraux  illustres,  par  des  capitaines  renom- 
més, par  les  nobles,  qui  revendiquaient  la  possession 
des  biens  dont  les  couvents  et  les  églises  s'étaient 
emparés  ;  par  les  bourgeois  et  par  les  peuples,  qui  tous 
étaient  fatigués  de  voir  leurs  dépouilles  passer  dans 
les  mains  des  agents  du  pape  ;  chacun  suivait  avec 
entliousiasme  les  prédications  de  Luther  sur  la  li- 
berté religieuse,  sur  le  despotisme  des  évêques  de 
Rome,  sur  le  faste  de  la  cour  pontificale,  sur  la  cor- 
ruption du  clergé  et  sur  les  débordements  des  moines 
et  des  nonnes. 

Léon  X  comprit  enfin,  par  les  progrès  rapides  que 
faisaient  les  idées  i-éformatrices,  que  la  lutte  était  sé- 
rieuse, et  qu'il  n'avait  pas  un  instant  à  perdre  pour 
arrêter  le  mal  et  frapper  un  grand  coup  ;  alors  il 
écrivit  à  Gharles-Quint  qu'il  eiit  à  faire  arrêter  le 
prédicateur  Martin  Luiher,  pour  être  jugé  et  con- 
damné par  la  sainte  Inquisition.  Mais  la  chose  n'était 
point  aussi  facile  que  le  pape  se  l'était  imaginé  ; 
l'empereur  répondit  qu'il  serait  imprudent  à  lui  d'at- 
tenter, sans  motifs,  à  la  liberté  d'un  citoyen  en  Alle- 
magne ;  qu'il  n'en  était  pas  de  même  en  ce  pays 
qu'en  Espagne  ou  en  Italie;  que  d'ailleurs  il  n'avait 
pas  encore  reçu  la  couronne  impériale,  et  qu'il  ne 
pouvait  en  conséquence  exercer  aucune  juridiction. 
Il  promit  n'anmoins  qu'aussitôt  son  couronnement 
terminé,  il  convoquerait  une  diète  générale  pour  ju- 
ger le  réformateur,  et  il  s'engagea  à  le  faire  con- 
damner et  à  le  livrer  aux  officiers  de  rinijuisition. 
Gharles-Quint  pria  le  pape  de  fulminer  préalable- 
ment une  nouvelle  bulle  d'anathème  contre  les  doc- 
trines de  Luther,  afin  de  frapper  d'épouvante  l'esprit 
des  seigneurs  allemands,  et  pour  rendre  la  condam- 
nation encore  plus  certaine.  Sa  Sainteté  suivit  le 
conseil  de  l'empereur,  et  publia  la  fameuse  bulle  qui 
commence  par  ces  paroles  du  psalmiste  :  «  Levez- 
vous,  mon  Dieu  !  défendez  votre  cause  ;  repoussez  les 


lllSriUUK     i)F,S     PAPES 


injures  que  l'insensé  vous  jette  !  Punissez  les  blas- 
phèmes de  vos  ennemis,  et  soyez  favorable  à  nos 
l'iières  de  vengeance,  parce  que  les  renards  ravagent 
la  vigne  dont  vous  avez  élu  le  pressoir!...  >. 

Après  cet  e.xorde,  le  pape  s'adressait  aux  apôtres 
Pierre  et  Paul  pour  leur  demander  leur  appui,  et  il 
terminait  par  cette  allocution  aux  fidèles  :  «  Un  hé- 
rétique enragé  nous  déchire  à  belles  dents  et  blas- 
phème contre  les  saints  pontifes  nos  prédécesseurs; 
comme  le  serpent,  il  répand  dans  ses  morsures  le 
venin  de  la  calomnie;  en  sorte  que  les  faibles,  dont 
il  a  aveuglé  l'esprit  par  ses  mensonges,  ne  veulent 
plus  croire  à  l'Évangile  du  Christ,  et  se  sont  rangés 
du  parti  de  ce  novateur,  ou  plutôt  se  sont  enrôlés 
sous  les  bannières  du  diable;  c'est  pourquoi  nous 
avons  Jugé  qu'il  importait  au  salut  de  la  chrétienté 
de  condamner  formellement  quarante  et  une  propo- 
sitions tirées  des  écrits  de  ce  réprouvé,  comme  étant 
hérétiques,  fausses,  scandaleuses,  contraires  aux  vé- 
rités catholiques  et  capables  de  séduire  les  simples. 
En  conséquence  nous  défendons,  sous  peine  d'ex- 
communication et  de  privation  dus  sacrements,  de 
croire  à  ces  propositions,  de  les  soutenir,  de  les  prê- 
cher, et  de  tolérer  que  d'autres  les  enseignent  direc- 
tement et  indirectement,  en  public  ou  en  particulier, 
tacitement  ou  en  termes  exprès;  nous  ordonnons 
également  de  faire  dans  toutes  les  provinces  une  en- 
tière et  exacte  perquisition  des  hvres  qui  les  con- 
tiennent, et  de  les  briiler  solennellement  en  présence 
du  clergé  et  devant  tout  le  peuple,  sous  peine  des 
plus  terribles  censures  de  l'Église.  »  Dans  sa  bulle, 
Léou  X  faisait  la  définition  des  propositions  con- 
damnées, et  relatait,  dans  tous  leurs  détails,  les 
eflorts  qu'il  prétendait  avoir  faits  pour  ramener  Lu- 


ther à  la  véritable  lumière  et  pour  l'arracher  de  l'a- 
bîme où  il  était  plongé. 

Celte  bulle  fut  un  sujet  de  controverses  et  de  cri- 
tiques de  la  part  des  hommes  lettrés  ou  politiques 
de  l'Europe,  non-seulement  à  cause  de  sa  forme  judi- 
ciaire, mais  encore  pour  son  style  obscur  et  prolixe  ; 
car  Sa  Sainteté  n'avait  pas  craint  de  faire  des  phrases 
qui  contenaient  plus  de  quatre  cent  cinquante  mots. 

Tout  impuissant  et  ridicule  qu'était  le  décret  du 
pape,  le  réformateur  pénétra  ses  intentions,  et  dès 
lors  il  ne  garda  plus  de  mesure  dans  ses  prédica- 
tions. Il  se  déchaîna  contre  le  pontife  et  contre  ses 
adhérents  ;  il  appela  sur  eux  la  malédiction  des  peu- 
ples ;  et  non  content  de  soulever  l'Allemagne  par  sa 
parole  puissante,  il  inonda  l'Europe  entière  de  ses 
écrits  satiriques  ;  enfin,  dans  un  prêche  public,  il 
osa  lacérer  la  bulle  du  saint-père;  il  l'appela  une 
exécrable  production  de  l'Antéchrist;  «  et  de  même 
que  Satan  m'excommunie,  dit-il,  je  l'anathématise  à 
mon  tour;  et  comme  on  brûle  mes  écrits  à  Rome,  je 
livre  aux  llarames  les  bulles  et  les  décrétales  de  ce 
prince  des  ténèbres  ;  et  j'adjure  tous  les  hommes  de 
me  venir  en  aide  pour  jeter  dans  le  même  bûcher 
Léon  X  et  la  chaire  pontificale,  a^ec  tout  le  collège 
des  cardinaux.  »  En  même  temps  il  se  fit  apporter 
un  brasier  et  brûla  la  bulle  du  pape. 

Ainsi,  la  démarche  du  saint-père  n'eut  d'autre  ré- 
sultat que  de  montrer  aux  nations  ([uels  immenses 
progrès  avait  laits  la  réforme,  puisqu'un  simple  moine 
anéantissait  pubhquement  les  bulles  d'un  pape,  acte 
d'une  audace  inouïe,  et  t(u'aucun  empereur  n'avait 
jamais  osé  ac'coraplir. 

Léon  X  cependant  ne  se  regarda  pas  comme  vaincu  ; 
Charles-Quint  venait  de  convoquer  une  diète  àWorms 


LÉON    X 


425 


Luther  brûle  solennellement  la  bulle  du  pape 


pour  faire  condauinei  Luther;  et  le  légat  Jérôme 
Aléandre,  chargé  de  soutenir  l'accusation,  avait  pro- 
mis de  prendre  les  mesures  telles,  que  leur  ennemi, 
dans  aucun  cas,  condamné  ou  absous,  ne  pourrait 
leur  écliapper. 

Malgré  les  supplications  de  ses  disciples,  qui  tous 
le  conjuraient  de  ne  point  se  rendre  à  Worms,  l'in- 
trépide réformateur  persista  à  demander  un  sauf- 
conduit  à  l'empereur,  afin  qu'il  put  comparaître  de- 
vant l'assemblée;  et  comme  ses  amis  lui  objeclaient 
II 


que  les  dangers  qu'il  avait  déjà  courus  à  AugsLour^' 
devaient  lui  faire  redouter  une  nouvelle  trahison,  il 
répondit  :  "  Quand  je  serais  assuré  de  trouver  à 
Worms  autant  de  démons  (pi'on  voit  de  tuiles  siu- 
les  maisons,  je  suis  résolu  de  les  afiVonler.  »  Toute- 
fois, il  conse'ntit  à  ce  que  cent  gentilslionunes,  armés 
de  toutes  pièces,  lui  servissent  d'escorte.  11  entra 
avec  eux  dans  Worms,  monté  sur  un  char,  et  suivi 
d'un  prodigieux  concours  de  peu])le  que  sa  réputation 
avait  altiré.  Dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  l.i  dit  te 

l'i2 


420 


HISTOIRE     DKS     PAl'KS 


ouvrit  ses  séances,  et  le  lt'i;;it  roinniii  procéda  i"i  l'in- 
leri-ogatoiie  île  Luther.  Celui-ci  répoiulil  à  toutes  les 
questions  avec  une  force  de  logique  écrasante,  s'a- 
voua l'auteur  des  ouvras;es  incriminés,  et  oflVit  de 
défendre  ses  opinions  en  conférence  ]nibli(pie. 

A  cotte  proïKisition,  le  cardinal  Jérôme  Aléandre 
se  récria  ;  il  prétendit  que  le  scandale  était  déjà  assez 
i;rand,  que  les  débats  devaient  être  secrels,  et  que 
l'accusé  n'aurait  à  parler  que  devant  ses  juges.  Iju- 
lUer  répliqua  qu'il  était  venu  sans  crainte  au  milieu 
de  ses  ennemis,  pour  se  justifier  à  la  face  du  soleil 
des  accusations  portées  contre  lui,  et  non  pour  dé- 
fendre lâchement  sa  doctrine  dans  l'ombre  et  le  mys- 
tère. Kn  vain  le  légat  et  Charles-Quint  lui-même- 
essayèi-ent  de  le  gagner  à  la  cause  du  pape,  en  lui 
offrant  d'énormes  bénéfices,  un  évêché  cl  le  chapeau 
de  cardinal  ;  tout  fut  inutile.  Alors  ils  le  firent  met- 
ti-eau  ban  de  l'empire;  et  n'osant  l'arrêter  au  milieu 
d'une  population  enthousiaste  pour  la  réforme,  ni 
attenter  à  sa  vie,  ils  lui  donnèrent  vingt  et  un  jours 
pour  sortir  des  Etats  d'Allemagne.  Cependant  Lutlier 
ne  quitta  pas  sa  patrie  ;  il  se  réfugia  dans  le  château 
de  Warthourg,  près  d'Eisenac,  où  l'électeur  Frédéric 
le  cacha  neuf  mois  entiers. 

L'empereur  publia  un  édit  dans  lequel,  après  avoir 
exposé  qu'il  était  de  l'iulérêt  des  rois  de  protéger 
le  catholicisme  et  d'étouffer  les  hérésies,  il  ajoutait 
(pe  «pour  satisfaire  à  ses  obligations  envers  Dieu 
et  envers  le  pape,  du  consentement  des  électeurs , 
des  princes  et  des  États  de  l'empire,  et  en  exécution 
de  la  bulle  de  Léon  X,  il  déclarait  et  tenait  IMarlin 
Luther  ])Our  hérétique,  et  commandait  qu'il  !Yit  re- 
connu comme  tel  par  tous  les  sujets  placés  sous  son 
obéissance;  leur  ordonnant,  sous  les  peines  les  plus 
sévères,  de  le  saisir,  de  l'emprisonner  et  de  pour- 
suivre ses  complices,  adhérents  et  fauteurs  :  défen- 
dant en  outre  d'imprimer,  de  transcrire,  de  lire  ou  de 
garder  aucun  de  ses  livres  ni  les  abrégés  publiés  en 
diverses  langues,  et  proscrivant  pareillement  les  es- 
tampes où  le  pape,  les  cardinaux  et  les  prélats  étaient 
représentés  avec  des  habits  ridicules  ou  dans  des 
postures  cyniques  ;  enfin,  le  prince  faisait  la  défense 
formelle  d'imprimer  aucun  livre  en  matière  de  reli- 
gion, sans  qu'il  eût  été  soumis  préalablement  à  l'or- 
dinaire ou  censeur  du  saint -siège.  » 

Cet  édit  de  Charles- Quint  n'eut  pas  plus  d'in- 
lluence  sur  les  esprits  que  la  bulle  de  Léon  X,  et 
ne  ralentit  pas  un  seul  instant  le  progrès  de  la  ré- 
forme; bien  plus,  cette  nouvelle  persécution  fit  sur- 
gir des  milliers  d'apôtres  qui  s'associèrent  à  la  grande 
œuvre  de  l'émancipation  religieuse  ;  et  bientôt  le  pa- 
pisme eut  à  combattre  des  ennemis  d'autant  plus 
redoutables,  qu'ils  avaient  fait  le  sacrifice  de  leur  vie 
à  la  cause  des  peuples,  et  qu'ils  étaient  déterminés 
à  renverser  le  colosse  pontifical,  dussent-ils  être 
écrasés  sous  ses  débris.  Alors,  de  toutes  parts  le 
clergé  poussa  un  cri  d'alarme  ;  de  l'orient  à  l'occi- 
dent, du  nord  au  midi,  les  rois,  les  nobles,  les  moines, 
les  prêtres,  les  évêques,  les  cardinaux  promenèrent 
les  torches  du  fanatisme,  s'armèrent  de  poignards, 
et  se  préparèrent  à  lutter  contre  l'ennemi  qui  mena- 
çait de  détruire  pour  jamais  leur  exécrable  pouvoir. 
Tous  accusèrent  le  pontife  de  faiblesse,  de  pusillani- 
mité, d'incapacité;  tous  lui  reprochèrent  sa  vie  fas- 


tueuse de  plaisirs  nioiulains,  de  chasses,  de  sjiec- 
tacles,  de  concerts,  de  baïupiels,  de  saturnales,  tous 
ajipelèienl  les  malédictions  de  Dieu  sur  le  l)ape,  qui 
avait  laissé  la  porte  du  saiicluaire  ouverte  aux  enne- 
n)is  du  catholicisme,  et  qui  n'avait  pas  su  défendre 
l'édifice  théocralique. 

.  En  cela,  Léon  X  n'élail  point  exemiil  de  blâme; 
et  l'énergie  que  Sa  Sainteté  avait  déployée  dans  les 
commencements  de  son  pontiliiat  s'était  prodigieu- 
sement modifiée  de])uis  la  mort  de  son  frère  et  de 
son  neveu.  N'ayant  plus  à  songer  à  l'agrandissement 
de  sa  famille,  le  pape  s'était  occupé  de  ses  plaisirs; 
la  cliasse  surtout  était,  au  rapport  de  Paul  Jove,  un 
de  ses  exercices  favoris  ;  il  en  connaissait  les  lois 
mieux  ([ue  celles  de  l'Ecriturç.  Il  punissait  du  fouet, 
dit  l'historien,  ceux  qui  par  imprudence  ou  par  ma- 
ladresse laissaient  échapper  la  bête;  et  il  était  d'une 
humeur  tellement  violente  lorsque  la  chasse  n'avait 
pas  été  heureuse,  que  ses  mignons  et  ses  maîtresses 
n'osaient  pas  même  lui  jiarlcr.  Mais  ijuand  ses  coups 
avaient  atteint  le  gibier,  quand  Sa  Sainteté  avait  tué 
des  cerfs  de  haute  taille  ou  de  vigoureux  sangliers, 
sa  joie  ressemblait  à  du  délire,  et  jamais  il  ne  lui 
arriva,  dans  ces  moments,  de  refuser  les  faveurs  et 
les  bénéfices  qu'on  lui  demandait. 

Les  nuits  s'écoulaient  en  d'interminables  festins, 
où  le  luxe  des  lumières  et  du  service  de  table  sur- 
passait tout  ce  qui  existait  dans  les  cours  opulentes 
de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Aucun  eippercur,  roi  ou 
pape,  ne  porta  la  recherche  des  mets  aussi  loin  que 
Léon  X  ;  aussi  obtenait-on  les  plus  hauts  emplois 
pour  l'invention  d'un  ragoût  nouveau.  Sa  Sainteté 
avaitf[uatre  maîtres  en  bons  morceaux  occupésàcom- 
poser  des  plats  inconnus  ;  c'est  à  leurs  soins  que 
l'humanité  est  redevable  des  saucisses  farcies  de  fi- 
lets de  paon  ;  et  en  retour  de  cette  utile  invention  les 
fidèles  n'avaient  à  payer  que  sept  millions  chaque 
année  pour  la  table  du  pape. 

Dans  les  fêtes  du  Vatican,  de  nombreux  bouffons 
étaient  chargés  d'égayer  les  convives  par  des  saillies 
rimées,  auxquelles  Léon  X  répondait,  afin  de  montrer 
la  verve  de  son  esprit,  cl  luttait  avec  eux  de  cynisme 
dans  les  mots  et  de  frivolité  dans  les  idées.  De 
jeunes  filles  et  de  beaux  adolescents,  vêtus  des  cos- 
tumes orientaux,  et  experts  dans  l'art  delà  débauche, 
avaient  ordre  de  répondre  aux  caresses  des  conviés; 
et  presque  toujours  les  festins  se  terminaient  par  des 
orgies  qui  ne  le  cédaient  en  rien  à  celles  des  Borgia. 

Néanmoins,  au  nîilieu  de  ses  fêtes,  le  pontife 
n'oubliait  pas  entièrement  les  intérêts  du  trône  de 
l'Église,  et  suivait  la  politique  de  ses  prédéces- 
seurs ;  car,  en  même  temps  qu'il  vendait  à  Fran- 
çois I"  l'autorisation  de  faire  la  conquête  de  Naples, 
il  demandait  six  mille  ducats  à  Charles -Quint  pour 
lui  accorder  le  droit  de  s  intituler  roi  de  Naples  et 
empereur  d'Allemagne,  malgré  Its  bulles  des  pon- 
tifes qui  avaient  défendu  la  réunion  des  deux  cou- 
ronnes sur  la  même  tête.  Il  poursuivit  également  ses 
conquêtes  dans  la  Romagne,  emporta  d'assaut  les 
villes  de  Modène  et  de  Heggio,  et  songea  à  enlever 
Ferrare,  capitale  des  Ktats  d'Alphonse  d'Esté.  Cette 
dernière  tentative  échoua;  un  complot  qu'il  forma 
pour  faire  assassiner  le  duc  n'eut  pas  un  meilleur 
succès  ;  alors  il  eut  recours  aux  foudres  spirituelles,  il 


I.ÉON    X 


427 


fulmina  une  sentence  terrible  d'anatlièrae  contre  Al- 
phonse d'Esté,  mit  l'interdit  .sur  ses  Etals,  et  ordonna 
à  ses  généraux  de  recruter  de  nouvelles  troupes  pour 
reprendre  l'offensive  et  écraser  son  ennemi. 

Déjà  la  guerre  embrasait  la  liaute  Italie  ;  d'un  côté, 
Charles-Quint,  appuyé  par  les  Anglais  et  par  le  pape, 
réclamait  la  possession  du  duché  de  Milan  comme 
fief  de  l'empire,  ainsi  que  le  comté  de  Bourgogne, 
qu'il  prétendait  avoir  été  frauduleusement  réuni  à  la 
France  par  Louis  XI  ;  d'un  autre  côté,  François  I", 
aidé  des  Suisses  et  des  Vénitiens,  demandait  la  res- 
titution de  la  Navarre  espagnole,  et  menaçait  de  faire 
valoir  ses  prétentions  sur  Naples.  ■Mais  les  Français, 
inférieurs  en  nombre  à  leurs  ennemis,  éprouvèrent 
plusieurs  échecs  et  furent  contraints  d'abandonner 
la  plupart  des  villes  qu'ils  avaient  récemment  con- 
quises, et  de  se  retirer  dans  INlilan. 

Cette  nouvelle  causa  un  tel  saisissement  de  joie  à 
Léon  X,  affirment  plusieurs  chroniques  du  temps, 
que  le  sang  afflua  au  cœur  et  l'étouffa.  D'après  une 
autre  version,  le  saint-père  mourut  empoisonné  ;  du 
reste,  les  historiens  ne  désignent  pas  les  auteurs  du 
crime,  et  disent  seulement  que  Charles-Quint  sut 
faire  tourner  cet  événement  à  son  profit.  Néanmoins 


le  coup  fut  si  prompt,  qu'on  ne  put  administrer  le 
viatique  au  saint-père;  il  mourut  le  1"  décembre 
1521,  âgé  de  quarante-(piatre  ans,  après  avoir  occupé 
le  saint-siége  huit  ans  liuit  mois  et  vingt  jours. 

Bossuet  a  essayé  de  justifier  Léon  X  des  accusa- 
tions portées  contre  lui  par  les  historiens;  il  a  pré- 
tendu i[uo  le  saint-père  était  animé  des  meilleures 
intentions,  qu'il  avait  toujours  eu  le  projet  de  faire! 
cesser  les  abus  qui  existaient  dans  le  clergé,  et  qu'il 
eût  arrêté  les  progrès  de  l'hérésie  de  Luther,  s'il 
n'eut  été  enlevé  trop  tôt  à  l'Église.  Ces  assertions  du 
célèbre  prédicateur  sont  autant  de  mensonges  aux- 
quels les  faits  donnent  le  plus  éclatant  démenti  ;  car 
il  est  prouvé  par  le  récit  des  actions  de  Léon  X,  et 
par  les  témoignages  des  auteurs  du  temps,  par  ceux 
mêmes  qui  étaient  les  plus  dévoués  à  la  cour  de 
Home,  que  Sa  Sainteté  avait  des  goûts  de  luxe  et 
des  passions  désordonnées  qui  l'empêchaient  de  don- 
ner ses  soins  aux  affaires  de  la  religion  ;  nous  ajoute 
rons  (|ue  d'ailleurs,  en  eût-il  été  autrement,  lors- 
qu'il parvint  au  trône  de  saint  Pierre,  il  n'élait  dt\jà 
plus  au  pouvoir  d'un  homme  d'arrêter  l'explosion 
des  haines  qu'avaient  soulevées  chez  toutes  les  na- 
tions les  vices  honteux  des  pontifes  souverains. 


4->S 


lllSTOIUl-J     DES     TATES 


£locliûn  d'Adrien  VI.  —  Sod  liisloire  avant  son  pontifical.  —  Kntrce  de  SaSainlelû  à  Rome.  —  Adrien  veut  introduire  des  réfornu  s 
dans  le  clergé.  —  Son  opinion  sur  ses  prédécesseurs  et  sur  l'inl'uillibilité  pontificale.  —  Diète  do  Nuremberg.  —  Charles-Quint 
oblige  le  pape  à  lui  accorder  différents  privilèges.  —  Haine  du  clergé  romain  contre  le  saint-père.  —  Il  est  empoisonné  par  les 
prclres.  — Singulier  éloge  du  pontife  par  un  cardinal. 


Après  la  mort  de  Léon  X,  les  troupes  ponliliLales 
f|uiuèieiit  Tarmée  de  Gharles-Quint  ;  ce  qui  affaiblit 
.si  l'ort  les  Espagnols  que,  sans  aucun  doute  et  mal- 
gré leurs  revers,  les  Français  auraient  pu  reprendre 
1  oITensive  et  rétablir  leurs  affaires  en  Italie,  si,  au 
moment  où  ils. rouvraient  la  campagne,  un  chanceliei 
romain,  appelé  Morone,  n'eût  fait  soulever  les  po- 
jmlatioQS  fanatiques  par  les  prédications  d'un  moine 
augustin.  A  la  voix  du  religieux,  les  Italiens  se  levè- 
rent en  masse,  vinrent  se  ranger  sous  la  bannière  de 
JNIorone,  et  forcèrent  les  Français  à  repasser  les 
.\lj>es.  Les  cardinaux  s'empressèrent  de  mettre  à 
[irofit  les  circonstances  oîi  ils  se  trouvaient  pour  for- 
mer le  conclave  sans  crainte  d'être  inquiétés  ;  et, 
pour  plus  de  sécurité,  ils  donnèrent  le  commande- 
ment des  troupes  à  Constantin  Commin,  duc  de  Ala- 
cédoine;  ils  conférèrent  le  gouvernement  de  Rome  à 
Vincent  Caraffa,  archevêque  de  Naples,  et  la  garde 
du  pala's  à  Annibal  Ramigo,  prélat  de  Spolelte. 
Néanmoins  la  vacance  du  saint-siége  paraissait  de- 
voir se  prolonger,  soit  à  cause  des  brigues  des  diffé- 
rents compétiteurs,  soit  à  cause  de  l'absence  des  car- 
dinaux de  Médicis,  de  Gortone,  de  Ferrier,  de  Cor- 
naro  et  de  Cibo;  enfin  ces  prélats  arrivèrent  succes- 
sivement les  uns  après  les  autres,  et  portèrent  le 
nombre  des  membres  du  conclave  à  trente-neuf. 
Alors  le  scrutin  fut  ouvert,  et  pendant  huit  jours  il 


y  eut  ballottage  entre  les  cardinaux  Farnèse,  de  Mé- 
dicis, Jaconocci  et  Wolsey,  ministre  du  roi  d'An- 
gleterre, qui  n'épargnait  ni  les  promesses  ni  l'argent 
pour  se  faire  élire.  Au  neuvième  scrutin,  surgit  une 
nouvelle  faction  en  faveur  du  cardinal  Adrien  Florent 
d'Estrusen,  évêque  de  Tortosc,  aui[uel  personne  n'a- 
vait paru  songer.  Un  membre  du  conclave,  dévoué  à 
l'empereur,  voyant  que  ses  collègues  étaient  fatigués 
de  toutes  les  luttes,  proposa  de  choisir  pour  pajie 
le  cardinal  Adrien,  qui  habitait  l'Espagne,  et  lit  va- 
loir habilement  les  avantages  (jui  résulteraient  pour 
eiHi  de  l'exaltation  de  l'ancien  précepteur  de  Gharles- 
Quint.  Le  cardinal  de  iSaint-Sixte  appuya  la  propo- 
sition et  lui  donna  sa  voix  ;  treize  prélats,  dont  les 
votes  avaient  été  achetés  à  l'avance,  suivirent  son 
exemple  et  en  entraînèrent  d'autres,  en  sorte  que 
l'élection  devint  si  unanime,  qu'elle  )jassa  pour  miia- 
culeuse  dans  l'esprit  des  simples,  (jui  ignoraient  avec 
quelle  habileté  celle  cabale  avait  élé  menée. 

Cependant  l'élection  d'Adrien  ne  reçut  pas  l'ap- 
probation des  Romains,  qui  voulaient  un  pape  ita- 
lien ;  le  peuple  poursuivit  même  les  cardinaux  à  la 
sortie  du  conclave,  en  les  accablant  de  huées  et  d'in- 
sultes; tous  les  prêtres  italiens  se  déchaînèrent  éga- 
lement contre  cette  élection;  le  chanoine  Berni,  écri- 
vain burlesque,  fit  même  à  cette  occasion  une  satire 
contre  les  caidinaux,    qu'il   appelait    traîtres,  ânes, 


ADRIEN     VI 


4£9 


voleurs  ;  il  les  envoyait  au  diable  pour  avoir  choisi 
un  pape  étrangiT,  et  il  invoquait  Mahomet,  alin 
qu'il  débarrassât  l'Italie  du  saint-père  et  de  son 
sacré  colléf^e. 

Rien  ne  justifiait  cette  haine  contre  Adrien,  si  ce 
n"est  que  le  nouveau  pape  était  trop  vertueux  pour 
gouverner  un  tler;;é  corrompu,  simouiaciue,  adonné 
à  toutes  sortes  de  vices  et  d'impuretés. 

Adrien  était  né  à  TJtrecht  eu  1459;  son  i)ère  se 
nommait  Florent  Boyens,  et,  au  rapport  de  Valère 
André,  c'était  un  honnête  ouvrier  charpentier  en  bar- 
ques; d'autres  historiens  prétendent  i[u'il  était  tisse- 
rand; d'autres  lui  donnent  la  j)rofession  de  bi'asseur 
de  bière  ou  de  tapissier.  Quel  que  soit  le  métier 
qu'e.\erçait  Florent  Boyens,  il  est  certain  que  sa 
pauvielé  ne  lui  permettant  pas  de  faire  donner  de 
l'instruction  à  son  fils,  il  sollicita  et  obtint  pour  lui 
une  bourse  au  collège  des  Porciens,  à  Louvain,  où 
on  admettait  un  certain  nombre  de  pauvres  écoliers. 
Le  jeune  Adrien  fit  des  progrès  surprenants  dans  les 
sciences  et  parLicuhèrement  dans  la  philosophie  et 
dans  la  théologie  ;  mais  il  ne  montra  aucun  goût 
pour  l'étude  de  ré!o([uence  et  de  la  poésie,  ne  se 
souciant  pas,  disait-il,  de  débiter  des  mensonges 
avec  élégance.  Son  assiduité,  ses  talents  et  sa  bonne 
conduite  lui  valurent  une  cure  assez  importante,  sans 
même  qu'il  eût  besoin  de  la  demander;  plus  tard,  il 
obtint  le  bonnet  de  docteur,  et  il  fut  successivement 
chanoine  de  Louvain,  professeur  de  théologie,  doyen 
de  Saint-Pierre  dans  la  même  viUe,  et  vice- chancelier 
de  l'Université.  Il  coni^ut  alors  le  projet  de  réformer 
les  mœurs  des  ecclésiastiques  ■  dépendants  de  son 
doyenné,  et  les  prêcha  longtemps  de  paroles  et 
d'exemple.  Son  zèle  fut  impuissant  pour  arrêter  le 
mal  et  faillit  même  lui  devenir  fatal;  une  dévote,  qui 
était  la  maîtresse  d'un  chanoine,  lui  versa  un  breu- 
vage empoisonné,  et  il  ne  dut  la  vie  qu'à  la  promp- 
titude des  remèdes  qui  lui  furent  administrés.  Eu 
15Û7,  il  fut  nommé  précepteur  de  Charles-Quint. 
Après  la  mort  de  Ferdinand,  il  fut  élevé  au  siège  de 
Tortose  et  nommé  régent  du  royaume  de  Castille 
avec  le  cardinal  Ximénès,  ce  qui  lui  valut  le  chapeau 
de  cardinal;  plus  tard,  le  renvoi  de  Ximénès  laissa 
Adrien  seul  au  timon  des  affaires. 

Dans  cette  haute  position,  il  ne  resta  pas  au-des- 
sous de  sa  renommée  d'habile  administrateur;  il 
réprima  des  factions  dangereuses  qui  menaçaient  de 
bouleverser  l'Espagne  ;  il  repoussa  diflérentes  inva- 
sions de  François  I",  et  recouvra  plusieurs  villes 
que  les  Français  avaient  conquises  dans  la  Navarre  ; 
enfin,  lorsqu'il  quitta  les  afl'aires  pour  remettre  l'exer- 
cice de  l'autorité  souveraine  entre  les  mains  de  (Char- 
les-Quint,  il  mérita  de  recevoir  des  peuples  des  té- 
moignages éclatants  de  regrets  et  d'admiration. 

Tel  était  le  vénérable  prélat  que  les  intrigues  de 
l'empereur  avaient  élevé  sur  le  saint-siége,  non  pour 
reconnaître  les  grands  services  qu'il  en  avait  reçus, 
mais  afin  de  se  servir  de  lui  pour  arriver  à  la  domi- 
nation universelle,  le  but  constant  de  tous  ses  efforts. 

Malgré  les  usages  consacrés  dans  l'Eglise,  le  nou- 
veau pape  ne  voulut  jioint  changer  de  nom  à  son 
avènement  au  trône  pontifical,  et  il  se  fil  consacrer 
sous  le  nom  d'.\drien  VI;  ensuite  il  s'embarqua  à 
Tarragone,  et  vint  à  Gênes,  qu'il  trouva  ruinée  par 


suite  du  jiillage  qu'elle  avait  souffert  lorsque  Charles- 
Quint  s'en  était  rendu  maître.  Le  sénat  fit  au  saint- 
père  une  réception  aussi  magnifique  que  le  per- 
mettaient les  circonstances,  et  dont  il  se  montra 
très-satisfait.  Néanmoins  lorsque  François  Sforzn,  le 
nouveau  duc  de  Milan,  Prosper  Colonna  et  le  mar- 
quis de  Pescairc  vinrent  lui  baiser  les  pieds  et  le 
prier  de  les  absoudre  d'avoir  commandé  le  sac  de 
Cènes,  le  pontife  les  repoussa  de  la  main  et  leur 
répondit  sévèrement  :  «  Je  ne  le  peux,  ni  ne  le  dois, 
ni  ne  le  veux.  » 

De  Cènes,  Sa  Sainteté  se  rendit  à  Livourne,  où 
l'attendaient  plusieurs  prélats  toscans,  entre  autres 
;\Iédicis,  Ridolli,  Salviati,  le  caidinal  de  Cortone , 
Petrucci  et  Piccolominl  ;  le  vénérable  pontife  les  reprit 
doucement  de  ce  qu'ils  portaient  la  barbe  et  les  mous- 
taches à  la  mode  espagnole;  il  les  engagea  à  quitter 
leurs  costumes  mondains,  à  ne  point  se  montrer 
dans  les  bals  et  dans  les  spectacles  avec  une  épée  au 
côté  et  un  poignard  à  la  ceinture  ;  ce  qui  ne  conve- 
nait, ajoutait-il,  qu'aux  bretteurs  et  aux  soldats.  En- 
fin, api  es  avoir  visité  Livourne  et  Givilta-Vecchia, 
le  saint-])ère  remonta  le  Tibre  avec  huit  galères  et 
fit  son  entrée  au  Vatican. 

Dès  le  jour  de  son  arrivée,  on  suspendit  par  ses 
ordres  les  travaux  de  décoration  destinés  pour  le  jour 
de  son  couronnement;  il  défendit  qu'on  élevât  en 
son  honneur  des  arcs  de  triomphe,  et  en  fit  même 
abattre  un  t[ui  était  fort  avancé  et  pour  lequel  on 
avait  dépensé  plus  de  cinq  cents  ducats  d'or.  Le  ver- 
tueux Adrien  déclara  à  ses  cardinaux  qu'il  voulait  que 
l'argent  du  peuple  fût  ménagé,  et  que  Dieu  l'ayant 
choisi  pour  gouverner  l'Église  en  qualité  de  père 
des  fidèles,  il  n'en  serait  jamais  l'oppresseur.  Les  cé- 
rémonies du  sacre  eurent  heu  dans  la  basilique  de 
Latran,  sans  aucune  pompe  ni  solennité;  et  immé- 
diatement après  il  convoqua  les  membres  du  sacré 
collège  en  consistoire,  pour  remédier  aux  maux  de 
1  Eglise.  C'était  une  mesure  d'autant  plus  urgente, 
que  de  toutes  parts  la  chaire  pontificale  se  trouvait 
atla((uée  par  des  ennemis  formidables  ;  les  finances 
du  saint-siège  étaient  épuisées;  l'état  ecclésiastique 
était  dans  une  anarchie  effroyable;  la  simonie,  la  dé- 
bauche, le  vol  et  le  meurtre  avaient  passé  dans  les 
mœurs  du  clergé  ;  le  patrimoine  de  saint  Pierre  était 
menacé  d'une  invasion  par  les  ducs  de  Ferrare  et 
d'Urbin,  et  par  la  maison  Malatesta  ;  l'Italie  était  à 
la  veille  d'un  embrasement  général  par  suite  des 
guerres  qui  s'étaient  rallumées  entre  l'empereur  et 
François  I";  et  l'Allemagne  ainsi  que  la  Suisse  s'é- 
taient tout  à  fait  séparées  de  la  communion  de  Rome. 

Au  milieu  de  circonstances  aussi  désastreuses , 
Adrien  comprit  qu'il  devait  couper  le  mal  dans  sa 
racine,  et  attaquer  les  abus  qui  avaient  attiré  sur 
l'Église  catholique  la  colère  des  peuples:  il  s'associa 
dans  celte  grande  œuvre  de  réforme  Jean-Pierre  Garafl'a 
et  Marcel  Gaétan  de  Thiène,  deux  prélats  dont  les 
lumières  et  les  talents  étaient  honorés  de  tous.  Ils 
commencèrent  par  enlever  aux  frères  mineurs  le 
privilège  de  prêcher  les  indulgences;  ensuite  ils  suppri- 
mèrent le  scandaleux  trafic  dt:s  charges  et  des  ollices 
de  la  cour  romaine;  ils  diminuèrent  les  taxes  de  la  da- 
terie;  ils  abolirent  les  coadjutoreries  et  les  régies,  et 
ils  installèrent  une  commission  chargée  de  distribuer 


A  30 


IIISTOIUH     OKS     l'Al'KS 


les  lii'iu'licos  vacants  aux  cccli'siasîtinnes  doiil  lu 
conduite  aurait  étc  jugée  cxoniplaire ,  avec  ilélense 
il'accorder  |>lus  d'un  oflice  au  même  titulaire.  !Sa 
îSainteto  donna  l'exemple  de  robservance  rigoureuse 
de  cette  règle,  en  refusant  pour  son  propre  neveu 
une  charge  oonsiilérable  <|iii  lui  était  olVerte,  lu-é- 
teudant  qu'on  devait  donner  les  hommes  aux  béné- 
lices  et  non  les  bénétices  aux  hommes  ;  que  d'ail- 
leurs il  trouvait  son  neveu  suflisamment  riche  avec 
un  revenu  de  soixante-dix  ëcus  d'or. 

Malgré  les  etïorts  du  pontife  pour  opérer  une  ré- 
forme utile  dans  le  deigé,  les  choses  demeurÏMent 
dans  le  même  état ,  l'éxecution  de  ses  ordres  étant 
sans  cesse  contrariée  par  les  cardinaux  et  par  les 
principaux  ofliciers  de  sa  cour,  qui  cherchaient  à  lui 
persuader  que  les  temps  apostoliques  étaient  passés 
jionr  l'Eglise;  que  le  père  des  fidèles  devait  exercer 
son  autorité  temporelle  sur  ses  Etats,  dans  toute  sa 
plénitude,  et  renoncera  la  domination  spirituelle  ; 
cju'en  conséquence  il  devait  s'appuyer  sur  la  cor- 
ruption ,  base  de  tout  gouvernement  monarchique  ; 
(ju'enliu  c'était  vouloir  anéantir  l'Eglise  que  de  per- 
sévérer dans  une  voie  de  réforme  qui  nécessairement 
uieltrait  au  grand  jour  les  plaies  hideuses  du  corps 
ecclésiastique. 

Adrien  '\'I,  accablé  par  la  vérité  de  ces  remon- 
trances, suspendit  pour  un  instant  l'exécution  de  ses 
projets  ;  puis  la  réflexion  venant  à  lui  montrer  dans 
quel  abîme  de  maux  l'humanité  se  trouvait  plongée 
])ar  suiie  des  désordres  des  papes  et  des  prêtres,  il 
fut  pris  d'un  mouvement  de  sublime  indignation,  et 
voulut  abjurer  une  religion  qui  'était  si  fatale  aux 
nations.  Il  convoqua  immédiatement  les  cardinaux  en 
consistoire,  et  leur  déclara  qu'ayant  reconnu  son  im- 
puissance comme  chef  de  l'Église  pour  faire  le  bien 
des  hommes,  il  était  résolu  à  se  rendre  en  Allemagne 
pour  étudier  les  doctrines  de  Luther  ;  et  que  dût-il 
perdre  la  tiare,  il  se  convertirait  aux  croyances  nou- 
velles et  travaillerait  avec  le  réformateur  à  renverser 
l'édifice  théocratique  et  à  ramener  dans  l'Église  le 
culte  de  la  véritable  religion  du  Christ. 

Dès  que  cette  détermination  se  fut  répandue,  de 
toutes  parts  s'éleva  un  concert  de  malédictions  contre 
Adrien  ;  les  prêtres  romains,  presque  tous  simo- 
iiiaques,  athées,  usuriers  etsodomites,  se  montrè- 
rent les  plus  hostiles  au  saint  pontife;  et  comme  ils 
ne  pouvaient  l'empêcher  de  publier  des  bulles,  ils 
résolurent  d'en  arrêter  l'efl'et  par  un  assassinat.  Une 
première  tentative  échoua;  le  meurtrier,  qui  était 
un  prêtre  de  Plaisance  nommé  Marins,  fut  arrêté 
dans  le  Vatican,  au  moment  où  il  tirait  son  poignard 
de  sa  robe  pour  frapper  le  pape.  Une  seconde  ten- 
tative ,  quoique  mieux  combinée  que  la  première , 
n'eut  pas  un  meilleur  succès  ;  la  voûte  de  la  cha- 
pelle pontificale,  qui  devait  s'écrouler  sur  le  saint- 
père  lorsqu'il  viendrait  célébrer  sa  messe,  n'écrasa 
que  six  ou  sept  Suisses  qui  le  précédaient.  Plusieurs 
cardinaux  de  sa  suite,  restés  en  arrière,  osèrent  té- 
moigner lein-s  regrets  de  ce  (pie  la  Providence  parais- 
sait avoir  pris  .Vdrien  VI  sous  sa  protection. 

Pour  ameuter  le  peuple  contre  le  vénérable  pon- 
tife, on  répandit  des  satires  ignobles,  où  les  prêtres 
rimailleurs  cherchaient  à  le  tourner  en  dérision  , 
l'accusant  d'avarice  sordide,  lui  reprochant  de  res- 


treiiulio  ses  dépenses  à  douze  écus  par  jour,  de  boire 
de  la  bière  au  lieu  de  vin,  de  ne  demeurer  qu'une 
demi-heure  à  table,  de  manger  de  la  merluche  à 
cause  du  bon  marché  de  ce  poisson,  de  n'avoir  pas 
plus  de  goût  pour  le  choix  de  ses  mets  que  de  juge- 
ment pour  l'administration  de  l'Eglise;  endn  d'être 
adonné  à  la  magie;  de  s'enfermer  tous  les  jours  dans 
un  réduit  du  Vatican  pour  travailler  à  ladécouverle 
do  la  jiierre  philosophale. 

Cha(|ue  jour  les  statues  de  Pasquin  et  de  Mar- 
forio  étaient  bigarrées  de  vers  des  poètes  bouft'oiw 
qui  avaient  perdu  leur  Mécène  dans  la  personne  de 
Léon  X,  et  qui  accablaient  son  successeur  de  leurs 
éi)igranimes.  Leurs  injures  devinrent  si  violentes  cl 
si  audacieuses,  que  le  pontife  voulut,  pour  les  faire 
cesser,  qu'on  jetât  les  deux  statues  dans  le  Tibre. 
Mais  le  duc  de  Sessa,  ambassadeur  d'Espagne,  l'eu 
dissuada  :  «  Croyez-vous  donc,  saint-père,  lui  dit-il, 
que  les  prêtres  rimailleurs  ne  coasseront  plus  lorsque 
les  deux  statues  seront  dans  le  Tibre?  Détrompe/.- 
vous;  les  pasquinaderies  que  ces  deux  pierres  ne 
pourront  plus  nous  transmettre  seront  répétées  par 
toutes  les  bouches  vivantes.  » 

Les  statues  restèrent  sur  leurs  stylobates;  Adrien 
cessa  de  s'occuper  des  calomnies  de  son  clergé  et 
porta  tous  ses  soins  vers  la  réalisation  de  ses  projets 
de  réforme;  préalablement  il  releva  le  duc  d'Urbin 
des  censures  dont  l'avait  frappé  Léon  X ,  et  lui 
donna  l'investiture  de  son  duché;  il  admit  également 
à  sa  communion  Alphonse  d'Esté,  et  lui  reconnut  la 
légitime  possession  des  États  de  Feriare,  ainsi  que 
des  bourgs  de  Saint-Félix  et  de  Final,  avec  leurs 
appartenances  et  dépendances,  dont  ce  prince  s'était 
emparé  pendant  la  vacance  du  saint-siége. 

Ensuite  Sa  Sainteté  envoya  en  qualité  de  légat 
François  Cheregato,  évèque  de  Teramo,  pour  assis- 
ter à  la  diète  de  Nuremberg,  convoquée  par  Ferdi- 
nand d'Autriche,  pour  le  dernier  jour  de  novembre 
de  l'année  1522,  et  qui  devait  s'occuper  de  la  ques- 
tion de  la  réforme.  Adrien  remit  en  même  temps  à 
son  ambassadeur  une  lettre  ainsi  conçue,  adressée 
aux  membres  de  la  diète  : 

«  Je  déplore  comme  vous,  mes  frères,  la  situation 
difficile  où  nous  ont  amenés  les  crimes  du  clergé  et 
la  corruption  des  mœurs  des  pontifes  romains. 
J'avoue  que  la  confusion  qui  règne  dans  l'Eglise 
n'est  due  qu'à  la  dissolution  des  ecclésiastiques  ;  car 
depuis  quelques  années  on  ne  trouve  plus  qu'abus, 
excès  et  abominations  dans  l'administration  des 
choses  spirituelles;  la  contagion  a  passé  de  la  tête 
aux  membres,  des  pontifes  aux  prélats,  de  ceux-ci 
aux  simples  clercs  et  aux  moines  ;  de  sorte  qu'il 
serait  difficile  de  trouver  un  seul  prêtre  qui  fût 
exempt  de  simonie,  de  vol,  d'adultère  et  de  sodomie. 
Cependant,  avec  l'aide  de  Dieu,  j'espère  réformer  cet 
état  déplorable  et  régénérer  la  cour  romaine;  j'en 
prends  l'engagement  solennel.  Mais  le  mal  est  si 
grand,  que  je  ne  puis  que  marcher  pas  à  pas  dans  la 
voie  de  la  guérison.  » 

^Malheureusement  le  légat  ne  se  conforma  pas  aux 
sages  instructions  qu'il  avait  reçues.  Dès  le  premier 
jour  de  son  arrivée  à  Nuremberg,  il  montra  tant 
d'orgueil,  qu'il  se  fit  chasser  de  l'assemblée.  Ferdi- 
nand d'.Vutriche  et  les  autres  princes  qui  assistaient 


ADRIEN     VI 


431 


à  la  diète  ne  s'iiiquiélèrent  )ias  ilavaiitage  de  la  cour 
de  Rome;  ils  priiciit  plusieurs  décisions  importantes 
sur  la  grande  question  de  la  rél'orme,  et  décrétèrent 
que  runi([ue  remède  aux  abus  était  la  convocation 
d'un  concile  a?cuniéni([ue  en  Allemagne. 

Cette  l'ois  encore  l'insolence  d'un  ]ir(''kit  vint  dé- 
truire les  es])éi'ances  d'Adrien,  qui  avait  compté  sur 
son  esprit  de  tolérance  jtour  ramener  le  bon  accord 
dans  l'Église  d'Allemagne.  Les  luthériens  se  déchaî- 
nèrent contre  les  prétentions  audacieuses  de  l'évêque 
de  Teramo;  et  leurs  prédications  véhémentes,  ap- 
puyées sur  des  faits  qui  étaient  à  la  connaissance  de 
tous,  entraînèrent  un  nombre  prodigieu.v  de  fidèles 
dans  la  nouvelle  doctrine.  Semblable  à  un  immense 
incendie,  la  réforme  couvrit  l'Allemagne,  la  Suisse, 
le  Danemark,  la  Suède,  elle  pénétra  en  Flandre  et 
jusque  dans  le  cœur  de  la  France;  j)artout  on  vil 
des  moines  ipiittcr  leurs  couvents,  jeter  le  froc  aux 
orties,  et  se  marier  pour  devenir  pjres  de  l'amille  ; 
des  prêtres  renonçaient  à  leurs  œuvres  d'iniquités 
pour  embrasser  des  professions  ou  des  états  qui  ne 
les  rendaient  plus  à  charge  à  la  société;  des  évèques 
même  abandonnuient  les  impuretés  do  leur  célibat 
jiour  les  joies  de  la  famille. 

Les  décisions  de  la  diète  de  Nuremberg,  ((ui  ne 
contenaient  pas  moins  de  cent  griefs  contre  la  cour 
de  Rome,  et  qui  reproduisaient  dans  tout  son  con- 
tenu la  lettre  où  le  saint-iièie  rejetait  les  causes  du 
schisme  qui  troublait  l'Europe  sur  les  désordres  du 
clergé,  exaspérèrent  les  cardinaux  contre  Sa  Sainteté, 
et  les  portèrent  à  l'accuser  de  vouloir  l'anéantisse- 
ment de  la  religion,  et  de  travailler  à  cette  œuvre 
d'iniquité  jiour  soumettre  Rome  à  l'empire  et  le 
trône  de  saint  Pierre  à  celui  de  César. 

Ces  reproches,  que  rien  ne  justifiait  en  réalité, 
avaient   cependant    des   apparences    de   vérité;    car 


,\drien  \l,  bien  difïérent  de  Jules  II  et  de  Léon  X, 
((ui  faisaient  servir  les  rois  aux  desseins  de  leur  po- 
litique, était  lui-même,  sans  le  savoir,  le  jouet  de 
Charles-Quint.  Ce  prince  s'était  fait  octroyer  une 
bulle  qui  afl'eclait  à  perpétuité  à  la  couronne  de  Cas- 
tille  l'administra  lion  de  l'ordre  de  Calatrava  et  des 
autres  ordres  établis  dans  rEs))agiu",  et  rendait  la 
charge  de  grand  maître  héréditaire.  Eu  outre  il  avait 
obligé  le  pape  à  se  déclarer  ouvertement  contre  la 
France,  et  à  faire  juger  comme  coupable  de  lèse- 
majesté  le  cardinal  Soderini,  soupçonné  d'entretenir  des 
intelligences  en  Sicile  pour  introduire  les  Français  dans 
cetteîle.  Enfin  le  saint-père,  toujours  à  linsligatioiide 
l'empereur,  avait  publié  ditl'érents  décrets  qui  investis- 
saient les  rois  d'Espagne  d'une  autorité  exorbitante. 

Les  cardinaux  prirent  occasion  de  ces  actes  de 
faiblesse  pour  rendre  le  pontife  odieux  aux  Romains, 
et  pour  préparer  le  peuple  à  recevoir  avec  joie  la 
nouvelle  de  sa  mort.  Un  malin  on  apprit  dans  la 
ville  sainte  que  le  pape  était  malade,  et  trois  jours 
après,  le  14  septembre  1523,  qu'il  venait  d'expirer. 
Les  prêtres  ne  prirent  pas  même  la  peine  de  dissi- 
nmler  les  causes  de  cette  mort  si  prompte  ;  et  dans 
la  nuit  ils  suspendirent  des  guirlandes  et  des  cou- 
ronnes à  la  porte  de  son  médecin,  et  tracèrent  en 
gros  caractères  ces  mots  explicatifs  :  «  Au  libéra- 
teur de  la  patrie!  3> 

Voici  l'éloge  singulier  que  le  cardmal  Pallaviciui 
a  fait  du  pape  Adrien  :  »  C'était  un  homme  pieux, 
savant,  désintéressé,  et  qui  voulait  sincèrement  le 
bien  de  la  religion;  néanmoins,  c'était  un  fort  mé- 
diocre pape;  car  il  ne  connaissait  pas  les  souplesses 
de  l'art  de  régner,  et  ne  savait  pas  s'accommo- 
der aux  mœurs  de  la  cour  romaine.  Un  pontife 
comme  celui-là,  ajoute-t-il,  qui  avait  oublié  le  sang 
et  la  chair,  ne  pouvait  que  mal  diriger  l'Eglise!  » 


-A  ■ 


<à38 


HISTOIRE     DES     PAPE8 


Élection  du  cardinal  Julien  de  Médicis,  liStard  de  Julien,  duc  de  Métiicis.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Clément  VII 
veut  étouffer  l'hérésie  de  Luther.  —  Il  exhorte  l'empereur  et  le  roi  d  Angleterre  à  la  paix,  en  même  temps  qu'il  excite  secièle 
ment  le  roi  de  Fiance  à  la  guerre.  —  Les  ruses  de  Sa  Sainteté  sont  découvertes.  —  Krançois  1"  est  vaincu  par  harles-Quint 
sous  les  murs  de  l'avie.  —  Clément  VII  se  réconcilie  avec  l'empereur. —  Indignation  de  Charles-Quint.  —  Etat  du  luthéranisme 
en  Europe.  —  Perfidie  des  Colonna  et  vengeance  du  saint  père.  —  Nouvelles  brouilles  entre  l'empereur  et  le  pape.  —  ?ac  de 
Rome  par  les  Espagnols.  —  Détail  des  cruautés  exercées  dans  \\  ville  sainte.  —  Capitukit'on  du  pape.  —  Clément  VII  est  fait 
prisonnier.  —  Il  s'évade  du  chûleau  Saint-Ange.  —  Divorce  de  Henri  Vin,roi  d'Angleterre.  —  Nouveau  traité  entre  Clément  VII. 
cl  Charles-Quint.  —  Négociations  de  Bologne.  —  Prise  de  Florence  par  les  armées  confédérées  de  l'empereur  et  du  pape. 
—  Origine  des  ducs  de  Toscane.  —  Suite  de  l'affaire  du  divorce  du  roi  d'Angleterre.  —  Proposilion  de  concile  g'néral.  — 
Mariage  de  la  nièce  du  pape,  l'in'Sme  Catherine  de  Médicis,  avec  Henri,  fils  du  roi  de  France.  —  Entrevue  do  Clément  VII  et 
de  François  1".  —  Anecdote  graveleuse  sur  le  saint-^ière  et  sur  trois  belles  dames  de  la  cour  de  Fiance.  —  L'Église  anglicane 
se  sépare  de  la  communion  romaine.  —  Mort  du  pontife. 


Aussitôt  que  les  obsèques  d'Adiien  i'urenl  tcniii- 
nées,  les  cardinaux  entrèrent  en  conclave  au  nombre 
de  trente-six.  Pendant  six  semaines  les  suffrages  se 
partagèrent  entre  Médicis  et  Colonna;  après  mille 
intrigues  renouées  et  rompues,  Julien  do  Médicis 
aclicta  le  désistement  de  son  compétiteur  pour  le 
titre  de  vice-chancelier  de  l'Église,  lui  donna,  comme 
dédommagement,  la  proiiriété  de  son  palais,  l'un  des 
plus  magnifiques  de  Rome,  ainsi  qu'une  forte  somme 
en  ducats  d'or;  et  il  fut  proclamé  souverain  pontife. 
Sa  Sainteté  prit  le  nom  de  Clément  MI,  (juoique 
déjà  un  pape  eût  porté  ce  nom  dans  lu  ville  d'Avi- 
gnon lors  du  grand  schisme  d'Occident. 

Julien  de  Médicis  était  un  bâtard  posthume  de 
Julien  de  Médicis,  duc  de  Florence,  assassiné  par 
l'ordre  de  Sixte  IV,  dans  la  conspiration  des  Pazzi, 
et  d'une  jeune  fille  appelée  Floretta  Gorini.  Son 
oncle,  Laurent  de  IMédicis,  échappé  aux  poignards 
des  assassins,  l'avait  pris  dans  sa  propre  maison, 
ainsi  que  sa  mère,  dont  il  avait  fait  sa  maîtresse. 
Destiné  d'abord  à  la  profession  des  armes,  le  jeune 


Médicis  avait  été  nommé  chevalier  de  Rhodes;  lors- 
que ensuite  Léon  X,  son  cousin,  eut  été  élevé  sur  la 
chaire  de  saint  Pierre,  il  quitta  le  casque  et  l'épée 
pour  suivre  la  carrière  ecclésiastique  ;  et  comme  sa 
naissance  entachée  d'illégitiiuité  était  un  obstacle  à 
son  entrée  dans  le  sacré  collège,  il  paya  de  faux  té- 
moins qui  affirmèrent,  sous  serment,  que  Floretta 
n'avait  cédé  à  son  séducteur  qu'après  avoir  obtenu 
de  lui  une  promesse  de  mariage,  ce  qui,  suivant  la 
coutume  de  l'iJglise  romaine,  suffisait  poui-  légitimer 
un  bâtard. 

Sous  le  règne  d'Adrien  ^'l,  le  cardinal  de  Médicis 
était  parvenu,  à  force  d'intrigues,  à  s'emparer  de  la 
direction  de  toutes  les  affaires  et  à  supplanter  le  car- 
dinal Soderini  dans  la  confiance  du  pape.  Comme  il 
était  maître  absolu  au  Vatican  lors  de  la  mort  du 
pape,  on  peut  rejeter  sur  lui,  sans  crainte  de  frap- 
per un  innocent,  la  plus  grande  part  à  l'accomplis- 
sement d'un  crime  ijui  lui  frayait  le  chemin  du  trône 
pontifical. 

Après  les  cérémonies  de  son  sacre,   qui   eurent 


CLEMENT    VII 


433 


t'i)^-: 


Le  sac  de  Rome  par  les  troupes  de  Cliarles-Quint 


lieu  avec,  une  pompe  et  une  magnificence  vraiment 
extraordinaires,  Clément  Vil  s'ocxupa  de  la  grande 
([uestion  de  la  réforme,  qui  bouleversait  l'Allemagne 
et  menaçait  d'arracher  la  moitié  de  l'Europe  au  joug 
pontifical.  Sa  Sainteté  essaya  d'empêcher  la  tenue 
d'une  nouvelle  diète  qui  avait  été  fixée  à  un  délai 
de  trois  mois  dans  la  ville  de  Nuremberg,  et  où  les 
princes  électeurs  devaient  prendre  des  mesures  dé- 
cisives contre  la  cour  de  Rome.  Elle  ofl'rit  même  de 
donner  quelques  satisfactions  aux  hérétiques,  sous 


la  condition  qu'ils  ne  lui  contesteraient  pas  son  droit 
de  juridiction  sur  les  Eglises,  et  (ju'ils  ne  trouble- 
raient pas  ses  agents  dans  la  perception  de  ses  reve- 
nus. Tous  les  efforts  de  Clément  VII  lurent  inutiles  : 
les  AUcmandspersistèrent  dans  leur  projet  de  diète, 
et  comme  le  jour  de  l'ouverture  des  séances  aj  pro- 
ehalt,  il  se  décida  à  envoyer  un  légat  à  Nuremberg, 
pour  prévenir  ce  qu'il  craignait  plus  que  toute  chose 
au  monde,  la  convocation  d'un  concile  général. 
Son  ambassadeur,  le  cardinal  Laurent  Campeggio, 

l'<3 


434 


iiistoirj:  dej?  pai'Eï^ 


élait  uu  des  plus  habiles  iliplomatos  de  sa  coiii'.  Le 
saint-père  lui  avail  reeomiuaiulé  d'alTecter  un  grand 
désir  de  remédier  aux  abus  (jui  avaient  été  signalés 
dans  les  cent  articles  du  mémoire  envoyé  prcoédem- 
ment  à  la  cour  de  Rome,  en  c*  qui  concernait  le 
clergé  leutonique.  et  de  bien  se  gua-dei  de  discuter 
sur  un  plan  de  réforme  généi-ale. 

D'^rès  ses  instructions,  le  rusé  cardinal  se  pré- 
senta devant  les  électeurs,  en  demandant  au  nom  de 
Sa  Sainteté  qu'oa  procédât  aux  réformes  du  Ijas 
clergé  ea  Alleiuafirne ,  et  qu'on  remédiai  le  plus 
promptement  qu'il  se  pourrait  aux  graves  abus  qui 
existaient  dans  les  difl'éreuts  sièges  et  dans  les  cou- 
vents :  quant  aux  Eglises,  soit  de  Fiance,  soit  d'Italie 
ou  d'Angleterre,  il  n'en  parla  point.  Et  comme  le 
prince  de  Saxe  voulait  faire  observer  que  l'intérêt  de 
la-religion  appelait  surtout  une  prompte  répression 
des  désordres  du  clergé  romain,  le  légat  lui  imposa 
silence  et  déclara  que  la  simple  énonciation  d'une 
semblable  proposition  constituait  le  crime  d'hérésie. 
Cette  étrange  restriction  du  cardinal  Cainpeggio  ou- 
vrit les  yeux  des  moins  clairvoyants;  on  comprit  quel- 
les étaient  les  intentions  secrètes  de  l'astucieux  pape, 
et,  séance  tenante,  rassemblée,  à  la  presque  unani- 
mité de  ses  membres,  prit  ses  conclusions  qui  fu- 
rent publiées  le  18  avjLl  dans  un  décret  ainsi  conçu  : 

«  Nous  décidons  que  l'empereur  et  le  pape  auront 
à  s'entendre  pour  assigner  la  tenue  d'un  concile  dans 
le  plus  bref  délai  ;  car  la  nécessité  d'une  assemblée 
oeouméniqae  se  fait  sentir  de  jour  en  jour  davantage, 
pour  arrêter  les  désordres  qui  boukrersent  la  chré- 
tienté, et  alin  de  sauver  l'ordre  social  de  l'abîme 
dans  lequel  menacent  de  le  plonger  des  catholiques 
infâmes,  un  pape  abominable,  des  prêtres  débau- 
cbés   et    des  novateurs  dangereus.  i> 

D  faut  le  dire,  la  fièvre  de  la  réforme  était  telle, 
qu'elle  avait  fait  surgir  de  bonnes  et  de  mauvaises 
doctrines.  A  côté  de  Luther  et  de  Mélancbthon,  qui 
les  premiers  avaient  aj-boré  le  drapeau  de  l'émanci- 
])ation  des  peuples,  des  extravagantB  s'occupaient  de 
disputes  ridicules  sur  les  dogmes.  Les  sacramen- 
taires  niaient  la  présence  réelle  du  Chiisl  dans  l'Eu- 
charistie, et  pour  une  semblable  puérflité  ils  s'étaient 
séparés  des  luthériens  :  d'autres  enthousiastes,  Nico- 
las Storck,  Marc  Stubner,  Thomas  Muntzer  et  Bal- 
thazar  H ubmayer,  prêchaient  les  anciennes  doctrines 
des  donatistes,  des  pélagieas  et  des  catharins;  ils 
niaient  l'efûcacilé  du  baptême  donné  aux  enfants,  et 
soutenaient  qu'il  fallait  administrer  ce  sacrement  aux 
adultes,  ce  (jui  les  fit  appeler  anabaptistes;  mais,  en 
même  temps,  ils  enseignaient  des  doctrines  sublimes, 
l'égalité  absolue,  réelle  et  naturelle ,  ainsi  que  la  com- 
munauté des  biens  et  l'émancipation  des  femmes. 

Cette  dernière  secte  avait  pris  un  accroissement 
formidable  surtout  dans  la  Souabe.  Cinquante  mille 
paysans,  convertis  par  Thomas  Muntzer,  s'étaient 
levés  en  masse  pour  faire  triompher  leur  croyance, 
et  avaient  commis  des  massacres  effroyables,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  ils  eussent  été  exterminés  par  les  luthé- 
riens, par  les  sacramentaires  et  par  les  catholiques. 

Clément  VII,  loin  de  se  montrer  affligé  de  la  si- 
tuation déplorable  où  se  trouvait  l'Allemagne,  et 
d'accéder  à  la  juste  demande  des  électeurs  relative- 
ment à  la  convocation  d'un  concile,  prit  des  mesures 


i|ui  Jovaieut  accroître  les  désordres,  et  refusa  de 
réunir  les  évoques  en  assemblée;  il  prétexta  que  c'é- 
tait un  crime  de  lèse-divinité  de  donner  des  juges  à 
un  paj)e,  et  de  soumettre  ses  actes  à  l'examen  des 
hommes.  Son  opinion  se  trouva  appuyée  par  les  car- 
dinaux, qui  redoutaient  autant  que  Sa  Sainteté  la 
réforme  des  mœuis  ;  et  les  membres  du  sacré  collège 
se  formèrent  en  consistoire  permanent  pour  traiter 
les  questions  d'urgence  ;  ils  cassèrent  les  décisions 
de  la  diète  de  Nuremberg,  et  décrétèrent  que  des 
lettres  seraient  adressées  à  l'empereur  pour  le  sup- 
plier de  mettre  à  exécution  ses  édits  de  Worms 
contre  Luther  et  contre  ses  adhérents;  qu'en  même 
temjis  les  rois  de  France,  d'Angleterre  et  de  Portu- 
gal seiaient  sommés  d'avoir  à  roinpre  tout  commerce 
avec  les  villes  libres  de  l'intérieur  de  l'Allemagne,  si 
elles  refusaient  d'obéir  à  la  cour  de  Rome  ;  que  le 
légat  du  saint-siége,  Laurent  Campeggio,  engagerait 
les  princes  catholiques  à  empêcher  l'assemblée  qui 
devait  être  tenue  à  Sjiire,  ou  tout  au  moins  qu'il 
leiu-  enjoindrait  de  protester  contre  ses  délibérations, 
afin  de  maintenir  les  droits  du  pape;  qu'à  l'égard 
de  la  convocation  d'un  concile,  Sa  Sainteté  déclare- 
rait qu'en  vertu  de  son  omnipotence  elle  regardait 
cette  mesnre  comme  pei-nicieuse  et  funeste,  qu'tm 
conséquence  elle  s'y  opposerait  formellement;  enfin, 
que  rélatÏTement  aux  redressements  des  giiefs  pré- 
sentés par"  les  Allemands,  les  décrets  du  concile  de 
Latran  y  avaient  fait  droit  et  que,  s'ils  n'étaient  pas 
sul'fisants,  il  y  serait  pourvu  par  une  oongrégatÎMi 
nommée  spécialement  pour  cette  aJïaire. 

Pendant  que  Clément  YII  cherchait  par  mille  expé- 
dients à  éviter  la  tenue  d'un  synode ,  l'empereur 
faisait  avec  Henri  YllI  un  traité  pour  écraser  la 
France  sous  les  forces  réunies  de  l'Allemagne,  de 
l'Espagne  et  de  l'Angleterre;  cependant  l'imminenoe 
du  danger  obligea  le  pontife  à  suspendre  sa  lutte 
contre  la  réfoime  pour  s'occuper  de  metti-e  des  en- 
traves aux  projets  de  Charles-Quint,  dont  l'ambition 
était  pour  lui  un  sujet  de  graves  appréhensions;  il 
lui  adressa  un  ambassadeur  chargé  d'une  lettre  où 
il  représentait  à  Sa  Majesté  Catholique  qu'elle  dev«it 
se  contenter  de  ses  immenses  Étals,  et  laissar  à 
François  1"  le  duché  de  Milan,  qui  lui  appartenait 
de  droit.  Ses  exhortations  ne  produisirent  pas  l'effet 
qu'il  en  attendait  ;  tout  ce  que  le  légat  put  obtenir 
fut  d'être  reconduit  jusqu'à  la  frontière  avec  les  hon- 
neurs dus  à  son  rang,  sans  avoir  eu  la  satisfaction 
d'être  reçu  en  audience.  Alors  Sa  Sainteté  fit  avertir 
secrètement  le  roi  de  France  de  ce  qui  se  tramait 
contre  lui,  et  l'engagea  à  marcher  sur  l'Italie  à  la 
tète  d'une  armée  pour  prévenir  son  ennemi,  et  mettre 
en  déroute  les  impériaux  avant  qu'ils  eussent  fait 
leur  jonction  avec  les  Anglais.  François  I"'  suivit  le 
conseil  du  pape,  réunit  une  armée  en  moins  de  six 
semaines,  franchit  les  Alpes  et  se  présenta,  devant 
Milan,  qui  se  rendit  sans  combattre;  ensuite  il  vint 
assiéger  Pavie,  qui  était  défendue  par  Lanoy  et  Pes- 
caire,  deux  généraux  de  l'armée  impériale.  Ceux-ci 
se  voyant  pris  à  l'improviste  et  n'ayant  aucun  espoir 
d'être  secourus  à  temps  par  l'empereur,  proposèrent 
de  signer  une  trêve  de  cinq  années  avec  la  France, 
et  de  lui  reconnaître  par  un  traité  la  possession  légi- 
time du  Milanais.   Ces  conditions  furent    malheu- 


CLEMENT     VII 


435 


icusement  repoussées  par  k'  rui,  ([ui  cédait  en  cela 
à  la  fatale  inlîuence  de  l'amiral  Bonnivet,  un  Je  ces 
courtisans  qui  sont  les  lléaux  des  peuples. 

Les  lioslilités  continuèrent  entre  les  Français  et 
les  impériaux;  mais  comme  François  I"  gagnait 
cliaquc  jour  du  terrain,  le  pape  eut  l'espérance  de 
le  voir  bientôt  commander  en  maître  dans  l'Italie,  et 
il  songea  à  s'assurer  sa  protection  par  un  traité  d'al- 
liance. II  lui  fit  promettre  de  secourir  le  saint-siége 
contre  tous  ses  ennemis,  de  protéger  la  maison  de 
Médicis  et  i'ÊUit  de  Florence;  réciproquement  Clé- 
ment VII  s'engageait,  ainsi  que  les  deux  Médicis. 
Alexandre  et  Hippolyte,  tous  deux  bâtards  et  les  seuls 
rejetons  de  sa  famille.,  à  ne  donner  aucun  secours 
aux  impériaux  pendant  toute  la  vie  du  roi,  et  sans 
qu'il  fût  nécessaire  de  confirmer  cette  transaction, 
même  après  la  conquête  du  duché  de  Milan.  En 
outre,  Sa  Sainteté  promettait  de  livrer  passage  aux 
armées  de  François  I"  qui  devaient  traverser  ses 
j)rovinces  pour  attaquer  le  royaume  de  Naples. 

En  exécution  de  ce  traité ,  François  I"  détacha  de 
son  armée  \\n  corps  de  troupes  qui  pénétra  dans  les 
Etats  de  l'Eglise,  pendant  que  lui-même  poussait 
avec  vigueur  le  siège  de  Pavie;  malheureusement  la 
place  opposa  une  résistance  plus  longue  qu'il  ne 
l'avait  supposé,  ce  qui  donna  lu  temps  au  connétable 
de  Bourbon,  prince  français  qui  commandait  les  im- 
périaux, de  venir  au  secours  des  assiégés.  Alors  les 
troupes  du  roi  se  trouvèrent  bloquées  à  leur  tour 
entre  une  ville  ennemie  et  une  armée  qui  leur  était 
supérieure  en  nombre. 

Dans  cette  extrémité,  François  I"  réunit  son  con- 
seil et  demanda  à  ses  capitaines  quel  était  le  parti 
qu'on  devait  prendre;  si  l'on  devait  battre  en  retraite 
ou  livrer  bataille  :  les  vieux  généraux  représentèrent 
<{uc,  dans  les  circonstances  où  ils  se  trouvaient,  une 
seule  défaite  suffirait  pour  anéantir  la  puissance  des 
Français  en  Italie,  et  qu'on  ne  devait  pas  se  dissi- 
muler qu'on  avait  à  combattre  des  adversaires  re- 
doutables, nombreux,  bien  disciplinés  et  commandés 
par  un  capitaine  auquel,  malgré  sa  trahison  envers 
la  patrie ,  on  ne  pouvait  refuser  de  grands  talents 
militaires;  qu'en  conséquence  ils  opinaient  pour  la 
retraite  de  l'armée. 

Aussitôt  ([ue  l'amiral  Bonnivet,  qui  était  l'ennemi 
personnel  du  connétable,  entendit  vanter  son  rival,  il 
se  leva  de  son  siège,  prit  la  parole,  s'étendit  longue- 
ment sur  la  honte  qui  s'attacherait  au  nom  de  Fran- 
çois I"  si  on  fuyait  devant  l'ennemi;  il  rappela  les 
combats  dans  lesquels  la  valeur  avait  suppléé  au 
nombre,  et  conclut  en  suppliant  le  roi  de  repousser 
les  conseils  de  la  pusillanimité  et  de  livrer  bataille. 

Cet  appel  à  la  vanité  do  François  I'"'  produisit  le 
résultat  que  l'amiral  en  attendait.  Son  avis  prévalut; 
les  deux  armées  en  vinrent  aux  mains  le  24  fé- 
vrier 1525,  jour  de  saint  Matthias;  jour  néfaste!  car 
les  Français  furent  taillés  en  pièces  et  laissèrent 
plus  de  six  mille  morts  sur  la  place. 

Les  deux  auteurs  de  cette  désastreuse  journée  re- 
çurent la  punition  de  leur  faute  ;  Bonnivet  fut  tué  et 
le  roi  fut  fait  prisonnier.  On  dit  que  le  connétable 
de  Bourbon,  en  voyant  le  cadavre  de  l'amiral,  s'écria  : 
"  Malheureux  1  tu  as  causé  la  perte  de  la  France  et 
la  mienne  !  «  François  I"  fut  immédiatement  conduit 


en  Espagne,  où  il  traita  de  sa  rançon  avec  Charles- 
Quint,  en  lui  payant  une  énorme  rançon  et  en  lui 
aJjandonnant  les  plus  belles  provinces  du  royaume. 

Cette  défaite  eut  les  conséquences  que  les  vieux 
généraux  avaient  prévues  ;  dès  que  la  nouvelle  s'en 
fut  répandue  en  Italie,  les  villes  qui  tenaient  encore 
pour  les  Français  ouvrirent  leurs  portes  aux  vain- 
queurs; Clément  VII  lui-même  abandonna  son  allié, 
envoya  l'évêque  de  Gapoue  pour  complimenter  le 
connétable  sur  la  journée  de  Pavie,  (!t  lit  immédiate- 
ment proposer  à  l'empereur  un  traité  d(^  paix,  où  il 
imposait  pour  condition  à  Charles-Quint  de  recon- 
naître François  Sforce  comme  légitime  duc  de  Milan, 
lui  offrant  en  échange  une  somme  de  cent  mille  écus 
à  prélever  sur  la  ville  de  Florence.  En  outre ,  Sa 
Sainteté  se  réservait  le  droit  de  vendre  les  produits 
de  ses  salines  dans  le  Milanais,  à  l'exclusion  de  tous 
les  autres  sels  et  suivant  les  tarifs  de  Léon  X;  de 
plus,  elle  exigeait  la  reddition  des  villes  deReggio  et 
de  Rubiera,  qui  appartenaient  au  duc  de  Ferrare, 
ainsi  que  la  libre  disposition  des  bénéfices  ecclésiasti- 
ques du  royaume  de  Naples. 

Charles-Quint  était  trop  irrité  de  la  dernière  tra- 
hison du  pape  pour  accéder  à  ses  propositions;  il 
reçut  fort  mal  l'ambassadeur  et  le  congédia,  en  lui 
disant  d'informer  son  maître  que  l'heure  de  la  justice 
était  venue,  et  qu'il  saurait  punir  ceux  qui  s'étaient 
lâchement  tournés  du  côté  de  ses  ennemis  dans  les 
temps  d'épreuves. 

Cette  menace  enleva  au  pontife  tout  espoir  de  se 
réconcilier  avec  Charles-Quint,  et  le  détermina  à 
former  une  ligue  contre  lui,  afin  Je  se  mettre  à  cou- 
vert de  sa  vengeance  ;  à  cet  effet,  il  entama  des  né- 
gociations secrètes  avec  différents  princes  italiens 
qui  avaient  en  égale  haine  les  Espagnols  et  les  Fran- 
çais. Il  s'adressa  d'abord  à  Ferdinand-François  d'Ava- 
los,  marquis  de  Pescaire,  qui  était  au  service  de 
l'Espagne,  et  lui  offrit  la  souveraineté  de  Naples  s'il 
consentait  à  tourner  ses  armes  contre  Charles-Quint; 
ce  que  François  d'Avalos  accepta.  Ensuite,  il  fit  en- 
trer dans  la  ligue  le  duc  de  Sforce,  la  République 
de  Venise  et  la  régente  de  France.  Tout  allait  pour 
le  mieux ,  lorsque  le  marquis  de  Pescaire  fut  pris 
d'une  terreur  panique  et  dénonça  le  complot  à  l'em- 
pereur. Charles-Quint  lui  ordonna  de  dissimuler  en- 
core, de  mettre  des  garnisons  dans  les  villes  du  Mi- 
lanais; quand  celui-ci  eut  pris  tons  les  arrangements 
nécessaires  à  la  réussite  de  leurs  projets,  il  envahit 
le  Milanais  à  main  armée,  poursuivit  Sforce  de  place 
en  place,  et  le  contraignit  à  s'enfermer  dans  le  châ- 
teau de  Milan.  Toutefois,  la  trahison  ne  profita  pas 
au  marquis  de  Pescaire;  il  tomba  dangereusement 
malade,  fut  obligé  de  quitter  son  camp  et  mourut  au 
bout  de  deux  mois. 

Quoique  le  secret  de  la  ligue  eût  été  découvert, 
les  Vénitiens  n'en  persistèrent  pas  moins  dans  leur 
résolution  de  combattre  l'empereur,  et  ils  déclarè- 
rent qu'ils  préféraient  être  ensevelis  sous  les  ruines 
de  leur  ville  plutôt  que  Je  consentir  à  une  lâcheté 
en  abandonnant  leur  allié  le  duc  Sforce.  Si  Clé- 
ment Vn  eût  'montré  la  même  fermeté,  il  est  pro- 
bable que  Charles-Quint  eût  été  obligé  Je  proposer 
un  accommodement  avantageux  aux  confédéi-és;  mais 
l'astucieux    pontife    voulut  suivre   la  politique    tor- 


N 


43*5 


HISTOIHK     DES     PAPKS 


tueuse  du  saint -sio-je,  et  fut  encore  la  ilupe  du  mo- 
narq'ie  espat^nol.  Tout  en  paraissant  approuver  1  o- 
nonîitpie  résolu! ion  des  ambassadeurs  de  France  et 
de  N'enise  ,  il  envoya  le  cardinal  Salviati  à  Madrid 
pour  traiter  avec  l'empereur;  et  dès  i[u'il  eut  reçu 
la  nouvelle  que  les  principaux  articles  qu'il  avait 
proposés  à  Sa  Majesté  Catholique  étaient  acceptés, 
il  rompit  les  conférences  avec  les  'N'énitieus  et  les 
Fran(;ais,  et  ne  voulut  plus  entendre  parler  de  la  li- 
1,'ue.  Le  pape  ne  fut  pas  longtemps  à  se  repentir  de 
sa  précipitation;  car  lorsque  le  duc  de  Sessa ,  délé 
j;ué  de  rKspaijne  à  la  cour  de  Homo ,  lui  eut  pré- 
senté la  copie  du  traité  pour  en  obtenir  la  ratilication, 
il  reconnut  qu'on  l'avait  cliargée  de  ternies  tellement 
équivo(]uçs ,  qu'il  était  facile  de  comprendre  ([non 
voulait  se  réserver  de  les  interpréter  de  dilVérenles 
manières,  suivant  les  circonstances.  Clément  refusa 
de  signer  le  traité,  et  témoigna  son  élonncmcnt 
([u'on  eût  apporte  si  peu  de  soin  dans  la  rédaction  ; 
le  délégué  parut  éprouver  la  même  surprise,  et  pro- 
testa que  ce  ne  pouvait  être  que  l'ellet  du  hasard  et 
de  l'ignorance  du  copiste;  cpie  du  reste  Sa  Sainteté 
jiouvait  en  faire  dresser  un  autre ,  et  (juil  prenait 
rengagement  solennel  d'obtenir  la  signature  de  l'em- 
pereur avant  deux  mois,  pourvu  que  pendant  cet  in- 
tervalle la  cour  de  Rome  évitât  tout  rapprochement 
avec  la  France  et  Venise.  Ce  délai  était  nécessaire  à 
Cliarles-Quint  pour  mènera  bonne  fui  un  Irai  té  qu'il  vou- 
lait faire  accepter  à  François  I"',  et  par  lequel  son  pri- 
sonnier reconnaissait  la  France  tributaire  de  l'empire. 

Cependant  les  choses  ne  tournèrent  pas  précisé- 
ment comme  il  l'espérait,  et  cela  par  sa  propre 
faute  :  au  lieu  de  renvoyer  son  prisonnier  sans  ran- 
çon, il  stipula  pour  sa  liberté  un  piix  énorme,  qui 
lui  donna  la  réputation  d'avare,  et  qui  éloigna  de 
lui  tous  les  princes  d'Allemagne;  au  lieu  de  conser- 
ver des  relations  affectueuses  avec  le  ministre  an- 
glais, le  célèbre  Wolsey,  cardinal  d'York,  qu'il  avait 
l'habitude  d'appeler  son  père  ou  son  cousin  dans  les 
lettres  qu'il  lui  écrivait  de  sa  main,  il  eut  Tirapi-u- 
dence,  après  la  victoire  de  Pavie,  de  cesser  sa  cor- 
respondance et  de  lui  envoyer  des  lettres  rédigées 
par  des  secrétaires  ;  ce  qui  déplut  au  cardinal  d'York 
et  le  détermina  à  se  rapprocher  de  la  France.  Il  mé- 
contenta également  le  duc  de  Bourbon  en  lui  refu- 
sant la  main  de  sa  sœur,  qu'il  lui  avait  promise 
d'une  manière  formelle  ;  celui-ci  quitta  la  cour  de 
l'empereur,  retourna  dans  le  Milanais,  sut  prendre 
de  l'ascendant  sur  les  troupes  qu'il  commandait,  et 
songea  à  s'emparer  du  royaume  de  Naples  pour  son 
propre  compte.  Enfin  sa  duplicité  le  rendit  suspect 
à  toute  l'Europe;  et  ses  alliés,  prenant  exemple  sur 
lui,  rompirent  les  traités  qu'ils  avaient  faits  dès  que 
leuis  intérêts  furent  rais  en  jeu. 

François  I'"',  à  peine  sorti  de  captivité,  oublia  les 
serments  qu'il  avait  faits  à  Charles-Quint  de  ne  point 
prendre  les  armes  contre  lui.  Il  se  rendit  à  Cognac, 
et  vint  renforcer  la  ligue  sacrée,  dont  faisaient  par- 
tie Jes  Républiques  de^'enise  et  deI'"lorence,la  Suisse 
et  l'Angleterre.  La  guerre  se  ranima  en  Ilalie  avec 
une  nouvelle  vigueur  ;  et  les  armées  confédérées  du 
saint-père  et  des  Vénitiens  ouvrirent  la  campagne 
en  attendant  les  renforts  que  devaient  envoyer  la 
France  et  la  Grande-Rretagne. 


Charles-Quint,  redoutant  les  conséquences  d'une 
guerre  générale,  s'attacha  alors  à  rompre  la  ligue; 
et  comme  il  n'osait  pas  se  déclarer  ouvertement 
contre  le  pape,  il  se  servit  de  la  haine  qiu'  les  Co- 
lonna  portaient  à  Clément  ^'I1  pour  lui  susciter  de 
graves  embarras.  Par  ses  ordres,  le  gouverneur  de 
Naples  oiïril  à  Pompée  Colonna  ,  qui  avait  été  exilé 
par  Sa  Sainteté ,  de  le  rétablir  à  Rome  dans  ses 
honneurs  et  dignités,  s'il  parvenait  à  contraindre  le 
pape  à  sortir  de  la  ligue  sacrée. 

Le  cardinal  accepta  la  proposition  ([ui  lui  était 
faite,  et  marcha  immédiatement  sur  Rome,  à  la  tète 
de  huit  cents  chevaux  et  de  trois  mille  hommes  de 
pied.  A  l'aide  des  intelligences  qu'il  avait  conservées 
dans  la  place,  il  se  rendit  maître  de  trois  portes;  et 
tout  cela  fut  exécuté  si  rajiidement  ,  que  le  saint- 
père  eut  à  peine  le  temps  de  se  retirer  au  château 
Saint-Ange.  Sans  désemparer.  Pompée  Colonna  lit 
investir  cette  forteresse,  et  en  pressa  le  siège  si  vi- 
goureusement, que  Clément,  qui  n'avait  avec  lui  que 
fort  peu  de  troupes,  et  qui  manquait  à  la  fois  de 
munitions  et  de  vivres,  se  liouva  réduil  à  la  dernière 
extrémité  et  demanda  à  capituler. 

]\loucade,  d'après  les  instructions  f|u'il  avait  re- 
çues de  Charles -Quint,  se  posa  alors  comme  média- 
teur, et  vint  lui-même  conférer  avec  le  saint-père.  Il 
lui  représenta  que  s'il  voulait  sauver  Rome  du  pil- 
lage, il  ne  lui  restait  qu  à  se  donner  un  protecteur 
en  abandonnant  la  ligue  |)our  traiter  avec  l'empe- 
reur. Clément  \[].  consentit  à  signer  une  trêve  de 
quatre  mois ,  et  s'engagea  à  faire  un  voyage  à  Ma- 
drid pour  s'entendre  avec  Charles-Qnint  sur  les 
conditions  d'une  alliance  durable. 

Les  cours  de  France  et  d'Angleterre  voulurent 
s'opposer  à  cette  dernière  convention.  Les  ambassa- 
deurs représentèrent  à  Clément  VII  qu'il  exposait  sa 
liberté  ou  même  sa  vie  à  de  grands  dangers  en  se 
livrant  au  perfide  Charles-Quint;  et  ils  le  détermi- 
nèrent à  renoncer  à  son  voyage ,  moyennant  le  don 
de  trente  mille  ducats  d'or  que  le  jjape  voulait  em- 
ployer à  lever  de  nouvelles  troupes  pour  se  venger 
des'  Colonna.  Il  excommunia  tous  les  membres  de 
cette  famille;  il  déclara  Pompée  Colonna  déchu  de 
sa  dignité  de  cardinal  ;  il  fit  ravager  leurs  terres  par 
ses  bandes,  et  il  ordonna  même  au  comte  de  Vau- 
demont,  général  en  chef  de  son  armée,  de  pousser 
jusqu'aux  frontières  du  royaume  de  Naples,  afin  de 
faire  soule\er  les  partisans  de  l'ancienne  faction  an- 
gevine en  faveur  de  François  I"'. 

Malgré  les  succès  apparents  de  ses  troupes,  le 
pontife  ne  laissait  pas  que  de  concevoir  de  graves 
inquiétudes  sur  les  progrès  des  impériaux  dans  l'I- 
talie supérieure;  il  craignait  surtout  qu'il  ne  prît 
fantaisie  à  Charles-Quint  de  prendre  Rome  et  d'as- 
sembler un  concile  pour  le  déposer.  Ses  terreurs  de- 
vinrent encore  plus  vives  lorsqu'il  eut  connaissance 
d'une  circulaire  que  l'empeieur  adressait  aux  mem- 
bres du  sacré  collège,  et  qui  était  ainsi  conçue  : 

«  En  se  mettant  à  la  tête  d'une  ligue,  le  pontife 
a  troublé  la  paix  qui  s'était  rétablie  entre  notre 
royaume  et  la  France  ;  ce  qui  n'a  pu  se  faire  qu'a- 
près une  mûre  délibération  et  des  conférences  entre 
le  pape  et  les  cardinaux. 

«  Ainsi  vous  avez  commis  une  faute  bien   grave , 


Les  grands  réfoiaialcurs 


43-i 


HISTOIRE    DES    PAPES 


mes  Pares;  et  pour  de  saints  prélats,  nous  trou- 
vons votre  conduite  par  trop  mondaine.  Comment 
se  fait-il  i]ue  vous  ayez  eu  l'audace  de  proférer  des 
menace»  contre  nous ,  qui  sommes  si  atTectionné  au 
saint-siége,  et  (|\ii  avons  constamment  refusé  de 
croire  aux  accusations  portées  contre  les  ecclésiasti- 
ques uttramontains  à  la  diète  de  AVorras? N'est-ce  pas 
nous  qui  avons  également  empêché  la  tenue  d'une  diète 
à  ï-'pire,  parce  que  l'A Uemapne  voulait  mettre  en  accu- 
sation lu  cour  romaine  et  se  séparerde  sacoiiimunioo? 

'*  U  est  vrai  que  Sa  Sainteté  a  oublié  tous  les  ser- 
vices que  nous  lui  avons  rendus;  cependant,  comme 
notre  'wngtance  vous  frapperait  aussi  bien  que  votre 
pape,  nous  »ous  engaiieons  à  changer  ses  sentiments 
à  notre  ég;ird;  autrement,  s'il  ne  cédait  pas  i»  vos 
sages  remontrances .  nous  nous  verrions  contraint 
de  coovoqiier  un  concile  pour  sauver  la  religion,  et 
d'user  de  tous  les  remèdes  que  nous  jugerons  né- 
cessaires pour  arrêter  les  progrès  du  mal.  » 

Cette  circulaire  ne  produisit  pas  une  grande  sea- 
satioD  à  Home.  Cependant,  comme  le  pape  se  fati- 
guait d'entretenir  deux  armées  qu'il  fallait  payer  à 
jour  Soie,  ce  ipi  l'obligeait  à  faire  des  emprunts  oné- 
reux, il  eatama  des  négociations  avec  le  vice-roi  de 
Naplee  pour  obtenir  une  trêve  de  huit  mois.  Celui- 
ci  mit  pour  condiiioa  première ,  que  Clément  VII 
donnerait  soLvante  mUlê  ducats  au  connétable  de 
Bourboi&r  et  une  somme  égale  à  Frondsberg,  le  chef 
des  bandias  qui  avaient  commis  des  cruautés  horri- 
bles sur  le»  catholiques  de  la  Lombardie ,  et  qui 
avaient  iaiâsé  partout  sur  leur  passage  des  marques 
de  leur  férocité.  Ce  fei'ouche  guerrier  portait  à  l'ar- 
çon de  sa  selle  un  cordon  de  soie  et  d'or  qui  devait 
servir,  disait-il,  à  étrangler  le  pape.  Ses  soldats,  di- 
gni's  de  marcher  sous  ses  ordres,  portaient  en  guise 
de  collier  les  organes  virils  qu'ils  avaient  coupés 
aux  prêtres  ultramonlain*,.  et  disaient  hautement 
qu'ils  aUaient  à  Rome  pour  manger  le  saint-père. 

Maigi'é  l'imminence  du  péri! ,  Clément  VII,  re- 
tenu par  son  avarice,  hésitait  à  conclure  le  traité  à 
des  conditions  aussi  onéreuses;  cnlin.  lorsque  vaincu 
par  les  instances  des  cardinaux  ,  il  se  décida  à  pu- 
blier la  trêve,  il  n'était  plus  temps  :  Frondsberg,  il 
est  vrai,  était  mort  d'apoplexie;  mais  le  duc  de 
Bourbon  avait  pris  le  commandement  des  troupes 
impériales  ;  et  comme  Charles-Quint  le  laissait  man- 
quer d'argent  pour  alfaiblir  son  influence,  il  avait 
résolu  de  conduire  ses  soldats  à  Rome  et  de  leur  en 
abandonner  le  pillage.  Secondé  par  le»  Goloiina,  le 
connétable  se  porta  rapidement  sur  la  ville  sainte,  la 
fit  investir  immédiatement,  et  montïi  lui-même  à 
1  assaut.  Au  moment  où  il  s'élançait  sur  la  brèche, 
un  coup  de  feu  l'étendit  raide  mort. 

Cet  événement  eut  lieu  le  6  mai  1527.  Le  prince 
d  Orange,  qui  avait  le  commandement  eu  second  de 
l'armée,  cacha  la  mort  du  connétable  de  Bourbon, 
et  fit  continuer  rattaf[ue  avec  tant  de  vigueur,  que 
malgré  le  canon  du  château  Saint-Ange  ,  qui  faisait 
un  feu  terrible  sur  les  impériaux,  la  place  fut  enle- 
vée. Clément  VII.  au  lieu  de  s'échapper  de  Rome 
par  la  porte  du  Vatican,  qui  était  encore  au  pouvoir 
des  siens,  courut  se  renfermer  au  château  Saint- 
Ange,  avec  ses  cardinaux,  les  ambassadeurs  de 
France  et  de  Venise,  et  quelques  troupes  d'élite. 


La  ville  sainte  se  trouva  alors  livrée  à  la  merci  des 
vainqueurs,  et  lo  sac  commença.  Il  est  difficile  &  l'i- 
magination de  concevoir  le»  scènes  de  barbarie  et 
de  férocité  dont  fut  témoin  cetle  malheureuse  cité 
pendant  deux  mois  entiers.  Les  catholiques  espa- 
gnols et  les  luthériens  allemands,  dont  se  composait 
l'armée  de  Charles-Quint,  semblèrent  s'être  donné  le 
défi  de  se  surpasser  en  cruautés.  D'abord  ils  pillè- 
rent las  palais  des  cardinaux  et  des  ambassadeurs  ; 
ils  dévastèrent  les  églises  et  les  monastères,  ils  s'a- 
battirent sur  les  maisons  des  citoyens  riches  et  des 
simples  artisans  ;  ensuite  ils  arrachèrent  les  reli- 
gieuses de  leurs  retraites,  les  traînèrent  sur  les 
places  publiques  entièrement  nues,  et  assouvirent 
sur  elles  leur  lubricité.  Les  femmes  et  les  jeunes  filles 
qui  avaient  cherché  un  abri  dans  les  temples  furent 
violées  jusque  dans  le  sanctuaire  ;  les  jeunes  garçons 
même  servirent  aux  horribles  voluptés  de  la  solda- 
tesque de  l'enapereur  ;  les  lioraimes  furent  soumis  à 
des  tortures  plus  affreuses  enc«e';  oe  le»  f«fiidit  par 
les  pieds  et  on  alluma  au-desaoua  de.  leur  tête  des 
brasiers  qui  les  consumaient  lentement  ;  on  le»  dé- 
chira avec  des  lanières  plombées;  on  leur  arracha  les 
oreilles,  le  nez,  les  yeux;  on  leur  enfonça  dan»  les 
chairs  des  milliers  de  pointes  acérées  et  rougie»  au 
feu.  Et  toutes  ces  atrocités,  commises  par  les  Ifepa- 
gnols  sur  des  chrétiens,  avaient  pour  but  de  forcer 
les  victimes  à  leur  découvrir  les  endroits  ofi  elles 
avaient  caché  des  trésors  qui  n'existaient  que  dans 
l'imagination  des  bourreaux.  La  terreuE  qu'inspi- 
raient ces  séides  du  roi  catholique  était  si  grande, 
que  les  habitants  se  jetaient  par  les  fenêtres  ponr  ne 
pas  tomber  vivants  entre  leurs  mains. 

Quand  les  impériaux  n'eurent  plus  rien  à  piller 
dans  les  maisons,  ils  fouillèrent  les  tombeaux,  et, 
semblables  à  des  hyènes,  ils  arrachèrent  les  cadavres 
des  cercueils  pour  s'emparer  des  bijoux  qui  étaient 
ensevehs  avec  eus,  et  dévastèrent  toutes  les  tombes 
des  églises.  Ce  fut  surtout  contre  les  sépulcres  des 
papes  que  s'acharnèrent  les  luthériens  allemands  ;  ils 
les  fouillèrent,  en  enlevèrent  tous  les  ornements  qu'ils 
renfermaient,  et  jetèrent  les  cada.vres  sur  les  dalles. 
Ils  ouvrirent  également  les  châsses  des  saints,  jus- 
qu'à celles  des  apôtres  saint  Pierre' et  saint  Paul,  et 
se  servirent  de  leurs  crânes  en  guise  de  boules,  sans 
respect  pour  ces  pieuses  reliques.  Es  transformèrent 
la  chapelle  pontificale  en  écurie,  firent  la  litière  dc 
leurs  chevaux  avec  les  bulles  des  papes  et  les  livres 
d'église  ;  et  enfin,  comme  si  ce  n'eût  pas  été  d'assez 
grands  sacrilèges,  cette  soldatesque,  ivre  de  vin  et 
de  luxure,  osa  faire  servir  les  vases- sacrés  auxvusages 
les  plus  immondes,  et  commettre  des  viols  sur  de 
jeunes  vierges  et  sur  des  adolescents  dans  le  sanc- 
tuaire, dans  le  saint  des  saints,  sur  l'autel  même  où 
les  pontifes  officiaient  solennellement  ! 

Puis,  fatigués  d'égorger,  les  luthériens  passèrent  à 
d'autres  scènes  de  profanation  ;  ils  se  revêtirent  des 
ornements  sacerdotaux,  se  travestirent  en  prêtres; 
en  évêques,  en  cardinaux,  coiffèrent  l'un  d'entre  eux 
d'une  tiare  arrachée  h.  un  cadavre,  le  firent  monter 
sur  un  âne  et  le  conduisirent  dans  les  rues,  montés 
pareillement  sur  des  ânes,  tenant  à  leurs  mains  des 
saints  ciboires  remplis  de  vin,  et  hurlant  des  chants 
bachiques  en  l'honneur  de  leur  pape  ;  après  quoi  ils 


CLEMENT     VII 


439 


leiitièrHiit  au  Vatican,  s'assemblèrt'iit  en  conclave  et 
proclamèrent  Luther  souverain  pontife,  avec  des  ac- 
clamations si  bruyantes,  qu'elles  furent  entendues  de 
Clément  VII,  qui,  du  iiaut  des  tours  du  château 
Saint-Ange,  contenq)lait  froiduinent  les  di'sastres  qu'il 
avait  attirés  sur  Rome. 

Du  reste,  la  ville  sainte  n'était  pas  le  seul  théâtre 
où  s'entretuaient  les  malheureux  humains.  Pavie  ve- 
nait d  être  emportée  d'assaut  par  les  Français  sous 
le  commandement  de  Lautrec  ;  et  celui-ci,  par  re- 
présailles et  pour  venger  les  Romains,  faisait  tuer, 
piller,  violer,  incendier,  comme  si  les  tortures  des 
uns  devaient  adoucir  les  souffrances  des  autres,  et 
comme  si  le  déshonneur  des  femmes  de  Pavie  eùl 
dû  rendre  leur  virginité  aux  jeunes  filles  flétries  par 
les  impériau.x  à  Rome. 

En  Allemagne,  c'était  pis  encore;  les  réformistes, 
égarés  par  le  fanatisme  religieux,  poursuivaient  à 
outrance  la  secte  des  anabaptistes,  et  exerçaient  en- 
vers ces  infortunés  des  cruautés  tellement  efl'roya- 
bles,  que  les  cheveux  se  dressent  Bur  la  tète  lors- 
qu'on lit  les  récits  qu'eji  ionl  les  historiens.  Loin 
d'être  intimidés  pai'  les  tortui-es,  ces  nouveaux  mar- 
tyrs se  livraient  d'eux-iBêmes  à  leuit»  bourreaux;  on 
les  voyait  monter  sur  les  bûchers  en  chantant  les 
louanges  de  Dieu  ;  les  lemnaes  les  plus  délicates  re- 
cherchaient les  tourments  les  plus  cruels  pour  faire 
preuve  de  leur  foi  :  les  jeunes  vierges  marchaient  au 
supplice  plus  gaiement  qu'elles  n'eussent  fait  pour  se 
rendre  à  la  cérémonie  nuptiale  ;  les  hommes  ne  lais- 
saient point  paraître  le  moindre  signe  de  crainte  en 
contemplant  les  terribles  instrameuts  de  torture; ils 
chantaient  des  psaumes  pendant  que  les  bourreaux 
les  tenaillaient  ;  lors  même  qu'ils  avaient  le  corps  à 
demi  consumé  par  le  feu,  les  membres  rompus,  la 
peau  du  crâne  arrachée  et  tombant  sur  les  épaules, 
ils  exhortaient  encore  les  assistants  à  se  convertir  à 
leurs  croyances.  Jamais  aucune  secte  n'avait  montré 
une  constance  aussi  extraordinaire  dans  les  persécu- 
tions; aussi  l'admiration  qu'inspirait  le  courage  des 
anabaptistes  entraina-t-elle  un  nombre  prodigieux 
de  catholiiiues  et  de  luthériens  dans  leurs  rangs. 

Si  l'excellence  d'une  religion  se  prouvait  par  le  té- 
moignage et  par  le  nombre  des  martyrs,  ainsi  que  le 
prétendent  les  prêtres  catholiques,  sans  contredit  la 
secte  des  anabaptistes  serait  supérieure  à  la  religion 
chrétienne,  car  elle  eut  dans  l'espace  de  moins  d'une 
année  cent  cinquante  mille  martyrs,  c'est-à-dire  plus 
que  n'en  comptent  les  martyrologes  durant  les  plus 
longues  persécutions  des  empereurs  païens. 

Malgré  ces  sanglantes  exécutions,  les  anabaptistes 
se  relevèrent  ;  pendant  de  longues  années  ils  furent 
encore  persécutés,  tantôt  pur  les  catholiques,  taniôt 
par  les  luthériens,  et  finiront  par  succomber.  Mal- 
heureusement il  ne  nous  est  resté  aucun  ouvrage  de 
ces  sectaires  sur  leurs  principaux  dogmes,  soit  qu'ils 
n'aient  rien  écrit ,  soit  ([u'ils  se  contentassent  de 
prèciier,  de  combattre  et  de  mourir.  Les  seules  no- 
tions que  nous  ayons  sur  eux  nous  ont  été  transmises 
par  leurs  ennemis  ;  entre  autres  choses,  ceux-ci  ies 
accusaient  de  vouloir  établir  la  communauté  des 
femmes,  allégation  (pie  nous  devons  d'autant  plus 
révo([uer  on  doute  qu'elle  vient  de  leurs  bourreaux,  et 
qu'il  est  à  reniarf|iier  que  les  cathoUques  ont  cons- 


tamment renouvelé  cette  accusation  contre  les  sectes 
qui  voulaient  remplacer  le  mariage  indissoluble  par 
des  unions  libres  et  temporaires,  en  harmonie  avec 
les  lois  de  la  nature,  et  ayant  pour  règles  les  sym- 
paliiies  et  les  convenances  récipro(pies.  Ils  voulaient 
établir  également  la  communauté  des  biens,  et  en- 
seignaient que  la  terre  appartient  à  tous  les  hom- 
mes, et  non  à  quelques-uns  qui  s'intitulent  proprié- 
taires. Ils  avaient  adopté  cette  belle  devise,  qui 
deviendra  un  jour  la  loi  de  l'humauité,    tous  pouk 

CHACUN,  CHACUN  POUR  TOUS. 

Clément  VII,  toujours  renfermé  dans  le  château 
Saint-Ange,  foudroyait  les  ennemis  qui  osaient  s'ap- 
procher des  murailles;  et  Benvenuto  Gellini,  célèbre 
sculpteur,  chargé  de  diriger  les  batteries,  s'acquittait 
si  bien  de  ce  soin,  que  grâce  à  lui  un  nombre  consi- 
dérable d'Espagnols  restèrent  sur  le  carreau.  On 
croit  même  ([u'il  tua  le  duc  de  Bourbon,  et  f[ue  ce 
fut  un  canon  pointé  par  lui  qui  blessa  le  prince  d'(3- 
range  et  coupa  en  deux  un  colonel  espagnol  que  le; 
pontife  était  occupé  à  regarder  pendant  qu'il  cara- 
colait sur  son  cheval.  Benvenuto  Gellini,  dans 
une  relation  qu'il  nous  a  laissée  de  ce  siège,  dit  que 
le  saint-père,  charmé  de  son  adresse,  le  fit  appeler 
pour  le  complimenter  ;  mais  qu'ignorant  ce  que  Sa 
Sainteté  pouvait  avoir  à  lui  dire,  il  se  jeta  aux  ge- 
noux d«  Clément  VII  pour  le  supplier  de  l'absoudre 
des  homicides  qu'il  était  obligé  de  commettre  pour 
son  service.  «  A  cette  demande,  ajoute  le  célèbre 
sculpteur,  le  bon  pape  Clément  leva  les  mains,  et 
m'ayant  tracé  une  grande  croix  sur  la  ligure,  non- 
seulement  il  me  bénit  pour  les  meurtres  que  j'avais 
commis,  mais  encore  il  me  promit  les  indulgences 
plénières  si  je  continuais  à  faire  aussi  bien  et  à  occire 
les  impériaux.  » 

L'habileté  du  sculpteur  Cellini  comme  pointeur 
suffit  pour  éloigner  les  assaillants  du  château  Saint- 
Ange,  sans  toutefois  arrêter  les  massacres  dans  la 
ville.  Enfin  la  peste  se  chargea  de  mettre  un  terme 
aux  boucheries  en  faisant  périr  un  bon  tiers  des 
vainqueurs  et  un  grand  nombre  de  vaincus. 

«  Gharies-Quint  reçut  la  nouvelle  du  sac  de  Rome 
par  son  armée,  dit  Mézerai,  le  jour  même  où  l'impé- 
ratrice accouchait  d'un  fils  qui  fut  depuis  Philippe  II; 
il  feignit  d'éprouver  une  profonde  douleur  de  la  posi- 
tion fâcheuse  du  pape;  il  poussa  l'hypocrisie  jusqu'à 
défendre  (pi'on  allumât  des  feux  de  joie  pour  fêter 
l'heureuse  délivrance  de  sa  femme;  il  prit  le  deuil, 
et  ordonna  de  faire  des  processions  publiques  pour 
demander  à  Dieu  la  liberté  du  pape,  en  même  temps 
qu'il  expédiait  l'ordre  de  le  conduire  prisonnier  en 
Espagne  aussitôt  ([u'il  aurait  capitulé.  »  Le  nonce, 
qui  n'était  point  dupe  de  ces  démonstrations,  se  pré- 
senta couvert  de  vêtements  lugubres  et  suivi  de  dix 
archevêques  pour  supplier  l'empereur  de  faire  retirer 
ses  troupes  de  Rome  et  de  rendre  la  liberté  à  Clé- 
ment VII.  L'hypocrile  (Hiarles-Quint  leur  répoiidil 
qu'il  désirait  plus  qu'eux-mêmes  voir  la  tianquillit('' 
rétablie  dans  Rome,  mais  qu'il  ne  pouvait  prendre 
aucune  décision  sans  consulter  ses  généraux.  Alors 
le  duc  d'Albè,  ainsi  qu'il  avait  été  convenu  entre  eux, 
prit  la  parole  .  «  Non,  seigneur,  il  ne  faut  point  faire 
grâce  au  pajie  ;  il  est  temps  cpie  ce  piètre  apprenne 
à  ne  pas  se  mêler  des  alïaires  temporelles  de  l'Eu- 


kitO 


HISTOIHK     DES     PAPK8 


L'  prince  d'Orange 


rope  ;  et  jiius  il  jeûnera  dans  son  château  Saint- 
Anf,'e.  plus  il  deviendra  sage;  il  faut  donc  le  réduire 
à  un  tel  état,  qu'il  n'ait  jilus  envie  de  troubler  la 
puix  du  monde.  »  Sa  Sainteté  était  en  effet  réduite  à 
jeûner  faute  de  vivres  ;  et  pour  surcroît  de  malheur, 
la  peste  commençait  à  sévir  dans  la  forteresse. 

Clément  Vil  comprit  qu'il  ne  lui  restait  d'autre 
parti  à  prendre  que  de  mourir  misérahlement  ou  de 
capituler;  il  prélvra  traiter  avec  ses  ennemis,  et  de- 
manda à  entrer  en  pourparlers  avec  Lanoy,  vice-roi 
de  Xaples,  qui  était  catholique.  Cette  satisfaction  lui 
fut  encore  refusée;  l'armée  n'ayant  pas  confiance 
dans  le  vice-roi,  refusa  d'accepter  un  traité  qui  ne 
serait  pas  consenti  par  le  prince  d'Orange;  et  le 
saint-père  se  vit  contraint  de  rocevoii'  la  loi  d'un 
liérétique!  La  capitulation  portait  entre  autres  ar- 
ticles, «  que  Sa  Sainteté  jiayerait  à  l'armée  quatre 
rent  mille  ducats,  savoir  ;  cent  mille  comptant,  cin- 


quante mille  dans  deu.x  jours,  et  le  reste  à  un  délai 
de  deux  mois;  que  ])ourle  payement  de  cette  rançon 
Clément  frapperait  un  impôt  extraordinaire  sur  tons 
les  Etats  ecclésiastiques  ;  ((u'en  outre  il  remettrait 
entre  les  mains  de  l'empereur  le  château  Saint-Ange, 
Civitta-Vecchia,  Città  di  Castellana,  Parme,  Plai- 
sance et  Modène  ;  qu'il  resterait  prisonnier  dans  une 
des  tours  du  château  avec  les  treize  cardinaux  de  sa 
suite,  jusqu'au  moment  où  il  aurait  payé  les  premiers 
ceni  cinquante  mille  ducats;  qu'ensuite  il  serait  con- 
duit à  Naples  ou  dans  la  ville  de  Gaéto,  et  qu'il  y 
attendrait  les  ordres  de  Charles-Quint;  qu'enfin  il 
absoudrait  les  Colonna  de  toutes  les  censures  pro- 
noncées contre  eux,  et  qu'il  nommerait  un  légat 
pour  gouverner  l'Eglise  pendant  son  absence,  de 
concert  avec  le  tribunal  de  la  Rote.  >•  Ces  articles 
ayant  été  signés  et  approuvés  par  Clément,  un  capi- 
taine espagnol,  nommé  Alarçon,  le  même  ((ui  avait 


GLÉiMENT    VII 


'l'it 


Anne  de  Boleyn,  deuxième  femme  de  Henri  VIU,  roi  d'Angleterre,  décapitée  par  ordre  de  son  maii 


élt'  chargé  de  la  garde  de  François  I",  entra  dans  le 
châleau  Saint- Ange  avec  six  compagnies  d'Espagnols 
et  d'Allemands  pour  remplir  l'emploi  de  geôlier  au- 
près du  pnpe  et  des  cardinaux. 

Clément  resta  plus  de  six  mois  gardé  à  vue  et  sou- 
mis à  des  traitements  ignominieux;  enfin,  comme  le 
pontife  n'apercevait  pas  le  terme  de  sa  captivité,  il  se 
décida  à  se  réconcilier  avec  les  Golonna,  et  avec  leur 
aide  il  parvint  à  s'échapper  de  sa  prison,  déguisé  en 
marchand  forain.  De  la  ville  d'Orviette,  où  il  s'était 
retiré,  Clément  VII  écrivit  au  maréchal  de  Lautrec 
qu'il  ne  voulait  pas  exécuter  un  traité  dont  les  con- 
ditions lui  avaient  été  imposées  le  poignard  sur  la 
gorge,  et  qu'il  le  suppliait  de  prendre  sa  défense. 
Mais  déjà  l'empereur  avait  renoncé  à  son  projet  de 
tenir  le  pape  en  prison  ;  maître  de  ses  places  fortes 
II 


et  de  ses  trésors,  le  saint-père  n'était  plus  pour  lui 
un  adversaire  redoutable,  et  il  avait  même  envoyé  un 
ordre  d'élaigissenient,  lorsque  Clément  vint  à  s'échap- 
per de  Rome.  Ce  retour  de  Charles-Quint  à  des  sen- 
timents pacifiques  avait  un  Lut,  car  le  monar([ue 
espagnol  n'était  pas  homme  à  pardonner  les  four- 
beries des  autres,  sans  (juelquo  grave  motif. 

\'oici  ce  dont  il  s'agissait  :  Henri  VIII,  roi  d'An- 
gleterre, fatigué  de  Catiierine  d'Aragon,  tante  de 
Charles-Quint,  avait  résolu  de  rompre  un  mariage 
qui  lui  était  devenu  odieux,  parce  que  sa  femme  était 
stérile,  et  surtout  parce  que  cette  union  l'empêchait 
de  posséder  une  jeune  fille,  la  belle  Anna  Boleyn, 
qui  lui  avait  inspiré  une  violente  passion.  Ce  projet 
de  divorce  avait  pour  antagoniste  naturel  l'empereur, 
qui  comptait  gouverner  le  royaume  d'Angleterre  sous 

144 


442 


HISTOIRE    DES    PAPES 


le  nom  de  sa  tante,  si  Henri  \'IIl  mourait  sans  en- 
fants. Le  nionaniue  espagnol  olieri'liail  donc  à  se 
réconcilier  avec  le  paju'  pour  le  taire  entrer  daii«  ses 
vues  :  à  cet  etiet,  il  lit  sortir  ses  troupes  de  la  ville 
pontiticale,  et  il  permit  à  Clément  \'II  de  s'installer 
j  ins  le  Vatican,  de  pressurer  les  peuples  imbéciles, 
«t  de  reprendre  l'exercice  de  son  autorité. 

&i  Sainteté  était  rentrée  ilans  son  palais  depuis 
quelques  jours  à  peine,  lorsqu'elle  roijut  deux  am- 
bassadeurs auiîlais,  Casali  et  Kiiiijlli,  qui  venaient 
au  nom  de  Henri  Vlll  le  supplier  de  casser  le 
iuariai,'e  du  roi  avec  Catherine  d'Aras^on  ;  dès  le 
lendemain ,  arrivèrent  à  leur  tour  des  députés  de 
l'empereur  ijui  signifièrent  au  pape  que  s'il  osait 
autoriser  le  divqrce  tlu  roi  de  la  (îrande-Hretagne, 
les  armées  impériales  envahiraient  iniinéilialcinenl 
les  terres  de  lE^'lise. 

Clément  \'I1.  placé  entre  deux  rivaux  (pi'il  redou- 
tait de  mécontenter,  et  n'osant  pas  accéder  à  la  de- 
mande de  Henri  VIII,  ni  désobéir  à  Charles- Quint, 
prit  le  parti  de  temporiser,  et  réiiondil  aux  ambas- 
sadeurs anglais  iju'il  donnerait  au  prince  l'autorisation 
de  divorcer,  si  préalahlemenl  il  Taisait  déclarer  son 
premier  mariage  nul  jiar  le  clergé  de  la  (_irunde-Bre- 
■tagne.  Ceux-ci  répondirent  ipie  leur  maître  n'avait 
nullement  besoin  d'une  semljlable  déclaration ,  et 
«|ue  si  le  saint-père  n'avait  pas  d'autre  réponse  à  faire, 
ils  devaient  le  prévenir  que  le  roi  de  la  Grande- 
Bretagne  romprait  toutes  relations  avec  la  cour  de 
Rome  et  lui  l'crait  une  guerre  teriilile. 

iLe  paj  e  répliqua  que  l'atlaire  dépendait  entière- 
ment du  souverain  d'.Vngleterre,  puisqu'il  lui  suffi- 
sait de  procéder  par  l'autorité  du  légat  premier  mi- 
nistre Wolsey,  et  de  lui  faire  rendre  une  sentence  de 
divorce.  <>  Il  n'existe  point  de  théologien  qui  puisse 
résoudre  mieux  qu^  le  roi  votre  maître,  ajouta-t-il, 
si  son  mariage  est  illégitime.  Aussitôt  que  la  sen- 
tence aura  été  prononcée,  nous  autoriserons  notre 
cher  fils  Henri  VIII  à  se  remarier  ;  en  même  temps 
il  s'adressera  à  notre  siège  pour  faire  ratifier  les  actes 
accomplis,  et  nous  ne  manquerons  point  de  laisons 
pour  justifier  sa  conduite.  Ensuite  un  de  nos  cardi- 
naux, celui  que  désignera  le  roi,  partira  pour  Lon- 
dres et  ratifiera  tout  ce  qui  aura  été  exécuté.» 

Dès  que  Henri  eut  connaissance  de  la  réponse  du 
pontife,  il  devina  les  motifs  secrets  (jui  le  faisaient 
agir,  et  pour  le  foicer  à  se  déclarer  entre  lui  et  Char- 
les-Quint, il  le  fit  menacer  de  nouveau  de  se  séparer 
«le  l'Eglise  romaine,  s'il  persistait  encore  à  lui  le- 
fuser  la  bulle  de  divorce.  Clément,  poussé  dans  ses 
derniers  retranchements,  et  voyant  d'ailleurs  ([ne  les 
aflaires  de  la  ligue  sacrée  prenaient  une  mauvaise 
tournure,  se  décida  à  rompre  avec  le  roi  de  la  Criande- 
Bretagne.  «  Eh  bienl  dit-il  aux  ambassadeurs  qui 
le  pressaient  de  leur  donner  une  réponse  catégori(]ue, 
puisque  je  me  trouve  entre  l'enclume  et  le  marteau, 
je  Vous  déclare  que  j'ai  fait  ]iour  Henri  VIII  plus 
•jjue  je  ne  devais,  en  lui  permettant  de  prendre  pour 
juges  dans  sa  cause  deux  légats  tpii  lui  étaient  dé- 
voués; et  que  jamais  je  ne  consentirai  à  lui  sacrifier 
•ouvertement  l'empereur,  l'archiduc  son  père,  Cathe- 
rine d'Aragon  et  les  intérêts  du  saint-siége.  » 

Cette  réjonse   éclaira  les  dé|]Ulés  anglais  et  leur 
-fit  comprendre  qu'ils  n'obtiendraientpas  de  nouvelles 


concessions  de  Clément  \Il,  et  (|nc'  lo  roi  devait  se 
contenter  de  faire  prononcer  son  divorce  par  les  lé- 
gats. Copondanl  ils  firent  une  dernière  tentative  avec 
les  ambassadeurs  de  ^'cuise,  de  France  et  de  Flo- 
rence ;  tous  représentèrent  au  pape  ipi'il  était  de  sa 
dignité  et  de  son  intérêt  de  s'unir  franchement  avec 
eux,  et  de  lancer  les  foudres  de  l'Église  contre  Char- 
les-Quint. Sa  Sainteté,  qui  avait  obtenu  des  agents 
espagnols  la  promesse  de  faire  passer  la  Répnlili(|ne 
di"  Fforencesous  la  domination  do  sa  famille,  se  garda 
bien  de  suivre  le  ccmseil  des  ambassadeurs  de  la 
ligue  ;  elle  s'excusa  sur  une  résolution  prise  par  le 
sacré  collège,  de  renoncer  à  toutes  les  affaires  tempo- 
relles pour  no  plus  s'occuper  que  de  la  réforme  de 
l'Église  et  dcl'extinclion  des  nombreuses  hérésiesqui 
s'éluiont  élevées  en  .Vlleniagne  et  en  France.  Clément 
donna  aux  Floi'entins  en  particulier  l'assurance  for- 
melle qu'il  ne  voulait  en  aucune  manière  se  mêler 
de  leur  gouvernement  ;  qu'il  désirait  seulement  que 
la  République  le  reconnût  comme  pape  et  non  comme 
prince  temporel,  el  qu'il  demandait  -  comme  grâce 
qu'on  laissât  les  armoiries  de  si  s  ancêtres  sur  les 
monuments  ipi'ils  avaient  fait  élever. 

Malgré  les  assertions  si  positives  du  pajie  de  son 
désistement  à  toute  autorité  sur  Florence ,  le  soir 
même  Antoine  de  Lève  arrivait  à  Rome,  muni  des 
pleins  pouvoirs  de  l'empereur,  et  lui  faisait  signer 
un  traité  tlont  voici  les  principaux  articles  : 

«  Sa  Sainteté  se  rendra  imméiliateinent  avec  sa 
cour  à  Bologne  pour  y  couronner  solennellement 
Charles-Quint. — Après  la  cérémonie  du  couronne- 
ment. Sa  Majesté  Impériale  enverra  une  puissante 
armée  devant  Florence,  et  forcera  la  Sérénissime  Ré- 
publique à  reconnaître  Alexandre  de  Médicis,  le  bâ- 
tard (le  Clément  MI,  ]iour  souverain.  —  Alexandre 
de  Médicis  prendra  l'engagement  d'épouser  Mar- 
guerite, fdle  naturelle  de  l'empereur,  aussitôt  qu'elle 
aura  atteint  l  âge  de  la  nubilité.  —  Les  villes  de 
Cervia,  de  Ravenne,  de  Modène,  de  Reggio  et  de 
Rubiei a  seiont  rendues  au  saint-siége.  —  Le  duc  de 
Ferrare  sera  abandonné  à  la  clémence  du  paj^e , 
ainsi  que  le  duc  de  Milan.  —  De  son  côté.  Sa  Sain- 
teté fournira  huit  mille  hommes  pour  assiéger  Flo- 
rence, conjointement  avec  les  impériaux;  elle  accor- 
dera à  l'empereur  et  à  ses  descendants  à  perpétuité 
le  droit  de  nomination  et  de  présentation  aux  huit 
archevêcnés  du  royaume  de  Naples,  Brindes,  Lan- 
ciano,  Matera,  Olrante,  Reggio,  Salerne,  Trani  et 
Tarante,  ainsi  qu'à  seize  évêchés  ;  elle  conférera  l'in- 
vestiture du  royaume  de  Naples  à  Charles -Quint,  en 
exigeant  pour  tout  droit  de  suzeraineté  l'envoi  cbatjue 
année  d'une  liaipienée  blanche  richement  harnachée, 
et  portant  une  bourse  île  six  mille  ducats  ;  enfin,  elle 
donnera  le  droit  de  passage  aux  armées  impériales 
sur  les  terres  de  l'Eglise,  et  accordera  l'absolutio'.i 
à  tous  ceux  qui  ont  participé  directement  ou  indi- 
rectement au  saccagement  de  Rome.  » 

Après  la  ratification  de  ce  traité,  le  pontife  or- 
donna les  préparatifs  de  son  départ ,  et  publia  un 
décret  qui  enjoignait  aux  cardinaux  de  s'assembler  à 
Rome  et  non  ailleurs  pour  lui  donner  un  succes- 
seur, s'il  venait  à  mourir  pendant  son  voyage.  Clé- 
ment VII  quitta  la  ville  sainte,  accompagné  de  seize 
cardinaux,  de  trente-six  évêques,  des  officiers  de  sa 


CLEMENT     VII 


44a 


cour,  et  précéda  du  saiiit-sacicment,  qu'il  faisait  por- 
ter ea  tète  du  coiti'ge  ])ar  un  pirlal  lovùlu  des  or- 
nements sacerdotaux.  L'empereur  lit  son  entrée 
dans  Bolo.i;ne  quelcfucs  jours  après,  et  se  rendit  aus- 
sitôt à  la  l)asili(|ue  de  Saint-Pierre,  où  rallcnduit  le 
pape.  Dès  qu'il  l'ut  entré  dans  ré|,'lise,  le  monarque 
hypocrite  alla  s'ai,'enouilk'r  devant  ^a  Sainteté,  et 
par  un  mélange  de  Lassesse  et  de  superstition,  il 
voulut  baiser  les  pieds  de  celui  qu'il  avait  retenu  pri- 
sonnier contre  le  droit  des  gens;  ensuite  les  deux 
despotes  firent  entre  eux  un  échange  de  présents. 
Gharles-Quinl  donna  au  saint-père  de  riches  cassettes 
d'argent  remplies  de  médailles  d'or  du  poids  de  douze 
livres  ;  et  en  échange  il  reçut  un  aigle  d'or  massif, 
d'un  poids  énorme,  et  rehaussé  de  pierres  précieuses. 

Dans  cette  première  entrevue,  le  prince  parla  de  la 
nécessité  d'assembler  un  concile  œcuméni([ue  en  Al- 
lemagne, pour  arrêter  le  progrès  de  l'hérésie,  en  ré- 
glant les  raiiports  des  Eglises  de  cette  contrée  avec  le 
saint-siége,  et  en  réformant  les  mœurs  du  clergé. 

«Non,  jamais,  lui  répliqua  le  pape,  nous  ne  con- 
vo({uerons  un  synode  dans  un  lieu  où  les  délibéra- 
tions pourraient  être  indépendantes;  et  nous  sommes 
surpris  qu'un  prince  aussi  habile  et  aussi  grand  po- 
litique, sollicite  une  réunion  dont  les  décisions  pour- 
raient tout  à  la  fois  briser  votre  trône  et  renverser 
la  papauté.  Nous  nous  intitulons  vous  empereur  et 
nous  pa))e  de  droit  divin;  nous  ne  devons  donc  pas 
soumettre  l'examen  de  nos  prétendus  droits  et  pri- 
vilèges aux  hommes,  parce  qu'ils  pourraient  nous 
demander  à  en  vérifier  les  titres,  et  en  vérité,  ni 
vous  ni  nous  ne  saurions  les  montrer. 

«  Soyez  assuré  que  les  électeurs  et  les  peuples 
d'Allemagne  n'ont  embrassé  l'hérésie  que  pour  s'em- 
]iarer  des  biens  ecclésiastiques  placés  sous  notre  dé- 
1  endance  et  pour  s'att'ranchir  ensuite  de  votre  domi- 
nation. Ce  n'est  point  l'excellence  de  la  nouvelle 
religion  qui  les  attire  dans  le  parti  de  la  réforme, 
c'est  un  besoin  ardent  de  liberté.  N'espérez  donc  pas 
arrêter  les  désordres  en  permettant  aux  luthériens 
de  discuter  dans  un  concile  les  doctrines  nouvelles. 

«Que  nous  importent,  après  tout,  les  dogmes? 
Ce  qu'il  nous  faut,  c'est  une  obéissance  passive;  ce 
que  nous  devons  désirer,  c'est  que  les  peuples  soient 
éternellement  soumis  au  joug  des  prêtres  et  des  rois  ; 
et  pour  arriver  à  ce  but,  pour  prévenir  les  révoltes, 
pour  arrêter  ces  élans  de  liberté  qui  ébranlent  nos 
trônes,  il  faut  employer  la  force  brutale,  faire  des 
bourreaux  de  vos  soldats  ;  il  faut  allumer  les  bûchers; 
il  faut  tuer,  incendier  ;  il  faut  exterminer  les  savants  ; 
il  faut  anéantir  limpiiinerie  !  Soyez  sûr  alors  i|ue 
vos  sujets  rentreront  dans  l'orthodoxie  et  adoreront  à 
genoux  Votre  ^lajeslé  Impériale.  >■ 

La  justesse  des  représentations  de  Clément  A'II 
parut  frapper  l'empereur,  et  la  question  du  concile 
fut  abandonnée.  Ils  convinrent  seulement  d'assem- 
bler à  Augsbourg  une  diète  générale  des  Etats  de 
l'empire,  alin  de  tenter  un  dernier  effort  jiour  réunir 
les  luthériens  et  les  catholiques.  Le  pontife  procéda 
ensuite  au  couronnement  de  Charles-Quint  ;  et  im- 
médiatement après  les  deux  alliés  marchèrent  sur 
Florence,  pour  réduire  la  République  sous  la  lyrannie 
du  bâtard  des  Médicis. 

Les  Florentins  ne  sachant  à  quelle  puissance  avoir 


lecours  pour  sauver  leur  liberté,  eurent  la  sin;.,'uiièr(^ 
idée  de  nommer  Jésus-Christ  gonfaloniei'  de  justice 
et  de  se  mettre  sous  sa  protection.  On  avait  même 
agité  la  question  de  savoir  si  on  ne  le  déclarerait  p;is 
roi;  et  sur  la  pro])osition  de  Nicolas  Capponi,  on 
avait  ouvert  un  scrutin  pour  son  élection  ;  cependant 
les  citoyens  avaient  tant  de  répulsinn  pour  li'  nom  de 
roi,  que  sur  mille  votants,  plus  de  neuf  cents  se  pro- 
noncèrent contre  le  céleste  candidat.  Aussi,  soit 
que  Jésus-Christ  voulût  punir  les  F'iorcntins  de  leur 
irrévérence,  soit  plutôt  qu'il  fût  impossilde  à  une 
pojnilation  attacjuée  à  l'improvisle,  et  manquant  d'ap- 
provisionnements, de  se  défendre  contre  deux  armées 
formidables,  la  ville  fut  obligée  de  se  rendre. 

Dans  la  capitulation,  le  saint-père  s'engagea  à 
traiter  ses  concitoyens  avec  tendresse  et  affection;  il 
promit  solennellement  de  pardonner  toutes  les  offen- 
ses que  les  Florentins  ]iourraient  avoir  faites  à  lui- 
même  ou  aux  siens.  Mais  dès  qu'il  se  vit  maître  de 
Florence  et  appuyé  par  ses  troupes  victorieuses,  l'in- 
fâme pontife  ne  se  contenta  pas  de  changer  le  gou- 
vernement i-épublicain  ;  au  mépris  du  traité  qu'i 
avait  signé,  il  fit  arrêter  ceux  ipii  lui  avaient  été  dé- 
noncés comme  hostiles  à  ses  projets  ambitieux,  et 
les  lit  périr  dans  les  supplices.  Le  vénérable  Père 
Benoît  de  Foiano,  dominicain,  qui  s'était  constam  ■ 
ment  montré  sur  les  remparts  pour  exciter  l'enthou- 
siasme des  assiégés,  fut  l'une  des  premières  victimes 
de  sa  cruauté,  et  fut  appliqué  à  des  tortures  effroya- 
bles en  expiation  de  son  admirable  dévouement. 

Lorsque  Clément  ^'II  fut  rassasié  de  vengeances, 
il  procéda  au  couronnement  d'Alexandre  de  Médicis, 
et  nomma  grand-duc  de  Florence  ce  bâtard  qu  il 
avait  eu  de  ses  amours  avec  une  servante  d'auberge, 
dont  il  partageait  les  faveurs  avec  un  muletier,  et  qui 
devint  ainsi  la  souche  de  la  puissante  maison  des 
ducs  de  Toscane.  Nouvel  exemple  qui  confirme  cette 
vérité  déjà  établie,  qu'il  n'existe  presque  aucune  fa- 
mille de  rois,  de  ducs  ou  de  nohles  qui  ne  doive  ses 
î]t.its  ou  ses  titres  à  l'infamie  et  à  la  jiroslitution. 
Charles-Quint,  après  avoir  aidé  le  ])ontil'e  à  asservir 
Florence,  quitta  l'Italie  pour  se  rendre  à  la  diète  cpii 
devait  se  tenir  à  Augsbourg  le  8  avril  de  cette  même 
année  1530. 

Cette  assemblée  présenta  au  monanpie  une  pro- 
fession de  foi  extrêmement  remarquable  qui  avait  été 
rédigée  par  Mélanchton,  sous  l'inspiration  de  Lu- 
ther, et  qui  devint  le  symbole  du  protestantisme. 
Elle  contenait  vingt  et  un  articles  sur  la  Divinité, 
sur  le  péché  originel,  sur  l'incarnation,  sur  la  justifi- 
cation, sur  le  ministère  évangélique,  sur  l'Eglise,  sur 
l'administration  des  sacrements,  sur  le  baptême,  sur 
1  Eucharistie,  sur  la  confession,  sur  la  pénitence,  sur 
l'usage  des  sacrements,  sur  la  hiérarchie  ecclésias- 
tique, sur  les  rites,  etc. ,  et  se])t  articles  sur  les  abus 
de  1  Eglise  romaine  dans  la  communion,  dans  le  ma- 
riage des  prêtres,  dans  la  messe,  dans  la  confession 
auriculaire,  dans  la  distinction  des  mets,  dans  les 
vœux  religieux,  et  dans  la  juridiction  religieuse;  les 
protestants  concluaient  en  demandant  la  convocation 
d'un  concile  général  pour  terminer  les  différends  qui 
divisaient  la  chrétienté.  Le  cardinal  légat  Campi'ggio. 
(|ui  assistait  à  la  diète  au  nom  du  pajie,  fit  d'inutiles 
efforts  pour  ramener  les  lutln'riens  à  l'orlhodoxie,  et 


<I44 


HISTOIRE     DES    PAPES 


comme  il  lui  l'Iait  devenu  impossible  de  se  leluseï' 
aux  vivux  lie  l'assemblée,  il  déclara  que  le  jiajie  adlié- 
rait  à  la  convocation  d'un  concile  œcuménique,  à  la 
condition  néanmoins  que  l'époque  en  serait  laissée  à 
sa  volonté,  et  que  l'empereur  prendrait  l'eniragonient 
formel  de  défendre  l'autorité  pontificale  contre  ses 
ennemis  par  le  fer  et  par  le  feu. 

Sa  Sainteté,  tout  en  ayant  l'air  de  faire  une  con- 
cession, s'était  réservé  le  moyen  de  reculer  indélini- 
luent  la  réunion  qu'elle  redoutait  ;  et  dans  l'intervalle 
Clément  se  proposait  d'as;iravec  tant  de  rij^ueur  qu'il 
espérait  (|ue  ju'rsonne  n'oserait  réclamer  l'exécution 
de  sa  promesse.  11  jiublia  d'abord  un  décicl  portant 
l'orilre  au  trrand  inquisiteur  de  la  foi  à  Ferrare  et  à 
Modène.  qui  était  en  même  temps  général  des  jaco-  . 
bins,  de  poursuivre  à  outrance  les  partisans  des  idées 
de  réformes  que  les  Allemands  avaient  répandues  en 
Italie  dans  les  dernières  guerres;  ensuite  il  écrivit  à 
l'empereur  pour  lui  représenter  les  dangers  auxquels 
ne  manqueraient  pas  de  les  exposer  des  discussions 
publiques  sur  les  dogmes  qui  étaient  la  clé  de  voûte 
de  l'édifice  catholique  tliéocralique,  et  qui  empê- 
chaient les  hommes  d'entrer  dans  l'examen  des  causes 
qui  les  soumettaient  à  l'autorité  des  papes  comme  à 
celle  des  rois;  il  lit  valoir  à  ce  sujet  des  raisons  si 
puissantes,  que  Gharlcs-Quint  résolut  d'en  finir  avec 
les  protestants,  et  publia  un  édit  en  vertu  duquel  Sa 
Majesté  Impériale  ordonnait  à  tous  ses  officiers  de 
rétablir  le  culte  et  les  rites  catholiques  dans  les  pro- 
vinces de  l'.'Mlemagne,  et  enjoignait  à  tous  ses  sujets 
de  croire  à  la  présence  réelle  et  aux  vertus  de  la  cé- 
lébration de  la  messe,  sous  peine  d'être  poursuivis 
comme  hérétiques.  Le  prince  ordonna  en  outre  de 
baptiser  les  enfants,  de  les  confirmer,  d'administrer 
lextrême-onction  aux  mourants,  d'allumer  des  cierges 
dans  les  temples  en  l'honneur  des  saints,  de  restituer 
aux  couvents  et  aux  Eglises  les  biens  qui  leur  avaient 
été  enlevés,  soit  qu'ils  provinssent  de  donations  ou 
de  legs  pieux  et  sans  qu'on  eût  à  s'inquiéter  du  tort 
qu'eu  éprouvaient  les  familles;  enfin  Sa  Majesté  ter- 
minait son  décret  par  la  menace  de  l'exil  et  de  la 
confiscation  pour  les  prêtres  qui  s'étaient  mariés  et 
qui  ne  se  sépareraient  pas  immédiatement  de  leurs 
femmes  et  de  leurs  enfanls. 

Mais  au  lieu  d'intimider  les  esprits  et  d'affaiblir 
le  parti  de  la  réforme,  cet  édit  tyrannique  acheva 
d'exaspérer  les  luthériens;  le  danger  leur  fit  sentir 
la  nécessité  de  se  réunir,  et  bientôt  eut  lieu  à  Smal- 
kalde  en  Franconie  une  assemjjlée  des  princes  et  des 
électeurs  protestants,  dans  laquelle  il  fut  décidé  que 
tous  se  prêteraient  mutuellement  secours  pour  ré- 
sister aux  attaques  de  l'eiupeieur. 

Ce  résultat,  que  Charles-Quint  était  loin  de  pré- 
voir, lui  fit  regretter  d'avoir  suivi  les  conseils  du 
pape,  et  devint  le  sujet  de  reproches  qui  amenèrent 
de  la  mésintelligence  dans  leurs  relations.  Bientôt 
même  un  nouvel  événement  envenima  les  choses  et 
prépara  une  rupture  entre  les  cours  de  Rome  et  de 
Madrid.  Le  grand  maître  de  l'ordre  des  chevaliers  de 
Malte  avait  présenté  un  Italien  nommé  frère  Thomas 
Bosio  pour  occuper  le  siège  épiscopal,  devenu  vacant 
par  suite  de  la  mort  du  titulaire;  et  Clément  'VII, 
faisant  droit  à  cette  recommandation,  avait  écrit  à 
l'empereur  pour  demander  le  décret  d'investiture  en 


faveur  du  protégé  du  grand  maître.  Charles-Quint 
lit  répondre  par  son  ambassadeur  qu'il  s'occuperait 
de  cette  affaire,  et  peu  de  temps  après  il  envoya  en 
elTet  son  consentement  à  la  promotion  de  Thomas 
Bosio.  Mais  dans  l'intervalle.  Sa  Sainteté,  soit  qu'elle 
eut  été  oITonsée  de  l'irrévérence  de  l'empereur,  soit 
qu'elle  eût  changé  d'idée,  avait  nommé  à  l'évêché  de 
Malte  le  cardinal  tlhinucci.  Lors([ue  Bosio  vint  à 
Rome  pour  recevoir  l'anneau  et  la  crosse,  insignes 
de  sa  dignité,  il  apprit  avec  un  grand  étonncment  la 
nouvelle  élection  faite  par  le  pape,  et  il  en  'donna 
immédiatement  avis  au  grand  maître.  Comme  celui- 
ci  redoutait  de  se  trouver  enveloppé  dans  un  conilit 
entre  (Jharles-Quint  et  Clément  Vil,  et  qu'il  avait  un 
égal  intérêt  à  ménager  ces  deux  souverains,  il  n'osa 
point  se  décider  dans  la  question,  et  porta  seulement 
à  la  connaissance  de  l'empereur  le  nouveau  choix  du 
pape.  ,\ussitôt  l'ambassadeur  d'Espagne  reçut  ordre 
d'adresser  des  représentations  à  ce  sujet  à  la  cour  de 
Rome,  et  de  faire  révoquer  la  nomination  du  cardinal 
de  Ghinucci.  Sa  Sainteté  refusa  d'obéir,  et  répondit 
insolemment  à  l'ambassadeur  :  «  'Votre  maître  doit 
savoir  que  c'est  à  nous  qu'appartient  la  nomination 
des  évoques  de  Malte,  depuis  que  l'île  est  passée 
sous  un  autre  gouvernement  que  le  sien.  D'ailleurs 
cette  leçon  lui  fera  connaître  (|ue  nos  demandes  dans 
de  semblables  circonstances  sont  des  ordres.  » 

François  I",  informé  de  cet  incident,  écrivit  im- 
médiatement à  SOS  délégués  qu'ils  eussent  à  faire 
jouer  tous  les  ressorts  de  la  politique  pour  détermi- 
ner une  rupture  entre  les  deux  alliés,  et  afin  de  lever 
tous  les  obstacles,  il  fit  demander  la  main  de  Cathe- 
rine de  Médicis,  nièce  de  Clément  VU,  pour  son  fils 
Henri,  duc  d'Orléans.  Cette  alliance,  à  laquelle  Sa 
Sainteté  n'aurait  jamais  osé  prétendre,  et  qui  dépas- 
sait tous  les  rêves  de  son  ambition,  la  décida  sur 
l'heure  à  quitter  le  parti  de  l'empereur  pour  embras- 
ser les  intérêts  de  la  couronne  de  France. 

Alors  Charles-Quiut  ne  garda  plus  de  ménage- 
ments envers  le  pape,  et  tant  pour  se  mettre  à  cou- 
vert des  trahisons  du  saint-siége  que  pour  réparer 
les  fautes  que  lui  avait  fait  commettre  son  imprudent 
décret  contre  les  luthériens,  il  signa  avec  les  princes 
allemands  coalisés  un  traité  de  paix,  qui  fut  appelé 
le  traité  de  Nuremberg,  par  lequel  Sa  Majesté  re- 
connaissait aux  protestants  le  droit  de  professer  leurs 
doctrines  avec  une  entière  liberté  jusqu'à  la  décision 
d'un  concile  général  ;  ce  qui  mettait  le  pape  dans 
l'alternative  ou  de  renoncer  au  gouvernement  de  l'E- 
glise d'Allemagne,  ou  de  soumettre  son  autorité  à 
l'examen  d'un  concile  œcuménique.  Clément  VII 
voulut  essayer  de  son  influence  sur  Charles-Quint 
pour  faire  rompre  la  paix  de  Nuremberg,  et  sollicita 
de  lui  une  entrevue;  l'empereur  consentit  à  sa  de- 
mande et  se  rendit  à  Bologne,  ville  désignée  pour  le 
lieu  des  conférences.  Cette  démarche  du  saint-père 
n'eut  aucun  résultat  favorable,  et  toute  son  éloquence 
n'aboutit  qu'à  raffermir  Charles-Quint  dans  sa  réso- 
lution de  rassembler  un  concile  général  :  «  Attendu, 
répétait  le  monarque  à  chacune  des  objections  du 
pontife,  que  je  préfère  voir  s'abîmer  la  chaire  de 
saint  Pierre  plutôt  que  le  trône  de  mes  ancêtres.  » 

Un  autre  événement  également  funeste  pour  le 
pape  venait  de    s'accomplir  en  Angleterre  :    le   roi 


CLEMENT     Vil 


445 


Henri  VIII,  fatigué  d'attc-ndic  sa  bulle  de  divorce, 
s'était  décidé  à  chasser  les  légats  romains  de  ses 
Etats,  et  même  à  renvoyer  son  premier  ministre 
Wolsey,  pour  en  finir  avec  la  cour  de  Rome;  de 
plus,  il  avait  épousé  secrètement  Anne  de  Boleyn,  et 
avait  fait  rendre  une  loi  par  les  deux  chambres  du 
Parlement  pour  enlever  aux  pontifes  les  droits  d'an- 
nates,  de  pallium  et  d'investitures  d'évèchés  qu'ils 
prélevaient  dans  le  royaume.  Clément  fulmina  contre 
ce  prince  un  bref  terrible;  il  le  somma  d'avoir  à  re- 
prendre Catherine  d'Araijon,  et  de  se  séparer  de  sa 
concubine  Anne  de  Boleyn,  sous  peine  d'analhèmc, 
d'interdit  et  de  déposition.  La  guerre  étant  ainsi  en- 
gagée entre  la  cour  de  Rome  et  la  Grande-Bretagne, 
la  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Henri  VIII,  cpii 
était  d'un  caractère  Gxtrèmemcnt  violent,  lacéra  la 
bulle  pontilicale  en  plein  Parlement,  et  rendit  un 
édit  par  lequel  il  défendit  à  tous  ses  sujets,  sous 
peine  de  mort,  de  reconnaître,  soit  en  paroles,  soit 
par  écrits  ou  par  actions,  l'autorité  de  Rome,  et  dé- 
clarait l'Église  anglicane  indépendante.  Le  Parlement 
approuva  ce  décret,  et  ordonna  que  les  collecteurs 
des  deniers  de  saint  Pierre  seraient  chassés  du 
royaume  ;  iju'à  l'avenir  le  métropolitain  de  Cantor- 
liéry  conférerait  les  évêchés  de  la  Grande-Bretagne, 
et  que  le  clergé  payerait  au  roi,  chaque  année,  la 
somme  de  cent  cinquante  mille  livres  sterling  pouj- 
la  défense  de  l'État.  \ 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  en  Angle- 
terre, le  souverain  pontife  conduisait  en  France  sa 
nièce  Catherine  de  ÎNIédicis,  qui,  à  peine  âgée  de 
quatorze  ans,  était  déjà  initiée  aux  plus  infâmes  dé- 
bauches. François  I",  accompagné  de  son  fils  Henri 
et  de  toute  sa  cour,  vint  recevoir  Sa  Sainteté  à  Mar- 
seille, et  le  mariage  du  fils  du  roi  fut  célébré  im- 
médiatement. On  raconte  ([u'après  les  cérémonies 
nuptiales,  Clément  VII  donna  sa  bénédiction  aux 
époux  et  leur  dit  :  «  Allez  et  multipliez  !  »  Hélas  !  le 
ventre  de  Catherine  ne  fut  que  trop  fécond!... 

Brantôme,  l'iiistoriea  des  anecdotes  galantes, 
raconte  une  aventure  fort  piquante  ((ui  eut  lieu  pen- 


dant le  séjour  du  pape  à  Marseille,  et  que  nous 
rapportons  ici  pour  donner  une  idée  de  la  li- 
cence qui  régnait  dans  les  cours  de  cette  époque. 
"  Les  dames  de  Chàteaubriant,  de  Chàtillon ,  et  la 
baiUive  de  Caen,  dit  l'historien  ,  présentèrent  une 
requête  au  duc  d'Albanie,  grand  dignitaire  de  la  cour 
apostolique,  pour  obtenir  la  jiermission  de  ne  point 
se  priver  de  chair  pendant  le  carême.  Ce  seigneur  fei- 
gnit de  ne  pas  avoir  bien  compris  leur  demande,  et 
les  introduisit  immédiatement  auprès  de  Sa  Sainteté, 
en  disant  :  «  Très- saint  Père,  je  vous  présente  trois 
"  jeunes  dames  qui  désirent  avoir  la  fréquentation 
«  des  hommes  pendant  le  carême;  elles  vous  sup- 
i^  plient  de  faire  droit  à  leur  requête.  »  Clément  VII 
les  releva  aussitôt,  baisa  leurs  belles  joues,  et  leur 
dit  en  souriant  :  «  Ce  que  vous  me  demandez  n'est 
«  pas  très-édifiant;  cependant,  je  vous  autorise  à  en 
«  user  trois  fois  la  semaine;  c'est  assez,  clières  mi- 
te gnonnes,  pour  le  ])éché  de  luxure.  »  Les  dames  se 
récrièrent  en  rougissant,  et  représentèrent  à  Sa  Sain- 
teté qu'elles  n'avaient  soUicité  que  la  dispense  de  man- 
ger de  la  chair  en  carême.  Sur  quoi  le  pape  rit 
beaucoup,  passa  les  mains  sur  leurs  belles  formes 
arrondies,  et  les  baisa  encore,  puis  les  congédia.  » 

Avant  de  quitter  le  sol  de  la  France,  le  saint- 
père  exigea  du  roi  la  promulgation  d^ordonnances 
qui  reconstituaient  les  tribunaux  de  l'Inquisition,  et 
qui  devaient' surtout  frapper  les  réformés.  Les  deux 
alliés  concertèrent  encore  entre  eux  diverses  me- 
sures qui  devaient  aider  à  la  ruine  de  la  puissance 
de  Charles-Quint.  Enfin,  après  avoir  reçu  de  magni- 
fiques présents  et  une  somme  d'argent  suffisante 
pour  le  défrayer  des  dépenses ,  Clément  VII  reprit 
Is  route  d'Italie.  De  retour  à  Rome,  le  pape  se  sen- 
tit attaqué  de  violentes  douleurs  dans  l'estomac  ;  il 
languit  plusieurs  mois,  et  s'éteignit  le  25  septembre 
1534,  à  l'âge  de  cinquante-six  ans.  Quelques  au- 
teurs ont  accusé  les  cardinaux  d'avoir  empoisonné 
le  pontife,  parce  qu'ils  redoutaient  les  conséipienres 
de  son  caractère  cruel  et  de  sa  profonde  dissimula- 
tion ;  mais  rien  ne  justifie  cette  assertion. 


4^6 


HISTOIRE     DES     PAPES 


X 


%.:^è-,|;!fî';^>.!?'^ 


Élection  de  Paul  III.  —  Histoire  du  pape  avant  son  pontificat.  —  Caractôre  de  Pierre-Louis  Farnèse,  bSlaid  du  pape.  —  Paul  III 
ëlôve  ses  petits-fils  au  cardinalat.  —  Négociations  pour  la  tenue  d'un  concile.  —  Excommunication  de  Henri  VIII.  —  Mis-ion  du 
nonce  Vergerius.  —  Paul  se  rend  le  médiateur  de  la  paix  entre  Cliarles-Quint  et  François  I".  —  Calvin  et  ses  doctrines.  — 
Projet  de  convocation  d'un  concile  à  Wanlouc.  —  Conférences  entre  le  pape,  le  roi  de  France  et  l'empereur.  —  Sa  Sainteté 
marie  son  petit-fils.  Octave  Farnèse,  avec  la  fille  illégitime  de  Charles-Quint.  — Détauclies  de  Pierre-Louis  Farnèse,  bâtard  du 
pape.  —  Il  fait  violence  à  un  jeune  évêque  dans  ses  habits  pontificaux.  —  Histoire  d'Ignace  de  Loyola,  fondateur  de  la  société 
des  jésuites.  —  Nouvelles  conférences  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Concile  de  Trente.  —  Mort  de  Luther. —  Perfidie  du 
pape.  —  Il  eicommunie  l'archevêque  de  Cologne.  —  Ligue  contre  les  protestants.  —  Querelles  entre  le  pape  et  l'empereur. — 
Bulle  du  pape  sur  l'Inquisition.  — Translation  du  concile.  —  Extravagances  et  impiétés  du  pape.  —  Lettre  du  Paul  111  aux 
PérCî  du  concile  de  Trenter —  Mort  du  souverain  pontife. 


Les  cérémonies  des  lunéfailles  de  Clément  VII 
n'étaient  point  encore  terminées,  que  déjà  Alexandre 
Farnèse,  cardinal  de  Tusculura,  avait  acheté  la  pres- 
que totalité  des  voix  du  sacré  collège;  mais  le  car- 
dinal Trivulce,  le  cardinal  de  Lorraine  et  quelques 
autres  de  leurs  partisans,  qui  avaient  l'intention  de 
se  vendre  à  Charles-Quint  plus  cher  qu'ils  suppo- 
saient qu'Alexandre  Farnèse  ne  ]ii"it  les  payer,  caba- 
lèrent  contre  son  élection  et  faillirent  la  laire  man- 
quer. Ils  répandirent  des  libelles  contre  Farnèse  et 
contre  son  fils  Pierre-Louis;  ils  les  accusèrent  d'être 
plus  infâmes  que  les  Borgia  dans  leurs  mœurs ,  de 
s'adonner  aux  plus  honteuses  débatiches,  de  prati- 
quer la  magie,  de  professer  publiquement  l'astrolo- 
pie  et  la  nécromancie,  et  de  se  glorifier  de  ne  point 
croire  à  Dieu  ni  aux  saints. 

Les  adversaires  de  Farnèse  lui  reprochaient  encore 
sa  gloutonnerie,  f(ui  était  telle,  que  dans  ses  orgies, 
lorsqu'il  avait  l'estomac  chargé  de  viandes  et  de 
vins,  il  provoquait  des  vomissements,  et  soupait 
ainsi  jusqu'à  trois  fois;  ils  l'accusaient  d'avoir  fait 
de  sa  fdle  Constance  sa  maîtresse,  et  d'avoir  commis 
un  autre  inceste  avec  sa  sœur  Giulia,  celle  qu'il  avait 


prostituée  au  pape  Alexandre  VI  pour  se  racheter 
du  gibet.  Ils  ajoutaient  encore  que  le  cardinal,  al- 
liant la  cruauté  à  l'infamie,  avait  fait  tuer  cinq  gen- 
tilshommes romains  qui  partageaient  avec  lui  les  fa- 
veurs de  sa  fille  et  de  sa  sœur.  Enfin  les  cardinaux 
concluaient  en  ces  termes  :  «  Maintenant  si  après 
avoir  pris  connaissance  des  crimes  reprochés  au  car- 
dinal Farnèse,  ceux  de  .  nos  collègues  qui  se  sont 
laissé  séduire  par  cet  homme  abominable,  persis- 
taient à  lui  donner  leurs  voix,  nous  ne  craignons 
pas  de  le  dire ,  ils  mériteraient  d'être  conspues  par 
toute  la  chrétienté.  » 

Malgré  la  violence  de  ces  attaques,  les  agents  de 
Farnèse  l'emportèrent  ;  ils  représentèrent  aux  récal- 
citrants que  leur  candidat  était  âgé  de  soixante-six 
ans  ;  qu'il  avait  une  mauvaise  santé ,  et  qu'on  ne 
pouvait  lui  refuser  une  habileté  politique  qui  con- 
tribuerait puissamment  à  raffermir  le  trône  pontifi- 
cal; enfin  ils  offrirent  à  Trivulce  et  au  cardinal  de 
Lorraine  quatre  palais  dans  Rome,  meublés  riche- 
ment, garnis  de  leur  vaisselle  d'or  et  renfermant 
cinquante  raille  ducats.  Dès  lors  toute  opposition 
cessa,  et  au   premier  tour  de  scrutin,  tien  te -quatre 


PAUL     111 


(i(i7 


cardinaux  l'kircnt  pour  vicaire  du  Cluist  ci-lui  qu'ils 
avaient  voué  à  la  haine  des  peuples  comme  sodo- 
mite,  incestueux,  assassin  et  athée! 

Alexandre  Farnèsc  était  né  en  Toscane ,  dans  la 
ville  de  Carin,  de  Piene-Louis  Farnèsc  etde  Janelle 
'iaétan.  Dans  sa  jeunesse  il  avait  été  confié  aux 
soins  de  Pomponius  La-tus,  un  des  plus  savants 
hommes  de  l'Italie,  ([ui  Tinit-ia  à  la  connaissance  des 
auteurs  anciens;  Albert  Pig^lius  lui  Enseigna  les 
mathématii[ues  et  lui  donna  jnème  des  notions  d'as- 
tronomie, d'astrologie  judiciaire  et  de  magie  noire. 
Farnèse  excellait  à  taire  des  vers  latins;  ses  lettres  à 
Érasme  et  ses  épitres  au  caidinal  Sadolet  sont  re- 
marquables par  la  vigueur  du  style  et  par  la  profon- 
deur des  pensées.  Devenu  pape,  il  se  montra  si 
perfide ,  que  Mendoza  dit  dans  plusieurs  lettres 
adressées  à  Giiarles-Quint ,  c]u"il  n'aurait  pas  voulu 
i-onlier  un  lévrier  sur  la  parole  de  Paul  III.  Il  allait 
toujours  l'erré  à  rebours,  ajoute  l'Espagnol,  alin 
qu'on  s'imaginât  qu'il  marchait  en  avant ,  tandis 
i|u'il  rebroussait  chemin.  Il  se  couvrait  du  mai  eau 
de  la  piété  lorsipi'il  avait  un  crime  à  commettre,  et 
se  servait  de  spadassins  corses  pour  se  défaire  de 
ceux  qui  s'opposaient  à  ses  projets.  Il  réglait  toutes 
ses  démarches  sur  les  conjonctions  des  jjanètes , 
qu'il  consultait  même  pour  les  actions  les  plus  insi- 
gnifiantes ;  et  lorsque  les  événements  ne  justifiaient 
pas  ses  prévisions ,  il  entrait  dans  des  accès  d'une 
colère  affreuse  et  proférait  d'horribles  blasphèmes. 
Le  saint-père  poussait  l'impiété  jusqu'à  affirmer  cpie 
le  Christ  n'était  autre  que  le  soleil ,  adoré  par  la 
secte  mithriaque,  et  le  même  dieu  que  Jupiter- 
Ammon,  représenté  dans  le  paganisme  sous  la  forme 
du  bélier  ou  de  l'agneau.  Il  expliquait  les  allégories 
(le  son  incarnation  et  de  sa  résurrection  par  le  pa- 
rallèle que  saint  Justin  avait  fait  du  Christ  et  de 
Mitlira,  que  l'Évangile  comme  les  livres  sacrés  des 
mages  font  naître  au  solstice  d'hiver,  c'est-à-dire  au 
moment  où  le  soleil  commence  à  revenir  vers  nous 
et  à  accroître  la  durée  des  jours.  Il  disait  que  l'ado- 
raiion  des  mages  n'était  autre  chose  cjue  l'imitation 
de  la  cérémonie  dans  laquelle  les  prèties  de  Zoroas- 
trc  offraient  à  leur  dieu ,  l'or,  l'encens  et  la  myrrhe , 
les  trois  chcses  affectées  à  l'astre  de  la  lumière;  il 
objectait  f|ue  la  constellation  de  la  '\'ierge ,  ou 
plutôt  d'Isis ,  qui  corres]  ond  à  ce  solstice  et  ([ui 
présidait  à  la  naissance  de  Mithra ,  avait  été  éga- 
lement choisie  comme  allégorie  de  la  naissance  du 
Christ;  ce  qui,  d'après  le  pape,  suffisait  pour  démon- 
trer que  !Mithra  et  Jésus  étaient  le  même  Dieu.  Il 
osait  dire  que  l'on  n'avait  aucun  document  d'une 
authenticité  irrévocable  ([ui  prouvât  l'existence  du 
Christ  comme  homme,  et  <|ue  pour  lui  sa  conviction 
était  que  jamais  il  n'avait  existé.  Enfin  il  n'était  pas 
jusqu'à  la  tiare  qu'il  ne  prétendît  une  imitation  de  la 
coiffure  des  sacrificateurs  persans,  ce  eu  quoi  il  se 
montrait  d'accord  avec  tous  les  savants. 

«Ainsi  ce  pape  abominable,  qui  cependant  était 
revêtu  d'un  caractère  d  infaillibilité,  se  proclamait 
même  prêtre  du  soleil  et  glorifiait  le  sabéisme  !  » 

Nous  n'accompagnerons  ce  passage  de  la  corres- 
pondance de  Mendoza  d'aucun  commentaire  ;  nous 
laisserons  les  esprits  libres  de  suivre  les  opinions  de 
l'ambassadeur  espagnol   et  de  condamner  Paul  III, 


ou  d'adopter  les  croyances  du  pape  et  d'abjurer  avec 
Paul  III  la  religion  chrétienne  ! 

Le  nouveau  pontife,  dans  son  système  politique, 
parut  entièrement  opposé  à  la  marche  qu'avait  suivie 
son  prédécesseur  ;  au  lieu  de  reculer  devant  la  con- 
vocation d'un  concile,  il  affecta  d'être  plus  empressé 
([ue  les  protestants  eux-mêmes  à  l'adoption  de  cette 
mesure;  et  pour  mieux  tromper  l'Europe,  il  assembla 
le  sacré  collège  en  consistoire  en  présence  des  ambas- 
sadeurs des  différentes  cours.  Il  représenta  que  dans 
l'état  de  désordre,  de  dissolution  où  était  la  chré- 
tienté, la  tenue  d'une  assemblée  œcuménique  ne  pou- 
vait plus  être  différée,  et  il  en  fixa  l'ouverture  au  16  oc- 
tobre de  l'année  courante  1534;  il  nomma  même  une 
commission  de  cardinaux  pour  régler  les  préparatifs 
de  cette  imposante  réunion,  et  pour  élaborer  préala- 
blement les  différentes  questions  qui  devaient  être 
agitées.  Enfin  il  adressa  de  sévères  remontrances  aux 
prélats  et  aux  officiers  de  sa  cour,  pour  qu'ils  eus- 
sent à  réformer  leurs  mœurs  et  à  s'abstenir  des  dé- 
bauches qui  scandalisaient  les  fidèles.  On  ne  fut  pas 
longtemps  à  comprendre  que  le  saint-père  avait  voulu 
se  jouer  des  luthériens;  lorsque  l'époque  tpi'il  avait 
fixée  pour  l'ouverture  du  concile  approcha ,  Paul  III 
trouva  des  prétextes  pour  le  remettre  à  l'année  sui- 
vante; il  prétendit  qu'avant  toutes  choses  il  devait 
travailler  à  réconcilier  les  princes  chrétiens,  qui 
étaient  en  guerre ,  ou  du  moins  obtenir  d'eux  qu'ils 
suspendissent  les  hostilités  pendant  la  durée  du  sy- 
node. En  etTet,  il  envoya  des  nonces  pour  traiteravec 
les  cours  de  France,  d'Espagne  et  d'Angleterre,  et 
afin  de  les  prévenir  qu'il  avait  choisi  la  ville  de  Maii- 
toue  pour  le  lieu  des  conférences. 

En  l'absence  de  ses  légats,  Paul  ne  prit  pas  plus 
de  souci  de  la  réforme  que  si  l'Eglise  eût  été  dans 
ses  jours  de  paix  et  de  prospérité  ;  il  songea  à  éta- 
blir ses  bâtards,  et  poussa  le  népotisme  plus  loin  que 
n'avaient  fait  Sixte  IV,  Alexandre  VI  et  Léon  X.  Il 
donna  le  chapeau  de  cardinal  à  Guy  Ascagne-Sforce 
de  Santa-Fiore,  adolescent  de  seize  ans,  né  des 
amours  de  Sa  Sainteté  et  de  sa  fille  Constance;  il  ac- 
corda la  même  faveur  à  Alexandre  Farnèse  ,  qui  at- 
teignait à  pciae  sa  quatorzième  année,  mais  qui  était 
l'enfant  de  Pierre-Louis  Farnèse,  à  la  fois  le  bâtard 
et  le  mignon  de  Paul  III;  et  comme  plusieurs  de  ses 
officiers  se  récriaient  sur  ce  que  les  nouveaux  cardi- 
naux, vu  leur  jeune  âge,  ne  pouvaient  connaître  les 
devoirs  de  leur  dignité,  le  pape  répliqua  par  une  al- 
lusion cynique,  «  que  son  expérience  était  grande,  et 
qu'il  saurait  les  initier  à  tout  ce  qu'ils  ignoraient  en- 
core. »  En  effet,  dès  le  soir  même,  l'un  et  l'autre  de- 
vinrent ses  mignons. 

Peu  de  jours  après,  Paul  créa  sept  autres  cardi- 
naux; cette  fois  Sa  Sainteté  choisit  des  personnages 
d'un  mérite  réel.  «  Ce  n'est  pas  pour  eux,  mais 
pour  moi  que  je  les  nomme,  dit-il  à  cette  occasion 
à  sa  fille  Constance  ,  qui  se  plaignait  l'e  voir  de 
vieux  barbons  préférés,  pour  le  cardinal;. t,  à  ses  pages 
et  à  ses  favoris  ;  je  veux  anéantir  la  religion  réformée, 
parla  force  ou  par  les  négociations,  et  pour  cela  j'ai 
besoin  de  l'aidé  d'hommes  habiles.  »  Paul  III  avait 
compris  le  danger  (pii  menaçait  le  trône  de  saint 
Pierre,  et  était  ré  olu  à  employer  tous  ses  efforts  pour 
le  conjurer.  C'était  une  entreprise  difficile,  car  depuis 


448 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Charles-0ui2it,  eiripercur  d'Allemagne 


la  paix  de  Nuremberg,  le  Danemaik,  la  Suède  et  la 
Norwége,  l'Allemagne  el  la  Suisse,  s'étaient  déclarés 
en  pleine  réforme  et  avaient  chassé  les  légats  du 
saint-siége  ;  de  plus,  les  quinze  princes  électeurs  et 
les  députes  qui  avaient  été  envoyés  par  trente  villes 
protestantes  à  Smalkalde,  avaient  signifié  aux  nonces 
apostoliques  qu'ils  n'accepteraient  qu'un  concile  li- 
lire,  tenu  dans  leur  province,  composé  de  toutes  les 
classes  des  fidèles,  et  où  leurs  théologiens  auraient 
voix  délibérative,  sans  être  soumis  au  pouvoir  du 
pape;  enfin  qu'ils  se  réservaient  de  juger  le  poniit'e 
romain  et  de  le  déposer  s'il  était  condamné. 

Les  luthériens  n'avaient  pas  seulement  acquis  une 
influence  comme  secte  religieuse,  mais  encore  comme 
parti  politique;  et  depuis  leur  résislancc  à  Gharles- 
^Juint,  les  souverains  de  l'Europe  recherchaient  leur 
alliance.  François  !"■  leur  fit  faire  des  propositions 
d'alliance  par  son  ambassadeur  Guillaume  du  Beliav 


de  Langey,  et  fit  dire  à  ?tIélancfiton ,  à  Pontanus,  à 
Slui-mius,  et  aux  autres  théologiens  protestants,  qu'il 
élait  prêta  se  convertir  à  leurs  doctrines,  s'ils  se  dé- 
claraient de  son  parti.  L'ambassadeur  affirma  que  Sa 
Majesté  ne  croyait  pas  au  purgatoire;  qu'elle  ne  re- 
connaissait d'autre  caractère  à  la  papauté  que  celui 
d'une  inslitution  humaine;  qu'elle  était  décidée  à 
abolir  les  vu'ux  monastiques  dans  ses  iilats,  à  faire 
marier  les  jirêtres  et  à  rétablir  la  communion  sous  les 
deux  espèces.  Le  roi  d'Angleterre  leur  donnait  les 
mêmes  assurances  de  contribuer  de  tout  son  pouvoir 
à  la  propagation  des  nouvelles  doctrines  et  à  l'abo- 
lition de  la  papauté  j  s'ils  consentaient  à  se  prononcer 
CMiverteinent  contre  Charles-Quint. 

Mais  comme  il  est  dans  l'essence  de  la  royauté 
d'être  constamment  fourbe  et  hypocrite,  au  moment 
où  les  deux  souverains  de  France  et  de  la  Grande- 
Bretairne  s'humiliaient  devant  les  luthériens  d'Aile- 


PAUL    m 


449 


Pierre  Farnèse,  le  bàtaril  du  jap;,  est  nommé  gonfalonier  de  l'Église 


magne,  François  I"  publiait  des  arrêts  de  proscrip- 
tion contre  les  réformés  de  France,  et  le  barbare 
Henri  VIII,  schisinatique  lui-même,  poursuivait  les 
luthériens  de  son  royaume  avec  une  cruauté  telle, 
que  les  historiens  prétendent  qu'il  avait  surpassé 
Charles-Quint  le  sanguinaire.  Ses  fureurs  religieuses 
ne  purent  cependant  le  mettre  à  couvert  de  la  ven- 
geance de  Paul  III ,  qui ,  pour  le  punir  de  s'être  re- 
tiré de  son  obédience ,  fulmina  contre  lui  une  bulle 
terrible;  il  releva  tous  les  Anglais  de  leurs  serments 
de  fidélité,  enjoignit  aux  ecclésiastiques  de  sortir  du 
royaume,  et  ordonna  à  la  noblesse  de  prendre  les  ar- 
mes contre  le  roi.  Sa  Sainteté  déclara  Henri  VIII  dé- 
chu du  trône,  donna  ses  États  au  premier  occupant, 
mit  l'interdit  sur  la  Grande-Bretagne,  et  défendit  sous 
les  peines  les  plus  sévères  aux  autres  nations  d'avoir  ni 
commerce  ni  relations  avec  les  Anglais  ;  enfin  il  cassa 
tous  les  traités  que  les  princes  souverains  avaient 
conclus  avec  Henri  VIII  ;  il  condamna  tous  les  enfants, 
nés  ou  à  naître  de  son  union  avec  Anne  de  Boleyn, 
comme  infâmes  et  bâtards,  et  permit  aux  fidèles  de 
courir  sus  à  lui  et  aux  siens.  Cette  bulle  ne  suscita 
pas  au  roi  de  la  Grande-Bretagne  le  plus  léger  em- 
u 


barras;  les  peuples  méprisèrent  les  menaces  du  pape, 
et  les  choses  allèrent  comme  précédemment. 

En  Allemagne  les  otl'res  brillantes  et  les  séductions 
de  tous  genres,  qui  étaient  mises  en  œuvre  pour  ga- 
gner Luther  au  parti  de  la  cour  romaine  ,  n'eurent 
pas  plus  de  succès.  La  papauté  avait  perdu  son  pres- 
tige, son  temps  était  passé.  En  Italie  même  ,  dans  la 
ville  sainte  ,  Paul  III  avait  à  se  défendre  contre  les 
atla([uesdes  membres  de  la  commission  nommée  pour 
examiner  les  causes  des  abus  qui  s'étaient  introduits 
dans  l'Église.  Les  cardinaux  Garalïa ,  Sadolet ,  Pôle, 
Gontarini  et  Thomas  BaJia,  maître  du  sacré  palais, 
avaient  osé  publier  le  rapport  de  leurs  délibérations 
et  rejeter  sur  l'extension  démesurée  de  la  puissance 
pontificale  tous  les  mimx  qui  affligeaient  la  chrétienté; 
en  outre,  ils  accusaient  les  papes  d'avoir  érigé  leurs 
volontés  en  lois,  et  d'avoir  substitué  les  caprices  de 
leur  imagination  aux  dogmes  du  christianisme,  et 
aux  anciennes  traditions  de    l'Evangile. 

Parmi  les  abus  que  flélrissaient  ces  prélats ,  et 
qu'ils  avaient  divisés  en  de\ix  catégories,  les  uns  con- 
cernant l'administration  religieuse ,  au  nombre  de 
vingt-quatre,  les  autres  touchant  à  l'administration 

145 


«50 


HISTOIRE    DES     PAl'ES 


civile,  au  nombre  de  quatre,  ils  signalaient  à  l'inili- 
gnation  dos  lidMes  le  cumul  des  places,  la  iiluruliîé 
des  bcuèlices,  la  vente  îles  expectatives,  des  dispenses, 
des  indulgences,  le  nii'pris  cpie  l'on  faisait  des  anciens 
canons,  l'ignorance  et  la  dépravation  des  prêtres  do 
Rome,  le  luxe  des  cinijuanle  rjiille  courtisanes  ipii 
habitaient  la  ville  sainte,  la  prodigieuse  ipiantlté  do 
monastères  de  lilles  qui  avaient  été  transformés  en 
autant  de  sérails  au  service  des  ])rélats  (jui  les  diri- 
geaient, et  les  habitudes  infâmes  des  cardinaux,  ((ui 
entretenaient  publiqueuieut  de  beaux  adolescents 
dans  leurs  palais,  à  titre  de  mignons  ou  de  pages. 

Au  lieu  de  prendre  en  considération  les  remon- 
trances qui  lui  étaient  faites,  le  pape  ordonna  bruta- 
lement aux  membres  de  la  commission  de  cesser  im- 
médiatement leurs  séances ,  et  les  menaça  de  toute 
sa  colère,  s'ils  osaient  faire  entendre  le  moindre  blâ- 
me; mais  le  coup  était  porté;  les  protestants,  qui 
avaient  déjà  reçu  des  copies  du  rapport  des  cardi- 
naux, et  qui  attendaient  la  décision  de  Paul  pour  ju- 
ger de  la  sincérité  de  ses  premières  manifestations, 
n'eurent  pas  plutôt  connaissance  de  ce  nouveau  re- 
virement dans  ses  idées,  qu'ils  éclatèrent  en  injures 
violentes  contre  le  pontife.  Ils  proclamèrent  Paul  III 
le  plus  lâche  et  le  plus  fourbe  des  hommes;  ils  dé- 
noncèrent sa  félonie  à  toutes  les  nations,  et  chassè- 
rent ignominieusement  de  Smalkalde  son  légat  Ver- 
gerius.  Celui-ci,  à  son  arrivée  à  Rome,  trouva  un 
dédommagement  des  avanies  qu'il  avait  essuyées  ;  il 
reçut  l'investiture  de  l'évèché  de  Capo  d'Istria ,  sa 
patrie;  et  immédiatement  après  il  repartit  pour  Xa- 
ples,  afin  d'obtenir  de  l'empereur ,  qui  se  trouvait 
dans  cette  ville,  qu'ilvînt  à  Rome  pour  conférer  avec 
Sa  Sainteté  sur  les  moyens  de  faire  rentrer  l'Alle- 
magne sous  sa  domination. 

Charles-Quint  céda  aux  sollicitations  de  l'ambassa- 
deur et  se  rendit  à  Rome  :  l'entrevue  des  deux  sou- 
verains cul  lieu  au  palais  de  Latran  ;  Paul  déploya, 
mais  inutilement,  toutes  les  ressources  de  son  élo- 
quence pour  engager  le  prince  à  se  servir  de  ses  ar- 
mées contre  les  hérétiques;  le  raonanjue  espagnol, 
([ui  était  sur  le  point  de  recommencer  les  hostilités 
avec  la  France,  refusa  de  se  mettre  sur  les  bras  une 
guerre  de  religion  dont  il  était  impossible  de  prévoir 
la  hn  et  le  résultat.  Sa  Majesté  cathohque  profita 
inème  de  son  séjour  à  Rome  pour  donner  plus  d'é- 
clat à  sa  déclaration  de  guerre  contre  François  ^^ 
Ce  fut  dans  le  consistoire  ,  en  présence  de  l'ambas- 
sadeur Yelli  et  du  cardinal  du  Bellay,  qu'il  défia  le 
roi  de  France  à  un  combat  singulier,  ajoutant  qu'il 
le  tenait  pour  un  traître,  un  parjure  et  un  lâche  ,  et 
qu'à  partir  de  ce  jour  il  le  poursuivrait  à  outrance. 
François  I"  se  garda  bien  d'accepter  le  duel  tjui  lui 
était  proposé  et  que  Cliarles-Quintne  se  souciait  pas 
davantage  de  vider;  leurs  armées  s'ébranlèrent,  et 
des  milliers  d'hommes  s'entr'égorgèrent  pour  la  que- 
relle de  ces  deux  implacables  tyrans. 

Dès  que  le  pontife  vit  que  l'Italie  allait  devenir  le 
théâtre  de  la  guerre,  il  n'hésita  plus  à  convoquer  le 
concile  œcuménique,  et  rendit  une  bulle  qui  fixait 
1  ouverture  de  la  première  session  au  23  mai  de 
l'année  suivante,  et  désignait  la  ville  de  Mantoue 
pour  le  lieu  de  la  réunion.  Sa  Sainteté  envoya  une 
circulaire  à  tous   les  prélats  de  la  chrétienté  pour 


(pi'ils  eussent  à  se  trouver  à  l'assemblée;  elle  adressa 
des  lelties  particulières  à  Ciiarles-Quint,  au  roi  de 
France,  ainsi  qu'aux  autres  princes  souverains,  pour 
qu'ils  assistassent  en  personne  à  ce  concile  et  con- 
tribuassent au  repos  de  l'Église.  Paul  fit  même  écrire 
à  Henri  ^'11I  par  C.asali,  son  ancien  légat  en  An- 
gleterre, afin  d'exhorter  le  monar(|ue  à  rétablir  l'u- 
nion dans  ses  I*]tals.  Le  pontife  conqilait  d'autant  plus 
sur  le  succès  de  cette  démarche,  qu'Anne  de  Roleyn, 
la  cause  de  leurs  dissensions,  venait  d'être  décapitée 
par  ordre  de  Henri  VIII. 

Son  attente  fut  trompée  de  ce  côté;  le  roi  accueil- 
lit fort  mal  les  ouvertures  de  Casali,  et  fit  publier 
une  loi  qui  condamnait  à  la  peine  de  mort  ceux  qui 
oseraient  seulement  proposer  le  rétablissement  do 
l'autorité  des  évoques  de  Rome.  Sa  Majesté  accompa- 
gnait son  décret  d'une  longue  protestation  contre  la 
bulle  du  pape,  prétendant  (]ue  le  droit  de  convoquer 
les  assemblées  universelles  de  l'Eglise  appartenait 
aux  empereurs,  ou  à  leur  tléfaut  aux  autres  princes 
chrétiens,  et  nullement  aux  pontifes  ;  qu'en  outre  les 
évêques  de  Rome  n'ayant  aucune  autorité  dans  la 
Grande-Bretagne,  ils  ne  sauraient  légitimement  con- 
voquer les  prélats  à  une  réunion  œcuménique  ; 
Heuri  VIII  déclarait  i[u'il  ne  permettrait  à  aucun  de 
ses  sujets  d'assister  à  un  concile  ([ui  avait  été  indi- 
qué à  une  époque  où  il  était  impossible  aux  prélats 
étrangers  de  se  mettre  en  voyage,  à  cause  des  dan- 
gers de  la  guerre;  qu'en  conséquence  il  protestait 
d'avance  contre  tous  les  décrets  et  toutes  les  déci- 
sions de  l'assemblée  de  Mantoue,  et  qu'il  persistait 
dans  le  schisme,  afin  de  maintenir  dans  ses  Etats  la 
pureté  de  la  religion  chrétienne. 

Cette  opposition  du  roi  d'Angleterre  porta  une 
rude  atteinte  à  l'autorité  pontificale;  ce  qu'il  y  eut  de 
plus  funeste  encore,  ce  fut  l'apparition  d'un  ouvrage 
intitulé  «  Institution  chrétienne  »  ,  ([ui  attaquait 
non -seulement  la  primauté  du  siège  de  Rome,  mais 
encore  l'autorité  des  conciles  généraux,  celle  des  évê- 
ques et  des  prêtres.  L'auteur  repoussait  la  nécessité 
du  baptême  et  de  la  communion  pour  le  salut  des 
hommes  ;  il  déclarait  le  saciifice  de  la  messe  une 
abominable  impiété,  et  appelait  idolâtrie  le  culte 
rendu  aux  saints.  Cet  homme,  qui  dès  son  apjiari- 
tion  dans  la  lutte  se  plaçait  à  la  tète  d'une  nouvelle 
secte,  était  Jean  Calvin,  hardi  novateur,  dont  le  ca- 
ractère calme  contrastait  singulièrement  avec  le  ca- 
ractère emporté  de  Luther. 

Calvin  était  né  à  Noyon  en  Picardie,  de  parents 
très -pauvres,  qui  ne  pouvaient  lui  faire  donner  au- 
cune éducation  ;  heureusement  il  trouva  dans  la  fa- 
mille de  Claude  d'Hangest,  abbé  de  Saint-Éloi,  des 
protecteurs  qui  lui  facilitèrent  les  moyens  d'étudier. 
A  vingt  ans,  il  avait  obtenu,  grâce  à  la  sollicitation 
de  ses  amis,  plusieurs  bénéfices  dont  il  touchait  les 
revenus,  suivant  les  coutumes  de  l'époque,  sans  qu'il 
fût  obligé  d'en  remplir  les  fonctions  et  même  sans 
qu'il  fût  engagé  dans  les  ordres;  ce  qui  lui  permit 
de  continuer  ses  études  à  l'Université  de  Paris. 

Dans  cette  ville,  le  jeune  Calvin  entendit  pour  la 
première  fois  des  prédications  sur  les  doctrines  nou- 
velles, qui  commençaient  alors  à  se  répandre  en 
France  :  elles  frappèrent  vivement  son  imagination, 
et  le  déterminèrent  à  abandonner  l'étude  de  la  thêo- 


, 


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'ff V  <^> 


PAUL     III 


451 


logie  pour  celle  du  droit.  En  1532,  il  se  démit  de 
SCS  bénéfices  et  suivit  les  cours  de  Michel  Gop,  rec- 
teur de  l'Université.  L'année  suivante,  celui-ci  l'ut 
traduit  devant  le  tribunal  de  l'Inquisition  pour  don- 
ner des  explications  sur  un  discours  qu'il  avait  pro- 
noncé en  séance  publique  en  faveur  de  la  religion 
réformée.  Calvin,  qu'on  sou]içonnait  de  connivence 
dans  ce  délit,  à  cause  de  ses  liaisons  avec  le  recteur, 
fut  également  mandé  à  la  barre  du  redoutable  tri- 
bunal pour  y  être  jugé. 

Gomme  à  celte  époque  le  bon  roi  François  I"  fai- 
sait brûler  impitoyablement  tous  les  réformateurs, 
les  deux  amis  ne  voulurent  pas  attendre  le  jugement 
des  inquisiteurs,  et  sortirent  secrètement  du  royaume. 
Calvin  se  jeta  alors  dans  la  réforme,  et  publia  son 
fameux  ouvrage  dej'institution  chrétienne,  dans  le- 
quel se  trouvaient  exposées  les  doctrines  des  protes- 
tants français  :  il  attaqua  surtout  le  roi  François  I", 
mit  à  jour  son  hypocrisie,  et  démasqua  la  politiijue 
machiavélique  de  ce  tyran,  qui  laisait  monter  des 
milliers  de  victimes  sur  les  bûchers,  au  moment  où 
il  olïrait  aux  Allemands  d'embrasser  leurs  doctrines 
pour  prix  de  leur  alliance. 

Pendant  que  la  réforme  grandissait  sous  les  inspi- 
rations brûlantes  de  Luther  et  de  Calvin,  et  mena- 
çait d'écraser  la  papauté,  une  société  de  dévots  fana- 
tiques aiguisait  dans  l'ombre  ses  poignards  et  Se 
préparait  à  exterminer  les  protestants.  Cette  société, 
qui  devait  envelopper  l'univers  entier  dans  ses  mille 
réseaux,  qui  devait  étreindre  les  peuples  dans  ses 
bras  de  fer,  qui  devait  faire  couler  des  fleuves  de 
sang  dans  toutes  les  parties  du  monde,  avant  d'être 
elle-même  conspuée,  chassée  et  balayée  de  la  terre, 
c'était  la  Compagnie  de  Jésus. 

Son  fondateur,  Ignace  de  Loyola,  le  descendant 
d'une  ancienne  famille  espagnole,  naquit  en  1491  au 
ihàteau  de  Loyola,  dans  la  province  de  Guipuscoa  ; 
sa  première  jeunesse  s'écoula  à  la  cour  de  Ferdi- 
nand V  le  Catholique,  et  suivant  les  usages  de  la  no- 
blesse, il  apprit  à  boire  et  à  se  battre.  Dès  qu'il  fut 
en  âge  de  porter  une  armure,  il  entra  au  service  et  se 
distingua  au  siège  de  Parapelune  par  son  caractère 
féroce.  Dans  cette  campagne,  il  eut  la  jambe  droite 
fracassée  par  un  éclat  de  pierre,  ce  qui  l'obligea  à 
quitter  le  théâtre  de  ses  sanguinaires  exploits  pour 
se  faire  administrer  les  secours  que  sa  blessure  exi- 
geait. Un  jeune  chirurgien  inexpérimenté  l'opéra  si 
maladroitement,  qu'après  sa  guérison  il  lui  resta  une 
proéminence  difforme.  Ignace,  qui  était  très-dési- 
reux de  conserver  tous  ses  avantages  physiques,  fit 
appeler  un  nouveau  docteur ,  et  lui  demanda  s'il 
existait  des  moyens  de  faire  disparaître  la  protubé- 
rance; celui-ci  répondit  qu'il  n'y  avait  qu'à  casser  la 
jambe  une  seconde  fois  et  à  scier  l'os  qui  formait  la 
saillie.  Ignace  se  soumit  immédiatement  à  cette  dou- 
loureuse opération,  et  ajirès  neuf  mois  de  souffrances 
inouïes  il  parvint  à  une  entière  guérison  ;  la  proémi- 
nence n'existait  plus,  mais  il  se  trouva  que  l'une  de 
ses  jambes  était  plus  courte  que  l'autre.  Il  recom- 
mença un  nouveau  traitement  pour  se  faire  allonger 
la  jambe  malade,  et  il  resta  plus  de  sept  mois  le 
corps  assujetti  dans  une  boîte  de  chêne,  le  pied  lié 
à  des  éclisses  de  fer,  afin  d'étirer  la  jambe  malade. 
Tous  ses  eiTorts  furent  impuissants  pour  produire 


le  résultat  désiré,  et  Ignace  de  Loyola  acquit  la  cer- 
titude (ju'il  resterait  alfreusemcnt  boiteux  toute  sa  vie. 

Alors,  soit  que  sa  vanité  ne  jiût  s'accoutumer  à 
l'idée  de  reparaître  à  la  cour  avec  une  infirmité  aussi 
déplaisante,  soit  que  son  esprit  eût  été  vivement 
frappé  des  lectures  qu'il  avait  faites,  pendant  sa  ma- 
ladie, sur  les  supplices  des  jiremiers  martyrs  du 
christianisme,  il  s'opéra  un  changement  étrange  dans 
la  conduite  d'Ignace:  cet  homme  <pu  avait  supporté 
des  opérations  atroces  pour  conserver  sa  beauté,  ne 
prit  plus  aucun  souci  de  son  corps,  et  un  matin,  il 
I  quitta  son  château  et  se  retira  dans  l'abbaye  du  Mont- 
8erraf,  où  il  pratiqua  toutes  les  austérités  des  ana- 
chorètes de  la  Thébaïde.  Son  exaltation  rchgieuse,  et; 
surtout  les  jeûnes  et  les  macérations,  lui  causèrent 
bientôt  des  insomnies  etdes  hallucinations.  Lepauvn^ 
insensé  s'imagina  avoir  des  visions  ;  il  prétendit  que 
le  diable  lui  était  apparu  en  personne,  et  qu'au  mo- 
ment où  il  voulait  s'emparer  de  lui,  Marie,  la  divine 
mère  du  Christ,  était  survenue  et  avait  rais  en  fuite 
le  mauvais  esprit.  Par  recoijnaissance  pour  le  ser- 
vice que  la  Merge  lui  avait  rendu,  il  résolut  de  se 
cj^sacrer  entièrement  à  son  service,  et  de  la  prendre 
pour  sa  dame  et  maîtresse. 

Suivant  la  coutume  usitée  pour  la  réception  des 
chevaliers,  il  fit  la  veillée  des  armes  devant  l'autel 
de  Marie,  et  pria  jusqu'au  deuxième  jour,  il  suspen- 
dit son  épée  à  un  pilier  de  la  chapelle,  et  passa  en- 
core toute  la  nuit  en  prières  ;  le  troisième  jour,  il 
(piilta  ses  vêtements  somptueux,  se  revêtit  de  hail- 
lons, et  fit  vœu  de  servir  sa  dame  jusqu'à  son  der- 
nier soupir.  Enfin  la  folie  d'Ignace  alla  jusqu'au  pa- 
roxysme; il  vendit  ses  biens,  en  donna  le  prix  à 
son  couvent,  laissa  croître  sa  barbe,  ses  ongles  et  ses 
cheveux,  se  souilla  le  visage  avec  de  la  fiente  de  porc, 
el  abandonna  l'abbaye  du  Mont-Serrat  pour  men- 
dier. Son  extérieur,  qui  devait  nécessairement  ins- 
pirer le  dégoût  et  l'effroi,  plutôt  que  la  compassion, 
lui  fit  refuser  bien  des  fois  le  pain  de  l'aumône  et 
l'exposa  à  de  longues  abstinences.  Quelque  dure  que 
fût  cette  vie,  Ignace  la  trouva  encore  trop  délicate  et 
trop  efféminée,  et  il  se  retira  dans  une  lanière,  où  il 
passa  sept  jours  el  sept  nuits  sans  prendre  aucune 
nourriture.  Il  en  fut  tiré  par  des  moines  mendiants 
que  le  hasard  avait  conduits  de  ce  côté,  et  qui,  en- 
tendant les  gémissements  d'un  homme  qui  parais- 
sait sur  le  point  de  mourir,  l'arrachèrent  de  la  ca- 
verne où  il  s'était  blotti,  et  après  lui  avoir  fait 
prendre  quelques  gouttes  de  vin,  le  transportèrent  à 
l'hôpital  de  Manresa. 

Ignace  resta  huit  jours  sans  connaissance,  plongé 
dans  une  léthargie  profonde  ;  lorsqu'il  revint  à  la 
vie,  il  prétendit  que  les  an^es  l'avaient  enlevé  au 
ciel,  qu'il  avait  vu  clairement  la  Trinité,  la  Vierge 
et  surtout  Jésus-Christ  ;  que  le  Sauveur  lui  avait 
même  ordonné  de  fonder  une  société  mystérieuse  qui 
travaillerait  à  jiropager  sa  foi.  Lorsi|u"il  fut  entière- 
ment guéri,  il  vint  s'établira  Barcelone  pour  étudier 
la  grammaire  el  les  sciences  les  plus  élémenlaireSj 
afin  de  se  mettre  en  état  d'exécuter  son  œuvre.  _ 

Comme  il  cherchait  à  se  faire  des  prosélytes,  les 
inquisiteurs  conçurent  des  soupçons  sur  l'orthodoxie 
de  ses  principes,  et  le  firent  emprisonner.  Mais  bien- 
tôt on  reconnut  son  état  de  démence,  et  on  lui  rea- 


4  Sa 


HISTOIRE    DES    PAPES 


dit  la  liberté;  Ignace  quitta  Barcelone  et  visita  suc- 
cessivement les  universités  d'Alcala,  de  Salamani]nc 
et  celle  de  Paris.  Arrivé  dans  celte  ville,  il  se  décida 
à  entrer  au  collège  de  Sainte-Iîiulie  pour  y  étudier  le 
latin.  La  singularité  de  sa  vie,  l'exaltation  et  la  bi- 
zarrerie de  ses  idées  attirèrent  enfin  l'attention  sur 
sa  personne;  il  gagna  la  confiance  de  quelques  dé- 
vots; Pierre  Favre,  son  répétiteur;  François  Xavier, 
professeur  de  philosophie  au  collège  de  Heauvais, 
devinrent  ses  disciples,  ainsi  ((uc  quatre  J-^spagnols 
qui  étaient  Jacques  lÀivnez,  l'auteur  présumé  des  rè- 
glements de  l'ordre  des  jésuites,  Alphonse  Salmeron, 
écrivain  obscène,  un  coureur  de  bordels,  dont  les 
ouvrages  furent  mis  plus  lard  à  l'index;  .Mphonsc 
Bobadilla    et    Simon  llodriguez. 

Cette  nouvelle  société  tint  sa  première  séance  le 
jour  de  l'.Vssomptioa  1534,  dans  la  cliapello  souter- 
raine de  l'abbaye  de  Montmartre  ;  Favre,  qui  était 
prêtre,  célébra  la  messe,  et  ses  compagnons  commu- 
nièrent ;  ensuite  ils  s'engagèrent  Ions,  par  un  vœu 
solennel  prononcé  sur  l'iiostie,  à  offrir  leurs  services 
au  jiape,  et  à  le  seconder  dans  toutes  les  œuvres 
qu'il  entreprendrait  pour  le  bien  de  la  religion;  après 
quoi  ils  se  séparèrent  pour  courir  le  monde  et  pour 
recruter  de  nouveaux  disciples.  Ils  indiquèrent  ^"e- 
nise  comme  le  lieu  d'une  seconde  réunion  ;  et  en 
effet,  vers  la  fin  de  l'année  1536,  ils  se  trouvèrent 
dans  cette  ville  avec  trois  nouveaux  prosélytes.  De 
Venise  ils  se  rendirent  à  Rome,  où  ils  s'étaient  fait 
précéder  par  une  exposition  des  principes  de  leur 
société.  Paul  III,  qui  avait  compris  de  quelle  impor- 
tance il  était  pour  le  saiiit-siége  d'avoir  une  milice 
fanatique  prête  à  combattre  ceux  qui  lui  seraient  dé- 
signés, quels  que  fussent  leur  rang  ou  leur  puis- 
sance, accueillit  avec  distinction  Ignace  de  Loyola  et 
ses  compagnons,  les  engagea  à  faire  des  statuts,  à 
s'organiser  en  société ,  et  les  autorisa  à  propager 
leurs  doctrines  dans  tous  les  pays. 

Pendant  que  les  disciples  de  Loyola  élaboraient 
les  bases  de  cette  institution  qui  devait  faire  trem- 
bler un  jour  les  papes  et  les  rois,  les  événements  po- 
btiques  suivaient  leur  cours.  Le  duc  de  Mantoue,  à 
l'instigation  de  François  1",  refusait  sa  capitale 
pour  la  tenue  du  concile,  sous  prétexte  que  Sa  Sain- 
teté avait  empiété  sur  ses  droits  en  désignant  sa  ville 
sans  son  autorisation  ;  il  prélendit  en  outre  que  ses 
finances  ne  lui  permettaient  pas  de  mettre  sur  pied 
une  armée  suffisante  pour  garantir  l'assemblée  de 
toute  inquiétude.  Cette  opposition  tardive  sembla 
d'autant  plus  étrange  au  pape,  que  le  duc  de  Milan 
laissait  jouir  l'évêque  de  la  ville  d'une  autorité  abso- 
lue sur  son  clergé,  sur  les  familles  et-  sur  les  con- 
cubines des  prêtres.  Il  comprit  que  ses  ennemis 
avaient  gagné  le  duc  à  leur  cause,  et  il  se  détermina 
alors  à  désigner  la  ville  de  Vicence,  dépendante  de 
la  République  de  Venise,  pour  le  lieu  où  se  tiendrait 
le  concile,  dont  il  renvoya  la  première  session  au 
31  mai  de  l'année  1538.  Dans  l'intervalle,  il  publia 
une  bulle  qui  conférait  à  son  bâtard,  Pierre-Louis 
Famèse,  la  dignité  de  gonfalonier  de  l'Église  ro- 
maine avec  un  traitement  énorme,  et  lui  attribuait 
la  seigneurie  de  Népi  avec  le  titre  de  duc  de  Castro. 

Ce  dernier  décret  excita  un  mécontentement  géné- 
ral dans  toutes  les  villes  de  l'Italie,   et  montra  aux 


esprits  les  moins  clairvoyants  que  Sa  Sainteté  aspi- 
rait à  mettre  une  couronne  royale  sur  le  front  du 
misérable  ilont  les  mo'urs  infâmes  rappelaient  si 
birn  César  Rorgia.  Comme  le  fils  d'.\lexandre  VI, 
l'ierre-IjOuisFarnèse  avait  à  sa  solde  des  pourvoyeurs 
qui  enlevaient  les  beaux  enfants  dans  les  rues  de 
Rome,  et  comme  lui,  dès  (|u'il  les  avait  l'ait  servira 
ses  horribles  débauches,  il  les  faisait  jeter  dans  le 
Tibre  ;  seulement  quaml  le  rang  ou  la  famille  de 
ses  victimes  l'obligeait  à  garder  quel(p\cs  ménage- 
ments, il  se  contentait  de  les  violer,  et  les  renvoyait 
ensuite.  Mais  ces  infortunés  emportaient  avec  eux 
les  germes  d'un  mal  terrible;  et  tous,  jeunes  filles 
ou  adolescents,  périssaient  l)ientôt,  rongés  par  le  poi- 
son ([u'il  leur  avait  inoculé. 

Varclii  raconte  sur  Pierre-Louis  Farnèso  une  af- 
freuse aventure  qui  montre  à  c[uel  degré  de  démora- 
lisation le  fils  du  pape  était  parvenu.  «  Aussitôt  sa 
nomination,  dit  l'historien,  le  nouveau  gonfalonier  se 
mit  en  route  pour  visiter  les  places  fortes  dépen- 
dantes de  l'Eglise;  ce  qui  ne  se  fit  pas  sans  grand 
scandale,  car  chaque  soir  il  s'arrêtait  à  un  couvent 
d'hommes,  se  faisait  amener  les  novices  et  les  profès, 
et  désignait  celui  qui  devait  partager  sa  couche. 

«  Il  arriva  même  qu'à  Faénza  il  ressentit  une  ar- 
deur coupalde  pour  le  jeune  évèque  Côrae  Gheri,  qui 
était  venu  le  recevoir  à  la  tête  de  son  clergé.  Pen- 
dant qu'il  cheminait  côte  à  côte  avec  le  gouverneur 
de  la  ville  et  le  prélat,  il  se  prit  d'amour  pour  ce 
dernier,  âgé  à  peine  de  vingt  et  un  ans,  et  doué  d'une 
beauté  remarquable.  Farnèse  essaya  de  lui  faire  par- 
tager sa  honteuse  passion  ;  et  comme  le  jeune  Côme 
Gheri  feignait  de  ne  pas  comprendre  le  sens  de  ses 
demandes  obscènes,  il  s'écarta  un  instant  pour  s'en- 
tretenir avec  le  gouverneur  de  Faénza,  qui  était  un 
ancien  moine,  banni  de  la  Mirandole  à  cause  de  ses 
turpitudes,  et  le  détermina  à  l'aider  dans  l'exécrable 
projet  qu'il  avait  formé  de  violer  l'évêque  de  Faénza. 

«  Voici  de  quelle  manière  ils  s'y  prirent  :  l'escorte 
du  gonfalonier,  au  lieu  de  rentrer  à  l'église,  sur  l'or- 
dre du  gouverneur,  prit  le  chemin  du  palais  qui  avait 
été  préparé  pour  recevoir  Pierre-Louis  Farnèse;  dès 
que  le  jeune  prélat  eut  passé  le  seuil  de  la  chambre 
d'honneur,  on  ferma  les  portes,  et  il  se  trouva  séparé 
de  son  clergé.  Alois  eut  lieu  une  scène  du  cynisme 
le  plus  révoltant;  le  bâtard  du  pape,  renfermé  seul 
avec  Côme  Gheri,  essaya  de  le  décider  à  répondre  à 
ses  exécrables  désirs  ;  mais  comme  celui-ci,  quoique 
d'une  complexion  frêle  et  délicate,  opposait  une  ré- 
sistance vigoureuse  à  ses  tentatives,  il  se  décida  à 
appeler  ses  gens  à  son  aide.  Par  ses  ordres  on  bâil- 
lonna l'évêque,  on  le  garrotta  avec  des  cordes,  on 
l'attacha  par  les  pieds,  par  les  mains  et  par  le  milieu 
du  corps,  puis  on  le  fit  tenir  debout,  et  dans  cette 
position  le  seigneur  Jules  da  Piè  di  Luco,  et  Nicolas, 
comte  de  Pisigliano,  lui  appuyèrent  leurs  poignards 
nus  sur  la  gorge,  le  menaçant  de  le  tuer  s'il  faisait 
la  moindre  résistance.  Enfin,  Pierre-Louis  Farnèse, 
le  fils  du  pape,  déchira  les  vêtements  sacerdotaux  de 
sa  victime  avec  sa  dague,  et  accomplit  sur  l'infortuné 
Côme  Gheri  l'acte  de  sodomie!!!...  Quarante  jours 
après,  le  jeune  et  beau  prélat  mourut  des  suites  de 
cet  affreux  stupre  et  d'une  maladie  horrible  ;  ce  qui 
fit  dire  aux  luthériens  d'Allemagne,  que  les  papisf^s 


PAUL    III 


453 


Madame  d'Uzès  devenue  la  maîtresse  de  Paul  III 


avaient  trouvé  un  nouveau  supplice  pour  faire  des 
martyrs  et  des  saints  ! 

«  Paul  III  appela  le  forfait  de  son  fils  une  légèreté 
de  jeunesse,  et  s'empressa  de  lui  envoyer  une  bulle 
des  plus  amples  pour  le  soustraire  à  toutes  les  peines 
et  à  tous  les  préjudices  que  son  inconséquence  ou 
l'incontinence  naturelle  à  l'humanité  aurait  pu  lui 
faire  encourir.  » 

De  semblables  faits  salissent,  il  est  vrai,  les  pages 
de  l'histoire;  cependant,  quelle  que  soit  la  pudeur  de 
l'écrivain,  il  ne  doit  point  les  taire,  afin  (jue  les 
grands,  s'ils  échappent  à  la  vindicte  des  lois  pendant 
leur  vie,  sachent  du  moins  que  leur  mémoire  sera 
flétrie  après  leur  mort  1 

Peu  de  jours  après  la  publication  de  la  bulle  en 
faveur  de  son  ûls,  le  pape  se  rendit  à  Nice  en  Savoie, 


où  l'empereur  et  le  roi  de  France  vinrent  le  rejoindre, 
afin  de  s'enteudre  avec  lui  pour  aviser  aux  moyens 
d'étouffer  les  hérésies  des  protestants  de  l'Allemagne 
et  des  réformés  de  France. 

Pendant  quinze  jours,  Charles-Quint  et  Fran- 
çois I",  quoique  établis  dans  les  palais  voisins,  re- 
fusèrent constamment  de  se  voir,  et  le  pape  fut 
obligé  de  servir  constamment  d'intermédiaire,  et 
d'aller  de  l'un  à  l'autre  pour  régler  les  négociations; 
enfin,  grâces  à  ses  soins,  les  deux  monarques  con- 
clurent une  trêve  de  dix  ans.  Brantôme,  après  avoir 
rendu  compte 'des  pourparlers  qui  eurent  lieu  à  Nice 
et  des  questions  politiques  qui  furent  débattues,  rap- 
porte quelques  aventures  fort  singulières  qui  mon- 
trent à  quel  degré  on  poussait  la  licence  des  mifurs 
à  cette  époque  dans  les   cours  souveraines  ;  il  dit 


libk 


HISTOIRE    DES    PAPES 


entre  aulies,  (ji\'im  jour  madame  d  Tzès,  jalouse  de 
ce  que  plusieui-s  jeunes  femmes  nobles,  de  la  suite 
de  Frauijois  1",  avaient  été  reçues  en  audience  se- 
crète par  le  pontife,  et  de  ce  qu'il  n'avait  pas  seule- 
ment daisjné  la  regarder,  résolut  d'attirer  son  atten- 
tion et  d'obtenir  les  faveurs  de  Sa  Sainteté.  ■■  Une 
nuif  donc,  ajoute  l'historien,  madame  d'Lzès  se  lit 
introduire  dans  la  chambre  du  pape  en  séduisant  un 
domesliiiue,  et  quand  Paul  111  entra  pour  se  cou- 
cher, elle  vint  se  jeter  à  ses  pieds  dans  un  charmant 
déshabillé,  sa  chemise  laissant  voir  à  nu  ses  belles 
épaules  et  sa  gorç^e  rondelette;  elle  lui  demanda 
humblement  pardon  de  ce  que,  étant  fille  d'honneur 
de  la  reine  lors  du  voyage  du  pape  à  Marseille,  elle 
avait  couvert  l'oreiller  de  Sa  Sainteté  d'une  fine  ser- 
viette qui  avait  servi  à  sa  toilette  secrète,  pour  (|ue 
le  contact  de  cet  objet  lui  inspirât  de  l'amour.  Cette 
repentante  plut  si  fort  au  pontife,  que  sur  1  heure  il 
donna  labsolutiou  à  la  belle  afiligée,  la  lit  couchera 
ses  côtés,  et  lui  accorda  des  indulgences  illimitées.  » 

Les  conférences  de  Nice  terminées,  Paul  retourna 
immédiatement  à  Rome  pour  presser  les  préparatifs 
des  fêtes  qui  devaient  avoir  Heu  à  l'occasion  du  ma- 
riage d'Octave  Farnèse,  fils  de  son  bâtard  Pierre- 
Louis,  avec  la  fille  naturelle  de  Gharles-Quinl,  la 
belle  Marguerite  d'Autriche,  veuve  d'Alexandre  de 
Médicis.  Sa  Sainteté  avait  obtenu  de  l'empereur, 
pour  le  cadeau  de  noces  d'Octave,  la  ville  de  Novare 
et  le  titre  de  marquis;  de  son  côté,  le  pape  donnait 
aux  jeunes  époux  le  duché  de  Camerino,  qui  avait  été 
acheté  à  Hercule  Varano.  Ensuite  le  pontife  s'occupa 
de  pourvoir  les  autres  membres  de  sa  famille  ;  il 
maria  le  troisième  des  fils  de  Pierre-Louis  à  Diane, 
fille  naturelle  de  Henri  II,  roi  de  France,  et  lui  donna 
en  apanage  le  duché  de  Castro;  il  nomma  cardinal, 
Ranuce,  le  quatrième  enfant  de  son  bâtard,  quoiqu'il 
eiit  à  peine  quinze  ans;  enfin,  comme  il  désirait  avant 
tout  assurer  un  parti  puissant  à  sa  famille  dans  le 
sacré  collège,  il  donna  également  le  chapeau  à  Re- 
naud Capo  di  ferro  ou  Tète  de  fer,  et  à  Crispe,  deux 
de  ses  enfants  naturels  qui  étaient  chevau-légers,  et 
qui  passaient  pour  ses  mignons.  En  outre, il  partagea 
entre  les  trois  cardinaux  de  la  nouvelle  promotion 
les  immenses  revenus  de  la  vice-chancellerie,  du  ca- 
merlingat  et  de  la  grande  pénitencerie. 

Pendant  que  Rome  retentissait  du  bruit  des  fêtes 
et  des  réjouissances  données  en  l'honneur  des  bâtards 
de  Paul  III,  le  roi  d'Angleterre  publiait  un  mani- 
feste contre  la  convocation  du  concile  à  Vicence,  et 
faisait  brûler  les  reliques  de  Thomas  Becket,  assas- 
siné pendant  le  règne  de  Henri  II,  et  qui  avait  été 
canonisé  sous  le  nom  de  saint  Thomas  de  Cantor- 
béry.  Aussitôt  que  la  nouvelle  de  cette  profanation 
commise  sur  un  mort  parvint  à  la  cour  de  Rome,  le 
pontife  lança  contre  Henri  VIII  une  nouvelle  bulle 
d'excommunication  ;  mais  sa  colère  fut  impuissante 
pour  arrêter  les  effets  du  décret  royal,  et  il  se  vit 
contraint  d'ajourner  le  concile  à  une  époque  indé- 
terminée. Paul  III,  quoi(jue  humilié,  ne  se  regarda 
pas  comme  vaincu;  Ignace  de  Loyola  venait  de  lui 
soumettre  les  plans  de  sa  nouvelle  congrégation,  et 
il  comptait  se  servir  des  séides  que  lui  avait  recrutés 
ce  fanatique  pour  terrasser  les  rois.  D'abord,  il 
nomma  une  commission  sous  la  présidence  du  maître 


du  palais,  pour  examiner  cha(|ue  article  de  la  consti- 
tution d'Ignace;  ensuite,  (juand  les  cardinaux  qui 
faisaient  partie  de  cette  espèce  de  chambre  consul- 
tative eurent  terminé  leur  travail,  il  le  revisa  lui- 
même,  donna  de  grands  éloges  à  son  auteur,  et 
adhéra  iMniplélenu'iit  à  la  fondation  de  cette  société. 
11  était  (lillicile,  en  eiïet,  que  rien  fût  plus  agréable 
à  un  pajie  que  l'in^litulion  d'une  milice  qui  devait 
combattre  pour  la  propagation  de  la  foi  et  qui  devait 
employer  toutes  ses  iorces  pour  le  maintien  du  ca- 
tholicisme, pour  le  triiiinjihe  de  la  papauté.  Paul  III 
s'empressa  de  convoquer  les  initiés  à  Rome  pour 
la  cérémonie  de  leur  installation. 

Ce  jour-là,  Ignace  de  Loyola  fit  son  entrée  dans 
la  ville  sainte,  accompagné  de  ses  disciples,  François 
Xavier,  Simon  Rodiiguez,  Claude  le  Jay,  Pasquier 
Rrouét,  Nicolas  Bobadilla,  le  Lièvre,  Laynez,  et  de 
plusieurs  autres  dont  les  noms  ne  nous  ont  pas  été 
conservés.  Sa  Sainteté  les  lit  introduire  dans  une 
salle  mystérieuse  du  Vatican,  qui  n'avait  pour  ameu- 
blement qu'un  siège  et  une  table-  sur  lai|uclle  se 
trouvaient  un  Evangile,  un  crucifix,  une  tiare  et  des 
poignards.  Il  se  passa  alors  une  scène  étrange  dont 
personne  n'a  connu  les  détails;  on  sait  seulement 
f[ue  les  assistants  y  prêtèrent  d'affreux  serments,  et 
jurèrent  sur  le  Christ  de  faire  triompher  la  tiare  et 
d'obéir  aveuglément  aux  papes,  quelque  chose  qui 
leur  fût  ordonné.  De  son  côté,  Paul  III  s'engagea  en 
son  nom  et  au  nom  de  ses  successeurs  à  protéger  de 
tout  son  pouvoir  le  nouvel  ordre  de  religieux,  qui 
prit  le  nom  de  Compagnie  de  Jésus.  Dans  cette 
séance,  il  fut  arrêté  que  l'on  nommerait  un  supérieur 
perpétuel  qui  prendrait  le  titre  de  général  et  qui  ré- 
sideiait  à  Rome,  pour  être  à  portée  de  recevoir  cons- 
tamment les  ordres  du  saint-père.  Ignace  fut  investi 
le  premier  de  cette  importante  dignité.  Ainsi  se 
trouva  constituée  cette  redoutable  société  des  jé- 
suites, qui  devait  un  jour  dominer  l'humanité  entière 
et  faire  trembler  sur  leurs  trônes  les  rois  et  les  papes 
eux-mêmes  ! 

D'après  les  règlements  de  la  charte  qui  avait  été 
accordée  aux  disciples  d'Ignace,  il  était  spécifié  que 
personne  ne  pourrait  être  admis  dans  le  sein  de  la 
société  sans  avoir  préalablement  fait  les  vœux  de 
pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance  ;  outre  ces  trois 
vœux,  les  néophytes  devaient  prêter  un  serment  so- 
lennel au  souverain  pontife  régnant,  ou  à,  ceux  qui 
lui  succéderaient  en  qualité  de  vicaires  de  Jésus- 
Christ,  et  s'engager  à  leur  obéir  en  toutes  choses,  à 
se  rendre  partout  où  il  leur  serait  ordonné  d'aller, 
soit  chez  les  chrétiens,  soit  chez  les  infidèles,  et  à 
exécuter  sans  hésitation  ce  qui  leur  serait  enjoint. 

Les  membres  de  la  société  furent  divisés  en  quatre 
classes  :  la  première  etla])lus  élevée  était  composée  de 
ceux  qui  avaient  fait  profession;  on  exigeait  qu'ils  fus- 
sent lettrés  et  qu'ils  eussent  recula  prêtrise;  la  seconde 
classe  était  composée  de  coadjuteurs  qui  avaient  été 
admis  pour  seconder  la  société,  tant  au  spirituel 
qu'au  temporel;  les  écoliers  formaient  la  troisième 
classe;  dans  la  quatrième  on  admettait  ceux  que  la 
société  se  réservait  de  faire  passer  dans  les  classes 
supérieures,  car  avant  d'être  reçu  à  faire  profession , 
ou  seulement  à  prononcer  les  vœux  simples  de  coad- 
juteur  ou  même  d'écolier,  l'aspirant  jésuite  était  as- 


PAUL    III 


kbb 


sujetti  à  un  noviciat  de  deux  années  entières;  les 
écoliers  n'ari-ivaient  à  un  j,'rade  suiiéiieur  qu'après 
avoir  attendu  une  année  au  delà  de  leurs  études  ;  et 
le  noviciat  lui-même  était  précédé  d'un  temps  d'é- 
preuve d'une  durée  non  déterminée. 

Ou  admettait  le  néophyte  d'abord  àlitre  d'hospita- 
lité ou  d'aumône  pendant  douze  à  (|uin/.e  jours,  alin 
i|u'il  prît  connaissance  des  obligations  du  noviciat  ; 
s'il  persistait  dans  sa  résolution ,  il  appartenait  à  la 
société.  Pour  être  admis  comme  novice ,  il  suffisait 
qu'on  n'eût  pas  été  séparé  de  l'Église  romaine,  qu'on 
n'eût  pas  renoncé  à  la  foi  catholique  en  adhérant 
à  quelque  communion  schismatique,  qu'on  n'eût  pas 
été  frappé  d'une  sentence  comme  hérétique  ;  on  exi- 
geait encore  que  les  postulants  n'eussent  pas  déjà 
porté  l'habit  religieux  dans  un  autre  ordre  ;  qu'ils 
ne  fussent  pas  engagés  dans  les  liens  du  mariage, 
ni  dans  ceux  d'une  servitude  légitime ,  et  ([u'ils  ne 
fussent  point  atteints  de  quelque  infirmité  grave;  en 
outre,  lorsque  l'aspirant  ne  se  trouvait  dans  aucun 
de  ces  cas  de  réprobation,  il  était  obligé  de  répon- 
dre à  une  série  de  questions  sur  sa  naissance  et  ses 
parents,  sur  ses  affaires  particulières  et  ses  inclina- 
tions, sur  sa  capacité  et  sa  conduite  rehgieusc ,  pu- 
blique ou  privée.  Il  devait  déclarer  qu'en  matière 
de  foi  il  s'en  rapporterait  à  la  décision  de  la  société; 
il  devait  faire  le  serment  qu'il  était  décidé  à  quitter 
le  monde  pour  suivre  Jésus-Christ. 

Quand  1  aspirant  avait  répondu  à  toutes  ces  ques- 
tions d'une  manière  afhrmative  et  satisfaisante , 
l'examen  se  continuait,  et  on  lui  apprenait  ses  obli- 
gations envers  la  société;  on  l'avertissait  que  les 
frères  n'admettaient  dans  leur  sein  que  des  hommes 
entièrement  détachés  des  affections  de  la  chair  et 
du  sang;  qu'il  était  donc  nécessaire  qu'il  fît  abné- 
gation personnelle  de  tous  ses  sentiments  ;  que  pour 
commencer  le  sacrifice,  il  devait  vivre  sous  l'obéis- 
sance de  plusieurs  supérieurs  dans  un  des  collèges 
de  l'ordre;  qu'il  devait  se  défaire  des  biens  qu'il  pos- 
sédait et  renoncer  à  ceux  qui  pourraient  lui  échoir; 
que  cette  distribution  serait  faite  à  la  société  préféra- 
blement  à  sa  famille,  à  ses  amis,  pour  montrer  qu'il 
se  dépouillait  de  toute  affection  terrestre ,  pour  se 
fermer  le  cœur  de  ses  parents,  pour  s'isoler  complè- 
tement et  pour  se  mettre  dans  la  nécessité  de  per- 
sévérer dans  le  jésuitisme;  enhn  on  lui  signifiait 
qu'il  ne  pouvait  entretenir  au  dehors  aucune  com- 
munication, aucune  correspondance,  sans  la  permis- 
sion expresse  de  ses  supérieurs,  qui  liraient  avant 
lui  les  lettres  qui  lui  seraient  adressées,  et  qui  au- 
raient la  l'acuité  de  les  brûler  ou  de  les  lui  rendre , 
suivant  ([u'ils  Je  jugeraient  convenable,  en  vertu  de 
ces  paroles  du  Christ  :  «  Celui  qui  ne  hait  point  son 
père,  sa  mère,  et  même  son  âme,  ne  peut  être 
mon  disciple.  »  On  lui  demandait  s'il  consentait 
à  être  mort  au  monde  et  à  vivre  pour  le  pape  ; 
s'il  consentait,  pour  humilier  son  orgueil,  à  te  que 
ses  erreurs  et  ses  défauts  fussent  découverts  aux 
supérieurs  par  d'autres  frères,  comme  aussi  à  dévoi- 
ler les  défauts,  les  erreurs  et  les  actions  des  autres, 
quand  il  en  serait  re(,uii;  enfin  s'il  se  soumettait 
d  avance  à  toutes  les  corrections  qui  pourraient  lui 
être  infligées,  corporellement  ou  de  toute  autre  ma- 
nière, ainsi  qu'à  toutes  les  épreuves  d'usage. 


Ces  épreuves  étaient  au  nombre  de  six  princi- 
pales: la  première  consistait  à  passer  quelipies  mois 
dans  des  exercices  spirituels,  à  examiner  sa  con- 
science, à  s'exercer  dans  l'oraison  mentale  ou  vocale, 
à  méditer  sur  les  mystères  de  la  religion,  à  détester 
ses  péchés  et  à  faire  une  confession  générale;  la  se- 
conde épreuve  était  de  servir  pendant  un  mois  dans 
un  hôpital,  de  soigner  les  malades  et  de  panser  ceux 
dont  les  plaies  étaient  les  plus  infectes  et  les  plus 
hideuses;  la  troisième  consistait  à  voyager  un  au- 
tre mois  sans  argent  et  à  mendier  de  porte  en 
porte  pour  s'accoutumer  aux  refus  et  aux  priva- 
tions; la  quatrième  était  de  remplir  les  offices  les 
plus  vils  dans  une  maison  de  la  société;  la  cin- 
quième consistait  à  catéchiser  les  enfants  et  les  per- 
sonnes peu  instruites,  soit  en  pubHc,  soit  en  parti- 
culier; !a  sixième  enfin  obligeait  les  néophytes  à  se 
produire  pour  prêcher  et  pour  confesser,  selon  l'exi- 
gence des  temps,  des  lieux  et  des  personnes.  La  ma- 
ladie la  plus  grave  ne  dispensait  point  le  novice  des 
devoirs  qu'il  devait  remplir. 

Toutes  ces  épreuves  terminées ,  on  demandait 
au  postulant  s'il  était  gradué  dans  les  arts,  dans 
la  théologie  ou  dans  le  droit  canonique;  s'il  pos- 
sédait assez  de  mémoire  pour  bien  apprendre  et 
bien  retenir  ce  qu'il  étudiait ,  si  son  intelligence 
concevait  avec  rapidité,  si  ses  goûts  le  portaient  à 
l'étude,  et  si  sa  santé  ne  souffrait  pas  d'une  appli- 
cation constante,  enfin  s'il  se  sentait  assez  robuste 
pour  supporter  les  travaux  requis  par  la  société,  soit 
dans  l'étude,  soit  dans  la  prédication  ou  dans  l'en- 
seignement. Lorsque  l'aspirant  jésuite  était  revêtu 
du  caractère  sacerdotal,  il  devait  s'en  dépouiller  pen- 
dant la  durée  de  son  noviciat,  et  il  lui  était  même 
interdit  de  célébrer  publiquement  la  messe  avant 
d'avoir  appris  des  supérieurs  de  son  ordre  comment 
on  procédait  à  la  célébration  selon  le  rite  et  les  for- 
mes bizarres  adoptées  par  la  société. 

Quelque  fussent  le  rang  et  le  savoir  du  postulant, 
on  lui  donnait  à  remplir  les  fonctions  les  plus  viles 
dès  qu'il  était  promu  au  grade  de  coadjuteur  tem- 
porel. Les  coadjuteurs  étaient  de  deux  espèces  :  ceux 
qui  se  trouvaient  dans  les  ordres  s'appelaient  coad- 
juteurs spirituels,  et  les  la'iques  étaient  nommés 
coadjuteurs  temporels;  tous,  lettrés  ou  non,  ne 
pouvaient  exercer  dans  la  société  que  des  emplois 
manuels.  Les  coadjuteurs  et  les  écoliers,  après  deux 
années  de  noviciat,  étaient  enfin  admis  dans  la  so- 
ciété et  ne  pouvaient  jilus  s'en  séparer  ;  néanmoins, 
s'ils  trompaient  l'un  de  leurs  supérieurs,  on  se  ré- 
servait le  droit  de  les  renvoyer,  et  dès  lors  ils  étaient 
entièrement  dégagés  de  leurs  obligations  envers  la 
comjiagnie  et  relevés  de  leurs  vu.'ux.  Tels  étaient  les 
points  fondamentaux  qui  constituaient  le  code  des 
jésuites.  Plus  tard  des  modifications  importantes 
furent  introduites  dans  les  règlements  de  la  société, 
et  les  jésuites  professèrent  des  doctrines  tellement 
subversives,  que  les  papes  et  les  rois  se  virent  con- 
traints de  mettre  un  frein  à  leur  cupidité,  à  leur 
ambition  et  à  leur  immoralité. 

Pendant  que  Sa  Sainteté  organisait  la  milice  sa- 
crée qui  devait  porter  la  bannière  du  despotisme 
pontifical  dans  toutes  les  contrées  du  inonde ,  les 
liabitants  de  Pérouse  se  déclaraient  en  ))leine  insur- 


4SÔ 


HISTOIRE    DES    PAPES 


rection  et  chassaient  de  ieuis  murs  kts"  collecteurs 
romains  ainsi  que  le  légat.  Aussitôt  Pierre-Louis 
Farnèsc,  en  sa  qualité  de  gonfalonier  de  l'Eglise , 
marclia  sur  la  ville  rebelle  à  la  tète  d'une  armée  de 
bandits  qui  ruinèrent  la  proyince ,  incendièrent  les 
termes,  massacrèrent  les  cultivateurs,  arrachèrent 
les  arbres  fruitiers  et  noyèrent  les  bsstiaux.  Après 
deux  mois  de  siège,  les  habitants,  privés  de  vivres 
et  de  munitions,  déposèrent  les  armes  et  se  rendi- 
rent à  discrétion  au  bâtard  du  pape.  Ce  monstre, 
au  lieu  d'user  de  clémence  envers  les  vaincus,  fit 
arrêter  tous  les  notables  ,  ordonna  qu'ils  fussent  dé- 
capités, pendus  ou  brûlés;  il  fit  violer  les  femmes 
et  les  filles  par  ses  soldats,  et  se  réserva  les  jeunes 
garçons  pour  ses  débauches.  Ensuite ,  pour  prévenir 
le  retour  de  semblables  révolutions,  il  fit  élever  une 
forte  esse;  comme  si  des  murailles  ou  des  tours  pou- 
vaient garantir  les  tyrans  de  la  haine  des  peuples,  et 
comme  si  l'homme  déterminé  ne  savait  pas  se  dé- 
faire par  le  fer  ou  par  le  feu  de  ceux  qui  asservissent 
sa  patrie.  Les  plans  de  fie  château  fort  furent  exécu- 
tés par  Michel-Ange,  le  dernier  de  la  pléiade  des 
grands  artistes  qui  eût  survécu  aux  Médicis. 

Déjà  Bramante,  Raphaël,  San  Gallo,  avaient  été 
moissonnés  par  la  mort,  et  Michel-Ange  restait  seul 
pour  les  remplacer  et  pour  illustrer  le  règne  de 
Paul  III;  son  admirable  génie  suffit  à  une  tâche  si 
difficile;  et,  se  triplant  pour  ainsi  dire,  il  créa  trois 
chefs-d'œuvre  dans  la  peinture,  dans  la  statuaire  et 
dans  l'architecture.  Il  fit  son  sublime  tableau  du  Ju- 
gement dernier,  la  statue  de  Moïse  sur  le  tom- 
Ijeau  de  Jules  II ,  et  les  dessins  de  la  basilique  de 
Saint-Pierre  qu'il  modifia  sur  les  anciens  plans  et 
qu'il  réduisit  à  la  forme  d'une  croix  grecque.  A  ces 


titres  à  l'admiration  de  la  postérité,  Michel-Ange 
joignit  le  plus  pur  désintéressement,  et  refusa  un 
traitement  de  six  cents  écus  romains  que  le  pape 
avait  affecté  à  ses  fonctions  d'architecte  de  la  cathé- 
drale; il  travailla  dix-sept  années  sans  émoluments 
à  la  construction  de  la  coupole  de  Saint-Pierre ,  et  il 
eut  la  gloire  de  terminer  le  plus  magnifique  monu- 
ment que  les  siècles  passés  nous  aient  légué. 

Quant  à  Paul  III ,  sur  lequel  des  écrivains  catho- 
liques reportent  une  part  de  l'admiration  des  hom- 
mes pour  ces  glorieux  travaux ,  il  s'occupait  simple- 
ment à  promulguer  des  bulles  qui  autorisaient  l'in- 
stitution des  jésuites,  malgré  la  vive  opposition  de 
quelques  cardinaux,  qui  regardaient  un  ordre  de  re- 
ligieux organisé  d'après  de  tels  principes  comme  le 
plus  antichrétien  de  tous  les  ordres  de  moines.  Le 
saint-père  ne  s'inquiéta  pas  des  murmures  de  ses 
prélats;  il  considéra  que  ces  fanatiques  pouvaient 
rendre  d'immenses  services  au  saint-siége,  et  il  les 
protégea  de  toute  la  force  de  son  autorité. 

En  effet,  la  papauté  avait  grand  besoin  d'aide  et 
de  secours;  l'Angleterre  avait  entièrement  secoué  le 
joug  de  Rome  ;  il  n'existait  presque  plus  de  ves- 
tiges du  cathohcisme  dans  toute  l'Allemagne;  Luther 
et  Mélanchthon  accroissaient  chafjue  jour  le  nombre 
des  protestants;  la  Suisse,  le  Piémont,  la  Savoie  et 
tous  les  pays  circonvoisins  étaient  entièrement  con- 
vertis aux  docirines  de  Zwingle  et  de  son  disciple 
Œcolampade;  Calvin,  quoique  retiré  à  Genève,  inon- 
dait la  France  de  ses  écrits,  appelait  à  la  réforme 
toutes  les  provinces  méridionales  ;  et  ses  doctrines  se 
propageaient  avec  une  rapidité  surprenante  même  au 
delà  des  Aljies,  jusque  dans  le  cœur  de  l'Italie. 

Paul  III  lança  immédiatement  ses  cohortes  de  je- 


PAUL    III 


db? 


Concile  de  Tionle 


suites  ;  il  les  dissémina  dans  toutes  les  n'fçions,  il 
k's  envoya  dans  les  deux  hémisphères  ;  aux  uns  il  con- 
fia la  mission  de  s'introduire  dans  les  cours,  de  se 
faire  confesseurs  de  rois,  pour  lui  révéler  ensuite  les 
secrets  d'Etat  ;  aux  autres  il  commanda  de  prêcher 
les  peuples,  de  s'emparer  de  l'enseignement  des  en- 
fants, afin  de  corrompre  leurs  mœurs,  et  d'en  faire  de 
nouveaux  séides  dévoués  à  la  tliéocratie.  Partout  les 
jésuites  cherchèrent  à  augmenter  leur  milice  et  mul- 
tiplièrent d'une  façon  prodigieuse;  mais,  quoiqu'ils 
eussent  déjà  obtenu  assez  d'influence  sur  Charles- 
Quint  pour  le  décider  à  convoquer  une  diète  à  Ratis- 
bonne  et  à  prendre  des  mesures  énergiques  contre 
les  luthériens,  ils  ne  purent  arrêter  les  progrès  de 
h  réforme  en  Allemagne. 

Malgré  les  etTorts  de  Gaspard  Contarini,  légat  du 
pape,  et  des  disciples  d'Ignace  de  Loyola  qui  l'ac- 
compagnaient, l'assemblée  de  Ratisbonne  refusa  de 
prendre  une  détermination  contre  les  luthériens.  Fu- 
rieux de  ce  désappointement  et  ne  sachant  sur  qui 
se  venger,  les  jésuites  accusèrent  Contarini  d'avoir 
trahi  la  cause  du  catholicisme  en  reculant  devant  des 
mesures  de  vigueur,  et  ils  écrivirent  secrètement  à 
Paul  pour  dénoncer  le  légat.  Lorsque  le  cardinal 
fut  de  retour  ù  Rome,  il  subit  un  interrogatoire  sé- 


vère, et  donna  de  telles  explications,  que  Sa  Sain- 
teté fut  obligée  de  convenir  que  les  jésuites  étaient 
d'infâmes  calomniateurs,  et  que  les  mesures  de  vi- 
gueur qu'ils  proposaient  contre  l'Allemagne  étaient 
de  nature  à  compromettre  l'existence  de  la  papauté 
au  lieu  de  la  sauver.  Néanmoins  il  ne  leur  adressa 
personnellement  aucun  reproche;  au  contraire,  il 
écrivit  à  ceux  de  la  société  qui  étaient  restés  auprès 
de  Charles-Quint  pour  surveiller  sa  conduite,  qu'il 
les  aimait  davantage,  même  à  cause  ce  qu'ils  avaient 
écrit  sur  Gaspard  Contarini  ;  que  leurs  accusations 
contre  ce  prélat  étaient  autant  de  preuves  nouvelles 
de  leur  zèle  pour  le  service  de  la  religion;  (ju'il  les 
priait  d'user  de  leur  influence  sur  l'empereur  pour 
qu'il  se  montrât  docile  au  saint-siégc,  et  pour  lui 
inspirer  l'idée  de  solliciter  du  pape  la  faveur  d'une 
entrevue  à  Lucques,  afin  d'aviser  aux  moyens  d'exter- 
miner les  hérétiques  et  de  décider  de  l'opportunité 
d'une  nouvelle  croisade  contre  les  Turcs. 

Grâce  à  l'intervention  du  confesseur  de  Charles- 
Quint,  les  choses  se  passèrent  comme  le  pape  ledési- 
arit  ;  les  conférences  eurent  lieu  à  Lucques,  dans  l'ap- 
partement même  de  Sa  Sainteté,  et  l'empereur  adopta 
les  résolutions  qu'il  plut  à  Paul  III  de  lui  proposer. 
Ensuite  les  deux  souverains  se  séparèrent:  le  pape  re- 


458 


HISTOIRE    DES     PAPES 


tourna  iraniëdiatement  à  Rome,  et  iloux  jours  apri's 
son  arrivée,  il  lit  publier  dans  toutes  les  villes 
de  l'Etat  eccU''siasli(]ue  un  juhilé  avec  distriLaition 
et  vonlo  d'indulgences  ordinaires  et  extraordinaires 
pour  appeler  la  protection  du  ciel  sur  la  personne 
de  l'empereur  .  et  pour  obtenir  lo  succès  do  ses 
armes  dans  la  lutte  qu'il  allait  ent;as;er  contre  les 
ennemis  de  la  foi  cln-étienne.  Eu  même  temps  il 
lança  une  bulle  pour  la  convocation  d'un  concile  ^^'- 
néra] ,  et  désij;na  la  ville  de  Trente  comme  le  lieu 
des  réunions.  Sji  Sainteté  ordonnait  dans  son  décret 
aux  patriarches,  aux  métropolitains,  aux  évoques,  à 
tous  ceux  qui  par  leur  rang  ou  par  leurs  dignités 
avaient  voix  délibéralive  dans  les  asseniMées  œcumé- 
niques, de  s'y  trouver  au  1"'  novembre  1542,  aliii 
que  l'on  pût  traiter  avec  succès  de  l'union  et  de  la 
concorde  des  princes,  des*  peuples  et  de  l'Eglise,  ainsi 
que  des  moyens  de  s'opposer  aux  entreprises  des  lié- 
rétiques  et  des  inlidèles. 

Le  souverain  pontife  savait  parfaitement  que  l'é- 
poque de  la  convocation  du  concile  coïncidait  avec 
celle  ([ui  était  fixée  pour  la  rupture  de  la  paix  entre 
François  I"  et  Gharles-Quint.  Les  jésuites  attachés 
à  la  cour  de  ces  princes  l'avaient  également  instruit 
que  le  roi  de  France  venait  de  conclure  une  alliance 
avec  Gustave  Wasa,  roi  de  Suède,  et  que  le  daujihin 
marcherait  sur  Perpignan  pendant  que  les  années 
françaises  envahiraient  à  la  fois  le  Piémont  et  la 
Flandre.  D'autre  part,  Sa  Sainteté  savait  que  l'em- 
pereur devait  envoyer  des  troupes  sur  les  points  me- 
nacés: elle  espérait 'que  les  prélats  allemands  n'ose- 
raient pas  sortir  de  leurs  diocèses,  soit  par  crainlc 
de  tomber  entre  les  mains  de  leurs  ennemis,  soit  p;ir 
la  nécessité  de  ne  pas  abandonner  leurs  Eglises  dans 
des  circonstances  aussi  désastreuses,  et  que  de  celte 
manière  la  majorité  lui  serait  acquise. 

Paul  III  ne  voulut  pas  proroger  l'ouverture  des 
sessions,  quelques  instances  (ju'on  lui  en  fît.  A  l'é- 
poi|ue  fixée  il  envoya  à  Trente,  Pierre-Paul  Paris, 
Jean  Moron  et  Renaud  de  Poole  en  qualité  de  légats, 
avec  mission  de  sonder  adroitement  les  opinions  des 
ambassadeurs  et  des  prélats  qui  se  présenteraient  au 
concile,  sans  toutefois  leur  donner  occasion  de  se 
prononcer  en  public.  II  leui'  était  enjoint  d'adresser 
des  rapports'  à  Rome  sur  cet  objet,  et  de  ne  rien 
faire  autre  sans  nouvelles  instructions.  Mais  il  ad- 
vint que  les  Allemands,  sur  lesquels  Sa  Sainteté 
n'avait  point  compté,  se  présentèrent  en  grand  nom- 
bre et  se  montrèrent  des  plus  empressés  à  réclamer 
l'ouverture  du  concile.  Le  pontife,  instruit  par  ses 
légats  qu'il  était  à  craindre  que  leurs  adversaires 
fassent  les  plus  forts,  prit  alors  une  détermination 
extrême,  et  renvoya  l'ouverture  du  synode  à  un  temps 
plus  éloigné.  Personne  ne  fut  dupe  de  la  tactique  du 
saint-père;  et  cette  mesure,  qui  montrait  que  la  cour 
de  Rome  redoutait  une  défaite,  devint  cause  qu'un 
grand  nombre  de  fidèles  renoncèrent  au  catholicisme 
pour  embrasser  la  religion  réformée. 

Parmi  les  papistes  qui  désertèrent  les  rangs  de 
l'Eglise  romaine,  les  historiens  citent  Bernardin 
Ochin  ou  Okini,  général  de  capucins,  homme  d'une 
vie  exemplaire ,  qui  fatigué  de  prêcher  inutilement 
contre  les  désordres  des  couvents  et  de  supplier  le 
pape  de  prendre  une  décision   sur  ce  grave  sujet. 


sans  pouvoir  obtenir  de  réponse,  abjura  le  catlioli- 
cisme  et  se  retira  à  Llenève,  où  il  éi)ousa  une  jeune 
fille  de  Lucques.  Us  citent  encore  Herman,  métro- 
politain de  Cologne,  de  rillusti'c  maison  des  comtes 
de  Weiden,  qui,  désespérant  du  salut  de  l'EgUse,  fit 
venir  le  prédicateur  protestant  Martin  Rucer,  et  l'é- 
tablit dans  la  ville  de  Bonn  ,  dépendante  de  son 
diocèse.  L'année  suivante ,  ii  appela  auprès  de  lui 
Méianchlhon,  Prélorius  et  i]ael([ues  autres  célèbres 
docteurs  luthériens  pour  l'aider  ti  propager  les  nou- 
velles doctrines  :  mais  comme  un  grand  nombre  de 
jésuites  s'étaient  déjà  abattus  dans  cette  province, 
son  projet  de  réforme  éprouva  une  grande  opposi- 
tion de  la  part  de  son  clergé  et  du  ciiapitre  de  Co- 
logne, qui  appela  au  jiape  et  à  l'empereur  des  or- 
donnances de  l'arcbeYêipie. 

Paul  adressa  une  lettre  de  félicitation  aux  ecclésias- 
tiques de  Cologne ,  et  les  exhorta  à  persévère)-  dans 
la  bonne  voie  et  à  empêcher  que  celui  ([ui  prenait  le 
litre  de  métropolitain  de  leur  ville  n'infectât  les  ha- 
bilauls  do  ses  erreurs.  «  Ne  le  reconnaissez  point, 
.ijoutait-il,  comme  votre  pasteur,  mais  comme  votre 
ennemi  ;  et  élevez-vous  contre  lui  comme  David  s'est 
élevé  contre  Goliath.  » 

Charles-Quint  félicita  également  le  chapitre  de  Co- 
logne de  la  résistance  qu'il  opposait  aux  errements 
du  prélat  ;  néanmoins  il  ne  donna  pas  une  grande 
im)iortance  à  cette  affaire,  étant  lui-même  occupé  à 
poursuivre  les  hostilités  avec  la  France  pour  la  pos- 
session du  duché  de  Milan. 

Comme  ni  François  I"  ni  Charles-Quint  ne  vou- 
laient abandonner  leurs  ])rétentions  siu'  cette  riche 
province  en  faveur  l'un  de  l'autre ,  le  pape  espéra 
qu'il  pourrait  profiter  de  leurs  discordes  et  prendre 
pour  son  neveu  le  duché  qui  était  en  litige.  Il  s'en 
ouvrit  d'abord  à  François  I",  qui  ne  parut  pas  éloi- 
gné de  lui  faire  la  cession  de  ses  droits ,  moyennant 
un  bon  prix  ;  ensuite  il  fit  demander  à  Cliarles-Quint 
une  entrevue  à  Busseto,  pour  traiter  du  duché  de 
Milan.  Ces  deux  souverains  eurent  ensemble  plu- 
sieurs conférences  ;  mais  quelques  instances  que  fit 
le  pape  pour  le  décider  à  se  dessaisir  de  cet  État  en 
faveur  de  son  gendre  et  de  sa  fille  naturelle,  l'empe- 
reur les  repoussa.  Il  ne  voulut  pas  davantage  enten- 
dre parler  de  faire  ni  paix  ni  trêve  avec  François  P'', 
qu'il  appelait  un  misérable  couard,  sans  courage,  sans 
foi,  sans  loyauté;  et  quand  Sa  Sainteté  voulut  lui  re- 
présenter quel  J)ien  résulterait  pourla  rehgion  de  leur 
accord ,  il  répliqua  qu'on  ne  devait  rien  attendre  de 
bon  d'un  prince  qui  faisait  impitoyablement  extermi- 
ner les  réformés  de  ses  Etats,  pendant  qu'il  traitait 
avec  les  princes  luthériens  et  même  avec  les  Turcs, 
au  grand  scandale  de  la  chrétienté. 

Paul  III  hasarda  malencontreusement  que  le  roi 
de  France  lui  adressait  les  mêmes  reproches  et  l'ac- 
cusait de  fourberie  et  de  cruauté;  aussitôt  Charles- 
Quint  s'emporta  contre  le  saint-père,  il  l'accabla 
d'invectives  et  lui  ordonna  de  sortir  immédiatement 
de  sa  présence.  A  partir  de  ce  jour  toutes  les  négo- 
ciations furent  rompues  ,  l'empereur  retourna  dans 
ses  Etats,  chassales  jésuitesde  sa  cour,  signaun  traité 
d'alliance  avec  Henri  YIII,  l'ennemi  irréconciliable  du 
saint-siége,  et  lit  publier  à  la  diète  de  Spire  un  édit  en  fa- 
veur des  protestants  avec  défense  d'inquiéter  personne 


PAUL    III 


459 


dans  l'Ailemagno  pour  cause  de  religion.  En  outre  , 
il  rendit  une  ordonnance  portant  (jue  chacun  des  deux 
partis  ,  catholiques  ou  réformés,  jouiraient  paisible- 
ment des  Liens  dont  ils  étaient  eu  possession,  à  la 
condition  ([u'ils  les  emploieraient  à  former  des  écoles 
pour  les  enfants  et  des  maisons  d'asile  pour  les  pau- 
vres ;  déplus,  il  était  spécifié  que  les  juges  delà 
chambre  impériale  seraient  choisis  en  nombre  égal 
parmi  les  catholiques  et  les  protestants.  Paul  III  fit 
protester  par  son  légat  contre  le  décret  de  Spire,  et 
il  écrivit  de  sa  main  à  Charles-Quint  une  lettre  véhé- 
mente, où  il  lui  disait  que  son  édit  en  faveur  des  hé- 
rétiques causerait  la  perte  de  son  âme,  attendu  qu'il 
n'appartenait  qu'à  l'Église  romaine  de  porter  un  ju- 
gement sur  les  matières  de  foi  ;  qu'ainsi  il  s'était 
rendu  coupable  d'usurpation  sur  lu  saint-siége ,  en 
prenant  une  décision  touchant  les  biens  ecclésiasti- 
ques et  en  rétablissant  dans  leurs  honneurs  et  di- 
gnités des  prélats  rebelles;  enfin  il  le  menaçait  d'user 
de  sévérité  envers  lui  et  de  l'excommunier,  s'il  per- 
sistait à  vouloir  diriger  les  affaires  ecclésiastiques  de 
l'Allemagne. 

Cette  missive  n'eut  aucun  résultat  satisfaisant; 
l'empereur  se  contenta  de  répondre  au  député  qui  la 
lui  avait  apportée  qu'il  ferait  connaître  ses  intentions 
à  Sa  Sainteté,  dès  qu'il  en  aurait  le  loisir.  Cependant 
il  devenait  urgent  de  prendre  une  détermination  re- 
lativement aux  hérétiques;  le  pape  voulut  presser 
l'ouverture  du  concile  de  Trente  qu'il  avait  déjà  pro- 
rogé ;  et  afin  de  se  ménager  un  parti  puissant  parmi 
les  prélats  qui  devaient  le  composer,  il  entretint  une 
correspondance  active  avec  les  jésuites,  qui  devaient 
agir  secrètement  sur  les  consciences  et  gagner  des 
partisans  au  pape.  Malgré  tous  leurs  efforts,  il  ne  se 
jirésenta  au  comité  de  Trente,  dans  le  premier  mois, 
en  plus  des  trois  légats  romains,  que  quatre  évèques 
catholiques. 

Cette  grande  tiédeur  qui  existait  dans  le  clergé  dé- 
montre plus  que  toutes  les  paroles,  qu'il  n'y  avait  plus 
alors  de  foi  réelle ,  ni  de  dévouement  sincère  ;  les 
questions  religieuses  et  morales  avaient  en  effet 
cessé  d'être  capitales  pour  les  prêtres;  elles  n'étaient 
devenues  pour  les  hommes  ambitieux,  cupides  et 
corrompus ,  que  de  simples  moyens  d'exploiter  la 
superstition  et  l'ignorance  humaine,  que  des  pro- 
cédés pour  augmenter  leur  pouvoir,  leurs  honneurs 
et  leurs  revenus ,  soit  comme  agents  serviles  de  la 
cour  de  Rome,  soit  comme  ministres  dévoués  des 
rois  catholiques.  L'intrigue  avait  envahi  tous  les  rangs 
de  la  hiérarclùe  ecclésiastique  ;  les  prélats  aussi  bien 
que  les  simples  prêtres  changeaient  de  convictions  et 
de  doctrines,  selon  les  circonstances  et  l'intérêt  du 
moment.  Le  fanatisme  même  était  éteint  dans  ces 
âmes  lâches  et  vénales  qui  ne  faisaient  plus  de  la 
religion  que  par  diplomatie  ou  par  ambition.  Les 
chefs  de  diocèses  ne  songeaient  qu'à  établir  solide- 
ment leurs  revenus  et  à  assurer  l'avenir  de  leurs  bâ- 
tards, comme  les  pontifes  en  donnaient  eux-mêmes 
l'exenqjle.  Du  reste,  comme  personne  mieux  ([u'un 
)irêtre  n'est  en  état  de  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur 
la  divinité  du  christianisme ,  il  était  conséquent,  si- 
non équitable,  qu'ils  se  servissent  de  la  religion 
pour  se  créer  une  existence  heureuse  sur  la  terre , 
dans  l'appréhension  de  ne  point  jouir  de  la  béati- 


tude et  des  félicités  célestes  c[u'ils  promettaient  aux 
simples  et  au.x  ignorants  dans  une  autre  vie. 

Paul  III  pensait  ainsi;  et  les  efforts  constants 
qu'il  fit  pour  élever  sa  famille  en  sont  autant  de 
preuves  irréfragables.  Après  avoir  échoué  dans  ses 
jjrojets  relativement  à  l'élévation  de  Pierre-Louis 
Farnèse  au  duché  de  Milan,  il  se  rejeta  sur  les  États 
de  Parme  et  de  Plaisance,  dent  il  voulut  faire  un 
duché  pour  son  fils  chéri;  préalablement ,  il  chercha 
à  s'assurer  le  consentement  du  sacré  collège,  qui 
était  nécessaire  pour  aliéner  des  ])rovinces  apparte- 
nant à  l'Église  ;  il  proposa  aux  cardinaux,  par  com- 
pensation ,  d'augmenter  les  domaines  ajiostoliques 
des  ducliés  de  Camcrino  et  de  Nepi,  (|u"il  avait  au- 
))aravant  donnés  à  son  fils;  et  de  grever  Parme  et 
Plaisance  d'un  tribut  annuel  do  neuf  mille  ducats  en 
faveur  du  trésor  de  Saint-Pierre.  Plusieurs  milliers 
d'écusd'or  distribués  àses  créatures  etquelques  gras- 
ses prébendes  données  aux  cardinaux  firent  trouver  la 
compensation  équitable,  et  sonbàtard  futproclaméduc. 

Pierre -Louis  Farnèse  s'établit  immédiatement  à 
Plaisance  et  lit  élever  une  citadelle  qui  commandait 
la  ville,  suivant  la  coutume  des  tyrans,  qui  entou- 
rent leurs  résidences  de  forteresses  et  de  murailles 
pour  tenir  les  peuples  en  crainte  continuelle,  pour 
les  pressurer  sans  danger  et  pour  se  mettre  à  l'abr 
de  la  vengeance  des  citoyens.  Ensuite  il  s'occupa  à 
désarmer  la  noblesse  et  la  bourgeoisie;  il  limita 
les  privilèges  des  seigneurs  et  les  força  à  résider 
dans  la  capitale,  pour  pouvoir  les  surveiller  plus  fa- 
cilement ;  puis,  comme  la  fortune  et  la  puissance  de 
quelques-uns  d'entre  eux  étaient  pour  le  nouveau 
duc  un  sujet  de  graves  appréhensions ,  il  chercha  à 
les  ruiner  en  donnant  un  eft'et  rétroactif  aux  lois  ;  il 
fit  fouiller  dans  leur  conduite  antérieure,  les  mit  en 
jugement,  et  les  fit  condamner  par  des  magistrats 
iniques  à  des  amendes  considérables,  à  la  confisca- 
tion entière  de  leurs  biens,  au  bannissement,  à  la 
prison,  et  quelquefois  à  la  mort. 

Sa  Sainteté ,  satisfaite  de  la  manière  de  procéder 
de  son  bâtard,  ne  s'occupa  pas  davantage  de  cette 
affaire ,  et  reporta  tous  ses  soins  vers  le  concile  ; 
quatre  métropolitains,  un  cardinal ,  seize  évêques  et 
cinq  généraux  d'ordres  étaient  venus  renforcer  les 
sept  prélats  qui  attendaient  depuis  un  mois  l'ouver- 
ture du  synode.  Comme  tous  étaient  dévoués  à  la 
cour  de  Rome,  le  pape  jugea  le  moment  favorable 
pour  frapper  un  grand  coup,  et  il  lança  une  bulle  qui 
ordonnait  aux  prélats  présents  à  Trente  de  commen- 
cer les  séances.  En  conséquence  les  légats,  assistés 
de  vingt-six  évèques,  de  quelques  théologiens  et  de 
jésuites  qui  étaient  censés  représenter  l'Église  uni- 
verselle, ouvrirent  le  concile  :  le  lendemain,  ils  adres- 
sèrent à  Rome  le  compte  rendu  de  la  première  ses- 
sion, et  demandèrent  à  Sa  Sainteté  des  insiructions 
sur  l'ordre  qu'ils  devaient  observer  dans  la  réception 
des  ambassadeurs,  et  sur  la  manière  de  prendre  les 
suffrages  ;  s'il  fallait  opiner  par  nation,  comme  au 
concile  de  Constance  et  de  ISiile,  ou  par  tête,  comme 
au  dernier  concile  de  Latrau ,  enfin  quelles  matières 
devaient  être  traitées,  et  dans  quel  ordre  il  fallait 
délibérer.  Lorsqu'ils  arrivèrent  au  Vatican,  les  en- 
voyés des  légats  trouvèrent  le  pontife  fort  occupé  de 
la  réception   d'un  prieur  appelé  Paul,  ijui  venait  au 


460 


HISTOIRE    DES    PAPES 


nom  du  roi  J'Kiliiojiie  lui  proposer  de  se  soumeltre 
à  l'Eglise  romaine,  eu  altjurant  le  schisme  de  Dios- 
core,  et  qui  demandait  en  même  temps  des  apôtres, 
atin  de  calécliiser  les  peuples  de  ce  pays.  Le  saint- 
pire  chargea  plusieurs  jésuites  de  cette  mission,  et  il 
congédia  l'ambassadeur  éthiopien,  après  l'avoir  chargé 
de  vieux  ossements  qu'il  lui  vendit  à  beaux  deniers 
comptants,  pour  des  reliques  de  saints  et  de  maityrs. 
Paul  111  assembla  immédiatement  le  sacre  collège 
et  mil  en  délibération  toutes  les  demandes  de  ses 
lègiits;  chacun  donna  son  avis,  et  le  secrétaire  du 
consistoire  formula  ainsi  la  réponse  destinée  aux  af- 
fidés  du  saint-siége  :  «  Nous  décidons  que  les  voix 
seront  recueillies  par  tète  et  non  par  nation,  attendu 
qu'il  est  plus  facile  de  corrompre  des  individus  pris 
isolément  que  réunis  en  corps  ;  nous  voulons  que  le 
concile  s'intitule  simplement  œcuménique,  sans  ajou- 
ter ces  mots,  «  représentant  l'Eglise  universelle,  » 
qui  pourraient  enorgueillir  les  Pères,  et  surtout 
faire  douter  de  la  suprématie  du  pontife.  Nous  déci- 
dons encore  que  toutes  les  questions  à.  examiner  se- 
ront traitées  préalablement  dans  des  congrégations 
particuhères,  ensuite  dans  des  congrégations  géné- 
rales, pour,  en  dernier  lieu,  être  présentées  dans  les 
sessions,  qui  seules  seront  soumises  à  la  publicité  ; 
et  afin  d'éviter  de  rendre  les  fidèles  témoins  Je  débats 
scandaleux,  dont  ne  manqueraient  pas  de  s'emparer, 
ajoutait  le  saint-père,  les  ennemis  de  notre  autorité  ; 
nous  exigeons  qu'en  tète  de  tous  les  décrets  on  se 
serve  de  celte  formule  :  «  Le  saint  concile  œcumé- 
«  nique  légitimement  assemblé  par  l'ordre  du  pape, 
«  sous  la  conduite  du  Saint-Esprit,  les  légats  apos- 
«  toliques  y  présidant,  déclare.  »  Sa  Sainteté  enjoi- 
gnait en  outre  à  ses  légats  de  ne  mettre  en  délibéra- 
tion aucune  ([uestion  relative  à  son  autorité,  et  de  ne 
prendre  aucune  décision  sans  qu'elle  l'eût  dictée 
elle-même  dans  les  détails  les  plus  circonstanciés; 
en  compensation,  elle  laissait  aux  Pères  une  latitude 
entière  sur  les  questions  de  dogmes,  qui  l'intéres- 
saient fort  peu;  en  efl'et,  Paul  III  avait  l'habitude 
de  dire  que  si  les  réformés,  anabaptistes ,  luthériens 
ou  sacramentaires,  voulaient  le  reconnaître  comme 
souverain  pontife,  il  leur  accorderait  toute  liberté  de 
prêcher  telles  superstitions  qu'il  leur  conviendrait 
d'enseigner  aux  hommes. 

Dans  une  seconde  lettre  adressée  aux  Pères  du 
concile,  le  souverain  pontife  les  engageait  à  tenir  une 
conduite  régulière  pendant  le  cours  de  leurs  travaux, 
à  suivre  les  exercices  religieux,  du  moins  ostensible- 
ment, et  à  se  séparer  de  leurs  maîtresses,  qui  les 
avaient  suivis  dans  la  ville  de  Trente  ;  il  les  autori- 
sait seulement  à  faire  usage  de  leurs  mignons. 

