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HISTOIRE
DES PAPES
ROIS, REINES, EMPEREURS
A TRAVERS LES SIÈCLES
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HISTOIRE DES PAPES
MYSTÈIŒS iriMOllTÊS DE LA COL'll DE IIO.ME
CRIMES, MEURTRES, EMPOISONNEMENTS, PARRICIDES, ADULTÈRES, INCESTES, DÉBAUCHES ET TURPITUDES
DES PONTIFES ROMAINS DEPUIS SAINT-PIERRE JUSuU'a NOS JOURS
CRIMES DES ROIS, DES REINES ET DES EMPEREURS
PAR
3UURICE LACHATRE
- II
PARIS
DOCKS DE LA LIBRAIRIE
38, BOULEVARD DE SÉBASTOPOL, 38
DOUZIÈME SIÈCLE
Caractère du douzième siùcle. — Origine de Pascal. — Election du pontife. — Conquêtes des croi«'«. — Suite du schisme causé
par l'antiiiape Guibert et par l'empereur Henri. — Querelle des investitures. — Conciles de Poitiers et de Rome. — Lettre du
pajio au métropolitain de Guesne. — Nouveau concile à Rome. — La comtesse Maibilde renouvelle l'acle de donation de ses
Liens au sainl-siége. — Réponse d'Ives de Chartres aux plaintes portées contre lui. — Révolte du jeune Henri contre son père.
— Henri IV fait sa soumission au saint-siége. — Lettre infâme du pape. — Réponse du clergé de Liège. — Préparatifs d'une
nouvelle croisade. — Le pontife vient en France. — Eglise d'Orient. — Démêlés du pape et du roi de Germanie. — Le pape
est fait prisonnier. — Révolte des Romains. — Pascal accorde les investitures. — H est remis en liberté. — Couronnement de
l'empereur. — Le pape est accusé d'hérésie. — H veut renoncer au pontificat. — Conciles de Latran, de Cépéran et de Beau-
vais. — Nouvelles séditions contre le pape. — L'empereur entre dans Rome à la tête d'une armée. — Le pape s'enfuit. — Mort
de Pascal II. — Caractère du pontife.
L'histoire de l'Église au douzième siècle offre une
longue suite de crimes horribles et de corruptions
infâmes : le cardinal Baronius, zélé défenseur des
papes, avoue lui-même qu'il semblait alors i[ui' l'.Vn-
teclirist gouvernât la chrétienté. Saint Bernard, qui
vivait dans ces temps déplorables, écrivait à Gau-
frid : « Ayant eu depuis plusieurs jours le bonheur
de voir le pieux Norbert et d"entendre quelques pa-
roles de sa bouche, je lui ai demandé quelles étaient
ses pensées sur l'Anteclirist ; il m'a répondu que
cette génération serait certainement exterminée par
l'ennemi de Dieu et des hommes, car son règne avait
commencé. »
Bernard de Morlaix, moine de Cluny, leur contem-
porain, écrivait également : « Les siècles d'or sont
passés; les âmes pures ne sont ])lus; nous vivons
sous le dernier des temps; la fraude, l'impnrelé, les
rapines, les schismes, les querelles, les guerres, les
trahisons, les incestes et les meurtres désolent l'E-
glise. Rome est la ville impure du chasseur Nemrod;
la piété et la religion ont déserté ses murs; hélas ! le
pontife ou plutôt le roi de cette odieuse Bahylone
ioule aux pieds l'Évangile et le Christ, et se fait ado-
rer comme un dieu. »
Enfin, Honorius, prêtre d'.Vutun, s'exprime sur le
clergé avec plus d'énergie encore : « Regardez, s'é-
crie-t-il, ces'évè|ues et ces cardinaux de Rome! ces
dignes ministres qui entourent le trône de la bête!
ils sont toujours occupés de nouvelles iniquités et
ne se lassent point de commettre des crimes. Non-
seulement ces infâmes s'abandonnent avec les jeunes
diacres à toutes sortes de déjjravations ; mais encore
ils veulent forcer le clergé des provinces à les imiter.
Aussi dans toutes les églises les prêtres négligent le
service divin, souillent U' sacerdoce ])ar leurs iinpii-
relés, trompent les peuples par leui hypocrisie, re-
HISTOIRE DES PAPES
nioul Dieu j'var leurs o-uvros, se rendent le scandale
des uatious, et forgent un réseau d'iniquités pour
asservir les hommes. Ce sont des aveugles qui se
précipitent dans l'abîme et entnùnent avec eux les
simples i[ui les suivent.
>• Regardez aussi ces moines, la fourbe et l'iiypo-
crisie s'abritent sous leurs capuces ; le froc couvre
tous les vices, la gourmandise, la cu]>idité, l'avarice,
la luxure et la sodomie. Regardez enfui les couvents
de nonnes ! la Bête a dressé son lit dans ces dortoirs
dont toutes les couches sont maculées des plus hor-
riMes débauches. Ce "n'est plus la Vierge que ces
filles abominables prennent pour modèle : c'est Phryné
et Messaline : ce n'est plus devant le Christ qu'elles
se prosternent, c'est devant une idole de Priape. Le
règne de Dieu est fini, et celui de l'Antéchrist a com-
mencé : un droit nouveau a remjilacé l'ancien droit;
la théologie scolastique est soitie du fond de l'enfer
pour étouffer la religion; enfin il n'y a plus ni mo-
rale, ni dogme, ni culte, et voici venir le dernier
temps annoncé par l'Apocalypse! !... »
Pascal II était digne d'occuper le trône apostolique
à cette époque déplorable; avant d'être pape il se
nommait Rainerius ou Reginerus; l'Italie était sa
patrie, et son père habitait Blèdc en Toscane, à huit
lieues de Rome. Dans son enfance on l'avait envoyé
pour s'instruire des saintes Ecritures, à l'abbaye de
Cluny, oiî plus tard il avait embrassé l'état ecclésias-
tique. A l'âge de ^■ingt ans, il fut chargé par sa
communauté de se rendre à. Rome pour traiter une
affaire importante avec le pape; Grégoire VII, qui
régnait alors, surpiis de l'adresse et de la ténacité
du jeune moine, voulut le retenir à sa cour et se l'at-
tacha en qualité de scribe; quelque temps après il
l'ordonna prêtre cardinal ; enfin le jeune Rainerius
devint abbé de la riche abbaye de Saint-Paul sous
le pontificat d'Urlwin II.
Après la mort de ce pape, les cardinaux, les évo-
ques, les autres ecclésiastiques et les notables de la
ville s' étant assemblés dans la basilique de Saint-
Clément pour procéder à une nouvelle élection, choi-
sirent d'un accord unanime le cardinal Rainerius.
Celui-ci, selon l'habitude des successeurs de l'apùtre,
s'échappa aussitôt de l'église pour se faire ramener
en triomphe dans l'assemblée. Le protonotairc de
Saint-Pierre cria à trois fois différentes : « Pascal est
pape! » et les assistants répondirent par les mêmes
acclamations. Ensuite on le revêtit de la cape d'écar-
late, de la tiare, et on le conduisit à cheval jusqu'à
la porte méridionale du palais de Latran.
Alors il mit pied à terre, monta les degrés du
parvis, et fit son entrée dans la salle oiî se trouvaient
les deux sièges de porphyre; on lui attacha autour
du corps une ceinture à laquelle étaient suspendues
sept clés et sept sceaux, qui indiquaient les sept
dons spirituels par lesquels le pape peut lier ou délier
sur la terre et dans le ciel. On le plaça alternative-
ment et à demi couché sur chacun des sièges, pour
montrer publiquement les indices de sa virilité; lors-
que toutes les épreuves eurent été remplies, on lui
donna le bâton pastoral, et il prit possession du
trône apostolique. Le lendemain, Pascal fut sacré
par Odon, évêque d'Ostie, assisté des prélats d'Al-
bane, de Lavici, de Nepi et de Préneste.
Rortliold aflinnc que cette élection fut miraculeuse
et divine, et qu'elle avait été révélée dans plusieurs
visions à un grand nombre d'ecclésiastiques, de re-
ligieuses et do moines.
Quelques mois après sou élection, le saint-père
recul de la Palestine une lettre qui était adressée à
tous les iidèios, et dans la([uelle les croisés faisaient
un récit détaillé de leurs conquêtes, depuis la prise
de Nicée jusqu'à celle de Jérusalem. Pascal leur
écrivit une longue épître où il s'étend principalement
sur la découverte de la sainte lance ([ui avait percé
le Sauveur, et qu'on avait trouvée miraculeusement
au siège d'Anlioche; il réclamait de leur piété le don
de plusieurs reliques très-précieuses et d'une grande
partie de la vraie croix, qu'on avait déterrée à Jéru-
salem ; il les prévenait également du départ du légat
Maurice, évoque de Porto, qui devait les rejoindre
muni des pouvoirs nécessaires pour régler les inté-
rêts du saint-siége dans les Églises qui avaient été
conquises sur les infidèles.
Dès le commencement de son pontificat, Pascal
entreprit de continuer la politique de ses prédéces-
seurs, et de poursuivre Henri IV, roi de Germanie,
et l'antipape Guibert, créature de ce monarque; ce
i[u'il put faire avec d'autant plus de succès, qu'il se
trouvait appuyé par le comte Roger, qui lui avait
envoyé sept mille onces d'or et une armée bien aguer-
rie, en échange de la souveraineté spiriluelle et tem-
porelle de la Sicile.
Bientôt l'antipape fut assiégé dans la ville d'Albane,
sa résidence ; et il allait tomber au pouvoir de son
compétiteur lorsqu'il parvint à s'échapper; mais dans
sa fuite, l'infortuné Guibert fut empoisonné par l'un
de ses domestiques, gagné par l'or de Pascal.
La mort de Guibeit ne put néanmoins abattre les
schismatiques, et ils élurent un nouveau pontife ap-
pelé Albert. Mais la trahison vint encore au secours
de Pascal; l'antipape fut enlevé le jour même de son
élection, et enfermé dans les cachots du monastère
de Saint-Laurent. Le roi Henri fit nommer le prêtre
Théodoric pour remplacer Albert : trois mois après
sa consécration, le nouvel antipape fut également en-
levé par les agents du saint-siége et enfermé à l'ab-
baye de Lave. Les obstinés schismatiques élurent
encore le prêtre Maginulfe, qui parvint à se soutenir
quelques jours; Pascal le fit chasser de Rome par
ses séides ; l'infortuné mourut en exil.
Enfin la paix paraissait rendue à l'Eglise et à
l'Italie sous le gouvernement de Conrad, lorsqu'une
mort subite enleva ce jeune prince. Cet événement
malheureux devint le signal de nouveaux désordres :
Pascal fit publier que Conrad avait été empoisonné
par son jière ; il excita le peuple à venger le martyr,
et ordonna aux citoyens de prendre les armes; mais
cette nouvelle sédition fut proraptement étoutfée par
le roi de Germanie; et Pascal fût contraint de lui
écrire pour le supplier de rendre la paix à l'EgKse
en assistant au concile qu'il avait convoqué à Rome.
A celte époque, l'Angleterre était en proie à de
violentes dissensions qui avaient été soulevées par
l'archevêque Anselme au sujet des investitures. Ce
prélat, dévoué au saint-siége, avait excité ces que-
relles pour se venger du roi Guillaume le Roux, qui
s'était refusé à reconnaître Urbain II comme légitime
PASCAL II
pontife. A son tour, le prince avait pnni le métro-
politain en lui enlevant la primatie de la Grande-
Bretagne et en le dépouillant des immenses bénélices
dont il s'était emparé.
Anselme s'était rendu à Rome pour obtenir par
ses intrigues une bulle qui contraignît le roi, sous
peine d'excommunication, à le réintégrer dans tous
ses honneurs, et à le rétablir dans la jouissance des
revenus du siège de Cantorbéry, et des églises ou des
monastères dépendants de cet archevêché, dont il
avait investi d'autres évêques par ordonnances royales.
Pascal, fidèle à sa politique, approuva la conduite du
prélat, et dans un concile tenu à Rome, il prononça
l'anathèrae contre tous les laïques qui donneraient
les investitures ecclésiastiques, ou qui recevaaient
des présents pour les confirmer.
Malgré la déclaration du saint-père, Guillaume
fut inébranlable dans sa détermination, et Anselme
ne put retourner en Angleterre qu'après la mort de
ce prince. Son successeur, Henri I", ayant également
refusé de se soumettre aux décisions de la cour de
Rome, le métropolitain se déclara hautement contre
les rois normands ; il menaça Henri de l'anathéma-
tiser en vertu des canons du dernier concile de Rome ;
il réclama au nom du pape le denier de Saint-Pierre,
et souleva contre le trône la plus grande partie du
clergé anglais.
Pascal, instruit par l'archevêque des progrès que
faisait l'insurrection, lui écrivit pour le féliciter de sa
vigueur apostolique, ajoutant : « Robert, duc de Nor-
mandie, nous a porté ses plaintes contre le roi de la
Grande-Bretagne, son frère, qui s'est emparé de la
couronne à son détriment, en donnant aux peuples
une constitution qu'il appelle charte des libertés.
Vous n'ignorez pas que nous devons aide et protec-
tion à Robert, qui a travaillé à la délivrance de l'Asie :
c'est pourquoi nous vous engageons à soutenir les
justes droits de ce prince contre Henri.... » Le roi
apprit en effet que le duc de Normandie voulait ten-
ter une descente en Angleterre, espérant être secondé
dans son projet par les nobles et par les prêtres.
Alors le rusé Henri fit appeler à la cour le métro-
politain Anselme, et par de brillantes promesses il
le détermina à se rattacher à son parti. L'archevêque,
gagné par les présents du monarque, travailla dans
ses intérêts, raffermit dans le devoir les ecclésiasti-
ques dont la fiiélité était chancelante, et fit rentrer
dans l'armée de Henri les nobles qu'il en avait dé-
tachés : aussi lorsque Robert débarqua en Angle-
terre, les esprits rjui naguère étaient disposés en sa
faveur se montrèrent opposés à ses prétentions, et il
fut obligé d'accepter une rente de trois mille marcs
d'argent, que son frère s'engagea à lui payer cha-
que année pour sa renonciation à la couronne.
Telle fut la fin de cette guerre, qui menaçait la
Grande-Bretagne d'une nouvelle révolution : dès que
le calme fut rétabli, Anselme vint réclamer de Henri
le prix de son dévouement et des services (pi'il lui
avait rendus; mais le monarque, qui n'avait plus be-
soin de l'archevêque, lui répondit durement qu'il
n'avait qu'à se retirer au plus tôt dans son diocèse,
s'il voulait éviter le châtiment qu'avaient mérité sa
trahison et sa félonie. En même temps il le souffleta
devant toute la cour, et lui jeta au visage une lettre
qu'il venait de recevoir de Rome. La missive qui
avait excité si fort l'indignation de Henri était con-
çue en ces termes : « Anselme nous a instruit que
vous vous arrogiez le droit d'établir les évêques et les
abbés par l'investiture, et que vous attribuiez à la
puissance royale une autorité qui n'appartient qu'à
Dieu seul ; car le Christ a dit : « Je suis la porte. »
Donc un roi ne saurait être la porte de l'Église; et
les ecclésiastiques qui entrent dans le sacerdoce par
la volonté des souverains ne sont point des pasteurs,
mais des larrons insignes.
•t Vos prétentions sont indignes d'un chrétien , et
le saint- siège ne saurait les approuver. Ne savez-
vous donc pas que saint Ambroise aurait souffert le
dernier supplice plutôt que de permettre à Théodose
de disposer ^es dignités et des biens de l'Église ; et
ignorez-vous qu'il fit cette réponse à l'empereur :
« Ne croyez pas. César, que vous ayez quelques droits
« sur les choses divines; les palais appartiennent
« aux princes et les églises au pape.... » L'archevê-
que de Cantorbéry, furieux de l'affront sanglant qu'il
avait reçu , cpiitta la cour et retourna à son siège
pour soulever de nouveaux ennemis contre le roi.
De son côté , Henri poursuivit le métropolitain et
ses partisans avec la plus grande rigueur, et menaça
de refuser l'obédience au pape et d'empêcher le pré-
lèvement du denier de Saint-Pierre dans ses États,
si on ne reconnaissait pas à la couronne le droit des
investitures ecclésiastiques. Dans cette extrémité,
Anselme convoqua un concile provincial où assistè-
rent les commissaires du roi, et dans lequel il fut
décidé qu'on enverrait à Rome des députés pour
s'entendre avec le pape et pour terminer enfin ces
querelles déplorables. Les ambassadeurs étant arri-
vés dans la viUe sainte, furent admis en présence de
Pascal pour lui expliquer le sujet de leur voyage et
les intentions du roi.
D'abord le pape ne trouva aucune parole pour
leur répondre, tant sa colère était violente; ensuite
il se leva de son siège, le renversa à terre avec force,
et s'écria avec d'affreux blasphèmes : « Non, quand~
il s'agirait de ma tête, les menaces d'un roi ne me
forceront pas à céder une seule des prérogatives du
trône apostolique ! Retournez vers votre maître, et
dites-lui qu'il redoute d'affronter la sainte colère du
vicaire de Dieu! «Ensuite il fit écrire à l'archevêque
de Cantorbéry, pour l'engager à résister plus vigou-
reusement encore que par le passé aux prétentions
du monarque.
Henri, irrité de l'insolence du pape, réunit aussi-
tôt à Londres les seigneurs de son royaume, et fit
comparaître devant eux l'archevêque Anselme, la
cause de ces dissensions, afin qu'il entendît la sen-
tence royale qui l'exilait de la Grande-Bretagne. Le
métropolitain n'éleva aucune plainte, et s'embarqua
le même jour pour l'Italie.
Cette soumission apparente de l'orgueilleux prélat
fit craindre au monarque une nouvelle trahison; et
pour dijoucr les machinations d'Anselme auprès de
la cour de Rome, il envoya immédiatement en Italie,
et par terre, Guillaume de ^'arevast, muni de pleins
pouvoirs, pour terminer tous les différends qui exis-
taient entre la couronne et le saint-siége. L'ambas-
sadeur fit une telle diligence, qu'il arriva dans la
1
Lov^-^^^V
HlSTOIllK DES PAl'KS
Prise de Jérusalem par les cioisés
ville sainte un mois avant rarchevê([ue JYoïk , et
qu'il eut le temps de gaf^ner au parti du roi un grand
nomlire de prêtres et de cardinaux. Enfin Anselme
fit son entrée dans la ville apostolique; dès le len-
demain Pascal convoqua en concile les évèques, les
cardinaux et les prêtres de toute l'Italie, aiin d'en-
tendre les accusations du métropolitain de Cantor-
béry contre Henn, et pour juger les réclamations
que ce prince adressait au pape par l'organe de son
député.
Guillaume de 'Varevast présenta la cause de son
maître avec une grande habileté et déploya une rare
élof|uence qui excita les applaudissements 'de toute
l'assemblée : Anselme et le pape demeuraient seuls
imijassibles, sans nen laisser pénétrer de leurs sen-
timents. Guillaume, interprétant le silence du pon-
tife, ainsi que les applaudissements des autres ecclé-
siasti([ues, comme des mar({ues certaines d'une victoire
sur Auselme, ajouta avec assurance : « Il faut que
l'Italie entière apprenne que le souverain mon maî-
tre ne souffrira jamais qu'on lui ôte les investitures,
quand il devrait, pour défendre ce droit, perdre son
PASCAL H
Hen"-! IV de Germanie fit amende lionorable
royaume. » A ces dernières paroles, le ponlife se
leva tout à coup, et regardant l'ambassadeur J"un
air fier et impérieux, il répondit : « Sachez aussi,
mandataire de Henri, que le pape Pascal, dùt-il lui
en coûter la vie, et nous le jurons devant Dieu ! ne
permettra jamais à un laiijue de gouverner l'Eglise. »
Il n'en f'aliul pas davantage pour faire changer les
esprits, et les Pères se levant tous ensemble, excom-
munièrent le roi ainsi que les seigneurs qui élevaient
des clercs aux dignités ecclésiasiiqucs.
Il
Malgré c£tle victoire, Anselme ne put retourner
en Angleterre; il fut obligé de venir en France, où il
choisit pour sa résidence la ville de Lyon. Il avait
résolu de ranimer la vieille haine du duc de Nor-
mandie contre son frère, et de l'exciter à faire une
seconde descente sur les côtes de la Grande-Bre-
tagne, pour chasser le prince de ses États.
Par 8. s intrigues, en effet. la guerre sq ralluma
plus violente ([u'auparavant entre Henri et Robert;
et comme le roi craignait qu'une seule défaite ne le
60
HOLY Rimm imm, wmDsnp
10
IllSTOIRK DES PAPES
renvei-sAt du tiiinc, il se décida à envoyer un ambas-
sadeur en Italie, avec de fortes sommes d'argent,
pour entrer en arrangement avec la cour de Rome.
Le prince promettait encore ;i Pascal de ilt'cliartçer
les E.;lises d"Ani;lelerre du cens i[uo Cniillaimie le
Roux leur avait imposé : U s'engageait à ue recevoir
aucune otTrande à titre d'investiture, à ne pas exiger
la taxe des curés, et à faire lever régidièrement le
denier de Saint-Pierre.
Anselme obtint également la permission de rentrer
dans son diocèse de Cantorbéry ; il recouvra tous ses
bénétices et fut déclaré légat a laterc du saint-siége.
En cette ijuidilé, il reçut, en présence des grands et
des évèques du royaume, un décret de Henri, dans
leijuel il était dit qu'à l'avenir personne en Angle-
terre ne recevrait l'investiture d'un évêché ou d'une
abbaye, par la crosse ou par l'anneau, au nom d'un
seigneur ou du roi lui-même. De son côté, Anselme
déclara ([u'il ne refuserait la consécration à aucun
des prélats qui auraient fait hemmage à leur souve-
rain. Ensuite on s'occupa de pourvoir d'ecclésiasti-
ques les églises de la Grande-Bretagne, qui étaient
presque toutes sans pasteurs depuis plusieurs années.
Ainsi 6nit en Angleterre la querelle des investitures.
Mais en Allemagne la guerre s'était ranimée plus
terrible que jamais. Vers la fiu du mois de mars 1 102,
le pape avait convoqué un concile où se trouvèrent
réunis les députés de l'Italie, de la France et de la
Bavière; l'empereur de Germanie seul manqua à
l'appel qui lui avait été fait pour renouveler sa sou-
mission au saint-siége. Son absence passa pour un
crime irrémissible, et les Pères décrétèrent cette for-
mule de serment contre les schismatiques, ou plutôt
contre les partisans de ce prince : « Nous anathé-
matisons toute hérésie, principalement ceUe qui trou-
ble aujourd'hui la chrétienté et qui enseigne qu'on
doit mépriser l'anathèmc et les censures de la cour
de Rome. Nous promettons une obéissance illimitée
au pape Pascal et à ses successeurs, en présence de
Jésus-Christ et de l'.Apôtre; acceptant sans examen
tout ce que l'Eglise affirme, et condamnant ce qu'elle
condamne; promettant de sacrifier pour sa défense
richesses, amis, parents, et même notre vie, si nous
en sommes requis. » On renouvela l'excommunica-
tion prononcée contre Henri IV par Grégoire VU et
par Urbain II son successeur. Le pape Pascal monta
lui-même sur le jubé de l'église de Latran , le jeudi
saint, 3 avril de la même année, et en présence d'une
foule innombrable de fidèles de toutes les nations,
il rendit la sentence en employant des imprécations
bizarres pour imprimer de la terreur aux hommes
grossiers de cette époque, qui ne jugeaient de la va-
leur des choses que par leurs apparences.
Dans cette même assemblée, la comtesse Mathilde
accusa le roi de Germanie d'avoir fait enlever par
ses agents l'acte de la donation de tous ses biens
qu'elle avait souscrit en faveur du saint-siége. Cette
femme implacable , après dix-huit années écoulées
au milieu des luttes et des combats, voulait encore
•venger Grégoire VII, son amant, du prince Henri,
qu'elle accusait de sa mort. Elle fit une déclaration
solennelle dans laquelle , déshéritant à tout jamais
sa famille, elle instituait le saint-siége seul et uni-
que légataire de ses immenses domaines.
Nous traduisons cet acte singulier où la comtesse
se fait gloire de son litre de concubine : « Au temps
de l'illustre pontife Grégoire VII, notre très-aimé et
très-cher, celui dont nous étions la plus grande joie,
je donnai à l'Eglise de Saint-Pierre tous mes biens
présents et à venir, et j'écrivis de ma main ilans la
chapelle de Sainte-Croix, au palais de Latran, une
charte qui constituait cette donation. Depuis, ce di-
plôme a été anéanti par les ennemis du saint-siége
et par les miens ; aussi, craignant que mes volontés
ne soient révoquées en doute après ma mort, je dé-
clare aujourd'hui, avec les forraaUtés usitées en pa-
reil cas, que j'abandonne tous mes biens à l'Église
romaine, sans que ni moi ni mes héritiers puissions
jamais revenir contre ma présente volonté, sous peine
d'une amende de quatre mille livres pesant d'or ol de
dix mdle livres d'argent. »
Pendant que le pontife triomphait en Angleterre et
en Italie, il soumettait également la France à son
autorité, et il envoyait comme légat, à la cour du roi
Philippe, l'évèque d'Albane, qui devait aljsoudre le
prince et l'infâme Bertrade de l'excommunication
qu'ils avaient encourue, sous le règne d'Urbain II,
au concile de Glermont.
Voici la relation que nous a laissée Ives de Char-
tres de cette cérémonie, et telle qu'il l'écrivait à
Rome : « Nous faisons savoir à Votre Paternité que
les prélats de la province de Sens et de celle de
Reims, convoqués par Richard , votre légat , se sont
assemblés au diocèse d'Orléans, dans une ville ap-
pelée Beaugency, pour relever le roi Philippe et Ber-
trade, sa femme, de l'anathèmc prononcé contre eux.
Les deux corpables se sont présentés dans l'assem-
blée nu-pieds et couverts de ciiices, pleurant et criant
merci, et jurant qu'ils renonceraient à toute intimité
nuptiale, et môme à se parler, si votre légat mettait
cette condition à leur absolution. Ensuite ils ont placé
leur main sur l'Evangile et ils ont fait le serment,
au nom de la sainte Trinité, de ne jamais tomber
dans le péché de fornication l'un avec l'autre. Après
quoi, l'analhème a été levé.
« Je dois aussi , très-saint Père, vous informer
d'une accusation qui a été portée contre moi dans le
concile do Baugency, et dont je tiens à me justifier :
il est faux que jamais je me sois rendu coupable de
simonie; ce crime est à mes yeux l'une des plaies les
plus hideuses de notre clergé, et depuis que je suis
évêqueje l'ai poursuivi autant qu'il m'a été possible
de le faire dans toute l'étendue de ma juridiction.
Cependant je dois convenir que, malgré mes recom-
mandations, le doyen, le chantre et d'autres officiers
qui sont chanoines de Chartres reçoivent de l'argent
des clercs et des la'iques; ils prétendent qu'ils sont
dans leur droit et qu'ils suivent les usages de l'É-
glise romaine, où vos camériers et les ministres de
u<g*t palais se font donner de riches présents à la
consécration des évêques ou des abbés, sous le nom
d'offrandes et de bénédictions. Ils affirment que la
cour de Rome ne donne rien gratis, et fait payer
jusqu'à la plume et au papier. A cela je n'ai pu leur
opposer que ces paroles de l'Evangile : « Faites ce
« que le pape commande et non ce qu'il fait. »
Pascal, dont la politique avait le caractère de per-
fidie de celle d'Urbain et le caractère de violence de
PASCAL II
11
celle de Grégoire, seconda les projets de vengeance
de Malhilde, et envoya des prélats en Allemai^ne et
en Saxe pour publier le décret d'anathèrae rendu
contre Henri IV, et pour exciter le jiune Henri à une
révolte contre son père , à l'exemple de son frèi e
Conrad.
D'abord les légats remuèrent le peuple par des
prédications furibondes; ils représentèrent le roi
comme un renégat qui s'était refusé à se joindre aux
fidèles dans la glorieuse entieprise des croisés: ils
l'accusèrent d'avoir soulevé des schismes sanglants
depuis son avènement au trône , et d'avoir désolé
l'Église par des persécutions dignes du siècle de
Dioclétien. Par contraste, ils exaltèrent le mérite et
la piété de son (ils; ils répandirent l'or à profusion,
et lorsque le jeune Henri , à leur instigation , eut
levé l'étendard de la révolte, un parti formidable vint
se ranger autour de lui pour combattre le roi de
Germanie.
Alors Gébehart, légat du saint siège, l'âme de tou-
tes ces intrigues, désirant augmenter l'intlueifte pon-
tificale par l'éclat d'une cérémonie extérieure, con-
vocpia tous les grands et tout le clergé dans une
basiUque. Au jour fixé, en présence d'une foule im-
mense, il conduisit le jeune Henri à l'autel du Christ,
lui donna, au nom du pape, le pouvoir de combattre
son père, de le détrôner et de le faire expirer dans
les supplices.
Après cette cérémonie, Henri entra dans la Saxe,
à la tète de la noblesse de Bavière, de Souabe, du
haut Palatinat et de la Franconie ; il fut reçu avec
des transports d'allégresse par les Saxons, qui étaient
fatigués de la tyrannie de son père. Mais le jeune
chef, cachant sous une apparente modestie l'ambi-
tion qui le dévorait, déclara qu'il n'avait point pris
les armes par le désir de régner, et qu'il ne souhai-
tait point que son seigneur et père fût déposé. « Au
contraire, ajoutait-il, dès que le roi se seia déter-
miné à obéir à saint Pierre et à ses successeurs,
nous déposerons aussitôt le glaive pour nous sou-
mettre à notre père comme le plus humble de ses
sujets ; mais s'il persiste dans sa désobéissance aux
ordres du vicaire de Jésus-Christ, comme nous nous
devons à Dieu avant tout, nous le frapperons de mort
de notre propre main, "/il le faut, pour défendre la re-
ligion, ainsi que le pontife Pascal nous l'a ordonné. »
Le roi de Germanie se voyant presque entièrement
abandonné de ses troupes, n'osa pas mareher contre
les rebelles, et se retira dans ses provinces du Nord :
ensuite il se détermina , pour faire cesser tout pré-
texte de révolte , à replacer le royaume teutonii[ue
BOUS l'autorité du saint-siége et à faire sa soumission
au pape. A cet effet un ambassadeur fut dépêché à
Rome avec la lettre suivante : « Les pontifes Nico-
las et Alexandre nous ont honoré de leur amitié en
nous traitant toujours comme leur fils; mais leurs
successeurs, animés d'une fureur dont la cause est
inexplicable, ont soulevé contre nous nos peuples et
même notre fils Conrad; aujourd'liui encore, le seul
enfant qui nous reste est infecté du même poison ;
il s'élève contre nous au mépris de ses serments,
poussé dans la révolte par des fourbes, par des iiy-
pocrites, qui cliercbent à augmenter leurs richesses
au détriment de notre couronne.
« Plusieurs de nos sages conseillers nous ont ex-
horté à le poursuivre sans délai par les armes; mais
nous avons préféré suspendre les eifets de notre co-
lère, afin que personne, soit dans l'Italie, soit dans
l'Allemagne, ne nous impute les malheurs d'une
semblable guerre. D'ailleurs on nous a assuré que
vos légats excitaient eux-mêmes nos sujets à la ré-
beUion en nous accusant de troubler la paix de l'É-
glise. Ainsi nous vous adressons un de nos fidèles
pour connaître vos intentions, pour savoir si vous
désirez notre alliance, sans préjudice de nos droits,
tels que les ont exercés nos ancêtres, et à la charge
de vous conserver la dignité apostolique , comme la
possédaient vos prédécesseurs. Enfin, si vous voulez
agir paternellement avec nous, envoyez-nous un hom-
me de cunliance chargé de vos lettres secrètes, et qui
nous instruira de vos volontés; alors de notre côté
nous vous adresserons des ambassadeurs qui termi-
neront avec vous cette grande affaire. »
Toutes ces marques de soumission furent inutiles;
Pascal continua ses menées sourdes; il iicbeta même
la trahison des officiers qui entouraient Henri IV, et
le vieux roi de Germanie fut livré à son fils au châ-
teau de Bigiien. Enfin il se jeta aux pieds de l'é^è-
que d'Alliane, légat du saint-siége, implorant l'abso-
lution des censures de 1 Église, il fut dépouillé des
insignes de la royauté et forcé d'abdiquer le trône en
faveur de Henri V, son fils. Ensuite on l'envoya chargé
de chaînes à Ingelheim , où il fut soumis aux plus
cruels traitements.
Ces barbaries soulevèrent l'indignation générale :
les seigneurs, ainsi que les populations des villes en
deçà du Rhin, se déclarèrent en sa faveur et refusè-
rent de reconnaître Henri ^'. D'un autre côté, Henri
de Limbourg, qui possédait le duché de la basse
Bretagne, ayant été averti secrètement que la cour
de Rome avait résolu de faire étrangler le vieux roi,
s'empressa de l'en informer. Par l'entremise de ce
généreux ami, l'empereur parvint à sortir furtivement
d'Ingelheim, où il était étroitement gardé, et il des-
cendit le Rhin jusqu'à la ville de Cologne, d'où il se
rendit ensuite à Liège. De là il adressa des messa-
ges à tous les princes de la chrétienté, et particuliè-
rement au roi de France, pour implorer leur assis-
tance, dans l'intérêt général des souverains, dont les
papes avaient violé la majesté dans sa personne.
Mais l'indigne Pascal, furieux de l'évasion de
l'empereuT et du manifeste qu'il avait lancé dans
toutes les cours contre le saint-siége, écrivit aussitôt
aux évêques, aux seigneurs et aux princes de France,
d'.Vllemagne , de Bavière , de Souabe et de Saxe , et
au clergé de Liège : « Poursuivez partout et de tou-
tes vos forces Henri, chef des hérétiques, et ceux
qui le défendent, leur disait-il ; exterminez ce roi in-
fâme! Jwnais vous ne pourrez offrir à Dieu de sacri-
fice plus agréable f[ue la vie de cet ennemi du Cl rist,
qui veut arracher aux papes leur suprême puissance.
Nous vous ordonnons, ainsi qu'à vos vassaux, de le
faire expirer dans les tortures les plus cruelles; et
si vous exécutez fidèlement notre volonté, nous vous
accorderons la rémission de vos pédiés, ceux accom-
plis et ceux que vous ferez dans l'avenir, et vous par-
viendrez après votre mort à la Jérusalem céleste. >)
Cet ordre sanguinaire révolta les ecclésiastiques
1-2
HISTOIRE DES PAPES
cux-raèuu's, ot i i'vîmjuo lie Lii'tje adressa ci'ttc lo-
|>oiise au saiiit-sii'go : " En vain nous avons fouillé
tous les textes des sainles Ecritures et Jes Pères;
nous n'avons trouvé aucun exeuiple d'un coniiuande-
ment semblable à celui (juevous nous envoyez. Nous
avons appris au contraire- dans ces livres sacrés que
les ppes ne peuvent sans examen lier ni délier per-
sonne : d'où vient donc cette nouvelle loi au nom
de laquelle vous condamnez un chrétien à expier dans
les supplices une erreur dont il n'est pas même con-
vaincu? D'où vient au saint-siége le pouvoir de com-
mander un meurtre comme une œuvre méritoire dont
la sainteté effacerait non-seulement les crimes pas-
sés, mais encore donnerait à l'avance l'absolution
des incestes, des vols et des assassinats? Comman-
dez de tels crimes aux infâmes sicaires de Rome;
quant à nous, nous vous refusons obéissance !
« Existait-t-il autrefois dans l'ancienne lîabylone
une confusion plus horrible que ce mélanf^e mons-
trueux de barbarie, d'ori,nieil, d'idolàlrie et d'impu-
retés qui règne aujoard'hui dans la ville sainte? Hé-
las! déjà se sont réalisées ces paroles de l'Apôtre :
« Une vision épouvantable, venant d'une terre hor-
« rible, frappe mes esprits ; je vois s'élever de Rome
« un tourbillon impétueux qui bouleverse le monde,
« et dans lequel le prince des ténèbres s'agite avec
« ses infernales cohortes !... »
Malgré la courageuse fermeté de révè([ue de Liège,
l'infortuné roi de Germanie ne put se soustraire à
la vengeance pontificale; il mourut empoisonné par
les agents du saint-père, pendant que son fils assié-
geait la ville. Les Liégeois n'ayant plus à défendre
l'empereur, et redoutant les horreurs d'un siège, en-
voyèrent des députés au camp de Henri pour lui an-
noncer la mort de son père et lui faire leur soumis-
sion. Ce monstre osa exiger que le corps du vieux
roi fût livré au bourreau pour qu'on lui fît subir les
supplices effroyables portés sur la sentence rendue
par le pontife; et après avoir commis cet horrible sa-
crilège, il ordonna que les lambeaux du cadavre se-
raient déposés dans un sépulcre de pierre qui resta
pendant cinq ans devant le parvis de la cathédrale,
avec cette inscription : « Ci gît l'ennemi de Rome.»
A cette époque, des bandes de pillards parcou-
raient les provinces de la Gaule, tantôt sous la con-
duite de seigneurs ruinés, tantôt sous les ordres
d'aventuriers sans famille ; et souvent même sous le
commandement de moines débauchés qui avaient été
chassés de leurs monastères. On raconte que le fa-
meux Kobert d'Arbrissel commandait une de ces
troupes, lorsque, frappé par une inspiration du ciel,
il résolut de cesser eette existence de crimes et de
se retirer dans ur.e pieuse retraite avec les hommes
et les femmes de sa bande, pour vivre du travail de
leurs mains. Il fit partager ses sentiments à tout
son monde, et s'arrêta à l'extrémité du diocèse de
Poitiers , à deux lieues de Cande en Touraine , près
d'un ravin inculte, couvert de ronces, et qu'on ap-
pelait Frontevrault. D'abord il fit élever des cabanes
et une chapelle; ensuite il défricha les terres; et
lorsque la jeune colonie eut pris de l'accroissement,
Robert sépara les hommes d'avec les femmes, desti-
nant les unes à la prière et les autres au travail des
champs. Cependant il leur permit de conser\-er des
relations intimes les dimanches de chaque semaine :
telle fut l'origine de la lélèhre abliaye de Fonte-
vrault. Pascal conlirina la fondation de cet établisse-
ment, ainsi que la règle qui permettait à cette mul-
titude d'hommes et de femmes de vivre dans la
même enceinte.
Au commencement de cette année, le saint-père
résolut de parcourir l'Italie, la France et l'.^Uemagne,
afin de consolider sa domination sur ces trois royau-
mes. Il se rendit d'abord à Florence, où il convoqua
un concile pour se faire attribuer les droits de réga-
les de cette Église; mais l'évoque de cette ville fit
échouer sas espérances en soutenant dans l'assemblée,
en présence du pape et d'une foule de prêtres et de
la'iques, ipi'il avait, eu une révélation, et que Dieu
l'avait instruit que l'.intechrist était né et qu'il vou-
lait s'emparer du trône de l'Église. Cette opinion,
par l'application qu'on en faisait au pape, souleva un
tumulte si violent, qu'on ne put ni décider la ques-
tion ni terminer le concile; et Pascal fut obhgé d'a-
bandonner Florence, pour éviter d'être lapidé par le
peuple. Le saint père se ralattit alors sur la Lom-
bardie, et tint un synode général à Guastalla : on dé-
créta que la province entière d'Emilie, avec les villes
de Parme, de Modène, de Plaisance, de Reggio et de
Bologne, ne serait plus soumise à la métropole de
Ravenne, qui ne conserva que la Flaminie.
Pascal voulait ainsi diminuer l'infiuence de l'ar-
chevêché de Ravenne, dont les titulaires, depuis deux
cents ans, s'étaient continuellement montrés hostiles
à l'Église romaine. Le concile renouvela les censures
prononcées contre les la'ii[ues, qui prétendaient avoir
le droit de donner l'investiture des bénéfices ecclé-
siastiques.. Ensuite les députés du roi Henri V ju-
rèrent au pape fidéhté et obéissance filiale au nom de
leur maître, et demandèrent que sa Sainteté lui con-
firmât authentii(uement la dignité d'empereur.
De Guastalla, le pontife se rendit à Parme, où il
consacra la cathédrale de cette ville en l'honneur de
la Vierge, d'après l'invitation des citoyens ; lorsijue
la cérémonie fut achevée, il déclara la nouvelle Eglise
dépendance du saint-siége, et la vendit au cardinal
Bernard, prêtre cruel et sodomite, qui était en exé-
cration dans toute l'Italie. Enfin Pascal prit la route
de la Bavière, où il était attendu pour les fêtes de
Noël ; mais ayant été instruit dans sa route que le
peuple n'était pas disposé à confirmer les décrets
contre les investitures, et que l'empereur n'était pas
aussi docile qu'il l'avait laissé paraître, il changea
toutàcoup de résolution, et se dirigea vers la France,
se contentant d'instruire Henri par une simple lettre
de son nouveau projet, et lui disant qu'il se rendait
en France parce que la porte de l'Allemagne ne lui
était pas encore ouverte.
Le saint-père, arrivé au monastère de Cluny avec
une suite nombreuse d'évêques, de cardinaux et de
seigneurs romains, trouva le comte de Rochefort,
sénéchal du roi de France, qui lui était envoyé pour
le conduire dans tout le royaume. .Vprès avoir visité
les couvents de la Charité et de Saint-Martin de
Tours, Pascal se rendit à Saint-Denis, où il fut reçu
avec de grands honneurs par l'abbé Adam, qui gou-
vernait alois cette abbaye; il fit son entrée, revêtu
des ornements pontificaux et la tiare au front, au
PASCAL II
13
^
fei
._, , , milieu- de ses cardinaux, couverts de leurs chaiies vio-
jsr lettes, et de ses évèqucs, portant la crosse et la mitre,
^s^ " Ce qu'il y eut de plus extraordinaire, dit l'abliéSu-
^^ ger, i[ui était présent à cette cérémonie, ■< c'est que
^*^ le pontife, dont l'avarice sordide était connue de tout
le clergé, n'enleva ni l'or, ni l'argent, ni les pien-e-
ries de ce monastère, comme les moines le redou-
taient; il daigna à peine regarder toutes ces riches-
ses, et vint se prosterner humblement devant les
'iL. précieuses reliques du saint. Ensuite il se leva le vi-
' '^"^ sage baigné de larmes, et demanda d'une voix sup-
phante aux bons religieux qu'ils voulussent lui aban-
donner une partie des vêtements teints du sang du
bienheureux martyr. « Ne faites pas difficulté, di-
« sait-il, de nous rendre quelque peu des ornements
, « épiscopaux de celui que notre siège apostolique
« vous a envoyé libéralement pour apôtre. »
Philippe et son fils vinrent le lendemain rendre
;-.<!-.!::.;
on; organisés en bandes jar lc.>
leur vi>itc au pape et lui baisèrent les pieds Pascal
les releva, et conféra farailièrenient avec eux des
affaires de l'Église, K-s priant pathétif[uement de la
.protéger, à l'exemple de Pépin et de Cliarlemagne,
et de résister courageusement aux ennemis du saint-
siége, et particulièrement au roi de Germanie. Les
deux princes jurèrent au pontife une soumission sans
.bornes ; et comme il exprimait des sujets de crainte
relativement à la conférence qu'il devait avoir avec
les ambassadeurs de Henri à Chàlons sur- Marne, ils
lui promirent de mettre à sa disposition une escorte
nombreuse de gens à pieJ et à ciieval, capable do le
défendre contre toute entreprise.
En effet, lorsque le saint-père fut arrivé dans la
ville de Chàlons, il trouva les envoyés du roi d'Aile •
magne, les prélats de Trêves, d'Halberstadt et de
Munster, ainsi que plusieurs comtes germains et le
teriible duc de Guidfe. Ce seigneur ne marchait ja-
mais sans ([u'uu héraut d'armes portât devant lui sa
longue épée; la hauteur de sa taille, sa stature im-
posante, et jusqu'au timbre formidable de sa voix,
tout dans sa personne semblait indiquer qu'il avait
été envoyé plutôt pour intimider le pontife que pour
conférer avec lui. L'escorte des Français était heu-
reusement composée de guerriers redoutables, et,
grâce à leur présence, les négociations purent coin-
14
HISTOIRE DES PAPES
mencor sans entraves. L'archevêque de Trêves, i(iii
connaissait la lansuo romane, prit la parole au nom
de son maître, et otïrit île se soumettre au sainl-
siége, saut' les droits de la couronne im|H''riale, i\\ù
consistaient à donner la crosse et l'auueau au pape
élu par le clergé et par le peuple, et dont la nomina-
tion avait été approuvée par l'empereur.
L'évèque de Plaisance repoussa cette proposition,
et répondit au nom du saint-père : i^ L'Eglise, ra-
chetée par le précieux sang de .lésus-Chrisl, a con-
quis sa liberté par le martyre de l'apôlre Pierre et
par celui d'un grand nombre de ses successeurs.
Nous ne permettrons point qu'elle retombe en servi-
tude; ce ((ui arriverait si nous ne pouvions nommer
notre chef sans consulter l'empereur. Vouloir la
contraindre à un semblable assujettissement, c'est
commettre un attentat de lèse-divinité! Donc, je dé-
clare anathème au prince qui veut s'arroger l'inves-
titure du trône sacré de l'Apôtre ! Et malédiction à
l'ecclésiastique qui recevrait la crosse et l'anneau
d'un roi dont les mains sont ensanglantées par l'é-
pée! Nous repoussons de telles prétentions. »
Les ambassadeurs allemands comprirent par cette
réponse qu'il était inutile de continuer les négocia-
tions; et le duc de Guelfe s'écria d'une voix ton-
nante : « Ce n'est pas ici par de vains discours,
mais c'est à Rome, à coups d'épée, qu'il faut vider
cette querelle. « Après ces paroles, tous se retirèrent
sans même prendre congé de l'assemblée.
Pascal, quoique d'un caractère impétueux, sut
dompter sa colère, et il envoya même qucl([ues-uns
de ses plus habiles conseillers vers AdalLerl, chan-
celier de Henri, pour le prier de vouloir entendre
paisiblement les représentations du sainl-siégc. Mais
on ne put rien conclure, parce (jue les ambassadeurs
avaient ordre de ne faire aucune concession opposée
au droit d'investiture réclamé par l'empereur. Les
conférences furent donc entièrement rompues, et les
députés retournèrent à la cour d'Allemagne. Alors
le saint-père, qui comptait sur l'appui du roi de
France, saisit avec empressement l'occasion qui se
présentait de rallumer la guerre en Germanie ; et à
l'exemple de ses trois prédécesseurs, il résolut d'agir
contre le fils comme ceux-ci avaient fuit contre le
père. Pascal se rendit à Troyes en Champagne, et
tint un concile où la liberté des élections ecclésias-
tiques fut décrétée, et la condamnation des investi-
tures confirmée.
De son côté, Henri avait prévu les intentions du
pape ; et ses ambassadeurs vinrent déclarer en pré-
sence de tout le clergé français, que les empereurs
possédaient le droit d'investiture depuis Charlema-
gne, à qui Adrien I" l'avait confirmé par un acte au-
thentique dont ils étaient prêts à montrer le diplôme
à l'assemblée. Comme le pontife ne voulait pas se
soumettre à la teneur de celte charte, il affirma par
serment qu'elle était apocryphe, et ordonna aux Pères
de passer outre. Les .\llemands protestèrent que
leur maître ne ratifierait aucune détermination qui
serait prise par des juges assez iniques pour refuser
la vérification d'une pièce authentique ; et ils mena-
cèrent le pape de toute la colère du sou^ierain. Enfin
Paseal, intimidé par cette opposition énergique, leva
la séance, et accorda une armée entière pour que le
roi pùl lui-uiènu" plaider sa cause à Rome dans un
concilo gc'uéral.
Henri était indigné contre le saint-siégo: néan-
moins il dissimula son ressentiment, étant occupé à
sounuîttre la Flandre, la Pologne, la Hongrie et la
Bohême ; mais lorsque la Iranijuillité fut rétablie dans
SOS Etats, et qu'il se vil délivré d'un adversaire râ-
doutable, Philippe étant mort, et le roi Louis le
Gros, qui lui avait succédé, ayant trop d'affaires sur
les bras pour s'opposer à ses projets, il convoqua
une assemblée générale des Etats à Ratisbonne, et
déclara qu'il avait pris la résolution d'aller à Rome,
afin de recevoir la couronne impériale des mains du
pontife, selon la cotilume de ses prédécesseurs. En
consé(juence, il ordonna aux ]irinces, aux ducs, aux
comtes, à toute la noblesse, el aux évêques même,
de venir se joindre à sa cour avec leurs plus riches
équipages, pour rendre son cortège plus imposant
et pour le suivre en Italie.
Pascal, informé des dispositions hostiles de Henri
se rendit aussitôt dans la Pouille, où il convoqua les
d\ics italiens, le prince de Capoue et les comtes de
ces provinces ; il leur fit jurer de le secourir contre
le roi d'Allemagne ; ensuite il revint à Rome, et fit
prêter le même serment aux grands et au peuple.
Toutes ces démarches furent inutiles ; l'empereur
entra dans la Lombardie, à la tête d'une armée puis-
sante, et se fil couronner roi d'Italie par l'archevê-
que de Milan.
Après la cérémonie, Henri s'empressa d'envoyer
des ambassadeurs au saint-siége, pour proposer un
accommodement ou plutôt pour gagner du temps,
car ses troupes continuaient leur marche, ruinant sur
leur passage les villes qui refusaient de reconnaître
son autorité.
Enfin les mandataires de Henri el ceux du pontife
se réunirent, le 5 février 1 1 U , au parvis de Saint-
Pierre, dans l'égUse de Notre-Dame de la Tour, et
ils posèrent les bases d'un traité sur les propositions
suivantes : Le jour de son covu-onnement, l'empe-
reur devait renoncer par écrit à toutes les investitu-
res ecclésiastiques, et en déposer l'acte entre les
mains du saint-père, en présence du clergé et du
peuple; il devait s'engager à laisser aux Eglises toute
liberté, ainsi que les oblations et les domaines qui
ne relevaient pus directement de la couronne ; il de-
vait restituer au saint-siége toutes les donations qui
lui avaient été faites par Gharlemagne, par Louis le
Débonnaire et par les autres empereurs ; il ne devait
contribuer ni par ses conseils ni par ses actions à
faire perdre au pape le pontificat, la vie, les mem-
bres ou la liberté. Cette dernière promesse s'éten-
dait aux fidèles serviteurs qui avaient garanti
l'exécution du traité au nom de l'Église romaine. En
outre, l'empereur était tenu de fournir en otages
Frédéric son neveu et douze des principaux seigneurs
d'Allemagne.
De son côté, Pascal prenait l'engagement de ren-
dre au roi, le jour du couronnement, les terres et
les domaines qui appartenaient à l'empire aux temps
de Louis, de Henri et de ses autres prédécesseurs;
il promettait de publier une bulle qui défendrait aux
évêques, sous peine d'anathème, d'usurper les ré-
gales, c'est-à-dire les villes, les duchés, les marqui-
PASCAL II
15
sais, les comtés, les juridictions, les monnayeries,
les marciiés, les terres et les châteaux qui ressor-
taient des privilèges du trône.
Ce traité accordait à Henri une des deux choses
qu'il avait demandées, l'abandon des grands biens
que les prêtres possédaient dans ses Etats, en
échange du droit d'investiture ; mais, prévoyant que
les prélats refuseraient d'obéir au pontife lorsqu'il
leur ordonnerait de se dessaisir de leurs richesses,
et qu'ils soutiendraient hautement que nulle puis-
sance ne pouvait leur ùli'r les domaines qu'ils possé-
daient, le prince prit une détermination extrêmement
adroite afin de ne pas se trouver dépouillé lui-même,
et pour se mettre à couvert des reproches qu'on
pourrait lui faire s'il était forcé de retenir les inves-
titures; il ratifia le traité, mais en ajoutant pour
clause indispensable que l'échange qu'il faisait du
droit des investitures avec les régales ou les biens
que les prêtres tenaient de la couronne, serait ap-
prouvé et solennellement confirmé par tous les prin-
ces des États de Germanie.
Après ces préliminaires, il vint camper auprès de
Rome : dès qu'il fut près des murs de la ville, le
pontife envoya à sa rencontre les principaux officiers
du palais de Latran, les magistrats, les écoles, cent
jeunes religieuses couvertes de leurs voiles, portant
des flambeaux, et une multitude d'enfants qui je-
taient des fleurs sur son passage. Lorsque Henri eut
pénétré dans Rome, tous les ecclésiastiques l'entou-
rèrent en chantant des hymnes à sa louange, et le
conduisirent triomphalement à la basilique de Saint-
Pierre, oà il trouva le pape qui l'attendait sur le
parvis. Le prince se prosterna devant le pontife et
lui baisa humblement les pieds ; ensuite ils entrè-
rent dans le temple par la porte d'argent, aux
bruyantes acclamations du peuple.
Pascal salua Henri empereur d'Occident, et l'évè-
que de Lavici prononça la première oraison du
sacre; lorsqu'elle fut terminée, et avant de continuer
la cérémonie, le saint- père réclama du prince le
serment par écrit de sa renonciation aux investitures.
Henri répondit qu'il était prêt à remplir sa pro-
messe; mais que sa conscience lui faisait un devoir
de consulter les évêques allemands, qui avaient un
puissant intérêt dans celte atîaire. Il entra en effet
avec ses prélats dans la sacristie pour délibérer sur
les exigences du pape : la discussion fut longue et
orageuse. Pascal, impatient de connaître le résultat
de leur délibération, envoya demander à l'empereur
s'il voulait enfin exécuter la convention qu'il avait
consentie. Cette démarche du pape décida la ques-
tion ; les prélats se levèrent aussitôt de leurs sièges,
protestant f[u'ils ne soufl'riraient jamais qu'on les dé-
pouillât de leurs biens, et ils se dirigèrent en tu-
multe vers la salle de la Roue de porphyre, où le
pape siégeait en les attendant. Le pontife essaya de
les calmer en leur adressant un long discours pour
leur représenter, « Que l'on devait rendre à (Jésar ce
qui lui appartenait; que celui qui se dévouait à Dieu
ne devait point s'engager dans les intérêts du siècle,
et que, selon saint iVmbroise, les prêtres mondains
étaient indignes du sacerdoce. » Mais ceux-ci l'in-
terrompirent brusquement en lui disant : « Très-
saint Père, nous voulons joidr des biens de nos évê-
chés comme vous du patrimoine du saint-siége, et
nous ne souffririons pas que l'Apôtre lui-même nous
enlevât la moindre parcelle de nos revenus. »
Pendant cette discussion, le duc de Guelfe, do-
minant toutes les voix, cria au saint-père : « A quoi
servent tous vos discours, prêtre de Satan? Nous
n'avons que faire de vos sottes conditions! Nous
voulons que vous couronniez notre empereur, ainsi
que ses prédécesseurs l'ont été par les vôtres, sans
que vous entrepreniez de rien innover ni d'ôter à lui
ou à nos évêques ce qui leur appartient. »
Henri prit alors le ton d'un maître, et dit à son
tour : « Très-saint Père, nous voulons que toutes
ces divisions finissent et que vous accomplissiez à
l'instant même la cérémonie de notre sacre. » Pas-
cal, humilié dans son orgueil, répliijua : « La plus
grande partie du jour est passée ; l'office sera long,
et nous n'aurons pas le temps de vous couronner
aujourd'hui. » L'empereur, indigné de cette obsti-
nation, fit environner le sanctuaire par des gens
armés, afin de réduire le pape à l'obéissance. Celui-ci
ne manifesta aucune crainte ; il monta lentement
à l'hôtel de saint Pierre et acheva l'office divin;
après quoi il voulut retourner au palais de Latran.
Mais les gardes de l'empereur lui présentèrent la
pointe de leurs glaives et lui interdirent le passage :
il revint alors sur ses pas, et s'assit silencieusement
devant la Confession de l'Apôtre.
Tout à coup un bruit épouvantable éclata dans
l'église ; les prêtres, qui s'étaient mêlés à la foule,
crièrent : « Aux armes ! on en veut à la vie du pon-
tife; » et à leur voix, les fidèles s'étant rassemblés,
chargèrent avec fureur les troupes allemandes. Celles-
ci, obligées de se défendre, mirent l'épée à la main,
frappèrent indistinctement les prêtres, les femmes,
les hommes, en tuèrent bon nombre et refoulèrent
tout le reste de ces fanatiques hors de l'église. L'em-
pereur demeura maître du terrain, et pondant la nuit
il fit conduire le pape dans une forteresse, dont il
confia la garde à Othon, comte de Milan.
Les cardinaux de Tuseulum et d'Ostie, qui s'é-
taient échappés de Saint-Pierre pendant le tumulte,
parcoururent les rues en excitant les citoyens à punir
l'infâme trahison de l'empereur : chacun courut aux
armes, et on fit main basse sur tous les .\llemands
qu'on rencontra dans les rues. Le lendemain, à la
pointe du jour, toutes les compagnies des Romains
s'avancèrent en bon ordre sous la conduite de leurs
capitaines, franchirent les ponts, et attaquèrent les
impériaux avec tant d'impétuosité, qu'ils en_ tuèrent
un grand nombre et mirent le reste en déroute.
Henri lui-même fut renversé à terre, blessé au visage;
et il aurait été infailliblement massacré, si Othon ne
lui eût donné son cheval et ne se fut dévoué pour
le sauver. Les -Romains s'emparèrent du comte, et
pour lé punir de son généreux sacrifice, ils le hachè-
rent en morceaux devant le palais de Latran, et firent
dévorer par des chiens les tronçons sanglants de son
cadavre.
Henri regagna son camp, où il trouva les prison-
niers cju'il avait fait partir en avant sous bonne es-
corte ; le lendemain il se rapprocha de Rome et en
commença le siège : ses troujies dévastèrent la cam-
pagne, pillèrent les couvents et les églises, violèrent
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Robert d'Arbrissel fonde le couveiil de Fontevrault
les nonnes, incendièrent les domaines du saint-siége
et massacrèrent les cultivateurs.
De son côté l'évèque de Tustulum, chargé de dé-
fendre Rome, ne restait pas dan? l'inaction, il en-
courageait le peuple dans sa résistance, et ses émis-
saires parcouraient l'Italie pour engager les princes
à venir au secours de l'Église; mais tous ses efforts
ftirent inutiles; l'empereur pressait chaque jour la
place plus vivenicnl ; et les cardinaux ainsi que les
autres prélats qui ftaii'Ut prisonniers, se voyant me-
nacés du dernier supplice, ou de la mutilation des
membres, s'ils refusaient de se soumettre aux volon-
tés du prince et des évè({ues allemands, se détermi-
nèrent à confirmer à la couronne le privilège des in-
vestitures ecclésiastiques, et conjurèrent Pascal d'ac-
corder à l'empereur les droits qu'il réclamait,
puisqu'il ne leur restait plus aucun espoir d'être se-
courus ni de sortir de captivité. Enfln, vaincu par
leurs instances et p:ir leurs larmes, le pontife Ht
dire à Henri (ju'il si; souuieltalt à sa volonté : « Je
..•■ail, ,,,,:,, ■^^mM^M
^^^^
18
HISTOIRE DES PAPES
sauverai mes: enfants, ;ijoiîtait-il; mais je prends
Dieu à témoin i|ue je fais pour eux et pour la paix Je
l'Eglise une action que j'aurais voulu éviter au prix
de mon sang. »
On dressa le traité cpii accordait les investitures
à l'empereur : et daus l'acte le pontîfe s'engagea so-
lennellement à ne prononcer jamais d'anatlième
contre le roi, et à ne jamais l'inijuiéter pour les vio-
lences que ses soldats avaient exercées dans les liitats
de l'Ëglise. Il était spécifié eu outre, « Que les droits
du trône seraient confirmés par un privilège contenu
dans une bulle eu bonne forme, et portant défense
aux_clercs et aux la'iques de s'opposer à leur exer-
cice, sous peine d'excommunication; de plus, que
l'empereur investirait, comme par le passé, en don-
nant la crosse et l'anneau aux évoques et aux abbés
qui auraient été élus canoniquemenf, sans simonie
et de son consentement; t[ue les métrojiolitains et
même les évoques pourraient librement ordonner les
prélats que le roi ou ses successeurs auraient investis
de la sorte ; mais que le prétendant ne pourrait être
consacré qu'après l'autorisation de son souverain. »
Enfin, il fut arrêté que le pape couronnerait sans
n?tard Henri, et qu'il laiderait de bonne foi à con-
server ses États et l'empire.
De son côté, le prince s'engagea à mettre le
saint-père en liberté, ainsi que tous les évêques, les
cardinaux, les seigneurs et les otages qui avait nt été
arrêtés avec lui; il promit de garder la paix avec le
peuple romain, de restituer immédiatement les pa-
trimoines et les domaines de l'Église, et de jurer
obéissance au pape Pascal, sauf les droits et l'hon-
neur du royaume et de l'empire, comme les empe-
reurs catholiques avaient fait envers les chefs du
saint-siége. Ces conditions furent signées par le
pape et par le prince, et confirmées solennellement
sur l'iî^vangile et sur le Christ.
Cependant Henri, qui se défiait avec raison de la
sincérité du pontife, ne voulut pas le délivrer avant
la promulgation de la bulle qui devait lui assurer le
droit des investitures. En vain le pontife protesta
de sa bonne foi, et affirma que le sceau du saint-
siéf^e étant resté au palais de Latran, il ne pouvait
sceller le diplôme que l'empereur réclamait, car au
même instant un secrétaire vint lui présenter le
si;eau qu'on avait découvert dans sa chambre ; on
diessa la bulle, et le pape fut obhgé de la souscrire.
Lo visage de Pascal était blême de colère de voir sa
fourberie démasquée ; il signa néanmoins, et voici
la teneur de cet acte : « Nous vous accordons et
confirmons la prérogative que nos prédécesseurs ont
accordée aux vôtres, savoir : que vous donniez l'in-
vestiture de la crosse et l'anneau aux évêques et aux
abbés de votre royaume, élus librement et sans si-
monie, et que nul ne puisse être consacré s'il n'a
reçu l'investiture par votre autorité; et cela parce
que vos ancêtres ont donné de si grands biens de
leur couronne aux Églises, que les prélats doivent
contribuer les premiers à la défense de l'État. Les
clercs ou laïques qui oseront contrevenir à la pré-
sente concession seront anathématisés et perdront
toutes leurs dignités. »
Ensuite l'empereur et le pape firent leur entrée
dans liome ; ils se rendirent à Saint-I'ierre en se te-
nant par la main, au milieu d'une triple rangée de
soldats allemands, qui garnissaient toutes' les ave-
nues, afin d'empêcher une tentative do sédition. Pas-
cal couronna Henri, et célébra solennellement l'of-
fice divin; après la consécration, il prit l'hostie, la
rompit en Jeux parties, et se tournant vers l'empe-
reur, il lui dit : « Prince, voici le corps du Christ,
je vous le donne en consécration de la paix que nous
avons faite et de la concorde qui doit régner entre
nous. Mais, ainsi que cette partie de l'Eucharistie a
été divisée Je l'autre, que celui qui cherchera à rom-
pre l'union soit séparé à jamais Ju royaume JeDieu.»
La messe étant finie, le pontife sortit Je la basilique
avec ses carJinaux, et se rendit au palais de Latran.
Dès le lendemain Henri leva son camp et reprit
la route d'Allemagne, plein de confiance dans les
serments solennels Ju pape ; mais il apprit bientôt
combien les prêtres sont fourbes, et comment ils se
jouent des choses les plus saintes et des cérémonies
les plus augustes Je la religion. Les carJinaux qui
étaient à Rome penJant la captivité de Pascal con-
damnèrent ouvertement la cession des investitures
qui avait été faite à Henri, et refusèrent de la rati-
fier, la déclarant contraire aux lois Je l'Église. Fra
Paolo rapporte que les prélats étaient excités à cette
résistance par le pontife lui-même, qui se rendit à
Terracine pour qu'ils pussent conJamner ses actes.
En effet, penJant l'absence du pape, ils se réunirent
sous la présidence de Jean, évèque de Tusculum,
et lancèrent un décret contre le saint-père et contre
sa bulle.
Pascal leur adi'essa aussitôt une lettre qu'il ren-
dit publique, et dans laquelle il promettait d'annuler
ce qu'il n'avait fait que pour éviter la ruine de Rome
et de toute la province. « J'ai failli, mes Pères,
écrivait l'hypocrite Pascal, mais je suis prêt à subir
la pénitence de ma faute et à réparer le mal que j'ai
pu faire. »
Brunon, évêcpae Je Segni, qui présidait le concile,
réponJit à sa lettre au nom Jes prélats : « Mes en-
nemis publient, très-saint Père, que je ne vous
porte aucune affection et que mes paroles vous ac-
cusent ; ils me calomnient, car je vous aime comme
mon père et comme mon seigneur ; mais je dois ai-
mer plus encore Celui qui a été immolé sur la croix
pour nous racheter de la mort et de l'enfer. En son
nom, je vous ai déclaré que nous n'approuvions
point la bulle accorJée par votre Sainteté à l'empe-
reur, parce qu'elle est contraire à la religion. Aussi
votre aveu nous a t-il remph Je joie, lors({ue nous
avons reconnu que vous la conJamniez ég'aleraent.
En efi'et, quel serait le prêtre capable J'approuver
un décret qui détruirait la, liberté de l'Église, qui
fermerait au clergé la seule porte par laquelle on
puisse entrer légitimement dans le sacerdoce, et qui
ouvrirait plusieurs issues secrètes aux voleurs? Les
api'tres condamnent ceux qui obtiennent un siégé
ou un titre par la puissance séculière, parce que les
la'iques, quelque grandes que soient leur piété et
leur puissance, n'ont aucune autorité pour disposer
des Églises ; les constitutions que vous avez faites
vous-même précédemment conJamnaient les clercs
qui recevaient l'institution Je la main qui a porté le
glaive ; ces Jécrets sont lancés, et tout homme qui
PASCAL H
19
s'oppose à leur exécution n'est pas catholique. Con-
firmez donc vos anciennes ordonnances et proscrivez
la pensée qui veut les détruire, parce qu'elle est une
infâme hérésie. Vous verrez aussitôt la tranquillité
reparaître dans l'Eglise, et tous les ecclésiastiques
8e prosterner à vos pieds. En vain vous opposeriez
la sainteté du serment que vous avez prononcé ; vous
devez le violer si l'intérêt de la religion le commande,
et aucun homme n'a le droit de condamner im pape
qui manque à ses serments par l'ordre de Dieu. »
Pascal revint alors à Home, et convoqua un synode
pour décider sur les mesures qu'il convenait de
prendre pour rompre avec l'empereur : l'assemblée
ouvrit ses séances dans l'église de Latran.le 28 mars
1112; on comptait parmi les Pères douze métropo-
litains, cent quatre ,évèques et un grand nombre
d'autres ecclésiastiques. Le saint-père prit le pre-
mier la parole et dit : « J'ai fait jurer par les évè-
ques et par les cardinaux que je n'inquiéterais plus
l'empereur au sujet des investitures, que je ne pro-
noncerais point d'anathèrae contre lui ; je tiendrai
cette j)romesse. IMais quant à la bulle que j'ai faite
par contrainte, sans les conseils de mes frères et
sans leur souscription, je déclare qu'elle est entachée
d'hérésie, et je demande qu'elle soit corrigée par
l'assemblée, afin que ni l'Eglise ni mon âme n'en
soufl'rent aucun préjudice. » Ensuite Girard, prélat
d'Aquitaine, s'étant levé, lut le décret suivant :
B Nous tous. Pères de ce saint concile, nous con-
damnons par l'autorité ecclésiastique et par le juge-
ment du Saint-Esprit le privilège que le roi Henri a
arraché au pontife Pascal; nous le déclarons nul, et
défendons sous peine d'excommunication aux clercs
et aux laïques de s'y conformer. » Tous répondirent :
« Amen, amen! »
Alors le pape se leva, déposa la tiare et la ch^po,
se déclara indigne du pontificat, et pria le concile de
le déposer en lui infligeant la pénitence la plus sé-
vère, pour le punir d'avoir failli devant le glaive d'un
roi. L'assemblée refusa de condamner le saint-père,
et rejeta tout le blâme sur Henri, qui fut déclaré en-
nemi de Dieu et de l'Kglise, et hérétique comme son
père; enfin on prononça l'anathème contre lui et
contre ses partisans.
Pascal écrivit aussitôt à Guy, métropolitain de
Vienne, légat du saint-siége, pour l'instruire des
décisions du synode et pour l'exhorter à les faire
exécuter. « Demeurez ferme, ajoutait-il, et résistez
aux caresses et aux menaces de l'empereur excom-
munié; publiez notre sentence dans toute l'Allema-
gne, en ayant soin d'éviter qu'on rejette le blâme sur
moi, et qu'on ne m'accuse d'avoir trahi les serments
prononcés sur l'hostie et sur l'Evangile. Déclarez
aux fidèles que les traités faits au camp oij j'avais
été conduit prisonnier par la plus odieuse des trahi-
sons, sont nuls de plein droit »
Guy suivit fidèlement les instructions du saint-
père , et fulmina contre le roi de Germanie un ana-
thème terrible. A sa voix les Saxons se révoltèrent,
et les seigneurs ambitieux, se servant du prétexte de
l'excommunication, prirent les armes et refusèrent
obéissance à l'empereur.
Cependant le pape, désirant conserver les appa-
rences de la justice envers le prince, lui envoya de
paternels avertissements ainsi conçus : « La loi di-
vine et les saints canons défendent aux prêtres de
s'occuper des alïaives séculières, ou d'aller dans les
cours des souverains, excepté lorsqu'ils y sont ap-
pelés pour délivrer les condamnés ou pour obtenir
la grâce des malheureux opprimés. Malgré les dé-
fenses de l'Église, dans votre royaume, les ministres
de l'auttd sont devenus les ministres du trône; les
évèques et les abbés se revêtent d'une cuirasse et
marchent à la tête de leurs hommes d'armes pour
dévaster les campagnes, pour piller et pour massa-
crer les chrétiens. Ils ont des duchés, des marqui-
sats, des provinces, des cités et des châteaux qui
appartiennent à l'Etat. De là est venue la coutume
déplorable de ne point sacrer les prélats avant qu'ils
aient reçu l'investiture de la main du roi. Ces dé-
sordres ont été justement condamnés par les papes
Grégoire VU et Urbain II, et nous confirmons le
jugement de nos prédécesseurs, ordonnant que les
ecclésiastiques vous rendront à vous, notre cher fils,
tous les droits royaux qui appartenaient précédem-
ment à l'empire sous les règnes de Charles, de Louis
et d'Othon, vos prédécesseurs. Toutefois les Eglises
avec leurs oblations et leurs domaines , demeureront
libres comme vous l'avez jiromis à Dieu, au jour de
votre couronnement.»
Malgré toute l'adresse que le pontife employait
pour ne pas se déclarer en hostilité ouverte avec
l'empereur d'Allemagne, Henri avait pénétré les des-
seins de la cour de Roiiie, et s'était déterminé à pas-
ser une seconde fois en Italie.
Pendant les préparatifs de cette expédition, Pas-
cal assemblait un concile à Cépéran pour juger le
métropohtain de Bénéveul, qui avait excité une sé-
dition contre Landulfe, connétable, que le saint-siége
avait envoyé dans cette ville. A l'ouverture du sy-
node, le pape accusa ravclievèque de s'être emparé
des régales de Saint-Pierre et des clés de la ville de
Bénévent; d'avoir porté le casque et le bouclier, et
enfin d'avoir obligé le préfet Foulques à prêter ser-
ment aux Normands, qui s'étaient introduits dans la
place. Le prélat répondit fièrement qu'il n'avait reçu
les régales que pour en verser le produit dans le
trésor de Saint-Pierre; qu'il n'avait jamais eu en son
pouvoir les clés de Bénévent, et que l'officier qui
les gardait était toujours fidèle à la cour de Rome ;
qu'enfin il était faux qu'il eût introduit les Normands
dans la ville, et que si Foulques leur avait prêté
serment ainsi que le peuple , c'était de leur propre
mouvement et non par ses ordres.
Pascal, exaspéré par cette réponse, s'emporta
contre rarchcvêi[uc et voulut le faire juger comme
coupable de haute trahison. En vain le duc Guil-
laïune, le comte Robert, Pierre Léon, et un grand
nombre d'évêques , qui assistaient au concile, vou-
lurent implorer la clémence du saint-père pour qu'il
ne déshonorât pas publiquement le chef du clergé
de Bénévent; en vain ofi'rit-il lui-même, quoique
innocent, d'aller en exil hors de l'Italie; Pascal se
montra indexible, et déclara qu'il voulait que le cou-
pable fût jugé et condamné selon toute la rigueur
des canons. Les Pères du concile, qui tous redou-
taient la colère du pontife, furent obligés de con-
damner le vénérable prélat, et ils prononcèrent con-
30
HISTOIRE DES PAPES
tre lui uue seiileuoe de déposition quoitm'ils eussent
reconnu son innocence. L arclievêt|ue de Bénévcnt,
indigné de tant de làdieté, se leva de son sié^'e, ar-
racha ses vêteraenls sacerdotaux, et sortit du con-
cile en cUargoant le pape dimprécations.
Quelques mois après, Gonon, évèc|ue de Palestrine
et léi:at de l'Église romaine, convoqua à Beauvais un
synode dans lequel on excommunia Henri. Cette
nouvelle bulle fut confirmée par un grand nomlnc de
seigneurs et de prélats allemands réunis à Cologne
sous la présidence de Thierri, cardinal légat. Le roi,
irrité de cette manifestation inconvenante envoya
rèvêque de Wurtzbourg avec ordre de dissoudre le
concile, et de poursuivre comme rebelles ceux qui
refuseraient de sortii- de Cologne à l'instant même.
Cette mission eut un résultat déplorable ; le synode
refusa de recevoir l'envoyé du souverain excommunié,
et rendit un décret qui déclarait anatliématisés et
interdits tous ceux qui demeuraient au service du
prince : l'ambassadeur, eflVayé, abandonna lui-même
Cologne, sans oser reparaître à la cour. Cependant
la crainte de perdre son évêclié le détermina à se
rendie auprès du prince, et il célébra encore une
fois la messe en sa présence ; mais dès le lendemain
il en éprouva un si grand remords qvi'il s'enfuit de
la capitale.
Henri, redoutant les conséquences d'un anathème
sur l'esprit superstitieux de ses peuples, revint en
Italie à la tête d'une armée qu'il fit camper dans les
environs de Pavie; néanmoins, avant de rgprendre
les hostilités, il voulut tenter encore la voie des né-
gociations, et députa au pape le célèbre Pierre, abbé
de Clony. Pascal convoqua son clergé en concile au
palais de Latran, pour répondre à l'ambassadeur. A
1 ouverture de la séance, le saint-père prit ainsi la
parole : « Nous vous avons fait venir, mes frères,
à travers les plus grands périls, par mer et par terre,
pour traiter de la paix de l'Église et du trône. D'a-
bord nous déclarons en votre présence que c'est pour
délivrer la ville sainte des pillages, des incendies et
des massacres excités par les soldats barbares du
roi de Germanie, que nous avons signé un traité
condamnable; nous avons commis celte faute parce
que le pontificat ne donne point le privilège d'infail-
libilité, et parce qu'un pape est composé de pous-
sière comme les autres hommes: C'est pourquoi nous
vous supplions tous de prier Dieu qu'il nous par-
donne cette action, et nous anathématisons avec
vous cette bulle infâme, dont la mémoire doit être
odieuse à tous les chrétiens. »
Ensuite le pape renouvela le décret de Grégoire YII,
qui défendait les investitures aux princes sous peine
d'excommunication .
Les agents de Henri voyant que le synode évitait
même de soulever la question d'accommodement en-
tre le prince et le pape, cherchèrent à excitei" un
soulèvement populaire contre Pascal, et profitèrent de
la mort de Pierre , préfet de Rome, pour faire dé-
clarer son fils son successeur à cette charge impor-
tante. Ce jeune homme, qui sortait à peine de l'en-
fance, paraissait facile à séduire, et l'on espérait
qu'il entrerait aisément dans un projet de révolte
contre le saint-siége. En effet, le jeudi saint, pendant
que le pape disait la première oraison de l'ofiice di-
vin, les chefs de la faction impériale pénétrèrent
dans l'église avec le jeune préfet, et vinrent sommer
Pascal de confirmer la nomination du peuple ; le
saint-père ne répondit point et continua l'office. Alors
ils élevèrent la voix, et prenant Dieu à témoin, ils
menacèrent le pontife d'une prochaine révolution.
Le lendemain les séditieux ameutèrent le peuple;
et après s'être engagés par serment à ne déposer les
armes qu'après la victoire, ils se dirigèrent vers la
cathédrale, et attaquèrent le clergé pendant une pro-
cession solennelle à laquelle assistait le pape. Plu-
sieurs cardinaux furent grièvement blessés ; Pascal lui-
même reçut des coups de bâton, et il eût été assommé
sur la place s'il ne s'était engagé formellement à ra-
tifier l'électiùii de Pierre pour la semaine suivante.
Cette promesse ne satisfit pas entièrement le préfet ;
il donna l'ordre d'abattre les maisons des seigiiems
qui s'étaient déclarés contre lui, et menaça d'envahir
le palais de Latran, si le pontife ne procédait immé-
diatement à son installation.
Pascal, craignant de ne pouvoir résister aux sédi-
tieux, jugea prudent de quitter Rome et s'enfuit à
Albanc. Son absence ne suspendit pas néanmoins la
guerre civile; on continua à se battre avec fureur
dans les rues de la ville sainte; tous les partisans
du pape furent chassés, les couvents furent pillés,
les églises brûlées, et les massacres ne se ralentirent
dans les campagnes qu'à l'époque des moissons.
Lorsque Henri eut appris le succès de ses menées,
il envoya de riches présents au nouveau préfet et aux
chefs de sa faction, les prévenant qu'il se rendrait à
Rome pour les récompenser de leur zèle aussitôt
([u'il aurait achevé la conquête des États de la com-
tesse Matliilde, qui venait de mourir. En effet il
s'avança bientôt vers la ville sainte à la tête d'une
nombreuse armée, ravageant les campagnes et for-
çant sur son passage toutes les petites places et les
châteaux qui tenaient pour le pape.
A son entrée dans Rome, le roi de Germanie fut reçu
en triomphe par le préfet et les barons romains; il
se rendit ensuite à Saint -Pierre et demanda la cou-
ronne aux ecclésiastiques, protestant qu'il n'avait
d'autre désir que de la recevoir des mains du pon-
tife, dont il regardait l'absence comme un malheur
qui le privait de sa bénédiction. Alors il reçut la
couronne impériale devant le tombeau de l'Apôtre,
des mains de Maurice Bourdin, métropolitain de
Braga, qui avait été envoyé à sa cour quelques mois
auparavant en qualité de légat , et régla les princi-
pales affaires politiques avec le sénat et avec le pré-
fet ; après quoi il repartit pour la Toscane, afin
d'éviter les chaleurs excessives, promettant toutefois
de revenir à la fin de la saison, et laissant dans
Rome, par une sage précaution, un corps nombreux
de troupes allemandes.
Peu de jours après le départ de Henri, les Nor-
mands firent une tentative contre la ville à l'instiga-
tion du saint-père. Cette première expédition échoua
complètement. Néanmoins Pascal ne perdit pas cou-
rage ; au contraire, la colère doubla son énergie ; il
fit une seconde tentative, pénétra dans Rome à la
faveur d'une nuit obscure ; et le lendemain, ses en-
nemis furent tellement épouvantés de son audace,
qu'ils vinrent lui faire leur soumission. Le pape
PASCAL II
81
chassa les Allemands de la ville, et s'occupa aussitôt
de faire construire des machines pour faire assiéger
les forteresses où ils s'étaient retirés.
A la suite de toutes ces tril;ulations, Pascal tomba
sérieusement malade ; et comprenant que sa fin ap-
prochait, il réunit les cardinaux et les évèques au
palais de Latran, et les exhorta à se défier de la fac-
tion Jel'empereur dans la nouvelle élection d'un pape.
Il mourut dans la même nuit, le 18 janvier 1118.
ISon corps, embaumé et revêtu des ornements
pontificaux, fut porté, selon le cérémonial usité, par
les cardinaux à Saint -Jean de Latran, et déposé dans
un sépulcre de marbre admirablement travaillé.
Pascal était d'un caractère perfide, vindicatif et
implacable ; son avarice était extrême, et sans aucun
doute il eût vendu à Henri le droit des investitures,
s'il n'eût su que ce prince n'avait pas assez de ri-
chesses pour le payer.
On rapporte aux dernières années de ce règne la
conversion miraculeuse de saint Norbert. C'était, dit
la chronique, un jeune seigneur du pays de Clèves
qui vivait en grand honneur à la cour de Henri, où
il était' considéré non-seulement à cause de sa no-
blesse et de ses grands biens, mais encore à cause
de l'élégance de ses manières, de sa bonne mine,
de son esprit et de sa politesse. Toujours occupé du
soin de plaire aux dames, il avait négligé de s'occu-
per des devoirs de religion ; et si parfois au milieu
de ses plaisirs il songeait à la vie future, c'était pour
appeler les croyances religieuses des rêves insensés
et des fables ridicules. Mais un jour, comme il tra-
versait une prairie, par un ciel sans nuage, son ciie-
val s'arrêta tout à coup, et il lui fut impossible de
le faire avancer ; alors il entra dans une affreuse co-
lère et blasphéma le nom de Dieu. A peine avait-il
prononcé ces horribles paroles, que la foudre tomba
avec un bruit effroyable à ses pieds, et ouvrit devant
lui un abîme qui exhalait une odeur de soufre.
Norbert fut désarçonné et resta comme mort pen-
dant quelques heures ; enfin il revint à lui-même,
et il lui sembla qu'il sortait d'un profond sommeil.
Il entendait en lui-même comme une voix qui l'ap-
pelait : « Que voulez-vous que je fasse. Seigneur? »
lui répondit-il mentalement. « Quitte le mal et fais
le bien, » reprit la voix. Il se leva aussitôt, et n'a-
percevant rien autour de lui, ni l'abîme ni le cour-
sier qui l'avait porté jusque dans la prairie, il se
rendit à l'instant auprès de l'archevêque de Cologne,
le priant de l'ordonner prêtre. Le prélat, persuadé
qu'une conversion aussi extraordinaire ne pouvait
provenir que de l'inspiration divine, se crut autorisé,
dans une circonstance aussi solennelle, à violer les
canons qui défendaient de conférer plusieurs grades
dans le même jour, et il l'ordonna prêtre immédiate-
ment. Norbert, depuis ce moment, devint un chré-
tien aussi fervent qu'il s'était montré débauché; il se
retira au chapitre d'Aix-la-Cliapelle, où il mena une
vie exemplaire jusqu'à sa mort.
HISTOIRE DES PAPES
Histpire de Gélase avant son pontificat. — Son élection. — Gélase est maltraité par Cencius. — La faction des Frangipanes la
fait prisonnier. — Le pontife est délivré par le préfet. — Intronisation de Gélase. — 11 se sauve de Rome à l'approche de l'em-
pereur. — Élection de l'antipape Grégoire VIII.
Gélase était de Gaéte, et de parents nobles qui le
consacrèrent dès son enfance à Tétude des saintes
Ecritures; Orderise, abbé du Mont-Cassin, informé
des progrès que le jeune clerc faisait dans les scien-
ces, le fit venir dans son monastère, où il se distin-
gua bientôt par son aptitude et par sa modestie. Il
était encore très-jeune lorsque le pape Urbain l'or-
donna cardinal-diacre deTÉgiise romaine, et quelque
temps après chancelier, en le chargeant de rétablir
dans la rédaction des ouvrages émanés du saint-siége
l'élégance du style, qui était tout à fait perdue dans
l'Église depuis le septième siècle.
Jean de Gaëte avait montré pour Pascal une grande
affection, l'aidant à supporter toutes ses afflictions et
le secondant avec un zèle infatigable dans ses projets
d'envahissement sur les empires. Selon le jésuite
Maimbourg, c'était un homme de sainte vie, d'une
prudence et d'une habileté consommées, et le plus
savant du sacré collège.
Après la mort de Pascal, le saint-siégç resta va-
cant pendant douze jours pour la célébration des fu-
nérailles ; ensuitf Pierre de Porto, qui depuis plu-
sieurs années occupait le premier rang dans l'Église
convoqua au palais pontifical les carclinaux, les évê-
ques et les principau.\ du clergé, pour procéder à une
nouvelle élection ; dans cette réunion préparatoire
on convint de choisir Gaéte pour pape.
En conséquence les Pères écrivirent au chance-
lier de l'Église romaine, qui s'était retiré au Mont-
Cassin depuis la mort de Pascal, pour le prier de se
rendre au milieu d'eux afin de les aider de ses doctes
conseils. Jean monta sur sa mule, et partit sans con-
naître la décision déjà arrêtée par le sacré collège. A
son arrivée à Rome, on se réunit de nouveau dans
un monastère de bénédictins, appelé le Palladium,
où Gaëte fut proclamé souverain pontife sous le nom
de Gélase II, et intronisé malgré sa résistance.
Quoique cette élection eût été faite avec le plus
grand secret, Cencius, chef de la maison des Frangi-
panes, fut i-jstruit de ce qui venait de se passer au
couvent des bénédictins. Aussitôt il sortit furieux
de son palais, suivi d'une troupe de gens armés ;
il enfonça les portes du monastère, et pénétra de
force dans l'église où l'on célébrait la cérémonie de
l'adoration ; il se jeta comme un forcené sur le nou-
veau pape, le frappa à coups de gantelet, le renversa
sur les marches de l'autel, lui déchira le visage avec
ses éperons, et le traîna par les cheveux jusqu'au
seuil' de la porte ; ensuite il le fit garrotter, et ses
soldats l'emportèrent dans un des cachots de son pa-
lais. Un grand nombre d'évêques, de cardinaux et
même de laïques, qui assistaient à l'élection, furent
également arrêtés par les satellites de Cencius.
Cette scène de violence exaspéra le peuple ; on
s'assembla en 'armes ; le préfet, Pierre de Léon, à la
tête des citoyens, accourut au Capitole, et envoya
des députations aux Frangipanes pour réclamer la
liberté de Gélase, menaçant de faire le sac du palais
GELA SE II
23
de Gencius s'il refusait de rendre le pontife. Cen-
cius, épouvanté des menaces du clergé, vint lui-
même ouvrir le cachot du pape et le mit en lilterté.
Gélase fut aussitôt placé sur uu cheval blanc, et mené
triomphalement par la rue Sacrée à Saint-Jean de
Latran, précédé et suivi de bannières, selon l'usage
prati(jué à la cérémonie du couronnement. Le lende-
main il donna audience aux comtes, aux barons et
aux ecclésiastiques ([ui avaient des alVaires à traiter
avec le saint-siége.
Enfin tous les troubles paraissaient apaisés, lors-
que la nuit suivante des prêtres accoururent au pa-
lais de Latran pour avertir Gélase que l'empereur
Henri, que l'on croyait en Lombardie, venait d'en-
trer dans la basilique de Saint-Pierre, à la tète de
ses hommes d'armes ; et en même temps ils lui re-
mirent de sa part une lettre qui contenait ces mots :
« Si vous confirmez la bulle publiée par Pascal en
faveur des investitures, nous vous reconnaîtrons
comme pontife, et nous vous prêterons serment de
fidélité; sinon, un autre pape sera élu, et nous le
mettrons en possession du trône aposti>li(|ue. »
Gélase, qui voulait poursuivre la poliliijue de ses
prédécesseurs, refusa d'adhérer aux volontés du prince
et résolut de fuir de Rome ; il s'embarqua sur le Ti-
bre et gagna Porto, où il fut obligé de s'arrêter à
cause du mauvais temps, qui empêchait les bâti-
ments d'entrer en pleine mer. Là, le saint-père cou-
rut de nouveaux dangers, se trouvant dans l'alterna-
tive de voir sombrer sou bâtiment ou de prendre
terre devant la ville, d'où les troupes de Henri ti-
raient des traits empoisonnés sur les gens de sa
suite. Enfin la tempête s'étant calmée après le cou-
cher du soleil, les galères abordèrent à la faveur de
la nuit dans un endroit couvert, en face du château
de Saint-Paul d'Aardée. Gélase ne put jamais mar-
cher, à cause de son grand âge et de ses infirmités, et
surtout à cause des fatigues qu'il venait d'éprouver;
alors le cardinal Hugues d'.\latri, qui était très-vi-
goureux, le prit sur ses épaules et l'emporta jusqu'au
château. Dans la nuit suivante ils se rembarquèrent,
et deux jours après ils entraient à Gaête, patrie du
pontife.
Dès que le bruit de l'arrivée de Gélase se fut ré-
pandu dans la province, un grand nombre d'évèques
se rendirent auprès de lui ; l'empereur lui envoya
également des ambassadeurs qui le supplièrent de
revenir à Rome pour se faire sacrpr, assurant que
leur maître désirait ardemment assister à cette céré-
monie, et. qu'il l'autoriserait par sa présence ; ils
ajoutaient qu'une seule conférence rétal)lirait infailli-
blement la concorde entre l'autel et le trône. Mais
Gélase, qui déjà avait été mis en prison avec Pascal
par Henri, ne voulut pas s'exposer une seconde fois
à la parole d'un roi ; il répondit aux députés qu'il
allait avant tout se faire consacrer pontife, et qu'en-
suite le roi de Germanie le trouverait prêt à traiter
avec lui partout où il lui plairait de se rendre. liln
efiet, dès le lendemain, comme il n'était que diacre,
il se lit ordonner prêtre et évêque en présence de
Guillaume, duc de la Pouille, de Robert, ])rince de
(iapnue, et de plusieurs autres seigneurs italiens qui
lui prêtèrent serment d'obédience et de fidélité.
Henri, irrité de l'obstination de Gélase, prit alors
le parti de faire élire un nouveau pape, et il choisit
Maurice Bourdin, archevêque de Braga, le même qui
l'avait couronné empereur l'année i)récédente. Cet
ecclésiastii[uc, au rapport du père Maimbourg, était
un scélérat qui ne se souciait ni des lois ni de la re-
ligion, pourvu qu'il parvînt à satisfaire son audacieuse
ambition. 11 raconte que Bernard, métropohtain de
Tolède, à son retour de Rome, sous le pontificat
d'Urbain, avait retiré Bourdin d'un monastère du
Limousin, pour l'ordonner archidiacre de son église;
que plus tard il lui avait l'ait obtenir le siège de
Coïrabre, et enfin l'archevêché de Braga. Maimbourg
ajoute que dans son ambition démesurée, Bourdin
avait aspiré à la possession du siège de Tolède, au
détriment de son bienfaiteur, et s'était même rendu
à Rome pour conférer avec le pape sur ce sujet ;
mais que n'ayant pas ofl'eit au pontife une somme
assez considérable, sa demande avait été rejetée, et
([ue ce refus avait été la cause de sa haine contre
l'Eglise de Rome, et de ses trahisons en foveur du
roi Henri, qu'il suivait à la cour et aux camps, où il
menait une vie fort dissolue.
Baluze rapporte sur la vie de cet évêque des évé-
nements bien différents et qui nous paraissent plus
authentiques. « Bourdin, dit cet historien, après
son installation sur le siège de Coimbre, entreprit le
saint pèlerinage de Jérusalem, vers l'an 1108; il
s'arrêta à Constantinople, eu il fut comblé d'hon-
neurs par l'empereur Alexis, et forma des liaisons
d'amitié avec plusieurs grands de l'empire grec. A
peine était-il de retour en Portugal, après trois an-
nées d'absence, qu'il fut choisi comme métropolitain
de Braga, pour succéder à saint Géraud qui venait
de mourir. Celte nouvelle nomination l'obligea à se
rendre à Rome pour faire approuver sa translation
et pour recevoir le pallium ; ce que le pape Pascal
lui accorda moyennant des présents considérables.
Lorsque Bourdin fut de retour dans son diocèse, il
se trouva en butte à la jalousie de Bernard, métro-
politain de Tolède et légat du saint-siége; il fut
même contraint de revenir en Italie pour implorer le
secours du pontife contre les vexations du primat
d'Espagne.
« Pendant le séjour qu'il fit à la cour de Rome
pour suivre cette alfaire importante, Pascal, recon-
naissant la supériorité de son esprit, le nomma son
légat pour traiter de la paix avec l'empereur Henri,
qui était en Lombardie ; et ce fut en cette qualité
([u'il couronna le prince après la fuite du pape. Sa
condescendance lui ayant élé depuis imputée à crime,
il fut excommunié au concile de Bénévent, ce qui le
détermina à s'attachera la personne du roi, qui le fit
élire pontife le 14 mars 1118, sous le nom de Gré-
goire VIII. )>
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iiiffltflll"î
^
iiisrjii;!:: tes I'ait-s
Lettre de Gélase contre l'empereur Henri et contre Grégoire VIII. — L'antipape est reconnu légitime pontife en Allemagne et en
Angleterre. — Gel ise rentre à Rome. — Sanglante révolte contre lui. — Le saint-père vient en France. — Il implore le secours
des Normands. — Gélase au monastère de Cluny. — Sa mort.
Gélase était encore à Gaëte lorsqu'il apprit l'intro-
nisation de Grégoire VIII; aussitôt il adressa aux
seigneurs et aux ecclésiastiques de la Gaule une let-
tre conçue en ces termes : « Nous vous informons,
mes frères, qu'après notre élection, l'empereur
Henri s'est introduit furtivement, à la tête de sa ca-
valerie, dans Rome, et nous a obligé d'en sortir. Ce
prince nous a poursuivi jusqu'à Gaëte en nous fai-
sant menacer par ses ambassadeurs d'user de sa
puissance contre nous, si nous refusions d'approuver
la buUe de notre prédécesseur. Nous avons coura-
geusement répondu que nous n'entreprendrions
jamais rien de contraire aux libertés de l'Église; alors
il a fait monter sur le saint-siége le métropolitain
de Braga, cet intrus qui a été excommunié l'année
précédente au concile de Bénévent par le pape Pascal.
Nous vous ordonnons donc de vous préparer à ven-
ger la sainte Église romaine, votre mère, de la ty-
rannie exécrable du roi de Germanie » Il
écrivit également en Portugal pour qu'on élût un nou-
veau métropolitain au diocèse de Braga à la place de
Maurice; enfin il adressa au clergé et au peuple de
Rome une circulaire (jui défendait toute communica-
tion avec l'empereur et l'antipape, tous deux anatbé-
matisés par l'autorité de saint Pierre.
Pendant que Gélase faisait jouer tous les ressorts
de la politique pour exciter les Français, les Espa-
gnols et les autres nations catholiques contre ses en-
nemis, Grégoire VIII siégeait au palais de Latran,
donnait des fêtes magnifiques à Henri V, renouvelait
la cérémonie du couronnement et le sacrait une se-
conde fois empereur. Quelque temps api es, le mo-
narque fut obligé de retourner en Allemagne, oiÀ les
intérêts du trône le rappelaient ; Bourdin continua
d'envoyer ses bulles dans tous les royaumes, et fut
reconnu chef du saint-siége en .\llemagne, par Her-
mann, métropolitain d'Augsbourg, et en Angleterre,
par plusieurs évêques et archevêques ([ui considé-
raient Gélase comme antipape.
A peine Gélase eut-il été instruit que le roi était
rentré dans ses États, qu'il s'empressa de revenir à
Rome, où ses partisans lui avaient préparé une re-
traite dans la basilique de Sainte Marie du second
Cierge, située entre le palais d'Etienne le Normand
et celui de Pierre de Latran, ses amis. Encouragé
par ce premier succès, Gélase résolut' de célébrer
publiquement la messe dans l'église de Sainte-
Praxède, malgré l'avis de plusieurs ecclésiastiques
qui lui représentaient que ce temple étant placé dans
les dépendances du château des Frangipanes, ses
plus mortels ennemis, il avait à redouter une tenta-
tive contre sa personne. Mais tous les conseils furent
inutiles; il voiilut suivre les inspirations de son or-
gueil, et se rendit à cette basilique. Déjà il avait
commencé l'office divin et il entonnait l'évangile,
lorsque les Frangipanes firent irruption dans l'église,
avec une troupe nombreuse, et attaquèrent Gélase
et sa faction à coups de pierres et de traits. Etienne
le Normand et Crescence Gaétan, neveu du pape ré-
sistèrent vigoureusemmt à leurs adversaires, et
grRgoire vin
2j
Étieiuie le Normand
lirent durer le combat pendant une pirtie du jour.
Le pape parvint à s'échapper pur le presbytère à la
faveur du tumulte, et se sauva de Rome sur un
mauvais cheval, sans avoir eu le temps de tpiilter ses
ornements pontificau.x. Après la fuite du saint-père,
les combattants mirent bas les armes et se retirèrent
dans leurs palais crénelés.
Dès le lendemain, les partisans de Gélase se mi-
rent à sa recherche, et le retrouvèrent épuisé de fa-
tigue à plusieurs milles de Rome, caché derrière un
massif d'arbres où il avait passé la nuit On tint
conseil en sa présence sur les mesures à prendre
dans cette circonstance pour rentrer dans la ville;
mais le pontife, qui éiait à peine remis de la frayeur
qu'il avait éprouvée le jour précédent, les arrêta au
milieu de leurs discours : « Non, mes chers frères,
leur dit-il, mieux vaut que nous suivions l'exemple de
nos pères et le précepte de l'Evangile ; puisque nous
ne pouvons vivre dans cette aflreuse Baljylone, dans
cette abominable Sodome, fuyons dans une autre
cité. ') Sa lâcheté indigna ses amis ; personne n'in-
II
sista pour lui faire changer sa décision, et on lui
demanda seulement qu'il voulut bien avant de partir
nommer Pierre de Porto vicaire du saint-siége en
son absence, et désigner un conseil de cardinaux
pour diriger les affaires de l'Église. Gélase fit tout
ce qu'on lui demandait ; il confia la garde de Béné-
vent à Hugues, cardinal des saints apôtres, et mit
li's chantres sous la direction de Nicolas; enfin il
laissa la préfecture de Rome à l'ierre, et confia l'é-
tendard de la ville sainte à Etienne le Normand, le
personnage le plus influent de sa faction.
Lorsque toutes ces atfaires furent réglées, il s'em-
barqua sur le Tibre, et descendit jusqu'à Ostie, d'où
il repartit sur un autre bâtiment, accompagné de six
cardinaux, de deux nobles romains, et d'une suite
imposante. Il s'arrêta quelques jours à Pise, et fut
reçu par l'évêque de cette ville et par les principaux
habitants avec de grands honneurs; après une heu-
reuse traversée, il débarqua en Provence, au poit
Saint-Gilles, oîi l'alibé Hugues l'accueillit dans son
monastère. Pendant son séjour dans cette abbaye,
92
26
HISTOIUE DKS PAPES
les t>vèi]\ips et les noMos lui firent île grands présents;
l'alité lie Clunv entre autres lui otïrit quarante clie-
vaux et lies éipiipa^es. 11 rt'<;ut également îles som-
mes considérables de Pierre de Librane, qui avait été
envoyé de Saragosse par Aliilionse d'Aragon, et qui
venait pour être sacré métvoiiolitain de eette ville pur
le pape lui-nn^me.
A|irès la cérémonie de la consécration , Gélase lui
remit une bulle par laquelle il accordait des indul-
gentes plénières aux soldats espagnols (]ui combat-
taient contre les Maures, et à tous les fidèles qui con-
couraient à la conquête de PÊglise de Saragosse,(pii,
depuis quatre cents ans, était au pouvoir des mu-
sulmans. En vertu de cette bul'.e, Pierre de Librane
se trouvait autorisé à recueillir les aumônes des
fidèles et à vendre des induli,'ences dans tout le
royaume d'Espagne, à la iliarge seulement d'en ver-
ser un ilixième dans les trésors du sainl-père.
Gélase fut inforiné, dans cet intervalle, que le roi
d'Angleterre avait convoqué un concile à Rouen pour
régler les alTiiires de son clergé ; il profita do la cir-
constance pour envoyer un légat dans cette ville, afin
de se créer des partisans. Le jeune Conrad, qu'il
avait choisi pour rem'dir cette mission, porta la pa-
role devant les Pères avec beaucoup d'éloquence ; il
exposa d'une manière trèts-énergique le tableau des
misères de l'Eglise romaine, livrée à la profanation
de l'antipape Hourdin et à la tyrannie de l'empereur
Henii: il représenta comme seul et légitime succes-
seur de r.Vpôtre, le vertueux Gélase, qui cependant
était forcé de s'enfuir de fltalie, et de venir au delà
des Alpes implorer l'appui des princes français, et
surtout celui du roi d'Angleterre; enfin il termina sa
harangue en demandant aux fidèles de la Normandie
des secours en argent pour empêcher que le pape
fiît réduit à la mendicité.
Dès que le roi Louis \l eut appris l'arrivée du
saint-père dans la Provence, il lui députa Suger,
moine de Saint Denis, avec de riches présents, pour
le prier de se rendre à A'ezelay alin de conférer avec
lui sur la pacification de l'Eglise. Conformément aux
ordres du roi, Gélase quitta le couvi-iil de Saint-
Gilles et vint à Cluny. où il fut accueilli avec une ex-
trême magnificence, ainsi que devaient le l'aire des
seigneurs aussi opulents que l'étaient les religieux de
cette abbaye. Les prélats et les seigneurs de la Bourgo-
gne accoururent également en foule visiter le saint-père;
et il profita si bien de leur bonne volonté, qu'en moins
d'un mois il put remplir tous ses bagages do riches of-
frandes, et put même en envoyer à Home à ses allidés,
Enfin, tout faisait présager à Gélaso un triomplu;
prochain sur son compétiteur, lorsqu'il fut attaqué
d'une violente pleurésie, qui le réduisit en peu de
jours à l'extrémité. Alors il fit appeler autour de
son lit les cardinaux i^ui l'avaient accompagné, et leur
désigna pour son successeur l'évêque de Palestrine.
Ce prélat, qui était présent, refusa d'accepter le jion-
tilicat ; il représenta à Gélase que, dans les circons-
tances difficiles où ils se trouvaient, le saint-siége
avait besoin d'un pape qui pût soutenir son au-
torité par de grandes richesses personnelles et une
haute position temporelle. « Ma iioniinalion, ajoula-
t-il, serait préjudiciable aux intérêts de l'Eglise, et
je ne puis me charger d'un î'ardeau que je ne me
sens pas la force de supporter; je vous engage
donc, saint-père, à élever au pontificat le métro-
politain de 'Vienne, qui seul peut délivrer l'Eglise
de la tyrannie des empeieurs. » Gélase se rendit à
son opinion, et ordonna qu'un exprès fût envoyé à
rarchevèque qu'il désignait ; mais avant l'arrivée
du prélat, le mal empira tellement que le pontife
dut songer à mourir; il fit sa confession générale
à haute voix devant un grand nombre d'ecclésiasti-
ques et de seigneurs, reçut la communion, se fit
coucher à terre selon l'usage monastique, et mourut
dans cette position le 29 janvier 1119, après une
année de règne ; il fut inhumé à Cluny, dans l'é-
glise du monastère.
C.ALIXTE i:
•27
Élection de Guy, arcnevêque de Vienne. — Concile de Toulouse. — L'cmpereui- Henri renonce aux investitures. — Concile de
Beims. — Conférences de Mouson et de Gisors. — Le pa])e Calixtè fait son eulrte à Rome. — Fuite de l'antipape. — Histoire
d'Abailard et d'Héloïse. — Supplice de l'antipape Grégoire VIII. — Calixte exerce seul l'autorité pontificaie. — Concile de
Latran. — Plaintes contre les moines. — Mort de Calixte.
Guy, métrojiolitain de Vienne , arriva à Cluny
quinze jours après la mort de Gélase ; il fut aussitôt
jiroclamé souverain ponlif'e par les cardinaux et les
évèquos, et consacré sous le nom de Calixte IL 11
était lils de Guillaume surnommé Tête-hardie, comte
de Bourgogne, parent des empereurs d'Occident et
des rois de Fiance. Sa sœur Guille avait épousé
Humbert II, comte de Maurienne, et leur lille Adé-
laïde, nièce de l'archevêque, était reine de France.
Aussi l'élection de Guy fut-elle approuvée avec en-
thousiasme non- seulement en Italie, mais encore en
Allemagne; tous les prélats de Germanie lui jurè-
rent obéissance et a]ipri)uvèrent la convocation du
concile qu'il devait tenir à Reims; l'empereur lui-
même promit de se trouver à celte assemblée, afin
d'opérer la réunion des Églises.
Néanmoins le saint- père jugea prudent d'envoyer
des ambassadeurs à Henri pour déterminer les bases
d'une alliance. Guillaume de Champeaux, évêque de
Chàlons, et Pons, al)bé de Cluny, furent chargés de
cette mission délicate. Ceux-ci représentèrent au
prince qu'il était im|iossible d'établir un accord par-
fait entre le saint-siége et l'empire tant que la cou-
ronne conserverait le droit d'investiture. Après
quelques conférences l'empereur déclara qti'il con-
sentirait à céder son jirivilége au pape, à condition
(pi'il lui serait accordé une ii)mpensalioH é(piitaiile;
ensuite il lit serment sur rEvan,£ile, entre les mains
de l'évêque et de l'abbé, de maintenir l'intégrité de
l'engagement qu'il venait de prendre.
Pons et Guillaume, satisfaits du succès de leur
négociation, revinrent aussitôt à Paris, auprès du
saint-père. Calixte les écoula avec un air d'incrédu-
lité, et s'écria : « Ph'it à Dieu ([uc la chose fût déjà
laite ! » Cependant il désigna la ville de Mouson
pour le siège des conférences et pour signer délini-
tivement le traité. Le saint-père se rendit ensuite au
concile de Reims, où il trouva réunis plus de trois
cents évèques d'Italie, de Germanie, d'Espagne,
d'.Vngletcrrc et de France, ainsi qu'un grand noiuJM'e
de seigneurs laïques de toutes les provinces.
A l'ouverture de la séance, le pape ex[)liqua aux
Pères les différentes causes qu'ils avaient à exami-
ner. Celle du roi Louis fut appelée la première. Le
prince, suivi des principaux seigneuis de sa cour,
entra dans la salle , et vint s asseoir sur l'estrade, à
côté du siég'e du souverain pontife. Il parla en ces
termes : « Nous venons, mes Pères, vous signaler la
conduite déloyale de Henri I" d'Angleterre, qui non-
seulement a envahi une de nos provinces, la Nor-
mandie, au mépris des traités, mais encore s'est em-
paré de la personne du duc Robert, sou frère, notre
vassal, et depuis longues années il le garde dans les
cachots de Londres. Déjà, à plusieurs reprises, je
l'ai sommé de me rendre son prisonnier, sans que
les prières, les plaintes ni h's menace-j aient pu
26
HISTOIRE DES PAPES
changer sa résolution ; cl maintenant vous voyez à
mes c<5tés Guillaumo, fils de ce noble duc, qui vient
implorer les secours de vos lumières et de votre jus-
tice pour recouvrer ses Etals, »
Hildegarde, comtesse de Poitiers, se présenta à
son tour devant l'assemblée avec les dames de sa
suite. Elle accusait le comte Ciuillauuie son mari de
l'avoir abandonnée miir vivre dans un honteux com-
merce avec Mauberglon, femme légitime du vicomte
de Chàtellerault. Le saint-père lit appeler à haute
voix le comte de Poitiers afin qu'il se justitiàt devant
le synode. L'évèque de Saintes et les autres prélats
de r.\(pitaine, ses créatures, répondirent que leur
seigneur était gravement malade. Cette excuse fut
admise par le concile, qui accorda un délai au comte
pour se présenter à Rome, ou pour reprendre sa
iérame, le déclarant excommunié s'il refusait d'ob-
tempérer à l'une de ces conditions. On appela en-
core quelques affaires d'une minime importance ; en-
suite le saint-père annonça la clôture des sessions,
et il ajouta : « Nous allons nous rendre à Mouson,
mes frères, où l'empereur nous attend pour traiter
de la paix de l'Église; l'archevêque de Reims, celui
de Rouen, et quelques autres prélats, dont la pré-
sence est nécessaire à cette conférence, nous accom-
pagneront. Nous vous supplions pendant notre ab-
sence d'adresser à Dieu de ferventes prières pour le
succès de notre entreprise. Nous serons bientôt de
retour parmi vous, et nous reprendrons le cours de
nos sessions, avant de vous renvoyer en paix dans
vos demeures; enfin, lorsque le concile sera terminé,
nous irons nous-même trouver le roi d'Angletene,
notre fils spirituel et notre parent selon la chair ;
nous l'engagerons à faire cesser tous les sujets de
discorde qui existent entre lui et Guillaume son
neveu; et nous frapperons d'un terrible anathème
ceux qui fermeront l'oreille à nos paroles. »
.\rnvé à blouson, Galixte réunit en conseil les pré-
lats de sa suite, et il leur soumit les actes qui
avaient été dressés de concert entre lui et Henri.
Après cet examen, le cardinal de Crema, les évèques
de Viviers et de Châlons, et l'abbé de Cluny, furent
envoyés avec ces actes au camp de l'empereur pour
qu'il leur donnât son approbation définitive.
D'abord Henri se défendit d'avoir rien promis de
semblable ; alors Guillaume de Ghampeaux, ne con-
tenant plus son indignation, s'emporta contre le
prince, l'appela traître et fourbe, et lui demanda s'il
était prêt à jurer sur l'hostie qu'il n'eût pas déposé
cette promesse entre ses mains. L'eaipereur fut
obhgé d'avouer ([u'il avait en effet donné un écrit à
peu près semblable; mais il ajouta qu'il n'avait
point réfléchi qu'on ne pouvait en exécuter la teneur
sans affaibUr considérablement l'autorité royale. L'é-
vèque lui répliqua : « Prince, vous cherchez encore
une excuse à votre déloyauté; le pontife ne prétend
point diminuer votre puissance; il déclare au con-
traire que tous vos sujets, quel que soit leur rang,
doivent vous suivre à la guerre et vous servir comme
par le passé, ainsi qu'il était d'usage sous vos pré-
décesseurs. Ne croyez donc point que votre couronne
soit avilie parce qu'il vous sera défendu de vendre
les évèchés; votre autorité sera au contraire plus
respectable aux yeux des peuples, lorsque vous aurez
renoncé de votre plein gré à un trafic sacrilège. »
L'empereur demanda alors jusiju'au lendemain pour
en conférer lie nouveau avec ses barons, et pour les
déterminer adonner leur consentement à l'exécution
de sa promesse.
Galixte, désespérant de triompher de l'obstination
du roi, voulait reprendre aussitôt la route de Reiras,
pour éviter les pièges que pouvait lui tendre le mo-
narque allemand ; néanmoins il se rendit aux con-
seils du comte de Troyes et de plusieurs autres sei-
gneurs qui l'engageaient à rester jusqu'au lendemain,
afin d'ôter toute excuse au mauvais vouloir de Henri.
Dès que le jour parut, l'évèque de Ghàlons et l'abbé
de Cluny retournèrent au camp, et ayant été admis
devant l'empereur, ils lui dirent : « Nous pouvions,
seigneur, nous retirer hier, mais Sa Sainteté n'a pas
voulu rompre avec vous pour un délai de quelques
heures ; et elle attend encore que vous souscriviez
les traités qui doivent assurer la tran([uillité de l'E-
glise. Voici ces actes; aucun obstacle maintenant ne
saurait s'opposer à leur ratification. » Henri s'em-
porta contre les prélats, disant qu'on le pressait trop
vivement pour lui arracher la souscription du traité,
et qu'il voulait attendre la diète générale des États,
qui seule jiouvait décider sur une question qui inté-
ressait tous les seigneurs de son royaume.
Guilliurae de Ghampeaux et Pons rompirent à
l'instant les négociations, et se retirèrent sans pren-
dre même congé du prince. Après leur départ, l'em-
pereur envoya des troupes qui avaient ordre d'assié-
ger le château où s'était retiré le pape; mais Galixte
avait déjà quitté la place et s'était réfugié en grande
diligence dans une autre forteresse imprenable qui
appartenait au comte de Troyes, Henri dépêcha alors
un courrier à Galixte pour l'engager à revenir sur ses
pas, promettant de signer définitivement les traités
avant deux jours. Le pape fit cette réponse au roi :
« J'ai accompli par amour de la paix ce qui n'a ja-
mais été fait par aucun de mes prédécesseurs; j'ai
quitté un concile général et je suis venu trouver un
homme qui n'a dans son cœur aucune disposition
pour la concorde. Je me retire donc; cependant, si
après la tenue du synode, Henri comprend qu'il
doive tenir ses promesses, je lui pardonnerai et le
recevrai à bras ouverts, » Il continua sa route et ar-
riva le jour même à Reims, où il célébra l'office di-
vin dans la cathédrale.
Le lendemain on reprit les sessions du concile, et
Jean, prêtre-cardinal, fît ainsi connaître le résultat
de la négociation entamée avec l'empereur : « Nous
nous sommes rendus à Mouson, mes frères, comme
nous vous l'avions annoncé, afin de conclure la paix
avec le roi Henri; nous avons trouvé ce prince à la
tête d'une armée de trente mille hommes, comme
s'il venait terrasser de nombreux ennemis. Alors re-
doutant quelques projets sinistres, nous avons fait
fermer les portes du château où se tenait le saint-
père, et nous nous sommes présentés seuls au camp
de Henri. Plusieurs fois nous avons demandé au
nom du pape à entretenir le prince en particulier
sans pouvoir l'obtenir; et lorsqu'enfin cette faveur
nous eut été accordée, nous nous sommes vus en-
tourés de soldats qui cherchaient à nous intimider
en agitant leurs lances et leurs épées. Cependant
CALiXIE il
29
La belle Héloise
nous étions venus sans armes, comme des ambas-
sadeurs chargés de traiter de la paix.
a L'empereur nous a parlé avec une feinte dou-
ceur, demandant à voir le pape pour lui rendre hom-
mage, disait-il, lorsque nous savions qu'il voulait
s'emparer de sa personne, comme il avait fait à
Rome du ponfife Pascal. Enfin, toutes nos espéran-
ces ayant été trompées, nous nous sommes empres-
sés de revenir à Reims, pour échapper aux troupes
que le tyran avait mises à notre poursuite. »
Après avoir entendu ce rapport, les Pères approu-
vèrent la conduite de Galixte, et décrétèrent plu-
sieurs canons contre la simonie et contre les inves-
titures des évèchés et des abbayes. On condamna
également les usurpateurs des biens de l'Eglise, et
l'on publia la défense de laisser les bénéfices à titre
d'héritage, et d'exiger un salaire des fidèles pour ad-
ministrer le ]>aptcme, le saint-chrème, l'cxlrème-
onclion et la sépulture.
Dans la dernière séance, on chanta l'hymne du
Saint-Esprit; le pape exhorta tous les assistants à la
Concorde et à la soumission envers l'autorité du saint-
siége; ensuite il fit distribuer des cierges allumés à
tous les prélats portant crosse ; on ouvrit les portes
de l'église, toutes les cloches de la ville furent lan-
cées à grande volée, et à la lueur des cierges, au
son lugubre des cloches, Galixte, debout sur les
marches de l'autel, prononça solennellement une
sentence d'excommunicatiim contre l'empereur Henri
et contre l'antipape Grégoire \'I1I.
Le concile étant terminé, le pontife se rendit à
(jisors pour conférer avec le roi d'Angleterre :
Henri I" le reçut avec de grands honneurs, se pros-
terna à ses pieds et lui jura soumission et fidélité.
Galixte le releva avec bonté, et après l'avoir embrassé,
il lui dit : « Notre cher fils, comme il faut, selon la
loi de Dieu, restituera chacun ce qui lui appartient,
nous vous prions de rendre la liberté à Robert, votre
30
IIISTOIHE DES PAPES
frôre, cl le duché do Normandie à son lils. » IjO
jirince répondit : « Je n'ai point dépouillé mon frère
de ses Etats ; mais j'ai délivré cette province, l'héri-
tage de mon père, dos nobles qui la couvraient de
désastres. Les monastères étaient mis au pillage, les
religieux massacrés, les vierges déshonorées; on
brûlait les églises et on égorgeait les malheureux
qui cherchaient ui^asilc dans les lieux sacrés. Je
suis donc venu ausecours de ce peuple affligé, et
comme j'ai reconnu qu'il était impossible de l'arra-
cher à la tyrannie des seigneurs sans employer la
puissance du glaive, j'ai été forcé de faire la guerre.
o Dieu, favorisant mes desseins, m'a donné la
victoire, et j'ai rétabli le règne des lois et la sécu-
rité publique; cependant il était nécessaire, pour
consolider la paix, que mon frère Robert restât pri-
sonnier en Angleterre, où il est traite avec tous les
honneurs et les égards que son rang et les liens du
sang me commandent. Je n'ai point oublié que nous
sommes frères, et si l'on ne m'avait enlevé son (ils,
je l'aurais fait instruire avec le mien. »
Calixte, satisfint de celte réponse, accorda au roi
Henri la confirmation des privilèges que son père
avait obtenus pour l'.^ngleterre et pour la Norman-
die ; il lui promit en outre de n'envoyer dans son
royaume, en qualité de légats, que les prélats qui
seraient demandés par lui-même ; enfin, il le pria de
rendre son amitié au prélat Turstain, et de le réta-
blir dans l'archevêché d'York ; mais le prince ob-
jecta qu'il avait fait serment sur l'Évangile de ne
jamais recevoir en grâce ce métropolitain. « N'est-
ce que cela? répliqua Calixte; faites ce que je vous
demande sans vous inquiéter de rien ; je suis pape,
et je vous permets de violer votre serment. »
Après cette conférence, le pape se détermina à se
rendre en Italie pour prendre posssssion du saint-
siége; il se dirigea vers les .^Ipes et entra dans la
J.>ombardie, où le peuple l'accueillit avec une grande
vénération. Ensuite il traversa la Toscane et vint à
Lucques, où la milice lui fit une réception, triom-
phale ; à Pise il fut accueilli avec le même enthou-
siasme, et il fit la dédicace d'une des églises de cette
ville. A mesure qu'il s'approchait de Rome, son cor-
tège se grossissait des populations qui venaient à fa
rencontre, et qui l'accompagnaient dans sa marche.
Celte manifestation générale épouvanta les parti-
sans de l'empereur et de Grégoire VIII, qui, n'osant
plus demeurer au palais de Latran, s'enfuirent à
Sutri et s'enfermèrent dans la forteresse, en atten-
dant les secours d'Allemagne. Après le départ de
l'antipape, la milice romaine s'avança à la rencontre
de Calixte jusqu'à trois jours de marche ; et lorsqu'il
approcha de la ville sainte, les écoles, les seigneurs,
les magistrats et les moines vinrent le recevoir à la
porte principale, tous portant des rameaux en signe
d'allégresse, et chantant dés hymnes à sa louange.
Les rues, richement ta[)issées, étaient jonchées de
leurs; et l'affluence du peuple était si considéraljle,
ue le cortège employa dix heures pour défiler de-
ant le palais.
Dès le lendemain de son installation, le ^int-père
s'occupa de l'organisation d'une armée et de la con-
clusion d'une aUiance avec les Normands, afin d'ac-
célérer la ruine de la faction du roi de Germanie et
de Bourdin. En eiïet, par Sfs soins des troiqies fu-
rent bientôt réunies sous les ordres de Jean de
Crema, cardinal de Saint- Chrysogone, qui vint met-
tre le siège devant Sutri, résidence de l'aiilipnpe.
On raconte que Calixte lui-même dirigea les havaux
du siège, et monta plusieurs fois à l'assaut, le cas-
que en tête et l'épèe au poing. Enfin, après une vi-
goureuse résistance, les soldais allemands, décimés
par les malailies et par le fer de l'ennemi, consenti-
rent à faire leur soumission, et livrèrent Bourdin à
son compétiteur. Le pontife eut la cruauté de le
faire mutiler honteusement par les mains du bour-
reau; on lui creva les yeux, on lui ai radia les par-
ties naturelles; l'infortuné fut placé à rebours sur
un chameau, la queue entre les mains en guise de
bride, et une peau do mouton sanglante étendue
sur les épaules, pour figurer par dérision la chape
écarlate dont les pontifes étaient revêtus. Dans cet
état il fut conduit jusqu'à Rome, afin de prolonger
son humiliation et ]mar intimider par cet exemple
de sévérité les ambitieux qui oseraient aspirer au
saint-siège.
L'antipape fut ensuite relégué dans le monastère
de Cave; l'année suivante il fut transféré au couvent
de Janula, d'où plus lard Honorius le fitenlever pour
l'enfermer près d'Alatri dans l'abbaye de Fumon,où
il acheva ses jours misérablement. Telle fut la fin
de l'infortuné Maurice Bourdin, prélat distingué par
son mérite, et cjui n'avait commis d'autre faute que
celle d'avoir voulu se placer entre l'autel et le trône,
dans le moment où ces deux pouvoirs se disputaient
la prééminence.
Pour laisser à la postérité un monument d'i sa vic-
toire, le pontife fil décorer magnifiquement une salle
du palais de Latran, où il était représenté foulant à
ses pieds l'antipape Grégoire VIII. Il fit raser les
palais de Cencius Frangipane et ceux des autres sei-
gneurs qui s'étaient montrés ses ennemis ; il chassa
de leurs châteaux les comtes italiens qui d(''vastaient
les domaines de l'Église, et parvint à rétablir le gou-
vernement absolu dans tous les États de l'Italie.
Calixte n'ayant plus d'ennemis à combattre, s'oc-
cupa des querelles religieuses des autres Églises, et
envoya son légat Conon et l'archevêque Raoul le
Verd à Soissons, pour juger en concile un écrit sur
la Trinité, composé par Picri-e Abailard, un des plus
remarquables dialecticiens du douzième siècle.
Cet homme extraordinaire, cjue ses amours ont
rendu encore plus célèbre que ses vastes connais-
sances, était fils du seigneur d'un petit bourg nommé
Palais, situé dans les environs de Nantes. Dès sa
plus tendre jeunesse il s'était livTé avec une ardeur
incroyable à l'étude des fjcience.s et des langues; la
poésie, l'éloquence, la philosophie, la jurisprudence,
la théologie, les mathématiques, les langues grec-
que, hébraïque et latine, enfin toutes les connais-
sances humaines lui étaient devenues familières.
Parvenu à l'âge d'homme et désirant compléter ses
études, il se rendit à l'université de Paris, dont les
professeurs passaient pour les premiers rhéteurs du
monde entier.
Parmi eux, l'archidiacre de Notre-Dame, Guil-
laume de Champeaux, était di'signé comme le prince
des logiciens scolastiques. Abailard suivit les cours
-s^a^
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Atp Unirai, fhria
CALIXTE II
31
Je Guillaïune, et il profila si bien de ses lei^ons, que
l'écolier mit souvent le maître dans l'impossibilité
j de résoudie les subtilités de ses ([ucstions. D'abord
le docteur s'était attaché à son savant disciple; en-
suite la haine succéda à l'amitié, lorsqu'il reconnut
que son orgueilleux élève se faisait une gloire de le
confondre dans ses argumentations ; Guillaume le lit
même chasser de Paris : celui-ci se retira d'abord à
Melun, ensuite à Gorbeil.
Quel([ues années après, Abailard se réconcilia
avec son maître, et obtint la permission de rentrer
dans la capitale pour ouvrir une école d'éloquence
Son immense talent fit aussitôt déserter toutes les
académies, et les chroniques rapportent que le nom-
bre de ses auditeurs s'élevait à plus de trois mille.
La méthode qu'il suivait dans ses cours consistait à
faire l'éloge de la science et la censure des hommes
qui, dans ces temps de barbarie, regardaient l'igno-
rance comme un titre de noblesse. Il enseignait la
logique, la métaphysiijue, la jibysique, les mathéma-
tiques, l'astronomie, la morale, et enliu la théologie.
Il devint le docteur à la mode, parce qu'il était le
seul qui joignit la science du philosophe à l'élo-
quence du tribun.
Abailard était surtout recherché par les femmes
distinguées de l'époque ; mais Héloïse, nièce du cha-
noine Fulbert, eut seule le pouvoir d'attirer l'atten-
tion du professeur. Quoiqu'il eût déjà trente-neuf
ans et qu'Héloïse en comptât à peine dLx-sept, il
conçut pour elle une passion si violente, qu'il réso-
lut de tout entreprendre pour obtenir son amour.
Les historiens racontent qu'il se fit admettre dans la
maison du chanoine à titre de commensal et en
payant une forte pension; qu ensuite il obtint du
vieil avare la permission de faire l'éducation de sa
nièce sans en recevoir de salaire. La confiance du
chanoine était si glande, que nim-seulement il lais-
sait les deux amants dans une solitude absolue, mais
encore, avant de quitter la maison, il recommandait
au maître de fouetter l'écolière si elle se montrait
récalcitrante à ses leçons. ,
Il n'était pas besoin d'une si grande sévérité pour
soumettre Héloïse, car elle répondait par une ardeur
égale à la passion d'Abailard; ces tendres amants
vécurent une année entière dans les joies inefl'ables
d'un amour partagé. Abailard, autrefois si ambitieux
de gloire, si avide de renommée, avait entièrement
déserté l'école, et consacrait tous les instants qu'il
ne pouvait passer auprès de sa maîtresse, à compo-
ser des chants à sa louange. C'est Iléloise elle-même
qui nous apprend ces particularités dans une de ses
lettres : « l'armi les qualités ([ui brillaient en vous,
lui écrivait-elle longtemps après, vous en possédiez
deux ([ui me touchaient plus que toutes les autres :
c'étaient la grâce de votre langage et la douceur de
votre ciiant ; et toute autre femme n'en aurait pas
été moins touchée que moi. Les mélodies que vous
composiez, en mesure simple ou en rime, avaient
un charme irrésistible qui m'obligeait à les chanter,
à cause de la suavité des expressions et de la dou-
ceur de celte poésie amoureuse. Les femmes les
plus insensibles ne pouvaient vous refuser leur ad-
miration ; et comme vos vers célébraient nos amours,
mon nom fut bientôt répandu dans le monde entier.
et toutes les femmes envièrent le bonheur de celle
que vous aimiez si passionnément, d'Héloise »
Le chanoine Fulbert ap])rit enfin les relations cri-
minelles de sa nièce et d'.Vhailard ; mais il n'était
plus temps de rompre l'intiniilé de cette liaison ; Hé-
loïse portait dans son sein un gage de son amour.
D'après les chroniques du temps, il paraîtrait que le
chanoine voulut qu'un mariage vînt arrêter le scan-
dale public ; mais Héloïse ayant déclaré à son oncle
qu'elle voulait être la maîtresse d'.\liailard et non
sa femme, celui-ci entra dans une colère affreuse et
jura de se venger.
Pour apaiser le mécontentement du chanoine, les
deux amants consentirent à un mariage secret qui
eut lieu eu présence de l'oncle et de quelques té-
moins. Fulbert n'étant pas encore satisfait de cette
réparation, exigea que le mariage fut rendu public •,
et sur le refus d'Héloïse, il reprit ses projets de
vengeance : pendant la nuit, des hommes masqués
pénétrèrent dans la chambre d'.\bailard ; et tandis
([ue quatre d'entre eux le saisissaient par les bras et
par les jambes, le chanoine, armé d'un rasoir, lui
ht subir l'horrible mutilation qui devait le séparer à
jamais d'Héloïse. Abailard alla cacher ses larmes et
sa honte dans l'abbaye de Saint-Denis, et Héloïse, de
son côté, prit le voile dans le couvent d'Argeiiteuil.
Le temps adoucit enfin les chagrins d'Abailard,
et il se rendit aux sollicitations de ses admirateurs,
qui l'engagèrent à reprendre ses admirables ensei-
gnements. Bientôt, comme par le passé, il se vit en-
touré de nombreux élèves ; mais avec ses succès re-
parurent aussi ses envieux. Deux ennemis puissants,
Albéric et Lotulphe, théologiens de Reims, dénon-
cèrent au concile de SoisSons, en 1122, un traité
sur la Trinité qu'il venait de composer, et qui avait
été accueilli avec un enthousiasme universel. Aussi
malheureux dans sa carrière littéraire que dans ses
amours, Abailard fut condamné comme hérétique
par les Pères du synode, et forcé, en présence de
l'assemblée, de brûler son livre ; ensuite il fut ren-
fermé à Saint-Médard, puis à Saint-Denis, et re-
commandé à la surveillance de l'abbé. Quelques an-
nées après, il parvint à s'enfuir, et se retira à
Nogent-sur-Seine, où il fil bâtir à ses frais un cou-
vent ([u'il dédia au Saint-Esprit, et qu'il nomma le
Paraclet ou le Consolateur : Héloïse et quelques au-
tres religieuses d'Argenteuil vinrent habiter cette
retraite. Ce fut là que les deux tendres amants se
revirent pour la première fois après une séparation
de onze années.
Abailard fut ensuite nommé abbé de Saint-Gil-
das, mais ses ennemis vinrent encore le poursui-
vre jusque dans le silence du cloître, et l'accusèrent
d'hérésie. L'illustre professeur voulut se rendre à
Rome pour se justifier; mais arrivé à Cluny, le vé-
nérable Pierre le dissuada de ce voyage et le retint
même dans l'abbaye. Deux ans après, fatigué de
l'injustice des hommes, il prit la résolution de finir
ses jours dans la retraite, et s'enferma dans le
prieuré de Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône,
où il mourut en 1142, à l'âge de soixante-trois ans.
D'abord on l'ensevelit dans ce couvent ; ensuite, à la
prière d'Héloïse, ses restes lurent transportés dans
son abbaye du Paraclet.
3:2
HISTOIRE DES PAPES
Cette amanle niallieureuso vécut encore vinijl-deiix
ans, en pleurant celui i[u'olle avait tant aimé : a]Mès
sa mort, son corps fut déposé auprès de celui de
son époux ; cl les cIironit(uos du temps rajiportent
qu'Al'ailard ouvrit les bras pour la recevoir lorsqu'on
leva la pierre qui recouvrait son cercueil. Depuis
lors une nouvelle translation a changé de place le
monument qui renfermait leurs cendres: mais les
dernières volontés d'Héloïse ont été religieusement
respectées ; et la tombe qui leur a été élevée au ci-
metière du Père-Lachaisc, à Paris, réunit encore les
deux amants.
Calixte ayant aflVrmi son autorité dans Rome,
voulut exercer le despotisme le plus absolu sur les
autres royaumes. A cet efl'et, il donna à un moine
de Cluny, nommé Pierre, la légation de la France,
de la Grande-Bretagne, de Tlrlande et des Orcadcs,
avec la mission d'assujettir l'Eglise dWngleterre à la
cour do Rome, et de rétablir les affaires du saint-
siége en France. Mais déjà Louis le Gros avait ré-
clamé contre un jugement du poutil'e, par une lettre
violente conçue en ces termes : « En suspendant
l'exécution de la sentence que vous aviez ])rononcée
contre le métropolitain de Sens, saint-père, vous
avez adouci notre colère ; mais nous ne sommes j)as
encore satisfait, parce que l'ambiguïté de votre dé-
cision laisse à l'archevêque de Lyon l'espérance d'ob-
tenir de nous la satisfaction qu'il demande. Puis-
qu'il faut vous dire ma pensée tout entière à ce sujet,
j'avouerai que je préfère voir mon royaume en feu
et ma vie en péril, plutôt que d'obéir à ce prêtre.
« Nous vous prions donc de conserver à^l'Êglise
de Sens la liberté dont elle a joui jusqu'à présent,
et d'empêcher qu'elle ne reçoive aucun préjudice par
la sujétion qu'on veut lui imposer imprudemment.
Les privilèges d'un siège lui appartiennent en propre,
et non aux prélats qui le gouvernent ; et si le mé-
tropolitain de Sens a disposé seul d'un bien qu'il ne
possédait à aucun droit, son Église ne doit pas être
punie pour les fautes de son chef, et perdre les pré-
rogatives de son ancienne bberté.
« D'ailleurs, saint-père, prenez garde que la ville
de Lyon, qui appartient à l'empereur, ne s'aug-
mente de nos pertes ; et craignez, en voulant sou-
mettre nos villes à une juridiction étrangère, de
rompre la paix qui existe entre le roi Henri et notre
couronne. Nous vous déclarons en outre, que si
notre volonté était méprisée dans une affaire aussi
simple, nous ne nous exposerions ])lus à la honte
d'un refus ni au mépris de notre dignité, mais que
nous nous ferions justice par nous-même. »
Aucune réponse ne fut faite à cette lettre ; le légat
du saint-siége se présenta seulement à la cour du roi
de France pour donner au prince des espérances éva-
sives et conformes à la poliliijue de Rome ; ensuite
le moine de Cluny se rendit en Angleterre, où il s'é-
tait fait précéder par des envoyés habiles qui surent
adroitement exciter la curiosité de la nation sur
l'ambassadeur. Mais le roi ne partagea pas l'engoue-
ment général, il envoya même à la rencontre du
légat, Bernard, évèque de Saint-David, et un clerc
appelé Jean, avec ordre de lui interdire l'entrée de
la Grande Bretagne, s'il refusait de prendre l'enga-
gement de ne point s'arrêter dans les monastères ou
dans les églises, et de payer toutes ses dépenses.
Pierre accepta les conditions qui lui étaient impo-
sées, et se rendit à la cour avec l'espoir de faire
changer les sentin;ents du roi : il reconnut bientôt
son erreur ; Henri le reçut avec une grande froideur,
et ne voulut lui laisser exercer aucun acte d'autoiité.
(le prince prétendait avec raison qu'un légat ne de-
vait point porter atteinte aux coutumes établies dans
un royaume, surtout lorsqu'elles étaient consacrées
par les mœurs des habitants et par la volonté des
peuples.
Pierre comprit qu'il serait dangereux d'engager
une lutte avec un monarque aussi absolu dans ses
décisions, et il reprit, confus et humilié, le chemin
de Rome.
Si les entreprises du pape échouèrent en France et
en Angleterre, elles furent couronnées d'un entier
succès en Allemagne. L'archevêque de Mayence, en
publiant le décret d'analhème contre Henri, avait
entraîné toute la Saxe dans la révolte ; et l'empereur,
pour soumettre les rebelles, avait été contraint de
réunir une armée formidable.
Mais comme les deux partis redoutaient égale-
ment les chances d'une bataille générale, on convint
d'eiijployer les voies des négociations avant d'en ve-
nir aux mains. A cet effet, douze seigneurs, choisis
dans les deux camps, signèrent une trêve, par la-
quelle ils s'engagèrent à suspendre les hostilités jus-
qu'à l'issue d'une diète des Etats, qui fut fixée pour
le jour de la fête de saint Michel, dans la ville de
Wirtzbourg. D'abord l'assemblée traita des moyens
à employer pour faire cesser le schisme qui séparait
les Eglises ; ensuite elle décréta une paix absolue
dans toute l'Allemagne, avec ordre aux parties belli-
gérantes de restituer, sous peine de mort, les terres
usurpées, soit aux ecclésiastiques, soit aux princes,
soit aux seigneurs. Quant à l'excommunication pro-
noncée contre l'empereur, on décida que l'évêque de
Spire, et Arnoul, abbé de Fulde, se rendraient à
Rome pour en référer au pontife et pour obtenir la
convocation d'un grand concile, dans lequel cette
importante affaire serait jugée définitivement.
Gesambassadeurs s'acquittèrent de leur mission avec
un grand zèle ; ils changèrent entièrement les disposi-
tions hostiles du pape, etobtinrentderameneraveceux
en qualité de légats, Lambert, évèque d'Ostie, Gré-
goire, diacre du titre de Saint-Ange, et Saxon, prê-
tre du titre de Saint-Étienne au mont Gelius, avec
les pleins pouvoirs du saint siège pour assembler un
synode, et pour relever Henri de l'excommunication,
s'il renonçait à l'investiture des Églises.
Une diète générale fut convoquée de nouveau à
\\'orms pour le mois de. septembre 1122 ; et après
dix jours de conférences, on dressa un acte ainsi
conçu : « Nous, légats du saint-siége, nous accor-
dons à l'empereur le pouvoir de faire élire les évê-
ques et les abbés du royaume de Germanie en sa
présence, sans employer ni violence ni simonie, et
sous les auspices du métropolitain et des prélats
coinprovinciaux. L'élu recevra du prince l'investi-
ture des régales par le sceptre, et non celle des ré-
gales ecclésiastiques ; et il accomplira envers le sou-
verain les devoirs que lui impose son titre de
sujet. En vertu de ce traité, nous accordons à Henri
CALIXTE II
33
une paix durable, et de même à ceux qui ont em-
brassé son parti pendant les temps mallicureux Je
nos discordes. »
Le prince, à son tour, répondit par un écrit où il
s'exprimait en ces termes : « Pour l'amour de Dieu,
de kl sainte Église romaine, du pape Galixte, et pour
le salut de notre âme, nous renonçons au privilège
des investitures par l'anneau et par la crosse, et
nous accordons à toutes les Églises de notre empire
les élections canoniques et les consécrations libres.
Nous restituons au saint-siége les terres et les ré-
gales dont nous nous sommes emparé pendant nos
divisions ; et nous promettons notre appui au pape
pour lui faire recouvrer celles dont nos sujets pour-
raient avoir pris possession. Nous rendrons égale-
ment aux Églises, aux seigneurs et aux citoyens les
domaines qui sont en notre possession. Enfin, nous
donnons une paix entière et durable au pape Ga-
lixte, à la sainte Église romaine et à tous ceux qui
l'ont défendue pendant nos discordes. »
Ces deux actes furent lus et échangés dans une
plaine, sur la rive gauche du Rhin, où l'on avait
dressé des tentes et un autel. Ensuite on rendit des
actions de grâces à Dieu, et l'évètfue d'Ostie célébra
une messe solennelle, où il admit l'empereur à la
communion et lui donna le baiser de paix. Il donna
également l'absolution aux troupes qui les entou-
raient et à tous ceux qui avaient pris part au
schismes.
C'est ainsi que le pape et le roi cimentèrent leur
union, après avoir dévasté l'Allemagne et l'Italie, et
avoir l'ait égorger les peuples de la Saxe, de la Ba-
vière, de la Lorraine et Je la Lombardie, pendant la
moitié d'un siècle, pour une méprisahle querelle d'in-
vestiture.
Heïs dit à ce sujet : « Nous voyons clairement que
les affaires qui bouleversent les Etats et qui coûtent
tant Je larmes et de sang aux peuples, ne sont que
des puérilités ou des prétextes employés par l'ambi-
tion des prêtres et des rois. Depuis Charlemagne
jusqu'à Henri IV, les investitures se donnaient par
la crosse et par l'anneau, comme étant chose com-
plètement indifférente à l'État et à l'Église ; mais
sous ce dernier empereur, les papes imaginèrent de
faire de la crosse et de l'anneau un palladium sacré
dont ne pouvaient approcher les mains impures des
laïques ; et à l'aide de cette prétention futile, ils
bouleversèrent la société, augmentèrent leurs riches-
ses, ruinèrent les nations, et firent égorger plus dj
trois millions d'hommes! »
Dans l'année suivante, le pape tint un nouveau
concile au palais de Latran, pour confirmer les trai-
tés conclus avec Henri, et pour défendre l'usurpa-
tion des biens de l'Eglise romaine, particulièrement de
ceux de Bénévent. On accorda aux croisés qui se ren-
daient à Jérusalem la rémission entière de leurs pé-
chés ; on déclara leurs maisons, leurs familles et leurs
biens sous la protection de saint Pierre; on défendit
aux laïques, sous peine d'anathème, d'enlever les
offrandes qui étaient placées sur les autels des égli-
ses ; et l'on interdit aux seigneurs le droit de forti-
fier les basiliques pour en faire des places fortes ;
enfin on condamna généralement toutes les aliéna-
tions faites sans lu consentement du clergé. Il fut
ordonné aux abbés et aux moines de ne point visiter
les malades, de ne point célébrer l'office divin hors
de leurs monastères, et de ne point appeler d'autres
prélats que leurs évêques diocésains pour adminis-
trer les saintes huiles, pour consacrer les clercs et
pour faire la dédicace de leurs nouveaux oratoires.
Les évèques qui composaient cette assemblée se
plaignaient fortement des moines, et voici comment
ils s'exprimaient : « La gloire des chanoines et des
autres ecclésiastiques est entièrement obscurcie de-
puis qiie les religieux, s'écartant des règles de leurs
ordres, recherchent avec une ambition insatiable les
privilèges des évèques, et refusent de vivre du travail
de leurs mains, comme le prescrivent les règlements
de saint Benoît. Ils possèdent des églises, des ter-
res, des châteaux ; ils prélèvent les dîmes et les
oblations des fidèles; enfin il ne leur reste qu'à nous
arracher la crosse et l'anneau pour nous avoir com-
plètement dépouillés »
Après la tenue de ce concile, le pape, toujours at-
tentif à consolider l'autorité du saint- siège, envoya
en France, en qualité de légats, Grégoire, cardinal
du titre de Saint- Ange, et Pierre de Léon, qui con-
voquèrent plusieurs synodes à Chartres, à Clermont,
à Beauvais et à Vienne, pour confirmer les actes du
concile de Latran.
Mais au moment où le saint-père, parvenu à l'a-
pogée de sa puissance, s'applaudissait du succès de
sa politique, il fut tout à coup attaqué d'une fièvre
violente (jui l'emporta en quelques lieures. Il mou-
rut le 12 décembre 1124, après un pontificat de cinq
ans et dix mois.
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msTOIUE DES TAPES
Préliminaires de l'éleclion d'Honorius. — Célestin, élu pape, est forcé d'abdiquer. — Schisme da monastère de Cluny. — L'abbé
Pierre et l'abbé Pons se rendent à Rome pour être jugés. — Pons est enfermé dans une tour par ordre du pape. — Honorius
tourne en dérision la piété sincère du prieur Matthieu. — Schisme dans le couvent du Mont-Cassin. — L'abbé Orderise est
excommunié. — Il méprise les foudres du Vatican. — Les moines se livrent un furieu.x combat au Mont-Cassin. — Le doyen
Nicolas est choisi pour abbé. — Il vole le trésor du couvent. — Honorius fait élire un autre abbé. — Guerre entre le pape et
le comte Roger. — Affaire d'Ëlienne, évêque de Paris. — Mort d'Honorius.
Calixte II étant mort, deux factions se formèrent
aussitôt pour l'élection d'un nouveau pape ; Léon de
Frangipane voulait élever au pontificat Lambert,
évêque d'Ostie, et l'autre parti demandait pour sou-
verain pontife Saxon d'Anagnia, cardinal de Saint-
Etienne au mont Celius. L'adroit Léon, afin de trom
per plu-i» facilement les cardinaux, employa une ruse
assez singulière; il feignit d'abandonner son pro-
tégé, et la veille de l'élection il se rendit en grand
mystère à la demeure de chaque cardinal pour en-
gager les chapelains à se rendre au conclave le len-
demain avec une chape rouge cachée sous leurs cha-
pes noires, afin de pouvoir en revêtir leurs maîtres,
et laissant ainsi supposer à chacun d'eux qu'il pou-
vait être élu pape. Le jour suivant, tous les prélats
se réunirent dans la chapelle de Saint-Pancrace au
palais de Latran : Léon de Frangi])ane manquait
seul à l'assemblée. On procéda néanmoins à l'élec-
tion ; et sur la proposition de Damien et de Jona-
tlian, on revêtit de la chape rouge Thibaud, prêtre
de Sain'e-Anastasie, qui fut proclamé pontife sous
le nom de Célestin, aux acclamations des nobles, et
malgré la vive opposition des cardinaux, qui tous
comptaient sur la papauté.
Enfin If^calmc se rétablit, et l'on commençait
même à chanter le Te Deum en signe de réjouis-
sance, lorsque tout à coup les Frangipanes envahi-
rent l'église avec leurs partisans, criant : « Lambert,
évêque d'Ostie, est pape par la volonté de saint
Pierre. » Aussitôt ils le revêtirent des ornements
pontificaux et se rangèrent autour do lui, les épées
nues à la main. Alors le vénérable Célestin, redou-
tant les conséquences déploraljles d'un combat dans
l'église, se dévoua pour le salut de tous ; il s'avança
au milieu des deux partis, se dépouilla de la chape
de pourpre et céda la tiare à son concurrent, qui
prit le nom d'Honorius II.
Malgré la renonciation volontaire de Célestin au
trône de l'Apôtre, les ecclésiastiques, le peuple et la
plupart des seigneurs continuèrent à le regarder
comme le seul pape, et déclarèrent Télection d'Ho-
norius irrégulière et sacrilège. Celui-ci voyant la
disposition des esprits, emiiloya toutes ses ressour-
ces pour se créer des parti.^ans; il fit de riches pré-
sents aux cardinaux, distribua de l'argent au peuple,
se montra prévenant pour les principaux citoyens de
Rome, et poussa l'iiypocrisie jusqu'à faire publier
qu'il voulait renoncer à la papauté. En conséquence,
il convoqua tous les électeurs dans la basili([ue de
Saint-Jean de Latran, et déposa la tiare en lein- pré-
sence, sept jours après avoir été proclamé pontife.
Les assistants, trompés par cette ruse, et craignant
IIOXORIUS II
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d'ailleurs d'introduire un fâcheux précèdent dans les
élections en nommant un nouveau pape, le déclarè-
rent légitime chef de l'Eglise. En conséiiutnce, les
cardinaux, les nobles et le peuple se prosternèrent
à ses pieds et lui jurèrent obéissance.