Des  congrégations  préparatoires  eurent  lieu  pour 
l'examen  des  questions ,  et  les  jésuites  décidèrent 
qu'on  traiterait  simultanément  les  matières  de  foi  et 
de  réforme,  afin  qu'en  les  confondant  les  Pères  ne 
pussent  rien  déterminer  ;  mais  la  cour  de  Rome,  qui 
tremblait  au  seul  mot  de  réformation,  envoya  immé- 
diatement de  nouvelles  instructions  aux  jésuites  pour 
qu'ils  eussent  à  écarter  absolument  la  question  de  la 
réforme,  et  (|u'ils  se  bornassent  à  traiter  des  doctrines 
des  hérétiques;  Paul  III  les  chargeait  de  faire  traî- 
ner le  concile  en  longueur,  espérant  que  le  temps 
amènerait  quelque  événement  favorable  aux  intérêts 


du  saint-siége.  C'est  ce  qui  arriva  :  la  troisième  ses- 
sion était  à  peine  close,  qu'on  apprit  la  mort  de 
Martin  Luther.  Ce  grand  homme  avait  terminé  son 
illustre  vie  à  Eisleben,  sa  patrie,  et  laissait  six  en- 
fants de  sa  femme,  Gatlierine  de  Bore,  une  jeune  re- 
ligieuse (ju'il  avait  épousée  en  1525. 

Sa  mort  donna  lieu  à  des  accusations  violentes 
contre  les  jésuites,  et  de  la  part  de  ceux-ci  à  d'étranges 
récits;  les  protestants  prétendirent  que  les  disciples 
de  Loyola  avaient  empoisonné  le  réformateur  ;  les 
jésuites  répandirent  le  bruit  que  Martin  Luther  s'é- 
tait pendu ,  que  le  diable  l'avait  étranglé  ;  d'autres 
proclamèrent  qu'il  avait  rendu  ses  entrailles  comme 
Arius,  en  satisfaisant  aux  lois  de  la  nature,  dans  un 
lieu  secret.  Il  se  trouva  même  des  prêtres  qui  affir- 
mèrent que  son  tombeau  ayant  été  ouvert  le  lende- 
main de  son  enterrement,  il  en  était  sorti  une  odeur 
infecte  de  soufre  et  de  bitume,  et  (ju'on  avait  trouvé 
un  charbon  énorme  à  la  place  de  son  corps.  Toutes 
les  circonstances  de  sa  vie,  ses  doctrines  et  sa  nais- 
sance, furent  l'objet  d'ignobles  calomnies  de  la  part 
des  catholiques  ;  ils  publièrent  des  libelles  contre  lui, 
déclarèrent  qu'il  était  né  du  commerce  charnel  d'un 
démon  avec  sa  mère;  ils  flétrirent  sa  mémoire,  l'accu-  ; 
sant  d'avoir  vendu  à  Satan  sa  part  éternelle  de  para-  î 
dis  pour  cinquante  ans  de  vie  agréable  sur  la  terre  , 
d'avoir  nié  l'existence  de  Dieu,  celle  des  anges  et  des 
archanges,  même  l'immortalité  de  l'âme,  et  d'avoir 
composé  des  hymnes  en  l'honneur  de  l'ivrognerie. 

Malgré  ce  déluge  de  pamphlets  calomniateurs . 
Luther  resta  l'apôtre  des  nations  du  Nord,  et  son 
Évangile,  qui  avait  déjà  pénétré  sur  les  côtes  de  la 
Baltique,  se  propagea  dans  les  duchés  de  Lunebourg, 
de  Brunswick,  de  Mecklembourg,  de  Poméranie, 
dans  les  archevêchés  de  Magdebourg  et  de  Brème, 
dans  les  villes  de  Hambourg,  de  Weimar,  de  Ros- 
tock  ;  il  gagna  la  Livonie  et  la  Prusse,  oiî  le  grand 
maître  de  l'ordre  teutonique  venait  d'abjurer  le  ca- 
tholicisme ;  enfin  les  doctrines  nouvelles  envahirent 
le  Holstein,  le  Danemark,  la  Suède,  la  Grande-Bre- 
tagne et  même  la  France,  malgré  les  bûchers  et  les 
roues  qui  se  dressaient  d'un  bout  du  royaume  à 
l'autre  pour  l'extermination  des  protestants. 

Quoique  sous  le  point  de  vue  dogmatique  et  phi- 
losophique il  soit  vrai  que  le  luthéranisme  ne  saurait 
soutenir  un  examen  approfondi,  néanmoins  on  doit 
glorifier  Martin  Luther  d'avoir  arraché  les  peuples 
au  joug  de  la  cour  de  Rome,  et  d'avoir  fait  sortir 
l'humanité  de  l'engourdissement  et  de  l'obscuran- 
tisme où  la  tenaient  plongée  des  prêtres  cupides, 
débauchés  et  ignorants  ;  c'est  Luther  qui,  par  son 
esprit  d'investigation  et  d'analyse,  apprit  aux  hommes 
à  discuter,  à  juger,  à  condamner  les  actes  de  despo- 
tisme de  ceux  qui  jusqu'alors  prétendaient  n'avoir  à 
rendre  compte  qu'à  Dieu  de  leurs  actions  bonnes  ou 
mauvaises;  c'est  lui  seul,  par  la  force  de  son  génie, 
qui  accomplit  cette  révolution  religieuse  qui  arracha 
la  moitié  de  l'Europe  à  la  tyrannie  des  papes.  Ainsi 
donc,  Luther  mérite  d'être  glorifié  jusque  dans  les 
âges  les  plus  reculés  pour  les  grandes  choses  qu'il  fit 
pendant  sa  vie,  et  pour  les  principes  de  liberté  et 
d'émancipation  qu'il  légua  à  la  postérité. 

Ses  nombreux  ouvrages  le  placent  en  outre  au  pre- 
mier rang  parmi  les  écrivains  de  l'Allemagne  ;  et  Clay 


PAUL    III 


461 


Horace  et  Octave  Farnèse,  les  petits-fils  du  pape 


n'hésite  pas  à  dire  que  le  réformateur  avait  été  ins- 
piré du  Saint-Esprit  pour  la  correction  du  langage  : 
su  traduction  de  la  Bible  est  en  effet  devenue  un  ou- 
vrage classique  qui  a  pour  ainsi  dire  fixé  les  règles 
de  la  langue  allemande. 

Malgré  son  admirable  génie  et  sa  logique  infle- 
xible, Luther  n" avait  cependant  pas  tiré  toutes  les 
conséquences  du  principe  qu'il  voulait  établir , 
«  qu'aucun  dogme  ne  doit  être  admis  comme  article 
de  foi  sans  avoir  subi  l'examen  de  la  raison,  «  prin- 
cii)e  qui  renverse  les  traditions  sacrées,  et  qui  anéan- 
.  tit  le  christianisme  sous  toutes  ses  formes,  en  sou- 
mettant les  paroles  attribuées  à  Dieu  lui-même  à  la 
critique  de  l'intelligence  humaine. 

Dès  que  la  mort  de  ce  formidable  adversaire  de  la  pa- 
pauté fut  connue  à  Trente,  les  Pères  du  concile  s'occu- 
pèrent immédiatement  d'une  question  qu'ils  considé- 
raient comme  la  pierre  angulaire  du  l'Église  ;  c'était  de 
fixer  le  nombre  des  livres  canoniques.  Ils  publièrent  à 
ce  sujet  deux  décrets:  le  premier  indiquait  commelivres 
orthodoxes  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  et  le 
second  déclarait  l'authenticité  du  texte  de  laYulgate, 
malgré  les  erreurs  et  les  fautes  grossières  dont  il  est 
chargé.  Après  avoir  rendu  ces  décisions ,  Paul  III 
leva  fièrement  la  tête  et  s'arma  des  foudres  du  Vati- 
can. D'abord  il  excommunia  rarchevê([uo  de  Cologne, 
et  releva  les  sujets  du  prélat  de  leur  serment  de  fidé- 
lité et  d'obéissance  ;   ensuite   il  donna  ce  siège  au 


comte  Adolphe  de  Schawembourg,  que  le  métropoli- 
tain avait  pris  pour  son  coadjuteur;  mais  l'empereur 
ayant  refusé  de  faire  exécuter  cette  bulle  et  ayant 
continué  de  donner  le  titre  d'archevêque  à  l'électeur, 
Paul  III  se  trouva  obligé  de  remettre  à  un  autre 
temps  sa  vengeance  contre  le  prélat. 

Sa  Sainteté  était  d'autant  plus  disposée  à  faire  le 
sacrifice  de  ses  sentiments  à  Gharles-Quint,  qu'elle 
avait  entamé  des  négociations  avec  lui  afin  d'en  ob- 
tenir des  secours  sulfisants  pour  anéantir  les  pro- 
testants. Les  conventions  qui  furent  arrêtées  entre 
ces  deux  tyrans,  pour  cette  guerre  impie,  portaient 
que  le  pape  payerait  à  Sa  Mijesté  impériale  deux 
cent  mille  écus  d'or,  (ju'il  fournirait  douze  mille 
hommes  d'infanterie  et  cinq  cents  chevaux,  le  tout  à 
sa  solde  ;  qu'il  lui  abandonnerait  pour  une  année  la 
moitié  des  revenus  des  Églises  d'Espagne;  qu'il  lui 
donnerait  l'autorisation  d'aliéner  jusqu'à  concurrence 
de  la  somme  de  cinq  cent  mille  écus  les  biens  des 
monastères  de  son  royaume  ;  que  toutes  les  troupes 
de  l'Église  seraient  commandées  par  Octave  Farnèse, 
mais  que  celui-ci  n'agirait  que  d'après  les  ordres  de 
l'empereur  ou  du  duc  d'Albe,  son  lieutenant,  et  (jue 
le  cardinal  .\le.\andre ,  frère  d'Octave,  resterait  en 
Espagne  comme  otage,  sous  le  titre  de  légat,  aux 
frais  du  saint-siége.  Ces  conditions  ayant  été  acceptées 
par  Us  deux  parties,  Paul  III  publia  une  bulle  pour 
faire  connaître  à  toute  la  chrétienté  le  pacte  abomi- 


46â 


HISTOIRE    DES    PAPES 


nable  par  lequel  un  eiiiporeuretun  pape  s'engageaient 
à  mettre  des  villes  et  des  provinces  entières  à  leu  et  à 
s;ing  1  Cliarles-Quinl  ne  resta  pas  au-dessous  du  pontife 
dans  son  nianil'este  ;  il  mil  au  ban  de  l'empire  Jean- 
Frédéric,  électeur  de  Saxe,  et  Philippe,  landgrave  de 
Hessc  ;  il  les  déclara  perturbateurs  du  repos  des  na- 
tions, rebelles  aux  lois,  ravisseurs  des  biens  de  l'Eglise, 
spoliateurs  infâmes  ;  il  les  accusa  de  s'être  couverts 
du  manteau  de  la  religion,  et  d'avoir  ariiché  des  sen- 
timents de  ])atriotisme  alin  de  séduire  l'Allemagne, 
et  d'arracher  ses  sujets  à  l'obéissance  qu'ils  devaient 
au  souverain  ;  immédiatement  après,  il  lit  marcher 
ses  troupes  contre  eux.  Eort  heureusement  les  ]irinccs 
de  la  ligue  de  Sraalkalde,  qui  étaient  toujours  en 
garde  contre  une  trahison,  volèrent  au  secours  de 
l'électeur  de  Saxe  et  disputèrent  l'entrée  de  ses  Etats 
aux  troupes  confédérées. 

Paul  III  voulut  profiter  de  ce  conOil  pour  trans- 
férer le  concile  de  Trente  dans  une  ville  de  sa  dépen- 
dance ;  mais  Gharles-Quiut,  qui  désirait  se  réserver 
les  moyens  de  traiter  avec  les  Allemands  s'il  était 
vaincu,  s'opposa  à  ce  projet  et  fit  signifier  à  la  cour 
de  Home  qu'il  prétendait  laisser  toute  liberté  aux 
discussions  religieuses  ;  qu'il  avait  entrepris  la  guerre 
contre  les  protestants  seulement  pour  les  ramener  à 
l'obéissance,  et  non  pour  leur  imposer  ses  croyances. 
Le  pape  répondit  à  l'ambassadeur  de  Cliarlcs-Quint 
«ju'il  ne  comprenait  rien  à  ses  récriminations  tardives, 
ijue  leur  traité  spécifiait  que  Sa  Majesté  s'engageait 
à  le  seconder  dans  une  guerre  d'extermination  contre 
les  luthériens,  et  que  d'ailleurs  la  publication  d'un 
jubilé  et  le  prélèvement  des  dîmes  fait  à  son  profit 
dans  toutes  les  Espagnes  témoignaient  de  son  adhé- 
sion à  la  croisade  qu'ils  exécutaient  de  concert  contre 
les  Allemands  ;  qu'en  conséquence  il  était  maître  de 
prendre  les  mesures  qui  lui  sembleraient  propres  à 
accélérer  l'extinction  du  schisme,  et  qu'il  peisistait 
dans  sa  résolution  de  transférer  le  concile  à  Lucques. 

Cette  obstination  du  souverain  pontife  exaspéia 
l'empereur  à  tel  point,  qu'il  envoya  sur  l'heure  une 
estafette  à  Trente  portant  l'ordre  <à  ses  ambassadeurs 
de  jeter  le  cardinal  de  Sainte-Croix  dans  l'Adige,  s'il 
obéissait  à  la  cour  de  Rome,  et  s'il  osait  dissoudre 
le  synode  :  la  menace  produisit  son  effet,  les  sessions 
continuèrent,  et  les  Pères  demeurèrent  à  Trente. 
Alors  Paul  III  se  retourna  d'un  autre  côté;  et  sous 
prétexte  que  l'empereur  refusait  de  partager  avec  lui 
les  sommes  considérables  qu'il  avait  retirées  des 
villes  qui  s'étaient  rendues,  il  rappela  ses  troupes 
d'Allemagne;  de  plus  il  organisa  une  conspiration 
contre  les  Doria  de  Gênes,  qui  tenaient  pour  Charles- 
Quint;  et  sans  contredit  ceux-ci  eussent  été  chassés 
de  leur  résidence,  si  Jean-Louis  de  Fiesque,  qui  était 
à  la  tête  du  complot,  ne  se  fût  noyé  dans  le  port  au 
moment  où  la  lutte  allait  s'engager.  Enfin,  comme 
le  pape  n'osait  pas  rompre  le  concile,  il  accéléra  les 
délibérations,  et  fit  publier  jour  par  jour  les  déci- 
sions prises  par  les  Pères,  afin  que  les  protestants, 
dans  l'appréhension  de  la  clôture  des  travaux,  ne  fus- 
sent pas  tentés  de  venir  à  l'assemblée. 

Charles-Quint  avait  bien  compris  le  but  de  la  po- 
litique du  saint-père,  et  comme  il  ne  pouvait  en  pré- 
venir les  résultats,  étant  retenu  encore  pour  long- 
temps en  Allemagne,  il  se  décida  à  frapper  un  coup 


qui  irait  droit  au  cœur  de  son  ennemi;  c'était  de 
faire  poignarder  Pierre-Louis  Farnèse,  le  liàtard  de 
Sa  Sainteté. 

Quatre  jeunes  seigneurs  de  Plaisance,  le  comte 
Pallavicini,  Landi,  Anguissola  et  Gonfalonieri,  en- 
trèrent dans  le  projet  du  prince;  ils  formèrent  une 
conspiration  dont  Ferdinand  de  Gonzague,  gouver- 
neur de  Milan,  dirigeait  les  mouvements  ;  et  à  un 
jour  fixé,  trente-sept  conjurés  s'introduisirent,  avec 
des  armes  cachées  sous  leurs  vêtements,  dans  la  ci- 
tadelle de  Plaisance,  comme  pour  faire  leur  cour  au 
duc  ;  après  s'être  emparés  des  principaux  passages 
du  palais,  Jean  Anguissola  entra  dans  la  chambre  de 
Pierre-Louis  et  le  poignarda,  avant  que  celui-ci,  qui 
était  rongé  de  maladies  honteuses  et  hors  d'état  de 
se  défendre,  pût  appeler  à  son  secours;  ensuite  les 
conjurés  tirèrent  deux  coups  de  canon  pour  avertir 
Gonzague,  qui  était  à  une  petite  distance  de  la  ville 
avec  un  corps  d'armée,  qu'il  pouvait  entrer  dans 
Plaisance.  Les  Espagnols  désarmèrent  immédiate- 
ment les  troupes  papales,  et  prirent  possession  de 
la  jn'ovince  au  nom  de  l'empereur. 

Dès  (jue  la  nouvelle  de  cette  révolution  parvint  à 
Rome,  le  ]ionlife  en  c^jrouva  une  sorte  de  vertige  qui 
lui  arracha  d'affreuses  imprécations  ;  il  blasphéma  le 
nom  de  Dieu,  outragea  la  mère  du  Sauveur,  les  apô- 
tres et  tous  les  saints  et  saintes  du  paradis  ;  il  mur- 
mura des  menaces  effroyables,  et  voulut  se  liguer 
avec  les  esprits  infernaux  pour  conjurer  la  mort  de 
l'empereur.  Pendant  plusieurs  nuits  il  resta  enfermé 
dans  son  laboratoire,  prononçant  des  exorcismes, 
étudiant  le  cours  des  astres,  consultant  ses  astro- 
logues et  ses  magiciens;  et  comme  ses  conjurations 
n'avançaient  pas  sa  vengeance,  il  envoya  un  cartel  de 
défi  à  Charles-Quint,  l'appelant  en  champ  clos  et  lui 
offrant  le  combat  à  outrance.  Sa  Majesté  impériale 
ayant  refusé  la  singulière  proposition  du  pape,  celui- 
ci  traita  avec  le  sultan  Soliman  pour  qu'il  vînt  faire 
une  descente  sur  les  côtes  de  Naples.  En  même 
temps  il  fit  répandre  le  bruit  que  la  peste  était  à 
Trente;  ce  qui  détermina  les  Pères,  qui  ouvraient  la 
huitième  session,  à  transférer  le  concile  à  Bologne. 

Quelque  bien  ourdies  (|ue  fussent  ces  machinations, 
deux  événements  inattendus,  la  mort  de  Henri  VIH 
etcelle  de  François P',  viurent  encore  les  faire  échouer. 
De  plus,  la  victoire  de  Muhlberg,  remportée  par  les 
impériaux  sur  les  princes  de  la  ligue  de  Smalkalde, 
venait  de  rendre  Charles-Quint  plus  puissant  que  ja- 
mais; l'électeur  de  Saxe  était  tombé  en  son  pouvoir, 
et  ses  États  avaient  été  donnés  à  Maurice  de  Saxe, 
de  la  branche  albertine.  Or,  l'empereur,  qui  n'igno- 
lail  rien  des  intrigues  de  la  cour  de  Rome,  prit  na- 
turellement sa  revanche,  et  souleva  une  violente  op- 
position en  Allemagne  contre  le  saint-siége;  il  décida 
même  les  électeurs  à  écrire  au  pontife  c[u'ils  se  por- 
teraient à  de  graves  extrémités  s'il  ne  réinstallait 
immédiatement  le  concile  à  Trente,  et  il  fit  appuyer 
leurs  réclamations  par  son  ambassadeur  Mendoza. 

Paul  III  se  rejeta  sur  le  respect  qu'il  disait  avoir 
pour  les  décisions  des  Pères,  et  dans  sa  réponse  aux 
princes  allemands,  il  s'excusa  sur  l'obligation  où  il 
était  de  ne  gêner  en  rien  les  délibérations  du  concile; 
il  prétendit  que  les  prélats  avaient  pris  d'eux-mêmes 
la  résolution  de  continuer  leurs  séances  à  Bologne. 


PAUL     III 


46  J 


.[u'il  ne  pouvait  eu  conséquence  les  l'aire  revenir  à 
Trente,  mais  qu'il  était  loisil)le  aux  évèqucs  luthé- 
riens de  venir  à  Bologne  ou  d'y  envoyer  leurs  procu- 
reurs pour  s'entendre  avec  les  Pères.  Quant  aux  me- 
sures qu'on  menaçait  de  prendre  contre  le  sainl-siége, 
il  se  contentait  de  leur  dire  que  le  trône  du  vicaire 
de  Jésus-Christ  était  l'ondé  sur  un  roc  inébranlable. 

Cette  obstination  du  pape  à  maintenir  le  synode 
dans  la  ville  de  Bologne,  et  son  refus  de  l'aire  droit 
aux  réclamations  des  Etats  et  de  l'empereur,  eurent 
pour  résultat  d'exaspérer  les  protestants  et  de  déter- 
miner Charles-Quint  à  se  déclarer  en  quoique  sorte 
chef  de  l'Eglise,  cl  à  publier  un  décret  qui  l'ut  nommé 
l'Intérim.  Cet  édit,  au  lieu  d'apaiser  les  troubles, 
rendit  les  querelles  religieuses  plus  violentes  qu'au- 
paravant, le  prince  ayant  prescrit  à  tous  ses  sujets 
de  l'une  et  de  l'autre  communion  des  règles  de  con- 
duite, qui  devaient  être  observées  juscju'à  ce  que 
l'i-iglise  en  corps  se  fût  expliquée  sur  les  points  de 
controverse  entre  les  réformés  et  les  catholiques. 
L'Intérim  déplut  à  tous  les  partis;  on  le  compara, 
pour  la  témérité,  à  l'Ecthèse  d'Héraclius,  et  pour 
l'impiété,  au  Type  de  Constant.  Les  Luthériens  se 
plaignirent  hautement  de  ce  qu'on  leur  imposait  des 
dogmes  qu'ils  avaient  condamnés  comme  sacrilèges, 
et  des  cérémonies  qu'ils  avaient  rejetées  comme  su- 
perstitieuses, telles  que  les  rites  observés  dans  la  cé- 
lébration de  la  messe,  dans  le  baptême,  et  dans  les 
sacrements  du  mariage  et  de  l'extrème-onction.  Les 
catholiques  le  blâmèrent  également  et  crièrent  à  la 
persécution;  mais  le  pape,  qui  avait  compris  que 
l'Intérim  ruinerait  le  parti  de  l'empereur,  en  le  ren- 
dant également  odieux  aux  luthériens  et  aux  ortho- 
doxes, se  garda  de  faire  de  l'opposition,  et  se  main- 
tint dans  la  neutralité. 

D'abord  les  magistrats  réussirent  à  faire  approuver 
le  décret  impérial  par  des  bourgeois  timides  ;  et  les 
ministres  luthériens  se  trouvèrent  obligés  d'abandon- 
ner leurs  troupeaux  et  de  se  condamner  à  un  exil 
volontaire.  Ce  moment  de  crise  ne  fut  pas  de  longue 
durée,  bientôt  le  peuple  reprit  le  dessus,  toute  l'Al- 
lemagne se  souleva  et  réclama  l'abolition  de  l'Intérim. 
Charles-Quint  voulut  résister  à  ce  débordement  gé- 
néral, et  chercha  à  faire  appi'ouver  son  décret  par  la 
cour  de  Rome  et  par  les  Pères  qui  avaient  fait  scis- 
sion avec  les  pi-élats  réunis  à  Bologne  et  étaient  res- 
tés dans  la  ville  de  Trente  ;  mais  ceux-ci  ne  firent 
aucune  concession,  et  le  saint-père  refusa  également 
de  sanctionner  les  édits  du  prince. 

Sa  Sainteté  se  contenta  d'envoyer  des  jésuites  en 
Allemagne,  avec  pouvoir  de  dispenser  les  fidèles  de 
l'observation  des  préceptes  contestés  par  les  Luthé- 
riens, de  leur  permettre  l'usage  des  viandes  aux  jours 
déjeune,  la  communion  sous  les  deux  espèces,  tout 
enfin,  excepté  le  mariage  des  prêtres  et  la  légitime 
possession  des  biens  enlevés  au  clergé.  Malgré  ces 
concessions,  le  papisme  était  tellement  en  exécration 
dans  les  provinces  allemandes,  qu'aucun  protestant 
ne  voulut  consentir  à  se  ranger  sous  la  bannière  des 
jésuites.  Le  saint-père  prit  alors  le  parti  d'accélérer 
les  travaux  de  l'assemblée  de  Bologne;  mais  cette 
fois  encore  l'empereur  contraria  ses  projets;  et  en 
dépit  des  efforts  des  jésuites  Laynez,  Salmeron  et 
Lejay,  les  délibérations  ne  purent  être  continuées. 


Paul  voulut  essayer  d'un  coup  d'Etat  :  il  lança  une 
bulle  qui  déclarait  le  concile  dissous,  et  ordonnait 
aux  Pères  de  Bologne,  comme  à  ceux  qui  étaiint 
restés  à  Trente,  de  se  rendre  à  Rome  pour  mettre  lin 
au  schisme,  et  pour  décider  en  conseil  sur  les  ma- 
tières qui  divisaient  la  chrétienté.  Charles-Quint 
s'opposa  à  ce  que  les  prélats  de  Trente  obéissent  au 
souverain  pontife,  et  les  choses  restèrent  dans  la 
même  situation. 

Peu  de  temps  après,  l'empereur  entama  des  négo- 
ciations avec  Paul  III,  et  proposa  de  faire  exécuter 
la  dernière  bulle  dans  ses  Etats,  sous  la  condition 
que  Sa  Sainteté  donnerait  son  approbation  à  l'Intérim, 
et  ne  convoquerait  les  Pères  de  Trente  à  Rome  que 
comme  de  sinqjlcs  prélats.  Cette  offre  fut  rejetée, 
ainsi  que  Charles-Quint  s'y  attendait  ;  mais  les  négo- 
ciations avaient  traîné  en  longueur,  et  il  avait  atteint 
son  but,  qui  était  de  gagner  du  temps.  Sa  Majesté 
catboUque  savait  que  la  mort  du  pape  était  immi- 
nente par  suite  des  ulcères  aft'reux  qui  le  rongeaient, 
et  qui  déjà  avaient  forcé  ses  chirurgiens  à  faire  lom- 
ber  sous  le  scalpel  les  organes  de  la  virilité.  Cepen- 
dant le  moribond  n'avait  rien  perdu  de  la  prodigieuse 
activité  de  son  esprit;  et  quoiqu'il  sentît  la  vie  lui 
échapper  peu  à  peu,  il  ne  cessait  de  s'occuper  de 
magie,  et  de  consulter  les  astrologues,  les  magiciens, 
les  nécromants  et  tous  les  devins  de  l'Italie  sur  ses 
destinées  et  sur  celles  de  sa  famille.  Octave  Farnèse, 
le  second  des  fils  de  Pierre-Louis,  était  surtout  l'ob- 
jet de  sa  sollicitude;  et  depuis  la  mort  de  son  bâtard 
il  avait  reporté  sur  lui  toutes  ses  affections  et  toutes 
ses  espérances.  11  le  proclama  d'abord  duc  de  Parme, 
et  lui  confia  le  commandement  des  troupes  pontifi- 
cales, pour  le  mettre  en  état  de  se  défendre  contre 
Ferdinand  Gonzague,  qui,  non  content  de  la  posses- 
sion de  Plaisance,  avait  investi  les  forteresses  de  San- 
Dominico,  de  Val  di  Taro  et  de  Caslel-Guclfo,  et  se  * 
préparait  en  outre  à  attaquer  Parme. 

Bientôt  le  pape  reconnut  l'incapacité  absolue  de 
son  petit-fils  ;  et  craignant  qu'il  ne  laissât  les  impé- 
riaux s'emparer  de  son  duché,  il  se  hâta  de  le  ratta- 
cher au  domaine  de  l'Église,  et  d'envoyer  Camille 
Ursini,  généralissime  de  ses  armées,  pour  se  mettre 
à  la  tête  des  troupes,  et  pour  remplacer  Octave  Far- 
nèse, que  Sa  Sainteté  rappelait  à  Rome.  Toutefois, 
en  lui  transmettant  ses  ordres,  le  souverain  pontife 
s'engageait  à  rétablir  Octave  dans  le  duché  de  Gamé- 
rino,  dès  qu'il  aurait  conclu  un  traité  de  paix,  soit 
avec  l'Espagne,  soit  avec  la  France.  Mais  le  jeune 
Farnèse,  irrité  de  se  voir  dépouillé  tout  à  la  fois  du 
duché  de  Parme  par  son  a'ieul  et  des  Etats  de  Plai- 
sance par  son  beau-père,  résolut  de  se  venger;  et 
deux  jours  après  être  sorti  de  Parme  au  moment  où 
il  supposait  que  Camille  Orsini  n'était  plus  sur  ses 
gardes,  il  rebroussa  chemin  et  vint  tomber  sur  les 
avant-postes,  qu'il  voulait  enlever  pour  se  réinstaller 
dans  la  ville.  Cette  tentative  ayant  échoué,  il  entra 
en  négociations  avec  Ferdinand  Gonzague  ,  et  prit 
l'engagement  d'abandonner  ses  droits  sur  Plaisance, 
et  de  se  reconn;Htre  vassal  de  l'empereur,  s'il  l'aidait 
à  reconquérir  Parme  sur  le  saint-siége.  La  nouvelle 
de  la  défection  d'Octave  Farnèse  causa  à  Sa  Sainteté 
un  tel  saisissement,  qu'elle  tomba  plusieurs  fois  en 
faiblesse  dans  la  journée. 


464 


HISTOIRE    DES    PAPES 


L'.  légat  Gaspard  Contarini 


Paul  comprit  que  sa  dernière  heure  était  venue  ; 
et  cependant,  par  un  sentiment  d'orgueil  et  d'ambi- 
tion, il  voulut  encore  triompher  de  Cbarles-Quint, 
et  il  signa  un  bref  pour  réinstaller  dans  le  duché  de 
Parme  celui-là  roème  rpù  était  la  cause  de  sa  mort, 
sous  la  condition  rpi'il  aliandonnerait  le  parti  de  l'em- 
pereur. Du  reste,  CL'tteliuUen'eutpasd'exécution;  l'évê- 
((ue  de  Pola,  à  qui  elle  avait  été  confiée,  la  garda  jusqu'à 
la  mort  du  pontife,  qui  arriva  le  10  novembre  1549. 

Ciaconius  affirme  que  si  Paul  III  eût  vécu  quelques 
mois  encore,  il  aurait  excommunié  l'empereur,  et  se 
serait  déclaré  ouvertement  en  faveur  de  la  France, 
afin  de  tirer  vengeance  de  l'assassinat  de  son  bâtard 
Pierre-Louis  Farnèse.  Ces  dispositions  du  pape  étaient 
vraisemblablement  connues  de  Charles-Quint,  car 
lorsqu'il  reçut  les  dépèches  qui  lui  annonçaient  la 
mort  du  pape,  il  s'écria  :  «  Enfin,  il  y  a  à  Rome  un 


Français  de  moins  ;  «  et  présentant  les  lettres  de  son 
ambassadeur  au  prince  Philippe,  il  ajouta  :  <■'  Prenez 
connaissance  de  ces  nouvelles,  et  soyez  assuré  que 
si  les  Farnèse  font  ouvrir  le  corps  du  pape,  ils  trou- 
veront trois  fleurs  de  lis  gravées  sur  son  cœur.  » 

Plusieurs  auteurs  ecclésiastiques  ont  fait  l'éloge 
de  ce  pontife  ;  et  Henri  de  Sponde,  dans  sa  conti- 
nuation des  Annales  du  cardinal  Baronius,  après  avoir 
exalté  les  vertus  de  ce  chef  de  l'Eglise,  termine  son 
panégyrique  par  les  paroles  suivantes  :  «  Il  faut  con- 
venir que  le  saint-père  eut  pour  sa  famille  une  affec- 
tion étrange  qui  lui  fit  commettre  beaucoup  de  crimes; 
mais  il  s'en  repentit  à  sa  dernière  heure,  en  répétant 
les  paroles  du  Psalmiste  :  «  Si  les  miens  n'avaient 
«  pas  dominé  sur  moi,  je  serais  sans  tache  ;  »  et  Dieu 
lui  a  pardonné.  »  Singulière  manière  d'expliquer  les 
faits  et  d'interpréter  l'histoire! 


m^ 


JULE6    III 


465 


lutrigues  pour  l'élection  du  pape.  —  Exaltation  de  Jules  III.  —  Commencement  de  son  pontificat.  —  Ses  amours  infimes  avec 
Bertuccino,  le  gardeur  de  singes.  —  11  crée  son  mignon  cardinal.  —  Édit  de  l'empereur  contre  les  protestants.  —  Négociations 
avec  la  France.  —  Bulles  du  saint-père  relativement  au  concile  de  Trente.  —  Progrès  des  jésuites.  —  Poursuite  contre  les 
hérétiques  en  Italie.  —  Affaire  de  Parme  et  de  Plaisance.  —  Concile  de  Trente.  —  Trêve  entre  la  France  et  le  samt-siége.  — 
Jlort  du  neveu  du  pape.  —  Le  concile  est  suspendu.  —  Sa  Sainteté  négocie  la  paix  entre  l'empereur  et  le  roi  de  France.  — 
Révolution  en  Angleterre  en  faveur  de  l'Église  romaine.  —  Les  jésuites  sont  poursuivis  en  France.  —  Jules  111  envoie  un 
nonce  en  Angleterre.  —  Mort  du  pontife. 


Les  cérémonies  des  funérailles  de  Paul  III  étaient 
terminées  depuis  près  de  vingt  jours,  lorsque  les 
cardiuau.\  entrèrent  en  conclave  ;  préalablement  ils 
confièrent  la  garde  de  Rome  à  Horace  Farnèse,  qui 
commandait  quatre  mille  hommes  d'infanterie,  et 
celle  du  Vatican  au  comte  de  Pitigliano,  qui  avait 
sous  ses  ordres  cinq  cents  Italiens  à  cheval,  et  une 
troupe  de  Suisses  attacliée  ordinairement  au  service 
du  palais  pontifical.  Dès  le  premier  jour,  il  se  forma 
trois  factions  dans  le  sacré  coUége,  celle  des  inipé- 
riauz,  celle  des  Français,  et  celle  de  la  famille  Far- 
nè.se,  dont  Alexandre  était  le  chef. 

Naturellement  chaque  cardinal  mit  tout  en  a'uvre 
pour  faire  réussir  son  parti  ;  et  après  quelques  scru- 
tins de  ballottage,  on  reconnut  que  les  deux  factions 
française  et  espagnole  avaient  des  chances  égales  de 
succès.  Quoique  Alexandre  Farnèse  eût  moins  Je 
voi.v  que  ses  compétiteurs,  son  concours  devait  faire 
pencher  la  balance,  et  on  chercha  à  le  gagner.  Eu 
homme  habile,  le  cardinal  réunit  ses  partisans  et 
agita  avec  eux  la  question  de  savoir  s'il  devait  s'allier 
avec  Charles-Quint  ou  traiter  avec  les  Français.  Cette 
fois  encore  les  opinions  se  partagèrent;  les  uns  re- 
poussaient toute  alliance  avec  rempercur,  ils  rap- 
pelaient ses  trahisons,  ses  fourberies,  et  l'assas- 
sinat récent  de  Pierre-Louis  Farnèse,  et  concluaient 
II 


qu'il  était  préférable  de  se  déclarer  pour  les  Fran- 
çais ;  ils  ajoutaient  qu'avec  l'aide  d'un  pape  qui  leur 
devrait  la  tiare,  ils  obtiendraient  des  secours  en  liom- 
mes  et  en  argent,  qui  mettraient  la  famille  Farnèse 
en  état  de  recouvrer  les  villes  de  Plaisance  et  de 
Parme,  dont  Octave  se  trouvait  dépouillé.  Les  autres 
objectaient  qu'il  était  dangereux  de  traiter  ouverte- 
ment avec  les  Français,  et  de  s"attn-er  la  colère  de 
l'empereur,  qui  pourrait  aisément  perdre  les  Farnèse; 
qu'il  fallait  juger  de  l'avenir  par  le  passé  ;  que  si 
François  l"',  uni  avec  Paul  III,  n'avait  pu  résister 
aux  forces  de  l'empire,  il  n'était  point  probable  ([uc 
sou  fils  diit  obtenir  plus  de  succès  à  une  époque  oit 
tous  les  princes  d'Italie  étaient  ligués  contre  les 
Français;  que  d'ailleurs,  par  ses  derniers  traités, 
Charles-Quint  se  trouvait  lié  avec  Octave,  et  qu'il 
ne  manquerait  pas  de  le  soutenir  actuellement  qu'il 
n'avait  plus  à  redouter  l'ambition  d'un  pape  de  leur 
maison.  Ces  dernières  raisons  déterminèrent  le  car- 
dinal .Alexandre  Farnèse  à  appuyer  la  nomination  de 
Polus,  cardinal  du  sang  royal  d'Angleterre,  homme 
de  mérite,  qui  était  présenté  par  la  faction  imi)ériale. 
Malheureusement  Carail'a  fit  manquer  l'élection  en  ac- 
cusant le  candidat  de  luthéranisme;  cette  accusation 
fit  une  impression  telle  sur  les  membres  du  sacré 
collège,  que  tous  lui   retirèrent   leurs  voix.   Salviati 

U7 


466 


HISTOIRE     DKS    PAPES 


fut  t-tnili'iiuMil  ii'pousso  à  cause  de  la  sèvéï-ilo  de  ses 
niivm-s  ;  enlin  la  faction  Farnèse  présenta  son  candidat, 
([ui  était  imdes  mignons  du  pape  défunt,  le  cardinal 
del  Monte.  L'incapacité  et  les  habitudes  infâmes  de  ce 
prélat  étaient  de  sûrs  garants  qu'il  n'entreprendrait 
aucune  réforme  ;  la  majorité  des  voix  lui  fut  acquise,  le 
Saint-Esprit  ratitia  d'un  coup  d'aile  le  clioix  des  car- 
dinaux ,  et  il  fut  immédiatement  proclamé  souverain 
pontife  et  Père  des  lidèles  sous  le  nom  de  Jules  III. 
Le  cardinal  de  Monte  était  né  à  Rome  même,  dans 
le  quartier  del  Perionc,  d'une  pauvre  famille  origi- 
naire de  Monte  Sausavino  en  Toscane,  dépendance 
du  diocèse  dWrezzo.  C'était,  selon  l'expression  de 
Bayle,  un  véritable  soldat  de  fortune  ecclésiasticjuc 
qui  s'était  élevé  de  degrés  en  degrés  jusqu'à  la  pré- 
sidence du  concile  de  Trente.  D'abord  il  avait  été 
métropolitain  de  Sipoute.  auditeur  de  la  chambre 
apostolique,  deux  fois  gouverneur  de  Rome,  et  en- 
suite cardinal.  Gomme  il  était  doué  d'une  très-belle 
ligure,  ajoute  l'historien,  il  est  facile  de  présumer 
ce  qui  lui  avait  valu,  à  la  cour  de  Rome,  tant  de  bé- 
néfices et  de  si  hautes  dignités. 

Du  reste,  sou  langage  et  ses  manières  étaient  en 
harmonie  avec  le  cynisme  de  ses  mœurs.  Dans  le 
conclave  même,  il  pratiquait  l'acte  de  sodomie  avec 
les  jeunes  pages  attachés  à  son  service,  et  loin  d'en 
faire  un  mystère,  il  affectait  de  se  laisser  surprendre 
en  flagrant  délit  par  ses  collègues.  Rayle  nous  a  con- 
servé une  correspondance  entre  Sa  Sainteté  et  une 
courtisane  de  Rome,  dont  Jules  III  partageait  les 
faveurs  avec  le  cardinal  Cresccnce,  et  dont  ils  éle- 
vaient les  enfants  à  frais  communs.  Ces  lettres  ren- 
ferment des  récits  de  débauches  tellement  révoltan- 
tes, qu'il  est  impossible  de  les  traduire  en  aucune 
langue;  nous  dirons  seulement  que  le  souverain 
pontife  et  le  cardinal  entraient  par  moitié  dans  les 
dépenses  de  la  famille  de  leur  maîtresse,  parce  qu'ils 
se  regardaient  comme  pères  des  enfants  à  des  titres 
égaux,  et  que  par  scrupule  de  conscience  ils  rejetaient 
la  paternité  sur  l'un  ou  sur  l'autre,  lorsqu'ils  assou- 
vissaient leurs  exécrables  désirs  de  luxure  sur  leurs 
propres  enfants  ! 

Aussitôt  qu'il  eut  été  consacré,  Jules  III  s'acquitta 
de  l'engagement  qu'il  avait  pris  avec  Alexandre  Far- 
nèse :  il  rendit  la  ville  de  Parme  à  Octave,  et  paya 
vingt  mille  écus  d'or  à  Camille  Orsini  pour  l'indem- 
niser du  commandement  de  la  pro\ince.  Il  eut  soin 
également,  pour  se  mettre  à  couvert  de  la  colère  de 
Charles-Quint,  qui  pouvait  lui  savoir  mauvais  gré 
de  disposer  de  cette  ville  sans  son  consentement,  de 
lui  donner  satisfaction  d'un  autre  côté  ;  et  il  s'enga- 
gea par  un  serment  solennel,  prononcé  en  consistoire 
public,  en  présence  des  ambassadeurs  de  toutes  les 
cours  d'Europe,  ù  continuer  le  concile  de  Trente. 

Sa  Majesté  catholique,  satisfaite  de  cette  conces- 
sion, envoya  Luis  d'Avila  à  la  cour  de  Rome  pour 
féliciter  le  nouveau  pontife  sur  son  exaltation,  et  pour 
lui  demander  la  bulle  de  réouverture  du  synode.  Ju- 
les III  répondit  aux  compliments  par  de  grandes 
protestations  de  dévouement  et  d'allection  pour  la 
personne  de  l'empereur;  mais  relativement  à  la  con- 
vocation du  concile  de  Trente,  il  ne  fit  que  des  pro- 
messes évasives,»et  objecta  qu'il  ne  pouvait  pas  la 
pulilier  avant  d'avoir  obtenu  l'assentiment  de  la  cour 


de  Fi'ance  et  des  principaux  Eiats  d'Italie.  «D'ail-   r 
leurs,  ajoula-t-il  en  riant,  nous  sommes  assis  sur  le   '■ 
trône  de  l'Apôtre  depuis  quelques  jours  à  peine,  et 
vous  ne  trouverez  ]ias  mauvais  que  nous   songions 
aux  fêtes   et  aux  ]ilaisirs   avant  de  nous  livrer  tout 
entier  aux  affaires.  » 

En  sortant  de  celte  réception,  les  ambassadeurs 
de  Sa  ^lajesté  catholique,  Louis  d'Avila  et  Mendoza, 
écrivirent  à  l'enqmreur  que  le  système  politique  à 
suivre  avec  la  cour  de  Rome  était  celui  de  l'inti- 
midation, attendu  qu'il  était  présumable  qu'un  pareil 
pape  ferait  toutes  les  concessions  imaginables  pour 
qu'on  ne  troublât  pas  ses  joies  et  ses  débauches.  En 
effet,  pendant  le  cours  de  son  règne,  Jules  III  son- 
gea plus  à  jouir  du  pontificat  qu'à  l'exercer.  «A  la 
cour  de  Sa  Sainteté,  dit  un  grave  historien,  les  jours 
et  les  nuits  étaient  employés  à  des  festins  et  à  des 
saturnales;  souvent  même  il  arrivait  que  le  pape, 
après  s'être  enivré  avec  ses  cardinaux  et  des  filles 
d'amour,  se  dépouillait  de  tous  vêtements,  obligeait 
ses  convives,  hommes  et  femmes,  à  l'imiter  ;  puis 
s'allublant  d'une  camisole  qui  lui  descendait  à  peine 
jusqu'au-dessous  de  la  poitrine,  il  se  mettait  à  la 
tête  de  cette  étrange  farandole,  et  parcourait  les  jar- 
dins du  Vatican  en  chantant  et  en  dansant.  Lorscjue 
le  saint-père  était  fatigué,  il  rentrait  au  palais  pour 
continuer  l'orgie.  «Eh  bien,  disait-il  à  ses  cardinaux, 
«  que  croyez-vous  que  ferait  le  peuple,  si  de  jour, 
«  avec  des  cierges  à  la  main,  nous  allions  en  pro- 
«  cession  dans  cet  accoutrement,  jusqu'au  Champ  de 
•'  Flore,  en  chantant  des  gaudrioles  au  lieu  de  can- 
"  ti([ues'? — Il  nous  jetterait  des  pieri'es,  répliqua  uu 
"  cardinal.  —  Donc,  reprit  le  pape,  si  nous  ne  som- 
"  mes  par  lapidés  comme  nous  le  méritons,'  c'est  à 
«  nos  habits  que  nous  le  devons  !  »  Rien  ne  peut 
donner  une  idée  exacte  des  impuretés  qui  se  com- 
mettaient à  la  cour  de  Jules  III,  ajoute  l'écrivain  ; 
Sa  Sainteté  était  presf[ue  toujours  [ilongée  dans  l'i- 
vresse, et  passait  les  nuits  en  orgies  avec  des  courti- 
sanes, avec  des  adolescents  et  avec  ses  cardinaux.  » 

Ce  fut  à  la  suite  d'un  de  ces  festins,  qui  duraient 
depuis  six  heures  de  la  veillée  jusqu'au  lendemain 
matin,  qu'il  ]irit  fantaisie  au  pape  d'élever  à  la  di- 
gnité de  cardinal  un  enfant  de  seize  ans,  apjielé  Inno- 
cent, qui  remplissait  auprès  de  sa  personne,  lors- 
qu'il était  archevêque  de  Bologne,  le  double  emploi 
de  mignon  et  de  gardeur  de  singes.  Jules  lui  portait 
une  telle  affection,  que  non  content  de  l'avoir  fait 
adopter  par  Baudoin  del  Monte,  son  frère,  il  l'avait 
installé  dans  son  palais  épiscopal,  où  il  lui  laissait 
tout  pouvoir  absolu,  ne  voulant  pas  même  que  ses 
maîtres  l'astreignissent  au  plus  léger  travail,  dans  la 
crainte  d'altérer  sa  santé.  Quelques  historiens  affir- 
ment que  ce  mignon,  qu'ils  appellent  Bertuccino  ou 
le  petit  singe,  était  un  enfant  naturel  du  ])(ql(^ 

Depuis  l'exaltation  de  Jules  III,  le  jeune  Innocent 
continuait  à  habiter  Bologne  ;  il  refusait  obstinément 
de  venir  à  Rome,  si  on  ne  lui  donnait  le  chapeau  de 
cardinal;  et  malgré  le  vif  désir  du  pontife  d'avoir  son 
favori  auprès  de  lui,  Jules  n'avait  pas  encore  osé 
proposer  sa  promotion,  afin  de  ne  pas  soiviever  une 
opposition  trop  violente  dans  le  sacré  collège  avant 
que  son  autorité  fiît  bien  affermie. 

Enfin,  un  matin,  au  sortir  d'une  orgie,  soit  que  Sa 


I 


JULES    III 


467 


Sainteté  se  crût  en  état  d'imposer  ses  volontés,  soit 
qu'il  lui  fût  devenu  impossible  de  rester  plus  long- 
temps éloignée  de  Bertuccino ,  soit  encore  que  cette 
nuit-là  elle  eût  bu  plus  que  de  coutume,  elle  réso- 
lut de  faire  son  Ganymède  cardinal,  et  elle  convoqua 
en  consistoire  les  membres  du  sacré  collège.  Al  heu- 
re de  la  séance,  Jules  III ,  la  tète  encore  avinée,  les 
jambes  mal  affermies,  entra  au  milieu  de  l'assemblée 
et  prit  place  sur  la  chaire  pontificale;  puis  il  com- 
mença un  discours  étrange,  où  il  exaltait  complai- 
samraenl  les  allures  lascives  et  les  talents  extraordi- 
naires de  son  mignon  en  débauches,  ajoutant  que  les 
astrologues  avaient  annoncé  à  cet  enfant  de  grandes 
richesses  et  de  hautes  dignités  ;  et  que  c'était  sans 
doute  pour  accomplir  l'oracle,  que  le  destin  avait  per- 
mis que  lui-même  jiarvint  au  trône  de  saint  Pierre  ; 
il  termina  sa  harangue  en  demandant  pour  son  favori 
le  chapeau  de  cardinal  et  un  évêché. 

Une  vive  opposition  se  manifesta  aussitôt  parmi 
les  membres  du  consistoire  ;  Caratïa  représenta  en 
termes  énergiques  qu'une  semblable  promotion  dés- 
honorerait la  pourpre,  que  ce  serait  une  honte  poiu' 
les  cardinaux  d'admettre  dans  leurs  rangs  un  misé- 
rable gardeur  de  singes ,  auquel  Sa  Sainteté  ne  re- 
connaissait elle-même  d'autre  mérite  que  celui  d'être 
expert  en  vilenies  et  en  impuretés  ;  que  le  pape  pou- 
vait à  son  gré  le  combler  de  richesses,  lui  donner  des 
palais,  des  domaines,  des  abbayes,  des  villes,  des 
provinces  ;  mais  qu'on  devait  s'abstenir  de  profaner 
la  dignité  de  prince  de  l'Eglise ,  attendu  que  dans 
l'état  de  troubles  où  se  trouvait  la  chrétienté ,  les 
protestants  ne  manqueraient  pas  de  se  prévaloir  d'un 
tel  scandale  pour  combattre  la  papauté;  enfin,  ajouta- 
t-il  en  se  tournant  vers  Jules  III,  «  j'en  appelle  au 
pontife  lui-même,  qu'il  soit  juge  dans  sa  propre 
cause;  son  mignon  par  ses  vices  et  par  son  ignorance 
n'est-il  pas  indigne  du  cardinalat?  » 

A  cette  apostrophe,  le  saint-père  ne  put  contenir 
sa  rage,  et  s'écria  :  «  Par  la  vulve  de  la  Vierge  !  je 
le  jure,  mon  mignon  sera  cardinal  1  Qu'avez-vous  à 
lui  reprocher  pour  refuser  son  admission  dans  votre 
collège  ?  Ses  vices  !  mais  n'êtes-vous  pas  tous  ron- 
gés de  maladies  honteuses  et  plongés  dans  toutes 
sortes  d'abominations  ?  Que  celui  d'entre  vous  qui 
ne  s'est  pas  prostitué  charnellement  au  moins  une 
fois  dans  sa  vie  lui  jette  la  première  pierre!...  Ah! 
vous  gardez  le  silence  ;  vous  convenez  donc  que  tous 
ensemble  nous  sommes  la  honte  de  l'humanité?  A 
commencer  par  moi  :  quelles  grandes  vertus,  quel 
prodigieux  savoir  avez-vous  rencontrés  en  moi  pour 
me  faire  pape  ?  Ne  suis-je  pas  un  prêtre  exécrable? 
Ne  suis-je  pas  raille  fois  plus  infâme  que  mon  mi- 
gnon le  gardeur  de  singes,  que  j'ai  corrompu  ?  Eh 
bien  donc!  puisqu'il  vaut  mieux  que  moi,  souverain 
Père  des  fidèles  par  vos  soins;  comment  osez-vous 
refuser  d'en  faire  un  cardinal  et  un  évêque?  » 

Ces  raisons  parurent  si  concluantes  au  sacré  col- 
lège que  toute  opposition  cessa;  la  promotion  du  Ga- 
nymède passa  à  l'unanimité;  et  le  jour  même.  Sa 
Sainteté  lui  envoya  à  Bologne  le  chapeau,  avec  un 
brevet  de  douze  mille  écus  de  revenus  sur  le  trésor 
apostolique.  Innocent  se  mit  immédiatement  en  rou- 
te pour  Rome ,  où  son  arrivée  donna  lieu  à  des  ré- 
jouissances publiques  qui  durèrent  plusieurs  jours. 


Dès  ce  moment  le  jeune  cardinal  ne  quitta  plus  le 
Vatican;  tantôt  passant  ses  journées  dans  les  appar- 
tements secrets  de  Sa  Sainteté ,  étendu  sur  de  moel- 
leux coussins,  et  contempl;;nt  les  gentillesses  d'un 
singe  favori,  pendant  ([ue  des  courtisanes  brûlaient 
de  suaves  parfums  et  lui  versaient  des  li(iueurs  eni- 
vrantes ;  tantôt  remplissant  les  fonctions  de  chef  de 
l'Eglise,  qui  lui  avaient  été  abandonnées  avec  le  titre 
de  premier  ministre  et  de  dispensateur  des  grâces, 
des  bénéfices  et  des  préiiendes. 

Dans  les  premiers  mois  de  son  pontificat,  Jules  III 
se  tint  absolument  éloigné  des  affaires,  et  ne  son- 
gea qu'à  ses  plaisirs.  La  table  était,  au  rapport  de 
Jean  Crespin,  une  de  ses  plus  chères  occupations,  et 
le  choix  de  ses  mets  unealfaire  très-importante.  «  La 
chair  de  porc  et  de  paon  étaient  celles  que  Sa  Sain- 
teté préférait,  dit  l'historien ,  à  cause  de  leur  vertu 
aphrodisiaque  ;  mais  comme  elle  en  faisait  abus,  les 
médecins  défendirent  au  maître  d'hôtel  d'en  servir 
sur  la  table.  Or,  il  arriva  qu'un  vendredi ,  Jules  III 
ne  trouvant  pas  ses  plats  favoris,  fit  appeler  l'évè- 
(|ue  de  Riiuini,  son  majordome,  et  lui  commanda  de 
lui  faire  porter  sur  l'heure  un  paon  rôti,  accompa- 
gnant cet  ordre  de  menaces  terribles  et  jurant  par 
la  vulve  de  la  Vierge  et  par  la  verge  de  Christ,  se 
blaspiièmes  habituels,  qu'il  le  ferait  pendre  s'il  n'o- 
béissait à  l'instant  même.  » 

Le  cardinal  Innocent,  qui  as.sistait  à  cette  scène, 
voulut  l'apaiser,  et  lui  représenta  que  si  peu  de  chose 
ne  méritait  pas  un  si  grand  courroux.  «  Oui-dà! 
beau  pignon,  repartit  le  pape,  puisque  Dieu  s'est 
mis  en  colère  pour  une  pomme,  moi,  qui  suis  son 
vicaire,  ne  puis-je  donc  jurer  à  mon  aise  pour  un 
paon,  qui  vaut  davantage?  » 

Charles-Quint  vit  bien  à  la  tournure  des  alfcdres 
qu'il  n'aurait  rien  à  redouter  de  la  politique  de  Rome 
sous  le  règne  d'un  pape  adonné  à  l'ivrognerie  et 
à  la  débauche.  Aussi  changea-t-il  la  marche  qu'il 
avait  suivie  jusque-là  pour  asservir  l'Allemagne;  et 
au  lieu  de  favoriser  le  protestantisme,  comme  il  avait 
fait  précédemment,  il  révoqua  l'Intérim,  et  publia  un 
nouvel  édit  qui  portait  des  peines  rigoureuses  contre 
ceux  de  ses  sujets  qui  professeraient  une  religion 
autre  que  le  catholicisme  romain  ;  ensuite  il  établit 
dans  les  villes  importantes  des  tribunaux  semblables 
à  ceux  de  l'Inquisition,  et  qui  avaient  pour  mission 
de  poursuivre  à  outrance  les  sectateurs  de  Luther. 
Puis,  il  sollicita  le  pape  par  ses  lettres  et  par  son 
ambassadeur  Mendoza,  pour  qu'il  voulût  bien  réta- 
blir le  concile  à  Trente,  ou  tout  au  moins  pour  qu'il 
lui  convînt  de  faire  à  ce  sujet  une  réponse  catégori- 
que qui  fixât  toutes  les  incertitudes. 

Cette  demande  de  l'empereur  étant  faite  avec  tou- 
tes les  apparences  de  la  bonne  foi ,  Jules  III  se  vit 
contraint  d'y  répondre  favorablement,  et  de  permet- 
tre la  reprise  des  séances  dans  la  ville  de  Trente. 
D'ailleurs,  la  cour  de  Rome  commençait  à  ne  plus 
avoir  une  aussi  grande  frayeur  des  Pères  du  concile 
et  même  de  l'empereur,  (|ui  avait  en  effet  beaucoup 
perdu  de  son  influence  ;  d'une  part,  les  ecclésiasti- 
ques des  deu.x- communions  étaient  fatigués  de  la  ty- 
rannie de  Charles-Quint  et  paraissaient  à  la  veille  de 
se  révolter;  d'autre  part,  son  fils,  son  frère,  ainsi  que 
son  neveu,  ([ui  tous  aspiraient  à  l'empire,   mena- 


tes 


HISTOIRE    DES     IWPES 


(,-a.icnt  do  lui  donner  une  telle  besogne,  ijuc  de  long- 
temps il  n"t'tait  pas  probable  qu'il  eût  le  loisir  de 
s'iniiuiscer  dans  les  affaires  de  ses  voisins. 

En  outre  de  toutes  ces  raisons,  il  entrait  dans  les 
habitudes  du  pape  de  s'abandonner  au  cours  des 
évéuenients  et  de  chercher  h  sortir  d'un  embarras 
sjins  s'inquiéter  de  l'avenir.  Il  se  détermina  donc  à 
publier  une  bulle  de  convocation  du  concile  dans  la 
ville  de  Trente,  accordant  une  absolution  entière  à 
tous  les  iR'rétiques  qui  se  convertiraient,  à  l'excep- 
tion toutefois  de  ceux  d'Espagne  et  de  Portugal,  Sa 
Sainteté  n'ayant  pas  voulu,  par  déférence  pour  Char- 
los-Quint.  empiéter  sur  les  droits  et  attributions  des 
tribunaux  inquisiteurs.  Pierre  de  Tolède  l'ut  député 
à  la  cour  de  Madrid  pour  porter  la  bulle  du  saint- 
père,  et  l'abbé  Rosette  fut  envoyé  au  roi  de  France 
pour  le  même  sujet.  Ce  dernier  légat  était  en  outre 
chargé  de  remercier  Henri  II  de  l'appui  qu'il  lui 
avait  prêté  lors  de  son  élection,  et  de  lui  donner  des 
ex]dications  sur  la  politi((ue  qu'il  était  oldigé  d'adop- 
ter, au  mépris  de  ses  engagements  avec  la  France. 
Le  décret  de  Sa  Sainteté  l'ut  mal  reçu  en  Allema- 
gne; les  luthériens  ronouveièrent  leurs  anciennes 
prétentions  de  ne  vouloir  se  soumettre  qu'à  une 
assemblée  libre,  que  le  pape  ne  présiderait  ni  en  per- 
sonne ni  par  ses  légats,  et  sous  la  condition  qu'il 
serait  soumis  au  jugement  des  Pères ,  comme  eux- 
mêmes  offraient  de  s'y  soumettre.  En  France  il  n'eut 
pas  un  meilleur  succès  ;  les  parlements  se  pronon- 
cèrent contre  la  bulle  de  convocation,  et  le  roi,  à 
leur  instigation,  rappela  ceux  de  ses  cardinaux  et  de 
ses  prélats  qui  se  trouvaient  hors  du  royaume,  afin  de 
former  un  concile  national  qui  aurait  mission  de 
choisir  un  patriarche  pour  présider  aux  affaires  ec- 
clésiasti([ues  de  ses  Etats.  Provisoirement  il  envoya 
à  Rome  le  célèbre  Jacques  Amyot,  abbé  de  Bellozane, 
avec  ordre  de  protester  hautement,  en  présence  des 
ambassadeurs  de  toutes  les  cours  d'Europe,  contre 
tout  ce  qui  serait  décidé  dans  le  concile  de  Trente. 
Cette  détermination  vigoureuse  avait  été  prise  par 
Henri  II,  en  d^pit  des  efforts  des  jésuites,  qui  com- 
mençaient à  jouir  d'une  grande  influence  auprès  de 
la  reine  Catherine  de  Médicis,  et  qui  cherchaient 
déjà  à  ouvrir  des  collèges  de  leur  ordre. 

A  l'exemple  de  son  prédécesseur,  Jules  III  montra 
une  grande  sollicitude  pour  les  jésuites,  et  confirma 
leur  institut  par  une  bulle  conçue  en  ces  termes  : 
«  Considérant  les  grands  avantages  qu'Ignace  de  Lo- 
yola et  ses  compagnons  procurent  au  saint-siége, 
par  leurs  prédications,  par  leur  grande  habileté  dans 
les  affaires  et  par  leur  dévouement  aux  intérêts  de 
notre  cour,  nous  confirmons  leur  institut,  et  décla- 
rons que  tous  ceux  qui  voudront  entrer  dans  la  so- 
ciété de  Jésus  devront  faire  serment  de  combattre 
sous  l'étendard  du  Christ,  et  d'obéir  sans  hésitation 
aux  ordres  du  souverain  pontife,  son  vicaire  dans  ce 
monde,  le  représentant  de  Dieu. 

«  Quoi((ue  l'Evangile  et  la  foi  enseignent  que  tous 
les  fidèles  doivent  une  obéissance  absolue  au  chef  de 
l'Église,  cependant,  pour  rendre  le  dévouement  des 
nouveaux  sociétaires  plus  parfait ,  nous  avons  jugé 
qu'ils  devaient  faire  un  serment  particulier  au  pape, 
et  s'engager  à  n'avoir  d'autre  volonté  cjue  la  sienne, 
à  exccuter  ses  ordres,  quels  qu'ils  puissent  être,  en- 


fin à  être  toujours  prêts  à  se  rendre   aux  extrémités 
du  monde  pour  terrasser  ses  ennemis.  >> 

La  société  témoigna  sa  reconnaissance  au  souve- 
rain pontife  de  la  protection  qu'il  lui  accordait,  en 
cherchant  à  faire  triompher  le  catholicisme  dans  tou- 
tes les  contrées  où  elle  s'était  établie,  et  en  dénon- 
çant à  la  cour  de  Rome  tous  ceux  ipii  lui  paraissaieul 
suspects  d'hérésie.  C'est  ainsi  (jue  Sa  Sainteté  eut 
connaissance  qu'un  grand  nombre  de  théologiens,  de 
curés,  de  vicaires  et  de  moines  mendiants  de  diffé- 
rentes provinces  de  l'Italie  se  montraiont  favorables 
aux  idées  de  réforme. 

Aussitôt  Jules  III  expédia  aux  évêi(ucsde  ces  con- 
trées l'ordre  d'interdiie  l'administration  des  sacre- 
ments et  la  prédication  de  la  ])arole  de  Dieu,  à  tous 
ceux  qui  ne  professeraient  pas  sur  la  religion  des 
principes  orthodoxes  en  rapport  avec  ceux  de  la  cour 
de  Rome.  Il  adressa  en  même  temps  un  bref  à  Fran- 
cesco  Donato,  doge  de  Venise,  et  au  sénat,  pour 
leur  commander  de  prêter  assistance  aux  évêques  et 
aux  inquisiteurs  chargés  d'anéantir  les  partisans  des 
idées  nouvelles.  En  conséquence  de  cet  ordre,  le 
conseil  des  Dix,  entièrement  composé  de  fanatiques, 
résolut  de  surveiller  les  inquisiteurs,  et  leur  adjoi- 
gnit même  des  juges  laïques  pour  examiner  les  ac- 
cusations et  pour  prononcer  les  condamnations. 
Comme  l'intervention  de  l'autorité  séculière,  au  lieu 
d'activer  les  poursuites  contre  les  hérétiques,  ap- 
portait souvent  des  entraves  dans  l'exécution  des 
sentences  prononcées  contre  eux,  les  jésuites  soUici- 
tèrent  de  la  cour  de  Rome  une  bulle  portant  défense 
aux  la'i([ues  de  gêner  la  liberté  ecclésiastique,  de  trou- 
bler la  juridiction  spirituelle,  et  de  s'immiscer  dans 
la  connaissance  des  procès  concernant  les  hérésies. 
Cette  démarche  maladroite  irrita  les  Vénitiens,  et  une 
rupture  éclata  entre  la  Sérénissime  République  et  le 
saint-siége. 

Jules  III,  toujours  occupé  de  ses  plaisirs,  n'inter- 
venait dans  les  affaires  politiques  que  par  des  actes 
irréfléchis;  ainsi,  à  l'égard  d'Octave  Farnèse,  qui 
sollicitait  depuis  longtemps  auprès  de  la  cour  d'Es- 
pagne la  restitution  de  Plaisance,  sans  pouvoir  I'oIj- 
tenir,  il  eut  l'imprudence  de  refuser  de  prendre  sa 
défense  contre  l'ambitieux  Charles-Quint.  Ce  fut  en 
vain  que  le  prince  dépossédé  fit  représenter  par  son 
ambassadeur  Antonio  Venturi,  que  non-seulement 
l'empereur,  au  mépris  de  ses  conventions,  conservait 
Plaisance  et  l'avait  fortifiée  pour  la  mettre  à  l'abri 
de  toute  attaque,  mais  encore  qu'il  concentrait  des 
troupes  pour  s'emparer  de  Parme;  ce  fut  en  vain 
qu'il  fit  valoir  qu'il  y  allait  de  l'honneur  et  de  la  di- 
gnité du  saint-père  de  ne  point  permettre  la  spolia- 
tion d'un  de  ses  feudataires  ;  Jules  refusa  obstiné- 
ment de  se  ranger  du  parti  d'Octave  Farnèse  ;  il  ré- 
pondit à  l'envoyé  du  duc  que  son  trésor  était  vide, 
que  ses  fêtes  absorbaient  tous  ses  revenus,  qu'il 
était  dans  une  pénurie  complète  et  par  conséquent 
hors  d'état  d'entamer  la  guerre;  qu'il  l'engageait  à 
prendre  la  détermination  qu'il  jugerait  la  plus  con- 
venable à  ses  intérêts  ;  quant  à  lui,  que  ses  vœux 
l'accompagneraient  dans  cette  entreprise,  mais  qu'il 
ne  pouvait  rien  faire  de  plus  ;  que  cependant  si  les 
circonstances  devenaient  plus  favorables,  il  n'oublie- 
rait pas  le  petit-fils  de  Paul  III. 


JULES   III 


469 


Le  pape  Jules  III 


Uoinme  cette  réponse  était  loin  de  satisfaire  aux 
exigences  de  la  position,  et  qu'il  devenait  urgent  pour 
le  duc  de  se  metlre  en  défense,  le  cardinal  Farnèse 
demanda  une  audience  secrète  au  pape,  et  supplia 
Sa  Sainteté  de  pei mettre  qu'Octave  se  plaçât  sous  la 
protection  de  princes  assez  puissanis  pour  résister  à 
son  beau-père  ;  ce  à  quoi  Jules  accéda. 

Fort  de  l'assentiment  du  pontife.  Octave  signa 
immédiatement  avec  Henri  II  un  traité  d'alliance  of- 
fensive et  défensive  qui  excita  la  colère  de  l'empe- 
reur. Sa  Majesté  oatiioliqae  lit  même  sit^nilicr  à  la 
cour  de  Rome  qu'on  eût  à  prononcer  la  nullité  de  ce 
traité,  si  on  ne  voulait  rompre  avec  elle.  Jules,  tou- 
jours lâche  et  pusillanime,  se  hâta  de  publier  un 
bref  qui  portail  défense  au  duc  de  Parme  d'intro- 


duire des  troupes  étrangères  dans  un  fief  qui  relevait 
de  l'Église,  sous  peine  d'être  déclaré  rebelle  et  de 
voir  ses  biens  confisqués.  Le  prince  lit  répondre  au 
saint-père  qu'il  n'était  plus  en  son  pouvoir  d'obéir, 
attendu  (ju'il  s'était  placé  sous  la  dépendance  de  la 
Fi'ance,  avec  l'autorisation  du  saint-siéi,'e,  et  (|ue 
di-jà  une  garnison  étrangère  se  trouvait  dans  la  place. 
Alors  le  pape  éclata  en  reproches  .sanglants  contre 
les  Farnèse;  il  les  accusa  de  vouloir  sa  ruine;  de 
chercher  à  lui  créer  des  embarras;  et  pour  les  punir, 
il  décréta  la  confiscation  des  (iefs  de  cette  famille,  et 
chassa  de  Rome  les  cardinaux  frères  ou  cousins  d'Oc- 
tave. Il  lit  expédier  en  même  temps  à  son  légal  do. 
France  un  ordre  de  quitter  la  cour  de  Henri  II,  si  le 
roi  refusait  de  rappeler  la  garnison  française  qui  s'était 


470 


HISTOIRE    DES     PAPES 


vlaMie  à  l'arme,  et  s  il  ne  lui  livrait  pieils  et  poiny;* 
liés  le  duc  vassal  ilu  saint -siège,  qui  avait  à  répon- 
dre devant  le  s;icré  collège  de  sa  rébellion  et  de  sa 
félonie.  Ces  demandes  ayant  été  rejetées,  les  hostili- 
tés commencèrent  entre  la  France  et  Rome.  L'em- 
pereur, qui  ne  voulait  pas  rompre  ouvertement  avec 
Henri  II  dans  un  moment  où  le  plus  léger  conllit 
pouvait  lui  laire  perdre  l'Allemagne,  parut  rester 
étranger  à  cette  guerre;  néanmoins  le  marquis  de 
Marignan,  un  de  ses  généraux,  sous  prétexte  de 
prendre  le  parti  du  saint-siége  contre  les  Farnèse, 
s'emjwra,  au  nom  de  Cliarles-Quiuf,  de  Moutechio 
€t  de  Custel-Nuovo. 

Le  pape,  reJmitant  de  se  voir  enlever  ainsi  les 
places  de  la  Roniagne  occupées  par  les  Farnèse,  et 
craignant  (pi'il  ne  prit  fantaisie  à  l'empereur  de  les 
garder,  lit  proposera  Hiéronyme  Orsini,  mèredesFar- 
nèse,  aux  cardinaux  Alexandre  et  Ranuce,  qui  s'étaient 
retirés  à  Urbin,  ainsi  qu'à  Horace  qui  commandait 
les  troupes  d'Octave,  et  à  Carpi  qui  tenait  encoie 
la  légation  de  \'iterbe.  dé  rendre  au  saint-siége  toutes 
les  villes  et  places  fortes  qu'ils  avaient  dans  la  Gam- 
panie,  afin  de  les  mettre  à  l'abri  des  attaques  des  impé- 
riaux, sous  la  condition  qu'il  les  rendrait  à  leurs  légi- 
times propriétaires  dès  que  la  guerre  serait  terminée. 

Ces  mesures,  consenties  de  part  et  d'autre,  arrê- 
tèrent en  effet  la  marche  du  marquis  de  Marignan, 
qui,  n'ayant  plus  de  prétexte  pour  guerroyer  dans  les 
Etats  de  l'Eglise,  et  n'osant  pas  combattre  ouverte- 
ment le  pape,  se  rabattit  sur  Parme,  dont  il  lit  traî- 
ner le  siège  en  longueur,  pour  attendre  qu'il  surgit 
un  événement  favorable 

Sa  Sainteté  comprit  enfin  que  cette  guerre  contre 
la  France  n'était  profitable  en  réalité  qu'à  l'empe- 
reur, et  qu'elle  ruinerait  les  finances  de  la  cour  de 
Rome,  si  elle  se  prolongeait  plus  longtemps;  en 
conséquence  elle  assembla  les  cardinaux  eu  consis- 
toire, et  leur  fit  part  de  ses  intentions  relativement 
à  la  cessation  des  hostilités.  Ceux-ci  en  écrivirent 
immédiatement  à  Alexandre  Farnèse,  et  au  cardinal 
de  Tournon,  l'ambassadeur  français,  qui  tous  deux 
accoururent  à  Rome  pour  conférer  avec  Jules  HI. 
Ils  représentèrent  au  pape  que  rien  ne  leur  était  plus 
agréable  que  d'entrer  en  accommodement  avec  lui, 
que  les  intérêts  du  saint-siége  s'en  trouveraient  éga- 
lement bien,  attendu  que  Sa  Sainteté  rattacherait  à 
son  parti  les  peuples  du  Parmesan  et  du  Bolonais, 
qui  avaient  lait  scission  à  cause  de  son  alliance 
avec  les  impériaux".  «  Considérez,  ajoutaient-ils,  les 
désastres  que  Clément  VII  a  attirés  sur  Rome,  et 
voyez  s'ils  n'ont  pas  eu  {jour  cause  sa  politùjue  tor- 
tueuse et  ses  alliances  avec  l'empereur  ;  considérez 
que  cette  même  persistance  à  soutenir  Charles-Quint 
contre  Henri  VIII  a  entraîné  pour  le  saint-siége  la 
perte  irréparable  de  l'Angleterre.  Quel  serait  donc 
votre  désespoir  si  un  motif  semblable  allait  enlever 
la  France  à  votre  juridiction?  Déjà  le  roi  Henri  II  a 
défendu  à  ses  sujets  de  porter  de  l'argent  à  Rome; 
déjà  il  a  publié  une  ordonnance  pour  la  convocation 
d'un  concile  national  qui  doit  nommer  un  patriarche 
français;  déjà  les  doctrines  de  Calvin,  malgré  l'a- 
dresse des  jésuites,  menacent  d'envahir  le  royaume 
et  de  remplacer  le  catholicisme.  Ainsi,  très- saint 
Père,  hàtez-vous,  car  les  moments  sont  précieux....  » 


Jules,  suivant  son  habitude,  chercha  à  conjurer  le 
danger  qui  lui  paraissait  le  plus  unniinent  ;  il  ré- 
pondit au  cardinal  de  Tournon  qu'il  était  prêt  à  ac- 
cepter la  paix  avec  la  France,  et  qu'il  le  chargeait  de 
la  négocier  à  telles  conditions  qu'il  jugerait  conve- 
nable, sauf  l'honneur  du  saint-siége.  En  outre,  il 
confia  la  légation  de  France  au  cardinal  'N'erallo,  qu'il 
savait  être  agréable  à  Henri  II,  pour  obtenir  de  ce 
prince  l'autorisation  de  persécuter  les  protestants,  de 
les  faire  juger,  condamner  etbri^der,  et  la  permission 
de  former  quelques  collèges  de  jésuites  à  Paris. 

Les  disciples  d'Ignace  de  Loyola  ne  produisaient 
pas  en  effet  une  grande  sensation  dans  la  c.ipitale  de 
la  France;  et  en  dépit  des  efforts  de  Guilhunue  Du- 
prat,  évêque  de  Clermont,  leur  protecteur;  en  dépit 
de  leur  hypocrisie  et  de  leur  feinte  humilité,  ils  n'a- 
vaient pas  encore  pu  vaincre  les  répugnances  du 
peui)le  parisien,  et  ils  végétaient  dans  l'obscurité, 
vivant  d'extorsions,  d'aumônes  et  de  legs  pieux,  et 
u'ayaat  pour  abii  ([u'unc  maison  délabrée. 

Quoique  n'exerçant  en  apparence  aucune  influence 
sur  les  esprits,  les  jésuites  en  réalité  étaient  des 
auxiliaires  précieux  p  )ur  le  saint-siége  par  l'espion- 
nage et  par  la  prépondérance  qu'ils  avaient  su  pren- 
dre sur  les  hommes  faibles  qui  leur  confiaient,  à  ti- 
tre de  confesseurs,  la  direction  de  leur  conscience,  et 
de  celle  de  leurs  femmes  ou  de  leurs  enfants.  Et  ce 
pouvoir  occulte  qu'ils  exerçaient  se  faisait  sentir  non- 
seulement  à  Paris,  mais  encore  dans  toutes  les  con- 
trées où  se  trouvaient  des  jésuites.  Aussi  Sa  Sainteté 
comptant  sur  leur  habileté  accoutumée  pour  faire 
triompher  le  parti  de  la  cour  de  Rome,  fit-elle  rou- 
vrir les  séances  du  concile  de  Trente,  sous  la  prési- 
dence de  Marcel  Crescention,  cardinal-légat,  assisté 
de  deux  adjoints,  Sébastien  Pighini,  métropolitain 
de  Siponte,  et  Louis  Lipoman,  évêque  de  Vérone, 
sans  s'inquiéter  de  l'appel  fait  aux  prélats  luthériens 
d'Allemagne  par  Charles-Quint,  qui,  ayant  à  cœur 
de  se  venger  du  pape,  avait  exigé  que  les  protestants 
fussent  représentés  à  l'assemblée. 

Les  jésuites  s'élevèrent  contre  cette  demande  de 
l'empereur;  et  lorsqu'elle  eut  été  transmise  officiel- 
lement aux  légats  du  saint-siége,  ceux-ci  protestè- 
rent avec  énergie  et  soulevèrent  une  foule  de  diffi- 
cultés qui  rendaient  impossible,  suivant  eux,  l'ad- 
mission des  ministres  confessionistes  dans  le  concile, 
surtout  pour  ceux  de  Maurice  de  Saxe;  ils  ne  con- 
sentirent à  recevoir  que  les  luthériens  purs.  Cette 
concession  ne  laissa  pas  que  d'alarmer  le  pape,  qui 
redoutait  les  conséquences  d'un  débat  entre  les  pro- 
testants et  ses  théologiens;  et  il  fit  signifier  à  ses 
légats  qu'ils  ne  devaient  autoriser  aucune  conférence 
publique,  ni  aucun  débat  sur  les  matières  religieu- 
ses, avec  les  sectateurs  de  Luther. 

Il  y  eut  alors  de  violentes  disputes  entre  les  catho- 
liques et  les  protestants;  et  ces  derniers,  qui  se  trou- 
vaient protégés  par  les  ambassadeurs  espagnols,  dont 
le  but  était  de  susciter  des  embarras  à  la  cour  de 
Rome,  pour  l'obliger  à  se  séparer  de  la  France,  fini- 
rent par  l'emporter  sur  le  jiape,  et  obtinrent  que  les 
confessionistes  seraient  adiijis  à  présenter  les  articles 
de  leur  croyance  au  secrétaire  du  concile  en  congré- 
gation générale.  Les  expressions  dont  ils  se  servirent 
dans  leur  libelle  en  parlant  des  papistes  et  du  culte 


JULES     III 


47) 


de  l'Église  romaine,  étaient  tellement  irrévéren- 
cieuses, cpi'elles  causèrent  le  plus  t;rand  scanilale 
parmi  les  Pères  catholiques. 

Pendant  que  les  théologiens  des  dilléreutcs  com- 
munions donnaient  au  monde  le  spectacle  de  leurs 
ridicules  querelles,  l'empereur  guerroyait  toujours 
avec  son  gendre;  et  comme  il  était  à  craindre  ijue  le 
duclié  de  Parme  ne  finît  par  être  enlevé  au  saint-siége, 
Jules  III  se  décida  à  terminer  les  négociations  avec 
la  France.  Il  arrêta  avec  l'ambassadeur  de  Henri  II 
que  le  duc  Octave  rendrait  ses  États  au  saint-siége, 
et  qu'en  échange  il  lui  donnerait  la  principauté  de 
Camerino  et  d'autres  domaines;  il  s'engagea  en  outre 
à  mettre  dans  Parme  une  garnison  qui  serait  compo- 
sée par  moitié  de  Français  et  d'Italiens;  et  il  prit 
l'engagement  solennel  de  garder  cette  ville  contre 
l'empereur,  et  de  ne  jamais  le  favoriser  daus  les  dif- 
férends (ju'il  pourrait  avoir  avec  la  France.  Mais  le 
duc  Octave  ayant  remontré  à  Henri  II  ((ue  cet  arran- 
gement ruinait  sa  maison,  le  roi  donna  ordre  au 
cardinal  de  Tournon  de  se  rendre  à  Rome  pour  mo- 
difier les  termes  du  traité  et  pour  demander  qu'Oc- 
tave fût  maintenu  dans  Parme,  et  que  le  duché  fût 
placé  sous  la  protection  de  la  France.  Le  cardinal 
parvint  sans  peine  à  faire  comprendre  à  Jules  que 
celte  dernière  mesure  était  la  seule  qui  convînt  aux 
intérêts  du  saint-siége,  attendu  qu'elle  lui  permet- 
trait d'avoir  toujours  en  Italie  un  ennemi  puissant  à 
opposer  à  l'ambition  de  Gharles-Quint. 

En  conséquence,  on  arrêta  les  articles  suivants  : 
1"  Pendant  deux  années  le  pape  conservera  la  neu- 
tralité entre  la  France  et  l'empire,  et  n'assistera  ni 
l'un  ni  l'autre  parti  d'hommes,  d'argent  ou  de  toute 
autre  manière.  2°  La  ville  de  Castro  sera  remise  à 
Horace  Farnèse,  sous  la  condition  que  les  deux  car- 
dinaux Alexandre  et  Ranuce,  ses  frères,  se  rendront 
caution  de  sa  conduite  envers  le  saint-siége.  3°  Le 
pontife  rappellera  auprès  de  lui  son  neveu  Jean-Bap- 
tiste del  Monte  et  les  troupes  qui  sont  encore  au 
service  de  l'empereur.  4°  Sa  Sainteté  signifiera  à 
Charles-Quint  qu'il  ait  à  délibérer  immédiatement 
sur  les  conditions  de  cette  trêve,  et  qu'il  ait  à  éva- 
cuer le  territoire  de  Parme  et  de  la  ]\Iirandole. 

Malgré  les  avantages  réels  qui  résuit  tient  pour  le 
saint-siége"  de  ces  arrangements,  ils  faillirent  n'être 
point  ratiliés,  par  suite  de  l'obstination  du  neveu  du 
pape,  qui  non-seulement  refusait  de  traiter  avec  la 
France,  mais  encore  qui  menaçait  de  se  déclarer 
contre  l'Eglise  en  faveur  de  Charles-Quint,  si  on 
persistait  à  vouloir  rappeler  les  troupes  qui  assié- 
gaient  la  Mirandole  sous  ses  ordres.  Fort  heureuse- 
ment il  fut  tué  dans  une  sortie,  et  sa  mort  leva  le 
dernier  obstacle  à  la  ratification  du  traité  entre  la 
France  et  Piome.  Jules  III  expédia  aussitôt  à  ses  gé- 
néraux Abjxandre  Yitelli  et  à  Camille  Oisini  l'ordre 
de  ramener  leurs  troupes  à  Rome.  Le  siège  de  la 
Mirandole  fut  levé  immédiatement;  et  cette  coura- 
geuse cité,  qui  avait  supporté  pendant  deux  années 
toutes  les  rigueurs  d'un  siège,  put  onlin  être  ravi- 
taillée. Hippolyte  d'Esté,  cardinal  de  Fenare,  prit 
le  commandement  de  la  place,  et  avec  l'aide  des 
troupes  françaises  il  fit  replier  sur  Plaisance  un  corps 
de  trois  mille  Allemands  qui  avaient  été  envoyés  par 
le  maïquis  de  Marignan  pour  essayer  de  reprendre 


les  positions  aliandonnées  par  les  assiégeants.  L'em- 
pereur témoigna  un  vif  mécontentement  de  tout  ce 
qui  s'était  passé,  et  fit  menacer  la  cour  de  Home  de 
sa  colère  si  elle  ne  s'empressait  de  rompre  avec  la 
France;  on  ne  tint  aucun  coin])te  de  ses  remontrances. 
Déjà  sa  puissance  commençait  à  décroître;  ses  four- 
beries étaient  usées,  sa  politique  machiavélii|ue  ne 
faisait  plus  de  dupes,  et  tous,  princes,  rois  et  ])euples, 
avaient  un  égal  mépris  pour  sa  personne.  D'ailleurs 
Charles-  Quint  se  trouvait  sur  les  bras  une  guerre 
avec  les  princes  allemands,  guerre  qu'il  avait  eu 
1  imprudence  d'entamer,  et  dont  les  résultats  ne  pou- 
vaient ipie  lui  être  funestes. 

Aussitôt  qu'avaient  éclaté  les  hostilités,  les  princes 
Maurice  de  Saxe  et  Albert  de  Brandebourg  s'étaient 
empressés  d'en  instruire  les  Pères  du  concile  de 
Trente,  pour  qu'ils  abandonnassent  les  discussions 
oiseuses  et  vinssent  renforcer  leurs  rangs;  et  en 
même  temps  ils  avaient  publié  un  manifeste  contre 
l'empereur,  ([u'ils  àccus;uenl  avec  juste  raison  d'avoir 
violé  les  constitutions  de  l'Allemagne,  et  d'avoir  at- 
tenté à  son  indépendance.  Le  roi  de  France  profita 
habilement  des  circonstances  et  se  déclara  le  défen- 
seur des  libertés  germaniques,  quoique  au  même  in- 
stant il  cherchât  à  démontrer  au  pape  que  les  luthé- 
riens n'avaient  été  jusque-là  entre  les  mains  de 
Gharles-Quint  que  des  instruments  pour  abaisser  la 
puissance  pontificale. 

Une  ligue  puissante  s'organisa  spontanément  dans 
toute  la  Germanie  pour  la  défense  de  la  religion,  et 
une  armée  de  protestants  se  dirigea  vers  la  ville  de 
Trente.  Alors  les  prélats  espagnols,  napolitains  et 
siciliens,  qui  redoutaient  d'être  faits  prisonniers 
comme  sujets  de  l'empereur  s'ils  tombaient  au  pou- 
voir de  ses  ennemis,  s'enfuirent  précipitamment  du 
concile.  Les  évêques  italiens  suivirent  bientôt  leur 
exemple  et  s'embarquèrent  sur  l'Adige  pour  se  rendre 
à  Vérone.  Enfin,  lorsqu'il  ne  resta  plus  que  les  nonces 
et  quelc[ues  jésuites,  Jules  III  publia  la  suspension 
du  concile.  Sa  Sainteté  pouvait  d'autant  mieux  prendre 
cette  mesure,  que  Gharles-Quint  ne  se  trouvait  plus 
en  état  de  lui  causer  le  moindre  préjudice,  étant  lui- 
même  attaqué  de  tous  les  côtés  par  les  Français  et 
par  les  Allemands.  Enfin,  après  plusieurs  mois  de 
luttes  acharnées,  l'empereur  fut  vaincu  à  Inspruck 
et  obligé  d'acheter  la  paix. 

Par  le  traité  de  Passau,  Sa  Majesté  rendit  la  liberté 
à  Jean-Frédéric,  électeur  de  Saxe,  ainsi  ipi'au  land- 
grave de  Hesse,  beau-père  de  l'électeur  Maurice  ;  il 
accorda  le  libre  exercice  du  culte  prescrit  par  la  con- 
fession d'Augsbourg  et  le  rappel  des  ministres  pro- 
testants exilés  en  vertu  de  l'Intérim.  En  outre,  il 
consentit,  sur  les  représentations  des  électeurs,  à 
remettre  l'administration  de  l'Allemagne  entre  les 
mains  de  son  frère  Ferdinand,  qui  fut  proclamé  roi 
des  Romains.  Déjà  le  prince  possédait  en  toute  sou- 
veraineté le  royaume  de  Hongrie,  qu'il  avait  même 
augmenté  des  États  de  la  reine  Isabelle  et  de  son 
jeune  fils  le  roi  de  Transylvanie,  par  suite  de  l'aban- 
don forcé  que  lui  en  avaient  fait  les  maîtres  légi- 
times. Cette  spoliation  avait  été  accomplie  au  profit 
du  frère  de  Gharles-Quint  par  révê(pie  Georges  de 
Martinuzzi,  qui  reçut  en  récompense  le  litre  de  vice- 
roi  et  le  chapeau  de  cardinal. 


472 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Charles-Quint  vaincu  par  les  protestents  à  Inspruck 


Dans  la  suite,  par  un  de  ces  retours  de  fortune  si 
fréquents  à  la  cour  des  princes,  le  prélat  devint  sus- 
pect au  nouveau  monarque,  et  sa  mort  fut  résolue. 
Un  certain  marquis  de  Gastaldo,  confident  de  Ferdi- 
nand, fut  chargé  de  l'exécution  du  crime.  Un  jour 
donc  que  le  cardinal  se  rendait  à  une  maison  de  plai- 
sance qu'il  possédait  àWinitz,  Gastaldo  lui  demanda 
la  permission  de  l'accompagner,  ne  se  faisant  aucun 
scrupule  de  devenir  l'hôte  de  sa  victime.  Toutes  les 


mesures  avaient  été  prises  afin  qu'en  cas  d'échec  une 
troupe  de  soldats  espagnols  vînt  prêter  mam  forte  au 
marquis;  le  lendemain  matin,  le  secrétaire  de  Gas- 
taldo se  fit  introduire  dans  l'appartement  de  Marti- 
nuzzi  sous  prétexte  de  lui  remettre  des  dépêches,  et 
pendant  que  le  cardinal  se  penchait  sur  la  table  pour 
les  signer,  il  le  frappa  d'un  coup  de  poignard  dans 
la  poitrine.  Le  prélat  se  sentant  blessé,  cria  au  se- 
cours et  se  jeta  sur  l'assassin  pour  le  terrasser;  mais 


JULES     III 


i.7'3 


.Michel  Servet  brûlé  viT  à  Genève  par  ordre  de  Calvin 


au  bruit  de  la  lutte,  Castaldo  entra  le  sabre  à  la 
main,  et  d'un  seul  coup  il  lui  fendit  le  crâne.  Comme 
il  se  tenait  encore  debout,  quatre  soldats  déchargè- 
rent à  bout  portant  leur  arquebuse,  et  retendirent 
raide  mort.  Le  cadavre  demeura  soixante-di.\  jours 
sur  le  planclierde  rappartcment,  les  Espagnols  refu- 
sant contaminent  de  lui  faire  rendre  les  honneurs  de 
la  sépulture;  enfin  le  comte  Sforce  Pallavicini,  qui 
commandait  la  province,  permit  aux  Hongrois  d'en- 
terrer le  malheureux  Martinuzzi. 

Lidépendamment  de  son  désir  de  se  débarrasser 
d'un  homme  qu'il  redoutait,  le  roi  des  Romains  avait 
espéré  que  la  mort  du  cardinal  le  rendrait  maître  de 
trésors  considérables;  il  éprouva  une  grande  décep- 
tion; car  les  assassins  ne  trouvèrent  qu'une  somme 
II 


très-faible  qu'ils  se  partagèrent,  et  Ferdinand  n'eut 
pour  sa  part  qu'une  oreille,  que  le  barbare  Gastalda 
lui  envoya  comme  gage  de  son  dévouement. 

Dès  que  la  nouvelle  de  ce  meurtre  fut  parvenue  à 
Rome,  Sa  Sainteté  entra  dans  une  grande  colère,  et 
cita  le  monarque  à  son  tribunal  pour  avoir  à  se  justi- 
fier d'un  assassinat  commis  sur  un  prince  de  l'Eglise. 
En  yain  ses  ambassadears  et  ceux  de  Gliarles-Quinl 
intervinrent  pour  faire  révoquer  cet  arrêt,  le  pape  dé- 
clara qu'il  voulait  faire  justice  d'un  souverain  assez 
téméraire  pour  s'.;ittaquer  à  ses  cardinaux;  et  sur  le 
refus  de  Ferdinand  de  se  rendre  à  Rome,  ii  fulmina 
une  excommunication  majeure  contre  lui  et  ses  com- 
plices, et  ordonna  que  la  sentence  serait  afticliéê 
dans  tous  les  États  de  l'Europe. 

Ui8 


".74 


HISTOIRE    D?.S    TAPES 


Cet  aclo  di'  liirueur  est  lo  si-ul  i(u'on  |iuisse  citer 
ilans  tout  lo  coins  du  roj^ne  de  Jules  III,  et  encore 
doit-on  su|)poser  qu'il  ne  lit  qu'obéir  à  rini]nilsion 
du  sacré  collège,  (jui  avait  à  venger  la  mort  d'un  de 
ses  membres;  car  moins  d'un  mois  après  la  publi- 
cation de  cette  bulle,  il  céda  aux  menaces  des  Espa- 
gnols, et  consentit  à  rapporter  son  décret  d'excom- 
munication. Les  ambassadeurs  de  Gliarles- Quint 
surent  même  tenter  si  liabiletuent  la  cupidité  du  pape 
par  la  promesse  de  sommes  considérables,  cju'ils  le 
décidèrent  à  se  proposer  comme  médiateur  entre 
l'Espagne  et  la  France.  Prospor  de  8ainte-Groix  un 
<lcs  grands  dignitaires  delà  cour  de  Rome,  fut  envoyé 
a '.près  de  Henri  II  pour  aviser  aux  moyens  do  rétablir 
la  concorde  entre  les  deux  souverains.  Le  roi  de 
France  ne  voulut  entendie  à  aucun  accominodeniont 
a.ec  l'empereur,  seulement  il  consentit  à  renoncer  à 
ses  projets  d'invasion  dans  le  royaume  de  Naples,  et  à 
faire  retirer  la  Hotte  de  Soliman,  son  allié,  qui  croi- 
sait sur  les  côtes,  sous  la  condition  que  les  impé- 
riaux quitteraient  le  territoire  de  Sienne,  dont  les 
habitants  étaient  en  guerre  avec  l'empereur,  et  que 
1  indépendance  de  cette  florissante  cité  serait  recon- 
nue par  le  prince.  Cette  concession  n'ayant  satisfait 
aucune  des  parties  belligérantes,  les  hostilités  recom- 
mencèrent en  Italie;  mais  bientôt  l'empereur  se  vit 
contraint  de  quitter  la  Toscane  avec  son  armée  pour 
voler  au  secours  de  Naples,  que  les  Turcs  tenaient 
étroitement  bloquée  ;  en  partant,  il  remit  au  saint- 
siége  ses  pleins  pouvoirs,  et  autorisa  Jules  III  à 
offrir  la  paix  aux  Siennois,  sous  la  condition  qu'ils 
reconnaîtraient  le  cardinal  Fabien,  neveu  du  pape, 
pour  leur  chef,  et  qu'ils  recevraient  une  garnison 
«■Irangère.  Ces  propositions  furent  encore  rejetées  par 
les  citoyens,  qui  ne  voulaient  pas  plus  de  la  domina- 
tion du  pape  que  de  celle  de  l'empereur;  et  la  Répu- 
blique de  Sienne  continua  à  guerroyer  pour  recou- 
vrer son  indépendance. 

Pendant  que  les  peuples  de  l'It-ilie  s'agitaient  pour 
se  soustraire  à  la  tyrannie  des  évoques  de  Rome,  les 
théologiens  calvinistes  de  Genève,  ces  ennemis  im- 
p'acables  du  papisme,  ces  censeurs  furibonds  des 
abus  et  des  cruautés  des  catholiques,  devenaient  i\ 
leur  tour  persécuteurs,  et  faisaient  dresser  sur  la 
grande  ])lace  de  leur  ville  le  bûcher  qui  devait  con- 
sumer Michel  Servet,  condamné  comme  impie ,  hé- 
rétique et  athée  1 

Cet  homme  célèbre  était  originaire  de  Villanova  en 
Aragon.  Dès  l'âge  de  seize  ans  il  était  venu  en  Fran- 
ce pour  étudier  le  droi;  à  l'université  de  Toulouse  ; 
après  avoir  terminé  ses  études  il  avait  parcouru  l'Ita- 
lie et  s'était  mis  en  relation  avec  les  sociniens;  en- 
suite il  avait  visité  la  Suisse  et  l'Allemagne.  A  Bàle, 
il  avait  eu  des  conférences  publiques  avec  Œcolam- 
pade;  à  Strasbourg,  il  avait  discuté  avec  Capiton 
Bucer  sur  les  dogmes  de  la  Trinité  et  de  la  consub- 
stantialité;  il  leur  avait  démontré  que  les  réforma- 
teurs n'accompliraient  pas  entièrement  l'œuvre  d'é- 
mancipation, parce  qu'ils  redoutaient  de  porter  la 
hache  et  le  marteau  sur  le  vieil  édifice  de  la  super- 
stition et  d'en  abattre  jusf[u'à  la  dernière  pierre.  Ses 
adversaires  furent  scandalisés  de  la  hardiesse  de  ses 
vues;  et  Bucer,  qui  passait  pour  le  moins  violent 
d'en're  les  luthériens,  dit  un  jour,   à  la  suite  d'une 


conférence  qu'il  avait  eue  avec  le  jeune  Michel  Ser- 
vet :  .-  Cet  impie  est  plus  fort  que  nois  tous  ;  si 
nous  ne  le  mettons  |)as  on  pièces,  et  si  nous  ne  lui 
arrachons  les  entrailles,  il  nous  dévorera.  » 

Peu  de  temps  après,  Servet  publia  sur  la  Trinité 
des  dialogues  dont  la  singularité  souleva  contre  l'au- 
teur tous  les  ]H-otestauls.  EllVayé  des  dangers  qu'il 
courait  en  .\Uemagne,  JMichel  Servet  se  léfiigia  en 
France,  renon(;a  à  la  carrière  du  liarreau  et  étudia 
la  médecine.  Il  ne  fut  guère  plus  heureux  dans  cette 
nouvelle  profession,  car  ayant  émis  sur  la  circula- 
tion du  sang  des  idées  nouvelles  qui  étaient  en  oppo- 
sition avec  celles  de  la  faculté,  on  t:ria  à  l'hérésie, 
on  le  força  à  quitter  Paris,  et  à  abandonner  ses  tra- 
vaux sur  une  découverte  qui  ]dus  tard  fut  déclarée 
l'une  des  plus  belles  con(|uètes  de  l'humanité  dans  le 
domaine  de  la  science.  Alors  il  se  retira  dans  le  Dau- 
]ihiné,  et  entra  chez  les  frères  Frellon  en  qualité  de 
correcteur  d'imprimerie.  Chargé  de  surveiller  une 
réimpression  de  la  Bible,  le  proie  y  ajouta  une  pré- 
face et  des  notes  que  Calvin  appela  impies  et  imper- 
tinentes. Michel  répondit  aux  attaques  du  réforma- 
teur, et  entra  en  correspondance  avec  lui  sur  dilïé- 
rentes  questions  de  dogmatique;  bientôt  leurs  dis- 
putes s'envenimèrent  au  point  que  leurs  lettres  ne 
contenaient  ])lus  (jue  de  grossières  invectives  ;  dès 
lors  ils  furent  ennemis  irréconciliables.  Servet,  vou- 
lant humilier  son  rival,  lui  adressa  un  manuscrit  où  il 
relevait  un  grand  nombre  d'erreurs  qu'il  avait  com- 
mises dans  r  «  Institution  chrétienne»,  le  meilleur 
de  ses  ouvrages;  ce  qui  rendit  Calvin  si  furieux, 
qu'il  écrivit  à  Favel  et  à  Yiret,  deux  de  ses  disciples, 
que  si  jamais  cet  hérétique  lui  tombait  entre  les 
mains,  il  emploierait  tout  son  crédit  pour  lui  faire 
perdre  la  vie. 

Michel  fit  ensuite  paraître  son  fameux  traité  «  De 
Chrislianismi  restitutione,  »  dont  on  n'a  plus  au- 
jourd'hui que  deux  exemplaires.  Malgré  le  soin  que 
l'auteur  avait  pris  de  se  couvrir  du  voile  de  l'anony- 
me, Calvin  le  devina  à  l'ironie  avec  laquelle  il  parlait 
de  sa  personne  et  de  ses  éci'its.  A  partir  de  ce  mo- 
ment la  perte  de  Michel  Servet  fut  résolue  par  le 
réformateur;  et  pour  arriver  à  son  but,  il  n'hésita 
pas  à  jouer  le  rôle  de  délateur;  il  fît  parvenir  à  l'ar- 
chevêque de  Lyon  quelques  feuillets  du  traité  de 
Servet.  Le  cardinal  de  Tournon,  qui  occupait  le  siè- 
ge de  cette  ville,  dirigea  aussitôt  des  poursuites  pour 
découvfir  l'atelier  d'où  était,  sorti  le  livre  ;  mais  ses 
recherches  ayant  été  infructueuses,  l'auteur  allait 
échapper  au  danger  qui  le  menaçait,  lorsque  Calvin 
envoya  de  Genève  les  originaux  de  quelques  lettres 
qui  lui  avaient  été  adressées  par  Michel  et  qui  avaient 
été  imprimées  dans  le  traité.  Servet  fut  aussitôt  ar- 
rêté, et  renfermé  dans  les  prisons  de  Vienne  en  at- 
tendant le  jour  de  son  jugement.  Ses  amis  trouvè- 
rent heureusement  le  moyeu  de  le  faire  évader  et  le 
cichèrent  dans  les  environs  de  la  ville.  Comme  il 
était  à  craindre  qu'on  ne  finît  par  découvrir  sa  re- 
traite, Michel  Servet  se  décida  à  quitter  la  France, 
et  se  rendit  à  Genève,  pour  gagner  ensuite  l'Italie. 

Calvin  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps;  dès  qu'il  eut 
appris  que  son  ennemi  était  venu  se  réfugier  dans 
une  ville  où  il  était  tout-puissant,  il  le  fit  arrêter;  et 
comme  il  ne  voulait  pas  se  trouver  soumis  aux  lois 


JULES     III 


475 


du  pays,  qui  ordonnaient  (|ue  dans  dos  causes  sem- 
blables l'accusé  et  l'accusateur  paitaLîoasscnl  le  raême 
cachot,  il  céda  le  principal  rôle  à  un  de  ses  iloraes- 
tiques  nommé  I.afontaiue,  et  se  réserva  de  discuter 
sur  les  questions  tliéologiques. 

Servet  ne  parut  pas  s'inquiéter  des  menées  de  son 
adversaire  ;  et  lorsqu'on  vint  lui  annoncer  que  le  vice- 
bailli  de  N'ienne  avait  demandé  sdu  extradition,  il 
se  jeta  aux  )iieds  de  ses  juges,  les  suppliant  de  le  re- 
tenir à  Genève.  Ces  infâmes  magistrats  parurent  ac- 
céder à  sa  demande,  et  en  même  temps  ils  chargè- 
rent Calvin  d'extraire  des  ouvrages  de  l'accusé  les 
propositions  t[u'il  trouverait  condamnables.  On  remit 
ensuite  à  Servet  le  mémoire  rédigé  par  le  réforma- 
teur, pour  (pi'il  eût  à  y  répondre. 

Au  lieu  de  faire  ce  qui  lui  était  ordonné,  le  cou- 
rageux Michel  se  contenta  d'écrire  des  notes  margi- 
nales, dont  quelques-unes  étaient  des  épithètes  in- 
jurieuses; et  il  déclara  qu'il  ne  consentirait  à  discu- 
ter avec  Calvin  que  devant  le  Conseil  des  deux  cents. 
Les  juges  ne  tenant  aucun  compte  de  cette  réclama- 
lion,  achevèrent  l'mstruction  du  procès ,  et  en  en- 
voyèrent des  copies  à  Zurich,  à  Berne,  à  Bâle  et  à 
Schaffhouse,  pour  avoir  l'avis  des  ministres  protes- 
tants de  ces  dillerentes  villes,  tous  disciples  de  Cal- 
vin. Michel  Servet  fut  déclaré  cou]iable  par  chacun 
d'eux;  toutefois  personne  ne  se  prononc^a  pour  appli- 
quer à  l'accusé  la  peine  de  mort.  Et  cependant,  honte 
sur  Calvin!  le  26  octobre  1553,  le  tribunal,  cédant  à 
ses  pressantes  sollicitations,  s'assembla  pour  la,  der- 
nière fois,  et  condamna  l'accusé  à  être  brûlé  vif. 

Lorsque  cette  sentence  lui  fut  annoncée,  Servet 
demanda  à  voir  le  réformateur,  et  il  eut  avec  lui  un 
entretien  de  deux  heures.  On  dit  qu'il  chercha  à  ré- 
veiller quelque  sentiment  d'équité  dans  le  cœur  de 
"son  implacable  ennemi;  qu'il  lui  représenta  que  sa 
mort  serait  une  tache  ineil'açable  dont  il  ne  pourrait 
jamais  se  laver;  on  dit  qu'il  chercha  à  lui  faire  com- 
prendre que  l'intérêt  même  de  sa  doctrine  exigeait 
qu'il  se  rattachât  tous  les  hommes  qui  luttaient  con- 
tre le  papisme.  Rien  ne  put  changer  la  détermination 
de  Calvin  :  le  lendemain,  Michel  Servet,  l'antitrini- 
taire,  fut  exécuté  dans  un  endroit  appelé  Champey, 
à  peu  de  distance  de  la  porte  méridionale  de  Genève! 

Plus  tard  le  réformateur  entreprit  de  justifier  son 
crime  juridique,  en  publiant  un  ouvrage  où  il  établit 
qu'on  a  le  droit  de  faire  périr  les  hérétiques  ;'ce  livre 
parut  précisément  dans  le  moment  où  les  protestants 
ne  cessaient  d'élever  de  justes  plaintes  contre  les  trai- 
tements barljares  auxquels  ils  étaient  exposés  dans 
les  pays  catholiques.  La  cour  de  Rome  s'empara  des 
arguments  de  son  redoutable  adversaire  pour  justifier 
ses  sanglantes  proscriptions,  les  tortures  et  les  suppli- 
ces qu'elle  mlligeait  aux  hérétiques;  et  sous  ce  point 
de  vue,  la  condamnation  de  Servet  fut  pour  elle  un 
incident  heureux. 

En  Angleterre,  un  autre  événement  bien  plus  im- 
portant venait  de  s'accomplir  :  le  jeune  Edouard  VI, 
fils  de  Henri  VIII,  était  murt,  et  la  princesse  Marie, 
sa  sœur,  fille  de  Catherine  d'Aragon,  lui  avait  succé- 
dé. Cette  reine,  catholique  fougueuse,  ne  fut  pas 
plutôt  sur  le  trône,  qu'el.e  rappela  les  jésuites  dans  la 
Grande-Bretagne,  abolit  le  luthéranisme,  quiavaitété 
déclaré  la  religion  de  l'Etat  par  sou  i'rèie  Edouaid  VI, 


et  commença  des  persécutions  contre  les  protestants. 
Ensuite  elle  députa  auprès  de  Sa  Sainteté,  Jean- 
François  Commandon,  jeune  ])oéte  italien  qui  était 
fi)rt  avant  dans  ses  bonn- s  grâces,  pour  remettre  à 
Jules  111  une  lettre  confidentielle,  et  pour  le  prévenir 
que,  avec  l'aide  de  Dieu,  elle  espérait  rejjlaeer  bientùl 
r.Vngleterre  sous  l'obédience  de  la  cour  de  Rome. 
Elle  lui  faisait  part  en  outre  de  son  jirojet  de  réunir 
les  couronnes  d'Espagne  et  d'Angleteire,  en  épou- 
sant le  fils  de  Charles- Quint. 

Le  pape,  comprenant  que  ce  mariage  allait  placer 
la  Grande-Bretagne  sous  la  dépendance  de  la  mai- 
son d'Autriche,  en  conçut  de  vives  in([uiétudes,  et 
prit  immédiatement  des  mesures  pour  en  empêcher 
la  conclusion.  Il  fit  partir  pour  r,\ngleterro,  avec  le 
titre  de  légat,  le  cardinal  Polus,  Espagnol  de  nation, 
ennemi  personnel  de  l'empereur.  Ce  prélat  se  mit  en 
route  avec  d'autant  plus  d'espérance  de  réussir  dans 
son  importante  mission,  qu'il  avait  été  autiefois  le 
confesseur  de  Marie,  et  ([u'il  savait  ([ue  la  reine  lui 
avait  conservé  toute  sa  confiance.  Mais  Charles-Quint, 
qui  prévoyait  les  entraves  que  la  cour  de  Rome  cher- 
chait à  apporter  dans  ses  projets,  se  tenait  sur  ses 
gardes;  il  ne  se  fit  donc  pas  faute  d'airèter  le  cardi- 
nal Polus  à  son  passage  en  .\llemagne.  et  de  le  re- 
tenir prisonnier  contre  le  droit  des  geus,  sans  s'in- 
quiéter du  sauf  conduit  qu'il  avait  obtenu  de  son 
ambassadeur.  La  seule  grâce  qu'il  accorda  au  prélat, 
par  égard  pour  son  caractère  diplomatique,  ce  fut  de 
le  faire  conduire  à  sa  cour,  où  on  le  garda  à  vue  jus- 
qu'à ce  que  le  mariage  de  Philippe  et  de  Marie  eût 
été  célébré.  -Hors  Sa  ALijcsié  lui  rendit  la  liberté,  le 
combla  d'honneurs,  et  lui  permit  de  continuer  sa  rjuto 
pour  l'Angleterre'. 

Polus  fut  accueilli  à  Londres  avec  une  grande  dis- 
tinction. Le  chancelier  du  royaume  vint  le  recevoir  à 
son  débar((uement  avec  une  suite  brillante  de  sei- 
gneurs, et  le  conduisit  jusqu'au  palais  où  l'atten- 
daient le  roi  et  la  reine,  debout  sur  le  seuil  de  la 
porte  pour  lui  l'aire  plus  d'honneur.  Quelques  jours 
après  so:i  arrivée,  le  cardinal-légat  fut  introduit  au 
Parlement  par  le  grand  maître  de  la  maison  de  la 
reine,  par  quatre  chevaliers  de  l'ordre  de  la  Jarre- 
tièie,  et  par  un  nombre  égal  d'évèques.  Les  deux 
chambres  réunies  prirent  entre  ses  mains  l'engage- 
me.it  de  révoquer  tjules  les  lois  faites  contre  l'au- 
torité du  saiut-siége;  et  à  son  tour  il  prononça  l'ab- 
solution du  si  bis  ne,  que  toute  l'assemblée  reçut  à 
genoux,  Philippe  et  Marie  donnant  l'exemple.  En- 
suite on  envoya  une  pompeuse  ambassade  à  la  cour 
de  Rome,  pour  annoncer  au  pontife  la  réconciliation 
de  r.Vngleterre  avec  l'Église,  et  pour  lui  demander 
son  approbation  à  la  renonciation  que  Charles-Quint 
avait  laite  de  la  royauté  do  Sicile  en  faveur  de  son 
fils  Philippe  d'Espagne. 

Jules  III  ratifia  la  cession;  néanmoins  il  n'accorda 
l'investiture  du  royaume  qu'à  la  condition  i[ue  le 
nouveau  roi  produirait  dans  l'année  son  privilège  en 
faveur  do  son  droit;  qu'il  ferait  le  serment  d'hom- 
mage à  l'Église,-  et  qu'il  reconnaîtrait  en  termes  ex- 
près que  les  Etats  de  Naples,  et  tcut  le  pays  situé  en 
déjà  du  phare,  jusqu'aux  frontièies  de  l'Etat  ecclé- 
siastiijue,  à  l'exception  de  la  ville  de  Bénévent  et  d^' 
SoU  territoire,  lui  étaient  octroyés  ainsi  qu'à  ses  hé- 


«76 


HISTOIRE    DES    PAPES 


ritiers  et  successeurs,  par  la  seule  faveur  et  par  lu 
libéralité  du  siège  apostolique,  sans  toutefois  portei 
pr.'judice  aux  droits  de  la  princesse  Jeanne,  reim 
d'Espagne  et  des  Deux-Siciles. 

Les  jésuites,  qui  avaient  si  heureusement  travaillé 
à  la  conversion  de  l'AngleteTro,  furent  roconipensc^s 
par  des  dignités  aussi  ridicules  qu'illusoires;  Je;in 
Nlaynez,  Portugais,  fut  nommé  patriarche  du  Ciongo  ; 
le  Père  Oviédo  reçut  le  titre  d'évèque  de  Nicée,  et 
le  Père  Garnero  celui  d'Hérapolis.  Quelque  temps 
auparavant.  Sa  Sainteté  avait  déjà 'récompensé  4e  la 
même  manière,  sans  bourse  délier,  ceux  qui  avaient 
rempli  des  missions  en  Asie  et  en  Afrique,  moines 
el  capucins,  religieux  et  ensoutanés,  entre  autres  saint 
François  Xavier,  qui  avaitété créépalriarchedcs Indes. 

Si  les  jésuites  faisaient  de  grands  progrès  en  .Amé- 
rique, dans  les  Indes  et  au  Congo,  il  n'en  était  pas 
de  même  en  Europe;  car,  à  l'exception  de  r.\nglc>- 
terre,  aucune  nation  ne  voulait  les  accueillir.  Ainsi, 
en  France,  ils  étaient  repoussés  par  le  peuple,, par 
le  clergé,  p*»!'  le  Parlement,  et  même  par  la  Sorlion- 
ne,  ce  corps  qui  se  montra  plus  tard  si  dooiloet  ^i 
complaisant  pour  la  société  de  Jésus,  quuul  ses 
membres  furent  en  possession  du  litre  do  confesseurs 
des  rois.  Depuis  plusieuis  années  les  jésuites  avaient 
hérité  des  biens  de  Guillaume  Duprat,  leur  protec- 
teur, et  ils  réclamaient  inutilement  des  lettres  pa- 
tentes de  Henri  II  pour  entrer  en  jouissance  de  ce 
legs.  Enfin,  le  roi  cédant  aux  sollicitations  du  cardi- 
nal de  Lorraine,  'consentit  à  leur  délivrer  l'autorisa- 
tion de  prendre  possession  de  l'héritage,  sous  la  con- 
dition qu'ils  emploieraient  les  fonds,  d'après  la  vo- 
lonté du  légataire,  à  la  fondation  d'un  collège.  Mais 
lorsque  ces  lettres  patentes  furent  présentées  au  Par- 
lement pour  être  entérinées,  les  membres  de  cette 
assemblée  prolestèrent  contre  l'étabHssement  d'un 
nouvel  ordre  religieux,  prétextant  que  le  nombre  des 
couvents  était  déjà  trop  considérable  en  France.  Cette 
opposition  fut  vivement  appuyée  par  les  curés,  dont 
les  jésuites  captaient  les  jolies  pénitentes  et  usur- 
paient les  droits,  et  par  les  évèques,  qui  étaient  ja- 
loux  de  les  voir  aiïranchis  de  leur  juridiction. 

Les  jésuites  ne  se  regardèrent  point  pour  battus; 
ils  sollicitèrent  de  nouvelles  letties  du  roi,  et  pré- 
sentèrent une  seconde  requête  au  Parlement,  qu'Us 
eurent  soin  de  faire  appuyer  par  Catherine  de  Médicis 
et  par  Diane  de  Poitiers,  dont  ils  dirigeaient  les  con- 
sciences. Cette  fois  encore  ils  furent  déboutés  de 
leur  demande,  et  renvoyés  par-devant  la  Sorbonne. 
Cette  assemblée  étant  saisie  de  l'affaire,  la  discuta 
longuement;  et  enfin, le  1" décembre  1554,  elle  rendit 
le  décret  suivant:  «Nous  déclarons  impie  et  sacrilège 
cette  nouvelle  société  qui  s'intitule  orgueilleusement 
Compagnie  de  Jésus,  parce  qu'elle  reçoit  indifférem- 
ment et  silencieusement  dans  son  sein  toutes  sortes 
de  personnes,  même  des  gens  notés  d'infamie  et  frap- 
pés par  les  lois  ;  parce  qu'elle  possède  des  privilèges 
dangereux  relativement  à  l'administration  de  la  péni- 
tence et  à  la  liberté  d'enseignement  ;  parce  qu'enfin 
elle  veut  s'attribuer  le  droit  d'élever  des  maisons  d'é- 
ducation au  préjudice  des  évèques;  parce  qu'elle  se 
met  en  dehors  de  l'ordre  hiérarchique  du  clergé  régu- 
lier et  séculier,  et  même  en  dehors  de  la  juridiction  des 
princes  temporels  et  des  universités.  Nous  déclarons. 


en  outre,  que  cette  sociétênepeut  engendrer  que  trou- 
Mes  et  schismes  dans  les  Etats  où  elle  parviendra  à 
s'iutroduiie;  i|u'elle;méantira  la  liberté  de  la  pensée 
pour  assujettir  les  consciences  au  pape;  enfin,  nous 
déclarons  que  cette  société  sera  aussi  redoutable  jiour 
les  roip  que  pour  les  peuples.  » 

.\  l'appui  de  cttte  dévision  de  la  Sorbonne,  l'évè 
que  lie  Paris,  Eustache  de  liellay,  joignit  une  requête 
■tendant  à  obtenir  l'exclusion  des  jésuites  de  son  dio- 
cèse. Il  résulta  decetensemblederei(uêtes,  de  plaintes 
et  de  récriminations  que  les  disciples  de  Loyola  furent 
mis  en  interdit  et  chassés  de  hi  ca]iitale,  malgré  les 
lettre*  patentes  du  roi.  Alors  ils  se  retiièront  dans  le 
([)*utier  Saint-Germain,  sous  la  prote^  tion  du  prieur 
de  r.Vbbaye,  qui  se  prétendait  imlép'ndant  de  la 
juri/liction  de  l'évêque  par  privilège  pirticulier.  Au 
reste,  ce  n'était  pas  seulement  en  France  que  les  jésui- 
tes ('taient  devenus  en  exécration  aux  peuples;  en  Es- 
)  g  I"  même,  ils  n'avaient  pas  encore  pu  s'établir  s(di- 
denient,  et  ils  étaient  tolérés  plutôt  que  protégés  de 
la  cour  de  Madrid;  Charles-Quint' ne  les  admettait 
jamaisdans  ses  conseils  parti  uliers,  et  se  contentait 
de  les  employer  dans  ses  i^tals  d'.\mérique.  En  An- 
gleterre, malgré  l'appui  qu'ils  avaient  trouvé  auprès 
de  la  reine,  ils  n'avaient  ]  u  se  faire  accepter  ni  du 
peuple,  ni  des  seigneurs,  ni  du  clergé.  Voici  en  que  s 
termes  Georges  de  Brousvel,  archevêque  de  Dublin, 
parlait  de  la  société  des  jésuites  dans  un  sermon: 
«  Il  s'est  élevé  depuis  peu  une  nouvelle  congrégation 
qui  se  nomme  Compagnie  de  Jésus,  et(|ui  se  proclame 
milice  du  pape.  Ces  sèii!es  de  la  tyrannie  pontificale 
vivent  comme  les  scribes  et  lespharisiens,  et  s'efforcent 
de  remplacer  la  vérité  par  le  mensonge  et  la  lutnière 
par  les  ténèbres.  Sans  aucun  doute  ils  parviendront 
à  leurs  fins,  mes  frères,  à  cause  de  leur  astuce,  qui 
leur  fait  revêtir  une  multitude  de  formes  pour  com- 
battre ;  avec  les  païens  ils  adorent  les  idoles,  avec  les 
athées  ils  renient  Dieu,  avec  les  Israélites  ils  profes- 
sent le  judaïsme,  avec  les  protestants  ils  se  déclarent 
réformateurs;  et  tout  cela  pour  connaître  les  projets, 
les  pensées,  les  inclinations  de  leurs  ennemis,  tout 
cela  pour  entraîner  les  hommes  dans  une  voie  de 
perdition  et  pour  leur  faire  dire  :  «  Il  n'y  a  pas 
«  d'autre  Dieu  que  le  pape.  »  Ils  se  répandent  par 
toute  la  terre,  et  se  font  admettre  dans  le  conseil 
des  princes  pour  doiuiner  plus  siirement  les  nations, 
pour  subjuguer  l'iiimianité,  pour  la  courber  sous  le 
joug  des  évèques  de  Rome.  Mais  espérons  qu'un 
jour  Dieu  se  lasse: a  de  tant  de  scandales,  et  permet- 
tra que  ces  abominables  jésuites  soient  poursuivis 
par  ceux  qui  leur  auront  prêté  assistance,  par  les 
papes  (ux-mêmes,  pour  lesquels  ils  auront  bu  toute 
honte;  espérons  (juj  ces  séides  de  Satan  deviendront 
plus  misérables  (|ue  les  juifs,  et  que  leur  nom  sera 
un  jour  conspué  et  honni;  espérons  qu'ils  seront  re- 
gardés comme  les  êtres  les  plus  dégradés  et  les  plus 
abjects  de  l'espèce  humaine.  »  Cette  prédiction  assez 
remarquable,  qui  s'est  accomphe  dans  toutes  ses  par- 
ties, date  du  milieu  du  seizième  siècle,  quelquesannécs 
après  la  fondation  de  l'institut  des  Enlaiils  de  Loyola. 

Cependant  l'opinion  des  prélats  anglais  n'influa 
nullement  sur  la  reine,  et  la  dévote  Marie  résolut  de 
contraindre  ses  sujets  de  la  Grande-Bretagne  à  faire 
les  restitutions  de  dîmes  réclamées  par  Jules  III. 


JULES     III 


477 


Marie  Tudor,  surnommée  la  sanglante,  reine  catholique  d'Angleterre 


Les  Allemands  ne  se  montrèrent  pas  aussi  dociles  ; 
non-seulement  ils  refusèrent  de  donner  satisfaction  au 
saint-père,  mais  encore  ils  déclarèrent  qu'ils  voulaient 
se  réunir  dans  une  diète  générale  à  Augsbourg, 
pour  décréter  la  liberté  de  conscience  qui  leur  avait 
«■té  garantie  par  l'empereur  lors  du  traité  de  Passau, 
sans  avoir  à  eu  référer  ni  à  un  synode  œcuménique 
ni  à  aucun  concile  national.  En  effet,  la  diète  s'étant 
tenue  à  Augsbnurg,  les  Allemands  publièrent  un 
décret  (jui  déclarait  une  égalité  parfaite  entre  les  deux 
comuiuniuus  catholique  et  luthérienne,  garantissiiit 
aux  laïques  protestants  la  propriété  légale  des  biens 


enlevés  au  clergé  catliolique,  et  permettait  à  ceux 
([ui  étaient  demeurés  jus«{ue-là  lidèles  à  l'Eglise 
romaine,  même  aux  prêtres,  d'embrasser  le  luthéra- 
nisme et  de  se  marier.  Depuis  ce  moment  la  religion 
protestante  fut  regardée  comme  la  religion  de  l'em- 
pire, et  le  catholicisme  passa  à  l'état  de  secte. 

Lorscjue  cette  nouvelle  parvint  à  Rome,  elle  causa 
une  profonde  sensation  ;  le  pontife  en  éprouva  même 
un  accès  de  colère  qui  détermina  une  lièvre  chaude  ; 
et  comme  il  était  déjà  très-malade  des  suites  de  ses 
excès  de  table,  il  ne  put  supporter  ce  nouveau  choc, 
et  s'éteignit  le  23  mars  1555. 


478 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Eleclion  du  cardinal  de  Sainte-Croix.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Commencement  de  son  règne.  —  Son  zèle  pour  la 
reforme.  —  Il  veut  insliluer  un  ordre  militaire.  —  Ses  projets  concernant  le  redressement  dos  abus  qui  existaient  dans  le  gou- 
vernement de  r£glise.  —  Sa  mort  et  son  éloge. 


Aussitôt  que  les  funérailles  de  Jules  III  fuient 
terminées,  les  trente-sept  cardinau.x  qui  se  trouvaient 
à  Rome  entrèrent  eu  conclave  et  proclamèrent  le 
cardinal  de  Sainte-Croix  chef  suprême  de  l'Eglise, 
sous  le  nom  de  Marcel  II.  Il  était  originaire  de 
Fano  ou  Montefano,  petit  bourg  situé  sur  une  haute 
montagne  entre  Osmo  et  Macerata  ;  son  père, 
nommé  Richard  Cervin,  de  Monte  Pidciano,  exerçait 
les  fonctions  de  trésoiier  apostolique  ou  de  receveur 
du  saint-siége  dans  la  marche  d' Aucune. 

Mariiel  avait  fait  ses  études  dans  la  ville  de  Sienne; 
parvenu  à  l'âge  d'homme,  il  s'était  rendu  à  Ruine, 
où  Clément  VII  lui  avait  confié  la  gestion  d'emplois 
subalternes;  à  l'avènement  de  Paul  III  il  avait  été 
nommé  premier  secrétaire  de  la  chambre  apostolique; 
plus  tard,  le  cardinal  Farnèse  se  l'était  attaché  en 
qualité  de  secrétaire  de  légation,  lors  de  son  ambas- 
sade à  la  cour  de  Henri  II  ;  et  après  son  départ  de 
France,  il  l'avait  laissé  seul  chargé  de  continuer  les 
riégociatijns  entre  le  saint-siége  et  le  roi.  Comme 
il  avait  réussi  au  gré  du  souverain  pontife,  à  son 
retour  Paul  III  lui  donna  le  chapeau  de  cardinal 
avec  lesévêchés  de  Nicastro,  deReggio  etd'Eugubio. 

Quelques  jours  après  son  exaltation,  Marcel  reçut  la 
couronne  pontificale  des  mains  du  cardinal  de  Bellay, 
qui  se  trouvait  alors  à  Rome;  mais  au  lieu  de  dépen- 
ser, suivant  l'habitude  de  ses  prédécesseurs,  des 
sommes  énormes  en  feux  d'artifice,  en  illuminations, 


eu  festins  et  en  concerts,  il  fit  distribuer  aux  pau- 
vres tout  l'argent  qu'il  trouva  dans  le  trésor  pontifical. 
Ensuite  il  s'occupa  d'apporter  des  réformes  utiles 
dans  l'administration  du  gouvernement  de  l'Eglise; 
et  comme  il  était  convaincu  que  le  seul  moyen  de 
rendre  quelque  considération  à  la  papauté  était  de 
changer  le  système  suivi  par  ses  prédécesseurs,  il 
annonça  qu'il  exigerait  des  officiers  et  des  grands 
dignitaires  de  la  cour  de  l'iciiie  qu'ils  prati(juassent 
les  vertus  enseignées  par  le  Glirist.  Le  pontife  prévint 
également  le  sacré  collège  de  son  intention  de  former 
un  oidre  de  chevaliers  de  toutes  conditions  choisis 
dans  les  classes  les  plus  élevées  de  la  société  comme 
dans  les  plus  infimes,  pour  Je  seconder  dans  ses  tra- 
vaux, et  sa  résolution  bien  anètée  de  n'admettre  que 
ceux  qui  auraient  mérité  cet  insigne  honneur  par 
des  talents  réels  ou  par  leurs  vertus.  Sa  Sainteté 
comptait  se  servir  de  ces  chevaliers  pour  les  noncia- 
tures, pour  les  légal  ions,  pour  les  négociations  avec 
les  souverains,  et  puur  toutes  les  affaires  importantes 
du  saint-siége,  dans  le  cas  où  les  cardinaux  se  mon- 
treraient hostiles  à  ses  généreux  projets.  Puis  ^Nlar- 
cellicencia  les  gardes  du  Vatican,  disant  que  le  vicaire 
du  Christ  n'avait  pas  besoin  d'être  entouré  de  sol- 
dats ;  qu'il  était  honteux  ]ii)ur  un  souverain  et  surtout 
pour  un  pape  de  se  faire  garder  par  des  misérables 
dont  la  profession  était  d'é.forger  leurs  semblables; 
qu'il  valait  mieux  qu'un  pontife  vertueuxfùt  tué  pardes 


MARCEL    II 


479 


scélérats,  que  de  donner  une  preuve  d'orgueil  et  de  lâ- 
cheté, etdevouloirs'imposerauxpeuples  par  laterreur. 

Il  chassa  de  sa  cour  tous  les  courtisans,  qu'il  ap- 
pelait des  valets  ;  il  sup]M-ima  les  pensions  ((ni  leur 
étaient  allouées;  enfin  tout,  jusqu'à  sa  tahle,  subit 
des  réformes  importantes;  le  nombre  des  mets  qu'on 
devait  lui  servir  fut  limité,  ainsi  que  la  durée  des 
repas.  La  vaisselle  d'or  et  d'argent  fut  supprimée  et 
vendue  pour  acipiittcr  les  dettes  du  saint-siége.  Mar- 
cel avait  un  tel  dégoût  poiu-  la  llatterie,  qu'un  jour 
il  signifia  aux  auditeurs  de  rote  qui  venaient  lui  ren- 
dre hommage  pendant  qu'il  était  à  table,  qu'il  voulait 
qu'ils  s'occupassent  du  soin  de  leurs  Eglises,  et 
qu'ils  ne  perdissent  pias  leur  temps  à  faire  des  cour- 
bettes inutiles  ;  comme  l'un  d'entre  eux  faisait  en- 
tendre quel([ues  murmures  en  se  retirant,  le  pontife 
s'écria:  «Eh  quoi!  le  saint-siége  est-il  donc  telle- 
ment hérissé  d'épines  et  semé  de  ronces  qu'on  ne 
puisse  suivre  la  droite  voie  sans  se  meurtrir  à  chaque 
pas?  Serait-il  donc  vrai  qu'on  ne  peut  concilier  le 
soin  de  son  salut  avec  une  dignité  aussi  funeste  que 
celle  de  chef  de  l'Eglise?» 

Un  pape  vertueux  ne  pouvait  vivre  longtemps, 
aussi  Marcel  mourut-il,  après  vingt  et  un  jours  de 
règne,  le  30  avril  1555,  d'une  attaque  d'apoplexie, 
selon  quelques  auteurs  ecclésiastiques,  ou  des  sui- 
tes d'un  breuvage  empoisonné,  si  l'on  en  croit  le  té- 
moignage des  historiens  contemporains. 


Ainsi,  la  mort  du  vénérable  Marcel  vint  donner 
une  nouvelle  force  à  ce  fait  ([uc  nous  avons  d(\jà  rap- 
pelé dans  le  cours  de  l'histoire  des  pontifes  de  Rome; 
c'est  que  parmi  le  petit  nombre  de  saints  prélats  qui 
ont  occupé  la  chaire  de  l'Apùtre,  aucun  n'a  pu  con- 
server la  tiare  assez  longtemps  pour  mettre  à  exé- 
cution des  projets  de  réforme  dans  le  clergé  ou  dans 
les  ordres  ecclésiastiques,  et  que  tous,  sans  excep- 
tion, ont  péri  de  mort  violente. 

Devons-nous  donc  en  conclure  que  pour  être  pape 
il  faille  posséder  tous  les  vices  et  avoir  commis  tous 
les  crimes  ?  Devons-nous  donc  supposer  que  les  car- 
dinaux et  les  princes  de  l'Eglise  ne  regardent  comme 
dignes  de  leur  adoration  que  les  papes  qui  sacrifient 
à  leurs  bâtards  les  duchés  et  les  royaumes;  ou  ceux 
(pii  ne  composent  leur  cour  que  de  mignons  et  de 
courtisanes;  ou  ceux  enfin  qui,  semblables  à  des 
hyènes,  se  délectent  de  la  vue  des  cadavres  et  se 
baignent  dans  le  sang?  Hélas!  il  n'est  que  trop  vrai; 
aux  yeux  des  adorateurs  de  la  pourpre  romaine  et 
des  séides  de  la  théocratie,  les  plus  grands  papes 
sont  ceux  qui  pendant  leur  vie  ont  englouti  chaque 
année  des  millions  pour  leurs  plaisirs  de  table  ou 
pour  leurs  débauches  ;  ou  bien  encore  ceux  qui  ont 
fait  brûler  sur  les  bûchers  de  l'Inquisition  des  popu- 
lations entières,  et  qui  ont  inventé  de  nouveaux  sup- 
plices pour  îfjouter  aux  souffrances  déjà  si  effroyables 
de  leurs  victimes  ! 


i80 


HISTOIRE    DES     P.UMS 


Election  de  Paul  IV.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  11  augmente  le  pouvoir  des  inquisiteurs.  —  Mort  et  épitaphe  d'Ignace 
de  Loyola.  —  Sa  Sainteté  demande  à  la  reine  Marie  la  restitution  des  biens  enlevés  à  l'Église.  —  Ligue  entre  le  pape  et  la 
France. —  Orgueil  et  insolence  du  pontife.  —  Son  hypocrisie  et  sa  dissimulation.  — 11  s'oppose  à  Tabdicalion  de  Charles-Quint. 

—  Légation  du  cardinal  Caraiïa,  neveu  du  pape,  auprîs  de  la  cour  de  France.  —  Persécutions  contre  les  Colonna. Paul  IV 

rallume  la  guerre  en  lialie.  —  Disgrâce  du  cardinal  l'olus.  —  Violentes  accusations  contre  les  réformés  de  France. Procé- 
dure du  pape  contre  ses  neveux.  —  Insolence  de  Paul  IV  envers  la  reine  Elisabeth  d'Angleterre.  —  Querelle  enirc  l'empereur 
et  le  pape.  —  Sa  Sainteté  fait  briller  les  livres  protestants.  —  Mort  du  souverain  pontife. 


Dès  qu'on  eut  connaissance  en  Anglete;-re  de  la 
mort  du  saint  pape  Marcel,  des  ambassadeurs  parti- 
rent immédiatement  de  Londres  pour  faire  élire  sou- 
verain pontife  le  cardinal  Polus,  qui  était  sans  con- 
tredit l'ecclésiastique  le  plus  capable  d'occuper  le 
saint-siége  ;  mais  quelque  diligence  qu'ils  firent,  ils 
ne  purent  arriver  à  temps,  et  quand  ils  entrèrent  à 
Rome,  le  cardinal  Chieti  avait  déjà  réuni  la  majorité 
des  suffrages  dans  le  conclave,  et  venait  d'être  pro- 
clamé pape  sous  le  nom  de  Paul  VI. 

Le  nouveau  pontife,  .Jean-Pierre  Caraffa,  était  né 
à  Naples  d'une  famille  originaire  de  Hongrie.  Dès 
sa  plus  tendre  jeunesse  on  l'avait  fait  entrer  dans 
un  couvent  de  dominicains,  oiî  il  avait  puisé  le  ca- 
ractère cruel  et  inexorable  qui  était  le  signe  distinctif 
de  cet  ordre  de  religieux.  Quand  il  eut  terminé  ses 
études,  il  se  rendit  à  Rome,  auprès  du  cardinal  Oli- 
vier Caraffa,  son  cousin,  qui  l'initia  aux  intrigues  de 
la  cour  apostolique  et  le  recommanda  à  Jules  II.  Ce 
pape  lui  accorda  l'évèclié  de  Chieti,  et  le  chargea 
d'aller  complimenter  Feidinand  le  Catholique,  dans  i 
la  ville  de  Naples,  lors  de  son  arrivée  dans  le  royau-  ' 
me.  Léon  X  lui  donna  ensuite  la  nonciature  de  l'An- 
gleterre, avec  la  charge  de  collecteur  des  deniers  de 
saint  Pierre;  pendant  trois  années  il  pilla  le  royaume 
de  la  Grande-Bretagne;  après  quoi,  il  fut  envoyé  en 
Espagne,  auprès  de  Ferdinand,   dont  il  obtint  les  1 


bonnes  grâces  à  cause  des  moyens  ingénieux  qu'il 
lui  enseignait  pour  arriver  à  grossir  le  nombre  des 
victimes  de  Ilnquisition,  et  par  conséquent  à  accroî- 
tre ses  revenus.  Adrien  VI  le  ra])pela  à  Rome  et  lui 
confia  des  charges  imporlantes.  Sous  le  pontificat  de 
Clément  \'II,  il  créa  l'ordre  des  théatius  pour  com- 
battre les  hérétiques  ;  mais  cet  institut  de  religieux 
s'éclipsa  devant  celui  des  jésuites  ;  et  lui-même  aban- 
donna les  théatins  pour  devenir  le  protecteur  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Enfin  Paul  III  lui  donna  le 
chapeau  de  cardinal  en  témoignage  de  sa  reconnais- 
sance, et  comme  récompense  du  concours  qu'il  lui 
avait  prêté  pour  l'établissement  des  tribunaux  de  l'In- 
qnisitiondaiis  l'Italie.  En  dernier  lieu,  il  devint  grand 
i.iquisiteur  de  Rome,  et  présida  l'odieux  tribunal 
qu'il  appelait  le  nerf  de  la  puissance  du  saint-siége. 
Aussitôt  qu'il  fut  couronné,  Paul  l\  s'occupa  de 
donner  une  énergie  nouvelle  aux  persécutions  reli- 
gieuses ;  il  agrandit  les  prisons,  doubla  le  nombre 
des  juges,  et  prit  ses  mesures  pour  ne  pas  laisser  re- 
poser les  bourreaux.  D'abord  il  publia  une  bulle  d'ex- 
communication contre  ceux  qui  s'éloignaient  dans  les 
moindres  paroles  de  la  doctrine  professée  par  l'Églit-e 
catholique  romaine;  ensuite  il  prononça  contre  lis 
fidèles  suspectés  d'hérésie  des  peines  spirituelles  el 
temporelles  plus  terribles  qu'aucune  de  celles  qui 
avaient  été  promulguées  jusqu'à  cette  époque;  il  dé- 


PAUL    IV 


iSl 


Le  cardinal  Caraffa,  légal  du  pape,  amant  tout  à  la  fois  de  la  reine  et  de  la  maîtresse  du  roi  de  France 


clara  que  les  princes,  les  rois,  les  empereurs,  les 
évoques,  lus  archevêques  et  les  cardinaux  mêmes  su- 
biraient la  torture  et  monteraient  sur  le  hùcher,  s'ils 
étaient  reconnus  coupables  par  le  saint-office. 

Un  semblable  début  répandit  la  consternation  dans 
toute  la  ciirétienté  et  souleva  l'indignation  des  peu- 
ples et  du  clerj^'é  ;  les  jésuites  seuls  entonnèrent  les 
louanges  du  pontile  et  annoncèrent  partout  que  le 
trône  de  l'Apûtre  était  enfin  occupé  par  un  grand  \ 
pape  qui  comprenait  cette  sublime  vérité  :  «Il  vaut  ) 
mieux  anéantir  l'humanité  que  de  permettre  qu'elle 
se  perjîétue  dans  l'erreur  !  »  Sa  Sainteté  se  montra 
reconnaissante  envers  ses  séides;  elle  les  combla 
d'honneurs  et  de  richesses,  fit  élever  pour  eux,  dans 
l'enceitne  de  la  ville,  dcnix  superbes  collèges,  appelés 


le  Romain  et  le  Germanique,  et  leur  donna  de  ma- 
gnifiques villas  daus  les  environs.  Ce  fut  au  milieu  de 
tous  ces  triomplies  que  mourut  Ignace  de  Loyola, 
épuisé  par  les  fatigues  et  par  les  maladies.  Plus  tard, 
l'un  des  successeurs  de  Paul  IV  le  déclara  Lienlieu- 
reux,  et  un  autre  pontife,  Grégoire  X\ ,  le  mit  au 
rang  des  saints  à  miracles.  Voici  l'inscription  orgueil- 
leuse que  ses  disciples  placèrent  sur  son  tombeau  : 
«  0  toi  qui  regardes  le  grand  Pompée,  César  et  Ale- 
xandre, comme  des  êtres  extraordinaires,  ouvre  les 
yeux  à  la  vérité,  et  tu  verras  qu'Ignace  a  été  plus 
grand  ([ue  tous  ces  conquérants  I  » 

Après  la  mort  de  Loyola,  on  élut  pour  lui  succé- 
der au  généralat  de  la  société  le  savant  jésuite  Lay- 
nez,  l'un  de  ses  disciples  chéris. 

149 


4^2 


HISTOIRE     DES     PAPES 


Piiiil  IV  s'occupa  ensuilo  ilo  doniier  uiulionce  aux 
ambassailtnirs  do  la  reine  Marie,  (|ui  avaient  jioui 
mission  de  jirètcr  serment  de  lidélité  entre  les  luains 
de  Sa  S;iinlet'.  Les  députés  anglais  furent  reçus  en 
consistoire  public  et  astreints  à  un  cérémonial  iiunii- 
liant  :  on  les  oblis^ea  à  baiser  les  pieds  du  ])ape,  à  se 
mettre  devant  lui  à  genoux,  et  à  lui  coulesser  dans 
celte  jiosition,  un  à  un,  tous  les  prétendus  crimes 
de  la  nation  anglaise  envers  la  papauté  ;  ils  avouè- 
rent huiublemcnt  que  leurs  concitoyens  avaient  payé 
d'ingratitude  les  bienfaits  du  souverain  pontife,  et 
ils  demandèrent  l'absolution  de  leurs  forfaits.  Paul, 
satisfait  de  leur  condescendance,  leur  ]H'rmil  alors 
de  se  relever,  et  reçut  de  leurs  mains  les  lettres  de 
Marie  ;  mais  il  n'eut  pas  plutôt  aperçu  en  ouvrant 
la  dépêche  (jue  la  princesse  s'intitulait  reine  d'Angle- 
terre et  d'Irlande,  qu'il  entra  dans  un  accès  de  co- 
lère furieuse,  s'écrianl  que  leur  maîtresse  était  bien 
hardie  d'oser  prendre  le  titre  de  reine  d'Irlande  sans 
en  avoir  reçu  l'autorisation  du  pape  ;  et  sur  l'heure 
il  fit  chasser  les  ambassadeurs  du  N'atican. 

Dans  cette  même  séance,  Sa  Sainteté  créa  trois 
cardinaux  de  sa  famille  ;  entre  autres  un  de  ses  ar- 
rière-neveux, à  peine  âgé  de  seize  ans,  et  qu'il  avait 
déjà  nommé  archevêque  de  Naples.  Comme  le  cardi- 
nal de  Saint-Jacques  voulait  adresser  des  observa- 
tions à  ce  sujet  et  représenter  au  pa]ie  qu'il  ne  tenait 
pas  les  engagements  qu'il  avait  contractés  lors  de 
son  élection,  Paul  IV,  qui  était  vigoureux  et  agile, 
s'élança  de  son  siège,  prit  le  prélat  par  son  camail, 
l'arracha  de  son  banc,  l'entraîna  jusqu'au  milieu  de 
la  salle,  le  renversa,  le  crossa  du  pied,  et  lui  assena 
un  coup  de  poing  si  vigoureux  que  le  sang  jaillit  et 
inonda  son  visage  et  ses  vêlements. 

Après  cette  scène  scafldaleuse ,  les  cardinaux  se 
retirèrent  en  tumulte,  et  publièrent  qu'ils  ne  repa- 
raîtraient plus  en  consistoire  ;  néanmoins  la  crainte 
des  supplices  les  fit  manquer  à  leur  résolution,  et  ils 
reprirent  le  cours  de  leurs  séances  habituelles. 

Depuis  leur  expulsion  du  Vatican,  les  ambassa- 
deurs anglais  avaient  évité  de  se  présenter  devant  le 
pape;  mais  bientôt  un  ordre  de  leur  lâche  souveraine 
les  contraignit  à  faire  de  nouvelles  démarches  auprès 
de  Sa  Sainteté  pour  obtenir  un  bref  d'investiture  de 
l'Irlande;  cet  acte  de  condescendance  coûta  au  peuple 
de  la  Grande-Bretagne  deux  cent  mille  écus.  La  bulle 
fut  remise  aux  envoyés  de  la  reine  Marie  en  audience 
solennelle  par  le  saint-père,  qui  leur  donna  en  outre 
sa  bénédiction;  Paul  ajouta  toutefois,  avant  de  les 
congédier  :  «  G  est  en  témoignage  do  l'affection  pa- 
ternelle que  nous  portons  à  Marie  et  à  Philippe,  que 
nous  érigeons  l'Irlande  en  royaume,  et  cela  par  la 
puissance  suprême  que  nous  tenons  de  Dieu,  qui 
r.ous  a  placé  au-dessus  des  trônes  et  des  nations  ; 
néanmoins  nous  nous  réservons  de  révoquer  le  décret 
d'investiture  si  votre  reine  ne  se  hâte  de  restituer  au 
clergé  tous  les  biens  qui  lui  ont  été  enlevés,  et  si 
elle  ne  nous  fait  point  payer  le  denier  de  saint  Pierre; 
car  nous  nous  trouverions  forcé  de  mettre  la  Grande- 
Bretagne  en  interdit,  pour  montrer  aux  Anglais  que 
l'Apôtre,  qui  tient  les  clés  du  paradis,  ne  leur  ou- 
vrira pas  les  portes  du  ciel,  s'ils  ont  la  sacrUége 
audace  de  retenir  son  patrimoine  sur  la  terre.  » 

Malgré  cette  menace  d'inlercLiction,  les  seigneurs 


anglais  refusèrent  de  consentir  à  la  restitution  des 
biens  ecclésiastiques,  et  la  fanatique  Marie  n'osa  pas 
employer  la  violence  pour  les  y  contraindre;  elle  se 
contenta  de  rendre  aux  JÈglises  les  domaines  dont 
Henri  VIII  et  son  frère  le  jeune  Edouard  IV  s'élaienl 
emparés  et  qu'ils  avaient  réunis  aux  biens  de  la  cou- 
ronne. Peut-être  doit-on  attrihuer  la  tiédeur  (|ue  la 
reine  Mario  montra  dans  celte  circonstance  à  l'in- 
lluence  qu'exerçait  sur  elle  Philippe  son  mari,  qui 
était  di^à  instruit  des  menées  de  la  cour  de  Rome  et 
des  projets  amjiiticux  du  nouveau  jiapc  sur  le  loyaume 
de  Naples. 

En  eiïet,  Sa  Sainteté,  sous  prétexte  de  vouloir  en- 
lever aux  protestants  les  privilèges  qui  leur  avaient 
été  accordés  dans  la  dernière  diète  d'Augsbourg,  fit 
scission  avec  Charles-Quint;  et  rechercha  ouvertement 
l'alliance  de  Henri  II.  En  même  temps  le  cardinal 
Charles  CaralTa  et  son  frère  Jean,  ses  neveux,  qu'il 
as'ait  créés,  l'un  duc  de  Pulliano,  l'autre  capitaine  gé- 
néral de  lEglisc,  ainsi  que  son  troisième  neveu  An- 
toine, qui  était  en  possession  du  marquisat  de  Mon- 
tebello,  enlevé  aux  comtes  Guidi,  réunirent  secrètement 
des  troupes  et  se  préjiarèrent  à  envahir  les  Etals  de 
Naples,  que  gouvernait  alors  Mendoza.  Fort  heureu- 
sement les  espions  de  l'empereur  l'informèrent  de  ce 
qui  se  tramait  contre  lui;  et  il  eut  le  temps  d'écrire 
à  Philippe  son  fils,  d'envoyer  sans  délai  le  duc  d'Albe 
en  Italie,  avec  le  titre  de  vice-roi  de  Naples,  pour 
remplacer  Mendoza. 

Le  duc  prit  immédiatement  la  route  de  l'Italie,  et 
se  rendit  à  Rome,  sous  prétexte  du  féliciter  le  pape 
sur  son  exaltation  au  nom  de  Charles-Ouinl,  mais  en 
réalité  pour  sonder  les  intentions  de  Sa  Sainteté.  Du 
reste,  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  découvrir  les  véri- 
tables sentiments  de  Paul  IV,  car  à  la  première  pa- 
role qu'il  voulut  prononcer,  le  pontife  l'interrompit, 
s'emporta  contre  l'empereur,  le  déclara  traître  et  fé- 
lon, et  ordonna  au  vice-roi  de  sortir  de  Rome  immé- 
diatement. Le  vice- roi  n'eut  garde  de  désobéir  à  Sa 
Sainteté;  et  comme  il  craignait  de  se  voir  arrêté,  il 
sauta  à  cheval  en  quittant  le  Vatican  et  gagna  la 
campagne.  Il  eut  soin  d'envoyer  au  roi  Phihppe  la 
relation  de  ce  qui  s'était  passé,  afin  qu'il  comprît 
qu'une  rupture  entre  les  cours  di'  Rome  et  deMadiid 
était  imminente. 

Cette  haine  que  Paul  IV  portait  à  l'empereur  se 
trouva  encore  accrue  par  la  confidence  que  lui  fit  le 
cardinal  Caraffa  d'une  prétendue  conspiration  ourdie 
par  les  Espagnols,  et  qui  avait  pour  but  un  attentat 
contre  sa  jiersonne.  Dès  lors  il  ne  garda  plus  de  me- 
sures dans  ses  attaques  contre  Gharles-Quiut  et 
contre  son  fils;  ne  pouvant  les  atteindre  eux-mêmes, 
il  s'en  prit  à  leurs  partisans,  il  fit  jeter  dans  les  ca- 
chots Camille  Colouna,  qui  était  accusé  de  favoriser 
la  faction  espagnole;  il  proscrivit  sa  famille  et  con- 
fisqua les  biens  de  cette  illustre  maison;  il  fit  arrêter 
les  courriers  de  l'empereur  et  du  roi  Philippe  qui 
avaient  à  traverser  ses  États,  et  ouvrit  les  dépêches 
adressées  au  duc  d'Albe;  ensuite  il  rassembla  des 
troupes  et  s'empara  des  jilacesde  Pulliano  et  de  Nep- 
tune, qui  appartenaient  aux  Colonna. 

Ces  premières  hostilités  furent  suivies  d'une  décla- 
ration de  guerre  contre  Charles-Quint  ;  et  le  saint- 
père,  qui  voulait  fouler  aux   pieds   les   empereurs, 


PAUL     ÎV 


483 


oomrao  l'avaient  fait  ses  prédécesseurs,  lui  écrivit  : 
«  Qu'il  ineltfait  le  l'eu  aux  quatre  coins  du  monde, 
jjlut<)t  que  de  lui  céder  en  rien!  »  Néanmoins,  le  duc 
d'Aibe,  qui  commandait  une  armée  aQ;ucrrie,  eut 
bientôt  envahi  le  patrimoine  de  saint  Pierre,  et  les 
Es])a;4noU  se  trouvèrent  sous  les  murs  de  Uome  avant 
que  Paul  eût  songé  à  leur  opposer  quelque  résistance. 

Sa  Sainteté  tourna  ses  regards  du  côté  de  la  France, 
et  promit  à  Henri  II  le  royaume  de  Naples  et  le  du- 
ché de  i\liian  pour  deux  de  ses  lils,  s'il  consentait  à 
entrer  en  Italie  pour  repousser  ses  ennemis;  en  outre, 
comme  le  pape  savait  que  8a  Majesté  était  furt  su- 
perstitieuse, et  pourrait  objecter  que  le  dernier  traité 
conclu  avec  l'empereur  l'empêchait  de  prendre  les 
armes,  sous  peine  d'être  regardé  par  les  peuples 
comme  traître  et  parjure,  il  lui  envoya  une  iiulle  por- 
tant dispense  de  tenir  ses  serments. 

Octave  Farnèso,  duc  de  Milan,  rpii  était  engagé 
dans  le  même  traité,  ne  voulut  point  le  rompre,  soit 
qu'il  ne  criit  pas  sa  conscience  en  sûreté,  malgré 
l'autorisation  du  pontife,  soit  (|u"il  n'y  trouvât  pas  le 
même  intérêt  ((ue  le  roi  de  France  ;  il  encourut  alors 
la  peine  de  l'excommunication,  et  il  fut  nnathématisé 
par  Paul  IV  à  cause  de  son  refus  de  se  réunir  aux 
Français  pour  combattre  les  Espagnols,  comme  il 
l'avait  été  précédemment  par  Paul  III  pour  avoir  re- 
fusé de  se  rallier  aux  Espagnols  pour  guerroyer  contre 
les  Français. 

Le  souverain  pontife  menaça  également  des  foudres 
ecclésiastiques  le  roi  Philippe,  s'il  n'abandonnait  ses 
prétentions  sur  ]Maples  en  faveur  de  ses  neveux.  Le 
prince,  qui  n'avait  nulle  envie  de  détacher  de  sa  cou- 
ronne ce  magnifique  royaume,  se  décida  à  une  me- 
sure vigoureuse,  et  résolut  d'assembler  à  Pise  qua- 
torze cardinaux  qui  s'étaient  vendus  à  ses  agents,  et 
qui  avaient  prorais  de  déclarer  l'élection  du  pape 
contraire  aux  saints  canons  et  de  le  déposer  comme 
intrus  au  saint-siége. 

Un  événement  extraordinaire  vint  arrêter  Philippe 
dans  l'exécution  de  ce  projet  ;  il  reçut  la  nouvelle  que 
Charles-Quint,  son  père,  avait  abdiqué  solennelle- 
ment, et  lui  abandonnait  le  gouvernement  de  ses  im- 
menses Etats.  Henri  II,  redoutant  les  conséquences 
d'une  guerre  avec  ce  prince,  qui  se  trouvait,  par 
suite  de  l'abdication  de  l'empereur,  le  plus  puissant 
monarque  de  l'Europe,  se  hâta  de  conclure  une  trêve 
avec  l'Espagne.  Mais  l'obstiné  pontife  ne  voulut  ac- 
céder à  aucune  proposition  d'arrangement,  et  lit 
jouer  tous  les  ressorts  de  la  politique  pour  empêcher 
la  conclusion  de  la  paix  entre  la  France  et  l'Espagne. 
D'abord,  le  saint-père  envoya  son  neveu  pour  pré- 
senter une  épée  et  un  chapeau  bénits  à  Henri  II,  et 
en  même  temps  pour  lui  renouveler  la  promesse  de 
l'investiture  du  royaume  do  Naples;  ensuite  il  prit 
l'engagement  solennel  de  nommer  autant  de  cardi- 
naux ([ue  Sa  Majesté  le  désirerait,  afin  de  lui  assurer 
la  majorité  dans  le  conclave,  et  pour  rendre  certaine 
l'élection  d'un  cardinal  français  s'il  venait  à  mourir 
avant  d'avoir  accompli  sa  vengeance  contre  leur  enne- 
mi commun. 

.\  peine  arrivé  à  Fontainebleau,  où  se  tenait  la  cour 
de  France,  le  cardinal  Garatfa  |)rit  ses  informations 
auprès  des  jésuites,  les  espions  naturels  du  pape,  et 
il  apprit  d'eux  que  s'il  voulait  réussir  à  la  cour  de 


France,  il  devait  s'appuyer  sur  les  Guises,  et  flatter 
leur  ambition  à  cause  de  la  belle  Diane  de  Poitiers, 
duchesse  de  Valentinois,  la  maîtresse  du  roi,  qui  leur 
était  vendue  corps  et  .une;  f|u'en  outre,  il  devait  ne 
pas  négliger  de  se  mettre  dans  les  bonnes  grâces  du 
maréchal  Strozzi,  l'amant  de  la  reine. 

Caralïa  se  conl'orina  aux  recommandations  des  jé- 
suites, et  grâce  à  leurs  conseils,  un  mois  après  son 
arrivée  en  France,  il  avait  de  nouveau  entraîné  Hen- 
ri II  dans  le  parti  du  pape  et  avait  fait  déclarer  la 
guerre  à  l'Espagne.  Il  accompagna  ensuite  la  cour  à 
Paris,  et  se  lit  si  bien  venir  de  1 1  duciicsse  de  Valenti- 
nois et  de  Catherine  de  JMédicis,  dans  les  conférences 
qu'il  eut  avec  elles,  que  le  galant  cardinal  devint  l'a- 
mant de  l'une  et  de  l'autre.  Aussi,  lorsque  la  reine 
vint  à  accoucher  de  doux  filles  jumelles,  disait-on  ou- 
vertement que  le  roi  était  un  mari  et  un  amant  ridi- 
cule, et  le  blàma-t-on  beaucoup  de  ])crmettre  cjue  le 
cardinal  (ïit  le  parrain  et  le  père  de  ses  lilies. 

Pendant  que  le  neveu  de  Sa  Sainteté  avançait  ses 
affaires  à  la  cour  de  France,  Paul  IV  repoussait  les 
Espagnols  de  ses  Etats;  et  grâce  à  l'intervention  des 
troupes  de  Henri  II,  il  se  trouva  encore  en  position 
de  dicter  ses  volontés. 

Comme  son  intention  était  de  jeter  la  division  dans 
le  camp  de  ses  ennemis,  il  proiita  de  ce  que  l'abdi- 
cation de  Charles-Quint  laissait  vacante  la  dignité 
impériale,  et  se  déclara  tour  à  tour  pour  Ferdinand 
et  pour  Philippe,  les  deux  prétendants  à  la  couronne 
d'Allemagne,  afin  d'accroitre  les  troubles.  Il  parut 
d'abord  disposé  favorablement  pour  Ferdinand,  le 
frère  de  Charles-Quint,  et  appuya  sa  nomination  au- 
près des  électeurs  au  préjudice  de  Philippe;  puis, 
lorsque  les  princes  allemands  eurent  proclamé  Fer- 
dinand chef  de  l'empire,  le  pape  revint  sur  sa  pre- 
mière décision,  et  refusa  de  donner  audience  aux  am- 
bassadeurs qui  venaient  lui  annoncer  cette  nomination, 
déclarant  qu'il  ne  reconnaissait  point  le  nouvel  em- 
pereur, attendu  que  l'abdication  de  Charles-t^uint  ne 
pouvait  être  légitimée  sans  l'autorisation  du  saint- 
siége  qui  seul  pouvait  faire  et  défaire  les  empereurs. 

Ferdinand  rappela  aussitôt  les  députés  qu'il  avait 
envoyés  à  Rome  ;  et  pour  punir  le  pape  de  son  ou- 
trecuidance, il  confirma  la  diète  d'Augsbourg,  qui 
assurait  la  liberté  religieuse  de  l'Allemagne.  Par  re- 
présailles, Paul  réunit  les  plus  habiles  théologiens 
de  la  société  de  Jésus,  les  consulta  sur  les  mesures 
à  prendre  relativement  à  Charles-Quint,  et  en  obtint 
cette  décision  entièrement  conforme  à  ses  sentiments, 
savoir  :  «  Que  Dieu  ayant  donné  à  saint  Pierre  et  à 
ses  successeurs  une  autorité  absolue  sur  le  royaume 
du  ciel  et  sur  les  trônes  de  la  terre,  aucun  empe- 
reur ne  pouvait  déposer  le  diadème  sans  la  permis- 
sion du  pontife;  que  Charles  avait  prêté  serment  d'o- 
bédience au  saint-siége,  et  qu'il  ne  pouvait  abdiquer 
sans  être  ])arjure;  qu'en  consé(iuence  il  devait  être 
anathéinatisé,  interdit,  déposé  et  brûlé  comme  hé- 
rétique, s'il  ne  continuait  à  porter  sur  ses  épaules  le 
faix  du  gouvernement,  aus«?i  longtemps  ((ue  le  saint- 
père  le  jugerait  convenable  aux  avantages  de  la  re- 
ligion et  aux  intérêts  du  siège  apostoli(  pie.  » 

Paul  publia  une  bulle  contre  Charles-Quint,  ex- 
pliquant fort  au  long  les  rnolifs  par  k-sipuds  Dieu 
défendait  aux  rois  de  choisir  leurs  successeurs,  et 


484 


HISTOIRE    DES    PAPES 


concluait  par  cette  singulière  doctrine,  que  la  lib  . 
disposition  des  couronnes  appartenait  aux  pape 
seuls  coranie  chefs  suprêmes  de  la  république  due 
tienne.  Une  semblable  déclaration  é(jui\a[ait  à  un 
manifeste  de  guerre  ;  el  sans  plus  tarder,  Sa  Sainteti' 
commença  les  hostilités  contre  la  maison  d'Autriche. 
lit  arrêter  non-seulement  l:s  anibassadonrs  d'Espa- 
gne, mais  encore  ceu\  d'Anïjleterre,  sous  prétexte 
que  Philippe  étant  marié  à  leur  reine,  ils  devaient 
nécessairement  être  d'intellip'cuce  avec  les  ennemis 
du  saint-siége.  Il  leva  des  troupes  de  tous  les  côtés, 
les  réunit  à  celles  que  le  duc  de  Guise  lui  avait 
amenées  de  Erance;  il  soudoya  même  des  protestants 
du  pays  des  Grisons;  et  lorsqu'on  lui  représenta  le 
scandale  qu'il  donnait  aux  fidèles  en  admettant  des 
soldats  hérétiques  dans  ses  armées,  il  répondit  :  «  Eh 
bien  !  où  est  le  mal?  ils  n'en  combattront  qu'avec  plus 
d'acharnement  pour  tuer  nos  ennemis  catholi([ues  ! 
Je  m'allitrais  avec  Satan  pour  anéantir  Philippe.  » 

Les  poursuites  contre  les  Colonna  l'urciit  reprises 
avec  une  rigueur  extraordinaire;  les  partisans  de 
cette  maison  furent  impitoyablement  arrachés  de 
leurs  demeures,  jetés  dans  les  cachots  de  l'Inquisi- 
tion el  livrés  aux  bourreaux;  et  il  ne  se  passa  pas  de 
jours  que  la  grande  place  de  Rome  ne  vît  s'allumer 
de  nouveaux  bûchers  pour  consumer  les  victimes  de 

•'.  la  tyrannie  pontilicale.  Dans  l'impuissance  de  sauver 
leurs  amis,  Ascagne  Golonna  et  Marc-Antoine,  son 
fils,  voulurent  au  moins  les  venger;  ils  organisèrent 
des  bandes  de  soldats  calabrais,  et  vinrent  l'aire  des 
excursions  jusque  sous  les  murs  de  Rome.  Ces  atta- 
ques audacieuses  exaltaient  d'autant  plus  la  colère 
du  pape,  (ju'il  lui  était  impossible  de  s'en  garantir, 
ses  ennemis  arrivant  toujours  à  l'improviste  et  se  re- 
tirant sur  les  terres  de  Xaples  dès  qu'il  avait  repris 
l'otïensive.  Ne  pouvant  donc  atteindre  les  Colonna, 
il  résolut  d'épouvanter  leurs  protecteurs;  et  le  23 
juillet  1556.  ayant  rassemblé  les  cardinaux  en  con- 
sistoire, il  fit  décréter  «  que  Sa  Sainteté,  après  avoir 
excommunié  et  interdit  Ascagne  Golonna  et  Marc- 
Antoine,  avait  également  défendu  à  tous  les  chré- 
tiens de  leur  donner  assistance  ou  asile,  sous  peine 
des  mêmes  censures  ;  qu'au  mépris  de  cette  bulle, 
l'empereur  Charles-Quint  et  le  roi  Philippe,  son  fils, 
ayant  osé  fournir  des  hommes  et  de  l'argent  à  ces 
enfants  de  perdition,  se  trouvaient  pour  cette  raison 
excommuniés,  interdits  et  déposés,  à  moins  qu'ils  ne 
cessassent  immédiatement  leurs  relations  avec  les 
ennemis  du  saint-siége.  » 

Cette  manifestation  ne  changea  rien  à  la  marche 
des  affaires  ;  Philippe  ne  parut  pas  s'en  émouvoir, 
non  plus  que  Charles-Quint,  qui  était  alors  retiré 
dans  un  couvent.  Le   duc  d'Albe  n'en  réclama  pas 

•  avec  moins  d'énergie  les  ambassadeurs  que  Paul 
avait  fait  jeter  dans  les  cachots  de  l'Inquisition,  en 
menaçant  de  marcl:er  sur  Rome  s'ils  ne  lui  étaient 
rendus  sur  l'heure.  Au  lieu  d'obéir,  le  pape  se  pré- 
para à  combattre  ;  il  fit  dire  au  duc  que  la  crainte 
d'aucun  danger  ne  l'empêcherait  de  maintenir  la  di- 
gnité de  la  tiare  ;  que  le  Christ  lui  ayant  donné  la 
garde  de  son  troupeau,  il  saurait  le  défendre;  et  que 
d'ailleurs  il  remettait  le  soin  de  son  triomphe  aux 
mains  de  Dieu.  Néanmoins  sa  confiance  dans  les  se- 
cours célestes  n'était  pas  telle  qu'il  se  crût  dispensé 


de  prendre  certaines  dispositions  utiles  en  cas  Je 
siège.  11  distribua  des  armes  aux  citoyens  de  Rome, 
les  divisa  par  compagnies,  chacune  sous  les  ordres 
d'un  chef  de  quartier;  il  lit  relever  les  anciennes  mu- 
railles, garnit  de  canons  plusieurs  forteresses  voisi- 
nes et  en  augmenta  les  garnisons.  Alontluc  lui  ame- 
na en  outre  trois  mille  hommes  d'arnu>s  français,  et 
le  maréchal  Strozzi  vint  en  personne  prendre  le  com- 
mandement des  troupes  attachées  à  la  défense  de 
Rome,  en  attendant  que  l'armée  qui  se  formait  au 
delà  des  Alpes  ])ùt  faire  son  entrée  en  Italie. 

Le  duc  d'Albe,  instruit  de  toutes  ces  choses,  en- 
voya au  pape  comme  plénipotentiaire  Pirro-Loiïredi, 
marquis  de  Trevico,  pour  faire  une  dernière  tenta- 
tive de  conciliation;  mais  à  peine  l'ambassadeur  eut- 
il  franchi  l'enceinte  de  Rome,  ([u'on  l'arrêta  et  qu'on 
le  fit  conduire  dans  les  cachots  de  l'Inquisition.  Cette 
violation  du  droit  des  gens  exaspéra  le  duc;  il  se  mit 
immédiatement  en  route  ta  travers  la  province  de  La- 
bour, et  marcha  sur  la  vilUv  sainte  pour  punir  le 
pontife.  Celui-ci,  qui  était  informé  des  mouvements 
de  l'armée  par  les  jésuites  espagnols,  accéléra  les 
travaux  de  fortifications,  fit  abattre  les  églises,  raser 
les  couvents,  détruire  les  cimetières,  et  se  trouva 
prêt  à  repousser  les  attaques  des  assaillants.  D'autre 
part,  le  duc  de  Guise  se  rapprocha  de  Rome  avec 
son  corps  d'armée,  et  vint  se  concerter  avec  Paul  IV 
pour  un  plan  de  campagne.  Comme  l'argent  man- 
quait par  suite  des  profusions  des  neveux  du  pape, 
et  ([u'il  était  urgent  d'en  avoir  pour  envoyer  des  ap- 
provisionnements à  l'armée,  Sa  Sainteté  mit  en  vente 
dix  chapc;!ux  de  cardinaux,  un  grand  nombre  de  bé- 
néfices, et  fit  des  emprunts  forcés  aux  plus  riches 
citoyens.  Toutes  ces  mesures  occasionnèrent  un  re- 
tard de  deux  mois;  et  lorsque  le  duc  de  Guise  eut 
enfin  obtenu  les  moyens  de  pénétrer  dans  l'Abruzze, 
afin  d'attaquer  les  Espagnols,  il  se  trouva  que  le  di.c 
d'Albe  avait  tourné  l'armée  française,  s'était  jeté  sur 
la  ville  de  Signia,  qu'il  avait  emportée  d'assaut,  tt 
sur  Palliano,  qu'il  pressait  vigoureusement,  afin  de 
pousser  une  pointe  sur  Rome.  Pendant  que  le  duc  de 
Guise  guerroyait  dans  l'Abruzze,  le  roi  Henri  II  se 
faisait  battre  à  Saint  Quentin  par  les  Anglais,  qui 
avaient  pris  parti  pour  le  mari  de  leur  souveraine. 

Sa  Majesté  fut  alors  obligée  de  rappeler  son  armée 
d'Italie  et  de  laisser  le  saint-siége  à  la  merci  des  Es- 
pagnols. Paul,  irrité  contre  la  dévote  Marie  d'An- 
gleterre, la  cause  du  départ  de  ses  alliés,  lui  écrivit 
pour  lui  reprocher  sa  lâche  condescendance  envers 
son  mari  ;  et  ne  pouvant  se  venger  d'elle.  Sa  Sainteté 
fit  retomber  tout  le  poids  de  sa  colère  sur  le  cardi- 
nal Polus,  favori  de  la  reine.  Il  lança  un  décret  con- 
tre tous  les  nonces  de  la  Grande-Bretagne,  et  no- 
tamment contre  le  cardinal  Polus,  qu'il  déclarait 
traître  à  l'Église,  parce  qu'il  n'avait  point  su  empê- 
cher la  princesse  de  se  déclarer  contre  la  France. 
Vainement  le  sacré  collège  représenta  au  souverain 
pontife  qu'une  semblable  mesure  allait  compromettre 
l'autorité  du  siège  apostolique  en  Angleterre  ;  il  ne 
voulut  rien  changer  à  sa  résolution  ;  il  rappela  le 
confesseur  de  Marie,  le  jésuite  Payton,  à  la  cour  de 
Rome,  le  créa  cardinal  et  lui  donna  la  légation  de  la 
Grande-Bretagne.  Mais  la  reine  d'Angleterre,  qui 
jusque-là  avait  montré  une  soumission  stupide  aux 


^  A  U  L     I Y 


483 


Elisabeth,  reine  d"Ang!elerre,  fille  d'Anne  de  Boleyn 


volontés  du  pape,  refusa  cette  fois  d'obéir,  et  fit  si- 
gnifier à  Pnjton,  qui  était  déjà  en  route  pour  se  ren- 
dre à  son  poste,  qu'elle  lui  faisait  défense  de  mettre 
les  pieds  dans  son  royaume  sous  peine  de  la  vie.  Cet 
ordre  causa  une  telle  frayeur  au  cardinal  jésuite,  qu'il 
en  prit  une  fièvre  chaude  dont  il  mourut  quelques 
mois  après. 

Néanmoins  le  pontife  ne  ralentit  en  rien  ses  pour- 
suites contre  Polus,  et  il  ne  consentit  à  écouter  des 
propositions  de  jiaix  que  lorsqu'il  se  trouva  pressé 
par  l'imminence  du  danger  et  par  les  victoires  du 
duc  d'Albe  ;  encore  ne  voulut-il  faire  aucune  conces- 
sion d'amour-propre.  Sa  Sainteté  exigea  ([ue  le  géné- 
ral espagnol  vînt  lui  demander  pardon  d'avoir  pillé  le 
patrimoine  de  l'Eglise,  et  la  supplier,  à  genoux,  de  lui 
accorder  l'absolution    de  ses  fautes  et  de  celles  de 


Philippe  son  maître.  Le  \ainqucur,  qui  voyait  le  pon- 
tife sur  le  bord  de  la  tombe,  consentit  à  cette  humi- 
liante cérémonie,  et  la  paix  fut  signée  entre  l'Espagne 
et  le  siiint-siége.  A  partir  du  même  jour,  Paul  de- 
vint l'ennemi  de  la  F.'-ance,  dont  il  n'avait  plus  be- 
soin, et  chercha  à  susciter  des  troubles  dans  le  royau- 
me, en  accusant  Henri  II  do  favoriser  les  réformés 
de  sa  capitale,  et  de  leur  permettre  de  se  réunir  en 
assem  Idées. 

Voici  le  fait  qui  avait  donné  lieu  à  cette  extrava- 
gante accnsation  :  «  Pendant  une  nuit  d'automne, 
dit  Mézerai,  les  jésuites  eurent  connaissance  qu'en- 
viron deux  cents  personnes  de  la  religion  réformée 
de  Calvin  faisaient  leur  prière  en  commun  dans  un 
hùlel  particulier  du  faubourg  Saint-Germain  ;  aussi- 
tôt ils  se  rendent  sur  les  lieux,  ameulonl  la  foule  de- 


*l»b 


mSTOlUK    DES    i'Al'ES 


vantla  maison  où  se  trouvaiont  réunis  les  liciéliquos. 
criant  au  scandale  ei  à  l'aliouiiualion.  Ceux-ci.  t'|Hni- 
vanU's  des  hnrloiuenls  de  leurs  ennemis,  veulent  luir; 
mais  avant  qu'ils  aient  pu  réaliser  leur  projel ,  les  portes 
sont  enfoncées,  les  catholiques  pénètrent  dans  leur 
ivtraite,  arrêtent  plus  d'une  centaine  de  ces  malheu- 
reux, qu'ils  Irainenl  dans  les  cachots  de  l'oflicialité.  » 

Les  disciples  de  Loyola  se  portèrent  leurs  accusa- 
teurs, et  reproduisirent  contre  eux  des  alléirations 
aussi  bizarres  que  mensongères;  ils  prétendirent 
((ue  les  calvinistes  faisaient  rôtir  de  jeunes  enfants 
et  qu'ils  en  mangeaient  la  chair  dans  leurs  affreux 
»'pas;  qu'ensuite  hommes  et  femmes  se  confon- 
daient dans  l'obscurité  en  d'horribles  embrasseinents; 
entin  ils  renouvelèrent  au  sujet  des  réformés  les  ac- 
cusations les  plus  insensées.  Ces  calomnies  firent  mon- 
ter sur  le  bùclierun  grand  nombre  do  protestants;  quel- 
ques-uns cependant  obtinrent  de  comparaître  devant 
des  juges  qui  ne  fussent  jias  sous  l'inlluence  des  jé- 
suites ;  et  comme,  dans  l'intervalle,  les  Suisses,  le 
|irince  palatin  et  plusieurs  électeurs  avaient  adressé 
à  Henri  II  des  réclamations  véhémentes,  le  menaçant 
de  lui  retirer  l'apiiui  de  leurs  armes  s'il  continuait  à 
|)oursuivre  leurs  coreUfjionnaires ,  force  avait  été  au 
roi,  qui  avait  besoin  de  ces  intercesseurs,  de  mettre 
un  terme  aux  persécutions. 

Cet  acte  de  modération  avait  été  blàraé  hautement 
par  la  cour  de  Rome  ;  et  le  pape,  dans  une  audience 
publique  qu'il  donna  aux  ambassadeurs  français,  ne 
craignit  pas  de  leur  dire  :  «  qu'il  était  naturel  que 
les  atïaires  allassent  mal  dans  un  royaume  où  on 
n'usait  de  rigueur  qu'envers  les  saints  prêtres  pour 
les  contraindre  à  résider  dans  leurs  églises,  ainsi 
((u'on  l'avait  vu  dans  l'affaire  des  jésuites,  et  où  le 
prince  portait  l'irréligion  jusqu'à  publier  des  ordon- 
nances sur  les  sacrements,  et  se  permettait  de  pro- 
scrire les  mariages  clandestins. 

Sa  Sainteté  s'exi)rima  avec  aussi  peu  de  retenue 
sur  le  compte  de  la  reine  Elisabeth,  lille  de  Hen- 
ri VIII  et  d'.\nne  de  Boleyn,  qui  lui  envoyait  des 
ambassadeurs  pour  lui  apprendre  la  nouvelle  de  la 
mort  de  sa  sœur  Marie,  et  pour  lui  notilier  son  avè- 
nement au  trùne. 

Paul  IV  reçut  les  députés  avec  une  hauteur  in- 
concevable; il  leur  déclara  qu'il  ne  reconnaissait  pas 
Elisabeth  comme  reine,  attendu  que  la  Grande-Bre- 
tagne était  un  fief  du  saint-siége  ;  que  l'usurpation 
consommée  par  cette  femme  était  d'autant  plus  im- 
jiie  qu'elle-même  était  bâtarde  et  n'avait  pas  le  plus 
léger  droit  à  la  couronne.  Cette  jactance  du  saint- 
père  détermina  la  reine  à  se  retirer  de  l'obédience 
du  saint-siége  et  à  rappeler  ses  ambassadeurs  de 
Rome  ;  mais  Paul  s'opposa  à  leur  départ  et  leur  dé- 
fendit de  ([uilter  sa  cour. 

Tandis  (|ue  le  souverain  pontife  abusait  si  immo- 
dérément de  l'autorité  spirituelle,  ses  neveux  fai- 
saient également  servir  aux  intérêts  de  leur  ambi- 
tion le  pouvoir  temporel  qu'il  leur  avait  confié.  Leurs 
spoliations  devinrent  telles,  que  de  tous  les  côtés  des 
plaintes  s'élevèrent  contre  eux;  alors  ils  voulurent 
empêcher  que  les  réclamations  des  victimes  arrivas- 
sent jusqu'au  pape,  et  ils  l'entourèrent  de  créatures 


qui  le  tenaient  en  quelque  sorte  en  cbartre  privée. 
Sa  Sainteté,  dont  le  caraclèro  impérieux  ne  s'accom- 
modait à  aucune  contrainte,  jirit  des  mesures  violen- 
tes contre  les  membres  de  sa  famille,  les  dépouilla  de 
toutes  leurs  dignités,  et  les  exila  loin  de  Rome. 

De  nouveaux  ministres  furent  installés  au  ^'atican 
et  placés  sous  la  jirésidence  do  Camille  des  Ursins 
et  des  cardinaux  de  Trani  et  de  Spolette;  Paul  IV 
leur  abandonna  le  gouvernement  de  l'Église,  et  ne 
voulut  se  réserver  que  l'adminislralinn  de  l'Inquisi- 
tion, «  cette  forteresse  imprenable  de  la  papauté.  >> 

Pendant  que  ce  vieillard  orgueilleux,  violent  et 
cruel,  s'acharnait  sur  les  malheureux  réformés,  les 
deux  rois  de  France  et  d'Es])agne  Iraitaienl  de  la 
])aix,  et  ciinenlaienl  lenrunicm  parle  ilouble  mariage 
d'Elisabeth,  lille  de  Henri  II,  avec  Philippe  II,  et 
de  sa  sœur  Marguerite  avec  le  duc  de  Savoie.  Cette 
paix  fut  signée  au  Catean-Cambrésis. 

En  apprenant  la  cessation  des  hostilités,  Paul  en- 
tra dans  un  violent  accès  de  colère,  et  s'écria  :  «  C'en 
est  fait  de  la  puissance  du  saint-siége!  l'Allemagne 
et  r.Vngleteri-e  sont  à  jamais  perdues  pour  nous  ;  et 
cela  par  la  faute  des  cardinaux,  ces  vampires  qui  ne 
songent  qu'à  leur  intérêt  personnel  et  nullement  à 
celui  de  la  papauté!  Que  les  démons  de  l'enfer,  s'il 
en  existe,  les  emportent  tous  dans  la  géhenne  avec 
les  rois  d'Espagne  et  de  France,  et  avec  eux  tous 
mes  parents  !  qu'ils  ne  laissent  sur  la  terre  que  des 
peuples  à  opprimer,  des  jésuites  pour  me  défendre, 
et  des  dominicains  pour  me  servir.  »  Sa  Sainteté 
était  dans  un&  grave  erreur,  car  les  deux  rois  n'a- 
vaient conclu  un  traité  que  pour  agir  avec  plus  d'ef- 
iicacité  contre  l'hérésie  et  pour  se  conformer  aux 
vœux  d'extermination  du  pontife;  ce  qu'ils  ne  firent 
que  trop  connaître  en  «continuant  à  persécuter  avec 
rigueur  les  protestants  de  leurs  États.  Henri  II  fit 
élever  des  chambres  ardentes  dans  toutes  les  villes 
de  son  royaume,  et  Philippe  introduisit  des  légions 
d'inquisiteurs  dans  les  Pays-Bas.  Ce  dernier  prince 
envoya  même  à  Rome  un  théologien  de  l'université 
de  Louvain,  pour  demander  à  Paul  lY  des  règle- 
ments précis  sur  la  nature  des  fonctions  des  tribu- 
naux du  saint-office,  et  sur  celle  des  crimes  dont  ils 
devaient  prendre  connaissance.  Le  souverain  pontife 
reprit  alors  quelque  confiance  dans  le  succès  de  ses 
projets,  et  s'empressa  d'expédier  les  bulles  qui  au- 
torisaient l'établissement  des  tribunaux  de  l'Inqui- 
sition, ainsi  que  les  règles  qui  devaient  être  suivies 
par  les  officiers.  Sa  Sainteté  se  préparait  à  donner 
une  nouvelle  énergie  aux  persécutions,  lorsqu'une 
fièvre  d'irritation  en  délivra  Rome  le   18  août  1559. 

A  peine  Paul  IV  eut-il  fermé  les  yeux,  que  le 
peuple,  n'étant  plus  retenu  par  la  crainte,  courut 
aux  armes,  incendia  le  palais  des  inquisiteurs,  déli- 
vra les  prisonniers  du  saint-office ,  démolit  les  pri- 
sons nouvelles,  et  essaya  même  de  brûler  le  couvent 
de  la  Minerve,  qui  renfermait  les  dominicains.  Dans 
toute  la  ville  on  abattit  les  statues  du  pape  défunt, 
on  brisa  ses  armoiries,  et  peu  s'en  fallut  (ju'on  n'exé- 
cutât le  décret  rendu  par  une  assemblée  des  citoyens, 
([ui  ordonnait  que  son  cadavre  serait  traîné  sur  une 
claie  dans  les  ruesdeRome,  et  ensuite  jetéà  la  voirie. 


PIE    IV 


487 


Élection  de  Pie  IV.  —  Son  origine  et  son  caractère.  —  Commencements  de  son  pontificat.  —  Élévation  Je  sa  famille.  —  Il  persé- 
cute les  Caraiïa.  —  Il  reconnaît  Ferdin^ind,  frère  de  Charles-Quint,  comme  légitime  empereur.  —  Bulle  pour  la  continuation 
du  synode  de  Trente.  —  Lettre  de  Catherine  de  Médicis  au  pape.  —  Ouverture  des  nouvelles  sessions  du  concile  de  Trente.  — 
Ligue  proposée  par  le  pape  —  Cruautés  commises  dans  la  ville  d'Orange  par  les  catlioliques,  à  l'instigation  de  Sa  Sainteté.  — 
Concile  de  Trente.  —  Maximilien,  roi  des  Romains,  refuse  le  serment  dobédience  au  pape.  —  Le  roi  de  France  protège  !a 
reine  de  Navarre  contre  le  pape.  —  Conjuration  des  Espagnols  contre  cette  reine.  —  La  France  refuse  de  recevoir  les  actes  du 
concile  de  Trente.  —  Établissement  des  jésuites  dans  le  royaume.  —  Conjuration  contre  le  pape.  —  l'ie  IV  travaille  à  enrichir 
sa  famille.  —  Concessions  de  la  cour  de  Rome  aux  prolesUints  d'Allemagne.  —  Entrevue  des  reines  de  France  et  d'Espagne 
peur  préparer  l'eiiermination  des  calvinistes.  —  Mort  du  saint-père. 


Lorsque  la  colère  du  peuple  de  Rome  fut  apaisée, 
les  cardinau.\  entrèrent  en  conclave  pour  donner  un 
successeur  au  farouche  Paul  IV.  Toutefois,  avant  de 
recueillir  les  suffrages,  ils  rédigèrent,  suivant  la  cou- 
tume, une  capitulation  que  devait  jurer  le  nouveau 
pontife.  Elle  se  résumait  à  ces  deux  articles  : 

«  Reconnaître  Ferdinand  comme  empereur,  afin 
d'arrêter  le  progrès  du  schisme  eu  Allemagne. 

«  Continuer  le  concile  de  Trente ,  afin  d'aviser  à 
prendre  des  mesures  nécessaires  pour  étouffer  la  ré- 
forme en  France  et  dans  les  Pays-Bas.  » 

Chaque  membre  du  conclave  s'étant  engagé  à  ra- 
tifier par  serment  tout  ce  que  renfermait  la  capitula- 
tion, la  cai-rière  fut  ouverte  aux  brigues,  et  les  pré- 
tendants purent  à  leur  aise  nouer  et  dénouer  des 
intrigues  suivant  les  intérêts  de  leur  candidature.  Le 
cardinal  de  Médicis  l'emporta  sur  ses  compétiteurs, 
grâce  à  son  immense  fortune,  et  fut  proclamé  sou- 
verain pontife  sous  le  nom  de  Pie  IV. 

On  n'est  pas  d'accord  sur  l'origine  des  ancêtres  de 
ce  Jiape;  quehjues  historiens  prétendent  qu'il  était 
de  l'illustre  maison  des  ^Médicis  de  Florence;  d'autres 
affirment  que  sa  famille  occupait  un  rang  très-infime 
dans  la  société;  que  son  nom  patronymique  était 
Médequin,  et  que  son  père  s'a])pc'lait  IJcrnard.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  Bernard  de  Médequin  ou  de  Médicis 


avait  épousé  une  jeune  fille  nommée  Cécile  Serbel- 
lon,  et  il  avait  eu  de  son  mariage  six  fils  et  sept  fil- 
les. Pie  IV,  qui  était  le  deuxième  de  leurs  enfants, 
avait  embrassé  l'état  ecclésiastique,  s'était  élevé  peu 
à  peu  aux  hautes  dignités  de  l' Eglise,  et  enfin  au 
trône  de  saint  Pierre. 

Dans  l'intervalle  qui  sépara  sa  r.omination  de  son 
couronnement,  le  pape  se  montra  clément  et  miséri- 
cordieux. Il  publia  une  amnistie  générale  en  faveur 
de  ceux  qui  avaient  insulté  à  la  mémoire  de  Paul  I\'; 
et  pour  apaiser  les  murmures  des  jésuites  et  des 
moines,  il  offrit  de  réparer  à  ses  frais  leurs  collèges 
et  leurs  couvents,  et  s'engagea  à  leur  tenir  compte 
de  ses  deniers  des  pertes  qu'ils  avaient  faites  lors 
des  troubles;  enfin  il  parut  dans  toutes  ses  actions 
humble,  débonnaire,  patient  et  libéral  à  l'excès.  Mais 
aussitôt  qu'il  fut  consacré,  ce  fut  un  tout  autre  hom- 
me; avide  d'or  et  de  puissance,  cruel  et  débauché,  il 
surpassa  même  son  prédécesseur  en  perfidies,  en  dé- 
bauches, en  pilleries  et  en  crimes. 

Du  reste,  comme  Jules  III,  l'un  des  paj)es  qui 
avaient  déshonoré  la  chaire  de  l'Apôtre  avant  lui, 
Pie  IV  aimait  singulièrement  la  bonne  chère  et  le 
vin.  La  table  était,  au  rapport  des  historiens,  la 
seule  chose  pour  laquelle  ce  jiontife  se  départît  de 
ses  habitudes  de  sordide  avarice  ;  car  pour  ses  goûts  di- 


488 


HISTOIRE    DES    PAPES 


ie  comte  de  Montorio,  le  comte  d'Alise  et  Léonard  de  Cardine,  décapités  pir  ordre  de  Pie  IV 


luxure,  ajoute  la  chronique,  il  avait  trouvé  le  moyen 
de  posséder  les  jilus  belles  femmes  et  les  plus  beaux 
adolescents  de  Rome  sans  qu'il  lui  en  coûtât  rien.  Il 
était  bien  obligé,  pour  les  attirer  au  Vatican,  de  leur 
faire  de  grands  présents;  mais  quand  il  en  avait  joui, 
il  les  faisait  appliquer  à  la  torture,  et  les  forçait 
par  d'affreux  supplices  à  lui  restituer  tout  ce  qu'ils 
avaient  reçu.  Quant  à  sa  table,  c'était  chose  diffé- 
rente, aucune  dépense  n'était  épargnée  ;  les  mets  les 
plus  rares,  les  fruits  les  plus  délicieux  et  des  diverses 
parties  du  monde,  les  vins  les  plus  exquis,  étaient 
servis  avec  une  profusion  ridicule ,  et  le  pape  faisait 
si  bien  les  honneurs  de  ses  festins,  que  chaque  soir 
on  le  rapportait  ivre  mort  dans  ses  appartements. 
Sa  Sainteté  avait  en  outre  le  malheur  de  posséder 


une  très-nombreuse  famille,  qu'elle  voulut  pourvoir 
de  bénéfices,  d'abbayes,  d'évêchés  et  de  chapeaux  de 
cardinal,  ce  qui  fit  beaucoup  ciier.  Mais  sans  s'in- 
quiéter des  plaintes  et  des  réclamations ,  Pie  IV 
éleva  à  la  charge  de  général  de  la  cavalerie  son  ne- 
veu le  comte  Frédéric  Borromée,  de  la  famille  de 
SerbeUon,  et  lui  confia  les  fonctions  les  plus  impor- 
tantes de  l'État  ;  il  donna  à  un  autre  de  ses  neveux, 
nommé  Charles  Borromée,  l'archevêché  de  Milan  ;  il 
pourvut  un  troisième  neveu  du  gouvernement  du 
château  Saint -Ange;  il  nomma  Gabriel  Serbellon, 
un  de  ses  cousins,  capitaine  de  ses  gardes  ;  il  éleva  à 
l'évèché  de  Spolelte  l'abbé  Borromée,  un  autre  de 
ses  parents  ;  enfin  il  fit  épouser  au  comte  Frédéric  la 
fille  aînée  du  duc  d'Urbin,  nommée  Virginie,  et  il 


PIE    IV 


4«y 


L'armée  du  pape  était  un  ramassis  de  bandits  et  de  moines 


maria  une  des  soniivs  de  celui-ci  à  don  César  de 
Gonzague.  «  11  faut,  disait-il  aux  magistrats  de  Rome 
qui  le  suppliaient  d'apporter  un  peu  de  réserve  dans 
les  distributions  des  grâces  à  ceux  de  sa  famille,  il 
faut  que  je  fasse  aujourd'hui  même  à  mes  pcrents 
tout  le  bien  qui  est  <  n  mon  pouvcir,  car  demain  la 
mort  peut  m'alteindre,  et  il  ne  serait  plus  temps.  » 

D'après  ce  principe  de  ne  point  remettre  au  lende- 
main ce  qu'il  pouvait  faire  la  veille,  Sa  Sainteté  ne 
voulut  pas  laisser  les  Caraffa  prendre  trop  d'autorité 


dans  Rome,  et  résolut  de  se  défaire  d'eux,  avant  qu'ils. 
se  fussent  rendus  trop  redoulaliles.  Un  jour  donc 
que  les  cardinaux  de  cette  maison  se  rendaient  avec 
leur  suite  au  consistoire ,  sans  soupçonner  que  le 
pape,  qui  leur  devait  son  élection  ,  pût  tramer  quel- 
que chose  contre  eux,  ils  se  virent  tout  à  coup  in- 
vestis par  une  troupe  d'arcliers,  liés,  garrottés  et  em- 
portés dans  les  prisons  du  Vatican.  Au  même  instant 
les  palais  de  Jean  Garafl'a,  du  comte  de  Montorio,  de 
Léonard  de  Cardine,  son  beau-frère ,  et  du  comte 


490 


HISTOIRE    DES     PAl'KS 


d'Alise,  furent  cornés  par  dos  soldats,  ot  oos  soi- 
gneurs enlevés  do  force  et  amenés  au  château  Saint- 
Ange.  Ensuite  Pio  IV  instruisit  contre  tous  les  mem- 
bres do  cette  famille  un  procès  tendant  à  leur  faire 
restituer  les  biens  et  les  richesses  qu'ils  avaient 
rei;us  de  Paul  IV  ;  puis,  comme  son  but  était  de  dis- 
tribuer, leurs  dépouilles  à  ses  parents,  il  les  condamna 
à  mort,  donnant  pour  prétexte  à  cette  sentence  ter- 
rl'>le,  qu'il  était  bien  de  laisser  aux  papes  sos  succes- 
seurs un  exemple  qui  put  les  empêcher  d'enrichir 
leur  famille  et  de  faire  du  népotisme  ! 

Charles  Caraffa,  après  avoir  été  dégradé  de  ses  ti- 
tres et  dignités,  fut  étranglé  dans  sa  prison  ;  le 
comte  de  Montorio,  le  comte  d'Alise  et  Léonard  de 
Cardine  furent  décapités  à  la  lueur  dos  flambeaux 
dans  la  cour  du  château,  et  leurs  cadavres  furent  je- 
tés dans  le  Tibre;  le  jeune  cardinal  Alphonse  de  Ca- 
raffa fut  seul  épargné  et  parvint  à  raclieler  sa  liberté, 
moyennant  l'abandon  qu'il  lit  au  pape  d'une  somme 
de  cent  mille  écus  qu'il  avait  foct  heureusement  mise 
en  dépôt  hors  des  Etats  de  l'Eglise,  et  dont  Pie  IV 
ne  pouvait  s'emparer  sans  son  autorisation.  Néan- 
moins ce  sacrifice  ne  fit  que  retarder  l'instant  de  la 
mort  de  Carafl'a;  car  trois  mois  après  on  apprit  que 
cet  infortuné  venait  d'être  empoisonné  à  Naples  par 
un  jésuite.  Ces  sanglantes  exécutions  inspirèrent  une 
terreur  si  grande  au  sacré  collège,  que  les  cardinaux 
ne  pouvaient  sans  pâlir  soutenir  les  regards  de 
Pie  IV,  comme  autrefois  les  sénateurs  romains  trem- 
blaient devant  Tibère.  De  son  côté,  le  saint-père, 
qui  redoutait  les  effets  de  cette  haine  concentrée, 
chercha  à  se  mettre  à  l'abri  du  poignard  des  prê- 
tres et  de  la  vengeance  des  princes  de  l'Église  en 
se  plaçant  sous  la  protection  des  rois. 

D'abord  il  expédia  à  Ferdinand  des  bulles  d'in- 
vestiture et  le  proclama  légitime  empereur  d'Alle- 
magne ,  sans  qu  aucune  démarche  eût  été  faite  à  ce 
sujet;  ce  qui  surprit  si  fort  le  prince,  qu'il  craignit 
qu'on  ne  lui  tendît  un  piège,  et  que  dans  cette  ap- 
préhension il  refusa  de  recevoir  le  décret  du  pape. 
Mais  lorsqu'il  eut  acquis  la  certitude  que  la  chose 
était  sérieuse,  il  envoya  remercier  Sa  Sainteté  de  ses 
bonnes  intentions  à  son  égard,  fout  en  lui  faisant 
représenter  qu'on  avait  trouvé  très-ridicule  qu'un 
pape  donnât  à  un  empereur  l'autorisation  de  gouver- 
ner des  peuples  hérétiques.  Ensuite  Pie  IV  s'occupa 
de  la  demandé  que  lui  avait  adressée  le  roi  de  France, 
relativement  à  la  convocation  d'un  concile  national 
qu'il  voulait  tenir  dans  ses  États ,  afin  d'arrêter  les 
progrès  du  calvinisme,  et  pour  faire  déclarer  la 
guerre  à  la  ville  de  Genève ,  ce  foyer  des  rébellions 
religieuses,  où  depuis  vingt-cinq  ans  s'élaboraient  les 
grandes  questions  de  réforme  et  d'émancipation. 

Calvin ,  qui  avait  adopté  cette  ville  comme  sa  se- 
conde patrie,  en  avait  fait  la  métropole  du  culte  ré- 
formé et  le  centre  d'un  commerce  très-actif  de  livres, 
qui  presque  tous  étaient  hostiles  à  la  cour  de  Rome; 
en  outre  il  l'avait  rendue  l'une  des  villes  d'Europe 
les  plus  remarquables  sous  le  rapport  de  l'enseigne- 
ment des  lettres  et  des  sciences.  Malgré  les  occu- 
pations multipliées  que  nécessitait  pour  Calvin 
l'organisation  civile  et  politique  de  cette  nouvelle 
République,  il  n'en  continuait  pas  moins  le  cours  de 
ses  prédications  religieuses;  de  plus  il  donnait  trois 


loi^ons  publiques  do  théologie  par  semaine  ;  il  as- 
sistait à  toutes  les  assemblées  de  la  compagnie  des 
pasteiu's,  et  entretenait  une  correspondance  avec 
tous  les  protestants  de  l'Europe ,  particulièrement 
avec  ceux  des  provinces  méridionales  de  la  France. 

Le  pape  était  d'autant  plus  porté  à  encourager 
une  guerre  contre  Genève ,  qu'indépendamment  de 
la  protection  de  François  II,  que  lui  avait  valu  sa 
condescendance  ,  il  anéantissait  la  puissance  de  son 
redoutable  adversaire.  Mais  le  roi  d'Espagne  qui  crai- 
gnait que  les  Français  ne  conservassent  la  souverai- 
neté de  cette  ville,  lorsqu'ils  s'en  seraient  emparés, 
s'opposa  à  la  guerre  et  sauva  Genève. 

D'autres  événements  d'une  égale  importance  ap- 
pelèrent bientôt  l'attention  du  pontife  et  de  ses  car- 
dinaux, et  leur  firent  comprendre  la  nécessité  de  se 
prêter  un  mutuel  secours,  s'ils  ne  voulaient  être  en- 
traînés par  le  torrent.  En  Ecosse  ,  les  chefs  de  clans 
et  les  docteurs  des  vniiversités,  après  avoir  tenu  un 
couvent  à  Edimbourg,  s'étaient  retirés  de  l'obé- 
dience du  saint-siége,  et  avaient  proclamé  le  culte 
réformé  religion  de  l'État.  En  Bohème,  le  roi  Maxi- 
milien  s'était  déclaré  pour  le  luthéranisme;  en  Alle- 
magne, l'eraperem'  Ferdinand  protégeait  ouvertement 
la  religion  nouvelle  ;  en  France,  le  roi  et  les  sei- 
gneurs, dans  une  assemblée  tenue  à  Fontainebleau, 
venaient  d'accorder  un  édit  de  tolérance  en  faveur 
des  réformés  ;  dans  le  comtat  Venaissin,  les  hugue- 
nots triomphaient,  et  cette  riche  province,  après 
deux  siècles  do  servitude,  venait  de  secouer  le  joug 
papal;  en  Flandre,  une  ligue  puissante,  connue  sous 
le  nom  de  ligue  des  Gueux,  venait  également  de  se 
prononcer  pour  les  nouvelles  opinions  religieuses,  et 
enlevait  cette  province  au  saint-siége  ;  enfin  il  sem- 
blait qu'une  force  invisible  poussât  dans  l'abîme  le 
char  de  la  papanté,  et  qu'une  ère  nouvelle  dût  s'ou- 
vrir pour  les  peuples ,  malgi'é  les  efl'orts  des  nom- 
breuses cohortes  de  jésuites.  Cependant  l'humanité 
ne  devait  pas  encore  être  délivrée  des  papes  ;  il  leur 
restait  un  allié  fidèle  parmi  les  rois,  le  cruel  Phi- 
lippe II,  cet  exécrable  rejeton  de  Charles-Quint,  le 
bourreau  des  peuples,  l'exterminateur  des  hérititjues; 
ce  tigre  à  face  humaine,  qui  eût  mérité  d'occuper  la 
première  place  parmi  les  oppresseurs  des  nations,  si 
le  sanguinaire  Charles  IX  n'eût  point  existé  ! 

Philippe  était  alors  le  seul  de  tous  les  souverains 
d'Europe  qui  ne  se  fût  pas  rangé  du  côté  des  pro- 
testants; soit  qu'il  y  eût  en  lui  un  besoin  insatiable 
de  sang  humain,  soit  qu'il  eût  conservé  une  haine 
secrète  contre  les  électeurs  allemands  de  ce  qu'ils 
avaient  refusé  de  le  reconnaître  empereur,  il  déclara 
aux  luthériens  de  ses  États  une  guerre  implacable  ;  à 
Séville,  à  Valladolid,  à  Madrid  et  dans  les  provinces 
d'Espagne  et  d'Italie  soumises  à  sa  domination,  il 
les  fit  brûler  par  milliers;  ensuite  il  publia  un  édit 
qui  les  condamnait  à  l'exil.  Les  historiens  du  temps 
racontent  que  ce  tyran  se  plaçait  à  la  porte  des  villes 
pour  voir  sortir  les  réformés,  et  qu'à  un  signal  ses 
soldats  se  ruaient  sur  les  infortunés  et  en  faisaient 
un  massacre  effroyable  :  c'est  ainsi  qu'à  Cosenza, 
ville  du  royaume  de  Naples,  trois  mille  luthériens 
furent  égorgés  au  moment  où  ils  traversaient  une 
vaste  plaine  pour  se  rendre  dans  les  montagnes,  en 
exécution  de  l'édit  rendu  par  le  souverain. 


PIE    IV 


491 


Sa  Sainteté  se  voyant  vigoureusement  soutenue 
par  le  roi  d'Jilspagne,  se  décida  à  continuer  le  concile 
de  Trente,  et  elle  rendit  une  bulle  qui  indiquait 
pour  le  jour  de  la  fête  de  Pâques  de  l'année  1561 
l'ouverture  des  séances  de  la  dernière  session.  Phi- 
lippe a])prouva  la  conduite  du  pape,  et  commanda 
aux  prélats  de  son  royaume  d'obéir  aux  ordres  de  la 
cour  de  Rome.  11  n'en  fut  pas  de  même  en  Allema- 
gne; l'empereur  Ferdinand,  qui  suivait  les  inspira- 
tions de  sou  fils  Maximilien  et  des  principaux  élec- 
teurs, refusa  de  recevoir  la  bulle  de  convocation;  il 
déclara,  au  nom  des  protestants,  que  jamais  l'Alle- 
magne ne  recevrait  les  décisions  d'une  assemblée  qui 
était  la  continuation  d'un  synode  que  les  jésuites 
avaient  constamment  dirigé.  En  France,  on  ne  mon- 
tra guère  plus  d'empressement  à  satisfaire  aux  désirs 
de  Pie  W,  au  moins  dans  les  premiers  temps,  quoi- 
que Catherine  de  Médicis  se  trouvât  maîtresse  du 
gouvernement  par  suite  de  la  mort  de  François  II  ; 
la  raison  en  était  fort  naturelle  :  cette  mégère,  qui 
s'était  emparée  de  l'autorité  royale  comme  tutrice  de 
Charles  L\ ,  alors  âgé  de  dix  ans ,  sans  avoir  le  titre 
de  régente,  se  trouvait  forcée  par  les  circonstances  de 
ménager  les  seigneurs  protestants.  Elle  poussa  l'hy- 
pocrisie justju'à  adresser  au  pape  une  lettre  pour  lui 
demander  l'autorisation  d'introduire  en  France  l'usage 
de  la  communion  sous  les  deux  espèces ,  l'abolition 
des  images  dans  les  églises,  la  simplification  des  cé- 
rémonies du  baptême  et  la  célébration  du  service  di- 
vin en  langue  vulgaire. 

Ainsi  que  Catherine  s'y  attendait,  le  saint-père 
répondit  qu'il  ne  donnerait  jamais  au  peuple  de 
France  un  calice  rempli  d'un  poison  aussi  dange- 
reux ;  et  sur  l'observation  du  député,  que  la  reine 
n'avait  consenti  à  faire  une  semblable  démarche  que 
contrainte  et  forcée  par  les  huguenots,  il  répondit 
qu'il  lui  enverrait  incessamment  un  plan  de  pacifi- 
cation qui  calmerait  la  fureur  de  prosélytisme  des 
protestants.  Eu  effet,  il  expédia  des  jésuites  dans 
toutes  les  cours  de  l'Europe,  avec  mission  d'engager 
les  princes  catholiques  à  former  une  ligue  contie  les 
hérétiques  pour  les  exterminer.  Sa  Sainteté  désignait 
Charles  IX  comme  le  chef  de  cette  ligue  sacrilège,  et 
le  duc  de  Guise  comme  sou  lieutenant  général;  l'Es- 
pagne devait  fournir  les  fonds  nécessaires  à  la 
guerre,  et  le  duc  de  Savoie  devait  contribuer  à  la 
réussite  de  l'entreprise  en  fournissant  un  corps  de 
troupes.  Quant  au  roi  de  Navarre,  le  pontife  chercha 
à  s'assurer  de  sa  neutralité,  en  lui  promettant  la 
Sardaigne  pour  récompense;  et  Philippe  le  fit  mena- 
cer d'une  invasion  des  armées  confédérées,  s'il  osait 
joindre  ses  troupes  à  celles  du  prince  de  Coudé,  le 
chef  des  huguenots. 

Sa  Sainteté  fit  également  prévenir  ses  alliés  qu'elle 
était  à  la  veille  d'allumer  une  guerre  civile  entre  les 
Suisses  catholiques  et  les  sacramentaires,  afin  que  le 
duc  de  Savoie  put  s'emparer  de  Genève  sans  coup 
férir,  anéantir  le  calvinisme,  et  ensuite  retourner  ses 
armes  contre  les  luthériens  pour  les  exterminer.  Mais 
l'exécution  de  semblables  projets  nécessitait  un  grand 
déploiement  de  forces;  et  comme  les  princes  de  la 
ligue  se  plaignaient  de  l'état  de  leurs  finances,  et 
par  suite  de  l'impossibilité  de  i'aire  des  levées  de 
troupes,  Pie  IV  rendit  une  bulle  ([ui  les  autorisait  à 


prélever  dans  les  provinces  catholiques  la  moitié  des 
revenus  des  biens  du  clergé,  à  emprunter  sur  les 
biens  de  la  noblesse  calviniste,  confisqués  au  profit 
de  l'Inquisition;  en  outre,  il  permit  aux  prêtres  et 
aux  moines  de  prendre  du  service  dans  les  armées 
de  la  ligue,  il  les  dispensa  de  l'observance  de  leurs 
vceux  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  et  leur 
accorda  des  indulgences  plénièrcs. 

Immédiatement  après  la  publication  de  ce  décret, 
le  pontife  fit  vider  tous  les  couvents  de  ses  États,  et 
forma  un  corps  d'armée  composé  en  partie  de  ban- 
dits et  de  moines.  Ces  troupes  furent  envoyées  dans 
le  coratat  Venaissin,  sous  la  conduite  de  Fabrice 
Serbellon,  afin  de  mettre  à  la  raison,  par  le  fer  et 
par  le  feu,  les  sujets  de  Sa  Sainteté. 

Les  soldats  du  pape,  dit  l'historien  Varillas,  mar- 
quèrent leur  passage  dans  la  Provence  par  toutes  sortes 
de  brigandages  et  de  cruautés;  mais  ce  qu'il  y  eut 
de  plus  singulier,  c'est  qu'ils  épargnèrent  les  chèvres, 
en  formèrent  d'immenses  troupeaux  qui  les  accom- 
pagnaient dans  leurs  marches,  et  dont  ils  se  servi- 
rent pour  leurs  débauches.  La  chèvre  du  général 
avait  les  cornes  dorées;  elle  était  couverte  de  guir- 
landes de  fleurs,  et  on  la  menait  en  laisse  avec  des 
cordons  de  soie.  Cette  bande  de  forcenés  vint  s'a- 
battre sur  la  petite  ville  d'Orange,  en  fil  le  siège  et 
la  prit  d'assaut.  «  Alors  il  y  eut  des  atrocités  si 
effroyables,  ajoute  le  chroniqueur,  que  les  cheveux 
se  dressent  sur  la  tête  rien  qu'en  y  songeant.  Les  sol- 
dats et  les  moines  forçaient  les  citoyens  à  monter 
sur  le  faîte  de  leurs  maisons  et  à  se  précipiter  sur 
des  pieux,  sur  des  hallebardes  ou  sur  des  épées  nues; 
ils  pendaient  les  vieillards  et  les  enfants  aux  crémail- 
lères des  cheminées,  les  rôtissaient  à  petit  feu,  leur 
coupaient  des  lambeaux  de  chair  et  les  mangeaient 
avant  que  les  victimes  fussent  mortes;  ils  mutilaient 
les  hommes  et  leur  arrachaient  les  organes  de  la  vi- 
rilité; ils  défloraient  les  femmes  et  les  jeunes  filles 
même  en  bas  âge,  et  leur  enfonçaient  dans  les  par- 
ties sexuelles  des  pals  de  dimensions  énormes  qui 
leur  déchiraient  les  entrailles;  celles  qui  faisaient 
quelque  résistance  étaient  impitoyablement  poignar- 
dées, leurs  cadavres  souillés,  et  ensuite  exposés  en- 
tièrement nus  sur  les  places  publiques,  avec  des 
cornes  de  bœufs  enfoncées  dans  la  vulve;  enfin,  ces 
séides  de  la  tyrannie  pontificale,  dans  leurs  exécrables 
fureurs,  assouvissaient  leur  lubricité  sur  de  jeunes 
garçons  de  moins  de  dix  ans,  et  quand  ces  infortu- 
nés avaient  été  déchirés  par  cet  horrible  stupre,  ils 
les  attachaient  sur  des  chevalets,  et  les  lardaient  vi- 
vants avec  des  pages  de  Bibles  de  Genève  en  guise 
de  chair  de  porc  ou  de  volaille.  » 

Tant  de  cruautés  exaspérèrent  les  huguenots;  par- 
tout on  courut  aux  armes;  la  guerre  civile  s'étendit 
et  gagna  de  proche  en  proche  toutes  les  provinces 
méridionales  de  la  France.  C'était  précisément  ce 
que  désirait  Sa  Sainteté;  elle  jugea  que  le  moment 
était  venu  de  frapper  un  grand  coup;  et  cuinme  on 
approchait  de  l'époque  fixée  pour  l'ouverture  de  la 
dernière  session  du  concile  de  Trente,  elle  se  iiâta 
d'envoyer  Laynez  avec  ses  cohortes  de  jésuites  pour 
assister  aux  délibérations  des  Pères;  elle  nomma  en 
outre  quatre  légats  pontificaux  pour  présider  les 
séances  chacun  à  leur  tour.  L'assemblée  élail  com- 


492 


HISTOIRK     DES     PAPES" 


posée  de  lieux  cardinaux,  de  trois  jiatriarolies,  de 
vingt -cini[  archevêques,  de  cent  soixante-huit  évtviues 
ou  coadjuteurs,  de  sept  abbés  crosses,  de  trente- 
neuf  chanoines  ou  vicaires,  chargés  de  représenter 
leurs  prélats  absents  ou  malades,  et  de  sept  généraux 
d'oi-drcs  religieux,  tous  enfroqués  et  ensou'anés  dé- 
voués ou  vendus  à  la  cour  de  Rome. 

Suivant  la  pittoresque  expression  de  l'ahbé  de 
Laussac,  ambassadeur  de  France  près  du  concile,  les 
Pères  de  Trente  furent  constamment  inspirés  par  le 
Saint-Esprit,  que  le  pape  envoyait  régulièrement 
cliaiiue  jour  avec  ses  dépèches  dans  la  valise  du 
courrier.  Tout  s'y  décida,  il  est  vrai,  à  la  majorité 
des  voix;  mais  nous  devons  observer  que  la  plupart 
des  prélats  étaient  pensionnés  par  le  saint-siége;  et 
rhistoire  nous  a  conservé  une  liste  de  quarante  do 
ces  prêtres  infâmes  qui  recevaient  soixante  écus  ro- 
mains par  mois  pour  voter  coiiformi-raent  aux  déci- 
sions du  saint-père.  Celte  tourbe  obéissait  au  moindre 
signe  du  légat  Siito:etta,  s'agitait,  trépignait,  frap- 
pait des  mains,  couvrait  la  voix  des  orateurs  et  in- 
terrompait constamment  les  débats. 

Comme  on  le  voit,  cette  tactique  des  monarchies 
constitutionnelles,  qui  consiste  pour  les  gouvernants 
à  donner  un  peu  d"or  en  curée  à  une  troupe  de  man- 
dataires couards  et  félons  pour  asservir  les  peuples, 
était  déjà  mise  en  pratique  au  seizième  siècle.  Aussi 
le  résultat  des  travaux  du  concile  de  Trente  fut-il  que 
les  évèques  perdirent  le  reste  d'autorité  qu'ils  avaient 
conservée  jusque-là;  et  sur  les  conclusions  du  jésuite 
Laynez,  il  fut  décrété  que  leur  dignité  était  d'insti- 
tution humaine,  et  celle  du  pape  d'institution  divine. 
Tous  ces  p'ètres  qui  avaient  vendu  leurs  votes  et 
leurs  consciences  décidèrent  que  le  souverain  pontife 
avait  une  autorité  absolue  et  illimitée  sur  les  ecclé- 
siastiques comme  sur  les  fidèles,  et  que  tous  lui  de- 
vaient obéissance  et  soumission  absolue. 

Quant  aux  réformes  à  introduire  dans  l'Église,  il 
n'en  fut  pas  même  question.  Les  légats  du  saint- 
siége  déclarèrent  seulement,  en  ce  qui  concernait  les 
hérétiques,  que  le  pape  serait  autorisé  à  employer  la 
force  des  armes,  les  tortures  ou  les  bûchers  pour 
anéantir  les  calvinistes  et  les  luthériens.  Enfin,  l'as- 
semblée entière  prononça  des  anathèmes  et  des  ma- 
lédictions contre  les  protestants,  et  termina  les 
séances  par  une  triple  salve  d'acclamations  en  l'hon- 
neur de  Pie  IV  et  des  princes  catholiques. 

Une  nouvelle  fâcheuse  vint  cependant  troubler  la 
joie  du  pontife  et  interrompre  les  fêles  que  l'on  célé- 
brait à  Rome  pour  l'heureuse  issue  du  concile  de 
Trente.  Sa  Sainteté  apprit  la  mort  de  Ferdinand  et 
l'élection  de  Maximilien  son  fils  comme  empereur 
d'.Allemagne.  Ce  prince  envoya  des  ambassadeurs  à 
la  cour  apostolique,  seulement  pour  la  forme  et  afin 
de  notifier  son  élection,  mais  avec  défense  formelle 
de  prêter  serment  d'obédience  au  pape,  ni  de  lui  de- 
mander la  confirmation  de  son  titre  de  roi  des  Ro- 
mains et  d'empereur  d'Allemagne. 

Quelques  cardinaux  essayèrent,  pour  obtenir  une 
marque  de  soumission,  de  proposer  aux  députés  de 
prêter  serment  d'obéissance  au  nom  de  Maximilien, 
comme  roi  de  Hongrie,  ce  qu'ils  ne  pouvaient  refuser 
suivant  eux,  attendu  qu'il  était  incontestable  que 
Ladislas  I"  eîit  reçu   ce    royaume  en  fief  de  Gré- 


goire \ll.  Cette  concession  ayant  encore  été  refusée, 
Pie  IV  passa  outre,  tant  il  avait  à  cœur  de  paraître 
le  dispensateur  de  la  couronne  impériale,  et  il  expé- 
dia en  .\llemagne  des  lettres  de  confirmation  qu'on 
ne  lui  demandait  point,  et  dans  lesquelles  Sa  Sainteté 
déclarait  Maximilien  légitime  empereur  en  vertu  de 
sa  toute-puissance,  ([ui  su]iplt''ait  aux  iriégulariti's 
dont  son  élection  pouvait  être  entachée. 

La  politiijue  du  pontife  n'éprouvait  pas  un  meilleur 
succès  en  France;  Pie  IV,  instruit  par  les  jésuites 
que  Catherine  de  Méilicis  songeait  à  accorder  la. paix 
aux  huguenots,  afin  de  ne  pas  laisser  aux  Guise»  le 
commandenient  de  l'armée  catholique,  et  d'affaiblir 
cette  famille,  qui  se  montrait  plus  puissante  eiicme 
depuis  l'assassinat  du  duc  de  Guise,  essaya  de  faire 
changer  sa  résolution,  et  lui  écrivit  à  ce  sujet  une 
longue  lettre  de  remontrances.  La  reine  n'en  tint  au- 
cun compte,  et  répondit  seulement  au  cardinal  de 
Sainte-Croix,  qui  lui  avait  apporté  les  dépèches  de  la 
cour  de  Ronu  :  «  Dites  à  votre  maître  que  je  n'ai 
fait  la  paix  avec  les  hérétiques  que  pour  me  préparer 
à  leur  faire  une  guerre  terrible,  et  que  le  jour  de  la 
vengeance  arrivera  bientôt.  » 

Cet  aveu  donna  à  comprendre  au  saint-père  que 
Catherine  de  Médicis  méditait  quelque  grand  projet 
d'extermination  contre  les  huguenots,  et  il  en  eut 
d'autant  plus  de  joie  qu'il  supposa  que  rien  ne  s'op- 
posait à  ce  qu'il  excommuniât  Jeanne  d'Albret,  rei- 
ne de  Navarre,  l'ennemie  déclarée  de  la  cour  de 
Rome.  En  consé  pience,  il  rendit  une  bulle  contre 
cette  princesse,  l'assigna  à  comparaître  à  Rome  pour 
y  être  jugée,  prjoclamant  sa  déchéance  du  trône  en 
cas  de  désobéissance,  et  donnant  en  outre  ses  Etats 
au  premier  occupant,  c'est-à-dire  au  roi  Philippe,  qui 
n'attendait  que  le  moment  d'entrer  dans  la  Navarre. 
Or,  comme  la  cour  de  France  n'avait  rien  tant  à 
cœur  que  d'empêcher  que  la  maison  d'Espagne  s'é- 
tablît dans  ces  provinces,  la  reine  Catherine  se  vit 
obligée  de  désapprouver  la  conduite  du  pape,  et  d'en- 
voyer un  plénipotentiaire  à  Rome  pour  représenter 
au  sacré  collège  que  Jeanne  d'Albret  devait  être  con- 
sidérée comme  souveraine  du  Béarn  et  comme  in- 
vestie légitimement  des  seigneuiies  d'Albret,  de  Foix, 
d'Armagnac,  de  Cominges  et  de  Bigorre  ;  qu'elle 
avait  été  reconnue  en  qualité  de  reine  par  tous  les 
princes  de  la  chrétienté,  par  conséquent  qu'elle  ne 
relevait  que  de  Dieu,  et  qu'elle  ne  pouvait  être  en 
quoi  que  ce  soit  soumise  à  la  juridiction  du  saint- 
siége  ;  qu'en  outre  son  royaume  étant  un  fief  de  la 
couronne  de  France,  Charles  IX  était  trop  intéressé 
dans  cette  affaire  pour  qu'il  souB'rît  qu'on  donnât  ses 
provinces  au  premier  occupant  ;  que  d'ailleurs  le  roi 
ne  pouvait  se  dispenser  d'assister  de  ses  armes  son 
alliée,  sa  vassale,  sa  proche  parente,  la  veuve  el  la 
mère  des  deux  premiers  princes  de  son  sang  ;  qu'en- 
fin si  le  saint-père  ne  voulait  point  révoquer  les  pro- 
cédures commencées  contre  la  reine  de  Navarre,  il 
était  prié  de  ne  point  trouver  mauvais  que  la  France 
inteivînt  dans  la  question,  et  se  servit  des  moyens 
extrêmes  qui  lui  avaient  réussi  autrefois,  lorsque 
le  saint-siége  avait  voulu  usurper  une  trop  grande 
autorité  sur  la  monarchie. 

Pie  IV,  qui  redoutait  une  invasion  des  Français 
en  Italie,   promit  de  cesser  toute  pouisuite  conti'e  lu 


r  I K   I V 


AQ^ 


^  rmciioi/  lN/t- 


L'infime  Catherine  de  Médicis 


reine  de  Navarre  ;  ce  qu'il  fit  du  moins  ostensible- 
ment, car  il  n'en  poursuivit  que  plus  activement  dans 
l'ombre  ses  audacieuses  tentatives.  A  son  instigation 
les  jésuites  se  répandirent  secrètement  dans  les 
Etats  de  cette  princesse,  et  entraînèrent  ses  su- 
jets catholiques  dans  une  conjuration  dont  le  but 
était  de  saisir  Jeanne  avec  ses  enfants  et  de  la  livrer 
aux  tribunaux  de  l'Inquisition  d'Espagne,  pour  la 
faire  condamner  comme  liérétique.  Cette  machina- 
tion infernale  fut  heureusement  déjouée  par  les  bu-, 
guenots,  qui  en  eurent  conniissance,  et  qui  prirent 
des  précautions  pour  la  fa  re  avorter. 

Quoii]ue  démasqué  encore  une  fois,  le  pape  n'a- 
liandonna  pas  son  projet  d'exterminer  les  réformés  ; 
mais  avant  de  faire  d'autres  démarches  auprès  de  la 
cour  de  France,  pour  l'entraîner  dans  une  nouvelle 
ligue,  il  voulut  clore  le-;  séances  du  concile  de  Trente, 
et  fit  rendre  par  ses  créatui-es  des  bulles  aussi  ridicu- 


les qu'impies  que  cette  assemblée  de  prêtres  simoni;.- 
ques  déclara  obligatoires  pour  tous  les  royaumes.  Sa 
Sainteté  n'obtint  pas  cependant  de  cette  mesure  le 
succès  qu'elle  en  attendait  :  en  Allemagne,  on  refusa 
de  se  soumettre  aux  décrets  des  Pères  du  concilia- 
bule de  Trente,  et  Maximilien  II  se  mit  à  la  tête 
de  l'opposition. 

En  France,  malgré  les  efforts  des  jésuites,  on  re- 
poussa les  actes  de  cette  assemblée  ;  le  chancelier  de 
i'Hospital  démontra  que  la  cour  ne  pouvait  sacri- 
fier les  libertés  de  l'Eglise  gallicane  aux  ambitions  du 
pape,  sans  mériter  le  blâme  des  hommes  et  l'accusation 
d'ignorance  et  de  lâcheté.  Le  Parlement  suivit  en  cette 
circonstance  l'exemple  cpii  lui  était  donné  par  le  chan- 
celier. Malheureusement  cette  assemblée  ne  montra 
pas  la  même  indépendance  dans  le  procès  qui  eut  lieu 
un  peu  plus  tard  entre  l'Université  et  les  jésuites; 
voici  à  quelle  occa!;ion  :  ces  Pères  avaient  acheté  se- 


494 


HISTOIRE     DES     PAPES 


crètoment  du  recteur  Julien  île  Saiiit-Gorniaiu  îles 
Icttios  de  si'holarité,  c'esl-à-ilire  riiuloiisalion  de 
tenir  école  avec  tous  les  privilèsjes  de  l'Université. 
Pendant  la  magistrature  temporaire  de  Julien,  ils 
avaient  enseii^né  publii|ueraent  sans  être  ini|uiétcs; 
mais  après  la  retraite  de  leur  proteclour,  les  mem- 
bres de  r Université  se  réunirent  en  conseil,  et  citè- 
rent devant  eux  les  jésuites,  (]ui  avaient  ouvert  un  col- 
lège dans  la  capitale.  Ils  se  présentèrent  résolument 
au  jour  que  portail  la  citation,  et  répondirent  ainsi 
aux  questions  du  nouveau  recleur  :  «  iites-vous  des 
moines  réguliers?  —  Non,  car  notre  société  n"est  pas 
religieuse,  et  nous  ne  sommes  pas  assez  parfaits  jiour 
professer  une  vocation  aussi  sainte.  —  Elesvous  des 
prêtres  séculiers?  —  Non,  puisque  nous  vivons  en 
congrégations,  sous  certaines  lois  approuvées  par  les 
papes.  —  Qu'ètes-vous  donc  enfin? — Nous  sommes 
jésuites.  « 

Gomme  on  ne  put  jamais  tirer  d  autre  réponse  de 
ces  révérends,  l'Université  refusa  de  les  admettre 
dans  son  sein,  cassa  les  lettres  de  scholarité  qu'ils 
avaient  achetées  de  Julien  de  Saint-Germain,  et  l'af- 
faire se  présenta  alors  devant  le  Parlement.  Pierre 
Versoris  défendit  les  jésuites,  et  l'avocat  Etienne 
Pasquier  parla  au  nom  de  l'Université.  Sur  la  plai- 
doirie de  ce  dernier,  le  j)rocureur  général  conclut  à 
l'expulsion  desjésuites,  se  fondant  principalement  sur 
ce  que  les  Pères  ayant  prêté  serment  à  un  général 
étranger,  il  était  dangereux  de  leur  confier  l'éducation 
de  la  jeunesse  françjaise.  Le  pape  intervint  aussitôt; 
il  écrivit  à  l'évoque  de  Paris,  aux  cardinaux  français, 
au  roi,  à  la  reine;  il  les  supplia  tous  de  soutenir  les 
jésuites,  qui  étaient,  suivant  lui,  des  soldats  coura- 
geux destinés  spécialement  à  combattre  les  hérétiques; 
enfin  ses  légats  le  secondèrent  si  Lieu,  que  la  plupart 
des  juges  se  laissèrent  gagner,  même  le  premier 
président  Gliristophe  de  Thou,  frère  de  l'historien; 
toutefois  le  Parlement  n'osa  pas  leur  donner  gain  de 
cause,  et  leur  permit  seulement  d'employer  à  la  fon- 
dation d'un  collège  l'héritage  de  l'évêque  de  Cler- 
mont,  Guillaume  Duprat. 

Cette  querelle  entre  l'Université  et  les  jésuites  avait 
donné  naissance  à  une  polémique  extrêmement  vio- 
lente où  ces  bons  Pères  exhalaient  leur  fiel  contre  leurs 
adversaires  en  termes  fort  peu  mesurés,  à  en  juger 
par  un  libelle  qui  est  parvenu  jus  ju'à  nous,  et  où  ils 
s'exprimaient  ainsi  sur  le  compte  du  défenseur  de 
l'Université;  «Que  l'avocat  Pasquier  rêve  à  son  aise; 
mais  bientôt  quelqu'un  de  notre  compagnie  fera  un 
recueil  de  ses  ignorances,  rêveries,  âneries  et  héré- 
sies, pour  lui  en  former  un  linceul,  où  il  sera  cousu 
tout  vif;  ensuite  nous  le  jetterons  dans  un  cloaque 
oij  les  corbeaux  et  les  vautours  viendront  de  cent 
lieues,  attirés  par  l'odeur  de  son  corps  putréfié,  et 
dont  les  hommes  n'oseront  pas  approcher  sans  se  bou- 
cher le  nez.  Alors  les  ronces  et  les  orties  entoureront 
son  cadavre,  les  vipères  et  les  basilics  nicheront  dans 
son  crâne,  les  chats-huants  et  les  butors  pulluleront 
dans  sa  poitrine. 

<•  Pasquier,  c'est  un  porte-balles,  ua  maraud  de 
Paris,  un  petit  galant,  un  baladin,  un  plaisanteur, 
un  vendeur  de  sornettes,  un  simple  regage  qui  ne 
mérite  pas  d'être  le  valeton  des  laquais;  c'est  un  bé- 
lître, un  coquin,  un  va-nu-pieds  qui  rend  ses  excré- 


ments par  la  gorge  ;  c'est  un  sale  et  vilain  satyre,  un 
avchimailre  sot  par  nature,  par  bécare,  par  bémol, 
sot  à  la  plus  haute  gamme,  sot  à  triple  semelle,  sot 
à  double  ceinture  en  cramoisi,  sot  cnfm  en  toutes 
sortes  de  sottises  et  vilenies. 

«  Pasquier,  c'est  un  pasquin,  un  gros  veau,  un  buf- 
fle qui  a  la  lête  d'un  âne;  un  boulVon  ijii'il  faut  coif- 
fer du  bonnet  jaune,  surmonté  de  plumes  de  coq,  et 
auquel  il  faudrait  mettre  la  marotte  à  la  main.  Ce 
serpenteau,  ce  crapaudeau,  catholique  de  bouche, 
hérétique  de  bourse,  athéiste  de  cœur,  cette  pie  ba- 
varde, cet  oison  bridé,  s'est  débridé  licencieusement 
pour  embouer,  vilainer  et  souiller  la  belle  blancheur 
et  l'immaculé  plumage  des  cygnes,  c'est-à-dire  des 
révérends  pères  jésuites.  » 

Le  triomphe  que  ces  Pères  avaient  obtenu  sur  l'U- 
niversité causa  d'autant  plus  de  joie  au  (lape,  que  ce 
premier  succès  préparait  dans  l'avenir  l'exécution  du 
projet  infernal  dont  lui  seul  et  Catherine  de  Médi- 
cis  avaient  le  secret,  et  auquell' exécrable  Charles IX 
s'associa  plus  tard. 

A  la  même  époque  venait  de  s'éteindre  l'hérétique 
Calvin,  consumé  par  les  veilles  et  par  ses  travaux; 
cet  intrépide  athlète,  cet  implacable  adversaire  du 
papisme  était  mort  comme  il  avait  vécu,  en  combat- 
tant pour  l'émancipation  intellectuelle  du  genre  hu- 
main. Sans  contredit,  Calvin  eût  pris  le  premier  rang 
parmi  les  apôtres  de  la  réforme,  si  le  supplice  de 
Michel  Servet  ne  fût  venu  montrer  que  la  vanité  de 
l'écrivain  l'emportait  chez  lui  sur  la  conviction  du 
réformateur.  Sous  le  rapport  du  désintéressement, 
peu  d'hommes  avaient  fait  preuve  d'une  abnégation 
semblable  à  la  sienne;  car,  pendant  toute  sa  vie,  son 
traitement  annuel  ne  dépassa  pas  cent  cinquante  li- 
vres en  argent,  quinze  quintaux  de  blé  et  deux  ton- 
neaux de  vin,  et  jamais  il  ne  voulut  recevoir  rien  au 
delà;  si  bien  qu'à  sa  mort,  lorsque  les  magistrats  fi- 
rent l'inventaire  de  sa  succession,  en  livres,  linge,  ha- 
bits, meubles,  vaisselle  et  argent,  ils  trouvèrent 
qu'elle  ne  s'élevait  pas  même  à  la  faible  somme  de 
cent   vingt-cinq  écus. 

Pendant  que  Sa  Sainteté  se  réjouissait  de  se  voir 
délivrée  d'un  ennemi  aussi  terrible,  et  songeait  déjà 
aux  moyens  de  tirer  parti  de  cet  heureux  événement, 
un  complot  s'organisait  contre  sa  vie;  tant  il  est  vrai 
qu'on  n'est  jamais  si  près  d'un  danger  que  quand  on 
se  croit  hors  de  toute  atteinte.  Pierre  Accolti,  riche 
citoyen  de  Rome,  avait  formé  une  société  secrète 
avec  quelques  uns  de  ses  amis  ,  indignés  comme  lui 
de  voir  leur  patrie  soumise  au  despotisme  de  Pie  IV. 
Parmi  les  affidés  se  trouvaient  Antoine,  comte  de 
Canosse,  le  chevalier  Pellicione,  Prosper  Hector, 
Thadée  Manfred,  tous  animés  des  mêmes  sentiments 
généreux,  tous  décidés,  au  risque  de  leur  vie,  à  dé- 
livrer le  monde  d'un  tyran  qui  faisait  peser  sur  les 
nations  un  joug  de  fer.  La  conjuration  organisée, 
Pierre  Accolti  essaya  à  plusieurs  reprises  et  sous  di- 
vers prétextes  de  s'introduire  dans  le  palais  pontifi- 
cal, afin  de  poignarder  l'exécrable  pontife.  Par  mal- 
heur, un  soir,  on  rapporta  à  Sa  Sainteté  qu'il  avait 
vivement  insisté  pour  obtenir  audience.  Celle  persis- 
tance éveilla  les  soupçons  du  pape;  aussitôt  et  par 
son  ordre  la  demeure  d'Accolti  fut  cernée,  les  portes 
enfoncées,  les  chambres  fouillées;  et  comme  c'était 


PIE    IV 


495 


l'heure  de  la  réunion  des  conjurés,  tous  ses  compli- 
ces furent  saisis,  ftarrottés  et  plongés  dans  les  ca- 
chots de  rinijuisition.  Pendant  un  mois  entier,  ces 
infortunés  furent  appliqués  à  la  question,  torturés, 
tenaillés;  et  quand  leurs  corps  ne  présentèrent  plus 
une  seule  place  qui  n'eût  été  brûlée  avec  des  pinces 
ardentes  ou  déchirée  avec  des  gritfes  de  fer,  le  saint 
pontife  les  fil  brûler  sur  la  grande  place  de  Unnie 
pour  l'édification  des  fidèles  ! 

Quoique  le  complot  d'Accolli  eût  avorté,  il  n'en 
fut  pas  moins  la  cause  de  deux  grands  chagrins  pour 
Sa  Sainteté  :  un  de  ses  neveux,  Frédéric  Borromée, 
était  tombé  gravement  malade  à  la  suite  des  fiitigues 
qu'il  avait  essuyées  pour  instruire  le  procès  des  ac- 
cusés, et  venait  de  mourir;  un  autre  de  ses  neveux, 
le  cardinal  Charles  Borromée,  que  l'Église  a  depuis 
canonisé,  après  avoir  montré  un  acharnement  in- 
croyable envers  les  malheureux  conjurés,  ayant  pris 
tout  à  coup  horreur  de  lui-même,  abandonna  la  cour 
et  se  retira  à  Milan,  dont  il  était  archevêque. 

Privé  de  ses  neveux  les  plus  chéris.  Pie  IV  reporta 
toutes  ses  affections  sur  les  fils  de  sa  sœur,  Hannibal 
et  Marc  Alteamps;  il  donna  au  premier  le  gouverne- 
ment de  Rome,  et  lui  destina  en  mariage  la  veuve  de 
Frédéric  Borromée ,  avec  une  dot  considérable.  Il 
abandonna  au  second,  qui  était  déjà  cardinal  du  tilre 
de  Sitico,  la  direction  des  affaires  religieuses;  et  com- 
me cehii-ci  prévoyait  qu'il  n'aurait  pas  longtemps  en 
mains  le  pouvoir,  vu  l'âge  avancé  de  son  oncle  et  ses 
habitudes  de  débauches,  il  résolut  de  mettre  les  mo- 
ments à  profit.  D'abord  il  accabla  le  peuple  d'impôts 
extraordinaires  ;  il  frappa  de  contributions  forcées  la 
noblesse  et  le  clergé  ;  il  vendit  publiquement  les  dispen- 
ses et  les  canons;  ensuite  il  fit  des  emprunts  considé- 
rables sous  prétexte  de  lever  des  troupes ,  et  s'em- 
para des  sommes  destinées  à  la  remonte  de  la  cava- 
lerie et  à  l'équipement  des   recrues. 

Quant  à  Pie  IV,  libre  de  tout  souci  et  de  toute 
inquiétude,  il  se  reposait  des  agitations  de  sa  vie 
passée,  le  jour  en  se  délectant  de  la  vue  des  suppli- 
ciés dans  les  salles  des  tortures  du  palais  de  l'In- 
quisition; et  la  nuit,  en  se  plongeant  dans  une 
ivresse  crapuleuse  avec  ses  favoris,  ses  mignons  et 
ses  maîtresses.  Enfin  il  fut  tiré  de  son  apathie  par 
les  ambassadeurs  d'Espagne,  qui,  pour  le  rappeler 
au  sentiment  de  son  existence  politique,  le  sommè- 
rent de  renouveler  ses  tentatives  sur  l'Allemagne, 
et  de  faire  adopter  dans  ces  États  les  actes  du  synode 
de  Trente.  Alors  il  envoya  des  nonces  à  la  cour  de 
Bavière  et  à  celle  de  Maximilien,  pour  engager  les 
souverains  de  ces  contrées  à  prendre  des  mesures 
conformes  aux  décisions  des  Pères.  Le  duc  de  Ba- 
vière, Albert  III,  dit  le  Magnanime,  qui  depuis  long- 
temps était  sous  l'influence  des  jésuites,  ne  fit  au- 
cune difficulté  de  recevoir  les  décrets  du  prétendu 
concile  œcuménique,  et  déclara  même  à  l'ambassa- 
deur apostolique  qu'il  était  décidé  à  massacrer  les 
trois  quarts  de  ses  sujets  pour  les  contraindre  à 
obéir  au  pape  et  à  rentrer  dans  le  sein  du  catholi- 


cisme. En  eff(>t,  il  commença  par  obliger  les  profes- 
seurs d'Ingolstadt  à  signer  le  symbole  de  foi  sous 
peine  de  bannissement,  et  après  eux  il  força  les  fonc- 
tionnaires publics  à  adhérer  à  la  confession  catholi- 
que, sous  peine  de  destitution  ;  quant  aux  simples 
citoyens,  il  prit  encore  moins  de  ménagements,  il 
les  abandonna  à  la  juridiction  des  jésuites.  Il  n'en 
fut  pas  de  même  dans  les  États  qui  dépendaient  im- 
médiatement de  Maximilien  ;  non-seulement  l'em- 
pereur refusa  d'écouter  les  remontrances  du  pape, 
mais  encore  il  lui  fil  signifier,  au  nom  des  électeurs, 
qu'il  eût  à  autoriser  en  Allemagne  la  communion 
sous  les  deux  espèces,  et  le  mariage  des  prêtres,  s'il 
ne  voulait  perpétuer  le  schisme  et  s'exposer  à  de 
grands  dangers. 

Pie  IV,  malgré  son  désir  d'éviter  une  rupture  avec 
Maximilien,  n'osa  pas  accéder  sans  réserve  à  sa 
demande,  il  lui  fit  répondre  que  sa  qualité  de  pon- 
tife infaillible  lui  permettait  de  modifier  le  culte  à 
son  gré,  qu'en  conséquence  il  autorisait  la  commu- 
nion sous  les  deux  espèces  ;  mais  qu'il  lui  était 
impossible  de  trancher  la  question  du  mariage  des 
prêtres.  Le  prince  n'ayant  pas  paru  satisfait  de  cette 
concession,  Sa  Sainteté  prit  d'autres  mesures  pour 
conjurer  le  danger;  elle  chercha  à  attirer  dans  sa 
cause  les  rois  de  France  et  d'Espagne,  et  parvint  à 
persuader  à  ces  deux  souverains  que  Maximilien 
avait  l'intention  bien  arrêtée  de  s'unir  aux  huguenots 
de  France  pour  anéantir  le  catholicisme  et  s'emparer 
des  trônes  de  Charles  IX  et  de  Philippe  II.  La  crainte 
du  danger,  toute-puissante  sur  l'esprit  des  tyrans, 
détermina  les  rois  de  France  et  d'Espagne  à  se  rap- 
procher du  pape  :  Philippe  envoya  sa  femme  à 
Bayonne,  et  Charles  IX  accompagna  sa  mère  à  la 
conférence  pour  s'entendre  avec  le  duc  d'Albe  et  les 
représentants  de  Sa  Sainteté,  afin  de  poser  les  bases 
d'une  nouvelle  ligue  contre  les  protestants.  Il  fut 
convenu  dans  ce  conciliabule  de  bêtes  farouches  et 
d'hyènes,  que  Catherine  de  Médecis  ferait  main 
basse  sur  tous  les  huguenots  de  France,  pendant 
que  les  armées  espagnoles  envahiraient  la  Navarre 
et  les  Pays-Bas,  pour  en  finir  d'un  seul  coup  avec 
les  hérétiques. 

Comme  il  était  nécessaire  pour  la  réussite  d'un 
semblable  complot  d'endormir  la  vigilance  des  calvi- 
nistes, le  saint -père  suspendit  les  poursuites  des 
tribunaux  inquisiteurs  contre  ceux  qui  étaient  préve- 
nus d'hérésie  ;  il  fit  mettre  un  grand  nombre  de  ces 
infortunés  en  liberté;  et  pour  augmenter  encore  la 
sécurité  des  protestants,  il  invita  chaque  soir  à  sa 
table  les  ambassadeurs  d'Allemagne  et  les  seigneurs 
huguenots,  et  s'enivra  avec  eux  en  buvant  à  leur 
conversion.  Ce  désir  ardent  de  Pie  IV  de  voir  le 
triomphe  de  la  religion  sur  les  hérétiques  l'entraîna 
même  si  loin  dans  ses  libations,  qu'à  la  suite  d'un 
grand  repas  pendant  lequel  il  engloutit  douze  brocs 
de  vin,  il  tomba  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie  et 
mourut  quelques  heures  après,  dans  la  nuit  du  8  au 
9  décembre  1565. 


496 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Ëlection  Je  Pie  V.  —  Son  histoire  avant  sa  pron"Olion  à  la  papauté.  —  Sa  Sainteté  préside  le  tribunal  de  l'inquisition.  —  Cruaulés 
du  saint-père.  —  Ses  lois  contre  les  prostituées  de  Rcme.  —  Diète  d'Augsbourg.  —  Le  pontife  engage  le  roi  d'Espagne  à  mas- 
sacrer ses  sujets  des  Pays-Bas.  —  Il  rallume  la  guerre  civile  en  France.  —  Victoire  du  duc  d'Albe  attribuée  aux  prières  du 
pape.  —  Querelles  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Conjuration  du  saiut-père  contre  Elisabeth  d'Angleterre.  —  Il  anithématise 
cette  reine.  — Ligue  contre  les  Turcs.  —  Négociation  du  cardinal  Alexandrin.  —  Le  pape  recherche  l'alliance  des  Arabes  et 
des  Persans.  —  Pie  Y  veut  exterminer  les  prsteslants  de  l'Europe.  —  Mort  ''e  ce  pape  exécrable. 


Lorsque  les  ciTémonies  des  funérailles  de  Tin  l'âme 
Pie  l\  furer.t  terminées,  les  cardinaux  entrèrent  en 
conclave,  et  suivant  l'habitude,  chacun  d'eux  se  mit 
à  briguer,  soit  pour  acheter  soit  pour  vendre  des 
vois..  Charles  Borromée,  neveu  du  pontife  défunt, 
étant  un  des  plus  riches,  se  trouva  en  état  de  décider 
de  l'élection  en  se  prononçant  avec  sa  faction  pour  le 
candidat  qui  lui  agréerait.  On  proposa  d'abord  le 
cardinal  Morone,  vénérable  prélat  qui  jouissait  d'une 
réputation  de  tolérance  et  de  moralité  justement 
acquise;  ce  fut  précisément  à  cause  de  ses  vertus 
que  Charles  !e  fit  exclure  ;  il  représenta  aux  membres 
du  sacré  collège  qu'un  semblable  pape  ne  saun:it 
pas  user  d'une  rigueur  salutaire  pour  maintenir  les 
droits  du  saint-siége;  on  se  rendit  à  ses  observations. 
On  mit  ensuite  aux  voix  l'élection  de  t-irelelto;  ce 
cardinal  fut  encore  écarté  à  cause  delà  sévérité  de  ses 
mœurs  et  de  ses  habitudes  de  sobriété  ;  enfin  on  parla 
d'élever  sur  la  chaire  de  saint  Pierre  le  grand  in([uisi- 
teur  ^Michel  Ghisleri,  dominicain  débauché  et  féroce; 
Charles  Borromée  ne  trouvant  rien  à  dire  contre  ce 
choix,  on  le  proclama  immédiatement  chef  suprême 
de  l'É-lise  sous  le  nom  de  Pie  V. 

Il  est  resté  prouvé  que  l'origine  du  nouveau  pon- 
tife était  des  plus  obscures,  (juoique  phis  tard  ses 
courtisans  aient  cherché  à  lui  forger  une  généalogie 
qui  le  faisait  descendre  de  l'illustre  maison  des  Gon- 


silieri,  nom  que  ses  ancêtres  avaient  quitté,  suivant 
eux,  lorsqu'ils  étaient  venus  s'établir  à  Rome,  pour 
prendre  celui  de  Ghisleri.  Et  la  vanité  a  tant  de  puis- 
sance dans  le  cœur  de  l'homme,  que  Sa  Sainteté, 
soit  qu'elle  eût  été  dupe  de  ce  conte  absurde,  soit 
qu'elle  vouliît  cacher  à  tous  les  yeux  le  rang  infime 
de  ses  parents,  rendit  un  bref  (jui  ordonnait  aux 
Ghisleri  de  reprendre  le  glorieux  nom  de  Consilieii. 
Michel  était  né  à  Bologne,  de  parents  si  pauvres 
et  si  misérables,  qu'il  avait  été  contraint  d'entr.'r 
comme  aide  de  cuisine  dans  un  couvent  de  l'ordre  de 
Saint-Dominique.  Sa  jolie  figure  et  certaines  allures 
dans  la  démarche  avaient  attiré  l'altention  du  prieur, 
l'un  des  moines  les  plus  débauchés  du  couvent; 
celui-ci  en  fit  son  mignon,  et  pour  couvrir  aux  yeux 
des  frères  ses  amours  crapuleux,  il  se  chargea  de  son 
éducation.  A  seize  ans,  Michel  était  devenu  si  habile 
théologien,  qu'on  le  nomma  professeur  de  son  ordre; 
plus  tard  et  toujours  avec  la  protection  du  prieur,  il 
obtint  sa  nomination  au  grade  d'inquisiteur  dans  la 
ville  de  Gôme.  Le  jeune  dominicain  tint  à  honneur 
de  mériter  les  distinctions  dont  on  l'avait  honoré,  et 
il  commença  à  déployer  ce  caractère  inllexible  et  cette 
cruauté  implacable  qui  en  ont  fait  l'un  des  pontifes 
les  plus  sanguinaires  qui  aient  occupé  le  siège  de 
l'Apôtre.  Aussi  ne  doit-on  pas  s'étonner  que  ses  li- 
gueurs envers  les  malheureux  hérétiques  l'aient  fait 


PIE    V 


497 


L'inquisiteur  Montalte  à  Venise 


successivement  chasser  de  Côme,  de  Bergame  et  du 
pays  des  Grisons,  où  il  avait  «té  envoyé  pour  persé- 
cuter les  hérétiques  en  qualité  de  commissaire  géné- 
ral de  l'Inquisition. 

Pour  donner  une  idée  exacte  de  la  férocité  de  Mi- 
chel Gliislcri  avant  qu'il  fût  pape,  nous  cilerons 
textuellement  queli[ue!<  passages  des  instructions 
qu'il  adressait  à  l'Inquisition  de  Venise:  «  L'inspec- 
teur général  dos  tribunaux  du  saint-office  au  véné- 
rable Montalte,  in([uisiteur  de  Venise. 

«  Mon  très-cher  frère,  votre  Révérence  aura  tou- 
jours présent  à  la  pensée  que  l'autorité  dont  elle  a 
l'honneur  d'être  revêtue  doit  la  rendre  impassible, 
immuable  et  inflexible  comme  la  justice  de  Dieu, 
qu'elle  est  appelée  à  exercer  sur  la  terre.  Et  afin  de 
II 


ne  pas  l'oublier,  vous  ferez  placer  au-dessus  de  vo- 
tre tribunal  un  crucifix  de  fer  avec  une  légende  con- 
tenant ces  paroles  de  l'Ecriture  :  «  Ce  lieu  est  ter- 
«  rible;  c'est  la  porte  de  l'enfer  ou  du  ciel  1  » 
Rappelez -vous  que  les  devoirs  de  votre  charge  sont 
de  défendre  l'honneur  et  l'intérêt  du  Christ  contre  les 
profanateurs  de  son  nom  glorieux;  songez  surtout 
que  vous  êtes  commis  à  ces  importantes  fonctions 
pour  conserver  les  privilèges  ecclésiastiques  et  les 
droits  inviolables  du  siège  apostolique. 

<•  Qu'aucune  considération  humaine  ou  divine  ne 
vous  arrête  dans  la  sainte  voie  où  vous  êtes  entré; 
souvenez-vous  que  notre  divin  maître  a  dit  :  ■>  Qui- 
«  conque  ne  porte  pas  sa  croix  et  ne  me  suit  pas 
•<  n'est  pas  digne  de  moi. — Celui  qui  aime  son  père 

151 


49S 


HISTOIRE     DES     l'APES 


■  et  sa  mère,  son  fils  ou  sa  fille,  plus  i[ue  moi,  no 

-  peut  être  mon  disciple.  —  L"homme  iloit  avoir 
•  pour  ennemis  ceux  de  sa  propre  maison  ;  car  je 
«  suis  venu  pour  séparer  l'époux  d'avec  l'épouse,  le 

-  (ils  d'avec  le  père,  la  lille  d'avec  la  mère.  —  Ne 
"  pensez  pas  que  je  sois  venu  apporter  la  paix  sur 

■  la  terre;  non,  je  suis  venu  apporter  l'épée;  cora- 
X  battez  donc  pour  moi  sans  relâche  et  sans  terreur, 
«  parce  quo  celui  qui  conservera  sa  vie  la  perdra,  et 
X  celui  qui  l'aura  perdue  pour  l'amour  de  moi  la  re- 
>  trouvera.  »  Que  ces  saintes  paroles  soient  votre  règle 
lie  conduite  ;  torturez  sans  pitié,  tenaillez,  déchirez 
sans  miséricorde,  tuez,  massacrez,  brûlez  impitoya- 
blement votre  père,  votre  mère,  vos  frères,  vos  sœurs, 
s'ils  ne  sont  pas  aveuglément  soumis  à  l'Église  ca- 
tholique, apostolique  et  romaine. 

«  \o\is  communiquerez  ces  instructions  au  vicaire 
appelé  à  présider  le  tribunal  de  Venise  en  votre  ab- 
sence, et  que  vous  avez  choisi  vous-même.  Nous  l'a- 
gréons sur  votre  recommandation,  alin  que  vous  vi- 
viez ensemble  dans  une  parfaite  harmonie.  Vous 
aurez  soin  également  de  vous  entourer  d'officiers 
zélés  ;  vous  nommerez  ensuite  douze  consulteurs,  six 
théologiens,  parmi  lesquels  deux  seront  pris  dans  les 
chanoines  réguliers,  six  dans  les  rangs  des  docteurs 
en  droit  canon;  un  d'eux  aura  le  titre  de  secrétaire, 
un  autre  celui  de  notaire,  et  les  deux  plus  jeunes 
seront  assesseurs.  Pour  le  service  intérieur  des  ca- 
chots, vous  aurez  un  concierge,  deux  portiers  d'inti- 
mations, un  barigel,  six  sbires  et  vingt-quatre  tour- 
menteurs.  Les  traitements  et  les  gages  de  ces  em- 
ployés seront  prélevés  sur  les  biens  des  accusés. 

«  Avant  d'initier  qui  que  ce  soit  à  nos  terribles 
secrets,  vous  ferez  prêter  entre  vos  mains  un  serment 
dont  voici  la  formule:  «Je  promets  à  Dieu  tout- 
puissant,  à  Jésus-Christ  son  fils,  aux  apôtres  saint 
Pierre  et  saint  Paul,  à  la  sainte  Église  apostolique, 
<  au  souverain  pontife,  à  la  suprême  Inquisition  de 
<'  Rome  et  à  votre  Révérence  ici  présente,  que  je  serai 
"  toujours  soumis  à  l'Église  et  à  ce  saint  tribunal;  que 
■'  je  ferai  tous  mes  efforts  pour  découvrir,  dénoncer  et 
'  arrêter  ceux  qui  seront  soupçonnés  de  la  moindre 
■  tache  d'hérésie;  je  m'engage  à  défendre  au  prix  de 
<'  mon  sang  les  intérêts  du  souverain  pontife  et  de  la 
«  sainte  Inquisition. «Vous  soudoierez  en  outre  autant 
d'espions  que  vous  pourrez  en  payer  ;  vous  les  char- 
gerez de  surveiller  les  séculiers  comme  les  ecclésias- 
tiques, et  de  vous  dénoncer  les  désordres  publics 
et  particuliers  ;  jamais  vous  ne  révoquerez  en  doute 
leurs  dépositions,  et  vous  frapperez  ceux  qu'ils  vous 
désigneront,  innocents  ou  coupables,  attendu  qu'il 
vaut  mieux  faire  mourir  cent  innocents  que  laisser 
vivre  un  coupable. 

«Nous  n'ignorons  pas  que  le  conseil  des  Dix  est 
1  ennemi  de  notre  sainte  Inquisition  depuis  que  nous 
lui  avons  disputé  l'autorité  qu'il  s'arrogeait  sur  l'or- 
dre ecclésiastique  :  aussi,  dans  les  circonstances  dé- 
licates oiî  vous  vous  trouverez  en  oppositidti  avec 
queli]ues-unes  des  puissantes  maisons  de  Venise, 
vous  devrez  vous  conduire  avec  une  extrême  pru- 
dence, afin  de  ne  point  augmenter  l'irritation  des  es- 
prits ;  mais  quand  il  s'agira  du  peuple  ou  de  la  bour- 
geoisie, soyez  sans  pitié  ;  et  quoique  les  intérêts  de 
Dieu   se  défendent  d'eux-mêmes,  ne  perdez  pas  de  l 


vue  ([ue  nous  sommes  institués  pour  nous  opposer 
par  le  glaive  à  la  malignité  des  hommes,  (l'est  pour- 
quoi vous  redoublerez  de  rigueur  à  mesure  que  vous 
verrez  augmenter  la  résistance  aux  mesures  comman- 
dées par  l'Eglise  ;  vous  fermerez  seulement  les  yeu\ 
sur  les  débordements  des  nobles,  jusqu'à  ce  que  l.i 
Providence  nous  donne  la  force  et  les  moyens  néces- 
saires pour  couper  le  mal  dans  sa  racine.  Pour  le  peu- 
ple et  la  bourgeoisie,  soyez  impitoyable.  Quant  à  pré- 
sent, nous  nous  bornons  à  ces  recommandations;  plus 
tard,  s'il  se  rencontrait  un  cas  que  nous  n'aurions 
pas  prévu,  nous  vous  adresserions  de  nouveaux  avis  » 

L'inquisiteur  Moutalte  exécuta  si  fidèlement  les 
ordres  de  son  supéricui',  ([u'il  devint  bientôt  en  exé- 
cration aux  citoyens  de  Venise,  et  qu'il  fut  môme 
obligé  de  se  sauver  de  cette  ville  pour  ne  pas  être 
lapidé  par  le  peuple. 