Le pontife était originaire du comté de Bologne ;
ses parents étaient de pauvres cultivateurs ([ui l'a-
vaient placé fort jeune à la cathédrale de Bologne,
où il se ilistingua entre les jeunes clercs par son
amour pour l'étude et par une grande régularité de
mœurs. Le métropolitain l'ayant pris en atTection,
l'avait ordonné archidiacre de son église; et plus
tard le pape Pascal l'appela à Rome, où il le consa-
cra évè<[ue de Vellétri ou d'Oslie.
Dès (|ue Lambfrl futjiarvcnu au pontilicat, il en-
voya Othon, évèque de Bamberg, pour accélérer la
conversion des peuples de la Poméranie, qui étaient
gouvernés par Vratislas. Cette mission eut un plein
succès, grâces au duc de Pologne, Boleslas III, à la
bouche de travers, qui força les Poméraniens à embras-
ser la foi du Christ en les faisant massacrer par milliers.
L'année suivante l'Église l'ut vivement agitée à
l'occasion d'un schisme qui éclata dans l'abbaye de
Cluny : l'ancien supérieur du monastère, Pons, avait
déposé précédemment le bâton abbatial pour entre-
prendre un pèlerinage à la terre sainte, non par dé-
votion, mais dans lespérauce de devenir archevêque
ou gouverneur d'une province de Palestine. Ses pré-
visions ne s'éiant point réalisées, Pons prit la réso-
lution de rentrer en Italie, et s'arrêta dans le diocèse
de Trévise, où d bâtit un oratoire à quelques milles
delà ville. Il vécut dans cette retraite avec une rigi-
dité extrême, priant, jeûnant et s'imposant les ma-
cérations les plus rigoureuses. Cette fois encore son
hypocrisie ne lui ayant pas attiré les honneurs qu'il
croyait dus à son grand mérite, il se décida à re-
tourner à son ancien monastère. Alors il écrivit en
France pour obtenir l'expulsion de Pierre, son suc-
cesseur, et s'engagea envers ses partisans à leur dis-
tribuer les richesses du couvent s'ils le rétablissaient
dans la dignité d'abbé. Ses intrigues lui ayant créé
de puissants protecteurs, il se rendit secrètement à
Cluny, et un jour, profitant de l'absence de l'abbé
Pierre, il envahit le couvent et chassa le prieur Ber-
nard, viedlard vénérable, et les moines qui refu-
sèrent de se soumettre à son autorité ; ensuite il li-
vra le monastère au pillage, il prit les croix, les
calices, les candélabres, les reliquaires, les fit fondre
en lingots, et en retira des sommes énormes qu'il
distribua aux seigneurs du voisinage et aux hommes
d'armes qui s'étaient joints à sa cause.
Pons une fois maître de l'abbaye, s'occupa de ré-
duire les fermes et les châteaux qui en dépendaient ;
ses efforts se tournèrent principalement contre le
prieur Bernard, qui s'était réfugié dans les oratoires
crénelés avec les religieux qui tenaient pour l'abbé
Pierre. Cette guerre de moines dura une année en-
tière; enfin Honorius, instruit de tous ces désordres,
envoya en France son légat, le cardinal Pierre Des-
fontaines, qui prononça un anathème terrible contre
,Pons et ses partisans, en leur enjoignant de se ren-
dre en Italie avec l'abbé Pierre, pour être jugés par
un concile.
L'intrépide Pons se rendit à Rome, accompagné
de quelques nobles de sa faction; Pierre, son com-
pétiteur, y vint de son côté avec Matthieu, prieur do
Saint-Martin des Champs. Mais comme Pons était
excommunié, et par conséquent incapable, d'après
les canons, de comparaître en jugement devant le
pape, un légat lui dit en l'introduisant dans la cham-
bre du concile qu'il devait se préparer à recevoir
l'absolution. L'orgueilleux ablié répondit en élevant
la voix : « Je n'ai (jue faire de votre absolution, at-
tendu qu'aucun homme vivant, quel que soit son
rang sur la terre, ne possède le pouvoir de m'excom-
munier, puisque j'ai reçu les indulgences plénières,
pour mes péchés passés, présents et à venir, en en-
treprenant le voyage de la terre sainte : l'Apôtre seul
pourra me juger lorsque je me présenterai devant lui
afin d'être admis dans le royaume des cieux. »
Honorius fut indigné d'une semblable réponse,
ainsi que tous les ecclésiastiques romains qui étaient
présents, et il s'emporta contre l'abbé, l'appelant
schismatique, hérétique et antechrist ; il le fit mettre
à la porte de la salle. Ensuite on demanda à ceux
qui avaient accompagné ce moine s'ils voulaient imi-
ter sa conduite ou se mettre en devoir de faire
amende honorable devant le saint-siége, afin d'être
relevés des censures qui avaient été prononcées contre
eux. Tous déclarèrent qu'ils étaient prêts à donner
une entière satisfaction au saint-père, et ils se pré-
sentèrent au palais de Latran, nu-pieds, couverts de
cendres, se frappant la poitrine et criant miséri-
corde. On prononça sur eux l'absolution, et ils furent
admis à plaider leur cause : le prieur Matthieu parla
le dernier en faveur de l'abbé Pierre, et il se fit re-
marquer par sa profonde érudition et par son élo-
quence. Après les plaidoiries le pape se retira avec
ses cardinaux en conseil privé pour délibérer sur
l'affaire. Au bout de quehjues heures ils rentrèrent
tous dans la grande salle, et l'évêque de Porto pro-
nonça la sentence suivante : « La sainte Eglise ro-
maine dépose à perpétuité de toute dignité et de
toute fonction ecclésiastique, Pons, l'usurpateur, le
sacrilège, le schismatique et l'excommunié ; elle res-
titue l'église de Cluny, les moines et tout ce qui est
dépendant du couvent à l'abbé Pierre, ici présent,
qui en avait été injustement dépouillé. »
Ce jugement fut vivement applaudi des assistants;
et aussitôt ceux qui s'étaient séparés de Pierre vin-
rent lui faire leur soumission : ainsi fut éteint le
schisme qui avait scandalisé la sainte abbaye de
Cluny. Pons seul voulut protester contre la décision
des Pères; alors on l'enferma dans une tour, où il
mourut quelques mois après d'une maladie conta-
gieuse et dans l'impénitence finale. Néanmoins le
pontife le fit enterrer honorablement, par considéra-
tion pour le froc des moines.
Honorius retint auprès de lui le prieur Matthieu,
dont il avait admiré le talent, et il le créa évèque
d'Albane ; cette nouvelle dignité ne changea pas les
habitudes du religieux ; il continua sa vie sobre et
chaste du couvent au milieu du faste de la cour de
Rome, malgré les sarcasmes du pape, qui tournait
en dérision la sainteté du prélat, l'appelant son ana-
chorète et le gourmandant de ce iju'il n'avait pas,
comme les autres évêques romains, des maîtresses,
des palais et des chevaux.
36
HISTOIRE DES PAPES
A peine la dispute dos moines de Cluny ùtait-elle
terminéi', qu'un nouveau schisme éolalait dans une
autre abbaye célèbre, le monastère du Mont-Gassin ;
celte fois, le pape était l'auteur de cette collision
déplorable. Pendant qu'Honorius n'était encore que
simple évoque d'Oslie, fuyant la persécution de l'an-
lipape Grégoire VIII, il était venu se réfugier dans
ce couvent, et avait prié labbé Orderise II de lui
accoinler pour asile un piieuré dépendant du monas-
tère, ainsi cpie l'avait obtenu Léon de Marquise, son
prédécesseur. Orderise refusa cette demande, dans la
crainte que par la suite les prélats d'Ostie ne se pré-
valussent d'un tel précédent pour s'emparer de ce
cloître. Lambert s'était retiré furieux, et depuis il
avait voué à l'abbé une haine implacable.
Aussi dès le lendemain de son avènement au pon-
tificat, n'eut-il rien de plus pressé que de faire de-
mander à Orderise une somme considérable pour les
besoins de l'É-îlise romaine : celui-ci, qui était car-
dinal, répondit aux envoyés du pontife que n'ayant
pas participé à l'élection de leur maître, il ne devait
point contribuer à son entretien. Honorius, exaspéré
par cette nouvelle insulte, fit sommer l'abbé d'avoir
à comparaître immédiatement devant lui au château
de Fumone, où il se trouvait avec une cour nom-
breuse; et là, en présence de ses cardinaux, en au-
dience publique, il lui adressa une verte réprimande;
il l'accusa de dissiper les biens du monastère dans
de honteuses débauches, lui reprocha de porter plus
souvent le casque et le glaive que la mitre et la crosse,
et enfin le traita de rebelle, de schismatique, de
païen, et le chassa de l'assemblée.
Non content d'avoir fait subir une semblable hu-
miliation à l'abbé, Honorius, de retour à Rome, sou-
doya de faux témoins qui se présentèrent avec Ade-
nulfe, comte d'Aquin, ennemi mortel d'Orderise, et
affirmèrent devant le conseil du saint-père que labbé,
au mépris des canons, exerçait la papauté dans son
monastère. Aussitôt on envoya l'évèque de Terracine au
Mont-Cassin pour ordonner à l'abbé de venir à
Rome, afin de répondre aux accusations portées contre
lui : Orderise refusa d'obéir. Alors le saint-père as-
sembla un concile, et après avoir appelé trois fois à
haute voix le rebelle, personne n'ayant répondu, il
prononça contre lui une sentence de déposition.
L"abbé/»sans s'inquiéter du décret pontifical, conti-
nua de siéger dans son église la crosse à la main ; ce
qui entraîna son excommunication et celle de tous
ceux qui le soutenaient dans sa rébellion.
Cette dernière censure divisa en deux partis les re-
ligieux et le peuple de la ville de Saint-Germain, dé-
pendante de l'abbaye ; les esprits s'exaltèrent, on
courut aux armes, et après plusieurs combats san-
glants, le peuple s'étant rendu maître du Mont-Cas-
sin, contraignit les moines à chasser Orderise et à
nommer un autre abbé; ceux-ci élurent Nicolas, qui
était le doyen du couvent. Mais le pape, qui n'avait
d'autre intention que celle de s'emparer des richesses
du monastère, désapprouva l'élection qui avait été
faite, sous prétexte que Nicolas avait été promu à la
dignité d'abbé à la suite d'une sédition, et il ordonna
aux Pères de procéder à la nomination d'un nouveau
supérieur qu'il leur désignait.
Nicolas, prévoyant que son règne serait de courte
durée, voulut mettre le temps à profit; il remplit
plusieurs caisses d'argent, et s'embarqua pour la
Grèce avec le trésor du couvent. Sa fuite fut si habi-
lement exécutée, que les moines n'en eurent connais-
sance que lorsqu'il devenait impossible de rejoindre
le voleur.
Honorius fit élever à la place de Nicolas le prévôt
du couvent de Capoue, qui se nommait Seignoret, et
il voulut l'obliger à lui prêter un serment d'obé-
dience ; mais les moines s'opposèrent avec force à
cette nouvelle prétention, qui mettait les chefs du
Mont-Cassin sous la dépendance des évêques de
Rome, et violait ouvertement leurs privilèges. Le
saint-père, désespérant de vaincre leur résistance,
consacra enfin le nouvel abbé, et n'exigea de lui
qu'une grosse somme d'argent.
Peu de temps après, Guillaume, duc de la Pouille,
étant mort sans enfants, Roger, comte de Sicile, son
grand-oncle et son héritier, vint à Salerne pour se
faire reconnaître comme prince souverain par les
habitants, et pour se faire sacrer par Alfane, évêqne
de Capoue; ensuite il se rendit à Reggio, où il fut
proclamé duc de la Pouille ; après quoi il retourna
en Sicile. Sa vanité n'étant pas encore satisfaite du
titre de duc, il envoya des ambassadeurs chargés de
riches présents pour le pape Honorius, afin d'obte-
nir le titre de roi et l'investiture par l'étendard des
provinces que Guillaume avait possédées, promet-
tant, pour cette faveur, d'abandonner au saint-siége
les villes de Troie et de INIontefosco.
Le pontife, qui depuis longtemps aspirait à la pos-
session des provinces de la Pouille et de Capoue,
profila de cette démarche du prince pour établir en
principe que Roger n'était pas légitime héritier des
Etats de son neveu, puisqu'il en avait pris posses-
sion avant d'avoir reçu l'investiture par le saint-
siége, et il repoussa ses deux demandes.
Roger, indigné de cette réponse, qui dévoilait
toutes les vues ambitieuses de la cour de Rome, ré-
solut de punir le poniife; aussitôt il leva des trou-
pes, envahit le territoire de Rénévent, et s'avança
jusqu'à la campagne de Rome, en dévastant tous les
domaines de l'ÉgUse.
De son côté, Honorius, jugeant que le moment
était favorable pour s'emparer de la Pouille, se ren-
dit à Capoue, où il sacra le prince Robert, qui avait
pris des engagements secrets avec le saint-siége.
Après la cérémonie, le pape fit une harangue au
peuple ; il représenta Roger comme l'ennemi de la
religion; il s'étendit sur les maux qu'il avait fait
" souffrir aux fidèles, et jura, avec d'horribles impré-
cations, que jamais il ne le recevrait en grâce ; il
termina son discours en versant un torrent de lar-
mes, et implorant d'une voix lamentable le secours
des assistants pour sa défense et pour celle de l'E-
glise. Honorius promit à ceux qui mourraient dans
cette expédition une indulgence plénière, et une in-
dulgence simple à ceux que la mort aurait épargnés.
En dépit des foudres ecclésiastiques, Roger con-
tinuait toujours sa marche à travers la Pouille, mais
en se retirant dans les montagnes, et en évitant
l'armée du pontife, qui était supérieure en nombre à
la sienne : le duc espérait par cette tactique fatiguer
les troupes du pape, qui étant entièrement compo-
HONORIUS II
37
sées de nouvelles recrues, ne pourraient résister
longtemps aux fatigues des marches et contre-mar-
ches. Ce qu'il avait prévu arriva ; les partisans du
saint-père, lassés de tenir la campagne, mun(|uant
de vivres et de vêtements, furent obligés de se dis-
perser et de retourner dans leurs foyers. Honorius,
voyant son armée presque réduite aux seules Landes
de Robert de Capoue, par la désertion de ses soldats,
se détermina à regagner Bénévent. Roger à son tour
reprit l'ofl'ensive et le bloqua dans la place. Après
quelques jours de tranchée ouverte, il fit sommer le
pape d'avoir à se rendre prisonnier ou de lui accor-
der l'investiture de la Fouille : le saint-père, devant
un danger aussi imminent, oublia les serments qu'il
avait faits de ne jamais le recevoir en giâce ; il lui
envoya l'étendard, sa bénédiction, des indulgences à
volonté, et la paix fut signée le 22 août 1128.
A son retour à Rome, Honorius trouva les ambas-
sadeurs d'Etienne de Senlis, chancelier de France,
qui depuis quatre années avait été élevé à la dignité
de métropolitain de Paris ; ils étaient cliargés de
porter au pape les plaintes do leur maître contre le
roi Louis le Gros, qu'il accusait de soutenir les dé-
sordres du clergé français, pour en retirer des béné-
fices honteux au préjudice de la liberté ecclésiasti-
que. Etienne accusait même le prince de s'être
emparé des biens de son Eglise, et d'avoir voulu le
faire massacrer par des soldats au moment où il
sortait de son palais.
Honorius réponJit à Etienne de Senlis qu'il devait
lancer immédiatement contre le souverain un décret
d'anathème, et mettre le royaume de France en in-
terdit. Le métropolitain obéit au saint-siége, et en-
traîna dans son parti révêi(ue de Sens et un grand
nombre de prélats.
ElVrayé des conséquences d'une révolte du clergé,
le roi envoya aussitôt à Rome des ambassadeurs
chargés de riches présents, qui aclietèient du saint-
siége l'absolution de son anathème et la suspension
de l'interdit ; après quoi il put continuer ses persécu-
tions contre Etienne et ses dilapidations dans leséglises.
Saint Bernard et GeolVroi, évêqiie de Chartres,
adressèrent des lettres éloquentes à la cour d(' Rome
sur le même sujet, mais elles lestèrent sans réponse.
Etienne de Senlis comprit que la justice de sa cause
serait toujours méconnue s'il n'appuyait ses plaintes
d'une forte somme d'argent ; il rassembla alors
toutes ses ressources, vendit les calices de son église,
emprunta à des juifs sur les ornements sacrés de la
métropole, et fit porter à Rome une somme de quatre
mille deniers d'or en échange de la protection du pape.
En effet, Honorius ne résista pas à un argument
aussi concluant ; il accorda à Etienne l'autorisation
d'assembler un concile à Reims, afin de juger le roi
de France, et de l'anathématiser au nom de l'Apôtre,
s'il refusait de lui rendre les biens qu'il lui avait
enlevés. Louis le Gros ne voulut pas une seconde
fois renchérir sur l'évêque de Paris ; il comprit que
le mieux dans cette affaire était de s'entendre avec
lui, et la paix fut conclue entre eux sans l'interven-
tion du pontife.
Quelque temps après, le saint-père tomba grave-
ment malade ; et comme il sentait la mort appro-
cher, il se fit porter au monastère de Saint-André,
où il rendit l'âme le 14 février 1130. Ses restes fu-
rent déposés dans l'église de Latran.
38
HISTOIRE DES PAPES
"■^"
Double élection d'un pape et d'un antipape. — Histoire des deux pontifes. — Sclusme dans l'Église romaine. — Lettres de l'anti-
pape Anaclet. — Légats d'Anaclet. — Il conclut une alliance avec Roger, roi de Sicile. — Innocent II se réfugie en France
et implore le secours des seigneurs. — 11 est reconnu pontife li^gitime en Allemagne. — Le pape vient à Saint-Denis. — Con-
cile de Reims. — .\naclet est excommunié. — Le pape accorde des privilèges au monastère de Citeaux. — Son retour en Italie
à la suite d'une armée étrangère. — Innocent est inslallé au palais de Lutran par l'empereur d'Allemagne. — Couronnement
de Lothaire. — Concile de Pise. — Saint Bernard est envoyé à Milan comme ambassadeur. — Retour de Lothaire en Italie.
Les moines du Mont-Cassin se soumettent à Innocent II. — Différends entre le pape et l'empereur. — Mort de l'antipape et fin
du schisme. — Concile général de Latran. — Lti paix est conclue entre le roi Roger et le pape. — Schismes des Grecs et con-
férences pour leur réunion. — Histoire d'Arnaud de Brescia, de sa doctrine et de sa condamnation. — Mort du pontife.
Les cardinaux et les principaux citoyens de Rome
voyant Hononus à toute extrémité et désirant pré-
venir les désordres qui avaient lieu à l'élection des
pontifes, convinrent de s'assembler secrètement dans
l'église de Saint-Marc, et de procéder tous ensemble,
suivant les canons, à la promotion d'un nouveau
pape. Mais le chancelier Aimeri et quelques autres
cardinaux de sa coterie, craignant de perdre l'in-
fluence qu'ils avaient obtenue dans le gouvernement
de l'Eglise, sous Honorius, résolurent de nommer
un pontife qui leur fût dévoué, et qui leur conservât
leurs honneurs et leurs dignités. A cet effet, dès
qu'Honorius eut expiré, et avant même de publier
sa mort, ils se hâtèrent de choisir pour son succes-
seur Grégoire, cardinal de Saint-.\nge, et l'ayant
revêtu des ornements pontificaux, ils le conduisirent
au palais de Latran, et le proclamèrent chef suprême
de l'Église, sous le nom d'Innocent II.
A leur tour, les seigneurs romains, les autres car-
dinaux et les évèques, furieux de cette insigne four-
berie, se réunirent avec le peuple dans l'église de
Saint-Marc, et élevèrent Pierre, cardinal de Sainte-
Marie de Trastevère, à la dignité de souverain pon-
tife, sous le nom d'Anaclet II.
Platine cherche à démontrer que cette seconde
élection n'eut pas lieu immédiatement, mais seule-
ment quelques mois après, à l'occasion de la guerre
que le pape voulut faire au duc Roger, qui revendi-
quait le titre de roi de Naples et de Sicile, ainsi que
la puissance sacerdotale et politique sur ces deux
provinces, en vertu du privilège accordé par Urbain II
au comte de Sicile.
« Innocent, ajoute- t-il, non-seulement se refusa
aux prétentions de Roger, mais encore il entreprit
de lui enlever la ville de Naples. C'était chose fort
ordinaire pendant ce siècle que de voir les papes à la
tète des armées, plonger leurs mains cruelles dans le
sang des chrétiens afin de satisfaire leur insatiable
ambition. Mais cette expédition ne ftit pas heu-
reuse, et le saint-père, battu en rase en campagne,
tomba, avec trois de ses cardinaux, au pouvoir du
comte, qui les retint prisonniers jusqu'à ce que le
pape se fût décidé à lui donner la couronne royale de
Sicile et de Naples. Ce fut pendant la captivité d'In-
nocent que les Romains élurent le pape Anaclet II. . . . »
Cette version est peu vraisem]>lable, (t il nous a
été impossible de retrouver les chroniques auxquel-
les Platine l'a empruntée.
INNOCENT II
39
Innocent II avait été dans ses premières années
moine à Saint-Jean de Latran, ensuite abbé du cou-
vent de Saint-Nicolas et Saiiit-Priniitir, fjui était si-
tué bors de l'enceinte de Rome. Plus lard Urbain II
l'avait ordonné cardinal-diacre, et Calixlc II l'avait
envoyé en France, avec le titre de légat. Arnall'
affirme qu'il montra toujours une extrême réj^ularité
dans ses mœurs, et qu'il joignait à une grande atTa-
hilité. de la douceur, de l'éloquence et une luiniilité
évangélique. D'après cet blstorien. Innocent, pour
faire cesser le schisme, voulut renoncer deux lois au
pontificat ; mais les cardinaux qui l'avaient élu l'em-
pècbèrent de donner suite à ses bonnes intentions.
Anadet, l'antipape, était petit-fils d'un juif con-
verti qui avait été baptisé par le pape Léon IX : ce
juif, par ses talents et par ses grandes richesses, de-
vint très-puissant à la cour de Rome; son lils Pierre
de Léon augmenta encore son crédit et sa réputation
en servant utilement le saint-siége dans la querelle
des investitures. Pour le récompenser, les papes lui
donnèrent le gouvernement de la tour de Crescence
ou château Saint-.\nge, et accrurent sa fortune en lui
faisant épouser l'héritière d'une des plus puissan-
tes familles de Rome. De son mariage, Pierre de
Léon eut plusieurs enfants, dont l'aîné fut Ana-
clet ; il le destina à la carrière des lettres, et l'en-
voya en France faire sus études à l'université de Pa-
ris qui jouissait d'une grande réputation.
Après quelques années passées dans les écoles, le
jeune Anadet se sentant appelé à la vie religieuse,
se rendit auprès de l'ajjbé de Gluny, qui l'admit au
nombre de ses moines. Dans la suite, à la prière do
son ]ière, Pascal II le rappela à sa cour et le créa
cardinal ; enfin, sous le pontificat de Galixte, il fut
envoyé en Fiance avec Grégoire en qualité de légat,
et il montra dans plusieurs conciles un caractère im-
périeux qui faisait prévoir ce qu'il serait par la suite.
En effet, aussitôt qu'il eut été nommé pontife, il
poursuivit à outrance son compétiteur, le chassa des
terres de l'ÉglLse, et l'obligea ù se réfugier chez les
Frangipanes, dont les forteresses mettaient l'infor-
tuné Innocent à l'abri de sa colère. L'antipape ne
pouvant forcer son ennemi dans ces retraites inac-
cessibles, tourna sa rage contre les Romains ; il
chassa le cierge de l'église de Saint-Pierre, lit enle-
ver les ornemeuts sacrés, ainsi que les statues d'or
et d'argent, et mit au pillage la basilique de Sainte-
Marie Majeure et les autres temples qui passaient
jiour les plus riches. El comme il ne trouva point de
chrétiens assez impies pour porter une main sacrilège
sur les tabernacles, il appela à son aide les anciens
coreligionnaires de sa famille et leur fit briser les
patènes, les calices, les crucifix, qui furent converlis
en monnaies d'or et d'argent.
Ces déprédations augmentèrent considérablement
sa fortune particulière, qui provenait soit de l'héri-
tage de son père, soit des exactions qu'il avait com-
mises à la cour de Rome ou dans ses légations ;
alors il put faire des largesses à ses partisans et
soudoyer des assassins.
Innocent l'ut bientôt forcé d'abandonner l'Italie
pour éviter de tomber au pouvoir de son cruel en-
nemi; il s'embaripi.i secrètement sur le Tibre avec
]i!usieurs caM^naux, gagna rapidement Ostie, et de
là se rendit à Pise, où il fut reçu avec tous les hon-
neurs dus à sa dignité. Le saint-père demeura quel-
que temps dans cette dernière ville pour régler les
;ill'aires ecclésiastiques de la Toscane, et pour choisir
des ambassadeurs qu'il envoya auprès des rois d'Al-
lemagne et de France, afin de leur donner connais-
sance du schisme qui avait éclaté dans la ville sainte.
De son côté, Anaclet déployait toutes les ressour-
ces de sa politique, et prodiguait les plus lâches
flatteries aux princes et aux seigneurs pour se faire
reconnaître comme pontife légitime, ^'oici la lettre
qu'il adressait à Lothaire II, successeur do Henri 'V,
après lui avoir rappelé l'ancienne amitié qui unissait
leurs familles : « Cher prince, nous avons été élu
canoniqueiuent et sacré par l'évèque de Porto, de-
vant l'autel de saint Pierre, en présence des autres
prélats, aux yeux de tous et avec une grande solen-
nité ; tandis que les schismatiques ont élu leur pape
dans les ténèbres et ont été forcés de s'enfuir de
Rome pendant la nuit, pour cacher leur honte, et afin
d'éviter la colèie du peuple. Aussi, comme nous avons
été choisi au grand jour par tous les Romains, clercs,
ou la'iques, nous exerçons librement les fonctions
pontificales, et nous consacrons sans difficulté des
évèques et des cardinaux. N'accordez donc pas votre
confiance à l'ex-chancelicr Aimcri, ce prêtre voleur,
impudique et simoniaque ; ne croyez pas non plus
aux belles paroles de Jean de Crema, qui est un
homme infâme, un véritable nicola'ite ; mais laissez-
vous convaincre par la voix du peuple, qui nous dé-
signe comme le seul, le véritable, le légitime suc-
cesseur de l'Apôtre. »
Il joignit à sa lettre une bulle du clergé de son
parti, souscrite par vingt- sept cardinaux, par les ar-
chiprêtres, les abbés, le primicier et les évêques
sull'ragants de Rome : « Nous vous écrivons, di-
saient-ils, ainsi qu'aux autres princes d'Orient et
d'Occident, pour dissiper les calomnies des schis-
matiques qui accusent le pontife Anaclet II de n'a-
voir pas été élu cauoniquement, et de s être emparé
du saint-siége par brigue, simonie, violence ou avec
effusion de sang. »
Dans l'embarras où se trouvait Lothaire de con-
naître lequel des deux papes était l'usurpateur, il prit
le sage parti de ne répondre àpersonne. .\nack't, con-
trarié de son silence, lui fit adresser de nouvelles lettres
parle préfet et parles principaux seigneurs de Rome,
au nom de toute la ville ; il se plaignait du mépris
([ue Lothaire témoignait pour le saint-siége en n'a-
dressant pas de réponse à ses lettres, et il l'enga-
geait à le prendre sous sa protection, s'il désirait
lui-même être reconnu empereur des Romains.
En même temps que l'antipape cherchait à s'assu-
rer l'appui de l'Allemagne, il envoyait en France
Othon, évèque -de Todi, avec le titre de légat et
chargé de plusieurs lettres dans lesquelles il rappe-
la'it au roi l'amitié dont il l'avait honoré dans son en-
fance, et les soins affectueux dont il l'avait comblé.
Un autre légat, Grégoire, diacre-cardinal, avait mis
sion de se rendre en .aquitaine, pour remet In' à l'abbé
et aux moines de Gluny les sentences (ranathèiiic
prononcées contre ceux qu'il appelait schismatiques,
c'est-à-dire contre tous les clercs et les la'ùjues qui
refusaient de reconnaître son autorité. Eiilin. d'au-
«0
HISTOIRE DES PAPES
Anaclet attaque Tantif ape dans les forteresses des Frangipanes
très ambassadeurs avaient été envoyés à Jean Com-
nène, empereur d'Orient, et à l'évèque de Drivasto,
en Albanie, ainsi qu'au roi de Jérusalem.
Mais toutes ces ambassades furent sans résultat
favorable. En Italie seulement les intrigues d'Ana-
clet eurent un plein succès; la plupart des seigneurs
lui prêtèrent serment d'obédience et de fidélité; et il
conclut même une alliance avec le duc Boger, auquel
il donna sa so.'ur en mariage, lui accordant le titre
de roi de Sicile et le droit de se faire couronner par
les métropolitains de son royaume. Il lui abandonna
en outre la principauté de Capoue et la seigneurie
de Naples; et il autorisa l'archevêque de Palerme à
sacrer les prélats de Syracuse, de (iirgenli, de Ma-
zare et de Gatane, sans l'approbation de la cour de
Rome. Cette bulle esldu 27 septembre 1130, et forme
le premier titre authentique de la royauté de Sicile.
Pendant que l'antipape, soutenu par les armes de
son beau-frère, se faisait reconnaître de gré ou de
force dans toutes les provinces de l'Italie, Innocent
s'était de nouveau embarqué à Pise et se dirigeait
sur les côtes de France. Il débarqua à Saint-Gilles,
en Provence, et de là se rendit à Viviers, ensuite au
Puy en Auvergne, et enfin à Clermont, où iltiut un
concile auquel se trouvèrent Éribert et Conrad, ar-
chevêques de Munster et de Saltzbourg. Le j)ape vint
également à Cluny pour remercier les moines, qui
lui avaient envoyé à son débarquement soi.xante che-
vaux avec les équipages convenables pour lui et ses
cardinaux. Innocent demeura onze jours dans cette
oiiulente retraite, et il fit la dédicace d'une nouvelle
église que l'on venait de construire en l'honneur de
l'apùtre saint Pierre. Cette réception golennelle des
religieux de Cluny lui donna une grande prépondé-
INNOCENT II
41
rance dans toute la France et raèrae dans l'Allema-
gne, où son élection fut jugée canoni(iue.
A l'époque du séjour du saint-pèn- dans l'abbaye
de Cluny, le roi Louis envoya Suger,alibé de Saint-
Denis, pour lui présenter ses premiers compliments ;
ensuite il vint lui-même avec la reine et les princes
jusqu'à Saiut-Benoit-sur-Loire, au-devant du pon-
tife. Dès que le prince eut aperçu Innocent, il
descendit de cheval, se prosterna à ses pieds, lui
jura obéissance et protection, et s'ei gagea par ser-
ment à renverser les ennemis de l'Église et à exter-
miner les scliisraatiques.
Saint Bernard, le célèbre abbé de Cîteaux, fut alors
envoyé à la cour de Henri d'Angleterre, afin de le
déterminer à reconnaître Innocent : le pieux moine
fut accueilli avec une extrême froideur qui lui lit
comprendre que les prélats anglais, corrompus
par l'or d'Anaclet , a-
vaient déjà etlrayé le roi
en le menaçant d'une
damnation éternelle. En-
fin Bernard parvint à
rassurer les scrupules
du prince par ses raison-
nements , et dans une
dernière audience', il a-
cheva de le convaincre
en lui disant : « Que re-
doutez-vous , seigneur ?
Est-ce de brûler dans la
géhenne pour avoir re-
connu le pape ? Soyez
sans crainte, songez seu-
lement à obtenir de Dieu
le pardon de vos autres
péchés; je prends celui-
là sur mon compte. »
Le roi d'.\ngleterre ne
trouva rien à répondre,
et raconnut aussitôt le
pontife. Dès le lende-
main il réunit un cor-
tège imposant et se ren-
dit jusqu'à Chartres à
ia rencontre d'Innocent.
Tout avait été prévu
pour cette première en-
trevue; Henri, suivant l'exemple du souverain de
France, se prosterna aux pieds du saint-père, lui
jura obéissance filiale en son nom et au nom de ses
peuples ; ensuite il le conduisit triomphalement dans
la ville de Rouen, où le pape reçut des présents con-
sidérables du roi, des seigneurs et des juifs. Pen-
dant son séjour à Rouen, le saint-père reçut de son
légat Gauthier, métropolitain de Uavenne, les actes
, du concile de Wii tzbourg. qui l'instruisaient de la
tournure favorable de ses aflaires en Allemagne, et
en même temps une lettre du roi Lothaire et des
prélats de son royaume, qui le faisaient prier de se
rendre à Liège pour présider une assemblée d'évè-
ques et de seigneurs saxons, allemands, bavarois et
lorrains, indiquée pour le 22 mars 1131.
se«e:
du prince, qig^
Lotliaire empereur d'Allemagne
Innocent se«^udit immédiatement à l'invitation
înt à sa rencontre à trois milles de
Liège, avec la reine son épouse, et suivi d'un nom-
breux cortège de prêtres et de nobles. On raconte
même que Lothaire accompagna le pontife jusqu'à
la cathédrale, tenant d'une main une verge pour écar-
ter le peuple, et de l'autre conduisant son cheval.
.-Vprès la célébration de l'office divin, le pape se ren-
dit au concile pour présider les séances ; mais Lo-
thaire, qui avait l'intention de profiter de la division
de l'Eglise pour reconquérir le droit des investitu-
res, voulut avant tout qu'on mît cette importante
affaire en délibération, et il pressa le saint-père de
restituer à sa couronne un privilège qui avait été ar-
raché à l'empereur Henri par la nécessité des cir-
constances.
A cette proposition, les cardinaux et le pontife lui-
même |)àlirent, craignant d'être tombés à Liège dans
un péril plus grand que celui qu'ils avaient heureuse-
ment évité à Rome : tous
gardèrent le silence et
courbèrent la tête. Saint
Bernard seul, indigné de
la lâcheté du pape, prit
la parole ; il remontra
Qj^ . au roi de Germanie les
>j^s^ : ■.. ■; dangers d'une nouvelle
lutte entre l'autel et le
Irône, et lui représenta
avec force qu'il commet-
tiait un crime irrémis-
sible en asservissant les
pjglises et en contrai-
Ljnant les prélats à de-
venir simoniaques. Lo-
thaire, ébranlé par l'élo-
quence du moine, se
désista de ses préten-
tions, exigeant seulement
du saint-père la promes-
se de le couronner em-
pereur dans la cathé-
drale de Rome.
Toutes les conven-
tions ayant été arrêtées
et signées, le concile ter-
mina ses séances, et
Innocent reprit la route
de France pour célébrer
les fêtes de Pâques à Saint-Denis, comme il en avait
pris l'engagement. Suger alla le recevoir en proces-
sion à la tète de sa communauté ; et le jeudi saint
le p pe officia solennellement.
Trois jours après. Innocent accomplit une céré-
monie magnifique qu'on appelait les largesses du
presbytère. Voici les détails de cette journée tels
que nous les "trouvons dans les chroniques de Su-
ger : « Le dimanche, aussitôt que l'aube parut, le
pape sortit mystérieusement de l'abbaye et se rendit
à Saint Denis de l'Estrèe avec sa suite. Tous les
cardinaux étaient revêtus de leurs ornements ro-
mains ; le iKijie, coiffé d'une tiare brodée et ornée
d'un cercle d'or enrichi de pierreries, s'avança
monté sur un cheval blanc couvert d'une housse
écarkite ; les cardinaux, vêtus de leurs manteaux
violets, le suivaient deux à deux, montés sur des
94
dâ
HISTOIRE DES PAl'ES
chevaux dont les guides et les housses élaienl d'une
blanclieur éblouissante; venaient ensuite les barons
vassaux de l'église de Saint-Denis, et les cliàlelains,
t|ui marchaient à pied et servaient tour à tour d'é-
cuycrs au pontife. Des hérauts d'armes le précé-
daient avec de grandes corbeilles remplies de pièces
d'or et d'argent, qu'ils jetaient ahoudamment à la
foule qui se pressait autour du cortège.
« Lorsi[ue le pape fut proche de Saint-Denis, les
nobles, les principaux magistrats de Paris, et même
les rabbins et les plus riches d'entre les juifs, s'a-
vancèrent à sa rencontre pour lui rendre liommage ;
ainsi entouré, il arriva par des rues tapissées et jon-
chées de fleurs à la grande église, où étincelaient de
tous côtés l'or, l'argent et les pierreries. Innocent
célébra solennellement la messe, assisté par l'abbé,
donna la bénédiction au peuple, et retourna au mo-
nastère avec son maguiliquc cortège. Tous les murs
du couvent étaient ornés de riches tentures, et les
salles avaient été transformées en réfectoires pour
recevoir les convives ; on mangea d'abord l'agneau
pascal, étant à demi couchés à la manière antique ;
ensuite le festin s'acheva selon l'usage usité dans
les cérémonies ordinaires. »
Après les trois jours de Pâques, le pape vint à
Paris pour rendre au roi ses actions de grâces et lui
demander l'autorisation de parcourir la France. Cette
permission lui ayant été accordée, le saint-père se mit
immédiatement en voyage; sur sa route, il rançonna
impitoyablement les églises et les monastères, sous
prétexte que les tonsurés devaient subvenir aux dé-
penses de sa cour; déjà son avidité menaçait de rui-
ner entièrement les provinces méridionales, lorsque,
heureusement pour les peuples, il fut arrêté dans le
cours de ses exactions par la mort de Philippe, lils
aîné du roi, qui venait de succomber aux suites d'une
chute de cheval, à l'âge de quatorze ans. Le monar-
que écrivit au pontife qu'il eût à revenir aussitôt sur
ses pas pour convoquer un concile général à Reiras,
et sacrer solennellement Louis, son second fils.
Innocent obéit au prince, et fixa le jour de cette
assemblée au 18 octobre de la même année. La réu-
nion fut composée de treize métropolitains, de deux
cent soixante-trois évêques, et d'un grand nombre
d'abbés, de clercs et de moines français, anglais, al-
lemands et espagnols. D'abord le pape fit approuver
son élection dans le concile, et excommunia Anaclet ;
ensuite il décréta dix-sept canons de discipline ec-
clésiastique qui n'offraient rien d'important. A la
seconde séance, Louis le Gros entra dans l'assemblée
accompagné de son parent, le sénéchal Raoul, comte
de Vermandois, et de plusieurs autres seigneurs du
royaume; il exjdiqua en peu de mots l'accident fu-
neste qui lui avait enlevé le prince Philippe, son fils
aîné, et supplia l'assemblée de procéder au couronne-
ment de son autre, fils. Le saint-père répondit au
prince en l'exhortant à se soumettre à la volonté im-
muable du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs ;
après quoi il donna l'onction royale à Louis, second
fils du monarque français.
A la fin de la cérémonie, l'archevêque de Magde-
bourg présenta au pontife des lettres de Lothaire,
par lesquelles ce prince déclarait qu'il était disposé à
envahir l'Italie. Hugues, métropolitain de Rouen, re-
mit également les lettres d'obédience du roi Henri
d'.Vngleterre, et les ambassadeurs espagnols vinrent
oITrir des lettres serablaliles écrites par les deux sou-
verains de la péninsule Ibérique. Innocent accueillit
ces marques de soumission avec une feinte humilité,
et répondit aux ambassadeurs des différents souve-
rains, qu'il se préparait à rentrer en Italie pour leur
obéir.
Néanmoins avant de passer les Alpes, comme le
saint-père connaissait le pouvoir de l'or sur le clergé
romain, il se décidai faire encore quehpies nouvelles
tournées dans les monastères ])our les mettre à con-
tribution. A cet effet, il se rendit à Glairvaux, où il
fut reçu avec un grand respect par les moines, qui
étaient venus à sa rencontre, pauvrement vêtus et
portant une croix de bois. Cette ostentation de pauvreté
mécontenta Innocent ; et sa déception fut encore plus
amère lorsqu'il vil l'église sans ornements, les salles
du couvent, les réfectoires, les dortoirs dégarnis de
meubles, et lorsqu'on lui eut dit que l'or et l'argent
étaient proscrits de cette retraite. On servit aux car-
dinaux de la suite du pape du pain noir, du lait, des
herbes, et l'on réserva pour le saint-père quelques
poissons cuits à l'eau, qui étaient regardés par les
bons religieux comme un mets très-recherché. Aussi
Innocent ne fit-il pas un long séjour dans l'abbaye;
le jour même il se rendit à Cluny, et célébra la fête
de la purification de Notre-Dame; le lendemain il
confirma les privilèges de ce monastère, particulière-
ment l'immunité du lieu, qui le garantissait des vio-
lences des seigneurs. Il accorda également à saint
Rernard pour l'ordre de Cîteaux, et en considération
des services que l'abbé lui avait rendus, une nouvelle
charte conçue en ces termes : « Nous défendons sous
peine d'anathèrae à tous les chrétiens, quel que soit
leur rang, d'exiger ou même de recevoir de vous et
de vos frères les dîmes des terres que vous cultivez de
vos mains, ni les dîmes de vos bestiaux, déclarant
votre congrégation entièrement affran^îhie d'une telle
sen'itude. » •
.•\.vant de quitter la France, Innocent imposa à
tout le clergé une espèce de tribut, sous le nom de
cueillette, pour l'œuvre pieuse de la conquête du
trône apostolique. Enfin le saint- père entra en Lom-
bardie par les montagnes de Gênes, et vint à Plai-
sance, où il convoqua en concile les prélats de cette
province, en attendant l'arrivée des troupes du roi
Lothaire : l'assemblée confirma l'élection d'Innocent,
et les prélats lui prêtèrent serment d'obéissance et
de fidélité. Dès que le pape eut appris que Lothaire
avait pénétré en Itahe, il poursuivit son chemin, en-
tra dans la Toscane et vint s'établir à Pise. Par ses
soins, les habitants de cette dernière ville conclurent
la paix avec les Génois, et jurèrent de se soumettre
à ses décisions relativement aux contestations pour
lesquelles ils étaient en guerre. Saint Bernard, qui
avait suivi le pontife dans ce nouveau voyage, fut en-
core le médiateur de ce traité ; il négocia la paix
avec une extrême habileté, et détermina Innocent,
pour éviter dans l'avenir le retour de leurs discordes,
à ériger la ville de Gênes en métropole, comme
l'était la cité de Pise, et à donner le paliium à l'évê-
que Syrius avec trois prélats de l'île de Corse pour
sulïragants.
INiNOCENT II
ki
Lotliaiie rejoignit le pontile ù Pise, accompagné
seulement de deux mille chevaliers. Malgré la îai-
Jjlesse de cette armée, tous deux se décidèrent à
marcher sur Rome : le premier, impatient de s'as-
seoir dans la chaire de l'Apôtre; le second, impatient
de se l'aire couronner empereur. Après deux journées
de marche, ils campèrent sous les murs de la ville
sainte, près de l'église de Sainte-Agnès, où Thibaut,
préfet, et quelques nobles vinrent les recevoir. Ana-
clet, redoutant une trahison, se retira avec ses parti-
sans dans les châteaux fortifiés de Rome, et aban-
donna le palais de Latran à son compétiteur, qui
vint aussitôt s'y installer. Le lendemain Innocent
procéda au sacre de l'empereur Lothaire et de l'im-
jiératriee Richilde son épouse; mais il fut contraint
d'accomplir cette auguste cérémonie dans l'intérieui-
de la basili([ue dvi Sauveur, parce que l'antipape res-
tait maître de l'église de Saint-Pierre et de la plus
grande partie des quartiers de Rome.
Avant de recevoir la couronne, Lothaire promit par
serment, selon l'usage, de conserver au souverain
pontife et à ses successeurs la vie sauve et les* mem-
bres, de défendre le saint-siége, de maintenir lepape
dans la jouissance des régales de Saint-Pierre, et de
travailler de toute sa puissance à le rétablir dans les
provinces qui lui avaient été enlevées. De son côté.
Innocent s'engagea à ne point excommunier le prince
et à lui abandonner l'usufruit des domaines de la
comtesse Mathilde, pour lui, pour sa lille et pour
son gendre Henri, duc de Bavière. Cet acte est daté
du 8 juin 1133.
Pendant plusieurs mois Anaclet resta enfermé
dans ses tours, d'où il faisait lancer des traits et des
pierres sur les gens de l'empereur, sans permettre
aux siens d'en venir aux mains; il refusa opiniâtre-
ment toute conférence avec le prince, et ne voulut
écouter aucune proposition tendant à lui faire aban-
donner sa dignité. Comme Lothaire n'avait pas assez
de forces pour réduire le château Saint-Ange et les
autres forteresses de l'antipape, ni pour combattre le
roi Roger, qui .s'avançait avec une armée nombreuse
alin de délivrer Anaclet, il fut obligé de reprendre le
chemin de l'Allemagne et d abandonner le saint-père.
Celui-ci ne se trouvant plus en sûreté dans la
ville sainte après le départ du prince, fut obligé de
retoui-ner à Pise, où il assembla un nouveau concile.
Son compétiteur Anaclet fut anathéraatisé pour la
quatrième fois, ainsi que tous ses défenseurs, parti-
culièrement le roi Roger, dont lesjblals furent décla-
rés en interdit. Le pape excommunia également les
Milanais pour les punir d'avoir suivi le parti d'Ana-
clet et de s'être déclarés en faveur de Conrad, usur-
pateur de la couronne d'Italie. Telle est la justice des
princes ! Lothaire avait pardonné au sujet rebelle et
lui avait rendu son amitié; quant à la malheureuse
ville entraînée dans la rébellion, sa perte avait été
jurée.
Les Milanais n'ayant d'autre ressource pour sau-
ver leur ville et leurs fortunes que de faire leur sou-
mission au pape Innocent, se déclarèrent les sujets
de saint Pierre ; ils adress^rent une lettre à saint
Bernard pour le prier d'être médiateur entre .eux et
le pontife, et le supplièrent de venir. à Milan ahn de
lever l'anathème prononcé contre la cité.
Dans sa réponse, labbé de Cîteaux les félicitait de
leur retour à l'unité de l'Eglise, et du désir qu'ils
témoignaient de rétablir la paix dans leur province ;
il s'excusait de no pouvoir se rendre immédiatement
auprès d'eux, et les assurait qu'il viendrait les trou-
ver le plus tôt qu'il lui serait possilile. En ellet,
lorsque tous les actes du concile de Pise eurent été
expédiés dans les divers royaumes d'Orient et d'Oc-
cident, saint Bernard se rendit à Milan, accompagné
de Guy, évèque de Pise, et de Matthieu, prélat d'Al-
bane, pour donner aux habitants l'absolution de
l'anathème cju'ils avaient encouru. Cette cérémonie
fut célébrée avec une grande solennité; les nobles,
le clergé et le peuple entier jurèrent obéissance et
fidélité au souverain ])ontife.
L'année suivante, Lotliaire repassa encore en Ita-
lie, à Isnstigation d'Innocent, pour conférer avec lui
sur les moyens à prendre ahn d'exterminer le parti
d' Anaclet, et surtout pour détacher le roi Roger de
son alliance avec l'antipape. On consulta sur cette
importante affaire saint Bernard, qui était la colonne
de l'Église, et qui avait l'art de faire admettre les
paradoxes les plus étranges comme des vérités in-
contestables. Celui-ci se chargea d'écrire une circu-
laire aux schismatiques, et de ramener le plus grand
nombre des partisans d'Anaclet au saint- père. Toutes
ces intrigues n'eurent pas un grand succès ; mais ce
qui amena la ruine de l'antipape fut le manque ab-
solu d'argent : sa cour devenait déserte ; ses festins
n'étaient plus resplendissants comme aux premiers
jours de sa puissance; ses serviteurs, vêtus pauvre-
ment, paraissaient amaigris par des abstinences for-
cées ; enlin, le triste état de sa maison annonçait sa
décadence prochaine.
Innocent, instruit par ses espions de la pénurie de
son ennemi, prit la résolution de marcher une se-
conde fois sur Rome, et se fit précéder par le gendre
de l'empereur, qui commandait trois mille chevaliers.
Sur son passage, le pape enleva d'assaut les villes
d'Albane, de Bénévent, s'empara même du fameux
monastère du Mont-Gassin, et oliligea les ecclésias-
tiques, les seigneurs, les moines et le peuple de cette
province à lui prêter serment d'obédience.
Pendant cpie le pontife faisait la con([uête de la
Carnpanie, l'empereur chassait Roger de la Pouille et
de la Calabre. Innocent vint le rejoindre avec son
armée dans la ville de Bari, où l'attendaient des
ambassadeurs de Jean Gomnène, empereur d'Oritnt,
qui avaient été envoyés au camp de Lothaire jiour le
féliciter de sa victoire sur le roi de Sicile. ]Mallieu-
reusement pour le saint-père, il se trouva parmi eux
un moine audacieux qui censurait publi<|uement la
conduite d'Innocent, et qui jetait de la déconsidéra-
tion sur sa cour. Dans ses prédications, le religieux
grec soutenait que le pripe était un empereur paiea
et non un évèque chrétien, et afiirmail (jue le clergé
romain était hérétique.
Bernard essaya inutilement de lutter avec le reli
gieux : celui-ci se tourna contre le saint abbé lui
même, et lui demanda pour quel motif il avait aban
donné son couvent, au lieu de se consacrer uniquement
à la prière, et de renoncer au monde pour vivre dans
la solitude comme il en avait fait le vœu; il lui re-
procha sa vie des camps, au milieu de? combats, des
kk
HISTOIRE DES PAPES
festins, des désordres; il l'accusa de ]>iévancalion,
d'adultère et de sodomie. « Quoi donc ! moine mau-
dit, lui disait-il. tu oses défecdre ce pape, dont les
mains armées d'un glaive impie se rougissent cna([ue
jaur du sang de ses frères; et au lieu d'aiiathéraati
ser un pareil scélérat, qui veut usurper le saint-
siége, tu es le premier à te lever pour couvrir son
infamie par tes mensonges sacrilèges »
Plusieurs historiens affirment c[ue l'empereur,
ébranlé par les déclamations du moine grec, avait
résolu d'abandonner la défense du pontife pour em-
brasser celle de son compétiteur; mais tout à coup
il fut saisi d'un mal inconnu, qui l'emporta en deux
jours. L'empereur avait été transporté dans une chau-
mière, près de la ville de Trente ; il y mourut dans
la nuit da 3 au 4 décembre 1137.
Lorsque cette nouvelle fut connue, Roger rjtssem-
bla à la hâte une nouvelle armée, ^frahit une seconde
fois la Pùuille, mit tout à feu et à sang, saccagea les
villes, pilla les églises, et passa au lil de l'épée tous
les habitants de Capoue. Ensuite il marcha sur Bé-
névent, qui fit sa soumission, et reconnut de nou-
veau l'antipape ; mais Anaclet n'eut pas la satisfaction
de voir son triomphe ; et pendant que son protecteur
s'avançïit sur Rome à marches forcées, il mourait
empoisonné. Il fut enterré secrètement par ses amis,
qui empêchèrent ainsi qu'Innocent ne poursuivit sa
vengeance sur le cadavre de sa victime.
Arnulphe représente l'antipape comme un infâme,
souill-^ des plus grands crimes ; il l'accuse de toutes
sortes d'excès et de débauches, et même d'inceste
avec sa sœur, la femme de Roger. Après sa mort, les
scbismatiques, par ordre du roi de Sicile, élurent
souverain pontife le cardinal Grégoire ; mais bientôt
ils renoncèrent à leur scliisme pour éviter le sort de
l'infortuné Anaclet, et vinrent faire leur soumission à
Innocent, qui les reçut en grâce et les combla de
présents. Le nouvel antipape, abandonné de tous les
siens, quitta à son tour le camp de Roger pendant la
nuit, et %'int trouver saint Bernard pour le prier
d'obtenir sa grâce ; l'abbé le conduisit aussitôt au
palais d'Innocent, qui lui pardonna le passé et le
rétablit dans sa première dignité.
Ainsi finit le schisme, le 29 mai 1138 : les luttes
entre les papes avaient duré huit années entières;
elles avaient ensanglanté l'Italie, ruiné la France, et
enlevé à l'Allemagne l'élite de ses peuples. Innocent
était enfin victorieux de ses ennemis et maître absolu
dans Rome !
Son premier soin fut de convoquer un concile
œcuménique, oiî se trouvèrent plus de mille évèques.
Dans cette assemblée on déclara Rome la capitale du
monde, et le pontife le dispensateur suprême des
dignités ecclésiastiques; on confirma les canons du
concile de Reims, et particulièrement celui qui avait
été rendu contre les tournois : les ordinations faites
par l'antipape Anaclet furent déclarées nulles, et le
pape termina les sessions par une sentence terrible
d'e.xcoramunication qu'il rendit contre le roi Roger et
contre tous ses partisans.
Après la tenue du synode. Innocent rassembla
quelques troupes et marcha contre son ennemi, qu'il
rencontra au pied du Mont-Cassin. On envoya de
part et d'autre des députés pour proposer un ti^iité
d'alliance, alin d'éviter l'effusion du sang; mais
comme les négociations traînaient en longueur, le
fils du roi, à la tète de mille chevaux, fit une contre-
marche habile, prit en liane l'armée du pape, et le
fit lui-même prisonnier.
Roger traita le saint-père avec les pins grands
égards, et lui proposa la paix en échange de sa li-
berté : celui-ci n'osant rien refuser au vainqueur,
l'investit par l'étendard du royaume de Sicile, donna
la Pouille à son fils aîné, et la principauté de Capoue
au plus jeune ; les deux princes lui prêtèrent le ser-
ment de fidélité et d'obédience à genoux, suivant
l'usage. Innocent eut ensuite la permission de se
rendre à Bénévent, où il fut reçu comme l'aurait été
saint Pierre lui-même ; enfin il rentra dans Rome le
sixième jour de septembre 1139.
On croit que pendant celte année Léon Styppiot,
patriarche de Gonstantinople, fit condamner dans un
concile les ouvrages hérétiques de Clirysimde, à la
prière de Jean Goranène, qui voulait par cette dé-
marche ramener l'unité entre les Eglises d'Orient et
d'Occident. Mais les Grecs n'en persistèrent pas
moins dans leur haine pour les Latins ; et l'empereur
se trouva entraîné malgré lui dans une guerre contre
les chrétiens d'Occident.
Plusieurs historiens placent à la même époque le
nouvel interdit qui fut lancé contre le royaume de
France à l'occasion de l'élection de Pierre de la
Châtre, archevêque de Bourges, qui s'était fait con-
sacrer par le pape, sans attendre le consentement de
Louis le Jeune. Le roi, irrité contre l'audacieux pré-
lat, envoya des troupes dans le Berri, ravagea la
province, détruisit les villes, et força Pierre de la
Châtre à se réfugier auprès de Thibaut, comte de
Champagne.
A son tour, l'intrépide archevêque rassembla des
troupes, se mit à leur tête, battit l'armée du roi et
reconquit sa métropole ; mais comme Louis le Jeune
menaçait d'envahir une seconde fois le Berri avec de
nouvelles armées, Pierre de la Châtre écrivit à Rome,
et réclama l'appui du Vatican. Louis fut déposé et
excommunié par l'autorité de saint Pierre, et le
royaume de France déclaré en interdit.
Dans ce siècle, les suites d'un anathème étaient
terribles pour les rois; aussi Louis s'empressa-t-il
de reconnaître l'archevêque de Bourges, pour obtenir
que le saint-père le reçût à sa communion et levât
la sentence d'excommunication.
En Italie, Arnaud de Brescia, disciple d'Abailard,
commençait ses prédications sur la vie efféminée des
prêtres et sur les désordres des moines. Cet homme
courageux, le précurseur de la réforme, s'élevait avec
force contre les ecclésiastiques débauchés; il leur
reprochait leur avarice sordide, leur amour effréné .
des grandeurs, leur hypocrisie et leur lubricité ;
enfin par son éloquence il parvint à soulever un parti
formidable contre le clergé. Le saint-père essaya,
mais inutilement, de l'anéantir avec les foudres du
Vatican; les doctrines d'Arnaud de Brescia avaient
frappé les esprits, et se répandaient dans toutes les
villes avec une incroyable rapidité; Rome surtout,
divisée entre les deux factions des Guelfes et des
Gibelins, embrassa avec ardeur le parti de l'excom-
munié; les citoyens se soulevèrent contre le pape,
INNOCENT II
45
Les moines prélèvent la dime sur le peuple
s'assemblèrent au Capitole, et rétablirent l'ancienne
institution du sénat, abolie depuis des siècles.
Innocent conçut un si violent chagrin de n'avoir
pu arrêter les eflets d'une révolution qui portait une
aussi grave atteinte à l'autorité pontificale, qu'il fut
attaqué d'une maladie dangereuse à laquelle il suc-
comba le 24 septembre 1U3. Il fut enLerré à Saint-
Jean de Latran.
'J^ï^^
k6
HISTOIRE DES TAPES
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''' CÉLESTIN II ^"'f^
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Élection de Célestin. — Lettre du pape à Pierre, abbé de Cluny. — Rî'ponse du moine au souverain pontife.
Célestin meurt après cinq mois de pontificat.
Le jour même de la mort d'Innocent II, les Guel-
fes, partisans des papes, et les Gibelins, partisans
des empereurs, se disputèrent le droit d"élire un
nouveau pontife; mais pendant leurs discussions, le
peuple et les principaux magistrats de Rome éle-
vèrent Guy de Castel au trùne pontifical, et le procla-
mèrent sous le nom de Célestin IL
Aussitôt qu'il fut installé sur le trône de l'Apôtre,
le nouveau pape adressa une lettre à Pierre, aijbé de
Cluny, avec lequel il était en relations d'amitié ; il
lui apprenait que son élection avait eu lieu dans la
liasilique de Saint-Jean de Latran, aux acclamations
du clergé et du peuple, et le prévenait qu'il n'avait
accepté la suprême dignité de l'Eglise que pour ré-
former les désordres des ecclésiastiques et des moines
italiens.
Pierre, dans sa réponse, encourage le saint-père à
réprimer sévèrement la licence des prêtres, et donne
de grands éloges à Arnaud de Brescia; il termine sa
lettre en annonçant au pontife qu'il entreprendra le
voyage de Rome pour renouveler leur ancienne ami-
tié. Mais il ne put réaliser ce projet, car le pape
Célestin mourut le 9 mars 1144, après un règne de
cinq mois et demi; il fut inhumé à Saint-Jean de
Latran.
Quelques mois avant la mort de Célestin, le pa-
triarche Michel Oxite renouvela en Orient la persé-
cution contre les Bogomiles, hérétiques qui avaient
déjà été poursuivis sous l'empereur Alexis Gomnène.
Ces schismatiques enseignaient dans leur doctrine
que le premier fils de Dieu, nommé Satanaël, s'étant
révolté contre son père, avait entraîné dans la rébel-
lion un grand nombre d'anges ; que pour ce crime,
ayant été exilé sur la terre, il avait créé toutes les
choses visibles, et trompé Moïse en lui donnant l'an-
cienne loi ; que depuis. Dieu le père avait engendré
un second fils appelé Jésus-Christ, qui était venu
détruire la puissance de Satanaél, et l'enfermer dans
les abîmes de la géhenne, en retranchant de son nom
la syllabe angéhque, en sorte qu'il s'était appelé de-
puis celle époque, Satan ou Satanas.
D'après les Bogomiles, l'incarnation du Verbe, sa
vie sur la terre, son baptême, ses prédications, sa
pâque, sa mort, sa résurrection, n'avaient été que
des apparences trompeuses ; et ils regardaient comme
une folie d'en faire des dogmes religieux.
Pour arrêter les progrès de l'hérésie, Michel
trouva que le moyen le plus expéditif était de livrer
au supplice le moine Niphon, chef de la doctrine.
Par ses ordi-es on arraclia au pauvre religieux, un à
un, tous les poils d'une barlie magnifique qui des-
cendait jus(|ue sur ses sandales; on l'appliqua à la
question, on lui arracha les yeux, et ensuite on le fit
monter sur le bûcher.
LUGIUS II
i7
Election de Lucius II. — Son histoire avant son pontificat. — Trêve avec le roi Roger. — Différends entre l'archevêque de Tours
et l'évêque de Dol. — Primalie de Tolède. — Suite de la révolte des Romains contre la papaut<5. — Les citoyens s'emparent
des rentes de la ville. —Lettres du pape et des séditieux à l'empereur Conrad. — Celui-ci accueille favorablement les envoyés
du pontife. — Lucius se met à la tète des troupes et assiège les sénateurs romains dans le Capitole. — Il est tué d'un coup de
pierre dans la mêlée.
Le lendemain de la mort de Célestin, les cardi-
naux et les noWes du parti de la cour de Rome s'é-
tant rassemblés secrètement au palais de Latran,
sans la participation du clergé et du peuple, choisi-
rent pour souverain pontife Gérard, prêtre-cardinal
du titre de Sainte-Croix, et le consacrèrent sous le
nom de Lucius II.
Ce pontife était de Bologne, et depuis son en-
fance il avait été destiné à Tétat ecclésiastique ; Ho-
norius l'avait fait venir à Rome sur la recommanda-
tion d'un de ses parents, et l'avait nommé cardinal
et bibliothécaire de l'Église. Dans la suite Gérard
lit reconstruire la basilique de son litre, en aug-
menta les revenus par des extorsions, et y fonda
une communauté de chanoines réguliers. Innocent II,
qui connaissait son habileté, le créa chancelier après
la mort d'Aimeri; enfin il le nomma camérier et lui
conûa la garde des trésors de Saint-Pierre.
Lucius, au lieu de cherclier par une conduite pru-
dente à faire oublier son élection frauduleuse, se
montrî. orgueilleux, avare, vindicatif, et entreprit de
rétablir dans Rome le despotisme pontifical. Néan-
moins, avant d'entrer ouvertement en lutte avec le
peuple, il jugea prudent de s'assurer la protection de
l'empereur et des autres princes de l'Italie. D'abord
il conclut une trêve avec Roger, roi de Sicile, et il
le détermina, moyennant un tribut énorme, à lui
prêter le secours de ses troupes pour assujettir les
Romains à son odieuse tyrannie ; ensuite il envoya
des ambassadeurs aux rois de France, d'Angleterre
et d'Allemagne pour implorer leur appui.
Pendant que ses légats se rendaient dans les
diftérentes cours de l'Europe, le saint-père parais-
sait uniquement occupé de rétablir la concorde entre
les prélats des Gaules et d'Espagne. Il termina le
différend qui existait, depuis le pontificat d'Urbain II,
entre les sièges de Tours et de Dol, relativement à
la juridiction des évèchés de Bretagne, que Hugues,
métropolitain de Tours, avait toujours réclamée, en
vertu de l'ordonnance du pape Urbain, sans pouvoir
l'obtenir. Innocent II avait précédemment donné à
GeoiVroi, prélat de Chartres, son légat, pleins pou-
voirs pour décider cette affaire ; mais la mort du
pontife ayant empêché que cette contestation fût ré-
glée définitivement, l'évêque de Dol obtint de nou-
veau d'en référer au saint-siége pour prononcer un
jugement sans autre appel. Or voici le décret que
Lucius publia à ce sujet : « Nous avons examiné en
conseil les titres de la jnétropole de Tours, et parti-
culièrement la bulle de notre prédécesseur Urbain ;
et après avoir pris l'avis de nos évêques, des cardi-
naux, des abbés et des seigneurs, nous avons in-
vesti, par le bâton épiscoiial, l'archevêque Hugues
du droit de juridiction absolue sur tous les prélats
de la province de Bretagne. Cependant, nous décla-
rons que notre frère Geoffroi, chef du clergé de Dol,
48
HISTOIRE DES PAPES
aussi longtemps que Diou hii ilonncra vie, gouvor-
nera ce diocèse, sans relever d'autre autorité que de
celle du saint-siège, et nous lui adressons le palliura
afin de rèconiponserrobéissance qu'il nous a toujours
témoignée. Donné au palais de Latran, le 15 mai 1 li*!.»
Lucius rendit uu second jugement en faveur du
métropolitain Raimond de Tolède, auquel il accorda
la primatie sur toute l'Espagne et sur les Eglises
qui avaient perdu leurs prélats par suite de l'inva-
sion des Sarrasins. Dans la même séance, il reçut
des mains de l'archevêque, l'acte par lei]uel Al-
phonse, duc de Portugal, s'engageait à payer à la
cour de Rome un tribut annuel de quatre livres pe-
sant d'or, en échange du titre de roi.
Mais si les peuples étrangers paraissaient soumis
au saint-jière, il n'en était pas de même des Romains
qui se montraient chaque jour plus hostiles à la pa-
pauté ; eiilin les prétlications d'.\rnaud de Brescia
exaltèrent les esprits ; une nouvelle révolution éclata,
le peuple se rassembla en armes, se déclara indépen-
dant de la juridiction des pontifes, et nomma un pa-
tries pour gouverner Rome. Cette éminente dignité
fut confiée à Jourdain, fils de Pierre de Léon; tous
les citoyens lui prêtèrent serment de fidélité comme
s'il eiit été souverain absolu, et de la même manière
que leurs ancêtres l'avaient fait pour Charlema-
gne et pour Othon le Grand. Ensuite le sénat se
rendit en corps au palais de Latran, réclama à Lu-
cius, au nom de la nation, tous les droits régaliens
dont les papes s'étaient emparés, et lui déclara qu'à
l'avenir il devait se contenter pour son entretien des
oLlations des fidèles, ainsi que le commandait l'E-
vangile et que l'avaient pratiqué pendant plus de
sbi siècles les évêques de Rome.
Jourdain s'empara également des rentes de la
ville, nomma des officiers pour remplacer les créa-
tures du pape, et fit rendre la justice au nom des
citoyens.
Le saint-père et ses cardinaux voulurent s'oppo-
ser à ces innovations dangereuses; comme la force
leur manquait, ils furent contraints de céder aux vo-
lontés du peuple. Dans cette extrémité, Lucius en-
voya de nouveaux légats à l'emjicreur Conrad, avec
des lettres remplies de flatteries et de lâchetés, afin
de décider le prince à venir au secours de l'Église
romaine. De son côté le sénat, instruit des démar-
ches secrètes du pape, envoya des ambassadeurs à
la cour d'Allemagne, avec des lettres écrites par les
principaux Gibelins. « Nous voulons, disaient les
sénateurs au prince, rétablir l'empire romain comme
aux siècles des Constantin et des Justinien, afin
qu'il soit digne de vous avoir pour chef suprême.
Nous avons enlevé de vive force les maisons créne-
lées et les tours des seigneurs qui refusaient de re-
connaître votre autorité ; les unes ont été rasées, les
plus importantes sont encore debout et prêtes à re-
cevoir vos troupes. Nous vous engageons à établir
votre résidence dans notre ville, parce que vous
pourrez commander d'une manière absolue sur toute
^^«[jj^^^^^^r?-
ritalie, et (pie vous serez maître de châtier l'inso-
lence des prêtres, qui ont si souvent bouleversé vos
Etats. Enfin, nous jugeons de notre devoir de vous
informer que Lucius a traité avec Roger le Sicilien ;
qu'il lui a donné le bâton et l'anneau pastoral, la dal-
matique, la tiare et les sandales, et le droit de ne
plus relever du saint-sii'ge jiour les affaires ecclé-
siasli(jues. »
Conrad le Dévot refusa d'admettre en sa présence
les députés des Romains, et ne fit aucune réponse à
la lettre que ceux-ci lui avaient envoyée; au con-
traire, il accueillit avec de grands honneurs les lé-
gats du ])ape, parmi lesquels se trouvait Guy de
Pise, cardinal chancelier, l'homme d'Etat le plus ha-
bile de l'époque. Guy obtint de l'empereur l'assu-
rance de sa protection et la permission de lever une
armée nombreuse pour la défense de l'Eglise.
Mais les esprits étaient à Rome dans un tel état
d'exaspération, que le pape, excité par les Guelfes,
n'attendit pas même le retour de ses envoyés ; il
rassembla à la hâte quelques troupes, se mit à leur
tête, et vint attaquer le sénat dans le Capitole.
On raconte que Lucius, une hache à la main,
frajjpait lui-iuèrae conti-e les ]iortes de cet édifice
pour les briser, et que déjà elles s'ébranlaient sous
si's efforts, lorsqu'il tomlja frappé au front par une
pierre. Lucius mourut le lendemain, 3 février 1145;
il avait régné environ une année.
Sous son pontificat parut un ouvrage très-remar-
qualile de Pierre de Cluny, le célèbre ami de Céles-
tin IL II était divisé en deux parties : la première
était une réfutation des erreurs de Mahomet ; la se-
conde se composait de statuts à l'usage des couvents
de son ordre, dont la discipline était singulièrement
relâchée, si l'on en juge par ces statuts eux-mêmes.
En voici quelques-uns :
u Défense aux moines de Cluny de manger des
poules d'eau et des canards sauvages les vendredis,
sous prétexte que ces oiseaux sont aquatiques. —
Défense, après le repas du soir, d'user d'hypocras,
c'est-à-dire de vin cuit avec du sucre, du miel et
des épices. — Défense de faire plus de trois repas
par jour ; de porter des parures et des étoffes pré-
cieuses; d'avoir plus de deux domestiques, et de
rester dans les parloirs avec des jeunes femmes pen-
dant les heures de nuit. — Défense de jouer de l'or,
d'élever des singes, et de se retirer dans les cellules
avec les novices, sous prétexte de les former à la
prière.— Défense de recevoir de jeunes moines sans
une autorisation spéciale de l'abbé, parce qu'on rem-
plit l'abbaye de vagabonds et de débauchés infâmes.
« Les abbés devront chercher à rétablir le travail
des mains autant qu'il sera possible, parce qu'il est
déplorable de voira quel point l'oisiveté s'est établie
dans les cloîtres. Ces demeures, que le pieux saint
Benoît avait élevées pour moraliser la société chré-
tienne, ont abandonné la sainte mission de leur fon-
dateur, et sont devenues des maisons de corruption
et d'infamie, des succursales de Sodome.... »
EUGÈNE III
49
Élection d'Eugène. — Arnaud de Brescia vient une seconde fois à Rome. — II fait révolter les Romains au nom de la liberté. —
Le pape se sauve de la ville sainte. — Eugène se réfugie à Viterbe. — Députation des évoques d'Arménie. — Seconde croisade.
Le pape revient à Rome. — 11 se sauve de nouveau et se réfugie en France. — Combat entre les officiers du pape et les cha-
noines de Sainte-Geneviève. — Mauvais succès de la croisade. — Concile de Paris contre Gilbert de la Porée. — Condamnation
d'Éon de l'Étoile. — Le roi de Castille accuse le pape d'avoir vendu le titre de roi de Portugal à Henriquez Alplionse. —
Voyage d'Eugène à l'abbaye de Clairvaux. — Traité entre l'empereur et le pape. — Nouvelle dissension entre les deux sou-
verains. — Jourdain des Ursins est envoyé en Allemagne comme légat. — Origine des archevêchés en Irlande. —
Mort d'Eugène.
Après la fin tragûiuede Lucius II, le patrice Jour-
dain, le sénat elle peuple s'assemblèrent pour nom-
mer un pape favorable à la nouvelle révolution; mais
déjà les cardinaux s'étaient réunis en secret au cou-
vent de Saint-Césaire, et avaient proclamé l'ajjbé
Pierre Bernard souverain pontife, sous le nom d'Eu-
gène II, sans observer les règles canoniques.
Ce moine, né à Pise, avait d'abord été vidarae de
Ja cathédrale de cette ville; ensuite il avait pris l'ha-
bit monasticjue àClaiiTaux, sous la direction de saint
Bernard. Plus tard Atenulfe, abbéde Farse en Italie,
ayant demandé au saint quelques religieux pour fon-
der une communauté de l'ordre de Cîleaux, Bernard
de Pise lui fut adressé avec plusieufs moines fran-
çais ; le pape Innocent les fit venir à Rome, et leur
donna l'église et l'abbaye de Saint-Alhanasc, située
auprès des eaux Salviennes.
Bernard avait été promu à la dignité d'abbé de
son couvent depuis plusieurs années, lorsqu'on vint
le chercher pour le conduire au palais de Latran.
Les cardinaux et les évêques, empressés d'accomplir
la cérémonie du sacre, avaient déjà fait tous leurs
préparatifs dans la basilique de l'.Vpùtro, lorsqu'une
députation du sénat vint les sommer d'avoir à casser
une élection qui s'était faite sans leur concours, et
qu'ils eussent à nommer avec eux un pape qui jure-
11
rait obéissance aux lois, et s'engagerait par serment
à maintenir la nouvelle constitution. Les cardinaux
demandèrent jusqu'au lendemain pour faire connaî-
tre leur réponse ; mais pendant la nuit ils s'échappè-
rent de Rome avec le pontife, et se retirèrent dans
la forteresse de Monticelle.
Dès le lendemain Eugène fut conduit parles siens
au monastère de Farse, oi^i il fut sacré le dimanche
suivant, 28 février 1145. Après la cérémonie il ren-
tra dans la ville sainte, déterminé à lutter contre les
partisans des libertés populaires, et à employer la
force pour soumettre les Romains au joug du saint-
sit'ge ; mais il se trouva que pendant son absence un
adversaire redoutable s'était introduit dans la place;
c'était le fameux Arnaud de Brescia, qui, pour la se-
conde fois, venait à Rome pour défendre les intérêts
des peuples.
Cet intrépide réformateur )irèchait dans les rues,
sur les places publiijues, eihorlait les citoyens, au
nom de l'antique république, à reconquérir les liber-
tés qui avaient rendu leurs pères les maîtres du
monde ; il adjurait le peuple de secouer le joug avi-
lissant des pa]ies et des prêtifs; il annonçait haute-
ment que le temps était venu uù les ecclésiasti(jues
et les moines devaient réellement renoncer au monde
pour s'occuper de Dieu ; et que s'ils refusaient de
95
50
HISTOIRE DES PAPES
suivre les préceptes do l'Église, on devait les y con-
Iraindre. tJes prédications élmjnenlos aninu'rent les
esprits ; les Romains coururent aux armes, vinrent
attaquer le palais de Latran, et déjà ils étaient sur
le point de forcer la demeure pontilicale, lorsqu'ils
apprirent qu'Eugène s'était échappé honteusement
par une issue secrète hors des murailles, et avait
gagné Viterbe sous le manteau d'un pèlerin. Le peu-
ple tourna alors sa rage contre les suppôts de la ty-
rannie ; les palais des cardinaux, des évèques et des
nobles qui s'étaient déclarés partisans de l'absolu-
tisme furent pillés, brûlés, saccagés ; ensuite la loule
se dirigea, armée de lances et de bâtons, sur l'église
de Saint-Pierre; les offrandes des pèlerins destinées
au pajiB furent distribuées aux pauvres, cl les prê-
tres ([ui voulurent résister ;\ cet acte de justice furent
impitoyablement massacrés.
Après ce premier moment d'effervescence, le
calme se rétablit ; un nouveau serment de fidélité fut
prêté au patrice par le sénat et par les magistrats;
tous, d'un commun accord, décidèrent qu'ils repous-
Beraient à main armée les princes ou les rois qui
prétendraient encore les assujettir à l'infâme théocra-
tie, ipii pendant onze siècles el demi avait souillé
Rome d'incestes et d'assassinats.
Pendant que le peuple, par un retour d'énergie,
rétablissait l'ancienne lii)erté, Eugène tenait sa cour
à Viterbe avec ses cardinaux, et recevait une ambas-
sade du patriarche d'Arménie. Le clergé de cette
contrée envoyait consulter le saint-siége sur plu-
sieurs points de discipline ecclésiastique et sur
quelques cérémonies de leurs rites, qui différaient
d'avec celles de l'Eglise grecque. Le pape accueillit
les députés avec de grands honneurs; il céléljra
même une messe solennelle à leur intention, et les
fit placer dans le sanctuaire, afin qu'ils pussent ob-
server tous les détails de l'accomplissement du saint
sacrifice et les cérémonies religieuses.
Une légende raconte que Dieu fit éclater sa puis-
sance dans cette occasion, et permit qu'un des am-
bassadeurs vît au moment de l'élévation une auréole
de lumière au-dessus de la tête du pontife et deux
colombes à ses côtés : preuve incontestable, ajoute
le pieux légendaire, de l'infaillibilité du saint-siége
el de la sainteté d'Eugène !
Othon, prélat de Frisingen r(ui rapporte le même
fait, était alors à Viterbe, et il prétend avoir parlé à
l'ecclésiastique pour lequel Dieu avait accompli ce
miracle. Dans son ouvrage il rend compte des en-
tretiens qu'il eut à ce sujet avec Hugues, évêque de
Gabale en Syrie, un de ceux qui avaient le plus tra-
vaillé à soumettre Antioche à la cour de Rome ; il
répète également les plaintes du prélat contre son
patriarche, et contre la mère du prince d'Antioche,
qui lui refusait la dîme des dépouilles prises sur les
Sarrasins.
Hugues apprit au saint-siége l'heureuse nouvelle
qu'un prince nestorien, appelé le prêtre Jean, célè-
bre par sa bravoure et par ses victoires sur les Per-
ses, avait promis de venir au secours de l'ÉgHse de
Jérusalem. Le pieux évêque répandait des torrents
de larmes en racontant la misère des chrétiens
d'Orient et les cruautés que les infidèles exerçaient
contre eux; il suppliait le pape de lui promettre de
passer les Alpes afin d'inqdorer le secours des rois
de Germanie et de France.
Mais il n'était plus nécessaire d'exciter le fanatis-
me des Français pour la terre sainte; déjà Louis le
Jeune a\ait tenu une assemblée générale du clergé
et de la noblesse dans son royaume, et avait déclaré
qu'il voulait entreprendre une croisade en personne,
pour racheter aux yeux de Dieu le massacre des ha-
i)ilants de Vitryen Perlois,et l'horrible cruauté qu'il
avait montrée en faisant brûler vifs ceux qui s'étaient
réfugiés dans l'Eglise de cette ville. L'extermination des
infidèles devait tenir lieu d'expiation pour ses crimes.
Eugène reçut les députés du roi avec de grands
honneurs, et les renvoya comblés de présents pour
leur maître; il les chargea en outre pour la nation
française d'une bulle par lai[uelle le saint-père com-
mandait aux peuples, au nom de l'Apôtre, de pren-
dre les armes pour la défense de l'Église, et de suivre
leurs seigneurs dans la sainte entreprise des croisa-
des. Il accordait à tous ceux qui obéiraient à ses
ordres des indulgences plénières pour tous les crimes
passés et futurs; il plaçait leurs femmes, leurs en-
fants et leurs biens sous la protection du saint-
siége, et leur donnait la permission d'engager leurs
liefs à des Églises pour en obtenir l'argent néces-
saire à leur voyage. En même temps le pape adres-
sait un bref apostolique à saint Bernard, lui ordon-
nant de prêcher la croisade en France et en Allemagne,
et d'engager les peuples, les rois et les seigneurs à
prendre la croix pour la rémission de leurs péchés.
L'éloquence de l'abbé fit surgir cent cinquante mille
fani^tiques, qui vendirent leurs biens pour aller périr
en Asie par la famine, par la peste, ou pour tomber
sous le fer des musulmans.
Hainaut rapporte que les paroles de saint Bernard
étaient écoutées comme des ordres du ciel. «H sem-
blait, ajoute-t-il, que cet homme extraordinaire eût
reçu de Dieu le pouvoir de dominer les esprits ; on
le voyait sortir de son désert pour paraître dans les
cours, sans mission, sans titre. Simple moine de
Gtairvaux, il était plus puissant auprès du roi que
l'abbé Suger, premier ministre de France, et il con-
servait sur le pape Eugène III, qui avait été son dis-
ciple, un ascendant incompréhensible. Néanmoins
saint Bernard n'était pas aussi habile politique qu'il
était grand orateur »
Pendant que les croisés s'ébranlaient à la voix de
Bernard, le pape songeait à anéantir les sectaires
d'Arnaud de Brescia ; dans ce dessein il leva des
troupes nombreuses, fit un traité avec les Tiburtins,
ennemis déclarés de Rome, et vint mettre lui-même
le siège devant la cité apostolique. Bientôt les mal-
heureux habitants, réduits à la dernière extrémité,
furent contraints d'implorer la clémence du saint-
père, et s'engagèrent à abolir le patriciat, à rétablir
un préfet de son choix, et à reconnaître f[ue les sé-
nateurs ne tenaient leur autorité que du pontife. Non
content de les avoir soumis à sa domination , Eu-
gène exigea que le peuple vînt à sa rencontre avec
des rameaux, et cpje les sénateurs se prosternassent
à ses pieds pour baiser sa sandale. Ensuite il fit
son entrée par la porte de Saint-Pierre; mais comme
il redoutait quelque tentative d'assassinat, il s'en-
ferma dans le château Saint-Ange.
EUGÈNE III
51
Sûu séjour dans: la ville sainte ne fut pas de lon-
gue durée; la l'action d'Arnaud ayant repris de la
l'orce, l'obligea encore une l'ois à sortir de Rome et
même à cpiittev l'Italie.
Pendant que le pape se sauvait honteusement et
venait demander un asile en France, Louis VII
assemblait un parlement général en Bourgogne, dans
la ville de ^'e7.elai, pour reconnaître Raoul de Ver-
mandois, son beau-frère, et l'abbé Suger, régents
du royavime en son absence. A celte occasion, saint
Bernard prononça un discours très-remarquable pour
obtenir la grâce des juifs de France et de Bavière,
dont le massacre général avait été résolu afin d'atti-
rer sur les chrétiens la bénédiction de Dieu. Ensuite
le roi, sa femme Eléonore, ainsi qu'un grand nombre
de seigneurs et de nobles, reçurent la croix des
mains de l'abbé de Clairvaux.
Cette croisade eut des résultats déplorables, sur-
tout pour l'empereur Conrad et pour l'armée qu'il
conduisait en terre sainte. Malgré les prophéties de
saint Bernard, qui avait annoncé aux croisés des
victoires et des conquêtes, presipie tous suL-com-
bèrent dans le voyage : et ceux qui revinrent de la
Palestine trouvèrent leurs biens envahis par le clergé.
« En définitive, cette guerre, ajoute l'Iiistorien
Fra Paolo, ne fut utile qu'au pape, qui employa les
troupes qui se rendaient à Jérusalem, à la conquête
des provinces limitrophes de l'Eglise romaine. D'ail-
leurs, les grosses sommes d'argent qu'on arracliait
à la superstition des fidèles, et principalement aux
femmes et aux autres personnes qui ne pouvaient
aller combattre en terre sainte, ne furent pas scru-
puleusement employées à la croisade; le pape, les
évêques et les princes s'en adjugèrent la plus grande
partie et en firent des distributions à leurs familles. »
Avant le départ des chrétiens pour la Syrie, Eu-
gène tint un concile géuéral à Trêves, où il fit exa-
miner les ouvrages de sainte Hildegarde. Tous les Pères
du concile furent étonnés de la sagesse qui était répan-
due dans les écrits de cette jeune religieuse, et ils
lui adressèrent une lettre pour l'engager à pulJier
tout ce que l'Esprit saint lui révélait dans ses divines
inspirations. Dans cette même assemblée, Henri,
abbé de Fuldes, ayant été convaincu d'avoir aban-
donné le soin de son église à des séculiers , pour se
livrer à des plaisirs mondains, fut déposé et auatlié-
matisé, comme adultère et simoniaque.
Après la tenue du synode, le saint-père vint à
Paris, où il fut reçu avec de grands honneurs par
Louis le Jeune et par l'évèque Thibaud; tous deux
allèrent à sa rencontre et le conduisirent à l'église dt'
Notre-Dame, où il célébra l'office divin et bénit
l'étendard qui devait êlrc porté en Palestine.
Eugène célébra également une messe solennelle
dans l'église de Sainte-Geneviève, en présence du roi
et de sa cour. Pendant la cérémonie, il se passa un
événement assez bizarre : les officiers de l'église
avaient étendu sur les marches de l'autel un magnifi-
que drap de soie brodé d'or et d'argent qui excita la
convoitise du saint-père. Après la première oraison,
Eugène \'int se prosterner sur le tapis : ce qui, d'après
les usages de la cour de Rome, était une prise de
possession; ensuite il se rendit à la sacristie pour se
revêtir des ornements pontificaux.
Aussitôt les prêtres italiens s'approchèrent de l'au-
tel et s'emparèrent du drap qui avait servi au pape ;
les chanoines s'apercevant des intentions des ecclé-
siastiques étrangers, se précipitèrent sur eux pour
l'arracher de leurs mains ; ceux-ci résistèrent ; ime
lutte s'engagea entre les Français et les Romains ; on
se battit à coups de cierges et de candélabres ; enfin
les chanoines parvinrent à reprendre leur inagnifi(piB
drap, mais tout en lambeaux. Les officiers- du pape,
battus et humiliés, s'enfuirent dans la sacristie, et
vinrent montrer au saint-jière leurs vêtements déchi-
rés et leurs visages ensanglantés. Eugène rentra
dans l'église et demanda impérieusement justice do
l'insulte faite à ses officiers; le roi dévot décida que
les chanoines seraient chassés de Sainte-Geneviève,
et que leur basilique serait donnée avec ses dépen-
dances aux moines noirs, c'est-à-dire aux religieux
de Cluny. Louis confia l'exécution de cet ordre à
l'abbé Suger, son ministre, et fit ses préparatifs de
départ pour la terre sainte.
Déjà l'empereur Conrad s'était mis en chemin
pour la Palestine avec une armée formidable, com-
posée de soixante-dix mille hommes. De son côté, le
roi de Fiance commandait plusieurs corps qui s'éle-
vaient à plus de quatre-vingt mille hommes; et en
outre il était suivi d'une garde d'honneur qui servait
d'escorte à la reine sa femme. Après trois mois de
marche, les deux princes arrivèrent à Constantinoplc,
où ils furent mis en possession de magasins immenses
approvisionnés de vivres par les soins de Manuel
Comnène, et de toutes les choses nécessaires à leur
transport sur la côte d'Asie.
Mais dès qu'ils eurent traversé l'Hellespont, ils
trouvèrent un grand changement ; le rusé Comnène
voulait bien être secouru par les croisés, mais sa
politique lui défendait de les rendre trop puissants;
et il travaillait à désorganiser leurs armées, soit en
retardant l'envoi des vivres, soit en empoisonnant les
farines avec du plâtre et de la chaux, soit enfin en leur
donnant des guides infidèles qui livraient des corps
entiers au fer des musulmans. L'armée commandée
par Conrad fut presque entièrement exterminée, et
lui-même fut obligé de prendre la fuite et de venir
à Ephèse auprès du roi de France. Bientôt les trou-
pes de Louis éprouvèrent le même sori; elles furent
taillées en pièces par les infidèles, et les deux prin-
ces se sauvèrent honteusement, abandonnant leurs
soldats dans ces contrées lointaines; Conrad revint à
Constantinople, d'où il passa en Allemagne ; Louis
débarqua en Calabre et revint en France.
Tel fut le résultat de cette expédition, qui avait
été annoncée par des prophéties et par des miracles.
Saint Bernard perdit beaucoup de sa considération,
et fut accusé par le peuple d'imposture et de fourbe-
ries. « Ce gnand saint, dit Maimbourg, objecta que
ces prédictions se seraient réalisées, si les péchés
abominables des chrétiens n'avaient excité la colère
de Jéïus-Clirist et empêché l'effet de ses promesses.
Il fit ressortir que les croisés s'étaient souillés d'abo-
minations plus effrayantes que celles des enfants
d'Israël. Ces faits. étaient vrais; mais avec de sem-
blables raisonnements, ajoute ^laimbourg, il serait
facile à tous les imposteurs d'expHijuer les fau^s;s
proi)héties qu'il leur conviendrait de faire. »
52
HIï^TOlUE DES PAPES
Pfudant cpe les armées des croisés s'engloutis-
saient dans les sables de l'Asie, le saint-père tenait
en France des assemblées ecclésiastii[ues pour juger
les hérésies de liilbert de la Porée, Tua des plus
Mvants hommes de répo([ue. L'accusé comparut
. devant un concile d'évèques français parmi lesquels
se trouvait Bernard, quiavait été déclaré persécuteur
à litre d'office: le'saint abbé avait lui-même sollicité
cet emploi, afiirme Bayle, non par zèle pour la reli-
gion, mais par un motif de basse jalousie contre les
réformateurs de ce siècle.
On produisit contre Gilbert deux docteurs en théo-
logie, Adam de Petit-Pout, chanoine de l'Eglise de
Paris, et Hugues de Champ-Fleury , chancelier du
roi; tous les deux affirmèrent avoir entendu l'accusé
formuler des propositions contraires à la discipline
de l'Eglise; par exemple, « que l'essence divine
n'était pas Dieu lui-
même; que les proprié-
tés des personnes de la
sainte Trinité n'étaient
pas les personnes elles-
mêmes ; enfin que la
nature divine n'avait pu
être incarnée, et que la
personne du Fils seule
s'était laite humanité. »
Gilbert nia formellement
avoir jamais dit (jue la
dinnilé ne fût pas Dieu;
et il produisit, pour té-
moigner de la vérité de
ses assertions, deux de
ses disciples, Raoul, évè-
que d'Evreux, qui de-
puis devint métropoli-
tain de Rouen, et le doc-
teur Ives de Chartres.
Eugène se trouva dans
l'impossibilité de rendre
un jugement à cause de
la diversité des déposi-
tions, et il fut obligé de
renvoyer la décision de
cette importante affaire
au concile œcuménique
de Reims, convoqué pour
l'année suivante. En attendant, il envoya dans le
comté de Toulouse, en qualité de légat, Albéric, évo-
que d'Ostie, avec la mission de poursuivre le moine
Henri, disciple de Pierre de Bruys, hérétique brûlé
quelque temps auparavant, à^Saint-Gilles, par ordre
du pape.
Ce moine intrépide continuait à enseigner les pré-
ceptes de son maître sans être effrayé par la crainte
du bûcher; il prêchait ouvertement contre le pontife,
engageant les fidèles à se retirer de son obéissance
et à restreindre son autorité aux limites du diocèse
de Rome. Eugène, redoutant les conséquences de
ces doctrines pernicieuses qui menaçaient sa puis-
sance temporelle et son infaillibilité spirituelle, auto-
risa le prélat Albéric à employer toutes les ressources
qu'il avait à sa disposition pour anéantir les héréti-
ques jusqu'au dernier; il lui ordonna de se servir du
Louis VII se défend contre les Musulmans
fer, du feu et du poison; de les poursuivre cl de les
traquer partout comme des bêtes féroces, et pour
que celte mission eût un caractère de solennité, il fit
accompagner son légat par Geoilroi de Chartres et
par saint Bernard.
Parmi les villes infectées de l'hérésie de Pierre de
Bruys, Alby surtout s'était distinguée par sa haine
confre la tyrannie pontificale, ce qui avait fait donner
à toute la secte la dénomination d'.\lbii;eois ; aussi
ce fut vers cette ville que se dirigèrent le légat du
pontife, ainsi ([ue ses acolytes. Ils firent leur entrée
dans Alby vers la fin du mois de juin : le peuple ([ui
avait été informé du but de leur voyage, vinl à leur
rencontre avec des tambours, des flûtes, des usten-
siles de cuisine, et les accompagna jus((u'à l'évèché
au milieu des huées et du bruit discoidant de leurs
instruments. Furieux de cette réception, les légats
résolurent d'en tirer ven-
geance; dès le lende-
main ils firent arrêter
ceux (juileur avaient été
signalés par les prêtres
du pays, et les obligè-
rent, par des tortures ef-
froyables, à dénoncer les
autres hérétiques et à
abjurer leurs croyances.
Malgré la sévérité
qu'ils déployèrent dans
les supplices, les légats,
ne purent obtenir qu'un
petit nombre de conver-
sions , et comme l'exas-
pération du peuple al-
lait croissant, ils furent
obligés de quitter le mi-
di de la France sans
avoir terminé leur hor-
rible mission.
Saint Bernard revint
avec ses confrères à
Reims, où se trouvaient
déjà plus de douze cents
prélats , venus de tous
les points de la France
pour assister au concile
convoqué par le saint-
père. On s'ei»¥ipa d'abord de l'hérésiarque Éon de
l'Étoile, gentilhomme breton, qui était d'une igno-
rance grossière et dont les facultés intellectuelles
étaient dérangées. Ce pauvre insensé se croyait le fils
de Dieu à cause de la ressemblance de son nom avpc
le mot Eum, en vertu de ces paroles « Per eum i|ui
venturus est; » et, dans sa folie, il commettait des ex
travagances que la foule prenait pour des miracles.
Bientôt il avait été entouré par un grand nombre
de disciples qui l'avaient défendu contre les tentati-
ves d'arrestation de plusieurs seigneurs ; enfin l'ar-
chevêque de Reims était parvenu à le faire prisonnier
en l'attirant dans un piège, sous prétexte de se con-
vertir à sa doctrine. Le pape lui-même interrogea
Éon de l'Etoile, et quoiqu'il ne pût en obtenir que
des réponses qui étaient autant de preuves de sa dé-
mence, il le condamna à être brûlé vif. Cette sentence
EUGENE m
53
Les pri'lres firent pendre les hérétiques
fut adoucie cependant à la sollicitation du métropo-
litain de Reims, qui obtint que le malheureux qui
s'était confié à sa parole fût seulement enfermé dans
un cloître pour le reste de sa vie, et soumis à un
jeûne rigoureux. L'abbé Suger, chargé de l'exécution
du jugement, l'envoya dans un couvent de son or-
dre ; et la clause du jeûne fut observée avec une telle
barbarie, que l'infortuné Éon mourut de faim dans
son cachot, aprùs trois mois d'agonie. Ses disciples
furent tous livrés au bourreau et brûlés vifs pour
expier leur folie.
Le concile passa ensuite à d'autres affaires : an
décréta plusieurs canons pour arrêter la débauche
des prêtres, des moines et des rehgieuses; on réfor-
ma quelques abus de simonie, et enfin on examina
l'hérésie de Gilbert de la Porée. Une commission,
composée des évoques Geoffroy de Loroux, Milnn,
Josselin et Suger, auxquels on adjoignit saint Ber-
nard et plusieurs cardinaux, fut chargée de rédiger
un rapport sous les yeux du pontife et d'isterroger
le coupable.
A la première séance, Gilbert fit apporter un grand
nombre d'ouvrages des Pères, pour lire en entier les
passages que ses adversaires ne citaient que par
extraits tronqués, de manière à forcer le sens des
propositions. Le saint-père, fatigué d'entendre ces
longues dissertations, l'apostropha durement, et lui
ordonna de dire nettement s'il croyait que l'essence
divine fût Dieu. — Non, répondit Gilbert. —
« Nous tenons enfin l'héiésiarque, s'écria saint Ber-
nard; qu'on écrive son aveu ! » Henri de Pise, qui
remplissait les fonctions de greffier du concile, se mit
en devoir d'obéir à cet ordre. Alors Gilbert se tourna
vers Bernard, et lui dit en le regardant avec indi-
gnation : i< Écris aussi, moine de Clairvaux , que la
divinité est Dieu. » L'abbé, sans s'émouvoir, conti-
nua son allocution à Henri : « Secrétaire, laissez
votre plume et votre papier, et écrivez avec le fer et
avec le diamant que l'essence divine, sa forme, sa
bonté, sa sagesse, sa puissance, tout en elle enfin est
réellement Dieu. » Cette proposition hardie scandalisa
les cardinaux et souleva une longue discussion; enfin
saint Bernard, vaincu par les arguments des prélats
romains, et particulièrement par la dialectique de
Gilbert, termina la dispute en disant : « Eh bi^n, si
la forme de Dieu n'est pas la divinité, elle est plus
qu'elle, puisqu'elle fient son essence d'elle-même. «
Les cardinaux levèrent aussitôt la séance, déclarant
qu'ils étaient suffisamm°nt instruits sur la question,
et qu'ils se retiraient pour en délibérer avant de pro-
noncer le jugement. Ils sortirent en effet de la salle,
et le pape ajourna le concile à trois jours.
54
HISTOIRE DES PAPES
Saiut Bovnard, qui lurvoyait un (ilioc, intrigua
dès le lonJoniain, avec los i'vi'(]m>s fran(;ais, rassem-
bla dans sa demeure dix uiétropolilains avec un
pranJ nombre d'abbés, d'èvèqucs el de docteurs de
l'Église gallicane, alin de déciMcr avec eux sur ce
qu'il convenait de fiiire pour elïrayer les cardinaux
et pour les contraindre ii condatnncr les doctrines
de Gilbert. Il fut convenu entre eux qu'on leur en-
verrait un symbole de foi à la suite des articles con-
eacrés par les prélats français, et la teneur en fut
rédigée dans ces ternies bizarres : « Nous croyons
que la nature simple de la divinité est Dieu, et que
Dieu est la divinité; nous croyons également que
Dieu est sage ])ar la sagesse, qui est lui-même; qu'il
est grand par la grandeur, qui esl lui-même; qu'il
est bon par la bonté, cpù est lui-même, etc.... Quand
nous parlons des trois personnes divines, nous di-
sons qu elles sont un Dieu et une substance divine ;
au contraire, lorsque nous parlons de la substance
divine, nousdisons qu'elle est en trois personnes, ainsi
du reste.... Nous affirmons que Dieu seul est éter-
nel, et qu'il n'existe aucune autre cliose, quelle que
soit sa dénomination, qui soit éternelle sans être
Dieu.... Enfln, nous croyons fermement que la divi-
nité même ou la nature divine s'est incarnée dans le
Glirist. »
Trois députés, Hugues d'.\uxerre, Milon de Té-
rouanne et l'abbé Sugcr, furent chargés <ie présen-
ter ce symbole au pape; et lorsqu'ils eurent été ad-
mis en sa présence, ils lui firent cette barangue :
« Nous avons souffert par respect pour vous, très-
saint Père, des discours que nous ne devions point
entendre, lorsque nous vous apportions le tribut de
nos lumières dans la décision qui doit être prise sur
l'hérésie de Gilbert. Mais puisque vous vous êtes
réservé à vous seul et à vos cardinaux le droit de
prononcer sur cette question, nous vous apportons
notre profession de foi, que vous pouvez comparer
avec celle de l'hérésiarque, afin que vous ne jugiez
pas sans entendre les deux parties. Il existe cepen-
dant une différence entre la conduite de l'accusé et
celle que nous tenons : Gilbert a déclaré qu'il était
prêt à corriger dans sa profession de foi ce qui ne
serait pas conforme à vos sentiments: et nous, au
contraire, nous vous protestons que nous persévére-
rons à jamais dans le symbole que nous déposons
par écrit à vos pieds. »
Eugène, désirant éviter un scandale, répondit aux
délégués que l'Eglise romaine partageait les croyan-
ces de l'Eglise gallicane, qu'elle condamnait comme
elle les doctrines de Gilbert de la Porée, et que l'in-
térêt manifesté par les cardinaux s'adressait seule
ment à la personne de cet évêque, qui était recom-
mandable par son mérite. Au jour indiqué, le concile
se réunit de nouveau dans le palais nommé Tau, à
cause de sa forme, empruntée à la lettre T; Gilbert
fut interrogé par le pape lui-même sur les divers
points de sa doctrine. A chacpie article incriminé,
l'accusé répondait : « Saint-père, si vous avez une
autre opinion sur cette proposition, je me soumets à
votre sagesse ; si au contraire vous parlez ou écrivez
en sa faveur, je ferai comme vous. » Sur ce, l'as-
semblée déclara qu'elle ne pouvait trouver un schis-
matiffue aussi docile; on se contenta de lacérer les
écrits entachés d'hérésie, on en défendit la lecture,
mais on ne prononça aucune censure, aucune peine
contre l'auteur.
Dans le même concile, Raimond, archevêque de
Tolède, vint au nom d'Alphonse VIII, souverain de
Castille, accuser le pape Eugène d'avoir vendu à Al-
phonse Henri(piez, comte de Portugal, le titre de
roi, moyennant une Vedevance annuelle de quatre li-
vres pesant d'or; il se plaignit également du métro-
politain de Braga, qui refusait insolemment de re-
connaître la priraatiedc Tolède, depuis que le comté
de Portugal avait été érigé en royaume. Ainsi,
ajouta-t-il, votre pape de Satan est venu détruire
pour un peu d'or la hiérarchie politique el religieuse
des Espagnes; et nos malheurs appellent la ven-
geance de Dieu sur sa tête.
Eugène se leva pâle et tremblant de colère pour
lui répondre; mais un seul regard jeté sur l'assem-
blée lui fit comprendre que son adversaire avait l'ap-
probation lies Pères; alors il se contint, et prenant
un maintien hypocrite : « ^'otro maître est mal in-
formé, lui dit-il ; nous n'avons jamais voulu dimi-
nuer la grandeur de son autorité, ni attaquer les
droits de sa couronne; au contraire, nous désirons
favoriser son royaume en lui accordant la même in-
dulgence qu'aux croisés d'Orient, s'il veut combattre
les infidèles qui habitent l'Esjïagne. Nous désirons
également que Tolède reste ville primatiale, et nous
suspendons de ses fonctions épiscopales l'archevê-
que de Braga, qui a refusé de se soumettre à son
supérieur le primat Raimond ; enfin, comme marque
de notre affection, nous enverrons au roi Aljihonse,
par le prélat de Ségovie, la rose d'or que les pontifes
ont coutume de bénir chaque année, le quatrième
dimanche de Carême. »
Après la tenue du concile de Reims, le pape se
rendit à Glairvaux, où il fit ostentation de son hu-
milité et de ses macérations ; il portait constamment
sur la chair sa tunique de laine sans sergette i)ar-
dessous, et ne quittait jamais la coule; son lit était
couvert de riches étoffes qui laissaient apercevoir des
matelas garnis de paille battue et de gros crins.
Eugène voulut également assister au chapitre gé-
néra) des abbés comme simple moine, et non comme
président ou comme ponti'e. Pendant son absence
d'Italie, les Romains avaient enfin été vaincus par
l'empereur. Après leur soumission, Eugène s'em-
pressa de quitter la France, et il fil son entrée so-
lennelle à Rome en 1149 : les prêtres et les moines
vinrent seuls à sa rencontre ; le peuple refusa obsti-
nément de l'acclamer. Sans se préoccuper de la haine
des 'Romains, le pontife songea à affermir la domi-
nation du saint-siége sur l'Italie et sur les nouveaux
peuples.convertis au christianisme. Il envoya en Da-
nemark et en Norwége, Nicolas, évêque d'Albane,
avec le titre de légat, jiour établir un archevêché;
mais comme les Goths el les Suédois ne purent s'ac-
corder ni sur la ville qu'ils devaient choisir pour
métropole, ni sur le prélat qu'ils voulaient élever sur
le .nouveau siège, les uns demandant l'archevêque
de Brème, les autres celui d'Upsal, Nicolas fut
obligé de se retirer sans avoir rien terminé. Le
légat établit néanmoins l'archevêque de Lunden pri-
mat provisoire de Suède, et lui donna l'autorité sur
EUGENE III
55
toutes les Églises tle Norwoiie, jusqu'à ce qu'elles
eussent désij^né un niétropolilain.
Conrad III mourut en Allemagne l'année suivante,
laissant la couronne à son neveu Frédéric I", sur-
nommé Barberousse. Aussitôt que ce prince lut
monté sur le trùne, il députa à la cour pontilicale,
Hilin, métropolitain de Trêves, et Eljerard, prélat
Ue Bamberg, pour instruire le pape de son avène-
ment à l'empire, et pour lui proposer un traité d'al-
liance. Euiçène accueillit favorablement les ambas-
sadeurs du monarque, et désigna sept cardinaux et
Brunon, abbé de Garavalle, pour entrer en confé-
rence avec les mandataues de Frédéric. Les bases
du traité étaient que le souverain n'accorderait ni
pak ni trêve aux citoyens de Rome ou à Roger, roi
de Sicile, sans le consentement du saint-siége; qu'il
promettait de les guerroyer à outrance jusqu'à ce
qu'ils se fussent soumis au pape, eux, leurs person-
nes, leurs vassaux et leurs domaines; enlin qu'il
s'engagerait par serment à le défendre contre tous
ses ennemis et à lui faire recouvrer les domaines
que l'Église avait perdus.
De son côté, Sa Sainteté promettait de donner à
Frédéric la couronne impériale lorsqu'il viendrait la
recevoir dans la ville sainte ; elle s'engageait à l'aider
de tout son pouvoir à maintenir les peuples dans
l'obéissance, à employer les censures ecclésiastiques
contre ses ennemis, et enfin à empècber l'empereur
grec de faire aucune conquête dans l'Italie. Ce pro-
tocole est daté du 23 mars 1152.
Mais à peine le traité était-il signé, que les vieilles
querelles de l'empire et du sacerdoce se réveillèrent
plus violentes que jamais, à l'occasion de l'investiture
de l'archevêché de Alagdebourg, dont le titulaire ve-
nait de mourir. Deux partis se disputaient cette
riche métropole ; les uns voulaient nommer arche-
vêque le doyen du chapitre de la cathédrale, les au-
tres présentaient le prévôt comme étant le seul
digne d'occuper le siège épiscopal. Comme les deux
factions, également puissantes, ne voulaient point se
rétinir et menaçaient la ville des plus grands désor-
dres, l'empereur se détermina à nommer lui-même
un métropolitain pour mettre fin aux interminables
disputes du clergé, et il choisit Guicman, prélat de
Ceïts, pour occuper l'archevêché.
En agissant ainsi Frédéric était dans son droit,
car la cour d".\llemagne, dans le traité conclu entre
Pascal et Henri V, s'était réservée la faculté, en cas
de schisme, lors de la nomination des évêques, d'é-
lire celui qui paraîtrait, le plus digne de l'épiscopat,
d'après l'avis des seigneurs de l'empire. Mais l'am-
bitieux Gérard, prévôt de Magdebourg, voyant toutes
ses espérances renversées par cette promotion, cria
au scandale, menaça le prince des foudres ecclésias-
tiques, et partit aussitôt ppUT Rome, afin de faire
annuler l'élection de Guicman, qu'il regardait comme
un intrus dans son arclievêché. Eugène se rangea du
côté de Gérard, et écrivit à l'empereur qu'il eût à
chasser immédiatement son protégé de Magdebourg,
s'U ne voulait encourir l'excommunication du saint-
siége avec les conséquences attachées à cette mesure.
En vain huit des principaux prélats d'.VUemagne
adressèrent au pontife des lettres en faveur de l'élec-
tion du nouveau métropolitain, Eugène fut inflexi-
ble ; il les reprit même sévèrement de ce qu'ils osaient
défendre un prince qui méprisait les canons de l'E-
glise; il les blâma de ce ([u'il appelait leur lâche con-
descendance aux volontés (les puissances de la terre;
enfin il leur enjoignit de contraindre par des repré-
sentations énergiques le roi Frédéric à laisser l'É-
glise de Magdebourg se choisir librement un pasteur;
« car, ajoutait-il, nous-même nous n'oserions rien
faire de contraire à la loi de Dieu et aux saints ca-
nons de l'Église. » Le Père Maim!)ourg interprète
ainsi cette dernière pensée ; « Il faut conclure de
ces paroles, que le pape ne peut rien permettre
contre le service de Dieu, parce qu'il se reconnaît
inférieur à Dieu, et pareillement qu'il ne peut rien
changer aux canons et aux conciles œcuméniques,
parce c[u'il reconnaît que son autorité est soumise à
celle des conciles. Opinion bien différente de celle
d'un grand nombre de papes qui se prétendent in-
faillibles et au-dessus de l'univers entier. »
Malgré les censures de l'Église, Frédéric, persuadé
qu'il n'avait pas excédé les limites de son droit,
maintint l'élection de l'archevêque de Magdebourg.
Le pape envoya alors des prélats en Allemagne avec
mission de déposer Guicman ; mais l'empereur inter-
vint, et fit chasser de ses États les envoyés du saint-
père, ainsi que venait déjà de le faire Conrad, duc
de Franconie, à l'égard du légat Jourdain des Ursins.
A ce sujet, et pour faire connaître quels étaient
les représentants du pape, nous citerons la lettre que
saint Bernard lui-même écrivait à Eugène sur son
légat : « Votre Jourdain des Ursins, très-saint Père,
a commis partout des actions honteuses; il a volé
les vases sacrés des églises ; il a conféré les dignités
ecclésiastiques à de jeunes garçons dont la Ijcauté
fait assez connaître par quelle complaisance ils les
avaient méritées; il s'est introduit dans les saintes
demeures des religieuses, où il a mis le comble à ses
infamies. Ainsi, très-saint Père, c'est à vous de ju-
ger ce qu'il convient de faire d'un semblable ecclé-
siastique. Quant à moi, j'ai accompli ce que me dic-
tait ma conscience, et j'ajouterai encore avec ma
franchise ordinaire, qu'il serait bon que votre palais
fût purgé de toutes les abominations qu'il renferme.
Ma première intention avait été de ne point vous
entretenir de mes plaintes ; mais le prieur du cou-
vent du ]\Iont-Dieu m'a .pressé d'écrire, et sachez
que j'en ai moins dit là- dessus que le public »
Cette lettre de saint Bernard ne produisit aucune
sensation à la cour pontificale; d'ailleurs Eugène
était trop occupé du soin d'établir sa domination sur
les Eglises étrangères pour songer à entreprendre la
moindre réforme à sa cour.
Un autre de ses légats, Jean Paperon, était parti
pour l'Irlande dès l'année 1151 ; mais le roi d'Angle-
terre ayant refusé de lui accorder un sauf-conduit, il
se vit forcé de retourner à Rome pour en conférer
avec le j)ape. D'après les avis des cardinaux, il fut
décidé qu'il repartirait pour l'Irlande, mais en pas-
sant par l'Ecosse, gouvernée alors par le roi David,
ijui était tout dévoué au saint-siége. Ce second voyage
eut un résultat plus favorable que le premier.
Jean Paperon arrivé heureusement en Irlande, tint
un concile dans le nouveau monastère de Mellifont,
de l'ordre de Citeaux, où il convoijua les évêques, les
56
IIISTOIRK DES PAPES
abbès, les rois, les ducs et tous les seigneurs de
rUe. L'assorabli'O décréta rétablissement des sièges
arebiépiscopaux à Dublin, à Touani, à Aimacb et à
Gassel. Le légat lit ensuite aux nouveaux métropo-
litains la distribution des palliums iju'il avait appor-
tes de Home; il assujettit ég-alement les prêtres ir-
landais à la loi du célibat, qu'ils ne reconnaissaient
]ias encore, et réforma un grand nombre d'abus et
d'anciennes pratiques superstitieuses. Mais il ne put
rendre compte du succès de sa mission à Eugène,
car le pape était mort avant son retour à Home, lu 8
juillet 1153, dans sa campagne de Tibur.
Le corps du pontife fut porté en grande solennité
et déposé dans la basilique de l'Apôtre, où il fit
plusieurs miracles. Les légendaires en rapportent
sept opérés sur des aveugles, des perclus ou des
lépreux.
Ce fut pendant ce règne que le moine Gratien pu-
blia son recueil de canons apocrypbes cl de fausses
décrétales, ([ui commencent au pontificat de suint
Clément et finissent au pape Sirice, c'esl-à-Jirc jus-
qu'à l'année 398. Non-seulement Eugène sanctionna
de toute son autorité cette compilation mensongère
qui plaçait le siège pontifical au-dessus de tous les
trônes de la terre, mais encore il institua les grades
de bacbelier et de licencié en droit canon pour les
jeunes prêtres qui faisaient leur étude spéciale des
maximes de ce livre.
Environ un mois après la mort d'Eugène, le cé-
lèbre saint Bernard rendit son âme à Dieu dans l'ab-
baye de Clairvaux. Son corps, revêtu des ornements
sacerdotaux, fut porté par les moines dans la cha-
pelle de la Vierge, en présence d'un immense con-
cours de la noblesse et des peiqilesdes pays voisins.
Pendant deux jours on l'exposa à la vénérai ion des
fidèles, (jui venaient appliquer sur le cadavre des
pains, des pièces de monnaie et des linges, pour eu
faire des reliques et pour s'en servir dans la guéri-
son des malades. Le second jour, la foule ne se con-
tenta pas de faire toucher des reliipies au cadavre ;
on commença à dérober au saint des parcelles de ses
habits; puis on lui coupa les cheveux; enfin la pro-
fanation avait été portée à tel point, que le corps,
entièrement nu et placé sur l'autel de la 'Vierge, était
devenu un objet de scandale et d'horreur.
Pendant sa vie, Bernard s'était montré l'un des
plus ardents séides du despotisme pontifical, et l'en-
nemi le plus implacable des hérétiques. Ce fervent
apôtre des croisades infecta l'Europe de moines
noirs, et fonda à lui seul trois cent soi.\ante-douzc
monastères; aussi l'Église l'a-t-elle canonisé.
Saint Bernard a laissé des ouvrages remplis d'un
mysticisme bizarre et incompréhensible, ainsi qu'on
pourra en juger par la lettre suivante qu'il adressait
à l'abbé Arnold : « J'ai reçu votre charité avec cha-
rité, mais sans plaisir, car le plaisir n'a pas de dou-
ceur dans l'amertume. Suppliez le Sauveur de me
sauver à mon heure suprême, et cuirassez-moi de
vos prières afin que le tentateur ne trouve pas sur
moi de place où porter ses coups. Je vous écris moi-
même, afin qu'en reconnaissant la main, vous recon-
naissiez le cœur.... »
ANASTASE IV
57
Élection d'Anastase. — Guillaume, métropolitain d'York, est rc-tabli sur son siège. — Différends entre lÉglise et l'empire.
Privilèges accordés aux hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. — Mort du pape Anastase.
Après les obsèques d'Eugène, les cardinaux s'as-
semblèrent à Saint-Jean de Latran pour lui donner
un successeur, et choisirent Conrad, évèque de Sa-
liine, Romain de naissance, qui fut proclamé pape
sous le nom d'Anastase IV.
Le nouveau pontife était un vieillard vénérable,
que distinguait surtout une extrême régularité de
mœurs et une grande expérience des usages de la
cour de Rome. Dès que la nouvelle de son élection
se fut répandue en .\ngletcrre, un métropolitain
d'York, nommé Guillaume, qui avait été injustement
déposé par Eugène dans le concile de Reims, ac-
courut à Rome pour demander la révision de la sen-
tence prononcée contre lui. Anastase, après s'être
fait rendre compte des jiièces du jugement, recon-
nut que son prédécesseur s'était rendu coupable
d'une grande iniquité en condamnant un innocent ;
il révoqua la sentence de déposition, rétablit Guil-
laume dans toutes ses dignités, et lui accorda en
outre le pallium.
Ensuite le saint-père s'occupa d'arrêter les efl'ets
déplorables de la guerre que son prédécesseur avait
soulevée imprudemment entre l'autel et le trône, et
qui menaçait d'être plus terrible qu'aucune de celles
<pii avaient eu lieu sous les règnes précédents. A cet
effet, le cardinal Gérard fut envoyé à la cour de l'em-
pereur pour terminer les différends qui existaient
entre le saint- siège et ce prince, sans néanmoins sa-
crifier les intérêts de l'Eglise.
^lallieureusement l'ambassadeur ne se conforma
pas aux ordres du pontife ; il osa parler au souverain,
II
en audience publique, avec une telle arrogance, que
Frédéric se vit obligé de le chasser de sa présence.
Cet affront exaspéra le légat, et le fit entrer dans une
si violente colère, que le sang l'étouffa instantané-
ment, sans qu'il fût possible de lui porter secours.
Frédéric voulut cependant montrer au pontife qu'il
savait rendre justice à ses bonnes intentions et le
distinguer de ses envoyés ; il lui députa l'archevêque
de Magdebourg pour lui rendre compte de son élec-
tion, et pour se soumettre à son jugement. Anastase
reçut Guicman avec distinction ; et après avoir écouté
ses explications, il le confirma dans la dignité archié-
piscopale et lui donna même le pallium. Cette con-
duite du pape scandalisa la plus grande partie du
clergé fanatique; et s'il faut en croire Othon de Fri-
singue, les prêtres osèrent accuser le saint-père d'une
criminelle condescendance envers l'empereur.
D'après différents historiens, Anastase publia l'an-
née suivante cette bulle remarquable sur les ciieva-
licrs de l'hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, les
mêmes qui dans la suite prirent le nom de chevaliers
de Rhodes et de Malte, et dont la fondation remon-
tait à l'année 1113, comme rindi(jue un décret de
Pascal II, adressé à Gérard, le premier grand maître
de cet ordre.
Anastase, dans sa bulle qui est la plus explicite,
confirmait au grand maître Raimond le droit d'être
e.\empt de la juridiction du patriarche de Jérusalem;
il ajoutait : « Comme tous vos biens sont destinés à
l'entretien des pèlerins et des pauvres, nous défen-
dons aux la'iques et aux ecclésiastiques, quel que soit
96
6S
HISTOIRE DES PAPES
Chevaliers de Jérusalem
leur rang, d'exiger les dîmes de vos terres. Nous in-
terdisons à tous les évêques de publier des suspen-
ses ou des anathèmes dans les églises placées sous
votre autorité ; et lors même qu'un interdit devrait
être fulminé dans la contrée où vous vous trouvez,
l'office divin sera toujours célébré dans vos basili-
ques, seulement à portes closes et sans sonner les
cloches.
L'histoire garde le silence sur les autres actions du
pape ; il est probable qu'il suivit les conseils de la
sagesse et de la modération, ainsi qu'il avait fait au
commencement de son règne. Il tint le saint-siége
l'espace de quatorze mois et quelques jours, et mou-
rut le 2 décembre 1154, regardé comme le meilleur
pontife qui eût gouverné l'Église depuis plusieurs
siècles.
ADRIEN IV
59
Histoire singulière d'Adrien avant son pontificat. — Son élection. — Troubles à Rome. — L'empereur se rend en Italie. —
Arnaud de Brescia est arrêté. — Entrevue du pape et de Frédéric lîarberousse. — Députation des Romains. — Couronnement
de Frédéric Barberousse. — Violente sédition à Rome. — Adrien quitte la ville sainte, et l'empereur retourne en Allemagne.
— Eicommunication contre le roi de Sicile. — Plaintes des peuples contre les chevaliers de l'hospice de Jérusalem. — La pa'X
est conclue entre le pape et le roi de Sicile. — Plaintes de Jean Sarisbéry contre l'Église romaine. — Adrien donne la cou-
ronne d'Irlande au roi d'Angleterre. — Querelles entre l'empereur et le pape. — Mort d'Adrien.
■< La Providence divine semble avoir pris soin de
tirer de la poussière Adrien pour le l'aire asseoir sur
le trône de saint Pierre et pour le mettre au-dessus
des prinees de son peuple. » Tel est l'exorde de
Maimbour^ dans son histoire d'Adrien IV. En effet,
le saint-père était Anglais de nation, et fils d'un clerc
de village, norninc Nicolas Brec-Spère, si misérable,
<[u'après la mort de sa feiume, n'ayant plus rien pour
vivre, il avait été obligé de servir comme domcstii[uc
dans les cuisines du couvent de Saint-Alban.
Le jeune Nicolas, abandonné par son ]ière, vécut
(lu pain de l'aumône jusqu'à ce qu'il fut parvenu à
l'âge d'homme ; alors il traversa la mer, et vint en
France chercher une meilleure fortune. Le hasard iil
qu'il s'arrêta près d'Avignon, à Saint-Ruf, chapitre
de chanoines réguliers : le pauvre Anglais intéressa
le supérieur ; et comme il était d'un extérieur agréa-
Ijle, sage dans ses discours et d'un caractère rempli
de douceur et de modestie, peu à peu il s'insinua
<lans les bonnes grâces des chanoines, et Unit par
obtenir l'iiabit de l'ordre.
Pendant plusieurs années Nicolas montra une ré-
gularité scrupuleuse pour ses devoirs, et s'appli([ua
à l'étude avec une grande aptitude. Ses progrès dans
les sciences et dans l'art oratoire lui acquirent une
telle considération, qu'après la mort de l'abbé Guil-
laume II il fut choisi pour lui succéder dans le gou-
vernement du chapitre et dans la direction de tous
les cloîtres de l'ordre.
Comme Nicolas était véritablement homme de bien,
il voulut entreprendre la réforme des chanoines, dont
la discipline était fort relâchée. Alors ils se liguèrent
contre lui, se révoltèrent contre son autorité, et
osèrent même l'accuser de crimes infâmes devant le
pape Eugène, pour obtenir iju'il fût jugé, di'posé et
excommunié.
Mais le saint-père fut tellement touché de la sa-
gesse et de la modération f|ue Nicolas apportait dans ,
sa défense qu'il se rangea do son parti et chassa les
chanoines de sa présence en leur disant : « ,Te connais
maintenant la cause honteuse de vos calomnies; allez,
moines et chanoines maudits, choisissez un abbé qui to-
lère vos dérèglements ; ijuant à celui-ci, il restera auprès
de moi. » Ceux-ci se retirèrent confus, quoique inté-
rieurement satisfaits de la décision du jionlife. Peu
de temps apiès il fui élevé à l'évèché d'.\lbane.et en-
voyé avec le titre de légat eu Norwége pour instruire
ces peuples barbares des vérités évangéliqucs.
Nicolas était de retour en Italie depuis huit jours
à peine, lors(iue Anastase W mourut. Le lendemain
de la cérémonie des funérailles, les cardinaux se réu-
nirent au palais de Latran, et proclamèrent Nicolas
souverain pontife sous le nom d'Adrien IV. Cette
élection remplit de joie le roi d'Angleterre, (|ui était
60
HISTOIRE DES PAPES
llatlè ili" voir sur le trôuc do i'Apôlre un pape né son
sujet ; il lui adressa une lettre de IVlicitation dans la-
quollo il l'exhoriait à remplir l'Kglise de dignes mi-
nistres et à procurer du secours aux chrélieus de la
lerre sainte.
Les partisans des réformes religieuses, qui avaient
concouru à l'élection dAdrien, espéraient de leur
côté cpie le pape, par reconnaissance, rendrait au
peuple romain les droits dont il avait été dépouillé
sous le pontificat d'Eugène; en conséquence, les sé-
nateurs se présentèrent devant lui peur demander
que les membres de leur assemblée fussent chargés
du gouvernement de l'État, comme sous la république
primitive. Mais ils reconnurent bientôt combien la
puissance souveraine peut changer les hommes !
Adrien devenu pape oublia qu'il devait sa tiare au
peuple, refusa cette juste demande et chassa les sé-
nateurs ; après quoi il se retira au Vatican, où de
hautes murailles garnies de soldats le mirent à l'abri
de la colère des Romains.
Arnaud de Brescia reprit aussitôt ses éloquentes
prédications, et Rome fut en pleine révolte : néan-
moins aucun excès ne fut commis par les insurgés,
si ce n'est contre Gérard, prêtre-cardinal du titre de
Sainte-Pudentienne, qui était reconnu comme l'es-
pion du saint-père. Il fut rencontré dans les rues par
un parti de rebelles qui le frappèrent à coups de
plat d'épée et le laissèrent pour mort sur la place ; il
guérit cependant de ses blessures.
Adrien, effrayé des suites d'une révolte qui mena-
çait de devenir générale, résolut de frapper les es-
prits superstitieux par un coup d'autorité ; il lança
une bulle d'excommunication contre la ville sainte
elle-même, et fit interrompre partout les offices di-
vins et les sacrements. Alors, comme il l'avait prévu,
la superstition l'emporta sur la haine, les Romains
vinrent le supplier de leur pardonner, s'engageant
sur l'Évangile à chasser de la ville et de son terri-
toire Arnaud et tous ses sectaires : le pontife reçut
leurs serments, et promit de lever l'interdit dès qu'ils
auraient exécuté leurs promesses. L'infortuné Ar-
naud de Brescia fut sacrifié et se vit obligé d'aban-
donner la ville, au moment oii le saint-père sortait
triomphant de la cité Léonine pour se rendre au pa-
lais de Latran, où il célébra solennellement l'office
divin.
Pendant que les Romains chassaient et repre-
naient leurs pontifes, Frédéric Barberousse faisait le
siège des villes italiennes qui refusaient de le recon-
naître pour souverain. Déjà il avait reçu la couronne
de fer à Pavie, et se préparait à pousser une pointe
jusque dans la ville apostolique pour se faire couron-
ner empereur, lorsque Adrien, informé de ses pro-
jets, et redoutant que son voj'age n'eiit un but hos-
tile, lui députa trois cardinaux pour conférer sur son
couronnement et sur ses intentions envers le saint-
siége. Les ambassadeurs se rendirent à Saint-Qui-
rice en Toscane, où se trouvait Frédéric : celui-ci,
par pohtique, les accueillit avec de grands honneurs,
promit une entière soumission au saint-père, et eut
même la lâcheté de leur livrer Arnaud de Brescia, qui
était venu se mettre sous la protection du prince. Ce
courageux apôtre de la liberté fut aussitôt chargé de
chaînes et ramené à Rome, où les cardinaux le con-
damnèrent à être brûlé vif. La sentence reçut son
exécution dans la même journée que la condamnation
rendue; et le bourreau jeta ses cendres dans le
Tibre. Ainsi mourut celui qui avait voulu affranchir
le peuple du honteux esclavage pontifical !
Frédéric, qui connaissait la politique du saint-
siége et redoutait quelque perfidie du pape, ne se
pressa pas de ratifier le traité qui lui avait été sou-
mis, et voulut attendre le retour d'Arnold et d'An-
selme, métropolitains de Cologne et de Ravenne,
qu'il avait envoyés en qualité d'ambassadeurs au
souverain pontife. Celui-ci, qui se déliait également
de Frédéric, refusa de donner une réponse délinitive
jusqu'au retour de ses envoyés, qui étaient à Quirice.
Pendant cette négociation, qui traînait en longueur,
le saint-père se tenait retiré dans une forteresse im-
prenable nommée Citta di Castello.
Enfin les députés, ballottés de part et d'autre, se
rencontrèrent en chemin, et d'un commun accord
ils décidèrent qu'ils se rendraient tous ensemble au-
près du roi, qui s'était avancé jusqu'à ^'ilerbe avec
son armée. Frédéric écouta leurs propositions rela-
tives au traité, et promit de donner au pape toutes
les sûretés qu'il demanderait. Aussitôt les cardinaux
firent apporter les rehques, la croix et l'Évangile, et
un chevalier jura au nom de l'empereur qu'il conser-
verait au pontife Adrien, ainsi qu'aux ecclésiastiques
du sacré collège, la vie, les membres, la liberté,
l'honneur et les biens. Les légats retournèrent en-
suite auprès du saint père, qui se détermina à se
rendre au camp de Fiédéric. Adrien fut reçu par les
seigneurs allemands et par une multitude de clercs
et de laïques, qui l'accompagnèrent en grande pompe
jusqu'à la tente de leur souverain ; mais les évoques
et les cardinaux de sa suite s' étant aperçus que le
prince avait refusé de tenir l'étrier du pape, les
tonsurés se retirèrent à l'instant même du cortège
et reprirent le chemin de Citta di Castello.
"Adrien parut d'abord embarrassé de leur départ,
néanmoins il descendit de cheval et alla se placer
dans le fauteuil qui lui était destiné. Alors l'empe-
reur vint se prosterner à ses pieds, et après lui avoir
baisé la sandale il se releva pour recevoir le baiser
de paix ; mais le pontife le repoussa de la main.
« Vous vous êtes rendu indigne de cette faveur,
prince, dit-il, en refusant de remplir un office dont
tous les souverains orthodoxes se trouveraient hono-
rés. » En vain Frédéric voulut-il observer qu'aucun
canon ecclésiastii[uc ne l'obligeait à se conformer à
des pratiques ridicules : Adrien ne voulut admettre
aucune explication, et deux jours se passèrent dans
des conférences inutiles. Enfin le roi, d'après l'avis
de ses seigneurs, consentit le troisième jour à exer-
cer les fonctions d'écuyer auprès du saint-père; et,
en présence de toute l'armée, il lui tint l'étrier pen-
dant la longueur d'un jet de pierre pour obtenir que
le pontife le reçût au baiser de paix.
De leur côté les Romains, qui, après le départ du
pape, avaient entrepris de nouveau d'assurer leurs li-
bertés, redoutant les vengeances pontificales, s'em-
pressèrent d'envoyer une ambassade au prince pour
se mettre sous sa protection. Voici le discours que
les députés lui adressèrent dans cette mémorable
circonstance : « Nous venons, grand roi, au nom
ADRIEN IV
61
du si'uat et du peuple romain, vous oflVir la cou-
ronue impériale, et vous supjjlier de nous délivrer
du jou^' houteux des prêtres. Déjà nous vous avons
fait notre concitoyen et notre prince; maintenant
vous nous devez en retour la confirmation de nos
vieilles coutumes et des lois qui nous ont été accor-
dées par vos prédécesseurs ; vous devez rétablir le
sénat et l'ordre des chevaliers, enfin vous devez nous
défendre de toute insulte jusqu'à elTusion de sang.
Et pour tout cela, nous vous demandons vos garan-
ties par lettres et par serment.... » Ils allaient con-
tinuer ; mais Frédéric, étonné du début de cette ha-
rangue, les interrompit de la main, et prenant
lui-même la parole : « Rome n'est plus ce qu'elle
était auirefois, leur dit-il ; sa puissance est anéantie;
elle a d'abord été subjuguée par les Grecs, ensuite
par les Franks; enfin, ce qui est le comble de l'hu-
miliation, elle est aujourd'hui gouvernée par un prê-
tre! Je ne veux être ni votre concitoyen ni votre
prince : mes prédécesseurs, Charles et Othon, ont
conquis par leur valeur l'Italie et Rome ; je suis
comme eux votre maître par le droit du glaive, le
seul ([ui établisse la possession légitime des rois ; et
nulle puissance sous le ciel ne saurait vous sous-
traire à mon autorité. »
Après ce discours, les courtisans de l'orgueilleux
monarque demandèrent insolemment aux ambassa-
deurs s'ils avaient quelque chose à répondre relati-
vement aux grandes vérités que l'empereur avait si
luen exprimées. Ceux-ci gardèrent le silence et re-
prirent le chemin de Rome.
Aussitôt que le pape eut été instruit de la démar-
che des Romains, il vint trouver le prince, et après
lui avoir doucement reproché la vivacité de ses pa-
roles en ce qui le concernait, il lui dit : « Vous avez
d'autant mieux fait de chasser ces députés, que vous
ne connaissez pas la perfidie des sénateurs. Ils ont
une haine égale pour les papes et pour les rois ;
s'ils sont venus auprès de vous, c'était pour me
trahir, et maintenant ils s'en retournent à Rome
pour vous tromper. Prévenez-les donc, et envoyez à
l'instant vos troupes sous les murs de la cité Léo-
nine et de l'église de Saint-Pierre, afin que je puisse
vous les faire livrer par mes officiers pendant qu'il
en est temps encore. »
L'empereur suivit ce conseil, et fit partir mille
chevaliers sous le commandement du cardinal Octa-
vien ; la cité et l'église furent occupées aussitôt par
les Allemands ; et dès le lendemain, le pape, accom-
pagné de ses cardinaux, se rendit à la cité Léonine
pour attendre le roi, qui venait derrière lui à la tête
d'une nombreuse escorte : le prince fit son entrée en
habits de cérémonie, et se présenta à l'église de
Sainte-Marie des Tours, oiî il prêta d'abord serment
d'obéissance au pontife ; ensuite tous deux se ren-
dirent à la basilique de Saint-Pierre.
Frédéric s'approcha de la Confession de l'Apôtre,
et s'agcnouiUa devant le prince des évèques-cardi-
nau,x, qui récita la première oraison ; deux autres
prélats prononcèrent la seconde oraison ; et un troi-
eième lui administra l'onction sacrée ; enfin il reçut
des mains du pontife l'épée, le sceptre et la cou-
ronne impériale. Après la cérémonie, il retourna à
son camp, avec le même cortège et de la même ma-
nière qu'il était venu; mais à peine avait-il quitta
Rome, que les citoyens se ruèrent sur l'église de
Saint-Pierre, et massacrèrent tous les prêtres qu'ils
purent saisir, pour se venger de l'infâme trahison du
pontife. Quel((ues écuyers du prince qui étaient, restés
à Saint-Pierre éprouvèrent le même sort, et dans leur
exaspération, les insurgés voulurent faire le siège du
palais pontifical. Heureusement pour .\drien, l'empe-
reur arrêta l'exécution de ce projet en faisant marcher
toutes ses troupes sur Rome ; le peuple combattit
avec acharnement jusqu'à la nuit, et repoussa les
Allemands. Le lendemain, la lutte recommença avec
une nouvelle rage ; enfin, vaincus par le nombre, les
citoyens furent obligés de céder et de se soumettre.
Comme les chaleurs étaient excessives, et les plai-
nes brûlées par le soleil, le fourrage vint à manquer,
et l'empereur fut contraint de quitter les environs de
Rome avec .sa cavalerie ; le saint-père l'accompagna
dans ses nouveaux quartiers à Ponte-Lucano, près
de Tibur ou Tivoli, où il célébra la fête de l'apôtie
Pierre. Pendant l'office divin, Adrien donna l'abso-
lution à tous les soldats allemands qui avaient com-
battu pour sa cause contre les Romains, et leur ac-
corda les mêmes indulgences que s'ils eussent fait
la guerre en terre sainte contre les Sarrasins, les
ennemis de Dieu.
Un axiome de politique dit qu'il est difficile
qu'une bonne intelligence règne entre deux tyrans
qui revendiquent les mêmes droits ; aussi un sim-
ple accident faillit-il diviser le pontife et l'empereur.
Au moment de leur entrée dans Tibur, les con-
suls de la ville vinrent présenter les clés à Frédé-
ric, déclarant qu'ils se soumettaient à son autorité
et non à celle du pontife : ce à quoi le prince ac-
quiesça. Mais aussitôt Adrien et les cardinaux pro-
testèrent contre ce qu'ils appelaient la félonie de Ti-
bur, prétendant que cette ville appartenait à l'Eglise
romaine et n'avait pas le droit de se choisir un maî-
tre. Cette opposition irrita l'empereur, qui répondit
qu'il regardait la prise de possession comme juste
et équitable jusqu'à ce qu'il eût délibéré sur ce su-
jet avec les seigneurs de sa cour; ceux-ci parvinrent
à l'apaiser et à lui faire comprendre qu'il devait
craindre, en se montrant hostile au pape, de soule-
ver contre lui le prince de Gapoue, le duc de la
Pouille et même le roi de Sicile.
Frédéric rendit alors les clés de Tibur au saint-
père, et lui confirma par un acte authenti([ue la
possession de cette ville, toutefois avec cette clause :
« Sauf le droit impérial. » 11 n'en prit pas moins
occasion de quitter le pontife, et Adrien se trouva
forcé de retourner à Rome.
Guillaume, surnommé le Mauvais, venait de mon-
ter sur le trône de Sicile, et avait envoyé des am-
bassadeurs à' la cour apostolique pour demander la
confirmation des droits et des privilèges de son
royaume. Mais le pontife, qui revendiquait pour son
siège la possession de plusieurs villes importantes,
refusa de satisfaire aux justes demandes du prince.
Celui-ci. indigné de la mauvaise foi du pape, prit
les armes, attaqua les terres de l'Église romaine,
bloqua Bénévent, et s'empara de plusieurs places
de la Campanie. De son côté, Adrien ne perdit pas
de temps, il lança contre Guillaume les foudres du
62
HISTOIRE DES PAPES
Vatican, déclara ses Etats en intenlit, a)ipcla sur la
tète ilu coupable la colère Je Dieu ; jiuis il rassem-
bla des troupes, entra dans la Caïupanie, et soumit
tout le pays jusqu'à Bènévent.
Pendant cpi'il faisait le siège de cette ville, il re-
çut une lettre de l'empereur Manuel Comnène, qui
lui olïrait des secours en hommes et en argent pour
achever la con(|uète de la péninsule, s'il consentait
à lui abandonner trois villes maritimes de la Pouillc.
(luillaume, instruit par ses espions do cette négo-
ciation, entreprit do conjurer l'orage en traitant lui-
même avec le saint-siége ; il proposa au pape, en
échange de l'investiture de la Sicile, de rendre la li-
berté à toutes les Églises de son royaume ; de lui
prêter serment de lidélité et d'obéissance; de lui
donner trois places en toute propriété ; de lui four-
nir des troupes pour asservir les Romains, enfin de
lui payer des sommes considérables à titre d'indem-
nité de guerre.
Adrien, dans l'orgueil du triomphe, enivré par
une nouvelle victoire qui l'avait rendu maître de
Bènévent, repoussa les offres du prince, et fit répon-
dre qu'il ne s'arrêterait qu'après avoir refoulé ses
troupes jusque dans la mer. Ne prenant conseil que
de sa position désespérée, Guillaume s'avança dans
la Campanie avec des bandes rassemblées à la hâte ;
il reconquit les villes qu'il avait perdues, et vint
mettre à son tour le siège devant Bènévent, où se
trouvait renfermé le pontife. Le siège fut poussé
avec une telle vigueur, qu'.Vdrien n'ayant plus es-
poir d'être secouru à temps, fut obligé de capituler
et de conclure un traité bien dilî'èrent de celui qui
lui avait été proposé, et dans lequel il fut convenu
que le prince conserverait l'investiture des États Je
Sicile sans indemnité et sans condition. Après la si-
gnature de la bulle, Guillaume fut admis à se pros-
terner aux pieds d'Adrien, pour lui faire hommage
lige et recevoir le baiser de paix.
Cette même année 1156, Foucher, patriarche de
Jérusalem, envoya au pape des lettres dans lesquelles
il se plaignait des chevaliers hospitaliers, et récla-
mait contre les abus qu'ils faisaient de leurs privi-
lèges, en recevant dans leurs églises les chrétiens
excommuniés par les évêques, et en leur faisant ad-
ministrer par les prêtres de leur ordre le viatique,
l'extrême-onction et la sépulture ecclésiastique. Dans
son libelle, Foucher les accusait de ne point obser-
ver les interdits lancés contre les villes, de sonner
les cloches de leurs monastères au mépris des ca-
nons, de célébrer l'office publiquement et à haute
voix, et de recevoir les offrandes du peuple au pré-
judice des Éghses matrices. Enfin, il suppliait le
saint-père de défendre qu'ils procédassent à la con-
sécration ou à la déposition de leurs prêtres sans la
participation des prélats, et d'ordonner qu'ils fus-
sent obUgés de lui payer la dîme de leurs terres et
de leurs revenus.
En outre, le patriarche accusait les chevahers de
lui avoir fait subir des humiliations, d'abord en éle-
vant en face de l'église du Saint-Sépulcre un magni-
fique hospice, qui par la richesse de son architec-
ture écrasait sa métropole; il se plaignait de ce
qu'ils lançaient leurs cloches à toute volée, afin de
couvrir sa voix chaque fois qu'il montait en chaire; il
ajoutait (ju'ayant osé leur en adresser des reproches,
il s'était vu assailli pur les chevaliers jus(|ue dans le
palais patriarcal, et ([ue des flèches avaient été tirées
contre lui sur l'autel même du Saint-Sépulcre.
I.es religieux hospitaliers s'étaient en effet rendus
tellement redoutables, ([ue personne n'osait leur ré-
sister dans les Etals de la Palestine, même les pré-
lats et les patriarches, attendu ([u'ils étaient entiè-
rement indépendants, en vertu de la bulle cjui leur
avait été accordée par Anastase lY.
Foucher, fatigué des persécutions continuelles
dont lui-même et son clergé se trouvaient l'objet,
résolut de se rendre à Rome pour ajipuyer ses ré-
clamations. En conséquence il s'embanjua avec deux
métropolitains et vint jusqu'à Otranle : lorsque ces
prélats furent arrivés dans cette ville, ils apprirent
que toute la Pouille était envahie par les troupes du
roi de Sicile, jiar les Grecs et par les alliés du pon-
tiie. Dans la crainte de tomber entre les mains de
ces bandes indisciplinées, ils reprirent la mer jus-
qu'à la marche d'Ancône, et cherchèrent à rejoindre
par terre le saint-père.
Mais Adrien était déjà prévenu de l'arrivée du pa-
triarche par les frères hospitaliers, qui l'avaient ga-
gné à leur cause ; et lorsque les prélats orientaux
se présentèrent à Férentine, ils trouvèrent un juge
inffcxible qui refusa de leur accorder la plus légère
satisfaction. Ils furent donc obligés de reprendre
tristement le chemin de Jérusalem.
Jean de Sarisbéry, célèbre historien anglais, le
compatriote et l'ami intime du pape, fut tellement
scandalisé parce déni de justice, qu'il lui en adressa
des sarcasmes violents qu'il nous a conservés dans
ses écrits. « Savez-vous quelle est l'opinion des
hommes sages sur l'Église romaine, lui écrivait ce
courageux prélat? Elle ne vous est point favorable,
très-saint père. On affirme que votre Église, au lieu
d'être la mère des fidèles, n'en est que la marâtre ;
on dit qu'elle ne renferme que des scribes et des
pharisiens, qui portent sur leurs épaules le fardeau
de leurs iniquités ; on dit que les prêtres, loin de
servir de modèles au troupeau, accumulent dans
leurs palais les meubles précieux, et chargent leurs
tables d'or et d'argent; on dit qu'ils sont d'une ava-
rice extrême, et qu'ils ne donnent jamais rien aux
pauvres que par ostentation. On accuse votre clergé
de commettre des exactions dans toute la chrétienté,
de soulever des collisions entre les peuples et les
princes, afin de s'enrichir au milieu du bouleverse-
ment général. Vous-même, saint-père, vous êtes
devenu un objet de haine; les fidèles prétendent que
vous bâtissez des palais superbes à leurs dépens, et
que vous laissez tomber en ruine les temples du
Christ; ils disent que vous êtes couvert d'orne-
ments d'or et de pourpre, pendant que les pauvres,
couverts de haillons, meurent de faim sur les dalles
du palais de Latran.
« Quant à moi, je déclare qu'il faut pratiquer ce
que vous enseignez, et se garder d'imiter ce que
vous faites. Tout le monde vous applaudit et vous
flatte ; on vous nomme père et souverain. Mais si
vous êtes père, pourquoi n'écoutez-vuus pas vos en-
fants lorsqu'ils se présentent à vous les mains vides
et la figure hâve de faim ? Si vous êtes souverain.
ADRIEN IV
63
pourquoi opprimez-vous les peuples, qui vous don-
nent, comme roi, jusqu'aux vêtements qui les cou-
vrent? Ce n'est point ainsi ([ue doit se conduire un
véritable chrétien; et je dois vous prévenir que vous
êtes hors de la voie évangélique. »
Dans sa réponse, Adrien avouait au pieux évèque
qu'on ne pouvait trouver que misères et turpitudes
dans le saint-siége, et qu'il aimerait mieux, pour le
salut de son âme, vivre encore du pain de l'aumùne
en Angleterre, que de porter la tiare.
Jean de Sarisbéry se trouvait alors dans la ville
sainte pour solliciter l'investiture de l'Irlande en fa-
veur du roi d'Angleterre. Le pape, cédant à ses solli-
citations, publia la bulle qui conférait ce droit à
Henri; elle était ainsi conçue: «Prince, nul ne doute,
et vous le reconnaissez vous-même, que l'Irlande,
ainsi que toutes les îles qui ont reçu la foi du Christ,
appartiennent au saint-siége, et que les papes peu-
vent en disposer comme ils le jugent convenable.
Or, comme vous vous êtes engagé à soumettre ces
peuples aux lois religieuses et politiques de l'Église
romaine, et à les contraindre de payer à notre siège
un denier par année pour chaque maison, nous vous
autorisons à subjuguer cette nation par tous les
moyens possibles, mais toujours sous la condition ex-
presse que vous conserverez les droits du saint-siége. »
En signe d'investiture, le pape joignit à cette
bulle un anneau d'or enrichi d'une émeraude, et un
acte par lequel il relevait le roi du serment solennel
qu'U avait fait de conserver à ses frères divers apa-
nages, dont il s'était déjà emparé par une infâme
spoliation.
Dans l'année suivante, s'éleva une violente que-
relle entre Adrien et Frédéric Barberousse à l'occa-
sion de l'arrestation d'Esquil, archevêque de Lun-
den. Ce prélat, à son retour d'un pèlerinage à Rome,
OÙ il avait fait de magnifirpies présents au saint-
père, avait été attaqué sur les terres de l'empire par
.des voleurs de grand chemin, qui non-seulement
l'avaient entièrement dépouillé, mais encore le rete-
naient prisonnier pour lui arracher une forte rançon.
Adrien, informé de cette arrestation sacrilège,
écrivit à l'empereur pour se plaindre de la négli-
gence que la cour d'Allemagne apportait dans la
recherche et dans la punition des coupables. « Plu-
sieurs réclamations vous ont déjà été adressées ,
prince, lui disait-il, pour rappeler à votre justice
qu'un crime inouï avait été commis dans votre royau-
me, et nous sommes étonné que vous n'ayez pas en-
core poursuivi les auteurs de cet attentat. Vous
savez cependant que notre vénérable frère EsquU de
Lunden a été volé indignement par des scélérats qui
le retiennent encore dans les fers. Et vous gardez le
silence au lieu d'employer l'autorité et le glaive que
TOUS avez reçus de Dieu pour la punition des mé-
.chants I Quels sont donc les coupables qui méritent
une aussi grande indulgence de votre part? Faut-il
croire la calomnie qui vous accuse de les protéger ?
Et devrions-nous vous rappeler que noua ne vous
avons pas conféré la dignité d'empereur pour auto-
riser le crime? Hâtez-vous donc d'obtempérer à nos
ordres, puisque vous nous avez promis une obéis-
sance filiale. »
Cette lettre ayant été fidèlement traduite en alle-
mand par Reinald, chancelier de l'empereur, aux
seigneurs rassemblés en conseil , ceux-ci, indignés
de l'insolence du pontife, s'écrièrent qu'il était hon-
teux de souffrir qu'un prêtre prétendît ([ue les empe-
reurs d'Allemagne n'avaient jusf|ue-là possédé lem-
l)ire et le royaume d'Italie qu'avec la permission des
papes; ils protestèrent contre cette tendance du
saint-siége, qui transmettait à la postérité le men-
songe pour la vérité, et qui s'etVorçait de l'enregis-
trer dans l'histoire, non-seulement par ses écrits,
mais encore par ses décrets et par ses monuments.
En effet, dans une salle du palais de Latran, on
avait représenté Lothaire recevant à genoux la cou-
ronne de la main du pontife Pascal I"; et au-des-
sous du tableau on avait écrit cette légende : « Le
roi s'arrêta à la porte d'argent, après avoir juré de
conserver les droits de l'Église : il fut ensuite admis
dans le temple et il se reconnut le vassal du pape,
qui lui conféra la couronne impériale. »
Frédéric adressa des reproches sévères aux légats
de ce qu'ils avaient osé lui remettre les lettres
d'Adrien. Alors l'un d'eux lui répondit audacieuse-
ment : « Prince, et de qui donc croyez-vous tenir
l'empire, si ce n'est du pape ?» A ces mots les
Allemands bondirent sur leurs sièges; et Othon, qui
portait l'épèe impériale devant l'empereur, l'éleva
précipitamment et se jeta sur le légat pour le tuer.
Frédéric eut à peine le temps de lui arrêter le bras;
il sauva ainsi la vie de l'envoyé du pontife, et se
contenta de le faire chasser à coups du bois des hal-
lebardes de la salle du conseil, en lui enjoignant de
sortir à l'instant des terres d'Allemagne.
Frédéric publia ensuite contre le saint-siége un
manifeste dans lequel Adrien était accusé d'altérer
l'union de l'empire et du sacerdoce, a Les légats de
ce pape sacrilège, ajoutait le prince, les cardinaux
Roland et Bernard, étaient porteurs de pkisieurs
lettres scellées en blanc , pour s'en servir selon les
circonstances, soit pour dépouiller les Églises d'Alle-
magne, soit pour nous excommunier et nous déposer
comme un évêque soumis à la juridiction du saint-
siège ; mais nous avons prévenu leurs desseins, et
nous les avons chassés honteusement, pour le salut
de nos peuples et pour le nôtre. Or, comme nous te-
nons l'empire de Dieu seul, qui a soumis les nations
au glaive de la force, ainsi que l'apôtre saint Pierre
a dit lui-même : « Honorez César ; » nous déclarons
que les clercs ou les laïques, quelle que soit leur
dignité, qui soutiendront que notre couronne relève
de la cour de Rome , seront punis à l'instant ; car
nous sommes décidé à exposer notre trône et même
notre vie pour le soutien de notre dignité. »
Bien déterminé à punir le pape et ses cardinaux,
Frédéric rassembla ses troupes à Augsbourg, et se
lit précéder en-Lombardie jiar le chancelier Reinald
et par Othon, comte palatin de Bavière, avec la mis-
sion de faire reconnaître dans toutes les villes l'au-
torité impériale. Adrien, alarmé des succès des lieu-
tenants de l'empereur, et redoutant les effets de sa
vengeance , se décida à lui adresser une ambassade
pour traiter de la paix ; Henri, prêtre-cardinal du
titre de Saint-Nérée, et Hyacinthe , diacre-cardinal
de Sainte-Marie, furent choisis par le saint-père
pour cette négociation difficile.
64
llISTi'ilUr, PKS PAl'ES
Avant do partir, les locrats liomaniioront aux oom-
missairos do rempcrcur,(]ui se trouvaient ù Moilône,
un sauf-conduit pour se rendre en Allemagne, ce
qui leur fut accorde sans difficulté ; néanmoins, au
pastîage des Alpes, deux comtes palatins attaquèrent
l'escorte des cardinaux, les firent prisonniers et les
mirent aux fers. Ce fut en vain qu'ils exliibèrent le
sauf-conduit des commisaircs impériaux, les comtes
palatins refusèrent de leur rendre la liberté ; et ils
furent obligés, pour obtenir la permission de conti-
nuer leur route, de faire venir le frère Hyacinthe,
qiii resta en otage à leur place, jusqu'à l'entier paye-
ment dune forte rançon.
Enfin, après bien des fatigues et des dangei-s, ils
arrivèrent au camp d".\ugsbourg ; le lendemain,
ayant été admis en présence de Frédéric, ils se pros-
ternèrent à ses pieds, le saluant, au nom du pape et
du sacré collège, comme empereur de Rome et du
monde ; ils le supplièrent d'accorder un entier par-
don au pontife pour tout ce qui s'était passé, et lui
présentèrent une lettre en rétractation de celle qui
avait excité sa colère. Frédéric, satisfait de cet acte
de soumission du saint-siége, déclara qu'il rendait
son amitié au pontife et au clergé de Rome, et donna
le baiser de paix aux ambassadeurs; il leur fit en ou-
tre de magniliques présents et les renvoya en Italie.
Mais cette querelle était à peine- terminée, qu'il
s'en éleva une autre plus violente entre l'empereur
et le pape, au sujet du duc de Pologne, Bolesks,
i[ui avait refusé de faire à genoux hommage lige à
Frédéric, comme vassal, et s'était placé sous la pro-
tection de la cour de Rome.
A cette époque, l'empereur Barberousse était
sans contredit le plus puissant monarque de l'Eu-
rope. De sa seule autorité il avait donné la couronne
royale de Bavière à Ladislas, et l'investiture de la
Pologne au roi de Danemark ; la Hongrie était tri-
butaire de l'empire, et l'Angleterre elle-même en-
voyait à ce prince des ambassadeurs chargés de
riches présents, pour obtenir son alliance. Enfin,
l'Allemagne entière était sous la domination absolue
de Frédéric; et dans toute l'étendue de ses immenses
États, aucun ennemi n'osait s'élever contre le sou-
verain. Milan seule avait voulu revendiquer sa liber-
té ; et aussitôt des troupes nombreuses avaient
envahi la Lombardie ; les campagnes avaient été
dévastées, les villes détruites, les habitants égorgés,
et tout était rentré dans le devoir.
Adrien, jaloux d'exercer par lui-même et à son
profit un despotisme qu'il regardait comme un
attribut du saint-siége, saisit avec empressement
l'occasion que lui fournissait Boleslas de censurer
l'empereur. Il écrivit à Frédéric une lettre respec-
tueuse et énergique, pour lui rappeler les serments
solennels qu'il avait faits devant la Confession de
saint Pierre, de protéger tous les alliés de l'Église.
Un simple prêtre fut chargé de porter cette mis-
sive à la cour d'Augsbourg; mais le prince accueillit
très-mal les remontrances du saint-père, et lui ren-
voya la lettre suivante , écrite avec les formules
usitées par les empereurs des premiers siècles de
l'Eglise, en plaçant son nom avant celui du pape :
« Ignores-tu donc, évèque romain, que tu tiens de
la libéralité des princes tout ce que tu possèdes? Ou-
vre l'histoire, et tu te convaincras entièrement de
cette vérité. Ainsi pourquoi nous serail-il défendu
d'exiger l'hommage de celui qui tient nos régales?
Est-ce parce que tu as décidé que cette cérémonie
était inutile? Rends donc à Dieu ce qui est à Dieu,
et à César ce qui est à César.
« Tu te plains de ce que nos églises et nos villes
sont fermées à tes cardinaux; mais vaudrait-il mieux,
évèque maudit, que nous ouvrissions nos coffres à
tes pillards pour laisser enlever notre or et notre
argent ? Sommes-nous donc de si grands coupables,
parce que nous voulons mettre un frein à ton insa-
tiable avidité ?
«Que tes prêtres viennent prêcher les saintes maxi-
mes de l'Évangile, et nous ne leur interdirons plus
le seuil de nos demeures I Val nous connaissons trop
bien les mœurs infâmes de ton clergé, et nous savons
que le démon de l'orgueil et de l'avarice s'est emparé
pour toujours du trône de l'Apôtre!... »
Cette lettre fut remise à des officiers qui devaient
la porter à Rome, et profiter de leur mission pour
s'entendre avec les citoyens afin d'aviser aux moyens
de s'emparer des principales forteresses de la ville :
mais ce projet fut suspendu par la mort d'Adrien,
qui eut lieu le 1" septembre 11 59, dans la ville d'A-
nagnia. Ses restes furent transportés à Rome et dé-
posés dans la basilique de Saint-Pierre.
Conrad d'Ursperg rapporte sur la mort du pontife
un incident assez bizarre ; il prétend que le jour où
le saint-père écrivit la bulle d'excommunication
contre Frédéric Barberousse, il but dans une coupe
de l'eau de fontaine où se trouva par hasard un in-
secte qui s'attacha à la gorge du pape et lui rongea
l'œsophage, malgré tous les secours des plus habiles
docteurs; d'autres historiens attribuent sa mort à
une esquinancie.
Pendant un règne d'environ cinq années, Adrien
s'occupa d'augmenter les domaines et les trésors de
Saint-Pierre, et son avarice était tellement sordide
qu'il refusa constamment d'envoyer les plus légers
secours à ses parents de Cantorbéry, préférant qu'ils
vécussent du pain de l'aumône et de la charité des
prêtres de leur paroisse, plutôt que de voir diminuer
son épargne.
Pour juger de l'esprit de réforme pendant la se-
conde moitié du douzième siècle, il suffit d'analyser
les deux ouvrages que Jean de Sarisbéry publia sous
le pontificat d'Adrien. Dans le premier, intitulé Po-
hjcratùjue, ou traité des amusements des courtisans
et des vestiges des philosophes , il condamne le jeu,
la chasse, la musique et la danse, qui étaient les
seules occupations des seigneurs ; il blâme les cou-
tumes usitées dans les cours d'entretenir des troupes
de bouffons, de magiciens, d'astrologues ; enfin il
exprime sur le régicide des idées assez singulières
pour un prêtre : « Non- seulement, dit le docte pré-
lat, il est permis de tuer un roi, mais encore il est
juste, il est méritoire de frapper un tyran; parce
que celui qui opprime par le droit du glaive doit
périr, par le glaive ; et le chrétien qui ne poursuit
pas cet ennemi des hommes pèche contre lui-même
et contre l'Etat. Dieu, dans les saintes Ecritures,
commanda la mort des oppresseurs du peuple, et les
prophètes ont glorifié Aod, Jahel et la belle Judith.»
ADRIEN IV
65
La tiare du pape Adrien III
Son ouvrage se termine par des maximes qui rappel-
lent celles de Grégoire VII ; il dit que « Les rois
sont assujettis à l'Église ; qu'ils reçoivent d'elle le
pouvoir de punir, comme le bourreau reçoit de la
jusiice le droit de torturer les hommes, et qu'ainsi
ils sont les derniers des ministres du sacerdoce,
puisqu'ils exercent des fonctions qui souilleraient la
main du prêtre. »
Dans son second ouvrage , intitulé Métaîogique,
Jean de Sarisbéry traite de la saine dialectique et de
la véritable éloquence ; il fait le dénombrement des
grands hommes ses contemporains, et critique avec
une profonde sagacité les rhéteurs et les sophistes ; il
attaque même Aristote, et relève les nombreuses
erreurs de ce philosophe, tout en se montrant l'ad-
mirateur de ses écrits.
II
97
66
HISTOIUE DES PAPES
Election d'Alexandre I!I. —Schisme dans l'Église romaine. — Election de Victor. — Le pape frappe avec violence son compétiteur.
Lettres pour Alexandre. — Lettres pour Octavien. — Députation de l'empereur Alexandre. — Conduite du pape envers les
amla^;sadeu^s. — L'antipape est favorisé par l'empereur. — Suites du schisme. —Alexandre se réfugie en France. — Il excom-
munie l'empereur. — Conférences de Saint-Jean de Laune. — Honneurs rendus au pape par les rois de France et d'Angleterre.
— Mort de Victor. — Élection de l'antipape Pascal 111. — Retour du pontife à Rome. — Seconde fuite d'Alexandre. — Légation
d'Angleterre. — Querelle entre le pape et le roi d'Angleterre. — Assassinat de l'archevêque de Cantorbéry. — Absolution du
roi d'Angleterre. L'empereur est couronné par l'antipape. — Mort de Pascal III et élection de Calixte II. — Simonie du
pape. Négociations pour la paix entre le pape et l'empereur. — Lâcheté de Frédéric Barberousse; il consent à être foulé aux
pieds du pontife. Paix entre l'autel et le trône. — Soumission de l'antipape Calixte. — Histoire de l'antipape Landau. —
Concile de Lalran. — Croisade contre les Albigeois. — Persécution contre les Vaudois. — Mort d'Alexandre 111.
Après la mort d'.-\.drien, les évêques et les cardi-
naux rassemblèrent dans la basilique de Saiut-
Pierre pour procéder à l'élection d'un pape, mais
une division ayant éclaté dans le conclave, les prélats
furent obligés de se séparer, après avoir discuté
pendant trois jours sans pouvoir rien conclure.
Une faction voulait élire Roland, cardinal-chan*-
celier de l'Eglise romaine, parce qu'il favorisait ou-
vertemeat Guillaume le ^^lauvais contre l'empereur;
un autre parti voulait nommer pape Octavien, car-
dinal du titre de Sainte-Cécile, parce qu'il soutenait
les intérêts de Frédéric Barberousse contre le roi de
Sicile. Enfin les deux factions, désirant terminer la
lutte des deux concurrents, se réunirent dans l'église
de Saint-Pierre pour la seconde fois. ^Slais à l'ouver-
ture de la séante, les partisans de Roland crièrent
tous ensemble : « Roland, pontife ! Roland, pontife ! «
Ils le revêtirent de la chape de pourpre et le procla-
mèrent sous le nom d'Ale.vandre III. Cette introni-
sation scandaleuse exaspéra Octavien ; dans sa rage
il se précipita sur son compétiteur, lui assena sur le
visage un violent coup qui fit partir le sang, lui ar-
racha la chape des épaules, et il l'aurait sans doute
assommé sur la place sans l'intervention d'tm séna-
teur, qui se jeta entre eux.
Lorsque le tumulte fut apaisé, la faclion d'Octa-
vien s'écria à son tour : « Octavien, pape! Octavien,
pape ! )) Son chapelain lui présenta aussitôt la chape
qu'il avait apportée; et sa précipitation fut telle pour
s'en revêtir, qu'il mit par devant le capuce qiai de-
vait se trouver par derrière, ce qui excita l'hilarité
de tous les assistants. JMais, sans s'arrêter à cette
considération, il fit ouvrir les portes de l'église, ses
partisans entrèrent l'épée à la main, et il fut intro-
nisé sous le nom de "Victor JV. Son compétiteur et
les cardinaux du parti opposé s'échappèrent prorap-
tement de l'église et vinrent s'établir dans la forte-
resse de Saint-Pierre, oi'i ils furent investis le soir
même par les troupes de l'antipape, qui les firent
tous prisonniers.
Pendant neuf jours Alexandre fut gardé étroite-
mfn.t dans le château Saint -Ange; ensuite il fut
transféré dans un cachot au delà du Tibre. Mais
toute la ville s'étant émue des mauvais traitements
qu'on faisait subir au pape, Hector Frangipane se
mit à la tête des citoyens et vint délivrer .\lexandre
ALEXANDRE III
67
et les cardinaux de sa suiLe ; ceux-ci traversèrent
Rome au milieu des acclamations de joie et au son des
cloches, escortés par leurs liliérateurs, qui les aoconi-
pagnèrcnt jusqu'à Sancta-Xyraplia, à quatre lieues
de la ville sainte, où le pape lut sacré, selon l'usage,
par révoque d'Ostie, assisté de cinq autres évêques,
et en présence des cardinaux, des abbés, des prêtres,
des diacres, des chantres et des séminaires de
l'Église romaine. On mit sur sa tète le règne ou mi-
tre ronde et pointue en forme de cône entourée de
deux couronnes ; ensuite les assistants furent admis
à lui prêter serment d'obéissance et de fiilélité.
Octavien, de sou côté, avait rattaché à son parti
un grand nombre d' évêques, de cardinaux et de
pi'ètres, et s"était fait sacrer par les prélats de Tus-
culum, de Melfi et de Férentine.
Pendant toutes ces discussions, l'empereur ne
perdant pas ses projets de vue, continuait à pousser
ses concfuêtes en Lombardie ; mais tandis qu'il était
occupé au siège de Crema, il reçut une ambassade
du saint-père et l'ordre de suspendre son expédition
s'il ne voulait encourir les anathèmes de l'Église.
Frédéric n'ayant fait aucune réponse, le pontife pro-
céda immédiatement à l'excommunication dans la
ville de Terracine, où il se trouvait pour le moment;
et à la lueur des cierges, au glas des cloches, toutes
les portes de la cathédrale étant ouvertes, il anathé-
matisa solennellement l'empereur et l'antipape.
Frédéric riposta à 1 excommunication du pontife
par la circulaire suivante, qu'il adressa aux évêques
et aux abbés de toute l'Italie : « Nous vous préve-
nons, seigneurs évêques, qu'après avoir pris conseil
d'un grand nombre de prélats, de docteurs et de per-
sonnes pieuses, nous avons reconnu, selon les dé-
crets des papes et selon les canons des conciles,
qu'il était de notre devoir, lorsqu'un schisme s'é-
lève dans l'Kglise romaine, d'appeler en notre pré-
sence les deux compétiteurs qui ont été nommés
pontifes, et de décider sur leurs contestations d'a-
près le jugement des ecclésiastiques orthodoxes. En
conséquence, nous avons ordonné aux cardinaux Ro-
land et Adrien, tous deux élus papes, de comparaî-
tre devant nous, à Pavie, et nous vous défendons,
jusqu'à la décision du concile que nous allons tenir,
de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. »
Deux envoyés furent chargés de porter au pape
Alexandre, dans la ville d'Anagni, où il s'était re-
tiré, la citation ({ue l'empereur lui adressait pour le
sommer de comparaître.
Cette démarche frappa de terreur les cardinaux
de la cour d'Alexandre ; néanmoins, après une mûre
délibération, ils reprirent quelque courage et réso-
lurent de ne point abamlonner le pontife qui avait
reçu leurs serments de lidélité. Voici la réponse
qu'ils firent aux envoyés de Frédéric Barberousse :
a Nous reconnaissons l'empereur pour avoué et
pour défenseur de l'Église romaine, et nous vou-
lons l'honorer comme le plus grand des princes
de la terre, à moins ([u'il n'ait la prétention de s'é-
lever au-dessus du Roi des rois. Aussi nous som-
mes surpris qu'il ait osé convoquer un concile sans
notre autorisation, et qu'il ait ordonné au saint-père
de comparaître en sa présence, lorsqu'il doit savoir
que la puissance des papes est supérieure à celle des
princes. Apprenez-lui que l'Église tient de Jésus-
Christ le pouvoir de juger toutes les causes, sans
être soumise elle-même au jugement de personne;
dites-lui que nous ne pouvons assez nous étonner
que ce privilège soit attaqué par le souverain même
qui devrait le défendre. D'ailleurs la tradition cano-
nique et l'autorité des Pères ne nous permettent
point de subir sa juridiction ; et nous serions cou-
pables devant Dieu si, par ignorance ou par faiblesse,
nous laissions réduire l'Église en servitude. Notre
réponse est que nous préférons nous exposer aux
derniers périls, plutôt que de commettre un pareil
attentat! » Les deux commissaires de Frédéric quit-
tèrent aussitôt Anagni et se rendirent à Segiii, au-
près de l'antipape, qui se montra dans d'excellentes
dispositions pour le prince. \'ictor IV fut en consé-
quence reconnu légitime successeur de saint Pierre
dans les États d'Allemagne.
Peu de temps après eut lieu le concile de Pavie,
qui avait été convoqué par l'empereur. Un grand
nombre d'évèques, d'abbés et de prêtres de l'Alle-
magne et de la Lombardie assistaient à ce synode,
que rendait plus imposant encore la présence des
ambassadeurs des rois de France et d'Angleterre,
ainsi que celle des députés des autres princes chrétiens.
Frédéric fit l'ouverture des sessions par le discours
suivant : « Illustres seigneurs, nous savons qu'en
notre qualité d'empereur nous avons le pouvoir de
présider des conciles, surtout lorsque l'Église est en
péril ; nous vous abandonnons la décision des que-
relles qui divisent la chrétienté, par respect pour
cette grande assemblée à laquelle nous reconnais-
sons le droit de nous juger nous-même. » Le prince
se retira en effet pour laisser aux Pères une entière
liberté dans les délibérations.
Pendant cinq jours on agita la question de savoir
lequel des deux papes devait être reconnu légitime
successeur de saint Pierre ; enfin, à la sixième
séance, on produisit cette espèce d'information, qui
s'écartait étrangement de la vérité : « Le seigneur
Octavien a été solennellement revêtu de la chape,
dans l'église de Saint-Pierre, sur la demande du
clergé et du peuple ; il a été élevé sur la chaire pon-
tificale, en présence du chancelier Roland, sans que
personne se soit opposé à son élection. Après quoi
les cardinaux et les autres ecclésiastiques ont chanté
le Te Deuin et ont donné' au nouveau pape le nom
de Victor.
« Lorsque les cérémonies du sacre et de la chaise
percée ont été terminées, le clergé et les principaux
citoyens de Rome sont venus en foule lui baiser les
pieds; et un secrétaire étant monté sur le jubé, a
crié, suivant la coutume: '■ Ecoulez, Romains ; noire
« père le pontife .\drien est mort depuis ([uatre jours,
« et maintelianl le seigneur Octavien, cardinal de
« Sainte-Cécile, a été élu pour lui succéder ; il est re-
i< vêtu delà pourpre, intronisé et nommé Victor IV ;
« l'approuvez-vous? > Tous ont répondu à haute voix
et à trois fois difl'érentes : « Nous l'approuvons ! »
Enfin le pape a été ramené au palais de Latran avec
les banderoles et les autres marques de sa dignité,
au milieu des acclamations universelles ; et le cha-
pitre de Saint-Pierre, ainsi que les chefs du clergé
de Rome, sont venus lui jurer obéissance. "
6S
HISTOIRE DES PAPES
Après ci'tle lecture, on entendit les témoùis, qui
affirmèrent par serinent l'exintituile de tous les faits
relatés dans le libelle; le concile prononça un jujje-
ment favorable à Octavien, cl fulmina un décret de
déposition contre Roland. Le lendemain, il fut con-
duit processionnellement de la basiliijue de Saint-
Sauveur à l'église cathédrale, où Frédéric l'attendait
pour lui tenir l'étrier pendant qu'il descendrait de
cheval; il le conduisit par lu main jusqu'à l'autel, et
lui baisa les pieds. Ensuite on distribua des cierges
à tous les assistants, et à la lueur des flambeaux et
au son des cloches, Victor I\' prononça anatlième
contre le schismatique Roland.
Les envoyés de France et d'.Vngleterre seuls refu-
sèrent de le reconnaître comme pontife avant d'en
avoir référé à leurs souverains. Malgré cette opposi-
tion, Frédéric fit publier dans toutes les cours chré-
tiennes les décrets du synode de Pavie; et il ordonna
aux évèques de l'empire d'obéir au pape Victor,
sous peine de bannissement perpétuel. Quekfues pré-
lats se condamnèrent eux-mêmes à l'e.xil pour ne pas
être schismaticpies ; mais le plus grand nombre se
soumit aux volontés du prince.
Alexandre, exaspéré contre Frédéric Barberousée,
l'excommunia une seconde fois, le jeudi saint de
l'année 1 160; à l'exemple de Grégoire Vil, il déclara
tous les peuples soumis à l'empire entièrement re-
levés de leurs serments de fidélité ; il réitéra égale-
ment l'anathème fulminé contre Victor et contre ses
partisans, et il envoya des légats publier ces bulles
dans tous les royaumes chrétiens. Par ses intrigues
il entraîna dans son parti Philippe, abbé de l'au-
mône, du couvent de Cîteaux; saint Pierre de Ta-
rentaise, religieux du même ordre ; plusieurs évèques
français, plus de sept cents abbés, ainsi qu'un nom-
bre incroyable de moines. Ses deux légats, Anthelme
et Geofifroi, déterminèrent également les chartreux
de tous les monastères du même ordre, à force d'or,
de présents ou de promesses, à embrasser la cause
d'Alexandre.
Pour résister à cette formidable opposition, Vic-
tor convoqua à Lodi un concile où se trouvèrent
l'empereur, le duc de Bohême, les seigneurs de leur
cour, et un grand nombre d' évèques et de prêtres.
D'abord on donna lecture des lettres envoyées par
les rois de Danemark, de Norwége, de Hongrie, par
plusieurs métropolitains et par des prélats étrangers
qui reconnaissaient Victor comme seul et légitime
chef de l'Église ; ensuite on procéda à la déposition de
l'archevêque de Milan , qui s'était déclaré pour
Alexandre et soutenait un sjége contre les troupes
de l'empereur. Les évèques de Plaisance et de Bres-
cia, et les consuls de ces deux cités, furent égale-
ment excommuniés ; enfin on déposa le prélat de
Bologne et on suspendit celui de Padoue.
Après la tenue du synode, Frédéric retourna à son
camp, et poussa le siège de Milan avec tant de vi-
gueur, que les malheureux habitants, se trouvant en
proie à la plus horrible famine, furent obligés de se
rendre à discrétion. Les consuls se présentèrent au
vainqueur, ayant des épées nues suspendues au cou,
des croix à la main, et criant miséricorde! Le prince
leur fit grâce de la vie; mais il fit raser la ville, sans
épargner les églises, et jeta du sel dans un sillon
qu'il fit tracer, pour marquer qu'il condamnait cette
terre à une malédiction éternelle.
Pendant que l'antipape siégeait à Lodi avec les
cardinaux de sa faction , Alexandre poussait une
pointe jusque dans Rome, pour tenter de s'y instal-
ler; mais la famille d'Octavien était tellement puis-
sante, qu'il fut obligé d'en sortir le jour de son
arrivée, pour retourner dans la Carnpanie sous la
protection du roi de Sicile. Bientôt même les soldats
de Frédéric le poursuivirent jusque dans cette re-
traite, et le contraignirent à chercher un autre re-
fuge; alors il se rappela que ses prédécesseurs, dans
leurs revers, avaient toujours trouvé en France des
rois imbéciles disposés à employer l'or et le sang
des peuples pour les replacer sur le trône ; il s'em-
barqua à Terracine avec sa suite, et fit voile vers la
Provence.
Montpellier fut la première ville que visita le saint-
père ; et il fit son entrée dans l'appareil imposant
d'un triomphateur, monté sur un cheval blanc et en-
touré de ses cardinaux. Un ambassadeur sarrasin
vint le recevoir à la tête d'une brillante escorte de
soldats maures portant le croissant et chantant les
louanges de Mahomet. Le musulman se prosterna
humblement aux pieds du pontife, lui offrit de ma-
gnifi((ues présents et l'adora comme le Dieu des chré-
tiens; ensuite il le harangua en arabe. Le saint-père
répondit avec bienveillance à son discours, et le fit
placer à sa droite pendant la cérémonie.
Dès rpie le roi Louis eut appris qu'Alexandre était
à Montpellier, il lui députa Thibaut, abbé de Saint-
Germain des Prés, et un clerc de sa chapelle ; mais
comme ces ambassadeurs ne lui apportaient pas d'ar-
gent, il les reçut avec un dédain insultant, et les
menaça même de les faire chasser de sa présence
s'ils osaient reparaître les mains vides. Ceux-ci re-
tournèrent auprès du monarque et lui rendirent
compte de ce qui s'était passé à Montpellier. Louis,
furieux contre le pontife, écrivit aussitôt à Manassès,
évêque d'Orléans, qu'il eût à s'informer exactement
auprès de l'empereur des faits circonstanciés qui
avaient eu lieu lors des élections d'Octavien et de
Roland le chancelier, attendu qu'il se repentait d'avoir
reconnu trop légèrement l'intronisation d'Alexandre.
A la fin du mois de juin 1162, le pape quitta
Montpellier, après avoir renvoyé à son compétiteur
un troisième anathème, et il se rendit à Clermont en
Auvergne, dans l'intention de l'excommunier une
quatrième fois. Mais di'jà Frédéric Barberousse, dé-
sirant le faire chasser de France, avait adressé à Hu-
bert de Champfleuri, évêque de Soissons et chancelier
du royaume, une lettre conçue en ces termes: «Nous
avons appris, illustre prélat, que l'ecclésiastique Ro-
land, à qui nos serviteurs n'ont pas laissé de retraite
en Italie, s'est sauvé avec quelques partisans et s'est
réfugié dans les États de votre maître. Prenez garde,
très -vénérable prélat, que cet indigne schismatique
ne dépouille vos provinces ; car il est accablé de det-
tes, et il cherchera à extorquer l'argent de vos peu-
ples pour payer ses créanciers. Nous vous prions
donc, dans l'intérêt de votre prince, de chasser cet
antipape et ses cardinaux , qui sont nos ennemis
mortels et qui pourraient exciter entre Louis et nous
une inimitié fatale à nos sujets. »
ALEXANDRE III
no
Les rois de Kmnce et d'Angleterre escortent le pape
Pendant ([no ce message parvenait à la cour de
France, Henri, comte de Champagne, instruisait
l'empereur des nouvelles intentions de Louis. Alors
Frédéric envoya un ambassadeur proposer au roi de
Convoc|uer une réunion où se trouveraient en nombre
égal les prélats de France et d'AUcmau'ne chargés de
décider sur la validité des élections d'.Mexandre et de
Victor. Cette proposition fut acceptée, et l'on assigna
'pour le lieu des conférences la petite ville de Saint -
Jean de Laune en Bourgogne, située sur les confins
de l'empire d'.Allemagne et du royaume de France.
Le comte de Champagne, gendre du roi et ami de
l'empereur, fut ciiargé par les deux monarques de
poser lui-même les principales questions qui de-
vaient être soumises aux prélats; et il s'acquitta si
Lien de sa mission, qu'il décida le roi à se ranger
définitivement au parti de l'antipape.
Voici les considérations habiles qu'il lit valoir au-
près de la cour de France : « Illustre iirince, écri-
vait-il à Louis, dans l'intérêt de votre couronne il
est indispensable que les décisions de l'assemblée
que vous avez convo({uée soient irrévocables ; en
conséquence , l'empereur s'engage , si l'élection de
Roland est jugée canonique, à se mettre aussitôt à
ses pieds. Si celle d'Ûctavien est reconnue seule ré-
gulière, je me suis engagé en votre nom à le recon-
naître immédiatement poiu- légitime chef de l'Église.
En outre, nous avons résolu de l'aire appel aux deux
compétiteurs pour qu'ils se trouvent en présence
l'un de l'autre; et celui tfui refusera de se présenter
à la conférence, par ce fait seul se reconnaîtra indi-
gne du ]iontilical et sera déposé comme tel. Pour
garantie de ma promesse, j'ai juré sur l'hostie que
si vous-même, après une épreuve aussi solennelle
70
HISTOIRE DES PAPUS
refusiez de eonlinuir le jugeineiU des Pèies, je pas-
serais à l'instant sous l'obéissance de l'empereur,
c'est-à-iliiv que jo lui ferais liomiuage de tous les
fiefs que je tiens de voire couronne. »
Avant de ioi«iire entièrement avec le jiajie, Louis,
à la priÎMe de queKjucs évèi|ues, se rendit à Souvi-
gn)-, prieuré de Cluny, pour l'engager ù l'accompa-
gner jusqu'à Saint-Jean do Laune, afin d'assister
aux couférences; mais Alexandre refusa avec obsti-
nation de se trouver en présence de l'empereur, et
même de s'avancer jusqu'à \'crgy, qui était un châ-
teau imprenaMe. Irrité de cet entêtement, le roi le
quitta brusquement en lui disant : >< Il est vraiment
étrange, saint-père, que vous fassiez une semblable
résistance pour subir le jugement du concile, vous
qui paraissez certain de la justice île votre cause. »
Le pontife se relira aussitôt au monastère de Bourg-
Dieu, près de Chàteauroux en Berry, et le roi fut
obligé de renoncer à venir seul à Saint-Jean de
Laune, confiant à des commissaires le soin de de-
mander un délai. Au jour iixé l'empereur était arrivé
à Dôle avec Oclavien ; tous deux, sans perdre de
temps , s'avancèrent jusqu'au milieu du pont de
Saint-Jean ; et comme personne ne se présenta, ils
laissèrent une déclaration d'appel attachée avec un
poignard sur le parapet du pont et retournèrent à
leur camp.
Le lendemain, les députés de Louis arrivèrent en-
fin à Saint-Jean pour demander un sursis aux re-
présentants de Frédéric : sur leur refus, les cardi-
naux envoyés par Alexandre pour assister à celte
entrevue retournèrent à \'ézelay , charmés ([ue les
négociations eussent été rompues. ^lais le comte do
Champagne, qui avait une véritajjle affection pour
les deux monan[ues, et qui prévoyait les conséquen-
ces fâcheuses d'une semblable rupture, parût aussi-
tôt pour le camp de Frédéric , afin de rétablir la
bonne harmonie entre sou beau-père et l'empereur
d'Allemagne; il représenta à celui-ci combien il
était peu sage qu'un pape fût le motif d'une guerre
entre deux souverains aussi puissants, surtout lurs-
([u'un délai de quelques jours pouvait amener une
solution favoraljje. Enfin, Frédéric se laissa gagner
par son éloquence, et consentit à attendre trois se-
maines l'arrivée du roi à Saint-Jean de Laune.
Satisfait de sa victoire, le comte de Cliampagne
accourut à Dijon auprès de Louis; il lui dit qu'il ne
pouvait plus éviter de se donner à l'empereur, puis-
qu'il n'avait pas rempli ses promesses; mais qu'à
force d'insistance, il avait obtenu de Frédéric un dé-
lai de trois semaines, à la condition toutefois que le
souverain de Fiance se rendrait à Saint-Jean de
Laune, amenant avec lui le pape Alexandre, et qu'il
se soumettrait au jugement rendu parles Pères, sous
peine de se constituer lui-même prisonnier de l'em-
pereur à Besançon. Ces conditions étaient extrême-
ment rigoureuses; mais le roi n'avait point à les
refuser, se voyant sur le point de perdre un des
grands feudataires de sa couronne; il les accepta
sans résers-e, et donna en otages, pour garantie de
sa parole, le duc de Bourgogne et les comtes de Xe-
vers et de Flandre.
Deux jours après, Louis se mit en route, et fit pré-
venir l'empereur qu'il venait pour conférer avec lui
sur quelques points préliminaires; Frédéric, ([ni était
déjà mécontent du premier manque de parole du roi,
ne répondit point à sa lettre, et envoya Arnold, son
chancelier, muni de ses pleins pouvoirs. D'abord
Louis lit ([uel juos diflicullés d'entrer en conférence
avec le mandataire de l'empereur; ensuite il y con-
sentit, à la condition que les conventions seraient
réciproques et obligatoires pour les deux souverains,
ainsi qu'il avait été primitivement arrêté par le comte
de t'.liainiiagne.
Arnold refusa de prendre sur lui une responsabi-
lité qui pouvait comprometLi-e les intérêts de l'em-
pire, déclarant que ses pouvoirs étaient suffisants
pour accepter les engagements du roi de France, et
'non pour en prendre au. nom de son maître. Louis,
charmé de trouver l'occasion de dégager sa parole
sans perdre sou vassal le comte de LlhampagiU', s'a-
dressa aux seigneurs alleiiiaiuls et français, et leur
dit ; « Vous voyez, seigneurs, ([ue l'empereur n'est
point ici, malgré la promesse qu'il avait laite de s'y
rendre; vous êtes témoins également que ses man-
dataires veulent changer les conditions du traité. Je
suis donc quitte de mes engagements. » Et aussitôt,
sans attendre une réponse, le roi sauta à cheval et
repartit au galop. Tout espoir d'arrangement fut dé-
sormais abandonné; néanmoins le rusé Victor se
prévalut de la négociation du comte de Champagne
avec l'empereur pour augmenter la prépondérance
de sa faction, et il écrivit à Rome que le roi de
France s'était enfin déclaré en sa faveur et repoussait
son compétiteur Roland, qui avait refusé de compa-
raître à la conférence de Saint-Jean de Laune.
En effet, .\lcxandrc ayant appris le mauvais suc-
cès des négociations et craignant les effets de la co-
lère de Louis, avait quitté GUiny pour se réfugier en
Aquitaine, province dépendante du roi d'Angleterre,
qui déjà l'avait reconnu comme pape. Aussi à la nou-
velle de son arrivée dans ses 'Ji^tats, Henri alla jusqu'au
monastère où il avait établi sa résidence, pour le rece-
voir; il se prosterna humblement à ses pieds, baisa ses
sandales, et, quelque instance que fît le saint-père,
il refusa le fauteuil qu'on lui avait préparé à ses cô-
tés, et s'assit à terre. Après trois jours de conféren-
ces secrètes, le monarque anglais prit congé du pon-
tife en lui promettant de déterminer le roi de France
à faire sa soumission ; ce (pii eut lieu. A la suite
des négociations, le pape obtint la permission de
venir à Goucy-sur-Loire pour recevoir l'hoinmagede
Louis le Gros et de Henri. Les deux princes lui fi-
rent une réception magnifique; ils le conduisirent
jusqu'à son palais, marchant à pied, et tenant à
droite et à gauche les guides de son cheval, les deux
rois lui servant ainsi d'écuyers, ce qui n'était encore
arrivé à aucun de ses prédécesseurs.
A l'ouverture du carême suivant, le pape tint son
concile à Tours, où presque tous les prélats des
royaumes d'.Vngleterre et de France se trouvèrent
réunis. Arnoul, évêque de Lisieux, fut ciiargé de
prononcer le discours ou plutôt une espèce de ser-
mon i(u'Alexandre avait composé pour exhorter l'as-
semblée à combattre vigoureusement les schismati-
ques et à rétablir l'unité de l'Église. Voici un des
passages de cette longue homélie : « Rome, mes
frères, doit dominer tous les rois de la terre; et
ALEXANDRE III
71
malgré tous leurs cflorts pour la diviser ot pour la
soumettre, elle restera une, et rejettera ses ennemis
(le son sein. L'unité ne sera pas rompue parce ([u'on
aura nommé plusieurs papes; au contraire, ce.iX (pii
auront voulu l'asservir en la divisant se trouveront
frappés eux-mêmes du glaive de l'Esprit.
<' Rome sortira glorieuse et triompliante de tontes
ces luttes, et bientôt nous verrons ses oppresseurs,
abattus à ses pieds, la reconnaître comme la domi-
natrice du monde. L'empereur, cet homme dont la
colère est aussi terrible que la foudre , et dont le
Ijras est plus redoutable que des légions entières,
Frédéric Barberousse lui-même courljera son front
dans la poussière en s'écriant : Rome, lu l'empor-
tes ! ta puissance écrase celle de César, parce qu'elle
vient de Dieu.
« Alors les athlètes courageux qui auront combattu
et souffert pour assurer la victoire à l'Eglise seront
récompensés ; alors ceux qui auront lâchement aban-
donné le champ de bataille seront flétris et condam-
nés. Luttons, mes frères, avec persévérance et avec
vigueur ; exposons hardiment nos biens, nos libertés
et même notre vie et celle de nos familles, dans cette
guerre trois fois sainte. »
Le synode fit plusieurs canons et renouvela le ser-
ment d'obédience au pontife, ainsi que l'anatlième
contre l'antipape et contre Frédéric Barberousse.
Après (pioi les ambassadeurs des rois de France et
d'Angleterre proposèrent au pape, au nom de leurs
souverains, de désigner la ville qui lui conviendrait
pour sa résidence. Alexandre se détermina pour la
métropole de Sens, qui était située dans un pays
fertile et agréable ; il y demeura près de deux an-
nées, tenant un simulacre de cour, et envoyant des
JiuUes dans tous les royaumes , comme s'il eût été
su palais de Latran.
Enfin l'antipape Victor, tombé gravement mahule,
mourut à Lucques, le 22 avril 1164. Petrus Blesen-
sis rapporte dans son histoire qu'Octavien ne s'était
occupé pendant toute sa vie qu'à grossir ses trésors.
" En cela, ajoute l'historien, il fit bien, car avec de
l'or il put acheter les consciences des prêtres, des
prélats, des princes et des rois, qui le laissèrent
gouverner tranquillement les Eglises d'Italie. »
Victor IV était vain, orgueilleux, et se faisait
adorer comme une idole; il avait une grande aver-
sion pour les pauvres et pour les mendiants, et pre-
nait un certain plaisir à mortilier les aflligés.
Après sa mort, les chanoines de la cathédrale de
Lucques et ceux de Saint-Êrigdien refusèrent de
l'enterrer dans leurs églises, déclarant qu'ils les
abandonneraient plutôt que d'y recevoir le corps
d'un damné. On l'inhuma dans un monastère situé
hors de la ville, et où plus tard on prétendit qu'il
s'accomplissait un grand nombre de miracles. Les
funérailles terminées, ses partisans se réunirent et
lui donnèrent pour successeur le cardinal Guy de
Grema, qui fut proclamé souverain pontife sous le
nom de Pascal III. Cette élection fut confirmée en
Allemagne par l'empereur, qui envova à Lucques
Henri, évêque de Liège, pour sacrer avec la pompe et
les solennités d'usage le nouveau pape.
Mais dans l'intervalle, les •atïaires changèrent de
face : d un côté, les partisans d'Alexandre faisaient
répandre de l'or dans Rome, soudoyaient tous les
bandits de la ville, et préparaient une révolution en
faveur du pontife; de l'autre, l'empereui-, par ses
exactions et par ses cruautés, soulevait contre lui
une ligue puissante de toutes les villes lombardes
qui, depuis le commencement du siècle, s'étaient peu
à peu constituées en petites répuliliques indépen-
dantes, et à la tête des(|uelles se tiouvait Venise.
Alexandre voyant s'élever une jmissance opposée
à celle de Frédéric, se détermina alors à retourner
dans la ville sainte, où sa faction l'attendait pour lui
décerner les honneurs du triomphe. Mais comme'il
ne voulait pas rentrer en Italie sans laisser un long
Souvenir de son passage en France, il imposa une
collecte sur les églises, fit des emprunts à tous les
monastères, et s'embarqua enfin avec les dépouilles
du peuple qui lui avait accordé une si imprudente
et si généreuse hospitalité.
Après quinze jours de traversée, le saint-père des-
rendit à Messine, dans les États du roi de Sicile, qui
déjà l'avait reconnu pour son seigneur. Guillaume
traita le pontife en successeur de saint Pierre, il lui
envoya de Palerme de riches présents, et fit armer
une galère rouge magnifiquement ornée, qu'il lui
destinait, et quatre autres galères moins somptueuses
cpù devaient transporter les cardinaux, les évêques
et les seigneurs de sa suite. Alexandre arriva avec
son cortège à Ostie, où il fut rejoint par une multi-
tude de nobles, de sénateurs, de clercs et de citoyens
portant des rameaux d'olivier. Il remonta le Tibre
triomphalement escorté par les gonfaloniers, en-
seignes déployées, et au milieu d'une haie d'écuyers,
de secrétaires, d'avocats et de juges, qui suivaient
la marche de son bâtiment des deux côtés du fleuve ;
les écoles, les juifs eux-mêmes portant, selon leur cou-
tume, le livre de la loi sur leurs bras, suivaient cette
immense jirocession. Arrivé à Rome, le pape des-
cendit de son vaisseau et se dirigea vers la demeure
pontificale, conduit par une congrégation de jeunes
filles qui entonnaient des hymnes sacrés en son
honneur ; entre chaque strophe il était salué par les
bruvantes acclamations de la foule; enfin il entra au
palais de Latran et s'assit dans la chaii'e de saint
Pierre : la journée se termina par un banquet splen-
dide auquel assistèrent les principaux membres de la
noblesse, de la magistrature et du clergé.
Dès le lendemain le pontife écrivit aux princes de
son parti pour les instruire de son heureuse instal-
lation, excepté à Henii, roi d'Angleterre, qui ne re-
çut ni lettres ni ambassadeurs, ses relations ayant
été entièrement rompues avec Alexandre. Ce prince
était en effet trop habile poliliipie pour laisser son
rovaume soumis à l'aristocratie des seigneurs et au
gouvernement des prêtres; d'abord il avait guerroyé
avec les nobles, avait démantelé leurs châteaux, sac-
cagé leurs domaines, et les avait mis dans l'impuis-
sance de renouveler des séditions: cela fait, il avait
dirigé tous ses efforts contre les prêtres, et particu-
lièrement contre Thomas Becket, archevêque de
Cantorbéry, l'ecclésiasticpie le plus élevé en dignité
du royaume, qui cherchait à accroître l'autorité du
clergé aux dépens de la couronne. Henri, mécontent
du prélat, l'avait fait arrêter dans sa métropole et
l'avait contraint à jurer la constitution de Clarendon,
72
HISTOIRE DES PAPES
dans laquelle la noblesse et l'Église reconnaissaient
tenir leurs privilésios du voi.
Mais à ju'ino Thomas Beoket eut-il recouvré la
ULerté qu'il rétracta son serment et s'enfuit auprès
du pape. Alexandre intervint dans la querelle, mena-
çant de lancer Tanathcme contre le prince, et de
metli-e les Etats d'Antrleterre en interdit, si l'arche-
vècjue de Cantorbéry n'était inimédiateniont rétabli
sur son siège, et si le roi voulait exiger Je lui un
serment contraire aux libertés religieuses. Henri,
redoutant quelt[ue soulèvement de ses peuples par
suite des idées superstitieuses de l'époque sur les
excommunications, se soumit aux ordres du pontife,
et permit à Thomas Bccket de reparaître à la cour.
Celui-ci, lier d'avoir triomphé de son roi, ne mit
plus de bornes à son audace; il persécuta ouverte-
ment ceux qui s'étaient déclarés contre lui, anathé-
matisant les uns, déposant les autres, en vertu d'un
pouvoir illimité qu'il avait obtenu du pape; il s'at-
taqua même de préférence aux favoris du souverain,
et refusa de lui obéir dans les all'aires les plus indif-
férentes, sous prétexte qu'il lui était défendu de por-
ter atteinte aux privilèges de l'Église.
Enfin le roi, fatigué de cette lutte, laissa échapper
des plaintes dans son conseil, et s'écria : « Que je
suis donc malheureux de n'avoir point d'ami qui ose
me venger des insultes d'un misérable prêtre ! » Ces
paroles, prononcées avec amertume, lirent impression
sur quatre jeunes seigneurs, qui se concertèrent
entre eux pour délivrer le prince de son ennemi. A
cet effet ils se rendirent secrètement à Cantorbéry,
et au moment où l'archevêque sortait de son palais
pour se rendre à l'église, ils l'attaquèrent à l'impro-
viste et le percèrent de neufs coups de poignard.
Ce meurtre répandit un deuil général dans le clergé
de la Grande-Bretagne ; toutes les églises furent ten-
dues de noir; Thomas Becket fut déclaré martyr; on
lui éleva un magnificpie tombeau, et il fut canonisé
sous le nom de saint Thomas de Cantorbéry.
Henri, effrayé de cette manifestation, feignit de se
montrer très-douloureusement affecté de la mort du
métropolitain ; il députa aussitôt Arnoul, évêque de
Lisieux, en Italie, pour plaider sa cause auprès du
saint-père, et pour empêcher qu'il ne fulminât quel-
que anathème contre la Grande-Bretagne. Mais déjà
il avait été prévenu par les prélats Gallois et Gau-
thier Flaman, qui s'étaient rendus à Rome pour de-
mander justice de l'assassinat de l'archevêque.
Alexandre refusa l'entrée de la ville sainte aux en-
voyés anglais ; il manifesta une affliction extrême de
l'attentat commis sur l'infortuné Thomas, et se re-
procha hautement devant ses cardinaux de n'avoir
pas soutenu assez vigoureusement la cause de l'É-
glise, pour laquelle Thomas avait mérité la palme du
martyre. Arnoul, l'un des ambassadeurs du prince,
craignant que le pape ne prononçât immédiatement
la sentence d'excommunication contre Henri, prit le
parti de se rendre jusqu'à Tusculum, où se trouvait
Alexandre. Non-seulement le pontife refusa de le re-
cevoir, mais c'est à peine si les cardinaux daignèrent
lui parler.
Cependant, à force d'instances et de présents, il
parnnt à être admis à l'audience du saint-père. Dès
qu'il eut prononcé le nom du roi d'Angleterre, tous
les ecclésiasti(|ues s'écrièrent : '^ .Vrrêtcz I arrêtez 1 »
comme si Alexandre n'avait pu entendre ce nom sans
horreur. Cette première séance fut sans résultat ; mais
dansla soirée, l'ambassadeurayant eu l'heureuse inspi-
ration d'offrir des sommes d'argent aux cai'dinaux et
aux caraériers, il obtint de Sa Sainteté la faveur d'une
audience particulière, .\rnoul lui exposa le récit fidèle
des faits qui s'étaient passés à Cantorbéry; il rappela
les bienfaits dont le roi avait comblé Thomas Bec-
ket, et les injures dont celui-ci avait payé les bontés
du monarque. Le pape écouta l'ambassadeur fort at-
tentivement, et le renvoya au jeudi saint, jour con-
sacré aux excommunications, sans vouloir lui faire
connaître ses intentions.
Enliu arriva ce terrible jour ! Arnoul, avec de l'or,
avait fort heureusement gagné quel([ucs-uns des
membres du sacré collège, qui lui donnèrent avis
que le saint-père avait décidé que le soir même, en
présence de son clergé, il prononcerait l'interdit
contre Henri et contre tous ses Etats. Aussitôt et
sans perdre de temps .\rnoul envoya une protes-
tation ainsi conçue : « Nous sommes chargés par le
roi notre maître de jurer en votre présence, très-
saint père, qu'il déférera entièrement à vos ordres
pour la punition que vous jugerez nécessaire d'imposer
aux coupables, et nous protestons de son innocence. »
D'après une marque de soumission aussi absolue,
les cardinaux décrétèrent qu'il n'y avait pas lieu d'ex-
communier le roi. Aussitôt on donna l'ordre d'in-
troduire le métropolitain d'York ainsi que les évêques
de Salisbury et de Londres, qui étaient en dehors
des murs de la ville, et on leur fit jurer sur l'Évan-
gile que telles étaient bien les intentions du mo-
narque. Après quoi Alexandre prononça un anathème
général contre les meurtriers du martyr saint Tho-
mas Becket, et contre tous 'ceux qui leur avaient
donné conseil, aide, appui et consentement, ou qui
leur procureraient asile et secours. Il confirma la
sentence d interdit que le métropolitain de Sens
avait fulminée sur les terres anglaises situées en
deçà des mers; il anathématisa tous les évêques du
royaume, les suspendit des fonctions épiscopales jus-
qu'au jour de la punition des coupables, et annonça
qu'il enverrait des légats pour s'assurer de l'entière
exécution de ses décrets. Avant de quitter Rome,
les ambassadem-s obtinrent néanmoins que l'excom-
munication prononcée contre le clergé anglais serait
levée dans un mois, si les nonces du pontife n'a-
vaient pas encore passé les .\lpes.
Henri, instruit des intentions hostiles d'Ale.xan-
dre, et craignant une trahison, se hâta de passer en
Angleterre, et fit garder soigneusement les ports et
les côtes de l'île pour arrêter tous les étrangers por-
teurs de lettres d'interdit. Ensuite il réunit ses trou-
pes à Portsmouth, passa en Irlande avec une Hotte
de quatre cents voiles pour prendre possession du
pays avant l'arrivée des légats, et se rendit à Water-
ford, où il trouva les rois de Cork, de Liraerick,
d'O.xerick, de Mida, et tous les seigneurs d'Irlande
qui étaient venus pour lui rendre hommage. Le roi
de Conacte, qui se regardait comme souverain indé-
pendant, fut le seul qui manqua à la réunion, fai-
sant déclarer par son ambassadeur qu'il refusait de
lui prêter serment d'obéissance et de fidélité.
ALEXANDRE III
73
Alexandre III pose la première pierre de Notre-Dame
. Après quelques pourparlers inutiles, Henri se dé-
termina à le soumettre par la force des armes • il
poursuivit le malheureux prince de Conacte, le chassa
de toutes ses villes, et il allait infailliblement l'a-
néantir dans une dernière bataille, lorsqu'il apprit
la nouvelle de l'arrivée des légats en Normandie A
1 instant même, et comme par l'effet d'un coup de
tondre, toute son énergie l'abandonna; il se montra
laiWe et tremblant devant les censures du Vatican ;
ffuitta son armée et s'embarqua pour la Normandie!
H
afin d'obtenir son pardon des envoyés du saint-père.
Ceux-ci refusèrent d'abord de le recevoir: ensuite ils
se laissèrent adoucir par les supplications et surtout
par les présents. Néanmoins ils exigèrent qu'avant
d'être admis en leur présence, le roi' fit une confes-
sion publique de tous ses péchés en forme d'amende
lionorablo. Henri eut la bassesse d'v consentir, et il
prononça sur les saints Évangiles les paroles suivantes :
' Je n'ai jioin't médité ni ordonné la mort de saint
Thomas, métropolitain de Caulorbérv: et lorsque ce
98
:iSTOiUH DKS l'Al'ES
crime est vomi ù ma connaissanco, jo m'en suis
afflii;»' l'iiis jirufoiuli'iiiont que si j'avais iienlu mon
propre fils. Cependant, j'uvone qne j'ai été la cause
involontaire île ce meurtre par la haine i|ne je jior-
tais à ce saint martyr ; aussi, désirant faire pénitence
de celte lante, je m'engage à envoyer à Jérusalem
deux cents chevaliers, ipii serviront pendant une an-
née à mes dépens ; et si le pape l'exijie, je prendrai
moi-même la croix et je ferai le voyage de Palestine.
Je casse à jamais les coutumes illicites que j'ai in-
troduites contre les Églises, et je permettrai désor-
mais à mes prélats de porter les appellations à la
cour de Rome. Je rendrai à l'archevêché do Cantov-
]>éry toutes les terres el les autres biens (jui en dé-
pendaient avant la disgrâce de Thomas Becket, et je
pardonnerai aux défenseurs de ce prélat. Je me sou-
mettrai aux jeûnes, aux aumônes et aux œuvres pé-
nales qui me seront imposées par le pape, et j'irai
nu-pieds au tombeau du martyr poiu- recevoir la fla-
gellation de la main dos moines. Enfin, je fais ser-
ment d'être toujours soumis à la sainte Eglise ca-
tholique, apostolique et romaine. »
Les légats firent prêter le même serment au fils de
Henri, qui s'engagea à remplir les promesses de son
père si le roi devenait parjure; ensuite ils présen-
tèrent au souverain' son acte de soumission pour
qu'il y apposât le sceau royal. Cette alïaire étant ter-
minée, on procéda suivant les règles canoniques à la
nomination d'un archevêque de Cantorbéry, et le
prince fut admis à la communion.
Depuis son retour dans la ville sainte, .Vlexandre
jouissait en pleine sécurité de l'autoiilé suprême ;
mais à la fin de l'année 1166, Frédéric Ijarberousse
forma le projet de rentrer en Italie pour chasser le
pontife et pour établir l'antipape au palais de Latran.
A cet effet il chargea les métropolitains Rainold et
Christien, ses généraux, de ravager la Lombardie,
et de s'avancer du côté de Rome avec deux corps
d'armée, pendant que lui-même assiégerait Ancône.
Cette invasion porta l'effroi à la cour du saint-père;
et la frayeur fut d'autant plus grande, que les Alle-
mands s'élant rendus maîtres des villes voisines, te-
naient la campagne et gagnaient du terrain.
Dans Rome même des factions s'agitaient, et un
grand nombre de nobles, de magistrats et de citoyens,
gagnés par l'ov des ennemis, parcouraient les rues en
faisant entendre des cris séditieux. Alexandre, de son
côté, cherchait à grossir son parti en prodiguant ses
trésors au clergé romain ; mais ces prêtres corrompus
et les moines hypocrites profilaient des circonstances
pour augmenter leurs richesses, et recevaient les
présents du pontife et l'argent du prince en les
trahissant tous deux.
Au milieu de ces troubles, Jourdain, fils de Ro-
bert, prince de Cajjoue, vint à Rome en qualité
d'ambassadeur de Manuel Coranène, pour offrir au
pape .\lexandre le secours de l'empereur grec contre
le roi d'.\llemagne. Il s'engageait, au nom de Com-
nène, à rétablir l'unité entre les Églises grecque et
romaine comme aux plus beaux siècles du christia-
nisme, afin que les Grecs et les Latins ne formassent
plus qu'un seul peuple soumis à un même chef reli-
gieux. Il demandait seulement, en échange de sa pro-
tection, que le pontife consentît à lui rendre la cou-
l'onne inijiériale, qui lui avail rie iMilcvc'c par les em-
pereurs d'Allemagne. (JuDiqu'il parût dii'licile (pu^ le
prince ]u'U réunir une année eu laveur du saint-
siége, Alexandre prêta l'oreille à ces projiositions, el
d'après l'avis de ses cardinaux, il députa il Manuel
l'évêque d'Ostie et le cardinal de Saint-Jean et ISaint-
Paul,pour entamer des négociations sérieuses. D'au-
tre part, Frédéric liarlierousse se trouva arrêté dans
sa marche par les troupes des républiques confédé-
rées, ipii s'étaient rassemblées sur l'ancien teriitoire
de Milan pour protéger les citoyens de celte ville qui
reconstruisaient leurs remparts.
Enfin le saiut-])ère reçut fort heureusement des
sommes considérables que le roi Ciuillaume le Mau-
vais lui avait léguées en mourant. Cet argent, dis-
tribué aux nobles et aux prêtres, fit pencher la ba-
lance en sa faveur : une armée d'au moins cpiarante
mille hommes s'organisa immédiatement ; les villes
voisines furent reprises aux ennemis, et on poussa
même une attaque jusqu'à Tusculum, qui s'était dé-
clarée pour Frédéric.
Christien, qui commandait la ])lace ))our l'empe-
reur, essaya inutilement de défendre la ville avec son
corps de troupes composées de Flamands et de Bra-
liançons ; ses soldats lurent culbutés, et l'armée pa-
pale plantait déjà son drapeau sur les remparts,
lorsque survint l'archevêque Rainold à la tète d'une
nombreuse cavalerie: l'intrépide prélat chargea l'en-
nemi, le refoula dans une grande plaine, en fit un
massacre épouvantable, et dégagea entièrement Tus-
culum A la nouvelle de cette victoire, l'empereur
quitta la ville d'.Vncône dont il s'était emparé, accé-
léra sa marche, et vint camper devant Rome avec
toute son armée. Trois assauts sul'lirent pour le ren-
dre maître de la partie basse de la ville et du château
Saint-Ange. Comme il ne pouvait forcer la basili-
que de Saint-Pierre, il y mit le feu, et força tous
ceux qui défendaient cette église, prêtres ou laïques,
à se rendre prisonniers.
Quant au pape, d'abord il s'était maintenu dans
le palais de Latran; ensuite, craignant d'être forcé
dans sa retraite, il s'était réfugié dans les palais cré-
nelés des Frangipanes, d'où il attisait le feu de la
révolte en distribuant aux citoyens les nouvelles som-
mes que Guillaume le Bon, nouveau roi de Sicile,
lui avait envoyées. Rome était défendue par une mul-
titude fanatique qui disputait avec acharnement cha-
que maison, chaque rue, chaque place que Frédéric
faisait attaquer ; enfin ce prince reconnaissant l'im-
possibilité de s'emparer de vive force de la personne
du pape, se détermina à entrer en négociation avec
le clejgé et les magistrats. Il leur lit dire que si Ro-
land consentait à renoncer au pontificat, sans préju-
dice de son ordination épiscopale, il s'engageait à
contraindre Pascal au même sacrifice, et qu'ensuite
tous enseml)le procéderaient à l'élection d'un nouveau
jiape. A ces conditions, le prince promettait à l'Eglise
une paix durable, rendait aux Romains leurs prison-
niers et tout le butin qu'il avait fait; enfin, il s'en-
gageait, pour l'avenir, à ne point interposer son auto-
rité dans l'élection des pontifes.
Ces propositions parurent très-sages aux citoyens,
qui étaient fatigués de la guerre, et ils répondirent
aux envoyés du prince qu'ils les acceptaient et qu'ils
ALEXANDRE III
75
sauraient obliger Alexandre à ratifier leurs eniragc-
ments. Mais l'intraitable pontife refusa d'écouler
aucune proposition ; il lit éclater sa colère au milieu
d'borribles Ijlasphènies, et jura que jamais il ne re-
noncerait au trône pontifical. Son obstination déta-
cha de sa cause tous ses partisans, et il se vit obligé
de (juitter Rome secrètement sous des habits-de pè-
lerin, pour éviter de tomber entre les mains de ses
ennemis. Il passa à Terracine, de là se rendit à
Gaéle, ensuite à Bénévent.
Après la fuite de son compétiteur, Pascal célébra
solennellement la messe à Saint-l'icrre, et sacra l'em-
pereur et l'impératrice Béatrix, son épouse, en leur
plaçant surle front des couronnes d'or ornées de pier-
reries. Les Romains consentirent également à prêter
serment de fidélité et d'obéissance à l'empereur Fré-
déric Barberousse, et à reconnaître Pascal comme légi-
time pontife, àla condition ([iie le ])rincc ratilieiail les
premières propositions qu'il leur avait faites. Toutes
c'ioses étant convenues de part et d'autre, l'empereur
envoya des commissaires de l'autre côté du Tibre
pour recevoir le seiment des Romains.
Cette journée devint le prélude d'une suite de re-
vers terrililcs pour les Allemands : l'historien Acerbo
Morena, qui rapporte les détails de celte affaire, était
lui-même l'un de ces députés. « Nous étions au
mois d'août, dit-il, à l'époque des plus grandes cha-
leurs. A peine avions-nous passé de l'autre côté du
fleuve, qu'un orage effrayant éclata tout à coup;
l'eau était glacée et tombait par torrents ; en peu
d'instants la campagne fut changée en un lac immen-
se, et deux heures après, le soleil reparut sur un ciel
de feu. Ces brusques transitions de température frap-
pèrent toute l'armée comme par une commotion sur-
naturelle; une épidémie se déclara dans le camp, et
le jour suivant, lorsque nous revînmes de Rome, la
mortalité était si effroyable, que les vivants ne pou-
vaient plus suffire à enterrer ceux qui succombaient
au fléau. En moins d un mois cette épidémie enleva
la moitié des troupes allemandes et força l'empereur
Frédéric à s'éloigner de Rome.
« Aussitôt Alexandre quitta Bénévent et revint
dans la ville sainte, publiant partout que la main de
Dieu s'était appesantie sur le prince sacrilège. A sa
voix, les peuples de la Lombardie se levèrent en
masse et tombèrent sur les Allemands; les "Milanais
surtout se montrèrent les plus acharnés dans cette
guerre d'exterinination. Frédéric, réduit aux der-
nières extrémités et n'ayant plus qu'un très-]]etit
nombre de troupes, se voyait cerné dans l'Italie sans
espoir d'en sortir; alors il prit le parti de la dissi-
mulation, et demanda une trêve ))0ur négocier avec
Alexandre ; mais pendant les pourparlers, il envoya
secrètement le comte de Morienne, son parent, qui
obtint le passage sur les terres du marquis de Mont-
ferrat : à la faveur d'un déguisement, l'empereur
quitta son camp au mois de mars 1168, traversa le
comté de liourgogne, et arriva heureusement en Al-
lemagne, où il fit de nouveaux préparatifs pour ren-
trer en Italie avec une armée formidable. »
Pascal III était toujours resté à Rome, où il se
maintenait courageusement dans la basilique de
Saint-Pierre; mais au mois de septembre de cette
année, à la suite d'un excès de table, il fut attaqué
d'une maladie violente qui l'emporta en quelques
jours. Son parti élut pour lui succéder Jean, abbé
de Strum, évêque d'.Vlbane, dont les mu'urs étaient
encore plus déréglées que les siermes, et qui fut in-
tronisé sons le nom de Calixle III. Malgré ra]ipro-
bation donr.ée à son élection par Frédéric, le nouveau
)iape ne put se maintenir dans Rome, et fut obligé
d'errer dans toutes les villes d'Italie.
Alexandre continuait à siéger avec orgueil au palais
de Latran, et s'occupait de réparer les pertes île son
trésor, « chose en laiiuelle il s'entendait merveil-
leusement, V disent les chroniques. Falcaud rapporte
à ce sujet une anecdote fort curieuse : « Ijautiùer,
dit-i), chapelain et précepteur du roi de Sicile, avait
été promu à l'archevêché de Palerme, sans le con-
sentement du clergé de celle Eglise, qui repoussait
son élection comme siraoniaque et sacrilège. Des
plaintes avaient été portées à Rome sur cette nomi-
nation; et la reine elle-même, qui voulait donner ce
siège important au chancelier Etienne, l'un de ses
amants, avait fait supplier le pape de casser l'élec-
tion. Alexandre fit répondre par le cardinal de Gaéte,
son légat, ([ue la princesse n'avait qu'à lui compter
mille onces d'or, et qu'il annulerait immédiatement
la nomination de Gauthier.
« Dans l'intervalle, celui-ci, informé par le pape
des tentatives qu'on faisait contre lui, s'empressa
d'envoyer à Rome un ecclésiastique de Palerme et
deux seigneurs qui remirent au saint-père, de la part
de l'archevêque, deux mille onces d'or. Alexandre,
qui avait déjà accepté mille onces de la reine pour
déposer Gauthier, reçut encore du prélat cette nou-
velle somme, double de la première, pour le main-
tenir dans son siège ; et il lit répondre insolemment
à la princesse que l'archevêque de Palerme avait
trouvé des arguments d'un grand poids contre elle,
et qu'il attendait la réplique. La reine de Sicile ne
voulut pas continuer cette lutte, elle garda son ar-
gent, et fit bien, mais elle dut renoncer à la satis-
faction de voir son favori sur le siège de Palerme. »
L'histoire a conservé une lettre d'Alexandre adres-
sée au sultan d'Iconie : « Nous avons appris par vos
lettres et par la relation des fidèles qui ont visité vos
Etats, disait le saint père, que vous désiriez vous con-
vertir à la foi chrétienne, et que déjà vous aviez reçu
le Pentateuque de Aloïse, les Prophéties d'Isaïe et
de Jérémie, les Epîtres de saint Paul et les Evangiles
de saint Jean et de saint Matthieu, Nous vous fai-
sons remettre, pour compléter votre instruction dans
noire religion, une exposition complète de ses dogmes,
de sa morale et de son culte, et nous chargeons nos
délégués de vous les expliquer. » On ignore les résul-
tats de celte espèce de mission.
Depuis longtemps, Albert, archevècfue de Saltz-
bourg, s'était déclaré en faveur du pape Alexandre,
au mépris de toutes les tentatives que l'empereur
avait faites pour le ramener à son parti; enfin, Frè-
dcM-ic, fatigué de son obstination, se détermina à
prendre des moyens énergiques, et le fit déposer
solennellement à la diète de Ralisbonne. Le métro-
politain dé]uila aussitôt à la cour de Rome Erchem-
pold, son chapelain, chanoine de Reicherperg, jiour
porter plainte contre le prince et contre les prélats
d'Allemagne. .Vlexandre cassa la décision de la dièu\
76
HISTUIKH l)i:s l'Al'KS
anatluhuatisa l'intrus au siège de Saltzbouif;, ot ili'-
clara Albert seul léirilime prélat de cette ville.
Vers la mèiue époque, en Anjjleterre, avait lieu
une singulière querelle entre un abbé de Mulmes-
bury et Tévèque de Salisbury. son diocésain, rela-
tivement à la bénédiction ablatiale, que le prélat
prétendait vendre à un prix trop élevé. Le luoine vou-
lant l'acheter au rabais, se rendit au pays de llalles
et se lit bénir par l'évèque de UmdallV, qui se mon-
tra plus accoraïuodanl. Une plainte lut aussitôt portée
contre l'abbé au métropolitain de Canlorbéry, qui
condamna le religieux à payer une seconde bénédic-
tion à son diocésain.
Néanmoins, tout en rendant cette sentence, l'ar-
chevêque de Cantorbéry s'écria : « Les abbés sont
bien lâches ou bien misérables, puisque pour une
once d'or par an ils pourraient anéantir la puissance
des évêques, et obtenir du pajie une entière indépen-
dance ! • En effet, la simonie était poussée si loin à
la cour de Rome, que les moines français, et prin-
cipalement les abbés réguliers, obtenaient pour de
l'argent toutes les dispenses imaginables, et ache-
taient même le droit de dissiper les richesses de leurs
monastères dans de honteuses débauches.
Alexandre avait consolidé sa puissance depuis la
déroute de Frédéric; il gouvernait l'Eglise sans que
l'antipape songeât seulement à l'inquiéter ; et la plus
grande partie des cités lombardes reconnaissaient son
autorité. Une seule ville avait eu à repousser les at-
taques des ennemis du saint-siége, c'était Alexandria,
nouvellement bâtie par les Milanais en l'honneur du
pape; mais les .Allemands n'avaient recueilli que la
honte d'une défaite, et Alexandria était sortie triom-
phante de la lutte. Par reconnaissance, le saint-père
l'érigea en évêché.
Frédéric voulut reprendre une revanche, et après
avoir réparé les pertes qu'il avait faites, il rentra en
Italie pour la cinquième fois à la tête d'une nom-
breuse armée. Il poussa une pointe sur le Milanais,
ravagea les terres de cette province et mit tout à. feu
et à sang. Avec la même rapidité les États confédérés
réunirent leurs troupes, marchèrent à sa rencontre
et lui livrèrent une furieuse bataille dans lai[uelle les
Allemands furent taillés en pièces; l'empereur lui-
même eut son cheval tué sous lui, et parvint à grand'-
peine à s'échapper de la mêlée. Cette dernière vic-
toire devint fatale à l'empire et exalta au plus haut
point l'orgueil de l'Église romaine.
Heis dit que l'empereur fut accablé par ce nouvel
échec. " Étant accoutumé de vaincre et de régner au
milieu des lauriers, ajoute l'historien allemand, Fré-
déric, dont le caractère était indomptable, se vit d'un
seul coup contraint de, fléchir devant la nécessité et
d'abandonner un parti qu'il avait soutenu pendant
seize années contre toute la chrétienté. Mais ce qui
ajoutait encore à son humiliation, c'était de voir la
plupart des princes d'.\llemagne se séparer de sa
cause pour embrasser les intérêts du souverain pon-
tife. Le puissant duc de Saxe et de Bavière, poussé
par Ale.xandre, qui l'engageait à envahir l'Allemagne
pour en faire la confjuêle. se montrait l'un de ses
plus ardents ennemis. Frédéric, qui connaissait tous
les plans de ses adversaires, voyait bien que sa ruine
était imminente; non-seulement ses armées étaient
détruites, mais encore le prince Henri, son lils aîné,
((ui commandait sa Hotte contre les Vénitiens, venait
d'être battu par les généraux de la république ; tous
ses vaisseaux avaient été capturés et lui-même avait
été fait prisonnier. >>
Néanmoins, Frédéric attendit que ses généraux
eussent obtenu quelques avantages pour entamer des
négociations avec le saint-siége; et il choisi; pour
ambassadeurs le métropolitain de Mayence, celui de
Magdebourg et l'évèque de Worms, auxquels il donna
ses pleins pouvoirs pour conclure une paix délinitive
entre l'Eglise et l'empire. Ceux-ci se rendirent à .\na-
gni, résidence du pape, où ils furent accueillis avec
de gramles démonstrations de joie. « Nous vous atten-
dions depuis longtemps, mes frères, leur dit Alexan-
dre en les voyant entrer, et nous éprouvons une
douce satisfaction de votre arrivée ; car nous ne pou-
vions apprendre en ce monde une nouvelle plus
agréalile (|ue celle de la piix entre l'autel et le ti'ùne.
Si les intentions de votre souverain sont sincères.
nous le reconnaîtrons pour le plus grand des princes
de la terre. Mais afin que notre union soit durable,
il faut cju'il donne aussi la paix à nos alliés, prin-
cipalement au roi de Sicile, aux Lombards et à l'em-
pereur de Constantinojde. n
Pendant que les ambassadeurs allemands traitaient
avec le pontife, Pradéric continuait à guerroyer contre
les villes confédérées ; il remporta même une grande
victoire qui lui fit espérer de rétablir ses affaires par
la force des armes, et le détermina à suspendre im-
médiatement les pourparlers qui avaient lieu ertre
ses envoyés et le saint- père. Les ])rélats, qui déjà
étaient gagnés à la cause d'Alexandre, voulurent
représenter au prince que cette rupture pouvait sou-
lever un mécontentement universel contre lui ; et
comme il leur réjiondit que sa résolution était iné-
branlable, ils lui déclarèrent qu'il ne leur restait plus
qu'à se retirer dans leurs diocèses, d'où ils l'assis-
teraient de leurs conseils comme ils le lui avaient
juré ; mais que son pouvoir s'étendant seulement sur
les choses temporelles, ils étaient déterminés pour
sauver leurs âmes à reconnaître le pape .Mexandre
comme vérilalde chef de l'Fglise Frédéric, (jui redou-
tait les conséquences d'une semblable détermination,
parut enfin céder à leurs instances, et leur dit <c f[u'il
était juste qu'un roi se conformât aux sentiments de
ses ministres et des princes de l'empire. » En effet,
dès le lendemain il se rendit à ^'e^ise pour conclure
définitivement la paix avec le pontife, et surtout pour
obtenir la liberté de son fils.
Fortunatus Ulmus rapporte en ces termes l'humi-
liant cérémonial auquel le prince fut obligé de se
soumettre : « Lorsque l'empereurarriva en ]irésence
du pa]ie, dit l'historien, il se dépouilla de son man-
teau impérial et se mit à deux genoux, la poitrine
touchant la terre ; Alexandre s'avança et lui posa le
pied sur le cou. pendant que les cardinaux enton-
naient d'une voix retentissante ces paroles du Psal-
raiste : Tu marcheras sur le basilic, et tu écraseras
le lion et le dragon. — Frédéric s'écria : Pontife,
cette prédiction a été faite pour saint Pierre et non
jiour toi! — Tu mens, réph([ua Alexandre, ceci est
écrit pour l'Apôtre et pour moi. .< Et appuyant de
tout le poids de son corps sur le cou du prince, il le
ALEXA.NUHE III
77
La ville de Damas
força au silence; ensuite il lui permit de se relever
et lui donna sa bénédiction. Après quoi l'assemblée
entière entonna le Te Deum.
La paix fut conclue et signée le soir même; le len-
demain, Alexandre célébra à Saint-Marc une messe
s ilennolle, où Frédéric, une verge à la main, lit la
fonction d'buissier, précédant le saint-père et faisant
écarter les laiijues. Il demeura debout dans le chœur
avec les prélats et le clergé allemands, qui chantèrent
l'office. \ l'Evangile, le pape monta sur le jub',
prononça un sermon sur la concorde qui était réta-
blie entre les deux puissances, en faisant ressortir
avec orgueil la prédominance du glaive de saint Pierre
sur celui de César. Après le sermon, l'empereur vint
avec toute sa .suite se prosterner devant le pape et
lui baiser les pieds; enfin, lorsf[ue la messe fut ter-
minée, le saint- père monta à cheval pour retourner
à son palais, et Frédéric le conduisît à pied tenant
bonteusement son cheval par la bride.
Six jours après, la paix fut jurée solennellement
dans la grande salle du palais des doges. Le pape
présidait l'assemblée; il était placé sur un trône au-
dessus des évèi|ues et des cardinaux, le prince à sa
droite. Il prononça un long discours dans lecjuel il
témoignait la joie ((u'il éprouvait de la conversion de
l'empereur, et déclarait qu'il le recevait dans le sein
de l'Eglise, à bras ouverts, comme son cher fils. Fré-
déric, à son tour, se leva de son siège, ôla son man-
teau impérial, et déclara liautement qu'il reconnaissait
avoir été égaré par des conseillers jerfides, et qu'il
s'accusait d'avoir persécuté l'Église en croyant la dé-
fendre; il remercia Dieu de l'avoir retiré de celte er-
reur, et jura ([u'i! abandonnait le schisme, qu'il re-
connaissait Alexandre comme pontife légitime, et qu'il
rendait la paix au roi de Sicile et aux peuples lombards.
On apporta les saints Evangiles, des reliques, un
morceau de la vraie croix ; et, par ordre de l'em-
pereur, Henri, comte de Diesse, fit serment sur
i'àme de Frédéric Barberousse qu'il garderait à ja-
mais la paix avec l'Église, qu'il accordait une trêve
de ((uinze ans au roi de Sicile, et une autre de six ans
aux villes de la Lorabardie : douze princesde l'empire
prêtèrent le même serment. De leur côté, les ambas-
sadeurs de la Sicile et les députés des peuples lom-
bards jurèrent d'observer fidèlement les conditions
du traité. Alors le saint-père donna l'absolution à
l'empereur et le releva entièrement de l'anathème.
Dans les actes qui rapportent ce fait, il est re-
marquable que Frédéric ne fut absous que de l'excom-
munication qu'il avait encourue comme schisinatifjue,
et qu'il n'est pas fait mention de sa réhabilitation
comme ayant été déposé par le saint-siége.
Après ia prestation du serment, les seigneurs alle-
mands vinrent chacun à leur tour abjurer l'hérésie
aux pieds du p'ape et recevoir l'absolution. Alexandre
annonça ensuite qu'il tiendrait un concile dans l'é-
glise de Saint-Maix;, le dimanche de la semaine sui-
vante. Les prélats d'.\llemagne et de Lombardie, les
cardinaux, l'empereur et le doge, ainsi que les am-
bassadeurs siciliens, composèrent cette magnifiijue
assemblée : on commença la séance par les prières
des litanies et par un discours qui fut prononcé par
le saint-père. .Vprès quoi on donna à tous les assis-
tants des cierges allumés, tt du liant du jubé le
78
UISTOIUK DES PAPES
pontito laiii^a une ('xcomimiiiicatum tfirible contre ceux
qui dans Tavonii- oseraient troubler la jiaix jurée.
Alors tous les cierges furent éteints, et les assistants
les jetèrent à leurs pieds en criant : >< Ainsi soit-il. "
Telle fut la lin de cette lutte sanglante engagée ])ar
ranibition insatiable d'un empereur et soute nue par
l'orgueil indomptable d'un pape. Les peuples, instru-
ments passifs de la tyrannie, venaient de rendre
plus lourdes encore les ciiaînes de l'esclavage I
Avant de tpiitter Venise, le prince et le pontife
nommèrent trois commissaires jiour procéder à la
restitution des terres de l'Église dont l'empereur
avait fait la conquête : enfin Frédéric prit congé
d'Alexandre et retourna à Césène ; le pape s'em-
barqua avec sa suite sur des galères vénitiennes pour
Lépante: de là il passa à Troja, ensuite à liénévenl,
et enfin à Anagni, où il fit son entrée le 14 dé-
cembre 1176, après une année d'absence.
L'antipape Calixte ayant appris l'abjuration de
l'empereur, se rendit auprès du saint-père avec quel-
ques ecclésiastiques, et en présence des cardinaux
et des évèipies. il abjura le schisme, prêta serment
de fidélité et implora son pardon. Alexandre ne lui
adressa aucun reproche; il déclara, au contraire, que
l'Église romaine le recevait avec joie, et lui rendait
le bien pour le mal ; en effet, il le traita depuis avec
beaucoup d'égards et l'admit souvent à sa table.
Cependant le schisme ne fut ])as entièrement
éteint, et quelques obstinés qui refusaient de reconnaî-
tre le saint-père élurent à la place de Calixte, Landosi-
tino, de la famille des Frangipanes, et le proclamè-
rent sous le nom d'Innocent IIL Un chevalier romain,
frère de l'antipape Ûclavien, le prit sous sa protec-
tion, et lui donna le château de Palombra, forteresse
imprenable, qu'il possédait près de Home. i\Iais fidèle
à sa politique de corruption, le pontife lit proposer au
chevalier une somme importante pour prix de son
château et de tout ce qu'il renfermait : l'indigne sei-
gneur acccepta le marché et vendit la forteresse.
Landositino fut plongé dans les cachots de Cava,
soumis à des tortures affreuscsetenfin étranglé. Alors
fut complètement terminé le schisme qui avait désolé
l'Italie, la France et l'Allemagne pendant vingt an-
nées entières.
Au milieu de tous les désordres qu'entraînent les
guerres, de graves abus s'étaient introduits dans
l'Église : le pape, sous prétexte d'y mettre un terme,
convoqua un concile général à Rome, pour le pre-
mier dimanche de Carême de l'année 1179. Dans sa
lettre de convocation, Alexandre prévenait les évo-
ques d'Italie que leur présence au synode était obli-
gatoire, ce qui ne les rendit pas plus exacts; car tous
savaient que les conciles n'étaient pour le pape qu'un
moyen de lever des impôts sur les évêques et sur les
abbés, qui préféraient acheter avec de l'or le droit de
ne point abandonner leurs habitudes de paresse et
de débauches. Au jour marqué, l'assemblée, quoique
peu nombreuse, se réunit dans l'église de Latran :
le pape était placé sur une estrade couverte de draps
«l'or, avec les cardinaux, les préfets, les sénateurs
et les consuls de Rome.
On décréta plusieurs canons pour prévenir les
schismes dans l'élection des papes; on décida que
les deux tiers des voix du sacré collège étaient indis-
liensaiiles pour rendre la promotion régulière, et quo
l'ccclésiaslique qui, no les ayant pas obtenues, pren-
drait néanmoins le titre de pape, serait privé des
ordres sacrés et excommunié jusqu'à sa mort, ainsi
que tous ceux qui l'auraient reconnu. On s'occupa
ensuite des aliénations des biens ecclésiastiques : les
Pères déclarèrent suspendus des ordres sacrés et des
dignités é])iscopalcs, les jirélats qui obligeaient leurs
suiVragants et leurs diocésains à engager les revenus
des Eglises jkuu' leur donner des l'êtes ou pour les
traiter magniliqueinent, lorsqu'ils iaisaicnt leur ins-
pection pastorale. En effet, beaucoup d'évèi[ues par-
couraient plusieurs fois chaque année leurs diocèses
avec toute leur maison, et se faisaient hélierger par
les prêtres et jiar les moines, afin de ménager leurs
revenus. Pour réjuimer cet abus le concile rendit ce
sage décret : « Piiisqiu' l'Apôtre nourrissait lui et sa
famille du prix de son labeur, disaient les Pères dans
leur bulle, nous ne voyons pas pour quel motif
les évêques de nos jours agiraient autrement el
voudraient réduire leurs inférieurs à la misère, et
les obliger à vendre les ornements des basiiiipies
et à engager les terres des couvents jjour les hé-
berger et pour nourrir une suite de valets qui dé-
vore en quekpies heures les provisions qui auraient
suffi pour une année entière. C'est pourquoi nous
ordonnons que les métropolitains, à l'avenir, ne pour-
ront avoir dans leurs excuisions plus de quarante
chevaux; les cardinaux, vingt-cinq; les évêques,
vingt à trente; les archidiacres, sept, et les doyens
et les prêtres inférieurs, deux : nous leur défendons
de mener avec eux ni chiens ni oiseaux pour les chas-
ses, ni d'exiger qu'on serve sur leur table des mets
recherchés et des vins étrangers. Nous ne leur per-
mettons pas id'iraposer des tailles à leur clergé; ils
pourront seulement, en cas de nécessité, demander
un secours charitable. Il leur est également défendu
d'exiger un salaire pour l'intronisation des nouveaux
évêques ou des abbés, pour l'installation des autres
ecclésiastiques, pour les sépultures, jiour les ma-
riages et pour les autres sacrements, ce r(ui est un
abus et un sacrilège, attendu qu'on les refuserait à
ceux qui n'auraient pas d'argent pour les acheter. »
Parmi les différents canons établis au concile de
Latran, le dernier est sans contredit le plus remar-
quable, puisque c'est le décret qui sert de fondement
à la terrible inquisition ; il est conçu en ces termes :
« L'Église, comme le dit saint Léon, bien qu'elle
rejette en morale les exécutions sanglantes, ne laisse
pas de les admettre en pratique, parce que la crainte
d'un supplice corporel fait quelquefois recourir les
pécheurs aux remèdes spirituels. Or, les hérétiques
que l'on nomme Cathaiins, Patarins ou Publicains,
se sont tellement fortifiés dans la (iascogne, dans
l'Albigeois et sur le territoire de Toulouse, qu'ils ne
se cachent plus et enseignent ouvertement leurs er-
reurs; c'est poun[uoi nous les anathématisons, ainsi
que ceux qui leur donnent asile ou [jrotection, et s'ils
meurent dans leur péché, nous défendons de faire
des oblations pour eux, de les administrer, ou même
de leur donner la sépulture.
« Quant aux Brabançons, aux Aragonais, aux
Navarrais, aux Basques, aux Cottcreaux et aux Tria-
verdins, qui ne respectent ni les églises, ni les mo-
ALEXANDRE III
79
uastères, qui n'épargnent ni la veuve, ni l'orpliflin,
ni l'âge, ni le sexe, et qui pillent les cliamps et les
villes, nous oiJonnons pareillement que ceux qui les
auront reçus, protégés ou logés, soient dénoncés et
excommuniés dans toutes les églises, aux fêtes solen-
nelles, et nous ne permettons de les absoudre eux-
mêmes qu'après qu'ils auront pris les armes contre
ces abominai lies Albigeois.
« En outre, nous déclarons entièrement relevés de
leurs serments, les fidèles qui se sont engagés à eux
par quelques traités, et nous leur enjoignons, pour
la rémission de leurs péchés, à mamjuer de foi à ces
hérétiques exécrables, à coniisquer leurs biens, à les
réduire en servitude, et à tuer ceux qui ne voudront
pas se convertir. Nous accordons à tous les chrétiens
qui prendront les armes contre les Catliarins la même
indulgence qu'aux lidèles i|ui se croisent pour le
saint sépulcre. »
Ce décret infâme et les prédications furibondes
des légats du saint-siége excitèrent si bien le zèle
superstitieux des rois de France et d'Angleterre, que
ces deux monarques résolurent d'aller en personne
convertir les hérétiques ou les exterminer. Cependant
les conseils de quelques seigneurs empêchèrent ces
tyrans de diriger eux-mêmes cette crgisade sacrilège,
et ils en confièrent l'exécution à (tej^vêqucs, sous la
direction tlu légat romain Pierre Cnrysogone.
Dans sou Histoire des ^'audois, Perrin raconte
ainsi quelle fut l'origine de celte hérésie et les ter-
ribles conséquences qu'elle amena dans le midi de
la Franco : « L'an de notre Seigneur 1160, la peine
de mort fut ]irononcée contre tous ceux qui ne croi-
raient pas littéralement aux paroles sacramentelles
prononcées par le prêtre sur l'Eucharistie, c'est-à-dire,
que le Chiisl fût réellement dans i'hostie, sous la
forme du pain, avec la raideur et la blancheur de
cette substance, et conservant néanmoins la grosseur
et la forme primitive de son corps, lorsqu'on le plaça
sur l'arbre de la croix ; il était ordonné pareillement,
sous les mêmes peines, d'adorer l'hostie, de tapisser
les rues aux jours de procession, de faire des jon-
chées dans les rues, de se mettre à genoux devant
elle, de l'appeler Dieu, et de se frapper la poitrine.
« Pierre Vaido, citoyen de Lyon, s'éleva coura-
geusement contre ces nouvelles superstitions; il parla
contre le clergé et contre les abominations qui s'é-
taient glissées dans le sein de l'JiJglise romaine,
disant que le pape avait abandonné la foi chrétienne;
que la ville sainte était la Babylone prostituée, le
figuier stérile que Dieu avait maudit, et qu'il ne fal-
lait point obéir au pape ni le croire infaiUible; que
la gent monacale était un corps putréfié et pestilen-
tiel, et que leurs vœux étaient les mar([ues fatales de
la bête de l'Apocalypse ; enlin il démasquait les four-
beries des prêtres, démontrant C[ue le purgatoire,
les messes, la dédicace des temples, la vénération
des saints, les reli([ues, les commémorations des
morts, n'étaient que des inventions du clergé pour
extorquer l'argent des simples, i.' - '*'>'.. ' ■
« Dans toutes ses harangues, 'Valdo réunissait tin
nombreux auditoire, parce qu'il était en grande estime
dans le pays, à cause de son érudition et de sa piété
sincère; en outre, on savait qu'il dépensait géné-
reusement en aumônes les grands biens qu'il avait
de son patrimoine. Il enseignait que le pain matériel
devait nourrir le corps, et que l'âme devait s'ali-
menter de l'utilité et de la charité, qui étaient les
seuls et véritables préceptes de la morale évangélique;
il prêchait plus encore d'exemple que de paroles, et
menait une vie irréprochable, imitant les apôtreSj
lisant sans cesse les saintes Ecritures, et cherchant
en elles les véritables moyens de salut.
« Un mérite aussi remar([uable, un courage aussi
sublime, ne pouvaient manquer de lui susciter les
prêtres pour ennemis; et celui qui se montra le plus
acharné à sa perte fut, ce qui devait arriver, le métro-
politain de Lyon, appelé Jean de Belles-Maisons.
Ce prélat, exaspéré contre Valdo de ce qu'il osait
catéchiser le peu])le et blâmer les vices des papes et
du clergé, lui fit intimer l'ordre de cesser ses en-
seignements, sous peine d'excommunication et d'être
brûlé comme hérétique. Le philosophe fit répondre
à l'archevêque qu'il ne redoutait pas les supplices,
et qu'il continuerait à prêcher sur l'abominable cor-
ruption des prêtres, attendu qu'il aimait mieux obéir
à sa conscience et à Dieu, qu'à un prélat ([ui était
lui-même un athée et un abominable sodomite.
« Cette réponse énergique augmenta la rage de
Jean, qui envoya sur l'heure des gardes pour l'ar-
rêter; mais le jieuple se rangea du parti de l'apôtre
et chassa les séides de rarche\ê({ue. Valdo demeura
encore trois ans à Lyon, sous la jirotection de ses
amis; mais le pape Alexandre, troisième du nom, qui
était très-cruel, quoiqu'il affectât de ne pas le paraître,
ayant été instruit qu'un grand nombre de Lyonnais
révoquaient en doute son autorité souveraine, et re-
doutant que cette rébellion contre sa puissance ne se
propageât en France, anathématisa \'aldo et tous ses
adhérents, et commanda à Jean de Belles-Maisons
de les persécuter jusqu'à leur entière extermination.
« Alors les réformateurs se virent traqués comme
des bêtes féroces, livrés aux plus affreux supplices ou
forcés de quitter Lyon. Ils se répandirent par bandes
dans le raidi de la France, sous le nom de Vaudois,
dérivé de Valdo leur chef; et en peu de temps les
nouvelles doctrines firent de si rapides progrès, que le
comté de Toulouse et tous les peuples des provinces
méridionales se déclarèrent contre les papes.... »
C'était précisément pour arrêter cette propagation
religieuse qu'Alexandre fulminait de nouveaux ana-
thèmes et prêchait une croisade contre les Vaudois.
A sa voix, des milliers de fanatiques prirent les
armes et marchèrent sur Toulouse, ([ui avait alors
pour consul un vénéiaiile vieillard, appelé Pierre
Durand, qui employait ses grandes richesses à sou-
lager les pauvres, et qui était surtout distingué par
ses vertus et par ses lumières. Sans égard ni pour
son âge ni pcjur son caractère, le légat Jean Cliryso-
gome lit saisir tous ses biens, et le chassa de France,
avec défense d'y rentrer ([u'aprèsavoir servi les pauvres
pendant dix ans à Jérusalem. Ensuite il confisqua les
richesses de ses proches et de ceux ([ui avaient seule-
ment communiqué avec lui ; il exila fous les citoyens
opulents parce qu'ils étaient suspectés d'hérésie, et en
fit appliquer plusieurs à la torture pour en obtenir
des dénonciations.
Cette première expédition contre les Vaudois
paraissait terminée, lorsqu'arriva un autre légat,
fcO
HISTOIUK DES l'A P ES
nomme Henri, ancien abbé de Clairvaux, qui venait
d'être élevé au canliiialat. Ce prêtre exécrable s'avan-
çait à la tète d'une année de bandits, et muni d'or-
di-es impitoyables qui lui avaient été envoyés de
Rome. Alors des bùcliers se dressèrent ; les instru-
ments de tortures déciiirèrent de nouveau les victimes
de II suiiersiili'm ; enfin reparut tout l'affreux attirail
que l'-ainent ajirès ex les ministres des tyrans. Des
milliers d'hérétiques, vieillards, femmes, enfants, fu-
rent pendus, écarlelés, roués ou brûlés vifs, et leurs
biens i-onlisqués au profit du roi et du saint-siége !
Pendant qu'Alexandre faisait exterminer les \au-
dois ou Albigeois parce qu'ils refusaient de recon-
naître sa suprême autorité, l'Ecosse était en révolution
à l'occasion delà nouvelle promotion du docteur .lean
à l'évêclié de Saint-.\ndré. Le roi tniillaume, mécon-
tent des chanoines de cette Église, parce qu'ils avaient
éluunévêque sans sa permission, refusa de conlirmer
leur candidat, et nomma Hugues, son chapelain, pour
gouverner le siège vacant. Jean porta plainte à la cour
de Rome; et aussitôt .\lexandre envoya en Ecosse son
légat Alexis, sous-diacre de l'Église romaine, qui pro-
nonça l'interdit contre l'évècbé de Saint-André, dé-
posa Hugues comme intrus, et rétablit Jean comme
légitime évèque du diocèse, en lui défendant toutefois
de relever 1 anathèrae prononcé contre son Eglise,
avant que le roi eût consenti à son élection.
Guillaume parut se soumettre à la force et ajiprouva
l'élection ; mais immédiatement après que l'excom-
munication eut été levée, il lit arrêter Jean etlechas«a
de ses États. Alexis rendit un nouveau décret d'ana-
thème, qui fut confirmé par le pape d^ns une lettre
adressée aux prélats d'Ecosse et particuliè/eiiient au
clergé de Saint-.\ndré. En outre, par une insjiiation
de sa politique machiavélique, il donna la légation
d'Ecosse à Roger, métropolitain d'York, qui en sa
qualité d'Anglais était l'ennemi naturel des Écossais,
et lui ordonna d'excommunier Guillaume, de mettre
son royaume en interdit, et de le déposer, s'il per-
sistait à ne pas laisser Jean en libre possession de
l'église de Saint-.\ndré. .\lexandre commandait au
prélat de rentrer en Ecosse, de ne point abandonner
son siège, et de mériter, s'il le fallait, la palme du
martyre, comme saint Thomas de Cantorbéry. Tou-
tes ces menaces ne servirent pas beaucoup la cause
de Jean ; il fut une seconde fois chassé du royaume,
et on lui défendit, sous peine de mort, d'y rentrer.
11 est vrai qu'aussitôt le prince fut excommunié, et
l'Ecosse déclarée en interdit.
Tel fut le dernier acte d'autorité exercé par Alexan-
dre : il mourut à Ciltà diCastello, le 30 août 1181,
après avoir occupé la chaire jiontilicale pendant vingt-
deux ans, pour le plus grand malheur des peuples.
Ge pape, orgueilleux, vindicatif, avare, despote et
cruel, montra une lâche hypocrisie aussi longtemps
((u'il eut à redouter le glaive de l'empereur Frédéric.
Mais dès qu'il vit son autorité affermie, dès qu'il
sentit son ennemi terrassé, il jeta le masque et se ré-
véla aussi implacable que Grégoire \'II, et plus
orgueilleux encore que le moine Hildebrand.
Ce fut lui qui décréta cette fameuse bulle qui au-
torisait les prêtres à excommunier ceux qui leur re-
fusaient la dîme. « Nous ordonnons, disait cet infâme
]iapo, qu'on procède par censure pour faire payer les
diiues des moulins, des étangs, du foin, de la laine, des
abeilles, des grains et des fruits; et nous voulons cpie
la dixième partie de toutes ces récoltes soit payée au
clergé avant que les cultivateurs aient même pré-
levé les frais de culture. »
Combien est étrange l'avetiglement des hommes,
qui aujourd'hui encore se prosternent devant les suc-
cesseurs de pareils montres !
Lucius m
81
■'^
/. cclion de Lucius III. — Il est chassé de Rome. — Il fail la guerre aux Romains et rentre dans la ville sai nte à la lêle dune
araiée. — Lucius mendie de l'argent dans tous les royaumes de l'Europe. — 11 est encore chassé de Rome. — Entrevue du pape
et de l'empereur. — Concile de Vérone. — Décret infâme contre les Vaudois. — Affaires d'Ecosse. — Nouvelle croisade en
Ori';nt. — Histoire de la patriarchesse de Jérusalem. — Insolence 'du patriarche Héraclius. — Mort de Lucius.
Les dùcrels rendus par le dernier concile de Latran
avaient définitivement dévolu le pouvoir électif aux
cardinaux; le clergé et le peuple ne pouvaient même
jilus intervenir dans les élections par un vote négatif,
puisqu'il suffisait au pape d'avoir réuni les deux tiers
des voix du sacré collège pour être canoniquement
élu. Aussi à partir de ce moment le cardinalat de-
vint-il la première et la plus importante dignité de
l'Église romaine.
Dms leur empressement de jouir de leurs nou-
velles prérogatives, les cardinaux n'attendirent pas
même que les funérailles d'Alexandre fussent termi-
nées : le lendemain de sa mort, ils se réunirent
secrètement et proclamèrent souverain pontife Ubaldo,
évêque d'Ortie, (|ui fut sacré à Veletri, sous le nom
de Lucius III, par Théodin, prélat de Porto, et par
rarcliiprêlrc d'Ostie. Le nouveau pape, né dans la
ville de Lucques en Toscane, était, dit-on, fort igno-
rant et n'avait pour tout mérite qu'une connaissance
parfaite des cérémonies de l'Eglise.
Voici pour quelle raison cet inepte prélat obtint les
honneurs du pontificat : les cardinaux s'étant assem-
blés pour procéder à la nomination du successeur
d'Alexandre, en vertu du décret qui leur conférait le
pouvoir électif, ils s'engagèrent réciproquement à ne
jamais choisir les papes hors de leur collège. Mais
ipiand cette décision eut été approuvée, il s'éleva une
grande difficulté ; tous voulaient être papes, et per-
sonne ne consentait à donner sa voix qu'à lui-même.
II
Enfin pour terminer les différends, ils convinrent de
choisir le cardinal Ubaldo, comme étant le doyen
d'âge et par conséquent comme devant laisser bientôt
la place à d'autres ambitions. En dépit de leurs
prévisions, Lucius vécut encore quatre années.
L'histoire des premiers temps de ce pontificat est
aride et n'offre que des incertitudes ; elle ne com-
mence à devenir intéressante que vers l'année 1183.
j On accuse Lucius d'un défaut qui chez les souve-
rains est un vice monstrueux, l'avarice. Le jour
même de son exaltation, il voulut réformer plusieurs
usages établis depuis un temps immémorial ; par
exemple la coutume de faire des largesses au peuple
aux époques des grandes solennités, et les distribu-
tions de vêtements et de blé aux anniversaires de la
fête des papes ou de leur intronisation.
Les Romains, craignant que ce vieillard rapace ne
finît par amonceler toutes leurs richesses dans les
caves du palais de Latran, se révoltèrent contre lui,
' envahirent à main armée la demeure ponlificale, le
poursuivirent de forteresse en forteresse et le forcè-
1 rent à quitter Rome. Ensuite, le peuple se répandit
dans les campagnes qui lui appartenaient, pilla ses
maisons, ravagea ses domaines, brûla ses palais ; et,
sur les décombres fumants, tous les citoyens firent
serment de mourir les armes à la main plutôt que
' d'obéir à l'infâme Lucius, qui était allé mendier le
' secours de l'empereur, et avait obtenu que Christien,
' métropolitain de Mayence, vint le rétablir sur le
99
82
HISTOIRE DES PAPES
saint-siépe avec une arnioc d'Aileniands. Go prolat,
qiii était l'un ilos plus habiles généraux ilo riMiiiniv,
aurait sans contrcilit rétabli les aflaires ilu ]ia|)o, si
la mort nVtait venue à temps pour l'arrêtor dans sa
iDarcbe. Après la perte du chef, l'année n'osa point .
s'en-rager dans le cœur de l'Italie, et opéra même sa
retraite vers la Lorabardie.
Une seconde fois Lucius se trouva privé de tout
appui, et loin d'être en état desouiuottrc les rebelles,
il reconnut que lui-mèiuc serait bientût forcé de leur
obéir. Alors il cbangea de tactique, et ne pouvant
vaincre le peuple, il résolut de corrompre ses chefs.
Comme l'argent lui manquait, il envoya ses moines
dans toutes les cours de l'Europe, afin d'en extor-
quer aiu\ rois, aux seigneurs et aux simples fidèles.
Toutes les sommes qu'il se procura ainsi furent dis-
tribuées aux chefs de la révolte, et avec leur appui
il rentra triomphant au palais de Latran. Malheu-
reusement ses succès ne furent pas de longue durée ;
les Romains, irrités de ce qu'il voulait frapper la
ville d'un impôt extraordinaire, se révoltèrent contre
les agents du fisc, en tuèrent quelques-uns et chas-
sèrent les autres avec l'odieux pontife.
Dans cette seconde révolution, il est juste de dire
que le peuple se porta à des excès inouïs et déplorables ;
leséghses furent pillées et brûlées, les religieuses vio-
lées et écartelées en place publique ; les prêtres déchirés
à coups de fouet et mutilés d'une manière honteuse ;
enfin les historiens rapportent qu'après le sac d'un
couvent, on arracha les yeux à tous les moines, qu'on
leur couvrit la tète de mitres par dérision, et qu'on les
renvoya en procession attachés deux à deux et conduits
par un frère lai auquel on avait conservé un œil.
Lorsque Lucius fut instruit des cruautés qui
avaient été commises contre son clergé, il entra dans
un grand accès de fureur ; il fulmina contre les Ro-
mains les plus terribles anathèmes, et se retira aus-
sitôt à Vérone pour activer les secours que devait lui
envoyer l'empereur. Frédéric vint en effet le rejoin-
dre, et lui renouvela le serment de fidélité et d'obéis-
sance qu'il avait fait au pape Alexandre, sous la con-
dition qu'il lui donnerait l'investiture des Etats delà
comtesse !Mathilde.
Un concile fut immédiatement convoqué, et Lucius
chargea officiellement les Pères de résoudre les dif-
ficultés qui s'étaient élevées autrefois entre le saint-
siége et l'empereur ; mais dans les instructions
secrètes, il leur ordonna de faire traîner en longueur
les affaires relatives à l'héritage de Mathilde, et de
s'occuper principalement de la condamnation des
Romains et des mesures à prendre pour les soumettre.
Le synode rendit en même temps contre les héré-
tiques d'Italie et de France un décret qui renfermait
les principales dispositions du concile de Latran, avec
un surcroît de mesures cruelles pour arriver plus
promptement à l'extermination des peuples qui refu-
saient de se soumettre à la cour de Rome. <^ La
justice ecclésiastique ne saurait montrer trop de ri-
gueur, disait Lucius dans cette bulle, pour anéantir
les hérésies qui pullulent de nos jours dans un grand
nombre de provinces. Déjà Rome a bravé les foudres
du saint-siége, et son peuple indocile a osé porter
sur nos prêtres une main sacrilège en haine de notre
personne. Mais le jour de la vengeance se prépare.
et en attendant que nous puissions rendre à ces Ro-
mains le mal qu'ils nous ont fait, nous excommu-
nions tous les hérétiques, quelle que soit la dénomi-
nation qu'ils portent, entre autres les Catharins, les
Patnrins, ceux qui se disent faussement Humiliés ou
Pauvres de Lyon, ainsi que les Passagins, les José-
pliius et les .Vrnaudistes, enfin tous ces infâmes qui
s'appellent \'audois ou ennemis du saint-siége. Nous
frappons ces sectaires abominables d'un anatlième
perpétuel ; nous condamnons aux mêmes peines ceux
qui leur donneront retraite ou protection, et qui les
appelleront Consolés, Croyants parfaits, ou de quel-
que autre nom superstitieux.
« Et comme la sévérité de la discipline ecclésias-
tique est quelquefois méprisée et impuissante, nous
ordonnons que ceux qui seront convaincus de favo-
riser les hérétiques, s'ils sont clercs ou religieux,
soient dépouillés des fonctions sacerdotales, de leurs
bénéfices, et abandonnés à toutes les rigueurs de la
justice séculière ; s'ils sont laïques, nous ordonnons
qu'ils soient livrés aux plus horribles tortures,
éprouvés par le fer et par le feu, déchirés à coups de
fjuet, et brûlés vifs.
« Nous ajoutons, par le conseil des évêques et sur
les remontrances de l'empereur et des seigneurs, que
chaque prélat visitera plusieurs fois pendant l'année,
par lui-même ou par son archidiacre, toutes les villes
de son diocèse, et particulièrement les endroits où il
jugera que des hérétiques tiennent leurs concilia-
bules ; ils feront saisir les habitants et surtout les
vieillards, les femmes et les enfants ; ils les interro-
geront pour savoir s'il existe des Vaudois dans leur
pays, ou des gens qui tiennent des assemblées se-
crètes, et qui mènent une vie différente de celle des
fidèles. Ceux qui hésiteront à faire des dénonciations
seront immédiatement appliqués à la question.
Lorsque l'évèque ou l'archidiacre connaîtra les cou-
pables, il les fera arrêter et il exigera d'eux une
abjuration, ou bien, sur leur refus, il exécutera la
sentence que nous avons prononcée.
« Nous ordonnons en outre aux comtes, aux barons,
aux recteurs et aux consuls des villes et autres lieux,
de s'engager par serment, suivant l'avertissement des
évêques, à persécuter les hérétiques et leurs com-
plices lorsqu'ils en seront requis par l'Église, et à
exécuter de tout leur pouvoir ce que le saint-siége et
l'empire ont statué sur le crime d'hérésie ; autrement
nous les déclarons dépouillés de leurs charges et de
leurs dignités, sans jamais pouvoir être admis à
occuper aucun emploi ; de plus, ils seront excommu-
niés pour toujours et leurs terres mises en interdit.
« Les cités qui résisteraient à nos ordres ou qui,
étant averties par les évêques, négligeraient de pour-
suivre les hérétiques, seront exclues de tout commerce
avec les autres villes et perdront leurs rang et privi-
lèges ; les citoyens seront excommuniés, notés d'in-
famie perpétuelle, et comme tels déclarés inhabiles à
remplir toutes fonctions publiques ou ecclésiastiques.
Tous les fidèles auront droit de les tuer, de s'empa-
rer de leurs biens et de les réduire en esclavage. »
Après la lecture de cet infâme décret, le concile
entendit les explications des évêques écossais, Jean
et Hugues, les mêmes qui s'étaient disputé le siège
de Saint-André. Le pape et les cardinaux décidèrent
LUCIUS III
83
que ni l'un ni l'autre n'avait droit au siège, attendu
que tous deux avaient été irréj);uliùrement élus et con-
sacrés, ot ils leur ordonnèrent de résigner le titre
d'évèque enti-e les mains de Lucius.
Alors commença une nouvelle lutte entre les deux
titulaires aliu d'obtenir la protection du saint-j>ère.
Jean otïrit à Lucius quinze cents deniers d'or pour
qu'il favorisât ses intérêts ; Huirues lui en donna deux
mille alin qu'il se déclarât contic son rival. Le pape
prit l'argent des deux compétiteurs, et pour les met-
tre d'accord, il rendit à Hugues l'évèché ds Saint-
André, et donna à Jean le siège de Dunquelde avec
les bénéfices que le roi Guillaume lui avait enlevés.
Quand les deux prélats furent de retour en Ecosse,
ils voulurent rentrer en possession de leurs Eglises
respectives; mais le roi ayant refusé de restituer à
Jean les bénéfices qui lui avaient été donnés par Lu-
ciu*, la guerre recommença entre les deux rivaux pour
le siège de Saint-André, et le royaume fut encore
troublé par cette lidicule querelle.
En Orient, les affaires des chrétiens se trouvaient
dans un état déplorable; plus d'un million d'hommes
étaient venus s'engloutir dans les sables de la Palestine.
D'un côté, la dissolution des mœurs, l'incapacité
des chefs et le manque de soldais, laissaient la terre
sainte sans défense ; de l'autre, une lèpre horrible et
des maladies continuelles rendaient Baudoin IV inca-
pable de défendre ses nouveaux sujets contre les en-
treprises des infidèles. Dans cette extrémité, ce prince
se détermina à envoyer en Italie une députation au
pape et aux rois chrétiens pour leur exposer les mal-
heurs de l'Orient ; il choisit pour chef de cette am-
bassade l'infâme Hératlius, métropolitain de Jé-
rusalem, le même qui avait été élevé sur ce siège
important, malgré la vive opposition de Guillaume,
archevêque de Tyr. Celui-ci voulut profiter de la cir-
constance pour se rendre lui-même à Rome et pour
renouveler ses accusations devant le pape, en deman-
dant la déposition d'Héraclius; mais le sacré collège
et le pape, dèjàgagnéspar l'or, refusèrentmême d'en-
tendre l'illustre métropolitain. Celui-ci, indigné d'ime
telle lâcheté, menaça Lucius de publier dans toutes
les cours de l'Europe lelionteux trafic qu'il faisait des
dignités ecclésiastiques; tout fut inutile : les riches
présents d'Héraclius avaient fait pencher la balance
en sa faveur, et il fut solennellement reconnu par le
saint-père.
Voici cependant en quels termes Besoldus parle des
mœurs d'Héraclius : « Ce patriarche était devenu
amoureux d'une tavernière nommée Pascha de Riveri,
de la ville de Napoli en Palestine, à douze lieues de
Jérusalem. Souvent il montait à cheval et venait
chercher sa maîtresse, qu'il accompagnait au palais
patriarcal : après quelques jours de débauches, il la
renvoyait comblée de présents, afin que ces voyages
ne déplussent pas trop au mari. Néanmoins celui-ci,
fatigué des plaisanteries de ses voisins, s'emporta
contre sa femme et la menaça de la tuer si elle ne ces-
sait ses relations avec le patriarche. La belle taver-
nière en instruisit Héraclius, et le lendemain le mari
fut trouvé mort dans son lit ; alors la Pascha vint
résider à Jérusalem, dans un riche palais qu'elle ha-
bita publiquement avec le métropolitain. Quand son
amant prêchait à la cathédrale, elle s'y rendait dans
l'équipage d'une reine, suivie d'une finde de serviteurs
plus richeraont équipés que ceux de la princesse Si-
bylle, sœur du roi ; ot si des étrangers demandaient
à ses gens quel était lu nom de cette dame, ils répon-
daient eflVontément : C'est la patriarchcs.se.
<t Héraclius en eut plusieurs enfants qu'il menait
publiquement avec lui soit au temple, soit à la cour.
On raconte même f(u'un jour, on plein conseil, en
présence du roi, des barons et des généraux, un des
serviteurs de la Pascha vint lui annoncer qu'elle était
accouchée d'un garçon.
« Aussi la conduite du prélat avait-elle influé sur son
clergé, à ce point i[ue ses moines et ses prêtres n'avaient
pas laissé une seule fille vierge dans Jérusalem! »
Ce fut cependant au nom de ce prêtre indigne, au
nom d'Arnaud, grand maître des templiers, et de Ro-
ger, grand maître des hospitaliers, que le mètiopoli-
tain de Ravcnne exposa au concile de Vérone le triste -
état de l'Eglise d'Orient, ot supplia Lucius de per-
mettre que les chrétiens d'Occident vinssent au secours
de la terre sainte. Le pape se montra très-f;ivoruble-
ment disposé pour les amliassadeurs ; malheureuse-
ment il n'en fut pas de même des rois : ceux-ci mon-
trèrent fort peu d'enthousiasme, et firent répondre à
la cour de Rome, que le bien de leurs royaumes les
empêchait de s'engager dans une entreprise aussi pé-
rilleuse et aussi longue qu'une croisade en Palestine.
En effet, presque tous avaient des guerres à soutenir:
Frédéric Barberousse s'occupait de rétablir son auto-
rité en Italie; Guillaume, roi de Sicile, repoussait les
tentatives d'invasion d'Andronic Comnène, empereur
de Gonstantinople; Philippe II, roi de France, guer-
royait avec les grands vassaux de la couronne ; Henri II,
roi d'Angleterre, était également retenu dans ses États
par les révoltes incessantes des provinces françaises,
qui voulaient se détacher de son autorité.
Héraclius vovant le mauvais succès de ses négocia-
tions, voulut tenter un dernier effort, et se rendit lui-
même à Paris, où il fut accueilli avec une grande
distinction par le roi et ])ar les jeunes seigneurs delà
cour de France ; tous témoignèrent au patriarche le
désir de se rendre à Jérusalem ; mais la partie sage
des prélats et des nobles se rassembla en conseil et
décida que le souverain, qui n'avait pas encore vingt
ans, ne jiouvait diriger la croisade, et devait rester
dans ses États. Philippe promit alors aux ambassa-
deurs d'Orient de faire prêcher la guerre sainte dans
son royaume, et de fournir de son épargne les som-
mes nécessaires à ré(|uipement et à l'entretien de ceux
qui prendraient les armes.
Après ce premier échec, le métropolitain partit pour
l'Angleterre, persuadé que le roi Henri ne pourrait se
refuser à prendre la défense de son parent, le roi de
Jérusalem.
A l'arrivée.du patriarche, Henri convoqua les sei-
sjneurs et les'prèlats de son royaume dans la ville de
Londres, pour dèliliérer sur la question de la croi-
sade ; le conseil décida unanimement que le prince
ne sortirait pas de son royaume, et se contenterait de
permettre à ses sujets de se croiser. Henri se leva
alors, et dit au pulriardie : <- Puisque nos conseil-
lers ont jugé que notre présence était indispensable
au salut de nos peuples, nous suivrons leur décision,
parce qu'avant tout un prince se doit à la nation ;
LUCIUS III
85
La patriarchesse Pascha
mais nous l'iomeltons de donner cinquante mille
marcs d'argent pour secourir le roi de Jérusalem. "
Cette nouvelle déception exaspéra Héraclius : « Roi,
s'écria-t-il, que nous importe votre munificence ! nous
avons plus d"or que nous n'en voulons ; et si nous
sommes venus d'aussi loin, c'était pour chercher un
homme capable de faire la guerre aux infidèles, et
nous avions espéré le rencontrer ici. Puisque nos
prévisions ont été trompées par celui-là même qui de-
vait les réaliser, apprenez à votre tour, prince, ([ue si
vous avez régné jusi[u'à ce jour avec gloire, c'est parce
que le pape vous réservait pour sa défense ; mais
comme vous abandonnez sa cause, saciiez (pie lui aussi
va vous abandonner, et que sa justice punira enfin
votre ingratitude et vos crimes.
A ces reproches sanglants ([ui lui étaient faits de-
vant toute sa cour, Henri changea de couleur, et sou
visage [irit re.\pression d'une rage concentrée; mais
Héraclius, sans paraître troublé, continua : « Ne
croyez pas que je redoute les effets de la fureur que je
vois sur votre visage ; frappez-moi comme vous avez
frappé saint Thomas; et que mon martyre apj)renr.c
à funivers que vous êtes plus cruel et plus iraiùe
que les Sarrasins. » Telle était la crainte (]u'ins|ii-
laient les prêtres de cette époipie, que le roi ne pou-
vant plus se contenir et n'osant point se venger,
quitta l'assemblée.
Avant le retour d'Héraclius en Italie, le pape Lu-
cius était mori à Vérone, le 2k novemiire li85, el
avait été enterré dans la cathédrale de cette villi'.
86
HISTOIRE M:s l'Al'KS
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URBAIN III
B
IIT'^ PAPE
i«»!««T«Â-UéiJîril'nï'''' "W
Élection d'Urhain. — L'empereur Frédéric décerne le titre de césar à son fils. — Querelle en Ire le pape et l'empereur. — Plaintes
de Frédéric Barberousse contre le pape. — Lettres des évêques allemands au saint-père. — Lrbain est chassé de Vérone. —
Conquêtes du sultan Saladin. — Mort du pape.
Après la moi t de Lucius, le Milanais Hubert Cri-
velli, cardinal de Saint-Laurent et métropolitain de
Milan, fut proclamé pontife par le sacré collège sous
le nom d'Urbain III.
Frédéric Barberousse, qui songeait à s'assurer la
domination de l'Italie, profita du moment de répit
que lui donnait la mort du pape et le soin d'une nou-
velle élection, pour marier Henri, son fds, avec Con-
stance, fille posthume du roi Roger, et tante de Guil-
laume II, qui régnait alors sur les États de Sicile. Ce
mariage avait été célébré à Milan le 27 janvier 1 186;
et à la suite de la cérémonie, l'empereur avait été cou-
ronné par le métropolitain de Vienne, Hecri par le
patriarche d'.\<[uilée, et Constance par un prélat al-
lemand. Ensuite Frédéric avait solennellement dé-
claré son fils césar et lui avait déféré l'autorité impé-
riale avec les insignes de la dignité.
Mais Urbain, qui dans l'intervalle avait été élu
pape, montra aussitôt des intentions hostiles à l'em-
pereur, et refusa de confirmer la déclaration du sou-
verain et le mariage du jeune roi, sous prétexte (juc
cette union menaçait d'assernr l'Eglise romaine; il
reprocha à Frédéric l'usurpation des biens légués j)ar
la comtesse Mathilde à Saint-Pierre ; il l'accusa de
voler les héritages des évêques après leur mort, et
d'obliger leurs successeurs à vivre d'extorsions ; enfin
il le menaça d'excommunication, s'il ne restituait aux
monastères d'hommes et de femmes les richesses qu'il
leur avait enlevées, en les accusant faussement de les
employer à des débauches. Toutes ces imputations,
quoique fondées, n'étaient que des prétextes pour jus-
tifier la conduite du pape ; f[uaiit au véritable motif
de son opposition, il prenait sa source dans un sen-
timent de cupidité; Urbain convoitait pour le saint-
siége l'héritage du roi Guillaume, qui était sans enfants
et paraissait menacé d'une mort prochaine.
Henri se trouvait encore en Lombardie lors de la
déclaration du saint-père; il revint aussitôt sur ses
pas, bien résolu à tirer vengeance delà cour de Rome.
Il s'attaqua d'abord à un évêque qu'il rencontra sur
sa route, et auquel il demanda impérieusement de qui
il avait reçu l'investiture; sur sa réponse qu'il avait
été ordonné par Urbain, parce qu'il ne possédait ni
régales, ni officiers, ni cours royales, le jeune prince
s'emporta contre lui, ordonna qu'on le dépouillât de
ses vêtements, et le fit frapper de verges par ses gens.
Il traita encore plus cruellement un légat qui portait
à Rome des sommes considérables ; il s'empara de l'ar-
gent de vive force , et pour punir l'ecclésiastique de
la résistance qu'il avait faite, il lui fit couper le nez.
Urbain cita aussitôt l'empereur et son fils à Rome
pour être jugés par un concile, les menaçant d'une
excommunication terrible s'ils refusaient d'obtempé-
rer à ses ordres. Non-seulement les deux princes mé-
prisèrent les menaces d'Urbain, mais encore ils re-
doublèrent de sévérité envers les prélats qui soutenaient
le parti du pontife ; ils fermèrent les passages des
Alpes et des pays voisins pour empêcher les ecclé-
URBAIN III
Lci cruiûds ou rj.ijji Lille
siastiques et k's pèlyrius de passer d'Italie en Alle-
magne, et pour arrêter les Allemands qui voulaient
se rendre à la cour de Rome. Ensuite ils convo-
quèrent à Geilenhusen tous les prélats, les abbés et
les seigneurs du royaume.
Frédéric ouvrit la séance par le discours suivant ;
« Seigneurs et évêques, vous savez de quelle manière
nous sommes attaqué par le saint-siège, sans avoir
manqué au respect et à l'obéissance que nous lui
avons promis. Cependant l'ambitieux pontife qui
gouverne aujourd'hui l'Église, veut ruiner les privi-
lèges de notre empire, afin d'arracher plus facilement
la couronne du front de nos successeurs. Il prétend
((u'aucun laïque, quelle (jue soit sa dignité, ne doit
l)rendre les dîmes que les peuples payent à ceux qui
servent l'autel; qu'il est injuste que les rois s'attri-
buent le droit davouerie sur les terres ou sur les
vassaux de l'Église, et que les prélats seuls doivent
en jouir librement.
■< Toutes ces exigences sont contraires aux usages
de l'empire, et nous ne croyons pas cju'on puisse
changer les anciennes coutumes pour obéir à un
prêtre ; néanmoins, pour montrer combien nous dé-
sirons la paix avec le pape, noire nous conformerons
aux décisions que prendra cette assemblée. »
Alors Conrad, métropolitain de Mayence, se leva
et répondit au prince : « Celte affaire est grave, sei-
gneur, et il n'est pas possible de la résoijdre légère-
ment. Nous écrirons d'abord au pontife, pour l'ex-
horter à la paix et à vous rendre justice. » Tous les
Pères accédèrent à cette proposition, et une lettre
synodale fut adressée au saint-père.
Dans cet écrit, les évoques d'Allemagne se mon-
trèrent profondément affligés de la discorde qui
s'était élevée entre l'autel et le trône ; ils reprochè-
rent au pontife l'abus qu'il faisait de son autorité en
voulant anéantir la puissance impériale, en lui en'e-
vant ses privilèges et en empiétant chatjue jour sur
ses prérogatives.
JNIalgré le vif mécontentement qu'Urbain éprouva
de la lettre des prélats d'Allemagne, il n'en demeura
pas moins ferme dans sa résolution d'excommunier
l'empereur, et il le cita à Vérone pour qu'il eût à
s'entendre juger et anathématiser. Cette nouvelle dé-
marche du saint-père ne lui réussit pas : les habi-
tants de Vérone, effrayés des conséquences qui pou-
vaient résulter pour eux de l'inimitié de Frédéric,
chassèrent le pape de leur cité et l'obligèrent à se
réfugier à Venise. Dans cette ville, Urbain reprit
tous les avantages de sa position; il parvint même à
former une ligue contre l'empereur, et à organiser
une armée qu'il destinait à secourir la terre sainte.
Mais au moment où il commençait à effectuer l'em-
barquement des troupes, il apprit ([ue le sultan
Saladin, après avoir battu l'armée chrétienne et fait
prisonnier le roi Guy Je Lusignan à la journée de
Tibériade, s'était emparé delà ville de Jérusalem, et
avait subjugué tout le j'oyaume. Urbain en éprouva
un chagrin si violent qu'il tomba malade, et mourut
trois jours après, le 19 octobre 1187.
ofc
lilï^TOIUK DES PAPEï>
Electi'.'n de Grégoire VIII. — Commencements de son pontiScat. — CoDsternation des chrétiens à la nouvelle de la prise de
Jérusalem. — Sous l'impression de ce désastre, les cardinaux s'engagent à renoncer à leur vie voluptueuse et débauchée. — Le
pape négocie la paii entre les Génois et les Pisans. — Mort de Grégoire.
Albert, prêtre-cardinal du titre de Saint Laurent
et chancelier de l'Église romaine, succéda par une
élection canonique à Urbain III : il fut intronisé sous
le nom de Grégoire VIII, et consacré le dimanche
suivant.
Bénévent était la patrie du nouveau pape, qui,
d'après le témoignage des historiens, était savant,
éloquent, de mœurs pures et austères. Gomme son
prédécesseur, il avait éprouvé une grande tristesse à
la nouvelle de la prise de Jérusalem: aussi, dès qu'il
fut sur le trône pontifical, il envoya ses moines dans
tous les roj'aumes chrétiens prêcher de nouvelles
croisades, afin de ranimer le zèle des fidèles pour la
délivrance de la terre sainte. Par ses ordres, les mis-
sionnaires promettaient les indulj^ences plénières à
ceux qui entreprendraient le voyage en Palestine ou
qui fourniraient de l'argent aux besoins des croisés.
Pour Grégoire VIII comme pour ses prédécesseurs
la religion n'était pas le seul motif qui les détermi-
nait à soutenir les chrétiens d'Orient contre les
infidèles ; l'espoir de relever en Asie l'autorité du
saint-siégeet d'asservir l'Eglise grecque agissait plus
puissamment sur l'esprit de ces papes. Du reste, celte
politique n'était autre que celle suivie à Rome de-
puis le règne de Grégoire le (îrand.
Un auteur contemporain, Roger Hoveden, rapporte
dans ses Annales que la prise de Jérusalem pro-
duisit un effet si terrible sur tous les esprits, que
les cardinaux romains s'engagèrent tous par écrit à
renoncer à leurs concubines, à ne point monter à
cheval, à ne point aller à la chasse, aussi longtemps
que la terre sainte resterait au pouvoir des inlidèles.
Plusieurs même firent serment de se croiser et d'aller
à la tète des pèlerins jusqu'en Syrie. Mais, ajoute -
t-il, cet accès de dévotion ne dura que quelques jours,
et bientôt tous reprirent leur train de vie accoutumé.
Grégoire fut distrait de sa douleur par une négo-
ciation difficile qu'il entreprit pour réconcilier Pise
et Gènes, deux villes rivales et très-puissantes. Son
intention était de réunir les forces de ces deux répu-
bliques pour les pousser dans la guerre de Palestine.
Déjà ses ouvertures avaient été . favorablement ac-
cueillies des Pisans, il les avait même décidés à
joindre toutes leurs forces de terre et de -mer à
celles des ci'oisés ; déjà les Génois lui avaient envoyé
des ambassadeurs pour traiter de la paix avec les
habitants de Pise, lorsque, fort heureusement pour
les peuples, il fut attaqué d'une fièvre viohnite qui
retarda les désastres d'une nouvelle croisade. Le
pape m'jurut après fjuehjues jouis de maladie, le 16
décembre 1187, ayant occupé le saint-siége pendant
deux mois.
CL KM EN r III
89
Élection de Cléms nt III. — Tcaité entre le pape et les Romains. — Clément poursuit les projets de ses prédécesseurs relativement
à la terre sainte. — Fanatisme des croisés de France, d'Angleterre et d'.411emagne. — Règlements pour la nouvelle croisade.^
Dîme ?alaline. — Fin du schisme d'Ecosse. — Privilège accordé au roi d'Ecosse. — Querelles entre le pape et le roi de France.
— Mort de Clément I!I.
Paul ou Paulin, canlinal-évèque de Palestrine et
Romain de naissance, fut élu sous le nom de Clé-
ment III, pour succéder à Giéffoii-e VIII. La céré-
monie de sa consécration eut lieu à Pise quelques
jours après la mort de son prédécesseur.
A peine assis sur le trône de saint Pierre, son
premier soin fut de mettre un terme aux divisions
qui existaient entre le peuple de Rome et le saint-
siége. A cet etïet, il envoya des députés au sénat et
au préfet pour prendre des arrangements relative-
ment à la ville de Tusculum qui était l'objet prin-
cipal de la discorde, et dont les papes revendiquaient
la possession au préjudice de la cité. Ses ambassa-
deurs apportèrent dans la négociation une extrême
habileté, ils surent l;iire valoir aux Romains laiierte
qu'ils éprouveraient si les papes étaient obligés de
choisir une autre cité pour leur résidence ; ils les
supplièrent de ne pas concourir eux-mêmes à la
ruine de l'antique capitale du monde chrétien en
refusant de recevoir le pontife comme leur père, et
sans conditions. Les Roiuains ne tombèrent point
dans le piège qui leur était tendu, connaissant trop
bien ce que la présence des pontifes leur apportait
de discordes et de désastres ; néanmoins ils répon-
dirent ([ue pour obtenir la paix, ils recevraient Clé-
ment dans leurs murs, en lui imposant certaines obli-
gations de l'ordre administratif, sous la condition qu'il
les aiderait à réparer les pertes éprouvées dans leurs
guerres avec le saint-siège au sujet de Tusculura.
II
Le pontife, voyant l'impossibilité de tromper les
Romains, accédai leurs justes réclamations, et signa
le traité i[ui lui fut imposé. Il était ainsi conçu :
« Saint-Père, nous vous rendons dès aujourd'hui
le sénat, la ville et les impôts ; nous vous rendons
également la basilique de Saint- Pierre et les autres
églises qui ont été engagées pour les frais de la
guerre, à condition toutefois que vous céderez au
sénat le tiers de l'impôt de chaque année jusqu'au
remboursement des sommes qui nous ont été piê-
tées. Nous renouvellerons envers le saint-siége notre
serment de fidélité, et de votre côté vous donnerez
aux sénateurs et à leurs officiers les distributions
ordinaiies, aussi bien qu'aux juges, aux avocats et
aux scriniaires que vous aurez établis. Enfin, _vous
solderez des troupes, s'il en est besoin, pour com-
battre les habitants de Tusculum, qui se prétendent
indépendants.
« Après la . conquête de cette ville, nous seuls
pourrons disposer de son sort ; ni'anmoins vous y
conserverez toujours vos terres et vos palais, ^'ous
ferez détruire à vos fiais la foiteresse et les murs de
circonvallation, sans que jamais vous ni vos succes-
seurs puissiez les rétablir. Enfin, si Tusculum ne
s'est pas rendue avant le l" janvier 1189, vous vous
engagez à excommunier les habitants et à les con-
traindre par tous les moyens qui sont en votre pou-
voir à obéir à nos ordres. A ces conditions, nous vous
jurons fidélité, et nous promettons pleine sécurité à
:oo
90
HISTOIRE DES PAPES
vos carJinaux, ainsi qu'à ceux qui viendront vous
visiter : le tout sauf les droits romains. »
Toutes choses étant réglées Je part et d'autre,
Clément se disposa à rentrer dans la ville ponlilictile.
Cependant, avant de s'éloigner de Pise, il ne perdit
pas de vue son projet de croisade ; il rassembla les
citoyens dans la grande église, leur fit une longue
exhortation pour les déterminer à entreprendre le
voyage de la terre sainte, et donna même l'étendard
de Saint-Pierre à Hubald, métropolitain decodiocèse,
avec le titre de légat : après quoi il prit le chemin
de Rome où il fit une entrée triomphante.
Dès que le saint-père eut réglé l'administration de
l'Eglise, il envoya en France le cardinal Henri, évèque
d'Albane.avecUuillaumo deTyr, en qualité de légats,
pour faire cesser les querelles qui divisaient les rois
Henri et Philippe, et pour déterminer ces deux
princes à réunir leurs armées pour marcher à la con-
quête de Jérusalem.
Cette ambassade eut un entier succès ; Henri et
Philippe se réconcilièrent, ils reçurent la croix des
mains des légats, et s'engagèrent à faire le voyage
de la Palestine. A leur exemple, un grand nombre de
seigneurs des deux nations se croisèrent ; les Fran-
çais adoptèrent une croix rouge, et les Anglais une
croix verte.
Pendant que le métropolitain de Tyr achevait de
fanatiser les peuples de la France, l'autre légat, Henri
d'Albane, s'était séparé de son confrère et entrait en
Allemagne pour le même objet. Ainsi le jour où le
roi Philippe assemblait à Paris son parlement pour
lui demander des subsides afin de secourir Jérusalem,
Frédéric tenait à Mayence une diète solennelle pour
faire publier les croisades.
L'empereur se croisa avec son fils Frédéric, duc
de Souabe, et soixante-huit des plus puissants sei-
gneurs de l'empire. Le rendez-vous pour le départ
fut fixé à Ratisbonne au jour de la fête de saint
Georges de l'année suivante ; mais afin de prévenir
les désordres qu'entraînaient des mouvements de
troupes aussi considérables, par l'adjonction de tous
les vagabonds qui suivent les armées, à titre de ta-
verniers, baladins, valets et autres, on fit défendre
sous peine d'excommunication à tous ceux qui ne
pouvaient pas faire la dépense de trois marcs d'ar-
gent de se joindre aux croisés.
Henri d'Angleterre fit lever dans son royaume un
impôt extraordinaire du dixième des revenus et des
meubles de tous ses sujets, en exceptant seulement
les armes, les chevaux et les habits des officiers,
ainsi que les livres, les habits et les chapelles des
clercs. Cet impôt, connu sous le nom de dîme sala-
dine, était perçu dans chaque paroisse par un moine
nommé par l'évèque, et assisté d'un sergent du roi,
et d'un templier ou d'un hospitalier. Le roi d'An-
gleterre rendit en outre différentes ordonnances pour
la disciphnede l'armée; proscrivant les dés et autres
jeux de hasard ; interdisant à ses chevaliers les four-
rures de vair, de martre zibeUne, les vêtements d'écar-
late et les habits ornés. Il défendit également aux
officiers de blasphémer, de se faire servir à table plus
de deux mets, et d'introduire dans le camp des
femmes, à l'exception de quclijues lavandières vieilles
et laides. Il autorisait les croisés qui avaient précé-
demment engagé leurs biens à exiger de leurs créan-
ciers le payement d'une année de revenus, sans que
celte nouvelle dette portât intérêts pendant toute la
durée de l'expédition; enfin il permettait à ses sujets,
même aux ecclésiastiques, d'engager leurs terres poui
trois ans, et il réservait pour ceux qui mourraient
pendant le voyage le droit de disposer de l'argent
qu'ils emportaient en faveur de leurs domestiques ou
pour le secours de la terre sainte.
Philippe-.\uguste leva pareillement la dîme sala-
dinc dans ses Êtats,'et fit des ordonnances à peu près
semblables à celles du roi Henri.
Pendant que la France, l'.Vngleterrc et l'Allema-
gne se préparaient ainsi à la guerre de Palestine, le
pape s'occupait à éteindre le schisme qui séparait
l'Ecosse du saint-siége. Dans cette intention, il écri-
vit au roi Guillaume et au clergé de ce royaume :
« Nous vous prévenons, seigneur, que Hugues ne
s'étanl point présenté à la cour du Rome comme ilen
avait reçu l'ordre d'Urbain III, nous l'avons déclaré
déchu de l'évèché deSaint-.Vndré, et comme tel nous
le suspendons de toutes fonctions épiscopales, rele-
vant ses vassaux du serment de fidélité et d'obéis-
sance. Nous ordonnons en outre, conformément aux
saints canons qui défendent de laisser les Églises
sans pasteurs, que le chapitre de Saint-André se réu-
nira immédiatement pour élire un digne prêtre, et
nous lui recommandons l'évèque Jean, dont nous
connaissons le mérite. Nous vous exhortons, vous
notre cher fils, à rendre vos bonnes grâces à ce pré-
lat.... « Guillaume, après avoir pris connaissance de
ces lettres, rendit enfin son amitié à l'évèque Jean ;
il lui abandonna le siège de Dunquelde avec ses re-
venus, sous la condition qu'il renoncerait au diocèse
de Saint-André en faveur de Hugues. Cette détermi-
nation du roi aplanit toutes les difficultés; Jean s'in-
stalla dans son évèché, et Hugues se rendit à Rome
pour se faire rétablir sur son siège ; il en rapporta
l'absolution du pape, et mourut au retour.
Guillaume, désirant pour l'avenir garantir son
royaume des censures des métropolitains anglais, en-
voya en Italie des députés chargés de négocier avec
Clément une bulle qui déclarât l'Église d'Ecosse sou-
mise à la cour de Rome et indépendante de celle
d'Angleterre. Le bref rendu à cette occasion se ter-
minait par la clause suivante : « Désormais l'Éghse
d'Ecosse relèvera immédiatement du saint-siége, et
il ne sera permis qu'au pape ou à son légat «à latere»
de lancer et de publier l'interdit ou l'excommunica-
tion sur ce royaume. Personne à l'avenir n'y pourra
exercer les fonctions de légat, s'il n'est Écossais ou
tiré du corps de l'Éghse romaine; et les différends
qui s'élèveront pour les bénéfices situés en Ecosse ne
pourront être déférés à aucun tribunal étranger, si
ce n'est à Rome, par voie d'appel. »
Cette dispute des Écossais et des Anglais était à
peine assoupie, qu'une guerre terrible s'engageait
entre Henri II et Philippe, à l'occasion de la sœur de
ce dernier, que Richard, fils du roi d'.Angleterre,
voulait épouser malgré son père. D'abord le jeune
prince s'était misa la tète d'un corps de troupes fran-
çaises et guerroyait avec son père, qui, redoutant
l'ambition de son fils, refusait obstinément de con-
sentir à ce mariage. Ensuite Phihppe, voyant que la
CLEMENT ni
91
Philippe-Auguste, roi d-e France
guerre traînait en longueur, prit les armes en fa-
veur de Richard, et les deux peuples anglais et
français s'entr'égorgèrent pour les amours dun prince
et pour la querelle de leurs tyrans.
Comme tout l'argent de la dîme saladine s'englou-
tissait dans ces interminables disputes, le saint-père,
craignant de voir s'évanouir ses espérances de croi-
sades, envoya un nouveau légat, Jean d'Anagni, cjui
obtint des princes qu'ils se rendraient tous deux à
la Ferté-Bernard pour conférer ensemble sur les
moyens de terminer la guerre.
Dans cette entrevue, Philippe montra un orgueil
inconcevable; il demanda impérieusement l'accom-
plissement du mariage arrêté entre sa sœur Alix et
Richard, comte de Poitiers, exigeant en outre que le
prince lui fit hommage de ses terres, et ([ue son frère
Jean prit la croix. Henri d'Angleterre olTril de faire
épouser .\lix par le plus jeune de ses fils; mais Phi-
lippe rejeta cette proposilion avec insolence, et il
s'emportait même en paroles outrageantes, lorsque
le légat, s'interposant entre les deux monarques, me-
naça Philippe de l'excommunier et de mettre son
royaume en interdit, s'il refusait les conditions oller-
tes par le roi d'Angleterre.
Philippe jirotesta encore contre l'arièt du légat,
prétendant qu'il n'appartenait pas à 1 Église romaine
de porter aucune censure contre un royaume, lors-
que le prince réprimait ses vassaux rebelles et ven-
geait les injures faites ù sa couronne ; et bientôt la
guerre recommença plus furieuse qu'auparavant. En-
fin Henri H étant mort à Cliinon quel({ue temps
après, Richard, son fils, lui succéda et rendit la paix
aux deux nations,
Alors seulement les deux rois purent accomplir le
vœu qu'ils avaient fait de conquérir la ville sainte;
ils s'embarquèrent ensemble à la fin de l'année 11 90,
et firent voile pour la Syrie, où Frédéric Burberousse
était di'^jà arrivé à la tête de cent cinquante mille
hommes. Ce malheureux empereur se noya en ti'a-
versant le fleuve Salef ou le Gydnus.
Henri VI, son fils et son successeur, quitta aussi-
tôt l'armée des croisés, et revint en Italie pour re-
cevoir la couronne des niuins du pape, et pour reven-
diquer en même temps la succession de tiuillaume le
Bon, roi de Sicile, qui venait de mourir sans enfants.
Sur sa route il reçut la nouvelle que Clément III,
attaqué d'une lyaladie aiguë, avait rendu le dernier
soupir le 28 mars 1191.
Ce jiontife, doué d'une extrême habileté politique,
avait rétabli pendant son règne la suprématie de l'au-
tel sur le trône, et avait préparé à ses successeurs la
domination de l'Europe entière.
HISTOIRE DES PAPES
£leclion de Célestin. — On diffère de le consacrer. — Couronnement de l'empereur Henri VI. — Exhumation djj cadavre de
Tancrède. — Supplice affreux du comte Jour.lan. — Retour en France du roi Philippe. — Tro jbles en Angleterre. — Poursuites
contre l'évéque d'Eli. — Les Normands refusent de recevoir les légats du pape. — Le roi d'Angleterre est fait prisonnier i ar le
duc d'Auliiche. — Nouvelle croisade. — Querelles entre les cours de Borne et de France. — Mort de l'empereur. — Av,irice
sordide du pape et des cardinaux. — Philippe répudie Ingerburge. — Mort de Célestin.
Deux jours après la mort de Clément, le cardinal
Hyacinthe fut élu souverain pontife. Il était Romain
de naissance, et comptait quatre-vingt-cinq ans
lorsqu'il parvint à la papauté. On l'inlroiiisa sous le
nom de Célestin III ; mais avant de l'ordonner, le
sacré collège décida qu'il ferait préalablement un
traité de paix avec Henri VI, et qu'il obligerait le
jiriuce à composer avec les Romains pour la reddi-
tion de Tusculum.
Célestin ayant donné sou adliésion à cette me-
sure, une députation fut envoyée au roi de Germa-
nie, pour réclamer la remise de Tusculum et des
' autres forteresses voisines de Rome, promettant à
celle condition d'engager le pape à couronner Henii
empereur d'Italie.
Le roi consentit à cet arrangement, et les ambassa-
deurs revinrent avec cette réponse : « Vous voyez,
sain'-pêre, que j'occupe vos terres avec mon armée; je
puis ravager vos moissons, vos vignes et vos oliviers;
ainsi ne différez plus de me sacrer, puisque au lieu
de vous nuire je m'engage à lionorer votre ville, à
obéira Votre Sainteté et à vous payer un tribut.»
Célestin répondit au roi qu'il acceptait ses propo-
sitions d'alliance, et immédiatement après il fit pro-
céder à son 'ordination, fi.xant le hindi de Piiques
pour le couronnement de l'empereur et de l'impéra-
tîice Constance sa femme. Voici comment eut lieu
cette cérémonie : le saint-père était assis sur un
trône, la coiu'onne impériale déposée à ses pieds ;
Henri s'approcha de la chaire apostolique et se mit à
genoux pour recevoir le diadème ; le pape, sans se
lever, le plaça sur le front du monarque, ensuite il
le renversa avec le pied, voulant figurer par cette ac-
tion que le saint-siége était le seul dispensateur des
trônes, et pouvait à son gré faire ou défaire les em-
pereurs. Henri ayant courbé la tête en signe d'as-
sentiment, les cardinaux relevèrent la couronne et la
posèrent de nouveau sur sa tête.
Ainsi fut accompli le jjacte sacrilège qui unissait
deux implacaljles tyrans. Célestin, sacriliant les mal-
heureux habitants de Tusculum aux intérêts de son
ambition, fit détruire leur ville de fond en cotnble
et en chassa les citoyens; Henri, de son côté, se li-
vra à toutes les inspirations de son caractère féroce ;
il passa dans la Pouille pour la punir d'avoir nommé
un autie roi de Sicile, au préjudice île ses ])réteiubis
droits; il fit exhumer le cadavre de Tancrède rp'il
regai'dait comme un usurpateur; et suivant 1 exemple
de l'infâme ponlife Êiienne envers Formose, il lui fit
couper la tèle par le bourreau ! Sa vengeance ne
s'an-êta pas à un sacrilège ; le jeune (hiillauiue, fils
de Tanciède, fut condamné à avoir les yeux biùlés
)
CÊLESTIN III
93
Richard en Palestine
avec un bassin ardent; après quoi on lui arracha les
parties naturelles en présence de l'empereur.
Enfin ce monstre, ce tigre déchaîné, voulant étouf-
fer l'esprit de rébellion en effrayant ses ennemis, in-
venta un suppUce atroce dont jusqu'à lui aucun tyran
ne s'était encore avisé. Un des rebelles, le comte
Jourdan, de la maison des comtes normands, avait
pris les armes pour lui disputer un fief qui apparte-
nait à sa famille; Henri l'ayant fait arrêter traîtreu-
sement, le condamna à mourir, brûlé vif, sur un trône
ardent; l'infortuné Jourdan fut attaché avec des
chaînes sur un fauteuil de fer rougi au feu, et on le
couionna d'un diadème d'argent enflaiuraè qu'on lui
cloua sur la tête ! ! ! Atroce dérision !
De quelle indignation n'est-on pas saisi lorsqu'on
songe que de pareils scélérats sont appelés princes,
rois, empereurs, et sont regardés comme les oints du
Seigneur! Comment des millions d'hommes consen-
tcut-ils encore à donner la puissance souveraine à
des hommes qui, devenus rois, n'ont plus dans le
cœur que l'.imour effréné de l'or et un besoin insa-
•ialjle de domination!
Pendant que l'empereur Henri ravageait la Calabre,
la Fouille et la Sicile, les rois de France et d'Angle-
terre conduisaient leurs armées sur les côtes de la
Syrie. Ces deux princes, qui, avant la mort de
Henri II, paraissaient liés d'une amitié indissoluble,
devinrent bientôt ennemis implacables. Cette divi-
sion fut causée de la part de Philippe, par son oppo-
sition au massacre des habitants de Messine, que
l'armée anglaise voulait passer au fil de l'épée ; de la
part de Richard, par son refus de ratifier les enga-
gements contractés avec Alix de France, et par son
mariage avec Bérengère, fille du roi de Navarre.
Arrivés en terre sainte, les princes ne dissimulè-
rent plus les sentiments de haine qui les agitaient,
et leur discorde prit un caractère d'hostilité ouverte.
Philippe s'était déclaré pour le marquis de Mont-
ferrat, et l'avait reconnu roi de Jérusalem, au détri-
ment de Lusignau. Richard, aussitôt, piit parti pour
Lnsignan contre le roi de France et contre Léopold,
duc ou mar(|uis d'Autriche, qui, en l'absence de
l'empereur d'Allemagne, était chargé du commande-
ment des troupes, et s'était joint à Piiilippe pour se
9tk
HISTOIUK l>i:s l'Al'ES
venger d'une insulte du souverain anglais. Ces d'\\\-
sions Jésori.'aiii'si'n'nt bionkM rarmée clirétiemu' l'i
liront pordro do vue l'olyot de la croisade.