,\près  avoir  rempli  les  fonctions  d'inspecteur  gé- 
néral des  tribunaux  du  saint- office  pendant  plusieurs 
années,  Michel  (^Thisleri  passa  grand  inquisiteur  sous 
le  pontificat  de  Paul  IV.  Ses  cruautés  dans  l'exercice 
de  sa  nouvelle  charge  furent  poussées  à  un  tel  point, 
que  de  toutes  parts  ce  ne  fut  qu'un  cri  de  réproba- 
tion contre  l'odieux  tribunal  qu'il  présidait. 

A  peine  installé  sur  la  chaire  de  l'Apôtre,  Pie  ^' 
fit  casser  la  procédure  ordonnée  par  son  prédéces- 
seur contre  la  famille  des  Carall'a,  et  il  préluda  par 
des  exécutions  juridiques  aux  boucheries  qui  rem- 
plirent son  règne.  Tous  ceux  qui  avaient  contribué, 
soit  directement,  soit  indirectement,  à  la  condamna- 
tion des  neveux  de  Paul  IV,  son  protecteur,  furent 
arrêtés,  plongés  dans  les  cachots  de  l'Inquisition  et 
brûlés  vifs;  les  juges  seuls  furent  épargnés,  en  raison 
de  leurservile  rétractation,  car  ces  misérables  eurent 
la  lâcheté  de  venir  en  corps  au  Vatican,  s'humilier 
devant  le  pape  et  le  supplier  de  les  absoudre  de  leur 
crime,  et  de  leur  pardonner  d'avoir  versé  le  sang  in- 
nocent pour  complaire  à  un  pontife  infaiUible.  Au- 
cun des  ennemis  de  cette  famille  ne  put  échapper  à 
la  vengeance  de  Pie  V  ;  il  les  poursuivit  jusque  dans 
les  pays  étrangers  où  ils  s'étaient  réfugiés  :  Jules 
Zoannetli  fut  arrêté  à  Venise,  et  Pierre  Carnessecchi 
fut  enlevé  de  Florence  ;  puis  l'un  et  l'autre  furent  ra- 
menés à  Rome  et  mis  en  jugement  comme  coupables 
d'avoir  entretenu  des  relations  criminelles  avec  la 
belle  Victoire  Golonna,  veuve  du  marquis  de  Pes- 
caire,  et  Julie  de  Gonzague,  toutes  deux  suspectes 
d'hérésie  ;  accusation  absurde,  puisque  l'une  de  ces 
femmes  était  morte  depuis  dix-neuf  ans  Carnessecchi 
et  Zoannetti  n'en  furent  pas  moins  appliqués  à  la 
torture  en  présence  du  saint-père,  et  tenaillés  avec 
tant  de  cruauté  que  ces  infortunés,  vaincus  par  la 
douleur,  firent  l'aveu  de  leur  culpabilité,  et  deman- 
dèrent comme  une  faveur  d'être  condamnés  à  mort  ; 
ce  qui  leur  fut  accordé  incontinent. 

Sa  Sainteté,  quoique  débarrassée  des  ennemis  des 
Garaffa,  ne  donna  aucun  relâche  aux  bourreaux  du 
saint-office;  elle  se  rejeta  sur  les  hérétiques,  les  en- 
tassa par  milliers  dans  ses  cachots,  et  voulut  elle- 
même  présider  aux  exécutions.  Entre  autres  exemples 
de  la  férocité  de  Pie  V,  l'historien  Volaterran  cite  le 
supplice  d'une  belle  jeune  femme  qui  avait  été  dé- 
noncée par  les  espions  des  inquisiteurs  comme  cou- 
pable d'avoir  favorisé  la  fuite  de  Rome  d'une  de  ses 


A 


PioV  préside '.k  tribuiia] 

de  riiiqu]s4,iioi]  (,|:,|  "^ùfe^V^' 


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I 


PIE    V 


499 


!>u'iiis  qui  venait  d'embrasser  le  calvinisme.  Celle 
inforlunée  fut  arrachée  de  nuit  à  sa  famille,  et  sans 
qu'on  eût  aucun  égard  pour  son  état  de  grossesse, 
on  la  plon<;ea  dans  un  cabanon  noir  et  infect  où  elle 
accoucha  de  fiaycur.  Au  mutin,  le  cruel  Pie  V  la  fit 
comparaître  devant  son  tribunal,  et  sans  être  touché 
<les  protestations  d'innocence  et  des  prières  de  cette 
malheureuse  femme,  il  ordonna  aux  moines  qui  rem- 
plissaient les  fonctions  de  tourmenteurs  de  faire  leur 
devoir.  Trois  dominicains  se  jetèrent  alors  sur  elle, 
enlevèrent  ses  vêlements  et  la  laissèrent  dans  une 
nudilé  complète,  puis  ils  ])loyèrent  son  corps  sur  un 
chevalet,  attachèrent  ses  pieds  et  ses  bras  à  des  cor- 
des qui  étaient  retenues  au.\  murailles  par  des  an- 
neau.x  Je  fer,  et  les  tirèrent  avec  tant  de  violence 
que  ses  membres  délicats  et  faibles  en  furent  coupés 
jusqu'aux  os;  ensuite  on  lui  lit  subir  la  question  de 
l'eau.  Mais  après  qu'elle  eût  avalé  huit  mesures  en- 
tières, elle  les  rendit  par  la  bouche  avec  des  flots  de 
sang,  et  tomba  en  faiblesse;  alors  Sa  Sainteté  or- 
donna aux  bourreaux  de  lui  appliquer  des  lames  de 
cuivre  ardentes  sur  les  parties  les  plus  sensibles  du 
corps,  et  d'allumer  un  réchaud  sous  ses  pieds,  ce  qui 
la  rappela  de  son  évanouissement.  Enfin,  comme  elle 
persistait  à  ne  point  vouloir  se  reconnaître  coupable, 
on  la  détacha  du  chevalet  et  on  la  rapporta  dans  son 
cachot,  auprès  de  sou  enfant,  qui  était  mort  de  froid 
pendant  qu'on  la  torturait;  elle-même  expira  le  len- 
demain. Pie  V  ayant  reconnu  qu'on  lavait  fausse- 
ment accusée,  se  contenta  de  faire  rendre  son  cada- 
vre à  la  famille. 

Aonius  Palearius,  l'un  des  plus  célèbres  écrivains 
du  seizième  siècle,  devint  également  la  victime  de 
ce  monstre.  Voici  de  quelle  manière  :  Un  espion 
ayant  fait  savoir  à  la  cour  de  Rome  qu'Aonius  avait 
dit  que  l'Inquisition  était  un  poignard  dont  la  lame 
était  dirigée  sur  le  cœur  de  tous  les  gens  de  lettres, 
le  pape  envoya  des  sbires  à  Milan,  fit  enlever  de  nuit 
le  coupable  et  ordonna  qu'il  fut  conduit  à  Rome,  où 
on  le  plongea  immédiatement  dans  les  prisons  du 
^atican;  ensuite  on  l'appliqua  à  la  question  et  on 
l'obligea  à  signer  un  écrit  dans  lequel  il  reconnais- 
sait que  le  pape  avait  le  droit  de  tuer  les  hérétiques; 
que  1  Eglise  pouvait  instituer  des  ministres  pour 
exécuter  les  sentences  rendues  par  les  inquisiteurs; 
que  le  pontife  romain  lui-même  pouvait  de  sa  pro- 
pre main,  à  l'exemple  de  Samuel  et  de  saint  Pierre, 
^e  saisir  du  glaive  et  frapper  ses  ennemis.  Puis  quand 
le  malheureux  eut  apposé  son  nom  au  bas  de  cette 
p)èce,  on  se  servit  contre  lui  de  ses  propres  aveux, 
et  Pie  V  le  lit  pendre  sous  ses  yeux. 

Les  actes  de  barbarie  qui  signalèrent  le  commen- 
cement de  ce  pontificat  jetèrent  une  telle  épouvante 
dans  les  espiils,  qu'en  moins  de  six  mois  plus  d'un 
tiers  de  la  po])ulation  avait  abandonné  la  ville  sainte; 
■et  comme  les  cardinaux  essayaient,  un  jour  de  con- 
sistoire, de  faire  quelques  remontrances  à  Pie  V  pour 
l'engager  à  user  de  clémence  dans  les  intérêts  de 
l'Eglise  :  «  Non ,  non,  répondit-il,  soyons  inexora- 
bles; jjoiiit  de  pitié,  point  de  merci  pour  les  héréti- 
ques; mieux  vaut  anéantir  la  génération  présente 
que  de  léguer  l'erreur  aux  générations  futures.  » 

En  elTet,  loin  de  se  départir  de  sa  rigueur,  il  de- 
vint plus  terrible  et  plus  implacable  que  jara  is  ;  et 


sur  le  simple  soupçon  (jue  plusieurs  femmes  calvi- 
nistes s'étaient  mises  dans  les  rangs  des  prostituées 
pour  échapper  aux  inquisiteurs,  il  publia  un  édit  qui 
enjoignait  aux  courtisanes  de  Rome  de  se  maiier 
dans  le  délai  d'un  mois,  ou  de  sortir  de  la  ville,  sous 
peine,  en  cas  de  désobéissance,  d'être  fouettées  pu- 
bliquement par  la  main  du  bourreau.  Heureusement 
ce  décret  n'eut  point  d'exécution,  et  les  cardinaux  ^ 
parvinrent  à  le  faire  révoquer  en  représentant  à  Sa 
Sainteté  que  les  quarante-cin([  mille  prostituées  fmi 
habitaient  Rome  étaient  nécessaires  au  service  des 
ecclésiastiques,  et  que  s'il  supprimait  les  lupanars, 
son  clergé  retomberait  dans  les  honteux  désordres 
de  la  sodomie,  comme  au  temps  de  saint  Paul,  et 
qu'en  outre  il  priverait  le  trésor  apostolique  de  la 
source  la  plus  productive  de  ses  revenus.  Cette  der- 
nière considération  détermina  Pie  V  à  substituer  aux 
peines  altlictives  une  simple  note  d'infamie;  il  di''- 
cida  que  les  filles  d'amour  habiteraient  à  l'avenir 
un  quartier  particulier,  et  qu'elles  ne  pourraient  pa- 
raître ni  de  jour  ni  de  nuit  dans  les  rues  de  Rome. 
Il  leur  conserva  néanmoins  le  privilège  d'être  inhu- 
mées dans  un  terrain  bénit  qui  était  situé  près  de  la 
porte  Flaminia,  derrière  le  mur  penché,  appelé  muro 
torto.  Le  saint-père  se  montra  plus  sévère  à  l'égard 
des  toreadores;  il  défendit,  sous  peine  d'excommu- 
nication, qu'on  enterrât  en  terre  sainte  ceux  qui  mou- 
raient dans  les  combats  de  taureaux.  Enfin  il  poussa 
la  cruauté  jusqu'à  faire  une  loi  qui  enjoignait  aux 
médecins  d'abandonner  les  malades  qui  refusaient  de 
recevoir  les  sacrements  à  la  troisième  visite,  et  de 
les  dénoncer  à  l'autorité  supérieure. 

Pie  V  ne  se  borna  pas  à  faire  gémir  l'Italie  sous 
ce  joug  de  fanatisme  et  de  terreur.  Déjà  maître  de 
l'Espagne,  où  régnait  Philippe  II,  son  digne  émule 
en  férocité,  il  voulut  assurer  le  triomphe  de  l'Inqui- 
sition dans  les  Pays-Bas,  et  il  excita  le  roi  d'Espa- 
gne à  poursuivre  à  outrance  les  hérétiques  de  ces 
contrées.  Marguerite  de  Parme,  sœur  de  Philippe  et 
régente  des  Pays-Bas,  cherchait  bien  à  seconder  les 
fureurs  de  son  frère,  et  faisait  arrêter  un  grand  nom- 
bre de  réformés.  Mais,  sjit  que  les  juges  favorisas- 
i  sent  tacitement  les  doctrines  nouvelles,  soit  qu'ils 
reconnussent  le  danger  de  pousser  au  désespoir  une 
nation  courageuse,  presque  tous  les  accusés  étaient 
rendus  à  la  liberté.  Dans  les  principales  villes  de  la 
province,  à  Tournay,àLille,àYalenciennes,  on  comp- 
tait par  milliers  les  sectateurs  de  Baïus  et  de  Jean 
de  Louvain ,  qui  étaient  des  calvinistes  mitigés.  Des 
assemblées  de  cinq  à  six  cents  personnes,  protégées 
par  le  prince  d'Orange,  se  réunissaient  ostensible- 
ment pour  chanter  les  psaumes  du  célèbre  Clément 
Marot,  poète  de  la  cour  de  F'rance;  et  si  parfois 
Marguerite  de  Parme  voulait  sévir  contre  ces  héréti- 
ques ou  fermer  les  salles  qui  leur  servaient  de  tem- 
ples, le  peuple  courait  aux  armes,  pendait  les  agents 
de  l'autorité,  el  chassait  les  soldats. 

Philippe  II,  à  l'instigation  du  saint-père,  publia 
de  nouveaux  édits  contre  les  hérétique^Mt  ordonna 
aux  princes  et  aux  seigneurs  des  PayPBas  de  faire 
adopter  dans  les  fiefs  dépendant  de  leur  juridiction 
les  décrets  du  concile  Je  Trente,  sous  peine  de  pri- 
vation de  leurs  biens  et  dignités.  Loin  d'être  inti- 
midés par  cette  menace,  les  Flamands  résolurent  de 


500 


HISTOIUE    DES     PAPES 


se  soustraire  à  la  tyrannie  espagnole,  et  firent  le  ser- 
ment de  périr  jusqu'au  dernier  pour  reconquérir 
leur  indépendance.  Une  vaste  conjuration  se  l'ornia 
.sjus  la  direction  de  Philippe  Marnix  de  Sainte-Al- 
degonde  ;  et  à  un  jour  lixé,  plus  de  trente  mille 
paysans,  bourgeois  ou  nobles  se  réunirent  dans  une 
\asle  plaine  aux  portes  de  Bruxelles,  et  prirent  plu- 
>ieurs  décisions  importantes.  A  la  suite  de  cette 
première  séance,  cinq  cents  députés,  ayant  à  leur 
lèle  Henri  de  Bréderode,  les  comtes  de  Nassau,  de 
lierg  et  de  Culembourg,  traversèrent  la  ville  en  si- 
lence, bannières  déployées,  arrivèrent  jusqu'au  palais 
de  la  régente  et  demandèrent  au  nom  du  peuple  à  lui 
présenter  une  requête. 

Marguerite,  effrayée  d'une  manifestation  aussi  im- 
posante, accueillit  les  envoyés  avec  toutes  les  appa- 
rences de  la  bonté,  et  leur  promit  de  supprimer  les 
tribunaux  de  l'Inquisition  et  de  leur  accorder  la  li- 
berté de  conscience.  Mais,  comme  ils  se  retiraient,  le 
comte  de  Barlemont ,  son  confident  intime  et  son 
amant,  s'écria  avec  l'insolence  d'un  favori  :  «  Ras- 
surez-vous, iluchesse,  vous  n'avez  aiïaire  qu'à  un  tas 
de  gueux  qu'il  sera  facile  de  mettre  à  la  raison.  »  Le 
lendemain,  Bréderode  s'empara  du  mot,  et  proposa 
aux  conjurés  de  nommer  leur  association  la  Confé- 
dération des  gueux  ;  ce  qui  fut  unanimement  approuvé. 
En  conséquence,  les  rebelles  atlaclièrent  à  leur  cein- 
ture une  écuelle  de  bois,  et  à  leur  cou  une  médaille 
représentant  d'un  côté  l'image  du  roi  Philippe  et  de 
l'autre  une  besace,  avec  cette  légende  :  «  Fidèle  au 
roi  jusqs'à  la  l)esace.  »  De  leur  côté,  les  catholiques 
adoptèrent  une  médaille  représentant  la  sainte  Vierge 
avec  son  (ils  dans  les  bras. 

Pie  V,  informé  par  Marguerite  de  Panne  de  cette 
particularité,  s'empressa  de  faire  fabriquer  à  Rome 
une  cargaison  de  médailles  qu'il  envoya  aussitôt  à  la 
gouvernante,  avec  un  bref  qui  accordait  à  ceux  qui 
les  porteraient  des  indulgences  plénières  pour  tous 
les  trimes  qu'ils  auraient  commis  ou  qu'ils  pour- 
raient commettre  dans  l'avenir.  Sa  Sainteté  écrivait 
en  même  temps  à  la  gouvernante  pour  la  louer  du 
zèle  qu'elle  montrait,  et  pour  l'exhorter  à  être  sans 
pitié  dans  l'exercice  de  son  pouvoir.  Cependant  les 
conjurés  de  Flandre,  fatigués  d'attendre  inutilement 
l'exécution  des  promesses  de  la  sœur  de  Philippe, 
résolurent  de  sommer  ce  souverain  de  se  prononcer 
dans  la  question,  et  lui  adressèrent  une  députation 
en  Espagne.  Le  pontife,  instruit  de  cette  démarche, 
s'empressa  de  mander  à  Pierre  Camajan,évêque  d'As- 
coli,  son  nonce  à  IMadrid,  qu'il  eût  à  surveiller  les 
députés  de  la  Flandre,  et  à  mettre  tout  en  œuvre 
pour  engager  le  roi  à  les  faire  briller  vifs  comme 
hérétiques.  Du  reste,  l'agent  du  saint-père  n'eut  pas 
beaucoup  de  peine  à  faire  adopter  au  sanguinaire 
Philippe  une  mesure  qui  était  dans  ses  mœurs  et 
dans  ses  habitudes  ;  et  le  jour  même  de  l'arrivée  de 
la  députation  des  gueux ,  les  infortunés  Flamands 
qui  la  composaient  furent  arrêtés,  déférés  aux  tribu- 
naux du  saint-office,  et  mis  à  mort. 

Dès  que  la  nouvelle  de  cette  action  atroce  parvint 
dans  les  Pays-Bas,  il  n'y  eut  qu'un  cri  d'indignation 
contre  l'infâme  monarque;  cinquante  mille  insurgés 
se  levèrent  comme  un  seid  homme,  parcoururent  les 
Jjourgs,  les  villages  et  les  villes,  mettant  tout  à  feu 


et  à  sang,  brisant  les  statues  des  saints,  pillant  les 
églises  et  les  monastères,  égorgeant  les  prêtres  et 
les  moines.  <>  Dans  la  ville  d'Anvers,  disent  les  his- 
toriens catholiques,  eurent  lieu  des  scènes  déplora- 
bles; la  cathédrale  fut  pillée  pendant  trois  jours,  et 
les  gueux,  non  contents  d'avoir  détruit  les  images, 
se  servirent  par  dérision  de  l'huile  sainte  pour  lisser 
leurs  cheveux  et  leurs  barbes;  aussi  ne  saurions-nous 
trop  applaudir  aux  prédications  du  franciscain  Cor- 
neille .Vdriaensen,  et  répéter  avec  lui  :  «  Oui,  il  faut 
pendre,  brûler,  rôtir,  faire  bouillir,  écorcher,  étran- 
gler, enterrer  vifs  ces  infâmes  hérétiques;  il  faut 
ouvrir  le  ventre  à  leurs  femmes  et  écraser  leurs  pe- 
tits enfants  contre  les  murailles,  afin  d'anéantir  à 
jamais  leur  race  exécrable.  »  Nous  ajouterons  ce  ([ue 
les  écrivains  catholiques  ont  passé  sous  silence,  que 
pour  mieux  échauffer  la  pieuse  ardeur  des  dévotes 
et  des  fanatiques  qui  suivaient  les  sermons  d'Adria- 
ensen,  ce  prédicateur  réunissait  les  plus  jeunes  et 
les  plus  beaux  des  adolescents  des  deux  sexes,  leur 
faisait  enlever  tous  vêtements,  et  les  flagellait  dou- 
cement et  lentement  avec  des  verges  d'osier. 

Bientôt  et  en  dépit  des  efforts  de  la  gouvernante, 
la  révolte  des  gueux  devint  si  menaçante,  que  Mar- 
guerite se  trouva  forcée  d'accorder  la  liberté  de 
conscience  et  de  supprimer  les  tribunauxde  l'Inquisi- 
tion. Dès  lors,  les  réformés  prêchèrent  librement  leuis 
doctrines  dans  toute  la  Flandre,  et  l'on  vit  des  ban- 
des de  huit  ou  dix  mille  rcligionnaires  sortir  des 
murs  de  Tournay,  de  Lille,  de  Valenciennes  et  d'An- 
vers, pour  venir  écouter  les  prêches  des  ministres 
Hessels  et  Baïus  dans  les  campagnes. 

Pie  V,  furieux  de  celte  concession,  écrivit  à  Mar- 
guerite d'Autriche  d'avoir  à  révoquer  l'édit  qu'elle 
avait  rendu  en  faveur  des  gueux,  sous  peine  des  cen- 
sures les  plus  terribles;  et  il  lui  ordonna  de  faire 
marcher  immédiatement  contre  les  rebelles  ses  trou- 
pes les  plus  aguerries.  Récrivit  également  à  Philippe  II 
qu'il  ne  se  relâchât  en  rien  de  sa  rigueur  contre 
les  hérétiques  de  Flandre,  et  qu'il  refusât  sa  sanction 
aux  mesures  que  sa  sœur  avait  prises.  «  Il  faut  noyer 
tous  ces  forcenés  dans  une  mer  de  sang,  ajoutait-il 
dans  sa  lettre  au  prince;  il  faut  que  la  flamme  et  le 
fer  transforment  en  déserts  ces  plaines  fertiles  et  ces 
villes  orgueilleuses,  afin  que  les  iidèles  applaudissent 
à  notre  zèle  orthodoxe,  et  se  réjouissent  du  triomphe 
de  la  foi  !  »  Suivant  son  habitude,  le  roi  u'Espagne 
obéit  au  pape,  et  envoya  le  duc  d'Albe  en  Flandre, 
à  la  têle  d'une  armée  formidable,  pour  prendre  le 
gouvernement  de  cette  province,  et  muni  d'ordres  tel- 
lement sévères,  que  le  nonce  apostolique  écrivait  à 
Pie  V,  que  ce  souverain  avait  tant  d'amour  pour  la 
religion,  qu'il  était  plutôt  nécessaire  de  l'arrêter  que 
de  le  pousser. 

Dès  que  le  duc  fut  entré  à  Bruxelles,  la  gouver- 
nante remit  tous  ses  pouvoirs  entre  ses  mains  et 
quitta  les  Pays-Bas.  Celui-ci,  se  trouvant  revêtu 
d'une  autorité  illimitée,  voulut  l'e.xercer  avec  la  ri- 
gueur qui  lui  avait  été  commandée;  il  créa  immédia- 
tement une  chambre  de  justice,  qu'il  nomma  le  con- 
seil des  troubles,  et  que  les  peuples  appelèrent  le 
conseil  de  sang;  puis  il  fit  arrêter  indistinctement 
des  milliers  de  citoyens  et  en  remplit  les  prisons; 
ensuite  il  proscrivit  tous  les  nobles,  confisqua  leurs 


l'IK     V 


501 


Le  féroce  duc  d'AJbe  dans  les  Flandres 


biens,  les  vendit  au  profit  du  prince,  et  en  employa 
le  prix  ù  faire  élever  des  bastilles,  des  forts  et  di's 
citadelles  autour  des  villes;  enlin,  fjuand  le  duc 
d'Albe  se  crut  à  l'abri  de  nouvelles  tentatives  de  sou- 
lèvement, il  procéda  aux  exécutions  des  prisonniers. 
Jean  Vargas,  un  des  favoris  du  nouveau  gouver- 
neur, fut  nommé  iirésident  de  ce  tribunal  de  sang, 
(|ui  condamnait  au  supplice  tous  les  prévenus  sans 
exception  et  sans  égards  ni  pour  le  sexe  ni  pour  la 
religion,  attendu,  écrivait  Philippe,  que  tous  les  Bel- 
ges méritaient  la  mort  :  les  hérétiques  pour  avoir 
pillé  les  églises,  et  les  catholiques  pour  ne  ])as  les  en 
avoir  empêchés.  Peiidaiit  des  mois  entiers  les  giliets, 
les  roues  et  les  bûchers  couvrirent  les  places  publi- 
ques de  toutes  les  principales  villes,  et  chaque  jour 


ramena  pour  les  Belges  de  nouvelles  exécutions  ou 
de  nouveaux  supplices. 

On  compte  qu'en  un  seul  jour,  entre  le  lever  et  le 
coucher  du  soleil,  le  duc  d'Albe  lit  brûler,  écarteli-i- 
et  rouer  plus  de  six  cents  personnes.  Partout  l'effroi 
était  à  son  comble;  le  prince  d'Orange,  un  grand 
nombre  de  seigneurs  et  plus  de  trente  mille  calvinis- 
tes s'enfuirent  heureusement  en  .Vngleteire,  en  Frann- 
ou  en  Allemagne,  et  échappèrent  à  la  mort;  mais 
ceux  qui  n'eurent  pas  le  temps  ou  la  volonté  d'émi- 
grer,  entre  autres  les  comtes  de  Horn  et  d'Egmonl 
et  vingt-trois  des  plus  illustres  seigneurs  de  la  no- 
blesse de  Flandre,  furent  arrêtés,  jugés  par  des  tri- 
bunaux d'assassins,  et  impitoyableineni  exécutés. 

Enfin ,  comme  le  représentant  de  Philippe  conli- 


S02 


UISTOIRK     DES     PAl'KS 


nuail  ses  luerios  et  ses  massacres ,  les  calvinistes 
l'Uiijirés  résolurent  de  délivrer  leur  patrie  du  monstre 
.|ui  l'opprimait;  secondés  par  la  reine  Elisabeth  d'An- 
gleterre, qui  haïssait  Pie  \',  aidés  par  les  liui^uenots 
de  France,  ils  se  réunirent  en  armes  sons  le  comman- 
dement du  prince  d'Orange  et  du  comte  Louis  de 
Nassau,  son  frère,  et  marchèrent  sur  Bruxelles.  Mal- 
heureusement le  duc  d'Albe,  qui  avait  des  troupes 
bien  ai^uerries  et  plus  nombreuses,  battit  ces  chefs 
intrépides  et  les  força  de  se  replier  sur  la  France. 
Cette  victoire  fut  attribuée  par  les  catholiques  aux 
prières  du  pape;  dans  toutes  les  églises  de  l'Italie  on 
chanta  des  Te  Deum  pour  rendre  grâces  à  Dieu  de  la 
défaite  des  hérétiques;  à  Rome,  on  alluma  des  feux 
de  joie;  Sa  Sainteté  fit  même  tirer  le  canon  pour 
célébrer  le  triomphe  des  catholiques,  et  dans  l'effusion 
de  sa  joie,  elle  envoya  au  bourreau  de  la  Flandre  une 
épée  et  une  toque  d'honneur  avec  cette  adresse  :  «  Au 
glorieux  vainqueur  de  l'hérésie  !  »  Le  féroce  duc  d'Albe 
fut  tellement  flatté  de  ce  titre,  qu'il  le  fil  immédiate- 
ment graver  sur  le  socle  d'une  statue  qu'on  lui  éri- 
geait à  Anvers. 

La  Flandre  soumise  et  les  hérétiques  terrassés,  le 
pape  tourna  ses  regards  vers  l'Ecosse,  oiî  la  religion 
nouvelle  venait  d'être  proclamée  culte  de  l'État  par  le 
Parlement;  il  pensa  qu'il  lui  serait  facile  défaire  ren- 
trer les  peuples  de  cette  contrée  sous  le  joug  pontifi- 
cal, en  flattant  les  passions  désordonnées  de  leur 
reine,  la  belle  Marie  Stuart,  veuve  de  François  II,  et 
mariée  de  nouveau  à  un  gentilhomme  écossais  nommé 
Darnley;-en  conséquence  il  lui  fit  proposer  autant 
d'or  qu'elle  en  voudrait,  à  la  condition  qu'elle  casse- 
rait l'arrêt  de  son  parlement  et  qu'elle  ferait  périr 
son  frère  naturel  le  comte  Murray,  un  seigneur 
nommé  Morton,  et  son  propre  mari,  qui  tous  les 
trois  avaient  eu  l'imprudence  de  se  déclarer  ouverte- 
ment contre  la  cour  de  Rome.  La  reine  accepta  d'au-- 
tant  jilus  volontiers  ce  marché,  que  son  nouvel  époux 
se  tiouvait  étrangement  défiguré  par  la  petite  vérole  ; 
et  comme  sa  beauté  lui  avait  seule  valu  le  trône,  il 
était  naturel  que  sa  laideur  le  lui  fît  perdre.  Marie 
.Stuart  organisa  donc  un  complot  infernal  avec  Both- 
well,  son  nouveau  favori,  celui  qui  avait  succédé  à 
l'Italien  Rizzio,  assassiné  sous  ses  yeux  par  Darnley  ; 
elle-même  conduisit  son  mari  convalescent  dans  une 
maison  qui  appartenait  au  prévôt  de  la  collégiale  de 
.Sainte-Marie,  sous  prétexte  de  le  faire  changer  d'air, 
et  le  même  soir,  elle  le  quitta  pour  assister  aux  noces 
d'une  de  ses  filles  d'honneur,  ne  laissant  auprès  de 
lui  qu'un  valet  de  chambre.  Que  se  passa-t-il  pendant 
cette  nuit?  ÎS'ul  ne  le  sait;  seulement,  vers  deux  heu- 
res du  matin,  une  explosion  se  fit  entendre,  la  maison 
du  prévôt  s'écroula  par  l'effet  d'une  mine,  et  quand 
on  retrouva  les  corps  du  roi  et  de  son  domestique, 
ils  portaient  l'un  et  l'autre  des  marques  de  strangu- 
lation. Quelques  mois  après,  la  cour  de  Rome  en- 
voyait trois  cent  mille  écus  d'or  pour  payer  les  fêtes 
du  troisième  mariage  de  la  reine  d'Ecosse  avec  son 
favori  Bothwell;  et  un  nonce  se  dirigeait  vers  l'Ecosse 
avec  une  légion  de  jésuites  et  de  dominicains  pour 
organiser  des  tribunaux  inquisiteurs.  IMais  les  Écos- 
sais ne  permirent  pas  aux  deux  assassins  de  remplir 
les  conditions  de  leur  infâme  marché  ;  partout  on  prit 
les  armes;    une  insurrection  formidable  éclata  sur 


tous  les  points  à  la  fois,  et  une  armée  vint  assiéger 
Mario  et  son  complice  dans  le  château  de  Borthwick. 
.Vu  moment  où  ils  allaient  être  forcés  dans  cette 
retraite,  du  secours  leur  vint  du  dehors  et  facilita 
leur  fuite.  Marie  Stuart  courut  se  renfermer  dans  la 
l'orleresse  de  Dunbar;  le  lâche  Bothwell  abandonna 
la  reine,  gagna  les  Orcades  et  passa  en  Norvège,  où 
il  mourut  misérablement. 

Lorsque  le  nonce  eut  connaissance  de  ces  événe- 
ments, il  était  déjà  à  Anvers  et  se  préparait  à  s'em- 
barquer pour  l'Ecosse;  la  crainte  du  danger  le  lit 
]iromplemenl  renoncer  à  sa  mission;  il  se  hâta  de 
rebrousser  chemin  avec  sa  horde  d'inquisiteurs  et 
revint  en  Italie.  Pie  V,  furieux  d'avoir  dépensé  tant 
d'argent  pour  n'aboutir  qu'au  meurtre  d'un  roi,  quand 
il  espérait  l'extermination  d'un  peuple,  ne  voulut 
plus  entendre  parler  de  Marie  Stuart,  et  l'abandonna 
à  son  sort  malheureux. 

Du  reste,  Sa  Sainteté  avait  trouvé  en  France  une 
compensation  à  cet  échec;  le  général  des  jésuites 
Laynez  était  mort  depuis  deux  années,  et  son  succes- 
seur Borgia,  duc  de  Candie,  un  des  descendants  de 
l'infâme  pape  Alexandre  YI ,  rétablissait  merveilleu- 
sement ses  affaires  dans  ce  pays. 

Pour  se  faire  une  idée  de  la  sottise,  du  fanatisme 
et  de  l'ignorance  de  ce  nouveau  chef  des  jésuites,  il 
suffit  de  lire  l'étrange  discours  qu'il  prononça  le  jour 
de  son  élection  ;  entre  autres  choses  il  dit  :  "  La 
grâce  que  je  vous  supplie  de  m'accorder,  très-révé- 
rends Pères,  qui  venez  de  me  nommer  votre  chef, 
c'est  d'en  user  avec  moi  comme  en  usent  les  mule- 
tiers avec  leurs  bêtes  de  somme  ;  ils  ne  se  conten- 
tent pas  de  leur  mettre  sur  le  dos  les  fardeaux 
qu'elles  doivent  porter,  ils  les  conduisent  encore.  Si 
elles  viennent  à  broncher,  ils  les  soulagent;  si  elles 
ne  marchent  pas  assez  vite,  ils  les  fouettent  ;  si  elles 
s'abattent,  ils  les  relèvent.  Je  veux  être  véritable- 
ment votre  bête  de  somme;  usez-en  donc  avec  moi 
comme  on  en  use  avec  ces  animaux,  afin  que  je 
puisse  dire  :  «  Je  me  regarde  dans  votre  compagnie 
«  comme  un  âne.  »  Relevez  donc  votre  bête  par  vos 
prières  ;  si  elle  marche  trop  lentement ,  excitez-la 
par  vos  charitables  avis  ;  enfin  si  vous  me  voyez  ac- 
cablé sous  le  fardeau  de  ma  charge,  diminuez  le 
poids  de  mes  paniers.  »  Pie  V  comprit  quel  parti  il 
pouvait  tirer  d'un  semblaljle  général  ;  aussi  ne  se  fit- 
il  pas  faute  de  l'aiguillonner  sans  cesse  pour  donner 
une  impulsion  plus  active  à  la  société  desjésuites;  et 
bientôt,  grâce  à  ses  efforts,  les  disciples  de  Loyola 
se  répandirent  dans  toutes  les  provinces  de  la 
France,  organisèrent  des  confréries ,  des  congréga- 
tions de  dévots  dans  lesquelles  entraient  des  princes, 
des  seigneurs,  des  barons  et  des  bourgeois  ;  tous 
s'engageaient,  au  nom  de  la  sainte  Trinité,  à  vivre  et 
à  mourir  pour  la  défense  de  la  foi  catholique  ;  tous 
juraient  sur  l'hostie  consacrée  de  sacrifier  leurs  biens 
et  leurs  vies  pour  protéger,  pour  étendre  et  pour 
venger  la  religion  romaine;  enfin  tous  prêtaient  ser- 
ment entre  les  mains  du  chef  de  ces  associations 
partielles  d'obéir  aveuglément  aux  ordres  qu'on  leur 
transmettrait  au  nom  du  pape.  Quiconque  refusait 
de  faire  partie  d'une  de  ces  confréries  était  déclaré 
ennemi  de  Dieu,  et  comme  tel  les  jésuites  le  dési- 
gnaient aux  poignards  des  fanatiques. 


PIE      V 


505 


Dès  que  ces  sociétés  religieuses  eurent  pris  un 
certain  développement,  le  saint-]ière  résolut  de  s'en 
servir  pour  en  former  une  vaste  ligue  qui  embrassât 
toute  la  France;  puis  il  fit  signifier  à  Charles  IX, 
par  le  cardinal  de  Lorraine,  que  Sa  Sainteté  ne  vou- 
lait pas  souffrir  plus  longtemps  que  les  calvinistes 
outrageassent  Dieu  en  le  priant  dans  leurs  maisons; 
qu'en  consé([uence  elle  lui  rajipelait  les  engagements 
solennels  qu'il  avait  pris  avec  le  glorieux  duc  d'Albe 
lors  de  l'entrevue  de  Ikyonne,  et  la  promesse  qu'a- 
vait faite  sa  mère  en  son  nom  d'exterminer  tous  les 
protestants  du  royaume.  Le  roi  répondit  qu'il  entrait 
parfaitement  dans  les  vues  de  la  cour  de  Rome,  qu'il 
avait  autant  et  plus  de  hâte  que  Sa  Sainteté  d'en  finir 
avec  la  réforme,  qu'il  avait  ses  troupes  organisées,  ses 
armées  prêtes  à  tout  événement,  et  qu'il  n'attendait 
qu'une  circonstance  favorable  pour  frapper  le  grand 
coup.  Mais  les  choses  se  passèrent  autrement  qu'on  ne 
l'avait  espéré:  au  lieu  d'attendre  que  les  catholiques 
les  attaquassent,  les  huguenots,  dont  la  défiance  avait 
été  vivement  excitée  par  les  armements  de  la  cour, 
prirent  les  devants,  se  réunirent  sous  les  ordres  du 
prince  de  Condé  et  commencèrent  les  hostilités.  En 
quinze  jours  ils  emportèrent  cinquante  places,  pous- 
sèrent jusqu'à  Monceaux,  oi'i  se  tenait  la  cour,  et 
firent  mine  de  vouloir  enlever  le  jeune  monarque. 
Une  terreur  panique  s'empara  aussitôt  des  courtisans, 
tous  s'enfuirent  avec  le  lâche  Charles  IX  et  se  jetè- 
rent dans  ÎMeaux,  d'où  ils  gagnèrent  ensuite  Paris, 
sous  la  protection  de  six  mille  soldats  suisses  et  des 
chevau-légers  de  la  garde.  Dès  que  le  gros  de  l'ar- 
mée fut  arrivé,  le  prince  de  Condé  entreprit  de  blo- 
quer Paris  et  de  l'affamer;  à  cet  effet,  il  brûla  les  mou- 
lins, se  rendit  maître  du  cours  de  la  Seine,  et  mit 
des  garnisons  dans  les  châteaux  voisins  pour  inter- 
cepter les  convois  de  vivres  qui  arrivaient  par  terre. 
Cette  mesure  produisit  les  résultais  que  li'S  réformés 
en  attendaient  ;  le  peuple,  réduit  aux  abois,  fit  enten- 
dre des  murmures  et  menaça  d'ouvrir  les  portes  de  la 
ville  au  prince.  Dans  cette  extrémité,  le  roi  se  déter- 
mina à  faire  lui-même  une  sortie  pour  repousser  les 
huguenots  et  dégager  sa  capitale  ;  il  eut  soin  toute- 
fois de  se  tenir  prudemment  à  l'arrière-garde  pour 
ne  pas  exposer  sa  personne,  et  il  donna  le  comman- 
dement des  troupes  au  connétable  Anne  de  Montmo- 
rency. L'action  s'engagea  entre  les  deux  armées  avec 
une  égale  fureur.  Uninstant  la  victoire  resta  indécise; 
mais  le  connétable  ayant  été  blessé  à  mort,  la  journée 
fut  décidée  en  faveur  des  calvinistes.  Charles  IX  se 
sauva  à  toute  bride  sur  Paris,  et  les  soldats  catho- 
liques, à  l'exemple  du  chef,  lâchèrent  pied  et  aban- 
donnèrent le  champ  de  bataille. 

Sans  perdre  de  temps,  le  prince  de  Condé  rappro- 
cha son  camp,  et  vint  serrer  la  place  de  si  près,  qu'il 
n'était  plus  possible  d'y  faire  pénétrer  aucun  secours. 
Alors  Catherine  de  Médicis  demanda  à  entrer  en 
pourparlers  avec  les  assiégeants  ;  elle  leur  oll'rit  de 
permettre  le  libre  exercice  du  culte  réformé  dans  tout 
le  royaume  ;  elle  s'engagea  à  payer  la  solde  arriérée 
des  troupes  allemandes  ;  enfin  elle  employa  si  à  pro- 
pos les  menaces  et  les  promesses,  qu'elle  décida  les 
chefs  huguenots  à  signer  une  paix  qui  fut  appelée 
paix  boiteuse  ou  mal  assise,  par  allusion  au  maré- 
chal de  Biron  f|ui  était  boiteux,   et  au  seigneur  de 


Malassis,  tous  deux  plénipotentiaires  de  la  cour.  Ce 
traité,  imposé  par  les  circonstances,  ne  contenta  ni 
la  cour,  ni  Catherine  de  Médicis,  ni  Pie  V,  ijui  voyait 
s'anéantir  ses  jjrojets  d'extermination  ;  aussi  les  ca- 
tholiques ne  se  firent-ils  aucun  scrupule  de  n'en  point 
observerles  clauses  ;  et  les  jésuites  conlinuèrent  comme 
par  le  passé  à  faire  retentir  les  chaires  des  écoles,  les 
juliés  des  églises,  de  déclamations  i'uriljondes  contre 
les  hérétiques.  Catherine  de  Médicis  et  Cliarles  L\ 
suscitèrent  des  émeutes  contre  les  réformés  et  encou- 
ragèrent les  assassinats,  si  bien  qu'en  moins  de  trois 
mois  on  compta  jusqu'à  dix  raille  religionnaires  victi- 
mes de  ces  odieuses  manœuvres. 

Poussés  au  désespoir,  ceux-ci  reprirent  les  armes. 
éi|uipèrent  une  Hotte,  et  envoyèrent  demander  des 
secours  à  la  reine  d'Angleterre  et  aux  princes  d'Alle- 
magne. De  son  côté,  le  pape  n'épargna  rien  pour  ren- 
dre la  guerre  plus  sanglante  entre  les  réformés  et  les 
catholiques  ;  il  envoya  à  Catherine  de  Médicis  des 
sommes  considérables  afin  de  l'aider  à  leverdes  trou- 
pes, et  il  lui  lit  conduire  un  corps  de  cavalerie  ita- 
lienne pour  renforcer  son  armée.  Queli[ues  généreux 
citoyens,  entre  autres  le  chancelier  de  l'Hospital,  vou- 
lurent représenter  au  roi  qu'il  obéissait  sans  le  savoir 
aux  suggestions  de  la  cour  de  Rome,  qu'il  était  im- 
politique à  un  souverain  d'exterminer  ses  sujets  jour 
les  intérêts  du  pape,  et  que  le  salut  de  son  royaume 
exigeait  qu'il  se  montrât  tolérant;  mais  ce  monarque 
imberbe,  ce  dévot  fanatique,  ne  voulut  écouter  aucun 
conseil;  il  chassa  ces  hommes  vertueux  de  sa  pré- 
sence, les  déféra  à  ses  tribunaux,  retira  les  sceaux  au 
chancelier  et  l'exila  de  la  cour. 

Délivrés  de  la  surveillance  incommode  qu'exerçait 
sur  eux  le  chancelier  de  l'Hospital,  les  jésuites  don- 
nèrent une  nouvelle  impulsion  aux  associations  reli- 
gieuses qu'ils  avaient  organisées  sur  tous  les  points 
du  royaume.  Catherine  de  Médicis  s'entendit  avec  eux 
pour  donner  plus  d'unité  à  ses  projets,  et  envoya, 
par  leur  entremise,  aux  chefs  de  confréries  une  for- 
mule de  serment,  par  lequel  chacun  d'eux  s'obligeait 
à  n'obéir  qu'aux  ordres  du  roi  et  à  se  départir  de 
toute  entreprise  qui  n'aurait  pas  son  aveu  ibrmel; 
ensuite  elle  fit  rendre  un  édit  qui  défendait  aux  reli- 
gionnaires de  s'assembler  pour  l'exercice  de  leurculte, 
sous  peine  de  mort. 

Charles  IX,  toujours  à  l'instigation  de  sa  mère, 
publia  un  second  édit  qui  enjoignait  aux  réformés  de 
se  démettre  de  leurs  emplois;  et  le  parlement  de  Paris, 
en  vérifiant  ce  décret,  eut  la  lâcheté  d'ajouter  que  per- 
sonne désormais  ne  serait  admis  à  la  magistrature, 
qu'il  n'eût  préalablement  fait  serment  de  vivre  et  de 
mourir  dans  la  foi  catholique,  apostolique  et  romaine. 
Ces  obligations  furent  de  même  iuiposées  à  l'Univer- 
sité; et,  par  ordre  exprès  de  Sa  Majesté,  les  docteurs 
des  quatre  facultés  furent  tenus  de  jurer  obéissance 
absolue  aux  volontés  du  pape,  la  main  droite  sur  l'E- 
vangile et  la  main  gauche  sur  un  Christ. 

Quand  l'armée  royale  fut  en  état  de  tenir  la  cam- 
pagne, le  maréchal  Saulx  de  Tavannes  en  prit  le  com- 
mandement, quoique  le  titre  de  généralissime  eût  été 
donné  au  duc  "d'Anjou,  frère  du  roi,  jeune  débauché 
de  seize  ans.  D'abord  l'armée  catholique  essaya  d'en- 
lever le  prince  de  Condé  et  l'amiral  Coligny;  mais 
ces  deux  chefs,  avertis  à  temps,  éciiappèrent  aux  trou- 


504 


lIliSTOIRE    DES    PAPES 


Lçà  prolestants  persécutés  se  lèvent  en  armes  contre  les  catholiques  oppresseurs 


pes  qui  avaient  été  envoyées  contre  eux,  et  purent  se 
réfugier  à  la  Rochelle,  le  boulevard  des  calvinistes, 
où  ils  trouvèrent  des  secours  qui  leur  étaient  envoyés 
d'Allemagne  et  d'Angleterre.  Alors  les  huguenots 
reprirent  l'offensive,  et  quoique  inférieurs  en  nombre 
aux  catholiques  ils  vinrent  deux  fois  présenter  la  ba- 
taille. Malheureusement  le  nombre  l'emporta  sur  le 
courage;  et  dans  ces  deux  combats  les  réformés  es- 
suyèrent des  pertes  terribles.  AJarnac,  Louis  de  Bour- 
bon, prince  de  Condé,  fut  tué  avec  huit  mille  religion- 
naires;  àMontcontour,  plusde  vingt  raille  protestants 
restèrent  sur  la  place.  Dans  cette  dernière  journée,  les 
catholiques  montrèrent  une  excessive  cruauté,  disent 
les  chroniques;  ils  massacrèrent  des  corps  entiers  qui 
avaient  déposé  les  armes;  et  s'ils  firent  quelques  pri- 


sonniers, ce  fut  parce  qu'ils  étaient  las  d'égorger. 
Néanmoins,  Pie  Y  blâma  fort  le  maréchal  Tavannes 
de  ce  qu'il  avait  laissé  la  vie  sauve  à  quelques  héréti- 
ques; et  pour  réparer  cette  faute,  il  écrivit  immédia- 
tement au  roi  de  France  :  «  Au  nom  du  Christ,  nous 
vous  ordonnons  de  faire  pendre  ou  décapiter  les  pri- 
sonniers que  vous  avez  faits,  sans  égard  pour  le 
savoir,  pour  le  rang,  pour  le  sexe  ou  pour  l'âge,  sans 
respect  humain,  ni  sans  pitié.  Puisque  aussi  bien  il 
ne  saurait  jamais  exister  de  paix  entre  les  fds  de  Satan 
et  les  enfants  de  la  lumière,  il  faut  que  la  race  des 
impies  ne  puisse  se  multiplier  dans  l'avenir.  Exter- 
minez donc  jusqu'au  dernier  ces  scélérats  hérétiques; 
l'holocauste  le  plus  agréable  à  Dieu,  c'est  le  sang  des 
ennemis  de  la  religion  catholique;   faites-le  couler  à 


PIE    V 


50!; 


flots  sur  SCS  autels  ; 
si  vous  u'oljc'isscz  pas, 
tremblez  pour  vous  ; 
rappelez-vous  le  sort  de 
Saiil  et  la  vengeance 
qu'il  a  tirée  de  ce]3rin- 
ce,  parce  qu'il  n'avait 
point  rais  à  mort  le 
roi  des  Amalécites.  » 

En  conséquence  de 
ces  recommandations, 
Sa  Majesté  envoya  au 
généralissime  de  son 
armée  l'ordre  de  tuer 
tous  ses  prisonniers; 
ce  qui  fut  exécuté.  Le 
duc  de  Montpensier, 
un  des  chefs  catholi- 
ques, ne  se  sentant  pas 
le  courage  de  mettre 
à  mort  les  infortunés 
confiés  à  sa  garde,  les 
livra  à  son  aumônier, 
le  jésuite  Babelot,  pour 
en  faire  ce  qu'il  lui  con- 
viendrait. Ce  miséra- 
ble eut  la  cruauté  d'é- 
craser sous  ses  pieds 
des  enfants  à  la  ma- 
melle, de  faire  violer 
les  femmes,  et  de  les 
égorger  lui-même  pen- 
dant que  les  soldats 
assouvissaient  sur  ces 
infortunées  leur  exé- 
crable luxure  ;  quant 
aux  hommes,  il  les  fit  simplement 
écorchcr  vifs  et  brûler. 

Après  la  bataille  de  Montcontour, 
Pie  V  jugea  que  le  parti  des  protes- 
tants était  ruiné  en  France,  et  que  le 
roi  pourrait  achever  seul  la  besogne; 
il  rappela  donc  le  comte  de  Santji- 
Fiore  et  sa  cavalerie,  qui  ne  laissait 
pas  que  de  grever  considérablement 
son  trésor.  L'entrée  de  ces  troupes 
à  Rome  fut  célébrée  par  des  fêtes 
comme  aux  jours  de  triomphe  des 
généraux  de  la  République;  Sa  Sain- 
teté alla  à   leur  rencontre    à    deux 


Les  protcslaiils  ûcorclics  et  brûlés  vif; 


milles  de  la  ville  avec 
tout  son  clergé  ;  en- 
suite elle  fit  suspendre 
ans  l'église  de  Saint- 
Ji'an  de  Latran  les  dra- 
peaux enlevés  aux  cal- 
vinistes, et  termina  la 
cérémonie  en  annon- 
çant comme  certaine  la 
fin  de  l'hérésie  et  h- 
triomphe  définitif  du 
catholicisme. 

Malgré  les  prédic- 
tions du  pape ,  les  ré- 
formés, qu'on  avait  re- 
gardés comme  aljattus, 
relevèrent  la  tête  et  rétablirent  si  heureuse- 
ment leurs  affaires  que  la  cour  trembla  de  nou- 
veau pour  l'issue  de  la  guerre.  Alors  Cathe- 
rine de  Médicis,  qui  redoutait  d'être  assiégée 
dan-;  Paris,  eut  recours  aux  négociations,  et 
offrit  la  paix  aux  réformés  avec  des  conditions 
tellement  avantageuses,  qu'ils  n'eussent  pu  en 
piser  d'autres  lors  même  que  leur  parti  eût 
triomphé   de  l'armée  catholique.  Outre  l'am- 
nistie générale,  ils  obtinrent  le  libre  exercice 
de  leur  culte,  la  restitution  des  biens  confis- 
qués, le  privilège  de  présenter  six  juges  dans 
les  parlements ,  et  le  choix  de  quatre  villes 
fortes,  avec  pouvoir  d'y  mettre  des  garnisons. 
Il  est  juste  de  dire  que  la  crainte  qu'inspi- 
raient   les    huguenots 
n'était  pasle  seul  motif 
delà  paix.  L'empereur 
Maximilien  II  en  avait 
lait  une  des  conditions 
qu'il    imposait     à    la 
cour    de    France,   en 
l'change  de  son  con- 
sentement au  mariage 
de    sa   fille    Elisai)eth 
d'Autriche  avec  Char- 
les IX.  Cette  fois  en- 
core la    cessation  des 
hostilités  excita  un  vif 


152 


506 


HisTuiUK   jm:s    papes 


mécontentement  à  Rome;  et  le  sainl-père  osa  même 
exprimer  ses  sentiments  à  l'ambassadeur  français,  et 
menacer  la  i-eine  mère  et  le  roi  son  fils  de  les  excom- 
munier, s'ils  ne  tenaient  le  serment  qu'ils  avaient  fait 
d'organiser  ivne  vaste  conspiration  pour  exterminer 
tous  les  hérétiques  de  leur  royaume.  Catlierine  de 
Médicis  et  le  lâche  Charles  IX  s'emprossèreni  d'écrire 
;i  Sa  Sainteté  qu'ils  n'avaient  point  renoncé  à  leurs 
projets  ;  qu'ils  prenaient  seulement  leurs  mesures  atin 
qu'aucun  de  leurs  ennemis  ne  pût  leur  échapper. 

Pie  V  parut  «Uisfait  des  assurances  qui  lui  étaient 
données,  néanmoins  il  blâma  les  ménagements  dont 
on  usait  envers  Henri  de  Navarre,  l'amiral  Goligny 
et  le  jeune  Coudé,  et  il  désapprouva  les  concessions 
qui  avaient  été  faites  aux  héiétiques.  Puis,  alin  de 
punir  Maximilien,  qu'il  regardait  comme  le  principal 
auteur  de  cette  paix,  il  s'immisça  dans  une  question 
de  préséance  qui  s'était  élevée  entre  les  ducs  de  Fer- 
rare  et  de  Florence,  et  qui  avait  été  soumise  depuis 
plusieurs  années  à  l'arbitrage  de  l'empereur  ;  et, 
usurpant  un  droit  qui  ne  lui  appartenait  pas,  il  dé- 
cida l'affaire  en  rendant  une  bulle  ainsi  conçue  : 
■'  Nous,  Pie  V,  successeur  de  l'apôtre  Pierre,  vicaire 
du  Christ,  assis  sur  le  trône  élevé  de  l'Kglise  militante, 
et  constitué  par  le  Seigneur  au-dessus  des  nations  et 
des  rois,  ordonnons  que  notre  cher  fils  Côme  de  Médicis 
portera  une  couronne  royale  et  s'intitulera  grand-duc 
de  Toscane,  en  vertu  de  l'autorité  suprême  dont  nous 
sommes  investi  et  qui  nous  donne  le  droit  de  distribuer 
des  titres  aux  princes,  de  la  même  manière  que  notre 
premier  père  Adam  avait  reçu  de  Dieu  le  pouvoir  de 
donner  des  noms  aux  animaux.  »  Maximilien,  qui  ne 
partageait  pas  les  croyances  du  pape  sur  cette  ma- 
tière, protesta  contre  cette  bulle  et  appela  ses  deux 
vassaux  à  son  tribunal.  Côme  de  Médicis,  que  le  dé- 
cret favorisait,  déclara  la  chose  jugée  et  refusa  de 
comparaître  devant  son  souverain  ;  il  en  résulta  une 
guerre  entre  les  deux  princes.  Ce  succès  enhardit  le 
saint-père  et  le  détermina  à  frapper  un  grand  coup,  non 
plus  en  Allemagne,  mais  en  Angleterre  ;  il  ne  s'agis- 
sait de  rien  moins  que  de  faire  assassiner  la  reine  Elisa- 
beth et  de  mettre  la  triple  couronne  d'Angleterre,  d  É- 
cosse  et  d'Irlande  sur  le  front  de  Marie  Stuart,  alors 
prisonnière  dans  le  château  de  Fotheringay,  et  qui 
s'était  engagée  par  serment  à  rétabhr  la  religion  catho- 
lique dans  la  Grande-Bretagne. Les  jésuites  entrèrent 
naturellement  dans  les  vues  du  saint-père  et  organi- 
sèrent une  vaste  conjuration.  Par  malheur  pour  eux,  la 
feille  de  l'exécution,  un  traître  les  vendil,  et  tous  payè- 
ventde  leur  tête  leur  participation  au  complot.  Pie  V, 
I  urieux  de  voir  ses  trames  découvertes,  fulmina  im- 
médiatement une  bulle  contre  Elisabeth  ;  il  la  déclara 
excommuniée,  dtlia  ses  sujets  du  serment  de  fidélité, 
et  donna  ses  Etats  au  premier  occupant. 

Cette  excommunication  audacieuse  fut  affichée  par 
.lean  Felton  aux  portes  du  palais  épiscopal  de  Lon- 
dres, et  cet  intrépide  disciple  de  Loyola  obtint  pour 
récompense  la  couronne  du  martyre.  Puis  un  ordre 
d'Elisabeth  déclara  tous  les  jésuites  bannis  du  royaume 
avec  peine  de  mort  s'ils  osaient  y  reparaître.  Malgré 
cet  édit,  les  courageux  séides  du  pape  restèrent  dans 
la  Grande-Bretagne,  cachés  sous  différents  déguise- 
menUs,  et  prêts  à  exécuter  les  ordres  de  leur  gé- 
■'■ral.    .\upsi,  devant  un  pareil  dévouement,  Pie  V 


s'écria-l-il  :  <>  Oui,  avec  de  tels  hommes  je  triom- 
pherai des  rois  et  j'exterminerai  les  peuples,  si  Dieu 
veut  seulement  m'accorder  quelijues  années  de  vie  ! 
En  effet,  la  puissance  de  cette  société  s'était  accrue 
démesurément  ,  et  partout  elle  menaçait  de  se 
substituer  à  l'autorité  séculière.  Dans  les  Pays-Bas, 
grâce  à  la  protection  du  féroce  duc  d'Albe,  les  jé- 
suites avaient  fondé  une  colonie  à  Anvers,  et  travail- 
laient ostensiblement  à  la  ruine  de  la  Flandre  et  do 
la  Hollande;  en  Portugal,  ils  avaient  enlevé  la  ré- 
gence à. la  reine  Catherine  pour  la  remettre  au  car- 
dinal Henri,  qui  était  affilié  à  leur  société,  et  ils 
avaient  même  forcé  le  roi  Sébastien  à  prendre  un 
membre  de  leur  ordre  pour  préce]Ueur,  un  autre 
pour  confesseur,  et  le  grand  inquisiteur  pour  mi- 
nistre. Or,  comme  le  jeune  prince,  parvenu  à  l'âge 
d'homme,  voulut  faire  une  tentative  pour  sortir  de 
leur  odieuse  tutelle,  on  le  menaça  de  le  brûler  vif 
comme  hérétique,  et  les  jésuites  furent  plus  puis- 
sants encore  que  par  le  passé.  En  Allemagne,  ils 
étaient  parvenus  à  établir  des  collèges,  malgré  la 
vive  opposition  des  peuples,  et  quoiqu'ils  eussent  été 
convaincus  d'exercer  la  sodomie  sur  les  enfants  con- 
fiés à  leurs  soins.  En  Espagne,  ils  étaient  devenus 
si  puissants,  que  Philippe  II,  redoutant  de  leur  dé- 
plaire, les  autorisait,  pour  frapper  les  esprits,  à  se 
livrer  à  des  pratiques  bizarres  et  souvent  obscènes. 

Si  tout  autre  qu'un  jésuite  nous  avait  laissé  la  re- 
lation des  moyens  dont  ils  se  servaient  pour  jeter 
l'épouvante  dans  le  cœur  des  fidèles,  nous  le  taxe- 
rions de  calomnie;  mais  c'est  un  disciple  d'Ignace 
de  Loyola,  le  P.  Orlandino,  qui  parle  :  "  A  certaines 
fêtes  de  l'annéa,  nous  parcourons  de  nuit  toutes  les 
rues  de  la  ville  en  criant  d'une  voix  lugubre  et  prophé- 
tique :  «  L'enfer,  l'enfer,  l'enfer,  pour  les  hommes 
i<  et  pour  les  femmes  qui  commettent  les  péchés  de 
"  luxure  dans  ce  moment!»  Dans  d'autres  solenni- 
tés, nos  supérieurs  nous  ordonnent,  par  esprit  d'hu- 
milité, de  nous  dépouiller  de  nos  vêtements  et  d'aller 
de  porte  en  porte  demander  le  pain  de  l'aumône  ; 
quelquefois  encore  nous  nous  réunissons  par  trou- 
pes et  nous  faisons  nos  dévotions  d'église  en  église, 
complètement  nus,  sans  nous  inquiéter  de  la  présence 
des  femmes,  en  nous  flagellant  les  uns  les  autres,  pen- 
dant que  les  jeunes  novices  entonnent  des  cantiques.  » 

En  Sicile,  ajoute  un  autre  historien,  les  jésuites 
donnaient  chaque  année  le  spectacle  d'une  procession 
allégorique,  dont  le  sujet  était  le  pouvoir  de  la  mort  sur 
toutes  les  créatures.  Ce  jour-là,  tous  les  affiliés  à  la 
compagnie  formaient  un  immense  cortège  :  en  tête  on 
portait  un  grand  Christ  étendu  sur  un  cercueil;  autour 
de  l'effigie  du  Sauveur  marchaient  sur  quatre  rangs 
des  anges,  des  vierges  et  des  saints  figurés  par  des 
adolescents  ou  par  des  jeunes  filles  n'ayant  pour  vête- 
ments que  des  ailes  ou  des  guirlandes  de  fleurs;  der- 
rière eux  venaient  des  cavaliers  maigres,  hâves,  dé- 
charnés, entièrement  nus  et  montés  sur  des  mules  et 
des  chevaux  sans  bride  ni  selle  ;  enfin  apparaissait  la 
Mort,  représentée  par  un  squelette  de  plus  de  cent 
pieds,  tenant  une  faux  dans  sa  main  droite,  por- 
tant sur  ses  épaules  un  arc  et  des  flèches,  et  ayant  à 
ses  pieds  des  pelles,  des  boyaux  et  tous  les  instru- 
ments du  fossoyeur.  Ce  gigantesque  squelette  était 
jilacé  sur  un  char  tendu  de  draperies  noires  et  traîné 


PIE    V 


507 


par  douze  taureaux  que  conduisait  le  doyen  des  jé- 
suites, qui  figurail  le  Temiis.  D';iutres  Pt-res  déguisés 
cil  démons  entouraient  le  char,  poussant  des  hurle- 
ments terribles  et  agitant  des  torches  de  résine. 
Derrière  le  char  de  la  Mort  se  pressaient  une  foule 
de  spectres  représentant  tous  les  états  de  la  vie,  et 
des  moines  qui  psalmodiaient  des  hymnes  de  mort  !  » 

A  ^'enise,  les  jésuites  étaient  en  grand  honneur; 
et  si  ce  n'eùl  été  l'ardeur  qu'ils  apportaient  à  confes- 
ser les  femmes  et  les  filles  dans  leurs  appartements 
secrets,  il  est  probable  qu'ils  s'y  fussent  maintenus  ; 
mais  leur  grand  zèle  à  administrer  les  sacrements 
de  pénitence  aux  jeunes  dames  les  fit  prendre  en 
haine  par  les  sénateurs;  et  le  doge  ayant  su  que  sa 
femme  elle-même  avait  appelé  jusqu'à  trois  fois  son 
confesseur  dans  la  même  journée  pour  en  obtenir 
l'absolution,  il  fut  décidé  par  le  conseil  suprême  des 
Dix  que  les  disciples  de  Loyola  seraient  expidsés  de 
la  Sérénissime  République.  Ils  en  furent  quittes  jiour 
se  retirer  à  JNIilan  auprès  de  Charles  Borromée,  ar- 
chevè({ue  de  cette  ville,  qui  s'était  déclaré  leur  pro- 
tecteur et  qui  leur  donna  la  direction  d'un  collège  à 
Braida  et  la  gestion  d'un  séminaire,  en  attendant 
qu'ils  pussent  rentrer  à  Venise. 

Dans  les  États  du  duc  de  Savoie,  ils  avaient  en- 
vahi tous  les  emplois  et  pouvaient  impunément  vio- 
ler les  femmes  ou  faire  servir  les  jeunes  garçons  à 
leurs  infâmes  plaisirs;  en  outre,  un  des  leurs,  le 
P.  Possevin,  s'était  mis  à  la  tête  de  bandes  sou- 
doyées avec  l'argent  du  pape  et  faisait  sévère  justice 
des  hérétiques  du  duché.  En  Pologne,  en  Suède,  en 
Norvège,  ils  triomphaient  ;  enfin  partout  ils  avaient 
su  établir  leur  exécrable  domination  en  devenant  les 
confesseurs  des  princes  et  des  seigneurs,  et  en  ven- 
dant leurs  secrets  à  la  cour  de  Rome. 

Pie  V,  se  voyant  si  bien  servi  par  ses  cohortes  de 
jésuites,  arrêta  l'infernal  projet  de  renouveler  les 
massacres  des  vêpres  siciliennes  dans  toute  l'Europe 
et  d'anéantir  d'un  seul  coup  tous  les  ennemis  du 
saint-siége.  En  conséquence,  il  écrivit  à  son  neveu 
Cliarles  Borromée  qu'il  s'occupât  d'organiser  des 
bandes  d'égorgeurs  dans  le  Piémont  et  dans  la 
Suisse;  il  envoya  le  cardinal    Gommandon    en    Po- 


logne pour  faire  des  ouvertures  à  Sigismond-Auguste 
dans  le  luêine  but;  il  expédia  le  cardinal  Alexandrin 
à  la  cour  de  France,  ])Our  arrêter  avec  Charles  IX 
les  moyens  d'exterminer  les  calvinistes  de  son 
royaume  ;  un  autre  légat  se  rendit  en  Portugal,  et 
un  autre  encore  à  Madrid,  pour  faire  entrer  les  deux 
souverains  dans  cette  ligue  sacrilège  \enise  même 
ne  put  se  soustraire  à  la  fatale  iiitluence  de  la  cour 
de  Rome,  elle  rappela  les  jésuites;  et  ceux-ci,  par 
reconnaissance,  organisèrent  un  complot  et  se  pré- 
parèrent à  faire  couler  des  flots  de  sang.  L'Alle- 
magne seule  résista  à  l'entraînement  général  ;  Maxi- 
milien  refusa  de  s'associer  à  cette  œuvre  d'iniquité, 
non  par  un  sentiment  d'humanité,  mais  par  pru- 
dence, et  parce  qu'il  conservait  contre  le  pape  un  vif 
ressentiment  de  ce  qu'il  s'était  permis  de  prononcer 
un  jugement  dans  la  question  de  préséance  entre  les 
ducs  de  Ferrare  et  de  Toscane.  Pie  \  éprouva  une 
telle  colère  de  ûe  pouvoir  surmonter  ce  dernier  ob- 
stacle, qui  seul  l'empêchait  de  mettre  à  exécution 
son  monstrueux  projet,  qu'il  fut  atteint  d'une  lièvre 
nerveuse,  dont  il  mourut  le  1"  mai  1572,  à  l'âge  de 
soixante-huit  ans. 

Sa  mort  fut  un  sujet  de  joie  pour  l'Italie,  et  pour 
Rome  surtout.  En  un  seul  jour  la  ville  sainte,  qui 
était  presque  déserte,  vit  rentrer  des  milliers  d'émi- 
grés; tous  les  citoyens  s'embrassaient  et  se  félici- 
taient d'avoir  échappé  au  terrible  fléau  qui  avait  dé- 
cimé la  population. 

Cependant  Pie  V  le  sanguinaire,  ce  monstre  qui, 
au  rapport  de  l'historien  de  Thou,  l'avait  emporté  en 
raffinements  de  supplices  sur  la  fabuleuse  férocité  de 
Procuste  et  de  Géryon,  ce  pape  qui  avait  eu  l'exé- 
crable gloire  de  surpasser,  dans  un  règne  si  court, 
les  atrocités  des  Néron,  des  Calignla,  des  Doraitien 
et  des  Galba  ;  ce  bourreau  de  l'humanité,  cet  égor- 
geur  de  femmes,  d'enfants  et  de  vieillards,  cet  or- 
ganisateur du  plus  épouvantable  forfait  qui  ait  ef- 
frayé le  monde,  de  cette  Saint-Barthélémy  qui, 
quatre  mois  plus  tard,  devait  couvrir  la  France  de 
cent  mille  cadavres,  a  trouvé  des  prêtres  qui  en  ont 
fait  un  saint,  et  c{ui  après  l'avoir  canonisé  l'ont 
donné  en  exemple  aux  rois  de  l'Europe  ! 


508 


HISTOIRE    DES    PAPES 


e  _^.^  ^::^::-€^ 


Élection  de  Grégoire  XIII.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Massacres  de  la  Saint-Bartliélemy.  —  Discours  du  cardinal  de 
Montaltesur  la  Saint-Barihélemy.  —  Fêtes  et  réjouissances  à  Rome  à  l'occasion  du  massacre  des  hérétiques.  —  Grégoire  XIII 
reçoit  en  audience  publique  la  tête  de  l'amiral  Coligny.  —  Le  saint-pt're  continue  l'oeuvre  de  Pie  Y.  —  Organisation  de  la 
ligue.  —  Grégoire  conspire  contre  Elisabeth  d'Angleterre.  —  Soulèvement  de  l'Irlande.  —  Les  Jésuites  essayent  de  fomenter 
des  troubles  en  .\nglelerre.  —  Philippe  s'empare  de  la  couronne  de  Portugal.  —  Nouvel  édit  d'Elisabeth  contre  les  jésuites.  — 
Le  pape  s'occupe  des  intérêts  de  son  bâtard.  —  11  travaille  à  la  réforme  du  calendrier,  et  fait  adopter  par  toute  l'Europe  le 
calendrier  grégorien.  —  Sa  Sainteté  appelle  à  son  tribunal  les  chevaliers  de  Malte.  —  Monitoire  du  pape  contre  l'archevêque 
de  Cologne.  —  Famine  et  séditions  à  Rome.  —  Querelles  entre  les  cours  de  France  et  de  Rome.  —  Le  pontife  veut  excommu- 
nier les  princes  de  Navarre  et  de  Condé.  —  Mort  de  Grégoire  XIII. 


Dès  que  le  léroce  Pie  V  eut  exhalé  le  dernier  sou- 
pir, le  camerlingue  prit  des  mesures  afin  d'empêcher 
(pe  le  peuple  ne  forçât  les  portes  du  palais  et  n'en- 
levât le  cadavre  pour  le  traîner  dans  les  rues  de 
Rome;  ce  qu'on  n'eût  pas  manqué  de  faire, tant  était 
grande  la  haine  qu'inspirait  ce  monstre.  Après  les 
obsèques,  le  conclave  se  forma  et  les  brigues  com- 
mencèrent :  on  ne  tarda  pas  à  voir  que  la  majorité 
était  acquise  à  la  faction  espagnole  ;  les  candidats 
proposés  par  Charles  Borromée  et  par  le  cardinal 
.\lexandrin  furent  tous  écartés  successivement,  et  les 
suffrages  se  réunirent  sur  le  cardinal  Buoncompa- 
gno.  Monseigneur  de  Verceii  se  rendit  alors  à  la 
chambre  de  ce  cardinal,  le  pri  ipar  la  main,  le  pria 
de  le  suivre  à  la  chapelle  du  conclave  pour  y  recevoir 
l'adoration,  et  le  proclama  immédiatement  souverain 
pontife,  sous  le  nom  de  (Grégoire  XIII. 

Le  nouveau  pape  élait  né  à  Bologne  vers  le  com- 
mencement du  seizième  siècle  ;  son  père  se  nommait 
Christophe  et  sa  mère  .\gniola  Marescalchi.  Il  suivit 
d'abord  des  cours  de  droit  et  obtint  le  grade  de  doc- 
teur à  l'âge  de  vingt-huit  ans;  ensuite  il  se  livra  à 
l'enseignement,  et  professa  à  l'université  de  sa  ville 
natale  jusqu'en  15.39;  à  cette  époque  il  renonça  au 


professorat  pour  embrasser  l'état  ecclésiastique,  qui 
était  en  elfet  beaucoup  plus  lucratif,  et  qui  menait 
plus  vite  aux  honneurs  et  au  pouvoir.  Il  vintàRome, 
et  obtint  de  Paul  III  la  charge  d'abréviateur,  puis 
celle  de  référendaire;  ce  fut  en  cette  ([ualité  qu'il 
assista  au  concile  de  Trente.  Pour  le  récompenser 
des  services  qu'il  avait  rendus  au  saint-siége  dans 
cette  assemblée,  le  pape  le  nomma  auditeur  de  la 
chambre;  plus  tard,  Jules  III  l'éleva  au  grade  de 
secrétaire  delà  chambre  apostolique  et  lui  donna  une 
vice-légation  dans  le  territoire  de  Rome.  Sous  le 
règne  de  Paul  IV  il  acheta  la  dignité  d'évêque;  et 
enfin,  sous  le  pontificat  de  Pie  IV,  il  se  trouva  assez 
riche  pour  payer  un  chapeau  de  cardinal. 

Le  premier  usage  qu'il  fit  de  la  suprême  puissance, 
fut  d'accorder  aux  envoyés  de  France  une  dispense 
qui  était  sollicitée  par  Charles  IX  pour  le  mariage  de 
sa  sœur  Marguerite  avec  Henri  de  Navarre.  «  Cette 
union,  avait  dit  le  roi  au  cardinal  Alexandrin,  neveu 
de  Pie  V,  nous  assure  plus  que  jamais  la  réussite  de 
nos  projets  d'extermination  des  hérétiques.  » 

En  etli-t,  Catherine  de  Ivîédicis  et  son  exécrable 
fils,  loin  d'avoir  aliandonné  leurs  criminels  desseins, 
n'aspiraient  qu'au  moment  cà  ils  pourraient  en  finir 


GRÉGOIRE    XIII 


509 


Les  massuercs  de  la  Saim-BarlhOlemy 


avec  leurs  ennemis  par  un  massacre  général.  Pour 
arriver  à  ce  but,  rien  ne  leur  coûtait;  tromperies, 
lâchetés,  Irahisont.tout  fut  mis  en  œuvre  :  afin  d'at- 
tirer auprès  d'eux  les  chel's  du  parti  huguenot,  ils 
avaient  proposé  à  Jcùnne  d'Albret,  reine  de  Navarre, 
de  marier  le  prince  le  Béarn,  son  fils,  avec  Mar- 
guerite de  Valois;  e  ils  offrirent  à  l'amiral  Cr)ligny 
de  le  mettre  à  la  têti  d'une  armée  d'invasion  des- 
tinée à  conquérir  leL  Pays-Bas  sur  Pliilip])e  II. 
Séduits  par  toutes  ces  marques  de  confiance,  les  hu- 


guenots sortirent  du  leur  réserve  habituelle  et  accou- 
rurent à  Paris;  l'amiral  lui-même,  flatté  dans  sa 
vanité,  vint  à  la  cour  sans  tenir  compte  des  avis  que 
lui  donnaient  ses  amis,  de  se  délier  des  Guises;  la 
reine  de  Navarre  suivit  son  exemple,  céda  aux  solli- 
citations du  roi,  et  vint  également  à  Paris  pour  as- 
sister aux  noces  de  son  fds.  L'accueil  qu'on  lui  fit, 
les  attentions  infinies,  les  complaisances  empressées 
dont  elle  fut  l'objet  de  la  part  de  Calhcrine  de  Mé^ 
dicis  et  de  Charles   IX,  achevèrent  de  dissiper    ses 


AO 


HISTOIUK    DES    PAPES 


appréhensions,  et  elle  s'nlxindonna  on  toule  sécurité 
aux  oarcsses  de  ses  assassins  :  vingt  jours  après,  elle 
mourait  enijioisonnée. 

Henri  de  Navarre ,  devenu  roi  par  la  mort  de 
Jeanne,  attendit  à  peine  que  les  funérailles  do  sa 
mère  eussent  été  célébrées,  et  consomma  son  mariage 
avec  Marguerite  de  Valois. 

Enfin,  tout  étant  préparé  pour  Textermination  des 
huguenots,  à  un  jour  dit,  des  courriors  furent  expé- 
diés dans  toutes  les  directions,  et  portèrent  des  ordres 
secrets  aux  gouverneurs  des  provinces;  puis  la  veille 
delà  Saint-Rarthéleray,  nuit  à  jamais  mémorable,  à 
un  signal  parti  du  Louvre,  des  troupes  d'égorgeurs 
se  ruèrent  sur  les  maisons  habitées  par  les  protes- 
tants, et  en  moins  de  quarante-huit  heures  trente 
mille  Frani,'ais,  hommes,  femmes,  enfants  et  vieil- 
lards, tombèrent  sous  les  coups  de  ces  forcenés. 

Dans  les  provinces,  les  boucheries  se  prolongèrent 
pendant  deux  mois,  et  plus  de  soixante-dix  mille 
calvinistes  furent  assassinés  par  les  catholiques. 
Ainsi  fut  accomplie  l'œuvre  infernale  que  le  saint 
pape  Pie  V  avait  préparée   avec  tant   de  sollicitude. 

Ce  massacre  général  des  huguenots  suivit  de  si 
près  l'élection  de  Grégoire  XIII,  qu'on  eût  dit  qu'il 
était  destiné  à  servir  de  fête  à  son  couronnement  ; 
toujours  est-il  que  le  pontife  en  recueillit  la  nouvelle 
avec  une  joie  inexprimalile;  il  fit  tirer  le  canon  du 
chàteKiu  Saint-.\nge ,  commanda  des  réjouissances 
publi'jues  pour  célébrer  le  triomphe  de  la  sainte 
cause,  et  ])ublia  ensuite  un  jubilé  dans  toute  l'Eu- 
rope, «  afin,  disait-il,  que  les  peuples  catholiques  se 
réjouissent  avec  leur  chef  de  ce  magnifique  holo- 
causte offert  à  la  papauté  par  le  roi  de  France.  « 

Enfin,  lorsque  les  envoyés  de  Charles  IX  arrivè- 
rent à  Rome,  Sa  Sainteté  voulut  qu'ils  lui  remis- 
sent en  audience  solennelle  les  lettres  de  la  cour  de 
France,  et  l'étrange  présent  que  Catherine  de  Mé- 
dias lui  envoyait  :  «  c'était  la  tête  de  l'amiral  de 
Coligny,  dit  Brantôme,  que  la  mère  et  le  fils,  ces 
égorgeurs  couronnés,  ces  infâmes  i)ourreaux,  avaient 
séparée  de  son  noble  corps,  et  qu'ils  envoyaient  au 
pape  comme  la  chose  qui  diàt  être  la  plus  agréable, 
la  plus  délectable,  à  un  vicaire  du  Christ.  » 

Grégoire  reçut  en  effet  cette  tête  avec  les  transports 
d'une  joie  féroce,  et  pour  témoigner  sa  reconnaissance 
au  roi,  il  lui  envoya  une  magnifique  éjjéc  bénite,  sur 
laquelle  on  avait  représenté  un  ange  exterminateur. 
Le  cardinal  Flavius  Orsini  fut  à  cette  occasion  nommé 
légat  à  latere  pour  le  royaume  de  France,  et  reçut  la 
mission  d'empêcher  le  prince  de  sortir  de  la  voie 
dans  laquelle  sa  mère  l'avait  fait  entrer.  Puis  de  toutes 
parts,  dans  les  églises  d'Italie,  à  Rome,  à  Naples,  à 
Florence,  à  Venise  même,  et  toujours  à  l'instigation 
des  jésuites,  les  prédicateurs  entonnèrent  un  concert 
d'éloges  outrés  en  l'honneur  du  roi  de  France  et  de 
la  reine  mère,  pour  exciter  le  fanatisme  des  autres 
souverains.  Il  se  trouva  de  lâches  ecclésiastiques  qui. 
dans  leurs  sermons,  .s'extasièrent  sur  la  douceur  in- 
finie et  sur  la  clémence  toute  miséricordieuse  de 
i'égorgeur  des  huguenots,  admirèrent  la  ruse  et  l'o- 
piniâtre persévérance  ((S'il  avait  montrée  pour  con- 
duire à  bonne  fin  un  complot  qui  était,  suivant  eux,  le 
plus  glorieux  exploit,  le  plus  sublime,  le  plus  extraor- 
dinaire qui  jamais  eût  été  accompli  par  les  rois.  «  0 


résolution  admirable  !  s'écriait  un  de  ces  prédicateurs 
furibonds  dans  un  de  ces  élans  il'inspiration,  6  âme 
vraiment  royale!  gloire,  gloire  élernelle  à  Charles  IX, 
le  plus  grand  dos  rois,  qui  n'a  pas  reculé  devant  le 
massacre  de  ses  sujets  !  puisse  son  nom  passer  à  la 
postérité  avec  l'admiration  qu'il  m'inspire,  et  son 
exemple  être  suivi  par  tous  les  princos  de  Ta  terre  1  » 

Grégoire,  désirant  perpétuer  le  souvenir  de  ce  san- 
glant triiim])ho.  lit  appeler  auprès  de  lui  ses  peintres 
et  leur  commaiula  jilusiours  tableaux  représentant  dif- 
férents épisodes  de  la  Saint-Bartliéleray  ;  entre  autres 
choses,  il  fit  exécuter  dans  la  salle  dite  des  rois,  au  Vati- 
can, trois  peintures  à  fresque;  la  première  retraçaitle 
moment  où  l'amiral  Coligny  avait  été  asailli  au  sortir  du 
Louvre;  la  seconde  représentait  une  scène  de  car- 
nage à  la  lueiu-  des  torches,  et  la  troisième  montrait 
Charles  IX  présidant  le  Parlement  et  se  glorifiant 
d'avoir  exterminé  cent  raille  Français  hérétiques. 

Pondant  que  le  saint-père  et  ses  cohortes  de  jésuites 
exaltaient  les  vertus  de  Charles  IX  et  de  son  infâme 
luèro,  les  Espagnols  continuaient  à  ravager  la  Flandre, 
et  commettaient  de  si  grandes  atrocités,  qu'il  sem- 
blait que  le  duc  d'.\lbo  eût  juré  de  surpasser  le  roi 
do  France  lui-même. 

Malines  fut  abandonnée  au  pillage  pendant  trois 
jours,  et  les  soldats  se  livrèrent  sur  les  malheureux 
habitants  à  de5  excès  jusqu'alors  inouïs  ;  au  sac  de 
cotto  ville  succédèrent  les  massacres  de  Zutpheen  et 
de  Ilaerden;  après  la  ruine  de  ces  malheureuses  villes 
eut  lieu  la  boucherie  de  Harlem,  où  plus  de  dix  mille 
Belges  furent  tués  sur  les  remparts,  près  de  deux 
mille  brûlés  ou  torturés,  et  le  double  noyés  dans  le 
fleuve,  les  bourreaux  n'ayant  plus  la  force  d'égorger. 
Enfin  le  sang  coula  en  si  grande  abondance,  que  le 
cruol  Philippe  II  lui-môme  voulut  suspendre  les  exé- 
cutions, dans  la  crainte  que  son  terrible  gouverneur 
ne  finît  par  anéantir  la  population  entière,  et  il  rap- 
pela le  duc  d'Albe  en  Espagne.  On  dit  que  ce  mons- 
tre, avant  de  quilter  les  Pays-Bas,  osa  se  vanterdans 
un  somptueux  Lanquet  qu'il  donnait  à  ses  officiers, 
d'avoir  fait  périr  plus  de  cent  cinquante  mille  Belges 
par  le  glaive  de  ses  soldats,  d'en  avoir  fait  torturer 
ou  décapiter  vingt  mille,  et  d'avoir  volé  aux  habitants 
plus  de  huit  millions  de  ducats  chaque  année. 

Grégoire  XIII,  fidèle  à  la  politique  envahissante  du 
saint-siége,  ne  se  contenta  pas  do  voir  la  défaite  des 
hérétiques  ;  il  voulut  avoir  encore  sa  part  dans  leurs 
dépouilles  et  faire  adopter  en  France  les  décrets  du 
concile  de  Trente,  qui  jusque-là  avaient  été  repoussés 
par  le  Parlement  comme  préjudiciable  aux  libertés 
nationales.  Mais  l'empressement  de  Sa  Sainteté  devint 
funeste  à  la  cause  du  catholicisme;  les  prétentions  de 
la  cour  de  Rome  excitèrent  un  mécontentement  gé- 
néral ;  les  huguenots  en  profitèrent  pour  reprendre 
l'offensive;  et,  au  moment  où  Catherine  de  Médicis 
les  croyait  terrassés,  de  toutes  paris  ils  relevèrent  la 
tête,  se  jetèrent  dans  les  villes  qui  étaient  dégarnies 
de  troupes,  s'y  fortifièrent,  et  annoncèrent  qu'ils 
iraient  jusqu'au  Louvre  demander  un  compte  terriblo 
du  massacre  de  leurs  frères. 

Charles  IX,  justement  alarmé  de  ces  menaces,  de- 
vint lâche  et  suppliant  devant  ceux  qu'il  faisait  égor- 
ger la  veille  ;  il  rejeta  sur  les  Guises  et  sur  la  cour 
de  Rome   les  malheurs  de  la   Saint-Barihélomy  ;   il 


GRÉGOIRE    XI  II 


bl\ 


employa  auprès  des  réformés  les  soilicitiitions  et  les 
promesses  ;  il  ordonna  qu'on  leur  rendît  les  biens  con- 
fis(jués,  malgrù  l'opposition  du  légat,  ([ui  en  revendi- 
quait une  part  pour  le  saint-siége,  et  il  offrit  même  de 
se  déclarer  k'  protecteur  du  culle  réformé. 

Les  huguenots,  qui  connaissaient  par  expérience 
la  valeur  qu'on  doit  attacher  aux  serments  d'un  roi, 
refusèrent  de  déposer  les  armes,  et  la  guerre  s'enga- 
gea d'une  manière  terrible.  Le  duc  d'Anjou  vint  avec 
une  armée  formidable  pour  assiéger  la  Rochelle,  le 
boulevard  des  réformés  ;  mais  au  premier  assaut  qu'il 
donna,  il  fut  repoussé  avec  une  perte  de  plus  de  vingt 
mille  hommes,  quoique  ses  troupes  fussent  bien  su- 
périeures en  nombre  à  celles  des  protestants.  Dans 
sa  retraite,  le  prince,  en  digne  frère  de  Charles  IX, 
se  vengea  de  sa  honte  sur  la  malheureuse  ville  de 
Sancerre,  dont  il  passa  tous  les  habitants  au  iil  de 
l'épée.  Sans  aucun  doute  il  ne  s'en  fût  pas  tenu  au 
massacre  d'une  seule  ville,  s'il  n'eût  été  rappelé  à 
Paris  par  Catherine  de  Médicis,  sa  mère,  pour  rece- 
voir la  couronne  de  Pologne,  que  venaient  lui  otïrir 
les  députés  de  ce  royaume. 

Le  pape,  qui  connaissait  le  caractère  dépravé  de 
Henri  d'Anjou,  mélange  de  bassesse,  de  fanatisme  et 
de  cruauté,  s'empressa  de  lui  envoyer  un  nonce  pour 
le  féliciter  sur  son  élection  et  sur  le  massacre  des  hé- 
rétiques de  Sancerre;  en  même  temps  il  lui  fit  offrir 
la  rose  d'or  en  témoignage  de  sa  haute  estime,  et  pour 
l'encourager  à  se  montrer  toujours  le  digne  fils  de 
l'Eglise  en  asservissant  ses  nouveaux  sujets  à  la  cour 
de  Rome.  Puis  le  duc  d'Anjou  partit  pour  ses  États 
de  Pologne.  La  reine  mère  se  trouvant  alors  seule 
pour  résister  aux  Guises,  et  craignant  qu'ils  ne  pris- 
sent trop  d'iniluence  dans  le  royaume,  se  rangea  du 
parti  de  Henri  de  Navarre  et  du  prince  de  Condé, 
et  se  montra  favorable  aux  réformés.  Cette  conduite 
mécontenta  naturellement  le  légat,  qui  se  rapprocha 
du  cardinal  de  Lorraine;  illuipromit  au  nom  du  saint- 
père  de  favoriser  la  maison  des  Guises  et  de  les  aider 
dans  leurs  projets  d'u-surpation,  si  le  trône  de  France 
devenait  vacant  par  suite  de  la  mort  de  Charles  IX, 
ce  que  rendait  probable.son  état  continuel  de  maladie; 
et  si,  de  leur  côté,  ils  s'engageaient  à  employer  tous 
leurs  efforts  pour  faire  triompher  la  cause  de  la  pa- 
pauté sur  les  hérétiques.  Ces  conditionsacceptées,  im- 
médiatement les  jésuites  reçurent  ordre  de  leur  géné- 
ral de  travailler  sous  la  direction  du  cardinal  de 
Lorraine,  «  ce  dresseur  de  femmes,  comme  l'appelle 
Brantôme,  ce  grand  maître  en  paillardise,  ([ui  par 
largesses,  flatteries  ou  promesses,  attrapait,  dressait 
ou  débauchait  toutes  les  jolies  filles  ou  les  belles 
femmes  qui  venaient  à  la  cour.  » 

On  poursuivit  avec  plus  d'ardeur  qu'auparavant  les 
anciens  projets  de  la  ligue;  et  afin  d'augmenter  le 
nombre  des  affiliés,  on  donna  à  l'association  un  i)ut 
politique  et  religieux;  en  conséquence,  les  Guises 
s'engagèrent  «  à  restituer  aux  provinces  du  beau  pays 
de  France  les  droits,  les  prééminences,  les  franchises 
et  les  libertés  anciennes,  telles  qu'elles  existaient  au 
temps  du  roi  Clovis....  et  encore  meilleures  et  plus 
profitables  si  elles  se  pouvaient  inventer.  >> 

Quand  tous  les  articles  de  ce  nouveau  pacte  eurent 
été  arrêtés,  le  cardinal  de  Lorraine  eut  soin  de  les 
envoyer  à  Grégoire  XIII  pour  ([u'il  leur  donnât  sa 


sanction,  et   qu'il  les  fît  adopter  aux  légions  de  moi- 
nes et  de  jnètres  ([ui  couvraient  le  sol  de  la  France. 

Bientôt  dans  toutes  les  églises  on  n'entendit  ])lus 
prêcher  que  sur  la  nécessité  de  former  une  ligue  contre 
les  prolestants;  les  prêtres  exigèrent  de  leurs  péni- 
tents qu'ils  entrassent  dans  celte  sainte  association  ; 
ils  la  représentèrent  comme  la  voie  unique  du  salut, 
et  refusèrent  de  donner  l'absolution  à  ceux  qui  n'étaient 
pas  inscrits  sur  la  liste  des  affiliés.  Ce  fui  dans  ces 
circonstances  que  le  sanguinaire  Charles  IX  rendit 
au  démon  son  âme  exécrable.  Avant  de  mourir  il  avait 
institué  sa  mère  régente  du  royaume,  et  lui  avait  con- 
fié l'autorité  souveraine.  Mais  Hiinri  d'Anjou  ne  lui 
laissa  pas  longtemps  en  mains  le  pouvoir;  dès  qu'il 
eut  appris  la  mort  de  son  frère,  il  abandonna  son 
royaume  de  Pologne  et  revint  eti  France,  où  il  se  lit 
couronner  sous  le  nom  de  Henri  III. 

Quant  au  pape,  il  ne  parut  nullement  s'inquiéter 
de  ce  changement  de  souverain;  il  laissa  agir  les 
Guises  et  s'occupa  d'organiser  de  nouveaux  massa- 
cres sur  d'autres  points,  afin  d'avancer  ce  qu'il  ap- 
pelait l'extirpation  de  l'hérésie;  à  cet  etfet,  il  fournit 
des  sommes  considérables  à  Philippe  II  et  à  l'empe- 
reur pour  les  mettre  en  état  de  rétablir  le  papisme 
chancelant  en  Allemagne  et  dans  les  Pays- Bas;  pour 
le  même  objet,  il  donna  cent  milleducatsà  l'archiduc 
Charles,  autant  aux  chevaliers  de  Malte,  et  sept  mille 
ducats  au  duc  de  Brunswick.  Puis,  comme  Sa  Sain- 
teté était  impatiente  de  voir  la  guerre  engagée  entre 
les  catholiques  et  les  calvinistes  de  France,  elle  fil 
offrir  ([uatre  cent  mille  écus  d'or  à  Henri  III  pour 
qu'il  secondât  les  vues  de  la  cour  de  Rome.  Le  prince 
accepta  l'argent,  promit  tout  ce  qu'on  voulut,  sans 
toutefois  avancer  en  rien  les  affaires  ;  car  au  lieu  de 
lever  des  troupes' et  de  se  mettre  en  état  de  faire  la 
guerre,  il  continua  à  dépenser  les  trésors  de  la  nation 
en  parures  de  femmes,  en  bijoux,  en  dentelles,  en 
fêtes,  en  carrousels,  en  mascai-ades  et  en  orgies.  Grâce 
à  l'infâme  Catherine  de  Médicis,  la  cour  de  France 
était  devenue  un  cloaque  d'impuretés  où  l'hypocrisie 
le  disputait  au  cynisme,  oir  les  saturnales  les  plus 
ignobles  succédaient  à  des  représentations  burlesques 
de  dévotion  ;  les  jeunes  seigneurs  vivaient  entre  eux, 
dans, une  intimité  scandaleuse,  se  donnaient  publi- 
quement des  témoignages  de  leurs  étranges  amours, 
et  briguaient  l'insigne  honneur  d'être  distingués  du 
roi  et  départager  son  lit.  Ce  n'étaient  que  duels,  viols, 
adultères,  meurtres  et  incendies;  ce  n'étaient  que  bals, 
festins  et  orgies,  à  la  suite  desquels  Henri  III,  avec 
sa  cour  de  mignons,  parcourait  les  foires,  les  mar- 
chés, les  places  publiques,  insultait  à  la  pudeur  des 
femmes  et  des  filles,  faisait  violence  aux  jeunes  gar- 
çons, et  frappait  de  sa  dague  les  pères  et  les  mères 
qui  osaient  défendre  leurs  enfants. 

Puis,  pour  faire  pénitence,  ces  débauchés  se  revê- 
taient de  frocs  et  de  capuces  rouges,  noirs,  blancs, 
verts  ou  bleus,  et  venaient  faire  leurs  dévotions  dans 
les  églises;  après  quoi  ils  se  rendaient,  jeunes  et 
vieux,  chez  les  astrologues  et  chez  les  devins  :  les 
vieux  pour  acheter  dos  talif^mans  qui  les  fissent 
aimer  de  leurs  maîtresses,  les  jeunes  pour  se  faire 
composer  des  philtres  qui  les  débarrassassent  des 
vieux  maris.  Car  à  cette  époque  de  démoralisation, 
tous,   hommes  ou  femmes,    ne  se  faisaient   aucun 


IIISTOIUK    DES     PAPES 


Charles  IX  à  scn  i.t  de  mort 


scrupule  de  se  servir  du  poignard  ou  du  poison  pour 
se  défaire  d'un  rival  ;  ainsi  le  duc  de  Guise  ne  crai- 
gnit pas  de  poignarder  jusfjue  dans  l'antichambre  du 
roi  un  gentilhomme  qu'il  avait  surpris  avec  sa  maî- 
tresse ;  Villequier  eut  l'audace  de  tuer  au  milieu  du 
Louvre  sa  femme,  enceinte  de  deux  enfants,  qu'il 
avait  trouvée  dans  son  jiropre  lit  avec  son  amant  ; 
une  duchesse  osa  se  vanter  d'avoir  fait  mourir  son 
mari  en  l'enivrant  de  voluptés  et  de  caresses  réprou- 
vées. Telle  était  la  cour  de  France,  quand  le  poison 
vint  délivrer  le  royaume  de  l'exécrable  cardinal  de 
Lorraine,  le  chef  de  la  sainte  ligue  et  l'âme  de  la 
faction  des  Guises. 
Le  parti  des  réformés  profita  du  moment  de  con- 


fusion où  cet  événement  jetait  les  Guisards  pour 
arracher  au  roi  de  grands  avantages  ;  ils  obtinrent 
entre  autres  choses  que  la  France  se  déclarât  contre 
l'Espagne,  et  prît  des  mesures  pour  secourir  leurs 
coreligionnaires  des  Pays-Bas,  et  pour  chasser  de  la 
Flandre  les  armées  de  Philippe  II  ;  ce  qui  était  d'au- 
tant plus  urgent  que  Louis  Resqueseus,  successeur 
du  duc  d'Albe,  semblait  avoir  pris  à  tâche  d'égaler 
ce  monstre  en  fanatisme  et  en  atrocités. 

Dans  l'intervalle  arriva  l'époque  indiquée  par  Gré- 
goire pour  le  jubilé  universel.  Comme  d'ordinaire 
une  affluence  considérable  de  fanatiques  accourut  de 
toutes  les  parties  de  l'Europe,  et  vint  apporter  des 
monceaux  d'or  au  successeur  de  r.A.pôtre.  Le  prince 


GRÉGOIRE    XIII 


513 


Le  sodomite  Henri  ni,  roi  de  France 


Je  Clèves,  le  prince  de  Parme  et  le  grand -duc  de 
Toscane  se  distinguèrent  par  leurs  libéralités  ;  et 
grâces  à  eux,  le  souverain  pontife  se  vit  en  état  de 
soudoyer  de  nouvelles  bandes  d'égorgeurs  pour  assu- 
rer le  triomphe  Je  la  religion. 

En  France,  les  ligueurs  avaient  aussi  relevé  la 
tête  ;  et  sans  plus  s'inquiéter  de  la  mort  du  cardinal 
de  Lorraine,  ils  avaient  élu  pour  leur  chef  le  jeune 
Henri  de  Guise,  fils  de  François  de  Guise,  assassiné 
sous  Charles  IX.  Les  clubs  de  jésuites  reprirent  le 
cours  de  leurs  séances,  et  s'occupèrent  de  ipiestions 
politiques  comme  s'ils  eussent  été  reconnus  par  la 
nation.  A  La  suite  de  leurs  prédications,  des  émeutes 
éclatèrent  et  menacèient  de  troubler  gravement  la 
tranquillité  publique.  Henri  de  Navarre,  le  prince  de 
■<jOndé,  le  duc  d'Alençon,  profitèrent  de  ces  désor- 
dres pour  s'évader  de  Paris,"  où  ils  étaient  gardés  à 
vue  depuis  la  Saint-Bartiiélemy,et  coururent  se  met- 
tre à  la  tète  des  réformés. 

Henri  III,  livré  à  la  merci  des  Guises,  ne  savait 
11 


à  quel  parti  s'arrêter  :  s'il  déclarait  la  guerre  aux 
calvinistes,  il  craignait  de  succomber  dans  la  lutte; 
s'il  se  prononçait  pour  la  paix,  il  redoutait  d'attirer 
sur  sa  tête  la  haine  des  Guisards.  Dans  cette  extré- 
mité, il  résolut  d'assembler  les  états-généraux  et  de 
s'en  rapporter  à  ce  qu'ils  décideraient  ;  en  consé- 
quence, il  convoqua  les  députés  des  provinces  à  Blois, 
et  leur  demanda  quel  était  le  moyen  le  plus  sûr  de 
rétablir  le  calme  dans  son  royaume.  Ceux  ci,  qui  se 
trouvaient  presque  tous  affiliés  à  des  congrégations 
et  placés  sous  l'inspiration  des  jésuites,  répondirent 
que  Sa  Majesté  n'avait  d'autre  parti  à  prendre  que 
Je  réduire  la  France  à  l'unité  de  religion,  c'est-à-dire 
à  l'exercice  exclusif  du  papisme,  et  pour  cela  qu'on 
devait  continuer  les  massacres  des  réformés.  Hen- 
ri III  se  rangep.  alors  du  côté  de  la  ligue  et  s'en  fit 
nommer  le  chef.  Toutefois  il  eut  soin  de  changer  les 
anciens  statuts  et  d'en  faire  éliminer  les  clauses  atten- 
tatoires à  la  dignité  royale;  ensuite  il  fit  accepter  les 
nouveaux  règlements  aux  états,  et  donna  ordre  qu'ils 

lb3 


M  4 


HISTOIRE    UKtJ    PAPES 


fussent  promulguas  pour  être  obligatoires  iK-ins  toute 
l'étenilue  de  son  royaume.  Après  une  déclaration  aussi 
solennelle,  on  avait  tout  lieu  de  supposer  que  la  guerre 
avec  les  huguenots  allait  recommencer  avec  une  nou- 
velle fureur:  il  n'en  fut  rien;  le  prince  manquait  d'ar- 
gent pour  lever  des  troupes,  cl  les  états-géut'raux 
refusèrent  d'en  donner.  Henri,  effrayé  de  sa  position, 
se  voyant  ciief  d'une  ligue  qui  le  liaïssail.et  en  butte 
à  l'insolence  du  duc  de  tiuise,  qui  en  toutes  circons- 
tances affectait  de  le  traiter  avec  mépris,  entra  en 
pourparlers  avec  les  princes  huguenots  et  conclut 
avec  eux  la  paix  de  Poitiers.  Parce  traité  les  réformés 
acquéraient  le  droit  de  construire  des  temples  et  de 
tenir  des  synodes  ;  on  leur  rendait  en  outre  la  jouis- 
sance de  leurs  biens  et  de  leurs  dignités;  on  r.'habi- 
litait  la  mémoire  de  l'amiral  de  Coligny,  ainsi  que 
celle  des  autres  victimes  de  la  Saint-Barthélémy; 
enfin,  Sa  Majesté  autorisait  le  mariage  des  prêtres. 

Cet  édit,  loyalement  exécuté,  eût,  sans  aucun 
doute,  ramené  la  prospérité  dans  le  royaume  ;  mais 
personne  ne  crut  à  la  sincérité  de  Henri  III;  et  d'ail- 
leurs, le  pape  et  le  duc  de  Iniise  avaient  trop  d'inté- 
rêts à  ce  que  les  désordres  devinssent  perpétuels, 
p)ur  ne  pas  employer  leurs  efforts  à  rallumer  une 
guerre  civile  plus  vive  et  plus  sanglante  qu'aupara- 
vant. D'abord,  Sa  Sainteté  envoya  en  France  le  jésuite 
Henri  Sammier,  homme  plein  de  finesse  et  d'astuce, 
habitué  à  prendre  toutes  sortes  de  travestissements, 
à  jouer  toutes  sortes  de  rôles,  qui  était  enfin  le.  plus 
habile  diplomate  de  l'époque,  et  il  le  chargea  d'atti- 
ser le  feu  de  la  révolte.  De  son  côté,  Henri  de  Guise 
recruta  une  multitude  d'ambitieux,  de  gens  sans  aveu, 
pris  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  qu'il  sut 
allécher  par  l'espoir  du  pillage,  et  il  s'en  forma  une 
armée.  Plus  que  jamais  le  duc  prit  les  allures  d'un 
roi  et  montra  son  dédain  pour  Henri  III,  si  bien  que 
celui-ci  commença  à  craindre  qu'on  n'attentât  à  ses 
ours  ;  et  pour  se  prémunir  contre  ce  danger,  il  ins- 
titua un  ordre  composé  de  cent  personnes  de  la  pre- 
mière noblesse,  qu'il  appela  l'ordre  du  Saint-Esprit. 
Il  nomma  quatre-vingt-sept  chevaliers  et  quatre  grands 
officiers,  qui  tous  s'engagèrent  par  serment  à  expo- 
ser leurs  biens  et  leur  vie  pour  la  défense  du  roi  et 
pour  celle  de  la  religion.  Il  fit  l'inauguration  de  cette 
société  à  la  Pentecôte,  jour  de  sa  naissance,  et  qui, 
par  une  coïncidence  bizarre ,  se  trouvait  être  l'anni- 
versaire de  son  couronnement  comme  roi  de  Pologne, 
et  celui  de  la  mort  de  Charles  IX.  Il  donna  le  titre 
de  commandeurs  aux  membres  de  cet  ordre,  ayant  le 
dessein  de  les  pourvoir  tous  de  commanderies  et  de 
riches  bénéfices. 

L'exemple  du  roi  de  France  gagna  la  courdeRome, 
et  Grégoire  XIII  chercha  à  se  créer  de  nouveaux  dé- 
fenseurs, li  rétablit  l'ordre  de  Saint-Basile,  qui  avait 
compté  jusqu'à  cinq  cents  monastères  dans  le  seul 
royaume  de  Naples,  et  décréta  que  tous  les  liiérony- 
mites  qui  habitaient  l'Occident  ne  formeraient  plus 
à  1  avenir  qu'une  même  congrégation,  soumise  à  un 
seul  abbé,  qui  recevrait  ses  instructions  du  saint- 
siége  ;  ensuite  il  fonda  à  Rome  vingt  collèges  ou 
séminaires,  dirigés  par  les  jésuites,  qui  ressortissaient 
•i  sa  juridiction,  et  qui  étaient  destinés  aux  Anglais, 
aux  Allemands,  aux  Grecs,  aux  Maronites,  aux  juifs, 
;iux  athées  et  aux  repentants  ;    enfin ,  il  étendit  ses 


fondations  pieuses  jusque  dans  la  Bohême,  dans  la 
Moravie,  dans  la  Lithuanie,  dans  la  Transylvanie  et 
même  dans  le  Japon.  Toutefois,  le  soin  que  Grégoire 
apportait  à  l'organisation  des  établissements  qui 
devaient  préparer  l'asservissement  des  générations 
nouvelles  au  saint-siége,  en  le  rendant  maître  de  l'édu- 
cation de  la  jeunesse,  ne  l'empêchait  pas  de  soule- 
ver les  peuples  les  uns  contre  les  autres,  et  de  pré- 
parer des  révolutions  sanglantes  dans  tous  les  Etats 
d'Europf .  Ainsi  il  sut  mettre  à  profit  le  séjour  de  don 
Juan  d'.Vutriche  à  Rome ,  pour  faire  adopter  à  ce 
prince  un  projet  de  conspiration  contre  Elisabeth,  qui 
neconsistaiten  rien  moins  qu'à  la  faire  assassiner  pour 
délivrer  Marie  Stuart,et  à  ménager  un  mariage  entre 
lui  et  la  nouvelle  reine  d'Angleterre.  Le  seul  obstacle 
(jue  prévoyait  le  pontife  à  l'exécution  de  leurs  des- 
seins étant  l'intervention  des  Hollandais,  il  conseilla 
à  don  Juan  de  prendre  le  gouvernement  des  Pays- 
Bas,  afin  de  tenir  en  échec  le  duc  d'Orange ,  qui  se 
trouvait  alors  souverain  de  toute  la  Hollande ,  et  de 
l'empêcher  de  secourir  les  hérétiipies  de  la  Grande- 
Bretagne.  Le  prince  se  rendit  à  ces  raisons,  et  se 
hâta  d'arriver  dans  la  province  de  son  gouvernement 
pourrecommencer  les  massacres  du  féroce  ducd'Albe. 

A  partir  de  ce  moment,  les  menées  et  les  intrigues 
de  la  cour  de  Rome  prirent  une  grande  activité  en 
Angleterre,  et  tous  les  catholiques  s'apprêtèrent  à 
seconder  le  mouvement  réactionnaire.  Mais  Elisabeth 
était  sur  ses  gardes;  le  complot  futdécouvert,  et  plu- 
sieurs jésuites  payèrent  de  leur  tête  leur  dévouement 
au  pape.  La  reine  ne  s'en  tint  pas  à  quelques  exécu- 
tions partielles,  elle  renouvela  les  lois  portées  contre 
les  catholiques,  leur  enleva  leurs  églises ,  les  chassa 
des  couvents,  leur  défendit  de  se  rassembler,  et  leur 
ôta  le  libre  exercice  de  leur  culte. 

Grégoire  ne  se  laissa  pas  abattre  par  ce  premier 
revers  ;  il  ne  renonça  nullement  à  l'espoir  d'élever 
Marie  Stuart  et  don  Juan  sur  le  trône  d'Angleterre, 
et  de  rétablir  le  catholicisme  dans  les  îles  Britanni- 
ques; seulement  il  crut  devoir  apporter  quelque  mo- 
dification dans  sa  politique,  et  commencer  par  écra- 
ser les  calvinistes  de  la  Hollande  avant  d'attaquer 
ceux  de  la  Grande-Bretagne.  A  cet  effet,  il  envoya 
auprès  de  don  Juan  un  nonce  appelé  Séga,  porteur  de 
sommes  considérables  qui  devaient  servir  à  lever  des 
troupes  et  à  soudoyer  des  espions  et  des  assasskis. 
Cet  ecclésiastique  avait  en  outre  une  ample  provision 
de  brefs  pour  accorder  des  indulgences  plénières  aux 
fanatiques  qui  combattraient  sous  l'étendard  de 
l'Eglise  romaine,  quelle  que  fût  du  reste  l'énormité 
de  leurs  crimes. 

Il  était  temps  que  don  Juan  reçût  des  secours, 
car  il  était  absolument  sans  argent  et  presque  sans 
soldats;  déjà  même  sa  position  précaire  l'avait  forcé 
à  entrer  en  arrangement  avec  les  Belges,  et  à  donner 
son  approbation  à  un  éJit  qui  avait  été  décrété  par 
l'assemblée  des  États  dans  la  ville  de  Gand,  et  qui 
était  appelé  Édit  de  pacification  de  Gand.  Mais  à 
peine  se  crut-il  en  état  de  résister  aux  Belges,  qu'il 
rompit  le  traité  consenti  avec  les  réformés  de  Hol- 
lande et  de  Zélande,  et  qu'il  reprit  toute  la  morgue 
et  l'insolence  d'un  tyran.  Mal  en  arriva  au  gouver- 
neur; la  population  de  Bruxelles  courut  aux  armes,  le 
chassa  de  ses  murs  avec  sa  soldatesque,    appeu  le 


GRÉGOIRE    XIII 


515 


prince  d'Orange  et  lui  conféra  la  dictature  des  Pays- 
Bas.  La  Roljlesse  catholique  seule  refusa  de  recon- 
naître le  prince  d'Orange  pour  son  chef;  néanmoins, 
comme  elle  avait  une  haine  égale  pour  les  Espagnols 
et  pour  les  réformés,  elle  se  rangea  sous  les  drapeaux 
de  l'archiduc  Mathias,  frère  du  nouvel  empereur 
Rodolphe,  qui  avait  succédé  à  Maximilien  II.  Les 
hourgeois,  plus  sages  que  les  nobles,  préférèrent  le 
salut  public  au  triomphe  de  leur  cause;  et  afin  de  ne 
donner  aucun  prétexte  à  ccu.'i-ci  de  se  retirer  de  la 
lutte,  ils  remirent  l'exercice  du  pouvoir  à  Mathias, 
et  se  contentèrent  de  placer  le  prince  d'Orange  dans 
son  conseil,  en  ([ualité  de  lieutenant. 

Philippe  II,  se  voyant  à  la  veille  de  perdre  les  Pays- 
Bas  pour  avoir  voulu  suivre  les  conseils  du  pape, 
prit  enfin  la  résolution  de  ne  plus  se  conduire  que  par 
ses  propres  inspirations.  Préalablement  il  envoya  en 
Belgique  le  duc  Alexandre  Farnèseavec  une  nombreuse 
armée  pour  reconquérir  les  provinces  et  les  villes 
qui  lui  avaient  été  enlevées.  Alors  ce  malheureux  pays 
se  trouva  déchiré  par  quatre  factions,  qui  toutes  se 
disputaient  des  lambeaux  de  territoire  les  armes  à  la 
main  :  d'un  côté,  les  républicains  cherchant  à  abat- 
tre le  parti  des  prêtres;  de  l'autre,  Mathias  et  don 
Juan,  tous  deux  faisant  des  efforts  prodigieux  pour 
se  maintenir  sur  un  trône  ensanglanté.  Du  reste, 
dans  cette  lutte,  le  rusé  Mathias  gagnait  chaque  jour 
du  terrain  sur  son  adversaire;  comprenant  la  néces- 
sité pour  lui  de  s'appuyer  sur  les  peuples,  il  avait  eu 
soin  de  se  prononceri  ourla  liberté  de  conscience,  et  de 
rétablir  les  temples  protestants  qui  avaient  été  brûlés 
dans  leBrabant,  dans  la  Flandre  et  dans  la  Gueldre. 
Cet  acte  de  tolérance  excita,  il  est  vrai,  la  colère  des 
prêtres,  des  jésuites  et  des  moines;  mais  il  ne  s'en 
inquiéta  en  aucune  façon,  et  se  contenta  de  bannir 
ceux  qui  refusèrent  de  prêter  serment  d'obéissance 
à  la  constitution. 

Dans  l'intervalle,  don  Juan  d'Autriche  mourut,  et 
l'ut  remplacé  dans  son  gouvernement  par  le  prince 
Alexandre  de  Parme,  catholique  enragé,  qui  aspirait 
à  la  gloire  de  surpasser  le  duc  d'Albe  en  cruautés. 
D'abord  il  lit  égorger  douze  mille  habitants  de  Maes- 
tricht,  pour  les  punir  d'avoir  défendu  leurs  murailles 
pendant  huit  mois  d'un  blocus  rigoureux.  Ensuite  il 
s'attacha  à  entretenir  des  discordes  entre  les  Flamands, 
en  tlattant  la  noblesse  catholique  et  en  ratifiant  l'édit 
perpétuel;  ce  qui  lui  réussit  à  merveille  et  entraîna 
la  désertion  des  seigneurs,  et  par  suite  celle  des  sol- 
dats catholiques,  qu'on  désignait  par  le  sobriquet  de 
soldats  du  Pater  noster.  Cette  défection  détermina 
les  Provinces- Unies  à  prendre  une  résolution  vigou- 
reuse et  à  retirer  le  gouvernement  à  Mathias  pour 
l'offrir  au  duc  d'Alençon,  devenu  duc  d'Anjou  depuis 
l'élévation  de  Henri  III  au  trône  de  France;  les  dé- 
putés des  Etats  lui  firent  jurer  une  constitution  égale- 
ment favorable  aux  réformés  et  aux  catholiques,  et 
se  déclarèrent  à  jamais  atlranchis  de  la  domination 
de  Philippe  II.  Ainsi,  cette  fois  encore,  les  tentatives 
de  la  cour  de  Rome  contre  les  réformés  de  la  Belgi- 
que et  de  la  Hollande  eurent  un  échec  complet. 
<lrégoire  se  rejeta  alors  sur  la  Grande-Bretagne,  où 
il  n'avait  pascessé  d'entretenir  des  intelligences.  Par 
ses  ordres,  des  bandes  de  jésuites  passèrent  en  Ir- 
lande pour  préparer  un  soulèvement  contre  la  reine  ; 


et  quand  tout  fut  disposé,  des  troupes  italiennes 
s'embarquèrent  à  Civitta-Vecchia,  sous  la  conduite 
du  manjuis  Thomas  Stcinult,  calholi((ue  anglais, 
pour  faire  une  descente  sur  les  côtes  d'Irlande. 

Sa  Sainteté  ne  s'en  tint  pas  à  cette  démonstration 
contre  Elisabeth  ;  elle  institua  un  ordre  de  mission- 
naires particuliers  pour  allur  prêcher  la  révolte  en 
Angleterre,  et  forma  une  cohorte  de  soixante-cjuatre 
jésuites  anglais,  écossais  et  irlandais,  qui  prêtèrent 
serment  d'employer  tous  leurs  efforts,  et  de  souffrir 
même  le  martyre,  pour  arracher  la  vie  et  la  couronne 
à  l'hérétique  princesse  qui  régnait  sur  les  îles  Bri- 
tanni([ues.  Ces  fanatiques  quittèrent  l'Italie  et  vinrent 
chercher  à  Londres  la  glorieuse  palme  (jui  devait  h'S 
placer  au  rang  des  saints.  Mais  trois  d'entre  eux  seu- 
lement périrent  ;  les  révérends  Edmond  Campien,  Ra- 
dulfe  Skerwin  et  Alexandre  Briant,  dénoncés  comme  les 
instigateurs  ducomi)lot  contre  la  vie  de  la  souveraine, 
furent  étranglés,  décapités  et  coupés  en  quartiers. 
Le  pape  s'empressa  de  les  canoniser,  et  ordonna  aux 
survivants  d'organiser  une  nouvelle  conspiration,  en 
prenant  mieux  leurs  mesures. 

En  Portugal  les  enfants  d'Ignace  avaient  grande- 
ment avancé  leurs  affaires  et  s'étaient  rendus  si 
redoutables,  que  l'imbécile  Séijastion,  roi  de  ce  pays, 
n'osant  rien  refuser  à  leurs  sollicitations,  vint  faire  une 
descente  en  Afrique  et  se  fit  tuer  à  la  bataille  d'Al- 
caçar.  Des  mains  de  ce  roi  inepte,  le  sceptre  passa 
dans  celles  d'un  vieux  prêtre  débauché,  le  cardinal 
Henri,  oncle  de  Sébastien,  façonné  comme  son  neveu 
à  une  obéissance  aveugle  pour  les  jésuites.  Dèsqu  il 
se  vit  roi,  il  eut  la  singulière  fantaisie  d'avoir  des 
héritiers,  et  fit  solliciter  à  Rome  une  dispense  povu- 
épouser  une  jeune  maîtresse  que  les  jésuites  lui 
avaient  donnée.  Grégoire,  qui  convoitait  l'héritage 
du  royaume  de  Portugal,  refusa  la  dispense  sous 
prétexte  de  religion,  et  fit  représenter  au  cardinal-roi 
que  ce  serait  donner  un  exemple  dangereux  aux 
hérétiques  que  d'accorder  à  un  homme  de  son  ran.L;, 
engagé  depuis  tant  d'années  dans  l'état  ecclésiasti- 
que, la  permission  de  rompre  son  vœu  de  continence 
pour  épouser  sa  concubine.  Philippe  II,  qui  de  son 
côté  avait  des  prétentions  sur  ce  royaume,  agit  dans 
le  sens  de  la  cour  de  Rome,  et  menaça  le  vieux  car- 
dinal d'envahir  le  Portugal,  s'il  contrevenait  à  la 
défense  du  saint-père.  Henri  languit  dix-huit  mois 
ballotté  par  les  uns  et  par  les  autres,  puis  il  mourut, 
et  laissa  le  champ  libre  aux  ambitions. 

Philippe  fit  immédiatement  entrer  une  armée  dans 
le  Portugal  et  s'en  empara,  en  dépit  des  clameuis 
des  jésuites  et  de  la  colère  de  Grégoire  XIII ,  qui 
destinait  cette  couronne  à  son  liàtard  Jacques  Buon- 
compaguo.  Néanmoins  Sa  Sainteté  n'osa  pas  excom- 
munier le  roi  d'Espagne  dont  elle  avait  besoin  pour 
appuyer  les  manœuvres  de  la  ligue  catholique  en 
France,  pour  assurer  le  triomphe  de  la  religion  dans 
les  Pays-Bas  et  pour  renverser  Elisabeth  d'Angle- 
terre. Elle  fit  même  trêve  à  son  ressentiment,  et  en- 
voya féhciter  Philippe  sur  sa  nouvelle  conquête 
s'excusant  de  ne  l'avoir  pas  favorisée,  et  réclamaiii 
seulement  quelques  pensions  et  quelques  villes  pour 
son  fils  Jacques;  ce  qui  lui  fut  libéralement  accordé. 
Gomme  on  le  voit,  Ijrégoire,  au  milieu  des  préoc- 
cupations des  intérêts  de  son   siège .   ne  négligeait 


M6 


111ST0II\E    DES    PAPES 


pas  ceux  de  sa  famille  :  on  doit  aussi  lui  rendre 
cette  justice  qu'il  s'occupait  des  progrès  des  sciences 
plus  que  n'avaient  encore  fait  aucun  de  ses  prédé- 
cesseurs. Parmi  les  réformes  que  réclamaient  les  sa- 
vants, il  en  était  une  d'autant  plus  nécessaire  qu'elle 
apportait  de  grands  troubles  dans  l'ordre  chronolo- 
gique des  faits  :  c'était  la  révision  du  calendrier.  Par 
suite  de  mauvais  calculs,  il  s'était  glissé  des  erreurs 
si  grossières  dans  la  supputation  des  temps,  que  les 
fêtes  de  l'Église  se  trouvaient  interverties.  Déjà  plu- 
sieurs papes,  scandalisés  de  voir  que  Pâques  se 
trouvait  à  l'époque  fixée  pour  la  fête  de  la  Trinité, 
avaient  essayé,  mais  inutilement,  de  corriger  cette 
erreur  de  calcul.  Grégoire  eut  le  bon  esprit  d'appe- 
ler à  son  aide  les  savants  de  toutes  les  nations ,  et 
ceux-ci  publièrent,  sur  les  travaux  du  célèbre  doc- 
teur Louis  Lilion,  le  calendrier  que  nous  suivons 
encore  aujourd'hui  et  qui  est  connu  sous  le  nom  de 
grégorien.  Tous  les  États  catholiques  s'empressèrent 
d'adopter  cette  nouvelle  division  du  temps. 

Du  reste,  Grégoire  XIII  fit  acheter  ce  faible  ser- 
vice rendu  aux  sciences  par  tant  de  méchancetés, 
que  la  haine  fut  plus  forte  que  la  rcconnaissamce,  et 
que  de  toutes  parts  il  s'éleva  contre  lui  un  concert 
de  malédictions.  Dans  lis  États  de  l'Église,  la  misère 
était  à  son  comble;  MiLm  était  désolée  par  deux 
fléaux  terribles,  par  la  ]icste  et  par  son  archevêque 
Charles  Borromée,  neveu  du  pape;  Rome  même 
était  réduite  à  la  famine  par  suite  de  l'avarice  du 
souverain  pontife  et  de  son  bâtard,  qui  avaient  ac- 
caparé les  grains  pour  en  faire  un  scandaleux  trafic. 
Il  se  forma  bientôt  des  bandes  qui  infestèrent  les 
grandes  routes,  détroussèrent  les  voyageurs,  enlevè- 
rent les  convois  et  vinrent  faire  des  excursions  jus- 
qu'aux portes  de  la  ville  sainte.  Les  malheureux  que 
la  faim  et  le  désespoir  avaient  poussés  au  crime 
étaient  soutenus  par  quelques  seigneurs  puissants, 
qui  haïssaient  la  tyrannie  de  Grégoire  et  donnaient 
asile  aux  bandits  dans  leurs  palais  ;  ce  que  Sa  Sain- 
teté ayant  appris,  elle  ordonna  à  son  prévôt  de  faire 
des  recherches  exactes  dans  toutes  les  demeures  des 
environs  de  Rome,  et  particulièrement  dans  le  palais 
de  Raymond  des  Ursins,  qui  lui  avait  été  signalé. 
Les  sbires  du  pontife  se  mirent  en  devoir  d'exécuter 
les  ordres  qu'ils  avaient  reçus,  et  arrêtèrent  plusieurs 
personnes  inoffensives  qu'ils  trouvèrent  dans  la  de- 
meure de  Raymond  des  Ursins.  Comme  ils  se  pré- 
paraient à  les  garrotter  pour  les  conduire  dans  les 
cachots  du  château  Saint-.\nge,  survint  le  maître  du 
palais  avec  les  gens  de  sa  suite  ;  il  pria  le  prévôt  de 
remettre  en  liberté  les  prisonniers,  qui  étaient  arrê- 
tés illégalement,  dans  un  palais  qui  avait  droit' d'asile. 
Celui-ci  répondit  insolemment  qu'aucune  considéra- 
lion  ne  l'empêcherait  d'exécuter  les  ordres  du  pape 
contre  des  mécréants  tels  que  lui  et  ses  amis.  Cette 
insulte  exaspéra  Raymond;  il  leva  le  bras  sur  le  pré- 
vôt et  le  frappa  avec  une  baguette  qu'il  tenait  à  la 
main  ;  aussitôt  les  sbires  firent  feu ,  tuèrent  ce  sei- 
gneur et  blessèrent  cinq  de  ses  gens.  Cet  acte  d'o- 
dieuse brutalité  souleva  une  violente  sédition  à  Rome; 
le  peuple  courut  aux  armes  et  menaça  d'assiéger  le 
Vatican,  si  Grégoire  ne  faisait  sur  l'heure  décapiter 
le  prévôt  et  les  soldats  qui  avaient  assassiné  Ray- 
mond des  Ursins. 


Grégoire,  lâche  comme  le  sont  tous  les  despotes, 
fit  saisir  les  sbires  qui  avaient  exécuté  ses  ordres,  et 
les  lit  fusiller  pour  sauver  sa  vie.  Le  prévùt,  qui  s'é- 
tait sauvé,  ayant  étéa  rrêté,  eut  immédiatement  la  tète 
tranchée.  Mais  comme  le  véritable  criminel  n'était 
pas  atteint,  le  frère  de  Raymond  souleva  une  nou- 
velle sédition  ,  fit  attaquer  le  palais  de  Vincent  Vi- 
telli,  ]ielit-fils  du  pape  et  fils  de  Jac(|ues  Buoncom- 
pagno,  et  le  tua  de  sa  main;  ensuite  il  sortit  de  Rome 
avec  une  foule  de  mécontents ,  les  organisa  en  com- 
pagnies franches,  et  à  leur  tète  il  fit  des  excursions 
sur  le  territoire  de  l'Église,  et  exerça  de  cruelles  re- 
jirésaillcs  pour  venger  sa  famille.  Les  inquiétudes 
que  causait  au  pontife  cette  guerre  de  partisans  ne 
l'empêchèrent  jias  de  poursuivre  ses  projets  sur  les 
Pays-Bas,  où,«  tout  eu  |)araissaul  soutenir  les  inté- 
rêts de  Philippe ,  il  favorisait  secrètement  le  duc 
d'Anjou.  L'argent  commençant  à  lui  manquer  pour 
solder  les  troupes  françaises,  il  résolut  de  finir  la 
guerre  d'un  seul  coup  et  de  faire  assassiner  le  prince 
d'Orange  ,  qui  était  le  plus  redoutable  des  ennemis 
du  saint-siége.  A  son  instigation,  les  jésuites  armè- 
rent le  bras  d'un  fanatique  appelé  Jauregué,  qui  était 
né  dans  la  Biscaye  ;  et  un  jour ,  au  moment  où  le 
prince  sortait  de  son  hôtel,  il  lui  tira  un  coup  de 
pistolet  qui  ne  fit  heureusement  qu'effleurer  la  poi- 
trine. Ce  misérable  fut  massacré  sur  l'heure  même 
par  le  peuple.  On  chercha  ses  complices,  et  on  arrêta 
entre  autres  un  dominicain  appelé  Antonin  Timmer- 
mans,  qui  fut  jugé  comme  complice  du  meurtrier, 
pour  lui  avoir  donné  l'absolution  avant  l'assassinat. 

D'abord  on  accusa  le  duc  d'Anjou  d'avoir  parti- 
cipé à  ce  complot  ;  mais  le  prince  d'Orange  le  dis- 
culpa près  des  États  belges,  et  fit  voir  que  le  coup 
était  parti  de  Rome  ;  cependant  la  suite  montra  que 
le  bon  sens  des  citoyens  n'avait  point  porté  à  faux, 
et  la  conspiration  du  duc  d'Anjou  contre  les  libertés 
des  Provinces-Unies  prouva  que  le  peuple  belge 
avait  été  bien  inspiré  en  accusant  le  frère  du  roi  de 
France  de  complicité  dans  la  tentative  d'assassinat. 
Ce  digne  fils  de  Catherine  de  Médecis,  ce  duc  félon 
et  déloyal,  ne  se  trouvant  pas  satisfait  d'avoir  reçu 
le  titre  de  comte  de  Flandre  et  de  duc  de  Brabant , 
voulut  encore  ravir  à  sa  nouvelle  patrie  ses  plus  chè- 
res libertés  et  la  soumettre  au  despotisme.  Heureu- 
sement ses  tentatives  sur  Anvers  furent  repoussées 
par  les  républicains  ;  et  sans  aucun  doute  les  Belges 
eussent  tué  jusqu'au  dernier  soldat  de  son  armée,  si 
le  prince  d'Orange  ne  fût  venu  à  son  secours  et 
n'eût  apaisé  la  colère  des  Belges  en  leur  rappelant 
les  services  que  leur  avaient  rendu.?  les  réformés  de 
France,  et  en  leur  représentant  qu'il  était  souverai- 
nement injuste  de  punir  des  soldats  pour  les  fautes 
de  k'Uis  chefs.  Ces  observations  sauvèrent  les  débris 
de  l'armée  française  d'un  massacre  général;  mais  le 
duc  n'en  fut  pas  moins  obligé  de  rentrer  en  France, 
oii  il  vint  cacher  sa  honte  et  oiî  il  mourut  empoisonné 
à  l'instigation  de  sa  mère,  affirment  les  chroniqueurs. 

Sa  Sainteté,  exaspérée  par  cet  échec,  qui  retardait 
indéfiniment  le  succès  de  ses  affaires  dans  les  Pays- 
Bas,  redoubla  d'efforts  pour  organiser  de  nouveaux 
complots  contre  la  vie  du  prince  d'Orange ,  et  avec 
l'aide  des  jésuites,  elle  trouva  un  insensé ,  nommé 
Gérard  ,  qui,  pour  gagner  la  couronne  du  martyre, 


GRÉGOIRE    XIII 


517 


Vincent  Vilelli,  fils  du  bâtard  du  pape,  poignardé  dans  son  palais  par  le  frère  de  Raymond  des  Ursins 


consentit  à  assassiner  l'ennemi  du  pape.  Le  coup 
réussit  cette  fois ,  et  Guillaume  de  Nassau  tomba 
sous  le  poignard  du  fanatique  Gérard  ,  dans  la  ville 
de  Delft.  Délivré  de  son  plus  redoutable  adversaire, 
Grégoire  passa  à  d'autres  forfaits,  et  arma  le  bras 
d'un  illuminé  appelé  Guillaume  Parri,  de  Venise, 
pour  frapper  Elisabeth  d'Angleterre.  Fort  beureuse- 
raent  pour  cette  princesse,  le  séide  du  pape,  en  arri- 
vant à  Londres,  eut  l'indiscrétion  de  faire  connaître 
son  projet  à  un  de  ses  parents  qui  habitait  cette 
ville  ;  il  fut  immédiatement  arrêté ,  appliqué  à  la 
question,  condamné  sur  ses  propres  aveux,  et  puni 
du  supplice  des  criminels  de  haute  trahison. 

Cette  nouvelle  tentative  détermina  la  reine  à  pu- 
blier des  édits  extrêmement  sévères  contre  les  catholi- 


ques et  surtout  contre  les  jésuites,  qui  furent  bannis 
des  îles  Britanniques  comme  fauteurs  de  conspira- 
tion,  avec  défense  d'y  rentrer,  sous  peine  de  mort. 
Grégoire,  comprenant  la  nécest^ité  de  ne  point 
laisser  cette  belliqueuse  milice  sous  le  coup  d'un  re- 
vers et  avec  la  honte  d'une  expulsion ,  chercha  à  re- 
lever le  courage  des  jésuites  en  les  faisant  paraître 
comme  les  liéros  d'une  comédie  qu'il  voulait  donner 
au  monde,  et  qu'il  préparait  depuis  plusieurs  années. 
Il  s'agissait  d'une  réception  solennelle  de  prétendus 
ambassadeurs  japonais,  à  l'imitation  de  la  fameuse 
dépj^ilation  des  rois  abyssiniens  qui  avait  eu  lieu 
sous  Clément  VII;  seulement,  au  lieu  de  nègres, 
Grégoire  s'était  procuré  quatre  pécheurs  qui  lui 
avai.-nt  été  expédiés  par  les  jésuites  d'un  petit  comp- 


518 


tiistotrt:   fies   papks 


toir  commercial  du  Japon.  Ceux-ci  délianiuÎTcnt  en 
Pspagne  en  oonipaunie  d"un  jésuite,  ([ui  les  lit  pas- 
ser pour  des  fils  de  roi  et  des  personnages  do  haute 
distinction ,  et  leur  fit  rendre  de  grands  honneurs 
par  Philippe  II.  Ensuite  il  reprit  la  mer  avec  eux, 
gagna  les  cotes  de  l'Italie  et  remonta  le  Tibre  jus- 
qu'à Rome. 

Dès  ([ue  les  Japonais  eurent  mis  jiied  à  terre,  une 
députatiou  de  cardinaux  vint  les  complimenter  et  les 
conduisit  en  grande  pompe  à  l'audience  de  Grégoire. 
Ils  présentèrent  à  Sa  Sainteté  trois  lettres  des  rois 
du  Japon,  dont  ils  se  disaient  les  représentants,  et 
qui  étaient  traduites  du  japonais  en  italien  par  les 
jésuites.  La  première  avait  pour  suscription  :  u  A 
l'adorable  qui  tient  sur  la  terre  la  place  du  Roi  du 
ciel,  le  très-grand,  le  très-saint  pape!  »  La  deuxième 
lettre  commençait  ainsi  :  «  Que  cette  missive  soit 
portée  au  grand  et  saint  Seigneur,  (jue  j'adore  et  qui 
tient  la  jilace  de  Dieu  en  terre  I  »  La  troisième  était 
ainsi  formulée  :  «  J'oIVre  cette  lettre  avec  adoration, 
les  mains  élevées  vers  les  cieux,  à  notre  très-saint 
Père,  vicaire  du  Christ!...  »  Dans  le  corps  des  let- 
tres ,  les  trois  princes  signataires  s'excusaient  sur 
leur  âge  et  sur  leurs  alTaires,  de  ce  qu'ils  ne  se  pré- 
sentaient pas  en  personne  pour  rendre  leurs  liom- 
raages  au  successeur  de  l'apùtre  Pierre;  puis  ils  fai- 
saient un  éloge  outré  des  jésuites,  et  suppliaient  le 
pape  de  récompenser  les  ouvriers  dévoués  qui  culti- 
vaient avec  tant  de  zèle  la  vigne  du  Seigneur.  Gré- 
goire feignit  d'être  pénétré  d'une  joie  infinie,  et 
s'écria  :  «  Gloire,  gloire  aux  courageux  enfants  de 
Jésus!  Gloire  aux  disciples  d'Ignace  de  Loyola! 
Maintenant  j'ai  assez  vécu,  puisque  j'ai  vu  leur  triom- 
phe !  Seigneur,  vous  pouvez  rappeler  votre  serviteur  1  » 

Toutefois  personne  ne  fut  dupe  ni  de  cette  gros- 
sière jonglerie  ni  de  l'enthousiasme  du  pontife,  et  les 
jésuites  n'en  obtinrent  pas  plus  de  considération  que 
par  le  passé.  Après  tout,  qu'importait  au  saint-père 
l'opinion  des  peuples?  Il  avait  réussi  à  réchauffer 
le  zèle  des  jésuites;  il  n'en  demandait  pas  davan- 
tage. Il  les  chargea  d'ameuter  les  ligueurs  de  France 
contre  le  roi  de  Navarre,  (jui  se  trouvait,  par  la  mort 
du  duc  d'Anjou,  le  plus  proche  héritier  du  trùne;  et 
grâces  à  leurs  soins,  le  royaume  se  souleva  contre 
Henri  III,  et  les  ligueurs  proclamèrent  souverain  le 
Tieux  cardinal  de  Bourbon. 


Ce  prclal,  séduit  par  l'appàl  d'une  couronne,  con- 
sentit à  devenir  le  chef  des  ennemis  de  sa  maison, 
et  publia  un  manifeste,  dans  lequel  il  déclarait  les 
ducs  de  Lorraine  et  de  Guise  lieutenants  généraux 
de  la  ligue  catholique,  et  investis  du  commandement 
des  troupes  par  les  différents  membres  de  l'associa- 
tion, par  le  pape,  par  l'iMiqu'i-onr,  par  le  roi  d'Espa- 
gne, par  les  princes  de  la  maison  d'Autriclie,  par 
ceux  de  la  maison  de  Lorraine  en  France,  par  les  ar- 
chevêques de  Cologne  et  de  Mayence,  par  les  ducs  de 
Nemours,  de  Nevers,  de  Savoie,  de  Ferrare,  de  Clô- 
ves  et  de  Parme,  par  le  cardinal  de  Vendôme,  par  le 
comte  de  \'audemont,  par  les  Républiques  de  Venise, 
de  Gênes  et  de  Liicques,  par  le  duc  de  Florence  et 
par  le  prince  d'Ecosse.  Après  quoi  il  donna  le  signal 
de  la  guerre  civile,  envoya  des  troupes  sur  différents 
points  de  la  France,  et  leva  l'étendard  de  la  révolte. 

En  présence  d'une  ligue  aussi  formidable,  Hen- 
ri III  suivit  les  conseils  de  la  peur;  et  quoiqu'il  sût 
parl'aitemont  que  les  ligueurs  étaient  ses  ennemis 
personnels,  il  se  rattacha  à  eux  et  fit  l'apologie  de 
leur  conduite;  il  révoqua  les  édits  rendus  en  faveur 
des  huguenots,  obligea  leurs  ministres  à  sortir  de 
France,  et  décréta  que  dorénavant  aucun  citoyen  ne 
pourrait  remplir  ni  fonctions  publiques  ni  char- 
ges privées  s'il  ne  professait  le  papisme;  enfin  il 
poussa  la  lâcheté  jusqu'à  donner  des  places  fortes  au 
duc  de  Guise  et  au  cardinal  de  Bourbon,  comme 
gages  de  la  sincérité  de  sa  protection. 

Ceux-ci  n'ayant  plus  rien  à  redouter  du  côté  du 
roi,  commencèrent  la  guerre  contre  Henri  de  Navarre 
et  le  prince  de  Condé,  dont  ils  demandèrent  l'excom- 
munication à  Rome.  Le  père  Mathieu,  courrier  de 
la  ligue,  fit  plusieurs  voyages  en  Italie  pour  obte- 
nir cette  bulle  impatiemment  attendue  en  France, 
et  pour  solliciter  un  bref  qui  autorisât  les  Guises  à 
assassiner  Henri  III.  Pendant  que  Grégoire  prépa- 
rait la  bulle  d'excommunication  qu'il  devait  fulmi- 
ner contre  les  huguenots,  il  fut  frappé  d'une  attaque 
d'apoplexie  qui  l'enleva  le  10  avril  1585.  On  inhuma 
son  cadavre  dans  une  cliapelle  qu'il  avait  fait  con- 
struire à  la  basilique  de  Saint-Pierre,  et  tout  fut  dit 
pour  ce  pape,  qui  avait  donné  au  monde  l'exemple  de 
tous  les  vices,  qui  avait  glorifié  les  massacres  de  la  Saint 
Barthélémy,  et  qui  avait  si  bien  poursuivi  l'œuvre 
d'extermination  commencée  par  ses  prédécesseurs. 


SIXTE     V 


519 


Histoire  du  cardinal  de  Montalte.  —'11  est  élu  souverain  pontife  sous  le  nom  de  Sixte  V.  —  Commencements  de  son  règne.  —  Il 
excommunie  Henri  de  Navarre  et  le  prince  de  Condé.  —  Les  deux  princes  se  vengent  du  pape.  —  Négociations  du  chevalier 
Carre  à  Rome.  —  Politique  de  Sixle-Qulnt  à  l'égard  de  l'Angleterre  et  de  l'Espagne.  —  Le  cardinal  neveu  envoie  son  portrait 
à  Élisalietli.  —  Le  pape  et  les  jésuites.  —  Légation  en  Suisse.  —  Affaires  de  France,  d'Espagne  et  d'Angleterre.  —  Mort  de 
Marie  Stuart.  —  Sa  Sainteté  tombe  dangereusement  malade.—  Intrigues  des  jésuites  en  Pologne.  —  Sixte-Quint  excommunie 
Elisabeth. —  Anecdote  sur  les  amours  du  pape.  —  Sa  Sainteté  trahit  l'Espagne  en  faveur  de  la  reine  d'Angleterre.  —  Assassinai 
du  duc  et  du  cardinal  de  Guise.  —  Sixte-Quint  excommunie  Henri  III.  —  Querelles  entre  le  pape  et  l'empereur.  —  Le  pontife 
et  la  Ligue.  —  Fourberies  du  saint-père.  —  Conduite  du  pape  envers  Henri  IV.  —  Prétentions  du  pape  sur  le  royaume  de 
Naples.  —  SIxte-Quint  se  déclare  contre  les  jésuites.  —  Il  meurt  empoisonné  par  les  disciples  de  Loyola.  —  Réflexions  et  opi- 
nions des  historiens  sur  la  mort  de  ce  pape.  —  Troubles  à  Rome. 


Félix  Perretti,  cardinal  de  Montalte,  était  né  dans 
une  petite  ferme  d'un  château  appelé  les  Grottes, 
situé  dans  la  province  de  la  Marclie.  Son  père,  sim- 
ple vigneron  d'un  riche  propriétaire,  avait  épousé  la 
servante  de  son  maître,  et  en  avait  eu  trois  enfants, 
deux  fils  et  une  fille.  Un  jour,  le  jeune  Félix  Perretti 
vit  tout  à  coup  sa  pauvre  cabane  envahie  par  une 
troupe  de  sbires  qui  venaient  arrêter  son  père,  cou- 
pable de  quelques  délits  de  chasse.  L'aspect  rébar- 
batif de  ces  hommes  et  leurs  grossiers  jurements  lui 
causèrent  un  tel  effroi  qu'il  courut  se  cacher  dans 
l'étage  supérieur;  mais  à  peine  était-il  blotti  dans  un 
coin  de  la  chambre,  que  le  plancher  s'effondra  sous 
ses  pieds  et  l'enseveUt  dans  les  décombres.  Les  sbi- 
res, qui  déjà  emmenaient  letir  prisonnier,  revinrent 
sur  leurs  pas  et  retirèrent  le  pauvre  enfant  tout  meur- 
tri et  ayant  les  bras  et  les  jambes  brisés  par  sa 
chute.  On  le  transporta  immédiatement  chez  un  chi- 
rurgien, qui  prit  soin  de  lui  par  commisération,  et 
après  trois  mois  de  traitement  le  rendit  parfaitement 
guéri  à  sa  mère. 

Félix  entra  ensuite  chez  un  fermier  du  voisinage  et 
garda  les  pourceaux.  Le  hasard  permit  que  Michel- 


Ange  Selleri,  religieux  de  l'ordre  de  Saint-François, 
s'égara  près  des  Grottes  en  allant  à  Ascoli,  ville  de  la 
Marche,  et  rencontra  le  jeune  pâtre.  Celui-ci,  voyant 
l'embarras  du  bon  Père,  lui  offrit  de  le  reconduire 
dans  son  chemin  et  même  de  l'accompagner  jusqu'à 
Ascoli;  Michel-Ange  Selleri  accepta.  Pendant  le 
trajet  il  causa  avec  son  jeune  guide,  l'interrogea  sur 
ses  parents,  et  apprit  toute  l'histoire  de  sa  famille. 
Il  en  fut  vivement  touché;  et  regardant  cette  ren- 
contre fortuite  comme  un  avis  de  Dieu,  qui  lui  or- 
donnait de  prendre  soin  de  ce  pauvre  enfant  aban- 
donné, il  résolut  de  ramener  Félix  Perretti  à  son  cou- 
vent et  de  le  présenter  à  son  supérieur  pour  obtenii' 
son  admission  dans  la  communauté;  ce  qu'il  exécuta. 
On  donna  immédiatement  à  son  protégé  l'habit 
des  frères  convers  et  on  le  plaça  sous  la  db-ection 
d'un  moine  très-lettré.  Dès  les  premiers  jours,  Félix 
montra  une  facilité  extrême  pour  l'étude  et  une  viva- 
cité d'esprit  au-dessus  de  son  âge.  Son  caractère  se 
ressentait  de  cette  dernière  faculté,  car  il  poussait 
(|nelquefois  la  vivacité  jusqu'à  la  colère,  mais  ses 
irritations  étant  aussi  promptes  à  se  calmer  qu'à 
éclater,  ses  petits  camarades  l'avaient  surnommé  le 


520 


HISTOIRE    DES     PAPES 


feu  follet.  A  part  ce  léi;er  iléfaut,  Félix  se  faisait  re- 
marquer par  des  qualités  solides,  entre  autres  par 
une  persévérance  dans  ses  études  qui  tenait  de  l'o- 
piniâtreté; aussi  ses  prosjrès  furent-ils  rapides  dans 
toutes  les  sciences.  A  vinst-six  ans  il  obtint  le  bon- 
net de  docteur  et  le  titre  de  professeur;  lunt  ans 
plus  tard,  il  eut  occasion  de  se  distinguer  comme 
prédicateur.  Dès  lors  la  carrière  du  moine  Perrelti  d( 
Montalte,  qui  était  le  nouveau  nom  sous  lequel  on 
désignait  Pancien  gardeur  de  pourceaux,  se  trouva 
tracée;  il  se  mil  à  tonner  contre  les  béréliques, attira 
sur  lui  l'attention  des  jésuites,  et  obtint  par  leur  en- 
tremise la  place  d'inquisiteur  à  Venise.  Son  carac- 
tère implacable  et  la  cruauté  qu'il  e.xerça  dans  celte 
ville,  à  l'instigation  de  Pie  V,  qui"  n'était  encore 
qu'inspecteur  général  des  tribunaux  du  saint-office, 
soulevèrent  toute  la  population;  et  il  se  vil  contraint 
de  s'échapper  de  nuit  pour  ne  pas  être  lapidé  par  le 
peuple.  On  raconte  à  cette  occasion  qu'il  répondit  à 
un  de  ses  collègues  qui  le  raillait  de  sa  fuite  :  «  J'ai 
fait  vœu  d'être  pape  à  Rome,  je  ne  devais  donc  pas 
me  laisser  pendre  ou  lapider  à  Venise.  » 

De  retour  dans  la  ville  sainte,  Félix  Pcrretti  s'at- 
tacha au  cardinal  Buoncompagno,  dont  il  prévoyait  la 
haute  fortune,  et  il  l'accompagna  dans  sa  légation 
d'Espagne.  Ensuite  il  chercha  à  gagner  l'amitié  de 
Pie  V,  et  obtint  successivement  le  grade  de  général 
des  cordeliers,  d'évêque  de  Sainte-Agathe,  et  enfin 
le  chapeau  de  cardinal.  Ce  qui  lui  avait  mérité  de  si 
hautes  distinctions  de  la  part  du  sanguinaire  Pie  V, 
c'était  la  concordance  parfaite  qui  paraissait  exister 
entre  leurs  natures;  même  conformité  d'opinions, 
même  férocité  dans  le  caractère,  même  soif  pour  le 
sang,  même  ardeur  pour  les  disputes  théologiques; 
le  frère  Félix  Perrelti  de  Montalte  semblait  être  la  se- 
conde partie  du  pape  et  avoir  pris  à  tâche  de  copier 
sa  vie  sur  celle  du  maître.  Mais  quand  il  fut  revêtu 
de  la  pourpre  du  cardinalat,  quand  il  vit  qu'il  n'é- 
tait plus  au  pouvoir  même  d'un  pape  de  l'élever  plus 
haut,  il  changea  d'allures  et  d'habitudes;  de  violent 
qu'il  était ,  il  se  fit  doux  et  modeste  ;  de  cruel  et 
sanguinaire,  il  devint  compatissant  et  miséricordieux; 
enfin  il  parut  transformé  comme  par  miracle  en  un 
tout  autre  homme.  C'était  tout  simplement  un  ser- 
pent qui  changeait  de  peau,  sans  rien  perdre  de  sa 
méchanceté  ni  de  son  venin. 

A  la  mort  de  Pie  V,  le  cardinal  de  Montalte  quitta 
son  palais  et  vint  se  retirer  dans  une  pauvre  mai- 
son, située  près  de  l'église  de  Sainte-Marie  Majeure, 
avec  quelques  serviteurs;  et  pendant  tout  le  règne 
de  Grégoire  il  affecta  de  n'avoir  d'autre  souci  que  le 
soin  de  son  salut  ;  il  se  plut  à  courber  sa  taille,  à  se 
grimer  avec  de  fausses  rides,  à  rendre  sa  voix  che- 
vrotante, pour  se  donner  toutes  les  apparences  d'un 
homme  qui  n'a  plus  que  peu  de  jours  à  vivre.  Dans 
les  séances  du  sacré  collège,  il  apportait  un  tel  air 
de  candeur  et  de  simplicité,  qu'on  lui  avait  donné  le 
nom  d'.\ne  de  la  Marche.  En  toutes  occasions,  il 
rappelait  les  obligations  qu'il  avait  à  Pie  V  et  à  son 
neveu,  le  cardinal  Alexandrin,  l'un  des  plus  influents 
parmi  les  princes  de  l'Eglise,  et  il  ajoutait  avec  un 
air  de  bonhomie  parfaite  que  s'il  était  seigneur  de 
plusieurs  mondes,  il  ne  se  trouverait  pas  encore  as- 
sez riche  p  .ur  reconnaître  les  bienfaits  dont  ses  pro- 


tcclours  l'avaient  comblé;  il  agissait  de  même  à  l'égard 
de  Piiilippe  II,  el  comme  il  savait  que  les  Espagnols 
redoutaient  par-dessus  tout  un  pape  d'un  esprit  trop 
étlairé,  il  alVectait  une  incapacité  absolue. 

Enfin,  lorstjue  Grégoire  XIII  moiuiil,  il  en  était 
venu  au  point  de  ne  plus  sortir  qu'en  s'appuyanl 
sur  un  bâton,  et  ses  prétendues  infirmités  avaient 
tellement  augmenté  qu'il  semblait  arrivé  à  la  cadu- 
cité la  [ilus  extrême.  Après  les  funérailles,  les  car- 
dinaux entrèrent  en  conclave  au  nombre  de  qua- 
rante-deux; le  pâtre  de  Montalte,  qui  entrevoyait 
l'espoir  de  recueillir  les  fruits  de  dix-iiuit  ans  d  hy- 
pocrisie, s'acliemina  appuyé  sur  son  bâton  jusqu'au 
Vatican.  A  son  entrée  dans  le  conclave,  on  remarqua 
i[u'il  marchait  avec  plus  de  difficulté  que  de  coutume, 
et  lui-même  demanda  à  se  retirer  dans  sa  chambre, 
prétendant  n'avoir  pas  la  force  de  se  soutenir.  Dès 
le  lendemain  on  intrigua  pour  l'élection  du  pape,  et 
les  candidats  vinrent  le  presser  de  se  ranger  de  leur 
parti  ;  mais  le  pauvre  Montalte  se  contentait  de  ré- 
pondre qu'il  n'était  plus  en  état  de  se  mêler  aux 
choses  du  monde  ;  et  sur  l'observation  que  lui 
adressaient  quelques  cardinaux  par  ironie,  qu'il  fau- 
drait bien  qu'il  s'occupât  de  la  terre  si  on  le  pro- 
clamait pape,  il  répliquait  que  sa  tête  penchée  vers 
la  tombe  ne  pourrait  jamais  soutenir  le  poids  de  la 
tiare,  et  que  si  on  lui  déférait  un  tel  honneur  à  lui, 
indigne,  il  serait  oltligé  de  le  refuser  ou  de  se  dé- 
charger du  fardeau  des  alïaires  publiques  sur  le  sa- 
cré collège.  On  ne  prêta  pas  autrement  attention  à 
ses  paroles,  et  l'on  procéda  à  la  rédaction  de  l'enga- 
gement que  les  cardinaux  devaient  prendre  avaLt 
l'élection;  après  quoi  les  factions  s'agitèrent  et  les 
ambitions  furent  mises  en  jeu. 

On  compta  jusqu'à  quatorze  candidats  avoués. 
Dans  un  tel  conflit,  où  cliaque  électeur  voulait  deve- 
nir pape,  il  était  difficile  de  s'entendre;  c'était  pré- 
cisément ce  qu'avait  espéré  le  pâtre  de  Montalte  ;  il 
garda  bien  de  laisser  paraître  aucune  marque  d'am- 
bition, aucun  désir  d'être  choisi  par  les  cardinaux; 
au  contraire,  il  s'engageait  à  servir  tout  le  monde,  et 
ne  sortait  de  son  appartement  que  pour  aller  à  la 
messe  ou  à  la  chapelle  Pauline,  assister  à  quelques 
dépouillements  de  scrutin.  Cependant  il  n'en  tra- 
vaillait pas  moins  par  quelques  démarches  habiles  à 
augmenter  la  division  dans  le  conclave,  afin  de  las- 
ser les  électeurs  et  de  ramener  les  suffrages  sur  lui. 
Il  y  réussit  parfaitement  ;  les  cardinaux  Alexandrin  , 
d'Est  et  de  Médicis,  fatigués  de  cabaler,  se  désis- 
tèrent de  leur  candidature  en  faveur  de  Montalte, 
sous  la  condition  qu'il  leur  abandonnerait  le  gouver- 
nement de  l'Eglise,  ce  que  le  rusé  cardinal  accepta 
avec  empressement.  Ceux-ci,  dupes  de  ces  jongle- 
ries, et  craignant  qu'il  ne  sutToquât  dans  une  quinte 
de  toux,  ou  que  sa  mort  ne  les  privât  des  bénéfices 
qu'ils  s'étaient  adjugés,  se  bâtèrent  de  réunir  leurs 
partisans  pour  assurer  l'élection  de  l'Ane  de  la  Mar- 
che. Le  cardinal  de  Montalte  se  traîna  avec  l'aide  de 
sa  béquille  dans  la  chapelle  Pauline  et  vota  comme 
les  autres;  puis  quand  le  scrutin  fut  formé,  on 
procéda  au  dépouillement  des  votes.  Alors  eut 
lieu  une  scène  étrange  à  laquelle  personne  ne  s'at- 
tendait et  qui  jeta  la  perturbation  dans  le  conclave  : 
dès  '[ue  Montalte  eut  compté  vingt-six  bulletins  en 


SIXTE     V 


521 


sa  faveur,  c'est-à-dire  les  deux  tiers  des  voix,  il  se 
redressa  fièrement,  et  jetant  son  bâton  au  milieu  de 
l'jissemblée,  il  cracha  à  pleine  poitrine  comme  aurait 
pu  le  l'aire  un  homme  de  trente  ans.  Les  cardinaux, 
confondus,  se  regardèrent  les  uns  les  autres  avec 
anxiéty,  surtout  Médicis  et  Alexandre.  Comme  le 
doyen  s'aperçut  que  ses  collègues  se  repentaient  d'a- 
voir été  si  vite  en  besogne,  il  s'écria  :  «  Ne  nous 
pressons  pas,  mes  frères,  il  s'est  glissé  cpielque  er- 
leur  dans  le  scrutin.  —  Non,  reprit  Montalte  d'un 
Ion  ferme,  la  chose  est  accomplie  et  dans  les  for- 
mes. )>  —  Et  ce  même  homme  qui  une  heure  aupa- 
ravant pouvait  à  peine  parler  sans  tousser,  entonna 
le  Te  Deum  d'une  voix  si  forte  et  si  éclatante  qu'elle 
ébranla  les  voûtes  de  la  chapelle  ;  ensuite  il  alla  s'a- 
genouiller, suivant  la  coutume,  devant  l'autel  pour 
laire  son  oraison.  Mais  le  cardinal  de  Médicis,  qui 
était  à  ses  côtés,  remarqua  qu'il  ne  faisait  aucun 
mouvement  des  lèvres  et  qu'il  se  contentait  de  re- 
garder le  Chiist  placé  en  face  du  sanctuaire;  quand 
il  se  fut  relevé ,  un  des  conclavistes  s'approcha 
de  lui  et  le  félicita  de  la  singulière  métamor- 
phose qui  venait  de  s'opérer  en  lui.  «  Je  me  cour- 
bais ,  répliqua  Montalte,  pour  chercher  à  terre  les  clés 
du  paradis  catholique  ;  ù  présent  qu'elles  sont  entre 
m.  s  mains,  je  puis  regarder  Dieu  en  face.  »  Eniin  le 
maître  des  cérémonies  s'étant  approché  pour  lui  de- 
mander, comme  le  voulait  l'usage,  s'il  lui  convenait 
d'accepter  le  souverain  pontifical  :  «  Je  ne  saurais 
])lus  recevoir  ce  qui  m'a  déjà  été  déléré,  lui  ré|)on- 
dit-il,  mais  j'en  accepterais  volontiers  encore  autant, 
car  je  me  sens   assez  de  force  et  Je  vigueur  pour 

M 


gouverner  non-seulement  l'Eglise,  mais  le  monde 
entier.  «  —  Et  saisissant  les  ornements  pontificaux, 
il  s'en  revêtit  sans  avoir  même  besoin  de  l'assistance 
de  ses  camériers,  ce  qui  sembla  si  extraordinaire  au 
cardinall\uslicucci,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  dire: 
«  Tiès-saint  Père,  je  vois  que  le  pontificat  est  un 
souverain  remède  pour  rendre  la  jeunesse  et  la  santé 
aux  vieux  cardinaux  malades.  —  J'en  suis  persuadé 
comme  vous,  repartit  Montalte,  par  l'expérience  que 
je  viens  d'en  faire.  »  Quand  n  eut  aclievé  de  s'habil- 
ler, il  plaça  la  tiare  sur  sa  tète  et  se  fit  introniser 
sous  le  nom  de  Sixte  V. 

Le  nouveau  pape,  en  signe  de  joyeux  avènement, 
fit  dresser  quatre  potences  devant  son  palais,  et  au 
lieu  d'amnistier  les  criminels ,  suivant  la  coutume 
usitée  à  chaque  élection,  il  fit  pendre  soixante  des 
hérétiques  les  plus  obstinés,  le  jour  même  de  son 
couronnement.  11  ne  montra  guère  de  bienveillance 
(jue  pour  les  ambassadeurs  du  Japon ,  non  qu'il 
ignorât  tous  les  ressorts  de  cette  pitoyable  comédie, 
puisqu'il  s'en  était  même  expliqué  assez  vertement 
avec  le  pape  défunt,  mais  parce  qu'il  croyait  de 
bonne  politique  de  cacher  les  fourberies  qui  pou  - 
vaient  déconsidérer  le  saint-siége.  Il  eut  pour  ces 
prétendus  princes  des  égards  infinis;  il  les  fit  passer 
pour  le  baisement  des  pieds  avant  les  cardinaux;  il 
les  embrassa  avec  une  tendre  affection,  et  voulut 
qu'ils  remplissent  les  fonctions  d'honneur  à  son  cou- 
ronnement, qu'ils  portassent  le  poêle,  lui  présentas- 
sent l'eau  et  le  linge  pour  l'ablution,  et  lui  tinssent 
l'élrier  pour  la  cavalcade;  il  les  institua  chevaliers 
de  l'éjieron  d'or,  leur  donna  lui-même  l'épée  et  la 

15'. 


622 


HISTOIRE     DKS     IWl'HS 


ceinlurc.  et  les  lit  croor  patiices  romains  par  le  peu- 
pliM-l  parlcsënat;  enlin  il  célèlua  roflice  divin  ponr 
onx  seuls,  les  communia  ilo  sa  main,  et  leur  donna 
un  splondide  ban([uol.  Après  iiuoi  il  les  combla  do 
présents,  leur  remit  en  audience  puMiiiuodcs  lettres 
pour  leurs  souverains,  et  les  lit  euilnuquer.  Que  de- 
vinrenl-ils  en  mer?  C'est  ce  qu'on  n'a  jamais  su  ; 
quelques  iiistoriens  disent  que  Sa  Sainteté  avait  eu 
le  jour  de  leur  départ  une  conférence  secrète  avec  le 
jésuite  qui  devait  les  accompau^ner,  et  que  le  digne 
enfant  de  Loyola,  en  sortant  du  Vatican,  était  venu 
rendre  compte  au  général  de  son  ordre  de  sa  conver- 
sation avec  le  pape,  et  que  celui-ci  avait  répondu  : 
«  La  farce  est  jouée  ;  exécutez  la  volonté  du  chef  de 
l'Eillise.  et  que  la  mer  leur  serve  de  tombeau!  » 

Dès  que  Sixte  \'  fut  installé  sur  le  trône  pontilical, 
il  lit  ver.ir  à  Rome  sa  sœur  Camilla  avec  ses  trois 
enfants;  de  blanchisseuse  qu'elle  était  anparavail, 
il  en  fit  une  princesse;  il  la  combla  de  caresses,  lui 
donna  un  palais,  des  terres  et  une  pension  considé- 
rable, en  lui  défendant  néanmoins  de  jamais  lui  de- 
mander aucune  grâce  ni  aucune  place.  Le  lendemain 
de  cette  réception,  la  statue  de  Marfoiio  demandait 
à  la  statue  de  Pasquin  :  •<  Poui-quoi  portes-tu  une 
chemise  sale?  —  C'est,  répondait  Pasquin, parce  que 
ma  blanciiisseuse  est  devenue  princesse.  »  Le  pape 
fit  aussitôt  rechercher  celui  qui  avait  fait  cette  allu- 
sion à  l'ancienne  profession  de  sa  sœur  pour  en  faire 
bonne  justice,  et  fit  publier  qu'il  donnerait  quarante 
mille  écus  romains  au  dénonciateur. 

Le  coupable  se  présenta  lui-même  à  l'audience  du 
pape,  croyant  faire  une  bonne  spéculation,  et  ré- 
clama la  somme  promise  :  «  Qu'on  lui  compte  les 
quarante  mille  écus,  »  dit  Sixte  V  en  s'adressant  à 
son  trésorier  ;  puis  se  retournant  vers  l'exécuteur  qui 
se  tenait  à  ses  côtés  :  «  et  toi,  coupe-lui  la  langue 
et  la  main  droite,  de  peur  de  récidive  ;  »  ce  qui  fut 
exécuté  séance  tenante. 

Une  cruauté  froide  et  implacable,  tel  était  le  trait 
principal  du  caractère  du  poatife;  caractère  dont 
nous  lui  verrons  donner  mille  preuves  dans  les  dif- 
férents actes  de  son  pontificat.  Ainsi  lui-même  an- 
nonça en  plein  consistoire,  «  qu'il  était  venu  comme 
le  Christ  pour  apporter  le  glaive,  non  la  paix,  et  qu'il 
voulait  ({ue  son  règne  fût  cité  parmi  les  plus  rigou- 
reux. »  Il  commença  par  déposer  les  juges  qui,  sous 
le  pontificat  précédent,  avaient  montré  de  l'indul- 
gence pour  les  fautes  d'hérésie  ;  ensuite  il  réforma 
les  lois  et  ordonnances  qui  réglaient  la  police  inté- 
rieure des  Etats  de  l'Eglise,  et  rendit  des  édits  san- 
guinaires qui  mettaient  la  vie  des  citoyens  à  sa  merci. 
Entre  autres  cjioses,  il  ordonna  que  tous  les  adul- 
tères seraient  punis  de  mort;  et  il  fit  une  si  sévère 
application  de  ce  décret,  qu'on  craignit  que  Rome  ne 
finit  par  devenir  un  grand  désert. 

Cependant  un  seigneur  de  Salerne.  appelé  Charles 
Tasca,  n'étant  point  sujet  du  saint-siége,  ne  jugea 
pas  que  les  lois  de  Sixte  V  dussent  le  concerner,  et 
ne  prit  aucune  peine  de  cacher  ses  amours  avec  la 
femme  de  son  homme  d'affaires.  Le  saint-père,  fu- 
rieux de  voir  qu'un  étranger  osât  le  braver  jusque 
dans  sa  capitale,  fit  donner  l'ordre  au  gouverneur 
d'exécuter  la  loi  d  adultère  contre  les  coupables;  el 
sur  l'observation  de  celui-ci  que   le  seigneur  Tasca 


et  sa  maîtresse  étant  sujets  du  roi  de  Naples,  ne 
pouvaient  être  jugés  que  par  les  lois  de  leur  pays,  il 
repartit  :  i>  N'est-ce  que  cela?  Eh  bien  !  puisque 
vous  avez  de  tels  scrupides,  faites  pendre  l'amant, 
la  femme  et  le  mari  complaisant  avec  des  cordes  faites 
à  Xaplcs.  " 

Sixte  voulut  également  réprimer  les  débordements 
de  son  clergé,  et  paYticulièreuient  des  cardinaux,  qui 
de]mis  longtemps  abusaient  de  leur  privilège  d'in- 
vi(dabilité  pour  contracter  des  dettes  qu'ils  n'acquit- 
taioul  jamais,  usage  qui  avait  gagné  jusqu'à  leurs 
valets;  il  ordonna  qu'à  l'avenir  aucun  prèlr»,  ni  évê- 
que,  ni  même  cardinal  ne  pourrait  refuser  une  juste 
satisfaction  à  ses  créanciers  ;  et  pour  donner  l'exem- 
ple, il  solda  les  dettes  cpi'il  avait  contractées  sous  le 
pontifical  de  Grégoire  XIII.  En  outre,  et  toujours 
sous  le  prétexte  de  mettre  en  ordre  les  alTaires  de  la 
chambre  apostolique,  il  écrasa  de  taxes  les  habitants 
de  Rome,  et  déploya  une  rigueur  inusitée  pour  la 
perception  des  impôts;  ce  qui  mécontenta  si  fort  le 
peuple,  qu'il  craignit  une  sédition. 

Selon  la  coutume  des  tyrans,  il  cliercha  à  se  ga- 
rantir du  danger  q>ii  le  menaçait  par  un  nouvel  acte 
d'arbitraire  ;  il  défendit  aux  citoyens  de  porter  des 
armes  dans  la  ville,  et  fit  punir  sans  miséricorde  ceux 
qui  contrevenaient  à  cette  ordonnance.  On  raconte 
même  qu'un  enfant  de  seize  ans  ayant  été  amené  à 
son  tribunal  sous  l'accusation  d'avoir  tiré  sa  dague 
contre  des  sbires  qui  l'insultaient,  il  le  condamna  à 
être  pendu;  et  comme  son  avocat  invoquait  le  texte 
de  la  loi  qui  interdisait  l'application  de  la  peine  de 
mort  pour  un  accusé  aussi  jeune  :  «  Eh  bien,  je 
lui  donne  dix  de  mes  années,  s'écria  le  pape,  en  vertu 
de  mon  omnipotence  ;  qu'on  emmène  le  coupable  et 
qu'on  le  conduise  au  supplice  !  » 

Si  l'on  considère  dans  Sixte  V  son  zèle  infiexible 
pour  le  maintien  des  principes  de  l'autorité  théocra- 
tique,  son  dédain  pour  l'espèce  humaine,  sa  cruauté 
froide  et  inexorable,  son  audace  dans  l'emploi  des 
moyens  violents,  on  trouvera  qu'il  avait  de  grands 
points  de  ressemblance  avec  Grégoire  VII  ;  si  on 
étudie  ce  pontife  dans  ses  allures  politiques,  dans  ses 
intrigues  diplomatiques,  on  verra  en  lui  un  homme 
tourmenté  d'un  besoin  immodéré  de  puissance,  de 
richesses,  de  réputation  ;  on  le  verra  sacrifiant  sans 
cesse  la  justice  à  la  vaine  gloire,  et  quelquefois  fai- 
sant de  grandes  choses  pour  immortaliser  son  nom; 
protégeant  les  arts  et  persécutant  les  hommes  de  let- 
tres ;  anatbématisant  les  rois  et  se  tournant  contre 
les  peuples;  exaltant  les  doctrines  des  jésuites,  fai- 
sant cause  commune  avec  la  ligue,  puis  se  déclaiant 
l'ennemi  des  disciples  de  Loyola,  et  les  bannissant 
des  États  romains  ;  enfin,  mettant  toute  fausse  honte 
de  côté,  se  faisant  gloire  d'avoir  été  gardien  de  pour- 
ceaux, puis  se  déclarant  le  premier  des  princes  de  la 
terre  !  Existence  bizarre,  destinée  mystérieuse,  qui 
avait  pris  un  simple  pâtre  pour  en  faire  successi- 
vement un  moine,  un  inquisiteur,  un  cardinal,  un 
souverain,  et  plus  qu'un  souverain,  un  pape! 

Sixte  V,  après  avoir  assuré  sa  tran([uillité  dans 
Rome,  se  prépara  à  lutter  contre  les  rois,  et  fit  pres- 
sentir qu'il  n'épargnerait  pas  même  Philippe  d'Es- 
pagne ;  ainsi  les  ambassadeurs  de  ce  jirince  étant 
venus  le  vingt-neuvième  jour  de  mai  pour  lui  pré- 


SIXTE    V 


5es 


senter  le  tribut  d'usage  d'une  bourse  de  sept  mille 
écus  d'or  portée  par  une  hacjuenée  blanche,  comme 
droit  de  vasselage  pour  le  royaume  de  Naples ,  le 
pape  répondit  à  la  harangue  :  «  Votre  discours  est 
î'ort  éloipiont,  messeigneurs  ;  cependant  nous  avoue- 
rons qu'il  ne  l'est  pas  encore  assez  pour  que  nous  ne 
nous  apercevions  pas  que  nos  prédécesseurs  ont  fait 
un  sot  marché  en  troquant  un  royaume  contre  un 
cheval.  Nous  étudierons  celte  grave  question.  » 

Les  ambassadeurs  espagnols  supposèrent  que 
cette  plaisanterie  avait  un  sens  caché;  et  ils  s'empres- 
sèrent d'en  donner  avis  à  Philij)pe  II,  aKn  qu'il  prit 
ses  mesures  pour  repousser  les  tentatives  que  le 
nouveau  pape  projetait  de  faire  sur  les  États  de  Na- 
ples. Mais  il  n'entrait  pas  dans  les  vues  de  Sixte  de 
se  brouiller  si  vite  avec  le  roi  d'Espagne  ;  la  France 
réclamait  avant  tout  son  attention;  il  rejn-it  donc  les 
affaires  de  ce  pays  au  point  où  Grégoire  XIII  les 
avait  laissées,  et  fulmina  une  bulle  dans  laquelle, 
après  avoir  exalté  l'autorité  du  saint-siége,  il  déi'la- 
rait  bâtarde  et  détestable  la  maison  de  Bourbon, 
appelant  hérétique  et  relaps  le  roi  Henri  de  Navarre; 
comme  tel,  le  privant  de  tous  ses  domaines,  et  décré- 
tant qu'il  était  incapable,  lui  et  ses  descendants  à 
perpétuité,  de  succédera  cpiekpie  État  et  souveraineté 
que  ce  piil  être,  particulièrement  à  la  couronne  de 
France.  Sa  Sainteté  relevait  également  les  sujets  du 
roi  et  ses  vassaux  du  serment  de  fidélité  qu'ils  lui 
avaient  prêté,  et  faisait  défense,  sous  les  peines  ec- 
clésiastiques et  sécuHères,  de  lui  obéir.  Les  mêmes 
censures  s'appliquaient  à  son  cousin  le  jeune  prince 
de  Condé  et  à  tous  les  huguenots. 

Quoique  les  excommunications  fussent  déjà  en  si 
grand  discrédit  à  la  fin  du  seizième  siècle,  qu'un 
évêque  de  Chartres  écrivait  que  les  foudres  du  pape 
gelaient  en  passant  les  Alpes,  néanmoins  une  dé- 
monstration de  cette  nature,  dans  un  moment  oiî  le 
royaume  était  à  la  veille  d'un  embrasement  général, 
devait  augmenter  nécessairement  les  désordres;  aussi 
de  toutes  parts  cria-t-on  au  scandale,  et  les  difiérents 
ordres  religieux  ou  civils  s'empressèrent-ils  d'adres- 
ser des  réclamations  à  la  cour  de  Rome  pour  faire 
révoquer  la  bulle. 

Henri  III,  toujours  lâche  et  pusillanime,  n'osa 
prendre  aucune  mesure  énergique  contre  le  décret 
attentatoire  à  l'indépendance  de  la  nation  et  à  la  di- 
gnité de  la  couronne;  il  se  contenta  de  défendre  que 
la  bulle  fût  publiée  en  France  avec  les  formes  léga- 
les. Le  Parlement,  plus  hardi  que  le  roi,  voulut 
s'opposera  la  simple  ])ublication  de  ce  décret,  comme 
contraire  aux  droits  de  l'hérédité  souveraine  ;  mais 
les  Guises  passèrent  outre,  et  l'excommunication 
fut  affichée  à  la  porte  des  églises  de  tout  le  royaume. 

Henri  de  Navarre  ne  pouvant  tirer  vengeance  de 
l'audace  du  pape  les  armes  à  la  main,  envoya  une 
protestation  à  son  ambassadeur  Bongars,  qui  était  à 
Rome.  Ce  courageux  huguenot  afficha,  en  plein  jour, 
dans  le  Campo  di  Fiori,  la  protestation  véhémente 
du  prince  français.  Dans  ce  manifeste,  Henri  de 
Navarre  appelait  Sixte-Quint  traître,  félon,  pape 
hérétique;  il  le  sommait  à  comparaître  devant  un 
concile  libre,  sous  peine  d'être  reconnu  comme  .Vnte- 
christ;  il  lui  déclarait  une  guerre  irréconciliable  pour 
venger  l'injure  faite  à  sa  personne  et  à  la  maison  de 


France,  et  réclamait  à  cet  effet  le  secours  des  rois  et 
des  Républiques  véritablement  chrétiennes,  intéres- 
sées comme  lui-même  à  arrêter  l'audace  d'un  pâtre 
qui  ne  songeait  à  rien  moins  qu'à  bouleverser  tous  les 
royaumes.  Cette  action  énergique  causa  la  jilus  grande 
surprise  à  la  cour  tle  Rome.  Sixte  X,  dans  le  premier 
mouvement  de  fureur,  jura  de  punir  et  l'auteur  de  la 
déclaration  et  le  téméraire  qui  avait  osé  la  placarder 
jusqu'aux  portes  du  Vatican  ;  puis, la  réflexion  venant 
à  calmer  son  irritation,  il  admira  ce  trait  de  vigueur  qui 
était  si  bien  en  harmonie  avec  ses  propres  actions,  et 
il  ne  put  s'empêcher  de  dire  qu'il  serait  à  souhaiter  que 
Henri  III  eût  autant  de  courage  que  le  roi  de  Navarre. 
En  Angleterre,  la  nouvelle  exaltation  de  Sixte  avait 
produit  une  profonde  sensation;  et  la  reine  Elisa- 
beth fut  d'autant  plus  surprise  de  l'élection  du  car- 
dinal de  Montalte,  qu'elle  apprit  en  iiiênie  temps 
que  le  nouveau  pontife,  qui  auparavant  paraissait 
humble,  simple,  ignorant  et  souffreteux,  se  montrait 
orgueilleux,  sévère,  implacable  dans  sa  justice  et 
d'une  rigueur  inouïe  dans  les  exécutions.  Elle  assem- 
bla aussitôt  son  conseil  pour  délibérer  sur  la  con- 
duite qu'elle  devait  tenir  dans  des  circonstances  sem- 
blables, et  avec  un  pape  qui  était  capable  d'ameuter 
tous  les  princes  cathohques  contre  la  nouvelle  Église 
britannique.  Il  fut  décidé  que  l'on  enverrait  un  am- 
bassadeur à  Rome  pour  s'assurer  des  dis])Ositions  de 
Sixte  à  l'égard  de  l'Angleterre;  et  l'on  choisit  un 
jeune  seigneur  nommé  Carre,  qui  dans  un  de  ses 
précédents  voyages  s'était  lié  avec  Alexandre  Perrelti, 
neveu  du  pape,  qui  venait  d'être  promu  au  cardina- 
lat. La  reine  remit  au  député  son  portrait  enrichi  de 
pierreries,  pour  qu'il  l'offrît  au  cardinal  neveu 
comme  un  témoignage  d'estime,  et  en  même  temps 
elle  lui  recommanda  de  n'épargner  ni  démarches,  ni 
dépenses,  ni  présents,  ni  or,  ni  argent,  pour  gagner 
les  bonnes  grâces  du  saint-père. 

A  son  arrivée  à  Rome,  le  chevalier  Carre  fut  ac- 
cueilli avec  distinction  par  Alexandre  Perrelti,  et  dès 
le  lendemain  il  obtint  une  audience  secrète  du 
pontife.  Soit  l'efi'et  des  présents  qui  lui  avaient  été 
envoyés  par  Elisabeth,  soit  par  un  calcul  de  sa  politi- 
que. Sixte  reçut  l'ambassadeur  avec  une  affabihté 
([ui  n'était  pas  dans  ses  habitudes;  il  le  combla  de 
prévenances,  il  l'accabla  de  questions  sur  le  carac- 
tère, sur  lesinclinations,  sur  la  beauté  et  sur  les  habi- 
tudes la  reine.  Carre  répondit  à  toutes  les  questions 
de  Sa  Sainteté,  et  profita  de  la  circonstance  pour  lui 
montrer  le  portrait  de  sa  souveraine.  Sixte  le  consi- 
déra avec  beaucoup  d'attention,  et,  poussant  un  pro- 
fond soupir,  il  dit  à  l'ambassadeur  : 

u  Quel  noble  visage  !  quelle  admirable  femme  que 
voire  reine!  rpie  ne  m'est-il  permis  de  l'épouser! 
combien  je  maudis  le  caractère  religieux  dont  je  suis 
revêtu  et  qui  m'enpêciie  de  prendre  une  femme  !  car, 
je  lejure,  par  la  barbe  du  Clirist,  nulle  autre  qu'Eli- 
sabeth d'Angleterre  ne  s'assiérait  sur  mon  trône;  et 
je  sens  qu'une  reine  comme  elle  me  donnerait  des 
enfants  dignes  de  nous  !  »  Ensuite  il  rendit  le  por- 
trait au  chevalier,  et  ajouta  gracieusement  qu'il 
avait  pour  agréable  le  séjour  de  l'envoyé  à  la  cour 
de  Rome,  et  qu'il  l'engageait,  dans  l'intérêt  de  Sa 
Majesté  britannique,  à  cultiver  l'amitié  du  eurdina. 
de  Montalte,  son  neveu  bien-aimé. 


524 


HISTOIRE    DES     PAPES 


Le  cheyalier  Carre  ambassadeur  d'Anglelerre  prts  de  Sixte  V 


Carre  sortit  de  cette  audience  ravi  de  l'impression 
(ju  avait  faite  sur  l'esprit  du  souverain  pontife  le 
portrait  de  la  reine  ;  et  jugeant  le  moment  favorable 
pour  exposer  les  intentions  de  sa  souveraine  relative- 
ment à  l'Espagne,  il  se  rendit  immédiatement  au 
palais  du  cardinal  neveu  pour  en  conférer  avec  lui  ; 
comme  Son  Eminence  était  encore  au  Vatican,  il  fut 
obligé  d'attendre  son  retour.  Le  cardinal  arriva  enfin 
et  écouta  avec  une  grande  attention  les  confidences 
du  chevalier  ;  puis,  quand  il  eut  terminé,  il  répondit 
que  son  oncle  approuvait  les  projets  de  la  reine 
Elisabeth,  et  qu'il  était  chargé  en  son  nom  de  lui 
demander  l'échange  du  portrait  de  sa  souveraine  con- 
tre celui  de  Sa  Sainteté;  (Jarre,  au  comble  de  la  joie, 
fit  ce  que  le  cardinal  demandait.  Le  jour  même  il 
écrivit  à  la  reine  pour  l'informer  du  succès  de  sa 
mission,  et  pour  l'engager  à  hâter  la  conclusion  d'un 
traité  avec  les  Provinces-Unies,  et  l'envoi  d'un  corps 
de  troupes  en  Flandre  afin  de  déloger  les  Espagnols  des 
places  fortes  qu'ils  occupaient.  Mais  tout  cela  n'était 
qu'une  comédie  de  la  part  de  Sixte;  le  diplomate  an- 
glais était  la  dupe  du  rusé  pontife;  Sa  Sainteté  n'était 
nuîlement  dans  'îs  intérêts  de  l'Angleterre;  elle  avait 


seulement  l'intention  de  pousser  Elisabeth  contre 
Philippe,  d'armer  l'Angleterre  contre  l'Espagne,  et 
de  détruire  les  deux  monarques  l'un  par  l'autre. 

Sixte,  tout  en  cherchant  à  anéantir  les  monarchies, 
suivait  à  l'égard  des  Républiques  une  politique  dia- 
métralement opposée  ;  ainsi  il  reprit  vertement  un  de 
ses  nonces  qui  avait  fait  arrêter  un  ministre  protes- 
tant sur  le  territoire  des  Suisses,  et  il  lui  écrivit: 

«  Pourquoi  donc  avez-vous  oublié  ([ue  nous  vous 
avions  envoyé  en  Suisse  pour  ramener  la  paix  entre 
les  cantons  et  non  pour  y  porter  le  trouble?  Rappe- 
lez-vous que  nous  vous  avons  chargé  de  rétablir 
l'harmonie  entre  les  hérétiques  et  les  catholiques,  et 
non  de  les  exciter  les  uns  contre  les  autres.  Sachez 
donc  qu'il  n'est  point  dans  nos  intérêts  d'agir  avec 
les  peuples  libres  comme  avec  les  rois.  Les  révolu- 
tions chez  des  nations  indépendantes  sont  toujours 
dangereuses  pour  l'orthodoxie,  et  par  opposition 
elles  sont  favorables  aux  doctrines  hérétiques.  Je 
vous  recommande  expressément  d'en  user  avec  mé- 
nagement, et  de  temporiser  avec  les  Suisses,  qui  re- 
fusent de  se  soumettre  à  notre  obédience.  N'imitez 
pas  le  zèle  souvent  maladroit  des  jésuites ,  qui ,  tout 


SIXTE    V 


en  voulant  défendre  notre  siège,  lui  ont  porlé,  iiar- 
l'ois,  les  couiis  les  plus  funestes.  » 

En  effet,  cette  société  commençait  à  discréditer 
singulièrement  le  saint-siége  dans  rojiinion  des  peu- 
ples, par  cela  même  qu'elle  ne  recidait  devant  aucun 
crime  pour  assurer  le  triomphe  du  catholicisme. 
Sixte  V,  qui  voyait  l'abùne  vers  lequel  les  eiil'antsd'l- 
gnace  poussaient  la  papauté,  employait  tous  seselloils 
pour  imprimer  aux  affaires  une  tout  autre  direction, 
et  pour  se  soustraire  à  l'influence  des  jésuites.  Mais 
comme  les  résistances  du  pape  ne  i'aisaient  pas  le  compi  e 
des  lions  Pères,  ils  cherchèrent  à  mettre  le  cardinal 
neveu  dans  leurs  intérêts  ;  et ,  grâce  à  leurs  obsessions, 
lis  y  parvinrent  si  Lien  ,  que  celui-ci  osa  proposer  à 
son  oncle  de  prendre  un  jésuite  pour  confesseur.  A 
cette  ouverture.  Sixte  V  ne  put  réprimer  un  mouve- 
ment de  colère  ;  il  réprimanda  vertement  le  cardinal 
neveu,  et  lui  défendit  de  jamais  l'entretenir  de  ces  mi- 
sérables fourbes,  ajoutant  :  »  11  vaudrait  mieux  pour  le 
biendes  jésuites  que  je  les  confessasse  et  non  qu'ils  re- 
çussent ma  confession.  «Néanmoins,  la  réflexion  et  la 
politique  lui  tirent  une  nécessité  de  cacher  ses  véri- 
tables sentiments  à  l'égard  de  la  société  de  Jésus,  et 
à  la  prière  de  son  neveu,  il  consentit  même  à  hono- 
rer leur  collège  grégorien  de  sa  présence  et  à  y  célé- 
brer la  messe.  Les  bons  Pères  résolurent  de  mettre 
l'occasion  à  profit  dans  l'intérêt  de  l'ordre;  et  au 
jour  fixé  par  Sa  Sainteté  pour  sa  visite,  ils  eurent 
soin  de  placer  sur  son  passage  des  écoliers  qui  lui 
récitèrent  des  pièces  de  vers  en  l'honneur  de  Gié- 
goire  XIII,  ce  qui  fatigua  tellement  le  pape,  qu'il 
imposa  silence  aux  orateurs,  en  leur  disant  :  «  Vous 
croyez  sans  doute  parler  à  tîrégoire;  vous  vous 
trompez,  je  m'appelle  Sixte-Quint.  » 

Après  la  messe,  les  jésuites  conduisirent  le. pon- 
tife dans  les  dortoirs  et  dans  les  réfectoires,  dont  ils 
lui  firent  admirer  la  propreté.  Lorsqu'il  eut  tout 
examiné,  il  demanda  à  voir  les  caves  qui  renfermaient 
les  trésors  de  la  communauté.  ^'  Hélas  !  répondit  le 
recteur,  elles  sont  à  sec,  car  jamais  la  société  n'a  été 
aussi  pauvre  que  sous  le  règne  de  Votre  Sainteté.  — 
Et  que  faites-vous  donc  des  ricjiesses  que  vous  ex- 
torquez aux  peuples  du  Japon  et  de  l'Amérique?  ré- 
pliqua le  pape;  ce  n'est  certes  pas  pour  notre  service, 
car  vous  avez  grand  soin  de  vous  faire  payer  jusqu'au 
moindre  assassinat.  Allons,  je  vois  que  l'on  ne  vous 
calomnie  pas  quand  on  vous  accuse  de  cacher  sous 
les  apparences  d'une  sévérité  hypocrite  les  désordres 
de  votre  vie.  Bientôt  je  verrai  à  mettre  de  l'ordre 
dans  votre  conduite  et  dans  votre  caisse;  j'aviserai  à 
ce  que  vous  ne  restiez  pas  sous  la  tentation,  et  je 
vous  rendrai  plus  pauvres,  afin  ([ue  vous  deveniez 
meilleurs  chrétiens.  Tenez-vous-le  pour  dit.  » 

Cette  admonition  fut  faite  d'un  ton  sévère,  puis 
il  se  retira  avec  sa  suite.  Malgré  son  grand  désir 
d'attaquer  l'institut,  le  saint-père  n'osa  pas  exécuter 
immédiatement  la  réforme  dont  il  avait  menacé  les 
jésuites,  il  voulut  procéder  régulièrement,  et  nomma 
le  cardinal  Aldobrandin  président  d'une  commission 
chargée  de  faire  dans  tous  les  royaumes  une  enquête 
sur  les  abus  qui  s'étaient  introduits  dans  les  cou- 
vents. Les  membres  de  cette  commission  avaient  or- 
dre de  faire  un  mémoire  détaillé  sur  les  moyens  à 
employer  pour  arrêter  les  débordements  des  moines, 


et  de  dresser  la  liste  des  communautés  religieuses 
qu'il  était  urgent.de  supprimer,  ainsi  ([ue  celle  des 
couvents  qui  avaient  conservé  l'esprit  de  leur  consti- 
tution dans  toute  sa  pureté.  Le  résultat  de  cette  en- 
quête fut  assez  singulier  :  les  commissaires  décla- 
rèrent qu'en  Italie  ils  n'avaient  pu  trouver  un  seul 
monastère  don!  les  religieux  ne  lussent  adonnés  à 
l'ivrognerie,  àl'oisivetéjà  la  sodomie,  et  à  toutes  sor- 
tes d'abominations  ;  ils  rendirent  compte  qu'en  Au- 
triche ils  avaient  ■visité  cent  vingt-deux  couvents 
d'hommes  et  de  femmes,  et  qu'ils  avaient  compté  dans 
les  monastères  de  religieux  cent  ([uatre-vingt-dix-neuf 
jirostituées,  cinquante-cinq  jeunes  garçons  ou  jeu- 
nes filles  de  moins  de  douze  ans  ;  et  dans  les  mai- 
sons de  nonnes,  quatre  cent  quarante-trois  domesti- 
ques mâles,  qui  étaient  à  la  fois  les  serviteurs  et  les 
amants  des  religieuses. 

Ils  déclarèrent  qu'en  France  les  couvents  étaient 
le  théâtre  de  scandales  encore  plus  grands,  et  ils  ci- 
tèrent entre  autres  les  moines  d'Aurillac.  En  effet, 
les  désordres  de  ces  religieux  avaient  tellement  dé- 
passé toutes  les  bornes,  que  le  syndic  et  les  consuls 
avaient  porté  plainte  devant  le  Parlement  contre 
Charles  de  Sénectaire,  abbé  du  couvent  d'Aurillac 
et  seigneur  de  la  cité  :  quatre-vingts  témoins  étaient 
venus  déposer  que  l'abbé  Charles,  ses  neveux,  Jean 
Belveser,  dit  Jonchières,  protonotaire  de  Fabbaye; 
Antoine  de  Sénectaire,  abbé  de  Saint-Jean;  sa  nièce, 
Marie  de  Sénectaire,  abbesse  du  Bois,  qui  dirigeait 
un  couvent  de  femmes  dans  la  même  ville,  ainsi  que 
les  moines  et  les  religieuses  des  deux  maisons,  se 
livraient  habituellement  à  tous  les  excès  de  la  plus 
horrible  dépravation.  On  prouva  que  plusieurs  moi- 
nes avaient  avec  eux  jusqu'à  cinq  ou  six  maîtresses 
à  la  fois,  soit  des  courtisanes,  soit  de  pauvres  jeunes 
filles  enlevées  à  leurs  parents,  ou  des  femmes  subor- 
nées ou  ravies  à  leurs  maris;  qu'en  outre  ils  noui'- 
rissaient  un  nombre  considérable  de  bâtards  qui  leur 
servaient  en  même  temps  de  mignons.  On  prouva 
encore  que  l'abbé  Charles  de  Sénectaire  faisait  des 
sorties  à  la  tête  de  ses  moines,  battait  la  campagne 
pour  recruter  des  pucelles,  et  chassait  devant  lui  en 
plein  jour,  à  coups  de  crosse,  celles  qu'il  avait  trou- 
vées à  sa  convenance,  les  forçant  à  entrer  dans  son 
repaire,  sans  que  les  pères  et  mères  pussent  faire  la 
plus  légère  résistance,  dans  la  crainte  d'être  assassi- 
nés par  les  moines. 

Il  résulta  de  ces  dépositions  que  le  monastère  d'Au- 
rillac fut  sécularisé;  ce  fut  tout,  le  Parlement  s'étant 
déclaré  incompétent  pour  juger  des  accusés  engagés 
dans  les  ordres  ecclésiastiques.  Nous  devons  ajouter, 
pour  rendre  plus  complète  la  peinture  des  mœurs  des 
couvents  à  cette  époque,  que  le  lieutenant  génû'ai  de 
la  province,  en  rendant  compte  de  la  prise  de  pos- 
session de  l'abbaye,  mission  (ju'il  avait  remplie  en 
])ersonne ,  déclara  «  qu'il  avait  trouvé  dans  un 
pavillon  du  jardin  de  la  maison  abbatiale  une  cham- 
bre secrète  dont  les  lambris  et  les  murs  étaient  char- 
gés de  peintures  obscènes,  et  qu'il  avait  briàlé  des 
instruments  de  débauche  qui  étaient  épars  sur  les 
meubles  ou  sur  les  tapis,  dont  il  n'osait  pas  indiquer 
l'usage;  (]ue  du  reste  il  suflirait  à  messieurs  du  Par- 
lement de  savoir  que  les  gens  du  pays  nommaient 
celte  chambre  le  foutoir  de  l'abbé  d'Aurillac  !  » 


5  26 


HISTOIRE     DES     PAPES 


Sixte-Quint  établit  encore  iliflerents  ^^glonlents 
contre  le  luxe  excessif  des  vêtements  et  îles  ('(jiiipa- 
ges;  il  fixa  même  la  toilette  des  nouvelles  mariées, 
et  défendit  aux  femmes  et  aux  filles  de  porter  des  bon- 
nets de  dentelles,  des  plumes,  des  fleurs  nalurelles 
ou  artificielles,  de  mettre  de  faux  cheveux  et  du  fard, 
de  se  montrer  décolletées  lorsqu'elles  allaient  en  voi- 
ture, et  de  paiciitre  dans  les  rues  les  bras  nus  ou  en 
manches  de  chemise.  Toutefois,  cette  rigidité  de 
mœurs  ne  l'empêcha  jias  de  protéger  les  arts  et  les 
lettres  ;  grâce  à  sa  munificence,  la  bibliothèque  du 
\atican  s'agrandit  prodigieusement;  un  hospice, 
dief-d'œuvre  d'architecture,  s'éleva  pour  recevoir 
(juinze  cents  malades;  de  nouvelles  rues  furent  ou- 
vertes à  la  circulation  ;  les  quadriges  de  Praxitèle  et 
de  Phidias  furent  restaurés,  la  statue  de  saint  Pierre 
fut  placée  sur  la  colonne  Trajane  à  Monle-Cavallo; 
un  aqueduc  de  treize  mille  pas  vint  apporter  l'eau 
d'une  source  limpide  à  la  célèbre  fontaine  Sixtine  ;  à 
sa  voix,  cinq  obélisques  égyptiens,  ensevelis  sous 
l'herbe  depuis  des  siècles  et  dont  la  restauration  avait 
eflrayé  le  génie  de  Jules  II  et  de  Paul  III,  se  dres- 
sèrent sur  leurs  bases  et  vinrent  opposer  leurs  hié- 
roglyphes aux  mystères  de  la  religion  catholique  ;  de 
sorte  qu'aujourd  hui  le  savant  peut  lire  sur  leurs  so- 
cles une  inscription  gravée  au  temps  des  empereurs 
romains,  en  l'honneur  de  César,  souverain  pontife, 
(jui  avait  rapporté  ces  monuments  de  la  vieille  Egypte, 
et  une  autre  inscription  en  mémoire  de  Sixte-Quint, 
souverain  pontife,  le  restaurateur  des  obélisques. 

Ensuite,  ce  qui  n'était  pas  un  moins  grand  travail, 
il  entreprit  de  faire  épurer  les  textes  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament,  qui  offraient  de  grossières  er- 
reurs. C'était  une  chose  d'autant  plus  difficile,  que 
la  religion  chrétienne  n'admettant  pas  l'examen  de  la 
raison  pour  l'adoption  de  ses  dogmes,  mais  s'impo- 
sant  comme  vérité  révélée  par  Dieu  le  Père  et  par 
Jésus -Christ  son  Fils,  Sa  Sainteté  ne  savait  comment 
elle  devait  procéder  pour  ne  pas  exciter  la  suscepti- 
bilité des  fanatiques  ou  la  critique  des  ennemis  de 
la  papauté;  enfin,  après  de  miires  rétlexions,  elle  se 
décida  à  réunir  les  cardinaux  en  consistoire  et  à  leur 
soumettre  ses  doutes  sur  les  livres  sacrés.  Entre 
autres  choses,  Sixte  V  agita  la  question  de  savoir  si 
le  Pentateuque,  écrit  par  Moïse  sous  la  dictée  de 
Jéhovah,  était  parvenu  aux  fidèles  directement,  et 
sans  avoir  subi  aucune  altération  dans  les  trente- 
trois  siècles  qui  séparaient  leur  époque  du  temps  où 
avait  vécu  le  législateur  des  Hébreux;  si,  au  contraire, 
on  devait  croire  avec  saint  Basile,  saint  Clément 
d'Alexandrie,  saint  Isidore  de  Séville,  et  avec  un 
grand  nombre  d'autres  Pères,  que  le  Juif  Esdras, 
qui  florissait  vers  l'an  467  avant  Jésus-Christ,  avait 
lecomfKJsé  les  livres  sacrés,  pour  remplacer  ceux  qui 
avaient  été  perdus  pendant  la  captivité  des  Hébreux; 
si  on  pouvait  refuser  de  croire  Esdras,  qui  se  recon- 
naît lui-même,  dans  un  passage  de  ses  écrits,  le 
restaurateur  de  l'œuvre  de  Moïse  ou  plutôt  de  Jé- 
hovah ;  ainsi  que  Néhémie,  le  successeur  d'Esdras 
dans  le  gouvernement  de  la  Judée  ,  qui  avoue  égale- 
ment avoir  retouché  les  Ecritures;  enfin  si  on  n'était 
pas  en  droit  de  révoquer  en  doute  l'authenticité  de 
la  Bible  appelée  sainte,  révélée,  divine  et  canonique, 
et  si  on  ne  devait  pas  dire  avec  l'apôtre  Pierre  :«  Que 


tout  n'y  est  pas  conforme  i\  la  vérité;  que  le  men- 
songe s'y  est  glissé  sous  les  apparences  du  vraisem- 
blable, qu'il  y  a  une  multitude  de  choses  erronées, 
et  qu'il  faut  avoir ,  en  la  lisant  ,  assez  d'intelligence 
pour  distinguer  et  pour  choisir.  >- 

Sa  Sainteté  ajoutait  qu'ellemèaie  regardait  comme 
des  fables  grossières,  l'épisode  d'.\iiam  furmé  de  la 
main  île  Dieu,  et  violant  avec  la  belle  Eve  la  loi  d(!  son 
créateur;  le  récit  de  Noé  sauvé  du  déluge  à  cause  de 
ses  vertus,  et  s'enivrant  jusqu'à  en  perdre  la  raison; 
celle  de  Loth,  appelé  par  les  anges  un  homme  chaste, 
et  commettant  un  inceste  avec  ses  deux  filles  ,  la 
nuit  même  où  il  s'échap|ie  de  Sodonie.  Le  pa]ii'  rap- 
pelait que  déjà  les  livres  sacrés  avaient  subi  de  gra- 
ves altérations  bien  avant  la  naissance  du  Christ, 
puisque  Origène  ,  dès  le  troisième  siècle,  disait  que 
les  livres  attribués  à  Moïse ,  qui  étaient  entre  les 
mains  des  chrétiens,  différaient  essentiellement  de 
ceux  des  Juifs  ;  et  qu'an  quatrième  siècle  saint  Jé- 
rôme ,  le  plus  savant  des  Pères  de  l'Église  latine , 
convenait  avoir  corrigé  l'Ancien  Testament  sur  des 
exemplaires  hébreux  qui  étaient  écrits  depuis  plus 
de  six  cents  ans. 

En  consé([uence  de  toutes  ces  raisons,  Sixte-Quint 
concluait  à  ce  qu'on  fit  une  nouvelle  révision  des 
textes  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  La 
majorité  des  cardinaux  s'étant  rangée  du  parti  de  Sa 
Sainteté,  on  procéda  à  une  première  correction  qui 
fit  relever  cinq  mille  fautes,  puis  à  une  seconde  ré- 
vision qui  fit  encore  découvrir  deux  mille  erreurs  de 
dates,  de  noms  ou  de  chiffres;  après  quoi  le  consis- 
toire décida  que  la  Bible  ainsi  ex|)urgée  était  la  seule 
canonique.  Sixte  lui  donna  le  nom  de  Vulgate ,  et 
défendit  par  une  bulle,  sous  peine  d'excommunica- 
tion majeure,  de  changer,  d'ajouter  ou  de  retrancher 
aucune  syllabe  au  texte  que  Dieu  avait  révélé  à 
Moïse  ;  ce  qui  n'empêcha  pas.  quelques  années  plus 
tard,  Clément  Mil,  un  de  ses  successeurs,  de  corri- 
ger encore  l'Ancien  Testament. 

On  fit  également  subir  au  Nouveau  Testament  de 
nombreuses  et  d'importantes  correctijns,  sans  égard 
pour  le  Saint-Esprit,  qu'on  supposait  avoir  concouru  de 
l'aile  ou  du  bec  à  la  rédaction  des  Évangiles.  II  est  bon 
d'observer  à  ce  sujet  que  les  chrétiens  restèrent  deux 
siècles  entiers  après  la  mort  du  Christ  sans  hvres  sacrés, 
et  saint  Augustin  lui-même  avoue  qu'on  ne  pouvait 
étudier  la  doctrine  du  Sauveur  ([ue  dans  des  livres  de 
magie  que  Jésusavait  dédiés  aux  apôtres  saint  Pierre 
et  saint  Paul,  et  dans  uneépiire  adressée  au  roi  Ab- 
gare.  Saint  Clément  cite  encore  queLjues  livres  qu'il 
attribue  au  Christ,  mais  dont  plusieurs  papes  ont 
révoqué  l'authenticité ,  aussi  bien  que  celle  des  ou- 
vrages qu'il  prétendait  avoir  été  écrits  par  Adam , 
par  Eve,  par  Enoch  et  par  plusieurs  patriarches  de 
l'Ancien  Testament.  Par  compensation,  à  partir  du 
troisième  siècle,  le  monde  fut  inondé  de  livres  sa- 
crés ;  on  compta  jusqu'à  trois  cents  Évangiles  diffé- 
rents ,  parmi  lesquels  on  cite  ceux  de  saint  André  , 
de  saint  Barnabe,  de  saint  Barthélémy,  de  saint 
Thaddée,  de  saint  Matthias,  de  saint  Pierre,  de  saint 
Jacques  le  Mineur,  de  Judas  ,  de  saint  Thomas,  de 
saint  Philippe,  des  douze  apôtres,  de  Nicodème ,  de 
Joseph  d'Arimathie  ,  de  la  descente  de  croix ,  de  la 
mort  de  Marie,  de  la  naissance  de  Jésus,  de  Marie 


SIXTE    V 


527 


sage-femme,  de  l'ascension  de  saint  Paul,  de  Tasi- 
lides,  d'Apelles,  celui  des  Égyptiens,  celui  des  Hé- 
breux et  de  différentes  tribus  hébraïi|ues. 

Outre  ces  Evangiles,  chaque  secte  avait  encore  un 
Évangile  particulier;  les  simoniens  avaient  le  livre 
des  Quatre  coins  du  inonde ,  les  valentiniens  possé- 
daient l'Kvangilc  de  la  vérité,  les  raachinéens  sui- 
vaient les  prc'ccples  du  Trésor  ou  de  rit,vangile  vi- 
vant ;  les  gnostiques  avaient  l'Evangile  de  laperl'ection, 
l'Evangile  d'Eve  ,  les  Révélations  d'Adam  ,  le  livre 
de  rEulanteraent  de  Marie ,  suivi  de  ses  grandes  et 
petites  interrogations,  avec  des  dissertations  fort  bi- 
zarres sur  ses  amours  avec  le  Saint-Esprit  et  sur  la 
tléi,'Ustation  de  sa  semence.  Les  séthiens  suivaient 
les  préceptes  de  Setli,  les  ca'inites  ceux  de  Judas,  et 
conservaient  précieusement  une  Apocalypse  d'Abra- 
ham et  une  autre  de  Mo'ise;  les  basilidiens  croyaient 
aux  prophéties  de  Barcoph,  de  Barcabbas  et  de  Giiani  ; 
les  nicola'ites  suivaient  aveuglément  les  livres  de 
Jaldabantli,  les  Mémoires  des  apôtres,  et  soutenaient 
avoir  une  épître  écrite  par  Jésus  lui-même  ;  les 
priscillianistes  conservaient  également  une  hymne 
qu'ils  supposaient  avoir  été  chantée  après  la  dernière 
cène  par  le  Sauveur. 

Le  nombre  des  écrits  de  toute  sorte  dont  chaque 
secte  se  prévalait  pour  faire  des  dupes  était  in- 
croyable. Les  marcionites  avaient  une  collection  de 
pièces  si  bien  fabriquées,  disaient  les  orthodoxes, 
que  les  fidèles  les  plus  clairvoyants  ne  pouvaient  les 
distinguer  des  Écritures  authentiques  ;  les  quaterdé- 
cimans  se  prétendaient  uniques  possesseurs  des  Actes 
de  Pilate  relatifs  à  la  passion  ;  saint  Juhen  parle 
d'actes  semblables  qui  étaient  en  sa  possession  ,  et 
TertuUien  à  son  tour  affirme  qu'il  a  eu  entre  les 
mains  le  procès- verbal  du  procès  de  la  vie  et  de  la 
mort  de  Jésus-Christ,  envoyé  par  le  même  Pilate  à 
l'empereur  Tibère.  Enfin  ,  parmi  les  livres  parvenus 
jusqu'à  nous,  nous  citerons  l'Histoire  évaugélique  de 
saint  Jacques  le  Majeur  ;  l'Évangile  de  l'enfance, 
celui  des  miracles  de  Jésus  ,  celui  de  la  Passion , 
ritiuéiaire  de  saint  Pierre, les  Ëvangdcs  falsifiés  par 
Hésychius,  les  Actes  de  sainte  Thècle,  les  Actes  des 
apôtres  Paul,  Pierre,  André,  Philippe  et  Thomas, 
ainsi  que  les  Oracles  des  apôtres,  les  liévélations  des 
apôtres,  etc.,  etc. 

Après  cette  énumération  très-succincte  des  livres 
que  lesdiiVérenles  Églises  chrétiennes  avaient  adoptés 
comme  authentiques  dans  les  premiers  siècles ,  et 
qui  plus  tard  furent  regardés  comme  apocryphes , 
nous  serions  en  droit  d'élever  des  dout.s  sur  l'au- 
thenticité des  quatre  évangélistos  Mathieu  ,  Marc, 
Luc  it  Jean  ,  d'autant  que  leurs  noms  ne  sont  jamais 
cités  dans  les  ouviages  des  Pères  des  premiers  siè- 
cles ;  et  nous  pourrons  supposer  que  des  prêtres 
habiles,  comprenant  la  nécessité  de  résumer  en  un 
seul  corps  d'ouvrage  les  traditions  éparses  dans  une 
multitude  de  livres,  ont  fait  paraître  sous  leurs  noms 
les  ipiatre  Évangiles  ([ui  nous  sont  restés.  Néan- 
moins ce  recueil  de  contes  absurdes  et  de  miracles 
ridicules,  appelé  le  Nouveau  Testament  ou  les  saints 
Evangiles ,  ne  laissa  pas  que  de  donner  de  graves 
soucis  au  clergé  ;  car  il  présentait  tant  d'invraisem- 
blances et  de  contradictions,  qu'il  était  à  craiiulie 
que  la  foi  la  plus  robuste  ne  jn'it  s'en  accommoder. 


11  n'était  point  difficile  de  faire  croire  que  saint  Jean 
eût  été  le  contemporain  de  Jésus-Christ,  ainsi  ([ue  le 
prétendait  saint  ^lathieu  ;  mais  après  avoir  dit  que 
saint  Marc  n'était  que  le  disciple  de  saint  Pierre,  on  ne 
pouvait  le  faire  assister  à  la  passion  du  Sauveur;  on 
prétendit  alors  que  son  Évangile  n'était  qu'une  sim- 
ple relation  des  discours  de  l'apôtre  Pierre  aux  Ro- 
nKiin«,  et  que  son  disciple  avait  rédigée  en  latin  à  la 
prière  des  fidèles;  opinion  bien  différente  de  celle 
des  premiers  chrétiens ,  qui  prétendaient  que  saint 
yiarc  avait  écrit  en  grec  dix  ans  ajjrès  l'ascension  du 
Sauveur.  Saint  Ghrysostorae  exprime  une  autre  opi- 
nion eiKîore ,  il  soutient  que  cet  évangélisle  était  en 
Egypte  lorsqu'il  composa  ses  œuvres  ;  Abalbercal  est 
du  même  sentiment  ,  et  ajoute  que  l'Evangile  de 
saint  Marc  a  été  composé  primitivement  en  copte; 
enfin  saint  Augustin  va  plus  loin,  il  appelle  saint 
Marc  un  plagiaire ,  et  prétend  que  son  livre  est 
simplement  la  copie  de  celui  de  saint  Mathieu  ;  ce 
qui  est  vrai,  sauf  en  quehjues  parties.  Quant  au 
médecin  saint  Luc ,  TertuUien  affirme  positivement 
qu'il  n'a  jamais  connu  le  Christ,  qu'il  s'est  converti 
longtemps  après  l'ascension;  suivant  ce  Père,  il  fut 
l'un  des  plus  fidèles  disciples  de  saint  Paul ,  le  seul 
apôtre  d'un  esprit  véritablement  supérieur:  il  ajoute 
qu'après  avoir  entendu  les  récriminations  de  son 
maîtie  contre  la  sottise  des  nouveaux  chrétiens  ,  il 
s'était  écrié  :  «Eh  bien,  je  vais  prendre  la  plume 
pour  opposer  une  histoire  vraisemblable  aux  compi- 
lations informes  et  indigestes  de  prêtres  ignorants  ;  » 
et  qu'il  avait  fait  son  Évangile....  Quoi  qu'il  en  soit, 
ces  livres  menteurs  ,  appelés  saints  Évangiles  ,  en 
raison  de  leurs  contradictions  et  des  erreurs  gros- 
sières c[u'ils  renfermaient ,  furent  revus  et  amendés 
vers  la  fin  du  troisième  siècle  par  Hésychius  et  par 
Lucien  ,  martyr;  corrigés  ver.s  la  fin  du  i|uatrième 
par  saint  Jérôme  ;  expurgés  au  commencement  du 
sixième  par  ordre  de  l'empereur  Anastase  ,  au  com- 
mencement du  neuvième  par  Chailemagne ,  à  la  fin 
du  seizième  par  Sixte-Quint  ,  et  aujourd'hui  encore 
les  prêtres  leur  font  subir  d'importants  change- 
ments ,  sous  prétexte  de  rétablir  la  véritable  leçon , 
mais  en  réalité  pour  faire  disparaître  insensiblement 
les  contes  absurdes,  les  obscénités,  les  maximes 
et  les  préceptes  odieux  qui  ont  enfin  soulevé  la  rai- 
son humaine  contre  cette  détestable  théocratie  qui 
pesait  sur  le  monde  depuis  tant  de  siècles. 

Pendant  que  le  saint-père  donnait  ses  soins  à  la 
correction  de  l'Ancien  Testament  et  des  saints  Évangi- 
les, la  guerre  civile  éclatait  en  France  plus  terribleque 
jamais.  Les  Guises,  ne  voyant  plus  entre  eux  et  le 
trône  qu'un  roi  énervé  par  la  débauche  et  un  cardinal 
imbécile,  redoublèrent  d'etïorts  pour  écraser  Henri 
de  Navarre ,  le  seul  compétiteur  qui  fût  capable  de 
leur  disputer  la  couronne  de  France  ;  ils  appelèrent 
à  eux  toute  la  noblesse  de  la  Champagne  et  de  la 
Bourgogne,  qu'ils  renforcèrent  de  troupes  espagnoles, 
et  se  mirent  à  guerroyer.  Lyon  ,  Toul ,  Verdun  et 
quantité  d'autres  villes  ouvrirent  leurs  portes  aux 
Guisards,  à  l'instigation  des  jésuites;  puis  ils  s'em- 
parèrent d'Orléans,  de  Bourges,  d'Angers,  et  finirent 
l)ar  devenir  maîtres  de  Paris  ,  qui  dès  lors  se  trou\a 
le  centre  des  opérations.  Les  réunions  clandestines 
des  ligueurs  se  transformèrent  en  véritables  assem- 


52S 


IllSTÛIUE    DES    PAPES 


''MillÉlI 


Philippe  II,  roi  d'Espagne 


Liées  délibératives  dans  lesquelles  on  censura  auda- 
cieusement  la  conduile  de  Henri  III  et  de  ses  mi- 
nistres. Les  chefs,  qui  furent  appelés  d'abord  le 
conseil  des  Seize  à  cause  de  leur  nombre ,  organisè- 
rent un  gouvernement  dans  l'Etat,  levèrent  des  im- 
pôts, établirent  des  relations  suivies  avec  les  provinces 
révoltées,  et  régnèrent  enlin  au  nom  du  catholicisme 
et  du  cardinal  Henri  de  Bourbon. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  bizarre  dans  cette 
guerre  dite  des  trois  Henri,  c'était  le  rôle  étrange 


que  jouait  le  saint-père.  Tout  en  cheichant  à  exciter 
les  partis  les  uns  contre  les  autres,  Sixte-Quint 
refusait  de  donner  son  approbation  à  la  ligue,  par 
haine  contre  les  jésuites;  il  blâmait  également  les 
fureurs  de  Henri  III,  et  anathématisait  le  roi  de 
Navarre.  Cette  singulière  politique  s'explique  par  son 
désir  de  voir  les  trois  factions  s'entre -détruire  et  la 
domination  de  Rome  s'établir  sur  leur  ruine.  Du 
reste,  il  agissait  de  même  à  l'égard  de  la  Grande- 
Bretagne, "et  la  haute  estime  qu'il  afiichait  pour  la 


SIXTE    V 


529 


La  belle  Anglaise  Anne  Oston,  hérétique,  maîtresse  du  pape  Sixte  V 


reine  Élisabelli  ne  l'empêcha  pas  d'entrer  dans  une 
conspiration  organisée  par  l'ambassadeur  d'Espagne 
et  par  les  jésuites  qui  avaient  pour  but  de  placer  la 
couronne  d'Angleterre  sur  la  tête  de  Marie  Stuart, 
reine  d'Ecosse,  l'impure,  prisonnière  d'Elisabeth 
depuis  dix-huit  ans. 

Une  flotte  nombreuse  avait  déjà  été  réunie  dans 
les  ports  d'Espagne,  et  n'attendait  qu'un  signal  pour 
mettre  à  la  voile  et  se  diriger  du  côté  de  la  Grande- 
Bretagne  ;  ce  signal  devait  partir  de  l'Angleterre  le 
jour  même  de  l'assassinat  d'Elisabeth.  Un  jésuite 
appelé  Ballard  s'était  chargé  de  la  besogne  et  avait 
déterminé  un  jeune  seigneur  nommé  Babington,  d'un 
esprit  turbulent  et  fougueux,  à  frapper  la  reine  d'An- 
gleterre ;  on  affirme  même  que  Marie  Stuart  avait  eu 
u 


plusieurs  entrevues  secrètes  avec  Babington,  qu'elle 
lui  avait  promis  sa  main,  et  que  celui-ci  était  sorti  de 
ses  bras  enivré  d'amour  et  brûlant  de  mériter  une  si 
magnifique  récompense.  Mais  la  veille  du  jour  fixé 
pour  l'exécution  le  complot  fut  découvert;  tous  les 
conjurés  furent  saisis  ,  appliqués  à  la  (juestion  et 
obligés  de  faire  l'aveu  de  leur  crime .  Elisabeth  ne 
fit  grâce  à  aucun  des  coupables,  et  la  tête  de  Marie 
Stuart  roula  sous  la  hache  dii  bourreau  1  Tel  fut  le 
résultat  de  la  nouvelle  trame  ourdie  par  Sixle-Quiat 
et  par  Philippe  II;  l'un  et  l'autre  ne  s'émurent 
nullement  dé  la  mort  de  la  reine  d'Ecosse;  Leti 
prétend  même  que  Sa  Sainteté,  après  avoir  écouté  le 
récit  circonstancié  de  cette  lugubre  tragédie,  s'écria  : 
«  J'envie  ton  sort,  Elisabeth  I  tu  as  été  jugée  digne 

155 


530 


HISTOIRE    DES     PAPES 


par  Dieu  de  voir  rouler  à  les  pieds  une  tète  couron- 
née, tandis  qu'il  ne  m'a  encore  été  permis,  à  moi,  i|uo 
de  faire  couler  le  sanj;  de  misérables  seigneurs,  de 
plébéiens  obscurs,  ou  de  pauvres  poètes  1»  11  ne  s'en 
tourna  pas  moins  du  côté  de  l'Espagne,  et  il  écrivit  une 
longue  missive  à  Philippe  II  pour  l'exciter  à  tirer  une 
vengeance  éclatante  de  la  mort  de  Marie  d'Ecosse. 

Philippe,  qui  avait  intérêt  à  faire  la  guerre  aux 
Anglais,  promit  de  se  conformer  aux  désirs  de  Sa 
Sainteté,  lorsque  toutefois  le  pape  aurait  donné  le 
chapeau  de  cardinal  à  mylord  Guillaume  Alan,  traître 
qui  s'était  vendu  à  l'Espagne,  et  lorsqu'il  lui  aurait 
fourni  sur  le  trésor  apostolique  un  secours  d'argent 
d'un  million  d'écus  romains.  Sixte-Quint  s'empressa 
d'envoyer  un  message  à  mylord  .\lan  pour  qu'il  vint 
recevoir  de  sa  main  le  chapeau  de  cardinal  du  titre 
de  Saint-Martin  des  Monts  ;  il  le  nomma  en  outre 
son  légat  à  latere,  et,  immédiatement  après  les  céré- 
monies, il  le  lit  partir  pour  l'Espagne,  aiin  d'activer 
les  armements  contre  la  Grande-Bretagne;  en  même 
temps,  il  le  chargea  de  remettre  au  roi  Philippe  un 
traité  secret  par  lequel  il  s'obligeait  à  payer  un 
million  d'écus  dès  que  les  Espagnols  se  seraient  em- 
pares d'une  seule  ville  en  .Angleterre  ,  et  de  plus  à 
lever  des  décimes  extraordinaires  dans  ses  Etats,  à 
l'exception  du  royaume  de  Naples,  dont  Sa  Sainteté 
convoitait  la  possession.  Philippe  adhéra  aux  projio- 
sitions  du  pape,  doubla  le  nombre  des  navires  qu'il 
avait  depuis  longtemps  rassemblés,  augmenta  de  plus 
de  cinquante  mille  hommes  ses  troupes  de  débarque- 
ment, et  annonça  ouvertement  qu'il  destinait  à  la 
conquête  de  l'Angleterre  cette  flotte  qu'il  avait 
surnommée  l'Invincible,  et  qui  était  en  effet  la  plus 
formidable  qui  eût  jusque-là  couvert  l'Océan.  Cepen- 
dant il  ne  voulut  définitivement  attaquer  Elisabeth 
qu'après  avoir  mis  la  cour  de  Rome  dans  l'impos- 
sibilité de  le  trahir  et  de  se  tourner  du  côté  de  ses 
ennemis;  et  il  exigea  que  le  pape  excommuniât  so- 
lennellement la  reine  d' .Angleterre.  Sixte-Quint,  qui 
avait  hâte  de  voir  ces  deux  grandes  puissances  aux 
mains  pour  s'emparer  du  royaume  de  Naples  à 
l'aide  de  leurs  dissensions,  donna  au  prince  la  satis- 
faction qu'il  lui  demandait,  et  fulmina  en  plein  con- 
sistoire, tous  les  ambassadeurs  des  puissances  étran- 
gères et  les  cardinaux  assemblés,  la  bulle  suivante  : 

«Nous, Sixte-Quint, pasteur  universel  du  troupeau 
du  Christ,  le  chef  suprême  auquel  appartient  le  soin 
du  gouvernement  du  monde  entier,  considérant  que 
les  peuples  d'Angleterre  et  d'Irlande,  après  avoir  été 
si  longtemps  célèbres  par  leurs  vertus,  par  leur  reli- 
gion et  par  leur  soumission  à  notre  siège,  sont 
devenus  des  membres  pourris,  infects  et  capables  de 
gangrener  tout  le  corps  chrétien,  et  cela  à  cause  de 
leur  sujétion  au  gouvernement  impie,  tyrannique  et 
sanguinaire  d'Elisabeth,  reine  bâtarde,  et  par  l'in- 
fluence de  ses  adhérents  qui  l'égalent  en  scélératesse, 
et  qui  refusent  comme  elle  de  reconnaître  l'autorité 
de  l'Eglise  romaine  ;  considérant  qu'autrefois  Henri 
VIII,  par  un  motif  de  débauche,  a  commencé  tous 
ces  désordres  en  se  révoltant  contre  l'obéissance 
qu'il  devait  au  pape,  le  seul  et  véritable  souverain 
de  l'Angleterre;  considérant  que  l'usurpatrice  Eli- 
sabeth a  suivi  les  traces  de  ce  roi  infâme;  nous  décla- 
rons que  pour  remédier  à  ces  maux,  pour  entretenir 


la  paix,  la  tranquillité  et  l'union  dans  la  chrétienté, 
pour  rétablir  la  religion  et  ramener  les  peuples  à 
notre  olu''dience,  il  n'existe  (pi'un  seul  moyen,  c'est 
de  déposer  du  trône  celte  exécrable  Elisabeth  qui 
s'arroge  faussement  le  titre  de  reine  des  îles  Britan- 
niques. Étant  donc  inspiré  par  le  Sainl-Esprit  poui 
le  bien  général  de  l'Église,  nous  renouvelons,  en 
vertu  de  notre  pouvoir  apostolicpie,  la  sentence  portée 
par  nos  prédécesseurs  Pie  \  et  Grégoire XIII,  contre 
cette  nouvelle  Jézabel  ;  nous  la  proclamons  déchue 
de  l'autorité  royale,  des  droits,  titres  ou  prétentions 
qu'elle  pourrait  revendiquer  sur  les  royaumes  d'Ir- 
lande et  d'.\ngk'terre,ai'lirmant  qu'elle  ne  les  possède 
qu'illégitimement  et  par  usurjiation.  Nous  relevons 
tous  ses  sujets  des  serments  qu'ils  lui  ont  prêtés,  et 
défendons  de  rendre  à  cette  femme  abominable 
aucune  sorte  de  service  ;  nous  voulons  qu'elle  soit 
chassée  de  porte  en  porte  comme  une  possédée  du 
démon,  et  qu'on  lui  refuse  tout  secours  humain  ; 
nous  déclarons  en  outre  qu'il  est  permis  aux  étran- 
gers et  aux  Anglais,  comme  œuvre  méritoire,  de 
s'assurer  de  la  personne  d'ÉUsabeth  et  de  ses  adhé- 
rents, et  de  les  livrer  vivants  ou  morts  aux  tribunaux 
de  l'Inquisition.  Nous  promettons  des  récompenses 
infinies  non-seulement  dans  la  vie  éternelle ,  mais 
encore  dans  ce  monde,  à  ceux  qui  accompliront  cette 
glorieuse  mission.  Enfin  nous  accordons  des  indul- 
gences plénières  aux  fidèles  de  bonne  volonté  qui 
s'uniront  à  l'armée  catholique  qui  doit  combattre 
l'impie  Elisabeth,  sous  les  ordres  de  notre  cher  fils 
Philippe  II ,  à  qui  nous  donnons  les  îles  Britan- 
niques en  toute  souveraineté,  pour  le  récompenser  du 
zèle  qu'il  a  toujours  témoigné  à  notre  siège,  et  do 
l'affection  particulière  qu'il  a  montrée  pour  les  catho- 
liques des  Pays-Bas-  » 

Cette  bulle  terrible  fut  pubHée  par  tous  les  États 
ecclésiastiques  au  glas  des  cloches  et  à  la  lueur  des 
cierges.  A  Madrid,  on  tendit  de  noir  la  chapelle  du 
palais  de  rEscurial,et  Philippe,  vêtu  de  noir  et  suivi 
de  tous  les  grands  de  sa  cour,  lit  lire  par  le  nonce  du 
saint-siége  l'anathème  rendu  contre  Êhsabeth,  reine 
d'Angleterre. 

Après  une  semblable  manifestation  en  faveur  du 
roi  d'Espagne,  il  semblait  que  le  pape  voulût  très- 
sérieusement  assurer  à  Philippe  la  couronne  d'An- 
gleterre ;  et  le  chevalier  Carre  se  disposait  déjà  à 
quitter  Rome  pour  retourner  auprès  de  sa  souve- 
raine, honteux  d'avoir  été  la  dupe  de  la  cour  aposto- 
lique ,  lorsqu'il  fut  mandé  au  Vatican  en  audience 
particulière.  Sixte-Quint  lui  fit  un  long  discours  sur 
la  nécessité  où  se  trouvaient  les  souverains  de  dé- 
guiser leurs  pensées  et  d'agir  contre  leurs  senti- 
ments ;  il  lui  renouvela  ses  protestations  d'amitié 
envers  Elisabeth ,  et  l'engagea  à  écrire  à  sa  reine 
qu'elle  eiitàse  mettre  en  défense  contre  les  attaques 
de  Philippe  II,  ajoutant  qu'après  avoir  excité  la 
colère  de  la  guêpe  espagnole  en  faisant  mourir  la 
prostituée  d'Ecosse,  elle  devait  par  prudence  se  pré- 
cautionner pour  éviter  d'être  piquée  ou  peut-être 
tuée.  Il  se  plaignit  même  de  ce  que  son  titre  de  pap" 
l'avait  contraint  à  se  ranger  du  côté  de  Philipjie, 
qu'il  ha'issait  mortelleiBent,  et  qu'il  voudrait  traite 
comme  elle  avait  traité  Marie  Stuart;  et  lui  affirma 
au'en   réalité  les  secours  qu'il  avait  promis  étaient 


SIXTE    V 


531 


illusoires,  puisqu'il  se  réduisait  au  don  d'un  chapeau 
rouge  pour  un  lord  sUipide,  et  à  une  excoiumuiuea- 
lion  ridicule,  que  la  reine  pourrait  lui  retourner  lort 
allègrement  en  sa  qualité  de  papesse;  ([ue  pour  le 
million  d'e'cus  qu'il  devait  payer  au  roi  d'Espagne,  il 
n'était  tenu  de  le  fournir  que  six  mois  après  la  prise 
dr  ipielque  place  considérable  de  l'Angleterre^  ce  que 
lu  reine  em|iècherait  certainement. 

La  conférence  terminée,  il  remit  au  chevalier 
Carre  une  note  très-circonstanciée  sur  les  projets  de 
Philippe,  sur  l'état  de  son  armée,  sur  le  caractère  de 
ses  généraux,  sur  la  marche  de  l'expédition  ;  il  lui 
recommanda  de  les  transmettre  immédiatement  à  sa 
souveraine,  et  de  lui  conseiller  de  tenter  quelque 
coup  de  main  sur  les  Pays-Bas,  où  se  manifestaient 
des  symptômes  de  soulèvement ,  pendant  que  l'Es- 
pagne était  uniquement  occupée  d'armer  contre  la 
(irande-Bretagne. 

Sur  les  avis  du  chevalier  t^arre,  la  reine  rassem- 
bla ses  vaisseaux,  les  fit  croiser  sur  les  côtes,  et 
mit  tous  ses  ports  en  bon  état;  puis,  à  l'exemple  du 
saint-père,  elle  convoqua,  dans  l'église  de  Saint- 
Paul,  les  principaux  seigneurs  de  sa  cour,  les  ma- 
gistrats et  les  notables  du  royaume,  ainsi  que  les 
chefs  du  clergé,  et  en  présence  d'une  foule  immense, 
Elisabeth,  comme  chef  suprême  de  l'Eglise  anglicane, 
fulmina  une  excommunication  terrible  contre  le  pape 
Sixte-Quint,  contre  ses  cardinaux,  contre  sesévèques. 
ses  officiers,  et  généralement  contre  tous  ceux  qui 
avaient  signé  sa  bulle  de  déchéance.  Après  quoi  elle 
lit  dresser  dans  son  palais  quatre-vingts  tables  ma- 
gnifiquement servies,  et  vint  présider  un  banquet  où 
l'on  porta  de  nombreux  toasts  en  l'honneur  d'Elisa- 
beth et  à  la  destruction  des  ennemis  de  sa  couronne. 

Leti  prétend  que  l'estime  que  le  pape  laissait  pa- 
raître pour  Elisabeth  lui  était  inspirée  par  Anne 
Oston,  jeune  Anglaise  d'une  beauté  remarquable, 
que  le  chevalier  Carre  avait  présentée  à  Sa  Sainteté, 
et  qui  jouissait  du  singulier  privilège  d'entrer  à 
toute  heure  de  jour  et  de  nuit  dans  les  appartements 
secrets  de  Sixte-Quint  ;  «  scandale  qui  éveilla  la 
susceptibilité  des  ambassadeurs  et  des  cardinaux 
espagnols,  ajoute  l'historien,  et  qui  obligea  le  pon- 
tife à  loger  sa  maîtresse  dans  le  palais  de  donna 
Camilla,  et  à  faire  de  sa  sœur  une  entremetteuse.  >> 
Comme  on  remarqua  que  le  saint-père  rendait  alors 
de  fréquentes  visites  à  sa  sœur,  incognito,  les  sta- 
tues de  Marforio  et  de  Pasquin  apprirent  aux  fidèles 
que  la  papesse  Anne  Oston  était  si  dévouée  à  l'An- 
gleterre, qu'elle  ne  passait  aucune  nuit  sans  conférer 
avec  le  pape  ou  avec  le  cardinal  de  Montalte,  son 
neveu,  pour  aviser  aux  moyens  de  ramener  ce  beau 
pays  au  giron  de  l'Église. 

Les  événements  donnèrent  gain  de  cause  à  la  po- 
litique de  Sixte-Quint  en  ce  qui  concernait  l'Espa- 
gne; la  flotte  surnommée  l'Invincible  fut  presque  en- 
tièrement détruite  par  une  tempête  affreuse  qui 
l'assaillit  à  l'embouchure  de  la  Tamise  ;  les  vaisseaux 
qui  résistèrent  à  la  violence  de  la  mer  furent  mis  en 
pleine  déroute  par  François  Drake,  vice-amiral  de  la 
Grande-Bri  tagne,  et  obligés  de  reprendre  honteu- 
sement la  roule  de  l'Espagne.  Cette  nouvelle  causa 
tant  de  joie  au  pape,  qu'il  ne  put  réprimer  une  ex- 
clamation qui   trahissait   ses  secrètes    pensées  ;    et 


comme  le  cardinal  de  Montalte  entrait  dans  sa  cham- 
bre pendant  que  le  chevalier  (Jarre  lui  li.sait  les 
dépêches  qui  relataient  cet  événement,  il  s'écria  : 
•<  Béjouis-toi,  beau  neveu,  Philippe  II  est  vaincu,  et 
le  royaume  de  Naples  est  à  nous.  » 

En  France  il  se  passait  d'étranges  choses;  la 
guerre  de  religion  continuait  avec  une  égale  fureur 
du  côté  des  catholiques  et  des  protestants.  Henri  III, 
devenu  de  nom  le  chef  de  la  ligue  et  de  fait  l'esclave 
de  la  cour  de  Rome,  ne  se  lassait  pas  de  faire  égor- 
ger ses  sujets.  Le  duc  de  Guise,  l'âme  de  la  ligue,  ne 
cessait  d'organiser  de  nouveaux  complots,  tantôt 
contre  Henri  de  Navarre,  tantôt  contre  le  roi  de 
France  ;  et  à  force  de  bassesses  il  était  parvenu  à 
obtenir  du  saint-père  le  titre  de  second  Macliabéeet 
le  don  d'une  épée  bénite.  Les  jésuites,  quoique  en 
exécration  à  Sixte-Quint,  s'etforçaient  de  mériter  ses 
bonnes  grâces  en  augmentant  les  désordres;  d'abord 
ils  firent  empoisonner  le  jeune  prince  Henri  de  Gondè 
par  Charlotte  de  la  Trémouille,  sa  propre  femme; 
ensuite  ils  formèrent  une  conspiration  contre 
Henri  III  lui-même,  résolurent  de  s'emparer  de  sa 
personne,  et  de  le  forcer  à  remettre  le  gouvernement 
du  royaume  aux  mains  du  duc  de  (iuise.  Malheu- 
reusement pour  celui-ci,  la  conjuration  fut  éventée  ; 
et  les  Seize,  qui  redoutaient  un  retour  d'énergie  de 
la  part  du  roi,  s'empressèrent  d'expédier  au  duc  un 
exprès  pour  qu'il  vînt  les  rejoindre  et  se  concerter 
avec  eux,  pour  aviser  aux  moyens  de  se  tirer  du 
danger  où  ils  se  trouvaient. 

Le  duc  de  Guise  quitta  aussitôt  la  ville  de  Nancy 
et  accourut  à  Paris,  malgré  la  défense  de  Henri  III. 
Il  est  vrai  qu'il  se  présenta  sans  aucune  suite  et  ac- 
compagné seulement  de  sept  officiers  de  sa  maison;, 
mais  à  peine  eut-il  traversé  les  portes  de  la  capital?, 
qu'un  immense  cortège  de  plus  de  tiente  mille 
personnes  se  forma  autour  de  lui  et  l'accompagna 
aux  cris  de  «  Vive  Guise  1  »  Jamais,  au  dire  de  d'Au- 
bigné,  aucun  roi  n'avait  été  accueilli  avec  de  sem- 
l)lables  témoignages  de  joie  :  les  uns  le  comblaient 
de  bénédictions  et  le  nommaient  leur  libérateur;  les 
autres  fléchissaient  le  genou  devant  lui ,  baisaient 
l'extrémité  de  ses  vêtements,"  et  approchaient  leurs 
chapelets  de  son  pourpoint,  comme  si  son  contact 
eût  dû  les  sanctifier;  ceux  qui  ne  pouvaient  parvenir 
jusqu'à  lui  élevaient  des  mains  suppliantes  et  le 
nommaient  leur  divinité;  de  toutes  les  fenêtres,  les 
dames  et  les  enfants  jetaient  des  fleurs  et  faisaient 
retentir  l'air  de  leurs  acclamations.  Quant  au  duc,  il 
s'avançait  au  milieu  de  cette  foule  su  petit  pas  de 
son  cheval,  la  tète  découverte,  adressant  des  proies 
gracieuses  aux  plus  proches,  saluant  d'un  sourire  les 
dames  qui  étaient  aux  fenêtres,  et  répondant  du  re- 
gard ou  du  geste  à  tout  le  monde.  Son  escorte  le 
conduisit  à  l'hôtel  de  Soissons  ,  où  résidait  l'exé- 
crable Catherine  de  Médicis. 

La  reine  mère  fut  quehpie  peu  effrayée  de  cette 
manifestation  populaire  ;  mais  elle  se  garda  bien  de 
laisser  paraître  le  moindre  signe  de  terreur;  au  con- 
traire, elle  r.eçut  le  duc  avec  les  marques  de  la  plus 
vive  satisfaction,  et  lui  ofïi  it  de  le  conduire  chez  le 
roi.  Guise  accepta,  et  ils  se  mirent  aussitôt  en  route 
pour  le  Louvre,  la  reine  dans  sa  chaise  et  le  duc  ù 
pied.  On  remarqua  qu'il   ne  cessa  point  de  parler 


53] 


HISTOIRE     DES    TAPES 


avec  Githerinc  pendant  le  trajet  ([ui  si'parait  l'iiùtcl 
Je  Soissous  de  la  demeure  du  roi,  jusqu'au  moment 
où  ils  entrèrent  dans  la  chambre  de  Henri  III.  Ce- 
.ui-ci,  à  l'exemple  de  sa  mère,  renferma  au  fond  de 
son  cœur  le  ressentiment  qu'il  éprouvait;  il  se  con- 
tenta d'adresser  au  duc  de  faibles  reproches  sur  sa 
désobéissance,  et  le  congédia.  Ce  c[ui  lit  dire  à 
Sixte-Quint  «qu'il  ne  savait  en  réalité  quel  était  le 
plus  fou,  du  duc  de  Guise  qui  avait  eu  l'audace  de 
venir  se  livrer  à  un  prince  irrité,  ou  de  Henri  III 
qui  ayant  sa  vengeance  entre  les  mains  la  laissait 
échapper  et  ne  frappait  pas  son  ennemi.  » 

Cependant  ce  n'était  ipie  partie  remise  pour  le  roi 
comme  pour  le  duc;  et  dès  qu'ils  se  furent  séparés, 
chacun  d'eux  chercha  les  moyens  de  se  défaire  de 
l'autre  sans  danger  pour  soi-même.  Henri  appela  sa 
noblesse  à  Paris,  arma  les  bourgeois  qui  lui  étaient 
dévoués,  lit  venir  de  Lagny  quatre  mille  Suisses  qui 
s'y  trouvaient  casernes,  doubla  les  postes  de  la  ville, 
et  en  quelques  jours  il  se  trouva  en  état  d'attaquer  le 
duc  de  Guise.  Mais  celui-ci,  à  son  tour,  avait  pris 
ses  précautions  ;  le  matin  même  du  jour  où  il  devait 
être  enlevé  par  les  troupes  royales,  il  avait  eu  soin 
d'armer  le  peuple;  de  sorte  qu'aussitôt  que  les  sol- 
dats se  furent  mis  en  mouvement,  on  sonna  le  toc- 
sin, on  tendit  les  chaînes,  on  forma  des  barricades 
avec  des  planches,  des  solives  et  des  tonneaux  rem- 
plis de  terre  ou  de  fumier,  on  dépava  les  rues,  on 
garnit  les  fenêtres  de  pavés;  en  moins  de  quatre 
heures  toutes  les  communications  de  la  capitale 
furent  interrompues,  et  le  combat  s'engagea  entre 
les  citoyens  et  les  soldats  du  roi.  Ceux-ci  se  trou- 
vant pris  comme  dans  un  immense  réseau,  sans 
pouvoir  avancer  ni  reculer,  cherchèrent  à  opérer 
.'Cur  retraite  en  s'abritant  aux  murs  pour  éviter  les 
coups  d'arquebuse  on  les  pierres  qu'on  faisait  pleu- 
voir des  fenêtres  et  des  toits.  En  vain  ils  montraient 
.eurs  chapelets  et  criaient  de  toutes  leurs  forces 
qu'ils  étaient  bons  catholiques;  les  jésuites,  qui 
s'étaient  mêlés  dans  les  rangs  des  ligueurs  pour  les 
exciter  au  carnage,  répondaient  à  leurs  lamentations 
par  des  cris  de  mort;  et  très-certainement  aucun 
n'eût  échappé  au  ma'ssacre  sans  l'intervention  du 
duc  de  Guise.  Le  chef  des  ligueurs  s'approcha  des 
troupes,  leur  fit  déposer  les  armes,  et  chargea  le 
comte  de  Saint-Pol  de  les  accompagner  jusqu'à  ce 
qu'elles  fussent  hors  de  Paris;  puis,  le  soir  venu,  il 
établit  une  garde  régulière  autour  du  Louvre,  afin 
d'empêcher  toute  évasion  pendant  la  nuit.  Mais 
Henri  III,  qui  craignait  avec  raison  de  voir  la  place 
emportée  d'assaut,  profita  du  moment  où  les  der- 
rières du  château  n'étaient  pas  encore  investis  pour 
s'enfuir  à  travers  le  jardin  des  Tuileries  ;  il  gagna  le 
monastère  des  Feuillants,  et  de  là  se  sauva  vers 
Gliartres,  accompagné  de  trente  gentilshommes  tout 
au  plus;  le  reste  de  la  cour  suivit  le  prince  dans 
le  plus  grand  désordre,  et  les  troupes  ne  purent  le 
rejoindre  que  dans  la  soirée  du  lendemain. 

Guise  ayant  manqué  le  roi,  s'occupa  de  s'assurer 
la  possession  de  Paris;  il  se  fit  remettre  la  Bastille, 
Vincennes,  le  Temple,  les  deux  Châtelets,  et  partout 
il  installa  des  garnisons  à  lui  et  des  gouverneurs 
choisis  parmi  ses  créatures  les  plus  dévouées.  Le 
calme  se  rétablit  immédiatement,  et  le  lendemain  de 


cette  révolte,  appelée  la  journée  des  Barricades,  on 
aurait  pu  affirmer  cpi'il  n'y  avait  pas  eu  île  troubles 
dans  Paris,  tellement  les  choses  avaient  repris  leur 
cours  accoutumé.  Ce  n'était  pas  là  ce  que  désiraient 
les  jésuites,  qui  en  réalité  ne  favorisaient  pas  plus 
un  parti  que  fautre;  ce  que  voulaient  ces  bons 
Pères,  c'était  une  guerre  civile  qui  leur  ])cvinît 
d'assujettir  la  France  à  la  cour  de  Rome.  Ils  s'ef- 
forcèrent donc  d'entraver  la  marche  de  cette  révolu- 
tion, et  cherchèrent  à  ruiner  le  pouvoir  du  duc  de 
Guise,  en  publiant  que  le  saint-père  désapprouvait 
la  révolte  des  ligueurs  conire  leur  chei  légitime,  et 
en  menaçant  les  Parisiens  de  malheurs  ell'royables 
s'ils  reslaicnl  plus  longtemps  sans  roi.  Comme  le 
clergé  exerçait  encore  une  grande  influence  sur  les 
esprits,  ces  menaces  effrayèrent  les  rebelles  et  les 
déterminèrent  à  rappeler  Henri  III  au  milieu  d'eux. 
Une  députation  de  bourgeois  se  rendit  au  couvent 
du  jeune  comte  du  Bouchage,  un  îles  mignons  les 
plus  chéris  du  roi  qui  s'était  fait  capucin,  pour  le 
supyilier,  au  nom  du  salut  du  royaume,  de  servir  de 
médiateur  entre  eux  et  le  souverain,  afin  de  solliciter 
leur  pardon,  et  d'olilenir  de  lui  qu'il  consentît  à  ren- 
trer dans  sa  bonne  ville  de  Paris. 

Le  jeune  moine  se  prêta  de  bonne  grâce  à  tout  ce 
qu'on  voulut  et  se  mit  en  route  pour  Chartres,  ac- 
compagné des  jésuites  Pigenat  et  Commolet,  qui 
avaient  imaginé  une  singulière  comédie  afin  de  lou- 
cher le  cipur  du  monarque. 

A  un  mille  de  Chartres,  le  cortège  du  comte  du 
Bouchage  mit  pied  à  terre  et  fil  le  reste  du  chemin 
dans  l'ordre  suivant  :  le  jeune  capucin,  dépouillé  de 
tousses  vêtements,  ouvrait  la  marche,  traînant  une 
grande  croix  de  carton  peint,  et  portant  une  couronne 
d'épines  sur  la  tête;  à  ses  côtés  marchaient  deux 
jeunes  garçons  d'une  remarquable  beauté  et  pres- 
que nus,  représentant  la  ^'ierge  et  sainte  Madeleine; 
à  sa  suite  se  pressaient  en  foule  des  moines  poitant 
les  costumes  des  personnages  de  la  passion.  Cet  étrange 
cortège  combina  sa  marche  pour  arriver  à  la  cathé- 
drale pendant  que  Henri  assistait  aux  vêpres.  En 
entrant  dans  l'église,  tous  les  capucins  entonnèrent 
le  Miserere  d'une  voix  lamentable,  et  deux  religieux 
déguisés  en  bourreaux  se  détachant  du  groupe,  se 
ruèrent  sur  l'ancien  mignon  du  roi,  le  frappèrent  à 
coups  de  discipline,  et  l'obligèrent  à  venir  se  jeter 
aux  pieds  de  Henri  III  pour  implorer  sa  miséricorde. 
Le  maréchal  de  Biron,  qui  était  aux  côtés  du  roi,  in- 
digné qu'on  eût  osé  jouer  une  telle  comédie,  voulut 
faire  arrêter  tous  ceux  qui  composaient  la  députation  ; 
mais  Henri  l'en  empêcha. 

Déjà  Sa  Majesté  avait  aperçu  les  deux  beaux  ado- 
lescents qui  figuraient  dans  la  procession  la  Vierge 
et  sainte  Madeleine;  elle  écouta  favorablement  les 
doléances  des  moines  et  promit  de  recevoir  les  Pari- 
siens en  grâce;  puis  elle  congédia  tous  les  assistants, 
à  l'exception  du  comte  du  Bouchage  et  de  ses  deux 
acolytes  dont  il  fit  le  soir  même  ses  mignons. 

Ensuite  Henri  III  quitta  Chartres  et  se  rendit  à 
Rouen  pour  recevoir  la  députation  des  membres  du 
Parlement;  après  ceux-ci  vinrent  les  officiers  munici- 
paux, les  corps  de  métiers,  les  prévôts  des  marchands  et 
les  professeurs  de  l'Université.  Pendant  plus  d'un  mois 
les  routes  ne  cessèrent  d'être  sillonnées  de  courriers. 


b3k 


HISTOIRE     DES     l'APES 


dedèlés^uéset  de  députés,  qui  allaient  do  Paris  à  Rouen 
ou  de  Rouen  à  Paris,  pour  otirir  ou  pour  rapporter  des 
propositions  d'arraniieinents;  enlin,  soit  que  le  roi 
méditât  une  trahison,  soit  (ju'il  fût  réelienienî  fatii,'ué 
de  la  guerre,  il  se  montra  très-accommodant,  consentit 
à  faire  la  paix  avec  son  ennemi,  et  publia  même  un 
nouvel  édit  d'union  qui  était  la  répétition  des  traités 
précédents,  et  par  lequel  Sa  Majesté  érigeait  la  sainte 
ligue  en  institution.  De  plus,  Henri  s'engagea  à  dé- 
clarer une  guerre  à  outrance  aux  huguenots,  sans 
trêve  ni  merci;  à  ne  déposer  les  armes  qu'après  les 
avoir  exterminés  jusqu'au  dernier;  à  exclure  le  roi  de 
Navarre  du  trùne  de  France  ;  à  nommer  le  duc  de 
lîuise  généralissime  de  ses  armées,  et  à  donner  aux 
ligueurs  les  otages  et  les  places  qu'ils  jugeraient  utiles 
à  leur  sécuiité;  en  outre  et  sous  prétexte  d'ajouter  à 
la  solennité  de  ses  engagements,  il  convoqua  les  états- 
généraux  à  Blois. 

Tant  de  concessions  exaltèrent  l'orgueil  du  duc  de 
(îuise  et  lui  donnèrent  une  telle  idée  de  sa  puissance, 
qu'il  négligea  le  soin  de  sa  propre  sûreté;  c'était  ])ré- 
cisément  où  l'attendait  Henri  III,  le  digne  fils  de  Ca- 
therine de  Médicis.  Guise,  croyant  n'avoir  plus  que 
les  bras  à  étendre  pour  saisir  la  couronne,  ne  gar- 
dait-aucun  ménagement  envers  le  roi,  encourageait 
même  les  imprudentes  vanteries  de  la  duchesse  de 
Montpensier,  sa  sœur,  qui  affectait  de  porter  à  ses 
côtés  des  ciseaux  d'or  qui  devaient  lui  servir,  disait- 
elle,  à  faire  une  tonsure  monacale  au  dernier  des 
Valois.  Le  cardinal  de  Guise,  à  l'exemple  de  son  frère, 
ne  craignit  pas  dans  une  séance  des  états  de  l'aire 
une  critique  sanglaute  du  gouvernement  du  roi,  et 
d'en  appeler  à  la  nation  des  abus  de  la  royauté.  Quant 
à  Henri,  il  dévorait  en  silence  tous  ces  atlronls,  et 
ne  laissait  échapper  aucun  signe  de  colère,  aucune 
marque  d'irritation.  Pour  le  vulgaire,  une  telle  con- 
duite était  le  comble  de  la  lâcheté  ;  pour  ceux  (jui 
étaient  initiés  à  la  politique  des  cours,  c'était  une 
preuve  que  le  prince  méditait  une  vengeance  terrible. 
Quelqu'un  même  des  partisans  du  duc  de  Guise 
glissa  sous  son  couvert,  à  un  dîner  où  il  était  convié, 
à  la  cour,  un  billet  anonyme  pour  l'engager  à  pren- 
dre garde  à  sa  vie.  Il  lut  le  billet  etécrivit  au  crayon  : 
«  On  n'oserait.  »  Puis  il  le  jeta  sous  la  table. 

Quelques  jours  après,  il  se  rendit,  suivant  son  ha- 
bitude, au  conseil.  Dès  qu'il  fut  entré  dans  le  châ- 
teau, il  remarqua  qu'on  ferma  immédiatement'  les 
porles  derrière  lui;  et  ce  qui  le  surprit  davantage, 
ce  fut  de  voir  la  garde  renforcée  et  les  cent  Suisses 
rangés  en  ligne  de  bataille  sur  les  degrés  ;  néanmoins 
il  fit  bonne  contenance,  et  vint  prendre  sa  place  au 
milieu  des  grands  dignitaires  de  la  cour.  Il  y  était 
depuis  cinq  minutes  à  peine,  lorsqu'un  page  vint  le 
prier  de  le  suivre  chez  le  roi.  Il  se  leva  aussitôt,  et 
traversa  rapidement  la  galerie  qui  séparait  la  cham- 
bre du  conseil  du  cabinet  de  Sa  Majesté  ;  mais  au 
moment  où  il  soulevait  la  draperie  qui  masquait  l'en- 
trée, un  des  officiers  de  Henri  III,  nommé  Saint-Ma- 
lines,  le  saisit  à  la  gorge  et  lui  porta  un  coup  de  poi- 
gnard du  haut  en  bas  de  la  poitrine.  Guise  ne  poussa 
qu'un  cri  et  tomba  mort,  ce  qui  n'empêcha  pas  qua- 
rante-cinq assassins  de  se  ruer  sur  son  cadavre, 
qu'ils  lardèrent  de  coups  d'épée  en  présence  du  roi. 

Le  cardinal  de  Guise,  qui  avait  entendu  le  cri  de 


son  frère,  se  leva  de  son  fauteuil,  en  disant  dans  le  plus 
graïul  trouble  :  i>  Voilà  nion  Irère  qu'on  tue!  »  et  il 
voulut  sortir.  .Vussitôl  les  maréchaux  d'Auraont  et 
de  Retz  f  arrêtèrent  au  nom  du  roi,  et  le  conduisirent 
dans  un  galetas  qui  lui  servit  de  prison,  et  où  il  fut 
]ioignardé  par  quatre  soldats  qui  avaient  reçu  de  Sa 
Majesté  quatre  cents  écus  pour  commettre  ce  meurtre. 
Les  corps  des  deux  Guises  furent  enterrés  dans  la 
chaux  vive,  leurs  os  brûlés  dans  une  des  salles  du 
château  de  Hlois,  et  les  cendres  jetées  au  vent,  de 
peur  qu'il  ne  prit  fantaisie  au  peuple  de  les  vénérer 
comme  des  reliques  de  saints  martyrs. 

Ces  sanglantes  exécutions  terminées,  Henri  III 
reprit  les  allures  d'un  despote  insolent,  prononça  la 
dissolution  des  élats-généraux,  tt  annonça  jiublique- 
mentipi' il  était  roi  et  i[u'il  saurait  se  faire  craindre.  Préa- 
lablement il  chercha  à  se  ménager  un  accommodement 
avec  les  Parisiens,  et  leur  envoya  des  députés  pour 
traiter  de  leur  soumission.  Mais  l'âme  de  ses  conseils 
lui  manquait;  la  terrible  Catherine  de  ^lédicis venait 
de  mourir,  et  emportait  dans  latombe  le  secret  de  ces 
plans  machiavéliques  qui  avaient  assuré  le  triomphe 
de  sa  maison  sur  ses  ennemis. 

Les  ligueurs  ne  voulurent  écouter  aucune  proposi- 
tion; ils  chassèrent  honteusement  les  envoyés  du  roi, 
et  les  menacèrent  de  les  pendre  s'ils  osaient  reparaî- 
tre dans  la  capitale.  Nous  devons  dire  qu'alors  cette 
nlle  était  le  théâtre  de  scènes  déplorables,  par  suite 
de  l'exaltation  religieuse  qu'avaient  soulevée  les  jésui- 
tes. C'était  de  Paris,  du  sein  des  coll^-ges  des  disci- 
ples d'Ignace  de  Loyola,  que  partaient  par  bandes 
une  foule  de  séides  qui  allaient  so\illlant  la  haine,  les 
discordes  et  la  guerre  civile  jusqu'aux  extrémités  du 
royaume;  c'élait  dans  la  capitale,  dans  la  maison  pro- 
fesse de  la  rue  Saint- Antoine,  que  le  conseil  de  la 
ligue  tenait  ses  séances;  c'était  dans  cette  maison 
abominable  et  dans  le  collège  de  la  rue  Saint-Jacques 
qu'avaient  lieu  les  conciliabules  où  s'élaboraient  tous 
les  projets  de  meurtres  et  d'empoisonnements  q'  i 
devaient  servir  au  triomphe  du  papisme,  ou  plutôt  à 
celui  des  jésuites,  qui  rêvaient  dans  un  avenir  pro- 
chain l'asservissement  de  l'univers  à  leur  ordre. 

Sous  l'inspiration  de  ces  forcenés ,  la  Sorbonne 
s'assembla  et  décréta  que  les  Français  étaient  déliés 
du  serment  de  fidélité  qu'ils  avaient  prêté  à  Henri  III; 
qu'ils  devaient  tirer  le  glaive  contre  lui  et  contre  ses 
partisans  pour  la  défense  de  la  religion  catholique. 
Dans  toutes  les  provinces,  les  prêtres  et  les  moines  ex- 
communièrent le  dernier  des  Valois,  et  abattirent  ses 
armoiries  et  ses  statues  jusque  dans  les  églises.  En- 
fin, le  duc  de  Mayenne,  frère  des  malheureux  Guises, 
fut  déclaré  lieutenant  général  du  royaume,  et  investi 
par  le  conseil  des  Seize  de  la  puissance  souveraine. 

Pendant  que  les  jésuites  soulevaient  les  peuples 
contre  Henri  III,  celui-ci  dépêchait  des  ambassadeurs 
en  Italie,  avec  de  riches  présents,  pour  obtenir  que 
Sa  Sainteté  désapprouvât  la  conduite  des  jésuites  et 
ordonnât  la  dissolution  de  la  sainte  ligue.  Mais  quel- 
que diligence  que  mirent  les  députés  du  roi  dans  leur 
trajet  de  Blois  à  Rome,  ils  furent  devancés  par  les 
jésuites;  et  lorsque  Jean  de  Vivonne  ,  marquis  de 
Pisani,  et  le  seigneur  de  Gonili  se  présentèrent  au 
Vatican  ,  ils  trouvèrent  Sixte-Quint  instruit  de  tout 
ce  qu'ils  venaient  lui  apprendre.  Sa  Sainteté  les  ac- 


SIXTE    V 


535 


<  iieillit  avec  un  air  de  hauteur  inexpliraLlc;  et  aux 
[iremières  paroles  qu'ils  voulurent  prononcer,  elle 
les  interrompit,  et  les  gourmanda  de  ce  qu'ils  osaient 
jus  ifier  leur  maître  d'un  attentat  commis  au  mi'pris 
lies  lois  divines  et  humaines  sur  la  personne  d'un 
prince  de  l'Eglise. 

<. Votre  roitelet  sodomite  est  bien  audacieux,  s'é- 
cria-t-il  dans  le  paroxysme  de  la  fureur,  d'oser  por- 
ter une  main  sacrilège  sur  nos  cardinaux  !  S'imaginc- 
t-il  que  nous  sommes  encore  gardien  de  pourceaux, 
et  que  nous  verrons  égorger  notre  troupeau  comme 
un  pâtre  stupide,  en  versant  d'impuissantes  larmes? 
Non,  non,  de  par  le  Diable  et  de  par  Dieu  !  il  appren- 
dra que  nous  sommes  le  digne  successeur  de  l'Aiiùtre, 
le  vicaire  du  Christ,  le  dominateur  de  la  terre,  le 
suprême  pontife  !  Il  apprendra  que  nous  savons  venger 
l'honneur  de  notre  Église,  et  que  la  tète  d'un  cardi- 
nal est  plus  précieuse  que  les  tètes  de  vingt  rois  !  » 

Le  marquis  de  A'ivonne  ne  put  maîtriser  son  indi- 
gnation,  et  repartit  :  «Quoil  saint-père,  le  roi  mon 
juaître  n'aura  pas  la  liberté  de  se  défaire  du  cardinal 
de  Guise,  son  ennemi  mortel,  après  que  Pie  IV,  votre 
prédécesseur,  a  fait  étrangler  de  son  autorité  privée 
le  cardinal  Garaft'a ,  qui  était  son  ami  !  »  Cette  répli- 
que porta  la  fureur  du  pape  à  son  comble,  il  menaça 
d'accumuler  sur  la  France  les  plus  épouvantables 
malheurs  ;  il  déclara  qu'il  allait  foudroyer  de  ses  ana- 
thèmes  l'assassin  des  Guises;  et  en  effet,  malgré  les 
représentations  et  les  prières  réitérées  de  Gondi,  de 
Pisani  et  de  Claude  Daguennès,  évêque  du  Mans,  le 
roi  fut  excommunié. 

Dès  ce  moment  les  clameurs  de  la  ligue  redoublè- 
rent en  France  ;  un  jésuite  nommé  Boucher  prêcha 
sur  le  jubé  de  Sainte -Geneviève,  que  Henri  III  était 
Turc  par  la  tète ,  Allemand  par  le  corps ,  harpie  par 
les  mains  ,  Anglais  par  la  jarretière  ,  Polonais  par  le 
pied,  pédéraste  par  la  verge,  sodomite  par  l'anus,  un 
véritable  Lucifer  dans  l'âme;  ajoutant  que  les  chré- 
tiens devaient  l'assommer  comme  un  chien  enragé. 
«Et  le  roi  étant  ainsi  par  sentence  de  prêtre  condamné 
à  mort,  dit  le  journal  de  l'Estoile,  furent  faits  des 
portraits  en  cire,  que  ces  forcenés  tenaient  étendus 
sur  l'autel  pendant  quarante  heures  consécutives  et 
qu'ils  perij'aieut  de  leurs  poignards  à  la  célébration 
de  l'office  divin,  dans  différentes  parties  du  corps, 
notamment  aux  tempes ,  au  cœur  et  au  nombril  , 
p)rononçant  à  chaque  piqûre  des  paroles  magiques 
qu'ils  supposaient  avoir  la  vertu  de  faire  mourir  le  roi.  » 
Ensuite  les  ligueurs  s'avancèrent  en  armes  pour  s'em- 
parer de  Henri  III  qui  était  encore  enfermé  à  Tours. 

Dans  cette  lâcheuse  extrémité,  le  roi  ne  trouva 
d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  se  jeter  entre 
les  bras  du  roi  de  Navarre,  chef  des  calvinistes  et  son 
ancien  compagnon,  de  débauches;  à  l'aide  de  celte 
jiinction,  il  put  reprendre  l'ollensive  et  chasser  les 
troupes  du  duc  de  Mayenne  ,  ([u'il  accula  jusqu'aux 
portes  de  Paris. 

L'armée  royaliste,  forte  de  plus  de  quarante  mille 
hommes,  campa  alors  sous  les  murs  de  la  capitale , 
en  forma  le  siège  et  intercepta  toutes  les  communi- 
cations avec  le  dehors ,  de  telle  sorte  tju'il  semblait 
impossible  que  les  ligueurs,  placés  entre  une  popu- 
lation affamée  et  des  troupes  aguerries,  pussent  con- 
tinuer  la    lutte  ;    mais  il    restait   aux  jésuites  une 


ressource  dont  ils  ne  faisaient  jamais  faute  d'user 
c^Ue  du  crime.  Les  voiites  des  églises  retentirent  (k 
déclamations  furibondes  contre  Henri  III,  et  raille 
voix  appelèrent  sur  lui  toutes  les  vengeances  du  ciel 
et  de  k  terre.  Ce  débordement  de  malédictions  pro- 
duisit l'effet  qu'ils  en  attendaient;  un  jeune  jacobin 
nommé  Jac(jues  Clément ,  exalté  par  leurs  prédica- 
tions, forma  le  projet  de  délivrer  la  terre  du  roL  hé- 
ritique  que  les  prêtres  signalaient  à  la  vindicte  des 
hommes,  etvints'en  ouvriraupèreBourgoin,sonsupc- 
rieur  ;  celui-ci  en  instruisit  immédiatement  les  Seize, 
les  ducs  de  Mayenne  et  d'Aumale,  ainsi  que  la  du- 
chesse de  Montpensier,  la  furie  de  la  li<;ue  ;  il  leur 
signala  Jacques  Clément  comme  un  homme  doué  d'une 
sauvage  énergie,  d'un  esprit  ardent  et  inquiet ,  d'une 
imagination  déréglée,  de  mœurs  infâmes,  et  possé- 
dant toutes  les  qualités  nécessaires  pour  mener  à 
bonne  fin  cette  entreprise  difficile;  il  le  recommanda 
surtout  à  la  duchesse  de  Montpensier  et  l'engagea  à 
essayer  sur  le  jeune  dominicain  le  pouvoir  de  ses 
charmes.  Le  soir  même,  cette  INIessallne  lit  appeler 
dans  son  palais  Jacques  Clément,  se  prostitua  à  lui 
et  le  décida  à  tuer  le  roi. 

De  leur  côté,  les  jésuites  ne  lestèrent  pas  en  ar- 
rière delà  duchesse,  et  la  secondèrent  merveilleuse- 
ment, en  promettant  au  jacobin,  au  nom  du  pape, 
de  le  créer  cardinal  s'il  réussissait  dans  son  projet, 
ou  de  le  mettre  au  rang  des  saints  s'il  périssait;  puis 
le  duc  de  Mayenne  s'occupa  des  moyens  de  procurer 
au  moine  une  audience  de  Henri  III.  Le  chef  de  la 
ligue  vint  à  la  Bastille  trouver  Achille  du  Harlay  et  le 
comte  de  Brienne,  qui  étaient  ses  prisonniers,  sous 
prétexte  de  réclamer  leurs  bons  offices  et  leur  inter- 
cession auprès  du  roi,  afin  d'entrer  en  arrangements 
pour  terminer  la  guerre.  Il  obtint  ainsi  des  lettres 
pour  Henri  III  et  un  passe-port  qu'il  s'empressa  de 
porter  à  sa  sœur.  Celle-ci  fit  encore  venir  le  moine 
dans  son  palais,  et  après  une  nuit  de  débauche,  où 
elle  l'enivra  de  ses  plus  brûlantes  caresses ,  elle  lui 
remit  les  dépêches  destinées  à  Henri  III  et  un  cou- 
teau empoisonné. 

Clément  sortit  de  Paris  le  31  juillet  158S  et  se 
dirigea  vers  le  camp  royal  ;  les  gardes  avancées 
l'arrêtèrent  et  le  conduisirent  devant  Jacques  de  la 
Guesle,  ]irocureur  général,  qui  se  trouvait  alors  à 
Saint-Cloud.  Il  répondit  à  ce  magistrat  ,  .sans  se 
troubler,  qu'il  avait  des  lettres  pour  le  roi  et  qu'il  ne 
pouvait  s'ouvrir  qu'à  lui.  Immédiatement  on  le  mena 
auprès  de  Henri  III,  aucjuel  il  présenta  les  lelti-es 
dont  il  était  porteur,  en  annonçant  qu'il  était  chargé 
en  outre  d'un  message  verbal  extrêmeuient  im- 
portant. Sa  Majesté  commanda  aussitôt  à  ses  cour- 
tisans de  se  retirer,  et  resta  seule  avec  le  jacobin. 

Deux  minutes  après,  le  roi  appela  au  secours,  cria 
à  lassassin;  elpendant  que  les  gardes  accouraient  à 
ses  cris,  Henri  III  retira  le  couteau  que  Clément  lui 
avait  plongé  dans  le  bas-ventre  et  l'en  frappa  au 
visage  ;  le  moine  fut  tué  sur  l'heure  par  les  gardes. 
Quelques  jours  après,  son  corps  fut  traîné  sur  unj 
claie,  tiré  à  quatre  chevaux,  et  enfin  brûlé  devant 
l'église  de  Saint-Cloud.  Quant  au  roi,  il  était  bless 
mortellement,  et  le  lendemain  il  expira  en  instiluan 
pour  son  successeur  Henri  de  Navarre,  trois  fois  déj i 
renégat,  huguenot  alors,  qui  prit  le  nom  de  Henri  IV. 


Un  moine  jacsbin,  Jacques  Clément,  tue  le  roi  Henri  III 


SIXTE    Y 


537 


Les  exécutions  des  réformés  continuent  par  tout  le  royaume  de  France 


Ce  meurtre  rlu  rlernier  descendant  des  Valois  rem- 
plit les  Parisiens  d'une  joie  qui  tenait  du  délire  ; 
tous,  hommes  et  femmes,  parcoururent  les  rues  en 
chantant  des  hymnes,  des  cantiques,  et  en  criant  : 
«Vive  saint  Clément,  martyr!»  Et  les  domini- 
cains, les  capucins,  les  jésuites  demandèrent  qu'on 
immolât  aux  mânes  du  régicide  les  prisonniers  de 
la  ligue.  Enfin  les  ligueurs  poussèrent  le  fanatisme 
jusqu'à  placer  son  portrait  sur  le  maître-autel  dans 
II 


toutes  les  églises  avec  celte  inscription  versifiée,  qui 
était  du  jésuite  Gommolet  : 

Un  jeune  jacobin,  nommé  Jacques  Clément, 
Dans  le  bourp  de  Saint-Cloud  une  lettre  présente 
A  Henri  de;  Valois,  et  respectueusement 
Un  eoulcau  fort  pointu  dans  l'estomac  lui  plante. 

Le  clergé  de  Notre-Dame  décida  même  qu'on  élè- 
verait à  l'assassin  une  statue  de  marbre  et  qu'elle 

156 


538 


HISTOIRE    DES    PAPES 


serait  exposée  sur  lo  principal  autel  de  la  basilique, 
à  l'adoration  des  fidèles.  Enlin,  dit  l'abbé  de  Longuerue, 
(in  décréta  en  Sorbonue  qu'on  solliciterait  sa  eanoni- 
>ation  à  Rome ,  et  la  demande  en  fut  immédiatement 
adressée  dans  les  formes  ordinairesau  souverain  pontil'e. 

Sixte-Quint,  en  apprenant  la  nouvelle  do  la  mort 
.ie  Henri  Hl,  laissa  éclater  publiquement  les  trans- 
ports d'une  joie  indécente,  et  s'écria  :  >■  Très-bien, 
vloire  à  Dieu  !  le  collège  des  princes  est  délivré 
d'un  sot ,  et  le  royaume  de  France ,  ce  repaire  de 
['hérésie,  est  en  feu  !  "  — Puis  il  convoqua  les  cardi- 
naux en  consistoire,  leur  annonça  ofliciellement  l'as- 
sassinat du  roi  de  France,  lit  l'éloge  du  meurtrier, 
Jacques  Clément,  l'éleva  au-dessus  de  Juditli  et  d'E- 
léazar,  et  défendit  qu'on  célébrât  pour  Henri  HI  les 
prières  que  l'Eglise  était  dans  l'usage  de  faire  à  la 
mort  des  souverains.  Ensuite  il  fit  partir  pour  Paris 
le  cardinal  Gaétan,  avec  mission  de  souffler  le  feu 
de  la  guerre  civile ,  d'augmenter  les  désordres  du 
royaume,  et  de  faire  proclamer  roi,  sous  le  nom  de 
tJiarles  X,  le  cardinal  de  Bourbon  ;  ce  qui  eut  lieu. 
A  partir  de  cette  époque  les  ligueurs  semblèrent  pris 
(l'un  redoublement  de  fureur  ;  les  Pères  Pigenat  et 
(lommolet  ne  prirent  plus  la  peine  de  cacher  leurs 
)irojets  d'anéantir  la  royauté;  ils  prêchèrent  ouverte- 
ment le  régicide,  et  demandèrent  chaque  jour  dans 
leurs  sermons  un  homme  de  cœur  et  de  dévouement 
ciui  délivrât  la  France  de  Henri  de  Navarre,  qu'ils 
;ippelaient  un  bâtard,  un  hérétique,  un  excommunié, 
im  relaps.  «Il  nous  faut  un  Aod!  s'écriaient -ils  dans 
leur  langage  furibond;  fùt-il  moine,  fùt-il  soldat, 
fiit-il  berger,  il  nous  faut  un  Aod  I  »  De  son  côté, 
■  la  fougueuse  duchesse  de  Montpensier  s'abandonnait 
aux  débauches  les  plus  dégoûtantes  avec  des  assassins 
vulgaires  et  des  coupeurs  de  bourses  pour  trouver  un 
nouveau  Jacques  Clément. 

Pendant  que  le  meurtre,  l'ambition,  le  fanatisme 
et  la  luxure  couvraient  le  sol  de  la  France  et  pré- 
paraient son  asservissement  au  saint-siége.  Sixte 
soulevait  de  sanglantes  collisions  entre  "l'Angle- 
terre et  l'Espagne ,  et  excitait  les  chefs  d'ordres  et 
les  évêques  catholiques  d'Allemagne  à  se  soustraire 
à  la  juridiction  que  Rodolphe  II  voulait  exercer, 
comme  empereur,  sur  le  clergé  de  ses  Etats, 

Celui-ci  eut  beau  protester  par  l'organe  du  duc 
Savelli,  son  ambassadeur  à  la  cour  de  Rome,  contre 
les  menées  des  agents  du  pape,  il  lui  fut  répondu 
qu'on  ne  ferait  droit  à  aucune  de  ses  plaintes:  qu'il 
devait  savoir  que  si  la  fortune  avait  placé  le  glaive 
dans  la  main  des  premiers  empereurs,  leurs  succes- 
seurs ne  l'avaient  porté  depuis  bien  des  années  que 
sous  le  bon  plaisir  des  papes,  pour  soutenir  les 
intérêts  du  saint-siége  et  non  pour  détruire  les  im- 
munités de  l'Église;  que  les  vicaires  du  Christ  ne 
tenaient  leur  autorité  que  de  Dieu,  et  qu'ils  ne  souf- 
friraient jamais  que  les  souverains  prissent  connais- 
sance des  affaires  de  l'Église,  ni  que  les  ministres  de 
j'autel  relevassent  des  princes  séculiers.  Savelli,  sai- 
sissant habilement  l'occasion,  répliqua  à  l'argument, 
que  s'il  était  juste  que  l'empereur  ne  se  mêlât  en 
rien  des  choses  spirituelles,  par  la  même  raison  Sa 
Sainteté  ne  devait  point  s'immiscer  dans  les  affaires 
temporelles ,  et  qu'il  réclamait  au  nom  de  son  maî- 
tre le  droit  de  nommer  le  préfet  de  Rome,  comme 


en  avaient  toujours  agi  les  rois  des  Romains  avant 
le  pontificat  de  Sixte  I\',  un  de  ses  prédécesseurs,  et 
comme  c'était  inconteslablement  le  droit  de  l'empereur. 

Le  pape,  irrité  d'avoir  été  battu  par  ses  propres 
armes,  s'écria  avec  colère  :  «  Votre  maître  est  roi 
des  Romains  en  Allemagne,  je  l'avoue;  mais  il  n'a 
nulle  autorité  dans  Rome,  parce  que  j'en  suis  seul 
le  légitime  souverain.  Anciennement  les  papes  sui- 
vaient des  règles  et  des  maximes  qu'il  ne  leur  con- 
vient plus  de  pratiquer  aujourd'hui  ;  je  suis  empereur 
à  Rome  ;  la  ville  m'appartient  ;  j'en  dois  nommer 
les  magistrats,  et  je  suis  décidé  à  défendre  la  justice 
de  ma  cause  contre  tous  ceux  qui  prétendraient 
commander  en  maîtres  dans  mes  Etats.  L'Evangile  or- 
donne de  rendre  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu,  et  à 
César  ce  qui  appartient  à  César;  or,  l'univers  entier 
appartient  à  Dieu  et  à  son  vicaire  ;  ainsi  César  n'a  le 
droit  de  posséder  que  ce  qu'il  plaît  aux  papes  de  lui 
octroyer.  Les  rois  et  les  empereurs  sont  nos  sujets.» 

Ce  discours  rapporté  à  l'empereur  le  convainquit 
que  l'ambition  de  Sixte  était  insatiable,  et  qu'il  ne 
songeait  qu'à  ériger  la  papauté  en  dictature  univer- 
selle ;  il  rechercha  en  conséquence  l'alliance  de  l'Es- 
pagne, et  fit  un  traité  avec  Philippe  II,  afin  de  s'op- 
poser aux  projets  ultérieurs  du  pontife,  et  pour  se 
partager  le  royaume  de  France,  qui  paraissait  épuisé 
par  les  guerres  de  religion,  guerres  qui  menaçaient 
d'être  interminables  par  suite  de  la  mort  du  cardinal 
de  Bourbon,  surnommé  le  roi  de  la  ligue,  qui  avait 
succombé  dans  sa  prison,  à  Fontenay  en  Poitou,  où 
le  retenait  Henri  IV.  Indépendamment  du  roi  de 
NavaiTe,  quatre  autres  prétendants  se  disputaient  le 
trône.  Le  duc  de  Mayenne,  qui  était  déjà  dépositaire 
de  l'autorité  suprême  comme  lieutenant  du  royaume  ; 
le  jeune  duc  de  Guise ,  sous  le  nom  duquel  la  du- 
chesse de  Montpensier,  sa  tante,  espérait  régner 
comme  avait  fait  Catherine  de  Médicis  sous  Char- 
les IX  ;  le  duc  de  Lorraine ,  chef  de  la  maison  des 
Guises,  qui  prétendait  avoir  plus  de  droit  à  la  cou- 
ronne que  la  branche  cadette,  pour  ce  motif  qu'U  avait 
épousé  la  princesse  Claude ,  sœur  du  feu  roi  ;  enfin 
le  roi  d'Espagne,  qui  avait  également  épousé  une 
sœur  de  Henri  III  et  qui  comptait  sur  ses  doublons 
et  sur  les  effets  des  promesses  qu'il  avait  faites  aux 
principaux  ligueurs  pour  triompher  des  princes  de 
Lorraine  ses  rivaux. 

Au  milieu  de  ce  conflit  d'intérêts  si  divers  et  d'am- 
bitions si  opposées,  le  cardinal  Gaétan  se  rac-gea  du 
côté  du  plus  riche,  et  moyennant  le  payement  de 
sommes  immenses,  il  abandonna  la  cause  du  pape 
et  entraîna  les  jésuites  dans  le  parti  des  Espa- 
gnols. Les  disciples  d'Ignace  de  Loyola  changèrent 
d'autant  plus  facilement  de  bannière,  qu'ils  com- 
prenaient que  jamais  Sixte-Quint,  avec  son  caractère 
impérieux,  absolu,  ne  consentirait  à  devenir  l'instru- 
ment de  leurs  projets  de  domination  universelle  ;  ils  se 
vendirent  donc  à  Philippe  U,  et  les  Pères  Aubray, 
Pigenat  et  Commolet  travaillèrent  si  bien  dans  ses 
intérêts,  que  les  Seize  lirent  mettre  à  mort  trois  ma- 
gistrats nommés  Brisson,  Larcher  et  Tardif,  qui 
voulaient  s'opposer  à  ce  que  les  rois  d'Espagne  sub- 
stituassent leur  tyrannie  à  celle  des  anciens  rois. 

Le  cardinal  de  Gondi,  évoque  de  Paris,  fut  obligé  de 
se  sauver  pour  éviter  un  traitement  semblable,  et  sans 


SIXTE    V 


539 


aucun  doute  le  duc  de  Mayenne  lui-même  lut  devenu 
leur  victime,  s'il  ne  s'était  décidé  à  faire  pendre  quatre 
de  ces  enragés  ligueurs  pour  intiii^ider  les  jésuites. 

Quant  à  Henri  IV,  ses  affaires  prenaient  une  tour- 
nuro-extrêmement  favorable;  son  autorité  était  déjà 
reconnue  dans  un  grand  nombre  de  villes  de  pro- 
vince ;  plusieurs  victoires  remportées  sur  les  troupes 
de  la  ligue  donnaient  chaque  jour  plus  de  prépondé- 
rance à  son  parti;  son  courage  militaire  achevait 
de  lui  gagner  les  cœurs  ;  enfin,  il  avait  si  merveil- 
leusement avancé  les  choses,  qu'après  la  bataille 
d'Arijues  il  se  trouva  en  position  de  venir  mettre  le 
siège  devant  Paris. 

Si.xte-Quint  voyant  que  la  ligue  était  aux  abois,  et 
(pie  d'ailleurs  il  ne  pouvait  rien  en  attendre  de  fa- 
vorable à  ses  intérêts,  puisque  les  jésuites  s'étaient 
vendus  à  l'Espagne,  se  déclara  ouvertement  contre 
elle.  Philippe  II,  pour  se  venger  de  cette  défection, 
déclara  que  le  pape  n'était  pas  catholique,  puisqu'il 
abandonnait  la  cause  de  la  religion;  il  l'accusa  de 
favoriser  depuis  longtemps  le  parti  de  la  reine  d'An- 
gleterre, et  d'avoir  la  pensée  de  protéger  de  même 
Henri  de  Navarre,  le  huguenot.  Il  fit  répandre  à 
profusion  des  libelles  outrageants  contre  lui,  et  en- 
voya l'ordre  au  duc  Ûlivarez,  son  ambassadeur  à 
Rome,  d'avoir  à  le  sommer  de  tenir  les  engagements 
qu'il  avait  pris  avec  lui,  relativement  à  la  sainte  li- 
gue; et,  dans  le  cas  de  refus,  il  enjoignait  au  duc  de 
protester  publiquement  contre  Sa  Sainteté  et  de  la 
déclarer  hérétique  en  plein  consistoire.  Olivarez  se 
rendit  au  Vatican  pour  obéir  aux  ordres  de  son  sou- 
verain, et  adressa  au  pontife  d'énergiques  représen- 
tations sur  la  perfidie  de  sa  conduite  à  l'égard  de 
l'Espagne.  Sixte  parut  l'écouter  avec  une  grande  at- 
tention; et  comme  il  ne  se  pressait  pas  de  répondie, 
l'ambassadeur  ajouta  :  «  Votre  Sainteté  voudra-t-elle 
bien  rompie  le  silence  et  me  dire  ce  qu'elle  pense?  — 
Eh  bien  donc,  reprit  le  pape,  puisque  vous  êtes  si 
curieux  de  connaître  mes  pensées,  je  vous  dirai  que  je 
songe  à  vous  faire  jeter  par  la  fenêtre,  pour  vous  ap- 
prendre à  parler  avec  plus  de  respect  au  chef  de  l'E- 
glise. »  Olivarez,  qui  connaissait  le  caractère  du 
saint-père,  se  tint  pour  satisfait  de  la  réponse,  et 
sortit  du  consistoire  avec  une  précipitation  qui  excita 
l'hilarité  du  sacré  collège. 

Philippe,  en  apprenant  le  peu  de  succès  qu'avaient 
ol'tenu  ses  remontrances,  résolut  de  frapper  un 
grand  coup  et  d'assembler  un  concile  national  pour 
déposer  Sixte-Quint.  En  conséquence,  il  ordonna  à 
son  ambassadeur  de  signifier  au  pape  d'avoir  à  com- 
paraître devant  un  synode  d'évèques  espagnols,  afin 
de  s'y  entendre  condamner  comme  intrus,  simonia- 
qr.e,  adultère  et  hérétique. 

Le  duc,  qui  redoutait  pour  lui-même  les  consé- 
quences d'une  semblable  mission,  et  qui  se  voyait  à 
la  merci  du  cruel  Sixte-Quint  s'il  obéissait,  ou  en 
butte  à  la  vengeance  du  sanguinaire  Philippe  II  s'il 
n'obéissait  pas,  se  déttMuiina  à  remettre  la  citation 
au  pontife  le  jour  de  Noël,  pendant  une  procession 
(|ui  devait  avoir  lieu,  afin  de  pouvoir  s'échapper  au 
milieu  du  tumulte.  Malheureusement  le  pape  fut 
averti  de  ce  qui  devait  se  passer,  la  veille  même  de 
la  fête;  il  envoya  chercher  sur-le-champ  le  gouver- 
neur et  deux  maîtres  des  cérémonies,  et  leur  demanda 


si  tout  avait  été  préparé  pour  le  lendemain.  Sur  leur 
réponse  que  rien  n'avait  été  omis,  il  ajouta  :  ^^  Je 
veux  que  vous  changiez  l'ordre  de  la  marche.  Vous, 
gouverneur,  vous  vous  ferez  précéder  de  quatre  cents 
sbires,  et  vous  vous  placerez  immédiatement  devant 
moi,  entre  deux  bourreaux  tenant  cliacun  une  corde 
à  la  main.  Si  cpielqu'un  a  l'audace  de  m'arrêter  en 
chemin  pour  me  présenter  un  écrit ,  je  veux,  sans 
autre  forme  de  procès,  qu'il  soit  étranglé  à  l'instant, 
fût-il  prince,  cardinal  ou  ambassadeur.  Allez  instruire 
de  mes  ordres  le  représentant  de  Sa  Majesté  catho- 
lique. »  Olivarez,  averti  du  traitement  que  lui  pré- 
parait le  saint-père,  n'osa  point  sortir  de  son  hôtel, 
et  se  contenta  d'envoyer  à  Philippe  la  relation  écrite 
par  les  cardinaux  espagnols  de  ce  qui  avait  eu  lieu. 

Cette  dernière  tentative  acheva  d'exaspérer  Sixte- 
Quint  contre  le  roi  d'Espagne;  il  fit  écrire  immédia- 
tement par  Anne  Oston ,  sa  maîtresse,  à  Élisabetli, 
qu'elle  n'avait  qu'à  suivre  l'exemple  des  Romains,  qui 
envoyèrent  Scipion  en  Afrique  pour  subjuguer  Car- 
thage,  c'est-à-dire  qu'elle  devait  attaquer  Philippe  II 
dans  ses  propres  Etats,  si  elle  voulait  en  finir  avec  son 
ennemi  ;  que  d'ailleurs  elle  avait  un  prétexte  tout  na- 
turel de  porter  la  guerre  en  Portugal,  en  appuyan'; 
les  prétentions  de  don  Antonio  au  trône  de  ce  pays 
En  même  temps  il  lui  recommandait  d'envoyer  de.; 
secours  d'hommes  et  d'argent  au  roi  Henri  IV,  afin 
que  ce  prince  pût  lutter  avec  avantage  contre  la  li- 
gue, et  opérer  une  utile  diversion  en  forçant  le  roi 
d'Espagne  à  soutenir  la  guerre  en  France. 

La  reine  suivit  les  conseils  du  pape  et  fit  une  ten- 
tative d'invasion  sur  le  Portugal.  Mais  cette  entre- 
prise, mal  conçue  et  plus  mal  dirigée  encore,  échoua 
complètement;  ce  qui  contraria  si  fort  le  saint-père, 
que  dans  le  premier  mouven^ent  de  colère,  il  fit  ap- 
peler le  chevalier  Carre,  et  lui  ordonna  d'écriie  sur 
l'heure  à  Elisabeth,  qu'elle  s'était  conduite  en  Por- 
tugal comme  une  femme  et  non  comme  une  reine  ; 
et  que  tout  était  perdu  si  elle  agissait  de  mèmepoui' 
la  France,  et  si  elle  ne  s'empressait  de.  mettre  à  hi 
disposition  de  Henri  IV  toutes  les  forces  dont  elle 
pouvait  disposer.  En  effet,  malgré  ses  efforts  et  son 
habileté,  le  roi  de  Navarre  s'était  vu  contraint  d'a- 
bandonner Paris,  et  de  se  replier  vers  les  provinces 
du  centre  pour  éviter  de  se  mesurer  avec  l'armée 
confédérée  du  duc  de  Mayenne  et  du  duc  de  Parme, 
gouverneur  des  Pays-Bas,  qui,  par  ordre  du  roi  d'Es- 
pagne, était  venu  renforcer  les  ligueurs,  et  faire  lever 
le  siège  de  Paris  au  moment  où  les  habitants,  pres- 
sés par  la  famine,  allaient  ouvrir  leurs  portes. 

De  Thou  rapporte  que  plus  de  trente  mille  per- 
sonnes moururent  de  faim  pendant  ce  terrible  blo- 
cus, qui  dura  plusieurs  mois  ;  que  les  Parisiens  fa- 
briquèrent avec  les  ossements  de  morts  réduits  en 
farine  une  sorte  de  pain  qui  fut  appelé  pain  de  la 
Montpensier,  parce  qu'on  supposa  que  cette  prin- 
cesse en  avait  donné  la  première  idée.  Il  alîirme 
qu'on  voyait  des  bandes  de  soldats  a'famés  courir  les 
rues,  allant  à  la  chasse  des  enfants  et  les  éventrant 
pour  s'en  nourrit',  et  que  des  mères  disputaient  à  ces 
cannibales  les  lambeaux  de  chair  de  ces  innocentes 
créatures  pour  les  dévorer. 

Ce  fut  alors  seulement  que  les  jésuites  Bellarmiii 
et  Pauigarole  permirent  aux  Parisiens   d'entrer  l'ii 


SIXTE    V 


541 


pourparlers  avec  le  renégat  Henri  de  Navarre  sans 
encourir  l'anathème.  Mais  sur  ces  enlrel'aites,  l'ap- 
proche des  troupes  du  duc  de  Parme  ayant  obligé 
Henri  IV  à  se  retirer,  la  ville  se  trouva  débloquée  et 
put  s'approvisionner  de  vivres.  Dès  ce  moment,  l'au- 
dace des  ligueurs  se  réveilla,  le  fanatisme  reprit  le 
dessus;  et  les  jésuites,  jirofilant  de  lu  circonstance 
pour  affermir  leur  domination  sur  les  esprits,  attri- 
buèrent à  leurs  prières  le  secours  inespéré  qui  leur 
était  venu  du  dehors,  et  organisèrent  une  procession 
l)our  en  rendre  grâces  à  Dieu. 

Le  légat  du  pape  et  l'évèque  de  Senlis  assistaient 
à  cette  cérémonie,  et  ouvraient  la  marclie,  une  croix 
dans  la  main  droite  et  une  hallebarde  dans  la  main 
gauche  ;  après  eux  venaient  douze  cents  moines , 
couverts  de  cuirasses  par-dessus  leurs  frocs,  et  por- 
tant des  casques  sur  leurs  capuchons;  six  cents  jé- 
suites et  deux  cents  prêtres,  armés  de  vieux  mous- 
(piets,  de  piques  et  de  sabres,  fermaient  la  marche 
du  cortège;  mais  ce  qui  par-dessus  tout  excitait  les 
applaudissements  des  dévots,  c'était  un  moine  boi- 
teux, appelé  le  père  Bernard ,  et  surnommé  le  petit 
Feuillant,  une  espèce  de  moine  charlatan,  acrobate 
et  jongleur,  qui  courait  sans  cesse  de  la  tète  à  la 
queue  de  la  procession  avec  une  agilité  surprenante, 
tantôt  sur  la  tète  et  sur  les  mains,  tantôt  sur  des 
(^chasses,  s'arrètant  de  temps  à  autre  pour  brandir 
un  grand  sabre,  qu'il  se  plongeait  par  la  bouche  dans 
les  entrailles  et  qu'il  en  retirait  fort  habilement  au 
moyen  d'un  mécanisme  ingénieux  qui  faisait  rentrer 
la  lame  dans  la  poignée. 

Ces  saturnales  religieuses  achevèrent  d'exaspérer  le 
pape  contre  les  jésuites,  les  ordonnateurs  des  fêtes  ; 
et  comme  il  redoutait  de  voir  s'augmenter  encore  la 
prépondérance  de  cet  ordre  exécraLle,  Sixte-Quint  se 
détermina  à  prendre  à  leur  égard  une  résolution  vi- 
goureuse. Il  ordonna  à  leur  généra!  de  faire  défense 
à  tous  ses  subordonnés  de  résider  dans  les  palais  des 
princes,  sous  le  spécieux  prétexte  de  leur  titre  de 
confesseurs  ;  il  voulut  en  outre  qu'il  rappelât  auprès 
de  lui  ceux  des  jésuites  qui  parcouraient  lÉcosse, 
les  Pays-Bas,  l'Irlande  et  l'Angleterre,  avec  le  titre 
de  missionnaires,  et  en  réalité  pour  exciter  des  trou- 
bles dans  ces  pays  ;  enfin,  le  saint-père  osa  même 
déclarer  en  plein  consistoire  que  c'était  un  véritable 
blasphème  que  de  nommer  jésuites  un  ordre  quel- 
conque de  religieux;  que  cette  dénomination  impli- 
quait en  elle  l'idée  mensongère  que  le  Christ  en  était 


le  fondateur;  enfin  il  signifia  au  général  des  jésuites 
(ju'il  voulait  qu'à  l'avenir  les  disciples  d'Ignace  de 
Loyola  se  lissent  appeler  ignaciens.  11  ajouta  en  outre 
que  sa  patience  était  à  bout  ;  que  les  Iburberies,  les 
crimes,  les  débauches  et  l'ambition  insatiable  des 
membres  de  cette  société  l'obligeaient  à  opérer  parmi 
eux  une  réforme  et  à  couper  le  mal  jusque  dans  ses 
racines.  Le  lendemain  on  alficha  sur  la  statue  de  Pas- 
quin  :  «Le  pape  Sixte  est  las  de  vivre.  »  Effectivement, 
quelques  jours  après,  le  27  août  1590,  Sa  Sainteté 
mourut  empoisonnée. 

Plusieurs  historiens  prétendent  que  le  crime  fut  com- 
mis à  l'instigation  de  l'Espagne,  par  un  apothicaire 
appelé  Magni,  qui  mêla  du  poison  aux  pilules  de  manne 
que  le  saint-père  prenait  deux  fois  par  mois.  Meteren  et 
quelques  autres  écrivains  affirment  positivement  que 
les  jésuites  furent  les  aute  irs  de  l'empoisonnement. 

Pour  nous,  dans  l'iiu-ertitude  où  nous  sommes  do 
nous  prononcer  pour  l'une  de  ces  deux  opinions, 
nous  les  admettons  l'une  et  l'autre,  et  cela  avec  d'au- 
tant plus  de  raisonque  Sa  Sainteté  elle-même  le  croyait 
ainsi,  quand,  à  son  lit  de  mort,  elle  disait  au  cardinal 
de  Montalte  :  «Dieu  ne  veut  pas  que  le  royaume  de 
Naples  soit  réuni  à  l'Église,  car  le  roi  Philippe  II  a  dé- 
couvert notre  dessein,  et  les  jésuites  m'en  punissent.  » 

SLxte-Quint,  pendant  tout  le  cours  de  son  règne, 
se  plut  à  gouverner  plutôt  en  prince  qu'en  pape  ;  ce 
qui  a  fait  dire  à  Leti,  dans  la  justification  qu'il  avait 
entreprise  des  fourberies  de  ce  pontife  :  «  Qu'en  sa 
qualité  de  souverain  il  avait  été  obligé  d'user  de  mau- 
vaise foi,  de  duplicité,  d'employer  l'intrigue,  la  tra- 
hison, et  même  de  commettre  des  crimes  pour  faire 
réussir  ses  desseins  ;  mais  que  dans  ses  fonctions 
sacerdotales  il  était  resté  constamment  saint  parmi 
les  saints,  et  orthodoxe  parmi  les  orthodoxes » 

Sixte  n'avait  en  effet  reculé  devant  aucun  moyen 
pour  rendre  à  la  papauté  son  ancien  éclat  ;  il  avait 
armé  les  rois  les  uns  contre  les  autres  ;  et  pendant 
les  combats  terribles  qu'il  avait  excités,  des  hauteurs 
de  Rome  il  planait  sur  l'Europe,  prêt  à  fondre  sur 
les  vaincus,  ainsi  que  font  les  corbeaux  sur  les  ca- 
davres à  l'issue  des  batailles.  Enfin,  la  rapacité  et  la 
cruauté  de  Sixte  avaient  soulevé  contre  lui  une  telle 
animadversion,  que  le  jour  même  où  il  mourut,  une 
révolution  éclata  dans  la  ville  sainte  ;  le  peuple  courut 
aux  armes,  brisa  les  statues  du  tyran,  chassa  ses 
séides,  et  vint  assiéger  le  \'atican  pour  s'emparer  du 
cadavre  et  le  jeter  dans  le  Tibre. 


Iki 


IIISTOIHE     DES     l'APES 


Kleolion  du  cardinal  Castagna.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Sa  Sainteté  fait  remise  aux  indigents  des  dettes  qu'ils 
avaient  contractées  envers  les  monts-de-piété.  —  Vertus  du  pape  Urbain.  —  Il  meurt  comme  son  prédécesseur,  empoisonné  par 
les  infâmes  jésuites. 


Les  Espagnols  se  réjouirent  fort  de  la  mort  de 
Sixte-Quint,  les  ligueurs  de  France  firent  également 
des  fêtes  pour  célébrer  cet  heureux  événement;  et  le 
jésuite  Auhri,  curé  de  Saint-André  des  Arcs,  pro- 
nonça même  en  chaire  le  discours  suivant  :  «  Dieu 
nous  a  délivrés  à  propos  d'un  pape  e.xécrable,  mes 
frères,  car  s'il  eût  vécu  plus  longtemps,  nous  aurions 
été  obligés  de  l'excommunier,  attendu  qu'il  était 
adultère,  incestueux,  simoniaque,  magicien,  sodoraite 
et  hérétique.  Cet  infâme  ne  se  contentait  pas  de  voler 
les  fidèles  pour  enrichir  ses  nièces  et  ses  neveux,  qui 
étaient  pour  lui  autant  de  mignons  et  de  maîtresses, 
il  voulait  encore  se  déclarer  le  protecteur  du  Béar- 
nais pour  mieux  nous  pressurer;  mais  Dieu  a  fou- 
droyé ce  Satan  couronné  de  la  tiare  !  » 

Après  les  funérailles  de  Sixte,  les  cardinaux  se 
réunirent  en  conclave  au  nombre  de  soixante -dix,  et 
se  mirent  à  cabaler  suivant  l'usage.  Mais  dès  le  sep- 
tième jour,  quelques-uns  des  candidats  s'étant  dé- 
sistés de  leurs  prétentions  en  faveur  du  cardinal  de 
.Saint-Marcel,  la  faction  de  ce  dernier  se  trouva  être 
la  plus  forte,  et  l'on  pressentit  que  la  journée  ne  se 
passerait  pas  sans  qu'il  fût  nommé  pape. 

Dans  cette  prévision,  les  conclavistes  emballèrent 
les  effets  des  cardinaux  et  rompirent  eux-mêmes  les 
cloisons  des  cellules,  afin  d'ôter  aux  soldats  tout  es- 
poir de  pillage,  comme  cela  se  pratiquait  aux  élec- 
tions. Tout  le  sacré  collège  assista  à  la  célébration 


de  l'office  divin  à  la  chapelle  Pauline  et  procéda  en- 
suite au  dépouillement  du  scrutin;  le  cardinal  Cas- 
tagna de  Saint- Marcel  réunit  les  deux  tiers  des  voix, 
ainsi  qu'on  s'y  attendait,  et  fut  proclamé  pape;  mais 
il  fut  convenu  entre  les  cardinaux  qu'ils  tiendraient 
sa  promotion  secrète  quelques  heures,  pour  donner 
le  temps  aux  domestiques  d'enlever  les  malles  qu'ils 
avaient  préparées  ;  et  ils  brûlèrent  les  bulletins  comme 
on  avait  fait  aux  autres  séances,  ce  qui  indiquait  que 
le  pape  n'était  pas  nommé  ;  seulement  ils  firent  dire 
au  dehors  qu'on  ne  tarderait  pas  à  terminer  le  con- 
clave. Enfin,  lorsque  leur  déménagement  fut  opéré, 
ils  se  rendirent  à  la  salle  royale,  pour  se  revêtir  de 
leurs  rochets  et  de  leurs  camails,  puis  ils  rentrèrent 
à  la  chapelle  Pauline  et  adorèrent  le  nouveau  pon- 
tife, qui  prit  le  nom  d'Urbain  VII. 

.Jean-Baptiste  Castagna  était  né  àRome;  son  père 
se  nommait  Cosme  et  sa  mère  Riccia  :  parvenu  à 
l'âge  d'homme,  le  jeune  Cosme  se  livra  avec  ardeur 
à  l'étude  du  droit  civd  et  du  droit  canon,  qui,  à  cette 
époque,  étaient  plus  nécessaires  pour  arriver  aux  di- 
gnités ecclésiastiques  que  la  connaissance  des  saintes 
Écritures.  Il  fut  distingué  par  Pie  IV,  qui  le  nomma 
un  de  ses  députés  au  concile  de  Trente,  le  mit  en 
possession  de  riches  prébendes,  et  lui  donna  succes- 
sivement les  nonciatures  d'Espagne  et  de  Venise. 

Il  remplit  également  sous  Grégoire  XIII  une  léga- 
tion extraordinaire  à  Cologne  et  surveilla  les  négo- 


URBAIN     VII 


543 


ciations  d'un  traité  qui  devait  être  passé  entre  Phi- 
lippe II  et  les  Provinces-Unies;  l'habileté  qu'il  dé- 
plova  dans  cette  mission  lui  valut  pour  récorapwise 
d'énormes  bénéfices  et  le  chapeau  de  cardinal. 

Sixte-Quint  le  combla  de  ses  faveurs,  l'attaclia  à 
ses  conseils  privés,  et  pendant  le  cours  de  son  règne 
il  ne  cessa  de  prendre  ses  avis  sur  toutes  les  ques- 
tions importantes  du  gouvernement.  Et  chaciue  l'ois 
que  Sa  Sainteté  avait  à  exprimer  son  ojiinion  sur 
Castagna,  elle  disait  que  ce  cardinal  était  de  tous  les 
membres  du  sacré  collège  celui  qui  comprenait  le 
mieux  les  devoirs  de  la  papauté,  qu'elle  espérait 
qu'avec  son  aide  elle  dompterait  les  jésuites,  et 
qu'elle  ne  demandait  à  Dieu  qu'une  seule  grâce  lors- 
qu'il l'aurait  nqipelée  à  lui.  c'était  de  l'avoir  pour 
successeur. 

L'élection  d'Urbain  VII  l'ut  accueillie  avec  d'aufant 
plus  de  joie  par  les  bourgeois  et  par  les  ouvriers  de 
Rome,  que  ce  pape  s'était  acquisl'amitiédescitoyens 
par  une  probité  intacte  dans  ses  i'onctions  adminis- 
tratives, et  par  l'équité  dont  il  avait  toujours  l'ait 
preuve  dans  l'exercice  de  la  justice. 

Du  reste,  ses  premiers  actes  comme  souverain  pon- 
tife répondirent  parfaitement  à  ses  antécédents;  le 
jour  même  de  son  couronnement,  Urbain  A  II  fit 
payer  de  ses  deniers  toutes  les  dettes  des  raonts-dc- 
piété,  et  ordonna  à  ses  officiers  de  faire  des  distri- 
butions de  pain  et  do  viande  aux  indigents  de  la  ville 
et  des  faubourgs.  Quelques  jours  après,  on  fit  un 
dénombrement  des  pauvres  qui  étaient  dans  l'impos- 
sibilité de  travailler,  et  il  se  chargea  de  pourvoir  à 
leurs  besoins  ;  enfin  il  fit  paraître  une  ordonnance 
qui  enjoignait  aux  boulangers  d'augmenter  le  poids 


du  pain,  d'en  améliorer  la  qualité  et  d'en  diminuer 
le  prix,  pour  que  le  peuple  eût  un  aliment  salutaire 
et  ne  fût  pas  trompé  dans  ses  achats. 

Ce  bon  pape  i-Unl  tellement  ennemi  du  népotisme, 
qu'il  répondait  aux  cardinaux  qui  lui  proposaient  ses 
proches  parents  ])our  remplir  les  principales  dignités 
de  la  cour  de  Rome  :  «  Non,  je  ne  veux  point  con- 
fier de  charges  aux  membres  de  ma  famille,  afin  de 
n'être  retenu  par  aucune  considération  si  ceux  que 
j'investis  de  ma  confiance  deviennent  prévaricateurs 
et  si  je  suis  obligé  de  sévir  contre  eux.  » 

■Urbain  VII  était  simple  dans  ses  paroles,  modeste 
dans  ses  manières,  et  d'une  douceur  évangélique,  ce 
(|ui  n'excluait  pas  chez  lui  l'amour  de  l'art,  car  il 
annonçait  que  son  intention  était  de  continuer  les 
édifices  et  les  travaux  d'architecture  commencés  par 
Sixte-Quint.  Il  eut  même  le  courage  de  blâmer  la 
politique  de  son  prédécesseur,  et  il  prévint  les  am- 
bassadeurs des  puissances  qu'il  voulait  que  sous  son 
règne  les  peuples  vissent  la  fin  des  hostilités,  et  que 
les  princes  travaillassent  avec  lui  à  ramener  la  con- 
corde entre  les  fidèles,  non  par  la  terreur  ou  par  la 
crainte  des  supplices,  mais  par  la  persuasion  ou  par 
la  douceur.  Pour  commencer  cette  œuvre  de  pacifica- 
tion, il  nomma  une  commission  qui  devait  sans  re- 
tard procéder  à  la  réforme  des  ordres  religieux,  et 
jiarticulièrement  à  celle  de  la  compagnie  de  Jésus, 
le  centre  de  toutes  les  intrigues,  le  foyer  de  tous  les 
incendies  qui  couvraient  les  royaumes.  Mais  les  bons 
Pères  surent  prévenir  l'effet  des  dispositions  d'Ur- 
bain, et  moins  de  douze  jours  après  son  exaltation,  le 
26  septembre  1 590 ,  il  mourut  empoisonné  de  la  même 
manière,  dit  iNIézerai,  que  l'avait  été  Sixte-Quint. 


544 


HISTOIRE     DES     PAPES 


^, 


k 


Élection  du  cardinal  de  Crémone.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Réclamations  des  catholiques  de  France.  —  Le  nouveau 
pape  se  déclare  pour  la  Ligue.—  Il  excommunie  le  roi  de  Navarre.  —  11  favorise  l'Espagne  et  les  jésuites.  —  Mort  du  pontife. 


.\près  les  funérailles  du  vertueux  Urbain  VII,  cin- 
quante-deux cardinaux  entrèrent  en  conclave  et  pro- 
clamèrent souverain  pontife,  à  l'instigation  de  Mon- 
talte,  le  cardinal  Nicolas  de  Crémone  sous  le  nom 
de  Grégoire  .\IV.  ><  C'était  un  homme  nullement  fait 
pour  commander,  disent  les  historiens;  pusillanime, 
paresseux  et  infatué  de  sa  personne,  il  n'avait  aucune 
«les  connaissances  qui  sont  de  nécessité  pour  un 
simple  évèque.  C'était  un  paon  pour  la  vanité,  une  oie 
pour  la  sottise.  »  —  Aussi  son  exaltation  sur  la  chaire 
de  l'Apûtre  fut-elle  une  véritable  calamité  publi([uo. 

Cinq  jours  après  son  couronnement,  il  se  pro- 
nonça hautement  pour  les  jésuites  et  se  tourna  même 
du  côté  de  l'Espagne  et  de  la  ligue,  afin  d'éviter  le 
sort  de  son  prédécesseur.  Il  fit  plus,  dit  Mézerai,  il 
employa  les  trésors  que  Sixte-Quint  avait  laissés 
dans  les  caves  du  Vatican,  et  auxquels  Urbain  VII 
n'avait  point  touché,  pour  lever  un  corps  d'armée  de 
douze  mille  hommes  qu'il  envoya  au  secours  de  la 
ligue  et  dont  il  confia  le  commandement  au  comte 
Hercule  Sfondrate,  son  neveu,  qu'il  avait  créé  duc 
de  Monte-Marciano.  Ensuite  il  jjublia  deux  monitoi- 
res  qui  enjoignaient  aux  ecclésiastiques,  aux  sei- 
jrneurs,  aux  magistrats  et  aux  fidèles,  de  sortir  des 
Etats  de  Henri  de  Bourbon  dans  un  délai  de  quinze 
joars,  sous  peine  d'excommunication;  il  fulmina  do 
nouvelles  bulles  d'anathèmes  contre  le  roi,  le  décla- 


rant relaps,  déchu  de  la  couronne  et  privé  de  tous 
ses  domaines  et  seigneuries. 

Marcellin  Landiano,  référendaire  de  la  cour  de 
Rome,  fut  chargé  avec  quelques  jésuites  de  passer 
en  France  pour  répandre  ces  bulles  dans  le  royaume 
et  pour  les  afficher  dans  toutes  les  villes  qui  appar- 
tenaient à  la  ligue.  Mais  ces  censures,  au  lieu  du 
bien  que  le  pape  en  attendait,  produisirent  un  très- 
mauvais  effet.  Le  Parlement,  qui  se  trouvait  à  Tours 
011  l'avait  transféré  Henri  III,  et  la  chambre  de  Chà- 
lons  qui  en  faisait  partie,  condamnèrent  au  feu  leS 
bulles  pontificales,  et  décrétèrent  de  prise  de  corps 
le  nonce  qui  en  éiait  porteur.  Une  assemblée  d'évè- 
ques  déclara  qu'elles  étaient  contraires  aux  canons, 
aux  conciles,  à  l'esprit  dé  la  doctrine  évangélique, 
aussi  bien  rju'aux  usages  constants  de  l'Église  galli- 
cane, qu'elles  étaient  abusives  dans  le  fond  et  dans 
la  forme.  Enfin  le  roi,  loin  de  rien  perdre  de  son  au- 
torité, se  trouva  plus  puissant  qu'auparavant,  et  ré- 
voqua les  anciens  édits  rendus  contre  les  huguenots. 

Néanmoins  Grégoire  ne  se  laissa  pas  abattre  par 
cet  échec;  il  se  mit  en  correspondance  active  avec  les 
Seize,  et  pressa  ouvertement  les  ligueurs  de  déférer 
la  couronne  de  France  au  roi  d'Espagne.  Toutefois 
il  n'eut  pas  la  satisfaction  de  concourir  à  la  réalisa- 
tion de  ce  projet;  il  mourut  quinze  jours  après,  le 
15  octobi-c  1591. 


liNiNOGENT    IX 


b'ib 


Élection  d'Innocent  IX.  —  Son  histoire  avant  son  pontificat.  —  Ses  vertus  et  ses  talents.  —  Il  veut  pacifier  l'Europe  et  réforme 

l'Église.  —  Il  meurt  après  deux  mois  de  règne. 


Dès  que  les  dépouilles  mortelles  de  Grégoire  XIV 
eurent  été  déposées  dans  les  caveaux  de  Saint-Pierre 
de  Rome,  les  cardinau.x  entrèrent  en  conclave.  Avant 
la  fermeture  des  portes,  les  ambassadeurs  des  dillé- 
rentes  puissances  vinrent  suivant  l'usage  faire  leur 
visite  à  chaque  électeur  aCn  de  recommander  leurs 
créatures  ;  puis  les  portes  et  les  fenêtres  furent  mu- 
rées, et  les  brigues  recommencèrent.  Une  seule  nuit 
suffit  pour  faire  le  pape;  les  cardinaux  espagnols 
payèrent  les  votes  argent  comptant,  et  au  matin, 
Sforce,  Mendoce,  Gaétan  Borromée,  Ascanio  Golon- 
na,  Mathei,  Lancelot  et  Montalte  se  rendirent  à  la 
chambre  de  Santi-Quattro,  où  se  trouvait  déjà  Sfon- 
drate  avec  ses  partisans,  et  lui  annoncèrent  qu'ils 
allaient  le  nommer  souverain  pontife  sur  l'heure 
même.  Les  autres  cardinaux  qui  avaient  été  gagnés 
applaudirent  à  cette  proposition,  et  entraînèrent 
Facchinetti  de  Santi- Quattro  à  la  chapelle  Pau- 
line, où  ils  rélurent  à  bulletin  ouvert,  et  le  procla- 
mèrent chef  suprême  de  l'Église  catholique,  aposto- 
lique et  romaine,  sous  le  nom  d'Innocent  IX. 

Le  nouveau  pape  se  plaça  aussitôt  dans  la  chaire 
de  l'Apôtre  et  reçut  l'adoration  du  sacré  collège; 
puis  il  vint  s'asseoir  sur  l'autel  et  reçut  la  deuxième 
adoration;  enfin  il  monta  sur  un  trône  élevé,  que  les 
prêtres  chargèrent  sur  leurs  épaules  et  portèrent  à 
la  basilique  de  Saint- Pierre.    Lorsque  la  prière  du 


Saint-Sacrement  fut  terminée,  le  pape  se  plaça  sur  une 
estrade  élevée  près  de  l'autel  des  saints  apôtres,  et 
reçut  solennellement  la  troisième  adoration. 

Gomme  Innocent  IX  s'était  élevé  par  son-  seul 
mérite  des  rangs  les  plus  infimes  du  clergé  aux  plus 
hautes  dignités,  les  Espagnols  avaient  espéré  qu'ils 
auraient  bon  compte  d'un  pape  qui  leur  devrait  la 
tiare;  il  en  l'ut  tout  autrement.  Le  vertueux  Facchi- 
netti prit  à  cœur  de  faire  servir  l'autorité  suprême 
au  bonheur  des  peuples  ;  il  diminua  d'abord  les  im- 
pôts excessifs  dont  Sixte-Quint  avait  frappé  la  ville 
sainte;  il  réduisit  ses  troupes  de  moitié,  congédia 
bon  nombre  de  courtisans  et  de  valets  dorés  qui  en- 
combraient les  salles  du  Vatican,  et  se  procura  ainsi 
le  moyeu  de  soulager  les  indigents  de  Rome  sans 
aggraver  l'état  du  trésor.  Ensuite  il  assembla  le  sa- 
cré collège,  et  déclara  à  ses  cardinaux  qu'il  était  dé- 
terminé à  rétablir  la  paix  en  Europe,  à  faire  cesser 
les  causes  de  discordes,  et  à  ne  plus  permettre  aux 
jésuites  de  travailler  à  la  conversion  des  héréti- 
ques que  par  la  persuasion  et  par  l'exemple  dos  bon- 
nes œuvres.  Cette  déclaration  solennelle  éclaira  les 
Espagnols  sur  ce  qu'ils  devaient  attendre  d'un  tel 
pape,  et  sa  mort  fut  résolue.  Deux  mois  après  sou 
élection,  le  30  décembre  1 59 1 ,  le  vertueux  Innocent  IX 
mourut  empoisonné  par  ceux-là  mêmes  qui  l'avaient 
élevé  siu-  le  trône  pontifical. 


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157 


546 


HISTOIRE    DES    TAPES 


Election  du  cardinal  Aldobrandin.  —  Son  origine.  —  Commencements  de  son  pontificat.  —  Il  veut  faire  élire  un  roi  en  France. 
—  Les  jésuites  arment  le  bras  de  Jean  Châtel  contre  Henri  IV.  —  La  société  de  Jésus  est  chassée  de  France.  —  Négociations  pour 
l'absolution  de  Henri  IV.  —  Cérémonie  ignominieuse  à  laquelle  se  soumettent  les  ambassadeurs  du  roi  de  France.  —  Clément  VIIl 
fait  une  tentative  pour  ramener  les  Grecs  à  l'orthodosie-  —  Leltre  de  Henri  IV  au  saint-père.  —  Mort  de  Philippe  II,  roi  d'Es- 
pagne. —  Histoire  de  l'Inquisition  sous  son  règne.  —  Diïorpe  de  Henri  IV  et  de  la  reine  Marguerite.  —  Affaire  du  maru|uisat  de 
Saluées.  —  Négociations  de  Sa  Sainteté  avec  l'Espagne  et  l'Angleterre.  —  Rétablissement  des  jésuites  en  France.  —  Mort  d'Êli- 
sabetb,  reine  d'Angleterre.  —  Décision  singulière  des  protestants.  —  Emeute  à  Rome.  —  Mort  de  Clément  VIII. 


Neuf  jours  après  la  mort  d'Innocent  IX,  cinquante- 
deu.x  cardinaux  entrèrent  en  conclave.  Selon  la  con- 
stitution qui  régissait  le  sacré  collège,  il  fallait  les 
deux  tiers  des  voix  pour  nommer  un  pape  au  scru- 
tin, c'est-à-dire  trente-cinq  suffrages  sur  le  nombre 
de  cinquante-deux,  et  il  en  fallait  deux  de  plus,  c'est- 
à-dire  trente-sept,  pour  que  l'élection  Kû  faite  spon- 
tanément, ce  qu'on  appelait  par  adoration. 

L'ambassadeur  espagnol  sut  négocier  avec  tant 
d'habileté  en  faveur  du  cardinal  de  Saint-Séverin, 
son  protégé,  que  le  soir  même  de  l'entrée  au  con- 
clave il  avait  réimi  trente-sept  voix.  Celui-ci  voulut 
qu'on  procédât  immédiatement  à  son  exaltation;  mais 
l'ambassadeur  objecta  que  les  convenances  exigeaient 
qu'il  ne  fût  pas  présent  à  la  cérémonie,  et  pria  les 
cardinaux  de  sa  faction  d'attendre  qu'il  se  fût  retiré 
e'  de  remettre  l'élection  au  lendemain.  Par  malheur, 
pendant  la  nuit  il  se  forma  une  petite  faction  qui 
avait  pour  chef  Altaemps,  et  qui  annonçait  devoir 
contrecarrer  l'élection  du  cardinal  de  Saint-Séverin. 
Sans  perdre  de  temps,  Montalte,  qui  redoutait  de 
voir  les  mécontents  se  renforcer  de  quelques  défec- 
tions, voulut  user  du  stratagème  qui  lui  avait  réussi 
à  l'élection  précédente,  et  se  rendit  avec  ses  créatu- 
res à  la  chambre  de  Séverin  pour  l'entraîner  à  la 
c'.iapelle  Pauline  et  le  faire  pape  par  adoration. 


Cette  fois  il  n'eut  pas  le  même  succès,  la  nuit  avait 
siiffi  pour  opérer  une  défection;  et  lorsque  la  faction 
de  Séverin  voulut  procéder  à  son  exaltation,  il  se 
trouva  qu'ils  n'étaient  plus  qu'au  nombre  de  trente- 
six.  Néanmoins  ils  firent  grand  bruit  en  se  répandant 
dans  les  couloirs,  et  crièrent  :  «  Saint-Séverin  est 
pape  1  »  Comme  ils  traversaient  la  salle  royale,  Al- 
taemps se  présenta  devant  eux  et  leur  adressa  quel- 
ques observations;  mais  au  lieu  de  l'écouter,  ils 
crièrent  plus  fort;  et  Saint-Séverin  lui-même  s'ap 
procha  de  son  adversaire  comme  pour  l'embrasser, 
et  en  réalité  pour  l'empêcher  de  parler.  Alors  Al- 
taemps n'étant  plus  maître  de  sa  colère,  saisit  le  can- 
didat des  Espagnols  par  son  camail,  et  lui  asséna 
dans  la  poitrine  deux  coups  de  poing  si  vigoureux 
qu'il  le  renversa  à  terre.  Saint-Séverin  fut  arraché 
par  ses  partisans  des  mains  de  ce  furieux,  et  quoique 
étourdi  de  la  chute,  il  reprit  en  grande  hâte  le  che- 
min de  la  chapelle  Pauline,  afin  qu'on  procédât  sans 
retard  à  son  élection  par  voie  de  scrutin.  Mais  quand 
on  voulut  recueillir  les  votes,  on  s'aperçut  que  les 
trente-six  cardinaux  qui  l'accompagnaient  encore  dans 
la  salle  royale  se  trouvaient  réduits  à  trente-trois. 

Le  cardinal  Saint-Séverin  cria  à  la  trahison  et  vou- 
lut passer  outre,  se  regardant  comme  canoniquement 
élu  puisqu'il  avait   réuni   trente-sept  suffrages  ,   et 


CLÉMENT    VIII 


547 


prétendant  que  les  ridicules  usages  de  l'adoration  ou 
du  scrutin  ne  constituaient  pas  l'élection  et  ne  ser- 
vaient qu'à  rassembler  les  votes;  qu'en  conséquence 
il  était  pape  et  qu'on  devait  l'introniser.  Il  avait  même 
commencé  à  revêtir  les  ornements  pontificaux ,  lors- 
que le  cardinal  de  Joyeuse  entra  dans  le  conclave. 
Pour  un  instant  les  deux  partis  cessèrent  leurs  dis- 
putes et  cherchèrent  à  gagner  à  leur  cause  le  nouveau 
venu  :  celui-ci  se  voyant  pour  ainsi  dire  l'arbitre  des 
destinées  du  saint-siége,  résolut  de  profiter  des  cir- 
constances pour  SCS  propres  intérêts  et  pour  donner  à 
la  chrétienté  un  chef  de  sa  façon  ;  il  évita  de  se  pro- 
noncer pour  aucune  des  deux  factions ,  et  sous  pré- 
texte de  mettre  les  partis  d'accord ,  il  proposa  de 
nommer  pap'e  le  cardinal  Aldobrandiuo.  Par  une  de 
ces  étranges  révolutions  qui  ne  sont  pas  sans  exem- 
ples dans  les  assemblées  électives,  la  majorité  aban- 
donna son  premier  candidat,  et,  avec  ou  sans  l'inspi- 
ration du  Saint-Esprit,  proclama  pape,  sous  le  nom 
de  Clément  VIII,  le  cardinal  Hippolyte  AlJobrandino. 

C'était,  au  dire  d'un  historien  italien,  un  homme 
plus  audacieux  ([ue  Boniface  VIII  et  Jean  XXIII,  plus 
superbe  et  plus  avide  de  domination  que  Grégoire  VII 
et  Si.\te-Quint,  plus  perfide  qu'Alexandre  VI;  c'était, 
enfin,  un  pape  qui  annonçait  devoir  occuper  digne- 
ment la  chaire  de  l'Apôtre.  Du  reste,  il  commença 
son  règne  par  un  véritable  coup  d'Etat;  il  envoya  si- 
gnifier au  cardinal  de  Gondi ,  archevêque  de  Paris  , 
qui  se  préparait  à  venir  à  Rome  pour  lui  porter  des 
propositions  de  paix  au  nom  de  Henri  IV ,  qu'il  ne 
voulait  pas  entendre  parler  d'accommodements  avec 
un  roi  hérétique,  et  qu'il  eût  à  ne  point  quitter  son 
siège,  sous  peine  de  suspension  de  ses  dignités  et  de 
privation  de  ses  bénéfices. 

Le  cardinal  ne  se  laissa  pas  intimider  par  les  me- 
naces ,  et  pressa  d'autant  plus  son  départ  qu'il  eut 
vent  que  le  saint-père  se  disposait  à  faire  élire  un  roi 
catholique  en  France.  Toutefois  son  arrivée  à  Rome 
ne  changea  rien  aux  dispositions  de  Clément  ^'I1I, 
et ,  quelques  instances  qu'il  fit ,  il  ne  put  empêcher 
la  publication  d'un  bref  adressé  au  cardinal  Séga , 
évêque  de  Florence,  qui  faisait  les  fonctions  de  légat 
en  France  depuis  la  retraite  de  Gaétan  ,  et  dans 
lequel  Sa  Sainteté  enjoignait  à  tous  les  Français  ca- 
tholiques de  se  choisir  un  souverain  qui  professât 
leur  croyance.  Le  parlement  de  Paris  s'empressa  d'en- 
registrer la  buUe,  mais  la  chambre  de  Chàlons  rendit 
aussitôt  un  arrêt  par  lequel  Philippe  Séga  était 
ajourné  personnellement  pour  répoudre  de  sa  con- 
duite; et  défense  fut  faite  à  tous  les  citoyens  de 
conserver  ou  de  publier  la  bulle  de  Clément  VIII, 
d'aider  les  rebelles ,  et  de  se  rendre  aux  assemblées 
qui  pourraient  être  tenues  pour  l'élection  d'un  roi , 
sous  peine,  pour  les  nobles,  de  dégradation  et  d'in- 
famie; pour  les  ecclésiastiques,  de  privation  de  leurs 
bénéfices,  et  pour  tous  d'être  traités  comme  criminels 
de  lèse-majesté ,  perturbateurs  du  repos  pubhc  et 
traîtres  à  la  patrie  ;  en  outre ,  i!  fut  ordonné  que  les 
villes  désignées  par  les  factieux  pour  traiter  de  l'é- 
lection d'un  roi  seraient  rasées  jusqu'aux  fondements 
avec  défense  de  jamais  les  relever. 

Une  nouvelle  sentence  du  parlement  de  Paris 
condamna  aux  flammes  le  décret  de  l'assemblée  de 
Chàlons;   puis  les  ligueurs  convoquèrent  les  états - 


généraux  et  jjroposèrent  de  rapporter  la  loi  salique , 
de  faire  asseoir  sur  le  trône  de  France  l'infante  Isa- 
belle ,  fille  de  Philippe  II ,  de  la  marier  à  l'archiduc 
Ernest,  fils  de  l'empereur  d'Allemagne,  et  par  con- 
séquent de  placer  la  France  sous  le  joug  de  la  mai- 
sou  d'Autriche.  Mais  le  duc  de  Mayenne,  qui  ambi- 
tionnait pour  lui-même  la  couronne  royale,  s'opposa 
à  cet  arrangement  et  le  fit  révoquer.  Le  Parlement 
décréta  alors  qu'on  ferait  épouser  la  future  reine  au 
jeune  duc  de  Guise,  fils  du  Balafré.  Le  duc  de 
Mayenne,  mécontent  de  cette  nouvelle  détermination, 
la  fit  encore  rapporter;  et  quand  il  vit  l'impossibilité 
de  ramener  sur  sa  personne  les  suffrages  de  l'assem- 
blée ,  il  songea  à  traiter  avec  le  roi  de  Navarre  aux 
meilleures  conditions. 

Dès  ce  moment,  les  esprits  parurent  avoir  pris  une 
tout  autre  direction  ;  les  ligueurs  alïectèrent  des 
sentiments  patriotiques  ,  déclarèrent  qu'il  était  in- 
digne des  Français  de  vouloir  se  ranger  sous  la 
domination  étrangère,  et  ii  n'y  eut  pas  jusqu'à  l'é- 
\êque  de  Senlis,  ce  fougueux  jésuite  qui  avait  dirigé 
la  procession  de  la  ligue,  qui  ne  cédât  à  l'inlluence 
de  l'argent  du  Béarnais.  «Personne  ne  peut  mettre 
en  doute,  disait-il  dans  un  sermon,  que  Philippe  II, 
sous  prétexte  de  rehgion,  ne  cherche  à  atteindre  le 
but  de  son  ambition  perfide;  et  je  supplie  tous  les 
catholiques  de  bonne  foi  de  se  déclarer  avec  moi  l'en- 
nemi de  ce  monstre  1  »  Le  parlement  de  Paris  revint 
également  sur  ses  précédentes  décisions ,  et  rendit 
un  arrêt  pour  empêcher  qu'on  élevât  sur  le  trône 
aucun  étranger,  et  pour  révoquer  tout  ce  qui  avait 
été  fait  contre  la  loi  salique  et  la  constitution  fonda- 
mentale du  royaume. 

Enfin ,  cette  assemblée  convoquée  par  le  pape , 
dont  les  Espagnols  attendaient  de  si  grands  effets , 
n'aboutit  pour  eux  qu'à  une  satire  nommée  Ménip- 
pée,  qui,  en  les  tournant  en  ridicule,  leur  porta  un 
coup  plus  terrible  que  n'aurait  pu  le  faire  la  plus 
éclatante  défaite.  Pour  surcroit  de  malheur,  Henri IV 
abjura  solennellement  le  calvinisme  dans  l'église  de 
Saint-Denis,  le  dimanche  25  juillet  1593,  et  se  fit 
absoudre  par  l'évêque  de  Bourges,  assisté  du  cardi- 
nal de  Vendôme,  des  anathèmes  et  des  excommuni- 
cations lancées  contre  lui  par  la  cour  de  Rome. 

PhiHppe  Séga,  le  nonce  apostoliijue,  qui  était  dans 
les  intérêts  de  l'Espagne,  protesta  contre  ce  qu'il 
appelait  une  fausse  conversion ,  et  prétendit  qu'un 
hérétique  relaps  ne  pouvait  être  absous  que  par  le 
pontife.  Henri  députa  aussitôt  le  duc  de  Nevers  pour 
obtenir  du  saint-père  qu'il  levât  les  censures  pro- 
noncées contre  sa  personne  ;  mais  l'ambassadeur  ne 
put  rien  changer  aux  dispositions  de  Sa  Sainteté  ; 
Grégoire  refusa  opiniâtrement  d'absmidre  le  roi,  et 
déclara  que  son  intention  formelle  était  de  l'exclure 
du  trône  de  France. 

En  même  temps  le  général  des  jésuites  expédia  des 
ordres  secrets  auxmembres  de  la  société  qui  siégeaient 
à  Paris,  et  leur  enjoignit  de  chercher  un  assassin,  et 
d'en  agir  avec  Henri  IV  comme  ils  avaient  déjà  fait 
avec  Henri  III. -Les  bons  Pères  se  mirent  en  quête 
dans  la  capitale  et  dans  les  provinces ,  afin  de  trou- 
ver ce  que  Sa  Sainteté  réclamait,  un  fanatique  prêt 
à  sacrifier  sa  vie  pour  la  défense  de  la  religion.  Leurs 
efforts  furent  couronnés  de  succès  ;  un  pauwe  inseii.sé 


548 


HISTOIRE    DES    PAPES 


nomnu'  Barriôro ,  qui  était  devonu  fou  à  la  suite  île 
la  perte  de  sa  maîtresse,  se  préseula  aux  jésuites 
d'Orléans,  et  offrit  d'assassiuer  le  roi.  Ceux-ci  reçu- 
rent ses  confidences,  le  fortilièrent  dans  sa  résolu- 
tion et  l'envovèrent  à  Paris  au  révérend  Père  Aubri. 
curé  de  Saint-André  des  Arcs,  qui  s'empressa  de  le 
conduire  à  Varade  ,  un  des  chefs  de  son  ordre.  En 
présentant  Barrière  ,  il  dit  au  recteur  :  «  "N'oici  Aod 
qui  doit  frapper  Eglon,  <-  faisant  allusion  à  Henri  I\'. 
Néanmoins  la  j)rédiction  ne  s'accomplit  pas  ;  le  meur- 
trier étant  sorti  de  Paris  pour  se  rendre  auprès  du 
roi,  fut  arrêté  à  Melun  ,  porteur  d'un  poignard  em- 
poisonné ;  ayant  été  immédiatement  appliqué  à  la 
question,  il  fut  convaincu  sur  ses  aveux  du  crime  de 
lèse-majesté ,  condamné  au  dernier  supplice  et  exé- 
cuté à  l'heure  même. 

Cette  tentative  infructueuse  porta  un  coup  funeste 
à  la  ligue,  non  point  à  cause  de  l'horreur  qu'inspirait 
le  crime,  mais  seulement  parce  que  les  uns  et  les 
autres  pressentaient  que  le  règne  des  jésuites  touchait  à 
sa  lin  et  aboutirait  à  une  catastrophe.  En  effet,  chaque 
jour  amena  de  nouvelles  défections  dans  le  parti  des 
ligueurs;  Vitri,  gouverneur  de  Meaux,  vint  remettre 
à  Henri  l\  les  clés  de  la  forteresse  qu'il  comman- 
dait ;  le  seigneur  d'Alincourt  lui  ouvrit  les  portes  de 
Pontoise;  le  maréchal  de  la  Châtre  rendit  Orléans  et 
Bourges,  et  Ornano  se  soumit  avec  la  ville  de  Lyon; 
enfin  le  duc  de  Mayenne  s'étant  retiré  de  Paris,  le 
duc  de  Féria,  les  troupes  espagnoles  et  les  plus  dé- 
terminés ligueurs  furent  obligés  de  sortir  de  la  capi- 
tale, et  le  roi  y  fit  son  entrée  solennelle  le  22  mars 
1594.  Le  Parlement  décréta  l'obéissance  à  Henri 
obligatoire  pour  tous  les  Français,  sous  peine  de  crime 
de  lèse-majesté,  et  la  Sorbonne  ordonna  pareillement 
de  se  soumettre  au  roi,  sous  peine  de  péché  mortel  ; 
puis  on  lacéra  tous  les  registres  renfermant  des  dé- 
cisions injurieuses  pour  le  prince,  et  on  brûla  tous 
les  écrits  publiés  contre  lui.  Rouen,  Laon,  presque 
toutes  les  grandes  villes,  des  provinces  entières,  jus- 
qu'aux extrémités  du  royaume,  imitèrent  l'exemple  de 
Paris,  et  les  seigneurs  les  plus  fiers  et  les  plus 
puissants,  sans  en  excepter  le  duc  de  Guise,  recon- 
nurent l'autorité  du  relaps  Henri  TV. 

Mais  dans  le  moment  où  tous  les  ordres  de  l'État 
sî  faisaient  un  mérite  de  leur  soumission,  il  n'en 
était  pas  de  même  des  ordres  religieux,  placés  sous 
l'influence  de  la  cour  de  Rome  ;  les  chartreux,  les 
dominicains,  les  jacobins,  les  capucins,  les  francis- 
cains, et  surtout  les  jésuites,  refusèrent  d'admettre 
Henri  lY  à  la  participation  des  prières  publiques, 
et  se  répandirent  même  en  menaces  et  en  injures 
tellement  violentes  contre  lui  dans  leurs  sermons, 
qu'il  se  détermina  à  réveiller  l'ancien  procès  pendant 
entre  la  société  de  Jésus  et  l'Université,  relativement 
à  l'enseignement,  afin  de  faire  condamner  les  enfants 
d'Ignace  de  Loyola  et  de  les  expulser  de  France, 
Bans  que  le  saint-père  pût  rejeter  sur  lui  la  respon- 
sabilité de  cette  mesure.  Cliaque  parti  se  disposa  à 
la  lutte  en  inondant  la  capitale  de  pamphlets;  les 
universitaires  appelèrent  les  jésuites  des  empoison- 
neurs, des  fauteurs  de  troubles,  des  instigateurs  de 
régicides,  et  demandèrent  qu'ils  fussent  bannis  du 
royaume  ;  ceux-ci  ripostèrent  vigoureusement,  et 
ameutèrent  contre  l'Université  tout  ce  qu'ils  purent 


recruter  de  dévoies  cl  de  fanatiques.  Enfin  le  combat 
s'engagea  dans  les  formes,  et  les  parties  comparu- 
rent devant  le  Parlement.  Antoine  Arnaud,  avocat  à 
Paris,  chargé  de  jdaider  pour  l'Université,  prononça 
ce  fameux  discours  qu'on  appela  le  péché  originel  de 
sa  famille,  et  dans  lequel  l'orateur  représentait  les 
jésuites  sous  les  couleurs  les  plus  odieuses,  les  accu- 
sant d'être  les  moteurs  de  la  ligue,  les  assassins 
gagés  de  Philippe  II,  les  complices  de  Jacques  Clé- 
ment, de  Barrière  et  de  Babiiigton,  les  corrupteurs 
de  la  jeunesse,  les  ennemis  du  genre  humain. 

«  Il  est  temps  que  le  monde  apprenne  à  con- 
naître les  jésuites,  s'écriait  l'éloquent  avocat  dans  la 
chaleur  de  son  improvisation  ;  il  est  temps  que  les 
nations  fassent  boimejustice  de  ces  vautours  sangui- 
naires qui  planent  sur  nos  têtes  et  (jui  s'apprêtent  à 
nous  dévorer.  Peuples  !  sachez  que  ces  exécrables 
suppôts  du  pape  veulent  faire  de  la  France  ce  qu'ils 
ont  fait  de  l'Amérique,  où  vingt  millions  d'hommes, 
de  femmes  et  d'enfants  ont  été  pollués,  brûlés,  ou 
égorgés  sous  prétexte  de  religion.  Apprenez  que  leur 
amour  de  l'or  est  aussi  insatiable  que  leur  soif  de 
sang,  et  qu'ils  ont  dépeuplé  des  îles  entières  pour 
assouvir  leur  cupidité,  en  forçant  les  hommes  à  s'en- 
sevelir tout  vivants  dans  les  mines,  et  en  contrai- 
gnant les  femmes  à  labourer  la  terre  rougie  du  sang 
de  leurs  enfants. 

«  Sachez  donc  qu'ils  sont  les  inventeurs  de  ces 
nouvelles  tortures,  appelées  les  gênes  publiques, 
qu'ils  font  subir  à  ((uatrc  mille  hommes  à  la  fois,  qui 
restent  exposés  pendant  des  mois  entiers  à  toutes 
les  intempéries  des  saisons,  attachés  les  uns  aux 
autres  par  des  chaînes  de  fer,  entièrement  nus,  et 
frappés  trois  fois  par  jour  jusqu'à  ce  qu'ils  aient 
indiqué  l'endroit  où  se  trouvent  cachés  de  prétendus 
trésors  ;  et  comme  ces  infortunés  n'ont  rien  à  dé- 
couvrir, ils  s'acharnent  sur  eux  et  les  font  mourir 
sous  les  coups  de  bâton.  Si  bien  que  les  malheureux 
Indiens,  pour  échapper  à  la  barbarie  des  jésuites, 
fuient  dans  les  montagnes,  ou  dans  leur  désespoir  se 
pendent  eux-mêmes  aux  arbres  des  forêts,  avec  leurs 
femmes  et  leurs  petits  enfants  attachés  à  leurs  pieds. 

«  Apprenez  que  ces  exécrables  disciples  d'Ignace 
de  Loyola  poussent  la  barbarie  jusqu'à  donner  la 
chasse  aux  fugitifs,  ainsi  qu'on  fait  ici  aux  cerfs  et 
aux  sangliers,  et  qu'ils  les  font  manger  par  leurs 
dogues  ;  ou  s'ils  leur  conservent  la  vie,  c'est  pour 
les  contraindre  à  recueillir  du  miel  et  de  la  cire  dans 
les  forêts,  où  ces  pauvres  gens  sont  étouffés  par  les 
serpents  et  dévorés  par  les  tigres  ;  ou  bien  c'est  pour 
s'en  servir  comme  plongeurs,  au  risque  de  les  faire 
manger  par  les  tuberons  ;  ou  bien  encore  c'est  pour 
les  former  en  bandes,  et  pour  les  envoyer  combattre 
leurs  frères  dans  les  savanes. 

«  Enfin,  leur  avarice  est  telle  et  leur  mépris  pour 
l'espèce  humaine  est  si  grand,  que  lorsqu'ils  doivent 
transporter  des  esclaves  d'une  île  à  l'autre,  ils  en- 
combrent d'Indiens  leurs  navires,  sans  s'inquiéter 
s'ils  sont  assez  grands  pour  les  contenir  tous,  et  s'ils 
ne  seront  pas  obligés  d'en  jeter  à  la  mer  pour  allé- 
ger le  bâtiment  à  la  plus  légère  bourrasque.  Aussi 
pour  naviguer  de  l'île  de  Lucaye  jusqu'à  l'île  de 
Cuba,  n'esl-il  plus  besoin  ni  d'aiguille  ni  de  carte 
marine,  et  suffit-il  de  suivre  les  traces  des  cadavres 


I 


650 


HISTOIRE     DES    PAPES 


lies  Indiens  qui  flottent    sur  la  mer "  Antoine 

Arnaud  arsruait  de  tous  ces  faits,  qu'il  était  urgent 
pour  le  royaume  de  bannir  ces  infâmes,  et  concluait 
;'i  leur  condamnation. 

Les  jésuites  ne  pouvant  se  laver  de  toutes  ces  im- 
putations, qui  étaient  appuyées  do  témoignages  in- 
contestables et  de  preuves  accablantes,  se  tournèrent 
du  côté  de  Rome,  et  supplièrent  Clément  Vlll 
d'intervenir  dans  la  querelle.  Comme  Henri  l\  avait 
un  très-vif  désir  d'être  relevé  des  censures  ecclésias- 
tiques, il  ne  fut  jvis  diflicile  à  Sa  Sainteté  d'obtenir 
du  roi  que  le  procès  déjà  tant  de  fois  entamé  et  repris 
fût  encore  renvoyé  jusqu'à  plus  amples  informations, 
c'est-à-dire  à  une  époque  indéterminée.  Mais  les 
bons  Pères  prévoyant  que  la  lutte  serait  à  recom- 
mencer dès  que  le  prince  aurait  été  réconcilié  avec 
l'Eglise,  voulurent  prévenir  les  effets  de  son  mauvais 
vouloir,  et  armèrent  contre  lui,  pour  la  deuxième 
fois,  le  bras  d'un  assassin. 

Un  jeune  liomme  de  dLx-neuf  ans,  qui  faisait  ses 
études  dans  un  de  leurs  collèges,  pénétra  dans  l'in- 
térieur du  Louvre  et  jusqu'à  la  chambre  de  Gabriclle 
d'Estrées,  le  jour  même  où  Henri  IV  arrivait  de  Pi- 
cardie et  recevait  les  soigneurs  de  sa  cour;  et  pen- 
dant que  le  roi  se  baissait  pour  relever  deux  ligueurs. 
Ragni  et  Monsigni ,  qui  étaient  venus  lui  présenter 
leurs  hommages,  il  lui  donna  un  coup  de  couteau 
qui  lui  coupa  la  lèvre  supérieure  et  lui  cassa  une 
dent.  Henri  porta  aussitôt  la  main  à  sa  bouche,  et  la 
retirant  pleine  de  sang,  s'écria  :  «  Je  suis  blessé!  » 
Puis  regardant  autour  de  lui,  et  apercevant  une 
femme,  appelée  Mathurine,  qui  depuis  longtemps 
suivait  la  cour  en  quabté  de  folle,  il  ajouta  :  «  Au 
diable  soit  la  folle  !  c'est  elle  qui  m'a  frappé.  »  Cette 
femme  courut  immédiatement  fermer  la  porte,  indi- 
quant ainsi  qu'elle  était  innocente  et  que  l'on  devait 
chercher  le  coupable.  Le  comte  de  Soissons  aperçut 
alors  à  ses  côtés  un  jeune  homme  qui  paraissait 
extrêmement  agité  ;  il  le  saisit  par  le  bras,  et  voyant 
son  trouble  augmenter,  il  lui  cria  :  «  C'est  vous  ou 
moi  qui  avons  fait  le  coup!  »  Puis,  fouillant  dans  son 
pourpoint,  il  en  retira  un  couteau  tout  sanglant.  Sa 
■  Majesté  voulait  qu'on  laissât  aller  l'assassin  à  cause 
de  son  extrême  jeunesse,  et  dit  qujelle  lui  pardon- 
nait; mais  lorsque  dans  une  de  ses  réponses  le  cou- 
pable eût  déclaré  qu'il  sortaitdu  collège  desjésuites, 
le  roi  revint  sur  sa  première  décision,  et  ordonna 
qu'on  s'assurât  de  sa  personne. 

Le  grand  prévôt  s'empara  immédiatement  du  ré- 
gicide et  le  fît  conduire  au  Fort-l'Évêque,  et  ensuite 
à  la  Conciergerie  où  il  fut  interrogé  par  le  président 
de  Thou  et  traduit  en  jugement  devant  le  Parlement. 
Il  déclara  se  nommer  Jean  Châtel.  être  le  lils  d'un 
riche  marchand  drapier,  et  avoir  fait  ses  études  au 
coUége  de  Clermont,  ainsi  nommé  parce  que  les  bâ- 
timents avaient  été  donnés  aux  jésuites  par  un  de 
leurs  protecteurs,  évêque  de  Clermont;  il  avoua 
qu'ayant  contracté  des  habitudes  honteuses  de  sodo- 
mie et  ne  se  sentant  pas  la  force  de  surmonter  ses 
goûts  dépravés,  et  ne  voulant  pas  non  plus  perdre  sa 
part  du  ciel,  il  avait  résolu  d'expier  ses  fautes  en  as- 
sassinant le  roi  ;  ce  qui,  suivant  ce  qu'il  avait  en- 
tendu dire  dans  les  sermons  des  Pères  du  collège, 
était  l'action  la  plus  agréable  à  Dieu.  Il  ajouta   qu'il 


avait  consulté  son  régent,  le  jésuite  Guéret,  deux  jours 
avant  l'allentat ,  sur  des  scrupules  de  conscience;  et 
que  cependant  il  ne  lui  avait  pas  parlé  de  son  projet. 
On  lapplicjua  à  la  torture  ordinaire  et  extraordi- 
naire, qu'il  supporta  très-courageusement  et  sans 
faire  d'autre  aveu.  Sa  sentence  de  mort  fut  prononcée 
et  exécutée  le  même  jour  :  on  lui  plaça  dans  la  main 
droite  le  couteau  parricide  ,  et  c'est  ainsi  armé 
iju'elle  fut  brûlée  par  le  bourreau;  il  fut  ensuite  te- 
naillé, tiré  à  quatre  chevaux,  et  parut  insensible  aux 
douleurs  atroces  du  plus  affreux  supplice  ;  enfin  ses 
membres  séparés  du  tronc,  furent  jetés  au  feu  et  ses 
cendres  au  vent. 

Les  jésuites,  qui  avaient  fait  de  Jacques  Clément 
un  saint  martyr,  inscrivirent  également  Jean  Châtel 
dans  leur  martyrologe  ;  mais  ils  ne  purent  en  célé- 
brer officiellement  le  culte,  par  suite  de  la  surveil- 
lance qu'on  exerçait  dans  leurs  maisons.  Le  Parle- 
ment ordonna  même  qu'on  procédât  à  des  recherches 
exactes  dans  leurs  collèges,  ce  qui  produisit  de  bIb- 
gulières  découvertes  ;  on  trouva  entre  autres  choses 
dans  les  papiers  du  Père  Guignard  des  sermons  où 
ce  vertueux  jésuite  désignait  Henri  IV  par  le  nom 
de  Renard  de  Bèarn,  Elisabeth  d'Angleterre  par 
celui  de  Louve  en  rut,  le  roi  de  Suède  par  celui  de 
Griffon,  et  l'électeur  de  Saxe  par  celui  de  Porc  ;  on 
trouva  dans  une  armoire  secrète  différents  libelles 
où  les  révérends  disaient  que  Henri  de  Navarre  serait 
trop  heureux  que  l'on  voulût  bien  l'enfermer  pour 
toute  sa  vie  dans  les  cachots  d'un  monastère,  afin 
d'y  faire  pénitence;  qu'il  méritait  mille  morts  pour 
ses  crimes  et  pour  son  hérésie  ;  que  si  on  ne  pouvait 
l'occireà  la  guerre,  il  fallait  l'assassiner  pendant  la  paix. 

Ces  pamphlets  décidèrent  du  sort  de  la  société  en 
France,  et  mirent  fin  au  procès  qui  était  en  instance 
depuis  trente  ans  ;  les  jésuites  furent  chassés  du 
royaume  par  une  sentence  du  Parlement  ainsi  con- 
çue :  «  Nous  ordonnons  que  les  prêtres  et  les  éco- 
liers de  la  société  de  Jésus ,  perturbateurs  du  repos 
public,  ennemis  de  l'Etat,  corrupteurs  de  la  jeunesse, 
sortent  du  royaume  dans  le  délai  de  quinze  jours, 
sous  peine  d'être  traités  comme  criminels  de  lèse- 
majesté.  Leurs  biens  seront  saisis  et  confiscpiès  au 
profit  du  roi....  »  Le  Père  Guéret,  professeur  de 
philosophie,  fut  en  outre  appliqué  à  la  torture  ordi- 
naire et  extraordinaire,  puis  exilé  ;  et  le  Père  Gui- 
gnard fut  condamné  à  être  pendu  en  place  de  Grève. 
On  rasa  la  maison  de  Jean  Châtel,  et  on  éleva  sur 
l'emplacement  une  pyramide  à  quatre  faces,  sur  la- 
quelle on  grava  l'arrêt  du  Parlement  et  des  inscrip- 
tions qui  vouaient  à  l'exécration  des  hommes  les 
jésuites  et  leurs  séides.  Cette  condamnation,  qui 
s'étendait  sur  l'ordre  entier,  fil  une  grande  sensation 
en  Europe  et  surtout  à  la  cour  de  Rome.  Clément 
VIII  se  récria  sur  ce  qu'on  en  était  venu  à  une  telle 
extrémité;  il  déclara  en  plein  consistoire  que  les  jé- 
suites avaient  bien  mérité  de  l'Église,  en  armant  le 
bras  des  assassins  contre  les  rois,  et  fit  l'apologie  des 
Pères  qui  étaient  morts  pour  la  cause  du  saint-siège. 

«  Néanmoins,  dit  l'Estoile,  un  simple  décret  du 
Parlement  opéra  en  un  jour  ce  que  ([uatre  batailles 
et  dix  années  de  guerres  n'eussent  pu  accomplir.  Le 
calme  fut  rétabli  en  France,  comme  par  miracle,  et 
la  politique  du  saint-père  changea  entièrement.  » 


^"9^' 


CLEMENT    VIH 


551 


Sa  Sainteté  se  prit  à  redouter  que  les  Français, 
qui  déjà  avaient  reconnu  le  roi  Henri  IV,  sans  égard 
pour  les  anathèmes  et  les  excommunications  de  Rome, 
n'entreprissent  de  régler  l'administration  de  l'Église 
gallicane  en  créant  un  patriarche  chargé  de  la  direc- 
tion des  afl'aires  ecclésiastiques;  et  pour  prévenir  un 
coup  si  funeste  à  son  autorité,  elle  chercha  à.  se  rap- 
procher du  cardinal  de  Gondi,  et  fit  dire  à  ce  prélat 
que  si  le  roi  voulait  lui  adresser  une  ambassade  so- 
lennelle, elle  se  montrerait  disposée  à  écouter  ses  de- 
mandes et  à  satisfaire  aux  pieux  désirs  de  Sa  Majesté. 

Henri,  qui  songeait  déjà  à  solliciter  à  Rome  son 
divorce  d'avec  la  reine  Marguerite,  s'empressa  d'en- 
voyer Arnaud  d'Ossat  et  du  Perron,  avec  le  titre  de 
plénipotentiaires,  pour  débattre  avec  Clément  VIII 
les  conditions  de  sa  réconciliation  avec  l'Église.  Mais 
dans  l'intervalle,  les  Espagnols  ayant  obtenu  quel- 
ques avantages  contre  les  troupes  françaises,  et  ayant 
réussi  à  prendre  Dourlens  sur  l'amiral  Villars,  qui 
fut  égorgé  de  sang-froid  par  ordre  de  Contreras, 
commissaire  général  des  troupes  de  Philippe  II,  le 
saint-père,  qui  s'était  montré  si  accommodant,  rede- 
vint exigeant,  et  ne  consentit  à  relever  le  roi  des 
censures  de  l'Église  qu'aux  conditions  suivantes  : 
«  1°  Les  ambassadeurs  prononceront  au  nom  du  roi 
une  abjuration  solennelle  et  se  soumettront  aux  cé- 
rémonies humiliantes  usitées  dans  l'Église  pour  ces 
occasions.  —  2°  Le  roi  de  France  rétablira  le  catho- 
licisme dans  le  Béarn,  prendra  sous  sa  protection 
tous  les  prêtres  orthodoxes,  et  leur  donnera  des  ap- 
pointements de  ses  propres  deniers,  jusqu'à  ce  qu'il 
lésait  pourvus  de  bons  bénéfices.—  3°  Les  ecclésias- 
tiques dévoués  à  la  cour  de  Rome  posséderont  seuls 


les  emplois  et  les  dignités  de  l'Église. —  4»  Sa  Ma- 
jesté fera  publier  et  observer  les  décisions  du  con- 
cile de  Trente,  quoique  ses  prédécesseurs  les  aient 
déclarées  attentatoires  aux  droits  de  la  nation  et 
destructrices  de  toute  lil)erté.  —  5"  Le  roi  obser- 
vera un  jeûne  rigoureux  pendant  neuf  mois,  récitera 
soir  et  matin  ses  patenôtres,  entendra  la  messe  tous 
les  jours,  se  confessera  au  moins  quatre  fois  l'an, 
et  recevra  la  sainte  communion:  enfin  il  bâtira  un 
grand  nombre  de  monastères,  les  dotera  richement, 
et  rappellera  les  jésuites.  » 

Selon  les  instructions  de  Henri  IV,  les  ambassa- 
deurs souscrivirent  aux  exigences  de  Clément  VIII. 

On  fit  alors  les  préparatifs  pour  la  cérémonie  de 
l'abjuration,  à  laquelle  le  pape  voulait  donner  un 
appareil  extraordinaire.  Une  estrade  spacieuse  fut 
dressée  au  milieu  du  parvis  de  Saint-Pierre;  et  le  17 
septembre  de  l'année  1595,  le  pontife  sortit  du  Va- 
tican, escorté  par  tous  ses  cardinaux,  ses  archevê- 
ques, ses  évêques,  ses  grands  officiers,  ses  péniten- 
ciers, SOS  maîtres  de  cérémonies,  et  vint  occuper  un 
trône  magnifique,  couvert  de  riches  tentures  de  soie 
et  d'or,  tout  étincelant  de  pierreries,  qui  lui  avait 
été  élevé  sur  l'estrade  faisant  face  à  la  basilique, 
dont  les  portes  se  trouvaient  fermées.  Du  Perron  et 
d'Ossat  s'approchèrent  du  trône,  la  tète  découverte, 
dans  une  attitude  de  suppliants,  se  prosternèrent  sur 
tous  les  degrés  de  l'estrade  et  baisèrent  humble- 
ment les  pieds  du  pape;  puis,  sans  se  relever,  ils 
abjurèrent  d'une  voix  haute  et  lamentable  le  calvi- 
nisme au  nom  de  leur  maître.  Clément  leur  donna 
lecture  des  conditions  auxquelles  Henri  IV  devait  se 
soumettre  pour  obtenir  son  absolution;  après  qu'ils 


HISTOIRE    DES    PAPES 


La  reine  Marguerite,  femme  de  Henri  IV 


eurent  juré  sur  l'Évangile,  en  présence  de  tout  le 
peuple  et  des  ambassadeurs,  que  le  roi  se  conforme- 
rait à  toutes  les  volontés  de  la  cour  de  Rome,  il  leur 
fit  signe  de  se  mettre  à  plat  ventre,  et  s'armant  d'une 
baguette  de  bedeau,  il  leur  en  donna  trois  coups 
enl'bonneurde  la  sainte  Trinité;  ensuite  il  craclia  sur 
eux,  puis  leur  mit  le  pied  sur  le  cou,  et  le  clergé 
entonna  le  Miserere. 

A  la  fin  de  chaque  verset,  Sa  Sainteté  frappailrde 
sa  baguette  les  deux  représentants  du  roi  de  France, 
et  cela  si  vigoureusement,  que  d'Aubigné,  qui  nous 
a  laissé  une  description  de  cette  cérémonie,  dit  que 
les  pauvres  ambassadeurs  en  conservèrent  sur  les 
épaules  des  marques  bleues  et  noires  pendant  plu- 
sieurs semaines.  Quant  à  ce  qu'il  pense  de  la  con- 
duite de  Henri  IV  dans  cette  occasion,  voici  de 
(jTielle  manière  il  s'exprime  :  «  Ne  voyez-vous  pas 
comme  l'État  se  soumet  à  l'Église  ;  comme  le  roi, 
après  s'être  montré  si  brave  sur  le  champ  de  ba- 
taille, se  ravale  devant  les  mules  du  pape  ;  comme  il 
reçoit  gracieusement   les  gaulades    de   Sa   Sainteté 


dans  les  personnes  de  ses  ambassadeurs,  lesquels 
sont  couchés  de  ventre  à  bèchenez  comme  une  paire 
de  maquereaux  sur  le  gril,  depuis  Miserere  jusqu'à 
Vitulos  1  Encore  si  cet  excès  de  bassesse  eût  suffi 
pour  réconcilier  le  prince  avec  le  ciell  mais  non,  il 
a  fallu  encore  qu'il  jouât  le  même  jeu  avec  monsei- 
gneur le  légat  romain,  et  c'est  tout  au  plus  s'il  a  ob- 
tenu du  sale  tonsuré  la  permission  de  conserver  ses 
chausses  pour  recevoir  la  sainte  gaulade.  " 

Cette  humiliante  cérémonie  terminée,  du  Penon 
et  d'Ossat  se  relevèrent ,  et  le  saint-père  prononça  à 
haute  voix  la  formule  de  l'absolution  :  a  Par  l'auto- 
rité du  Dieu  tout-puissant,  des  bienheureux  apôtres 
saint  Pierre  et  saint  Paul,  et  par  la  mienne,  qui 
est  au-dessus  de  toutes  les  dominations  de  la  terre, 
j'absous  Henri  de  Bourbon,  roi  de  France  !  »  Les 
portes  de  la  basilique  s'ouvrirent  aussitôt;  Clé- 
ment VIII  se  retourna  vers  les  deux  ambassadeurs, 
et  étendant  le  bras  vers  l'église,  il  ajouta  ;  h  A  pré- 
sent que  j'ai  ouvert  les  portes  de  l'Église  à  votre 
maître,  faites-le  souvenir  qu'il  doit  éviter  de  m'obli- 


CLÉMENT   VIII 


553 


Alphonse  d'Esté,  duo  de  Ferrare,  anathématisé  par  le  pape 


ger  à  les  lui  fermer  de  nouveau.  »  Le  canon  du  châ- 
teau Saint-Ange  tirades  salves,  le  son  des  trompettes 
se  joignit  au  bruit  de  l'artillerie,  et  vint  appren- 
dre au  monde  qu'un  roi  de  France  avait  eu  la  lâ- 
dieté  de  se  coucher  dans  la  poussière  aux  pieds  d'un 
pape,  de  lécher  ses  sandales  et  d'être  sali  de  sa  bave  ! 
Malgré  cette  dégradante  concession  de  Henri  IV, 
ou  peut  être  rnt'me  à  cause  de  la  condescendance  du 
roi,  Sa  Sainteté  relarda  d'un  mois  entier  la  promul- 
gation de  la  bulle  d'absolution,  afin  de  donner  au 
duc  de  Mayenne  et  aux  Espagnols  le  temps  de  rem- 
porter quelques  victoires  sérieuses  sur  le  Béarnais, 
et  pour  se  dispenser,  s'il  y  avait  lieu,  de  la  pujjlier. 
Pour  celui-ci,  dit  Mézerai,  il  n'eut  pas  plutôt  reçu 
la  nouvelle  de  son  absolution,  (ju'il  fit  rendre  des 
actions  de  grâces  à  Dieu,  par  tout  son  royaume, 
II 


et  commanda  au  Parlement  de  lever  les  défenses 
d'aller  à  Rome.  Il  déclara  également  qu'il  voulait  que 
le  concordat  signé  avec  le  pape  fût  religieusement 
observé;  enfin  dans  toutes  ses  actions,  le  roi  gascon 
chercha  à  témoigner  sa  reconnaissance  au  souverain 
pontife  Clément  VIII. 

Ainsi  fut  accomplie  la  plus  insigne  et  la  plus  lâche 
des  conversions;  ainsi  devint  catholique  pour  la 
deuxième  fois,  un  prince  débauché,  égoïste  et  periiie, 
qui  avait  déjà  renié  le  calvinisme  et  le  catholicisme, 
et  qui  se  trouvait  deux  fois  relaps.  Les  flatteurs  des 
rois,  les  écrivayis  stipendiés  par  le  despotisme,  ont 
essayé  d'excuser  la  fourberie  de  Henri  l\,  i|u'ils  ap- 
pellent Henri  le  Grand,  en  mettant  dans  sa  bouche  ce 
prétendu  bon  mot  :  «  Paris  vaut  bien  une  messe!  » 
Non,  lâches  adulateurs  du  pouvoir,  non,  serviles  ado- 


554 


HISTOIRE    DES     PAPES 


ratours  du  veau  d'or,  ni  Paris,  ni  la  Franco,  ni  le  niondo 
onlier  n'auraient  dû  ontrainer  un  lioninn'  viTitalilcnionl 
grand  à  jouer  un  rôle  d'hypocrisie,  à  feindre  de  croire 
aux  superstitions  du  papisme,  à  tromper  les  nations, 
à  mentir  à  sa  conscience!  11  est  vrai  que  ces  maximes 
sont  les  règles  de  conduite  des  prêtres  et  des  rois; 
mais  aux  yeux  des  philosophes,  de  ceux  ([ue  vous  nom- 
me/, les  ennemis  du  trône  et  de  l'autel,  ce  sont  des 
maximes  réprouvées  et  exécrables;  pour  nous,  Henri  IV 
a  accompli  un  acte  il'insigne  lâcheté. 

Forcé  de  renoncer,  pour  ipielque  temps  du  moins, 
à  soulever  de  nouveaux  troubles  en  France,  Clément 
VIII  se  rejeta  sur  l'Ilalie,  et  lança  une  liulle  d'ex- 
communication contre  César  d'Esté,  duc  de  Ferrare, 
qui,  à  la  mort  du  duc  Alphonse  II,  son  grand-oncle, 
avait  pris  le  gouvernement  du  duchéaux  acclamations 
des  grands  et  du  ]ieuple,  et  qui  avait  le  tort  Ijien 
grave  de  ne  pas  aimer  les  jésuites  et  de  vouloir  se 
montrer  tolérant.  Sa  Sainteté  donnait  pour  jirétexte 
à  cette  mesure,  que  rillégitimité  de  la  naissance  du 
père  de  César  devait  exclure  celui-ci  du  trôi\e,  raison 
qui  dans  toutes  les  époques  et  même  de  nos  jours 
mettrait  en  question  l'hérédité  d'un  grand  nombre 
de  rois.  Aux  allégations  de  la  cour  de  Rome,  le  duc 
opposait  la  légitimation  de  don  Alphonse,  son  père, 
par  un  mariage  subséquent  entre  Laure  son  aïeule  et 
le  duc  Alphonse  I"  ;  de  plus,  il  faisait  valoir  les 
bulles  d'.\lexandre  VI  qui  l'appelaient  à  la  succession 
de  la  couronne  de  Ferrare.  Malgré  la  justesse  de  ces 
observations,  la  chambre  apostolii[ue  suivit  le  cours 
de  cette  singulière  procédure,  et  prononça  l'auathème 
avec  les  accessoires  de  rigueur,  comme  privation 
d'honneurs  et  de  dignités;  déclaration  de  nullité  des 
serments  de  fidélité  prêtés  par  ses  sujets;  interdit 
spirituel  sur  tous  les  Etats  de  la  maison  d'Esté  ;  ces- 
sion de  tous  ses  biens  et  de  ceux  de  ses  fauteurs  et 
adhérenis  au  premier  occupant;  esclavage  des  pri- 
sonniers faits  ou  à  faire  ;  exhortations  à  l'empereur, 
aux  rois,  aux  Républiques  et  aux  princes,  d'aider 
l'Eglise  à  écraser  l'anathématisé  ;  bénédictions  apos- 
toliques; rémission  de  tous  les  péchés  et  distribution 
d'indulgences  plénières  à  ceux  qui  prendraient  les  ar- 
mes, ou  ne  feraient  même  que  prier  pour  la  bonne  réus- 
site des  projets  du  pape;  annulation  de  tous  les  traités 
et  contrats  faits  avec  César  d'Esté  ;  enfin  défense, 
sous  peine  d'excommunication,  de  lui  prêter  secours, 
et  même  de  permettre  sur  des  territoires  le  passage 
de  ses  troupes  ou  de  celles  des  princes  ses  alliés. 

Cette  fois,  les  foudres  du  Vatican  produisirent  un 
merveilleux  effet;  Clément  VIII  en  vint  à  son  hon- 
neur. Ses  armées  envahirent  les  États  de  César,  et 
celui-ci  ne  voyant  aucun  moyen  d'échapper  à  son  re- 
doutable ennemi,  prit  le  parti  de  lui  céder  ce  qui 
allait  lui  être  enlevé  de  force. 

Clément  prit  alors  possession  de  Ferrare,  fit  cons- 
truire une  bonne  citadelle,  oîi  il  déposa  plus  de  deux 
millions  d'or  enlevés  aux  habitants  ;  et  pour  consa- 
crer cette  usurpation,  il  se  fit  ériger,  toujours  aux 
frais  de  la  ville,  une  statue  coulée  en  bronze;  puis  il 
passa  à  d'autres  occupations,  et  publia  différents  dé- 
crets relatifs  à  l'administration  des  deniers  aposto- 
liques, afin  d'accroîire  ses  revenus.  Il  s'occupa  éga- 
lement, à  l'imitation  de  son  prédécesseur,  de  corriger 
les  livres  saints,  et  fit  paraître  une  Bible  expurgée 


de  deux  mille  fautes  qu'il  déclara  seule  canonique, 
fulminant  des  analiièmes  contre  ceux  de  ses  succes- 
seurs qui  oseraient  y  ajouter  de  nouvelles  correc- 
tions. Ensuite,  il  lança  une  autre  bulle  qui  portait 
défense  aux  Italiens,  de  quelque  état  ou  de  quelque 
coiulilion  ([u'ils  fussent,  d'habiter  les |iays(pii étaient 
privés  de  prêtres,  ou  même  ceux  dans  lesipiels  on  ne 
pouvait  professer  ouvertement  le  culte  catholique.  Sa 
Sainteté  leurdéfendit  en  outre  d'épouser  des  femmes 
hérétiques,  et  de  se  faire  soigner  dans  leurs  mala- 
dies par  des  médecins  protestants  ou  calvinistes,  et 
aux  médecins  callioliipu's  de  guérir  les  malades  de 
la  communion* réformée,  attendu,  ajoutait  le  pape, 
qu'il  valait  mieux  pour  les  fidèles  gagner  la  vie  éter- 
nelle par  un  sacrifice  volontaire,  que  de  conserver  la 
vie  temporelle  par  les  secours  d'un  héréticiuc;  et  (|ue 
l'on  ne  devait  pas  ])lus  s'iu([uiéter  d'un  prolestant 
malade  que  d'un  chien  galeux. 

(À'ile  bulle  singulière  n'était  obligatoire  qu'à  l'é- 
gard des  protestants  et  des  calvinistes,  et  non  à 
l'égard  des  schismatiques  grecs  ;  car  le  souverain 
pontife  voyant  l'inlluence  du  saint-siége  diminuer  eu 
Occident,  commençait  à  toui-uer  lesyeux  vers  l'Orient, 
et  se  jiroposait  d'opérer  la  réunion  des  Grecs  et  des 
Latins 

Déjà  il  avait  accueilli  avec  de  grandes  démonstra- 
tions de  joie  un  moine  qui  se  prétendait  envoyé  par 
le  patriarche  de  Constantinople  pour  prêter  serment 
d'obédience  au  saint-siége;  et  il  l'avait  même  fait 
plusieurs  fois  siéger  à  sa  droite  dans  les  consistoires 
où  il  recevait  les  ambassadeurs  de  toutes  les  puis- 
sances d'Europe,  lorsqu'un  jour  on  vint  lui  apprendre 
que  le  plénipotentiaire  grec  était  un  habile  fripon,  et 
qu'il  avait  quitté  Rome  en  enlevant  les  riches  pré- 
sents destinés  au  patriarche.  En  France,  les  choses 
n'allaient  guère  mieux  au  gré  de  ses  désirs;  et  mal- 
gré l'opposition  du  légat  du  saint-père,  Henri  IV 
publiait  en  faveur  des  calvinistes  le  fameux  édit  de 
Nantes,  qui  résumait  dans  sa  Teneur  tous  les  traités 
qu'ils  avaient  conclus  à  diverses  époques  avec  Char- 
les IX  ou  avec  Henri  III,  et  leur  garantissait  le  libre 
exercice  du  culte  l'éformé. 

Toute  cause  de  guerre  civile  se  trouvant  enlevée, 
la  tranquillité  reparut,  et  le  roi  put  songera  employer 
toutes  ses  forces  contre  l'archiduc  Albert,  lieutenant 
de  Philippe  II,  et  contre  le  duc  de  Savoie,  allié  de 
l'Espagnol.  Il  marcha  lui-même  sur  Amiens,  que  le 
général  ennemi  avait  surprise,  le  força  à  évacuer  la 
place  et  à  se  replier  sur  les  villes  du  nord.  D'un  autre 
côté,  le  maréchal  de  Lesdiguières  se  mit  à  la  pour- 
suite des  bandes  du  duc  de  Savoie,  et  les  battit  sur 
tous  les  points.  Philippe  II  n'ayant  plus  alors  d'ar- 
gent dans  ses  coffres  ni  de  soldats  à  faire  égorger, 
désira  la  paix  avec  la  France,  et  chargea  le  pape  de 
faire  des  ouvertures  à  ce  sujet.  Sa  Sainteté  accepta 
cette  mission  de  médiateur,  sous  la  condition  qu'a- 
près les  arrangements  conclus,  le  roi  d'Espagne  em- 
ploierait toute  son  influence  sur  les  pi-inces  catho- 
liques pour  former  une  ligue  formidable  contre  les 
Turcs,  qui  avaient  déjà  envahi  la  Hongrie  et  mena- 
çaient de  tomber  sur  l'Italie.  Clément  VIII  indiqua 
la  ville  de  Vervins  pour  le  lieu  des  réunions  des  plé- 
nipotentiaires; le  cardinal  de  Florence,  et  François 
Gonzague,  évêque  de  Mantoue,    furent  chargés  par 


CLEMENT     Vin 


555 


Sa  SainlC'té  de  prêsiiler  aux  oiirt'rences,  et  de  rt'j,'lci- 
k's  conditions  de  la  paix  conjointement  avec  les  re- 
ju-ésentants  de  l'Espafjne,  llicbardot,  Taxis  et  Ver- 
leikens,  avec  les  ambassadeurs  français  Bellièvre  et 
Sillery,  nommés  par  le  roi  Henri  IV,  et  avec  les  dé- 
léfîués  du  duc  de  Savoie. 

Un  traité  extrêmement  favorahle  à  Henri  IV  l'ut 
sij,'nc  entre  les  jiarties  lielligérantes;  et  le  cruel  Phi- 
lippe II  se  vit  obligé  de  renoncer  pour  toujours  à  ses 
projets  sur  la  couronne  de  France.  Du  reste,  Dieu 
semblait  prendre  plaisir  à  humilier  ce  prince  orgueil- 
leux en  lui  enlevant  une  à  une,  vers  la  fin  de  sa  car- 
rière, toutes  les  espérances  qu'il  avait  conçues  ;  ainsi 
pour  les  Pays-Bas  il  se  trouva  forcé,  comme  pour  la 
France,  de  cesser  la  guerre  sans  avoir  pu  assurer  le 
triomphe  du  papisme.  Tous  les  massacres  du  duc 
d'Albe,  toutes  les  boucheries  du  duc  de  Parme,  toutes 
les  atrocités  commises  par  les  gouverneurs  des  Pays- 
Bas  qui  avaient  si  cruellement  ravagé  ces  niagni- 
liques  contrées  en  son  nom  et  par  ses  ordres,  n'a- 
vaient abouti  qu'à  une  révolution  terrible.  Les  Belges 
s'étaient  enfin  soulevés  contre  les  oppresseurs,  et 
l'amour  de  la  liberté  décuplant  leurs  forces,  ils  étaient 
parvenus  à  refouler  les  troupes  du  tyran  hors"  de  leur 
territoire,  et  à  former  divers  États  indépendants  sous 
le  nom  de  Provinces-Unies. 

Débarrassées  de  la  tyrannie  de  Philippe,  la  Bel- 
gique, la  Flandre  et  la  Hollande  avaient  prompte- 
ment  réparé  leurs  désastres,  et  s'étaient  élevées  à  un 
tel  degré  de  prospérité,  qu'elles  purent  bientôt  re- 
vendiquer au.x  Portugais  et  aux  Espagnols  une  part 
des  riches  possessions  dont  ceux-ci  s'étaient  empa- 
rés dans  les  Indes  orientales  et  occidentales. 

Philippe  II  essaya  alors  de  rallier  les  Belges  à  sa 
cause  et  de  les  faire  rentrer  sous  son  obéissance,  en 
accordant  indistinctement  à  toutes  leurs  provinces  la 
liberté  de  conscience,  et  en  reconnaissant  leur  indé- 
pendance de  la  couronne  d'Espagne  ;  il  céda  même 
son  droit  de  souveraineté  à  l'archiduc  Albert,  qui 
avait  épousé  sa  fille  Isabelle  ;  mais  ces  concessions 
tardives  ne  pouvaient  plus  satisfaire  les  réformés. 
Ses  offres  furent  rejetées,  et  Maurice  de  Nassau, 
stathouder  de  Hollande,  et  chef  des  armées  des 
Pays-Bas,  vint  lui  apprendre,  par  la  victoire  écla- 
tante qu'il  remporta  sur  ses  troupes  près  de  Turn- 
hout,  qu'il  est  un  temps  où  les  peuples,  fatigués  de 
l'oppression,  n'acceptent  plus  de  concessions  et  dic- 
tent eux-mêmes  leurs  volontés  aux  rois. 

Enfin,  l'infâme  Philippe  succomba  à  un  accès  de 
goutte,  et  l'Espagne  se  trouva  délivrée  du  monstre 
qui  depuis  tant  d'années  couvrait  ses  provinces 
d'échafauds  et  d"auto-da-fé. 

On  rapporte  que  dans  sa  dernière  maladie,  comme 
les  médecins  se  consultaient  entre  eux  pour  savoir 
s'il  convenait  de  lui  faire  une  saignée,  il  leur  dit: 
«  Croyez-vous  ipi'un  roi  qui  a  fait  répandre  assez  de 
sang  pour  en  former  des  fleuves ,  redoute  qu'on  loi 
en  tire  quelques  gouttes  ?Non,  non,  faites  sans  crainte; 
rendez-moi  la  santé,  pour  que  je  puisse  achever  ce 
qui  me  reste  à  faire;  brûler,  exterminer  les  ennemis 
de  l'Eglise,  et  anéantir  jusqu'au  dernier  liéréli([ue'?  » 

Ces  souiiaits  sacrilèges,  formés  par  Philqipe  II 
sur  sou  lit  de  mort,  ne  se  réalisèrent  pas;  fort  heu- 
reusement pour  les  Espagnols,  la  science  fut  impuis- 


sante pour  lui  conserver  la  vie,  et  il  emporta  dans  la 
tombe  l'exécration  des  juniples. 

Sous  ce  rè^'ne,  les  fiu'eurs  de  l'Iiniuisition  furent 
portées  plus  loin  ([u'elles  ne  l'avaient  jamais  été,  ni 
qu'elles  ne  le  furent  depuis;  et  l'on  peut  affirmer 
((ue  Philippe  II  fut  pour  l'Espagne  et  pour  les  Pays- 
Bas  un  fléau  plus  terrible  que  la  peste.  Ce  fut  lui 
(pii  rendit  ces  ordonnances  impies  qui  encourageaient 
les  délateurs;  ce  fut  lui  (jui  condamna  au  supplice 
du  feu  les  libraires  qui  vendaient,  achetaient  ou  prê- 
taient des  livres  mis  à  l'index  par  la  sainte  Inquisi- 
tion; ce  fut  lui  qui  sollicita  de  la  cour  de  Rome  ces 
bulles  qui  enjoignaient  aux  prêtres  d'exiger  de  leurs 
pi'nitenls  la  dénonciation  de  ceux  de  leurs  parents 
ou  de  leurs  amis  coupables  de  posséder  des  livres 
défendus;  crime  énorme  à  ses  yeux,  et  qui  suffisait 
pour  faire  condamner  aux  flammes  les  gens  les  plus 
vertueux;  ce  fut  encore  lui  qui  organisa  avec  son 
grand  inquisiteur  Valdès,  à  Séville  et  à  Valladolid, 
ces  auto-da-fé  où  trois  cents  victimes  étaient  don- 
nées eu  spectacle  sur  autant  de  bûciiers,  et  étaient 
brûlées  vives  aux  applaudissements  de  don  Carlos, 
de  la  princesse  Jeanne  et  des  seigneurs  de  la  cour. 

Dans  ces  jours  de  solennités  religieuses  qui  rap- 
pelaient si  bien  les  sacrifices  humains  des  Gaulois  en 
l'honneur  de  l'horrible  dieu  Tentâtes,  tous  les  mal- 
heureux qui  gémissaient  dans  les  cachots  de  l'Inqui- 
sition en  étalent  tirés  morts  ou  vifs  pour  être  consu- 
més sur  des  bûchers.  Voici  comment  s'accomplis- 
saient ces  barbares  cérémonies  : 

Un  mois  avant  l'époque  fixée  pour  l'exécution,  les 
membres  du  tribunal  inquisiteur,  précédés  de  leurs 
bannières  et  au  son  des  trompettes  et  des  timballes, 
se  rendaient  en  cavalcade  du  palais  du  saint-office  à 
la  grande  place  ,  pour  annoncer  aux  habitants  qu'à 
pareil  jour  à  un  mois  de  là,  on  brûlerait  des  héré- 
tiques; puis  immédiatement  ils  s'occupaient  des 
préparatifs  nécessaires  pour  rendre  le  spectacle  aussi 
solennel  que  terrible.  On  dressait  sur  la  grande 
place  une  estrade  élevée  jusqu'à  la  hauteur  du  balcon 
du  roi,  et  formant  une  espèce  d'amphithéâtre  de 
vingt-cinq  à  trente  degrés,  destiné  aux  membres  du 
conseil  de  la  Suprême  et  aux  autres  inquisiteurs 
d'Espagne  ;  sur  le  dernier  degré  se  trouvait  placé  le 
fauteuil  du  grand  inquisiteur,  protégé'  par  un  dais 
de  brocart  d'or  et  dominant  le  balcon  royal  ;  à  l'extré- 
mité gauche  de  l'estrade  était  placé  un  second 
amphithéâtre  pour  les  condamnés,  joignant  à  un 
échafaud  qui  soutenait  deux  cages  de  bois  dans  les- 
quelles on  enfermait  les  patients  pendant  la  lecture 
de  leur  sentence.  En  face  de  ces  cages  se  trouvaient 
deux  chaires,  une  pour  le  relaleur  du  jugement,  et 
l'autre  pour  le  prédicateur;  un  autel  était  dressé  près 
de  l'endroit  où  se  trouvaient  les  conseillers  ;  enfin 
tout  autour  de  la  place  on  construisait  des  balcons 
pour  les  ecclésiastiques,  les  chefs  d'ordres,  les  ambas- 
sadeurs, les  grands  de  la  couronne,  les  juges,  les  fonc- 
tionnaires publics,  et  des  échafauds  pour  le  peujile. 

La  veille  du  jour  fixé  pour  la  cérémonie,  une  pro- 
cession compo.sée  de  charbonniers,  de  dominicains 
et  de  familiers,  partait  de  la  cathédrale  à  la  lueur  des 
torches,  se  rendait  sur  la  grande  p'ace ,  et  venait 
planter  près  de  l'autel  une  croix  verte  entourée  d'un 
crêpe  noir.  Les  dominicains  restaient  seuls  pour  la 


556 


HISTOIRE    DE6    PAPES 


garde,  et  passaient  la  nuit ,  éclairés  par  des  torches 
et  occupés  à  psalmodier  des  hymnes  de  mort. 

A  sept  heures  du  matin,  le  roi,  la  reine,  les 
princes  et  toute  la  cour  paraissaient  sur  les  balcons  ; 
quelques  instants  après,  une  nouvelle  procession  sor- 
tait du  palais  do  l'Inquisition.  Cent  charbonniers 
armés  de  piques  et  de  mousquets  ouvraient  la  mar- 
che; privilège  dont  jouissait  leur  corporation  en 
échange  de  lobligation  où  ils  étaient  de  l'ournir  le 
bois  et  le  charbon  pour  brûler  leurs  parents  et  leurs 
frères;  venaient  ensuite  les  dominicains  précédés 
d'une  croix  blanche  ;  derrière  eux  suivait  le  prince 
de  Médina-Géli,  l'étendard  de  l'Inquisition  à  la 
main,  en  exécution  d'un  privilège  concédé  à  sa  fa- 
mille. Cet  étendard  était  fait  d'une  étoffe  couleur  de 
sang,  ayant  sur  un  des  côtés  les  armes  d'Espagne 
brodées  en  or,  et  sur  l'autre  un  glaive  nu  entouré 
d'une  couronne  de  lauriers  ;  les  grands  d'Espagne  et 
les  familiers  du  saint-office  escortaient  le  prince. 
Derrière  eux,  les  malheureux  ((ul  étaient  condamnés 
à  de  légères  pénitences  marchaient  sur  deux  files, 
sans  distinction  d'âge  ni  Jo  sexe,  la  tète  et  les  pieds 
nus,  revêtus  d'un  san-benito  de  toile,  avec  une 
grande  croix  de  Saint-André  jaune  sur  la  poitrine  et 
une  autre  sur  le  dos  ;  c'étaient  les  accusés  de  la  pre- 
mière classe  ;  ceux  de  la  deuxième,  qui  étaient  con- 
damnés au  fouet,  aux  galères  ou  à  l'emprisonne- 
ment, se  trouvaient  séparés  de  la  première  catégorie 
par  un  intervalle  que  remplissaient  indiflércrament 
des  soldats  ou  des  capucins;  la  troisième  classe  était 
distancée  de  la  deuxième  de  la  même  manière,  et  se 
composait  de  ceux  qui,  ayant  confessé  leurs  préten- 
dus crimes  dans  les  tortures,  avaient  obtenu  la  fa- 
veur d'être  étranglés  avant  d  être  consumés  par  le 
bûcher;  ils  étalent  revêtus  d'un  san-benlto  sur  lequel 
on  avait  peint  des  diables  et  des  flammes,  et  ils  por- 
taient un  bonnet  de  carton  haut  de  trois  pieds, 
appelé  coroza,  et  décoré  également  de  figures  infer- 
nales. Les  obstinés,  les  relaps  et  tous  ceux  qui  de- 
vaient être  brûlés  vifs,  formaient  la  dernière  classe  ; 
ils  étaient  vêtus  comme  les  précédents,  avec  cette 
différence  que  les  flammes  peintes  sur  leurs  san- 
benito  étaient  ascendantes;  quelques-uns  étaient 
bâillonnés,  et  d'ordinaire  les  inquisiteurs  prenaient 
cette  précaution  à  l'égard  des  jeunes  femmes  qu'ils 
avaient  violées,  ou  des  adolescents  sur  lesquels  ils 
avaient  exercé  leur  horrible  luxure;  tous  les  individus 
de  cette  catégorie  marchaient  escortés  de  deux  fami- 
liers et  de  deux  moines. 

Chaque  condamné,  à  quelque  classe  qu'il  appar- 
tînt, tenait  à  la  main  un  cierge  de  cire  jaune  ;  ceux 
qui  ne  pouvaient  pas  marcher  et  qui  avaient  eu  les 
membres  broyés  par  les  brodequins  suivaient  le  cor- 
tège sur  des  chariots.  Après  les  vivants  venaient 
les  morts  ;  car  aucun  de  ceux  qui  avaient  expiré 
dans  les  tortures  de  la  question  n'évitait  l'infamie 
de  l'auio-da-fé;  et  chaque  cadavre  se  trouvait  placé 
dans  un  cercueil  sur  lequel  on  avait  dressé  une  effi- 
gie de  carton  portant  les  noms  de  la  victime. 

Une  immense  cavalcade,  composée  des  conseillers 
de  la  Suprême,  des  inquisiteurs  et  des  membres  du 
clergé,  fermait  la  marche  ;  et  le  dernier  de  tous,  es- 
corté de  ses  gardes  du  corps,  venait  le  grand  inqui- 
siteur, vêtu  d'une  robe  violette,   et   monté  sur   un 


cheval  raagnillquement  caparaçonné.  Lors(jue  le  cor- 
tège était  arrivé  sur  la  place,  chacun  se  rendait  à 
l'estrade  qui  lui  était  indlipièe;  puis  un  prêtre  célé- 
brait l'office  divin  jusqu'à  l'Evangile;  ensuite  le 
grand  ini[ulslteurdescendailde  son  fauteuil,  et  après 
s'être  fait  revêtir  d'une  chape  et  d'une  mitre,  il  s'ap- 
prochait du  balcon  royal  pour  faire  prononcer  au  sou- 
verain le  serment  par  lequel  les  rois  d'Espagne s'olili- 
gealent  à  persévérer  dans  la  fol  caiholi(|ue,à  exllr|)er 
les  hérésies,  et  à  protéger  de  toute  leur  puissance  le 
saint  tribunal  de  l'Inquisition.  Le  roi,  debout,  la  tête 
découverte,  prononçait  la  formule  du  serment,  qui  était 
répétée  par  toute  l'assemblée  ;  a])rès  quoi  un  domini- 
cain montait  dans  la  chaire,  et  faisait  un  discours  où 
il  exaltait  les  services  que  rendait  le  saint -office  à  la 
religion;  enfin  le  relateur  lisait  à  voix  haute  les  sen- 
tences rendues  contre  les  malheureux  condamnés. 
Ceux-ci  écoutaient  la  lecture  de  leur  jugement  à  ge- 
noux dans  les  cages;  puis  on  les  conduisait,  attachés 
et  bâillonnés,  sur  ramphilhéàtre,  escortés  de  fami- 
liers, aux  places  cjui  leur  étaient  réservées. 

La  messe  terminée,  le  grand  inquisiteur  ([ulttait 
de  nouveau  son  siège  et  prononçait  l'absolution  de  ceux 
qui  étaient  réconciliés  avec  l'Église  ;  quant  aux  autres, 
ils  étalent  livrés  au  bras  séculier,  placés  sur  des  ânes 
et  conduits  processlonnellemcnl  au  Quemadero,  où  se 
trouvait  autant  de  bûchers  que  de  victimes.  On  com- 
mençait par  brûler  les  statues  de  carton  et  les  cada- 
vres ;  ensuite  on  attachait  les  condamnés  aux  poteaux 
élevés  au  milieu  de  chaque  bûcher  ;  et  la  seule  grâce 
qu'on  accordait  à  quelques-uns  était  de  leur  demander 
s'ils  voulaient  mourir  en  bons  chrétiens;  s'ils  répon- 
daient affirmativement,  le  bourreau  les  étranglait  ou 
les  poignardait  avant  de  mettre  le  feu  au  bûcher  ;  les 
flammes  dévoraient  les  autres  victimes,  pour  la  plus 
grande  gloire  de  l'Infâme  religion  catholique,  apos- 
tolique et  romaine. 

Telles  étaieni  les  formalités  de  ces  barbares  exé- 
cutions, que  les  prêtres  appellent  des  actes  de  fol,  tt 
que  les  rois  d'Espagne  ont  eu  la  lâcheté  de  permettre 
jusqu'au  dix-neuvième  siècle.  Ces  horribles  auto- 
da-fé  n'étaient  pas  les  seuls  passe-temps  du  féroce 
riiilippe  II;  Sa  Majesté  aimait  surtout  à  visiter  les 
prisons  du  saint-office  pour  jouir  des  souffrances 
des  malheureux  qu'elle  y  avait  fait  ensevelir  vivants. 

Souvent  le  cruel  monarque  descendait  à  la  lueur 
des  torches  dans  les  fosses  où  gisaient  des  infortunés 
qui  n'avalent  pour  lits  que  des  lambeaux  de  nattes 
pourries,  où  il  leur  restait  à  peine  autant  de  place 
([u'on  en  accorde  aux  morts  dans  un  cercueil,  où  ils  n'a- 
valent pour  tous  meubles  qu'un  cuvier  de  terre  destiné 
à  leurs  besoins  naturels,  et  qui  n'était  vidé  que  tons 
les  mois,  afin  qu'ils  s'éteignissent- d'eux-mêmes  dans 
une  atmosphère  méphitique  et  morbide.  Aussi  ceux 
([ui  résistaient  à  ces  souffrances-  étaient-ils  si  défi- 
gurés qu'ils  ressemblaient  à  des  cadavres  ambulants 
plutôt  qu'à  des  êtres  vivants  ;  et  comme  si  ce  n'eût 
pas  été  un  assez  grand  supplice  que  de  placer  des 
créatures  humaines  dans  ces  sépulcres  horribles,  où 
ils  étaient  entassés  jusqu'à  six  à  la  fols,  on  punissait 
ceux  qui  osaient  se  plaindre  en  leur  mettant  pendant 
plusieurs  semaines  un  bâillon  cadenassé,  ou  en  les 
flagellant  avec  des  lanières  le  long  des  couloirs  de 
ronde.  Ce  dernier  châtiment  était  Infligé  à  toutes  les 


CLEMENT     VIII 


Ifl 


Le  roi  d'Espagne,  la  reine  et  toute  la  cour,  gens  d'église,  hommes  d'cpée,  nobles,  courtisanes,  assistaient  aux  supplice  s  des  hérétiques 


personnes  sans  distinction  de  sexe;  les  jeunes  fdles, 
les  religieuses  et  les  dames  de  la  première  noblesse 
étaient  impitoyalilcmcnt  dépouillées  de  leurs  vête- 
ments par  les  dominicains,  qui  étaient  les  geôliers 
des  prisons  du  saint-oflice,  et  frappées  jusqu'au 
sang  avec  des  lanières  plombées.  Ces  moines  reciier- 
chaient  même  par  lubricité  les  occasions  d'exercer 
sur  elles  ces  flagellations,  et  il  suffisait  qu'ils  enten- 
dissent seulement  échanger  une  parole  dans  les  ca- 
chots, pour  condamner  toutes  celles  qui  occupaient 


une  chambrée  à  être  fouettées.  On  prétend  que  Piii- 
lippe  II  aimait  à  ce  point  ces  exécutions,  qu'il  se  dégui- 
sait en  dominicain  pour  remplir  l'oflice  de  bourreau. 
Cependant  la  question  de  l'eau,  le  sup]ilice  du 
brodequin,  et  la  torture  du  chevalet,  avaient  encore 
plus  de  charmes  pour  lui  et  chatouillaient  plus  déli- 
cieusement soft  âme  féroce.  Quand  un  prisonnier  de 
haute  distinction  devait  subir  l'une  de  ces  redou- 
tables épreuves,  le  roi  s'empressait  de  se  rendre  à  la 
chambre  des  tourments  :  c'était  une  grotte  profonde, 


Ô5S 


ni8T0IUE     DEti    TAPES 


où  l'on  descendait  par  uu  escalier  en  spirale  qui  se 
prolouijeait  sous  des  voûtes;  le  silence  terrible  i|ui 
réi;nait  dans  cet  endroit,  l'appareil  épouvantalile  des 
instruments  de  supplice,  l'aiblenient  éclairés  par  la 
lumière  vacillante  de  deux  pâles  flambeaux,  remplis- 
eait  l'àme  du  patient  d'une  terreur  mortelle.  Dès  que 
Sa  Majesté  avait  pris  place  sur  uu  trône  à  côté  des 
inquisiteurs,  les  i[uestionnaires  a])paraissaienl  vêtus 
d'une  longue  robe  de  treillis,  la  tète  couverte  d'un 
capuchon  de  même  étolïe,  percé  aux  endroits  des 
yeux,  du  nez  et  de  la  bouche  ;  ils  saisissaient  la 
victime  et  la  dépouillaient  nue  jusqu'à  la  chemise, 
puis  les  inquisiteurs  procédaient  à  l'interrogatoire,  et 
joignant  l'hypocrisie  à  la  cruauté,  ils  exhoitaient 
l'accusé  à  coulesser  ses  prétendus  crimes  d'iu'rcsie, 
de  magie  ou  de  sorcellerie,  alin  de  ne  pas  forcer  le 
saint  tribunal  à  user  de  moyens  violents. 

Si  le  patient  persistait  à  soutenir  son  innocence, 
ils  ordonnaient  aux  dominicains  de  commencer  la 
torture,  et  protestaient  qu'en  cas  de  lésions,  de 
fractures  de  membres  ou  de  mort,  l'accusé  en  de- 
vait être  responsable  devant  Dieu,  attendu  que  c'était 
lui  seul  qui,  par  son  obstination  à  cacher  la  vérité, 
mettait  ses  juges  dans  la  nécessité  de  lui  donner  la 
question.  Puis  les  tourmenleurs  procédaient  à  la 
question  ordinaire  :  ils  attachaient  le  patient  par  les 
mains  et  derrière  le  dos  avec  l'extrémité  d'une  corde 
enroulée  sur  une  poulie  lixée  au  centre  de  la  voûte, 
et  l'élevant  à  une  hauteur  de  plus  de  trente  pieds 
du  sol,  ils  lui  donnaient' le  branle,  et  lâchaient  tout 
à  coup  la  corde  ahn  que  le  malheureux  tombât  de 
tout  le  poids  de  son  corps  jusqu'à  un  demi-pied  de 
la  terre.  Cette  épreuve,  qu'on  appelait  l'estrapade, 
disloquait  toutes  les  jointures  et  faisait  entrer  dans  les 
chairs  jusqu'aux  os  les  cordes  qui  serraient  les  poi- 
gnets; cependant  ce  n'était  que  la  question  ordi- 
naire. Pour  la  question  extraordinaire,  on  attachait 
aux  pieds  du  supplicié  deux  poids  de  cinquante  livres, 
et  l'on  recommençait  jusqu'à  trois  fois  celle  doulou- 
reuse ascension.  Il  arrivait  souvent  que  dans  une  de 
ces  effroyables  secousses  le  ventre  éclatait  et  laissait 
sortir  les  entrailles  du  torturé;  mais  les  moines  ne 
suspendaient  pas  le  supplice  pour  si  peu  de  chose,  ils 
se  contentaient  de  faire  rentrer  dans  le  ventre  les  en- 
trailles de  la  victime  et  de  la  rappeler  de  son  évanouis- 
sement par  des  apphcations  de  fer  brûlant  sur  les 
organes  de  la  virilité,  si  c'était  un  homme,  ou  sur  les 
mamelles  et  sur  la  vulve,  si  c'était  une  femme.  Honte 
et  exécration  sur  ces  misérables  séides  du  pape  ! 

Ensuite  les  bourreaux  passaient  à  un  autre  genre 
de  supplice  :  ils  étendaient  le  patient  sur  une  espèce 
de  chevalet  de  bois  en  forme  de  gouttière,  sans  au- 
tre fond  qu'un  bâton  sur  lequel  le  corps  était  ap- 
•puyé  dans  toute  sa  longueur,  s'inclinant  en  airière 
et  se  courbant  ))ar  l'efl'et  d'un  mécanisme;  il  résul- 
tait de  cette  situation  que  la  respiration  devenait  ha- 
letante et  que  le  torturé  éprouvait  des  angoisses  ter- 
ribles. Pour  augmenter  encore  les  souffrances,  on  lui 
attachait  les  bras  et  les  jambes  à  des  cordes  fixées  à 
des  tours  que  les  bourreaux  faisaient  jouer  de  manière 
à  donner  des  secousses  violentes  aux  membres,  à  dé- 
boîter les  os  et  à  tendre  le  corps  en  forme  d'arc,  la 
tête  moins  élevée  que  les  jambes.  Dans  cette  posi- 
tion on  donnait  la  question  de  l'eau,  qui  conùstait  à 


introduire  dans  la  bouche  de  la  victime  un  linge  très- 
lin  et  tiès-délié  (jui  recouvrait  les  narines,  et  dont 
une  extrémité  communiquait  à  uu  entonnoir  rera]di 
d'eau.  De  cette  manière  l'eau  liltrait  dans  la  bouche 
et  dans  le  nez  avec  tant  de  lenteur,  qu'il  ne  fallait  pas 
moins  de  plusieurs  heures  pour  que  le  torturé  en 
avalât  un  litre,  quoique  la  déglutition  s'en  opérât 
sans  interruption.  Les  intpiisiteurs  ne  faisaient  cesser 
ce  tourment  allreux  cpi'au  moment  où  une  hémorra- 
gie annonçait  la  rupture  de  quelques  vaisseaux. 

Si  celte  terrible  épreuve  n'avait  pu  contraindre  le 
]i.ilient  à  se  reconnaître  coupable,  on  passait  au  sup- 
plice du  feu  :  l'accusé  était  lié  sur  un  lit  de  fer,  le 
corps,  les  bras  et  les  jambes  fixés  par  des  cercles, 
de  manière  qu'il  ne  pût  faire,  aucun  mouvement; 
ensuite  les  tourmcnteurs  lui  irottaieut  les  pieds  avec 
de  l'huile,  du  lard  et  d'autres  matières  combusti- 
bles, et  plaçaient  sous  lui  plusieurs  brasiers  dont  ils 
augmentaient  graduellement  l'intensité,  jusqu'à  ce 
que  la  chair  fût  tellement  crevassée  que  les  os  pa- 
russent de  toutes  ]):uts;  après  quoi  ils  se  servaient 
de  pinces,  de  grilïes  et  d'ongles  de  fer  pour  déchi- 
rer le  patient,  jusiju'à  ce  que  le  médecin  de  l  Inquisi- 
tion eût  déclaré  que  la  mort  était  imminente. 

Presque  toujours  les  maliieureux  n'attendaient  pas 
qu'on  leur  fit  subir  toutes  ces  tortures,  et  dès  la 
première  épreuve  ils  s'avouaient  coupables  des  cri- 
mes dont  il  plaisait  aux  inquisiteurs  de  les  accuser. 
Mais  lorsqu'il  se  rencontrait  des  hommes  doués  d'une 
constitution  physique  assez  robuste  pour  résister  à 
ces  épreuves  épouvantables  sans  se  reconnaître  au- 
teurs de  crimes  imaginaires,  comme  de  sorcellerie, 
de  magie  ou  d'hérésie,  la  férocité  des  prêtres  inqui- 
siteurs s'acharnait  contre  eux.  On  les  conduisait  dans 
une  seconde  chambre  des  tourments,  où  se  trouvait 
une  statue  de  la  Vierge,  qui  n'était  autre  qu'un  au- 
tomate hérissé  de  pointes  d'acier  dissimulées  par  des 
vêtements  de  femme.  Il  était  enjuint  au  patient  d'em- 
brasser la  mère  du  Sauveur,  et  dès  qu'il  s'était  mis 
en  devoir  d'e.xécuter  cet  ordre,  la  terrible  statue,  au 
moyen  d'un  ressort  caché,  étendait  les  bras,  saisis- 
sait la  victime  et  la  pressait  lentement  sur  son  sein 
en  faisant  entrer  dans  ses  chairs  et  par  degrés  les 
mille  dards  de  ses  bras  et  de  sa  poitrine.  Ceux  qui 
perdaient  connaissance  dans  ces  cruels  embrasse- 
mer.ts  étaient  dépouillés  de  leurs  vêtements  et  plon- 
gés dans  une  cuve  d'eau  glacée,  afin  que  la  sensa- 
tion du  froid  les  ranimât  et  permît  de  les  soumettre 
à  de  nouvelles  tortures.  Les  tourmcnteurs  fixaient  le 
torturé  à  l'aide  de  cercles  de  métal  sur  un  siège  d'ai- 
rain, lui  liaient  les  bras  et  les  jambes  sur  un  billot, 
et  lui  enfonçaient  par  des  secousses  mesurées  des 
chevilles  de  fer  sous  les  ongles  des  pieds  et  des 
mains;  puis  ils  lui  écrasaient  une  à  une  sous  le 
choc  d'un  lourd  marteau  toutes  les  phalanges  de 
chaque  doigt.  Il  est  vrai  que  les  bons  Pères  avaient 
soin  de  répéter  charitablement  avant  de  frappei', 
«  qu'en  cas  de  lésions  graves,  de  la  perte  des  mem- 
bres, ou  même  de  la  mort,  ils  ne  pourraient  pas  être 
accusés  de  cruauté,  que  le  patient  seul  était  respon- 
sable devant  Jésus-Clirist  du  sang  (ju'ils  allaient  ré- 
pandre, et  qu'il  rendrait  un  compte  terrible  au  Dieu 
de  miséricorde  de  ce  qu'il  les  avait  forcés  par  son 
obstination  à  user  envers  lui  de  ces  rigoureux  sup- 


CLEMENT     VIII 


559 


plices.  »  Si  la  victime  persistait  dans  son  refus  de 
faire  des  aveux,  les  incjuisiteurs  avaient  enlin  recours 
aux  t^rands  moyens;  ils  faisaient  clouer  aux  pieds 
des  condamnés  des  sandales  de  fer  ardent,  que  les 
tourment eurs  rivaient  comme  on  fait  des  fers  de  che- 
vaux ;  ensuite  le  grand  inquisiteur  ordonnait  qu'on 
les  fit  marclier. 

D'autres  fois  on  se  contentait  de  l'épreuve  des  bot- 
tes, qui  consistait  à  mettre  les  jambes  du  patient 
dans  des  sacs  de  cuir  remplis  de  suif  bouillant;  et 
s'il  arrivait  que  les  accusés  refusassent  encore  de 
faire  l'aveu  de  leur  culpabilité,  malgré  les  ellVoya- 
bles  douleurs  de  ce  supplice,  les  inquisiteurs  ordon- 
naient qu'on  leur  arrachât  les  bottes;  ce  qui  était 
exécuté  par  les  féroces  dominicains  avec  un  raffine- 
ment de  cruauté:  et  presque  toujours  la  peau  et  une 
partie  des  chairs  demeuraient  attachées  à  ces  instru- 
ments de  torture.  Puis  on  appliquait  sur  les  jamiies 
du  patient  des  guêtres  de  parchemin  imbibées  de 
vinaigre,  et  les  lourmenteurs  avançaient  des  réchauds 
enflammés  qui,  faisant  rétrécir  le  parchemin,  occa- 
sionnaient un  redoublement  de  soutïrances  insuppor- 
tables; enfin  ou  terminait  les  épreuves  extraordinai- 
res par  les  brodequins. 

Ce  supplice  consistait  à  placer  les  jambes  de  la 
victime  entre  quatre  planches,  deux  s'appliquaut  à 
la  face  interne  des  jambes  et  les  deux  autres  sur  les 
côtés  extérieurs,  le  tout  lié  fortement  avec  des  cordes 
sèches  (|u"on  raouillail  pour  les  faire  resserrer  da- 
vantage ;  après  quoi  on  introduisait  entre  les  deux 
planches  intérieures  des  coins  de  fer  qu'on  enfonçait 
avec  violence  et  qui  imprimaient  aux  cordes  une  ten- 
sion telle  que  les  os  en  étaient  brisés.  La  question 
ordinaire  était  de  quatre  coins ,  la  question  extraor- 
dinaire de  huit  :  et  pour  se  faire  une  idée  des  souf- 
frances effroyables  que  supportaient  les  accusés  ,  il 
suffira  de  dire  qu'au  huitième  coin,  les  planches,  qui 
étaient  séparées  au  commencement  du  supplice  par 
les  membres  du  patient,  se  trouvaient  réunies,  et 
avaient  si  affreusement  broyé  les  jambes,  que  le  sang, 
les  chairs  et  jusqu'à  la  moelle  des  os  s'écoulaient  à 
travers  les  jointures  de  cet  infernal  brodequin.  Ra- 
rement les  accusés  supportaient  jusqu'à  la  fin  cet  af- 
freux supplice  sans  avouer  tout  ce  qu'il  plaisait  aux 
moines  de  leur  faire  reconnaître. 

Quelquefois  les  inquisiteurs  variaient  les  tortures, 
et  remplaçaient  le  supplice  des  brodequins  par  celui 
de  l'amputation  des  doigts.  Les  dociles  exécuteurs 
de  ces  atroces  vengeances  s'armaient  alors  de  cou- 
teaux aigus  et  tianchants,  saisissaient  la  victime  et 
lui  coupaient  les  premières  phalanges  des  doigts  de 
chaque  main,  puis  successivement  les  secondes  pha- 
langes et  enfin  les  troisièmes;  et  comme  il  se  manifestait 
une  hémorragie  qui  pouvait  causer  la  mort  du  patient 
et  l'arracher  à  ses  bourreaux,  ils  lui  appliquaient  des 
plaques  de  métal  incandescent  sur  les  tronçons  san- 
glants,  remède  plus  terrible  que  la  mutilation  elle- 
même  etqui arrêtait  subitement  l'hémorragie.  Ensuite 
on  renversait  l'infortuné  sur  une  table  de  fer ,  et  on 
lui  déchirait  les  cuisses  et  les  bras  avec  des  râteaux 
et  des  griifes;  ce  qui  était  exécuté  avec  une  habileté 
cruelle  et  de  manière  cpi'en  arrachant  des  lambeaux 
de  chair  on  ne  produisit  aucune  lésion  capable  d'a- 
mener une  mort  instantanée. 


Pour  les  femmes,  les  tortures  étaient  quelque  peu 
différentes.  .Vssez  ordinairement  on  se  contentait  de 
leur  donner  l'estrapade  ou  la  question  de  l'eau;  mais 
lorsque  les  inquisiteurs  avaient  à  punir  des  sorcières 
ou  de  pauvres  jeunes  filles  accusées  de  magie,  ils  se 
montraient  plus  sévères;  ils  tenaillaient  ces  infor- 
tunées avec  des  pinces  ardentes  aux  mamelles  et  à 
la  vulve  ;  et  par  un  raffinement  de  férocité  cynique  , 
ils  leur  introduisaient  dans  l'utérus  une  sonde  creuse 
de  métal  s'ouvrant  par  un  ressort  et  recouverte  d'une 
vessie  détendue  qu'ils  rem))lissaient  d'air,  de  ma- 
nière à  donner  au  ventre  de  ces  victimes  un  gonffe- 
ment  hideux  ;  puis  ils  leur  faisaient  couler  dans  les 
entrailles,  par  cet  alïreux  conduit,  du  plomb  fondu 
et  de  l'huile  bouillante. 

Tels  étaient  les  spectacles  dont  aimait  à  se  repaî- 
tre l'exécrable  PhiHppe  II,  roi  de  Castille  et  d'Aragon, 
roi  de  Naples  et  des  Pays-Bas,  et  souverain  d'im- 
menses Etats  dans  les  deux  Améri([ues  !  Ce  monstre 
non-seulement  établit  ces  infâmes  tribunaux  du  saint- 
office  sur  tous  les  royaumes  soumis  à  sa  domination, 
mais  il  créa  encore  une  Inquisition  des  flottes,  char- 
gée de  poursuivre  en  pleine  mer  les  hérétiques  ;  une 
autre  Inipiisition  ambulante,  qui  suivait  les  armées 
avec  un  cortège  de  familiers,  ef  enfin  une  Inquisition 
des  douanes  pour  empêcher  l'introduction  des  livres 
hérétiques.  Les  dominicains  qui  composaient  cette 
dernière  classe  d'inquisiteurs  faisaient  subir  au  com- 
merce toutes  sortes  d'avanies;  et  au  mépris  du  droit 
des  gens  et  des  traités  existants  entre  l'Espagne  et 
les  autres  puissances  ,  ils  confisquaient  les  riches 
cargaisons,  et  condamnaient  au  feu  les  négociants 
anglais  ,  français  et  génois  dont  la  fortune  excitait 
leur  convoitise.  Ces  misérables  ne  s'en  prenaient  pas 
seulement  aux  citoyens  riches,  ils  s'atta([uaient  aux 
moines  instruits,  aux  prêtres  tolérants,  et  même  aux 
évêques,  aux  archevêques  ,  et  jusqu'aux  généraux  de 
jésuites  qui  voulaient  apporter  quelque  modification 
à  leurs  statuts. 

On  compte  que  dans  une  jjcriode  de  quarante  an- 
nées ,  c'est-à-dire  pendant  tout  le  cours  du  règne  de 
Philippe  II,  l'Inquisition  fit  brûler,  torturer  ou  décapi- 
ter plus  de  vingt-cinq  mille  personnes,  soit  Juifs,  soit 
Maures ,  soit  Espagnols ,  indépendamment  de  ceux 
qui  furent  condamnés  à  la  prison  ,  à  la  confiscation 
ou  au  bannissement,  et  dont  le  nombre  était  quatre 
fois  plus  considérable,  et  cela  dans  la  péninsule;  car 
si  l'on  ajoutait  à  ces  chiffres  les  condamnations  ren- 
dues dans  les  autres  pays  soumis  à  la  couronne  d'Es- 
pagne, tels  que  la  Sicile,  la  Sardaigne ,  la  Flandre, 
l'Amérique,  les  Indes,  le  royaume  de  Naples,  etc., 
etc.,  on  serait  effrayé  de  la  quantité  de  victimes  ([ne 
le  saint-office  a  fait  mourir  pour  rendre  les  hommes 
meilleurs  catholiques. 

Le  cruel  Philippe  II  se  faisait  gloire  de  son  fana- 
tisme religieux  ,  et  il  avait  l'habitude  de  dire  qu'il 
préférerait  voir  le  dernier  Espagnol  torturé  par  le 
dernier  bourreau,  et  régner  sui»un  immense  désert, 
plutôt  que  de  souffrir  un  seul  hérétique  dans  ses 
États.  Il  portait  si  loin  la  haine  pour  tous  ceux  qui 
suivaient  les  doctrines  de  Luther  et  de  Calvin,  ([u'un 
jour  d'auto-da-fé  un  gentilhomme  protestant,  appelé 
Sessa,  lui  ayant  crié  en  passant  devant  son  trône  ; 
«  0  prince  !  pouvez-vous  donc  prendre  plaisir  à  voi 


:oO 


Hli^TOIRE    DES    PAPES 


les  tourments  do  vos  sujols  !  Sauvez-nous  de  cotte 
mort  cruelle  que  nous  n";ivons  pas  luérilée!  ><  il  ré- 
]>lii)ua  :  «Non,  maudits,  allez  au  feu  élernol,  et  sa- 
chez que  je  porterais  moi-nièaie.  le  bois  pour  hrùlor 
uion  lîls  s'il  était  accusé  d'hérésie  !  »  Plus  tard ,  il 
réalisa  cette  menace,  et  laissa  condamner  son  lîls  par 
les  inquisiteurs  ;  il  lit  plus,  il  refusa  même  de  lui 
dire  un  dernier  adieu.  Précèdeinmiiit  ce  monstre 
n'avait  pas  craint  d'exprimer  l'inlcution  sacrilège 
d'exhumer  le  cadavre  de  Charles-Quint ,  son  père , 
pour  lui  faire  son  procès  comme  hérétique  et  pour  le 
brûler  dans  un  auto-da-fé.  Enfin  Dieu  fit  justice  du 
tyran  et  en  délivra  la  malheureuse  Espagne. 

Cette  mort  débarrassa  également  Henri  IV  d'un 
adversaire  redoutable ,  et  lui  permit  de  donner  tous 
ses  soins  au  gouvernement  intérieur  de  sonroyaiune; 
il  commença  par  marier  sa  sœur,  qui  était  restée  hu- 
guenote, au  duc  de  Bar,  de  la  maison  de  Lorraine  , 
qui  était  un  zélé  catholique;  et  quand  le  mariage  eut 
été  consommé,  il  écrivit  à  Clément  VIII  pour  le  prier 
de  lui  donner  son  approbation. 

Sa  Sainteté,  blessée  de  ce  qu'elle  regardait  comme 
un  manque  de  procédés,  déclara  que  le  duc  de  Bar 
avait  encouru  l'excommunication  pouravoir  contracté 
une  alliance  avec  und  hérétique,  et  fulmina  contre  lui 
une  sentence  d'anatlièrae.  Quelque  représentation 
que  put  faire  Henri  IV  à  ce  sujet,  la  cour  de  Rome 
se  montra  inflexible  et  déclara  qu'elle  ne  lèverait  pas 
les  censures  avant  que  la  princesse  se  fût  convertie. 
Et  comme  celte  pauvre  femme  ne  voulut  pas  aban- 
donner ses  croyances  religieuses,  elle  se  vit  exposée, 
de  la  part  de  son  dévot  mari,  à  tant  de  mauvais  trai- 
tements, qu'elle  en  mourut  de  désespoir.  Henri  IV 
ne  s'inquiéta  nullement  des  douleurs  de  son  infor- 
tunée sœur;  et  tout  entier  à  sa  nouvelle  passion  pour 
Gabrielle  d'EsIrées,  duchesse  de  Beaufoit,  il  parut 
n'être  occupé  que  d'une  chose,  de  poursuivre  son 
divorce  avec  la  reine  Marguerite.  Si  l'on  en  croit 
Péréfixe,  le  roi  voulait  épouser  sa  maîtresse,  afin  de 
légitimer  ses  bâtards  ;  mais  il  se  gardait  bien  d'ex- 
primer ouvertement  sa  pensée;  au  contraire,  il  fai- 
sait solennellement  demander  en  mariage  Marie  de 
Médicis,  nièce  de  Ferdinand,  grand- duc  de  Toscane, 
l:i  protégée  du  pontife,  afin  que  la  cour  de  Rome 
n'apportât  aucun  obstacle  à  ses  projets  de  divorce. 

Quelque  habile  que  fût  cette  manœuvre,  Clément  VIII 
n'en  devint  point  la  dupe;  il  pénétra  les  secrètes 
intentions  du  roi,  et  résolut  d'en  rendre  l'exécution 
impossible.  Cependant  il  ne  ht  rien  paraître  de  ses 
soupçons;  il  reçut  à  merveille  le  cardinal  d'Ossat, 
ambassadeur  du  prince,  pour  l'aflaire  du  divorce,  et 
demanda  un  premier  délai  de  quelques  jours  pour 
conférer  avec  les  membres  du  sacré  collège  sur  la 
requête  qu'il  lui  présentait  ;  puis  un  second  délai 
peur  en  discuter  les  conditions  ;  enfin  il  fit  traîner 
les  choses  tellement  en  longueur,  que  le  plénipoten- 
tiaire français,  fatigué  d'attendre  et  soupçonnant 
quelque  infernale  machination,  lui  déclara  nettement 
que  s'd  ne  se  hâtait,  Sa  Majesté  le  roi  de  France  pas- 
serait outre,  se  séparerait  de  la  cour  de  Rome,  et 
épouserait  la  duchesse  de  Beaufort. 

A  cette  déclaration.  Sa  Sainteté  joua  le  plus  grand 
étonnement,  et  répliqua  au  cardinal  que  si  telles 
étaient  les  intentions  de  Henri  IV,  il  remettait  à  Dieu 


seul  la  conduite  de  cette  alYairc;  puis  il  ordonna  des 
prières  et  des  jeûnes  publics  dans  la  ville  sainte, 
pour  obtenir  du  ciel  le  salut  de  la  France;  lui  même 
resta  deux  jours  enfermé  dans  sa  chapelle  du  Vati- 
can. Le  troisième  jour  au  malin,  après  l'ouverture 
de  dépêches  qui  lui  venaient  do  Paris,  le  pontife  se 
décida  à  paraître  en  public,  et  ordonna  un  service 
solennel  à  la  basilique  de  Saint-Pierre.  On  remar(]ua 
qu'il  resta  près  d'une  heure  debout,  les  bras  cioisés 
sur  la  poitrine,  les  yeux  fermés  comme  s'il  eût  été 
ravi  en  extase  ;  après  quoi  il  parut  s'éveiller  et  cria 
à  haute  voix  :  «  Mes  frères,  le  Christ  vient  de  pour- 
voir au  salut  du  royaume  de  France.  »  Le  soir  même, 
le  cardinal  d'Ossat  recevait  ur  courrier  qui  lui  an- 
nonçait la  mort  de  la  belle  Gabrielle  d'Estréc?.  Main- 
tenant, si  l'on  cherche  k  savoir  comment  Sa  Sainteté 
avait  prédit  si  juste,  nous  dirons  que  par  un  sin- 
gulier hasard,  il  se  trouva  que  l'intervalle  qui  sépa- 
rait l'arrivée  du  courrier  du  pape  à  Rome  de  celle  du 
courrier  de  l'ambassadeur,  coïncidait  heure  pour 
heure  avec  l'intervalle  qui  avait  dû  s'écouler,  au  rap- 
port des  médecins,  entre  le  moment  où  la  maîtresse 
du  roi  avait  pris  le  poison  et  celui  de  sa  mort.  Ce 
qu'il  y  eut  encore  d'assez  bizarre ,  c'est  qu'à  partir 
de  ce  jour,  Clément  VIII  ne  fit  plus  d'objection  pour 
le  divorce  du  roi,  et  qu'il  se  montra  aussi  facile  que 
précédemment  il  avait  été  méticuleux.  Sa  Sainteté 
chargea  à  celle  occasion  de  ses  pleins  pouvoirs  le 
cardinal  de  Joyeuse,  Horace  de  Monte,  Napolitain, 
archevêque  d'Arles,  et  le  nonce  Gaspard  ûe  Modène; 
ces  ecclésiastiques  déclarèrent  le  mariage  de  Henri  IV 
nul,  et  lui  permirent,  ainsi  qu'à  Marguerite,  de  se 
remarier.  Le  roi  partit  immédiatement  pour  Lyon  et 
épousa  Marie  de  Médicis. 

Cette  année,  qui  se  trouvait  être  la  dernière  du 
siècle,  et  par  conséquent  celle  du  jubilé  universel,  fut 
très- fructueuse  pour  Sa  Sainteté.  Ses  trésors  se  rem- 
plirent de  l'argent  des  imbéciles  pèlerins  qui  venaient 
acheter  des  indulgences.  Le  nombre  des  dévots  fana- 
tiques et  des  curieux  qui  affluèrent  à  Rome  fut  si 
considérable,  que  dans  le  seul  hôpital  de  la  Trinité, 
qui  avait  été  transformé  en  une  immense  hôtellerie  te- 
nue pour  le  comple  du  pape,  on  reçut  successivement 
jusqu'à  cinq  cent  mille  voyageurs,  indépendamment 
de  tous  ceux  qui  s'étaient  logés  dans  les  autres  hô- 
pitaux, d'où  l'on  avait  chassé  les  malades,  dans  les 
monastères  d'hommes  ou  de  femmes  et  dans  les  mai- 
sons des  particuliers  ;  enfin  on  estime  qu'il  y  eut 
plus  de  trois  millions  de  visiteurs  dans  le  cours  de 
l'année.  Toutes  les  caves  du  Vatican  furent  remplies 
de  tonnes  d'or  ou  d'argent,  et  Clément  VIII  fut 
même  obligé  de  s'adresser  au  général  des  jésuites 
pour  qu'il  mît  à  sa  disposition  les  caves  de  son  col- 
lège, afin  d'y  déposer  les  présents  des  pèlerins.  Ac- 
quaviva,  qui  élait  alors  le  chef  de  la  société,  s'em- 
pressa de  mettre  à  la  disposition  du  pontife  non- 
seulement  les  bâtiments,  mais  encore  les  membres 
les  plus  distingués  de  l'ordre  pour  le  seconder  dans 
son  trafic  d'indulgences  et  d'absolutions,  espérant 
que  son  zèle  lui  concilierait  l'amitié  de  Clément  et  le 
])rédisposerait  favorablement  pour  la  compagnie  de 
Jésus,  lorsqu'il  aurait  à  décider  sur  la  querelle  qui 
venait  de  s'élever  entre  les  jésuites  d'Espagne  et  les 
dominicains,  à  propos  de  doctrines  spirituelles  snr 


I 


CLÉMENT     VIII 


561 


la  grâce  qui  avaient  été  formulées  par  plusieurs 
d'entre  eux,  surtout  i)ar  le  Père  Molina  ,  et  que  les 
disciples  de  saint  Dominique  prétendaient  entachées 
de  l'hérésie  de  Pelage. 

Après  le  jubil',  Sa  Sainteté  intervint  en  effet  dans 
les  disputes,  mais  sans  se  prononcer  pour  aucun  des 
deux  partis,  et  se  contenta  de  nommer  des  arbitres 
(|ui  devaient  mettre  un  terme  à  ces  querelles  scan- 
daleuses. Les  commissaires  se  formèrent  en  congré- 
gations qu'ils  appelèrent  «  de  auxiliis,  »  traitèrent 
les  questions  en  litige  avec  un  soin  extrême,  de  vive 
voix  el  par  écrit  ;  et  quelque  désir  qu'ils  eussent  de 
montrer  de  la  déférence  pour  le  saint-père,  ils  dé- 
clarèrent qu'ils  étaient  forcés  de  condamner  les  opi- 
nions de  Molina  comme  fausses,  erronées,  insoute- 
nables et  improbables. 

Les  jésuites  voyant  que  la  protection  même  du 
pape  ne  pouvait  les  faire  triompher  de  leurs  ennemis, 
imaginèrent  pour  gagner  du  temps  de  demander 
que  les  propositions  controversées  fussent  de  nou- 
veau traitées  dans  des  conférences  ;  ce  qui  leur  fut 
accordé.  Les  généraux  des  deux  ordres  se  rendirent  à 
ces  conférences  avec  des  théologiens,  et  les  discus- 
sions recommencèrent  sous  la  présidence  du  cardinal 
Mandruce,  chargé  par  Clément  A'III  de  prononcer  le 
jugement  en  dernier  ressort.  Cette  fois  encore  les 
jésuites  furent  battus  sur  tous  les  points;  Mandruce, 
qui  d'abord  avait  paru  protéger  les  doctrines  de  Mo- 
lina, finit  par  se  ranger  dans  le  parti  de  ses  adver- 
saires :  tout  faisait  donc  prévoir  une  condamnation 
pour  les  jésuites,  lorsque  la  veille  même  du  jour  fixé 
pour  le  prononcé  de  l'arrêt,  le  cardinal  mourut  empoi- 
sonné. Les  bons  Pères  en  prirent  occasion  de  ré- 
clamer un  nouveau  délai  pour  se  préparer  à  d'au- 
tres conférences;  mais  Clément, qui  craignait  de  voir 
cliaquejourla  querelle  s'ens'enimer  davantage  et  pous- 
ser les  uns  ou  les  autres  dans  des  révélations  fu- 
nestes à  la  papauté,  se  décida  à  prendre  un  parti,  et 
nomma  des  commissaires  qui  examinèrent  les  livres 
de  Molina  eu  sa  présence.  Les  conclusions  de  ceux- 
ci  lurent  semblables  à  celles  des  premiers  juges,  c'est- 
à-dire  défavorables  à  la  société.  Alors  les  jésuites 
d'Espagne,  qui  redoutaient  plus  que  toute  chose  au 
monde  d'être  battus  dans  une  question  aussi  impor- 
tante, entreprirent  de  forcer  même  la  volonté  du 
pape  en  mettant  en  jeu  sa  propre  autorité.  Ils  ameu- 
tèrent tous  les  collèges  de  leur  ordre  contre  Clé- 
ment ^  III,  exprimèrent  des  doutes  sur  la  légitimité 
de  son  intronisation,  et  soutinrent  dans  leurs  thèses 
c[u'on  n'était  point  tenu  de  s'en  rapporter  à  la  déci- 
sion d'un  pape  en  matière  de  foi. 

Cette  conduite  audacieuse  irrita  le  saint-père,  et 
sans  aucun  doute  il  se  fût  déterminé  à  dissoudre  la 
société  s'il  n'eût  été  arrêté  par  la  puissante  interven- 
tion de  Philippe  III,  qui  désirait  le  maintien  d'un 
ordre  qui  l'aidait  à  plonger  ses  peuples  dans  l'igno- 
rance et  dans  l'abrulissement. 

Du  reste,  les  services  que  les  jésuites  d'Angleterre 
rendaient  au  pape,  et  les  efforts  que  faisaient  ceux  de 
France  pour  ramener  ces  deux  pays  à  son  obédience, 
plaidèrent  en  faveur  de  l'ordre  ;  et  il  est  juste  de  con- 
venir qu'ils  employaient  les  uns  et  les  autres,  pour  la 
réussite  de  leurs  projets,  une  jicrsévérance  et  une 
activité  dignes  d'une  meilleure  cause.  Les  jésuites 
II 


d'Angleterre,  bannis  de  ce  royaume  par  différents 
décrets,  n'avaient  pas  craint  d'y  rentrer  après  la  mort 
d'Elisabeth  pour  renouer  de  nouvelles  intrigues;  les 
jésuites  de  France,  chassés  des  provinces  par  les  ar- 
rêts des  parlements,  par  des  déclarations  et  lettres 
patentes  du  roi  adressées  aux  tribunaux  souverains, 
avaient  su  se  maintenir  dans  la  juridiction  des  par- 
lements de  Bordeaux  et  de  Toulouse,  et  intéresser 
en  leur  faveur  nombre  de  seigneurs  influents  à  la 
cour,  et  particulièrement  la  reine  Marie  de  Médicis. 
Di\jà,  à  l'occasion  du  mariage  du  roi,  ils  lui  avaient 
député  les  Pères  Lorenzo-Maggio  et  Gentil  pour  ré- 
clamer l'exécution  de  la  promesse  qu'il  avait  faite 
lors  de  son  absolution  de  les  rappeler.  Mais  sur  le 
refus  de  Henri  IV  d'obtempérer  à  leur  demande,  ils 
se  déclarèrent  ses  ennemis,  répandirent  des  libelles 
dans  Paris  contre  l'autorité  du  roi  et  du  Parlement, 
entre  autres  la  plainte  apologétique  publiée  à  Bordeaux 
par  le  Père  Richomme,  et  pour  laquelle  un  libraire 
nommé  Chevalier  (ut  décrété  de  prise  de  corps.  Dès  ce 
moment,  la  société  des  jésuites  se  déclara  en  guerre 
ouverte  avec  le  roi;  leur  collège  de  Dôie,  situé  sur  la 
frontière,  devint  le  lieu  de  réunion  de  tous  les  mé- 
contents et  le  centre  des  opérations  dirigées  contre 
Henri  ;  bientôt  même  ils  organisèrent  une  conspira- 
tion dans  laquelle,  comme  toujours,  ils  prirent  la  part 
la  plus  active,  avec  de  telles  précautions  qu'il  fut  im- 
possible de  prouver  leur  participation  quand  le  com- 
plot fut  découvert.  Ils  suscitèrent  également  des 
troubles  à  Lyon,  prêchèrent  ouvertement  le  régicide 
et  inspirèrent  à  Henri  IV  une  si  grande  frayeur, 
qu'il  se  décida  à  faire  la  paix  avec  eux. 

Préalablement  il  chercha  à  ramener  à  son  senti- 
ment les  grands  dignitaires  dont  il  connaissait  l'ex- 
trême répugnance  pour  une  semblable  mesure,  et 
ayant  réuni  ses  principaux  officiers,  il  leur  teint  le 
discours  suivant  :  «  Il  nous  faut,  messeigneurs,  par 
nécessité  rappeler  purement  et  simplement  les  jésui- 
tes dans  notre  royaume,  les  décharger  des  sentences 
d'infamies  et  d'opprobres  qu'ils  ont  justement  en- 
courues, ou  bien  les  poursuivre  avec  une  rigueur 
inexorable,  afin  qu'ils  n'approchent  jamais  ni  de  nous, 
ni  de  nos  Etats.  Ce  dernier  parti  les  jettera  dans  la 
plus  dangereuse  irritation  ;  et  l/'S  attentats  contre 
notre  personne  vont  se  multiplier  de  telle  sorte  que 
nous  serons  forcé  d'être  sans  cesse  sur  nos  gardes  ; 
de  porter  des  cuirasses  jusque  dans  nos  apparte- 
ments ;  de  ne  prendre  aucune  nourriture  sans  l'avoir 
fait  visiter  par  nos  médecins;  de  trembler  même  à 
l'approche  de  nos  meilleurs  sujets,  car  ces  gens-là 
ont  des  intelligences  et  des  correspondances  partout, 
et  une  grande  habileté  à  tourner  les  esprits  commr 
il  leur  plaît;  enfin  notre  vie  deviendra  tellement  mi- 
isérable,par  la  frayeur  que  nous  inspirent  les  jésuites, 
'qu'il  vaudrait  mieux  pour  nous  être  déjà  mort..,.  » 
Par  condescendance  pour  les  appréhensions  de 
Henri,  les  seigneurs  auxquels  Sa  Majesté  s'adressait, 
entre  autres  Sully,  son  ministre,  ne  voulurent  pas 
combattre  son  raisonnement,  et  déclarèrent  qu'ils  s'en 
rapportaient  à  s"a  sagesse.  Henri  IV,  sans  plus  tarder, 
expédia  le  jour  même  des  lettres  patentes  pour  le 
rétablissement  de  la  société  de  Jésus  en  France.  Mais 
le  Parlement  fut  moins  docile  que  la  cour,  et  refusa 
de  les  entériner  avant  que  les  Pères  eussent  changé 

159 


562 


HISTOIRE    DES     PAPES 


leur  nom  tle  jt'-suites ,  qui  était  en  exécralion  «  tous 
les  corps  lie  l'Etat,  et  eussi'iil  luoditio  leuis  statuts. 
Les  nicmlnes  du  Paileiueul  ileinamlaieiU  (|uo  k  com- 
|iagtue  ne  i-eslàt  pas  sous  l'autorité  il' un  ijonéral 
•.•tnnger,  et  (ju'elle  so  choisit  uu  supérieur  résiliant 
dans  le  i-oyauine:  ils  demandaient  eu  outre  qu'ello 
r«it  soumise  à  la  juridiiiion  ordinaire,  qu'elle  sup- 
primât dans  ses  vœux  rent;ai;enieul  d'une  oinissauce 
partiiulière  au  pape,  qu'elle  n'autorisât  l'admission 
dans  ses  rangs  (|ue  des  sujets  naturels  du  roi, 
qu'elle  fût  astreinte  à  suivre  les  règlements  univer- 
sitaires, et  qu'elle  renonçât  à  hériter  des  biens  de  ses 
meralresau  préjudice  des  l'aïuilles.  Les  disciples  do 
Ijovola  relusèrcnl  d'adhérer  à  ces  conditions;  et  un 
ordre  du  roi  enjoignit  aux  magistrats  d'enregistrer 
pirement  et  simplement  les  lettres  patentes  qui  au- 
torisaient les  jésuites  à  rentrer  en  France. 

V>t»elques  années  plus  tard,  Henri  IV  reçut  la 
juste  récompense  de  cet  acte  de  despotisme;  et  l'at- 
tentat de  llavaillac  vint  apprendre  aux  nations  com- 
ment les  jésuites  savaient  payer  un  bienl'ail.  11  est 
\Tai  qu'ils  ne  devaient  pas  une  grande  reconnaissance 
au  prince  d'une  concession  qu'ils  n'ignoraient  point 
lui  avoir  été  arrachée  par  la  frayeur.  Ils  feignirent 
néanmoins  d'attribuer  ses  nouvelles  dispositions  à  de 
tout  autres  sentiments,  et  ils  le  remercièrent  du 
bienveillant  appui  qu'il  prêtait  à  leur  ordre.  Bien  plus, 
le  Père  Cotton.  qui  devint  son  confesseur,  et  plusieurs 
de  ses  compagnons  demandèrent  à  l'embrasser  eu 
signe  de  réconciliation  sincère,  d'oubli  du  passé  et 
de  confiance  pour  l'avenir. 

Dès  qu'ils  se  virent  tout-puissants  en  France,  les 
jésuites  oublièrent  les  promesses  qu'ils  avaient  faites 
à  Clément  VIII  de  travailler  à  lui  soumettre  le 
royaume,  et  s'occupèrent  de  leurs  anciennes  querel- 
les avec  les  dominicains  sur  la  grâce  et  sur  le  libre 
arbitre:  ils  signifièrent  même  à  Sa  Sainteté  qu'elle 
eût  à  se  prononcer  pour  eux  et  à  canoniser  Ignace 
de  Loyola,  leur  fondateur,  si  elle  voulait  qu'ils  res- 
tassent 80US  son  obédience.  Au  lieu  d'obéir  à  leur 
injonction,  le  pontife  se  déclara  définitivement  pour 
les  dominicains,  et  accorda  les  honneurs  de  l'apo- 
théose à  Charles  Borromée,  le  neveu  de  Pie  V,  un 
des  anciens  chefs  de  leur  ordre,  et  l'un  des  plus 
fougueux  inquisiteurs  qui  eût  existé. 

Les  jésuites  ne  voulurent  pas  laisser  cet  alVront 
impuni,  et  s'en  prirent  au  cardinal  Aldobrandiuo,  le 
conseiller  du  pape.  Un  d'eux  résolut  de  l'empoison- 


ner, et  essaya  plusieurs  fois  de  s'introduire  tlans  les 
cuisines.  Son  insistance  à  so  présenter  cluupie  jour 
]iour  être  admis  dans  le  palais  éveilla  les  soupçons, 
et  on  aposta  des  soldats  pour  l'arrêter.  Suivant  son 
habitude,  le  jésuite  vint  offrir  ses  services  aux  doiwes- 
tiqucs  du  cardinal  Aldobrandino,  pour  les  aider  dans 
leurs  travaux;  et  comme  il  allait  entrer,  deux  sbires 
l'arrêtèrent.  Celui-ci,  qui  était  grand  et  vigoureux,  les 
frappa  avec  violence,  les  renversa  à  terre;  et  avant 
qu'on  eût  le  temps  de  leur  porter  secours,  il  prit  la  fuite 
et  se  jeta  dans  la  demeure  du  cardinal  Odourdo  Far- 
nèse,  zélé  protecteur  des  tlisiiples  d'Ignace  de  Loyola. 
Le  préfet  de  Rome  se  rendit  immédiatement  avec  des 
soldats  à  la  demeure  des  Farnèse  |>oui-  réclamer  le 
fugitif;  mais  au  lieu  d'obéir,  le  cardinal  et  ses  gens 
parurent  en  armes  aux  fenêtres,  firent  feu  sur  le  pré- 
fet et  l'obligèrent  à  rebrousser  chemin.  La  résista«ce 
dura  plusieurs  jours  ;  enfin  comme  Sa  Sainteté  se 
préparait  à  faire  venir  des  troupes  du  dehors  pour 
maintenir  son  autorité,  Farnèse  sortit  avec  les  siens 
par  les  derrières  de  son  (lalais,  gagna  la  campagne, 
et  se  retira  dans  le  superbe  château  que  son  oncle 
avait  fait  élever  à  trente-six  milles  de  Rome. 

Clément  VIII,  exaspéré  del'audaie  des  j.  s  ites  et 
de  Farnèse,  menaça  les  premiers  de  dissoudre  leur 
ordre,  et  déiiècha  le  gouverneur  de  la  ville  poui'  si- 
gnifier au  cardinal  qu'il  eût  à  donner  sa  di'raission 
du  gouvernement  du  patrimoine  de  ses  ancêtres,  dont 
il  venait  de  se  rendre  indigne.  Farnèse  refusa  d'obéir, 
et  se  prépara  à  soutenir  un  siège  dans  son  château 
contre  les  troupes  papales.  Fort  heureusement  pour 
lui,  son  frère  intervint  dans  la  ([uerelle,  el  courut  en 
toute  diligence  se  jeter  aux  pieds  de  Sa  Sainteté  pour 
obtenir  la  grâce  du  cardinal.  Le  souverain  pontife 
parut  céder  aux  prières  du  duc,  et  accorda  à  Farnèse 
la  permission  de  rentrer  dans  Rome  ;  mais  à  peine 
franchissait-il  les  portes,  qu'il  fut  arrêté  el  conduit 
au  château  Saint-Ange.  A  leur  tour,  les  jésuites  vin- 
rent en  aide  à  celui  qui  les  avait  proti'gi's,  el  le  5 
mars  1605,  Clément  VIII  mourut  empoisonné. 

Ce  pontife  termine  dignemcLt  la  série  des  papes 
du  seizième  siècle,  qui  défendirent  pied  à  pied  le  ter- 
rain de  leur  omnipotence  spirituelle  et  tenqjorelle  ; 
et  à  force  de  ruses,  de  fourberies,  de  crimes  et 
d'attentats,  firent  triompher  la  tiare  au  milieu  des 
révulutions  politiques  el  religieuses  qui  bouleversaient 
toutes  les  nations  et  menaçaient  d'engloutir  pour  tou- 
jours le  vaisseau  de  saint  Pierre  I 


l 


Maximilien  I",  empereur  d'Allemagne.  —  Massacres  des  habitants  de  la  Flandre.  —  Bizarreries  de  l'empereur.  —  Mort  do  Maxi- 
milien  I".  —  Cliarles-Ouint,  son  petit-fils,  parvient  à  l'empire.  —  Ses  débauches  et  ses  fourberies. —  Ses  guerres  ave;  la 
France.  —  Ses  prétentions  à  la  monarchie  universelle.  —  Abdication  de  Charles-Quint.  —  Il  se  fait  clouer  vivant  dans  son  cercueil- 

—  Sa  mort.  —  Ferdinand,  son  frère,  lui  succède  à  l'empire.  —  Mort  de  Ferdinand.  —  Maximilien  II,  son  fils,  est  proclamé 
empereur.  —  Hypocrisie  de  ce  prince.  —  Ses  guerres  contre  les  Turcs.  —  Mort  de  Maximilien  II.  —  Rodolphe  tl,  son  fils,  lui 
succède. —  Son  intolérance.  —  Il  fait  égorger  les  luthériens  de  l'Autriche.  —  Ktienne  Botskal  appelle  les  peuples  de  la  haute 
Hongrie  à  la  liberté.  —  Mort  de  l'empereur.  —  Histoire  politique  de  la  France.  —  Règne  de  François  I".  —  Influence  de  la 
duchesse  d'Angoulème,  sa  mère,  dans  le  gouvernement.  —  Guerres  d'Italie.  —  Régence  de  Louise  de  Savoie.  —  Débauches 
de  la  cour  de  France.  —  Entrevue  du  camp  du  Drap  d'or.  —  Guerre  de  Flandre.  —  Louise  de  Savoie  vole  le  trésor  public.  — 
Saturnales  de  la  cour.  —  Le  lupanar  royal.  —  Siège  de  Marseille.  —  François  I",  prisonnier  de  Charles-Quint,  rachète  sa  li- 
berté en  abandonnant  aux  Espagnols  les  plus  riches  provinces  de  France.  —  Ses  amours  avec  Mlle  d'Heilly.  —  Règne 
de  la  favorite.  —  Ve;igeance  du  mari  de  la  belle  Féronnière.  —  Cruautés  de  François  I".  —  Querelles  entre  les  maîtresses  des 
princes  du  sang  et  la  favorite.  —  Le  dauphin  meurt  empoisonné.  —  Charles-Quint  à  la  cour  de  France.  —  Viols,  massa- 
cres et  incendies  exercés  dans  le  pays  des  Vaudois.  —  François  I"  meurt  du  mal  vénérien.  —  Henri  II,  son  fils,  lui  succède. 

—  Ses  débauches  avec  Diane  de  Poitiers.  —  Catherine  |Je  Médicis,  à  l'exemple  de  son  mari,  forme  des  liaisons  scandaleuses  et 
donne  trois  bâtards  à  Henri  II.  —  Duel  de  Jarnac  et  de  la  Cli.^taigneraie.  —  Diane  protège  le  connélable  de  Montmorency  et 
les  Guises.  —  Guerre  entre  Charles-Quint  et  Henri  II.  —  Révolte  des  habitants  de  la  Guyenne.  —  Henri  II  assiste  avec  la  cour 
aux  supplices  des  protestants.  —  Fêtes  à  l'occasion  du  mariige  d'Elisabeth  de  France  et  de  Philippe  d'Espagne.  —  Henri  II 
est  tué  dans  un  tournoi  par  le  comte  de  Montgommery.  —  Catherine  de  Médicis  s'empare  du  gouvernement  sous  le  nom  de 
son  fils  François  II.  —  Dispute  entre  la  jeune  reine  Marie  Stuart  et  la  reine  mère.  —  Amours  incestueux  de  Marie  Stuart  avec 
son  oncle  le  cardinal  de  Lorraine.  —  Les  chambres  ardentes.  —  François  II,  énervé  par  les  plaisirs,  tombe  dans  l'idiotisme.— 
Conjuration  d'Amboise.  —  Perfidie  de  François  II,  de  Marie  Stuart  et  des  Guises.  —  Supplice  affreuv  des  conjurés.  —  Mort  du 
seigneur  de  la  Renaudie.  —  Assemblée  des  notables  à  Orléans.  —  Mort  de  François  II.  —  Catherine  de  Médicis  est  accusée  d'avoir 
fait  empoisonner  le  roi.  —  Règne  de  Charles  IX.  — Catherine  s'empare  du  gouvernement  du  royaume.  —  Dettes  énormes  de 
l'Êlat.  —  Assemblées  des  états-généraux.  —  Catherine  de  Médicis  se  fait  la  pourvoyeuse  des  princes  protestants.  —  Triumvirat 
du  maréchal  de  Saint-André,  du  duc  de  Guise  et  du  connétable  Anne  de  Montmorency.  —  Guerre  civile.  —  Assassinat  du  duc 
François  de  Guise.  —  Majorité  de  Charles  IX.  —  Caractère  affreux  de  ce  roi.  —  Entrevue  de  Rayonne.  —  Mort  du  connétable 
de  Montmorency  et  assassinat  du  prince  de  Condé.  —  Mariage  de  Henri  de  Navarre  et  de  Marguerite  de  Valois.  —  Massacres 
de  la  Saint-Barthélémy.  —  Le  roi,  la  reine  et  les  princesses  se  rendent  en  cavalcade  à  Montfaucon  pour  contempler  les  cada- 
vres des  huguenots.—  .Massacres  dans  les  provinces.  — Orgies  au  Louvre.  —  Conspiration  du  duc  d'Alençon,  frère  du  roi.  — 
Mort  de  l'exécrable  Charles  IX.  —  Henri  III  succède  à  ce  monstre.  —  Règne  des  mignons.  —  Guerre  civile  dans  le  Poitou.  — 
La  cour  assiste  aux  processions  des  fiagellants.  —  Citherine  de  Médicis  fait  empoisonner  le  cardinal  de  Lorraine.  —  Sacre  du 
roi  à  Reims.-  Superstitions,  débauches  et  puérilités  de  Henri  III.  —  Guerres  civiles.  —  Querelles  entre  les  mignons  du  roi  et 
ceux  du  duc  de  Guis^.  —  Saturnales  de  la  cour.  —  Dévastation  da  royaume.  —  Assassinai  de  Bussy^'.\mboisc.  —  Le  roi  fait 
assassiner  son  frère.  —  Henri  III  se  déclare  le  chef  de  la  Ligue.  —  Journée  des  barricades.  —  Henri  III  fait  assassiner  le  duc 
de  Guise  et  le  cardinal  son  frère.  —  Mort  de  Catherine  de  Médicis.  —  Henri  III  est  assa-siné  par  Jacques  Clément.  —  Éducation 
de  Henri  IV.  —  Mariage  du  jeune  roi  de  Navarre.  —  Il  assiste  au  supplice  d,-s  huguenots.  —  Ses  amours  avec  Mme  de 
Sauves.  —  .Mépris  dc^  protestants  pour  Henri  IV.  —  Il  trahit  tous  les  partis  à  la  fois.  —  Ses  intri.-ues  avec  la  jeune  I.ignon- 
ville.  —  A  l'exemple  de  Néron,  pendant  une  fête,  il  donne  l'ordre  d'abuser  de  toutes  les  femmes.  —  MLirché  infùnie  entre 
Henri  IV  et  sa  femme.  —  Il  déilore  une  jeune  fille  do  quatorze  ans  appelée  la  belle  Fosseuse.  —  Amours  de  Henri  et  de  la  belle 
Corisandre.  —  Il  vient  assiéger  Paris.  —  Ses  débauches  avec  l'abbesse  de  Montmartre.  —  Famine  affreuse  dans  la  capilale.  — 
Le  duc  de  Parme  force  le  roi  à  lever  le  siège.  —  Henri,  pour  se  venger,  mei  à  feu  et  à  sang  la  Champagne,  la  Picardie  et  la 
Normandie.  —  Intrigues  du  roi  et  de  Gabrielle  d'Esirées.  —  Henri  IV  renonce  d'e  nouveau  au  protestantisme  et  se  fait  cathuli- 
que.  —  Son  entn-e  \  Paris.  —  Assemblée  des  nolahles  à  Rouen.  —  Ingratitude  de  Henri  IV  pour  les  protestants.  —  Mort  do 
Gabrielle  d'Estrées.  —  Henri  IV  se  console  avec  Henriette  d'Entragues.  —  Mariage  de  Marie  de  Médicis  et  du  roi  de  France.  — 
Débauches  entre  la  favorite,  la  reine  et  le  roi.  —  Supplice  de  Charles  de  Gonlaut  Biron.  —  Querelle  scandaleuse  entre  Marie  de 
Médicis  et  Henriette  d'Entragues.  —  Henri  IV  se  compose  un  sérail.  —  Il  accable  la  France  d'impôts  pour  doter  ses  nombreux 
bâtards.  —  Il  altère  les  monnaies.  —  Son  code  sang  linaire  sur  les  délits  de  chasse.  —  Nouvelle  passion  du  roi  pour  la  jeune 
princ'-se  de  Cmiilé.  —  Henri  IV  meurt  assassiné  par  Ravaillac.  —  Réflexions  sur  ce  règne. 


^6^ 


HISTOIRE    DES     PAPES 


) 


Les  annales  Je  l'iiistoire  polili(|ue  du  soizioine  siè- 
cle devraient  être  tracées  en  caractères  de  sang  ,  car 
jamais  les  cruautés,  les  meurtres,  les  attentats  n'a- 
vaient été  si  terribles  et  si  multipliés;  jamais  les  rois 
et  les  papes  n'avaient  commis  autant  d'atrocités;  et 
il  semblait  vraiment  (pie  les  oppresseurs  des  peujiles 
de  cette  époque  ,  pontifes  ou  souverains  ,  piètres  ou 
nobles,  moines  ou  soldats,  se  fussent  donné  le  défule 
se  surpasser  les  uns  les  autres,  en  égorgeant  ou  en 
faisant  massacrer  par  millions  les  hommes  et  les 
femmes,  en  violant,  en  incendiant  les  villes,  en 
couvrant  de  désastres  des  royaumes  entiers.  En 
Italie,  un  Jules  II,  un  Léon  X,  un  Pie  V  et  un 
Grégoire  XIII  ;  en  Espagne  ,  un  Charles-Quint  et 
un  Philippe  II  ;  en  Allemagne ,  un  Maxiraihen  II  et 
un  Rodolphe  II  ;  en  Angleterre ,  un  Henri  VIII  et 
une  Marie  la  Catholiiiue;  en  France,  un  François  I", 
un  Charles  IX  et  un  Henri  III, tous  despotes  sangui- 
naires, tous  monarques  insolents  et  débaucliés,  tous 
implacables  tyrans,  Iléaux  des  nations  qui  avaient  le 
luallieur  d'être  soumises  à  leur  exécrable  domination! 

Parmi  eux,  Maximilien  I"',  fils  de  l'empereur  Frédé- 
ric III,  occupe  sa  place.  Quelques  auteurs  prétendent 
que  dans  sa  jeunesse  il  paraissait  incajiablc  d'aucune 
application,et  prononçait  les  mots  avec  tant  de  difficul- 
té qu'on  l'avait  surnommé  le  Muet  ;  cependant,  à  force 
de  travail  et  de  persévérance,  il  fit  comme  Déinosthène, 
le  célèbre  orateur  grec,  il  vainquit  la  nature  et  parvint 
à  parler  avec  facilité.  Son  père  lui  fit  épouser  Marie  de 
Bourgogne,  fille  de  Charles  le  Téméraire,  ce  qui  l'o- 
Lligea  à  entrer  en  guerre  avec  la  France  pour  défendre 
l'héritage  de  sa  femme  contre  Louis  XI.  Dans  le 
cours  de  son  gouvernement ,  Maximilien  se  montra 
si  cruel  et  si  intolérant ,  qu'à  la  mort  de  Marie  de 
Bourgogne,  les  Flamands  secouèrent  le  joug,  enlevè- 
rent au  prince  jusqu'à  la  tutelle  de  ses  enfants  et  le  chas- 
sèrent de  leur  pays.  Furieux  de  cet  affront,  Maximi- 
lien jura  de  prendre  sa  revanche  ;  avec  l'aide  de  son 
père,  qui  lui  fournit  une  armée  considérable,  il 
envahit  la  Flandre ,  fit  un  massacre  effroyable  des 
habitants,  s'empara  de  Gand,  et  força  la  nation  à  lui 
rendre  la  tutelle  de  son  fils  et  à  lui  laisser  la  libre 
disposition  des  immenses  revenus  des  États.  Son 
triomphe  fut  heureusement  de  courte  durée;  les  pro- 
vinces ,  fatiguées  de  payer  des  impôts  excessifs  qui 
servaient  à  ahmenter  le  luxe  des  courtisans  et  à  sou- 
doyer des  soldats,  se  soulevèrent  contre  le  tyran ,  et 
cin([uante  mille  citoyens  vinrent  l'assiéger  dans  son 
palais  de  Bruges.  Ses  troupes  furent  honteusement 
chassées  de  la  ville,  ses  ministres  furent  arrêtés,  mis 
en  jugement,  condamnés  à  mort  et  exécutés  sur  la 
place  publique;  lui-même  fut  découvert  dans  la  bou 
tique  d'un  apotiiicaire  ,  où  il  s'était  réfugié  poui 
échapper  aux  révoltés  ;  et  il  n'obtint  sa  grâce  qu'en 
s'humiliant  devant  les  vainqueurs,  en  faisant  le  ser- 
ment solennel  de  ne  jamais  revendiquer  le  gouverne- 
ment de  la  Flandre,  de  restituer  toutes  les  places,  de 
faire  évacuer  des  États  les  troupes  allemandes,  et 
de  ne  jamais  porter  les  armes  contre  les  Pays-Bas. 

Mais  comme  il  est  vrai  qu'on  ne  peut  trouver  ni 
loyauté  ni  bonne  foi  dans  les  rois  ni  dans  les  princes, 
Maximilien  ne  fut  pas  plutôt  hors  de  danger,  qu'il 
fit  déclarer  nul  par  le  pape  le  serment  qu'il  avait 
prêté  sur  l'hostie  consacrée,  et  qu'il  lit  marcher  con- 


tre la  Flandre  toutes  les  armées  de  l'empire.  Cepi  n- 
danl  il  ne  prit  pas  personnellement  part  à  ces  opéra- 
tions militaires,  soit  qu'il  craignît  de  tomber  entre  les 
mains  des  Flamands  ,  soit  ([u'il  jugeât  sa  présence 
plus  nécessaire  en  Hongrie,  dont  le  trône  était  de- 
venu vacant  par  la  mort  de  Malhias  Corvin,  et  dont 
la  maison  d'.Vutriche  réclamait  la  possession  enveilu 
d'un  traité  de  famille  conclu  avec  le  feu  roi.  Or, 
comme  les  peuples  refusaient  de  ratifier  un  sembla- 
ble pacte,  et  voulaient  élire  pour  les  gouverner  La- 
dislas,  prince  de  Bohème,  prétendant  qu'ils  ne  de- 
vaient pas  être  légués  par  un  roi  comme  un  vil  bétail, 
Maximilien  fondit  sur  la  Hongrie,  égorgea  les  hoin  ■ 
mes,  les  enfants,  les  vieillards,  emporta  d'assaut  Albe- 
Boyale,  qu'il  trouva  sans  défense  ;  et,  par  la  terreur  de 
ses  armes,  en  vertu  de  cet  axiome  barbare,  la  force 
prime  le  droit,  il  contraignit  les  malheureux  habitants 
à  lui  payer  un  tribut  de  cent  raille  ducats,  et  à  joindic 
à  son  titre  de  roi  des  Romains,  qu'il  avait  déjà  reçu 
depuis  plusieurs  années,  celui  de  roi  de  Hongrie. 

Quelque  temps  après,  vers  la  fin  de  l'année  1493, 
son  père,  l'empereur  Frédéric  III,  mourut  âgé  de 
soixante-dix-huit  ans.  Maximilien,  pour  premier  acte 
d'autorité,  contracta  un  mariage  avec  Blancir -Marie, 
sieur  de  Jean Galéas,  duc  de  Milan,  qui  lui  apportait 
une  dot  de  quatre  cent  quarante  mille  écus  d'or,  mal- 
gré l'opposition  des  princes  électeurs,  qui  prétendaient 
que  le  chef  de  l'empire  n'avait  pas  le  droit  de  s'a  Ter  à 
une  famille  qui  devait  sa  récente  élévation  à  un  bâtard. 
Ceux-ci,  ne  pouvant  empêcher  cette  déplorable  union, 
refusèrent  de  reconnaitre'la  nouvelle  impératrice,  et 
di'clarèrent  que  ses  enfants  ne  seraient  jamais  con- 
sidérés comme  princes  par  la  nation  allemande.  Ma- 
ximilien fit  alors  tomber  sa  colère  sur  les  peuples  ; 
il  écrasa  les  provinces  d'impôts ,  leva  des  troupes 
nombreuses,  et  se  plut  à  engloutir  des  milliers 
d'hommes  dans  des  guerres  aussi  meurtrières  que 
ridicules.  Enfin,  les  États  se  fatiguèrent  de  voir  cou- 
ler à  flots  l'or  et  le  sang  de  la  nation  ;  les  électeurs 
se  réunirent  pour  aviser  à  porter  un  remède  an  mal, 
et  créèrent  une  chambre  intitulée  Chambre  impériale, 
qui  fut  investie  du  pouvoir  de  fixer  [lour  l'avenir  les 
subsides  d'argent  ou  de  soldats  que  les  villes  et  les 
provinces  devaient  fournir  à  l'empereur. 

Maximilien  refusa  de  se  soumettre  aux  décisions 
de  cette  espèce  de  chambre  représentative  et  en 
prononça  la  dissolution  ;  puis  il  recommença  la  guerre 
avec  plus  de  fureur  qu'auparavant.  Il  avait  surtout 
en  haine  les  cantons  libres  de  la  Suisse,  qui  faisaient 
contre  lui  une  opposition  très-vive  ;  il  chercha  d'abord 
a  soulever  entre  eux  des  collisions,  et  n'ayant  pu  y 
réussir ,  il  les  fit  excommunier  par  le  pape ,  sous  la 
promesse  de  partager  avec  Sa  Sainteté  les  dépouilles 
de  ces  peuples  lorsqu'il  les  aurait  vaincus.  Ensuite 
il  se  mit  à  la  tète  de  ses  troupes ,  entra  sur  le  terri- 
toire helvétique  et  exerça  partout  d'atTreux  ravages. 
Ces  mesures  violentes  exaltèrent  les  esprits;  les  can- 
tons firent  un  appel  du  ban  et  de  l'arrière-ban ,  for- 
mèrent une  armée  et  vinrent  présenter  la  bataille  au 
tyran.  L'empereur  fut  battu  par  ces  courageux  ré- 
publicains et  forcé  de  signer  l'indépendance  de  la 
Suisse:  bientôt  même  il  se  vit  contraint  de  permettre 
la  réorganisation  de  la  chambre  impériale  et  l'éta  - 
blissement  d'un  conseil  de  régence  qui  pût,  en  l'^t'- 


ROIS,    REINES,    EMPEREURS 


565 


Maximilien  battu  et  chassé  par  les  Suisses 


sence  du  chef  de  l'Etat,  pourvoir  aux  soins  de  l'empire 
romain  germanique. 

De  longs  dt'inêlés  avec  l'Italie  et  la  France  occu- 
pèrent en  grande  partie  son  règne,  et  presque  tou- 
jours il  échoua  dans  ses  tentatives,  soit  que  ses  plans 
eussent  été  mal  combinés,  soit  c|u'ils  eussent  été  mal 
exécutés.  Espèce  de  don  Quichotte  couronné,  Maxi- 
milien courait  toujours  la  lance  au  poing,  ne  rêvant 
({ue  duels  .  carrousels  et  croisades.  Doué  d'une  force 
herculéenne  et  d'une  agilité  extraordinaire,  il  sur- 
passait tous  ses  contemporains  dans  les  exercices  du 
corps,  et  excellait  surtout  dans  l'art  de  l'escrime,  ce 
dont  il  faisait  parade  quand  l'occasion  s'en  présentait. 
On  raconte  qu'à  Worms ,  lors  de  la  première,  diète 
qu'il  tint ,  un  chevalier  français ,  nommé  (JlaiiJo  de 
Battu,  célèbre  par  ses  hauts  faits  d'armes,  étant  venu 
pour  se  battre  corps  à  corps  contre  tout  .\lleniand 
qui  oserait  se  mesurer  avec  lui,  Maximilien  ne  crai- 
gnit pas  d'accepter  le  défi  pour  un  chevalier  inconnu; 
et  aujour(i.\é  il  se  présenta  lui-même  dans  la  lice,  la  lance 
au  poing  et  la  visière  liaissée,  combattit  longtemps, 
et  contraignit  son  adversaire  à  se  déclarer  vaincu. 

On  lui  doit  un  perfectionnement  dans  la  manière 
de  fondre  les  canons,  dans  la  construction  des  ar- 
mes à  leu  et  dans  la  trempe  des  armes  défensives; 
il  inventa  une  nou'-elle   forme  de  lance  dont  l'usage 


devint  bientôt  général,  et  fit  plusieurs  découvertes 
dans  la  pyrotechnie,  cet  art  infernal  qui  apprend  aux 
hommes  à  tuer  leurs  semblables,  et  qui  est  pour  les 
rois  la  plus  enivrante  des  occupations.  Dans  son  ar- 
deur de  faire  l'essai  de  ses  inventions  meurtrières, 
l'empereur  voulut  organiser  une  croisade,  et  solli- 
cita chaque  électeur  de  lui  fournir  un  contingent  de 
troupes  et  d'argent  pour  aller  combattre  les  infidèles 
en  Asie;  et  sur  le  refus  des  princes  allemands  de 
s'associer  à  cette  extravagante  entreprise,  il  fit  cause 
commune  avec  le  pape.  Ija  Sainteté  publia  alors  une 
nouvelle  croisade  contre  les  Turcs,  la  déclara  obliga- 
toire pour  tous  les  Etats  de  l'Europe,  et  ordoima  un;î 
levée  extraordinaire  de  décimes  en  France,  en  .\ngle- 
terre,  en  Espagne  et  en  .\llemagne. 

Maximilien  exerça  de  telles  exactions  en  cette  cir- 
constance, que  les  électeurs  s'assemblèrent  à  iicJ- 
hausen,  formèrent  la  célèbre  union  électorale,  et 
s'engagèrent  à  résister  ouvertement  à  l'empereur. 
Celui-ci  essaya  en  vain  de  les  désunir,  de  renverser 
le  conseil  de  régence,  de  dissoudre  la  chambre  im- 
)iériale  et  d'ériger  l'.Vutriche  en  electorats.  Les 
princes  allemands  demeurèrent  fermes  dans  leur  ré- 
solution, et  bien  loin  de  céder  aux  menaces,  ils  dé- 
clarèrent la  patrie  en  danger  et  votèrent  la  déposi- 
tion du  tyran.  Force    fut  à   Maximilien  de  se  sou- 


566 


HISTOIRE    DES    PAPHS 


ineltre  et  de  renoncer  à  ses  projets  île  s^uene  en 
Asie;  il  lui  pvit  alors  la  singulièie  fantaisie  de  se 
faire  nommer  pape  et  de  réunir  sur  sa  tête  le  dia- 
dème impérial  et  la  tiare  pontificale.  Cette  nouvelle 
extravagance  écliaulïa  tellement  son  amliition,  (|u'à 
la  mort  de  .Iules  II  il  engajjea,  pour  une  somme  con- 
sidérable, les  diamants  de  la  couronne  aux  Suç;c;er, 
lélèbi-es  banquiers  d'Augsboiirt,',  alin  de  pouvoir 
acheter  les  suffrages  des  cardinaux  romains.  Mais 
rélection  de  Léon  X  vint  dissiper  le  fol  espoir  qu'il 
avait  conçu  de  prendre  en  mains  le  goupillon  avec 
répée,  de  réunir  en  sa  personne  l'empire  siiiriluel 
et  temporel,  à  l'imitation  des  kalifes  d'Oriint. 

On  dit  qu'à  partir  de  cette  époque  il  reporta  toutes 
ses  idées  vers  la  mort;  et  qu'un  jour,  comme  ses 
officiers  cherchaient  à  le  dissuader  de  faire  abattre 
un  palais  magnilique  qu'on  avait  élevé  à  Inspruck, 
et  que  l'architecte  avait  manqué  dans  un  de  ses  dé- 
tails, il  dit  :  "  Eh  bien  !  je  consens  à  laisser  ces  bâ- 
timents debout  ;  mais  je  veuxqu'on  me  fasse  une  autic 
demeure  digne  de  moi.  Qu'on  fasse  venir  un  char- 
pentier et  qu'il  me  construise  un  cercueil  en  bois  de 
chêne.  »  —  On  y  joignit  à  -sa  recommandation  un 
poêle  en  drap  noir  semé  d'ossements  brodés  en  ar- 
•»enl,  et  les  autres  objets  nécessaires  à  des  funérailles; 
le  tout  fut  déposé  dans  un  grand  coffre  et  placé  dans 
sa  chambre  à  coucher. 

Enlin,  à  la  suite  d'un  souper  où  il  avait  mangé 
immodérément  du  melon,  Maximilien  fut  pris  d'une 
lièvre  violente  qui  résista  aux  efforts  des  médecins; 
alors  il  comprit  qu'il  devait  se  pré])arer  à  mourir,  il 
fit  promettre  à  ses  ofliciers  (ju'après  sa  mort  ils  lui 
couperaient  les  cheveux ,  lui  arracheraient  les  dents 
pour  les  broyer  et  les  réduire  en  poudre,  et  qu'ils 
l'enseveliraient  dans  un  sac  rempli  de  chaux  vive 
avant  de  le  mettre  dans  son  cercueil  et  de  l'inhumer 
sous  l'autel  de  l'église  de  Neustadt,  qu'il  avait  dési- 
gnée pour  le  lieu  de  sa  sépulture;  puis  il  leur  donna 
sa  bénédiction,  et  rendit  l'âme  le  11  janvier  1519, 
dans  la  soixantième  année  de  son  âge. 

L'histoire  de  ce  prince  n'est  remarquable  que  par 
les  grands  événements  qui  eurent  lieu  sous  son  rè- 
gne, notamment  par  la  naissance  du  schisme  de  Lu- 
ther, par  la  division  territoriale  de  l'Allemagne  en 
dix  cercles,  par  l'introduction  du  conseil  aulique,  et 
par  l'abohtion  de  la  redoutable  cour  véhémique  ou 
tribunal  secret  de  Westplialie. 

Charles  d'Espagne,  petit-fils  de  Maximilien,  par- 
vint à  réunir  les  suffrages  des  électeurs,  et  succéda 
à  son  a'ieul  sous  le  nom  de  Charles-Quint.  Déjà  il 
était  roi  d'Espagne  comme  héritier  de  Ferdinand  le 
Catholique,  son  aïeul  maternel,  et  souverain  des  Pays- 
Bas,  dont  il  avait  hérité  précédemment  de  son  père 
Philippe  I"  d'Autriche,  fils  de  Maximilien  I"  et  de 
la  duchesse  Marie  de  Bourgogne. 

Dans  sa  jeunesse,  Charles-Quint  avait  constam- 
ment dédaigné  de  s'instruire;  au  lieu  de  s'occuper 
de  sciences,  il  s'était  adonné  de  préférence  aux  exer- 
cices militaires,  qui  seuls  formaient  le  mérite  des 
hommes  à  cette  époque  d'ignorance;  aussi  avait-il 
contracté  des  habitudes  de  rudesse  et  de  despotisme 
qui  en  firent  un  détestable  tyran  lorsqu'il  fut  devenu 
homme.  Il  commença  par  abreuver  de  tant  de  dé- 
goûts et  de  mauvais  traitements  le  cardinal  Ximenès, 


véuérabli'  prélat  (jue  son  aïeul  avait  investi  de  la  ré- 
gence du  royaunu'  pendant  sa  minorité,  qu'il  le  fit 
mourir;  puis,  quand  il  se  vit  affranchi  de  toute  es- 
])èce  de  tutelle,  il  se  lança  dans  les  débauches  et  parut 
lie  ]irendre  nul  souci  de  son  autorité.  Ce  ne  fut  pas 
])Our  longtemps;  les  malheureux  Espagnols  apprirent 
liientùt  sous  quel  joug  di>  fer  ils  allaient  courber  la 
tète  et  à  quel  terrible  maître  ils  allaient  obéir. 

Les  certes  de  Castille,  d'.Vragon  et  de  Catalogne,  vou- 
lant tenter  un  effort  en  faveur  de  la  liberté,  adressèrent 
à  leur  nouveau  roi  un  cahier  de  doléances  sur  les  mal- 
heurs dont  riiupiisition  couvrait  le  sol  des  Espagnes, 
et  lui  présentèrent  un  projet  de  constitution  (jui  niodi- 
iiail  le  tribunal  du  saint -office  et  qui  portait  déléiisc 
aux  incpiisiteurs  d'intenter  aucun  procès  pour  cause 
d'usure,  de  sodomie,  de  bigamie,  de  nécromancie  et 
autres  délits  de  ce  genre  dont  ils  s'étaient  arrogé  la  con- 
naissance, quoi([irils  ressortissent  aux  tribunaux  ordi- 
naires; ilstlemandèrent  en  outre  qu'il  plût  à  Sa  Majesté 
de  réformer  les  abus  qui  existaient  dans  la  perception 
des  impôts  et  dans  la  vente  des  charges  publii[ues.  A 
titre  de  remercîment  et  comme  témaignage  de  recon- 
naissance ils  offraient  à  ce  roi  imberbe,  dès  qu'il  aurait 
satisfait  à  leurs  justes  réclamations,  une  somme  de 
cinq  cent  mille  ducats.  Cliarles-Quinl  se  garda  bien  de 
laisser  échapper  une  semblable  occasion  de  grossir  ses 
trésors  ;  il  s'engagea  solennellement  envers  les  cortès 
à  respecter  les  privilèges  et  les  coutumes  de  chaque 
province;  et  relativement  à  l'Inquisition,  il  déclara 
formellement  qu'il  voulait  que  les  dominicains  se 
conformassent  aux  saints  canons,  et  n'empiétassent 
pas  sur  le  pouvoir  séculier.  Dès  qu'il  eut  touché  les 
cinq  cent  mitie  ducats,  il  agit  envers  eux  ainsi  qu'ont 
l'habitude  de  faire  les  rois  envers  les  peuples  assez 
stupides  pour  croire  à  leurs  paroles;  il  manqua  à 
toutes  ses  promesses  et  nomma  grand  inquisiteur 
son  précepteur  Adrien.  Quel(|ue  temps  après,  il  se 
déclara  même  le  protecteur  de  la  sainte  Inquisition, 
et  fit  mourir  sur  les  btîchers  ou  dans  les  tortures,  en 
moins  de  deux  années,  sous  le  spécieux  prétexte 
d'hérésie,  quinze  raille  Espagnols,  dont  il  convoitait 
les    richesses  ou  dont    il   redoutait  l'énergie. 

Charles-Quint  montra  la  même  duplicité  et  la 
même  fourberie  dans  ses  traités  avec  la  France  ; 
ainsi  il  exigea  pour  condition  de  la  paix  que  Fran- 
çois I"  prît  l'engagement  de  lui  réserver  pour  femme 
la  princesse  Louise,  sa  fille,  qui  n'était  âgée  que 
d'une  année  ;  et  le  traité  n'eut  pas  été  plutôt  signé, 
qu'il  intrigua  auprès  de  Henri  YIII  et  de  LéonX  pour 
les  engager  à  former  une  ligue  formidable  contre  son 
allié  François  I",  et  à  lui  arracher  la  colironne. 

Cette  politique  perfide  et  astucieuse  lui  valut  la 
haine  des  Allemands,  et  sans  contredit  il  n'eût  pas 
été  choisi  pour  succéder  à  Maximilien,  si  d'une  part 
les  circonstances  fâcheuses  où  se  trouvait  l'Alle- 
magne disputée  par  trois  prétendants,  et  d'autre 
part  les  sommes  considérables  qu'il  fit  distribuer  aux 
princes  électeurs,  n'avaient  décidé  ceux-ci  à  lui  don- 
ner leurs  suffrages,  à  l'exclusion  des  autres  com- 
pétiteurs; toutefois  ils  eurent  soin  de  se  mettre  à 
couvert  des  effets  de  son  caractère  ambitieux  et 
lyrannique,en  lui  faisant  signer  une  capitulation  qui 
garantissait  l'indépendance  de  leurs  opinions  reli- 
1,'ieuses  et  l'intégialité  de  leurs  droits  politiques. 


unis,     REINES,     EMPEREURS 


J67 


C'est  alors  que  Gharles-Quint  lonua  son  plan  de 
iiionarchie  universelle  :  déjà  maître  de  l'Espagne,  de 
l'Allemagne,  des  Pays-Bas  et  de  vastes  cinjyires  dans 
les  Indes  orientales  et  occidentales,  il  songea  encore 
à  réunira  ses  Etats  la  France,  l'Italie  et  les  iles  Britan- 
niques, afin  de  pouvoir  envahir  la  Turquie,  et,  comme 
un  nouvel  Alexandre, pour  s'élancer  de  là  jusque  sur 
les  bords  de  l'Indus  et  du  Gange.  Il  se  prépara  à 
l'exécution  de  ses  gigantesques  projets  avec  une  pru- 
dence merveilleuse;  au  lieu  d'attaquer  de  Iront  ses 
ennemis,  il  forma  des  traités  avec  eux  et  les  arma  les 
uns  contre  le.s  autres,  afin  de  les  subjuguer  plus  l'acile- 
raent  (juand  ils  se  seraient  épuisés  d'hommes  eld'argent. 

I)"abord  il  acheta  l'alliance  de  la  cour  de  Rome  cl 
de  l'Angleterre  ;  ensuite,  avec  l'aide  des  troupes  de 
ces  deux  puissances  réunies  aux  siennes  il  engagea 
la  guerre  contre  la  France  sur  trois  points  à  la  lois, 
au  delà  des  Pyrénées,  dans  les  Pays-Bas  et  en  Italie. 
Pour  un  instant  la  valeur  française  tint  la  victoire 
indécise,  mais  les  fautes  de  François  I"  firent  pen- 
cher la  balance  en  faveur  des  Espagnols. 

Pour  comble  de  mallieurs,  Léon  X  mourut,  et  le 
grand  inquisiteur  Adrien,  le  précepteur  de  Sa  Majesté 
catholique,  fut  proclamé  souverain  pontife  par  les 
cardinaux  qui  avaient  vendu  leur  voix  à  l'empereur. 
Afin  de  contre- balancer  l'inlluence  des  Espagnols  en 
Italie,  François  I"  se  décida  à  franchir  les  Alpes 
pour  frapper  un  grand  coup  ;  il  marcha  sur  Pavie  et 
lit  le  siège  de  celte  place.  De  leur  côté,  les  impériaux 
accoururent  au  secours  de  la  ville,  et  présentèrent  la 
bataille  au  roi  de  France;  celui-ci,  malgré  l'avis  des 
vieux  généraux,  accepta  le  combai  contre  des  forces 
supérieures  aux  siennes  et  le  perdit.  Ainsi,  eu  un 
seul  jour,  l'entêtement  d'un  insolent  monarque  causa 
la  mort  de  plusieurs  milliers  d'hommes  et  la  perte 
des  riches  provinces  que  la  France  possédait  en  Ita- 
lie. Il  est  vrai  que  Dieu, permit  que  le  prince  fût  fait 
prisonnier,  et  reçût  ainsi  la  punition  de  son  fol  orgueil. 

Lorsque  Charles-Quint  eut  connaissance  de  la 
grande  victoire  qu'il  avait  remportée  sur  les  Fran- 
çais, il  se  posa  en  Alexandre,  pleura  sur  le  sort  des 
vaincus  ,  et  défendit  qu'on  fit  aucune  démonstration 
de  joie  dans  tous  ses  États  ;  mais  par  compensation 
il  lit  proposer  à  François  I"  des  conditions  si  dures, 
que  celui-ci  répondit  qu'il  préférait  mourir  en  capti- 
vité plutôt  que  de  souscrire  à  ses  volontés.  Le  royal 
j)visonnier  fut  immédiatement  conduit  à  Madrid,  où 
on  le  traita  en  apparence  avec'des  égards  infinis,  et  en 
réalité  avec  une  extrême  rigueur  ;  et  quelques  in- 
stances qu'il  fit  pour  obtenir  une  entrevue  avec  son 
geôlier  impérial,  elle  lui  fut  constamment  refusée; 
enlin  étant  tombé  malade  autant  d'ennui  que  de 
chagrin,  Charles-Quint  consentit  à  le  voir  et  vint  le 
visiter.  Suivant  son  habitude  l'empereiH'  lui  ht  des 
promesses  fallacieuses  qu'il  n'était  nullement  dans 
l'intention  de  tenir  ;  mais  cette  fois,  et  bien  malgré 
lui,  les  événements  l'empêciièrent  d'être  parjure. 

Deux  mois  après  cette  conférence,  Charles-Quint 
se  vit  menacé  d'une  guerre  générale  et  européenne 
que  Cl'  nent  VII,  successeur  d'Adrien  VI,  avait  or- 
ganisée contre  lui  ;  il  songea  aussitôt  à  détacher  la 
France  delà  ligue,  et  rendit  la  liberté  à  François  I", 
après  avoir  conclu  avec  ce  prince  un  traité  appelé  le 
traité  de  Madrid. 


Dégagé  de  toute  crainte  du  côté  de  la  France, 
Charles-Quint  songea  à  détruire  la  ligue  ;  et  pour  la 
frapper  au  ccuur,  il  donna  l'oidre  à  ses  troupes  d(i 
fondre  sur  Rome  et  d'en  faire  le  jjillage.Ses  volontés 
huent  ponctuellement  exécutées;  la  ville  sainte  fut 
emportée  d'assaut,  et  livrée  pendant  quarante  jours 
à  la  soldatesque,  qui  commit  des  atrocités  telles 
(|u'uii  n'avait  jamais  rien  vu  de  semblable,  même  lors 
de  la  prise  de  celte  ville  par  les  IIuiis  et  par  les 
Crotiis.  Alors,  joignant  l'hypocrisie  à  la  cruauté, 
Charles-Quint  alïecta  de  prendre  le  deuil,  et  ordonna 
des  prières  publiques  pour  demander  à  Dieu  la  (in  des 
massacres  et  la  liberté  du  chef  de  l'Eglise  ([ue  ses 
soldats  avaient  l'ait  prisonnier;  puis,  alliant  l'avarice 
à  l'hypocrisie,  il  exigea  (juo  Clément  VII,  avant  do 
rentrer  au  \'alican,  lui  payât  une  rançon  de  quatre 
cent  mille  écus  d'or,  et  prît  l'engagement  de  le  cou- 
ronner roi  de  Lombardie  et  empereur  des  Romains. 
En  même  temps,  il  réclama  de  François  I"  le  paye- 
ment d'une  somme  de  deux  millions  de  livres  pour 
la  rançon  de  ses  enfants,  restés  en  otage  à  Madrid. 

Ensuite  l'empereur  quitta  l'Espagne  et  passa  en 
Italie  pour  recevoir  des  mains  du  pape  les  deux  cou- 
ronnes que  convoitait  depuis  longtemps  son  ambi- 
tion, et  que  venaient  de  lui  gagner  si  heureusement 
ses  soldats.  La  cérémonie  du  sacre  eut  lieu  à  Bo- 
logne avec  une  pompe  extraordinaire;  et  l'on  vit, 
ciiose  étrange,  un  pape  donner  deux  couronnes  à  un 
prince  qu'il  eût  voulu  détrôner,  et  un  empereur  se 
prosterner  aux  pieds  d'un  pontife  que  la  veille  il  re- 
tenait prisonnier  et  dont  il  avait  saccagé  les  États.  Il 
est  vrai  que  chacun  d'eux  avait  ses  motifs  pour  en 
agir  ainsi;  Sa  Sainteté  Clément  VII  cédait  à  la  force, 
et  Charles-Quint  désirait  mettre  le  pape  dans  ses 
intérêts,  pour  qu'il  le  secondât  dans  la  guerre  qu'il 
méditait  contre  la  Turquie,  et  dont  le  succès  devait 
avoir,  suivant  lui,  pour  conséquence  la  soumission  de 
l'Europe  entière  à  ses  armes.  11  obtint  en  efîet  dvi 
])ape  une  bulle  qui  autorisait  une  croisade  contra 
les  infidèles,  et  immédiatement  il  se  mita  la  tète  de 
son  armée  pour  conquérir  laValachie  et  la  Moldavie- 
Soliman  accourut  de  Constantinople  pour  défendre 
ses  provinces,  refoula  les  chrétiens  hors  du  territoire 
qu'ils  avaient  envahi,  et  força  Gharles-Quint  à  renon- 
cer à  sa  chimère  de  monarchie  universelle.  Chassé 
par  les  Turcs  d'Europe ,  l'empereur  se  rejeta  sur  les 
États  barbaresques,  lit  une  expédition  contre  Sche- 
reddin  Barberousse ,  lui  enleva  Tunis ,  et  ramena  en 
Europe  vingt  mille  chrétiens  qui  gémissaient  en  es- 
clavage et  aux([uels  il  fournit  généreusement  les 
moyens  de  retourner  dans  leur  patrie.  Cette  espèce 
de  croisade  donna  au  caractère  de  Gliarles- Quint 
une  tournure  chevaleresque  qui  dégénéra  en  don  qui- 
chottisme;  il  en  montra  une  singulière  preuve  lors 
de  la  reprise  des  hostilités  entre  l'Espagne  et  la 
France,  en  proposant  à  François  I"  de  terminer 
leurs  différends  par  un  duel,  qui  aurait  lieu  sur  ur 
pont  ou  sur  une  galère ,  et  dans  lequel  tous  deux 
combattraient  en  chemise;  déli  que  se  garda  bie;i 
d'accepter  le  roi  de  France. 

Une  seconde  fois  l'empereur  voulut  encore  tenter 
la  foitune  en  Afrique  ,  et  é([uipa  une  Hotte  ([u'il 
destinait  à  la  conquête  d'jUger  ;  mais  ayant  voulu 
prendre  la  mer  malgré  les  avLs    de    l'amiral  .Vndré 


.^OIS,    REINES,    EMPEREURS 


l  9 


Entrevue  de  François  I"  et  de  Henri  VUI  au  camp  du  Drap  d'or 


Doria,  à  l'époque  de  l'année  on  les  tempêtes  rendent 
ces  côtes  extrêmement  dangereuses ,  il  eut  la  honte 
de  revenir  de  cette  expédition  après  avoir  perdu  les 
deux  tiers  de  son  armée  et  de  sa  flotte.  Ce  nouvel 
échec  rendit  son  caractère  encore  plus  irascible  qu'il 
D  était  auparavant.  Ne  pouvant  répandre  le  sang  des 
infidèles,  il  fit  couler  celui  des  clu-étiens;  les  infor- 
tunés Espagnols  virent  se  multiplier  les  bûchers  de 
l'Inquisition,  et  personne,  ni  femmes,  ni  enfants, 
ni  vieillards,  ne  fut  à  l'abri  de  la  vengeance  du 
tyran  ou  de  la  rapacité  des  dominicains.  On  cite 
ifiarmi  les  victimes  de  ces  monstres  une  femme  véné- 
rable, nommée  Marie  de  Bourgogne,  âgée  de  quatre- 
vingt-dix  ans,  dont  les  grandes  richesses  avaient 
excité  leur  cupidité,  qui  fui  traJuilc  devant  le  redou- 
ta'de  tribunal  de  l'Inijuisitionpour  répondre  sur  une 
II 


dénonciation  d'un  de  ses  domestiques  ,  qui  déclarait 
lui  avoir  entendu  dire,  lors  du  sac  de  Rome  par  les 
troupes  impériales  :  «  Les  chrétiens  n'ont  donc  ni 
foi  ni  loi  que  d'en  agir  ainsi  dans  la  ville  sainte!  » 

Cette  infortunée  protesta  vainement  de  son  inno- 
cence ;  elle  fut  accusée  de  judaïsme,  ap[jliquée  à  la 
question,  malgré  les  règlements  d\i  saint  tribunal  qui 
défendaient  expressément  de  torturerceux  qui  avaient 
dépassé  l'âge  de  quatre-vingts  ans  ;  on  lui  donna 
l'estrapade  avec  tant  de  cruauté,  qu'elle  mourut  avant 
la  fin  de  la  seconde  épreuve  et  sans  avoir  voulu  se 
reconnaître  conpahle;  ce  qui  n'erapèclia  pas  les  in- 
([uisiteurs  de  condamner  sa  mémoire,  de  brûler  son 
cadavre  et  de  confisquer  ses  biens  à  leur  profit. 

Quelque  puissant  ((ue  fût  Charles -Quint,  il  ne  l'était 
pas  encore  assez  pour  soumettre  les  Etats  de  l'empire 

160 


570 


lUS'l'OlUE     DES     PAPES 


d'AUeinagno  au  joug  de  l'Inquisition,  ot  toutes  les  ten- 
tatives qu'il  lit  à  cet  égaul  ne  lui  attirèrent  ijue  honte 
et  mépris;  les  princes  électeurs  se  réunirent  sous  les 
inspirations  de  Luther,  et  firent  au  despote  une  guerre 
si  terrible  ,  q\i'il  se  vit  forcé  d'abandonner  ses  pro- 
vinces d'Allemagne  pour  éviter  de  tomber  au  ]iouvoir 
des  réformés.  Une  fois  même  il  fut  sur  le  point  d'être 
surpris  dans  Inspruck,  au  milieu  d'une  nuit  orageuse, 
par  Maurice  de  Saxe  ,  chef  des  armées  luthériennes: 
et  il  n'échappa  à  son  ennemi  qu'en  se  sauvant  dans 
une  litière,  presque  seid,  à  travers  des  chemins  im- 
praticables. Il  comprit  alors  quelle  haine  avait  sou- 
knée  contre  lui  son  ambition,  et  combien  d'ennemis 
étaient  acharnés  à  sa  porte;  il  vit  que  son  pouvoir 
n'était  qu'un  amas  de  grandeurs  et  de  dignités  envi- 
ronnées de  précipices  ;  et  la  conviction  de  son  im- 
puissance à  exécuter  les  gigantesques  projets  qu'il 
avait  formés  le  lit  tomber  dans  le  découragement  et 
le  détermina  à  sortir  de  la  scène  du  monde.  Il  al)di- 
qua  en  faveur  de  son  lils  Pliilippe  et  se  retira  dans 
le  monastère  de  Saint-Just,  près  de  Placentia,  ville 
de  l'Estramadure.  Ce  fut  dans  cette  retraite  que  cet 
ambitieux,  qui  pendant  la  moitié  d'un  siècle  avait 
rempli  le  monde  du  bruit  de  ses  armes  et  de  la  ter- 
reur do  son  nom,  et  avait  fait  périr  tant  de  milhers 
d'hommes,  vint  ensevelir  ses  rêves  et  ses  espérances. 

Robertson  dit  que  ses  amusements  se  bornaient  à 
([uelques  promenades  à  cheval ,  à  la  culture  d'un 
jardin  ,  à  des  ouvrages  mécaniques  dans  lesquels  il 
excellait,  surtout  pour  fabriquer  des  horloges.  Mais 
bientôt  Gharles-Quint  se  fatigua  du  cloître  ;  l'ambi- 
tion, un  moment  assoupie,  vint  de  nouveau  l'assiéger, 
il  se  repentit  d'avoir  abandonné  le  trône,  et  l'impuis- 
sance oiî  il  était  de  ressaisir  l'autorité  le  plongea 
dans  une  mélancolie  farouche  qui  altéra  les  facultés 
de  son  esprit  ;  il  renonça  à  toutes  distractions,  brisa 
ses  horloges ,  pratiqua  dans  leurs  plus  grandes  ri- 
gueurs les  règles  de  la  vie  monastique,  et  par  excès  de 
dévotion  il  chercha  à  inventer  quelque  macération 
qui  pût  signaler  son  zèle,  attirer  sur  lui  les  regards 
de  Dieu  ou  plutôt  ceux  des  hommes.  Un  jour,  il 
résolut  de  célébrer  ses  propres  obsèques;  il  fit  as- 
sembler tous  les  religieux  dans  l'église  du  couvent , 
assista  à  une  messe  de  morts,  enveloppé  d'un  linceul 
et  couché  dans  une  bière,  et  voulut  même  rester  une  nuit 
entière  dans  cette  position, afin  de  forcer  son  esprit  à  ou- 
blier leschosesdecemondeet  à  se  reporter  versle  ciel. 

Le  lendemain,  il  fut  saisi  d'une  fièvre  violente  causée 
par  l'agitation  dans  laquelle  les  idées  de  la  mort  l'a- 
vaient jeté ,  et  il  s'ensuivit  une  maladie  qui  l'enleva 
le  21  septembre  1558,  dans  la  cinquante-neuvième 
année  de  son  âge. 

Déjà  Ferdinand  !''',  frère  de  Gharles-Quint,  avait 
été  proclamé  empereur  d'Allemagne  par  les  princes 
électeurs  ,  sous  la  condition  qu'il  accorderait  à  ses 
peuples  la  liberté  de  conscience,  ce  qui  avait  si  fort 
mécontenté  le  pape  Paul  IV,  qu'il  avait  refusé  de 
reconnaître  comme  légitime  l'élection  du  nouveau 
souverain ,  et  qu'il  n'avait  pas  même  voulu  donner 
audience  à  ses  mandataires. 

Ferdinand  I"  envoya  l'ordre  à  ses  ambassadeurs 
de  quitter  Rome  sur  l'heure ,  et  ne  s'inquiéta  pas 
davantage  de  l'opinion  de  Sa  Sainteté;  il  s'occupa 
de  rétablir  par  de  sages  règlements  la  concorde  entre 


SOS  sujets,  se  montra  favorable  aux  luthériens,  et  , 
sans  aucun  doute ,  il  eût  assuré  le  bonheur  de  ses 
sujets,  si  une  mort  prématurée  ne  l'eût  enlevé  à  l'Al- 
lemagne. L'histoire  ne  reproche  au  frère  de  Charles 
Ouint  que  deux  crimes  d'une  certaine  gravité  :  son 
usurpation  de  la  coiu'onne  de  Bohème  et  l'assassinat 
il'.i  cardinal  Marlinusius. 

-Vprès  lui ,  son  fils  réunit  les  suffrages  des  élec- 
teurs ,  qui  supposaient  au  jeune  prince  des  senti- 
ments favorables  aux  doctrines  luthériennes,  et  il  fut 
nommé  em])ereur  en  1564,  sous  le  nom  de  Maximi- 
lien  II.  Mais  il  se  trouva  que  le  monarque  était 
catholique  fervent,  et  en  outre  d'un  caractère  si 
despote,  qu'il  répondit  aux  membres  des  Etals  d'Au- 
triche qui  lui  réclamaient  un  édit  de  tolérance  et 
l'expulsion  des  jésuites:  «Je  vous  ai  assemblés  pour 
recevoir  de  vous  des  contributions  et  non  des  repré- 
sentations. »  Néanmoins,  comme  les  électeurs  mena- 
çaient de  refuser  les  impôts,  il  s'amenda,  et  permit 
aux  seigneurs  et  aux  membres  de  l'ordre  é([uestre  de 
la  basse  Autriche  de  faire  céléljrer  dans  leurs  terres 
le  service  divin  conformément  au  rite  établi  par  la 
confession  d'Augsbourg. 

Son  règne  s'écoula  au  milieu  de  longues  guerres 
avec  les  Turcs,  où  il  fut  tour  à  tour  vainipieur  et 
vaincu  ;  il  liriit  par  conclure  un  traité  de  paix  avec  la 
sublime  Porte,  et  vint  terminer  son  obscure  carrière 
dans  la  ville  de  Ratisbonne,  le  12  octobre  1576. 

Rodolphe  II,  son  fils  et  son  successeur,  alla  plus 
loin  que  Maximilien  dans  sa  soumission  à  la  cour  de 
Rome;  à  l'instigation  du  pape,  il  contraignit  les  pro- 
testants qui  résidaient  à  Vienne  à  fermer  leurs  tem- 
ples, et  ne  leur  laissa  qu'une  seule  maison  pour  le 
culte,  encore  était-il  défendu  à  toute  personne,  à 
moins  qu'elle  ne  fût  noble,  d'y  entrer,  il  voulut  en- 
suite étendre  celte  défense  jusque  dans  les  provinces, 
et  décida  qu'à  l'avenir  aucun  des  ministres  n'exer- 
cerait ses  fonctions  avant  d'eu  avoir  obtenu  l'autori- 
sation du  prince.  Les  États  ayant  refusé  de  se  con- 
former à  cet  édit,  les  persécutions  commencèrent  : 
les  prédicateurs  furent  destitués  et  bannis  ;  le  culte 
luthérien  fut  proscrit  dans  toutes  les  villes  de  l'Au- 
triche, et  des  milliers  d'innocents  tombèrent  sous  la 
hache  du  bourreau  ou  sous  les  balles  des  soldats. 
Mais  ce  fut  inutilement  qu'il  persécuta  les  luthériens 
et  les  calvinistes,  qu'il  supprima  leurs  écoles  et  qu'il 
ferma  leurs  temples;  la  réforme  se  féconda  du  sang 
de  ses  martyrs  et  embrasa  toutes  les  provinces  de 
l'Allemagne  comme  un  vaste  incendie. 

Rodolphe  entama  également  de  longues  et  san- 
glantes guerres  contre  la  Transylvanie  et  la  Hongrie, 
dans  lesquelles  ses  troupes  furent  d'abord  victo- 
rieuses ;  ensuite  les  peuples  hongrois  reprirent  le 
dessus,  et  sous  la  conduite  d'Etienne  Bostkaï  ils 
taillèrent  en  pièces  les  armées  de  l'empereur  et  les 
f^orcèrent  à  quitter  leur  pays.  Quant  au  souverain, 
pendant  que  ses  soldats  se  faisaient  tuer  pour  sou- 
tenir ses  injustes  prétentions,  il  demeurait  enfermé 
dans  l'intérieur  de  son  palais  avec  le  célèbre  Tycho- 
Brahé,  et  se  livrait  avec  ardeur  à  l'étude  de  l'astro-^^ 
logie  judiciaire  et  à  l'alchimie.  Cette  tendance  aux 
choses  merveilleuses  lui  devint  funeste  ;  car  ayant 
cru  apercevoir  dans  les  pronostics  que  ses  jours  se- 
raient mis  "n  danger  par  un  prince  de  son    sang,  il 


UOIS,     REINES,     EMPEREURS 


571 


prit  des  précautions  qui  tournèrent  à  sa  perte  :  pour 
ne  pas  augmenter  le  nombre  de  ses  ennemis  imagi- 
naires, il  refusa  de  se  marier  et  voulut  empêcher  ses 
frères  de  contracter  aucune  union.  Sa  défiance  des 
liomraes  devint  si  grande,  et  la  crainte  d'être  assas- 
siné s'empara  si  fortement  de  son  âme,  qu'il  ne  se 
montrait  presque  jamais  en  public,  et  refusait  même 
Je  donner  audience  aux  ambassadeurs  étrangers  et  à 
ses  ministres,  à  moins  qu'il  n'y  fût  contraint  par  des 
circonstances  extraordinaires.  Mathias,  son  frère, 
profita  en  homme  habile  du  mécontentement  qu'ex- 
citait partout  une  semblable  conduite,  publia  que 
l'empereur  était  en  démence,  et  le  força  d'abord  à 
résigner  son  titre  de  roi  de  Bohême  ;  puis  il  convoqua 
les  électeurs  à  Nuremberg,  et  lit  décréter  que  Ro- 
dolphe devait  être  déposé  du  trûnc.  Ce  coup  lui  fut 
tellement  sensible,  qu'il  en  prit  -une  fièvre  violente 
qui  le  conduisit  au  tombeau  le  20  janvier  1612. 

Après  avoir  flétri  la  conduite  de  Rodolphe  dans  ce 
qu'elle  a  de  blâmable,  nous  devons  le  glorifier  dans 
ce  (p-i'il  fit  de  bien  et  parler  de  ses  qualités.  Tycho- 
Brahé  affirme  que  cet  empereur  avait  une  grande 
connaissance  des  langues  anciennes  et  modernes; 
qu'il  était  assez  habile  en  peinture;  qu'il  était  très- 
versé  dans  les  états  mécanicfues,  dans  la  botanique, 
dans  la  zoologie  et  dans  la  chimie.  Son  siècle  et  son 
pays  durent  beaucoup  aux  encouragements  ({u'il  don- 
na aux  arts  et  aux  sciences  ;  sa  cour  était  remplie 
d'artistes  et  d'hommes  d'un  mérite  éminent,  et  entre 
autres  il  employa  lîeppler,  conjointement  avec  Tycho- 
Brahé,  pour  dresser  des  tables  de  mathématiques 
qui,  du  nom  de  ce  prince,  furent  appelées  Rodol- 
phines;  il  forma  de  superbes  collections  de  médailles, 
de  tableaux  et  d'objets  d'histoire  naturelle  ;  et  au- 
jourd'hui encore  plusieurs  de  ses  pierres,  de  ses  an- 
tiques et  de  ses  tableaux  sont  regardés  comme  les 
plus  précieux  et  les  plus  beaux  ornements  du  magni- 
fique cabinet  de  Vienne. 

Pendant  que  l'empire  d'Allemagne  subissait  le 
joug  des  princes  de  la  maison  d'Autriche,  la  France 
gémissait  sous  la  tyrannie  des  rois  de  la  seconde 
branche  des  Valois;  Après  la  mort  de  Louis  XII,  sa 
femme,  Marie  d'Angleterre,  passa,  selon  la  coutume 
usitée  pour  les  reines  de  France,  six  semaines  en- 
tières dans  son  appartement  et  couchée,  afin  qu'on 
put  constater  l'existence  d'une  grossesse,  s'il  y  avait 
lieu.  François,  duc  de  Valois,  l'héritier  présomptif 
de  la  couronne,  qui  était  vivement  épris  de  la  reine, 
ne  cessa  de  la  visiter  pendant  ce  temps  d'épreuves, 
et  sans  aucun  doute  il  se  fût  donné  un  maître  de  sa 
façon,  si  la  duchesse  d'Orléans,  sa  mère,  n'avait  pris 
soin  de  l'accompagner  dans  ses  fréquentes  entrevues. 
Enfin,  au  dernier  jour,  il  fut  solennellement  procédé 
par  des  matrones  à  un  examen  de  l'état  de  la  jeune 
reine;  et  après  qu'il  eut  été  constaté  qu'elle  n'était 
pas  enceinte,  François  de  Valois  en  fit  sur  l'heure  sa 
maîtresse.  Cette  liaison  ne  tira  pas  à  conséquence; 
ie  duc  de  Suffolk,  le  premier  amant  de  Marie  d'An- 
gleterre, vint  à  la  cour  de  France,  reprit  ses  anciens 
droits  et  l'épousa. 

François  I"  laissa  partir  avec  d'autant  moins  de 
regrets  sa  nouvelle  maîtresse,  qu'il  était  tout  occupé 
des  fêtes  de  son  sacre,  auquel  il  attacliait  une  très- 
grnnJe  importance.  C'était  un  pauvre  sire,  dit  Fleu- 


range,  son  compagnon  d'enfance,  dans  ses  mémoires; 
il  n'avait  ni  une  grande  âme  ni  un  grand  cœur,  et 
en  réaHté  il  eût  été  difficile  qu'il  en  fût  autrement, 
ayant  été  élevé  par  sa  mère  Louise  de  Savoie,  du- 
chesse d'Angoulème,  femme  débaucliée,  ambitieuse, 
vindicative,  perfide  et  cruelle,  qui  lui  forma  le  carac- 
tère sur  le  sien.  L'éducation  que  lui  fit  donner  une 
telle  femme  produisit  les  fruits  qu'on  devait  en  at- 
tendre ;  le  jeune  duc  de  Valois  n'était  pas  encore 
nubile  qu'il  se  trouvait  attaqué  d'un  mal  honteux 
puisé  dans  les  lupanars  de  la  capitale  ;  et  lorsque 
l'âge  eut  développé  ses  passions,  il  devint  tellement 
débauché,  qu'aucune  femme  ou  fille  de  hi  \dlle  et  de 
la  cour  ne  fut  en  sûreté  contre  ses  entreprises. 

Quand  il  eut  été  nommé  roi  de  France,  ce  fut  pis 
encore  ;  il  s'abandonna  avec  frénésie  aux  déborde- 
ments des  plus  ignobles  passions,  et  se  reposa  du 
soin  du  gouvernement  sur  l'impudique  Louise  de 
Savoie,  mère  incestueuse,  qui  après  avoir  été  sa 
maîtresse  était  devenue  la  pourvoyeuse  de  ses  plai- 
sirs. Cette  femme  infâme  ayant  en  main  toute  l'auto- 
rité, nomma  ministres  et  grands  officiers  ses  anciens 
favoiis,  et  se  forma  une  cour  d'adorateurs  auxquels 
cette  Messaline  distribuait  des  places,  des  honneurs 
ou  de  l'argent  ;  elle  en  vint  même  à  donner  le  bâton  de 
connétable  au  duc  de  Bourbon,  qui  lui  avait  inspiré 
une  violente  passion  qu'elle  désirait  voir  partagée. 

Au  train  dont  allaient  les  choses,  il  arriva  que  l'or 
se  fondit  entre  les  mains  de  la  mère  et  du  fils  comme 
dans  une  fournaise  ardente;  les  trésors  du  feu  roi 
disparurent,  les  impôts  énormes  dont  la  France  était 
écrasée  furent  insuffisants,  et  l'on  dut  songer  à  créer 
de  nouvelles  ressources.  Jamais  un  roi,  si  incapable 
qu'il  soit,  ne  restera  embarrassé  pour  trouver  un 
moyen  de  pressurer  les  peuples  ;  François  l"  eut 
donc  la  pensée  de  vendre  les  charges  publiques  et 
d'introdtiire  la  vénalité  dans  le  temple  de  la  justice; 
le  chancelier  Duprat  eut  la  triste  gloire  d'aider  le 
despote  dans  cette  œuvre  infernale  qui,  pendant  près 
de  trois  siècles,  mit  la  liberté,  l'honneur,  la  fortune 
et  la  vie  des  Français  à  la  merci  d'une  troupe  de  ju- 
ges ignorants,  bornés,  avides  et  débauchés.  Bientôt 
il  fallut  recommencer;  les  produits  de  la  vente  des 
charges  furent  gaspillés  et  allèrent  s'engloutir  dans 
les  fêtes  du  roi  ou  dans  les  cotfres  des  amants  de  la 
duchesse  d'.\ngoulême  ;  et  on  dut  encore  songer  à 
battre  rnonnaie.  Duprat  donna  alors  le  funeste  con- 
seil de  doubler  les  tailles  ;  et  comme  on  craignait 
que  les  états-généraux  refusassent  leur  approbation  à 
cette  mesure,  on  ne  les  assembla  pas  ;  Sa  INIajesté  se 
contenta  d'envoyer  des  soldats  dans  les  villes  qu'on 
savait  disposées  à  la  révolte,  et  les  provinces  ^yè- 
rent.  Après  avoir  épuisé  la  France  d'argent,  le  bon 
roi  François  P'  lui  enleva  la  fleur  de  sa  jeunesse  et 
traîna  à  sa  suite  des  milliers  de  malheureux  qu  il  fit 
égorger  dans  les  plaines  de  l'Italie.  Quant  à  Louise 
de  Savoie,  elle  continua  à  spolier  la  nation  ;  elle  s'ap- 
propria les  sommes  destinées  aux  armées  d'Italie,  et 
laissa  les  troupes  françaises  sans  solde  ni  vivres.  Les 
soldats,  man([iKmt  de  tout,  se  mutinèrent,  commi- 
rent des  désordres  dans  les  provinces  qui  les  avaient 
accueillis  en  amis,  désertèrent  par  bandes,  se  mirent 
voleurs  de  grands  chemins,  et  achevèrent  de  faire 
prendre  en  iiaiiie  le  nom  français. 


57à 


HISTOIRE    DES    l'APKS 


Pour  se  consoler  des  échecs  qu'il  éprouvait  en  lia- 
lie,  le  roi  François  I"*  revint  en  France,  se  jeta  dans 
les  intrigues  galantes,  courut  les  spectacles,  les  dan- 
ses, les  wrrousels,  et  fit  des  dépenses  qui  le  forcè- 
rent à  des  emprunts  onéreux  et  ausjmeiUèi'ent  le  mau- 
vais état  di-s  linar.ces  du  royaume.  Cliarios-Quinl 
voulut  proliter  de  celle  situation  embarrassée  et  son- 
gea à  s'emparer  du  royaume  ;  de  son  côté,  François  I", 
se  trouvant  menacé  d'une  guerre  imminente  avec  un 
adversaire  redoutable  dont  les  ariiiées  avaient  déjà 
taillé  les  siennes  eu  pièces  à  deux  reprises  différen- 
tes, chercha  à  rallier  l'Angleterre  à  sa  cause,  et  lit 
demander  une  entrevue  à  Henri  \'lll,  roi  de  la  Graude- 
Breiaj,'ne. 

Jamais  si  folles  dépenses  n'avaient  été  faites  par  un 
roi  pour  en  éblouir  un  autre,  jamais  aucun  souverain 
de  France  n'avait  encore  égalé  la  fastueuse  prodiga- 
lité (jui  fut  dé(iloyée  en  cette  circonstance,  aux  dépens 
de  la  nation,  dans  un  intérêt  de  vanité  et  d'amour- 
propre;  François  I"  ne  se  contenta  pas  de  faire  éle- 
ver douze  somptueux  palais  dans  la  petite  ville  d'Ardes 
qui  avait  été  choisie  pour  le  lieu  des  conférences,  il 
fit  encore  construire  en  dehors  des  murs  un  immense 
amphithéâtre  à  la  manière  romaine,  avec  un  triple 
rang  de  galeries  élevées  l'une  sur  l'autre  et  condui- 
sant à  de  magnifiques  salles  de  réception  et  à  des 
appartements  garnis  de  meubles,  de  statues,  de  vais- 
selle, et  rehaussés  par  de  précieuses  tentures  mi- 
parties  de  soie  et  d'or;  toutes  choses  qui  devinrent 
inutiles  par  suite  du  désir  qu'exjjriraa  Henri  d'Angle- 
terre de  se  rencontrer  avec  le  roi  de  France  en  pleine 
campagne,  sous  des  tentes  et  des  pavillons. 

Aussitôt,  et  comme  par  enchantement,  François  I"" 
fit  élever,  entre  les  villes  d'Ardes  et  de  Guiues  un 
camp  dont  toutes  les  tentes  étaient  de  drap  d'or 
doublées  à  l'inlérieur  de  soieries  blanches  ou  bleues, 
tant  chambres  que  salles  et  galeries,  et  rehaussées  à 
l'extérieur  de  franges  d'argent  et  de  banderoles  en 
toiles  d'or  et  surmontées  de  globes  d'argent.  La  tente 
du  roi  se  distinguait  des  autres  par  un  saint  Michel 
colossal  qui  en  gardait  l'entrée,  tout  d'or  massif  et 
ayant  les  yeux  figurés  par  des  escarboucles.  Pour  le 
roi  d'Angleterre  et  pour  sa  suite  on  avait  élevé,  à 
une  portée  de  trait,  un  magnifique  palais  en  verres  de 
couleurs,  composé  de  quatre  corps  de  bâtiments  dont 
le  moindre  eût  été  assez  considérable  pour  loger 
mille  hommes;  la  cour  intérieure  était  dans  des  pio- 
portions  gigantesques,  et  au  milieu  se  dressait  une 
magnifique  fontaine  qui  laissait  s'écouler  nuit  et  jour, 
par  une  triple  ouverture,  du  vin,  de  l'hypocras  et  des 
eaux  de  senteur;  devant  la  façade  principale  de.ux 
autres  fontaines  laissaient  échapper  des  vins  plus 
communs  pour  les  soldats. 

Cette  entievue,  désignée  par  les  chroniques  du 
temps  sous  le  nom  de  camp  du  Drap  d'or,  ne  fut 
qu'un  assaut  de  puérilités  entre  les  deux  monarques. 
Un  jour,  François  I"  vint  surprendre  Henri  VHI  au 
lit  comme  pour  le  faire  prisonnier  ;  celui-ci  se  rendit 
de  bonne  grâce,  et  lui  présenta  un  collier  précieux 
qu'il  le  ])ria  de  porter  pour  l'amour  de  son  prison- 
nier: le  roi  de  France  détacha  de  son  bras  un  riclie 
bracelet  et  le  lui  donna  en  échange;  puis  comme 
Henri  voulait  se  lever,  il  le  prévint  qu'il  n'aurait  pas 
d'autre  valet  de  chambre  que  lui,  et  l'aida  en  effet  à 


passer  ses  vêlements.  Le  lendemain  le  roi  d'Angle- 
terre joua  la  même  scène,  au  grand  ébahissemenl 
des  seigneurs  et  des  dames  de  la  cour.  Il  y  eut  en- 
su:te  des  tournois  où  les  nobles  anglais  et  français  se 
disputèrent  le  prix  des  joutes  et  les  faveurs  des  cour- 
tisanes titrées  dont  ils  portaient  les  couleurs. 

Ces  fêtes  occasionnèrent  des  dépenses  tellement 
considérables  i(ue  le  roi  fut  obligé  d'engager  pendant 
ciiu]  années  les  revenus  du  royaume  ;  ce  fut  tout  ce 
que  produisit  l'entrevue  dus  deux  rois  au  camp  du 
Drap  d'or.  Henri  VIII  ne  voulut  donner  aucun  se- 
cours d'hommes  ou  d'argent,  et  laissa  François  I''' 
se  débattre  contre  l'enqu'ieur,  ijui  venait  de  commen- 
cer les  hostilités  en  l'attaquant  sur  trois  points  à  la 
fois.  Heureusement  la  valeur  française  suffit  pour 
écarter  le  danger;  le  connétable  de  Bourbon,  à  la 
tète  d'une  armée  réunie  à  la  hâte,  marcha  sur  les 
Espagnols,  les  battit  en  plusieurs  rencontres,  et  les 
empêcha  de  traverser  l'Escaut.  Déjà  Gharles-Quint, 
qui  redoutait  de  tomber  au  pouvoir  du  connétable, 
s'était  retiré  en  Flandre  avec  quelques  lansquenets, 
et  tout  faisait  présager  les  plus  éclatants  succès,  si  les 
intrigues  de  cour  n'étaient  venues  arrêter  la  marche 
de  l'armée. 

Louise  de  Savoie,  irritée  de  voir  le  duc  de  Bour- 
bon se  couvrir  de  gloire,  résolut  de  punir  celui  qui 
l'avait  dédaignée;  elle  écrivit  au  maréchal  de  Ghà- 
tillon  d'employer  son  influence  sur  François  I"  pour 
l'empêcher  de  suivre  les  conseils  du  connétable,  et, 
malgré  les  représentations  énergiques  de  la  Trimouille 
et  de  Gliabannes,  le  roi,  se  conformant  aux  volontés 
de  sa  mère,  licencia  l'armée  et  enleva  le  commande- 
ment des  troupes  au  duc  de  Bourbon. 