Philippe, allaijui" d'une maladie (|iii lui lit touiber
les ongles et les cheveux, fut forcé d'abandonner ses
troupes et de revenir en Europe ; il s'embarqua pour
Otr.inte, où il arriva le 10 octobre 1191, et de là se
rendit à Rome, où il fut reçu avec honneur par le
pape Célestin, (]ui le releva de son vitu ou lui don-
nant les marques du pèlerinage, les palmes et la
croix. Ensuite le prince prit congé du saint-père, et
continua sa route pour Paris, où il fit son entrée à
l'époque des lètes de Xoél.
Pou de temps après le départ de Philipjie, le duc
Léopold suivit l'oxomple du roi de France et retourna
eu Allemagne.
Richard seul était demeuré en Syrie et faisuil dos
prodiges de valeur; mais son courage ne fut utile
ipi'à sa gloire, car son absence faillit même lui faire
perdre le royaume d'.Vngleterre, déchiré par les fac-
tions du comte de Morlaix,et de Geotïroi, métropoli-
tain d'York. Ces deux seigneurs, profitant de l'éloi-
gnement du roi, avaient formé un parti puissant
contre Guillaume , évèque d'Éli , chancelier du
royaume et légat du saint-siége, chargé en cette
qualité de l'autorité suprême ; ils le contraignirent à
quitter la Grande-Bretagne et à se réfugier en Nor-
mandie. Ses ennemis poussèrent même l'audace jus-
qu'à envoyer des ambassadeurs au saint-siége pour
se plaindre de ce prélat, et pour faire approuver leur
rébellion. Malgré les accusations qu'ils formulaient
contre Guillaume, Gelestiii lefusa de le condamner;
il fit chasser de Rome ses détracteurs, et envoya
cette réponse aux prélats anglais :
« Le roi Richard étant absent pour le service de
Dieu, nous sommes obligé de prendre sous notre
protection son royaume. Ayant donc appris que Jean,
comte de Morlaix, et quelques autres perturbateurs,
ont attenté à son autorité et ont même chassé de
l'Angleterre notre vénérable frère Guillaume, évèque
d'Êli, nous vous ordonnons de vous assembler et
d'excommunier tous les coupables au son des cloches
et les cierges allumés ; vous interdirez aussi l'office
di\in dans les terres de ces criminels jusqu'à ce qu'ils
soient venus à Rome implorer notre miséricorde. »
Un exprès fut également envoyé en Orient à Ri-
chard, pour l'instruire des troubles qui désolaient
son royaume. Le prince se hâta de conclure une trêve
de trois ans avec Saladin, et s'embarqua pour revenir
en Europe. Malheureusement une tempête l'assaillit
dans l'Adriatique et le fit échouer sur la plage de
Venise. Ce contre-temps fâcheux , qui retardait
son arrivée dans ses États, le détermina à prendre la
route de terre et à traverser les provinces du duc
d'Autriche sous un déguisement de marchand. Pen-
dant son voyage il fut dénoncé par un prêtre et ar-
rêté par le duc son ennemi, qui le retint prisonnier
à Vienne et l'envoya ensuite à l'empereur Henri VI.
Eufin Richard obtint sa libi^rté moyennant une ran-
çon de cent cinquante mille marcs d'argent, et con-
tinua sa route. Mais déjà son frère Jean Sans-Terre,
avec l'appui du roi de France, s'était emparé de la
couronne d'.\ngleterre ; et Richard Cccur-de-Lion fut
obligé de reconquérir ses États.
l>ans l'année suivante mourut le sultan d'Egypte
et lie Syrii', le célèbre Saladin, dont le glaive avait
été si redtuitablo aux chrétiens; cet illustre conqué-
rant laissait plusieurs lils héritiers de sa puissance,
mais non de son courage et de ses talents. Sa mort
ranima l'ambition du saint-siége; Célestin conçut
encore l'espérance de reconquérir le royaume de Jé-
rusalem, et fit prêcher une nouvelle croisade en
France et en Allemagne. Le cardinal Grégoire, légat
du pape en Germanie, convoqua mie diète générale
à Worms, et il parla avec tant d'éloquence en faveur
du saint sépulcre, qu'un grand nombre de prélats,
de seigneurs et de magistrats se déterminèrent à
prendre la croix ; l'empereur lui-même voulait com-
mander l'expédition en personne, ce (ju'il eût exécuté
si de sages conseils ne l'en eussent détourné.
Quelque temps après, Henri reçut enfin le châti-
ment de ses crimes, il mourut empoisonné par Cons-
tance, sa femme, et par un seigneur de sa cour,
amant de cette princesse. Cette fin tragique n'excita
aucun regret, tant ce monstre avait soulevé de haine
par ses cruautés et par ses exactions. Célestin, qui
avait excommunié l'empereur à l'occasion de la cap-
tivité de Richard, défendit qu'on inhumât son cada-
vre, et ne se départit de sa rigueur qu'à la condition
([ue son successeur restituerait au saint-siége les
cent cinquante mille marcs d'argent que le roi d'An-
gleterre avait payés. Il eut même l'audace d'exiger
pour le couronnement du fils de Henri une nouvelle
somme de mille marcs d'argent pour chacun de ses
cardinaux, et força en outre l'impératrice Constance
à jurer sur l'hostie consacrée que le jeune prince
était bien réellement du sang de l'empereur et non le
fruit de ses adultères.
A cette même époque, Philippe- Auguste venait
d'épouser Ingerburge, fille de Valdcmard l" et sœur
de Canut VI, roi de Danemark ; tous les écrivains du
temps s'accordent à dire que cette princesse était
a\issi belle que vertueuse ; selon Mézerai, elle avait
un défaut secret qui la rendait inhabile au mariage.
.4ussi, dès la première nuit de ses noces, Philippe
s'éloigna d'Ingerburge et réclama immédiatement de
ses évèques une sentence de séparation. Le jugement
fut rendu par le métropolitain de Reims, légat du
pape, et par quelques prélats qui motivèrent le di-.
vorce sur un prétexte de parenté au sixième degré.
Cette malheureuse princesse lut enfermée dans un
couvent de Soissons, et son mari la laissa dans un
tel dénùment, qu'elle fut réduite pour subsister à
vendre sa vaisselle et même ses vêtements. Le roi de
Danemark porta plainte au saint-siége contre son
gendre, et obtint l'annulation de la sentence de sépa-
ration des deux époux. Célestin ordonna même au
roi de reprendre Ingerburge et de la traiter comme
reine de France, lui défendant sous peine d'excom-
munication de contracter une nouvelle alliance. Phi-
lippe, sans s'inquiéter des menaces du pontife, épousa
Agnès de Méranie, la fille du duc d(! Rohême.
Malgré cette contravention à ses ordres, Célestin
ne lança pas l'anathème contre le roi, soit qu'il eût
déjà abandonné la cause de la princesse, soit qu'é-
tant accablé d'années et d'infirniit''s il ne songeât
plus qu'à mourir. Vers les fêtes de Noël, il rassem-
bla les cardinaux et les pria d'élire souverain pontife
CÉLESTIN III
P5
RicliarJ prisonnier en Allemagne
Jean de Saint-Paul, pi-r-trc-caidinal du titre de Saint-
Prisque, en laveur duquel il ollVail d'abdiquer; mais
comme tous les cardinaux convoitaient pour eux-
mêmes la chaire apostoli()ue, ils refusèrent d'accéder
aux désirs de Célestin, sous prétexte (|u'il était irré-
gulier et contraire aux canons ([u'un pontife déposât
latiare. Quelquesjoursaprès,le8janvierll98, lesaint-
père s'éteignit à l'âge de (juatre-vingt-treize ans, après
avoir gouverné l'Eglise pendantsix années et neufmois.
Pendant le douzième siècle, nous avons vu les pa-
pes, malgré une vive opposition des souverains, s'ar-
roger le droit de disposer de la couronne impériale
et de déposer les princes. Depuis cette époque, les
résistances des rois furent vaincues, et le pouvoir du
saint-siége put être regardé comme réellement consti-
tué. La papauté dut en grande partie sa nouvelle in-
fluence Il l'organisation du collège des cardinaux, ((ui
se trouvait chargé de l'élection des chefs de l'Église.
96
HISTOIRE DES PAPES
Réflexion; s.ir le douzième siècle. — Jean Comncnc arrache l'anneau impérial du Joigl de -ion jjî-re mourant. — L'impératrice
Irè.ie veut faire proclamer sa fille impératrice. — Conspiration contre le prince. — Caraclèrp de .lean Comnène. — Manuel
Comncne parvient à l'empire. — Sa perfidie envers les croisés. — Ses déb^uclies avec Théodora et Eudoxie ses nièces. — Pas-
sion d'Eudoxie pour Andronic. — Celui-ci conspire contre l'empereur. — Il est renfermé dans les tours du palais. — Manuel
Comnène perd la sanglante bataille de Myriocépliale. — Il meurt après un règne de trente-sept ans. — Alexis Comnène est dé-
claré empereur 1 douze ans, sous la tutelle de Marie sa mère. — Ses débauches et son horrible dépravation. — Andronic
organise une ré\olte con'.re la régence. — Il viole la jeune sœur de l'empereur, la po'gnarde lui même et pollue son cadavre.
— 11 fait signer à Alexis l'arrêt de mort de sa mère ; ensuite il le l'ait étrangler dans son lit. -^ Andronic prend lés rênes de
l'empire. — II épouse à l'âge de S'jixante-treize ans Agnès, fille de Louis le Jeune, Agée seulement de onze ans. — Ses dé-
bauches avec Théodora. — Ses cruautés. — Révo'.te du peuple. — Isaac l'Ange est proclamé empereur. — Supplice affreux
d'Andronic Comnène. — Caractère du nouvel empereur. — Sa passion pour les histrions et peur les bateleurs. — 11 écrase les
peuples d'impôts. — Superstitions de l'empereur. — Son frère Alexis le renverse du liône tt lui fait crever les yeux. — Ca'ac-
. tère de la nouvelle impératrice. — Le fils d'isaac l'Ange s'échappe de prison et vient demander l'appui des croisés. — Les
Français s'emparent de Constantinople et rétablissent Isaac l'Ange sur le trône. — Histoire | olitique en France. — Louis le
Gros succède à Philippe I". — Règne de ce prince. — L'abbé Suger entreprend de relever l'autorité roja'e. — 11 protège les
communes et institue l'hommage lige des vassiiux envers le roi. — L'orillamme de Saint-Denis. — Régne de Louis Vil. —
Massacre des habitants de Vilry. — Nouvelle croisade. — Débauches de la reine Éléonore. — Ses incestes avec son oncle. —
Sa passion [p-iur un jeune Turc. — F.Ue est répudiée par le roi de France. — Son mariage avec le roi d'Angleterre. — Mort de
Louis VII. — Philippe-Auguste monte sur le trône à Và'^e de fpiinze ans. — Il chasse les juifs du royaume. — Sa peifidie
envers Richard. — Son voyage en terre sainte. — Son mariage avec Ingerburge. — Il la répudie pour épouser Méranie, fille
du duc de Bohème. — Il répudie sa seconde femme pour reprendre Ingerburge. — Ses prétentions sur les Etats d'Angleterre.
— Massacre des Albigeois. — Philippe obtient du pape Innocent l'investilure de la couronne d'Angleterre. — Sa mort.
Plus nous avançons vers les siècles de civilisation,
et moins nous devrions trouver d'attentats dans
l'histoire des nalions; mais il est dans l'essence de
la royauté de perpétuer les ciimes; et si nous avons
des changements à signaler, ce sera dans une modi-
fication de cet art infernal qu'on appelle politique
des rois; dans la régularisation des assassinats sous
le nom d'exécutions juridiques; dans la variété des
moyens de pressurer les peuples sous le nom de
tailles, de gabelle, de subsides et d'impôts. Aussi,
en ouvrant les annales sanglantes des souverains de
la terre, le philosophe doute de l'humanité, et inter-
roge les siècles passés pour comprendre comment les
peuples peuvent encore courber le front devant des
tyrans, et ramper à leurs pieds comme des esclaves !
En Orient, Alexis Comnène venait de mourir après
avoir poussé les nalions de l'Occident dans les déserts
de la Syrie. Ce prince rusé, faisant servir l'ambition
des papes aux intérêts de sa politi([iie, avait fait [n'iir
dans les sables de la Palestine des milliers de fanati-
ques qui croyaient marcher à la conquête du saint
sépuicie, lorsqu'ils n'étaient que des instruments
i
101
98
HISTOIRE DES PAPES
dociles cliarpôs ilo ivcouquérir pour les empereurs |
crocs la doiuination Je l'Asie Mineure.
A ce prime succéda Jean Comnène sou fils, biou
diijuc de lui apparleuir. Ou raconte que dans son
im])atieace de régner, Jeau avait forcé l'eut rée de la
cliainbrede sou père quelques instants avant sa mort,
et avait arraché l'anneau iinpériid des mains du vieil-
lard agouisaut. Muni de ce signe de la puissance
suprême , Jean ordonua aux gardes d'enfoncer les
portes du palais, et se lit proclamer empereur malgré
lopposition de sa famille. Ensuite il distribua tous
les emplois à ses créatures, et déjoua les intrigues
de l'impératrice Inès, qui voulait placer sur le trône
Anne Comnène, sa lille bien-aimée. Ces deux prin-
cesses voyant qu'il leur était impossible de renverser
Jean par des intrigues de cour, prirent le parti le plus
sûr |)0ur s'en débarrasser, celui de le faire assassiner.
Malheureusement pour elles, le césar Bryennius, mari
d'.\nne, manqua de résolution au moment de frap-
per; la conspiration s'éventa. Jean Comnène, instruit
par l'un des conjurés de tous les détails du complot,
lit saisir ceux (|ui avaient trempé dans cette ad'aire ;
mais comme les plus grands coupables étaient dans
sa famille, l'empereur fut obligé de pardonner.
Dans ses guerres contre les Turcs, Jean se montra
habile capitaine, et, plus heureux que son père, il
les combattit avec succès; il fit la conquête de la pe-
tite Arménie, repoussa les Hongrois au delà du Da-
nube ; tourna même ses armes contre les Français,
et entreprit de leur enlever la principauté d'Antioche;
mais la mort l'arrêta dans ses projets. Un jour, dans
une partie de chasse qu'il donnait dans la vallée
d'Anazarbe en Cilicie, il se blessa à la main avec
une flèche empoisonnée, qui causa sur-le-champ une
inflammation violente. Ses médecins ayant déclaré
qu'il n'existait point d'autre remède que l'amputation
du bras, Jean ne voulut pas souffrir l'opération et se
résigna à mourir; il réunit autour de sou lit ses pa-
rents et ses amis les plus dévoués, leur désigna
]Manuel, son fils cadet, comme seul digne de lui suc-
céder, et leur fit jurer de le proclamer empereur,
Queljues heures après, il avait cessé d'exister.
Ainsi mourut Jeau Comnène, surnommé le Beau :
si nous avons blâmé sévèrement l'action sacrilège de
l'enlèvement de l'anneau impérial des mains de son
père agonisant, nous devons, par une égale justice,
glorifier les vertus qu'il apporta sur le trône, surtout
son courage, sa sagesse et sa grandeur d'âme. Il
mourut le 8 avril 1 143, dans la cin({uanlftcin(juième
année de son âge, après en avoir régné vingt-cinq.
Ses obsèques étaient à peine terminées qu'Isaac,
son fils aîné, auquel le trône revenait légitimement,
essaya de se faire proclamer empereur; mais Axun-
giie, un des grands officiers de l'empire, le fit arrêter
à sa sortie du palais, et par ce coup hardi détonceita
tous ses partisans. En même temps il envoya des
exprès à Manuel , que Jean Comnène avait désigné
pour lui succéder, et qui était alors éloigné de Cons-
tantinople ; celui-ci se hâta de revenir, et fit son en-
trée dans la capitale aux acclamations des citoyens,
qui le chérissaient à cause de ses grandes qualités ;
il fut sacré dès le lendemain, du consentement de tous
les grands, et même de celui d'Isaac, qui acheta sa
hberté par l'abandon de ses droits à la couronne. "
Malheureusement, dès que Manuel fut sur le trône,
le pouvoir suprême changea en vices ses belles qua-
htés: il s'abandonna à toutes ses passions, .et remplit
Conslantinoide du scandale de ses adultères , de ses
rapts et de ses incestes; il écrasa les provinces d'im-
pôts pour satisfaire à la cupidité do ses maîtresses
et de ses favoris; enfin, à l'exemple d'Alexis Com-
nène, il se montra l'ennemi des croisés, et sa perfidii-
causa la ruine entière de l'armée de son beau-frèri'
Conrad, empereur d'Allemagne. Mais comme Dieu
a placé pour li's rois leurs plus cruels ennemis dans
leur propre famille, bienlôl à son loin- il eut à redou-
ter la trahison dans son palais, et faillit devenir la
victime d'un complot tramé par son cousin germain,
Andronic Comnène.
Ce jeune seigneur était parvenu par ses infâmes
complaisances à prendre sur l'esprit de Manuel un
ascendant extraordinaire; outre la conformité de leurs
goi!Us dépravés, un autre lien également infâme unis-
sait ces deux hommes ; l'empereur vivait publique-
ment avec sa nièce Théodora, et Andronic était l'amant
de la jeune sœur, nommée Eudoxie. Non-seulement
tout Gonstantinople était scandalisé de ce double in-
ceste, mais encore la passion d'Eudoxie pour .Andro-
nic était si forte, qu'elle le suivait dans les camps,
dans les tavernes et jusque dans les lupanars, se fai-
sant gloire de partager ses dangers et d'assister à
ses débauches. Elle-même excita l'ambition de ce
prince et l'engagea à conspirer contre l'emjiereur pour
monter sur le trône à sa place : par un hasard inou'i,
le complot fut découvert le jour.mêrae de l'exécution;
Andronic fut arrêté et condamné à finir ses jours
dans une rigoureuse captivité sous les tours du palais.
Manuel Comnène soutint plusieurs guerres contre
les Serviens, el tua même leur chef en comljat sin-
gulier; enorgueilli par ses succès, il voulut entrepren-
dre la conquête des États d'.Azzeddin, sultan d'Ico-
nium. Cette expédition eut un résultat déplorable ; son
armée s'étant engagée imprudemment, près de Myrio-
céphale, dans un défilé dont les Turcs occupaient
toutes les issues, se trouva tout à coup exposée sans
défense à une horrible boucherie : les Grecs, cernés
de tous côtés, séparés les uns des autres, sans pou-
voir avancer ni reculer, confondus pêle-mêle avec leurs
ennemis, nageant dans le sang,, écrasés sous les ca-
davres, combattirent depuis l,e lever du soleil jusqu'à
la nuit. Manuel s'attendait à périr le lendemain au
point du jour avec le reste de ses guerriei-s ; mais
Azzeddin, dont les pertes avaient été également con-
sidérables et qui ignorait la situation de son ennemi,
lui envoya demander une trêve qui fut signée sur-le-
champ. L'empereur retourna aussitôt dans ses États,
et s'occupa de réunir de nouvelles troupes avec les-
quelles il recommença la guerre contre le sultan d'Ico-
nium. Les armées ennemies se rencontrèrent sur les
bords du Méandre, et cette fois les troupes d'Azzed-
din furent complètement mises en déroute. Cette
victoire fut la dernière que Manuel remporta; un
mois a])rès il succombait à une fièvre maligne.
Le règue de ce prince avait duré trente-sept ans,
et pendant cette longue péiioJe, les provinces avaient
été pressurées par ses exactions pour subvenir aux
fiais de guerres insensées ou pour payer les débau-
ches de la cour ; enfin son avarice, la dissolution de
HISTOIRE POLITIQUE DU DOUZIÈME SIÈCLE
99
ses mœurs, les perfidies de sa politique, et son fa-
natisme pour les querelles théoloniques, le rendent
digne d'occuper son rang parmi les rois destructeurs
de riiumanité.
Après la mort de Manuel, son lils Alexis Comnène,
âgé de douze ans, fut proclamé empereur sous la tu-
telle de sa mère Marie, fdle de Raimond d'Antioche.
Ce jeune prince, qui annonçait dès son bas âge un
caractère sans énergie, se trouva livré par sa mère
aux caresses de courtisanes chargées de l'énerver par
la plus horrible dépravation, afin que fimpératrice
piît conserver l'autorité suprême, qu'elle partageait
avec le protosébaste Alexis, son amant. Mais bientôt
d'autres amlntions se déclarèrent, et la régente eut à
combattre une faction puissante , à la tète de la-
quelle se trouvaient Marie, sœur de l'empereur et
femme du césar Jean, et Andronic Comnène, qui
s'était échappé de sa prison pendant les guerres de
Manuel.
Cet ambitieux, quoique re'.'ré dans une province
de l'Asie ^lineure, n'en poursuivait pas moins ses
intrigues pour se frayer le chemin du trône. Déjà il
avait fait entrer dans son parti Philippa, sœur de
l'impératrice, et Théodora, veuve de Baudoin, roi
de Jérusalem , en affectant un grand dévouement
pour le jeune Alexis. -Avec l'appui de ces deux prin-
cesses, il parvint à grossir le nombre des mécontents :
bientôt il marcha sur Constantinople, qui se rendit
à discrétion, à la première sommation, ainsi que les
troupes de terre et de mer, qui lui obéissaient comme
si déjà il eût été empereur.
Par ses ordres, le protosébaste fut battu de verges
et condamné à avoir les yeux arrachés; les palais
des amis de l'impératrice furent livrés au pillage;
tous ceux qui lui portaient ombrage furent impi-
toyablement massacrés. Enfin ce tigre altéré de car-
nage, puisant dans la vue du sang une ardeur nou-
velle, lit attacher avec des cordes la jeune sœur de
l'empereur, assouvit sa brutahté sur cette malheu-
reuse princesse; et comme si la nature n'avait pas
encore été assez outragée, il égorgea sa victime et
profana le cadavre!
Malgré l'énormité de ce crime, Andronic continua
de protester de son dévouement pour le jeune empe-
reur; il donna des fêtes magnifiques à l'occasion de
son couronnement, et pendant la cérémonie, il le
souleva même dans ses bras en l'embrassant, pour
montrer au peuple l'affection qu'il portail à, cet en-
fant. Ses caresses hypocrites lui donnèrent un tel
ascendant sur l'esprit d'Alexis, que bientôt rien ne
se fit dans l'État ([ue par les ordres d'.\ndronic.
Comme l'impératrice mère était le seul obstacle à ses
desseins ambitieux, il s'appliqua à rendre cette prin-
cesse odieuse au jeune prince, et dans une nuit de
débauches il arraclia à l'imljécile Alexis un arrêt de
ifiort contre sa mère. Deux jours après, l'impératrice
Marie était étranglée.
Ainsi, Andronic moissonnait la famille impériale,
membre par membre, pour laisser sans défense le
faible rejeton qui occupait le trône, et alin de le frap-
per plus sûrement à son tour.
Quand il crut le moment favorable, il répandit de
nombreux émissaires dans les rues de Constantino-
ple, afin de soulever le peuple et de l'exciter à de-
mander au sénat qu'on élevât sur le trône un prince
courageux et habile, qui fût capable de rétablir la
tranquillité dans l'État et de repousser les ennemis
de l'empire. Cette tactiipie eut un entier succès ; une
révolution éclata au commencement du mois de sep-
tembre 1183, à la suite de laquelle les Byzantins
déclarèrent Andronic associé à l'empire. Le lende-
main, les deux empereurs se rendirent solennelle-
ment à l'église de Sainte-Sophie. L'usurpateur se
prosterna devant Alexis, promettant au peuple de le
regarder toujours comme son souverain, et juiant sur
le Christ de le chérir avec la même tendresse que s'il
était son enfant.
Au mépris de ce serment solennel , sept jours
après, ce monstre faisait étrangler l'infortuné en sa
présence. Non content de l'avoir tué, il insulta en-
core le cadavre, et le foulant aux pieds, il lui criait :
« Va aux enfers, fils de sodomite et de prostituée ; va
aux enfers, enfant imbécile qui étais déjà sodomite
et prostitué. » Ainsi pér't le jeune Alexis, après un
règne de trois ans, si l'on peut appeler un règne son
passage sur le trône.
Quelque temps avant ce terrible événement, .A.lexis
avait été fiancé à la fille de Louis le Jeune et d'Ali.x
de Champagne, Agnès de France, sœur de Philippe-
Auguste. Andronic , maître de l'empire , quoique
parvenu à sa soixante-treizième année, voulut prendre
pour épouse cette jeune fille, qui avait à peine onze
ans, et l'infortunée passa dans les bras de ce vieil-
lard dissolu, l'assassin de son fiancé. Alors commen-
cèrent des orgies de femmes nues et de mignons
lascifs, effrayantes saturnales qui rappelaient celles
de l'impératrice Zoé , et dans lesquelles la pauvre
Agnès était obligée de paraître sans voiles, pour ré-
veiller les sens engourdis de l'infâme Andronic!...
Mais au milieu de toutes ses débauches, le tyran
n'oubliait pas le soin de son autorité ; ainsi quelques
villes grecques , entre autres Lopadion et Pruse ,
n'ayant pas voulu le reconnaître, lui-même vint di-
riger les travaux du siège devant les cités rebelles,
et il exerça contre leurs malheureux habitants des
atrocités telles qu'un historien s'écriait : « Non, ja-
mais aucun fléau n'a pu frapper une ville aussi crue^'
lement que l'exécrable .\ndronic ; car les arbres d«.-..
vergers qui entourent Pruse portent autant de cada-
vres que de fruits ! »
De retour de ces sanglantes expéditions, ce mons-
tre augmenta encore le nombre de ses meurtres ; sur
le moindre soupçon, il faisait égorger les seigneurs
influents, les magistrats, et jusqu'à ses familiers.
Personne n'était à l'abri de ses fureurs, et sur un
simple caprice, ses gardes massacraient les citoyens
dans leurs demeures. Enfin la haine universelle s'é-
leva contre lui, .et de tous côtés il se vit entouré
d'ennemis menaçants ; en Chypre , Isaac Comnène
s'était déclaré en pleine révolte ; en Sicile, ses géné-
raux le trahissaient et livraient leurs armées à ses
ennemis; dans Constantinople même, une conspira-
tion s'était organisée, et Isaac l'Ange, qui en était
l'âme, n'attendait (pi'un moment favorable pour ren-
verser du trône l'infâme empereur. .Au milieu de si
grands périls, Andronic mantpia d'audace et de pru-
dence; au lieu d'agir, il consulta ses devins, et d'a-
près leurs prédictions, il donna l'ordre de faire tuer
lOû
HÎSTOrnE DKS PAPKS
I-;aac l'Ariije; mais il était tio;i tard, H igio C'ivi.-to-
pliorite n>' put exécuter l'arrèi de rein^i'ieiir ; Isaac,
qiii éiail sur ses gardes, tua de sa mai» l'envoyé du
prince. A l'instant même les conjurés se répandirent
dans les rues, appelèrent le peuple aiu armes; des
rassemldenients se formèrent sur les places publi-
ques, et une foule innomlirab'e se dirij|;ea vers le
palais impérial en faisant entendre des cris de mort.
Dans son clïroi, Andronic essaya de s'enfuir de sa
capitale; mais di-jà toutes les issues étaient gardées,
et il tomba au pouvoir d'ennemis implacables.
Ce terrible vieillard montra dav.s les supplices ef-
froyables qu'il eut à sontïrir un courage qui surpasse
tout ce qu'on peut s'imaginer. Sans pousser un seul
gémissement, sans faire entendre une plainte, im-
passible comme si son corps eût été de bronze, il se
laissa attacher à un poteau avec des chaînes rougics
au feu ; on lui arracha les dents une à une ; on lui
coupa les doigts de la main droite, phalange par
phalange: on lui creva un œil, on brûla l'autre; on
tenailla tout son corps avec des pinces ardentes ; le
bourreau lui enleva des lanières de peau et mit à dé-
couvert toute sa poitrine; il fut mutilé, brûlé et dé-
chiré pendant trois jours et trois nuits sans relâche,
sans repos, et ensuite pendu par les pieds : pendant
ces horribles tortures, sa fermeté ne se démentit pas
un seul instant ; enfin un Italien lui plongea son épée
dans le corps à plusieurs reprises, et termina ainsi
ce drame épojvantable.
Andronic expira le 1-2 septembre 1185, à l'âge de
soixante-quinze ans, après deux années de règne. Cet
empereur, le Néron des Grecs, était d'une taille co-
lossale ; sa force était e.xtraordinaire et sa figure dure
et repoussante; néanmoins il avait l'esprit très-cul-
tivé et une grande éloquence. Avec lui finit la dynas-
tie des Comnène sur le trône de Constantinople.
Isaac l'Ange, parvenu au faite du pouvoir par une
révolution, ne se montra pas digne de la couronne
qu'il avait reçue de la nation, ^'ain et présomptueux,
son caractère offrait un mélange de vices et de vertus
bourgeoises; il lui était facile, aprè.s le règne de son
prédécesseur, de se faire chérir des Grecs; mais,
comme tous les rois, U ne songea qu'à satisfaire ses
passions et ne voulut rien faire pour le peuple.
Pendant que les armées grecques s'entr'égorgeaient
dans les guerres de Chypre et de Sicile, Isaac pas-
sait ses jours entouré d'histrions et de bateleurs. Au
rapport des historiens, il avait plus de vingt mille
eunuques ou domestiques, et la dépense de sa mai-
son s'élevait chaque année à plus de cent millions.
Isaac s'abandonnait à des superstitions étranges, et
manifestait surtout une foi extraordinaire pour les
prédictions des devins ; ainsi un faux prophète obtint
de ce prince la dignité de patriarche, parce qu'il lui
avait prédit (ju'il régnerait pendant trente annéis, et
qu'il reculerait les bornes de l'emjiire bien au delà
de l'Eupbrate.
Malgré la prédiction, l'île de Chypre s'affranchis-
sait du joug dcj Grecs, et les Bulgares forçaient
l'empire à reconnaître leur indépendance, sans que
le souverain fît aucun effort pour soutenir les droits
de sa couronne. Tant de lâcheté acheva de détacher
de sa cause les Byzantins; et Alexis son frère profita
de la disposition des esprits pour se faire proclamer
empereur par les ofliciors de l'armée, pendant l'al)-
sence du prince, qui se livrait aux plaisirs de la
chasse dans un de ses châteaux voisins de Gonstan-
tinople. A la nouvelle de cette révolution, Isaac ne
rentra même pas dans la capitale, et s'enfuit à Sta-
gire en Macédoine ; mais là il fut arrêté par le gou-
verneur, qui le livra à son frère. Alexis lui fil crever
les yeux, selon la coutume byzantine, et le con-
damna à finir ses jours dans un cachot.
.Vlexis l'Ange, parvenu au trône par un crime,
voulut récompenser la milice qui l'avait proclamé em-
pereur; il partagea entre tous les soldats le trésor de
l'Etat, et leur accorda des congés illimités. Par cette
mesure impolitique, l'empire se trouva sans finan-
ces, sans défenseurs et sans moyens de repousser les
irruptions des barbares.
Pendant son règne, un ambitieux essaya de le dé-
trôner en se faisant passer pour le fils de l'eraporeur
^Manuel; déjà, sous le nom d'Alexis Comnène, il
était parvenu à réunir de nombreux partisans et à
s'assurer l'appui du sultan d'Ancyre ; déjà il s'était
avancé jusqu'aux portes de Gonstantinople. lorsqu'un
assassin délivra Alexis i'.\nge de ce redoutaiile com-
pétiteur. Les Turcs se replièrent aussitôt sur les
provinces méridionales, qu'ils mirent à feu et à sang,
sans qu'il fût possible de les poursuivre, car d'un
côté les pirates qui infestaient les îles de l'Archipel
arrêtaient les secours qui venaient de la mer; de
l'autre, les Bulgares, qui attaquaient les provinces du
nord, occupaient toutes les forces de l'empire. Quant
au prince, sans s'inquiéter de la position critique des
affaires, il continuait ses débauches avec ses mignons,
laissant à l'impératrice Euphrofine le soin de lui ga-
gner des partisans. Celle-ci, voyant l'imminence du
danger, voulut organiser une armée et rétabhr de
l'oi'dre dans les finances; mais cette mesure, qui me-
naçait la foi tune des courtisans, exaspéra l'empereur
contre sa femme ; il l'exila de la cour, et fit même
poignarder Vatace, qui passait pour le conseiller et
l'amant de cette princesse. Cette disgi-âce ne fut pas
de longue durée ; après un mois d'absence, Alexis
lui-même, sentant son incapacité, rappela l'impéra-
trice pour lui rendre le gouvernement.
Pendant l'éloignement d'Euphrosine, un fils d'I-
saac l'Ange, le jeune Alexis, s'était enfui de sa pri-
son, et à la faveur d'un déguisement il était parvenu
à gagner Venise , où se trouvaient rassemblés les
princes d'Occident qui dirigeaient la nouvelle croi-
sade. Les larmes du jeune prince, son éloquence, et
surtout les promesses de dévouement et de fidélité
qu'il fil au nom de son père, intéressèrent les croisés
en faveur d'Isaac l'Ange, et ils s'engagèrent à le ré-
tablir sur le trône d'Orient.
En conséquence, au mois de juin 1203, les croi-
sés, accompagnés du jeune Alexis, firent voile pour
Constanlinople. L'empereur, que rien ne pouvait
distraire de ses débauches, avait même empêché Eu-
phrosine de faire aucun préparatif de défense ; aussi,
malgré la résistance désespérée de Lascaris son
gendre, qui, à la tête de quelques troupes, avait
essayé de ilisputer le passage du Bosphore, sa capi-
tale fut-elle bientôt emportée d'assaut. Alexis n'at-
tendit même pas la fin du combat ; il s'enfuit hon-
teusement dans une barque avec sa fille Irène, qui
HISTOIRE l'ûLITIQUK DU DOUZIÈME SIECLE
lo:
Agnès de Méranie
était devenue sa maîtresse, et se réfugia à Zagora en
Thrace, al)andonnant à ses ennemis ses États, sa
femme et ses enfants. Après la fuite du monarque
grec, son frère fut tiré de prison par le peuple, et
reçut dans Constaiitinople son fils et ses libérateurs.
Isaac remonta sur le trône le 1" août 1203, en asso-
ciant son jeune fils à l'empire : l'histoire de ce règne
éphémère appartient au treizième siècle.
Pendant que 1' (prient était le théâtre oij s'agitaient
des empereurs infâmes et débauchés, le beau royaume
de France était désolé par les guerres, par les fa-
mines, et surtout par le grand iléau de la féodalité.
A cette époque , le domaine royal se bornait à la ville
de Paris, à quelques autres cités et à une trentaine
de petites seigneuries ; tristes conséquences des con-
cessions que l'ambitieux Capet avait faites aux grands
vassaux pour usurper la couronne ; les rois en étaient
réduits à n'avoir qu'un simulacre d'autorité. La France
entière était devenue la proie des ducs, des marquis.
des comtes, des barons, tyrans cruels et implacables,
qui s'étaient arrogé des droits de tailles, de gabelle,
(le cor\-ée, sur le travail des artisans et des cultiva-
teurs, des droits de cuissage et de culage sur les
jeunes mariées, et des droits.de sang sur les malheu-
reux serfs.
Après Philippe T'', dont le règne avait été une
calamité publique, Louis VI, dit le Gros, monta sur
le trône en 1108, à l'âge de trente ans; la cérémonie
de son sacre jie put avoir lieu à Reims, à cause d'un
schisme qui troublait cette Eglise, et s'accomplit à
Orléans. Ce roi, superstitieux comme tous les esprits
faibles, ne fit rien d'important pendant tout le cours
de son règne, et son nom passerait inaperçu dans
l'histoire, s'il n'était attaché à celui de Suger, abbé
de Saint-Denis, son premier ministre, et à ceux des
quatre frères Garlande, qui enlrt'prirent, dans l'intérèl
du peuple, de relever l'autorité royale au détriment
des grands vassaux.
102
niSTOlUF, DES l'APKS
Ces esprits supérieurs se mirent à la tète du mou-
vement popukire qui avait commencé pendant la der-
nière moitié du siècle précédent, et firent octroyer
des chartes i|ui reudaieut libres plusieurs communes
ou cités, en les déclarant indépendanles des seigneurs
de leurs provinces. Pour éviter l'ojiposition qu'ils
eussent rencontrée immanquablemoiil de la part des
nobles. Sucer et les Garlande favorisèrent cet enthou-
siasme des croisades qui entraînait tous les grands
vassaux hors du royaume.
Pendant l'absence des seigneurs, Sugor étendit
l'influence de la couronne; il institua l'hommage
lige, engagement par letjuel les grands se liaient à
leur prince, en promettant de le soutenir contre tous
ses ennemis ; enfin il commença la ruine de la justice
seigneuriale. Sans doute le génie de cet homme re-
marquable, grand historien, protecteur éclairé des
arts et des lettres, aurait bientôt ramené la prospérité
dans le royaume, si ses conseils n'eussent été trop
souvent repoussés : c'est ainsi que plus tard nous
verrons Louis ^'11 répudier Lléonore malgré ses avis,
et j)réparer jiar ce divorce cette longue suite de
gueires (jui pendant trois siècles et demi couvrirent
de meurtres, d'incendies, de désastres les royaumes
de France et d .Vngleterre.
LouisleQrosmourutà Paris le ]"aoùt 1137, à l'âge
de soixante ans. Il est le premier des rois de France
qui ait adopté l'oriflamme de Saint-Denis, bannière
que les comtes du \'exin portaient à la guerre, et qui
fut choisie comme l'étendard des croisés, après la
réunion du Vexin à la couronne de France.
A la mort de Louis le Gros, son fils, qu'il avait
déjà associé à la couronne en 1131, lui succéda sous
le nom de Louis \'II. Ce prince était à peine assis
sur le troue qu'une guerre terrible éclata entre lui
et Thibault, comte de Champagne, qui avait pris kt
défense de Pierre de la Châtre, archevêipe de Bourges,
promu à ce siège par le pape, contre la volonté du
roi. Louis, selon l'usage des tyrans, se vengea de
l'audace d'un seigneur sur le malheureux peuple : il
marcha contre la Champagne, mil tout à feu et à
sang, assiégea la ville de Vitry, et après avoir fait
violer les femmes et massacrer tous les habitants,
vieillards et enfants, il eut la barbarie de faire murer
les portes d'une église où quinze cents de ces infor-
tunés s'étaient réfugiés comme dans un asile invio-
lable et sacré; ensuite il y lit mettre le feu, et cet
exécrable fanatique, ce nouveau Néron, assista au
spectacle de cet horrible auto-da-fé, (jui consuma
quinze cents victimes !
Cet acte d'atrocité souleva l'indignation de toute
la France ; Suger menaça Louis de la vengeance di-
vine, le clergé même déclara le roi coupable de lèse-
majesté, et saint Bernard ne consentit à lui donner
l'absolution que sous la promesse (ju'il conduirait
une armée de cent mille hommes en terre sainte pour
défendre Jérusalem contre les Sarrasins. Louis, pour
échapper à ses remords, ou plutôt pour se soustraire
à la haine des Français, se détermina à partir pour
la Palestine, emmenant avec lui Éléonore, sa femme,
l'une des reines les plus dépravées qui aient occupé
le trône de France. Celte princesse était lille de Guil-
laume X, duc de Guyenne et de Poitou : inconstante,
impérieuse, et d'une prodigalité à ruiner vingt em-
pires, Éléonore cul bientôt épuisé les trésors do
l'armée pour traîner à sa suite les prostituées de la
cour, ou pour payer ses troubadours et ses histrions.
Des joutes, des tournois, des parties do débauches
furent les préludes do la guerre sainte; enfin les
croisés s'embarquèrent pour aller en Palestine, in-
souciants et légers, comme ils eussent fait pour se
rendre en mascarade à ^'enise.
.Vprès une longue traversée, Louis VII descendit
sur les côtes do Syrie, et s'engagea imprudemment
dans l'intérieur des terres ; son armée, rcpnussée par
les infidèles, atteignit avec des peines inlhiies la ville
d'Antioche, où il comptait trouver un auxiliaire puis-
sant dans Raimond, souverain de ce royaume et oncle
paternel d'Éléonore.
Mais loin de pouvoir offrir un appui aux troupes
françaises, Raimond supplia Louis \'II de lui laisstr
un corps d'année pour repousser les musulmans, qui
faisaient des excursions jusque sous les murs de sa
capitale. Cette demande fit comprendre au roi qu'An-
tiochc ne lui offrait aucune sécurité; en conséquence,
dès que ses troupes se furent reposées des fatigues
de la route, il donna l'ordre du départ. Alors se
passa une scène où le burlesque le disputait à l'in-
famie ; Éléonore, pendant son séjour à Antioche,
avait déjà augmenté le nombre de ses incestes, et
avait payé l'hospitalité de son oncle en le recevant
dans la couche royale ; outre cette intrigue, elle s'était
éprise d'amour pour un jeune Turc nommé Saladin.
Cette double haison se trouvant rompue par la réso-
lution du roi, elle refusa de quitter Antioche, et son
mari fut oljligé de la faire emporter de force. Rai-
mond, furieux de l'enlèvement d'Éléonore, voulut se
venger de Louis, et s'entendit avec elle pour le faire
tomber dans des embuscades où il aurait infailli-
blement été massacré, si Roger, roi de Sicile, ne
fût venu, à la tète de ses troupes, l'arracher de Syrie
pour le ramener en Italie, d'où il se rendit en
France avec l'infâme Éléonore.
Quant aux cent mille hommes que Louis VII avait
jetés surle solde la Palestine, jdus des deux tiers avaient
déjà succombé dans les déserts de la Syrie; le reste
demeura exposé au fer des musulmans : il est vrai
que le roi était sauvé, ainsi que la reine et ses plus
intimes courtisans; mais de tous ces hommes qui
avaient été arrachés à leur patrie par ce barbare fa-
natique, aucun ne revit la France. Aussi la haine
qu'il inspirait avant son départ devint-elle plus vio-
lente encore après son retour ; la désolation s'était
répandue par tout le royaume; les églises et les pla-
ces publiques retentissaient des cris d'une multitude
de mères éplorées, de veuves et d'orphelins réduits
au désespoir.
Éléonore, par le scandale de ses débauches, vint
augmenter le mépris déjà si profond que les peuples
avaient pour le roi ; et ses désordres furent poussés à
un tel point , que Louis voulut la répudier. Suger,
qui prévoyait les désastres politiques que cette sé-
paration entraînerait pour la France , s'y opposa de
toute son autorité, et ce ne fut qu'après sa mort que
le roi fit ])rononcer la sentence de divorce dans le
concile de Beaugency. Cette reine infâme, chassée
honteusement de la cour de France, épousa, six se-
maines après, Henri , comte d'Anjou et duc de Nor-
illSToIUE PULITIQUE DU DOUZIÈME SIÈCLE
103
mandie, en lui apportaul le duché do Guyenne en
dot. Dans la suite, Henri monta sur le trône d'An-
gleterre, et à l'instigation d'Eléonore il suscita à la
France ces guerres terribles ([ui se prolongèrent pen-
dant des sièeles.
Enfin, Louis VII, après avoir fait peser sur le
peuple le despotisme le plus odieux pendant un rè-
gne de cini|nantetrois années, mourut en 1180.
Philippe II, surnommé Auguste, déjà sacré à Reims
avant la raoït de son père, était à peine âgé de quinze
ans lorsqu'il prit les rênes de l'Etat. Son premier
acte d'autorité fut de rendre un édit impitoyable qui
chassait tous les juifs du royaume et déclarait les
chrétiens libérés des dettes (|u'ils avaient contrac-
tées envers eux. Quand le décret l'ut exécuté, par
une fourberie digne d'un descendant du Gapet, il
vendit aux plus riches le droit de renti-er en France ;
et lorsqu'il eut reçu leur argent, il les fit chasser une
seconde fois ! Ce fut lui qui publia l'ordonnance con-
tre lesjureurs et les blasphémateurs, condamnant les
nobles qui prononçaient les mots tète-bleu, ventre-bleu,
à une amende , et les roturiers à la mort! I!
Ce fut lui encore qui prolongea les divisions du roi
d'Angleterre et de ses fils, en soutenant Richai-d
Cœur-de-Lioa dans sa révolte contre son père. En-
fin, à l'exemple de Louis MI, malgré les justes re-
montrances de ses ministres, il se mit à la tète d'une
nouvelle croisade, et courut en Palestine, cette terre
fatale qui depuis deux siècles était devenue le tom-
beau des plus vaillants hommes de France.
Couard et félon, Philippe, après son retour de la
terre sainte, profita de l'absence de Richard, qui
était resté en Syrie, pour soumettre la Normandie,
qui appartenait à ce prince, et pour envahir ses au-
tres provinces. Perfide et inconstant, il répudia sa
femme Ingerburge pour épouser Agnès de Méranie,
fille du duc de Bohème. Ensuite, fatigué de sa nou-
velle femme, il s'empressa d'obéir à Innocent III,
(jui lui ordonnait de reprendre Ingerburge, et il
chassa la pauvre Agnès, qui en mourut de douleur.
Quelijue temps après, pour la seconde fois, il répu-
dia Ingeiburge, et vécut publiquement avec la femme
d'un seigneur du sa cour, dont il eut un bâtard ap-
pelé Pierre de Chariot, ([ui devint dans la suite évê-
que de Noyon.
Fidèle à cette politique de perfidie qui est le trait
caract"iistique de son règne, Philippe, sous pi-é-
lexte de religion , convoqua un concile à Paris , fit
déclarer une croisade contre les Albigeois, et mar-
cha à la conquête des Etats de son beau-frère, le
comte de Toulouse. Dans cette guerre exécrable, le
)n]ie Innocent et le roi Pliilippe étaient les chefs;
saint Dominiipu', lapùtre; l'oriieux Simon de Mont-
fort, le bourreau, et le comte de Toulouse et ses peu-
ples les vijtimcs.
La première ville qui tomba au pouvoir des catholi-
ques fut Béziers; soixante mille personnes de tout âge
et de tout sexe furent égorgées; pendant trois jours
les rues furent changées en des ruisseaux de sang,
(|ui disparurent dans l'immense incendie qui dévora
la ville entière; Carcassonne, Castelnaudary, Albi,
Lavaur et Moissac furent pillées, saccagées, désolées
et brûlées. Toulouse eut également ses jours de ter-
reur; une armée de brigands, conduite par l'exécra-
ble Dominique, escortée d'une foule de prêtres et de
moines, fit son entrée triomphale dans la capitale de
Raimond, qui fut livrée au pillage, au viol, au mas-
sacre, à l'incendie.
En récompense du zèle qu'il avait montré contre
les hérétiques , Philippe obtint du pape la couronne
d'Angleterre, à laquelle il n'avait aucun droit, et
l'autorisation d'occire le roi Jean , qu'Innocent III
venait d'excommunier. Pour s'emparer du trône qui
lui était donné si libéralement , Philippe rassembla
aussitôt une armée formidable, et équipa une flotte
de dix-sept cents voiles , qui était destinée à faire
une descente dans la Grande-Bretagne. ]\Iais déjà
le roi Jean, qui avait acheté la paix de la cour de
Rome , s'avançait à la rencontre des Français avec
cinq cents vaisseaux renforcés de la flotte du comte
de Flandre : un combat terrible s'engagea entre les
deux armées; et après sept heures d'une lutte achar-
née, les Français furent battus, exterminés, et leur
flotte anéantie.
Philippe-Auguste mourut à râlantes, le 14 juillet
H23, après avoir pesé sur la France pendant qua-
rante-trois années.
Ce qui distingue le douzième siècle en France,
c'est le mouvement d'indépendance politique et re-
ligieuse qui commence à se manifester, en même
temps que l'instruction se répand dans les masses;
la jeunesse abandonne les écoles fondées dans les
monastères et dans les cathédrales pour suivre les
cours professés dans les académies de Paris. Cette
ville, devenue le centre des lettres, se trouva bien-
tôt envahie par une multitude d'étudiants qu'on ren-
ferma, par une mesure d'ordre, dans un quartier
nommé le quartier de l'Université, et qui, sous le
règne suivant, s'organisa en corps, avec ses chefs, sa
police, ses privilèges et ses immunités.
De cette époque date l'influence de Paris sur les
destinées de la France ; depuis ce moment la capi-
tale a toujours suivi une marche progressive, et elle
est aujouid'iiui la première ville du niondr 1
TREIZIEME SIECLE
Réflexions de l'historien Matthieu Paris sur l'Eglise au treizième siftcle. — Le cardinal Lothaire est élu pape sous le nom d'Inno-
cent III. — Son histoire avant son élection. — Commencements de son pontificat. — Traité entre le pape et la reine de Sicile.
— Innocent prêche de nouvelles croisades. — Le pape met la France en interdit. — Prétentions du pape sur l'élection des
empereurs d'Occident. — Innocent s'érige en arbitre de la paix et de la guerre entre toutes les puissances. — Fondation de
l'empire latin i Constantinople, et réunion temporaire des Égli>es grecque et latine. — Couronnement du roi d'Aragon. —
Couronnement de l'empereur Othon. — Massacre des malheureux Albigeois. — Saint Dominique commande l'incendie de
Béziers. — Le pape donne l'Angleterre au roi de France. — Le roi d'Angleterre se déclare vassal du pape. — Concile de La-
tran. — Curieuse aventure de saint François d'Assise. — Les Anglais et les Français refusent d'obéir au pape. — Mort d'Inno-
cent III. — Réflexions sur le caractcre-de ce pontife.
Un moine de Saint-Alban, appelé Mattliieu Paris,
ijui écrivait l'histoire contemporaine du treizième siè-
cle, parle ainsi de l'Église : « Le peu de foi qui e.xistait
encore sous les derniers papes, et qui n'était plus
qu'une étincelle du feu divin , s'éteint pendant ce
:^iècle ; toutes les croyances sont anéanties ; la simo-
nie n'est plus un crime; l'usure n'est plus une ac-
tion honteuse , et les prêtres cupides peuvent dévo-
rer sans péché la substance du peuple et des sei-
gneurs. Maintenant la charité évangéliijue s'est en-
volée vers les cieu.\ ; la liberté ecclésiastique a dis -
paru , la religion est morte , et la ville sainte est
devenue une infâme prostituée, dont l'impudicité
surpasse celle de Sodome et de Gomorrhe. 'Tous les
pays sont livrés à la rapacité de moines en haillons,
insolents et illettrés, qui s'abattent sur les provinces,
armés de bulles romaines , et s'adjugent effronté-
ment tous les revenus accordés par nos ancêtres
pour la subsistance des pauvres et pour l'e.xercice de
l'hospitalité. Quant à ceux qui opposent quelque ré-
sistance à cette dilapidation des deniers publics, ou
qui refusent aux envoyés du pape une partie de ce
qu'ils demandent, ils sont aussitôt frappés des fou-
dres de l'anathème.
«Ainsi les pontifes non -seulement exercent une
odieuse tyrannie , d'autant plus insupportable que
leurs agents, semblables à de véritables harpies ar-
mées de griffes de fer, viennent arracher ju-qu'aux
derniers lambeaux qui couvrent les fidèles pour en-
tretei^ir le luxe de Rome, mais encore ils renversent
les traditions des premiers siècles de 1 Église , et
chassent des domaines de saint Pierre les citoyens
qui en avaient la direction , pour les remplacer par
des miséiables , appelés fermiers romains , qui dé-
laissent le travail des champs pour piller les habi-
tants des provinces , et qui, dans l'espoir de bien
mériter du saint-père, envoient à Rome les dé-
pouilles des malheureux. Aussi devons -uous déplo-
INNOCENT III
105
Les croisés à Venise
ler un tel scandale, et dire dans la duuleiir de noire
âme, que nou.^ serions mille fois plus heureux de
mourir .{ue d'assister à ce spectacle d'horreur et
d'abomination ! »
Dès qu'on eut rendu les honneurs de la sépulture
au 1 ape Géiestin III, les cardinaux s'assemblèrent
secrètement dans un heu appelé Sejita Solis, afin de
conférer avec jilus de hberté sur l'élection d'un nou-
veau pontife ; ils assistèrent d'abord à la messe du
Sami-Esprit; ensuite ils se saluèrent et se donnè-
rent le baiser de paix. Ajirès quoi on procéda à l'é-
II
lection et l'on nomma des scrutateurs : au premier
tour de scrutin , les sulTrages lurent proclamés à
haute voix, et l'on reconnut que la majorité des
votes s'était portée sur le cardinal Lothairc, (|ui n'a-
vait que trente-sept ans; on discuta louf^lcmps sur
son Age, enfin on convint de le choisir pour chef de
1 E.i,'lise, et au deuxième scrutin il cmpoila les Jeux
tiers des votes, et fut proclamé pape, sous le nom
d'Innocent III. L'élection ayant été publiée, le clergé
et le peuj)le le conduisirent avec des acclamations de
louanges à la basilique de Gouslantin, et de là au
1Û2
106
HIï^TOIRE DES PAPES
palais de Latran , où il fut soumis aux éprouves ri-
dicules et oltscènes do la chaise percée.
Lotliaire était fils de Trasimoud, et selon quel-
qiies auteurs, il descendait des comtes de Soijni. Son
enfance s'oiail écoulée dans Anaiini, sa ville natale,
et ce fut seulement lorscpi'il eut atteint l'âge de seize
ans que sa mère, appelée Clarine, noble d.ime ro-
maine, le conduisit dans la ville sainte et le confia
à des maîtres iiabilos pour terminer son éducation.
Devenu homme, il se rendit à Paris pour entendre
les savantes dissertations des professeurs de l'uni-
versité de cette capitale; cnlin il retourna à Bologne
pour entrer dans les ordres. En dernier lieu, Lo-
tliaire fut nommé dianoine de Saint-Pierre à Home;
Grégoire VIII lui conféra le sous-diaconat, et Clé-
ment III lé fit cardinal-diacre du titre de Saint-
Serge. Comme il n'était encore que diacre lorsqu'il
parvint à la papauté, on fut obligé de différer son sa-
cre pour lui «onférer les autres degrés ecclésiastiques.
Après sa consécration, il reçut le serment de fidé-
Uté et d'iiommage lige de Pierre , préfet de Rome ,
auquel il donna par le manteau l'investiture de sa
charge, droit qui appartenait à l'empereur. Ce début
orgueilleu.x fut suivi d'une série d'actes politiques
qui faisaient présager ses projets futurs sur l'Italie.
Il visita en personne le duclié de Spolette, la Tos-
cane et les autres provinces qui dépendaient ancien-
nement du saint-siége, afin de les ramener .à son
autorité, tout en affectant de ne pas s'occuper des
affaires temporelles , et en répétant sans cesse cette
sentence de l'Écriture : « Celui qui touche la poix se
salira. » Il se déclara hautement l'ennemi delà véna-
Hté des charges, pour se rendre populaire, et fixa
lui-même le salaire des officiers de sa cour, en leur
défendant de rien exiger des fidèles. Il abolit lu
charge d'huissier de la chambre des notaires, afin
que l'accès en fût libre, et fit enlever du palais de
Latran, comme indigne de la majesté pontificale, un
comptoir où l'on trafiquait de bijoux et de fausfcs
pierreries. Il remit en \ngueur les séances du consis-
toire public, dont l'usage était presque aboli ; trois
fois par semaine il donnait solennellement audience
pour écouter les plaintes de tous les fidèles, et dans
ses jugements il prononçait comme arbitre suprême,
n'ayant égard ni à la qualité des personnes, ni à leur
fortune, ni à leur position, mais seulement à la jus-
tice de leurs réclamations.
Comme il s'y attendait, sa réputation d'impartia-
lité attira bientôt à son tribunal l'appellation de toutes
les causes importantes ou célèljres; car, il faut le dire,
cette grande ostentation d'équité ne prenait pas uni-
quement sa source dans son amour pour la justice,
mais provenait plus particulièrement d'un besoin in-
satiable d'autorité et de despotisme, ainsi qu'il le
laissa paraître dans la punition infligée à André, fils
de Bêla III, roi de Hongrie, qui fut obligé de partir
pour la terre sainte, sous peine d'excommunication et
de la perte de l'héritage de son père. Ce fut avec la
même arrogance qu'il exigea la reddition des prison-
niers que l'empereur avait faits dans la dernière guer-
re, et surtout la mise en liberté du métropolitain de
Saleme. Ses légats vinrent audacieusement signifier
au prince qu'ils lui donnaient vingt-quatre heures
pour rendre les captifs, s'il ne voulait que tout son
royaume fût mis en interdit : en même temps ils re-
mirent aux prélats de Spire, de Strasbourg et de
Worms différentes bulles qui ordonnaient à ces évè-
ques il'appuyer les mesures prises par le saint-siége
et do se joindre à l'abbé de Suiri et à saint .\nastase,
abbé de l'ordre de Citeaux, qui avaient la mission de
fomenter des troubles en .Vlleraagne.
Ainsi le pape Innocent, fidèle à celte maxime de
l'Église, que la haine du prêtre doit être implacable
et éternelle, continuait à poursuivre Harberousse dans
la personne de son pelil-fils Frédéric, comme avaient
fait ses prédécesseurs dans la personne de l'empe-
reur Henri. Le jour même de la moit de ce prince,
le jeune Frédéric fut renversé du trône par deux fac-
tions puissantes : l'une dirigée par l'iiilippe, son oncle
et son tuteur, qui s'était fait élire roi des Romains ;
l'autre dirigée par (!)thon, duc de Saxe, qui s'était
fait proclamer empcreiu", sous prétexte que son com-
pétiteur était inhabile à posséder la couronne comme
excommunié. Alors Philippe, qui avait un grand in-
térêt à se faire absoudre de l'anathèrae prononcé
contre lui, se rapprocha du saint-père, et moyennant
une concession d'argent, il en obtint l'absolution. Le
prix de cette félonie, outre le payement de sommes
considérables, avait été la promesse de renvoyer sans
rançon l'archevêque de Salerne et les prélats qui étaient
prisonniers avec lui; ceci fait, l'évèque de Sutri pro-
céda en habits pontificaux à la cérémonie du couron-
nement de Philippe.
Dix ans de guerres civiles furent pour 1' .-Allemagne
le résultat de la politique astucieuse de la cour de
Rome ; le pape ne manqua pas de profiter de ces di -
visions déplorables pour recouvrer, par les armes spi-
rituelles et teraporellt's, la Romagne, la marche d'An-
cône, le duché de Spolette et le patrimoine de la
comtesse INIathilde; après quoi il dépouilla de tous
leurs droits le sénat et les préfets de Rome, et acheva
de rendre le siège pontifical indépendant de l'auto-
rité des empereurs.
Cette même année, l'impératrice Constance, veuve
de Henri \'I, mourut à Palerme en instituant Inno-
cent m régent du royaume de Sicile, et en lui léguant
des sommes énormes, afin d'assurer par avance le
remboursement de tous les frais qu'il serait obligé
de faire pour la dt'fense des États de son fils. Cette
régence fut si profitable au saint-père, qu'après un
an d'exercice. Innocent avait non-seulement réparé
les pertes de son trésor, mais encore il avait pu éco-
nomiser assez d'argent pour entreprendre une guerre
active contre les princes voisins, et pour rétablir son
autorité sur les anciens domaines de l'Éghse.
Le pape, content de ce qu'il avait fait au dedans
de l'Italie, voulut agir de même au dehors; il fit pu-
blier de nouvelles croisades et envoya ses légions do
moines dans toutes les parties de l'Europe, afin d'exci-
ter le fanatisme des nations. Comme toujours, ce fut
la France qui la première se rangea sous les drapeaux
du Christ, malgré la vive opposition du roi Philippe,
(|ni était sous le coup d'une excommunication. Grâce
à l'habileté de Pierre de Capoue, légat du saint-siége,
le prince fut contraint d'obéir à l'Église et de faire la
paix avec l'.Yngleterre pour envoyer en terre sainte
ses meilleures troupes. Une partie de son armée se
rendit à Marseille et l'autre à Venise, afin de passer
INNOCENT III
107
plus prompteraeni en Syrie ; néanmoins il en an iva
autrement, faute de vaisseaux et parce que l'aigeut
vint à manijuer. Heureusement le dotçe de ^'enise
consentit à mettre les galères delà ré|iubli((ne au ser-
vice des croisés, mais en leur imposant pour condi-
tion qu'ils donneraient la chasse aux pirates de l'Adria-
tique, et qu'ils feraient le siège de Zara, ville mari-
time appartenant aux Vénitiens, et qui s'était sou-
mise aux Ilonprois. Cet arrangement fut accejité, et
sans plus tarder les Frani;ais investirent Zara et l'em-
portèrent d'assaut, sans s'inquiéter de la défense du
pape, qui avait pris cette ville sous sa protection. Cet
événement n'eut pas du reste un grand retentisse-
ment, et les vainqueurs en furent cjuittes pour payer
une somme d'argent à la cour de Rome, alin de faire
lever l'excommunication qu'ils avaient encourue en
guerroyant contre un croisé.
Innocent, qui n'avait d'autre vue que l'extension
de son autorité sur les peuples étrangers, essaya d'en-
trer en négociations avec l'empire d'Orient; mais son
excessif orgueil lui lit repousser toute espèce de con-
cessions; alors, furieux de n'avoir pu assujettir les
Grecs à sa domination, il résolut de les anéantir, en
excitant les Bulgares à la révolte et en détachant de
l'empire une grande partie de la Servie qu'il donna
à Voulc, gouverneur de cette province.
Il avait même commandé aux Français de marcher
sur Conslantiuople, lorsqu'une nouvelle rupture éclata
entre la cour de Rome et celle de France à l'occa-
sion du second mariage de Philippe avec Agnès de
Méranie. Le pape, dont la politique était contraire
à cette union, ordonna à son légat Pierre de Capoue
de mettre le royaume en interdit jusqu'à ce que le
prince eiit repris sa première femme IngerLurge et
eût fait sa soumission au saint-siége. En même temps
il écrivit à tous les prélats français, en se déclarant
souverain dispensateur des Églises, qu'ils eussent à
observer et à faire exécuter la sentence dans les dio-
cèses de leur juridiction, sous peine de déposition et
de la perte de leurs bénéfices.
Simond fait à ce sujet de sages réflexions. « Le
pape Innocent III, dit cet historien, aflirme dans une
de ses épitres, que les translations des évoques et
autres changements de sièges appartiennent de droit
aux pontifes, qui seuls peuvent les autoriser en qua-
lité de successeurs de saint Pierre; en sorte ([ue, par
ce raisonnement, il ne faut pas observer les canons,
mais seulement lesdécrétales, parce que le droit ca-
nonique lire ainsi son autorité delà primatie de saint
Pierre. Innocent, qui avance une maxime aussi con-
traire à l'Évangile, savait ce]K'ndant que tout l'ancien
droit était opposé à ce principe, et que les élections,
les translations, les dépositions et les résignations
des évèqucs se faisaient primitivement dans les con-
ciles provinciaux. »
Il n'est pas douteux, en effet, (pie le jiape ne fût
parfaitement instruit de cette vérité, mais son but,
en publiant une ojiinion contraire, était de frapper
de terreur ceux qui auraient voulu s'élever contre ses
ordonnances. Or, les prélats de France, redoutant
les foudres de Rome, suivirent les ordres du saint-
père avec une telle rigueur, que toutes les églises
restèrent fermées pendant huit mois, et que les morts
demeurèrent sans sépulture. Enfin, comme un tel
état de choses ne pouvait durer sans porter de graves
atteintes à l'autorité royale, Phili|ipe sollicita sa grâ-
ce, et obtint la levée de l'excommunication, sous la
condition (pi' il re])rendrait sa femme Ingerburge avant
l'expiration d'un délai qui fut fixé à six mois six se-
maines six jours et six heures.
L'Allemagne était toujours exposée aux horreurs
de la guerre civile, par suite des divisions soulevées
par le saint-siége; l'empire d'Occident avait trois
empereurs, le jeune Frédéric, Philippe de Souabe
et Ôthon de Saxe, qui se disputaient la couronne im-
périale les armes à la main. Innocent s'était d'abord
déclaré pour Phihppe ; ensuite il se laissa gagner par
les présents d' Othon, et le reconnut comme empe-
reur, au préjudice du jeune roi de Sicile son pupille,
alléguant pour prétexte d'une comluile aussi étrange
et aussi versatile, que Frédéric deviendrait trop re-
doutable au saint-siége s'il réunissait sur sa tète
les couronnes de Sicile et d'Allemagne, et que Phi-
lippe de Souabe n'était plus digne de la couronne
depuis qu'il avait fait la guerre au pape et envahi le
patrimoine de saint Pierre à main armée.
En conséquence le pape écrivit à Othon: « Par
l'autorité que Dieu nous a donnée en la personne de
saint Pierre, nous vous déclarons roi, et nous ordon-
nons aux peuples de vous rendre en celte qualité
honneur et obéissance. Néanmoins nous attendrons
que vous ayez souscrit à toutes nos volontés pour
vous donner la couronne impériale.» Le légat chargé
de publier cette bulle vint à Cologne, oîi il convoqua
en assemblée tous les partisans d'Othon de Saxe; en
leur présence il le déclara empereur d'Allemagne, et
il excommunia tous ceux qui portaient les armes con-
tre lui, particulièrement Phihppe de Souabe et tous
les seigneurs de sa faction.
Le décret du saint-père fut accueilli par le peuple
de Cologne avec de grandes démonstrations de joie;
mais il n'en fut pas de même dans les provinces du
nord de l'Allemagne ; un grand nombre de prélats
et de seigneurs refusèrent de confirmer l'élection
d'Othon, et ils envoyèrent au pape cette lettre éner-
gique: « Saint-père, nous ne pouvons comprendre
votre conduite. Où donc avez-vous puisé des exem-
ples d'une audace semblable? (juels sont donc les
papes vos prédécesseurs qui se sont mêlés de l'élec-
tion des rois ? Jésus-Christ n'a-t-il pas séparé la puis-
sance temporelle et spirituelle, afin que les apôtres
et leurs successeurs ne vinssent pas s'asseoir sur les
trônes de ce monde?... » A cette lettre Innocent ré-
pondit : « Vous ignorez, prélats ineptes, et vous, laï-
ques indociles, que les ])rinces tiennent de nous le
droit d'éhre les empereurs. N'est-ce pas le saint-siége
qui leur a donné ce privilège lorsqu'il a enlevé aux
Grecs l'empire d'Occident pour le transporter aux
Romains dans la personne de Charlemagne? Croyez-
vous donc que les papes ne se soient pas réservé le
droit d'examiner ceux qui sont élus empereurs, puis-
que ce sont eux qui donnent la couronne et la con-
sécration? Apprenez donc que si nous jugeons indi-
gne du trône celui que vous avez nommé souverain,
nous sommes dans notre droit en refusant de le cou-
ronner, et même en choisissant un autre prince pour
gouverner les peuples ! »
Malgré cette manifestation d'hostilité, Philippe de
108
HISTOIRE DES PAPES
Souabi» continua à solliciter l'appui île la cour ilo
Rome: mais tout fut inutile, prières tit menaces.
Innocent répondit aux aniliassaiieins des ditïérentes
puissances qui s'intéressaient en faveur du prince de
Souabe. ces paroles de charité évangéli(|ue : « Je
lais Cette famille des Barberousse; il faut que Phi-
lippe perde le trône ou moi le pontificat. >>
>> En effet, dit l'abbé d'L'sperir, il alluma dans la
malheureuse Allemagne le llarabeau de la guerre
civile, et commit des actions si déplorables, qu'il
mérita d'être regardé, par toutes les nations, comme
le plus exécrable des papes. »
Pendant ipie la cour de Rome poussait les peuples
d'Occident dans des guerres d'extermination, les
croisés terminaient leurs préjiaratifs de dé])art. Déjà
une partie des troupes était embarquée, et l'on n'at-
tendait qu'un vent favorable pour mettre à la voile
vers la Syrie, lorsque arriva à Venise le jeune Alexis
r.\nge, qui s'était échappé des prisons de Constanti-
nople pour venir réclamer la protection des croisés
contre son oncle l'usurpateur Alexis. On consulta
aussitôt le pape sur la conduite qu'on devait tenir
dans une telle occurrence, qui promettait un puis-
sant auxiliaire à l'armée de Palestine, et qui pouvait
amener la réunion des Églises grecque et latine.
Mais Innocent, qui depuis ])eu avait été gagné à la
cause de l'usurpateur Alexis par les sommes consi-
déraliles qu'il lui avait envoyées et par la promesse
de le reconnaître comme pontife suprême, refusa de
donner son consentement à une expédition qui devait
renverser ce prince du trône. Bien plus, il ordonna
impérieusement aux croisés de renoncer à toute en-
treprise de cette nature, et de s'embarquer immé-
diatement pour la Palestine.
Il ne fut pas difficile aux Français et aux Vénitiens
de découvrir les motifs secrets qui faisaient agir le
pape ; aussi, sans s'arrêter aux menaces de la cour
de Rome, les flottes confédérées changèrent leur des-
tination primitive; les croisés vinrent attaquer Cons-
tantinople, qu'ils emportèrent d'assaut, et rétablirent
sur le trône Isaac l'Ange et son fils.
Ce succès changea immédiatement les dispositions
hostiles du saint-père, et d'ennemi qu'il était des
deux princes, il devint leur partisan dévoué ; il dé-
clara que les croisés avaient agi pour le plus grand
bien de la chrétienté, et réclama la soumission des
Églises orientales. Mais déjà les Grecs étaient fatigués
du joug des Latins; ils refusèrent d'obtempérer aux
ordres du pape, et déclarèrent même Ja guerre aux
croisés. Alors les Vénitiens et les Fiançais revinrent
avec les deux flottes sous les murs de Constantinople,
l'assiégèrent une seconde fois, et s'en emparèrent le
12 avril 1204.
Depuis cette époque jusqu'en 1260, c'est-à-dire
pendant cinquante-six ans, l'empire d'Orient fut
soumis à la domination des princes français. Bau-
doin, comte de Flandre, le premier, fut élu empe-
reur, et soumit à son autorité les provinces d'Europe
qui étaient encore dépendantes de la couronne. Néan-
moins toutes les villes d'Asie, ainsi que leurs terri-
toires, restèrent aux Grecs, qui fondèrent plusieurs
royaumes indépendants. ÎMich'-l-Tliéodore Lascaris
s'établit à Nicée et en Biihynie ; Michel Comnène
régna sur une partie de l'Èpire, David gouverna
Iléradée, le Pont et la Paphlagonie, et .Uexis, son
frère, s'installa dans la ville de Tiéhizonde, qui con-
tinua à Rirmer ini empire séparé de celui de Cons-
tantinople, même après la réunion des autres Etats :
ces princes, excepté Théodore, étaient tous descen-
dants de la famille dos Comnène.
Baudoin fut auUu-isé par le pape, qui se tourna
encore du côté du vainqueur, à garder ses conquêtes,
sous la condition expresse qu'il obligerait les Eglises
à reconnaître la suprématie de Rome, et qu'il lui
rendrait tous les domaines que les empereurs avaient
enlevés au sainl-siége, ainsi que le droit de suprême
juridiction et de nomination des évêi(ues. Mais les
Grecs refusèrent opiniâtrement de se rometlre sous
le joug de l'Eglise latine ; et comme ni les supplices
ni les tortures ne purent vaincre leur détermination,
force fut à Baudoin de laisser les prélats diriger
leurs diocèses comme ils l'entendaient.
Vers la lin de l'année, Pierre II, roi d'Aragon, vint
à Rome pour se faire couronner par le souverain pon-
tife. Il lit serment, sur la Confession de saint Pierre,
d'être soumis au pape, lui et ses peu|iles, et de dé-
fendre la liberté et l'immunité des Eglises au prix
de son sang ; ensuite il déposa sur le maître-autel
son sceptre, sa couronne, et un acte par lequel il
s'obligeait à payer chaque année une redevance au
saint-siége.
En Allemagne, les affaires avaient changé de l'ace :
Philippe de Souabe, après six années de luttes, ayant
enfin remporté une grande victoire sur Othonde Saxe,
avait pris d'assaut la ville de Cologne, et par suite
avait obligé son compétiteur à se réfugier en Angle-
terre, auprès du roi Jean, son oncle. Dès que le pape
fut instruit des succès obtenus par Philippe, il aban-
donna le parti d'Othon, selon sa politique, se déclara
pour le vainqueur, et le reconnut comme empereur.
Othon de Saxe, ne voyant plus aucun espoir de rele-
ver son parti, se détermina à faire sa soumission, et
demanda même en mariage Béalrix, fille de PhiHppe.
Mais Innocent n'était pas homme à laisser vivre
longtemps ses ennemis ; un complot secret fut orga-
nisé à l'instigation du pape, et le malheureux Phi-
lippe de Souabe fut assassiné par un comte palatin,
nommé Othon de Witelspach. A l'instant mèmf,
Othon de Saxe rassembla une armée (ju'il conduisit
à Bologne, où avait été convoquée une assemblée de
tous les ordres de l'empire pour décider des mesures
à prendre dans la circonstance. Le résultat des déli-
bérations fut, comme il avait été réglé d'avance par
les affidés du prince, qu'il devait envoyer des am-
bassadeurs à Rome pour traiter avec Innocent III
des conditions de son sacre.
Le patriarche d'Aquilée et l'évêque de Spire, char-
gés de cette mission, se rendirent en diligence auprès
du pape, qui leur remit la formule d'un serment
qu'Othon devait prêter entre les mains des légats.
Voici comment il était conçu : « Saint-père, nous
promettons de vous rendre Ihonneur et l'obéissance
que nos prédécesseurs ont rendus aux vôtres ; nous
nous engageons à ne point nous immiscer dans les
élections des prélats, ainsi que dans les appellations
au saint-siége, relativement aux affaires ecclésias-
tiques. Nous déclarons abolis les anciens abus au
moyen desijuels nos prédécesseurs s'emparaient des
INXjCFNT
II
K'J
biens des ecclésiastiques décédi-s ou des Eglises va-
cantes, et nous iiromettons de travailler efllcaccnient
à di'iaciner les hérésies. Enliii nous laisserons à
l'Église romaine les tenes ([u'elle a obtenues, soit
des empereurs, soit d'autres personnes, et nous l'ai-
derons à les conserver et même à recouvrer celles qui
sont injustement retenues par ses ennemis. »
Comme tout avait été con^enu à l'avance, on fut
bientôt d'accord; l'armée allemande reçut l'ordre de
se mettre en marche, et le prince vint camper devant
Rome à la tète de ses troupes.
Dès le lendemain, Othon fut couronné à Saint-
Pierre, après avoir juré sur le corps de l'Apôtre
d'être le défenseur de l'Église et de son patrimoine.
Malheureusement, peu de jours après la cérémonie,
il s'éleva une funeste collision entre les Romains et
les soldats allemands : chacun courut aux armes, et
l'on compte que dans la mêlée plus de onze cents
levaliers allemands perdirent la vie.
Othon quitta aussitôt la ville sainte, fort mécon-
tent de la réception, et se retira vers Rologne; en-
suite il écrivit au pape que regardant les malheureux
événemenis qui venaient de se passer à Rome comme
une trahison, il refusait de rendre les biens de la
comtesse Mathilde ; il menaça même d'attaquer les
terres du roi de Sicile, sous prétexte qiie la Fouille
appartenait à l'empire, et le prévint qu'il allait re-
prendre plusieurs provinces qui dépendaient précé-
demment de sa couronne, et dont le pape s'était
emparé pendant la minorité du prince.
Furieux d'avoir trouvé un ennemi plus fourbe que
lui, Innocent lança aussitôt les foudres de l'excom-
Les croisés à Constantinople
110
HISTOIUE ItKS PAPES
luunicalion contre Otlion, déclara tous ses sujets
relevés de leur serment de fidélité, et défendit sous
peine d'anatiièrae de le reconnaître pour souverain ;
en luèuio temps il ordonna à son légat d'excommu-
nier le podestat et le peuple de Bologne, et de les
menacer même de leur ôter les écoles qui faisaient la
prospérité de leur ville, s'ils ouvraient encore leurs
portes à ses ennemis.
Au milieu de toutes ces guerres avec les princes
et avec les rois, Innocent ne perdait pas de vue les
hérésies. Déjà il avait envoyé dans le midi de la
France les moines Rainier et Guy avec pouvoir di;
contraindre les Vaudois à faire abjuration, et d'em-
ployer pour cet objet le fer, l'eau et" le feu, suivant
que ces bons religieux jugeraient nécessaire de se
servir de l'un ou de l'autre, ou des trois ensemble,
pour la plus giande gloire de Dieu. « Ainsi, rapporte
Perrin, toute la chrétienté fut agitée par le déplo-
rable spectacle d'infortunés pendus à des gibets,
torturés sur des chevalets ou briilés sur les bûchers,
parce qu'ils mettaient leur confiance en Dieu seul et
refusaient de croire aux vaines cérémonies inventées
par les hommes. » Comme les moines, malgré toute
la bonne volonté dont ils avaient fait preuve, étaient
restés au-dessous de leur tâche et n'avaient pas fait
assez de besogne, du moins suivant l'avis du pape,
trois nouveaux légats partirent de Rome, avec mission
d'exterminer tous les hérétiques jusqu'au dernier,
c'est-à-dire les quatre cinquièmes des populations
■méridionales.
Ces trois moines, qui étaient investis de la con-
fiance du saint-père, se nommaient Arnaud, Pierre
de Castelnau et Raoul, dignes religieux de l'ordre de
Citeaux. L'obstination des ^'audois était telle, qu'en
dépit des prédications et des supplices la secte s'aug-
menta de jour en jour, et vint même se recruter
parmi les grands seigneurs du pays, entre autres
de Raymond IV, comte de Toulouse, et de Raymond
Roger, comte de Foix. Alors les exécutions devinrent
plus difficiles pour les missionnaires ; les bourreaux
se refusèrent à remplir leur office, le peuple se sou-
leva, et dans un moment d'effervescence, on lapida
Pierre de Castelnau, qui était le plus cruel des trois.
Aussitôt que le pape eut connaissance de ce meurtre,
il résolut d'en tirer une vengeance terrible, afin que
l'exemple ne gagnât point les provinces catholiques,
et fit prêcher une croisade contre les malheureux
Vaudois. Le comte de Toulouse fut excommunié,
ainsi que ses sujets ; des indulgences plénières furent
accordées à ceux qui s'armeraient contre les héréti-
ques, et l'on promit les palmes du martyre aux fana-
tiques qui succomberaient dans cette guerre.
L'infortuné Raymond, prévoyant les désastres qui
allaient fondre sur ses Etats, vint aussitôt faire sa
soumission aux légats du pape, et prêta serment d'o-
béissance et de fidélité au saint-siége. Rien ne put
Uéchir le courroux d'Innocent III ; le comte lui-même
fut obligé de prendre la croix contre ses sujets, après
avoir subi un châtiment infâme.
Perrin, dans son Histoire des Albigeois, raconte
ainsi le cérémonial humiliant auquel il fut soumis :
« Le légat fit dépouiller le comte Raymond de tous
ses vêtements sur le seuil de l'église de Saint-Gilles;
il lui passa une étole au cou, et lui fit faire neuf fois
le tour de la fosse de Pierre de Castelnau, en le
fouettant de verges en présence des comtes, des
marquis, des barons, des prélats et d'un grand cou-
cours de peuple. Et comme Raymond protestait
contre celte pénitence qui lui était iniligée pour un
péché qu'il n'avait pas commis, le légat lui imposa
silence en lui disant qu'il était coupable, puisque le
crime s'était accompli sur ses terres. Ensuite il lui
fit jurer sur le Christ, sur l'Évangile et sur des re-
liques, une entière soumission au saint-siége, et le
nomma chef de la croisade, afin que les \'audois
vissent bien qu'ils étaient perdus, puisque leurs amis
et leurs protecteurs combattaient contre eux. »
Néanmoins les croisés n'osèrent pas s'avancer
dans l'intérieur du pays avant l'arrivée d'un nouveau
i légat nommé Dominique, et du comte de Montfort,
qui accourait avec une armée de quatre-vingt mille
hommes. Alors seulement les opérations de la cam-
pagne commencèrent, et l'on vint mettre le siège de-
vant Réziers. Cette ville florissante résista courageu-
sement aux efforts de ces fanatiques pendant un mois
entier ; enfin l'horrible famine contraignit les habi-
tants à faire des ofl'res de soumission ; mais comme
ces infâmes persécuteurs avaient juré d'exterminer
celte brave population, toutes les propositions d'ar-
rangement furent repoussées. En vain le comte de
Béziers et le vénérable préfet de la ville vinrent-ils
se jeter aux pieds de saint Dominique pour le sup-
plier d'épargner au moins les catholiques, qui for-
maient la majeure partie des habitants de Béziers; le
moine fut inflexible, et répondit qu'il avait reçu
l'ordre du pape de brûler cette cité et d'en passer
toute la population au fil de l'épée, hommes et fem-
mes, vieillards et enfants, et que d'ailleurs, après le
massacre. Dieu saurait bien reconnaître ses amis.
Le siège fut continué avec plus de vigueur qu'au-
paravant ; et dans un dernier assaut la ville tomba au
pouvoir des croisés. Alors commença une boucherie
telle qu'on n'en trouve pas un second exemple ' dans
les annales de l'histoire. L'aiïreux Dominique, la
croix d'une main, la bulle du saint-père de l'autre,
animait les combattants, les excitait au carnage, au
viol, à l'incendie!... Il remplit si bien les ordres du
pape, que soixante mille cadavres de tout sexe,
hommes, femmes, enfants, vieillards, furent englou-
tis sous les décombres fumants de leur ville réduite
en cendres ! ! Ceux d'entre ces infortunés que les
soldats épargnaient, à cause de leur jeunesse ou de
leur beauté, furent réservés à de nouvelles scènes
d'horreur; les jeunes filles et les jeunes garçons,
amenés entièrement nus devant le tombeau de Pierre
de Castelnau, étai'înt frappés par des moines avec
des lanières plombées ; et lorsque leurs corps n'of-
fraient plus aucune place qui ne fût couverte de
sang, les uns et les autres étaient abandonnés à la
brutalité des croisés, puis égorgés, puis les cadavres
pollués par d'horribles luxures ! ! !
Toutes ces atrocités ne s'arrêtèrent pas à la seule
ville de Béziers ; les bourreaux n'ayant plus de vic-
times sous la main, poursuivirent leur marche et
vinrent attaquer le comte de Béziers, qui s'était re-
tiré à Carcassonne, bien résolu à défendre cette place
jusqu'à la dernière extrémité. Mais il n'avait pas
prévu qu'il aurait sur les bras toutes les forces des
INXOCEM' m
111
croisés, et Lientùt il fut oliligé J'iMitier en pourpar-
lers. A Carcassonne comme à Béziers, saint Donii-
ni([ue fut inilexible ; il lit répondre (|ue pour toutes
conditions, les habitunls de Carcassonne sortii-aient
de leurs murailles, enfants, hommes, femmes, sans
vêtements, et se retireraient ainsi dans laulaine voi-
sine en attendant qu'il ordonnât de leur sort. Le
seigneur de Béziers connaissant ses ennemis, refusa
d'exposer ses sujets à la rage de ces titires, et conti-
nua à se défendre pendant un mois encore ; enlin la
trahison vint au secours des croisés, Carcassonne fut
livrée au comte de ]Montfort, et fut traitée avec la
même cruauté que Béziers. Toulouse, .\lbi, Castel-
naudary et toutes les villes du Midi qui renfermaient
des .'Ubigeois furent égalument dévastées par cette
armée d'assassins.
Innocent ne se contenta pas d'exercer son despo-
tisme sur la France, sur l'Italie, sur l'Allemagne et
sur la Grèce, il voulut l'étendre jusque sur l'.Vngle-
terre, et donna l'archevêché de Cantorbéry à l'un de
ses cardinaux, appelé Etienne Langton, sans consul-
ter le roi Jean, qui lui avait proposé un autre prélat.
Cet acte d'autorité fut mal accueilli du roi d'Angle-
terre, qui lui écrivit cette lettre énergique : « Pour-
(juoi don-:, pape de Satan, as-tu repoussé l'élection
de l'évêque de Norwicli ? Est-ce donc parce (jue tu
avais vendu la métropole de Cantorbéry à un prélat
qui ne nous est connu que par ses liaisons avec nos
ennemis de France '? Nous déclarons que si tu ne
rétractes pas cotte nomination, nous empêcherons
nos sujets d'aller à Rome pour te porter leurs offran-
des, et nous t'enlèverons la juridiction denosÊgliscs.»
A la lecture de cette lettre. Innocent entra dans
des accès de rage; il écrivit aussitôt aux évèques de
Londres, d'Êli et de Worchester, qu'ils eussent à
mettre le royaume en interdit, à moins que Jean ne
conlirmàl immédiatement l'élection de l'archevêque
Etienne de Langton. Ceux-ci, vendus aux intérêts de
la cour de Rome, s'acquittèrent aussitôt de leur mis-
sion; ils vinrent trouver le roi, et lui exposèrent les
ordres terribles qu'ils avaient reçus de Rome, et qu'ils
étaient forcés d'exécuter s'il refusait d'obtempérer
aux injonctions du saint-siége.
Jean, indigné de l'insolence du pape et de l'hypo-
crisie des prélats, les chassa de sa présence, les me-
naçant, s'ils avaient l'audace de lancer l'interdit, de
- les bannir de l'Angleterre, de confisquer tous leurs
biens, et de les renvoyer à Rome pour être entretenus
aux frais de l'épargne de Saint-Pierre.
Telle était linlluence des papes à cette époque
d'ignorance, que rien ne put intimider les prélats ;
la bulle d'Innocent fut publiée dans tout le royaume,
et le service divin fut suspendu. Jean essaya inutile-
ment de soumettre son clergé; les moines préfé-
rèrent abandonner leurs couvents, et les évèques
perdre leurs Eglises et leurs biens, plutôt ([ue de
contrevenir aux ordres du pontife. Au milieu de ce
conflit, une sentence terrible de la cour de Rome
vint aggraver les désordres : Jean fut déclaré dépos-
sédé de la couronne, la nation déliée de ses serments
de fidélité; tous les chrétiens eurent ordre de courir
sus au roi d'.Vngleterre. Philippe-Auguste fut désigné
pour le remplacer, et une croisade fut prèchée contre
la Grande-Bretagne.
L'ambitieux Philippe, i[ui depuis peu s'était ré-
concilié avec Innocent, lit aussitôt d'immenses pré-
paratifs et men;i(;a d'une descente en Angleterre
l'infortuné roi. Dans cette extrémité, Jean se voyant
abandonné de tout le monde, se détermina à faire
sa soumission au pape et à lui prêter le serment
qu'Innocent avait indiqué, et qui était ainsi conçu :
« Nous promettons sur le Christ et sur les saints
Evangiles de donner une paix entière à Etienne de
Langton, métropolitain de Cantorbéry, et aux cinq
évèques Guillaume de Londres, Eustache d'Eli, Gilles
d'Herford, Jocelin de Bath, et Hubert de Lincoln,
ainsi qu'aux autres personnes, tant clers que la'iqucs,
r[ui se sont élevées contre nous par les ordres du
saint-père ; nous leur restituerons tout ce qui leur a
été enlevé, et nous les dédommagerons libéralement
des pertes que nous leur avons fait éprouver. Nous
jurons une entière soumission au saint-siége, et nous
reconnaissons qu'à lui seul appartient le droit de
nommer les prélats et de gouverner les Eglises de
nos États. »
Mais ce serment n'était que le prélude des nou-
velles exigences de la cour de Rome, et deux jours
après le légat romain se fit remettre une charte par
laquelle Jean déclarait que, pour l'expiation de ses
péchés, de l'avis de ses barons et par sa volonté
libre et entière, il donnait au pape Innocent et à ses
successeurs le royaume d'Angleterre et celui d'Ir-
lande avec tous leurs droits ; qu'il reconnaissait les
tenir comme vassal du pontife, et qu'en cette qualité
il lui faisait hommage lige. En outre, pour marque
de sujétion, il s'engageait à payer chai[ue année à la
cour de Rome mille marcs d'or, en plus du denier
de Saint-Pierre ; il obligeait par le même acte tous
ses successeurs à maintenir celte donation sous peine
d'être déchus de la couronne.
Les seigneurs anglais, au rapport de Matthieu
Paris, refusèreut de ratifier ce traité honteux, qui
les assujettissait aux papes ; ils entrèrent en pleine
révolte contre le roi et réclamèrent leurs franchises.
Ainsi Jean se trouva encore à la veille de perdre
sa couronne, précisément pour avoir pris les moyens
qu'il croyait les plus propres à la lui conserver; il
s'empressa d'envoyer des députés à Rome pour ap-
prendre au saint-père la révolte des barons d'An-
gleterre, et pour lui demander le secours des cen-
sures spirituelles afin de faire rentrer les rebelles
dans le devoir.
Innocent, ayant entendu les plaintes des ambas-
sadeurs, fronça le sourcil et s'écria : « Quoi donc !
ces baronnets anglais veulent détrôner un roi qui est
sous la protection de notre siège, et faire passer à un
autre le bien de l'Église romaine ! Par saint Pierre,
nous ne laisserons pus cet attentat impuni! •• Aus-
sitôt il appela mii scrii/e et lui dicta cette sentence :
<< Nous cassons toutes les concessions ([ue le roi Jean
a pu faire ou fera par la suite à ses barons, lui dé-
fendant d'y avoir égard sous peine d'excommunica-
tion. Nous ordonnons à tous les seigneurs anglais et
irlandais de renoncer aux privilèges (pi'ils ont extor-
qués à leur roi, et nous leur commandons de venir à
Rome nous exposer leurs réclamations, afin que jus-
tice leur soit faite. » Ni cette bulle du pape ni les
menaces des évèques ne purent arrêter les désordres,
11:
HlM'DlHK DES PAPEt?
et les barons conlinut'rent à fjueiToycr contre le roi
|>our en obtenir île nouvelles franchises.
D.ins la nuMue année, Innocent tint uu concile pé-
nèral au palais de Latran pour le couronnement de
l-'rédiric II, qui fui déliiiiliveraent reconnu logilini'
empereur, sous la condilion que la Sicile et l'Alle-
magne resteiaienl séparées.
Les comtes de Toulouse et de Foix comparurent
t'i^alement devant les Pères, réclamant justice contre
rinfàme Simon de MontforI, qui s'était emparé de
leurs Etats, et qui, de concert avec saint Dominique,
continuait ses massacres sur les inforlunés .'albi-
geois. Bien loin de montrer quelque indignation au
récit des atrocités commise«,^par son légat, le pape
répondit fièrement qu'on n'avait fait qu'exécuter ses
ordres, et qu'il ne pouvait censurer des chrétiens
ortliodoies de ce qu'ils avaient montré trop de zèle
dans leur sainte mission. Néanmoins il parut céder
aux instances de ces deux seigneurs, et s'engagea à
les rétablir dans leurs domaines : promesse menson-
gère, puisqu'au même instant il faisait porter des
ordres secrets à Dominique et à Simon de Mont-
fort, afin qu'ils redoublassent de sévérité envers les
mallieureux Albigeois.
Ferrand prétend que saint François d'Assise, ion-
dateur de l'ordre des franciscains, vint également au
concile de Latran pour faire approuver la règle qu'il
avait établie pour ses couvents. L'histoire de ce vi-
sionnaire est assez remarquable pour que nous tra-
duisions un des épisodes de sa vie raconté par Fer-
rand. « Saint François d'Assise, dit le chroniqueur,
au commencement de sa conversion se jetait dans
une fosse remplie de glace au milieu de l'hiver, pour
vaincre le démon de la chair et pour préserver de
l'incendie du plaisir la robe blanche de sa chasteté.
Ce pieux anachorète aimait incomparablement mieux
soutïrii- un grand froid dans la chair que l'ardeur du
démon dans son àme.
« Aussi un jour qu'il éprouva une grande tentation
à la vue d'une belle jeune fille qui était venue lui de-
mander sa bénédiction, François, au lieu d'écouter
les inspirations de la concupiscence, entra tout à
coup dans sa cellule, se dépouilla de ses vêtement?,
et reparut entièrement nu, avec une discipline de fer,
se frappant à coups redoublés, à la grande édifica-
tion de ses frères et de la villageoise, jusqu'à ce que
son corps fût ruisselant de sang, ensuite il se roula
sur la neige du jardin eu criant ijue l'Esprit saint s'é-
tait emparé de lui ; en effet, on le vit faire sept
boules énormes avec la neige teinte de son sang, et
çon âme parla ainsi à son corps : La plus grande et
la plus belle de ces pelotes est votre femme, les quatre
autres sont vos concubines, et les deux dernières
sont vos servantes; hàtez-vous de les conduire à votre
foyer, car elles meurent de froid. Le saint les ayant
poussées l'une après l'autre devant un brasier, elles
disparurent bientôt sous l'ardeur du feu, et ne lais-
sèrent sur les dalles qu'une longue place souillée de
sang et d'eau. L'âme du saint continua alors: Faites
votre profit de cet enseignement, mon corps, et
voyez comment doivent s'évanouir les délices de la
chair en présence de l'Esprit ! »
Bayle rajtporte aussi très-gravement un plaisant
bat qui eut lieu entre saint Dominique, clief de
la croisade contre les Albigeois, et saint François
d'Assise, c. Ces deux saints s'étant pris un jour de
querelle, dit-il, en vinrent aux mains et se battirent-;
comme François était le plus faible, il s'échappa des
bras de son terrible adversaire et se cacha sous un
lit. Dominique ne pouvant l'atteindre, s'arma d'une
broche de cuisine cl lui en porta cinq coups terri-
bles; mais Dieu, qui chérissait les deux moines, di-
rigea lui-même la broche, amortit les coups et pré-
serva saint François de la mort ; néanmoins celui-
ci conserva de cette lutte des cicatrices semblables
aux cinq j)laies de Jésus-Christ. »
D'.Vubigné s'est montré plus sévère que ces légen-
daires envers le fondateur île l'ordre des franciscains.
Il lui reproche des mœurs abominables : « Si quelque
évêque ou quelque cardinal, dit l'historien, devient
amoureux de son page, il ne doit pas se croire
damm'"; au contraire, il méritera d'être canonisé,
puisqu'il aura suivi l'exemple de saint François d'As-
sise, qui appelait ses relations charnelles avec fr'éfe
Maceus des amours sacrées. Ce moine luxurieux,
dans une de ses visions, raconte qu'il brûlait d'un
feu dévorant aussitôt qu'il voyait le jeune novice, et
qu'un jour que le disciple remplissait les fonctions d'en-
fant de chœur et lui offrait le sang du Christ pour le
verser dans le calice, il s'écria: « 0 Alaceus ! offre-toi
« plutôt à moi que Dieu lui-môme ! » et, ajoutait saint
François, nous éteignîmesaussitôt nos ardeurs dans
des embrassements charnels, sur les marches mêmes
de l'autel; après quoi la \i;ion dispr.rut! »
Alalgré ses luttes avec saint Dominique, et sa ré-
putation bien établie de sodomite, François d'Assise
fut accueilli avec de grands honneurs à la cour pon-
tificale, et quitta Rome comblé de présents ; ce qui
était d'autant plus extraordinaire, qu'il était le seul,
de tous ceux qui avaient assisté au synode, non-seu-
lement qui n'eût point été obligé d'emprunter aux
usuriers pour faire des offrandes à Innocent, mais
encore qui eût reçu des dons du souverain pontife.
Pendant que le saint-père essayait la force de ses
anathèmes contre ceiix qui refusaient de reconnaître
son autorité absolue, Philippe entreprenait la con-
quête de l'Angleterre et envoyait son fils Louis dans
ce royaume, où l'appelait une faction puissante. Le
jeune prince s'était déjà fait reconnaître comme
souverain de la Grande-Bretagne dans plusieurs
provinces, lorsqu'il eut l'imprudence de signifier
au légat romain que son nouveau royaume ne serait
jamais le patrimoine du saint-siége.
Innocent, instruit de cette circonstance, ordonna
aussitôt une grande cérémonie dans la basilique de
Saint-Pierre; et en présence d'une foule immense, il
monta sur le jubé et prêcha sur ces paroles d'Ezé-
chiel : c Glaive ! glaive ! sors du fourreau et aiguise-
toi pour tuer! » Après la prédication, il déclara Louis
déchu du trône d' .Angleterre et l'excommunia ainsi
que tous ses adhérents.
Enfin, il vient une heure suprême où les tyrans,
comme les autres hommes, doivent aller rendre
compte à Dieu de leurs bonnes et de leurs mauvaises
actions; ce jour fatal arriva pour Inno'cent ; à la suite
d'une débauche de table, il fut saisi d'une fièvre ar-
dente qui le conduisit au tomheau le 16 juillet 1216.
Matthieu Paris, dans son histoire, représente le
INNOCENT m
113
Simon (le Montfort est lue sous les murs de Toulouse
pape Innocont comme le plus orgueilleux, le plus
ambilieux et le plus avare de tous les hommes, aflii-
mant qu'il n'y avait pas de crime qu'il ne fût capable
de commettre ou de favoriser pour de l'argent : ce
ji gement est entièrement justilié par la vie de ce
pape. Sainte Lutgaide, religieuse de l'ordre de Cî-
teaux, enBrabant, raconte que dans une vision (pi'elle
eut après la mort d'Innocent, elle vit le saint-père
environné de fla/iimes, et comme elle lui demandait
pourquoi il était ainsi tourmenté, il répondit; « que
c'était surtout pour trois crimes, et qu'il eût infailli-
blement été condamné à brûler éternellenienl sans
l'intercession de la mère de Dieu, en l'honneur de
la([uelle il avait fondé un monastère ; que cependant
malgré cette puissante protection il ne pouvait en-
trer dans le ciel qu'au jour du jugement dernier et
après avoir soull'ert des tortures incompréhensibles
pour l'esprit humain. »
Thomas de Canlinpré, qui rapporte ce fait, ajoute
qu'il avait appris de Luigarde elle-même les trois
causes des souffrances du saint père; mais qu'elles
étaient tcUi'raent horribles, qu'il ne pouvait les faire
connaître sans livrer à l'exécration des hommes la
mémoire d'Innocent III...
103
l'A
HISTOIRE DES PAPES
Histoire d'Honorius avant son pontificat. — Son élection. — Troubles d'Angleterre. — Mort de l'exécrable Simon de Montfort et
de l'odieux saint Dominique. — Théodore Comnène, roi d'Epire, fait sa soumission au pape. — Nouvelle persécution contre
les Albigeois. — Apparition des Vaudois en Lombardie. — Lettre du pape à Louis VII. — Couronnement de Frédéric II. —
Honorius veut envoyer le prince en Palestine. — Querelle à ce sujet entre l'empereur et le pontife. — Mort d'Hcnorius.
Cencio Savelli, Romian de naissance, avait été ca-
mériér sous le pontificat de Clément III; cette qua-
lité lui donnant l'intendance de tous les revenus du
saint- siège, servit en outre à lui créer de nombreux
partisans ; lui-même n'était pas sans quelque mé-
rite, et on lui attribue un ouvrage remarquable inti-
tulé : Livre des cens de l'Église rotnaine, qu'il avait
composé sur de vieux mémoires. Ses travaux lilté-
raires avaient augmenté la considération qu'il s'était
déjà acquise, et lui avaient valu le titre de cardinal.
Depuis il composa un recueil complet de cérémonies
ecclériastiques à l'usage du clergé italien, qui est
connu sous le titre d'Ordre romain.
Après la mort d'Innocent, le cardinal Cencio Sa-
velli fut élu pour lui succéder et prit le nom d'Hono-
rius III : imitateur fidèle de la politique de son pré-
décesseur, il voulut comme lui dominer à la fois l'O-
rient et l'Occident; et le jour même de son sacre il
écrivit au roi de Jérusalem qu'il allait soulever les
peuples de l'Occident contre les Sarrasins. Il adressa
également ses lettres à l'empereur français qui gou -
vernait Constantinople, pour ranimer son zèle contre
les schismatiques grecs et contre les musulmans. Les
mêmes instructions furent envoyées aux légats ro-
mains en France, en Angleterre et en Allemagne,
afin qu'ils rallumassent les flambeaux du fanatisme
en prêchant de nouvelles croisades.
Comme la guerre d'usurpation entreprise par Louis
de France pour la couronne d'Angleterre retardait
l'exécution de ses projets, Honorius résolut de ter-
miner ces disputes, et se déclara en faveur du roi
Jean ; après la mort de ce prince il reporta sa pro-
tection sur son fils Henri III, qu'il reconnut seul lé-
gitime souverain. En conséquence des nouveaux or-
dres du pape, le clergé de la Grande-Bretagne excom-
munia régulièrement chaque dimanche, dans toute
l'étendue du royaume, le jeune Louis et tous ses
adhérents. Aussi peu à peu les Anglais désertèrent
sa cause; et comme il ne recevait aucun secours de
son père, il fut bientôt obligé de quitter la Grande-
Bretagne, afin de ne pas tomber lui-même au pou-
voir de son compétiteur, qui le harcelait de près, et
pour presser le départ des nouvelles troupes qu'il
faisait lever sur le continent.
Mais pendant son absence, les légats du pape mi-
rent si bien le temps à profit, fulminèrent de si ter-
ribles anathèmes contre les rebelles, exhortèrent si
pathétiquement les Anglais à rentrer dans le devoir
et à rester fidèles à leur nouveau souverain, c'est-à-
dire au saint-siége; ils distribuèrent si habilement
l'or, les menaces et les promesses; enfin, ils surent
organiser un parti si puissant, qu'à son retour en An-
gleterre, quoique accompagné d'une armée formida-
ble, Louis se vit néanmoins repoussé de toutes les
villes et forcé de se rembarquer pour la France.
Ce grand succès obtenu, Honorius put diriger totis
HONORUSI
115
sesoiïorts vers le but que se proposait son ambition,
la conquête de la Palestine et de l'Asie : à cet etVet,
il envoya à tous les évè([ucs d'Occident une lettre du
grand maître des tem])liers annonçant que lesSaiTU-
sins étaient extrêmement all'aibiis, et qu'une seule
armée suFlirait pour les exterminer. En même temps
il ordonna des prières publiques à Rome, et se ren-
dit processionncllementà Sainte-Marie Majeure avec
sou clergé et le peuple, marchant nu-pieds et faisant
porter devant lui dans leurs châsses les têtes de saint
Pierre et de saint Paul. De semblables cérémonies
furent répétées dans les villes de ia chrétienté, et
contribuèrent puissamment à organiser de nombreu-
ses troupes de croisés qui s'ébranlèrent de tous côtés
et se dirigèrent vers la terre sainte.
Le roi de Hongrie fut le premier qui se mit en
marche à la tète d'une armée; bientôt il fut suivi par
un nombre prodigieux de bandes indisciplinées qui,
semblables à des torrents de lave, ne laissaient sur
leur passage que ruines et désolation. La frayeur
qu'ins])irait partout l'approciie des croisés devint pour
Honorius la source de prolits énormes, et il tira des
rançons des princes et des villes, avec la seule me-
nace de faire tomber leurs Etats sous ces terribles
avalanches. Ce fut le même moyen qu'il employa con-
tre Théodore Comnène, souverain d'Epirc, pour l'obli-
ger à rendre la liberté à l'un de ses légats, Jean Co-
lonna, qui était retenu prisonnier à sa cour. Ni priè-
res ni menaces n'avaient pu déterminer le prince
grec à renvoyer l'ambassadeur du saint-siége ; Hono-
rius promit alors des indulgences aux croisés qui se
ren draient en Ê]iircpour venger l'injure faite à l'Eglise
romaine. Aussitôt Théodore Comnène changea de ré-
solution; il se hâta de rendre la liberté au légat, lui
fit des présents, et fournit même une escorte qui
l'accompagna jusqu'à Constantinople.
Quoique le pape pariât fort occupé de la nouvelle
croisade, il ne perdait pas de vue néanmoins les hé-
rétiques d'Occident, et par ses ordres, saint Domi-
nique et Simon, comte de Montfort, continuaient
leurs massacres en France et couvraient toutes les
provinces méridionales de bûchers et d'échafauds.
Enfin, les deux séides du despotisme pontifical soule-
vèrent une telle haine dans ces généreuses popula-
tions méridionales, que les villes de Marseille et
d'Avignon, bien loin de marcher contre les Albigeois,
comme elles en étaient requises par le jjape, envoyè-
rent au contraire des renforts à Toulouse, qui,
pour la deuxième fois, était assiégée par l'exécrable
Simon de Montfort. Dieu ne permit pas tpi'il renou-
velât sur cette ville les scènes etl'royables du premier
siège; il fut tué sous les murs de la place pendant qu'il
faisait préparer les gibe'.s et les instruments de tor-
ture qu'il destinait aux Toulousains.
Dominique, resté seul pour continuer les massa-
cres, montra bientôt, à l'ardeur nouvelle qu'il ap-
porta dans la persécution, qu'il avait promis à la cour
de Rome de remplacer Simon de Montfort, et de faire
à lui seul la besogne de deux bourreaux. Si difficile
que cela fût, il remplissait ses promesses, lorsque en-
fin la mort vint le frapper à son tour et donner quel-
que repos aux .\lbigeois.
Cette double perte pouvait décourager tout autre
qu'un pape: Honorius songea seulement à remplacer
son légat; et comme il lui sembla (ju'une besogne de
bourreau ne pouvait convenir à personne mieux qu'à
un roi, il écrivit à Louis YIIl, i[ui venait de succéder
à Philippe-Auguste : « Très cher fils, vous savez que
les princes chrétiens sont obligés de rendre compte à
Dieu de la défense de l'Kglise leur mère; vous devez
donc être profondément aflligé de voir les héréti(iues
attaquer insolemment la religion dans les provinces
de l'Albigeois; s'il est de votre devoir de poursuivre
les voleurs dans votre royaume, à plus forte raison
devez-vous le purger de ceux qui veulent ravir les
âmes. Or nous voyons que les efforts que nous avons
faits contre les hérétif[ues sont devenus inutiles, et
([ue plus de trois cent mille croisés ont déjà succombé
dans cette sainte cause sans la faire trionqilier. Les
erreurs se propagent même de jdus en plus, et il est
à craindre qu'elles n'infectent bientôt vos Etats, qui
jusqu'à présent, par une bénédiction particulière de
Dieu, s'étaient montrés plus affermis dans la foi que
les autres royaumes. G est pourquoi nous vous exhor-
tons et vous conjuronsau nom du Christ, vous, prince
cathobque et successeur de rois catholiques, d'offrir
à Dieu les prémices de votre règne en ■ exterminant
les hérétiques du Midi.
« Nous avons appris qii'Araaury, le nouveau comte
de Toulouse, et fils du glorieux comte de Montfort,
vous offrait tous les droits qu'il a sur les provinces de
r.\lbigeois, et consentait à joindre ces terres à votre
domaine en échange de votre protection. Nous vous
autorisons à accepter ses propositions pour vous-même
et pour vos descendants, afin qu'ils se montrent pro-
tecteurs ardents de l'orthodoxie dans lejiiidi delà
Erance. Enfin nous vous instruisons que le fils de
tiaymond, l'ancien comte de Toulouse, redoute tel-
lement votre puissance, qu'il ne peut manquer de
faire immédiatement sa soumission à l'Eglise lorsqu'il
saura que vous marchez contre lui. Agissez donc
comme le veut la religion ! Prenez les armes, puisque
Dieu et votre intérêt le conimandent! »
Conformément aux ordres du pape, Louis ^'III leva
une armée et vint joindre ses troupes à celles d'A-
maury de Monfort pour écraser les malheureux Al-
bigeois. Raymond, poursuivi par ses ennemis, tra-
qué dans ses Etats, fut bientôt obligé de faire sa sou-
mission au saint-siége. Alors les hérétiques se trou-
vant sans défense, exposés à toute la rage de leurs
persécuteurs, abandonnèrent la France et vinrent se
réfugier en Lombardie, où la haine sacerdotale les
poursuivit encore; car Honorius écrivit à révê(jue de
Brescia : « Nous voulons que les tours des seigneurs
([ui ont donné asile aux hérétujues soient rasées jusqu'à
fleur du sol, sans pouvoir jamais être relevées, et
celles des moins coupables démantelées jusqu'à la
moitié ou au tiers, selon l'importance du crime. »
Comme après le dépari du roi, les Albigeois avaient
encore relevé la tête, le pape écrivit à Louis qu'il eût
à cesser ses disputes contre le roi d'Angleterre pour
diriger toutes ses troupes sur les provinces méridio-
nales. « Et cela, disait Honorius, afin que ma con
duite soit conforme à la morale évangélique, qui or-
donne aux papes d'user de leur puissance pour em-
pêcher les guerres inutiles et pour diriger les glaives
contre les ennemis de Dieu. Vous savez qu'il a été
dit au grand prêtre Jérémie : « Je t'ai établi sur les
116
HISTOIRE DES PAPES
peuples p ur dOtiuireet pour édifier. «Ainsi les papes
ont le pouvoir de disposer di's arinces, des royaumes,
et d élever ou d'anéantir les empires! C'est pounjuoi
nous vous onlonnons de restituer au prince antjlais
les terres que vous avez envahies, de cesser toute hos-
tilité contre lui, et d'employer vos troupes à l'exter-
mination de vos sujets hérétiques. »
Ces représentations atriront puissamment sur l'es-
prit superslitirUN de Louis \ 111 ; il conclut une trêve
avec le roi d'Angleterre, prit la croix des mains du lé-
gat romain, et se dirigea vers le midi de la France à la
tète de son armée. Avignon fut la premiers ville qui
tomba en son pouvoir; ses murailles furent abattues,
ses fossés comblés et toute sa courageuse population
passée au lil de l'épée. Mais la justice divine ne per-
mit pas que ce monstre poursuivit le cours de ses
cruautés: il tomba malade et mourut trente jours
après la prise d'Avignon.
Pendant que la moitié de la France se jetait sur
le Midi pour obéir aux ordres sacrilèges du pape,
Frédéric II essayait de raffermir le grand édifice im-
périal, si fort ébranlé par les rudes atteintes que lui
avaient portées les orgueilleux pontifes sous les rè-
gnes précédents. Pour mieux réussir dans ses pro-
jets, il feignit d'être animé d'un grand zèle pour les
croisades, et fut des premiers à s'enrôler dans la mi-
lice sacrée; toutefois il retardait chaque jour sondé-
part sous de nouveaux prétextes, soit en alléguant
des affaires importantes à régler , soit en donnant
pour raison qu il ne pouvait pas quitter ses États
avant d'avoir été couronné empereur.
Honorius démêla ses intentions secrètes; et pour
ne pas lui fournir d'excuses, il se décida à le sacrer
solennellement dans l'église de Saint-Pierre de Rome.
Après la cérémonie, Frédéric reçut la croix des mains
du cardinal Hugolin , évèque d'Ostie , et renouvela
publiquement le vœu qu'il avait fait d'aller en terre
sainte. Enfin, comme il différait encore son départ, le
pape, fatigué de toutes ces lenteurs, lui écrivit :
« Pliit à Dieu, prince, que vous voulussiez consi-
dérer avec quelle impatience vous êtes attendu par
l'Eglise d'Orient, qui espère vous voir abandonner
tout autre soin pour la délivrance de Jérusalem. En
France, en Angleterre et même en Italie, on se de-
mande pour quels motifs vous dift'érez l'exécution de
votre vœu, en retardant le départ des galères que
vous aviez fait armer pour la Syrie , et où elles se-
raient d'un si grand secours aux croisés pour la dé-
fense de Damietle. »
Frédéric ne répondit même pas à cette lettre, et
continua à s'occuper de l'administration de ses Etats.
Mais lorstju'on eut appris à Rome la perte de Da-
mielte, le saint-père laissa éclater sa colère; il ac-
cusa l'empereur d'être la cause des échecs que les
chrétiens avaient reçus en Orient, et le menaça de
l'excommunier s'il ne partait immédiatement avec
son armée pour combattre les injidèles.
Tant d insolence exaspéra le jeune prince; il rom-
pit ouvertement avec le saint siège, s'empara de plu-
sieurs domaines que le pape avait usurpés, chassa
du royaume de Naples et de Sicile tous les prélats
qui lui étaient suspects, et en nomma d'autres, selon
les privilèges de l'ancienne monarchie de Sicile. En-
suite il écrivit à la cour de Rome qu'il était temps
enfin qu'on lui rendit les droits dont Innocent III
l'avait dépouillé, et ceux qu'Hounrius lui avait enle-
vés à l'époque de son couronni-mont, jncuaçant, dans
le cas d'un refus, de marcher sur Rome et de mettre
la ville à feu et à sang.
Le pape, comprenant qu'il s'était trop hâté, et n'o-
sant pas encore engager une lutte c[ui pouvait lui
devenir funeste, se rétracta aussitôt, et ié|iondit au
prince avec une hypocrite douceur : « Je vous ex-
horte, mon cher fils, à vous rappeler que vous êtes
le protecteur de l'Eglise romaine; n'oubliez pas ce
que vous devez à celle bonne mère, et prenez pitié de
sa fille l'iiiglise d'Orient, i[ui vous tend les bras comme
une infortunée qui n'a plus d'espérance qu'en vous! »
Malgré cette manjue apparente de soumission, le
saint-père n'en continuait pas moins à organiser une
ligue puissante contre l'empereur en Allemagne et en
Italie. Frédéric en fut instruit, et, sans perdre de
temps, il convoqua les évêc[ues allemands et sa no-
blesse dans la ville de Férentine, pour mettre le pape
en accusation. Honorius, loin de se montrer ému de
la mesure prise contre lui, se rendit à cette assem-
blée, accompagné de Jean de Brienne, roi de Jéru-
salem, et de sa fille Yolande, du commandeur des
templiers, du maître des chevaliers teutoniques et de
plusieurs autres grands personnages venus de tous
les pays. L'adroit pontife sut habilement faire servir
à ses desseins la beauté de la fille du roi Jean; il lui
ménagea des entrevues secrètes avec Frédéric, et lors-
que le jeune prince, épris des charmes de la belle
"ïolande, eut exprimé son désir de l'épouser, le pape
déclara aux deux amants que le mariage ne se con-
clurait que sous la condition que le roi passerait dé-
finitivement en Syrie pour reconquérir le trône de son
beau-père. Frédéric parut adhérer à ces propositions,
pour écarter les obstacles qui s'opposaient à son
union, et s'occupa de réunir ses armées de terre et
de mer comme s'il allait réellement les faire trans-
porter en Palestine. Mais aussitôt que le mariage fut
conclu, son ardeur pour la croisade se ralentit sen-
siblement, et il demanda un nouveau délai.
Honorius, qui avait eu le temps de prendre ses
mesures, refusa d'accéder à la demande de Frédéric,
et fit aussitôt révolter toutes les villes de la Lom-
bardie. L'empereur essaya de rétablir l'ordre dans
ses Etats, et voulut lever des troupes dans le duché
de Spolette ; mais là encore le clergé avait soufflé le
feu de la rébellion, et les Spolettins refusèrent de
donner des troupes sans un ordre du pape, dont ils
se déclarèrent les vassaux.
Cette résistance universelle épouvanta l'empereur;
par nécessité il se rapprocha du saint-siége, promit
d'exécuter son voyage en terre sainte ; et comme
preuve de sa soumission, il mit ses Etats sous la
protection de l'Eglise romaine, et s'engagea à lui
payer chaque année un tribut considérable.
Le pape, craignant qu'il ne surgit encore de nou-
veaux obstacles à ses projets, consentit à faire la paix
et pressa le départ des croisés dans tous les pays de
l'Europe; il mourut dans l'intervalle, et n'eut point
la satisfaction de voir triompher sa politique. Son corps
fut enseveli à Sainte Marie Majeure, le 20 mars 1227.
Honorius s'était montré dans le cours de son règne aussi
cruel, aussi ambitieux que son infâme prédécesseur.
GREGOIRE IX
117
rpinion de Maitubourg sur Grégoire IX. — Intronisalion da nouveau pape. — Guerre contre les Albigeois. — Querelle entre
l'empereur et le pape. — Frédéric est ejccùnimuniè. — Il se venge de Grégoire. — Son départ pour la terre sainte. — Le
pape fait la guerre aux lieutenants de Frédéric. — Retour du prince en Allemagne. — 11 est encore excommunié par U saint-
père. — Grande inondation à Rome. — Paix entre l'empereur et le pape. — Grégoire est chassé de Rome par le peuple. — Il
se réconcilie avec les Romains. — Nouvelles divisions entre l'autel et le trône. — Le pape excommunie Frédéric pour la qua-
trième fois. — 11 oilre la couronne impériale au roi de France, qui la refuse. — Convocation d'un concile pour la croisade. —
Saint Louis empêche le pape de lever les dîmes dans ses États. — Mort de Grégoire IX.
Maimbourg affirme que Gfégoife était bien fait de
.sa personne, d"un port majestueux, et surtout très-
savant dans le droit canon et dans les saintes Écri-
tures; il ajoute cependant qu'on doit déplorer son
e.xtrème sévérité et la violence de son caractère, qui
le poussait dans des partis extrêmes, dont les consé-
quences étaient souvent très -préjudiciables à ses
intérêts. Devenu pontife, il quitta le titre de cardi-
nal-ëvê({ue d'Ostie, tout en conservant les revenus de
ce siège, et abandonna son nom d'Hugolin pour
prendre celui de Grégoire : il était originaire d'Ana-
gni , et descendait de l'illustre i'umille des comtes de
Segni, comme son prédécesseur Innocent III.
Son e.valtation fut faite avec une pompe inaccou-
tumée; le jour de la cérémonie, Grégoire se rendit à
Saint-Pierre avec un cortège imposant de cardinaux
et d'archevêques; et après avoir célébré l'office divin,
il vint prendre possession du palais pontifical, en
traversant les rues de Rome monté sur un cheval
blanc richement ciparaçonné d'une housse écarlate,
toute respleiidissiute d'or et de pierreries. Sur son
passage on avait répandu des fleurs et des parfums;
les maisons étaient tendues de tapisseries rehaussées
d'or et d'argent ; en tète du cortège marchaient les
congrégations de jeunes filles chantant des hymnes
d'allégresse; les moines venaient ensuite, placés sur
deux rangs avec les enfants des écoles, tous portant
des palmes ou des corbeilles de fleurs; après eux
suivaient les officiers de la magistrature et de l'ar-
mée, revêtus de soie et d'or; enfin le président du
sénat et le préfet de Rome marchaient aux côtés du
pape, conduisant son cheval par la bride. Derrière ce
magnifique cortège, qui se prolongeait depuis la
grande place jusiju'aux bords du Tibre, suivait une
foule innombrable de prêtres et de citoyens. Gré-
goire arriva ainsi en triomphateur au palais de La-
tran, et s'assit sur la chaise percée pour montrer
aux nombreux assistants les preuves de sa virilité.
Dès le lendemain de son installation, le nouveau
pontife écrivit à tous les évêques d'Europe pour
qu'ils accélérassent le départ des croisés, sous peine
d'encourir les censures ecclésiastiques. Il chercha en
même temps à ranimer les persécutions contre les
malheureux Aliiigeois ; et profitant de l'ascendant
qu'il exerçait sur l'esprit de Blanche de Castille,
mère de saint Louis, ((ui avait été nommée régente
du royaume pendant la minorité de son fils, il la dé-
termina à confier le commandement de ses troupes
à Imbert de Beaujeu, un des plus ardents fanatiques
de l'époque.
Sous les ordres de ce seigneur, la guerre de reli-
gion recommença aussi terrible que du temps de
us
HISTOIRE DES 1>APK8
Simou de Montfort. Tous les Albl{,'eois (jui toni-
Laient au pouvoir des catholiques étaient massacrés
avec des cruautés inouïes; et ceux qui, pour éviter
la mort, venaient se livrer cux-mènies, étaient ira-
pitoyablemeut condamnés au Inu-lu'r par Anu'lln ,
léi^at du pape. «^ Mais, dit Perrin, plus la ])ersécu-
tion trrandissait, plus le nombre des hérétiiiues se
multipliait. "
Grégoire, tout occupé qii'il était des Albigeois,
n'oublia pas l'Allemagne, et il ordonna à l'empereur
de partir pour la terre sainte, afin d'accomplii- le vci'u
solennel qu'il avait fcitlors de son mariage avec la fille
du roi de Jérusalem. Gomme il n'était plus possible
à Frédéric de retarder son départ, il fit répondre au
pontife qu'il oliéissait, et fixa en effet le rendez-vous
général de ses troupes à Brindes.
On était alors au milieu de l'été ; lùenlût une épi-
démie se déclara dans l'armée, et eu peu de jours un
grand nombre de soldats furent emportés par le
fléau: l'empereur profita delà frayeur générale pour
inventer une nouvelle ruse afin de se dégager de sa
])arole: par ses ordres, un prêtre parut dans le camp
des croisés, se présentant comme légat et chargé
par le saint-père de les relever de leurs vœux et de
les autoriser à rentrer dans leurs foyers. Cette ruse
réussit parfaitement; le jour même l'armée se dé-
banda, et l'empereur resta avec sa garde particu-
lière ; néanmoins il s'embarqua pour la Palestine,
afin, disait-il, de remplir la promesse faite au saint-
père; mais trois jours après il rentra dans le port
d'Olrante, alléguant pour excuse que le roulis du na-
vire l'incommodait, et qu'il avait reconnu l'impossibi-
lité pour lui de supporter les fatigues d'unelraversée.
Furieux contre l'empereur, Grégoire ne garda plus
de mesures; il se rendit à la cathédrale d'Anagni, sa
résidence, et là, revêtu des ornements pontificaux,
entouré des cardinaux, des évoques et des autres
prélats de sa suite, il fit un sermon fulminant sur
ce texte : « Il est nécessaire qu'il arrive du scandale
dans la chrétienté ! »Et après la prédication, il lança
les foudres ecclésiastiques contre l'empereur.
Frédéric riposta par un manifeste contre le saint-
siège, dans lequel on remarque ce passage: « Appre-
nez, peuples de l'Italie, que l'Église romaine non-
seulement engloutit dans des orgies les biens qu'elle
arrache à la superstition des fidèles, mais encore
qu'elle dépouille les souverains et les rend tribiT-
taires. Nous ne parlons point de la simonie, des
exactions et du commerce de l'usure, dont elle in-
fecte tout l'Occident ; car chacun sait que les papes
sont des sangsues insatiables. Les prêtres affirment
que l'Église est notre mère, notre nourrice; c'est,
au contraire, une infâme marâtre qui dévore ceux
que sa voix hypocrite appelle ses enfants. Elle envoie
de tous les côtés des légats pour lancer des excom-
munications, pour ordonner des massacres et pour
voler les richesses des princes et des peuples. Entre
ses mains la morale du Christ est devenue une arme
terrible qui lui permet d'égorger les hommes pour
ravir leurs trésors, comme ferait un brigand sur le
chemin. Sous le nom d'indulgences, elle vend impu-
demment le droit de commettre tous les crimes, et
donne les meilleures places dans le paradis à ceux
qui lui apportent le plus d'argent! >-
La publication do ce manifeste accrut encoue l'cxiis-
pération du pape; il revint aussitôt à Rome, lança
une seconde excommunication contre Frédéric, et
chercha à exciter une rébellion dans la Rouille. A cet
effet, il adressa aux évèques du pays la circulaire
suivante: « Nous avons tiré contre l'empereur le
glaive médicinal de saint Pierre, disait-il, et avec
un esprit plein de douceur nous avons foudroyé ce
prince superbe, qui refusait d'accomplir ses vœux en
terre sainte. » Grégoire ordonnait ensuite aux pré-
lats de mettre en interdit toutes les villes et les cam-
pagnes que traverserait l'empereur, et d'exciter les
populations à l'assassiner.
De son côté, Frédéric, pour résister au pontife,
appela à son secours les Frangipanes et d'autres sei-
gneurs romains ennemis du saint-siége; il leuracheta
tous les biens qu'ils possédaient à Rome en maisons et
en terres; il les leur rendit ensuite à titre du fiefs, à la
condition qu'ils deviendraient ses alliés et qu'ils servi-
raient en toute occasion contre l'Église. Gela fait, les
Frangipanes rentrèrent à Rome, ameutèrent le peuple
contre Grégoire; et le lundi de Pâques, au moment
où il célébrait la messe dans la basilique de Saint-
Pierre, une révolte éclata dans la cité ; le pape fut
insulté devant l'autel même, poussé hors de l'église,
frappé violemment, chassé de la ville et forcé d'aller
établir sa résidence à Pérouse.
Quelques mois après, l'empereur apprit la mort
de Noradin, sultan de Damas; cette nouvelle lui fit
changer toutes ses dispositions politiques: jugeant
alors le moment favorable pour passer en Syrie et
reconquérir le trône de Jérusalem, auquel il avait
des droits par son mariage avec la fille de Jean de
Biienne, il envoya aussitôt cinq cents chevaliers en
Palestine, pendant qu'il se préparait lui-même à s'em-
barquer avec une armée formidable. Le saint-père,
qui voyait avec chagrin le triomphe de son ennemi,
lui fit défendre de pisser la mer avant d'avoir reçu
l'absolution des censures de l'Église. Mais l'empe-
reur n'ayant pas témoigné plus d'égard pour la dé-
fense qu'il n'en avait montré pour l'injonction, Gré-
goire l'excommunia jiour s'être rendu en terre sainte,
comme il l'avait anathématisé précédemment pour
avoir refusé de se croiser.
Ensuite, profitant de l'absence de Frédéric, le
saint-père déclara la guerre à Rainald d'Averse, duc
de Spolette, chargé par ce prince du gouvernement
de la Sicile, de la Rouille et delà Calabre; il envoya
contre lui une armée commandée par le cardinal Jean
Golonna et par Jean de Brienne, beau-père de l'em-
pereur, qui avait pris les armes contre son gendre
par basse jalousie, et parce qu'il le voyait sur le point
de ressaisir le royaume dont ce prince n'avait fait
l'abandon que dans la pensée qu'on ne pourrait ja-
mais le reconquérir.
L'armée papale avait obtenu pour cette guerre les
mômes dispenses que les croisés ; et la seule chose
qui distinguait les soldats du pape des soldats du
Christ, c'était le signe qu'ils portaient sur l'épaule:
les uns avaient une croix, les autres des clés ; du
reste leur conduite était la même : comme ils avaient
provision d'indulgences plénières, ils ne se faisaient
faute ni les uns ni les autres, soit en Palestine, soit
en Italie, de commettre des massacres, des viols, des
GREGOIRE IX
119
incendies; et il serait difficile de dire quels furcut ceux
qui remportèrent en cruaulOsel en sacrilèges, caries
chrétiens de la Pouille turent traités avec tant de bar-
barie par les légats du paiie, (ju'il semble inipossiMe
que les infidèles aient pu soull'rir de plus grands dé-
sastres de la part des croisés.
Voici en quels termes Thomas d'Aquin, comte
d'Acerra, rendait compte à l'empereur de l'invasion
des troupes du saint-père : « Après votre départ,
illustre prince, Grégoire a réuni une nombreuse sr-
mée avec le secours de Jean de Brienne et de qiud-
ques autres seigneurs ; ensuite ses légats sont en-
trés sur vos terres , disant qu'ils sauraient vous
vaincre par le glaive, puisqu'ils n'avaient pu vous
abattre par l'anathème. Leurs troupes ont incendié
les villages, pillé les cultivateurs, violé les femmes,
dévasté les champs; ot sans respecter les églises et
les cimetières, ils ont volé les vases sacrés et fouillé
les tombeaux ; jamais un pape n'a tenu une conduite
plus abominable. Maintenant il fait garder tous les
ports, afin de s'emparer de votre personne, si vous
arrivez avec une suite trop faible pour vous défen-
dre ; enfin il intrigue même en terre sainte où vous
êtes, et il a fait un pacte avec les templiers pour
vous faire tomber sous le poignard d'un assassin.
« Que Dieu vous garde des infidèles, et plus en-
core du pape et de ses vicaires ! »
Cette lettre éclaira Frédéric sur les dangers qu'il
courait dans le camp des croisés, et il se hâta d'en-
trer en négociations avec le sultan d'Egypte, Mélic-
Oarael, pour conclure un traité. Bien lui en prit, car
pendant les pourparlers, les templiers et les hospi-
taliers cherchaient à le trahir, et avaient écrit au
sultan pour le prévenir que Frédéric devait faire un
pèlerinage, à pied et presque sans escorte, au fleuve
du Jourdain, le troisième jour ((ui suivrait la récep-
tion de leur lettre, et qu'ainsi les musulmans pour-
raient sans coup férir le faire prisonnier ou le tuer.
Heureusement Mélic-Gamel était un ennemi gé-
néreux ; après avoir pris connaissance du message,
il le renvoya à l'empereur. Celui-ci jugea qu'il n'était
pas prudent de laisser éclater son indignation ; il
feignit de tout ignorer, termina promptement ses
derniers arrangements avec le sultan, et s'embar-
qua pour l'Italie. Son arrivée changea la face des
affaires ; les troupes papales furent obligées de se
rep^er, et l'armée sicilienne put à son tour repren-
dre l'offensive.
Mais Grégoire n'était pas homme à quitter aussi
facilement la partie ; et comme l'argent lui manquait
pour continuer la guerre, il donna l'ordre de pres-
surer tous les pays chrétiens. L'Angleterre fut im-
posée au dixième des biens mobiliers du royaume.
i< Il faut que tous les enfants de l'Eglise viennent à
notre seco'urs, écrivait le saint-père à ses légats; car
-si nous succombons dans la lutte engagée avec l'em-
pire, tous les membres du clergé périront avec le chef. »
Cette dîme extraordinaire l'ut levée avec l'approba-
tion du roi : les légats agirent avec une telle rapa-
cité, que l'on comprit dans les biens mobiliers jus-
qu'aux récoltes qui étaient encore sur pied; et
comme le saint- père ne voulait pas attendre pour
la réalisation de cet impût, ils en vendirent à vil
prix la perception aux évèques, afin de recevoir im-
médiatement de l'argent, ou, à défaut d'argent, les
calices, les reliquaires et les autres vases sacrés de
leurs églises. Après l'.Vngleterre, le pape rançonna
l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la France, l'Allema-
gne, et même le Danemark et la Suède ; avec cet
argent arraché à la crédulité des fidèles, il leva des
troupes et essaya de reprendre la campagne; mais
les nouvelles recrues furent taillées en pièces, et
l'empereur continua à s'avancer sur Rome, où sa
faction étail_toute-puissante, grâces aux Frangipanes,
qui étaient restés maîtres des forts crénelés depuis
l'expulsion du pontife.
Grégoire reconnaissant l'impossibilité de soumet-
tre Frédéric par le glaive, essaya de nouveau des fou-
dres ecclésiastiques, et fulmina l'anathème suivant:
« Xous relevons du serment de fidélité tous les sujets
de Frédéric l'excommunié, particulièrement ceux du
royaume de Sicile, parce que les chrétiens ne doi-
vent point garder la religion du serment envers ce-
lui qui est l'ennemi de Dieu et qui foule aux pieds
les décrets de l'Église. » Cette fois encore les armes
spirituelles furent impuissantes pour arrêter la mar-
che de l'empereur; et Rome n'attendait que son ar-
rivée pour lui ouvrir ses portes, lorsqu'un événe-
ment terrible vint changer la disposition des esprits.
En une seule nuit, à la suite d'un orage, le Tibre
sortit de son lit, et ses eaux couvrirent la ville jus-
qu'au faîte des maisons ; un nombre prodigieux
d'habitants furent noyés, d'autres furent écrasés
sous les édifices qui s'affaissèrent, d'autres enfin,
privés de tout secours, moururent de faim ; et pour
comble de désastres, lorsf[ue les eaux eurent peu à
peu regagné leur ht, il resta dans les rues et dans
les caves une vase fétide, qui, mêlée à des cadavres
en putréfaction, engendra une épidémie terrible qui
décima la po))ulation.
Les partisans de Grégoire s'empressèrent d'ex-
ploiter cette calamité publique en la représentant
comme une punition céleste; et ils décidèrent les
citoyens à envoyer une députation à Pérouse, pour
ofîVir au pape de rentrer au palais de Latran ; ce
C[u'il accepta avec empressement. Frédéric, qui con-
naissait l'esprit superstitieux des Romains, n'osa
point passer outre, et chercha même à entrer en
arrangement avec le saint-siégc. Ses envoyés furent
d'abord repoussés par le sacré collège, ensuite les
présents produisirent leur effet accoutumé, et on se
décida à entrer en conférence avec eux.
Voici quelles furent les conditions du traité pro-
posées par le pape : « Frédéric soufliira à l'avenir
que dans le royaume de Sicile les élections, les pos-
tulations et les confirmations des églises et des mo-
nastères soient faites selon les décrets du concile
général ; il donnera des indemnités aux templiers et
aux hospitaliei's pour les dommages qu'ils ont souf-
ferts pendant les temps de divisions pour la défense
de l'Église ; il payera toutes les dépenses qui ont été
faites dans celte guerre; enfin il donnera au saint-
siége des cautions suffisantes pour la garantie de
l'exécution des présentes conventions. » Frédéric
ratifia toutes les clauses de ce traité, et en signe de
soumission il se rendit à Anagni; après quoi les
deux alliés dînèrent ensemble et renouvelèrent le
seriiieiil de maintenir la ]iaix qu'ils avaient signée.
ISO
HISTOIRE DES PAPES
La belle Yolande de Jérusalem femme de l'empereur Frédéric
Mais chacun d'eux cherchait à tromper son en-
nemi, hien décidé à saisir le moment favorable pour
renverser l'autre. A Rome, l'empereur continua ses
intrigues, et bientôt le pape fut une seconde fois
chassé de la ville sainte et forcé de se réfugier à
Nicée. De son côté, le pape avait soudoyé des émis-
saires secrets auprès de Henri, roi de Germanie, fils
aîné de Frédéric, afin de pousser le jeune prince
dans une révolte contre son père. En oulre, sous
prétexte de pacifier les villes de la Lombardie, il
avait envoyé dans cette province un célèbre prédi-
cateur, nommé Jean de Vicence, pour prêcher aux
peuples l'union contre l'empire, dans le cas oiî l'em-
pereur voudrait les opprimer.
Enfin, toujours dans le même but, Grégoire avait
publié un recueil de décrets formant une espèce de
code, où se trouvaient classées toutes les décisions
de la cour de Rome sur les causes dans lesquelles
le pape devait juger comme arbitre souverain. Ce
recueil fut depuis appelé Livre des décrets du pape
Grégoire IX, et servit aux papes à s'attribuer le
gouvernement absolu des bénéfices.
Telle était la situation dos afl'aires, lorsque la nou-
velle révolte éclata contre Grégoire. Aussitôt il écri-
vit à Frédéric pour réclamer son secours, feignant
d'ignorer la part qu'il avait prise dans cette affaire.
Comme le prince dans sa réponse ne prit pas même
la peine de cacher la joie qu'd éprouvait de l'expul-
sion du saint-père, celui-ci se disposa de son côté
à prendre sa revanche ; et sous prétexte de la guerre
contre les Romains, il envoya des légats dans tous
k'S royaumes chrétiens pour prélever encore une fois
le dixième des revenus. Les ambassadeurs du pape
étaient porteurs d'une bulle ainsi conçue : « Dans
la guerre que nous soutenons contre les Romains,
mes frères, il s'agit de l'intérêt de r£gli>'e entière;
1£2
HISTOIRE DES PAl'ES
nous vous ordonnons i-u conséquence do nous en-
voyer le dixième du rapport do vos biens et un se-
i-ûur* conveuiible de gens de guerre, alin que nous
puissions terrasser nos adversaires, de telle sorte
qu'à l'avenir ils n'osent plus s'élever contre nous. »
Les souverains de France, de Castillc, d'Aragon, de
Navarre, de Portugal, de Barcelone, du Roussillon,
d'Allemagne et d'Autriche s'ouipressèrent d'obéir
aux ordres du pontife, pour ne pas être excommu-
niés. Ces renforts d'iiomraes et d'argent furent diri-
gés non sur Rome, comme le pape l'avait annoncé,
mais contre Milan, pour secourir les Lombards ,
i[ui venaient de se déclarer en pleine révolte et de
reconnaître le roi Henri légitime souverain.
Dans cette extrémité, Frédéric tenta de nouveau
de se réconcilier avec le pape, et il oflrit des condi-
tions tellement avantageuses au saiut-siége, que Gré-
goire abandonna aussitôt le malheureux prince qu'il
avait mis à la tête de la révolution. Henri, réduit à
ses seules forces, n'eut plus d'autre parti à prendre
que celui de la soumission ; il mit bas les armes et
vint implorer la clémence de son père. L'empereur,
justement irrité contre lui, le fit enfermer dans un
château fort, où il mourut quelques années après.
Quand la paix fut entièrement rétablie dans ses
Etats, Frédéric songea à se venger enfin du pape, et
il envoya en Sardaigne Henri, l'un de ses bâtards,
avec une armée formidable, pour en faire la con-
quête; après quoi il l'en déclara roi, au préjudice
des droits du saint-siége, qui revendiquait depuis
des siècles la possession de cette île. Grégoire, fu-
rieux de voir les succès de son ennemi, assembla
aussitôt ses cardinaux en concile, et fulmina cette
nouvelle sentence d'excommunication :
i' Par l'autorité du Père, du Fils, du Saint-Esprit,
par celle des apôtres saint Pierre et saint Paul, nous
anathématisons Frédéric, qui se dit empereur, comme
sacrilège et comme hérétique. Nous l'excommunions
parce qu'il a excité des séditions à Rome contre l'É-
glise, afin de nous renverser du trône apostolique et
de détruire le sacré collège de nos cardinaux ; nous
l'anathématisons pane qu'il nous appelle Antéchrist,
Balaam et prince des ténèbres; parce qu'il a empê-
ché notre légat de persécuter les Albigeois ; parce
qu'il s'est emparé des terres de l'Église et particuliè-
rement de la Sardaigne, et parce cp'il refuse de re-
tourner en terre sainte.
« Nous déclarons tous sessujets affrancliisdes ser-
ments qu'ils lui ont prêtés, et nous leur défendons,
sous peine d'excommunication, de lui obéir jusqu'au
jour où il sera venu implorer notre miséricorde. »
L'empereur était à Padoue lorsqu'il reçut la bulle
d'anathème ftdminée contre lui; dans sa colère il y
répondit par un manifeste terrible, qui contenait
entre autres les propositions suivantes : « Apprenez
donc, peuples crédules, qu'il est temps pour vous d'ou-
vrir les yeux sur les croyances que vous ont imposées
trois imposteurs. Moïse, Jésus-Christ et Mahomet !
La raison ne vous dit-elle pas que des larrons inté-
ressés à vous tromper peuvent seuls soutenir que
Dieu est né d'une femme qui n'a pas cessé d'être
vierge, et tant d'autres mystères aussi incompréhen-
sibles? Jusques à quand croirez-vous que des papes
incestueux, voleurs et assassins, conservent la puis-
sance de lier et de délier? Ne redoutez donc pas ces
foudres ridicules, dont je saurai tirer vengeance par
les armes I... " Ainsi recommença la guerre entre
l'emporeiu' et le pape.
Frédéric fil chasser de la Sicile tous les frères prê-
cheurs, mineurs et quêteurs ; il leva des subsides sui
-tous les ecclésiastiques sans exception, et défendit à
ses sujets de se rendre à Rome sans une autorisa-
tion spéciale. De son côté, le pape appela à son se-
cours li's croisés qui se disposaient à partir pour la
Palestine, s'empara des legs pieux et des aumônes
destinés à leurs familles, à leurs besoins personnels ;
et comme il ne se trouvait pas encore assez fort pour
attaquer l'empereur, il envoya des légats à la cour
de France pour solliciter de l'argent et des troupes.
Saint Louis permit aux ambassadeurs du saint-
siége de convoquer à Senlis une réunion du clergé et
de la noblesse ; et ceux-ci olitinrent encore la per-
mission de prélever le vingtième des revenus du
royaume pour secourir Rome. Grégoire fut tellement
satisfait de la conduite des Français, qui pour la
troisième fois et à des époques si rapprochées lui
donnaient des subsides énormes, qu'il offrit la cou-
ronne impériale à Robert, comte d'Artois, frère du
roi. Saint Louis repoussa cet^ odieuse proposition.
« ëomment le pape a-t-il osé déposer un si grand
prince? dit-il au légat. Si Frédéric a mérité les cen-
sures de l'Église, il doit avant tout être jugé dans un
concile général, et non par son ennemi. Quant à
nous, nous le regardons comme innocent et comme
injustement analhématisé; nous savons qu'il a brave-
ment combattu en terre sainte, qu'il s'est exposé à
tous les dangers de la guerre, pendant que le pape
cherchait traîtreusement à le dépouiller de ses États,
et même à le faire assassiner.
«Nous ne voulons donc pas imiter la conduite de
Grégoire et combattre contre ce prince pour lui ravir
sa couronne ; nous savons que le saint-père n'est
point avare du sang chrétien lorsqu'il coule pour ses
intérêts temporels. D'ailleurs, si nous avions la fai-
blesse de servir ses fureurs, qu'en adviendrait-il?
Après la victoire dont il nous serait redevable, il se
tournerait contre nous et il nous foulerait à ses pieds,
comme ont fait tant de fois ses prédécesseurs envers
les rois de France ou les empereurs d'Allemagne.
Yous nous avez demandé de l'argent, nous vous l'avons
accordé, peut-être nous sommes-nous montré en cela
trop généreux et imprudent ; mais nous refusons de
vous donner les soldats que vous demandez pour con-
quérir la couronne dont il ne vous est pas permis de
disposer. «
Grégoire voulut alors assembler un concile général
pour déposer solennellement l'empereur; et comme
il redoutait que Frédéric n'apportât des obstacles à la
réunion s'il en pénétrait le véritable but, il entama des
négociations avec lui, et publia que le synode devait
poser les bases d'une paix définitive entre l'autel et
le trône. En même temps ses légats se répandirent
en France et eu .Angleterre pour distribuer des
lettres de convocation, et pour disposer favorable-
ment les évêques des deux royaumes.
Mais Frédéric ne fut pas dupe de cette ruse et il
écrivit au roi de France : « Déjà, prince, vous avez
refusé de vous rendre l'instrument des fureurs de
GRÉGOIRE IX
123
Grégoire el de vous déclaror contre nous; néanmoins
l'implacable ponlil'e n'a ]ms renoncé à l'espoir devons
ranger de son parti, et il essaye une nouvelle four-
berie pour- surprendre votre piété. Non, le concile
i|u'il veut rassembler ne doit pas être le médiateur
lie h paix ; il doit au contraire servir son ambition
et bouleverser notre empire.
"Nous vous déclarons donc, àvous, illustre prince,
qui avez les mêmes intérêts que nous, qu'au!>sl long-
temps que la guerre existera entre l'empire et le
saint -siège, nous n'autoriserons pas la convocation
d'un concile, parce que nous jugeons indigne d'un
roi de soumettre à des prêtres, couverts souvent de
tous les crimes, la décision d'une cause qui porte
tl'aussi graves atteintes à notre puissance séculière.
«En conséquence, nous vous prévenons que nous
poursuivrons à outrance, dans leurs biens et dans
leurs personnes, ceux de vos prélats qui se rendront
à cette assemblée. Nous vous avertissons également
que les sommes énormes que vous avez laissé pré-
lever si imprudemment dans vos États sont actuelle-
ment dépensées pour la solde des troupes destinées à
nous faire la guerre, et qu'on se prépare à vous faire
de nouvelles demandes d'argent. «
En effet, le pape, secondé par ses légats, avait fait
une quatrième levée d'argent dans tous les monas-
tères de France, et il attendait ces nouvelles rentrées
pour renforcer son armée et pour attaquer l'empe-
reur. Saint Louis, averti par Frédéric, fit arrêter cet
argent, qui était déjà dirigé sur l'Italie, et se l'appro-
pria pour les besoins de son royaume.
En même temps l'empereur fit cerner tous les
ports de mer et lit prisonniers les cardinaux et les
évêques qui se rendaient au concile. La guerre se pour-
suivait toujours des deux côtés avec une égale vigueur ;
enfin le cardinal Colonna, le meilleur des généraux du
pape, étant au service de Frédéric, le parti des Gibe-
lins eut le dessus : Béuévent, Faenza, Fano, Spolette,
Assise et un grand nombre d'autres villes tombèrent
au pouvoir de ce prince, et bientôt ses troupes purent
faire des incursions jusque sous les murs de Rome.
Malgré ses revers, l'obstiné Grégoire refusait opi-
niâtrement de faire la paix avec l'empire, ainsi que
le témoigne une lettre adressée au roi de France par
Frédéric : « Nous apprenons, écrivait le prince, que
les Tarlares ont envahi la Hongrie et menacent d'é-
craser l'empire et l'Église ; mais quelque ardent (jue
soit notre désir de nous opposer au progrès de celte
invasion, nous sommes contraint avant tout de lut-
ter contre le pape, noire implacable ennemi C'est
pourquoi nous luarclioiis vers Rome, et nous allons
en faire le siège, puisque nous ne pouvons obtenir
la paix de riiif.ime pontife. »
Au mois d'aoùl, Frédéric ayant pris d'assaut Ti-
voli et les châteaux crénelés du monastère de Farse,
vint établir son camp à la Grotte-Ferrée, d'oii il ra-
vageait la campagne de Rome.
Huant à Grégoire, il continuait à se maintenir dans
la ville sainte, quoique les habitants fussent parta-
gés en deux factions puissantes, les Guelfes et les Gi-
belins, qui chaque jour en venaient aux mains, et selon
(|ue les uns ou les autres étaient vaincus ou victo-
rieux, arboraient la bannière impériale ou pontificale
sur les décombres des maisons réduites en cendres.
Au milieu de ces alternatives de crainte et d'es-
poir, Grégoire tomba malade et mourut le 20 aoiàt
1241, après avoir rempli l'Italie de désastres pen-
dant un règne de quatorze années. Ce vieillard im-
placable était âgé de près de cent ans. Il fut inhumé
dans l'église de Saint Jean de Latran.
Cette lutte acharnée entre les papes et les empe-
reurs est un fait extrêmement remarquable dans
l'histoire de l'Église. Depuis le pontificat de Gré-
goire VII, le saiut-siége,qui tenait toute sa puissance
des empereurs d'Occident, se déclare leur ennemi
implacable ; la cour de Rome ne défend plus ses
droits en invoquant les chartes octroyées par les
princes; c'est de Dieu seul qu'elle prétend tenir son
pouvoir temporel comme son pouvoir spirituel. Et ce
principe de théocratie une fois établi, les papes en
déduisent des conséquences eflroyables; ils se dé-
clarent les maîtres et les dominateurs du monde
entier, ils se font appeler les infaillibles, ils s'attri-
buent les mêmes prérogatives qu'à la Divinité, ils
s'intitulent orgueilleusement les vicaires du Christ,
les représentants de Dieu sur la terre ! I
Alors ils disposent des trônes et des empires, ren-
versent les uns, reconstruisent les autres, et suivant
les caprices de leur imagination ou les intérêts de
leur politique, ils poussent les nations dans des
guerres interminables; les hommes ne sont pour eux
que des machines dont ils se sei'vent pour arracher
l'or des entrailles de la terre, des instruments qu'ils
emploient pour leur élever des palais et des statues.
Enfin ces pontifes hypocrites, au nom d'un Dieu
d'humilité, élèvent la chaire de saint Pierre au-dessus
des trônes des rois ; au nom d'un Dieu de charité,
dépouillent les malheureux peuples ; au nom d'un
Dieu de miséricorde, font expirer dans les tortures
les infortunées victimes de leur fanatisme ! ! I
'w4g^M
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lUSTOIUE DES l'Al'ES
«:^-«.-- ■ ^c^#^^
Divii'on dans le sacre colU'ge. — Les cardinaux nomment Jeux papes. — Tous deux sont forcés d'abdi'juor la p.ipiuté. —
Kl.clion de Céleslin IV. — Sa modcralion. — Ses projets de réforme dans l'Église. — Il est empoisonné par les prêtres.
A la mort de Grégoire, il ne restait que di'; cavdi-
nau.\ ù Rome; ceux-ci écrivirent aussitùt i Frédéric
]iour le supplier de rendre la liberté atix prélals qu'il
retenait dans son camp, afin que le sacré collège pût
se réunir et procéder à l'élection d'un nouveau pon-
tife. Le prince accéda à leur demande, et permit à
ses prisonniers de se rendre à Rome pour le conclave,
sous la condition qu'ils éliraient le cardinal Othon,
une de ses créatures; C3 à quoi ils s'engayèrent sous
serment. 11 accorda en outre aux cardinaux a!).sents
des sauf conduits pour rentrer dans la ville sainte.
Mais une telle al'lluence d'électeurs ne faisait pas
le compte des prélats qui étaient réunis ; comme
chacun d'eux avait déjà fait ses conditions en ven-
dant sa voix, ils craignirent de n'être plus maîlres
de la majorité si l'assemblée devenait trop nombreuse,
et ils se hâtèrent de terminer l'élection avant l'arrivée
de leurs collègues.
Geoffroi, évèque de Sabine, réunit cinq voix, et
les trois autres se portèrent sur Romain, évèipie de
Porto.
A défaut de son protégé, l'empereur déclara qu'il
approuverait la nomination de Geoffroi, qui était gé-
néralement estimé pour ses vertus ; mais il se pro-
nonça éuergiquement contre celle de Romain, le même
prélat qui avait figuré dans les massacres des Albi-
geois, et qui plus tard avait soulevé des disputes
violentes contre l'Université de Paris, avec l'aide de
la reine Rlanche sa maîtresse.
Du reste, les deux élections étaient nulles de plein
droit, aucun des deux papes n'ayant obtenu les deux
tiers des voix, ainsi que l'avait réglé la constitution
d'Alexandre III. En conséquence, les deux compéti-
teurs furent obligés d'abdiquer. Dès le lendemain on
procéda à de nouvelles élections ; à cette occasion, il
s'éleva dans le conclave une scission telle, que des
injures on en serait venu aux coups sans l'intervention
du sénat et du préfet ; eniin, dans ce conilil, Geoffroi
gagna une voix et fut solennellement proclamé chef
de l'Église.
Le nouveau pontife était originaire de Milan; il
avait d'abord été chanoine et chancelier de l'Église
de cette ville ; ensuite il avait pris l'iiabit monastique
de l'ordre de Cîteaux. Plus tard, Honorius III l'avait
ordonné prêtre-cardinal du titre de Saint-Marc, et
enfin, sous le pontificat de Grégoire, il avait été promu
à l'évèclié de Sabine. Après avoir subi les épreuves
de la chaise percée, il fut intronisé sous le nom de
Célestin IV.
Ce bon pape essaya de réformer les mœurs infâmes
de son clergé ; malheureusement il n'eut pas la pru-
dence d'écarter de sa personne les courtisans du règne
précédent, et le dix-huitième jour après .'^oii élection
il muurut euiiioisouné, sans même avoir été consacré
— —
INxXOCENT IV
125
Vacance du saint-siége. — On informe contre les assassins de Céle^tin. — Fuile des cardinaux'. — Frédéric ordonne aux Romairs
d'élire un nouveau pape. — Exallation d'Innocent IV. — Négociations pour la pa x. — Traité entre Frédéric et le pape. —
Innocent trahit l'empereur et s'enfuit de Rome. — Son voyage en France. — Concile de Lyon. — L'empereur est solennellc-
nent déposé. — Henri, second fils de Frédéric, est élu roi d'Allemagne à l'instigalion du pape. — Guerres cilles excitées par
Innocent. — Lettre du sultan d'Egypte. — Innocent excommunie les rois d'Aragon et de Porlugal — Les Anglais se révoltent
contre les légats de la cour de Rome. — Le pape vend sa protection aux juifs et persécute les chrétiens qui refusent de payer
les dî:nes. — Exemple d'une fourherie de confesseur. — Nouvelles croisades. — Saint Louis part pour la terre sainte. — Mort
de Fréléric. — Retour du pape en Italie. — Conrad, troisième fils de Frédéric, prend le tilro d'empereur. — Plaintes de
l'évèque Robert Grosse-tête contre le pape. — Domination absolue du saint-siége en Italie. — Mort d'Innocent IV. — Réflexions
sur le caractère odieux du pape.
L'empoisonnement de Céleslin lY avait plongé
Rorac dans la consternation et dans l'effroi. •Le
peuple, qui avait placé toutes ses espérances sur la
vie de ce pontife, demandait hautement la punition
des coupables, quels qu ils fussent, et menaçait d'une
vengeance terrible ceux que la voix publique dési-
gnait comme les assassins.
Une information sévère commença en effet, et elle
amena de si étranges révélations, que les magistrats
durent cesser leurs recherches, les meurtriers étant
des cardinaux et des archevè([ues! Ceux-ci se voyant
découverts et crai^'nant un juste châtiment, s'écha])-
pèrent secrètemsnt de la ville, abandonnant à leurs
collègues le soin d'élire un nouveau jiape. Il ne resta
alors dans le sacré collège que six cardinaux, tous
ambitionnant la pai}aulé et aucun d'eux ne voulant
fairede concession à ses compéliteurs. Devant de ttlles
prétentions le Saint-Esprit se trouvait fort embar-
rassé pour nommer un pontife.
Frédéric, fatigué d'attoiiilre la fin des querelles des
cardinaux, les menaça de les faire tous pendre s'ils
jirolûngcaientplus longtemps le scandale de leurs riva-
lités. « N'est il pas honteux, hntr écrivait-il, qui' les
fidèles puissent dire justement que ce n'est point le
Christ qui est au milieu de vous, mais Satan lui-
même et son cortège de démons ! » Saint Louis de son
côté leur avait également adressé plusieurs lettres pour
les exhorter à faire cesser la longue vacance du saint-
siége, mais avec aussi peu de succès que Frédéiic.
Enfin l'empereur voyant qu ils n'avaient égard ni
aux prières ni aux menaces, quitta la Pouille, où il
était retourné après la mort de Grégoire, rentra dans
la terre de Labour au mois de mars 1243, et con-
duisit son armée sous les murs de Rome. La ville
fut bloquée si étioitement (pie les vivres ne pouvaient
plus entrer ni par terre ni par le fleuve. Alors les
magistrats envoyèrent à Frédéric une députationpour
1 li représenter qu'il était injuste de les punir d'une
faute dont les cardinatix étaient seuls coupables,
puisijue les citoyens étaient disposés à chasser de
leur ville les auteurs de tous ces désordres; ce qui
fut exécuté le jour même.
Frédéric se rendit à ces observatioos, leva le siège,
et mit les membres du sacré collège au ban de l'em-
pire. Par ses ordres, tous les domaines des Um'lTes fu-
leiit ravagés, non-seulement les terres el les châteaux,
126
HISTOIRE DES PAPES
mais encori" les cloîtres, les monastères, les églises et
les couvents des re!iu:iei\ses; ceux qui tenaient juiurles
cardinaux fuivnt imjiiloyableiuent massacrés ; la ville
dWlKino surtout, qui leur avait ouvert ses portes,
fut traitée avec la dernière cruauté ; enfin ceux-ci se
voyant chassés de leurs domaines, dépouillés de leurs
dignités et poursuivis par des ennemis infiitii^ables,
se déterminèrent à nommer un ]>ape. Il faut dire en
outre que la chose qui les effraya le jilus fut la
nouvelle que les Français se préparaient à créer un
patriarche indépendant de la cour de Rome , pour
gouverner l'Eglise gallicane.
Le conclave se forma de nouveau dans la ville
d'Anagni le 24 juin 1243, et proclama souverain pon-
tife SiuihaJde de Fiesque, de la famille des comtes
de Lavagne, cardinal-prêtre du titre de Saint-Lau-
rent. 11 fut intronisé sous le nom d'Innocent l\.
soumis aux épreuves accoutumées de la chaise percée,
et consacré quelques jours après sa promotion.
Sinibalde de Fiesque avait été l'ami intime de
l'empereur; aussi les ministres de Frédéric vinrent-
ils le féliciter d'une élection qui ne pouvait manquer
d'être avantageuse à l'empire ; mais le prince, qui
connaissait le caractère ambitieux du nouveau pape,
les interrompit en leur disant : « Cessez vos félici-
tations, car ce changement de fortune va m'enlever
l'amitié du cardinal et me vaudra la haine du saint-
père. ■■■> En effet, nous verrons par la suite Inno-
cent IV poursuivre son ancien ami avec plus de
fureur encore que son prédécesseur Grégoire. Malgré
ses sinistres prévisions, l'empereur fit célébrer des
messes dans tous ses Etats pour rendre grâces à
Dieu de l'élection du souverain pontife ; et quelques
jours après, étant retourné en Sicile, il envoya une
ambassade solennelle pour complimenter Innocent
et pour lui offrir l'appui de ses armes, afin d'assurer
le maintien de la dignité et de la liberté de l'Eglise.
Le saint-père accueillit les ambassadeurs avec
bienveillance, et les renvoya avec trois nonces, Pierre
de Cohnieu, métropolitain de Rouen, Guillaume, an-
cien prélat de Modène, et Guillaume, alibé de Saint-
Fagon en Gallicie," pour traiter des conditions de la
paix avec Frédéric. Les instructions remises à ses
envoyés portaient : qu'ils devaient exiger qu'on
remit immédiatement en liberté tous les ecclésias-
tiqiies qui avaient été pris sur les galères de Gênes,
mais sans donner aucune satisfaction en échange ; et
qu'après avoir écouté les propositions de Frédéric,
ils répondraient que toiîtes les questions en litige
entre l'Église et l'empire ne pouvaient être jugées
que par une assemblée générale de rois, de princes
et de prélats. Cette première négociation fut sans
résultat, à cause de l'obstination du pape, qui re-
poussa les justes réclamations que l'empereur adres-
sait au saint-siége.
A ers la fin du mois d'octobre, Innocent quitta la
ville d Anagni et vint à Rome, où tout était préparé
pour sa réception. Il y trouva le jeune Raymond,
comte de Toulouse, qui était venu solliciter son ab-
solution ; le saint-père, qui connaissait l'habileté di-
plomatique du comte, résolut de se servir de lui pour
les_ intérêts de l'Église romaine; il lui donna l'abso-
lution de tous les anathèmes qu'il avait encourus, et
Je fit nommer par Fr 'déric l'un des comis.saires im-
j périaux qui, avec Pierre des Vignes et Thadée de
Suesse, devaient poser les bases d'un traité. De son
côté, le pape nomma l'évêque d'Ostie et trois autres
cardinaux, Etienne, Gilles et Otlioii, pour défendre
les privilèges du saint-siége.
Avec de semblables commissaires il devenait fa-
cile au saint-jièrc de faire approuver toutes les clau-
ses qu'il lui conviendrait de dicter; aussi fut-on
bientôt d'accord. Voici les conditions du traité :
« Frédéric devait restituer les terres qu'il avait enle-
vées au saint-siége, et reconnaître par une confes-
sion publi([ue que ce n'était point par mépris qu'il
avait refusé de se soumettre aux sentences pronon-
cées contre lui par Grégoire IX , mais par l'inspira-
tion du démon ; il devait proclamer que le pape, lors
même qu'il serait le plus grand des criminels, pos-
sédait seul la suprême puissance sur tous les chré-
tiens, ([uel que fût leur rang; enfin le prince était
tenu de rendre la liberté à tous ceux qui s'étaient
soulevés contre lui pendant son excommunication, et
de fonder des églises, des hôpitaux et des monastè-
res pour expier son crime de rébellion envers l'É-
glise. » Tous ces articles furent jurés par les man-
dataires du roi, aux applaudissements des cardinaux
et du pape; mais lorsque Frédéric eut été instruit
de la trahison de ses délégués, il refusa nettement
d'exécuter le traité.
Innocent n'osant pas rompre avec l'empereur, dont
il redoutait la colère, lui proposa une entrevue à Su-
tri. Le prince refusa de s'y rendre avant d'avoir reçu
préalablement les lettres de son absolution, et dé-
clara que c'était à Rome même qu'il viendrait pour
faire reconnaître ses droits. Cette menace, et l'ap-
proche des troupes impériales , épouvanta le saint-
père; des ordres secrets furent expédiés à Gênes
pour disposer des galères; et quand tout fut prêt, au
milieu d'une nuit , sans mettre personne dans sa
confidence, pour éviter d être arrêté par les Gibelins,
il quitta les insignes de sa dignité, s'arma légère-
ment, monta un cheval vigoureux et prit la route de
Civittà-Vecchia, accompagné d'un seul domestique.
Il pressa vivement sa monture, et fit onze lieues
avani l'heure de prime ; alors il fit rebrousser che-
min à son domestique pour prévenir de sa fuite
Pierre de Capouc et sept cardinaux de son parti, afin
qu'ils eussent à le rejoindre à Civittà-Vecchia, où les
attendaient vingt-trois galères montées chacune par
soixante hommes bien armés, et par un équipage de
cent quatre rameurs. Ces vaisseaux étaient venus
sous la conduite de l'amiral de la république de Gê-
nes et des parents du pape. Innocent s'embarqua le
soir même avec les cardinaux et quelques évêques,
et il arriva, le 5 juillet 1244, à Gênes sa patrie. A
son débarquement il fut harangué par les principaux
de la république, et porté en triomphe par le clergé
jusqu'à la cathédrale, aux acclamations du peuple.
Frédéric, instruit par ses espions que le pontife
méditait une seconde fuite hors de l'Italie, fit cerner
toutes les routes de terre et de mer, afin de le faire
prisonnier. Déjà Innocent avait lait demander au
roi de France l'autorisation de s'établir à Reims,
dont le siège était vacant, et celui-ci lui avait ré-
pondu que les barons du royaume, jaloux des liber-
tés de l'Église gallicane, ne voulaient point permet-
INNOCENT IV
127
tre que le pape vînt fixer sa résidence en France. De
semblables refus avaient accueilli les ouvertures qu'il
avait faites en Espagne, en Angleterre et dans plu-
sieurs autres royaumes; « car, dit Matthieu Paris,
on connaissait trop bien l'avidité et le despotisme de
la cour romaine pour vouloir du saint-père ; les peu-
ples commençaient à comprendre que la religion n'é-
tait qu'un prétexte employé par les légats pour les
piller; et on avait appris par des exemples récents
que les papes et leurs cardinaux , semblables à des
nuées de sauterelles, ne laissent sur leur passage que
ruines et désolation. »
Honteusement repoussé de tous les côtés et n'o-
sant point rester en Italie, Innocent se détermina à
venir à Lyon, ville neutre qui appartenait à un ar-
chevêque. A peine arrivé, il fit expédier des lettres
circulaires pour la convocation d'un concile général.
« Son but, disait-il, était de relever l'Église, qui avait
courbé son front sous une horrible tempête, de con-
quérir la terre sainte, de rétablir l'empire de Rema-
nie, de repousser les Tartares et les autres infidèles,
et enfin de contraindre l'empereur à s'humilier de-
vant saint Pierre. »
Suivant la coutume de ses prédécesseurs, le pape,
sans respect pour les droits du vénérable arclievêque
qui l'avait accueilli , s'empara de son palais , de ses
biens et de toute son autorité ; il disposa des cures,
des prébendes , des bénéfices , et les vendit à des
étrangers ou les donna aux gens de sa suite. Enfin
les chanoines lyonnais, indignés de la conduite d'In-
nocent, se révoltèrent contre lui et protestèrent avec
serment que si les prêtres italiens se montraient dans
leurs églises, ils les feraient jeter dans le Rhône. Le
peuple prit parti pour eux, et un huissier du pape
ayant osé frapper de sa verge un citoyen qui avait des
réclamation'^ à faire au pape et demandait audience,
celui-ci tira son épée et lui coupa la main.
Néanmoins, la curiosité ou le fanatisme entraînant
à Lyon les évoques et les seigneurs français, le con-
cile eut lieu, et voici, d'après Matthieu Paris, quels
furent les événements qui se passèrent dans cette
assemblée : « L'empereur Frédéric, dit l'historien,
avait envoyé des ambassadeurs pour défendre ses
droits. On tint préalablement un conseil pour écouter
Thadée de Suesse, qui, au nom du prince son maître,
offrait au pontife , pour rétablir la concorde entre
l'empire et l'Église, de ramener à l'obéissance du
sainl-siége les États de Romanie; de s'opposer aux
Tartares, aux Chorasmiens, aux Sarrasins et aux au-
tres ennemis de la cour de Rome ; d'aller en per-
sonne délivrer la terre sainte; enfin de rendre à
saint Pierre ce qu'il lui avait enlevé, et de faire pé-
nitence des péchés qu'il avait commis. i> Innocent,
qui assistait à la conférence, s'écria : « Oh! les
grandes promesses! on voit bien, seigneur Thadée,
que votre maître redoute le coup qui le menace. Si
j'acceptais ses offres et qu'il voulût ensuite manquer
à ses serments, quelle serait sa caution ; qui le for-
cerait à. tenir ses engagements? -> Thadée répondit:
« Les rois de France et d'.Vngleterre, très-saint
père. » Innocent répliqua aussitôt : « Nous les ré-
cusons; car, si l'empereur manquait à sa parole,
nous serions forcé de nous en prendre à ces princes
et de les châtier comme lui, ce qui susciterait contre
l'Église les trois souverains les plus redoutables de
l'Occident. Non, nous ne manquerons pas ainsi à la
règle de notre politii|ue,qui est de subjuguer les rois
et les peuples en les faisant combattre les uns contre
les autres pour notre propre cause. »
« Quels sont les chrétiens, ajoute le chroniqueur,
qui pourront lire les terribles pages de l'histoire des
papes sans frémir d' indignation ? Jusques à quand
les rois, les princes et les peuples consentiront-ils
à obéir en esclaves à la cour de Rome, et à ramper
devant un prêtre insolent qui s'arroge le droit de les
insulter, de les châtier, de les fustiger? »
A la fin de la première session du synode. Innocent
prononça la sentence d'excommunication et de dépo-
sition contre Frédéric, selon les usages de l'Église
catholique, déclarant l'empire vacant, et ordonnant
aux électeurs de nommer un nouvel empereur.
Philippe Fontaine, évêque de Ferrare, fut envoyé
immédiatement en Allemagne, avec ordre de faire
élire roi des Romains Henri, landgrave de Thuringe
et de Hesse; et le métropolitain de Alayence, qui
avait pris part à toutes ces intrigues, fut chargé de
prêcher une croisade contre Frédéric. Non content
de bouleverser l'empire par ses intrigues, le pape paya
encore des assassins, et organisa une vaste conspira-
tion dans laquelle il fit entrer les parents, les amis
et jusqu'aux familiers de l'empereur. Mais le complot
fut découvert, et tous les conjurés payèrent de leur
tête la trahison du pape.
« Alors, dit Jurieu, l'empire fut couvert d'armées
qui ravageaient tour à tour les plus belles provinces.
En Allemagne, Conrad combattait pour son père ;
en Italie, Frédéiic disputait à ses ennemis sa cou-
ronne et sa vie. On ne voyait que ligues, factions, ré-
voltes, sièges et batailles; enfin, partout régnaient le
pillage, l'incendie, le viol et les massacres ! Le land-
grave Henri, celui que le pape avait fait déclarer roi,
ayant été tué dans une escarmouche, Innocent fit pro-
clamer à sa place Guillaume, comte de Hollande, qui,
à son tour, fut forcé de fuir devant les armes du
jeune Conrad. Pendant une année entière la guerre
se continua avec la même fureur, et le sang chrétien
fut versé par torrents au nom d'un pape exécrable.»
Innocent, qui aurait voulu soulever le monde entier
contre Frédéric, tant sa haine était implacable, eut
l'infâme pensée, lui vicaire du Christ, d'écrire au
sultan Méhc-Saleh pour l'engager à faire une descente
en Italie, en violant la foi jurée à l'empereur. Le mu-
sulman lui répondit : « Nous avons reçu vos lettres
et donné audience à votre envoyé. Il nous a parlé de
Jésus-Christ, que nous connaissons mieux que vous
ne paraissez le connaître, et que nous honorons plus
que vous ne le faites. Nous savons garder la foi jurée.
Nous refusons votre demande. Salut. »
Cette même année, le pape, furieux de voir toutes
ses tentatives échouer, voulut essayer sa puissance
sur des princes moins redoutables que l'empereur;
il excommunia Jacques, roi d'Aragon, pour le pimir
d'avoir fait couper la langue à l'évêque de Gironne,
qui avait vendu à ses ennemis les secrets de l'Etat.
Sur l'accusation des prélats de Portugal, il anathé-
matisa également le roi Sanche II; l'interdit fut pro-
noncé contre ses États, le souverain fut déposé, et la
régence donnée nu comte Alphonse, père du prince.
lis
HISTOIRE DES PAPES
L'armée du Soudan marche contre saint Louis
Ces deux exe nimur.ications firent éclater des guerres
civiles dans l'E^pafjne, et pendant plusieurs années
les Aragonais et les Portugais couvrirent leur propre
pays de massacres et d'incendies.
Les foudres ecclésiastiques n'eurent pas un aussi
grand succès en Angleterre; et les légats du saint-
siége, quoique armés d'anathèmes, furent honteuse-
ment chassés de la Grande-Bretagne, avec défense
de rentrer dans le royaume et de lever de nouvelles
dîmes sur les peuples. Innocent IV, informé (pi'un
monarque osait protéger ses sujets contre la rapacité
de ses légats, lança aussitôt contre lui une bulle
d'excommunication ; mais il ne se trouva personne
(|ui consentit à la publier, et la sainte colère du pon-
tife n'aboutit qu'à démasquer son hypocrisie.
Néanmoins, au milieu de tous ses crimes, on doit
lui savoir gré de la protection qu'il accorda aux juifs
d'Allemagne, écrasés sous la tyrannie des évèques et
des archevêques. Grâces à lui, les infortunés Israé-
lites purent respirer en paix, sans crainte d'être pillés,
volés et massacrés par les catholiques. 11 est vrai
fju'ils payèrent chèrement l'amitié du pape, et que
plusieurs d'entre eux, de riches qu'ils étaient, furent
réduits à la misère !
Pendant le séjour d'Innocent à Lyon, le hasard
amena dans cette ville un chevalier de l'empereur qui
s'était retiré du service à la suite de quelques mécon-
tentements. Comme il logeait dans le même hôtel que
Gauthier d'Ocre, docteur et conseiller du prince, les
deux -Allemands firent bientôt connaissance et se liè-
rent d'une étroite amitié.
Le pape, instruit par ses espions que deux parti-
sans de l'empereur habitaient le même hôtel, en prit
aussitôt occasion de faire un grand scandale, etilen-
vo)-a ses émissaires dans la ville pour répandre le
i)ruit que Frédéric avait voulu le faire assassiner.
Quelque absurde que fût cette accusation, les deux
.allemands, redoutant d'avoir à subir la question, se
hâtèrent de quitter Lyon pour regagner l'Allemagne.
Innocent n'en continua pas moins ses investigations,
et comme l'hôtelier, nommé Renaud, était tombé gra-
vement malade, il lui donna, pour l'administrer à
ses derniers moments, un confesseur italien qui, dès
le lendemain, vint déposer devant une assemblée du
chapitre de la cathédrale, que le moribond lui avait
révélé les détails de l'infâme complot des agents de
Frédéric. Ce mensonge odieux fut publié dans toute
l'Europe; et pour qu'on y donnât créance, le pape fei-
gnit de ne point oser sortir de son palais, conser-
vant auprès de sa personne une garde de cinquante
hommes armés qui l'accompagnaient même à l'autel
lorsqu'il célébrait l'office divin. Néanmoins il ne re-
tira de cette nouvelle ruse aucun des avantages qu'il
en espérait. Alors il se rejeta sur les piédications des
INNOCENT IV
129
La cour d'Innocent IV
croisades, qui étaient pour les papei5 des sources in-
tarissables du profit; ses légats parcoururent tous les
pays chrétiens et vinrent jusqu'en Norvège, d'où
ils rapportèrent ipinze mille marcs sterling, outre
de grands présents et une donation en rente perpé-
tuelle de cinq marcs d'argent pour chaque diocèse
de cette contrée ; les autres royaumes produisirent
au saint-père de véritables moissons d'or et d'argent,
dans les mêmes proportions que la Norvège.
La France, selon sa coutume, se distingua par son
enthousiasme religieux; quoique rançonnée trois fuis
sous le pontificat de Grégoire IX, ce fut elle qui four-
nit le plus d'argent au pape ; elle seule consentit en-
core à faire une nouvelle expédition en Palestine pour
la rémission des péchés de saint Louis. Ce roi slu-
pide et dévot assembla une nombreuse armée de croi-
sés, et partit le 12 juin 1248 pour la terre sainte.
D'abord il remporta quelques avantages sur les infi-
dèles, et s'empara de Damietle ; mais bientôt les
Sarrasins prirent leur revanche, l'année française fut
taillée en pièces, et le roi lui-même tomba en leur
pouvoir. Ce nouveau désastre coûta au royaume toute
105
130
HISTOIRE DES PAPES
sa vaillante jeunesse, et le reste de son or, qu'il fal-
lut doiinor pour la rançon de rirabivilo monarque.
Ainsi se termina la première croisade de saint
Louis. Les prêtres ne manquèrent pas d'attribuer les
revers des croisés ;\ leurs péchés et à leurs abomi-
nations, afin d'expliquer les prophéties mensonc;ères
qui avaient annoncé de grandes victoires. Ces accu-
sations, du reste, étaient fondées ; car, au rapport
des historiens contemporains, les seigneurs français
se linèrent à tant d'excès, qu" ils semblaient plutôt
des ser\iteurs de Satan que des défenseurs du Christ.
Voici comment s'exprime sur leur compte le sire de
Joinville, l'un des acteurs de ce drame des croisades :
« Les barons, chevaliers et autres nobles qui étaient
au camp de saint Louis, et qui devaient sagement
garder l'argent qu'ils avaient pour les besoins de l'a-
venir, le dépensèrent follement dans des banquets et
dans des fêles; aussi lorsque leur ruine fut consom-
mée, ils furent obligés pour vivre de voler les soldats.
Bientôt la misère conduisit à la démoralisation; au-
cune femme ni fille ne put entrer au camp sans être
sur-ie-champ violée et tramée dans les lupanars qui
se tenaient autour du pavillon royal ; enfin ceu.x qui
voudraient raconter toutes les abominations que l'on
commettait avec les jeunes pages, voiio même des
péchés contre nature, ceux-là riscjueraient leur salut
pour les termes qu'ils seraient forcés d'écrire. ■>■>
Brocardas Argentoratensis , un des moines qui
avaient suivi l'armée, donne une singulière explica-
tion de ces débordements : « En terre sainte, dit ce
chroniqueur, il existe des hommes de toutes les na-
tions, et chacun y vit selon les coutumes de sa patrie
avec une licence qui n'a point d'égale ; et pour dire
la vérité, les plus corrom])us de tous, ce sont les
chrétiens , en voici la raison : en France, en Espa-
gne, en Allemagne et en Italie, lorsqu'un scélérat a
commis tous les crimes et veut échapper à la justice
du prince, il se rend en Palestine, où, grâce aux in-
dulgences, tous ses péchés lui sont remis. Quand il
est arrivé là, le théâtre de ses crimes est bien chan-
gé, mais non son cœur ; il viole, il pille, il égorge
comme avant son départ pour la terre promise.
Maudits soient donc dans i éternité les papes qui
ont inventé les croisades ! »
Pendant que saint Louis, victime des conseils du
.pontife, était captif chez les Sarrasins, Innocent pour-
suivait de sa haine Frédéric, et soudoyait des assas-
sins. Il était parvenu à gagner Pierre des Vignes,
médecin ordinaire de ce prince, qui était en même
temps son conseiller et son confident. L'cmpeieur
étant tombé malade, par suite des fatigues et des
chagrins qu'il avait éprouvés dans les dernières guer-
res, Pierre des Vignes se fit assister par un médecin
envoyé de Lyon, et présenta au monarque un breu-
vage empoisonn'^. Heureusement Frédéric avait été
averti de cette trahison ; quand les assassins lui eurent
remis la coupe dans les mains, il feignit d'éprouver
un dégoût insurmontable pour la boisson qu'elle
contenait, et la rendit au docteur italien, en le priant
de la goûter lui-même. Celui-ci se trouvant pris dans
son piège, n'osa point refuser, et porta la coupe à
ses lèvres; en même temps il fit un faux pas et la
renversa à terre. Aussitôt des gardes entrèrent: Fré-
déric fit recueillir la liqueur dans une éponge, et or-
donna qu'en sa présence on en lit boire à des con-
damnés. Trois de ces malheureux moururent dans
des convulsions atroces; l'empereur fit aussitôt étran-
gler le médecin lyonnais, et condamna Pierre des
Vignes à avoir les yeux arrachés et à être torturé par
les Pisans, ses ennemis personnels. Au moment où
le supplice commençait, le patient se brisa le crâne
contre une colonne à hupielle on l'avait attaché.
A peine échappé à ce péril, Frédéric reçut la nou-
velle ([ue Henri, roi de Sardaigne, l'un de ses fils
naturels, avait été fait prisonnier par les Bolonais,
ettpi'unaulrede ses enfants était mort dans la Pouil-
le. Tant de désastres accablèrent le malheureux prin-
ce; et comme lui-même se trouvait attatjué du mal
qu'on appelait le feu sacré, il se décida à oft'rir la paix
au saint-siége, à des conditions avantageuses. Inno-
cent repoussa toutes ses propositions; il ne voulut
pas même recevoir ses envoyés, et persista à le dé-
clarer déchu do l'empire. Enfin Frédéric languit en-
core une année, consumé par la fièvre, et mourut le
4 décembre 1250, laissant ses Etats à son fils Conrad.
Le pape, qui était toujours à Lyon, écrivit aussi-
tôt en Allemagne et en Sicile, pour allumer la guerre
civile dans ces royaumes, et pour faire reconnaître
en qualité d'empereur Guillaume, comte de Hollande,
au(piel il avait déjà donné le titre de roi des Romains.
Ce prince, malgré la protection du saint-père, fut
contraint de se retirer devant les armes victorieuses
du jeune Conrad, et de renoncer à son vain titre. Sur
son désistement, le pape offrit alors la couronne im-
périale au comte de Gueldre, et successivement au
duc de Brabant et au comte de Cornouailles; ces
trois princes la refusèrent. Enfin il se rejeta sur le roi
de Norvège, qui, à son tour, déclara qu' il ne voulait
pas d'une dignité si fort avilie dans l'opinion des
peuples, depuis que les papes pouvaient en disposer.
Malgré ces différents échecs, la faction des Guel-
fes avait repris le dessus en Italie, et Innocent se
disposait à rentrer à Rome. Toutefois, avant de quit-
ter la France, il réitéra l'excommunication contre la
mémoire de Frédéric, et anathematisa le jeune Con-
rad, pour le punir de s'être emparé des insignes de
l'empire sans son autorisation ; ensuite il se rendit à
Gênes, de là à Milan, et enfin, traversant rapidement
la Lombardie, il vint établir sa cour à Pérouse, pour
avoir le temps de rassembler les forces de son parti.
Conrad, de son côté, avait mis le temps à profit :
avec l'aide des Vénitiens, qui lui avaient fourni une
flotte, il était débarqué à Pescaire, et avait remporté
une victoire éclatante sur les comtes d'A({uin et de
Sore, deux Guelfes qui voulaient s'opposer à son en-
trée en Sicile. Cette défaite, loin de décourager le
pontife, ne fit que rendre sa haine plus violente; et
ne pouvant ni lever des troupes ni en soudoyer, il
envoya des missionnaires dans le Brabant, en Flan-
dre et en France, pour prêcher une croisade contre
l'empereur Conrad, promettant à ceux qui l'entre-
prendraient des indulgences plus étendues que celles
accordées aux croisés de la terre sainte, puisque
ceux- ci ne gagnaient que le pardon de leurs péchés,
tandis que les autres obtiendraient le droit de com-
mettre impunément tous les crimes pour eux-mêmes,
pour leurs enfants et pour leurs familles.
Mais enfin les Français, fatigués de ces demandes
INNOCENT IV
131
incessantes d'hommes et d'argent, faites tantUcoutre
les infidèles, tantôt contre l'empereurFrédéric, tantôt
contre son lils Conrad, chassèrent les missionnaires
de toutes les villes du royaume, et la régente fut
ohligêe d'asseinhler les états-généraux pour prendre
conseil de ses sujets. Les députés se plaignirent du
pape et l'accusèrent de tous les désastres qui acca-
Llaient l'Europe ; ils hlàmèrent sévèrement la politi-
que du saint-siége, qui non-seulement poussait les
Anglais, les Allemands et les Français dans des
guerres d'extermination en Syrie, mais q\ii encore
essayait de jeter une partie de l'Occident sur l'Italie
pour agrandir sa puissance. Enfin ils contraignirent
la reine Blanche à rendre un décret qui autorisait la
confiscation des Liens des fanatiques qui voudraient
se croiser contre l'empereur Conrad ; les seigneurs en
usèrent de même à l'égard des vassaux qui relevaient
d'eux, et celte mesure fit tomber la croisade d'Italie.
llepoussé en France, le pape se rabattit sur l'An-
gleterre, et il écrivit à Robert Grosse-Tète, évêque
de Lincoln, vénérable prélat estimé de tous à cause
de sa sagesse et de la pureté de ses mœurs, pour lui
demander des subsides. Celui-ci refusa d'obéir aux
injonctions de la cour de Rome, et il envoya une
circulaire à tous les ecclésiastiques d'Angleterre pour
les engager à la résistance
« Le pontife, leur écrivait-il, n'a pas honte d'an-
nuler les sages constitutions de ses prédécesseurs ;
il prétend nous gouverner en despote, et disposer à
son gré de nos fortunes et de nos vies : avant lui,
bien des papes ont affligé l'Eghse ; Innocent les sur-
passe tous en scélératesse. C'est lui qui a couvert les
royaumes chrétiens de moines usuriers, mille fois
plus durs que les juifs; c'est lui qui a ordonné aux
frères mineurs et aux frères prêcheurs appelés aux
derniers moments des fidèles, de les effrayer pour
leur extorquer des testaments en faveur du saint-
siége ; sous le prétexte des croisades, c'est lui encore
qui encourage ce trafic honteux des indulge;ices, si
bien qu'aujourd'hui on vend l'absolution à des la'i-
ques comme on vendait autrefois des animaux dans
le temple, et que ses agents mesurent le salut à l'ar-
gent qu'on leur donne.
C'est lui qui vend les églises, les prébendes et les
bénéfices à des prêtres étrangers, ignorants et illet-
trés, et ces intrus, arrivant dans leurs nouvelles
cures, ne peuvent ni prêcher, ni recevoir les confes-
sions, ni même secourir les pauvres, parce qu'ils
n'entendent pas la langue des habitants ; c'est lui en-
core qui a introduit la coutume d'aclieter les évé-
chés, sans jamais avoir reçu les ordres, et seulement
pour en toucher les revenus. Enfin, il a renqili le
monde de tant de scandales et d'abominations, que
nous ne saurions énumérer tous ses vols, tous ses
adultères, tous ses assassinats ; et puisque nous no
pouvons pas délivrer la chrétienté de ce suppôt de
Satan, au moins protégeons la Grande-Bretagne
contre les envahissements de cet ennemi de l'huma-
nité et de ses complices! »
Malgré l'exemple donné par l'.Vngleterre et par la
France, les Italiens, e.valtés par les prédications des
moines, prirent les armes en faveur du saint-siége; les
Gibelins, un moment victorieux, perdirent peu à peu
toutes leurs concjuêtes; et ce qui mit le comble àleurs
désastres fut la mort de Conrad, empoisonné par
son frère naturel ]Mainfroi, à l'instigation ilu pape.
Avant de rendre le dernier soupir, l'empereur com-
prit que le parti de la cour de Rome triompherait
encore longtemps; et comme il ne pouvait songer qu'à
la vie du jeune Conradin, son fils, âgé à peine de
trois ans, ilvoulut lui faire deson ennemi un protec-
teur, en donnant au pape la jouissance des revenus
du royaume de Sicile.
Innocent accepta la tutelle que lui avait léguée
Conrad, et il déclara qu'il saurait conserver au jeune
prince le royaume de Jérusalem, le duché de Souabe
et tous ses droits sur le royaume de Sicile ou sur ses
autres Etats. Ensuite il se lit prêter serment de fidélité
par les sujets de Conradin, en leur permettant tou-
tefois d'ajouter cette restriction, sauf le droitdu jeune
prince. Quant à l'assassin Mainfroi, qui l'avait si
bien servi, il lui fit signifier, ainsi qu'au marquis
d'Honebrucet aux autres seigneurs de leur parti, qu'ils
eussent à laisser l'Eglise romaine maîtresse sou-
veraine du royaume de Sicile et de ses dépendances,
leur accordant pour faire leur soumission jusqu'à la
Nativité de la Vierge, passé lequel délai il les mena-
çait d'excommunication et de privation de leurs di-
gnités et de leurs fortunes; ce qui fut exécuté comme
il les en avait menacés. Après quoi il envoya en Si-
cile Guillaume de Fiesque, son neveu, en qualité de
légat, et le fit appuyer d'une nombreuse armée pour
gouverner le royaume ; il lui permit de s'emparer des
revenus des sièges vacants ou des prébendes, et lui
donna tout pouvoir d'imposer des collectes, de faire
battre de nouvelles monnaies, de confisquer à son
profit les biens de ceux qui avaient soutenu le parti
de Frédérîj dans hs dernières guerres, de vendre
les domaines de la couronne, et enfin de faire main
basse sur tous les objets d'argent et d'or ainsi que
sur les armes qu'il trouverait dans le royaume.
Mainfroi, trompé dans :.^.i ambition, avait d'a-
bord cherché à se venger d'Innocent, et tenait en
révolte une partie de la Pouille et de la Calabre ; mais
ayant ensuite considéré tout le parti qu'il pouvait
tirer de sa position, il résolut de faire sa soumission
au saint-siége. En conséquence il proposa au pape de
le mettre en possession de la Pouille, de la Calabre
et d'une grande partie de la Sicile, si de son côté il
voulait le nommer tuteur de Conradin et lui donner
la principauté de Tarente, les comtés de Gravine, de
Tricarique, et le déclarer son vicaire pour la partie
insoumise des Etats de Sicile.
Innocent, qui se voyait d'un seul coup débarrassé
de son plus formidable ennemi, consentit à tout et
livra le fils à l'assassin du père; il résolut ensuite de
visiter ses nouveaux Etats, et vint à Ceperano, où
Mainfroi l'attendait pour signer les conventions du
traité. De Ceperano, le pontife se rendit à Capoue et
à Naples ; mais là Dieu avait marqué le terme de sa
marche triomphale ; il fut attaqué dans cette ville
d'une maladie grave qui l'enlevale 7 décen^bre 1254.
132
HISTOIRE DES PAPES
Election d'AJeiandre IV. — Son histoire avant son pontificat. — Il protège les moines mendiants. — Le pape offre la couronne de
Sicile au roi d'Angleterre. — Révolte contre Alexandre. — Secte des flagellants. — Le pape entreprend de former une ligue des
princes chrétens pour résister aux Tartares. — Mort d'Alexandre IV.
Pendant la maladie du pape, Mainfroi, trouvant
l'occasion favorable, s'était de nouveau déclaré en
hostilité avec la cour de Rome, et s'était emparé de
Nocera et de Fogio , deux places importantes. Ce
ccup de main répandit la consternation dans tous les
esprits, et les cardinaux qui étaient à Xaples voulu-
rent aussitôt faire retraite vers la Campanie, afin de
procéder à l'élection du successeur d'Innocent. Néan-
moins le marquis de Berthold , qui commandait à
Naples, parvint à les rassurer et les détermina à for-
mer le conclave : celle fois, sous l'impression de la
crainte, les intrigues se nouèrent et se d'-nouèrent
avec une grande rapidité; le Saint-Esprit eut Lien vite
fait son choix, car le jour même on proclama Rainald
Conti souverain pontife sous le nom d'Alexandre IV.
Ce cardinal était fils de Philippe de Conti , frère
du pape Grégoire IX, et descendait de l'illustre fa-
mille des comtes de Segni. Il était né au château de
Jenne, dépendance de l'abbaye de Sublac, au diocèse
d'Anagni, où il avait vécu, jusqu'à l'âge de quarante
ans, comme simple membre du chapitre des chanoi-
nes de la cathédrale, lorsqu'il prit fantaisie au pape
son oncle de l'appeler à Rome. Il se rendit à l'in-
jonction de Grégoire LX, et vint prendre rang parmi
les cardinaux, avec le titre d'évèque d'Ostie. Le nou-
veau prélat affecUit une grande application à la
prière, pratiquait de sévères abstinences et affichait
beaucoup d'humilité ; ce qui ne l'empêchait pas d'a-
loii des flatteurs et des maîtresses.
Devenu pape, Alexandre songea à prendre l'esprit
de son rôle, et se montra le digne continuateur de la
politique de Grégoire et d'Innocent. Il s'occupa d'a-
bord de résister à la faction des Gibelins , qui, sous
la conduite d'un vaillant clievalier nommé Êcelin,
s'était déjà emparée de la marche de Trévisane , et
menaçait d'envahir la Sicile, en dépit des anathèmes
du saint-siége. Alexandre déclara le chef des rebelle-;
ennemi de Dieu, déchu de ses dignités, privé de ses
biens, et il les donna au comte Albéric, frère de ce
seigneur, afin d'armer le frère contre le frère. Ensuite
il excommunia le fratricide Mainfroi, et lui opposa le
cardinal Octavien Ubaldin, auquel il donna la léga-
tion du royaume de Sicile , en remplacement de
Guillaume, qui n'avait pu se maintenir dans la
Pouille depuis la mort du pape Innocent.
Sans s'arrêter à justifier sa conduite, Mainfroi
continua ses conquêtes, et s'avança à la rencontre
d Octavien, qui avait une nombreuse armée, compo-
sée de troupes mal approvisionnées et mal équipées;
le légat, au lieu de se battre , demanda lâchement à
traiter de la paix. Il fut convenu entre eux que Main-
froi abandonnerait la terre de Labour au pape, et
gouvernerait tout le reste du royaume de Sicile sous
le nom de Gonradin, son neveu.
Alexandre refusa de ratifier ce traité, sous prétexte
que son légat avait outre-passé ses pouvoirs, et qu'il
l'avait fait par nécessité, pour sauver son armée;
qu'en conséquence un pareil engagement ne pouvait
ALEXANDRE IV
133
être oliligatoire. Mainfroi, indigné, reprit aussitût la
campagne à la tète de ses troupes victorieuses, et
menaça de punir sévèrement le pontife de son man-
que de foi. Celui-ci, qui avait compris que ses armes
étaient impuissantes pour soumettre un tel ennemi,
chercha des alliés au dehors, et lit offrir la couronne
de Sicile au jeune Edmond, second fils du roi d'An-
gleterre ; Jacques Bonicanjlno, évèijuc de Bologne,
fut chargé de cette mission importante. A son arri-
vée dans la Grande-Bretagne, le légat convoqua une
assem])lée des grands du royaume, et il investit so-
lennellement le prince Edmond de la royauté de Si-
cile, par un anneau qu'il lui plaça au doigt au nom
du saint-père; en outre, il déclara le roi d'Angle-
terre relevé de ses vœux pour son pèlerinage de la
terre sainte, à la condition qu'il autoriserait une
nouvelle croisade contre Mainfroi.
Gomme cette bulle soulevait de violents murmures
dans le peuple, pour les l'aire cesser , Jacques Boni
cami)io réunit les prélats du royaume, et voulut leur
faire reconnaître qu'un pape avait le droit d'absoudre
de tous les crimes ceux qui versaient leur sang pour
son service, ou qui le secouraient de leur argent. Les
évèi|ues anglais, loin d'approuver une semblable doc-
trine, se levèrent spontanément pour crier anathèmc
au pape. Ils adressèrent de sages remontrances au
roi, le suppliant de ne pas accomplir une entreprise
aussi désastreuse que celle proposée par Alexandre,
lui faisant observer que les affaires de la Sicile étaient
dans un étal déplorable, et que l'indigne pontife lui
offrait une couronne qu'il serait impossible de con-
quérir, et que d'ailleurs, en supposant qu'il l'empor-
tât sur ses ennemis, sans nul doute les papes le
poursuivraient à son tour, comme ils avaient pour-
suis les empereurs grecs, les princes français et les
souverains allemands.
Enfin l'un d'eux^ l'archevêque Seval, parla avec
tant d'éloquence, que le prince retira la parole qu'il
avait déjà donnée au légat romain. Alexandre, furieux
contre le métropolitain qui était .a cause de cet échec,
résolut de se venger; il lui envoya l'ordre de con-
férer les meilleurs bénéfices de son "diocèse à des
Italiens qui ne résidaient jias dans le pays; et sur
son refus d'obéir à ce décret injuste, il le fit excom-
munier et déposer solennellement, au son des clo-
ches, par une censure infamante. Seval subit cette
persécution avec une courageuse fermeté , et il s'est
contenté de nous laisser dans ses ouvrages plusieurs
lettres remarquables contre la politique astucieuse du
pontife, et contre la tyrannie de la cour romaine.
Si le pontife se montrait l'ennemi des prêtres ver-
tueux, en contraste, il se déclarait le protecteur des
moines débauchés, cette lèpre hideuse qui depuis tant
de siècles ronge encore certains peuples. Il publia en
leur faveur une bulle ([ui rétablissait les privilèges
■ dont ils avaient été dépouillés par son prédécesseur.
En tête de cet acte se trouvait ce singulier préam-
bule : « 11 n'est pas extraordinaire (ju'un pape casse
les décrets de ceux qui l'ont précédé sur la chaire
apostolique, surtout lor.S({ue leurs ordonnances sont
entachées d'erreurs et ont été rendues sous de fu-
nestes préventions ou avec précipitation. »
Quelques mois après, il publia une seconde bulle
pour éteindre les querelles qui s'étaient élevées entre
les frères prêcheurs et les docteurs de Paris, cl
dans la([uelle, sous prétexte du bien de la religion,
il moililiait de sa seule autorité les règlements de
l'Université, prescrivant au chancelier de Paris de
quelle manière il devait accorder les licences, et lui
indiquant qu'il voulait qu'on les conférât à un nom-
bre illimité de docteurs; en outre, il lui intima l'or-
dre de rétablir dans les rangs des professeurs de
l'Université les frères prêcheurs, et renouvela les
statuts relatifs à la cessation des cours, en cas d'in-
sultes faites à ces religieux par les étudiants.
Malgré l'injonction du saint-père, l'Université re-
lusa d'admettre dans son sein les frères prêcheurs,
qu'elle avait déjà expulsés. Alexandre, pour intimi-
der le corps universitaire, fulmina ses anathèmes;
rien n'ébranla la résolution des docteurs : ils ré-
pondirent au pape qu'ils avaient exclu pour toujours
de leurs rangs les moines mendiants, parce qu'ils
soutenaient des maximes horribles; et ils lui en-
voyèrent, à l'appui de leurs assertions, un ouvrage
monstrueux intitulé : « l'Evangile éternel. » Le pape,
après l'avoir examiné, trouva les doctrines qu'il con-
tenait tellement effroyables, qu'il le fit brûler secrè-
tement, pour ne pas jeter la réprobation sur ses
auteurs. Ge fut au contraire sur Guillaume de Saint-
Amour, le détracteur des frères mendiants, que re-
tomba toute la colère pontificale ; il l'excommunia solen-
nellement, et fit livrer aux flammes tous ses ouvrages.
Malgré ces actes d'autorité , Alexandre était loin
de dominer les affaires temporelles ; non-seulement il
n'avait pu soumettre les Siciliens, mais encore jus-
que dans Rome le peuple se montrait impatient de
secouer le joug du saint -siège. Une violente sédition
éclata à l'occasion de l'emprisonnement de Brancaléon,
premier sénateur, que le pape disgraciait pour mettre
à sa place un de ses favoris; les citoyens, auieuti;s par
un boulanger anglais que le nouveau dignitaire vou-
lait faire battre de verges, se précipitèrent sur les
gardes, leur an-achèrent leurs armes, coururent à la
prison où tiait enfermé le sénateur, en brisèrent les
portes, et le conduisirent en trionqihe au Capitule.
Brancaléon, devenu tout-puissant à la suite de ce
mouvement populaire, reprit fièrement ses fonctions
de magistrat, chassa ses ennemis de Rome , et fit
étrangler deux des parents du cardinal Annibaldi,
l'auteur de sa disgrâce. Le pape essaya de l'intimider
par ses excommunications ; mais le sénateur lui fit
dire que c'était peine inutile, attendu qu'il avait
acheté de son prédécesseur le privilège de pouvoir
être anatliémaiisé ; que cependant, s'il continuait ses
jongleries, il le ferait pendre lui et tous ses cardi-
naux. Cette menace remplit d'effroi le saint-père; et
comme il savait Brancaléon homme d'exécution, il
s'e8([uiva de Rome pour se réfugier à Viterbe avec
ses partisans. '
Mainfroi, de son côté, maître de la Sicile , de la
principauté de Tarente, de la Pouillc et de la terre de
Labour, se faisait couronner solennellement à Pa-
lerme, pendant que le courageux f^celin poussait ses
conquêtes sur les domaines de l'Église. Enfin, tout
faisait présager pour l'Italie un terme à ses misères
par l'abolition de la puissance pontificale, lorsque
arriva la mort de Guillaume, ce fantôme d'empereur,
qui avait succédé en Allemagne à l'infortuné Conrad
134
HISTOIRE DES PAPES
Cet ovOnemcnt, en éveillant lesanihil'ons, di'lourna
les esprits du jirennor but, qui éta ; la ruine des
papes, et sauva Alexandre. Deux partis se formèrenl
pour disputer l'empire d'Allemagne ; les uns élurent
Ridiard, comte de Cornouailles , frère du roi d'An-
fîleterre; les autres Al])lionse, roi de Castille. Ce der-
nier, qui avait le plus de chances de réussir, se pré-
parait déjà à venir prendre possession de la couronne
qui lui était offerte, lorsqu'une tentative des Sarra-
sins d'Espagne sur Cordoue le détermina à suspen-
dre son départ. 11 se contenta d'envoyer des ambas-
sadeurs en Italie, avec de riches présents, pour
mettre le pape dans ses intérêts. Alexandre accepta
les marques de la munificence du roi, et répondit
hypocritement aux députés : « Vous savez, mes frè-
res, que l'usage a établi depuis longtemps que la
possession du royaume d'Allemagne se trouve liée à
celle de la couronne impériale ; ijue votre roi se
fasse donc consacrer à Aix-la-Chapelle, et nous lui
promettons notre protection pour le faire reconnaître
empereur. Néanmoins, qu'il prenne garde eu quittant
Cordoue de perdre le royaume de Castille, et de ve-
nir en Allemagne lorsqu'il ne nous sera plus possible
de faire triompher sa cause. » Cette réponse suflit
pour montrer toute la mauvaise foi d'Alexandre, puis-
que déjà il avait conféré à Richard le titre de roi
des Romains, ainsi qu'il est authentiquement prouvé
par les lettres du pape et par celles de plusieurs sei-
gneurs italiens qui avaient prêté serment de fidélité
à ce prince.
Au milieu de ces désastres politiques, l'Italie vit
tout à coup surgir une secte de fanatiques dont jus-
que-là on n'avait point eu d'exemple. Des popula-
tions entières semblaient prises d'un vertige religieux,
et se livraient à des pratiques de piété d'une extra-
vagance inconcevable. Pérouse avait été la première
ville où s'était manifestée cette fièvre de fanatisme,
qui bientôt gagna Rome, le reste de l'Italie, l'Alle-
magne, l'Espagne et l'Angleterre; des vieillards, des
jeunes hommes, des femmes et jusqu'à des enfants,
sous l'empire d'une fureur religieuse, parcouraient
sans vêtements les villes et les campagnes, se suivant
deux à deux, et tenant à la main des fouets de la-
nières plombées avec lesquels ils se frappaient rude-
ment sur les épaules et sur les reins.
Ces processions avaient lieu le jour comme la nuit,
même dans les hivers les jjIus rigoureux ; et au rap-
port des historiens du temps , on comptait quelque-
fois jusqu'à dix mille flagellants faisant leurs dévo-
tions entièrement nus, et ayant en tète des prêtres,
des cardinaux et des évêques portant la croix et les
bannières.
Dans les villages, dans les bourgs et dans les villes,
la secte s'était propagée avec une rapidité extraordi-
naire; les femmes, même de grandes dames et de
jeunes filles, se montraient pleines de ferveur pour
ces nouvelles pratiques religieuses, et déchiraient
cruellement leur corps. Les simples avaient com-
mencé, les plus sages furent entraînés par l'exemple.
Bientôt cette singulière superstition dégénéra en
hérésie; les flagellants se confessèrent les uns aux
autres et se donnèrent l'absolution quoique laïques;
ils prétendirent que leurs macérations étaient telle-
ment méritoires devant Dieu, qu'elles adoucissaient
les souffrances de ceux qui brûlaient dans la géhenne,
et augmentaient la félicité de ceux qui contemplaient
la face du Créateur dans le royaume des cieux. D'a-
près eux, personne ne pouvait entrer dans la Jéru-
salem céleste, s'il n'avait accompli pendant un mois
leur pénitence et leurs jeiînes.
Mais ce qu'il y eut de plus déplorable dans ces
grandes réunions, où de jeunes hommes et de jeunes
filles pouvaient se voir sans vêtements, ce furent des
seènes de débauches, de sodomie et d'inceste, entre
des frères et des sœurs, des mères et des fils; aussi
la secte des flagellants tomba dans le mépris public
et fut bientôt anéantie.
Du reste, les princes souverains qui craignaient
que ces grands rassemblements d'hommes ne por-
tassent quelque atteinte à leur autorité, en donnant
aux peuples la mesure de leurs forces, s'em))ressèrent
de rendre des ordonnances sévères contre les flagel-
lants. Mainfroi et le marquis de Pallavacin leur dé-
fendirent, sous peine de mort, de paraître dans la
marche d'Ancône ou dans la Toscane, ainsi que dans
les villes de Milan, de Crémone et de Brcscia. La re-
ligion et la morale n'entraient pour rien dans ces
mesures coërcitives, les peuples d'Italie étant déjà
habitués à ces processions par quelques-unes des
cérémonies extravagantes qui existaient alors dans
l'Église. Ainsi, les prêtres condamnaient ceux qui
les avaient insultés de paroles, à paraître dans une
procession solennelle entièrement nus, et ils les fouet-
taient pendant toute la cérémonie ; les femmes su-
bissaient les mêmes peines que les hommes, et ce
n'était qu'à force d'argent qu'il leur était permis
d'accomplir la pénitence dans l'intérieur de l'église.
Alexandre s'occupa un moment des moyens d'é-
teindre l'ardeur de ces étranges chrétiens, et reporta
ensuite toute son attention sur les Tartares, qui,
déjà maîtres de la Hongrie, de la Pologne et de la
Styrie, menaçaient l'Europe entière.
Devant un danger aussi imminent, il songea à for-
mer une confédération entre tous les peuples d'Occi-
dent, pour garantir le monde chrétien de cette inon-
dation de barbares. En conséquence, il désigna les
forces que chaque royaume devait fournir, ainsi que
les cotisations d'argent qui devaient être imposées
sur les nobles, sur le clergé et sur les citoyens ; le
tout devait être définitivement arrêté dans un concile
général qu'il avait convoqué. Mais la mort ne lui
permit pas d'achever ce qu'il avait commencé : le 25
mai 1261, il rendit le dernier soupir dans la ville de
Viterbe, qu'il habitait depuis quatre années.
« Alors, s'écrie l'historien du Boulai, les muses
de Paris furent plus tranquilles, délivrées de ce pape
qui les avait persécutées cruellement pendant toute
la durée de son règne. «
Quelques ecclésiastiques ont essayé de faire l'éloge
d'Alexandre IV; mais leurs flatteries n'ont servi qu'à.
faire ressortir s 's mauvaises actions, sa fourberie,
ses duplicitéf, e à le rendre encore plus odieux.
JrWÇï^;^
URBAIN IV
135
Élection d'Urbain IV. — Son histoire avant son pontificat. — Il continue la politique de ses prédécesseurs. — Le pape offre h
couronne de Sicile à Charles d'Anjou. — Fin de l'empire latin à Constantinople. — Urbain veut armer les Français contre les
Grecs. — Traité secret entre le pape et l'empereur grec. — Urbain est chassé de Viterbe et se réfugie dans la ville d'Orviette.—
Croisade contre Mainfroi. — Le pape est chassé d'Orviette et se retire à Pérouse, où il meurt.
Alexandre n'avait avec lui à Viterbe que huit car-
dinaux, tous malades ou infirmes, quand il mourut;
aussi l'embarras du sacré collège fut-il très-grand
lorsqu'il fallut procéder à l'élection d'un nouveau
pontife. Comme chacun des huit cardinaux se recon-
naissait incapable de soutenir le fardeau de la tiare
dans les circonstances fâcheuses où se trouvait l'É-
glise, ils convinrent de prendre pour cette fois seu-
lement un pape en dehors du collège, et de nommer
souverain pontife Jacques Pantaléon, patriarche de
Jérusalem, qui était venu à Viterbe pour adresser des
réclamations au saint-siége contre les frères hospita-
liers. La chose eut lieu ainsi, le Saint-Esprit ratifia le
choix des cardinaux podagres, et Jacques Pantaléon
fut consacré le 4 novembre, sous le nom d'Urbain IV.
Ce pontife, originaire de Troyes en Champagne,
était fils d'un cordonnier ambulant, qui pour se dé-
bariasser de lui l'avait envoyé mendier à Paris. Sa
jeunesse et sa misère intéressèrent un docteur, qui
le recueillit dans sa maison, et le fit étudier à l'Uni-
versité, oît plus tard il obtint le titre de maître 'es
arts et celui de docteur en droit canon. Ses goiîts
l'entraînèrent particulièrement à l'élude de la théolo-
gale, dans laquelle il fit de grands progrès, et ses
talents lui valurent d'abord l'archidiaconat de Liège,
et ensuite de grasses prébendes avec la dignité de
chapelain du pape Innocent IV.
En 1248, il avait obtenu la légation de Pologne;
à son retour, en 1252, il avait été consacré évèque
de Verdun, avec le titre de légat pour !a Poméianie;
enfin le pontife Alexandre l'avait élevé au siège pa-
triarcal de Jérusalem, en le déclarant son vicaire en
terre sainte. Ou cite de lui une réponse fort remar-
quable à un seigneur français qui lui faisait un repro-
che de l'humilité de son origine : « Pensez-vous donc
que l'homme naisse noble? lui dit Pantaléon. Non,
seigneur comte, il le devient par ses vertus ; et les
peuples feront un jour bonne justice de ces titres
superbes qui cachent la honte, la violence et l'infa-
mie. » Malheureusement il oublia ces sentiments
dès qu'il fut devenu pape; et, tant est pernicieuse
l'influence du pouvoir suprême, ce même homme se
montra dans l'exercice de ses fonctions aussi or-
gueilleux et aussi implacable que ses prédécesseurs!
ISIainfroi, le nouveau roi de Sicile, le fratricide et
l'usurpateur, comprenant la nécessité d'aflermir son
trône par des alliances puissantes, venait d'offrir sa
liUe Constance en mariage à Pierre, fils aîné de Jac-
ques, roi d'Aragon, sous la seule condition qu'il se
chargerait de lui faire obtenir une paix avantageuse
avec l'Église romaine. Urbain refusa formellement son
concours à ce projet de mariage, non par un senti-
ment bien naturel de répulsion pour un meurtrier,
mais par un motif de basse jalousie; il fit entrer saint
Louis dans ses idées, et le détermina à déclarer à
Jacques d'Aragon (ju'il renoncerait à s'aUier avec lui,
136
HISTOIRE DES PAPES
L'Allemagne ravagée est en proie à toutes les horreurs de la guerre
s'il consentait au mariage de son fils avec la prin-
cesse Constance. En dépit de l'opposition des deux
cours de France et de Viterbe, Pljilippe de France
épousa Isabelle d'Aragon, et Pierre se maria avec la
jeune fille de Mainfroi.
Ce coup d'Etat exaspéra le saint-père; dans sa co-
lère, il envoya la couronne de Sicile à saint Louis
pour un de ses enfants, le sommant d'avoir à rassem-
bler immédiatement une armée pour venger l'injure
qui leur était faite, et pour venir prendre possession de
ce royaume. Plus sage dans cette circonstance qu'il
ne lavait été pour k croisade, le monarque fran-
çais refusa nettement d'obéir au pape ; il lui répon-
dit qu'il ne pouvait accepter un trône qui appartenait
au jeune Conradin, l'héritier légitime, et qu'une inva-
sion en Sicile était un acte de déloyauté punissable
aux yeux de Dieu. En vain le pape s'efforça-t-il de
rassurer la conscience timorée de saint Louis, en lui
affirmant que lui et ses cardinaux avaient examiné
la question avec le plus grand soin, et que tous
avaient déclaré le saint-siége dispensateur suprême
de la couronne de Sicile. Tous les raisonnements
échouèrent devant la volonté du prince. Alors les lé-
gats se tournèrent du côté du comte d'Anjou, frère
URBAIN IV
137
Ld yaliie lia saiiil Louis
du roi et de Roliert d'Artois, à qui le pape Inno-
cent I\, mort depuis plusieurs années, en 1254,
avait déjà fait les mêmes propositions.
Pendant que l'Occident s'occupait de ces intri-
gues de cour, la Grèce était le théâtre d'événements
graves. Alexis Stratégopule, général de Miclu-1 Pa-
leologje, de la maison des Gomnène, s'omparait de
Gonstantmople, et détruisait, après cinquante-six ans
d existence, l'empire latin, que les croisés avaient
iondé avec Baudoin I", comte de Flandre.
Il
A la nouvelle de la prise de Gonstautinople, saiiil
Louis écrivit aussitôt ;\ Urbain pour lui demander si
cette révolution ne menaçait pas l'orthodoxie de l'E-
glise, et s'il convenait d'armer contre les Grecs. Le
pape lui répondit : « Vous êtes, mon cher lils, le seul
des princes chrétiens qui compatissiez siiicèrera.nt
aux iiiaux de l'Eglise, et qui vous montriez toujours
prêt à la secourir; grâces vous en soient rendues.
Aussi, dans l'extrême affliction que nous a causée la
perte de Gonstautinople, nous sommes heureux de
106
IIISTOIUE DES l'Al'KS
songer qu"».'!! vous se iioiivcnl iilacécs nos espéran-
ces. iV^à reiu|H'reur Baudoin IV est di-barqué en
Italie, ainsi ([ue les anihassadeurs du dm" Uainiov
Zeno, les dologués do W-niso et de plusieurs autres
répuMiiines latines, tous chassés honteusement des
terres de l'empire grec. Màtoz-vous donc de secourir
ces proscrits, non-seulement pour la plus grande
gloire de votre couronne, mais encore pour les inté-
rêts de la terre sainte. Une expédition contre Gons-
tantinople ne peut nian(|uer de réussir, étant appuyée
par les seigneurs latins, i[ui sont encore maîtres des
principautés d'.Vchaïe, de la Morée et des îles voi-
sines, et qui joinilront leurs troupes à votre année.
Les Vénitiens oiVrent le service de leurs galères
pour le passage des croisés.
« Pour tous ces motifs, nous nous empressons de
vous répondre, et nous vous envoyons notre chape-
lain .\ndré de Spolette, au(juel vous pourrez accorder
une confiance entière. Nous vous supplions, mon
cher fils, d'activer les envois d'hommes et d'argent
que vous destinez à cette entreprise ; et nous sollicitons
des prélats de votre royaume un nouveau subside
pour les besoins de notre siège. »
jNIichel Paléologue, informé des préparatifs faits
contre lui en Occident à l'instigation du pape, songea
immédiatement à prendre les mesures qui devaient
lui (aire gagner du temps et lui permettre de conso-
lider sa puissance à Constantinople. Gomme le schisme
était la cause apparente de l'inimitié de la cour de
Rome, il fit des ouvertures au pontife, lui proposa
d'opérer la réunion des deux Églises, et en même
temps il lui envoya de magnifiques présents.
Urbain était bien éclairé sur les intentions secrètes
de Michel, qui, tout en faisant des propositions de
paix, guerroyait avec Guillaume de ^'ilIe Hardoin,
prince d'Acha'ie, et avec les autres seigneurs établis
dans le pays ; mais les sommes qu'on lui offrit étaient
tellement considérables, que son avarice l'emporta
sur la raison politique ; il sacrifia pour de l'or les in-
térêts des prmces latins, accepta les arrangements
qui lui étaient proposés par l'empereur, et envoya à
Constantinople ([uatre frères mineurs chargés de si-
gner les traités en son nom.
Le saint-père dut s'applaudir d'autant plus de sa
politique, que l'Angleterre, la France et l'Espagne
avaient refusé nettement de donner aucun subside.
Quant à l'Allemagne, il était impossible qu'elle pût
fournir le moindre secours au saiut-siége, étant épui-
sée d'hommes et d'argent par suite des guerres ci-
\-iles que la double élection d'Aljihonse de Gaslille et
de Richard de Cornouailles avait allumées.
Enfin le métrojiolitainde Mayence et quelques au-
tres prélats allemands, indignés de la conduite du
pape, prirent le parti de se soustraire à son obé-
dience, et de mettre un terme aux désastres de leur
patrie. A cet effet, ils convoquèrent une diète géné-
rale des électeurs. Urbain, informé qu'ils voulaient
rendre la couronne à l'héritier légitime en déclarant
Conradin empereur d'Occident, leur envoya anssitôt
des légats avec défense d'élire ce prince, sous peine
d'anathème. En outre, pour donner un nouvel rdi
ment à la fureur dos partis et pour augmenter les
désordres, il approuva l'élection d'.Mphonse de Gas-
tille et celle de Hicliard de Gornouailles, et les dé-
clara tous deux rois des Romains, se réservant
toutefois de prononcer entre eux l'année suivante.
Pendant que r.\lleniagne expiait dans les horreurs
de la guerre civile son fanatisme pour les papes et sa
stupide fitlélité aux empereurs, Mainfroi donnait de
vives inquiétudes à Urbain. Déj.'i le roi de Sicile avait
entraîné dans son parti les Siennois, les Pisans et les
peuples de la Tosca,ne ; déjà il s'approchait de la
marche d'.\ncône, et avec l'aide des (iil)elins, tout-
puissants dans la ville sainte, il s'était emparé d'un
grand nombre de terres appartenant au saint-siége,
lorsijue le pape fit un nouvel appel au fanatisme et
fit jirèclier une croisade contre son ennemi. ,\ussit6t
inie foule de seigneurs ruinés et de vagabonds de l'I-
talie et de la France accoururent à Viterbe et formè-
rent une armée que le saint-père opposa aux troupes
de Mainfroi. Pendant qu'il dirigeait les mouvements
de ses bandes, les Romains firent une diversion en
faveur du roi de Sicile, chassèrent Urbain de Vi-
terbe et l'obligèrent à se retirer à Orviette. Dans sa
fuite, ses trésors furent pris par l'ennemi; et comme
il ne lui restait plus d'argent pour payer les croisés,
l'armée se débanda.
Le pape renonça forcément à l'espoir de réduire
Mainfroi par le glaive temporel, et so rejeta sur les
foudres spirituelles; le roi de Sicile fut sommé d'avoir
à conqjaraître devant le sacré collège pour se défen-
dre, sous peine d'une seconde excommunication-
Celui-ci, fatigué de la guerre et redoutant le poi-
gnard des assassins, se détermina enfin à obéir au
pape, et envoya demander un sauf-conduit pour lui
et pour sa suite. Urbain prescrivit que son escorte
serait de huit cents personnes, dont cent seulement
porteraient des armes, et que le prince ne demeure-
rait que huit jours sur les terres du saint-siége.
Mainfroi, soupçonnant justement que le pape avait
des intentions hostiles contre sa personne, refusa, et
son royaume fut rais en interdit.
Tout esjioir d'arrangement étant perdu, Urbain en-
voya en France Barthélemi Pignatelli, métropolitain
de Cosenza, traître qui avait abandonné la cause de
la Sicile et s'était vendu au pontife ; le but de sa léga-
tion était de renouer avec le roi saint Louis les né-
gociations que le grand événement de la prise de
Constantinople avait rompues, et qui devaient mettre
la couronne de Sicile sur la tête de Charles d'Anjou.
Pendant que les conditions de ce pacte se débat-
taient entre le saint roi et le légat, Urbain était
chassé d'Orviette par les citoyens eux mêmes; et
quoique malade, il se fit transporter en litière jus-
qu'à Pérouse, où il mourut le 2 o'ctobre laSii.
Peu de temps avant son expulsion d'Orviette, le
pontife avait institué la fête builcsque du Saint-Sa-
crement de l'autel, d'après de prétendues révélations
de deux religieuses extatirpies, Julienne de Mont-
Gornillon, et Eve, surnommée la Recluse de Liège.
140
HISTOIRE DES PAPES
Histoire de Guy Fiicoliii avant son exaltation. — Il est élu pape sous le nom de Clément IV. — Ses sentiments A l'égard de sa
famille. — Concession du royaume de Sicile à Charles d'Anjou. — Le fanatisme des croisades se répand dans tous les pays de
la chrétienté. — Le jeune Conradin est excommunié. — .Ufaires de l'empire. — Charles d'.iinjou fait décapiter Conradin à
rinstigatioD du pape. — Mort de Clément.
Guy Fucoldi, surnommé le Gros à cause de son
excessif embonpoint, était né à Saint-Gilles en Lan-
guedoc. Très-jeune encore il avait perdu sa mère, et
avait même été privé des soins de son père, qui était
entré dans un couvent de chartreux après la mort de
sa femme. Le jeune Guy suivit d'abord la profession
des armes, qu'il quilta bientôt pour embrasser une
carrière plus honorable, celle du barreau; il fit des
progrès si rapides dans la science du droit, que Du-
rand, célèbre jurisconsulte du treizième siècle, l'ap-
pelait la lumière ou le llambeau du droit.
Saint Louis, sur sa grande réputation, l'admit dans
son conseil secret et lui fit épouser une femme d'une
granle distinction. Son bonheur s'accrut encore de
la naissance de plusieurs enfants; mais comme rien
n'est durable dans ce monde, une fièvre violente em-
porta en neuf jours sa iemme et ses deux jeunes fils.
Il conçut de cette perte un désespoir si violent, qu'il
prit le parti de vivre séparé de la société des hom-
mes et de se faire prêtre. D'abord on le nomma ar-
chidiacre du Puy en Velay, ensuite évèque de cette
ville, et enfin métropolitain de Xarbonne. Urbain le
fit cardinal évèque de Sabine, pour le déterminer à
quitter son Église et à se rendre en Italie. Ce fut lui
encore que le saint-père envoya en Angleterre avec
le titre de légat, pour excommunier les barons révol-
tés contre le roi ; n'ayant pu opérer son débarque-
ment dans la Grande-Bretagne, il avait réuni quel-
ques prélats anglais à Boulogne-sur-Mer, et avait
fulminé l'anathème contre les seigneurs rebelles,
contre la ville de Londres et contre les cinq ports de
mer qui avaient refusé de le recevoir; après quoi il
avait repris la route de Rome.
Guy était en France lorsqu'il reçut la nouvelle de
son élection; il se hâta de se rendre à Pérouse, dé-
guisé en frère mendiant, pour éviter de tomber au
pouvoir des gens de Mainfroi, qui gardaient tous les
chemins ; il y arriva fort heureusement, et fut con-
sacré le 22 février 1265, sous le nom de Clément IV.
Dès le lendemain de sa consécration il écrivit à
l'un de ses neveux une lettre fort remarquable sur
le népotisme, et qui aurait dû servir d'exemple aux
papes ses successeurs, qui se sont montrés si cupi-
des pour leurs familles.
« Plusieurs de nos parents et de nos amis, disait
Clément dans son épître, se réjouissent de notre pro-
motion au pontificat, parce qu'ils en espèrent de
grands avantages ; nous, au contraire, nous déplo-
rons notre élévation, parce que nous sentons le far-
deau d'une si haute dignité. Afin donc que vous sachiez
comment vous devez vous conduire maintenant que
nous sommes souverain pontife, nous vous préve-
nons que vous n'en devez être que plus humble. Nous
ne voulons point que ni vous, ni vos frères, ni aucun
de nos pa)ents, viennent vers nous sans notre ordre.
Si vous en agissiez autrement, vous m'obligeriez à
vous renvoyer confus et humilié. Ne cherchez pas à
marier votre sœur plus avantageusement que vous ne
i
CLEMENT IV
141
l'eussiez fait avant notre exaltation, car nous ne ferons
aucun sacrifice pour elle ; au contraire, si vous la
mariez au lils d'un chevalier, nous lui donnerons
pour dot trois cents livres tournois d'argent; si vos
prétentions sont plus élevées, n'espérez pas un denier
de nous. Encore voulons-nous que tout cela soit très-
secret, et que votre mère seule en soit instruite.
« Nous ne voulons point que nos parents s'enflent
d'orgueil sous prétexte de notre grande élévation, et
nous désirons que nos filles bien aimées, Mabille et
Cécile, prennent les maris qu'elles auraient choisis
si nous étions dans la simple cléricature. Ecrivez à
Gilie qu'elle ne quitte point Suze, et qu'elle conserve
les vêtements modestes de son ancienne position. Je
lui défends de se charger d'aucune recommandation,
car toutes ses demandes seraient rejetées, et m'in-
disposeraient contre elle. Si on luioflre des présents,
qu'elle les refuse pour conserver notre amitié. Saluez
votre mère et vos frères de notre part. Nous ne vous
écrivons point, ni aux autres de notre famille, avec
la bulle, mais avec le sceau du pécheur, dont les
papes se servent dans leurs affaires secrètes. »
Clément IV, dans sa conduite privée, ne démentit
jamais les sentiments qu'il avait manifestés dans
cette lettre. Un chanoine de Liège rapporte que plu-
sieurs personnes de la première noblesse ayant recher-
ché en mariage Cécile, fille aînée du saint-père, il
leur répondit en raillant : « Ce n'est point Cécile ([ue
vous voulez épouser, c'est le pape. > En effet, comme
il ne voulut pas la doter, non plue que sa sœur t lu-
tes deux restèrent filles et se consacrèrent à Dim.
Anlonin, dans sa chronique, parle encore d'un
frère du pape qui était dans les ordres, et qu'il nom-
ma simple curé de paroisse, sans vouloir par la suite
l'élever à une plus haute dignité. Il avait une telle
aversion pour ceux qui cumulaient les bénéfices, qu'il
obligea son neveu, qui possédait trois prébendes, à
en résigner deux. Enfin, dans le cours de son règne,
ni ses parents, ni les princes, ni les rois ne purent
jamais changer ses sentiraeiils à cet égard.
Malheureusement ses belles qualités comme hom-
me privé disparaissent devant ses crimes politiques :
à l'exemple de ses prédécesseurs, il se montra insa-
tiable de domination, implacable dans ses vengean-
ces, et d'une avidité à ruiner l'Europe et l'Asie.
A peine assis sur le trône, il songea à soumettre
la Sicile à la cour de France ; et sans égard pour les
droits incontestables de son pupille, le jeune Conra-
din, il déclara que l'Eglise romaine avait pleiu pou-
voir sur le royaume de Sicile, et le vendit à Charles,
comte d'Anjou et de Provence, accomplissant ainsi
une suprême inicjuité, et dépouillant le légitime hé-
ritier. La bulle d'investiture est du 26 février 1265.
Voici les conditions qu'elle imposait au nouveau
roi : « Tous les biens meubles et immeubles enlevés
■ aux églises ou aux prêtres leur seront restitués par
Charles d'.\njou; les éleulions des métropoles et
des autres Kglises seront entièrement libres ; la
juridiction ecclésiastique sera conservée dans son
entier, avec liberté d'aller poursuivre les appellations
à la cour de Rome. Les clercs ne seront point tenus
de comparaître devant un juge séculier, et ne pour-
ront être chargés détailles ou de collectes ; enfin le roi
ne percevra ni régales ni aucun droit sur les Eglises
vacantes, et en laissera tous les bénéfices au saint-
siége. Il rendra également aux habitants du royaume
les libertés qu'ils possédaient sous Guillaume II. »
Charles d'Anjou , jioussé par le désir de posséder
une couronne, accéda à toutes ces conditions et dé-
termina son frère, Louis IX, à lui fournir les moyens
de conquérir ses nouveaux États. Sans perdre de
temps, le prince fit ses préparatifs de guerre, et après
les fêtes de Pâques il s'embarqua à Marseille avec
mille chevaliers, et fit voile j)0ur Oslie, où il arriva
fort heureusement. De cette ville, Charles se rendit à
Rome, où les citoyens lui décernèrent le titre de pre-
mier sénateur, chose qui faillit le brouiller avec le
pape, attendu que Clément, songeant toujours à la
souveraineté de Rome, ne voulut pas permettre qu'un
si grand prince possédât une telle autorité dans cette
ville pour toute sa vie; on trouva heureusement le
moyen de tout concilier, en obtenant de Charles
d'Anjou une déclaration par laquelle il s'engageait à
n'accepter le titre de sénateur que pour trois années.
Le' prince continua néanmoins d'haljiter Rome, et
s'installa même dans le palais de Latran. Le saint-
père prit encore ombrage du choix qu'il avait fait de
sa résidence, et lui écrivit que s'il n'abandonnait pas
immédiatement le palais pontifical, il lui reprendrait
la couronne de Sicile; Charles, qui avait besoin du
pape, obéit à cette nouvelle injonction. Il en fut du
reste magnifiquement récompensé; Clément lui députa
quatre cardinaux, qui lui donnèrent l'investiture du
royaume de Sicile par l'étendard.
Cette année, le nouveau roi ne livra aucune ba-
taille ; il se tint enfermé dans Rome, attendant l'arri-
vée des troupes qu'on levait en France avec l'argent
des fidèles, ainsi que les bandes de croisés que le
cardinal de Sainte-Cécile enrôlait de tous les côtés,
pour la croisade contre Mainfroi et contre les Sar-
rasins de Nocera, ses alliés.
A cette époque de fanatisme , la fureur des croi-
sades s'était emparée de tous les esprits ; partout
on prêchait la guerre sainte : en Espagne, contre les
rois maures de Murcie et de Grenade ; en Hongrie,
en Pologne, en Bohême, en Styrie, en Autriche,
dans la Carinthie et dans la marche de Brandebourg,
contre les Tartares; en Angleterre, contre les sei-
gneurs rebelles , qui , en dépit des anathèracs de
Rome, guerroyaient avec le roi ; en France, on re-
crutait des croisés pour la Palestine et pour la Si-
cile ; ainsi toute l'Europe était en armes ; et les pa-
pes, ces vicaires d'un Dieu de paix, ces représentants
d'un pauvre charpentier de Nazareth, poussaient des
millions d'hommes dans des guerres d'extermination !
Charles d'Anjou ayant enfin réuni une armée formi-
dable, marcha contre son compétiteur, cju'il rencontra
près de Bénévent. La bataille fut terrible ; les Fran-
çais déjà repoussés sur plusieurs points, commen-
çaient à lâcher pied, lorsque la mort de Mainfroi,
tué dans la mêlée, vint chan^'i- la face du combat.
Les Italiens faiblirent à leui tour et se mirent bien-
tôt en pleine déroute. Cette victoire anéantit le parti
des Gibelins ; la plus grande partie de l'IlaUe se
soumit au souverain pontife, en même temps que la
Sicile reconnaissait pour roi Charles d'-lnjou, frère
de saint Louis.
Clément, devenu tout-puissant en Europe, chercha
Uâ
IlISTOIllE DES PAPES
à étendre sa domination sur TAsii* ; à cet elïet , il
écrivit à Michel PiUéologue la lettre suivante : >• Nous
vous invitons, prince, à entrer dans la ligue sainte
contre les infidèles, ;\ l'exemple du roi de France,
qui pour la seconde fois se croise avec les princes ses
fils. Ne cheivhez pas de vain subterfuge pour nous
désolièir, et ne dites pas que pendant votre absence vous
redouter que l'empire soit attaqué par les Latins, car
il est facile de vous garantir de ce danger en rentrant
avec vos sujets dans le sein de l'Église romaine; si
au contraire vous persistez dans le scliisme et si vous
refusez votre concoui-s pour la conquête du saint sé-
pulcre, sachez que rien ne pourra vous soustraire à
la vengeance des croisés. »
Michel Paléologue parut convaincu par les rai-
sonnements du saint-père ; et comme il ne pouvait
espérer de lutter avantageusement contre les forces
dont il était menacé, il chercha à gagner du temps
en envoyant ses ambassadeurs à Rome pour deman-
der l'autorisation de convoquer un concile général
dans une ville de l'empire grec, afin d'opérer la réu-
nion des deux Eglises. Clément s'empressa de donner
la permission qui lui était demandée, et il remit aux
ambassadeurs une profession de foi telle que devaient
l'accepter , sans examen , les prélats grecs pour
éteindre le schisme entre l'Orient et l'Occident.
Cette même année , le pape fit paraître une bulle
qui garantissait au saint-siége la prédominance sur
tous les trônes, et le rendait souverain dispensateur
des i^lises et de tous les bénéfices ccclésiasti<|ues.
Néanmoins, comme il craignait de soulever une op-
position trop formidable en se déclarant immédiate-
ment maître absolu des biens du clergé, il se réserva
d'abord le droit de nommer aux bénéfices vacants.
Ce décret, chef-d'œuvre d'audace et de fourberie, se
terminait ainsi : « Bien que la libre disposition des
biens du clergé appartienne entièrement au pape, en
sorte qu'il peut en disposer comme il lui plaît lors-
qu'ils viennent à vaquer, et même les enlever à ceux
qui les possèdent pour les donner à d'autres , néan-
moins l'ancienne coutume a réservé au saint-siége
plus particulièrement le pouvoir d'en disposer lors-
qu'ils sont vacants. C'est pounjuoi nous approuvons
cette coutume et nous ordonnons qu'elle soit main-
tenue dans l'intérêt de la discipline ecclésiastique. »
En apportant cette légère modification à son pro-
jet, Clément mettait en œuvre cette politique machia-
Telique qui sait resserrer les chaînes de l'esclavage
sans faire révolter les peuples; s'il eût conclu dans
son décret à ce que la disposition des bénéfices lui
appartînt sans conteste , et qu'il pût librement en
disposer, toute la chrétienté se fût récriée contre
l'extension exagérée que prenait l'autorité pontificale ;
mais en présentant cette proposition sous une forme
dubitative, chacun la reçut sans remarquer les con-
séquences qu'elle pouvait amener.
Clément, qui avait tout prévu, ne tarda pas à faire
valoir le nouveau droit qu'il s'était attribué , au pré-
judice des anciens privilèges et des saints canons. Il
prétendit que l'archidiaconat de Sens était dans un
des cas spécifiés par son décret, et il défendit à Gi-
rard de Rampillon, à qui saint Louis avait donné
cette Eglise, d'en prendre possession avant d'en
avoir reçu l'autorisation à Rome et d'avoir payé les
droits d'investiture. Ce premier pas franchi, il con-
tinua à marcher dans la même voie, et domina réel-
lement tout le clergé des royaumes qui avaient eu
l'imprudence d'adopter sa bulle.
En Allemagne, les guerres s'étaient enfin ;ipaisées
et les peuples commençaient à respirer, lorsque Gon-
radin atteignit sa quinzième année. Poussé par les
conseils des nobles, le jeune fils de l'empereur Fré-
déric se fit proclamer roi de Sicile, passa en Italie,
et se mit à la tête des Gibelins pour disputer ses
droits à Charles d'Anjou. Le saint-père, eil'rayé de
cette levée de boucliers, fit défendre à Couradin de
passer outre, sous peine d'excommunication, et adres-
sa les mêmes menaces aux villes et aux seigneurs
qui s'étaient rangés dans son parti. Toutes ces bul-
les n'ayant point empêché Conradin d'établir des lieu-
tenants en Toscane et de nommer des gouverneurs
pour les villes de Sicile, le pape le déclara excommu-
nié, déchu du royaume de Jérusalem, inhabile à en
posséder aucun autre, et privé de tous les fiefs qu'il
tenait de l'Église; il releva ses vassaux du serment
de fidélité et déclara ses terres en interdit.
Malgré tous les efl'orts du saint-siége pour anéan-
tir la faction du jeune prince, le nombre de ses par-
tisans augmentait en Italie ; Rome même, qui pré-
cédemment avait fait une si brillante réception à
Charles d'Anjou, se déclara pour Conradin. Voici à
quelle occasion : Henri de Castille, fils de saint
Ferdinand et frère du roi Alphonse surnommé l'As-
trologue, s'étant brouillé avec ce dernier, avait quitté
l'Espagne et s'était relire auprès du roi de Tunis. Il
demeurait depuis quatre ans au milieu des infidèles,
et, suivant plusieurs historiens, il avait même re-
noncé au christianisme, lorsqu'il apprit la nouvelle
fortune de Charles d'Anjou, son proche parent ; il
s'empressa alors d'abandonner le lieu de son exil,
accompagné de plusieurs braves chevaliers espagnols,
etvintoflrir ses services à Charles. Celui-ci l'accueillit
avec une grande distinction, et à son départ de
Rome il le fit nommer sénateur. Dès que Henri eut
la puissance souveraine dans la ville sainte, comme
tous ceux qui sont investis d'une trop grande auto-
rité, il en abusa; il fit briser les portes des églises,
s'empara des vases sacrés et des ornements précieux;
il pilla les riches basiliques de Saint-Jean de Latran,
de Saint-Paul, de Saint-Sabas, de Saint-Basile au
Mont-Aventin, de Sainte-Sabine, et un grand nom-
bre de monastères d'hommes et de femmes.
Après ces exploits contre le clergé, comme il re-
doutait la vengeance des prêtres, il voulut se créer
un appui, et se déclara pour Conradin, en entraînant
les Romains dans sa révolte. Mais la punition
ne se fit pas attendre ; trois jours après, Clément
publiait contre la ville sainte la bulle suivante : « De-
puis que nous avons excommunié Conradin, ce reje-
ton d'une race maudite, l'ennemi déclaré de l'Eghse,
un de ses partisans, un enfant de malédiction, Gal-
van la Lance, a osé pénétrer dans Rome, portant les
enseignes déployées du prince ; et ce qui met le com-
ble à l'infamie d'une pareille action, les citoyens l'ont
reçu avec pomjie, l'ont admis à leurs jeux pubUcs, et
l'ont installé au palais de Latran. Après quoi s'étant
assemblés au Gapitole, ils se sont solennellement dé-
clarés en faveur de Conradin, à l'instigation de Henri
^.(9
:ï21i
j'/n^jMiUrciçJhru
CLÉMENT IV
143
Je Castilk', leur sénateur, do Guy de Montefeltro,
son lieutenant, et de plusieurs autres ol'liciers. Nous
excommunions tous ces hérétiques qui ont poussé le
peuple à la révolte contre notre autorité. »
Cet anathème fulminé, le saint-père, pour démora-
liser le parti du jevuie jjrince, résolut de ranimer la
guerre civile en Allemagne, en nommant un autre em-
pereur. En conséquence, illil comparaître devant lui les
ambassadeurs de Richard d'Angleterre et d'.Vlplionse
de Castille, tous deux reconnus rois des Romains par
Urbain IV son prédécesseur, sous la réserve qu'ils
se conformeraient à la décision que devait prendre le
saint-siégc apiès un délai d'une année
Henri, fils aîné de Richard, et Rodolfe Je Poggi-
bonzi se présentèrent devant Clément, le premier au
nom du roi d'Angleterre, et l'autre au nom du roi
de Castille, pour faire valoir leurs droits respectifs à
la coiironne impériale. Henri ap])ortait des titres in-
signifiants Je généalogie, par les(piels il prétenJait
établir la légitimité Ju droit de son père sur l'.AUe-
mapne ; mais Rodolfe ne prit pas même la peine J'en
proJuire, Jisant que la justice Jes réclamations
d'Alphonse était trop évidente pour qu'il fût besoin de
preuves; néanmoins il réclama l'autorisation défaire
entendre Jes témoins en Allemagne, en France, en
Espagne et en Italie, si l'on mettait en Joute l'exac-
lituJe de ses assertions. Clément Jéclara que l'en-
quête était nécessaire, et il fixa les villes de Paris,
Je Francfort, de Rurgos et de Rologne comme lieux
de rendez vous pour que les commissaires pussent
vérifier les titres des prétendants. Il mit toutefois
pour condition principale, qu'avafit tout les Jeux
souverains se feraient couronner rois Jes Romains à
.\ix-la-lyhapelle, par le métropolitain Je Cologne.
Le terme Jes enquêtes étant expiré, Guillaume,
archidiacre de Rochester, se présenta devant le pape,
JenianJant au nom de RicharJ J'Angleterre que la
couronne impériale lui fût déliniiivement adjugée,
puisque les délégués du roi Alphonse ne s'étaient pas
rendus aux lieux Jes conférences ; l'ambassaJeur es-
pagnol objecta que l'évêque Je Silva, chargé Je Jiri-
ger l'enquête, ayant été tué en Toscane par les Gibe-
lins, et que RoJolfe Je Poggibonzi étant tombé
malade Jans une place assiégée, il avait été impossible
au roi Je Castille Je faire valoir les titres qui établis-
saient la légitimité Je ses Jroits, et que pour toutes
ces raisons il réclamait un nouveau Jélai. (élément,
dont le parti s'était relevé Jans l'intervalle, jugea
pruJent Je ne point se hâter Je conférer la Jignité
impériale à un Jéfenseur trop puissant, et parut céJer
aux instances Je l'ambassaJeur castillan, en ren-
voyant la décision de cette cause importante à l'année
suivante.
Mécontents de ce retard, les Allemands, qui
avaient espéré voir le terme Je leurs Jésastres, réso-
lurent, de convoquer une diète, afin de choisir eux-
mêmes un chef capable de les défendre contre le
saint-siége. Malheureusement Clément fut instruit
de cette détermination; il leur écrivit aussitôt qu'il
leur défendait, sous peine d'excommunication et d'in-
terdit, de procéder à une élection nouvelle.
Au milieu Je toutes ces contestations, ConraJin
poursuivait ses succès et continuait sa marche à tra-
vers la LombarJie et la Toscane, pour gagner Rome,
où il fut proclamé empereur par le sénateur Henri de
GastJle et par le peu]ik'. Ensuite il s'enfonça dans la
Pouillc et vint olïrir la bataille aux troupes du roi
Charles. Les deux armées se trouvaient alors sous les
murs de Tagliacozzo; le combat s'engagea le matin
et Jura jusqu'à la nuit, et cette fois encore la victoire
resta fidèle à Charles J'.Vujou. Conradin, le jeune
duc d'Autriche, et le sénateur Henri, obligés d'aban-
donner le champ de bataille, se réfugièrent dans les
États de l'Eglise, où bientôt, par les soins du pape,
leur retraite étant découverte, ils furent dénoncés,
livrés et conduits prisonniers à Naples.
Charles ayant consulté le saint-père sur ce qu'il
devait faire de ces infortunés, Clément répondit .
« La vie Je ConraJin est la mort de Charles, et la
mort de Conradin est la vie de Charles. » Cette ré-
ponse décida du sort du prince.
Un conseil fut assemblé pour la forme, afin que
les prisonnieis fussent jugés et condamnés à mort
comme criminels de lèse-majesté. Ce tribunal était
composé des députés des provinces les plus dévouées
au saint-siége ; et parmi ces magistrats craintifs ou
vendus, il ne s'en trouva néanmoins qu'un seul qui
osât prononcer la peine de mort contre l'infortuné qui
venait revendiquer l'héritage de son père. Et encore
ce juge inique avait à peine prononcé cette terrible
sentence, que Robert de Flandre, le gendre même
de Charles, retendait mort à ses pieds, pour avoir,
Jisait-il , « voulu si Jure peine pour un si nol)le et
si gentil seigneur. » Malgré cette violente protesta-
tion, la conJamnation à mort fut maintenue par
l'orJre Ju vainqueur.
Avant l'exécution Je la sentence, le jeune Conra-
Jin fut livré à Jeux moines, traîné dans le parc du
château au pied d'un tombeau, dépouillé de ses vête-
ments et frappé par ces fanatiques avec des lanières
plombées, en expiation de l'anathème qu'il avait en-
couru. Ensuite il fut porté tout sanglant sur Féchafaud
dressé sur la grande place de Naples, et décapité ainsi
que son cousin, qui était à peine âgé de dix-sept ans.
Les historiens disent que le duc d'Autriche fut exé-
cuté le premier, et que Conradin ramassa la tête et
reçut le coup mortel en l'embrassant.
Ainsi périt à Naples, l'an 1268, par les mains du
bourreau, le dernier rejeton de la maison de Souabe,
qui avait lutté si longtemps et d'une manière si fa-
tale contre l'ambition des papes. Les Lancia et les
Gherardesca, conseillers du jeune prince, furent dé-
capités sur le même échafaud, ainsi que les autres
victimes désignées par le saint-siége.
Quant à Henri de Castille, il avait été livré à Char-
les par l'alibé du Mont-Cassin, auquel il avait de-
mandé asile ; et le roi se l'était réservé pour le faire
servir d'épouvantail aux seigneurs italiens; il le ren-
ferma dans une cage de fer, comme une bête féroce, et
le lit ]iromi'ner ainsi dans toutes les villes de la Sicile.
Clément ne survécut pas longtemps à Conradin;
la même année, le 29 du mois de novembre, la mort
vint le frapper à son tour. Ce pontife s'était distin-
gué, il est vrai, par une extrême régularité dans ses
mcpurs; mais ses crimes politiques doivent le faire
classer parmi les jikis cruels despotes !
HISTOIRE DES PAPES
VACANCE DU SAINT-SIEGE
4
^
Division des cardinaux. — La Pragmatique sanction de saint Louis. — Micliel l'aléologuc fait faire des propositions d'arrange-
ments aux cardinaux. — Saint Louis refuse de servir d'entremetteur entre le clergé grec et le clergé latin. — Six cardinaux
sont chargés de nommer le pape.
Après la mort de Clément IV, les cardinaux ne pu-
rent s'entendre sur l'électioud'nnnouvcau pape, cha-
cun d'eux briguant personncdlement les honneurs du
ponlilical. Il en résulta un grand scandale dans l'É-
glise, et pour le saint-siége une vacance qui dura
trois années.
Pendant cet interrègne, le fanatirpie Louis IX s'était
mis à la tête d'une nouvelle croisade et se préparait
à aller combattre les infidèles. Néanmoins, avant de
s'embari(uer pour la terre sainte, il voulut prendre
différentes mesures capables d'assurer la tranquillité
de l'Eglise gallicane pendant son absence. A cet ef-
fet, il publia ce décret appelé Pragmatique sanction :
" A l'avenir les Églises métropolitaines et autres exer-
ceront entièrement la liberté d'élection; la simonie
sera proscrite du roj-aume; les promotions, collations,
provisions et dispositions des prélatures, dignités et
autres bénéfices ou offices ecclésiastiques, quels qu'ils
soient, seront faits et donnés suivant la disposition
du droit commun des conciles et des institutions des
anciens Pères; les bbertés, les franchises, les préro-
gatives et les privilèges accordés par les rois aux égli-
ses et aux monastères seftot maintenus; enfin, nul
impôt ou exaction ordonné par la cour de Rome ne
pourra forcer les Églises gallicanes à donner de l'ar-
gent au saint-siége, sans l'approbation du souverain.»
Michel Paléologue, informé des préparatifs du roi
Louis, et redoutant ([u'il ne se réunît à Charles d'An-
jou, son frère, pour le chasser de Constantinople, s'em-
pressa de se réconcilier avec le clergé latin en en-
voyant des sommes considérables aux cardinaux. En
même temps il adressa des ambassadeursà saint Louis,
pour le supplier, par le sang de Jésus-Christ, de se
rendre arbitre entre les Eglises grecque et latine afin
d'éteindi'e le schisme. Le roi refusa de se charger de
cette mission, et il écrivit au sacré collège pour qu'on
nommât des commissaires qui discuteraient sur les
moyens de rétablir l'union entre l'Orient et l'Occident.
Qu^que détourné de son premier but, Louis IX
s'embarqua néanmoins avec ses troupes, et aborda à
Tunis dans le dessein de contraindre les habitants de
cette ville à se convertir au christianisme. Cette entre-
prise extravagante échoua complètement ; la peste se
mit dans le camp des croisés ; le prince lui-même
en fut atteint, et mourut misérablement sous les '
murs de la place.
Depuis trois ans les cardinaux étaient toujours
réunis à Viterbe sans pouvoir nommer un pontife ;
enfin ils se rassemblèrent en conclave, et donnèrent
leurs pleins pouvoirs à six d'entre eux, qui, après huit
Jours de disputes violentes, proclamèrent l'archidiacre
Théalde souverain pontife, sous le nom de Grégoire X.
GRÉGOIRE X
1^5
Histoire de Grégoire avant son ponlificat. — Ses tenUlives pour une croisade. — Négociations avec Michel Paléologue pour la
réunion des deux Églises. — Excommunication de Guy de Montfort. — Le pape fait élire empereur Rodolphe de Hahsljourg. —
Concile do Ljon. — Constitution relative à l'élection des papes. —Entrevue de Grégoire et de l'empereur. — Retour du saint-
père en Italie. — Il meurt à Arezzo.
Tiiéaldo ou Thibaud était de Plaisance et de la
puissante famille des \'isconti ; il avait été chanoine
de Lyon, ensuite archidiacre de Liège, enfin cardi-
nal et légat du saiiit-siége, ainsi que l'affirment les
historiens Ilicordanus Malespina et Joannes Villa -
nius, contredisant en cela l'acte d'élection, qui le
désigne sous le titre d'archidiacre. Quoi qu'il en scit,
ces auteurs s'accordent sur ce point , qu'il était fort
ignorant dans les lettres profanes et sacrées. ->
Après son élection, les cardinau.x lui adressèrent
à Saint-Jean d'.Vcre, où il se trouvait en légation, le
décret ijui lui conférait la tiare, le conjurant de hâ-
ter son retour en Italie. Le nouveau pape n'avait pas
besoin d'être vivement sollicité pour quitter la terre
* sainte, où il était abreuvé de dégoûts ; il s'embarqua
aussitôt pour Rrindes, le 1" janvier 1272. Pendant
son séjour dans cette ville, il reçut une ami)assadc
des notables, qui le conjuraient de rentrer à Rome
et de s'installer dans l'ancienne résidence pontificale
avec sa cour; ce que Grégoire refusa. Il se rendit à
Or\iette. où l'attendaient les cardinaux pour procé-
der aux formalités drolatiques de la chaise percée et
aux cérémonies du sacre.
Le saint-père songea ensuite aux moyens d'affer-
mir son autorité sur les Églises d'Orient et d'Occi-
dent; et pour arriver à son but, il ne trouva rien de
mieux que de faire prêcher des croisades, à l'imita-
tion de ses devanciers. A cet effet, il écrivit aux ha-
bitants de, Pise, de Marseille et de Venise, (ju'ils eus-
(I
sent à fournir des galères armées pour la terre sainte ;
et en même temps il envoya des légats dans tous les
royaumes pour recueillir des aumônes et des legs
pieux. Il reprit également les négociations entamées
avec Michel Paléologue, et lui députa le cordelier
Jérôme d'Ascoli, le plus rusé moine de répo([ue,([ui
plus tard arriva à son tour au ponlificat.
Pendant que le légat romain traitait avec l'empe-
reur, pour le décider à approuver, sans e-xamcn préa-
lable, la profession de foi que lui avait prescrite
Clément IV, des agents secrets empêchaient les
Vénitiens de renouveler la trêve consentie entre eus
et les Grecs, et faisaient renvoyer de Venise les am-
bassadeurs de Michel. Ce coup d'Etat effraya l'em-
pereur; pour conjurer l'orage, il se soumit au piipe,
et persécuta si rigoureusement les prélats grecs, qu'il
les força d'alijurcr le schisme au concile général (lue
le, pape avait coiivo(pié.
L'année suivante, l'Italie fut émue par un horrible
assassinat commis par Guy de Montfort sur la per-
sonne de Henri d'Allemagne. Edouard, roi d'Angle-
terre, fut obligé de revenir de la terre sainte et de
se rendre à Orvietle, où le pape résidait avec sa
cour, pour lui demander justice du memtiier, qu'il
avait osé prendre sous sa protection, (jrégoire, re-
doutant la colère d'un prince aussi puissant, se dé-
termina à fulminer contre l'assassin cette sentence
d'anatiième : <> Nous maudissons Guy de Montfort,
et nous permettons à toute personne de le saisir,
107
146
H18T01U1-: DES PAl'KS
mais non de lo tuer ni de le mutiler; nous ordon-
nons aux gouverneurs des provinces de l'arrêter, et
nous mettons en interdit tous les lieux où il aura
trouvé asile. Nous défendons à tous les chrétiens de
lui prêter aucun secours, ni d'avoir aucune commu-
nication avec lui; enlin nous absolvons et dispensons
ses vassaux ou ses sujets des serments de lidélilé
qu'ils lui ont prêtés. ■
Guy de Moutl'ort ne trouvant plus Je sûreté dans
ses domaines, attendit le départ du roi d'Angleterre,
et vint aussitôt faire sa soumission au pape , sans
autre vêlement qu'une chemise et ayant une corde
au cou ; en cet état il se jeta à genoux et supplia
avec de feintes larmes le saint-père de lever la.sen-
tence d'anathème prononcée contre lui. Grégoire,
pour ne point paraître complice dans cette comédie,
le livra au roi de Sicile afin qu'il le retuit prison-
nier pendant le reste de sa vie ; néanmoins, quelque
temps après il permit au patriarche d'Aquilée d'ab-
soudre ^lontfort des censures ecclésiastiques , et le
rétablit dans ses biens et dignités.
Dans le mois suivant, Grégoire quitta Orviette et
se rendit à Florence , où il fit son entrée lu 8 juin
1273; il était accompagné de Charles d'Anjou et de
Baudoin , empereur titulaire de Constantinople. Le
séjour de Florence lui parut si agréable qu'il résolut
d'y passer l'été, et il choisit pour sa résidence le pa-
lais d'un riche marchand de la maison des Mozzi.
Tout autre qu'un prêtre se serait montré recon-
naissant de la généreuse hospitalité qu'il recevait;
mais Grégoire ne songea qu'à mettre à contribution
l'imprudente cité qui lui avait ouvert ses portes; il
profita des divisions des Guelfes et des Gibelins pour
les frapper d'une imposition de quarante mille marcs
sterling, que chaque parli était tenu de payer tous
les ans au saint-siége, en souvenir de la paix dont le
pape se prétendait le médiateur. Malheureusement
quelques esprits turbulents crurent démêler les in-
tentions du saint-père et l'accusèrent ouvertement
d'avarice; il n'en fallut pas davantage pour faire
rompre les négociations, et Grégoire fut obligé de
sortir de la ville confus et humilié de voir ses plans
découverts, son hypocrisie démasquée.
Il se vengea de cet affront en lançant un interdit
sur Florence; ensuite il se rendit à Plaisance, d'où
il écrivit aux princes allemands qu'ils eussent à
pourvoir au trône impérial sans retard, s'ils ne vou-
laient qu'il nommât lui-même un roi. Les électeurs
s'assemblèrent immédiatement à Francfort, et pro-
clamèrent roi de Germanie Rodolphe de Habsbourg.
Après cette nomination, le saint-père s'occupa de
convoquer un concile général pour remédier aux abus
qui s'étaient glissés dans les Eglises , et qui étaient
tels, que Grégoire écrivait à lévêque de Liège :
« Nous avons été informé, seigneur évêcpje, que
vous avez pris une abbesse de l'ordre, de Saint-Ee-
Doît pour concubine, et que dans un festin vous
vous êtes vanté d'avoir eu, en quatorze mois, vingt-
deux enfants de quatorze maîtresses différentes;
nous savons que dans une de vos demeures épisco-
pales vous tenez un sérail de religieuses, à l'instar du
saint roi David, et que, seul avec ces filles de Satan,
vous vous livrez à des débordements tels que rien
dans l'histoire païenne ne peut en donner une idée.
« (In nous a instruit i|u'apiès la mort d'une ab])esse
vous avez cassé l'élection canonique de la religieuse
désignée pour lui succéder, afin de donner l'abbaye
à une de vos filles, qui est en même temps une de
vos maîtresses. Enfin, non content de dépouiller les
églises et les couvents, vous osez vendre les charges
et les ordres ecclésiasliques ; vous protégez les vo-
leurs et les assassins, et jamais vous ne paraissez à
l'autel qu'en état d'ivresse!... »
Lyon avait été désigné pour le lieu où devait se
tenir l'assemblée. Grégoire s'y rendit à l'époque
fixée, et-fit l'ouverture des séances, le 7 mars 1274,
dans la cathédrale de Saint-Jean. Des envoyés tar-
tares, des ambassadeurs de toutes les cours d'Euro-
pe, ainsi que l'élite du clergé de France, d'Allema-
gne, d'.-Vngleterre et d'Espagne, assistaient au concile;
un roi même, le souverain d'Aragon, était venu pour
se faire couronner ])ar le pape.
Dans la première session, Grégoire expliqua les
motifs de la convocation d'un si grand nombre de
prélats ; il s'étendit particulièrement sur la nécessité
de publier une nouvelle croisade, d'opérer prompte-
ment la réunion des Églises latine et gre€(pie, et de
réformer les mœurs du clergé d'Occident. Dans la
seconde session, il interpella chaque métropolitain, et
réclama d'eux un dixième de leurs revenus ; ce qu'au-
cun d'eux n'osa refuser. A la troisième session, le roi
d'Aragon supplia le pape de le consacrer, sans exiger
de lui le tribut que son père avait promis à Inno-
cent III; sur le refus du saint-père d'obtempérer à
son désir , il quitta brusquement l'assemblée et re-
tourna dans son royaume.
On s'occupa ensuite de la question d'Orient; les
ambassadeurs de ^lichel Paléologue et le patriarche
grec étaient placés à la droite du trône pontifical ; ils
adressèrent à l'assemblée un long discours dans lequel
ils traitaient les ([uestions du schisme, et s'engageaient
à accepter la foi orthodoxe de l'Êghse romaine, et à
se soumettre au saint-siége. Grégoire fit alors lire
publiquement la lettre de Michel, dans laquelle il était
appelé souverain pontife, pape œcuménique et père
de tous les chrétiens. Enfin le grand logotlièle, Geor-
ges Acropolile, fit au nom de l'empereur son serment
d'abjmation.
Le lendemain, Grégoire décréta une constitution
relative à l'élection des pontifes. Voici la teneur de
cette bulle remarquable : « Après la mort des papes,
nous ordonnons aux cardinaux présents dans la ville
où résidera la cour apostolique d'attendre les absents
pendant dix jours seulement avant de se réunir en
conclave. Ce délai expiré, ils devront s'assembler dans
le palais pontifical, ne gardant auprès d'eux qu'un seul
serviteur, mais non une personne du sexe.
« Nous leur enjoignons de loger tous dans une
grande salle, sans aucune séparation intérieure de
murailles ni de rideaux qui puissent les cacher même
pour satisfaire aux lois de la nature. Cette pièce devra
être close de toutes parts à l'extérieur, afin qu'il soit
impossible à personne d'y pénétrer ou d'en sortir; et
on ne laissera qu'une seule fenêtre ouverte, à quinze
pieds du sol, pour faire passer les vivres. Nous dé-
fendons à toute personne de parleraux cardinaux ou
de leur adresser des messages par écrit pendant la
durée du conclave.
GREGOIRE X
147
« Si après trois jours do délibérations li' pape n'a
point été élu, on ne servira plus aux conclavistes qu'un
seul plat au dîner et un seul au souper ; cinq jours
après, si l'élection n'est pas encore terminée, ou ne
leur donnera plus que du pain modérément, du vin
en petite quantité, et de l'eau à volonté, jusqu'au
moment où le souverain pontife sera enfin proclamé.
« Pendant la durée des élections, tous les traite-
ments des cardinaux seront supprimés, ainsi que les
autres revenus et bénéfices qu'ils re(;oiveut de l'Eglise
ou de la chambre apostolique.
" Ceux qui sortiront du conclave sans cause ajipu-
rente de maladie ne pourront plus y rentrer ; en se-
ront également exclus ceux qui se présenteraient après
l'ouverture des délibérations.
u Lorsi[u'un pape mourra hors de la ville de sa rési-
dence, les cardinaux s'assembleront dans la ville épis-
copale du territoire où il sera décédé, et le conclave
se tiendra dans la maison de l'évêque ou dans une
demeure convenable. Le seigneur ou les magistrats
de la cité feront observer scrupuleusement ce ([ui vient
d'être prescrit, sans ajouter aucune autre mesure de
rigueur, le tout sous peine d'excommunication, d'in-
terdit et de toutes les censures de l'Église.
« Enfin les cardinaux ne feront entre eux ni con-
vention, ni serment, ni engagement, sous peine de
nullité, et ils devront procéder de bonne foi, sans
préjugés, sans passions, à l'élection du pontife. »
Cette constitution électorale souleva une grande
Opposition de la. part des cardinaux; mais toutes leurs
intrigues pour la faire supprimer échouèrent devant
la fermeté inébranlable de Grégoire.
Dans la dernière session du concile , le pape déclara
l'assemblée dissoute, et s'occupa exclusivement de
préparer le succès de la nouvelle croisade et de lever
les obstacles qui retardaient l'exécution de ses projets.
D'abord il écrivit au roi de Castille qu'il reconnaissait
définitivement Rodoljjhe de Habsbourg comme roi
des Romains, et qu'il lui ordonnait de faire abandon
de ses prétentions à la couronne impériale ; ensuite
il adressa un message à Rodolphe pour qu'il eût à se
préparer à la croisade, afin de se rendre digne de re-
cevoir l'investiture de ses mains.
Alphonse de Castille refusa d'obéir, et se rendit
immédiatement à Lyon aujirès du pape, pour lui re-
procher sa perfidie; les menaces comme les promes-
ses ne purent changer la déterminalion de Grégoire,
et le prince fut obligé de retourner dans ses Etats
comme il en était venu. Toutes les divisions ne furent
pa* éteintes pour cela en Allemagne, le roi de Castille
n'en continua pas moins ses relations avec ses par-
tisans, et il se servit même des formules et du sceau
à l'usage des empereurs dans sa correspondance avec
les seigneurs et les prélats de la Germanie.
Grégoire, pour faire cesser le scandale de celte ré-
volte contre son autorité, écrivit au métropolitain de
Séville qu'il eût à sommer le roi, en présence de té-
moins, de se désister de ses prétentions, sous peine
de censures ecclésiastiques. Cette menace eut le ré-
sultat que le saint-père en attendait ; Alphonse re-
nonça à l'empire; et pour le dédommager, il lui per-
mit de prélever sur ses sujets une dîme en argent,
afin de subvenir aux besoins du trésor et aux frais
de la guerre déclarée aux Maures.
Ainsi furent terminées les divisions qui désolaient
l'Allemagne depuis tant d'années.
Le pape se rendit ensuite à Lausanne, où l'atten-
dait Rodolphe de Habsbourg, avec la reine sa femme
et ses enfants; le prince prêta serment d'obédien:e
entre les mains de Grégoire, s'engagea à conserver
tous les biens et tous les droits de l'Eglise romaine;
à lui fournir des secours pour recouvrer les domaines
(jui lui avaient été enlevés, et particulièrement le
royaume de Sicile, que le saint-père voulait repren-
dre à Charles d'Anjou. Il promit de publier un édit
par lequel il laisserait pleine et entière liberté aux
chapitres des Églises de son royaume dans l'élection
des prélats, avec défense à ses officiers de s'emparer
en son nom des biens des ecclésiastiques décédés ou
des prébendes et des évêchés vacants. Il reconnais-
sait la liberté des appellations au saint-siége, et pro-
mettait de n'accepter des Romains ni office ni dignité
qui lui donnât le moindre pouvoir dans la ville sainte
ou sur les vassaux de l'Église romaine. Enfin il )irit
solennellement la croix, et jura qu'il partirait pour
la terre sainte au premier ordre du pape.
Il est remarquable que les chefs de l'Église, de-
puis le onzième siècle, sans exception, aient tous
adopté la même politique, qui était, de montrer un
grand zèle à reconquérir la terre sainte, afin d'all'er-
mir plus sûrement leur autorité temporelle.
La conférence de Lausanne étant terminée, Gré-
goire retourna en Italie, et arriva à Milan le 1 2 no-
vembre 1275. Delà il continua sa route par Florence,
mais sans vouloir entrer dans la cité, sous prétexte
qu'elle était sous le coup d'une interdiction. Cepen-
dant comme l'Arno était enflé par les pluies et ne
pouvait plus être passé à gué, il fut obligé de revenir
sur ses pas pour traverser le fleuve sur un pont ; il
leva alors les censures prononcées contre la ville, et
donna sa bénédiction à tous ceux qui se trouvèrent
sur son passage. Mais dès qu'il se ci-ut hors de dan-
ger, il changea d'attitude et de langage; il se dressa
fièrement sur son cheval ; et étendant les bras dans
la direction de Florence, il lui envoya cet analhème:
( Ville maudite, je te voue à la damnation éternelle,
car c'est pour toi que le Psalmiste a écrit : Retenez-
les, Seigneur, avec le mors et le caveçon. »
Grégoire poursuivit son voyage jusqu'à .\rczzo:
mais là il fut attaqué d'une fièvre violente qui l'em-
porta le 10 janvier 1276. Il fut inhumé dans la liasi-
liquc de Saint-Donal.
Les oT)sèques d'Innocent V à Rome
INNOCENT V
149
Histoire J'Innocent avant son pontifical. — Son élection. — Il rétablit la paix dans l'Italie. — Sa tolérance. — Il lève les censures
prononcées par ses prédécesseurs. — Sa mort.
Innocent V, avant son élection, s'appelait Pierre
de Tarent aise, du lieu de sa naissance, petit village de
la Bourgogne situé sur les bords de l'Isère. Entré fort
jeune dans l'ordre des frères prêcheurs, il était bien-
tôt devenu l'un des plus habiles docteurs de son
ordre ; ses talents l'avaient fait élever au siège ar-
chiépiscopal de Lyon et ensuite à celui d'Oslie.
Onuphre Pavini dit même qu'il avait possédé plu-
sieurs charges importantes, et entre autres celle de
grand pénitencier sous le dernier pontificat.
Dix jours après la mort de Grégoire, les cardinaux
s'enfermèrent en conclave , d'après les règlements
publiés au concile de Lyon, et choisirent pour son
successeur Pierre de Tarentaise.
Le nouveau pape se rendit aussitôt à Rome et se
fil couronner dans la basilique de Saint -Pierre; après
qu à il s'occupa des querelles qui agitaient l'Italie aliu
de les faire cesser. D'abord il envoya deux légats en
Toscane avec les ambassadeurs de Charles d'Anjou,
pour réconcilier les habitants Je Lucques et de Pise;
ensuite il releva les Florentins des censures pronon-
cées contre eux par son prédécesseur.
Enfin son esprit tolérant le porta à envoyer des
notices à Michel Paléologue, pour obtenir la confirma-
tion de l'acte de réunion des Eglises grecque et latine.
Les cardinaux ne furent pas longtemps à s'aper-
cevoir qu'ils avaient fait une faute grave en choisis-
sant un homme simple et tolérant qui ne voulait ([ue
le bien des peuples; aussi s'empressèrent-ils de la
réparer; et suivant l'expression de Bernard Guido:
■< Cette belle fleur se sécha tout à coup. »
Innocent V, mort empoisonné, fut enterré le 17
juin 1276 à Saint-Jean de Latran; Charles, roi de
Sicile, assista à ses funérailles.
Il est vraiment étrange, dans l'histoire de l'Église,
que parmi le petit nombre de papes réellement ver-
tueux (pii ont occiqié le trône de l'Apôlre, on a'eu
comple pas un seul qui ne soit mort après une courte
apparition sur le saint-siége, et presque toujours les
as-sassins ont été des cardinaux ou des moines!
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HISTOIUE DES PAPES
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191'-
PAPK
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Intrigues dans le conclave. — Le cardinal Oltobon de Fiesque tombe malade. — Il est élu pontife. — II révoque la constitution du
conclave établie par Grégoire X. — Incertitudes sur les causes de sa maladie. — Il meurt axant même d'avoir été consacré.
Après la mort d'Innocent Y, les cardinaux se i-as-
semblèrent en conclave, et restèrent enfermés pen-
dant dix-sept jours, sans pouvoir s'accorder sur l'é-
lection d'un nouveau pontil'e.
D'après la constitution de Grégoire, à la cinquième
veille on ne leur donna que du pain. Malgré la sévé-
rité de ce régime, ils auraient sans doute prolongé
bien davantage le conclave, tant les brigues étaient
actives, si OHobon de Fiesque, cardinal-diacre du
titre de Saint-Adrien, ne fût tombé gravement ma-
lade; ils réunirent toutes les voix sur le moribond
et le proclamèrent souverain pontife, à la condition
expresse qu'il révo(juerait la constitution de Grégoire.
Le malade consentit à tout ce qu'on lui demanda, et
fut aussitôt installé dans la chaire pontificale sous le
nom d'Adrien V.
Dès le lendemain, le nouveau pape révoqua la
constitution de Grégoire X sur le conclave, non pour
remplir la promesse qu'il avait faite, puis((ue aux ter-
mes mêmes de la constitution il s'en trouvait dégagé,
mais pour un motif bien plus grave que la religion
du serment. Rainaldus prétend que le saint-père avait
acquis la preuve que les cardinaux l'avaient empoi-
sonné avant de lui donner leurs voix, pour faire ces-
ser leur jeiîne forcé et afin que son règne ne fiit pas
de longue durée.
Adrien, victime de l'ambition sacerdotale compri-
mée par la constitution de Grégoire, voulut prévenir
dans la suite le renouvellement de semblables assas-
sinats, et cassa les règlements du conclave.
L'infortuné pontife connaissait si liien ses meur-
triers, qu'il dit à ses parents, accourus pour lui faire
compliment de son élection : « Mieux vaudrait que
vous fussiez venus avant mon élection ; le cardinal
était en bonne santé, tandis qu'aujourd'hui les con-
clavistes en ont fait un pape moribond. »
Adrien ne fut ni consacré évèque ni même ordonné
prêtre ; il eut le temps néanmoins d'écrire quelques
lettres aux fidèles de la terre sainte pour relever leur
courage, en leur annonçant que les croisés se dispo-
saient à partir pour l'Orient.
Gomme sa maladie devenait de plus en plus grave,
il voulut changer d'air et donna l'ordre de le trans-
porter de Rome à Viterbe ; mais au moment où sa
litière franchissait les portes de cette dernière ville,
il rendit le dernier soupir.
On l'enterra dans l'église des Frères-Mineurs le
18 août 1276. Son tombeau existe encore de nos jours.
■lEA.N XXI
151
Divisions enlre les cardinaux. — Les habitants de Viterbe les contraignent à exécuter la constitution de Grégoire X. — Élection
de Pierre Julien sous le nom de Jean XXI. — Commencements de son pontificat. — Charles d'Anjou fait hommage de ses États
■le Sicile au saint-pcrc. — Jean s'impose comme arbitre entre les rois de France et de Castille. — 11 meurt écrasé par la chute
d'un pan de muraille.
Après la mort d'Adrien V, le saint-siège resta va-
cant pendant vingt-huit jours; enlin les cardinaux se
réunirent dans le palais de \'itorbe, non en conclave,
mais en simple assemblée, pour procéder à la révo-
cation de la constitution de Grégoire. Désespérant de
mettre d'accord les ambitions de leurs collègues, les
plus sages déclarèrent qu'ils étaient résolus à se re-
tirer dans leurs évèchés sans nommer de pontife.
Cette détermination fut bientôt connue dans la ville;
et comme les habitants de Viterbe redoutaient les
suites d'un schisme, ils se rassemblèrent immédia-
tement devant le palais épiscojial et firent entendre
des cris de mort contre les cardinaux.
Cette manifestation était provoquée par les procu-
reurs et par les autres patriciens de la cour de Home,
qui étaient venus à Viterbe pour surveiller l'élection
du pape, et qui, connaissant l'ambition des cardi-
naux, savaient qu'ils apporteraient toujours des ob-
stacles à la promotion d'un pontife tant qu'ils seraient
en liberté. Ils se rendirent donc à la cathédrale, où
les prélats avaient annoncé qu'ils liraient solennelle-
ment la révocation de la constitution de Grégoire X,
et quand le métropolitain et ses assistants se pré-
sentèrent pour la publier, ils se jetèrent sur eu.\, ar-
rachèrent les lettres des mains du patriarche, et le
chassèrent avec sa suite à coups de bâton.
Après cette scène de violence, la foule se porta au
palais épiscopal, et en brisa les portes; ensuite on
s'empara des cardinaux et on les renferma eu con-
clave, pour qu'ils procédassent forcément à l'élection
du pape. Sous l'inspiration de la terreur, bien plus
que sous l'inspiration du iSaint-Esprit, Pierre Julien,
cardinal-évèque de Tusculum, fut proclamé au pre-
mier tour de scrutin, et reçut le nom de Jean XXI,
Ce pontife, suivant quelques chronologistes, est
compté pour le vingtième du nom, le dernier pontife
Jean XIX étant mort en 1033, et l'antipape Jean XX
ne devant point occuper de place dans l'ordre des
chefs de l'Eglise. Suivant d'autres historiens, tous
fougueux partisans de l'Église romaine, il est compté
pour le vingt et unième du nom de Jean, parce qu'ils
rétablissent la papesse Jeanne à son ordre chronolo-
gique, sous la dénomination de Jean ^'III.
Le nouveau pape était originaire de Lisbonne, où
il avait étudié aux quatre facultés, ce qui le faisait
nommer clerc universel, suivant le style de l'époque;
il s'était néanmoins appliqué plus spécialement à l'é-
lude de la médecine, et on lui doit même un très-
mauvais ouvrage sur la thérapeutique, intitule u le
Trésor des pauvres, » qui est encore au Vatican.
Dès qu'il fut consacré, Jean révoqua la constitu-
tion du conclave en publiant une bulle qui est citée
par Uainaldus; en même temps il doima l'ordre d'ar-
rêter les personnes qui avaient fait violence aux car-
dinaux lors de son élection, et les fit comparaître
devant une commission instituée spécialement pour
les juger, déclarant anathémalisés tous ceux qui pro-
testeraient contre la compétence de ce tribunal. En-
\bi
HISTOIRE DES PAPES
jumnoTtijH
Charles d'Anjou, roi de Sicile
suite il écrivit à Charles d'Anjou, que s'il voulait
conserver des relations d'amitié avec le saint-siége,
il eût à lui faire hommage de son royaume aux con-
ditions dictées par le pontife Clément, surtout en ce
qui concernait l'ordre de succession. Le roi de Sicile,
dont l'autorité était encore mal affermie, se rendit en
hâte auprès du saint-père, et vint lui prêter serment
d'hommage lige.
L'année suivante, Jean voulut reprendre le projet
des croisades, interrompu ])ar la mort des derniers
papes; et comme les discussions qui régnaient entre
Philippe le Hardi, roi de France, et Alphonse, roi
de Castille, pouvaient dégénérer en une guerre ter-
rihle et retarder par conséquent l'exécution de ses
desseins, il envoya des légats pour rétablir la con-
corde entre ces princes. Dans le cas où les deux sou-
verains auraient persisté dans leurs divisions, les
délégués du saint-père étaient chargés de leur re-
présenter, que le concile de Lyon ayant ordonné une
paix générale entre tous les peuples de la chrétienté,
sous peine d'excommunication et d'interdit, ils al-
laient être forcés de lancer l'anathème contre leurs
personnes et contre leurs royaumes, s'ils n'acceptaient
immédiatement le pape comme arbitre dans leurs
querelles. Cette menace produisit son effet ; Philippe
et Alphonse se réconcilièrent.
Jean envoya également des ambassadeurs à la cour
de Rodolphe pour réclamer la réalisation des pro-
messes qu'il avait faites relativement à la guerre
sainte; de là, ses légats poussèrent jusqu'à la rési-
dence du kan des Tartares, pour essayer de conver-
tir ces peuples à demi sauvages.
D'autres mandataires de la cour de Rome vinrent
en Hongrie afin de mettre un terme aux guerres ci-
viles qui dépeuplaient ce royaume et privaient le
saint-siége du secours de leurs armées; enfin une
légation envoyée à Gonstantinople fut chargée de
sommer l'empereur grec de confirmer par une appro-
bation solennelle la réunion des deux Églises.
Celui qui avait déployé cette activité prodigieuse,
et qui dans le cours d'une seule année avait mis à
exécution tant de projets, était non le pontife, mais
bien le cardinal Jean Gaétan, qui dirigeait toutes les
affaires du saint siège, Martin Polonais, Henri Stero,
Ptolomœus Luccnsis, Bernard Guy, Platine, Naucler,
et un grand nombre d'autres historiens, s'accordent
à nous représenter Jean XXI comme le pape le plus
nul qui jamais se soit assis sur la chaire apostolique.
Si la nature chez lui n'avait rien fait p:ur l'esprit,
par compensation elle avait prodigieusement déve-
loppé son corps ; aussi, confiant dans la force de sa
constitution, «jui lui promettait une longévité sécu-
laire, se flattait-il de posséder assez longtemps le
trône pontifical pour voir naître et mourir deux gé-
nérations d'hommes. Mais il en arriva autrement;
un jour qu'il visitait le nouveau palais qu'il faisait
construire à Viterbe, un pan de muraille s'écroula
sur lui et l'écrasa. Cet événement eut lieu le 16 mai
1277. Les restes de Jean XXI furent déposés à Saint-
Laurent de Viterbe.
*-^S)i'-
NICOLAS III
153
Élection de Nicolas UI. — Ambassade des Grecs. — Rodolphe cède au pape les droits de l'empire sur l'Italie. — Traité entre Ni-
colas et Charles d'Anjou. — Causes de la haine du pape et du roi de Sicile. — Nicolas défend les tournois. — Querelles entre le
pape et le roi de Hongrie. — Nicolas prépare sourdement les vêpres siciliennes. — Sa mort.
La constitution du conclave ayant été révoqui'e
pour la deuxième fois par Jean XXI, les cardinaux
purent donner carrière à leur ambition ; et six mois
après la mort du dernier pape, la chaire apostolique
était encore vacante. Enfin Jean Gaétan, cardinal-
diacre du titre de Saint-Nicolas, l'emporta sur ses
compétiteurs, et fut élu souverain pontife le 25 no-
vembre 1277, sous le nom de Nicolas III.
Il était Romain de naissance et issu de la famille
des Ursins. De vieilles chroniques rapportent que
dans sa jeunesse on le présenta à saint François
d'Assise, qui prédit que l'enfant serait le soutien des
franciscains et le maître du monde. Jean Gaétan était
bien fait de sa personne, et si modeste et si discret
qu'on l'avait surnommé le Composé. Il avait prisses
premiers grades ecclésiastiques en Angleterre et en
France, dans les églises d'York, de Soissons et de
Laon ; plus tard Innocent IV l'éleva à la dignité de
cardinal, et l'institua protecteur des frères mineurs ;
'enfin, suivant les Pères l'agi et Desponde, il avait
rempli en dernier lieu les terribles fonctions d'ini[ui-
siteur général de la foi.
Après son élection, Nicolas se rendit à Home et se
fit consacrer solennellement dans la ba>ih(jue de
Saint-Pierre. Il reçut dans cette ville les ambassa-
deurs de Michel Paléologue, qui venaient apporler
de la part du patriarche de Conslantino])le et des
autres prélats orientaux une profession de foi sem-
blable à celle du concile de Lyon, et la promesse de
11
soumettre l'Église grecque au saint-siége. On vit en
même temps à Rome, et pour la première fois, des
chrétiens de Géorgie, qui s'annonçaient comme les
ambassadeurs d'Abaka, kan de Perse, et qui ve-
naient offrir le secours d'une armée contre les Sar-
rasins de Syrie. Le pape les accueillit avec distinc-
tion, et leur donna des lettres pour leur maître, en
audience solennelle ; puis il les congédia et les fit
accompagner par cinq frères mineurs, chargés de ca-
téchiser le kan et de lui demander l'autorisation d'en-
seigner l'Evangile à ses peuples.
Ce fait de l'ambassade des Perses est contesté par
des auteurs très-estimés, qui prétendent que cette
comédie avait été imaginée par l'ambitieux Nicolas,
pour frapper l'esprit grossier des rois de l'Occident, et
pour augmenter le prestige de sa domination spiri-
tuelle et temporelle.
Rodolphe de Habsbourg envoya également une
ambassade à Nicolas pour le prier de procéder à son
couronnement, cérémonie qui n'avait ])U encore être
faite à cause du malheur des temps. Le pape répon-
dit (pi'il était prêt à lui donner bolennetlcinent la
couronne impériale, sous la condition (|u'il aban-
donnerait à l'Église tous ses droits sur l'Italie. I e
prince, qui heureusement n'avait point l'ambition de
ses prédécessems, donna aussitôt ses pleins pouvoirs
à Conrad de Tubingc, provincial des frères mineurs
dans la haute Allemagne, pour (pi'il ratiliàt les traités
conclus avec Grégoire .\, et pour qu'il renouvelât sa
108
Ici
HISTOIRE DKS PAPES
reiiolu uiiiiMi l'ii !a\i>ur ili» l'Et^lise roraaino rolative-
iniMit aux liions qui lui avaient M conférés par les
donations des rois et des princes, sans excepter
même les villes de Bologne, d'Imola, de Faenza, de
Forli, deCèsène, de Ravenne. de Rimini et d'Urbin.
qui étiient depuis un grand nombre d'années sous la
domination des empereurs d'Allemagne.
Le même ambassadeur fut chargé de conclure un
traité entre Rodolphe et le roi de Sicile, concernant
la démarcation de certains domaines. Comme le p:ipe
avait une grande influence sur Conrad deTabins:c, il
en profita pour se venger de Cliarlos d'Anjou, qui
avait refusé de donner une de ses nièces en mariage
à l'un de ses neveux, en répondant insolemment à
son délégué : <^ Bien que Nicolas porte la chaussure
rouge, croit-il donc sa famille digne do s'allier à la
nôtre? Ne sait -il pas que sa grandeur tombera avec
lui? >• Cette malencontreuse réponse fut la première
cause des désastres de Charles d'Anjou.
Depuis ce moment le saint-père le poursuivit de
sa haine; d'abord il lui ordonna de renoncer a\i vi-
cariat de l'empire en Toscane et à la dignité de sé-
nateur à Rome ; il l'obligea de s'engager avec Ro-
dolphe à ne jamais rien entreprendre contre l'Alle-
magne sans l'autorisation du saint-siége; enfin il lui
fit signer une constitution qui déclarait les papi's
seuls et légitimes maîtres de Rome, en vertu d'une
donation de Constantin.
Par cet acte, le roi de Sicile et l'empereur d'Alle-
magne reconnaissaient qu'à l'avenir ni empereur, ni
roi, ni prince, ni seigneur titré, ne pourraient être
mis en possession du gouvernement de la ville sainte
à titre de sénateur, de capitaine, de patrice, ou sous
quelque autre dénomination.
L'année suivante, Charles, prince de Salerne, (ils
aîné du roi de Sicile, fit un voyage à la cour de
France pour voir son cousin germain Philippe le
Hardi. Son arrivée donna lieu à des réjouissances et
à des tournois oîi toute la noblesse de France et
d'Allemagne fut conviée. Nicolas, informé de la ré-
ception magnifique qui avait été faite au jeune prince,
s'empressa d'écrire la lettre suivante à son légat le
cardinal de Sainte-Cécile : «' On alfirmeque les tour-
nois sont un exercice utile, et que la noblesse ap-
prend dans ces réunions à s'exercer au maniement
des armes pour la défense de la religion et de la terre
sainte ; cependant les papes nos prédécesseurs en ont
jugé autrement, puisqu'ils les ont proscrits, en refu-
sant la sépulture ecclésiastique à ceux qui mouraient
dans ces luttes condamnables.
<■ Nous voulons donc que vous excommuniiez pu-
bliquement les comtes, les barons, les chevaliers et
les autres seigneurs qui ont pris part aux derniers
tournois célébrés en France, jusqu'au jour où ils con-
fesseront leur faute et imploreront la miséricorde de
1 Eglise. Ce n'est point aux séculiers à juger si ces
exercices sont utiles ou condamnables ; ils doivent
s'en rapporter à la décision du pape, et lui obéir
comme à Dieu. »
A cette époque, frère Bonne-Grâce, nouveau gé-
néral des frères mineurs, s'était rendu à Surien, ré-
sidence d'été du pontife, pour lui demander un pro-
tecteur, comme leur règle l'ordonnait, le priant
d'accepter cette charge pour lui-même, à l'exemple
d'.Ucxandre IV. Le saint-père répondit au moine:
<> 11 n'est rien ipie je fisse plus volontiers, mais les
soins du gouvernement ne me pormot Iraient point
d'apporter l'attention nécessaire au bien de votre
ordre. » Alors le général tonsuré se tourna vers le
neveu du pontife, Mathieu Rosso des Ursins, car-
dinal du titre de Sainte-Marie au Portique: « Et
vous, seigneur, lui dit-il, consentirez-vous à être le
protecteur de nos frères? >i Le cardinal ayant répondu
qu'il acceptait, le pape lira un anneau de son doigt
et le donna à son neveu pour marque de sa nouvelle
charge. « Cet ordre, ajouta- t-il, n'a pas besoin de
votre gouvernement ; il a des supérieurs sages et
éclairés, plus capalilos que vous de le diriger; vous
aurez seulement à le protéger contre ses adversaires,
qui sont puissants et nombreux. »
Nicolas se montra toujours fort attaché à l'ordre
des frères mineurs, et travailla même pendant plu-
sieurs mois avec deux cardinaux, Jérôme d'Ascoli,
évèi[ue de Palestrine, et Bensivenga, prélat d'Albane,
pour former la déclaration de l'institut de leur so-
ciété, qui fut publiée le 14 aoijt 1279.
Pendant le cours de cette année, éclata enHongrie
une révolte des seigneurs contre les prêtres ; ceux-ci
avaient poussé si loin l'esprit de domination, queles
nobles, fatigués de leur tyrannie, avaient pris les
armes pour les chasser; do là des luttes terribles à
la suite desquelles les campagnes avaient été dévas-
tées, les villes ruinées, les églises brûlées et les cou-
vents saccagés. Pour arrêter les conséquences d'une
révolution aussi grave, Nicolas dépêcha en Hongrie
l'évèque Phihppe, auquel il donna en même temps
la légation de la Pologne, de la Dalraatie, de la Croa-
tie, de la Servie, de la Romanie et des pays voisins.
Cet ambassadeur obtint du roi Ladislas III un édil
contre les seigneurs hongrois, dans lequel il recon-
naissait que l'Eglise romaine ayant apporté à son
royaume la lumière de la foi évangélique, il lui de-
vait pleine et entière obéissance ; qu'en conséquence
tous ses sujets devaient exécuter les ordres de la cour
de Rome, comme il le faisait lui-même. En même
temps il convoqua un concile à Bude pour prendre
des mesures sur cette importante question.
Dans l'intervalle rpielques seigneurs ayant fait
comprendre à Ladislas que les prétentions des prê-
tres étaient aussi nuisibles à 1 Etat qu'elles étaient
insultantes pour la dignité royale, le prince se
rendit à leurs observations , et donna aux magis-
trats et aux citoyens de Bude l'ordre de chasser le
légat de leur ville et de refuser des vivres à tous les
piètres qui s'étaient rangés au parti de Rome.
Nicolas, instruit du mauvais succès de cette léga-
tion, fit tous ses efforts pour ramener le roi de Hon-
grie à des sentiments plus favorables ; il employa
même l'intervention de Charles d'.\njou, dont Ladislas
avait épousé la fille, et l'appui de Rodolphe de Habs-
bourg. Dans le même but, il adressa des lettres pa-
thétiques à la reine, aux évêques et aux seigneurs de
Hongrie ; il engagea son légat Philippe à rester dans
lesenvirons de Bude et à employer son énergie pour
subjuguer ce roi rebelle ; enfin, comme rien ne pou-
vait changer les sentiments hostiles de Ladislas, il se
servit des grands moyens, et le menaça de relever ses
sujets des serments qu'ils lui avaient prêtés, de met-
NICOLAS III
15!:.
La moinaiUe au treizième siècle
tre SCS États en interdit, de l'excommunier et de
nommer un autre souverain à sa place. Force fut bien
au roi, qui redoutait les suites de la guerre civile,
de se soumettre au saint-siégc ; le prince lit amende
honorable, rétablit les choses sur l'ancien pied, per-
mit au clergé de rentrer à Bude, et en signe de re-
pentir il fonda dans la ville un hôpital auquel il as-
signa cent marcs d'argent de revenu annuel pris
sur son épargne ; néanmoins il exigea que le légat
Philippe sortit de son royaume et fût exilé en Po-
logne; ce à quoi le pape dût consentir.
Nicolas, doué d'une forte organisation, comptant
sur un long règne, avait formé un plan infernal dont
il poursuivait l'exécution avec une rare persévérance,
et qui devait amener la domination absolue du saint-
siége sur l'Italie, par l'exterioination des Français en
Sicile. Mais Dieu ne lui permit pas de voir cet hor-
rible massacre, qui eut lieu plus tard, et que l'his-
toire nous a conservé sous le nom de '\'è[)res sici-
liennes; il fut frappé d'une apoplexie foudroyante le
22 août 1280, et mourut dans la ville de Surien,
près de Viterbe. Son corps fut transporté à Rome
et inhumé dans la chapelle de Saint-Nicolas, à la
basilique de Saint-Pierre.
La vie du pontife présente une preuve nouvelle de
cette vérité, que le pouvoir suprême pervertit pres-
(jue toujours les plus beaux naturels. Aussi long-
temps qu'il avait été cardinal, Nicolas s'était montré
d'un désintéressement parfait; dès qu'il fut nommé
pape, il devint cupide ; il pilla les églises et les mo-
nastères, mendia de l'argent dans toutes les cours, et
cela pour enrichir sa famille; en sorte que pendant
le peu d'années qu'il gouverna l'Eglise, ses parents,
de pauvres et de gueux qu'ils étaient, se trouvèrent
les plus riches et les plus puissants seigneurs d'Italie.
Lorsque la mort le surprit , il avait même l'inten-
tion de créer un royaume en Lombardie et en Tos-
cane pour ses neveux ; heureusement Dieu, qui est
plus puissant que les pontifes et les rois, vint frap-
per cette tète criminelle et empêcher l'exécution de
ses projets coupables.
Ce fut cette même année que moui'ut le célèbre
Albert le Grand, de l'ordre des frères prêcheurs,
moins connu comme moine que comme magicien. La
prodigieuse diversité de ses connaissances et le goiît
qu'il avait pour les expériences d'alchimie , qu'il ap-
pelle lui-même opérati(jns magiijues, lui firent attri-
buer un pouvoir sinhumain ; ainsi , indépendamment
de l'automate que saint Thomas d'Aquin, son disci-
ple, brisa à coups de bâton, et qui était son ouvrage,
on affirme qu'Albert donna à Guillaume, comte de
Hollande, un banquet miraculeux dans le jardin de
son cloître ; et que , malgré qu'on fût au cœur de
l'hiver, les arbres parurent comme au printemps
couverts de fleurs et de feuilles qui s'évanouirent
comme par enchantement après le repas. Du reste,
le nombre de ses écrits lui assure le titre du jilus
fécond des polygraphes anciens ; ses œuvres forment
vingt et un volumes in-folio: le ju-emier contient des
commentaires sur la Logique d'Aristote; le second,
le cinquième et le sixième , des notes sur la Physi-
que; le troisième et le quatrième, des dissertations
sur la Métaphysique, la Morale et la Politique ; cinq
volumes renferment des commentaires sur l'Ecriture ;
un volume contient des sermons; et les autres, des
coiiiinenlaires sur le prétendu miracle de saint Denis.
156
insTomi: des papes
Divisions enire les cardinaux au sujet ie l'élection du pape. — Révolte à Viterhe. — Esaltation de Simon de Brie. — Viterbe est
mise en inlerJit. — Martin IV est nommé sénateur do Rome. — Micliel Paléologue est e.\communié. — Vêpres siciliennes —
Le pape dépo»e le roi d'Aragon. — Martin fait une donation du royaume d Aragon au comte de Valois. — Echecs du saint-père.
Affaires du royaume de Sicile. — Mort du pape.
Il arriva lors de la mort de Nicolas ce qui déjà
s'était présenté'' sous le règne précédent ; les cardi-
naux réunis à Viterbe pour procéder à l'élection d'un
nouveau chef de l'Église n'ayant pu s'accorder, le
saint-siége resta vacant pendant six mois. Charles
d'.\njou profita de ce conflit d'ambitions pour s'assu-
rer un protecteur dans le nouveau pape , en contri-
buant à son élection ; à cet efl'et, il se rendit à Vi-
terbe et se mêla à toutes les iniriuues. Alors les
cardinaux se partagèrent en deux factions : l'une,
celle des Ursins, avait à sa tête les cardinaux Mat-
thieu Rosso et Jourdain, parents du défunt i)a])e;
l'autre était soutenue par le roi de Sicile et dirigée
par Richard Annibaldi, dont la famille était une des
plus puissantes à Rome.
Pendant la vacance du saint siège, Annilialdi était
parvenu à enlever le gouvernement de Viterbe à
Urso des Ursins. ce qui avait si fort exaspéré les
cardinaux de cette famille, qu'ils traversaient toutes
les élections pour fatiguer leurs collègues, et faire
rendre à Urso le gouvernement de la ville. Enfin
Chnries 'v-oyant qu'il était impossible d'arriver à une
conclusion tant que ses ennemis seraient en liberté,
fit sonner le tocsin d'alarme, réunit tous les citoyens,
et vint assiéger le palais où se tenait le conclave ; les
deux cardinaux des Ursins furent arrachés de leurs
fauteuils et enfermés d'ans une chambre dont on
mura les fenêtres et les portes, en ne laissant .qu'une
seule ouverture pour leur faire passer du pain et de
l'eau. Cette mesure réussit parfaitement; trois jours
après, les autres cardinaux de cette faction deman-
dèrent eux-mêmes un nouveau conclave, et nommè-
rent pontife, avec ou sans l'inspiration du Saint-
Esprit, Simon de Brie, cardinal prêtre du titre de
Sainte-Cécile.
Le nouveau pape était né à' Mont-Pince en Brie;
comme il avait longtemps habité Tours avec le titre
de chanoine et de trésorier de la cathédrale de Saint-
Martin, quelques auteurs italiens ont supposé qu'il
était Tourangeau. Urbain IV, un de ses prédéces-
seurs. Français comme lui, l'avait élevé au cardina-
lat en 1261, et lui avait confié plusieurs légations
dans sa patrie. On prétend que non-seulement il n'a-
vait point ambitionné le pontificat, mais encore qu'il
refusa de revêtir les insignes de sa nouvelle dignité.