Eu  Italie,  les  intrigues  de  la  reine  mère  ne  furent 
pas  moins  fatales  aux  armes  de  la  France.  Lautrec, 
qui  commandait  au  nom  du  roi  dans  le  Milanais,  ne 
recevant  aucun  secours  et  ne  pouvant  payer  ses  sol- 
dats, fut  contraint  de  repasser  les  Alpes.  De  retour 
à  Paris,  ce  jeune  seigneur,  qui  était  en  grande  faveur 
auprès  de  François  I'"',  à  cause  de  sa  sœur  la  com- 
tesse de  Ghàteaubriar.d,  la  maîtresse  en  titre,  ne 
craignit  pas  d'accuser  la  duchesse  d'.^ngoulême  d'a- 
voir compromis  la  sûreté  de  son  armée,  en  ne  lui 
envoyant  pas  les  fonds  qui  lui  étaient  destinés.  Celle- 
ci,  n'osant  point  entrer  en  lutte  avec  le  frère  de  la 
favorite,  eut  la  lâcheté  défaire  retomber  la  faute  sur 
un  habile  surintendant  des  finances;  elle  accusa  l'in- 
tègre Semblançay  de  concussions,  et  prétendit  qu'il 
avait  gardé  par  devers  lui  une  somme  de  quatre  cent 
mille  écus  qui  devait  être  envoyée  à  Lautrec.  Ap- 
pelé devant  François  I"  pour  justifier  l'emploi  des 
sommes  qu'il  avait  perçues,  le  surintendant  déclara 
qu'il  avait  versé  entre  les  mains  de  la  reine  mère  les 
quatre  cent  mille  écus,  afin  qu'elle  les  fît  passer  à 
l'armée  d'Italie.  La  duchesse  d'Angoulème  ne  se  dé- 
fendit pas  d'avoir  reçu  l'argent,  mais  elle  prétendit 
qu'il  provenait  de  ses  biens  propres  et  n'avait  rien  de 
commun  avec  les  affaires  de  l'État.  Semblançay  af- 
firma le  contraire  et  iiroduisit  une  quittance  motivée. 
.Alors  la  duchesse  renia  sa  signature,  et  fit  mettre  en 
jugement  ce  malheureux  vieillard  comme  faussaire. 
Le  procès  s'instruisit;  et  comme  les  juges  avaient  été 
gagnés,  ainsi  qu'il  arrive  toujours  dans  les  causes  où 
se    trouvent   en  jeu  les  intérêts  des   rois,  ce  loyal 


I 


Exi'cution  du  surintendant  des  finances  Senablançay 


574 


HISTOIRE    DES    PAPES 


citoyen,  qui  avait  rempli  les  fonctions  de  suvintciulanl 
sous  trois  règnes,  celui  que  Fram^'ois  1"  appelait  son 
père,  fut  condamné,  malgré  son  innocence,  et  atta- 
ché au  gibet,  en  expiation  des  vols  commis  par  la 
dudiesse  d'Angoulême,  et  pour  donner  satisfaction 
au  frère  Je  la  favorite  du  roi  de  France. 

Peu  de  temps  après  cette  exécution,  la  rciae  mère 
sentit  se  rallumer  son  ancienne  passion  pour  le  duc 
de  Bourbon;  et  comme,  par  la  mort  de  sa  femme,  il 
se  trouvait  libre  de  contracter  une  nouvelle  union, 
elle  lui  lit  proposer  sa  main  jiar  François  I".  Le  con- 
nétable répondit  au  roi  que  jamais  il  ne  consenti- 
rait à  unir  sa  destinée  à  celle  d'uiu-  femme  usée  par 
les  débauches,  continuellement  atta([uée  de  la  goutte, 
qui  avait  près  de  vingt  ans  de  plus  que  lui,  et  qu'on 
ne  craignait  pas  de  nommer  la  première  putain  de  la 
cour,  (je  refus  exaspéra  si  fort  le  monarque,  ([u'il 
leva  la  main  sur  le  duc  de  Bourbon  et  lui  donna  un 
soufÛet.  Quant  à  la  reine  mère,  elle  dissimula  le  dé- 
pit qu'elle  éprouvait  de  cet  allront  et  prépara  sa  ven- 
geance. Si  Louise  de  Savoie  n'eût  pas  été  la  mère 
d'un  roi,  celte  vengeance  eût  été  obscure  et  se  fût 
bornée  à  quelque  perfidie;  si  elle  l'eût  poussée  au 
crime,  les  lois  en  eussent  fait  justice.  Mais  pour  la 
mère  de  François  1",  il  fallait  une  vengeance  écla- 
tante, proportionnée  à  l'affront,  dût  le  sort  de  la 
France  en  être  compromis.  D'abord  elle  chercha  à 
Jblesser  l'amour-propre  du  connétable  en  faisant  trans- 
porter arbitrairement  au  duc  d'Alençon,  premier 
prince  du  sang,  les  honneurs  qui  étaient  attachés  au 
titre  de  connétable;  ensuite,  comme  elle  s'aperçut 
que  cette  injustice  l'affectait  prodigieusement,  elle 
lui  fit  dire  par  un  de  ses  confidents ,  qu'il  n'avait 
qu'à  vouloir,  pour  reprendre  son  rang,  se  venger  de 
François  I",  et  pour  acquérir  de  plus  grandes  digni- 
tés encore.  Le  connétable,  qui  savait  parfaitement 
d'où  venait  sa  disgrâce,  se  contenta  de  répondre  qu'il 
ne  pouvait  rendre  François  I''  responsable  de  ce  qui 
lui  arrivait,  attendu  qu'il  ne  faisait  qu'obéir  aux  con- 
seils d'une  femme  qui  n'avait  pas  plus  d'équité,  de 
justice,  que  de  pudeur. 

Cette  réponse  convainquit  la  duchesse  d'Angou- 
lême qu'il  ne  lui  restait  aucun  moyen  d'amener  le 
duc  de  Bourbon  à  un  mariage;  elle  se  concerta  alors 
avec  le  surintendant  Duprat,  qui  avait  succédé  à 
l'infortuné  Semblançay,  et  se  présentant  comme  hé- 
ritière de  Susanne  de  Bourbon,  femme  du  connéta- 
ble, elle  revendiqua  la  possession  des  grands  biens 
que  la  duchesse  avait  laissés  à  son  mari;  puis  Du- 
prat, craignant  que  le  Parlement  ne  refusât  de  pronon- 
cer une  condamnation  sur  une  demande  aussi  mal 
fondée ,  imagina  de  faire  intervenir  le  roi,  et  réclama 
l'héritage  pour  le  domaine  royal.  Deux  avocats,  d'une 
improbité  reconnue,  Payet  et  Liset,  furent  chargés 
de  soutenir,  l'un  pour  la  duchesse  d'Angoulême,  l'au- 
tre pour  le  roi,  ces  prétentions  iniques.  Néanmoins, 
malgré  leurs  efforts,  malgi-é  l'autorité  de  Duprat,  en 
dépit  des  ordres  de  madame  d'Angoulême,  qui  vou- 
lait qu'on  lui  adjugeât  les  biens  du  duc  de  Bourbon, 
le  Parlement  refusa  d'accomjjlir  cette  grande  injus- 
tice, et  se  contenta  d'ordonner  le  séquestre  par  pro- 
vision au  profit  du  domaine  royal. 

Cette  mesure,  qui  n'était  pas  une  condamnation, 
fit  «ependant  craindre  au  connétable  une  issue  défa- 


vorable à  son  procès  ;  et  trop  fier  pour  s'abaisser  à  la 
prière,  ni  pour  se  soumettre  à  la  Messaline  qui  le 
poursuivait,  il  prit  le  parti  de  quitter  la  France  et  de 
se  réfugier  auprès  de  Charles-Quint  et  du  roi  d'An- 
gleterre, qui  étaient  ligués  contre  François  I".  L'em- 
pereur le  reçut  à  merveille,  lui  donna  le  commande- 
ment de  ses  armées,  et  lui  proinil  en  mariage  sa 
;,,.  ur  Fléonore,  veuve  du  roi  de  Portugal.  Immédia- 
tement le  connétable  rétablit  les  affaires  des  Espa- 
gnols en  Italie,  refoula  les  Français  jus({u'au  delà  des 
Alpes,  força  même  le  redoutable  Bayard  à  battre  en 
retraite,  fondit  sur  la  Provence,  emporta  en  queUfues 
jours  les  villes  d'IIyères,  de  Toulon,  d'Aix,  et  vint 
mettre  le  siège  devant  Marseille. 

Pendant  que  le  midi  de  la  France  était  à  feu  et  à 
sang,  la  duchesse  d'Angoulême  continuait  la  dilapi- 
dation du  royaume,  augmentait  les  pensions  de  ses 
favoris,  et  obligeait  le  roi  à  recourir  à  de  nouveaux 
emprunts  et  à  la  création  de  renies  perpétuelles.  En- 
fin, toutes  ces  ressources  devenant  insuffisantes,  le 
surintendant  Duprat  s'avisa  de  faire  paraître  une  or- 
donnance qui  enjoignait  aux  Français  de  porter  leur 
argenterie  à  la  Monnaie;  et  chacun  n'eut  la  permis- 
sion d'en  conserver  que  pour  une  certaine  valeur, 
suivant  son  rang  et  sa  profession.  Ce  vol  public, 
d'une  nature  toute  nouvelle,  et  dont  jusqu'alors  on 
n'avait  point  encore  vu  d'exemple,  ne  fit  que  remédier 
pour  un  instant  au  malaise  de  la  situation,  et  les  be- 
soins d'argent  reparurent  bientôt  jjlus  pressants  que 
jamais.  Ce  n'était  pas  une  seule  cour  que  le  trésor 
public  avait  à  défrayer,  mais  bien  trois  :  celle  de  la 
reine,  qui  était  la  moins  brillante,  et  où  François  l" 
daignait  à  peine  se  montrer;  celle  de  Marguerite, 
duchesse  d'Alençon,  sœur  du  roi,  qui  était  le  ren- 
dez-vous de  tous  les  beaux  esprits  de  l'époque,  et 
celle  de  la  reine- mère,  qui  était  un  magnifique  lupa- 
nar où  se  nouaient  et  se  dénouaient  les  intrigues 
galantes  et  les  amours  faciles  avec  les  filles  d'hon- 
neur, les  duchesses,  les  comtesses,  et  même  avec  des 
princesses.  Louise  de  Savoie  était  une  femme  qui 
s'entendait  merveilleusement  dans  l'art  de  rendre  sa 
cour  attrayante  et  de  varier  les  plaisirs  ;  aussi  quand 
elle  s'aperçut  que  son  fils  se  fatiguait  des  dames  de 
haut  parage,  espèces  de  courtisanes  titrées  qui  obéis- 
saient au  moindre  signe  et  ouvraient  leurs  bras  dès 
que  le  maître  en  exprimait  le  désir,  elle  attira  près 
d'elle  les  femmes  de  la  ville  et  de  la  province  dont 
les  grâces  ou  la  beauté  devaient  embellir  ses  fêtes  et 
fournir  un  nouvel  aliment  aux  passions  du  roi. 

En  vain  les  maris  prudents  ou  les  pères  soucieux 
de  l'honneur  de  leurs  maisons  voulurent  retenir 
près  d'eux  les  jeunes  femmes  et  leurs  filles;  lorsque 
l'une  d'elles,  cédant  aux  conseils  de  l'orgueil,  dési- 
rait être  présentée  à  la  cour ,  elle  faisait  parvenir  à 
François  !"■  des  plaintes  sur  la  jalousie  d'un  mari  ou 
sur  la  parcimonie  d'un  père,  et  aussitôt  le  galant 
monarque  envoyait  un  ordre  qui  obligeait  les  coupa- 
bles à  lui  amener  «  leurs  tendres  épouses  ou  leurs 
gentilles  pucelles,  s'ils  ne  préféraient  mieux  s'expo- 
ser à  sa  colère  et  être  incarcérés  pour  toute  leur 
vie.  »  Néanmoins,  au  milieu  de  ses  débauches, 
François  I"  ne  laissait  pas  que  de  donner  des  preu- 
ves de  son  amour  pour  la  religion  et  des  exemples 
de  sa  piété;  ainsi  il  fit  brûler  vif  à  Saint-Germain- 


UUlîS,     REINES,     EMPEREURS 


575 


en-Laye  le  fils  du  contrôleui'  du  grenier  à  sel  de 
(JlKiteaudun,  nommé  Pierre  Piél'ort,  qui  avait  eu 
l'audace  d'enlever  la  sainte  hostie  de  la  chapelle  du 
château  do  Saint-CuM-main  par  bravade,  pour  la  dé- 
poser dans  la  pcMilo  chapelle  de  Sainte-Geneviève, 
près  de  Nanterrc.  Le  roi  alla  la  chercher  tète  nue  et 
à  pied ,  la  torche  au  poing  et  suivi  de  son  clergé. 
«  Et  il  faisait  beau  voir  mon  fils  porter  ainsi  hon- 
neur et  révérence  au  Saint-Sacrement,»  ajoute  Louise 
de  Savoie,  cette  pourvoyeuse,  cette  reine  inl'àme,  qui 
rapporte  ce   fait  dans  son  journal. 

Enfin ,  les  progrès  du  duc  de  Bourbon  et  des  Es- 
pagnols dans  la  Provence  ayant  sérieusement  alarmé 
la  cour,  François  I"  s'avança  à  la  tète  d'une  armée 
redoutable  pour  faire  lever  le  siège  de  Marseille  : 
comme  les  ennemis  n'étaient  pas  en  force,  ils  se  re- 
tirèrent devant  lui  et  centrèrent  en  Italie.  Le  roi,  qui 
crut  voir  dans  ce  succès  un  retour  de  la  fortune, 
reprit  confiance  dans  ses  armes ,  passa  les  Alpes ,  se 
présenta  de  nouveau  dans  le  Milanais .  prit  d'assaut 
la  ville  de  Milan,  et  vint  assiéger  Pavie.  Mais  là.  de- 
vaient s'arrêter  ses  triomphes  faciles;  le  duc  de 
Bourbon  accourut  au  secours  de  la  place  avec  des 
troupes  supérieures  en  nombre  à  celles  dus  Français, 
livra  bataille ,  et  le  résultat  fut  la  défaite  de  l'ai'mée 
et  la  captivité  de  François  I"'.  Cet  événement  répan- 
dit la  consternation  dans  le  royaume  ;  les  peuples, 
habitués  par  dix  siècles  d'esclavage  à  concentrer  tou- 
tes leurs  espérances  sur  un  seul  individu  appelé  le 
roi,  regardèrent  sa  captivité  comme  une  calamité  pu- 
blique et  demandèrent  à  grands  cris  qu'on  délivrât 
le  monarque.  «  Combien  ils  se  seraient  épargné  de 
douleurs,  dit  un  ancien  chroniqueur,  s'ils  avaient  dit 
à  Gbarles-Quint  :  «  Gardez  ce  corrupteur  de  nos 
«  femmes ,  ce  dilapidateur  de  la  fortune  publique, 
«  qui  force  nos  fils  à  verser  leur  sang  pour  ses  mi- 
«  sérables  querelles.  Nous  ne  voulons  'pas  augmen- 
te ter  la  misère  de  nos  veuves  et  de  nos  orphelins 
«  pour  ramener  parmi  nous  la  cause  de  nos  maux  ;  et 
«  plût  à  Dieu  que  jamais  le  pied  d'un  roi  n'eût  foulé 
«  le  sol  de  notre  belle  France!...  » 

Bien  au  contraire,  une  sorte  de  vertige  s'empara 
des  esprits;  les  Etats  s'assemblèrent  et  décidèrent 
qu'on  n'épargnerait  aucun  -sacrifice  pour  payer  la 
rançon  du  roi,  et  qu'on  l'autoriserait  à  traiter  avec 
les  Espagnols  comme  bon  lui  semblerait.  Fran- 
çois I':'',  en  conséquence  de  cette  permission,  s'enga- 
gea sur  l'hostie  envers  Charles-Quint  à  lui  consi- 
gner, six  semaines  après  sa  sortie  de  prison ,  le  du- 
ché de  Bourgogne  avec  toutes  ses  appartenances  et 
dépendances,  lesquelles  à  l'avenir  seraient  séques- 
trées de  la  souveraineté  du  royaume;  il  consentit  à 
lui  céder  tous  ses  droits  sur  les  États  de  Naples ,  de 
Milan,  de  Gênes  ,  ainsi  que  sur  les  souverainetés  de 
Flandre  et  d'Artois;  et.  en  garantie  de  l'exécution  de 
ces  engagements  et  du  payement  de  deux  millions 
d'écus  d'or,  il  lui  offrit  en  otage  ses  deux  fils,  qu'on 
appelait  les  enfants  de  France,  qui  ne  valaient  certes 
pas  le  dixième  de  la  somme,  ainsi  ((ue  l'observa  du 
reste  l'empereur  lui-même.  Néanmoins,'  comme 
Gharles-Quiut  avait,  pour  le  moment,  sur  les  bras 
une  guerre  européenne,  il  a¥cepta  les  offres  du  rui 
et  consentit  à  le  renvoyer  en  France. 

Déjà  la  reine  mère  était  venue  à  la  rencontre  de 


François  I''''  à  Bayonne,  conduisant  avec  elle  les 
deux  enfants  qu'on  devait  remettre  aux  commissaires 
impériaux  ;  jamais  la  duchesse  d'Angoulème  n'avait 
déployé  un  si  grand  luxe  ,  et  jamais  elle  n'avait  pris 
autant  de  soin  de  conqioser  sa  cour  des  plus  jeunes 
et  des  plus  belles  filles  du  royaume;  c'est  qu'elle 
avait  compris  qu'elle  devait  éblouir  les  yeux  de  son 
fils,  et  occuper  son  esprit  d'amours  et  d'intrigues 
pour  l'empêcher  de  réfléchir  sur  les  causes  de  la  dé- 
tresse publi(iue. 

Parmi  les  femmes  que  cette  entremetteuse  royale 
traînait  à  sa  suite,  il  en  était  une,  Mlle  d'Heilly, 
âgée  de  dix-huit  ans,  qui  était  d'une  beauté  si  ravis- 
sante, que  le  roi  en  fut  émerveillé  et  en  devint  éper- 
dument  amoureux.  La  pauvre  comtesse  de  Chateau- 
briand, son  ancienne  maîtresse,  fut  sacrifiée  à  cette 
nouvelle  passion  et  renvoyée  à  son  mari,  qui ,  pour 
se  venger,  la  fit  enfermer  dans  une  chambre  tendue 
de  noir,  et  lui  fit  ouvrir  les  veines. 

Mlle  d'Heilly  n'était  pas  seulement  remarquable 
par  ses  avantages  extérieurs ,  disent  les  poètes  qui 
ont  chanté  ses  attraits,  c'était  encore  la  plus  belle 
parmi  les  savantes,  et  la  plus  savante  parmi  les 
belles.  La  tactique  de  la  duchesse  d'Angoulème 
réussit  pleinement;  le  roi  oublia  tout  pour  la  favo- 
rite, et  abandonna  le  soin  des  affaires  à  sa  mère 
comme  par  le  passé  ;  il  ne  prit  même  aucun  souci 
de  ses  fils  ,  qui  étaient  prisonniers  à  sa  place,  il 
chargea  Louise  de  Savoie  de  négocier  avec  Charles- 
Quint,  et  ne  songea  plus  qu'à  donner  des  fêtes  et  des 
carrousels  en  l'honneur  de  sa  belle  ;  il  la  combla  de 
présents,  de  pensions,  de  terres  et  de  domaines;  et 
pour  l'avoir  toujours  à  ses  côtés ,  il  la  maria  à  Jean 
de  Brosse,  un  de  ces  nobles  qui  affluent  à  la  cour  des 
princes .  et  qui  ne  font  jamais  difficulté  de  faire  tra- 
fic de  leur  honneur.  Celui-ci  reçut  pour  prix  de  son 
infamie  le  gouvernement  de  Bretagne  et  le  titre  de 
duc  d'Étampes. 

En  Italie,  les  choses  ne  se  passaient  pas  aussi  gaie- 
ment qu'en  France.  Lautrec,  frère  de  l'infortunée 
comtesse  de  Chateaubriand,  qui  se  trouvait  encore 
investi  de  la  confiance  du  monarque,  vint  assiéger 
Pavie,  qu'il  prit  d'assaut  et  dont  il  passa  tous  les 
habitants  au  fil  de  l'épée,  sous  prétexte  de  venger  la 
défaite  de  François  I";  puis  il  descendit  jusqu  à 
Naples,  en  forma  le  blocus,  et  sans  aucun  doute  il 
s'en  fût  emparé  si  la  mort  n'était  venue  le  surpren- 
dre. Dès  lors  la  fortune  des  Français  alla  en  décli- 
nant; la  défection  d'André  Doria,  amiral  génois,  les 
força  d'abord  à  lever  le  siège,  et  ensuite  à  se  retirer 
dans  le  Milanais,  où  la  défaite  du  comte  de  Saint- 
P.ol,  qui  fut  surpris  à  Landriaux,  près  de  Milan,  par 
Antoine  de  Lède,  vint  aggraver  la  position.  Malgré 
l'urgence  et  la  nécessité  d'entamer  des  négociations, 
le  roi  refusa  d'interrompre  ses  plaisirs,  et  donna  ses 
pleins  pouvoirs  à  sa  mère  pour  discuter  les  condi- 
tions de  la  paix.  ' 

Charles-Quint  ne  voulant  jias  entrer  en  conférence 
avec  la  duchesse  d'Angoulème,  autorisa  sa  tante 
Marguerite  d'Autriche  à  traiter  avec  cette  Messaline. 
Les  deux  princesses  se  rendirent  à  Cambray,  discu- 
lèrent  longuement  sur  les  engagements  pris  à  Ma- 
drid, et  dressèrent  un  nouveau  traité  connu  sous  le 
nom  de  paix  des  dames.  Un  des  principaux  gr'icles 


576 


HISTOIRE    DES     PAPES 


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Louise  de  Savoie,  ducliesse  d'Angoulême,  mère  de  François  ]" 


fut  le  mariage  d'Eléonore,  veuve  du  roi  de  Portugal 
et  sœur  de  Charles-Quint,  avec  François  I",  qui  était 
Veuf  depuis  plusieurs  années;  une  autre  condition  de 
la  paix  fut  le  payement  immédiat  des  deux  millions 
déçus  d'or  pour  lesquels  Charles-Quint  retenait  en 
olage  les  deux  fds  du  roi.  Ces  deux  clauses  furent 
exactement  remplies  ;  la  France  paya  la  rançon  du 
roi,  et  les  deux  jeunes  princes  furent  délivrés;  de 
son  côté,  l'empereur  envoya  sa  sœur,  qui  épousa 
François  I".  Peu  de  temps  après,  mourut  l'exécrable 
Louise  de  Savoie,  duchesse  d'Angoulême,  mère  du 
roi.  Cette  femme,  qui  s'était  justement  attiré  la  haine 
de  la  nation,  avait  la  singulière  manie  d'écrire  un 
journal  en  forme  d'éphéraérides,  et  dans  lequel  elle 
a  enregistré,  avec  une  scrupuleuse  exactitude,  la 
naissance  des  princes,  le  nom  de  leurs  maîtresses 
ou  de  leurs  mignons,  la  mort  de  ses  chiens  et  les  ma- 
ladies honteuses  de  son  fils. 

Délivrée  de  la  tyrannie  de  la  régente,  la  France 
tomba  sous  la  domination  de  la  duchesse  d'Êtampes, 
femme  aussi  avide  et  aussi  dépravée  que  l'avait  été 
Louise  de  Savoie;  la  favorite  devint  la  dispensatrice 
de  toutes  les  grâres,  de  tous  les  honneurs,  et  elle 
n'oublia  point  sa  faipille  dans  le  partage,  ce  qui  n'é- 


tait pas  une  petite  affaire;  car  son  père  avait  eu  trente 
enfants  de  trois  femmes  différentes,  et  plus  de  la 
moitié  vivait  encore.  I^ar  ses  soins,  tous  furent  ]ilacés 
et  dotés  aux  dépens  de  l'État;  deux  de  ses  frères, 
qui  avaient  embrassé  l'état  ecclésiastique ,  furent 
pourvus  des  meilleurs  évêchés  du  royaume;  plusieurs 
de  ses  sreurs,  de  simples  religieuses  qu'elles  étaiert 
auparavant ,  devinrent  abbesses  de  riches  commu- 
nautés; et  les  autres,  garçons  ou  filles,  au  moyen  de 
dots,  de  charges  ou  de  dignités,  purent  aspirer  à  des 
alliances  avec  des  familles  nobles.  Mais  quelque 
énormes  que  fussent  les  dépenses  employées  à  l'éta- 
blissement des  parents  de  la  favorite,  pour  leur  bâtir 
des  hôtels ,  leur  acheter  des  terres  ou  leur  meubler 
des  châteaux,  elles  n'entraient  que  pour  une  portion 
très-minime  dans  les  sommes  qu'elle  prodiguait  à  ses 
adorateurs  et  à  ses  amants.  Flattée  d'être  regardée 
comme  la  protectrice  des  arts,  la  duchesse  d'Êtam- 
pes s'entoura  d'artistes,  de  poètes  et  de  musiciens, 
qui  touS,  à  l'envi  les  uns  des  autres,  épuisaient  en 
son  honneur  toutes  les  formules  adulatrices  du  lan- 
gage des  courtisans.' 

Pour  lui  complaire,  François  I"  lui-même  parut 
épris  d'un  grand  amour  pour  les  arts;  il  acheta  des 


161 


578 


HlbiTdlUK     DKS     PAPES 


tableaux  précieux,  appela  à  sa  cour  Léonui-d  Je  \'inii 
el  le  Primatiie;  il  bâtit  les  cliàloaux  do  Fontaine- 
bleau, de  Cliaiubord  et  do  Madrid,  el  cliargea  les 
meilleurs  peintres  et  les  plus  habiles  sculpteurs  d'en 
illustrer  les  lambris  et  les  galeries.  Cependant  sa 
passion  pour  la  duchCsse  d'Étarapes  n'onipècliait  pas 
Cl'  monanpie  débauché  do  chercher  des  distractions 
auprès  des  dames  de  la  boui^eoisie,  et  de  )Hirter  le 
déshonneur  el  l'opprobre  dans  les  familles  du  peuple. 
Mal  lui  en  advint,  car  il  rencontra  sur  son  chemin 
un  homme  qui  ne  voulut  accepter  ni  argent,  ni  titres 
de  noblesse,  ni  diarijes,  ni  dii,nntés  en  échange  de 
son  infamie;  ce  fut  le  mari  de  la  belle  Féronnière. 
Kt  comme  il  plut  au  prince  de  passer  outre  et  de  faire 
enlovcr  la  darae  par  ses  pourvoyeurs,  celui-ci  se  ven- 
gea, et  voici  de  cjuelle  manière  :  à  cette  époque,  le 
mai  Saint-Job  sévissait  cruellement  dans  toutes  les 
parties  de  l'Europe  el  surtout  à  Paris.  Aucun  remède 
n'avait  encore  été  inventé  jxiur  en  arrêter  les  progrès; 
ceux  qui  en  étaient  atteints  devaient  inluilliblemcnt 
périr.  Le  mari  de  la  belle  Féronnière  se  rendit  dans 
un  lupanar,  passa  la  nuit  en  débauche  avec  des  cour- 
tisanes, gagna  ce  mal  terrible,  le  transrail  à  sa  femme, 
qui  à  son  tour  le  communiqua  à  son  royal  amant. 
Trois  mois  après,  la  belle  Féronnière  expirait  dans 
des  douleurs  atroces,  et  François  I"  se  sentit  consu- 
mé par  un  poison  lent,  corrosif,  qui  devait  le  faire 
.anguir  pendant  dix  années  avant  de  le  conduire  au 
tombeau.  Le  mari  s'était  vengé  ! 

A  partir  de  ce  moment,  le  roi  devint  taciturne,  su- 
perstitieux et  cruel;  il  se  montra  l'un  des  plus  ar- 
dents ennemis  des  idées  de'  réforme  qui  gagnaient 
toutes  les  provinces,  et  se  rail  à  persécuter  ses  sujets. 
Il  commença  par  faire  briïler  vif,  sur  la  place  Mau- 
bert,  un  dominicain  qui  avait  défendu  en  public  les 
doctrines  du  réformateur  Zwingle  ;  ensuite  il  vint  à 
l'église  de  Notre-Dame  renouveler  le  serment  de  dé- 
fendre la  religion,  et  parut  à  cette  occasion  à  la  tète 
d'une  procession  solennelle,  où  se  trouvaient  le  dau- 
phin, ses  deux  frères  et  le  duc  de  Vendôme,  soute- 
nant les  quatre  coins  d'un  dais  sous  lequel  était  porté 
le  Saint-Sacrement;  Sa  Majesté  avait  même  exigé 
que  la  reine,  les  princesses,  leurs  filles  et  les  princes 
suivissent  le  cortège  une  torche  à  la  main.  Fran- 
çois l"jura  sur  l'Evangile  de  maintenir  l'intégrité 
de  la  foi  catholique,  et  proféra  les  plus  terribles  me- 
naces contre  ceux  qui  s'écarteraient  de  la  doctiine 
enseignée  par  le  pape.  «  Moi-même,  ajouta-t-il,  qui 
suis  votre  roi  et  votre  seigneur,  si  j'apprenais  qu'un 
de  mes  enfants  fût  infecté  du  poison  de  l'hérésie,  je 
n'hésiterais  pas  à  l'immoler  enholocausteà  l'Église.  » 
Plus  tard,  un  autre  tyran,  PhiHppe  II  d'Espagne, 
devait  répéter  ces  horribles  paroles.  Du  reste,  tous 
deux  réalisèrent  cette  menace,  l'un  en  faisant  con- 
damner don  Carlos,  son  fils  légitime,  par  rin([uisi- 
tion,  l'autre  en  envoyant  au  bûcher  un  enfant  iUé- 
gitirae  nommé  Dolet,  qu'il  avait  eu  de  ses  amours 
avec  une  pauvre  fille  du  peuple  enlevée  à  sa  famille 
par  sss  pourvoyeurs  et   délaissée. 

Une  fois  entré  dans  cette  voie  de  persécutions , 
Franço's  l"  ne  voulut  plus  en  sortir;  et  jusqu'à  la  fin 
de  sacirrière  il  ne  cessa  de  poursuivre  les  malheureux 
protestants.  Au  nombre  de  ses  victimes  on  compte 
six  calvinisrte»  ffui  étaient  accusés  d'avoir  parlé  irré- 


vérencieusement du  Saint-Sacrement,  et  qui  furent 
condamnés  pour  ce  crime  à  expirer  dans  les  llaramcs, 
attachés  sur  un  fauteuil  qu'on  descendait  et  qu'on 
élevait  au  moyen  d'une  bascule,  afin  d'augmenter 
leurs  souffrances.  Ce  n'était  pas  à  Paris  seulement 
qu'avaient  lieu  ces  exécutions;  de  toutes  parts  dans 
les  provinces  les  bûchers  s'allumaient  pour  consu- 
mer dos  milliers  d'innocents. 

Au  milieu  de  ces  préoccupations  religieuses,  le 
roi  ne  perdait  pas  do  vue  les  intérêts  de  sa  famille, et 
mariait  le  second  de  ses  enfants,  nommé  Henri,  à 
Catherine  de  Médicis,  nièce  du  pape  Clément  VII, 
afin  d'intéresser  le  saint-siége  dans  sa  querelle 
contre  l'empereur,  et  pour  en  obtenir  des  secours 
dans  la  nouvelle  invasion  qu'il  méditait  en  Italie,  au 
mépris  de  la  foi  jurée  et  de  tous  les  engagements 
qu'il  avait  pris. 

Profitant  donc  de  l'absence  de  Charles-Quint, 
qui  était  engagé  dans  une  guerre  sur  les  côtes 
d'Afrique ,  François  I"  envoya  une  armée  dans 
le  Milanais  pour  en  faire  la  conquête.  D'abord 
tout  sembla  réussir  aux  Français,  el,  en  moins 
de  deux  mois ,  les  villes  ou  forteresses  soumises 
à  l'empereur  se  rendirent  à  la  France  ;  mais  bien- 
tôt la  fortune  changea,  el  la  présence  de  Charles - 
Quint,  qui  était  accouru  d'Afrique  à  la  première 
nouvelle  de  cette  agression,  suffit  pour  rétablir  son 
autorité.  A  son  tour  il  franchit  les  Alpes  et  condui- 
sit une  armée  de  cinquante  mille  impériaux  à  travers 
la  Provence  jusqu'à  Marseille,  dont  il  fit  le  siège. 

François  I",  hors  d'état  de  défendre  par  lui-même 
son  propre  royaume  ,  envoya  le  connétable  Anne  de 
Montmorency  avec  une  armée  pour  arrêter  la  marche 
de  l'ennemi,  l'autorisant  à  prendre  toutes  les  me- 
sures qu'il  jugerait  nécessaires  au  succès  de  sa  mis- 
sion. Le  connétable  ne  trouva  rien  de  mieux  à  faire 
que  d'affamer  les  impériaux,  et  pour  y  réussir,  il 
saccagea  toute  la  Provence,  brûla -les  châteaux,  les 
fermes,  les  moulins,  détruisit  les  récoltes,  arracha 
les  oliviers ,  et  réduisit  les  cultivateurs  à  la  plus 
grande  misère.  Puis ,  retranché  derrière  ce  pays  dé- 
vasté, il  poussa  des  reconnaissances  jusque  sous  les 
murs  de  la  ville  assiégée,  enleva  les  convois,  surprit 
des  postes  et  contraignit  enfin  l'empereur  à  repasser 
les  Alpes.  Montluc  s'écrie  à  cette  occasion  :  «  Que 
de  sang,  que  d'argent  a  coûté  à  l'Europe  l'exécrable 
ambition  de  Charles-Quint  et  de  François  l'M  Dieu 
les  fil  naître  pour  la  ruine  de  plus  d'un  million  de 
familles  1  Apprenez  donc,  grands  et  petits,  que  c'est 
soltiseà  vousde  vous  battre  pourles  querelles  des  rois. 
Mieux  vaudrait  pour  vous  les  exterminer  tous....  » 

Un  événement  sur  lequel  l'histoire  n'a  jamais  été 
entièrement  éclairée  vint  alors  porter  un  coup  terrible 
au  cœur  du  roi  ;  ce  fut  l'empoisonnement  du  dauphin 
François  par  son  échanson  l'Italien  Montéciiculi. 
D'abord  la  clameur  publique  désigna  Charles-Quint 
comme  l'instigateur  du  crime;  mais  le  coupable 
déclara,  pendant  la  question,  que  le  monarque  espa- 
gnol n'avait  en  rien  participé  à  cette  action,  et  il  osa 
prononcer  le  nom  d'tme  personne  si  puissante,  que 
les  juges  refusèrent  d'inscrire  ses  réponses,  jiassèrent 
outre,  et  le  condamnèrent  à  être  écartelé.  Tout  porte 
à  croire  que  Montécuculi  avait  incriminé  Catherine 
de  Médicis,  la  seule  qui  eût  intérêt  à   la  mort  du 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


579 


dauphin,  son  mari  se  trouvant  ainsi  l'héritier  direct 
de  la  couronne. 

Peu  de  temps  après,  il  prit  fantaisie  à  Charles- 
Quint  de  venir  à  la  cour  de  France;  le  roi  accueillit 
son  ancien  ennemi  avec,  une  extrême  courtoisie  et 
lui  donna  des  letes  brillantes.  L'empereur  ne  vou- 
lant pas  être  en  reste  avec  son  hôte,  combla  de  pré- 
sents les  seigneurs  et  les  dames  de  la  cour,  surtout 
la  duchesse  d'Etampes,  qui,  affirme-t-on,  avait  con- 
seillé à  François  I"  d'arièter  traîtreusement  Charles- 
Quint  à  Paris,  pour  le  contraindre  à  annuler  le  traité 
de  Madrid  et  à  lui  rendre  le  duché  de  Milan.  Fort 
heureusement  pour  le  roi  d'Espagne,  il  eut  connais- 
sance des  conseils  perfides  que  donnait  la  favorite,  et 
put  éviter  le  danger  en  la  mettant  dans  ses  intérêts. 
Parmi  les  dons  que  Charles-Quint  fit  à  la  duchesse 
d'Etampes ,  on  cite  celui  d'une  bague  d'une  valeur 
considérable  qu'il  avait  laissé  tomber  avec  intention 
devant  la  maîtresse  du  roi,  et  que  celle-ci  avait  ra- 
massée pour  la  lui  rendre.  L'empereur  lui  dit  avec 
beaucoup  de  courtoisie,  en  refusant  Je  reprendre  son 
anneau  :  «  Je  vois  bien,  madame,  que  ce  bijou  de- 
mande à  changer  de  maître  ;  et  puisqu'il  est  allé  à 
vous,  je  vous  supplie  de  le  garder.  »  La  duchesse 
d'Etampes  ne  put  guère  tenir  rigueur  à  un  prince  si 
généreux  ;  elle  se  rangea  à  son  parti,  et  en  toutes 
occasions  ne  se  fit  pas  faute  dé  vendre  à  l'Espagne 
les  secrets  d'État.  L'entremetteur  de  ces  honteux 
marchés  était  un  des  amants  de  la  favorite,  le  comte 
de  Rossie.  Il  est  vrai  qu'à  cette  époque  la  duchesse 
d'Etampes  pouvait  tout  se  permettre  sans  redouter 
même  la  colère  du  roi,  qui,  par  suite  des  ravages  du 
mal  Saint-Job,  était  tombé  dans  un  état  de  prostration 
voisin  de  la  démence. 

La  guerre  s'étant  rallumée  entre  les  deux  cours  de 
Paris  et  de  Madrid,  les  Français  passèrent  encore 
une  fois  les  Alpes  sous  la  conduite  du  duc  d'En- 
ghien,  et  remportèrent  la  célèbre  victoire  de  Céri- 
soles.  Mais  tandis  que  la  nation  se  réjouissait  des 
succès  obtenus  en  Italie,  Henri  VIII,  roi  d'Angle- 
terre, l'allié  de  Charles-Quint ,  envahissait  la  Picar- 
die, emportait  d'assaut  la  ville  deRoulogne  ;  et  l'em- 
pereur de  son  côté  tombait  sur  la  Champagne,  s'em- 
parait des  villes  sans  défense,  et  se  dirigeait  à  marches 
forcées  sur  Paris. 

Quant  à  François  I''',  il  ne  faisait  aucun  effort  pour 
sauver  le  royaume,  et  laissait,  comme  par  le  passé, 
la  direction  des  affaires  aux  mains  de  la  favorite.  Il  pa- 
raîtra fort  extraordinaire  que  la  duchesse  d'Etampes, 
qui  était  toute-puissante,  songeât  à  livrer  la  France 
aux  Espagnols,  au  risque  de  perdre  sa  position  ; 
néanmoins,  si  l'on  considère  que  son  royal  amant, 
attaqué  d'un  mal  incurable  et  mortel,  excitait  chez 
elle  une  répulsion  bien  naturelle,  si  l'on  adopte  les 
opinions  de  quelques  auteurs  contemporains,  qui 
prétendent  (jue  Charles-Quint  avait  eu  des  relations 
intimes  avec  (die,  lors  de  son  séjour  à  Paris,  et  qu'il 
avait  prorais  de  lui  conserver  auprès  de  sa  personne 
le  rang  ([u'elle  occupait  à  la  cour,  dès  qu'il  aurait 
détrôné  François  I"  ;  si  l'on  tient  compte  des  mo- 
tifs secrets  de  jalousie  ({u'elle  avait  contre  Diane  de 
Poitiers,  duchesse  de  Valentinois,  celte  courtisane 
surannée  qui  s'était  abandonnée  à  François  I"  pour 
sauver  son  père,  le  seigneur  de  Saint- Vallier,  con- 


damné à  mort  pour  crime  de  rébellion,  et  qui  de- 
puis était  devenue  la  maîtresse  de  Henri,  dauphin 
de  France  ;  alors  on  concevra  que  la  duchesse  d'E- 
tampes, voyant  le  roi  s'affaiblir  de  jour  en  jour,  cher- 
ciiàt  à  se  créer  un  appui  auprès  de  l'empereur. 
Cependant,  pour  être  en  garde  contre  la  perfidie  de 
Charles-Quii.t,  et  pour  assurer  la  réussite  de  ses 
projets,  elle  se  livra  au  duc  d'Orléans,  frère  du  dau- 
phin, et  lui  lit  accorder  par  le  roi  les  plus  brillants 
emplois  et  une  autorité  presque  absolue  sur  le 
royaume  ;  de  plus,  elle  imagina  de  négocier  le  ma- 
riage d'une  des  filles  de  l'empereur  avec  ce  prince, 
afin  de  rendre  plus  certain  encore  le  triomphe  du  duc 
d'Orléans  et  son  avènement  à  la  couronne,  au  mépris 
des  droits  de  son  frère  aîné.  Cette  entreprise,  con- 
duite avec  une  extrême  prudence,  était  sur  le  point 
de  se  réaliser,  lorsqu'un  événement  inattendu  vint 
déranger  tous  les  plans  de  la  favorite;  le  duc  d'Or- 
léans mourut  empoisonné.  —  Catherine  de  Médicis 
voulait  être  reine! 

Celte  mort  et  quelques  succès  remportés  par  l'ar- 
mée française  contre  les  impériaux  déterminèrent 
Charles-Quint  à  entendre  des  propositions  de  paix  et 
à  signer  un  traité.  La  guerre  cessa,  mais  les  peuples 
n'en  furent  pas  plus  heureux  ;  François  I"  commença 
de  nouvelles  persécutions  contre  les  protestants  ;  et 
Sa  Majesté  ayant  appris  que  dans  les  villes  de  Mé- 
rindol  et  de  Cabrières,  ainsi  que  dans  les  bourgades 
environnantes,  il  existait  plus  de  dix  mille  familles 
vaudoises,  elle  déclara  vouloir  les  exterminer  jusqu'au 
dernier  homme,  pour  racheter  les  crimes  de  sa  vie 
et  obtenir  une  place  dans  le  ciel.  En  conséquence, 
le  roi  donna  main -levée  de  la  charte  de  surséance 
accordée  aux  A'audois,  et  envoya  ordre  au  bâtard 
d'Oppède,  alors  premier  président,  de  rassembler 
toutes  les  troupes  qui  se  trouvaient  dans  ces  cantons 
et  d'anéantir  les  hérétiques.  Celui-ci  obéit  aux  ordres 
du  monarque,  et,  pour  en  venir  plus  sûrement  à  ses 
tins,  il  renforça  sa  milice  de  plusieurs  compagnies 
qui  revenaient  d'Italie,  sous  la  conduite  du  terrible 
baron  de  la  Garde,  et  d'un  corps  de  soldats  romains 
qui  ap])artenaient  au  vice-légat  d'Avignon  ;  puis,  à 
la  tète  de  celte  armée  de  bourreaux,  il  s'abattit  sur 
les  villages  et  sur  les  bourgs  habités  par  les  Vaudois. 
Les  maisons  de  ces  infortunés  furent  pillées,  les  ré- 
colles brûlées,  les  vergers  détruits,  les  chaumières 
renversées  de  fond  en  comble,  et  ceux  qui,  soit  à 
cause  de  leur  âge  ou  de  maladie,  n'avaient  pu  fuir 
devant  les  soldats  du  roi,  furent  impitoyablement 
massacrés,  éventrés  ou  brûlés  vifs.  Et  comme  si  le 
carnage  eût  rendu  plus  ardente  leur  soif  de  sang,  ces 
séides  de  la  royauté  se  partagèrent  en  douze  corps  et 
traquèrent  les  Vaudois  jusque  dans  les  forêts  et  dans 
les  cavernes  où  ils  s'étaient  retirés;  là,  ils  mirent  le 
feu  aux  habitations,  et  forcèrent,  à  coups  de  piijues, 
les  malheureux  qu'ils  avaient  faits  prisonniers  à  se 
précipiter  dans  les  ilammes;  ici  ils  attachèrent  dos 
à  dos  jusqu'à  six  cents  de  ces  infortunés  et  les 
noyèrent  dans  un  étang;  et  lorsque  cette  chasse  à 
l'homme  eid  rendu  le  gibier  rare,  le  baron  de  la  Garde 
s'imagina  du  fouiller  le  pays  et  de  faire  une  battue  ; 
à  cet  elfet,  il  enveloppa  un  espace  de  terrain  entre  ses 
lignes,  coupa  toutes  les  issues,  ferma  tous  les  défilés, 
et  faisant  resserrer  son  cercle,  il  prit  les  Vaudois 


£30 


HISTOIRE    DES     PAPKS 


eorome  on   fait   des  bêtes  sauvages,  cerfs  ou  daims, 
dans  leurs  lialliers. 

A  Morindol,  les  soldats  n'ayant  pas  trouvé  une 
sculo  personne  i\éj;ors;er,  s'en  prirent  anxlialnlalioiis, 
iju'ils  rasèrent  à  lleur  du  sol,  el  à  un  pauvre  entant 
qu'ils  avaient  rencontré  dans  la  campagne;  en  vain  il 
[irotesta  qu'il  était  bon  catholique,  ces  misérables 
rattachèrent  à  un  arbre  et  le  tailladèrent  à  coups  de 
sabre  jusqu'à  ce  qu'il  n'eût  plus  un  lambeau  de  chair 
sur  le  corps. 

A  Ciibrières,  ils  furent  arrêtés  par  une  petite 
troupe  composée  de  soixante  hommes  et  de  trente 
femmes  qui  s'étaient  enfermés  dans  le  château  et  qui 
voulaient  sauver  leur  pays  ou  vendre  chèrement  leur 
vie;  alors  l'avocat  général  Guérin  et  le  président 
d'Oppède,  qui  craijjnaient  de  perdre  du  temps  en 
faisant  le  siège  du  château,  ent  èrent  en  pourparlers 
et  promirent  la  vie  sauve  à  tous  ceux  qui  hai)itaient 
la  contrée,  sous  la  condition  qu'on  leur  ouvrirait  à 
l'instant  les  portes  du  château.  Ce  qui  n'eut  pas  été 
plutôt  exécuté,  que  les  soldats  se  ruèrent  sur  les 
hommes,  les  chargèrent  de  chaînes  et  les  conduisi- 
rent dans  une  prairie,  où  ils  les  massacrèrent  avec 
une  cruauté  sans  égale.  Quant  aux  femmes,  après  les 
avoir  violées  et  les  avoir  outragées  de  toutes  maniè- 
res, ils  les  renfermèrent  dans  une  grange,  mirent  le 
feu  à  la  paille  entassée  dans  le  bâtiment  et  les  brûlè- 
rent vivantes. 

A  la  ville  de  la  Côte,  qui  était  défendue  par  de 
bonnes  murailles  crénelées  et  par  un  château  garni 
d'artillerie,  le  baron  de  la  Garde  usa  du  même  stra- 
tagème, prêta  serment  sur  l'hostie  de  ne  faire  aucun 
ma!  aux  habitants  s'ils  consentaient  à  déposer  leurs 
;.rmes  et  à  abattre  les  murailles  ;  puis,  quand  les 
\  audois  huguenots  se  furent  livrés  sans  défense  à  la 
merci  de  leurs  ennemis,  le  féroce  baron  ordonna  à  ses 
soldats  de  courir  sus  aux  hérétiques,  de  tuer  les  hom- 
mes sans  pitié,  sans  merci  ;  de  violer  les  femmes,  et 
de  ne  faire  grâce  ni  aux  jeunes  filles  ni  aux  petits  gar- 
çons; ce  qui  fut  exécuté  avec  une  rigueur  inou'ie,  au 
nom  du  roi  et  du  pape  ! 

\'ingt-deux  villes,  bourgs  ou  villages  furent  sacca- 
gés ou  brûlés  de  la  même  manière,  et  l'on  compte 
qu'il  y  eut  plus  de  dix  mille  ^'aud()is,  hommes  ou 
femmes,  pendus,  noyés,  massacrés,  violés,  coupés  en 
quartiers  et  brûlés  vifs,  indépendamment  des  enfants 
que  ces  monstres  déflorèrent  et  écrasèrent  ensuite 
contre  les  rochers  ou  précipitèrent  du  haut  des  tours. 
Ce  fut  au  milieu  de  ce  cortège  lugubre  que  l'exécra- 
ble François  I"  comparut  devant  le  trône  de  la  Divi- 
nité le  dernier  jour  de  mars  1547! 

Tel  est  ce  roi  que  des  écrivains  stipendiés  ont  eu 
l'audace  d'appeler  la  gloire  de  la  France,  le  père  du 
peuple,  le  restaurateur  des  lettres.  Abominable  déri- 
sion !  François  I"  le  protecteur  des  lettres!  lui  qui, 
parun  édit  daté  du  13  janvier  1534,  voulut  supprimer 
l'imprimerie  dans  tout  le  royaume,  qui  défendit,  sous 
peine  de  la  hart,  de  rien  imprimer,  et  qui  ne  con- 
sentit à  suspendre  l'effet  de  cet  arrêt  que  sur  les  re- 
montrances énergiques  du  Parlement  !  Lui,  le  père  du 
peuple  !  mais  les  guerres  désastreuses  de  son  règne, 
les  massacres  des  \'audois,  la  misère  publique,  sont 
là  pour  attester  qu'il  en  fut  le  bourreau!  Lui,  la  gloire 
de  la  France  !  mais  les  monceaux  d'ossements  blan- 


chis que  nos  ancêtres  ont  laissés  dans  les  plaines  de 
la  Lombardie  sont  autant  de  témoins  qui  accusent  de 
nos  défaites  son  inhabileté  et  sa  couardise. 

Bien  loin  d'avoir  les  grandes  qualités  dont  se  sont 
plu  à  l'orner  les  flatteurs  delà  monarchie,  François  1"' 
se  montra  pendant  tout  le  cours  de  eon  règne,  lâche, 
félon,  iiypocrite,  parjure,  corrupteur,  dissipateur, 
perfide,  débauché  et  cruel;  et  c'est  à  lui  que  la  France 
dut  ce  renouvellement  de  persécutions  religieuses  qui 
se  prolongèrent  après  sa  mort  pendant  deux  siècles, 
et  couvrirent  toutes  les  provinces  du  royaume  d'écha- 
fauds  et  de  gibets. 

Henri ,  dauphin  de  France ,  mari  de  Catherine  de 
Médicis,  se  trouva  roi  à  l'âge  de  vingt-neuf  ans,  et 
fit  régner  avec  lui  Diane  de  Poitiers,  celte  beaulé 
surannée  que  la  duchesse  d'Étarapes  appelait  la  vieille 
ridée.  La  favorite  du  feu  roi  fut  exilée  dans  ses  terres 
pur  la  maîtresse  du  nouveau  monarque,  en  conservant 
toutefois  la  libre  disposition  des  biens  qu'elle  tenait 
de  la  Hbéralité  de  François  !'■',  et  dont  elle  fit  un 
noble  usage,  les  employant  à  soulager  les  misères  du 
pauvre  peuple  et  à  secourir  les  protestants.  On  ignore 
l'épotpie  de  la  mort  de  cette  femme  célèbre  ;  on  sait 
seulement  qu'elle  finit  par  embrasser  ouvertement  le 
protestantisme ,  peut-être  par  haine  contre  Diane  de 
Poitiers,  qui  était  une  ardente  catholique. 

Quant  à  la  nouvell'e  favorite,  cette  courtisane  éhon- 
tée ,  qui  avait  commencé  dans  la  carrière  de  la  dé- 
bauche en  se  prostituant  à  François  I"  et  ensuite  au 
fils  de  son  amant,  elle  prit  les  allures  d'une  souve- 
raine, nomma  les  ministres,  les  ambassadeurs,  vendit 
les  grâces  et  les  charges ,  disposa  des  finances  de 
l'État,  et  parut  être  la  régulatrice  des  destinées  de  la 
France.  L'empire  qu'elle  exerçait  sur  l'imbécile  et 
cruel  Henri,  quoiiju'elle  eût  alors  quarante-huit  ans, 
paraîtrait  incompréhensible ,  si  l'on  ne  savait  qu'elle 
était  la  femme  qui  savait  le  mieux  enchaîner  les 
hommes  à  cette  cour,  où  Catherine  de  Médicis  tenait 
école  de  prostitution.  «  Henri  II  l'aimait,  dit  Mézeray, 
parce  qu'elle  était  ardente  en  amour,  et  s'abandon- 
nait, dans  ses  fureurs  de  Messaline,  à  tous  les 
écarts  de  l'imagination  la  plus  déréglée  et  aux  volup- 
tés les  plus  monstrueuses.  Sa  Majesté  craignait  si 
fort  qu'on  ignorât  l'excès  de  sa  passion  et  à  quel 
point  il  idolâtrait  Diane  de  Poitiers  ,  qu'il  faisait 
placer  sur  ses  armes,  sur  ses  meubles,  sur  ses  vête- 
ments et  même  sur  le  fronton  de  ses  palais,  le  crois- 
sant ,  l'arc  et  la  flèche  que  cette  chaste  déesse  avait 
choisis  pour  ses  attributs.  »  Enfin,  le  pouvoir  que 
la  duchesse  de  Valentinois  avait  sur  son  amant  était 
si  redoutable,  que  Catherine  de  Médicis  elle-même 
pliait  devant  elle,  cachant  l'ambition  dont  elle  était 
dévorée  sous  une  apparence  de  légèreté ,  et  ne  pa- 
raissant occupée  qu'à  des  intrigues  galantes  et  à 
donner  des  bâtards  à  la  France,  ce  dont  elle  s'acquitta 
si  bien  qu'elle  mit  au  jour  dix  enfants,  cinq  garçons 
et  cinq  filles. 

Un  des  premiers  événements  de  ce  règne  fut  le 
fameux  duel  entre  Gui  de  Chabot  Jarnac,  beau-frère 
de  la  duchesse  d'Étampes ,  et  François  de  Vivonne , 
seigneur  delà  Châtaigneraie,  favori  de  Henri  II.  L'o- 
rigine de  la  querelle  de  ces  deux  seigneurs  remontait 
au  règne  précédent,  et  venait  d'une  confidence  que 
Jarnac  avait  faite  au  dauphin  de  ses  relations  amou- 


BOIS,     H  Kl  NES,     EMPIOUEL'fiS 


581 


Duel  entre  Jarnac  et  la  Châtaigneraie 


reuses  avec  sa  belle-mère.  Henri  eut  l'indiscrétion 
de  divulguer  cette  étrange  confidence  ;  la  faction  de 
Diane  de  Poitiers,  rivale  de  la  faction  de  la  duchesse 
dÊtampes,  accrédita  ce  bruit  à  la  cour  et  à  la  ville 
pour  déshonorer  Jarnac  et  priver  la  favorite  d'un  de 
ses  plus  redoutables  défenseurs.  Celle-ci ,  loin  de  se 
laisser  abattre,  prit  hautement  le  parti  de  son  beau- 
frère,  démentit  les  bruits  injurieu.v  qui  circulaient 
sur  son  comjtte,  et  demanda  à  François  I"  la  puni- 
tion des  auteurs  de  la  calomnie. 

Le  daupliin,  qui  était  déjà  fort  mal  avec  son  père  , 
et  qui  craignait  que  son  ressentiment  ne  s'accrût  en 
apprenant  qu'il  était  lui-même  la  première  cause  du 
scandale,  rejeta  le  fardeau  sur  un  de  ses  courtisans, 
nommé  la  Châtaigneraie  ,  espèce  de  bravo,  qui  pour 
une  somme  d'argent  consentit  à  courir  les  risques  de 
cette  afl'aire.  On  avait  espéré  que  Jarnac  n'oserait  pas 


se  mesurer  avec  cet  adversaire  et  serait  forcé  de  dé- 
vorer son  affront  en  silence.  Il  n'en  fut  rien  ;  le  beau- 
frère  de  la  duchesse  d'j'jtampes  se  présenta  hardiment 
devant  François  I'"'',  et  lui  demanda  l'autorisation  de 
combattre  François  de  ^'ivonne  à  outrance  et  jusqu'à 
ce  que  mort  d'homme  s'ensuivît.  Le  roi  refusa,  et 
les  deux  ennemis  ne  purent  vider  leur  querelle  qu'a- 
près les  funérailles  de  François  I". 

Son  successeur,  Henri  H,  autorisa  le  combat,  dans 
la  persuasion  que  tout  l'avantage  serait  du  côté  de 
son  favori;  ce  qui  était  plus  que  probable,  ce  jeune 
seigneur  étant  doué  d'une  force  et  d'une  adresse  ex- 
traordinaires. f\on-seulement  la  Châtaigneraie  excellait 
dans  l'escrime  et  dans  le  maniement  des  armes, 
mais  encore  il  était  fort  habile  dans  tous  les  exercices 
du  corps  ;  à  la  lutte  il  n'y  avait  pas  d'homme  (jui  pût 
lui  résister  ;  dans  les  tournois  et  dans  les  'outes  il 


582 


HISTOIRE    DES    PAPES 


lui  arrivait  souvent  en  [ileino  course  de  cheval  de  jeter 
et  reprendre  sa  lance  justiu'à  trois  fois  sans  pour  cela 
manquer  la  bague  ;  aussi  se  regardait-il  coiume  si 
assuré  de  tuer  Jarnac,  qu'il  commanda  un  souper 
pour  célébrer  sa  victoire. 

Le  duel  eut  lieu  en  présence  de  toute  la  coiu'  au 
château  de  Saint-Germain  en  Lave,  au  soleil  cou- 
chant. La  Châtaigneraie  s'avança  avec  toute  l'insolence 
d'un  bravo  qui  compte  eur  un  triompiie  facile  ;  Jarnac 
parut  dans  le  champ  clos  avec  une  mâle  assurance,;"! 
pied  et  armé  de  la  dague  et  du  poignard,  ainsi  (pi'il 
avait  été  réglé  par  les  parrains.  \un  signal  donné 
les  deux  champions  croisèrent  le  fer;  et  presque  au 
même  instant ,  au  grand  ébahisseraent  du  roi  ,  de 
Diane  de  Poitiers  et  de  toute  la  cour,  la  Châtaigneraie 
tomba  à  terre,  baigné  dans  son  sang,  le  jarret  fendu 
par  un  coup  de  revers  que  lui  avait  porté  son  adver- 
saire et  qui  s'appelle  encore  le  coup  de  Jarnac.  Le 
vainqueur ,  ne  voulant  pas  profiter  de  son  droit  et 
égorger  un  homme  sans  défense,  conjura  la  Châtai- 
gneraie de  vivre  et  de  lui  rendre  son  honneur.  Sur 
son  refus,  il  vint  par  trois  fois  s'agenouiller  devant 
le  roi  pour  le  supplier  d'accepter  son  prisonnier. 
Henri  se  rendit  enfiu  à  ses  prières,  et  lui  dit  avec 
une  rage  concentrée  :  «  Vous  avez  combattu  comme 
César  et  parlé  comme  Cicéron.  »  On  emporta  la  Châ- 
taigneraie du  champ  clos  et  on  lui  prodigua  les  plus 
grands  soins;  mais  la  honte  de  sa  défaite  et  l'humi- 
liation qu  il  avait  subie  devant  toute  la  cour  déran- 
gèrent sou  esprit  ;  dans  un  accès  de  déUre  il  arracha 
l'appareil  qui  était  posé  sur  sa  blessure,  et  expira 
dans  la  nuit  qui  suivit  le  combat. 

«  .\insi  mourut  le  favori  de  monseigneur  le  roi,  dit 
Vieilleville  dans  ses  mémoires,  ce  redouté  la  Châtai- 
gneraie, qui  faisait  à  tous  les  gentilshommes  une 
piafle  odieuse  et  intolérable ,  et  ne  dépensait  pas 
moins  de  douze  cents  écus  par  jour  ,  quoiqu'on  ne 
lui  connût  aucune  fortune;  ce  qui  lit  dire  qu'il 
était  l'amant  de  Mme  la  duchesse  de  Valentinois, 
et  peut-être  aussi  le  tenant  de  monseigneur  le  roi , 
(pii  aimait  fort  les  plaisirs  contre  nature  et  les  vi- 
goureux champions  en  vilenies  et  obscénités.  »  Ce 
qu'il  y  eut  de  certain ,  c'est  que  Diane  de  Poitiers 
s'affecta  vivement  de  la  mort  de  François  de  Vivonne, 
i;t  s'en  prit  à  ceux  qui  avaient  été  en  faveur  sous  le 
règne  de  la  duchesse  d'Ëtampes ,  les  renvoyant  de 
leurs  gouvernements ,  et  les  remplaçant  dans  leurs 
charges  et  dignités  par  ses  créatures.  Ainsi  elle  rap- 
pela le  connétable  de  Montmorency  à  la  cour ,  lui 
rendit  les  honneurs  dont  il  avait  été  dépouillé  par  le 
feu  roi ,  et  donna  une  telle  autorité  à  François  de 
Lorraine,  duc  d'Aumale  et  de  Guise ,  et  à  tous  ceux 
de  sa  famille,  que  bientôt  ce  prince  devint  redou- 
table pour  le  roi  lui-même. 

Le  stupide  Henri  souscrivait  à  toutes  les  disposi- 
tions que  la  favoiite  prenait  pour  diriger  le  royaume, 
'<  ayant,  dit  Gaspard  de  Saulx,  seigneur  de  Tavannes, 
les  mêmes  défauts  que  ses  prédécesseurs,  l'esprit 
faible  et  le  cœur  corrompu.  »  Aussi  on  peut  affirmer 
<|ue  ce  règne  fut  celui  de  Mme  de  Valentinois,  du 
connétable  et  de  M.  de  Guise,  qui  étaient  en  posses- 
sion de  toutes  les  charges  et  des  gouvernements  les 
jilus  importants  du  royaume.  Bientôt  iml  ne  put  ap- 
procher du  roi  que  par  la  volonté  des  Guises  ou  des 


Montmorency  ;  tout  releva  de  ces  deux  maisons  ;  ré- 
compenses ou  châtiments,  tout  fut  distribué  par  eux; 
et  il  sembla  que  le  roi  et  sa  concubine  eussent  pris 
à  lâche  do  leur  )  artager  la  France  au  détriment  des 
enfants  do  Catlunine  de  Médicis.  Les  Guises  s'attri- 
buèrent les  gouvernements  de  la  Bourgogne,  de  la 
Champagne,  le  titre  de  général  des  galères  et  de  co- 
lonel de  la  cavalerie  légère  ;  ils  donnèrent  à  leurs 
partisans  les  licutcnanccs  du  roi,  le  commandement 
des  compagnies  de  gendarmes,  et  des  emplois  secon- 
daires en  grand  nombre.  Les  Montmorency  s'empa- 
rèrent des  litres  de  connétable,  de  grand  maître  de 
France,  d'amiral,  de  colonel  d'infanterie  ;  ils  s'adju- 
gèrent les  gouvernements  de  la  Guyenne,  du  Lan- 
guedoc, de  l'Ile-de-France  et  de  la  Provence;  ils 
conlièrcnt  à  leurs  créatures  les  capitaineries  de  la 
Bastille,  du  fort  de  \'inconnes,  le  commandement  de 
la  place  de  Boulogne  et  celui  de  trente  compagnies 
de  gendarmes  ;  et  cela  parce  que  Mme  de  Valenti- 
nois voulait  avoir  pour  amants  les  deux  chefs  de 
ces  puissantes  maisons.  Il  résulta  de  cet  ordre  de 
choses  que  les  tailles  furent  doublées  ;  et  comme  les 
malheureux  cultivateurs  se  trouvaient  dans  l'impos- 
sibilité de  payer  les  impôts,  et  môme  d'ensemencer 
leurs  terres,  ils  affluèrent  à  Paris  en  tel  nombre, 
qu'on  fut  forcé  d'élargir  l'enceinte  et  d'accroître  les 
faubourgs  si  démesurément,  que  le  roi,  redoutan' 
que  la  capitale  devînt  trop  considérable  par  rappor* 
aux  autres  cités  du  royaume,  rendit  une  ordonnance, 
en  date  du  mois  de  novembre  1549,  pour  en  fixer 
irrévocablement  les  limites. 

Cette  même  année  vit  les  poursuites  suscitées  contre 
le  vénérable  maréchal  Oudart  du  Biez,  àJa  solhcita- 
tion  du  connétable  et  de  la  favorite,  qui  convoitaient 
ses  immenses  richesses.  Ce  noble  chevalier,  blanchi 
au  service  de  la  France,  avait  mérité  par  ses  talents, 
dit  Brantôme,  d'être  compté  parmi  les  capitaines  les 
plus  illustres  du  temps,  et  avait  même  reçu  l'insigne 
honneur  d'être  jugé  digne  de  commander  les  cent 
hommes  d'armes  qui  formaient  la  compagnie  de 
Bayard.  Le  roi  se  fit  lui-même  l'accusateur  du  maré- 
'chal,  et  poursuivit  sa  condamnation  avec  une  in- 
croyable ténacité.  Tout  le  crime  de  ce  vieillard  était 
simplement  d'avoir  donné  sa  fille  en  mariage  à  un 
jeune  seigneur,  nommé  Coucy-Vervins,  qui,  se  trou- 
vant chargé  de  la  défense  de  Boulogne  sous  le  der- 
nier règne,  avait  eu  la  faiblesse  de  rendrejcette  place 
contre  l'avis  de  tous  les  officiers  de  la  garnison. 
Henri  II  déclara  qu'il  y  avait  eu  trahison,  et  que  le 
maréchal  du  Biez  n'était  point  étranger  à  tout  ce  qui 
s'était  passé  à  Boulogne.  Quoique  ces  allégations 
fussent  entièrement  controuvées  et  dénuées  de  vrai- 
semblance, le  maréchal  et  son  gendre  n'en  furent  pas 
moins  condamnés,  comme  criminels  d'Etat,  à  être 
décapités,  et  leurs  biens  confisqués  au  profit  du  roi, 
puis  octroyés  à  la  duchesse  de  Valentinois  et  au  con- 
nétable  .\nne  de  Montmorency. 

Celte  sentence,  rendue  par  des  juges  iniques  qui 
étaient  vendus  à  la  cour,  indigna  les  esprits  et  excita 
le  plus  vif  mécontentement  dans  le  peuple  ;  ce  qui 
contraignit  Sa  Majesté  à  commuer  la  peine  du  maré- 
chal en  une  prison  perpétuelle.  Mais,  à  l'exemple  du 
cruel  Louis  XI,  il  voulut  (|ue  ce  vieillard  à  barbe 
blanche,  qui  aimait  sincèrement  son  gendre,  assistât 


■■^■-  .\î^ 


Ih^UAfi  i/ftf^rJu   /fitj-fr^a.fSi^w 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


583 


à  son  supplice;  il  le  fit  conduire  enchaîné  sur  réclia- 
faud  où  devait  être  décapité  ce  mallienreux  jeune 
homme  ;  ensuite  le  bourreau  lui  arracha,  en  présence 
d'une  foule  immense,  le  collier  de  l'ordre  de  Saint- 
Michel,  le  dégrada  de  sa  noblesse  et  le  déchut  de  sa 
dignité  de  maréchal;  puis  on  amena  Jacques  de  Goucy- 
Vervius,  on  lui  fit  placer  la  lèle  sur  le  fatal  billut, 
et  la  hache  s'abattit.  L'infortuné  vieillaid  fut  ramené 
tout  inondé  de  sang,  et  conduit  au  château  de  Loches, 
où  il  termina  ses  jours  au  milieu  des  larmes  et  dans 
la  plus  rigoureuse  captivité. 

Sous  le  règne  suivant,  la  mémoire  de  ces  deux  vic- 
times de  la  cruauté  de  Henri  II  et  de  l'avidité  de 
Diane  de  Poitiers  fut  réhabilitée,  leur  condamnation 
déclarée  illégale  et  infâme.  Tardive  réparation,  qui 
fit  ressortir  les  dangers  que  courent  les  citoyens  sous 
un  gouvernement  monarchiqueayant  entre  ses  mains 
tous  les  moyens  de  corruption,  et  pouvant  à  son  gré 
choisir  ses  juges  et  dicter  leurs  arrêts. 

Pour  se  soustraire  aux  clameurs  qui  l'accompa- 
gnaient dès  qu'il  paraissait  en  public  depuis  l'assas- 
sinat juridique  du  jeune  Coucy-Vervins,  le  roi  entre- 
prit un  voyage  dans  les  provinces,  avec  la  duchesse 
de  Valentinois  et  toute  sa  cour.  Sur  son  passage  il 
préleva  un  surcroît  de  tailles  et  de  gabelles,  qui,  en 
réduisant  les  habitants  à  la  dernière  misère,  devait 
leur  laisser  pour  longtemps  un  souvenir  de  sa  royale 
présence.  Dans  la  Guyenne  surtout,  les  officiers  de 
sa  maison  commirent  de  telles  exactions,  que  les 
villes  d'Angoulème  et  de  Bordeaux,  ainsi  que  les 
jiopulations  de  la  Saintonge,  se  révoltèrent,  et  mas- 
sacrèrent les  collecteurs  et  tous  les  officiers  du  fisc. 

Henri  II  essaya  de  calmer  l'exaspération  des  ci- 
toyens, et  envoya  le  seigneur  de  Tavannes  pour  s'en- 
tendre avec  les  insurgés  et  leur  promettre  de  donner 
toute  satisfaction,  et  de  diminuer  les  imjiùts  s'ils  dé- 
posaient les  armes.  Ceux-ci,  qui  ne  demandaient  rien 
autre  chose,  crurent  à  la  parole  du  roi,  consentirent 
à  ce  qu'on  exigeait  d'eux,  rendirent  leurs  armes  aux 
agents  du  monarque,  et  rentrèrent  dans  leurs  foyers. 
.\lors  le  connétable  Anne  de  Montmorency  accoiuut 
à  la  tête  de  féroces  soldats,  ravagea  toute  la  Guyenne, 
pilla  les  campagnes,  brûla  les  chaumières,  égorgea 
les  cultivateurs,  prit  possession  de  Bordeaux  comme 
d'une  ville  ennemie,  déchira  les  chartes  de  franchises, 
cassa  le  Parlement,  enleva  les  cloches,  et  fit  expirer 
dans  les  supplices,  sans  aucune  formalité  judiciaire, 
un  nombre  considérable  de  magistrats  et  de  citoyens 
soupçonnés  d'avoir  participé  à  l'insurrection. 

Chassé  des  provinces  par  l'animadversion  publi- 
que, comme  il  l'avait  été  précédemment  de  Paris,  le 
roi  se  décida  à  rentrer  dans  sa  capitale  ;  et ,  suivant 
le  système  des  despotes  ,  il  chercha  à  faire  oublier 
ses  anciens  crimes  par  de  nouvelles  persécutions.  Il 
rendit  plusieurs  édits  contre  les  blasphémateurs,  les 
condamna  au  supplice  des  assassins  et  attribua  aux 
prévôts  des  maréchaux  de  France  le  droit  de  les  ju- 
ger sans  appel.  Il  renchérit  sur  les  ordonnnnces  ter- 
ribles de  François  I"  contre  les  imprimeurs  et  les 
libraires,  et  força  le  célèbre  Robert  Estienne,  qui 
avait  eu  le  malheur  d'obtenir  la  protection  de  la  du- 
chesse d'Étarapes  et  de  Marguerite  de  Valois,  toutes 
deux  ennemies  de  Diane ,  de  briser  ses  presses  et  de 
-s'expatrier  pour  éviter  le  bûcher,   qu'il  était  censé 


avoir  mérité  pour  s'être  rendu  l'éditeur  d'une  Bibh^ 
augmentée  d'une  double  version  latine  et  de  notes 
du  savant  A'atable,  le  restaurateur  de  la  langue  hé- 
braïque en  France. 

En  conséquence,  la  Sorbonne  dénonça  le  livre 
comme  entaché  d'hérésie,  et  Robert  s'enfuit  à  Ge- 
nève, où  il  embrassa  ouvertement  la  réfurnK^ ,  et  fit 
sortir  de  ses  nouveaux  ateliers  un  libelle  véhément 
contre  ses  persécuteurs.  L'émigration  de  ce  citoyen 
fut  une  perte  d'autant  plus  grande  pour  le  progrès 
des  sciences,  qu'il  n'avait  en  vue  que  l'intérêt  des 
lettres  et  la  gloire  de  sa  patrie  ,  et  qu'il  employait 
toute  sa  fortune  à  entretenir  des  savants  de  toutes 
les  parties  de  l'Europe,  de  l'Afrique  et  de  l'Asie. 

Henri  II  renouvela  ensuite  contre  les  hérétiques 
les  anciennes  ordonnances  de  saint  Louis  et  de  Phi- 
lippe de  'N'alois  ,  déféra  les  coupables  aux  tribunaux 
de  l'Inquisition,  et  décréta  qu'à  l'avenir  il  ne  serait 
reçu  aucun  officier  dans  l'armée  ou  dans  l'adminis- 
tration, aucun  magistrat  dans  les  tribunaux,  ni  au- 
cun professeur  dans  les  écoles ,  avant  que  les  candi- 
dats eussent  produit  des  témoignages  authentiques 
de  leur  orthodoxie. 

Bientôt  les  cachots  se  remplirent  d'un  si  grand 
nombre  de  luthériens  et  de  calvinistes  ,  qu'il  fallut 
songer  à  instituer  des  tribunaux  exceptionnels ,  les 
inquisiteurs  et  les  juges  séculiers  n'allant  pas  assez 
vite  en  besogne.  Sa  Majesté  se  fit  présenter  les 
membres  du  clergé  qui  étaient  désignés  comme  les 
plus  intolérants,  les  plus  fanatiques ,  les  plus  cor- 
rompus, et  les  chargea  de  procéder  au  jiigement  des 
prisonniers;  puis,  par  un  surcroît  de  férocité,  le  roi 
voulut  assister  au  supplice  des  luthériens  qui  furent 
les  premiers  condamnés  par  ces  monstres.  Au  jour 
de  l'exécution ,  le  clergé  de  Notre-Dame  vint  en 
grande  procession  chercher  le  roi  et  la  favorite ,  le 
saint-sacrement  en  tête,  bannières  déployées,  et  es- 
corté par  toutes  les  communautés  ecclésiastiques  et 
par  tous  les  ordres  de  moines  qui  hurlaient  des  can- 
tiques et  des  actions  de  grâces.  Le  cortège  sortit  de 
la  cathédrale  après  la  célébration  de  l'office  divin,  et 
ramena  le  roi,  Mme  Diane  de  Poitiers,  Calb°rine  de 
Médicis,  les  princes  du  sang  et  les  grands  digni- 
taires de  la  cour  sur  la  place  où  devaient  être  brûlés 
deux  cents  luthériens.  Du  reste,  le  spectacle  était 
digne  des  assistants,  c'était  un  vrai  spectacle  de  roi; 
les  ordonnateurs  des  suj)plices  avaient  songé  à  pro- 
longer les  plaisirs  de  Sa  Majesté  ,  et  ils  avaient  pro- 
cédé de  la  manière  suivante  :  les  malheureux  con- 
damnés étaient  attachés  par  des  chaînes  de  fer  à  une 
poutre  qui  jouait  en  bascule  et  les  plongeait  jus- 
qu'aux genoux  dans  un  immense  brasier,  puis,  se  re- 
levant d'elle-même,  prenait  un  temps  d'arrêt,  et  des- 
cendait encore  pour  se  relever  de  nouveau. 

On  raconte  que  les  cris  d'un  de  ces  infortunés 
frappèrent  si  violemment  l'âme  de  Henri  II,  qu'il  en 
conserva  tout  le  reste  de  sa  vie  un  souvenir  eflrayant. 
Néanmoins  il  ne  se  laissa  pas  arrêter  pour  si  \\o-u  de 
chose,  et  il  n'en  continua  pas  moins  à  sacrifier  des 
milliers  de  victimes  au  fanatisme  de  la  favorite ,  qui 
espérait  racheter  au  prix  du  sang  innocent  les  dé- 
bordements de  sa  vie. 

Si  cette  Messaline  éhontéc  montrait  tant  de  sévé- 
rité envers  les  calvinistes  et  les  luthériens  ,  par  corn- 


HISTOIRE     DES    TAPES 


Les  Français  sont  battus  en  Italie  par  les  Impériaux 


pensation  elle  était  d'une  excessive  indulgence  pour 
tous  ceux  qui  volaient  le  peuple  et  qui  partageaient 
avec  elle  le  fruit  de  leurs  rapines.  Parmi  ses  plus 
«liers  favoris,  on  citait  le  président  de  la  chambre 
des  comptes  ,  nommé  Allamand  ,  qui  depuis  vingt- 
cinq  années  était  à  la  tête  des  plus  grandes  affaires  de 
finances,  et  se  rendait  coupable  des  plus  odieuses 
concussions  dans  les  gabelles.  Les  états  finirent  par 
s'émouvoir  des  plaintes  qui  leur  étaient  adressées 
contre  le  président  de  la  chambre  des  coraple.s  ;  et  le 
parlement  de  Paris  l'ayant  appelé  à  sa  barre,  con- 
clut,  par  l'organe  de  Duménil,  son  président,  à  la 
restitution  des  sommes  volées  et  à  la  corde  ;  de 
plus,  comme  les  pièces  du  procès  avaient  fait  res- 
sortir la  complicité  de  Diane  de  Poitiers  et  sa  par- 
ticipation au.\  bénéfices  des  malversations,  le  Parle- 
ment conclut  également  contre  la  favorite  à  la  resti- 
tution des  sommes  énormes  qu'elle  avait  reçues  à 
litre  de  dons  et  de  gratifications.  Mais  le  roi  inter- 
vint, annula  la  sentence,  empêcha  qu'elle  eût  aucune 
exécution,  et  maintint  Allamand  dans  sa  place. 
Comme  le  Parlement  voulut  résister.  Sa  Majesté  fit 
investir  la  chambre  des  délibérations  par  une  compa- 
gnie de  ses  gardes,  qui  entrèrent  audacieusement  l'épée 
à  la  main,  irrévérence  qui  s'est  renouvelée  à  plusieurs 
reprises,   et  qui  jusqu'alors  avait  été  sans  exemple. 


Pendant  que  le  roi  allumait  les  bûchers  dans  son 
royaume,  par  une  contradiction  assez  fréquente  chez 
les  rois,  il  recherchait  l'alliance  des  protestants  d'Al- 
lemagne, et  défendait  à  ses  sujets  de  porter  à  Rome 
l'argent  qui  était  dû  au  pape,  en  vertu  du  concordat 
de  Léon  X  et  de  François  I"  ;  il  protestait  égaleracMit 
contre  les  prétentions  du  saint-;-iége  au  concile  de 
Trente,  et  cherchait  à  rallumer  les  guerres  d'Italie 
pour  donner  un  commandement  au  maréchal  de 
Brissac,  un  des  favoris  de  Diane  de  Poitiers.  Ses 
tentatives  ne  furent  pas  plus  heureuses  que  n'avaient 
été  celles  de  Louis  XII  et  de  François  1"  ;  les  Fran- 
çais furent  encore  battus  par  les  impériaux  et  forcés 
de  repasser  les  Alpes.  Pour  effacer  la  honte  de  sa 
défaite,  le  stupide  Henri  tomba  sur  le  Brabant,  sur 
le  Hainaut  et  sur  le  Cambrésis,  qu'il  mit  à  feu  et  à 
sang;  mais  ces  lattes  insensées  épuisèrent  tellement 
la  France  d'hommes  et  d'argent,  que  le  monarque, 
quoique  victorieux  ,  se  vit  contraint  de  conclure  une 
trêve  de  cinq  ans,  à  Vaucelles,  avec  l'empereur.  Du 
reste,  ce  fut  pour  peu  de  temps ,  car  Gharles-Quint 
ayant  abdiqué  en  faveur  de  Philippe  II,  la  guerre  re- 
commença avec  plus  de  fureur  que  jamais. 

l'ar  l'influence  de  la  duchesse  de  'Valentinois,  mé- 
contente alors  des  Guises,  qui  semblaient  vouloir 
embrasser  contre  elle  le  parti  de  la  reine,  le  conné- 


ROIS,    REINES,     EMPEREURS 


585 


■\-.  \»-^  ^-\  _ 


Henri  II  esl  blessé  à  mort,  dans  un  tournoi,  par  le  comto  de  Montgomery 


table  Anne  de  Montmorency  fut  seul  chargé  du  com- 
mandement, de  l'armée  et  de  la  défense  de  la  Picar- 
die, ce  dont  il  s'acquitta  si  mal  qu'il  ne  put  ravitail- 
ler la  place  do  Saint-Quentin,  liien  plus,  il  se  lit 
battre  par  les  impériaux  sous  les  murs  de  la  ville,  et 
perdit  la  célèbre  balai'le  de  Saint-Quentin.  Dans 
cette  malheureuse  journée,  l'infanterie  française  fut 
écrasée,  l'élite  de  la  noblesse  détruite,  le  duc  d'En- 
phicn  blessé  à  mort,  le  connétable,  l'amiral  de  Co- 
ligny,  le  comte  de  Montpensier  et  le  maréchal  de 
Saint-André  faits  prisonniers. 
II 


Il  y  eut  uiie  telle  consternation  dans  le  royaume 
à  la  nouvelle  de  ce  désastre ,  que ,  sans  même  avoir 
été  convoqués,  les  notables  se  réunirent  dans  une 
chambre  du  Parlement  pour  délibérer  sur  les  moyens 
de  sauver  la  France.  Ce  fut  dans  cette  assemblée 
que  pour  la  |)remière  fois  les  magistrats  siéj^èrent 
comme  membres  des  états,  et  formèrent  pour 
ainsi  dire  un  quatrième  ordre.  Le  duc  François  de 
(îuisc  fut  nommé  lieutenant  général  du  royaume;  des 
impcMs  extraordinaiies  furent  volés,  et  les  trésors  et 
le  sang  du  peuple  furent  encore  prodigués  pour  ré- 

162 


586 


UISTOIUK    DKS     PAPES 


parer  les  inallicurs  occasioniu's  par  rimpéritic  il'un 
favori.  Enfui  les  Français  jirirent  leur  ri'vanche, 
chassî-rent  les  armées  coufodérées  de  la  Picardie, 
poussèrent  jusqu'à  Calais  et  s'omparôvi  nt  en  huit 
jours  do  ct'tte  jilaoe.qui  était  an  juiuvoir  dos  Anglais 
depuis  ipi'Kdouard  lîl  lavait  prise  sur  Piiilipiio  do 
Valois,  c'ost-à-dire  depuis  plus  de  deux  siècles.  Les 
Anglais  furent  alors  entièrement  chassés  des  villes  de 
Guinos,  de  Thionville,  de  (.'diarleniont  et  de  Dunker- 
que,  (p\"ils  occupaient  avec  les  impériaux. 

A  la  suite  do  c  s  guerres,  Di:me  de  Poitiers  lit 
conclure  le  mariage  de  l'aiué  des  lils  de  Henri  II,  le 
jeune  François,  avec  Marie  Stu  ut;  ce  qui  permit  au 
prince  de  prendre  le  titre  de  roi-daujiliin,  et  d'ajou- 
ter à  ses  armes  celles  des  souverains  dTcosse,  d'.Vn- 
gleterre  et  d'Irlande.  Puis  Henri  négocia  avec  l'Es- 
pagne la  paix  de  Catoau-Cambrésis,  malgré  les  avis 
du  conseil  royal,  du  Parlement  et  de  tous  ses  minis- 
tres; il  s'engagea  à  donner  en  mariage  sa  lille  Elisa- 
beth de  France  à  Philippe  II,  et  sa  sœur  Marguerite 
au  duc  de  Savoie  ;  de  plus  il  promit  de  donner,'  en 
toute  souveraineté,  au  premier  lils  qui  naîtrait  de 
cette  dernière  union,  la  Savoie,  le  Monferrat,  les  villes 
de  Sienne,  de  Thionvdle,  l'île  de  Corse,  le  Piémont, 
3auf  Pignerol  et  Savaillan,  enlin  plus  de  cent  villes 
conquises  au  prix  du  sang  français.  En  outre,  Philippe 
et  Henri  s'engagèrent  solennellement  à  ne  plus  soute- 
nir de  protestants  ni  de  calvinistes  dans  leurs  Etats, 
et  à  se  prêter  mutuellement  secours  pour  los  extermi- 
ner, hommes,  femmes  et  enfants,  jusqu'au  dernier. 

Henri  II  publia  en  elTet,  à  l'exemple  do  Pliilippe  II, 
les  terribles  ordonnances  d'Ecouen,  qui  condamnaient 
au  supplice  du  feu  tous  ceux  qui  étaient  simplement 
suspectés  d'hérésie,  avec  défense  aux  parlements  de 
tempérer  sous  aucun  prétexte  l'exécution  de  ce  décret 
atroce.  En  vain  quelques  hommes  courageux,  mem- 
bres du  parlement  de  Paris,  voulurent  prolester  con- 
tre cet  édit;  le  roi  donna  l'ordre  à  toutes  les  cliax- 
bres  de  s'assembler  ;  et,  sans  se  faiie  annoncer,  il 
ïint  tout  armé  en  plein  Parlement,  monta  sur  le  tri- 
bunal, et  enjoignit  aux  conseillers  d'approuver  im 
médiatemenl  les  ordonnances  qu'il  avait  rendues; 
comme  le  président  du  Ferrier  et  les  conseillers 
Zumée.  Foix.  Duval,  Laporte,  Viole,  du  Faur  et  .Vnne 
du  Bourg  essayaient  de  faire  entendre  d'humbles 
supplications,  le  despote  commanda  à  ses  gardes  de 
les  arrêter  sur  l'heure  et  de  les  conduire  à  la  Bastille  : 
après  quoi,  il  nomma  une  commission  pour  instruire 
leur  procès.  Anne  du  Bourg,  l'un  des  magistrats  Les 
plus  intègres  et  les  plus  énergiques  du  temps,  ré- 
cusa les  juges  qui  leur  étaient  donnés,  argua  de  leur 
incompétence ,  interjeta  successivement  quatre  ou 
cinq  appels,  gagna  du  temps  et  atteignit  l'époque  du 
mariage  de  la  princesse  Elisabeth  et  de  Philippe  d'Es- 
pagne, où  un  événement  très-favorable  vint  mettre 
lin  au  règne  de  Henri  II. 

Sa  Majesté  parut  dans  un  tournoi ,  qu'elle  ouvrit 
par  deux  passes  d'armes  contre  le  duc  de  Savoie  et 
contre  le  duc  de  Guise.  Tout  alla  tièsbien  dans  ces 
deux  courses  ;  mais  à  la  troisième  passe,  le  comte  de 
Montgomery,  qui  était  son  adversaire,  ayant  rom- 
pu sa  lance  contre  sa  cuirasse,  oublia  de  lâcher  le 
tronçon  et  vint  frapper  si  rudement  Henri,  qu'il  lui 
creva  Itr-il  droit    On  releva  le  loi  sans  connaissance. 


et  trois  jours  après  il  rendait  l'Ame;  la  France  était 
encore  délivrée  d'un  tyran. 

Le  cadavre  n'était  pas  dans  le  cercueil,  que  Ca- 
therine de  Médicis  jetait  déjà  le  mas([ue  hypocrite 
dont  elle  avait  couvert  son  visage,  et  prenant  les  al- 
lures d'une  reine,  signifiait  impéiiousement  à  la  du- 
chesse do  Valeutinois  d'avoir  à  restituer  les  pierreries 
de  la  couronne  qu'elle  avait  volées,  et  de  se  retirer  au 
château  d' Anet ,  où  elle  acheva  sa  carrière,  en  essayant 
d'elfacer  les  hontes  de  sa  vie  par  la  pratique  du  bien. 

Devenue  maîtresse  souveraine,  Catherine  de  Mé- 
dicis put  alors  développer  sou  caractère  odieux  et  se 
montrer  toile  qu'elle  était;  personne  ne  pouvait  plus 
lui  disputer  le  pouvoir  :  ni  François  II,  son  lils.  roi 
imberbe  de  seize  ans ,  élevé  dans  la  plus  profonde 
ignorance,  et  énervé  par  les  plus  honteuses  débau- 
ches; ni  les  frères  du  roi.  (|ui  étaient  encore  déjeu- 
nes enfants;  ni  la  reine  Marie  Sluart,  qui  était  tout 
occupée  de  ses  amours  avec  le  beau  cardinal  de  Lor- 
raine, son  oncle.  Catherine  de  Médicis  s'associa  dans 
le  gouvernement  les  seuls  hommes  (jui  pussent  lui 
créer  des  embarras,  les  deux  Guises;  elle  donna  au 
cardinal  la  surintendance  des  finances,  et  à  son  frère 
le  duc  François  la  direction  de  tout  ce  qui  concer- 
nait le  commandement  et  l'organisation  des  armées. 

D'abord  les  Guises  secondèrent  Catherine  de  Mé- 
dicis dans  ses  projets,  et  achevèrent  d'anéantir  la 
justice,  de  saper  les  .'"ondements  des  anciennes  insti- 
tutions et  de  corrompre  les  mœurs.  Le  connétable 
de  Montmorency,  cou]>able  d'avoir  dit  qu'aucun  des 
enfants  de  Henri  II  ne  lui  ressemblait,  fut  exilé  de 
la  cour  et  privé  de  sa  charge  de  grand  maître;  les 
sceaux  furent  enlevés  à  Bertrand,  une  des  créatures 
de  Diane  de  Poitiers,  el  donnés  à  maître  Olivier,  un 
des  ])arlisans  du  cardinal  de  Lorraine;  les  princes  du 
sang,  .\ntoine  de  Bourbon,  roi  deNavarre,et  son  frère 
Henri  de  Gondé,  lurent  tenus  éloignés  des  alfaires; 
toute  autorité  fut  confiée  à  la  reine  mère.  Ceux-ci, 
qui  redoutaient  avec  raison  de  voir  ces  étrangers  abu- 
ser de  leur  pouvoir  sur  un  roi  enfant  tombé  dans  l'i- 
diotisme, pour  se  préparer  los  moyens  de  s'emparer 
de  la  couronne,  crièrent  à  l'usurpation,  organisèrent 
un  parti  parmi  les  grands  du  royaume,  et  pro/itèrent 
du  prétexte  de  religion  pour  susciter  de  puissants 
ennemis  à  Catherine  de  Médicis  et  aux  Guises. 

Par  représailles,  les  deux  reines,  le  cardinal  de 
Lorraine  el  son  frère  renouvelèrent  les  persécutions 
contre  les  protestants,  mirent  en  vigueur  les  édits  de 
Henri  II,  et  firent  condamner  au  feu  Anne  du  Bourg 
et  les  autres  conseillers  du  Parlement  qui  avaient  été 
arrêtés  sous  le  règne  précédent;  puis  ils  établirent 
dans  chaque  ville  du  royaume  des  chambres  ardentes, 
ainsi  nommées  parce  qu'elles  faisaient  brûler  vifs 
tous  ceux  qui  étaient  suspects  d'hérésie,  ou  iju'on 
soupçonnait  être  ennemis  des  Guises. 

Ces  chambres  ardentes  devinrent  l'eS'roi  de  tous 
les  gens  vertueux,  même  des  catholiques,  parce  que, 
sous  prétexte  de  rechercher  les  coupables,  les  mem- 
bres de  ces  tribunaux  atroces  fouillaient  les  maisons, 
rançonnaient  les  habitants,  outrageaient  les  lemmes 
et  violaient  les  jeunes  filles. 

Pendant  que  ses  sujets  étaient  chassés  de  leurs 
maisons,  voués  à  la  misère  ou  envoyés  au  supplice, 
le  roi  François  II  tiaînait  samiséiable  existence  dans 


ROIS,     REINES,     EMPERKUllS 


587 


les  châteaux  de  Chainbord,  de  Madrid  et  de  Fontai- 
..ebleaii,  toujours  g;atdé  par  les  Guises,  dont  l'auto- 
rité s'était  tellement  accrue,  qu'elle  mena(;.nt  d'anni- 
iiiler  celle  de  la  reine  mère.  I3evant  le  danger  com- 
mun, tous  les  esprits  s'émurent  ;  catholitjues  et  hu- 
guenots se  réunirent  pour  résister  à  ce  pouvoir  enva- 
Iiissant  qui  semblait  devoir  succéder  à  celui  des  an- 
ciens maires  du  palais,  et  la  célèbre  conjuration 
d'Ambuise  commença  à  se  former.  On  prétend  que 
Catherine  de  Médicis  n'était  pas  étrangère  à  la  cons- 
piration; ce  qu'il  y  n  de  certain,  c'est  qu'un  calvi- 
niste nommé  Le  Camus  fut  chargé  de  porter  secrè- 
tement un  raémoiie  à  cette  reine  ;  que,  pour  la  voir 
sans  témoin,  il  feignit  d'avoir  à  lui  réclamer  le  paye- 
ment d'une  somme  due  à  son  frère  pour  des  fourni- 
tures de  fourrures,  et  qu'au  lieu  de  lui  présenter  une 
note  à  payer  il  lui  remit  le  papier  dont  il  était  char- 
gé. Malheureusement,  la  jeune  reine  Marie  Stuart, 
qui  servait  d'espionne  à  ses  oncles,  eut  soupçon  de 
quehpie  mystère  ;  elle  entra  brusquement  dans  le 
cabinet  de  Catherine  de  Médicis,  la  surprit  lisant  le 
mémoire,  et  la  voyant  troublée,  lui  demanda  quel 
était  le  message  qu'elle  avait  reçu.  La  mère  du  roi 
ne  fut  pas  assez  maîtresse  de  son  émotion,  et  au  lieu 
de  répondre,  elle  tendit  le  papier  à  la  jeune  reine, 
qui  s'en  empara  et  le  porta  au  cardinal  de  Lorraine. 
Le  Camus  fut  arrêté  sur-le-champ  et  appliqué  à  la 
question  ;  mais  quelque  violentes  que  furent  ses  tor- 
tures, il  ne  lui  échappa  aucun  aveu,  et  il  emporta 
dans  la  tombe  le  secret  de  ses  complices. 

Cette  conjuration  était  admirablement  ourdie,  dit 
Belleforcst  ;  non-seulement  elle  couvrait  toute  la 
France,  mais  encore  elle  avait  des  ramilications  en 
Angleterre,  en  Suisse,  dans  les  Pays-Bas  et  en  Alle- 
magne :  l'âme  de  cette  grande  affaire  était  cependant 
un  simple  gentilhomme  appelé  Godefroi  de  Barri, 
seigneur  de  la  Renaudie,  brave  et  vaillant  capitaine, 
qui  avait  fait  entrer  dans  le  complot  les  hommes  les 
plus  marquants  du  royaume.  Le  projet  des  conspi- 
rateurs était  d'arracher  le  gouvernement  aux  Guises, 
qu'on  regardait  comme  les  moteurs  des  persécutions 
contre  les  protestants  et  la  cause  de  tous  les  mal- 
heurs de  la  France.  Une  fois  le  plan  de  conduite 
adopté,  on  choisit  quinze  députés  pour  venir  présen- 
ter au  roi  une  requête  tendant  à  obtenir  l'éloigne- 
ment  de  ses  ministres,  le  libre  exercice  du  calvi- 
nisme et  la  convocation  des  états-généraux;  et  afin  de 
protéger  les  députés,  on  autorisa  La  Renaudie  à  lever 
cinq  cents  cavaliers  et  quinze  cents  fantassins,  bien 
équipés  et  bien  armés,  qui  devaient  leur  former  une 
escorte  elles  accompagner  jusqu'à  la  ville  d'Amboise, 
résidence  du  roi.  Godefroi  de  Barri  vint  à  Paris,  pour 
s'entendre  avec  les  anciens  de  l'Eglise  réformée  sur 
les  moyens  de  réunir  les  sommes  nécessaires  à  l'exé- 
cution de  l'entreprise,  et  s'installa  chez  un  avocat 
nommé  Pierie  d'Avenelles,  qui  tenait  au  faubourg 
Saint-Germain  un  hôtel  fréquenté  par  les  religion- 
naires.  Celui-ci,  étonné  de  l'aflluence  des  étrangers 
qui  venaient  de  jour  et  de  nuit  dans  sa  maison,  con- 
çut ([uelques  soupçons  et  en  lit  part  à  La  Reuaudii', 
([ui  crut  pouvoir  sans  danger  lui  révéler  une  partie 
de  ses  plans.  Avenelles,  protestant  zélé,  reçut  avec 
joie  cette  confidence;  mai.s  sa  femme,  etlrayée  des 
suites  que  pouvait  avoir  une  entreprise  aussi  hardie. 


le  détermina,  le  lendemain  du  départ  de  leurs  hôtes, 
à  se  rendre  auprès  du  secrétaire  du  duc  de  liuise  et 
à  lui  révéler  tout  ce  qu'il  avait  appris. 

Déjà  les  députés  protestants  avaient  gagné  secrète- 
ment avec  leur  escorte  le  château  de  Noyzé,  éloigné 
d'environ  une  lieue  de  la  ville  d'Amboise,  lorsque  la 
cour  eut  connaissance  de  ce  cpii  se  passait  ;  une  pa- 
nii[ue  s'empara  immédiatement  des  esprits;  les  da- 
mes, les  seigneurs,  et  jus(iu'au  cardinal  de  Guise,  en 
furent  consternés,  anéantis;  le  roi  lui-même  en 
éprouva  une  telle  secousse  qu'il  recouvra  une  lueur 
d'énergie,  et  fit  réunir  son  conseil  pour  qu'on  l'ins- 
truisît des  causes  de  cette  attaque  contre  sa  personne. 
L'amiral  de  C'digny,  interpellé  le  premier  par  Sa  Ma- 
jesté, déclara  hardiment  en  présence  des  deux  reines, 
du  chancelier  Olivier  et  des  Guises,  que  la  tyrannie 
des  princes  lorrains  avait  seule  armé  les  provinces  ; 
qu'il  était  urgent  de  les  chasser  de  Fiance  et  de  ré- 
voquer les  édits  portés  contre  les  religionnaires.  Le 
chancelier  Olivier  prit  également  la  parole  et  proposa 
des  moyens  de  conciliation  ;  Catherine  de  Médicis, 
qui  voulait  perdre  les  Guises,  se  rangea  de  son  avis, 
et  engagea  le  roi  à  publier  un  édit  d'amnistie  en  fa- 
veur des  calvinistes,  qu'on  commença  à  désigner  sous 
le  nom  de  huguenots  ou  de  confédérés.  Cet  édit  était 
à  peine  rendu  que  le  malheureux  prince  retombait 
dans  son  état  habituel  d'imbécillité,  et  que  Marie 
Stuart,  à  l'instigation  de  ses  oncles,  lui  faisait  signer 
un  ordre  qui  enjoignait  aux  députés  calvinistes  de  se 
rendre  à  Amboise,  seuls  et  sans  armes,  s'ils  vou- 
laient que  le  roi  écoutât  leurs  remontrances  et  fit 
(juelques  concessions  aux  reformés. 

D'abord  le  duc  de  Guise  offrit  au  maréchal  de  Sce- 
))eaux,  seigneur  de  Vieilleville,  de  porter  aux  députés 
l'ordonnance  de  François  II;  mais  celui-ci  refusa 
nettement  de  servir  d'ambassadeur,  di.sant  qu'il  ne 
pouvait  savoir  ce  qu'il  adviendrait  des  protestants 
quand  ils  seraient  au  pouvoir  du  noble  duc,  et  que 
pour  lui  il  ne  voulait  pas  déshonorer  son  caractère 
et  participer  à  une  trahison.  François  de  Guise  se 
rejeta  sur  le  duc  de  Nemours,  qui,  moins  scrupu- 
leux, entra  dans  ses  vues.  Pour  inspirer  plus  de 
confiance  aux  protestants,  celui-ci  se  fit  accompagner 
par  le  chancelier  Olivier  et  se  présenta  aux  portes  du 
château  de  Noyzé,  sans  autre  escorte  qu'un  héraut 
d'armes.  A  son  approche  le  pont-levis  fut  baissé,  et 
on  ne  fit  aucune  difficulté  de  l'introduire  dans  la 
grande  salle,  où  se  trouvaient  réunis  les  délégués  de 
l'Église  réformée.  Jacques  de  Savoie  leur  remit  l'or- 
dre du  roi,  les  engagea  de  se  rendre  aux  désirs  de 
Sa  Majesté,  fit  serinent  sur  son  honneur,  sur  la  dam- 
nation de  son  âme,  et  signa  de  sa  propre  main  qu'il 
les  ramènerait  sains  et  saufs,  s'ils  consentaient  à  venir 
seuls  aujirèï»  du  roi.  Pleins  de  cnnliance  dans  Ja  so- 
lennité de  tels  engagements,  les  députés  se  rendirent 
au  château  d'Amboise  :  mais,  infâme  trahison  !  à 
peine  avaient-ils  franchi  les  premières  portes  de  la 
ville  qu'ils  furent  arrêtés  par  ordre  du  duc  de  Ne- 
mours, garrottés  et  jetés  dans  des  cachots  où  l'on 
procéda  conlie  eux  à  d'horribles  tortiues. 

Dans  la  soirée,  les  Guises  reçurent  un  exprès  qui 
leur  donna  connaissance  des  révélations  de  l'avocat 
Avenelles  ;  aussitôt,  et  sans  perdre  de  temps,  le  duc 
se  fit  nommer  lieutenant  général  du  royaume  et  prit 


i.88 


HISTOIRE    DES    PAPES 


ses  mesures  pour  aiu-anlir  toutes  les  troupes  des  cal- 
vinistes, qui  dcvaieiU  arriver  par  petites  Laudes  au 
rendez-vous  que  La  Rcnaudie  leur  avait  donné  sous 
les  murs  d'Auiboise.  Pri'alablemeul  il  lit  renouveler 
les  tortures  contre  les  di''|iutés  calvinistes,  en  \m'- 
sence  du  roi  et  des  dames  de  la  cour,  (|ui  aimaient 
fort  de  tels  spectacles.  "  Les  uns,  dit  La  Vieilleville 
dans  ses  Mémoires,  furent  pendus,  les  autres  brûlés 
vifs,  trois  ou  quatre  roués,  et  les  autres  décapités. 
Tous  souflVireut  la  mort  avec  une  constance  liéroïijue, 
sans  pousser  aucune  plainte,  et  se  contentant  de 
maudire  le  lâche  duc  de  Nemours  qui  les  avait  livrés. 
Le  seigneur  de  Caslelnau,  gentilhomme  de  très- 
grande  maison,  étant  monté  sur  l'échal'aud,  trempa 
ses  mains  dans  le  sang  encore  fumant  de  ses  compa- 
gnons, et  les  élevant  au  ciel,  il  prononça  de  nobles 
et  saintes  paroles  qui  jetèrent  dans  l'âme  du  chance- 
lier Olivier  une  telle  épouvante,  qu'il  en  tomba  ma- 
lade de  désespoir  deux  jours  après;  et  comme  le  car- 
dinal de  Lorraine  était  venu  le  visiter,  il  refusa  de 
le  recevoir  et  s'écria  :  «  Infâme  prêtre,  tu  nous  as 
.<  tous  livrés  à  Satan!  »  Le  lendemain  il  mourut. 

La  Renaudie,  inst)uit  de  ces  atrocités,  se  hâta  de 
réunir  ses  diiïérentes  bandes  pour  attaquer  la  ville 
d'Amboise  et  l'enlever  de  vive  force;  par  malheur, 
dans  une  de  ses  courses  à  travers  la  foi  et  du  Château- 
Renaud,  il  fut  rencontré  par  le  jeune  Pardaillan,  son 
cousin,  qui  était  au  service  des  Guises.  Celui-ci  cou- 
rut sur  lui  le  pistolet  à  la  main  ;  La  Renaudie,  avec 
une  agilité  incroyable,  sauta  à  bas  de  son  cheval, 
évita  la  balle  de  son  ennemi,  et  de  deux  coups  d"é- 
pée  retendit  raide  mort;  mais  pendant  la  lutte  un 
page  de  Pardaillan  avait  eu  le  temps  de  saisir  une 
arquebuse,  et  au  moment  oii  il  remontait  à  cheval 
il  reçut  par  derrière  un  coup  d'arme  à  feu.  Le  cada- 
vre de  ce  courageux  huguenot  fat  aiiporté  dans  la 
ville  d'Amboise  et  cloué  à  un  gibet  sur  le  milieu  du 
pont,  avec  cette  inscription  :  «  La  Renaudie,  dit 
Laforèt,  chef  de  rebelles.  » 

Délivrés  de  ce  redoutable  ennemi,  les  Guises  n'eu- 
rent plus  de  craintes  et  continuèrent  les  exécutions, 
au  mépris  de  l'amnistie  publiée.  Par  leurs  ordres  on 
fit  des  huguenots  un  massacre  épouvantable  ;  les  uns 
furent  pendus  aux  arbres  ou  aux  murs  de  la  ville  et 
du  château,  les  autres  furent  précipités  dans  la  Loire  ; 
et  bientôt,  ne  se  contentant  plus  de  victimes  ordinai- 
res, ils  osèrent  demander  la  tète  du  prince  de  Condé 
et  du  roi  de  Navarre,  qu'ils  signalèrent  à  François  II 
comme  les  chefs  des  rebelles,  comme  des  ambitieux 
qui  en  voulaient  à  sa  couronne  et  à  sa  vie.  Marie  Sluarl 
augmenta  la  défiance  naturelle  du  roi  à  leur  égard,  à 
tel  point  que  celui-ci  déclara  qu'il  n'attendait  qu'une 
occasion  pour  sévir  contre  les  deux  princes. 

Henri  de  Condé,  instruit  des  mauvaises  disposi- 
tions du  roi,  demanda  alors  à  se  justifier  publique- 
ment en  présence  de  la  reine  mère,  des  princes  de 
Lorraine,  des  ambassadeurs  et  des  seigneurs  étran- 
gers, ce  que  la  faction  des  Guises  accepta  avec  joie, 
pensant  bien  qu'il  serait  difficile  au  prince  de  sortir 
victorieux  de  cet  écueil;  mais  il  en  ariiva  autrement, 
et  Condé  sut  éviter  le  danger.  Il  s'avança  au  milieu 
de  l'assemblée  et  dit  d'une  voix  fière  :  «  Quiconque 
ose  m'accuser  d'avoir  conspiré  contre  le  roi,  si  ce 
n'est  le  roi  lui-même,  ou  l'un  des  princes  ses  frères, 


en  a  lâchement  et  déloyalement  menti.  Qu'il  se  pré- 
sente, et  mettant  à  pari  ma  qualité  de  prince  du  sang, 
je  suis  prêt  à  le  combattre.  »  L'assemblée,  étonnée 
do  cette  apologie  chevaleresque,  regardait  le  duc  de 
Guise,  à  qui  s'adressait  le  défi  :  celui-ci,  au  lieu  de 
répondre,  se  leva  avec  calme,  et  pria  courtoisement 
Henri  de  Condé  de  l'accepter  pour  second.  Celte  co- 
médie jeta  toute  la  cour  dans  le  plus  grand  élonne- 
ment.  «  Sire,  ajouta  Condé  après  un  moment  de 
silence,  puisqu'il  n'existe  contre  moi  ni  accusateurs, 
ni  preuves,  ni  indices,  je  vous  supplie  de  me  tenir 
pour  un  sujet  fidèle.  »  François  II  resta  intenlit  : 
sur  un  signe  du  cardinal  de  Lorraine  il  rompit  l'as-' 
semblée,  et  annonça  au  ])rince  de  Condé  qu'il  pou- 
vait retourner  librement  dans  ses  États. 

N'osant  plus  attaquer  ouvertement  les  huguenots, 
les  Guises  voulurent  les  détruire  en  donnant  une  nou- 
velle constitution  aux  tribunaux  de  l'Inquisition,  et 
en  les  faisant  fonctionner  comme  en  Espagne.  En 
vain  le  chancelier  Michel  de  l'Hospital,  seul  homme 
de  bien  qui  existât  dans  cette  époque  corrompue, 
combattit  le  projet,  représenta  au  jeune  roi  qu'une 
semblable  mesure  mettait  son  pouvoir  â  la  merci  des 
prêtres  et  sim  royaume  en  péril.  François  II  céda 
aux  instances  des  princes  lorrains,  et  rendit  le  fameux 
édit  deRomorantin,  qui  attribuait  la  connaissance  du 
crime  d'hérésie  aux  évêques,  et  ordonnait  que  ceux 
qui  affichaient  l'hérésie  dans  leurs  discours,  qui  te- 
naient des  assemblées  illicites,  qui  faisaient  des 
livres  eu  faveur  des  nouvelles  doctrines,  qui  les  im- 
primaient ou  qui  les  vendraient,  seraient  jugés  sans 
appel  par  les  inquisiteurs,  et  punis  comme  criminels  ' 
de  lèse-majesté  divine  et  humaine.  Celte  nouvelle 
Inquisition,  établie  sur  les  bases  de  celle  qu'avait 
autrefois  instituée  l'exécrable  saint  Dominique,  sou- 
leva les  huguenots  sur  tous  les  points  de  la  France, 
et  les  détermina  à  s'assembler  en  armes  pour  déli- 
bérer sur  les  moyens  de  résister  à  la  persécution. 

Dans  cette  occurrence,  François  II  céda  aux  con- 
seils de  sa  mère,  qui  songeait  toujours  à  renverser 
les  Guises,  et  convo([ua  à  Fontainebleau  une  assem- 
blée des  notables  pour  prendre  leur  avis,  afin  de  pré- 
venir les  ti'oubles  qui  menaçaient  de  bouleverser  le 
royaume. 

L'amiral  de  Coligny,  qui  professait  lui-même  les  . 
doctrines  de  Calvin,  osa  demander  qu'on  suspendit 
la  rigueur  des  ordonnances  contre  les  religionnaires, 
qu'on  leur  permît  de  s'assembler  et  d'élever  des  tem- 
ples ;  et  par  ses  énergiques  représentations  il  obtint 
qu'on  n'inquiéterait  personne  pour  le  seul  fait  de  re- 
ligion jusqu'à  ce  qu'un  concile  national  en  eiit  dé- 
cidé autrement.  En  conséquence,  les  états-généraux 
furent  convoqués  à  Orléans,  sous  prétexte  de  consul- 
ter la  nation  sur  des  intérêts  si  graves,  et  en  réalité 
pour  fournir  aux  Guises  le  moyeu  d'exécuter  une 
nouvelle  perfidie.  ■ 

La  plupart  des  princes  réformés  ne  s'étant  pas  pré-  ■ 
sentes  à  l'assemblée  de  Fontainebleau,  il  fut  décide 
entre  le  roi,  la  jeune  Marie  Stuart  et  ses  oncles, 
(ju'on  leur  intimerait  l'ordre  de  se  rendre  aux  états 
d'Orléans,  et  que  là  on  les  arrêterait  tous  ensemble. 
Cette  résolution  prise,  François  II  se  dirigea  sur  cette 
ville,  où  il  fit  son  entrée  avec  un  appareil  formidable  ;  et 
de  l'd  il  écrivit  aux  j- rinces  de  Bourbon  de  venir  le 


HOIS,     REINES,    EMPEREURS 


5:9 


trouver,  engageant  sa  parole  royale  (|u'ils  ne  courraient 
aucun  danger  pour  leur  liberté  ni  pour  leur  vie.  An- 
toine de  Bourbon  et  Henri  de  Condé  obéirent,  et' 
furent  arrêtés  en  mettant  le  pied  à  Fontainebleau  ; 
immédiatement  après  on  instruisit  leur  procès ,  et 
le  prince  de  Condé  fut  condamné  à  mort. 

Ce  n'était  pas  encore  tout  ce  (jue  désiraient  les 
Guises  ;  le  roi  de  Navarre  était  un  obstacle  à  leur 
ambition  ;  et  n'ayant  pu  obtenir  une  condamnation 
contre  lui^  ils  s'étaient  décidés  à  le  faire  assassiner 
)>ar  François  II  lui-même.  L'historien  du  Thou  af- 
iirme  que  le  monarque  avait  consenti  à  poignarder  le 
prince  pendant  son  sommeil  ;  mais  qu'au  moment 
d'accomplir  ce  crime,  sa  pusillanimité  reprit  le  dessus 
et  qu'il  refusa  de  tuer  son  cousin,  ce  qui  fit  dire  au  duc 
de  Guise  :  «Oh!  le  roi  lâche  et  poltron  <|ne  nous 
avons  !  »  Nous  devons  avancer  <pie  si  François  II 
trompa  les  espérances  des  oncles  de  sa  femme  en  re- 
culant devant  un  assassinat,  c'est  que  .sa  maladie  lui 


avait  enlevé  toute  énergie,  au  point  qu'il  fuyait  même 
le  spectacle  des  supplices,  chose  qu'il  avait  fort  goû- 
tée précédemment. 

Ariiva  enlin  le  jour  de  l'exécution  du  prince  de 
Condé,  qui  était  fixée  au  26  novembre,  jour  si  impa- 
tiemment attendu  par  les  ])rinces  lorrains;  rien  ne 
parai- sait  devoir  retarder  leur  triompiie;  François  II 
lui-même  était  sorti  d'Orléans  le  matin  dans  son 
carrosse  pour  se  soustraire  aux  lamentations  de  la 
princesse  Éléonore  de  Condé,  cjui  déjà  était  venue  se 
jeter  à  ses  pieds  pour  obtenir  la  grâce  de  son  mari. 
Mais  deux  heures  avant  l'exécution,  le  roi  se  sentant 
plus  mal  cpi'à  l'ordinaire,  se  fit  ramener  au  château, 
et  donna  l'ordre  de  surseoir  au  supplice  du  prince 
de  Condé.  Dix  jours  après,  François  II  expirait.  Cet 
événement  jeta  la  cour  dans  une  telle  consternation , 
(pie  ni  Catherine  de  Médicis,  ni  Marie  iStuart,  ni  ses 
oncles  ,  ni  aucun  prince  de  sa  famille  ne  songè- 
rent à  lui  rendre  les  derniers  devoirs;  et  le  corps  du 


590 


HISTOIRE    DES    PAPES 


roi  de  France  fut  porlê  àSainl-Denis,  suivi  seulement 
de  deux  sfonlilsliomraes  qui  avaient  été  ses  gouver- 
neurs ,  et  de  l"évèi|ue  de  Senlis ,    qui  était   aveugle. 

Quelques  historiens  prétendent  que  Fran(;ois  II 
mourut  empoisonné  par  son  valet  de  chambre  ,  qui 
avait  frotté  sa  coilïe  de  nuit  avec  un  poison  très-aclif 
à  l'endroit  (jui  correspondait  à  une  listule  qu'il  avait 
à  l'oreille,  et  que  Catherine  de  Médicis  avait  elle- 
même  participé  à  ce  crime ,  pour  placer  la  couronne 
sur  la  tète  du  second  de  ses  fils, qui  atteignait  à  peine 
sa  onzième  année.  Ce  qu'il  va  de  certain,  c'est  qu'elle 
seule  devait  profiter  d'un  événement  qui  lui  rendait 
toute  son  intluence  dans  l'Etat,  détruisait  la  fortune 
des  Guises ,  et  enlevait  aux  princes  huguenots  tout 
prétexte  de  guerre  ;  c'est  qu'en  outre  elle  ne  se  mon- 
tra nullement  affectée  de  la  perle  de  son  fils,  et  s'oc- 
cupa simplement  de  prendre  ses  mesures  pour  que 
le  pouvoir  ne  lui  fût  pas  contesté.  Elle  envoya  au 
Parlement  une  lettre  du  nouveau  roi  Charles  IX.  qui 
priait  sa  mère  de  prendre  l'administration  des  alïaires 
du  royaume  ;  et  le  Parlement  répondit  qu'il  remerciait 
Dieu  de  la  sage  résolution  qu'il  avait  inspirée  au  sou- 
verain. Néanmoins,  la  reine  mère  n'osa  pas  exercer 
trop  ouvertement  l'autorité  souveraine  ;  et  sentant 
qu'elle  avait  besoin  de  s'appuyer  sur  les  huguenots, 
elle  nomma  le  roi  de  Navarre  lieutenant  général  du 
royaume,  mit  le  prince  de  Condé,  son  frère,  en  li- 
berté, et  le  lit  déclarer  innocent  par  les  mêmes  juges 
qui  avaient  reconnu  sa  culpabilité  et  l'avaient  con- 
damné à  mort.  Elle  rétablit  dans  leurs  charges  et 
dignités  ceux  qui  avaient  été  disgraciés  sous  le  règne 
précédent,  particulièrement  l'amiral  de  Coligny,  ses 
deux  frères  Dandelot,  et  le  cardinal  Odet  de  Ghâtil- 
lon.  qui  penchait  pour  la  réforme,  ainsi  que  ses  ne- 
veux; enlin  elle  parvint  à  faire  entrer  dans  sa  cause 
tous  les  chefs  du  parti  huguenot,  en  leur  promettant 
de  ne  plus  persécuter  leurs  coreligionnaires. 

Ceux-ci  voulurent  profiter  de  ce  retour  de  la  for- 
tune pour  avoir  la  majorité  dans  les  états,  et  de- 
mandèrent que  les  députés  fussent  renvoyés  vers  leurs 
mandataires  pour  être  soumis  à  une  nouvelle  élec- 
tion, attendu  qu'ils  avaient  été  délégués  à  François  II 
l't  non  à  Charles  IX.  Comme  cette  mesure  ne  faisait 
nullement  le  compte  de  la  reine,  elle  fit  décider  que 
ii.-s  députés  continueraient  d'agir  en  vertu  de  leur 
commission,  par  la  raison  que  l'autorité  royale  pas- 
sait sans  interruption  du  roi  défunt  à  son  succes- 
seur, et  que  ceux  qui  avaient  été  choisis  pour  con- 
iérer  avec  François  II  étaient  aptes  à  siéger  sous  le 
règne  de  Charles  IX.  Les  états  reprirent  donc  leurs 
travaux,  et  votèrent  par  acclamations  tous  les  impôts 
qu'on  leur  demanda. 

Quant  aux  Guises,  ils  se  trouvèrent  forcés  de  soute- 
nir le  parti  de  la  reine  mère  pour  éviter  que  la  régence 
tombât  entre  les  mains  des  princes  du  sang,  et  fu- 
rent même  contraints  de  renvoyer  en  Ecosse  Marie 
Stuart,  leur  nièce,  pour  obéir  à  Catherine  de  Médi- 
cis, qui  craignait  que  la  reine  ne  prît  sur  le  jeune 
roi,  son  beau-frère,  le  même  empire  qu'elle  avait 
exercé  sur  François  II.  Le  cardinal  de  Lorraine  et  le 
duc  de  Guise  jugeant  alors  qu'ils  ne  pouvaient  plus 
compter  sur  la  cour,  quittèrent  précipitamment  Or- 
léans ;  le  cardinal  se  retira  dans  son  abbaye  de  Noir 
moutiers,  et  son  frère  se  rendit  à  Paris,  oîi  ses  nom- 


breux agents  entretenaient  l'exaltation  des  catholiques 
contre  les  luthériens. 

Demeurée  seule  aux  étals,  avec  le  roi  de  Navarre 
et  son  frère  le  prince  de  Condé,  la  reine  mère  n'eut 
pas  beaucoup  à  faire  pour  se  rendre  maîtresse  des 
délibérations  de  l'assemblée  ;ct  en  cela  elle  se  trouva 
parfaitement  secondée  par  ses  demoiselles  d'honneur, 
qu'elle  nommait  son  escadron  volant  ou  l'escadron 
de  \'énus.  Pour  être  dans  le  secret  des  rêves  ambi  - 
tieux  de  Louis  de  Condé,  elle  se  fit  l'enlremetteuge 
du  prince  et  de  la  belle  Isabeau  de  la  Tour,  et  poussa 
la  complaisance  envers  sa  fille  d'honneur  jusqu'à 
permettre  qu'elle  accouchât  dans  sa  garde-robe. 
Quant  au  roi  de  Navarre,  il  ne  put  résister  aux  sé- 
ductions de  Mlle  de  Rouhet,  qui,  chaque  malin,  en 
sortant  de  ses  bras,  venait  rendre  compte  à  Cathe- 
rine de  Médicis  des  confidences  qu'elle  avait  reçues 
dans  la  nuit.  Ces  perfides  et  ciiannaiiles  auxiliaires 
de  la  reine  mère  ne  purent  cependant  entamer  le  cœur 
du  connétable  de  Montmorency,  vieillard  glacé  par 
l'âge,  fanatisé  par  les  prêtres,  el  qui  n'aspirait  qu'à 
ressaisir  l'ancienne  autorité  qu'il  avait  exercée  sous 
le  cruel  Henri  II. 

Catherine  voyant  que  ni  les  ruses  féminines  ni  les 
charmes  de  ses  filles  d'honneur  ne  viendraient  à  bout 
de  celte  nature  intraitable,  se  décida  à  l'éloigner  de 
la  cour,  et  lui  signifia  qu'elle  aurait  pour  agréable 
qu'il  résignât  ses  charges  et  se  retirât  dans  ses  ter- 
res. Le  connétable  reçut  cet  ordre  avec  hauteur,  re- 
procha à  la  reine  son  affection  pour  les  luthériens,  et 
la  quitta  en  lui  faisant  des  menaces  grossières.  Puis 
il  se  rendit  auprès  du  duc  de  Guise,  et  forma  avec 
lui  et  le  maréchal  Saint- André  ce  fameux  triumvirat 
qui,  sous  prétexte  de  détruire  l'hérésie,  voulait  as- 
sujettir le  royaume. 

Ces  trois  ambitieux  publièrent  des  manifestes  con- 
tre les  huguenots,  accusèrenl  la  reine  mère  de  leur 
livrer  le  gouvernement  du  royaume,  et  appelèrent 
aux  armes  tous  les  bons  catholiques.  De  leur  côté, 
les  réformés  armèrent  pour  être  prêts  à  repousser 
leurs  ennemis;  et  la  France  fut  à  la  veille  d'une 
guerre  civile,  qui  menaçait  d'être  plus  terrilile  ((u'au- 
cune  de  celles  qui  avaient  ensanglanté  le  pays.  Dans 
ce  conflit,  Callierine  de  Médicis  fit  preuve  d'une  ha- 
bileté extraordinaire,  et  se  posa  comme  médiatrice 
entre  les  deux  partis.  Elle  suspendit  les  délibérations 
des  étals-généraux,  partit  pour  Saint-Germain  avec 
toute  la  cour,  et  convoqua  en  assemblée  générale,  à 
Poissy,  les  principaux  ministres  protestants  el  les 
évêques  catholiques,  pour  avoir  à  s'entendre  sur 
toutes  les  questions  religieuses  qui  servaient  de  pré- 
texte aux  fauteurs  de  troubles. 

Charles  IX  et  sa  mère  présidèrent  cette  singulière 
assemblée,  où  se  trouvaient  six  caidinaux,  (juarante 
évêques.  un  grand  nombre  de  docteurs  en  théologie, 
les  légats  du  pape  Paul  IV,  le  général  des  jésuites 
Laynez,  vingt-deux  députés  des  Eglises  réformées 
et  douze  ministres  huguenots,  parmi  lesquels  on  re- 
marquait le  célèbre  Théodore  de  Bèze.  Les  confé- 
rences qui  eurent  lieu,  appelées  le  colloque  de  Pois- 
sy, se  passèrent  en  scandaleuses  querelles,  qui  aug- 
mentèrent le  mal,  rendirent  les  haines  plus  violentes, 
el  firent  éclater  la  guerre  dans  toutes  les  provinces. 
Quatorze  armées,  toutes  opposées  les  unes  aux  au- 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


591 


très,  se  réunirent  sous  les  bannières  des  callioliques 
et  lies  réformés,  et  s'entre-détruisirent  aux  cris  de  ; 
«  A'ive  la  messe!  vive  Calvin!  » 

Et  ce  qu'il  y  avait  de  [dus  atroce  dans  ces  luttes, 
c'est  que  le  jière  se  battait  contre  le  (ils,  le  frère 
contre  le  frère;  c'est  que  les  femmes  et  les  vieillards, 
renfermés  dans  le  sein  des  villes,  n'osaient  pas  même 
élever  leurs  mains  au  ciel  pour  demander  la  victoire, 
car  de  quelque  parti  qu'elle  se  tournât,  ils  savaient 
qu'ils  avn-aient  à  pleurer  sur  les  victimes.  Ici  un  fa- 
nalii(uc  se  présentait  devant  son  père,  la  tète  de  son 
frère  à  la  main;  là  une  femme  se  tordait  dans  son 
désespoir  sur  le  corps  de  son  époux  égorgé  par  son 
fils;  plus  loin,  de  malheureuses  mères  fuyaient  de 
leurs  demeures,  emportant  leurs  enfants  pour  les 
soustraire  à  la  rage  sanguinaire  de  leurs  maris  nou- 
vellement convertis  au  catholicisme.  Les  vainqueurs 
eux-nièmcs  n'étaient  pas  à  l'abri  du  danger;  et  sou- 
vent le  poignard  et  le  poison  faisaient  justice  des 
meurtres  qu'ils  avaient  commis  à  la  guerre.  Il  n'exis- 
tait plus  de  liens  d'affection  ni  de  parenté;  il  sem- 
blait ipie  les  Français  eussent  été  transformés  en 
bêtes  farouches,  tant  ils  étaient  acharnés  les  uns 
contre  les  autres,  réduisant  les  villes  en  cendres,  dé- 
vastant les  champs,  livrant  les  provinces  à  la  déso- 
lation, au  pillage,  à  l'incendie,  au  viol,  au  meurtre 
et  à  tous  les  attentats  d'une  soldatesque  effrénée,  et 
tout  cela  pour  servir  les  projets  de  la  détestable  am- 
bition des  princes  de  Bourbon,  de  Lorraine  et  de  la 
reine  Catherine  de  Médicis. 

François  de  Guise,  qui  avait  été  déclaré  chef  des 
catholiques  après  le  massacre  de  Vassy,  parvint  enfin 
à  s'emparer  par  trahison  du  roi  de  Navafre  et  de 
Charles  IX,  f|u'il  conduisit  triomphalement  dans  la 
capitale,  où  l'attendaient  le  connélaljle  de  Montmo- 
rency et  le  maréchal  de  Saint-André. 

Dès  lors  les  triumvirs  furent  maîtres  de  l'Etat,  et 
purent  à  leur  aise  commander  dans  les  provinces,  les 
rançonner  et  lever  des  armées  pour  combattre  les  hu- 
guenots, qui  avaient  à  leur  tète  Condé,  l'amiral  de  Co- 
ligny,  ses  deux  frères,  Dandelot  et  le  cardinal  deChâ- 
tillon,  qui  s'étaient  emparés  de  Rouen  et  d'Oiléans, 
dont  ils  avaient  fait  le  boulevard  de  leur  parti. 

Le  duc  de  Guise  ouvrit  la  campagne  en  marchant 
sur  Rouen,  qu'il  prit  d'assaut  après  un  combat  ter- 
rible, où  fut  tué  Antoine  de  Bourbon,  roi  de  Na- 
varre, renégat  sans  fiel  et  sans  cœur,  ainsi  que  le 
nommaient  les  bourgeois  de  Paris,  qui  avait  con- 
senti à  porter  les  armes  contre  son  frère  pour  obte- 
nir sa  liberté:  ensuite  le  duc  poursuivit  les  hugue- 
nots jusque  sous  les  murs  de  Dreux,  où  il  leur  livra 
une  grande  bataille,  dans  lai|uelle  les  calholiciues 
perdirent  le  maréchal  de  Saint-André,  qui  fut  tué,  et 
le  connétable  de  Montmorency,  ([ui  fut  fait  prison- 
nier. Les  réformés  eurent  à  déplorer  également  bon 
nombre  des  leurs,  tués  sur  la  place  ou  tombés  au 
pouvoir  de  leurs  ennemis,  et  ])arrai  ces  derniers  le 
firince  de  Condé.  A  la  suite  de  cette  mémorable  af- 
faire, François  de  Guise,  pour  la  troisième  fois,  fut 
nommé  lieutenant  général  du  royaume,  el  le  car- 
dinal de  Lorraine,  son  frère,  revint  à  la  cour  plus 
puissant  et  plus  insolent  que  jamais. 

Catherine,  redoutant  de  voir  l'autorité  suprême 
passer  aux  mains  des  princes   loriains,  comme  cela 


avait  eu  lieu  sous  François  II,  résolut  d'en  linii- avec 
François  de  Guise  ;  et  deux  mois  après  elle  le  fit  as- 
sassiner dans  son  camp  par  un  gentilhomme  hugue- 
not, nommé  Poltrot  de  Merey.  Comme  la  reine  avait 
eu  soin  de  choisir  un  calviniste  pour  accomplir  ce 
meurtre,  les  catholiques  rejetèrent  sur  l'amiral  deCo- 
ligny  tout  l'odieux  de  ce  crime,  ce  qui  redoubla  la 
fureur  des  deux  partis.  Quant  à  Catherine,  après 
l'assassinat  du  chef  des  catholiques,  elle  se  hâta  de 
faire  des  ouvertures  aux  huguenots,  qui  devenaient 
chaque  jour  plus  redoutables  par  suite  de  leurs  al- 
liances avec  la  reine  Elisabelh  d'Angleterre.  Elle 
leur  proposa  une  paix  qu'ils  acceptèrent  fort  impru- 
demment, et  qui  eut  pour  résultat  la  défection  de 
leurs  alliés,  qui  n'avaient  embrassé  la  défense  de  la 
cause  du  prince  de  Condé  que  pour  soutenir  le  protes- 
tantisme, et  qui  se  retirèrent  dès  qu'ils  virent  les 
principaux  chefs  huguenots  ralliés  aux  catholiques. 
Ensuite  la  reine  mère  prit  ses  mesures  pour  n'avoir 
pas  à  partager  le  pouvoir;  et  au  mépris  des  lois  et  de 
tous  les  usages  du  royaume;  sous  prétexte  des  mal- 
heurs du  temps,  elle  força  le  Parlement  à  déclarer 
Ciiarles  IX  majeur,  quoiqu'il  eût  à  peine  atteint  sa 
treizième  année;  puis,  le  lendemain  de  l'entérine- 
ment de  ledit  de  majorité,  Catherine  de  Médicis 
conduisit  le  jeune  monarque  au  Parlement,  et  lui  fit 
déclarer  qu'il  l'investissait  de  l'administration  civile 
et  militaire  de  ses  États. 

Souveraine  absolue  du  beau  royaume  de  France, 
la  reine  Catherine  de  Médicis  ne  s'occupa  plus  que 
des  moyens  de  conserver  son  empire  sur  ses  fils,  et 
chercha  à  les  énerver  par  les  débauches.  Elle  vint 
habiter  le  Louvre  avec  les  filles  d'honneur,  et  fit  suc- 
céder les  festins  aux  nuits  de  bal,  les  chasses  aux 
orgies ,  de  manière  que  le  roi  Charles  IX  et  ses 
frères  grandissent  dans  l'ignorance  et  fussent  tout  à 
fait  incapables  de  prendre  part  aux  affaires  du 
royaume.  Il  résulta  de  cette  éducation  que  toutes  les 
facultés  de  l'homme  s'éteignirent  en  eux,  et  que 
Charles  IX,  parvenu  à  l'âge  de  quinze  ans,  ressembla 
à  un  jeune  tigre  altéré  de  sang  et  de  luxure.  Sa  mère 
le  jugea  digne  alors  de  recevoir  la  confidence  des 
complots  formés  contre  les  protestants,  et  l'emmena 
à  Rayonne  pour  se  concerter  avec  la  reine  d'Espagne, 
sa  sœur,  femme  de  Philippe  II,  et  le  sanguinaire 
duc  d'.\lbe,  sur  l'opportunité  de  l'exécution  des  mas- 
sacres qui  avaient  été  lésolus  pour  le  salut  de  la 
royauté  et  du  pontificat. 

Les  préparatifs  de  voyage  furent  faits  au  milieu 
d'un  enchaînement  de  fêtes  et  de  plaisirs,  (jue  l'espé- 
rance d'une  paix  durable  semblait  autoriser  ;  les  fa- 
veurs de  la  cour  furent  surtout  prodiguées  aux  hu- 
guenots, qu'on  voulait  tromper.  Ceux-ci  suivirent 
Catherine  de  Médicis  et  son  fils  à  Bayonne,  où  les 
tournois,  les  danses,  les  carrousels  servirent  à  cacher 
à  leurs  yeux  les  desseins  ténébreux  de  Charles  IX 
et  de  sa  mère.  Néanmoins,  après  l'entrevue  de 
Bayonne,  le  roi  faillit  se  traliir  par  son  impatience  à 
rétablir  le  culte  catholi([uc  dans  la  ville  de  Nérac, 
une  des  résidences  de  Jeanne  d'Albret,  reine  de  Na- 
varre, et  par  les  menaces  qu'il  proférait  contre  les 
calvinistes,  en  montrant  d'un  air  farouche  les  églises 
et  les  monastères  renversés,  les  croi.v,  les  madones  et 
les  statues  des  saints  brisées  qu'il  rencontrait  sur  sa 


692 


HISTOIRE    DES    PAPES 


route.  Dans  celte âiue  fi'ioce,le  fanatisme  remjiovtait 
sur  la  dissunulation,  et  la  moindre  contrainte  exaspérait 
tellement  Charles  IX,  que  malgré  les  recommanda- 
tions inces>anlcsde  sa  mère,  qui  cherchait  à  lui  faire 
comprendre  l'importance  d'envelopper  leurs  projets 
d'un  mystère  impénétrable,  il  ne  pouvait  s'empêcher 
parfois  de  laisser  deviner  qu'il  attendait  le  jour  do  la 
vengeance.  Ainsi,  lors  de  son  entrée  à  Paris,  les 
amlxissadcurs  d'Allemagne  étant  venus  le  saluer  et 
réclamer,  au  nom  des  réformés,  l'exécution  des 
traités,  c'est-à-dire  la  liberté  de  conscience,  sans  ac- 
ception de  lieux  ni  de  personnes,  le  roi  répondit,  en 
frémissant  de  colère,  qu'il  saurait  avant  peu  mettre 
les  protestants  en  telle  ]iosiiion  qu'ils  n'auraient 
plus  rien  à  demander.  Catherine  de  ]\Iédicis  chercha 
à  réparer  colle  imprudence  en  comblant  de  caresses, 
de  présents  et  d'honneurs  les  délégués  allemands,  et 
en  donnant  une  interprétation  diiïérente  aux  paroles 
de  son  fds.  Néanmoins,  le  prince  de  Condé  et  l'ami- 
ral de  Goligny  commencèrent  à  concevoir  quelques 
craintes,  d'après  les  rapports  de  Théodore  de  Bèze, 
successeur  de  Calvin  et  chef  de  l'Eglise  protestante 
de  Genève,  qui  les  informait  des  projets  du  sangui- 
naire duc  d'Albe  sur  la  Suisse,  des  massacres  com- 
mis dans  les  Pays-Bas  et  des  machinations  ourdies 
dans  les  cours  de  Rome  et  de  France. 

Les  huguenots  songèrent  alors  à  se  mettre  en  dé- 
fense ;  ils  envoyèrent  à  Genève  un  corps  de  troupes 
levées  dans  la  Bourgogne,  dans  le  Lyonnais  et  dans 
le  Dauphiné,  alin  de  secourir  leurs  coreligionnaires 
de  Suisse,  et  s'adressèrent  aux  électeurs  allemands 
et  à  Elisabeth  d'Angleterre  pour  en  obtenir  des 
troupes  qui  les  missent  en  état  de  balancer  les  forces 
que  le  roi  d'Espagne  devait  envoyer  en  France  pour 
aider  Catherine  de  Médicis  et  les  Guises  dans  leurs 
projets  d'extermination.  Ils  voulurent  même  par  un 
coup  hardi  effrayer  leurs  ennemis  et  enlever  le  roi, 
qui  était  à  Monceaux  ;  malheureusement  cette  tenta- 
tive échoua,  et  Charles  l\  parvint  à  se  sauver  à  Pa- 
ris ;  il  y  eut  seulement  à  Saint-Denis  une  affaire 
très-vive  où  le  connétable  Anne  de  Montmorency  fut 
blessé  mortellement. 

Condé  fit  des  ouvertures  à  la  cour,  et  demanda  la 
charge  de  connétable  :  il  lui  fut  répondu  que  Sa 
Majesté  n'avait  que  faire  d'un  prince  pour  porter  son 
épée.  Dès  lors  les  huguenots  comprirent  qu'ils  ne 
devaient  rien  attendre  de  bon  du  roi,  et  ils  se  pré- 
parèrent à  agir  avec  vigueur.  Comme  il  n'entrait  pas 
dans  les  intentions  de  Catherine  de  Médicis  d'enta- 
mer aussi  promptement  une  guerre  pour  laquelle 
toutes  ses  dispositions  n'étaient  pas  encore  prises, 
elle  résolut  de  temporiser,  et  au  lieu  de  sévir  contre 
les  réformés,  elle  chercha  à  les  faire  revenir  à  des 
sentiments  moins  hostiles;  elle  convoqua  les  chefs, 
leur  déclara  que  loin  d'être  alliée  avec  l'Espagne, 
elle  venait  leur  proposer  de  déclarer  la  guerre  à  cette 
puissance  et  leur  soumettre  un  plan  de  défense  pour 
les  frontières;  elle  poussa  l'artifice  jusqu'à  envoyer 
une  ambassade  solennelle  à  Philippe  pour  lui  de- 
mander raison  de  ses  préparatifs  de  gueri-e.  Préala- 
blement elle  avait  eu  soin  de  faire  partir  pour  Madrid 
un  moine  chargé  d'instructions  secrètes  qui  expli- 
quaient au  roi  les  motifs  de  cette  singulière  comédie. 
Condé  fut  pris  au  piège,  et  crut  à  la  sincérité  des 


protestations  delà  régente;  mais  l'amiral  de  Coligny, 
plus  ex])érimenté  et  plus  au  fait  des  intrigues  de 
cour,  dévoila  le  mystère,  fit  avorter  le  projet  de  la 
leine  mère,  et  se  prépara  à  la  guerre.  Des  deux  côtés 
on  se  battit  avec  un  acharnement  incroyable;  et  les 
réformés  obligèrent  cette  fois  encoie  Catherine  de 
Médicis  à  négocier  avec  eux,  et  à  faire  rendre  par 
Charles  IX  un  nouvel  édit  de  pacification. 

Quelques  mois  a]irès,  le  roi  ayant  réparé  ses  per- 
tes et  levé  de  nouvelles  troupes,  révoipia  son  édit  et 
envoya  une  armée  de  plus  de  quatre-vingt  mille 
hommes  sous  les  ordres  du  duc  d'Anjou,  son  frère, 
du  jeune  duc  Henri  de  Guise,  surnommé  depuis  le 
Balafré.  La  campagne  s'ouvrit  par  la  célèbre  liataille 
de  Jarnac,  où  les  protestants  eurent  à  combattre  des 
troupes  trois  fois  plus  nombreuses  queles  leurs.  On 
raconte  qu'au  commencement  de  l'action,  le  prince 
de  Condé,  déjà  blessé  au  bras,  reçut  un  coup  de 
pied  de  cheval  qui  lui  fracassa  la  jambe,  et  que  mal- 
gré les  vives  souffrances  qu'il  éprouvait,  il  se  tourna 
vers  les  siens  et  leur  cria  :  «  Sachez  que  Condé,  le 
bras  en  écharpe  et  la  jambe  cassée,  a  encore  assez 
de  l'orce  pour  charger  l'ennemi!  »  Puis  s'élançant  à 
la  tête  de  ses  escadrons,  au  milieu  de  la  mêlée,  il  fit 
des  prodiges  de  valeur,  et  ne  cessa  de  tuer  et  de 
sabrer  que  lorsque  son  cheval  se  fut  abattu  sous  lui; 
alors  les  royalistes  l'entourèrent  ;  il  leva  la  visière 
de  son  casque  et  tendit  son  épée  à  un  gentilhomme 
nommé  Dargence,  qui  le  fit  trans])orter  au  [ijed  d'un 
arbre;  mais  presque  au  même  instant  un  capitaine 
des  gardes  du  duc  d'Anjou,  nommé  Montesquiou, 
accourut  en  criant  :  «  Tue,  tue,  mordieu!  »  et  ce 
misérable  tirant  un  pistolet  de  ses  arçons  cassa  la 
tète  au  prince.  Le  corps  de  Condé  fut  placé  sur  un 
âne  et  porté  immédiatement  au  duc,  qui  laissa  écla- 
ter une  joie  indécente  en  contemplant  le  cadavre  de 
son  ennemi. 

Cette  mort  porta  un  découragement  profond  parmi 
les  protestants;  et  une  nouvelle  défaite,  celle  de 
Montcontour,  acheva  de  les  démoraliser.  Fort  heu- 
reusement ils  eurent  un  moment  de  répit,  par  suite 
du  rappel  du  duc  d'Anjou,  dont  Charles  IX  était 
secrètement  jaloux;  Sa  Majesté  consentit  à  cesser 
les  hostilités,  et  offrit  aux  réformés  des  conditions  si 
avantageuses,  qu'on  put  croire  que  les  armées  catho- 
liques avaient  été  battues  et  non  victorieuses.  Cepen- 
dant l'importance  même  des  concessions  (it  craindre 
une  trahison  aux  protestants,  et  ils  résistèrent  long- 
temps aux  séductions  et  aux  caresses  qu'on  leur  pro- 
diguait pour  les  attirer  à  la  cour.  Enfin,  lors  du 
mariage  de  Charles  IX  et  d'Elisabeth,  fille  de  l'em- 
pereur Maximilien  II,  les  chefs  calvinistes  ne  purent 
se  dispenser  de  paraître  aux  fêtes  données  à  cette 
occasion;  toutefois  ils  curent  soin  de  s'y  rendre  les 
uns  après  les  autres  ;  ce  qui  fit  manquer  la  sanglante 
perfidie  qu&  Catherine  de  Médicis  avait  préparée 
pour  célébrer  les  noces  de  son  fils. 

Désesjiérant  de  dissiper  les  craintes  des  huguenots 
si  elle  n'employait  un  grand  moyen,  la  reine  mère 
se  décida  à  marier  Henri  de  Navarre,  devenu  le  chef 
des  calvinistes  depuis  la  mort  du  prince  de  Condé,  à 
Marguerite  sa  fille,  princesse  tellement  décriée,  qu'on 
disait  à  la  cour  qu'elle  avait  eu  pour  amants,  à  l'âge 
de  douze  ans,  un  valet  de  chambre  et  un  capitaine 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


593 


MPJM.l:c 


Elisabeth,  fille  de  l'empereur  Maximilien  II,  femme  de  Charles  IX 


des  gardes,  indépendamment  de  ses  trois  frères, 
Charles  IX,  le  duc  d'Anjou  et  li;  duc  d'Alençon.  On 
affirmait  même  que  la  liaine  du  duc  d'Anjou  contre 
Henri  de  Guise  avait  pour  origine  la  jalousie  que  lui 
inspirait  la  passion  de  Marguerite  pour  ce  jeune  sei- 
gneur. Enfin  ses  débordements  étaient  si  notoires, 
sa  conduite  tellement  scandaleuse,  que  Charles  IX 
disait  à  l'occasion  de  ce  projet  de  mariage  :  «  En 
donnant  ma  sœur  Margot  au  prince  de  Béarn,  je 
la  donne  à  tous  les  huguenots  du  ïoyaume.  » 

Henri  de  Bourbon  accepta  avec  joie  lalliance  qui 
lui  était  proposée,  et  s'empressa  de  ve:iir  à  la  cour. 
Son  exemple  engagea  le  prince  Henri  de  Condé  à 
demander  la  main  de  la  princesse  Marie  de  Clèves, 
sœur  du  duc  de  Guise.  D'autre  part,  Catlierine  de 
Médicis  fit  des  ouvertures  à  la  reine  d'Angleterre  en 


faveur  du  duc  d'.Vnjou,  son  fils  bien-aimé.  Tous  ces 
projets  de  mariages  semblaient  annoncer  la  réalisa- 
tion d'une  paix  durable  entre  les  protestants  et  les 
catholi((ucs;  aussi  les  chefs  huguenots,  rassurés  par 
tant  de  marques  de  faveur,  aflUièrent-ils  à  la  cour 
pour  remerciée  le  roi  des  bontés  dont  il  les  comblait. 
La  vieille  expérience  de  Goligny  elle-même  se  trouva 
en  défaut  ;  l'amiral  vint  dans  la  capitale,  et  reçut  de 
la  reine  mère  et  du  roi  un  accueil  extrêmement  flat- 
teur. Catherine  de  ]Médicis  se  jeta  dans  les  bras 
du  vieillard,  le  pressa  sur  son  cœur,  et  l'accabla  de 
caresses  ;  Charles  IX  l'appela  son  père  ;  et  après 
l'avoir  embrassé,  il  lui  dit  avec  une  joie  perlide  : 
<'  Je  vous  tiens  enfin,  et  maintenant  vous  ne  nous 
quitterez  pas  (piand  vous  voudrez?  » 

Malgré  ces  apparences  de  tendresse,  quelques-uns 

163 


594 


HISTOIRE    DES     PAPES 


des  huguenots  prévoyaient  une  catastrophe  ;  et  l'on 
cite  la  réponse  d'un  gentilhomme  de  la  suite  de 
Goligny,  ipii,  interpellé  par  son  maître  sur  le  motif 
qui  le  déterminait  à  prendre  son  congé,  lui  dit  réso- 
lument :  >i  Je  veux  éviter  le  malheur  ((ue  m'annon- 
cent les  caresses  de  tiitherine  de  Médicis!  »  Le  père 
du  duc  de  Sully  prédit  également  ijue  si  le  mariage 
du  roi  de  Navarre  et  de  Marguerite  se  céléhrait  à 
Paris,  «  les  livrées  seraient  vermeilles.  » 

Jeanne  d'Alhret,  qui  venait  d'arriver  à  lacourpuur 
assister  aux  noces  de  son  lils  avec  la  sœur  du  roi, 
et  dont  la  reine  mère  redoutait  la  perspicacité,  mou- 
rut la  première,  empoisonnée  foit  à  propos.  Cet  évé- 
nement ne  put  relarder  l'impatient  Henri  de  Bour- 
bon, qui  avait  hâte  de  consommer  son  mariage  avec 
Maiguorite ;  il  ne  put  même  faire  ouvrir  le  yeux  à 
l'amiral  de  Coligny.Tous  les  avis  qu'on  donna  à  l'un 
et  à  l'autre  des  armements  subits  qu'on  préparait  fu- 
rent inutiles  ;  ils  se  refusèrent  à  croire  à  une  traiù- 
son,  et  ne  s'émurent  nullement  du  rappel  du  duc 
de  Guise  et  des  autres  princes  lorrains,  qu'on 
avait  éloignés  sous  prétexte  de  conspiration,  et  qui 
revinrent  accnrapagnés  du  duc  de  Moutpensier, 
du  duc  de  N(  vers  et  d'une  suite  nombreuse  de  sei- 
gneurs qui  leur  étaient  dévoués. 

Enfin  arriva  le  jour  fixé  pour  le  mariage  de  Henri 
de  Bourbon  et  de  Marguerite.  Les  liuguenots  et  les 
catholiques  se  rendirent  pour  la  bénédiction  nup- 
tiale à  l'église  de  Notre-Dame,  qu'ils  trouvèrent  pa- 
voisée  des  drapeaux  enlevés  aux  réformés  dans  les 
journées  de  Jarnac  et  de  Montconlour.  «Bientôt, 
s'écria  l'amiral,  ces  tristes  vestiges  de  nos  discordes 
feront  place  à  des  trophées  jdus  dignes  delà  France!  « 
Il  pensait  alors  à  une  guerre  contre  Pliilippe  d'Es- 
pagne et  à  un  plan  de  campagne  que  Cliarles  IX  lui  avait 
demandé  :1  insensé  oubliait  qu'il  avait  alïaire  àunroi  ! 

Après  la  cérémonie,  CoHgny  se  rendit  au  Louvre 
pour  présenter  ses  hommages  à  Sa  Majesté,  ainsi 
qu'il  avait  l'habitude  de  faire  depuis  son  arrivée  à 
Paris.  Ce  jour-là,  quand  il  entra  dans  la  chambre 
du  roi,  il  trouva  les  visages  rembrunis,  et  témoigna 
sa  surprise  de  l'embarras  que  sa  présence  paraissait 
avoir  causé.  C'est  que  précisément  on  venait  d'agi- 
ter la  question  de  savoir  si  on  retarderait  sa  mort 
ou  si  on  se  déferait  de  lui  dans  la  journée,  afin  de 
rendre  plus  facile  l'extermination  méditée  contre  les 
huguenots  en  les  privant  de  leur  redoutable  chef.  Le 
dernier  avis  avait  été  adopté,  et  Henri  de  Guise  avait 
été  chargé  de  s'entendre  avec  Nicolas  de  Louviers, 
seigneur  de  Maurevert  en  Brie,  le  bravo  ordinaire  du 
roi,  et  de  prendre  ses  mesures  pour  en  finir  avec 
l'amiral.  Tous  deux  vinrent  donc  s'emijusquer  der- 
rière une  fenêtre  du  cloître  de  Saint-Germain  l'Au- 
xerrois,  devant  laquelle  devait  nécessairement  passer 
Coligny  en  sortant  du  Louvre  pour  se  rendre  à  la 
rue  deBéthisy,  où  il  demeurait;  là,  masqués  par  un 
rideau,  ils  attendirent  qu'il  fîit  en  l'ace  de  la  fenêtre. 
Alors  Nicolas  de  Louviers  tira  son  coup  d'arqueljusc 
presque  à  bout  portant;  la  balle  atteignit  l'amiral, 
lui  coupa  un  doigt  de  la  main  droite  et  alla  se  loger 
dans  le  bras  gauche,  mais  sans  renverser  Coligny, 
qui  eut  encore  ia  force  d'indiquer  à  sa  suite  la  fenêtre 
d'où  était  parti  le  coup,  et  de  continuer  sa  route  à  pied 
jusqu'à  sa  maison,  avec  l'aide  d'un  de  ses  serviteurs. 


Quand  le  roi  et  la  reine  mère  eurent  appris  que 
les  blessures  n'étaient  pas  niurtelles,  ils  s'empressè- 
rent de  rendre  visite  au  malade;  et  pour  éloigner 
tout  soup(;on  de  leur  complicité  dans  l'attentat,  ils 
feignirent  pour  l'amiral  un  atlendrissement  qui  n'é- 
tait point  dans  leur  cœur  ;  ils  versèrent  des  larmes 
hypocrites,  lui  baisèrent  les  mains,  et  jurèrent  de 
faire  une  justice  terrible  des  assassins.  Ces  démons- 
trations elles-mêmes,  ])ar  leur  exagération,  augmen- 
tèrent les  appréhensions  des  amis  de  Coligny  au  lieu 
de  les  calmer,  et  il  fut  décidé  i[ue  leur  chef  se  retire- 
rait dans  ses  terres  dès  qu'il  serait  rétabli  de  ses 
blessures. 

Catheiine  de' Médicis  et  son  fils,  informés  de  ces 
projets  de  fuite,  résolurent  d'y  mettre  bon  ordre,  et 
firent  appeler  au  Louvre  le  maréchal  de  Tavannes, 
les  seigneurs  de  Retz,  Villeroy  et  Gondy-Biragues, 
leurs  créatures  damnées,  membres  distingués  de 
cette  noblesse  toujours  prête  à  exécuter  les  terribles 
volontés  du  maître  en  échange  de  dignités,  de  do- 
maines ou  de  pensions;  race  de  courtisans  maudits; 
iléau  des  nations  à  toutes  les  époques,  cl  dont  les 
peu[)les  ne  seront  délivrés  que  le  jour  où  il  leur 
conviendra  de  balayer  de  la  terre  les  trônes  des  des- 
potes. Dans  ce  hideux  conciliabule  on  délibérera  sur 
l'opportunité  de  l'assassinat  de  l'amiral,  du  prince 
de  Condé  et  de  Henri  de  Bourbon,  en  même  temps 
que  du  massacre  de  leurs  partisans  ;  les  uns  vou- 
laient épargner  le  beau-frère  du  roi,  les  autres  pen- 
chaient pour  le  prince  de  Condé  ;  enfin,  comme  les 
discussions  menaçaient  de  traîner  en  longueur, 
Charles  IX  se  leva  en  blasphémant  le  nom  de  Dieu, 
suivant  son  habitude,  et  trancha  la  (jueslion  :  «  Je 
veux,  s'écria-t-il,  qu'on  tue  non-seulement  Coligny, 
mais  encore  tous  les  huguenots  Je  France,  hommes, 
femmes  et  enfants,  afin  qu'il  n'en  reste  pas  un  seul 
pour  me  reprocher  la  mort  des  autres  !  Qu'on  se  dis- 
pose en  toute  diligence  à  l'exécution  de  mes  ordres.  » 

Cet  effroyable  arrêt  prononcé,  le  conseil  se  sépara, 
et  remit  au  lendemain  à  disserter  sur  les  moyens  de 
rassembler  dans  le  même  quartier  de  la  ville,  comme 
dans  un  filet,  tous  les  calvinistes  distingués  par  leur 
rang  et  par  leur  noblesse.  Ceux-ci  se  prêtèrent 
d'eu.x-mêmes  aux  vues  perfides  de  leurs  assassins; 
alarmés  des  mouvements  des  troupes  royales ,  qui 
venaient  depuis  plusieurs  jours  renforcer  la  garde, 
ils  se  rassemblèrent  autour  de  l'amiral  pour  le  dé- 
fendre et  pour  se  soutenir  les  uns  les  autres  en  cas 
d'attaque.  Sa  Majesté,  pour  les  mieux  tromper  encore, 
fit  prévenir  Coligny  qu'il  eût  à  se  défier  des  Guises; 
et,  sous  prétexte  de  veiller  à  sa  défense,  il  lui  donna 
pour  escorte  une  compagnie  du  régiment  des  gardes, 
et  commanda  à  tous  les  protestants  de  se  loger  près 
de  l'amiral  ou  aux  environs  du  Louvre  ;  il  força 
même  les  catholiques  du  quartier  à  céder  leurs  mai- 
sons aux  réformés. 

Toutes  les  mesures  étant  préparées  pour  l'horrible 
massacre  qu'où  méditait  contre  les  huguenots,  il  ne 
s'agissait  plus  (jue  de  fixer  l'heure  et  le  jour;  ce  fut  en- 
core Charles  IX,  l'exécraijle  fils  de  Catherine  de  Médi- 
cis, ([ui  décida  que  le  carnage  commencerait  pendant  la 
nuit,  la  veille  de  la  Saint-Barihéleray,  le  ik  ii:  ùl  1572! 

Cette  détermination  fut  prise  par  le  roi  tans  le  châ- 
teau des  Tuileries,  que  venait  de  faire  bâtir  Gilherine 


ROIS,     REINES,     EMI'KUHUUS 


695 


cleMéiliciSjCt  servit  en  quelque  sorte  à  inauirurer  cotte 
fastueuse  demeure,  où  uu  LouisXlII,  un  Louis  XI\  , 
un  Louis  XV  et  d'autres  encore,  Bourlions,  Orléans, 
Napoléons,  devaient  InnuT  dans  la  majesté  de  leur  in- 
solence et  dans  la  plénitude  de  leur  infamie  ;  les  uns 
entourés  de  mignons,  les  autres  escortés  de  favorites 
et  de  jirètres,  tous  accompagnés  de  bourreaux.  Le  duc 
de  Guise  se  chargea  de  tuer  Coligny;  le  maréchal  de 
Tavannes  prit  la  diiection  générale  de  l'afl'aire,  et 
amena  le  prévôt  des  marchands  et  les  chefs  des  com- 
pagnies liourgeoises  devant  le  roi.  pour  ([u'ils  reçus- 
sent de  sa  bouche  communication  de  ses  volontés. 
Ceux-ci  voulurent  faire  quelques  représentations,  UA- 
l'jment  ce  que  leur  demanda  Sa  ^Majesté  leur  p.irnt 
horrible;  mais  Charles  IX  ne  leur  en  donna  pas  le 
temps,  et  les  regardant  d'un  air  féroce,  il  leur  dit  : 
«  Allez,  manants,  et  obéissez  sans  rien  examiner, 
ou  tremblez  pour  vos  tètes!  »  Comme  à  cette  é])oque 
c'était  chose  grave  que  de  désobéir  à  un  roi,  ils  ré- 
pondirent :  «  Vous  le  voulez,  sire;  eh  bien!  nous 
vous  jurons  sur  Dieu  que  vos  ordres  seront  exécutés 
si  fidèlement  qu'il  en  sera  fait  mention  jusi[u'aux 
âges  les  plus  reculés  !  »  Charles  IX  les  avertit  que 
le  signal  serait  donné  ])arle  tocsin  du  palais,  et  leur 
ordonna  de  porter  pour  signe  de  ralliement  un  mou- 
choir blanc  au  bras  gauche  avec  une  croix  de  même 
couleur  à  leur  chapeau. 

Enfin  la  nuit  fatale  arrive;  toute  la  cour  parait 
occupée  de  mascarades,  de  jeux,  de  fêtes  et  de  plai- 
sirs! C'était  un  jour  de  gala  au  Louvre!  Vers  minuit, 
le  roi,  qui  pendant  toute  la  soirée  s'était  entretenu  de 
])ropos  joyeux  avec  quelques  seigneurs  protestants, 
se  plaint  de  la  fatigue,  leur  donne  congé,  et  se 
retire  dans  ses  appartements.  Aussitôt  Catherine  de 
Médicis,  les  frères  du  roi,  les  Guises,  le  maréchal  de 
Saulx-Tavannes  et  les  autres  chefs  de  la  conspiration 
accourent  dans  la  chambre  de  Charles  IX  pour  re- 
cevoir ses  derniers  ordres.  Les  compagnies  des 
gardes  arrivent  également  et  sont  distribuées  en 
silence  dans  toutes  les  rues  voisines  pour  fermer  les 
issues  ;  la  demeure  de  l'amiral  est  entourée  de  sen- 
tinelles ;  enfin  toutes  les  bandes  d'égorgeurs  sont  à 
leur  poste.  Alors,  sur  un  signe  du  roi,  le  befl'roi 
s'ébranle,  et  la  Saint-Barthélémy  commence!  !!!.... 

«  Tout  se  croise,  tout  s'émeut,  tout  s'excite,  dit  le 
maréciial  de  Tavannes  dans  ses  mémoires  ;  le  sang 
inonde  les  rues,  les  cadavres  encombrent  les  places; 
des  mugissements  terribles  retentissent  de  toutes 
parts  et  viennent  glacer  d'épouvante  ceu.\-là  mêmes 
qui  étaient  les  auteurs  de  ce  massacre,  Charles  IX 
et  Catlierine  de  Médicis!  » 

Déjà  Ilenii  de  Guise  s'est  élancé  sur  la  demeure  de 
Coligny;  les  portes  en  sont  enfoncées;  un  domesti- 
que du  duc,  nommé  Besme,  monte  avec  une  troupe 
d'assassins  dans  les  appartements  en  criant  d'une 
voix  terrible  .  «  Mort  !  mort  !  »  Il  cherche  l'amiral 
dans  toutes  les  chambr-rs,  et  dans  l'une  d'elles  aper- 
cevant un  noble  vieillard  qui  s'était  levé  et  se  sou- 
tenait à  peine,  affaibli  par  ses  blessures  :  «  Est-ce 
toi,  lui  dit-il,  qui  es  Coligny?  —  Oui!  »  répond 
l'amiral  avec  le  sang  froid  rpi'H  avait  si  souvent 
montré  au  milieu  des  hasards  de  la  guerre.  «  Eh 
bien  !  voici  de  la  jiart  du  duc  de  Guise  !  »  et  l'assas- 
sin lui  i)longe  troi;  fois  son  épée  dans  le  corps.  Un 


genliliiomuu'  nommé  Hatlain,  i|ui  suivait  Besme,  tra- 
verse la  poitrine  de  l'amiral  d'un  coup  de  pistolet,  et 
un  autre  noble  appelé  Ilautefort  l'achève  avec  son  poi- 
gnard. Lâcheté  et  cruauté,  apanages  de  la  noblesse! 

Guise,  resté  dans  la  cour  avec  ses  hommes  d'armes 
pour  empêcher  que  sa  viclime  lui  écliappe,  s'inipa- 
tient'  et  cric  qu'on  lui  amène  Coligny.  Son  domes- 
tique lui  répond  d'une  fenêtre  :  «  Le  voici!  »  et  au 
même  instant  un  cadavre  est  lancé  par-dessus  une 
balustrade  sur  le  pavé  et  tombe  à  ses  pieds.  Le  duc 
se  baisse,  essuie  le  sang  qui  couvrait  h;  visage  de  son 
ennemi,  et  contemplant  les  traits  à  la  lueur  d'une 
torche  :  «  C'est  bien  lui,  ce  damné  huguenot,  dit-il 
avec  un  sourire  féroce  ;  maintenant  aux  autres,  mes 
anii<,  et  que  pas  un  ennemi  des  Guises  ne  voie  le 
soleil  se  lever!  »  Puis  il  repousse  le  cadavre  du  pied 
et  se  rue,  à  la  tête  de  ses  gens,  sur  les  seigneurs, 
les  valets  et  les  autres  personnes  de  la  maison  de  l'a- 
miral, criant  qu'on  ne  fasse  grâce  ni  merci  à  aucun. 

Ailleurs,  les  mêmes  scènes  de  carnage  avaient 
lieu;  les  calvinistes  qui  cherchaient  à  sortir  de  leurs 
demeures  étaient  repoussés  à  coups  de  feu  et  de 
hallebarde  par  les  meurtriers  erabus  rués  dans  les 
portes  et  aux  détours  des  rues;  là,  ils  étaient  égorgés 
par  les  troupes  royales;  ici,  ils  tombaient  dans  les 
compagnies  bourgeoises  ;  ailleurs,  ils  trouvaient  les 
pelotons  détachés  du  maréchal  de  Tavannes  ;  partout 
ils  rencontraient  le  carnage,  le  viol,  l'incendie.  Les 
maisons  des  protestants  étaient  envahies  par  une 
soldatesque  eifrénée:  hommes,  femmes,  enfants, 
vieillards,  personne  n'était  épargné,  et  tout  cela 
formait  un  terrible  bi'uit  d'armes,  de  chevaux,  de 
coujjs  d'arquebuse,  de  voix  d'hommes  qui  criaient 
miséricorde,  de  sanglots  des  mères  qui  suppliaient 
qu'on  épargnât  leurs  enfants,  de  gémissements  de 
jeunes  filles  qui  demandaient  grâce  à  leurs  bourreaux, 
de  sarcasmes  etdeblasphèmes  proférés  par  des  prêtres 
et  pardes  moines, qui, lecrucifix  d'une  main  et  le  poi- 
gnard de  l'autre,  guidaient  les  bandes  de  fanatiques 
et  commandaient  au  nom  du  pajie  de  n'épargner  ni 
))arents  ni  amis,  de  tuer  les  huguenots  jusqu'au 
dernier.  Partout  on  égorgeait  sans  distinction  d'âge 
ni  de  sexe;  on  éventrait  les  femmes  enceintes,  on 
arrachait  de  leurs  entrailles  leurs  enfants  tout  palpi- 
tants; et  quand  les  solilats  avaient  Ijrisé  leurs  glaives, 
ils  jetaient  leurs  victimes  par  les  fenêtres  et  les 
écrasaient  sur  le  pavé. 

Comme  les  égorgeurs  paraissaient  se  fatiguer,  les 
ducs  de  Montpensier,  de  Guise,  d'Angoulême,  de 
Nevcrs,  le  maréchal  de  Tavannes  et  les  seigneurs 
catholiques  du  parti  de  la  cour,  pour  ranimer  le 
carnage,  parcoururent  les  rues,  les  carrefours  et  les 
places  publiques,  faisant  achever  les  blessés  :  «  Écra- 
sez ces  serpents  perfides,  criaient-ils  aux  soldats  ; 
coupez  par  tronçons  ces  vipères  cpii  se  sont  glissées 
dans  le  sein  de  la  France  pour  l'infecter  du  poison 
de  l'hérésie  :  saignez,  saignez  ces  pourceaux;  c'est 
votre  roi,  c'est  votre  Dieu  qui  l'ordonnent!  » 

Néanmoins  plusieurs  des  huguenots  parvinrent  à 
s'éciiapjier  du  milieu  de  cette  boucherie,  et  s'enfui- 
r  ni  du  côté  de  la  rivière  pour  gagner  à  la  nage  le 
faubourg  Saint-Germain,  où  les  assassins  n'avaient 
pas  en  or*  pénétré.  Alors,  honte  et  abominalion  !  le 
roi   Charles    IX,  embusqué  à  l'une  des  fenêtres  -^  • 


596 


HISTOIUK    DES    PAPES 


Louvro,  ayant  à  ses  côtes  l'exécrable  Gatlierine  do 
Modicis,  sa  mère,  s'arma  d'une  arquebuse,  et  pen- 
dant [dus  d'une  lieure  tira  sur  les  malheureux  rpii  se 
siiuvaieiit  à  la  nai;e  !  !  ! 

Le  maréchal  de  Tessé,  qui  vivait  sous  Louis  XIII, 
dit  dans  ses  Mémoires  qu'il  interrogea  lui-même  un 
irentilhoranie  centenaire  qui  avait  été  dans  les  gardes 
•ie  Charles  IX,  sur  tout  ce  qui  s'était  passé  lors  de 
la  Saint-Rarlhélemy,  et  que  lui  ayant  exprimé  ses 
doutes  sur  ce  qui  concernait  l'horrible  action  attri- 
buée au  roi,  le  vieillard  lui  répondit  :  «  Hélas  ! 
c'était  moi  qui  chargeais  son  arquebuse.  A  chaque 
coup,  Madame  Catherine  applaudissait  et  iélicitait 
son  fds  sur  son  adresse,  car  cliacune  de  ses  balles 
atteignait  une  victime  !  » 

Pendant  cette  atVreuse  nuit,  le  palais  du  roi  lui- 
m»''rae  fut  le  théâtre  de  lâches  assassinais  ;  Henri  de 
liourbon  et  le  prince  de  Condé,  qui  logeaient  au 
Louvre,  furent  seuls  épargnés,  parce  qu'on  voulait 
les  conserver  en  otages  en  cas  de  non  réussite. 
Quant  aux  seigneurs  prolestants  de  leur  suite,  les 
ims  furent  poignardés  dans  leurs  lits  avec  leurs 
lerames.  les  autres  furent  percés  à  coups  de  halle- 
barde en  cherchant  à  se  sauver  dans  les  galeries; 
on  les  poursuivit  jusque  dans  la  chambre  de  Mar- 
guerite, près  de  laquelle  ces  malheureux  espéraient 
trouver  un  refuge. 

La  jeune  reine  de  Navarre  fait  elle-même,  dans  ses 
Mémoires,  le  récit  des  atrocités  dont  elle  fut  témoin  : 
«  Comme  j'étais  le  plus  endormie,  dit-elle,  je  fus 
réveillée  en  sursaut  par  le  bruit  que  faisait  un 
homme  en  frappant  des  pieds  et  des  mains  à  ma 
porte  en  criant:  Navarre,  Navarre  !  Ma  nourrice 
pensant  que  c'était  le  roi  mon  mari,  ouvrit;  et  aus- 
sitôt se  précipita  dans  la  chambre  un  gentilhomme 
appelé  Téjan,  presque  nu  et  blessé  d'un  coup  d'épée 
dans  le  corps  et  d'un  coup  de  hallebarde  dans  le 
bras;  derrière  lui  se  ruèrent  les  archers.  Alors,  ne 
sachant  où  se  cacher,  il  s'élança  sur  mon  lit  et 
m'étreignit  dans  ses  bras  ensanglantés,  cherchant  à 
se  faire  un  rempart  de  moi.  Dans  mon  efî'roi,  je  me 
débattis  pour  échapper  aux  glaives  que  je  voyais 
lever  sur  moi,  et  je  tombai  dans  la  ruelle  avec  le 
pauvre  Téjan,  qui  ne  me  lâcha  pas  et  roula  avec  moi, 
tous  deux  criant  grâce  et  merci,  etaussi épouvantés  l'un 
que  l'autre.  Je  ne  sais  ce  qu'il  serait  advenu,  si  Dieu 
n'eût  permis  f[ue  M.  de  Nançay,  capitaine  des  gardes, 
entrât,  et  m'apercevant  sans  vêtements  dans  les  bras 
d'unhomme.  bien  que  dans  un  état  désespéré,  il  ne  put 
se  tenir  de  rire  ;  il  renvoya  les  archers  et  me  donna 
la  vie  de  l'infortuné,  qui  s'était  évanoui  de  terreur, 
.le  changeai  ensuite  de  chemise,  parce  f[ue  j'étais 
couverte  de  sang;  et  jetant  un  manteau  de  nuit  sur 
moi,  je  me  dirigeai  vers  l'appartement  de  ma  sœur, 
Madame  de  Lorraine,  où  j'arrivai  plus  morte  que 
vive.  En  entrant  dans  l'antichambre,  un  gentilhomme 
nomrué  Bourse,  qui  se  sauvait  des  archers,  fut  cloué 
à  terre  d'un  coup  de  hallebarde  à  trois  pas  de  moi  : 
^e  me  firécipitai  dans  la  pièce  où  couchait  ma  sœur, 
et  derrière  moi  s'élancèrent  M.  de  Miossens,  pre- 
mier gentilhomme  de  mon  mari,  et  Armagnac  son 
premier  valet  de  chambre,  tous  deux  blessés  et  pour- 
suivis par  les  soldats.  Madame  de  Lorraine  et  moi 
résolûmes  de  les  sauver,  et  nous  allâmes  nous  jeter 


à  genoux  devant  le  roi  mon  frère  et  la  reine  ma 
mère,  qui,  à  force  de  prières  et  de  larmes,  nous  ac- 
cordèrent la  vie  de  ces  malheureux  serviteurs.  « 

IJrino,  gouverneur  du  prince  de  Gonti,  n'eut  pas 
le  même  bonheur;  la  protection  de  son  auguste 
élève  ne  put  le  sauver  de  la  fureur  des  assassins  ;en 
vain  l'enfant  mit  ses  petites  mains  au-devant  des 
soldats  et  cria  miséricorde  ;  cet  homme  vénérable, 
presque  octogénaire,  fut  percé  de  quinze  coups 
d'épée.  Le  brave  Pardaillan,  Saint-Martin,  gouver- 
neur du  roi  de  Navarre,  Armand  de  Clerraont,  le 
seigneur  de  Piles,  furent  également  assassinés. 
D.ni  la  cour  on  égorgeait  les  réformés  par  troupes; 
on  les  traînait  en  chemise  au  milieu  des  gardes,  i|ui, 
rangés  sur  deux  lignes,  les  éventraient  à  coups  de 
hallebarde.  Hors  du  château,  le  carnage  contina:iil 
avec  plus  de  fureur  encore  ;  Téligny,  gendre  de  l'ami- 
ral.  la  Rochefoucault,  que  le  parti  calviniste  révérait 
à  l'égal  de  l'amiral  de  Coligny  lui-même,  Soubise, 
Lavardin,  Crussol,  Lévy,  Berny,  Rouvray,  la  Châtai- 
gneraie, Pluviant  et  une  foule  de  seigneurs,  gentils- 
hommes et  officiers,  au  nombre  de  plus  de  deux 
raille,  tombèrent  sous  les  arquobusades  des  Guises, 
des  Tavannes  et  des  Retz;  l'intrépide  Caumont  fui 
poignardé  dans  son  lit  avec  l'aîné  de  ses  enfants;  le 
plus  jeune,  qui  était  également  couché  avec  lui,  et 
qui  fut  ilepuis  le  maréchal  do  la  Force,  échappa  seul 
aux  assassins,  parce  que  étant  inondé  du  sang  de 
son  ))ère,  ils  supposèrent  l'avoir  tué. 

Au  milieu  de  cet  effroyable  désordre,  toutes  les 
passions  haineuses  se  firent  jour  et  grossirent  le 
nomjjre  des  victimes  ;  des  milliers  de  catholiques 
furent  égorgés,  les  uns  par  des  ennemis  personnels, 
les  autres  par  des  héritiers  avides,  par  des  concur- 
lents,  par  des  adversaires  en  matière  de  procès,  pur 
des  femmes  adultères,  par  des  rivaux  en  amour  ou 
simplement  par. des  collègues  jaloux.  Pierre  Ramus 
fut  compris  dans  le  massacre  pour  avoir  contredit 
Jacques  Charpentier  au  sujet  des  œuvres  d'Horace  et 
de  Juvénal;  Louis  de  Clermout  égorgea  de  sa  propre 
main  un  catholique  nommé  Antoine  de  Chaumont, 
son  parent,  qui  lui  disputait  une  part  d'héritage  dans 
la  succession  au  marquisat  de  Rénel;  des  fils  même 
assassinèrent  leurs  pères  ou  leurs  sœurs  pour  jouir 
plus  vite  de  leur  fortune. 

II  n'y  eut  aucun  genre  d'atrocités  ([ui  ne  lût 
commis  ;  et  comme  on  n'épargnait  ni  le  sexe  ni 
l'âge,  il  y  eut  des  bourreaux  de  tout  âge  et  de  tout 
sexe;  des  femmes,  exaltées  par  les  prêtres,  tuèrent 
des  huguenots,  et  des  enfants  de  dix  ans  écrasèrent 
des  enfants  au  berceau! 

Le  massacre  de  la  Saint  -Bartliélemy,  qui  avait 
commencé  dans  la  nuit  du  dimanche,  dura  troisjours 
et  trois  nuits  sans  interruption.  Dans  ce  court  inter- 
valle, dix  mille  hérétiques  avaient  été  assassinés  dans  ■ 
la  ville  de  Paris  seulement,  au  rapport  des  acteurs  I 
principaux  de  cette  sanglante  all'aire.  Le  boucher 
Pesun,  dit  Saulx  de  Tavannes  dans  ses  ^Mémoires,  se 
vanta  devant  le  roi  d'avoir  fait  sauter  cent  cinquanti; 
huguenots  en  une  seule  nuit  dans  la  rivière.  Croi- 
sier  ou  Crucé,  tireur  d'or  de  l'hôtel  des  monnaies, 
déclara  qu'il  en  avait  assommé  à  coups  de  maillet 
plus  de  quatre  cents.  Un  autre  tireur  d'or,  appelé 
Thomas,  se  vanta  également  d'en  avoir  tué  plus  de 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


50r 


Assassinat  de  l'amiral  de  Coli^'ny  dans  la  nuil  de  la  iaint-Barthtlcmy 


quatre-vingts  dans  cliacune  de  ces  trois  terribles 
journées.  «  Ce  serait  diffuiie  à  croire,  ajoute  TEsloile, 
qui  rapporte  le  fait,  si  je  n'avais  entendu  cet  aveu  de 
sa  propre  bouche.  Ce  brigand  mangeait  avec  les 
bras  et  les  mains  tout  sans^Jants,  disant  que  c'était 
honneur  pour  lui,  attendu  que  ce  sang  était  celui  des 
ennemis  du  roi  Chailes  et  de  sa  bonne  mère  la  reine 
Catherine.  »  Mcssire  René  le  parfumeur,  qui  fut  de- 
puis accusé  d'avoir  empoisonné  Jeanne  d'Albrct,  eut 
l'odieuse   lâcheté    d'assassiner    les   huguenots  qu'il 


avait  attirés  chez  lui  sous  prétexte  de  les  sauver  avec 
leurs  richesses;  et  ce  miséralile  ne  craignit  pas,  en 
plein  jour,  de  transporter  leurs  cadavres  à  la  Seine. 
Quelque  horribles  que  soient  ces  détails,  ils  perdent 
toute  leur  atrocité  si  on  les  compare  aux  scènes  hon- 
teuses dont  furent  témoins  et  acteurs  Catherine  de 
Médicis  et  Charles  IX.  «  Ce  monstre,  en  riant  et 
jurant  Dieu  à  sa  manière  accoutumée,  dit  l'Estoilc, 
répétait  à  ses  favoris  ces  infâmes  paroles  :  «  Teli! 
que  c'est  un  gentil  cul  que  celui  de  ma  grosse  sœur 


598 


HISTOIRE    DES     PATES 


Margot  !  Par  la  sans:  Dion  !  je  m>  ponso  pas  ([u'il  y 
en  ait  oncorc  au  niondo  un  ilu  nu' me;  il  a  pris  tous 
mes  iniln'i-iles  de  iiuguenots  à  la  pipée.  "  Et  sur  1l< 
soir  de  la  troisième  journée  de  la  Saint-Barthélomy, 
continue  riiisiorien,  le  roi,  pour  se  distraire  et  se 
donner  du  plaisir,  sortit  du  Louvre  avec  les  dames 
et  demoiselles  de  la  cour,  afin  devoir  les  corps  morts 
qui  étaient  amoncelés  dans  les  rues;  et,  entre  antres, 
il  fit  dépouiller  nu  par  des  lilles  d'honneur  le  cada- 
vre du  seii,'neur  de  Soubise,  pour  voir  à  quoi  il  pou- 
vait tenir,  étant  si  beau  et  si  vaillant  gentilhomme, 
qu"il  fut  impuissant  avec  les  femmes.  •>  Il  est  impossi- 
ble de  rapporter  les  propos  obscènes  et  les  jeux  sacri- 
lèges auxquels  se  livrèrent  les  courtisanes  titrées  qui 
accompagnaient  la  reine  mère,  et  qui  essayèrent  de 
se  marier  avec  des  cadavres,  aux  grands  applaudis- 
sements de  Sa  Majesté,  des  deux  reines,  des  princes- 
ses et  de  tous  les  seigneurs  ! 

Cette  satinnale  fut  suivie  d'une  expédition  à  Mont- 
faucon;  Catherine  de  Médicis,  le  roi,  les  ducs  d'An- 
jou et  d'Alençon,  les  fdles  de  la  reine  et  une  foule 
de  courtisans,  ivres  de  vin  et  de  luxure,  tous  magni- 
fiquement vêtus ,  les  nobles  dames  couronnées  de 
fleurs  et  de  pierreries,  vinrent  contempler  le  corps 
de  l'amiral  Goligny,  qui  avait  été  accroché  aux  four- 
ches par  les  cuisses  et  qui  montrait  dans  toute  sa 
hideuse  nudité  la  mutilation  sacrilège  qui  lui  avait 
été  faite.  Charles  IX  voulut  loucher  le  cadavre  pour 
compter  les  blessures  ;  et  sur  l'observation  d'un  de 
ses  officiers,  que  les  exhalaisons  infectes  pourraient 
l'incommoder,  il  répondit  :  «  Le  corjis  d'un  ennemi 
«  mort  sent  toujours  bon.  » 

Après  avoir  visité  le  charnier  de  Montfancon,  la 
cour  se  rendit  au  cimetière  Saint -Innocent  pour  ad- 
mirer un  aubéj)in  fleuri  miraculeusement,  que  les 
jésuites  avaient  transplanté  de  leurs  serres  pendant 
la  nuit,  et  devant  lequel  bon  nombre  de  gens  super- 
stitieux se  prosternaient,  criant  au  prodige.  Char- 
les IX,  dupe  de  cette  jonglerie,  s'imagina  que  le 
reverdissement  de  l'aubépin  présageait  une  nouvelle 
ère  de  grandeur  pour  la  royauté,  et  retourna  au 
Louvre,  bien  résolu  d'exterminer  jusqu'au  dernier 
huguenot.  Il  fil  d'abord  amener  en  sa  présence  le 
roi  de  Navarre  et  Henri  de  Condé,  et  leur  dit  avec 
son  laconisme  habituel  :  «  La  messe  ou  la  mort  ! 
choisissez  à  l'instant  !  »  Henri  de  Bourbon  abjura 
sans  aucune  difficulté  ses  anciennes  croyances;  le 
prince  de  Condé  marqua  d'abord  quelque  résistance  ; 
mais  il  finit  par  céder,  et  consentit  à  écouter  les  ex- 
hortations du  jésuite  Maldonat,  nommé  d'office  pour 
le  catéchiser. 

On  compta  plusieurs  conversions  semblables;  ce- 
pendant quelques  seigneurs  protestants  montrèrent 
plus  de  courage  que  leurs  chefs  et  souffrirent  cou- 
rageusement la  mort.  Tous  les  hérétiques  obstinés 
furent  impitoyablement  massacrés  sous  les  yeux  du 
monarque,  qui  prenait  un  extrême  plaisir  à  voir  ré- 
pandre le  sang  humain  ;  puis ,  quand  le  tigre  ne 
trouva  plus  de  proie  à  sa  portée  pour  assouvir  sa 
soif,  il  donna  l'ordre  aux  gouverneurs  des  provinces 
de  faire  main  basse  sur  tous  les  protestants  du 
royaume.  Rouen,  Meaux,  Orléans,  Angers,  Bourges, 
Lyon,  Toulouse,  et  une  multitude  d'autres  villes,  de 
bourgs  ou  de  villages,  devinrent  le  théâtre  de  mas- 


sacres aussi  terriiiles  que  ceux  qui  avaiefit  ensan- 
;  glanlé  la  capitale,  et  cela  ]icudanl  deux  mois  entiers. 
[  Il  y  eut  des  contrées  où  l'eau  des  ruisseaux  et  des 
rivières  fut  lellenienl  infectée  par  les  cadavres  qvi'on 
y  précii)ilait,  qu'elle  eij  devint  mortelle  pour  ceux  qui 
en  buvaient,  et  qu'elle  fut  pendant  longlemps  un  objet 
d'horreur  et  de  dégoût  ]K)ur  les  baliilanls  des  l'ivages. 

On  doit  dire  m'aumnins  que  dans  plusieurs  pro- 
vinces il  se  rencontra  des  hommes  courageux  qui 
méritent  d'être  glorifiés  par  la  postérité  pour  avoir 
refusé  d'obéir  aux  ordres  de  l'infâme  Charles  IX  ; 
entre  autres,  l'exécuteur  des  hautes  œuvres  de  Lyon, 
qui  répondit  aux  magistrats  que  ses  fondions  étaient 
de  délivrer  la  société  des  malfaiteurs  qui  en  trou- 
blaient l'ordre,  et  non  de  tuer  des  innocents.  Le 
vicomte  d'Orthe,  qui  commandait  à  Biyonne,  écrivit 
au  roi  :  «  Sire,  j'ai  communiqué  les  ordres  de  Votre 
Majesté  à  la  bourgeoisie  et  à  la  garnison  ;  j'ai  trouvé 
parmi  eux  de  bons  citoyens,  des  sujets  fidèles,  et 
pas  un  bourreau.  »  Claude  de  Savoie,  comte  de 
Tende,  adressa  son  refus  d'obéir  en  termes  encore 
plus  énergiques.  Du  reste,  les  uns  et  lesauties  payè- 
rent cher  leur  courageuse  résistance  :  l'exécuteur  de 
Lyon  fut  poignardé,  et  les  deux  soigneurs  empoi- 
sonnés par  ordre  de  monseigneur  le  roi. 

Ces  proscriptions  excitèrent  dans  les  pays  étran- 
gers une  telle  horreur,  qu'aucune  considération  poli- 
tique ne  put  en  arrêter  l'expression  ;  ainsi  l'électeur 
palatin  ne  craignit  pas  de  recueillir  les  enfants  de 
l'amiral  de  Coligny,  et  sur  la  demande  qui  lui  fut  faite 
de  les  renvoyer  en  France,  il  répondit  :  «  Je  les  gar- 
derai envers  et  contre  tous,  de  peur  que  ces  chiens 
enragés,  ces  infâmes  catholiques,  ne  les  déchirent 
comme  ils  ont  déchiré  leur  père.  » 

Charles  IX  voulut  alors  rejeter  l'infamie  de  l'at- 
tentat sur  les  princes  lorrains,  et  fit  répandre  adroi- 
tement le  bruit  dans  les  cours  étrangères  que  les 
Guises  avaient  seuls  dirigé  les  massacres  delaSaint- 
Barlhélemy;  ceux-ci  repoussèrent  cette  odieuse  in- 
sinuation, et  envoyèrent  aux  diil'érentes  cours  les 
ordres  signés  du  roi  do  France,  ce  qui  constata  que 
Charles  IX  était  bien  réellement  l'organisateur  de 
cette  affreuse  tragédie.  Son  mensonge  se  trouvant 
découvert,  il  eut  recours  à  une  nouvelle  calomnie,  et 
imagina  d'accuser  les  protestants  de  conspiration  ei 
de  crime  de  haute  trahison.  En  conséipience,  il  vint 
dire  en  plein  Parlement,  toutes  les  chambres  assem- 
blées, que  les  assassinats  et  les  massacres  exécutés 
dans  toute  la  France  avaient  eu  pour  but  de  préve- 
nir un  complot  que  l'amiral  de  Coligny  et  les  hugue- 
nots ourdissaient  contre  la  famille  royale;  il  demanda 
l'inscription  de  cette  accusation  dans  les  registres, 
et  ordonna  qu'on  instruisit  un  pioiès  criminel  sur 
les  faits  mensongers  reprochés  à  ses  victimes. 

Christophe  de  Thon,  premier  président,  honte 
éternelle  sur  lui!  obéit  au  tyran,  et  le  félicita  au 
nom  du  Parlement  de  la  fermeté  dont  il  avait  fait 
preuve;  les  magistrats  se  joignirent  à  leurprésident, 
renchérirent  sur  les  expressions  de  basse  adulation 
dont  il  s'était  servi,  votèrent  par  acclamations  des 
remercîments  à  Charles  IX  et  à  Catherine  de  Mé- 
dicis, el  les  supplièrent  d'expulser  de  la  maison 
royale  tous  les  gentilshommes  suspectés  de  calvi- 
nisme, et  même  les  valets  gagés  qui  occupaient  les 


IIÛIS.     REINES,     EMPEREURS 


599 


plus  basses  fonctions  et  qui  n'étiiieut  pas  ri'ijutis 
pour  de  l'erveiUs  catlioli([ues.  Ils  oseront  décri'tcr 
qu'on  instituerait  une  procession  annuelle  pour  cé- 
lébrer l'anniversaire  Je  la  Saiut-llarthélemy,  et  com- 
mencèrent un  scandaleux  procès  contre  la  mémoire 
des  victimes  du  monstre  couronné.  De  faux  témoins 
vinrent  déposer  que  les  huguenots  avaient  conspiré; 
on  fit  emprisoiuier  tous  ceux  qui  avaient  échappé  au 
massaci'e;  et  entre  autres,  deux  seigneurs  calvinistes, 
Briquemont  et  Cavagnes,  ce  dernier  âgé  de  plus  de 
quatie-vingts  ans.  On  proposa  à  ces  deux  braves 
gentilshommes  au  nom  de  Sa  Majesté  de  leur  rendre 
la  lilierté,  s'ils  consentaient  à  s'avouer  les  chefsd'une 
conjuration  avec  l'amiral  pour  renverser  la  royauté. 
«  Eux  Lien  avisés,  dit  Saulx  de  Tavannes ,  ne  le 
voulurent  point  entreprendre ,  sachant  bien ,  puis- 
qu'il iallait  mourir,  qu'il  valait  mieux  que  ce  fût  sans 
honte  ni  remords.  »  .\yant  donc  repoussé  le  marché 
odieux  qu'on  leur  offrait,  ils  furent  soumis  à  la  ques- 
tion, torturés,  puis  condamnés  comme  criminels  de 
lèse-majesté,  et  pendus  à  deux  gibets. 

Un  grand  nombre  de  huguenots,  parents  ou  ser- 
viteurs des  chefs  calvinistes,  subirent  le  même  sort 
ou  périrent  soit  dans  les  tortures,  soit  au  fond  de 
leurs  cachots,  soit  en  place  de  (jrève,  pour  expier  non 
pas  le  prétendu  complot  qu'ils  avaient  formé  contre 
la  cour,  mais  bien  l'e.xécrable  attentat  que  le  roi  et  sa 
mère  avaient  consommé.  Les  richesses  des  victimes 
grossirent  les  trésors  de  Charles  IX  et  de  Catherine, 
ûu  servirent  à  récompenser  les  lâches  assassins  qui 
avaient  exécuté  leurs  ordres;  le  maréchal  de  Retz, 
l'amant  de  l'infâme Médicis,  et,  suivant  la  chronique, 
le  père  de  ses  enfants,  un  Florentin  qu'elle  avait 
amené  en  France  lors  de  son  mariage  avec  Henri  II, 
çut  surtout  une  large  part  dans  les  dépouilles.  Gomme 
le  favori  n'était  pas  encore  satisfait  de  ce  qu'on  lui 
avait  donné,  et  désirait  ardemment  la  terre  de  Ver- 
sailles, que  le  roi  avait  octroyée  à  Loméuie,  son  se- 
crétaire, la  reine  mère  le  fit  simplement  étrangler, 
ainsi  que  plusieurs  de  ses  parents,  et  déclara  le  ma- 
réchal de  Retz  l'héritier  de  ses  victimes. 

Quoique  décimés  par  leurs  bourreaux,  les  calvi- 
nistes ne  perdirent  pas  tout  espoir  de  rétablir  leurs 
affaires;  ils  se  rassemblèrent  à  la  Rochelle,  àNismes, 
à  Montauban,  se  fortifièrent  dans  ces  villes,  et'  for- 
mel ent  des  alliances  avec  les  réformés  d'Angleterre 
et  les  princes  d'.VUeinagne,  f[ui  leur  envoyèrent  des 
secours  d'hommes  et  d'argent.  Dès  lors  la  guerre  ci- 
vile se  ralluma  avec  plus  de  fureur  que  jamais  ;  le 
duc  d'Anjou  marcha  contre  les  rebelles  à  la  tète 
d'une  armée  formidable,  et  vint  se  faire  battre  sous 
les  murs  de  la  Rochelle,  ce  qui  détermina  la  cour  à 
otïiir  la  paix  aux  jirutestants  et  à  leur  rendre  la  li- 
berté de  conscience.  Catherine  de  ^lédicis  se  prêta 
d'autant  plus  volontiers  à  ces  arrangements,  que  la 
paix  lui  permettait  de  garder  près  d'elle  pour  quebjue 
tem])s  le  duc  d'Anjou,  celui  de  ses  enfants  (pi'on 
l'accusait  d'aimerd'unamour  incestueux,  et  rpii  allait 
être  obligé  de  la  quitter  pour  monter  sur  le  trône  de 
Pologne. 

Il  y  eut  au  Louvre,  à  l'occasion  de  cet  événement, 
des  fêtes  et  des  orgies  dignes  des  cours  de  Néron  et 
de  Caligula;  et  les  débordements  allèrent  si  loin,  que 
Pierre  de  l'Estoile,  dans  le  journal  f(u'il  nous  a  laissé 


sur  cette  é[ioque,  avoue  (|ue  la  rougeur  lui  monte  au 
fronl  rien  (|u'en  pensant  aux  abominations  qui  eurent 
lieu  entre  la  reine  et  son  fils  chéri,  ou  entre  le  roi  et 
ses  frères.  Il  se  contente  de  raconter  une  scène  dont 
il  fut  témoin  et  qu'il  nomme  le  souper  des  trois  rois: 
«■  J'ai  vu,  dit  le  naïf  historien,  monseigneur  Charles 
neuvième  du  nom,  le  duc  d'Anjou,  le  nouveau  roi  de 
Pologue  et  Henri  de  Bourbon,  roi  de  Navarre,  en 
compagnie  de  leurs  mignons,  se  livrer  avec  eux  à  de 
lascives  puanteurs  et  autres  sardanapalismes,  puis  se 
faire  servir  en  un  banquet  par  des  putains  entièrement 
nues,  auxquelles,  après  en  avoir  abusé  de  toutes  maniè- 
res, ils  prirent  plaisir  à  brider  avec  des  torches  enllam- 
mées  les  poils  de  leurs  parties  honteuses.  Enfin  ces 
affreuses  paillardises  étant  terminées,  ils  se  rendirent 
chez  Nantouillet,  prévôt  de  Paris,  qui  avait  reçu 
l'ordre  de  leur  apprêter  une  magnifique  collation;  ils 
le  firent  garrotter  par  leurs  gardes,  lui  volèrent  sa 
vaisselle  d'argent,  ses  pierreries  et  son  or,  fouillant 
et  pillant  dans  les  lieux  les  plus  cachés  de  sa  maison. 
Il  fut  dit  alors  dans  Paris  qu'ils  avaient  volé  plus  de 
cent  mille  francs  au  bonhomme  pour  le  punir  d'avoir 
refusé  de  prendre  pour  femme  laChàteauneuf,  fille  de 
joie  du  roi  de  Pologne.  Le  lendemain  tout  Paris  s'é- 
mut du  pillage  de  ces  grands  et  puissants  voleurs,  et 
le  premier  président  vint  au  Louvre  pour  remontrer 
à  Sa  Majesté  que  sans  doute  elle  avait  volé  pour  rire; 
à  quoi  Charles  IX  répondit  :  «  Par  la  sang  Dieu  !  que 
«  réclame  ce  fripon?  je  n'ai  pas  même  été  chez  lui.  » 
Dont  le  président  très-content  lui  répondit  «Puisque 
<>  mon  souverain  n'a  pas  participé  à  celte  criminelle 
«  action,  je  ferai  bonne  justice  des  voleurs.  »  — 
«  Non,  non,  répliqua  le  roi,  je  vous  défends  d'en  in- 
K  former;  dites  seulement  à  Nantouillet  (ju' il  se  taise, 
«  ou  qu'il  redoute  notre  vengeance.  » 

Elle  était  en  effet  à  craindre  pour  tout  le  monde  ; 
car  un  gentilhomme  provençal  nommé  la  Mole,  qui 
était  attaché  à  la  maison  du  duc  d'Alençon,  deuxièuie 
frère  du  roi,  et  amant  de  Madame  Marguerite'de  Na- 
varre, ayant  encouru  sa  disgrâce,  Charles  ne  voulut 
rien  moins  i[ue  le  faire  étrangler  :  un  soir,  à  la  suite 
d'une  débauche,  il  prit  avec  lui  Henri  de  Cruise  et 
six  autres  gentilshommes  auxquels  il  distribua  des 
cordes,  et  vint  s'embusquer  dans  une  galerie  secrète 
qui  conduisait  à  la  chambre  à  coucher  du  duc  d'A- 
lençon, et  par  où  devait  passer  le  mignon  du  prince. 
Fort  heureusement  pour  le  jeune  seigneur,  cette  nuit- 
là  il  prit  fantaisie  à  Madame  Marguerite  de  Navarre 
de  le  garder  près  d'elle  jusqu'au  matin.  Le  lende- 
main il  apprit  par  une  indiscrétion  du  duc  de  Guise 
à  i[uel  danger  il  avait  échappé;  il  (juilta  alors  Paris 
et  se  retira  dans  ses  terres,  bien  résolu  à  ne  repa- 
raître à  la  cour  qu'après  la  mort  de  Charles  IX. 

Déjà  ce  monstre  se  sentait  atteint  de  la  maladie 
étrange  qui  termina  ses  jours;  chaque  nuit  il  voyait 
apparaître  dans  des  hallucinations  terribles  les  vic- 
times de  sa  férocité;  autour  de  son  lit  il  croyait 
apercevoir  une  mare  de  sang  et  des  monceaux  de  ca- 
davres; il  s'arrachait  alors  de  son  alcôve  en  appelant 
au  secours,  et  ordonnait  qu'on  éloignât  le  spectre  de 
Goligny,  qui  se  dressait  devant  lui  sanglant,  mutilé 
et  couvert  de  chaînes,  tel  qu'il  l'avait  vu  au  gibet  de 
Monll'aucon.  Quand  ses  accès  de  délire  étaient  pas- 
sés, il  éprouvait  un  autre  genre  de  lourmenl;  la  lié- 


600 


IIISTCtlRE     DKS     l'APES 


fiance  s'était  cnipan'e  do  son  âme;  il  altiibuait  son 
l'tal  Ji.'  luaLidie  à  rolïet  du  poison;  et  ses  son|i(;ons 
se  portant  sur  sa  uière  et  sur  le  roi  de  Pologne,  il 
exigea  iiupérieuseinent  le  départ  de  son  IVèro  pour 
sl's  nouveauxEtats. 

Leduc  d'Anjou  obéit;  toutefois  son  absence  ne 
rendit  pas  le  rejtos  à  llliarles  IX;  son  second  iVère, 
le  duc  d'Aleni;ou,  forma  le  projet  de  s'emparer  de  la 
couronne  de  France,  et  organisa  une  faction  dans 
laijuelle  entrèrent  le  roi  de  Navarre,  le  prince  de 
Condé,  les  Montmorency,  et  plusieurs  autres  sei- 
gneurs qui  prenaient  le  titre  singulier  de  polit it[ues. 
Comme  la  galanterie  entrait  à  cette  é|i(ii|uc  dans  toutes 
les  affaires  d'Klat,  les  politiques  tenaient  leurs  confé- 
rences cluv  Marguerite  de  Navarre  et  chez  Mme  de 
Sauves,  qui  était  à  la  fois  la  maîtresse  de  Henri  de 
Hourbon  et  du  duc  d'Alençon  ;  mais  Marguerite,  en 
digne  llUe  de  Catherine,  trahissait  les  secrets  des 
conjurés  et  les  livrait  à  sa  mère,  sans  plus  se  soucier 
i[ue  ses  confidences  fissent  tomber  du  même  coup 
les  tètes  de  ses  amants,  de  son  mari  et  de  son  frère. 

La  reine  mère  laissa  marcher  les  choses,  tout  en 
faisant  garder  à  vue  les  princes  de  Navarre,  de  Condé 
et  d'Alençon  ;  et  lorsqu'elle  sut  qu'ils  étaient  résolus 
à  s'enfuir  pour  recommencer  la  guerre  civile,  elle 
les  fit  conduire  au  château  de  Saint-Germain,  oii  se 
trouvait  le  roi,  très-dangereusement  malade.  Ceux-ci 
ne  voyant  plus  d'autre  moyen  d'échapper  à  Catherine 
([ue  de  se  faire  enlever  à  main  armée ,  donnèrent 
ordre  à  leurs  partisans  de  venir  le  mardi  gras  avec 
deux  cents  cavaliers  devant  Saint-Germain  et  de 
l'aire  mine  d'attaquer  le  château.  D'abord  tout  alla  à 
merveille  :  au  jour  dit  une  troupe  d'élite  vint  pour 
enlever  les  princes  ;  la  cour  se  crut  attaquée  par  des 
forces  considérables,  et  n'osa  faire  aucune  démon- 
stration pour  retenir  les  prisonniers;  mais,  dans  ce 
moment  décisif,  le  duc  d'Alençon  montra  de  l'hési- 
tation, et  tout  fut  perdu;  Henri  de  Condé  seul  se 
sauva  avec  Turenne  et  du  Plessis-Mornay.  Le  mal- 
heureux la  Mole,  qui  s'était  introduit  dans  le  châ- 
teau sous  un  déguisement,  ne  voyant  plus  de  possi- 
bilité de  s'échapper,  voulut  au  moins  racheter  sa 
tête  en  dévoilant  à  Catherine  les  projets  des  conjurés. 
La  reine  mère  profita  de  ses  aveux  et  le  fit  immédia- 
tement arrêter  ainsi  que  le  comte  Annibal  de  Coco- 
nas,  favori  de  la  duchesse  de  Nevers,  qui  était  for- 
tement compromis,  se  réservant  de  décider  plus 
tard  (le  leur  sort. 

Puis,  sur  les  deux  heures  après  minuit,  elle  donna 
l'ordre  du  départ  et  se  mit  en  route  pour  Paris  avec 
toute  la  cour  :  les  cardinaux  de  Bourbon,  de  Lor- 
raine et  de  Guise,  le  chancelier  de  Biragues,  Morvil- 
liers  et  Bellièvre  étaient  à  cheval,  chose  qui  n'entrait 
guère  dans  leurs  habitudes,  et  se  tenaient  des  deux 
mains  à  J'arçon  de  leurs  selles,  ayant  aussi  grande 
peur  de  leurs  chevaux  que  des  ennemis  ;  Charles  IX 
suivait  dans  une  litière,  et  s'écriait  à  chaque  secousse 
des  porteurs  :  «  Par  la  sang  Dieu,  du  moins  s'ils 
avaient  attendu  ma  mort!  » 

Dès  qu'on  fut  arrivé  au  Louvre,  Catherine  de 
Médicis  envoya  les  maréchaux  de  Cossé  et  de  Mont- 
morency à  la  Bastille,  donna  des  gardes  au  roi  de 
Navarre,  et  procéda  à  l'interrogatoire  du  duc  d'Alen- 
çon; celui-ci,  qui  était  d'un  caractère  lâche  et  pusil- 


lanime, fit  tous  les  aveux  que  sa  mère  voulut,  et 
dénonça  ses  conq)lices.  Cependant,  comme  un  simple 
projet  d'enlèvement  ne  constituait  pas  un  délit  suffi- 
sant pour  condamner  à  mort  la  INlole  et  Goconas,  la 
reine  mère  les  accusa  d'avoir  attenté  à  la  personne 
du  roi;  et  le  président  Christophe  de  Thou,  qui 
s'était  montré  si  docile  ))our  la  condamnation  des 
calvinistes  Bri(|uemont  et  Cavagnes,  fut  chargé  d'in- 
struire ce  nouveau  procès.  La  Mole  fut  interrogé  à 
Paris,  et  Coconas  à  Vincennes,  en  présence  du  roi  : 
le  premier  nia  qu'il  eiît  jamais  été  question  de  rien 
entrejirendre  contre  Sa  Majesté;  le  second  fit  des 
révélations  contraires,  afin  d'obtenu-  sa  grâce,  ce  ([ui 
ne  servit  (pi'à  les  laire  condamner  tous  deux  à  avoir 
la  tète  tranchée  en  place  de  Grève. 

La  Mole  mourut  en  disant  :  «  l\cconimaude/.-moi 
bien  aux  bonnes  grâces  de  la  reine  de  Navarre.  » 
Coconas  dit  à  voix  haute  à  ceux  qui  assistaient  à  sou 
supplice  :  «  Vous  êtes  témoins,  messieurs,  que  les 
petits  sont  pris  et  s'en  vont,  taudis  que  les  grands 
demeurent  qui  ont  fait  la  faute.  »  CiOmberville  pré- 
tend qu'après  l'exécution,  Marguerite  de  Navarre  et 
la  duchesse  de  Nevers  achetèrent  au  ])ourreau  les 
tètes  de  leurs  amante  et  les  conservèrent  embaumées 
dans  un  précieux  coffret  d'ébène,  jusiju'à  leur  mort; 
un  autre  chroniqueur  dit  qu'elles  les  portèrent  dans 
leurs  carrosses  jusqu'à  Montmartre,  où  elles  les  en- 
terrèrent de  leurs  mains  dans  la  chapelle  souterraine 
où  Ignace  de  Loyola  et  ses  disciples  avaient  constitué 
la  Société  des  Jésuites. 

Quant  à  Charles  IX,  l'égorgeur  couronné,  le  Néron 
de  la  France,  il  s'élait  retiré  à  ^'incennes,  et  conti- 
nuait à  traîner  une  vie  languissante,  en  proie  au  plus 
affreux  désespoir  et  aux  plus  cruelles  souffrances  : 
sans  cesse  entouré  de  médecins  et  de  prêtres,  il 
demandait  aux  uns  la  santé  du  corps,  et  aux  autres 
le  calme  de  la  conscience  ;  mais,  par  une  juste  puni- 
tion de  Dieu,  tous  restaient  muets  ou  avouaient  leur 
impuissance  à  le  guérir.  Enfin,  dans  un  dernier 
accès  de  rage,  tout  son  sang  s'échappa  des  pores 
comme  par  un  crible,  et  la  France  fut  délivrée  de 
son  tyran  ! 

Catherine  de  Médicis  retourna  an  Louvre  immé- 
diatement après  la  mort  de  son  fils,  et  envoya  au 
Parlement  un  édit  du  feu,  roi  qui  l'investissait  de  la 
régence  du  royaume  jusqu'à'  l'arrivée  du  duc  d'Anjou, 
alors  roi  de  Pologne;  et  pour  se  garantir  de  toute 
attaifue,  elle  eut  soin  de  faire  murer  les  issues  de  sa 
résidence,  à  l'exception  de  l'entrée  principale,  qu'elle 
fit  garder  en  dedans  par  une  nombreuse  troupe  d'ar- 
chers, et  au  dehors  par  des  compagnies  suisses  qui 
tenaient  des  pièces  d'artillerie  braquées  contre  les 
différentes  rues  aboutissant  au  château.  Ensuite  elle 
procéda  à  son  installation,  suivant  son  habitude,  par 
des  assassinats,  des  massacres,  des  jugements  ini- 
ques. Parmi  les  milliei's  d'innocents  qui  furent  sacri- 
fiés à  cette  furie  ou  qui  furent  condamnés  au  dernier 
supplice,  on  cite  l'intrépide  Monfgomery,  ce  gentil- 
homme qui  avait  tué  Henri  II,  quinze  ans  aupara- 
vant, dans  unlournoi.  «  Et  quoiqu'il  eût  été  amnis- 
tié sous  les  derniers  règnes  pour  ce  crime  involontaire, 
il  fallut  bien,  dit  l'historien  de  Tiiou,  que  le  Parle- 
ment accordât  celte  satisfaction  à  la  régente,  qui 
voulait,  à  quelque  prix  que    ce    fût,    la   mort   d'un 


UOIS,     REINES,     KMI'EUEURS 


601 


Martin  Russe  de  Beaulieu,  mignon  de  Henri  III,  secrétaire  des  finances 


homme  qui  lui  avait  enlevé  le  roi  son  époux.  »  Il  fut 
dégradé  de  sa  noblesse  ainsi  que  ses  onze  enfants, 
et  conduit  en  place  de  Grève,  où,  sous  les  yeux  de 
Madame  Catherine,  le  bourreau  lui  trancha  la  tête  et 
coupa  son  corps  en  quatre  quartiers.  Celle  condam- 
naiion  devint  le  prélude  d'exécutions  sanguinaires 
qui  se  succédèrent  sans  interruption  pendant  plu- 
sieurs mois,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  appris  que  le  roi 
de  Pologne,  qui  s'était  honteusement  enfui  de  ses 
États,  se  dirigeait  vers  la  Savoie  pour  rentrer  en 
France.  Au  passage  du  roi  dans  celte  province,  le 
duc  de  Savoie  donna  des  fêtes  somptueuses  et  obtint 
en  échange  la  souveraineté  des  villes  de  Pignerol,  de 
Savillan  etde  Pérouse,les  seules  places  fortifiées  que 
les  Français  eussent  conservées  en  Ralie  de  toutes 
leurs  guerres. 

Malgré  les  ordres  de  Henri  III,  le  gouverneur  de 
ces  villes,  qui  avait  plus  de  souci  de  l'honneur  de  la 
France  que  le  roi  lui-même,  refusa  d'opérer  cette 
restitution,  et  fit  soutenir  sa  désobéissance  par  le 
chancelier  Biragucs,  qui  ne  voulut  pas  signer  les  leltres 
patentes  de  Sa  Majesté.  Henri,  au  lieu  de  céder  à  de 
si  prudents  conseillers,  s'emporta  contre  eux,  passa 
II 


outre,  scella  les  lettres  de  sa  main,  nomma  à  la  charge 
de  premier  gentilhomme  de  la  chambre  le  seigneur 
de  Villequiers,  au  grade  de  maréchal  de  France  le 
seigneur  de  Bellegarde,  et  à  la  dignité  de  secrétaire 
des  finances  un  de  ses  mignons  nommé  ^lartin  Russe 
de  Beaulieu.  Puis,  ayant  consommé  cet  acte  désho- 
norant, il  se  rendit  à  Lyon,  où  déjà  se  trouvait  la 
reine  sa  mère  et  toute  la  cour. 

Pendant  son  séjour  dans  celle  ville,  il  apprit  la 
mort  de  Marie  de  Clèvcs,  princesse  de  Condé,  sa 
maîtresse  la  plus  chérie,  ce  cjui  lui  causa  un  tel  cha- 
grin, qu'il  refusa  de  venir,  habiter  la  capitale  cl  de 
retourner  au -Louvre  où  elle  était  morte,  et  qu'il  se 
détermina,  pour  se  distraire,  à  faire  un  voyage  dans 
le  midi  de  la  France.  Il  vint  d'abord  à  Avignon, 
mais  dans  un  triste  état;  comme  tout  l'argent  avait 
été  dépensé  en  fêtes  et  en  mascarades,  le  trésor  de 
Sa  IMajesté  se  trouvait  entièrement  à  sec;  et  les  pages 
furent  obligés  pour  vivre  de  laisser  leurs  manteaux 
en  gage.  Bien  plus,  ajoute  Pierre  de  l'Esloile,  sans 
un  trésorier  appelé  Lecomte,  qui  prêta  cinq  mille 
livres  à  la  reine  mère,  il  est  probable  que  ses  dames 
et  ses  demoiselles  d'honneur,  les  plus  nobles,  eussent 

164 


602 


HISTOIRE    DES    PAPES 


été  forcées  di-  liantor  bordeaux  et  lupanars,  et  de  ti- 
rer parti  de  leui-s  clianues  avec  les  gens  du  pays. 

Cl"  moment  de  gêne  fut  de  courte  durée;  Henri  HI, 
afin  do  remplir  ses  roiïres,  pressa  la  guerre  contre 
les  huguenots,  et  ordonna  l'extermination  des  pro- 
testants et  la  contiscalion  de  leurs  biens.  La  ville  de 
Fonfenay,  en  Poitou,  eut  surtout  à  soutVrir  de  ces 
ordres  impitoyables;  le  duc  de  Monipensier  s'en 
étant  emparé  par  trahison,  la  plupart  des  hommes 
furent  passés  au  fil  de  l'épée,  les  femmes  et  les  filles 
violées,  tous  les  magistrats  décapités  ou  pendus,  et 
les  richesses  provenant  du  sac  de  cette  cité  expédiées 
à  Henri  III,  qui  assistait  avec  Callierine  de  IMédicis, 
le  roi  de  Navarre  et  toute  la  cour,  aux  processions 
des  flagellants,  qui  avaient  lieu  dans  Avignon.  Néan- 
moins tous  les  convois  n'arrivèrent  pas  à  leur  desti- 
nation; les  huguenots,  qui  tenaient  la  campagne,  at- 
taquèrent les  troupes  royales ,  les  culbutèrent .  et 
enlevèrent  une  partie  des  chariots,  qu'ils  conduisirent 
triomphalement  dans  la  Rochelle,  où  le  maréchal  de 
Danville  commandait;  puis,  revenant  sur  leurs  pas, 
ils  s'emparèrent  de  Saint-Gilles  en  Languedoc  et 
coururent  jusqu'aux  portes  d'Avignon. 

Toute  la  cour,  qui  n'était  composée  que  de  mi- 
arnons  et  de  damcreis,  voulait  prendre  la  fuite;  mais 
le  cardinal  de  Lorraine,  qui  avait  déjà  repris  dans  le 
conseil  du  nouveau  roi  l'autorité  qu'il  avait  exercée 
sous  François  II,  fit  tête  à  l'orage,  et  envoya  le  comte 
d'Uzès  avec  quelques  compagnies  d'hommes  d'armes 
contre  Danville,  qui  se  replia  sur  la  Rochelle  sans 
combattre.  Le  cardinal  prit  occasion  de  cet  avantage 
pour  conseiller  au  jeune  roi  de  se  soustraire  à  la  tu- 
telle de  sa  mère;  il  l'accusa  de  continuer  la  politique 
qu'elle  avait  employée  sous  les  règnes  précédents, 
d'entretenir  des  intelligences  secrètes  avec  les  pro- 
testants, et  de  favoriser  les  prétentions  du  duc  d'Alen- 
çon,  afin  de  pouvoir  gouverner  le  royaume  à  la  faveur 
des  troubles.  Le  sodomite  Henri III,  roi  lâche,  vain,  lé- 
ger, esclave  de  ses  maîtresses  et  de  ses  mignons,  pro- 
digue des  biens  de  ses  peuples,  et  qui  aimait  surtout 
la  mollesse  et  le  repos,  redoutant,  s'il  enlevait  l'au- 
torité à  sa  mère,  d'avoir  à  s'occuper  des  soins  du 
gouvernement,  trahit  le  prélat  et  révéla  les  confi- 
rlences  qu'il  lui  avait  faites.  Le  lendemain,  Charles 
de  Lorraine  était  empoisonné,  et  la  reine  mère  disait 
en  se  mettant  à  table  :  »  Nous  aurons  maintenant  la 
]iaix  en  France,  Dieu  en  soit  loué!  puisque  ce 
iirouillon  de  cardinal  est  mort.  » 

Après  l'assassinat  de  son  oncle,  Henri  de  Guise 
essaya  de  le  remplacer  dans  les  bonnes  grâces  du 
roi;  ce  fut  vainement  :  outre  que  celui-ci  était  ja- 
loux de  sa  soeur  Marguerite,  leur  maîtresse  à  tous 
deux,  il  avait  encore  à  reprocher  au  duc  d'avoir  re- 
fusé d'être  l'un  de  ses  mignons,  crime  que  Henri  III 
ne  pardonnait  jamais.  Henri  de  Guise  chercha  alors 
à  se  rapprocher  du  duc  d'Alençon  et  du  roi  de  Na- 
varre, qui  ne  l'accueillirent  pas  plus  favorablement  ; 
ces  deux  princes  ne  pouvant  lui  pardonner  d'être 
mieux  traité  qu'eux-mêmes  par  la  liaionne  de  Sauves. 
Voyant  donc  qu'il  n'avait  rien  à  attendie  d'une  cour 
où  l'on  affectait  de  l'abreuver  de  dégoûts,  il  résolut 
de  se  jeter  dans  le  parti  des  mécontents  et  de  re- 
prendre les  projets  de  ligue  abandonnés  depuis  la 
mort  de  son  oncle. 


Sa  Majesté  quitta  enfin  la  ville  d'.Vvignon,  et  vint 
à  Reims  se  faire  sacrer  par  le  cardinal  Louis  de  Guise 
et  consommer  son  mariage  avec  Louise  de  Lorraine, 
fille  du  comte  de  Vaudemont,  qui  avait  déjà  été  la 
maîtresse  de  François  de  Luxembourg,  de  la  maison 
de  Brienne.  Or,  le  roi,  qui  n'ét.iit  )vis  scrupuleux  en 
pareille  matière,  permit  à  ce  jeune  seigneur  d'assister 
à  son  mariage,  et  lui  dit  même  en  plaisantant  :  «Mon 
cousin,  j'ai  épousé  votre  maîtresse,  mais  par  com- 
pensation je  veux  que  vous  me  débarrassiez  de  la 
mienne  ,  et  que  vous  preniez  ])our  femme  la  belle 
Ghàteauneuf.  »  François  de  Luxembourg,  qui  ne  se 
souciait  nullement  de  cette  alliance,  et  qui  cependant 
n'osait  s'exposer  à  la  colère  du  roi  par  un  relus,  de- 
manda jusqu'au  lendemain  pour  donner  sa  réponse: 
le  soir  même  il  monta  à  cheval  et  fî'enfuit  de  Reims. 
\  son  défaut,  Henri  III  fit  épouser  la  favorite  à  un 
Italien  appelé  Antinotti ,  qu'elle  poignarda  de  sa 
propre  main  par  jalousie,  l'ayant  surpris  en  flagrant 
délit  d'infidélité  avec  une  dame  d'atours  de  la  reine 
mère.  Elle  contracta  ensuite  un  nouveau  mariage 
avec  Philippe  Altoviiti,  baron  de  Gastellane,  qui 
mourut  également  d'un  coup  de  poignard. 

On  raconte  que  cette  terrible  femme,  si  digne  par 
ses  mœurs  de  s'asseoir  sur  le  trône  des  reines  de 
France,  ne  craignait  pas,  à  l'abri  de  son  titre  de  fa- 
vorite, de  commettre  toutes  sortes  de  crimes;  qu'un 
jour,  étant  à  cheval,  et  ayant  rencontré  sur  le  quai 
de  l'École  le  petit-fils  du  chancelier  Duprat,  qu'on 
lui  avait  dit  avoir  parlé  d'elle  en  termes  méprisants, 
elle  alla  droit  à  lui,  le  renversa  à  terre  et  le  foula  aux 
pieds  de  son  cheval  jusqu'à  ce  qu'il  ne  donnât  plus 
aucun  signe  de  vie.  Cet  acte  de  violence  resta  im- 
puni comme  tous  ceux  dont  se  rendaient  coupables 
les  maîtresses  ou  les  favoris  de  l'efféminé  Henri  III 

Sous  ce  règne,  qui  était  à  bon  droit  appelé  le  règne 
des  mignons,  la  France  vit  reparaître  toutes  les  ca- 
lamités qui  l'avaient  désolée  sous  Isabeau  de  Bavière 
et  sous  le  bâtard  Charles  VII.  Au  lieu  de  chercher  à 
éteindre  les  guerres  civiles  en  travaillant  à  réunir  les 
partis,  le  roi  ne  s'occupait  que  de  puérilités,  faisait 
dresser  devant  les  églises  de  la  capitale  des  espèces 
d'oratoires  qu'il  nommait  paradis,  et  où  il  allait  faire 
ses  dévotions,  nu-pieds,  un  chapelet  à  la  main,  la 
tête  découverte,  et  suivi  de  tous  ses  courtisans,  dé- 
guisés en  moines  de  différents  ordres  et  de  toutes 
couleurs.  Presque  toujours  ces  pieux  pèlerinages  se 
terminaient  par  un  somptueux  festin  au  Louvre,  dans 
lequel  les  filles  d'honneur  et  les  princesses,  vêtues 
en  pages,  remplissaient  les  fonctions  d'échansons  ; 
puis,  au  milieu  de  la  nuit,  lorsque  l'ivresse  avait 
exalté  les  têtes,  le  roi  donnait  un  signal,  et  ces  nobles 
dames  se  mêlaient  aux  convives  dans  une  effroyable 
orgie.  Quelquefois  ces  saturnales  avaient  lieu  dans  le 
palais  des  Tuileries  ;  alors  c'était  Madame  Catherine 
de  Médicis  qui  présidait  au  banquet,  entourée  des 
femmes  de  sa  cour,  en  costume  de  bacchantes,  les 
cheveux  épars,  les  reins  et  la  gorge  découverts,  les 
jambes  nues,  un  thyrse  à  la  main  et  couronnées  de 
pampres  verts.  Et,  disent  les  chroniques  de  ce  règne, 
il  se  passait  dans  ces  nuits  des  scènes  de  débauche 
et  d'inceste  dignes  de  la  famille  des  Borgia! 

Un  autre  genre  de  divertissement  fort  goûté  du 
roi  Henri,   était   de  parcourir  les   rues  de  Paris  à 


UOIS,    REINES,    EMPEREURS 


603 


cheval,  vêtu  on  amazone,  avec  ses  mignons,  et  île 
courir  publiquement  la  bague;  d'autres  fois  il  se 
déguisait  en  femme,  se  fardait  le  visage,  mettait  dus 
pendants  d'oreilles  et  des  colliers  de  perles,  et  visi- 
tait dans  cet  accoutrement  les  monastères  de  liUes 
où  les  hommes  ne  pouvaient  pas  entrer.  Une  autre 
de  ses  occupations  était  d'élever  des  petits  chiens, 
de  les  promener  dans  sa  voiture  et  d'en  remplir  ses 
appartements.  Indépendamment  de-ces  ridicules,  ce 
i|ui  contribua  surtout  à  l'aire  mépriser  le  roi,  ce  fut 
sa  honteuse  passion  pour  ses  mignons,  la  sodomie. 

Enfin,  il  tomba  dans  un  tel  degré  d'abjection  qu'un 
clerc  de  la  basoche  ne  craignit  pas  d'afficher  en  plein 
jour  à  l'entrée  du  Louvre  un  placard  portant  ces  pa- 
roles :  «  Henri  III,  paria  grâce  de  sa  mère,  roi  inu- 
tile de  la  France,  portier  du  Louvre,  marguillier  de 
Saint-Germain  l'Au.verrois,  bijoutier  du  palais,  gar- 
dien des  quatre  mendiants,  éleveur  de  chiens,  eoilTenr 
de  dames  et  de  mignons,  président  de  la  garde-robe 
des  étuves,  des  bordeaux  et  des  lupanars.  » 

Les  ambitieu.x  eurent  beau  jeu  au  milieu  de  sem- 
blables circonstances,  et  ne  se  firent  pas  faute  d  or- 
ganiser des  coalitions  à  la  faveur  desquelles  ils 
espéraient  s'emparer  du  suprême  pouvoir.  Le  duc 
d'Alençon,  devenu  duc  d'Anjou  depuis  l'avènement 
au  trône  de  Henri  III,  s'échappa  delà  cour;  le  roi  de 
Navarre  suivit  son  exemple,  et  tous  deux  se  battirent 
contre  les  troupes  royales.  D'uu  autre  côté,  les  Guises 
préparèrent  la  réunion  des  différentes  hgues  qui 
s'étaient  formées  dans  les  provinces,  et  s'apprêtèrent 
à  renverser  la  dynastie  des  Valois. 

Catherine,  jugeant  que  ces  partis  étaient  trop  puis- 
sants pour  les  attaquer  ouvertement,  employa  les  res- 
sources de  sa  politii|ue  pour  les  dominer;  elle  détacha 
d'abord  le  duc  d'Alençon  des  huguenots  en  lui  fai- 
sant des  concessions  de  vanité;  ensuite  elle  offrit 
aux  protestants  un  traité  de  paix  si  avantageux,  que 
ceux-ci,  qui  redoutaient  une  nouvelle  Saint-Barthé- 
lémy, en  conçurent  des  soupçons  et  se  tinrent  sur 
leurs  gardes,  quoii|ue  eu  consentant  à  mettre  lin  aux 
hostilités.  Puis,  elle  imagina  d'assembler  les  états- 
généraux  à  Tours,  et  de  faire  déclarer  son  lils 
Henri  III  ciief  de  la  sainte  ligue,  pour  enlever  au 
duc  de  Guise  l'iniluence  qu'il  avait  acquise  sur  les 
catiioliques.  Il  en  résulta,  il  est  vrai,  (|ue  le  roi 
supplanta  momentanément  Henri  de  Guise  dans  le 
parti  des  ligueurs;  mais  cet  acte  de  déloyauté  en- 
liaina  la  rupture  des  nouveaux  traités  avec  les  cal- 
vinistes ;  et  la  guerre  civile  recommença  avec  une 
nouvelle  fureur. 

Le  prince  de  Condé,  le  roi  de  Navarre  et  le  maré- 
chal iJanville,  les  chefs  des  huguenots,  ayant  repiis 
les  armes  et  ouvert  la  campagne,  la  cour  envoya  im- 
médiatement contre  les  rebelles  deux  armées  :  l'une 
sous  les  ordres  du  duc  d'Anjou,  et  l'autre  sous  ceux 
du  duc  de  Mayenne,  frère  du  duc  de  Guise.  Il  ne  se 
passa  rien  de  remarquable  pendant  la  durée  de  ces 
guerres,  jiar  suite  de  la  mésintelligence  qui  s'était 
glissée  entre  les  chefs  des  huguenots  et  les  généraux 
des  armées  royales;  car  le  duc  d'Anjou  ne  ciiercliait 
qu'à  contrarier  les  opérations  du  duc  de  Mayenne, 
et  ne  dissimulait  pas  la  jalousie  (|ue  lui  inspirait  la 
famille  des  Guises,  sentiiueiit  qu'il  était  parvenu  à 
faire  partager  à  Henri  HI.  Celui-ci,  qui  voulait  avant 


tout  jouir  en  repos  de  toutes  les  délices  de  la  vie  et 
des  plaisirs  qui  flattaient  son  imagination  dépravée, 
craignant  de  se  voir  obligé,  par  les  succès  du  duc 
de  Mayenne  ou  par  les  victoires  des  huguenots,  de 
s'arracher  à  ses  mignons  et  à  ses  maîtresses  pour 
s'occuper  de  la  conservation  de  sa  couronne,  préféra 
entrer  en  arrangements  avec  les  calvinistes  et  signa 
un  nouveau  traité  avec  eux  dans  la  ville  de  Bergerac. 

Ce  fut  à  la  suite  des  fêtes  ((ue  le  roi  donna  au 
Louvre  pour  célébrer  cet  événement,  qu'eut  lieu  le 
fameux  duel  entre  Caylus,  l'un  des  granils  mignons 
de  lleiiii  III,  et-  le  jeune  Charles  de  Balsac  d'En- 
tragues,  favori  du  duc  de  Guise.  La  querelle  se  vida 
au  marché  aux  chevaux,  près  la  Bastille  :  Caylus 
étant  assisté  de  ses  deux  seconds,  Louis  de  Muugiron 
et  Livarot;  et  Balsac  d'Entragues  accompagné  du 
vicomte  de  Riberac  et  de  Chomberg.  Maugiron  et 
Choinberg  furent  tués  sur  place;  Riberac  mourut 
quelques  heures  après  de  ses  blessures  ;  Livarot  se 
retira  avec  un  coup  de  dague  qui  lui  avait  mis  tout 
le  crâne  à  découvert;  et  des  six  combattants,  d'En- 
tragues fut  le  seul  qui  s'en  alla  sain  et  sauf;  pour 
Caylus,  il  avait  reçu  dix-neuf  blessures. 

Peu  d'instants  après  cette  scène  déplorable,  le  sodO- 
mite  Henri  III,  qu'on  avait  prévenu  trop  tard,  accourut 
sur  le  lieu  du  combat,  prit  dans  ses  bras  le  corps 
inanimé  de  Maugiron,  le  couvrit  de  baisers,  en  ver- 
sant des  larmes  abondantes,  et  en  lui  prodiguant  les 
noms  les  plus  tendres,  comme  il  eût  fait  pour  une 
maîtresse  adorée  ;  puis  il  lui  coupa  ses  blonds  che- 
veux, et  les  fit  enfermer  dans  un  sachet  parfumé 
qu'il  porta  toujours  sur  son  cœur.  Ensuite  il  fit 
transporter  Caylus  dans  l'hôtel  de  Boisi,  et  ordonna 
qu'on  tendît  des  chaînes  aux  extrémités  de  la  rue 
Saint-Antoine,  pour  que  son  favori  ne  fût  point  fati- 
gué du  bruit  des  charrettes  et  des  chevaux.  Pendant 
trente-trois  jours  il  resta  au  chevet  du  lit  de  Caylus, 
le  servant  lui-même,  gourmandant  les  chirurgiens, 
les  menaçant  quand  le  mal  empirait,  et  leur  faisant 
les  plus  magniiiques  promesses  lorsque  l'état  du 
blessé  paraissait  s'améliorer  :  les  res.sources  de  1  art 
furent  inutiles,  et  le  malade  expii-a.  Le  roi  parut 
inconsolable  de  la  mort  de  Caylus  ;  non-seulement 
il  le  baisaetlui  coupa  lescheveux,  comme  il  avait  fait  à 
Maugiron,  mais  encore  il  lui  ôta  les  pendants  d'oreilles 
qu'il  lui  avait  donnés  et  attachés  de  sa  propre  main, 
et  il  voulut  les  porter  depuis  comme  un  souvenir  de 
l'amour  qu'il  avait  eu  pour  ce  favori.  Par  ses  ordres, 
les  corps  de  ses  mignons  furent  exposés  sur  un  lit 
de  parade,  ainsi  qu'on  avait  l'habitude  de  faire  pour 
les  |)rinces,  et  toute  la  cour  assista  à  leurs  funé- 
railles. Les  restes  de  Caylus  et  do  îtlaiigiron  furent 
inhumés  dans  l'église  de  Saint-Paul,  où  queliiues 
mois  après  on  déposa  le  cadavre  d'un  gentilhomme 
bordelais  nommé  Saint-Mesgrin,  un  autre  favori  de 
Sa  Majesté,  assassiné  de  nuit,  à  la  sortie  du  Louvre, 
par  le  duc  de  Guise,  dont  il  avait  séduit  la  femme. 

yuoi([uele  roi  regrettât  fort  son  ami,  il  n'osa  pas  le 
venger,  ni  même  faire  de  menaces,  tant  la  maison  des 
Guises  était  à  craindre;  et  les  choses  allèrent  si  loin, 
que  pour  balancer  l'influence  de  ces  princes,  il  se 
vit  contraint  de  faire  un  traité  secret  avec  Henri  de 
Navarre,  et  de  lui  donner  des  sommes  considérables 
pour  soutenir  la  guerre  contre  les  armée?  Toyales  ot 


COk 


HISTOIRE    DES     IWl'KS 


coutre  les  troupes  de  k  ligue.  Après  quoi,  Sa  Majestt' 
l'outiuua  le  cours  do  ses  débauches  cl  s'oecu])a  plus 
gjue  jamais  Je  bals,  de  mascarades,  de  processions  et 
li  orgies,  ne  s'arracliant  à  se*  plaisirs,  à  ses  débau- 
ches que  pour  piller  ses  sujets,  soit  eu  augmentant 
les  tailles,  soit  en  vendant  les  oflices  de  judicalure  et 
les  bénéCces  ecclésiastiques,  soit  en  envoyant  des 
assassins  gagés  chez  les  riches  bourgeois  de  la  capi- 
tale avec  des  mandats  à  vue  qu'ils  étaient  obligés 
d'acquitter  sur  la  signature  du  monarque,  sous  peine 
de  mort;  car  le  bon  roi  Henri  III  ne  pardonnait  guère 
à  ceux  qui  refusaient  de  lui  donner  de  l'argent,  non 
plus  qu'à  ceux  qui  allaient  à  l' encontre  de  sesamours. 

Ainsi  en  donna-t-ilune  preuve  en  poursuivant  dé- 
loyaleraent  un  seigneur  de  sa  cour  nommé  Bussy 
d'Amboise.  qui  était  devenu  l'amant  de  Aladame 
Marguerite  de  Navarre;  par  malheur  ce  brave  gentil- 
homme, qui  aimait  plusieurs  belles  à  la  fois,  laissa 
tomber  une  lettre  adressée  au  duc  d'Anjou,  et  dans 
laquelle  il  disait  au  prince  qu'il  avait  tendu  des  rets 
à  la  biche  du  grand  veneur,  et  qu'il  la  tenait  dans 
ses  filets.  Cette  lettre  fut  portée  au  roi,  qui,  sacliuni 
que  cette  biche  n'était  autre  que  Charlotte  de  Cham- 
bre, femme  du  comte  de  ÏNIontsoreau,  qui  avait  ob- 
tenu la  charge  de  grand  veneur,  eut  la  lâcheté  de 
montrer  au  mari  la  preuve  de  son  déshonneur,  et  de 
lui  enjoindre  de  forcer  sa  femme  à  donner  un  ren- 
dez-vous à  Bussy,  dans  un  château  isolé. 

Bussy  d'Amboise  ne  manqua  pas  d'aller  au  lieu 
(jiie  lui  indiquait  la  belle  Charlotte;  à  minuit,  il  se 
présenta  aux  portes  dtr  manoir  ;  une  femme  l'intro- 
duisit dans  une  chambre  à  coucher,  et  le  prévint 
qu'il  n'aurait  pas  longtemps  à  attendre;  en  effet, 
presque  au  même  instant,  douze  hommes  masqués 
se  ruèrent  dans  la  chambre  où  il  avait  été  enfermé. 
Quoique  à  peine  vêtu  et  armé  seulement  d'une  épée, 
Bussy  d'Amboise  ne  laissa  pas  que  de  se  défendre  con- 
tre ses  assaillants  ;  et  après  avoir  brisé  son  arme,  il 
se  servit  des  tables,  des  bahuts  et  des  escabelles,  et 
mit  quatre  ou  cinq  de  ses  ennemis  hors  de  combat  ; 
enfin  le  nombre  l'emporta,  et  il  tomba  baigné  dans 
Sun  sang  et  percé  de  vingt-cinq  blessures. 

Telle  fut  la  triste  fin  de  l'amant  de  Marguerite  de 
Navarre;  celle-ci  ne  s'en  inquiéta  pas  autrement,  oc- 
cupée qu'elle  était  de  nouvelles  intrigues. 

Henri  III,  satisfait  du  résultat  de  son  odieuse  ma- 
chination, parut  enfin  consolé  de  la  perte  de  ses 
mignons,  et  concentra  toutes  ses  affections  sur  le 
beau  d'Épernon  et  sur  le  seigneur  d'Arqués,  qu'il  fit 
ducs  et  pairs,  leur  donnant  séance  après  les  princes 
du  sang.  Ces  distinctions  le  rendirent  odieux  à  tous 
les  seigneurs,  comme  déjà  ses  prodigalités  lui  avaient 
attiré  l'animadversion  publique  ;  mais  ce  qui  porta 
l'indignation  à  son  comble,  ce  furent  les  folles  dé- 
jn-nses  de  la  cour  à  l'occasion  du  mariage  du  nou- 
veau duc  de  Joyeuse  avec  Marguerite  de  Lorraine, 
sœur  de  la  reine,  dans  un  moment  où  la  nation  était 
dans  la  plus  extrême  misère.  Les  historiens  qui  nous 
ont  transmis  la  relation  des  fêtes  que  donna  Sa  Ma- 
jesté à  son  favori,  disent  que  Henri  III  conduisit  la 
mariée  à  son  époux,  accorayjagnée  des  princesses  et 
;ie  toutes  les  dames  de  la  cour.  Les  vêtements  du  roi 
et  ceux  du  duc  de  Joyeuse  étaient  semblables,  ajou- 
tent-ils, et  d'une  magnificence  inouïe;  ils  étaient  re- 


iDUverts  do  perles,  de  pierreries  d'un  prix  inestima- 
ble, et  avaient  coûté  plus  de  dix  mille  écus  de  fac^on. 
.\ux  dix-si'i)t  iéstins  ipii  furent  donnés  pendant  les 
noces,  par  coniniandement  du  roi,  tous  les  seigneurs 
et  daines  de  la  cour  iiarurent  avec  de  nouveaux  vê- 
lements de  toile  et  de  drap  d'or  enrichis  de  passe- 
ments, de  guipures,  de  récamures,  de  pierreries  et 
de  perles  en  grand  nombre  et  d'un  grand  prix.  Dans 
les  habillements  des  pages,  des  laquais,  et  jus((ue 
dans  les  garnitures  des  chariots,  l'or,  l'argent  el  le 
velours  avaient  été  tellement  prodigués,  qu'il  sem- 
blait qu'on  les  eût  donnés  pour  l'amour  de  Dieu. 

Enfin  la  dépense  fut  si  considérable,  qu'on  estima 
que  les  soupers,  les  illuminations,  les  mascarades, 
les  combats  à  pied  et  à  cheval,  les  joutes,  les  tour- 
nois, la  niusii|ue,  les  danses  et  les  feux  d'artifice 
engloutiraient  deux  années  d'impôts. 

Pendant  que  le  roi  prodiguait  les  trésors  de  la 
France,  et  se  livrait  à  toutes  sortes  de  voluptés,  la 
peste,  la  guerre  civile  et  l'odieuse  Catherine  de  Mé- 
dicis  désolaient  les  provinces  et  en  décimaient  les 
habitants.  Habile  dans  l'art  de  régner,  cette  exécra- 
ble femme  cherchait  à  créer  de  tous  côtés  des  em- 
barras à  son  fils  pour  conserver  son  autorité  ;  elle 
excitait  les  défiances  de  Henri  de  Navarre  contre  les 
Guises;  elle  poussait  ceux-ci  dans  la  révolte,  et  fo- 
mentait des  divisions  même  entre  ses  propres  en- 
fants, présentant  à  Henri  III  le  duc  d'Anjou,  son 
frère,  comme  un  ambitieux  prêt  à  luiari'acher  la  cou- 
ronne, el  lui  conseiflant  d'en  finir  une  bonne  fois 
avec  ce  jeune  présomptueux. 

Pour  lui  complaire.  Sa  Majesté  invita  son  frère  à 
souper  ;  et  dans  la  même  nuit  le  duc  d'Anjou  se 
sentit  atteint  de  coliques  et  de  tranchées  violentes. 
On  remarqua  depuis  une  grande  altération  dans  sa 
santé,  et  quelques  mois  après  il  expira,  se  plaignant, 
dit. Pierre  de  l'Estoile,  d'avoir  fait  trop  bonne  chère 
chez  le  roi  son  gracieux  frère. 

Cet  événement  compliqua  singulièrement  la  posi- 
tion des  affaires,  et  força  les  partis  à  porter  leur  at- 
tention sur  la  succession  à  la  couronne  dans  le  cas 
où  le  roi  viendrait  à  mourir  sans  enfants.  Les  Gui- 
ses, qui  avaient  intérêt  à  écarter  Henri  de  Navarre 
pour  se  frayer  un  chemin  au  trône,  se  réunirent  à 
Catherine  de  Médicis,  proclamèrent  le  vieux  cardinal 
de  Bourbon  premier  prince  du  sang,  publièrent  en 
son  nom  un  manifeste  dans  lequel  ils  recomman- 
daient aux  Français  de  maintenir  la  couronne  dans 
la  branche  catholique,  et  commencèrent  la  guerre 
contre  les  protestants  et  contre  le  roi,  qui  s'était  pro- 
noncé pour  Henri  de  Navarre. 

Les  succès  des  Hgueurs  contraignirent  bientôt  le 
monarque  efféminé  à  abandonner  le  parti  de  son  cou- 
sin, à  se  tourner  contre  les  huguenots  et  à  donner 
son  approbation  à  la  bulle  du  pape  qui  déclarait  les 
princes  de  Condé  et  de  Navarre  inhabiles  à  succéder 
à  la  couronne.  Ceux-ci  se  préparèrent  alors  à  guer- 
royer contre  les  Guises  ;  el  bientôt  les  jirovinces  se 
Irouvèrenl  sillonnées  par  trois  armées  :  celle  des  roya- 
listes, celle  des  calvinistes  et  celle  des  ligueurs;  tou- 
tes les  trois  pillant,  ravageant,  égorgeant  à  l'envi 
l'une  de  l'autre.  Cette  guerre  fut  appelée  la  guerre 
des  trois  Henri,  du  nom  des  trois  chefs,  Henri  de 
Navarre,  Henri  de  Guise  et  Henri  III. 


606 


HISTOIRE     DES     PAl'ES 


Quoique  la  France  fùl  à  feu  et  à  sang,  son  roi  ne 
iliangeait  rien  à  ses  habitudes,  et  continuait  à  ilé- 
penser  en  (êtes  l'argent  (|ue  ses  trésoriers  lui  don- 
naient pour  l'entretien  do  ses  troupes.  Quant  à  la 
reine  mère,  elle  poursuivait  sa  politique  tortueuse; 
elle  augmentait  les  mécontentements,  excitait  habile- 
ment les  haines  des  prétendants,  et  poussait  à  une 
désorganisation  générale  du  royaume.  Enlin,  grâce 
à  son  génie  infernal,  les  fureurs  de  la  guerre  civile 
et  du  fanatisme  se  déchaînèrent  sur  la  France,  et  le 
roi  se  trouva  dans  l'obligation  de  laisser  le  gouver- 
nail de  l'État  à  sa  mère,  et  d'avoir  recours  tantôt 
aux  huguenots  pour  résister  aux  ligueurs,  et  tantôt 
aux  Guises  pour  lutter  contre  les  protestants,  selon 
que  les  circonstances  l'exigeaient,  pour  maintenir 
une  espèce  d'équilibre  entre  les  partis. 

Néanmoins  les  succès  de  Henri  de  Navarre  fini- 
rent par  alarmer  le  roi.  et  le  déterminèrent  à  en- 
voyer contre  lui  une  armée  formidable,  qu'il  plaça 
sous  le  commandement  de  son  mignon,  le  duc  de 
Joyeuse.  Celui-ci  remporta  d'abord  quelques  avan- 
tages sur  les  protestants,  et  leur  prit  plusieuis  villes 
où  il  commit  des  atrocités  qui  lui  valurent  les  éloges 
du  roi  ;  mais  ensuite,  s'étant  avancé  en  Guyenne,  il 
livra  bataille  à  Henri  de  Navarre  dans  la  plaine  de 
Coulras,  et  son  armée  fut  taillée  en  pièces.  Presque 
toute  la  noblesse  périt  dans  cette  journée  ;  le  duc  de 
.Joyeuse  lui-même,  blessé  grièvement,  fut  achevé  de 
sang-froid  après  le  combat;  les  uns  disent  par  la 
Mothe  Saiut-Heraye,  d'autres  par  deux  capitaines 
d'infanterie,  appelés  Bordeaux  et  Dcscentiers.  Tou- 
tefois cette  défaite  ne  porta  pas  un  grand  coup  au 
parti  royaliste,  par  suite  du  caractère  léger  et  avan- 
tureux  de  Henri  de  Navarre.  Au  lieu  de  poursuivre 
ses  succès  et  de  marcher  en  avant,  le  prince  aban- 
donna son  armée  et  retourna  dans  le  Béarn  auprès 
d'une  de  ses  maîtresses.  Mais  si  la  bataille  ne  profita 
pas  aux  huguenots,  elle  servit  à  accroître  l'audace  des 
ligueurs  ;  Henri  de  Guise,  ([ui  se  sentait  fort  de  l'ap- 
pui de  Catherine  de  Médicis,  voulut  prendre  occa- 
sion de  ce  désastre  pour  se  faire  nommer  lieutenant 
L,'énéral  du  royaume.  Henri  HI,  instruit  des  projets 
du  duc,  lui  fit  signifier  l'ordre  formel  de  ne  pas  en- 
trer dans  Paris  ;  ce  qui  n'empêcha  pas  Henri  de 
Guise  de  se  présenter  aux  portes  de  la  capitale  avec 
une  escorte  de  sept  officiers  seulement,  qui  se  gros- 
sit successivement  de  plus  de  cinquante  mille  hom- 
mes dans  le  trajet  qu'il  eut  à  parcourir  pour  se  ren- 
dre à  l'hôtel  de  Soissons,  où  résidait  la  reine  mère; 
puis,  par  un  excès  d'audace,  il  osa  demander  à  Ca- 
therine de  l'accomjjagner  chez  le  roi.  On  prétend 
que  Henri  HI  était  dans  son  cabinet  avec  un  sei- 
gneur nommé  Alphonse  Corse  lorsqu'on  vint  lui  an- 
noncer la  visite  du  duc,  et  qu'en  entendant  pronon- 
cer son  nom,  il  se  tourna  vers  ce  gentilliomme  et 
lui  dit  :  «  Eh  Lien  !  messire,  que  feriez-vous  à  ma 
place  si  un  sujet  osait  entrer  dans  votre  capitale  et 
contrevenir  ainsi  à  vos  ordres?  » —  Et  sur  un  signe 
de  celui-ci  qu'il  le  ferait  poignarder:  «  Non,  non, 
ajouta-t-il,  je  ne  puis  encore  me  servir  de  votre  ex- 
pédient. »  Après  quoi  il  donna  ordre  qu'on  fit^  entrer 
le  duc,  le  gourmanda  faiblement  sur  sa  désobéissante, 
et  le  congédia  en  lui  permettant  de  rester   à  Paris. 

Hemi  de  Guise,  surpris  de  cette  réception  presijue 


amicale,  soupçonna  qu'il  se  tramait  quelque  chose 
contre  lui;  et  ayant  mis  ses  espions  en  campagne,  il 
ne  fut  pas  longtemps  à  apprendre  que  Sa  Majesté  son- 
geait à  le  faire  enlever.  Alors  il  résolut  à  son  tour  de 
frapper  un  grand  coup  et  de  s'emparer  de  la  personne 
du  roi.  Ses  Albanais  et  les  gens  de  guerre  ([ui  étaient 
à  son  service,  et  qu'il  avait  laissés  hors  de  Paris, 
eurent  ordre  d'entrer  file  à  file  dans  la  ville,  et  de 
venir  se  ranger  en  bataille  autour  de  son  hôtel,  sous 
prétexte  de  le  garder,  mais  en  réalité  pour  tenter  un 
coup  de  main  contre  le  Louvre.  Le  roi  eut  connais- 
sance de  ce  qui  se  passait;  et  afin  d'eifrayer  les  re- 
belles, il  donna  ordre  à  son  grand  prévôt  de  saisir  les 
principaux  ligueurs  et  les  partisans  de  Guise,  et  de 
les  pendre  en  place  de  Grève. 

Celte  démonstration  produisit  un  effet  contraire  à 
celui  que  Henri  IH  en  attendait;  au  lieu  d'intimider 
les  ligueurs  elle  les  exaspéra;  de  toutes  parts  on  éleva 
des  barricades,  on  tendit  les  chaînes  qui  fermaient 
les  rues;  tous  les  citoyens  s'armèrent  et  chassèrent 
devant  eux  les  troupes  royales.  Henri  redoutant  d'être 
forcé  de  se  rendre  s'il  restait  à  Paris,  profita  de  la 
nuit  pour  s'échapper,  et  courut  se  réfugier,  d'abord 
à  Chartres,  ensuite  à  Rouen.  Catherine  de  Médicis 
resta  dans  la  capitale,  se  posa  comme  médiatrice 
entre  le  duc  de  Guise  et  son  fils,  et  arracha  à  ce  der- 
nier un  édit  de  réunion,  qui  déclarait  l'exclusion  des 
princes  protestants  à  la  couronne,  et  assurait  l'héré- 
dité à  la  branche  aînée  de  Lorraine.  Néanmoins  elle 
ne  put  déterminer  le  roi  à  venir  habiter  le  Louvre, 
soit  qu'il  eût  peur  d'une  révolution,  soit  qu'il  eût 
déjà  formé  le  projet  de  faire  assassiner  les  Guises, 
projet  qu'il  eût  été  fort  dangereux  d'exécuter  dans 
Paris.  Il  continua  à  résider  à  Rouen,  et  ne  sortit  de 
cette  ville  que  pour  se  rendre  aux  états-généraux, 
qu'il  avait  convoqués  à  Blois,  accompagné  d'une  nom- 
breuse noblesse  et  du  beau  duc  d'Êpernon,  qui  avait 
succédé  dans  ses  bonnes  grâces  au  duc  de  Joyeuse. 
Le  but  de  Sa  Majesté,  en  faisant  appel  à  la  nation, 
était  de  réunir  sous  sa  main  tous  ceux  quelle'  voulait 
frapper,  et  de  se  faire  allouer  de  nouveaux  subsides, 
c'est-à-dire  d'assurer  sa  tranquillité  au  prix  d'un 
crime  odieux,  et  de  se  procurer  les  moyens  de  con- 
tinuer ses  débauches. 

Dès  le  premier  jour  de  l'ouverture  des  états,  Henri  de 
Guise  et  le  cardinal  de  Lorraine  son  frère  arrivèrent  à 
Blois,  et  vinrent  faire  leur  cour  au  roi.  Celui-ci  les  reçut 
en  apparence  avec  une  extrême  affabilité,  et  commu- 
nia avec  eux  en  signe  de  réconciliation;  mais  il  n'en 
poursuivit  pas  moins  son  projet  de  meurtre.  Quand 
Henii  HI  eut  pris  toutes  ses  mesures, il  manda  le  duc 
auprès  de  lui  et  le  fit  poignarder  à  la  porte  même  de 
sa  chambre.  Le  cardinal  de  Lorraine  fut  arrêté  par  ses 
ordres,  renfermé  dans  une  des  chambres  du  palais  et 
assassiné  pendant  la  nuit.  Les  autres  princes  de  la 
maison  de  Lorraine,  avertis  à  temps  de  ce  qui  s'était 
passé,  s'enfuirent  de  Blois,  et  firent  révolter  les  prin- 
cipales villes  du  royaume  contre  le  roi,  qui  ne  fut 
plus  désigné  par  les  ligueurs  que  par  le  nom  de  Henri 
de  Valois.  Paris  nef  fut  pas  la  dernière  à  prendre  les 
armes,  tous  les  bourgeois  se  réunirent  en  milice,  ré- 
tablirent le  conseil  des  Seize,  et  proclamèrent  le  duc 
de  Mayenne,  frère  du  duc  de  Guise,  lieutenant  géné- 
ral du  loyaume  et  investi  de  l'autorité  suprême. 


ROIS,     REINES.     EMPEREURS 


G07 


Henri  III,  se  voyant  aI)andonné  des  catlioliques, 
voulut  se  rapprocher  du  roi  do  Navarre  et  des  hu- 
};uenots,  afin  de  reprendre  le  dessus  et  d'écraser  la 
ligue  avec  leur  secours;  mais  avant  qu'il  eût  pu  mettre 
ce  projeta  exécution,  il  perdit  l'âme  de  ses  conseils, 
l'exécrable  Catherine  de  Médicis;  cette  reine  qui,  sem- 
blable à  un  génie  malfaisant,  présidait  depuis  trente 
ans  aux  destinées  de  la  France,  et  par  un  enchaîne- 
ment de  crimes  et  d'attentats,  par  une  lonj^ue  série 
de  fourberies  et  de  trahisons,  poussait  le  royaume 
dans  un  abîme  et  préparait  son  entière  destruction. 

La  haine  qu'avait  excitée  cette  femme  était  si  pro- 
fonde, et  l'indignation  qu'elleavait  inspirée  si  grande 
parmi  le  peuple,  que  le  jour  où  l'on  reçut  la  nou- 
velle de  sa  mort,  on  afficha  à  la  porte  du  palais  des 
Tuileries  les  vers  suivants,  qui  faisaient  allusion  à  la 
reine  mère  et  à  la  Jézabel  de  l'Écriture  sainte  : 

L'on  demande  la  convenance 
Do  Catlierine  et  de  Jézabel  ; 
L'une  a  ruiné  Israi>l, 
Lautre  ruine  la  France  ; 
L'une  fut  de  malien  extrême, 
Kt  l'autre  est  le  crime  lui-même. 
Enfin,  le  jugement  fut  tel  : 
Par  une  vengeance  divine, 
Les  chiens  niangfrent  Jézabel; 
La  charogne  de  Catherine 
Sera  difl'érente  en  ce  point, 
Que  les  chiens  mêmes  n'en  voudront  point! 