Néanmoins il finit par céder aux instances de la fac-
tion du roi Charles, et se fit introniser sous le nom
de Mari in IV.
Dès le lendemain de son élection, A'iterbc fut dé-
clarée en interdit et les habitants excommuniés,
pour avoir exercé des violences contre les deux car-
dinaux Matthieu et Jourdain des Ursins; il lit met-
tre ces prélats en liberté; après quoi il se retira à
Orviette, ne pouvant rentrer dans Rome , qui était,
toujours divisée par les factions des Annibaldi et des
Ursins, et où sa vie n'eût pas été en sûreté.
Pour mettre fin à ces disputes, et surtout pour
hâler son retour dans la ville sainte, Martin chargea
MARTIN IV
157
deux cardinaux, Hatin, évêque d'Ostie, et Godefroi,
diacre du titre de Saint-George au voile d'or, de me-
nacer des foudres ecclésiastiques les deux factions,
et d'ordonner aux citoyens de conférer à lui-même
le gouvernement de Rome avec le titre de sénateur;
ce qui fut exécuté , comme f atteste l'acte suivant :
«L'an 1281, le lundi 10 mars, le peuple romain s'é-
lant assemblé au son des cloches, selon l'usage, de-
vant le Cnpitole, les nobles seigneurs Pierre de
Conte et Gentil des Ursins, sénateurs et électeurs
nommés par le peuple, considérant les vertus de no-
tre saint-père le pape Martin IV et son affection
pour la ville de Rome , espérant cpie par sa sagesse
il pourra rétablir l'ordre et la paix parmi nous, nous
lui avons donné le gouvernement du sénat, de la
cité, ainsi que du territoire de Rome. En outre,
nous lui accordons pleine autorité pour exercer ce
gouvernement par lui ou par d'autres; d'instituer un
ou plusieurs sénateurs, et pour tel temps et avec tel
salaire qu'il lui plaira déterminer. Il pourra égale-
ment disposer des revenus de la ville ou de la com-
munauté du peuple romain ; il pourra réprimer les
rebelles et les factieux par tous les moyens qu'il ju-
gera convenables. Néanmoins le présent acte ne de-
vra ni diminuer ni augmenter les droits du peuple
ou de l'Église romaine, en ce qui concerne les élec-
tions de sénateurs, après la mort du pape Martin, n
Ce décret est une preuve irréfragable que les pon-
tifes ne se regardaient pas à cette époque comme les
souverains de Rome, puisque Martin sollicitait des
citoyens une élection régulière pour avoir le droit de
les gouverner.
Dès que le saint-père eut pris possession du palais
de Latran, il s'occupa de remplir les engagements
qu'il avait contractés envers Charles d'Anjou, relati-
vement à la Sicile et à la Grèce. Les ambassadeurs
de Michel Paléologue s'étant rendus à Rome pour
renouveler le serment d'obédience au saint-siége, et-
Lcs Vêpres siciliennes
15S
HISTOIRE DES PAPES
pour coiuplimcnler Martin sur son élection, celui-ci
refusa de les recevoir, et leur lit signifier, par un des
grands dii:nitaires de l'Eglise, cette sentence d'ex-
coiuiuunicalion qu'il fulminait contre leur maître :
•> Nous déclarons aualhèiue à Michel Paléologue,
iju on nomme empereur des Grecs, et nous délen-
dons aux rois, aux princes, aux seigneurs cl aux au-
tres hommes, de quelque condition qu'ils soient,
ainsi qu'à toutes les villes ou communautés, de faire
avec lui aucune société ou confédération, et de lui
donner aide et conseil , sous peine d'être également
excommuniés et déclarés en interdit. »
Michel, indigné de la conduite du pape, et com-
prenant que les intentions du saint-siége étaient de
lui enlever l'empire d'Orient pour le donner à Phi-
lippe, gendre de Cliarles d'Anjou, prit aussitôt ses
mesures alin de prévenir le coup qui le menaçait.
Par ses soins, des émissaires parcoururent la Sicile,
organisèrent des conspirations, renouèrent les intri-
gues anciennes avec les partisans de Nicolas ; si bien
que d'une extrémité du royaume à l'autre, toutes les
villes et tous les villages étaient devenus deis juntes
actives qui n'attendaient qu'un signal pour agir.
L'àme de la conjuration était Procida, noble citoyen
de Salerne, proscrit depuis la chute de Mainfroi.
Enfin le jour terrible arriva, jour à jamais mémora-
ble, le jour des Vêpres siciliennes ! ! !
Laissons parler ïlézerai sur cette sanglante catas-
trophe : « Jean, seigneur de l'île de Procida, avait
été dépouillé de ses biens par Charles et banni de
Sicile, ce qui avait excité eu lui un tel ressentiment,
qu'il forma le dessein d'introduire le roi d'Aragon,
comme héritier de la maison de Souabe, dans le
royaume de Sicile. Il se trouva secondé dans ses pro-
jets par Nicolas III, qui ne pardonnait pas à Charles
d'avoir refusé sa nièce à l'un de ses neveux. Ces
deux implacables ennemis des Français firent entrer
Michel Paléologue et Pierre d'Aragon dans cette li-
gue; et pour réussir plus facilement à renverser la
puissance de Charles d'Anjou, ils organisèrent dans
chaque ville de la Sicile une conspiration infernale.
L'or, prodigué par le saint-siége, acheta toutes les
consciences, les conjurés étaient prêts, et l'on n'at-
tendait plus qu'un signal pour commencer le mas-
sacre, lorsque Nicolas vint à mourir.
« Martin IV, son successeur, monta sur le saint-
siége avec des sentiments bien diflérents, et se dé-
clara le protecteur de Charles; mais les projets des
conjurés n'en furent point abandonnés pour cela,
l'exécution seulement en fut suspendue. Jean de
Procida, déguisé en moine, se rendit à Constanti-
nople, apprit à Michel qu'il venait d'être excommu-
nié, et le détermina à envoyer ses émissaires en Si-
cile. Le prince lui donna trois cent mille onces d'or
pour Pierre d'Aragon, avec l'autorisation de lever des
troupes dans ses États, afin de hâter l'exécution de
leurs projets. L'infatigable Procida se remit aussitôt
'•n rojte, traveisa la ^léditerranée, et rejoignit Pierre
à Barcelonne, où il était avec sa flotte prêt à mettre
à la voile, sous prétexte daller faire la guerre aux
Sarrasins, mais en réalité pour s'approcher des côtes
de la Sicile sans exciter les soupçons de Charles
d'Anjou. Pierre avait même eu l'adresse, pour mieux
dissimuler ses projets, d'emprunter à Charles vingt
mille écus d'or, et une somme semblable au roi de
France. Ses nombreuses galères prirent en effet le
chemin de Tunis pour favoriser l'entreprise concer-
tée, pendant que Jean de Procida débarquait à Pa-
lerme avec une troupe de hardis aventuriers.
u Quant à Charles, fasciné par une espèce de fata-
lité, il négligeait tous les avis secrets qu'on lui
donnait sur cette conspiration, et ne songeait qu'à
la conquête de Constantinople. Ses préparatifs étant
faits, il voulut commander lui-même sa flotte, et vint
assiéger Michel Paléologue dans sa capitale; mal-
heureusement pour lui, son armée fut battue par les
Grecs, et il se vit contraint de rentrer à Naples.
>i Cette nouvelle parvint bientôt en Sicile , et
augmenta l'audace des conjurés : le jour de Pâques,
30 mars 1282, à l'heure de vêpres, aux premiers sons
des cloches, les Siciliens se ruèrent sur les Français,
les massacrèrent dans les rues, dans les maisons, et
jusqu'aux pieds des autels; les femmes prenaient
aussi leur part de cette boucherie ; on vit même des
pères ouvrir les entrailles de leurs filles pour en ar-
racher les fruits de leurs adultères avec les Français ;
enfin, en moins de deux heures, huit mille victimes
furent égorgées! » Telles furent les épouvantables
conséquences de l'orgueil, de l'ambition d'un prince
et de la vindicte d'un pape !
Charles d'Anjou, échappé au massacre général, se
rendit aussitôt à Rome pour demander au pape jus-
tice de Michel Paléologue et de Pierre d'Aragon,
dont il venait d'apprendre l'arrivée à Palerme, et sur-
tout des Siciliens révoltés. Martin accéda à la de-
mande du prince, renouvela la sentence d'excommu-
nication contre l'empereur grec, et envoya Gérard
Blanchi de Parme, avec le titre de légat, pour me-
nacer les villes siciliennes des foudres de l'Eglise si
elles persistaient dans leur rébellion. Cela fait, Char-
les, avec les débris de sa flotte, vint mettre le siège
devant Messine. Cette ville offrit de capituler pour
éviter les horreurs d'un siège, et sans nul doute son
exemple eût entraîné les autres cités, si l'implacable
tyran eiÀt voulu recevoir les habitants à miséri-
corde ; mais il suivit les conseils de son orgueil
humilié, et répondit aux parlementaires qu'il avait
juré de tirer une vengeance éclatante de Messine,
et d'infliger à la Sicile entière un châtiment si terri-
ble, que jamais aucune de ses villes n'oserait se
révolter à l'avenir.
Or, comme les Siciliens savaient ce qu'était une
vengeance du roi, ils ne songèrent plus qu'à se dé-
fendre ; le désespoir doubla leurs forces, et ils tin-
rent pendant un mois entierles troupes de Charles en
échec. De son côté, Pierre d'Aragon s'occupait à
réunir ses partisans dans le midi de l'île; mais com-
prenant qu'il lui serait impossible de soutenir une
guerre contre les Français, qui, chaque jour, rece-
vaient par mer de nouvelles troupes envoyées par
Philippe le Hardi, il imagina cette ruse singuhère
pour dissoudre l'armée ennemie. Il envoya des hé-
rauts d'armes à Charles pour lui offrir de vider leur
querelle par un combat à outrance, dans lequel ils
seraient assistés chacun de cent champions d'élite.
Charles, imprudent et présomptueux, accepta le défi,
malgré les conseils et les défenses réitérées du pon-
tife. Le jour de la rencontre fut assigné au 1" juil-
MARTIN IV
159
let 1283, et la ville de Bordeaux, qui npparleuait au
roi d'Angleterre Edouard !"■, fut choisie jiour champ
de bataille. Aussitôt les Français IcvèrenI le siège de
Messine, et (Jharles accorda une trêve aux Siciliens
jusqu'à l'issue de son combat avec Pierre.
Le pape Martin, plus clairvoyant que le prince,
avait deviné la politique du roi d'Aragon ; aussi em-
ployait-il tous ses elTorts pour ruiner son parti. Non-
seulement il l'excommunia, mais encore il le dégrada
de la dignité princière et donna tous ses États à l'un
des fds du roi de France, par une bulle ainsi con-
çue : « Philippe le Hardi désignera un de ses fds
auquel notre légat conférera le royaume d'Aragon
pour en prendre possession et pour en jouir pleine-
ment, lui et ses descendants, à perpétuité, à condi-
tion néanmoins qu'ils se reconnaîtront vassaux du
pape, et qu'ils nous payeront chaque année cinr[ cents
petits tournois d'or à titre de cens. »
Pierre d'Aragon méprisa ouvertement les censures
ecclésiastic|ues; les seigneurs, les magistrats, les
évêques, le clergé et même les religieux de ses Etats
imitèrent son exemple.
Enfin arriva le jour assigné pour le combat. Charles
se rendit dans la plaine de Bordeaux, suivi de cent
chevaliers, l'élite de sa noblesse; il entra dans le
champ et y demeura depuis le soleil levant jugqu'iu
soleil couchant. « L'Aragonais, dit Mézerai, n'avait
garde de paraître ; néanmoins, à l'entrée de la nuit, il
se présenta comme le champ était vidé ; il se rendit
à la demeure du sénéchal de Bordeaux, se fit donner
par ce magistrat 'un acte constatant sa présence en
champ clos, et lui laissa ses armes pour servir de té-
moignage ; ensuite il se retira en grande hâte, sous
prétexte qu'il redoutait quelque surprise de la part
du roi Pliilippe de France. >■
Charles d'Anjou, honteux d'avoir été joué par son
ennemi à la face de l'Europe, écri\it aussitôt à Martin
pour qu'il le secondât dans sa vengeance. Le saint-
père, qui avait déjà épuisé contre Pierre d'Aragon
toutes les censures spirituelles, lui déclara une guerre
acharnée, et prêcha encore une croisade contre lui.
Ses missionnaires parcoururent l'Italie, la France,
l'Allemagne, et promirent des indulgences plénières
à tous ceux qui prendraient la croix contre l'Arago-
nais ou qui donneraient de l'argent pour la croisade.
Philippe le Hardi. i[ui avait accepté la donation
que le saint-père lui avait faite du royaume d'Aragon
et de Valence, ainsi (jue du comté de Barcelone, pour
Charles de \'alois, son second fils, se croisa avec jdu-
sieurs seigneurs, et fit de grands préparatifs de guer-
re. Mais dans l'intervalle, Pierre avait prodigieusement
avancé ses affaires : Lauria, son giand amiral, était
venu mettre le siège devant Naples, avait attiré dans
une embuscade le fils du roi de Sicile, Charles H,
surnommé le Boiteux, et après avoir taillé en pièces
les Français, s'était emparé du prince, qu'il avait
emmené prisonnier àPalerme pour y être jugé. Cons-
tance d'Aragon parvint heureusement à empêcher
que les Siciliens ne fissent mourir Charles le Boi-
teux; elle le fit enlevei- de Messine pendant la nuit,
et l'envoya sous bonne garde à son mari.
Charles d'Anjou, ignorant ces événements, arrivait
avec une flotte nombreuse et bien armée, décidé h
accomplir ses projets de vengeance. Lorsqu'il futins-
truit de la défaite de ses troupes et delà captivité de
son fds, la colère qu'il en éprouva fut si violente qu'il
tomba comme frappé de la foudre ; les soins qu'on
lui donna le firent revenir à la vie, mais il en con-
serva des attaques d'épilepsie qui le conduisirent an
tombeau quelques mois après. Tels furent pour ce
prince les résultats déplorables de son usurpation de
la couronne de Sicile et de la haine de Nicolas IIL
CMUi Ifigte fin du roi de Sicile affecta vivement le
saint-père, qui se voyait par là privé d'un protecteur
puissant; il chercha toutefois à nouer de nouvelles
intrigues pour conserver le royaume à Charles II ;
il écrivit en conséquence au légat (jérard : « Nous
avons reçu du roi défunt des lettres patentes pour
régir ses États jusqu'au jour où son fils pourra en
prendre possession. Nous vous ordonnons donc de
prendre toutes les mesures que vous jugerez conve-
nables pour exterminer les rebelles et pour rétablir
l'ordre dans les provinces soulevées contre leur sou-
verain légitime. »
Martin n'eut pas le temps de mettre à exécution
ses projets; le jour de Pâques, 25 mars 1285, après
avoir célébré la messe et pris son premier repas avec
ses chapelains, il s'évanouit; les méilecins appelés
aussitôt déclarèrent que la maladie était sans gravité;
malgré cette décision des hommes de l'art, il était
mort au bout de trois jours. Il fut enterré dans l'église
de Saint-Laurent de Pérouse.
^
16U
HISTOIRE DES PAPES
4^
Election d'Honorius. — Il conlinue la politique Je son prédécesseur. — Actions abominables des croisés en Catalogne. — Absolu-
tion des habitants de Viterbe. — Constitution du pape pour les États de Sicile. — Honorius protège le comte de Valois déclaré
roi d'Aragon par Martin IV. — Excommunication contre la république de Veni:e. — Traité de Charles le Boiteux dé^approuvé
par le pontife. — .Mort d'Honorius.
Quelques jours après la mort de Martin, les car-
dinaux élurent pour le remplacer Jacques Savelli,
cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie en Gosme-
din, et l'iiitronisiTent sous le nom d'Honorius IV.
Le nouveau pape, issu d'une famille noble delà ville
de Rome, avait fait ses études dans l'université de
Paris ; il avait ensuite été reçu chanoine à Chàlons-
sur-Marne; enfin Urbain IV l'avait nommé cardinal.
Honorius était, par suite de ses débauches, atteint
de la goutte aux pieds et aux mains, et cette maladie
l'avait si fortement attar[ué, qu'il ne pouvait célélirer
la messe qu'à l'aide d'instruments très-ingénieuse-
ment exécutés. Après son élection, il se rendit à Rome
pour s'asseoir sur la chaise percée, et le dimanche
suivant il fut sacré et couronné.
Dès le lendemain il reçut les ambassadeurs de Ro-
dolphe de Habsbourg, qui venaient se plaindre de ce
que le pape Martin avait ordonné à ses légats de pré-
lever une dîme sur les diocèses de Trêves, de Verdun
et de Bâle, qui relevaient de l'empire, pour subvenir
aux frais de la croisade contre le royaume d'Aragon;
ils demandaient que cette concession fi'it révoi(uée,
puisque la cause leur était enlièrement indifférente.
Honorius ne voulut point admettre leurs raisons, sous
prétexte que cette guerre étant faite par ordre du saint-
siége contre un ennemi de l'Église, tous les alliés de
Rome devaient en supporter les charges. La dîme
continua d'être prélevée, et au printemps suivant l'ar-
mée française commença ses opérations en Catalogne.
Partout sur leur passage les croisés commirent d'é-
pouvantables dégâts; les campagnes furent dévasti'es,
les villes mises au pillage, les citoyens massacrés jusque
dans les sanctuaires où ils se réfugiaient; les vierges
violées jusque sur les marches des autels. Tous les
couvents de la Catalogne, d'hommes ou de femmes,
furent incendiés; les vases sacrés, les croix, les saints
ciboires profanés dans des scènes de luxure; enfin
les cloches mêmes des églises furent brisées à coups
de marteau, et les débris partagés entre les soldats.
Ces forcenés s'appelaient cependant les vengeurs de
Dieu, et les prêtres, pour exalter leur fanatisme, ra-
massaient des pierres, et les jetant contre les victimes,
criaient aux soldats: «Au nom du pape, tuez ces Ca-
talans, ces .\ragonais, si vous voulez gagner le ciel!»
Exaspérés par tant de maux, les Espagnols prirent
les armes à leur tour, tombèrent sur les Français el
en firent un massacre général. Faute de combattants,
la croisade se trouva tout naturellement terminée, et
Philippe dut renoncer à l'espoir de donner le trône
d'Aragon à son fils. Honorius, du reste, ne s'en in-
quiéta pas autrement; il était occupé pour le moment
à vendre à la ville de N'iterbe l'absoltUion desanathè-
mes qu'elle avait encourus sous le règne de son pré-
décesseur. Le pontife posa pour condition première
que les habitants renverseraient leurs murailles; qu'ils
lui payeraient mille mai es d'or, et qu'ils élèveraient à
leurs frais un hôpital dépendant de celui du Saint-
Esprit, à Rome; en outre, il les priva de toute juri-
IIOÎÎORIUS IV
161
diction, et se iT«erva I;i l'arulti' de piMoéJor comme
il le jugerait convenable contre les citoyens accusés
de sédition. Le saint-père publia éj^alement une cons-
titution pour la Sicile, et supprima plusieurs abus
qui s'étaient introduits dans l'exercice du crouverne-
ment,sous la domination de Charles d'Anjou. Il lança
en même temps une bulle contre ceux des partisans
du roi d'Aiagnn qui refusaient de se soumettre à
Charles le Boiteux.
Peu de mois après ces événements, Pierre d'.\ragon
mourut, laissant le trône de Sicile à Jacques, son
second lils, qui fut aussitôt couronné à Palerrae.
Ce jeune prince avait déjà été excommunié par Ho-
norius, ainsi que sa mère, la reine Constance. Lorsque
le saint-père apprit la nouvelle de son sacre, il l'ex-
communia pour la deuxième fois, et mit en interdit
toutes les villes qui reconnaissaient son autorité. Pro-
fitant ensuite de la division (|ui régnait dans la fa-
mille de Pierre d'Aragon, à cause du testament qui
conférait au fils aîné les États d'Espagne, et ceux de
Sicile à .Jacques, il essaya d'exciter une guerre entre
les deux frères, et réclama la liberté de Charles le
Boiteux.
Alphonse d'Aragon n'osa pas résister ouvertement
au pape, dans la crainte d'une nouvelle croisade ; il
temporisa, et lui adressa des ambassadeurs qui pro-
mirent en son nom de faire justice aux réclamations
de l'Eglise dès qu'il aurait rétabli l'ordre dans son
royaume. Honorius, trop rusé pour ne point voir le
but des démarches de ses ennemis, exigea impérieu-
sement la liberté de Charles II et l'engagement so-
lennel qu'.\lphonse prendrait lesarmes contre Jacques,
sous peine d'encourir les mêmes censures que son
frère. Cette déclaration rompit les négociations; les
ambassadeurs quittèrent Rome aussitôt, et le pape
écrivit à son légat, le cardinal Jean Cholet, qu'il sus-
pendît immédiatement de leurs fonctions tous les
ecclésiastiques qui favorisaient Alphonse d'Aragon ou
qui refusaient de l'excommunier dans leurs diocèses.
Pendant que le pape luttait avec énergie pour Char-
les le Boiteux, celui-ci faisait solliciter Edouard d'An-
gleterre de négocier la paix entre lui et Alphonse,
offrant d'abandonner la Sicile entière et l'archevèelié
de Reggio pour prix de sa liberté ; il s'engageait en
outre à faire approuver le traité par le pape, et à ob-
tenir de la cour de Rome la révocation des censures
prononcées contre le roi défunt, contre la reine Cons-
tance et contre les deux ])rinces Alphonse et Jacques.
Le projet de ce traité fut envoyé immédiatement au
pontife, qui le rejeta comme attentatoire aux droits
de l'Eglise romaine ; il défendit même à Charles de
contracter aucun engagement avec ses ennemis, sous
peine d'être compris dans leur excommunication.
Honorius s'occupa ensuite de lever les censures
d'interdiction prononcées contre la ville de \'enise
.sous le pontificat de Martin, par le légat Bernard,
cardinal de Porto, à l'occasion de son refus d'armer
une flotte contre les Siciliens révoltés. L'envoyé du
saint-père prétendait que le fait seul de la répugnance
des Vénitiens à secourir Charles d'Anjou suffisait
pour les rendre passibles des anathèmes encourus par
les ri'beller;; en conséquence, il les avait excommu-
niés et avait mis leur ^•ille en interdit, ce qui avait
dur^ jusau'à la mort de Martin. Ceux-ci s'étaient
alors décidés à envoyer leurs ambassadeurs au nou-
veau pape, pour lui représenter qu'ils n'avaient jamais
manqué de soumission envers le saint-siége, et qu«
leur refus ayant été dicté par de simples considéra-
tions d'éc{uilé, ils le priaient de ne point maintenir
plus longtemps l'anathème fulminé contre eux. Ho-
norius fit droit à leur demande, et permit à l'évèque
de ^'enise de lever l'interdit, sous la condition tou-
tefois que les habitants ne prendraient aucune part
dans l'a flaire de Sicile au détriment de l'Eglise ro-
maine ou des héritiers du roi Charles.
Cet ordre ne fut pas plutôt donné, que le pape le
révoqua, sur la nouvelle que le doge avait procédé
rigoureusement contre les ciloyens qui s'étaient en-
rôlés pour secourir les Français sans la permission
du conseil des Dix; il écrivit aussitôt une nouvelle
lettre à l'évèque, et lui défendit de lever l'interdit
avant que le chef de la république eût abandonné les
poursuites faites contre ceux qui avaient obéi à son
légat. Le doge et les Dix firent ce que le pape ordon-
nait, et lui députèrent deux frères prêcheurs et deux
frères mineurs pour rendre témoignage de leur sou-
mission à l'Église romaine; et enfin l'interdit qui
couvrait Venise fut levé par l'évèque.
Ce fut le dernier acte d'autorité d'Honorius; il
mourut, le 3 avril 1287, des suites d'une maladie
affreuse causée par ses débauches ; ses restes furent
exposés dans le palais qu'il avait fait bâtir près de la
basilique de Sainte-Sabine à Rome. Il fut enterré à
Saint-Pierre.
Les juifs étaient à cette époque l'objet de l'exé-
cration des peuples d'Allemagne et de France, sans
qu'on puisse expliquer la cause de cette haine univer-
selle ; on les accusait d'égorger des enfants pendant
la semaine sainte, afin de se servir du sang pour des
opérations magiques: différentes chroniques répètent
ces accusations atroces, et nous ont transmis des
histoires de jeunes filles ou de jeunes garçons pen-
dus ou crucifiés ; la plus remarquable de ces lé-
gendes est celle dujeuneVernertué à Vesel, en 1287.
Voici la version ignoble et atroce desBollandistes.
« Verner était un garçon de quatorze ans, né au village
et accoutumé à vivre du travail de ses mains. Il habi-
tait Vesel, et s'était mis au service d'un juif pour por-
ter de la terre dans une cave. Lorsque arriva la se-
maine sainte, son hôtesse lui dit : « Verner, ganle-toi
« des juifs, voilà le vendredi saint, ils te mangeront. »
Celui-ci ré|)liqua : « Je me confie à Dieu et n'ai point
« de craintes. » Cependant, le jeudi de la sainte se-
maine, il se confessa et communia avant de commen-
cer son travail; mais à peine était-il dans la cave,
que les juifs so précipitèrent sur lui, le bâillonnèrent
pour étouffer ses cris, ensuite le suspendirent à un
poteau la tète en bas, pour lui faire rendre l'hostie
qu'il avait reçue Après quoi ils le déchirèrent avec
leurs poignards, lui ouvrirent les veines par tout le
corps, et les pressèrent avec des tenailles pour eu ex-
primer jusqu à la- dernière goutte de sang. »
1Û9
162
HISTOIRE DES PAPES
«v^-
^
7 «^4 Vi,
Mort de sept cardinaui. — Élection du pape Nicolas. — Son histoire avant son pontificat. — Il continua la politique de ses pré-
décesseurs. — Conversion des Tartares. — Charles le Boiteux est mis en liberté. — Il est couronné roi de Sicile. — Les infidèles
font la conquête de la terre sainte. — Nicolas revendique pour son siège le royaume de Hongrie. — Mort du saint-père. —
Vices des ecclésiastiques au treizième siècle.
Après la mort d'Honorius, ce pape que Probus,
évèque deToul, appelait le satrape de l'Antéchrist, les
cardinaux s'assemblèient dans un nouveau palais
qu'il avait fait construire. Mais comme les murs de
cet édifice étaient encore humides, les grandes cha-
leurs de l'été en firent dégager des miasmes pesti-
lentiels qui emportèrent sept des membres du sa-
cré collège ; les autres prélats quittèrent Rome pré-
cipitamment, laissant le cardinal Jérôme d'Ascoli seul
dans ce palais pendant neuf mois que dura la vacance
du saint-siége.
A la fin de l'hiver suivant, les cardinaux se ras-
semblèreut une seconde fois en conclave, et au pre-
mier tour de scrutin ils élurent pape ce même Jérôme,
évèque de Palestrine. Il fut soumis aux cérémonies
ordinaires, et couronné le 25 février 1288, sous le
nom de Nicolas IV. D'après Ciaconius, le pontife
était originaire d'Ascoli, ville de la marche d'Ancône,
et ses parents d'honnêtes et laborieux artisans.
Entré fort jeune dans l'ordre des frères mineurs,
Jérôme s'y distingua par son application à l'étude, et
parvint au grade de docteur en théologie. Saint Bo-
naventure, alors général de l'ordre, le fit minisire
provincial de Dalmatie, d'oii il fut envoyé à Gonslan-
tinople, par le pape Grégoire X, en qualité de nonce.
Dans l'intervalle, la place de g^'né^al de son ordre
étant devenue vacante, il fut promu à cette haute
diernité dans un chapitre tenu à Lyon en 1274; plus
'.ard il obtint encore la légation de France. Le pape
Nicolas III, en récompense de ses services, le nomma
prêtre-cardinal du titre de Sainte-Potentienne ; et en
sa faveur il fit augmenter les traitements que les pré-
lats de France payaient aux légats du saint-siége.
Dans cette circonstance, Jérôme fit preuve d'un
grand désintéressement, il refusa l'augmentation de
ses subsides; et comme le pape, dans l'acte de pro-
motion, l'avait appelé le ci-devant ministre général
des frères mineurs, il se crut déchargé du généraiat,
et ne consentit à reprendre ses fonctions qu'après un
nouvel ordre de la cour de Rome. En dernier lieu, le
ponlife Martin, son prédécesseur, lui avait conféré
î'évêché de Palestrine.
Nicolas IV était le premier pape de l'ordre des
frères mineurs. A peine sur le trône, son caractère
et ses habitudes changèrent comme par enchante-
ment ; de généreux il devint avare ; de lolérant il de-
vint fanatique; avant son élévation il s'était montré
très-attaché à l'Église, depuis il sacrifia même les
intérêts du saint-siége à l'agrandissement de sa fa-
mille, et, ce qu'aucun prêtre n'avait fait avant lui, il
devint le protecteur du parti des Gibelins; les enne-
mis déclarés de Rome; tout cela, il est vrai, secrè-
tement, et tout en se montrant favorablement disposé
pour les Guelfes et pour Charles le Boiteux.
Un mois après son exaltation, le pape créa six car-
dinaux, parmi lesquels se trouva Pierre Colonna, un
de ses parents ([ui était déjà marié. Cette nomination
devint le principe de la grandeur de la famille des
MUOLAS IV
163
(lolduiia, ([Hf iKiiis verrons doiuinei' 1 ll.-ilie sons les
ri'pnrs suivants. Nicolas lei^ut cette année une am-
])ass .de du kan Argoun, souverain de l'Iran, ((ui lui
ann )nçait la nouvelle que plusieurs chefs tartares
avnent embrassé le fhristianisme ; le prince ajoutait
d.-i is sa lettre, que son plus ardent désir était de se
li'.re baptiser lui-même à Jérusalem aussitôt qu'il
aurait arraciié celle ville aux inlidèles. i
Le saint-père, craignant avec juste raison que
cette grande dévotion du kan pour la Palestine ne
couvrit des vues ambitieuses sous le voile de la reli-
gion, lui écrivit (|u'il n'était nullement nécessaire de
dillérer jusqu'à cette éi)0([ue sa conversion, et qu'il
l'engageait à recevoir l'eau rémunératrice avant d'en-
treprendre la conquête de la terre sainte, si sa con-
science était pure. Argoun ne répondit point au pape,
mais il ne donna aucune suite à ses projets, et Jéru-
salem continua à rester au pouvoir des musulmans.
Cbarles le Boiteux ne pouvant supporter plus long-
temps les ennuis de la captivité, résolut de les l'aire
cesser à tout prix et d'acheter sa liberté : par l'en-
tremise d'Edouard d'Angleterre, il lit ofi'rir à .-Mphonse,
et pour la seconde l'ois, de lui abandonner en toute
propriété la ï^icile et l'archevêché de Reggio, et de
lui procurer la paix avec Philippe le Bel et Charles
de Valois. En outre, le prince s'obligea à donner
pour otages trois de ses iils, et <à se constituer pri-
sonnier du roi d'.Vragon, si dans un délai de trois
ans il n'avait pas rempli ses engagements.
Alphonse accéda à ses propositions, mit le prince
en liberté, et envoya des ambassadeurs à Rome pour
justilier sa conduite passée devant le pape. Un con-
sistoire ayant été assemblé pour les écouter, ceux-ci
exposèrent longuement qu'il n'était pas équitable de
rendre leur souverain responsable des actions de son
père ; que longtemps avant la mort du roi Pierre il
avait été mis en possession du royaume d'Aragon ,
et qu'il était injuste de vouloir l'en dépouiller; enfin
ils terminèrent leur harangue en jiroposant au pape
de lui payer un tribut et de mettre les États d'Al-
phonse sous la protection de l'Eglise.
Nicolas leur répondit : « Nous voudrions, seigneurs,
trouver votre maître innocent; malheureusement lui-
même s'attache à nous prouver qu'il est coupable, en
persévérant dans le péché. Ses troupes ne parcou-
lent-elles jias la Sicile? N'a-t-il pas envahi les terres
du roi de Majorque, l'allié du saint-siége? Ne re-
tient-il pas dans ses prisons Charles le Boiteux, et
ne continue-t-il pas à gouverner le rovaume d'Ara-
gon, au mépris de l'excommunication du jiape INIar-
tin? Eh bien! malgré tout, nous sommes prêt à. re-
cevoir votre maître en grâce, s'il vient à se jeter à
nos pieds pour implorer notre miséricorde. »
Lorsque Nicolas se montrait si favorablement dis-
posé ))0ur Alphonse, il croyait encore Charles le Boi-
teux dans sa prison de Barcelone; mais à peine eut-il
appris que son protégé avait obtenu sa liberté, que,
sans même prendre connaissance du traité qui lui
était présenté, il entra dans une colère affreuse, et
déclara qu'il cassait tout ce qui avait été décidé sans
son autorisation.
Quelques mois après, l'hyiiocrite Martin couronna
solennellement Charles II roi de Sicile, et en retour
du serment d'hommage, il lui accorda l'autorisation
de pri'lever sur ses Etals des iliuics peiulant trois
années pour subvenir aux frais d'une guerre contre
Alphonse. Il annula tous les engagements contractés
par ce prince, par Charles de Valois et par Edouard
d'Angleterre, comme ayant été exigés contre les lois
de la morale chrétienne. Enlin il déclara Alphonse
et Jacques excommuniés et indignes de la couronne.
Or, comme un désastre est toujours suivi d'un au-
tre, le saint-pèi'e apprit de l'évèque de Tripoli la
prise de cette ville par les infidèles, et le siège de
Saint-Jean d'Acre par une armée de Sarrasins. Le
prélat était venu lui-même à Rome, tant le danger
était pressant, pour demander vingt galères bien
armées et fournies de toutes les munitions nécessai-
res, afin de tenir la mer pendant une année sur
les côtes de la Syrie; service que l'évèque de Tripoli
offrait de paver très-généreusement. Nicolas s'em-
pressa de faire droit à sa demande , et en moins de
trente jours il avait fait venir les galères de Venise;
toutefois, avant de les mettre à la disposition du pré-
lat, il exigea de lui une forte somme d'argent et
l'engagement de partager le commandement de la
Hotte avec le patriarche de Jérusalem , dont il comp-
tait tirer un nouveau tribut.
En compensation de ce sacrifice, le pape [iromit
de jjubher une croisade pour exciter les chrétiens
d'Occident à passer en Palestine ; ce qu'il exécuta
fidèlement. Mais la fureur des croisades commen(;ait
à s'affaiblir dans l'Occident; malgré les efforts de
Nicolas et de ses légats, aucun prince ne consentit
à se croiser, et la ville de Saint-Jean d'Acre tomba
au pouvoir des musulmans. La prise de cette ville
entraîna la perte de toute la Palestine.
' Ladislas III le Cruel, roi de Hongrie, venait enfin
de recevoir la punition de tous ses forfaits, et avait
été assassiné par un brave Poméranien au milieu de
ses courtisans.- Comme il ne laissait point d'héri-
I tiers, trois compétiteurs se présentèrent pour dispu-
ter sa couronne; Rodolphe de Habsbourg, le plus
redoutable des trois, en prit possession comme d'un
fief de l'empire, et la donna à son fils Albert. Le
pape, furieux que Rodolphe se fût adjugé le royaume
de Hongrie sans son autorisation, le réclama à son
tour pour l'Église romaine, l'héritière de tous les
empires, et menaça le prince des foudres ecclésiasti-
ques, s'il ne lui restituait imméiliatement les États
de Ladislas. Mais la mort ne lui permit pas de
mettre ses menaces à exécution; il s'éteignit con-
sumé de vieillesse le 4 avril 1292, et fut enterré à
Sainte-^Iavie Majeure.
Nicolas possédait une vaste instruction; il aimait
les sciences et les lettres, protégeait les savants, et
prit même une jiart très-active à la fondation de la
célèbre université de Montpellier ; malheureusement
il avait puisé dans l'ordre des frères raineuis cet
esprit d'intolérantisrae qui veut imposer ses croyan-
ces à tout l'univers et qui ne recule devant aucun
moyen de convorsimi.
Sa mémoire doit être signalée à l'exécration des
hommes, parce (|ue le premier il constitua réguliè-
rement des tribunaux d'impiisiteurs dans les villes
de Venise et d'.-Vvignon pour exterminer les héréti-
ques; il augmenta et confirma les privilèges des do-
minicains, (pii étaient en possession de ces affreuse^^
lOi
insTctiUK
Al'Kt>
l'UIvnd du palais papal
fonctions; il leur donna pouvoir d'interpréter leslois
ecclésiastiques à leur guise ; il les autorisa à pour-
suivre les liérétiques par le fer et par le feu, à leur
enlever leurs biens, à les priver de leurs emplois, de
leurs honneurs, de leurs bénéfices, non-seulement
eux, mais encore leurs enfants, leurs fauteurs, leurs
adhérents, et ceux iiui tenaient des emplois, des
honneurs, des bénéfices des seigneurs excommuniés
ou qui les avaient obtenus par leur protection.
Nicolas leur permit en outre de faire abattre les
maisons qui avaient servi aux hérétiques, ainsi que
les maisons adjacentes, et rendit une bulle par la-
quelle il était enjoint aux seigneurs et aux magis-
trats des villes que traversaient les inquisiteurs, de
leur prêter main-forte, de leur obéir en toutes
choses, de procéder contre tous les ecclésiastiques
réguliers, quels qu'ils fussent, malgré leurs privi-
lèges, même contre les abbés, les évoques et les ar-
chevêques qu'ils désigneraient : plaçant ainsi leur
juridiction au-dessus de toutes les autorités, et ne
les faisant dépendre que du siège de Rome.
A l'exemple d'un de ses prédécesseurs, Nicolas
profana les tombeaux de ses ennemis ; il fit déterrer
les cadavies de Jean de Beziers, cordelier, et de
Pierre Cassiodore, soi. disciple, et commanda au
Jjourreau de les brûler sur un bûcher et de jeter les
cendres au vent, parce que ces saints moines avaient
prêché contre lui pendant leur vie.
Enlin, pour terminer l'histoire de son règne, nous
citerons une proclamation que MénarJ, comte de
Tyrol, adressait à ses sujets lorsque le saint-père
cherchait à les pousser à la rébellion. « Donnez aux
évèques votre robe, ils vous voleront votre manteau,
disait le prince ; qui pourrait être assez insensé ou
assez lâche pour souffrir sans se plaindre l'orgueil, le
faste, l'avarice, la perhdie, les débauches, et pour
tout dire, tous les crimes de ces infâmes?
« Les occupations des prêtres sont de faire des
bâtards, de présider à des orgies et d'inventer de nou-
veaux moyens pour extorquer l'argent des peuples.
Eh quoi ! n'est-ce pas assez que le berger tonde la
brebis; faut-il encore (ju'il fégorge?...
«Assez longtemps nous avons été sousle prestige des
cérémonies religieuses ; assez longtemps nos esprits
ont été terrifiés parla crainte d'un enfer qui n'existe
point ; assez longtemps nous avons été foulés aux pieds
des prêtres; relevons -nous donc enfin, et crions :
Moil et extermination à ces ennemis de l'iiuiuanilé ! >'
VACANCE nil SAINT-SIEGE
165
YACAXGE DU SAINT-SIEGE
^^V^.r^YT
T™^
mnnnBisnPTrrafl'
S^f/f^"
Divisions enlre les cardinaux. — Sédition à Rome. — Le conclave se rassemble à Pérouse. — Singulière élection de Pierre
de Mouron. — L'hostie miraculeuse de Saint-Méry.
Après la mort de Nicolas IV, deux factions se for-
mèrent dans le sacré collège pour l'élection du pape;
celle des Guelfes avait à sa tête le cardinal Matthieu
Rosso des Ursins; celle des Gibelins, Jacques Colon-
na, l'eûnerai déclaré de Charles, roi de Sicile. ^Malgré
la haine que se portaient les deux partis, le conclave
s'assembla au palais de Sainte-Marie ]\Iajeure. L'é-
vèque d'Ostie, Latin des Ursins, ouvrit les séances
par un discours rempli de sagesse ; mais il ne fut
point écouté, et dix jours après, les conclavistes se
séparèrent sans nommer de pape ; le mois suivant ils
se réunirent de nouveau au palais de Sainte-Sabine
sûr le mont Avenlin, pour se séparer une seconde
fois; enlin. après plusieurs tentatives d'accommode-
ment inutiles, ils se retirèrent dans leurs terres.
Pendant leur absence eut lieu l'élection des séna-
teurs à Rome, ce qui occasionna une violente sédition.
On se battit dans les rues, on pilla les maisons, on
mit le feu au palais des Guelfes ; et quelques cardi-
naux qui étaient dans la ville sainte ajant voulu se
montrer eiT habits sacerdotaux pour arrêter les dés-
ordres, furent assaillis à coups de pierres et chassés
honteusement. Après plusieurs mois de combats et
de bittes, les sénateurs furent élus et le calme se ré-
tablit. Trois cardinaux revinrent aussitôt s'installer
au palais de Latran pour nommer un pontife; mais
comme ils craignaient (|ue leurs collègues, réfugiés à
Viterbe, ne lissent de leur côté une seconde élec-
tion, ils leur écrivirent en ces termes : « Nous pour-
rions sans votre concours jjrocéder à l'exaltation d'un
pape, puisque vous demeurez hors de Rome ; cepen-
dant nous préferons vous attendre quelques jours
l'our former un conclave plus régulier. Ilàtez donc
votre départ, et réfléchissez qu'il est urgent de metti e
un terme à la vacance du saint-siége. »
Cette déclaration fit craindre un schisme , car si
d'une part les trois cardinaux qui étaient à Rome
avaient le droit d'élire un pape, à cause du privilège
du Ueu, les autres de leur côté pouvaient prétendre
aux mêmes droits en raison de leur nombre. Les plus
habiles jurisconsultes furent consultés à cet égard, et
le résultat de leur délibération fut que les cardinaux
étaient tenus de se réunir tous à Pérouse, pour mettre
fin aux déplorables divisions qui avaient privé la chré-
tienté d'un chef suprême pendant vingt-sept mois.
Dans ce nouveau conclave, les intrigues recom-
mencèrent avec la même ardeur que dans les précé-
dentes réunions, et menaçaient de prolonger la va-
cance du saint-siége, lorsque heureusement un inci-
dent tout à fait étranger aux élections suspendit les
disputes : le frère du cardinal Napoléon de Saint-Marc
s'étant tué en tombant de cheval, ce prélat demanda à
quitter le conclave pour rendre les derniers devoirs à
son frère. Jean Rouccamace, évêque de Tuscuhim,
profita de cette circonstance pour rappeler aux mem-
bres du sacré collège que la mort pouvait bientôt les
frajiper à leur tour, et que Jésus-Ciirist était apparu
à un saint liuninie nommé Pierre de Mouron, auquel
il avait révélé iju'il les ferait tous inoiuir avant (jualre
mois, s'ils ne s'empressaient de terminer le conclave.
Sous l'inspiration de cette singulière prophétie, un
d'eux proposa Pierie de Mouron lui-même comme
pape; cet avis prévalut sur tous les autres, et le pieux
anachorète fut aussitôt proclamé chef de l'Eglise,
sous le nom de Célestin V.
Nous ne devons point passer sous silence le fd-
166
lUSTOiuK ni:s l'.vi'KS
Scènes grotesques à Rome, ù l'occa^inn de la nomiiialioH du |>ape
Mieux miracle que Jean Milan! rapporte à cette épo-
que dans sa Chroniijue, et qui mit en émoi toute l;i
chrétienté. Le fait eut lieu en P^ance et clans la ville
de Paris. « Une pauvre femme, dit la légende, avait
emprunté trente sous à un juif, et lui avait donné
comme gage de sa dette sa meilleure rnbe. La lête
de Pâques étant proche, la femme vint trouver le
juif, le pria de lui prêter son vêtement pour un seul
jour, afin qu'elle put se présenter décemment à la
table de la communion. D'abord l'usurier refusa, et
ne s'adoucit ensuite que sous la promesse qu'elle fit
de lui apporter l'hostie consacrée que le prêtre de-
vait lui remettre. La malheureuse ayant en effet reçu
1 Eucharistie à Saint-Méry, sa paroisse, elle conserva
l'hostie dans son livre de prières et la remit au juif.
Ce mécréant plaça le corps de notre Seigneur sur un
coffre et le coupa avec un canif ; aussitôt le sang jaillit
de chacune des coujnires. Au lieu d être louché de ce
prodige, sa rage s'en accrut, il perça l'hostie avec
des clous ; le sang coula avec encore plus d'abon-
dance; il la jeta dans le feu, mais immédiatement
elle sortit du foyer et voltigea par la chambre; enfin
il la ramassa et la plongea dans une chaudière d'eau
bouillante; aussitôt l'eau fut changée en sang, et
l'hostie, s'éievant au-dessus de la chaudière, prit la
forme Je Jésus-Christ lui-même attaché sur la croix.
La femme et l'enfant du juif, qui avaient été témoins
de ce miracle, se jetèrent àgenoux pour adorer Dieu.
« En ce moment un grand mouvement avait lieu
dans la rue des BlUettes; le jeune fils de l'usurier
vint sur la porte par curiosité, et vit quantité de gens
qui se rendaient à l'église de Sainte-Croix de la Bre-
tonnerie pour entendre l'office divin. — Où allez-
vous? demanda l'enfant à ceux qui étaient les plus
proches de lui. — Nous allons adorer notre Dieu, ré-
pli((uèrent ceux-ci. — Oh bien, c'est peine perdue,
ajouta lu petit juif ; mon père vient de le tuer.
« Une femme, surprise de ces paroles, pénétra
dans la bouti([ue et trouva une hostie surnageant dans
une chaudière; elle la prit dans une cuillère et la porta
au curé de Saint-Jean en Grève, à qui elle rapporta
les paroles du jeune israélite. A son tour le prêtre en
renilit compteàSiraon de Bally, évèque de Paris : lejuif
et toute sa famille furent appliqués à la question et
avouèrent le crime. Depuis cette aventure, l'hostie
miraculeuse fut conservée à Saint-Jean en Grève, et
Renier Flaming, bourgeois de Paris, fit élever une
chapelle sur l'emplacement de la maison du juif qu'il
donna ensuite aux frères hospitaliers de la Charité
Notre-Dame. » Conte absurde, bille^vesée catholique I
CELESTIX V
107
Histoire de Pierre de Mouron avant son pontificat. — Les cardinaux veulent le retenir de force dans Pérouse. — Sacre de Célestin.
— Nouvelle promotion de cardinaux. — Le saint-père accorde de grands avantages au roi Charles. — Artifices et fourberie du
cardinal Gaétan puur arrivera la papauté. — Imbécillité de Célestin; il abdique.
Pierre de Mouron était né en 1215 au diocèse d'I-
sernia, dans la province de la Pouille. Son père s'ap-
pelait Angelier et sa mère Marie ; tous deu.\ étaient
de pauvres cultivateurs; ils avaient eu douze (ils, et
Pierre, qui était le onzième, fut le seul qui se voua
au service de Dieu. Dès sa plus tendre enfance il
manifesta un goiit si prononcé pour la prière et le
recueillement, que sa mère se détermina à lui faire
apprendre à lire et à lui donner même (|uelque teinte
des saintes Écritures. Parvenu à l'âge d'homme ,
Pierre se retira dans un ermitage situé sur le pen-
chant d'une montagne voisine du château de Sangre;
plus tard, ne trouvant pas cet asile assez solitaire, il
gravit le sommet des rochers qui couronnaient la
crête des monts, et se creusa une celltdc (jui était
plutôt un véritahle tt-rrier , car elle était, si étroite,
i[u'à peine pouvait-il s'y tenir dehout ou s'étendre
pour se coucher.
11 demeura trois ans dans cette grotte, vivant des
tiumûnes des paysans qui venaient solliciter le se-
cours de ses prières. Comme un grand nombre de
personnes pieuses l'engageaient à se faire ordonner
prêtre, il se rendit à Rome, où, malgré son ignorance,
il reçut les ordres. Après quoi il vint au nioiil de
Mouron, près de Sulmone, ville épiscopale de l'A-
bruzze ultérieure, où il passa cinq années dans une
caverne. Il fut encore obligé d'abandonner cette de-
tneure, parce que les cultivateurs défrichaient les
bois qui couvraient les flancs de la montagne. Il se
retira alors sur un autre coteau appelé le coteau de
Magelle , qui avait une grotte très-spacieuse ; il fit
élever un autel dans cette retraite, et l'habita avec
plusieurs anachorètes ses disciples.
Pierre de Mouron passait des semaines entières
dans le jeune et dans les macérations; ce qui lui oc-
casionnait des lièvres extatiques et des accès de fo-
lie , pendant lesquels il était privé du sens de Fouie
et de la vue. Les frères qui se trouvaient autour de
lui prenaient ces extases pour des révélations, et re-
gardaient comme des prophéties les paroles incohé-
rentes qu'il prononçait ))endant ces étranges hallu-
cinations. L'ignorance venant en aide àIasu|)crstition,
l'anachorète avait ac(juis une réputation de sainteté
dans toute l'Italie, et un grand nombre de pèlerins
venaient faire leurs dévotions au mont de flagelle
pour demander. à Pierre sa bénédiction. L'aftluence
des visiteurs devint même si considérable, que les
frères se décidèrent à utiliser les présents tpii leur
étaient offerts, et sollicitèrent du pape Urljain IV
l'autorisation de fonder un monastère et de vivre eu
cuinnmnauté sous la règle de saint Benoît ; ce qui
leur fut accordé.
Uuant à Pierre, bien loin d'apporter quelque adou-
cissement il son genre de vie, il redoubla d'austéri-
tés, se fit murer dans sa cellule, et ne laissa (ju'un
guichet qu'il ouvrait une fois par jour pour recevoir
16S
HISTOIRE DES PAPES
du pain et ilo l'oau on (-.ivl petite quautilt-. Les ili-
luaiic-lies t't les jours de grandes fêtes , la seule ré-
création qu'il se permît était d'ouvrir une seconde
fois son guichet pour célébrer la messe, afin que le
frère qui la servait put dire les répons de l'ol'lice.
II couchait sur la terre humide, sans paille ni foin,
avec une pierre pour oreiller; il portait une ceinture
de chaînes de fer et une cotte de mailles pour che-
mise. Enfin la légende ajoute qu'il s'exiialail de sa
cellule et de son corps une odeur tellement infecte,
que personne ne pouvait approcher sans en être suf-
foqué. Tel était l'homme que les cardinaux venaient
d'élever à la papauté.
L'élection ayant été régulièrement faite, les cardi-
naux députèrent cinq d'entre eux au couvent de
Pierre de Mouron. .Vrrivés à Sulmone, les ambassa-
deurs gravirent la montagne par un chemin très-
rude, et se présentèrent à la cellule du reclus, qui
avait ouvert son guichet pour les entendre; là ils
virent au fond de ce tombeau vivant, à la lueur d'une
lampe fumeuse, un vieillard d'environ soixante-douze
ans, hâve, exténué par les jeûnes, la liarbe hérissée,
les yeux enflammés et remplis de larmes; ils se dé-
couvrirent devant lui et se prosternèrent le visage
contre terre. Après une courte prière ils se relevè-
rent, et l'archevêque de Lyon porta la parole au nom
de tous, il annonça à Pierre qu'il avait été élu sou-
verain pontife par la volonté de Dieu, pour faire ces-
ser les troubles qui désolaient l'Église.
A cette nouvelle aussi extraordinaire qu'inatten-
due, le pauvre fanatique ré[)andit des larmes abon-
dantes, et demanda qu'on lui permît de se recueillir
avant de donner une réponse; il prit le décret qui
lui conférait la papauté, et referma le guichet de sa
cellule. Trois heures après, on l'entendit crier : « J'ac-
cepte le pontificat! " Aussitôt on démolit sa prison,
et les cardinaux vinrent lui baiser les pieds.
Cette étrange nomination excita la curiosité géné-
rale; de tous côtés on accourut pour voir le nouveau
pape; cardinaux, évêques, nobles, princes et rois,
tous se rendirent au mont de Mouron; Charles le
Boiteux et son iils voulurent même tenir les brides
de l'àne sur lequel monta Pierre lorsqu'd se rendit à
la ville d'.\([uila.
Le nouveau pape, quoique fort ignorant, avait une
âme simple et bonne; néanmoins il se montra d'une
extrême méfiance envers les cardinaux et le clergé
séculier, et ne donna sa confiance qu'au roi Charles
et à quelques jurisconsultes qu'il avait pris en grande
affection. Il choisit même un laïque pour secrétaire,
au grand scandale des prêtres, qui censurèrent for-
tement cette innovation, et il nomma à un grand
nombre de charges ecclésiastiques des religieux de
l'Abruzze, de préférence aux prêtres romains. En-
suite il envoya aux cardinaux l'ordre de se rendre
dans la ville d'Aquila, où il voulait établir provisoi-
rement sa résidence, ne pouvant faire le voyage de
Pérouse pendant les chaleurs de l'été, à cause de ses
infirmités.
Ceux-ci, mécontents de cette mesure, lui répon-
dirent « qu'il était impossible de déplacer la cour
sans des frais considérables ; que d'ailleurs une dé-
marche semblable établissait un mauvais précédent,
attendu que si jamais on élisait un pape en pays
étranger, on alléguerait cet exemple pour enlever !a
résidence de Rome aux pontifes. Ils lui citaient le
pape Martin IV, qui avait préféré la captivité à la
honte de se retirer dans la Pouille. Quant à votre
excuse sur la difliculté de voyager au mois d'août
avec vos infirmités, ne pouvez-vous donc, ajoutaient-
ils, faire en litière une course de vingt lieues? »
Pierre de Mouron ne se laissa pas intluenoer par
leurs raisonnements, et à l'instigation du roi Charles,
il déclara aux cardinaux qu'il était résolu à habiter
la ville d'Aquila et à s'y faire consacrer. En effet, il
chargea Hugues Séguin, qu'il venait d'élever au siège
d'Ostie, vacant par la mort récente du cardinal La-
tin des Ursins, de tout disposer pour la cérémonie.
Au jour fixé pour le sacio, lui-même se revêtit des
ornements pontificaux, et se fit couronner de la mi-
tre ornée d'or et de pierreries par le cardinal Napo-
léon ; ensuite il s'assit sur la chaise percée, et les
rois, les évêques, les cardinaux et le clergé lui prê-
tèrent serment d'obéissanci^ en lui baisant les pieds.
Le lendemain il célébra la messe et prit le nom de
Célestin ^' ; après la cérémonie il monta sur une es-
trade dressée sur le parvis de l'église, et donna sa
bénédiction au peuple.
Célestin était rempli de sens et de modestie, il
parlait peu et toujours en italien, ne connaissant
point la langue latine. .lamais il ne prenait conseil
des cardinaux, qu'il appelait les ennemis de la foi et
les sangsues des chrétiens. Un seul passage de la
lettre synodale qu'il écrivit le jour de son installa-
tion suffit pour faire connaîlie l'humilité de son es-
prit et la charité de son àme.
« Depuis un demi-siècle , écrivait-il aux évêques,
nous avions renoncé à tous les soins des affaires du
monde pour nous vouer entièrement à Dieu ; aussi à
la nouvelle de notre élévation au pontificat nous avons
été épouvanté de la grandeur de cette dignité. Nous
avons courbé notre front dans la poussière, comme
écrasé sous la charge que le Christ venait de poser
sur nous, suppliant ce divin maître d'envoyer à notre
intelligence la lumière qu'il fit descendre sur ses apô-
tres, afin de fortifier notre cœur contre le danger du
pouvoir et des honneurs. Après une prière fervente,
nous nous sommes relevé avec la résolution de réta-
bhr la pratique de la morale évangélique dans l'É-
glise, en confiant l'administration de ses biens tem-
porels aux séculiers capables de les administrer, et
le salut des fidèles à des prélats vraiment dignes
d'être les ministres d'un Dieu de paix et de charité.
« Nous consacrerons toutes nos veilles à accom-
plir cette mission sainte ; mais si nos efforts ne peu-
vent détruire les vices de la cour de Rome, si malgré
notre persévérance et notre fermeté nous voyons l'im-
possibilité de chasser hors du sanctuaire l'ambition,
l'avarice, la débauche et le crime, nous jetterons à
nos pieds la couronne mondaine des papes, pour re-
tourner dans notre solitude pleurer sur les malheurs
des peuples. »
Il s'informa en effet très-scrupuleusement des prê-
tres que le peuple italien reconnaissait comme véri-
taijlement dignes de vénération ; il s'en trouva seu-
lement douze, dont sept Français et cinq Italiens ; il
les nomma immédiatement cardinaux, au grand scan-
dale des anciens prélats qui composaient la cour du
CELES'I'IX \'
109
pape diilunt. Il renouvela les décrets
ilii conclave publiés par Grégoire X,
et ordonna qu'ils seraient exécutés
dans toute leur rigueur, lorsque le
saint -siège viendrait à vaquer soil
par la mort du pape, soit par sa
renonciation au ponlilicat. Celte me-
sure jirudente acheva d'indisjioser
les membres du sacré collège con-
tre Gélestin, et leur haine devint
plus violente encore lorsque le
saint-père eut déclaré qu'il voulait
établir sa résidence à Xaples, ca-
pitale des Etats de Charles le Boi-
teux. Une conjuration se forma contie
lui pour le renverser du trône, et
l'ambitieux cardinal Benoît Gaétan
se mit à la tête des conspirateurs.
^'oici la ruse qu'il imagina pour
déterminer Céleslin à quitter le
pontificat. Ayant élé prévenu par un
camérier que le pape se renfermait
souvent dans une chapelle secrète
pour se livrer au jeûne et à la prière,
comme il faisait dans sa cellule du
raont de Mouron, le cardinal lit per-
cer les murailles derrière la place
occupée par un Christ, et intro-
duisit dans l'ouverture un porte-
voix qui communiquait avec une
chambre de l'étage supérieur; alors,
pendant le silence de la nuit, lorsque
le pontife se retirait dans sa cha-
pelle pour prier, il lui criait d'une
voix terrible: « Gélestin, Gélestin, re-
jette le fardeau de la papauté ; c'est
une charge au-dessus de tes forces ! »
Comme le saint-père voyait que,
malgré ses efforts, les désordres du
clergé s'accroissaient , son imagi-
nation, déjà très -affaiblie, prit cet
avertissement pour un ordie du
ciel, et il promit à Dieu de retour-
ner dans son ermitage. Néanmoins
il hésitait encore, craignant d'avoir
été sous le prestige du démon ,
ne sachant pas s'il lui était possible
de renoncer canoni(j\iement à sa
dignité, et n'osant consulter person-
ne à ce sujet. Plusieurs semaines
se passèrent dans celte perplexité
d'esprit ; enfin, un soir la voix s'étani
fait entendre plus mena(,ante que les
nuits précédentes, Gélestin s'écria
en pleurant : « On prétend, mon
Dieu, que j'ai tout pouvoir dans ce
monde sur les âmes, pourquoi donc
ne puis -je assurer le salut de la
mienne et me di'charger du poids de
ma dignité pour mon repos? Si-i-
gneur, ne savez-vous pas que vnii-
me demandez l'impossible, et ne
m'avez-vous donc élevé si haut tjue
pour me précipiter dnn« l'alMine?
II
llU
170
IIISTOIUK ])KS l'APES
■■ D'apics los iua.\imes dos papos, je peux loiil cl
je suis infaillible; oorainont se fail-il que de tous
fdtos des plaintes s'élèvent contre moi? Ne suis-je
pas obligé de reconnaître inoiTmèrae l'iuipossibilité
d'empêcher l'inconduife, la débauche, les exactions
et les divisions de mes ecclésiastirpies? Ne vaudrait-
il pas mieux repousser la tiare du pied et i'uir celte
Habylone impure, qu'on appelle lE^dise, afin de me
vouer comme autrefois entirienient à vous, Seigneur,
dans une solitude inaccessible? M'avez-vous donc
condamné à porter cette croix jusqu'à ma dernière
heure T >->^taètan répondit par son porte-voix : « Ab-
dique la papauté, Géiestin, abdique la papauté! »
Cinq jours après, Pierre de Mouron lit venir dans
son palais quelques cardinaux ; il leur rappela com-
ment il avait passé sa vie dans le repos et dans la
pauvreté; comment il avait été arraché à cette vie
contemplative qui lui avait mérité la protection du
Seigneur; et il ajouta en versant d'abondantes lar-
mes : « Mon grand âge, mes manières rustiques, la
simplicité de mon langage et de mes mœurs, l'igno-
rance de mon esprit et mon peu d'expérience des
intrigues ecclésiastiques , me font craindre de tom-
ber dans un abîme. Je crois qu'il m'est impossible
d'éviter la damnation éternelle si je reste pape, et je
viens vous demander l'autorisation de céder cette
dignité à un plus digne que moi. »
Les cardinaux feignirent d'éprouver une grande
répugnance à donner une réponse , et conseillèrent
au pontife d'ordonner des processions et des prièies
publiques afin d'obtenir que Dieu lui manifestât sa
volonté pour le plus grand bien de l'Église.
Mais les moines célestins ne furent pas plutôt
instruits du dessein de leur fondateur d'abdiquer la
tiare, qu'ils en répandirent la nouvelle, et se mettant
à la tête des Napolitains, accoururent en foule au
palais pontifical, en brisèrent les portes, et pénétrant
jusqu'à la cellule du saint-père, s'agenouillèrent de-
vant lui, et le supplièrent de garder la tiare, le glo-
rifiant comme le seul prêtre qui se fût montré digne
d'être appelé le Père des fidèles depuis l'apôtre Pierre.
Le roi de Sicile, les évêques, les cardinaux, les sei-
gneurs, les religieux, tout le clergé, vinrent proces-
«iontuOlerncnt 1p supplier di' ne point iiluliquer.
iK'vant une démonstration aussi générale, Céleslin
sentait sa résolution s'ébranlei', il gardait le silence,
et ne répondait que par ses larmes aux témoignages
d'amour de tout ce peuple. Enfin, il s'avança vers une
fenêtre et donna sa bénédiction à la foule qui se
pressait dan« la cour du palais. Chacun espéra que
le saint père avait abandonné ses pensées d'abdica-
tion; mais la voix mystérieuse de la cliH])elle recom-
mença ses lugubres avertissements, et le saint-père
se détermina à lui obéir. Le jour deJa tète de sainle
Luce, il parut dans le consistoire des cardinaux, la
tiare au front et revêtu de la chape d'écarlate; lors-
que tous les membres du sacré collège eurent pris
place, il se leva, et déronlani un papier qu'il tenait
à la main, il en lit la lecture : >< Moi, Célestin, cin-
quième du nom, je déclare qu'il m'est impossible de
faire mon salut sur le trône de saint Pierre. Désirant
donc mener une meilleure vie et retrouver le repos
et la consolation de mon existence passée, je renonce
à la souveraine dignité de l'Eglise, dont mes prédé-
cesseurs ont fait un métier. Je me reconnais inca-
pable d'exercer les fonctions pontificales, et je donne
dès à présent au sacré collège la pleine et entière
faculté d'élire un chef pour le gouverner. » Un des
cardinaux, Matthieu Rosso, représenta alors au saint-
père que son abdication ne pouvait être régulière s'il
ne donnait préalablement, une constitution portant
expressément que les pontifes pouvaient renoncer à
leur dignité et que les cardinaux avaient le droit
d'accepter leur renonciation. Célestin remplit à l'in-
stant même cette formalité , et ordonna que cette
constitution serait insérée dans les décrétales ; il
quitta ensuite la séance, pour ne point gêner les dé-
libérations.
Bt'noît Cjaétan fit approuver immédiatement la re-
nonciation du pape. Une heure après, l'assemblée
envoya prévenir Célestin qu'il était libre ; alors le
saint -père, redevenu Pierre de Mouron, quitta les
ornements pontificaux, reprit sa cotte de mailles, ses
chaînes de fer et son froc d'ermite; il fit une der-
nière prière devant le Clirist miraculeux de sa cha-
pelle, et se dirigea nu-pieds vers sa retraite du mont
de Mouron. Ainsi finir le règne de ce simple et
i)ieux anachorète.
bONlFACE VIII
171
-,^Î^M^*'
Le cardinal Gaëtan se fait élire pape. — Son histoire avant son pontificat. — II établit sa cour à Rome. — Ses rigueurs envers le
malheureux Célestin. — 11 le fait enfermer dans un horrible cachot, et le condamne a mourir de faim. — Boniface soulève contrit
lui la haine universelle. — Il se pose comme l'arbitre de la destinée des royaumes. — Affaires de France. — Le pape fait dej
menaces terribles à Philippe le Bel. — Querelles du pontife avec les Colonna. — 11 prêche une croisade contre ses ennemis. —
Philippe se venge de Boniface. — Institution du jubilé. — Bulle du pape contre Piiilippc. — Le roi fait brûler la bulle de Bo-
nifaoe. — Le pape revendique le royaume de Pologne. — Il poursuit les héréli'|ues. — Il excommunie Philippe le Bel. — Il re-
connaît Albert roi des Romains, nomme Frédéric roi de Sicile, et déclare Charobert roi de Hongrie. — Poursuites du roi de
France contre lo pape. — Boniface se sauve de Home. — Le pape, surpris par les Français dans la ville d'Anagni, est fiappé
violemment par Sciarra Colonna. — Les habitants d'Anagni délivrent le pape. — 11 retourne à Kome. — .Sa mort. — Impiétés
de ce pontife. — Légende sur le miracle de Notre-Dame do Lorctle.
Après la retraite de Célestin, les cardinaux atten-
dirent dix jouis entiers avant de se réunir, afin
i|ue Benoit Gai.'tan eiit le temps du terminer ses inar-
cjiés et de s'assurer la majorité dans le sacré collège.
Enfin le conclave s'élant formé dans le palais du roi
Gliarles, le cardinal Gaétan fut élu souverain pontife
sous le nom de Boniface VIII.
Benoit Gaétan était orit;inaire de la ville d'Anagni,
et son père, appelé Leufroi, descendait de l'illustre
famille des Gaétan. Dès sa jeunesse, Benoit, destiné
à l'état ecclésiastique, s'était appliqué à l'étude du
droit canon ; lorsqu'il eut obtenu le j,'rade de docteur,
ses parents l'envoyèrent à Paris, où il fut nommé
chanoine de la cathédrale ; il revint ensuite à Home,
et son éloquence ainsi que la souplesse de son espril
■ le firent distinguer du pape, qui l'éleva au grade d'a-
vocat consistorial et de nutaire pontifical; Martin IX
le fit cardinal du titre dj Saint-Sylvestre et Saint-
Martin, et Nicolas I\' le combla d'honneurs et lui
confia plusieurs légations importantes.
Giaconius s'exprime ainsi en parlant de Gaétan .
<> Ce cardinal avait un grand fonds d'iniquités, de
fourljeries, d'audace et de cruauté; en outre, une am-
bition démesurée et une avarice insatiable. <> D'après
ce'portrait, on peut prévoir quels durent être les
malheurs de son règne !
Aussitôt que Boniface eut été proclamé souverain
pontife, il quitta Naples et prit la roule de Rome eu
passant par Anagni, où les habitants lui firent une
réception magnifique, et oij il trouva une députation
de la noblesse romaine (juiétaitvenuo à sa rencontre
pour lui décerner le titre de sénateur. Deux jours
après, le saint-père continua son chemin et lit son
entrée dans la ville sainte, au milieu d'un concours
immense dépeuple. Toutes les rues et les places pu-
bli(|ues étaient jonchées de Heurs, et il semblait que
chacun fût saisi de vertige, à entendre les cris d'allé-
gresse et à voir les danses frénétiques par lesquelles ou
céléjjraitle retiJur du tyran de Home. Boniface se rendit
d'abord à l'église de Latran pour montrer les preuves
de sa virilité en s'asseyant sur la chaisepercée; ensuite
il vint à Saint-l'ierre, où il fut sacré solennellement,
le 16 janvier 1295. .Vprès la céréraoïiif, il monta sur
un cheval blanc richement caparai^onné ; Chai les, roi
de Sicile, tenait une des brides, et le roi de Hongrie
son fils tenait l'autre; ils lo conduisirent ainsi jus-
qu'au palais de Saint-Jean de Latran; ensuite ils
laidèrenl à descendre de cheval, l'accompagiièreul
172
HISTOIRE DES l'AlMlS
Jaus ses appartements, et le senùrenl ù table roinme
Je simples ofticiei-s Je bouche.
Le leiuiemain Je son sacre, Bonilace lit conlinner
lacté J'abJicatiiiii Je Célestin par le sacré collège,
et au mépris Jes règlements canoniques qui Jéfen-
Jaient formellement les abJicatious des pontifes, il
lit Jéclarer valables toutes les renonciations ecdé-
siasti.]ues fuites par serment, ("es précautions ne lui
paraissant pas encore suflisantes, il eut la cruauté Je
t.iirt' arrêter son malheureux )iréJécesseur.
Voici en quels termes les BoUi'.nJistes rapportent
re fait Jans les Actes iks Sainis : « Pierre de ÎMouron
fut arraclié de sa cellule par les gardes Ju pape, et
conJuit à son ennemi. Sur sa route les peuples ae-
louraient eu foule pour recevoir sa bénédiction; les
uns lui baisiiieut les pieds, les autres coupaionl des
raorceau.\ Je sa robe et arrachaient des poils de 1 àne
qui le portait, aGn de les consener comme des reli-
ques précieuses. A son arrivée à Rome, il fut reçu
par l'hypocrite Boniface avec de grandes démonstra-
tions d'amilié ; mais le soir même dos soldats vinrent
le chercher et le conduisirent dans le château de Ful-
mone. Des prêtres se présentèrent et lui intimèrent
l'ordre de se confesser pour se préparer à mourir.
« Pendant que le saint ermite dévoilait les secrets
de son cœur, le pape se tenait caché derrière une ta-
pisserie ; et quand il eut termimi sa confession, il
parut tout à coup devant Célestin, lui reprocha les
regrets impies qu'il avait e.vprimés de son abdication,
et le fit transporter immédiatement dans un horrible
cachot. Six chevaliers et trente soldats furent placés
à la porte extérieure du château pour empêcher toute
tentative de délivrance. N'étant point encore satisfait
de cette excessive rigueur, et craignant un soulève-
ment du peuple en faveur de sa victime, Boniface se
décida à le faire mourir de faim. Quelques jours
après, on pubha que le saint anaclirorèle, afl'aibli par
l'âge, venait d'expirer en bénissant le saint-père;
mais le crime fut bientôt découvert, et rendit l'as-
sassin odieux à toute la chrétienté. »
Nous ne rapporterons pas les nombreux miracles
que les légendes attribuent à Pierre de Mouron pour
étabbr sa sainteté; nous dirons seulement que Célestin
était homme de bien, et qu'il s'était justement attiré
la vénération des peuples en renonçant au métier de
pape, suivant son expression pittoresque.
Boniface se trouvant délivré de son compétiteur,
ne songea plus qu'à réaliser les projets qu'il avait
formés depuis longtemps pour établir la souveraineté
temporelle et spirituelle du saint-siége sur tous les
royaumes chrétiens. D'abord il réclama de nouvelles
donations au roi de Sicile et aux autres princes qui
relevaient de la cour de Rome ; de sa seule autorité
il investit Jacques des royaumes d'Aragon et de Va-
lence, comme s'il eîit été le dispensateur absolu des
trônes; il disposa de même en faveur de ses parti-
sans Jes lies Je Sardaigne et de Corse ; il ordonna
aux rois de France et d'Angleterre d'avoir à cesser
leurs divisions, et sur leur refus d'obtempérer à ses
avis, il envoya une bulle renfermant les conditions
d'une trêve qu'il leur commandait d'observer, sous
peine d'excommunication. Le pape essaya même de
chasser de Sicile Frédéric II, souverain de cette con-
trée. Maix sefl efforts échouèrent devant l'obstination
des Siciliens, qui méprisèrent ses menaces et batti-
rent ses soldats. Boniface se servit Jes grandsmoyens ;
il lança contre le prince ses excommunications, l'ap-
pela usurpateur sacrilège, déclara nulle son élection,
délia les peuples de leurs serments de fidélité, et
défendit à Fiédéric de prendre le nom de souverain
et de se mêler du gouvernement. Le prince, sans
s'inquiéter des anathèmes du pape, coniinua à tenir
la canq)agnc, et remporta enfin la victoire décisive
de Palciuiaia, qui lui assura le trône de Sicile et la
conquête il'une grande ]iailiG île la Calabre.
Au milieu de toutes ces luttes survinrent des évé-
nements extrêmement importants, qui, s'ils ne dé-
tournèrent pas entièrement l'attention du pontife, du
moins s\ispi'ndiient l'exécution de ses projets sur la
Sicile, et l'obligèrent, pour combattre Pliilippe le Bel,
à réunir toutes ses forces aux troupes confédérées du
roi d'Angleterre, de (juy, comte de Flandre, des ducs
d'Autriche et de Brabant, et du nouveau souverain
de la Cermanie, Adolphe de Nassau, qui avait suc-
cédé à Rodol|ihe de Habsbourg. La cause ou plutôt
le prétexte de cette guerre générale était la détention
arbitraire de la jeune fille du comte de Flandre,
dont le roi de France s'était emparé traîtreusement, et
qu'il refusait de rendre à son père.
Boniface saisit avec empressement l'occasion de
faire acte d'autorité politique en France; il envoya
un évèque à Philippe le Bel pour le sommer de faire
raison au comte de Flandre relativement à la liberté
de sa fille, et de se rendre à Rome devant le sacié
collège, afin d'y être jugé, sous peine d'excommuni-
cation et de déposition.
Philippe, surpris et offensé, répondit au légat : « Ne
savez-vous pas, seigneur évêque, que nous n'avons à
rendre compte qu'à Dieu seul du gouvernement de
nos États et de nos sujets? Noustrouvons fort étrange
que le pape nous parle si haut sur des affaires tem-
porelles. Nous n'avons pas besoin des lumières ca-
noniques du sacré collège pour juger nos vassaux;
car, Dieu merci, notre cour est composée de magis-
trats très-habiles. Remerciez Boniface de ses soins
officieux ; dites-lui qu'il ne cherche point à entre-
prendre dans notre royaume au delà de sa juridiction
ecclésiastique, et qu'il redoute de s'attirer notre colère,
et qu'il se garde bien de se réunir à nos ennemis. »
Sans s'arrêter à cette considération, le pape dé-
fendit par une bulle adressée au clergé de France, de
donner des subsides aux la'iques, déclarant excom-
muniés ceux qui payeraient cette dîme et ceux qui
l'imposeraient.
Philippe, à son tour, publia deux édits par lesquels
il faisait défense expresse à toutes les personnes, de
quelque qualité ou de quelque nation qu'elles fussent,
de transporter hors de son royaume de l'or ou de l'ar-
gent, en lingots, en vaisselle, en joyaux ou en mon-
naie; il défendit également de faire sortir de ses États
des vivres, des armes, des chevaux ou des mulets de
guerre, sans une autorisation spéciale.
Boniface écrivit aussitôt au roi qu'il eût à retirer
ses ordonnances, s'il ne voulait encourir ses anathè-
mes et être déposé Ju trône; et comme le prince
n'osait jias encore se mettre en guerre ouverte avec
le pape, il consentit à suspendre ses édits pour quel-
que temps. D'ailleurs, le rusé Philippe prévoyait que
BONIFACE VIII
173
Entrée du pape Boniface a Rome
la cour de Rome allait bientôt avoir besoin de son
appui contre la famille des Colonua, qui soudoyait
des troupes pour faire la guerre au saint-père.
Cette famille était en effet d'autant plus redoutable
qu'elle était fort nombreuse, puisqu'elle se composait
de sept hommes riches et puissants : les deux cardi-
naux Jacques et Pierre Colonna, et cin(i frères de ce
dernier, Odon, Agapet, j!<lienne, Jean de Saint-Vit,
et Jacques appelé Sciaria Colonna. Le saint -père
connaissait les ressources du parti des Gibelins, puis-
qu'il avait été gibelin lui-même jusqu'au jour de son
élection , oiî il avait alors changé de bannière en
même temps que de fortune. Amelot de la Houssaye
rapporte à ce sujet qu'un mois après son exaltation,
vv le pape avait dit à un archevêque, lors de k
cérémonie du mercredi des Cendres : « Souviens-
toi, homme, que tu es gibelin, et que tu descen-
dras avec eux dans les abîmes de l'enfer ! » et t[u'au
lieu de lui mettre les cendres sur le front, il lui en
avait jeté dans les yeux. On peut juger par ce fait
du peu d'importance que le samt-père attachait aux
momeries religieuses.
Sa haine pour les Gibelins et principalement pour
les Colonna avait pour cause la lépugnance qu'avait
montrée cette faction à le reconnaître comme pape :
aussi, sur un vague soupi^'on que ses ennemis son-
geaient à le détrôner, s'était-il empressé d'envoyer
un de ses caraériers au cardinal Jacques et à Pierre
son neveu, pour les sommer de comparaître immé-
diatement devant le sacré collège, afin de lui renou-
veler leurs serments d'obéissance. Les deux cardinaux,
qui connaissaient la perfidie de Boniface, jugèrent
prudent de ne point se rendre à cette assemblée, et
se décidèrent à (juitter Rome, pour mettre leur li-
berté et leur vie à l'abri des embiàches du saint-
père et des poignards de ses sbires.
Celui-ci, furieux de les voir hors de ses atteintes,
les accusa aussitôt de rébellion, et en plein consis-
toire il fulmina contre eu.\ une bulle d'excommuni-
cation, les déclarant incapables de toute charge pu-
blique, ecclésiastique ou séculière; il analhématisa eux
174
HISTOIRE DES PAPES
et leur famille; il mit en interdit tous leurs domaines,
et ordonna aux uii|uisiteurs de les poursuivre comme
hérétiques. Les Colonua, retirés dans leur château
de Longuez/a, protestèrent de nullité conlro les pro-
cédures laites par Bon'face, et appelèrent de ses cen-
sures à un concile général, oi'i ils s'engageaient à
fournir la preuve i[ue leur ennemi avait empoisonné
Célestin V. Malheureusement les troupes qu'ils avaient
soldées dans les pays étrangers ne purent forcer les
frontières, et ils furent obliges do lutter seuls avec
leurs partisans contre la multitude de l'anatiques que
le <aint-père avait rassemblés.
Néanmoins, comme le besoin d'argent se faisait
sentir pour payer ses troupes, Boniface chercha à se
reconciher avec la cour de France ; dans ce but , il
canonisa saint Louis, et (it olTrir à Philippe le Bel,
jiour son frère le comte de A'alois, la couronne de
(jermauie, qu'il s'engageait à enlever à Adolphe de
Nassau. Dupe de cette perfidie, le roi de France per-
mit aux traitants du saint-siège d'emporter en Italie
liiul l'argent qu'ils purent ramasser dans le royaume.
Mais à peine l'or des Français fut-il dans le trésor
de Saint- Pierre, que le ])ape, changeant de langage
et de conduite, favorisa le parti d'Albert d'Autriche,
et le fit couronner empereur, au mépris de ses en-
gagements envers le roi de France.
Sa haine contre Philippe ne s'arrêta pas à cette
première trahison; il excita Jldouard d'Angleterre et
le comte de Flandre à envahir la France, à la faveur
de la trêve qu'il leiu- avait accordée; et lorsque le
prince, instruit des préparatifs de guerre des Anglais
et des Flamands, eut porté plainte contre eux en
priant le pape d'être arbitre entre lui et ses ennemis,
Boniface eut l'audace de lui répondre qu'il n'avait
d'autres conseils à lui donner que ceux d'otlrir sa
sœur Marguerite en mariage à Edouard, et sa fille
Elisabeth au fils de ce prince; de remettre à la dis-
position du saint-siége tout ce ([Li'il avait pris à l'An-
gleterre ; de rendre au comte de Flandre sa jeune
lille, prisonnière depuis deux années; enfin, de s'em-
barquer avec toute sa noblesse et une noiulireuse ar-
mée pour conquérir la terre sainte.
Cette lettre fut portée en France par l'évèque Dur-
liam, ambassadeur du roi Ji,douard,(|ui la lut en plein
conseil ; le comte d'Artois, qui était préseul, se leva
plein d'indignation, arracha la bulle des mains du
prélat anglais, la déchira en morceaux et la jeta au
feu. Philippe prolesta contre les ordres du pape, et
déclara qu'au lieu de prendre les armes pour envahir
la Palestine, il marcherait sur Rome. En elTet, il
commença les hostililés en ouvrant l'entrée de son
royaume à Etienne Culonna et aux autres membres
de cette famille (jui fuyaient la fureur du pape ; en-
suite, sous prétexte que l'interdit dont la bulle frap-
pait les EgUses de France devait suspendre toutes
les fonctions ecclésiastiques, il s'empara des revenus
du clergé, et s'en servit pour recruter de nouvelles
troupes avec lesquelles le comte de Valois reprit la
campagne et remporta une victoire éclatante sur les
Flamands.
Peu de temps après, Philippe se créa un puissant
allié par le mariage de sa sœur Blanche avec l'em-
pereur d'Allemagne.
Boniface, à la nouvelle de cette alliance, abaiHlonna
inimédiatenient le parti d'.Vlbert, et dans une au-
dience solennelle, il déclara aux ambassadeurs de ce
prince que l'élection de leur maître était nulle ; qu'il
le vouait à la haine des peuples comme homicide, et
qu'il ne le reconnaissait ni comme roi des Romains
ni comme enqjereur; puis, endossant une cuirasse
dorée et se couvrant d'un casque , il éleva un glaive
au-dessus de sa tête, en s'écriant ; « Il n'existe point
d'autre césar, d'autre roi, d'autre empereur que moi,
souverain pontife et successeur de l'Apôtre. » Dès
lors il continua à paraître dans les grandes cérémo-
nies tantôt sous le costume de pape, tantôt avec les
ornements impériaux.
Cette année, la dernière du treizième siècle, offrit
à Boniface une occasion très-favorable d'extorquer
de l'argent aux peuples, et do profiter de la supersti-
tion générale, ipii dès l'origine de la civilisation at-
tribuait à l'année séculaire une vertu rémunératrice.
Il institua le jubilé, espèce de pèlerinage qui devait
avoir lieu chaque fin de siècle, et pour lequel il ac-
corda des indulgences plénières aux fanatiques ([ui
venaient visiter le tombeau tie l'Apôtre à Rome ei
lui faire des offrandes.
Jean Villaui, historien Uorentin, rapporte que dans
le cours de l'année 1300 on compta plus de deux cent
mille pèlerins à Rome. « Je puis en rendre témoi-
gnage, ajoute-t-il, puisque j'habitais cette ville. Joui'
et nuit , deux clercs se tenaient à l'autel de saini
Paul, des râteaux à la main, pour retirer l'or que les
fidèles ne cessaient d'y jeter. Avec ces offrandes Bo-
niface se forma un trésor immense, et les Romains
s'enrichirent tous en vendant leurs denrées à des prix
excessifs aux simples qui venaient gagner les indul-
gences et vider leur bourse. -• Cette institution n'é-
tait autre qu'une transibrmalion des jeux séculaires
des païens. Moïse, dans sa loi, avait établi une cé-
rémonie aiialogue qui se renouvelait tous les cin-
quante ans; pendant cette solennité, les dettes étaient
remises, chacun rentrait dans l'héritage de ses pères,
et les esclaves recouvraient leur liberté. Ainsi les
papes n'ont même pas le mérite de l'invention de
cotte fête, qui est d'origine égyptienne ; ils l'ont seu-
lement dénaturée pour la transformer en une ignoble
spéculation.
Philippe le Bel, qui subissait comme son père l'in-
Ihience du clergé de France, s'était déterminé à en-
treprendre une expédition en terre sainte ; mais avant
son départ, il voulut faire cesser tout sujet de mésin-
telligence entre lui et le pape, et envoya comme am-
bassadeur à Rome (îuillauine de Nogaret, afin de
traiter des conditions de la paix. Boniface reçut très-
mal le di])loraate, et se permit de tenir en sa pré-
sence des discours outrageants pour le roi . Nogaret
lui répondit avec la fermeté qui convenait au repré-
sentant d'une grande nation, et lui fit sentir les dan-
gers auxquels s'exposait l'Eglise romaine en se dé-
clarant l'ennemie delà Franc(^ Le pape comprit enfin
(|ue le système d'intimidation et de violence qui lui
avait réussi avec les Colonnà pourrait avoir des ré-
sultats plus graves avec le roi de France; usant alors
de dissimulation, il feignit d'être ramené à des sen-
tiuients pacifi([ues par l'élocjuence de Nogaret, et
engagea l'ambassadeur à éciire à Philippe que rien
ne devait plus retarder son départ |iourhi terre sainte,
BONIFAGE VIII
175
et qu'il acceptait ses propositions. Eu même temps
il fit prier le comte de Valois de passer en Italie à
la tète de son armée, sous prétexte de ])aciiier les
troubles de cette province, mais en réalité ]iour f[ue
la France se trouvât entièrement dégarnie de troupes
et ne pût s'opposer aux manœuvres coupables de sa
politique. .
Lorsqu'il supposa le moment favorable, Bonil'ace
onvoya à la cour de Philippe, en qualité de lép;at,
Bernard Saissetti, évêquedc Pamiers, homme violent
et orgueilleux; ce digne ambassadeur du pape parla
au roi avec lant d'insolence, que Philippe le Bel le
chassa de sa présence, et lui défendit de reparaître
à sa cour, sous peine d'être traité comme criminel
de lèse-majesté. Bernard, forcé d'obéir, instruisit
aussitôt le saint -père de l'atTront qui lui avait été
l'ait, et prit la route du Languedoc, afin de soulever
sur son passage les populations du Midi contre l'au-
lorité royale, en prêchant contre Phili]i]ie, et en pro-
mettant des indulgences et une récompense à celui
qui en délivrerait le monde par un assassinat.
Cet énergumène fut enfin arrêté par le métropoli-
tain de Narbonne, et envoyé au voi , qui fit partir
aussitôt pour Rome Pierre Flotte, afin d'informer le
pape de la conduite de son légat, et pour lui de-
mander l'autorisation de le punir. ÎMais bien loin de
faire droit à cette juste réclamation, Bonil'ace entra
en fureur; il répondit à l'ambassadeur que l'évêque
de Pamiers n'ayant fait que suivre ses ordres, méri-
tait des éloges pour sa fermeté , et que si un seul
cheveu tombait de sa tête , il saurait en tirer une
vengeance terrible.
Trois jours après, le saint-père leva le mastjue, et
publia une bulle où il se déclarait lui-même souve-
rain absolu du royaume de France, et s'attribuait le
pouvoir de disposer des dignités et des bénéfices sé-
culiers ou ecclésiastiques; en même temps il citait
tous les chefs du clergé français à Rome pour justi-
fier leur conduite. Alors Philippe le Bel jugea qu'il
était inutile de dillérer ])lus longtemps de punir le
saint-père; et le 10 avril 1302, il convoqua à Paris
la noblesse, le clergé et le tiers état dans un grand
parlement, où il exposa ses griefs contre le pape.
Tous les membres de l'assemblée déclarèrent ([u'ils
étaient prêts à sacrifier leurs biens et leurs person-
nes pour s'opposer aux criminelles entreprises du
chef de l'Eglise; les ecclésiastiques eux-mêmes blâ-
mèrent son ambition et condamnèrent le scandale de
son orgueil. La bulle du saint-père fut ensuite brû-
lée publiquement. Philippe déclara en présence des
grands de sa cour, des pairs du royaume et des prin-
cipaux magistrats , « qu'il désavouait son fils aîné
pour héritier de la couronne, et tous ses descendants,
s'ils se soumettaient jamais aux pontifes romains, »
•et il adressa à Boniface une lettre conçue en ces ter-
mes : <' Sachez, prêtre insolent, que nous ne rele-
vons de personne pour le temporel, et que votre
grande fatuité doit s'abaisser devant nous. >•
Boniface ne se relâcha en rien de ses prétentions
orgueilleuses, espérant que Charles de Valois, qui
était encore en Italie , prendrait sa défense contre
Philippe son frère; mais ses ellorls pour gagner le
prince furent inutiles ; en vain le pape le nomma gé-
néialissime des ;innéos di- rF^li^i', iivci- iionvoii- de
faire la guerre à tous ses ennemis et de traiter avec
eux ; en vain il le déclara comte de Romagne et grand
pacificateur de Florence : Charles demeura fidèle aux
intérêts du la France, et lufusa de prendre les armes
contre son frère ; il se rendit inême à Florence, qui
était alors déchirée par les factions des blancs et des
noirs, afin de s'interposer entre les deux ])artis et de
mettre un terme à ces dé])lorables querelles.
Ses bonnes intentions ne lurent malheureusement
pas comprises des Florentins; la faction des noirs, se
croyant i'avorisée par Charles de Valois, poursuivit à
outrance le parti des blancs ; on brûla leurs maisons,
on dévasta leurs domaines, on égorgea les femmes
et les enfants, enfin on commit partout des cruautés
inouïes. Le célèbre poète Dante , l'un des chel's de
Florence, et membre du conseil des Dix, qui avait été
député à Rome pour négocier la paix, eut son palais
démoli , ses terres dévastées par les partisans de la
faction ennemie, et fut condamné au bannissement
perpétuel dans la ville de Ravennc, où il mourut.
Boniface, voyant l'impossibilité de pousser Charles
de Valois dans une révolte contre son frère, voulut
au moins le retenir en Italie, afin d'enlever à la
France le secours de son épée, et il l'amusa par des
semblants de ))réparatifs de guerre contre le roi de
Sicile, pendant qu'il intriguait en Angleterre, en Es-
paerne et en Allemagne
pour
obtenir des sommes
considérables en faveur des Flamands , qui étaient
soulevés contre Philippe.
Enfin le saint-père assembla un consistoire, au-
c{uel assistèrent un grand nombre de prélats (jui
avaient été convoqués à Rome pour délibérer sur la
conduite de la France à l'égard du saint-siége; l'é-
vêque d'Auxerre était le représentant de Philippe, et
les prélats de Noyon , de Coutances et de Béziers
comjiaraissaient au nom du clergé romain.
Dans son discours d'ouverture , Boniface déclara
(pie la dynastie des Gapets était une race de voleurs
et d'assassins : ((uc leur grande puissance venait du
saint-siége. qui avait sans cesse augmenté leurs Etats
aux déjjens des aulies seigneurs, en légitimant suc-
cessivement toutes leurs usurpations, et en les auto-
risant à lever des impôts et des dîmes sur leurs su-
jets. Il fit remarquer que sous le règne de Philippe-
Auguste, les rois de France n'avaient que dix-huit
mille livres de revenus, tandis (jue sous son pontifi-
cat, le roi actuel en percevait quarante mille, au
moyen des grâces et des dispenses qu'il lui avait
accordées. Il accusa le r»i d'ingratitude, comme re-
fusant de se soumettre à son père spiiituel; et en-
lin, s'animant par degrés, il termina son discours par
ces paroles : i> Oui, si le roi ne devient pas plus
sage, je saurai le châtier corn' .c"" écolier et lui ôler
la couronne. ><"II espérait que sa prophétie se réali-
serait, sachant que les Flamands étaient à la veille de
se révolter. En etïet, on apprit bientôt la nouvelle
que les habitants de Bruges et de Gand , exaspérés
contre les T'rançais, s'étaient réunis au nombre de
vingt mille, et avaient taillé en pièces une armée de
plus de quarante mille hommes, commandée par le
comte d'Artois et par les meilleurs capitaines de
Philippe le Bel. Cette rencontre avait eu lieu sous
les murs de Courtray; douze mille gentilshommes
l'tiiient restés sur le champ île |.al,iillc, et parmi eux
170
HISTiMlU" OKS l'Al'KS
le corato d'Artois, Pierre Flotte , et im jïranil iioiii-
bre- de seitrueurs distingués.
Kn signe de réjouissance , le pape ordonna des
messes solennelles dans les églises de Rome: ensuite
il renouvela auprès do Charles de \'alois l'olTre de le
mettre sur le trône de France. Le prince repoussa
avec indignation les avances de Uonifaco, et se hâta
de revenir à la cour de son frèrt^ pour réparer les
désastres de la dernière campagne.
De son côté, le roi, instruit des intrigues du saint-
siége, résolut de se venger, et tint une assemblée
dans le palais du Louvre, le 12 mars 1303, pour
entendre la recpiète (pie Guillaume de Nogaret avait
à présenter contre le pape. L'ambassadeur s'exprima
en ces termes : « Je ilemande , illustres seigneurs,
(jue le cardinal Benoit Gaétan, qui se fait appeler
pontife, soit mis en accusation comme, athée, simo-
niaque, ennemi de Dieu et des hommes, incestueu.x,
voleur, sodomile et destructeur de la religion ; je
supplie le roi de réunir les états-généraux, afin de
publier une ordonnance de convocation d'un concile
général pour juger Boniface. En attendant, je de-
mande qu'on procède sans retard, à la nomination
d'un vicaire pour gouverner l'Eglise romaine, el
qu'on arrête immédiatement l'anlipape, afin qu'il ne
puisse s'opposer aux réformes qu'on entreprendra
pour le bien de la chrétienté.
« N'oubliez pas, grand prince, ajouta-t-il en s'a-
dressant à Philippe, que vous êtes obligé, par
l'exemple des rois vos prédécesseurs, et par le ser-
ment cjue vous avez fait de protéger les Éghses do
votre royaume, de poursuivre le cardinal Gaétan
jusqu'à ce qu'il soit réduit à l'impuissance de nuire. »
Le pape ayant eu connaissance de ce qui avait été
fait contre lui dans la conférence tenue au Louvre,
écrivit aussitôt au cardinal Lemoine, son légat, qu'il
eût à excommunier personnellement le roi de France,
et à déposer les ecclésiastiques qui avaient été assez
hardis pour administrer les sacrements ou pour cé-
lébrer le divin sacrifice après sa défense. Il envoya
l'ordre au Père Nicolas, jacobin, confesseiu- de Phi-
lippe le Bel, de comparaître à Home dans trois mois,
afin de répondre devant le consistoire de la résistance
C[ue le prince avait apportée jusque-là aux volontés
du saint-père ; il cita pareillement à son tribunal, et
pour la même cause, tous les évèques français.
Le roi, prévenu de ces tentatives insensées , fit
arrêter l'archidiacre de Constance et Nicolas de Ho-
nefracto, porteurs des bulles du pape ; et en même
temps il publia un édit ordonnant la confiscation des
biens des ecclésiastiques qui se rendraient à Rome.
Boniface, qui se trouvait alors en guerre avec les
plus puissants princes de l'Europe, reconnut, mais
trop tard, le danger auquel il s'était ex])0sé en pour-
suivant Philippe le Bel avec tant de violence. Néan-
moins il essaya de lutter, et jiréalablement il mit en
usage cet axiome politique : « Lorsqu'on a trois en-
nemis, il faut faire la paix avec deux pour combattre
le troisième; ensuite on extermine successivement
les deux autres. » Il commença en effet par se ré-
concilier avec Albert d'Autriche, en le reconnaissant
comme empereur; il ne l'appela plus sujet rebelle
ni assassin; il le proclama au contraire seul et légi-
time souverain de Germanie , suppléant ainsi par
sa loule-puissance apostolique aux irrégularités de
la première élection.
.\vant d'expédier cette bulle, il exigea d'Albert la
déclaration suivante : « Je reconnais ipie l'empire u
été transféré par le saint-siége des Grecs aux Alle-
mands en la personne de Chailemagne; que le droit
d'élire le roi des Romains a été délégué par les pa-
])es à certains princes ecclésiastiques ou séculiers;
enfin, que les souverains reçoivent du chef de l'E-
glise la puissance du glaive matériel. »
Boniface avait demandé à Frédéric, le roi de Si-
cile, une déclaration analogue ; et sur son refus, il
l'avait excommunié et avait mis ses Etats en interdit.
Mais comme Robert, duc de Galabre, fils aîné de
(Miarles le Boiteux, et Frédéric s'étaient enfin récon-
ciliés en signant un traité qui assurait à ce dernier
la souveraineté de cette île pendant sa vie, sous 1 1
condition qu'il épouserait Éléonore, lille de Charles
de \'alois, le pape se trouva forcé de l'absoudre de
l'excommunication, et de lui accorder même des
dispenses pour son mariage avec Eléonore.
Frédéric consentit cependant, pour obtenir l'inves-
titure, à faire hommage lige de ses États au saint-
père, et s'engagea à lui payer chaque année un tribut
de trois mille onces d'or, et à lui fournir cent cheva-
liers armés pour trois mois, toutes les fois qu'il en
serait requis; enfin, il déclara cpi'il reconnaissait
pour ses ennemis ceux de l'Eglise romaine, et qu'il
les combattrait à outrance au premier ordre de la
cour de Home.
Boniface songea également à se créer des alliances
en Hongrie, et il profita de ce que les seigneurs de
ce royaume avaient donné sans son avitorisatiun la
couronne à Venceslas, fils du roi de Bohème, jiour
déclarer l'élection irrégulière, et pour revendiquer la
libre disposition de ce trône. Il cita à Rome les di-
vers prétendants à la royauté de Hongrie, et déclara
qu'il se prononcerait pour celui ((ui offrirait le plus
d'avantages au saint-siége. Ni ^'inceslas ni son fils
ne comparurent; ils envoyèrent seulement trois am-
bassadeurs, qui déclarèrent à Boniface, au nom de ces
deux princes, ([u'ils venaient simplement pour assister
au synode et non pour plaider la cause du roi, qui
avait élé choisi par la volonté des Hongrois. Le pape
leur répliqua insolemment que le trône de Hongrie
se transmettait par ordre de succession et non par
voie d'élection; et qu'en conséquence il l'adjugeait
à la veine Marie et à Cbarobert, son petit fils.
Des ordres furent expédiés aussitôt à Nicolas de
Trévise, légat de ce royaume, pour qu'il mît l'inter-
dit sur la ville de Bude et qu'il revînt en Italie;
mais les prêtres hongrois, sans s'occuper des censu-
res ecclésiastiques, continuèrent à célébrer l'office
divin et à administrer les sacrements ; bien plus, ils
excommunièrent |iul)liquement le légat et B(miface
lui-même. Néanmoins le coup était porté, et la guerre
civile éclata; elle dura jusqu'en 1310, époque à la-
((uelle Cbarobert fut universellement reconnu souve-
rain de Hongrie.
S'étant ainsi assuré de puissants alliés, le ]vipe
recommença ses luttes contre Philippe; il le déclara
déchu du trône, et donna ses Etats à celui qui le li-
vrerait mort ou vif au saint-siége. De son côté, le
loi tint une assemblée des états-généraux dans les
HoNii'ACK vu:
IV
Tiare du pape fioniracc, le représentant d'un prétendu Dieu né sur la paille
jardins du Louvre, pour faire déposer le saiot-pf-re.
Guillaume du Plessis, Louis, comte de Saint-Pol, et
Jean, comte de Dreux, en présence de la noblesse,
du clergé et du tiers état, se portèrent partie contre
le pape: « Ils l'accusèrent de ne point croire à l'im-
mortalité de l'àme, de soutenir qu'elle était périssa-
ble comme le corps, et par consécjucnt ([u'il n'exis-
tait point une autre vie; ils affirmèrent iju'il niait la
présence de Jésus-Christ dans l'Eucharistie; qu'il
appelait l'hostie un morceau de mauvais pain auquel
il ne rendait aucun respect. Ils soutinrent que Boni-
II
face prèciiait publiquement (|u'un pape étant iafail-
liblo pouvait commettre des incestes, des vols et de»
meurtres sans être criminel, et que c'était une héré-
sie de l'accuser même d'avoir péché; ils prétendirent
que le pontife proclamait ouvertement la fornication
l'une des plus bi'lles hiis de la nature, ef disait qu'elle
seule lui révélait 1 existence Je Dieu.
« Cet exécrable pape, ajoutèrent-ils, n'observe ni
les jeûnes ni les abstinences; il mange de la chair
en tout temps et sans cause légitime , et ordonne à
ses domestiques d'en user de même ; il force le»
lit
178
HISTOIRE DES PAPES
prêtres à lui révéler les secrets de la confession, sous
iiréti'xle qu'on doit lui dévoiler les criiues de ses en-
nemis ; il poursuit les frères mineurs et les frères
prêcheurs, et les dépouille de leurs biens , sous pré-
texte que ces moines sont des larrons hypocrites qui
extoniuent les peuiiles; et ainsi il mérite d'èlrc ap-
pelé le voleur des voleurs. '
X Enlin, on produisit des témoins qui affirmèrent
que le i)ape avait un sérail, comme les Turcs, qu'il
vivait en concubinage avec ses deux nièces, et qu'il
avait eu de l'une et de l'autre plusieurs enfants. »
Après avoir formulé ces ditl'érentcs accusations, du
Plessis deman ia acte de son appel au futur concile;
le roi se déclara appelant ; les évêques, les abbés,
l'université de Paris et tous les ordres du royaume
suivirent cet exemple, et demandèrent la convocation
d'un synode général; enfin à Rome même, un grand
nombre de jirèlres et dix cardinaux approuvèrent les
poursuites de la France et adhérèrent à ra]ipel.
Philippe le Bel envoya ensuite des députés dans
toutes les cours de l'Europe pour annoncer la tenue
du concile. Nogaret, son ambassadeur à Rome, reçut
l'ordre de signifi.tf au pape la décision des états-gé-
néraux, et de la publier dans les villes de l'Itahe. Il
s'acquitta fort heureusement de sa mission, et en-
traîna dans le parti de son maître un grand nombre
de seigneurs, de magistrats, de citoyens et d'ecclé-
siastiques qui étaient fatigués du despotisme de Bo-
niface Celui-ci prit alors le parti de quitter la ville
sainte, où ses ennemis se montraient tout-puissants;
il abandonna secrètement le Vatican, et vint habiter
Anagni avec ses nièces et s«s bâtards.
Peu de jours après son arrivée, le saint-père as-
sembla les cardinaux qui l'avaient suivi, et fulmina
une bulle terrible contre PhiUppe le Bel, qu'il vouait,
ainsi que sa famille et sa postérité, à Satan et à
l'exécration des hommes, déclarant son royaume en
interdit, relevant ses sujets de leur serment de fidé-
lité, et donnant sesËtats à l'empereur Albert d'Au-
triche. Dans cette bulle il sommait les Allemands,
les Anglais et les Flamands de prendre les armes
contre la France, et leur accordait des indulgences
plénières pour cette guerre.
Sans perdre de temps, Nogaret agit de son côté
avec une activité et une adresse remarquables. Se-
condé par SciarraColonna, par Jean Mouschet, deux
ennemis implacables de BoniTace, il détacha de la
cause du pape la plupart des villes voisines du pa-
trimoine de Saint-Pierre, et rassembla secrètement
une troupe de gens déterminés avec lesquels il vint
tout à coup investir Anagni. Le 7 septembre 1303,
à la pointe du jour, ses soldats forcèrent les portes
de la ville et se répandirent aussitôt dans les rues,
en criant : « Vive le roi de France I mort à Boni-
face ! » Ensuite ils attaquèrent le palais de Pierre
Gaétan, neveu du pape, qu'ils emportèrent au pre-
mier assaut, et vinrent tnettre le siège devant lafor-
teresse qu'habitait le saint-père avec les cardinaux.
Dans cette extrémité, Boniface promit de se rendre
et fit demander un sursis de quelques heures, sous
prétexte qu'il avait besoin de délibérer sur ce qu'il
avait à faire, mais en réalité pour avoir le temps d'ex-
citer un soulèvement en sa laveur ; mais le peuple d'A-
oagni, retenu par la crainte, n'osa point tenter le
moindre mouvement. Alors le saint-père voyant le dé-
lai qu'il avait demiiiulé près d'expirer, fit prier Sciarni
Colonnade lui donner par écrit les conditions qu'il exi-
geait pour la paix. Sciarra répondit à l'envoyé qu'avant
toutes choses, si Boniface désirait conserver la vie sau-
ve, il devait rétablir la famille des Colonna dans tous
ses biens et ses dignités, et renoncer au ponlilicat. Ces
conditions ayant été rapportées à Bonifaie, il s'écria:
« Non, plutôt mourir ((ue cesser d'être pape ! >>
En conséquence, à trois heures de l'après-midi, la
trêve étant expirée, les soldats donnèrent un nouvel
assaut, escaladèrent les murailles et se ruèrent dans
les appartements du palais, qu'ils mirent au pillage.
On trouva dans lus coffres de la trésorerie une si
grande cpiantité d'argent, d'or, de pierreries et d'ob-
jets précieux, que, si l'on en croit Walsingham, tous
les rois de cette époque en réunissant leurs richesses
n'auraient pu accumuler un trésor égal à celui du pape.
Quant à Boniface, voyant qu'il n'y avait pour lui
aucun moyen d'échapper à ses ennemis, il se revêtit
des ornements pontificaux, posa la couronne de Cons-
tantin sur son front, et prenant les clés apostoli-
ques d'une main et la croix de l'autre, il se plaça sur
un trône, attendant fièrement l'arrivée de ses enne-
mis. Nogaret, sans être arrêté par la majesté de ce
spectacle, s'approcha du pontife très-irrespectueuse-
ment et lui signifia l'acte d'appel des états-généraux
de France, le sommant d'avoir à se présenter au con-
cile général pour justifier sa conduite. Le pape
n'ayant même pas répondu à cette première interpel-
lation, Sciarra Colonna s'avança à son tour et lui de-
manda s'il voulait renoncer à la papauté. « Non! s'é-
cria Boniface; j'y perdrai plutôt la vie; tuez-moi, si
vous l'osez, au moins je mourrai pape. « Ce qui se-
rait probablement arrivé sans l'intervention de No-
garet, car les soldats s'étaient déjà jetés sur le saint-
père. L'ambassadeur français les arrêta d'un geste •
« Non, nous ne tuerons pas ce prêtre infâme, reprit-il,
nous le chasserons honteusement de cette chaire apos-
tolique à laquelle il est plus attaché qu'à l'existence ; et
ce sera le plus terrible des châtiments pour cet orgueil-
leux que d'épargner ses jours afin qu'il les passe dans
l'opprobre et dans l'humiliation. Ainsi, debout, pré-
pare-toi, chien, dit-il en se retournant vers Boniface,
nous allons te conduire au concile général qui s'assem-
ble à Lyon pour te condamner selon tes mérites. »
Cette nouvelle insulte exaspéra le saint-père ; il
oublia le rôle d'impassibilité qu'il avait joué juscpie-
là, et entra dans des accès de colère tellement violents
qu'on l'eût cru insensé. Il blasphéma le nom de Dieu,
renia le Christ, maudit le roi de France et ses des-
cendants jusqu'à la quatrième génération, et appela
Sciarra Colonna fils de putain. Celui-ci ne put conte-
nir son indignation, il se précipita sur Boniface, le
frappa au visage de son gantelet de fer jusqu'à effu-
sion de sang; et il lui aurait brisé la tète si Nogaret
ne l'eût arraché des mains de son ennemi. Boniface
fut emporté tout meurtri et confié à la garde de Re-
naud de Suppino, capitaine florentin, qui le renferma
dans une des salles du palais. Sa captivité dura trois
jours, pendant lesquels il refusa de prendre aucune
nourriture, craignant d'être empoisonné par ses en-
nemis; il mangea seulement quatre œufs qui lui
furent donnés par une vieille femme.
w. m
BONIFACE VIII
179
Enfin dans la f(uatvième nuit les habitants d'A-
nagni, soulevés [lar les prêtres, vinrent attaquer les
Français si brusquement qu'ils les forcèrent à aban-
donner le palais pontifical, et c'est à peine si Golonna
et Noiraret purent s'éciiapper avec queLpies soldats,
laissant au pouvoir des Italiens la bannière de France,
qu'ils avaient arborée sur la tour de la ville. Le pape,
déiivTé des mains de ses ennemis, se fit porter sur
la place publique; et craignant un retour de fortune,
il déclara en présence du peuple qu'il pardonnait à
ceux qui avaient pris les armes contre lui; qu'il réta-
blissait la famille des Golonna dans tous leurs biens
et dignités ; et qu'il pardonnait même à (juillaurae
de Nogarel, l'auteur de tous ses maUieurs. Ce langage
hypocrite lui ramena quelques partisans.
Mais dès qu'il se vit à Rome et hors de tout danger,
il ne songea plus qu'à la vengeance, et employa ses
jours et ses nuits à la préparer : renfermé au fond de
son palais pour mûrir ses plans machiavéliijues, il
passait des semaines entières plongé dans ses ré-
flexions, sans vouloir parler même aux officiers de sa
cour. Souvent ou l'entendait s'écrier tout haut : Ma-
lédiction ! anathème ! Cette irritation continuelle
amena enfin une fièvre chaude, elle saint-père tomba
gravement malade. Dans ses accès de délire il s'accu-
sait d'un nombre prodigieux de crimes, et poussait
des hurlements affreux, comme si Satan se fût em-
paré de son âme. On se rappela alors cette prophétie
du papeCélestin : «Malheur à toi, Benoît Gaétan ! tu
es monté sur le trône comme un renard, tu régneras
comme un lion, et lu rnourras comme un chien! »
En efllet, Boniface, dans un paroxysme de démence,
se dévora les bras, et mourut le 11 octobre 1303. Il
fut inhumé à Saint-Piene, dans une chapelle qu'il
avait fait élever à l'entrée de celte ))asilique.
Dante a placé l'âme de ce pontife au fond de l'en-
fer, dans le trou qu'avait occupé le pape Nicolas III
avant lui ; et il courut alors à Rome des dessins qui
représentaient Pierre de Mouron avec une colombe
sur la tète et figurant le Suint-Esprit ; derrière lui
était Boniface VIII, un porte-voix à la main, tenant
dans ses bras un renard dont les pattes de devant
étaient appuyées sur le dos de Célestin V, et qui de
son museau lui enlevait la tiare. Dans le fond du ta-
bleau, l'artiste avait représenté une seconde fois Bo-
niface avec les ornements pontificaux, et trahie par
des gens armés qui le frappaient à coups de gante-
lets sur la face.
Frère François Pépin rapporte dans sa clironiijue
qu'une figure de la Vierge sculptée sur le tombeau
de Boniface, de blanche qu'elle était fut trouvée
noire le lendemain, sans qu'on pût jamais lui faire
reprendre sa première couleur.
De |lous ces témoignages, il résulte que ce pape,
en exécration à sesconlemporains, était réputédamné
même par le clergé.
Jean Villani appelle Boniface prêtre cruel, ambi-
tieux corrompu, orgueilleux et avare ; il lui recon-
naît une grande habileté dans le maniement des af-
faires temporelles, une connaissance approfondie des
saintes Écritures, du droit canon et du droit civil,
et rapporte fort au long différentes propositions ou
axiomes de Boniface ^'III, qu'il avait transcrites sur
des documents autheutiques.
Voici de quelle manière le pape formulait sespen-
sées : « Que Dieu me Hi.sse seulement du bien en ce
monde ; je ne me soucie p;is plus de l'autre vie que
d'une fève! -- Les hommes ont des âmes semblables
à celles des bêtes; elles ne sont pas plus immortelles
les unes que les autres. — L'Ëvangile enseigne plus
de mensonges qiie de vérités; l'enfantement de la
Vierge est absurde; l'incarnation du fils de Dieu est
ridicule, et le dogme de la transsubstantiation est
une sottise ! — Les sommes d'argent que la fable
du Christ a rapportées aux prêtres sont incalculables.
— Les religions sont créées par des ambitieux pour
tromper les hommes. — Il faut que les ecclésiasti-
ques parlent comme le peuple, mais qu'ils n'aient pas
les mêmes croyances que lui. — Ce n'est pas un plus
grand péché de s'abandonner à la volupté avec une
jeune fille ou avec un jeune garçon, que de se frotter
les mains l'une contre l'autre. — Il faut vendre dans
l'Église tout ce que les simples veulent acheter. »
Enfin, pour terminer le portrait de Boniface et
pour montrer f[u'il mettait en pratique ses maximes,
nous raconterons les aventures burlesques de la cha-
pelle de Notre-Dame de Lorette, telles que nous les
trouvons démùtes dans l'historien Desniarets. « Le
cardinal Benoît Gaétan, dit il, s'était fort heureuse-
ment servi d'un porte-voix pour déterminer Pierre de
Alouron à abdiquer; lorsqu'il fut élu pape, il essaya
d'une autre fourberie pour extorquer de l'argent aux
fidèles : il annonça publiquement que les anges étant
à ses commandements , il ferait enlever de Nazareth
en GaHlée, des mains des musulmans, la maison oij
la vierge Marie était née, où elle avait été mariée
avec saint Joseph, et où elle avait conçu par l'opéra-
tion du Saint-Esprit. Etïectivement , huit jours n'é-
taient pas écoulés depuis cette promesse, que le
saint-père ordonnait aux peuples de se rendre en
Dalmatie pour voir la maison que les anges avaient
transportée sur leurs bras, et qu'ils avaient placée
sur une colline déserte appelée Tersulto ; elle y de-
meura pendant trois ans et sept mois.
« Gomme la longueur du chemin empêchait beau-
coup de chrétiens d'y apporter leurs ofl'randes, les
anges, toujours d'après le commandement de Boni-
face, la transportèrent au milieu d'une immense fo-
' rêt, dans le territoire de Racanati, dépendance de la
marche d'.\ncône. Après ce deuxième prodige, les
prêtres publièrent les miracles de la santa casa ; ils
racontaient que la nature entière tressaillait d'allé-
gresse autour de la demeure de la \'ierge , que les
vents murmuraient de célestes mélodies, que les
chênes inclinaient leurs cimes séculaires pour rendre
hommage à la mère de Dieu, et qu'une lumière
éclatante éclairait la forêt pendant la nuit. Aussi
accourut-on .bientôt de toutes les parties de l'Italie
pour voir ces merveilles et pour faire des présents à
la sainte madone.
« Malheureusement les voleurs, toujours si nom-
breux dans la basse Italie, voulurent partager avec
la Vierge les dons des pèlerins ; et comme le pape
n'y trouvait pas son compte, il ordonna à ses anges
de la transporter iiors de la forêt ; ceux-ci déposèrent
la maison dans un champ appartenant à deux frères
qui la veille avaient perdu leur père ; elle devint
entre eux une cause de disputes, chacun des frères
100
mSTOlHK DKS l'Al'KS
Notre-Dame de Lorette — La casa sanla
icvendiquanl la possession du lot où elle se trouvait.
Pour les mettre d"accord, les anges enlevèrent une
quatnème fois la maison miraculeuse, et la trans-
portèrent au milieu d'un champ qui appartenait à
une sainte femme appelée Lorette. Sans doute la
•vierge Marie se plut beaucoup dans cette terre de
prédilection , car il est constant que depuis le trei-
zième siècle jusqu'à nos jours elle n'a point changé
de place; ou bien, ce qui est plus probable, le pape
ne lui fit pas faire un cinquième voyage, parce qu'il
la trouva suffisamment rapprochée de Rome pour ne
point avoir à redouter les brigands' qui avaient la
sacrilège audace de partager avec la madone les of-
frandes des fidèles. »
Rtgne d'Isaac l'Ange et de son flis. — Les croisés à Consiantinople. — Débauches du jeune Alexis l'Ango. — Une parue de Cons-
lanlinople est détruite par un incendie. — Nicolas Cauabc est proclamé empereur. — Mort J';siac l'Ange. — Murzuphie fait
décapiter Nicolas Canabé et étrangle de ses mains le jeune Alexis. — 11 est proclamé cmp reur par les soMats. — Les croisés
assiègent Consiantinople et s'en emparent. — Baudoin, comte de Flandre, fonde l'empire des Latins en Orient. — Murziiplile
est trahi par son beau-père. — Théo lore Lascaris empereur. — Ses conquêtes sur les Français. — Ses vertus; sa mort. — Rf'grie
de Jean Vatace. — Théodore Lascaris H. — Il fait renfermer la soeur de Michel Pjléologue dans un sac et la fait dévorer par d' s
clia^. — Mort de Théoilore Lascari<. — Jean Lasciris lui succède à l'âge de s'X ans. — Michel l'aléologue usurpe l'empire. —
Prise de Consiantinople sur les Latins. — Michel fait crever les yeux au jeune Lascaris. — Mort de Michel. — Réflexions sur
l'émancipation des serfs en France. — R'-gnc de Louis VIII. — Il est empoisonné par Thibaut, comte de Champagne, amant de
la reine. — Régence de Blanche de Castille. — Ses amours avec le cardinal Romain et avec Thibaut. — Ses intrigues galantes
avec les grands seigneurs du temps. — Education de saint Louis. — Son fanati.sme. — Massacre des Albigeois dans le Langue loc-
— Mariage de saint Louis avec Mar,'uerite de Provence. — Le roi achète aux Vénitiens la couronne d'épines de Jésus Christ. —
Commerce scandaleux des rcli jues en Italie et en France. — Le roi part pour la croisade. — Gouvernement de la reine Blanche
pendant l'absence de son fils. — Revers d* saint Louis en Orient. — Il est fait prisonnier par les Sarr.isins. — Mort de la reine
mère. — Retour du roi. — Seconde croisade de saint Louis. — Il débarque sur les côtes de Tunis et meurt de la pesle. —
Règne de Philippe le Hardi. — 11 épouse Marie de Brabant après la mort de sa première femme. — Débauches de la nouvelle
reine. — Elle fait empoisonner le fils aîné du roi par son amant. — Mort de Philippe le Hardi. — Son fils Phdippe le Bel lui
succède à l'âge de dix-sept ans. — Il falsifie les monnaies. — Sa politique astucieuse. — Les Flamands taillent son armée en
pièces dans les plaines de Courtrai. — Il augmente les impôts pour réparer ses d. sastres, — Ses poursuites contrôles templiers.
— Procédures iniques intentées contre les chevaliers. — Le grand maître Jacques de Molay et le commandeur de Normandie
sont brûlés vifs avec les chevaliers de leur ordre. — Mort de Philippe le Bel.
Pendant la preraière moitié du treizième siècle,
les empereurs grecs, chassés de Constantinople par
les croisés, furent forcés de se réfugier dans la Bitliy-
nie et de tenir leur cour à Nicée, traînant après eux
dans leur nouvelle tapilalc des courtisanes, des mi-
gnons, des hommes de guerre, des gens d'église,
enfin tout ce qui forme le cortège habituel des tyrans.
Sur les ruines de l'empire grec se fonda alors
l'empire latin, dont Baudoin de Flandre fut le pre-
mier chef; mais les nouveaux souverains soulevèrent
bientôt contre eux une haine égale à celle qu'avaient
excitée les empereurs grecs; et malgré tous les ef-
forts des papes et des rois de l'Occident, ils tombè-
rent honteusement après un règne de cinquante-six
ans, et rendirent à leurs anciens maîtres un sceptre
avili et deslionoié.
^"oici (|uels furent les événements qui amenèrent
ces deux révolutions : Isaac l'Ange, délivré par son
fils et par les croisés de la dure captivité à laquelle
l'avait condamné son frère .\lexis, remonta sur le
trùne. Par reconnaissance pour ses liljérateurs, il as-
socia son fils au gouvernement et ratifia en même
ISà
HISTOIRE DES PAPES
temps les promesses que le jeune prince avait faites
aux croises. Néanmoins, l'opuisement de l'empire ne
lui laissant pas la possibilité de réaliser immédiale-
nienl les sommes convenues, les Français prolontrè-
reut leur séjour dans la capitale et dans les terres
voisines, où ils exercèrent sur les Grecs des vexa-
tions intclérables.
Au milieu de ces désastres publics, le jeune empe-
reur Alexis, sans s'inquiéter des souiïranccs de ses
sujets, passait les jours et les nuits dans les fètt s et
dans les festins avec les chefs des croisés ; enfin l'in-
dolence du (ils et l'imbécillité du père, leur lâche
condescendance pour les Latins et leurs persécutions
envers les citoyens, exaspérèrent les Grecs, qui réso-
lurent de les chasser de Constanlinople.
Alexis Ducas, surnommé ^lurzuplile à cause de
réi):iisseur de ses sourcils, l'un des courlisans de
l'empereur, profita du mécontentement général pour se
frayer un chemin au trône ; il conseilla perfidement
au jeune Alexis des mesures rigoureuses pour aug-
menter les impôts; il l'engagea à trahir les croisés
et à leur dresser des embûches, qu'il lit échouer lui-
même en les découvrant aux Français; et par cette
lactique il rendit Alexis également odieux aux Grecs
et aux Latins.
Pour exaspérer davantage les esprits contre le
prince, il fit embraser le plus riche quartier de Cons-
tanlinople, et répandit le bruit que le l'eu avait été
mis par de jeunes Français à la suite d'une partie de
débauche avec l'empereur. L'incendie dura huit
jours et dévora plus de mille maisons; le neuvième
jour une insurrection éclata ; les citoyens coururent
aux aVmes, massacrèrent les Latins qui habitaient
la ville, et forcèrent le sénat à déposer les deux em-
pereurs pour proclamer à leur place le jeune Nicolas
Canabé. Cette nouvelle révolution frappa comme d'un
coup de foudre le malheureux Isaac, et lui occasionna
un saisissement dont il mourut instantanément.
Alexis, eff'-ayé par les menaces du peuple, s'en-
ferma dans le palais, et à l'-justigation de Murzu]ilile
il envoya demander des secours aux croisés. Le
traître eut soin de faire arrêter le message par les
insurgés pour répandre l'alarme générale dans By-
zance ; et lor.sque la nuit fut venue, il se rendit se-
crètement auprès d'Alexis, lui fit un talileau ef-
frayant du supplice qui l'attendait s'il tombait au
pouvoir de ses ennemis, et le détermina à s'enfuir
par une issue secrète où il avait placé des soldats
qui lui étaient vendus. En sortant du palais, le prince
lut arrêté, chargé de chaînes et plongé dans un ca-
chot: ensuite ;\Iurzuphle se porta avec les mêmes as-
sassins au palais du jeune Canabé , qu'il lit décapi-
ter. Dès le lendemain , il se fit proclamer empereur
par l'armée.
Cependant, comme Alexis, même prisonnier, était
un sujet de crainte pour Murzuphle, il résolut d'en
finir avec sa victime, et lui fit donner un breuvage
empoisonné; deux fois le poison manqua son effet,
soit qu'il eût été mal administré, soit que le jeune
prince eût pris un antidote ; dans son impatience ,
l'usurpateur se rendit de nuit à la prison , étrangla
l'empereur de ses mains, lui brisa les os à coups de
massue, et jeta le cadavre au pied des murs de la
forteresse, pour faire supposer qu'Alexis l'Ange était
mort d'une chute, en essayant de s'évader. Il était
temps pour Murzuphlo de se défaire du jeune
prince, car déjà les croisés marchaient sur Constanti-
uople )iour rétablir l'empereur légitime.
Eu Viiin il offrit aux Latins des sommes énormes
pour obtenir la paix; tout fut inutile, promesses ou
menaces, et il dut songer sérieusement à préparer ses
moyens do défense; à cet effet il fit élever des forti-
fications intérieures, approvisionna la ])lace, et disposa
son armée poivv soutenir un long siège. Malgré ses
elïovts, au troisième assaut les croisés s'emparèrent
de Constanlinople, et Baudoin , comte de Flandre,
fut proclamé empereur le 9 avril 1204.
Murzuphlo put néanmoins échapper à ses ennemis
et enqiortor ce (|uc le palais de liucoléon renfermait
de ]dus précieux ; il se retira dans la Thrace avec sa
femme, la jeune Eudoxie, et sa belle-mère l'impéra-
trice Euphrosyne, épouse du vieil Alexis III, qui
était encore maître de Mosynople.
Des pourparlers eurent lien entre le gendre et le
beau-])ère; Alexis consentit à recevoir Murzuphie
dans sa nouvelle capitale, et accueillit sa fille et sa
femme avec toutes les marques d'un profond atten-
drissement ; mais peu de jours après, le vieil empe-
reur investit le palais de son gendre, à la tête de ses
soldats, commanda au bourreau de lui arracher les
yeux, et le (It jeter nu- et sanglant hors des portes de
Mosynnple.
Mutilé et abandonné de tous, Murzuphie erra qnel-
qne temps sans asile, et fat enfin vendu aux croisés
par des moines auxquels il s'était fait connaître. Bau-
doin le fit juger par ses barons, qui le condamnèrent
à être précipité du haut de la colonne que Théodose
le Grand avait élevée sur la place Taurus, à Constan-
linople; la sentence reçut son exécution.
Alexis Murzuphie étant mort, Théodore Lascaris,
autre gendre d'Alexis III, rallia les Grecs et voulut
chasser les croisés de Constanlinople et de l'empire.
Ce prince courageux, aidé de six de ses frères, tous
distingués par leurs talents et par leurs exploits mi-
litaires, ne put jamais décider les (irecs à se révolter
contre les Français; en vain il leur représenta qu'il
était facile d'exterminer vingt mille ennemis renfer-
més dans une capitale; ils refusèrent de combattre,
et consentirent seulement à le proclamer empereur.
Alors il traversa le Bosphore , confia sa famille aux
habitants de Nicée, rassembla autour de lui tout ce
qu'il put trouver d'hommes déterminés, et à leur tète
s'empara de quelques villes dont il se forma un petit
erapii-e qu'il agrandit bientôt avec le secours de Ga-
jatlieildin kaï Khosrou, sultan d'Icône, qui l'aida î
con([uérir sur les Latins toute la Bithynie. Baudoii
ayant même été obligé de rappeler ses troupes d(
l'Asie pour arrêter une irruption des Bulgares, Théo-
dore Lascaris profita de cette circonstance po'.rs'em
parer de la Lydie, d'une partie de la l'hrygie et dei
côtes de l'Archipel jusqu'à Êphèse. Ayant appris en
suite que son beau-père avait été l'ait prisonnier pa
le marquis de Montferrat, il se détermina à se fair
sacrer solennellement comme empereur et succès
seur d'Alexis, dans la cathédrale de Nicée, par 1 j
patriarche Michel Autoriamus.
Deux années s'écoulèrent pour le nouvel empereu 1
au milieu de guerres continuelles, soit aveclesFran
ROIS, IIKINKS. K MI' Kl', Km S
\S:i
rais, soit avec des aventuriers qui cliercliaienl à s'é-
tablir sur les côtes de la Bithynie; culin.au moment
où les peuples commençaient à jouir de quelque re-
pos, son beau-père s'échappa de sa prison et se ré-
fugia à la cour du sultan d'Icône, d'où il écrivit à
Théodore pour lui réclamer le royaume de Nicée.
Celui-ci, qui venait de fonder sou empire par sa
vaillance, refusa d'obéir au terrible vieillard, et, sûr
de l'amour des soldats et de la fidélité de ses offi-
ciers, il marcha contre Alexis, qui s'avançait à la
tète de vini,'t mille hommes, commandés par le sul-
tan Gajatheddin kai Kliosrou en personne, qu'il avait
détaché de l'alliance de son gendre. La rencontre des
deux armées eut lieu près d'Antioche, et le choc fut
soutenu de part et d'autre avec vigueur; cependant
les troupes de Théodore Lascaris, inférieures en
nombre, commençaient déjà à plier, lorsque heureu-
sement l'empereur parvint à jointlre le sultan dans
la mêlée. Un combat singulier s'engagea entre eux ;
Gajatheddin fut tué, et sa mort entraîna la défaite
de son armée et la perte de la bataille. Alexis fut pris
et enfermé dans un couvent de moine~, où il ne tarda
pas de s'éteindre de vieillesse et de chagrin.
Peu de temps après ces événements, Pierre de
Courtenay succéda à Baudoin sur le trône de Gons-
tantinople. Cet empereur si; montra favorable à Théo-
dore; et comme celui-ci venait de perdre sa femme, il lui
donna en mariage sa fille Marie. La paix étant ainsi
rétablie entre les Latins et les Grecs, Théodore put
s'occuper de l'administration de ses États; il fonda
dans toutes les villes des écoles publiques pour l'in-
struction des enfants, et il institua des tribunaux
pour rendre la justice aux peuples. La mort vint le
surprendre au milieu de ces travaux en 1222, à l'âge
de cinquante ans. Quoiqu'il eût un fils âgé de huit
ans, il nomma pour son successeur Jean Ducas ou
'Vatace, son gendre, préférant en cela les intérêts de
l'empire à ceux de sa dynastie.
Le nouvel empereur était né à Didomititha en
Thrace, et descendait de l'illustre famille des Ducas,
qui avait occupé le trône dans la dernière moitié du
onzième siècle. Vatace, dès sa jeunesse^ avait fait
preuve d'une grande intrépidité dans les combats, et
d'un ardent amour pour le bien public ; aussi son
activité, sa prudence, sa justice et sa bonté lui
avaient acquis l'estime des peuples et la faveur de
Théodore Lascaris.
Pendant un règne fort long il réalisa les espé-
rances que la nation avait placées en lui ; jusqu'à la
fin de sa carrière il se montra équitable, généreux,
et il fut réellement le père de ses sujets. Plusieurs
fois il attaqua rem])ire des Latins et conduisit ses
armées jusque sous les murs de Constantinople. En-
fin, après avoir augmenté considérablement l'étendue
des Etats que lui avait laissés son beau-père, il mou-
frut le 30 octobre 1255, à l'âge de soixante -deux ans.
Ce prince avait favorisé les développements de l'a-
griculture et du commerce, et ne s'était jamais écarté
des règles d'une sévère économie, ce qui est la vertu
la plus rare et la plus difficile chez les rois. On ra-
conte à ce sujet que son fils s'élant présenté devant
lui avec des habits magnilii(ues,\'atace le réprimanda
en ces termes : « Quels services allez-vous rendre
^ i»njourd'liui aux Grecs, mon fils, pour leur tenir
compte des richesses que vous dissipez par un vain
étalage de luxe? Ignorez-vous (jueces vêtements d'or
et de soie vous sont donnés par le peuple , et qu'il
ne vous est permis d'en faire usage qu'en présence
des ambassadeurs étrangers, afin de leur montrer
l'éclat de notre industrie et la majesté de l'empire
que vous gouvernerez ? »
A l'époque de la mort de Jean 'Vatace, son fils,
Théodore Lascaris II, était à guerroyeravec Azeddin
kaï Kaus II, sultan d'Icône ; dès que le jeune prince
eut appris la nouvelle de l'événement fatal, il s'em-
pressa de faire un traité avec son ennemi, et se ren-
ditdans sa capitale, où il fut couronné solennellement
le jour de Noél 1255. Les commencements de son
règne furent signalés par une invasion des Bulgares,
((ui voulurent reprendre les provinces que ^'atace
leur avait enlevées ; Théodore réunit aussitôt une ar-
mée formidable, vint à leur rencontre et les défit
dans plusieurs batailles rangées; il repoussa égale-
ment les Tartares , qui étaient descendus dans la
Cappadoce. Ces premiers exploits faisaient présager
un règne semblable à celui de son père, lorsque mal-
heureusement le .prince fut attaqué par une maladie
épileplique, dont on attribuait la cause au poison.
Tourmenté de l'idée d'une mort prochaine, son
esprit s'affaiblit; Théodore tomba dans une noire
mélancolie et se laissa égarer par les plus étranges
superstitions ; il consultait , pour les ([uestions les
plus indifférentes, les personnes qu'il supposait in-
struites de l'avenir, et les faisait tuer s'il n'était pas
satisfait de leurs réponses. Ainsi, ayant un jour in-
terrogé le grand logothète Acropolite sur une ques-
tion politique , et n'en ayant pas reçu une réponse
conforme à son opinion, il eut la cruauté de le faire
dépouiller de ses vêtements et de commander à ses
gardes de le frapper avec le bois de leurs lances
jusqu'à ce que la mort s'ensuivit. Il essaya égale-
ment de faire arrêter Michel Paléologue, gouverneur
deDurazzo, qu'il soupçonnait d'ambitionner l'em-
pire; celui-ci, averti à temps, s'enfuit à la cour du
sultan d'Icône, et évita le supplice. Il s'en prit alors
à la sœur de Paléologue, et lui commanda de donner
sa fille en mariage à l'un de ses favoris : sur le refus
de la princesse, il la fit enfermer dans un sac avec
des chats sauvages, dont lui-même animait la fureur
en les piquant à travers la toile avec de longues ai-
guilles. Après trois heures d'un supplice horrible,
cette malheureuse femme fut retirée du sac tout en
lambeaux et affreusement mutilée. Puis le jour même,
soit par un retour à la raison, soit par un sentiment
de crainte, il écrivit à Michel Paléologue pour l'en-
gager à venir à la cour, promettant de lui restituer
tous ses biens.
Confiant dan§ les protestations de l'empereur, Mi-
chel revint immédiatement i\ Nicée : le jour de son
arrivée, Théodore le fit arrêter, ordonna qu'on le lui
amenât chargé de fers ; et lorsqu'il fut en sa pré-
sence, il versa des larmes abondantes, l'embrassa, et
lui témoigna le plus vif repentir de ses cruautés,
dont il rejetait la cause sur la maladie affreuse qui
le dévorait.
Théodore devint de jour en jour plus faible, et ne
songea bientôt plus qu'à mourir; il confessa publi-
quement ses fautes, se revêtit d'un habit de moine,
.194
HISTOIUE DES PAPES
distribua d'abondantes aniuônes, et après avoir ile-
maudo pardon à Dira et aux hommes do ses ciimos,
il expira au oomniiMiceraent du mois d'août 1259,
laissant le trône à son fils Jean Lascaris, à peine âgé
de six ans.
Michel Paléoloiiiie s'était rendu tout -puissant à
Nicéc pendant la n:aladie de Théodore; après la mort
de ce prince, il s'empara du gouvernement, lit mas-
sacrer Mnzalon, (|ui avait été désitjné ])0ur r('m]il r
les fonctions de tuteur; dislrilma les cliari;es do 1 K-
tat à ses créatures, partastea entre eux les immenses
trésors de la couronne et se lit donner le lilre de
despote, qui appartenait ordinairement aux lils ou
aux gendres du souverain. Enfin, avec l'approbation
du patriarciie de Nicée et des principaux cliei's do
l'armée, il prit le titre d'empereur, en promet laul
toutefois de ne rien entreprendre contre la personne
ou contre le pouvoir du jeune La-caris.
Au mépris de cet engagement solennel, le jour du
couronnement, les soldats et les partisans de Michel
empêchèrent le patriarche de présenter deux couron-
nes impériales, et le jeune prince ne reçut ([u'un
simple diadème.
Deux années suffirent à Michel Paléologue pour
affermir son trône ; il entreprit alors de chasser les
Français de la Grèce et de rétablir le siège de 1 em-
pire à Gonstantinople. Ses premières tentatives échouè-
rent, et il fut même obligé de conclure une trêve avec
les Latins et d'ajoiu'ner l'exécution de ses projets sur
Byzance. Cependant Alexis Stratégopule, qu'il avait
envoyé en Illyrie pour combattre le despote Michel,
ayant appris en passant devant Gonstantinople que
la garnison de cette ville était alors peu nombreuse,
il se ménagea des intelligences dans la place, y pé-
nétra à la faveur des ténèbres, et fit massacrer tous
les Français. L'empereur Baudoin IV parvint heu-
reusement à se sauver dans un esquif avec quelques
soldats. Cet événement inattendu termina le règne
des Latins en Orient.
Lorsque cette grande nouvelle fut connue à Nicée,
l'empereur, accompagné du jeune Lascaris, partit
aussitôt avec sa cour pour Gonstantinople. Ce n'était
pas tout pour Michel que d'être maître de Byzance,
il fallait s'y maintenir en mettant dans ses intérêts
les Vénitiens et les Pisans, dont il redoutait la puis-
sance, et enlever aux Latins jusqu'à l'espérance de
pouvoir jamais ressaisir l'empire. Il mit alors en
usage toutes les ressources d'une politique perfide,
et après avoir combattu avec les Grecs contre les
Latms, il se tourna du côté des Latins contre les
Grecs, et négocia avec les papes en leur offrant de
soumettre l'Église d'Orient à celle de Rome.
Mais cette politique souleva contre lui la haine du
clergé grec; et le patriarche Arsène abdiqua même
sa dignité pour ne pas être oblige d'obéir. Gomme
une semblable démarche portait un coup funeste à
l'autorité de Michel, celui-ci s'empressa de le rappe-
ler à la cour, et lui donna l'assurance formelle que
son intention n'était pas de subordonner le siège de
Byzance à celui de Rome, mais seulement de gagner
du temps en trompant leurs ennemis communs. D'a-
près celte promesse, Arsène consentit à reprendre
la conduite de son diocèse; néanmoins plusieurs
prélats avaient déjà suivi son exemple , et avaient
formé contre Michel Paléologue un parti puissant
qui avait proclamé Jean Lascaris seul (-lief de l'État.
Michel arrêta la révolte en faisant saisir le malheu-
reux prince, auipiel il fit brûler les yeux avec un
bassin ardent, suj)plice (jui consistait à faire passer
sur les orbites un bassin de cuivre rougi au ftu.
Arsène essaya encore de lutter contre Michel; il
assembla même les évèques ses suffragants et l'ex-
coinraunia ; mais il en fut puni aussitôt par la dé-
position, et rien ne s'opposa plus aux desseins de
l'empereur. Il iT|irit ses n('gociations auprès du saint-
siége, et conclut une alliance avec Grégoire X ; il
lui soumit l'Eglise grecque, et persécuta ses sujets
pour les obliger à reconnaître la suprême autorité
des papes. Gependanl, après la mort de Grégoire, le
pontife Martin I\', un de ses successeurs, l'ayant
excommunié, la paix fut rompue, et il se vengea de
la cour de Rome ))ar les \'êpres siciliennes. Enfin ce
prince mourut en Tluace, des suites d'une maladie
d'entrailles.
Michel Paléologue s'était tellement rendu odieux
au peuple, que son fils Andronio n'osa pas lui faire
rendre les honneurs fimèbres dans Gonstantinople,
craignant que le corps de son père ne fût traîné dans
les rues et jeté à la voirie ; il le fit enterrer secrète-
ment et de nuit par qualques domeslitjues fidèles.
Ainsi finit ce règne de vingt-ipiatre ans , l'un des
plus fertiles de ce siècle en grands événements.
Andronic Paléologue succéda à son père en 1282 :
l'histoire de ce prince, (jui passa quarante-six années
à discuter avec des prêtres sur de vaines questions
théologiques, appartient au siècle suivant.
Nous avons vu en Occident, sous les pontificats
de la fin du douzième siècle, les lumières de la phi-
losophie se répandre dans les masses , et des hom-
mes de génie jeter des semences de liberté qui ne
pouvaient manquer de produire des fruits, étant fé-
condées par le sang d'Arnaud de Brescia et de ses
disciples, ces courageux ennemis du despotisme pon-
tifical, ces précurseurs des modernes philosophes.
En France, Suger, le premier ministre politique
que le royaume eût possédé jusqu'alors, s'appuyant
sur ce principe, qu'une nation est d'autant plus forte
qu'elle est plus hbre, venait d'émanciper les serfs ou
plutôt les travailleurs, et de renverser l'aristocratie
des barons et des seigneurs; Philippe-Auguste avait
suivi instinctivement la voie ouverte par Suger ; et
après eux, Louis VIII, en publiant des ordonnances
pour l'afl'raiichissement des serfs, n'avait été que le
continuateur de cette politi((ue qui. caractérisa l'ad-
ministration du célèbre abbé de Saint-Denis.
Cependant au milieu de cette marche progressive,
la race des Gapets n'en poursuivait pas moins sa car-
rière de crimes et d'attentats. Louis, surnommé par
ses flatteurs Gœur-de- Lion , parvint au trône à l'âge
de trente-six ans, le 14 juillet 1-223, et se fit sacrer
à Pieiras vingt jours api'ès son avènement à la cou-
ronne. Il était le premier roi de la troisième race qui
n'eût pas été sacré du vivant de son père. Comme
son prédécesseur, Louis se montra perfide et lâche
avec ses ennemis, cruel et inexorable avec ses sujets,
qu'il extermina plusieurs fois pour obéir au pape.
Heureusement il fut arrêté au milieu de ses guerres
contre les malheureux Albigeois, par le comte de
112
186
HISTOIRE DES PAPES
Cliaropagne, r.iraant lio l;i roino, (|iii lui donna un
brcuvagi' empoisonné.
Avant (l'ex|iiror, Louis YIII déclara rinfàinc Blan-
che de ('astillc. sa fcinine, régente du royaume et
tutrice de son lilsaiiié Louis IX. âgé d'environ douze
ans Le jeune |ivince fut conduit à Reims et sacré
j'ar Jadiues de Bazoclie, évèque de Soissous, et sans
pompe, la plupart des grands vassaux du royaume
ayant refiifsé d'assister à cetto cérémonie avecla reine
mère, qu'ils accusaient o>iverlemen| d'avoir participé
au orime de Tliilia\it, comte de Ghampan;ne. Néan-
moins, dos que la clameur pul>liqiu> fut ai>aisée, ce
seigneur revint audacicuscment à la cour; mais pen-
dant son iibscnce, Ulanche ayant conçu une nouvelle
passion pour le cardinal Romain , légat du saint-
siéjre. refusa de recevoir son ancien amant, et lui
ordonna de se retirer dans ses terres. Thibaut , fu-
rieux de cet alïronl, forma une ligue puissante avec
Pierre de Dreux, dit Mauclerc, et Hugues de Lusi-
gnan, comtes de Bretagne et de la Marche, deux très-
puissants seigneurs, et déclara la guerre au roi de
France pour se venger de la régente.
Blanche, redoutant les armes de ces trois sei-
gneurs confédérés, se réconcilia secrètement avec son
amant, et le détermina à se retirer de la ligue.
Croyant alors n*avoir plus rien à craindre, elle se
brouilla de nouveau avec le comte de Champagne,
dont la passion jalouse était un obstacle à ses débor-
dements. Mais celui-ci vint aussitôt renforcer les
mécontents, et pour leur donner une garantie de ses
serments, il demanda en mariage la fille du comte
de Bretagne. La régente, instruite de cette résolu-
tion, dont elle redoutait les conséquences, prit un
pai ti extrême ; elle se rendit seule auprès de Thi-
baut, passa une nuit dans son château, et le détacha
une seconde fois du parti des rebelles en faisant rom-
pre son mariage.
Les comtes de Bretagne et de la Marche, furieux
d'avoir été les jouets de l'inconstance de leur allié,
se tournèrent contre lui, et réclamant au nom de sa
cousine Alix, reine de Chypre, le comté de Cham-
pagne, ils envahirent ses domaines. Blanche profi-
tant de leur division, et sous prétexte de secourir son
amant, rassembla une armée, hattit les mécontents,
et conclut un accommodement avec le comte de Cham-
pagne et Alix, moyennant une somme considérable
payée par le trésor public, et pour laquelle Thibaut
céda à la couronne les comtés de Sancerre, deBlois,
de Chartres, et la vicomte de Chàteaudun. Ce fut
ainsi que la régente., après avoir fait de son amant
un assassin, après l'avoir rendu traître et félon, par-
vint encore à lui arracher ses domaines.
Le comte de Bietagne, quoique vaincu, n'en per-
sista pas moins dans sa révolte; il rallia autour de
lui tous les grands vassaux qui voulaient rester in -
dépendants, ou ceux qui espéraient recouvrer leurs
anciens privilèges, souslegouvernementd'iine femme,
et forma une nouvelle ligue qui se renforça encore
de l'adjonction de Henri III, roi d'Angleterre, qui de
son côté voulait reconquérir la Normandie.
Devant une coalition aussi formidable, la régcntedé-
ploya les ressources de l'astuce féminine ; trop faible
pour attaquer ouvertement S's ennemis, elle sema
la division, entre eux en menant de front cinq ou
six intrigues galantes. Elle acheta par ses caresses
la trahison do Robert du Bourg, ministre de
Henri III, (jui retint son maître dans l'inaction; elle
s'abandonna au comte de Flandre, qui était prison-
nier à sa cour, el l'opposa h son ennemi le comte de
Bretagne; enlin elle détacha de la ligue IMiilippe,
comte de Boulogne, en excitant sa jalousie contre
Enguerrand de Couci, qui aspirait à la régence ou
plutôt à la couronne , car c'était l'appât de la royauté
et non la beauté de Blanche (|ui captivait ses amants,
quoi f[ue dise BcUcrorèt de sa mignardise, de sa
gentillesse, de son tant doux regard el de sa gra-
cieuse contenance.
En effet, l'éducation que recevait le jeune roi pou-
vait donner créance à l'opinion que Blanche songeait
à l'enfermer dans un monastère pour régner à sa
place. Le prince apprenait à chanter aux offices, pas-
sait des journées entières dans les églises à dire les
offices en latin, à réciter des patenôtres, et à ap-
prendre les légendes des saints.
A cette même époque la régente rendit un décret
pénal contre les Albigeois, et commanda de les pour-
suivre avec la dernière rigueur. Le jeune Louis, fa-
natisé par les prêtres, applaudit aux ordonnances de
sa mère, et bientôt on vit des hordes de soldats fa-
rouches s'abattre sur les provinces du Languedoc,
ravageant les campagnes, détruisant les villages, in-
cendiant les villes, et commettant partout, au nom
de Dieu, les attentats les plus horribles. Cependant
il s'est trouvé un historien, Vély, qui a osé dire en
rapportant ces atrocités : « Ainsi fut glorieusement
terminée l'affaire des Albigeois. Ce qui avait dépassé
la puissance de Philippe-Auguste, le plus hahile de
son siècle, ce que n'avaient pu accomplir les armes
victorieuses de Louis VIII, fut l'ouvrage d'une femme
et le coup d'essai d'un enfant. » Honte éternelle sur
le lâche séide des despotes; honte sur le prêtre qui
a tracé ces lignes exécrables.
Saint Louis, parvenu à l'âge d'homme, ne démen-
tit pas son origine; après avoir dévasté la Bretagne,
il força Pierre Mauclerc, prince du sing royal, sui-
vant le langage des courtisans, pour le punir d'avoir
tenté de maintenir l'indépendance de son comté, à
venir la corde au cou implorer miséricorde ; et quand
ce seigneur fut en sa présence, il lui parla en ces
termes; ■• Quoique tu aies mérité une mort infâme, je
te pardonne parce que tu es de mon sang, mais sous
la condition que ton comté de Bretagne appartiendra
désormais à ma couronne. »
Ce même saint Louis, qui dépouillait ainsi ses vas-
saux, lisait par humilité tous les jours à ses domes-
tiques les litanies, l'office et les cantiques ; il bêchait
le jardin des moines de Citeaux, et portait comme
un manœuvre les pierres des bâtiments qu'il Surfai-
sait élever aux dépens du peuple.
Pendant la régence de Blanche de Castille, tous
les intérêts de la nation fjrent sacrifiés à l'ambition
des moines. Les dominicains, ces fougueux, ces ter-
ribles inquisiteurs, obtinrent le droit de prendre les
grades universitaires et de se livrer à l'enseignement
public, ce qu'avant elle aucun prince ni la docte
assemblée n'avaient voulu autoriser.
Saint Louis avait vingt ans lorsque sa mère lui fit
épouser Marguerite, fille aînée de Raymond Béren-
nuis, KEINKS. EMI'HHEUIIS
187
ger IV, comte de Provence. Comme elle redoutait
qu'une femme aimable ne prît sur son fils un ascen-
dant qu'elle voulait conserver, Blanche gouverna les
jeunes époux avec un despotisme inconcevable, ne
leur permettant de se voir ou de se parler qu'à des
heures déterminées, le plus souvent eu sa présence,
et se cachant même dans leur appartement pour épier
leurs rapports intimes. Pendant toute la vie de Blan-
che de Gastille, la jeune reine n'eut pas la plus lé-
gère part aux affaires publiques ni à celles de la
maison royale ; exilée en quelque sorte dans son pa-
lais, elle n'avait d'autres distractions que la société
de sales moines et les exercices de piété auxquels la
reine mère l'avait assujettie.
Enlin le roi, parvenu à l'âge de vingt et un ans,
fut déclaré majeur; mais la régence de sa mère ex-
pira sans pour cela que son autorité fût diminuée;
cette mégère continua à diriger l'imbécile saint Louis,
trop soumis et trop bigot pourrésister auxvolontésde
Blanche. Cependant il est juste de dire que parfois il
s'occupait de l'administration des finances, et puisait
dans les trésors de la nation pour élever des fondations
pieuses ou pour acheter des reliques. Ainsi ce fut lui
et non la reine mère qui proposa aux Vénitiens une
somme de huit mille onces d'or en échange d'une reli-
que drolatique, la couronne d'épines de Jésus-Christ,
qu'ils étaient censés posséder, car déjà les moines de
Saint-Denis affirmaient en avoir une autre dont les
épines étaient toujours vertes, et qu'ils exposaient
chaque année dans leur église. Le roi ayant eu soupçon
que les bons Pères employaient une sainte ruse pour
grossir leurs revenus, avait fait examinerleur couronne;
et de ce qu'elle s était trouvée en bois peint, il en avait
conclu que les Vénitiens possédaient la véritable. Il
la leur acheta et la fit rapporter en France, scellée des
sceaux des empereurs d'Orient et de ceux de la répu-
blique : saint Louis, Blanche et Marguerite vinrent la
recevoir à Sens, et le monarque bigot la rapporta nu-
pieds depuis Vincennes jusqu'à Notre-Dame, et de là
au palais, où elle fut déposée dans la Sainte-Chapelle,
oii elle est encore l'objet de l'adoration des simples.
Lorsque les princes latins eurent connaissance du
marché ridicule que le roi des Français avait fait avec
les Vénitiens, ils envoyèrent aussitôt proposera saint
Louis de lui vendre un bras entier de la vraie croix, la
robe de Notre-Seigneur, le fer, la lance, l'éponge, le
marteau, les clous et les autres bibelots, instruments
de la Passion : le tout fut acheté à des prix énormes.
Ce commerce, qui s'était d'abord établi entre les mo-
narques, se continua entre les sujets. Des moines grecs
et des prêtres italiens vinrent en France et tinrent
boiiti((ue ouverte de reliques ; des cheveux, des osse-
ments, des lambeaux de chair étaient baptisésdunom
des plus gran'ls saints et vendus au poids de l'or
aux fanatiques. Telles étaient l'elTronlerie des uns et
la sottise des autres, qu'un évèque grec céda pour
mille écus d'or à la ville de Gênes la queue de l'âne
sur lequel Notre-Seigneur avait fait son entrée dans
Jérusalem, et qu'un autre vendit le foin de la crèche
sur lequel Jésus-Christ avait été placé au moment de
sa naissance. Les moines italiens présentaient leurs
marchandises à la foule comme dans une vente à
l'encan, et criaient: « En cette fiole, voilà le sang du
Sauveur, recueilli sous la crois par la vierge Marie ; en
celle-ci, voilà des larmes de Jésus-Christ; en celle-là,
du lait ou des raens-trues de la sainte Mère de Dieu, et
en cette autre des cheveux de saint Joseph. » Et tous
les fidèles s'empressaient de donner leur argent à ces
moines fripons. Les prêtres français, furieux de voir
des étrangers exploiter leurs diocèses à leur détri-
ment, se mirent à leur tour à débiter la même espèce
de marchandise, et suipassèrent les Italiens et les
Grecs en etïronterie; ils vendirent jusqu'à des boîtes
qui contenaient les unes du souflle de Jésus-Christ,
et d'autres les cornes invisibles de Moïse ! ! !
En 1 244, saint Louis étant tombé gravement malade
àPonloise, rêva dans un accès de fièvre que Jésus lui
reprochait son indifférence pour les chrétiens d'Orient,
et lui promettait sa guéri son à la condition qu'il se
rendrait en terre sainte. Par malheur pour les peuples,
le roi recouvra la santé ; aussitôt il s'occupa des pré-
paratifs d'une croisade, et rançonna ses sujets pour
fournir aux frais de cette expédition extravagante.
Trois mois après, tout étant disposé pour le voyage,
il s'embarqua à Marseille avec sa jeune femme Mar-
guerite et une cour nombreuse, laissant la régence
du royaume à Blanche de Castille. Cependant le mo-
narque qui montrait un si grand zèle pour le service
de Jésus-Christ ne fut guère favorisé dans le cours
de sa traversée; car, sans doute pour l'éprouver.
Dieu permit que la flotte fût assaillie par de vio-
lentes tempêtes, qui l'obligèrent à relâcher dans l'île
de Chypre, où la peste se mit dans l'armée et em-
porta un tiers des soldats. Malgré ces désastres,
suivant le rapport du sire de Joinville, au départ de
cette île, la flotte était encore composée de dix-huit
cents vaisseaux. Cette assertion seuie'peut nous faire
apprécier le nombre des Français morts dans la croi-
sade ; et nous ne serons point taxés d'exagération
lorsque nous dirons que la guérison du fanatique
Louis IX coûta à la France, dans cette première ex-
pédition, plus de cent mille hommes.
Arrivé sur le sol de la Palestine, saint Louis s'em-
para de Damiette, et remporta quelques succès insi-
gnifiants qui ne furent pas de longue durée. Bientôt
les soldats, décimés par les maladies contagieuses ou
accablés par des fièvres dévorantes, n'eurent plus la
force de soutenir leurs armes, et tombèrent sous le
fer des farouches musulmans; le roi, les prinies du
sang et quelques riches seigneurs furent seuls épar-
gnés et mis à rançon.
En apprenant les désastres des croisés et la capti-
vité de son fils, Blanche entra dans un tel accès de
rage, qu'elle fit pendre comme perturbateurs du re-
pos public deux soldats qui, les premiers, avaient
rapporté cette funeste nouvelle. Néanmoins leurs
rapports se confirmèrent , et la régente n'eut plus à
douter de l'épouvantable malheur qui venait l'acca-
bler; ce fut pour elle un coup terrible, et elle en
prit une fièvre lente qui la conduisit au tombeau.
Sentant sa fin approcher. Blanche se fit apporter à
Paris, et prononça des vœux monastiques entre les
mains de l'abbesse de Maubuisson, pensant expier
ainsi les désordres de sa vie; ensuite elle se fit re-
vêtir d'un habit de rehgieuse et mettre sur un lit de
paille recouvert d'une serge, où elle expira le l" dé-
cembre 1252, à l'âge de soixante-cinq ans.
Vingt mois après, saint Louis recouvrait sa liberté
188
HISTOIRE DES PAPKS
moyeunaiit une ran(,'ou de ceni luillu marcs d'argent;
t>t il ne fallut jas moins de vin-jt-quatro années à la
France [unir répan-r répuisenu'iit où l'avail mise le
pavement de cette somme. Après ce laps de temps,
l'obstiné fanatiipie voulut faire une nouvelle tentative
contre les iniidèles d'Afrique, et s'embarqua à Aigues-
Morles avec soixante mille hommes. Une tempête
affreuse assaillit d'abord sa Hotte sur les cotes de
SarJaigne; ensuite, à peine le débarquement était-il
elVectué devant Tunis, que la peste se répandit dans
le camp des croisés et atteignit le roi lui-même. Il
vn mourut le 25 août 1270, à l'âge de cin([uante-
<;inq ans et quatre mois. Ce prince est un de ceux
qui ont fait le plus de mal à la France, par les pro-
jets insensés qu'enfanta son cerveau ioala<le et par
l'inslitution des tribunaux de l'inquisition, .\ussi a-
t-il mérité d être canonisé par IJoniface ^'1IIJ b^ plus
infâme et le plus impie dos papes !
Philippe III, qui se trouvait en .\friipie avec son
père, lui succéda et prit aussitôt le commandement
de l'armée. Comme il redoutait pour lui-même les
atteintes du tléau son premier acte d'autorité fut de
rendre un édit (pii li.xait la majorité des rois à qua-
torze ans, alia d'éviter les inconvénients d'une ré-
gence trop longue, i nsuite il essaya de presser le
siège de Tunis; mais les Fiançais, accablés de souf-
frances, refusèrent de combattre. Déjà l'on pouvait
prévoir le jour où il ne resterait même pas assez de
soldats pour défendre le camp, lorsque heureusement
Charles d'Anjou, roi de Sicile, vint au secours des
croisés avec une flotte et des troupes. Les croisés
reprirent alors le dessus, et forcèrent les musulmans
à conclure une trêve de di.\ années.
Philippe se hâta de revenir en France , suivi d'un
lugubre cortège de cercueils, parmi lesquels on dis-
tinguait celui de sa femme Isabelle d'Aragon, celui
du roi Louis IX, et ceux de Thibaut, comte de
Champagne et roi de Navarre, et d'Alphonse, comte
de Poitou. A son arrivée, le nouveau mouar([ue se
rendit à Reims et se fit sacrer par Miles de Bazoche,
évèque de Soissons.
Roi faible, pusillanime et superstitieux, Philippe
n'a laissé aucun souvenir de gloire. Quelques années
après la mort d'Isabelle, quoiqu'il en eût trois enfants,
il épousa Marie, fille de Henri, duc de linibant. Cette
nouvelle reine montra par ses vices et par ses crimes
(ju'elle était digne du trône; elle s'abandonna sans
pudeur au barbier de saint Louis, Pierre de la Brosse,
dont Philippe avait fait son favori, son premier valet
de chambre et son ministre; de leurs amours naquit
oin bà;ard appelé Louis, comte d'Evreux, dont la race
régna sur la Navarre.
Marie, à l'exemple de l'infâme Bertrade, forma le
projet de faire disparaître les héritiers légitimes du
trône pour y placer le fruit de l'adultère, et elle
commença jjar faire empoi-sonner Louis, lils aîné de
Philippe. L'amant de la reine, qui avait versé le poi-
son, fut arrêté par ordre du prince et appli([ué à la
({uestitin ; il avoua son crime et la complicité de Ma-
rie de Brabant. Mais celle-ci se disculpa par ser-
ment, corrompit les juges , fascina le roi par ses ca-
resses, et obtint que Pieiie de la Brosse lut déclaré
Cilomniateur et pendu comme tel.
Celte exécution a'apaisa pas néanmoins la clameur
publique, et l'on continua à désigner la reine par le
nom d'empoi-onncuse. Philippe lui-même ne parais-
sait pas convaincu de 1 innocence de sa femme; et
pour éviter un nouvel attentat, il éloigna de sa cour
Philippe le Bel, son second iils; ensuite il assembla
quel([ues clercs et plusieurs docteurs, et demanda
leursavis pourfaiie cesser les doutesqui assiégeaient
son e8|)rit. Ces conseillers, gagnés par Marie de
Brabant, engagèrent le ])rince, comme moyen infail-
lible de connaître la véiité, à consulter une vieille
béguine de la ville de Nivelle, en Flandre , ce qui
fut exécuté. La dévote, interrogée par le roi, déclara
l'accusation calomnieuse et la princesse innocente de
tous les crimes (ju'on lui reprochait. Malgré cette
singulière Justification, il n'exista jamais de paix do-
niesticpie entre Philippe et sa femme; ce prince
mourut à Perpignan, le 5 octobre 1285, à son retour
d'une e.xpédition malheureuse qu'il avait entreprise
contre le roi d'Aragon.
Plidippe IV, dit le Bel, lui succéda à l'âge de dix-
sept ans : il fui sacré à Reims par Pierre Barbet. Ce
roi, l'un des jilus perfides tt des plus cruels qui dé-
solèrent la France, est le premier des Capets qui ait
altéré la monnaie et qui ait mérité d'être appelé le
faux-monnayeur. Pour satisfaire à ses besoins de luxe
et à son amour efl'réné de l'or, il profita du privilège
de battre monnaie que saint Louis avait assuré à la
couronne; et par les conseils de deux Florentins,
Musichati et Bichi, il fil plusieurs refontes, dans les-
quelles le marc d'argent, qui avait une valeur de cin-
quante sous six deniers tournois, s'éleva successive-
ment à huit livres dix sous. Quant à la politique
intérieure, Philippe suivit la ligne tracée par ses
prédécesseurs ; il agrandit ses domaines et son auto-
rité; comme eux, il favorisa l'émancipation des serfs
pour diminuer le pouvoir des barons, fonda des du-
chés-pairies pour rendre les grands vassaux moins
redoutables en les rendant tous égaux, anoblit des
roturiers pour abaisser la noblesse héréditaire, dé-
fendit aux barons d'entreprendre des guerres parti-
culières, et obligea eu outre les seigneurs suzerains
à lui vendre leur droit de battre monnaie.
Indépendamment de ces mesures législatives, Phi-
lippe employa la perfidie, la trahison et la violence
pour dépouiller ceux dont il redoutait la puissance;
ainsi il profita des divisions qui venaient d'éclater
entre Edouard I", roi d'Angleterre, et Jean Bailleul,
roi d'Ecosse, pour déclarer la guerre à Edouard; et
sous prétexte de venger une insulte faite au pavillon
français par quelques matelots anglais, il envahit le
duché de Guyenne et le confisqua à son profit. Dans
l'enivrement de sa victoire, il osa défendre à Edouard
de marier sou lils unique, le prince de Galles, avec
la fille de Gui de Dampierre, comte de Flandre, et
rendit uUe ordonnance pour contraindre les grands
vassaux à ne former aucune alliance sans l'assenti-
ment de leur suzerain.
Gui se hâta de venir à la cour avec sa fille pour
demander à Philippe, dont elle était la filleule, l'au-
torisation nécessaire pour conclure son mariage avec
le jeune prince anglais qu'elle aimait. Le traître mo-
narque, sans être touché d'une semblable marque de
confiance, les fit jeter tous deux dans une alïreu^e
prison, où la jeune princesse de Flandre expira de
ROIS, REINES, EMPEREURS
189
Déroule ae Cgurlrai.
cliagrin et Je douleur. Dans la suite. Gui ayant rc-
couvj'é sa liberté, voulut vcii;,'cr la luoil Je sa liUe,
et Jéclara la guerre au roi. ^ allieurt'usi'iueul la for-
tune trahit son courage; le couite de Valois, le digne
frère de Philippe, envaliit la Flandre à la tète d'une
nombreuse armée, et for(,'a cet infortuné à conclure
un traité Je pai.x désastreux pour sa famille. Rien
plus, pour surcroit de perfidie, le prince engagea
Gui à se rendre à la cour de France avec ses lils, lui
affirmant que son frère se relâcherait de sa rigueur
en voyant sa soumission. Plein de confiance dans la
parole Ju comte Je Valois, riraprudeut se mit en
route avec Robert, (juiilauine et Gui, ses trois lils,
et accompagné d'un grand nombre do seigiU'urs : à
peine furent-ils arrivés dans Paris, ipie Philippe les
lit traîtreusement arrêter et conduire prisonniers dans
ditïérentes citadelles.
Ensuite il commanda à son frère d'achever la con-
quête Je la Flandre, ce qu'il croyait facile, le pays
se trouvant privé de ses chefs; et ne supposant pas
que le peuple osât opposer la moindre résistance à
ses armes : c'est ce qui arriva cepenJant ; et pour la
première '^ois une armée Je vingt mille ouvriers, sous
la coiiJuite J'un boucher et J'uu tisserand, combat-
tirent des nobles et des chevaliers, et mirent en dé-
route (|uaranle mille Frani.ais, dans la plaine de
Gourtrai! Rendu furieux par cette défaite, le roi
voulut en tirer une vengeance éclatante; il leva Je
nouvelles troupes, imposa tous ses sujets Ju cin-
([uièuie Je leurs revenus, altéra encore les monnaies,
et orJonna :iu ban et à l'ariiére-ban de prendre Us
armes afin Je marcher contre la FlanJre.
Quant aux peuples, ils n'eu étaient pas plus heu-
reux ; vainqueurs et vaincus étaient également près-
190
HISTOIRE DES PAPES
suros par cet exécvalile monarque; et connue ses
exactions no lui rapportaient pas assez d'ars^ent, il
résolut, d'apri^s les conseils de son confesseur Guil-
laume Paris, frère prêcheur et {;;rand incjuisiteur, de
poursuivre les templiers, et de partai,'i'r leurs riciies-
ses avec le pape (élément V. En consér[uence, il tlonna
des ordres secrets aux ^'ouverneurs des provinces ,
aliu qu'ils se tinssent prêts avec leurs soldats pour
arrêter, le vendredi 13 octobre 1307, tous les tem-
pliers de son royaume. Cet ordre fut exécuté avec la
plus grande rigueur, et un nombre prodigieux de ces
malheureux furent plongés dans les cachots de l'in-
quisition. On leur fit subir des tortures inouïes pour
leur faire avouer des crimes imaginaires; on produi-
sit contre eux de faux témoins qui affirmaient qu'aux
cérémonies des réceptions ils reniaient Dieu, cra-
chaient sur le Christ, adoraient une tête d'airain sup-
portée par quatre pieds de forme liumaine, et com-
mettaient entre eux des impuretés abominables.
Parmi les jeunes chevaliers , plusieurs ne purent
supporter les tourments de la question, et avouèrent
tout ce qu'on leur demanda, afin d'adoucir leurs bour-
reaux, et d'obtenir la "faveur d'une prompte exécu-
tion. Les vieux chevaliers qui refusèrent obstinément
de se reconnaître coupables eurent à soufl'rir pendant
une année entière des supplices efl'royables qu'on re-
nouvelait chaque jour. Et cette déplorable persécu-
tion était faite au nom de très-haut , très-puissant,
très redouté seigneur Philippe le Bel, roi de France !
Enfin des juges prononcèrent une sentence de mort
contre les templiers, comme étant convaincus du
crime d'hérésie ; et l'exécution fut fixée au 1 1 mars,
jour si ardemment désiré par Philippe. Le comman-
deur de Normandie et le grand niuilre Jac(pics de
INIolay, suivis de leurs chevalici-s, chargés de chaînes,
conduits deux à deux , montèrent lentement sur le
bûcher ; alors ils se tournèrent vers le peuple, pro-
testèrent hautement de leur innocence en présence
.du légat du pajie, de l'archevêque de Sens et du cler-
gé, accusant le roi et Clément de vouloir anéantir
leur ordre pour se partager leurs dépouilles. Déjà les
assistants , émus jusqu'aux larmes par l'accent de
vérité de Jacques de Molay, avaient forcé les bour-
reaux de suspendre l'exécution ; déjà les cardinaux et
les évêques, hésitant devant l'énormité du crime et
la colère populaire, avaient ordonné au prévôt de Pa-
lis de ramener les condamnés dans leur prison ;
lorsque Philippe, l'infâme Philippe, qui craignait de
voir ses victimes lui échapper , envoya des renforts
de troupes, fit conduire les martyrs dans l'île Saint-
Louis, et ordonna qu'on exécutai la sentence à l'heure
même. Le commandeur de Normandie et le grand
maître subirent leur supplice avec un grand courage,
et l'on raconte que du milieu des flammes on en-
tendit la voix prophétique de Jacques de Molay qui
appelait Clément V et Philippe le Bel devant le tri-
bunal de Dieu ! Le pape et le roi moururent en efl'et
ijuelques mois après, cette même année 13141...
WSTblS
QUATORZIÈME SIÈCLE
Réflexions sur l'histoire de l'Église au quatorzième siècle. — Élccti n de Benoît XI. — Les états-généraux de France supplient
Philippe de faire déclarer infâme la mémoire de Boniface VIII. — Rétablissement des Colonna. — Le pape veut réformer les
mœurs du clergé. — Il est empoisonné par les cardinaux.
Robert Gallus, dans son style apocalypliquc, dit
en parlant de l'Église au quatorzième siècle : « J'é-
tais en prières, les regards tournés vers le ciel, quand
j'aperçus tout à coup dans les airs un monstre revêtu
de la chape pontificale; il avait les pieds en forme
de glaive et des mains immenses, qu'il plongeait dans
l'Orient et dans fOccident, pour les relever ensuite
pleines d'or et de pierreries ; on ne lui voyait point
de tête. M'étant approché alors, j'entendis une voLx
infernale qui me cria : C'est l'Église romaine ! »
En effet, fesprit d'humilité et de charité avait en-
tièrement abandonné les chefs du clergé romain. De-
puis saint Grégoire jusqu'à Grégoire VII ils avaient
combattu contre les évèques d'Orient et d'Occident
, pour usurper la suprême puissance ecclésiastique ;
ensuite ils avaient commencé les mêmes luttes contre
les rois, jusqu'au pontificat de Boniface VIII, pour
établir leur domination temporelle. Enfin lorsqu'ils
eurent élevé la chaire de saint Pierre au-dessus de
tous les sièges et de tous les trônes, lorsqu'ils eurent
réuni dans leurs mains le glaive spirituel et le glaive
temporel, ils songèrent à exercer cette puissance pour
attirer à eux les richesses du monde entier.
Déjà l'inquisition établie par Innocent III avait
fait merveille en Europe, oii ses tribunaux condam-
naient au lu'icher les liJèles dont les biens excitaient
la convoitise de la cour île Rome; mais comme re
moyen d'extorsion, iiulépendaramcnt qu'il présentait
quelque danger, n'était pas assez expéditif, les papes
se jetèrent sur les reliques, et suivant la maxime de
IJoniface \'III, ils firent argent de tout ce qu'ils pu-
rent vendre. Après avoir épuisé l'Italie, ils s'abatti-
rent sur la Fr.uK'e,où, grâce aux progrès des lumières,
à l'affranchissement des communes et à lémancipa-
tion des serfs, ils étaient assurés de trouver pour
longtemps des ressources. Depuis lors, et pendant
un siècle enlir ({u'ils tinienl leur cour à Avignon, il
seinblaquela vertu eût été chassée du royaume par leur
seule présence, tant il se commit d'actions honteuses.
Après la fin terrible de Boniface, les cardinaux se
réunirent en conclave et proclamèrent chef de I'cj-
glise Nicolas de Trévise, cardinal-archevê [ue d'Os-
tie ; le nouveau pontife fut sacré le 27 octobre 1303,
sous le nom de Benoît XI.
Nicolas était (ils d'un notaire appelé Boccasio Boc-
casini; il avait fait ses études à Venise, où plus tard
il avait rempli les fonctions de précepteur ; ensuite
le jeune Boccasini était entré dans l'ordre des frères
19i
HISTOIRE DES i'Al'KS
prêcheurs, où par soiizMi' il avait ni('nti'dï'trp pronni
aux char^os de sous-prieur, de prieur, de provincial
et de général de l"ordre; enfin Boniface l'avait élevé
au c-arilinalal et à l'évèclic d'Oslie. en lui faisant la
singulière recommandation d'être moins vertueux, s'il
voulait se faire aimer du cleri.'é de son diocèse.
Dès que l'élévation de Henoil lut connue en France,
Philippe lui envoya le seigneur de Mercivur, Pierre
de Belle -Perche, cluinoinc de Gliartres, et le cheva-
lier Guillaume du Plessis, qui se joignirent à Noga-
ret pour féliciter le nouveau pape sur son exaltation,
et pour lui souraetlre la reipiôHe suivante, que les
étals-généraux avaient présentée au roi de France :
« A vous, très-nohle prince Philippe, notre si' e. Les
peuples de votre royaume vous suiiplient de conser-
ver les franchises et la souveraineté de vos Etats,
c'est-à-dire de ne point reconnaître sur terre dautie
maître que vous de vos biens temporels. Ils vous
prient également de faire déclarer à la face des na-
tions que le pape Boniface 'N'III a mérité la damna-
tion éternelle, en dénonçant par ses bulles que votre
rovaume lui appartenait et qu'il pouvait en disposer
suivant son bon plaisir. »
Benoît, guidé par un sentiment de proliité et de
justice, blâma ouvertement la conduite de son pré
décesseur ; il releva Philippe de toutes les censures
ecclésiastiques prononcées contre lui, et publia plu-
sieurs bulles en réparation des désordres ((u'avaient
causés celles de Boniface. Il révo(pia en outre les
décrets lancés contre les Golonna. excepté toutefois
ceux de confiscation, que les cardinaux ne voulurent
pas consentir à annuler.
Bien ditïérent de ses prédécesseurs, ce pontife étail
telleuu'nt ennemi du faste et de l'ostentation, que sa
mère étant venue le voir après son exaltation, sous
des vêtements magnifiques , il feignit de ne pas la
reconnaître. Gomme elle s'aperçut du sujet de son
méoon'cnlenient, elle quitta le palais et revint avec
ses habits ordinaires; alors il la reçut avec effusion
de cœur devant toute la cour, et la lit asseoir à ses
côtés. Les mêmes sentiments d'humilité portaient
Benoît à favoriser les frères mendiants, qui ne pos-
sédaient ni meubles ni domaines, el vivaient du pain
de l'aumône, attendant le soir sur le seuil des de-
meures ([u'on leur olïiît un abri pour la nuit.
Ge bon pape appliquait tous ses soins à la pacifi-
cation de l'Italie et à la réforme des ecclésiastiques :
aussi souleva-t-il contre lui une haine violente; les
cardmaux, dont il voulait réprimer les désordres, se
montrèrent ses jilus ardents ennemis, et résolurent
de se délivrer d'un censeur incommode. Un jour de
grand festin, pendant que le saint-père dînait avec
plusieurs d'entre eux, un jeune clerc -parut en habit
de religieuse du monastère de Sainte Pélronille, et
vint offrir à Benoît, au nom de l'abbesse, qui était
l'ime de ses pénitentes, un plat d'argent garni de
figues nouvellement cueillies ; le pape en prit deux
et offrit les autres à ses convives, qui les refusèrent
pour ne pas en priver Sa Sainteté. Dans la même
soirée, le pape se sentit attaqué de douleurs aiguës
dans les entrailles et de vomissements ; son médecin
reconnut qu'il était empoisonné. Mais il étail tro|>
tard pour arrêter le mal, et le vertueux Benoît expir-i
le 6 juillet 130'i.
CLÉMENT V
193
Désordre', débauches et intrigues des cardinaux. — Philippe Tait élire Clément V. — Conditions de son pacte avec Philippe. —
Le nouveau pape est couronné à Lyon. — Origine des annales. — Le saint-père pille les églises de France. — Persécutions
contre les templiers. — Pliilippe le Bel exige que le pontife condamne la mémoire de Boniface VIU. — Le roi est trompé parle
pape. — Philippe est contraint de renoncer à poursuivre la mémoire de Boniface. — Absolution de Nogaret. — Concile de Vienne.
— Les princes chrétiens s'engagent à entreprendre une nouvelle croisade en terre sainte. — L'empereur Henri VU envahit
l'Italie et s'empare de Rome. — Il est empoisonné par un moine jacobin. — Bulle du pape contre la mémoire de ce prince. —
Mort de Clément.
Les funérailles de Benoît XI terminées, les cardi-
naux s'enfermèrent en conclave à Pérouse pour lui
donner un successeur. Dès le premier jour, deu.v
factions également puissantes se partagèrent les voix;
l'une avait à sa tète Mattliieu Rosso des Ursins et
François Gaétan ; l'autre reconnaissait pour chefs
Napoléon des Ursins et le cardinal do Prato. Les
premiers portaient au trône pontifical un cardinal ita-
lien favorable aux amis de Boniface; les autres oppo-
saient à leurs ennemis un cardinal français partisan
de Philippe le Bel et des Gibelins. Au milieu de ces
divisions, ils tombèrent d'accord sur un seul point,
c'était de ne pas choisir un prêtre vertueux : « Nous
ne voulons plus de gueux, » disaient-ils, désignant
par ce nom injurieux l'infortuné Benoît.
Aucun des deux partis n'étant décidé à faire des
concessions, les cardinaux rompirent le conclave, et
retournèrent dans leurs palais reprendre leurs habi-
tudes de débauches avec leurs maîtresses et leurs
mignons, sans s'inquiéter des malheurs de l'Eglise,
qui restait livrée à la plus déplorable anarchie. En-
fin le cardinal de Prato, qui était vendu au roi de
France, entreprit de réunir le conclave et de faire
proclamer un pape du parti de Pliilippe.
A cet effet, il proposa aux deux factions un accom-
modement qui consistait à laisser aux Guelfes le
II
droit de désigner trois candidats ultramontains, et.
aux Gibelins la liberté de choisir parmi les trois pré-
lats le souverain pontife. Personne ne vit le piège; la
faction du cardinal Alatthieu consentit sans peine à
nommer les prétendants à la papauté, et présenta
trois ultramontainsennemisdéclarés du roi de France.
Parmi ces trois candidats, le plus hostile à Phi-
li])pe était Got, archevêi(ac de Bordeaux; ce fut pré-
cisément cet exalté Guelfe que le cardinal de Prato
résolut d'amener à son parti et de faire pape. Il
adressa au roi une copie du traité des cardinaux, lui
fit part de son projet, et lui conseilla de donner un
rendez- vous secret à l'ambitieux prélat pour poser lui-
même les conditions du pacte.
Philijipe écrivit à Bertrand de Got, et lui désigna
une abbaye située dans la forêt de Saint-Jean d'An-
gely, pour avoir une entrevue avec lui. L'archevêque
se rendit aux ordres de Pliilippe, fort intrigué des
motifs (jui pouvaient d terminer ce prince à lui de-
mander une conférence. Lorsque le roi eut présenté
au prélat les lettres dans lesquelles le cardinal de
Prato annonçait que le parti des Gibelins n'attendait
que son ordre pour proclamer Got souverain pontife,
celui-ci se jeta à ses pieds en s'écriant : « Sire, je
vois maintenant que vous voulez me rendre le bien
pour le mal, et je me soumets entièrement à vous.
113
I9k
HISTOIRE DES PAPES
Clomraandcz, jo suis prêt à obéir. De ce moment,
j'oublie mon passé, je rouie mes amis, et je vous
fais le sacrifice de toute mon existence. »
Phili]ipe le releva, et l'ayant embrassé, lui dit :
c Ainsi donc il dépend de moi de vous foire pape ;
mais je ne le ferai que sous la condition expresse que
vous me réconcilierez avec l'Eglise ; que vous rendrez
la communion à moi et à ceux qui ont suivi mon
parti; que vous m'accorderez toutes les dîmes do
mon royaume pendant cinq années; que vous con-
damnerez les actes et la mémoire du pontife Boniface,
que vous rétablirez entièrement les Golouna dans
leurs biens et dans leurs dignités ; enfin que vous
ferez cardinaux les ecclésiasliques que je vous dési-
gnerai. Je me réserve en outre de vous déclarer une
condition importante qu'il faut encore que vous accep-
tiez sans la connaître. »
L'arcbevêque fit serment sur l'hostie d'exécuter
entièrement les volontés du roi, et lui donna on ota-
ges, pourgarantie do sa promesse, un de ses frères et
deux de ses neveux. Un courrier fut expédié inconti-
nent à Pérouse, au cardinal de Prato, et le lende-
main celui-ci se présenta au conclave pour proclamer
Got souverain pontife. Les Guelfes entonnèrent immé-
diatement le Te Deum pour célébrer la grande victoire
qu'ils avaient remportée, croyant avoir élevé sur la
chaire de l'Apôtre le plus cruel ennemi du roi de France.
Bertrand de Got était né à ^'illandreau, dans le
diocèse de Bordeaux, et descendait d'une ancienne
famille ; son père étaitr chevalier et son oncle évèque
d'Agen. Destiné dès sa plus tendre enfance à la clé-
ricature, il avait étudié le droit canon et avait acquis
une connaissance approfondie des textes de l'Écriture
sainte. Boniface VUI, qui préférait aux prêtres ver-
tueux des hommes fourbes et immoraux, l'ayant jugé
digne de sa protection, l'avait élevé d'abord au siège
de Cominges, et ensuite à l'archevêché de Bordeaux.
Dès qu'il eut reçu le décret de son élection à la
papauté, Bertrand de Got quitta son diocèse, par-
courut triomphalement les villes du midi de la France,
et se rendit à Montpellier pour recevoir le serment
d'hommage hge de Jacques d'Aragon, qui mit sous
la protection du saint-siége son royaume de Sardai-
gne et de Corse. Ensuite le pape se rendit à Lyon
pour se faire consacrer, et envoya l'ordre aux cardi-
naux de passer les monts pour assister à son couron-
nement. Il écrivit également aux rois de France et
d'Angleterre, ainsi qu'à un grand nombre deprinces,
pour qu'ils vinssent augmenter léclat de celle impo-
sante cérémonie.
Matthieu Rosso des Ursins, doyen du sacré col-
lège, en recevant les ordres impérieux du nouveau
pontife, dit au cardinal de Pralo : « Votre ruse nous
a livrés entre les mains d'un Gascon, et vous serez
cause que nous abandonnerons pour longtemps nos
magnifiques palais. »
Néanmoins il fallut se conformer aux instructions
du pape; les cardinaux se rendirent à Lyon et procé-
dèrent au sacre : les cérémonies habituelles de la chai-
se percée eurent heu dans l'église de Saint-Just, le 1 4
novembre 1305, en présence d'un immense concours
d'évêques, d'archevêques, de rois, de princes et de
seigneurs. Maitliieu Rosso posa ensuite la couronne
sur la tète de Got, qui prit le nom de Clément Y.
Ajirès la messe, le saint-père reprit le chemin de
son [lalais, suivi dos cardinaux, des nobles et des
moinos, ot escorté d'un pouplo iuiiuense ; le roi de
France et le roi d'.Vragou conduisaient par la bride
le cheval blanc sur lequel était monté le pape, revêtu
des ornements sacerdotaux et la tiare au front. La
procession étant arrivée au bas de la colline oix est
bâtie l'église de Saint-Just, les rois cédèrent leur
place aux côtés de Clément à Charles de N'uiois et
à Louis d'Evreux, les doux frères de Philijipc. A
peine ce changcnienl était-il fait, qu'un horrible cra-
quement se fit entendre ; un vieux mur, sur lequel
on avait établi un échafaud, s'écroula sur le cortège,
ot entraîna dans sa chute tous les mallieureux qu'il
portait. Le comte do Valois ot le roidoFrance furent
gravement blessés; le pontife lui-môiiie fut renversé
de cheval, et dans le tumulte on arracha de sa tiare
un gros diamant d'une valeur considérable ; son frère,
Gaillard de Got, fut tué sur la place, ainsi que le duc de
Bretagne et un grand nombre de seigneurs et de prêtres.
Plusieurs cardinaux, déjà mécontents de Clément V,
prirent occasion de cet accident pour manifester hau-
tement leur dessein de retourner en Italie ; mais le
pape leur déclara nettement qu'il saurait les contrain-
dre à obéir à ses volontés, et à habiter la ville qu'il
lui conviendrait de choisir'pour résidence.
Quelques jours après, Clément célébra sa première
messe pontificale, et donna un grand festin à toute
sa cour. Comme on doit bien le supposer, les mets et
les vins les plus exquis de France y furent largement
prodigués ; aussi, vers la fin du banquet, les têtes
étant écliaulïées, on ne garda plus de retenue. Une
parole imprudente fit éclater une querelle entre les
cardinaux et le saint-père ; des injures on en vint
aux coups, les poignards sortirent du fourreau, et un
des frères du pape fut tué sous ses yeux. Clément,
qui venait de perdre si malheureusement deux de ses
frères, sentit la nécessité de renforcer son parti, et
créa d'une seule fournée dix cardinaux français. En-
suite il révoqua les bulles lancées par Boniface VIII
contre les Colonna, et rendit le cardinalat à Jacques
et à Pierre, avec pouvoir de parvenir à toutes les
dignités de l'Église, même au souverain pontificat.
Pendant son séjour à Lyon, le pontife, quoique
très-afiligé de la mort de ses frères, n'oublia pas les
intérêts de son siège ; il extorqua des sommes énor-
mes aux évoques et aux abbés de France qui venaient
à sa cour; et lorsqu'il s'aperçut que la crainte d'être
imposé pour les besoins de l'Église empêchait le
clergé de le visiter, il prit le parti de faire lui-même
sa tournée dans les diocèses ; il parcourut successi-
vement un grand nombre de villes, et partout il en-
leva les trésors des églises et des monastères ; on
rapporte qu'il lui fallut cinq jours entiers pour faire
enlever de la riche abbaye de Cluny l'or et l'argent
qu'il trouva dans les caves di^s moines. Il obligea
l'arclievêque de Bourges, Gilles, à lui payer une
amende si forte, que depuis ce moment le malheu-
reux prélat fut réduit à vivre du pain de l'aumône, et
cela pour avoir manqué de faire sa visite au saint-père. I
Non content de ce qu'il extor(|uait par lui-même. Clé- ]
ment, de retour à Bordeaux de sa fructueuse tournée,
envoya trois légats, Gentil de Mon tésiore, Nicolas de
Fréauville et Thomas de Jorz, pour pressurer le bas
CLÉMENT V
195
clcrgi! de l'Église gallicane. Ceux-ci imposèrent aux
prêtres des contributions si onéreuses, et en exigèrent
le payement avec une telle rigueur, que dans leur
désespoir ils en adressèrent des plaintes au monan|ue.
Philippe chargea Milon de Noyers, maréchal de
France, de réclamer au saint-père outre ses exac-
teurs et d'obtenir leur revocation. Mais cette am-
bassade, bien loin d'arrêter le mal, l'augmenta. Le
pape, craignant qu'on ne prît des mesures énergiques
pour entraver son exploitation financière, voulut pres-
ser les rentrées d'argent ; il ordonna à ses légats
d'augmenter de sévérité et de mettre à l'enchère
toutes les dignités ecclésiastiques. Il résolut en outre
de se servir des tribunaux de l'inquisition , dont
Blanclie de Castille et saint Louis avaient doté la
France, pour s'attril)ucr les bénéfices des décrets du
cpiatrième concile de Latran, portant que les biens
des hérétiques et de leurs complices appartenaient
au saint-siége, sans que les enfants ni les parents
des condamnés pussent en réclamer la moindre
partie. Comme Philippe le Bel était le seul qui put
lui faire une oppo.'-ition sérieuse, il se détermina à
l'associer à ses bénéfices, et lui ofîrit le partage des
immenses richesses des templiers et des hospitahers,
qu'il se proposait d'attaquer comme hérétiques.
Ce projet infernal, sorti du cerveau d'un pape,
était digne d'un roi. Clément V et Philippe IV tom-
bèrent bientôt d'accord pour l'exécution. Le saint-
père adressa une lettre au prince à ce sujet, et lui
fixa un rendez-vous à Poitiers, où il demeura pres-
que une année, retenu au lit par une maladie grave,
causée par ses débauches avec ses mignons et avec
la belle comtesse de Foix, sa maîtresse. Néanmoins
ce temps d'inaction ne fut pas entièrement perdu
pour le pape, car, après son entrevue avec le roi, il
put méditer à son aise les moyens d'exterminer plus
facilement les templiers et les hospitahers.
Voici la ruse à laquelle Clément s'arrêta ; d'abord
il fit prêcher une nouvelle croisade en Europe et
même en Syrie; ensuite il envoya en Palestine, aux
grands maîtres des ordres du Temple, une lettre
ainsi conçue : « Nous vous informons, mes frères,
que nous sommes instamment sollicité par les rois
d'Aragon et de Chypre, qui nous réclament des
secours pour la terre sainte. Nous vous ordonnons
de venir nous trouver en France aussi secrètement
que possible, afin d'en délibérer avec nous. Vous
aurez soin, également, d'apporter des sommes assez
considérables pour équiper une nombreuse armée. »
Jacques de Molay, grand maître des templiers,
obéit aux injonctions du saint-père; mais Foulques
de Villaret, grand maître des hospitaliers, occupé au
siège de l'île de Rhodes, ne put quitter son armée ;
ce qui retarda la ruine de son ordre. Quant à l'in-
fortuné Molay, il débarqua en France et vint se
livrer à ses ennemis. Il avait été convenu entre Phi-
lippe le Bel et le pape que les chevaliers du Temple
seraient arrêtés au même instant dans les difl'érents
royaumes chrétiens ; qu'ils seraient abandonnés aux
inquisiteurs comme suspects d'hérésie; qu'on s'em-
parerait de leurs biens au nom de l'Eglise, et qu'on
les ferait périr sur les bûchers, après les avoir ap-
pliqués à la question ordinaire et extraordinaire pour
leur faire avouer des crimes imaginaires.
L'exécution de cet affreux complot ne se fit pas at-
tendre; le pape prévint les rois d'Aragon, de Castille
et de Portugal de sa détermination d'anéantir les tem-
pliers, et au jour fixé les chevaliers furent tous arrêtés
et ])longés dans les cachots de l'inquisition. L'ini-
quité des juges fut telle, que l'on fit grâce de la vie
à un meurtrier, appelé Squin de Florian, qui était
enfermé avec un chevalier, parce qu'il déposa que son
compagnon lui avait révélé les crimes et les impuretés
qui se commettaient lors de la réception des templiers.
Squin de Florian, le voleur et l'assassin, fut reçu
en audience publique par le pape et par le roi, com-
blé de présents et glorifié piur son zèle religieux.
Après un semblable encouragement à la délation,
des milliers de calomniateurs surgirent de tous côtés,
et la besogne des inquisiteurs en devint plus facile.
Du reste, ils étaient suffisamment encouragés par
Philippe le Bel et par Clément, qui présidaient aux
auto-da-fé : l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, la France
surtout, virent s'élever un nombre prodigieux de bû-
chers qui consumèrent ces malheureuses victimes de
la cupidité d'un pape et d'un roi.
Ces sanglantes exécutions terminées, les deux exé-
crables tyrans se partagèrent les richesses des tem-
pliers; Philippe garda les terres, Clément prit tous
les ornements d'or et d'argent et les espèces mon-
nayées, qui lui servirent à payer les infâmes com-
plaisances de son neveu et de la comtesse de Foix.
Le roi de France, quoique très-satisfait du saint-
père, n'avait point oublié le serment que lui avait
fait le cardinal Got à Saint-Jean d'Angely, de lui
octroyer un brevet d'infamie pour le défunt pape
Boniface VIII, et il lui réclama l'exécution de sa
promesse. Cette résolution du prince qui menaçait
tout l'édifice pontifical, remplit d'ell'roi la cour d'A-
vignon ; mais le cardinal de Prato, que nous avons
vu si habile en expédients, promit au pape de le
sortir d'embarras s'il voulait lui compter mille onces
d'or. Le marché fui accepté, et voici le conseil qu'il
donna : « Écrivez au roi, très-saint père, dit-il à
Clément, que la majorité du sacré collège est oppo-
sée à la condamnation de Boniface, et que pour l'ob-
tenir vous serez obligé de convoquer un concile
général. Comme le prince veut donner à cet acte
une grande publicité, il approuvera la tenue du
synode, et vous en fixerez le lieu à Vienne en Dau-
phiné, pays neutre et également convenable aux
prélats français, allemands, anglais, italiens et lan
guedociens; le roi acceptera, et vous vous trouve-
rez ainsi hors de son royaume ; il vous sera facile
alors de prendre les décisions que vous jugerez favo-
rables aux intérêts du saint-siége. »
Clément suivit ce conseil, et convorpia un concile
à Vienne, sous prétexte de faire jiasser plus facile-
ment la mesure réclamée par Pliilippe. Celui-ci, dupe
de la fourberie et croyant le pape dans ses intérêts,
le combla de présents, et vint même lui rendre visite
dans la ville d'Avignon, sa résidence, amenant avec
lui son frère Charles de Valois, les principaux sei-
gneurs de sa cour et ses plus habiles conseillers,
afin de délibérer avec Clément sur la clause qu'il
s'était réservé de lui faire connaître en temps op-
portun ; cette clause n'était autre que l'élévation de
son frère au trône de Germanie, devenu vacant par
106
HISTOIRE DES PAPES
la mort d'Albert I". Le pontife, surpris d'une pa-
reille demanJe, expédia aussitôt un courrier aux élec-
teurs allemands pour les instruire des projets de la
cour de France, les engageant à proclamer immédia-
tement Henri de Luxembourg empereur de Germa-
nie ; ce qui eut lieu, au grand désappointement du
roi. Néanmoins cette élection précipitée donna cpiel-
qnes soupçons à Philippe; mais le pape jura sur l'hos-
tie qu'il n'avait aucune connaissance de ce qui s'était
passé, et en imposa encore au prince par son hypocrisie.
Depuis que les empereurs avaient été contraints
d abandonner l'Italie au saint- siège, les provinces de
cette magnifique contrée étaient constamment plon-
gées dans les plus affreux désordres; la plupart des
villes, écrasées par de petits tyrans, étaient le théâtre
de sanglantes divisions, où les deux partis, Guelfes
et Gibelins, se disputaient tour à tour la suprême
puissance ; aussi ne voyait-on partout que bannis et
mécontents attendant impatiemment riicure de la
vengeance. Une main puissante était seule capable
d'apporter un remède à tant de maux; cette mission
aurait dû appartenir au pape; et Clément V était
assez fort et assez riche pour lever des armées et
pour rétablir l'ordre dans les provinces de l'Italie ;
mais il préférait au bien des peuples sa vie efféminée
au milieu de ses concubines et de ses mignons, dans
son s])lendide palais d'Avignon ; aussi, ne voulant
point interrompre le cours de ses festins et de ses
orgies, il se contentait de lancer sur les tyrans et
sur les factieux quelques bulles impuissantes.
Philippe, qui n'avait point abandonné le projet de
soumettre à sa domination les contrées situées au
delà des Alpes, se montra fort irrité contre la cour
pontificale de l'indifférence qu'elle affectait pour le
sort de l'Italie, et de la déception qu'elle venait de
lui faire éprouver relativement à la couronne de Ger-
manie. Néanmoins, comme il ne soupçonnait point le
pape d'avoir participé à cette dernière trahison, sa
colère se tourna contre les cardinaux qui avaient été
les amis de Boniface VIII; il intima l'ordre formel
au saint-père de rendre immédiatement une sentence
qui déclarât infâmes Boniface et tous ses ])artisans.
Clément, pressé vivement par les ambassadeurs du
roi, s'engagea à obéir, et commença même le juge-
ment en faisant brûler publiquement dans Avignon
les actes mensongers qui avaient été fabriqués par
quelques-uns des amis du pape défunt pour sa dé-
fense, ^lais ces préliminaires de condamnation furent
bientôt arrêtés par les cardinaux, qui firent entrer
des compagnies de soldats dans la ville, et mena-
cèrent Clément de l'enlever de force et de le conduire
à Rome, s'il persistait à poursuivre la mémoire de
son prédécesseur. Cette manifestation d'hostdité du
clergé, qui était une nouvelle fourberie du saint-
père, fut présentée aux ambassadeurs français comme
un événement très-grave qui pourrait déterminer la
translation du saint-siége en Italie, si le roi persis-
tait dans sa résolution de faire condamner la mé-
moire de Boniface.
Cette affaire fut si habilement conduite, que Phi-
lippe se désista de ses poursuites, remettant à Clé-
ment le soin de terminer le jugement de son prédé-
cesseur ainsi qu'il le jugerait convenable; alors le
saint -père publia simplement une bulle par laquelle
il révoquait les suspensions de privilèges, les cen-
sures, les excommiuiications, les interdits, les dépo-
sitions, et généralement tout ce qui avait été fait ou
ordonné par Boniface VIII contre la France, contre
le roi Philippe, contre les princes ses fils et ses
frères, contre les barons, les prélats et les autres
seigneurs du royaume, au sujet de leurs dénoncia-
tions, appellations, demandes d'un concile général,
attentats, blasphèmes, invasions, vols ou pillages des
trésors de l'Eglise, et enfin pour tout ce qui concer-
nait les querelles de Boniface avec le roi et ses adhé-
rents. Il abolit toute tache de calomnie, toute note
d'infamie contre le nom ou la réputation de ceux
qui avaient soutenu le parti du roi dans cette affaire,
et il fil arracher des registres de l'Eglise et brîiler
publiquement les originaux des sentences prononcées
par la cour de Rome contre Philippe.
Néanmoins les évêques se préparaient toujours à
venir au concile général de Vienne, que le pa])e fei-
gnait de désirer très-ardemment, pour faire quelques
réformes dans le clergé : ce dont l'Eglise avait grand
besoin; car l'évè jue Guillaume Durandi, en parlant
de la cour d'Avignon, l'appelait la retraite des dra-
gons, le repaire des satyres et le royaume des démons.
Bientôt on reconnut que Clément n'était pas capa-
ble de former un aussi beau projet, et que le vérita-
ble et le seul but de Sa Sainteté, en assemblant un
synode, était d'extorquer de l'argent aux évêques et
aux autres ecclésiastiques. Effectivement, lorsqu'ils
furent tous réunis, il s'occupa d'abord de leur impo-
ser une redevance annuelle du quart de leurs reve-
nus ; ensuite il leur proposa d'examiner la conduite
de Boniface VIII ; mais quand il vit que les Pères du
concile, à l'exception des cardinaux, se montraient
disposés à condamner la mémoire de ce pape, il sus-
pendit immédiatement les délibérations, et présenta
un décret qui déclarait Boniface bon catholique et
légitime pisteur. Cette étrange décision surprit les
prélats ; cependant personne n'osa exprimer une opi-
nion contraire à celle du pontife, et Benoît Gaétan,
l'assassin du. vertueux Célestin, sortit victorieux de
cette épreuve, et sa mémoire fut glorifiée par cette
assemblée de prêtres lâches et pusiU.-ininu'S. La déci-
sion du concile, quoique couvrant la perfidie de Clé-
ment, ne le rassurait pas entièrement contre les effets
de la colère du roi de France, et il s'empressa de
lui envoyer quatre docteurs pour justifier sa conduite
et pour lui représenter que l'Eglise romaine ne pou-
vait pas condamner un de ses chefs sans se déshono-
rer elle-même.
Ceux-ci démontrèrent au prince avec tant d'habi-
leté combien il était impoliticjue de forcer un pape à
proclamer l'infamie d'un autre pape, et de publier
devant les nations que les prêtres i[ui les gouver-
naient étaient des hommes impurs, avides, despotes
et cruels, qui se jouaient de la créduHié ou de la fai-
blesse des peuples pour vivre à leurs dépens, dans le
luxe, dans la mollesse et dans la débauche, que Phi-
lippe se laissa persuader et approuva la conduite du
pontife; seulement il demanda, afin d'ariêter les
réclamations des étals-généraux, qu'on trouvât quel-
que expédient pourjustifier l'innocence de Boniface.
Ceci était chose facile : dès le lendemain, le saint-
père expédia à la cour du roi deux chevaliers catalans,
i
Jacques de Molay, grand mailrc des templiers, et ses chevaliers brûlés vifs par ordre du roi Philippe-le-Bol
193
HISTOIRE DES PAPES
qui demandèrent à combattre en champ clos contre
les deux 1,'onlilsliommes les plus vaillants de la no-
blesse fiant^aise qui se déclareraient les ennemis du
pape défunt. Personne ne se présenta pour relever
le gant des champions, et tout fut terminé.
Clément s'occupa ensuite des bégards et des bé-
guines, admirateurs et sectateurs de Piene-Jean
d'Olive, ainsi que des dulcinisles et des fratricelles,
qui refusaient de reconnaître l'autorité du saint -siège;
il confisqua leurs biens à son profit, et livra ces in-
fortunés à la terrible justice do l'inquisition. Tels
furent les résultais du concile de Vienne.
Quant aux réformes que le pape avait annoncées
pour obvier aux désordres du clergé, elles se trou-
vent renfermées dans ce décret insignifiant : « Dé-
fense aux clercs d'exercer les métiers de boucher et
de cabaretier ; défense de paraître en public avec des
habits rayés ou mi -partis de deux couleurs, de por-
ter des manteaux courts et des chaussures découpées
en rouge ou en vert. »
Dans la dernière session, il annonça solennelle-
ment que Henri VII, roi des Romains, Philippe le
Bel et son fils aîné, ainsi qu'iiidouard d'Angleterre,
s'étaient engagés à faire le voyage de la terre sainte ;
en conséquence, il demanda et obtint que les Pères
décrétassent une nouvelle croisade. « Et sans per-
dre de temps, rapporte Pasi[uier, le pape Clément la
fit prêcher en France par un cardinal qui possédait à
fond l'art de tromper les hommes, et qui sous des
apparences de charité savait extorquer jusqu'à la der-
nière obole des pauvres fidèles. Pour un denier, il
accordait des indulgences d'une année; pour une
somme double ou triple, les indulgences augmen-
taient dans la même proportion, et ceux qui lui don-
naient l'argent nécessaire pour l'équipement d'un
homme de guerre obtenaient les indulgences pléniè-
res, et pouvaient à leur choix délivrer quatre âmes
du purgatoire 1 1 !.. . D'autres émissaires parcoururent
les difl'érents royaumes d'Europe, et ils levèrent sur
les peuples des sommes énormes, qui furent em-
ployées^ payer les complaisances des mignons et des
courtisanes du pape. »
Peu de temps avant la tenue du concile, Henri MI
avait promis au pontife d'envahir l'Italie pour la re-
mettre sous le joug du saint-siége; lorsque ses pré-
paratifs de guerre furent terminés, il renouvela sur
l'Évangile et sur l'hostie consacrée le serment de
défendre la foi catholique, d'exterminer les héréti-
ques et de combattre pour les droits de l'Église ro-
maine. Il confirma les anciens privilèges et les
donations que le saint-siége avait reçus de Constan-
tin, de Charlemagne, de Henri, d'Othon, de Frédéric
et des autres empereurs d'Allemagne. De son côté,
le pape lui promit de le couronner solennellement
lorsqu'il serait maître de la ville sainte.
Quoique le prince parût ainsi appuyé de la pro-
tection du pape, il n'en fut pas moins obligé de com-
battre les Génois, les Florentins, les Milanais et les
autres peuples de l'Italie, et de livrer plusieurs ba-
tailles pour se frayer un chemin jusqu'à Rome. Cette
invasion des troupes allemandes au nom du saint-
père exaspéra les esprits ; et Clément V, redoutant
les effets de cette haine, n'osa point entrer en Ita-
lie; il chargea cinq cardinaux de procéder à sa place
au couronnement de Henri \ll, et leur remit une
bulle où se montrait à jour toute l'audace pontilictde.
« Sachez, prince, écrivait Clément, que Jésus-Christ,
le roi des rois, ayant donné à son Église les royau-
mes de la terre, les empereurs et les rois doivent
nous servir à genoux, nous qui sommes les repré-
sentants et les vicaires de Dieu ! »
Henri VII, quoique maître de Rome, était obligé
de combattre chaque jour contre les troupes que
Robert, roi de Naples, avait envoyées au secours de
la cité ; et malgré son désir de recevoir la couronne
dans l'église de Saint-Pierre, il fut obligé de renon-
cer à l'espoir de chasser les Napolitains de cette
basilique, dont ils avaient fait une forteresse. La cé-
rémonie du sacre eut heu à Saint-Jean de Latran ;
les cardinaux, selon leurs instructions, demandèrent
au prince un serment d'obéissance et de fidélité ; ce
qu'il refusa. Bien plus, Henri, comprenant que pour
affermir son autorité il devait abandonner le parti
des papes, qui était impopulaire en Italie, quitta
Rome et vint en Toscane pour combattre les Guelfes.
Cette manifestation imprudente devint fatale à
l'empereur; l'implacable Clément, déçu dans son
espoir de reconquérir la péninsule par son aide, réso-
lut de se venger, et deux mois après Henri mourut
au monastère de Bonconvento, près de Florence, em-
poisonné par un moine dominicain, appelé Bernard
de Montpulcien, un des familiers de l'inquisition,
qui avait mêlé du poison au sang de Notre-Seigneur
en lui présentant la communion. Un cri général d'in-
dignation s'éleva contre les moines de l'ordre de
Saint-Dominique, et les peuples demandèrent par-
tout l'expulsion de ces hideux sicaires de la cour
d'Avignon. Pour arrêter cette explosion de haines, le
pape fit publiquement l'apologie des dominicains, il
affirma sur l'hostie consacrée que le prince était
mort naturellement, et livra à l'inquisition les méde-
cins qui prétendaient avoir trouvé dans les entrailles
des traces de poison. Personne n'osa plus élever la
voix, et il resta bien et dùmentprouvé que Henri VII
était mort par l'ordre de Dieu, qui le punissait d'a-
voir refusé de prêter serment de fidélité au saint-siége.
Au commencement de l'année suivante, Clément
anathématisa les Modenais, les Bolonais et les habi-
tants de Mantoue, qui avaient attaqué à main armée
Raimond, marquis d'.\ncône, et son neveu, pour
piller le trésor de l'Église, que ces deux seigneurs
conduisaient en France. Cette perte d'argent causa
un grand chagrin au saint-père, qui, pour s'en dis-
traire, se retira à Montil avec la comtesse de Foix et
tous ses mignons. Là se passèrent des scènes de
débauches d'une si horrible dépravation, qu'il de-
vient impossible de les décrire; nous dirons seule-
mentque Clément, déjà vieux et cassé, en sortit avec
une maladie singulière, que les médecins se déclarè-
rent impuissants à guérir, s'il ne respirait l'air natal.
Mais pendant que le pontife se faisait transporter à
Bordeaux, le mal prit de la gravité ; on fut obligé d'arrê-
ter la litière à Roqucmaure sur le Rhône, dans le dio-
cèse de Nîmes, où Clément mourut le 20 avril 1314.
Partage des trésors de l'Église entre les maîtresses et les mignons de Clément V. — Les cardinaux se réunissent en conclave. —
Pillage et incendie de la ville de Carpentras par les prêtres de la cour de Clément. — Les cardinaux se séparent sans nommer
de pape. — Interrègne de deux ans. — Origine de la secte des lolhards. — Singulier expédient employé par Philippe, comte de
Poitiers, pour ol)liger les cardinaux à former un nouveau conclave. — Après quarante jours d'abstinence forcée, ils proclament
souverain pontife l'évêque de Porto.
Dès que CU'ment V eut fermé les yeux, on mit ses
trésors au pillage ; les cardinaux s'emparèrent de
sommes énormes en argent monnayé; Bernard,
comte de Lomagne, neveu et mignon du pape dé-
funt, emporta des calices et des ornements pour plus
de cent millu florins ; la comtesse de Foix vola de
son côté toutes les pierreries du saint-père; et il n'y
eut pas jusqu'aux mignons et aux courtisanes des
cardinaux qui ne trouvèrent à s'enrichir des dé-
pouilles du souverain pontife.
Jean ^'illani rapporte qu'au milieu de ce désordre,
où chacun se raontiait si ardent au pillage, on ne
laissa qu'un vieux manteau de voyage pour couvrir
le cadavre de Clément V, et qu'il fut même en partie
consumé par un cierge qui était tombé sur le lit oi'i
gisait la momie pontificale.
Lorsqu'il ne resta plus rien dans le trésor de
l'Église, les cardinaux se rendirent à Carpentras, au
nombre de vingt-trois, et s'enfermèrent dans le pa-
lais épiscopal pour procéder à l'élection d'un nouveau
pape. A peine étaient-ils réunis, qu'un affreux tumulte
éclata dans la ville; les jirêtres de la cour de Clément
et les domestiques des cardinaux qui n'avaient point
fait partie du cortège du pa])e, et qui par conséquent
n'avaient pu avoir part à la curée, venaient d'arriver à
Carpentras. Tous ces gens étaient furieux d'avuir raaiv
qué un si riche butin, et comme ils savaient leurs
maîtres dans l'impossibilité de s'opposer à leurs des-
seins, ils parcouraient les rues avec des torches en-
llarnmées, et mettaient le feu aux maisons, afin de
pouvoir voler plus facilement les habitants dans l'ef-
froi général. Heureusement ceux-ci reprirent bientôt
le dessus, et firent main basse sur les prêtres étran-
gers. A la suite de cette émeute, une panique s'em-
para des cardinaux; tous sortirent furtivement de
Carpentras pour échapper à la vengeance populaire,
et se retirèrent dans leurs magnifiques palais d'Avi-
gnon ou dans leurs maisons de campagne, sans s'oc-
cuper autrement de la chrétienté qu'en dépensant
avec leurs maîtresses l'argent que les fidèles avaient
donné à Clément Y, et qu'ils s'étaient partagé.
Deux années entières se passèrent ainsi, et le
monde chrétien restait livré à la plus déplorable
anarchie; les prêtres volaient impunément les peu-
ples, et les inquisiteurs décimaient les populations,
ou s'acharnaient contre de pauvres hérétuiues ajipelés
lolhards, dont le siège princqial était la petite ville
de Grems en Bohême. Les lolhards professaient en
200
HISTOIRE I)i:S PAPKS
Avignon, sous la domination des papes
grande partie les opinions des fratricellcs ; ils soute-
naient que Lucifer et les anges rebelles avaient été
cliassés du ciel parce qu'ils avaient demandé à Dieu
la liberté et l'égalité dans le royaume céleste ; mais
qn"il viendrait un temps où saint Michel archange
et sa cohorte, qui avaient combattu contre eux po ir
soutenir la tyrannie, seraient damnés éternellement,
ainsi que les hommes qui imitaient leur lâcheté en
obéissant à des rois. Ils tournaient en dérision les
cérémonies de lÉ,'lise. Si le baptême est un sacre-
ment, disaient-ils, chaque fois qu'on se baigne on
reçoit un nouveau baptême, et les baigneurs sont
transformés en prêtres. Les ordinations d'ecclésias-
tiques leur paraissaient inutiles, la dédicace des
temples ridicule, et la bénédiction des cimetières
une momerie sacrilège. Enfin de paradoxe en para-
doxe ils arrivaient à conclure que l'hostie consacrée
était un morceau de pâte sèche, et le sacrifice de la
messe une divine comédie ; en outre, ils n'obser-
vaient ni jeûnes ni abstinences, mangeaient de la
viande même le vendredi saint, et travaillaient les di-
manches et même le jour de Pâques.
,\ujourd'hui, tous ces grands crimes attireraient à
peine une légère punition au séminariste qui s'en
rendrait coupable; mais ils excitèrent au plus haut
point la sainte colère des inquisiteurs de cette épo-
que, et plus de huit mille de ces malheureux, même
des femmes et des enfants, furent impitoyablement
torturés et brûlés au nom d'un Dieu de miséricorde.
Pendant que les bûchers consumaient ces infortu-
nées victimes de l'avarice ou du fanatisme des prêtres,
le sacré collège restait toujours divisé. Philippe le
Bel était mort, ainsi que son fils Louis le Hutin,
pendant la vacance du saint-siégc; néanmoins ce
dernier roi avait donné à Philippe, son frère, la
mission de réunir le conclave, et de mettre fin à l'in-
terrègne. Ce prince s'était rendu à cet eiîet dans la
ville de Lyon, d'où il avait écrit aux cardinaux pour
qu'ils vinssent le trouver secrètement, s'engageant
enveJS chacun d'eux à lui faire obtenir la tiare.
Au jour marqué, tous arrivèrent mystérieusement
dans la ville, et se rendirent au monastère des frères
prêcheurs, où se trouvait Philippe : à mesure qu'ils
se présentaient au couvent, ils étaient arrêtés et en-
fermés dans une grande salle Philippe vint ensuite
leur signifier qu'il les retiendrait prisonniers jusqu'à
ce qu'ils eussent nommé un pontife, leur déclarant
qu'il ferait exécuter la constitution de Grégoire avec
la plus grande rigueur. Les cardinaux se soumirent
courageusement au frugal ordinaire du pain et de
l'eau, es|)érant ([ue la mort du roi amènerait un chan-
gement favorable dans leur position, Phihppe étant
oMig' de se rendre à Paris comme curateur au ven-
tre de la reine, qui était enceinte. Mais ils furent
déçus dans leurs espérances ; on augmenta au con-
traire de sévérité envers eux, jusqu'à diminuer de
jour en jour leurs rations de pain et d'eau ; enfin
après quarante jours de jeûne forcé, ils se détermi-
nèrent à charger le cardinal Jacques d'Ossa de choisir
comme souverain pontife le plus digne d'entre eux.
L'orgueilleux prélat prit la tiare, et se proclama lui-
même pape sous le nom de Jean XXII.
>5«H«
JEAN XXU
201
Histoire singulière de Jacques d'Ossa, fils. d'un chaussetier de Cahors. — Ses différentes fonctions avant d'arriver au pontificat. —
Mauvaise foi du saint-père. — Son entrée dans Avignon. — Il mendie de I'arf,'ent aux princes chrétiens. — Ses persécutions contre
les ordres de moines qui refusaient de partager avec lui les dépouilles des peuples. — Sesdisputes avecles fratricelles. — Affaires
d'Allemigne. — Le saint-père poursuit les savants et les déièie aux tribunaux de l'imiuisition. — Guerres en Italie; les
Guelfes et les Gilielins. — Nouvelles persécutions contre les Iraîricelles. — Louis de Bavière lance un élit contre le pape. —
Divisions à Rome. — Les citoyens somment le suint-père de quitter Avignon et de rentrer en Italie. — Louis de Bivièie fait
excommunier le pape pir une assemblée d'evêques. — Jean fulmine une bulle d'anathèmes contre l'empereur. — Tentativ
des Guelfes sur Komc. — Ils sont chassés de la ville sainte. — Louis de Bavière fait son entrée à Rome. — 11 met le pape en
accusation et le déclare dépossédé de la couronne poniilicale.
Jacques d'Ossa était âgé de soixante-dix ans lors-
qu'il monta sur le saint-siége, ou pltitôl lorsqu'il
escalada la chaire de saint Pierre.
On raconte ((ue son père, qui était un pauvre
chaussetier ambulant de Caliors, s'élait débarrassé
de lui en le plaçant comme marmiton chez le mé-
tropolitain d'Arles, chancelier de Charles le Boiteux,
roi de Naples et comte de Provence. Ses saillies et
ses bons mois firent passer le petit Jacques de la
cuisine à l'antichambre, et un jour l'archevêque
ayant eu la curiosité de l'interroger, Son rirainence
l'ut étonnée de l'intelligence de son jeune varlet, et
se détermina à lui donner des maîtres habiles sous
lesquels il fit de rapides progrès dans toutes les
sciences, et particulièrement dans le droit canon.
Son protecteur le lit entrer par la suite dans les
ordres et obtint pour lui l'évèché de Fréjus ; après
la mort de rarclievè(jue d'Arles, le roi Robert lui
donna la charge de chancelier et l'admit à ses con-
seils. Jacques remplit dignement ses fonctions au-
près du prince, qui, pour le récompenser de son
zèle, le fit élever au cardinalat par Clément V.
Parvenu au pontifical, son caractère changea su-
bitement, comme s'il eût suffi du contact de la liaie
II
pour transformer un saint cardinal en un tigre à face
humaine. Jacques se montra plus orgueilleux, plus
fourbe et plus avide que ses prédécesseurs; il ne se
contenta pas des revenus ordinaires de l'Kglise et
des sommes énormes que lui payaient les inquisiteurs
pour sa part dans les confiscations; mais il entre-
prit encore de les grossir en exploitant la corruption
humaine, et vendit publiquement l'absolution du
parricide, du meurtre, du vol, de l'inceste, de l'adul-
tère, de la sodomie et de la bestialité; il rédigea
lui-même cette taxe de la chancellerie apostolique, ce
Pactole qui roulait tous les vices de riuiraanilé
changés en livres tournois ou en beaux deniers d'or,
et qui se déversait dans le trésor pontifical, véri-
table océan. où venaient s'engoufl'rer les richesses des
nations. Ce fut lui également qui le premier ajouta
une troisième couronne à la tiare, comme symbole
de la triple puissance des papes sur les cicux, sur la
terre et sur les enfers, et dont ils ont fait l'emblèiiie
de leur orgueil, de leur avarice, de leur lubricité.
.\ussitôt que la nomination de Jean XXII fut con-
nue à la cour de France, le régent lui députa plu-
sieurs seigneurs pour le prier de suspendre la céié-
nionie de sou sacre jusqu'à son arrivée ; mais le p;i|.i\
114
soi
HISTOIRE DES PAI'ES
impatient d'exercer l'autorité souveraine, refusa d'ob-
tempérer à ce désir, et se lit couronner à Lyon, le
SI septembre 1316, sans attendre que le sacré col-
lège eût promulgué le décret de son élection. Pour
décider les prélats italiens àaccélérerles préparatifs de
son intronisation, il av. it même prorais au cardinal
Napoléon des Ursins de rétablir la résidence de la cour
apostolique à Rome, et avait juré sur l'hostie consa-
crée de ne monter ni cheval ni mule avec harnais ou
à poil avant l'accomplissement de sa promesse.
lk)mme le saint-père n'avait point l'intention de
cuiller la France, et surtout la ville d'Avignon, cette
terre de délices où les papes étalaient orgueilleuse-
ment les splendeurs de leur cour souveraine, et
comme il ne voulait pas manquer trop ouvertement
au serment qu'il avait prêté avec tant de solennité,
il imagina de faire le voyage de Lyon à Avignon sur
un bateau couvert de magnifiques tentures, et à son
débarquement de prendre un âne pour faire son en-
trée dans le palais des pontifes. Il est vrai que
Jean XXII n'avait point été parjure, puisqu'il n'avait
monté ni cheval ni mule ; cependant le subterfuge ne
fut pas approuvé de tous les cardinaux, et les Ita-
liens, entre autres Na])oléon des Ursins, quittèrent
aussitôt la cour pontificale et refusèrent de commu-
niquer avec le saint-père. Jean se vengea de leur
mépris en faisant une promotion de huit cardinaux
français, et en créant de nouveaux évèchés, dont pas
un seul ne fut donné aux prélats ultramontains. Sa
cour se trouvant alors établie au grand complet, il
s'occupa des moyens d'en soutenir le faste , et il
écrivit aux souverains d'Europe pour leur réclamer
le denier lie saint Pierre. Ses premières lettres étaient
humbles et lâches; elles firent peu d'effet; il en écri-
vit d'autres orgueilleuses et menaçantes, qui firent
affluer les richesses des peuples dans ses coffres.
Pendant que Jean s'occupait ainsi de réparer les
pertes qu'avait éprouvées le saint-siége par le pillage
des trésors de Clément V, la reine de France était
accouchée d'un prince qui fut nommé Jean, et qui
mourut huit jours après sa naissance. Un enfant
peut-il être jamais un obstacle à l'ambition d'un
régent"? Cette mort, arrivée si heureusement pour
l'oncle du jeune roi, fit passer la couronne sur la
tête de Philippe, comte de Poitiers.
Le nouveau souverain ayant négligé d'envoyer des
présents à la cour d'Avignon, le pape lui écrivit pour
l'en gourmander; en même temps il lui adressa d'au-
tres reproches sur différentes matières. « Nous avons
appris, prince, lui disait-il, que pendant l'office divin
TOUS vous entretenez avec les seigneurs qui vous en-
tourent, et que souvent vous discourez d'affaires d'État
ou de plaisirs, qui détournent les fidèles de l'atten-
tion qu'ils doivent apporter aux prières que les prêtres
adressent à Dieu pour votre salut et pour celui de
vos peuples; nous espérons que vous vous corrige-
rez de cette habitude impie. Vous devriez également
éviter les gestes saccadés et brusques qui rendent
votre longue personne si disgracieuse, et renoncer à
porter le manteau royal de vos ancêtres, qui est
beaucoup trop court pour vous. Nous vous engageons
aussi à faire cesser divers abus qui se pratiquent
dans votre capitale : par exemple, 1 usage de se tail-
ler la barbe et les cheveux le dimanche, péché ca-
pital que l'Eglise défend, et pour lequel nous ne don-
nons l'absolution que moyennant une forte amende.
« Nous défendons éyalonieut à votre université de
Paris de s'occuper de questions philosophiques, et
d'éviter surtout les dissertations sur les erreurs du
moine Roger Bacon, d'Albert le Grand, de Raimond
Lulle et de tous les alchimistes ou physiciens ; nous
ne voulons pas davantage qu'ils engagent des dis-
cussions sur les doctrines de Jean Scot, de Dante
Alighieri, d'Arnaud de Villeneuve, et d'autres doc-
teurs qui ont essayé de détruire l'édifice sacré de la
théocratie romaine. >>
Jean s'occupa ensuite, sous prétexte d'hérésies, de
confisquer les biens des citoyens, et même des mo-
nastères ou des prélats, dont les richesses excitaient
sa convoitise; malheureusement ses lucratives opé-
rations furent interrompues par un schisme qui écla-
ta entre les frères mineurs ; les uns avaient pris la
dénomination de spirituels, et s'étaient donné un
supérieur ; les autres s'intitulaient les frères de la
commune observance, et obéissaient à Michel de
Césène, dix-septième général de l'ordre. Celui-ci in-
forma le pontife de la conduite des spirituels, et le
pria de les admonester pour les ramener à l'obéis-
sance. Jean, qui comprenait combien il importait au
saint-siége de maintenir l'unité parmi ces moines, où
se recrutaient ses inquisiteurs, ordonna aux spiri-
tuels de rentrer sous l'autorité de leurs supérieurs ;
et sur leur refus, il les fit arrêter et les envoya aux
bûchers comme hérétiques.
Il poursuivit avec une égale fureur la secte des
fratrlcelles, ou frères de la vie pauvre, qui se trou-
vaient répandus en Italie, en Sicile, dans le comté
de Provence, à Narbonne, à Toulouse et dans plu-
sieurs autres provinces. Ces moines portaient un ha-
bit particulier, tenaient des conventicules, se choisis-
saient des ministres ou custodes, élevaient des tem-
ples, fondaient des couvents, des communautés, et
mendiaient en concurrence avec les frères mineurs et
les frères prêcheurs, mais sans payer, comme ces der-
niers, des redevances au saint-siége pour l'exercice
de leur privilège. Aussi eurent-ils bientôt amasséde
grandes richesses; c'est ce qui les perdit. Le cupide
pontife, convoitant leurs biens, lança contre eux une
bulle d'anathèrae. En vain les fratrlcelles prostestè-
rent de leur orthodoxie, et offrirent de prouver qu'ils
suivaient les règlements de Saint-François, d'après
une charte qui leur avait été octroyée par le pape
Célestin, et qui les dispensait de toute obéissance
envers le général des provinciaux de cet ordre ; tou-
tes leurs protestations furent inutiles, le saint-père
passa outre ; sous prétexte que Boniface VIII avait
annulé les actes de Célestin 'V, il condamna les fra-
tricelles comme hérétiques, confisqua leurs biens, et
livra leurs personnes aux inquisiteurs.
Cependant la clameur publique s'émut de ce nou-
veau crime, et l'on accusa ouvertement le pape de
sacrifier à sa détestable avarice les malheureux qui
refusaient de sa dépouiller de leurs richesses en sa
faveur. Jean, pour justifier sa conduite criminelle,
joignit la calomnie à la cruauté; il publia une nou-
velle bulle contre les fratrlcelles, les accusant d'en-
seigner qu'il existait deux Églises : l'une charnelle,
plongée dans la luxure et souillée do tous les cri-
JEAN XXII
203
mes, à laquelle présidait le pape et ses prélats ; l'au-
tre chaste, frupale, diaritable, dans laquelle se trciu-
vaient réunis les véritaliles chrétiens ennemis du
saint-siége. « Ainsi, ajoutait le pontil'e, n'est-il pas
juste que ces abominables sectaires qui combattent
la sainteté de notre puissance soient livrés aux tribu-
naux de l'inquisition et brûlés vifs sans aucune pitié?»
Depuis l'assassinat de l'empereur Henri VII, l'Alle-
magne et l'Italie continuaient à être le théâtre
d'etl'royables désordres. Deux compétiteurs, Louis de
Bavière et Frédéric d'Autriche, son cousin, se dis-
putaient le trône de Germanie, et inondaient les
provinces du sang des peuples qui étaient assez in-
sensés pour soutenir la querelle des rois. Après deux
années de guerres cruelles et de batailles terribles,
Louis de Bavière fit prisonnier son compétiteur et
l'obligea, pour prix de sa liberté, de renoncer à tou-
tes ses prétentions à la couronne impériale. Au
milieu de ces divisions, le pape, fidèle à la politique
tortueuse du saint-siége, n'avait encore voulu se
déclarer pour aucun des deux concurrents, afin de
profiter de leurs discordes pour rétablir son autorité
en Italie. Mais lorsque Louis de Bavière par sa vic-
toire eut mis fin aux luttes sanglantes qui désolaient
ce malheureux pays, Jean, forcé d'abandonner ses
sacrilèges espérances, lança une bulle d'excommu-
nication contre le prince, cassa les officiers et les
vicaires qu'il avait nommés, déclara le trône vacant,
et s'adjugea le gouvernement de l'empire.
Pour montrer qu'il avait le droit de disposer de
la couronne impériale, il donna la charge de vicaire
de l'État au roi Robert, et cita les deux compétiteurs,
Louis de Bavière et le duc d'Autriche, à comparaître
devant le sacré collège. Ensuite il chercha un candi-
dat qui consentît à lui donner un prix convenable de
la couronne.
De son côté, Louis ne resta pas inactif; il fit agir
tous les ressorts de la politique auprès des électeurs
pour qu'ils ratifiassent son usurpation; ses commis-
saires parcoururent l'Italie et fortifièrent son parti en
détaciianl de la cause du pape les villes les plus
importantes. Pour contre-balancer les succès de son
ennemi, Jean essaya de le rendre odieux aux peuples
en l'accusant d'avoir attenté à sa vie; et il eut soin
de rendre publique celle imputation calomnieuse, en
adressant une bulle à l'évèque de Fréjus, qu'il char-
geait de la poursuite d'un prétendu attentat.
Voici cette pièce singulière : « Nous avons été
informé, seigneur évêque, écrivait le saint-père, que
Jean Damant, médecin, Jean de Limoges, Jacques
dit Brabançon, et quehpies autres, s'appliquent par
une condamnable perversité aux arts mat^iifues; qu'ils
se sont souvent servis de miroirs constellés et de figu-
res enchantées; qu'ils se mettent dans des cercles
cabalistiques et forcent l'esprit des ténèbres à com-
paraître en leur présence; f(u'ils font périr des hom-
mes par la violence de leurs enchantements; qu'ils
enferment les démons dans des matras de verre et
les tourmentent sur le feu pour leur faire dévoiler le
passé, le présent et l'avenir; qu'ils affirment que
par de simples paroles ils peuvent abréger ou allon-
ger la durée de l'existence; enfin qu'ils ont conspiré
contre nous à l'instigation de Louis de Bavière, et
qu'ils s'efforcent par toutes sortes de conjurations et
de maléfices de nous arracher la tiare et la vie. En
consé((uencc, nous vous ordonnons de procéder con-
tre eux comme vous faites en matière d'hérésie,
c'est-à-dire de les livrer aux inquisiteurs, pour que
la violence des tortures leur arrache l'aveu de leurs
crimes, et qu'ils soient ensuite brûlés vifs. »
C'est ainsi, du reste, que les prêtres et les rois ont
toujours fait; ils appelaient inventions infernales les
découvertes des savants, en physique, en chimie, en
astronomie, en magnétisme, en spiritisme, et bril-
laient comme hérétiques ceux qui voulaient éclairer\es
peuples et les faire sortir des ténèbres de la supersti-
tion ; aujourd'hui ils appellent découvertes suin'ersives
de tout ordre social les théories politiques ou écono-
miques des philosophes de notre temps, et plongent les
réformateurs dans les cachots, afin d'étouffer les se-
mences de la liberté et de l'émancipation des peuples.
Pendant que Jean XXII faisait brûler indistincte-
ment moines, hérétiques ou alchimistes, pour la plus
grande gloire de Dieu, il poursuivait de ses anathè-
mes les princes et les seigneurs qui refusaient de
lui faire hommage de leurs États ou de leurs do-
maines. Matthieu de Visconti, qui déjà avait été
censuré, fut mis au ban de l'empire, excommunié,
déclaré hérétique obstiné, et, comme tel, désigné
aux inquisiteurs pour être torturé par la corde, par
l'eau et par le feu. ]\Iais ces anathèmes, naguère
encore si redoutés des fidèles, ne produisaient plus
d'effet sur les esprits éclairés, tant l'abus les avait
discrédités ; aussi le saint-père, qui en connaissait
l'impuissance et le ridicule, ajouta-t-il la clause que
les possessions de Visconti seraient données aux
princes qui en feraient la conquête, espérant exciter
de cette manière la cupidité de Henri, frère de l'ar-
chiduc d'Autriche.
Matthieu Visconti, qui était un habile politirpie,
envoya aussitôt un ambassadeur à larchiduc pour
lui représenter qu'en opprimant les Gibelins, parti-
sans déclarés des empereurs, il agissait contre ses
propres intérêts et préparait le triomphe de Louis de
Bavière ; la justesse de ces représentations frappa
l'archiduc, qui empêcha son frère de prendre parti
pour le pape,
Jean, déçu dans son espérance de trouver un ven-
geur, essaya sa dernière ressource, et prêcha une croi-
sade contre ses ennemis. A sa voix s'organisèrent
des bandes d'aventuriers, auxquels il donna pour
solde des indulgences et le pouvoir de commettre
viols, pillages et massacres sur leur route. Ces misé-
rables ayant rejoint les troupes de Robert, roi de
Naplos, prince ambitieux et fanatique, marchèrent
conti'e les Gibelins et remportèrent d'abord quelques
avantages sur eux. Matthieu prit ensuite sa revan-
che, repoussa l'armée de l'Église hors de ses domai-
nes, et força les croisés à lever le siège de Milan.
Furieux de. ce nouvel échec, le pontife écrivit aux
ecclésiastiques d'Italie et d'.Vllemagne, aux gouver-
neurs des villes, des communautés, ainsi qu'aux
habitants des provinces, qu'en sa qualité de protec-
teur de l'empire, il leur ordonnait de poursuivre à
outrance Louis de Bavière, sous peine d'excommu-
nication, d'interdit, de confiscation; les menaçant en
cas de refus de les déférer, comme hérétiques, au
tribunal de l'inquisition. Il cita en outre et pour une
20^
HISTOIRE DES PAPES
seconde fois l'empereur à Avignon, pour être jugô
par le sacré conclave. Louis ne se mit pas en pein.'
de la citation ; et au jour fixe personne ne se pré-
senta en son nom. Le pape lança alors contre lui
une sentence terrible, et le menaça de le livrer aux
inquisiteurs avec tous ses adhérents; ce qui ne
produisit aucun résultat.
Jean suspendit un instant ses poursuites contre le
prince, et essaya de se venger sur les fratricelles des
insultes que ses puissants ennemis lui avaient faites.
Il renouvela ses persécutions contre ces malheureux
avec plus d'acharnement qu'auparavant; non-seule-
ment il les signala aux inquisiteurs comme perlur-
l'ateurs du repos public, mais encore il eut l'im-
pudeur de les appeler des infâmes menteurs, parce
qu'ils affirmaient que Jésus-Christ et les apôtres n'a-
vrient jamais possédé de grands biens temporels.
Michel de Césène, général des frères mineurs, et
Guillaume Occam, célèbre religieux anglais, furent
tellement scandalisés de celte proposition, qu'ils
répondirent aussitôt par une protestation énergique.
appelant impies et mensongères les paroles du saint-
père, et le déférant lui-même aux tribunaux de l'in-
quisition pour être brûlé vif.
Jean, outré de l'audace de ces moines, ordonna à
leurs évêques de les faire arrêter; mais il rencontra
une formidable opposition précisément où il comptait
trouver une obéissance passive; les prélats refusèrent
de servir d'instruments à la haine du pontife. Bien
plus, les docteurs Marfde de Padoue et Jean de
Gand, de la secte des fratricelles, et les plus re-
doutables adversaires de la papauté, se rendirent
auprès de l'empereur et lui pailèrent en ces termes :
« Prince, depuis un grand nombre d'années le
trône de l'Eglise est occupé par des scélérats qui
s'arrogent, au nom du Christ, le droit de commettre
impunément tous les crimes, de dépouiller les rois
et les peuples de leurs richesses, de faire périr dans
des tortures inouïes les hommes courageux qui re-
poussent leur audacieuse prétention à l'infaillibilité.
Nous venons à vous , au nom de nos frères, pour
vous supplier, prince , d'employer tous vos efforts à
la destruction de cet horrible despotisme théocra-
tique, et au renversement de cette chaire pontificale,
la honte de l'humanité. Rappelez-vous que les cardi-
naux sont les plus méprisables des hommes, et que
le pape est le plus infâme, le plus abominable des
cardinaux. Ne souffrez pas plus longtemps que des
larrons, des sodomites, des assassins, enchaînent les
nations, et dévorent dans la mollesse et dans les
débauches la substance des peuples laborieux. Faites,
prince, que nous voyions le terme d'un tel scan-
dale, abattez la papauté !... »
Louis de Bavière accueillit favorablement les deux
docteurs, et leur confia même la rédaction des ma-
nifestes virulents qu'il lança contre Jean XXII. Dans
un de ces écrits, le saint-père était accusé d'un grand
nombre de crimes, et particulièrement de celui d'hé-
résie. Comme il lui était très-difficile de se justifier
des imputations d'avarice et de simonie, il entreprit
du moins de prouver son orthodoxie, ne voulant pas
imiter en cela Boniface YIII, qui se glorifiait ouver-
tement d'être athée. Des propositions qu'il émit re-
lativement à certains points de controverse, on en
conclut cnie le pontifa était en oppositior formelle
avec le défunt pape Nicolas III, qui se trouvai' a'nsi
rangé parmi ks iiérétiques.
Marîile de Padoue composa alors son célèbre
traité connu sous le titre de Défenseur de la paix, et
Jean de Gand publia un ouvrape également remar-
quable sur la puissance ecclésiastique. Jean XXII
n'osa pas déférer ces deux ouvrages aux tribunaux
de rin([uisition ; il se contenta de condamner les
cinq propositions suivantes :
« Jésus paya tribut à l'empereur, parce que les
biens temporels appartiennent à César. — Le Christ,
eu mourant, ne laissa aucun chef visible pour gou-
verner ses adeptes ; et cette parole i(iii lui est attri-
buée: Tues Pierre, et sur cette pierre j'élèverai mon
Eglise, n'est qu'une fourberie sacerdotale, car il est
prouvé que saint Pierre, pendant sa vie, eut moins
d'autorité que saint Paul et que plusieurs autres
disciples de Jésus; ainsi il no doit pas y avoir de vi-
caire du Christ. — Les papes ayant été créés par les
princes, ceux-ci ont le droit de les nommer, de les
déposer et de les punir. — Tous les prêtres ont une
égale autorité et une égale juridiction. — Les minis-
tres du culte, même réunis en concile, ne peuvent
infliger aucune punition à leurs collègues.... »
Ainsi le pontife poursuivait en même temps de
ses anathèmes les docteurs d'Allemagne qui vou-
laient renverser sa domination, et cherchait à exciter
des révoltes contre l'autorité de l'empereur.
Déjà son étoile pâlissait : à Rome, Sciarra Colonna
avait chassé l'aristocratie et avait établi un conseil
de cinquante, citoyens qui gouvernaient la ville.
Néanmoins, pour maintenir sa nouvelle constitution,
Sciarra, comprenant qu'il ne pouvait se passer de
l'appui du clergé, envoya des ambassadeurs à Avi-
gnon pour supplier le pape de rentrer à Rome, le
prévenant que s'il persistait à prolonger son séjour
en France, les citoyens seraient forcés de choisir un
autre pape pour gouverner l'Kglise.
Devant une ouverture semblable, qui n'était rien
moins qu'un ordre de Sciarra Colonna, le saint-père
dissimula sa colère; il répondit qu'il avait le plus
grand désir de rentrer en Italie ; mais qu'à son grand
regret il ne pouvait entreprendre immédiatement ce
voyage, les chemins n'étant pas siirs, et qu'il se
mettrait en route dès que Rome serait délivrée des
Gibelins ; qu'en attendant il nommait le roi Robert
sénateur, et Jacques Sabelli ainsi qu'Etienne Co-
lonna consuls. Il remit également aux députés une
proclamation adressée aux citoyens, pour les exhor-
ter à vivre en paix et à réunir leurs forces afin de
combattre Louis de Bavière l'hérétique.
Cette réponse fut loin de satisfaire les Romains,
qui désiraient le retour de Jean XXII Ils s'adressèrent
alors à l'empereur et le prièrent de choisir Rome
pour sa capitale. Ces démarches déterminèrent Louis
à faire un voyage à Rome, non pour s'y installer,
mais afin de s'y faire sacrer et de faire nommer un
autre pape en remplacement de l'indigne Jean XXII.
D'abord l'usurpateur se rendit à Trente, où il réu-
nit les principaux chefs des Gibelins, afin de confé-
rer avec eux sur les moyens à prendre pour la pacifica-
tion de l'Italie ; ensuite il convoqua en assemblée
les prélats, les docteurs et les nobles de sa faction :
JEAN XXII
205
Jean des Ursins et le prince de Morée repoussés
de Saint-Pierre par les Gibelins
en leur présence il déclara le pape atteint et convaincu
illiérésie sur seize articles, et le fit excommunier.
Immédiatement après la tenue de cette diète, le
prince franchit les montagnes et se rendit à Milan,
où il reçut la couronne de fer des mains de Tévêque
d'Arezzo. Cependant son intervention, loin d'apaiser
les troubles, sembla les aui^menter, par l'etTervcscence
i|ui se manifesta dans les deux partis : Guelfes et
Gibelins revendiquant tous la souveraineté des
^dles, et soutenant leurs prétentions les armes
à la main. En outre, les Romains, qui n'aspi-
1 aient qu'à faire déclarer leur villa capitale de
l'empire, se voyant déçus dans leurs espérances,
se détachèrent peu à peu de la cause de Louis
de Bavière, et envoyèrent secrètement au pape
1 une nouvelle ambassade pour le supplier de ve-
~ nir au milieu d'eux. Jean promit aux députés
de se rendre à leurs désirs, et pour gapner du
temps, il lan;a une nouvelle bulle d'excommunica-
tion et de déposition contre remjiereur; on même
temps il leur remit poin- le cardinal .lean des Ursins,
son légat en Toscane, des instructions portant qu'il
devait s'entendre avec eux pour se rendre maître aii-
solu de la ville sainte ; il lui enjoignit également de
publier la sentence d'anal lième, d'interdit et de dé-
position contre Louis de Bavière, et de soulever les
seigneurs ultramonlains contre ce prince, pendant
que lui-même déciderait les électeurs allemanJs à
nommer un autre roi.
Jean des Ursins oliéit ponctuellement aux ordres
206
HISTOIRE DES. l'APKS
du sainl-père ; il publia les censures contre l'enipe-
rvur, et se pn'senta ilevant Rome avec le prince île
Morée. frère de Robert Je Naples, et une troupe de
bandits calabrais, qui pénétrèrent de nuit \nr sur-
prise dans la cité Léonine et se saisirent du quartier
et de rétjlise de Saint-Pierre. Le légat en avait déjà
pris possession au nom du ]>ape, lorsipio survinrent
les Gibelins : la basilique fut attaquée vigoureuse-
ment ; et après un combat de trois heures, Jean des
Ursins et le prince de Morée en furent chassés hon-
teusement. Le calme étant rétabli, Louis de Bavière
fit son entrée dans Rome et fut accueilliavec de grands
témoignages de joie par la majorité des citoyens.
Comme les Guelfes avaient abandonné la ville
dans la crainte d'être victimes de la fureur populaire,
le prince ne trouva aucune opposition, et se lit cou-
ronner dans l'église de Saint Pierre, par Jacques Al-
bertin, neveu du cardinal de Prato. Après la céré-
monie, il fil lire sur l'ambon du peuple trois édits
par lesquels il s'engageait à maintenir la foi catho-
lique, à honorer le clergé, à bâtir des églises, cl à
protéger les veuves et les orphelins.
Et le jour même que l'empereur faisait une décla-
ration aussi solennelle de ses sentiments pacifiques,
le pape lançait contre lui une bulle terrible, appelant
le peuple aux armes et promettant des indulgences
plénières à tous ceux qui se croiseraient contre l'hé-
rétique Louis de Bavière.
Enfin le prince se détermina à jmnir l'audace de
ce vieillard implacable; il convoqua une grande as-
semblée du clergé, de la noblesse et du peuple, sur
la place du palais de Saint-Pierre, et au jour indi-
qué, un moine augustin appelé Nicolas e'tant monté
sur une estrade, s'adressa aux assistants en criant
par trois fois : « Quel est celui d'entre vous qui veut
défendre le prêtre Jacques de Cahors, qui se fait ap-
peler le p:ipc Jean XXII? » Personne n'ayant ré-
pondu, il déploya une longue pancarte ijui contenait
la liste des crimes reprochés au pontife, et qui se
terminait ainsi : " Ne pouvant plus soutïrir la domi-
nation do ce prêtre de Gahors, qui s'est lui-même
proclamé souverain pontife, chef suprême des rois et
des empereurs, dominateur spirituel et temporel du
monde, nous l'accusons d'avoir fait périr des milliers
d'innocents pour s'emparer de leurs dépouilles, et
d'avoir fait un tarif pour assurer l'impunité de toutes
les débauches et de tous les crimes. Enfin, à cause
des faits rapportés dans notre présente déclaration,
nous le déposons de l'évêché qu'il a usurpé; nous
ordonnons que ses biens soient saisis, que sa per-
sonne soit livrée à nos officiers, et nous défendons à
tous les chrétiens de communi(pier avec lui, sons
peine tramemle, de prison, et de privation des fiefs
qu'ils tiennent de l'empire. »
Aucun des partisans du pape n'osa prendre sa dé-
fense; seulement le lendemain un jeune noble, Jac-
ques Colonna, vint sur la place Saint-Marcel, et en
présence de quelques curieux il lut une protestation
en faveur de Jean, et l'afficha à la porte de l'église.
Mais cette bravade n'eut aucun résullat; lorsqu'il vit
rallluence du peuple devenir plus considérable, il
sauta à cheval et s'enfuit prudemment à Palesfrine,
chez son père. Jacques en fut, du reste, récompensé
par le ponlife, qui lui donna un évêché, quoiiju'il
n'eût pas même atteint l'âge de recevoir les ordres
ecclésiastiques.
Louis de Bavière fit ensuite publier une loi por-
tant te que le pape serait tenu de faire sa résidence à
Rome, et ne pourrait s'en éloigner sans l'autorisa-
tion du peuple et du clergé ; que même en son ab-
sence la cour et le consistoire continueraient à siège-
dans la ville sainte, et que dans le cas où le pon fe
transgresserait ces dispositions, il serait privé de la
dignité souveraine et considéré comme mort. » Après
quoi on procéda à l'élection d'un pape en remplace-
ment de Jean XXII.
NICOLAS V
207
,j t.K/ suen-T
The Comparatj
American League
Offensive Défensive
Jelphia 6286 4140
Vork 6331 3832
ington 6209 3913
and 6133 3922
)uis 6064 3842
^ 6012 3835
it 6056 3731
n 6071 2580
ÎII est condamné à mort. — Élection de Pierre de Corbière, — Son histoire avant son
,ouveau pape ridicule en excitant la femme dont il était séparé depuis ijuarante ans à
. — Les deux papes s'excommunient. — Le parti de Jean se reltve en Italie. — Le
our l'empereur. — Singulier accord entre les deux papes. — Abjuration de Pierre
The material draftetl, purchased. and
called is not extraordinary nor cait I -j^j^ ^ j^ j.
e more than five new men who promise , . .'
affect the resiilts to any exteiit. Ali of «es négociations
hich makes the doping easier than inane élue un nou-
any year.s. But the deaths of Charles une conspiration
jmiskey, William Wrigley, and Barney^s menées ayant
revfuss, and the change of manage-.(,,,gj „^,j condam-
ent and of PoHcy in Brooklyn make^^ -^ ^..j^^^^^ ^^^
iping hard. The change of ownership
equentlv afifects a team and either-°' ,''"'■ l^ panis
akes or mars its chances, so that in à 1 élection d un
idition to figuring the ability of man-tu des ornements
rers and players, we face the problemjsida l'assemblée,
■ what will be the efïect of the passing,j.g Rainalluci de
' men who hâve controlled the destinies
' clubs and made their policies. . .. t a
lat Drevfuss' death means an epoch of ^i^^s'^i î'yant de-
n-gh; while the passing of Wrigley, if acceptait comme
nitted to control the destinies of theiations unanimes
will not mean niuch. The straighten-;^ il fit la lecture
)ossible, of the Ebbetts-McKeever feudj^g vénérable rc
le sélection of Max Carey as manager.^^ j^ ^^^ ^^ ^._
chape, lui donna
:a droite. Le nou-
' Tcau uapc 111 CU3U11C UC3 lai^c^sus à la louie et donua
sa bénédiction.
Selon Ciaconius, Pierre Rainalluci était né à Cor-
bière et appartenait à l'illustre maison des Colonna.
Wading parle avec admiration de la sévérité de ses
mœurs, des charmes de son éloquence et de la pu-
reté de son âme évangélique.
Pierre de Corbière avait été marié dans sa jeunesse
à une femme dont les débordements furent tels, qu'il
se vit obligé de faire casser son mariage par une
sentence ecclésiastique. Ensuite il était entré dans
l'ordre des frères mineurs, oîi, comme le dit Maim-
bourg, « il vécut quarante ans en grande réputation
de sainteté pour les beaux exemples qu'il donnait de
toutes sortes de vertus religieuses. »
Jean XXII, furieux d'avoir un compétiteur aussi
redoutable que ce saint homme, essaya de le décon-
sidérer en lui suscitant un procès ridicule. A son
instigation, l'ancienne femme de Pierie, qui vivait
encore, se présenta devant l'évêque de Rieti pour
revendiquer ses droits d'épouse légitime. Ce prélat,
qui était un des partisans de Jean, et qui avait reçu
une somme considérable pour jouer celte comédie,
déclara qu'on n'avait pu légitimement dissoudre ce
mariage, et, d'après le droit canonique, condamna le
nouveau pape à reprendre sa femme.
Dès que cette sentence fut rendue, le pape d'Avi-
gnon en adressa la copie à tous les princes de la
chrétienté, représentant son compétiteur comme un
moine débauclié, avare et rempli d'orgueil. Ces dilïé-
rentes imputations étaient autant de calomnies, car
le vénérable Nicolas n'avait rti-llement accepté la
papauté que pour rétablir dans l'Église la morale et
l'humilité des temps évangéliques. Partisan de la
doctrine que professait le général de son ordre, il
206
II18T0IHK DES. PAPES
du saint-père; il publia les censures contre rem]io-
reur, et se présenta ilevanl Rome avec le prince île
Morée. frère de Robert de Naples, et une troupe de
bandits calabrais, ijui pénétrèrent de nuit par sur-
prise dans la cité Léonine et se saisirent du quartier
et de l'église de Saint-Pierre. Le légal en avait déjà
pris possession au nom du pape, lorsque survinrent
les Gibelins : la basilique fut attaquée vigoureuse-
ment; et après un combat de trois licures, Jean des
Ursins et le prince de Morée en furent chassés hon-
teusement. Le calme étant rétabli, Louis de Bavière
fit son entrée dans Rome et fut accueilliavcc de grands
témoignages de joie par la majorité des citoyens.
Comme les Guelfes avaient aliandonné la ville
dans la crainte d"ètre victimes de la fureur populaire,
le prince ne trouva aucune opposition, et se lit cou-
ronner dans l'égHsede Saint Pierre, par Jacques Al-
bertin, neveu du cardinal de Prato. Après la céré-
monie, il fit lire sur l'ambon du peuple trois édits
par lesi[ucls il s'engageait à maintenir la foi catlio-
hque, à honorer le clergé, à bâtir des églises, el à
protéger les veuves et les orphelins.
Et le jour même que l'empereur faisait une décla-
ration aussi solennelle de ses sentiments pacifiques,
le pape lançait contre lui une bulle terrible, appelant
le peuple aux armes et promettant des indulgences
plénières à tous ceux qui se croiseraient contre l'hé-
rétique Louis de Bavière.
Enfin le prince se détermina à ])unir l'audace de
ce vieillard implacable; il convoqua une grande as-
semblée du clergé, de la noblesse et du peuple, sur
la place du palais de Saint -Pierre, et au jour indi-
qué, un moine augustin appelé Nicolas étant monté
sur une estrade, s'adressa aux assistants en criant
par trois fois : « Quel est celui d'entre vous qui veut
défendre le prêtre Jacques de Cahors, qui se fait ap-
peler le pape Jean XXII? » Personne n'ayant ré-
pondu, il déploya une longue pancarte qui contenait
la liste des crimes reprochés au pontife, et qui se
terminait ainsi : >. Ne pouvant plus soulïiir la domi-
nation do ce prêtre de Cahors, qui s'est lui-même
proclamé souverain pontife, chef suprême des rois et
des empereurs, dominateur spirituel et temporel du
inonde, nous l'accusons d'avoir fait périr des milliers
d'innocents pour s'emparer de leurs dépouilles, et
d'avoir fait un tarif pour assurer l'impunité de toutes
les débauches et de tous les crimes. Enfin, à cause
des faits rapportés dans notre présente déclaration,
nous le déposons de l'évêchc qu'il a usurpé; nous
ordonnons que ses biens soient saisis, que sa per-
sonne soit livrée à nos officiers, et nous défendons à
tous les chrétiens de communiquer avec lui, sous
peine d'amende, de prison, el de privation des fiefs
cju'ils tiennent de l'empire. »
Aucun des partisans du pape n'osa prendre sa dé-
fense; seulement le lendemain un jeune noble, Jac-
ques Colonna, vu "-' — " ^^ '
présence de quelq
en faveur de Jean
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chez son père. Jac
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Louis de Bavièr
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lion du peuple et (
scnce la cour et le
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dignité souveraine (
(juoi on procéda à i
TWENTY
QUESTIONS
Liberty will pay $1 for any question accep
and published. If the same question is suKge;
by more than one person the first suggestion
ceived wilI be the one considered. Address Twe
Questions, P. O. Box 380, Grand Central Stati
New York. N. Y.
ment de Jean XXI]
1 — What is the capital of Michiga
2 — Does Sound travel faster throu
air or through water?
3 — Which one of the Great Lakes 1
entirely within the United States?
4 — What is a springbok?
5 — What is finnan haddie?
6— What is attar?
7 — Which is farther north, Par
France, or Duhith, Minnesota?
8 — What is the freezing point on
centigrade thermometer?
9 — What is a tocsin?
10 — What part of a wooden wheel
the felly or felloe?
11 — The Aleutian Islands are part
what territory?
12 — What is a mahout?
13 — What is electrolysis?
14 — Who succeeded Andrew W.Mell
as Secretary of the Treasury?
15 — What is seismology?
16 — What is kaolin?
17— What is an atoll?
18— What is the distaflf side of
faniily?
19 — What is pomology?
20 — What was Tokyo formerly calle<
(Ans2vers icill be found on page 6$
NICOLAS V
207
Conspiration contre l'empereur. — Jean XXII est condamné à mort. — Élection de Pierre de Corbière. — Son histoire avant son
pontificat. — Jean essaye de rendre le nouveau pape ridicule en excitant la femme dont il était séparé depuis ijuarante ans à
revendiquer ses droits d'épouse légitime. — Les deux papes s'excommunient. — Le parti de Jean se relève en Italie. — Le
général des frères mineurs se déclare pour l'empereur. — Singulier accord entre les deux papes. — Abjuration de Pierre
de Corbière.
Pendant que Louis de Bavière procédait à la dépo-
sition de Jean, celui-ci poursuivait ses négociations
avec les princes d'Allemagne pour faire élire un nou-
vel empereur, et organisait même une conspiration
en Italie pour le faire assassiner. Ces menées ayant
été découvertes, Louis rendit un décret qui condam-
nait le pontife à la peine de mort; et il ordonna aux
Romains de se réunir immédiatement sur le parvis
de Saint-Pierre, afin de procéder à l'élection d'un
autre chef de l'Église. Louis, revêtu des ornements
impériaux et placé sous un dais, présida l'assemblée,
ayant à ses côtés le vénérable Pierre Rainalluci, de
l'ordre des frères mineurs.
Jacques Albertin, évèque de Venise, ayant de-
mandé par trois fois au peuple s'il acceptait comme
pape le frère Pierre, et des acclamations unanimes
ayant répondu à ces interpellations, il fit la lecture
du décret qui conférait la papauté à ce vénérable re-
li.i^eux. Louis de Bavière lui donna le nom de Ni-
colas V, le revêtit lui-même de la chape, lui donna
l'anneau pastoral et le fit siéger à sa droite. Le nou-
veau pape fit ensuite des largesses à la foule et donna
sa bénédiction.
Selon Ciaconius, Pierre Rainalluci était né à Cor-
bière et appartenait à l'illustre maison des Colonna.
Wading parle avec admiration de la sévérité de ses
mœurs, des charmes de son éloquence et de la pu-
reté de son âme évangélique.
Pierre de Corbière avait été marié dans sa jeunesse
à une femme dont les débordements furent tels, qu'il
se vit obligé de faire casser son mariage par une
sentence ecclésiastique. Ensuite il était entré dans
l'ordre des frères mineurs, où, comme le dit Maim-
bourg, « il vécut quarante ans en grande réputation
de sainteté pour les beaux exemples qu'il donnait de
toutes sortes de vertus religieuses. »
Jean XXII, furieux d'avoir un compétiteur aussi
redoutable que ce saint homme, essaya de le décon-
sidérer en lui suscitant un procès ridicule. A son
instigation, l'ancienne femme de Pierre, qui vivait
encore, se présenta devant l'évêque de Rieli pour
revendiquer ses droits d'épouse légitime. Ce prélat,
qui était un des partisans de Jean, et qui avait reçu
une somme considérable pour jouer celte comédie,
déclara qu'on n'avait pu légitimement dissoudre ce
mariage, et, d'après le droit canonique, condamna le
nouveau pape à reprendre sa femme.
Dès que tettc sentence fut rendue, le pape d'Avi-
gnon en adressa la copie à tous les princes de la
chrétienté, représentant son compétiteur comme un
moine débauché, avare et rempli d'orgueil. Ces diffé-
rentes imputations étaient autant de calomnies, car
le vénérable Nicolas n'avait révllement accepté la
papauté que pour rétablir dans l'Église la morale et
l'iuimilité des temps évangélii(uos. Partisan de la
doctrine que professait le général de son ordre, il
S(8
HISTOIRE DES PAPES
soutenait que Jésus n"ayanl rien jiosi^i'Jo en pniiire,
les prètie<, à l'exemple de le divin niaitre, ne de-
vaient vivre que d'auuiones.
Ces beaux seutimeuls ne pouvaient guèie convenir
ù un clergé corrompu ; aussi, dès les premiers jours
de son rèj^ne, le vertueux Nicolas reconnaissant l'im-
possibilité de suivre ses projets de réforme, voulut
abandonner celte chaire déshonorée par tant de pon-
tifes abominables; mais, vaincu par les instances de
l'empereur, il consentit à conserver la tiare jus(|u'au
rétablissement de la paix ; et à la prii-re du prince,
qui lui lit comprendre la nécessité de former une
cour à Home pour se faire aimer des prêt tes, il con-
sentit à nommer des cardinaux, et leur permit d'avoir
des chevaux, des meutes de chiens, des d( nu'slii|uos
revêtus de brillantes livrées, des gentilsiiommes et
des pages pour leur service.
Louis de Bavière avait d'abord fourni de l'argent
de son épargne pour toutes les dépenses de la cour
apostolique ; lorsque ses ressources furent éjiuisées,
les cardinaux forcèrent le vénérable pontife à vendre
les bénéfices, les privilèges et les dignités ecclésias-
tiques. Chaque évèché vacant fut mis aux enchères à
Rome comme il l'était à Avignon, et on l'adjugeait
à deux compétiteurs, qui se battaient ensuite pour
en prendre possession. Les deux cours pontificales
s'envoyaient des bulles d'anathènie et poursuivaient
à outrance les partisans de l'une ou de l'autre, sui-
vant les chances de la guerre. Ainsi, pendant que
Jean XXII faisait torturer deux religieuses coupables
d'avoir prononcé le nom de Nicolas dans leurs priè-
res, le préfet de Rome faisait brûler un Toscan et un
Lombard qui avaient soutenu que Jean XXII était
seul pape légitime.
Au milieu de ces violences, le vénérable Pierre de
Corbière ne pouvait que pleurer sur les malheurs de
l'Église et supplier l'empereur de le délivrer du far-
deau qui l'écrasait. Enlin il fit si mal sou métier de
pape, que ses coffres se vidèrent entièrement ; et
comme le prince ne pouvait plus subvenir aux exi-
gences des cardinaux, ceux-ci commencèrent à se
détacher de sa cause. Les agents du pape d'Avignon
profitèrent de cette disposition des esprits pour ré-
pandre l'or à pleines mains et ])Our soudoyer des mé-
contents. Bientôt des bandes d'hommes armés par-
coururent les environs de Rome, et entrèrent dans la
ville en faisant entendre des menaces de mort contre
l'empereur et contre l'antipape. Elfrayés de cet état
de choses, Louis et Nicolas quittèrent prudemment
leurs palais ; mais à leur sortie de Rome, ils fuient
jioursuivis par une multitude de fauatiijues qui
criaient : « Mort aux hérétiques et aux excommu-
niés ! longue vie au souverain pontife Jean XXII ! »
Dans la même soirée, les cardinaux ouvrirent les
portes de la ville aux bandes du cardinal-légat Jean
des Ursins, qui lit son entrée aux acclamations du
clergé. Dès le lendemain, on brûla sur la place pu-
Itlique les décrets de Louis de Bavière et de Nico-
las V ; ensuite on procéda au massacre des Gibelins,
et on déterra les corps des Allemands, qui fuient
iraînés dans les rues. Jean écrivit d'Avignon [jour
approuver tout ce qui avait été fait, et rendit de so-
lennelles actions de grâces à Dieu de ce qu'il avait
exaucé ses prières en exterminant ses ennemis.
Cejicndant la joie de son triomphe fut Iroubléepar
un échec que lui lit éprouver IMichcl de Gésènc, gé-
néral des frères mineurs, qu'il avait cité devant le
sacré collège pour qu'il eût à justifier ses opi-
nions sur la parfaite pauvreté de Jésus-Christ : opi-
nions pour lesquelles plusieurs frères de son ordre
avaient déjà été livrés aux incpiisileurs et brûlés vifs.
Le courageux Michel, sans être eflrayé par la crainte
du supplice, se présenta devant le pape et défendit
sa cause avec cette fierté noble (|ue donne une con-
viction rélléchie. Il rétonjua victorieusement les dis-
sertations diffuses du saint-père, le convainquit mê-
me d'hérésie, conclut que le Christ n'ayant jamais
rien possédé en propre, les prélats ne devaient avoir
ni terres, ni domaines, ni richesses, et il termina sa
harangue en déclarant qu'il appelait de tous les dé-
crets et de toutes les entreprises de Jean à un concile
général, qui seul avait le droit" de juger canonique-
ment les membres du clergé.
La vieille audace de Jean s'émut d'une opposition
aussi énergicpie; mais n'osant pas se défaire ouver-
tement de son adversaire, il lui défendit de sortir
d'Avignon avant la décision du sacré collège, et aus-
sitôt il écrivit au chapitre général de Bologne pour
qu'on déposât Michel de Cèsène du gènéralal. Cette
fois encore il reçut un affront; les frères mineurs
conlirnirreut leur chef dans ses fonctions, et se décla-
rèrent hors de l'obédience d'un pape hérétique. La
réponse des moines mit le pontife dans une colère
affreuse ; il blasphéma le nom de Dieu, se répandit
en imprécations contre ses ennemis, et donna ordre
à ses familiers d'assassiner Michel de Gésène. Heu-
reusement celui-ci, averti à temps, parvint à fuir
d'Avignon et gagna la ville de Pise, oîi il trouva
l'antipape et l'empereur. Le saint-père n'ayant pu se
venger par un meurtre, frappa Michel d'anathème,
le déclara hérésiarque, et ordonna aux frères prê-
cheurs d'attaijuer les frères mineurs.
Jean fut si parfaitement obéi, et les querelles en-
tre ces deux congrégralions devinrent si violentes,
(|ue l'Europe entière ne fut plus occupée que de
leurs. disputes ; les frères mineurs soutenaient que
le Christ avait glorifié la pauvreté, puisqu'il était
mort sur la croix dans une nudité absolue, et que
sa tête, au lieu d'être couverte d'un diadème, était
couronnée d'épines; ils prouvaient que pendant son
séjour sur la terre il avait vécu du pain de l'aumône,
sans posséder une pierre pour reposer sa tête. Les
frères prêcheurs ou plutôt le pape affirmaient que
Jésus était au contraire mort sur la croix avec un
magnificjue vêtement de pourpre; qu'il avait une
couronne d'or étiucelante descarboucles et de bril-
lants, et que de riches sandaks étaient attachées à
ses pieds. On distribua même dans les villes des
images où Jésus était représenté crucifié avec une
robe de pourpre ornée de riches broderies d'or.
Enfin le saint-père osa publier sous le nom de
son pénitencier, Alvare Pelage, un traité dans
lequel il formulait ainsi ses prétentions : « Comme
il est reconnu que Jésus-Clinsl est pontife, roi et sei-
gneur de i'univers, de même son vicaire sur la terre
ne doit point avoir d'égal; et puisi[ue le monde en-
tier appartient à Dieu, il doit également appartenir
au pape. Donc les empereurs, les rois et les princes
NICOLAS V
209
ne peuvent être reconnus comme légitimes qu'ils
n'aient reçu leurs Etats à titre de licls du clief de
l'Êjjlise, qui possède cet immense pouvoir non par
le droit de glaive, mais par le droit divin ; car Jésus a
donné à saint Pierre les clés et non la clé du royaume
descieux, c'est-à-dire l'une pour le spirituel et l'autre
pour le temporel. Les fidèles ne doivent obéir qu'à Dieu
et au pape; et lorsque les rois ou les princes refusent
l'obédience au saint-siége, ils se déclarent eux-mêmes
hors du sein de l'Eglise. »
En même temps que le saint-père répandait ces
théories épouvantables, le vénérable Nicolas V met-
tait à exécution le projet d'abdication qu'il avait for-
mé depuis si longtemps, et il écrivait à Jean XXII :
a J'avais entendu formuler contre vous des accusa-
tions d'hérésie, d'exactions, de simonie, de débauches
et de meurtres, qui vous rendaient à mes yeux le plus
exécrable des pontifes ; alors j'ai cru de mon devoir
de ne point refuser la tiare. Depuis j'ai appris que
personne n'était plus digne que vous de la papauté.
Aussi je renonce à cette dignité, et je l'abdiquerai
solennellement en votre présence dans tel lieu qu'il
vous plaira de me désigner. » Malgré cette complète
abnégation du saint vieillard, les partisans de Pierre
de Corbière exigèrent du ponlife qu'il lui assurât la
vie sauve avec une pension suffisante pourscs besoins.
Jean promit tout ce qu'on lui demanda, jura sur
l'hostie d'exécuter fidèlement ses engagements, et il
envoya même une lettre de félicitations à l'antipape,
en le priant de venir le rejoindre, afin de recevoir la
récompense de son humilité.
Pierre de Corbière s'embarqua au port de Pise
sur une galère provençale appartenant au saint-père ;
mais à peine fut-il au pouvoir des agents du pontife,
qu'il se vit soumis aux plus indignes traitements; on
l'obligea à confesser publiquement des crimes ima-
ginaires pour le déconsidérer aux yeux des fanati
ques. Pierre de Corbière fut jeté dans un cachot, où
il vécut encore trois ans et demi.
Un jour, le geôlier chargé de lui apporter chaque
matin sa ration d'eau et de pain, fut étrangement
surpris de trouver la porte de sa prison ouverte, et
un cadavre sur le seuil; c'était celui de l'infortuné,
qui avait été étranglé pendant la nuit. Pieire fut
enterré secrètement dans l'église des frères mineurs.
Ainsi périt cette nouvelle victime de Jean XXII.
115
SIO
histoihe des pai'hs
JEAN XX
Le pape rejette les conditions de paix proposées par l'empereur. — Ruse du pontife pour embastiller la ville de Bologne. — Doc
trioe du pape sur les visions béatifiques. — Jean est déclaré hérétique. — Le roi de France menace de faire brûler le saint-
père pour crime d'hérésie. — Mort de Jean XXII. — Son caractère. — Tarif de la chancellerie romaine pour l'absolution de
tous les crimes.
Aussitôt que Jean fut débarrassé de son compé-
titeur, il poursuivit activement la nomination d un
nouvel empereur en Allemagne. Déjà les électeurs
s'étaient réunis, les uns gagnés par de riches pré-
sents, les autres séduits par des promesses; et il
était à craindre qu'ils ne se décidassent à élire un
prince favorable au saint- siège, lorsque Louis de
Bavière, instruit des menées du pape, se bâta de
rentrer en Allemagne pour combattre ses ennemis et
déjouer les projets du pontife.
Pendant son absence de Pise, Othon, duc d'Au-
triche, Jean de Luxembourg, roi de Bohème, et
l'archevêque de Trêves, désirant mettre un terme
aux divisions de l'Église et du trône, avaient envoyé
des ambassadeurs à la cour d'Avignon pour faire des
propositions de paix au saint-père, s'engageantmême,
au nom de Louis de Bavière, aie reconnaître comme
pape légitime et à souscrire à la déposition de Pierre
de Corbière.
Jean reçut fort mal les ambassadeurs, et les con-
gédia sans leur donner de réponse ; seulement, quel-
ques jours après il adressa au roi de Bohême la lettre
suivante : « Il n'est ni utile ni honorable pour
l'Église d'avoir un empereur hérétique qui a donné
asile à Marsile de Padoue, à Jean de Gand, à Michel
de Césène, à Guillaume Occam et à frère Bonne-
Grâce de Bergame, tous hérétiques, schismatiques
et excommuniés comme lui. Il ollre de déposer l'an-
tipape ! mais ignore-t-il donc que Pierre de Corbière
s'est déposé lui-même, et qu'il expie ses fautes dans
nos cachots? Quels sont donc ses titres à l'empire?
Et vous qui sollicitez notre clémence pour lui, ne
redoutez-vous pas de vous attirer notre colère par
cette lâche complaisance? Cessez donc de nous sup-
plier au nom de, l'hérétique Louis de Bavière, ou
craignez que les foudres de l'Église ne vous frappent
sur votre trône. »
Jean de Luxembourg méprisa les menaces du pon-
tife, et voyant que la force seule pouvait abattre son
audace, il passa en Italie à la tète d'une armée, com-
me vicaire de l'empereur, s'empara en son nom de
plusieurs villes importantes, et s'établit dans la Lom-
bardie. Cette invasion exaspéra le pape; il lança con-
tré le roi de Bohême un de ses plus terribles anathè-
mes, et fit pubher que lui-même se préparait à
envaliir l'Italie. Il prêcha en effet une croisade qui
lui rapporta des sommes considérables, et déclara
faire choix de la ville de Bologne pour sa résidence,
afin de pouvoir mieux diriger les opérations de la
campagne.
Mais on reconnut bientôt que le saint-père n'avait
d'autre intention que de remplir ses trésors de l'ar-
gent des simples, et de se rendre maître de la ville
la plus importante de l'Italie par sa position centrale :
en effet, le cardinal Bertrand de Po'iet se présenta à Bo-
logne pour s'entendre avec les magistrats sur le.s con-
JEAN XXII
211
cessions des terrains nécessaires à la construction
d'un palais fortifié pour le pape, et de plusieurs châ-
teaux crénelés pour loger les cardinaux et leurs sui-
tes; et après avoir obtenu leur autorisation, il fit éle-
ver autour de la ville des forteresses qui la domi-
naient entièrement. Les stupides magistrats de
Bologne, qui n'avaient point aperçu le piège tendu à
leur vanité, envoyèrent une ambassade au pape pour
le supplier de hâter son arrivée. Jean reçut les dépu-
tés avec de grandes marques d'afî'ection ; il les combla
de présents, et leur promit de se rendre à Bologne
dès que ses palais seraient terminés.
Heureusement, dans l'intervalle, le peuple bolo-
nais, plus clairvoyant que ses magistrats, comprit
les intentions perfides du saint-père, qui ne faisait
élever des fortifications qu'afin de se rendre maître
absolu de la cité : une révolte éclata ; le légat Ber-
trand de Poïct fut assailli dans son palais, ses meu-
bles mis au pillage, ainsi que ceux des autres prélats
gascons qui étaient attachés au pape; plusieurs
Guelfes furent massacrés parles séditieux, et le légat
n"échap]>a aux mutins qu'à la faveur d'un déguisement.
Les Bolonais évitèrent ainsi de passer sous le joug
pontifical, et ils en furent quittes pour une excom-
munication majeure.
Cette expédition manquée, Jean, à défaut de lutte
à main armée, se jeta dans des guerres religieuses,
et bouleversa le monde cluétien par ses doctrines
hétérodoxes sur la vision béatifique, c'est-à-dire sur
la manière dont les âmes des bienheureux contem-
plaient la face de Dieu dans le royaume du ciel. Il
prétendait que les saints, avant la venue du Messie,
avaient été reçus dans le. sein d'Abraham ; que de-
puis la passion du Christ ils avaient été placés sous
l'autel de Dieu, c'est-à-dire sous la protection de
l'humanité du Fils de Dieu ; que par conséquent ils
seraient dieux, ou, en d'autres termes, qu'ils com-
prendraient la Divinité et verraient Dieu face à face,
scliin l'expression de saint Paul, et dans une égalité
parfaite; ce qui était une grande hérésie.
Tous les docteurs en théologie se soulevèrent con-
tre une proposition aussi hardie, et accusèrent le
pape d'hérésie. Philippe de \'alois lui-même, effrayé
du scandale et des conséquences qui pouvaient en
résulter, convoqua aussitôt en son château de Vin-
cennes une assemblée de docteurs, d'évêques et
d'abbés, et leur proposa ces deux questions : « Les
âmes des saints contemplent-elles dès à présent la
face de Dieu? — Cette vision cessera-t-elle au jour
du jugement pour être remplacée par une autre ? »
Tous répondirent affirmativement à la première de
ces propositions, et ils ajoutèrent, quant à la vision
béatifiçjue, quelle ne cesserait point au jugement
dernier, mais qu'elle subsisterait dans toute l'éternité.
D'après la décision de ces prélats, le roi écrivit k
Jean XXII qu'il eût à rétracter immédiatement les
erreurs qu'il avait pubhées, s'il ne voulait, malgré
Bon infaillibilité, encourir la peine des hérétiques et
être brûlé devant son palais d'Avignon. Cette me-
nace obligea le pa])e à donner la déclaration sui-
vante : « Nous confessons et nous croyons que les
âmes séparées des corps et purifiées habitent le pa-
radis avec les anges, et contemplent Dieu dans son
essence divine clairement et face à face. Si nous
avons prêclié ou écrit quelque proposition contraire,
nous la révoijuons expressément. »
Néanmoins, la terreur que lui avaient causée les
menaces de Philippe de ^'alois porta une grave at-
teinte à sa santé. Depuis ce moment il ne parut plus
en public ; et lorsqu'il sentit sa fin approcher, il fit
appeler auprès de lui les cardinaux pour leur recom-
mander ses neveux. Il mourut le 4 décembre 1334,
à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
Jean, pendant son règne, avait couvert l'AUema-
gne et l'Italie de guerres et de désastres ; il avait
fait brûler plus de dix mille hérétiijues par ses inqui-
siteurs, et extorqué au moins cinquante millions de
florins d'or aux peuples d'Europe. « Après sa mort,
dit Jean '\'illani, on trouva dans son épargne dix-huit
millions de florins en espèce monnayée, outre sa
vaisselle, ses croix, ses mitres et ses pierres précieu-
ses, qui étaient estimées pour une valeur de sept
millions de florins. J'en puis rendre un témoignage
certain, ajoute l'historien, parce que mon frère,
homme digne de foi, qui était un des fournisseurs
de la cour pontificale, se trouvait à Avignon lorsque
les trésoriers en firent le rapport aux cardinaux. Ces
immenses richesses, et de plus grandes encore que
le saint-père avait dépensées, provenaient de son in-
dustrie, c'est-à-dire de la vente des indulgences, des
bénéfices, des dispenses, des réserves, des expecta-
tives et des annates ; mais ce qui contribua surtout
à grossir ses trésors, fut sa taxe de la chancellerie
apostolique pour l'absolution de tous les crimes. »
Nous traduisons quelques-uns des articles de ce
code infâme, qui suffiraient seuls pour faire prendre
en haine les papes et leurs séides, si déjà la liste de
leurs crimes ne nous avait appris cfu'ils étaient les
ennemis les plus implacables de l'humanité :
« Si un ecclésiastique commet le péché de la chah-,
soit avec des nonnes, soit avec ses cousines, ses niè-
ces ou ses filleules, soit enfin avec toute autre femme,
le coupable sera absous pour la somme de 67 livres
12 sous.
« Si, outre les péchés de fornication, il demande
l'absolution du péché contre nature ou de bestiahté,
il payera 219 livres 15 sous ; cependant, s'il n'a com-
mis ce péché qu'avec de jeunes garçons ou avec des
femmes, l'amende sera réduite à 131 livres 15 soas
« Un prêtre qui aura défloré une vierge payera
2 livres 8 sous.
« Une religieuse qui se sera abandonnée à plusieurs
hommes, simultanément ou succossivemant, dans
son monastère et au dehors, et qui voudra obtenir la
dignité d'abbesse, payera 131 livres 15 sous.
« Les prêtres qui voudront obtenir l'autorisation
de vivre en concubinage avec leurs parentes paye-
ront 76 livres 1 sou.
<• Pour tout péché de luxure commis par un laïque,
l'absolution coûtera 27 livres 1 sou ; pour les incestes,
on ajoutera en conscience 4 livres.
<■ La femme adultère qui demande l'absolution
pour être à l'abri de toute ])oursuite et avoir large
dispense pour continuer des relations coupables,
payera au pape 87 livres 3 sous. Dans un ca-s sem-
blable le mari se soumettra à la même taxe : s'ils ont
commis un inceste avec leurs enfants, ils ajouteront
en conscience 6 livres.
21-
HISTOIRE DES PAPES
« L'al)so!i.tion et l'assurance roiitro toute pour-
suite pour les crimes de rapine, de vol et d'incendie,
coûtera aux coupables 131 livres 7 sous.
» L'absolution du meurtre simple commis sur un
laïque est taxée à 15 livres k sous 3 deniers. Si l'as-
sassin a tué plusieurs liommes dan;? la même jour-
née, il n'en payera pas davantage.
" Un mari qui aura frappé rudement sa femme
versera dans les trésors de la cbancellerie 3 livres
4 sous; s'il la tue, il payera 17 livres 15 sous; s'il a
commis ce crime pour épouser une autre femme, il
payera en sus 32 livres 9 sous. Ceux qui auront as-
sisté le mari dans le meurtre seront absous moyen-
nant 2 livres par tète.
« Celui qui aura éloufl'é son enfant payera 17 li-
vres 15 sou?: si le père et la mère ont tué leur en-
fant de consentement mutuel, ils payeront 27 livres
1 sou pour l'absolution.
" La femme qui détruira son enfant dans son sein,-
et le père qui aura aidé à l'accomplissement du crime
payeront cbacun 17 livres 15 sous. Celui qui procu-
rera l'avortement d'un enfant dont il n'est pas le
père donnera une livre en moins.
" Pour le meurtre d'un frère, d'une sœur, d'une
mère ou d'un père, on payera 17 livres 15 sous....
« Celui qui aura tué un évèque ou un prélat supé-
rieur payera 131 livres 14 sous 6 deniers.
" Si le meurtrier a tué plusieurs piètres eu diver-
ses rencontres. 137 livres 6 sous pour le premier as-
sassinat, et moitié pour les meurtres suivants.
« Un évèque ou un abbé qui aura commis un
meurtre par guet apens, ou par accident, ou par né-
cessité, payera l'absolution de ce délit 179 livres
14 sous.
<' Celui qui voudra acheter par avance l'absolution
de tout meurtre accidentel qu'il pourrait commettre
à l'avenir, payera 168 livres 15 sous.
w Un hérétique qui se convertit payera pour son
absolution 269 livres. Le fils d'un hérétique brûlé
♦ou mis à mort par tout autre supplice ne pourra être
réhabilité qu'en payant à la chancellerie 218 livres
16 sous 9 deniers.
u Un ecclésiastique qui ne pourra pas payer ses
dettes, et qui voudra éviter les poursuites de ses
créanciers, donnera au pape 1 7 livres 3 sous 6 de-
niers, et sa créance lui sera remise.
« La permission de dresser des boutiques de mar-
chands et de vendre différentes denrées sous le por-
tique d'une église sera accordée moyennant45 livres
19 sous 3 deniers.
<< Pour faire la contrebande et frauder les droits
du prince, on payera 87 livres 3 deniers.
>' Si une ville demande pour ses habitants, pour
ses prêtres, ses moines et ses religieuses, la permis-
sion de manger du laitage et de la viande en temps
prohibé, elle payera 731 livres 10 sous.
« Si un monastère demande à changer sa règle
pour vivre dans une abstinence plus grande que par
le passé, il payera 146 livres 5 sous.
« Un moine vertueux qui voudra passer sa vie
dans un ermitage versera dans le trésor du saint-
eiége 4'i livres 19 sous.
" Un apostat vagabond (pii voudra rentrer au ber-
cail payera la même somme pour être absous.
« Les moines et les prêtres qui voudront voyager
sous des habits séculiersseront imposés à la même taxe.
« Le bâtard d'un curé (|ui voudra desservir la cure
de son père payera 27 livres 1 sou.
« Un bâtard (pii voudra recevoir les ordres sacrés
et posséder des bénéfices payera 15 livres 18 sous
6 deniers.
« Un enfant trouvé qui voudra entrer dans les
ordres versera dans la caisse du ]iape 27 livres 1 sou.
« Les la'iques estropiés ou dilVcirmes qui voudront
recevoir les ordres sacrés et posséder des Ijénélices
verseront à lachancellericapostoliquc 58 livres2sous.
« Un borgne de l'œil droit payera la môme somme;
s'il est privé de l'œil gauche, il donnera au pape
106 livres 7 sous; ceux ([ui louchent payeront
45 livres 3 sous.
« Ceux qui seront eunuipies donneront au pape,
pour entrer dans les ordres, la somme de 300 livres
15 sous.
« Si un homme veut acquérir par simonie un ou
plusieurs bénéfices, il s'adressera aux trésoriers du
pape, ([ni lui vendront ce droit à un prix modéré.
« Celui qui voudra manquer à son serment et être
garanti de toute poursuite et de toute infamie payera
au pape 131 livres 15 sous. Il donnera 3 livres par tête
en sus pour ceux qui se seront rendus ses garants.
« »
Nous ne ferons suivre d'aucun commentaire cette
taxe de la chancellerie apostolique, chef-d'œuvre
d'infamie sorti du cerveau du pape, et résumant en
quelques pages tous les secrets d'une institution qui
pesait depuis quatorze siècles sur les peuples et sur
les rois. Aussi le pieux Conrad, abl)é d'Usperg,
s'écrie-t-il en parlant du livre des taxes de la chan-
cellerie romaine :
« 0 Vatican ! réjouis-toi maintenant, tous les
trésors te sont ouverts, tu peux y puiser à pleines
mains 1 Prends plaisir aux crimes des enfants des
hommes, puisque tes richesses dépendent de leurs
dérèglements et de leurs iniquités. Pousse à la dé-
bauche, excite au viol, à l'inceste, au parricide même,
car plus le crime est grand, plus il te rapportera de
livres d'or !
« Réjouis-toi I entonne des cantiques d'allégresse I
C'est maintenant que le genre humain est asservi à
tes lois ! c'est maintenant que tu règnes par la dé-
pravation des mœurs et par le débordement des pen-
chants ignobles I Les enfants des hommes peuvent
impunément commettre tous les crimes, maintenant
qu'ils savent que tu les absoudras pour un peu d'or !
Pourvu qu'on t'apporte de l'or, qu'il soit souillé de
sang ou de luxure, tu ouvriras le royaume des cieux
aux débauchés, aux sodomites, aux assassins, aux
parricides! Que dis-je? tu leur vendrais Dieu lui-
même pour de l'or ! »
En efl'et, la taxe rédigée par Jean XXII devint
pour les papes ses successeurs une des plus vastes
et des plus fructueuses opérations de finances qu'eus-
sent jamais inventées l'avarice et le génie infernal
des pontifes 1
BENOIT XII
■213
%^S:,#
Élection du cardinal Jacques Fournier, fils incestueux de Jean XXII et de sa sœur. — Son histoire avant son pontifical. — Por-
trait de Benoit XII. — 11 révoque les commendes et les expectatives. — Décret sur la vision béalifique. — Il refuse de rentrer
en Italie. — Ses débauches dans son palais d'Avignon. — Négociations entre le pape et l'empereur. — Procédures contre
Frédéric de Sicile. — Lç.s ambassadeurs grecs à la cour du saint-père. — Bologne passe sous la domination du pape. — Mort
de Benoît.
Queltjues jours après la mort de l'infâme Jean XXII,
le comte de Noailles et le sénéchal de Robert, roi de
Naples et comte de Provence, firent arrêter les vingt-
(juatre cardinaux qui se trouvaient dans la ville, et
les renfermèrent en conclave dans le palais pontilical
d'Avignon, après les avoir prévenus qu'ils n'eussent
pas à compter sur leur mise en liberté avant la nomi-
nation d'un pontife. Le sacré collège était divisé de-
puis longtemps en deux factions ; la plus puissante
et la plus nombreuse était sans contredit celle des
cardinaux français : ceux-ci s'accordèrent donc à
élire un pape de leur nation, et ils proposèrent la
tiare à Gominges, évêque de Porto, sous la condition
qu'il continuerait à habiter Avignon, et qu'il ne
transférerait pas la cour pontificale à Rome.
Ce prélat ayant refusé de prendre l'engagement
qu'on lui demandait, les cardinaux français reportè-
rent leurs voix sur le plus humble des membres du
sacré collège, le cardinal Jactpes Fournier, de l'ordre
de Citeaux, surnommé le Blanc, à cause de la cou-
leur de son froc. .Viissitôt qu'il connut sa promotion,
le pauvre moine, se rendant pleine justice, dit aux
cardinaux : « Vous venez d'élire un àne pour vous
gouverner, mes frères. » Il prit le nom de Benoît XII.
Jacfjues Fournier ou Dufour, suivant quelques au-
teurs, était fils d'un pâtissier nommé (juillaume, de
la ville de Saverdun, dans le comté de Foix ; suivant
d'autres historiens, et leur version s'appuie sur des
témoignages plus authentiques que ceux des pre-
miers, Jacques devrait le jour à un inceste de
Jean XXII avec sa sœur, et le pâtissier Guillaume
n'aurait été (|ue son père adoptif : l'histoiie de ses
premières années vient,- du reste, corroiwrer celte
opinion. L'abbé de Boulbone était venu le prendre
dans sa jeunesse chez le pâtissier Guillaume, sans
aucun motif apparent, pour l'élever dans son monas-
tère; ensuite il l'avait envoyé à Paris avec une pen-
sion considérable pour étudier la théologie et le
droit. Ses études terminées, on lui avait donné la
riche abbaye de Fontfroide, et quelque temps après
Jean XXII l'avait comblé de biens et nommé évêijue
de Pamiers et cardinal.
Cependant Benoit XII était doué d'un excellent
jugement, mais ses études dans la théologie et dans
le droit canon avaient tellement absorbé ses facultés,
qu'il était devenu impropre aux atïaires temporelles.
Un ancien chroniqueur raconte sur l'exaltation
du saint-père ce singulier incident : >< Un évèque
italien, dit-il, se rendait à Avignon en pèlerinage;
tout à coup il se sentit pris d'une lassitude dans les
membres, et il fut obligé île s'arrêter sur le bord du
chemin, oii il s'endormit. Pendant son sommeil, un
su
HISTOIRE DES PAPES
an£:e lui apparut : > Tu chorchcs le pape, dit l'envoyé
célesto, il est nioil ! - Puis, aii nièiiie instant, un autre
ance lui cria : >- Uegaule, voici le nouveau pontife ! »
Alors un j^rand iionime qui lui était inconnu passa
è ses côtés, revêtu d'une robe de pourpre et portant
la tiare à triple couronne; après quoi la vision cessa.
L'évèque s'étant levé, continua son voyage et arriva
dans Avignon, où il apprit que Jean XXII venait
d'expirer, .\ussitot il se rendit au palais pontifical,
où les cardinaux étaient réunis pour l'aire l'inventaire
du trésor de l'Eglise; il les regarda attentivement, et
no reconnaissant point celui que l'ange lui avait
montré, il demanda à l'un des trésoriers si tous les
cardinaux étaient réunis. Comme il lui fut répondu
qu'il n'en manquait qu'un seul, le moine Jacques
Fournier. le prélat se rendit immédiatement auprès
de ce cardinal, et dès qu'il l'aperçut il se jeta à ses
pieds en lui disant : « Bénissez-moi, saint-père. »
Cette demande fit sourire Jacques, qui n'avait aucun
espoir d'être nommé pape ; il lui donna néanmoins
sa bénédiction. Quelipies jours après il était proclamé
chef suprême de l'Eglise. »
Quoique fds de Jean XXII, le nouveau pontife
n'avait aucune ressemblance extérieure avec son père;
Jean était petit, avait le visage pâle et la voix faible;
au contraire, Benoît XII était grand, coloré, et sa
voix avait un timbre éclatant. Jean était avare; Be-
noît, au contraire, très-libéral.
Il fut soumis aux épreuves de la chaise percée, et
couronné solennellement dans l'église des frères prê-
cheurs d'Avignon, le 8 janvier 1335.
Dans un consistoire qu'il tint quelque temps après,
le saint-père donna ordre aux prélats et aux curés
étrangers de quitter immédiatement la cour pontifi-
cale et de rentrer dans Igurs diocèses, sous peine des
censures ecclésiastiques. Il écrivit ensuite aux évê-
ques du royaume de Castillc pour les engager à ré-
former la conduite de leurs prêtres. « Nous avons
appris, leur disait-il dans sa bulle, que les ecclésias-
tiques de vos provinces vivent publiquement avec des
concubines, commettent des adultères, des incestes,
des vols et des meurtres, pillent les cultivateurs et
incendient les fermes, avec l'espoir d'en être quittes
pour quelques deniers payés à notre trésorier. Comme
ces désordres font mépriser, notre religion par les
mahométans des villes voisines et les empêchent de
se faire baptiser, nous vous exhortons à les faire
cesser, vous prévenant que nous ne sommes point
disposés à pardonner les crimes pour de l'argent,
ni aux laïques, ni aux prêtres, ainsi qu'il convenait
à notre prédrC3sseur de le faire. »
Benoît publia une seconde bulle pour condamner
la doctrine de Jean sur la vision béatifique, et for-
mula en ces termes son opinion sur l'état des âmes
dans le ciel : « Les âmes des saints qui sont sorties
de ce monde avant la passion du Christ; celles des
apôtres, des martyrs et des autres fidèles qui sont
morts sans avoir été baptisés ; celles des enfants
baptisés morts avant l'âge de raison ; toutes ont été
reçues dans le paradis aussitôt qu'elles ont été sé-
parées de leurs corps ; dès ce moment elles ont vécu
avec les anges et ont vu la Divinité d'une vision in-
tuitive et face à face, sans le secours d'aucune créa-
ture interposée entre elles et Dieu. Par cette vision,
elles jouissent de l'essence divine, qui leur donne le
repos et la vie éternelle, c'est-à-dire qui les rend
entièrement heureuses pour l'éternité et sans inter-
ruption. Au contraire, les âmes qui meurent en état
de jiéché mortel descendent aux enfers pour y être
tourmentées éternellement par des légions de mau-
vais anges, sans espoir de voir la fin de leurs peines
même au jugement dernier.
« Donc nous regarderons comme hérétiques, et
nous traiterons comme tels, ceux qui ù l'avenir au-
ront la témérité d'avancer sciemment quelipies pro-
positions contraires à la présente bulle. »
Ainsi se trouva condamnée par un pape infaillible
la doctrine imposée aux fidèles par un autre pape
infaillil)le.
Benoit ne «s'arrêta pas à ce premier pas dans les
réformes; il révoqua les conimeudes ou bénéfices
réguliers que ses prédécesseurs avaient vendus à des
ecclésiastiques, ainsi que les brefs d'expectative et
les annales. Ce dernier impôt, inventé par Jean XXII,
consistait à prélever pour le saint-siége les revenus
d'une année des évêchés ou abbayes qui étaient don-
nés à de nouveaux titulaires. Enfin le pape employa
tous ses soins à faire disparaître la simonie de la
cour pontificale; et s'il n'y réussit pas entièrement,
au moins doit-on lui savoir gré de ses efl'orts et de
sas bonnes intentions.
Cependant plusieurs historiens prétendent que ce
grand désintéressement prenait sa source dans un inté-
rêt politique, et que Benoît n'agissait ainsi que pour
rendre quelque prestige, quelque considération à son
métier de pape, si fort avili par ses prédécesseurs.
Il est vrai que les richesses amassées par son père
Jean XXII lui donnaient le moyen de se passer du
commerce des indulgences et dos absolutions; et s'il
eût été réellement vertueux, nous n'aurions point à ra-
conter un fait qui atteste la corruption de ses mœurs.
Ilieronimo Squarciafico affirme que Benoît mit
tout en œuvre pour séduire la sœur du poète Pé-
trarque, appelée Selvaggia, qui était d'une beauté
remarquable, et que celte jeune fille en instruisit
même son frère. Il ajoute que Pétrarque s'étant
rendu au palais pontifical pour se plaindre énergi-
quement au saint père des tentatives criminelles dont
sa sccur était l'objet en son nom, ce vieillard dissolu
lui proposa de lui payer la virginité de Selvaggia une
somme considérable, et de lui donner en outre le
chapeau de cardinal. Le poëte indigné repoussa
avec une vertueuse énergie l'infâme proposition du
pape; alor.s Benoît, pour se venger de son refus,
le déféra aux inquisiteurs comme hérétique.
Pétrarque parvint à sortir d'.\vignon, mais il fut
obligé de laisser sa jeune sœur sous la garde de son
frère Gérard ; ce misérable ne put résister à l'appât
de l'or, et, dans la nuit, cette pauvre jeune fille, qui
était à peine âgée de seize ans, fut enlevée de sa
maison, portée dans le palais pontifical, et livrée aux
caresses monstrueuses d'un vieillard corrompu.
Quelque temps après, Benoît reçut en audience
solennelle les députés romains qui venaient le sup-
plier, au nom de leurs concitoyens, de rétalilir la
résidence des papes dans la ville sainte, lui faisant
valoir en ]ilein consistoire que les pontifes et les car-
dinaux étaient plus convenablement placés au milieu
BENOIT XII
215
d'un peuple habitué à leurs mœurs, et qui ne se
scandalisait pas de voir ses vierges et ses adolescents
servir à leurs plaisirs. Ces raisons frappèrent les
esprits par leur justesse, et les cardinaux, après en
avoir délibéré avec le pape, répondirent aux ambas-
sadeurs que Sa Sainteté consentait à retourner à
Rome, et qu'elle lixerait ultérieurement l'épocpic de
son départ de France.
Plusieurs motifs importants obligeaient le saint-
père à ditïérer son entrée en Italie ; d'abord il crai-
gnait de tomber au pouvoir de Pétrarque, qui s'était
jeté dans le parti des Gibelins; ensuite il voulait
s'assurer la possession de Bologne, pour se faire un
point d'appui contre ses ennemis. Mais les nonces
qu'il avait envoyés aux Bolonais pour traiter de la
paix les trouvèrent tellement exaspérés contre la cour
d'Avignon, (ju'ils durent quitter la ville immédiate-
ment, pour éviter d'être pris par les Gibelins.