Les  bourgeois  de  Paris  firent  signifier  au  roi  qu'il 
eût  à  ne  pas  envoyer  les  restes  de  sa  mère  à  Saint- 
Denis  pour  les  faire  inhumer  dans  le  tombeau  qu'elle 
s'était  fait  construire,  s'il  ne  voulait  exposer  le  ca- 
davre à  être  traîné  à  la  voirie  ou  jeté  dans  la  rivière. 
Henri  III  fit  enterrer  sa  mère  à  Blois,  presque  sans 
pompe;  «  car  la  reine  Catherine,  dit  l'Estoile,  n'eut 
pas  plutôt  rendu  le  dernier  soupir,  qu'on  n'en  fit  pas 
plus  compte  que  d'une  clièvre  morte  !  » 

Après  avoir  assisté  aux  funérailles  de  sa  mère, 
Henri  III  réunit  son  armée  à  celle  du  roi  de  Navarre, 
et  tous  deux  vinrent  mettre  le  siège  devant  Paris, 
ayant  sous  leurs  ordres  le  maréchal  de  Riron  et  le 
duc  d'Épernon.  Plusieurs  avantages  remportés  sur 
les  ligueurs  leur  permirent  de  s'approcher  de  la  capi- 
tale, et  bientôt  même  ils  se  trouvèrent  en  état  d'en 
former  le  siège,  grâce  à  un  renfort  de  troupes  suisses 
que  leur  amjena  le  seigneur  de  Sanci.  Après  deux 
mois  de  blocus,  la  ville,  réduite  aux  dernières  extré- 
mités, parlait  de  se  rendre,  lorsqu'un  événement 
inattendu,  la  mort  de  Henri  III,  vint  jeter  le  trouble 
dans  le  camp  des  confédérés  et  les  força  à  lever  le 
siège.  Le  poignard  du  fanatique  Jacques  Clément 
avait  fait  justice  de  ce  digne  rejeton  do  Catherine  de 
Médicis,  de  cet  infâme  sodomite,  de  ce  nouvel  Ilé- 
llogabale,  le  dernier  de  cette  race  des  Valois  qui  avait 
fourni  ù  la  France  ses  rois  les  plus  sanguinaires,  et 
qui  depuis  deux  cent  soixante  ans  mangeait  et  ron- 
geait le  peuple  jusqu'aux  os. 

Maintenant  une  autre  dynastie,  celle  des  Bourbons, 
va  s'asseoir  sur  le  trône,  et  la  France  courbera  le 
front  sous  de  nouveaux  maîtres  aussi  avides,  aussi 
dépravés,  aussi  cruels  que  leurs  prédécesseurs,  mais 
plus  habiles  dans  l'art  de  duper  les  hommes  et  de 
cacher  leur.s  vices  sous  un  masque  d'hypocrisie.  Le 


chef  de  cette  nouvelle  race,  Henri  de  Bourbon,  roi 
de  Navarre,  fils  d'Antoine  de  Bourbon  et  de  Jeanne 
d'Albret,  était  né  dans  le  château  de  Pau,  en  Béarn, 
le  13  décembre  1553.  Ce  prince  avait  passé  les  pre- 
mières années  de  sa  jeunesse  auprès  de  Susanne  de 
Bourbon  Busset,  femme  de  Jean  d'Albret,  baron  de 
;\Iiossens,  dans  le  château  de  Goaraze,  gravissant  les 
rochers,  supportant  le  froid  et  le  chaud,  luttant  de 
force  et  d'agilité  avec  les  enfants  basc[ues,  et  se  frot- 
tant à  cette  rude  éducation  du  peuple  qui  eût  fait  de 
Henri  de  Bourbon  un  homme  honnête,  si  à  l'âge  de 
neuf  ans  son  père  ne  l'eût  retiré  des  mains  de  son 
oncle  pour  le  conduire  à  la  cour  de  l'infâme  Cathe- 
rine de  Médicis. 

Quoique  transporté  dans  un  monde  nouveau  et 
musqué,  le  jeune  Béarnais  conserva  encore  quelque 
temps  le  caractère  énergique  de  sa  première  éducation  ; 
ainsi  l'on  raconte  qu'un  jour,  s'étant  pris  de  dispute 
au  jeu  avec  Charles  IX,  qui  n'avait  pas  douze  ans,  il 
tendit  son  arc  contre  le  jeune  roi,  et  sans  l'interven- 
tion des  gardes,  il  eût  tiré  sa  flèche,  et  peut-être  la 
France  eût  compté  un  tyran  de  moins.  Henri  fut 
pour  ce  fait  impitoyablement  fouetté,  tenu  à  l'écart, 
et,  peu  de  temps  après,  renvoyé  dans  le  Béarn. 

A  son  retour,  Jeanne  d'Albret  lui  fit  embrasser  le 
protestantisme  et  le  présenta  aux  chefs  de  ce  parti 
comme  héritier  d'Antoine  de  Bourbon,  son  père,  qui 
venait  d'être  tué  au  siège  de  Rouen.  Le  nouveau  roi 
de  Béarn  passa  plusieurs  années  sous  la  tutelle  de  sa 
mère,  dans  son  gouvernement  de  Guyenne  et  dans  les 
domaines  qui  en  faisaient  partie,  voyageant  de  châ- 
teaux en  châteaux,  de  villes  en  villes.  Le  jeune  prince 
ne  résidait  jamais  plus  d'un  mois  dans  le  même  en- 
droit, de  peur  d'être  enlevé  par  les  émissaires  de  Phi- 
lippe n  ou  de  Catherine  de  Médicis,  qui  associaient 
leur  haine,  leur  fanatisme  et  l^ur  politique  pour  mi- 
ner le  parti  huguenot  et  qui  convoitaient  tous  deux 
l'héritage  de  Henri  de  Navarre. 

Déjà  ce  jeune  prince  commençait  à  se  distinguer 
comme  un  héros  de  tavernes  et  de  lupanars:  partout 
sur  son  passage  il  faisait  des  dettes  considérables; 
et  lorsqu'il  était  à  bout  de  crédit  avec  les  hôteliers  et 
les  filles  d'amour,  il  écrivait  aux  seigneurs  et  aux 
dames  de  la  principauté  de  Guyenne ,  sans  même 
qu'il  les  connût,  et  leur  demandait  sans  façon  de 
l'argent  sur  sa  signature. 

Enfin  le  jeune  Henri  atteignait  sa  seizième  année, 
lorsque  les  protestants,  fatigués  de  la  tyrannie  de 
Catherine  de  Médicis,  reprirent  les  armes  pour  la 
troisième  fois.  L'intrépide  Jeanne  d'.4.1bret  descendit 
alors  des  Pyrénées  et  prit  lu  roule  de  la  Rochelle 
avec  son  fils  et  deux  cents  gentilshommes  qui  lui 
servaient  d'escorte,  emportant  le  prix  de  ses  do- 
maines et  de  se.s  joyaux  qu'elle  avait  engagés,  et  dé- 
cidée à  se  fixer  dans  cette  ville,  qui  était  la  seule 
place  où  elle  fût  réellement  en  sûreté.  La  reine  de 
Navarre  y  trouva  Louis  de  Gondé,  son  beau-frère, 
qui  commandait  les  armées  des  protestants,  et  qui 
consentit  à  sa  prière  à  former  le  jeune  Béarnais  au 
métier  des  armes. 

Après  la  mort  du  clief  des  huguenots  et  la  perte 
de  la  bataille  de  Jarnac,  l'armée  calviniste  déféra  le 
titre  de  général  conjointement  à  Henri  de  Navarre  et 
à   Henri  de  Gondé  son   cousin,  sous  la  direction  de 


60S 


HISTOIUH     DKS     l'APES 


l'aniii-al  lii'  (".nliijny,  (|ni  l'Oiniiiamluil  on  ii'alitr  sous 
li'iir  nom.  Ci'  lui  alors  iiui>  Hi'iiri  ilo  Bourhon  lil  son 
apjiri'ntissai;o  dans  l'ait  oxécrahio  dv  la  iruerie,  ol 
apjiiil  à  ravaiior  les  campagnes,  à  dévaster  les  mois- 
sons des  pauvres,  à  incendier  les  fermes,  à  égorger 
les  cullivatenrs,  à  passer  au  fil  de  l'épée  des  milliers 
d'iiabitants  sans  dél'euse,  à  massacrer  les  enfants,  à 
violer  les  femmes  et  les  jeunes  lilles,  et,  pour  tout 
dire,  à  faire  tout  ce  qu'ont  l'habiludede  faire  les  gens 
de  guerre.  Pendant  toute  la  durée  des  hostilités,  les 
deux  jeunes  princes  se  tinrent  constamment  à  l'arrière- 
garde,  et  prirent  si  grand  soin  de  ne  pas  exposer  leurs 
personnes,  »|ue  les  catholiques  et  même  les  huguenots 
les  désignèrent  par  le  nom  de  pages  de  l'amiral. 

Par  suite  de  négociations,  la  guerre  fut  suspendue; 
et  en  signe  de  réconciliation  sincère  entre  les  catho- 
liques et  les  protestants,  Catherine  de  IMédicis  offrit 
de  doiiner  en  mariage  au  jeune  roi  de  Navarre  une 
de  ses  filles,  Marguerite  de  Valois,  Jeanne  d'Albret 
accueillit  avec  empressement  la  proposition  d'une  al- 
liance qui  faisait  présager  la  lin  des  hostilités,  et  se 
rendit  à  Paris  pour  régler  les  conditions  du  mariage 
de  son  fils  avec  la  sreur  du  roi  de  France. 

Vingt  jours  après  Uarrivée  de  cette  princesse  dans 
la  capitale,  messire  René  le  Florentin,  parfumeur 
des  nobles  dames  de  la  cour,  lui  fournit  des  gants 
dans  lesquels  il  avait  introduit,  un  poison  subtil  qui 
s'infiltra  à  travers  les  porcs  et  causa  la  mort  de  la 
reine  de  Navarre.  «  Tel  fut  le  sort  de  cette  princesse 
i\m  n'avait  de  femme  qua  le  sexe,  dit  d'Aubigné,  et 
dont  l'âme  était  toute  aux  choses  viriles,  l'esprit  aux 
grandes  affaires,  et  le  cœur  invincible  aux  adver- 
sités. >)  Au  lieu  de  venger  ce  lâche  assassinat,  Henri, 
devenu  roi  ]  ar  le  crime  de  Catherine  de  Médicis, 
n'eut  point  honte  de  consommer  son  mariage  avec  la 
sœur  de  Charles  IX  sur  le  cercueil  de  sa  mère, 

A  l'occasion  des  noces  du  roi  de  Navarre,  on  donna 
au  Louvre  des  fêtes  brillantes  ;  et  entre  autres  on 
figura  «n  bizarre  tournoi,  dans  lequel  Henri  se  pré- 
sentait pour  disputer  l'entrée  du  paradis  et  était  re- 
poussé dans  l'enfer,  d'où  Mercure  et  l'Amour  ve- 
naient l'arracher.  Cette  allégorie  présageait  au  prince 
le  sort  qu'on  lui  réservait;  et  en  effet,  moins  de  cinq 
jours  après,  il  vit  se  réaliser  cette  mystérieuse  pré- 
diction dans  la  nuit  de  la  Saint-Barthéleray,  tenant 
à  lui,  il  ne  courut  personnellement  aucun  risque  ;  et 
soit  que  la  peur  de  la  mort  eût  glacé  son  sang,  soit 
que  ce  fût  insensibilité  naturelle,  pendant  cette  hor- 
rible nuit,  il  resta  impassible,  il  écouta  les  gémi'sse- 
ments  des  victimes  et  les  hurlements  des  bourreaux 
sans  faire  aucune  tentative  pour  sauver  ijuciqu'un 
des  siens  ;  il  ne  prononça  pas  une  parole,  et  ne  de- 
manda même  pas  à  voir  Charles  IX  pour  obtenir  la 
vie  de  ses  amis,  de  ses  serviteurs,  ainsi  que  fit  au 
moins  Marguerite  de  Navarre,  la  fille  de  Catherine 
de  Médicis! 

Bien  au  contraire,  sur  la  menace  du  roi,  qui  lui 
donna  à  choisir  entre  la  messe  et  la  mort,  il  abjura 
le  calvinisme,  écrivit  au  pape  pour  implorer  sa  miséri- 
corde, et  proscrivit  l'exercice  de  la  religion  réformée 
dans  ses  États  de  Navarre.  Henri  de  Bourbon  fit 
plus  encore,  il  poussa  la  lâcheté  jusqu'à  obéir  à  l'in- 
fâme Charles  IX,  qui  lui  commanda  de  le  suivre  au 
charnier  de  Montfaucon  pour  contempler  les  cadavres 


(les  ))rotestants,  et  de  l'accompiigner  à  l'hôtel  de 
ville  pour  assister  à  l'exécution  ([ui  eut  lieu  par  ar- 
rêt du  Parlement  sur  l'efligie  de  Coligny.  Et  ce  qui 
passe  toute  croyance,  il  demanda  à  suivre  le  roi  au 
siège  de  la  Rochelle,  et  se  battit  contre  ceux  qui  au- 
trefois lui  avaient  donné  asile  dans  leurs  murailles 
et  l'avaient  défendu  contre  ses  ennemis! 

Cette  glorieuse  expédition  terminée,  Henri  revint 
à  la  cour  se  mêler  aux  orgies  de  Charles  IX,  et 
pendant  quatre  années  il  se  livra  aux  plus  crapu- 
leuses débauches.  Enfin,  Charles  IX  étant  mort,  il 
accourut  à  Lyon  avec  toute  la  cour  pour  faire  hom- 
mage de  ses  Etals  à  Henri  HI  et  lui  prêter  serment 
d'inie  fidélité  inviolable.  Pendant  les  premières  an- 
nées de  ce  règne,  Henri  de  Navarre  figura  aux  côtés 
.lu  roi  dans  toutes  les  saturnales  de  la  cour,  et  dis- 
uita  même  aux  mignons  du  monarque  l'infamie  de 
ii'ur  rôle  odieux.  On  le  vit  constamment  à  la  suite 
du  prince,  soit  dans  les  lupanars,  soit  dans  les 
églises,  donnant  tour  à  tour  le  scandale  de  ses  dé- 
bauches et  de  ses  dévotions,  quittant  les  prostituées 
et  les  filles  d'honneur  de  la  reine  pour  figurer  dans 
les  processions  des  battus  avec  les  favoris  de  Henri  III. 

«  A  la  suite  de  ces  scènes  hypocrites  il  jetait  la 
discipline  et  la  haire,  dit  l'Estoile;  il  se  faisait  friser 
les  cheveux  à  la  manière  des  prostituées,  s'entourait 
le  col  de  fraises  garnies  de  dentelles,  qui  étaient 
empesées  et  longues  de  demi-pied,  de  façon  qu'à 
voir  sa  tête  sur  sa  chemise  d'atour,  il  semblait  que 
ce  fût  celle  d'une  oie  rengorgée  dans  ses  plumes; 
ensuite  il  se  fardait  les  joues  et  affectait  des  ma- 
nières efféminées  et  impudiques  ;  puis,  sa  toilette 
terminée,  il  rejoignait  le  roi,  et  passait  le  reste  du 
temps  à  jouer,  à  blasphémer,  à  sauter,  à  danser,  à 
volter,  à  quereller,  à  paillarder,  à  voler  ou  à  courir 
les  bordeaux,  les  oratoires,  les  églises  et  les  cou- 
vents en  compagnie  du  sodomite  Henri  III,  » 

Enfin  il  était  tombé  dans  un  tel  mépris  à  la  cour, 
que  Henri  III  ne  craignait  pas  de  lui  proposer  un 
assassinat,  et  de  le  charger  de  poignarder  le  duc 
d'.-Vnjou  son  frère.  S'il  n'exécuta  pas  ce  nouveau 
crime,  ce  fut  non  parce  qu'il  lui  répugnait  de  faire 
une  besogne  de  bravo,  mais  par  suite  de  circonstan- 
ces inattendues  qui  l'empêchèrent  d'accomplir  les 
volontés  du  roi.  On  apprit  à  la  cour  que  les  hugue- 
nots, ardents  et  inquiets,  n'attendaient  f[u'une  cir- 
constance pour  lever  de  nouveau  l'étendard  de  la 
révolte,  et  demandaient  un  chef  qui  se  mît  à  leur 
tête  et  qui  les  aidât  à  venger  les  victimes  de  la 
Saint-Barthélémy.  Le  jeune  prince  de  Condé,  ré- 
pondant à  l'appel  des  calvinistes,  s'échappa  de  Paris, 
et  accourut  dans  la  Guyenne  prendre  le  commande- 
ment des  troupes  des  réformés.  De  son  côté,  le  duc 
d'Anjou,  qui  songeait  déjà  aux  moyens  d'augmenter 
ses  apanages  ou  de  détrôner  son  frère,  s'enfuit  de  la 
cour  avec  quelques  officiers,  et  vint  se  mettre  à  la 
tête  d'un   parti  de  mécontents, 

Henri  de  Navarre  seul  resta  auprès  du  roi,  dans 
l'espérance  d'être  nommé  lieutenant  général  du 
royaume,  dignité  que  la  baronne  de  Sauves,  sa  maî- 
tresse, voulait  qu'il  se  fit  conférer  pour  avoir  à  sa 
disposition  les  trésors  de  la  France.  Mais  quand  il 
vit  que  le  roi  ne  songeait  nullement  à  l'élever  à  celte 
haute  position,  qu'au  contraire  il  ne  se  faisait  faute 


ROIS,     REINES,     EMI'EREUUS 


609 


Siège  de  Paris  far  Henri  IV 


de  Ihumilier  à  tout  propos  et  de  l'accabler  de  bro- 
cards, lui  disant  entre  autres,  par  allusion  à  une  dif- 
fùrniité  de  son  visage,  «  ({u'il  avait  plus  de  nez  que 
de  royaume,  •>  il  résolut  à  son  tour  d'aljandonner 
Paris  et  de  tenter  fortune  à  la  faveur  des  guerres 
civiles.  Sous  prétexte  d'aller  à  la  chasse  à  Senlis,  il 
sut  se  débarrasser  des  gardes  attachés  à  sa  personne, 
et  parvint  à  gagner  la  i)rovince  d'Anjou,  galopant 
à  travers  champs,  ne  laissant  dans  la  capitale  (lue 
II 


deux  choses  dont  i!  se  souciait  fort  peu,  disuit-ili 
«  8  1  fcniniu  et  la  messe.  » 

^  Qucl([iies  chroniqueurs  ont  prétendu  que  le  roi  de 
Navarre  ne  s'était  sauvé  de  la  cour  que  d'accord  avei; 
Henri  III,  pour  semer  la  division  entie  les  protes- 
tants et  les  partisans  du  duc  d'Anjou,  qui  avaient 
fait  cause  commune  et  qui  se  préparaient  h  pousser 
vigoureusement  la  guerre  ;  Pierre  de  l'Estoile  al'liime 
même  que  Henri  de  Bourbon  reçut  pour  prix  de  sa 

165 


eio 


IIISTOIUK     DES     l'Al'HS 


perfidie  cent  mille  êcus.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  l'opinion  des  réforraés  sur  le  prince  était  si  dé- 
favoralilo,  (pio  pendant  trois  mois  il  Dc  put  être 
admis  au  nombre  des  chefs  de  l'insurrection,  ni 
dans  les  rangs  des  liutfuonots,  ni  dans  les  rangs 
des  partisans  du  duc  d'Anjou.  Il  obtint  cependant 
par  ses  espions  des  renseignements  tels  sur  la  posi- 
tion respective  du  duc  d'Anjou  et  du  prince  de 
Condé,  ({u'il  put  remplir  sa  mission  et  nioflro  la  cour 
à  même  de  détacher  le  frère  du  roi  du  ])nrli  des 
réformés,  et  d'obliger  ceux-ci  à  conclure  la  paix. 

Cela  fait,  Henri  de  Navarre,  soit  qu'il  éprouvât 
quelques  remords  de  son  odieuse  perfidie,  soit  qu'il 
y  trouvât  son  intérêt,  abandonna  le  parti  de  la  cour 
et  resta  avec  les  calvinistes,  changeant,  comme  son 
père,  de  religion  et  de  parti  presque  avec  la  même 
facilité  qu'il  passait  d'une  maîtresse  à  une  autre. 
.\près  son  abjuration,  les  réformés  l'accueillirent  et 
les  portes  de  la  Rochelle  lui  furent  ouvertes;  toutefois 
beaucoup  d'entre  eux  ne  cessèrent  de  se  tenir  éloi- 
gnés du  renégat  ;  et  sans  aucun  doute,  la  défiance 
qu'il  inspirait  et  les  insultes  auxquelles  il  était  en 
hutte  n'eussent  pas  manqué  de  le  faire  retourner  au 
catholicisme,  s'il  n'eût  rencontré  une  jeune  et  helle 
personne  nommée  Tignonville  qui  le  fixa  au  parti 
des  réformés.  Henri  de  Navarre  puisa  dans  les  bras 
de  sa  nouvelle  maîtresse  une  ardeur  extraordinaire 
pour  le  calvinisme,  et  chercha  à  convaincre  ses 
coreligionnaires  de  la  sincérité  de  sa  conversion  en 
se  mettant  à  guerroyer  avec  fiireur  contre  les  catho- 
liques et  en  brûlant  force  églises  et  monastères. 

«  Henri  de  Navarre  avec  ses  bandes,  dit  l'Estoile, 
pillait,  hrigandait,  ravageait,  saccageait,  tuait,  brû- 
lait, violait  et  rançonnait  villages  et  villageois,  bourgs 
et  bourgeois;  il  est  vrai  do  dire  que  les  catholiques 
agissaient  pareillement;  par  ainsi,  tout  le  pays  était 
ruiné,  et  le  pauvre  peuple  était  mangé  par  les  deux 
partis;  car,  si  d'un  côté  il  y  avait  beaucoup  de  lar- 
rons, il  ne  manquait  pas  de  brigands  en  l'autre.  » 
Le  roi  de  Navarre  s^'acquit  ainsi  une  réputation  de 
déterminé  sabreur,  et  devint  l'objet  de  l'admiration 
des  nobles  de  son  armée,  qui  le  nommèrent  protec- 
teur général  des  Eglises  réformées. 

Pour  remercier  dignement  ses  officiers  de  la  dis- 
tinction qu'ils  lui  avaient  conférée,  Henri  de  Bourbon 
résolut  de  les  traiter  en  roi  et  de  les  engager  tous  à 
des  fêtes  splecdides  qui  eurent  lieu  dans  la  ville 
d'.\gen,  où  il  tenait  une  cour  au  petit  pied.  A  la 
suite  d'un  grand  bal  auquel  avaient  été  conviées  les 
dames  de  la  ville,  il  fit  éteindre  les  bougies,  et  donna 
le  signal  d'une  orgie  où  toutes  les  jeunes  filles  per- 
dirent leur  virginité  et  où  les  dames  laissèrent  leur 
honneur,  à  la  grande   colère  des  pères  et  des  maris. 

Le  lendemain,  les  habitants  d'Agen,  pères,  parents, 
amants  ou  frères  de  ces  belles,  prirent  les  armes, 
chassèrent  le  Béarnais  de  leurs  murs  et  l'obligèrent 
à  transporter  sa  cour  à  Nérac.  Ce  fut  dans  cette  ville 
que  Catherine  de  Médicis  vint  le  trouver  afin  de 
traiter  de  la  paix;  la  reine  mère  conduisait  avec  elle 
son  cortège  habituel  de  filles  d'honneur,  et  rame- 
nait sa  fille  Marguerite  au  roi  de  Navarre  pour  ré- 
concilier les  deux  époux.  Le  rapprochement  de  Henri 
de  Bourbon  et  de  sa  digne  compagne  se  fit  sans  nulle 
difficulté,  tous  deux  étant  disposés  à  la  plus  extrême 


tolérance  l'un  envers  l'autre  ;  ainsi  le  prince  déclara 
à  sa  femme  qu'il  lui  permettait  le  libre  exercice  de 
sa  beauté,  pourvu  que  ce  fût  à  bonne  fin  et  pour  lui 
gagner  des  amis.  ^larguerite  annonça  ;\  son  mari 
qu'en  échange  de  ses  bons  procédés,  elle  l'aiderait 
dans  ses  intrigues  amoureuses;  et  pour  commencer, 
elle  attira  dans  sa  propre  chambre  à  coucher  la  jolie 
Dayelle  Cypriote,  une  des  dames  de  la  suite  de  la 
reine  mère,  la  livra  à  son  mari,  et  lui  fit  même  violer 
sous  ses  yeux  la  douce  et  na'ive  demoiselle  de  Fos- 
seuse,  une  de  ses  filles  d'honneur,  qui  n'avait  pas 
encore  quatorze  ans. 

Henri  de  Navarre,  très- satisfait  des  complaisances 
de  sa  femme,  la  garda  à  Nérac,  même  après  le  dé- 
part de  Catherine  de  Médicis,  et  ils  .tinrent  une 
cour  «  si  leste  et  si  galante,  dit  le  grave  duc  de 
Sully,  que  pour  ne  pas  être  honni  et  conspué,  je  me 
vis  forcé  de  faire  comme  tout  le  monde  et  dc  pren- 
dre mignons  et  maîtresses.  » 

Bientôt  le  manque  d'argent  mit  un  terme  aux  fo- 
lies de  ces  puissants  seigneurs  et  de  ces  nobles 
dames,  et  obligea  le  Béarnais  à  s'occuper  des  moyens 
de  s'en  procurer;  tout  naturellement  il  songea  à 
rançonner  les  villes  et  à  piller  les  châteaux;  ce  qu'il 
exécuta  en  véritable  forban.  Cette  reprise  d'hostihtés 
fut  nommée  la  guerre  des  amoureux,  parce  que  cha- 
que troupe  de  soldats  portait  les  couleurs  de  la  maî- 
tresse de  son  chef.  Henri  de  Navarre  déploya  dans 
le  cours  de  cette  campagne  une  férocité  extrême; 
ainsi,  s'étant  abattu  sur  la  ville  de  Cahors  et  s'en 
étant  rendu  maître  à  l'aide  d'une  trahison,  il  en  fit 
le  sac  pendant  cinq  jours  et  cinq  nuits,  en  passa  tous 
les  habitants  au  fil  dc  l'épée  et  fit  violer  toutes  les 
femmes.  Puis  il  parcourut  la  province,  incendiant 
les  villages,  détruisant  les  chaumières,  massacrant  les 
laboureurs,  et  faisant  de  la  Guyenne  un  vaste  désert. 
Plaisir  de  prince  !  Passe-temps  d'homme  de  guerre  ! 

Toutefois  le  pillage  ne  lui  rapporta  que  peu  d'ar- 
gent, car  le  pays  avait  déjà  été  tant  de  fois  dévasté 
par  les  catholiques  et  par  les  huguenots,  qu'il  n'était 
plus  possible  de  rien  en  tirer.  Alors  le  roi  de  Navarre 
entra  en  pourparlers  avec  la  courdc  France,  et  offrit 
au  duc  d'Anjou,  moyennant  un  bon  prix,  de  faire 
passer  une  partie  de  ses  bandes  sous  sqs  bannières 
pour  l'aider  à  conquérir  la  Flandre  sur  les  Belges-unis. 
Le  prince,  qui  avait  grand  besoin  de  troupes,  ac- 
cepta le  marché  et  paya  à  beaux  deniers  huit  mille 
hommes  formés  à  la  guerre,  (pii  ne.  firent  aucune 
difficulté  de  suivre  sa  fortune,  et  d'aller  combattre 
les  réformés  des  Provinces-Unies. 

Il  est  vrai  que  le  duc  d'Anjou,  pour  lever  leurs 
scrupules ,  avait  annoncé  qu'il  donnerait  pleine  li- 
cence de  piller  et  d'égorger  ;  permission  dont  ils 
usèrent  largement,  même  en  Fiance,  car  sur  leur 
passage  ils  traitèrent  les  villes  d'Êtampes,  de  Saint- 
Mathurin,  de  Montereau,  de  Noyon,  de  Provins  et 
beaucoup  d'autres  comme  villes  conquises,  et  les 
saccagèrent  entièrement.  «  Ces  troupes,  au  rapport 
de  l'Estoile,  allaient  volant,  pillant,  forçant,  rançon- 
nant et  commettant  une  infinité  d'extorsions  et  de 
cruautés.  Le  jeune  de  Thérales,  qui  conduisait  douze 
compagnies  de  gens  de  pied,  passant  à  Broès,  près 
de  Sézanne,  et  ayant  trouvé  les  portes  fermées,  par 
suite  de  la  frayeur  qu'avait  inspirée  son  approche,  fit 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


611 


l'assaut  du  bourg,  eu  tua  tous  les  habitants  jusqu'aux 
jielits  wilanls,  et  le  réduisit  en  cendres.  » 

Pendant  que  le  cousin  du  Béarnais  se  rendait  en 
Flandre  pour  se  faire  battre  par  les  Belges-unis, 
Henri  de  Navarre  retournait  à  Nérac  et  reprenait  son 
train  de  vie  habituel.  Les  chroniciueurs  gardent  le 
silence  sur  tout  te  qui  se  passa  dans  cette  cour  dis- 
solue; ils  disent  seulement  que  la  jeune  Fosscuse 
accoucha  d'un  enfant  mort,  que  Madame  Marguerite 
servit  de  matrone  en  cette  circonstance;  qu'ensuite  la 
reine  abandonna  encore  une  fois  Henri  de  Navarre 
et  revint  à  Paris  avec  la  maîtresse  de  son  mari,  dont 
celui-ci  était  fort  rassasié  et  qu'il  avait  déjà  rem- 
placée par  Diane  d'Audouins,  veuve  du  comte  de 
Grammont,  appelée  la  belle  Corisandrc. 

Au  milieu  de  ces  divers  événements,  le  duc  d'An- 
jou mourut,  et  Henri  de  Bourbon  se  trouva  alors  le 
plus  proche  héritier  du  trône;  mais  si  d'un  côté  le 
Béarnais  vit  une  chance  pour  lui  de  posséder  un  jour 
la  couronne  de  France,  le  roi  paraissant  hors  d'état, 
par  suite  de  ses  débauches,  d'obtenir  des  enfants; 
d'autre  part  il  comprit  qu'il  aurait  à  lutter  avec  la 
jniissante  famille  des  Guises,  déjà  maîtresse  de  la 
Picardie,  de  la  Cliampague  et  des  plus  riches  pro- 
vinces, et  quiasjiirait  également  à  l'autorité  suprême; 
et  en  outre  qu'il  aurait  à  combattre  le  fanatisme  du 
peuple.  Sa  Sainteté  le  pape  Sixte-Quint  ayant  ful- 
miné des  bulles  qui  le  déclaraient  inhabile  à  succé- 
der à  la  couronne  comme  hérétique. 

Henri  de  Navarre  fit  aussitôt  appel  de  son  droit 
à  Dieu  et  à  son  épée,  suivant  le  langage  de  l'épo- 
que, c'est-à-dire  qu'il  recommença  la  guerre  civile. 
Bon  nombre  de  nobles  et  de  seigneurs  vinrent  se 
ranger  sous  ses  bannières  et  s'associèrent  à  sa  for- 
tune ;  le  maréchal  de  Montmorency,  gouverneur  de 
Languedoc,  lui  amena  des  soldats  ;  Maximilien  de 
Béthune,  seigneur  de  Rosni,  lui  fournit  de  l'argent; 
la  belle  Gorisandre  vendit  elle-même  tous  ses  do- 
maines et  lui  en  donna  le  prix  en  échange  d'une  pro- 
messe de  mariage  que  le  roi  avait  signée  de  son  sang, 
promesse  qu'il  avait  déjà  faite  à  la  riche  comtesse 
de  Guercheville  pour  lui  arracher  une  grosse  somme. 
Enfin  tous  ces  secours  l'ayant  mis  en  état  de  lever 
une  armée,  Henri  de  Navarre  entra  en  campagne,  fit 
des  excursions  dans  les  provinces  qui  tenaient  pour 
les  Guises,  et  réduisit  les  pauvres  cultivateurs  à  une 
telle  misère,  qu'ils  allaient  par  bandes  couper  les 
épis  de  blé  à  demi  mûrs  ou  Iherbe  des  champs  pour 
s'en  nourrir. 

Après  la  bataille  de  Coutras,  ipi'il  gagna  sur  les 
ligueurs  et  sur  les  troupes  royales,  le  Béarnais,  tou- 
jours léger  et  inconséquent  comme  à  son  ordinaire, 
prit  à  peine  le  temps- d'essuyer  le  sang  français  qui 
souillait  ses  vêtements,  et  courut  jus(|u'à  Pau  re- 
joindre la  belle  Gorisandre,  laissant  son  armée  se 
débander.  Gette  faute  le  mit  dans  l'impossibilité  de 
seconder  un  corps  de  lansquenets  allemands  qui  ve- 
nait pour  op(''rer  sa  jonction  avec  l'armée  des  calvi- 
nistes, et  c[iii  fut  obligé  de  se  rendre  à  discrétion  au 
duc  de  Guise.  Toutefois  ce  désagrément  fut  large- 
ment compensé  par  une  série  d'événements  tous  fa- 
vorables à  l'ambition  de  Henii  de  Navarre  :  d'aliord 
la  mort  du  prince  de  Gondé,  ((ui  le  laissait  seul  à  la 
tête  du  parti  des  huguenots;  l'expulsion  de  Henri  HI 


de  sa  capitale  par  les  ligueurs;  ensuite  le  mcuitre 
des  deux  Guises  aux  états  de  Blois,  l'arrivée  de 
Henri  111  dans  son  camp,  la  réunion  des  troupes 
royales  à  celles  des  réformées,  la  prise  de  jdusieurs 
places  importantes,  le  blocus  de  Paris,  et  enfin  Tas- 
sa-usinât  du  roi. 

Immédiatement  après  la  mort  de  Henri  III,  il  se 
fit  proclamer  roi  de  France  sous  le  nom  de  Henri  IV 
par  les  troupes  calvinistes  qui  faisaient  partie  de  son 
armée.  Quant  aux  catholiques,  officiers  ou  soldats, 
tous  refusèrent  de  le  reconnaître,  et  lui  tournèrent  le 
dos  ;  la  noblesse  reprit  le  chemin  de  ses  châteaux,  et 
les  soldats  vinrent  grossir  les  rangs  des  ligueurs.  Il 
fut  alors  forcé  de  lever  le  siège  de  Paris,  et  de  se  re- 
plier sur  la  ville  de  Dieppe  pour  attendre  les  secours 
que  la  reine  Elisabeth  d'Angleterre  lui  avait  prorais. 
Lorsque  ces  secours  furent  arrivés,  Henri  de  Na- 
varre reprit  la  campagne  et  fit  une  pointe  jusqu'aux 
portes  de  la  capitale,  dont  il  occupa  les  faubourgs 
pendant  toute  une  journée;  puis  reprenant  sa  course, 
il  enleva  en  moins  de  sept  semaines  les  villes  de 
Vendôme,  du  Mans,  d'Alençon  et  de  Falaise. 

Quelques  seigneurs,  attirés  par  l'appât  du  pillage, 
vinrent  se  réunir  à  lui  et  le  mirent  en  état  de  se 
mesurer  avec  le  duc  de  Mayenne.  Los  deux  armées 
se  rencontrèrent  dans  la  plaine  d'Ivry;  un  instant 
Henri  IV  crut  la  partie  perdue,  et  se  préparait  à 
donner  le  signal  de  la  déroute,  lorsque  le  maréchal 
de  Biron,  à  la  tète  de  là  réserve,  chargea  si  à  propos, 
qu'il  rétablit  les  aft'aires  et  décida  la  victoire. 

Le  îiéarnais,  au  lieu  de  poursuivre  sus  avantages, 
quitta  encore  une  fois  son  armée  victorieusa  pour  cou- 
rir les  aventures  galantes,  et  vint  à  la  Roche-Guyon, 
auprès  d'une  belle  veuve  dont  il  était  fort  amoureux. 
Gette  dame  fit  bonne  défense  et  donna  le  temps  au 
duc  de  Nemours,  neveu  du  duc  de  Mayenne,  de  ré- 
)>arer  les  pertes  de  son  parti  et  de  fortifier  la  capi- 
tale. Enfin  le  roi,  fatigué  des  dédains  de  la  noble 
dame  de  la  Roche-Guyon,  revint  auprès  des  siens  et 
marcha  sur  Paris,  «  cette  autre  maîtresse,  disait-il 
dans  son  langage  erotique,  qui  lui  avait  inspiré  une 
passion  maliieureuse  et  qui  ne  lui  avait  pas  encore 
permis  de  cupidonner  avec  elle,  ni  seulement  de  lui 
mettre  la  main  à  la  gorge.  » 

Pour  la  troisième  fois  la  caiiitale  se  trouva  assié- 
gée par  le  Béarnais,  et  comme  il  avait  reconnu  la 
difficulté  de  prendre  d'assaut  une  ville  si  bravement 
défendue  par  sa  population,  il  forma  le  projet  de 
l'aU'amer.  Ses  troupes  firent  des  excursions  de  tous 
les  côtés,  interceptèrent  les  communications  et  ré- 
duisirent Paris  aux  dernières  extrémités;  ensuite  le 
roi  établit  son  camp  sur  les  hauteurs  delNIontmartre 
et  commanda  tout  le  pays.  Néanmoins  la  grande  cité 
tint  bon  et  fut  plus  diflicile  à  vaincre  que  la  belle 
Marie  de  Beauvilliers,  abbesse  d'un  couvent  de  reli- 
gieuses, qui  se  rendit  à  Henri  IV  à  la  première  en- 
trevue, et  devint  sa  maîtresse,  au  grand  scandale  de 
toute  l'armée. 

Pendant  ((ue  le  galant  souverain  se  divertissait 
avec  les  nonnes  et  jjassait  les  jours  en  fêtes  et  les 
nuits  en  débauche,  les  Parisiens  étaient  réduits  pour 
se  nourrir  à  chasser  aux  chiens  et  aux  chats,  et  à 
manger  ces  animaux  avec  des  herbes  crues,  le  pain 
étant  venu  à  manquer  et  la  chair  de  cheval  se  trou  - 


618 


HISTOIRE    DbS    PAPES 


vant  hors  de  prix  et  ne  pouvant  être  achetée  que  par 
les  riches  ou  par  les  prêtres.  Quand  les  habitants 
ne  tirèrent  plus  rien  du  dehors,  ils  se  rejetèr^'iit  sur 
les  lauboursjs,  qui  seuls  fournissaient  quelques 
herbes;  le  bon  roi  Henri  IV  en  eut  connaissance,  et 
résolut  aussitôt  d'enlever  aux  assiégés  cette  dernière 
ressource.  Par  ses  ordres,  dix  corps  de  troupes  atta- 
quèrent les  dix  faubourgs  à  la  fois,  et  dans  une  seule 
nuit  ils  furent  tous  emportés.  On  dit  que  le  roi  con- 
templait du  haut  de  l'abbaye  de  Montmartre,  buvant 
et  chantant,  entouré  de  nonnes  à  demi  nues,  l'olVet 
des  bombes  et  des  boulets  (jui  tombaient  sur  les  mai- 
sons et  qui  engloutissaient  sous  leurs  décombres  des 
milliers  de  femmes,  d'enfants  et  de  vieillards  hâves  et 
décharnés!   Spectacle  atroce  bien  digne  d'un  roi! 

Après  la  prise  des  faubourgs,  il  n'y  eut  plus  de 
terme  à  la  misère  et  aux  souflrances  des  assiégés; 
les  infortunés  qui  avaient  encore  assez  de  force  pour 
se  traîner,  erraient  par  les  rues,  cherchant  les  restes 
de  chiens  abattus  ou  de  tripes;  quelques-uns  fouil- 
laient les  immondices  pour  en  retirer  les  rats  morts 
et  les  souris,  et  les  dévoraient  sans  être  cuits,  et 
quoique  en  putréfaction  ;  d'autres  payaient  des  prix 
excessifs  des  cuirs  d'ânes,  de  chevaux  et  de  mulets; 
puis,  quand  il  n'y  eut  plus  rien,  les  ligueurs  se  mi- 
rent à  chasser  aux  enfants  comme  ils  avaient  fait 
pour  les  chiens,  et  en  dévorèrent  plusieurs  à  l'hôtel 
de  Saint-Denis  et  à  l'iiûtel  Palaiseau.  Et  le  fanatisme 
était  si  grand,  l'horreur  qu'inspirait  Henri  IV  était 
si  profonde,  que  tous  disaient  qu'il  y  avait  moins  de 
danger  pour  le  salut  de  l'âme  d'égorger  des  enfants 
et  de  se  nourrir  de  leur  chair,  que  de  se  rendre  à 
un  hérétique  !  Enfin  la  famine  poussa  les  habitants  à 
déterrer  les  cadavres  dans  les  cimetières  pour  en  faire 
une  espèce  de  farine  d'os  réduits  en  poudre  et  qu'on 
appela  le  pain  de  ^ladame  de  Montpensier,  parce 
que  le  bruit  courut  que  cette  princesse  avait  la  pre- 
mière donné  l'idée  de  cet  abominable  aliment,  qui 
coûta  la  vie  à  plus  de  quinze  mille  des  infortunés 
qui  en  mangèrent. 

Tel  est  le  tableau  que  Pierre  de  l'Estoile,  témoin 
de  ce  qu'il  raconte,  nous  a  laissé  des  désastres  qui 
accablèrent  le  peuple  de  Paris  pendant  le  siège  que 
fit  de  cette  ville  le  bon  roi  Henri. 

Quant  au  prince,  sans  être  arrêté  par  la  pitié,  sans 
être  ému  des  souffrances  atroces  du  peuple,  il  conti- 
nua le  blocus  avec  une  rigueur  extrême,  déclarant  en 
plein  conseil  qu'il  voulait  faire  de  Paris  un  immense 
ossuaire;  qu'il  voulait  régner,  que  ce  fût  sur  des 
vivants  ou  sur  des  morts  ! 

Plusieurs  historiens  ont  prétendu  que  Henri  TV 
faisait  passer  des  vivres  aux  assiégés  ;  assertion  men- 
songère qui  se  trouve  démentie  par  les  témoignages 
de  ceux  qui  assistaient  à  cet  horrible  drame,  entre 
autres  par  Pierre  de  l'Estoile,  qui  nous  dit  que  le 
cruel  monarque  fut  implacable  envers  les  Parisiens, 
et  les  réduisit  à  une  si  horrible  famine,  qu'on  vit  des 
mères  manger  leurs  propres  enfants.  «  Et  lorsque 
les  pauvres  gens,  ajoute-t-il,  eurent  dévoré  les  peaux 
des  plus  vils  animaux,  les  chiens  et  les  rats  morts  ; 
après  qu'ils  eurent  fait  de  la  poussière  plutôt  que  de 
la  farine  avec  les  ossements  de  leurs  pères  ;  après 
qu'ils  eurent  même  essayé  de  fabriquer  avec  des  ar- 
doises une  pâte  qu'ils  avalaient   dans  de  l'eau,  ils 


résolurent  de  tenter  une  sortie  pour  aller  couper 
l'herbe  des  champs;  mais  le  roi  Henri  fit  tirer  sur 
eux,  et  les  refoula  dans  la  ville.  Il  y  en  eut  toutefois 
quelques-uns  qui,  au  risque  de  leur  vie,  s'approchè- 
rent des  retranchements  et  troquèrent  avec  les  sol- 
dats leurs  bardes  et  leur  or  contre  du  pain  et  du  vin. 

«  Enfin  les  officiers  calvinistes,  touchés  de  com- 
misération pour  le  sort  des  Parisiens,  vinrent  signi- 
fier au  prince  que  des  symptômes  de  mécontente- 
ment se  faisaient  remarquer  dans  l'armée,  et  qu'il  était 
à  craindre  que  les  soldats  ne  refusassent  de  tirer  sur 
leurs  concitoyens,  si  on  ne  prenait  des  mesures  pour 
adoucir  l'extrême  misère  de  la  population.  Alors  Sa 
Majesté  permit  premièrement  aux  femmes,  aux  filles 
et  aux  enfants  de  sortir  de  la  ville;  ensuite  elle  éten- 
dit cette  concession  aux  hommes,  afin  d'affaiblir  la 
garnison.  »  Néanmoins  Henri  IV  ne  put  s'emparer 
de  la  capitale;  la  vigoureuse  résistance  des  Parisiens 
ayant  donné  le  temps  aux  ligueurs  et  au  duc  de 
Parme,  leur  allié,  de  venir  à  leur  secours  avec  une 
puissante  armée,  le  roi  fut  encore  obligé  pour  la  troi- 
sième fois  de  lever  le  siège  el  de  quitter  sa  nouvelle 
maîtresse,  l'abbesse  de  Montmartre.  Il  porta  alors  la 
guerre  dans  les  provinces,  et  pour  se  venger,  il  ra- 
vagea la  Champagne,  la  Picardie,  la  Normandie,  et 
s'empara  des  villes  de  Chartres,  de  Louviers  et  de 
Noyon,  qu'il  mit  à  feu  et  à  sang.  Puis  il  fit  une 
pointe  jusque  sous  les  murs  de  Rouen,  et  n'ayant 
pu  s'en  emparer,  il  se  retira  dans  la  jolie  cité  de 
Mantes,  dont  il  fit  sa  capitale  et  où  il  tint  sa  cour. 
Ce  fut  là  cpie  Henri  IV  entendit  parler  pour  la  pre- 
mière fois  de  la  belle  Gabrielle  d'Estrées  par  un  de 
ses  courtisans  nommé  Bellegarde,  qui  en  était  l'a- 
mant, et  qui  vanta  si  fort  les  charmes  de  sa  maîtresse 
que  le  roi  voulut  la  connaître.  Dès  le  lendemain, 
Henri  vint  avec  le  seigneur  de  Bellegarde  au  château 
de  Gœuvres,  où  elle  résidait  avec  son  père  Antoine 
d'Estrées,  grand  maître  d'artillerie,  et  il  fut  telle- 
ment épris  de  sa  beauté  qu'il  en  fit  aussitôt  sa 
maîtresse.  Vlais  par  malheur  la  demoiselle  avait  un 
père  qui  n'était  point  d'humeur  à  trafiquer  de  son 
infamie;  et  dès  que  le  seigneur  d'Estrées  eut  soupçon 
des  intrigues  de  sa  fille ,  il  entra  en  une  grande 
colère  et  congédia  le  royal  amant. 

Gabrielle  se  consola  de  son  absence  avec  le  beau 
duc  de  Longueville,  qui  avait  remplacé  Bellegarde  et 
qui  conserva  ses  faveurs  jusqu'au  moment  de  son 
mariage  avec  un  seigneur  nommé  Liancourt,  dont  le 
roi  avait  payé  le  déshonneur  à  beaux  deniers  comp- 
tants, et  qui  avait  consenti  à  épouser  la  maîtresse  du 
souverain  pour  l'enlever  au  rigide  Antoine  d'Estrées. 
Dès  ce  moment,  la  favorite  ne  quitta  plus  le  mo- 
narque; elle  éclipsa  de  son  luxe  toutes  les  femmes  de 
la  cour  de  Mantes;  et  bientôt,  ne  se  trouvant  pas  à 
l'aise  sur  un  aussi  petit  théâtre,  elle  demanda  à  ré- 
gner sur  Paris  et  sur  la  France  entière.  Henri,  pour 
complaire  à  sa  maîtresse,  se  décida  à  renouveler  ses 
tentatives  sur  la  capitale,  et  se  mit  en  marche  à  la 
tête  de  ses  troupes  pour  en  former  le  siège. 

Gomme  il  s'y  attendait,  les  Parisiens  fermèrent  leurs 
portes  et  se  préparèrent  à  une  vigoureuse  résistance; 
alors,  désespérant  de  jamais  venir  à  bout  d'une  telle 
ville,  il  résolut  de  composer  avec  les  nécessités  de  sa 
position,  et  d'abjurer  le   calvinisme.  Néanmoins,  il 


ROIS,     UEI;NES,     EMPEREURS 


613 


La  belle  Gabrielle  d'Estrées,  maUresso  de  Hean  IV 


n'osa  pas  faire  connaître  trop  ouvertement  ses  inten- 
tions, pour  éviter  que  les  liuguenots  ne  comprissent 
qu'ils  avaient  été  ses  dupes,  et  ne  se  tournassent 
contre  lui  avant  qu'il  eût  rallié  à  son  parti  les  catho- 
liques et  les  ligueurs  fatigués  de  la  guerre.  Henri  IV 
commença  par  se  ménager  des  intelligences  dans  la 
capitale,  ensuite  il  fit  des  ouvertures  aux  seigneurs 
catholiques,  et  les  instruisit,  sous  le  sceau  du  secret, 
de  son  intention  de  se  convertir  au  papisme  ;  puis, 
quand  il  jugea  que  son  hypocrisie  lui  avait  ramené  un 
nombre  suffisant  de  ligueurs,  et  qu'il  pouvait  faire  la 
loi  aux  huguenots,  il  fit  publierqu'il  allait  faire  le  plon- 
geon, c'est-à-dire  se  rangera  la  communion  romaine. 


Pour  faire  juger  de  la  sincérité  de  cette  conversion, 
nous  nous  contentons  de  rapporter  textuellement  une 
lettre  qu'il  écrivait  à  sa  luaitresse  sur  ce  sujet  : 
«  Vous  saurez,  mon  ciier  ange,  que  je  commence  ce 
matin  à  conférer  avec  les  évèipies  milrés;  ainsi  je  ne 
doute  pas  que  Lientùt  je  puisse  aller  à  confesse; 
mais  je  me  garderai  bien  de  révéler  certains  péchés 
mignons  et  les  mystères  de  nos  voluptés.  Comme 
nous  avons  signé  une  trêve  avec  ces  damnés  Parisiens, 
vous  pouvez  sans  danger  venir  auprès  de  moi  ;  d'ail- 
leurs, pour  plus  de  sûreté,  je  vous  envoie  une  escorte 
d'arquebusiers.  Hâtez-vous  d'accourir  ))our  me  voir 
faire  le  saut  périlleux  (c'est-à-dire  entendre  la  messe). 


61-» 


HISTOIRE     1)I'>     PAPKS 


Je  ne  vous  fais  pas  àv  ]ilus  longs  discours,  car  j'ai 
l'esiiérance  do  vous  voir  domain.  Bonjour,  mon  cœur; 
je  couvre  de  mille  baisers  voire  beau  corps.  » 

Deux  jours  après,  Henri  IV,  vêtu  d'un  pourpoint 
de  satin  blanc  chamarré  d'or,  portant  un  manteau 
noir,  avec  nn  chapeau  et  un  paiiaclie  également  noirs, 
se  •  rendit  solennellement  à  l'église  de  Saint-Denis, 
et  assista  à  la  célébration  de  la  messe  en  présence 
d'un  grand  nombre  de  seigneurs  et  d'officiers  de  son 
armée,  qui  regardaient  avec  indignation  un  roi  trois 
lois  renégat  faire  sa  cinquième  abjuration. 

Malgré  toutes  ses  lâchetés,  Henri  ne  put  déter- 
miner les  Parisiens  à  le  reconnaître  comme  roi  do 
l'rance  et  à  le  recevoir  dans  leurs  murs;  ce  ne  fut 
ipi'ai)rès  huit  mois  de  ce  manège,  après  s'être  fait 
sacrer  à  Chartres  et  avoir  acheté  des  gouverneurs  la 
reddition  de  plusieurs  villes  importantes,  qu'il  osa  se 
présenter  encore  Jovant  la  cajiilalo.  Cette  fuis,  il 
réussit  à  s'en  emparer;  le  maréchal  de  Brissac,  (|ui 
commandait  la  place  et  qui  lui  était  vendu,  profita 
d'une  unit  obscure  pour  faire  entrer  dans  Paris  les 
troupes  du  Béarnais  par  les  portes  Saint-Honoré  et 
Saint-Denis  ;  de  sorte  qu'au  matin  les  bourgeois 
voyant  les  rues  et  les  places  remplies  de  soldats, 
comprirent  qu'ils  étaient  trahis  et  n'osèrent  faire  au- 
cune résistance.  Henri  IV  lit  son  entrée  à  sept  heures 
du  matin,  au  milieu  d'une  haie  d'arquebusiers,  et 
vint  prendre  possession  du  Louvre.  Du  Bourg  rendit 
également  la  Bastille  et  eu  sortit  avec  l'écharpe  noire, 
déclarant  que  Brissac  était  un  traître,  qu'il  le  com- 
battrait entre  quatre  piques,  et  qu'il  lui  mangerait  le 
cœur  après  le  lui  avoir  percé  de  son  épée. 

Une  amnistie  fut  immédiatement  publiée  afin  de 
calmer  les  agitations  du  peuple,  qui,  dans  la  crainte 
de  voir  s'élever  des  bûchers  et  des  gibets,  se  prépa- 
rait à  reprendre  les  armes.  Puis  Henri  IV  se  porta 
sur  les  frontières  de  la  Picardie  pour  en  cliasser  les 
Espagnols,  emmenant  avec  lui  la  belle  (jabrielie,  qui 
était  enceinte  de  son  amant  le  duc  de  Longueville,  et 
qui  accoucha,  au  château  de  Coucy,  d'un  garçon 
qu'on  nomma  César  de  Vendôme.  Dans  la  persuasion 
que  cet  enfant  était  de  ses  œuvres,  le  roi  le  créa 
presque  à  sa  naissance  gouverneur  de  la  Fère,  et  lui 
donna  des  domaines  considérables.  Après  quoi, 
Henri  IV,  à  l'exemple  de  Louis  XII,  songea  à  faire 
casser  son  premier  mariage  pour  contracter  une  nou- 
velle union  avec  sa  maîtresse  ;  d'abord  il  fit  pronon- 
cer le  divorce  de  Gabrielle  et  du  seigneur  de  Lian- 
tourt  pour  cause  d'ira]missance,  quoique  le  mari  eût 
déjà  quatorze  enfants  de  sa  première  femme;  ensuite 
il  la  créa  marquise  de  Monceaux,  afin  quelle  eût  un 
rang  à  la  cour. 

En  femme  habile,  Gabrielle  d'Estrées  sut  mettre  à 
profit  les  circonstances,  et  chercha  à  se  créer  des 
partisans  parmi  les  grands  seigneurs  catholiques  et 
protestants  dont  elle  redoutait  l'opposition  ;  ainsi  elle 
s'attacha  le  duc  de  Mayenne  en  lui  faisant  obtenir 
des  avantages  énormes  ;  elle  gagna  l'amitié  du  duc 
lie  Mercœur  en  lui  faisant  accorder  un  riche  gouver- 
nement; elle  essaya  même  de  mettre  dans  ses  inté- 
rêts le  duc  de  Sully,  en  forçant  Henri  IV  à  le  placer 
à  la  tête  des  finances,  ce  dont  Sa  Majesté  était  fort 
peu  soucieuse,  vu  la  persistance  de  celui-ci  à  demeu- 
rer calviniste.  Ce  qu'il  y  eut  de  plus  remarquable  dans 


la  conduite  de  la  favorite,  c'est  que  du  moment  où 
elle  songea  à  s'élever  au  trône,  elle  ne  voulut  conser- 
ver aucune  relation  avec  ses  anciens  amants;  et  comme 
le  duc  de  Longueville  menaçait  de  faire  usage  des 
lettres  d'amour  qu'elle  lui  avait  adressées  si  elle  se 
refusait  à  ses  caresses,  elle  le  fit  tuer  d'un  coup  de 
])istolot,  à  Dourlens,  dans  une  salve  d'honneur,  lùi- 
fin,  quand  elle  supposa  le  moment  favoralile  pour  met- 
tre ses  projets  de  mariage  à  exécution,  elle  pressa 
Henri  IV  de  solliciter  auprès  de  Clément  VIII  son 
divorce  avec  la  reine  Marguerite. 

Pondant  que  les  pourparleis  avaient  lieu  à  Rome 
pour  ce  grave  sujet,  Henri  IV,  qui  avait  be:-oin  d'ar- 
gent jiour  satisfaire  aux  exigences  de  sa  maîtresse, 
convoquait  les  notables  à  Rouen  et  leur  demandaii 
des  subsides,  sous  prétexte  d'une  guerre  qu'il  médi- 
tait contre  l'Espagne.  "  Mais  ces  bonnes  gens,  dit 
Sully  en  ]iarhmt  des  députés  des  provinces,  furent 
bientôt  détrompés,  car  monseigneur  le  roi,  qui  avait 
ouvert  les  états  par  un  magnifique  discours  où  il  leur 
promettait  toute  liberté  d'avis  et  paroles,  n'eut  pas 
plutôt  les  subsides,  qu'il  agit  tout  autrement  et 
les  renvoya  chez  eux,  disant  que  les  assemblées  n'é- 
taient bonnes  qu'à  fournir  de  l'argent  et  non  à  don- 
ner des  conseils.  » 

Au  lieu  de  se  servir  des  impôts  jtour  lever  des 
troupes,  Henri  les  employa  à  solder  les  dépenses 
qu'entraînèrent  les  fêtes  données  à  sa  maîtresse,  en 
signe  de  réjouissance,  et  pour  célébrer  le  baptême 
d'une  fille  dont  elle  était  accouchée.  Tout  l'hiver  se 
passa  en  mascarades,  en  bals,  en  orgies,  et  pour  un 
instant  la  cour  de  France  se  crut  revenue  aux  beaux 
jours  de  la  reine  Isabeau  de  Bavière,  du  voluptueux 
François  I",  ou  de  l'Italienne  Catherine  de  Médicis. 

Néanmoins,  au  printemps,  il  fallut  que  le  bon 
Henri  IV  s'arrachât  à  cette  vie  de  délices  pour  chas- 
ser les  Espagnols  de  la  ville  d'Amiens,  dont  ils  s'é- 
taient emparés.  Les  ennemis  furent  encore  refoulés 
jusque  dans  les  Pays-Bas,  et  leur  défaite  entraîna  la 
pacification  des  provinces  qui  n'avaient  pas  encore 
fait  leur  soumission  au  Béarnais  ;  enfin,  pour  mettre 
un  terme  aux  guerres  de  religion  et  enlever  aux  cal- 
vinistes tout  prétexte  de  soulèvement,  Sa  Majesté  pu- 
blia le  fameux  édit  de  Nantes,  qui  autorisait  le  culte 
réformé  en  France;  puis  Henri  IV  conclut  avecl'Es- 
pagne  la  paix  de  Vervins,  et  se  trouva  tranquille 
possesseur  de  la  couronne. 

Dès  lors,  Gabrielle  d'Estrées,  créée  duchesse  de 
Beaufort  depuis  la  naissance  d'un  nouveau  garçon 
qu'on  nomma  Alexandre,  ne  garda  plus  de  mesures 
dans  son  luxe,  et  afficha  impudemment  les  préten- 
tions les  plus  exagérées;  elle  ne  fit  plus  mystère  de 
ses  projets  de  mariage  avec  le  roi;  et  lors  des  céré- 
monies des  fiançailles  de  son  bâtaid  César  de  Ven- 
dôme avec  la  fille  du  duc  de  Mercœur,  elle  voulut 
qu'on  déployât  la  même  pompe  que  s'il  se  fût  agi 
d'un  fils  de  France.  De  son  côté,  Henri  IV  fit  de 
pressantes  solhcitations  à  la  cour  de  Rome  pour  ob- 
tenir une  bulle  de  divorce,  et  envoya  de  riches  pré- 
sents à  Sa  Sainteté  pour  qu'elle  hâtât  la  conclusion 
de  cette  affaire.  Malheureusement  le  roi  se  trouva 
contrarié  dans  ses  projets  par  la  polili(|ue  de  Clé- 
ment VIII  et  par  l'opposition  de  Marguerite  elle- 
même,  qui,    tout  en  consentant  au  divorce,  mettait 


I 


ROIS,     REINES,     EMPEREURS 


615 


pour  condition  que  Henri  IV  n'épouserait  pas  Ga- 
hrielle  d'Estrécs.  ><  Si  mon  mari  veut  prendre  une 
autre  femme,  disait-elle,  il  faut  au  moins  qu'il  gagne 
au  change.  Catin  pour  catin,  autant  moi  qiie  celle-ci.  » 
Les  premiers  ambassadeurs  que  le  roi  avait  chargés 
de  ses  négociations  auprès  de  la  cour  de  Rome  par- 
tageaient l'opinion  de  Marguerite,  et  s'étaient  même 
ligués  avec  les  principaux  seigneurs  de  la  cour  pour 
déterminer  Sa  Majesté  à  renoncer  à  ses  projets  de  ma- 
riage avec  sa  maîtresse.  En  vain  ils  lui  leprésenlèrent 
que  dans  les  circonstances  présentes,  où  l'autorité 
royale  était  encore  mal  all'ermie,  une  semldahlo  union 
pouvait  exciter  des  soulèvements  et  lui  devenir  fu- 
neste ;  en  vain  ils  lui  observèrent  que  le  peuple  mur- 
murait hautement  contre  la  favorite  et  l'appelait  une 
sangsue  publique;  le  bon  Henri  IV  resta  sourd  à 
toutes  les  remontrances;  il  répondit  qu'il  saurait  bien 
faire  rentrer  dans  le  devoir  ceux  des  seigneurs  qui  se 
révolteraient  ;  et  qu'en  ce  qui  concernait  le  peuple, 
ses  archers  feraient  bonne  justice  des  mutins. 

Déjà  la  belle  Gabrielle,  quoique  sans  avoir  le  titre 
de  reine,  se  faisait  rendre  les  honneurs  souverains  et 
annoni^ait  ouvertement  qu'elle  ne  tarderait  pas  à  s'as- 
seoir sur  le  trône  de  France,  qu'il  convint  ou  non  à 
Sa  Sainteté  Clément  VIII  d'accorder  le  divorce,  lors- 
qu'un événement  au(iuel  la  cour  de  Rome  n'était 
point  étrangère  vint  changer  la  face  des  choses.  La 
favorite,  qui  en  était  à  sa  quatrième  grossesse, 
quitta  Fontainebleau,  oîi  se  trouvait  la  cour,  et  vint 
à  Paris  pour  y  faire  ses  couches  et  passer  les  fêtes 
de  Pâques  chez  un  des  amis  du  roi,  le  financier  Za- 
met.  Or,  dans  la  soirée  du  jeudi  saint,  peu  d'heun^s 
après  son  diner,  ayant  mangé  une  orange,  elle  fut 
tout  à  coup  attaquée  de  convulsions  violentes  qui 
contournèrent  sa  bouche  d'une  manière  eOrayante, 
et  contractèrent  si  hideusement  sa  ligure,  qu'il  était 
impossilile  de  la  regarder  sans  éprouver  un  senti- 
ment d'horreur:  Gabrielle  était  empoisonnée  !  et  rien 
ne  s'opposait  plus  aux  projets  d'union  que  le  pape 
avait  formés  pour  la  nièce  du  grand-duc  de  Toscane, 
Marie  de  JMédicis,  à  la([uelle  Sa  Sainteté  portait  une 
alfection  toute  particulière. 

Henri  IV,  dans  les  premiers  moments  de  sa  dou- 
leur, se  livra  à  des  démonstrations  de  tendresse 
extravagantes  pour  la  belle  Gabrielle  ;  il  porta  le 
deuil  et  le  lit  prendre  à  la  cour,  comme  il  était  d'u- 
sage pour  les  piincesses  du  sang  ;  il  écrivit  même  à 
sa  sœur  c{ue  la  racine  de  son  cœur  était  morte. 
Néanmoins,  trois  semaines  après,  le  roi  prenait  pour 
maîtresse.  Henriette  d'Entragucs,  fille  du  seigneur 
d'Entragues  et  de  Marie  Touchel,  dont  Charles  IX 
avait  eu  un  lils.  Cette  jeune  et  belle  personne,  qui 
était  fort  habile  courtisane,  fit  ses  conditions  avant 
de  céder,  et  vendit  sa  défaite  cent  mille  écus  d'or, 
outre  une  promesse  de  mariage  pour  le  cas  où  elle 
accoucherait  dans  l'année  d'un  enfant  mâle.  Sully 
paya  la  somme  promise,  ipioiqu'on  fût  dans  un  mo- 
ment difficile,  puisqu'il  fallait  quatre  millions  pour 
le  renouvellement  d'un  traité  avec  les  Suisses  et 
que  le  trésor  était  vide  ;  aussi  fut-on  obligé  d'ac- 
croître les  charges  du  peuple  et  de  doubler  leb  im- 
pôts sur  les  boissons.  Enfin  arriva  de  Rome  la  bulle 
du  Saint-Père  qui  autorisait  le  divorce  du  roi  et  de 
Marguerite  de  Navarre,  et  en  même  temps   l'injonc- 


tion pressant»  de  conclure  le  mariage  projeté  entre 
Henri  IV  et  Marie  de  Médicis. 

Le  bon  roi,  qui  avait  déjà  l'habitude  de  la  sou- 
mission envers  le  pape,  (l('])uis  la  gaulade  (ju'il  avait 
reçue  lors  de  son  abjuration,  se  mit  immédiatement 
en  route  pour  venir  à  la  rencontre  de  sa  fiancée. 
Henriette  d'Entragues,  encore  malade  d'une  fausse 
couche,  courut  à  la  poursuite  de  son  amant,  afin  de 
l'empèclier  de  forfaire  à  la  promesse  ((u'il  lui  avait 
faite;  mais  tous  ses  reproches  n'ayant  abouti  à  rien, 
elle  le  quitta  et  retourna  à  Paris.  Henri  IV,  débar- 
rassé de  sa  maîtresse,  vint  rejoindre  sa  nouvelle 
femme  à  Lyon  ;  et  comme  il  n'y  avait  point  de  lit 
préparé  pour  lui,  il  la  pria  sans  façon  de  le  recevoir 
dans  le  sien,  ce  à  quoi  elle  consentit. 

Dès  que  les  fêtes  du  mariage  furent  terminées, 
toute  la  cour  revint  à  Paris  :  à  son  arrivée,  le  roi  se 
rendit  auprès  d'Henriette  d'Entragues  pour  obtenir 
son  pardon  et  rentrer  en  grâce  ;  celle-ci  feignit 
d'abord  de  vouloir  rompre  à  tout  jamais  avec  l'infi- 
dèle et  se  refusa  à  ses  caresses  ;  ensuite  quand  elle 
vit  que  la  résistance  avait  exalté  ses  sens,  elle  se 
rendit,  en  exigeant  préalablement,  pour  prix  de  ses 
faveurs,  la  donation  du  ma^juisat  de  Verneuil  et  un 
bon  de  deux  cent  mille  livres  à  toucher  sur  le  tré- 
sor. La  paix  étant  faite,  Henri  IV  fit  venir  la  favo- 
rite au  Louvre  et  la  présenta  à  sa  femme,  «  les  sup- 
pliant de  vivre  toutes  deux  en  parfaite  intelligence, 
dit  Pierre  de  l'Estoile,  et  les  assurant  qu'il  se  con- 
duirait avec  elles  de  manière  à  ne  les  point  rendre 
jalouses  l'une  de  l'autre.  »  En  efi'et,  la  marquise  de 
Verneuil  ne  tarda  pas  à  accoucher  d'un  fils,  à  moins 
d'un  mois  d'intervalle  delà  naissance  du  dauphin,  qui 
fut  Louis  XIII;  l'enfant  d'Henriette  fut  Gaston-Henri, 
d'abord  évèque  de  Metz,  luiis  duc  de  "\'erncuil.  Le 
roi,  ainsi  qu'il  l'avait  promis,  partagea  ses  soins  et 
ses  tendresses  avec  une  égalité  fort  touchante  entre 
les  deux  mères  et  les  deux  fils.  Toutefois,  et  malgré 
les  attentions  de  Henri  IV  pour  ses  deux  femmes,  la 
bonne  harmonie  fut  bientôt  rompue  dans  ce  singu- 
lier ménage;  Marie  de  Médicis  repirocha  hautement 
à  la  manjuise  de  Verneuil,  devant  son  mari,  ses 
liaisons  plus  que  suspectes  avec  plusieurs  courti- 
sans; la  favorite,  au  lieu  de  se  justifier,  accusa  à  son 
tour  la  reine  de  se  livrer  à  des  débauches  mons- 
Irueiises  avec  Éléonoro  Galigaï,  une  de  ses  filles 
d'honneur,  et  d'entretenir  des  relations  adullères  avec 
un  Italien  de  sa  suite,  le  mari  de  sa  favorite,  t[ui 
était  le  véritable  père  du  dauphin. 

Henri  IV,  pour  calmer  ces  tempêtes  douKS'iques, 
redoubla  do  prévenances  envers  la  reine  et  combla 
de  présents  sa  maîtresse;  il  abandonna  toutes  les 
places,  toutes  les  faveurs  à  ces  deux  femmes,  et 
écrasa  les  provinces  d'impôts  pour  subvenir  aux  fêtes 
(pi'il  donnait  à  la  reine,  et  pour  enricliir  l'insatiable 
marquise  de  Verneuil.  Enfin  cette  dilapidation  des 
deniers  publics  suscita  des  mécontenleinenis  dans  le 
peuple;  des  troubles  éclatèrent  sur  différents  pointN 
et  des  conspirations  s'organisèrent.  Ce  fut  pour  le 
bon  roi  Henri  l'occasion  de  déployer  une  sévérité 
froide  et  implacable  ;  ainsi,  ayant  fait  arrêter  l'un  des 
conjurés,  (pii  était  le  fils  d'un  de  ses  meilleurs  gé- 
néraux, celui  qui  avait  valeureusement  combattu  à 
ses  côtés  aux  journées  d'.Vrques,   d'Ivry,  d'.Vumalo 


616 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Une  fête  à  la  cour  de  Henri  IV 


et  (le  Fontaine-Française.  Charles  de  Gontaut,  duc 
de  Biron,  maréchal  de  France,  celui  qu'il  avait  pu- 
ljlir|ueiuent  appelé  le  plus  tranchant  instrument  de  ses 
victoires,  il  le  lit  condamner  à  mort  et  exécuter  parla 
main  du  bourreau,  sans  accorder  d'autre  grâce  à  son 
malheureux  ami,  ijue  celle  de  lui  épargner  la  honte 
de  paraître  en  ])nblic,  et  de  lui  laire  trancher  la  tète 
dans  une  des  salles  de  la  Bastille.  La  clémence 
royale  ne  s'étendit  (jue  sur  le  comte  d'Auvergne, 
fds  naturel  de  Gliarles  IX,  frère  de  la  marquise  de 
Verneuil,  le  complice  du  maréchal  de  Biron  ;  la  fa- 
vorite, se  trouvant  plus  en  crédit  que  jamais,  obtint 
la  liberté  de  son  frère  et  lui  fit  rendre  tous  ses  titres 
et  dignités. 

Le  double  ménage  du  roi  subsista  au  Louvre,  au 
grand  scandale  des  citoyens  et  au  déplaisir  de  ma- 
dame la  reine  et  de  la  marquise  de  Verneuil,  qui, 
cette  année,  mirent  chacune  au  monde  une  fille  à 
deux  mois  de  distance.  Après  leurs  couches,  les 
querelles  recommencèrent  plus  violentes  qu'aupara- 
vant: et  dans  une  dispute,  Henri  ayant  voulu  pren- 
dre le  parti  de  sa  maîtresse  contre  sa  femme,  celle- 
ci  lui  déclara  qu'elle  avait  entre  les  mains  des 
preuves  irréfragables  de  l'infidélité  de  la  favorite; 
alors  il  se  rangea  de  son  parti  et  accabla  de  re- 
proches la  marquise  de  Verneuil  ;  celle-ci  riposta  en 
l'appelant  d'un  nom  que  tout  mari  redoute  d'entendre, 
cocu,  et  ofi'rit  de  produire  des  témoins  de  son  dés- 
honneur :  le  roi  ne  put  maîtriser  sa  colère  et  donna 
un  souffleta  la  marquise  de  Verneuil.  Une  femme  ne 
pardonne  pas  un  semblable  affront;  la  favorite  dissi- 
mula son  ressentiment,  se  retira  dans  son  apparte- 
ment, et  fit  demander  à  Henri  IV  la  permission  de 
passer  en   Angleterre  avec  ses  enfants.  Sa  Majesté 


donna  son  consentement  à  son  départ,  sous  la  condi- 
tion qu'elle  rendrait  la  promesse  de  mariage  qu'il 
lui  avait  donnée  quelques  années  auparavant,  et  en 
éi'hange  il  lui  envoya  vingt  mille  écus.  La  marquise 
de  Verneuil  n'osa  pas  refuser  cette  pièce  importante, 
dans  la  crainte  d'éveiller  les  soupçons  du  roi  sur  une 
nouvelle  conspiration  dans  laquelle  se  trouvaient 
engagés  son  père,  le  comte  d'.A.uvergne  son  frère  na- 
turel, et  le  duc  de  Bouillon,  un  de  ses  amants, 
conspiration  qui  avait  pour  but  de  forcer  le  roi  à  la 
déclarer  sa  femme  légitime,  à  reconnaître  ses  fils 
comme  héritiers  du  trône,  à  chasser  Marie  de  Médi- 
cis,  et  à  faire  proclamer  le  dauphin  bâtard  et  inha- 
bile à  la  couronne. 

Malgré  tous  les  soins  que  prirent  les  conjurés 
pour  tenir  leur  complot  secret,  le  roi  eut  soupçon 
de  ce  qui  devait  se  passer;  il  enleva  ses  enfants  à  la 
favorite,  la  fit  garder  à  vue  dans  son  hôtel  par  le 
chevalier  Duguet,  ordonna  l'incarcération  du  sei- 
gneur d'Entragues  et  du  comte  d'Auvergne,  les  fit 
juger  et  condamner  à  mort  ;  la  marquise  elle-même 
fut  condamnée  à  une  réclusion  perpétuelle  dans  un 
couvent.  Toutefois,  ces  arrêts  ne  furent  pas  exécu- 
tés; Henri  ayant  voulu  interroger  la  belle  coupable, 
vint  la  trouver  dans  son  hôtel;  mais  l'astucieuse  Hen- 
riette, au  lieu  de  s'humilier  devant  son  juge,  l'accasa 
de  tous  ses  malheurs,  maudit  le  moment  où  elle 
l'avait  connu,  versa  des  torrents  de  larmes,  et  liien- 
tôt  ce  fut  le,  roi  qui  se  trouva  à  ses  genoux,  et  en- 
suite dans  ses  bras,  implorant  sa  grâce. 

Ce  retour  de  tendresse  pour  la  marquise  de  Ver- 
neuil ne  fut  pas  de  longue  durée  ;  bientôt  la  favorite 
ne  fut  plus  qu'en  tiers  dans  les  bonnes  grâces  du 
galant  monarque,  qui  s'était  subitement  épris  d'à- 


ROIS,    REINES,    EMPEREURS 


C17 


'jiiijifï'iiiilPT 


Exécutiun  du  maréchal  de  Biron 


mour  pour  l'une  des  filles  d'honneur  da  la  reine, 
nommée  Jacqueline  Dubreuil,  iju'il  installa  immé- 
diatement au  Louvre,  après  l'avoir  mariée  au  comte 
de  Moret,  un  de  ces  maris  complaisants  qui  abon- 
dent dans  les  cours  et  dont  les  rois  recrutent  leur 
noblesse.  A  cette  nouvelle  maîtresse,  Henri  ajouta  la 
belle  Charlotte  des  Essarts,  ce  qui  forma  une  espèce 
de  sérail;  et  comme  ces  quatre  femmes  savaient  (pie 
le  plus  sûr  moyen  de  plaire  au  maître  était  de  le 
rendre  père,  elles  se  disputèrent  le  prix  de  la  fécon- 
II 


dite.  La  reine'  ne  manqua  pas  de  faire  un  enfant 
chaque  année;  la  comtesse  do  Moret  ajouta  un  <;ar- 
çon  de  plus  à  sa  progéniture,  et  Cliarlotte  des  Es- 
sarts, devenue  comtesse  de  Romoranlin,  augmenta 
la  famille  de  deux  filles  ;  de  sorte  que  si  le  bon 
Ilenii  avait  raison  de  se  plaindre  de  n'avoir  point 
d'enfants  (juanJ  il  était  prince  de  ^'avarre,  en  re- 
vanche, depuis  qu'il  était  roi  de  France,  catholique  et 
cocu,  il  pouvait  remercier  le  ciel  d'avoir  béni  la  lecon- 
ditédeses  femmes,  engrossées  par  lui  ou  par  d  autres. 

166 


618 


IlISTCilRr,     DKS     PAPES 


En  bon  pore  de  faiiiillo,  Henri  IV  dut  soiigoi-  à 
l'établissement  de  ses  bâtards;  tout  naturellement  il 
s'en  prit  à  la  nation  pour  leur  créer  des  apanages; 
il  augmenta  les  inipiits,  frappa  la  Franco  d'édits 
bursaux,  vendit  l'Iiérédité  des  charges  de  judicature 
et  altéra  la  valeur  des  monnaies.  Cette  dernière  me- 
sure, que  le  bon  roi  avait  imitée  des  princes  qui 
avaient  laissé  le  souvenir  le  plus  odieux,  jeta  imc 
telle  perturbation  dans  les  provinces  et  rendit  la  dé- 
tresse si  grande,  que  de  toutes  parts  les  cultivateurs 
s'organisèreul  en  bandes  et  se  mirent  à  piller  les 
bourgs  et  les  villages. 

Plusieurs  villes  importantes  furent  ran^'onnées  par 
des  troupes  d'hommes  affamés,  qui  avaient  adopté 
pour  étendard  un  drap  funéraire  sur  lequel  étaient 
écrits  ces  mots  terribles  :  «  \'ivre  en  travaillant  ou 
mourir  en  combattant  !  »  A  Paris  même,  le  nombre 
des  voleurs  s'accrut  tellement,  (ju'il  devint  impossi- 
ble à  la  police  de  protéger  la  vie  des  citoyens,  et 
qu'on  fut  obligé  d'enjoindre  aux  comédiens  des 
théâtres  de  l'hùtel  de  Bourgogne  et  du  Marais  d'ou- 
vrir leurs  portes  à  une  heure  après  midi  et  de  finir 
le  spectacle  avant  quatre  heures  et  demie,  attendu  le 
danger  d'être  assassiné  ou  détroussé  dans  les  rues 
obscures  de  la  capitale. 

Quant  à  Henri,  il  ne  parut  guère  prendre  souci 
des  malheurs  du  peuple  ;  il  continua  à  donner  des 
fêtes  splendides  à  ses  maîtresses  dans  son  château 
du  Louvre  ou  à  sa  résidence  de  Fontainebleau,  qu'il 
affectionnait  beaucoup,  et  où  il  passait  une  grande 
partie  de  l'année  pour  se  livrer  aux  plaisirs  de  la 
chasse,  son  exercice  favori.  On  cite  même  à  ce  sujet 
une  ordonnance  rendue  par  le  bon  prince,  et  qui 
témoigne  de  son  amour  pour  ce  royal  divertissement. 
Sa  Majesté  décida,  pour  la  conservation  de  ses  parcs, 
que  tout  paysan  surpris  dans  les  environs  d'une 
remise  avec  une  arme  à  feu,  serait  flagellé  tout  nu 
jusqu'à  effusion  de  sang  et  condamné  à  une  amende 
égale  à  la  totalité  de  ses  biens.  Si  le  délinquant  ne 
possédait  rien,  le  roi  l'envoyait  simplement  sur  ses 
galères  pour  le  reste  de  sa  vie.  Là  se  borna  la  solli- 
citude du  monarque  pour  les  cultivateurs,  qui,  sui- 
vant ses  panégyristes,  devaient  mettre  la  poule  au 
]jot  chaque  dimanche. 

Au  milieu  de  ses  débauches,  la  vieillesse  arrivait 
promptement  pour  Henri,  et  de  graves  maladies 
venaient  l'avertir  que  la  mort  approchait;  mais  dès 
que  le  péril  était  passé  il  recommençait  de  plus  belle, 
et  faisait  se  succéder  sans  interruption  les  fêtes,  les 
bals,  les  chasses  et  les  orgies. 

Un  jour,  à  la  suite  d'une  grande  fête  qu'il  donnait 
à  la  reine,  une  jeune  fille  de  seize  ans,  revêtue  du 
costume  de  Diane  et  armée  d'un  carquois,  vint  lui 
réciter  un  compliment  qui  était  dans  l'esprit  de  son 
rôle.  Le  roi,  qui  était  alors  âgé  de  cinquante-six  ans 
et  podagre,  s'imagina  que  cette  belle  personne  était 
-j  amoureuse  de  lui,  et  résolut  de  l'enlever  à  son  père, 
;  le  connétable  de  Montmorency.  Comme  il  n'osait  pas 
affronter  trop  ouvertement  le  mécontentement  d'une 


famille  puissante,  il  songea  à  la  marier  à  quelque 
seigneur  de  la  cour,  de  facile  conqiosilion.  Il  jeta  les 
yeux  sur  le  prince  de  Condé,  pauvre  hère,  d'une 
légitimité  suspecte,  sans  bien,  sans  amis,  sans  cré- 
dit, et  qui  n'était  plus  rien  dans  le  royaume,  pas 
même  huguenot.  Cependant  le  nouveau  marié  devint 
jaloux  de  sa  femme,  et  au  bout  de  six  mois,  fatigué 
du  rôle  que  lui  faisait  jouer  son  vieux  cousin,  et 
ennuyé  d'entendre  les  sarcasmes  dont  ne  se  faisaient 
pas  i'aule  de  l'accabler  les  seigneurs  de  la  cour,  il 
lit  monter  sa  femme  à  cheval  et  l'emmena  en  Flan- 
dre. Lorsque  Henri  IV  eut  connaissance  de  l'enlève- 
ment de  sa  nouvelle  maîtresse,  il  entra  en  fureur 
contre  le  prince  de  Condé,  dépêcha  un  exprès  pour 
sommer  le  gouverneur  espagnol  qui  commandait 
tlans  les  Pays-Bas  de  lui  livrer  les  deux  fugitifs  ;  et 
sur  son  refus,  il  rassembla  des  troupes,  leva  de  nou- 
veaux impôts,  et  se  prépara  à  envahir  les  provinces 
belges,  où  s'étaient  réfugiés  Henriette-Charlotte  de 
Montmorency  et  Henri  de  Condé.  On  ne  sait  ce  qu'il 
serait  advenu  de  cette  guerre  extravagante,  entre- 
prise par  un  vieillard  dissolu,  qui  voulait  arracher  une 
jeune  femme  à  son  mari,  si,  la  veille  même  du  jour 
fixé  pour  le  départ  du  roi,  Ravaillac  n'eût  changé  le 
cours  des  événements  en  poignardant  Henri  IV.  Hélas  I 
que  n'eùt-il  tué  du  même  coup  la  monarchie! 

Ainsi  devait  finir  ce  roi  débauché,  qui  avait  renié 
cinq  l'ois  ses  croyances  religieuses,  ([ui  avait  abjuré 
trois  fois  le  calvinisme  et  deux  fois  le  cathohcisme; 
qui  pendant  toute  sa  vie  s'était  battu  contre  ses  con- 
citoyens, qui  avait  rougi,  le  sol  de  la  patrie  du  sang 
de  ses  enfants,  qui  avait  brûlé  des  villes,  ravagé  les 
campagnes,  qui  avait  contraint  ses  sujets  à  se  dévorer 
les  uns  les  autres  dans  l'horrible  siège  de  Paris  ! 

S'il  est  vrai  de  dire  que  le  caractère  chevaleresque 
de  Henri  IV  et  sa  bravoure  personnelle  lui  avaient 
attaché  le  cœur  de  féroces  soldats,  il  faut  aussi  rap- 
peler que  jamais  il  n'employa  leurs  armes  que  contre 
des  Français  !  S'il  est  vrai  que  sous  son  règne  les 
persécutions  religieuses  furent  suspendues,  on  doit 
avouer  également  que  ce  fut  moins  son  œuvre  que 
celle  des  circonstances  ;  si  les  finances  furent  orga- 
nisées, si  l'administration  du  royaume  se  trouva 
régulièrement  établie,  on  doit  convenir  que  la  nation 
en  fut  redevable  non  au  roi,  qui  ne  songeait  (ju'à 
ses  plaisirs,  mais  aux  ministres  qui  se  trouvaient  à 
la  tôle  des  affaires.  Enfin,  s'il  est  vrai  que  son  nom 
fut  chéri  dans  quelques  provinces  où  ses  bandes  ne 
firent  point  la  guerre,  ce  fut  moins  à  cause  de  ses 
vertus  qu'en  raison  du  souvenir  que  conservaient  les 
(jcuples  des  désastres  des  derniers  règnes.  Mais,  de 
ce  que  Henri  IV  fut  moins  cruel  que  Charles  IX,  et 
moins  abominable  que  Henri  III,  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'on  doive  glorifier  son  nom.  Qu'importe,  en  effet, 
pour  la  postérité,  l'opinion  des  écrivains  stipendiés 
qui  l'ont  proclamé  un  grand  prince  ;  l'histoire  est  là 
qui  démasque  leur  imposture,  renverse  leur  colosse, 
et  flétrit  Henri  IV  comme  renégat,  débauché,  san- 
guinaire et  despote  !  !  I 


DIX-SEPTIÈME     SIÈCLE 


Considérations  sur  l'histoire  de  la  papauté  au  dix-septième  siècle.  —  Intrigues  dans  le  conclave  après  la  mort  de  Clément  VIII.  — 
Henri  IV  donne  des  sommes  énormes  pour  faire  nommer  un  pape  qui  lui  soit  favorable.  —  Alexandre-Octavien  de  Médicis  est 
élu  souverain  l'onufe.  —  Ses  projets  de  réformes.  —  11  témoigne  un  extrême  mépris  pour  les  rois  de  France  et  d'Espagne.  — 
Sa  baine  pour  les  jésuites.  —  Il  meurt  après  vingt-six  jours  de  règne. 


C'est  une  véiitù  inconlestable  qu'a])rès  l'appari- 
tion des  grands  réformateurs  du  seizit-iue  siècle  la 
papauté  eût  été  renversée,  et  le  pouvoir  i'orniidable 
des  évèques  de  Rome  anéanti  pour  jamais,  si  les 
rois,  au  lieu  de  prendre  la  défense  de  la  théocratie 
contre  les  peuples,  eussent  laissé  marcher  les  événe- 
ments et  se  lussent  contentés  d'e.\ercer  dans  leurs 
Etats  une  autorité  sanctionnée  par  la  justice.  Mal- 
heureusemeat  ils  crurent  leurs  intérêts  compromis 
]iar  le  développement  des  principes  de  la  réiorme  ; 
ils  poursuivirent  à  outrance  les  hommes  (pii  cher- 
chaient à  la  faire  triomplier;  et  comme  ils  étaient  les 
]i!us  forts,  ils  purent  à  leur  aise  égorger,  faire  couler 
des  fleuves  de  sang,  amonceler  des  montagnes  de  ca- 
davres ;  et  la  tiare  demeura  debout!  ! 

Toutefois  les  souverains  en  prêtant  leur  appui 
aux  papes  et  en  les  sauvant  d'unèT-uinc  yertnine, 
leur  imposèrent  j)0ur  conditions  ([u'ils  cesseraient 
d'intervenir  directement  dans  les  transactions  poli- 
tiques, qu'ils  ne  dicteraient  plus  leurs  volontés  aux 
empires,  et  qu'ils  les  aideraient  à  épaissir  autour  des 
hommes  les  ténèbres  de  l'ignorance,  pour  rendre 
leur  domination  plus  facile.  Pressés  par  les  circon- 


stances, les  évê([ues  de  Rome  se  souinii-ent  :  dès  lors 
ils  perdirent  l'immense  inlluence  qu'ils  avaient  ac- 
quise et  ne  furent  plus  que  les  serviteurs  des  rois; 
le  Vatican  resta  muet,  et  au  lieu  de  lancer  ses  fou- 
dres contre  ceux  qui  le  bravaient,  ainsi  qu'il  arrivait 
autrefois,  il  ne  fit  plus  entendre  qu'iui  murmure  sem- 
blable à  celui  des  volcans  qui  accumulent  la  lave  et 
n'ont  plus  assez  de  force  pour  faire  éruption. 

Pendant  le  cours  du  dix-septième  siècle,  les  papes 
ne  s'occupent  que  d'intrigues  machiavéliques,  n'exé- 
cutent (pic  des  perfidies,  n'ourdissent  que  des  ma- 
chinations; ils  ne  commettent  plus  de  grands  atten- 
tats à  la  face  du  soleil,  ils  exécutent  de  lâches  as- 
sassinats dans  les  ténèbres;  ils  ne  se  posent  plus  en 
sardanapales,  ils  deviennent  des  tartufes  couronnés. 

Nous  devons  dire  cependant  que  le  vénérable  pon- 
tife ([ui  ouvre  la  série  des  papes  de  ce  siècle  apporta 
sur  la  chaire  de  saint  Picne  des  vertus  précieuses, 
qui  doivent  cmpècber  de  le  confondre  avec  ses  suc- 
cesseurs; et  que  sans  aucun  doute  il  eût  bien  mérité 
de  l'humanité,  si  les  prêtres  ne  l'eussent  arrêté  au 
moment  où  il  entreprenait  des  réformes  radical.'s  et 
imiiortantes  dans  le  clergé. 


620 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Aprî's  les  funérailles  do  Clément  VIII,  victime  de 
la  vengeance  des  jésuites,  son  neveu  le  cardinal  Aldo- 
brandino,  qui  était  accoutumé  à  régner  sous  le  nom 
de  ce  pontife,  se  crut  en  état  de  commander  encore, 
et  voulut  faire  élire  pape  une  de  ses  créatures,  afin 
de  se  perpétuer  dans  l'exercice  de  roinnipolenco  ec- 
clésiastique. Soutenu  par  la  faction  française,  il  atta- 
qua de  front  les  cardinaux  espagnols,  qui  étaient  en 
majorité  dans  le  conclave,  et  proposa  ouvcrieniont 
comme  candidat  le  cardinal  Baronius,  célèbre  anna- 
liste de  TEglisO.  Les  meneurs  vendus  à  Philippe  III 
ayant  repoussé  ce  |)rélal  sous  jirélexte  qu'il  était 
ennemi  du  roi  d'Espagne,  le  cardinal  de  Joyeuse, 
chef  de  la  faction  fiançaise,  qui  avait  fort  à  cœur  de 
faire  nommer  un  pontife  favorable  à  Henri  IV,  et 
qui  avait  même  ret^u  de  ce  prince  des  sommes  con- 
sidérables pour  gagner  des  voix  dans  le  conclave, 
commeni,'a  à  faire  des  ouvertures  aux  cardinaux  Mon- 
talte  et  Sforce,  acheta  leur  défection,  et  pro|>osa 
cinirae  candidat  Alexandre-*  )ctavien ,  cardinal  de 
Florence.  Ces  prélats  non- seulement  afpouvèrent 
son  choix,  mais  encore  se  chargèrent  de  déterminer 
Aldobrandino  à  faire  ban  marché  de  son  protégé.  En 
elïet,  quel(|ues  heures  après,  le  neveu  de  Clément  VIII 
passait  un  traité  avec  Montalte  et  l'accompagnait 
dans  la  cellule  d'.Vloxandrc-Octavien,  qui  fut  salué 
pape  sous  le  nom  de  Léon  XI,  le  1"  avril  16"5. 

La  nouvelle  de  celte  élection  causa  un  grand  dé- 
plaisir à  la  cour  de  Madrid,  et  par  compensation  elle 
excita  en  France  des  transports  d'allégresse. 

Un  instant,  les  peuples  purent  espérer  c[u'enfin  ils 
allaient  goûter  les  douceurs  d'un  règne  évangélique 
sous  \in  bon  pape.   Léon   XI   avait   commencé  par 


chasser  du  Vatican  les  flatleurs  et  les  courtisans  ([ui 
encombraient  les  antichambres;  di'jà  il  avait  annoncé 
l'intention  de  réformer  l'Eglise,  de  détruire  les  deux 
exécrables  ordres  des  dominicains  et  des  jésuites,  et 
il  avait  luème  préparé  une  promotion  de  vénérables 
ecclésiasiicpies  ([u'd  voulait  créer  cardinaux  jiour  l'ai- 
der dans  ses  travaux;  déjà  il  avait  siqiprimé  luie 
partie  des  impôts  dont  ses  prédécesseurs  avaient  sur- 
chargé les  provinces.  Tout  faisait  présager  une  ère 
de  prospérité  et  de  tolérance  pour  les  nations  ;  mais 
les  assassins  de  Sixte-Quint  et  de  Clément  Mil  veil- 
laient sur  le  pontife,  et  aucun  de  ses  magnili  [ues 
projets  ne  devait  être  réalisé. 

Quoique  ento\u'é  d'ennemis  dangereux,  rintn'plJe 
Léon  eut  l6  courage  de  refuser  l'alliance  du  roi  de 
France,  ((ue  le  cardinal  de  Joyeuse  lui  offrait  en 
échange  de  queli(ues  concessions  injusles,  et  lui  ré- 
pondit :  «  Votre  Henri  I\'  est  un  misérable  hypocrite, 
sans  foi  ni  loi;  je  ne  ferai  rien  de  ce  qu'il  réclame, 
parce  que  ce  serait  agir  contre  ma  conscience,  contre 
iéijuité  ;  écrivez-lui  que  jamais  nous  ne  sacrifierons 
notre  devoir  à  de  vils  intérêts  de  dynastie,  et  (|u'il 
s'est  singulièrement  trompé  en  supposant  que  nous 
nous  laisseiions  séduire  par  l'appât  île  l'or,  comme 
plusieurs  papes,  nos  prédécesseurs.  » 

Dans  une  circonstance  à  pou  près  semblable.  Sa 
Sainteté  fit  la  même  réponse  aux  ambassadeurs  de 
Philippe  III,  roi  d'Espagne,  et  blâma  hautement  sa 
lâche  condescendance  pour  les  jésuites.  Comme  on 
le  voit,  il  devenait  urgent  pour  les  disciples  d'Ignace 
deLayolade  se  défaire  d'un  tel  pape;  Léon X devenait 
dangereux  pour  les  jésuites,  aussi  mourut-il  empoi- 
sonné le  27  avril  1605,  après  vingt-six  jours  de  règne. 


PAUL    V 


621 


Intrigues  électorales.  —  Paul  V  est  proclame  souverain  pontife  —  Son  histoire  avant  d'occuper  le  trône  de  saint  Pierre.  —  Il 
distribue  toutes  les  charges  et  dignilcs  de  l'Église  à  s96  parents.  — Sa  Sainteté  entreprend  d'asservir  lous  les  Etats  de  l'Italie 
à  sa  domination.  —  Paul  V  excommunie  les  Vénitiens.  —  La  Sérénissiine  République  chasse  les  jésuites  de  son  ternloire.  — 
Paix  entre  la  République  et  le  saint-siége.  —  Les  jésuites  en  Angleterre.  —  Conspiration  des  poudres.  —  Supplice  des  Pères 
Garnel  el  Oldecorn.  —  Le  serment  d'allégeance.  —  Paul  V  ordonne  auï  catholiques  anglais  de  refuser  obéissance  au  rui.  — 
Jacques  1"  entame  une  polémique  avec  le  pape.  —  Doctrine  des  jésuites  sur  le  régicide.  —  Assassinat  de  Henri  IV.  —  Sup- 
plice de  Ravaillac.  —  Le  Parlement  condamne  les  ouvrages  des  jésuites  à  être  brilles  par  la  main  du  bourreau.  —  La  régente 
protège  les  jésuites.  —  Condamnation  du  docteur  Edmond  Richcr.  —  Congrégations  religieuses  en  France.  —  Publication  des 
décrets  du  concile  de  Trente.  —  Le»  huguenots  reprennent  les  armes.  —  Traité  de  Loudun.  —  Paul  V  fait  empoisoener  l'é- 
crivain Marc-Antoine  Dominis.  —  Dispules  obscènes  cntri;  les  dominicains  et  les  franciscains  sur  la  conception  de  la  Vierge. 
—  Népotisme  et  incestes  du  souverain  pontife.  —  Mort  de  Pjul  V. 


Cinquante-neuf  cardinaux  entrèrent  en  conclave 
après  la  mort  de  Léon,  et  se  formèrent  en  quatre 
partis;  Aldobrandino  était  à  la  tète  de  la  faction  la 
plus  nombreuse;  Montalte  dirigeait  les  délili'ia- 
tions  de  la  seconde  coterie,  qui  comptait  vingt  et 
un  cardinaux  ;  la  troisième  faction  était  celle  des 
Espagnols,  et  la  quatrième  celle  des  Français. 

Baronius,  comme  dans  le  dernier  conclave,  se  mit 
<ur  les  rangs  pour  être  pape,  et  se  donna  tant  de 
mouvement  qu'il  rattacha  à  sa  faction  plusieurs  car- 
dinaux, et  ipi'il  put  un  instant  se  llatler  de  l'espoir 
de  triompher  de  ses  compétiteurs;  mais  au  moment 
où  il  se  ])réparail  à  entrer  dans  l'une  des  chapelles 
pour  recueillir  les  votes,  quinze  de  ses  partisans  pas- 
sèrent du  côté  du  cardinal  Tosco,  l'un  des  prélats 
les  plus  riches  de  la  cour  de  Home,  ([ui  par  cette 
défection  se  trouva  réimir  cpiarante-'iuatre  sulfiages. 

'<■  Déjà  on  procédait  à  la  cérémonie  de  l'îWoralion, 
lorsque  Haronius,  irrité  de  voir  la  tiare  lui  échapper, 
dit  Nicolas  de  Marhais,  se  prit  à  braire  ces  mots 
d'une  voix  enrouée  :  Voulez-vous  donc  élire  pour 
votre  chef  un  infâme  qui  ne  prononce  pas  une  seide 
phrase  sans  l'accompagner  d'un  juron  obscène?  \'()U- 
lez-vous  donc,  en  choisissant  pour  souverain  pontife 


un  homme  de  mœurs  abominables,  attirer  sur  le 
siège  de  Rome  la  réprobation  des  peuples  de  l'Espa- 
gne, de  l'Italie  et  de  la  France,  et  augmenter  la 
répulsion  déjà  si  grande  que  nous  inspirons  aux  na- 
tions? »  Cette  sortie  jeta  les  membres  du  cunelave 
dans  une  extrême  perplexité  et  empêcha  l'éleilicin  de 
Tosco;  néanmoins  elle  ne  ramena  pas  au  cardinal 
Baronius  les  suffrages  qu'il  avait  perdus.  Pendant  la 
luiit  Aldobrandino  s'entendit  avec  Montalte  et  le  car- 
dinal de  Joyeuse;  et  le  matin,  tous  s'étant  rendus  à  la 
chapelle  Sixiine  avec  leurs  partisans,  ils  proclamèrent 
pape,  sous  le  nom  de  Paul  V,  le  cardinal  Camille  Bor- 
ghèse,  avant  même  que  les  Espagnols  eussent  appris 
qu'il  avait  été  proposé  comme  candidat,  et  sans  qu'on 
ei'it  pris  la  peine  de  consulterle  Saint-Esprit. 

Le  irouveau  ponlifc  était  Romain  de  naissance  et 
d'une  famille  originaire  de  Sienne;  d'abord^!  n'hait 
exercé  la  profession  d'avocat,  ensuite  il  s'était  jeté 
dans  la  carrière  ecclésiastique,  et  avait  obtenu  suc- 
cessivement la  dignité  de  vice-légat  à  Bologne,  d'au- 
diteur de  la  chambre,  de  vicaire  du  pape  et  de  grand 
inquisiteur;  en  dernier  lieu  il  avait  été  promu,  moyen- 
nant linances,  au  titre  de  cardinal  de  Suint-Chryso- 
gone,  sous  Clément  \'III. 


62i 


11IST(HUE     DES     PAl'HS 


Ck)mme  il  s'Olail  tenu  constamment  éloigné  des 
affaires  politiques  et  avait  toujours  paru  désireux  de 
vivre  traïujuillo.  les  chefs  des  ditïérents  partis  jugè- 
rent (]u'il  leur  serait  facile  de  gouverner TEglise  sous 
le  nom  du  saint -père,  et  tous  vinrent  lui  faire  des 
offres  de  services.  Mais  il  arriva  tout  autre  chose 
que  ce  qu'on  attendait  ;  Paul  V  déclara  nettement 
qu'il  comptait  i-égner  seul;  et  pour  enlever  aux  car- 
dinaux l'espoir  de  le  faire  revenir  sur  sa  décision,  il 
forma  un  conseil  des  membres  de  sa  famille  ;  il  donna 
le  chapeau  de  cardinal  au  jeune  Scipion  Cafl'arelli,  un 
de  ses  neveux  ;  il  conlia  à  ses  deux  frères,  François 
et  Jean-Ba])tiste  Borghèse,  les  emplois  les  plus  im- 
portants, et  leur  donna  en  outre  le  gouvernement  du 
Vatican  et  du  château  Saint-Ange;  il  pourvut  tous 
ses  autres  parents  de  riches  bénéfices  et  les  installa 
auprès  de  sa  personne.  Il  s'occupa  ensuite  du  gou- 
vernement du  saint-siége,  et  montra  qu'il  avait  con- 
servé les  anciennes  traditions  de  l'Église  romaine  et 
qu'il  était  disjiosé,  si  on  le  laissait  agir,  à  faire  revi- 
vre les  prétentions  des  papes  sur  la  domination  ab- 
solue de  l'Italie. 

Contre  toute  espèce  de  droits,  il  s'immisça  dans 
les  affaires  du  royaume  de  Naples  et  excommunia  le 
régent  Ponte,  qui  y  commandait  au  nom  de  Phi- 
lippe III,  parce  qu'il  avait  condamné  aux  galères  un 
notaire  ecclésiastique  coupable  d'un  crime  capital; 
puis  il  envoya  des  nonces  apostoliques  à  Charles- 
Emmanuel,  duc  de  Savoie,  pour  lui  signifier  de  ne 
plus  conférer  à  l'avenir  les  bénéfices  vacants  dans 
ses  États  sans  l'approbation  de  la  cour  de  Rome;  ce 
qui  constituait  un  acte  d'odieux  arbitraire,  attendu 
que  les  papes  ses  prédécesseurs  avaient  vendu  ce 
droit  aux  ducs  de  Savoie,  et  qu'il  était  impossible  de 
nier  l'authenticité  des  bulles  octroyées  à  ce  sujet. 
Enfin  il  jioussa  l'audace  jusqu'à  interdire  à  la  Répu- 
blique de  Lucques,  à  celles  de  Gênes  et  de  Venise, 
et  à  tous  les  Étals  d'Italie,  de  faire  aucun  traité,  soit 
entre  eux,  soit  avec  les  puissances  étrangères,  sans 
son  autorisation  ;  et  pour  prévenir  toute  hésitation, 
il  fulmina  une  bulle  qui  enjoignaif  aux  princes  sou- 
verains et  aux  ciiefs  de  Républiques  de  défendre  à 
leurs  peuples  d'ouvrir  des  relations  avec  les  étran- 
gers, sous  peine  des  censures  ecclésiastiques. 

La  menace  produisit  son  effet  ;  aucun  des  gou- 
vernements italiens  ne  voulant  rompre  avec  le  saint- 
siége,  tous  se  conformèrent  aux  exigences  du  pape  : 
Gênes  révoqua  ses  ordonnances  contre  les  jésuites  et 
autorisa  les  membres  de  la  société  à  concourir  aux 
élections  pour  les  divers  emplois  civils  et  militaires; 
Lucques  accepta  les  bulles  de  Sa  Sainteté  sans  exa- 
men; le  duc  de  Savoie  se  soumit  également  pour  la 
transmission  des  bénéfices;  le  roi  d'Espagne  lui- 
même  permit  au  régent  de  Naples  de  faire  des  con- 
cessions à  la  cour  de  Ron\e  pour  en  obtenir  la  levée 
de  son  excommunication  ;  les  Vénitiens  seuls  refusè- 
ren^^'obéir  au  saint-père,  et  la  lutte  s'engagea 
entfe  la  Krénissime  République  et  PaulV. 

Le  redoutable  conseil  des  Dix  venait  de  condamner 
à  mort  un  moine  augustin,  coupable  de  viol  et  d'at- 
tentat à  la  pudeur  sur  une  jeune  fille  de  dix  ans  qu  il 
avait  ensuite  égorgée;  en  outre,  il  instruisait  le  pro- 
cès d'un  chanoine  de  Vicence,  appelé  Scipion  Sara- 
cmo,  accusé  de  s'être  introduit  de  nuit,  avec  des  gens 


1^ 


masqués,  dans  la  demeure  d'une  de  ses  parentes  et 
de  lui  avoir  fait  violence  ;  de  plus,  le  doge  de  Venise, 
de  son  autorité  privée,  avait  osé  faire  incarcérer  le 
comte  Braiidolino  ValJemarino,  abbé  de  Narvésa, 
jirévenu  d'avoir  empoisonné  son  père,  son  frère  et 
plusieurs  de  ses  domestiques,  de  vivre  en  inceste  avec 
sa  propre  sœur,  de  détrousser  les  voyageurs  sur  le 
grand  chemin,  et  d'avoir  commis  jdusieurs  assassi- 
nats sur  de  jeunes  adolescents  qu'il  avait  pollués  par 
d'horribles  stujires. 

Sa  Sainteté  prétendit  ([uc  ces  grands  criminels 
étaient  à  l'abri  de  la  vindicte  des  lois  par  leur  carac- 
tère sacré;  que  la  République  avait  violé  les  immu- 
nités ecclésiastiques  en  les  faisant  juger  par  un  tri- 
bunal de  la'iques,  et  ordonna  au  doge  de  remettre 
imraédialemenl  entre  les  mains  du  nonce  apostolique 


le  religieux  augustin,  le  cl 


le  Vicence  et  l'abbé 


le  Narvésa,  sous  peine  d'excommunication.  Paul  V 
prit  même  occasion  de  cette  affaire  pour  réclamer  la 
révocation  d'une  loi  qui  interdisait  aux  prêtres  d'ac- 
quérir des  biens  immeubles  sans  l'autorisation  du 
sénat,  et  qui  les  obligeait  à  vendre  les  terres  ou  les 
maisons  provenant  de  l'héritage  de  leurs  parents.  Le 
saint-père  demanda  également  l'abolilion  des  décrets 
qui  prohibaient  l'édification  de  nouvelles  églises  et  la 
londation  d'hôpitaux  ou  de  communautés  religieuses 
sans  le  secours  de  la  puissance  civile. 
^Le  sénat  fit  représenter  à  la  cour  de  Rome  qu'en 
Wrtu  des  anciennes  institutions  de  la  République  et 
des  privilèges  qui  lui  avaient  été  vendus  ou  octroyés 
par  les  souverains  pontifes  ses  prédécesseurs,  il  lui 
était  permis  de  promulguer  des  édits  concernant  les 
rapports  civils  des  ecclésiastiques  avec  l'État  ;  et  que 
le  saint-siége  ne  pouvait,  sans  une  violation  manifeste 
des  droits  établis,  demander  le  renversement  de  leurs 
lois  ni  soustraire  les  criminels  à  sa  juridiction.  Le 
pape  répliqua  que  les  ordonnances  canoniques  étaient 
des  lois  divines,  et  que  les  successeurs  de  i'Apotre 
n'avaient  pas  plus  de  droits  que  les  autres  hommes 
d'y  contrevenir;  qu'en  conséquence  les  permissions 
accordées  par  ses  prédécesseurs  aux  Vénitiens  se 
trouvaient  annulées.  Sa  Sainteté,  voyant  que  ses  me- 
naces d'excommunication  n'intimidaient  jjas  la  Séré- 
nissime  République,  imagina  de  faire  revivre  les  pré- 
tentions oubliées  depuis  plusieurs  siècles  de  droits 
réguliers  perçus  sur  plusieurs  îles  de  l'Adriatique  par 
le  saint-siége,  afin  de  gêner  l'action  de  son  gouverne- 
ment; en  outre,  elle  déclara  exempts  d'impôts  les 
riclies  bénéfices  que  possédaient  sur  le  territoire  de 
la  République  les  cardinaux,  les  chevaliers  de  Malte, 
les  couvents  d'hommes,  les  ordres  mendiants  et  tous 
les  ecclésiastiques,  comme  sujets  de  la  cour  romaine. 
Puis,  non  content  de  porter  ce  coup  aux  finances  des 
Vénitiens,  Paul  V  essaya  d'entraver  leur  commerce 
et  leur  industrie,  en  mettant  à  l'index  tous  les  ou- 
vrages qui  sortaient  de  leurs  imprimeries,  même  les 
missels  et  les  bréviaires  ;  enfin  il  lança  contre  le  doge 
et  contre  le  sénat  une  excommunication  effroyable,  et 
mit  en  interdit  la  ville  de  Venise  ainsi  que  ses  îles 
de  r.\driatique  et  tous  ses  Etals  de  terre  ferme. 

De  son  côté,  la  ^rénisi^ime  Républi(|ue  ne  garda 
)j1us  de  mesures  avec  la  cour  de  Rome,et  ripostaaux 
attaques  par  un  décret  qui  défendait  aux  ecclésiasti- 
ques, sous  les  peines  les   plus  sévères,  d'afficher  la 


â.!t 


PAUL    V 


623 


bulle  du  saint-père  ou  d'interrompre  le  service  divin 
dans  aucune  église.  Tout  le  clergé  vtnitienobéit  ;  les 
jésuites  seuls  déclarèrent  (jue  leur  conscience  ne  leur 
permuttait  pas  de  contrevenir  aux  ordres  du  pape,  et 
demandèrent  à  sortir  des  États  de  la  République,  per- 
mission que  le  doge  s'empressa  de  leur  accorder.  En- 
suite, le  sénateur  Quirinoet  le  célèbre  Fra  Paolo  Sarpi 
appelèrent  du  jugement  de  la  cour  de  Rome  au  tri- 
bunal des  nations,  en  répandant  dans  tous  les  pays 
des  ouvrages  remplis  d'une  dialectiiiuo  serrée  et  puis- 
sante, où  ils  atta([uuieQt  l'autorité  temporelle  que  les 
pontifes  s'étaient  arrogée  sur  le  monde  comme  suc- 
cesseurs de  l'apùtre  Pierre.  Sa  Sainteté  s'émut  des 
conséquences  qui  pouvaient  résulter  pour  elle  de  cette 
lutte,  et  chargea  les  cardinaux  Rellarmini  et  Raronius, 
les  deux  colonnes  de  l'Église,  de  répondre  aux  enne- 
mis de  la  cour  de  Rome  et  de  les  réduire  au  silence. 

En  gens  habiles,  les  deux  prélats  déplacèrent  la 
question;  ils  se  gardèwnt  bien  de  disputer  aux  princes 
et  aux  rois  l'autorité  qu'ils  cxeri;aient  sur  les  peuples, 
dans  la  erainle  ([u'on  ne  retournât  contre  eux  .'eurs 
propres  arguments  ;  ils  établirent  seulement  en  prin- 
cipe que  le  despotisme  émanait  de  Dieu,  et  que  l'iiu- 
manité  devait  se  soumettre  sans  examen  à  ceux  qui 
possédaient  ia  puissance  souveraine;  puis,  introdui- 
sant la  métaphysique  dans  leur  discussion,  ils  pro- 
clamèrent la  prédominance  de  l'esprit  sur  la  matière 
et  en  déduisirent  ces  singulières  propositions  : 

«  L'esprit  dirige  et  modère  la  chair,  mais  non  ré- 
ciproquement ;  ainsi  il  n'est  pas  permis  au  pouvoir 
temporel  de  s'élever  au-dessus  du  spirituel,  de  vou- 
loir le  diriger,  le  commander  ou  l'opprimer;  ce  serait 
une  rébellion,  une  tyrannie  toute  païenne.  C'est  au 
prêtre  à  juger  l'empereur,  et  nonàl'empereuràjuger 
le  prêtre,  car  il  serait  absurde  de  prétendre  que  la 
brebis  diit  conduire  le  berger.  » 

Fra  Paolo  et  le  sénateur  Quirino,  loin  de  se  regar- 
der comme  vaincus,  acceptèrent  la  lutte  sur  ce  ter- 
rain ;  ainsi  que  leurs  adversaires,  ils  proclamèrent 
que  tout  pouvoir  émanait  de  Dieu,  et  prenant  pour 
point  de  départ 'les  doctrines  professées  en  France 
sur  la  royauté,  ils  en  conclurent  que  l'autorité  du 
prince  ayant  la  même  source  que  celle  du  pape,  ce- 
lui-ci n'avait  pas  le  droit  de  s'immiscer  dans  les  af- 
faires des  gouvernements. 

«  Les  ecclésiastiques  des  différents  royaumes, 
ajoutaient-ils,  aussi  bien  que  les  laïques,  sont  soumis 
à  la  puissance  des  princes,  et  aucun  de  leurs  sujets 
ne  peut  se  dispenser  de  leur  rendre  la  même  obéis- 
sance que  celle  due  à  la  Divinité.  Un  roi  a  le  droit 
de  faire  les  lois,  de  rendre  des  jugements,  d'établir 
des  impôts  sans  contrôle.  Le  pape  possède  pareille- 
ment une  suprême  juridiction  sur  les  peuples,  mais 
elle  est  purement  spirituelle  comme  celle  qu'a  insti- 
tuée le  Christ  lui-même.  Le  Fils  de  Dieu  n'ayaiil 
jamais  exercé  une  juridiction  temporelle  pendani 
toute  sa  vie,  n'a  pu  transmettre  à  saint  Pierre  ni  à 
ses  successeurs  un  droit  qu'il  n'avait  pas  réclamé....  ». 
Telles  étaient  les  singulières  prétentions  et  les  théo- 
ries extravagantes  que  cherchaient  à  faire  prévaloir 
les  séides  de  la  papauté  et  de  la  monarchie  pour  ac- 
quérir le  droit  d'opprimer  les  peuples. 

Bientôt  de  cette  guerre  de  paroles  on  en  vint  à 
une  guerre  réelle;  Paul  V  cherclia  de  tous  côtés  des 


alliés,  rassembla  des  troupes,  et  annonça  qu'il  allait 
anéantir  Venise.  Mais  son  ardeur  belhqueusc  dura 
peu;  soit  qu'il  redoutât  d'exposer  son  armée  aune 
défaite  ([ui  eût  grandement  compromis  su  prépon- 
dérance sur  l'Italie,  soit  qu'il  craignit  de  ne  pouvoir 
suffire  aux  dépenses  de  la  campagne  et  à  l'entretien 
des  troupes,  soit  qu'il  soupçonnât  que  Philippe  III 
et  Henri  I\',  tout  en  paraissant  ofliciellemcnl  désirer 
le  maintien  de  la  paix  entre  Rome  et  Venise,  ne 
s'employassent  en  secret  pour  prolonger  les  hostili- 
tés, il  feignit  de  se  rendre  aux  remontrances  des  am- 
bassadeurs français,  et  accepta  leur  médiation  dans 
sa  querelle  avec  la  Sérénissime  Répulilii[ue. 

Les  Vénitiens,  qui  avaient  besoin  de  la  paix  pour 
la  prospérité  de  leur  commerce,  accueillirent  l'avora- 
blement  les  propositions  d'accommodement  présen- 
tées par  le  saint-siége.  Paul  V  demandait  que  la  sei- 
gneurie ou  le  conseil  des  Dix  remît  entre  les  mains 
des  ambassadeurs  de  France  les  trois  prisonniers  ec- 
clésiastiques détenus  dans  les  cachots  de  la  Républi- 
que, et  en  même  temps  que  le  sénat  rapportât  le  dé- 
cret rendu  contre  l'introduction  des  bulles  de  la  cour 
de  Rome,  et  lui  envoyât  une  ambassade  en  signe  de 
soumission  pour  solliciter  l'absolution  des  censures 
ecclésiastiques.  Sa  Sainteté  voulut  bien  encore  exi- 
ger le  rappel  des  jésuites,  mais  elle  fut  obligée  de 
renoncer  à  cette  dernière  condition ,  le  doge  Ludo- 
vico  Donato  ayant  déclaré  qu'il  préférait  rompre  les 
négociations  et  continuer  la  guerre  plutôt  que  de 
souffrir  sur  le  territoire  de  la  République  un  seul  des 
disciples  d'Ignace  de  Loyola,  ([u'il  appelait  les  sup- 
pôts de  Satan.  La  paix  fut  conclue  entre  les  deux 
puissances,  et  les  jésuites  restèrent  exilés. 

Si  la  société  perdait  quelque  peu  de  sa  puissance 
dans  un  coin  de  l'Italie,  elle  reprenait  dans  la  Grande- 
Bretagne  une  partie  de  son  ancienne  inlluence;  et 
malgré  les  sévères  ordonnances  de  la  reine  Elisa- 
beth, les  bons  Pères  ne  craignaient  pas  de  reparaî- 
tre dans  le  royaume  et  même  d'y  fonder  des  collèges. 
Leur  sécurité  venait  de  ce  que  le  nouveau  roi  d'An- 
gleterre, Jacques  I",  fils  de  Marie  Stuart,  leur  mon- 
trait une  grande  bienveillance;  mais  leur  audace 
s'accrut  tellement,  que  le  souverain  fut  obligé  de 
sévir  contre  quelques-uns  des  plus  brouillons. 

Les  jésuites  jurèrent  alors  de  se  venger,  et  orga- 
nisèrent avec  des  gentilshommes  catholiques  dont  ils 
dirigeaient  les  consciences,  entre  autres  Robert  Ca- 
tesby  et  Thomas  Piercy,  un  complot  où  il  ne  s'a- 
gissait rien  moins  que  de  faire  sauter  la  salle  du  Par- 
lement au  moment  où  le  roi  et  sa  famille  assisteraient 
à  la  séance  d'ouverture  des  sessions.  Il  fut  convenu 
entre  les  conjurés  qu'on  n'admettrait  dans  le  com- 
plot qu'un  petit  nombre  d'hommes  déterminés  et 
fidèles;  ils  s'associèrent  d'abord  un  jeune  seigneur 
catholique  nommé  Tiiomas  \\'inter.  ((u'ils  chargèrent 
d'une  mission  en  Flandre  auprès  d'un  autre  de  leurs 
amis  nommé  Fawkes,  ([ui  était  au  service  de  l'Espa- 
gne, et  dont  ils  connaissaient  le  zèle  ardent«^our  le 
papisme.  Sur  leur  invitation,  celui-ci  revint  immé- 
diatement en  Angleterre;  mais  lorsqu'il  sut  ([u'il 
était  question  d'anéantir  du  même  coup  un  si  grand 
nombre  de  victimes,  il  hésita  à  entrer  dans  le  com- 
plot, et  représenta  aux  révérends  Pères  qui  diri- 
geaient cette  aflaire,  que  le  jour  de  l'ouverture  des 


624 


HISTOIRE    DES    PAPES 


m 


sessions  il  y  avait  au  Parlement  presque  autant  de 
catholiques  que  d'hérétiques,  et  qu'ils  auraient  à  ré- 
pondre devant  Dieu  de  la  mort  de  leurs  frères.  Les 
jésuites  (rarnet,  Oldecorn,  Tesmond  et  Gérard  ré- 
pliquèrent que  si  le  nombre  des  orthodoxes  était 
inférieur  seulement  de  un  il  celui  des  hérétiques,  on 
pouvait  passer  outre  et  les  exterminer  tous  ensem- 
ble, et  que  Dieu  les  absoudrait  à  cause  de  la  grande 
gloire  qui  lui  en  reviendrait. 

La  conscience  ainsi  rassurée,  Fawkes  s'associa  à 
1  œuvre  de  ses  compagnons  ;  Piercy  loua  une  maison 
attenant  aux  bâtiments  du  Parlement,  et  tous  com- 
mencèrent à  creuser  une  mine  qu'ils  devaient  faire 
arriver  jusque  sous  la  salle  où  se  tenaient  les  séan- 
ces. Déjà  ils  avaient  percé  plusieurs  murs,  et,  sui- 
vant leurs  calculs,  ils  ne  devaient  plus  se  trouver 
qu'à  une  petite  distance  de  la  salle,  lorsqu'au  milieu 
d'une  nuit,  pendant  qu'ils  étaient  occupés  à  travail- 
ler, ils  entendirent  au-dessus  de  leur  tête  un  grand 
nombre  de  voix  d'hommes  et  un  mouvement  inac- 
coutumé. Ne  sachant  à  quelle  cause  attribuer  ce  sin- 
gulier tapage,  et  craignant  qu'on  n'eût  quelque  soup- 
çon de  leurs  projets,  les  conjurés  interrompirent 
leurs  travaux,  sortirent  de  la  mine  et  s'informèrent 
de  ce  qui  se  passait.  Ils  apprirent  alors  qu'on  faisait 
vider  une  cave  remplie  de  houille  qui  était  située 
au  dessous  de  la  chambre  des  lords,  pour  la  mettre 
en  location.  L'occasion  fut  saisie,  et  dès  le  lendemain 
la  cave  appartint  aux  conjurés  ;  ils  y  transportèrent 
de  nuit  trente  six  barils  de  poudre,  qu'ils  recouvri- 
rent de  fagots  et  de  bûches. 

Les  choses  ainsi  disposées,  ils  attendirent  patiem- 
ment l'ouverture  du  Parlement;  déjà  la  tenue  de  la 
séance  royale  avait  été   indiquée,  et  rien  ne  faisait 


prévoir  (jue  le  complot  pût  avorter,  lorsque  lord 
Monteagle,  membre  catholique  de  la  chambre  des 
pairs,  reçut  une  lettre  anonyme  qui  lui  annonçait 
que  lui  et  ses  amis  feraient  bien  de  ne  point  pa- 
raître à  cette  séance,  attendu  qu'il  y  serait  frappé 
un  coup  terrible,  inévitable,  et  qui  durerait  moins  de 
temps  qu'il  ne  lui  en  faudrait  pour  brûler  la  lettre 
par  laquelle  on  lui  en  donnait  avis.  Lord  Monteagle 
ne  tint  aucun  compte  de  la  dernière  recommandation 
de  son  mystérieux  correspondant,  et  envoya  le  bil- 
let à  lord  Salisbury,  secrétaire  d'État ,  qui  n'y  atta- 
cha pas  une  grande  importance;  néanmoins  celui-ci 
le  soumit  au  roi,  qui  en  jugea  tout  autrement.  Sa 
Majesté  pensa  que  les  mots  «  un  coup  terrible  et 
soudain  »  faisaient  allusion  aux  effets  de  la  poudre, 
et  donna  ordre  de  visiter  toutes  les  voûtes  qui  étaient 
sous  les  salles  du  Parlement.  Le  comte  de  Suffolk, 
chargé  de  ce  soin  en  sa  qualité  de  lord-chambellan, 
se  fit  ouvrir  toutes  les  caves,  et  ayant  remarqué  dans 
celle  de  Piercy  un  amas  de  fagots  et  de  bois,  il  de- 
manda quel  était  le  nom  du  locataire  de  la  cave; 
sur  la  réponse  de  Fawkes,  qui  était  déguisé  en  va- 
let, il  répliqua  que  la  provision  lui  semblait  bien 
forte  pour  les  besoins  d'un  homme  seul  qui  ne  ré- 
sidait pas  habituellement  à  Londres.  Puis  il  sortit; 
mais  à  peine  fut-il  dehors,  qu'il  renvoya  sir  Thomas 
Knevet,  juge  de  paix,  avec  des  soldats,  dans  la  cave 
mystérieuse  pour  y  faire  une  perquisition  sévère.  Avant 
d'entrer,  celui-ci  fit  arrêter  le  prétendu  domestique 
de  Piercy,  -sur  lequel  on  trouva  des  mèclies  et  un 
briquet;  et  le  bois  à  brûler  ayant  été  enlevé,  on  dé- 
couvrit les  trente-six  barils  de  j)0udre. 

Fawkes  fut  immédiatement  applique  à  la  question 
et  forcé  de  nommer  tous  ses  complices.  Néanmoins 


PAUL    V 


625 


Conspiration  des  poudres 


Catesby,  Piercy  et  plusieurs  autres  conjurés  avaient 
(li'jà  eu  le  temps  de  sortir  de  Londres  et  de  gagner 
le  coiuté  de  Warwick,  où  sir  Êverard  Digljy,  plein 
de  confiance  dans  le  succès  de  l'entreprise,  avait 
réuni  quelques  partisans  et  se  disposait  à  s'emparer 
de  la  jeune  princesse  Elisabeth,  lille  du  roi,  qu'ils 
voulaient  mettre  sur  le  trône.  Mais  déjà  la  nouvelle 
de  leur  fatale  conjuration  avait  été  transmise  aux 
schérifs  avec  l'ordre  de  rassembler  les  milices  et  de 
s'emparer  des  coupables  :  alors,  se  voyant  dans 
l'impossibilité  de  résister  ou  de  fuir,  ils  se  réunirent 
au  nombre  de  quatre-vingts  dans  un  château  lortilié 
du  comté  de  Warwick,  résolus  à  mourir  les  armes  à 
la  main.  Malheureusement,  au  moment  de  l'attarpie, 
leur  provision  de  poudre  vint  à  prendre  feu,  et  ils 
11 


ne  purent  se  défendre  contre  les  troupes  royales; 
Piercy  et  Galesby  se  firent  tuer;  les  autres  conjurés 
furent  faits  prisonniers  et  périrent  sur  l'échalaud. 

Le  jésuite  Henri  Garnet ,  qui  avait  célébré  la 
messe  pour  la'  réussite  de  la  grande  entreprise,  et  le 
jésuite  OUlecorn,  qui  était  chargé  de  recruter  des 
conspirateurs,  tous  deux  les  chefs  et  les  organisa- 
teurs du  complot,  furent  jugés  par  une  cour  souve- 
raine avec  plusieurs  autres  disci})les  d'Ignace  de 
Loyola,  et  condamnés  au  gibet. 

Cette  affaire  détermina  le  roi  Jacques  à  se  faire 
prêter  par  ses  sujets  le  fameux  serment  d'allégeance, 
par  lequel  on  reconnaissait  que  le  souverain  de  la 
Grande-Bretagne  était  indépendant  de  toute  puis- 
sance étrangère;  que  ni   pape,    ni   archevêque,  ni 

167 


tj26 


HISTOIRE    DES    PAPES 


évèque  ne  pouvait  le  déposer  ni  relever  les  peuples 
de  la  lidolilé  ipi'ils  lui  avaient  jurée;  que  personuo 
n'avait  le  droit  de  disposer  de  ses  domaines,  ni  de 
s"eniparer  de  ses  Etats,  ni  d'attenter  à  sa  vie;  que  la 
doctrine  professée  par  les  catholiques,  et  autorisant 
les  sujets  à  tuer  leurs  princes  sur  l'ordre  du  pape, 
était  impie  et  exécrable.  Ce  serment  fut  rendu  obli- 
gatoire pour  tous  ceux  qui  habitaient  l'Angleterre, 
quelles  que  fussent  leurs  opinions  reli^iiMises. 

Paul  V  adressa  immédiatemeut  aux  lidèles  de  la 
Grande-Bretagne  plusieurs  brefs  pour  leur  défendre 
d'obéir  au  roi  ;  ce  qui  entraîna  pour  quelques-uns  la 
peine  du  bannissement,  et  même,  pour  les  plus  ob- 
stinés, la  décapitation. 

Jacques  I"  ne  se  contenta  pas  de  combattre  les 
séides  de  la  papauté  avec  la  hache  du  bourreau  ;  il 
prit  lui-même  la  plume  et  attaqua  dans  plusieurs 
ouvrages  de  controverse  les  doctrines  du  cardinal 
Bellarmini.  Le  jésuite  Suarcz  répliqua  au  libelle  du 
monarque  ;  et  se  posant  comme  l'adversaire  de  la 
royauté  et  le  cliampion.de  l'omnipotence  pontificale, 
il  chercha  à  écraser  son  adversaire  sous  un  llux  de 
paroles  incohérentes  et  de  propositions  e.xtravagantes. 
«  Le  souverain  pontife,  disait-il  dans  son  livre,  a 
tout  pouvoir  de  diriger  efficacement  les  rois  dans 
l'exercice  de  leur  autorité  ;  il  peut  également  con- 
traindre les  princes  à  lui  obéir  dans  ce  qu'il  a  juste- 
ment ordonné,  et  punir  ceux  qui  ne  lui  obéissent 
point;  car  il  est  armé  d'un  glaive  à  deux  tranchants. 
Et  la  preuve  que  ce  droit  lui  est  dévolu ,  c'est  que 
les  chefs  de  l'Église  en  ont  usé  de  tout  temps,  en 
excommuniant  les  empereurs  et  les  rois,  en  les  dé- 
posant, en  déliant  leurs  sujets  du  serment  de  fidélité 
et  en  donnant  leurs  ÉUtts  à  des  princes  catholiques. 
Les  papes  sont  investis  d'un  pouvoir  si  grand,  que 
leurs  arrêts  de  mort  prononcés  contre  un  roi  sulfi- 
sent  pour  mettre  le  condamné  hors  la  loi  commune; 
cependant  tous  les  fidèles  ne  sont  pas  autorisés  à 
courir  sus  à  l'ennemi  de  l'Église,  et  ils  doivent  lais- 
ser le  soin  de  l'exécution  de  la  sentence  à  ceux  qui 
en  ont  été  chargés.  » 

Un  autre  jésuite,  nommé  Emmanuel  Sa,  vint  se 
mêler  à  ces  disputes  et  renchérit  encore  sur  les  pro- 
positions de  Suarez  ;  il  prétendit  que  la  révolte  d'un 
ecclésiastique  contre  le  roi  ne  constituait  pas  un 
crime  de  lèse-majesté,  attendu  que  les  prêtres  ne 
pouvaient  pas  être  considérés  comme  sujets  du  roi; 
qu'il  en  était  de  même  pour  les  laïques,  quand  le 
prince  avait  été  frappé  par  une  condamnation  cano- 
nique; et  que  dans  ce  cas  tous  les  fidèles  devaient 
se  réunir  pour  combattre  le  tyran  et  faire  triompher 
la  religion. 

Le  jésuite  Deliio  exprimait  encore  plus  ouverte- 
ment sa  haine  contre  les  rois  :  «  Que  nepuis-je,  s'é- 
criait-il dans  un  de  ses  sermons,  faire  à  Dieu  une 
libation  du  sang  d'un  roi  !  Jamais  liqueur  plus  belle 
n'aurait  teint  les  autels  de  Jésus-Christ  ;  jamais  ho- 
locauste plus  agréable  n'aurait  pu  lui  être  nfl'erl!... 
Qu'il  soit  béni  jusqu'aux  âges  les  plus  reculés  celui 
qui  enfonce  un  poignard  dans  le  cœur  d'un  roi!  » 

Ces  discours  furibonds  et  ces  doctrines  e.xagérées 
n'étaient  pas  seulement  dirigés  contre  Jacques  l"; 
les  jésuites  voulaient  atteindre  tous  les  princes  de  la 
chrétienté,   et    Sa  Sainteté  les  secondait  dans  cette 


nouvelle  croisade  en  autorisant  la  propagation  d'un 
ouvrage  du  célèbre  Mariana,  où  le  régicide  était 
pose  en  principi-,  en  devoir,  en  obligation,  lorsque 
le  souverain  s'écartait  de  l'obéissance  due  au  chef 
de  l'Église.  A  l'exemple  du  jésuite  espagnol,  les 
bons  Pères  qui  résidaient  eu  France  exaltèrent  l'om- 
nipotence pontificale  et  cherchèrent  à  rabaisser  la 
royauté.  «  Obéissez,  enfants  du  Christ,  s'écriait  le 
fougueux  Clarus  Bonarscius  dans  ses  sermons,  obéis- 
sez aveuglément  à  cette  puissance  qui  a  rendu 
Henri  IV  à  la,  société  des  fidèles;  n'écoutez  pas  ceux 
qui  prétendent  que  le  pape  n'a  pu  excommunier  le 
roi  de  France  ;  il  l'a  fait  cependant,  et  le  prince  a 
reconnu  qu'il  en  avait  le  pouvoir,  puisqu'il  s'est 
humilié  dans  la  poussière,  puisqu'il  a  demandé  à 
être  absous.  Eh  quoi  !  le  souverain  serait  un  Arius, 
un  Valens,  un  Neslorius,  un  Manès,  un  Mahomet 
par  la  parole  et  par  l'épée;  il  deviendrait  juif,  se  fe- 
rait circoncire,  et  le  pape  n'aurait  pas  le  pouvoir 
d'agir  contre  lui?  11  renouvellerait  l'horrible  cruauté 
de  Phalaris  contre  tout  ce  qu'il  y  a  en  France  de 
zélés  catholiques,  et  le  pape  ne  pourrait  rien  contre 
lui  ?  Dieu  nous  préserve  de  cette  pensée  I  Le  pontife 
doit  employer  sa  hache  pour  le  salut  de  la  France, 
et  frapper  les  gros  troncs  qui  menacent  d'étouffer 
les  jeunes  arbres.  » 

Alors  surgit  Ravaillac;  soit  que  les  déclamations 
des  jésuites  eussent  puissamment  agi  sur  un  cerveau 
malade,  soit  qu'il  eût  été  poussé  au  crime  par  sa 
propre  exaltation  ou  par  une  cause  occulte,  que  l'Es- 
toile,  Sully  et  le  maréchal  d'Éstrées  ne  craignent 
pas  de  reporter  sur  la  reine;  toujours  est-il  que  ce 
fanatique  attendit  pour  frapper  le  roi  que  Marie  de 
Alédicis  eût  été  proclamée  régente  et  sacrée  solen- 
nellement. François  RavaLlIac  était  arrivé  d'Angou- 
lême  à  Paris  depuis  trois  semaines,  pour  mettre  à 
exécution  son  projet  de  régicide;  le  14  mai  1610, 
qui  était  la  veille  du  jour  fixé  pour  le  départ  du  roi, 
après  avoir  entendu  la  messe  à  Saint-Benoît,  il  dîna 
fort  tranquillement  dans  son  aulierge  avec  son  hôte 
et  un  marchand  appelé  GoUetet  ;  puis  il  se  rendit  au 
Louvre  pour  attendre  le  roi.  A  quatre  heures, 
Henri  IV  sortit  de  son  palais  en  carrosse  pour  visi- 
ter les  arcs  de  triomphe  élevés  en  l'honneur  de  la 
régente,  qui  devait  faire  son  entrée  dans  la  capitale 
le  lendemain  ;  il  était  accompagné  des  ducs  d'Èper- 
non  et  de  Montbazon,  des  maréchaux  de  la  Force, 
de  Roquelaure  et  de  Lavardin,  du  premier  écuyer  de 
Liancourt  et  du  marquis  de  Mirabeau  :  un  petit 
nombre  de  gentilshommes  et  de  valets  de  pied  es-  m 
cortaient  seuls  le  roi,  le  duc  d'Epcrnon  ayant  donné  | 
l'ordre  à  la  garde  de  rester  au  Louvre. 

Lorsque  le  carrosse  arriva  dans  la  rue  de  la  Fé- 
ronnerie,  qui  à  cette  époque  était  fort  étroite,  le  cor- 
tège se  trouva  arrêté  par  un  embarras  de  charrettes; 
la  plupart  des  valets  de  pied  entrèrent  dans  le  cime- 
tière des  Innocents  pour  courir  plus  à  l'aise,  et  il 
n'en  resta  que  deux  auprès  de  la  voiture;  ce  fut  précisé- 
ment à  ce  moment  que  le  duc  d'Épernon  ouvrit  la  glace 
qui  était  près  du  roi,  et  le  pria  de  prendre  connaissance 
d'une  pièce  fort  importante.  PendantqueSa  Majesté 
était  occupée  à  lire,  Ravaillac,  qui  jusqu'alors  avait 
suivi  la  voiture,  sauta  sur  l'essieu  de  la  roue  et 
donna  au  roi  deux  coups  de  couteau  dans  la  région 


PAUL    V 


627 


du  cœur,  et  cola  si  rapidement  qu'aucun  des  sei- 
gneurs ne  soupçonna  ce  qui  se  passait  ({ue  par  un 
gémissement  que  poussa  Henri  ;  la  mort  avait  été 
instantanée.  Sans  aucun  doute  l'assassin  eût  pu  fa- 
cilement s'enfuir  en  se  glissant  entre  les  voitures  ; 
mais  il  resta  là,  son  couteau  à  la  main,  et  se  glori- 
liant  d'avoir  si  bien  frappé  ;  alors  il  fut  arrêté  et  con- 
duit à  l'hôtel  de  Retz,  où  le  grand  jirévôt  procéda  à 
un  premier  interrogatoire. 

Ce  magistrat  trouva  sur  lui  un  chapelet,  un  papier 
où  le  nom  de  Jésus  était  écrit  trois  fois  sur  divers 
plis,  et  un  cœur  de  carton  qu'il  portait  suspendu  à 
son  cou.  On  est  réellement  surpris  en  lisant  les  pro- 
cès-verbaux de  cette  afl'aire,  du  soin  tout  particulier 
que  prirent  les  juges  chargés  de  la  procédure  d'em- 
pêcher Ravaillacde  dévoiler  ses  complices.  Quoiqu'on 
sût  par  le  maître  de  son  auberge  qu'il  avait  eu  des 
relations  avec  des  personnages  marquants,  entie 
autres  avec  un  écuyer  de  la  reine,  avec  les  aumôniers 
du  cardinal  du  Perron,  un  des  amants  de  Marie  de 
Médicis,  avec  plusieurs  jésuites,  un  cordelier,  un 
feuillant,  le  curé  de  Saint-Séveriu  et  un  chanoine, 
on  ne  le  confronta  avec  personne,  si  ce  n'est  avec  le 
Père  d'Aubigny,  qui  aflirma  par  serment  qu'il  ne 
connais.sait  pas  l'assassin,  et  démentit  les  allégations 
de  Ravailkc,  qui  assurait  lui  avoir  rendu  visite  dans 
la  maison  des  jésuites. 

Le  Père  Cotton,  confesseur  de  Henri  IV,  vint  lui- 
même  plusieurs  fois  défendre  à  l'accusé  de  compro- 
mettre les  gens  de  bien.  Enfin,  treize  jours  après 
l'assassinat,  comme  si  on  eût  eu  hâte  d'en  finir,  le 
Parlement  prononça  la  sentence  de  mort  contre  Fran- 
çois Ravaillac,  atteint  et  convaincu  du  crime  de  lèse- 
majesté.  Il  fut  condamné  à  être  tenaillé  avec  verse- 
ment dans  les  plaies  de  plomb  fondu,  d'huile  bouil- 
lante et  de  soufre  enflammé  ;  à  avoir  la  main  droite 
brûlée  jusqu'au  poignet,  à  être  ensuite  écartelé,  puis 
consumé  sur  un  bûcher.  Le  jugement  porta  en  outre 
que  la  maison  où  il  était  né  serait  démolie  ;  que  sa 
mère  et  son  père  seraient  chassés  du  royaume  avec 
défense  d'y  reparaître,  sous  peine  d'être  pendus  et 
étranglés;  que  ses  frères,  scpurs,  oncles  et  autres 
jiarents  seraient  tenus,  sous  les  mêmes  peines,  de 
i|uilter  le  nom  de  Ravaillac  pour  en  prendre  un  autre. 

L'assassin  subit  son  horrible  supplice  avec  cou- 
rage; il  ne  poussa  pas  un  seul  gémissement  pen- 
dant qvie  le  bourreau  le  tenaillait  avec  des  pinces 
dentelées,  (|ui  à  chaque  coup  lui  enlevaient  des  lam- 
beaux de  chair,  ni  même  pendant  que  l'exécuteur 
versait  dans  ses  plaies  béantes  un  mélange  de])lomb 
fondu,  de  soufre,  d'huile  et  de  cire  bouillante;  au- 
cun cri  ne  lui  échappa  lorsqu'on  lui  brûla  le  puignet, 
ni  quand  on  l'alLicha  |)ar  les  quatie  membres  à  des 
chevaux  entiers  pour  l'écarteler.  Enfin,  après  avoir 
sipporté  ce  supplice  effroyable  pendant  une  heure 
sans  être  démembré,  et  respirant  encore,  «  les  sol- 
dats qui  assistaient  à  l'exécution,  fatigués  d'attendre, 
se  jetèrent  sur  le  criminel  avec  des  épées,  des  cou- 
teaux il  des  bâtons,  se  mirent  à  frapper,  couper  et 
dcchirer  ce  malheureux,  qui  fut  ainsi  ardemmentmis 
en  diverses  parties  et  pièces  ravies  à  l'exécuteur, 
et  traînées  de  tous  côtés  avec  une  fureur  extrême.  » 

Lorsque  justice  eut  été  faite  du  meurtrier,  la  froide 
raison  reprit  le  dessus,  et  l'on  commença  à  recher- 


cher quels  étaient  les  véritables  complices  de  Ra- 
vaillac ;  la  voix  publi({ue  désigna  les  jésuites,  et  de 
toutes  parts  parurent  des  pampjilels  contre  les  ré- 
vérends Pères,  et  entre  autres  un  libelle  appelé 
«  l'Antl-Gotton,  «  où  l'on  démontrait  jusqu'à  la  der- 
nière évidence  que  les  jésuites  et  la  reine  avaient  ar- 
mé le  bras  de  Ravaillac. 

Le  Parlement  n'osant  pas  agir  contre  de  si  grands 
coupables,  se  contenta  d'enjoindre  à  la  (acuité  de 
théologie  de  censurer  les  ouvrages  publiés  par  la  so- 
ciété sur  la  théorie  du  régicide  ;  et  d'après  la  déci- 
sion des  docteurs,  condamna  plusieurs  de  leurs  li- 
vres à  être  brûlés  en  place  de  Grève  par  la  main  du 
bourreau.  Ce  jugement  rendu  contre  les  disciples 
d'Ignace  de  Loyola  par  le  premier  corps  de  l'Etat,  et 
qui  imphquait  en  quelque  sorte  une  accusation  de 
participation  dans  l'assassinat  de  Henri  IV,  n'empê- 
cha pas  Marie  de  Médicis  de  leur  continuer  ses  fa- 
veurs, d'installer  le  Père  Cotton  auprès  du  jeune 
Louis  XIII  en  qualité  de  confesseur,  et  de  donner  à 
leur  collège  de  la  Flèche  le  cœur  de  son  mari.  La 
reine  osa  même  leur  octroyer  des  lettres  patentes 
beaucoup  plus  étendues  que  celles  qui  leur  avaient 
été  accordées  jusque-là,  et  leur  permettre  de  faire 
des  leçons  publiques  sur  la  théologie  et  sur  toutes 
sortes  de  sciences,  attendu,  déclarait-elle,  qu'il  était 
de  la  plus  grande  utilité  que  les  enfants  étudiassent 
chez  eux  les  formes  et  les  façons  de  vivre  qu'il  fal-  ', 
lait  observer  à  la  cour. 

Immédiatement  après,  les  jésuites  firent  signifier 
leurs  lettres  patentes  à  l'Université  et  s'occupèrent 
d'en  poursuivre  l'entérinement  devant  le  Parlement. 
Ainsi  se  trouva  réengagé  le  procès  pendant,  depuis 
près  d'un  siècle,  entre  l'Université  et  la  société  de 
Jésus,  relativement  à  l'instruction  di's  enfants.  Dans 
son  plaidoyer,  l'avocat  la  Martelière,  qui  portait  la 
parole  pour  l'Université,  rappela  que  c'était  pour  la 
troisième  fois  que  ce  corps  célèbre  venait  réclamerla 
protection  du  Parlement  contre  les  séides  du  pape, 
afin  d'assurer  le  repos  du  royaume;  que  depuis  l'é- 
tablissement des  jésuites  l'Europe  entière  n'avait  re- 
tenti que  du  bruit  de  leurs  disputes  ;  qu'ils  n'avaient 
jamais  cessé  de  prêcher  le  bouleversement  des  pou- 
voirs politiques  ;  il  rejeta  sur  eux  la  complicité  des 
crimes  de  Jacques  Clément,  de  Barrière ,  de  Chà- 
tel  et  de  Ravaillac  en  France  ;  il  rappela  leur  parti- 
cipation dans  la  conspiration  des  poudres  en  .Angle- 
terre, dans  les  troubles  qui  avaient  éclaté  à  \'enise 
et  dans  plusieurs  autres  Etats,  et  il  termina  sa  ha- 
rangue en  suppliant  le  Parlement  de  ne  pas  se  laisser 
surprendre  par  le  ton  hypocrite,  les  paroles  miel- 
leuses et  les  promesses  des  bons  Pères;  qu'il  l'en- 
gageait à  se  mettre  en  garde  contre  leurs  fourberies, 
et  à  ne  pas  ouJjlier  que  leur  propre  constitution  les 
autorisait  à  se  parjurer  lorsque  l'intérêt  de  leiu-  or- 
dre ou  celui  du  pape  l'exigeait. 

L'avocat  général  Servin  fut  également  favorable  à 
l'Uni  .ersilé  ;  ce  magistrat  déclara  qu'avant  d'entamer 
les  débats  il  avait  demandé  aux  jésuites  s'ils  consen- 
taient à  s'en  tenir  aux  termes  de  leur  rétablissement, 
et  à  signer  «  sans  équivoques  ni  échappatoires  les 
quatre  ))ro|)osilions  rédigées  par  la  Sorbonne,  con- 
cernant la  sûreté  de  la  personne  des  rois,  l'indéjien- 
dance  absolue  de  leur  autoriti''  sur  les  choses  tempo- 


6â8 


HISTOIRE    DES    TAPES 


relies,  i'assujottissement  des  ecclcsiasliques  a;ix 
prince?,  et  le  maintien  des  libertés  ue  i'Égiise  git.li- 
cane;  mais  qu'ils  avaient  refusé  de  donner  une  adhé- 
sion formelle  à  ces  propositions.  En  conséi[uence,  il 
conclut  à  ce  (]u'il  fût  défendu  aux  jésuites  de  faire 
des  leçons  publiques  ;  de  renq>lir  aucune  fonction 
scolastiijue  pour  rinstruclion  des  enfants  ni  des 
adidtes  dans  le  ressort  de  la  ville  de  Paris.  Le  Par- 
lement admit  ces  conclusions,  et  rendit  un  arrêt  qui 
déclarait  l'Université  bien  fondée  en  ses  dires  et 
lui  donnait  gain  de  cause.  Ce  n'était  pas  en  France 
seulement  que  les  jésuites  étaient  devenus  l'objet  de 
l'animadversion  générale;  dans  tous  les  royaumes 
ils  étaient  en  exécration;  ils  venaient  d'être  chassés 
de  la  Russie;  l'université  de  Louvain  avait  flétri 
leurs  doctrines  et  les  avait  expulsés  de  la  Flandre  ; 
en  Bohême,  un  décret  du  conseil  souverain,  rendu 
du  consentement  de  tous  les  ordres  du  royaume,  les 
avait  condamnés  à  un  bannissement  perpétuel  comme 
perturbateurs  du  repos  public;  la  Moravie,  k 
l'exemple  de  la  Bohème,  avait  pris  une  décision 
énergique  pour  leur  défendre  l'entrée  de  ses  pro- 
vinces. .\lors  les  jésuites,  chassés,  conspués,  hon- 
nis, parurent  s'amender  ;  et  afm  d'obtenir  leur  réinstal- 
lation, ils  renièrent  leurs  doctrines  régicides,  et  adop- 
tèrent la  maxime  de  l'inviolabilité  de  la  personne  des 
souverains,  qui  tout  naturellement  était  professée  par 
les  cours  des  potentats.  Les  Pères  Balthasar,  Jac- 
quinot.  Fronton,  Jacques  Sirmond  et  Faconius  se 
présentèrent  à  la  barre  du  Parlement,  et  déclarèrent 
qu'  ils  acceptaient  les  quatre  propositions  de  la  Sor- 
bonne  relatives  à  la  conservation  de  la  personne  des 
rois,  à  leur  indépendance  absolue  du  siège  de  Home, 
aux  privilèges  de  leur  autorité,  même  sur  les  moines, 
les  religieuses  et  les  ecclésiastiques. 

Cette  soumission,  quoique  tardive,  ne  laissa  pas 
que  de  leur  être  très-profitable  ;  car  elle  apaisa  les 
murmures  de  leurs  ennemis,  les  fit  tolérer  dans  le 
royaume  et  les  mit  en  position  de  provoquer  des  as- 
semblées ecclésiastiques  dans  lesquelles  ils  agitèrent 
différentes  questions  religieuses  qui  furent  toutes  réso- 
lues à  leur  entière  satisfaction.  Ainsi  dans  les  conciles 
provinciaux  d'Aixet  de  Sens,  ils  obtinrent  la  condam- 
nation du  traité  d'Edmond  Richer,  syndic  de  laTbéolo- 
gie  de  Paris,  sur  la  puissance  ecclésiastique  ;  et,  par 
suite,  son  remplacement  au  syndicat.  Mais  cet  acte 
d'iniquité  réveilla  toutes  les  anciennes  haines  contre 
les  jésuites,  et  la  lutte  recommença  plus  violente  que 
jamais  entre  ces  derniers  et  les  défenseurs  des  libertés 
de  l'Église  gallicane. 

L'ouvrage  d'Edmond  Richer  devint  le  motif  dune 
polémique  telle  qu'on  peut  dire  que  jamais  aucun 
livre  n'eut  autant  de  vogue  et  de  retentissement;  car 
indépendamment  de  l'intérêt  qu'inspire  toujours  un 
écrit  frappé  d'une  condamnation  et  interdit  par  la 
censure,  le  traitéde  la  puissance  ecclésiastique  avait 
pour  les  masses  cet  attrait  d'un  ouvrage  en  hostilité 
ouverte  avec  les  deux  grands  pouvoirs  qui  écrasent 
les  peuples;  il  démontrait  que  ni  les  rois  ni  les  pon- 
tifes n'avaient  droit  à  l'infaillibilité  ni  à  l'inviolabi- 
lité qu'ils  s'attribuaient;  que  tous,  tenant  leur  auto- 
rité des  nations,  ne  devaient  sous  aucun  prétexte,  ni 
pour  quelque  cause  que  ce  fût,  s'affranchir  de  leur 
juridiction  suprême. 


Tout,  les  grands  écrivains  du  siècle  se  rangèrent  à 
."oi  ini^ndu  syndic  et  prirent  la  ^jluuie  pour  soutenir 
ses  doctrines.  L'un  d'eux,  du  Plessis-Mornay,  osa 
même  attaquer  la  cour  de  Rome,  et  publia  son  cé- 
lèbre ouvrage,  intitulé  u  Mystères  d'iniquités,  »  où 
l'auteur  dévoilait  une  longue  suite  de  crimes  et  d'in- 
famies commis  par  les  pontifes,  et  où  il  concluait  en 
disant  que  les  successeurs  de  saint  Pierre  avaient  été 
les  mandataires  de  l'Antéchrist.  Au  frontispice  de 
son  livre  il  avait  fait  graver  une  tour  de  Babel,  em- 
blème du  \'alican;  et  sur  le  premier  plan,  Sa  Sainteté 
Paul  \',  sous  les  traits  de  Satan,  conduisant  ses 
légions  infernales  de  sales  moines,  de  prêtres,  de 
jésuites  pour  conquérir  le  monde. 

Tout  naturellement,  lorsque  le  pape  eut  connais- 
sance de  l'apparition  d'un  ouvrage  aussi  terrible,  il 
fulmina  une  bulle  d'excommunication  contre  du 
Plessis-Mornay,  et  sollicita  l'interdiction  de  son  livre 
en  France,  comme  hérétique  très-furieux,  très-dan- 
gereux, contraire  aux  lois  divines,  naturelles  et  cano- 
niques, aux  écrits  des  saints  Pères,  aux  observances 
de  l'Èghse  catiiolique,  aux  cérémonies  reçues  et  usi- 
tées de  toute  antiquité.  Les  jésuites  se  chargèrent  du 
soin  de  poursuivre  l'ouvrage;  et,  à  la  honte  de  la 
magistrature,  il  se  trouva  des  juges  cpii  prononcè- 
rent une  condamnation. 

Encouragés  par  ce  succès,  les  enfants  d'Ignace  de 
Loyola  entreprirent  de  faire  triompher  le  pape  à  Ve- 
nise et  de  le  délivrer  de  son  plus  redoutable  adver- 
saire, l'illustre  Pierre  Sarpi,  ou  Fra  Paolo,  qui  était 
son  nom  de  dominicain,  ainsi  qu'ils  avaient  fait  en 
France  de  du  Plessis-Mornay  ;  toutefois,  comme  ils 
n'espéraient  pas  rencontrer  dans  le  conseil  des  Dix 
des  juges  aussi  dociles  que  ceux  de  France,  ils  pro- 
cédèrent d'une  autre  manière,  et  essayèrent  de  l'as- 
sassiner. Fra  Paolo,  instruit  par  un  avis  anonyme 
de  ce  qui  se  tramait  contre  lui,  prit  des  précautions 
extraordinaires  pour  se  garantir  de  toute  attaque,  et 
réclama  la  permission  de  ne  sortir  que  revêtu  d'une 
cotte  de  mailles  sous  sa  robe  et  accompagné  d'un 
frère  laide  son  monastère  armé  d'un  mousqueton; 
ce  qui  lui  fut  accordé,  chose  inouïe  dans  une  ville 
où  le  port  d'armes  à  feu  était  puni  de  mort.  Néan- 
moins, un  jour,  comme  il  sortait  de  son  couvent, 
cinq  hommes  masqués  se  jetèrent  sur  lui,  le  frap- 
pèrent de  plusieurs  coups  dejpoignard,  et  s'enfuirent 
avant  que  le  frère  lai  eût  eu  le  temps  de  faire  usage 
de  son  arme.  Pierre  Sarpi  fut  rapporté  dans  sa  cel- 
lule presque  mourant,  et  la  mâchoire  percée  de  part 
en  part  d'un  stylet  sur  lequel  étaient  gravées  une 
tiare,  une  croix,  une  tête  de  mort,  avec  cette  légende: 
«  Au  nom  du  pape,  société  de  Jésus  !  « 

Au  premier  bruit  de  cet  odieux  assassinat,  les  sé- 
nateurs, qui  étaient  en  séance,  vinrent  en  masse 
au  couvent  des  dominicains  pour  s'informer  de  l'état 
du  blessé;  le  conseil  des  Dix  ordonna  les  poursuites 
les  plus  actives  contre  les  coupables,  qui  malheureu- 
sement ne  purent  être  arrêtés.  Le  doge  lit  \enir  de 
Padoue,  aux  Irais  de  l'Etat,  le  plus  fameux  chirurgien 
de  l'Italie,  pour  donner  ses  soins  à  Fra  Paolo;  et 
quand  le  consulteur  fut  rétabli,  la  Sérénissime  Répu- 
blique doubla  ses  pensions,  et  lui  offrit  un  pnlais 
Pierre  Sarpi,  quoique  très-sensible  à  ces  marques 
d'un  nitérèt  si  général,  refusa  les  pensions  et  le  pa- 


PAUL    V 


629 


Assassinat  de  Henri  IV  rue  de  de  la  Ferronnerie 


lais;  seulement  il  consentit  à  ne  plus  sortir  de  son 
couvent  qu'avec  une  escorte,  pour  se  mettre  à  l'abri 
d'une  nouvelle  tentative  d'assassinat. 

Les  josuites,  forcés  de  renoncer  à  leurs  coupables 
projets,  et  désespérant  de  soumettre 'N'i'nise  au  salnt- 
siége  tant  que  la  Sérénissime  République  aurait  un 
tel  défenseur,  se  rabattirent  sur  la  France  ;  et  avec 
l'aide  de  la  régente  Marie  de  Médicis,  du  Père  Cotton, 
son  confesseur,  ils  organisèrent  sur  tous  les  points 
(lu  royaume  des  congrégations  religieuses  qui  enve 


loppèrent  les  villes  et  les  campagnes  dansunimnacnso 
réseau  de  superstitions.  Tous  les  anciens  ordres  de 
moines  reparurent;  les  dominicains,  les  bénédictins, 
les  franciscains,  les  carmes,  les  jacobins,  les  feuillants 
recrutèrent  de  nombreux  adoptes,  et  couvrirent  de 
leurs  légions  tout  le  sol  de  la  France.  Port-Royal  de- 
vint une  communauté  religieuse,  et  l'on  y  adora  jour 
et  nuit  l'Eucharistie  consacrée;  les  religieuses  du 
Calvaire  passèrent  les  nuits  au  pied  de  la  croix  pour 
expier  les  offenses  commises  par  les  protestants  en- 


63  j 


HISTOIRE    DES    PAPES 


vers  Tarbr-o  do  vie  et  do  salut  ;  les  nonnes  eurent  des 
extases  à  l'exemple  de  sainte  Catherine  de  Sienne; 
François  de  Sales  fonda  l'ordre  de  la  'Visitation;  les 
ursulines  s'emparèrent  de  l'instruction  des  jeunes 
fdles  comme  les  jésuites  s'étaient  déjà  emparé  de 
celle  des  jeunes  gens;  B.rullo  institua  les  prêtres  de 
l'Oratoire;  les  bénédictins  se  réunirent  à  la  congré- 
gation de  Saint-Maur,  Vincent  de  Paul  fonda  la  con- 
grégation des  Missions;  les  frères  de  la  Miséricorde 
multiplièrent  à  l'inlini  et  furent  dotés  de  vastes  do- 
maines ou  de  riches  communautés,  et  les  provinces 
se  trouvèrent  à  la  merci  de  cette  engeance  monacale, 
qui  dans  tous  les  pays  et  à  toutes  les  époques  a  dé- 
voré les  richesses  des  peuples,  paralysé  le  dévelop- 
pement des  industries  et  abruti  l'espèce  humaine. 

Enfin  les  jésuites  se  crurent  assez  puissants  pour 
braver  l'opinion  ;  et,  par  ordre  de  Paul  \,  ils  enga- 
gèrent la  régente  à  convoquer  les  états-généraux  et  à 
proposer  l'adoption  des  canons  du  concile  de  Trente, 
qui  étaient  attentatoires  aux  libertés  de  l'Église  et  à 
la  dignité  du  pays.  Les  membres  de  la  noblesse  qui 
disaient  partie  des  états  ainsi  que  plusieurs  du  clergé 
se  prononcèrent  en  faveur  du  projet,  el  firent  bon 
marché  de  la  dignité  nationale.  Un  évoque  osa  même 
déclarer,  pour  inlluencer  les  délibérations  du  tiers 
état,  qu'il  y  allait  du  salut  du  royaume  si  les  trois 
ordres  ne  décrétaient  pas  la  soumission  de  la  France 
aux  volontés  du  pape. 

Néanmoins  le  tiers  état,  qui  se  défiait  avec  raison 
des  deux  ordres  privilégiés,  résista  aux  sollicitations; 
par  l'organe  du  prévôt  des  marchands  il  fit  des  re- 
monlrauces  à  la  régente,  et  lui  représenta  «  que  la 
question  du  concile  de  Trente  étant  depuis  soixante 
années  en  suspension,  il  ne  jugeait  pas  à  propos  de 
s'en  embarrasser;  que,  du  reste,  les  décisions  de  cette 
assemblée  prétendue  orthodoxe  avaient  été  reconnues 
attentatoires  à  l'autorité  royale  et  à  la  tranquillité  pu- 
bli(jue;  que  déjà  le  Parlement  avait  déclaré  qu'elles 
devaient  être  repoussées,  attendu  qu'elles  assujettis- 
saient les  chapitres  et  les  monastères  aux  évoques  et 
détruisaient  l'indépendance  du  clergé  régulier;  atten- 
du qu'elles  confisquaient  au  profit  du  pape  les  fiefs 
des  seigneurs  tués  en  duel;  attendu  qu'elles  cassaient 
les  induits  du  Parlement  et  la  juridiction  des  juges 
subalternes  dans  les  affaires  oîi  les  ecclésiastiques 
étaient  intéressés,  et  enfin  parce  qu'elles  introduisaient 
en  France  l'horrible  institution  des  tribunaux  de  l'In- 
quisition sur  les  mêmes  bases  que  ceux  d'Espagne.  » 
Dans  l'impossibilité  où  se  trouvaient  les  jésuites 
dî  vaincre  les  répugnances  du  tiers  état,  ils  s'adres- 
sèrent au  jeune  roi  Louis  XIII,  qui  venait  d'atteindre 
sa  majorité,  et  obtinrent  de  Sa  Majesté  l'autorisation 
de  passer  outre  et  de  tenir  des  synodes  provinciaux 
pour  régler  l'importante  question  des  ordonnances 
rendues  par  le  concile  de  Trente  et  leur  pro.naulga- 
tion  en  France.  Il  fut  tenu  à  ce  sujet  une  assemblée 
de  membres  du  clergé  et  de  la  noblesse,  qui  s'enga- 
gèrent par  serment  à  faire  triompherla  cause  du  pape 
et  à  contraindre  la  nation  à  se  courber  sous  le  joug 
théocrati'jue.  Parmi  les  fanatiques  qui  assistèrent  à 
ce  conciliabule,  on  cite  les  cardinaux  de  la  Rochefou- 
cauld, de  Gondi  et  du  Perron ,  sept  archevêques, 
quarante-cinq  évoques,  et  au  nombre  de  ces  derniers 
le  fougueux  prélat  de  Luçon,  depuis  le  cardinal  de  | 


Richelieu.  Cette  audace  du  clergé  el  de  la  noblesse 
catholique  fit  grand  bruit,  et  obligea  le  Chàtelet  de 
Paris  à  défendre  par  arrêt  à  tous  les  ecclésiastiques 
du  ressort  de  sa  juridiction  de  rien  puiilier  qui  eût 
trait  au  concile  de  Trente  ou  qui  a])p()rlàl  la  plus  lé- 
gère innovation  dans  la  police  de  l'Eglise  gallicane, 
sous  peine  de  confiscation  et  de  saisie. 

De  leur  côté,  les  huguenots  lancèrent  un  manifeste, 
et  déclarèrent  qu'ils  allaient  de  nouveau  prendre  les 
armes  si  le  roi  voulait  soumettre  la  France  au  saint- 
siége.  Déjà  même  sur  plusieurs  jioints  les  hostilités 
avaient  éclaté,  lorsque  intervint  le  maréchal  d'Ancre, 
le  mari  d'P^léonore  Galigaï,  favorite  de  la  reine  mère, 
qui  détermina  Marie  de  Médicis  à  renoncer  à  l'adop- 
tion du  concile  de  Trente,  et  à  promettre  aux  hugue- 
nots que,  sans  égard  pour  les  réclamations  de  la 
cour  de  Rome  ou  pour  celles  du  cleigé,  les  choses 
seraient  remises  dans  leur  ancien  état.  Malgré  cet 
engagement  solennel  pris  par  la  reine  mère  et  contre 
la  défense  formelle  du  Chàtelet,  les  cardinaux  de  Sour- 
dis  et  de  la  Rochefoucauld  passèrent  outre,  assem- 
blèrent leurs  syndics  particuliers  de  Bordeaux  et  de 
Senlis,  et  firent  déclarer  que  les  fidèles  seraient  tenus 
d'observer  en  conscience  les  différents  règlements  du 
saint  concile  de  Trente.  D'autres  prélats  suivirent 
l'exemple  des  métro])olitains  de  Bordeaux  et  de  Sen- 
lis,  et  promulguèrent  dans  leurs  diocèses  les  décrets 
rendus  j)ar  cette  prétendue  assemblée  œcuménique. 
Ce  singulier  tiiomphe,  ol)tenu  malgré  l'opposition 
du  Parlement  et  des  états-généraux,  exalta  l'audace 
des  jésuites  et  porta  les  bons  Pères  à  proclamer  que 
la  France  avait  adopté  le  concile  de  Trente  et  qu'elle 
s'était  soumise  à  l'omnipotence  du  pontife.  Alors  pa- 
rut, sous  le  titre  de  «  République  ecclésiastique,  » 
un  livre  remarquable  diiigé  contre  la  primauté  du 
papa  et  publié  par  un  écrivain  célèbre,  Marc-Antoine 
Dorainis.  Sa  Sainteté  s'émut  singulièrement  de  l'ap- 
parition de  ce  livre,  et  en  réclama  immédiatement  la 
condamnation  en  France  par  la  faculté  de  théologie. 
En  même  temps  elle  entama  des  pourparlers  avec 
l'auteur,  et  lui  fit  proposer  le  chapeau  de  cardinal  s'il 
consentait  à  rétracter  les  propositions  qui  lui  seraient 
désignées  dans  son  ouvrage. 

Dorainis,  séduit  par  les  brillantes  promesses  du 
pape,  eut  la  lâcheté  de  faire  amende  honorable  et  de 
désavouer  tout  ce  qu'il  avait  écrit  contre  le  chef  de  l'É- 
glise; puis  il  se  rendit  à  Rome,  muni  d'un  sauf-con- 
duit, pour  recevoir  la  récompense  promise.  Mais 
une  fois  au  pouvoir  du  pape,  après  qu'il  eut  donné 
au  monde  le  scandale  d'une  seconde  abjuration,  au 
lieu  d'être  élevé  au  rang  de  prince  de  l'Église,  il  fut 
an  été,  conduit  au  château  Saint  Ange  et  empoi- 
sonne après  cinq  jours  dé  captivité.  Sa  Sainteté  ne 
se  trouva  pas  même  satisfaite  d'avoir  si  sévèrement 
puni  Dominis  ;  pour  l'édification  des  fidèles,  elle  le 
lit  traiter  comme  relaps,  et  fit  brûler  son  corps  ainsi 
que  son  ouvrage  dans  le  champ  de  Flore.  Cette  pro- 
scription ne  s'étendit  pas  seulement  sur  les  livres 
qui  attaquaient  directement  le  pape,  mais  encore  sur 
ceux  qui  étaient  écrits  contre  les  séides  du  saint- 
siége  et  même  sur  des  ouvrages  historiques  ;  ainsi  la 
cour  de  Rome  fulmina  une  sentence  d'excommuni- 
cation contre  l'avocat  Arnauld  pour  son  Mémoire  sur 
les  jésuites;  contre  l'illustre  président  de  Thou  pour 


PAUL    V 


631 


son  Histoire  de  France,  et  contre  les  membres  du 
Parlement  pour  les  arrêts  qu'ils  avaient  rendus  dans 
l'allaire  des  n'gicidrs  Jean  Ghàtel  et  Ravaillac. 

Pendant  cette  croisade  contre  les  hommes  de  let- 
tres, les  dominicains  et  les  franciscains  scandali- 
saient l'Espagne  et  l'Europe  par  leurs  disputes 
cyniiiues  sur  la  conception  immaculée  de  la  Vierge; 
et  les  choses  en  vinrent  à  ce  point,  que  ce  ne  fut 
plus  avec  la  plume  que  les  moines  s'attaquèrent, 
mais  à  coups  de  stylet  ou  de  poignard.  En  France, 
ces  querelles  lixèrent  peu  l'attention  publique,  qui 
était  captivée  par  des  événements  d'une  plus  grave 
importance.  Le  maréchal  d'.\ncre  venait  d'être  assas- 
siné par  l'ordre  du  roi;  sa  femme,  Èléonore  Galigaï, 
décapitée  par  arrêt  du  Parlement  ;  la  reine  mère  dis- 
graciée, et  avec  elle  Richelieu,  évèque  de  Luçon,  qui 
était  un  de  ses  amants.  Ce  coup  d'Etat,  dirigé  contre 
Marie  de  Médicis  dans  la  personne  de  ses  favoris, 
eut  une  grande  iulluence  sur  la  politique  intérieure 
du  pays.  Le  Père  Cotton,  confesseur  du  roi,  fut 
chassé  de  la  cour,  qu'il  gouvernait  avec  les  jésuites  ; 
et  Richelieu  lui-même,  qui  occupait  la  charge  de 
secrétaire  d'Etat,  fut  banni  pour  le  même  motif.  Le 
rusé  prélat  se  retira  dans  la  ville  d'Avignon,  et  se 
lia  intimement  avec  le  vice-légat  du  y  pe  pour  se 
ménager  les  moyens  de  rentrer  en  France.  Celui-ci 
engagea  en  etfet  Sa  Sainteté  à  demander  la  réinstal- 
lation de  l'évèque  de  Luçon  dans  son  emploi  de  se- 
crétaire d'Etat.  Mais  le  duc  de  Luynes,  qui  avait  en 
main  l'exercice  de  l'autorité  suprême  et  qui  redoutait 
l'ambition  de  Richelieu,  repoussa  toutes  les  ouver- 
tures qu'on  lui  lit  à  ce  sujet.  Alors  le  prélat  prit 
d'autres  mesures  pour  arriver  à  son  but  ;  il  se  mit 
en  correspondance  avec  la  reine  mère,  la  détermina 
à  s'échapper  de  la  cour,  et  à  se  jeter  dans  les  pro- 
vinces du  midi  alin  d'y  soulever  une  guerre  civile, 
ce  qui  eut  lieu.  Dans  cette  occurrence,  le  duc  de 
Luynes,  qui  connaissait  l'intluence  de  Riclielieu  sur 
Marie  de  Médicis,  se  trouva  forcé,  pour  arrêter  les 
hostilités,  d'entrer  en  arrangement  avec  le  prélat,  et 
lui  fit  proposer  sa  réintégration  dans  son  secrétariat 
et  un  chapeau  de  cardinal  s'il  voulait  engager  la 
reine  à  conclure  un  traité  de  paix  avec  son  fils  ;  et 
pour  preuve  de  la  sincérité  de  ses  olfres,  il  expédia 
au  marquis  de  Cœuvres,  ambassadeur  fran(;ais  à 
Rome,  l'ordre  de  solliciter  publiquement  l'entrée  du 
sacré  collège  pour  l'évèque  de  Luçon. 

Richelieu,  ne  soupçonnant  pas  qu'on  osât  lutter  de 
ruse  avec  lui,  crut  aux  protestations  de  la  cour,  et 
décida  sa  royale  maîtresse  à  se  réconcilier  avec 
Louis  Xin.  Mais  lorsque  le  traité  eut  été  signé,  le 
duc  de  Luynes,  qui  n'avait  nulle  envie  d'attirer  dans 
les  conseils  du  roi  un  homme  si  habile,  refusa  de 
tenir  ses  engagements  relativement  à  la  charge  de 
secrétaire  d'Etat,  et  écrivit  même  confidentiellement 
au  pape,  ([u'il  le  priait  de  n'avoir  point  égard  aux 
sollicitations  de  l'ambassadeur  de  France  en  ce  qui 
concernait  la  demande  d'un  chapeau  pour  l'évèque 
de  Luçon.  Sa  Sainteté  abandonna  d'autant  plus  faci- 
lement son  protégé,  qu'elle  jugea  qu'il  se  trouvait 
dans  l'impossibilité  de  rendre  aucun  service  à  sa 
cause  par  suite  de  sa  disgrâce  et  de  l'accommode- 
ment de  la  reine  avec  la  cour.  Une  promotion  de 
huit  cardinaux   eut   lieu  à  Rome,  et  Richelieu  n'y 


figura  pas.  Furieux  d'avoir  été  la  dupe  de  Paul  V, 
du  roi  et  du  duc  de  Luynes,  l'évèque  de  Luçon  jura 
de  se  venger.  11  excita  de  nouveau  Marie  de  Médicis 
à  recommencer  la  guerre,  sous  prétexte  que  le  traité 
d'Angoulème  ne  recevait  pas  son  exécution  ;  et  en 
même  temps  il  écrivit  au  pape,  qu'il  ferait  repentir 
la  cour  de  Rome  de  s'associer  à  ses  ennemis,  et  qu'il 
romjiait  pour  toujours  avec  la  politique  du  saint- 
siége.  Cette  menace  ne  produisit  aucune  sensation  à 
la  cour  du  pontife;  jamais  peut-être  l'autorité  des 
successeurs  de  saint  Pierre  n'avait  été  si  puissante 
qu'à  cette  époque;  et  peu  importait  à  Paul  V  la  co- 
lère d'un  prélat  amant  d'une  reine  déchue. 

Sa  Sainteté  ne  répondit  même  pas  à  Richelieu,  et 
s'occupa  du  nouvel  empereur  d'.VlIemagne,  l'^erdi- 
nand  II,  qui,  au  mépris  des  serments  qu'il  avait  faits 
de  maintenir  la  liberté  du  culte  protestant,  mettait 
en  vigueur  un  système  de  persécutions  religieuses 
contre  les  réformés,  pour  se  réconcilier  avec  le  pape, 
et  obtenir  la  levée  des  censures  et  interdits  pronon- 
cés contre  lui  à  l'occasion  de  l'airestation  du  cardinal 
Gleselius,  accusé  de  haute  trahison. 

Paul  'V,  en  faveur  du  repentir  de  l'empereur,  en 
considération  du  zèle  qu'il  manifestait  pour  l'ortho- 
doxie et  des  riches  présents  qu'il  lui  adressait  pour 
Saint-Pierre,  lui  accorda  l'absolution,  confirma  son 
élection  et  autorisa  les  évèques  catholiques  à  le  sa- 
crer. Nous  devons  même  dire  que  la  raison  qui  pa- 
rut la  plus  concluante  à  Sa  Sainteté,  et  qui  la  déter- 
mina à  se  réconcilier  avec  Ferdinand  II,  à  l'absoudre 
du  crime  énorme  d'avoir  violé  les  privilèges  de  l'ji- 
glise  en  la  personne  d'un  cardinal,  fut  la  somme  de 
six  cent  mille  écus  que  l'empereur  fit  distribuer  aux 
Borghèse;  car,  de  l'aveu  du  Père  Bzovius,  qui  nous 
a  laissé  un  éloge  pompeux  du  pape,  c'était  pour  lui 
une  si  douce  jouissance  de  voir  prospérer  sa  famille, 
qu'il  ne  négligeait  aucun  moyen  de  l'enrichir. 

Nicolas  de  Marbais,  docteur  en  théologie,  contem- 
porain de  Paul  V  et  témoin  de  toutes  les  turpitudes  de 
la  cour  de  Rome,  se  montra  plus  sévère  envers  le  pon- 
tife que  le  jésuite  Bzovius,  et  flétrit  en  termes  extrê- 
mement énergiques  le  népotisme  de  Sa  Sainteté.  Nous 
ne  saurions  mieux  faire,  pour  édifier  nos  lecteurs,  que 
de  traduire  le  passage  de  ce  savant  historien  sur  les 
désordres  de  ce  règne  :  «  Paul  V,  dit-il,  a  si  grandement 
volé  les  fidèles,  qu'il  a  pu  dépenser  quarante  fois  cent 
mille  écus  en  achats  de  terre  pour  son  neveu  le  cardinal 
Borghèse  ;  il  lui  a  acheté  trois  cent  cinquante  mille 
écus,  de  la  famille  Sarelli,  la  grande  seigneurie  de 
Rignagno,  près  de  Rome  ;  il  en  a  donné  cent  nulle 
pour  la  cité  de  Sulmone,  qui  appartenait  aux  Etats 
de  Naples  ;  il  a  payé  pour  le  domaine  des  quatre 
Casales  six  cent  mille  écus;  sur  les  montagnes  de 
Rome,  il  a  acquis  pour  plus  de  cinq  cent  mille  écus 
de  propriétés;  dans  son  palais  Borghèse,  il  en  a  dé- 
pensé huit  cent  mille,  seulement  pour  les  construc- 
tions, les  bâtiments  et  les  jardins;  car  son  cabinet 
est  si  riche  d'objets  d'art,  qu'on  l'estime  à  une  va- 
leur de  dix-huit  cent  mille  écus. 

«  Et  de  quelle  source  viennent  ces  immenses  ri- 
chesses? De  la  ilaterie,  ce  véritable  Pactole  (pii  char- 
rie des  Ilots  d'or;  car  il  est  notoire  que  ce  n'est  pas 
le  patrimoine  des  Borglièse  qui  pourrait  subvenir 
à  leurs  prodigalités, puisqu'à  la  connaissance  défont 


6.- 2 


HISTOIRE     DES    PAPES 


le  mouJe,  celle  fuiuille  était  réduite  à  la  deinière 
misère  avant  l'exallatiou  du  pape.  Aujourd'hui  les 
lonips  sont  bien  changés;  grâce  aux  vols  et  aux  ra- 
pines de  Sa  Sainteté,  les  Borghèse  sont  les  plus 
riches  seigneurs  de  l'Italie.  Si  on  ouvre  lo  registre 
des  bulles,  ou  sera  surpris  de  voir  qu'à  un  grand 
nombre  de  pages,  en  regard  de  tel  ou  tel  bénélicc,  il 
ue  se  trouve  aucun  nom  de  titulaire;  c'est  que  Paul  V 
connaît  particulièrement  celui  qu'il  a  mis  en  posses- 
sion de  ces  biens:  et  celui-là  n'est  autre  que  ce  mu- 
guet de  cardinal  Borghèse,  dont  il  cache  le  nom  aliii 
de  ne  pis  exciter  l'indignation  de  ceux  ipii  ont  en- 
core la  sottise  de  croire  à  l'équité  d'un  pape. 

«  Paul  V  ne  donne  à  ses  créatures  que  les  cures 
et  les  prébendes  de  mince  importance  qui  vaquent 
sans  charges  personnelles.  Quand  les  bénéfices  ont 
une  certaine  valeur,  il  les  confère  à  son  neveu  sans 
circonlocution  ni  obscurité  ou  ambiguïté  de  paroles; 
s'ils  sont  petits  et  chélifs,  il  les  flanque  de  cinq  ou 
six  auti-es,  eu  fait  un  seul  domaine  gros  et  gras  dont 
il  gratifie  Borghèse;  enfin  d'aventure  s'il  confère  un 
riche  évèché,  il  a  soin  de  l'amaigrir  eu  le  grevant 
d'une  pension  pour  son  neveu,  et  transforme  ainsi 
tous  les  cardinaux  de  sa  cour  et  les  prélats  en  fac- 
teurs ou  curateurs  de  son  cher  Borghèse. 

«  Sa  Sainteté  ne  veut  pas  davantage  que  les  prin- 
ces de  l'Eglise  soient  savants  et  experts,  de  peur 
qu'ils  ne  le  fassent  trop  apercevoir  de  son  ignorance  ; 
aussi  n'accorde -t-elle  le  chapeau  qu'à  des  rustres 
qui  ne  sont  pas  déniaisés;  à  des  lourdauds  delà  plus 
vile  race,  et  qui  n'ont  d'esprit  et  de  courage  qu'au- 
tant que  le  cardinal  neveu  leur  en  souffle  dans  l'o- 
reille; à  des  ânes  qui  se  contentent  de  paître  dans 
les  terres  de  leurs  bénéfices  et  en  abandonnent  les 
revenus  à  Borghèse.  Il  serait  réellement  bien  diffi- 
cile aux  cardinaux  Gapponus,  Barberinus,  Lautrec 
et  Spinola,  de  dire  dans  quelles  villes  ils  ont  étudié 
les  belles-lettres,  ils  ne  doivent  connaître  que  les 
lettres  de  change  qu'ils  ont  fournies  au  neveu  du 
pape  pour  garantie  de  l'abandon  de  leurs  émolu- 
ments, et  des  revenus  de  leurs  terres.  Quant  aux 
autres  membres  du  sacré  collège,  Tonto,  Lanfranco , 
Philonardo  et  quelques-uns  de  leurs  collègues,  ce 
serait  pis  encore  si  on  leur  demandait  quelle  pro- 
fession ils  exerçaient  avant  de  passer  cardinaux  ;  l'un 
était  sonneur  d'orgues  à  l'Oratoire,  et  recevait  quinze 
Jules  de  traitement  par  mois;  l'autre  était  guérisseur 
de  véroles  dans  un  carrefour  de  Naples  ;  le  seigneur 
Philonardo  était  souteneur  de  filles  dans  un  bordeau; 
un  quatrième  était  chef  d  une  bande  de  vuleurs,  et 


s'occupait  chaque  nuit  de  mériter  la  potence;  tous 
enfin,  avant  d'être  couverts  de  la  pourpre  romaine, 
étaient  les  immondices,  l'écume  de  ce  ([u'il  y  avait 
de  plus  infect  dans  Rome,  la  ville  lapins  ahomin  ble 
du  monde;  et  cependant,  quelque  infâme  qu'ils  aient 
été,  on  peut  dire  que  c'est  à  peine  s'ils  sont  dignes 
de  former  la  cour  de  Paul  A';  car,  dans  celte  cour 
maudite,  les  princes  de  l'Eglise  n'ont  pas  honte  de 
se  livrer  à  toutes  sortes  d'abominations  avec  leurs 
ganymèdes;  ils  ne  craignent  pas,  à  la  face  du  soleil, 
de  ravir  les  enfants  et  d'enlever  les  jeunes  filles  pour 
leurs  sales  voluptés.  Tous  savent  qu'au  Vatican  il 
n'y  a  ni  justice  ni  pudeur;  aussi  ne  prennent-ils  au- 
cun soin  de  cacher  leurs  turpitudes;  les  prélats 
comme  les  simples  clercs  vont  en  plein  jour,  cou- 
verts de  leurs  camails,  dans  les  demeures  des  filles 
d'amour,  et  font  assassiner  publiquement  les  maris 
ou  les  pères  des  l'emmes  ou  filles  qu'ils  ont  enlevées. 

«  Quant  à  Paul  \',  il  rit  de  tous  ces  débordements 
et  se  vautre  comme  un  pourceau  dans  les  plus  puan- 
tes et  les  plus  fangeuses  ordures  d'adultères,  d'in- 
cestes et  de  sodomie  qui  se  puissent  imaginer!  Et 
comment  n'applaudirait-il  pas  au  meurtre  d'un  mari 
ou  d'uu  père,  lui  qui  a  fait  empoisonner  la  femme 
de  l'un  de  ises  frères,  parce  qu'elle  se  refusait  à  ses 
infâmes  caresses?  Gomment  ne  glorifierait-il  pas  les 
incestes,  lui  qui  a  des  bâtards  de  sa  sœur  et  qui  est 
le  père  du  cardinal  neveu?  Qui  donc,  ô  mon  Dieul 
osera  raconter  les  abominations  qui  ont  valu  à  la 
femme  du  second  frère  de  Sa  Sainteté  le  nom  de  pa- 
pesse qu'on  lui  donne  publiquement  à  Rome  ;  par 
quels  honteux  moyens  elle  est  devenue  la  dispensa- 
trice des  évèchés,  des  chapeaux  de  cardinaux  et  de 
tous  les  bénéfices;  comment  il  se  fait  que  cette  nou- 
velle Jeanne  gouverne  l'Église,  s'assied  sur  le  trône 
de  l'Apôtre,  la  tiare  au  front  et  les  clés  du  ciel  dans 
ses  mains  maculées  de  luxure?  Qui  donc  osera  dire 
qu'un  pontife,  chef  suprême  de  la  chrétienté,  vicaire 
de  Dieu  sur  la  terre,  a  eu  dans  le  cardinal  Borghèse 
tout  à  la  fois  un  neveu,  un  fils  et  un  mignon!!! 
Dans  ses  destinées  immuables.  Dieu  a-t-il  décidé 
que  le  monde  serait  toujours  gouverné  par  de  tels 
monstres!  Les  peuples  doivent-ils  donc  éternelle- 
ment courber  la  tète  sous  des  tyrans  !  Et  ne  viendra- 
t-il  pas  unjour  où  les  nations,  faisant  justice  des  papes 
et  des  rois,  balayeront  de  la  terre  tous  les  despotes 
et  leurs  complices,  les  prêtres  et  les  nobles!!  » 

Enfin,  le  28 janvier  1621,  aprèsavoir  pesé  sur  l'Italie 
];endantseizeannées,PaulV  mourut  frappé  d'apoplexie, 
et  alla  rejoindre  ses  prédécesseurs  dans  les  enfers. 


GRÉGOIRE    XV 


633 


Election  de  Gvégoiie  XV.  —  Son  hisloirj  avant  d'être  élevé  sur  la  chaire  pontificale.  —  Efforts  de  Sa  Sainteté  pour  établir  l'om- 
nipolence  de  son  siège.  —  Portrait  de  Ludovîco  Ludovislo,  neveu  du  pontife.  —  Décret  sur  l'élection  des  papes.  —  Canoni<a- 
tiondl^'nace  de  Loyola.  —  Massacre  des  Grisons.  —  Congrégation  de  propagande.  —  Persécutions  et  massacre  des  réfoiraés 
en  Bohêm'",  en  Hongrie  et  en  Saie.  —  Le  pipe  adresse  des  félicitations  à  Ferdinand  sur  son  zèle  religieu.\.  —  Louis  XIII  suit 
l'exemple  de  l'empereur  et  persécute  les  prolestants.  —  Création  par  les  jésuites  de  la  confrérie  de  la  VieTge.  —  Kéaction  ca- 
tholique dans  les  Provinces-Unies.  —  Politique  de  Grégoire  à  l'égard  de  l'Angleterre.  —  Les  jésuites  aux  Indes  et  dans  l'Amé- 
rique. —  Le  Père  Nobili  à  Pékin.  —  Élévation  de  la  maison  d'.\ulriclie.  —  Ligue  contre  l'empire  et  contre  lEsiragne.  —  Affaire 
de  la  Valteline.  —  Mort  de  Grégoire  XV. 


Les  cérémonies  des  funérailles  de  Paul  V  termi- 
nées, le  sacré  collège  se  réunit,  et  cinijuante  detix 
Cardin; ux  entrèrent  en  conclave;  Borghèse  et  ceux 
de  sa  l'action  présentèrent  pour  candidat  à  la  papauté 
je  cardinal  Campoza,  un  des  prélats  qui,  sous  le  rè- 
gne précédent,  s'étaient  le  plus  distingués  par  leurs 
vices.  Les  Ursins  et  l'ambassadeur  de  la  cour  de 
France,  qui  étaient  opposés  aux  Bori,'hèse,  présfn- 
lèrent  de  leur  côté  Alexandre  Ludovisio,  et  caba- 
lèrent  si  bien  en  sa  faveur,  qu'ils  le  firent  triompher 
de  son  compétiteur.  En  conséquence,  il  l'ut  proclamé 
chef  de  l'Eglise,  et  prit  le  nom  de  Grégoire  XV. 

Le  nouveau  pape  était  issu  d'une  illustre  maison 
de  Bologne  qui  avait  été  agrégée  au  corps  de  la  no- 
blesse napolitaine.  Entré  tort  jeune  au  collège  des 
jésuites  de  la  ville  de  Naples,  il  y  était  resté  jusqu'à 
l'âge  de  seize  ans,  et  ne  l'avait  quitté  (jue  pour  ve- 
nir étudier  le  droit  dans  l'université  de  sa  ville  na- 
tale ;  il  s'était  ensuite  rendu  à  Rome  auprès  de  Gré- 
goire XIV,  son  compatriote,  (pii  l'avait  nommé  col- 
latéral du  sénateur.  Plus  tard,  il  avait  été  successi- 
vement élevé  au.x  charges  de  référendaire,  de  juge 
civil  des  causes  du  vicaire,  d'archevêque  de  Bologne. 
de  nonce  et  de  prêtre  cardinal  du  litre  de  Sainte- 
Marie  au  delà  du  Pont.  Quelques  écrivains  ecclésias- 
II 


tiques  parlent  de  l'aménité  et  de  la  bonté  de  ce  pon- 
tife; mais  les  faits  historiques  donnent  le  plus  écla- 
tant démenti  à  leurs  allégations,  et  démontrent  qu'il 
ne  le  céda  ni  en  cruauté  ni  en  perfidie  aux  plus  mau- 
vais pontifes,  ses  prédécesseurs. 

Comprenant  que  l'origine  de  la  grandeur  papale 
avait  été  la  conséquence  des  divisions  intestines  ([ui 
déchiraient  l'erapu-c  romain,  Grégoire  XV  résolut  de 
bouleverser  l'Europe  entière  pour  ressaisir  l'ancienne 
influence  du  saint-siége;  et  comme  il  était  déjà  cour- 
bé par  l'âge,  et  dans  l'impossibilité  de  se  livrer  aux 
travaux  que  nécessitait  la  réalisation  de  ses  vues  pn- 
litiipies,  il  songea  à  se  faire  aider  par  la  société  dis 
jésuites,  cette  milice  infatigable,  qui  ilepuis  près  d'un 
siècle  s'était  montrée  si  ardente,  si  intrépide,  si  dé; 
vouée  aux  intérêts  de  la  cour  de  Rome.  Sa  Sainteté 
se  forma  un  conseil  dont  tous  les  membres  étaient 
de  l'ordre,  et  plaça  à  leur  tête  son  neveu  Ludoviro 
Ludovisio,  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans,  digne 
élève  des  enfants  d'Ignace  de  Loyola. 

Quoi([ue  jeune,  Ludovico  avait  déjà  les  mœurs  du 
clergé  romain;  il  était  prodigue,  débauché,  avide  de 
richesses  et  de  grandeurs;  aussi  se  jcta-t-il  avec  ar- 
deur dans  la  nouvelle  carrière  ouverte  à  son  ambition. 
Les  premiers  actes  du  nouveau  gouvernement  révélè- 

168 


634 


HISTOIRE    DES     l'AL'ES 


rcnt  les  teiulaïuTS  do  (trèiîoire  XV  ù  roniiiipolcnco 
)ta|ialf.  Pour  jjiovouir  riniluence  des  ami  a<sadeuis 
des  cours  élrangères  ilans  les  éleclioiis,  Sa  Suintelé 
rendit  un  décrcl  qui  enjoignait  aux  cardinaux,  jiour 
les  conclaves  futui-s,  de  donner  leurs  suflrages  par 
voie  de  scrutin  secret  et  non  ouvertement.  Ensuite  le 
conseil  se  préoccupa  des  moyens  de  récliautVer  le  zèle 
des  fanatiques  de  toutes  les  nations;  et  à  cet  edlel, 
il  procéda  à  la  canonisation  de  plusieurs  personnages 
morts  en  odeur  de  sainteté,  entre  autres  sainte  Tlx'- 
rèse  la  Visionnaire,  Louis  de  Gonzagiie,  Stanislas 
Rotska,  Philippe  de  Néri,  Isidore  Agricola,  Ambroise 
Sansedon,  Jacipies  de  Saloniome,  François  Xavier  et 
Ignace  de  Loyola. 

Enfin,  le  numéraire  commençant  à  devenir  rare 
dans  le  trésor  de  Saint-Pierre,  le  pontife  publia  un 
jubilé  extraordinaire,  dans  le  double  but  de  remonter 
ses  finances  et  de  pouvoir  juger  de  l'état  de  la  religion 
dans  les  différents  royaumes  d'Europe.  Grégoire  put 
alors  se  convaincre,  par  le  zèle  que  mirent  les  princes 
à  favoriser  son  exploitation  financière,  que  les  choses 
allaient  à  merveille  pour  le  saint-siége.  En  Allema- 
gne l'évèque  Jides  de  Wurzbourg,  le  prince  électo- 
ral Schweikard  de  Mayence,  Maximilien  de  Bavière 
et  l'archiduc  Ferdinand,  ne  firent  aucune  opposition 
à  la  vente  des  indulgences,  et  travaillèrent  avec  ar- 
deur à  la  propagation  4u  papisme  ;  en  Autriche,  Fer- 
dinand II  lit  plus  encore;  il  chercha  à  anéantir  le 
luthéranisme,  et  persécuta  ses  sujets  pour  les  obliger 
à  professer  la  religion  catholique. 

En  France  même,  l'autorité  du  pape  ne  se  trou- 
vait presque  plus  contestée;  lesjésuites  commençaient 
à  parcourir  le  Béarn,  le  fer  et  le  feu  à  la  main,  in- 
cendiant les  temples  protestants,  et  égorgeant  les  hu- 
guenots qui  osaient  résister;  en  Suisse,  un  des  chefs 
de  la  Valteline,  nommé  Jacques  Robustelli,  qui  était 
sous  la  fatale  influence  des  jésuites,  venait  de  réunir 
des  bandes  de  scélérats  pour  exterminer  les  malheu- 
reux Grisons  qui  professaient  le  calvinisme;  dans  le 
Tyrol,  sur  les  cimes  des  Alpes  comme  dans  les  val- 
lées, partout  les  réformés  étaient  traqués  par  les  fa- 
natiques sicaires  du  pape;  les  villes,  les  villages,  les 
plus  pauvres  hameaux  devenaient  la  proie  des  flam- 
mes ;  les  places  publiques,  les  routes,  les  défilés  les 
plus  sauvages,  étaient  teints  du  sang  des  protestants; 
dans  les  Pays-Bas,  Philippe  III  déployait  une  rigueur 
inaccoutumée,  et  à  l'instigation  delà  cour  pontihcale, 
il  envahissait  à  main  armée  les  provinces  qui  autre- 
fois s'étaient  détachées  de  l'Espagne,  et  se  préparait 
à  les  faire  rentrer  sous  le  double  joug  de  Rome  et  de 
Madrid,  du  pape  et  du  roi! 

Comme  on  le  voit,  la  réaction  catholique  faisait 
des  progrès  immenses  dans  tous  les  pays  de  la  chré- 
tienté; et  sous  un  pape  tel  que  Grégoire  X\',  il  n'é- 
tait pas  à  craindre  que  la  cour  de  Rome  laissât 
échapper  l'occasion  de  rétablir  sa  prépondérance  sur 
les  pays  qui  s'étaient  soustraits  à  son  obédience.  D'a- 
bord Sa  Sainteté  s'occupa  de  fonder  une  congrégation 
de  propagande  sur  les  plans  d'un  capucin  appelé  Gi- 
rolamo  Nami,  et  organisa  des  missions  dans  toutes 
les  contrées  du  monde;  ensuite  elle  forma  des  al- 
liances avec  les  souverains  catholi(iues  et  particuliè- 
rement avec  Ferdinand  II,  à  qui  elle  fit  oflrir  par 
Charles  fjaraffa.  son  uonrc  apostolique,  des  subsides 


de  guerre,  un  présent  de  deux  cent  mille  écus,  des 
indulgences  à  son  gré,  la  promesse  du  paradis,  et  sa 
bénédiction,  en  échange  de  son  concours  actif  et  persé- 
vérant pour  l'extermination  des  réformés  de  ses  Etats. 

Le  pacte  conclu,  des  cohortes  de  dominicains, 
d'augustins,  de  franciscains,  de  carmes  et  de  jésuites, 
accoururent  se  ranger  sous  la  bannière  du  cardinal 
Caraffa,  et  s'éparpillèrent  dans  la  Itohèaie  pour  pro- 
céder régulièrement  à  la  destruction  des  temples  lu- 
thériens ou  calvinistes,  et  afin  de  rétablir  les  coutumes 
de  l'Eglise  romaine,  la  communion  sous  une  seule 
espèce,  la  célébration  de  la  messe  en  langue  latine, 
l'aspersion  de  l'eau  consacrée,  l'invocation  des  fana- 
tiques canonisés,  la  confession  auriculaire,  enfin  tout 
ce  qu'à  bon  droit  les  philosophes  appellent  les  idolâ- 
tries du  culte  catholique.  Les  infortunés  qui  persis- 
tèrent à  réclamer  la  communion  sous  les  deux  espèces 
furent  jetés  dans  les  cachots  ou  envoyés  au  bûcher, 
et  leurs  biens  confisqués  au  profit  de  l'Eglise.  Dans 
les  villes,  on  fit  le  siège  des  maisons  des  protestants 
qui  refusaient  de  céder  aux  exhortations  des  moines, 
«  pour  les  contraindre  à  revenir  de  leur  endurcisse- 
ment, »  suivant  les  expressions  du  nonce,  c'est-à-dire 
pour  les  appliquer  aux  plus  elTroyables  tortures,  jus- 
qu'à ce  qu'ils  eussent  renoncé  à  leurs  croyances;  dans 
les  campagnes,  les  soldats  et  les  moines  fiient  des 
battues  générales,  incendièrent  les  fermes,  égorgèrent 
les  cultivateurs,  violèrent  les  filles,  polluèrent  les 
jeunes  enfants,  ne  faisant  grâce  qu'à  ceux  qui  se  dé- 
clarèrent catholiques.  Grâce  à  ces  moyens,  le  car- 
dinal GaratTa  vit  grossir  ciuujne  jour  le  nombre  des 
abjurations,  et  bientôt  il  put  annoncer  à  Grégoireque 
la  Bohême  était  entièrement  asservie  au  saint-siége. 

Les  choses  se  passèrent  de  même  en  Moravie;  le 
cardinal  Dietrichstein,  qui  était  en  même  temps  gou- 
verneur de  la  province  et  évèque  d'Olmutz,  réunissant 
ainsi  le  pouvoir  spirituel  et  le  pouvoir  temporel,  vou- 
lut rivaliser  de  fanatisme  et  de  cruauté  avec  Charles 
Caraffa;  et  malgré  la  vive  opposition  des  citoyens,  il 
chassa  de  la  province  la  secte  des  frères  moraves,  qui 
comptait  plus  de  quinze  raille  individus,  hommes  ou 
femmes,  et  qui  s'était  fait  chérir  à  cause  de  ses  mœurs 
douces  et  patriarcales. 

En  .\utriche.  État  héréditaire  de  l'empereur  Fer- 
dinand, la  réaction  religieuse  avait  obtenu  également 
un  magnifique  succès;  d'abord  le  prince  avait  fait 
publier  à  son  de  trompe  dans  les  villes,  dans  les  vil- 
lages et  dans  les  plus  petits  bourgs,  que  les  habitants 
eussent  à  se  convertir  ou  à  évacuer  le  pays  ;  ensuite 
il  avait  établi  un  immense  cordon  de  troupes  qui  joi- 
gnait les  deux  frontières  à  l'embouchure  du  Danube, 
et  qui,  en  remontant  le  fleuve,  enveloppait  toutes  les 
cités  et  refoulait  hors  du  territoire  les  malheureux 
qui  n'avaient  point  voulu  adopter  le  rite  catholique. 
En  Hongrie,  l'empereur  fut  obligé  d'employer  la  ruse 
et  même  d'accorder  des  privilèges  aux  magnats,  qui 
étaient  les  seigneurs  de  ces  contrées,  pour  les  ramener 
au  giron  de  l'ÉgHse. 

En  Bavière,  en  Saxe,  les  missionnaires  jésuites 
firent  des  prodiges  et  convertirent  plus  de  vingt  mille 
protestants;  il  est  vrai  (pi'ils  furent  aidésen  cela  par 
le  bourreau.  Dans  le  Palatinat,  le  culte  protestant 
fut  interdit  sous  les  peines  les  plusgraves,  et  les  ha-- 
bitants  furent  forcésde  se  soumettre  au  catholicisme. 


GRÉGOIRE    XV 


635 


Le  bas  Palatinat  fut  égaleinent  asservi  à  l'Eglise  ro- 
maine ;  Cliarles  Garan'a,  à  la  tète  d'une  légion  de 
moines,  s'abattit  sur  cette  province,  la  traita  comme 
]iays  conquis,  enleva  de  Heidelberg,  sa  capitale,  la 
bibliodièiiue  et  une  multitude  de  manuscrits  extrê- 
mement précieux  qui  furent  transportés  à  Rome. 

Dans  le  baut  Baden,  le  margrave  (juillaume  exer- 
çait les  mêmes  brigandages  ;  les  missionnaires  con- 
vertisseurs avaient  iiénétré  à  Baraberg,  à  Fulda,  à 
Eichsfeld,  à  Paderborn,  dans  l'évêclié  de  [Munster, 
à  Halberstadt  et  à  Magdebourg  ;  ils  étaient  venus 
jus([u'à  la  ville  d'Altona,  et  se  préparaient  à  entrer 
en  Danemark  et  en  Norwége. 

Ainsi,  du  sud  au  nord,  de  l'est  à  l'ouest  de  l'em- 
pire romain-germanique,  la  restauration  du  papisme 
se  propageait  avec  une  elïrayanle  célérité  et  mena- 
çait d'anéantir  pour  jamais  le  luthéranisme. 

D'autre  part,  Grégoire  XV,  qui  s'entendait  mer- 
veilleusement à  stimuler  le  zèle  fanatique  des  sou- 
verains, fit  conférer  l'électoral  du  Palatinat  au  duc 
Maximilien,  souverain  de  la  Bavière,  à  cause  des 
services  qu'il  avait  rendus  à  l'Église  et  pour  exciter 
une  sainte  émulation  parmi  les  autres  princes  de 
l'Allemagne.  Il  lui  écrivit  à  cette  occasion  :  «  Ta 
conduite,  ô  mon  fils,  a  rempli  notre  cœur  d'un  tor- 
rent de  délices  semblables  à  la  manne  céleste.  La 
lille  de  Sion  peut  enlin  secouer  de  sa  tète  les  cen- 
dies  de  deuil  et  se  revêtir  d'habits  de  fête,  car  bien- 
tôt tous  les  ennemis  du  trône  de  l'Apôtre  seront  ré- 
duits en  poussière.  » 

Sa  Sainteté  étendit  ensuite  sa  sollicitude  sur  la 
France,  et  chercha  à  faire  de  son  roi  le  digne  émule 
de  Ferdinand  II.  'I\Ialheurcus9ment  l'atrabilaire 
Loni«  XIII  n'était  que  trop  disposé  à  suivre  les  ins- 
pirations du  fanatisme  ,  et  une  guerre  sourde  fut 
dirigée  contre  les  huguenots  dans  toutes  les  pro- 
vinces du  royaume;  les  gentilshommes  du  parti  de 
la  réforme  secondèrent  eux-mêmes  les  efi'orts  du  mo- 
narque et  se  convertirent  au  catholicisme,  les  uns 
pour  obtenir  des  charges  et  des  dignités,  les  autres 
pour  ne  pas  perdre  les  privilèges  de  leurs  castes,  qui 
commençaient  à  Icurêtre  singulièrement  contestés  par 
le  tiers  état.  Ainsi  les  seigneurs  de  la  Force  et  de 
Chàtillon  abjurèrent  le  calvinisme  pour  le  bâton  de 
maréchal  ;  le  vieux  Lesdiguières  embrassa  le  catho- 
licisme pour  l'épée  de  connétable;  beaucoup  d'autres 
■^uivirenl  leur  exemple,  et  la  religion  protestante  se 
trouva  supiiriraée  de  fait  dans  un  grand  nombre  de 
bourgs  et  cte  villes. 

On  en  vint  à  défendre  aux  huguenots  de  chanter 
les  psaumes  dans  les  rues  et  dans  leurs  maisons  ;  on 
leiu' contesta  les  droits  et  bénélices  que  garantissait 
l'édit  de  Nantes;  on  installa  dans  leurs  temples  un 
commissaire  royal  pour  surveiller  les  assemblées; 
enfin  on  leur  enleva  une  à  une  toutes  les  libertés 
qu'ils  avaient  conquises  au  prix  de  leur  sang.  Ne 
pouvant  ni  se  réunir  ni  se  défendre,  les  calvinistes 
en  étaient  réduits  à  se  convertir  ;  le  papisme  triom- 
phait! Des  légions  de  missionnaires,  jésuites,  fran- 
ciscains et  capucins,  parcouraient  la  France  dans 
tous  les  sens,  recrutant  sur  leur  jiassage  des  milliers 
de  néopiiytes,  et  les  organisant,  hommes  et  femmes, 
eti  une  immense  congrégation  appelée  la  confrérie 
•■de  Marie.  Les  évê([ue8  se  mirent  en  correspondance 


régulière  avec  le  saint-siége  et  donnèrent  à  Sa  Sain- 
teté d'utiles  conseils  pour  bâter  l'extinction  de  l'hé- 
résie ;  ainsi  le  prélat  de  Vienne  s'élant  aperçu  que  les 
ftlïorts  des  missionnaires  étaient  paralysés  par  l'élo- 
quence d'un  prédicateur  de  Saint -Marcellin,  écrivit 
charitablement  à  Rome  pour  que  (jrégoire  fit  sollici- 
ter auprès  de  Louis  Xlll  l'ordre  de  le  pendre;  ainsi 
l'évêque  de  Saint-Malo  ayant  eu  connaissance  que 
les  réformés  se  rassemblaient  dans  les  châteaux  pour 
chanter  des  jisaumes,  lit  réclamer  par  l'organe  du 
nonce  apostolique,  le  cardinal  Daraiète,  la  démoli- 
tion de  ces  repaires  de  huguenots;  ce  qui  fut  accordé 
incontinent.  Ces  précautions  actives,  incessantes, 
qui  faisaient  prévoir  la  ruine  prochaine  des  calvinis- 
tes[en  France,  donnèrent  un  si  granid  contentement 
au  pape  qu'il  écrivit  à  Louis  XIII  :  «  Mon  cher  fils, 
l'ornement  de  l'univers,  la  gloire  de  noire  siècle, 
marchez  toujours  dans  la  sainte  voie  ;  faites  sentir  la 
puissance  de  votre  bras  à  ceux  qui  ne  connaissent 
pas  Dieu  ;  soyez  sans  miséricorde  pour  les  héréti- 
ques, et  méritez  de  vous  asseoir  un  jour  à  la  droite 
du  Christ,  en  lui  offrant  en  holocauste  tous  les  en- 
fants de  perdition  qui  infectent  votie  royaume.  » 

Ce  n'était  pas  en  France  seulement  que  la  cause 
de  la  réforme  était  abandonnée  par  les  familles  no- 
bles; dans  les  États  protestants,  dans  les  villes  qui 
s'étaient  le  plus  distinguées  par  leur  haine  contre  le 
papisme,  les  gens  riches  se  convertissaient  à  la  reli- 
gion catholique  en  haine  des  idées  d'indépendance 
qui  gagnaient  les  masses,  préparaient  le  règne  de  la 
liberté,  et  qui  mettaient  en  question  l'existence  des 
privilèges  et  des  droits  seigneuriaux. 

Cologne,  Louvain,  Namur  ouvrirent  leurs  portes 
aux  jésuites,  et  quinze  mille  habitants  reçurent  la 
conlirmation  de  leurs  mains  ;  dans  l'archevêché 
d'Utrecht  on  compta  cent  cinquante  mille  conver- 
sions ;  dans  le  diocèse  de  Harlem,  cent  mille;  à 
Leuwarden,  seize  mille;  à  Grœningen,  vingt  mille, 
et  à  Deventer,  soixante  mille. 

Cependant,  q>ieli[ue  extraordinaires  qu'eussent  été 
les  progrès  des  missionnaires  dans  les  Pays-Bas,  Sa 
Sainteté  n'en  fut  point  satisfaite,  et  elle  écrivit  au 
roi  d'Espagne,  de  n'avoir  aucune  pitié  des  hérétiques, 
d'ordonner  à  ses  gouverneurs  de  rétablir  violemment 
le  culte  catholique  dans  les  provinces  dépendantes 
de  sa  couronne,  d'allumer  les  bûchers,  de  tuer,  d'ex- 
terminer, et  de  ne  laisser  aux  calvinistes  d'autre  alter- 
native que  la  messe  ou  la  mort.  » 

L'Angleterre,  ce  boulevard  inexpugnable  de  la  ré- 
forme, restait  encore  à  soumettre;  l'opiniâtre  Gré- 
goire XV  ne  se  laissa  pas  décourager  par  les  échecs 
qu'avaient  éprouvés  ses  prédécesseurs  dans  leurs 
tentatives  de  réaction  religieuse,  et  il  résolut  de  ré- 
tablir le  catholicisme  dans  la  Grande-Bretagne.  Seu- 
lement il  profita  des  fautes  de  ses  devanciers,  et 
suivit  une  politique  entièrement  opposée  ;  loin  d'em- 
ployer les  menaces  et  la  rigueur,  il  entama  des  né- 
gociations amicales  avec  Jacques  I"  à  ce  sujet,  et 
sachant  que  le  roi  désirait  obtenir  l'autorisation  de 
marier  son  fils,  le  romanesque  prince  de  Galles,  avec 
une  princesse  espagnole,  ce  que  Paul  V  avait  cons- 
laraïuent  refusé,  il  lui  adressa  les  bulles  de  dispenses 
sans  lui  imposer  aucune  condition ,  se  contentant 
d'écrire  au  jeune  ])rince,  «  ipi'il  espérait  que  la  vieille 


6J6 


HISTOIRE    DES    PAPES 


semence  de  piété  clirétienne  qui  avait  autrefois  \n\t- 
iluit  do  si  belles  fleurs  parmi  les  rois  ani;lais.  fjcv- 
uicrail  de  nouveau  en  son  cœur,  et  qu'il  ri'gardail 
son  union  avec  une  feiniue  catholique  coniuie  un 
lieureux  prosajîe  pour  l'avenir  de  l'Eglise  romaine.  » 

Le  rusé  pontife  avait  prévu  que  Sa  Majesté  britan- 
nique ne  voudrait  pas  être  en  reste  de  bons  ]>rocédés 
avec  le  saint-siége  et  lui  ferait  quelijues  conces- 
sions; c'est  ce  qui  arriva  en  effet.  Par  ordre  du  roi, 
on  cessa  de  persécuter  les  catlioliciues  et  on  leur 
permit  le  libre  exercice  de  leur  culte. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  pour  i'ambitieu.x  Gré- 
poire  XV  que  la  domination  de  l'Europe,  il  lui  fallait 
relie  du  monde  entier;  et  n'ayant  plus  autour  de  lui 
d'ennemis  à  combattre,  il  tourna  ses  regards  vers 
les  pays  lointains,  et  songea  à  contjuérir  au  saint- 
siége  les  deux  Amériques,  les  Indes,  la  Ciiino,  le 
Japon,  toute  l'Asie  et  l'Afrique.  Déjà  les  jésuites 
lui  avaient  préparé  les  voies  dans  l'Amérique  méri- 
dionale, où  ils  se  trouvaient  tout-puissants,  grâce 
au  massacre  de  plus  de  vingt  millions  d'Indiens,  et 
où  ils  avaient  élevé  cinq  archevêchés,  vingt-sept 
évêchés,  quatre  cents  couvents  de  différents  ordres, 
un  nombre  considérable  de  paroisses,  un  séminaire 
et  deux  universités,  l'une  à  Lima,  l'autre  à  Mexico, 
pour  l'enseignement  de  la  théologie. 

Les  Indes  orientales  n'étaient  pas  à  beaucoup 
près  aussi  bien  préparées  à  recevoir  le  joug  de  Rome. 
S  JUS  le  pontificat  de  Paul  III,  le  jésuite  François 
Xavier  avait  converti,  il  est  vrai,  près  de  trois  cent 
mille  adeptes  des  environs  de  Goa,  des  habitants 
des.  montagnes  de  Cochin  ou  des  environs  du  cap 
Gomorin  ;  mais  les  nouveaux  chrétiens  appartenant 
tous  à  la  caste  la  plus  malheureuse  des  peuj)les  de 
l'Inde,  il  en  était  résulté  que  la,  religion  catholique, 
tombée  dans  le  mépris,  avait  été  appelée  la  religion 
des  parias.  Plus  tard,  cependant,  les  jésuites,  plus 
éclairés  sur  l'esprit  des  nations  de  l'immense  pénin- 
sule hind'Stanique,  changèrent  de  lactique.  Le  Père 
Nobili,  envoyé  en  qualité  de  missionnaire  dans  ces 
contrées,  résolut  de  s'adresser  aux  classes  élevées,  et 
dès  son  arrivée  il  se  mit  en  rapport  avec  les  brah  - 
mines,  se  vêtit  et  se  logea  comme  eux,  se  soumit 
aux  mêmes  expiations,  étudia  le  sanscrit,  se  pénétra 
de  leurs  sentiments  et  de  leurs  idées.  Profilant  habi- 
lement d'une  de  leurs  croyances,  qui  était  qu'autre- 
fois il  y  avait  eu  quatre  voies  pour  jjarvenir  à  la  vé- 
rité, et  que  l'une  d'elles  était  perdue,  le  Père  Nobili 
déclara  qu'il  avait  retrouvé  cette  quatrième  voie  qui 
conduisait  directement  à  l'immortalité,  et  il  les  initia 
à  la  connaissance  du  christianisme.  Toutefois  il  se 
garda  bien  de  heurter  leurs  préjugés;  il  adopta 
quelques-uns  des  rites  du  pays,  modifia  certains 
dogmes  du  culte,  se  servit  même  d'expressions  en 
usage  dans  la  religion  des  brahmines,  et  prit  toutes 
ses  précautions  pour  qu'on  ne  soupçonnât  pas  qu'il 
enseignait  les  mêmes  croyances  que  François  Xavier. 
Quelquti  prélats  portugais  de  l'arcliipel  Indien, 
qui  étaien.  en  relations  avec  les  peuples  du  conti- 
nent, se  scandalisèrent  de  cette  manière  d'opérer  des 
conversions;  ils  en  adressèrent  des  plaintes  véhé- 
mentes à  la  cour  de  Rome,  et  demandèrent  que  Sa 
Sainteté  voulût  b  •  n  désipj  r  u.er  les  ])r.Uiques  abo- 
minables que  le  Père  Nobili  avait  introduites  dans  le 


christianisme.  Mais  le  souverain  pontife  accueillit 
fort  mal  leurs  réclamations,  et  répomlit  aux  évèques 
(pi'ils  eussent  à  ne  jioint  s'immiscer  dans  de  telles 
alVaires;  que  le  saint  niissioniiaire  travaillait  avec 
zèle  et  intelligence  pour  la  plus  grande  gloire  de 
Dieu,  qu'il  avait  dispense  absolue  de  se  conduire 
comme  il  l'entendrait,  de  tromperies  peuples,  de  men- 
tir, de  commettre  des  sacrilèges,  des  adultères,  et 
même  de  verser  le  sang  des  hommes,  s'il  le  jugeait 
utile  au  succès  de  sa  glorieuse  entreprise. 

En  (Jliine,  la  société  de  Jésus  avait  également  ji  té 
des  semences  de  catholicisme;  le  Père  Ricci,  un  des 
dignitaires  de  l'ordre,  était  parvenu,  dès  la  fin  du 
seizième  siècle,  à  s'introduire  dans  le  Gélesle-Em- 
pire  à  l'aiJe  d'une  supciclierie  et  en  se  l'viisant  passer 
pour  sectateur  de  Confiicius;  plus  tard,  il  avait 
l)oussé  jusqu'à  Pékin  et  s'était  fait  admettre  devant 
l'empereur  pour  lui  offrir  une  pendule  à  sonnerie,  ce 
qui  était  alors  une  chose  extrêmement  précieuse. 
Enfin  Ricci  s'était  conduit  avec  tant  d'habilité,  qu'il 
avait  capté  la  confiance  du  monarque,  celle  de  plu- 
sieurs mandarins,  et  ((u'au  moment  de  sa  mort  il 
avait  obtenu  l'autorisation  de  faire  venir  des  mis- 
sionnaires pour  prêcher  le  christianisme. 

Les  jésuites  qui  remplacèrent  le  bon  Pèro  furent 
d'abord  surpris  de  la  singulière  méthode  de  propa- 
gande qu'il  avait  adoptée,  et  qui  ne  consistait  rien 
moins  qu'à  passer  des  jours  entiers  à  table  avec  les 
mandarins,  et  à  se  livrei-  à  tous  les  excès  de  l'intem- 
pérance ;  ils  en  écrivirent  à  Rome  pour  avoir  l'avis  du 
pape.  Sa  Sainteté  Grégoire  XV  leur  répondit  qu'elle 
les  absolvait  à  l'avance  de  tous  les  pécliés  qu'ils 
pourraient  commettre  en  vue  des  intérêts  de  la  reli- 
gion; qu'ils  n'eussent  point  à  s'en  inquiéter,  que  les 
crimes  mêmes  devenaient  œuvres  pies  lorsipi'ils 
étaient  commis  dans  le  but  d'assurer  le  triomphe  du 
saint-siége,  que  la  fin  justifiait  les  moyens. 

Au  Japon,  les  progrès  du  papisme  étaient  plus 
surprenants;  on  comptait  déjà  dans  cet  empire  trente 
l'oliéges  de  jésuites  et  trois  cents  églises.  En  Afrique 
comme  en  Asie  le  saint-siége  conquérait  de  nou- 
veaux sujets  ;  et  l'intrépide  jésuite  Paëz,  à  la  tête 
d'une  poignée  de  soldats,  pénétrait  jusqu'en  Abys- 
sinie,  forçait  le  souverain  du  pays,  Settan-Scgued,  à 
se  convertir  au  christianisme,  enlevait  toute  rEthiô- 
])ie  aux  moines  sociniens  qui  relevaient  du  métropo- 
litain d'Alexandrie,  et  faisait  reconnaître  l'autorité 
du  mandataire  de  Grégoire  X_V,  le  Père  Alphonse 
Mendez,  nommé  patriarche  d'Ethiopie  par  Sa  Sain- 
teté. Enfin,  jusque  dans  les  provinces  soumises  aux 
musulmans  et  à  Constantinople  mèjne,  les  jésuites 
avaient  établi  des  collèges  et  travaillaient  à  détruire 
la  religion  de  Mahomet  dans  l'intérêt  de  la  papauté. 

Ainsi  Grégoire  XV,  ce  vieillard  débile,  chétif, 
constamment  tourmenté  par  des  maladies  cruelles, 
avait  trouvé  dans  l'immense  .activité  de  son  esprit 
les  moyens  d'étendre  sa  domination  sur  le  monde 
entier;  et  ce  qu'lly  avait  de  plus  extraordinaire  dans 
cette  propagande  catholique,  dont  il  était  l'âme  en 
Europe  surfout,  c'est  qu'elle  suivait  dans  son  déve- 
loppement la  marche  envahissante  des  grandes  puis- 
sances, et  s'avançait  derrière  les  armées  pour  en- 
chaîner dans  les  liens  de  la  superstition  les  peuples 
vaincus  par  le  glaive.  Le  goupillon  suivait  le  saine. 


OHÊGOIRE    XV 


637 


Il  résuha  ck'  cet  accord  de  la  papaiitt'  et  des  uid- 
iiarchies,  des  changements  importants  dans  les  rela- 
tions respectives  des  peuples;  le  plus  grave  fut,  sans 
contredit,  l'élévation  de  la  maison  d'Autriche,  (pii 
jusqu'alors  n'avait  exercé  qu'une  inlluence  ti'ès-se- 
condaire  sur  les  alTaires  de  l'Europe.  Les  Républiques 
italiennes,  dont  l'indépendance  était  menacée  par 
l'accroissement  de  cette  puissance,  se  préoccupèrent 
enlin  de  l'invasion  de  la  Valteline  par  les  troupes 
autrichiennes,  qui  s'étaient  jetées  sur  ce  pays  pour 
en  exterminer  les  habitants,  et  s'adressèrent  à  lu 
France  en  réclamant  l'intervention  de  ses  armes. 

Louis  XIII,  qui  redoutait  de  perdre  son  inlluence 
sur  l'Italie,  si  Ferdinand  II  demeurait  maître  de  la 
■N'alteline,  forma  une  ligue  avec  la  Savoie  et  A'enise 
pour  contraindre  la  maison  d'Autriche  à  rendre  les 
délilés  et  les  places  dont  elle  s'était  emparée.  Gré- 
goire X\',  ayant  intérêt  à  ménager  les  deu.x  souve- 
rains, intervint  dans  la  querelle,  et  fut  des  premiers 
à  réclamer,  après  l'extermination  des  peuples  protes- 
tants de  la  Valteline,  pour  que  l'Autriche  et  l'Espagne 
abandonnassent  les  villes  (ju'elles  avaient  conquises. 
Sa  Sainteté  déclara  même  cju'elle  était  prête  à  s'en 
charger,  et  à  les  faire  occuper  par  ses  troupes  jus- 
qu'à l'époque  oi!i  les  susceptibilités  de  l'Italie  et  de 
la  France  seraient  entièrement  rassurées  sur  les 
bonnes  intentions  de  Ferdinand  II  et  de  Philippe  IV. 
Cet  arrangement  fut  accepté,  et  Grégoire,  du  con- 
sentement des  parties  belligérantes,  mit  des  garni- 
sons dans  les  villes  et  frontières  qui  étaient  l'objet 
des  contestations. 

Déjà  le  pontife  songeait  à  t^rer  parti  de  cette  cir- 
constance pour  sa  famille  et  à  donner  la  Valteline  en 
fief  à  un  de  ses  neveux,  lorsque  la  mort  vint  arrêter 
l'exécution  de  ce  projet  et  enlever  à  l'Eglise  l'un  des 


plus  hainles  politiques  qui  eussent  jamais  occupé  la 
chaire  de  saint  Pierre.  Cet  événement  eut  lieu  le 
8  juillet  1623. 

Plusieurs  historiens  très-recommandables,  notain- 
meut  Ileydegger,  ont  contesté  à  (irégoire  XV  sa 
grande  réputation  politiiiue,  et  ont  prétendu  que  Sa 
Sainteté  avait  seulement  eu  le  bon  esprit  de  com- 
prendre son  incapacité  aux  affaires,  et  d'abandonner 
le  gouvernement  de  l'Église  à  la  maîtresse  de  son 
neveu  Ludovico  Ludovisio,  femme  dimée  d'un  pnnli- 
gieux  génie. 

Celte  assertion  est  encore  confirmée  par  le  témoi- 
gnage du  cardinal  Richelieu,  (|ui  s'e.xprime  ainsi  dans 
ses  Mémoires  :  «  Grégoire  XV  fut  meilleur  homme 
que  bon  pape,  n'ayant  pour  toute  qualité  (ju'un 
amour  excessif  pour  ses  parents,  qui,  le  voyant  acca- 
blé par  son  grand  âge,  non-seulement  saisissaient 
toutes  les  occasions  de  se  servir  avec  avidité  de  sa 
facilité  à  les  enrichir,  mais  encore  abusaient  cons- 
tamment de  la  faiblesse  de  Sa  Sainteté.  A  la  prière 
de  Ludovisio,  son  neveu,  ou  plutôt  de  la  maîtresse 
qui  faisait  agir  ce  cardinal,  il  accomplit  des  actions 
bien  étranges,  et  que  l'on  jieut  considérer  comme 
provenant  d'une  autorité  plutôt  prétendue  des  papes 
que  concédée  par  l'Eglise,  plutôt  fondée  sur  l'abus 
de  la  cour  romaine  que  sur  le  mérite  de  la  chaire  de 
saint  Pierre.  Une  seule  fois  il  sut  résister  à  la  vo- 
lonté qui  le  dirigeait,  ce  fut  à  l'approche  de  la  mort; 
comme  son  neveu  le  pressait  de  faire  encore  (piel- 
ques  cardinaux,  il  lui  lépondit  :  qu'il  en  avait  telle- 
ment fait,  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  le  temps  de 
demander  pardon  à  Dieu  d'en  avoir  tant  créé  de  si 
abominables  et  de  si  indignes.  »  Ces  paroles  de  Ri- 
chelieu ont  d'autant  plus  de  poids,  que  ce  ministre 
lui  devait  sa  promotion  au  cardinalat. 


638 


HISTOIRE    DES     l'Al'ES 


•V#iA 


Troubles  dans  Rome  excités  par  le  cardinal  Baiberino.  —  II  nspire  à  la  papauté.  —  Il  empoisonne  ses  compétiteurs  dans  le  con- 
clave. —  Exallalion  du  cardinal  Maffeo  Barberir.o,  sous  le  nom  d'Urbain  VIII.  —  Son  bistoire  avant  d'être  pape.  — Son  ca- 
ractère étrange.  —  Ses  règlements  bizarres.  —  11  veut  suivre  la  politique  de  son  prédécesseur.  —  Lutte  entre  le  pape  et 
Richelieu,  ministre  de  Louis  XIII.  —  Projet  de  mariage  du  prince  de  Cilles  et  de  Henriette-Marie  de  France.  —  Guerres  gé- 
nérales entre  les  diverses  puissances  de  l'Europe.  —  Le  pape  s'unit  aux  protestants  pour  combattre  Richelieu.  —  Les  jésuites 
attaquent  le  ministre  par  ordre  du  saint-père.  —  Guerre  civile  en  France.  —  Troubles  en  Angleterre.  —  Assassinat  d-e  Buckin- 
gham.  —  Siège  de  la  Rochelle.  —  Louis  XIII  fait  le  .sac  des  villes  du  Midi.  —  Continuation  de  la  propagande  catholique  à  main 
armée  dans  les  Etats  d'AUemayne.  —  Gustave-Adolphe,  roi  de  Suède,  se  déclare  le  champion  du  protestantisme.  —  Querelles 
entre  Ferdinand  II  et  Urbain  VIII.  —  Le  pape  appelle  Gustave-Adolphe  au  secours  du  saint-siége.  —  Victoire  du  roi  de  Suède 
sur  les  armées  confédérées  de  la  maison  d'Autriche.  —  Urbain  se  tourne  contre  Gustave-Adolphe.  —  Mort  de  ce  prince.  —  Le 
parti  protestant  se  relève  plus  redoutable  que  jamais  en  Allemagne.  —  Urbain  VIII  fait  assassiner  le  jeune  duc  d'Urbino.  — 
Condamnation  de  Galilée  Galilei.  —  Persécution  contre  les  sorciers.  —  Détails  curieu.K  sur  les  sabbats  des  magiciens  et  des  bo- 
hémiennes. —  La  princesse  de  Lorraine  possédée  du  diable.  —  Histoire  du  diable  de  Loudun.  —  Supplice  d'Urbain  Grandier.  — 
Louis  XIII  met  son  royaume  sous  la  protection  de  la  Vierge.  —  Richelieu  veut  se  faire  nommer  patriarche^en  France.  —  Doc- 
trines et  morale  des  enfants  de  Loyola.  —  Commencements  du  jansénisme.  —  Saint-Cyran  et  Port-Royal.  —  Querelles  entre 
le  pape  et  le  cardinal  Richelieu.  —  Publication  de  l'Augustinus.  —  Ler  j:>nsénistes  et  les  molinistes.  —  Guerres  en  Italie  susci- 
tées par  l'ambition  et  l'avidilé  des  neveux  du  pontife.  —  Mort  d'Urbain  Vi.I. 


Les  funérailles  de  Grégoire  X^'  n'étaient  pas  en- 
core terminées  que  déjà  les  factions  s'agitaient  dans 
Rome  pour  assurer  la  tiare  à  leurs  chefs.  De  tous  les 
meneurs,  le  cardinal  Malleo  Barberino  était  celui 
qui  montrait  le  plus  d'ardeur  à  la  lutte,  quoiqu'il  fût 
repoussé  par  les  Espagnols,  par  les  Français,  par 
les  cabales  des  Borghèse  et  de  Ludovisio,  par  les 
vieux  cardinaux,  enfin  par  la  presque!  unanimité  des 
membres  du  sacié  collège.  Loin  d'être  découragé 
par  la  répulsion  dont  il  était  l'objet.  Barberino  n'en 
prenait  que  plus  d'audace;  et  comiiienant  qu'il  n'a- 
vait point  à  compter  sur  les  cardinau.v  pour  escalader 
le  trône  de  saint  Pierre,  il  résolut  non  de  se  faire 
choisir,  mais  de  s'imposer. 

l'ar  ses  ordres,  ses  frères  et  ses  neveux  sou- 
doù-rent  uns  troupe  de  bandits,  qui  fe  ruèrent  dans 


la  ville,  soulevèrent  le  peuple  des  faubourgs,  et  firent 
éclater  mie  révolte  cjui  obligea  les  cardinaux  à  se  ré- 
fugier au  Vatican,  sous  la  protection  des  mousquets  et 
des  canons,  et  à  former  immédiatement  le  conclave. 
Barberino  vint  prendre  sa  place  au  milieu  de  ses 
collègues  comme  si  rien  d'extraordinaire  ne  se  fût 
passé;  il  écouta  d'abord  avec  beaucoup  de  patience 
les  discours  des  différents  candidats  à  la  papauté; 
ensuite  il  prit  la  parole,  exposa  au  sacré  collège  la 
nécessité  de  choisir  pour  occuper  la  chaire  de  saint 
Pierre  un  homme  doué  d'une  grande  énergie  et  qui 
fût  capable  d'arrêter  les  désordres  de  la  populace  ro- 
maine; il  ne  cacha  même  pas  qu'il  exerçait  une  cer- 
taine inlluence  sur  les  fauteurs  des  troubles,  et 
annonça  impudemment  que  le  calme  renaîtrait  dans 
la  ville  sainte  dès  que  les  cardinaux  auraient  jilacé 


HUA  IN     VIII 


639 


!<iir  sa  tètp  la  tiare  vént'rt'i'  àofi  papes.  Au  lieu  de  lui 
ramener  des  voix,  cotte  déclaration  ne  lit  ijue  rendre 
encore  plus  unanime  la  répulsion  qu'il  inspirait,  et 
aucun  suBVai;e  ne  vint  appuyer  sa  candidature.  Bar- 
berino  ne  s'inijuiéta  nullement  de  cette  réprobation 
générale;  il  n'abandonna  point  la  partie;]  seulement 
il  jugea  que  les  clioses  n'étaient  pas  assez  avancées, 
et  il  fit  passer  au  dehors  des  instructions  secrètes 
pour  que  les  bandits  missent  tout  à  feu  et  à  sang. 
Ses  ordres  furent  ponctuellement  exécutés;  Rome 
devint  le  théâtre  d'atrocités  épouvantables;  les  si- 
cairesdu  cardinal  pillèrent  les  maisons,  égorgèrent 
les  vieillards  et  les  enfants,  violèrent  les  femmes  et 
les  jeunes  filles  et  exercèrent  sur  leurs  cadavres  les 
plus  affreuses  profanations;  puis  quand  ils  furent 
saturés  de  carnage  et  de  luxure,  ils  coururent  par  les 
rues  de  la  ville,  des  torches  à  la  main,  et  vinrent 
s'arrêter  sous  les  remparts  du  château  Saint- Ange, 
uù  ils  proférèrent  cette  terrible  menace  :  «  Mort  et 
incendie,  ou  le  pape  Barlierino!  » 

Ces  clameurs  parvenaient  ju,squ'aux  oreilles  des 
cardinaux  rassemblés  dans  la  salle  du  conclave  et  les 
glaçaient  de  terreur;  néanmoins  le  scrutin  continuait 
toujours,  et  le  nom  de  Barberino  ne  sortait  pas  de 
l'urne.  Alors  on  remarqua  avec  épouvante  que  cliai|ue 
j)ur  le  sacré  collège  se  trouvait  diminué  de  quelqu'un 
de  ses  membres,  soit  par  cause  de  mort,  soit  par 
cause  de  maladie,  et  que  précisément  les  cardinaux 
i|ui  disparaissaient  d'une  si  étrange  manière  étaient 
ceux  qui  se  montraient  les  plus  opposés  à  la  candi- 
dature du  terrible  Baiberino.  Il  devenait  évident  pour 
tous  que  celui-ci  se  défaisait  de  ses  ennemis  par  le 
poison;  car  ceux  qui  étaient  morts  avaient  été  enle- 
vés en  quelques  heures,  et  ceux  qui  étaient  malades 
ne  parvenaient  à  soulager  leurs  souiïrances  <{u'en  fai- 
sant usage  d'antidotes  bien  connus.  De  ce  moment, 
toute  opposition  cessa  dans  le  conclave,  le  Saint-Es- 
prit battit  de  l'aile,  et  le  cardinal  Mafl'eo  Barberino  fut 
proclamé  souverain  pontife  sous  le  nom  d'Urbain  ^'III. 

Le  nouveau  pape  était  issu  d'une  noble  et  ancienne 
famille  de  Florence  ;  il  avait  d'abord  été  clerc  de  la 
chambre  apostolique,  puis  nonce  du  saint-siége  au- 
près de  la  cour  de  France.  A  l'époque  de  son  exalta- 
lion,  il  n'était  âgé  que  de  cinquante-cinq  ans,  et 
paraissait  doué  d'une  santé  puissante  et  dune  con- 
stitution énergique. 

Dès  qu'il  fut  assis  sur  le  trône  de  saint  Pierre,  il 
éleva  ses  neveux  et  ses  frères  aux  premières  dignités 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  en  récompense  de  l'appui 
qu'ils  lui  avaient  prêté,  ([uoiqii'ils  fussent  notoire- 
ment indignes  de  remplir  de  telles  fonctions,  etquoi- 
i[u'il  connût  parfaitement  leur  incapacité,  puisipie 
lui-même  disait  que  son  neveu  François  Barberino, 
qu'il  avait  fait  entrer  dans  le  sacré  collège,  n'était 
bon  qu'à  réciter  des  patenôtres  ;  que  son  frère  An- 
toine, créé  cardinal  d\i  titre  de  Saint-Onu|)bre,  n'a- 
vait d'autre  mérite  que  celui  d'infecter  le  consistoire 
et  de  chasser  les  membres  du  conseil  par  l'affreuse 
puanteur  de  son  froc;  que  son  second  neveu,  le  car- 
dinal Antoine  le  jeune,  surnommé  ])ar  dérision  le 
Démustbène,  à  cause  d'un  défaut  de  nature  qui  le 
faisait  bégayer  en  parlant,  n'était  tout  au  plus  capa- 
ble que  de  s'enivrer  trois  fois  par  jour;  et  que  le 
dernier    de  ses    neveux,   dom   Thadeo,   qu'il    avait 


nommé  préfet  de  Rome,  prince  de  Palestrina  et  gé- 
néralissime des  années  du  saint-siége,  était  plus  en 
état  de  porter  une  quenouille  que  de  tenir  une  épée. 
Néanmoins,  comme  Sa  Sainteté  n'avait  qu'à  puiser 
dans  la  bourse  des  fidèles  pour  enrichir  les  membres 
de  sa  famille,  elle  ne  se  fit  pas  faute  de  les  gorger 
d'or,  de  leur  donner  des  terres,  des  domaines,  de  les 
pourvoir  de  bénéfices,  de  leur  acheter  des  palais  et 
même  des  principautés. 

Urbain  s'occupa  ensuite  des  affaires  de  l'Église;  il 
défendit  aux  récollets  de  porter  la  sandale  et  le  ca- 
puchon pointu  à  la  façon  des  capucins;  il  défendit 
;nix  carmes   anciens  de  s'intituler  cannes  réformés, 
désignation  qui  appartenait  aux  nouveaux  ordres  de 
capucins  institués  par  saint  François  ;  il  exigea  que 
les  religieux  prémontrés  d'Espagne  reprissent  l'an- 
cien habit  et  le  nom  de  frater  qu'ils  avaient  quittés 
par  orgueil;  il  fit  différents  règlements  pour  modifier 
certaines  cérémonies  du  culte  qui  faisaient  déconsi- 
dérer la  rehgion  ;  et  défendit  d'exposer  à  la  vénéra- 
tion publique,  dans  les  églises,  les  statues  des  fidèles 
j   morts  en  odeur  de  sainteté;  d'allumer  des  cierges  sur 
I  leurs  tombeaux,  et  particulièrement  de  publier  leurs 
\   miracles  sans  l'approliation  de  la  cour  de  Rome:  ce 
!  qui  ne  l'empêcha  pas,  dans  le  même  mois  et  par  une 
singulière  contradiction,  de  béatifier  deux  fanatiques 
I   théatins,  André  Avellino  et  Gaétan  de  Tliiene  ;  un 
!   carme  débauché,  Félix  Cantalice  ;  un  fougueux  inqui- 
siteur, François  Borgia,  duc   de  Candie  et  général 
des  jésuites,  un  des  descendants  de  l'ancienne  famille 
des  Borgia;  un  illuminé,  le  canne  llorentin  Corsini; 
deux  femmes  extatic(ues,  Marie-Madeleine  de  Pazzi, 
et  Elisabeth,  reine  de  Portugal;  et  enfin  le  bienheu- 
■   reux  saint  Roch  et  son  chien. 

Lorsque  Sa  Sainteté  eut  réglé  avec  la  plus  minu- 
j  tieuse  attention  tout  ce  qui  était  relatif  aux  moines 
I  et  au  culte  des  saints,  elle  se  prépara  à  poursuivre 
l'œuvre  de  propagande  religieuse  que  son  prédéces- 
seur avait  si  heureusement  commencée  :  à  son  exemple, 
elle  résolut  de  s'appuyer  sur  la  force  brutale  et  sur 
la  prédication,  c'est-à-dire  d'employer  tour  à  tour  des 
soldats  et  des  jésuites,  les  uns  pour  conquérir,  les 
autres  pour  soumettre  et  pour  corrompre. 

D'un  caractère  défiant  et  féroce,  I  rbain  songea 
j  d'abord  à  se  mettre  à  couvert  de  toute  tentative  soit 
I  des  ennemis  de  l'intérieur,  soit  de  ceux  du  dehors; 
il  fit  construire  sur  le  territoire  bolonais,  du  côté  qui 
offrait  un  accès  facile  jusqu'à  Rome,  une  forteresse 
qu'on  appela  le  fort  Urbain;  il  entoura  d'un  nouveau 
rempart  le  château  Saint-Ange,  qui  était  déjà  dé- 
fendu par  deux  murailles,  et  il  le  pourvut  si  abon- 
I  damment  de  munitions  de  guerre,  qu'il  eût  pu  sou- 
tenir un  siège  de  plusieurs  années:  il  fit  également 
élever  un  mur  d'enceinte  autour  de  ses  jardins  du 
Monte-Gavallo  ;  ensuite  il  établit  une  manufacture 
d'armes  à  Tivoli,  disposa  des  terrains  de  la  biblio- 
thèque du  Vatican  pour  la  construction  d'un  arsenal; 
enfin,  il  transforma  en  une  ville  de  guerre  la  cité 
apostolique,  qui  devait  être  le  paisible  sanctuaire  de 
lu  morale  du  (Christ. 

Sa  Sainteté  tenait  à  honneur  de  laisser  des  monu- 
ments gigantesques  de  son  passage  sur  le  trône  de 
l'Apôtre,  et  de  faire  dire  à  la  postérité,  qiu'  si  les 
papes  ses  prédécesseurs  avaient   élevé  des  palais  de 


6<i(} 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Le  ;oi  Lo  is  XIII 


granit  et  de  marbre,  elle  avait  fait  sortir  du  sol  des 
monuments  de  bronze  et  de  fer. 

Rarement  Urbain  VIII  prenait  la  peine  d'assem- 
bler le  consistoire;  et  lorsqu'il  lui  arrivait  de  réunir 
le  sacré  collège,  comme  il  ne  voulait  écouter  ni  con- 
seils ni  observations,  les  cardinaux  n'avaient  d'autre 
parti  à  prendre  (pie  d'apjilaudir  à  ses  paroles  et  d'exé- 
cuter ses  décisions.  Même  avec  les  ambassadeurs  des 
rois,  il  arguait  de  son  privilège  d'infaillibilité  pour 
trancher  sur  les  afîaires  les  plus  sérieuses.  Aucun 
pontife  avant  lui,  ni  Grégoire  VII,  ni  Boniface  VIII, 
n'avait  possédé  à  un  degré  aussi  élevé  le  sentiment 
de  son  importance  individuelle  ;  ainsi,  dans  une  ques- 
tion fort    grave,   les  mandataires    d'une  puisssance 


étrangère  lui  ayant  présenté  une  objection  tirée  des 
anciennes  constitutions  pontificales,  il  répliqua  impé- 
rieusement que  sa  décision  avait  plus  de  poids  que  les 
lèglemcnts  de  deux  cents  papes  morts. 

La  force  athlétique  dont  ilétait  doue  ne  contribuait 
pas  peu  à  augmenter  la  haute  opinion  qu'il  avait  de 
lui-même.  Urbain  voulait  qu'on  l'adorât,  comme  chef 
spirituel  de  l'Église  et  comme  roi  de  la  terre  ;  et,  dans 
son  orgueil,  il  osa  révoquer  une  loi  qui  défendait  au 
peuple  romain  de  jamais  ériger  de  statue  à  un  pape 
vivant,  prétendant  qu'on  n'avait  pu  ])révoir  que  la 
chaire  de  saint  Pierre  serait  occupée  un  jour  par  un 
pontil'e  tel  que  lui. 

Sans  doute  un  prêtre  de  ce  caractère,  opiniâtre,  a!- 


URBAIN    VIII 


641 


solu,  implacable,  ne  reculant  devant  rien  pour  arri- 
ver à  son  but,  eût  fait  plus  (ju'aucun  de  ses  prédéces- 
seurs pour  le  malbeur  de  l'humanité,  et  eût  courbé 
l'Europe  entière  sous  le  joug  de  la  théocratie  romaine, 
s'il  ne  s'était  rencontré  sur  son  chemin  un  autre 
prêtre  non  moins  opiniâtre,  non  moins  absolu,  non 
moins  implacable  que  lui,  et  l'emportant  sur  Sa  Sain- 
teté eu  ruse  et  en  adresse,  Richelieu,  l'amant  de 
deux  reines,  devenu  cardinal,  ministre  ou  plutôt  sou- 
verain de  France  sous  l'imbécile  Louis  XIII,  et  ayant 
par  conséquent  à  soutenir  des  intérêts  diamétralement 
opposés  à  ceux  de  la  cour  de  Rome. 

En  effet,  pendant  qu'Urbain  travaillait  à  augmenter 
la  prépondérance  de  la  maison  d'.\utriche  sur  l'Eu- 
rope, pour  aniantir  la  réiorme  et  faire  triompher  le 
catholicisme,  Richelieu  cherchait  à  opposer  une  digue 
aux  envahissements  de  Ferdinand  II,  contrac'ait  des 
alliances  offensives  et  défensives  avec  les  protestants 
d'Allemagne,  et  négociait  habilement  auprès  de 
Jacques  I"  et  de  Buckingham,  son  ministre,  pour 
faire  échouer  le  mariage  du  prince  de  Galles,  qui  était 
toujours  en  Espagne,  auprès  de  l'infante  devenue  sa 
maîtresse,  et  qui  semblait  n'attendre  que  les  dis- 
penses de  Rome  pour  célébrer  ses  noces.  Urbain  \'III 
commit  la  faute  de  ne  pas  expédier  les  bulles  de  dis- 
penses de  la  jeune  princesse,  quoique  son  prédéces- 
seur eut  déjà  envoyé  celles  du  fiancé,  afin  d'obliger 
le  fds  du  roi  d'Angleteire  à  se  convertir.  Ce  délai 
permit  à  Richelieu  d'intriguei  à  la  cour  de  Londres; 
et  un  jour,  Sa  Sainteté  apprit  avec  une  surprise 
extrême  que  le  roi  Jacques  venait  de  rapprler  son 
lils  aupiès  de  lui,  et  qu'il  avait  envoyé  en  France 
une  ambassade  solennelle  pour  demander  la  main  de 
la  princesse  Henriette  -  Marie  ,  troisième  sœur  de 
Louis  XIII,  pour  le  prince  de  Galles. 

Urbain  adressa  aussitôt  des  représentations  à  la 
cour  de  France,  afin  d'empêcher  cette  union  ;  il  of- 
frit en  compensation  de  marier  la  princesse  Hen- 
riette-Marie à  l'infant  don  Carlos,  et  de  leur  faire 
donner  en  apanage  la  souveraineté  des  Pays-Bas 
catholiques  ;  il  adressa  même  à  ce  sujet  deux  brefs 
au  cardinal;  et  voyant  que  rien  ne  pouvait  fuiie 
changer  les  résolutions  du  ministre,  il  déclara  (jue 
si  l'on  passait  outre,  il  refuseiait  les  dispenses  né- 
cessaires pour  le  mariage.  Richelieu  répondit  laconi- 
quement «  qu'on  s'en  passerait.  »  Sa  Sainteté  se 
tourna  alors  du  côté  de  l'.Vngleterre,  et  chercha  par 
ses  promesses  à  détourner  le  roi  Jacques  de  ses  pro- 
jets; mais  comme  l'alliance  de  son  fils  avec  la  sœur 
de  Louis  XIU  procurait  au  roi  de  la  Grande-Breta- 
gne des  avantages  sérieux,  la  perspective  d'éteindre 
les  troubles  religieux  dans  ses  Etats  et  l'espérance 
de  faire  recouvrer  le  Palatinat  à  son  gendre  le  duc 
Frédéric,  qui  en  avait  été  évincé  par  Grégoire  XV, 
il  repoussa  toutes  les  propositions  de  la  cour  de 
Rome,  et  fit  publier  le  mariage  du  jeune  prince  et  de 
Henriette-Marie  de  France.  Une  semblable  déter- 
mination équivalait  à  une  déclaration  de  guerre. 

Richelieu  depuis  loagtemps  avait  prévu  le  cas 
d'une  rupture,  et  s'était  ménagé  de  puissants  auxi- 
liaires, afin  de  porter  un  grand  coup  à  l'Autriche  et 
à  l'Espagne  en  les  attaquant  simultanément  sur 
toutes  leurs  frontières.  C'était  le  premier  exemple  de 
ces  coalitions  de  plusieurs  Etats  se  prêtant  un  mu- 
II 


tuel  secours  pour  écraser  un  ennemi  redoutable;  les 
rôles  étaient  ainsi  répartis  :  Venise,  la  Savoie  et  la 
France  devaient  expulser  les  troupes  papales  de  la 
\'alleline  et  prendre  l'offensive  en  Italie;  la  Hollande 
devait  avec  sa  marine  attaquer  1' .Amérique  du  Sud; 
l'Angleterre  devait  débarquer  une  armée  sur  les  côtes 
d'Espagne  ;  les  Turcs  devaient  envahir  la  Hongrie  ; 
et  le  roi  de  Danemarck,  à  la  tète  de  toutes  les  forces 
de  son  royaume  et  de  celles  de  la  basse  Allemagne, 
devait  tomber  sur  le  Palatinat  et  venir  se  joindre  au 
prince  Mansfeld  pour  attaquer  l'empereur  d'Autriche 
jusijue  dans  ses  Etats  héréditaires.  Telle  était  l'or- 
ganisation de  cette  ligue  formidable. 

I.,a  France  s'étant  chargée  de  donner  le  signal 
pour  agir,  le  marquis  de  Cœuvres  entra  à  la  tête 
d'un  corps  de  troupes  dans  la  Valteline,  et  en  moins 
de  huit  jours  il  conquit  le  pays  et  força  les  soldats 
du  pape  à  reprendre  honteusement  la  route  des  États 
de  l'Eglise.  Cette  invasion  mécontenta  d'autant  plus 
Urbain  VIII,  qu'il  regardait  déjà  la  Valteline  comme 
sa  propriété,  et  qu'il  se  disposait  à  en  former  une 
principauté  pour  don  Thadeo,  son  neveu,  généralis- 
sime des  troupes  pontificales.  Toutefois,  il  se  garda 
bien  de  laisser  paraître  la  cause  de  son  vif  ressenti- 
ment ;  il  feignit  de  voir  dans  l'agression  des  Français 
une  preuve  que  le  cardinal  de  Richelieu  abandonnait 
la  cause  de  l'orthodoxie  pour  le  calvinisme,  et  au 
lieu  de  déclarer  la  guerre  à  la  France,  il  se  prépara 
seulement  à  susciter  de  puissants  ennemis  au  mi- 
nistre de  Louis  XlII. 

Un  certain  chevalier  Benardin  fut  envoyé  de  Rome 
auprès  des  chefs  du  parti  protestant,  leur  fournit  de 
l'argent ,  leur  fît  de  magnifiques  promesses,  et  les 
détermina  à  lever  l'étendard  de  la  guerre  civile; 
d'autre  part,  le  nonce  Spada  expédia  .une  légion  d(! 
jésuites  dans  les  provinces  catholiques  pour  exalter 
les  dévols  fanatiques  contre  le  cardinal  en  l'accusant 
d'hérésie,  ce  qui  réussit  à  merveille.  Richelieu  se 
vit  alors  en  butte  à  la  haine  des  deux  partis,  et  atta- 
qué à  la  fois  par  les  huguenots  et  par  les  catholiques. 

Pour  tout  autre  la  position  n'eut  pas  été  tenable; 
mais  l'ambitieux  cardinal  n'était  pas  homme  à  céder 
le  pouvoir  sans  lutter  jusqu'à  la  dernière  extrémité; 
d'ailleurs,  si  son  autorité  était  menacée  au  dedans, 
n'avait- il  pas  au  dehors  des  alliés  capables  de  le  se- 
courir? Il  fit  donc  venir  d'.\llemagne  les  troupes  ([ui^ 
les  Etats  protestants  avaient  mises  à  sa  disposition 
pour  la  grande  coalition  ;  et  au  lieu  de  les  employer 
contre  le  saint-siége  ou  contre  la  maison  d'.\utriche, 
il  s'en  servit  pour  écraser  les  religionnaires  de 
France;  puis,  trahissant  ses  aUiés,  il  traita  avec  le 
pape,  et  s'engagea  à  faire  avorter  les  projets  de  la 
ligue,  si  la  cour  de  Rome  consentait  à  expédier  les 
bulles  de  dispenses  nécessaires  au  mariage  de  llen- 
riett. -Marie  -et  du  prince  de  Galles.  Peu  de  jours 
après  la  ratification  de  ces  arrangements,  Jacques  I" 
mourut,  et  laissa  les  couronnes  d'Angleterre,  d'Ecosse 
et  d'Irlande  à  son  fils  Charles  I". 

Conformément  aux  conventions  secrètes  passées 
entre  les  souverains  de  France  et  d'An:;letcrre  ou 
plutôt  entre  leurs  ministres  et  le  saint  siège,  on 
suspendit  les  armements  dirigés  contre  la  maiscn  . 
d'Autriche,  on  arrêta  les  envois  d'argent  destinés  au 
roi  de  Danemarck  et  au  prince    MansfeM,  de  sorte 

169 


042 


lllSTOIUi;    DES     PAPES 


i|uo  ccu\-i  I  M-  (rouvant  engaprès  dans  les  pvovincps 
l'iinomics  sans  vivres  et  sans  subsides,  no  purent 
ffirdrr  leurs  positions  et  furent  oMiiji's  de  battre  en 
retraite  après  avoir  été  vaincus  à  la  bataille  de  Lut- 
ter. Cet  événement  était  prévu  par  le  ducd'Olivarez, 
premier  ministre  du  roi  d'Espagne,  et  par  le  cardi- 
nal de  Richelieu,  car  on  apprit  en  France  presque 
en  luême  temjts  la  défaite  du  roi  de  Suède,  la  disso- 
lution de  la  ligue  contre  la  maison  d'Autriche,  la 
publication  du  traité  de  Mouzon  entre  Louis  XIII, 
1-erdinand  II  et  Philippe  IV  d'Espagne,  et  la  con- 
sommation du  mariage  projeté  entre  la  princesse 
Henriette-Marie  et  le  nouveau  roi  d'Angleterre,  sans 
que  les  trois  ministres  de  ces  puissances  eussent  dai- 
gné consulter  la  cour  de  Home.  Riciielieu  triomphait 
non-seulement  au  sujet  de  la  ^'alteline,  dont  il  ;ivait 
IHil  reconnaître  l'indépendance  dans  le  traité  de 
Mouzon,  mais  encore  en  humiliant  l'orgueil  du 
sainl-siége  et  en  ne  le  faisant  intervenir  dans  les 
conférences  que  comme  puissance  de  deuNième  ordre. 

Urbain  ^'III  comprit  alors  quel  adversaire  il  avait 
à  combattre;  et  dans  sa  rage  de  ne  pouvoir  anéantir 
avec  les  foudres  ecclésiastiques  ni  avec  les  armes 
temporelles  un  cardinal  qui  menaçait  de  substituer 
l'autorité  suprême  des  rois  à  l'omnipotence  des 
papes,  il  déchaîna  contre  lui  un  jésuite  nommé  San- 
tarelli,  enthousiaste  forcené  de  la  théocratie,  l'un 
des  plus  fougueux  séides  do  la  papauté,  qui  lança 
dans  1p  monde  catholique  un  libelle  furibond  qui 
laissait  bien  loin  derrière  lui  tous  les  traités  de  Ma- 
riana,  de  Bellarmini,  de  Suarez  et  de  Bécan.  L'ou- 
vrage ayant  été  dénoncé  au  Parlement  et  déféré  à  la 
Sorbonne,  subit  une  double  condamnation  devant 
ces  deux  tribunaux,  et  fut  brùli'  puliliquemont  par 
les  mains  de  Vexécuteur  des  hantes  œuvres.  En  outre, 
une  sentence  du  Parlement  enjoignit  aux  jésuites  ré- 
sid.mts  en  France  de  souscrire  à  la  censure  de  la 
Sorbonne  contre  Santarelli  ou  de  quitter  le  royaume. 

Cette  dernière  partie  de  l'arrêt  ne  reçut  pas  son 
exécution  ;  le  cardinal  qui  redoutait  de  pousser  à 
bout  les  fanatiques  et  do  périr  soit  du  poison,  soit 
d'un  coup  de  poignard,  intervint,  et  se  contenta 
d'exiger  une  simple  déclaration  dans  laquelle  les  jé- 
suites reconnaîtraient  l'indépendance  du  monarque 
en  ce  f(ui  concernait  le  temporel  de  son  royaume. 

Mais  le  livre  de  Santarelli  eut  un  résultat  tout 
différent  à  la  cour  du  dévot  Ferdinand  II  ;  au  lieu 
d'exciter  le  juste  ressentiment  du  prince,  il  lui  ins- 
pira des  remords  de  sa  rébellion  ;  il  demanda  pardon 
au  saint-père  en  toute  humilité  d'avoir  cherché  à  se 
soustraire  au  joug  de  Rome;  et  pour  obtenir  sa 
gràee,  il  rendit,  à  l'instigation  de  son  confesseur, 
un  édit  portant  qu'après  l'expiration  d'un  délai  de 
six  mois,  à  partir  du  jour  de  la  Saint-Ignace,  il  ne 
tolérerait  plus  dans  son  royaume  héréditaire  de  Bo- 
hème aucun  de  ses  sujets,  fùt-il  prince,  s'il  ne  pro- 
fessait la  religion  catholique.  Il  publia  de  sembla- 
bles édits  pour  la  haute  .-\utriche,  pour  les  provinces 
de  la  f^rniole,  de  la  Carinthie  et  de  la  Styrie.  En 
vain  les  malheureux  habitants  de  ces  contrées  solli- 
citèrent un  plus  long  tçrme  pour  obtempérer  aux 
ordres  du  souverain,  le  nonce  Carafl'a  et  les  jésuites 
rqircsentèrent  à  Sa  Majesté  que  ces  demandes  n'é- 
Uifenl  faites  que  dans  l'espoir  d'un  changement    do 


gouvernement,  et  les  ciloyrns  durent  nu  socnnvorlir 
ou  éiuigrer  ou  se  résoudre  i\  périr. 

En  Allemagne,  les  choses  suivaient  la  même  mar- 
che ;  les  armées  impériales  s'étaient  avancées  jus- 
(pi'au  détroit  de  Catlégat,  sur  les  cAtes  de  la  Balti- 
(jue,  occupaient  Brandebourg,  le  Mecklembourg,  la 
Poméranie,  et  menaçaient  d'écraser  les  capitales 
jirolestantes  si  elles  tculaient  la  plus  légère  résis- 
tance. Urbain  VIII  triompha  à  son  tour,  el  en  vertu 
de  son  ouniipolcnce  universelle,  il  régla  les  destinées 
des  contrées  ([ue  venait  de  lui  soumettre  la  maison 
d'Autriche  ;  il  donna  en  toute  souveraineté  la  ville 
de  Magdebourg  à  un  archevêque;  il  créa  un  gouver- 
nement archiducal  catholique  sous  la  direction  du 
nonce  CaralTa,  pour  extirper  l'hérésie  de  la  haute  Al- 
lemagne; il  investit  le  comte  de  Nassau-Liegen,  les 
jeunes  comtes  de  Neubourg,  ainsi  que  le  grand 
maître  de  l'ordre  teutonique,  tous  fougueux  catholi- 
(pies,  de  comtés  et  de  villes  du  haut  Palatinat,  sous 
la  condition  qu'ils  convertiraient  degré  ou  de  force 
les  peuples  et  la  noblesse  du  pays.  Il  morcela  les 
duchés  et  les  comtés  de  la  basse  Allemagne,  les 
donna  en  curée  aux  prêtres  et  aux  jésuites  les  plus 
dévoués  au  saint -siège  ;  il  confirma  les  usurpations 
des  évoques  de  Constance,  d'.Uigsbourg,  et  celles 
des  abbés  de  Moenchsroitt  et  de  Kaisersheim  qui,  à 
l'aide  de  ces  bouleversements,  s'étaient  emparés  des 
domaines  de  la  maison  ducale;  en  outre  il  ap|)rouva 
les  vols  faits  au  préjudice  des  villes  de  Nuremberg, 
de  Strasbourg,  de  Hal,  d'Ulm  et  de  Lindau,  par  les 
prélats  et  les  chapitres  catholiques. 

Quelque  grands  rpie  fussent  ces  avantages  pour  la 
papauté,  ils  ne  satisfaisaient  pas  encore  Urbain  VIII  ; 
car  la  nature  des  prêtres  est  telle,  que  le  succès  ne 
fait  qu'accroître  leur  ambition,  comme  la  possession 
de  grandes  richesses  ne  fait  cpi'augmenter  leur  soif 
insatiable  d'or.  Sa  Sainteté  était  jalouse  de  la  pros- 
périté des  protestants  du  nord  de  l'Allemagne  et 
voulait  asservir  la  Hollande.  L'imbécile  Ferdinand 
se  prépara  donc,  pour  obéir  au  pape,  à  envahir  le 
nord  de  l'Allemagne,  malgré  les  diflicultés  que  pré- 
sentait une  semblable  entreprise,  et  pendant  que 
Rome  dressait  ses  batteries  contre  les  Hollandais. 
Car  Urbain  en  attaquant  ces  peuples  avait  le  double 
but  de  soumettre  leurs  pays  à  sa  domination  et,  en 
les  rançonnant  et  les  pillant,  de  se  ménager  les 
moyens  de  porter  la  guerre   en  Angleterre. 

Mais  préalablement  il  voulut  suivre  l'exemple  de 
Richeheu  et  former  une  ligue  contre  ces  deux  )iuis  • 
sances  alliées.  Il  intrigua  d'abord  auprès  de  l'ambas- 
sadeur français;  il  prétendit  que  Charles  I"  ne  rem- 
plissait point  les  promesses  solennelles  faites  lors  de 
son  mariage  avec  Henriette-Marie;  il  accusa  ce 
prince  de  mauvais  procédés  envers  sa  femme,  et  en- 
gagea l'ambassadeur  à  pousser  Louis  XIII  à  une 
guerre  terrible  contre  Charles  I''',  pour  lui  enlever 
ses  trois  couronnes  d'Angleterre,  d'Ecosse  et  d'Ir- 
lande. Sa  Sainteté  fit  ensuite  des  ouvertures  à  l'am- 
bassadeur espagnol  pour  le  rflême  sujet  ;  elle  se  char- 
gea de  faire  savoir  à  Philippe  IV  qu'il  était  obligé 
de  venir  en  aide  à  la  reine  d'Angleterre,  sa  belle- 
sœur,  sous  peine  de  damnation  éternelle,  et  d'em- 
ployer ses  efforts  pour  l'arracher  des  mains  d'un  in- 
fâme hérétique    et  d'un  traître  qui  mettait   la  rcli- 


URBAIN     Vlll 


643 


ijfion  en  il:ingi'i-.  Puis,  les  pourparlers  engagés,  Ur- 
iiain  \'III  s'effaça  eiitièroment  pour  ne  pas  laisser 
pénétrer  au  due  dOlivarez,  ministre  du  roi  d'Espa- 
gne, et  au  cardinal  de  Richelieu,  la  pensée  intime 
de  sa  politique,  et  confia  au  nonce  Spada  le  soin  des 
négociations,  se  réservant  seulement  l'organisation 
du  plan  de  campagne  pour  avi_ser  aux  moyens  de 
capturer  les  navires  anglais  sur  les  côtes  de  la 
France,  et  d'incendier  leurs  Hottes  dans  leurs  ports. 

Le  saint-père  et  son  conseil  trouvèrent  une  ruse 
de  guerre  si  ingénieuse  et  qui  paraissait  devoir  si 
infailliblement  assurer  le  succès  des  confédérés,  que 
les  ministres  de  France  et  d'Espagne,  indécis  jusque- 
là  sur  le  parti  i[u'ils  devaient  prendre,  n'hésitèrent 
plus,  et  conclurent  un  traité  entre  eux  et  le  saint- 
siége  ;  ils  se  partagèrent  même  à  l'avance  leur  con- 
quête projetée,  et  le  nonce  Spada  Sat  chargé,  sous  le 
sceau  du  secret,  d'apprendre  à  Urbain  YIII  que  l'Ir- 
lande lui  serait  dévolue,  qu'il  pourrait  la  faire  gou- 
verner par  son  neveu  Thadeo  Barl)erino,  en  qualité 
de  vice-roi  du  saint-siége;  et  que,  par  compensa- 
tion, il  se  servirait  de  toute  son  inlluence  sur  l'em- 
pereur pour  faire  entrer  r.\llemagne  ainsi  que  l'Ita- 
lie dans  la  confédération,  afin  de  pouvoir  lutter  sur 
mer  contre  la  prépondérance  maritime  des  puissances 
anglaise  et  hollandaise. 

(Quelque  soin  qu'on  eût  prispour  ne  pas  laisser  trans- 
pirer le  secret  des  négociations,  le  bruit  en  vint  jus- 
qu'à la  cour  de. Charles  I",  et  détermina  le  prince  à 
frapper  un  grand  coup  en  prenant  l'initiative  dans  la 
déclaration  de  guerre  et  en  commençant  les  hostilités. 

Par  ses  ordres,  Buckingham,  son  ministre  favori, 
apparut  avec  une  flotte  redoutable  sur  les  côtes  de  la 
Fiance,  débarqua  à  l'île  de  Rhé,  s'en  empara,  et  de 
là  fit  répandre  des  proclamations  sur  tout  le  littoral 
pour  appeler  les  huguenots  aux  armes,  au  nom  de  la 
liberté  et  de  l'indépendance  religieuse  et  politique, 
en  prometlant  secours  et  assistance  aux  protestants. 

Rohan  et  Soubise,  qui  étaient  les  chefs  des  réfor- 
més de  France,  s'empressèrent  de  réunir  des  trou- 
pes pour  reprendre  l'offensive  dans  la  guerre  civile, 
et  bientôt  on  put  croire  que  le  moment  du  triomphe 
était  venu  pour  le  calvinisme.  Malheureusement  Ri- 
chelieu était  là,  et  le  papisme  fut  sauvé!  Le  cardi- 
nal-ministre rassembla  une  flotte  et  une  armée  de 
terre,  les  dirigea  à  la  fois  contre  les  vaisseaux  anglais 
et  contre  les  réformés,  le  tout  si  heureusement  que 
Buckingham  fut  forcé  de  battre  en  retraite  et  de 
faire  voile  vers  r.\ngleterre,  laissant  aux  huguenots 
tout  le  fardeau  de  la  guerre.  Ceux-ci  ne  pouvant  sou- 
tenir la  lutte  en  rase  campagne,  se  retirèrent  dans 
les  villes  fortifiées,  et  \  rincipalement  à  la  Rochelle, 
qui  était  pour  ainsi  dire  la  Rome  de  leur  religion. 
■Niais  le  terrible  cardinal  ne  les  tint  pas  quittes  à  si 
bon  compte  ;  il  les  poursuivit  jusque  sous  les  murs 
Je  cette  place,  bien  déterminé  à  prendre  la  ville  ])our 
en  finir  avec  la  réforme.  Le  siège  fut  donc  mis  de- 
vant la  Rochelle  et  poussé  avec  vigueur  par  le  car- 
dinal en  personne.  Ce  n'était  pas  en  effet  une  beso- 
gne ordinaire  que  d'assiéger  une  ville  qui  du  côté  de 
la  mer  était  fortifiée  de  six  grands  bastions  garnis  de 
cent  pièces  d'artillerie,,  que  des  marais  et  une  triple 
ceinture  de  murailles  rendaient  presque  inaccessible 
du  côté  de  la  terre,  et   que   la   position  de  son  port 


mettait  en  outre  à  même  de  recevoir  du  dehors  des 
vivres,  des  munitions  etrdes  secours. 

Indépendamment  de  toutes  ces  difficultés,  Riche- 
lieu savait  ([u'il  avait  affaire  à  des  hommes  détermi- 
nés qui  avaient  juré  de  s'ensevelir  sous  les  ruines  de 
leur  cité  plutôt  que  de  se  rendre.  Aussi,  à  la  première 
nouvelle  qu'il  eut  des  préparatifs  de  Buckingham, 
qui  se  disposait  à  venir  avec  une  flotte  nombreuse 
débloquer  la  Rochelle,  le  cardinal  scmgea-t-il  à  battre 
en  retraite;  mais  une  lettre  qu'il  reçut  d'un  jésuite 
de  Londres  le  lit  changer  de  résolution;  l'un  des  Pères 
de  la  société  de  Jésus  mandait  au  ministre  qu'il  n'au- 
rait rien  à  redouter  de  Buckingham;  et  en  effet,  l'é- 
vénement justifia  la  prévision:  le  favori  de  Jacques  I" 
fut  assassiné. 

Son  Éminence  se  décida  alors  à  prendre  la  place 
par  famine;  elle  fit  creuser  un  fossé  d'enceinte  de 
trois  lieues  d'étendue,  défendu  par  treize  grandes 
redoutes  pour  battre  toutes  les  issues  et  intercepter  les 
convois  qui  arrivaient  par  terre;  ensuite  elle  fit  élever 
dans  la  rade  une  digue  de  cent  quarante-sept  toises  de 
longueur  pour  couper  toutes  communications  entre  la 
ville  et  la  mer,  ne  réservant  qu'une  simple  ouverture  où 
deux  vaisseaux  pouvaient  à  peine  passer  de  front,  et  fai- 
sant construire  de  chaque  côté  du  rivage  deux  forts  pour 
défendre  cet  étroit  passage.  Les  protestants  se  trou- 
vèrent ainsi  bloqués,  sans  espoir  d'être  secourus  et 
n'ayant  d'autre  alternative  que  celle  de  faire  leur  sou- 
mission ou  de  mourir  de  faim  ;  cependant  ils  conti- 
nuèrent à  se  défendre  bravement  ;  et  lorsque  les  en- 
voyés du  cardinal-ministre  vinrent  proposer  aux  chefs 
des  réformés  de  rendre  la  ville  à  discrétion,  Guiton, 
qui  en  était  gouverneur,  se  leva  de  son  siège,  plaça 
son  poignard  sur  la  table  du  conseil,  et  déclara  qu'il 
égorgerait  de  sa  main  le  premier  huguenot  qui  par- 
lerait de  capituler. 

Pendant  une  année  entière  cette  constance  héroïque 
ne  se  démentit  pas  un  seul  instant  ;  les  Rochelois 
mangèrent  les  chevjiux,  les  chiens,  les  chats,  les  sou- 
ris et  les  rats  ;  enfin  on  vit  se  renouveler  dans  celte 
ville  infortunée  les  atrocités  qui  avaient  désolé  Paris 
lors  de  l'horrible  siège  de  cette  capitale  par  Henri  IV. 

Comme  tout  dans  ce  monde  doit  avoir  un  terme, 
le  cardinal-ministre,  instruit  des  extrémités  oîi  étaient 
réduits  les  assiégés,  et  de  la  mort  de  douze  mille  de 
ces  malheureux  par  suite  d'inanition,  se  décida  à 
donner  un  assaut  général,  pour  que  l'exécrable 
Louis  XIII,  qui  était  venu  le  rejoindre,  put  jouir  du 
spectacle  d'une  ville  livrée  au  pillage.  Mais  l'attente 
du  monarque  fut  trompée  ;  la  Rochelle  se  rendit  ii 
discrétion,  et  Louis  XIII  ne  put  contempler  ni  le 
massacre  de  ses  sujets  par  une  soldatesque  effrénée, 
ni  les  violences  exercées  sur  les  femmes  et  sar  les 
jeunes  filles,  ni  l'incendie  promenant  sa  flamme  dé- 
vorante sur  tous  les  édifices,  au  milieu  des  cris  des 
vainqueurs,  des  hurlements  des  blessés  et  des  gé- 
missements de  leurs  victimes! 

La  chute  de  la  Rochelle  l'ut  un  coup  terrible  pour 
le  calvinisme;  ce|iendant  quelques  bandes  de  réfor- 
més se  montrèrent  encore  en  armes  dans  les  provinces 
du  Midi  ;  la  petite  ville  de  Privas  en  Vivarais  osa 
même  soutenir  un  siège  contre  l'armée  royale,  que 
Louis  XIII  commandait  en  personne.  Elle  fut  em- 
portée d'assaut,  et  par  ordre  de  Sa  Majesté  les  soldais 


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646 


HISTOIUE     DES     l'Ai' F.  S 


i-atholiques  y  comraii'onl  des  alrociti-s  t|iii  (''L;alî'i\'iU 
ifUi's  qui  avaient  olo  exercées  à  Méiiiulol  sur  les  hi- 
rortunés  Vauiiois.  La  ville  d'Alais  essaya  égalemeni 
do  se  défendre,  mais  elle  lut  liienK'il  contrainte  à  ca- 
pituler. Alors  le  duc  de  Holian  convoqua  à  Anduzi^ 
une  assemblée  générale  du  parti  réformé,  el  lil  t\v- 
créter  par  les  ivlii^iounaiies  (|u'on  enverrait  ;n:  vol 
une  ambassade  pour  traiter  de  la  |iaix. 

Louis  Xin  octroya  aux  calvinistes  un  édit  de  pa- 
cification avec  abolition  des  anciens  privilèges,  c'est- 
à-dire  qu'il  permit  aux  huguenots  de  professer  la 
religion  réformée,  mais  sans  pouvoir  tenir  des  assem- 
blées politiques,  et  sans  avoir  le  droit  de  se  donner 
des  chefs,  ni  de  former  un  trésorcoraraun.  Ce  triom- 
phe du  catholicisme  en  France  ne  satisfit  pas  extraor- 
dinairement  L'rbain  VIII,  qui,  en  soulevant  une 
guerre  contre  les  prolestants,  n'avait  eu  d'autre  pro- 
jet que  de  préparer  la  ruine  de  la  Grande-Bretagne; 
aussi  le  nonce  Spada  et  les  jésuites  confesseurs  des 
rois  et  des  ministres  de  France  et  d'Espagne  reçu- 
rent-ils de  Sa  Sainteté  l'ordre  de  stimuler  le  duc  d'Oli- 
varez  et  le  cardinal -ministre,  pour  qu'ils  concertas- 
sent leur  plan  d'attaque  contre  l'Angleterre. 

Pour  la  cour  de  Rome,  cette  guerre  d'invasion 
était  d'autant  plus  favorable,  que  de  toutes  manières 
elle  devait  amener  la  soumission  de  la  Grande-Bre- 
tagne au  papisme,  soit  que  Charles  I"  prît  le  parti 
de  se  ranger  à  son  obédience  pour  éviter  les  hostili- 
tés, soit  qu'il  se  résolût  à  entamer  une  guerre  dont 
le  résultat  n'était  pas  douteux.  Sa  Majesté  britan- 
nique se  trouvant  en  ])uHe  à  la  haine  des  calholiijues 
et  des  protestants  de  ses  Etats,  à  cause  de  ses  dé- 
bordements et  de  son  despotisme. 

Charles  I"  avait  bien  compris  la  difficulté  de  sa 
position;  n'osant' pas  s'exposer  aux  chances  d'une 
lutte  contre  la  France  et  l'Espagne,  il  chercha  d'aljord 
à  temporiser;  et  pour  mettre  le  pape  dans  ses  inté- 
rêts, il  parut  incliner  en  faveur  des  doctrines  ultra- 
montaines,  sans  toutefois  y  adhérer  d'une  manière 
formelle  ;  ensuite  il  prit  l'engagement  secret  de  tra- 
vailler à  la  conversion  de  ses  peuples,  sous  la  condi- 
tion que  Sa  Sainteté  ferait  dissoudre  la  ligue. 

Urbain  VIII,  satisfait  de  se  voir  au  but  qu'il  se 
proposait  d'atteindre,  la  soumission  du  roi  d'Angle- 
terre, ne  voulut  pas  brusquer  les  choses,  et  se  con- 
tenta des  assurances  formelles  que  Charles  I'"''  don- 
nait de  se  convertir.  D'ailleurs  il  entrait  dans  les  vues 
du  pontife  de  mettre  un  terme  aux  guerres,  pour  ne 
pas  fournir  aux  rois  de  France  et  d'Espagne,  aussi 
bien  qu'à  l'empereur  d'.Ulemagne,  l'occasion  d'aug- 
menter leur  intluence  sur  l'Europe,  et  d'annihiler  en 
quelque  sorte  l'autorité  du  saint-siége.  En  effet,  les 
succès  des  armes  de  Ferdinand  II  ne  laissaient  pas 
que  de  donner  des  infjuiétudes  sérieuses  à  la  cour  de 
Rome  pour  l'avenir;  Urbain  'VIII  voyait  avec  déplai 
sir  s'étendre  démesurément  la  maison  dWutrichc,  et 
redoutait  que  l'empereur,  maître  du  Nord,  ne  se  ra- 
battît sur  le  Midi,  et  qu'il  ne  lui  piît  fantaisie  de 
faire  revivre  des  prétentions  de  souveraineté  sur  les 
Etats  de  l'Église. 

Ces  craintes  étaient  d'autant  mieux  fondées,  f[u'a- 
près  la  chute  du  roi  de  iMneraarck  Christiern  I\', 
qui,  chassé  de  ville  en  ville  par  les  généraux  Wal- 
lenstein  et  Tillv    se    trouvait  acculé  à  sa  dernière 


place'  lortiliée,  la  ville  de  Cilnckstadt,  rien  ne  pouvait 
empêcher  Ferdinand  d'ajouter  les  Étals  de  Dane- 
marck  à  son  empire  et  de  se  trouver  ainsi  le  plus 
puissant  monanjue  de  l'Europe.  Sa  Sainteté  eut  donc 
soin  do  faire  intervenir  le  jésuite  confesseur  du 
])rincedanslaqiu'stion,  el  lit  accorder  à  t'hrisliern  IV 
une  )iaix  beaucoup  jilus  avantageuse  (ju'il  n'eût  dû 
l'espérer,  car  elle  lui  conserva  l'intégrité  de  ses  Etats. 
La  raison  de  celte  sollicitude  singulière  de  la  cour 
de  Rome  pour  les  protestants  venait  de  ce  qu'elle 
n'avait  plus  rien  à  redouter  de  gens  réduits  aux  der- 
nu"'res  extrémités,  et  de  ce  (|u'elle  songeait  sérieuse- 
ment au  contraire  à  diminui'r  la  ]]répondérance  de 
l'empire  d'Allemagne. 

Urbain  VIII  avait  les  mêmes  motifs  de  se  défier 
lie  l'Espagne,  qui  commençait  à  peser  sur  les  États 
d'Italie,  el  menaçait  de  les  faire  passer  un  jour  sous 
sa  domination  avec  l'appui  de  l'empereur;  mais  n'o- 
sant rompre  avec  Philippe  IV,  il  continuait  à  de- 
meurer son  allié,  prêt  à  se  tourner  contre  lui  à  la 
première  occasion:  elle  ne  se  lit  pas  attendre;  un 
événement  imprévu  vint  mettre  tous  les  grands  in- 
lérêls  politiques  en  présence.  Don  Vinccnzo,  duc  de 
ManLoue,  était  au  lit  de  mort  et  ne  laissait  aucun 
héritier  direct.  Le  duc  de  Nevers,  son  ]]lus  proche 
parent,  qui  était  Français,  ayant  abandonné  ses 
droits  en  faveur  de  son  fils  Charles,  duc  de  Réthel, 
celui-ci  se  porta  tout  naturellement  l'héritier  du 
!Mantouan  et  du  Montferrat.  Comme  il  était  présu- 
mable  que  l'Espagne  ne  permettrait  pas  qu'un  prince 
français  s'établît  dans  l'Italie  supérieure  si  on  lui 
laissait  le  temps  de  s'opposer  à  son  installation, 
Urbain  VIII  fit  écrire  par  Slrizzio,  ministre  de  Vin- 
cenzo,  au  duc  de  Réthel,  qu'il  eût  à  se  rendre  .secrè- 
tement à  Mantoue  pour  faire  reconnaître  ses  droits 
par  le  vieux  duc,  ce  qui  eut  lieu  sans  aucune  diffi- 
culté de  la  part  du  moi'ibond. 

Il  existait  encore  une  princesse  de  la  famille  ducale, 
une  arrière-petile-fiUe  de  Philippe  II,  qui  était  reli- 
gieuse. Sa  Sainteté  avait  prévu  que  l'Espagne  cher- 
cherait à  produire  des  prétentions  en  faveur  de  cette 
jeune  fille  ;  et  pour  enlever  jusqu'au  moindre  pré- 
texte de  guerre  à  Philippe  IV,  elle  avait  envoyé  une 
dispense  de  mariage;  de  sorte  que,  dans  la  même 
soirée,  cette  jeune  fille  fut  retirée  de  son  couvent  et 
mariée  au  duc  François.  Peu  d'heures  après,  le  vieil- 
lard Vincenzo  rendit  le  dernier  soupir,  et  Charles  de 
Réthel  fut  salué  prince  de  Mantoue. 

Cette  nouvelle  causa  une  grande  sensation  à  Ma- 
drid. Le  duc  d'Olivarez,  furieux  de  se  voir  joué  par 
un  jeune  homme,  laissa  éclater  sa  colère,  et  annonça 
qu'il  ferait  repentir  le  nouveau  prince  de  sa  témérité. 
Pour  réaliser  ses  menaces  il  lui  suscita  deux  ennemis 
))uissantR,  les  ducs  de  Guastalla  et  de  Savoie,  qui 
élevèrent  des  prétentions,  l'un  sur  le  duché  de  Man- 
toue, l'autre  sur  le  Montferrat,'  regardé  comme  la 
clé  du  Milanais.  Ensuite  il  envoya  ordre  à  don 
Gopzalve  de  Cordoue,  gouverneur  de  Milan  pour 
Pliilil  pe  IV,  de  prendre  à  l'instant  les  armes  et  de 
joindre  ses  troupes  à  celles  des  ducs  de  Guastalla  et 
de  Savoie  pour  commencer  la  guerre. 

Urbain  VIII,  le  raadiinateur  de  toute  cette  affaire, 
expédia  aussitôt  des  courriers  à  la  cour  de  Louis  XIII, 
pour  rin«trnire  de  ce  qui  se  passait,  et  l'engager  à 


URBAIN    Mil 


Cykl 


vfnir  au  secours  du  diu-  de  ^Maiitoue.  Sa  Sainteté 
ottrait  en  outre  au  roi  du  France  de  se  mettre  à  la 
tète  d'une  ligue  contre  l'P^spagne,  pour  lui  enle- 
ver le  Milanais,  la  Sicile  et  le  royaume  de  Naples. 
Cette  proijositiiin  llattait  trop  agréablement  l'aniln- 
lion  de  Louis  XIII  pour  qu'il  ne  l'acceptât  pas.  Sa 
Majesté  rassembla  immédiatement  une  armée;  et 
quoiqu'on  fiîl  au  milieu  de  l'hiver,  elle  l'envoya  atta- 
quer les  défilés  des  Alpes,  qui  étaient  gardés  par  les 
troupes  du  duc  de  Savoie.  En  moins  de  trois  se- 
maines les  délilés  furent  emportés,  la  ville  de  Suze 
]>rise  d'assaut,  et  'N'ictor-.Vmédée  contraint  à  deman- 
der la  paix.  Le  roi  de  France  lit  alors  préparer  un 
traité  qui  posait  les  bases  d'une  ligue  perpétuelle 
entre  lui,  Sa  Sainteté,  la  I\épu!ilii]ue  de  Venise  et  le 
duché  de  Mantoue. 

Ces  deux  dernières  puissances  s'empressèrent  de 
le  ratifier;  mais  le  pontife,  qui  avait  atleiut  son  but 
en  mettant  aux  prises  les  deux  monarchies  les  plus 
redoutables  de  la  chrétienté,  pensant  qu'elles  se  dé' 
truiraient  l'une  l'aulre,  ne  voulut  plus  adhérer  à  au- 
cun traité.  Il  prétexta  même  que  le  conseil  des  car- 
dinaux s'opposait  à  ce  qu'il  prit  une  part  active  dans 
la  lutte  avant  de  connaître  la  détermination  de  l'em- 
pereur; excuse  détestable,  car  le  saint-père  non- 
seulement  faisait  bon  marché  des  observations  du 
sacré  collège,  qu'il  n'admettait  pas  même  à  délibérer, 
mais  encore,  k  l'égard  de  Ferdinand  II,  il  ne  se 
faisait  nullement  faute  de  montrer  combien  il  lui 
était  devenu  odieux,  et  il  disait  ouvertement  qu'il 
suffisait  qu'une  réclamation,  même  la  plus  légitime, 
vînt  de  la  cour  de  Vienne  pour  être  repoussée.  Ainsi, 
Ferdinand  ayant  fait  demander  au  pape  que  saint 
Etienne  et  saint  Wenceslas,  deux  anciens  rois  de 
Hongrie,  fussent  admis  dans  le  calendrier  romain, 
Sa  Sainteté  avait  répondu  ironiquement  qu'ils  n'é- 
taient pas  dignes  d'un  tel  honneur.  Dans  une  autre 
occasion,  l'empereur  ayant  sollicité  l'autorisation  de 
conférer  les  emplois  ecclésiastiques  rendus  libres 
par  l'édit  de  restitution,  le  pape  avait  rejeté  sa  de- 
mande comme  portant  atteinte  au  concordat  passé 
entre  l'empire  et  le  saint-siége;  ce  qui  était  un  men- 
songe, puisque  le  roi  de  France,  en  vertu  même  du 
concordat  de  François  I",  exerçait  précisément  dans 
ses  Etats  le  droit  réclamé  par  Ferdinand.  Enfin. 
celui-ci  ayant  demandé  à  Rome  la  permission  de 
transformer  en  collèges  pour  les  jésuites  les  couvents 
ac(|uis  par  l'édit  de  restitution.  Sa  Sainteté,  au  lieu 
d'accéder  à  ce  désir,  lui  avait  ordonné  de  remettre 
immédiatement  ces  monastères  aux  évèi[ues. 

L'imbécile  monarque  restait  toujours  soumis,  se 
contentant  de  dire  que,  malgré  le  pape,  il  ne  cesse- 
rait de  se  montrer  le  champion  dévoué  du  catholi- 
cisme. Pour  joindre  l'exemple  au  précepte,  il  mit 
trois  armées  en  campagne  :  l'une,  qu'il  envoya  au 
secours  des  Polonais  attaqués  par  les  Suédois,  et 
qui  rétablit  les  alïaires  des  premiers  :  l'autre,  (|u'il  fit 
porter  vers  les  Pays-Bas  pour  opérer  sa  jonction 
avec  les  troujies  espagnoles;  et  la  troisième,  forte  de 
trente-cinf(  mille  hommes,  qu'il  dirigea  sur  l'Italie 
pour  s'emparer  de  Mantoue.  D'abord  tout  ploya  de- 
vant les  Allemands  :  la  Suisse,  qui  avait  voulu 
mair*!nir  sa  neutralité  et  refuser  le  passage,  fui 
contrainte  de  céder;  les  défilés  des  Giisous  lurent 


enlevés,  et  l'armée  impériale  descendit  du  sommet 
des  Alpes  en  suivant  les  bords  de  l'Adda  et  de  fOglio, 
et  se  dirigea  vers  le  Mantouan.  De  leur  côté  les 
Espagnols  pénétrèrent  dans  le  Moniferrat,  sous  la 
conduite  de  Gonzalve  de  Cordoue,  pour  combattre 
les  Français,  qui  s'étaient  emparés  de  Saluées  et  de 
Pignerol;  et  ces  trois  redoutables  puissances,  atti- 
rées sur  le  sol  de  la  haute  Italie  par  le  pontife,  se 
préparèrent  à  l'aire  couler  des  fleuves  de  sang  pour 
le  triomphe  du  saint-siége. 

Mais  ce  (pie  n'avait  pu  prévoir  Urbain  VIII,  c'est 
i[ue  Ferdinand  II,  ce  prince  si  dévoué  à  la  cour  de 
Home,  secouerait  enfin  le  joug  des  prêtres,  et  porte- 
rait l'audace  jusqu'à  vouloir  compter  avec  le  pape  et 
revendiquer  la  souveraineté  de  la  haute  Italie.  C'est 
cependant  ce  qui  arriva;  l'empereur,  victorieux  en 
Italie,  en  Pologne  et  dans  les  Pays-Bas,  se  prit  à 
avoir  de  l'orgueil,  et  fit  signifier  à  Sa  Sainteté  ([u'il 
voulait  recevoir  la  couronne  de  ses  mains,  et  qu'elle 
eût  à  se  rendre  à  Bologne  ou  à  Ferrare  pour  la  céré- 
monie. Urbain  VIII  n'osa  pas  refuser,  et  chercha 
seulement  à  gagner  du  temps  ;  la  cour  de  Vienne  pé- 
nétra ses  inleutions,  le  mit  en  demeure  de  s'expli- 
quer, et  réclama  en  outre  la  suzeraineté  des  duchés 
d'Urbino  et  de  Montef'alco. 

Comme  Sa  Sainteté  hésitait  encore  à  donner  une 
réponse  et  à  déclarer  sa  détermination  à  l'égard  des 
nouvelles  prétentions  qu'élevait  l'empereur  sur  les 
domaines  de  l'Église,  le  farouche  Wallensiein,  un  des 
généraux  de  Ferdinand,  osa  mettre  en  délibération 
si  on  irait  attaquer  Urbain  VIII  jusque  dans  Rome, 
donnant  à  entendre  que  cette  ville  n'avait  pas  été 
pillée  depuis  près  d'un  siècle;  que  depuis  cette  épo- 
que les  papes  l'avaient  enrichie  des  dépouilles  des 
autres  peuples,  avaient  amoncelé  dans  les  caves  du 
Vatican  des  sommes  énormes,  et  qu'on  ne  devait  pas 
dédaigner  une  si  belle  occasion  de  s'emparer  de  tré- 
sors immenses,  de  réduire  le  pape  à  l'état  de  vassal, 
de  relever  l'empire  de  Gharleraagne,  et  de  le  rendre 
héréditaire  dans    la   maison  d'Autriche. 

Ces  projets  paraissaient  d'autant  plus  faciles  à  réa- 
liser qu'aucune  puissance  n'était  en  état  de  s'opposer 
aux  volontés  de  Ferdinand  II;  les  Pays-Bas  étaient 
envahis,  les  villes  protestantes  subjuguées,  le  roi  de 
Danemarck  vaincu  ;  l'Italie  tremblait  devant  les  ar- 
mées impériales;  la  France,  tout  entière  aux  discor- 
des que  fomentaient  (iaston  d'Orléans  et  la  reine 
mère  pour  renverser  le  cardinal-ministre,  restait  in- 
différente à  ce  qui  se  passait  au  dehors.  Urbain  Mil 
commençait  à  désespérer  du  salut  de  l'Eglise,  lors- 
qu'il se  rappela  qu'il  existait  aux  extrémités  du  nord 
de  l'Europe  un  prince  protestant  redoutable  par  sa 
valeur,  tiustave- Adolphe,  qui  pouvait  opérer  une  di- 
version favorable  au  saint-siége,  en  portant  la  guerre 
dans  les  provinces  de  l'empire.  Urbain  envoya  im- 
médiatement un  ambassadeur  à  RicheHeu,  le  fit  en- 
trer dans  ses  vues,  et  obtint  (ju'il  ferait  conclure  un 
armistice  enire  la  Pologne  el  la  Suède;  puis,  (juand 
la. guerre  eut  cessé  sur  ce  point,  Sa  Sainteté  s'en- 
tendit avec  la  France  pour  fournir  au  roi  de  Suède 
les  sommes  nécessaires  à  l'entretien  d'une  armée  for- 
midai)le  destinée  à  envahir  l'Allemagne,  ne  lui  im- 
posant jinint  d'autre  condition  que  celle  de  tolérer  le 
culte  catholique  partout  où  il  le  trouverait    établi  . 


643 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Wallenslein,  général  et  ministre  de  l'empereur  Ferdinand 


clause  qui  fut  tenue  secrète,  dans  la  crainte  que  cette 
tolérance  n'éveillât  les  susceptibilités  des  réfornu-s. 

Enfin  il  y  eut  à  Leipzig  une  asserablée  générale  de 
princes  et  d'électeurs  protestants,  et  tous  d'un  com- 
mun accord  décidèrent  qu'on  ferait  la  guerre  à  Fer- 
dinand. Cette  coalition ,  quoi(jue  formidable,  n'eût 
peut-être  pas  suffi  pour  renverser  la  puissante  mai- 
son d'Autriche,  qui  était  au  plus  haut  degré  de  pros- 
périté, si  les  confédérés  n'avaient  été  secondés  dans 
leur  entreprise  par  les  peuples,  qui  avaient  hâte  de 
secouer  le  joug  insupportable  du  baron  de  Wallens- 
lein, le  favoii  du  prince,  l'un  de  ses  plus  habiles  gé- 
néraux, il  est  vrai,  mais  aussi  le  plus  crutl,  le  plus 
despote,  le  plus  infâme  de  ses  ministres. 

Gustave-Adolphe  ouvrit  la  camjiagne  et  se  dirigea 
vers  le  bas  Oder,  chassant  devant  lui  les  troupes  al- 
lemandes et  grossissant  son  armée  d'une  foule  de 
mécontents.  Arrivé  sous  les  murs  de  Leipzig,  il  ren- 


contra le  comte  de  Tilly,  mit  son  corps  d'année  en 
déroute,  et  poussa  rapidement  jusqu'à  Mayence,  quil 
emporta  d'assaut. 

Tous  les  princes  opprimés  vinrent  se  ranger  sous 
les  étendards  du  roi  de  Suède;  et  le  parti  du  la  re- 
forme, peu  d'instants  auparavant  écrasé  et  vaincu,  se 
trouva  en  état  de  dicter  des  lois  à  ses  oppresseurs; 
les  ministres  protestants  revinrent  aussitôt  dans  le 
Palatinat  et  parcoururent  toutes  les  provinces  de 
l'empire  à  la  suite  de  l'armée  de  Gustave-Adolphe 
pour  ranimer  l'enthousiasme  religieux. 

Sa  Sainteté  ne  cacha  pas  la  joie  que  lui  causait  \i 
triomphe  du  roi  de  Suède  et  l'abaissement  de  la 
maison  d'Autriche,  ce  qui  provoqua  de  la  part  de 
l'ambassadeur  de  Ferdinand  des  représentations  éner- 
giques. L'empereur,  instruit  de  cette  circonstance, 
écrivit  à  Urfiain  pour  lui  témoigner  son  mécontente- 
ment et  l'avertir  qu'aussitôt  iju'il  aurait  chassé  de 


URBAIN    VIII 


649 


Gustave-Adolflie,  roi  de  Suède 


rAIlemagne  Gustave-Adolphe  et  ses  trente  mille  hé- 
rétiques il  viendrait  régler  ses  comptes  avec  le  saint- 
siège.  Le  saint-père  lui  répondit  par  cette  seule 
phrase  :  "  Alexandre  a  fait  la  conquête  du  monde 
avec  trente  mille  Grecs.  » 

Urbain  montra  moins  d'égards  encore  pour  les 
cardinaux  espagnols,  qui,  à  l'instigation  du  duc  d'O- 
livarez,  essayèrent  de  lui  faire  des  remontrances  au 
sujet  de  son  alliance  avec  un  souverain  protestant  ; 
et  le  cardinal  Borgia  ayant  osé,  en  plein  consistoire, 
lui  représenter  le  scandale  de  sa  conduite  et  l'accu- 
ser de  travailler  à  la  ruine  de  la  relii,'ion,  il  se  leva 
II 


de  son  siège,  vonjit  un  torrent  d'injures  et  de  blas- 
phèmes contre  le  prélat  assez  hardi  pour  tracer  une 
lègle  de  conduite  au  vicaire  de  Dieu;  et  comme  ce- 
lui-ci voulait  répondre,  sur  un  signe  du  pontife,  le 
cardinal  Barberino,  qui  était  d'une  force  athlétique, 
se  jeta  sur  Borgia,  le  renversa  à  terre,  et  le  traîna 
par  les  cheveux  hors  de  la  sallQ  du  consistoire. 

Après  celte  scène  de  violence,  tous  les  membres 
de  rassemblée  se  séparèrent  en  tumulte,  les  Espa- 
gnols annonçant  hautement  qu'ils  allaient  provo- 
quer la  réunion  d'un  concile  pour  juger  le  pape  et 
procéder  à  sa  condamnation.  Les  jésuites  mêmes, 

170 


650 


HISTOIUK    DES     PAPES 


qui  voyaionl  leur  puissaïu-o  aiièaulie  en  Allcinaj^uc 
par  le  l'ail  Je  l'invasion  de  Gusiave-Ailolplie,  se 
montrèrent  liosliles  à  Urbain  VIII;  et  le  confesseur 
du  duc  d'Olivarez,  un  des  principaux  dipjnilaircs  de 
l'ordre,  publia  un  livre  sur  les  allributions  du  clu'f 
suprÎMiie  del'Kiflise,  el  prouva  par  des  raisounemculs 
très-logiques  que  les  papes  n'avaient  aucun  pouvoir 
canonique  nu  delà  de  leur  èvèclié  de  Latran,  et(pi'ils 
n'èraicnt  pas  plus  élevés  en  dignité  que  les  autres 
èvèques.  La  cour  de  Madrid  trouva  les  argumcnls 
des  jésuites  tellement  en  rapport  avec  son  pro]irc 
sentiment,  qu'on  délil^ra  dans  le  conseil  du  roi  ca- 
tholique, si  on  enlèverait  au  pontife  la  collation  des 
bénèlices  de  l'Espagne,  el  si  on  éiigerait  une  dalerie 
pour  recevoir  l'argent  prélevé  sur  les  ecclésiastiques 
du  royaume  par  l'Eglise  romaine. 

D'un  autre  côté,  les  événements  prenaient  en  Al- 
lemagne une  direction  bien  différente  de  celle  (pie  le 
pape  avait  prévue;  Sa  Sainteté,  eu  s'alliant  aux  hé- 
rétiques, avait  bi<?n  compté  concourir  à  l'alfaiblisse- 
menl  de  la  nwison  d'Autriche,  mais  non  à  sa  ruine, 
qui  entraînait  nécessairement  celle  du  catholicisme. 
Or,  le  roi  de  Suède  semblait  avoir  pris  trop  au  sé- 
rieux la  mission  dont  il  s'était  chargé,  d'humilier 
l'empereur;  son  armée  avait  envahi  la  Bavière,  après 
avoir  défait  une  seconde  fois  le  comte  de  TiUy,  qui 
était  resté  sur  le  champ  de  bataille  ;  un  de  ses  lieu- 
tenants, le  chic  Bernard  de  Saxe-Weimar,  avait  pé- 
nétré dans  le  Tyrol  et  menaçait  l'Italie  avec  les 
vieilles  bandes  suédoises.  Il  n'était  plus  possible  de 
douter  (pie  les  intentions  de  Gustave-Adolphe  ne 
fussent  changées,  et  qu'il  ne  songeât  à  profiter  de  sa 
fortune  pour  taire  triompher  le  protestantisme  et 
transformer  en  principautés  temporelles  les  évèchés 
de  l'Allemagne  méridionale  ;  déjà  même  le  prince 
avait  annoncé  qu'il  voulait  détruire  le  cathohcisme  et 
établir  sa  résidence  à  Augsbourg. 

Urbain  comprit  alors  la  faute  énorme  qu'il  avait 
commise,  et  pour  la  réparer,  il  raina  sourdement  le 
parti  de  son  allié,  retarda  le  payement  des  subsides, 
se  mit  en  correspondance  avec  Ferdinand,  lui  livra 
les  plans  de  campagne  de  l'armée  suédoise,  et,  ce 
qui  fut  le  plus  funeste  à  Gustave-Adolphe,  il  détei-- 
raina  l'ciniiereur  à  donner  le  commandement  de  ses 
armées  au  terrible  baron  de  Wallenslein,  qu'une  in- 
trigue de  cour  avait  fait  exiler,  et  qu'il  regardait 
comme  le  seul  général  capable  de  se  mesurer  avec 
le  roi  de  Suède.  Ces  deux  hommes,  l'un  et  l'autre 
renommés  par  leurs  talents  militaires,  se  trouvèrent 
alors  en  présence  :  Gustave-Adolphe  à  la  tête  de 
trente  mille  hommes  d'excellentes  troupes,  Wallen- 
slein commandant  une  armée  de  plus  de  soixante 
mille  impériaux,  aidée  d'une  formidable  artillerie; 
la  rencontre  eut  lieu  en  Misnie,  dans  une  vasie 
plaine  qui  s'étend  entre  Weissenfels  et  Lutzen. 

Au  commencement  de  l'action,  l'armée  suédoise 
rompit  les  lignes  des  impériaux,  les  mit  en  désordre 
et  s'empara  de  leurs  canons.  Gustave,  voulant  pro- 
fiter de  cet  avantage,  commanda  à  sa  cavalerie  de 
donner  dans  le  gros  de  l'armée  de  Wallenstein  ;  et 
afin  d'animer  les  soldats  par  son  exemple,  il  chargea 
tête  baissée  sur  une  troupe  de  cuirassiers.  Soit  que 
le  commandement  n'eut  pas  été  entendu  des  troupes, 
soit  qu'il  y  eût  trahison  de  la  part  des  officiers  su- 


périeurs, le  prince  se  trouva  engagé  au  milieu  des 
ennemis  avant  de  s'apercevoir  qu'il  n'était  suivi  que 
par  un  petit  nombre  de  cavaliers.  Alors  il  voulut 
faire  volte-face  et  se  frayer  un  chemin  pour  sortir 
lie  la  mêlée;  il  était  trop  tard.  Déjà  alTaibli  par  le 
sang  (pii  s'échappait  d'une  large  blessure  reçue  au 
bras  gaucho,  assailli  do  tous  les  côtés  à  la  fois,  il  ne 
put  que  faire  des  prodiges  île  valeur.  Un  coup  de 
mousquet,  qui  lui  fui  tiré  à  bout  portant  dans  le  dos, 
le  désarçonna,  et  l'un  de  ses  pieds  demeurant  en- 
gagé dans  l'élrier,  il  fut  traîné  à  terre  par  son  che- 
val; dans  cet  élat  il  reçut  un  autre  coup  de  mous- 
(piel  qvii  lui  cassa  la  tète.  Ainsi  périt  ce  grand 
prince,  le  prolccleur  zélé  du  protestanlisme,  arrê;é 
dans  sa  marche  victorieuse  au  moment  où  il  allait 
recueillir  le  fruit  de  ses  courageux  efforts,  el  planter 
le  drapeau  de  l'indépendance  religieuse  sur  les  ruines 
du  jiapisme. 

PullenJorf  et  plusieurs  autres  historiens  ont  affirmé 
que  Gustave-.\dolphe  avait  tié  victime  d'une  odieuse 
trahison,  et  ils  portent  parliculièreraônt  leurs  soup- 
çons sur  François  Albert,  duc  de  Saxe-Lauenbourg, 
sur  l'empereur  et  sur  le  pape;  ce  qu'il  y  a  de  posi- 
tif, c'est  que  la  nouvelle  de  la  mort  du  roi  de  Suède 
fut  reçue  avec  di'S  transpoits  do  joie  à  Vienne  et  à 
I\ome.  Néanmoins  la  mort  du  chef  u'aballil  point  le 
courage  des  prolestants;  le  duc  de  Saxe-Weimar, 
Torstenson,  Wrangel,  Horn  continuèrent  la  guerre 
avec  succès,  et  le  chancelier  Oxenstiern,  par  d'ha- 
biles négociations  avec  la  France,  l'Allemagne  et  la 
Hollande,  soutint  l'ascendant  de  la  Suède  sur  l'em- 
pire roraain-germanii|ue. 

Mais  Urbain  VIII  savait  que  la  réforme  avait 
perdu  son  plus  redoutable  appui,  et  il  ne  s'inquiéta 
pas  autrement  de  la  lutte  engagée  entre  les  lieute- 
nants de  Gustave- Adolphe  et  Ferdinand  II;  d'ailleurs 
cette  guerre  était  fort  utile  aux  intérêts  de  sa  politi- 
que, et  lui  permettait  de  l'éaliser  ses  projets  de  do- 
mination sur  les  principautés  de  l'Italie,  sans  crainte 
d'être  inquiété  par  la  maison  d'Autriche. 

Sa  Sainteté  en  profita  pour  s'assurer  la  possession 
du  duché  d'Urbino  (in  faisant  assassiner  le  jeune  duc, 
dernier  héritier  de  la  maison  de  Rovère.  Le  vieux 
seigneur  Francesco  Maria,  ipii  avait  depuis  long- 
temps abdirjué  en  faveur  de  son  fils,  se  trouva  obligé 
de  prendre  les  rênes  du  gouvernement;  et  pour  sous- 
traire sa  petite-fille,  âgée  d'une  année,  à  l'ambition  du 
pontife,  illaliançaau  fils  du  duc  de  Toscane,  et  la  fit 
transporter  dans  un  pays  voisin.  Précautions  inu- 
tiles !  Urbain  menaça  le  vieux  duc  d'une  guerre  ter- 
lible,  et  l'oldigea  de  reconnaître  qu'il  tenait  ses  villes, 
terres  ou  domaines,  en  fief  du  saint-siége,  exigea 
que  les  officiers  de  la  province  lui  prêtassent  serment 
do  fidélité,  et  le  contraignit  même  à  remettre  ses 
forteresses  entre  les  mains  de  ses  créatures  ;  puis,  un 
matin,  Francesco  Maria  fut  trouvé  mort  dans  son 
lit.  Le  neveu  du  pape,  Thadeo  Barberino,  vint  pren- 
dre possession  du  pays,  et  le  duché  d'Urbino,  ainsi 
que  les  villes  de  Pesaro  et  de  Sinigaglia,  furent  dé- 
clarés dépendances  des  États  de  l'Église. 

Quoique  Sa  Sainteté  s'occupât  sérieusement  d'ac- 
croître le  patrimoine  de  Saint-Pierre,  elle  ne  négli- 
geait pas  la  fortune  de  sa  propre  famille,  el  chaque 
jour  elle  ajoutait  à  ses  immenses  richesses  de  non- 


URBAIN     VIII 


651 


veaux  dons,-  si  bien  qu'en  moins  de  dix  années  le 
trésor  apostolique  avait  été  grevé  d'emprunts  si 
énormes,  que  les  revenus  du  saint-siétre  ne  suffi- 
saient plus  il  payer  les  intérêts;  on  élevait  au  cliillre 
(le  cent  cinq  millions  d'écus  le  montant  des  sommes 
monnayées  versées  entre  les  mains  des  neveux  du 
pape,  indépendamment  de  celles  qui  avaient  été  em- 
ployées à  l'achat  des  palais,  des  terres,  des  vijTues, 
des  tableaux,  des  statues,  d'ouvrages  d'orfèvrerie,  de 
vaisselle  d'or  ou  d'argent,  et  de  pierreries.  «  La  va- 
leur de  toutes  ces  choses,  au  rapport  de  Foscarini, 
était  si  grande  qu'il  est  impossible  de  le  croire  et  de 
If  dire.  Toujours  gavés,  non  rassasiés.  » 

Jamais  l'excès  du  népotisme  n'avait  été  poussé  si 
loin  par  les  pontifes;  car  Urbain,  non  content  de 
gorger  ses  frères  et  ses  neveux  de  richesses,  de  di- 
gnités, d'honneurs  et  de  bénéfices,  donnait  des  évê- 
chés  à  leurs  enfants  à  la  mamelle  ;  et  même,  scan- 
dale jusqu'alors  sans  exemple,  à  ceux  qui  étaient 
encore  dans  le  ventre  de  leurs  mères  !  Ce  grand 
amour  du  pape  pour  ses  parents  s'étendait  jusqu'à 
leurs  nombreuses  créatures  et  à  leurs  flatteurs;  il 
n'existait  pas  de  méchant  versificateur  qui  ne  fût 
pourvu  d'excellents  bénéfices  en  récompense  de 
([uelque  distique  à  la  louange  des  BarLcrini. 

Par  com]iensation,  si  Urbain  protégeait  les  misé- 
rables qui  lu'oslituaient  leur  plume  par  une  basse  et 
servile  adulation,  il  ne  se  faisait  pas  faute  de  persé- 
cuter les  hommes  de  génie  qui  refusaient  de  glori- 
fier de  si  grandes  turpitudes;  et  le  célèbre  Galilée 
(ralilei,  le  père  de  la  ])hilosophie  expérimentale,  lut 
l'un  de  ceux  que  Sa  Sainteté  persécuta  avec  le  plus 
d'acharnement.  Cet  homme  célèbre  avait  déjà  établi 
la  théorie  du  mouvement  uniformément  accéléré  et 
posé  les  règles  de  l'isochronisme  des  oscillations  du 
pendule;  en  outre,  il  venait  de  faire  une  découverte 
magnifique,  celle  des  instruments  d'optique,  qui  ou- 
vraient une  nouvelle  route  à  l'astronomie,  et  per- 
mettaient de  prouver  par  l'observation  directe  les 
vérités  du  système  de  Copernic  sur  la  révolution  de 
la  terre  autour  du  soleil. 

Au  moyen  de  son  télescope,  Galilée  plongea  dans 
les  profondeurs  de  l'immensité,  et  contempla  des 
phénomènes  que  n'avait  encore  aperçus  aucun  re- 
gard mortel  ;  la  surface  de  la  lune  lui  apparut  héris- 
sée de  montagnes  et  sillonnée  par  des  vallées  pro- 
fondes; Vénus  lui  présenta,  ainsi  que  le  satellite  de 
la  terre,  des  phases  qui  prouvaient  sa  sphéricité; 
Jupiter  s'offrit  à  lui  environné  de  ses  quatie  asté- 
roïdes qui  l'accompagnent  éternellement;  la  voie  lac- 
tée, les  nébuleuses,  tout  le  ciel  enfin  se  montra  à 
ses  yeux  avec  ses  miUions  d'étoiles  invisibles.  Quelle 
surprise,  ([uelle  volupté  excita  dans  l'âme  de  Galih'C 
l'aspect  de  tant  de  merveilles  !  Quelques  jours  suffi- 
rent néanmoins  à  ce  grand  astronome  pour  compter 
tous  ces  mondes,  et  pour  enregistrer  le  résultat  de 
ses  admirables  découvertes  dans  un  écrit  intitulé 
«  le  Courrier  céleste,  ■■■'  qu'il  dédia  à  ses  protecteurs, 
les  princes  de  Médicis. 

Ensuite  Galilée  continua  le  cours  de  ses  investi- 
galions;  il  obser\a  des  taches  mobiles  sur  le  soleil, 
et  n'hésita  pas  à  conclure  que  cet  astre  tournait  sur 
lui-même  ;  il  remarqua  sur  le  côté  obscur  de  la  lune, 
dans  le  premier  et   dans  le  dernier  quartier,  une 


lueur  Cc-ndiée  qui  n  est  visible  qu'au  lélescoiie,  et  il 
jugea  avec  raison  que  cet  efl'el  était  dû  à  la  lumière 
réQéchie  par  le  globe  terrestre.  Si-'s  oliservations  sui- 
vies sur  les  taches  de  la  lune  et  lein'  retour  pério- 
diijue  aux  mêmes  époques  l'amenèrent  i  découvrir 
que  cet  astre  présentait  toujours  la  même  face  à  la 
terre;  il  étudia  les  mouvements  et  les  éclipses  des 
satellites  de  Jupiter,  s'en  servit  pour  la  mesure  des 
longitudes,  et  entreprit  même  un  assez  granJ  nom- 
bre d'observations  sur  ces  asti  es  pour<en  construire 
des  tables  à  l'usage  des  navigateurs. 

Enfin,  de  découvertes  en  découvertes,  Galilée  par- 
vint à  arracher  à  la  nature  le  voile  mystéi-ieux  qui 
l'avait  dérobée  aux  regards  des  hommes,  il  put  ad- 
mirer les  lois  sublimes  qui  régissent  l'univers;  la 
rotation  de  la  terre,  sa  révolution  autoui-  du  soleil, 
la  fixité  de  cet  astre;  toutes  les  merveilles  de  ces 
mondes  lumineux  qui  s'échelonnent  dans  l'immen- 
sité jusqu'au  trône  de  la  Divinité.  Galilée  voulut 
éclairer  les  autres  hommes,  fi'aycr  une  nouvelle  route 
à  la  science,  et  il  publia  ses  admirables  théories. 
Mais  par  malheur  il  excita  la  haine  jalouse  d'un 
pape  qui  avait  des  prétentions  à  l'omniscience  comme 
à  l'infaillibilité,  et  son  protecteur,  le  grand-duc  de 
Toscane,  qui  l'avait  nommé  son  mathématicien  ex- 
traordinaire, n'était  pas  assez  puissant  pour  le  dé- 
fendre conLi'e  une  telle  inimitié.  De  toutes  parts  les 
jésuites ,  les  prêtres ,  les  moines  se  déchaînèrent 
contre  Galilée  ;  les  uns  soutinrent  que  ses  décou- 
vertes dans  les  astres  étaient  de  pures  visions,  com- 
parables aux  voyages  imaginaires  d'Astolphe;  les 
autres  affirmèrent  avoir  eu  le  télescope  en  leur  pos- 
session pendant  des  nuits  entières,  et  n'avoir  rien 
aperçu  de  tout  ce  que  l'astrologue  Galilée  annonçait  ; 
tous  l'accablèrent  d'épigrammes  dans  leurs  sermons, 
ou  cherchèrent  à  jeter  sur  lui  du  ridicule;  c'était 
ainsi  du  reste  qu'  en  avaient  agi  les  compatriotes  de 
Copernic,  qui  avaient  été  même  jusqu'à  le  tourner  en 
dérision  sur  un  théâtre. 

GaHlée  continuait  à  publier  ses  travaux  sans  s'oc- 
j  c  iper  des  clameurs  des  prêtres;  mais  ils  imaginè- 
i  rent  de  l'attaquer  devant  le  saint-siége  pour  faire 
condamner  ses  nouvelles  théories  comme  menson- 
gères et  hérétiques.  Le  célèbre  astrologue  essaya 
vainement  de  calmer  cette  tempête,  et  fit  paraître  un 
traité  en  forme  d'épître  adressée  à  la  grande-duchesse 
de  Toscane,  dans  lequel  il  essayait  de  jHouver  théo- 
logiquement,et  par  des  citations  tirées  dos  Pères,  que 
les  textes  de  lÉcriture  ne  devaient  pas  être  pris  à  la 
lettre  et  pouvaient  se  concilier  avec  les  nouvelles  dé- 
couvertes sur  la  constitution  de  l'univers.  Cet  écrit 
ne  fit  qu'accroître  la  colère  de  ses  ennemis;  l'auteur 
fut  accusé  de  soutenir  des  opinions  erronées  en  ma- 
tière de  foi.  de  vouloir  renverser  la  religion  et  d'ou- 
trager la  majesté  de  Dieu.  En  conséquence,  il  fut 
cité  à  comparaître  à  Rome,  en  personne,  pour  s'en- 
tendre condamner  par  une  assemblée  de  cardinaux, 
d'archevêques,  d'évêques  et  de  théologiens,  réunis 
sous  la  présidence  de  Sa  Sainteté  Urbain  ^'11I.  Ce 
conciliabule  de  prêtres  ignorants,  stupides  et  fanati- 
ques, n'ayant  aucun  égard  pour  cet  illustre  vieillard, 
refusa  même  d'écouter  les  raisons  qu'il  alléguait  en 
fiveur  de  ses  théories, et  prononça  la  déclaration  sui- 
vante :  «  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint  Es- 


652 


HISTOIRE    DES    TAPES 


prit!  Nous  tous  rasseniblos  en  ce  lieu  sous  Tinspira- 
tion  de  l'Esprit  saint,  éclairés  par  les  lumières  du 
souverain  pontife,  nous  décidons  qu'aucun  fidèle  ne 
doit  cioive  ni  soutenir  que  le  soleil  est  placé  immo- 
bile au  centre  du  monde  ;  nous  décidons  que  cette 
opinion  est  fausse  et  absurde  en  théologie,  aussi 
bien  qu'hérétique,  parce  qu'elle  est  expressément 
contraire  aux  paroles  de  l'Ecriture,  et  impli(juerait 
une  accusation  d'ignorance  envers  Dieu,  la  source 
de  toute  science  et  le  révélateur  des  livres  saints. 
Nous  défendons  également  d'enseigner  que  la  terre 
n'est  point  placée  au  centre  de  l'univers,  ([u'elle  n'est 
pas  immobile  et  qu'elle  a  un  mouvement  jourualier 
de  rotation,  parce  que  cette  seconde  proposition  est, 
pour  les  mêmes  motifs,  fausse,  absurde  même  en 
philosophie,  autant  qu'erronée  en  matière  de  foi.  » 

Galilée  voulut  répliquer  et  faire  valoir  les  argu- 
ments que  lui  suggérait  la  vérité  pour  défendre  une 
doctrine  basée  sur  des  faits  irrécusables;  mais  le 
pape  lui  imposa  silence,  et  déclara  qu'en  vertu  de 
son  infaillibilité  il  décidait  que  la  terre  était  immo- 
bile et  que  l'univers  était  régi  par  les  lois  qu'indi- 
quait la  Genèse  ;  enfin  il  lui  fit  défense  de  jirofesser 
désormais  ses  nouvelles  théories. 

Quoique  condamné,  le  noble  vieillard,  de  retour  à 
Florence  avec  un  amour  plus  grand  encore  de  la 
science,  n'en  poursuivit  pas  avec  moins  d'ardeur  que 
par  le  passé  l'étude  des  vérités  subHraes  dont  il  se  re- 
gardait comme  le  dépositaire;  et  pour  ne  pas  laisser 
perdre  ce  précieux  trésor,  il  résolut  de  rassembler 
dans  un  seul  ouvrage  toutes  les  preuves  physiques 
du  double  mouvement  de  la  terre  sur  elle-même  et 
autour  du  soleil,  et  de  ses  l'apports  avec  les  autres 
planètes  dans  le  système  solaire.  Pour  rendre  ces  vé- 
rités palpables  et  les  mettre  à  la  portée  de  toutes  les 
intelligences,  Galilée  ne  composa  point  un  traité, 
mais  de  simples  dialogues  entre  deux  personnages 
des  plus  distingués  de  Venise  et  de  Florence,  et  un 
troisième  interlocuteur  qui,  sous  le  nom  de  Simpli- 
cius,  reproduisait  les  arguments  des  théologiens  et 
de  la  philosophie  scolastique;  il  se  rendit  ensuite  à 
Rome  et  présenta  hardiment  son  ouvrage  au  maître 
du  sacré  palais,  le  priant  de  l'examineravec  une  scru- 
puleuse attention,  d'en  retrancher  tout  ce  qui  lui  pa- 
raîtrait suspect,  et  de  le  censurer  avec  la  plus  ex- 
trême sévérité.  Le  prélat,  ne  soupçonnant  aucune  ar- 
rière-pensée chez  l'auteur,  lut  et  relut  l'ouvrage,  le 
confia  même  à  un  de  ses  collègues  qui  n'y  vit  égale- 
ment rien  à  reprendre,  et  y  mit  de  sa  main  une  ample 
approbation.  Galilée,  tout  joyeux  d'avoir  réussi  dans 
sa  ruse,  revint  à  Florence  et  fit  immédiatement  im- 
primer son  livre. 

Dès  leur  apparition,  les  dialogues  excitèrent  parmi 
les  théologiens  et  les  jésuites  une  rumeur  extraordi- 
naire ;  tous  crièrent  au  scandale  et  demandèrent  la 
punition  du  coupable.  Urbain  VIII,  qui  s'était  reconnu 
dans  le  personnage  de  Simplicius,  et  dont  l'amour- 
propre  se  trouvait  en  jeu,  accueillit  les  plaintes  du 
clergé  :  et  malgré  les  représentations  de  l'auteur,  qui 
se  retranchait  derrière  l'autorisation  donnée  à  son 
livre  par  la  censure,  malgré  ses  protestations  for- 
melles de  n'avoir  point  voulu  attaquer  la  religion, 
mais  seulement  faire  l'exposition  des  deux  systèmes 
de  Ptolémée  et  de  Copernic,  sans  pour  cela  adopter 


aucune  des  ileux  opinions,  milgré  la  protection  du 
grand-duc  de  Toscane,  Sa  Sainteté  passa  outre,  le 
déféra  elle-même  au  tribunal  de  l'Impiisition,  et  l'as- 
signa à  comparaître  en  personne  devant  les  redouta- 
bles juges  du  saint-office.  Galilée  fui  contraint  d'o- 
béir ;  ni  la  faiblesse  de  sa  santé,  ni  les  douleurs  rhu- 
matismales dont  il  était  tourmenté,  ni  son  grand  Age 
(il  avait  alors  soixante-dix  ans)  ne  purent  adoucir  la 
haine  sacerdotale. 

«  J'arrivai  à  Rome,  dit-il  dans  une  de  ses  lettres, 
le  10  février  1633,  et  je  fus  remis  à  la  clémence  de 
rin(|uisilion  et  du  souverain  pontife,  (pii  n'avait 
pour  moi  aucune  estime,  parce  que  je  ne  savais  point 
rimer  l'épigramme  et  le  petit  sonnet  amoureux.  D'a- 
bord on  me  renferma  dans  le  palais  de  la  Trinité- 
du-Mont  ;  le  lendemain  je  reçus  la  visite  du  Père 
Lancio,  commissaire  du  saint-  office,  qui  me  prit  dans 
son  carrosse.  En  cliemin  il  me  fit  diverses  questions 
et  me  montra  un  grand  désir  que  je  réparasse  le  scan- 
dale que  j'avais  donné  à  toute  l'Italie  en  soutenant 
l'opinion  du  mouvement  de  la  terre  ;  et  à  toutes  les 
preuves  mathématiques  que  je  pouvais  lui  opposer, 
il  me  répondait  par  ces  paroles  de  l'Écriture  :  «  La 
«  terre  sera  immobile  pour  toute  éternité,  parce 
«  qu'elle  est  immobile  de  toute  éternité.  «  En  dis- 
courant ainsi,  nous  arrivâmes  au  palais  du  saint- 
office  ;  je  parus  devant  une  congrégation  nommée  non 
pour  me  juger,  mais  pour  me  condamner  ;  cependant 
je  me  mis  à  exposer  mes  preuves.  Quelque  peine  que 
je  me  donnasse,  je  ne  pus  jaraaisvenir  à  bout  de  me 
faire  comprendre  ;  on  coupait  tous  mes  raisonne- 
ments par  des  élans  de  zèle,  et  l'on  m'opposait  tou- 
jours le  passage  de  l'Écriture  sur  le  miracle  de  Josué, 
comme  la  pièce  victorieuse  de  mon  procès.  Je  citai 
à  mon  tour  ces  étranges  paroles  des  livres  saints  où 
il  est  dit  «Que  les  cieux  sont  solides  et  polis  comme 
«  un  miroir  de  bronze,  »  pour  prouver  qu'il  ne  fal- 
lait pas  interpréter  l'itcriture  à  la  lettre,  si  l'on  vou- 
lait que  les  peuples  qui  ne  sont  pas  plongés  dans 
un  abrutissement  barbare  conservassent  quelques 
croyances  dans  les  dogmes  de  la  religion  ;  on  me  ré- 
pondit par  des  injures.  » 

A  la  suite  de  ce  premier  interrogatoire,  Galilée 
fut  enfermé  dans  les  cachots  infects  du  saint-office, 
où  il  resta  plusieurs  mois  ;  puis  on  le  fit  sortir  quand 
on  supposa  que  les  souffrances,  les  mauvais  traite- 
ments et  un  jeûne  forcé  avaient  diminué  son  énergie 
morale;  mais  comme  il  montra  la  même  obstination, 
Sa  Sainteté  le  fit  conduire  dans  la  chambre  de  la 
question.  L'infortuné  vieillard  subit  à  plusieurs  re- 
prises le  supplice  de  la  corde  avec  le  plus  grand  cou- 
rage et  sans  vouloir  se  reconnaître  coupable;  enfin,  le 
corps  brisé  par  lea  terribles  secousses  de  l'estrapade, 
vaincu  par  d'atroces  douleurs,  Galilée  demanda  grâce 
et  déclara  que  son  ouvrage  était  rempli  d'abomina- 
bles mensonges.  Il  fut  ensuite  ramené  devant  le  tri- 
bunal pour  y  prononcer  son  abjuration;  ce  qu'il  fit 
en  ces  termes  :  «  Moi,  Galilée,  dans  la  soixante- 
dixième  année  de  mon  âge,  étant  à  genoux  devant 
messeigneurs  éminenlissimes,  ayant  devant  les  yeux 
les  saints  Evangiles  que  je  touche  de  mes  propres 
mains,  j'abjure,  je  déteste,  je  maudis  l'erreur  et 
l'hérésie  du  mouvement  de  la  terre  !  » 

On  dit  qu'après  avoir  prononcé  cette  abjuration. 


^î 


/"TT  jVuJret^Avu 


URBAIN    VIII 


653 


Siifplice  de  Galilée 


ce  vieillard,  rempli  du  sublime  sentiment  de  la  vé- 
rité, se  releva,  et  frappant  du  pied  la  terre,  s"écria  : 
«  Et  cependant  elle  tourne  !  »  Lorsque  son  expiation 
fut  achevée,  on  lacéra  ses  dialogues  et  on  le  con- 
damna à  la  prison  pour  un  temps  indéfini.  Telle  fut 
la  récompense  que  le  pape  Urbain  Vlll  et  le-;  infâmes 
jésuites  accordè'-ent  aux  admirables  travaux  d'un  îles 
plus  grands  génies  de  l'iiumanité. 

Pendant  que    la   j'apnuté  poursuivait  en  Italie  IfS 


savants  dout  .elle  redoutait  les  lumières,  en  France 
la  royauté,  continuant  à  fouler  aux  pieds  les  droits 
sacrés  de  l'iiumanilé,  s'acharnait  sur  les  hommes 
qui  lui  portaient  ombrage,  ou  sur  les  citoyens  dont 
les  richesses  excitaient  sa  convoitise,  et  les  faisait 
brider  vifs  comme  adonnés  aux  sciences  cundamna- 
bles  de  l'astrologie  judieiaire  ou  de  l'alchimie.  Des 
milliers  d'innocents  furent  ainsi  envoyés  au  bûcher 
sur  des   accusalimis  (!.■   sorci'llci-ii'    d'une  absurdité 


6b4 


IIISTOIHK     DKS     l'Al'KS 


révoltante;  et  un  Richelieu,  un  cardinal,  un  pre- 
mier ministre,  un  prêtre,  qui  devait  nécessairement 
savoir  à  ijnoi  s'en  tenir  sur  de  pareillesjînperslitions. 
eut  rinfamie  de  se  servir  de  ce  moyen  pour  se  défaire 
,ile  ceux  qui  le  gênaient  dan-*  sa  poliliipie,  ou  )iour 
.  jirossir  ses  trésors  par  la  conliscation  de  leurs  liiens. 

A  son  instisr.itiou,  les  jésuites  se  déchaînèrent 
contre  les  sorciers,  comme  ils  avaient  fait  contre  les 
jiroleslauts,  c'est-à-dire  contre  ceux  (pii  pouvaient 
inspirer  des  craintes  à  la  royauté  ou  au'  papisme. 
Afin  de  soulever  les  passions  du  peuple  contre  leurs 
victimes,  les  disciples  d'I^^nace  de  Loyola  répan- 
daient d'alïreuses  calomnies  sur  leur  compte  ;  ils  les 
accusaient  de  jeter  des  maléfices  sur  les  hommes,  sur 
les  femmes  cl  sur  les  animaux,  ]iour  les  faire  périr, 
ou  pour  leur  causer  des  infirmités  inciu'ables  ;  ils 
prétendaient  (]u'au  moyen  d'opérations  magi.pios  ils 
avaient  la  puissance  d'évocjner  les  dénions,  de  dé- 
truire les  m  lissons,  d'exciter  les  tempêtes,  de  faire 
sortir  du  sol  des  milliers  d'insectes  et  de  reptiles 
dansfereux,  de  corrompre  l'air  et  les  eaux,  et  de  faire 
naître  des  épizoolies  cruelles.  Ils  affirmaient  que  ces 
prétendus  sorciers  cherchaient  constamment  à  recru- 
ter de  nouveaux  disciples  à  Satan,  et  que  cliarpu' 
nuit  ils  présentaient  à  leur  maître  ceux  qu'ils  avaient 
séduits,  hommes  ou  femmes;  ils  disaient  que  le 
prince  des  ténèbres  leur  apparaissait  sous  différentes 
formes,  exigeait  d'eux  des  serments  épouvantables 
pour  s'assurer  de  leur  fidélité,  qu'il  leur  imprinwil 
sur  les  organes  sexuels  certains  caractères  indélé- 
biles; qu'ensuite  il  leur  enseignait  à  préparer  des 
breuvages  composés  de  sucs  de  plantes  vénéneuses, 
de  cervelles  de  chats  sauvages,  d'entrailles  d'enfants 
au  berceau,  et  dans  lesquels  les  sorciers,  ses  élè- 
ves, mêlaient  quelquefois  des  parcelles  d'hosties  con- 
sacrées qu'ils  avaient  retirées  de  leur  Louche  un  jour 
de  communion  ;  qu'il  leur  montrait  en  outre  à  faire 
des  poudres  de  diverses  couleurs  pour  provoquer  des 
maladies  ou  pour  les  guérir  :  les  unes  noires,  qui 
étaient  mortelles;  les  autres  rouges,  qui  causaient 
des  fièvres  furieuses;  et  enfin  des  poudres  blanches 
pour  guérir  toutes  sortes  de  maux. 

Les  doctes  Pères  de  la  société  de  Jésus  préten- 
daient encore  que  les  adeptes  du  malin  esprit,  sous 
la  présidence  de  leur  maître,  tenaient  des  assemblées 
ou  sabb'ats  la  nuit  dans  de  vastes  campagnes  ou  dans 
des  forêts  sombres  et  écartées;  qu'ils  s'y  rendaient  à 
travers  les  airs,  montés  sur  un  bouc,  sur  un  chien 
sans  lè!e  ou  sur  un  manche  de  balai;  que  les  uns 
sortaient  par  la  cheminée  en  mettant  le  pied  gauche 
sur  la  crémaillère,  frottée  préalablement  d'une  dro- 
gue infernale  dont  ils  oignaient  tout  leur  corps;  que 
d'autres  sortaient  par  la  fenêtre:  que  plusieurs  même 
passaient  par  la  serrure  de  leur  porte  ;  que  ces  voya- 
ges s'exécutaient  avec  une  promptitude  incroyable 
et  ne  faisaient  éprouver  aux  sorciers  et  aux  sorcières 
qu'une  extrême  lassitude  dans  les  membres. 

Là,  suivant  les  jésuites,  se  passaient  de  sacrilèges 
horreurs  entre  le  prince  des  ténèbres  et  ses  acolytes  : 
le  sabbat  commençait  par  un  festin  magnifique;  des 
mets  admirablement  apprêtés  étaient  servis  aux  con- 
vives dans  des  plats  d'or  ou  d'argent;  seulement  les 
viandes  étaient  en  putréfaction  et  ne  rassasiaient 
pas;   Satan  présidait  ce  banquet  sous  la  forme  d'un 


bouc,  d'un  chien  ou  d'un  chat  noir,  ou  sous  celle 
d'un  cheval  à  Iclc  de  loup  ou  d'un  loup  à  tête  de 
cheval.  Après  lo  repas,  il  pérorait  dans  un  idiome 
qui  n'ai)]iartenail  à  aucune  langue  humaine  ;  ensuile 
Ions  se  levaient  pour  danser  au  son  d'instruments 
bizarres;  un  bâton  servait  de  llùtc,  une  tête  de  che- 
val décharnée  remplaçait  le  violon;  et  pour  grosse 
caisse,  un  d'eux  frappait  avec  une  massue  sur  un 
vieux  tronc  de  chêne;  et  au  bruit  de  celte  horrible 
musique,  rendue  plus  affreuse  encore  par  les  cris 
rauipu's  et  les  hurlements  dont  ils  l'enlremêlaient, 
les  sorciers  et  les  sorcières  se  dépouillaient  de  leurs 
vêlements,  se  tournaient  à  rebours  en  dansant,  le 
dos  appuyé  les  uns  contre  les  autres,  et  hommes  et 
femmes  se  confondaient,  sans  choix  et  sans  distinc- 
tion d'âge  ni  de  sexe,  dans  d'abominables  emb'asse- 
menls.  Satan  lui-même  revêtait  tour  à  tour  les 
formes  d'une  belle  jeune  fille  ou  d'un  jeune  adoles- 
cent, et  prenait  possession  de  tous  les  hommes  et  de 
toutes  les  femmes  en  outrageant  la  nature.  Lors- 
((u'ils  étaient  fatigués  de  luxure,  ils  acclamaient 
Satan  leur  maître,  et  le  remerciaient  de  la  fête  qu'il 
leur  avait  donnée. 

Milhcur  à  ceux  ou  à  celles  qui  ne  rendaient  pas 
grâces  au  démon!  ils  étaient  sur-le-champ  roués  de 
coups.  Enfin,  avant  de  se  séparer,  tous  venaient  s'a- 
genouiller devant  l'esprit  des  ténèbres;  les  hommes 
le  baisaient  sur  l'anus,  les  femmes  sur  la  verge,  puis 
les  uns  et  les  aulres  déposaient  à  ses  pieds  certaines 
oflVandcs  pour  se  racheter  des  maux  qu'il  pouvait 
leur  faire,  ou,  des  servitudes  qu'ils  lui  devaient.  Quel- 
ques-uns lui  donnaient  des  poules  noires,  d'autres 
de  petits  chiens  noirs,  ou  seulement  du  poil  arraché 
de  leurs  parties  honteuses;  s'ils  y  manquaient,  ils  en 
étaient  punis  par  des  malheurs  domestiques,  par  des 
maladies  ou  par  la  mort  de  leurs  enfants  ;  car  une 
fois  qu'ils  s'étaient  livrés  à  Satan,  celui-ci  les  gou- 
vernait avec  une  rigueur  qu'on  aurait  peine  à  croire; 
il  les  maltraitait,  les  frappait,  les  aflligeait  de  mala- 
dies pour  les  moindres  désobéissances,  pour  avoir 
manqué  à  un  sabbat,  pour  y  être  venus  trop  tard, 
pour  avoir  rendu  la  santé  à  quelqu'un  sans  sa  per- 
mission, ou  pour  avoir  refusé  d'empoisonner  leurs 
voisins  lorsqu'il  l'avait  commandé. 

Telles  étaient  les  superstitions  que  propageaient 
les  jésuites  au  commencement  du  dix-seiitième  siècle  ! 
Il  en  résulta  que  le  peuple,  toujours  amateur  du  mer- 
veilleux, crut  aux  sorciers,  et  bientôt  on  n'entendit 
plus  parler  que  de  magie,  de  sortilèges,  de  malé- 
fices; partout  on  attribua  les  événements  les  plus 
ordinaires  à  des  causes  surnaturelles;  et  lorsque  les 
prêtres  ou  les  gouvernants  voulurent  se  défaire  de 
([uclque  ennemi,  ils  n'eurent  qu'à  le  signaler  comme 
un  de  ceux  qui  étaient  en  relations  avec  le  prince 
des  enfers,  à  le  désigner  comme  sorcier. 

Ces  croyances  devinrent  même  si  générales,  qu'elles 
gagnèrent  les  classes  les  plus  élevées  de  la  société; 
ainsi,  la  jeune  princesse  Catherine  de  Lorraine  se 
trouvant  atteinte  d'une  maladie  de  langueur  dont  les 
gens  de  l'art  ignoraient  la  cause,  les  prêtres  préten- 
dirent qu'un  sort  avait  été  jeté  sur  elle,  et  accu- 
sèrent de  ce  méfait  un  gentilhomme  appelé  Trem- 
blecourt.  Sur  cette  simple  accusation  le  malheureux 
fut  arrêté,  conduit  au  château  de  Châté  et  appliqué 


UlUiAIX     VI H 


655 


à  la  ([uestion;  comme  il  ne  vi^ulut  point  avouer  son 
prétendu  crime  de  mafjie,  il  fut  torturé  et  tenaillé 
jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît.  On  doit  dire  cepen- 
dant qu'il  était  coupalde  d'avoir  mal  parlé  de  quel- 
ques ecclésiastiques  puissants  du  diocèse,  et  qu  il 
était  en  outre  soupçonné  de  pencher  pour  la  réforme. 
Le  sorcier  mort,  on  s'occupa  d'e.xorciser  la  prin- 
cesse, et  l'évèque  désigna  pour  cette  besogne  un 
capucin  convers  nommé  Féli.x  de  Caulalice.  Celui-ci 
vint  imnv  diatemeiit  au  château  du  duc  de  Lorraine, 
se  lit  conduire  dans  la  chambre  à  coucher  de  la  belle 
(Catherine,  et  commantla  qu'on  le  laissât  seul  toute 
la  nuit,  pour  qu'il  pût  faire  ses  exorcismes  sans  être 
gêné  par  des  distractions  extérieures.  Or,  le  rusé 
carme  avait  deviné  que  lu  maladie  de  la  jeune  prin- 
cesse était  i:uaginaire,  et  qu'elle  avait  seulement 
besoin  d'un  mari;  il  exorcisa  tant  et  si  bien,  que  dés 
la  première  nuit  Catherine  en  éprouva  un  grand  sou- 
lagement; les  nuits  suivantes,  il  continua  les  exor- 
cismes avec  la  même  ferveur,  et  peu  à  peu  la  malade 
reprit  des  forces,  et  ses  joues  redevinrent  vermeilles  ; 
mais  par  malheur  le  duc  de  Lorraine  ayant  voulu 
s'assurer  des  moyens  ([u'emjdoyait  le  capucin  pour 
produire  celte  guérison  miraculeuse,  entra  une  nuit 
dans  la  chambre  de  sa  lille,  et  ne  fut  pas  peu  surpris 
de  les  trouver  endormis  dans  les  bras  fun  de  l'autre  ; 
il  ne  put  retenir  sa  colère,  se  précipita  sur  les  cou- 
pables et  étrangla  le  séducteur.  Le  lendemain  le  bruit 
courut  que  le  carme  avait  succombé  dans  une  lutte 
avec  le  malin  esprit,  et  pour  donner  plus  de  créance 
à  cette  fable,  le  duc  Charles  de  Lorraine  envoya  des 
ambassadeurs  à  Urbain  VIII  pour  solliciter  la  canoni- 
sation du  vigoureux  étalon,  le  bienheureux  Félix  de 
Cantalice,  ce  i[ue  le  pape  accorda  moyennant  le  paye- 
ment d'une  somme  de  soixante  mille  livres,  montant  de 
la  taxe  que  devaient  ac((uitter  les  nouveaux  saints  pour 
être  encatalogués  sur  les  matricules  de  la  cour  romai- 
ne. Heureuse  spéculation  pour  la  boutique  pontilicale  1 
L'exemple  gagna  de  proche  en  proche,  et  chaque 
province  eut,  comme  la  Lorraine,  ses  soiciers  et  ses 
exorcistts  ;  la  petite  ville  de  Loudun,  dans  le  Poitou, 
devint  entre  autres  le  théâtre  d'une  lutte  terrible  en- 
tre une  légion  de  démons  évoqués  par  le  curé  Urbain 
(jrandier  et  les  Pères  d'un  couvent  de  carmes  sou- 
tenus par  ([uelques  vénérables  jésuites.  Voici  le  fait: 
La  ville  de  Loudun  renfermait  un  couvent  d'ursu- 
lines  composé  déjeunes  lilles  nobles  et  sans  fortune; 
c'était  assurément  un  poste  fort  agréable  que  celui 
de  directeur  de  ces  belles  nonnes;  aussi,  après  la 
mort  du  prêtre  qui  était  en  possession  du  titre  de 
confesseur,  se  présenta-t-il  plusieurs  concurrenls.  Le 
curé  de  la  ville,  nommé  Urbain  (Irandier,  se  mit  sur  les 
rangs  et  fut  rejeté,  parce  qu'il  avait  tonné  en  chaire 
iontre  les  carmes  qui  entretenaient  des  relations  ga- 
lantes avec  les  religieuses  ;  parce  qu'il  avait  atlaqué 
les  o  ieux  privilèges  de  cuissage  et  de  jambage  de  la 
noblesse,  et  surtout  parce  ([u'il  était  soiqtçonné  d'a- 
voir écrit  une  satire  véhémente,  sous  le  titre  de  la 
Cordonnière  de  Loudun,  contre  le  cardinal-ministre. 
Un  chanoine  de  la  paroisse  de  Sainte-Croix,  nommé 
Mignon,  fut  rais  en  possession  de  l'emploi  de  direc- 
teur de  ces  saintes  lilles.  Depuis  quelques  mois  le 
chanoine  Mignon  exerçait  sa  charge  de  confesseur, 
lorsque  tout  à  coup  on  (lai  la  de  choses  étranges  qui 


s'étaient  passées  dans  le  couvent  des  ursulines;  on 
répandit  le  bruit  f[ue  des  spectres  et  des  fantômes 
apparaissaient  chaque  nuit  aux  nonnes,  que  plusieurs 
d'enUe  elles  étaient  agitées  de  symptômes  bizarres; 
et  tout  naturellement,  vu  les  idi''es  de  répof[uo,  on 
attribua  ces  phénomènes  au  démon.  Le  directeur 
s'empressa  de  réunir  plusieurs  carmes  et  ([uelques 
chanoines,  et  en  leur  présence  il  exorcisa  trois  ursu- 
lines, qui  déclarèrent  qu'elles  étaient  sous  le  poids 
d'un  maléfice  du  curé  Urbain  Grandier,  que  le  sor- 
tilège avait  été  opéré  au  moyen  d'une  branche  de 
rosier  fleuri  jetée  dans  le  couvent,  de  sorte  que  toutes 
celles  qui  avaient  llairé  les  roses,  ou  qui  les  avaient 
seulement  regardées,  avaient  été  ensorcelées. 

Grandier,  se  voyant  attaqué  personnellement,  ac- 
cusa le  chanoine  ^lignon  de  calomnie,  et  se  pourvut 
devant  les  juges  et  devant  l'évèque  de  Poitiers,  qui 
refusèrent  de  se  mêler  de  cette  affaire;  alors  il  s'a- 
dressa à  l'archevêque  de  Bordeaux,  qui  se  trouvait 
dans  son  abbaye  de  Saiut-Jouin,  près  de  Loudun, 
et  il  parvint  avec  son  appui  à  faire  cesser  les  cla- 
meurs des  religieuses  possédées.  Les  choses  on 
étaient  là,  lorsque  le  conseiller  d'Etat  Laubardemont, 
l'âme  damnée  de  Richelieu,  vint  à  Loudun  pour 
surveiller  la  démolition  du  fort  de  cette  ville  ;  les 
ennemis  du  curé  s'empressèrent  de  l'instruire  de.  ce 
qui  s'était  passé  dans  le  monastère  des  ursulines, 
dont  sœur  Jeanne  des  Anges,  la  supérieure,  était  sa 
parente.  De  retour  à  Paris,  celui-ci  rendit  compte  au 
cardinal  de  cette  singulière  affaire.  Richelieu,  charmé 
de  pouvoir  se  venger  de  l'auteur  présumé  d'une  satire 
qui  l'avait  démasqué,  renvoya  immédiatement  Lau- 
bardemont à  Loudun,  avec  une  commission  royale 
qui  l'autorisait  à  informer  contre  Grandier. 

Le  curé  fut  arrêté  et  conduit  au  château  d'Angers  ; 
ses  papiers  furent  saisis,  mais  on  ne  trouva  aucune 
pièce  à  sa  charge,  à  l'exception  d'un  manuscrit  con- 
tre le  célibat  des  prêtres  ;  encore,  si  l'on  en  croit 
Bayle,  cet  ouvrage  aurait-il  été  méchamment  ajouté 
aux  papiers  d'Urbain  Grandier  par  ses  ennemis. 
Néanmoins,  comme  l'ordre  de  Richelieu  était  formel, 
on  instruisit  le  procès  avec  un  soin  tout  particulier, 
et  les  juges,  nKinquant  de  preuves  matérielles,  sou- 
doyèrent de  faux  témoins.  Deux  filles  de  mauvaise 
vie  déclarèrent  avoir  eu  un  commerce  criminel  avec 
l'accusé,  et  l'une  d'elles  avoua  qu'il  l'avait  enivrée 
de  voluptés  infinies  pour  la  faire  consentir  à  être 
princesse  des  magiciens  ;  les  ursulines  l'accusèrent 
de  s'être  introduit  de  jour  et  de  nuit  dans  leur  cou- 
vent, de  leur  être  apparu  sous  toutes  les  formes, 
d'avoir  abusé  d'elles,  tantôt  sous  la  forme  d'un  beau 
cygne,  d'un  taureau,  d'un  serpent,  queli[uel'ois  sous 
la  ligure  d'un  jeune  adolescent,  et  sous  celle  même 
de  leur  directeur  Mignon  ;  et,  comme  preuve  irrécu- 
sable, elles  arguaient  de  leur  état  de  grossesse,  qui 
fut  en  etfet  constaté  par  des  médecins  et  par  des 
matrones.  Ou  procéda  à  de  nouveaux  exorcismes; 
chai[ue  fois  les  nonnes  firent  les  mêmes  aveux  et 
accusèrent  Urbain  Grandier  d'être  l'auteur  de  leur 
mal  par  suite  de  son  pacte  avec  le  diable. 

Les  juges,  qui  tous  étaient  vendus  à  Richelieu, 
adojjlèrent  sans  contrôle  ces  ridicules  accusations,  et 
poussèrent  l'impudence  jusqu'à  attester  qu'à  diffé- 
rentes reprises,   pendant  les  exorcismes,  ils  avaient 


Ô56 


HISTOIRE     DES     PAPES 


vu  sortir  tmis  démons  du  corps  de  su'ur  JoaniK»  des 
Aniros,  siipcrimire  des  ursulines,  ruii  sous  la  forme 
d"im  chat  noir  par  les  narines,  l'autre  sous  c  lie  d'un 
COI]  par  l'iinus,  et  le  troisième  sous  celle  d'une  tlainnui 
couleur  de  santj,  entre  les  cuisses,  par  ses  parties 
honteuses.  Cette  monstrueuse  procédure  terminée, 
Liubardemont  envoyâtes  pièces  au  cardinal-ministre, 
et  celui-ci  s'empressa  de  nommer  une  commission  de 
quatorze  majjistrats  de  ses  créatures,  pris  dans  dif- 
férentes juridictions,  pour  juger  ou  jiliitot  pour  con- 
damner le  malheureux  curé.  Cette  grande  iniquité 
fut  accomplie  le  18  août  1634!  Urbain  Grandier  fui 
déclaré  atteint  et  convaincu  du  crime  de  magie,  de 
maléfice  et  de  possession  du  diable  sur  les  personnes 
des  saintes  lilles  ursulines  de  Loudnn,  et  pour  ce 
lait  C' n  lamné  à  faire  amende  lionoralile,  nu  tète,  à 
être  torturé  et  enfin  brûlé  vif  avec  les  pactes  et  ca- 
ractères magiques  que  les  religieuses  avaient  déposés 
au  greffe.  Honte  sur  les  juges! 

Avant  d'être  conduit  au  supplice,  l'infortuné  fut 
appliqué  à  la  (juestion  extraordinaire  du  brode- 
quin et  affreusement  tourmenté  pour  lui  arracher 
un  aveu  ;  mais  quelque  effroyable  que  fût  le  sup- 
plice, il  le  supporta  jusqu'au  bout,  et  persista  à 
se  déclarer  innocent  du  crime  de  magie.  «  Le  vé- 
ritable motif  de  cette  persécution  dirigée  contre 
Urbain  Grandier,  dit  Nicolas  Pinette  dans  ses  Mé- 
moires, n'était  pas  la  magie,  car  moi,  qui  écris  ceci, 
j'ai  assisté  aux  cérémonies  d'exorcisme  des  religieuses 
de  Loudun,  et  je  puis  affirmer  qu  elles  jouaient  une 
ridicule  et  exécrable  comédie  qui  n'en  imposait  nul- 
lement aux  juges;  la  preuve  en  est,  qu'après  la  con- 
damnation elles  se  trouvèrent  dépossédées  et  repri- 
ren-t  leur  train  de  vie  habituel  de  galanterie » 

Urbain  \'HI  apprit  les  détails  de  l'assassinat  juri- 
dique de  Grandier  et  l'histoire  des  diables  de  Lou- 
dun avec  un  mélange  d'indignation  et  de  pitié  ;  mais 
il  se  garda  bien  de  récuser  des  faits  qui  lui  étaient 
attestés  par  les  révérends  Pères  de  la  société  de  Jé- 
sus, témoins  de  ces  prodiges,  et  par  un  lord  stupide 
nommé  Montaigu,  qui,  dupe  de  ces  jongleries,  était 
venu  à  Rome  pour  se  faire  catholique. 

Quant  à  l'imbécile  Louis  XIII,  il'crut  fermement 
(juc  son  royaume  était  assailli  par  des  légions  de  dé- 
mons, et  s'imagina,  pour  le  garantir  de  leurs  malé- 
fices, de  le  mettre  sous  la  protection  de  la  Vierge, 
]iar  un  édit  royal  ainsi  conçu  :  «  Nous  consacrons 
d'une  manière  toute  particulière  notre  personne, 
notre  sceptre,  notre  diadème  et  tous  nos  sujets,  à  la 
bienheureuse  et  à  jamais  glorieuse  Mère  de  Dieu, 
que  nous  prenons  aujourd'hui  pour  patronne  spé- 
ciale de  notre  royaume  de  France.  -> 

Pour  Richelieu,  cette  affaire  n'était  qu'un  épisode 
•insignifiant;  catholique  fervent  par  calcul,  il  persé- 
cutait les  huguenots,  les  sorciers  et  les  hommes  de 
lettres  qui  osaient  écrire  contre  la  papauté,  pendant 
qu'il  formait  des  alliances  avec  les  protestants  de 
l'Allemagne,  pendant  qu'il  s'unissait  aux  Anglais 
pour  combattre  les  catholiques  espagnols,  pendant 
qu'il  se  préparait  les  moyens  de  soustraire  la  France 
à  l'obédir-nce  du  pape  et  de  se  faire  proclamer  pa- 
triarche des  Gaules.  Déjà  il  avait  fait  entrer  dans  ses 
vues  un  ecclésiastique  italien  fin  et  ru  é,  qu'on 
nommait    Mazarin,  et  qui    rerapUssait  la  charge  de 


nonce  extraordinaire  auprès  de  la  cour  de  France; 
déjà  il  s'était  fait  adjuger  toutes  les  abbayes  régu- 
lières et  avait  mis  à  leur  tète  des  jirieurs  dévoués  à 
sa  personne,  afin  de  s'en  fornu-r  d'utiles  auxiliaires 
lorsque  le  moment  de  la  lutte  su|)rèinc  avec  le  salnt- 
siége  serait  arrivé. 

Miùs  le  pape,  (pii  avait  deviné  ses  ])rojets,  se  mil 
en  mesure  de  les  faire  échouer;  innnédiatenient  il 
expédia  au  nonce  Mazarin  l'ordre  de  qi\itter  la  cour 
de  France,  et  de  se  rendre  dans  le  comiat  d'.\^■ignon 
en  qualité  de  vice-légat,  injonction  à  la([uelle  fut 
obligé  de  se  soumettre  le  jirélat,  au  grand  déplaisir 
de  Richelieu,  qui  voulait  l'envoyer  soit  en  Espagne, 
soit  en  Allemagne,  pour  détaclier  les  souverains  de 
ces  pays  de- la  cause  de  Rome;  ensuite  il  signifia  au 
cardinal- ministre  qu'il  eût  à  mettre  un  frein  à  son 
ambition,  s'il  no  voulait  être  signalé  aux  nalions 
comme  un  ennemi  de  la  religion.  Bientôt,  à  l'exem- 
ple de  Sa  Sainteté,  on  en  vint  à  Rome  à  n'avoir  au- 
cun respect  pour  la  France  ni  pour  ses  représen- 
tants. Un  des  neveux  du  pape  osa  tuer  de  sa  main 
le  grand  écuyer  du  maréchal  d'Estrées,  l'ambassa- 
deur français,  parce  qu'il  ne  s'était  pas  courbé  assez 
bas  pour  saluer  Son  Eminence  ;  un  autre  neveu  d'Ur- 
bain VIII,  le  cardinal  Antoine,  ne  craignit  pas  d'em- 
poisonner la  belle-fille  du  maréchal,  dont  il  avait  fait 
sa  maîtresse  et  qui  était  enceinte  de  ses  œuvres, 
pour  se  soustraire  à  l'obligation  de  l'épouser. 

En  vain  l'ambassadeur  réclama  la  punition  du 
coupable,  Sa  Sainteté  ne  voulut  rien  entendre,  et 
interdit  même  au  maréchal  l'entrée  de  son  palais  et 
du  consistoire.  Celui-ci  se  relira  immédiatement  à 
Caprarole,  auprès  du  duc  de  Parme,  qui  était  en 
hostilité  avec  le  saint-siége,  et  fit  part  à  la  cour  de 
France  de  tout  ce  qui  se  passait,  pour  qu'on  exigeât 
une  réparation  éclatante  des  insultes  faites  à  la  na- 
tion dans  la  personne  de  son  ambassadeur.  Riche- 
lieu, cependant,  ne  voulut  faire  aucune  représenta- 
tion au  saint-père,  et  par  son  silence,  il  sembla 
approuver  la  conduite  qu'il  avait  tenue.  En  agissant 
ainsi,  le  rusé  cardinal  avait  pour  Init  d'accroître 
l'audace  et  l'insolence  d'Urbain,  et  d'éviter  toute 
discussion  avec  la  cour  de  Rome  jusqu'au  moment 
où  il  serait  prêt  à  frapper  le  grand  coup,  c'est-à-dire 
à  enlever  la  France  à  l'obédience  des  papes.  Pour 
assurer  le  succès  de  cette  importante  entreprise,  il 
ne  lui  restait  qu'à  mettre  les  jésuites  dans  ses  inté- 
rêts, et  il  y  travaillait  activement  en  les  gratifiant 
de  riches  bénéfices,  et  en  favorisant  les  tendances  de 
ces  Pères  vers  les  grandeurs  temporelles 

Dès  le  commencement  du  siècle,  les  disciples 
d'Ignace  de  Loyola  avaient  introduit  dans  leurs  sta- 
tuts d'importantes  modifications  qui  insensiblement 
devaient  relâcher  les  liens  de  la  discipline  et  appor- 
ter de  notables  changements  dans  l'ordre  lui-même; 
ainsi  les  profès,  qui  jusqu'alors  n'avaient  exercé 
qu'une  censure  intellectuelle  sur  leurs  frères,  furent 
mis  en  possession  des  charges  administratives,  avec 
droit  de  partage  dans  les  revenus  des  collèges  et  des 
autres  bénéfices  de  la  société  :  il  s'ensuivit  tout  na- 
turellement que  ceux-ci  perdirent  une  grande  partie 
de  leur  infiuence  morale,  et  se  relâchèrent  peu  à  peu 
de  leur  sévérit-é  dans  l'admission  de  nouveaux  mem- 
bres,   afin   d'augmenter   leurs    revenus.    Bientôt  les 


URBAIN    VIII 


657 


ah  y 


Le  jésuite  Molina 


collèges  se  trouvèrent  encombrés  de  <;ens  avides,  am- 
bitieux et  intéressés  qui  ne  se  firent  aucun  scrupule 
de  s'écarter  des  devoirs  que  leur  imposait  leur  titre 
de  jésuite  de  défendre  la  papauté,  et  ne  son,<;èrent 
qu'aux  moyens  d'arriver  rapidement  aux  plus  hauts 
grades  de  l'ordre,  qui  donnaient  à  la  fois  l'autorité 
spirituelle  et  la  puissance  temporelle,  et  permt'ttaient 
de  jouir  dans  l'oisiveté  des  richesses  qui  aflluaient 
de  toutes  parts  dans  les  trésors  de  la  société. 

Une  fois  entrés  dans  cette  voie,  les  jésuit's  de 
France  ne  s'arrêtèrent  plus  ;  et  ces  iiommes,  aupa- 
ravant si  austères,  si  humbles,  si  désintéressés,  ne 
craignirent  pas  de  laisser  voir  au  giand  jour  leur 
amour  immodéré  de  l'argent;  ils  se  firent  courtiers, 
agents  d'affaires,  banquiers;  ils  gérèrent  des  biens 
laïques,  suivirent  des  procès  et  dirigèrent  des  entre- 
prises commerciales.  Leurs  maisons  professes  devin- 
rent elles-mêmes  des  comptoirs  et  des  centres  de 
II 


grandes  industries,  qui  peu  à  peu  s'étendirent  entre 
les  deux  hémisphères,  et  procurèrent  des  bénéfices 
énormes  aux  collèges  des  jésuites  établis  dans  les 
différentes  parties  du  monde. 

Jusqu'à  ce  moment,  ils  avaient  observé  le  principe 
de  leur  société  relativement  à  l'instruction  gratuite 
pour  les  enfants;  devenus  plus  avides  par  le  fait 
même  de  cette  accumulation  de  richesses,  ils  com- 
mencèrent à  s'en  écarter,  sinon  ouvertement,  du 
moins  en  acceptant  des  présents  pour  l'admission 
des  élèves,  et  en  cherchant  de  préférence  des  éco- 
liers dont  les  familles  étaient  puissantes. 

Les  jésuites  ne  s'occupèrent  plus  de  propager  la 
foi,  ni  de  conquérir  le  monde  au  catholicism  ;  au 
contraire,  ils  s'efforcèrent  de  plier  la  religion  au . 
besoins  de  leurs  intérêts  matériels;  et  non-seule- 
ment ils  changèrent  la  constitution  de  leur  oiilr.'. 
mais  encore   ils  altérèrent   les   dogmes  du  chrivl  a- 

171 


65'5 


llkSTOIRE     DES     PAPES 


nisme  t-t  en  corrompirent  la  morale.  Leurs  théolo- 
giens publièrent  de  nombreux  ouvrages  sur  la  nature 
du  péciié,  et  déclarèrent  qu'il  n'était  qu'un  éloigne- 
ment  volontaire  des  commandements  do  Dieu  ;  par 
conséquent,  qu'on  n'était  coupable  ((ue  par  la  con- 
naissance préalable  de  la  faute  et  par  la  volonté  ré- 
lléchie  de  la  commettre. 

Ce  principe  adopté,  ils  le  développèrent  avec  une 
incroyable  subtilité  scolastique  et  en  tirèrent  les 
conséquences  les  plus  étranges.  D'après  cette  doc- 
trine, il  suflisait  qu'une  cause  occasionnelle  ou  né- 
cessaire eût  agi  sur  notre  libre  arbitre  ou  sur  la  li- 
berté de  notre  volonté,  pour  n'avoir  pas  péché  même 
en  commettant  un  parricide.  Une  passion  violente, 
l'habitude,  le  mauvais  exemple,  servaient  d'excuse 
pour  justifier  les  plus  grands  crimes.  Leurs  Pères 
Thomas.  Tainburini,  Suarez,  Busenbaum,  Bellarmi- 
ni,  Emmanuel  Sa,  Escobar,  Sanchez,  et  une  multi- 
tude de  casuisles,  composèrent  des  livres  énormes 
sur  ces  matières.  Nous  nous  contenterons  de  rap- 
porter quelques-unes  de  leurs  dissertations ,  pour 
faire  juger  du  degré  d'immoralité  où  étaient  parve- 
nus ces  prêtres  infâmes,  et  pour  faire  comprendre  la 
juste  indignation  qui  les  fit  chasser  de  tous  les  pays, 
et  la  réprobation  qui,  de  nos  jours  encore,  s'attache 
au  nom  de  jésuite. 

«  C'est  un  grand  bienfait  et  une  grâce  précieuse, 
disaient  les  enfants  d'Ignace  de  Loyola,  de  ne  point 
connaître  Dieu  ;  car  le  péché  étant  une  injure  à  la 
Divinité,  s'il  n'y  a  point  de  connaissance  de  Dieu,  il 
n'y  a  nécessairement  ni  péché  ni  damnation  éternelle; 
ainsi  l'athée,  puisqu'il  ne  croit  pas  à  l'existence  de 
Dieu,  ne  saurait  commettre  aucune  action  condam- 
nable par  l'Eglise,  lors  même  qu'il  le  voudrait.  — 
Il  est  certain  qu'on  peut  adorer  légitimement  toutes 
sortes  de  choses  inanimées  et  même  des  animaux, 
quoique  cela  paraisse  blâmable  au  premier  abord  ;  on 
peut  également  rendre  un  culte  à  la  créature  ou  à 
quelques  parties  de  son  corps ,  même  à  celles  de 
la  pudeur,  par  la  raison  que  l'Église  permet  d'adorer 
Dieu  dans  ses  œuvres;  toutefois,  comme  en  se  pro- 
sternant ou  en  baisant  ces  choses  on  pourrait  pas- 
ser pour  superstitieux,  on  ne  doit  pas  le  faire  publi- 
quement. Péché  caché,  péché  pardonné.  » 

«  Lorsque  les  gentils  et  les  païens  adorent  des 
idoles,  comme  ils  croient  fermement  que  leurs  idoles 
représentent  la  Divinité,  ils  ne  commettent  pas  de 
péché.  On  peut  adorer  Priape  ou  Vénus  sans  péché.» 

«  On  n'est  pas  tenu  de  croire  aux  dogmes  de  la 
religion  ni  aux  mystères  pour  être  sauvé;  il  suffît 
qu'on  ait  eu  la  foi  une  seule  fois,  ne  serait-ce  qu'une 
seconde  pendant  toute  sa  vie.  Il  en  est  absolument 
lie  même  à  l'égard  de  l'amour  de  Dieu  ;  on  n'est  pas 
tenu  de  l'aimer,  si  ce  n'est  par  une  certaine  décence 
qui  nous  dit  qu'il  est  digne  de  notre  amour;  mais  en 
conscience  on  n'est  pas  tenu  de  l'aimer,  pas  plus  que 
de  le  servir  avec  sincérité  de  cœur.  » 

«  Pour  entendre  la  messe,  il  suffît  qu'on  soit  pré- 
sent pendant  que  le  prêtre  officie;  une  mauvaise  dis- 
position desprit,  comme  celle  de  regarderies  jolies 
femmes  avec  les  yeux  de  la  concupiscence,  ne  suffit 
pas  pour  faire  perdre  les  mérites  du  saint  sacrifice, 
pourvu  qu'on  se  contienne  à  l'extérieur.  » 

"  Ce  n'est  pas  un  grand  péché  pour  une  jeune  fille 


de  se  livrer  ii  l'amour  avant  le  mariage,  ou  ]iour  les 
femmes  de  recevoir  les  embrassemenls  d'autres 
hommes .  et  de  faire  des  infidélités  à  leurs  maris 
dans  certaines  circonstances.  Ainsi,  lorsque  la  chaste 
Suzanne  de  l'Kcriture  sainte  s'écrie  :  <>  Si  je  m'a- 
«  bandonne  aux  désirs  impudiques  de  ces  vieillards, 
«  je  suis  perdue!  »  elle  était  parfiiitement  dans  l'er- 
reur; comme  elle  redoutait  l'infamie  d'un  côté  et  la 
mort  de  l'autre,  elle  pouvait  dire  :  «  Je  ne  consenti- 
«  rai  pas  à  l'action  honteuse,  mais  je  la  souffrirai, 
«  et  je  n'en  ]>arlerai  à  personne,  pour  conserver  la 
«  vie  et  l'honneur.  » 

«  Les  jeunes  femmes  sans  expérience  pensent  que 
pour  être  chaste  il  faut  crier  au  secours  et  résister 
de  foutes  ses  forces  aux  séducteurs;  il  n'en  est  rien. 
Elles  sont  également  pures  lorsqu'elles  se  taisent  et 
ne  résistent  iioint.  Ou  ne  pèche  que  par  le  consen- 
tement et  par  la  coopération  :  Suzanne  aurait  per- 
mis aux  vieillards  d'exercer  sur  elle  leur  luxure  sans 
y  prendre  part  intérieurement,  il  est  certain  qu'elle 
n'eiît  point  été  coupable.  —  D'ailleurs  la  concupis- 
cence n'est  mauvaise  ni  d'elle  même  ni  en  elle-même  ; 
c'est  une  chose  fort  indifférente  et  qui  n'a  rien  de 
blâmable  que  de  toucher  ou  regarder  tout  son  corps 
et  même  celui  d'un  autre,  soit  dans  le  bain,  soit  ail- 
leurs, si  l'on  y  trouve  de  l'utilité  ou  de  la  délecta- 
tion; un  homme  et  une  femme,  qui  sont  étrangers, 
peuvent  en  présence  l'un  de  l'autre  quitter  jusqu'à 
leur  dernier  voile  sans  commettre  de  péché.  —  Une 
jeune  femme  peut  sans  inconvénients  rechercher  la 
parure  pour  provoquer  les  désirs  charnels  des  hom  -. 
mes,  se  couvrir  de  fard  et  de  parfums,  se  parer  d'or- 
nements superflus,  prendre  des  vêtements  fins  et  dé- 
liés qui  laissent  apercevoir  sa  .gorge,  dessinent  les 
contours  de  ses  cuisses  et  font  même  deviner  le  siège 
de  sa  pudeur,  pourvu  que  la  mode  le  commande.  « 

«  Un  homme  ne  commet  point  un  péché,  fût- il 
moine  ou  prêtre,  s'il  entre  dans  les  lieux  de  débauche 
pour  parler  de  morale  aux  filles  perdues,  quoiqu'il 
soit  bien  vraisemblable  qu'il  succombera  à  la  tenta- 
tion, quoiqu'il  l'ait  déjà  éprouvi'  suaivent,  et  qu'il  se 
soit  laissé  séduire  par  la  vue  el  |  ar  les  cajoleries  de 
ces  femmes  d'amour.  L'intention  qui  l'a  conduit 
dans  ces  temples  de  la  volupté  suffit  pour  le  préser- 
ver du  péché.  —  De  même  un  domestique,  qui  est 
obligé  pour  vivre  de  servir  un  maître  luxurieux,  ])eut 
remplir  les  fonctions  les  plus  viles  et  les  plus  bon  - 
teuses,  sans  pour  cela  cesser  d'être  en  état  de  grâce  ; 
il  peut  se  mettre  en  quête  de  lui  procurer  des  courti- 
sanes, il  peut  lui  indiquer  les  mauvais  lieux,  l'aide i- 
à  escalader  une  fenêtre  pour  accomplir  un  rapt  ou 
un  viol.  Une  servante  peut  également  favoriser  les 
intrigues  de  sa  maîtresse,  introduire  les  amants  à 
l'insu  d'un  père  ou  d'un  mari,  porter  des  lettres  et 
s'acquitter  de  tous  les  petits  emplois  de  ce  genre 
sans  que  cela  tire  à  conséquence.  » 

«  Une  fille  de  joie  peut  légitimement  exiger  le  sa- 
laire de  sa  prostitution,  pourvu  qu'elle  ne  se  mette 
pas  à  un  prix  trop  élevé.  Il  en  est  de  même  de  toute 
jeune  fille  qui  ex>  rce  la  prostitution  en  secret.  »  Pour 
une  femme  mariée,  les  casuistes  étaient  divisés  d'o- 
pinions :  les  uns  prétendaient  qu'elle  n'avait  pas  un 
droit  égal  à  se  faire  payer,  attendu  que  les  profits  de 
la  prostitution  n'étaient  pas  stipulés  dans  son  contrat 


URBAIN     VII 


059 


de  mariage:  les  aut]-e>;  voulaient,  au  contraire,  qu'il 
lui  fût  permis  de  mettre  son  honneur  à  un  liant  prix, 
eu  égard  à  sa  beauté,  à  sa  noblesse  et  à  son  honnê- 
teté. Ils  établissaient  plusieurs  catégories  de  putains. 

«  Le  vol  n'est  pas  un  péché  en  certaines  cir- 
constances ;  une  femme  peut,  en  cachette  de  son 
mari,  prendre  sur  la  iiourse  commune  ce  qu'elle  juge 
convenable  pour  faire  des  donations  pieuses;  elle 
peut  le  voler  pour  dépenser  à  son  aise,  soit  pour  le 
jeu,  soit  pour  sa  toilette,  soit  même  pour  payer  des 
amantS;  à  la  condition  qu'elle  en  donnera  la  moitié  à 
l'Eglise.  Les  enfants  peuvent  également,  sous  la 
même  réserve,  enlever  à  leurs  parents,  pour  leurs  me- 
nus plaisirs,  tout  l'argent  que  leur  condition  les  au- 
torise à  dépenser;  les  domestiques  peuvent  voler 
leurs  maîtres  par  forme  de  compensation  si  leurs 
gages  sont  trop  modiques,  et  partager  avec  les  prê- 
tres: enfin,  quiconque  vole  un  riche  sans  le  gêner, 
acquiert  le  droit  de  légitime  possession  s'il  en  em  - 
ploie  une  part  à  des  œuvres  pies,  et  il  peut  sans 
])échédire  hardiment  enjustice  qu'il  n'a  rien  dérobé.  » 

«  Néanmoins,  si  la  conscience  reculait  devant  un 
faux  serment,  on  pourrait  estropier  les  mots  de  la 
formule  en  les  prononçant,  et  on  se  trouverait  à 
l'abri  de  toute  suspicion  de  péché;  par  exemple,  au 
Heu  de  juro,  qui  signifie  je  jure,  on  prononcerait  uro, 
qui  signifie  je  brûle,  et  on  ne  commettrait  ainsi 
qu'un  péché  véniel.  Du  reste,  il  est  permis,  soit  en 
matière  légère,  soit  en  matière  grave,  de  faire  un  ser- 
ment sans  avoir  intention  d'en  faire  un  ;  dans  ce  cas 
on  n'est  pas  obligé  à  le  tenir.  Si  un  juge  somme  de 
tenir  la  foi  jurée,  on  peut  s'y  refuser,  et  dire  :  «  Non 
«  je  n'ai  rien  promis;  »  parce  que  ce  non  peut  signi- 
fier :  «  Je  n'ai  pas  promis  d'une  promesse  qui  m'o- 
«  blige.  »  Sans  cette  échappatoire,  on  serait  condamné 
à  payer  ce  qu'on  ne  veut  pas  rembourser  ou  à  épouser 
la  fille  qu'on  ne  veut  pas  prendre  pour  femme.  » 

«  Donc,  si  vous  avez  tué  uii  autre  homme  en  vous 
défendant  légitimement,  vous  pouvez  affirmer,  sous 
la  foi  du  serment,  que  vous  ne  l'avez  pas  tué,  avec 
cette  restriction  mentale  ;  <■■  S'il  ne  m'avait  pas  at- 
«ttaqué.  »Si  vous  êtes  surpris  par  un  père  dans  l'ap- 
partement de  sa  fille,  et  qu'il  veuille  vous  forcer  à 
lui  faire  une  promesse  de  mariage,  vous  pouvez  ju- 
rer hardiment  que  vous  l'épouserez,  en  sous-enten- 
dant  ces  mots  :  «  Si  j'y  suis  contraint,  ou  si  par 
«  la  suite  elle  me  plaît.  »  Un  marchand  dont  on 
taxe  à  trop  bas  prix  les  denrées  peut  se  servir  de 
faux  poids  ;  et  il  pourra  nier  devant  le  juge  qu'il  ait 
fait  usage  de  poids  prohibés,  en  sous-entendant  «  dont 
«  l'acheteur  ait  souffert  injustement.  »  De  même,  on 
peut  témoigner  devant  la  justice  des  choses  sup- 
posées, à  l'aide  de  restriction  mentale  ;  ainsi  on  peut 
déposer  qu'on  ne  sait  point  ce  que  l'on  a  seulement 
entendu  dire  ;  on  peut  même  inventer  des  faits  con- 
trouvés,  et  recevoir  sans  scrupule  de  l'argent  pour  ce 
faux  témoignage,  sous  la  condition  d'en  remettre  une 
part  à  l'Eglise.  » 

Les  doctrines  des  bons  Pères  sur  la  sodomie,  sur 
les  relations  amoureuses  des  femmes  entre  elles,  sur 
les  honteuses  turpitudes  de  bestialité,  étaient  aussi 
épouvantables  que  celles  qu'ils  enseignaient  sur  le 
parjure,  sur  le  vol,  sur  la  prostitution,  sur  l'adultère; 
mais  nous  sommes  obligé  de  les  passer  sous  silence 


à  cause  de  l'obscénité  des  scènes  monstrueuses  que 
les  vénérables  jésuites  retraçaient  dans  leurs  ou- 
vrages avec  une  affectation  de  complaisance,  n'omet- 
tant aucun  détail,  et  ne  laissant  échapper  aucune  oc- 
casion de  montrer  leur  prodigieux  savoir  en  pareilles 
matières.  Ils  étaient  également  fort  indulgents  poul- 
ies meurtres,  pour  les  empoisonnements,  voire  même 
pour  les  parricides. 

«  Si  un  moine,  disaient-ils,  quoique  bien  instruit 
du  danger  qu'il  court,  d'être  surpris  en  adultère, 
entre  armé  chez  une  femme  avec  laquelle  il  a  des 
relations  amoureuses  et  qu'il  tue  le  mari  pour  dé- 
fendre sa  vie,  il  n'est  pas  irrégulier  et  il  peut  conti- 
nuer ses  fonctions  ecclésiastiques.  Si  un  jirêtre, 
étant  à  l'autel,  est  attaqué  par  un  mari  jaloux,  il  peut 
licitement  interrompre  la  célébration  des  saints  mys- 
tères pour  tuer  celui  qui  l'attaque,  et  incontinent, 
les  mains  couvertes  de  sang,  retourner  à  l'autel  et 
achever  le  sacrifice  de  la  messe.  » 

«  Il  n'est  point  permis  à  un  mari  de  tuer  sa  femme 
surprise  en  adultère,  et  à  un  père  de  tuer  sa  fille 
avant  qu'il  y  ait  sentence  du  juge;  autrement  ils  pè- 
chent mortellement,  même  si  les  coupables  ne  vou- 
laient pas  interrompre  leurs  ébats  en  ieui-  présence; 
mais  après  la  sentence  rendue,  le  père  ou  le  mari 
peuvent  tuer,  lun  sa  fille,  l'autre  sa  femme,  parce 
qu'ils  deviennent  les  exécuteurs  volontaires  d'un  ju- 
gement. Ils  sont  bourreaux  et  non  vengeurs.  » 

«  Un  fils  peut  faire  des  vœux  pour  la  mort  de  son 
père  afin  de  jouir  de  son  héritage  ;  une  mère  peut 
désirer  la  mort  de  sa  fille  pour  n'être  point  obligée 
de  la  nourrir  et  de  la  doter;  un  prêtre  peut  souhaiter 
la  mort  de  son  évêque  dans  l'espoir  de  lui  succéder, 
parce  que  c'est  moins  le  mal  de  son  prochain  que 
son  propre  bien  que  l'on  désire. —  Un  fils  qui,  dans 
un  moment  d'ivresse,  a  tué  son  père,  peut  se  ré- 
jouir du  meurtre  qu'il  a  commis  à  cause  des  grands 
biens  qui  doivent  lui  en  revenir,  et  sa  joie  n'a  rien 
de  répréhensible.  —  Un  fils  peut  tuer  son  père 
quand  celui-ci  est  banni  ou  déclaré  traître  à  l'État 
ou  à  la  religion.  —  Les  enfants  catholiques  doivent 
dénoncer  leurs  parents  s'ils  sont  hérétiques,  quoi- 
qu'ils sachent  que  ce  crime  entraîne  la  peine  de 
mort  pour  les  auteurs  de  leurs  jours;  et  s'ils  habitent 
un  pays  protestant,  ils  peuvent  les  égorger  sans 
crainte  ni  remords.  «  ~~    " 

Telles  étaient  les  doctrines  propagées  par  les 
séides  de  la  cour  de  Rome,  par  les  serviteurs  des 
papes,  par  cette  infâme  compagnie  des  jésuites,  qui 
était  en  possession  de  l'éducation  de  la  jeunesse,  de 
la  direction  des  consciences.  Pendant  plus  de  cin- 
quante ans,  un  de  ces  prêtres  éliontés,  le  jésuite 
Escobar,  osait  affirmer  dans  ses  ouvrages  (jue  ce 
n'était  pas  pécher  que  de  pratiquer  l'acte  de  so- 
domie, et  néanmoins  il  conserva  le  privilège  de  con- 
fesser de  naïves  jeunes  filles  et  de  prêcher  sa  détes- 
table morale  du' haut  de  la  chaire  de  vérité.  Un  autre 
disciple  d'Ignace  de  Loyola,  nommé  Buseubaura, 
osait  écrire  qu'on  pouvait  boire  outre  mesure  et 
sans  péché,  pourvu  qu'on  s'arrêtât  avant  (|u'on 
pût  distinguer  un  homme  d'une  charrette  de  foin, 
et  cependant  il  resta  chargé  comme  recteur  de  di- 
riger les  collèges  de  Hildesheim  et  de  Munster,  avec 
approbation  du  saint-siége. 


660 


IllSTiHRK     DES     PAl'HS 


11  ne  faut  pas  croive  que  celte  excessive  iniluii^onoc 
des  papes  pour  les  jésuites  resseijàt  ilavanlage  les 
liens  qui  les  rattachaient  au  catholicisme;  non,  le 
temps  des  dévouements  était  passé  ;  quelques  ca- 
suistes,  entraînés  par  l'ardeur  des  disputes  reli- 
siieuses,  attaquèrent  les  dogmes  et  les  mystères  de  la 
religion,  et  en  vinrent  à  ne  plus  res]H'Cter  l'autel  cpii 
les  faisait  vivre.  Le  Père  Guimenius  écrivit  ([u'il 
n'était  pas  nécessaire  de  croire  aux  mystères  de  la 
Trinité  et  de  l'Incarnation  pour  être  sauvé;  (|u'au- 
Irement  et  contre  toute  justice  les  sourds  et  muets 
de  naissance  se  trouveraient  damnés.  «  La  relij,'ion 
chrétienne,  ajoutait  le  docte  jésuite,  est  croyable, 
mais  non  évidente,  car  elle  enseigne  dos  choses 
obscures  ;  bien  plus,  ceux  qui  conviennent  que  cette 
religion  est  évidemment  vraie,  sont  forcés  de  con- 
venir qu'elle  est  évidemment  fausse.  Concluez  de  là 
([u'il  n'est  pas  évident  qu'il  y  ait  sur  la  terre  de  re- 
ligion véritable;  car  d'où  sait-on  que.  de  toutes  les 
religions  qui  ont  existé  ou  qui  existent,  celle  du 
Christ  soit  la  plus  vraisemblable  ?  Les  oracles  des 
prophètes  ont-ils  été  rendus  par  l'Esprit  de  Dieu? 
Je  le  nie!  Les  miracles  attribués  à  Jésus-Christ 
soDt-ils  véritables?  J'affirme  le  contraire  !  Il  est  vrai 
qu'il  n'y  a  aucun  inconvénient  à  faire  croire  aux 
hommes  simples  et  aux  femmes  dévotes  quelque 
chose  de  faux  ;  c'est  pour  cela  que  j'approuve  l'Évan- 
gile et  tous  les  livres  saints.  » 

Le  Père  Tamburini,  dans  sa  doctrine  du  probabi- 
lisme,  va  plus  loin  encore  :  «  H  est  permis,  dit-il, 
de  suivre  tantôt  une  opinion  probaiile,  tantôt  une 
autre,  en  matière  de  religion  comme  en  toute  autre 
matière;  il  est  probable  que  le  Christ  s'est  fait 
homme,  il  est  probable  que  Jupiter  s'est  transformé 
en  taureau.  Dois-je  y  croire  ?  oui  !  Le  contraire  est 
également  probable,  et  je  puis  l'affirmer  également.  » 
Le  même  auteur,  passant  à  d'autres  considérations, 
ajoute  :  «  Il  est  probable,  par  exemple,  que  tel  impôt 
a  été  mis  injustement  en  province,  il  est  probable 
aussi  qu'il  a  été  justement  établi;  puis-je,  en  ma 
qualité  de  percepteur,  l'exiger  en  conscience?  Oui! 
Puis-je  également  comme  contribuable  le  refuser?  Je 
lépondrai  oui  également.  » 

Comme  ces  bons  Pères  avaient  composé  des  ma- 
nuels pour  les  fidèles  de  toutes  professions,  où  étaient 
relatés,  expliqués  et  excusés  tous  les  cas  de  con- 
science, il  suffisait  de  régler  sa  conduite  suivant 
leurs  prescriptions  pour  être  assuré  de  vivre  en  état 
continuel  de  grâce. 

Mais  le  siècle  était  trop  avancé,  les  lumières  trop 
généralement  répandues,  pour  que  de  semblables 
doctrines  n'excitassent  pas  une  opposition  énergique; 
comme  le  système  de  cette  morale  pernicieuse  repo- 
sait tout  entier  sur  des  idées  dogmatiques,  dont  le 
libre  arbitre  était  la  base,  ce  fut  précisément  sur  ce 
principe  que  les  attaquèrent  leurs  ennemis.  Cette 
lutte,  la  plus  terrible  qu'eurent  à  soutenir  les  jé- 
suites, et  qui  faillit  mettre  en  question  l'existence 
même  de  la  société,  commença  assez  singulièrement. 

Au  moment  où  le  célèbre  Louis  Molina  publiait 
ses  ouvrages  sur  la  grâce,  et  divisait  les  théologiens 
de  tous  les  pays  en  deux  camps,  deux  jeunes  étu- 
diants, l'un  Hollandais,  nommé  Corneille  Jansénius, 
l'autre  Gascon,  nommé  Duverger  de  Hauranne,  sui- 


vaient les  cours  de  l'nnivorsité  de  Louvain,  alors  eh 
opposition  avec  le  jésuite  Molina.  Tous  deux  prirent 
parti  pour  les  doctrines  enseignées  dans  leur  collège, 
et  conçurent  contre  leurs  adversaires  une  haine  vio- 
lente qui  grandit  avec  les  années  et  qui  plus  tard 
devait  avoir  de  terribles  consé{[uences  pour  les  inoli- 
nistes.  Duverger  et  Jansénius  se  rendirent  à  Paris 
pour  terminer  leurs  études,  et  vinrent  ensuite  à 
Bayonne,  a])pelés  par  l'archevêque  de  cette  ville  pour 
])rendre  la  direction  d'un  collège  qu'il  y  avait  fondé. 
Jansénius  rem])lit  l'office  de  proviseur  jus(|u'à  l'âge 
de  trente-deux  ans,  et  ne  le  (]uitta  que  pour  retour- 
ner à  Louvain,  où  il  avait  été  nommé  principal  du 
collège  de  Sainte-Pulchérie.  Quelque  temps  après, 
il  se  fit  recevoir  docteur  en  théologie  ;  plus  tard  il 
occupa  la  chaire  de  professeur  d'Ecriture  sainte,  et 
en  dernier  lieu  il  fut  promu,  pour  son  grand  savoir, 
à  la  dignité  d'évèque  d'Ypres.  qu'il  ne  conserva  que 
bien  peu  d'années,  ayant  succombé  à  une  peste  qui 
éclata  dans  son  diocèse. 

Ce  fut  à  tort  que  les  molinistes  se  crurent  délivrés 
d'un  de  leurs  plus  redoutables  ennemis;  Jansénuis 
était  mort  victime  de  sa  charité  en  soignant  des 
pestiférés;  mais  son  esprit  survivait  au  corps,  ses 
ouvrages  restaient,  et  la  glorieuse  (in  de  l'auteur 
leur  donnait  une  valeur  extraordinaire. 

L'un  d'entre  eux,  le  Mars  Gallicus,  divisé  en 
quatre-vingt-dix-huit  chapitres  qui  formaient  autant 
de  satires  sanglantes  C(mtre  les  souverains,  attaquait 
de  front  la  monarchie,  dévoilait  les  crimes  des  rois  de 
France  depuis  Clovis  jusqu'à  Louis  XIII,  et  avait 
déjà  eu  un  prodigieux  retentissement  dans  toute 
l'Europe.  Mais  ce  suce" s  n'était  rien  en  comparai- 
son de  celui  qui  devait  accueillir  son  dernier  ou- 
vrage, appelé  l'Auguslus,  qui  n'avait  pas  encore  été 
imprimé.  Dans  ce  livre,  qui  était  principalement  écrit 
contre  les  jésuites,  l'auteur  développait  les  formules 
sur  la  grâce,  sur  le  péché  et  sur  la  rémission,  avec 
vigueur  et  lucidité  ;  il  y  démontrait  que  le  principe 
qui  les  régit  est  la  négation  de  la  hberté  ou  vol  nti 
humaine,  c{ue  l'âme  est  enchaînée  par  les  liens  de  la 
concupiscence  et  ne  peut  être  libre  que  par  le  se- 
cours de  la  grâce  ou  délice  spirituel,  c'est-à-dire  que 
notre  volonté  est  déterminée  à  vouloir  et  à  exécuter 
ce  que  Dieu  a  dicté.  Jansénius  faisait  également  de 
Dieu  la  source  de  la  justice,  de  la  vérité,  ou  plutôt 
il  reconnaissait  comme  Dieu  la  vérité  elle-même,  car 
elle  est  la  plus  sublime  expression  de  l'être  divin. 

Pendant  que  l'illustre  évèque  d'Ypres  composait 
l'Augustinus,  son  ami  Duverger  de  Hauranne,  qui 
était  revenu  à  Paris,  cherchait  déjà  à  réaliser  par  les 
pratiques  de  sa  vie  les  perfections  de  sa  doctrine,  et 
s'efforçait  d'en  propager  les  idées  essentielles.  Il  fit 
en  effet  adopter  ses  principes  par  un  grand  nombre 
d'ecclésiastiques,  entre  autres  par  la  Rocheposay, 
évèque  de  Poi.tiers,  qui,  voulant  absolument  l'avoir 
près  de  sa  personne,  lui  donna  un  canonicat  dans  sa 
cathédrale.  Duverger  ne  put  s'habituer  à  cette  vie  de 
paresse  et  d'oisiveté  [des  chanoines,  et  résigna  sa 
charge  pour  la  dignité  d'abbé  de  Saint-Cyran.  Bientôt 
même  il  se  détermina  à  quitter  Poitiers  pour  revenir 
à  Paris  et  se  livrer  sur  un  plus  grand  théâtre  à  son 
zèle  de  prosélytisme.  Il  se  voua  à  la  direction  des 
consciences,  et   se  fit  en  peu  de  temps  une  réputa- 


URBAIN     VIII 


eei 


tion  de  piété  et  de  savoir  iiui  lui  attira  de  nombreux 
disciples  et  d'ardents  amis  dans  les  classes  les  plus 
élevées  de  la  société;  évêques,  magistrats,  ministres 
d'Él.it,  monastères  de  religieuses,  personnages  de  la 
plus  éminente  piété,  tous  le  consultaient  et  rece- 
vaient ses  avis  avec  le  plus  profond  respect  et  une 
extrême  docilité.  Sébastien  Zamet,  évèque  de  Lan- 
gres,  conçut  même  pour  lui  une  si  grande  affection, 
qu'il  voulut  le  faire  nommer  son  coadjuteur,  dignité 
que  l'abbé  de  Saint- Cyran  refusa,  ainsi  que  le  titre 
d'évêque  de  Rayonne,  que  lui  offrit  le  cardinal-mi- 
nistre par  un  motif  d'intérêt  personnel  et  pour  se 
faire  une  créature  du  docte  ami  de  Jansénius. 

Peu  de  temps  après,  Zamet  présenta  son  protégé 
à  la  célèbre  mère  Agnès  Arnaud,  abbesse  de  Port- 
Royal,  et  à  la  sœur  d'.\gnès,  nommée  mère  Angéli- 
que, abbesse  du  couvent  du  Saint- Sacrement,  agrégé 
à  cette  abbaye,  et  qui  fut  plus  tard  supprimé  par 
ordre  du  roi;  ce  qui  obligea  les  saintes  filles  à  se 
réunir  aux  religieuses  de  Port-Royal. 

Cette  pieuse  demeure  obtint  ensuite,  grâce  aux 
sollicitations  des  amis  del'évêquedeLangres,  le  privi- 
lège d'être  consacrée  à  une  agrégation  de  moines  et  de 
religieuses  sous  la  direction  d'une  abbesse.  Duverger 
da  Hauranne,  nommé  directeur  de  la  communauté, 
put  alors  mettre.à  exécution  les  projets  qu'il  méditait 
.  et  attaquer  les  infâmes  doctrines  des  jésuites.  Ceux-ci, 
furieux  de  se  voir  démasqués,  lancèrent  des  libelles 
contre  l'abbé  de  Saint-Cyran,  excitèrent  la  haine 
jalouse  du  cardinal-ministre  contre  lui,  poussèrent 
l'audace  jusqu'à  l'accuser  d'hérésie,  et  obtinrent 
qu'on  le  renfermât  dans  le  donjon  de  Vincennes. 

Laubardemont,  le  même  qui  avait  figuré  dans 
l'affaire  d'Urbain  Grandier,  se  trouva  chargé  d'in- 
struire ce  nouveau  procès  et  de  faire  prononcer  un.' 
condamnation.  • 

Ce  fut  à  ce  moment  qu'on  apprit  en  France  la 
mort  de  Jansénius  et  l'apparition  de  l'Augustinus. 
Néanmoins  l'attention  ne  se  porta  pas  immédiatement 
sur  cet  ouvrage,  les  esprits  étaient  beaucoup  trop 
préoccupés  des  entreprises  du  cardinal-ministre  con- 
tre la  papauté.  Richelieu  venait  de  faire  rendre  par 
le  Parlement  un  arrêt  portant  défense  de  soumettre 
au  nonce  apostolique  les  informations  pour  les  sujets 
nommés  aux  bénétices  consistcriaux;  en  même  temps 
il  avait  déclaré  nul  l'enregistrement  de  quelques  brefs 
que  le  parlement  de  Bourgogne  avait  promulgués  de 
son  propre  mouvement  ;  en  outre  il  avait  fait  publier, 
sous  le  nom  des  deux  frères  Dupuy,  un  ouvrage 
intitulé  :  «  Des  droits  et  des  libertés  de  l'Eglise 
gallicane;  "  enfin  les  jésuites,  toujours  sous  son 
inspiration,  avaient  fait  paraître  des  écrits  remplis 
d'attaques  directes  contre  la  papauté,  et  où  les  bons 
Pères  essayaient  de  prouver  que  la  création  d'un 
patriarche  en  France  n'avait  rien  de  schismatique,  et 
que  le  consentement  de  Rome  n'était  pas  plus  né- 
cess:iire  qu'il  ne  l'avait  été  lors  de  l'établissement 
des  patriarches  d'Alexandrie,  de  Jérusalem  et  de 
Constantinople. 

Urbain  VIII  se  montra  extrêmement  offensé  de 
l'ouvrage  des  jésuites  français;  il  le  déféra  à  rinijui- 
sition  de  Rome,  et  le  fit  condamner  comme  renlér- 
mant  des  maximes  pernicieuses,  contraires  à  l'ordre 
hiérarchique  et  à  la  juridiction  de  l'Ëgiise.  Quoique 


le  saint-père  sût  bien  d'où  partait  le  coup,  il  n'o-a 
pas  frapper  le  vrai  cou))able  cl  dissimula  son  ressen- 
timent; il  fit  plus  encore,  il  envoya  prier  le  maié- 
clial  d'Estrées  de  revenir  à  Rome,  et  obligea  son 
neveu,  celui  qui  avait  empoisonné  la  belle-fille  de 
l'ambassadeur,  à  se  rendre  à  sa  rencontre,  en  signe 
de  repentir  pour  ce  qui  s'était  passé;  il  avança  même 
la  promotion  de  deux  cardinaux  pour  donner  le  cha- 
peau au  nonce  Mazarin,  et  témoigna  ainsi  de  son  em- 
pressement à  satisfaire  au  désir  de  Ricbelieu. 

La  cause  de  cet  excès  de  condescendance  pour  le 
ministre  français  provenait  simplement  de  ce  que 
Sa  Sainteté  voulait  obtenir  la  condamnation  de  l'Au- 
gustinus de  Jansénius  en  France.  Mais  il  n'était  plus 
au  pouvoir  d'un  homme  d'empêcher  la  propagation 
d'un  ouvrage  qui  avait  produit  une  sensation  profonde 
et  universelle  ;  les  théologiens  de  Paris  s'étaient  ap- 
pliqués à  l'étude  de  l'.Augustinus  de  l'évêque  d'Ypres, 
et  l'avaient  commenté  de  toutes  manières;  les  jé- 
suites s'étaient  rangés  du  côté  du  pape  et  avaient 
attaqiJé  l'ennemi  commun.  Dans  toute  l'Europe  le 
clergé  se  trouvait  partagé  en  deux  camps  ;  on  n'en- 
tendait plus  parler  que  de  grâce  el'ficace  et  de  grâce 
suffisante  ;  et  les  noms  de  jansénistes  et  de  moli- 
nistes,  que  se  donnèrent  les  deux  partis,  devinrent 
aussi  fameux  que  l'avaient  été  autrefois  en  Italie 
ceux  de  guelfes  et  de  gibelins. 

Urbain  MIT,  instruit  par  l'expérience  des  derniers 
siècles  que  toutes  les  disfussions  religieuses  étaient 
funestes  à  la  papauté,  voulut  les  arrêter  en  publiant 
un  bref  qui  interdisait  la  lecture  de  l'Augustinus  ; 
mais  cette  défense  ne  fit  qu'accroître  la  curiosité  gé- 
nérale, et  le  livre  fut  traduit  dans  toutes  les  langues 
et  se  répandit  avec  une   etTrayante  rapidité. 

Au  milieu  de  ces  disputes,  le  cardinal  de  Richelieu 
mourut,  et  l'abbé  de  Saint-Cyran,  rendu  à  la  li- 
berté, put  se  mettre  à  la  tête  des  religieux  de  Port- 
Royal,  et  donner  un  nouvel  élan  à  la  guerre  théolo- 
gique engagée  en  France. 

Quant  au  pape ,  voyant  ses  efforts  impuissants 
pour  assoupir  ces  querelles,  il  prit  le  parti  de  ne  plus 
s'en -inquiéter  et  d'apporter  tous  ses  soins  à  la  guerre 
plus  sérieuse  qui  venait  d'éclater  entre  le  saint- 
siége  et  le  duc  Odoardo  Farnèse.  Il  procéda  comme 
avaient  l'habitude  de  faire  les  pontifes,  il  excommu- 
nia le  duc  de  Parme,  lança  contre  lui  les  foudres  du 
Vatican,  le  déclara  déchu  de  tous  ses  droits  sur  ses 
États,  et  releva  ses  sujets  des  serments  qu'ils  lui 
avaient  prêtés  comme  à  leur  souverain  légitime. 
Gomme  les  bulles  d'anathèmes  étaient  tombées  dans 
un  très-grand  discrédit,  depuis  surtout  que  Sa  Sain- 
teté en  avait  fulminé  contre  les  catholiipies  espagnols 
qui  mâchaient  du  tabac,  qui  en  prenaient  en  poudie 
ou  qui  en  fumaient  dans  les  églises,  et  comme  Ur- 
bain était  plus  que  personne  à  même  de  reconnaître 
leur  inefficacité  dans  les  choses  de  ce  monde,  il  eut 
soin  d'a]ipuyer.  son  excommunication  d'une  forte 
armée,  qui  prit  la  route  de  Parme.  En  vain  les  am- 
bassadeurs des  puissances  étrangères  voulurent  in- 
tervenir et  réconcilier  les  deux  ennemis,  le  souve- 
rain pontife  refusa  d'adhérer  à  aucune  proposition 
de  paix,  et  répondit  "  qu'il  n'y  avait  aucune  pacifi- 
cation possible  entre  le  seigneur  et  son  vassal, (ju'il 
voulait  punir  le  duc,  qu'il  avait  de  l'argent,  du  cou- 


668 


HISTOIRE    DES     PAPES 


rago.  dos  troupes,  pt  qu'avec  cela  Dieu,  lo  Saint-Es- 
pril  et  lo  monde  seraient  pour  lui  !  » 

Cependant  Urbain  était  dans  l'erreur,  car  les 
princes  italiens,  jaloux  des  açrrandissements  de  l'Efat 
romain,  ne  voulurent  pas  laisser  le  pontife  s'empa- 
rer du  duché  de  Parme,  comme  il  avait  fait  des  pro- 
vinces d'Urhino  et  de  Ferrare.  Les  ducs  d'EsIc,  les 
princes  de  la  famille  des  Médicis  et  les  ^'l'nitiens 
formèrent  une  ligue,  et  vinrent  camper  dans^le  INIo- 
dcnais  pour  fermer  le  passage  aux  troupes  du  pape. 
Odoardo  Farnèso,  voyant  qiu'  l'Ilalie  s'était  déclarée 
en  sa  faveur,  en  devint  ]ilus  hardi,  et  il  résolut  de 
tenter  quelque  coup  d'i'clat  qui  terminât  immétliale- 
ment  la  guerre.  A  la  tôle  seulement  do  trois  nulle 
cavaliers,  sans  artillerie  et  sans  infanterie,  il  tourna 
l'armée  du  pontife,  qui  avait  pris  ses  quartiers  d'hi- 
ver aux  environs  de  Ferrare;  il  fit  une  irruption  dans 
les  Etats  de  l'Eglise,  sans  être  arrêté  ni  par  le  fort 
Urbino,  sur  lequel  comptait  grandement  Sa  Sainteté, 
ni  par  la  milice  du  saiiit-siége,  qui,  au  lieu  de  com- 
battre, se  renferma  dans  Bologne,  et  il  arriva  jus- 
qu'aux portes  de  Rome,  ayant  reçu  sur  son  passage 
la  soumission  des  villes  d'Imola,  de  Faenza,  de 
Lali,  de  Gastiglione,  de  Lago,  de  Ciltà  del  Pieve. 
Mais  là,  soit  (|u"il  eût  été  effrayé  de  sa  )iropre  au- 
dace, soit  qu'il  fût  sous  l'empire  de  considérations  re- 
ligieuses, au  lieu  d'attaquer  la  ville  sainte,  qui  était 
dégarnie  de  troupes  et  qu  il  eût  certainement  em- 
portée au  premier  assaut,  il  entama  des  négociations. 

Le  rusé  pontife  lit  liabileinent  traîner  les  pourpar- 
lers, gagna  du  temps,  recruta  de  nouvelles  troupes, 
et  quand  il  fut  en  état  de  tenir  la  campagne,  il 
rompit  les  conférences,  força  le  duc  à  battre  en  re- 
traite, et  chargea  le  cardinal  Antonio  de  reprendre 
l'offensive  à  la  tète  d'une  nouvelle  armée  de  trente 
mille  hommes  d'infanterie  et  de  six  mille  chevaux. 
D'abord  le  succès  répondit  à  son  attente  ;  les  troupes 
d'Urbain  chassèrent  devant  elles  les  ^'énitiens,  les 
ducs  de  Ferrare  et  de  Modène,  pénétrèrent  dans  le 
Modénais  et  jusque  dans  la  Polésine  et  le  duché  de 
Rovigo.  Cependant  aucun  des  alliés  du  duc  de  Parme 
ne  vint  faire  sa  soumission  au  saint-siége  ;  tous  con- 
tiuuèrent  à  se   défendre  mollement,   et  semblèrent 


n'avoir  d'autre  but  que  de  faire  traîner  la  guerre  en 
longueur,  en  attendant  qu'une  crise  liuancière  leur 
donnât  la  victoire  sans  combattre. 

Or,  le  pape,  qui  savait  parfaitement  que  son  tré- 
sor était  à  sec,  ses  ressources  épuisées  et  son  crédit 
perdu,  voyait  avec  rage  s'apjirocher  le  moment  où 
ses  troupes,  faute  do  solde,  se  débanderaient,  le 
laisseraient  à  la  merci  des  ennemis,  si  même  elles 
ne  renforçaient  pas  leurs  rangs.  Il  écrivit  à  ses  gé- 
néraux qu'ils  eussent  à  livrer  une  bataille  décisive  ; 
il  leur  envoya  courrier  sur  courrier  pour  les  activer 
et  les  goiu-raander  de  leur  indolence.  Néanmoins 
toute  cette  grande  impatience  n'aboutit  qu'à  faire 
commettre  des  imprudences  aux  chefs  de  l'armée 
papale  ;  car  ceux-ci,  pour  obéir  aux  ordres  du  saint- 
père,  engagèrent  plusieurs  escarmouches  dans  des 
endioils  très-périlleux  et  se  firent  battre  par  les  Vé- 
nitiens. Dans  l'une  d'elles,  le  cardinal  Antonio  fail- 
lit tomber  lui-même  au  pouvoir  des  ennemis,  et  ne 
(lui  son  salut  ([u'à  la  vitesse  de  sou  cheval. 

Enfin  arriva  le  moment  critique,  celui  de  la  solde 
des  troupes.  Sa  Sainteté  n'ayant  pas  de  quoi  satis- 
faire aux  exigences  de  sa  position,  fut  obligée  de  s'a- 
dresser aux  ambassadeurs  de  la  régente  de  France, 
et  de  les  prier  de  négocier  sa  paix  avec  les  autres 
États  d'Italie.  Ceux-ci  ne  voulurent  à  leur  tour  écou- 
ter aucune  proposition,  avant  que  le  pape  eût  relové 
le  duc  de  Parme  des  sentences  d'excommunication 
lancées  contre  lui  et  ne  lui  eût  rendu  la  ville  de 
Castro,  ce  qu'il  fallut  bien  accepter.  Urbain  ressentit 
une  si  cruelle  humiliation  d'en  être  réduit  à  cette  ex- 
trémité, qu'au  moment  de  signer  le  traité  il  tomba 
en  faiblesse. 

Dès  ce  moment  sa  santé  devint  languissante; 
toute  son  énergie  morale  sembla  l'abandonner  ;  on 
ne  l'entendit  plus  que  pleurer  et  gémir,  en  deman- 
dant au  ciel  de  le  venger  des  princes  impies  qui 
l'avaient  contraint  à  faire  la  paix  ;  et  le  29  juillet  16i4 
il  rendit  le  dernier  soupir,  en  blasphémant  le  nom 
de  Dieu,  et  en  confondant  dans  les  mêmes  malédic- 
tions le  doge  de  Venise,  les  ducs  de  Parme,  de  Mo- 
dène et  de  Toscane,  les  Français  et  les  Espagnols, 
les  protestants  et  les  catholiques  1 


'W'-"^^'^^'"  'W 


finp  MlUrel,Pani. 


INNOCENT    X 


6e3 


Élection  d'Innocent  X.  —  Caractère  du  pontife.  —  Sa  belle-sœur  Olimpia  gouverne  l'Eglise.  —  Le  pape  fait  rendre  gorge  aux 
Barberini.  —  Ceux-ci  se  réfugient  en  France  sous  la  protection  de  Mazarin.  —  Mariage  du  neveu  de  Sa  Sainteté  avec  la  jeune 
Olimpia  .\ldobrandina,  la  plus  riche  héritière  de  Rome.  —  Débauches  et  incestes  du  pape  avec  les  deux  Olimpia.  —  Querelles 
scandaleuses  entre  ces  deux  femmes.  —  Rétablissement  des  Barberini.  —  Guene  d'Italie  entre  la  France  et  l'Espagne. — Ré- 
volution à  Naples.  —  Histoire  du  pécheur  Mazaniello.  —  Le  duc  de  Guise  fait  une  tentative  pour  s'emparer  de  la  couronne  de 
Kaples.  —  Innocent  X  refuse  de  reconnaître  Jean  IV  comme  roi  de  Porlugal.  —  Le  pape  proteste  contre  la  paix  de  AVestphalie. 
—  Tyrannie  de  Charles  I'',  roi  d'Angleterre.  —  Les  puritains  et  les  épiscopaux.  —  Liturgie  de  Guillaume  Lawd.  —  Révolte 
des  Écossais  contre  l'autorité  royale. —  Charles  I"  veut  exterminer  tous  ses  sujets  rebelles.  —  Les  presbytériens  anglais  pren- 
nent les  armes.  —  Le  comte  de  StrafTord  rétablit  les  affaires  du  roi.  —  Commencements  du  long  parlement.  —  Bill  d'attain- 
der.  —  Supplice,  du  comte  de  Strafford.  —  Massacres  des  protestants  irlandais.  —  Guerre  entre  la  nation  et  le  roi.  —  Les  ré- 
publicains triomphent  des  royalistes.  —  Olivier  Cromwell  fait  égorger  les  niveleurs.  —  Justice  du  peuple.  —  Supplice  de  Char- 
les I".  —  Le  pape  adopte  pour  cardinal-neveu  Camille  Aslalli,  quidevient  son  mignon.  ^—  Division  dans  la  famille  papale.  — 
Les  molinistes  et  les  jansénistes.  —  Port-Royal  et  ses  solitaires.  —  Les  cinq  proposi'.ions.  —  Fanatisme  de  Vincent  de  Paule. — 
Il  persécute  avec  fureur  les  jansénistes.  —  Innocent  X  refuse  de  se  mêler  des  querelles  théologiques  sur  la  grâce.  —  Charles 
Stuart,  fils  de  Charles  I",  essaye  de  remonter  sur  le  trône  à  la  faveur  des  guerres  civiles.  —  Il  est  vaincu  par  Cromwell.  — 
République  anglaise.  —  Cromwell  s'empare  du  pouvoir  souverain  et  règne  sous  le  nom  de  Protecteur.  —  Mort  d'inn  cent  X. 


Les  dépouilles  mortelles  d'Urbain  VIII  étaient  à 
])eine  ensevelies  que  les  Barberini  introduisaient  des 
troupes  dans  Rome,  alin  de  dominer  les  élections 
nouvelles  et  de  pouvoir  élever  au  pontificat  le  car- 
dinal Sacchetti,  leur  créature  ;  mais  ils  s'aperçurent 
bientôt  que  leur  candidat,  repoussé  par  les  factions 
de  France,  d'Allemagne,  d'Espagne  et  d'Italie,  n'a- 
vait aucune  chance  de  réussir  ;  alors  ils  se  réunirent 
aux  Médicis  pour  briguer  le  saint-siége  en  faveur  du 
cardinal  Firenzola,  profès  de  l'ordre  de  Saint-Doiui- 
uique.  Cette  fois  encore  ils  furent  obligés  d'aban- 
donner leur  nouveau  candidat,  le  parti  des  Français 
s'opposant  vivement  à  ce  qu'on  procédât  à  celte 
«•xaltation,  parce  (jiie  Firenzola  était  l'ennemi  déclaré 
du  cardinal  iNIazarin,  c[ui  avait  succédé  à  Richelieu 
dans  la  charge  de  ministre  du  roi.  De  dépit,  les 
Barberini  et  les  Médicis  se  rangèrent  du  côté  des 
Espas,'nols  et  apportèrent  la  majorité  au  cardinal 
Pamfili,  qui  fut  proclamé  souverain  pontife  sous  le 
nom  d'Innocent  X.  ' 


Le  saint-père  était  Romain  de  naissance  et  d'une 
ancienne  famille.  II  avait  été  successivement  avocat, 
consistorial,  auditeur  de  la  rote,  nonce  à  Naples,  da- 
taire  dans  les  légations  de  France  et  d'Espagne,  et 
enfin  cardinal  ;  son  caractère  était  celui  de  la  plupart 
des  prêtres,  dissimulé,  vindicatif,  cruel,  audacieux 
dans  le  succès,  timide  dans  le  danger  et  implacable 
dans  sa  vengeance;  son  visage  était  hideux  et  dilïorme, 
son  esprit  digne  de  son  extérieur. 

A  l'avènement  d'Innocent  X  sur  le  saint-siége,  la 
])olitique  de  la  cour  de  Rome  se  modifia  singulière- 
ment, non  par  le  fait  du  pape,  mais  par  la  direction 
qu'imprima  aux.  affaires  sa  belle-sœur .  la  veuve 
dona  Olimpia  Maldachini  de  \'iterbe,  qui  entretenait 
avec  lui  des  relations  incestueuses,  et  si  publique- 
ment, qu'on  la  désignait  sous  le  nom  de  papesse. 
Par  la  volonté  de  celte  courtisane  éhontée,  les  Médi- 
cis et  les  cardinaux  de  la  faction  espagnole  furent  mis 
en  possession  de  toutes  les  cliarges  importantes  et 
iuvestis  des  plus  hautes  dignités  de  l'Eglise  :  ce  qui  lit 


Dona  Olimpia  Ualdachini  de  Viterbe,  la_beUe  maiiresie  du  pape  Imiocent  X 


INNOCENT    X 


665 


Charles  1",  roi  d'Angleterre,  traître  et  Icloii 


perdre  au  parti  français  la  prépondérance  dont  il  avait 
joui  sous  le  dernier  règne. 

Quant  aux  Barbcrini,  on  les  ménagea  moins  en- 
core ;  sous  le  prétexte  de  leur  faire  rendre  compte  de 
leur  administration  financière  pendant  la  guerre  de 
Castro,  on  les  accusa  de  concussion,  d'empiétement 
sur  la  justice  et  de  vol  des  deniers  publics.  Ceux-ci 
Toyanl  qu'on  en  voulait  à  leurs  richesses,  cliercliè- 
rent  à  les  sauver  en  les  mettant  sous  la  protection  de 
la  France;  et  comme  le  cardinal  Mazarin  était  mé- 
content de  la  cour  de  Rome,  il  fit  signifier  à  Sa  Sain- 
teté par  son  ambassadeur  que  la  régente  prenait  les 
Barberini  sous  sa  sauvegarde  et  qu'elle  les  attachait 
à  la  couronne.  A  son  tour,  le  pape  déclara  ([u'il  prê- 
terait main  forte  à  la  justice,  et  qu'il  u'abandonne- 
II 


rait  point  ses  droits,  lors  même  ipie  les  armées  du 
roi  très-chrétien  seraient  sous  les  murailles  de 
Rome,  .\ntonio  Barberino.  ijui,  étant  le  riche  de  la 
famille,  se  trouvait  le  plus  exposé,  prit  immédiate- 
ment la  fuite  et  se  retira  en  France,  où  quelques 
mois  plus  lard  il  fut  rejoint  par  Francesco,  son 
frère,  et  par  Thadeo,  son  neveu. 

Pendant  ([ue.  d'une  part  l'ingrat  pontife  poursui- 
vait les  neveux  d'Urbain  ^'III,  auquel  il  devait  son 
élévation  sur  la  chaire  de  saint  Pierre,  d'autre  part, 
au  mépris  des  traités  conclus  par  son  prédécesseur, 
il  recommençait  la  guerre  contre  le  duc  de  Parme, 
faisait  saccager  la  ville  de  Castro,  ordonnait  à  ses 
généraux  d'en  raser  les  murailles  jus(ju'à  fleur  du  sol; 
et  sur  les  ruines  fumantes  de  cette  magnifi((ue  cité  il 

172 


666 


HISTOIRE     DES     PAl'ES 


faisait  orisior  une  colonno  portant  celte  inscription 
barbare  :  >■  Ici  fui  ("astro.  '> 

Après  avoir  accompli  la  ruine  des  liirherini,  le 
nouveau  pontife  s'occupa  de  l'élévation  de  sa  propre 
fuiuille.  Déjà  son  incestueuse  maîtresse,  dona  Olim- 
pia.  était  ]-.arvenue  à  un  si  liant  deçrré  de  pni^sanci', 
(juo  les  ainliassadonrs  qui  venaient  à  Home  .commen- 
çaient par  lui  rendre  visite  avant  de  se  présenter  an 
^'alican.  Les  cardinaux  avaient  son  portrait  snsiiendu 
dans  leurs  appartements  à  côté  de  celui  d'Innocent, 
comme  témoignage  de  leur  déférence  pour  la  favo- 
rite, et  les.cours  étrangères  achetaient  ouvertement 
sa  protection  par  des  présents  ou  ]iar  des  ])ensions. 
Les  solliciteurs  de  places  cherchaient  également  à 
l'intéresser  en  leur  fuveur  par  les  mêmes  moyens,  si 
bien  que  de  tonteB  jiarts  les  richesses  affluèrent  avec 
une  telle  abondance  dans  ses  coft'res,  qu'en  peu  de 
temps  elle  put  faire  de«  acquisitions  de  palais  et  de 
terres  immenses.  Le  saint-père  songea  ensuite  à 
l'établissement  des  enfants  de  sa  chère  Olirapia  ;  il 
maria  l'aince  de  ses  filles  à  un  Ludoviso,  et  la  se- 
conde à  un  Giusliniani.  Quant  à  son  bâtard, 
don  Camillo,  jeune  homme  d'une  incapacité  notoire, 
(|u'il  avait  jugé  capable  tout  au  plus  de  faire  un  car- 
dinal, l'occasion  d'un  lirillant  mariage  s'étant  offerte 
pour  lui,  il  le  releva  de  ses  voeux  et  lui  fit  épouser 
dona  Olimpia  Aldobrandina.  la  plus  riche  veuve  de 
Rome,  femme  jeune,  belle,  remplie  de  grâce  et  d'es- 
piit.  mais  qui  joignait  en  même  temps  à  ces  bril- 
lantes qualités  un  amour  ardent  de  domination. 

Dès  qu'elle  fut  installée  dans  le  palais  pontifical, 
la  jeune  dona  Olimpia  chercha  à  supplanter  s:i  belle- 
mère  en  lui  disputant  le  prix  de  l'inceste.  D'af- 
freuses querelles  de  jalousie  éclatèrent  entre  oes 
deux  femmes,  et  furent  poussées  si  loin,  que  pour 
arrêter  le  scandale,  8a  Sainteté  fut  obligée  de  se  sé- 
parer momentanément  de  sa  nouvelle  maîtresse. 
Néanmoins  la  disgrâce  de  la  jeune  Ohmpia  dura  peu; 
le  pape  la  rappela  lui-même  au  Vatican,  et  parut  lui 
accorder  une  préférence  marquée  sur  sa  belle-sœur. 
Les  dissensions  intestines  devinrent  alors  plus  vio- 
lentes que  jamais,  et  par  suite  des  reproches  que 
s'adressaient  les  deux  rivales  au  milieu  du  Corso, 
qui  est  la  promenade  aristocratique  de  Rome,  toute 
a  ville  connut  les  scandaleuses  orgies  d'Innocent  X 
et  les  mystères  des  jardins  du  palais  de  Latran. 

Cette  fausse  position  du  saint-père  influa  naturel- 
lement sur  son  caractère;  il  devint  versatile,  capri- 
cieux, obstiné,  insupportable  à  lui-même  et  aux 
autres  ;  placé  entre  deux  maîtresses  également  ambi- 
tieuses, également  exigeantes,  et  n'osant  rompre  avec 
aucune,  il  était  contraint  d'obéir  à  leurs  ordres;  et 
comme  toutes  deux  prenaient  plaisir  à  se  contrarier, 
il  arrivait  que  le  soir  Sa  Sainteté  défendait  ce  qu'elle 
avait  autorisé  le  matin.  Ainsi,  après  avoir  poursuivi 
les  Barberini  avec  une  extrême  violence,  à  l'instiga- 
tion de  sa  belle-sœur.  Innocent  X,  cédant  aux  solli- 
"citations  de  sa  nièce,  changea  tout  à  coup  de  conduite 
à  leur  égard,  fit  cesser  les  procédures  entamées  contre 
le  cardinal  Antonio,  rappela  tous  les  membres  de 
cette  famille  à  Rome,  les  rétablit  dans  leurs  biens  et 
dignités,  et  donna  même  une  de  ses  nièces  en  ma- 
riage à  Maffeo  Barberino,  prince  de  Palestrine.  Il  est 
vrai  que    les  succès  des  Français  en  Italie  avaient 


contribué  à  l'aire  prendre  au  saint -père  cette  déter- 
mination iavorable  aux  protégés  du  cardinal  Maza- 
rin,  pour  s'en  faire  des  auxiliaires  de  sa  politique. 

Un  autre  événement ,  jusqu'alors  sans  exemple 
dans  les  annales  de  l'Italie,  venait  de  montrer  à  In- 
nocent qu'il  était  plus  sûr  pour  lui  de  se  rattacher  à 
la  France  que  de  suivre  la  puissance  esjaLfnole  dans 
sa  décadence.  Cet  événement  était  la  mémorable  ré- 
volution de  Naples,  dirigée  par  un  simple  pêcheur 
des  lagunes,  nommé  Mazaniello. 

Le  vice  roi  Ponce  de  Léon,  duc  d'Arcos,  qui  com- 
mandait pour  Philippe  I\',  fut  chassé  de  son  palais 
par  une  poignée  de  mécontents,  et  obligé  de  se  sau- 
ver au  château  Neuf,  l'une  des  jirincipales  forte- 
resses de  la  cité.  En  vain  le  vice-roi  essaya  d'apaiser 
la  révolte  en  promettant  aux  insurgés  la  suppression 
de  tous  les  impôts,  Mazaniello,  qui  était  le  chef  de 
la  révolte,  ne  voulut  écouter  aucune  proposition 
d'accommodement  avant  que  le  duc  d'Arcos  lui  eiit 
fiit  remet  Ire  l'original  des  privilèges  accordés  par 
Charles-tjuinl  à  la  ville  de  Naples;  ensuite  le  jeune 
pêcheur  se  rendit  auprès  du  vice-roi,  à  la  tête  d'une 
magnifique  cavalcade  et  revêtu  d'un  habit  de  brocart, 
pour  négocier  un  traité,  dans  lequel  il  intervint 
comme  chef  du  peuple,  corrigeant  et  modifiant  les 
articles,  sans  que  personne  osât  le  contredire.  Ma- 
zaniello arrêta  qu'il  y  aurait  à  l'avenir  égalité  absolue 
de  droits  politiques  pour  tous  les  citoyens;  il  sup- 
prima les  taxes  et  les  impôts;  il  exigea  qu'on  procla- 
mât amnistie  générale  pour  tous  ceux  qui  avaient  pris 
part  à  la  révolte,  et  ^stipula  que  les  Napolitains  res- 
teraient armés  jusqu'à  la  ratification  du  traité  par 
Sa  Majesté  Philippe  lY. 

Quand  toutes  ces  conventions  eurent  été  signées 
par  le  duc  d'Arcos,  le  pêcheur  convoqua  le  peuple 
sur  la  grande  place  de  Naples,  et  annonça  sa  résolu- 
tion d'abdiquei'  cette  dictature  temporaire  dont  il  avait 
été  investi,  pour  retourner  à  sa  cabane  ;  cinquante 
mille  voix  s'élevèrent  alors  pour  le  suppher  de  con- 
server l'autorité  souveraine  jusqu'à  l'entière  exécu- 
tion du  traité.  Ponce  de  Léon  feignit  de  partager  les 
sentiments  de  la  foule,  fit  prier  le  pêcheur  des  la- 
gunes de  garder  le  oommandement  de  la  ville,  et  l'in- 
vita à  un  somptueux  banquet  qu'il  donnait  dans  son 
palais  en  signe  de  réjouissance.  Au  sortir  de  ce  repas, 
l'infortuné  Mazaniello  se  sentit  atteint  d'une  fièvre 
étrange  qui  se  manifesta  par  des  accès  de  délire  et 
de  véritable  démence;  le  traître  Espagnol  n'osant 
pas  se  défaire  ouvertement  de  son  ennemi,  lui  avait 
fait  administrer  du  poison.  Et  comme  si  ce  n'eût  pas 
été  assez  de  ce  premier  crime,  l'infâme  duc,  trouvant 
que  le  malade  ne  mourait  pas  assez  vite,  envoya  pen- 
dant la  nuit  quatre  gentilshommes  dans  la  cabane  de 
Mazaniello  pour  l'égorger.  Un  des  assassins  lui  coupa 
la  tête,  la  prit  par  les  cheveux  et  la  porta  toute  san- 
glante au  vice-roi,  qui  la  fit  jeter  dans  les  fossés  de 
la  ville.  Trahison  et  scélératesse,  vengeance  de  noble! 

Au  matin,  le  bruit  de  la  mort  du  pêcheur  se  .ré- 
pandit dans  Naples  et  excita  un  soulèvement  géné- 
ral; quatre-vingt  mille  citoyens  se  pressèrent  sur  la 
place  publique  et  crièrent  vengeance  ;  le  cadavre  fut 
porté  en  triomphe  dans  toutes  les  rues,  la  tète  ayant 
été  rattachée  au  tronc;  Mazaniello  fut  encore  cou- 
vert d'un  manteau  royal,  et  son  front   ceint  d'une 


INNOCENT     X 


667 


couronne  lie  lauriers;  tous,  hommes  et  femnie5,  vin- 
rent eu  foule  pour  toucher  avec  des  cliupelets  le  corps  ^ 
du  martyr,  et  cette  manifestation  fut  si  universelle, 
<(ue  le  duc  d'Arcos  ne  put  se  dispenser  d'envoyer  ses 
pages  et  tous  les  officiers  de  sa  maison  au  convoi  de 
la  victime.  Hypocrisie  et  lâcheté  ! 

Ce  premier  moment  d'exaspération  passé,  les 
choses  reprirent  leur  train  accoutumé;  le  vice-roi, 
débarrassé  du  chef  de  l'insurrection,  ne  songea  plus 
qu'à  punir  les  rebelles  et  nonàrciajdir  ses  promesses. 
Gependaut  tout  danger  n'était  pas  encore  passé;  le 
bruit  de  cette  révolution  s'était  rapidement  répandu 
à  Rome,  et  le  pontife,  entrevoyant  la  possibilité  d'ar- 
racher à  l'Kspagne  les  royaumes  de  Napies  et  de 
Sicile  en  favorisant  les  troubles,  avait  décidé  le  jeune 
duc  de  (juise,  qui  se  trouvait  alors  auprès  de  lui,  à 
se  jeter  dans  Napies  pour  se  mettre  à  la  tète  des  ré- 
voltés. Le  jeune  prince,  séduit  par  l'appât  d'une  cou- 
ronne, obéit  au  saint  père,  s'emijarqua  sur  une  sim- 
ple felouque,  passa  témérairement  au  milieu  de 
l'armée  navale  de  don  Juan,  débarqua  sur  les  lagunes, 
et  fit  son  entrée  dans  la  ville  escorté  par  les  anciens 
amis  de  l'infortuné  Mazaniello.  Les  Espagnols  furent 
encore  une  fois  chassés  de  Napies  et  obligés  de  se 
réfugier  dans  les  forteresses  ou  sur  leurs  vaisseaux  ; 
mais  le  triomplie  du  duc  de  Guise  fut  de  courte 
durée.  Quelques  aventures  galantes  indisposèrent 
gravement  plusieurs  nobles  contre  lui ,  et  un  jour 
qu'il  était  sorti  à  la  tête  des  troupes  pour  faciliter 
l'entrée  d'un  convoi,  ceux-ci  livrèrent  la  ville  au  vice- 
roi.  Ses  efforts  pour  la  reprendre  furent  inutiles  et 
n'aboutirent  qu'à  le  faire  tomber  au  ]ioiivoir  des  Es- 
pagnols. Le  grand  Coudé,  qui  servait  alors  dans  les 
rangs  des  ennemis  de  la  France,  demanda  et  obtint 
la  liberté  de  Henri  de  Guise,  sous  la  condition  qu'il 
fomenterait  des  divisions  dans  le  royaume  et  qu'il 
se  rangerait  franchement  du  parti  de  la  maison  d'Au- 
triche. Le  duc  promit  tout  ce  qu'on  voulut;  mais  les 
mauvais  traitements  qu'il  avait  éprouvés  à  Madrid 
pendant  sa  captivité  avaient  laissé  dans  son  cœur 
trop  de  ressentiment  pour  qu'il  songeât  à  tenir  les 
serments  qu'il  avait  faits  pour  recouvrer  sa  libellé; 
au  lieu  de  rentrer  en  France,  il  passa  de  nouveau  en 
Italie,  afin  de  solliciter  d'Innocent  X  l'autorisation  de 
divorcer  d'avec  la  comtesse  de  Bossu,  sa  femme,  et 
d'épouser  Aille  de  Pons,  une  de  ses  maîtresses; 
et  en  outre,  pour  obtenir  des  secours  en  hommes  et 
en  argent,  qui  lui  permissent  de  tenter  un  nouveau 
coup  de  main  sur  Napies. 

Malheureusement  p(jur  k^  jeune  duc,  d'autres  évé- 
nements d'une  extrême  importance  occupaient  toute 
l'attention  du  pontife  et  l'empêchaient  de  songer  à 
ses  affaires  :  Jean  IV,  duc  de  Bragance,  venait  de 
s'em|iarer  du  trône  de  Portugal  et  de  proclamer  i'in- 
dépeudancc  de  ce  royaume  de  la  couronne  d'Espa- 
gne, à  la  faveur  d'une  révolution  qui  s'était  accomplie 
en  Europe,  dans  toutes  les  colonies,  aux  îles  de 
Madère  et  des  Açores,  dans  les  places  de  Tanger  et 
de  Caraciie,  dans  les'  royaumes  du  Congo  et  d'An- 
gola, en  Ethiopie,  dans  la  (iuinée,  dans  l'Inde  et 
jusque  dans  ro]iulente  ville  de  Macao,  située  aux 
contins  de  la  Cliine.  Toutes  les  puissances  de  l'Eu- 
rope avaient  reconnu  le  nouveau  souverain,  excepté 
les  princes  de  la  maison  d'Autriche  et  le  roi  d'Espagne. 


Malgré  cet  accord  unanime  des  Portugais  pour 
secouer  le  joug  odieux  de  Philippe  iV,  et  l'entluiu- 
siasine  ([ui  avait  accueilli  son  avènement  à  la  cou- 
ninne,  Jean  IV,  qui  connaissait  h;  caractère  super- 
stitieux de  sa  nation,  et  redoutait  un  changement 
dans  les  idées,  tant  que  la  cour  de  Rome  n'aurait  pas 
ratifié  son  élection,  employait  tous  ses  efforts  pour 
mettre  le  pape  dans  ses  intérêts  et  le  déterminer  à 
le  reconnaître  olliciellemcnt  comme  roi  de  Portugal. 
Ainsi,  à  l'exemple  de  Louis  .VIIl,  il  venait  de  placer 
ses  Etats  sous  la  protection  de  la  ^'ierge;  il  avait  dis- 
tribué d'abondantes  aumônes  aux  églises  el  aux  cou- 
vents, et  plusieurs  sièges  épiscopaux  étant  venus  à 
vaquer,  il  avait  poussé  la  déiérence  pour  le  pape  ou. 
pour  être  plus  dans  la  vérité,  nous  dirons  leseivilisme, 
jusqu'à  refuser  d'y  pourvoir  sans  son  autorisation. 

Jean  IV,  supposant  qu'une  telle  conduite  lui  avait 
rendu  favorable  le  souverain  pontife,  envoya  à  Rom'', 
du  consentement  des  ecclésiastiques  de  son  royaume, 
le  prieur  de  Sodefeyta,  appelé  Nicolas  de  Montegro, 
pour  solliciter  les  bulles  de  nomination  pour  les  nou- 
veaux prélats  portugais  qui  devaient  remplir  les  évè- 
chés  vacants.  Montegro  se  rendit  au  ^'alican  un  jour 
de  consistoire,  au  milieu  des  ambassadeurs  des  au- 
tres puissances,  présenta  la  requête  de  son  maître 
avec  une  noble  fierté,  plaida  la  cause  de  la  révolu- 
lion  de  Portugal,  el  llélril  en  termes  énergiques  les 
cruautés  que  les  rois  d'Espagne  avaient  exercées 
dans  ce  pays  depuis  l'usurpation  de  l'exécrable  Phi- 
li]ipe  II.  Le  comte  de  Sirvola,  ambassadeur  espa- 
gnol, présent  à  la  réception  du  prieur  de  Sodefeyta, 
n'osa  pas  discuter  publiquement  avec  cet  habile  ora- 
teur, et  se  retira  couvert  de  honte  et  de  confusion; 
mais,  à  quelques  jours  de  là,  il  reprit  sa  revanche. 
Des  bandits,  qu'il  avait  soudoyés,  attaquèrent  le  car- 
rosse de  Montegro  en  plein  jour,  tuèrent  six  de  ses 
gens,  et  lui  tirèrent  plusieurs  coups  de  pistolet,  qui 
heureusement  ne  firent  qu'efileurer  ses  vêtements. 
Quoique  Innocent  sût  très-bien  que  le  comte  de  Sir- 
vola avait  commandé  cette  expédition,  il  n'osa  pas 
sévir  contre  le  coupable,  et  se  contenta-  de  le  faire 
sortir  de  Rome.  Sa  Sainteté  refusa  toute  espèce  de 
réparation  au  prieur  de  Sodefeyta,  el  ne  voulut  même 
régler  aucune  des  choses  relatives  aux  évèchés  de 
Portugal,  ni  rien  de  ce  qui  concernait  ce  royaume,  le 
qui  mécontenta  si  fort  Montegro,  qu'il  partit  sur 
l'heure  de  l'Italie  el  reprit  la  roule  de  Portugal. 

En  Allemagne,  l'horizon  politique  s'assombrissai! 
également  pour  la  cour  de  Rome  et  pour  la  maison 
d'Autriche.  La  guerre,  qui  jusqu'alors  s'était  soute- 
nue entre  les  catholiques  et  les  protestants  avec  des 
alternatives  de  revers  el  de  succès,  menaçait  de  de- 
venir plus  terrible  que  sous  Gustave-Adolphe.  Les 
armées  luthériennes  étaient  commandées  par  le  duc 
Bernard  de  Saxe-W'eimar,  un  des  grands  capitaines 
de  l'époque,  homme  calme,  intrépide,  joignant  !' 
courage  du  guerrier  à  la  modération  du  philosophe. 
Un  tel  chef  était  trop  redoutable  pour  la  cause  du 
pa]iisme,  et  il  mourut  empoisonné.  Bannier,  qui  lui 
succéda  dans  le  commandement  des  troupes  des  con- 
fédérés évangéliqucs,  eut  le  même  sort.  Torsienson. 
général  suédois,  fut  plus  heureux  que  ses  prédéces- 
seurs, il  échappa  au  poignard  et  au  poison,  continua 
la  guerre,  et  se  rendit  maître  de  la  Franconie,  de  la 


668 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Bohème  cl  ilo  Piairue,  pendant  que  Coiulé,  reiilré  au 
service  de  la  France,  remportait  sur  les  armées  réu- 
nies des  Autrichiens  et  des  Espagnols  les  victoires 
de  Rocroi  et  de  N'orJlingen.  Tous  ces  revers  acca- 
lijèrent  Ferdinand  III.  et  le  déterminèrent  à  signer 
le  traité  de  \\'eslplialie,  qui  mettait  lin  à  la  guerre 
de  Trente  ans  et  proclamait  la  liberté  de  conscience 
dans  toute  l'étendue  de  l'empire  La  Suède  acquit 
jvir  ces  conventions  la  Poméranie;  la  France  s'assura 
la  possession  de  l'Alsace,  plusieurs  évèchés,  la  ville 
de  Hrisach,  et  le  droit  de  garnison  à  Pliilipsbourg; 
l'électeur  de  Brandebourg  réunit  à  ses  Etats  le  duché 
de  Magdebourg,  la  principauté  de  llalberstadt  cl  la 
•  ville  de  Minden  ;  l'électeur  palatin  recouvra  une  par- 
tie de  ses  anciens  domaines,  et  obtint  une  huitième 
voix  électorale  en  dédommagement  de  celle  dont  il 
avait  été  privé,  et  qui  fut  conservée  au  duc  de  Ba- 
vière; d'autres  princes  acquirent  également  une  aug- 
mentation de  territoire  au  détriment  de  l'empereur. 

Innocent  X,  qui  voyait  l'influence  du  saint-siège 
entièrement  perdue  en  Allemagne,  voulut  protester 
contre  le  traité  de  Westphalie,  et  fulmina  une  bulle 
ainsi  conçue  :  «  En  vertu  de  notre  science  infaillible 
et  de  la  plénitude  de  notre  puissance,  nous  décla- 
rons par  ces  présentes,  que.  les  traités  de  Westpha- 
lie  sont  préjudiciables  à  la  religion  catholique,  au 
culte  divin,  au  salut  des  âmes,  au  siège  apostolique, 
aux  Eglises  inférieures,  à  l'ordre  et  à  l'état  ecclésias- 
tijue.  ainsi  qu'au  clergé,  à  ses  immunités,  à  ses 
biens,  à  ses  privilèges  et  à  son  autorité;  en  consé- 
quence nous  les  infirmons  perpétuellement,  nous  les 
déclarons  nuls,  vains,  iniques,  injustes,  condamnés, 
réprouvés,  sans  force  et  sans  effet,  et  nous  affirmons 
(ju'aucun  des  rois  ou  princes  qui  les  ont  signés  n'est 
tenu  de  les  observer,  encore  qu'il  s'y  soit  engagé 
par  les  serments  les  plus  solennels. 

«  Donné  à  Rome,  à  Sainte-Marie  Majeure,  sous 
l'anneau  du  pécheur,  le  vingt-sixième  jour  de  no- 
fembre  de  l'année  1648,  et  de  notre  pontificat  le  cin- 
quième. Et  que  chacun  se  conforme  à  notre  volonté!  » 

Cette  singulière  protestation  ne  produisit  aucun 
effet  sur  Ferdinand  III,  sur  Christine  II,  ni  sur 
Louis  XIV;  d'ailleurs  l'attention  de  ces  souverains, 
ainsi  que  celle  de  toutes  les  puissances  de  l'Europe, 
était  entièrement  absorbée  par  la  gravité  des  événe- 
ments que  le  despotisme  de  Charles  I" et  le  fanatisme 
religieux  de  sa  femme,  Henriette-Marie  de  France, 
venaient  de  faire  éclater  en  Angleterre. 

Cliarles  Stuart  et  Olivier  Cromwell  se  trouvaient 
en  présence;  l'un  assis  sur  le  trône  de  la  Grande- 
Bretagne,  l'autre  siégeant  sur  les  bancs  du  Parlement  ; 
l'un  soutenu  par  l'armée,  l'autre  appuyé  par  le  peu- 
ple. La  lutte  s'était  engagée  entre  ces  deux  hommes 
au  sujet  des  subsides  que  le  roi  réclamait  pour  sub- 
venir aux  dépenses  de  sa  maison  ;  Olivier  Cromwell 
avait  fait  refuser  le  vote  des  impôts  ;  et  pour  se  ven- 
ger, Charles  I"  avait  cassé  l'Assemblée  nationale  et 
aurait  déclaré  qu'il  gouvernerait  désormais  lui-même 
sans  ministres  et  sans  Parlement.  Cet  acte  d'audace 
réussit  au  monarque  ;  pendant  douze  années  il  gou- 
verna despotiquement  les  peuples  de  la  Grande  Bre- 
tagne, et  accabla  les  provinces  de  taxes  arbitraires 
qui  furent  employées  à  payer  ses  débauches,  sans 
que  personne  osât  élever  la  voix!  Enfin  un  Anglais, 


le  républicain  Hanipden,  cousin  germain  de  Cromwell, 
refusa  d'acquitter  une  taxe  de  mer  nouvellement  dé- 
crétée j)ar  le  despote,  et  soutint  contre  la  couronne 
un  procès  (ju'il  peidit,  il  est  vrai,  mais  qui  le  posa 
dans  l'opinion  publique  connue  le  défenseur  des  li- 
bertés de  la  nation.  Celte  alTaire  réveilla  le  peuple  cl 
donna  une  nouvelle  impulsion  aux  esprits.  En  vain 
les  procureurs  et  les  séides  de  la  royauté  poursui- 
virent les  écrivains  indépendants  de  cette  é])0(iue, 
Prynne,  Burton,  Betswick  et  Lilburne,  qui  applau- 
dissaient à  celle  résistance  d'un  simple  citoyen  con- 
tre un  souverain;  en  vain  on  enqirisonna,  on  exila, 
on  tortura  ces  hommes  courageux  pour  les  forcer  au 
silence  ;  l'élan  était  donné,  la  nation  se  préparait  à 
abattre  le  tyran. 

Charles  I",  de  son  côté,  ne  resta  pas  tranquille 
spectateur  dans  la  lutte  c|ui  s'annonçait  ;  comprenant 
que  pour  op)U'imer  plus  sûrement  les  peiqiles  il  fal- 
lait les  envelopper  dans  les  liens  de  la  superstition 
et  dominer  les  consciences,  il  s'en  prit  aux  réformés 
presbytériens  ou  puritains,  qui  défendaient  les  liber- 
tés nationales;  il  les  persécuta  à  outrance,  et  cher- 
cha à  faire  triompher  les  épiscopaux  ,  partisans  de 
sou  autorité  absolue,  et  qui  tous  tendaient  au  pa- 
pisme. Bientôt  même,  enhardi  par  le  succès  de  ses 
tentatives,  il  voulut  faire  adopter  le  rite  de  cette 
dernière  secte  dans  toute  l'étendue  de  son  royaume, 
et  chargea  rarclievc  jue  de  Cantorbéry,  Guillaume 
Lawd,  de  dresser  une  liturgie  nouvelle. 

Malgré  les  claraeiu's  de  la  nation,  Charles  I"  fit 
enregistrer  l'ordre  d'observer  cette  liturgie  dans  le 
conseil  d'Ecosse,  espérant  trouver  plus  de  docihté 
parmi  ses  sujets  de  ce  royaume,  et  commanda  de  cé- 
lébrer l'office  divin  selon  le  rite  nouveau  dans  la  ca- 
thédrale d'Edimbourg.  Heureusement  les  temps 
étaient  bien  changés;  depuis  la  reine  Marie  Stuart, 
les  Ecossais,  qui  à  cette  époque  professaient  le  ca- 
tholicisme, étaient  devenus  presbytériens;  aussi, 
lorsque  le  doyen  voulut  officier,  les  assistants  se  mi- 
renl  à  crier  ;  «  ÎMort  au  papiste!  il  faut  le  lapider  1  » 
L'évêque  monta  en  chaiie  pour  calmer  les  esprits  ; 
au  lieu  de  l'écouter,  on  lui  jeta  des  pierres  et  on  l'o- 
bligea à  sortir  de  l'église.  Les  habitants  de  la  cam- 
pagne imitèrent  cet  exemple,  accoururent  dans  la  ca- 
pitale, et  plus  de  soixante  mille  hommes  se  rassem- 
blèient  en  armes  et  parcoururent  les  rues  d' Edimbourg, 
en  criant  :  «  Le  presbytérianisme  ou  la  mort  !  » 

Ce  premier  mouvement  d'exaspération  passé,  les 
Écossais  adressèrent  à  Charles  l"  une  requête  con- 
çue en  termes  nobles  et  simples,  pour  le  supplier  de 
retirer  la  liturgie  nouvelle.  Le  roi  ayant  refusé  d'op- 
terapérer  à  leurs  justes  réclamations,  les  presbyté- 
riens organisèrent  immédiatement  un  gouvernement, 
envoyèrent  des  députés  dans  la  capitale,  et  formèrent 
cette  ligue  ou  convention  appelée  Covenant,  qui  ren- 
dit en  quelques  semaines  tous  ceux  qui  se  considé- 
raient comme  bons  protestants  et  bons  répubhcains. 
Le  roi  commença  alors  à  trembler  pour  sa  couronne; 
mais  n'osant  point  entreprendre  de  lutter  seul  contre 
la  masse  de  la  nation  écossaise,  il  appela  auprès  de 
lui  un  de  ces  hommes  ambitieux  et  habiles  qui  tien- 
nent à  la  fois  à  tous  les  partis,  le  fameux  Wenlworth, 
qui  l'avait  déjà  aidé  à  soumettre  l'Irlande,  et  dont  il 
avait  récompensé  le  dévouement  par  la  vice-royauté 


INNOCENT    X 


669 


Le  comte  de  Slrafforil,  exécuté  par  ordre  du  Piirlement 


d  ;  ce  pays.  Wentworth  conseilla  au  prince  d'em- 
ployer les  moyens  extrêmes,  do  faire  une  guerre 
d'extermination  aux  Écossais,  et  de  tuer  jusrju'au 
dernier  ceux  qui  refuseraient  d'ojjéir. 

Un  semblable  avis  ne  pouvait  manquer  d'avoir  l'ap- 
probation d'un  roi  ;  et  Charles  I"  adopta  les  plans 
de  campajrne  du  vice-roi  d'Irlande,  sans  même  les 
discuter.  Préalablement  il  voulut  mettre  les  appa- 
rences du  bon  droit  et  de  la  niodi'-ralion  de  son  côté, 
et  il  convoqua  à  (jlascow  les  membres  de  l'ÊgliSe 
presbytérienne  en  assemblée  générale.  Les  puritains 
accoururent  en  foule  à  ce  synode,  et  dès  la  première 
séance  ils  décrétèrent  la  mise  en  accusation  de  tous 
les  évêques  de  la  Grande-Bretagne,  les  jugèrent  par 
contumace,   les   condamnèrent   comme   papistes    et 


idolâtres  à  la  dégradation,  el  excommunièrent  ceux 
qui  refuseraient  de  signer  le  Covehant  d'Ecosse. 
C'était  précisément  ■  ce  qu'attendait  Charles  I"^;;  il 
prit  occasion  de  cette  attaque  directe  contre  le  clergé 
pour  faire  appel  à  tous  les  défenseurs  de  la  royauté 
et  du  sacerdoce  ;  il  réunit  autour  de  sa  personne  les 
membres  de  l'aristocratie  anglaise,  les  hauts  digni- 
taires de  l'Egiisfi,  tous  intéressés  au  maintien  du  des- 
potisme, et  les  somma  au  nom  de  leurs  privilèges  de 
lui  venir  en  aide.  Tous  les  lords  ouvrirent  leurs  tré- 
sors ;  les  évèiiues  et  les  archevêques  fouillèrent  dans 
les  caves  de  leurs  palais;  les  uns  et  les  autres  en 
tirèrent  des  sommes  énormes  extorquées  au  peuple,  et 
vinrent  les  déposer  aux  jiieds  du  roi  pour  lever  des  sol- 
dats et  soutenir  la  lutte  impie  contre  la  nation.  Avec 


cTO 


HlSTOlllE    DES     PAPES 


!"ar«nt  de  sa  uoMcsse  Cli.iiles  l"  ri'unit  imnu'diale- 
ment  uno  aiau'O  do  terre  Je  vingt-huit  iiiillohoiunu's, 
une  Hotte  uoiubreuse,  et  se  prépara  à  envahir  l'Ecosse 
pour  écraser  K-s  presbytériens  avant  qu'ils  eussent 
le  temps  de  s'organiser.  Ceux-ci,  se  voyant  en  elïel 
Bieuacés  par  des  forces  do  beaucoup  supérieures  aux 
leurs,  craignirent  un  instant  de  s'exposer  aux  chances 
de  la  guerre,  et  entamèrent  des  négociations  avec  le 
souverain  pour  traiter  de  leur  soumission.  Gliarles 
Stuart  exigea  d'abord  que  les  rebelles  déposassent 
les  armes:  puis,  quand  les  puritains  se  furent  retirés 
dans  leurs  cantonnements,  le  perfide  monarque  vou- 
lut de  nouveau,  au  mépris  de  ses  engagements,  in- 
troduire violemment  le  rite  des  épiscopaux  dans  les 
églises  d'Edimbourg.  Alors  l'Ecosse  entière  se  leva 
comme  un  seul  homme,  tous  les  clans  s'armèrent, 
les  villes  arborèrent  le  drapeau  de  l'indépendance; 
un  consistoire  universel  se  forma  sous  le  nom  d'as- 
semblée nationale,  et  rendit  des  déci-ets  énergiques 
pour  mettre  le  roi  en  demeure  d'accepter  le  Cove- 
nant.  De  leur  côté,  les  ]ircsbytérions  anglais  com- 
mencèrent à  suivre  l'exemple  de  leurs  frères  J'Écossc; 
une  pétition,  couverte  de  plusieurs  millions  de  signa- 
tures, circula  dans  toutes  les  provinces  de  l'Angle- 
terre pour  le  rétablissement  du  Parlement,  et  Fairfax 
ne  craignit  pas  de  porter  lui-même  au  tyran  les  ré- 
clamations du  peuple. 

Dans  cette  extrémité,  Charles  I"  appela  enooi-e  à 
son  aide  le  terrible  Wentworth,  qui  était  retourné 
en  Irlande.  Or,  comme  le  péril  était  aussi  bien  pour 
le  vice-roi  que  pour  le  tyran,  Wentworth  accoumt  à 
Londres  afin  de  conjurer  l'orage.  Ses  premières  pa- 
roles furent  :  «  La  guerre  à  l'Ecosse,  sire;  non  une 
guerre  ordinaire,  mais  une  guerre  terrible,  une  guerre 
d'extermination  !  »  Cependant,  il  ajouta  qu'il  était 
prudent,  pour  diviser  les  presbytériens^  d'accorder 
provisoirement  un  Parlement  aux  Anglais.  Le  roi  se 
conforma  à  cet  avis,  et  rendit  une  ordonnance  pour 
autoriser  les  élections  générales  dans  la  Grande- 
Bretagne.  Quant  à  Wentworth,  il  reprit  immédiate- 
ment le  chemin  de  l'Llande  pour  lever  une  armée; 
et  telle  était  l'activité  prodigieuse  de  cet  homme, 
qu'en  moins  de  onze  jours  il  était  parvenu  à  réunir 
onze  mille  hommes  de  troupes,  et  qu'il  se  rembar- 
quait pour  l'Angleterre,  prêt  à  soutenir  une  double 
lutte  contre  les  presbytériens  sur  le  champ  de  ba- 
taille et  dans  le  Parlement.  Mais  Dieu  avait  décidé 
dans  sa  sagesse  infinie  que  tous  les  efforts  des  parti- 
sans de  Charles  Stuart  seraient  impuissants  pour  le 
sauver.  A  peine  Wentworth  mit-il  le  pied  en  Angle- 
terre, qu'il  tomba  dangereusement  malade,  et  qu'il 
se  vit  contraint  de  s'arrêter  dans  la  ville  de  Chester, 
))endant  que  la  Chambre  des  communes  ouvrait  ses 
séances,  et  que  la  lutte  recommençait  entre  la  royauté 
et  Olivier  Gromwell,  le  même  député  qui  douze  ans 
auparavant  avait  fait  refuser  les  subsides  réclamés 
par  Charles  I". 

Incapable,  de  résister  à  l'éloquence  énergique  de 
Cromwell,  le  monarque  eut  recours,  suivant  son  ha- 
bitude, à  Wentworth,  qu'il  venait  de  créer  comte  de 
Strafford,  et  lui  envoya  un  courrier  à  Chester  pour 
1  informer  de  la  tournure  que  prenaient  les  affaires. 
Celui-ci  ne  perdit  pas  de  temps,  et,  quoique  malade, 
il  se  fit  transporter  en  litière  jusqu'à  Londres. 


Un  instant  la  balance  jiencha  en  fiiveur  du  roi-, 
le  Parlement,  séduit  iKir  des  promesses  mensongères, 
avait  déjà  pris  i)arti  pour  la  cour,  lors([ue  Gromwell 
monta  à  la  tribune,  démascpia  la  perfidie  du  minis- 
tre, et  ramena  la  majorité  à  son  sentiment.  Charles  I" 
songea  alors  à  dissoudre  la  Chambre  des  communes; 
mais  les  presbytériens  no  lui  donnèrent  pas  le  temps 
d'exécuter  son  projet.  Dès  le  lendemain,  l'orateur 
Pym  accusa  de  haute  trahison  devant  les  deux  cham- 
bres le  vice-roi  d'Irlande,  le  premier  ministre  Went- 
worth, le  nouveau  comte  de  Slraiïord,  et  le  lit  arrêter 
au  moment  où  il  entrait  dans  la  Chambre  des  lords. 
Le  chancelier  d'Irlande,  le  chevalier  de  Ratcliffe  et 
plusieurs  autres  dignitaires  furent  également  mis  à 
la  tour  de  Londres,  comme  ayant  participé  aux 
crimes  de  Strafford.  Un  comité,  choisi  jiarmi  les 
membres  des  deux  chambres,  fut  chargé  d'instruire 
le  procès;  et  pour  donner  plus  de  solennité  à  cette 
affaire,  on  éleva  des  échal'auds  à  Westminster-Hall, 
où  les  membres  du  Parlement  siégèrent  les  uns 
comme  accusateurs,  les  autres  comme  juges.  Le  vice- 
roi  fut  déclaré  cou[)ablo  d'avoir  attenté  aux  libertés 
de  la  nation  ;  mais  comme  il  n'existait  aucune  loi 
relative  à  la  responsabilité  des  ministres,  on  rendit 
un  décret  appelé  )nll  d'attainder,  qui  donnait  pouvoir 
aux  chambres  de  condamner  Wentworth  à  la  jteine 
capitale.  Cet  édit  fut  envoyé  à  Charles  pour  (|u'il  y 
donnât  sa  sanction  royale;  celui-ci,  comprenant  plus 
que  jamais  combien  il  était  nécessaire  qu'il  conser- 
vât un  homme  aussi  habile,  mfusa  de  donner  son 
approbation  au  bill  d'atlainder. 

Dès  que  le  peuple  eut  connaissance  de  la  résolu- 
tion du  roi,  des  groupes  menaçants  se  formèrent 
dans  les  rues  de  Londres,  et  vinrent  jusque  sous 
les  murs  du  palais  demander  la  sanction  du  bill  et 
la  tête  du  comte  de  Strafford. 

Tous  les  conseillers  du  trône,  les  lords, les  prélats, 
la  reine  elle-même,  tremblants,  éperdus^  se  réuni- 
rent autour  de  Charles  Stuart  et  le  supplièrent  de 
signer  le  bill.  Le  lâche  monarque  feignit  de  céder  à 
leurs  sollicitations,  et  signa  l'arrêt  de  mort  de  son 
ministre!  Strafford,  en  apprcnaut  cette  nouvelle,  ne 
laissa  échapper  d'autre  plainte  que,  ces  paroles  du 
psalmiste  :  «  Ne  mettez  point  votre  confiance  dans 
les  rois  1  »  Le  lendemain,  aux  acclamations  d'un  peu- 
ple immense,  il  fui  décapité  par  la  main  du  bourreau 
à  Tower-Hill.  Justice  était  faite  du  ministre  du  roi  ! 

Tous  les  ministres  de  Charles  I"  tremblèrent  sur 
le  sort  qui  leur  était  réservé,  et  songèrent  à  se  mettre 
à  l'abri  de  la  vengeance  du  peuple.  Le  garde  des 
sceaux  Finch  s'enfuit  en  Hollande;  le  secrétaire 
d'État  sir  Francis  Windebauk  se  réfugia  en  France; 
le  grand  trésorier  Juxon  donna  sa  démission;  et  le  roi  se 
trouvant  sans  ministres,  fut  obligé  d'en  choisir  parmi 
les  hommes  dévoués  aux  presbytériens.  A  partir  de 
ce  moment,  le  triomphe  de  l'indépendance  fut  assuré 
et  la  cause  du  despotisme  perdue. 

Néanmoins  Charles  Stuart  voulut  encore  tenter  un 
effort  pour  ressaisir  son  autorité,  et  songea  à  profiter 
du  fanatisme  des  Irlandais,  tous  fougueux  catholiques, 
pour  exécuter  une  Saint-Barthélémy  sur  les  puritains 
de  ce  pays,  afin  de  frapper  d'épouvante  leurs  coreli- 
gionnaires d'Ecosse  et  d'Angleterre.  Toutes  les  me- 
sures furent  prises  pour  assurer  le  succès  de  cette 


INNOCENT    X 


671 


iiorrible  trame;  la  reine  entretint  des  intelligences 
secrètes  avec  les  ])a|iistes  irirlande,  et  particulière- 
ment avec  [un  gentilhomme  nommé  Roger  Moore, 
avec  deux  lords  catlioli([ues  appelés  Macguirc  et 
Phelim  ONeale;  le  roi  expédia  des  lettres  patentes 
jiour  autoriser  le  massacre  de  ses  sujets,  etlixa  l'exé- 
cution à  l'époque  où  il  devait  faire  un  voyage  en 
Ecosse  pendant  l'absence  des  cliamlires. 

Le  signal  des  massacres  devait  parlir  de  Dublin, 
et  à  jour  marqué  Robert  Moore  et  lord  Macguire 
devaient  s'emparer  du  château  qui  commandait  la 
ville  et  faire  main  basse  sur  tous  les  protestants  ; 
heureusement  le  complot  fut  découvert,  plusieurs 
des  conjurés  arrêtés,  entre  autres  Macguire,  et  les 
presbytériens,  avertis  à  temps,  purent  prévenir  le 
coup  dont  on  avait  voulu  les  frapper.  INIais  les  habi- 
tants des  provinces  n'eurent  pas  le  même  bonheur 
que  ceux  de  la  capitale,  et  se  trouvèrent  exposés  sans 
défense  aux  hordes  de  fanati(|ues  que  dirigeait 
O'Neale.  Partout  les  protestants  furent  égorgés  sans 
pitié  ni  merci  ;  les  soldats,  animés  au  carnage  par 
les  prêtres  catholiques  et  par  les  jésuites,  n'eurent 
égard  ni  à  l'âge  ni  au  sexe;  ils  tuèrent  les  femmes  et 
les  vieillards,  ils  violèrent  les  iilles  ;  et  comme  si 
la  mort  eût  encore  été  tro])  douce,  ils  cherchèrent  à 
augmenter  les  supplices  de  leurs  victimes,  soit  en 
les  brûlant  à  petit  feu,  soit  en  les  noyant  dans  les 
flots,  soit  en  les  abandonnant  entièrement  nus  dans 
les  forêts  ou  sur  les  rochers  pour  les  faire  périr  len- 
tement de  faim  et  do  froid.  On  fit  monter  à  deux  cent 
mille  le  nombre  des  presbytériens  massacrés  en  Irlande 
pour  la  gloire  du  catholicisme  et  la  défense  du  des- 
potisme !  Rois  et  prêtres,  bourreaux  du  genre  humain  ! 

A  la  nouvelle  de  cet  exécrable  attentat,  les  mem- 
bres du  Parlement  anglais  accoururent  à  Londres, 
et  publièrent  une  déclaration  qui  excluait  à  jamais 
le  culte  catholique  de  loute  l'étendue  de  la  Grande- 
Bretagne,  et  enjoignait  à  la  Ciiarabre  haute  de  chasser 
de  son  sein  les  lords-évêques.  Charles  l"  vint  égale- 
ment en  toute  hâte  d'Ecosse,  et  voyant  le  mauvais 
effet  de  sa  politique,  il  nia  sa  participation  aux  mas- 
sacres d'Irlande,  et  prétendit  que  ses  lettres  patentes 
saisies  dans  les  papiers  des  conjurés  étaient  fausses. 
Les  députés  parurent  accepter  la  dénégation  du  roi, 
reportèrent  l'accusation  de  complicité  sur  la  reine, 
et  voulurent  la  mettre  en  jugement;  alors  Charles 
Stuart  osa  attenter  à  l'inviolabilité  des  membres  du 
Parlement  ;  il  donna  l'ordre  à  Herliert,  son  procu- 
reur général,  un  de  ces  hommes  qui,  par  la  nature 
inème  de  leurs  fonctions,  sont  prêts  à  commettre 
tous  les  crimes  juridi({ues,  de  dresser  un  acte  d'ac- 
cusation capitale  contre  Kimbolton,  membre  de  la 
■Chambre  des  pairs,  contre  sir  Arthur  Haselrig,  con- 
tre HoUes,  Hampden,  Pym  et  Strodes,  membres  de 
A  Chambre  des  communes.  Cela  fait,  il  envoya  des 
gardes  pour  les  arrêter  en  pleine  séance  ;  mais  le 
sergent  d'armes  chargé  de  l'exécution  de  cette  me- 
sure fut  chassé  de  la  Chambre  ;  alors  Charles  Stuart, 
,à  la  tête  d'une  troupe  de  sbires,  vint  réclamer  les 
accusés.  Comme  ceux-ci  avaient  eu  la  prudence  de  se 
retirer,  le  monarque  ne  put  arrêter  personne,  et  fut 
obligé  de  rentrer  dans  son  palais  poursuivi  par  les 
Jiuécs  du  peuple.  Aussitôt  il  quitta  Londres,  qui  ne 
Jui  offi'ait  plus  de  sécurité,  et  se  relira  dans  un  de  ses 


châteaux  forts  avec  la  reine,  son  fils  et  les  seigneurs 
de  sa  maison;  puis  il  lit  passer  Henriette-Marie  en 
Hollande,  sous  prétexte  de  conduire  au  prince  d'O- 
range, stathouder  héréditaire  des  Pays-Bas,  sa  fille 
aînée  qu'il  lui  avait  donnée  en  mariage,  mais  en  réa- 
lité afin  de  lever  des  troupes  étrangères  pour  mettre  à 
la  raison  les  peuples  de  la  Grande-Bretagne,  c'est-à- 
dire  pour  exterminer  ceux  ([u'il  nommait  des  re!)elles. 

Le  Parlement  pénétra  sans  peine  les  projets  du  roi, 
et  pour  prévenir  l'eflusion  du  sang  et  les  malheurs 
d'une  guerre  civile,  il  lui  envoya  immédiatement 
l'ordre  de  résigner  entre  les  mains  de  ses  mandatai- 
res l'autorité  suprême  pour  un  temps  indéterminé. 
A  cette  demande,  Charles  l''  ne  put  contenir  sa 
rage  :  «  C'est  assez  souffrir  l'insolence  d'une  populace 
méprisable,  s'écria-t-il,  maintenant  il  faut  qu'elle  ap- 
prenne que  je  suis  son  maître  !  »  Ces  paroles  étaient  le 
signal  de  la  guerre  entre  la  nation  et  le  roi.  Des  deux 
côtés  on  s'y  prépara  avec  une  égale  activité;  Charles 
et  son  fils  le  prince  de  Galles  se  retirèrent  à  York  et 
appelèrent  autour  d'eux  les  lords  et  les  évêques,  ces 
éternels  ennemis  des  libertés  nationales.  Le  Parle- 
ment leva  une  armée  et  la  dirigea  sur  le  Yorkshire. 

Pour  la  première  fois  les  royalistes  et  les  parle- 
mentaires en  vinrent  aux  mains  à  Edge-Hill,  et  après 
un  combat  qui  dura  un  jour  et  une  nuit,  ils  se  sé- 
parèrent avec  des  pertes  égales.  Dès  l'ouverture  des 
hostilités,  Olivier  Cromwell,  qui  commandait  un  ré- 
giment de  cavalerie,  s'était  révélé  comme  un  soldat 
intrépide  et  le  plus  habile  chef  de  guerre  des  deux 
armées.  Néanmoins,  pendant  les  deux  premières  cam- 
pagnes l'avantage  sembla  rester  à  l'armée  royale  ;  le 
Cornouailles,  qui  s'était  déclaré  pour  le  Parlement, 
fut  même  contraint  de  se  soumettre  à  Charles  I",  et 
les  presbytériens  essuyèrent  une  nouvelle  défaite  à 
titratton-Hill,  dans  le  Devonshire. 

Mais  à  la  troisième  campagne,  Cromwell,  qui  n'é- 
tait encore  que  lieutenant  général  de  cavalerie,  gagna 
la  célèbre  bataille  de  Marston-Moor  et  rétablit  les 
affaires  du  Parlement.  .\lorB  les  royalistes  imaginè- 
rent, pour  jeter  la  division  parmi  les  presbytériens, 
d'accuser  les  membres  les  plus  influents  de  la  Cham- 
bre haute  de  songer  à  usurper  l'autorité  pour  en- 
chaîner le  peuple  sous  un  despotisme  aristocratique. 
Cette  accusation  prit  en  effet  de  la  consistance,  mais 
amena  un  résultat  bien  différent  de  celui  que  les 
partisans  des  Stuarts  en  attendaient  ;  elle  servit  à 
éloigner  du  commandement  des  troupes  les  lords 
d'Essex,  Denbigh,  Manchester,  et  à  provoquer  une 
mesure  qui  devait  assurer  le  triomphe  de  la  démo- 
cratie; ce  fut  l'acte  appelé  «  renoncement  à  soi- 
même,  <>  par  lequel  il  était  dit  qu'aucun  membre  de 
la  Chambre  des  pairs  n'aurait  le  commandement  des 
armées.  En  consécjuence,  les  anciens  généraux  furent 
remplacés  par  Fairfax  et  par  Olivier  Cromwell.  Dès 
ce  moment  l'armée  parlementaire  fut  invincible;  elle 
refoula  les  royalistes  jusqu'à  la  mer,  les  chassa  de 
toutes  les  placés  fortes  qu'ils  occupaient,  prit  pos- 
session de  Bristol,  de  Bridge-Water,  de  Chester,  de 
Sherborn,  de  Batli  et  d'p]xeter;  enfin  elle  menaça 
d'assiéger  Charles  Stuart  dans  Oxford.  Le  despote, 
désespérant  de  faire  tête  à  l'orage  et  redoutant  de 
tomber  entre  les  mains  du  terrible  Cromwell,  ■vou- 
lut tenter  un  dernier  effort  pour  ranimer  son  parti. 


672 


HISTOIUE    DES     PAPES 


Olivier  Cromweil,  général  en  chef  de  l'armée  anglaise  républicaine 


et  se  jeta  au  milieu  de  l'armée  écossaise,  qui  était 
au  service  du  Parlement,  pour  la  faire  révolter. 

Cet  acte  de  folie  chevaleresque  n'aboutit  qu'à  liàtcr 
le  moment  où  allait  s'exercer  la  grande  justice  du  peu- 
ple. Le  roi  fut  arrêté  par  les  Écossais  eux-mêmes, 
livré  aux  commissaires  du  Parlement,  et  conduit  sous 
bonne  garde  à  Holdenby-Castle,  dans  le  comté  de 
Northampton,  où  il  fut  tenu  dans  une  captivité  ri- 
goureuse, pendant  qu'on  instruisait  son  procès. 

Pendant  que  Charles  I"  expiait  dans  la  prison  ses 
perfidies  et  ses  lâchetés,  d'autres  ambitieux,  ceux-là 
mêmes  qui  avaient  été  investis  des  plus  hautes  char- 
ges de  l'Etat,  songeaient  à  recueillir  l'héritage  des 
Stuarts;  à  côté  du  Parlement,  qui  exerçait  une  au- 
torité légitime  comme  représentation  de  la  souve- 


raineté nationale,  un  autre  pouvoir  sui-git  tout  à  coup; 
Olivier  Cromweil,  son  gendre  Ireton  et  Fairfax,  ccm- 
mencèrent  à  réagir  puissamment  sur  l'esprit  des  sol- 
dats, parvinrent  à  leur  persuader  que  l'armée  était 
le  corps  le  plus  important  de  l'Etat  ;  les  poussèrent  à 
organiser,  sous  le  titre  d'agitateurs  de  l'armée,  un 
conseil  choisi  parmi  les  officiers  pour  représenter  la 
Chambre  des  pairs,  et  un  autre  conseil  plus  nom- 
breux, où  chaque  compagnie  se  trouvait  représentée 
par  deux  soldats,  qui  formait  une  espèce  de  Chambre 
des  communes. 

Ces  deux  nouvelles  chambres  décrétèrent  qu'elles 
seules  seraient  à  l'avenir  chargées  de  veiller  sur  le 
salut  de  l'Angleterre,  que  le  Parlement  et  la  chambre 
haute  cessaient  leurs  fonctions.  Comme  premier  acte 


I 


INNOCENT    X 


673 


L'armée  du  Parlement  victorieuse  des  troupes  royale»  ani,'laises 


d'autorité,  elles  enlevèrent  le  roi  de  Holdenby-Castle, 
prison  choisie  par  le  Parlement  civil,  et  le  firent 
transférer  à  Hamplon-Court,  cpii  fut  déclarée  prison 
du  Parlement  militaire;  puis  les  troupes  se  mirent  en 
marche  pour  s'emparer  de  Londres,  et  pour  contrain- 
dre les  Communes  et  la  Chambre  haute  à  leur  céder 
le  droit  de  gouverner  le  royaume  et  de  décider  du 
sort  de  la  nation.  Dans  cette  situation  désespérée, 
quelques  représentants  influents  de  la  Chambre  des 
communes  tirent  une  motion  pour  qu'on  mît  la  ville 
en  état  de  défense,  et  pour  qu'on  rassemljlàl  les  mi- 
lices bourgeoises.  Mais  la  Chambre  des  lords  et  la 
majorité  de  celle  des  Communes,  redoutant  les  con- 
séquences d'une  lutte  avec  l'armée,  firent  toutes  les 
concessions  qu'on  leur  demanda,  et  licencièrent  même 
la  milice  de  Londres. 
H 


Le  peuple  de  la  Cité,  irrité  de  cette  lâche  condes- 
cendance, se  rassembla  en  tumulte,  courut  assiéger 
la  porte  de  la  Charalire  des  communes,  et  força  les 
représentants  à  rapporter  l'ordonnance  qu'ils  venaient 
de  publier,  et  à  défendre  à  l'armée  et  aux  chefs  i[ui 
la  commandaient  de  s'approcher  de  la  capitale.  Crom- 
well,  sans  s'inquiéter  de  l'opposition  des  citoyens, 
continua  sa  marche;  et  dèsrju'il  fut  en  vue  de  la  ville 
avec  sa  cavalevie,  les  portes  s'ouvrirent  comme  d'el- 
les-mêmes pour  le  laisser  entrer.  Il  alla  droit  au  Par- 
lement, pour  se  justifier  d'avoir  enfreint  ses  ordres, 
et  pour  se  faire  voter  des  remercîments  sur  cet  acte 
de  désobéissance. 

Toutefois,  au  moment  où  Cromwell,  comptant  sur 
son  influence  sur  les  troupes,  songeait  à  réaliser  les 
rêves  de  son  ambition  et  à  s'emparer  de  la  puissance 

)73 


674 


HISTOIUK    DKS    PAPES 


sujm-rae,  un  nouveau  parti  se  forma  dans  lo  sein  de 
Tariuée  et  se  mit  en  opposition  foimelle  avec  lui;  ce 
parti  était  celui  îles  niveleurs.  Ces  républicains  mys- 
tiques ne  voulaient  reconnaître  d'autre  aiiuistre, 
d'autre  souverain  et  d'autre  général  que  le  Christ; 
ils  prétendaient  que  tous  les  hommes  étant  égaux, 
aucun  no  devait  dominer  ni  ojiprimer  les  autres;  el 
ils  ne  parlaient  de  rien  moins  que  de  faire  le  partage 
des  biens  pour  rétablir  l'éipiilibre  des  fortunes  si  for- 
tement troublées  par  les  luajorats  des  castes  privilé- 
giées et  )iar  le  scandale  monstrueux  du  droit  d'aînesse. 

Cromwell,  eflVayé  des  conséquences  que  pouvait 
avoir  la  propagation  Je  semblables  doctrines  el  des 
sympathies  <pi'elles  devaient  nécessairement  exciter 
dans  les  masses,  résolut  d'anéantir  d'un  seul  coup 
ce  parti  redoutable.  Un  jour,  ayant  su  que  les  nive- 
leurs devaient  se  réunir  dans  une  grande  plaine  pour 
délibérer  sur  leurs  théories  et  sur  les  moyens  de  les 
mettre  à  exécution,  il  vint  tout  à  coup  dans  le  has- 
ting  à  la  tète  de  son  répriment  de  cavalerie,  surnom- 
iné  l'Invincible,  et  prenant  son  ton  de  commande- 
ment, il  leur  ordonna  de  se  séparer  sur  l'heure.  Deux 
républicains  prirent  alors  la  parole,  protestèrent  con- 
tre la  tyrannie  du  général,  et  lui  déclarèrent  résolu- 
ment qu'ils  ne  voulaient  plus  de  despote,  qu'il  s'ap- 
ju'làt  Charles  Stuart  ou  Olivier  Cromwell.  Celui-ci, 
exaspéré  par  la  colère,  pi((ua  droit  à  eux,  les  ren- 
versa aux  pieds  de  son  cheval,  et  les  cloua  à  terre 
de  deux  coups  d'épée.  Ce  meurtre  devint  le  signal 
d'un  massacre  affreux;  le  régiment  se  rua  sur  ces 
malheureux,  qui  étaient  sans  armes,  et  les  tua  tous 
jusqu'au  dernier. 

Mais  pendant  que  Cromwell  cherchait  à  comprimer 
les  tendances  démocratiques  des  Anglais,  les  agents 
du  sainl-siége,  ainsi  que  ceux  du  parti  royaliste,  lui 
préparaient  de  nouveaux  embarras,  en  organisant 
une  réaction  en  Ecosse;  ils  étaient  même  parvenus  à 
réunir  une  armée  formidable  qui  s'avançait  sous  les 
ordres  d'Hamilton  et  Je  Hangdale  pour  déUvrer  Char- 
les I"  et  le  rétablir  sur  le  trône;  ils  avaient  en  outre 
travaillé  les  membres  du  Parlement  el  entamé  des 
négociations  avec  les  deux  chambres  pour  traiter  des 
conditions  de  la  liberté  du  roi.  Olivier  comprit  qu'il 
Jevail  jjayer  d'audace,  pour  effrayer  ses  ennemis  :  à 
la  tète  Je  huit  mille  hommes  seulement,  il  marcha 
contre  Hamilton,  qui  déjà  avait  envahi  le  nord  de 
l'Angleterre,  tailla  son  armée  en  pièces,  le  fit  pri- 
sonnier, et  se  trouva  maître  absolu  de  l'Ecosse. 

Après  cette  éclatante  victoire,  Cromwell  ne  prit 
plus  soin  de  cacher  son  intention  de  substituer  son 
autorité  à  celle  du  Parlement;  Je  son  propre  mouve- 
ment et  sans  consulter  les  chambres,  il  enleva  le  roi 
Je  sa  prison  et  le  fit  conJuire  à  Hurst-Castle,  Jans 
le  Hampshire.  afin  qu'il  fût  placé  sous  son  inspec- 
tion particulière. 

Les  (jommunes,  poussées  à  bout,  résolurent  enfin 
de  secouer  le  joug  de  l'armée,  et  firent  une  motion 
tendant  à  déclarer  le  rétablissement  Je  la  monarchie 
à  certaines  conditions  qui  seraient  imposées  à  Char- 
les I".  Mais  dès  le  lendemain,  le  colonel  Pride,  à  la 
tête  de  Jeux  régiments,  vint  bloquer  le  Parlement, 
et  fit  expulser  Je  cette  assemblée  plus  de  cent 
soixante  membres  vendus  aux  Stuarts  ;  ce  que  les 
indépendants  nommèrent  la  purgation  de  Pride. 


11  ne  restait  plus  à  Cromwell,  pour  se  frayer  la 
route  au  pouvoir,  qu'un  grand  acte  à  accomplir,  la 
condamnation  du  roi.  Par  ses  ordres  le  prince  fui 
transféré  à  Londres  ;  el  sur  sa  proposition  le  Parle- 
ment décréta  la  formation  d'une  cour  Je  justice  pour 
instruire  le  procès  Je  Charles  Stuart.  En  vain  le  ty- 
ran voulut  prolester  contre  l'incompétence  Ju  tribu- 
nal appelé  à  scruter  les  iniquités  Je  son  règne  el  de 
sa  vie,  en  se  retranchant  derrière  son  privilège  d'in- 
violabilité ;  le  républicain  BiaJshaw  ]irouva  aux  juges 
que  cette  ridicule  prétention  n'avait  aucun  lonJement 
réel,  que  toute  autorité  légitime  émanait  du  peuple, 
que  les  rois  n'étaient  que  des  agents  salariés  par 
leurs  concitoyens,  et  que  les  nations  avaient  le  droit 
de  leur  demander  compte  des  actes  de  leur  adminis- 
tration, hi'  conseil  passa  outre  et  condamna  Charles 
Stuart  à  être  décapité,  comme  coujiabk'  de  haute 
trahison  envers  l'État.  Trois  jours  seulement  lui  fu- 
rent accordés  pour  se  préparer  à  ce  moment  suprême. 

Enfin,  le  30  janvier  1649,  un  échafaud  se  dressa 
dans  la  rue  qui  longeait  le  palais  de  While-IIall,  Je 
]ilein-pied  avec  les  croisées  Ju  premier  étage;  à  Jeux 
heures  et  Jeraie,  la  fenêtre  principale  s'ouvrit,  et 
Charles  I",  roi  Je  la  GranJe-Bretagne,  vêtu  J'un 
habit  Je  Jeuil,  coiffé  J'un  béret  noir  surmonté  J'un 
panache  Je  même  couleur,  et  portant  sur  sa  poitrine 
le  collier  de  Saint-Georges,  s'avança  appuyé  sur  l'é- 
vêque  de  ,Tuxon  el  vint  jusqu'au  pied  Ju  billot,  où 
l'attendaient  deux  bourreaux  masqués.  Alors  il  se 
dépouilla  de  son  habit,  couvrit  ses  épaules  de  son  man- 
teau, et  se  mit  à  genoux  pour  recevoir  le  coup  fatal.  Un 
des  exécuteurs  leva  sahache  et  J'un  seul  coup  il  lui  tran- 
cha la  tète  ;  justice  était  faite  !  !  !  !  On  piélenJ  que  le 
bourreau  avait  été  ce  jour-là  remplacé  dans  ses  fonc- 
tions par  un  seigneur  anglais,  le  comte  Slair,  qui 
avait  ainsi  voulu  tirer  vengeance  J'un  outrage  fail  à 
sa  famille,  Jans  la  personne  Je  sa  tante,  enlevée  par 
ordre  de  Charles  Stuart,  quand  elle  était  toute  jeune 
fille,  et  qui  avait  été  violée  par  le  monarque.  Puisse, 
un  jour,  le  même  sort  être  réservé  à  tous  les  tyrans! 

La  mort  Ju  roi  J' Angleterre  enleva  au  saint-père 
l'espoir  Je  faire  triompher  le  catholicisme  Jans  les 
îles  Britanniques,  et  l'obligea  à  chercher  un  autre 
aliment  à  l'activité  Je  son  esprit.  Innocent  se  jeta 
alors  Jans  les  intrigues  Je  palais,  el  tour  à  tour  il 
éleva  au  faîte  Ju  pouvoir  ou  renversa  les  créatures 
Je  sa  ]:]elle-sœur  ou  Je  Jona  Olimpia  sa  nièce,  sui- 
vant que  l'une  ou  l'autre  l'emporlait  sur  sa  rivale  et 
méritait  les  préférences  Ju  cynique  vieillarJ  par  Je 
lascives  caresses  ou  par  J'infàmes  complaisances. 

Ainsi  Sa  Sainteté  nomma  au  poste  de  dataire  de 
l'Église  romaine  l'amant  de  la  jeune  Olimpia,  pour 
la  récompenser  de  ce  qu'elle  lui  avait  donné  dans 
les  jardins  du  palais  de  Latran  un  magnifique  spec- 
tacle de  femmes  nues  se  livrant  entre  elles  aux  jeux 
des  courtisanes  de  Lesbos  ;  puis  elle  disgracia  le 
favori  pour  donner  sa  charge  à  Mascambruno,  l'amant 
de  sa  belle-sœur,  qui  avait  repris  son  empire  en  ren- 
chérissant encore  sur  les  débordements  et  sur  les 
honteuses  orgies  de  la  nièce  du  pape.  Enfin  un  évé- 
nement en  apparence  fort  indifférent  et  qui  eiîtdû  au 
contraire  augmenter  l'influence  de  dona  Olimpia,  la 
belle  sœur  du  pape,  devint  la  cause  de  sa  disgrâce 
et  du  triomphe  de  sa  rivale. 


INNOCENT    X 


675 


Innocent  X  n'avait  plus  de  cardinal-neveu  depuis 
le  mariage  de  don  Camillo  Pamiili,  et  ne  songeait 
nullement  à  le  remplacer;  dona  Olirapia,  cjui  voulait 
se  créer  de  nouveaux  moyens  de  domination  sur  l'es- 
prit du  saint-père,  lui  persuada  ([u'il  était  nécessaire 
d'adopter  un  de  ses  parents  povir  occuper  la  charge 
de  don  Camillo  Pamiili,  et  elle  lui  présenta  un  jeune 
homme  d'une  remarquable  beauté,  Camillo  Astalli. 
dont  elle  avait  fait  préalablement  son  amant. 

A  la  vue  de  ce  beau  jeune  homme.  Innocent  X 
sentit  dans  son  cirur  d"étran;,i.s  mouvements,  il  ac- 
cueillit Astalli  avec  une  bienveillance  extraordinaire. 
et  déclara  qu'il  consentait  à  lui  conférer  la  dignité  de 
cardinal-neveu.  Sa  Sainteté  poussa  la  complaisance 
envers  son  parent  jusqu'à  l'installer  le  soir  même 
dans  une  chambre  du  Vatican,  à  côté  de  ses  appar- 
tements secrets;  le  lendemain,  Camillo  Astalli  était 
devenu  le  mignon  du  pape,  et  l'on  célébrait  l'éléva- 
tion du  nouveau  favori  par  des  fêtes  publiques  et 
])ar  des  salves  d'artillerie.  De  ce  jour,  le  cardinal- 
neveu  se-trouva  investi  de  la  confiance  du  souverain 
pontife  et  dirigea  à  son  gré  toutes  les  affaires  de 
l'Eglise.  Ce  n'était  point  ce  qu^avait  voulu  dona 
Olimpia  ;  elle  avait  contribué  à  l'élévation  de  Camillo 
.Vstalli  pour  s'en  faire  un  appui  contre  la  jeune 
Ohmpia,  et  non  pour  se  créer  un  rival  plus  dange- 
reux encore  que  sa  belle-fille  ;  et  il  arrivait  qu'elle 
avait  donné  un  mignon  à  son  beau-frère  et  un  amant 
à  la  jeune  Olimpia.  Elle  s'occupa  de  renverser  le 
pouvoir  du  cardinal  Astalli  avant  qu'il  fût  entière- 
ment affermi,  et  essaya  de  représenter  au  pontife  les 
conséquences  fâcheuses  où  l'entraînerait  infaillible- 
ment sa  passion  déplorable  pour  ce  jeune  homme. 

Au  lieu  d'accueillir  avec  son  indulgence  ordinaire 
les  reproches  de  son  ancienne  maîtresse,  Innocent  y 
répondit  avec  aigreur  ;  celle-ci  répliqua  sur  le  même 
ton,  et  une  querelle  des  plus  scandaleuses  s'ensuivit. 
Dona  Olimpia  menaça  le  pape  de  dérailer  à  la  chré- 
tienté ses  turpitudes  et  ses  infamies,  son  double  in- 
ceste avec  elle  et  avec  sa  belle-fille,  ses  amours  avec 
le  beau  cardinal  .\stalU,  ses  honteuses  orgies  et  ses 
exécrables  débauches.  Sa  Sainteté,  qui  ne  reculait 
devant  aucun  scandale,  ne  vit  d'autre  moyen  pour 
rétablir  le  calme  dans  le  palais  que  d'en  expulser  sa 
belle-sœur  ;  ce  qu'elle  exécuta  sans  s'inquiéter  autre- 
ment de  ses  menaces. 

Innocent  X  profita  de  ce  moment  de  tranquillité 
pour  porter  toute  son  attention  sur  les  disputes  des 
molinistes  et  des  jansénistes,  qui  en  étaient  venues 
à  troubler  toute  l'Église  gallicane.  Après  la  mort  de 
Richelieu,  ennemi  personnel  de  l'abbé  de  Saint- 
Cyran,  celiii-ci  avait  été  rendu  à  la  liberté  et  était 
retourné  auprès  de  ses  amis  de  Port-Royal,  dont  le 
nombre  se  trouvait  considérablement  accru  ;  le  cé- 
lèbre Lemaistre  de  Sacy,  avec  quatre  de  ses  frères. 
toute  la  famillle  Arnauld  et  beaucoup  d'autres  per- 
sonnes, des  ecclésiastiques,  des  médecins,  des  sa- 
vants, des  commerçants  et  des  industriels,  étaient 
venus  s'y  installer,  parce  qu'ils  n'étaient  engagés 
par  aucun  vœu  à  vivre  en  communauté,  excepté  par 
une  confraternité  de  sentiments.  Tous  se  livraient, 
suivant  leurs  goûts,  soit  aux  pratiques  religieuses, 
soit  à  l'étude,  soit  aux  travaux  des  champs  ou  à 
quelque  art  mécanique  ;  néanmoins  le  plus  grand 


noinhro  des  habitants  de  Port-Royal  se  consacrait  à 
des  occupations  liltéraires.  On  commençai  traduire 
l'Ecriture  sainte,  les  Pères  de  l'Eglise,  les  livres  do 
prières  latines  ;  et  les  nouveaux  sectaires  de  Jansé- 
nius  surent  éviter  avec  bonheur,  dans  leurs  doctes 
ouvrages,  les  formes  surannées  de  l'ancienne  littéra- 
ture et  s'exprimer  avec  une  élégante  lucidité. 

De  leur  sein  surgirent  des  hommes  d'un  savoir 
éminent  qui  exercèrent  une  grande  inlluence  sur  la 
société  et  amenèrent  un  nouveau  perfectionnement 
de  la  langue  et  de  la  communication  de  la  pensée. 
L'abbé  de  Saint-Cyran  n'eut  pas  le  bonheur  de  con- 
templer dans  son  éclat  l'école  qu'il  avait  fondée;  il 
mourut  peu  de  temps  après  sa  sortie  de  prison. 
Mais  ses  disciples  sortirent  comme  de  jeunes  aiglons 
de  dessous  ses  ailes  ;  héritiers  de  sa  vertu  et  de  sa 
piété,  ils  transmirent  aux  autres  ce  qu'ils  avaient 
reçu  de  lui  et  continuèrent  courageusement  son  œu- 
vre. Tel  avait  été  en  France  le  noyau  du  parti  jansé- 
niste, et  tels  étaient  les  adversaires  que  les  molinistes 
ou  plutôt  les  jésuites  voulaient  exterminer. 

Les  disciples  d'Ignace  de  Loyola  jugèrent  qu'il 
était  urgent  de  faire  prononcer  par  le  saint-siége  une 
condamnation  précise  et  absolue  ;  le  jésuite  Cornet, 
syndic  de  la  faculté  de  théologie  de  Paris,  résuma 
les  doctrines  fondamentales  de  Jansénius,  dans  les 
propositions  suivantes  cp'il  adressa  au  souverain 
pontife  :  «  1°  Il  y  a  des  préceptes  que  l'homme  même 
le  plus  juste  ne  peut  pas  observer,  s'il  ne  possède  la 
grâce  nécessaire  à  cet  effet  ;  2"  dans  l'état  de  la  na- 
ture déchue,  on  ne  résiste  jamais,  à  la  grâce  inté- 
rieure ;  3°  pour  mériter  et  démériter,  il  ne  faut  pas 
que  l'homme  ait  une  liberté  ffui  exclut  la  nécessité  ; 
mais  seulement  une  liberté  exempte  de  contrainte  ; 
4"  les  semi-pélagicns  admettaient  la  nécessité  de  la 
grâce  prévenante  pour  chaque  acte  particulier,  mais 
telle  cependant  qu'il  dépendait  de  la  volonté  de 
l'homme  d'y  résister  ou  de  la  suivre  ;  5°  c'est  un 
dogme  semi-pélagien  de  dire  que  Jésus-Christ  est 
mort  et  qu'il  a  répandu  son  sang  pour  tous  les 
hommes.  » 

Ces  propositions  furent  dénoncées  à  Rome,  dans 
une  lettre  écrite  par  Habert,  devenu  évêque  de  Yal- 
tes,  et  que  le  Père  Vincent  de  Paule,  enragé  moli- 
niste  et  semi-pélagien.  réussit,  à  force  de  menées  et 
d'intrigues,  à  faire  signer  par  quatre-vingt-cinq  pré- 
lats français. 

-A  la  sollicitation  des  jésuites,  le  pape  forma  une 
congrégation  composée  des  cardinaux  Roma,  Spada, 
Ginetti,  Cécemeti,  Chigi,  Pamfih  et  de  treize  con- 
seillers théologiens,  pour  donner  leur  opinion  sur 
ces  importantes  propositions.  Dès  le  premier  jour, 
des  dissidences  éclatèrent  au  sein  de  la  commission  ; 
quatre  de  ses  membres,  deux  dominicains,  un  frère 
mineur,  Lucca  Wadding,  et  le  général  des  Aiigus- 
tins,  trouvèrent  qu'il  était  imprudent  de  la  condam- 
ner. Cependant  fa  majorité  émit  un  avis  contraire; 
on  en  référa  au  saint-père  pour  avoir  sa  décision  ; 
mais  celui-ci,  qui  repoussait  tout  ce  qui  pouvait 
troubler  sa  quiétude,  et  qui  d'ailleurs  n'aimait  pas 
les  dissertations  sur  les  questions  théologiques,  re- 
fusa formellement  de  se  prononcer  pour  les  uns  ni 
pour  les  autres.  «  Quand  il  se  plaça  sur  le  bord  de 
cette  fosse,  dit  Pallavicini,  et  qu'il  mesura  des  yeux 


676 


HISTOIRE    DES    PAPES 


la  lîrandenr  de  lespace  à  fraucliir,  il  s'arrêta,  et  on 
ne  put  lo  l'aire  avancer.  » 

Les  molinistos  de  France  essayèrent  alors  de  faii-c 
condauiner  les  propositions  par  la  faculté  de  théo- 
logie. Vincent  do  Paulc.  l'un  des  plus  fougueux  du 
parti,  s'acharna  contre  les  partisans  des  doctrines  de 
l'évêque  d'Ypres,  et  se  servit  de  son  crédit  sur  la 
reine  pour  éloigner  des  charges  civiles  et  des  béné- 
fices tous  ceu.v  qui  étaient  infectés  du  poison  des 
doctrines  deJansénius,et  pour  faire  interdire,  comme 
ennemis  de  la  religion  et  de  l'Etal,  les  professeurs 
et  les  prédicateurs  suspectés  de  jansénisme.  Néan- 
moins il  ne  put  empêcher  que  vingt  évêques  et  ar- 
ciicvêques  n'embrassassent  la  défense  des  religieux  de 
Port-Royal  el  ne  s'opposassent  à  la  condamnation 
des  doctrines  qu'ils  professaient. 

Innocent  voulut  enfin  interposer  son  autorité  dans 
cette  affaire  pour  arrêter  les  scandales;  mais  il  trouva 
des  deu.\  côtés  une  si  vive  opposition,  qu'il  dut  y  re- 
noncer dans  l'intérêt  de  sa  dignité  de  souverain 
pontife.  Du  reste,  il  avait  plus  à  cœur  de  faire  cesser 
des  dissensions  très  graves  survenues  dans  sa  famille 
par  suite  de  la  jalousie  que  donCamillo  Pamlili  avait 
conçue  contre  le  cardinal  don  Camillo  Astalli;  le 
saint-père,  placé  dans  l'alternative  de  perdre  ou  sa 
maîtresse  ou  son  mignon  pour  rétablir  la  tranquil- 
lité au  Vatican,  se  décida  à  se  séparer  de  son  neveu 
Pamfili  et  de  la  jeune  Oliinpia. 

La  belle-sœur  d'Innocent  profita  de  cette  circon- 
stance pour  rentrer  au  palais;  peu  à  peu  elle  reprit 
l'empire  qu'elle  avait  exercé  sur  son  esprit,  se  fit  la 
pourvoyeuse  de  ses  plaisirs,  et  lui  présenta  entre 
autres  un  jeune  homme  nommé  Azzolino,  qu'elle 
destinait  à  supplanter  dans  les  bonnes  grâces  de  Sa 
Sainteté  le  cardinal  Astalli,  qui  persistait  à  vouloir 
conserver  les  honneurs  et  les  profils  de  sa  place  pour 
lui  seul,  et  refusait  de  lui  en  abandonner  la  moindre 
part.  Azzolino  parvint,  en  effet,  malgré  l'opposition 
de  son  rival,  à  la  charge  importante  de  secrétaire 
des  brefs,  et  sut  prendre  un  tel  ascendant  sur  le 
pape,  que  le  cardinal-neveu,  dans  la  prévision  d'une 
disgrâce  prochaine,  chercha  à  s'assurer  un  appui 
contre  Innocent  X  lui-même,  en  livrant  aux  Floren- 
tins et  aux  Espagnols  les  secrets  de  la  politique  de 
la  cour  de  Rome.  Mais  la  trahison  ayant  été  décou- 
verte, et  les  preuves  mises  sous  les  yeux  du  pape, 
Astalli  fut  dépouillé  de  la  pourpre,  chassé  du  Vati- 
can et  exilé  à  Sambucco,  dans  le  marquisat  de  son 
frère;  le  nom  et  les  armes  des  Pamfili  lui  furent 
ôtés,  ainsi  que  ses  charges  et  ses  bénéfices,  et  Olim- 
pia  lui  fit  reprendre  jusqu'à  une  somme  de  six  mille 
écus  d'or. qu'il  avait  emportée  dans  ses  bagages  en 
quittant  le  palais. 

Après  la  chute  de  ce  favori,  la  belle-sœur  du  pon- 
tife devint,  comme  dans  les  premières  années  de  son 
règne,  la  dispensatrice  de  toutes  les  richesses  et  de 
tous  les  revenus  de  l'Église;  Innocent  X,  tout  entier 
à  sa  passion  pour  le  bel  Azzolino,  ne  voulut  plus 
s'occuper  ni  des  affaires  temporelles  ni  des  affaires 
spirituelles.  Si  des  ambassadeurs  lui  adressaient 
quelques  observations  sur  le  désordre  qui  régnait 
dans  ses  finances,  il  répondait  :  «  Parlez-en  à  ma 
chère  Olimpia!  »  Si  des  jésuites  venaient  le  presser 
de  condamner  les  jansénistes,  Sa  Sainteté  leur  répon- 


dait "  qu'elle  ne  voulait  point  s'ennuyer  de  choses 
absurdes,  qu'elle  désirait  vivre  en  paix  ;  qu'ils  eus- 
sent à  s'entendre  avec  le  cardinal  Cliigi,  son  ministre 
dirigeant.  -  Ceiiondant  les  disciples  d'Ignace  de  Loyola 
revinrent  tant  do  fois  à  la  charge,  que,  pour  se  dé- 
barrasser de  leurs  importunités,  Innocent  publia  une 
bulle  contre  les  cinq  propositions  attribuées  à  Jan- 
sénius,  comme  hérétiques,  blasphématoires,  chargées 
de  malédictions,  et  déclara  qu'il  n'avait  rien  de  plus 
à  cœur  (]ue  de  faire  naviguer  le  vaisseau  de  l'Église 
dans  une  mer  calme,  afin  qu'il  arrivât  au  port  de 
salut.  Cette  décision  fut  expédiée  immédiatement  en 
France,  avec  des  brefs  pour  le  roi  et  pour  les  évê- 
(pies;  puis,  à  la  sollicitation  du  Père  Vincent  de 
Paule,  le  cardinal  Mazarin  publia  un  édit  qui  enjoi- 
gnait à  tous  les  prélats  du  royaume  d'accepter  la 
bulle  qui  condamnait  les  cinq  propositions  de  Jan- 
sénius.  Aucune  opposition  ne  se  manifesta  contre  ce 
décret,  les  sectateurs  de  l'évêque  d'Ypres  eux-mêmes 
adhérèrent  aux  censures  du  saint-siége;  seulement 
ils  déclarèrent  que  les  propositions  condamnées  ne  se 
trouvaient  point  dans  les  écrits  de  Jansénius ,  et 
f[u'clles  étaient  de  l'invention  du  jésuite  Cornet  et  du 
chef  des  missions,  le  fanatique  Vincent  de  Paule,  ce 
qui  rendit  la  polémique  plus  violente  que  jamais. 

En  Angleterre,  les  guerres  religieuses  et  politiques 
continuaient  avec  une  égale  fureur  et  faisaient  couler 
des  fleuves  de  sang.  Le  fils  aîné  de  Charles  I",  de  sa 
retraite  de  la  Haye,  expédiait  des  jésuites  en  Irlande 
et  en  Ecosse  pour  soulever  ces  deux  royaumes  contre 
les  Anglais;  il  avait  même  établi  des  intelligences 
avec  plusieurs  pairs  influents  de  la  Chambre  haute, 
qui  devaient  proposer  son  installation  sur  le  trône 
lorque  le  Parlement  serait  assemblé.  Mais  Olivier 
Cromwell,  prévenu  de  ce  qui  devait  avoir  lieu,  prit 
les  devants,  et  fit  rendre  à  la  Chambre  des  communes 
une  déclaration  tendant  à  établir  que  la  Chambre  des 
pairs  devait  être  abolie  comme  inutile  et  dangereuse. 
Débarrassé  de  ce  nouveau  souci,  il  réclama  et  obtint 
du  Parlement  l'autorisation  de  passer  en  Irlande  à  la 
tête  d'une  armée  nombreuse  et  bien  disciplinée  pour 
combattre  les  papistes  et  les  royalistes  ;  il  parcourut 
le  pays  comme  un  torrent,  ravageant  tout  ce  qui  se 
trouvait  sur  son  passage  avec  une  férocité  brutale, 
passant  les  garnisons  des  places  au  fil  de  l'épée, brû- 
lant les  villes,  les  villages,  les  chaumières,  massa- 
crant indistinctement  les  hommes,  les  femmes,  les 
enfants,  et  ne  laissant  derrière  lui  que  des  ruines, 
des  monceaux  de  cendres  et  de  cadavres.  Presque 
toutes  les  cités  de  l'Irlande  qui  tenaient  pour  le  pré- 
tendant s'empressèrent  de  se  soumettre  au  général 
anglais,  afin  d'éviter  les  effets  de  sa  colère;  et  tout 
faisait  présager  que  le  royaume  allait  être  pacifié, 
lorsqu'un  ordre  du  Parlement  vint  interrompre  la 
marche  de  Crorawell  et  l'obligea  de  retourner  en 
Angleterre  pour  protéger  son  propre  pays  contre  une 
invasion  d'Écossais.  Néanmoins,  avant  de  partir,  il 
laissa  le  commandement  des  troupes  à  Ireton  et  à 
Ludw,  deux  de  ses  plus  habiles  généraux,  qui  ache- 
vèrent son  œuvre.  Quant  à  lui,  de  retour  à  Londres, 
il  se  fit  nommer  capitaine  général  des  armées  de  la 
République,  se  mit  à  la  tête  des  troupes  dont  le  Par- 
lement pouvait  disposer  et  qui  ne  s'élevaient  qu'à 
seize  mille  hommes;  et  avec  cette  petite  armée  il  s'a- 


INNOCENT    X 


677 


Dissolution  du  Parlement  par  Cromwell 


vança  hardiment  contre  les  troupes  écossaises,  qui 
étaient  commandées  par  Cliarles  btuart  en  personne, 
les  rencontra  près  de  Dunbar,  leur  livra  bataille  et  les 
tailla  en  pièces. 

Cromwell  ne  s'en  tint  pas  à  une  victoire,  il  voulut 
proliter  de  ses  avantages  ;  il  poursuivit  le  prétendant, 
l'accula  de  l'autre  côté  du  Pertli,  où  il  s'était  retiré 
avec  les  débris  de  son  armée,  lui  coupa  les  vivres  et 
le  força  à  battre  en  retraite.  Après  plusieurs  mois  de 
revers,  de  marches  et  de  contre-marches,  Charles 
Sluart,  abandonné  des  siens,  traqué  do  toutes  parts, 
s'embarqua  pour  la  France,  et\int  retrouver  sa  mère 
Henriette-Marie,  qui  avait  été  accueillie  avec  une 
grande  distinction  par  le  cardinal  Mazarin  et  par  la 
régente  Anne  d'Autriche 


Le  capitaine  général  retourna  triomphant  à  Lon- 
dres, et  fit  immédiatement  décréter  au  Parlement  (juc 
la  royauté  était  abolie  en  Ecosse,  que  ce  royaume  ne 
serait  jilus  considéré  que  comme  une  province  de  la 
R'^publi([ue  anglaise  ;  en  outre,  il  réclama  un  édit 
d'expulsion  pour  tous  les  jirètres  catholiques  ou  épis- 
copaux,  qui  étaient  de  véritables  brandons  de  dis- 
corde; il  lit  prendre  des  résolutions  analogues  pour 
l'Irlande,  pour  les  îles  de  Jersey,  de  Guernesey,  de 
Scilly,  et  pour  les  colonies.  On  vit  alors  avec  étonne- 
ment  un  vaste  empire  passer  de  l'état  monarchique 
à  la  Répjljlique  presque  sans  secousse,  et  un  Parle- 
ment choisi  dans  le  tiers  état  et  totalement  dépourvu 
de  connaissances  politiques,  sans  autre  auxiliaire  que 
celui  d'un  conseil  d'État  formé  de  trente-huit  mcm- 


678 


inSTOmE    DES    PAPES 


bres,  s'occuper  il';ulniinislratioii,  do  fmaiices,  de 
guerre,  de  maiino,  lever  des  années,  équiper  des 
ûottes,  rendre  des  lois,  faire  des  traités,  et  cela  sans 
écraser  les  provinces  d'impôts,  sans  ruiner  le  com- 
merce, sans  opprimer  les  peuples.  Tous  ces  faits 
prouvent,  d'une  manière  incontestable  et  mieux  que 
ne  pourraient  le  l'aire  tons  les  raisonnements,  la  su- 
périorité des  tfouvernements  démocratiques  sur  les 
gouvernements  monarcliiques. 

Mais,  pour  le  malheur  de  l'Angleterre,  les  choses 
ne  devaient  pas  rester  longtemps  dans  le  même  état. 
Obvier  Cromwell,  l'ancien  répulilicain,  cet  adversaire 
terrible  de  la  royauté,  rêvait  [lour  lui-même  une  dic- 
tature. Quoiqu'il  eût  jusqu'alors  dirigé  en  quelque 
sorte  les  délibérations  du  Parlement,  il  comprit  qu'il 
ne  pourrait  jamais  vaincre  ni  corrompre  les  citoyens 
qui  formaient  l'assemblée  nationale,  ni  les  rendre 
complices  d'un  attentat  contre  les  libertés  publiques; 
il  résolut  donc  de  faire  passer  à  l'armée  la  prépon- 
dérance du  pouvoir.  Il  engagea  les  officiers  à  pré- 
senter à  la  Chambre  une  pétition  pour  demander 
qu'elle  prononçât  sa  dissolution,  et  pour  cjuc  les 
membres  actuels  fissent  place  à  de  nouveaux  hommes. 
Ainsi  que  l'avait  prévu  Cromwell,  le  Parlement  se 
trouva  offensé  de  l'audace  de  l'armée;  et  plusieurs 
députés  proposèrent  de  lancer  un  décret  qui  déclarât 
coupables  de  haute  trahison  ceux  qui  présenteraient 
à  l'avenir  de  semblables  pétitions.  Les  officiers  adres- 
sèrent aussitôt  de  vives  remontrances  aux  membres 
de  la  Chambre  des  communes;  ceux-ci  répliquèrent 
avec  aigreur,  et  dès  lors  la  querelle  se  trouva  engagée 
entre  le  Parlement  et  l'armée. 

Enfin,  lorsqu'il  supposa  que  le  moment  de  frapper 
le  grand  coup  était  venu,  Cromwell  prit  avec  lui 
trois  cents  soldats  et  vint  cerner  la  salle  où  l'assem- 
blée tenait  ses  séances.  Il  entra  seul,  comme  si  rien 
d'extraordinaire  ne  dût  se  passer,  se  mit  à  sa  place 
habituelle  et  suivit  les  débats  pendant  quelque  temps. 
Quand  il  vit  l'assemblée  prête  à  clore  la  discussion, 
il  se  leva  tout  à  coup,  prit  la  parole,  adressa  aux 
membres  du  Parlement  des  reproches  véhéments  sur 
leur  prétendue  tyrannie,  et  leur  déclara  qu'il  allait  y 
mettre  un  terme;  puis  il  frappa  du  pied  et  appela  à 
haute  voix.  A  ce  signal,  les  soldats  se  précipitèrent 
dans  la  Chambre  des  communes,  les  glaives  hors  du 
fourreau,  et  prêts  à  exécuter  les  ordres  de  Cromwell. 
Sir  Henri  Wane,  sans  se  laisser  intimider  par  ce 
spectacle,  se  leva  sur  son  banc,  protesta  en  termes 
énergiques  contre  celte  action  odieuse,  et  flétrit 
Cromwell  des  noms  de  despote  et  de  tyran. 

«  Sir  Henri,  s'écria  celui-ci  avec  emportement, 
prenez  garde  que  le  ciel  ne  me  délivre  de  vous  à 
l'instant!  C'est  vous,  continua-t-il  en  s'adressant 
aux  députés,  c'est  vous  qui  m'avez  forcé  à  cette  me- 
sure extrême.  J'ai  inq;)loré  le  Seigneur  jour  et  nuit; 
je  l'ai  supplié  de  m'arracher  la  vie  plutôt  que  de  me 
contraindre  à  cette  violence;  mais  il  m'a  ordonné  de 
vous  chasser  d'ici,  comme  autrefois  il  a  chassé  les 
Tendeurs  du  temple.  "  Montrant  alors  la  masse  d'ar- 
mes, qui  était  l'emblème  de  la  puissance  inviolable 
du  Parlement  :  «  Qu'on  ôte  d'ici  cette  marotte!  » 
ajouta-t-il.  Dès  qu'elle  eut  été  emportée,  il  fit  sortir 
devant  lui  tous  les  députés,  yida  la  chambre,  et  après 
avoir  donné  ordre  qu'on  fermât  les  portes,  il  en  prit 


les  clés,  et  retourna  présider  la  séance  du  conseil  à 
White-llall.  Le  crime  était  accompli. 

Malgré  le  succès  qu'il  venait  d'obtenir,  le  capi- 
taine général  n'était  pas  sans  inquiétude  sur  les  con- 
séquences de  son  coup  d'Etat;  il  voidut  donc,  pour 
prévenir  ipielque  sonlèvcnienl  dans  le  peuple,  donner 
un  nouveau  Parlement  aux  Anglais,  et  unêla  que  le 
pouvoir  souverain  serait  partagé  entre  cent  trente- 
neuf  membres,  dont  il  se  réserva  néanmoins  la  no- 
mination. Il  les  choisit  tous  parmi  les  fanatiques  les 
plus  outrés  et  les  plus  ignorants,  afin  que  ces  hom- 
mes incapables  ne  songeassent  pas  à  lui  disputer 
l'exercice  de  l'autorité  suprême,  ou  pour  (|ue  leurs 
doctrines  exagérées  lissent  désirer  leur  renvoi,  et  par 
suite  rendissent  plus  facile  la  dissohilion  définitive 
du  Parlement. 

La  conduite  do  ces  nouveaux  députés  justifia  plei- 
nement les  espérances  de  Cromwell;  tous  se  surpas- 
sèrent à  l'envi  en  absurdités  et  en  fanatisme.  La  ]ilu- 
part  étaient  aniinomiens  et  affiliés  à  une  secte  qui  se 
déclarait  ennemie  des  lois  et  se  prétendait  infaiUible 
par  la  communication  du  Saint-Esprit,  qu'elle  disait 
avoir  reçu  comme  les  apôtres  ;  ils  commencèrent  par 
choisir  huit  membres  de  leur  tribu  qui  furent  spé- 
cialement chargés  de  «  chercher  le  Seigneur  dans  la 
prière,  »  tandis  que  les  autres  s'occuperaient  de  dé- 
libérer sur  la  suppression  des  ministres  presbyté- 
riens, clés  universités,  des  cours  de  justice.  Ils  déci- 
dèrent gravement  que  toutes  ces  institutions  seraient 
remiilacées  par  la  loi  de  Moïse  ;  ils  déclarèrent  que 
tous  les  presbytériens  et  les  catboHques  étaient  des 
êtres  charnels,  uniquement  occupés  de  commerce  et 
d'industrie,  qu'il  fallait  refuser  de  pactiser  jamais 
avec  eux;  enfin  ils  poussèrent  le  ridicule  jusqu'à  de- 
mander à  Dieu  par  un  vote  que  l'homme  du  péché 
disparût  de  la  surface  de  la  terre,  et  qu'une  nouvelle 
génération  enfantée  par  la  prière  et  par  la  méditation 
vînt  peupler  l'univers. 

Le  peuple  se  récria  bienlôt  contre  ces  législateurs 
absurdes,  et  demanda  leur  suppression.  Cromwell 
s'empressa  de  l'accorder,  et  le  Parlement  fut  dissous. 
Rien  ne  s'opposant  plus  aux  projets  ambitieux  du 
capitaine  général,  il  se  fit  saluer  Protecteur  de  la  Ré- 
publique par  l'armée;  le  lord-maire  et  losaldermans 
de  Londres,  qui  lui  étaient  vendus,  ratifièrent  la  no- 
mination, et  vinrent  le  saluer  en  cette  qualité  au  pa- 
lais de  White-Hall,  où  déjà  il  s'était  installé. 

Les  jésuites,  qui  avaient  reparu  en  Irlande,  cher- 
chèrent à  profiler  de  cet  événement  pour  renouer  des 
intelligences  avec  les  catholiques  de  la  Grande-Bre- 
tagne, et  tenter  un  mouvement  en  faveur  de  Charles 
Stuart  ;  mais  ils  éprouvèrent  un  échec  complet  et  fu- 
rent obhgés  de  se  rembarquer  en  toute  hâte  pour 
éviter  la  vengeance  du  Protecteur.  Ils  furent  plus 
heureux  dans  une  entreprise  d'un  autre  genre,  et 
dont  le  succès  jeta  un  vif  éclat  sur  l'ordre  entier  des 
enfants  d'Ignace  de  Loyola;  par  leurs  intrigues,  ils 
avaient  opéré  la  conversion  de  la  fille  du  grand  Gus- 
tave-Adolphe, la  célèbre  Christine,  reine  de  Suède,  qui 
venait  d'abdiquer  la  couronne,  et  se  préparait  à  venir 
à  Rome  pour  recevoir  l'imposition  des  mains  dupape. 

Innocent  X  languissait  alors  sur  un  lit  de  dou- 
leurs, tourmenté  par  la  goutte  et  entièrement  épuisé 
par  ses  excès  libidineux.  Outre  ses  souffrances  phy- 


INNOCENT    X 


679 


■--u^iiT''*-— - 


siques,  qui  étaient  intolérables,  il  se  trouvait  sous 
l'empirede  craintes  imaginaires,  et  redoutait  telle- 
ment que  son  ancien  mignon  ne  chercliàt  à  le  faire 
empoisonner,  qu'il  ne  voulait  prendre  aucun  aliment 
qu'il  n'eût  été  apprêté  sous  ses  yeux  par  sa  belle- 
sœur;  il  exigeait  même  que  celle-ci  ne  quittât  pas  un 
instant  ^  chambre  et  tînt  constamment  une  de  ses 
mains  serrée  dans  la  sienne. 


Enfin  il  expira  le  5  janvier  1655,  après  une  mala- 
die de  plusieurs  mois.  Son  corps  demeura  trois  jours 
entiers  abandonné  à  la  merci  des  domestiques  du 
palais,  sans  que  personne  prît  soin  de  le  faire  inhu- 
mer, suivant  les  usages  de  la  cour  de  Rome;  doua 
Olimpia  elle-même  refusade  contribuer  aux  dépenses 
des  funérailles,  et  permit  qu'un  vieux  chanoine  le  fit 
enscvehr  à  ses  frais 


«sa 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Intrigues  dans  le  conclave.  —  Election  d'Alexandre  VII.  —  Caraclêre  du  nouveau  ponlife.  —  Débauches  du  pape  et  de  ses  ne- 
veux. —  Voyages  de  la  reine  Ch-istine  en  Italie  et  en  France.  —  Saint  Vincent  de  Paule  persécute  les  jansénistes.  —  .appari- 
tion des  Provinciales  de  Pascal.  —  Les  alumbrados  et  \ei  quictisles.  — Histoire  de  Georges  Fox,  fondateur  du  quakérisme.  — 
Athéisme  du  pape.  —  Alexandre  VII  refuse  de  prendre  part  h  la  guerre  contre  les  Turcs.  —  Satire  sur  l'avidité  du  saint-père  et 
de  sa  famille.  —  Alexandre  VII  veut  rallumer  la  guerre  dans  toute  l'Europe  pour  relever  la  pui.ssance  du  saint-siège.  —  Que- 
relles entre  les  cours  de  Rome  et  de  Versailles.  —  Louis  XIV  menace  de  venir  brûler  le  pape  dans  le  Vatican.  —  Sa  Sainteté 
envoie  des  reliques  en  carton  peint  au  grand  i-oi.  —  Restauration  en  Angleterre.  —  Charles  II  remonte  sur  le  trône  de  la 
Grande-Bretagne.  —  Les  jésuites  allument  un  immense  incendie  dans  Londres  pour  anéantir  les  preshytérions.  —  La  cour  de 
Rome  félicite  Charles  II  de  la  protection  qu'il  accorde  au  catholicisme.  —  Massacre  des  Vaudois  en  Italie.  —  Mort  du  pape 
Alexandre  VII. 


Les  cardinaux  se  réunirent  avec  empressement 
pour  procéder  à  la  nouvelle  élection,  dès  que  les 
obsèques  du  vieux  pape  Innocent  X  furent  termi- 
nées; et  la  lutte  s'entrat;ea  comme  de  coutume  entre 
les  factions  impériale,  italienne,  française  et  espa- 
gnole. Quant  au  Saint-Esprit,  il  laissait  intriguer. 

Le  célèbre  cardinal  de  Retz,  qui  se  trouvait  alors 
à  Rome  et  qui  faisait  partie  du  conclave,  nous  a 
transmis  minutieusement  les  longues  intrigues  aux- 
quelles il  prit  une  part  active  et  qui  aboutirent  à 
(•lever  sur  le  saint-siége  le  cardinal  Fabio  Cliigi,  qui 
prit  le  nom  d'Alexandre  VII. 

Ce  Fabio  Gbigi  était  né  à  Sienne  et  descendait 
d"une  famille  noble.  Par  l'inÛuence  du  marquis  de 
Palldvicini,  il  s'était  rapidement  élevé  à  la  cour  de 
Home  et  avait  rempli  successivement  les  fonctions 
de  grand  inquisiteur  à  Malte  et  de  nonce  à  Munster. 
On  prétend  que  dans  cette  dernière  ville,  le  légat 
avait  voulu  trafiquer  de  sa  conscience  et  se  faire 
hérétique  en  écliange  d'un  ricbe  évêché,  mais  qu'on 
avait  repoussé  sa  demande,  et  que  par  dépit  il  s'était 
jeté  dans  le  catholicisme  le  plus  outré. 

Le  cardinal  de  Retz,  dans    ses  Mémoires,  donne 


pour  certain  qu'il  avait  été  toute  sa  vie  d'une  dissi- 
mulation profonde,  et  qu'il  trompa  le  sacré  collège 
sur  son  véritable  caractère.  «  Son  ton  de  voix  miel- 
leux et  sa  contenance  hypocrite  en  imposèrent  à  tous 
les  cardinaux,  dit  le  docte  prélat;  au  moment  du 
dépouillement  du  scrutin  qui  le  faisait  pape,  il  ré- 
pandit des  larmes;  à  l'adoration,  il  afl'ecta  de  s'as- 
seoir sur  le  coin  de  l'autel  de  saint  Pierre;  et  sur 
l'observation  des  maîtres  des  cérémonies  que  la 
coutume  exigeait  qu'il  se  plaçât  au  milieu,  il  ne  le 
lit  f|u'avuc  une  humilité  extrême.  Il  reçut  les  félici- 
tations du  sacré  collège  avec  plus  de  modestie  encore  ; 
au  lieu  de  répondre  aux  compliments,  il  se  mit  à 
sangloter  d'une  façon  si  grotesque,  que  les  assistants 
ne  purent  retenir  les  élans  d'une  hilarité  bruyante, 
et  lui  crièrent  :  «  Assez,  saint-père,  assez  I  »  Enfin, 
comme  je  m'approchai  à  mon  tour  pour  lui  baiser 
les  pieds,  il  se  jeta  à  mon  cou  et  me  dit  en  m'era- 
brassant  :  «  Plaignez-moi  de  m'avoir  fait  pape,  et 
«  pardonnez  les  marques  de  faiblesse  que  je  donne 
«  en  considérant  que  je  suis  un  homme  !  » 

Dans  les  pi'emiers  mois  de  son  pontificat,  Alexan- 
dre \"II  continua   son  gein-e  de  vie  hypocrite  ;  mais 


ALEXANDRE     VU 


fiSl 


■rfl  V  «■ciLRI.iLU. 


Cai-ijalure  ciu  temps,  à.  roccasinn  dos  disputes  des  Jansénistes  et  des    Mùlinistcs 


La  ruolulion  est  au  paradis,  le  ciel  est  en  feu,  les  célestes  phalanges  se  partagent  en  deux  camps  et  sapprêtent  à  comliatlre;  le 
coq  de  samt  Pierre  et  l'oiseau  Saint-Esprit  se  prennent  de  bec;  l'archange  saint  Michel  sonne  la  charRe;  le  Pcrc  éternel  demeure 
caché  derrière  les  nuages  et  se  tord  de  rire. 


quand  il  eut  consolidé  sa  puissance,  il  fit  comme  ses 
prédécesseurs,  il  jeta  le  masque  et  apparut  au  grand 
jour  avec  tous  ses  vices. 

Son  premier  soin  fut  de  distribuer  les  charges  les 
plus  importantes  de  l'Eglise  aux  membres  de  sa 
famille,  afin  d'avoir  autour  de  lui  des  gens  intéressés 
à  le  défendre;  il  donna  à  son  frère  don  Maiio  la 
surveillance  sur  l'annona  et  l'administration  de  la 
justice  dans  le  Borgo  ;  il  nomma  son  neveu  Fabio 
Ciiigi  cardinal  padrone  avec  cent  ii  ille  scudi  de  trai- 
tement; il  choisit  un  autre  de  ses  neveux  nommé 
Agostino,  comme  élalon,  pour  perpétuer  la  race  des 
Chigi,  et  le  maria  à  une  Borghèse,  en  lui  donnant 
pour  dot  la  magnifique  île  d'Arricia,  la  principauté 
Farnèse,  un  palais  sur  la  ])lace  Colonna,  et  un  re- 
venu considérable  sur  le  trésor  apostolique;  il  n'ou- 
blia pas  un  seul  des  membres  de  sa  famille,  et  il  n'y 
eut  pas  jusqu'au  plus  petit  cousin  de  Sa  Sainteté  (jui 
ne  se  trouvât  pourvu  par  ses  soins  de  quelque  gros 
bénéfice  ou  d'un  emploi  très- lucratif. 

Ensuite  Alexandre  s'occtqia  de  ses  plaisirs  et  se 
dédommagea  amplement  de  la  contrainte  ((u'il  s'était 
imposée  avant  d'être  pape;  au  lieu  de  passer  les 
jours  à  l'église  et  les  nuits  dans  la  prière,  il  se  jeta 
dans  les  fêtes,  dans  les  parties  de  chasse  et  dans  les 
orgies  ;  au  lieu  d'habiter  Rome,  pour  mieux  sur- 
veiller les  affaires  du  gouvernement,  il  fixa  sa  rési- 
dence à  la  magnifique  campagne  de  (iastelgamlolio  ; 
et  si  par  hasard  il  venait  passer  quelijues  heures  de 
II 


la  journée  au  Vatican,  c'était  pour  donner  audience 
aux  poètes  bouffons,  aux  écrivains  licencieux  qui 
avaient  à  lui  lire  leurs  ouvrages.  «  J'ai  servi  Alexan- 
dre VII  pendant  quarante-deux  mois,  dit  Giacomo 
Quirini;  j'ai  reconnu  qu'il  ne  songeait  qu'à  se  vautrer 
dans  le  bourbier  de  la  luxure,  et  qu'il  ne  possédait 
de  la  papauté  (jue  le  nom  et  les  vices.  » 

Toutes  les  atlaires  étaient  dirigées  par  la  congré- 
gation de  l'Etal,  instituée  sous  le  pontificat  d'L'r- 
bain  VIII,  et  dont  les  membres  s'étaient  partagé  le 
travail  et  le  pouvoir  de  la  manière  suivante  :  Son 
EminenceRospigliosi  dirigeait  les  affaires  étrangères  ; 
le  cardinal  Corrado  de  Ferrare  conduisait  celles  des 
immunités  ecclésiastiques  ;  monsignore  Lugano  avait 
la  direction  des  ordres  religieux,  et  le  jésuile  l'alla- 
viccini  décidait  les  questions  théûli)giques.  Sa  Sain- 
teté ne  s'était  réservé  que  la  libre  disposition  du 
trésor  apostolique  ;  ce  dont  elle  usa  et  abusa  si  gran- 
dement, que  pour  subvenir  à  ses  profusions  on  fut 
bientôt  obligé  de  doubler  les  impôts. 

Les  préparatifs  seuls  des  fêtes  qui  devaient  avoir 
lieu  à  l'occasion. de  l'arrivée  de  Christine  de  Suèdi'  à 
Rome  nécessitèrent  trois  levées  de  subsides  tlaiis  la 
même  année. 

La  fille  du  grand  Gustave-Adolphe,  l'impure  reine  de 
Suède,  après  avoir  abdiijué  la  couronne,  était  sortie  de 
ses  Etats,  et,  traversant  l'Allemagne,  s'étail  rendue  à 
liiiixelles,  pour  abjurer  le  luthéranisme  en  présence 
de  l'archiduc  Léopold,  des  comtes  de  Fuensaldagna, 


1IIST(HUE     DKS     l'Ai' ES 


il'.'Monléi'ucuUi  et  ilo  l'inu'nli-l.  Quoliim's  mois  après, 
elle  lit  j>uhli((uiMiu'Ul  iirol'ession  de  I;i  rrligimi  callio- 
lique  lians  la  catlu-ilialo  li'Inspnu'k,  et  prit  le-  che- 
min de  Home,  où  elle  désirait  se  lixer. 
r  IVn  de  personnes  crurent  à  la  sincérité  de  la  con- 
\ersion  de  Christine.  Les  j  snites  eux-inèiucs  avouè- 
renl  qu'elle  avait  cédé,  non  à  des  convictions  reli- 
friouscs,  mais  à  son  aiuonr  pour  l'extraordinaire  et 
pour  le  merveilleux:  ils  rapp.ortaient,  à  l'appui  de 
leur  opinion,  ijuc  la  leine  s'exprimait  en  termes  peu 
respectueux  ]iour  le  chef  suprême  rie  l'Eylise,  et 
qu'elle  n'apportait  ipio  légèreté  et  inditïcrence  dans 
les  temples,  au  pied  des  autels.  On  aflirme  même 
qu'un  jour,  ayant  lu  dans  un  livre  une  citation  de 
l'ouvrage  du  jésuite  Cainpazano,  intitulé  :  «  Sincérité 
de  la  conversion  de  la  reine  de  Suède,  »  elle  souli- 
gna ce  titre  et  mil  en  marge  :  «  Celui  ipii  en  a  écrit 
n'en  savait  rien;  et  celle  qui  on  savait  ipieli|ue  chose 
n'en  a  rien  écrit  !  » 

D'inspruck,  la  princesse  se  rendit  en  pèlerinage  à 
Notre-Dami!  de  Loielte,  el  oITrit  sa  couronne  et  son 
sceptre  à  la  Vierge;  ensuite  elle  prit  la  route  des 
Ktats  de  1  Eglise;  enfin  elle  arriva  dans  la  campagne 
de  Rome.  Christine  lit  son  entrée  dans  la  ville  sainte,  : 
montée  sur  un  superbe  coursier,  et  vêtue  en  ama- 
zone. Le  sacré  collège  alla  à  sa  rencontre;  le  pontife 
la  reçut  sous  le  porche  de  Saint-Pierre,  à  la  tête 
d'une  partie  de  son  clergé,  et  lui  administra  la  con- 
firmation de  sa  main,  en  lui  donnant  le  nom  d'Ale- 
xandra,  qu'elle  ajouta  à  celui  de  Christine. 

Après  avoir  assisté  aux  l'êtes  qui  avaient  été  pré- 
parées en  son  honneur,  la  reine  prit  congé  du  pape 
et  vint  en  France,  f|u'ello  voulait  ])arcourir  avant  de 
se  li.xer  délinitivi  ment  à  Rome.  Elle  n'y  lit  pas  un 
long  séjour,  soit  qu'elle  éprouvât  un  secret  dépit  de 
voir  qu'elle  produisait  très-peu  de  sensation,  soit 
qu'elle  lût  ennuyée  d'entendre  constamment  parler 
des  querelles  des  molinistes  et  des  jansénistes. 

C'était  en  efl'et  le  moment  où  les  disputes  sur  la 
grâce  étaient  parvenues  à  leur  paroxysme  d'irritatinn. 
Non  content  d'avoir  forcé  les  sojitaires  de  Port-Royal 
à  se  soumettre  à  la  bulle  d'Innocent  X,  le  fougueux 
Vincent  de  Paule  voulut  encore  les  contraindre  à  re- 
connaître que  les  cinij  propositions  frappées  d'ana- 
thème  se  trouvaient  dans  l'ouvrage  de  Jansénius;  et 
pour  arriver  à  son  but,  il  agit  auprès  de  Mazarin,  et 
détermina  le  ministre  à  réunir  un  conciliabule  de 
trente-huit  évêques,  qm  déclarèrent  que  le  saint- 
siége,  en  censurant  les  propositions  qui  lui  étaient 
dénoncées  par  les  molinistes,  avait  entenlu  censurer 
Jansénius  lui-même;  et  qu'en  conséquence  ceux  qui 
suivaient  ses  doctrines  se  trouvaient  de  fait  excom- 
muniés. Les  religieux  de  Port-Royal  réjjliquèrent 
qu'ils  ne  suivaient  pas  les  doctrines  de  Jansénius, 
irais  celles  de  saint  Augustin.  Us  établirent  aussi 
que  l'infaillibilité  pontilicale  ne  devait  point  être  ad- 
mise dans  les  questions  de  fait,  mais  seulement  dans 
celles  de  droit  ;  et  alors  commencèrent  ces  fameuses 
discussions  sur  le  droit  et  sur  le  fait. 

Vincent  de  Paule  et  les  jésuites  firent  censurer  en 
Sorbonne  les  deux  propositions  suivantes,  qui  se 
trouvaient  dans  les  lettres  qu'avait  publiées  Antoine 
Arnauld,  l'un  des  plus  illustres  membres  de  Port- 
Royal.  La  première  proposition,    qu'on   appelait  de 


droit,  était  ainsi  conçue:  ^  Les  l'ères  nous  montrent 
un  juste  dans  la  personne  de  saint  Pierre,  à  qui  la 
grâce  a  man([ué  dans  une  occasion  oii  l'on  ne  sauiail 
dire  qu'il  n'a  point  péché.  »  La  seconde,  qu'on  ap- 
pelait de  fait,  était  ainsi  résumée  :  «  L'on  peut  dou- 
ter que  les  cin([  ])roposilions  condamnées  par  Inno- 
cent X  comme  étant  de  Jansénius,  évêque  d'Ypres, 
soient  dans  le  livre  de  cet  auteur.  »  L'examen  de 
ci'tie  affaire  fut  confié  à  des  commissaires  ennemis 
d'.\nloine  .Arn;iuld,  ([ui,  au  mépris  des  statuts  delà 
Fac  dté  de  théologie,  introduisirent  dans  l'assemblée 
trente-deux  moines  mendiants  pour  renforcer  les 
rangs  des  molinistes. 

Sans  aucun  égard  pour  les  explications  présentées 
par  .«Vrnauld.  ce  liibunal  iiiitpie,  qui  était  sous  l'in- 
lluence  du  chancelier  Séguicr,  homme  iulàme  s'il  en 
fut  jamais,  le  séide  du  despotisme,  le  promoteur  de 
toutes  les  mesures  odieuses  et  attentatoires  aux  li- 
bertés publiques,  l'âme  damnée  des  jésuites,  de  la 
régente  et  de  Mazarin,  rendit  une  sentence  de  con- 
clamnati-on.  Arnauld  vonhil  protester  contre  le  juge- 
ment, en  raison  du  man([ue  de  liberté  de  sa  défense; 
mais  ses  réclamations  furent  repoussées,  et  lui- 
même  se  trouva  obligé  de  s'enfuir  de  Port-Royal 
pour  échapper  à  ses  implacables  ennemis,  malgré  la 
puissante  intervention  des  ducs  de  Luynes,  de  Lian- 
court,  de  la  marquise  de  Sablé,  de  la  belle  duchesse 
de  Ijongueville,  du  marquis  de  Coislin,  du  baron 
Saint-Ange,  de  la  princesse  de  Guémené  et  du  prince 
de  Conti,  tous  partisans  du  jansénisme. 

Cette  délaile  n'abattit  pas  le  courage  des  solitaires 
de  Port-Royal,  elle  ne  fit  qu'accroître  leur  haine 
contre  les  molinistes,  et  par  suite  elle  leur  fit  cher- 
cher les  moyens  d'écraser  leurs  adversaires.  Jus- 
qu'alors ils  avaient  traité  les  cjuestions  théologiques, 
déjà  si  sèches  par  elles-mêmes,  sur  un  ton  dogma- 
tique et  sérieux,  se  contentant  de  montrer  la  vérité 
aux  docteurs,  et  jamais  ils  n'avaient  songé  à  mettre 
le  public  en  état  déjuger  le  fond  de  ces  propositions, 
de  sorte  que  les  jésuites,  beaucoup  plus  nombreux 
et  plus  puissants,  avaient  facilement  triomphé  aux 
yeux  du  monde,  sinon  par  la  raison,  du  moins  par 
les  clameurs. 

Après  la  condamnation  d'Arnauld,  il  fut  résolu  à 
Port-Royal  qu'on  appellerait  du  jugement  à  la  France 
entière,  et  qu'on  mettrait  ces  "(piestions  ardues  de 
dogmatique  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences. 
Pascal  fut  chargé  de  la  composition  de  cette  œuvre 
par  les  autres  solitaires.  Celui-ci  comprit  tout  d'a- 
bord qu'il  devait  égayer  cette  matière  stérile  par  une 
ironie  piquante,  afin  de  frapper  au  cœur  ses  ennemis 
par  les  armes  doubleraeut  puissantes  du  ridicule  el 
de  la  raison.  L'ouvrage  de  Pascal  parut  sous  le  nom 
de  Provinciales,  parce  qu'il  était  divisé  en  dix-huit 
lettres,  dont  les  dix  premières  étaient  adressées  à  un 
janséniste  de  province,  nommé  Perrier,  conseiller  delà 
cour  des  aides,  dans  la  ville  de  Clermont  en  .Vuvergne. 

Ces  lettres  eurent  un  succès  qui  dépassa  toutes 
les  espérances  des  jansénistes.  L'auteur  stigmatisa 
d'un-  ridicule  ineffaçable  les  jésuites,  ainsi  que  les 
dogmes  du  pouvoir  prochain,  de  la  grâce  suffisante 
et  de  la  science  moyenne,  qui  étaient  enseignés  dans 
les  ouvrages  de  Molina  el  de  saint  Thomas  d'Aquin  ; 
il  voua  à  l'exécration  des  hommes  les  traités  des  rao- 


ALEXANDUK     Vil 


683 


ralistcs  de  la  société  de  Jésus,  tt  piiiiciiialenieiil 
leurs  propositions  dangereuses  sur  le  probabilisnio 
et  sur  l'art  de  dirif^cr  l'intention  de  manière  à  excu- 
ser tous  les  crimes 

Les  disciples  d'Ignace  de  Loyola,  terrassés  par 
l'argumentation  puissante  de  Pascal,  appelèrent  la 
cour  de  Rome  à  leur  aide,  et  obtinrent  une  nouvelle 
bulle  qui  confiruiait  celle  d'Innocent  X,  prononçait 
une  nouvelle  sintence  d'excomniunicalion  contre  les 
jansénistes,  les  désignait  sous  le  nom  de  perturba- 
teurs du  repos  public,  enfants  d'iniquités,  et  con- 
damnait tous  les  ouvrages  imprimés  ou  manuscrits 
qu'ils  avaient  faits  pour  soutenir  la  doctrine  de  saint 
Augustin,  ainsi  que  ceux  qu'ils  pourraient  composer 
à  l'avenir.  Les  molinistes  de  \'incent  de  Paule  sur- 
tout montrèrent  un  extrême  cm])ressoraent  à  faire 
recevoir  cette  bulle  en  France.  A  leur  instigation, les 
principaux  ecclésiastiques  du  royaume  se  rassemblè- 
rent à  Paris,  et  déclaièrent  que  la  constitution  d'A- 
lexandre serait  publiée  avec  les  formes  ordinaires 
dans  tous  les  diocèses,  et  que  des  mesures  sévères 
seraient  adoptées  pour  en  surveiller  l'exécution. 

Indépendamment  d»  ce  triomphe  sur  les  jansénis- 
tes de- France,  les  disciples  d'Ignace  do  Loyola  obte- 
naient un  succès  non  moins  éclatant  à  Venise,  et  par 
leurs  liabilos  machinations  se  faisaient  réintégrer 
dans  leurs  collèges,  par  le  sénat,  à  une  majorité  de 
cent  seize  voix  contre  cinquante  trois. 

A  Florence,  leur  iniluence  se  faisait  sentir  d'une 
manière  plus  fra]pante  encore;  tous  les  dignitaires 
de  l'ordre  étaient  parvenus  à  occuper  les  emplois  les 
plus  importants  du  gouvernement  et  à  prendre  la 
direction  des  alVaires.  Aussi  ne  se  lirent-ils  pas  faute 
de  persécuter  les  Florentins  qui  suivaient  les  ensei- 
gnements d'un  chanoine  appelé  le  baron  Pandolphe 
Ilicasoli,  directeur  d'un  couvent  de  fdlcs,  suspecté 
de  vouloir  renouveler  l'hérésie  des  alumbrados  ou 
illuminés  d'Espagne,  sectaires  inollénsifs  qui  profes- 
saient une  doctrine  de  [larfaite  quiétude  et  d'impec- 
cabilité,  que  l'Inquisition  avait  condamnés  au  biîcher 
jiar  milliers  un  demi-siècle  auparavant,  et  que  le  car- 
dinal de  Richelieu  avait  poursuivis  en  France,  où  ils 
étaient  connus  sous  le  nom  de  Guériuets,  de  leur 
chef  nommé  Guérin,  curé  de  Saint  Georges  de  Roye, 
de  la  province  de  Picardie. 

Préalablement  le  clianoine  Ricasoli  fut  déféré  aux 
inquisiteurs  et  soumis  à  d'effioyables  tortures.  Les 
jésuites  répandirent  le  bruit  que  ce  vénérable  prêtre, 
(pii  avait  édifié  la  ville  jiar  cinquante  ans  d'une  vie 
exemplaire,  s'était  associé  à  la  veuve  d'un  riche  mar- 
chand nommé  Fausine  Mainardi,  pour  former  une 
congrégation  de  jeunes  fdles  ;  qu'avec  l'aide  du  Père 
Séraphin  Lujji,  religieux  servite,et  d'un  prêtre  nommé 
Jacques  Fantoni,  il  avait  inculqué  à  son  troupeau  de 
jeunes  nonnes  un  système  de  quiétisme  libertin,  et 
qu'il  en  avait  profité  pour  initier  la  ÎMainardi  et  ses 
filles  spirituelles  à  toutes  sortes  de  voluptés.  L'infor- 
tuné étant  mort  des  suites  de  la  question  extraordi- 
naire, ne  put  démentir  les  calomnies  de  ses  ennemis; 
ses  dis'ciples  furent  cliassés  du  territoire  de  Florence, 
et  les  religieuses  de  son  couvent  furent  condamnées 
à  une  détention  perpétuelle  dans  les  cachots  de  l'In- 
quisition, où  elles  servirent  aux  débauches  des  moi- 
nes et  de  leurs  bourreaux. 


Les  bûchers  du  saint-oflice,  en  Espagne,  n'avaient 
pu  anéantir  les  alumbrados,  de  même  la  cruauté  des 
jésuites  envers  le  chanoine  Ricasoli  ne  suffit  pas  en 
Italie  pour  détruire  la  secle  des  (piiétistes;  de  Flo- 
rence, elle  se  répandit  en  France  et  en  Iielgi(iue.  où 
nous  la  verrons  bientôt  reparaître. 

Il  semblait  réellement,  à  voir  la  multitude  de  doc- 
trines qui  prenaient  naissance  dans  ce  siècle,  (|uu 
les  hommes  se  fussent  donné  le  défi  de  faire  adopter 
les  croyances  les  plus  ridicules  et  de  renchérir  encore 
sur  l'extravagance  des  dogmes  de  la  religion  catho- 
lique. Un  seul  de  ces  chefs  de  secte  niéiile  d'occuper 
une  place  honorable  dans  Ihistoiro  :  c'est  Georges 
Fox,  simple  artisan  de  Drayton,  village  du  Leices- 
torshire,  en  Angleterre,  le  fondateur  des  quakers  ou 
trembleurs. 

La  vie  de  cet  homme  remarquable,  qualifié  par  ses 
adeptes  des  noms  «  d'aiiôtre  de  premier  ordre,  de 
glorieux  instrument  de  la  main  de  Dieu,  »  est  troji 
singulière  pour  que  nous  la  passions  sous  silence. 
Dans  son  enfance,  Georges  Fox  avait  été  placé  chez 
un  marchand  de  laine  et  de  bétail,  qui .  l'envoyait 
garder  ses  troupeaux  dans  les  bois,  sorte  d'occupation 
qui  avait  contribué  à  exalter  une  imagination  déjà 
portée  à  la  contemplation.  Georges,  abandonné  sans 
guide  à  ses  inspirations,  se  livra  avec  ardeur  à  la 
lecture  de  l'Ecriture  sainte,  à  ce  point  qu'il  iiouvait  ré- 
citer de  mémoire  r.\ncien  et  le  Nouveau  Testament. 
Lorsqu'il  eut  atteint  l'âge  de  seize  ans,  son  père 
l'envoya  à  Notlingham  en  apprentissage  chez  un  cor- 
donnier, où  il  continua  ses  méditations  et  ses  lec  - 
tures  jusqu'à  l'âge  de  dix-neuf  ans.  Ensuite  il  quitta 
son  maître,  se  revêtit  d'un  habillement  do  cuir,  et 
alla  s'enfoncer  dans  les  forêts,  passant  des  journées 
entières  dans  le  creux  d'un  arbre,  lisant  sans  cesse 
la  Bible  et  méditant  ensuite  les  étranges  incohérences 
de  ce  livre.  Fox  arriva  bientôt  à  un  tel  degré  d'ascétisme 
et  d'exaltation,  que  chaque  nuit  il  eut  des  extases  et 
des  hallucinations  pendant  lesquelles  il  croyait  en- 
tendre des  voix  surnaturelles  lui  parler  et  lui  ordon- 
ner de  prêcher  aux  hommes  la  parole  de  Dieu. 

Alors  il  se  décida  à  quitter  sa  retraite  et  à  paraître 
en  public.  Il  se  rendit  d'abord  à  Manchester,  où  il 
annonça  hautement  que  tous  les  hommes  avaient 
abandonné  les  voies  de  Dieu  et  n'avaient  rien  laissé 
sans  atteinte  ni  dans  la  doctrine,  ni  dans  les  mœurs; 
il  prêcha  la  tolérance  universelle;  il  condamna  la 
guerre  comme  contraire  aux  lois  divines;  et  pour 
empêcher  que  les  hommes  eussent  entre  eux  aucune 
collision,  il  déclara  que  toutes  choses  devaient  être 
communes,  qu'aucun  membre  delà  société  ne  devait 
exercer  une  autorité  sur  un  autre,  que  les  distinctions 
de  maître  et  de  seigneur  devaient  être  à  jamais  pros- 
crites du  monde.  Quanta  la  foi,  il  professa  que  tout 
culte  extérieur  devait  être  aboli  comme  dangereux  el 
immoral,  que  les  sacrements  devaient  être  supprimés 
comme  absurdes  et  ridicules. 

Fox  réunit  autour  de  lui  un  grand  nombre  de  dis- 
ciples de  tout  âge,  de  tout  sexe  et  de  toute  condition 
([ui  s'attirèrent  le  respect  du  peuple  par  une  probité 
incorruptible  dans  les  relations  commerciales,  par 
l'esprit  de  concorde,  de  dévouement  et  de  fraternité 
ipti  régnait  entre  eux.  Remplis  de  simjdieité  dans 
leurs  manières,  dans  leui s  vêtements,  les  disciples  de 


684 


HISTOIUE     DES     PAPES 


Fox  se  ilistiiiiiiiaioiit  ilps  autres  secles  [lar  leur  lu>r- 
reiir  dii  ineiisonge  et  inèine  île  tout  proiuis  liasanlé  ; 
ainsi  l'usage  du  serment  leur  était  sévèrement  interdit, 
j»arce  que,  disait  le  maître,»  il  n'ajoute  aucune  valeur 
aux  paroles  de  l'homme  qui  dit  la  vérité,  et  n'arrête 
pas  le  mensonge  sur  les  lèvres  de  l'homme  sans  foi.  » 

Cependant  le  chef  de  la  nouvelle  secte,  malgré  la 
régularité  de  ses  mœurs  et  la  douceur  de  son  caractère, 
n'en  fut  pas  moins  poiii  suivi  par  les  ministres  presbyté- 
riens, qui  faillirent  lo  faire  assommer,  pour  avoir 
prêché  contre  l'ivrognerie  et  contre  le  payement  des 
dîmes.  Un  sermon  contre  les  procès  lui  attira  égale- 
ment lanimadversion  des  magistrats;  et  un  jour  on 
l'arrêta,  parce  qu'il  avait  annoncé  que  le  Seigneur 
lui  avait  défendu  de  ployer  le  genou  devant  aucune 
puissance  de  la  terre,  ni  de  se  soumettre  à  aucune 
autorité.  Fox,  conduit  devant  un  juge,  se  présenta 
avec  son  bonnet  de  cuir  sur  la  tête  ;  et  dans  son  in- 
terrogatoire, il  refusa  de  ]iarkT  au  magistrat  dans  les 
formes  usuelles  du  langage.  Celui-ci  l'appela  insolent 
et  lui  elonna  un  soufllet;  Fox  tendit  l'autre  joue;  le 
juge  déclara  qu'il  était  fou  et  le  fit  conduire  dans  un 
hôpital  d'aliénés,  avec  ordre  de  le  frapper  de  verges 
deux  fois  par  jour. 

Enfin  le  bruit  de  cette  singulière  arrestation  s'étant 
répandu  à  Londres,  Cromwell  eut  la  curiosité  de  voir 
Fox,  le  fit  venir  dans  la  capitale,  et  après  avoir  causé 
une  heure  avec  lui,  il  le  rendit  à  la  liberté.  Depuis 
lors,  le  fondateur  des  quakers  professa  ouvertement 
ses  doctrines  et  augmenta  prodigieusement  le  nom- 
bre de  ses  disciples. 

Les  sectes  qui  surgissaient  de  toutes  parts,  en 
France,  en  Italie,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  ex- 
citaient d'autant  plus  le  courroux  du  saint-siége, 
qu'elles  menaçaient  son  pouvoir  temporel  ;  aussi  la 
congrégation  chargée  de  la  direction  des  afi'aiies  ne 
cessait-elle  de  fulminer  des  anathèmes  tantôt  contre 
les  quiélistes,  tantôt  contre  les  jansénistes. 

Quoique  Alexandre  VII  lût  d'une  impiété  notoire, 
et  qu'il  affichât  publiquement  son  athéisme,  néan- 
moins il  donna  son  approbation  à  toutes  les  mesures 
de  rigueur;  et  par  une  singulière  contradiction,  cet 
homme  qui  plaisantait  avec  ses  cardinaux  sur  la  virgi- 
nité delà  mèredu  Christ,  surla  simplicité  de  saint. Jo- 
seph, et  qui  faisait  sibon  marché  des  dogmes  du  catho- 
licisme, se  montrait  jaloux  au  suprême  degré  de  son 
privilège  d'infaillibilité,  et  voulait  établir  comme 
article  de  foi,  qu'à  toute  époque  donnée,  le  pape,  en 
sa  qualité  de  vicaire  de  Dieu,  est  le  résumé  et  l'ex- 
pression de  la  science  humaine;  que  conséquemment 
toutes  les  inteUigences  doivent  plier  et  s'eB'acer  de- 
vant la  sienne. 

Voici  le  bref  qu'il  adressa  sur  ce  sujet  aux  doc- 
teurs de  l'université  de  Louvain  :  «  Sachez,  mes 
frères,  qu'il  est  absolument  nécessaire  d'écouter  la 
voix  du  suprême  pasteur,  vicaire  du  Christ,  et  de 
lui  obéir  non-seulement  pour  ce  qui  concerne  le  salut 
et  la  vie  éternelle,  mais  encore  pour  tout  ce  qui  est 
science  et  doctrine;  car  si  tous  les  hommes,  et  sur- 
tout les  hommes  de  lettres  et  de  science,  n'adhèrent 
pas  immuablement  pour  toutes  leurs  idées  et  leurs 
déterminations,  sans  restriction  ni  réserves,  aux  dé- 
cisions apostoliques,  la  curiosité  inhérente  à  l'intel- 
ligence humaine  les  entraînera  dans   une  multitude 


incroyahle  d'opinions  vaines  et  d'erreurs  folles;  \\  y 
a  des  voies  en  nombre  iiilini  jiour  l'erreur,  et  il  n  y 
en  a  qu'une  pour  la  vérité:  celle  de  se  soumettre  à  la 
décision  du  pape,  qui  est  infaillible  comme  Dieu 
dont  il  est  le  vicaii'e!  » 

Malgré  les  prétentions  orgueilleuses  de  Sa  Sain- 
teté à  l'omnisciencc  et  à  la  domination  universelle, 
aucun  souverain  ne  voulut  prendre  Alexandre  pour 
arbitre  de  ses  destinées,  et  tous  allectèrent  même 
de  ne  plus  consulter  la  cour  de  Rome  sur  les  affaires 
politiques.  Ainsi  les  rois  de  France  et  d'Espagne, 
(pii  étaient  en  guerre,  ne  craignirent  pas  de  conclure 
la  paix  sans  en  informer  le  pape;  et  toute  la  défé- 
rence ([u'ils  montrèrent  jiour  le  saint-siége  fut  de 
mentionner  dans  le  préambule  du  traité  que  Leurs 
Majestés  Catholique  et  Très-Chrétienne  ne  doutaient 
pas  que  les  prières  du  souverain  pontife,  adressées 
à  Dieu  pour  le  repos  de  la  chrétienté,  n'eussent 
contribué  à  amener  cet  heurejix  résultat.  Alexandre 
se  montra  extrêmement  irrité  du  raani|ne  de  procédés 
de  don  Louis  de  Haro  cl  du  cardinal  Mazarin,  les 
deux  plénipotentiaires  des  cours  de  France  et  d'Es- 
pagne; il  manifesta  surtout  son  mauvais  vouloir  pour 
le  cardinal-ministre,  et  chercha  tous  les  moyens  de 
le  contrecarrer  dans  ses  négociations  ultérieures. 

L'occasion  ne  se  fit  pas  attendre  :  les  Vénitien-^, 
épuisés  d'hommes  et  d'argent  par  suite  des  guerres 
qu'ils  soutenaient  contre  les  Turcs,  s'étaient  adress''< 
à  la  France  pour  demander  des  secours,  et  avaiei  i 
obtenu  du  cardinal  Mazàrin  un  corps  de  troupes  ((iie 
leur  avait  amené  le  prince  d'Esté,  et  la  promesse 
formelle  de  décider  le  pape  à  les  seconder  puissam- 
ment dans  leurs  luttes  conti'e  les  infidèles.  Mais 
Alexandre,  charmé  de  tirer  une  vengeance  de  l'af- 
front qu'il  avait  reçu,  et  de  montrer  que  sa  volonté 
devait  être  comptée  pour  quelque  chose  dans  les  con- 
seils des  princes,  refusa  d'entrer  dans  la  ligue  contre 
les  Turcs,  et  répondit  sèchement  aux  ambassadeuis 
français,  que  si  Mazarin  avait  envie  de  convertir  les 
infidèles,  il  était  plus  simple  qu'il  envoyât  dans  leur 
pays  le  fanatique  Vincent  de  Paule,  ou  que  s'il  vou- 
lait faire  une  croisade,  il  n'avait  qu'à  se  mettre  à  la 
tête  des  troupes  et  tenter  l'aventure;  mais  qu'il  ne 
devait  pas  s'attendre  à  ce  que  le  saint-siége  se  jetât 
dans  une  entreprise  extravagante;  que  d'ailleurs  le 
trésor  apostolique  était  à  sec,  et  que  s'il  créait  de 
nouveaux  subsides,  ce  ne  serait  assurément  pas  pour 
lever  des  troupes,  mais  bien  pour  achever  les  nom- 
breux monuments  qui  étaient  en  cours  d'exécution. 

Depuis  le  commencement  de  son  règne,  Alexandre 
paraissait  en  effet  mettre  toute  sa  gloire  à  surpasser 
ses  prédécesseurs  par  des  constructions  gigantesques; 
partout  il  faisait  élever  des  palais,  redresser  des  rues 
entières,  planter  des  jardins;  à  son  commandement, 
le  palais  Salviati  disparut  pour  former  la  place  du 
Collège-Romain;  au  milieu  de  la  place Colonna  s'éh'va 
un  magnifique  palais  qu'il  destina  à  sa  famille,  cl  la 
place  Saint-Pierre  se  trouva  embeUio  par  un  monu- 
ment colossal  composé  de  deux  cent  quatre-vingt- une 
colonnes  et  de  quatre-vingt-huit  piliers. 

Cette  passion  pour  la  maçonnerie,  jointe  à  l'amour 
du  saint-père  pour  sa  famille,  l'entraîna  dans  des 
dépenses  si  prodigieuses,  qu'il  se  trouva  dans  la 
nécessité  d'écraser  le  peujile  d'impôts  et  de  donner 


'  ■:^-^-~:M^^-i 


.^^;J^I^<: 


li'xaiiilrp  \TI  an  pieH  rfii  rhn 


^-^H,i 


ALEXANDRE     VII 


685 


Le  célèbre  Antoine  Arnauld,  de  Porl-Royal 


une  extension  démesurée  au  commerce  de  reliques, 
d"iiulul,i,a'nces,  d'absolutions,  d"annates  et  de  pré- 
bendes. Son  avidité  était  si  universellement  reconnue 
à  Rome,  qu'on  colportait  ouvertement  une  gravure 
satirique  représentant  Alexandre  YII  avec  ses  mi- 
{ifnons,  ses  maîtresses  et  ses  cardinaux,  aux  pieds 
d'un  Christ  qui  au  lieu  de  sang  laissait  échapper 
de  son  côté  des  pièces  d'or  et  d'argent  que  le  pape 
recevait  dans  sa  tiare,  en  répétant  en  forme  de 
litanies  :  «  Il  a  été  crucifié  seulement  pour  nous!  » 

Pour  surcroît  d'infamie,  le  Père  Oliva.  général  des 
,  jésuites,  prêchait  dans  les  églises  :  «  que  toutes  les 
actions  du  pape  étaient  sainles  et  méritoires;  que 
c'était  pour  le  Ijonheur  des  fidèles  qu'Alexandi'e  VII 
et  ses  carilinaux  se  résignaient  à  être  riciies,  et  pour 
obéir  ù  ces  paroles  du  Gantit[ue  des  cantiques  : 
«  Que  tes  mamelles  sont  belles,  raa  sœur,  mon 
«  épouse!...  "L'astucieux  disciple  d'Ignace  de  Loyola 
ajoutait  que  Dieu  ne  voulait  pas  que  son  Eglise  eût 
un  sein  ilétri  comme  les  amazones  décrites  dans 
les  ouvrages  des  auteurs  profanes,  m.ais  que.sa  poi- 
trine fût  ornée  de  deux  mamelles  rebondies,  pour 
(jue  les  princes  et  les  évèques  pussent  teter  et  se 
nourrir  d'un  lait  abondant....   » 

Non-seulement  Sa  S;iintcté  ne  négligeait  aucune 
occasion  de  stimuler  la  cliaiité  de  ses  propres  sujets, 


leurs  légitimes 


pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  mais  encore  elle 
chercliait  à  usurper  les  domaines  de  ses  voisins,  tou- 
jours d'après  le  même  principe,  et  décrétait  solennelle- 
ment l'incamération  de  Castro  et  de  Coraachio,  sans 
être  arrêtée  par  la  crainte  de  s'exposer  à  une  guerre 
terrible  avec  Louis  XIV  et  avec  Philippe  IV,  qui 
avaient  pris  l'engagement  de  faire  restituer  ces  villes 
aux  maisons  d'Esté  et  de  Farnèse, 
propriétaires,  suivant  le  droit  de  l'époque. 

liicn  plus,  Alexandre  VII  s'étant  assiu-é  par  un 
traité  l'appui  de  l'empereur  d'Allemagne,  ne  garda 
plus  aucun  ménagement  envers  la  France;  il  lit 
même  insulter  publi([uement,  j)ar  les  Corses  de  sa 
garde  parliculière.  les  gens  du  duc  de  Créqui,  am- 
bassadeur de  Louis  XIV;  ce  qui  amena  une  collision 
sanglante.  Les  Corses  ayant  eu  quelques-uns  dus 
leurs  tués  ou  blessés,  voulurent  prendre  une  revan- 
che, et  se  réunirent  au  nombre  de  plus  de  quatre 
cents,  s'avancèj-ent  en  armes,  tambour  battant  et 
enseignes  déployées,  vers  le  palais  de  l'ambassade, 
se  saisiren'  des  avenues  et  des  rues  qui  y  aboutis- 
saient, et  se  préparèrent  à  en  faire  l'assaut.  Le  duc 
de  Créqui  parut  aussitôt  à  son  balcon  pour  faire 
respecter  son  caractère  d'ambassaTleur  ])ar  les  soldats 
du  pape;  mais  au  lieu  de  l'écouler,  ils  (iront  l'eu  sur 
lui;  heureusement  il  ue  fut  pas  atteint,  et  les  balles 


686 


IIISTOIUK     DES     l'Al'HS 


brisèrent  sinili'iucnt  les  carreaux  et  les  glaces  de  sou 
appartement.  Presque  au  même  instant  ils  décliar- 
pèreut  leurs  nioustjuets  sur  le  carrosse  de  l'ambas- 
sadrice, ijui  cliercliait  à  rentrer  au  palais,  et  tuèrent 
le  page  qui  se  tenait  à  la  portière.  Enlin  il  ne  f.illut 
rien  moins  que  l'intervention  des  ambassadeurs  des 
autres  puissances  pour  liiire  cesser  ces  désordres. 

Le  duc  de  Créqui  réclama  contre  une  telle  violation 
du  droit  des  gens,  et  demanda  la  punition  des  cou- 
pables; le  saint-père  refusa  de  lui  donner  satisluc- 
tion,  et  lit  même  renforcer  les  postes  des  Corses  qui 
se  trouvaient  autour  du  palais  de  l'ambassade  fran- 
çaise. 11  n'était  guère  possible  de  pousser  plus  loin 
l'insolence;  aussi  le  duc  de.  Créqui,  après  avoir 
protesté  contre  une  semblable  conduite  devant  les 
représentants  des  autres  puissances,  déclara-t-ilque, 
ne  se  Iriiuvant  plus  en  sûreté  à  Home,  il  allait  en 
instruire  son  gouvernement,  et  qu'il  se  retirait  à  San- 
Quirico,  sur  la  frontière  des  États  de  Toscane. 

Dès  que  ces  événements  furent  connus  à  la  cour 
de  France,  ils  excitèrent  une  fermentation  extraordi- 
naire dans  les  esprits;  le  roi  Louis  XIV,  i|ui  depuis 
la  mort  de  Mazarin  s'était  placé  à  la  tète  des  affaires 
du  royaume,  en  éprouva  une  telle  indignation,  (|u'il 
jura  de  punir  l'audacieux  pontife  et  de  venir  le  brû- 
ler dans  Home.  Il  cliassa  immédiatement  de  Paris 
le  nonce  Piccoloraini,  lui  enjoignit  de  se  retirer  à 
Meaux  et  d'y  attendre  sa  volonté;  et  comme  il  apprit 
que  celui-ci,  au  lieu  d'obéir,  avait  pris  la  roule  de 
Saint  Denis,  il  envoya  à  sa  poursuite  une  compagnie 
de  mousquetaires  à  cheval,  et  le  fil  conduire  jusqu'à 
la  frontière  de  Savoie. 

Quand  Piccolomini  arriva  à  Rome,  Sa  Sainteté  ve- 
nait de  recevoir  des  lettres  du  cardinal  d'Aragon  et 
du  grand-duc  de  Toscane  qui  lui  annonçaient  que  la 
France  avait  demandé  aux  Espagnols  le  passage  par 
le  Milanais  pour  une  armée  qui  se  réunissait  sous 
les  ordres  du  maréchal  du  Plessis-Praslin,  et  qui 
était  destinée  à  envahir  les  États  ecclésiastiques. 
Alexandre  supposa  que  ces  préparatifs  n'avaient 
d'autre  but  (jue  de  l'épouvanter;  et  lorsque  le  duc  de 
Créi[ui  lui  eut  notifié  que  la  France  demandait,  pour 
réparation  des  insultes  laites  à  son  ambassadeur,  que 
son  frère  don  Mario  Chigi,  gouverneur  de  Rome,  lût 
exilé  à  Sienne  pour  ne  l'avoir  pas  secouru  contre  les 
gardes  corses;  que  le  chapeau  fût  retiré  au  cardinal 
Irapériali  ;  que  les  troupes  corses  fussent  bannies  de 
Rome  à  perpétuité  ;  qu'on  érigeât  au  milieu  de  la 
place  Farnèse  une  inscription  infamante  pour  l'at- 
tentat commis  sur  la  personne  d'un  ambassadeur, 
pour  toute  réponse,  le  pape  nomma  le  cardinal  Im- 
périali  légat  de  la  Romagne,  fit  compter  un  mois  de 
solde  à  ses  gardes  corses  à  titre  do  gratification, 
ajouta  de  nouveaux  bénéfices  aux  revenus  de  son 
frère,  et  publia  qu'il  n'effectuerait  jamais  la  désinca- 
raération  de  Castro,  attendu  que  les  bulles  pontifi- 
cales commandaient  d'augmenter  les  domaines  de 
l'Église,  et  défendaient  expressément  de  jamais  les 
amoindrir.  «  Nous  sommes  résolu,  ajou  iit  Sa  Sain- 
teté dans  son  bref,  à  exposer  l'Etat  ecclésiastique  et 
même  notre  vie  aux  sanguinaires  violences  des  rois, 
pour  soutenir  les  droits  sacrés  de  notre  siège  ;  mais 
nous  ne  succomberons  pas  sans  avoir  mis  en 
ujuvre  pour  notre  défense  tous  les  secours  qui  peu- 


vent nous  venir  des  hommes;  et  s'ils  sont  insulli- 
sants,  nous  prierons  Dieu  d'envoyer  du  ciel  des  lé- 
gions d'anges  pour  combattre  en  notie  faveur.  -> 

Comme  il  l'avait  annoncé,  le  pontife,  avant  d'en- 
régimenter les  anges  sous  l'étendard  de  l'Église, 
somma  Léopold  I"  de  tenir  ses  promesses  et  défaire 
entrer  une  armée  en  Italie  pour  défendre  le  sainl- 
sié-go,  en  même  temps  qu'il  altai[nerail  la  Frarce 
d'un  autre  côté;  mais  l'empereur,  (pii  était  peu  ja- 
loux d'entrer  en  hostilité  avec  Louis  .\IV,  depuis  les 
récentes  victoires  de  ses  gi'nénuix,  refusa  de  tenir  les 
engagements  qu'il  avait  pris  avec  le  saint-siége,  el 
donna  simplement  la  permission  de  lever  des  troupes 
dans  les  États  de  l'empire.  Sa  Sainteté  se  récria 
contic  ce  maui(ue  de  foi  ;  néanmoins  elle  n'osa  pas 
rompre  ouverleiiient  avec  l'empereur  dans  un  mo- 
ment si  crili(pie;  elle  se  décida  à  accepter  les  der- 
nières propositions  de  Léopold,  et  à  faire  lever  de^ 
troupes  allemandes  pour  les  joindre  aux  vingt  mille 
hommes  de  ]iied  et  aux  deux  mille  hommes  de  cava- 
leiie  qui  étaient  déjà  enrôlés  sous  les  drapeaux  de  la 
cour  de  Home. 

Pendant  que  Louis  Xl\ ,  mettant  à  exécution  ses 
menaces  contre  le  saint-siége,  s'emparait  de  la  ville 
d'Avignon,  du  comtat  Venaissin  et  se  préparait  à 
envahir  l'Italie,  par  une  de  ces  aberrations  de  l'es- 
prit humain  si  fréquentes  chez  les  rois.  Sa  Majesté 
poursuivait  avec  acharnement  les  détracteurs  de  l'au- 
torité )ionlifica!e  et  prenait  le  parti  des  jésuites  contre 
les  jansénistes.  Avec  l'appui  du  monarque,  les  jé- 
suites avaient  fait  condamner  par  la  Sorbonue  les 
Provinciales  de  Pascal  et  les  Disquisitions  de  Paul 
Irénée,  et  leur  avaient  fait  appliijuer  les  ordonnances 
rendues  contre  les  libelles  dilfamatoires  et  contre  les 
écrits  hérétiques. 

Vincent  de  Paule,  qui  avait  été  l'un  des  instiga- 
teurs de  ce  jugement  inique,  employait  également  ses 
efl'orts  pour  l'aire  adopter  le  formulaire  relatif  à  la 
condamnation  des  cinq  propositions  que  l'assem- 
blée générale  du  clergé  de  France  avait  dressé,  mais 
toujours  sans  pouvoir  vaincre  l'opiniâtre  résistance 
des  jansénistes.  Enfin,  à  sa  sollicitation  et  à  celle  de 
son  confesseur,  Louis  XIV  se  mêla  de  cette  impor- 
tante alTaire,  et  pour  contraindre  les  solitaires  de 
Port-Royal  à  se  soumettre  aux  décisions  du  pape,  il 
fit  enlever  de  leur  retraite  Marie-Angélique  Arnaulil 
et  les  religieuses  el  disjiersa  les  pieux  moines  dans 
différents  couvents. 

Le  despote  français  n'en  poursuivait  pas  moins  la 
guerre  avec  le  saint-siége;  et  ses  troupes  avaient  déjà  • 
))énétré  dans  le  Milanais,  lorsque  Alexandre,  alarmé  de 
ses  progrès  et  craignant  de  voir  les  lOtats  de  l'Église 
à  feu  et  à  sang.  Rome  saccagée  et  lui-même  déposé 
du  trône  apostolique,  consentit  à  faire  réparation  des 
insultes  que  la  France  avait  reçues  à  Rome  dans  la 
personne  de  son  ambassadeur.  En  conséquence,  Sa 
Sainteté  signa  le  traité  de  Pise,  s'obligea  à  élever 
une  pyramide  en  signe  d'expiation,  comme  l'avait 
demandé  le  duc  de  Créqui,  promit  de  bannir  à  jamais 
les  Corses  des  terres  de  l'Église,  et  fit  publiquement 
le  serment  que  ni  officier  de  sa  cour  ni  membre  de 
sa  famille  n'avait  pris  la  moindre  part  à  l'attentat 
dont  avait  à  ne  plaindre  le  roi  de  France  ;  ce  qui 
n'empêcha    pas   ipie  six  jours  ajirès  avoir  ratifié  le 


ALEXANDRE     VII 


687 


Iwiilt'  Je  l'ise,  le  souverain  iioiilile  ne  liaij.'il  de  sa 
propre  main  et  ne  dépo>àl  aux  archives  du  ehàleau 
.Saint  Ange  la  protestation  suivante,  comme  preuve 
de  son  insigne  l'oiuberie  :  «  De  notre  propre  mouve- 
ment et  science,  dans  la  plénitude  de  noire  jjouvoir, 
nous  déclarons  que  nous  n'avons  conclu  la  paix  avec 
Louis  XI\'  que  par  force  et  dans  la  juste  crainte  que 
nous  inspiraient  les  armes  de  ce  despote  allier  ;  nous 
protestons  devant  Dieu  et  devant  ses  glorieux  apô- 
tres saint  Pierre  et  saint  Paul,  (|ue  nous  n'avons  con- 
senti sincèrement  à  aucun  des  actes  que  nous  avons 
signés,  ni  à  aucune  des  nombreuses  satisfactions  que 
nous  avons  fait  serment  de  donnera  ce  roi.  Rien  loin 
de  vouloir  rcnq)lir  nos  engagements,  nous  déclarons 
tpie  nous  nous  ojiposerons  à  leur  exécution,  princi- 
palement à  la  désincamération  de  Castro  et  de  Coraa- 
cliio;  nous  déclarons  nos  promesses  nulles  et  non 
avenues  ;  nous  décrétons,  en  outre,  que  la  présente 
protestation  sera  valide,  qu'elle  aura  une  efficacité 
pleine  et  entière,  quoiipi'elle  ne  soit  pas  enregistrée 
dans  les  actes  jjublics  ;  enfin  nous  voulons  qu'elle 
porte  témoignage  de  notre  véritable  volonté,  en  tous 
temps  et  en  tous  lieux,  pour  les  avantages  du  saint- 
siége;  nous  siqipléons  par  la  plénitude  de  notre  pou- 
voir et  par  l'infaillibilité  de  nos  décisions,  à  toutes 
les  irrégularités  i|ue  quiconcpie  voudrait  reprendre 
dans  cet  acte,  nonobstant  les  usages,  lois,  décrets, 
constitutions  apostoliques,  statuts  et  tout  ce  qui 
pourrait  y  être  contraire.  » 

Alexandre  VII  parut  néanmoins  se  soumettre,  et 
envoya  auprès  de  la  cour  de  France  le  cardinal  Fabio 
Chigi,  sous  prétexte  de  faire  agréer  à  Louis  XIV  les 
excuses  du  saint-siége,  et  en  réalité  pour  susciter 
des  troubles  dans  le  royaume.  Le  cardinal-neveu,  à 
peine  arrivé  à  Paris,  reprit  le  train  de  vie  qu'il  me- 
nait à  Rome,  et  causa  de  tels  scandales,  que  les 
poètes  satiriques  firent  des  épigrammes  et  des  vau- 
devilles sur  ses  amours  avec  les  dames  de  la  cour,  et 
sur  ses  infâmes  liaisons  avec  les  jeunes  clercs  de  sa 
suite,  l'appelant  le  digne  enfant  de  Sodome  ! 

Mais  au  milieu  de  ses  débauches  et  de  ses  intri- 
gues galantes,  Fabio  Chigi  ne  négligeait  pas  les  af- 
faires de  l'Eglise,  et  s'acquittait  fidèlement  de  sa 
mission  en  animant  les  jésuites  contre  le  roi,  et  en 
soutenant  ceux  qui,  dans  leurs  ouvrages,  mettaient 
le  pouvoir  des  états-généraux  au-dessus  de  l'autorité 
du  monarque.  Le  nonce  encouragea  même  le  Père 
Moya,  confesseur  de  la  reine  mère,  à  publier  deux 
ouvrages  sous  le  pseudonyme  de  Jacques  de  Vernant 
et  d'Amadeus  Guimenius  pour  soutenir  les  doctrines 
des  jésuites,  en  ce  qui  concernait  la  soumission  des 
princes  à  l'Église  romaine. 

Le  despote,  qui  était  jaloux  plus  que  de  toute 
chose  au  monde  de  son  autorité  absolue,  lit  saisir 
1rs  deux  livres,  nomma  une  commission  d'en([uète, 
et  obtint  qu'ils  fussent  condamnés  comme  subver- 
sifs de  toute  autorité  temporelle  et  de  toute  morale 
publique.  Alexandre  VII  adressa  immédiatement  un 
bref  à  Sa  Majesté  très-chrétienne,  pour  la  supplier 
de  faire  révoquer  la  sentence  prononcée  par  la  Sor- 
ionne;  le  Parlement  s'éleva  contre  le  bref,  et  publia 
la  déclaration  suivante  : 

"  Il  a  paru  deux  livres  très-condamnables;  le  pre- 
mier contient  des  maximes  qui  i)oussent  à  la  désor- 


ganisation du  gouvenu'ment  légitime  ;  le  second  ren- 
ferme un  grand  nombre  de  propositions  contagieuses 
[lour  la  morale.  La  Facilité  de  théologie,  reconnais- 
sant ([ue  la  simonie,  la  rébellion,  la  prostitution,  le 
vol  et  le  meurtre  étaient  préconisés  par  ces  écrits, 
a  pensé  qu'il  était  de  son  devoir  de  s'opposer  aux 
progrès  de  ces  pernicieuses  doctrines.  Le  pape  en  a 
jugé  autrement  ;  il  annule  les  censures  et  ordonne 
que  ces  livres  infâmes  pourront  être  répandus  dans 
le  royaume  pour  l'édification  des  fidèles.  Malgré  la 
prétendue  infaillibilité  du  saint-siége,  nous  décla- 
rons que  le  roi  ne  saurait,  sans  faire  brèche  à  son 
autorité  et  sans  blesser  les  droits  de  sa  couronne, 
accorder  au  ]iontife  la  satisfaction  qu'il  o^e  réclamer 
dans  son  bref.  » 

Les  censures  de  la  Faculté  ayant  été  maintenues, 
Alexandre  ^'II  fulmina  une  bulle  terrible,  par  la- 
quelle il  déclarait  présomptueuses,  scandaleuses  et 
téméraires,  les  décisions  de  la  Sorbonne,  et  défen- 
dait à  tous  les  ecclésiastiques  de  les  recevoir,  sous 
peine  d'excommunication.  Cette  bulle  ne  causa  pas 
li-j  plus  légère  sensation  en  France,  et  le  pape  dut 
songer  à  ne  pas  aller  plus  loin,  afin  d'éviter  une 
rupture  sérieuse  avec  Louis  XIV. 

Ce  qui  contribua  surtout  à  le  rendre  plus  modéré, 
lut  l'envoi  d'une  somme  considérable  que  lui  adressa 
le  monarque  pour  la  canon  sation  de  François  de 
Sales,  évêque  et  prince  titulaire  de  Genève,  et  pour 
l'achat  de  reliques  qu'il  voulait  déposer  dans  d  ffc- 
rentes  églises  de  la  capitale.  Alexandre  VII  enjbtiursa 
la  somme  et  expédia  fidèlement  le  brevet  de  saint  i[ui 
lui  était  demandé;  il  envoya  également  trois  caisses 
de  reliques,  emballées  avec  un  grand  soin,  liées  avec 
des  cordons  de  soie  rouge,  et  scellées  des  sceaux  du 
cardinal  Genesti,  commis  à  la  garde  des  restes  des 
martyrs  et  des  momies  de  saints. 

Par  malheur  les  précieuses  caisses  furent  reçues 
à  leur  arrivée  à  Paris  par  un  évêque  qui  penchait  en 
secret  pour  le  jansénisme;  le  prélat,  sous  les  appa- 
rences du  zèle  le  plus  ardent  et  de  la  foi  la  plus 
na'ive,  demanda  l'autorisation  de  se  faire  assister  à 
l'ouverture  des  caisses  par  des  médecins  et  par  des 
anatomistes  pour  faire  constater  à  quelles  parties  du 
corps  appartenaient  les  vieux  ossements  des  bienheu- 
reux saints  et  martyrs. 

Cette  vérification  amena  de  singulières  découvertes. 
Les  anatomistes  ayant  procédé  à  l'ouverture  de  la 
première  caisse,  sur  laquelle  était  écrite  une  légende 
indiquant  qu'elle  renfermait  les  restes  de  deux  célè- 
bres martyrs,  trouvèrent  des  ossements  de  quoi  ibr- 
mer  trois  sfjuelcttes  au  lieu  de  deux.  Le  cardinal 
Fabio  Chigi,  qui  assistait  à  l'expertise,  rejeta  habile- 
ment la  cause  de  cette  erreur  sur  le  scribe  (jui  avait 
rédigé  la  légende. 

Dans  la  deuxième  caisse,  on  trouva,  au  milieu 
d'ossements  humains,  trois  fémurs  d'ànes,  deux  ti- 
bias de  chiens  et  d'autres  débris  d'os  ayant  appar- 
tenu à  différents 'animaux  domeslicjues.  Le  cardinal- 
légat  avait  peine  à  contenir  son  hilarité  en  entendant 
faire  l'analyse  des  relii|ues  expédiées  par  son  oncle  ; 
toutefois  il  ne  se  déconcerta  pas  encore,  et  se  con- 
tenta de  dire  que  le  démon  avait,  sans  nul  doute, 
ajouté  ces  ossements  par  malice  pour  éprouver  leur 
foi,  et  qu'on  ne  devait  pas  s'en  inquiéter  davantage. 


688 


HISTOIUK    DKS     PAPES 


Enfin,  dans  la  troisième  caisse,  qui,  suivant  le  Ini'l" 
de  !Sa  Sainteté,  devait  renfermer  le  chef  de  saint 
Fortuné,  on  trouva  une  tète  de  mort  simulant  ]iar- 
faitement  un  crâne  desséché;  mais  un  médecin  l'ayaul 
jetée  dans  un  .vase  rempli  d'eau  bouillante,  le  rliel' 
de  saint  Fortuné  se  déforma  et  se  trouva  être  sim- 
plement un  crâne  de  carton  peint.  Fahio  Gliii;! 
n'osa  pas  expliquer  ce  nouveau  miracle,  el  se  relira 
couvert  de  confusion.  Les  analomisles  dressèrent  un 
rapport  à  Sa  Majesté  sur  ce  qu'ils  avaient  découvert, 
et  afiirmèrent  en  outre  que  les  ossements  envoyés  de 
Rome  comme  ay.mt  appartenu  à  des  saints  person- 
nages des  ])remiers  siècles,  provenaient  au  contraire 
d'individus  morts  depuis  peu  de  temps;  qu'ainsi  le 
grand  roi  avait  été  la  dujie  d'une  infâme  jonglerie. 

Louis  XIV,  craignant  que  cette  affaire  ne  le  cou- 
VI it  de  ridicule  et  ne  le  rendit  la  fable  de  l'Europe 
si  elle  s'ébruitait,  jeta  au  feu  le  rapport  des  analo- 
mistes,  et  leur  fil  défense  de  rien  dire  de  ce  qu'ils 
savaient,  sous  peine  d'èlre  plongés  dans  les  cachots 
de  la  Bastille;  puis  il  commanda  qu'on  replai;àl  les 
ossements  dans  des  boites  fermées  et  scellées,  et 
qu'on  en  fit  la  distribution  aux  églises  de  Paris. 

En  Angleterre,  de  grands  cliangemenis  venaient 
d'avoir  lieu;  Olivier  Cromwell  était  mort.  Son  lils 
Richard,  qui  d'abord  avait  pris  les  rênes  du  gouver- 
nement, s'était  déterminé  à  abdiquer  et  à  résigner 
la  suprême  autorité  entre  les  mains  des  membres  du 
Parlement.  Ce  nouveau  gouvernement  avait  été  ren- 
versé par  le  général  Monck,  un  traître  qui  s'était 
vendu  au  lils  de  Charles  Sluart,  et  qui  pour'un  peu 
d'or  livra  sa  patrie  à  un  roi  lûclie,  hypocrile,  san- 
guinaire et  despote.  Charles  II  s'asseyait  enfin  .sur 
le  trône  de  la  Grande-Bretagne  ! 

Le  nouveau  souverain,  qui  était  devenu  catlioliipic 
pcnilant  son  exil,  et  qui  connaissait  l'invincible  ré- 
pugnance des  Anglais  ])our  le  papisme,  parut  dès  le 
principe  revenu  au  culte  réformé,  et  communia  en 
public  d'après  le  rite  des  anglicans  ;  mais  en  secret 
il  continua  à  professer  le  catholicisme,  et  en  suivit 
tous  les  exercices  dans  une  chapelle  mystérieuse  des- 
servie par  les  jésuites. 

Lorsque  son  pouvoir  fut  mieux  affermi,  Charles 
Stuart  s'imposa  moins  de  contraintes,  et  commença 
une  persécution  religieuse  qui  avait  pour  cause  ap- 


parente le  rejHis  de  l'Etal  el  pour  but  réel  It^  liiomplie 
du  catholicisme.  Il  pulilia  d'abord  des  règlements 
sévères  contre  les  non -conformistes  et  les  presbyté- 
riens; il  rétablit  les  évèques  suspectés  de  papisme 
et  qui  avaient  été  dégradés  par  arrêt  du  Parlonienl;  il 
dressa  un  bill  contre  les  quakers,  (pii  refusjiieut  de 
lui  prêter  serment  d'obéissance;  il  publia  le  fameux 
acte  d'uniformité  de  cnlle;  il  lit  défense  .'uix  minis- 
tres qui  n'avaient  pasété  ordonnés  par  un  évêque  d'ad- 
ministrer la  communion  aux  fidèles,  et  enjoignit  aux 
habitants  des  trois  royaumes  d'adopter  la  liturgie 
anglaise  et  le  livre  des  prières  coramvmes. 

Ces  ordonnances,  (pii  toutes  étaient  en  opposiion 
avec  l'esprit  national,  forcèrent  plus  de  deux  mille 
ministres  réformés  à  renoncer  à  leurs  Eglises;  ce  qui 
n'empêcha  pas  le  déloyal  Charles  II  de  persévérer 
dans  celle  odieuse  voie.  Poin-  surcroît  de  malheurs, 
la  pesie  éclata  dans  Londreset  enleva  un  nombre  pro- 
digieux di^  viclimes;  puis  un  incendie,  allumé,  dit-on, 
)iar  les  jésuites,  consuma  jir.  s([no  enlièreiUenl  celte 
capitale,  el  réduisit  une  popidalion  immense  au  plus 
extrême  dém'mienl. 

Les  Écossais  voulurent  profiler  de  ces  circonslan- 
ces  ]iour  secouer  le  jong  et  chasser  les  évèques  an- 
glicans ([ue  (Charles  Stuart  leur  avait  imposés;  mais 
le  tyran  était  sur  ses  gardes;  une  armée  formidable 
passa  la  Tweed,  entra  en  Ecosse,  bal  lit  les  presby- 
tériens et  les  força  à  mettre  bas  les  armes. 

La  cour  de  Rome  s'empressa  de  féliciter  Charles  If 
et  son  frère  le  duc  d'York  de  la  vigueur  qu'ils  dé- 
j>loyaient  contre  les  hérétiques,  el  leur  offrit  son 
secours  pour  avancer  l'œuvre  de  régénération  du 
catholicisme  dans  la  Grande-Bretagne,  c'esl-à-dire 
l'extermination  de  tous  les  héréli(jues. 

Il  serait  injuste  cependant  de  jeler  sur  le  saint- 
père  tout  l'odieux  des  mesures  qui  furent  prises  eu 
Angleterre,  en  France  el  en  Italie  contre  les  héré- 
tiques, ainsi  que  l'infamie  des  exécutions  qui  ensan- 
glantèrent les  villes  anglaises,  les  provinces  du  midi  de 
la  France  et  les  vallées  du  Piémont.  Déjà  Alexan- 
dre VII  était  attaqué  d'une  maladie  extrêmement 
grave,  cl  se  trouvait  alors  hors  d'état  de  pouvoir 
s'occuper  de  l'organisation  d'aucun  massacre  II 
mourut  enfin  le  22  mai  1667,  el  il  alla  rejoindre  dans 
l'éternité  les  exécrables  pontifes  qui  l'avaient  précédé. 


CLEMKNT     IX 


683 


CLEMENT  IX 


2i6'   PAPE 


m^ 


Election  simoniaque  de  Clément  IX.  —  Il  se  déclare  contre  l'abus  du  népotisme.  —  Nouvelles  tendances  politiques  du  gouverne- 
ment p.ipal.  —  Sa  Sainteté  défend  la  lecture  des  œuvres  des  savants  de  Port-Royal.  —  Louis  XIV  oiïie  au  |ia|ie  d'élre  le  par- 
rain du  dauphin  de  France.  —  Divorce  du  loi  de  Portugal.  —  Épreuve  du  congrès  pour  le  divorce  ai  di.K-septièrae  siècle.  — Le 
pontife  consent  à  nommer  des  prélats  aux  sièges  vacants  en  Portugal.  —  Les  jésuites  livrent  l'ile  de  Candie  au.x  mahomélans. 
—  La  trahison  des  enfants  d'Ignace  de  Loyjla  cause  la  mort  du  saiot-père. 


Vingt-sept  jours  apii's  la  mort  d'Alexandre  VII, 
les  cardinaux  élurent  pour  lui  succéder  Jules  Rospi- 
gliosi,  qui  fut  aussitôt  proclamé  cbei'  suprèrae  de 
1  Eglise,  sous  le  nom  de  (Jléinei)t  IX.  Le  nouvcatf 
pape,  originaire  do  la  ville  de  Pistole,  en  Toscane, 
avait  successivement  obtenu  les  charges  d'auditeur 
de  légation,  de  nonce  en  Espagne,  de  gouverneur  de 
Rome,  de  cardinal  de  Saint-Sixte,  et  de  secrétaire 
d'Etat,  dans  lesquelles  il  s'était  beaucoup  enrichi. 

Quelques  auteurs  ecclésiastiques  prétendent  que 
son  élection  n'avait  pas  été  exempte  de  sti))ulations 
sinioniaques;  à  l'appui  de  cette  opinion,  ils  font 
valoir  le  soin  qu'il  prit  de  conserver  dans  leurs  di- 
gnités les  membres  du  sacré  collège  qui  avaient  sou- 
tenu son  i)arti,  et  l'exclusion  dont  il  frappa  ceux  qui 
s'étaient  opposés  à  son  élection.  D'autres  écrivains 
refusent  de  voir  dans  ses  préférences  pour  certains 
cardinaux  une  preuve  de  simonie,  et  représentent 
Clément  IX  comme  le  plus  digne  et  le  plus  capable 
d'occuper  le  saint-siége.  A  la  vérité  ils  conviennent 
qu'il  n'avait  ])as  une  activité  proportionnée  à  ses 
louables  intentions,  et  ils  le  comparent  à  un  arbre 
couvert  de  rameaux  vigoureux  qui  produirait  des 
feuilles  en  abondance,  quelquefois  des  fleurs  et  jamais 
de  fruits.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  souve- 
rain ])ontife  possédait  cette  espèce  de  vertu  négative 
qui  consiste  dans  l'absence  des  vices.  .\insi,tout  en 
refusant  d'imiter  ses  prédécesseurs  dans  leur  népo- 
u 


tismc,  et  de  sacrifier  les  intérêts  de  l'Eglise  à  ses 
parents,  il  ne  les  en  appela  pas  moins  à  la  cour  pour 
les  mettre  en  possession  d'emidois  lucratifs;  seule- 
ment il  ne  voulut  pas  les  placer  à  la  tète  des  affaires 
du  gouvernement. 

Cette  propension  du  nouveau  pontife  à  laisser 
l'exercice  de  l'autorité  aux  mains  des  princes  do 
l'Église,  était  du  reste  en  harmonie  avec  les  idées  de 
l'époque;  car  une  réaction  arisfocrati({ue  se  maniles- 
tait  dans  toutes  les  cours  d'Europe.  En  France, 
Louis  XIV  s'entourait  de  sa  noblesse  pour  s'en  faire 
un  rempart  contre  la  bourgeoisie,  et  lui  donnait  en 
curée  toutes  les  charges  de  l'Etat;  en  Espagne,  la 
grandesse  gouvernait  la  monarchie;  en  Allemagne, 
la  noblesse  obtenait  une  prépondérance  décisive;  en 
Pologne,  elle  s'était  attribué  l'élection  des  rois;  en 
Suède,  en  Russie,  elle  avait  dicté  des  dispositions 
restrictives  aux  prérogatives  des  souverains.  Il  était 
donc  naturel  que  Clément  IX  suivit  l'impulsion  gé- 
nérale, et  qu'au  lieu  d'entrer  en  lutte  avec  l'aristo- 
cratie nombreuse  (jui  environnait  le  trône  papal,  il 
consentît  à  modifier  l'omnipotence  spirituelle  de  la 
cour  de  Rome  sous  les  formes  d'une  constitution 
oligarchique.  Dirigé  par  les  membres  de  son  conseil, 
il  résolut  de  prendre  une  part  active  à  la  guerre 
contre  les  Turcs,  en  fournissant  à  la  Sérénissirae 
République  de  Venise  des  troupes  et  de  l'argent. 
Comme  le  trésor  était  vide,  il  ne  craignit  pas  de  h 

175 


690 


HISTOIRE    DES    PArES 


remplir  avec  les  sommes  enlevées  à  plusieurs  couvents 
d'hommes  ou  de  femmes  dont  les  richesses  étaient 
un  objet  de  scandale  pour  les  peuples.  Sa  Sainteté 
n'osa  cependant  pas  toucher  au  trésor  des  jésuites, 
à  cause  de  l'immense  inlluence  qu'exer(,\iit  la  société 
sur  les  esprits;  elle  chercha  même  à  les  rattaclier  au 
saint-siége  en  prenant  leur  parti  dans  leurs  querelles 
contre  les  jansénistes,  et  en  condamnant  une  traduc- 
tion de  l'Évantrile  appelée  communément  le  Nouveau 
Testament  de  Mons,  l'ouvrage  le  plus  remarquahle 
qui  eût  été  composé  à  Port-Royal.  tHémcnt  IX  en 
défendit  la  lecture,  sous  peine  d'excommunication, 
la  qualifia  de  version  téméraire,  pernicieuse  et  éloi- 
gnée de  la  Vulgate  ;  à  son  exemple,  les  archevC-ques 
de  Paris,  d'Embrun,  de  Reims,  les  évoques  d'Evreux, 
d'Amiens,  et  plusieurs  autres  prélats,  déclarèrent 
qu'elle  était  remplie  d'additions,  de  changements 
arbitraires,  et  conforme  à  la  version  de  Genève,  c'est- 
à-dire  propre  à  favoriser  le  palvinismc.  L'atrabilaire 
Louis  XIV  intervint  et  fit  proscrire  l'ouvrage  par  son 
conseil  d'État.  Mais  d'autre  part,  les  évoques  parti- 
sans des  doctrines  de  Jansénius  refusèrent  de  se 
soumettre;  ainsi  les  disputes  religieuses  se  ravivèrent 
et  devinrent  plus  violentes  ijuo  jamais. 

Sa  Sainteté  voulut  alors  réparer  le  mal  qu'elle 
avait  fait  ;  elle  retira  son  bref  et  se  contenta  d'ana- 
thématiser  les  cinq  propositions  attribuées  à  Jansé- 
nius, en  supposant,  ajoutait-elle,  que  ces  proposi- 
tions émanassent  réellement  des  livres  de  i'évèque 
d'Ypres.  Les  jansénistes  acceptèrent  ces  conditions 
et  signèrent  le  dernier  formulaire  d'Alexandre  VII, 
en  ayant  soin  de  spécifier  très- clairement  le  droit  et 
le  fait,  et  en  indiquant  qu'ils  ne  promettaient  que  le 
respect  extérieur  et  la  soumission  du  silence.  Ar- 
nauld  et  ses  amis  déclarèrent  en  outre,  sans  ambi- 
guïté, qu'en  condamnant  les  cinq  propositions  ils 
n'avaient  nullement  entendu  renier  la  doctrine  de 
saint  Augustin,  ni  celle  de  saint  Thomas,  ni  la 
grâce  efficace.  Néanmoins  la  paix  fut  conclue  en  ap- 
parence entre  les  molinistes  et  les  jansénistes  ;  les 
religieuses  et  les  solitaires  de  Port-Royal  furent  re- 
levés des  censures,  déchargés  de  l'interdit,  et  purent 
rentrer  dans  leurs  couvents.  A  partir  de  ce  moment, 
les  disciples  de  Jansénius,  tolérés  par  la  cour  de 
Rome,  et  appuyés  du  crédit  du  ministre  Pomponne, 
s'élevèrent  à  un  degré  d'importance  qui  devint  chaque 
jour  plus  considérable;  et  comme  ils  savaient  très- 
bien  qu'ils  devaient  s'attendre  à  de  nouvelles  attaques 
de  la  part  de  leurs  ennemis,  dès  que  ceux-ci  trou- 
veraient une  occasion  favorable,  ils  cherchèrent  à 
susciter  eux-mêmes  des  entraves  au  saint-siége,  et 
se  préparèrent  à  porter  des  coups  terribles  au  colosse 
chancelant  de  la  papauté. 

Rien  cependant  ne  faisait  encore  prévoir  le  triomphe 
du  jansénisme,  la  cour  de  Rome  paraissait  toute- 
puissante  en  France;  le  roi-soleil  avait  eu  la  fai- 
blesse de  faire  demander  au  pape  Clément  qu'il  vou- 
lût bien  être  le  parrain  du  dauphin  ;  et  le  saint-père 
avait  envoyé  une  commission  de  légat  extraordinaire 
au  cardinal  de  Vendôme,  afin  que  ce  prélat  jiùt  tenir 
en  son  nom  le  royal  enfant  sur  les  fonts  baptismaux. 
La  cérémonie  du  baptême  accomplie,  on  supposa 
,  que  la  mission  du  cardinal-légat  était  terminée,  et 
que  le  pouvoir  absolu   dont  il  avait  été  investi   mo- 


mentanément cessait  avec  ses  fonctions  de  parrain, 
mais  il  en  arriva  autrement.  Le  prélat,  à  l'exemple 
du  pontife  romain  dont  il  était  le  représentant,  vou- 
lut profiler  do  son  omnipotence  ecclésiastique  pour 
ses  intérêts  de  famille;  il  prononça  le  divorce  de  sa 
nièce  jNIarie-Francisque  d'.Vumale,  princesse  de  Sa- 
voie-Nemours,  d'avec  son  mari  Alphonse  VI,  roi  de 
Portugal,  rejeton  de  la  maison  de  Rragance,  pour 
cause  d'impuissance,  et  autorisa  son  union  avec  don 
Pedro,  frère  du  roi,  et  amant  do  la  jeune  reine. 

La  cour  d'Espagne,  qui  n'avait  jamais  renoncé  à 
l'espoir  de  rentrer  en  possession  des  Etats  de  Por- 
tugal, et  qui  se  voyait  en  bonne  position  de  faire  va- 
loir ses  droits  cà  la  faveur  des  troubles  qui  agitaient 
ce  pays,  envoya  immédiatement  un  ambassadeur  au 
souverain  ponlifepour  solliciter  l'annulation  du  ma- 
riag(î  de  don  PeJro  et  de  sa  belle-sœur. 

Par  malheur,  la  chose  était  devenue  très-difficile, 
la  irine  ayant  déclaré  qu'elle  se  trouvait  enceinte  ; 
du  reste,  Clément  IX  penchait  secrètement  pour  .la 
France,  et  quelques  présents  qui  lui  furent  envoyés 
par  Marie  d'Aumale  et  par  don  Pedro  achevèrent  de 
le  gagner  au  parti.de  la  reine;  il  confirma  tout  ce 
(jui  avait  été  fait  par  le  cardinal  de  Vendôme,  et  dé- 
clara le  mariage  de  celle-ci  avec  Alphonse  IV  bien  et 
dîiment  annulé.  Seulement,  pour  sauver  les  appa- 
rences et  ne  point  être  suspecté  d'avoir  cédé  aux 
présents,  il  spécifia  dans  sa  bulle  qu'il  approuvait  la 
nouvelle  union  de  la  reine  avec  don  Pedro,  parce  que 
le  mal  était  devenu  irrémédiable  ;  mais  que  les  évê- 
([ues  portugais  qui  avaient  prononcé  le  divorce,  sous 
prétexte  d'impuissance  de  la  part  du  mari,  étaient 
grandement  coupables  devant  Dieu,  pour  n'avoir  pas 
soumis  les  deux  époux  aux  épreuves  alors  en  usage 
et  ((ui  étaient  appelées  les  épreuves  du  congrès. 

Cette  cérémonie,  qui  était  ordonnée  par  l'Eglise  et 
qui  se  pratiquait  dans  tous  les  royaumes  chrétiens, 
est  trop  bizarre  et  trop  extraordinaire  pour  cpie  nous 
n'en  fassions  pas  mention.  L'épreuve  du  congrès 
avait  lieu  lors  de  la  dissolution  d'un  mariage  pour 
"cause  d'impuissance  de  l'homme  ou  de  la  femme,  et 
consistait  à  faire  exécuter  sous  les  yeux  d'experts 
l'acte  même  de  la  génération.  Assez  ordinairement 
les  juges  ecclésiastiques  commettaient  à  ce  soin  un 
médecin,  un  chirurgien  et  une  matrone;  dans  les 
grandes  circonstances,  ils  assistaient  aux  épreuves, 
et  faisaient  examiner  les  femmes  par  des  hommes  et 
les  hommes  par  des  femmes.  On  choisissait  alors  de 
jeunes  et  belles  courtisanes  pour  vérifier  l'état  de 
l'homme  sous  le  rapport  de  la  virilité  active,  et  pour 
provoquerpar  de  voluptueux  attouchements  «  Vcrectio 
pudendi  et  ejaculatio  seminis.  »  Lorsqu'elles  en 
étaient  venues  à  leurs  fins,  elles  examinaient  la  se- 
mence, discouraient  sur  sa  nature  féconde  ou  infé- 
conde, faisaient  des  dissertations  sur  la  conformation 
de  la  verge,  et  discutaient  «  de  capacilale  foraminis 
et  de  prsepulio.  » 

Pendant  l'expérimentation  faite  sur  le  mari,  les 
médecins  procédaient  à  des  recherches  attentives  et 
minutieuses  sur  la  femme  pour  reconnaître  son  inté- 
grité, chose  bien  difficile,  juiisque,  suivant  le  témoi» 
gnage  des  hommes  de  l'art,  après  dix  ans  d'une  prosti- 
tution notoire,  la  seule  inspection  matérielle  laisse- 
rait encore  dos  doutes  sar  la  perte  de  la  virgiii:,té   Si 


I 


CLÉMENT     IX 


691 


les  docteurs  décidaient  qne  la  femme  était  encore 
pucelle  et  qu'elle  était  impuissante  par  étioitesse,  ils 
devaient,  en  vertu  d'une  bulle  d'Innocent  III,  venir 
en  aide  au  mari,  et  y  porter  remède  par  voie  de  per- 
foration, d'incision  ou  de  toute  autre  manière,  el 
jusqu'à  ce  que  la  patiente  fût  en  danger  réel  de  mort. 
Les  experts  et  les  matrones  faisaient  ensuite  leur 
ra]iport  à  la  cour  d'Eglise  ;  et  comme  les  'déclarations 
habituelles  portaient  que  l'homme  et  là  femme  étaient 
aptes  à  la  consommation  du  mariage,  les  juges  ec- 
clésiastiques ordonnaient  le  congrès,  ou,  comme  le 
dit  Antoine  Hotman,  l'exploration  la  plus  brutale 
que  l'on  saurait  imaginer. 

«  On  faisait  jurer  aux  deux  éjioux  qu'ils  travaille- 
raient de  bonne  foi  à  l'accomplissement  de  l'œuvre 
de  la  génération  sans  y  mettre  obstacle  ni  empêche- 
ment; puis  on  les  dépouillait  de  leurs  vêtements,  et 
on  les  examinait  de  nouveau  depuis  le  sommet  de  la 
tète  jusqu'à  la  plante  des  pieds,  dans  les  parties  les 
plus  secrètes;  ensuite  les  jeunes  matrones  lavaient  le 
mari  avec  de  l'eau  tiède  et  parfumaient  tout  son  corps 
pour  le  disposer  à  la  volupté;  les  médecins  faisaient 
placer  la  femme  dans  un  demi-bain,  l'aidaient  eux- 
mêmes  à  faire  des  ablutions,  l'essuyaient  et  la  parfu- 
maient à  son  tour;  enfin  les  deux  conjoints  se  cou- 
chaient sur  un  lit  dont  les  courtines  restaient  entr'ou- 
vertes,  les  matrones  et  les  experts  présents.  Alors 
commençait  une  scène  révoltante  d'obscénité  et  de 
ridicule  par  suite  des  altercations  du  mari  ou  de  la 
femme  1...  Après  quoi  tous  deux  se  levaient,  et  une 
nouvelle  investigation  avait  lieu  pour  constater  l'état 
de  la  femme,  et  pour  vérifier   s'il  y  avait   eu  intro- 


mission et  émission.  Procès-verbal  était  dressé  du 
tout,  et  la  cour  d'Kglise  prononçait  la  sentence.  » 
Telle  était  l'épreuve  du  congrès,  que  les  évêques  per- 
sistèrent à  ordonner  jusqu'au  jour  où  le  pouvoir  ci- 
vil, révolté  d'une  telle  immoralité,  vint  l'abolir  en 
France,  malgré  les  récriminations  des  ecclésiastiques. 

Sa  Sainteté  non-seulement  confirma  le  mariage  de 
don  Pedro  et  de  la  reine,  mais  encore  elle  consentit 
à  pourvoir  à  la  nomination  de  toutes  les  prélatures 
vacantes;  ce  que  la  cour  de  Rome  avait  refusé  jus- 
qu'à cette  époque.  Par  suite  de  cette  concession,  le 
roi  d'Espagne  se  trouva  obligé  de  reconnaître  l'indé- 
pendance du  Portugal.  Clément  IX  s'applaudit  d'au- 
tant plus  du  succès  de  sa  politicjue  à  l'égard  de  ces 
deux  pays,  qu'il  comjitait  se  servir  de  l'intluence 
qu'il  venait  d'acquérir  sur  leurs  princes  pour  en  ob- 
tenir des  secours  d'hommes  et  d'argent,  afin  da 
pousser  vigoureusement  la  guerre  contre  les  Turcs. 
Malheureusement  il  n'eut  pas  le  temps  de  réaliser 
ses  proje-ts;  il  apprit  que  les  Turcs  venaient  de  s'em- 
parer de  Candie,  malgré  la  brave  défense  de  la  gar- 
nison vénitienne,  et  que  cette  île  était  tombée  au 
pouvoir  du  sultan  Mahomet  IV,  par  l'indigne  trahi- 
son des  jésuites. 

Celte  nouvelle  causa  au  saint-père  un  chagrin  si 
violent,  C[u'il  fut  saisi  d'une  fièvre  chaude  dont  il 
mourut  le  9  décembre  1669.  Le  Père  Nodot  essaye 
de  disculper  sa  société  de  l'accusation  d'avoir  causé 
la  mort  de  Clément  IX,  et  prétend  que  Sa  Sainteté, 
qui  était  adonnée  à  l'intempérance,  avait  tout  sim- 
plement succombé  à  une  indigestion  à  la  suite  d'un 
excès  de  table. 


o9S 


TITSTOIRK     DF.S     PAPES 


j^^^^,,^ 


CLEMENT  X 


Vacance  du  saint-siége.  —  Ëlection  de  Clément  X.  —  Népotisme  du  nouveau  pape.  —  Le  cardinal  Pauluzzi  gouverne  l'Église.  —  Le 
saint-siége  perd  sous  ce  règne  une  partie  de  son  influence  politique.  —  Commencement  de  la  querelle  du  droit  de  régale.  — 
Histoire  de  la  quiéiiste  Antoinette  Bourignon.  —  Ses  amours  mystiques  avec  Jésus-Ctirist.  —  Ses  extases.  —  Elle  accouche  spi- 
rituellement d'un  grand  nombre  de  disciples.  —  Haine  de  Louis  XIV  contre  les  jansénistes.  —  Vices  honteux  du  saint-père.  — 
Il  meurt  usé  par  l'ivrognerie. 


Les  cardinaux,  entrés  en  conclave  le  20  décembre, 
c'esl-à-dire  onze  jours  après  la  mort  de  Gl(''ment  IX, 
n'avaient  pas  encore  nommé  de  pape  au  bout  de  qua- 
tre mois,  pai-  l'effet  des  brigues  qui  divisaient  le  sa- 
cré collège;  enfin,  dans  les  derniers  jours  du  mois 
d'avril,  les  factions  de  Chigi,  de  Barherini  et  de  Ros- 
pigliosi,  jusque-là  si  hostiles  l'une  à  l'autre,  se  réu- 
nirent et  proclamèrent  souverain  pontife  par  adora- 
tion, Emile  Altiéri,  vieillard  de  quatre-vingts  ans, 
qui  fut  intronisé  sous  le  nom  de  Clément  X. 

La  famille  du  nouveau  pape  était  des  plus  ancien- 
ne«  de  Rome  et  noble  à  la  manière  d'Italie,  où  ceux 
qui  peuvent  vivre  sans  exercer  de  profession  pren- 
nent le  titre  de  gentilshommes  et  achètent  le  droit  de 
se  faire  appeler  comte  ou  marquis.  Gomme  Altiéri 
n'avait  que  des  nièces,  il  adopta  solennellement  pour 
cardinal-neveu  Antonio  Pauluzzi,  le  beau-frère  de  Gas- 
paro  Pauluzzi,  qui  venait  d'épouser  dona  Laura,  une 
de  ses  parentes,  et  combla  de  dignités  et  de  faveurs 
tous  les  membres  de  sa  nouvelle  famille.  Sa  Sainteté 
nommaAntonio  premier  ministre  ou  cardinal  padrone 
avec  cent  mille  écus  de  pension,  éleva  son  frère  don 
Angelo  à  la  dignité  de  général  des  galères,  et  grati- 
fia don  Gasparo  de  la  charge  de  généralissime  des 
troupes  pontificales. 

Quand  il  eut  suffisamment  pourvu  sa  famille  adop- 
tive  de  terres,  de  bénéfices,  de  domaines  et  de  prin- 


cipautés, le  pape  se  reposa,  et  remit  tout  le  fardeau 
du  gouvernement  del'Êghse  aux  mains  du  cardinal- 
neveu,  qui  s'en  servit  pour  accroître  sa  fortune,  sans 
s'inquiéter  des  malheurs  des  peuples  ni  des  guerres 
lenibles  que  se  faisaient  les  souverains.  Il  faut  dire, 
cependant,  que  ses  efforts  pour  arrêter  le  mal  n'au- 
raient produit  aucun  résultat,  car  les  puissances  eu- 
ropéennes ayant  pris  vis-à-vis  du  saint-siége  une 
position  complètement  indépendante,  l'influence  de 
la  cour  romaine  se  trouvait  annihilée  dans  le  conflit 
des  grands  intérêts  politiques  qui  s'agitaient  entre 
les  souverains. 

Le  monde  catholique  s'était  divisé  en  deux  camps 
ennemis,  le  parti  français  et  le  parti  autrichien,  tous 
deux  cherchant  à  s'anéantir ,  tous  deux  employant 
leurs  efforts  pour  s'assurer  le  triomphe  dans  la  lutte, 
tous  deux  faisant  passer  les  intérêts  de  leur  politi- 
que avant  les  intérêts  religieux.  Ainsi,  quoique  fou- 
gueux catholique,  Louis  XIV,aulieti  d'ohéirau  |iape, 
voulait  lui  tracer  sa  conduite;  et  dans  son  dépit  de 
voir  que  Clément  X  et  son  neveu  Pauluzzi  Altiéri  fa- 
vorisaient la  maison  d'Autriche,  il  empiéla  sur  le  pou- 
voir spirituel ,  il  confisqua  de  sa  propre  autorité  des 
biens  ecclésiastiques ,  il  revendiqua  le  droit  d'établir 
des  pensions  militaires  à  la  charge  des  bénéfices  de 
l'Eglise,  il  déclara  par  un  édit  que  le  souverain  avait 
le  droit  de  percevoir  les  revenus  d'un  évêché  pendant 


CLÉMENT    X 


693 


sa  vacance  et  d'en  conférer  les  bénéfices  qui  eu  dé- 
pendaient, droit  qui  devint  si  célèbre  sous  le  nom  de 
régale;  enfin,  ce  qui  fut  un  coup  terrible  pour  le 
saint-siége,  il  plaça  les  monlistes  ou  porteurs  de  ren- 
tes romaines  sous  une  surveillance  restrictive,  pour 
arrêter  les  envois  trop  considérables  d'arjj^ent  (pii 
étaient  faits  à  la  cour  de  Rome  par  les  fidèles  pour 
l'achat  des  indulgences. 

Le  souverain  pontife  réclama  faiblement  contre 
l'usurpation  des  privilèges  ecclésiastiques  par  le  pou- 
voir temporel,  d'abord  parce  que  ses  protestations 
n'eussent  point  été  écoutées,  ensuite  parce  (|u'il  était 
tout  à  fait  incapable  de  prendre  une  résolution  éner- 
gique, l'abus  des  liqueurs  fortes  l'ayant  plongé  dans 
un  état  d'idiotisme  presque  continuel.  On  rapporte 
même  au  sujet  des  habitudes  d'ivrognerie  du  saint- 
père  une  anecdote  assez  curieuse  :  «  Un  soir,  dit  le 
chroniqueur  italien,  que  Sa  Sainteté  s'était  enivrée 
comme  à  son  ordinaire  avec  un  moine  de  Saint-Syl- 
vestre, son  confesseur,  il  lui  prit  fantaisie  de  nom- 
mer cet  indigne  frocard  archevêque ,  et  de  faire  son 
sommelier  cardinal.  Les  brevets  furent  signés;  elle 
Jendemam  Antonio  Pauluzzi  eut  grand'peine  à  em- 
pêcher les  titulaires  de  faire  usage  de  ces  pièces  et  de 
réclamer  le  bénéfice  de  leurs  brevets >> 

A  cette  époque  appai'ut  en  France  une  femme  ap- 
pelée Antoinette  Bourignon,  qui  fit  grand  bruit  dans 
la  secte  des  illuminés  ou  quiétistes.  Cette  femme  sin- 
gulière était  née  à  Lille;  et  si  l'on  en  croit  ses  pro- 
pres aveux,  elle  était  d'une  laideur  telle  eu  venant 
au  monde,  que  .ses  parents  avaient  délibéré  s'ils  ne 
l'étoufferaient  pas;  en  grandissant,  ses  imperfections 
disparurent,  mais  sa  mère  conserva  pour  elle  une 
telle  aversion,  qu'il  lui  était  défendu  de  paraître  en 
sa  présence  et  de  sortir  d'un  grenier  où  elle  était  re- 
léguée. La  jeune  Bourignon,  quoique  abandonnée  à 
elle-même,  apprit  à  lire  et  employa  les  longues  heures 
de  la  solitude  à  la  lecture  de  livres  mystiques  et  des 
histoires  des  premiers  anachorètes,  qu'elle  avait  trou 
vés  dans  son  grenier.  Cette  étude  enflamma  son  ima- 
gination ardente  ;  elle  eut  des  visions,  des  extases, 
se  crut  inspirée,  elle  entra  en  conférence  avec  des 
esprits,  et  se  figura  que  Dieu  avait  avec  elle  de  longs 
entretiens  et  lui  ordonnait  de  se  retirer  dans  un  cou- 
vent pour   se  consacrer  à  la  vie   religieuse. 

Elle  se  préparait  à  en  faire  la  demande  à  son  père, 
lorsqu'une  nuit,  dans  une  nouvelle  vision,  Jésus- 
Christ  lui  dit  :  «  Que  les  moines  et  les  nonnes  étaient 
aussi  infâmes  que  les  prêtres,  dont  l'abomination 
criait  vengeance,  et  qu'il  viendrait  un  temps  où  cette 
engeance  infernale  se  dévorerait  elle-même  et  mour- 
rait en  se  déchirant.  » 

Antoinette  Bourignon  demeura  alors  dans  la  mai- 
son paternelle  jusqu'au  moment  où  elle  fut  recher- 
chée en  mariage  par  un  jeune  homme  ;  elle  avait 
dix-huit  ans.  Au  lieu  d'obéir  à  ses  parents,  qui  vou- 
laient lui  donner  un  mari,  la  jeune  illuminée  prit  un 
déguisement  d'ermite  et  se  sauva  dans  la  campagne, 
où  par  malheur  elle  tomba  au  milieu  d'une  bande  de 
soldats.  Le  chef  de  la  troupe  conçut  quelques  soup- 
çons sur  le  sexe  du  moine  à  sa  tournure  et  à  l'air  de 
son  visage;  et  quand  il  eut  reconnu  qu'il  avait  af- 
faire à  une  femme,  il  ne  se  fit  aucun  scrupule  de  la 
traiter  comme  une  courtisane,  et  après  l'avoir  violée, 


il  pirinil  à  loi'te  sa    buiule,  qui   était    composée  de 
plus  de  quatre  cents  hommes,  d'agir  de  même. 

Antoinette,  par  une  grâce  toute  particulière  de  Dieu, 
affirme  l'iiistorien  qui  a  écrit  la  vie  de  cette  femme 
extraordinaire,  ne  perdit  pas  cependant  sa  virginité; 
quand  la  troujie  se  fut  éloignée,  elle  se  leva  aussi 
pure  qu'auparavant  et  se  réfugia  chez  un  curé  de 
village,  qui  la  cacha  dans  son  église,  et  la  fit  entrer, 
avec  l'assentiment  de  l'archevètiue  de  Cambrai,  dans 
le  couvent  de  Saint-Symphorien.  Elle  propagea  ses 
doctrines  parmi  les  nonnes,  et  se  vit  bientôt  à  la 
tête  de  nombreuses  prosélytes  (pii  avaient  comme 
elle  des  visions  et  des  extases. 

Malgré  les  succès  qu'elle  obtenait  à  Saint-Sym- 
phorien, elle  n'y  fit  pas  un  long  séjour,  s'étant  aperçue 
que  la  débauche  avait  établi  son  temjile  dans  le  mo- 
nastère, et  que  les  jésuites  conlésscurs  des  religieuses 
avaient  des  relations  criminelles  avec  leurs  pénitentes. 
Toutefois,  avant  de  quitter  le  couvent,  elle  voulut 
emmener  avec  elle  plusieurs  nonnes  extatiques,  et 
en  fit  la  proposition  à  une  de  ses  prosélytes,  qui 
révéla  le  complot  à  la  supérieure.  Antoinette  Bouri- 
gnon fut  immédiatement  chassée  delà  sainte  maison; 
et  comme  elle  n'osait  pas  retourner  chez  ses  parents, 
elle  se  réfugia  chez   un  curé  des  environs  de  Lille. 

Ce  prêtre,  qui  l'avait  d'abord  accueillie  par  un 
sentiment  de  piti'',  devint  éperdument  amoureux  d'elle, 
et  chercha  à  lui  faire  partager  sa  coupable  ardeur  ; 
plusieurs  fois  même  il  voulut  s'introduire  la  nuit 
dans  sa  chamdre  et  jusque  dans  son  lit.  Comme  elle 
lui  opposait  toujours  une  résistance  invincible,  son 
amour  se  changea  en  véritable  fureur.  Une  nuit,  le 
terrible  curé,  exaspéré  par  ses  refus,  fut  pris  d'une 
sorte  de  vertige,  et  lui  tira  deux  cou])s  de  fusil  qui 
heureusement  ne  l'atteignirent  pas. 

Antoinette  Bourignon  s'échappa  en  chemise  de  la 
maison  du  curé,  et  courut  se  réfugier  chez  un  fervent 
catholique  qui  demeurait  dans  le  voisinage.  Celui-ci 
conçut  bientôt  pour  elle  une  passion  extrêmement 
violente  et  faillit  la  faire  tomber  dans  un  piège.  Pour 
capter  sa  confiance,  il  aflecta  de  répéter  souvent  qu'il 
ne  mettait  aucune  différence  entre  une  belle  femme 
et  une  femme  laide,  entre  le  vin  et  l'eau  ;  puis  il  lui 
proposa  de  passer  la  nuit  dans  le  même  lit,  sans 
aucun  voile  ni  l'un  ni  l'autre,  à  l'exemple  des  pre- 
miers saints  de  l'Église,  pour  avoir  le  mérite  de  ré- 
sister aux  désirs  de  la  chair.  Antoinette  accepta  ; 
mais  à  peine  était-elle  couchée  avec  cet  enthousiaste, 
qu'elle  reconnut  qu'elle  avait  afl'aire  à  un  hypocrite; 
celui-ci  l'étreiguit  dans  ses  bras  et  chercha  à  assouvir 
sa  brutale  passion;  heureusement  elle  parvint  à  se 
dégager,  et  put  sauver  encore  une  fois  sa  virginité. 

Elle  retourna  à  Lille,  et  comme  sa  mère  était 
morte,  Antoinette  Bourignon  réclama  sa  part  d'héri- 
tage, plaida,  et  perdit  son  procès.  Forcée  alors  de 
vivre  de  son  tr.ivail,  les  visions  cessèrent,  et  son 
humeur  turbulejite  parut  singulièrement  adoucie.  Ce 
temps  de  repos  dura  environ  deux  années;  enfin, 
après  la  mort  de  son  père,  elle  se  trouva  maîtresse 
d'une  fortune  assez  considérable  en  terres,  en  mai- 
sons et  en  argent,  qu'elle  augmenta  par  une  stricte 
économie,  et  parce  que,  de  son  propre  aveu,  «  elle 
ne  trouvait  point  de  pauvres  dans  ce  monde  qu' 
fussent  dignes  de  l'aumùne.  » 


694 


HISTOIRE    DES    PAPES 


Malgré  son  peu  de  cliaritô  pour  les  mallieureux, 
elle  soUiiita  et  ohlint  le  litre  do  directrice  de  l'hù- 
pltal  do  Notre-Dame  des  Sopt-Douleurs,  où  elle  prit 
l'habit  de  «lint  Augustin.  Avec  les  habitudes  de  cou- 
vent revinrent  les  extases  et  les  visions  ;  Antoinette 
crut  voir  partout  dos  démons  et  des  sorciers;  bientôt 
toutes  les  nonnes  qui  liabitaient  la  sainte  maison 
curent  les  mêmes  apparitions  et  furent  déclarées  sor- 
cières et  possédées  L'autorité  séculière  fut  obligée 
d'intervenir;  la  supérieure  des  sœurs  de  l'hôpital  fut 
accusée  d'avoir  un  commerce  horrible  avec  le  diable, 
et  se  trouva  en  butte  aux  persécutions  des  dévols. 
Elle  quitta  précipitamment  Lille,  passa  en  Flandre, 
puis  dans  le  Brabant,  et  s'arrêta  à  Amsterdam,  oîi 
elle  eut  avec  Dieu  des  conversations  plus  longues  et 
plus  intimes  que  de  coutume. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  Antoinette  Bourignon 
avait  renoncé  à  toute  praliciue  extérieure  du  culte 
matériel,  n'allait  pointa  la  messe  et  ne  se  confessait 
plus.  «  Dieu  me  jugeant  enfin  digne  de  lui,  dit  la 
visionnaire  dans  ses  mémoires,  parut  vouloir  s'atta- 
cher à  moi  pour  jamais,  et  m'ordonna  de  désirer  des 
enfants;  ce  que  je  fis.  Immédiatement  je  sentis  que 
le  céleste  pasteur  m'enlaçait  dans  ses  bras  et  me 
couvrait  de  baisers;  puis  je  tombai  sans  connaissance, 

enivrée  de  voluptés  infinies Ma   virginité  avait 

disparu,  j'étais  enceinte  ;  neuf  mois  après,  j'enfantai 
spirituellement  des  disciples,  non  sans  soutîrir  les 
douleurs  corporelles  et  les  tranchées  les  plus  aiguës, 
douleurs  qui  se  sont  renouvelées,  ajoute-t-elle,  à 
chaque  augmentation  de  ma  famille  mystique.  » 

L'exactitude  de  ces  visions  surnaturelles  se  trouve 
affirmée  dans  les  ouvrages  d'un  prêtre  de  l'oratoire 
de  ÎMalines,  nommé  le  Père  Cordt,  qui  ne  quittait 
la  sainte  fille  ni  jour  ni  nuit,  couchait  parfois  dans 
son  ht,  et  qui,  en  qualité  de  disciple,  l'accompagna 
dans  tous  ses  voyages  jusqu'à  sa  mort. 

Antoinette  Bourignon  prétendit  encore  «  qu'elle 
avait  vu  Adam  tel  qu'il  était  avant  sa  chute,  et  tel 
que  le  seraient  les  hommes  dans  la  béatitude  éter- 
nelle, c'est-à-dire  avec  un  corps  transparent  et  réu- 
nissant les  deux  sexes.  Elle  affirmait  qu'à  la  place 
de  l'organe  de  la  virilité  Adam  avait  un  nez  ordinaire, 
mais  renversé,  d'oiî  s'exhalaient  des  parfums  exquis, 
et  que  les  narines  étaient  remplacées  par  deux  ma- 
trices de  femmes  blanches  et  vermeilles,  dont  l'une 
contenait  des  œufs  semblables  à  des  perles  fines,  et 
dont  l'autre  renfermait  une  liqueur  propre  à  les  ani- 
mer; et  que  l'heureux  possesseur  de  cette  double 
faculté  génératrice,  embrasé  par  l'amour  de  Dieu, 
procréait  de  nouveaux  êtres  par  son  nez  miraculeux, 
au  milieu  de  jouissances  infinies.  » 

Aussi  longtemps  qu'Antoinette  Bourignon,  le  Père 
Cordt  et  leurs  prosélytes  se  contentèrent  de  discuter 
sur  des  folies,  on  les  laissa  parfaitement  tranquilles  ; 
mais  lorsqu'ils  voulurent  se  mêler  de  politique,  on 
vint  troubler  leurs  conférences.  Antoinette,  forcée  de 
quitter  la  Hollande,  vint  s'établir  dans  la  petite  île 
de  Xoordstrandt,  qui  dépendait  du  Holstein,  et  dont 
le  Père  Cordt  était  propriétaire. 

Elle  se  décida  alors  à  écrire  pour  propager  ses 


doctrines  et  travailler  à  la  réforme  de  l'Eglise;  elle 
monta  une  imprimerie  pour  les  langues  française, 
llamundo  et  allemande,  et  ne  la  laissa  jamais  chômer 
un  instant.  «  Elle  annonçait  entre  autres  choses  que 
ceux  qui  paraissaient  les  jilus  saints  jianui  les  prê- 
tres n'étaient  que  des  hypocrites,  ([ue  tous  les  ciiré- 
tiens  avaient  pactisé  avec  le  diable,  que  le  pape  était 
le  chef  des  antechrists  spirituels  dont  se  composaient 
toutes  les  sectes  répandues  dans  le  monde  ;  que  le 
culte,  les  sacrements,  les  mystères  étaient  des  im- 
piétés inventées  par  le  malin  esprit;  que  les  sermons 
n'étaient  que  des  parades  où  les  prêtres  se  jouaient 
de  leur  auditoire  ;  que  les  miracles  attribués  aux 
saints  n'étaient  que  d'odieux  mensonges;  que  les 
entretiens  spirituels  n'étaient  que  de  vaines  disputes 
de  mots,  les  livres  de  dévotion  des  manuels  de  per- 
dition, et  les  vêtements  de  pénitence  et  de  mortifica- 
tion des  couvertures  qui  servaient  à  cacher  la  débau- 
che et  l'infamie.  » 

Comme  elle  attaquait  les  prêtres  de  toutes  les  commu- 
nions, les  ministres  luthériens  la  persécutèrent,  ainsi 
qu'avaient  fait  les  catholiques,  et  l'obligèrent  à  quitter 
le  Holstein  et  à  errer  de  ville  en  ville  jusqu'à  sa  mort. 

«  Il  était  temps  pour  elle  de  ([uitter  ce  monde, 
dit  Bayle,  car  le  bourigonisme  prit  un  grand  déve- 
loppement, surtout  en  Bresse,  et  la  pauvre  enthou- 
siaste, qui  croyait  ressentir  des  tranchées  à  chaque 
augmentation  de  disciples,  aurait  cruellement  souffert 
de  la  multiplication  de  sa  famille  mystique.  » 

En  France,  les  querelles  entre  les  jansénistes  et 
les  molinistes  venaient  d'éclater  de  nouveau  et  me- 
naçaient sérieusement  de  troubler  le  royaume.  Les 
jésuites  poursuivaient  à  outrance  leurs  adversaires; 
et  telle  était  leur  haine  contre  les  solitaires  de  Port- 
Royal,  qu'ils  préféraient  voir  triompher  l'athéisme, 
plutôt  que  de  tolérer  la  propagation  du  jansénisme  ; 
ainsi  ils  faisaient  brûler  par  la  main  du  bourreau 
une  critique  que  le  docteur  Perrault  avait  publiée 
contre  eux,  sous  le  titre  de  «  Morale  pratique  des 
jésuites,  M  et  ils  n'élevaient  pas  la  plus  légère  plainte 
contre  le  «  Traité  théologique  et  politique  »  que 
publiait  le  célèbre  juif  Benoît  Spinosa,  et  où  l'auteur 
soutenait  que  Dieu  n'était  pas  un  être  infiniment 
parfait;  qu'il  n'était  pas  même  doué  d'intelligence; 
que  pour  tout  dire,  il  affirmait  que  la  divinité  n'était 
autre  chose  que  cette  force  ou  cette  vague  énergie 
de  la  nature,  qui  pense  dans  les  hommes,  qui  sent 
dans  les  animaux,  qui  végète  dans  les  plantes,  et 
qui   rassemblé  les  atomes  de  la  matière  inerte. 

Ce  panthéisme  matériel  ne  trouva  nul  contradic- 
teur à  son  apparition  parmi  les  catholiques,  pas 
même  à  Rome.  Il  est  vrai  qu'on  ne  s'y  occupait  point 
de  religion,  et  qu'il  importait  peu  au  carJinal-neveu 
que  les  fidèles  eussent  telles  ou  telles  croyances, 
pourvu  qu'ils  acquittassent  régulièrement  les  taxes 
et  les  impôts  dont  il  les  accablait. 

Enfin,  Antonio  Pauluzzi  dut  résigner  la  suprême 
puissance  ;  le  saint-père,  accablé  de  vieillesse,  usé  par 
l'ivrognerie,  tomba  dans  un  état  do  prostration  ([ui 
lui  enleva  jusqu'à  la  faculté  de  se  niuuvuir.  et  •étei- 
gnit le  26  juillet  1676. 


INNOCENT    XI 


695 


Election  d'Innocent  XI.  —  Histoire  du  pape  avant  son  exaltation.  —  Querelles  entre  le  nouveau  pontife  et  Lr uis  XIV.  —  Le  Père 
La  Chaise,  confesseur  de  Louis  XIV.  —Synode  des  évâques  de  France.  —  Les  quatre  propositions  des  libertés  de  l'Eglise  ga'li- 
cane.  —  Innocent  anatliéinatise  les  prélats  français  qui  avaient  assiste  au  concile  national,  —  Réaction  catholique  en  Angle- 
terre. —  Conspiration  des  papistes.  —  Le  Parlement  anglais  fait  arrêter  un  grand  nombie  de  jésuites  —  Pir  Edmondbury  G"d- 
frey  est  assassiné  par  ordre  île  la  reine  d'Angleterre.  —  Bill  qui  e.vclut  du  trône  de  la  Grande-Bretagne  le  fanatique  duc  d'York, 
frère  du  roi.  —  Charles  II  casse  le  Parlement  et  fait  égorger  ses  sujets.  —  Les  whigs  et  les  torys.  —  Mort  de  Charles  II.  —  Y.i- 
natisme  de  Louis  XIV.  —  Révocation  de  l'édit  de  Nantes.  —  Jacques  II  sur  le  trône  d'Angleterre.  —  Supplice  de  Monmouth. 
—  Condamnation  du  quiétiste  Michel  Molinos.  —  Abolition  des  franchises  pour  les  ambassadeurs  à  Rome.  —  Louis  XIV  lait 
insulter  le  pape  par  le  marquis  de  Laverdin.  —  Mort  d'Innocent  XI. 


Les  cardinaux  entrèrent  en  conclave  le  soirmt'ine 
des  funérailles  de  Clément  X  ;  comme  toujours,  la 
brigue  décida  de  l'élection,  et  après  deux  mois  de 
luttes  et  de  tiraillements,  les  membres  du  conclave 
proclamèrent  souverain  pontife  le  fils  d'un  banquier, 
le  cardinal  OJescalchi,  qui  lut  adoré  sous  le  nom 
d'Innocent  XI. 

Ce  pape,  d'un  caractère  impérieu.x,  altier  et  opi- 
niâtre, était  né  dans  les  États  d'Autriche  ;  avant 
d'embrasser  la  carrière  ecclésiasti([ue,  il  avait  suivi 
le  métier  des  armes  ;  et  lorsqu'il  ceignit  la  tiare,  on 
pouvait  voir  encore  sur  son  front  l'empreinte  qu'y 
avait  laissée  le  casque. 

Louis  XIV  lui  p:irutun  rival  dij,'iie(k'  lui  et  contre 
lequel  il  devait  déployer  sa  double  énergie  belliqueuse 
et  sacerdotale.  Le  moment  était  d'autant  plus  oppor- 
tun de  rompre  la  paix  avec  ce  monarque,  qu'il  était 
en  guerre  avec  l'empereur  a]iost()li(jue  romain,  Léo- 
pold  d'Autriche,  et  ijue  Châties  II  d'Kspagne,  et 
Charles  IV,  duc  de  Lorraine,  s'étaient  ligués  avec 
les  bérétiqucs  des  Provinces-Unies  pour  accabler  le 
roi  très-chrétien,  qui  de  son  côté  avait  fait  alliance 
avec  Mahomet  IV,  empereur  des  Turcs.  Le  jiape 
saisit  le  prétexte  du  droit  de  régale  que  réclamait 


Louis  XIV,  et  déclara  que  le  souverain  n'avait  pas 
le  droit  d'abuser  de  cette  coutume  établie  en  France, 
de  disposer  des  rentes  et  des  bénéfices  des  sièges 
vacants,  ni  de  s! emparer  des  revenus  des  abbayes  et 
des  Eglises,  sans  avoir  égard  à  leurs  exemptions,  à 
leurs  immunités  et  à  leurs  privilèges. 

Le  saint-père  se  trouva  appuyé  dans  sa  démarche 
par  les  jésuites  et  même  par  les  prélats  jansénistes; 
toutefois  il  n'osa  pas  rompre  ouvertement  avec 
Louis  XIV,  et  se  contenta  de  lui  envoyer  un  simple 
bref  d'avertissement.  La  modération  du  souverain 
pontife  était  motivée  par  la  situation  financière  du 
saint-siége  ;  comme  les  dépenses  avaient  excédé  les 
recettes  d'une  somme  considérable,  il  était  à  crain- 
dre ([ue  le  moindre  bouleversement  n'entraînât  la 
banqueroute.  Innocent  voulut  donc  gagner  du  temps 
pour  parer  aux  inconvénients  d'une  semblaltle  posi- 
tion. D'abord  il  supprima  d'énormes  émoluments 
([ui  étaient  |)ayi's  aux  ncvettx  des  papes  défunts  ou  à 
leurs  créatures,  il  abolit  une  foule  de  charges  inu- 
tiles, remit  de  l'ordre  dans  l'adrainislralion  des 
finances,  et  répartit  les  impôts  sur  les  nobles  qui  en 
avaient  été  exemptés;  ensuite  il  réduisit  l'intérêt  des 
fonds  de  l'Etat  à  trois   pour  cent,   lit  de  nouveaux 


696    •  • 


IIISTOIUK     I)1:ï>     l'Al'KS 


'■fjitmjmz 


^=imt."--^z- 


Cliailes  II,  roi  d'Anglelerre,  liclie,  hypociilo,  sanguinaire  cl  despole 


emprunts,   doiihl;!    les    taxes,   et    parvint  à  i-élalilli- 
l'équilibre  entre  les  recettes  et  les  dépenses. 

Lorsque  l'habile  pontife  eut  remis  les  choses  sur 
un  bon  pied,  il  reprit  ses  projets  contre  Louis  XIV, 
et  lui  écri\it;  «  Très-cher  fils  en  Jésus-Christ,  nous 
avons  déjà  représenté  à  Votre  Majesté  combien  l'or- 
donnance qu'elle  publia,  sous  le  règne  de  notre  pré- 
décesseur, sur  la  régale,  était  injurieuse  aux  libertés 
ecclésiastiques,  contraire  aux  droits  divin  et  humain, 
et  éloignée  de  l'exemple  et  des  usages  légués  par  les 
anciens  rois.  Ci-pendant  nous  avons  appris  que  vos 
agents  foulent  aux  pieds  l'autorité  des  évêques, 
troublent  Tordre  et  la  discipline  de  l'Église,  ouverte- 
ment et  avec  l'as-sentiment  de  la  puissance  royale. 
Nous  n'accuserons  pas  Voire  Majesté  de  ces  déplo- 
rables scandales;  nous  en  ferons  retomber  le  biàrae 


sur  vos  consi;iller.'^,  qui  ne  vous  ont  pas  averti  cou 
rageusement  que  vous  vous  écartiez  de  la  droite  voie, 
qui  ne  vous  ont  pas  dit  de  vous  ressouvenir  que  vous 
aviez  prononcé  devant  Dieu  le  serment  de  verser 
votre  sang  pour  le  maintien  de  la  foi  et  la  défense 
des  libertés  de  sa  sainte  Eglise  ;  nous  excommu- 
nierons ces  làohes  courtisans  qui  ne  se  sont  pas  rap 
pelé  que  Dieu  doit  être  obéi  avant  les  hommes,  que 
la  vie  des  rois  et  des  princes  passe  rapide  comme 
l'éclair,  que  le  plus  puissant  des  souverains,  comme 
le  dernier  de  ses  sujets,  après  cet  instant  terrible, 
appelé  au  tribunal  de  l'Eternel,  y  comparaît  sans 
sceptre,  sans  couronne,  sans  manteau  de  pourpre, 
sans  gardes,  sans  suite,  ni  aucun  des  terrestres  insi 
gnes  de  sa  puissance  mondaine  ;  que  là.  Votre  Ma- 
jesté n'aura  pour  cortège  que  ses  crimes,  et  qu'autour 


L'iiifàme  Louis  XIV,  l'ordonnateur  des  dragonnades  des  CcveniiJS 


]'à 


69it 


HISTOIRE    DES    PAPES 


d'elle  se  dresseront  les  vieil. nos  de  ses  eruautés  pour 
ciier  vengeance. 

<-  Pour  nous,  qui  ne  redoutons  pas  de  vous  faire 
entendre  le  lans^age  énergique  do  la  vérité,  et  qui 
désirons  vous  empêcher  de  combler  la  mesure  de  vos 
iniquités,  nous  vous  prévenons  que  votre  édit  sur  la 
régale  est  une  œuvre  impie,  et  que  vous  ne  sauriez 
trop  vous  hâter  de  rapporter  ce  décret,  pour  mériter 
votre  pardon  devant  Dieu.  Nous  n'ignorons  pas  que 
vous  cherchez  à  racheter  les  crimes  de  votre  vie  par 
de  louables  actions,  que  vous  détruisez  les  synago- 
gues, que  vous  persécutez  les  hérétiques,  et  que 
vous  voulez  vous  préparer  pour  le  ciel  des  récom- 
penses infinies  ;  mais  prenez  garde  que  votre  main 
gauche  ne  renverse  ce  qu'aura  édifié  votre  main 
droite  ;  et  rappelez-vous  que  l'Apôtre  a  dit  :  Celui 
qui  tombe  volontairement  dans  le  péclié  perd  le  mé- 
rite de  ses  œuvres  pies. 

«  Nous  sommes  navré  de  douleur  en  songeant  que 
la  mort  peut  vous  surprendre  pendant  que  votre 
conscience  est  chargée  de  la  plus  exécrable  des  ini- 
quités ;  aussi  nous  nous  empressons  de  vous  crier 
de  la  part  de  Dieu  :  «  Rétractez  l'ordonnance  de  la  ré- 
«  gale,  abolissez  tout  ce  que  vous  avez  entrepris  con- 
«  tre  la  liberté  et  les  droits  temporels  de  l'Eglise,  ou 
«  bien  redoutez  mon  indignation  !  »  Si  après  ce  nou- 
■vel  avertissement  vous  n'obéissez  pas  aux  ordres  de 
Dieu,  si  Votre  Majesté  ne  sort  pas  de  la  voie  funeste 
où  elle  s'est  engagée,  nous  nous  servirons  des  armes 
terribles  que  Jésus-Christ  a  placées  entre  nos  mains. 
Assurément  l'accomplissement  de  notre  devoir  nous 
exposera  à  de  terribles  tempêtes;  mais  dans  cette 
sainte  lutte,  nous  mettrons  notre  gloire  à  souffrir 
pour  la  croix  de  Jésus-Christ  ! 

«  Donné  à  Rome,  le  27  décembre  1679.  » 

Tout  en  paraissant  n'avoir  en  vue  que  l'intérêt  de 
la  religion,  il  était  facile  de  voir  que  le  pape  ne  son- 
geait qu'à  rétablir  l'omnipotence  du  saint- siège;  de 
même  qu'il  était  évident  que  Louis  XIV,  sous  pré- 
texte de  soutenir  les  droits  de  sa  couronne,  voulait, 
en  se  rendant  maître  des  bénéfices  ecclésiastiques, 
placer  le  clergé  dans  sa  dépendance  et  s'en  servir 
pour  dominer  le  peuple. 

Innocent  XI  avait  deviné  Louis  XIV,  et  celui-ci 
avait  pénétré  les  secrètes  espérances  du  saint-père  ; 
la  lutte  s'engagea  donc  entre  la  royauté  et  la  papauté. 

Jamais  prince  n'avait  peut-être  gouverné  plus  des- 
potiquement  son  empire  que  Louis  XIV  et  n'avait 
été  plus  parfaitement  le  maître  de  ses  sujets;  tous, 
nobles,  prêtres  et  bourgeois,  rampaient  à  ses  pieds 
comme  de  vils  esclaves  ;  et  le  prince  de  Gondé,  pour 
peindre  l'asscnissement  du  clergé,  disait  «  que  s'il 
prenait  fantaisie  au  roi  d'embrasser  le  protestantisme, 
les  prêtres  seraient  les  premiers  à  l'imiter.  »  Le 
Père  la  Chaise  lui-même,  le  petit-neveu  du  Père 
Cotton,  qui  était  devenu  à  son  tour  confesseur  du 
roi,  et  qui  dirigeait  depuis  cinq  ans  la  conscience  de 
Louis  XIV,  s'était  rangé  de  l'avis  du  monarque  au 
sujet  de  la  régale,  et  quoique  jésuite,  faisait  de  l'op- 
position au  saint-siége.  Quelques  historiens  accu- 
sent même  le  bon  Père  d'avoir  contribué  à  inspirer  à 
son  auguste  pénitent  le  désir  de  secouer  entièrement 
le  joug  de  la  cour  de  Rome  pour  avoir  à  sa  dispo- 
sition la  feuille  des  bénéfices. 


Au  lieu  d'obéir  aux  injonctions  du  pape.  Louis  XIV 
réunit  les  principaux  prélats  du  royaume  en  conseil, 
dans  le  palais  de  Monseigneur  Marea,  métropolitain 
de  Paris,  et  les  saisit  de  l'affaire.  C(Mix-ci,  qui  sui- 
vaient tous  l'impulsion  du  Père  la  Chaise,  se  gardè- 
rent bien  de  le  contredire,  et  confirmèient  le  droit 
de  régale  sur  toutes  les  Églises  de  France.  L'arche- 
vêque de  Paris  composa  même  sur  cette  matière  un 
ouvrage  fort  indigeste,  intitulé  :  «  Accord  du  sacer- 
doce et  de  l'empire.  »  Innocent  XI  ordonna  immé- 
diatement à  ses  canonistes  de  réfuter  ce  livre,  et 
renouvela  ses  instances  auprès  do  Louis  XIV  pour 
qu'il  abandonnât  ses  prétentions  à  la  régale.  Le  mo- 
narque se  sentant  appuyé  par  le  clergé,  tint  bon, 
refusa  de  se  soumettre,  et  prenant  pour  prétexte  que 
les  libertés  de  l'Eglise  gallicane  étaient  en  danger 
par  suite  des  envahissements  de  la  cour  de  Rome,  il 
convoqua  un  concile  national  pour  défendre  les  droits 
de  sa  couronne. 

Bossuet,  l'illustre  évêque  de  Meaux,  qui  était 
gagné  à  la  cause  du  roi,  ouvrit  les  séances  par  un 
discours  extrêmement  habile  ;  il  affecta  la  plus  res- 
pectueuse déférence  pour  l'Eglise  romaine,  la  nomma 
la  mère,  la  nourrice  et  la  maîtresse  de  toutes  les 
Eglises,  en  insinuant  toutefois  qu'il  était  nécessaire 
d'examiner  les  droits  fondamentaux  de  la  puissance 
civile  et  de  l'autorité  rehgieuse.  Après  cinq  mois  de 
délibérations,  l'assemblée  publia  les  quatre  proposi- 
tions suivantes,  qui  comprenaient  ce  qu'on  appelle 
encore  de  nos  jours  les  libertés  de  l'Eglise  gallicane. 

«  1°  Le  pape  et  l'Église  universelle  n'ont  aucune  au- 
torité ni  directe  ni  indirecte  sur  le  temporel  des  prin- 
ces, et  ne  peuvent  ni  déposer  les  souverains  ni  délier 
leurs  sujets  du  serment  de  fidélité. 

"  2"  L'autorité  des  conciles  généraux  est  au-dessus 
de  celle  des  papes,  ainsi  qu'il  a  été  décidé  dans  la 
quatrième  et  dans  la  cinquième  session  du  concile  de 
Constance,  décision  que  l'Eglise  de  France  reconnaît 
comme  universellement  approuvée  et  applicable  même 
aux  temps  où  il  n'existe  point  de  schisme. 

«  3°  L'autorité  du  siège  de  Rome,  quant  à  la  dis- 
cipline, reçoit  sa  force  du  consentement  des  autres 
Eglises,  et  l'exercice  de  la  suprême  puissance  ecclé- 
siastique doit  être  tempéré  par  les  canons. 

«  4°  Dans  les  questions  qui  concernent  la  foi,  les 
décisions  des  papes  ne  sont  pas  infaillibles  ;  elles  ne 
deviennent  telles  que  par  l'approbation  de  l'Église.  » 

Ces  propositions,  qui  étaient  principalement  l'ou- 
vrage de  Bossuet,  furent  signées  par  huit  archevê- 
ques, par  vingt-six  évêques  et  par  trente-quatre  dé- 
putés du  second  ordre  du  clergé.  Le  roi  en  ordonna 
l'acceptation  et  l'enseignement  dans  toutes  les  universi- 
tés, dans  les  facultés  de  théologie  et  de  droit  canon, 
par  un  édit  intitulé  perpétuel  et  irrévocable.  Inno- 
cent XI  en  fut  tellement  indigné,  qu'il  assembla  im- 
médiatement le  sacré  collège,  et  prononça  en  plein 
consistoire  une  excommunication  contre  tous  les  pré- 
lats qui  avaient  assisté  au  concile  de  Fiance,  et  fit 
bri!iler  publiquement  par  la  main  du  bourreau  les 
quatre  propositions  qu'ils  avaient  décrétées.  Sa  Sain- 
teté ne  s'en  tint  pas  là;  comprenantque  ses  foudresim- 
puissantes  n'intimideraient  pas  le  clergé  français,  elle 
résolut  de  se  créer  des  défenseurs  dans  les  rangs  mêmes 
de  ses  ennemis,  et  de  corrompre  au  lieu  de  menacer. 


I 


INNOCENT    XI 


699 


Conformément  à  ses  instructions,  le  légat  chercha 
à  se  réconcilier  avec  les  jansénistes;  il  lit  même  des 
ouvertures  au  théologien  Arnauld  et  à((ueli|ues  autres 
solitaires  de  Port-Royal,  et  leur  offrit  des  chapeaux  de 
cardinaux  s'ils  voulaient  embrasser  la  cause  du  pape  et 
défendre  l'omnipotence  du  saint-siége.  Arnauld  re- 
poussa les  propositions  du  légat,  et  écrivit  en  faveur 
des  maximes  publiées  par  les  ecclésiastiques  français. 
Mais  quelques-uns  des  disciples  de  l'abbé  de  ^ainl- 
Cyran  se  montrèrent  de  meilleure  composition,  entre 
autres  les  moines  Sfondrati  et  d'Aguirre  ;  ils  furent 
décorés  de  la  pourpre  romaine,  gratifiés  de  riches  bé- 
néfices, et  en  échange  ils  déclamèrent  contre  le  con- 
cile national  de  1682. 

De  son  côté,  Louis  XIV  distribua  les  sièges  et  les 
abbayes  aux  signataires  de  la  déclaration,  afin  d'em- 
pêcher les  défections;  et  comme  Sa  Sainteté  refusait 
de  donner  aux  protégés  du  roi  l'institution  canonique, 
il  en  résulta  (jue  les  églises  se  trouvèrent  avoir  des 
pasteurs  qui  ne  pouvaient  ni  recevoir  l'ordination  ni 
exercer  aucun  acte  spirituel.  Ainsi  la  dissidence  entre 
la  cour  de  Home  et  celle  de  France  devenait  de  jour 
en  jour  plus  grave. 

En  Angleterre,  les  choses  commençaient  également 
à  prendre  une  tournure  moins  favorable  aux  intérêts 
du  saint-siége.  Les  murmures  du  peuple  et  les  repré- 
sentations du  Parlement  avaient  rappelé  à  Cliarles  II 
que  la  tète  de  son  père  était  tombée  sous  la  hache  du 
bourreau.  Le  prince  paraissait  avoir  abandonné  ses 
projets  extravagants  de  monarchie  absolue  et  de  res- 
tauration du  papisme  dans  les  Etats  de  la  Grande- 
Bretagne;  il  affichait  même  un  grand  désir  de  se 
rendre  populaire,  et  mariait  sa  nièce  au  prince  d'O- 
range. Tout  cela  n'était  que  ruse  et  fourberie;  et  la 
découverte  de  la  fameuse  conspiration  des  papistes 
vint  mettre  au  grand  jour  l'infamie  du  roi.  Cette  conju- 
ration ténébreuse,  qui  comptait  parmi  sesmembres^les 
évèques,  les  lords,  les  personnages  les  plus  influents 
de  la  cour,  le  duc  d'York,  frère  du  monarque,  Cathe- 
rine de  Portugal,  femme  de  Charles  II,  et  le  roi  lui- 
même,  avait  pour  but  de  rétablir  le  catholicisme  en 
Angleterre,  de  massacrer  les  presbytériens,  et  de  ren- 
verser le  gouvernement  constitutionnel  pour  y  substi- 
tuer le  despotisme. 

Charles  II  s'était  réuni  aux  conjurés  pour  ce  der- 
nier point,  et  s'était  réservé  de  décider  plus  lard  de 
l'opportunité  des  mesures  à  prendre  pour  le  triomphe 
du  papisme  ;  son  intention  secrète  était  de  se  servir 
des  catholiques  pour  renverser  le  Parlement,  et  de  se 
ranger  ensuite  du  côté  des  presbytériens  contre  les 
papistes,  pour  se  faire  reconnaître  roi  absolu  à  la 
faveur  des  troubles,  c'est-à-dire  qu'il  comptait  trahir 
à  la  fois  le  peuple  anglais  et  les  catholiques.  JMais  il 
avait  affaire  à  des  gens  plus  habiles  que  lui,  car  les 
chefs  de  la  conjuration,  tout  en  paraissant  soumis  à 
ses  volontés,  avaient  décidé  qu'ils  le  tueraient  lui- 
même  et  qu'ils  placeraient  sur  le  trône  le  duc  d'York 
•son  frère. 

Le  complot  était  à  la  veille  d'éclater,  lorsqu'un  jé- 
suite, nommé  Titus  Oates,  l'un  des  conspirateurs, 
cédant  aux  cris  de  sa  conscience,  se  rendit  chez  un 
juge  de  paix  de  Londres,  sir  Edmcndbury  Godfrey, 
et  lui  fit  la  révélation  de  tout  ce  qu'il  savait.  Entre 
autres  choses,  Titus  Oates  déclara  que  le  pape,  se 


considérant  comme  en  droit  de  revendiquer  la  pos- 
session de  r.Vngleterre  et  de  l'irhaule,  d'après  l'héré- 
sie du  souverain  et  du  peuple,  s'était  adjugé  tacite- 
ment la  souveraineté  de  ces  deux  royaumes,  et  les 
avait  remis  aux  mains  des  jésuites  comme  étant  le 
patrimoine  de  saint  Pierre.  Qu'en  conséquence,  le 
Père  Oliva,  général  de  leur  ordre,  avait  été  déclaré 
légat  du  saint-siége;  que  plusieurs  seigneurs  catho- 
liques avaient  été  également  désignés  par  le  pontife 
pour  remplir  les  principales  charges  de  l'Etat  ;  que 
lord  Arundel  devait  être  créé  chancelier  ;  sir  William 
Godolfin,  garde  du  sceau  privé;  que  Coleman,  secré- 
taire du  duc  d'York,  devait  être  promu  au  secrétariat 
d'Etat  ;  Langhorne  à  la  charge  de  procureur  en  chef; 
lord  Bellasis  à  la  dignité  de  généralissime  des  ar- 
mées ;  lord  Petre  au  grade  de  lieutenant  général,  et 
lord  Strafford  à  l'emploi  de  trésorier. 

Il  révéla  en  outre  que  les  jésuites,  à  l'insu  des  con- 
jurés, avaient  formé  un  tribunal  secret,  où  il  avait 
été  décidé  que  le  roi  d'Angleterre,  qu'on  désignait 
sous  le  nom  de  bâtard  noir,  serait  empoisonné  pour 
avoir  marié  sa  nièce  à  un  hérétique.  Il  dit  même  que 
cette  décision  avait  été  communiquée  au  Père  la 
Chaise,  confesseur  du  roi  de  France;  que  celui-ci 
avait  offert  dix  mille  livres  à  sir  Georges  Wakeraan, 
médecin  de  la  reine,  pour  se  ciiarger  de  cette  affaire, 
et  que  le  docteur  en  avait  exigé  quinze  mille,  qui  lui 
avaient  été  accordées  immédiatement. 

Titus  Oates  déclara  que  les  révérends  Pères,  crai- 
gnant que  le  docteur  ne  remplît  pas  sa  promesse, 
avaient  soudoyé  quatre  bandits  qui  devaient  poi- 
gnarder le  roi  dans  sa  voiture  un  jour  qu'il  se  ren 
drait  au  Parlement,  et  que  dans  le  cas  où  ils  vien- 
draient à  manquer  leur  coup,  deux  autres  conjurés, 
nommés  Gove  et  Pickering,  devaient  tirer  sur  le  roi 
avec  des  balles  d'argent;  que  le  premier  avait  de- 
mandé pour  son  salaire  quinze  cents  livres,  et  le 
second  trente  mille  messes  pour  le  racheter  des  flam- 
mes du  purgatoire. 

Il  ajouta  que  Coleman,  secrétaire  du  duc  d'York, 
avait  eu  entre  les  mains  l'ordre  écrit  du  tribunal 
secret,  en  ce  qui  concernait  le  projet  d'empoisonner 
ou  de  poignarder  le  roi  ;  que  lui-même  avait  été 
chargé  de  lui  porter  plusieurs  lettres  dans  ce  but; 
qu'un  pari  de  cent  livres  avait  été  ouvert  entre  plu- 
sieurs jésuites  relativement  à  la  mort  de  Charles  II, 
les  uns  émettant  l'avis  que  le  prince  n'existerait  plus 
aux  fêtes  de  Noél,  les  autres  soutenant  qu'il  ne  pou- 
vait être  assassiné  qu'après  celte  époque.  Il  révéla 
en  outre  que  les  catholiques  avaient  projeté  de  mettre 
le  feu  aux  quatre  coins  de  Londres,  et  d'en  agir  de 
même  dans  les  principales  villes  des  trois  royaumes  ; 
qu'à  un  signal  donné,  vingt  mille  hommes  devaient 
partir  de  Flandre,  débarquer  en  Angleterre,  pénétrer 
à  Londres,  et  faire  pleuvoir  sur  le  peuple  des  balles 
à  feu,  qu'ils  avaient  nommées  pilules  piquantes  de 
Tewksbury;  qu'un  soulèvement  général  avait  été 
ménagé  en  Irlande,  et  qu'enfin  la  couronne  devait 
être  offerte  solennellement  au  duc  d'York,  parce 
qu'on  était  assuré  qu'il  n'hésiterait  pas  à  faire  le 
serment  d'extirper  la  religion  protestante.  y 

Plusieurs  jésuites  dénoncés  par  Gates  furent  arrêtés 
immédiatement.  Coleman.  qui  d'abord  s'était  caché, 
vint  ensuite  se  mettre  entre  les  mains  du  secrétaire 


700 


HISTOIRE     ni:s    PAPES 


d'Etat,  et  se  présenta  fièrement  devant  les  magistrats, 
comme  si  la  liante  protection  du  duc  d'York  eût  dû 
le  garantir  de  tout  dantrer.  Les  investigations  de  li 
jii>Mioe  suivirent  néanmoins  leur  cours:  sir  Edniond- 
imry  GodtVey,  qui  avait  été  commis  pour  prondro 
des  informations  sur  cette  ténéljreuse  afl'aire,  s'ac- 
ijuittait  de  son  devoir  avec  un  zèle  extrême,  faifsait 
des  perquisitions  clieztoutes  les  personnes  suspectes, 
et  opérait  des  saisies.  Enfin,  le  hasard  voulut  qu'il 
mît  la  main  sur  une  correspondance  secrète  de  la 
reine,  du  duc  d'York,  de  plusieurs  lords  catholiques. 
avec  le  nonce  du  pape  qui  résidait  à  Bruxelles,  cl 
avec  le  confesseur  de  Louis  XIV. 

Comme  il  se  préparait  à  faire  usage  de  ces  pièces 
importantes,  la  cour  s'en  débarrassa.  Un  matin,  on 
trouva  le  cadavre  du  juge  de  paix  dans  un  fossé  près 
de  Primerose-Hill,  sur  la  route  de  Hampstead,  trans- 
percé de  sa  propre  épée,  l'arme  tout  entière  dans  la 
blessure,  et  présentant  cette  singulière  circonstance 
qu'aucune  goutte  de  sang  n'était  sortie  de  cette  hor- 
rible plaie. 

On  soupçonna  que  les  assassins  d'Edmond bury 
Godfrey  lui  avaient  passé  son  épée  au  travers  du 
corps  lorsque  déjà  il  n'existait  plus,  afin  de  faire 
croire  à  un  suicide;  et  cette  opinion  se  corrobora 
quand  on  eut  dépouillé  la  victime  de  ses  vêtements 
et  qu'on  eut  découvert  autour  du  cou  une  marque 
livide  et  bleuâtre  qui  attestait  que  l'infortuné  était 
mort  de  strangulation.  Le  crime  était  patent;  restait 
à  connaître  les  coupables.  Un  nommé  William  Bedloe, 
capitaine  de  cavalerie,  l'un  des  affidés  des  papistes, 
comparut  devant  le  conseil  d'enquête  et  fit  des  révé- 
lations. Il  déclara  que  la  veille  de  la  découverte  du 
cadavre  il  avait  été  mandé  à  Sommerset-House,  où 
résidait  la  reine  Catherine,  qu'on  lui  avait  montré 
l'infortuné  Edmondbury  Godfrey  gisant  étranglé  dans 
une  chambre  basse  du  palais,  et  qu'un  domestique 
de  lord  Bellasis  lui  avait  offert  quatre  mille  livres 
s'il  voulait  se  charger  de  l'emporter. 

La  culpabilité  de  la  reine  était  évidente;  la  Chambre 
des  communes  penchait  pour  la  mettre  en  accusation  ; 
les  lords  seuls  repoussaient  de  toutes  leurs  forces  le 
scandale  d'un  jugement  contre  la  femme  du  souve  - 
rain;  toutefois  Charles  II  fut  obligé,  pour  donner 
satisfaction  à  l'ojiinion  publique  qui  devenait  mena- 
çante, de  faire  poursuivre  le  procès  de  Coleman,  et 
de  lui  adjoindre  les  jésuites  Ireland,  Pickering  et 
Gove  ;  tous  les  quatre  furent  condamnés  au  dernier 
supplice  et  sacrifiés  à  la  tranquillité  du  monarque. 
Néanmoins  tout  n'était  pas  dit  sur  cette  grande 
affaire  ;  un  orfèvre  appelé  Miles  Prance,  catholique 
romain,  qui  avait  été  dénoncé  par  Bedloe  comme  un 
des  complices  du  meurtre  d'Edmondbury,  indigné  de 
voir  que  la  cour  laissait  exécuter  ceux  qui  avaient 
suivi  ses  ordres,  fit  à  son  tour  des  révélations;  il 
déclara  que  le  crime  avait  été  accompli  dans  l'hôtel 
de  Sommerset,  par  Gérard  et  Kelly,  prêtres  irlan- 
dais, aidés  de  Horace  Hill,  laquais  de  la  reine,  de 
Robert  Green,  employés  à  sa  chapelle,  et  de  Henri 
Berry,  suisse  du  palais;  tous  furent  jugés,  atteints 
et  convaincus  d'assassinat  sur  la  personne  d'Edmond- 
bury, et  condamnés  à  la  peine  capitale.  Le  provincial 
des  jésuitfs  Whitebread.  les  Pères  Fenwick.  Gaven, 
Turner  et  Harcoml,  qui  étaient  englobés  dans  l'ac- 


cusation principale, subirent  la  même  peine;  Georges 
W'akeman,  médecin  de  la  reine,  obtint  seul  sa  grâce 
]Kir  l'inttM'vention  de  Charles  II  lui-même,  sans  (|u'on 
ait  jamais  su  quel  motif  engageait  le  monarque  à 
user  de  clémence  envers  un  homme  qui  avait  voulu 
rem]ioisonner;  le  marquis  de  Strafford  fut  également 
déclaré  coupable  de  haute  trahison  et  condamné  à. 
être  pendu  et  écartelé;  par  commutation,  il  eut  la 
tète  tranchée.  Enfin  le  Parlement  ayant  l'ait  justice 
de  tous  ces  misérables,  parla  d'attaquer  les  grands 
coupables  et  de  mettre  en  jugement  le  duc  d'York  et 
la  reine  Catherine  de  Portugal. 

Le  roi,  qui  redoutait  les  suites  de  ce  procès,  se 
détermina  à  dissoudre  la  Chambre  des  communes, 
qui  sii'goait  depuis  dix-sept  ans,  et  à  faire  de  nou- 
velles élections,  espérant  qu'il  lui  serait  facile  de 
corrompre  les  nouveaux  députés,  et  de  faire  cesser 
les  poursuites  contre  les  personnages  qui  avaient 
trempé  dansle  comjdot  des  papistes.  Charles  II  avait 
mal  ]iréjugé  ;  les  membres  envoyés  par  les  hastings 
au  Parlement  se  montrèrent  aussi  incorruptibles  que 
leurs  prédécesseurs;  ils  continuèrent  l'enquête  com- 
mencée contre  le  duc  d'York,  décrétèrent  un  bill  qui 
excluait  ce  prince  du  trône  de  la  Grande-Bretagne, 
et  arrêtait  qu'à  défaut  d'héritier  direct,  le  roi  venant 
à  abdiquer  ou  à  mourir  sans  entants,  la  couronni' 
serait  dévolue  à  la  personne  que  la  nation  en  jugerait 
digne.  Le  Parlement  ne  s'en  tint  pas  à  cet  acte  de 
vigueur  ;  il  rendit  la  célèbre  loi  nommée  l'acte  d'ha- 
beas-corpus,  qui  mettait  des  limites  au  pouvoir  du 
roi,  et  lui  enlevait  le  droit  de  faire  emprisonner  pu 
pendre  un  citoyen  par  le  fait  seul  de  sa  volonté. 

Le  duc  d'Y'ork,  voyant  la  tournure  que  prenaient 
les  choses,  se  détermina  à  se  retirer  eu  Ecosse  pour 
calmer  les  craintes  de  la  nation  anglaise  et  afin  de 
rattacher  les  Écossais  à  sa  cause.  Le  départ  du  prince 
de  la  ville  de  Londres  donna  lieu  à  des  manifesta- 
tions publiques  extrêmement  désagréables  pour  lui  ; 
sa  voiture  fut  accompagnée  par  les  huées  des  ci- 
toyens, et  ses  gens  pourchassés  à  coups  de  pierres. 

Par  contraste,  l'opinion  se  déclara  pour  le  duc  do 
Monmouth,  fils  naturel  de  Charles  II.  Il  se  forma  ù 
cette  occasion  deux  parfis  en  Angleterre,  celui  des 
whigs  et  celui  des  torys  ;  les  premiers  étaient  dévoués 
an  duc  de  Monmouth  et  s'ét&ient  déclarés  les  dé- 
fenseurs des  libertés  nationales  ;  le  nom  de  whigs 
leur  venait  d'une  qualification  par  laquelle  on  dési- 
gnait les  presbytériens  d'Ecosse;  les  torys,  partisans 
de  la  royauté,  soutenaient  les  privilèges  des  castes 
nobles;  ils  avaient  pris  leur  nom  d'un  mot  anglais 
qui  servait  à  désigner  une  bande  de  voleurs  irlan- 
dais ;  le  mot  convenait  parfaitement  aux  nobles  anglais. 

La  lutte  entre  ces  deux  factions  devenant  de  jour 
en  jour  plus  vive  et  plus  animée,  le  roi  se  décida  à 
dissoudre  une  seconde  fois  le  Parlement,  et  à  con- 
voquer une  nouvelle  Chambre  des  communes  dans  la 
ville  d'Oxford.  Cette  nouvelle  tentative  ne  réussit  pas 
mieux  à  Charles  II  que  la  précédente  ;  les  membies 
de  l'assemblée  ouvrirent  leurs  séances  aux  cris  de 
<'  ni  papisme  ni  esclavage  1  »  et  cela  malgré  la  pré- 
sence des  troupes  royales  qui  gardaient  les  abords 
de  la  salle  où  se  tenaient  les  députés. 

La  nouvelle  chambre  se  trouva  encore  saisie  de 
l'interminable  affaire  de  la  conspiration  des  papistes. 


Lci  dragûaniJcs  .«ous  Louis  XIV 


702 


IlISTOlllE    DES    TAPES 


Un  Irlandais,  iioiumo  FiU-Hanis,  vint  faire  la  révc- 
latioii  d'un  nouveau  complot  plus  eflVayant  oncovo 
qu'aucun  de  ceux  qui  avaient  été  découverts,  et  offrit 
de  fournir  les  preuves  ipie  le  duc  d'York  et  la  reine 
Catherine  de  Portugal  avaient  ordonné  le  meurtre  de 
sir  Kdmondbury  Godfrey,  et  avaient  présidé  à  l'ac- 
coniplissemcnt  du  crime. 

Charles  II,  qui  avait  les  mêmes  intérêts  que  son 
frère  et  sa  femme  à  ne  pas  réveiller  l'allention  pu- 
Miijue  sur  cette  affaire,  et  qui  craignait  que  le  Par- 
lejneut  n'en  vînt  à  s'attaquer  à  sa  personne,  s'em- 
pressa de  faiie  rendre  par  la  Chambre  des  lords  un 
warrant  c]ui  l'autorisait  à  faire  arrêter  Filz-Harris.  Le 
Parlement  réclama  le  prisonnier,  déclara  que  la  cause 
devait  être  évoquée  à  sa  barre;  que  s'il  y  avait  ca- 
lomnie, il  fallait  que  la  justification  fût  éclalaule  ; 
mais  que  si  les  révélations  de  l'accusé  étaient  ap- 
puyées de  preuves  irrécusables,  il  fallait  que  les  cou- 
pables reçussent  la  punition  de  leur  crime,  et  que  la 
Chambre  des  communes  pût  les  atteindre,  même  sur 
les  marches  du  trône  ! 

Cette  déclaration  énergique  faisait  prévoir  que  les 
députés  pousseraient  jusqu'au  bout  leurs  investiga- 
tions. Charles  II  n'osa  pas  s'exposer  aux  chances  du 
procès;  et  pour  mettre  fin  aux  contestations,  il  cassa 
le  Parlement  et  résolut  de  n'en  plus  convoquer  d'autre. 
Dès  ce  moment,  il  gouverna  avec  un  pouvoir  despo- 
tique, et.  jetant  le  masque,  il  parut  tel  qu'il  était,  in- 
juste, débauché,  avide  et  cruel  ;  il  ne  marcha  plus 
qu'entouré  d'espions  et  de  satellites  ;  il  enleva  aux 
presbytériens  leurs  charges  et  leurs  emplois,  fa- 
vorisa ouvertement  les  épiscopaux  et  les  catholiques, 
et  dépouilla  de  ses  chartes  la  ville  de  Londres,  qui 
depuis  longtemps  était  à  la  tête  du  parti  populaire. 

L'Ecosse  ne  fut  pas  plus  ménagée  que  l'Angle- 
terre ;  le  roi  envoya  des  troupes  dans  ce  pays  pour 
mettre  les  presbytériens  à  la  raison,  il  enjoignit  aux 
habitants  de  ne  donner  ni  gîte,  ni  pain,  ni  refuge 
aux  ministres  non  conformistes  ou  à  leurs  partisans, 
et  autorisa  les  soldats  à  les  poursuivre  à  outrance  et 
à  les  exterminer  jusqu'au  dernier.  Toutes  les"  corpo- 
rations et  les  villes  furent  forcées  de  remettre  à 
Charles  II  leurs  chartes,  et  celles  qui  conservèrent 
quelques  privilèges  durent  les  payer  au  poids  de 
l'or.  Pendant  deux  années  la  nation  sembla  plongée 
dans  l'apathie  ;  enfin  quelques  hommes  courageux 
résolurent  de  faire  appel  au  sentiment  national,  de 
fomenter  une  révolution  et  de  renverser  Charles 
Stuart  du  trône.  Les  chefs  de  la  conspiration  étaient 
le  duc  de  Monmouth,  lord  Russell  ;  deux  ré]]ubli- 
cains,  Essex  et  Algernon  Sidney  ;  un  honorable  ci- 
toyen nommé  John  Hampden  ;  le  colonel  Ramsey, 
ancien  officier  républicain  ;  le  lieutenant-colonel  Wal- 
cot,  qui  partageait  les  mêmes  opinions;  le  sous- 
shérif  de  Londres,  Goodenougli  ;  un  fougueux  pres- 
bytérien, Ferguson,  plusieurs  avocats  et  quelques 
riches  négociants  de  la  cité.  Malheureusement  ils 
furent  vendus  par  un  misérable  appelé  Keiling,  et 
tous  payèrent  de  leur  tête  leur  généreux  dévouement 
à  la  patrie,  à  l'exception  de  Montmouth  et  de  Hamp- 
den, qui  furent  bannis  l'un  et  l'autre. 

Peu  de  jours  après,  le  roi  se  sentit  pris  d'un  mal 
étrange   que   les    médecins  attribuèrent  à  l'eflet  du 

oison,  et  qui  avait  les  caractères  d'une  attaque  d'a- 


poplexie. L'opinion  juiblicpie  accusa  la  reine  et  le 
duc  d'York  de  ce  nouveau  crime.  Charles  II  languit 
pendant  une  semaine,  et  mouiut  le  6  février  1685, 
dans  sa  cinquante-cinquième  année  et  dans  la  vingt- 
cinquième  de  son  règne. 

En  France,  la  réaction  religieuse  se  faisait  sentir 
plus  violemment  encore  qu'en  Angleterre.  L'infâme 
Louis  XIV,  à  la  sollicitation  de  son  confesseur,  le 
Père  la  Chaise,  et  de  la  Maintenon,  sa  maîtresse, 
persécutait  les  protestants,  les  excluait  de  toutes  les 
professions  libérales,  faisait  abattre  leurs  temples, 
emprisonner  leurs  ministres,  les  obligeait  à  mener 
leurs  enfants  à  l'église,  et  à  souscrire  pour  eux  et 
pour  leurs  femmes  une  formule  catholique. 

Plutôt  que  de  se  soumettre  à  ces  mesures  tyran- 
niques  et  vexaloires,  un  grand  nombre  de  réformés 
se  décidèrent  à  quitter  .la  France  ;  mais  le  roi-soleil, 
qui  ne  se  souciait  pas  de  perdre  une  partie  de  ses 
revenus,  mit  bon  ordre  à  ce  projet,  garnit  les  fron- 
tières de  soldats,  et  refoula  à  coups  de  mousquet  les 
émigranls  dans  l'intérieur  du  royaume.  Ceux  des 
huguenots  qui  osèrent  réclamer  contre  cet  abus  du 
pouvoir  furent  simplement  envoyés  sur  les  galères 
du  roi  pour  servir  le  gracieux  monarque  pendant  le 
reste  de  leur  vie. 

Tant  d'injustices  exaltèrent  enfin  les  esprits  ;  les 
protestants  des  provinces  méridionales  prirent  les 
armes  et  réclamèrent  les  libertés  et  franchises  qui 
leur  étaient  garanties  par  l'édit  de  Nantes.  Louis  XIV 
répondit  à  leurs  justes  demandes  en  inondant  la 
contrée  de  dragons  et  de  missionnaires,  les  uns 
avec  mission  d'exterminer,  les  autres  pour  convertir. 
Dans  toutes  les  provinces  du  Midi,  d'affreux  mas- 
sacres furent  organisés,  et  les  villes  devinrent  les 
théâtres  d'exécutions  sanglantes  qui  rappelaient  les 
atrocités  de  la  Saint-Barthélémy.  Mais  ces  expédi- 
tions religieuses  et  militaires  n'ayant  pas  produit  le 
résultat  qu'en  attendait  Sa  Majesté,  l'extirpation  ra- 
dicale du  calvinisme,  le  despote  ordonna  aux  prêtres 
et  aux  évêques  de  s'assembler  et  de  porter  plainte  de- 
vant son  trône  contre  l'obstination  des  hérétiques,  qui 
avaient  l'audace  de  ne  vouloir  ni  se  convertir  ni  se 
laisser  égorger.  En  conséquence  des  représentations 
de  son  clergé,  Louis  XIV  rendit  le  fameux  décret 
appelé  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Le  monar- 
que déclarait  aboli  à  jamais  tout  ce  qui  s'était  fait 
dans  le  royaume  en  faveur  de  la  religion  réformée  ; 
il  ordonnait  la  démolition  de  tous  les  temples  pro- 
testants qui  pouvaient  encore  exister  ;  il  enjoignait 
aux  huguenots  défense  expresse  de  s'assembler  en 
aucun  lieu  public  ni  particulier;  il  commandait  à 
tous  les  ministres  qui  refuseraient  d'abjurer  leurs 
croyances  de  sortir  du  royaume  sous  quinze  jours,  à 
compter  de  la  publication  de  l'édit. 

Tout  en  excluant  les  prédicants,  Sa  Majesté  dé- 
fendait aux  fidèles  de  suivre  leurs  pasteurs  et  de  rien 
transporter  hors  de  France ,  ni  leurs  biens,  ni  leurs 
personnes  ,  sous  peine  de  galères  pour  les  hommes, 
et  de  confiscation,  tant  de  corps  que  de  biens,  pour 
les  femmes.  «  Malgré  les  dangers  qu'ils  couraient 
d'être  arrêtés  à  la  frontière,  plus  de  huit  cent  mille 
huguenots,  dit  le  marquis  de  la  Fare,  parvinrent  à 
émigrer  et  à  faire  passer  à  l'étranger  leur  argent  et 
leurs  objets  les  plus   précieux.  Ce  qui  fut  d'autant 


INNOCENT    XI 


703 


plus  funeste  iioiir  le  pays,  qu'indépendamment  des 
capitaux  qui  étaient  enlevés  au  commerce,  la  tene  al- 
lait rester  inculte  en  un  grand  nombre  de  pays  par 
suite  du  départ  de  ces  hommes  intelligents  et  des 
ouvriers  les  plus  laborieux.  >> 

Quoique  Sa  Sainteté  lût  eu  guerre  ouverte  avec  le 
■vieux  roi  au  sujet  de  la  régale,  elle  lui  expédia  un 
bref  de  félicitations  pour  l'acte  d'infamie  qu'il  venait 
d'accomplir  en  révoquant  l'édit  de  Nantes,  ce  qui  en- 
couragea Louis  XIV  à  persister  dans  cette  déplora- 
ble voie.  Bientôt  même  Sa  Majesté  ne  se  contenta 
pas  de  l'exécrable  gloire  qu'elle  avait  acquise  en  fai- 
sant égorger  ses  sujets,  elle  voulut  étendre  les  mas- 
sacres jusque  dans  les  États  de  ses  voisins,  et  prêta 
main-forte  au  duc  de  Savoie,  Victor- .\médée  ,  pour 
exterminer  les  habitants  des  vallées  de  Lucerne  ,  de 
la  Pérouse  et  de  Saint-Martin,  appelés  communé- 
ment Vaudois,  gens  paisibles,  honnêtes  et  laborieux, 
qui  professaient  les  doctrines  de  Calvin. 

Les  troupes  piémontaises,  réunies  aux  dragons  du 
roi  de  France,  enveloppèrent  tout  le  pays  et  massa- 
erèrent  plus  de  vingt  mille  huguenots  dans  les  défi- 
lés des  montagnes. 

Louis  XIV  n'était  pas  le  seul  prince  qui  se  fût  dé- 
claré le  champion  du  catholicisme;  le  duc  d'York, 
devenu  roi  d'Angleterre  sous  le  nom  de  Jacques  II, 
au  mépris  des  décrets  du  Parlement  qui  l'avaient  ex- 
clu du  trône ,  travaillait  ouvertement  à  ramener  la 
Grande-Bretagne  au  giron  de  l'Église,  et  affectait  de 
se  rendre  chaque  dimanche  à  la  chapelle  de  son  pa- 
lais, revêtu  des  insignes  de  la  royauté,  pour  assister 
à  la  messe.  Il  fit  plus  encore,  il  envoya  lord  Caryl  en 
qualité  d'ambassadeur  à  la  cour  de  Rome  ,  pour  de- 
mander officiellement  au  saint-père  qu'il  voulût  agréer 
l'obédience  des  trois  royaumes  d'Angleterre,  d'Ecosse 
et  d'Irlande  ;  il  publia  ensuite  un  édit  de  conscience, 
et  abolit  de  son  autorité  privée  les  lois  qui  avaient 
été  précédemment  promulguées  par  le  Parlement  con- 
tre les  catholiques. 

Par  ses  ordres  ,  Titus  Oates ,  le  jésuite  qui  sous  le 
règne  de  Charles  II  avait  trahi  ses  affidés  et  avait  dé- 
couvert la  conspiration  des  papistes,  fut  arrêté,  mis 
en  prison,  condamné  comme  parjure  à  être  flagellé 
par  la  main  du  bourreau  pendant  le  trajet  d'Aldgate 
à  Newgate  et  de  Newgate  à  Tyburn,  à.  être  incarcéré 
pour  toute  sa  vie ,  à  être  attaché  au  pilori  cinq  fois 
par  an,  et  à  payer  sur  son  bien  une  amende  de  vingt 
mille  marcs  d'argent.  Cette  vengeance  exercée  contre 
un  ancien  complice  servit  de  prélude  à  de  sanglantes 
exécutions  dont  les  presbytériens  furent  victimes. 

La  nation,  qui  déjà  avait  en  horreur  tout  ce  qui 
touchait  au  papisme,  laissa  alors  éclater  sa  haine  con- 
tre le  roi,  et  parut  disposée  à  secouer  le  joug.  Le  duc 
de  Monmouth  ,  qui  depuis  la  dernière  conspiration 
vivait  retiré  en  Hollande,  partagea  l'indignation  gé- 
nérale, et  résolut  de  se  dévouer  pour  arracher  la  cou- 
ronne du  front  de  Jacques  II.  Il  envoya  le  comte 
d'Argyle  en  Ecosse  afin  de  soulever  le  pays,  pendant 
que  lui-même  se  préparait  à  faire  une  descente  en 
Angleterre.  ^Malheureusement  Argyle  fut  attaqué  par 
les  troupes  royales  avant  d'avoir  pu  réunir  plus  de 
deux  mille  hommes,  il  fut  battu,  fait  prisonnier, 
jugé  par  une  commission  militaire ,  et  décapité  sur 
la  grande  place  d'Edimbourg.  Cet  échec  n'empêcha 


pas  Monmouth  de  se  jeter  dans  le  comté  de  Dorsay, 
à  la  tète  de  ses  partisans.  I^a  popularité  de  son  nom 
était  si  grande  et  la  haine  ))our  le  roi  était  telle,  que 
quatre  jours  après  son  arrivée  sa  jietite  troupe  était 
renforcée  de  trois  mille  hommes;  il  marcha  aussitôt 
sur  la  ville  de  Taunton,  où  de  nouveaux  renforts  l'at- 
tendaient. Là,  Monmouth  prit  le  titre  de  roi;  mais 
au  lieu  de  mettre  le  temps  à  profit  et  de  se  porter  ra- 
pidement sur  Londres,  il  commit  la  faute  de  rester 
sur  les  lieux  pour  recevoir  de  puérils  honneurs. 

Jacques  II  rassembla  en  grande  hâte  des  troupes, 
et  les  envoya,  sous  le  commandement  du  comte  de 
Feversham  et  de  Churchill,  pour  réprimer  les  progrès 
des  rebelles.  Les  deux  armées  se  rencontrèrent  à 
Sedge-Moor,  près  de  Bridge- Water.  Monmouth,  in- 
spiré par  son  bouillant  courage,  voulut  mérittr  le 
trône  ou  perdre  la  vie  dans  sa  première  bataille.  A 
la  tête  d'une  troupe  d'élite  il  chargea  vigoureusement 
l'infanterie  royale,  mit  le  désordre  dans  les  rangs, 
parvint  à  l'enfoncer,  et  tout  faisait  présager  que  la  vic- 
toire resterait  de  son  côté,  lorsque  sa  cavalerie,  qui 
était  commandée  par  lord  Grey,  soit  couardise,  soit 
trahison  de  la  part  du  chef,  lâcha  pied  à  la  première 
attaque  et  quitta  le  champ  de  bataille.  Monmouth  vit 
à  l'instant  ses  lignes  débordées  par  les  ennemis ,  qui 
le  chargèrent  de  tous  les  côtés  à  la  fois  ;  néanmoins 
il  ne  céda  le  terrain  qu'après  un  combat  acharné  de 
trois  heures.  Il  fit  plus  de  vingt  milles  sans  s'arrêter 
et  presque  seul  ;  enfin  son  cheval  s'étant  abattu ,  il 
contiuHa  sa  route  à  pied,  suivi  seulement  d'un  comte 
allemand.  Vers  le  soir,  ils  se  couchèrent  dans  un 
champ,  épuisés  de  faim  et  de  fatigue,  et  se  couvri- 
rent d'herbes.  Le  lendemain,  ceux  qui  étaient  à  leur 
poursuite  linirent  par  les  découvrir;  le  duc  de  Mon- 
mouth l'ut  arrêté  et  conduit  en  présence  de  Jacques  II, 
qui  voulait  rassasier  ses  yeux  de  la  vue  d'un  en- 
nemi vaincu;  ensuite  on  le  jugea,  et  il  fut  condamné 
à  mort.  Jouissance  de  tigre,  plaisir  de  rois  ! 

Le  jour  du  supj)lice  arrivé,  l'intrépide  Monmouth 
fut  amené  sur  la  place  où  il  devait  être  exécuté.  Pen- 
dant le  trajet  il  ne  montra  pas  la  plus  légère  marque 
de  frayeur;  et  quand  il  arriva  au  pied  de  l'échafaud, 
il  pria  seulement  l'exécuteur  de  bien  mesurer  son 
coup  pour  qu'il  ne  fût  pas  obligé  de  s'y  prendre  à 
deux  fois,  ainsi  qu'il  lui  était  arrivé  pour  lord  Rus- 
sel.  Cette  recommandation  fit  éprouver  une  émotion 
si  douloureuse  au  bourreau ,  qu'il  sentit  toutes  ses 
forces  l'abandonner  ;  il  leva  sa  hache  ,  mais  son  bras 
était  si  faible  que  la  hache  frappa  un  coup  incertain 
et  n'entra  qu'à  un  demi-pouce  dans  les  chairs.  Le 
duc  releva  la  tête  et  se  retourna,  eomine  s'il  eût  voulu 
lui  reprocher  sa  maladresse,  puis  il  se  replaça  sur  le 
billot;  l'exécuteur  lui  porta  deux  autres  coups  qui  ne 
firent  que  deux  nouvelles  blessures;  alors,  tout  hors 
de  lui,  il  jeta  sa  hache  à  terre  et  voulut  s'échapper, 
mais  le  shénf  le  retint  et  l'obligea  à  accomplii  jus- 
qu'au bout  les  devoirs  de  son  ministère;  enfin  deux 
derniers  coups  réparèrent  la  tête  du  tronc. 

Si  terrible  qu'eût  été  la  mort  du  jeune  due  de 
Monmouth,  elle  ne  suffisait  pas  à  la  vengeance  du 
sanguinaire  Jacques  II.  Après  le  chef  vint  le  tour  des 
soldats;  et  tous  les  rebelles  qui  avaient  été  faits  pri- 
sonniers furent  iuqiiloyablemeut  égorgés.  Le  colonel 
Kirke,    digne  esclave  d'un  tel    maître,  exù.uta  les 


Révocaliôn  de  l'Édit  de  Nantes 


.Mœurs  de  la  cour  à  celte  époque 


706 


HISTOIRE    DES    PAPES 


volontés  royales  avec  une  Ixirbaiie  incroyable.  Ce 
monstre,  joisjnant  l'ironie  à  la  criKUiU' la  ])liis  atroce, 
fit  massacrer  deux  cents  de  ces  infortunés  dans  une 
salle  de  festin,  pendant  qu'il  se  gorgeait  de  viandes 
et  de  vins;  et  comme  les  victimes  se  tordaient  dans 
les  convulsions  de  la  mort,  il  se  prit  à  dire  ([ue  les 
rebelles  paraissaient  en  innueur  de  vouloir  danser, 
et  il  commanda  aux  trompettes  du  régiment  de  son- 
ner des  airs  en  Thonneur  du  roi.  Ce  même  Kirke  osa 
proposer  à  une  belle  jeune  fdle  qui  lui  demandait  la 
grâce  de  son  frère,  de  l'acheter  au  prix  de  son  hon- 
neur; et  quand  la  malheureuse  enfant  eut  consenti  à 
cet  infâme  marché  et  eut  accompli  son  alïreux  sacri- 
fice, il  fit  ouvrir  une  fenêtre  et  lui  montra  lo  cadavre 
de  son  frère  pendu  à  un  gibet. 

Les  exécutions  militaires  n'allant  pas  assez  vite 
au  gi-é  de  l'impatient  Jac([ues  II,  Sa  Alajesté  leur 
adjoignit  une  commission  de  juges  sous  la  présidence 
d'un  fougueux  catholique  nommé  Jefi'eries.  On  compte 
tjue  ce  tribunal  de  sang  fit  torturer,  brûler  ou  déca- 
piter en  un  seul  mois  plus  de  victimes  que  n'en  avaient 
égorgées  les  troupes  du  roi  pendant  toute  la  campagne. 
Aussi,  en  récompense  du  zèle  que  le  président  de  la 
commission  avait  montré  pour  le  service  de  la  royauté, 
Jacques  II  nomma  duc  et  pair  Jefferiesle  catholique, 
Jefi'eries  le  bourreau,  et  le  déclara  digne  de  siéger  en 
qualité  de  chancelier  au  milieu  de  ces  lords,  les  des- 
cendants de  voleurs  et  d'assassins,  qui  composaient  la 
Chamlire  haute,  ce  fléau  de  l'Angleterre,  l'exécration 
du  peuple  et  l'opprobre  de  l'humanité  1 

Dès  ce  moment  il  devint  évident  pour  tous  que 
Jacques  II  voulait  rétablir  violemment  le  papisme 
dansla  Grande-Bretagne;  les  courtisans  abjuraient  ou- 
vertement le  protestantisme,  lesjésuites  élevaient  des 
collèges  dans  les  provinces,  les  évêques  se  faisaient 
sacrer  dans  la  chapelle  royale  suivant  le  rite  de  l'É- 
glise romaine,  et  s'intitulaient  vicaires  apostoliques; 
de  toutes  parts  accouraient  des  légions  de  prêtres  et 
de  moines  ;  et  il  semblait  réellement,  à  voir  leur  au- 
dace, qu'ils  venaient  prendre  possession  de  l'Angle- 
terre comme  d'un  pays  conquis.  Devant  le  danger 
auquel  se  trouvaient  exposées  les  libertés  politiques 
et  religieuses  de  la  Grande-Bretagne,  tous  les  partis 
firent  taire  leurs  querelles  et  se  réunirent  contre  l'en- 
nemi commun  :  les  whigs  et  les  torys,  les  presbyté- 
riens et  les  anglicans,  concentrèrent  toutes  leurs 
haines  sur  la  personne  du  roi,  et  fomentèrent  une 
révolution  qui  amena  l'expulsion  du  fanatique  Jac- 
ques II  et  l'élévation  sur  le  trône  de  Guillaume  d'O- 
range, statliouder  des  Provinces-Unies,  qui  prit  le 
nom  de  Guillaume  III. 

Ces  nouvelles  affectèrent  très-légèrement  le  vieux 
pape  ;  d'ailleurs  Sa  Sainteté  n'a}"ant  aucune  croyance 
religieuse,  il  lui  importait  peu  que  les  jésuites  ou  les 
anglicans  triomphassent,  puisque  de  toutes  manières 
il  ne  devait  en  revenir  aucun  profit  au  saint-siége, 
les  uns  n'étant  pas  plus  disposés  que  les  autres  à  par- 
tager avec  le  .saint-siége  les  trésors  de  la  Grande- 
Bretagne. 

Nous  devons  dire  néanmoins,  pour  excuser  l'indif- 
férence d'Innocent  XI  au  sujet  des  afl'aires  de  l'An- 
gleterre, qu'il  était  fort  occupé  à  publier  des  lois 
soraptuaires  à  Rome,  et  que  toute  son  attention  se 
trouvait  absorbée  par  la  lutte  qu'il  soutenait  contre 


une  nouvelle  secte  d'hérétiipies  qui  menaçait  de  per- 
vertir l'Italie  entière.  Le  principal  l'auteur  de  l'héré- 
sie était  un  prêtre  espagnol  nommé  Michel  Molinos, 
qui  avait  publié  plusieurs  ouvrages,  entre  autres  le 
Guide  spirilucl,  où  les  maximes  des  mystiques  an- 
ciens et  modernes  étaient  préconisées  ouvertement 
afin  d'entraîner  les  fidèles  dans  la  «  voie  intérieure,  >< 
c'est-à-dire  dans  un  état  qui  consistait  à  ne  plus 
songer  à  la  partie  matérielle  de  son  être  pour  s'iden- 
tifier avec  Dieu.  Suivant  le  prêtre  espagnol,  lorsqu'on 
voulait  entrer  en  communication  avec  Dieu,  on  de- 
vait s'abandonner  entièrement  à  l'Esprit  saint,  s'an- 
nihiler devant  lui,  et  ne  point  opéj-er  activement  ni 
en  pensées  ni  en  actions.  Il  prétendait  que  cet  anéan- 
tissement des  facultés  morales  était  le  retour  de  l'âme 
humaine  vers  son  principe  et  le  seul  moyen  de  com- 
muniquer avec  le  Tout-Puissant;  il  affirmait  que  dès 
qu'on  était  parvenu  à  s'abîmer  dans  la  Divinité  on  se 
trouvait  réellement  dans  la  «  voie  intérieure^  » 

Molinos  défendait  à  ceux  qui  atteignaient  à  cet 
état  de  quiétude,  de  songer  soit  aux  peines,  soit  aux 
récompenses  futures,  non  plus  qu'au  paradis,  ni  à 
l'enfer,  ni  à  la  mort,  ni  à  l'éternité;  il  voulait  que 
l'âme  ne  gardât  le  souvenir  ni  d'elle-même  ni  de 
Dieu.  Il  ajoutait  que  la  contemplation  consistant  à 
demeurer  dans  une  foi  et  une  adoration  générale,  il 
importait  peu  qu'il  se  présentât  des  idées  impures  à 
l'esprit,  qu'il  ne  fallait  ni  les  nourrir  ni  les  repousser, 
mais  les  tolérer  avec  patience,  afin  de  ne  'pas  sortir 
de  l'état  de  quiétude,  qui  n'est  autre  chose  que  la 
résignation  la  plus  absolue  à  la  volonté  divine;  que 
si  Dieu  permettait  que  le  démon  se  servît  de  leurs 
corps  pour  leur  faire  accomplir  des  actes  charnels  avec 
des  personnes  de  même  sexe  ou  de  sexe  différent,  on 
devait  bien  se  donner  de  garde  de  s'opposer  à  Satan. 

Ces  singulières  doctrines  sur  le  quiétisme  se  pro- 
pagèrent rapidement  et  trouvèrent  de  nombreux 
adeptes  en  France;  le  Père  Guilloré  écrivit  entre  au- 
tres extravagances,  «  que  l'aveuglement  le  plus  pro- 
fond et  le  plus  ténébreux,  l'insensibilité  la  plus  dure 
et  la  plus  éloignée  de  toute  consolation,  était  la  situa- 
tion la  plus  sainte  où  pût  se  trouver  l'âme.  » 

Dans  un  autre  passage  de  ses  ouvrages,  il  disait  • 
«  que  si  Dieu  permettait  que  le  démon  s'emparât  du 
corps  aussi  bien  que  de  l'imagination  et  de  l'esprit, 
on  devait  se  laisser  entraîner  dans  toutes  les  abomi- 
nations ;  que  plus  la  tentation  était  horrible  et  con- 
fondante, plus  l'abandon  était  sublime  ;  que  plus  il 
semblait  impossible  de  sauver  la  pureté  de  son  âme 
et  la  chasteté  de  son  corps,  plus  on  devait  s'enfoncer 
dans  l'anéantissement.  » 

Innocent  XI  fulmina  des  bulles  d'anathème  contre 
les  quiétistes  italiens  et  français  ;  il  déclara  leurs 
doctrines  hérétiques,  suspectes,  erronées,  scanda- 
leuses, téméraires,  blasphématoires,  tendant  au  re- 
lâchement et  au  renversement  entier  de  la  discipline 
ecclésiastique.  Mais  les  censures  du  pontife,  non 
plus  que  les  rigueurs  qu'il  déploya  contre  Molinos 
et  ses  adhérents,  ne  purent  arrêter  les  progrès  du 
quiétisme,  qui  envahit  peu  à  peu  les  couvents 
d'hommes  et  de  femmes,  et  compta  au  nombre  de 
ses  partisans  un  grand  nombre  d'abbés  et  les  plus 
nobles  dames  de  la  cour,  dont  ces  doctrines  favori- 
saient les  goûts  de  débauche. 


INNOCENT    XI 


7u7 


Su  Saiiilelé  ne  s'inquiiila  pas  autrement  du  quié- 
tisme,  et  reporta  son  attention  sur  un  sujet  auquel 
elle  attachait  une  grande  importance,  l'abolition  des 
franchises  des  ambassadeurs.  Le  pape  prit  occasion 
de  la  mort  du  maréchal  d'Estrées,  ministre  plénipo- 
tentiaire de  Louis  XIV  à  sa  cour,  pour  s'emparer 
du  palais  de  l'ambassade  et  pour  décréter  qu'il  n'exis- 
terait plus  dé,  (|uartier  Irauc  dans  Rome.  Cette  me- 
sure, à  laquelle  se  soumirent  la  plupart  des  puis- 
sances, exaspéra  l'impérieux  Louis  XIV,  qui  crut  y 
voir  une  atteinte  à  sa  dignité;  il  écrivit  immédiate- 
ment au  saint-père  qu'il  exigeait  que  les  choses 
fussent  rétablies  sur  lancien  pied.  Innocent  ne  vou- 
lut pas  revenir  sur  sa  décision,  et  prétexta,  avec 
juste  raison,  que  les  ambassadeurs  abusaient  de  leurs 
franchises,  soit  pour  introduire  des  marchandises  et 
frustrer  le  trésor  apostolique  de  ses  droits,  soit  pour 

donner  asile  aux  criminels   dans   leur  palais 

et  faire  trafic  de  leur  protection. 

sages  représentations  du 
XIV  continua  à  réclamer  le 


Entrée  à  Rome  du  marquis  de  Lavardin,  ambassadeur  de  France,  avec  huit  cents  hommes  d'escorte 


708 


HISTOIRE    DES    PAPES 


luaiutien  des  privilèj^os  tlont  jouissaiont  ses  ;iiiibass;i- 
deurs,  et  fil  iiumédiafement  partir  le  marquis  de  Lavar- 
din  pour  venir  prendre  le  postedu  maréchal  d'Estréesà 
Rome,  en  ayant  soin  de  le  faire  accompaj;ncr  par  lii\it 
cents  hommes  d'armes.  Celui-ci  se  présenta  au.\  portes 
lie  la  ville  sainte  avec  sa  redoutable  escorte  et  ses  ba- 
gages, qui  étaient  portés  par  cinquante  mulets  :  sur 
l'observation  des  officiers  des  douanes,  qu'il  ne  pou- 
vait entrer  qu'après  s'être  soumis  à  une  visite,  il 
répondit  insolemment  qu'il  couperait  les  oreilles  au 
premier  qui  serait  assez  hardi  pour  mettre  la  main 
sur  les  bagages  qui  appartenaient  à  l'arabassaJeur 
du  roi  de  France;  et  il  lit  son  entrée  si  bien  appuyé 
par  sa  cavalerie,  ((u'il  devint  impossible  aux  soldats 
du  pape  de  lui  disputer  le  droit  d'asile,  non  seule- 
ment pour  le  palais  de  l'ambassade,  mais  aussi  pour 
les  rues  adjacentes.  Il  plaça  des  gardas  à  toutes  les 
avenues  du  quartier,  avec  ordre  de  faire  feu  sur  les 
troupes  du  saint-siége,  si  elles  s'avisaient  d'appro- 
cher de  son  palais;  puis  le  lendemain  il  envoya  par 
dérision  demander  audience  à  Sa  Sainteté.  Au  lieu 
de  ra3mettre  en  sa  présence,  Innocent  XI  fulmina 
contre  lui  un  anathème  terrible  ;  le  marquis  de  La- 
vardin,  comme  pour  le  braver,  se  rendit  aussitôt  à 
l'église  de  Saint-Louis,  fit  célébrer  l'office  divin  en 
sa  présence,  et  communia  solennellement. 

Louis. XIV  ne  se  contenta  pas  d'approuver  la  con- 
iluite  de  son  ambassadeur,  il  voulut  encore  attaquer 
le  pape  jusque  dans  l'exercice  de  son  pouvoir  spiri- 
tuel; il  déclara  par  un  édit  nulles  et  abusives  les 
bulles  publiées  en  France  par  la  cour  de  Rome  rela- 
tivement aux  franchises;  il  fit  décréter  par  le  Parle- 
ment de  Paris  qu'un  concile  général  serait  cenvoqué 
pour  juger  Innocent  XI;  et  l'avocat  général  Talon, 
devant  la  grand'chambre  et  la  Tournelle  rassemblées, 
au  nom  de  tous  les  gens  du  roi,  accusa  le  pape  de 
troubler  la  chrétienté,  et  déclara  qu'Innocent  n'exé- 
cutant point  le  concordat,  on  n'était  pas  obhgé  de 
s'y  conformer  en  France. 

«  Et,  chose  étrange,  ajouta  l'avocat  général,  le 
chef  de  l'Église,  dont  le  soin  principal  devrait  être 
de  conserver  l'intégrité  de  la  foi,  d'empêcher  le 
progrès  des  opinions  nouvelles,  n'a  pas  cessé,  depuis 
qu'il  s'est  assis  sur  la  chaire  de  saint  Pierre,  d'entre- 
tenir des  relations  avec  les  hommes  dangereux  qui 
s'étaient  déclarés  disciples  de  Jansénius,  et  dont  ses 
prédécesseurs  avaient  condamné  les  doctrines  ;  il  les 
a  comblés  de  ses  grâces,  il  a  fait  ouvertement  leur 
éloge,  il  s'est  déclaré  leur  protecteur,  même  contre 


les  rois;  et  cette  faction  suliversivc  de  toute  autorité 
politique  et  religieuse,  qui  n'a  rien  ouldié  depuis 
I rente  ans  pour  saper  sourdement  tous  les  pouvoirs 
spirituels  et  temporels  qui  ne  lui  étaient  pas  favora- 
bles, qui  veut  substituer  la  République  au  trône,  la 
liberté  de  penser  à  la  foi  chrétienne,  érige  des  autels 
au  pape  parce  qu'il  appuie  et  fomente  les  cabales. 
Que  serait-il  advenu  de  la  paix  de  l'Église,  si  la 
prévoyance  et  les  soins  infatigables  du  grand  roi  que" 
le  ciel  a  fait  naître  pour  être  le  défenseur  et  le  bou- 
clier de  la  religion  n'avait  frappé  les  hérétiques  du 
i^laive  de  sa  justice?  Singulier  spectacle  donné  au' 
monde  par  un  prince  dont  la  piété,  les  lumières  et 
la  foi  le  rendent  infaillilde,  quand  le  pontife  de 
Rome,  le  successeur  de  l'Apôtre,  se  précipite  dans 
l'abîme  de  l'erreur!  Aussi  la  France,  l'Europe,  l'u- 
nivers chrétien,  supplient  par  ma  bouche  le  fils  aîné 
de  l'Église,  le  descendant  de  saint  Louis,  de  sauver 
les  croyances  de  nos  pères,  en  usant  de  sa  puissance 
non-seulement  pour  maintenir  les  franchises  dans 
toute  leur  étendue,  mais  encore  pour  mettre  fin  aux 
désordres  que  produit  la  vacance  des  évêchés  dans 
le  royaume,  pour  défendre  à  ses  sujets  d'envoyer 
aucun  argent  à  la  cour  de  Rome,  et  pour  renverser 
l'indigne  prêtre  qui  souille  d'abominations  le  trône 
pontifical.  »  Louis  XIV,  qui  s'était  fait  ainsi  décré- 
ter le  suprême  arbitre  dans  son  différend  avec  Inno- 
cent XI,  n'hésita  pas  à  stiivre  les  injonctions  de 
l'avocat  général  ;  préalablement  il  s'empara  d'.A.vi- 
gnon,fit  enfermer  à  Saint-Oléron  le  cardinal  Ranucci, 
le  nonce  apostolique,  et  annonça  qu'il  allait  nommer 
patriarche  de  France  Monseigneur  de  Harlay,  arche- 
vêque de  Paris, 

Quoique  ces  menaces  fussent  de  nature  à  inspirer 
des  craintes  sérieuses  au  souverain  pontife,  néan- 
moins il  persista  dans  sa  résistance,  et  ne  voulut 
entendre  à  aucun  arrangement  ni  à  aucune  conces- 
sion. Si  l'on  recherche  sur  quel  appui  comptait 
Innocent  XI  pour  oser  entreprendre  une  lutte  avec  le 
plus  puissant  monarque  de  la  chrétienté,  on  trouvera 
que  ce  n'était  ni  sur  l'espoir  d'opérer  une  réaction 
par  ses  censures,  ni  sur  l'autorité  de  son  pou- 
voir apostolique,  ni  sur  le  zèle  des  princes  catho- 
liques pour  l'intérêt  religieux;  mais  bien  sur  cette 
haine  générale  qui  commençait  à  se  faire  sentir 
contre  Louis  XIV  et  qui  devait  être  si  funeste  à  la  ; 
France.  Toutefois,  Innocent Xln'eut  pasla  satisfaction 
de  voir  les  défaites  de  son  ennemi  ;  il  mourut  le  1 2  aoiàt 
1689,  accablé   de  vieillesse  et  usé  par  les  maladies. 


ALEXANDRE     VIIT 


709 


Louis  XIV  achète  les  suffrages  des  cardinaux  et  fait  élire  pape  le  Vénitien  Pierre  Olloboni.  —  Indolence  du  souverain  pontiTe  — 
Ses  prodigalités  pour  les  membres  de  sa  famille.  —  Bulle  du  pape  contre  le  péché  philosophique.  —  Restitution  d'Avignon.  — 
Mort  d'Alexandre  VIII. 


Après  la  mort  d'Innocent  XI,  le  duc  de  Cliaulnes, 
ambassadeur  français  ([ui  avait  été  envoyé  par 
Louis  XIV  pour  remplacer  le  marquis  de  Lavardin, 
distribua  plus  de  trois  millions  aux  cardinaux  élec- 
teurs, et  fit  nommer  pape  le  Vénitien  Pierre  Otto- 
boni,  l'une  des  créatures  du  monarque. 

Le  nouveau  pontife  prit  le  nom  d'Alexandre  VIII. 
Les  auteurs  du  temps  s'accordent  à  dire  qu'il  était 
d'un  caractère  facile,  qu'il  avait  les  manières  aisées,  et 
que  son  seul  défaut  était  d'aimer  la  table  plus  que 
de  raison;  les  rigoristes  lui  reprochaient  encore  de 
passer  les  nuits  à  boire,  de  chanter  des  couplets 
erotiques  de  sa  composition,  et  de  se  complaire  à 
disserter  sur  l'excellence  de  l'athéisme. 

Le  premier  usage  qu'il  fit  de  son  omnipotence  fut 
de  nommer  cardinal  padroneson  petit-neveu  Ottoboni, 
qu'on  prétendait  être  son  bâtard  et  son  mignon  ;  en 
outre  il  lui  donna  la  surintendance  des  affaires  de 
l'ÊgHse,  la  digniti'i  de  grand  chancelier  et  de  légat 
d'Avignon,  et  lui  conféra  des  bénéfices  jusqu'à  con- 
currence d'une  somme  de  cent  cinquante  mille  écus 
de  revenus  annuels. 

Après  avoir  enrichi  son  petit-neveu,  le  pape  songea 
aux  autres  membres  de  sa  famille,  et  leur  distribua 
plusier.rs  millions  qui  étaient  restés  dans  le  trésor 
apostolique  à  la  mort  d'Innocent  XI;  Antonio  Otto- 
boni, son  neveu  immédiat,  reçut  pour  sa  part  cinq 
cent  mille  écus,  et  la  charge  de  généralissime  des 
troupes  de  l'Église  ;   il  remit  à  son  autre  neveu  don 


Marco  pareille  somme,  avec  les  titres  de  général  des 
galères  et  de  duc  de  Fiano,  ce  qui  lui  permit  d'é- 
pouser une  riche  héritière  de  la  maison  des  Colonna. 
Enfin  il  se  conduisit  si  généreusement  à  l'égard  des 
enfants  de  ses  frères  et  de  ses  sœurs,  qu'en  moins 
de  trois  semaines  il  se  trouva  avoir  vidé  le  trésor, 
épuisé  la  liste  des  bénéfices  et  grevé  le  saint-siége 
d'énormes  engagements.  Un  cardinal  voulut  lui  faire 
des  représentations  au  sujet  de  ses  prodigalités  et 
l'engager  à  mettre  des  bornes  à  son  népotisme; 
mais  Alexandre  VIII  lui  imposa  silence,  et  répondit, 
en  faisant  allusion  à  son  grand  âge  :  «  Je  n'ai  point 
de  temps  à  perdre  ;  pour  moi,  il  est  vingt-trois  heures 
et  demie.  Je  dois  faire  vite,  sinon  bien.  » 

Pendant  tout  son  règne,  le  saint-père  s'occupa 
prnsique  exclusivement  d'enrichir  sa  famille  et  de 
combler  d'honneurs  le  cardinal  padrone,  son  favori. 
Il  montra  la  plus  parfaite  indiil'érence  pour  les  alVaires 
de  l'Eglise  ;  et  les  seuls  actes  qui  signalèrent  son 
passage  sur  la  chaire  de  l'.Xpôtre  furent  d'abord  une 
constitution  contre  le  jansénisme  et  les  partisans  de 
cette  doctrine,  où,  selon  Ligny,  le  pape  donna  une 
marque  évidente  de  sa  faillihilité,  en  condamnant  les 
cinij  propositions  dans  le  sens  de  Jansénius,  car  il 
attaqua  saint  Augustin  lui-même  et  prouva  que  les 
théories  de  ce  Père  sur  la  grâce  étaient  les  mêmes 
que  celles  de  Port-Royal.  Le  docteur  OiUjert  écri- 
vait également  à  ce  sujet  :  «  Il  faut  démêler  la  doc- 
trine évangélique  sur  la  grâce  de  Jésus-Christ,  des 


710 


HISTOIRE    DES    TAPES 


opinions  du  chef  de  l'Eiilise.  attendu  qu'Alexandre  VIII 
jvir  sa  constitution  lui  a  fait  une  blessure  dont  la 
plaie  ne  sorapeut-ètrejaniiiis  cicatrisée.  ^  Ensuite  il 
pul'lia  deux  bulles,  l'une  concernant  ^  le  péché  plii- 
losopliiqne,  "  i[ui  était  une  thèse  enseisinée  par  les 
jésuites  et  qui  consistait  à  soutenir  que  >•  l'homme 
|)eut  commettre  des  actions  condamnables  sans  ot- 
l'enser  Dieu,  s'il  n'a  point  connaissance  de  la  Divinité 
ou  s'il  n'a  point  songé  à  Dieu  pendant  qu'il  apjis- 
sait.  "  Le  second  décret  rendu  ])ar  Sa  Sainteté  était 
relatif  à  la  fameuse  protestation  d'Innocent  XI  sur  la 
régale.  La  bulle  était  ainsi  conçue  : 

«  Voulant  marcher  sur  les  traces  d'Innocent  XI, 
notre  prédécesseur  d'heureuse  mémoire,  qui  a  im- 
prouvé, annulé  et  cassé  tout  ce  qui  s'était  fait  dans 
l'aflaire  de  la  régale  avec  tout  ce  qui  s'en  est  suivi  : 
voulant  on  outre  qu'on  regarde  comme  bien  spécifiés 
ici  les  actes  émanés  de  l'assemblée  de  1682,  tant  en 
ce  qui  concerne  l'extension  du  droit  de  régale  qu'en 
ce  qui  touche  la  déclaration  sur  la  puissance  ecclé- 
siastique, et  les  mandats,  arrêts,  décrets,  édits  et 
ordonnances  du  clergé,  du  Parlement  et  du  roi  de 
France;  nous  déclarons,  après  niùre  délibération  et 
en  vertu  de  la  plénitude  de  notre  autorité  apostoli- 
que, que  toutes  les  choses  et  chacune  des  choses  qui 
ont  été  faites  touchant  l'e.xtension  du  droit  de  régale, 


la  déclaration  sur  la  puissance  ecclésiasti(iue  et  les 
quatre  propositions  qu'elle  contient,  ont  été,  sont  et 
seront  de  plein  droit,  nulles,  invalides,  illusoires, 
jileinement  et  entièrement  destituées  de  force  et 
d'elïot  ;  que  personne  n'est  tenu  de  les  observer, 
lors  même  qu'il  aurait  prêté  serment  de  le  faire; 
enfin,  nous  déclarons  ({u'ondoit  les  regarder  comme 
non  avenues,  comme  n'ayant  jamais  existé,  et  nous 
protestons  devant  Dieu,  devant  les  saints  apôtres 
Pierre  et  Paul,  contre  elles,   de  leur  nullité.  » 

.\lexaudre  VIII  n'osa  jias  toutefois  promulguer 
cette  bulle  d'anatlième  contre  les  quatre  propositions 
du  clergé  français;  il  imita  la  prudente  réserve  de 
l'un  de  ses  prédécesseurs,  renferma  sa  protestation 
dans  les  archives  du  Vatican,  et  en  rerail  la  publica- 
tion à  un  temps  plus  favoralile.  Son  hypocrisie  lui 
réussit  à  merveille.  Le  roi-soleil  attribua  la  modé- 
ration du  pontife  à  sa  reconnaissance;  et  pour  lui 
donner  une  preuve  éclatante  de  satisfaction,  il  lui 
rendit  Avignon  et  le  comtat  Venaissin. 

Louis  XIV  ne  tarda  pas  à  se  repentir  d'avoir  fait 
cette  restitution,  car  peu  de  jours  après  il  reçut  la 
nouvelle  que  le  pape,  à  son  lit  de  mort,  avait  lancé 
une  bulle  terrible  contre  la  régale. 

Sa  Sainteté  Alexandre  VIII  avait  rendu  le  dernier 
soupir  le  30  janvier  1691. 


INNOCENT    XII 


711 


Vacance  du  saint-siége.  —  Election  d'Innocent  XII.  —  11  publie  une  bulle  contie  le  népotisme.  —  Politique  du  nouveau  pontife. 

—  Sa  Sainteté  veut  abaisser  l'orgueil  de  Louis  XIV.  —  Le  monarque  dévot  se  soumet  au  saint-siége.  —  Lâcheté  de  Louis  XIV. 

—  Querelles  sur  le  quiétisme  entre  Fénelon  et  Bossuet.  —  Histoire  de  Mme  de  La  Mothe-Guyon.  —  Ses  doctrines  singu- 
lières. —  Ses  amours  mystiques.  —  Bossuet  fait  condamner  cette  femme  singulitre.  —  Bulle  contre  le  livre  des  Maximes  îles 
saints.  —  Fénelon  est  déclaré  hérétique.  —  Partialité  de  Louis  XIV  dans  la  querelle  de  Bossuet  et  de  Fénelon.  —  Lettre  de 
Fénelon  sur  le  roi  de  France.  —  Jubilé  séculaire.  —  Mort  du  pontife.  —  Ri'llexions  sur  l'histoire  de  l'Église  pendant  le  dix- 
septième  siècle. 


n  se  manifesta  une  telle  division  parmi  les  cardi- 
naux qui  étaient  appelés  à  donner  un  successeur  au 
pontife  Alexandre  Mil,  que  pendant  six  mois  en- 
tiers il  fut  impossible  à  l'un  des  compétiteurs  à  la 
chaire  de  saint  Pierre  d'obtenir  la  majorité;  enfin, 
grâce  au.x  millions  de  la  France,  Antonio  Pignatelli 
l'emporta  sur  ses  concurrents.  Louis  XIV,  malgré  la 
déception  qu'il  avait  éprouvée  de  la  part  d'Alexan- 
dre VIII,  persista  dans  son  projet  de  vouloir  un 
pontife  dévoué  à  ses  intérêts,  et  dépensa  jusqu'à 
quinze  millions  pour  acheter  les  voix  des  cardinaux, 
et  faire  nommer  pape,  sous  le  nom  d'Innocent  XII, 
Antonio  Pignatelli,  vieillard  rusé,  souple  et  persévé- 
rant, qui  avait  promis  à  l'ambassadeur  français  d'ap- 
prouver sans  restrictions  la  régale. 

Le  saint-père  était  originaire  de  Naples  et  issu 
d'une  ancienne  famille  de  la  Galabre  ultérieure  ;  il 
avait  été  successivement  vice-légat  du  duché  d'Ur- 
bino,  inquisiteur  de  Malte,  gouverneur  de  Viterbe, 
nonce  à  Florence,  en  Pologne  et  à  ^'ienne,  secrétaire 
de  la  congrégation  des  évêques,  maître  d'hôtel  de 
Clément  X,  évêque  de  Faénza,  légat  de  Bologne, 
métropolitain  de  Naples  et  cardinal. 

Dans  l'exercice  de  ses  diverses  charges  il  avait 
acquis  une  grande  expérience  du  gouvernement  de 
l'Église,  et  était  à  même  de  reconnaître  qu'en  aban- 


donnant les  intérêts  du  saint-siége  pour  ne  s'occuper 
que  de  ceux  de  leur  famille,  les  pontifes  étaient  arri- 
vés à  saper  eux-mêmes  les  bases  sur  lesquelles  repo- 
sait l'édifice  de  la  papauté.  Il  résolut  donc  de  suivre 
un  système  de  conduite  entièrement  difl'érent  ;  il  dé- 
clara qu'il  voulait  extirper  l'affreux  népotisme  qui 
scandalisait  les  peuples  et  ruinait  l'Eglise  depuis 
plus  de  deux  siècles  ;  il  fit  souscrire  par  tous  les 
membres  du  sacré-collége  une  buUe  qui  enlevait 
toute  distinction  extraordinaire  aux  neveux  des  papes, 
avec  obligation  aux  cardinaux  présents  et  futurs  de 
la  confirmer  par  serment  à  chaque  nouveau  con- 
clave, et  à  tous  les  pontifes  d'en  faire  de  même. 

Pour  fortifier  par  l'exemple  la  règle  qu'il  venait  de 
prescrire,  il  ne  donna  ni  bénéfice  ni  dignité  à  ses 
parents,  qui  étaient  nombreux,  et  il  leur  défendit 
même  de  se  présenter  à  Rome.  Il  rendit  des  ordon- 
nances pour  réfonuer  les  dépenses  de  la  chambre 
apostolique,  et  poussa  l'économie  dans  son  intérieur 
jusqu'à  défendre  à  son  maître  d'hôtel  de  dépenser 
plus  d'un  leston  pour  ses  repas.  Il  supprima  les 
charges  inutiles,  ainsi  que  les  pensions  dont  son 
prédécesseur  avait  grevé  le  trésor,  et  qui  s'élevaient 
au  chiiïre  énorme  de  deux  cents  raillions  d'écus. 

Après  avoir  mis  de  l'ordre  dans  l'administration 
civile,  Innocent  XII  voulut  faire  des  réformes  dans 


7i2 


HISÏOIUK     DES    PAPES 


Féoelon,  archevêque  de  Cambrai,  déclaré  hérétique 


l'organisation  du  clergé  régulier  et  séculier;  mais  là, 
il  éprouva  de  telles  résistances,  qu'il  n'osa  pas  tou- 
cher à  l'ancien  ordre  de  choses,  et  qu'il  fut  contraint 
de  laisser  incomplète  son  œuvre  de  régénération  po- 
litique et  religieuse.  Tous  ses  efforts,  toute  sa  per- 
sévérance, vinrent  se  briser  contre  l'obstination  des 
congrégations  religieuses;  et  il  fut  obligé  de  tolérer, 
comme  par  le  passé,  les  débordements  des  moines 
et  des  nonnes,  et  les  honteux  scandales  des  princes 
de  l'Eglise  et  des  ecclésiastiques  romains. 

Dans  les  questions  politiques  qu'il  eut  à  débattre 
avec  les  puissances  étrangères,  Innocent  XII  fui  i)lus 
heureux  que  dans  ses  débats  avec  les  moines;  mal- 
gré les  promesses  qu'il  avait  faites  à  Louis  XIV  d'ap- 
prouver la  régale,  il  sut  amener  ce  monarque  su- 
perbe à  lui  rendre  sa  parole  et  à  se  soumettre  à  ses 
volontés.  L'habile  ponlife  se  servit,  pour  en  venir  à 


ses  fins,  du  Père  la  Chaise,  confesseur  du  roi,  et  de 
la  Maintenon,  qui  était  unie  par  un  mariage  secret 
à  Louis  XIV.  L'un  et  l'autre  inspirèrent  au  dévol 
monarque  des  tei'reurs  religieuses  au  sujet  de  la  ré 
£;aie,  et  lui  arrachèrent  un  édit  qui  enjoignait  aux 
ecclésiastiques  du  royaume  d'envoyer  à  la  cour  de 
Rome  une  rétractation  des  décisions  qu'ils  avaient 
prises  par  son  ordre,  et  qu'ils  eussent  à  déclarer,  en 
témoignage  de  leur  repentir,  qu'ils  regardaient  leurs 
propres  décrets  comme  nuls  et  coupables,  et  qu'ils 
juraient  une  obéissance  passive  et  absolue  au  saint- 
siège.  De  son  côté,  le  lâche  despote,  abêti  par  la 
peur  de  l'enfer,  écrivit  la  lettre  suivante  : 

«  Très-saint  père,  j'éprouve  une  grande  joie  en 
voyant  tout  ce  que\'otre  Sainteté  accomplit  pour  les 
avantages  de  l'Église  et  l'avancement  de  notre  sainte 
religion,   ce  qui   redouble  mon  respect  filial  envers 


Bossuet,  évéque  de  Meaux,  courtisan  de  toutes  les  giamjeurs 


178 


714 


HISTOIRE    DES    PAPES 


votn^  persomio;  aussi  jo  clierclio  à  lui  faire  connaîtra 
l>av  les  plus  fortes  preuves  ijue  j'en  puisse  donner, 
combien  ma  soumission  au  sainf-siége  est  sincère. 
,Vai  ludilié  les  décrets  nécessaires  pour  empêcher  tpie 
les  choses  contenues  <ians  mon  édit  de  liîS'2,  tou- 
chant la  déclaration  faite  par  le  clergé  de  France,  fus- 
sent observées  à  l'avenir.  Je  désire  ipu'  non-seule- 
ment Votre  Sainteté  soit  instruite  de  ma  docilité  îi 
ses  ordres,  mais  encore  que  toute  l'Europe  connaisse, 
par  cette  marque  éclatante  de  ma  soiuuission,  com- 
bien je  vénère  vos  ijrandes  unalités.  Je  ne  doute  j>as 
que  votre  béatitude  ne  réponde  à  l'alVedion  que  je 
lui  porte  par  toutes  les  démonstrations  de  sa  misé- 
ricorde paternelle,  et  je  prie  Dieu  qu'il  conserve  à 
'\'otre  Sainteté  des  années  aussi  heureuses  que  le 
souhaite,  très-saint  père,  votre  très-dévot  fils,  Louis, 
quatorzième  du  nom.  roi  de  France  et  de  Navarre.  » 

Si  cette  lettre  n'étiit  tout  entière  de  la  main  de 
Louis  XIV,  on  la  croirait  écrite  par  Tartufe  sous  la 
dictée  d'Escobar,  tellement  le  roi-soleil  se  joue  avec 
impudeur  de  la  vérité,  de  la  bonne  foi  et  de  la  rai- 
son !  La  crainte  du  diable  avait  rendu  le   roi  idiot. 

C'est  ainsi  que  se  termina  l'affaire  de  la  régale, 
pour  laquelle  depuis  onze  ans  la  France  avait  été  en 
hostilité  incessante  avec  le  saint-siége. 

Dès  qu'Innocent  XII  eut  obtenu  ce  triomphe,  il  se 
ilétacha  immédiatement  de  la  ligue  formée  contre  la 
France,  et  rompit  en  visière  avec  l'empire  et  avec 
l'Espagne  ;  il  réclama  même  contre  les  investitures 
de  quelques  fiefs  compris  dans  les  Etats  de  l'Eiclise, 
qui  avaient  été  conférés  par  Léopold,  et  fit  publier 
par  le  camerlingue  un  décret  par  lequel  il  déclarait, 
au  nom  de  la  plénitude  de  sa  puissance,  que  les  re- 
venus des  fiefs  inclus  dans  les  provinces  du  saint- 
siége  seraient  réunis  au  fisc  apostolique.  Les  ambas- 
sadeurs MartinitzetLamlierg protestèrent  inutilement 
contre  cet  abus  de  pouvoir  ;  le  pape  persista  dans  ses 
prétentions,  et  se  sépara  violemment  de  son  ancien 
allié,  entraînant  dans  sa  défection  quelques  princes 
de  l'Italie  et  le  duc  de  Savoie. 

Plusieurs  historiens  émettent  l'opinion  que  le  sou- 
verain pontife,  en  prenant  le  [larfi  de  la  France,  ne 
suivait  pas  ses  propres  inspirations,  mais  bien  celles 
qui  lui  étaient  suggérées  par  les  jésuites;  qu'il  cédait 
en  cela  aux  craintes  que  lui  inspiraient  les  bons  Pè- 
res sur  son  existence.  Ils  font  valoir,  à  l'appui  de 
cette  assertion,  les  bulles  que  fulmina  le  saint-père 
contre  le  jansénisme  et  surtout  contre  les  disciples 
d'.\ntoine  Arnauld. 

Ce  docteur  célèbre,  après  avoir  longtemps  com- 
battu le  despotisme  des  rois,  l'absolutisme  des  papes 
et  la  morale  corruptrice  des  jésuites,  s'était  réfugié 
dans  les  Pays-Bas  pour  éihapper  à  la  tyrannie  de 
Louis  XIV,  et  vivait  dans  une  retraite  ignorée,  sans 
fortune  et  sans  serviteurs,  lui  dont  le  neveu  avait  été 
ministre  d'Etat  et  qui  avait  refusé  d'être  cardinal  ! 
Il  n'avait  pour  le  consoler  dans  son  exil  que  Nicole, 
un  de  ses  anciens  compagnons  de  Port-Hoyal,  au- 
quel il  fit  cette  belle  réponse,  un  jour  que  celui  ci  se 
laissait  aller  au  découragement  et  chercliait  à  lui  per- 
suader qu'il  était  temps  pour  eux  de  se  reposer  : 
«  Nous  reposer!  quand  l'humanité  souffre!  et  n'au- 
rons-nous pas  assez  de  l'éternité  tout  entière  pour 
nous  reposer?  »  Ce  redoutable  adversaire  des  oppres- 


seurs du  peuple  resta  sur  la  brèche  jusqu'à  ses  der- 
niers moments;  sa  grande  âme  le  soutint  au  milieu 
des  épreuves  et  des  adversités,  donna  une  vigueur 
extraordinaire  à  un  corps  qui  était  en  apparence  fai- 
ble el  languissant,  cl  lui  permit  de  conliniuu-  ses 
admirables  travaux  jusqu'à  une  extrême  vieillesse 

i>  l'hiiin,  ajirès  une  carrière  si  orageuse  el  si  mal- 
heureuse, dit  Voltaire,  selon  les  idées  ordinaires  qui 
nu'.ttent  le  malheur  dans  l'exil  et  dans  la  pauvreté, 
sans  considérer  la  gloire,  les  amis  et  une  vieillesse 
active,  qui  fiu'ent  le  partage  de  cet  homme  fameux, 
Arnauld  vit  approcher  la  mort  sans  trouble  ni  fai- 
blesse, et  il  expira  entre  les  bras  du  Père  Quesnel,  à 
Bruxelles,  le  8  août  1694,  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois 
ans.  Il  fut  inhumé  dans  le  sanctuaire  de  la  paroisse 
Sainte-Catherine.  " 

Comme  rien  dans  un  homme  aussi  extraordinaire 
ne  ])eut  être  indifférent,  nous  transcrirons  le  portrait 
que  nous  en  a  laissé  un  de  ses  disciples.  L'extérieur 
d' .Arnauld,  dit-il,  ne  prévenait  point  en  sa  faveur;  sa 
taille  était  petite  et  sa  tête  d'une  grosseur  dispropor- 
tionnée ;  ses  traits  auraient  même  annoncé  de  la  stu- 
pidité, sans  la  vivacité  de  ses  yeux  qui  révélait  le  feu 
de  son  génie.  Ce  docteur,  si  terrible  la  plume  à  la 
juain,  était  le  meilleur  des  hommes  dans  l'intimité 
et  dans  le  monde,  où  il  apportait  des  mœurs  simples 
et  douces.  Sa  conversation  était  grave  et  rélléchie, 
sans  exclure  pourtant  une  honnête  gaieté  ;  sa  mé- 
moire était  véritablement  prodigieuse  et  lui  fournis- 
sait toujours,  à  point  nommt',  quelque  trait  de  ce  {[ue 
les  auteurs  avaient  dit  de  plus  saillant  sur  ce  qui  fai- 
sait le  sujet  de  l'entretien.  Il  possédait  à  fond  les 
poètes  latins  ;  il  n'était  pas  seulement  profond  dans 
la  théologie,  dans  l'inlelligence  de  l'Ecriture,  dans  la 
science  ecclésiastique;  il  était  encore  versi'  dans  la 
dialectique,  dans  la  géométrie,  dans  la  grammaire, 
dans  la  rhétorique.  Il  a  écrit  environ  cent  quarante 
volumes  en  différents  formats,  dont  plusieurs  ont  été 
faits  en  société  avec  Pascal,  Nicole  et  Lamy,  outre  les 
correspondances  qu'il  entrelint  toute  sa  vie  avec  les 
savants  d'Italie,  d'Allemagne  et  de  France.  Le  lieu  de 
sa  sépulture  fut  longtemps  ignoré;  mais  son  cœur 
fut  porté  à  Port-Royal,  puis  transféré  à  Palaiseau. 
Les  poëtes  les  plus  illustres  lui  firent  des  épitaphes, 
et  Boileau  ne  craignit  pas  de  déplaire  à  Louis  XIV 
en  consacrant  des  vers  à  la  mémoire  du  grand  Ar- 
nauld. Sa  mort  enleva  aux  partisans  de  Jansénius  le 
plus  habile  défenseur  qu'ils  eussent  jamais  eu,  et  les 
jésuites  furent  délivrés  du  plus  redoutable  de  leurs 
adversaires. 

Les  bulles  d'Innocent  XII  arrivaient  donc  lort  à 
propos  pour  raviver  les  anciennes  querelles  des  mo- 
linisles  et  des  jansénistes,  et  pour  assurer  le  tiiom- 
phe  des  enfants  d'Ignace.  Fort  heureusement  les  cen- 
sures ne  produisirent  pas  un  grand  effet  sur  les 
esprits,  l'attention  -se  trouvant  captivée  par  la  réap- 
])arition  du  quiétisme  et  par  les  discussions  du  célè- 
lire  F'énelon,  archevêque  de  Cambrai,  et  de  l'illustre 
Bossuet,  évêque  de  Meaux,  qui  s'étaient  déclarés  l'un 
défenseur,  l'autre  persécuteur  des  nouvelles  doctrines 
sur  l'amour  pur. 

Parmi  ses  propagateurs  les  plus  ardents,  cette  secte 
comptait  un  moine  barnabite  appelé  le  Père  Lacombe, 
et  une  jeune  femme,  sa  pénitente,  nommée  Jeanne 


INNOCENT    XII 


715 


Bouvier  dt;  la  Motlie-Guyon.  Celtu  femme,  ilevenuo 
célèbio  autant  par  la  singularité  de  son  existence  ([ue 
par  la  bizarrerie  de  ses  doctrines,  était  fille  de  Claude 
Bouvier,  seigneur  de  la  Mothe-\'ergunville,  maître 
des  requêtes.  Ses  parents  l'avaient  placéu  fort  jeune 
dans  un  couvent  de  Montargis  pour  y  faire  son  édu- 
cation, et  ne  l'en  avaient  retirée  tju'à  làge  de  douze 
ans.  Devenue  jeune  fdle,  Jeanne  montra  un  penchant 
irrésistible  pour  la  vie  ascétique,  et  voulut  se  faire 
religieuse  de  la  Visitation.  Son  père  s'ojiposa  forte- 
ment à  ce  projet,  et  ne  voyant  d'autre  moyen  de 
combattre  l'exaltation  de  sa  fille  que  le  mariage  ,  il 
lui  lit  éitouserun  riche  habitant  de  la  province,  nom- 
mé Jacques  (_ruvon. 

De  cette  union  naquirent  cinq  enfants  en  douze 
années.  Jeanne  Ciuyon  venait  d'accoucher  de  sa  fille, 
qui  fut  depuis  duchesse  de  Sully,  lorsque  son  mari 
mourut.  Elle  avait  vingt-huit  ans,  elle  était  belle,  ri- 
che, remplie  de  grâces  et  d'esprit.  C'est  alors  qu'elle 
lia,  par  lettres  ,  des  ra]iports  avec  le  Père  Lacombe, 
moine  barnabite,  dont  le  couvent  était  situé'  près  de 
Thonon  ,  dans  le  Chablais ,  et  qu'elle  avait  eu  déjà 
occasion  de  voir  à  Paris.  Elle  lui  confia  ses  pensées 
les  plus  secrètes  et  lui  demandâmes  conseils  pour  la 
direction  de  sa  conscience.  Deux  jours  après,  le  bar- 
nabite lui  répondit  qu'il  s'était  mis  en  prières  pour 
obtenir  de  Dieu  la  connaissance  ])arfaite  des  mystères 
de  sou  âme  ardente;  que  Jésus-tjfuist  lui  était  apparu 
et  lui  avait  révélé  qu'il  la  destinait  à  un  ministère 
glorieux  et  extraordinaire. 

Jeanne  Guy  on  voulut  immédiatement  se  mettre  en 
état  de  remplir  la  sainte  mission  à  laquelle  Dieu  l'ap- 
pelait; elle  choisit  des  précepteurs  à  ses  enfants, 
abandonna  leur  garde-noble,  qui  était  d'une  grande 
importance,  ne  se  réserva  sur  ses  propres  biens  qu'une 
modique  pension,  et  vint  mettre  son  cœur  et  son  exis- 
tence à  la  disposition  du  Père  Lacombe,  pour  qu'il 
s'en  servît  suivant  les  desseins  de  la  Providence.  Ce 
moine  faisait  profession  de  la  mysticité  la  plus  sub- 
tile et  la  plus  raffinée;  et,  au  dire  des  antagonistes 
du  quiétisme,  il  gouvernait  d'une  manière  absolue 
ses  dévotes  en  abusant  du  système  de  spirituahté, 
qui  fait  considérer  les  actes  extérieurs  comme  indif- 
férents, et  les  péchés  comme  des  épreuves  salutaires 
pour  dompter  notre  orgueil  et  acquérir  la  perfection 
intérieure.  On  prétendait  même  qu'il  s'attachait 
doublement  ses  pénitentes  par  les  charmes  de  sa  doc- 
trine spiritualiste  et  par  les  jouissances  sans  remords 
qu'il  leur  permettait. 

Le  Père  Lacombe  sortit  de  son  couvent  et  accom- 
pagna la  belle  Jeanne  dans  le  diocèse  de  Genève ,  où 
ils  dogmatisèrent;  mais  l'évèque  ,  scandalisé  de  l'é- 
trangeté  de  leurs  doctrines,  interdit  le  Père  Lacombe 
et  le  chassa  du  diocèse  avec  sa  pénitente.  Ils  se  re- 
tirèrent alors  l'un  et  l'autre  dans  la  ville  de  Grenoble, 
où  Jeanne  Guyon  publia,  avec  approbation  du  clergé 
delà  province,  «  le  moyen  court  et  facile  pour  faire 
l'oraison  ;  »  et  le  barnabite,  son  <(  Analyse  sur  l'orai- 
son mentale.  » 

Dans  ces  ouvrages,  les  deux  quiélistes  dévelop- 
paient leurs  ]irincipes  sur  la  nécessité  de  s'anéantir 
jusqu  à  une  inaction  comjjlète,  pour  laisser  Dieu  opé- 
rer seul  ;  ils  expliquaient  que  la  voie  intérieure  n'ad  - 
met  ni  lumière,  ni  amour,  ni  désir;  ils  prétendaient 


que  dans  l'oraison  les  fidèles  peuvent  se  passer  même 
de  la  connaissance  de  Dieu,  qu'ils  ne  doivent  jamais 
songer  ni  au  châtiment,  ni  à  la  récompense,  ni  à  la 
mort,  ni  â  la  vie,  ni  au  temps,  ni  à  l'éternité,  ni  aux 
saints,  ni  à  la  Vierge,  ni  aux  esj)rits  célestes,  ni  à 
l'humanité  du  Christ,  ni  aux  attributs  de  Dieu. 

Outre  son  livre  sur  «  le  moyen  court  et  facile  de 
faire  l'oraison,  »  Jeanne  Guyon  publia  «  le  Cantique 
des  cantiques  expliqué  selon  le  véritable  sens  mys- 
tique, »  et  un  troisième  ouvrage  appelé  «  la  Règle 
des  associés  à  l'enfance  de  Jésus  et  les  Torrents.  » 

Cette  dernière  publication  est  sans  contredit  la  plus 
remari[uable  sous  le  rapport  de  la  singularité  des 
doctrines  et  de  l'extravagance  des  opinions  qui  s'y 
trouvent  développées.  Entre  autres  choses  ,  Jeanne 
Guyon  expliiiue  «  que  Dieu  ôte  ([uelquefois  à  l'âme 
parfaite  «^out  don  ,  toute  grâce  ,  toute  vertu ,  et  cela 
pour  toujours;  que  la  fidélité  de  cette  âme  consiste 
alors  à  se  laisser  ensevelir  et  écraser,  à  souffrir  sa 
puanteur,  et  à  se  laisser  pourrir  dans  toute  l'étendue 
de  la  volonté  de  Dieu ,  sans  chercher  même  à  éviter 
la  corruption;  qu'elle  doit  n'avoir  plus  de  conscience, 
se  confesser  sans  se  repentir,  et  communier  comme 
on  va  dîner;  qu'elle  doit  être  heureuse  de  se  voir  en 
horreur  aux  autres  et  oubliée  de  Dieu,  qui  la  laisse 
s'abîmer  dans  la  pourriture.  Elle  affirmait  que  cet 
abandon  absolu  était  le  jilus  sublime  état  où  la  grâce 
pût  élever  une  âme;  qu'alors  les  quiétistes  éprou- 
vaient des  jouissances  infinies  et  avaient  des  visions 
qu'elle  ne  pouvait  raconter  aux  profanes,  de  peur  de 
salir  l'imagination ,  quoiqu'elles  laissassent  l'esprit 
net  et  entièrement  occupé  de  pensées  mystiques.  » 

Jeanne  Guyon  prétendait  qu'elle  était  arrivée  à  un 
point  de  perfection  tellement  sublime,  qu'elle  voyait 
clair  dans  le  fond  des  âmes,  et  exerçait  sur  elles 
aussi  bien  que  sur  les  corps  une  autorité  miracu- 
leuse. Dans  ses  extases,  elle  se  disait  si  remplie  de 
grâces  pour  elle  et  pour  les  autres,  qu'elle  courait  à 
chaque  moment  un  danger  prochain  d'étoufter,  et 
qu'elle  ordonnait  qu'on  la  soulageât  en  la  délaçant. 
Quelquefois  elle  engageait  simplement  les  assistants 
à  s'asseoir  en  j-ilence  à  ses  côtés;  et  elle  affirmait  que 
du  réservoir  divin  de  son  cœur,  il  se  faisait  un  dé- 
gorgement qui  la  dégageait  avec  suavité  ;  et  que  ses 
acolytes,  enfants  de  sagesse,  recevaient  de  leur  mère 
la  mesure  d'aliment  qui  convenait  à  chacun  d'eux. 
Enfin,  après  cinq  années  de  courses  et  d'aventures, 
de  succès  et  de  traverses,  le  Père  Lacombe  et  sa  belle 
pénitente  terminèrent  ce  qu'ils  appelaient  leurs  mis- 
sions, et  revinrent  à  Paris,  où  l'archevêque,  croyant 
trouver  de  la  conformité  entre  leurs  doctrines  et  les 
erreurs  de  Molinos  condamnées  par  le  saint-siége, 
voulut  mettre  un  terme  à  leurs  prédications,  envoya 
le  Père  Lacombe  à  la  Bastille,  et  confina  Jeanne 
Guyon  dans  le  couvent  des  Filles  de  la  Visitation, 
au  faubourg  Saint-Antoine,  pour  y  faire  pénitence. 
Mais  il  arriva  qu'au  lieu  de  se  conv(U'tir  et  de  céder 
aux  pieuses  exhortations  des  nonnes  de  la  Visitation, 
ce  fut  la  nouvelle  recluse  qui  entraîna  toutes  ses 
compagnes  dans  les  doctrines  de  l'amour  pur  désin  • 
téressé  et  en  fit  des  hérétiques,  selon  l'Eglise. 

La  cousine  de  Jeanne  Guyon,  Mme  de  la  Mai- 
sonfort,  qui  avait  été  placée  par  la  Maintenon  à 
Saint-Cyrpour  y  perfectionner  l'éducation  des  jeunes 


:i6 


IIISTOIIIK    DES     PAl'HS 


i 


Saint-Cyr  sous  Louis  XIV 


pensionnaires,  se  prit  d'enthousiasme  pruir  sa  pa- 
rente, et  en  parla  à  la  cour  comme  d'une  sainte  jifi- 
sécutée.  Les  duchesses  de  Bétliune,  de  Beauvilliurs, 
de  Ciievreuse  et  de  Morteniart  devinrent  également 
ardentes  quiétistes  par  esprit  de  libertinage,  et  Lien- 
lôt  Jeanne  Guyon  tut  à  la  mode. 

Par  l'entremise  de  ses  nouvelles  protectrices,  la 
belle  Jeanne  fut  mise  en  liberté  et  obtint  même 
l'insigne  faveur  d'êlre  présentée  à  Mme  de  !Mainte- 
non.  bes  infurluues,  sa  résignation,  son  éloquence 


entraînante  lorsqu'elle  parlait  de  Dieu,  sa  beauté 
remarquable,  la  rendirent  intéressante  aux  yeux  de 
la  favorite  et  lui  valurent  son  amitié.  Jeanne  Guyon 
fut  admise  dans  l'intimité  du  roi,  et  comjita  bientôt 
parmi  ses  lilles  spirituelles  toutes  les  nobles  élèves 
de  Saint-Gyr. 

Ce  fut  dans  cette  maison  qu'elle  rencontra  Féne- 
lon  et  que  commença  la  Haison  de  l'ardente  quiétiste 
et  du  tendre  abbé.  «  Celui-ci,  adonné  depuis  long- 
temps à  un  spiritualisme  rafliué,  dit  Saint-Simon, 


INNOCENT    XII 


717 


Féneloii  se  soumet  aux  censures  ecclésiastiquei 


goûta  les  doctrines  de  Jeanne,  et  affirma  à  la  !Main- 
tenon  que  la  quiOtiste  était  la  jjlus  sublime  des 
saintes. C'est  alors  qu'il  devint  le  directeur  des  brebis 
distiiiLTnées  du  petit  troupeau  ((ue  Jeanne  Guyon 
s'était  f  lit,  affectant  luan moins  de  ne  les  conduire 
que  sous  la  direction  de  cette  prophélesse,  qui  était 
introduite  dans  le  sanctuaire  de  la  conscience  de  ces 
gentilles  pucelles.  En  outre  elle  faisait  des  échappées 
continuelles  à  Paris,  chez  monseigneur  le  duc  de 
Bourgogne  lui-même,    où   elle   faisait  des  instruc- 


tions à  ses  fidèles  ordinaires,  Mme  de  Morsieii.  la 
comtesse  de  Guiche  et  d'autres  nobles  dames  (jui 
se  dérobaient  à -la  cour  pour  venir  profiter  de  la 
manne  que  Jeanne  Guyon  répandait  dans  le  désert 
de  leur  âme.  » 

Un  évéïienient  vint  troubler  le  petit  troupeau; 
Fénelon  fut  nommé  à  l'archevècbé  de  Cambrai.  Tous 
les  quiétistes  se  récrièrent,  car  c'était  le  siège  do 
Paris  qu'ils  voulaient  pour  leur  dirpcteur,  et  non 
celui  de  Ca-nbrai,  qu'ils  considéraient  avec  mépris 


718 


HISTOIRE    DES    PAPES 


comme  un  diocî'sp  do  cam|iatrne.  L'aivlicvôclR'  de 
Paris  aurait  uns  eu  etlVl  Fonolou  à  la  tèle  du  ilorgr, 
dans  une  place  de  confiance  immédiate  et  durable, 
eût  obligé  chacun  à  compter  avec  lui,  et  l'eût  mis 
dans  une  situation  à  tout  oser  pour  Jeanne  Guyon 
et  pour  sa  doctrine,  qui  se  propageait  avec  une 
cxtrèrao  rapidité.  Cependant  ipu'lijue  mystérieuses 
(pie  fussent  les  remuons  des  adeptes  de  .leanne.  les 
jésuites  pwrvinrent  à  en  pénétrer  le  secret;  ils  s'ef- 
frayèrent alors  du  nombre  et  de  la  qualité  des  dis- 
ciples de  la  quiétiste  ;  ils  attaquèrent  ses  ouvrages 
et  cberclièrent  à  soulever  des  scrupules  dans  la 
conscience  de  Louis  XI\  :  ils  y  réussirent.  Le  Yie\ix 
roi,  craignant  d'avoir  cédé  à  de  coupables  inspira- 
tions en  j)rotégeant  une  femme  accusée  de  (juiétisme, 
voulut  que  le  Père  Bourdaloue  examinât  ses  doc- 
trines; et  d'après  l'opinion  du  prédicateur,  il  lui 
fit  signifier  qu'elle  eût  à  interrompre  ses  visites  aux 
demoiselles  de  Saint-Cyr. 

Mme  de  Maiiitenon  écrivit  de  son  côté  à  Jeanne 
Guyon,  qu'elle  devait,  pour  sa  propre  sûreté,  quitter 
Paris  et  se  retirer  dans  quelque  village,  en  ayant 
même  le  soin  de  ne  découvrir  le  lieu  de  sa  retraite 
à  personne.  La  pauvre  persécutée  obéit,  clierciia  à 
se  soustraire  à  tous  les  regards  et  à  se  faire  oublier, 
mais  il  était  trop  tard;  l'attention  publiijue  se  tiou- 
vait  éveillée  par  les  jésuites;  et  ceux-ci  tenant  à 
honneur  de  montrer  leur  pouvoir  sur  l'esprit  du 
roi,  résolurent  de  la  perdre.  D'abord  ils  firent  cir- 
culer une  espèce  de  confession  attribuée  au  Père 
Lacombe,  et  dans  laquelle  Icbarnabite  demandait  par- 
don à  Dieu  et  aux  hommes  d'être  tomljé  avec  sa  belle 
pénitente  dans  des  excès  et  des  misères  d'une  af- 
freuse immoralité  ;  d'avoir  été  précipité  par  un  entraî- 
nement de  folie  et  de  fureur  dans  des  désordres  que 
la  loi  défend,  sans  néanmoins  qu'il  eût  l'intention 
de  mal  faire,  et  seulement  parce  qu'il  s'était  figuré 
que  Dieu  exigeait  de  lui  qu'il  accomplit  toutes  ces 
abominations,  quoiqu'il  en  eût  prévu  les  terribles 
conséquences.  Ensuite  les  bons  Pères  répandirent 
adroitement  les  allégations  les  plus  calomnieuses  sur 
Jeanne,  accréditèrent  les  soupçons  les  plus  outra- 
geants pour  son  honneur,  et  cherchèrent  à  faire 
croire  qu'elle  se  cachait  pour  éviter  la  honte  d'être 
démasquée  aux  yeux  de  tous. 

Jeanne  Guyon,  instruite  par  Fénelon  des  accusa- 
tions scandaleuses  dont  elle  était  l'objet,  jirit  le  parti 
de  sortir  de  sa  retraite,  et  demanda  à  être  jugée, 
elle  et  ses  écrits,  par  une  commission  composée  en 
nombre  égal  d'ecclésiastiques  et  de  laïques.  Sa  re- 
quête fut  agréée  :  le  roi  nomma  une  commission 
comjiosée  de  trois  juges  ecclésiastiques,  Bossuet, 
évéque  de  Meaux,  monseigneur  de  Noailles,  évê- 
que  de  Ghâlons,  et  Tronson,  supérieur  du  sémi- 
naire de  Saint-Sulpice;  mais  il  refusa  de  leur  ad- 
joindre trois  laïques.  Jeanne  obtint  seulement,  par 
le  crédit  de  Mme  de  Maintenon,  que  Fénelon,  qui 
n'était  point  encore  installé  à  l'archevêché  de  Cam- 
brai, fût  admis  dans  le  sein  de  l'assemblée. 

Les  quatre  pn-lats  tinrent  leurs  réunions  au  vil- 
lage d'Issy,  ce  qui  les  lit  appeler  «  les  conférences 
d'Issy.  »  Dès  la  ]iremière  séance,  Bossuet  avoua 
qu'il  connaissait  très-imparfaitement  les  ouvrages 
mystiques  de  l'accusée,  et  pria  Féuelon  d'en  faire 


des  extraits.  Ij'archevè([ue  de  Cambrai  se  rendit  à 
l'invitation  de  Bossuet,  dans  l'espérance  d'être  utile 
à  son  amie  et  de  faire  triompher  son  innocence. 

Malheureusement,  pour  prévenir  le  jugement  qui 
allait  être  porté,  le  iiiétropohtain  de  J'aris,  à  l'insti- 
gation des  jésuites,  revendi(pia  le  droit  de  décider  seul 
une  cause  ([ui  se  plaidait  dans  sou  diocèse;  et  avant 
que  les  prélats  eussent  eu  le  temps  de  se  former  une 
opinion  sur  les  doctrines  de  Jeanne  Guyon,  il  publia 
un  mandement  par  lequel  il  condamna  la  célèbre  (piié- 
tisle  comme  enseignant  des  propositions  fausses,  ten- 
dant à  l'hérésie,  contraires  à  la  ]Kirole  de  Dieu,  ca- 
pables de  scandaliser  les  lidèles  et  d'oil'enser  les 
oreilles  pieuses. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  remarquable  dans  cette  cen- 
sure, c'est  qu'elle  fut  prononcée  par  un  prélat  (jui  ne 
connaissait  ni  les  livres  qu'il  analhémalisail.  ni  aucun 
des  ouvrages  de  piété  qui  paraissaient,  et  cela  au  dire 
de  Fénelon  lui-mèine. 

Les  commissair(^s  d'Issy  ne  pouvant  donner  gain 
de  cause  à  Jeanne  Guyon  contre  l'archevêque,  la  con- 
damnèrent également  ;  toutefois  ils  procédèrent  avec 
plus  de  ménagements,  et  au  lieu  de  censurer  les  li- 
vres qui  étaient  soumis  à  leur  examen,  ils  composè- 
rent trente-quatre  articles  diamétralement  ojiposésaux 
principes  enseignés  parles  quiétistes,  les  présentèrent 
à  Jeanne  et  la  déterminèrent  à  y  souscrire.  Elle  si- 
gna en  outre  les  instructions  pastorales  qui  furent  pu- 
bliées à  l'appui  des  articles  anti-mystiques,  et  fit  une 
abjuralion  authentique  de  son  prétendu  apostolat. 

Cette  soumission  lui  valut  un  certificat  favorable 
de  Bossuet,  attestant  de  son  innocence  et  de  son  or- 
thodoxie. Mais  bientôt  elle  se  laissa  entraîner  par  ses 
inspirations,  et  recommença  à  propager  les  doctrines 
du  quiétisme.  Les  jésuites  demandèrent  immédiate- 
ment au  roi  une  lettre  de  cachet,  et  la  firent  conduire 
à  Vincennes  et  ensuite  à  la  Bastille. 

Bossuet  fitalors  paraître  un  livre  intitulé  «  Des  étals 
d'oraisons,  »  dans  lequel  l'auteur  censurait  sévère- 
ment la  célèbre  quiétiste.  L'évoque  de  Meaux  voulut 
faire  approuver  son  ouvrage  par  Fénelon,  qui  s'y  re- 
fusa, sous  le  prétexte  fort  honorable  qu'il  avait  pro- 
mis de  condamner  les  erreurs  de  Jeanne  Guyon  et 
non  sa  personne;  l'archevêque  de  Cambrai  annonça 
même  à  son  collègue  qu'il  ne  se  ferait  nullement  scru- 
pule de  témoigner  en  toutes  occasions  de  son  estime 
pour  cette  femme  ;  qu'il  ne  dénoncerait  jamais  à  l'É- 
glise comme  digne  du  feu  celle  qui  n'avait  d'autre 
tort  à  ses  yeux  que  de  ne  pas  savoir  s'expliquer  d'une 
manière  assez  lucide,  et  dont  il  connaissait  suffisam- 
ment les  sentiments  religieux.  Le  vertueux  prélat  ne 
s'en  tint  pas  à  cette  protestation  en  faveur  de  son 
ancienne  amie,  il  résolut  d'agir  activement  auprès  de 
monseigneur  de  Noailles,  qui  avait  été  nouvellement 
promu  à  l'archevêché  de  Paris  ;  il  lui  rendit  plusieurs 
visites,  en  obtint  l'élargissement  de  Jeanne  Guyon  de 
la  Bastille  et  son  admission  dans  une  maison  reli- 
gieuse de  Vaugirard;  il  lit  plus  encore,  il  entreprit  lu 
justification  des  doctrines  de  la  pauvre  recluse,  et  )iu- 
blia  le  livre  reraanpiable  intitulé  «  De  l'explicatiov 
des  maximes  des  saints  sui^  la  vie  intérieure.  > 

Bossuet  prit  la  plume  pour  répondre  à  Fénelon. 
atla([ua  son  ouvrage  sans  ménagements,  le  dénonça  ;i 
l'opinion   publique   comme  une  apologie  cachée   'tu 


INNOCENT    XII 


719 


i|niétisme,  une  rrpêtition  des  écrits  de  Jeanne  Guyon, 
vi  il  appela  l'archevêrpie  de  Cambrai  le  nouveau  Mon- 
tan  d'une  seconde  Priscilli'. 

Fénelon  riposta  à  son  adversaire,  se  ]ilaignit  amè- 
rement lie  ce  que  l'évèque  de  IMeaux  le  Taisait  rêver 
les  yeux  ouverts  el  lui  ]irèlait  des  raisonnements  (|u'i[ 
n'avait  jamais  tenus.  ISientôt  les  discussions  tliéolo- 
giques  dégénérèrent  en  véritables  disputes,  et  les  deux 
prélats  en  vini-ent  jusipiTi  se  cliarger  d'injures.  Pour 
arrêter  le  scandale,  le  l'ère  la  (Chaise  intervint,  se 
]irononça  en  faveur  de  l'arclievèque  de  Cambrai,  et 
déclara  que  sou  antagoniste  passait  les  bornes  des 
convenances,  et  montrait  une  irritation  qui  était  tout 
à  fait  contraire  à  la  douce  morale  de  Jésus-Cbrist 
et  aux  préceptes   de  la  charité  apostolique. 

Bossuet,  furieux  du  trioniplie  de  Fénelon,  courut 
se  jeter  aux  pieds  du  roi,  lui  demanda  jiardon  de  ne 
])as  avoir  dénoncé  plus  tôt  les  abominables  doctrines 
des  nouveaux  molinosistes,  et  accusa  l'archevêque  de 
Cambrai  d'être  le  fauteur  de  l'hérésie  des  quiétistes. 
Cette  fois,  l'évêquc  de  IMeaux  l'emporta  sur  son  ad- 
versaire, grâce  à  l'appui  de  la  Maintenon,  qui  ne 
pouvait  pardonner  à  Fénelon  son  opposition  à  la  pu- 
blicité de  son  mariage  secret  avec  Louis  XIV.  Sa 
Majesté,  après  avoir  écouté  favorablement  Bossuet, 
écrivit  en  cour  de  Rome  pour  solliciter  la  condamna- 
tion du  livre  des  «  Maximes  des  saints.  « 

Malgré  les  instances  du  monarque,  Sa  Sainteté  In- 
nocent XII  manifesta  une  grande  répugnance  à  pour- 
suivre un  évêque  qui  s'était  toujours  njontré  un  des 
plus  zélés  défenseurs  de  l'infaillibilité  et  de  l'omni- 
potence pontificale;  et,  tout  en  se  rendant  aux  désirs 
de  Louis  XIV,  il  procéda  avec  une  extrême  lenteur, 
dans  l'espoir  que  le  roi,  qui  avait  déjà  soixante  ans 
et  qui  était  usé  par  les  débauches,  viendrait  à  mourir 
dans  l'intervalle.  Il  nomma  pour  examiner  l'ouvrage 
deux  commissions  qui  tinrent,  l'une  douze  confé- 
rences, et  la  seconde  vingt  et  une,  sans  rien  décider  ; 
une  troisième  commission  employa  cinquante-deux 
séances  pour  déterminer  les  propositions  censurabies 
dans  le  livre  des  «  Maximes  des  saints,  »  et  trente- 
sept  pour  délibérer  sur  la  manière  dont  Sa  Sainteté 
les  censurerait. 

Pendant  que  cette  affaire  occupait  les  théologiens 
romains,  on  préludait,  en  France  à  une  information 
contre  le  Père  Lacombe,  qui  était  détenu  au  cliàteau 
de  Vincennes,  et  on  le  contraignait  par  la  torture  à 
signer  un  écrit  dans  lequel  il  exhortait  Jeanne  Guyon 
à  se  rejientir  de  sa  coupable  intimité  avec  lui  et  avec 
l'archevêque  de  Cambrai. 

Cette  confession,  arrachée  à  un  pauvre  moine  (pu 
était  devenu  presque  fou  par  suite  des  mauvais  trai- 
tements qu'il  avait  eu  à  subir,  fut  scandaleusement 
colportée  dans  Paris,  pour  jeter  de  l'inlamie  sur  Fé- 
nelon et  sur  l'infortunée  Jeanne.  Ce  fut  en  vain  (jue 
le  prélat  réclama  contre  un  pareil  acte,  et  demanda 
justice  des  calomniateurs,  dans  une  lettre  qu'il  en- 
voya par  un  autre  prélat  à  Louis  XIV.  Sa  Majesté, 
loin  de  donner  la  plus  légère  satisfaction  à  l'arche- 
vêque de  Cambrai,  s'emporta  contre  l'amliassadeur, 
appela  Fénelon  un  fanatii[ue  protecteur  du  vice,  et 
son  amie  une  extravagante  corrompue,  et  annon(;a 
qu'il  allait  sévir  contre  les  deux  cou]iables.  En  elfet, 
dès  le  lendemain  l'archevêque  recevait  un  ordre  d'exil 


du  gracieux  monarque,  el  Xlme  de  la  Mothe  Guyon 
était  plongée  de  nouveau  dans  les  cachots  de  la  Bas- 
tille. Cette  femme  célèbre  y  resta  une  année  entière, 
et  n'en  sortit  que  pour  être  exilée  dans  une  des  terres 
de  son  lils  aini'',  où  elle  vécut  encore  quinze  années, 
au  milieu  des  pratiques  de  la  j)lus  édifiante  vertu. 
Quant  au  Père  Lacombe,  il  fut  transféré  de  Vincennes 
à  Charenton,  où  il  mourut  fou. 

Enfin  arriva  de  Rome  la  ])ullc  du  saint-père  où  se 
trouvaient  condamnées  vingt-trois  propositions  du 
livre  des '<  Maximes  des  saints.  )<  L'archevê(jue  de 
Cambrai,  qui  était  déjà  relégué  dans  son  diocèse  et 
qui  avait  reconnu  l'inutilité  de  ses  efforts  pour  résis- 
ter à  ses  ennemis,  ne  voulut  pas  empirer  sa  position, 
et  se  soumit  aux  censures  ecclésiastiques. 

Ainsi  se  termina  la  querelle  qui  divisait  les  deux 
plus  illustres  prélats  du  dix-septième  siècle,  Fénelon 
et  Bossuet,  Et  si  l'on  s'étonne  de  cet  acharnement 
que  montra  Louis  XIV  dans  ses  persécutions  reli- 
gieuses contre  le  vertueux  précepteur  du  duc  de  Bour- 
gogne, qui  fut  plus  tard  dauphin  de  Fiance,  on  trou- 
vera l'explication  de  sa  conduite  dans  l'admiraljle 
lettre  que  lui  adressa  Fénelon  lors  de  son  avènement 
au  siège  archiépiscopal  de  Cambrai  :  «  Sire,  depuis 
environ  trente  ans  vos  principaux  ministres  ont 
ébranlé  et  renversé  toutes  les  anciennes  maximes  de 
l'Etat  pour  faire  monter  jusqu'au  comble  votre  auto- 
rité, qui  était  devenue  la  leur,  parce  qu'elle  était  dans 
leurs  mains.  On  n'a  plus  parlé  de  l'Etat  ni  des  rè- 
gles, on  a  parlé  du  roi  et  de  son  bon  plaisir;  on  a 
poussé  vos  revenus  et  vos  dépenses  à  l'infini  ;  on 
vous  a  élevé  jusqu'au  ciel  pour  avoir  effacé,  disait- 
on,  tous  vos  prédécesseurs  ensemble,  c'est-à-dire 
pour  avoir  appauvri  la  France  entière ,  afin  d'intro- 
duire à  la  cour  un  luxe  monstrueux  et  incurable.  Ces 
infâmes  ont  voulu  vous  élever  sur  les  ruines  de  tou- 
tes les  conditions  de  l'État,  comme  si  vous  pouviez  être 
grand  en  ruinant  les  peuples  sur  lesquels  votre  gran- 
deur est  fondée. 

«  Vous  avez  été  jaloux  de  votre  autorité  dans  les 
choses  extérieures  ;  mais  pour  le  fond,  chaque  minis- 
tre a  été  le  maître  dans  l'étendue  de  son  administra- 
tion. Vous  avez  cru  gouverner  parce  que  vous  avez 
réglé  les  limites  entre  ceux  qui  gouvernaient.  Ils  ont 
bien  montré  au  public  leur  puissance,  et  on  ne  l'a 
((ue  trop  sentie.  Ils  sont  durs,  hautains,  injustes, 
violents,  corrupteurs;  ils  n'observent  aucune  règle 
d'équité  ni  pour  l'administration  intérieure  de  l'État 
ni  pour  les  négociations  étrangères;  ils  se  contentent 
de  menacer,  d'écraser,  d'anéantir  ceux  qui  leur  ré- 
sistent. Tous  leurs  efforts  ne  tendent  qu'à  un  but, 
celui  d'éloigner  de  votre  personne  les  hommes  de  mé- 
rite qui  pourraient  leur  faire  ombrage.  Ils  vous  ac- 
coutument à  recevoir  sans  cesse  des  louanges  outrées 
qui  vont  jusfju'à  l'idolâtrie,  el  que  vous  devriez  reje- 
ter avec  indignation. 

«  Maintenant, -grâces  à  vos  ministres,  votre  nom 
est  odieux  à  toute  la  France,  et  la  France  est  insup- 
portable à  tous  ses  voisins  ;  vous  n'avez  conservé  au- 
cun allié,  parce  que  vous  n'avez  voulu  que  des  esclaves. 

«  Vous  avez  pour  conseiller  un  arciievêque  cor- 
rompu ,  scandaleux  ,  incorrigible  ,  faux  ,  malin  , 
artificieux  ,  ennemi  de  toute  vertu  et  ([ui  persécute 
tous  les  gens   de   bien  ;  vous  vous  eu  accommodez , 


720 


HISTOIRE    DES    PAPES 


parce  (ju'il  ne  sonsfe  qu'à  vous  plaire  par  ses  llalle- 
ries,  et  mree  iju'il  vous  prostitue  son  lionneur.  Vous 
lui  sacrilie/.  les  j^ens  vertueux,  vmis  lui  laissez  lyran- 
uiscr  rE};lise,  et  aucun  prélat  n'est  traité  aussi  bien 
que  lui  par  Votre  Majesté. 

•>  Vous  avez  pour  confesseur  un  jésuite  vicieux  qui 
n'aime  ([ue  les  ^ens  profanes  et  relâchés,  qui  est  ja- 
loux au  suprême  deçrré  de  l'autorité  que  vous  lui  avez 
donnée.  N'est-il  pas  iionteux  qu'un  tel  lioinuie  lasse 
les  évèques  à  son  choix  et  décide  de  toutes  les  alVai- 
res  de  conscience?  Vous  êtes  seul  en  France,  Sire,  à 
ignorer  qu'il  ne  sait  rien,  que  son  esprit  est  grossier, 
quoiqu'il  ne  laisse  pas  que  d'avoir  de  la  ruse  avec 
cette  grossièreté  d'esprit  ,  que  les  jésuites  même  le 
m-'prisent,  et  sont  indignés  de  le  voir  si  facile  à  l'am- 
bition ridicule  de  sa  laniille. 

oAous  avez  fait  d'un  religieux  un  ministre  d'Etat, 
et  le  ministre  ne  se  connaît  ni  en  hommes,  ni  en  li- 
nanccs,  ni  en  administration;  il  est  la  dupe  de  tous 
ceux  qui  le  flattent  et  lui  font  de  petits  présents;  il 
ne  doute  ni  n'hésite  sur  aucune  question  difliciie.  Un 
autre  ministre  n'oserait  décider  seul  ;  pour  lui,  il  tran- 
che toutes  les  questions,  de  peur  d'avoir  à  rougir  de 
son  ignorance  devant  quelqu'un.  Il  marche  hardi- 
ment, sans  craindre  de  vous  égarer;  il  penche  tou- 
jours au  relâchement,  et  cherche  à  épaissir  les  ténè- 
bres autour  de  Notre  Majesté.  Ainsi,  c'est  un  aveugle 
qui  en  conduit  un  autre;  et,  comme  dit  Jésus-Christ: 
«  Ils  tomberont  tous  deux  dans  la  fosse.  » 

«  Tous  ceiix  qui  vous  entourent  redoutent  de  vous 
éclairer  :  cependant  la  France  estaux  abois.  Qu'atten- 
dent-ils pour  vous  parler  fianehement '?  que  tout  soit 
perdu!  Qu'ils  parlent,  qu'ils  parlent  donc;  qu'ils  se 


retirent,  si  vous  êtes  tellement  ombrageux  qu'on  no 
puisse  vous  donner  un  conseil;  qu'ils  aliaudouneiil  le 
roi,  si  le  roi  ne  veut  que  dos  llalteurs  autour  de  lui. 
S'ils  restent,  ils  doivent  vous  dire  la  vérité.  Malheur, 
malheur  à  eux,  s'ils  ne  la  disent  pas,  et  malheur  à 
vous  si  vous  n'êtes  pas  digne  de  l'entendre  !  -> 

Cette  lettre,  sublime  d'éloquence  et  de  courage,  ne 
produisit  d'autre  résultat  (pie  d'exciter  dans  l'âme  du 
dévot  inonanpie  une  haine  violente  conlre  son  auteur, 
et  nous  en  avons  vu  les  conséquences  dans  les  persé- 
cutions que  l'illustre  Fénelon  eut  à  siii)ir  lors  de  ses 
disputes  avec  Bossuet. 

Le  jubilé  séculaire  s'ouvrit  enfin,  et  l'or  des  peu- 
ples vint  s'engloutir  dans  le  trésor  apostolique;  mais 
innocent  XII  n'eut  pas  la  joi(>  de  contempler  les  ri- 
chesses qui  s'amniicelaieiif  dans  les  caves  du  \  atican; 
une  lièvre  lente,  qui  le  minait  depuis  plusieurs  mois, 
l'emporta  le  18  septembre  1700. 

Pendant  le  dix-septième  siècle,  nous  avons  vu  les 
pontifes  de  Rome  se  consumer  en  elforis  impuissants 
]iour  disputer  aux  rois  les  prérogatives  de  leur  omni- 
potence, et  en  être  réduits,  pour  sortir  de  leur  nul- 
lité, à  soulever  des  querelles  théologiques ,  à  faire 
naître  des  hérésies,  à  encourager  même  des  attaques 
directes  contre  la  religion,  jiréférant  ainsi  le  sarcasme 
et  les  luttes  à  l'indilTérence  et  à  l'oubli  des  hom- 
mes. Dans  le  dix-huitième  siècle,  nous  verrons  les 
orgueilleux  successeurs  de  l'Apôtre  terrassés  par  une 
légion  de  génies  sublimes,  et  la  France  secouer  enfin 
les  doubles  chaînes  de  la  superstition  et  du  despo- 
tisme, saper  les  fondements  du  colosse  papal,  brisiT 
les  sceptres  des  rois  et  faire  un  jias  de  géant  vers  la 
contjuête  de  la  liberté,  vers  la  République  I 


ANSWtRS   TO   TWENTY  QUESTIONS   ON   PAGE    29' 


1 — Lansin^r. 

2 — Throuch  water. 

3 — Lake  Michican. 

4— A  South  African  gazelle. 

5 — Smoke-cvired  haddock. 

6 — Fraprant  volatile  oil  obtained  from  flowers. 

7— Paris. 

8 — Zéro. 

9 — Any  warning  sigrnal. 
10 — The  rim. 
11 — Alaska. 


1- — An  éléphant  keeper  and  driver. 

13 — Chemical  decompoeition  by  the  action  of 
an  eJectric  current. 

14— Op-den   L.  Mills. 

15- -The  science  of  earthquakes. 

16 — A  very  pure  white  clay  used  in  making: 
porcelain. 

17 — A  coral  island. 

18 — The  mother's  side. 

19 — The  science  and  practice  of  erowine  fruit. 

20~Yeddo. 


D  104  .L3  1870 

V.2  SMC 

La  Chcatre,  Maurice, 

1814-1900. 
Histoire  des  papes  : 

Mystaeres  d ' iniqui t bes 
AZE-0755  (mcih)