Dans des circonstances aussi défavorables, Benoît
jugea qu'il était imprudent de songer à rétablir le
saint-siége à Rome, et résolut de fixer définitivement
le séjour des pontifes à Avignon. En conséquence,
il jeta les fondations d'un magnifique palais entouré
de murailles crénelées et de tours qui devaient mettre
le pape à l'abri de tout danger.
Cependant il reconnut bientôt que ces murailles,
si hautes qu'elles fussent, ne pourraient, en cas de
guerre, le protéger contre les rois de France, et il
dut mettre tous ses soins à conserver les bonnes
grâces de Philippe. Ce prince, de son côté, connais-
sant la faiblesse du caractère de Benoît, ne se faisait
pas faute de lui demander de nouveaux privilèges
qu'on n'osait point lui refuser ; et il osa réclamer
pour son fils aîné la charge de vicaire de l'empire en
Italie, et pour lui-même le droit de prélever des
dîmes dans son royaume pendant dix années, et de
partager avec le pape le trésor de l'Église, sous pré-
texte de subvenir aux frais d'une expédition qu'il
préparait contre les infidèles. Ces demandes exagé-
rées remplirent d'efl'roi la cour pontificale ; et comme
on n'osait pas résister ouvertement au prince, on lui
suscita des ennemis secrets, et l'on envoya des émis-
saires en Angleterre pour déterminer Edouard III à
envahir les États de Philippe, sous la promesse que
le pape ratifierait son usurpation.
Edouard embrassa avec ardeur ce projet, il prit le
titre de roi d'Angleterre et de France, fit soulever la
Flandre, et vint en personne mettre le siège devant
Tournay. Ce fut dans cette guerre que pour la pre-
mière fois les Français employèrent les armes à feu,
ainsi que le prouve d'une manière authentique un
mémoire de Barthélemi'^de Prach , trésorier des
guerres, daté de 1338.
Non content d'avoir jeté la France dans une guerre
terrible, le saint-père voulut, en cas d'échec, s'assu-
rer un abri contre la colère du roi de France, et il
chercha à se réconcilier avec Louis de Bavière; il
n'osa pas toutefois prendre ostensiblement l'initia-
tive dans cette démarche, et il chargea quelques pré-
lats de son parti d'engager le prince à lui adresser
une ambassade solennelle afin d'entamer des négo-
ciations entre le saint-siége et l'empire.
Louis de Bavière reçut très-favorablement ces ou-
vertures de paix, et envoya plusieurs députés à Avi-
gnon, pour remettre au pape un acte par lequel le
prince déclarait révoquer les décrets qu'il avait rendus
contre Jean ^wXII, et annuler les édifs publiés à
Rome contre les privilèges de l'Eglise ; il promettait
en outre de faire toutes les concessions équitables
qu'on lui demanderait afin d'arriver à une paix du-
rable. Gomme les cardinaux français étaient présents
à l'audience de réception, Benoît n'osa pas donner
aux envoyés de l'empereur une réponse décisive ; il
leur dit seulement que lui et les cardinaux verraient
avec joie l'Allemagne, ce noble rameau de l'Eglise,
se réunir au tronc pour en augmenter la force ; il fit
l'éloge de Louis de Bavière, et ajouta que les désor-
dres de l'Italie, la perte de l'Arménie et de la terre
sainte devaient être attribués à la vacance de l'em-
pire, et non à ce prince, qu'il tenait pour le plus
noble parmi les chevaliers de la chrétienté ; enfin il
termina sa harangue en promettant d'accorder sous
quelques jours l'absolution des anatlièmes prononcés
par le pape défunt.
Dès que Philippe et Robert de Naples eurent été
informés de la détermination du pontife, ils se hâtè-
rent d'envoyer à Avignon des députés qui gagnèrent
à prix d'or les membres les plus influents du sacré
collège ; ensuite ils demandèrent une audience publi-
que au pape, et, en présence des cardinaux, ils lui
reprochèrent la préférence qu'il accordait à un héré-
tique sur leurs maîtres, et le menacèrent de le tra-
duire devant les inquisiteurs comme fauteur d'hérésie.
Benoît, surpris d'une attaque aussi directe, se
tourna vers ses cardinaux : « Eh quoil leur dit-il,
les rois de France et de Naples ont-ils donc la pré-
tention de mettre fin à l'empire d'Occident"? — Non,
très-saint père, répondirent ceux-ci ; ils blâment seu-
lement le choix que vous avez fait de Louis de Baviè-
re, qui est celui d'entre les princes qui a fait le plus
de mal à l'Église. — Vous en avez menti, repartit
Benoît hors de lui ; c'est vous qui avez fulminé des
anatlièmes injustes contre ce roi, et sa soumission
est si grande, qu'il fût venu, comme l'empereur
Henri IV, en chemise et un balai à la main, pour
implorer la miséricorde de notre prédécesseur, si
on eût voulu le lui permettre. »
Cette réponse énergique imposa aux cardinaux
vendus à Philippe et à Robert; ils n'osèrent plus
heurter l'opinion du pape, et feignirentd'entrer dans
ses vues, se contentant de lui faire observer que les
rois de Bohême, de Hongrie, de Pologne, de France,
de Naples, et les ducs d'Autriche et de Bavière,
avaient formé une ligue contre Louis, et s'étaient
engagés à établir un autre roi des Romains. Benoît,
qui n'avait réellement aucune force de volonté, céda
peu à peu à leurs raisonnements, demanda un délai
pour délibérer sur ce qu'il avait à faire, et congédia
les députés de Louis de Bavière sans absoudre leur
maître des anciens analhèmes.
Celui-ci voyant le mauvais succès de son ambas-
sade, comprit qu'il ne devait plus compter sur un
accommodement avec la cour d'Avignon, et résolut de
secouer tout à fait le joug insupportable de l'Église.
Néanmoins, pour se mettre à couvert du plus léger
reproche, il convoqua dans la ville de Spire une
assemblée de prélats, qui décidèrent qu'on enverrait,
au nom du clergé allemand, une dernière députation
216
HISTOIRE DES 1>APKS
au saint-père pour lui demander l'absolution de leur
souverain, et pour le prévenir que si leur prière
n'était point écoulée, ils se réuniraient de nouveau,
et arrêteraient délinitivenient des mesures énergiques
pour rendre l'empire indépendant des papes.
Benoît reçut avec de grands honneurs les délégués,
et leur dit en secret ; « Je voudrais lever les censu-
res prononcées sur votre prince; mais je ne puis le
laire sans le consentement du roi de France, l'iiilip-
pe de Valois, qui, si je lui désobéissais, me traiterait
jilus indignement que Philippe le Bel n'a traité Boni-
iace. » Cette dernière tentative de l'empereur auprès
de la cour ])ontilicale n'amena point le résultat qu'on
en espérait ; seulement elle contribua à affermir son
autorité; car les évè(jues et les princes alleiiuinds, in-
dignés de la faiblesse du pape, convoquèrent aussi-
tôt une première diète électorale à Rens.
Tous les électeurs, excepté le roi de Bohème, se
trouvèrent à l'assemblée ; ils déclarèrent qu'eux seuls
avaient le droit de conférer la dignité impériale, el
que le clief qu'ils avaient choisi n'avait pas besoin de
l'approbation du jiape pour revêtir les insignes de sa
dignité Louis de Bavière, voyant la disposition des
esprits, ne s'en tint pas à ce premier succès; il con-
voqua une nouvelle diète à Francfort, el fit décréter
la fameuse pragmatique sanction qui déclarait l'em-
pereur justiciable de Dieu seul, et condamnait les
censures de l'Eglise envers lui comme des crimes de
lèse-majesté. Le docteur Albert de Strasbourg fut
chargé par les électeurs de signifier à la cour d'Avi-
gnon la décision des princes de l'empire.
Dès que Benoît eut connaissance de ces actes, il
protesta contre leur teneur, lança des bulles terribles
contre Louis de Bavière, et envoya une circulaire
aux différents rois de l'Europe pour les engager à
prendre les armes contre son ennemi. A l'exemple de
son prédécesseur, il déclara en outre le trône vacant,
et se nomma prolecteur de l'empire ; Luquin ^'is-
conti fut établi vicaire en Italie ; des Guelfes furent
nommés gouverneurs pour le pape dans les villes de
Vérone, de Parme el de Vicence; les seigneurs de
Gonzaga reçurent en apanage les deux villes de Man-
toue el de Reggio, et le marquis de Ferrare le terri-
toire de Modène, moyennant une redevance annuelle
de cinq mille florins d'or, et sous la condition que
chacun d'eux entretiendrait à ses frais dans la Lom-
bardie deux cents cavaliers et trois cents fantassins
bien armés, prêts à combattre pour l'Égliseà la pre-
mière réquisition du pape. De plus, pour s'assurer
un auxiliaire redoutable dans la basse Italie, il réso-
lut d'enlever le royaume de Sicile à Pierre II, afin
d'en investir Robert, roi de Naples; et à cet effet il
envoya l'ordre à Gocio, patriarche titulaire de Cons-
tantinople, et à Natier, évêque de Vaison, ses deux
nonces à Naples, de se rendre à Palerme et d'excom-
munier Pierre d'Aragon, ses enfants, ainsi que ses
autres héritiers, de les déclarer déchus de la posses-
sion de la Sicile, et de prononcer l'adjonction de
cette île aux États du roi Robert, eu vertu de l'auto-
rité souveraii.e du saint-siége. Néanmoins, en dépit
des anathèmes du pape, Pierre se niainlint sur son
trône, el lutta couragenseiuenl conlre Robert, qui ne
put s'emparer que des petites îles de /erlii et de Lipari,
et au prix d'un grand sacrifice d'hommes cl d'aigenl.
A la même époque, les cardinaux dél ;rminèrent
Benoît à faire quelques tentatives pour assurer au
saint-siége la possession de Rome : avec de l'or on
corrompit la plus grande partie des membres du sé-
nat, et deux seigneurs vendus au clergé, Etienne
Golonna et le comte de Langnillara, furent nommés
consuls pour cinq ans.
Le saint-père eut ensuite à s'occuper de l'allaire
des Bolonais, qui avaient été excommuniés, prives
de leur académie et de tous les privilèges accordés
précédemment parles emjiereurs ou par les pontifes :
la colère impuissante de Benoît n'avait d'abord pro-
duit d'autre résultat que celui d'exciter les railleries
des excommuniés ; mais lorsqu'ils s'aperçurent que
la cour pontificale reprenait quelque prépondérance
en Italie, ils suivirenl l'exemple des autres villes, et
demandèrent à être reçus en grâce ; ce (\m leur fui
accordé moyennant le payement d un tribut annuel
de huit mille florins d'or.
Benoît n'eut pas le temps de profiter de la réaction
qui s'opérait en Italie en faveur des papes. A la suite
de ses excès de table et de ses débauches nocturnes,
il éprouva de violents accès de goutte; ses jambesse
couvrirent de jilaies hideuses, et il mourut le 25 a\Til
1342, après un règne de sept ans, quatre mois, six
jours. Il fut inhumé dans la cathédrale d'Avignon.
Le saint-père, qui s'était montré si désintéressé dans
les premiers temps de son règne, était devenu sur
ses derniers jours aussi cupide et aussi avare que
ses prédécesseurs; et on trouva après sa mort dans
les trésors de la chancellerie des sommes énormes
qui furent d'un grand secours aux cardinaux pour
compléter l'asservissement de l'Italie.
Ce pape n'apportait aucune réserve dans ses
actions et dans ses paroles, comme on peut en juger
par le fait suivant rapporté par Baluze. « Benoît
n'avait qu'une nièce à marier, dit l'historien, dont il
fit tout ce qu'il voulut ; cependant son avarice était
l'obstacle le plus grand à l'établissement de cette
jeune fille, car il se trouve dans les cours une multi-
tude de gens serviles qui consentent volontiers à être
déshonorés par le souverain moyennant un riche sa-
laire. Le pape ne voulant point donner de dot,
répondit à un seigneur qui lui demandait pour son
fils la main de sa nièce et une dot : « Non, ma jument
« ne convient pas à votre étalon! »Dans la suite il la
fit épouser à un simple marchand de Toulouse. »
Après sa mort, Benoît fut déclaré saint à rairach',
et son nom placé dans le Martyrologe gallican.
Sous son pontificat ilorissait une secte singulière
appelée les quiélistes du mont Athos; ces fanatiques
prétendaient avoir poussé la perfection de l'oraison
jusqu'à voir Dieu des yeux corporels lorsqu'ils
étaient arrivés à la suprême quiétude. Le quiétisme
est une des plus curieuses et des plus étranges aber-
rations que l'oisiveté du cloître ait enfantées.
CLÉMENT VI
217
Histoire du cardinal de Nérée. — Son exaltation sur le saint-siège. — Ambassade des Romains à Clément VI. — Le pape veut
soumettre les royaumes chrétiens à sa domination. — Jeanne de Naples fait étrangler son mari. — Bulle du pape contre les
assassins du prince. — Le sacré collège se rassemble pour élire un empereur. — Clément nomme Cliarles IV roi des Ro-
mains. — Cruautés do Pierre Gomez, grand inquisiteur de florence. — Révolution républicaine à Rome. — Nicolas Laurent,
chef du peuple, est excommunié par le pape,— Second mariage de Jeanne de Naples avec son cousin. — Elle vend Avignon
au papa et se fait déclarer innocente du meurtre d'André son mari, — La peste e.\erce ses ravages en Occident. — L'Allemagne
refuse d'obéir au prince nommé par le pape, et proclame Gunther Schwartzembourg .seul empereur, — Réapparition des 11a-
gellanls, — Le pape ordonne un nouveau jubilé pour se faire de l'argent. — Il raablit l'inquisition dans l'Anjou et dans le
Maine, — Vision de sainte Brigitte. — Ambassade de Jean Cantacuzène, — Maladie du saint-père, — Lettre singulière de
Belzébuth au pape. — Mort de Clément. — Tableau des mœurs abominables de la cour pontilicale.
Le saint-sii'ge ne resta vacant que onze jours après
la mort de Benoît, Les cardinaux, au nombre de vingt-
deux, s' étant réunis en conclave, s'accordèrent par-
faitement à partager entre eux les trésors de l'Eglise,
et à nommer souverain pontife le plus corrompu de
tous, le fameux cardinal de Nérée, qui prit le nom
de Clément VI. Il était iils de Pierre Roger, seigneur
de Rosière, qui, le destinant à l'Église, le fit entrer
dès l'âge de dix ans dans l'abbaye de la Chaise-Dieu
en .\uvergne, où sa beauté lui mérita l'honneur d'ê-
tre distingué par l'abbé des*bénédictins, qui en (il
son mignon. Parvenu ù l'âge d'homme, le jeune
homme quitta le couvent, se rendit à Paris pour ter-
miner ses études Ihéologiques, et obtint le grade de
docteur et l'abbaye de Fécarap ; ensuite on le nomma
évêque d'.Vrras, et en dernier lieu Benoît le créa
cardinal-archevè(|ue de Rouen.
Lorsqu'il fut proclamé pape, le cardinal de Nérée
menait une vie tellement désordonnée, ([u'il avait été
obligé d'abandonner ses bénélices à ses nombreux
créanciers; aussi ne se montra-t-il pas difficile sur
les conditions que lui imposèrent les cardinaux.
« Vous me demandez le partage des trésors de la
(I
chancellerie, dit le nouveau pape aux membres du
conclave ; j'y consens avec joie, et vous verrez ce
qu'il faut de temps pour les remplir à un pape qui
sait exercer son métier. » En etl'et, en moins d'un
an, la vente des charges apostoliques, les annates,
les expectatives, les coramendes, les taxes et les con-
fiscations des biens des hérétiques par les tribunaux
de l'inquisition avaient réparé toutes ses pertes, et
avaient fourni aux dépenses énormes de ses maî-
tresses et de ses mignons.
(élément poussait le scandale de l'immoralité jus-
qu'à se faire un titre de gloire de sa dépravation;
les courtisanes, les grandes dames et ses beaux pa-
ges entraient à la vue de tous dans sa chambre à
coucher, et étaient servis par les camériers jusque
dans le lit du saint père, .\ussi le clergé d'.\vignon
devint si déréglé à l'exemple du pontife, que le plus
petit clerc se fût cru déshonoré s'il n'avait eu attaché
à sa personne quelque mignon ou plusieurs fdles de
mauvaise vie.
Quoique universellement reconnu comme le plus
débauché des cardinaux. Clément n'en fut pas moins
soumis aux épreuves de la chaise percée. Le lende-
116
218
HISTOIRE DES PAPES
main île sa consi'oration il fil une promotion de dix
cardinaux, parmi lesipiels il n'oublia pas lluguos
Roger, son frère, et Guillaume de la Jugie, son ne-
veu, ses deux fidèles compagnons d'orgios.
Les rois Je l'Europe s'empressèrent d'envoyer leurs
ambassadeurs au nouveau pape pour le com|)limen-
ter; un grand nombre de cités italiennes imitèrent
cet exemiile, et Rome, cette ville dégénérée qui as-
pirait toujours à la honte d'être appelée la ville ponli-
iicale, adressa à Clément une députation solennelle
de dix-huit citoyens, à la tète desquels se trouvaient
le républicain Nicolas Rienzi et Pétrarque. Ceux ci
étaient chargés, au nom de leurs concitoyens, d'olTiir
au pape les charges do premier sénateur et de capi-
taine de la ville, à la condition qu'il rentrerait à
Rome, et qu'il réduirait de cent ans à cinquante l'in-
tervalle de deux jubilés, afin de multiplier les causes
de la prospérité de l'Italie et d'alléger les impôts de
la ville sainte.
Clément accepta les dignités et les magistratures
qui lui étaient olïertcs, et assura aux ambassadeurs
qu'il avait fermement à cœur de rétablir la résidence
du saint siège en Italie, ce qu'il s'engageait à exécu-
ter le ]>lus promptemeut qu'il lui serait possible.
Comme preuve de la sincérité de ses paroles, il fixa
même l'époque du nouveau jubilé à l'année 1350.
Voici la bulle qu'il publia à cett£ occasion : « Le Fils
de Dieu, en expirant sur la croix, mes frères, nous
a acquis un trésor d'indulgences qui se trouve aug-
menté des mérites infinis de la sainte Vierge, des
martyrs et des saints. Or, vous savez que la dispen-
sation de ces richesses appartient aux successeurs
de saint Pierre.
« Déjà Boniface VIII a ordonné aux fidèles de venir
en pèlerinage aux églises de Saint-Pierre et de
Saint-Paul, et sa bulle accorde pour ce voyage en-
trepris à l'époque du renouvellement du siècle l'ab-
solution entière des péchés. Maintenant nous consi-
dérons que dans la loi mosaïque, que Jésus-Christ
est venu accomplir spirituellement, la cinquantième
année est celle du jubilé ou de la remise des dettes;
donc pour cette raison, eu égard à la courte durée de
la vie humaine, et afin qu'un plus grand nombre de
chrétiens participent à cette indulgence, nous l'ac-
cordons pleine et entière à ceux qui visiteront les
églises des deux apôtres et de Saint-Jean de Latran,
dans l'année mil trois cent cinquante, pendant trente
jours s'ils sont Romains, et pendant quinze mois s'ils
sont étrangers. »
Cela fait, le pontife congédia les ambassadeurs,
les combla de marques d'honneur, particulièrement
Pétrarque, dont la réputation faisait la gloire de
l'Itahe, et qu'il voulait attacher à sa cause.
Robert de Naples venait de mourir, laissant à sa
petite-fille Jeanne des trésors immenses et un trône
que sa trop grande jeunesse l'empêchait encore d'oc-
cuper. Néanmoins, pour ne pas la laisser sans pro-
tecteur, il l'avait dt^à mariée à André de Hongrie,
fils de Charobert ; et par son testament il avait ins-
titué pour administrer les Etats de Naples, Philippe
Gabassole et la reine dofia Sancha d'Aragon.
Aussitôt après la mort de Robert, ceux-ci voulu-
rent exercer leurs droits de régents; mais Clément
s'y opposa, sous préte.\te que le royaume, relevant du
saint-siége, devait revenir au pape jusqu'à la majo-
rité de Jeanne, fixée à l'âge de vingt-cinq ans. Il
publia une bulle qui cassait le testament du roi,
comme attentatoire aux privilèges de l'Église, et an-
nulait les différents actes accomplis par Philippe
Cabassole et par doua Sancha d'.Vragon, comme en-
tachés d'irrégularité cl d'usurpation. Il envoya le
cardinal Airaeric de Chastelus, en qualité de vicaire
apostolique, pour prendre les rênes du gouverne-
ment, pour recevoir l'hommage lige de Jeanne et
pour la couronner. Ensuite il confia la tutelle de la
jeune reine à des femmes dépravées qui surent en
faire un monstre de lubricité. Qu'importait à Clé-
ment que les souverains se rendissent méprisables et
odieux aux yeux des peuples? Sa politique était d'é-
lever la chaire de saint Pierre au-dessus des trônes
des rois, et tous les moyens lui paraissaient bons
pour arriver à ce but.
Rassuré du côté de la Sicile, il se tourna contre
l'.Vllemagne et ralluma le feu de la guerre civile dans
l'empire; ses émissaires répandirent l'or à pleines
mains et firent révolter les provinces et les villes d'Ita-
lie restées fidèles à Louis de Bavière. En Allemagne,
en France, en Angleterre et dans toute la péninsule
romaine il fit publier les bulles que Jean XXII avait
fulminées contre l'empereur, et ajouta cette impré-
cation : « Que la colère divine, que le courroux de saint
Pierre et de saint Paul tombent sur Louis de Bavière
dans ce monde et dans l'autre ! que la terre lenglou-
tisse tout vivant ! que les éléments lui soient con-
traires, et que ses enfants mêmes périssent massa-
crés sous ses yeux par la main de ses ennemis ! »
Néanmoins il fut obligé de suspendre hs effets de
sa vengeance, ayant été averti par les ambassadeurs
français que Philippe avait besoin de l'empereur, et
qu'il lui défendait de continuer contre ce prince ses
déclamations furibondes. Clément n'osant point dés-
obéir aux injonctions de son redoutable allié, relira
ses bulles, et se contenta d'assigner Louis de Ba-
vière en cour d'Avignon, afin d'y être jugé par le
sacré collège. Au lieu de se rendre auprès du saint-
père ou de lui envoyer ses députés, Louis écrivit
seulement au i-oi de France ; « Si Clément entre-
prend contre nous quelque procédure, nous nous en
prendrons à vous. Salut ! » Philippe, le lâche Philippe,
(jul redoutait la colère de Louis de Bavière et qui
craignait les armes des Allemands, fit aussitôt si-
gnifier au pape qu'il eût à ne point passer outre.
Forcé d'abandonner ses projets sur l'empire, le
pape se rejeta sur l'Angleterre ; il distribua les bé-
néfices de ce royaume aux nouveaux cardinaux, dont
les revenus n'étaient pas suffisants pour soutenir le
faste de leur maison ; il les pourvut des principales
abbayes, des meilleures églises et des plus riches
diocèses ; leur accordant en outre l'autorisation d'en-
voyer des mandataires dans la Grande-Bretagne pour
en prendre possession en leur nom, afin qu'ils pus-
sent en dépenser les revenus à sa cour. Mais le roi
Edouard ne se montra pas aussi docile qu'on l'avait
espéré ; ses officiers chassèrent honteusement les
prêtres français qui venaient percevoir pour les car-
dinaux les provisions bénéficiales.
Clément VI essaya de ramener Edouard à des sen-
timents moins hostiles à ses intérêts, et il lui écrivit :
CLÉMENT VI
219
« Nous avons appris, mon fils, que vous aviez publié
des édits qui tondent à détruire la liberté ecclésias-
tique, la primauté de l'Église romaine et l'autorité
du sainl-siégo. Cependant vous n'ignorez pas que
Jésus-Christ lui-même a donné aux apôtres et à leurs
successeurs le droit de gouverner le monde. Vous
savez qu'en vertu de ce pouvoir les papes ont fondé
des églises patriarcales ou métropolitaines, des ca-
thédrales, des églises secondaires, et ont établi la
hiérarchie du clergé.
« Depuis bien des siècles, rien n'a été changé;
c'est toujours aux papes qu'appartient la pleine et
entière disposition des honneurs, des dignités et des
biens ecclésiastiques; vous vous êtes donc rendu
coupable d'un grand péché en autorisant les persé-
cutions faites contre les mandataires de nos cardi-
naux et en empêchant l'exécution de nos grâces.
Maintenant nous vous envoyons notre internonce
Nicolas, métropolitain de Ravenne, et Pierre, évèque
d'Astorf;a, avec pouvoir d'assembler un concile qui
abolira tout édit ou déclaration contraire à notre
autorité, et qui prononcera anathème contre vous si
vos officiers empêchent le payement des dîmes, et si
vos peuples se refusent à notre obéissance. »
Cette lettre n'eut pas un meilleur succès que la
Lulle; Edouard répondit au pape qu'il était scanda-
lisé de voir les biens de son royaume à la merci de la
cour d'Avignon; que « les pasteurs devaient faire
paître les brebis et non les tondre ni les écorcher ;
que cette besogne appartenait aux rois, et qu'à l'ave-
nir il disposerait des bénéfices ecclésiastiques, comme
avait fait Guillaume le Conquérant. »
Clément, repoussé en Angleterre, eut au moins la
consolation de voir que la France ne lui contestait
pas son droit de souveraineté sur les royaumes de la
terre ; il reçut de Philippe de Valois une ambassade
solennelle à la tète de laquelle se trouvait Louis de
la Cerda, appelé ordinairement Louis d'Espagne,
parce qu'il descendait de Ferdinand, fils aîné d'Al-
phonse le Sage, roi de Castille, et de Blanche, fille
de saint Louis ; ce prince venait demander à Sa Sain-
teté la propriété des îles Fortunées, aujourd'hui îles
Canaries, qu'il prétendait être habitées par des infi-
dèles, et qu'il s'engageait à conquérir pour ramener
les habitants à la religion chrétienne. Le pontife ac-
céda à ses désirs, le proclama roi de ces îles, avec
pouvoir absolu sur le temporel, à la charge par lui de
payiT un cens annuel de quatre cents florins d'or en
signe d'investiture. Cette cérémonie n'empêcha pas
Louis de la Cerda de mourir sans avoir fait la con-
quête des Canaries.
Au commencement de l'année 1344, l'empereur
essaya encore de se réconcilier avec le saint-père, et
il envoya une ambassade à Philippe de Valois pour
le prier de lui faire connaître les causes qui s'oppo-
saient au maintien de la paix entre l'empire et l'É-
glisi'. Comme il était difficile de répondre à une de-
mande aussi nettement exprimée, le roi renvoya les
députés au pape, et les fil accompagner par des offi-
ciers de sa cour.
Clément ayant pris connaissance des messages des
deux souverains, appela auprès de lui un de ses car-
dinaux, lui dicta la formule d'une demande en grâce,
avec des conditions si humiliantes pour Louis de Ba-
vière, qu'un prince vaincu et sous le glaive de son
ennemi n'aurait pu les accepter. Celte lettre du saint-
père fut expédiée immédiatement à l'empereur, et,
contre l'attente de la cour d'Avignon, il déclara ac-
cepter les conditions qui lui étaient proposées, et
jura en présence du prolonotaire du pape qu'il était
prêt à les exécuter. Cette résolution du prince sur-
prit étrangement Clément, qui ne put s'empêcher de
dire en lisant sa réponse : >< Cet homme est fort em-
barrassé, mais il est plus embarrassant encore. »
En effet, quatre ambassadeurs allemands se pré-
sentèrent devant le sacré collège, et prêtèrent ser-
ment au nom de leur maître, ainsi que le portaient
les ordres du pape, d'avouer les hérésies ([ui lui
étaient attribuées, de renoncer à l'empire, et de se
mettre lui, ses enfants, ses biens et ses Etats à la
disposition du pontife. Ensuite ils pT'ièrent Clément de
leur remettre par écrit les articles de la pénitence qu'il
voulait imposera Louis de Bavière, et ils le prévinrent
qu'ils avaient ordre de ne point quitter Avignon sans
les avoir obtenus, tant l'empereur avait hâte de se ré-
concilier avec l'Eglise. Le saint-père acquiesça à leur
demande, ne donnant cependant que des dispositions
relatives à la constitution de l'empire et non à la per-
sonne du prince. C'était de la part du pape une faute
énorme dont Louis sut profiter. Il envoya immédiate-
ment l'ordre aux électeurs et aux états de s'assembler
en diète générale dans la ville de Francfort ; il joignit à
sa lettre de convocation une copie de la pénitence que
lui imposait le saint-père, et où l'on remarquait entre
autres cet article : « L'empereur fera un édit pour
condamner au supplice du feu ceux de ses sujets,
laïques ou ecclésiastiques, qui refuseraient de recon-
naître que l'empire est un bénéfice du pape. »
Ces ordres cruels et ces prétentions exagérées mé-
contentèrent les membres de l'assemlilée, qui firent
aussitôt cette réponse à Louis de Bavière : « Sei-
gneur, le^ électeurs et les autres vassaux de l'empire
ayant examiné les conditions que le pape vous im-
pose pour votre réconcihation avec l'Église romaine,
ont déclaré qu'elles tendent toutes à la destruction
de l'empire, et que ni vous ni eux ne deviez les ac-
cepter. En conséquence, ils ont décidé qu'une dépu-
tation serait envoyée à Avignon pour prier le pape
de se désister de ses prétentions, et pour le prévenir
que s'il refuse de faire droit à nos réclamations, nous
sommes décidés à sortir de sa communion et à ré-
sister par tous les moyens qui sont en notre pouvoir
à ses entreprises contre nos libertés. »
Les ambassadeurs des princes de l'empire se ren-
dirent en eflel auprès du saint-père, et lui firent part
des objections de la diète de Francfort aux articles
de la singulière pénitence qu'il avait imposée à Louis
de Bavière. Clément, à celle ouverture, entra dans
une furieuse colère, se répandit en injures contre
l'empereur, et chassa les députés sans vouloir leur
donner de réponse ; ensuite, et fort secrètement, il
entama des négociations avec un prince de la maison
de Luxembourg, avec Jean, roi de Boliême, avec
Charles, marquis de Moravie, son fils, et avec Bau-
doin, archevêque de Trêves, pour assurer sa ven-
geance. Nous verrons bientôt les déplorables résul-
tats de cette coalition.
Si la politique du saint-père avait été impuissante
2Î0
HISTOIRE DES PAPES
pour le faiif Irioiuplier en Anp;li'lerre et en AUe-
Hiagne, du luoins elle lui avait réussi en Italie, et
surtout à Naples, oii la reine Jeanne laissait tout
pouvoir sur ses Etats au cardinal Aiineric. pour s'oc-
cuper à son aise de plaisirs et de débauclies. Grâce
aux leçons de dépravation i|u'elle avait re<;ues, la
jeune reine, qui atleii^uait à peine sa seizième année,
méritait d'être comparée à. ^lessaline; déjà elle avait
reçu dans la couche royale tous les seigneurs de sa
cour, de simples gardes, et jusqu'aux matelots du
port. Une nuit même, lounuentée de ces i'uK.'urs qui
portaient la femme de Claude à ([uilter la couche
impériale pour se prostiluer dans les lupanars de
Rome, l'impudique Jeanne entra dans la chambre
d'André, son mari, et l'énerva par ses caresses las-
cives : puis tpiand elle vit qu'il ne ])ouvuit plus ré-
pondre à ses désirs, devenus plus ardenis encore par
l'impuissance de les satisl'aire, sa tèle s'égara, ses
ardeurs insensées se changèrent en des appétits
d'hyène ; elle eut soif de sang, appela à son aide des
séides qui lui étaient dévoués, et là, sans autres armes
que leurs mains, ils se précipitèrent sur le jeune roi,
lui déchirèrent le visage, et le jetèrent hors du lit
pour que la reine put lui arracher avec les ongles les
organes de la virihté.
Enfin, lorsque l'infortuné fut gisant sur les lajiis
ensanglantés, Jeanne lui passa autour du cou une
ceinture d'or et de soie qu'elle avait tressée elle-
même, et l'étrangla; ecsuite elle lit jeter le cadavre
par la fenêtre. Le lendemain on publia dans Naples
que des ennemis secrets s'étaient introduits dans le
palais, et avaient assassiné le roi. Personne n'osa
approfondir ce mystère terrible ; le pape même, quoi-
que informé des véritables circonstances du meurtie
par le cardinal Aimeric, lança une bulle contre les
coupables, sans les nommer; il se contenta de les
déclarer infâmes, déchus de toutes dignités, inca-
pables de faire un testament ni aucun acte légitime ;
il s'adjugea leurs domaines et leurs richesses, délia
les vassaux et les sujets de leurs serments de fidé-
lité, et prononça l'interdit sur les terres où ils se
retireraient, avec des peines contre ceux qui leur
donneraient asile ou secours ; enfin il prit toutes les
mesures que lui suggéra sa polili(iue, pour préparer
le moment où il pourrait sans coup férir s'emparer
du royaume de Naples.
Mais le crime de Jeanne avait soulevé une si
grande indignation parmi les rois de l'Europe, qu'il
était à craindre qu'un vengeur ne vint lui demander
compte de sa conduite ; elle le comprit, et s'empressa
d'écrire à Louis le Grand, roi de Hongrie, son beau-
frère, pour se justifier du meurtre de son époux. Ses
lettres n'obtinrent que des réponses accablantes, et
elle apprit que Louis se mettait en marche à la tête
d'une armée formidable pour envahir ses États et
venger son malheureux frère.
Dans cette extrémité, la reme de Naples chercha
un protecteur dans un de ses amants, Louis de Ta-
rente, son cousin, qu'elle épousa. Malgré les talents
et le courage du jeune prince, les Hongrois s'empa-
rèrent de Naples, et obhgèrent les deux souverains à
se réfugier dans la ville d'Avignon, qui appartenait
à la reine. Clément '\'I accueillit favorablement
Jeanne, et s'éprit même pour elle d'une violente
jiassion, que la princesse feignit de partager afin de
rattacher à son parti ; néanmoins la ruse ne réussit
qu'à demi, car le pape ne consentit à rétablir sa
nouvelle maîtresse sur .le trône de Naples et à l'ab-
soudri' du meurtre d'André, qu'à la condition qu'elle
lui abandonnerait la souveraineté d'Avignon. Le
marché fut bientôt conclu, et on stipula pour la
forme un prix d'achat de quatre-vingt mille florins
d'or, qui ne fvit jamais payé. Voilà quels ont été les
droits de i)ropriété du saint-siége sur le comtat Ve-
naissin pendant six siècles, droits auxquels les papes
n'ont peut-être jias encore renoncé!
Aussitôt le pontife se déclara ouvertement le pro-
tecteur de Jeanne ; il lança des bulles terril)les
contre ses ennemis, fit lui-même l'apologie de l'in-
noceuci; de la reine, de sa douceur et de sa pureté,
en présence des ambassadeurs de tous les princes
chrétiens réunis en consistoire, et menaça des fou-
dres ecclésiastiques Louis le Grand, s'il persistait à
se maintenir dans le royaume de Naples. Le jeune
roi fut ainsi o])ligé d'aliandonner ses projets de ven-
geance et de rentrer dans ses États.
Jeanne retourna triomphante dans sa capitale, et
se plongea de nouveau dans des désordres tels, que
sa cour n'avait d'égale en dépravation que celle du
souverain pontife.
Clément VI, maître de la ville et du territoire
d'Avignon, montra encore plus d'audace (ju'aupara-
vant; il renouvela ses attaques contre Louis de Ba-
•vière, publia une bulle contre ce prince, le déclara
infâme, hérétique, dépossédé de l'empire, et enjoignit
aux électeurs de procéder immédiatement à l'élection
d'un roi des Romains.
Jean de Luxembourg, roi de Bohême, et Charles,
son fils aîné, se rendirent à Avignon pour signer
avec le pape le traité secret qui devait leur assurer
l'empire ; d'autres prétendants] firent les-mêmes dé-
marches et surenchérirent pour obtenir la protection
du saint-père. Dans ce conflit d'intérêts, Clément
fut extrêmement embarrassé de prendre une décision,
et il ciiargea les cardinaux réunis en consistoire de
choisir le roi des Romains. Mais comme chacun
d'eux avait reçu des sommes considérables pour sou-
tenir les intérêts des divers prétendants, il en résulta
une division qui faillit devenir funeste aux cardi-
naux. On échangea d'abord des paroles grossières;
des injures on en vint aux coups; ensuite les simples
officiers et les domestiques prirent parti pour leurs
maîtres, et bientôt la mêlée devint générale. Plusieurs
prélats reçurent des blessures graves, et le pape lui-
même eut l'épaule démise d'un coup de bâton. Enfin,
grâceàl'interventiondeshommessages, le calme seré-
tablitaupalaispontifical; lescardinauxse réunirent en
conseil dans la chambre du saint-père, et il fut décidé
(pie l'on donnerait l'empire au fils du roi de Bohême,
Giiarles de Luxembourg, qui faisait de plus magnifi-
ques promesses qu'aucun de ses compétiteurs.
\'oici en quoi elles consistaient : « Si je suis roi
des Romains, disait le prince dans le traité secret
que le pape montra aux prélats de ,sa cour, je m'en-
gage à maintenir en faveur du saint-siége toutes les
concessions que lui ont faites l'empereur Henri VU,
mon aïeul, et ses prédécesseurs. Je ne chercherai à
occuper ni à acquérir par aucun moyen les villes de
Jeanne, reine de Naplcs, la moderne Messalinc
m
HISTOIRE DES PAPES
Rome, de Forrare, ou les autres terres et places ((ui
appartiennent à l'Église, soit dans l'intÏM-ieur de l'I-
talie, soit au dehors, comme les royaumes de Sicile,
de Sardaitjne, de Goi-se et le comté Veuaissiu. Je
n'entrerai point à Rome avant le jour démon couron-
nement, et j'en sortirai avec mes gens immcdiate-
tement après la cérémonie, pour n'y revenir qu'au
commandement du saint-père; enfin je ratifierai
toutes mes promesses à l'épo ]iie de mon sacre. »
i- Il ne fut pas difficile à Clément de l'aire nommer
Charles empereur, dit Maimbourg, car les cardinaux
savaient qu'il était appuyé par le roi de Bohème,
son père, et par Baudoin de Luxembourg, métropo-
litain de Trêves, son grand-oncle. Son seul adver-
saire était donc Henri de Virnebourg, arclicvèfnie
de Muyence, partisan déclaré de Louis de Bavière;
le pape s'en débarrassa en le déposant et en nom-
mant à sa place le jeune comte de Gerlac de Nassau,
chanoine du même diocèse, qui lui avait vendu son
suffrage. Valderan de Juillers, métropolitain de Co-
logne, donna sa voix pour huit mille marcs d'argent ;
Rodolphe, duc de Sa:ve, qui était le plus avide, en
tira quinze mille ; enfin tous les électeurs ayant été
gagnés, la diète se réunit à Rents, près de Coblentz,
dans le diocèse de Trêves, et proclama Charles, mar-
quis de Moravie, roi des Romains. » Cette élection
fut confirmée par une bulle dans laquelle Clément
déclarait que Dieu avait donné aux papes la suprême
puissance sur l'empire céleste et sur les royaumes
de la terre. Quelques mois après, Louis de Bavière,
disent les chroniques, mourut empoisonné, sans
qu'on ait pu savoir si le crime fut commis par son
compétiteur ou par le pontife.
Charles, reconnu roi des Romains, et futur empe-
reur, second litre aussi illusoire que le premier,
n'exerça cependant aucune influence sur l'Allemagne;
la haute aristocratie germanique possédait le pou-
voir réel, et le nouveau césar dut se contenter des
insignes ridicules de la royauté,
Cette même année éclata une révolte à Florence
contre le grand inquisiteur Pierre d'Aquila, moine
fourbe, sordide et cruel, ^'oici à quelle occasion : Le
grand inquisiteur avait acheté à vil prix, du cardinal
Pierre Goraez de Barros, une créance de douze mille
florins d'or sur la compagnie des Acciajoli de Flo-
rence, qui menaçait de suspendre ses payements.
Pierre d'Aquila voulut se servir de la frayeur qu'in-
spirait son terrible ministère, pour se faire mettre
en possession des biens de la compagnie par la ré-
gence de la République, et il obtint en effet cautiim
suffisante pour assurer l'entier payement de sa
créance. Le cardinal n'étant point encore satisfait de
ces mesures, fit enlever de son palais, par trois appa-
riteurs de l'inquisition, Sylvestre Baroncelli, un des
chefs de la compagnie, pour le plonger dans les ca-
chots du saint-office jusqu'à l'entier payement de la
dette. Heureusementcelui-ci put appeler au secours; le
pcuplese rassembla, arracha le Florentin desmainsdes
appariteurs, qui furent eux-mêmes hvrés au capitaine
de Florence, et condamnés à avoir les poignets coupés
pour avoir mis la main sur un citoyen libre ; après
l'exécution ils furent transportés hors du territoire
de la République et bannis pour di.\ ans. Le peuple
se porta ensuite à la demeure de l'inquisiteur, qui
venait do s'enfuir de la ville pour éviter le sort de
ses séides, et mit son palais au pillage.
Pierre tl'Aquila, qui s'était réfugié à Sienne, ex-
communia aussitôt le capitaine, et déclara Florence
en interdit, si dans le délai de huit jours on ne lui
avait envoyé Sylvestre Baroncelli pieds et poings
liés. Les Florentins appelèrent à la cour d'Avignon
de cette censure inique, et députèrent au véritable
créancier de la maison .Vcciajoli deux commissaires
qui payèrent comptant cinij mille florins, et s'enga-
gèrent au nom de la République à payer l'année sui-
vante les sept mille florins qui restaient dus. Après
s'être mis en règle de ce côté, ils déposèrent entre
les mains du saint-père une plainte contre l'inquisi-
teur Ai|uila, et prouvèrent par des actes authenti-
ques que êet indigne légat accusait d'hérésie les
jeunes filles de Florence pour les renfermer dans des
cachots, oiî il assouvissait sur elles d'horribles pas-
sions. Ils firent eu outre comparaître de riches ci-
toyens de la République ([ui avaient été torturés par
ce monstre jusqu'à ce ([u'ils lui eussent donné des
sommes considérables. Clément, cédant à leurs in-
stances, consentit à punir l'inquisiteur, sous la con-
dition toutefois ([ue la République lui payerait dix
raille florins d'or. Les Florentins envoyèrent l'argent
demandé, et obtinrent du pape un décret portant qu'à
l'avenir aucun inquisiteur ne pourrait infliger de
peines pécuniaires aux hérétiques, et qu'il les con-
damnerait seulement au bûcher. On supprima la
prison destinée spécialement aux prisonniers de l'in-
quisition, et il fut décidé que les personnes accu-
sées d'hérésie seraient incarcérées dans les prisons
publiques; enfin défense formelle fut faite à l'inqui-
siteur d'avoir plus de six familiers.
Pierre d'Aquila, qu'un semblable décret frappait
dans ses plus chers intérêts, partit aussitôt pour
Avignon, et ofi'rit vingt mille florins au saint-père
pour qu'il rapportât sa première ordonnance, et pour
qu'il confirmât l'excommunication lancée contre Flo-
rence. Clément reçut l'argent de l'inquisiteur, et sans
autre formalité il cassa son arrêt, approuva la sen-
tence d'annthème rendue par Pierre d'Aquila, et cita
l'évêque de Florence, le podestat, les prieurs et le
capitaine, à comparaître devant le sacré collège pour
y être jugés comme coupables de rébellion envers
l'Église. Ils n'évitèrent la condamnation qu'en réins-
tallant l'inquisiteur dans ses anciens privilèges, et
en payant à la cour d'Avignon une nouvelle amende.
Pendant que Florence subissait aussi lâchement
le despotisme pontifical, les Romains se rassem-
blaient en armes à la voix de Nicolas de Gabrino,
surnommé Rienzo, le républicain, et secouaient les
chaînes de l'esclavage.
Nicolas, fils d'un simple cabarelier, sorti des rangs
du peuple pour devenir le libérateur de sa patrie,
avait fait pressentir dès sa jeunesse ce qu'il devait
être un jour. Son aptitude au travail et les progrès
rapides qu'il faisait dans les premières écoles avaient
déterminé ses parents à réunir toutes leurs ressources
pour subvenir aux frais que nécessitait à cette époque
la culture -des lettres. Le jeune Nicolas répondit aux
espérances de sa i'amille ; il s'adonna avec ardeur à
l'étude des orateurs romains, et puisa dans la médi-
tation de leurs ouvrages une haute vénération pour
CLEMENT VI
223
les institutions républicaines, qu'il reconnut comme
seules capables d'inspirer de grandes vertus.
En même temps {[u'il acquérait une connaissance
approfondie des mcrurs et des lois de l'anti([uité, il
cherchait par son éloquence à ramener les masses au
culte de la liberté. Rome, quoique délivrée des
papes et des empereurs, était encore gouvernée par
des nobles, qui se tenaient renfermés dans leurs
palais ou dans des monuments transformés en cita-
delles, et d'où ils exerçaient contre les citoyens
toutes sortes do brigandages, pillant leurs biens,
violant leurs femmes, et les massacrant sans pitié;
les pauvres mûmes n'étaient point à l'abri de leur
cruauté, ils les égorgeaient dans les rues ou sur les
places publiques pour s'emparer de leurs haillons.
Le généreux Nicolas Rienzo s'émut d'un spectacle
aussi déjilorable, et jura une haine implacal^le à ces
tyrans. Il détermina d'abord ses concitoyens à en-
voyer une ambassade à Avignon pour supplier le
pontife de punir ses représentants dans la ville
sainte, et de rendre le repos à l'ancienne cité des
Brutus et des Cassius ; mais la députation n'ayant
rien pu obtenir de ce prêtre avide, débauché et or-
gueilleux, uniquement occupé du soin d'étendre sa
domination et d'augmenter ses richesses, Nicolas
résolut d'appeler les Romains à la liberté et de réta-
bUr par la force de l'éloquence le règne des lois. Il
parcourut les tavernes, les églises, les places publi-
ques, improvisant partout des tribunes, d'où sa pa-
role puissante rappelait au peuple les souvenirs des
grandeurs de la République.
11 n'existait pas un monument, pas une place, pas
une pierre dans Rome qui ne lui présentât le thème
d'un discours qu'il adressait à ses concitoyens
comme une leçon que le passé avait léguée à l'ave-
nir. Enfin son éloquence brûlante rallia à ses opi-
nions une foule innombrable, et le 20 mai 1347 la
République fut proclamée devant l'église de Saint-
Jean de la Piscine, sans tumulte et sans combat ;
Nicolas de Rienzo fut conduit au Gapitole, et on lui
^décerna le titre de triliun et de libérateur de Rome.
Pour assurer le triomphe de la cause du peuple, le
nouveau tribun comprit qu'il devait apporter une
extrême prudence dans l'exercice de sa nouvelle au-
torité. D'abord il se fit adjoindre le légat du pape,
pour éviter d'avoir à combattre trois ennemis à la
fois: les nobles, le saint-siéga et l'empereur; ensuite
il organisa une milice régulière, et rétablit l'ordre
dans la ville en chassant les barons turbulents ; en-
fin par de sages règlements il sut ramener dans sa
patrie la paix et l'aijondance.
Nicolas envoya des ambassadeurs dans les cités
d'Italie et aux différentes cours de l'Europe pour les
instruire du rétabhssemenl de la République romaine :
ses lettres étaient écrites avec une éloquence si per-
suasive, et l'amour du bien public s'y trouvait exprimé
avec une telle conviction, qu'elles communiquèrent son
enthousiasme à tous les esprits. Les rois eux-mêmes
reçurent ses députés avec respect : Louis de Bavière
reconnut la République ; Jeanne de Na|iles rechercha
l'amitié du triium; Louis de Hongrie le choisit
comme arbitre dans sa querelle avec la reine, relati-
vement au meurtre de son frère André; et telle est
la puissance magique de ce mol République, que
Rienzo, le (ils d'un cabaretier italien, l'homme du
peuple, était devenu plus grand que les rois et que
les empereurs. Clément VI, redoutant un pouvoir
aussi formidable qui s'élevait en rivalité avec le sien,
résolut de le détruire avant qu'il eût le temps de
prendre racine dans le sol. Il, lança contre Nicolas
Rienzo un anathème terriiile, le déclara hérétique,
rexcommiuiia,cassalesactesde son gouvernement, et
lui interdit le feu et l'eau.
Des agitateurs prodiguèrent de l'argent au peuple,
organisèrent une conspiration, mirent à leur têle le
comte de Minerhino, et introduisirent dans Rome
une troupe de bandits qui firent éclater une contre-
révolution. Ee tribun voulut faire sonner le tocsin
d'alarme pour appeler les citoyens aux armes, mais
il trouva les églises au pouvoir des insurgés; la tra-
hison était partout, et le tribun fut obligé, pour
éviter la mort, de fuir de Rome , déguisé en moine,
seul, sans appui, sans ressources; il se réfugia en Bo-
hème, auprès de l'empereur Charles, qui eut l'insigne
làclieté de le livrer à la cour d'Avignon. Heiu-cusement
pour lui, un fléau terril.ile ([ui s'abattit sur l'Europe
vint suspendre les apprêts de son supplice et lui sauva
la vie ; la peste se déclara en Italie, en Angleterre, en
Allemagne, en Espagne et en France : la ville d'A-
vignon fut décimée, et le pape ne songea plus à
Rienzo, occupé qu'il était de recueillir les dépouilles
d'un grand nombre de riches ecclésiastiques qui
avaient succombé à la maladie.
Pendant que les villes de l'empire étaient sous
l'impression de terreur et d'effroi qu'inspirait cette
calamité publique, Charles de Luxembourg cherchait
à exploiter cette situation, et fit prêter à ses parti-
sans un serment ainsi conçu: 'cje reconnais que les
empereurs sont sujets des papes; qu'ils n'ont par
conséquent aucun pouvoir pour les déposer ni pour
les élire, et je regarde comme hérétiques ceux qui
prétendent le contraire. Je jure une soumission
aveugle et absolue à l'Eglise romaine, m'engageant
sur l'hostie consacrée à ne point reconnaître un
prince comme légitime, sans l'approbation du sou-
verain pontife; enfin je promets obéissance et fidé-
lité à Charles IV, nommé empereur par le saint-
siége. » Cette formule de serment fut repoussée par
les magistrats de Bàle, qui, en présence de l'empe-
reur et de sa cour, protestèrent qu'ils n'obéiraient
qu'à celui qui aurait été proclamé par les électeurs,
même contre la volonté du pape. A la suite de cette
déclaration, plusieurs villes d'Allemagne nommèrent
des députés qui otlrirent la couronne impériale à
Gunther de Scli\vartzonl)ourg, habile capitaine, qui
avait rendu de grands services à son pnys sous le règne
de Louis de Bavière. D'abord Gunther refusa cette
haute dignité; mais ensuite les princes, la noblesse
et les principaux ecclésiastiques du royaume s'étant
réunis aux députés des villes, et ayant déclaré l'em-
pire vacant par un acte authentique, il consentit à
monter sur le trône. Le premier usage qu'il fit de
son autorité fut de publier l'édit suivant :
> Notre prédécesseur, Louis de Bavière, de glo-
rieuse mémoire, mort victime de la perfidie de la
cour pontificale, a fait une loi qui déclare maître de
l'empire celui ([ui aura obtenu la majorité des suf-
frages des électeurs. De l'avis de nos princes ecclé-
iik
HISTOIUE DES PAPES
Ricnzo, le républicain, le Libérateur de Rome
siasliijues et séculiers, nous confirmons cette loi
remplie de sagesse ; nous déclarons également tout
acte qui lui serait contraire, et tous les décrets ren-
dus ultérieurement par les pontifes, nuls et non
avenus, comme s'écartant de la doctrine apostolique,
qui ordonne aux prêtres d'être soumis à César. » Une
semblable protestation contre les prétentions du
saint-siége devait nécessairement attirer à son au-
teur une punition divine; aussi quekjues jours après,
l'infortuné Gunther de Schwartzenbourg expirait
empoisonné par des mains ic connues.
Vint ensuite l'époque du nouveau jubilé si ardem-
ment désiré ; comme le saint-père voulait attirer un
grand concours de fidèles à Rome, il envoya sa bulle
dans toute l'Europe, afin d'exciter les simples à ve-
nir gagner les indulgences plénières accordées aux
pèlerins. Cette fois, le nombre des fanatiques qui
visitèrent le tombeau des apôtres et l'église de La-
Iran fut encore plus considérable qu'il n'avait été au
premier jubilé; et pendant l'année 1350, on compta
plus de six cent mille étrangers dans la ville sainte.
Le pape avait chaigé Annibal de Oecano, son légat,
de recevoir les offrandes que celte foule d'insensés
déposait sur le tombeau de saint Pierre; ce qui s'é-
tait fait sans opposition de la part des Romains.
Mais le cardinal-légat ayant voulu profiter de la cir-
constance pour s'enrichir, et entreprendre pour son
compte Iç négoce des imiulgences, en vendant aux
pèlerins des dispenses qui abrégeaient les stations et
leur permettaient de faire un séjour moins long dans
la ville, les habitants qui avaient transformé leurs
dbmeures en hôtelleries, et qui perdaient d'autant
plus que le prélat gagnait davantage, voulurent s'op-
poser à son trafic, attaquèrent même plusieurs fois
son palais et tuèrent quolijues uns de ses gens.
Néanmoins le commerce des indulgences n'en fut
pas ralenti, tant la foi des pèlerins était robuste;
Annibal de Cecano plaça des soldats autour de Saint-
Jean de Latran, et à la fin de l'année il quitta
Rome, suivi de cinquante chariots chargés d'or et
d'argent qu'il conduisit au saint-père, sous bonne
escorte, dans sa bonne ville d'Avignon.
De son côté, Clément n'était point resté inactif; il
avait vendu bon nombre de dispenses aux rois, aux
princes et aux seigneurs qui n'avaient pu se rendre
à Rome; enfin l'exploitation du jubilé rapporta à la
cour d'Avignon des richesses incalculables c(ue se
partagèrent le pape et ses cardinaux.
Pendant cette recrudescence de fanatisnje, reparut
la secte des fiagellants , qui avait été si cruelle-
CLÉMENT Vî
225
ment persécutée en Italie par le pape Alexandre IV,
au milieu du siècle dernier; et l'on vit dans plusieurs
villes un nombre prodigieux de fidèles , hommes et
femmes, se fustiger publiquement ))Our apaiser la
colère de Dieu.
Voici de quelle manière, suivant j^lbertus Argén-
tinensis, se pratiquait la llagellation : « Les péni-
tents venaient processionnellement et deux à deux
sur le parvis des basiliques, ensuite ils se formaient
en cercle, quittaient leurs vêlements, et chacun
d'eux, après avoir fait à pus lents le tour du cercle,
venait se placer au centre, s'étendait sur le sol,
les bras en croLx et la face tournée contre terre ; trois
pénitents se relayaient tour à tour, et frappaient le
patient avec des lanières de cuii- garnies de pointes
1 f Fïl
de fer. L'opération terminée, le flagellé se relevait
et entonnait des hymnes en l'honneur de Jésus-
Christ, de la Vierge et des saints, il faisait de nou-
veau le tour du cercle et reprenait ses vêtements. <
Ces sectaires se répandirent en Saxe, en Bohème,
en Hongrie et en Autriche ; quelques-uns traversè-
rent le Rhin, et vinrent en France jusqu'à Avignon,
où ils se flagellèrent dans l'église, en présence des
cardinaux et du saint-père. Deux de ces pénitentes
parurent si belles dans leur nudité à Clément VI,
i[u'il les fit enlever sous prétexte de s'occuper de
leur conversion, et les tint renfermées dans son pa-
lais. Les frères, furieux de l'enlèvement de leurs
compagnes, se réunirent aussitôt devant la demeure
pontificale, et déclarèrent qu'ils ne se sépareraient
pas avant qu'on eût rendu la liberté aux prisonnières.
Clément fit charger les séditieux par ses gardes, et
fulmina contre tous les flagellants uq anathèmc ter-
rible, enjoignant aux évèques de les abandonner aux
inquisiteurs, et de les livrer au supplice du feu s'ils
refusaient de faire abjuration.
En même temps qu'il se montrait implacable en-
Vers les flagellants, le pape prenait la défense des
moines mendiants, dont la dépravation excitait l'in-
dignation générale. Un saint prélat les accusa en
plein consistoire d'avoir dépouillé des mourants
pendant la peste, de s'être introduits dans les mai-
sons des malades pour les mettre au pillage, et d'a-
voir donné le scandale de honteuses débauches avec
des prostituées, au milieu du deuil universel; enfin,
il terminait sa harangue en appelant toute la sévérité
des cardinaux et du souverain pontife sur les frères
Mercenaires et bandild p.iiialiui
117
HISTOIRE DES PAPES
mineurs Pt sur les frères prêcheurs. Clôinent se leva
pour réponilro à Torateur :
o Non, mon frère, dit-il au caidinal, les moines
ne sont pas aussi méprisables que vous le préten-
dez; ils ont reçu leur vocation de Dieu par la bou-
che des pontifes, alin de nous aider dans le gouver-
nement des fidèles. Qu'enseii!;nerions-nons aux peuples
si nous n'avions jws ces frères prècheuis ? Parlerions-
nous d'humilité, nous dont le luxe a dépassé celui
des satrapes et des césars ? Recoinnianderions-nous
la jiauvreté, nous qui sommes aujourd'hui les déten-
teurs des richesses des nations '/ Parlerions-nous de
chasteté, nous qui nous livrons à des excès de dé-
pravation inconnus à Sodome et à Gomorrhe? Blâme-
rions-nous la sensualité, lorscjue nos festins égalent
cens d'Apicius et de Lucullus? Enfin, condamnerions-
nous la frivolité, les plaisirs, nous dont les palais
sont remplis de bouffons, d'histrions, de danseuses
et de baladins? Ne jugeons donc pas ces pauvres
moines trop sévèrement, parce qu'ils ont détourné
quelque argent en secourant les malades et les pes-
tiférés ; ne trouvons pas mauvais qu'ils se reposent
dans quelques retraites commodes, et qu'ils réparent
par une nourriture succulente leurs forces épuisées
dans les longues abstinences qu'ils ont supportées.
Pour moi qui suis infaillible, je les déclare absous
de tous les péchés de luxure et de goinfrerie qu'ils
ont commis, et je les autorise même à conserver les
nonnes qui habitent leurs couvents, afin qu'ils mul-
tiplient et augmentent la population décimée par
le dernier fléau. »
\'ers la fin île cette année, Clément fut attaqué
d'une fièvre violente que les médecins déclarèrent
mortelle ; alors le saint-père parut L:e plus être aussi
assuré de son infaillibilité, et il publia une bulle qui
renfermait ce singulier aveu :
« Si depuis que nous sommes élevé à la papauté
nous avons avancé dans nos écrits ou dans nas pa-
roles des propositions contraire^s à la religion ou aux
mœurs, nous les révoquons et nous les soumettons à
la correction de notre successeur. »
La réponse à cette bulle hypocrite ne se fil pas at-
tendre, et le lendemain on lui remit une lettre écrite
en caractères de couleur rouge qui avait été trouvée
sur un meuble dans sa chambre à coucher, dont nous
transcrivons quelques lignes :
« Belzébuth, prince des ténèbres, au pape Clé-
ment, son vicaire ... ^'otre mère, la superl)e, vous
salue; vos sœurs, la fourberie, l'avarice et l'impudi-
cité, et vos frères, l'inceste, le vol et lo meui Ire,
TOUS remercient de les avoir fait prospérer. Donné au
centre de l'enfer, aux acclamations d'une troupe de
démons, et en présence de deux cents papes damnés,
qui attendent impatiemment votre arrivée. »
Cette lettre est attribuée au métropolitain de Mi-
lan, Jean Yisconti, à qui le pape avait vendu 1 in-
vestiture de Bologne cent mille florins d'or.
Clément mourut le 6 décembre 1352; ses restes
furent transportés à l'abbaye de la Chaise Dieu, où
il avait été moine.
D'après les historiens du temps, la cour d'Avignon,
sous ce dernier pontificat, était lo réceptacle de tous
les vices et de la plus horrible dépravation. Voici la
description que Pétrarque nous en a laissée:
t» Qui ne rirait de pitié et ne s'indignerait à la fois
en voyant ces cardinaux et ces prélats décrépits,
avec leurs cheveux lilancs, et leurs amples loges
sous lesquelles se caclie une inqnulence et une lasci-
vité que rien n'égale'? Ces vieillards libidineux pous-
sent l'oubli de l'âge et du sacerdoce jusqu'à ne
craindre ni déshonneur ni opprobre; ils consument
leurs derniers jours dans toutes sortes d'excès de
table et de libertinage.
« Ces indignes jirètres pensent airêter le temps
([ui les entraîne, et se croient jeunes dans leur vieil-
lesse , parce que leur impudicité et leur inlemj)é-
rance les poussent à des saturnales qtii répugne-
raient à la jeunesse. Aussi Satan lui-même, avec son
rire infernal, ]irésiiie à h'iu's débauclies, et se place
entre les vierges objets de leurs nauséabondes amours,
et ces vieillards cacochymes, qui. s'irritent de voir
leurs forces toujours au-dessous de leur lubricité.
« Je ne dirai rien des adultères, des viols, des
rapts, des incestes; ce sont les préludes, les hors-
d'œuvre de leurs débauches; je ne compterai point
le nombre de femmes enlevées ou de jeunes filles
déflorées ; je ne parlerai point des moyens employés
pour forcer au silence les époux ou les pères outra-
gés; je ne raconterai point par quelles menaces on
les oblige à reprendre h'urs épouses ou leurs enfants
prostituées, et portant dans leur sein le fruit des
amours des princes de l'Église ; outrages qui se re-
nouvellent dès que leurs mallieureuses victimes sont
délivrées; outrages cjui cessent seulement lorsque
ces vieillards sont rassasiés, ennuyés, dégoûtés des
femmes qu'ils ont flétries. Le peuple connaît ces
choses aussi bien que je les connais moi-même, el il
les condamne hautement, car la douleur maintenant
fait explosion, et la crainte ni les menaces n'imposent
plus à l'indignation.
« Aussi, j'omettrai toutes ces honteuses turpi-
tudes pour raconter une anecdote sur l'un des plus
illustres parmi ces vénérables. Ce personnage est un
petit vieillard lascif comme un bouc, et davantage '
encore, s'il est possible de trouver un être qui sur-
passe cet animal en lascivité et en infection. Or, soit
(ju'il craigne les voleurs, soit (pi'il ait peur du malin
esprit, ce sai ;t prélat n'ose jamais couclier seul; et
comme le célibat passe à ses yeux pour l'état le plus
misérable, il a soin de contracter chaque soir de
nouveaux liens, qu'il rompt le matin. Époux fortuné,
il multiplie ses plaisirs par la diversité, et ses pour-
voyeurs sont occupés sans relâche à lui chercher les
plus fiiands morceaux. Un de ses camérier.'-'., qui
égale, dit-on, son maître en corruption, est constam-
ment en campagne; il pénètre dans les maisons, et
particulièrement dans celles où la pauvreté lui permet
un accès facile ; il répand avec adresse, ici quelque
argent, là un bijou, en d'autres endroits des débris
des soupers épiscopaux; enfin, selon les temps, les
circonstances, il offre, donne, promet, flatte, caresse,
et sait à propos recourir à toutes les finesses qui cap-
tivent l'esprit des femmes ; il chante même parfois
pour attendrir, car il est de ces prêtres qui ont re-
noncé aux psalmodies sacrées pour ne consacrer leur
voix qu'aux chansons de mauvais lieux. D'ailleurs,
pour son emploi, ses talents sont notoires, el chacun
le montre publiquement du doigt, eu disant : ^■oilà
CLÉMENT VI
227
le proxénète éméritc, voilà le berger qvii a If plus
porté de brebis à la gueule du loup.
« Je pourrais rapporter à ce sujet une inlinité
d" aventures scandaleuses, mais il faut se contenter
de celle-ci : Le pourvoyeur, à force de promesses,
avait décidé une pauvre jeune fille ou peut être une
élève en courtisanerie, à se montrer complaisante
pour un illustre et magnifique prélat. Dans la unit,
la nouvelle Psyché se laissa enlever de bonne grâce,
€t on la conduisit à l'appartement nuptial, où elle
devait être honorée des embrassements de son Cu-
pidon inconnu.
><■ Dès que le vieillard entend soulever les portières
de sa chambre, il écarte les courtines, et voyant la
nouvelle proie qu'on lui amène, il se glisse hors de
son lit; il ne peut supporter un moment de retard,
il court, il vole vers la belle afUigée ; ses mains dé-
charnées écartent les obstacles, ses lèvres pendantes
et infectes la couvrent de baisers, et il témoigne par
de légères morsures combien il est pressé de con-
sommer ce nouvel hyménée.
« Mais la jeune fille, surpiise d'une aversion su-
bite à l'approche du fétide vieillard, le repousse avec
dégoirt, en s'écriant qu'on l'a trompée, qu'on lui
avait promis de la conduire à un inagnilique et
illustre prélat, et qu'elle ne souffrira pas qu'un
prêtre décrépit et difforme lui fasse aucune violence.
Elle menace d'appeler au secours, et, s'arraant d'ua
instrument de fer, elle jure qu'elle saura bien empê-
cher (|uc ce vieillard abuse d'elle.
« En vain le prélat essaye de fermer sa jolie
bouche en y appliquant une main desséchée ou des
lèvres raccornies et baveuses; lors(ju'il s'approche
pour la presser dans ses bras, elle redouble ses cla-
meurs. Voyant toutes ses tentatives inutiles, le lascif
vieillard se retire dans un cabinet voisin, prend la
toge et le chapeau qui distinguent les princes de
l'Eglise, et rentre en disant : << Tu vois bien qu'on ne
t'a pas trompée, car je suis cardinal ! » Malgré cet im-
posant costume, la jeune fille le repousse encore :
Xon, non, dit-elle, jamais! » — Eh bien donc! s'écrie-
t-il, refuseras-tu un lia
pape :
Et saisissant une tiare
renfermée dans un coilret d'ébène, il la pose majes-
tueusement sur sa tète chauve et blanchie. La jeune
fille n'oppose plus alors de résistance; elle se laisse
dépouiller de ses vêtements; elle entre dans cette
couche impudique.... et s'endort en rêvant de mon-
ceaux d'or et de pierreries!!!.,.
•< Qu'on applaudisse maintenant ; la pièce est ter-
minée ! Nous pourrions raconter mille anecdotes
aussi scandaleuses que celle-ci, mais dont le dénoù-
ment a été plus tragique ; nous nous arrêterons là,
pour ne point fatiguer notre esprit de scènes dégoû-
tantes et monstrueuses. »
223
HISTOIRE DES PAPES
Les cardinaux font un règlement pour restreindre l'autorité des papes. — Élection d'Innocent VI. — 11 c e le règlement fait
parles cardinaux. — Ses projets de rCforme. — 11 entreprend de reconquérir les domaines de l'Église en Italie. — Retuur de
Nicolas Rienzo à Rome; sa mort. — Persécution contre les fratricelles. — Couronnement de Charles IV, empereur d'Allema-
gne. — Traité de l'empereur grec avec le pape. — Mort d'Innocent VI. — Révélation de sainte Brigitte.
Quelques jours avant de mourir, Clément VI, à la
prière des cardinaux, fit plusieurs modifications à
l'ordonnance de Grégoire sur le conclave ; il autorisa
les membres du- sacré collège à établir des sépara-
tions entre les lits, et à conserver pour le service de
chaque cardinal deux jeunes pages, clercs ou laïques,
à leur choix ; il leur perniil en outre de se faire ser-
vir, pendant toute la durée du conclave, pour le
diuer et pour le souper, un plat de viande ou de
poisson, un potage, une salade, du fromage, du fruit
ou des confitures. Une semblable ordonnnnce était
d'autant plus agréable aux prélats, qu'elle reur lais-
sait plus de facilité pour faire entrer leurs maîtresses
dans le conclave sous des habits de pages, ou leuis
mignons sous des habits de prêtres.
Six jours après la mort de (élément, les cardinaux
se réunirent au palais pontifical pour proct^dcr à
léleclioa d'un nouveau pape. On proposa d'abord le
vénérable Jean de Birelle, général des chartreux ;
mais la majorité le repoussa, les cardinaux disant
effrontément qu'ils ne voulaient pas d'un homme
humble, chaste et rigide, pour gouverner l'Église;
qu'il fal'ait, au contraire, sur le saint-siége un digne
imitateur de Clément ; et pour se prémunir contre les
conséquences qui pouvaient résulter d'un mauvais
choix, ils résolurent d'établir un règlement qui servît
de contre-poids à la puissance du pape.
Ils décrétèrent en conséquence, ci que les pontifes
ne pourraient créer des cardinaux qu'avec l'autorisa-
tion des membres du sacré collège, et que le nombre
ne dépasserait jamais vingt; qu'il ne leur serait point
permis de frapper d'anathèmc un cardinal sans le
consentement unanime de ses collègues; que les
papes ne pourraient point s'emparer de leurs biens
])endant leur vie ni après leur mort; qu'il leur serait
défendu d aliéner ou d'inféoder les terres de l'Eglise
romaine sans le consentement des deux tiers des
cardinaux; enfin que le sacré collège, suivant le pri-
vilège accordé par Nicolas IV, percevrait la moitié
de tous les revenus du pontife. Ils décidèrent en
outre que ni parent ni allié du pape ne serait jtromu
à la charge de maréJial de la cour pontilicale, ni à
celle de gouverneur des provinces ou des domaines
de l'Église; enfin qu'il serait dèfeijdu au pontife de
faire des traités avec les princes, et de leur vendre le
droit de prélever des décimes, ou de les réserver à la
chambre apostolique, sans l'appiobalioa du sacré
collège, dont les suffrages devaient rester libres de
toute influence. »
Se croyant bien garantis contre les empiétements
de l'autorité pontificale, les cardinaux fixèrent leur
choix sur Etienne Aubert, cardinal-évêque d'Ostie,
qui fut intronisé sous le nom d'Innocent IV. Ce
prélat était né auprès de la petite ville de Pompa-
dour, dans la paroisse de Beissac; il avait été nommé
professaur et docteur en droit civil à Toulouse, et
avait ensuite occupé une des principales magistra-
tures de celte ville. En 1337, il était passé à l'évèché
INXOCKNT VI
229
de Noyon, d'où Clément VU'avait tiré pour le nora-
Dier cardinal-évêi(ue d'Ostie et j,'rancl pénitencier.
D'après Wernerus, le nouveau pape était humble,
de mœurs réf^ulièies et excellent canoniste. Aussitôt
qu'il eut été proclamé chef suprême de l'Eglise, il
fut soumis aux épreuves de la chaise percée, et l'on
procéda ensuite à la cérémonie du sacre.
Dès le lendemain de son exaltation, il révoqua le
règlement pulilié |>ar les cardinaux, (pioii[u'il eût
juré lui-même de l'observer, prétendant (|ue le pape
pouvait, sans commettre de péché, manquer aux ser-
ments ducardinal. Innocent était réellement parjure
dans cette circonstance ; néanmoins nous ne pouvons
le blâmer sévèrement, puisqu'il agissait ainsi pour
annuler plusieurs privilèges scandaleux, qui avaient
été accordés par son prédécesseur aux membres du
sacré collège ; il diminua ensuite le nombre de ses
domestiques , obligea les cardinaux à imiter son
exemple, et rendit contre les commendes un décret
ainsi conçu : <> L'expérience a démontré que par
suite du privilège des commendes le service divin se
trouve négligé dans les églises; que Ihospitalité est
refusée à l'infortune; que les basiliques tombent en
ruines et que les droits de bénéfices se perdent re-
lativement au spirituel et au temporel: en consé-
quence, nous révoquons les commendes et conces-
sions analogues de prélatures, de dignités et de
bénéfices séculiers ou réguliers. »
Le saint-père employa tous ses soins à faire dis-
paraître un grand nombre d'abus qui étaient depuis
longtemps passés en coutumes à la cour de Rome,
notamment les droits que les officiers de la chancel-
lerie apostolique percevaient au nom de l'Église pour
tolérer les prostituées, et les payements des taxes
que Jean XXII avait établies pour les incestes, pour
les meurtres, pour les parricides, et généralement
pour tous les crimes. Gomme il n'ignorait pas (pie
les officiers du saint-siége prolongeaient indéfini-
ment ou terminaient promptement les afl'aires sou-
mises à leur jugement, suivant l'importance de la
somme qu'on leur donnait, il voulut remédier à ces
désordres scandaleux et leur assigna de forts traite-
ments, en disant : « Il faut rassasier ces gloutons,
si l'on veut qu'ils s'éloignent de la table d'autrui. »
Non seulement le pontife se montra aussi austère
dans ses mœurs que son prédécesseur avait été cor-
rompu, mais encore il eut le mérite de préférer le
bien des peuples à son intérêt personnel. Ses trésors
furent employés à l'organisation d'armées qu'il en-
voya en Italie, pour délivrer les provinces d'une foule
de seigneurs qui s'étaient érigés en despotes, et qui
tyrannisaient les citoyens. La première expédition
fut confiée à Gilles Alvarez d'Alboruos, son légat à
latere, qui pénétra dans les domaines de l'Eglise, où
il ne trouva que deux villes (pii reconnussent encore
l'autorité du saint-siége, Montefalco et Montelias-
cone; les autres cités étaient toutes sous la dépen-
dance des nobles, qui faisaient égorger indilVérem-
ment les prêtres et les laicpies partisans de l'empe-
reur Charles et du pape.
Rome surtout était livrée à fanarchic la |dus dé-
plorable ; des bandes de voleuis à la solde de
Jacques bavelli et des Colonna parcouraient les rues
et la campagne, et détroussaient les lidèles qui ve-
naient en pèlerinage à l'église des Apôtres. Pour
mettre fin à ces désordres, le peuple avait essayé plu-
sieurs formes de gouvernement ; après avoir eu des
préfets et des tribuns, on avait pris des recteurs ;
ensuite on avait élu deux sénateurs, le comte Ber-
tliold des Ursins et Etienne Colonna. Sous ce der-
nier exercice, le mécontentement était parvenu à son
comble par suite d'une augmentation considérable
dans le prix des grains; des agitateurs accusèrent
les sénateurs de vouloir s'enrichir en favorisant l'ex-
portation des blés; on atla([iia le Capitole, et le
comte Bertbold fut lapidé.
Innocent, qui désirait rétablir son autorité dans
cette ville et dans l'Italie, adopta la maiclie que les
rois de France avaient suivie depuis le règne de
rhilippe-.\uguste, en s'appuyant sur le peuiile pour
renverser l'aristocratie. Il tira des cachots d'Avignon
le républicain Nicolas Rienzo, et lui promit de le
rétablir tribun à Rome s'il consentait à seconder le
saint-siége dans ses projets de ])acification. Rienzo
accepta avec empressement les propositions du saint-
père, et rejoignit le légat Gilles d'Albornos, qui
marchait déjà sur Rome.
A l'approche de l'armée papale, les Colonna,
Jacques Savelli et leurs partisans garnirent les mu-
railles d'artillerie de siège et se préparèrent à faire
une vigoureuse résistance ; mais dès que Nicolas
Rienzo eut fait llotter son étendard, le peuple se rua
sur les nobles, les chassa de la ville et ouvrit les
portes au tribun, qui se rendit immédiatement au
Ca]iitoIe aux acclamations des citoyens.
Nicolas s'occupa de rétablit- la justice et de re-
mettre en vigueur les sages règlements cju'il avait
faits avant sa captivité; mais comme il se trouvait
obligé de faire partager son autorité au légat du
pape, le peuple en prit de l'ombrage ; ses ennemis
î'aci'usèrent de vouloir assujettir Rome à un gouver-
nement théocratique, et montrèrent des lettres qu'ils
avaient interceptées, et dans lesquelles Innocent VI
lui donnait le titre de chevalier et de sénateur.
Rienzo, qui était accouru pour arrêter la sédition,
voulut prendre la parole afin de se défendre ; à peine
avait-il commencé sa justification, qu'un moine se
faisant jour à travers la foule, se jeta sur lui ayant
un poignard à la main, et disparut après l'avoir frappé
à la gorge. Le tribun tomba mort, comme foudroyé,
auprès du lion de porphyre de la grande place de
Rome. Cette fin tragique du grand républicain laissa
le légat seul maître 'dans la ville sainte.
De même que nous rendons pleine justice aux
papes en glorifiant les actions qui ont illustré plu-
sieurs jiontificats, de même nous devons nous mon-
trer sévères envers eux, lors([u'ils s'écartent des
préceptes de l'Evangile, et nous ne saurions trop
appeler la réprobation des hommes sur les actes
sanguinaires dont ils se sont rendus coupables.
.\insi Innoocnt VI, après avoir édifié la chrétienté
par de grandes vertus pendant les premières années
de son règne, tourna tout à coup au fanatisme, et
persécuta les hérétiques avec une fureur extrême. Il
s'acharna plus particulièrement contre les fratricelles,
qui confessèrent courageusement leur doctrine au
milieu des tortures les plus effroyables.
Jean de Gliâtillon, l'un de ces infortunés, dont le
230
IIISTOIUK DES PAPES
supplice était offert en spectacle i\ la cour pontili-
calo, délia la ra^o de ses bourreaux jusque sur le
luu'lier, et du uiilieu des flammes il cria au peuple :
>' t'.hréliens, mes frères, je déclare en présence du
Dieu qui nous juge, que vous Êtes dupes de la Ibur-
berie du pape ; au nom de mon salut, j'affirme que
Jean XXII, Hcnoit XII, Clément VI et Innocent VI
sont tous des ennemis de Dieu, des simi)niac[ues,
des débaucliés, des faussaires, des voleurs, des
meurtriers et des hérétiques ! »
Quelques historiens ecclésiastiques font remarquer
Timpassibilité du saint-père dans cette circonstance
comme une preuve de la bonté de son conir, et s'é-
tonnent qu'il n'ait point fait éteindre le feu du
bâcher i>our recommencer les tortures sur les mem-
bres pantelants Je l'iiérétiijue. Matthieu ^'illani, au
contraire, laisse éclater son indignation contre ce
pape assez cruel pour entendre sans émotion les jus-
tes reproches d'un malheureux livré au supplice du
l'eu pour expier ses vertus. » Si l'on veut, ajoute-til,
se convaincre de la froide cruauté de ce prêtre, de
ce pontife impitoyable, il suffira de lire celte bulle,
qu'il avait publiée précédemment :
« Nous avons appris que des hommes appelés fra-
Iricelles séduisent Ips peuples par leur humilité et
leur apprennent à manquer de respect au saint-
siégc ; nous vous commandons de les livrer aux in-
fjuisiteurs sans autre forme de procès. ^>
Charles IV , ayant été informé que le pape avait rétabli
son autorité dans Rome après la mort de Rienzo, lui
fit demander la permission de venir recevoir la cou-
ronne d'or dans 1 église de Saint-Pierre, ce qui lui
fui accordé sous certaines conditions fort humilian-
tes. L'empereur fit d'abord son entrée à Milan nu-
pieds, et reçut la couronne de fer du métropolitain
de cette ville; ensuite il se rendit à Rome avec la
princesse Anne, sa femme, sous des habits de pèle-
rins. Le jour même de son arrivée il fut solennelle-
ment couronné empereur par Pierre Bertrandi, car-
dinal-évèque d'Ostie, et immédiatement après la
cérémonie, il sortit de la ville sainte, selon la pro-
messe qu'il avait faite à Clément VI.
Aucun prince avant lui n'avait montré autant de
condescendance pour les papes ; aussi Pétrarque,
indigné de cet acte de lâcheté, lui écrivait-il : « Où
cachercz-vous votre ignominie, prince? Comment!
TOUS avez promis, et prorais sous serment de ne pas
demeurer une seule journée dans Rome ? Quelle
gloire pour un évèque d'humilier ainsi un souverain
qui devrait être le protecteur de la liberté ! Combien
il doit être fier de vous voir ramper devant ses san-
dales! Quelle plus grande honte pour un empereur
que celle d'être foulé aux pieds d'un prêtre auda-
cieux, et de se contenter du titre de césar, sans oser
en habiter la demeure! Allez! vous êtes bien digne
de vivre dans Avignon, cette ville qui est la sentine
et le réceptacle de tous les vices !
<' Je puis en parler, moi qui en connais les abomi-
nations : dans cette troisième Babylone, qui n'a d'é-
gale que Rome, il n'existe nulle pitié, nulle charité,
nulle foi, nulle crainte de Dieu ; il n'y a rien de
saint, de sacré, d'honnête, rien de l'humanité, en un
mot. La pudeur, la charité, la candeur en sont ban-
nies ; quant à la vérité, elle n'y est jamais entrée.
Comment trouverait-elle place dans un lieu où tout
est mensonge '? L'air, la terre, les maisons, les pa-
lais, les rues, les marchés, les lemjdes, les cham-
bres, les lits, les ruelles, les angles des miu'ailles, les
hôtelleries, les sièges des juges, le trône pontifical
et les autels consacrés à Dieu, tout est peuplé de
fourbes et de menteurs ; dans ce labyrinthe infernal
de cachots alTreux ou de sombres prisons, comniandc
un Minos impérieux i[ui agile dans une urne fatale
le sort des humains. Au moindre signe du maître,
un minotaure, sous la (igure d'un prêtre, se jette sur
les victimes et les entraîne dans le temple de Vénus
impudique. Non, la vérité ne pourrait se montrer
dans ce lieu infâme sans être violée! Mallieur! trois
fois malheur à l'être candide qui se hasarderait dans
cet abîme des vices! il ne trouverait ni lidélilé, ni
amis sincères, ni une seconde Ariane qui pût lui
donner un fil pour le tirer de ce dédale inextricable.
Dans cette ville, les Champs-Elysées, le Styx et l'A-
chéron sont considérés comme des fables ridicules;
la vie à venir, l'immortalité de l'âme, la résurrection
de la chair, la fin du monde et le jugement dernier
sont" appelés des contes et des sornettes; pour tout
dire enfin, le salut du genre humain gît dans l'or;
c'est l'or qui seul est capable d'apaiser le monstre,
de l'enchaîner, de le faire sourire. Avec de l'or vous
pouvez déllorer vos sœurs, égorger votre père ; avec
de l'or vous vous ouvrirez le ciel, vous achèterez les
saints, les anges, la Vierge, le Saint-Esprit, Jésus-
Christ et le Père éternel lui-même; le pape vous
vendra tout pour de l'or, excepté sa tiare. »
Cette lettre énergique frappa vivemeni l'empereur;
il comprit la faute qu'il avait faite, et s'empressa de
retourner en Allemagne pour prévenir les efl'ets du
mécontentement qu'avait excité sa condescendance
pour le pape. Il ne fut pas longtemps à s'apercevoir
de la justesse des reproches de Pétrarque ; à Pise, le
peuple se souleva à son arrivée et voulut mettre le
feu au palais dans lequel il s'était réfugié ; plusieurs
gens de sa cour lurent pendus, et il eut la plus
grande peine à s'échapper de nuit avec sa femme et
le reste de son escorte. A Crémone il fut obligé d'at-
tendre au pied des murailles pendant six heures en-
tières, avant que le magistrat se fût décidé à lui per-
mettre d'entrer seul et sans épée pour se reposer une
journée; enfin, la plupart des cités refusèrent posi-
tivement de lui ouvrir leurs portes. Telles furent les
tristes conséquences do sa honteuse soumission
envers le sainl-siége.
Néanmoins Charles n'était qu'un homme faible et
non un prince incapable ; car, de retour dans ses
Etats, il gouverna avec sagesse, établit la paix et la
prospérité dans les provinces, et publia la fameuse
bulle d'or, qui est la véritable constitution fondamen-
tale de l'empire.
Cette année, Jean Paléologue, emjiereur de Cons-
tantinople, se trouvant attaqué à la fois par les
Turcs et par le frère de Jean Cantacuzène, roi d'An-
drinople, envoya demander des secours aux. peuples
d'Occident, et suivant la politique de ses prédéces-
seurs, qui connaissaient l'ambition des pontifes, il
fit offrir à la cour d'Avignon de lui soumettre l'E-
glise grecque en échange de sa protection.
Voici la lettre qu'il adressa au saint-père à -ce
INNOCENT VI
231
. K \ 1,(1 l|il||H--/
l'ilTC Jean de Roclic:a;llaUo biùk- vif
sujet : » Je jure sur les saints Évangiles, d'être fidèle
et soumis au pape Innocent VI, souverain pontife de.
l'Église universelle, et à ses successeurs ; je recevrai
ses léf;ats et ses nonces avec une entière obéissance,
et j'obligerai mes peuples à reconnaître l'autorité du
saint-siége. Pour sûreté de cet engagement, mon fils,
le despote Manuel Paléologue, se rendra à la cour
d'Avignon comme otage, aussitôt que le pape m'aura
envoyé ([uinze vaisseaux armés en guerre, cinq cents
chevaux et mille hommes de pied, qui resteront sous
nos ordres pendant une année. Ces secours entrés à
Constantinople, nous donnerons immédiatement au
romain un palais et une basilique qui appar-
tiendront ;i perpétuité aux papes; nous autoriserons
les ecclésiastiques à célébrer l'office divin selon le
l'ite latin; nous donnerons même à notre fils aîné,
Andronic, un professeur qui lui enseignera les lettres
et la langue latines, et nous contraindrons pareil-
lement les fils de nos seigneurs à les étudier.
>< Si je forfais à ma parole, je me déclare dès à
jirésenl indigne de l'empire; je transporte au sei-
gneur Innocent VI la puissance ])atcrnelle que j'ai
sur mes fils, je les lui abandonne comme ses enfants
adoplifs, afin qu'il puisse gouverner mes États en
leur nom, leur choisir des tuteurs, des curateurs et
des femmes, comme il le jugeia nécessaire à sa poli-
tique. Si au contraire je remplis mes promesses, je
demande àêtre nommé goidalonierde l'Eglise romaine,
et généralissime des armées chrétiennes qui vien-
di-onl en Orient. Donné à Constant innple, dans no-
232
HISTOIRE r>ES PAPES
tre palais (K> Ulaiiuovnos, l'an du inonde 6864, et de
Jèsus-Clirist l'an 13bb.»
Cotte longue t'pître montre à quel étal de faiblesse
se trouvait réduit l'empire grec, et lait pressentir
son entier anéantissement.
Innocent s'occupa sérieusement de clieiclier des
défenseurs à Jean Paléologue, et il envoya des lettres
à ce sujet aux ditïérents princes ciirétiens; mais ses
missives demeurèrent sans réponse ; el comme il ne
put fournir ni le nombre de vaisseaux ni les troupes
qui lui étaient demandés , le schisme entre l'Orient
et l'Occident continua de subsister.
Le seul monarque cpii se montra favorable aux
desseins du pontife fut encore Giiarles; malheureu-
sement pour le saint-siége , le chancelier Conrad
d'Alezia 4'm|ièclia la levée des subsides par les con-
seils iju'il donna au prince. « Ilajipele/. vous, sei-
gneur, dit-il à Charles on plein conseil , que les pa-
pes ont toujours regardé rAllemagne comme une
mine d'or inépuisable, et qu'ils ont constamment les
mains étendues vers nous pour nous dépouiller.
N'envoyons-nous pas assez d'argent à Avignon, pour
l'instruction de nos enfants ou pour l'achat des bé-
néfices? Ne fournissons-nous pas chaque année des
sommes assez considéiables, pour la confirmation
des évê([ues, l'impétralion di's béni'ri>:,es , ia pour-
suite des procès et des appellations; pour les dis-
penses, les absolutions, les indulgences, les privilè-
ges, el enfin pour toutes les interventions simoniaques
du saint-siége? Voici que le pape demande encore
un subside nouveau ! Que nous olTre-t il donc en
échange de notre or? des bénédictions inefficaces,
des anathèmes, des guerres el une honteuse servi-
tude I Arrêtez, prince, le cours de ce mal, el ne per-
mettez pas que le despotisme pontifical fasse de l'Al-
lemagne une seconde Italie. » Cliarles rapporta son
décret, el écrivit à la cour d'Avignon que les subsi-
des demandés ne seraient pas envoyés.
Furieux de cet échec, Innocent VI envoya aussitôt
des nonces en Allemagne pour prendre possession
des bénéfices vacants, avec pouvoir d'excommunier
et de déférer aux tribunaux de l'inquisition les clercs
et les laïques qui s'opposeraient à l'exécution de ses
ordres. Tant de cupidité souleva un mécontente-
ment général ; de tons côtés surgirent des prédica-
teurs qui condamnaient publiquement la conduite du
saint-père, et appelaient la vengeance de Dieu sur la
cour poniificalg. Parmi eux, le frère Jean de Roche-
taillade, de l'ordre des frères mineurs, se fit remar-
quer par son éloquence vive et pressante et par la
profondeur de ses allégories.
Nous traduisons le dernier sermon (|u'il prononça
dans .Vvigiioii : (^ Au temps jadis, mes frères, dit le
prédicateur en s'adressant à la foule, naquit dans le
monde un oiseau extraordinaire; il était grand, fort,
et n'avait point de plumes. Les autres oiseaux ayant
enleniiii ])arler de ce jihénoiuène, se rendirent en
foule au lieu où il était né pour l'admirer; mais dès
i[u'ils virent ce pauvre être tremblant de froid, mou-
rant de faim et incapable de chercher sa nourriture,
puis([u'il ne pouvait voler, ils en eurent pitié, et con-
vinrent que cliacuii s'arracherait quelques plumes
pour eu couvrir l'infortuné; ce ((u'ils firent avec
empressement. Aussitôt que cet oiseau se trouva
revêtu d'un plumage élincclant de pourpre et d'or, il
devint orgueilleux, arrogant; il méprisa les oiseaux
qui s'étaient si généreusement dépouillés pour lui;
bientôt même il se prétendit issu de l'aigle de Jujii-
ter et voulut asservir ses bienfaiteurs; il les attaqua
les uns après les autres, el les poursuivit dans tou-
tes les contrées pour les dévorer. Enfin les oiseaux,
fatigués de sa tyrannie, se réunirent en conseil, et
décidèrent qu'ils se jetteraient tous à la fois sur leur
tyran et qu'ils lui arracheraient son plumage : le
milan et le hibou commencèrent l'attaque, les autres
suivirent ; et l'oiseau phénoménal, dépouillé en un
instant des plumes qu'on lui avait données, mourut
de faim dans le lieu même oià les oiseaux l'avaient
trouvé pour la première fois.
« Ainsi vous ariivera-til, pape et cardinaux, con-
tinua l'orateur en se tournant vers la tribune de la
cour pontificale, lorsque les peuples vous auront re-
pris les richesses qu'ils vous ont données. »
En quittant la chaire, frère Jean de Rochelaillade
l'ut arrêté par ordre supérieur, et livré aux inquisi-
teurs , qui le brûlèrent comme hérétique. Que le
nom de ce martyr demeure glorifié dans les siècles I
Innocent mourut peu de temps après dans un âge
très-avancé ; il fui enterré dans la cathédrale d'Avi-
gnon, le 12 septembre 1362.
Sainte Brigitte, qui vivait à cette époque, raconte
une vision foi'l singulière dans laquelle Jésus-Christ
lui apparut jilus resplendissant de gloire que le
jour de sa transfiguration, et lui ordonna d'écrire à
; tous les fidèles : « Que le pape Innocent VI avait été
plus abominable que les usuriers juifs, plus traître
que Judas, ])lus cruel que Pilate; qu'il avait dévoré
les brebis dégorgé les véritables pasteurs; qu'enfin
pour tous ces crimes il l'avait précipité dans l'abîme
comme une pierre pesante, et qu'il avait condamné
ses cardinaux à être consumés par le même leu qui
avait consumé Sodome. »
URBAIN V
233
««tK8a
Élection de Guillaume GrimoalJ. — Il donne l'évêché d'Avignon à son frère. — Poursuites du pape contre les Visconti. — En-
trevue du pape et du roi de France dans la ville d'Avignon. — Urbain fait un voyage à Rome. — Il donne la rose d'or à l'in-
fàme Jeanne de Naples. — Le pape- couronne Charles IV dans la basilique de Saint-Pierre. — Il se prépare à rentrer en
France. — Prédiction de sainte Brigitte. — Mort d'Urbain.
Dix jours après les funérailles d'Innocent VI, les
cardinaux se réunirent en conclave, au nombre de
vingt, dans le palais pontifical, pour nommer un
nouveau chef. Ils discutèrent un mois entier sans
pouvoir s'accorder; enfin les plus sages, désespérant
de mettre jamais un terme aux divisions de leurs
collègues, proposèrent de clioisir le pape hors du
sacré collège, et de reporter les suffrages sur Guil-
laume Grimoald ou Grimaud, abbé du monastère de
Saint-Victor, à Marseille. Cette motion fut accueillie
favorablement par les cardinaux; néanmoins ils vou-
lurent préalablement faire leurs conditions avec Guil-
laume, et ils lui écrivirent de se rendre secrètement
auprès d'eux pour leur donner son avis relativement
à l'élection du nouveau pontife. L'abbé se hâta
d'obéir; et quand il fut arrivé, on lui proposa de le
nommer lui-même chef suprême de l'Eglise, s'il vou-
lait s'engager par serment sur le Christ à permettre aux
cardinaux de cumuleçles bénéfices, et de conserver
leurs équipages. leurs palais, leurs concubines et
leurs mignons. Grimoald consentit à tout, et avec
l'aide du pigeon Saint-Esprit, il fut proclamé pape,
le 28 octobre 1362, sous le titre d'Urbain V.
Il était fils du seigneur de (irisac, domaine situé
dans le Gévaudan, au diocèse de Mende. Dès sa pre-
mière jeunesse il avait été consacré à la vie monas-
tique et placé dans le firieuré de Cliiriac, dont le su-
périeur était mal famé et renommé par la corruption
de ses mœurs. Cet abbé, qui avait conçu une affection
II
scandaleuse pour le jeune Grimoald, voulut lui faire
violence; mais l'enfant résista, et instruisit son père
du danger qu'il avait couru. Le seigneur de Grisac
retira aussitôt son fils du monastère, et l'envoya à
Montpellier pour y achever ses études. Ses progrès
dans les sciences lui méritèrent, quelques années
après, le grade de docteur; il professa le droit civil
et le droit canon, d'abord à ]\Iontpelher, ensuite dans
la ville d'Avignon ; en dernier lieu, il avait été pour-
vu de l'abliaye de Saint- Victor par Innocent VI.
Le lendemain de son installation sur le saint-
siège, Urbain donna l'évêché d'Avignon à son frère
le chanoine Anglic Grimoald, et fit cesser le scan-
dale que les papes donnaient depuis si longtemps en
laissant cette Eglise sans pasteur, pour s'emparer
des revenus du diocèse; il est vrai qu'on ne doit
point lui savoir gré de cette promotion, car le saint-
|)ère, en agissant ainsi, n'avait d'autre intention
que de préparer le retour de la cour pontificale à
Rome, où le légat Gilles d'Albornos commandait
toujours en maître absolu.
Malheureusnnent , au moment où il comptait
mettre ses projets à exécution, une révolution éclata
en Italie; les Gibelins prirent les armes, attaquè-
rent les Guelfes et massacrèrent un nombre prodi-
gieux des partisans des papes. De son côté, Gilles
d'Albornos rassembla une armée , tomba sur les
villes révoltées, les saccagea, les brûla, et on le vit
lui-même, l'épée à la main, le casque en tête, donne
118
334
HISTOIRE DES PAPES
l'i-xoinpli' du jùllapc, ilu viol et du iiu'uiln"! llcpon-
daiit les frî'ios Visconli, el paiticuliori'mi'nl Harnaho,
jiarvinront à repousser les troupes du légat el les
«Migèient à se renfermer dans Rome. Ne pouvant
anéantir ses ennemis, le pape les déclara excommu-
niés, hérétiques, déclins de toutes di;4iiilés; il dé-
tendit aux lidèles de communiijuoravec eux; el après
avoir fulminé une terrilile sentence d'anathème dans
la cathédrale d'.Vvignon, il monta sur l'autel, tendit
les bras vers le ciel, et prononça des imprécations
liorribles, appelant Jésus-Ciirist, les saints, les
apôtres et toute la cour céleste à son aide pour
exterminer les \'isconli.
Biirnabo n'en continua pas moins à roml>attre le
légat avec des alternatives de revers et de succès;
enfin, après une année entière de luttes, il fut re-
poussé à son tour par les troupes du ]iape, et forcé
do se replier sur Boulogne : alors il consentit à dé-
poser les armes, s'engageant à restituer les châteaux
et les forteresses dont il s'était saisi dans les dis-
tricts de iVIodène, de Bologne et de la Romagne, à
la condition qu'on lui payerait la somme de cinq
cent mille florins d'or dans l'espace de huit années,
à compter du jour de la restitution des places enle-
vées à l'Eglise. En conséijuence de ce traité, le
seigneur Barnabe redevint lils de l'Église ; il fut dé-
claré innocent de tous les crimes pour lesquels le
pape l'avait excommunié, et relevé des censures pro-
noncées par la cour de Rome.
L'année suivante, le roi de France se rendit auprès
du saint-père pour le consulter sur la proposition
que les ambassadeurs de Naples lui faisaient d'épou-
ser la reine Jeanne, dont le second mari venait de
mourir à la suite d'une maladie d'épuisement, et de
réunir ainsi sur sa tète les quatre couronnes de
France, de Naples, de Sicile et de Provence. Urbain,
que cette alliance contrariait vivement, s'empressa
de dissuader Jean l" de conclure un semblable ma-
riage avec la reine Jeanne, dont il lui dévoila les
turpitudes, et qu'il lui représenta comme la plus dé-
pravée des prostituées de son royaume; il lui fit
connaître les meurtres nombreux ([u'elle avait com-
mis sur ses araarfts ; il lui montra même la corres-
pondance de Clément \l et de cette princesse, où
se trouvaient relatées en termes obscènes les causes
de l'assasjinat d'André, et dans laquelle Jeanne pro-
posait au saint-père de lui acheter l'absolution de
son crime pour de l'or cl des nuits de volupté ! Jean,
qui était déjà vieux, craignit les conséquences d'une
union avec cette Mcssaline, et promit au pontife d'a-
journer son projet.
Cela ne suflisait pas à Urbain, qui redoutait plus
que toute chose au monde la réalisation d'un ma-
riage qui aurait placé le pape sous la dépendance des
souverains français ; pour le faire rompre sans re-
tour, il résolut de créer des occupations sérieuses à
Jean, et de le nommer chef d'une nouvelle croisade
en Palestine. L'enthousiasme religieux était généra-
lement très-refroidi ; néanmoins l'habile pontife,
profitant de l'arrivée de Lusignan, roi de Chypre,
qui était venu à Avignon pour solliciter des secours
contre les Sarrasins, célébra une messe solennelle en
présence des deux souverains, et prêcha une croisade
nouvelle avec tant d'onction, que le stupide Jean
s'écria, les larmes aux yeux, qu'il voulait venger le
Christ. Aussitôt, et sans lui donner le temps de la
réflexion, on le conduisit devant l'autel, et on lui fit
jurer sur l'hostie consacrée qu'il conduirait cent cin-
quante mille soldats en Asie.
De retour dans sa capitale, Jean éprouva une vive
opposilion de la ]iai't de sou conseil pour l'e-xécution
de ses projets extravagants. Ses ministres lui repré-
sentèrent que le royaume était plongé dans la mi-
sère la plus profonde ; que la peste et la famine dé-
cimaient ses peuples; (ju'il était impossible de trou-
ver de l'argent pour subvenir aux dépenses d'une
croisade; cpie son âge et ses infirmités l'empêche-
raient de diriger une guerre aussi pénible ; on lui
rappela l'exemple de ses prédécesseurs qui avaient
ruiné el dépeujilé la France sans pouvoir conquérir
une coudée de la terre sainte. Toutes les observations
furent inutiles, cet obstiné vieillard ne voulut rien
écouler; il ordonna une nouvelle refonte des mon-
naies pour se procurer de l'argent, et convoqua le
ban et l'arrière-ban pour organiser son armée. Mais
aucun des autres princes de fEuiopc n'ayant voulu
se joindre au roi de France, cette sainte entreprise
n'eut pas lieu.
Du reste, comme la reine Jeanne, dans l'intervalle,
avait épousé le roi de Majorque, un de ses amants,
et avait prêté un nouveau serment d'obédience au
saint- siège, le pape cessa lui-même de s'occuper de
la croisade. Tous ses soins étaient apiiliqués à un
seul but, celui de se ménageries moyens de rentrer
en Italie. Il annonça ouvertement que sa volonté était
de rétablir la cour pontificale à Rome, et par ses
ordres, l'évêque d'Orviette se rendit dans la ville
sainte pour surveiller les travaux de réparations au
palais apostoli(pio. Enfin, le 30 avril 1367, Urbain
s"emban[ua à Marseille, avec une suite nombreuse,
sur une flotte de vingt-trois galères richement déco-
rées, que ses alliés les Vénitiens, les Génois et les
Pisans lui avaient envoyée. Il arriva à Gènes après
une traversée de quarante jours, et de cette ville il
se dirigea sur Vilerlje, où il avait l'intention de sé-
journer quelques mois.
A son entrée dans celte ville, le saint-père se vit
assailli par une foule de citoyens qui lui deman-
daient justice contre son légat Gilles d'Albornos, qui
était à ses côtés. Celle maiiifeslalion l'olTraya telle-
ment, que pour apaiser les esprits il lui ordonna de
quitter son cortège, et de se tenir prêt à rendre
comjile de sa conduite à son premier appel. Le car-
dinal obéit; mais le lendemain, à la pointe du jour,
on entendit un grand mouvement de chevaux et de
ferrements sous les fenêtres des appartements du
, pape ; et quand Urbain se fut mis à son balcon pour
s'enquérir du motif de ce bruii, il aperçut son légat,
debout sur un chariot, et remuant avec les mains
une énorme quantité de dés.
« Saint-père, lui cria Gilles d'Albornos, voilà les
clés des villes que j'ai soumises à ^'olro Sainlelé; je
sais qu'on ne doit rien attendre de la r^'connaissance
des rois et des papes. Je vous ai trop bien servi au
détriment des peuples ; je m'en repens : adieu ! » Et
sautant sur un cheval tenu en bride par ses gens, il
piqua des deux, sortit de Viterbe, et laissa la voi-
ture chargée de clés.
URBAIN V
235
Lorsqu'on eut connaissance de cette fuite, les ci-
toyens accusèrent Urbain de l'avoir favorisée pour
soustraire ce grand coupablo à leur vengeance ; une
révolte éclata, et des bandes armées parcoururent les
rues en criant : « Vive le peuple ! à bas les prêtres ! "
Les cardinaux logés dans des palais isolés se re-
plièrent aussitôt sur le palais pontifical, qui était
fortiiié; et on raconte que la panique fut si grande
parmi eux, que le cardinal de Vabres s'enfuit en
chemise d'un lupanar où il avait passé la nuit, et
que le cardinal de Carcassonne se sauva d'un couvent
de bénédictines sous des habits de nonne.
Redoutant les suites de cette insurrection, Urbain
envoya un exprès à son légat, avec une lettre dans
laquelle il le sui^pliait de venir le déli\Ter. Comme
l'amliition est facile à s'abuser, Gilles d'Alboruos
crut à un retour de faveur; il rassembla quelques
troupes et attaqua Viterbe, dont il s'empara immé-
diatement. La po|iulation fut désarmée; on enleva
jusqu'aux chaînes qui fermaient les rues; ensuite le
pape fit dresser des potences sur les places publicjues,
et deux cents des principaux habitants furent pen-
dus. Ainsi fut rétablie la tranquillité dans ^'iterbe.
Quelques jours après, Gilles d'Albornos fut assas-
siné ]iar le fils d'un citoyen qui avait à venger la mort
de son père. Uibain ^' craignit le retour des troubles,
et quitta préci])itamment cette ville avec sa suite et
une escorte de deux mille hommes d'armes, pour se
rendre à Rome. Il fut reçu avec de grands témoi-
gnages de joie par le clergé, qui le conduisit en
triomphe au palais du Vatican. Jeanne de Naples
vint également présenter ses hommages au saint-
père, et fut admise dans son intimité, au grand scan-
dale de Lusignan, roi de Chypre, qui s'étonnait
qu'un pape consentît à passer des journées entières
renfermé avec une femme aussi décriée ; mais on
connut bientôt le motif de ces conférences mysté-
rieuses, le jour de la bénédiction de la rose d'or
étant arrivé, le pontife, au lieu de l'ofirir à Lusi-
gnan, comme chacun s'y attendait, la présenta à la
belle reine de Naples, c{ui était devenue sa maîtresse.
Une telle marque de condescendance pour une
courtisane couronnée mécontenta les cardinaux, et
ils en firent même des observations à Sa Sainteté.
Pour les forcer au silence et leur montrer le cas
qu'il faisait de leurs conseils, Urbain les convoc{ua
en consistoire le dimanche suivant, et en présence
de la cour et des ambassadeurs étrangers, il fit
l'éloge de Jeanne, exalta sa charité, sa do.:ceur, son
courage, et lui donna une épée d'or. Après la séance,
il se retira avec elle dans sa délicieuse villa de Mon-
tefiascone, laissant aux cardinaux le soin d'expédier
les alVaires de l'Église. Jacques III, mari de Jeanne,
instruit de ce qui se passait à la cour du pape, en-
voya un exprès à sa femme pour qir'elle revînt à
Naples, menaçant de faire connaître son infamie à
tou? les rois d'Europe.
'Urbain, furieijx cpi'on voulût lui disputer sa maî-
tresse, cassa, ijans perdre de temps, le troisième
mariage de Jeanne sous prétexte de parenté, et la
déclara libre de prendre un autre époux. Malgré
c:tlc décision, les seigneurs italiens, indignés de
l'audace du pape, se révoltèrent contre le saint-siége,
et la guerre recommença plus terrible qu'auparavant.
Jeanne, ne voulant point partager les périls de son
amant, retourna à Naples, et laissa IJrbain aux prises
avec les insurgés. Dans cette extrén:ité, celui-ci ap-
pela à son secours l'empereur Charles IV, qui accou-
rut en Italie à la tète de vingt mille Allemands, et
se présenta devant Vérone. Après s'en être emparé
il marcha sur Milan, qu'il investit inutilement, les
troupes de Barnalio Visconti étant venues déblo(juer
la place. Il se dirigea ensuite sur ^'iterbe, où le pape
l'attendait pour le conduire à Rome ; l'impératrice
vint les rejoindre dans cette dernière ville, afin de
recevoir la couronne des mains du saint père.
Sans s'impiiéler de la présence de l'armée alle-
mande, les Visconti guerroyaient toujours avec les
gens du pape; aussi Sa Sainteté voulut-elle exiger
de l'empereur qu'il donnât à ses troupes les ordres
les plus sévères pour achever l'extermination de cette^
famille. Sur le refus de Charles de commander des
exécutions sanglantes, qui n'étaient rien moins que
des massacres généraux dans les plus belles pro-
vinces de l'Italie, Urbain se détacha de sa cause, et
résolut de le déposer. Mais avant d'agir ouvertement,
il jugea prudent de rentrer en France, où la protec-
tion du roi Jean I" le mettait à l'abri de toute violence.
Pendant ses préparatifs de voyage, Jean Paléo-
logue, empereur de Constantinople, vint à Rome en
personne, pour demander des secours au pape contre
les musulmans, qui menaçaient sa capitale. Le prince
grec fut reçu par le clergé romain avec de gi-ands
honneurs; il fit ur.e profession de foi orthodoxe dans
la basilique du Saint-Esprit, et s'engagea par ser-r
ment à soumettre ses sujets à l'Église romaine, si
les princes d'Occident consentaient à lui fournir des
troupes pour repousser les armées des infidèles. Mal-
heureusement ses présents et ses promesses ne pu-
rent déterminer les souverains de l'Europe à le se-
courir, et Jean Paléologue fut obligé de retourner à
Constantinople, sans argent, sans armée, avec la
seule consolation d'être chrétien orthodoxe.
Urbain, libre de ce côté par le départ de l'empe-
reur, s'occupa d'assurer l'exécution de ses projets
contre le roi de Germanie ; et dans un sermon il pré-
vint les Romains que des affaires de la plus haute
gravité l'obligeaient à faireunvoyageà Avignon. Celte
résolution excita un grand mécontentement dans le
clergé; les moines mêmes vinrent en procession pour
adresser des remontrances au pape; sainte Brigitte,
qui était en pèlerinage à la ville sainte, vint égaJement
au Vatican à l'instigation d'un caidinal, et prévint
Urbain qu'elle avait eu une vision , dans la(|uelle
l'archange Michel lui avait révélé qu'il mourrait le
jour même ([u'il loucherait la terre de France.
Le pontife, qui connaissait la valeur des prophé-
ties, ne tint aucvin compte des avertissements de la
sainte; il s'embarqua à Gorncto, et dix neuf jours
après il fit son entrée fi Avignon. Mal lui en prit,
car le soir de son arrivée il tomba gravement malade,
et mourut dans la nuit du 19 décembre 1370. Ses
restes furent transportés à l'abbaye de Saint-Viclor
de Marseille, où il s'était fait construire un tombeau.
236
HISTOIRE DES PAPES
Élection de Grégoire XI. — A l'exemple de son prédécesseur, le pape poursuit les Visconli. — Fondation du royaume de Trina-
crie. — Origine et doctrines des turlupins. — Révolte des Florentins. — Histoire merveilleuse de sainte Catherine de Sienne.
— Son mariage avec Jésus-Christ. — Retour du saint-père à Rome. — Wiclet l'hérétique. — Nouvelle révolte des Florentins.
— Mort de Grégoire.
I
Les cardinaux se réunirent en conclave le 29 dé-
cembre 1370, et proclamèrent souverain pontife
Pierre Roger de Maumont, cardinal de Beaufort, qui
fut intronisé sous le nom de Grégoire XI, après les
cérémonies d'usage.
Ce nouveau pape était neveu de Clément VI, qui
l'avait élevé au cardinalat à làge de dix-sept ans,
pour prix d'infâmes complaisances. A l'exemple de
son prédécesseur, Grégoire se déclara l'ennemi des
Visconti ; et dès qu'il fut sur le trône, il adressa aux
évêques de l'empire une bulle terrible, oii, après
avoir chargé Barnabo de toutes sortes d'accusations,
il ajoutait : <• Enfin cet hérétique obstiné a osé faire
arrêter l'évêque de Milan, parce que ce vertueux ec-
clésiastique refusait d'élever à l'épiscopat un moine,
notre ennemi déclaré, qui appelait le saint-siége le
trône de Satan ; et lorsque le saint prélat eut été
amené en sa présence, il l'a fait mettre à genoux, et
l'apostrophant rudement : « Pourquoi, ribaud, as-tu
« refusé de m'obéir? lui a-t-il dit ; ne sais-tu pas que
« je suis empereur et pape sur mes terres, et que
•< Dieu même n'a d'autorité dans mes domaines
« qu'autant que je veux bien lui en accorder? Pour
« te l'apprendre, le bourreau va l'appliquer cin-
« quante coups de bâton sur cette partie que tu as
« si souvent prêtée aux infâmes de ton clergé. »
Après cette exécution, il a poussé l'audace jusqu'à
faire proclamer son moine souverain pontife sous le
nom de Girardole I", et il a fait défense à ses sujets
de venir à notre cour pour acheter des indulgences,
des bénéfices, des absolutions, prétendant que son
pape avait aussi bonne provision que nous de ces
marchandises, et qu'il les fournirait au rabais. »
Grégoire terminait sa lettre en déclarant excom-
muniés ceux qui donneraient aide, conseil, vivres ou
argent aux Visconti. Il ne s'en tint pas aux armes
spirituelles, qui devenaient de jour en jour moins
redoutables ; il leva une a mée et en confia le com-
mandement à Amédée, comte 'de Savoie. Les Vis-
conti , efirayés de ces préparatifs, voulurent alors
entrer en arrangement avec le saint-siége, et firent
des ouvertures de paix ; mais le pape refusa même
de voir les ambassadeurs. « Non, non, dit-il au car-
dinal qui demandait l'autorisation de les introduire
en sa présence, il est inutile que je les entende; je
leur épargnerai un parjure, et je sauverai leur âme
malgré eux en les faisant enterrer vifs s'ils tombent
entre mes mains. » Les hostilités continuèrent donc
entre les deux partis, jusqu'à ce que l'argent venant
à manquer au pontife pour solder ses troupes, il se
trouva lui-même obligé de conclure une trêve avec
Galéas et Barnabo.
Au milieu de ces guerres, le saint-père n'oubliait
pas les intérêts pécuniaires de son siège, et s'impo-
sait comme arbitre à Jeanne de Naples et au roi de
Sicile Frédéric II, dit le Simple, dont cette prin-
cesse revendiquait les Etats, en vertu d'un traité
conclu en 1.302, entre Charles U et Frédéric d'Ara-
GRÉGOIRE XI
237
gon. L'intervention de Grégoire empêcha, il est vrai,
une rupture entre les deux royaumes, mais ils la
payèrent fort cher, car Jeanne fut déboutée de ses
prétentions, et le roi de Sicile fut tenu de payer au
saint-siége un tribut annuel de quinze mille ducats.
Moyennant le payement de cette somme, Frédéric et
ses successeurs furent déclarés, de par le pape, légi-
times souverains de la Sicile, qui prit le nom de
royaume de Trinacrie.
Déjà les ressources du pontife commençaient sin-
gulièrement à s'épuiser ; l'enthousiasme des croi-
sades et des indulgences était passé de mode, la
axe même des crimes ne rapportait presque plus
rien ; tandis qu'en contraste, le luxe des cardinaux
augmentait en raison de la décroissance des revenus.
Aussi cette rente de quinze mille ducats fut prump-
lement dissipée, et le saint-père dut songer sérieu^
sèment à se procurer de l'argent. Pour cela, il jugea
que le moyen le plus simple était de rallumer les
bûchers et de confisquer les biens des hérétiques ;
Grégoire se lit donc persécuteur. La première secte
qu'il poursuivit l'ut celle des turlupins.
Voici comment du Haillan parle de ces schisma-
tiques : « Ils étaient les continuateurs de la doctrine
des pauvres de Lyon, des Vaudois de Touloufe et
des infortunés Albigeois, qui, depuis près de deux
siècles, avaient lutté contre l'exéciable tyrannie des
papes. On les appelait turlupins, parce qu'ils se réu-
ni.ssaient la nuit dans les bois comme des loups ;
leurs ennemis les avaient encore surnommés Boul-
gres ou Bulgares, parce ([u'ils les confondaient, ou
plutôt pour qu'on les confondît avec de prétendus
manichéens qui s'étaient répandus de la Bulgarie en
Italie et en Fi'ance. Depuis longtemps la ))olilique
sacerdotale avait pu apprécier combien il lui était fa-
voraiile de calomnier ceux dont elle convoitait les dé-
La révolte des Florentins
pouilles ; aussi les turlupins ne furent-ils point
éiiargnés ; on les accusa, comme on avait fait pour
les templiers, de pratiquer toutes sortes d'abomina-
tions ol de 'sacrilèges; on prétendit qu'ils ensei-
gnaient cjue l'homme arrivé à un certain degré de
perfection était all'ranchi de la loi divine et n'était
plus souirjis au joug du Christ ni de son vicaire; on
aflirma i|u'ils ne ))riaient jamais Dieu, sous prétexte
que les prières ayant été écrites par les hommes
n'avaient point de caractèie divin. Do faux témoins
vinrent même il(''poser qu'ils assistaient à leurs céré-
238
HISTOIUK DES l'APES
monies dans unt> luulitt' absoluo, et qu'ils coiuiael-
taiont à la vue île tous Tacto do loniication. »
Maliîiv cos accusations atroces, Giv^oire no par-
venant point à diminuer la vénération qu'on leur
portait dans le Daupliiné, s'en prit à Charles V de ce
, (jue SOS officiers refusaieut de persécuter les turlu-
pius. et il lui écrivit : >- Prince, nous avons apjjris ([u'en
Daupliiné et dans ks provinces voisines il existe une
multitude d'Iiércliiiuos appelés Vaudois, Turlupins
ou Houlj;res, qui possèdent de grandes richesses.
Notre sainte sollicitude s'est tournée vers ce pauvre
royaume que Dieu vous a confié afin d'en extirper le
schisme ; mais vos officiers, corrompus jiar l'or do
ces réprouvés, loin d'assister dans leur saint minis-
tère nos cliers fils les inquisiteurs, les ont l'ait tomber
eux-mêmes dans des pièges où plusieurs ont trouvé
la mort. Et tout cela s'est fait sous les yeux des
puissants seigneurs du Daupliiné ! Nous vous ordon-
nons donc d'cxtormiiior ces hérétiques en vertu du
serment que vous avez prêté au saint siège; nous
vous enjoignons de marcher, s'il le faut, à la tète de
vos armées, pour exciter le zèle de vos soldats et
pour ranimer le courage des inquisiteurs. »
Cliarlos V, dit le Sage, seconda merveilleusement
le pa]ie dans ses projets sanguinaires; bientôt, sur
toute la surface de là Fiance, il se lit un massacre
général des malheureux turlupins ; les cachots de
l'inquisition s'encombrèrent de victimes, et il fallut
même bâtir de nouvelles prisons à Embrun, à Aienne,
à .Vvignon et dans un grand nombre d'autres villes,
pour contenir les accusés. \ Paiis, on brûla, par les
mains du bourreau, hors de la porte Saint-Honoré,
au marché aux Pourceaux, les ouvrages et- les vête-
monts des prétendus hérétiques ; le grand inquisiteur
condamna au supplice du feu la célèbre Jeanne d'Au-
bentou, que ses lumières, son éloquence et ses ver-
tus avaient rendue l'une des femmes les plus célè-
bres de l'époque ; et sur son bûcher on porta le
cadavre d'un prédicateur qui avait succombé aux
tortures de l'eau et du feu, qu'on lui avait fait subir
simultanément. A Toulouse et dans la ville d'Avi-
gncm, les flammes dévorèrent plusieurs milliers de j
ces malheureux, qui étaient gangrenés et empoison- j
nés d'hérésie, selon l'expression du saint père.
Ces terribles exécutions valurent «ux persécuteurs
de magnifir[ues récompenses, ainsi que l'atteste une
lettre de Charles V adressée « à Pierre-Jacques de
More, de l'ordre des frères prêcheurs, grand inqui-
siteur des Boulgres de la province de France, pour
les dons qui lui ont été faits par le roi, en vertu
d'une ordonnance du 22 février 1373, afin de recon-
naître le zèle qu'il a montré en exerçant impitoya-
blement de saintes poursuites contre les turlupins
et les turlupines qui ont été saisis dans ladite pro-
vince. /- Enfin la secte des turlupins fut entièrement
anéantie, et les coffres de la chancellerie apostolique
regorgèrent de richesses.
Grégoire se trouvant alors en état de reprendre la
campagne et de lever une armée puissante contre les
Visconti, adressa des lettres à l'empareur d'Alle-
magne, au duc d',\utriche, au roi de Hongrie, au roi
de Sicile et même au roi de France, pour les pré-
venir de sa résolution de rentrer en Italie et de ré-
tablir la ré.sidence du ?aint-siége dans l'ancienne ville
des césars. Son prétexte était l'intérêt temporel et
spirituel de l'Eglise, qui lui commandait, disait-il,
lie reiirondre la direction du diocèse de Rome, pour
ne point fournir d'excuses aux prélats qui, à l'exem-
ple des papes, ne se faisaient aucun scrupule d'a-
bandonner Imu-s églises pour ne s'occuper que du
soin de cumuler les béiiéflLOs et de recueillir d'énor-
mes revenus. Pour mieux ca'chor ses projets, il publia
même une constitution qui enjoignait aux évoques,
aux abbés réguliers et aux chefs d'ordres de se rendre
à leurs églises dans le délai de deux mois.
Néanmoins le printemps arriva, et le pape n'avait
point encore (luitté .Avignon, soit ([ue les plaisirs et
la débauche le letinssent ilans cette ville, soit que
ses préparatifs de guerre contre les Visconti ne fus-
sent point encore terminés. De leur côté, les prélats
étrangers lestaient à Avignon, captivés par les char-
mes de celte troisième Babylone, sans avoir égard
aux ordres 'de Grégoire; et comme il voulut un jour
obliger un évoque à retourner dans son diocèse, ce-
lui-ci, en présence des cardinaux et des ambassa-
deurs, l'apostropha en ces termes : « Toi qui veux
forcer les pasteurs à demeurer au milieu de leur
troupeau, pourquoi donc dcmeures-tu hors de Rome"?
Est-ce parce que ton nouveau palais est res]ilendis-
sant d'or et de pourpre ? Est-ce parce que la popula-
tion corrompue de la ville où tu résides applaudit à
la foule de tes bouffons, de tes mignons, de tes
courtisanes ? Est-ce enfin parce que tu peux impuné-
ment commettre des adultères, des incestes, des
viols et des assassinats? Eh bien, nous voulons
suivre ton exemple ; nous voulons sacrifier aux dieux
de la sodomie, du vol et du meurtre, dans le temple
que tu leur as élevé 1 » Desmarets, qui rapporte ce
fait, prétend que Grégoire se contenta de répondre :
« Notre cher évè((ue a passé la nuit dans quelque
taverne, en compagnie de filles d'amour, et il a laissé
toute sa raison au fond des brocs de vin. »
Avignon, séjour de luxe et de volupté, était en
effet une nouvelle Capoue pour les papes; et il leur
était d'autant plus difficile de l'abandonne)-, qu'ils
avaient reconnu l'impossibilité de transplanter les
délices de cette cité sur les rives du Tibre, au milieu
de cette tourbe de moines mendiants qui couvraient
l'Italie comme une immense lèpre, et en paralysaient
l'agriculture, l'industrie et le commerce.
Cependant de l'excès même de la misère et de
l'aljjection où se trouvaient plongées les provinces
italiennes, jaillirent des étincelles de liberté et d'in-
dépendance: à Milan, à Rome, à Gênes, on s'insur-
gea contre les tyrans; à Florence, le peuple, fatigué
des exactions des légats, se révolta et forma une li-
gue puissante dans laquelle enlièrent presque toutes
les places et les villes des Etats ecclésiastiques; par-
tout la bannière du pape fut abutlue et remplacée par
un étendard formé d'une longue bande de pourpre
sur laquelle était écrit le mot latin « Libertas. » Pé-
rouse, Bologne, Modène, Forli, Nocsra se joignirent
aux révoltés et chassèrent les cardinaux Noedet et
Géraud, ainsi que les nonces du saint-siége; en-
fin les forteresses et les châteaux crénelés, ces repai-
res des tyrans et -des tyranneaux, furent abattus dans
les Etats de Toscane.
A la nouvelle de celle révolution. Grégoire publia
GRÉGOIRE XI
23d
une bulle pour défendre aux peuples de la chrétienté,
sous peine d'interdiction et d'anathème, de prêter,
de donner ou de vendre aux Florentins des armes, de
l'argent, du Lié, du vin, de la viande, des laines ou
du drap, ni aucune marchandise ; il les déclara pri-
vés (ie tous priviléi,'cs, de toute juridiction; il sup-
prima leur université; il conliscpa tous leurs Liens,
donna à ceux qui se saisiraient de leur personne le
pouvoir de les vendre comme esclaves ; enfin il leva
une armée formidable qu'il mit sous la conduite du
ca]iitaine Jean l'Anglais, et de Jean de ÎMalestroit,
seigneur breton, et qu'il envoya contre Florence. Les
troupes papales ne purent, s'emparer de vive force
de la ville; néanmoins, elles en ruinèrent les envi-
rons et interceptèrent toutes les communications avec
le dehors. Cette tactique obligea les Florentins à en-
trer en négociation avec le pontife, non pour con-
clure un traité de paix définitif, mais pour gagner du
temps et attendre des renforts de leurs alliés, ainsi
qu'il parut du reste par le choix qu'ils firent comme
ambassadeur d'une jeune religieuse nommée Cathe-
rine de Sienne, dont la beauté était reraari[uable, et
qui passait pour inspirée. On racontait de merveil-
leuses histoires sur cette sainte, sur ses extases, et
sur Raymond de Gapoue , son confesseur, moine
fourbe et débauché, qui aliusait de la pauvre illu-
minée. Lui-même, dans un ouvrage qu'il a écrit sur
les prétendues révélations de Catherine, avoue qu'il
douta quelque temps de la vérité des grandes choses
qu'elle lui avait confiées dans le secret de la confes-
sion, et que Dieu lui avait révélées : « Mais, ajoute-
t-il, une nuit, m'étant introduit dans sa cellule, je
trouvai cette sainte fille debout, sans vêtements, fré-
missante et resplendissante, les bras élevés vers le ciel ;
et comme je la contemplais dans le. ravissement, je
vis sa taille se grandir, son visage se transformer,
se couvrir d'une barbe rousse, son front se couron-
ner d'épines ; je suivis sur son beau corps l'accom-
plissement du miracle, et je vis le siège de la pudeur
se changer peu à peu et prendre les signes de la vi-
rilité ; alors je me jetai la face contre terre pour
adorer le Seigneur, car c'était lui ! »
Dans un autre passage , Raymond affirme que
sainte Catherine avait été réellement transportée aux
cieux, que Jésus-Christ l'avait épousée solennelle-
ment, en présence de sa mère, du Saint-Esprit, de
saint Joseph, et au milieu d'une foule innombrable
d'anges, d'archanges, de saints et de martyrs ; qu'il
avait changé de cœur avec elle, et lui avait mis au
doigt un anneau d'or monté de quatre perles et
d'un diamant. Depuis cette vision, sainte Catherine
elle-même se glorifiait dans ses ouvrages d'avoir été
visitée chaque nuit par son divin époux, et de lui
avoir donné sa virginité. « A l'heure de minuit, dit-
elle dans une lettre qui nous a été conservée, mon
doux époux entre dans ma cellule et entonne des
chants sacrés, ensuite il se repose sur ma couche et
m'enivre de foutes les joies du paradis. Une fois
même ilest venu me visiter caché sous le froc d'un moine
mendiant, afin que je ne le reconnusse pas; ainsi
déguisé, il me demanda l'aumône avec tant de dou-
leur dans la voix, que ne pouvant disposer de rien
autre, je donnai mon capuce, ma robe, ma ceinture,
pour consoler ce pauvre aflligé dont les prières et les
instances devenaieijt de plus en plus lamentables;
enfin, lorsque j'eus enlevé le dernier voile qui me
couvrait, il reprit sa forme divine et m'emporta avec
lui au septième ciel ! »
Telle était l'ambassadrice ([ue les Florentins en-
voyèrent à Avignon ; le moine Raymond, confesseur
de la sainte, ne voulut pas la quitter, et l'accorapa-
gaa dans son voyage. Elle obtint la faveur d'entrete-
nir secrètement le pontife, et soit qu'elle fût parve-
nue à le containcre de la réalité de son mariage
avec le Christ, en lui révélant des mystères î(u'il
croyait impénétrables, soit que les choses se fussent
I passées de la même manière qu'entre Jeanne de Naples
et Clément VI, il n'en est pas moins vrai que Grégoire
lui remit ses pleins pouvoirs pour traiter de la paix
avec les Florentins, et pour les déterminer à lui
jiayer une grosse somme d'argent comme tribut.
Sainte Catherine quitta la ville d'Avignon , et fut
remplacée par des députés moins agréables au pape;
c'était une ambassade ayant Luc Savelli pour chef,
qui venait au nom des Romains représenter à Gré-
goire qu'il était de toute nécessité qu'il résidât à
Rome, puisqu'il appelait le territoire romain son pa-
trimoine; on lui signifia que le peuple était déter-
miné à nommer souverain pontife l'abbé du Mont-Cas-
sin, s'il refusait de s'embarquer immédiatement pour
l'Italie. Luc Savelli jura sur le Christ que ses con-
citoyens reconnaîtraient Grégoire pour maître absolu
de leurs Inens et de leurs vies , qu'ils remettraient
au cardinal Pierre, son légat , les clés des ponts ,
des portes et des tours situées au delà du Tibre, dès
que la cour apostolique aurait touché le port d'Ostie.
Une démarche aussi énergique ne laissait au saint-
père d'autre alternative qu'un schisme ou son départ
de France; il prit ce dernier parti, et le 13 septem-
bre 1376, il sortit de la belle ville d'Avignon, escorté
de ses cardinaux, de ses maîtresses, de ses mignons,
et se dirigea vers Alarseille, où il s'embarqua.
Dans la traversée, il visita Gènes, Pise, l'iombino,
Porto -Hercole, Corneto ; il arriva enfin au port
d'tOstie, remonta le Tibre, et entra à Rome le 17
janvier 1377.
Le lendemain, il traita somptueusement les prin-
cipaux magistrats au palais du Vatican, et fit distri-
biier quelques secours aux' pauvres. Ce fut ce qui
devint la cause de ses désastres ; quelque parcimo-
nieuses que fussent ces largesses, elles épuisèrent le
trésor de l'Église et obligèrent (irégoire à avoir re-
cours aux emprunts; et comme ses créanciers, qui
étaient déjà fort nombreux, refusèrent de lui faire de
nouvelles avances, il voulut rançonner les Anglais,
et publia une bulle pour imposer les ecclésiastiques
de ce royaume au dixième de leurs revenus ; mais là
il rencontra une très-vive 0]iposition.
Depuis bien des années le clergé de la Grande-
Bretagne, ajr|niyé par les rois et par l'aristocratie,
souffrait avec peine le joug de. l'Église romaine et
tendait à s'en affranchir; plusieurs savants illustres,
et parmi eux le célèbre AViclef, combattaient les doc-
trines ultramontaines et cherchaient à affranchir
leur pays de la domination pontificale. Déjà le roi
Edouard III, à l'instigation du savant docteur, avait
refusé de faire hommage des royaumes d'Angleterre
et d'Irlande au pape Urbain V, et de payer le tribut
2li0
HISTOIRE DKS PAPES
aiu|uol Joan Sans-Tono s'était euguiçt'' envers le
saint siéi;e, et dont les arrérages étaient dus depuis
trente-deux années. Grégoire, pour se défaire d'un
ennemi aussi redoutable que Wiclef, eut l'imprudence
de le déclarer hérétique, et il écrivit même à Ouil-
auree de Courtenay , êvèque de Londres : .. Nous
vous ordonnons, mon l'rère, de l'aire arrêter l'héréti-
que Jean Wiclef, de l'appliquer à la question, et de
nous envoyer clos et scellés les aveux que les lortu-
lx?s lui auront arrachés; ensuite vous le retiendrez
sous bonne s^arde jusqu'à ce que vous ayez re(;u avis
de notre décision, soit pour le condamner au bûcher,
soit pour lui rendre la liberté. ->
En même temps il adressa d'autres lettres, et sur le
même sujet, au roi Edouard, à ses fils, aux princesses
de Galles, à l'université d'Oxford et au clergé; mais
'illustre professeur, appuyé par le duc de Lancastre
et par lord Percy, souteiui par l'université et par le
roi lui-même, brava impunément les foudres ecclé-
siastiques : il continua dans ses discours éloquents à
saper les bases de la puissance pontificale, en dé-
voilant aux peuples les cruautés des moines inquisi-
teurs, les crimes , les hontes et les scandaleuses
turpitudes de la coiir de Rome.
Ayant ainsi manqué son but, qui était de se pro-
curer de l'argent, (îrégoire se trouva tout à fait dé-
considéré dans l'esprit des Romains, et se vit même
obligé de se retirer à Anagni pour éviter d'être in-
sulté parles seigneurs bannerets. Gomme il méditait
une fugue en France, il reçut la visite de sainte Ga-
ihcrine de Sienne, qui venait lui rendre compte du
mauvais succès de sa négociation auprès de ses com-
patriotes, (]ui non-seiilenient s'étaient refusés à payer
la somme i|ue réclamait le pape pour les relever des
censures prononcées contre eux, mais qui encore
avaient eu l'audace de chasser la sainte en la char-
geant d'injures. Ce dernier coup aliattit le courage
du saint-père; le chagrin qu'il en ressentit le lit
tomber dans une noire mélancolie qui aggrava une
maladie de l'uiètre dont il était tourmenté depuis
plusieurs années. Gomme il sentait ses forces s'aUai-
blir de jour en jour, il se fit transporter à Rome, où
il publia la bulle suivante, que l'on peut regarder
comme la cause du schisme qui déc:hira l'Occident
pendant tin demi-siècle, et fit couler des torrents de
sang chrétien : « Si ma mort arrive avant le premier
jour du mois de septembre, les cardinaux qui se
trouveront auprès de nous, sans appeler ni attendre
les absents, procéderont immédiatement à l'élection
de notre successeur. »
Grégoire mourut le 27 mars 1378; son corps fut
déposé d'abord à Saint-Pierre, et ensuite enterré
dans la basilique de Sainte-Mario la Neuve, qui
avait été son titre de cardinal.
4^
URBAIN Vr
241
Iiiées générales sur le grand schisme d'Occident. — Éleclion orageuse d'Urbain VI. — Sa conduite lui attire la haine des cardi-
naux. — Massacre des Français à Kome. — Urbain est excommunié par les cardinaux. — Rupture entre Urbain et Jeanne de
Naples. — Élection de Clément VII par ks cardinaux français. — Les rois de France et de Castille reconnaissent Clément
comme seul paje légitime. — Guerre entre les deux papts. — Uibain fait assassiner Jeanne de Naples par Charles de Duras,
son fils adopiif. — Croisades contre la î'rance. — Querelles entre Urbain et Cliailes de Duras. — Le saint-père excommunié
son ennemi. — Supplice des cardinaux souj çonnés par le pape de favoriser le paiti de Charles de Duras. — Urbain est chasse
de Rome. — Clément VU siège à Avignon. — Tableau des maurs de sa cour. — L'ermite sonier. — Retour d'Urbain dan^
Rome. — Il meurt empoisonné. "^
Api'ès la mort de Grégoire commença le grand
schisme d'Occident, qui pendant cinquante années
bouleversa TEurope entière ; en xVUemagne, en France,
en Espagne, en Italie, on prit les armes pour défen-
dre les droits des piipes de Rome, ou pour faire
triompher les pontifes d'Avignon. Ces vicaires du
(Jhrist s'excommuniaient, se dénonçaient, dévoilaient
leurs turpitudes, se chargeaient réciproquement d'ac-
cusations d'incestes ou de sodomie, et s'appelaient
voleurs, assassins, héréticjues et antipapes.
Jusqu'à ce jour l'histoire n'a point décidé lesipiels
d'entre ces pontifes étaient les vérila'bles; et comme
clan.s le cours de leurs règnes ils rivalisèrent de cri-
mes et d'attentats, on ne saurait dire lesquels furent
les plus e.xécrables, et méritèrent le mieux le titre de
pape; dans l'incertitude, nous le conserverons aux
élus de Rome, comme à ceux d'Avignon, puisque
'tous se sont montrés également dignes de le porter
Un jésuite, le P. Maimbourg, dit lui-même : .< Il
faut avouer (jiic dans le cours de treize siècles aucun
schisme n'a été aussi épouvantable que celui-ci, tant
par les atrocités tpte les deux partis coMinirent, que
par l'impossibilité où l'Eglise se trouva pendant cin-
quante ans de reconnaître le pape légitime. Un con-
II
cile universel, qui avait l'assistance infaillible du
Saint-Esprit, ne put décider cette grave question, et
les Pères déclarèrent qu'il valait mieux agir par auto-
rité que par connaissance des faits dans une cause
aussi embrouillée; et en effet ils déposèrent les deux
papes et procédèrent à l'élection d'un troisième pon-
tife. Ainsi l'on vit dans ce temps déplorable une
chose qui n'était jamais arrivée, on déclara qu'il y
avait schisme sans schismaticiues. »
Dès que les cérémonies des funérailles do Gré-
goire XI furent terminées, et jicndant (juc les cardi-
naux étaient encore réunis dans l'église iSainte-Maric
la Neuve, une députation des principaux magistrats
de Rome vint leur adresser ces sages remontiances :
« Illustres prélats, vous avez pu vous convaincre que
le long séjour des pa])es en France a causé la
ruine de l'Italie, et qu'à Rome même, les églises,
les titres des cardinaux et les palais sont tombés en
ruines. Il n'est qu'un seul remède à tant de maux,
c'est de fixer irrévocablement la réndence des papes
dans la ville où les peuples croient que Dieu a établi
le sainl-siége, et où tous les pontifes, jusqu'à Clé-
ment V, ont résidé.
« Si depuis cette époque les chefs de l'Église ont
119
l^i
HISTOIUE DES PAPES
abaiulonno Tllalie, c'est qu'ils l'Iaient Fraisais, et
vous n'ignorez pas que diez les liomniesile celte na-
tion l'anionr de la patrie est plus puissant que le
zèle pour la religion. Aussi leur absence de Rome a
suscité la rébellion des villes et des places do l'an-
cien patrimoine de ri-'glise romaine, et des cités ont
justement secoue le joug des ofliciers qui les pres-
suraient au nom de papes étrangers. Il en est résulté
que le siège apostolique n'a plus retire de revenus
de ses domaines, et qu'il a été même obligé de lever
des troupes pour faire rentrer ses sujets dans le de-
voir. Toutes ces guerres ont épuisé les ressources du
saint -siège, et vous avez vu que le manque d'argent
a fait tomber la papauté dans le dernier degré de
mépris et d'abjection. Si donc vous voulez éviter de
plus grands malheurs, nous vous prions de vous réu-
nir immédiatement en conclave et d'élire un pontife
qui soit Romain ou Italien de naissance ; sinon,
craignez (jue la colère du peuple, à défaut de celle
de Dieu, ne s'appesantisse sur vous. >>
Les cardinaux protestèrent de leurs bonnes inten-
tions, tout en déclarant qu'ils ne pouvaient prendre
aucun engagement formel. Mécontents de l'ambiguïté
de cette réponse, les magistrats romains s'emparèrent
immédiatement des clés de la ville, qui étaient entre
les mains des officiers de lÉglise, firent conduire les
cardinaux sous bonne escorte au Vatican, et les en-
fermèrent dans la chambre du conclave. A peine
étaient-ils réunis que le peuple fit irruption sur la
grande place qui entourait le palais, en criant: w Un
pape romain, ou mort aux cardinaux! »
Presque au même instant un orage éclata sur la
ville, la foudre tomba dans le conclave, renversa la
table du scribe, brisa les portes de la salle, et éclaira
de lueurs sinistres un tableau qui remplit les cardi-
naux de terreur. Dans une immense galerie attenante
au conclave, se tenaient rangés en ordre de bataille
les chefs de quartiers et les bannerets à la tête de
leurs hommes d'armes; derrière eux se ruait la sol-
datesque, ébranlant les murailles et les planchers à
coups de piques et de hallebardes ; ils aperçurent
également qu'on avait formé autour du Vatican un
immense bûcher avec des fagots de sarments et de
roseaux secs pour les brûler vifs. Les membres du
sacré collège jugèrent alors qu'ils n'avaient plus qu'à
choisir entre le martyre et la nomination d'un pontife
italien ; et ils nommèrent chef suprême Je l'Église le
Napolitain Barthélemi Prignano, archevêque de Bari.
Toutefois, les Français se réservèrent de protester
plus tard contre la violence qui leur était faite, et arrê-
tèrent entre eux que celte élection ne serait que provi-
soire et que le Saint-Esprit recommencerait le tour.
Suivant l'historien Henri de Sponde, Barthélemi
lui-même s'était engagé à rendre la tiare à celui que
les membres du sacré collège se réservaient de nom-
mer dans une assemblée régulière. Malgré cet enga-
gement formel, quelques jours après il força les car-
dinaux à assister aux cérémonies de la chaise percée
et à le sacrer sous le nom d'Urbain VI.
Tels furent les événements qui placèrent sur la
chaire pontificale Barthélemi Prignano, « prélat qui
eiît passé pour le sujet le plus digne de la papauté
s'il n'eût jamais été pape; « singulier éloge que nous
trouvons dans une histoire de l'Eglise, écrite par
Bérault-Bercastcl, un adorateur de la pourpre l'o-
maine. N'est-ce pas, au contraire, faire le procès de
l'institution, que d'avouer qu'un digne archevêque,
en montant sur le saint-siége, est devenu aussitôt un
prêtre exécrable? N'est-ce pas convier les hommes à
renverser le colosse aux pieds d'argile et à la tète
d'airain, ([lie de leur montrer que le pouvoir suprême
pervertit ceux qui en sont investis'/
Quoi qu'il en soit, la cour de Rome, indignée de
la déloyauté du nouveau pape, menaça de se séparer
de son chef et de faire un schisme s'il ne remplissait
les engagements qui avaient été pris dans le conclave.
Cette menace exaspéra Urbain; il voua une haine
implacable aux Français, et, pour mieux les dominer,
il résolut de les éloigner de sa cour; ensuite, sous le
voile d'un grand zèle pour la discipline ecclésiastique,
il chercha à les déconsidérer en les appelant publi-
quement soJomites, voleurs, hérétiques; mais ces
injures grossières ne produisirent d'autre résultat que
de lui aliéner tous les prélats. Enfin il souleva contre
lui jusqu'aux officiers du trésor, en faisant fouetter
impitoyablement un collecteur de la chambre apos-
tolique, parce qu'il n'avait point rapporté assez d'ar-
gent d'une tournée dans les provinces.
Fatigués de subir la tyrannie d'Urbain, les cardi-
naux profitèrent du retour de l'été pour obtenir l'au-
torisation de quitter Rome et de se rendre à Anagni,
ce qui leur fut accordé; le lendemain de leur arrivée,
ils furent rejoints par le cardinal camerlingue, qui
avait enlevé la tiare, les clés de saint Pierre, l'anneau
apostolique et les autres ornements pontificaux. Aus-
sitôt ils publièrent une constitution déclarant l'élection
d'Urbain nulle, comme leur ayant été arrachée par
violence ; et ils écrivirent à Bernard de la Sale, ca-
pitaine français qui était à Viterbe, de venir avec ses
troupes pour garder le sacré collège pendant qu'ils
procéderaient à une nouvelle élection.
Le capitaine se mit en route sur l'heure même, et
vint à Anagni après avoir culbuté une multitude d'hom-
mes en armes et de bandits commandés par Urbain en
personne, qui avaient voulu arrêter sa marche. Cette
victoire devint funeste aux Français qui habitaient
Rome, car le saint-père tourna contre eux toute sa
colère ; il ordonna à ses séides d'en faire un massacre
général, sans épargner ni le sexe ni l'âge ; des fem-
mes, des enfants, des vieillards furent égorgés, et
plusieurs évêques furent assassinés jusque dans la
chambre d'Urbain, où ils s'étaient réfugiés pour
implorer sa pitié. En apprenant la nouvelle de cette
boucherie, les cardinaux adressèrent à toutes les
puissances de l'Europe le manifeste suivant :
« Nous vous avons déjà informé des fureurs du
peuple romain et de ses gouverneurs, ainsi que de
la violence qu'ils nous ont faite pour nous forcer à
élire un pape italien que le Saint-Esprit n'avait point
choisi. Une multitude égarée par le fanatisme nous
a arraché la nomination temporaire d'un apostat,
d'un meurtrier, d'un hérétique souillé de tous les
crimes ; lui-même avait reconnu que son élection ne
pouvait être que provisoire. Néanmoins, au mépris
de son serment, il nous a contraints par des menaces
de mort àl'èlever sur la chaire del' Apôtre etàcouvrir
son front orgueilleux de la triple couronne. Mainte-
nant que nous sommes à l'abri de sa colère, nous le
URBAIN VI
243
déclarons intrus, usurpateur et antechrist ; nous
prononçons anatlième contre lui et contre ceux qui
se soumettront à son autorité. >>
Urbain, qui redoutait l'issue d'une lutte engagée
avec les cardinavix français, ne répondit point à ce
manifeste, et clierclia au contraire à négocier la paix
avec eux pour les exterminer plus tard.
Othon de Brunswick, quatrième mari de Jeanne de
Naples, et la reine, qui s'étaient déclarés pour Urbain,
envoyèrent des ambassadeurs aux insurgés pour leur
proposer au nom du saint-père d'entrer en confé-
rences alin de conclure quelque arrangement. Les
cardinaux accueillirent favorablement ces ouvertures.
et députèrent à Rome trois d'entre eux ((ui vinrent
avec les envoyés de Jeanne pour supplier le pape ck
se soumettre aux chances d'une élection nouvelle. A
cette demande, Urbain entra dans une grande co-
lère, s'emporta contre la reine en paroles grossières,
et lui écrivit une lettre violente dans laquelle non-
seulement il lui rappelait le meurtre d'.Vndré, et ses
débauches avec ses prédécesseurs Clément VI et
Urbain ^', mais encore il la menaçait de divulguer
ses crimes, et de l'excommunier ainsi que son qua-
trième mari.
Cette rupture des deux cours de Rome et de Naples
servit la cause des cardinaux français, et leur valut
la protection de la reine Jeanne , qui leur offrit
même la ville de Fondi pour qu'ils pussent procéder
sans crainte à l'élection d'un chef de l'Église. Ceu.\-
ci acceptèrent la résidence qui leur était proposée,
et s'occupèrent immédiatement de former le con-
clave ; néanmoins, comme ils n'avaient pas de pré-
lats itahens avec eux, et qu'il était à craindre que
par la suite les cardinaux de cette nation ne voulus-
sent annuler la nomination, sous prétexte qu'ils n'y
avaient point concouru, ils imaginèrent de renouve-
ler l'expédient employé par Philippe, comte de Poi-
tiers, après la mort de Clément V, c'est-à-dire d'é-
crire secrètement à trois des partisans d'Urbain pour
les engager à se rendre au conclave, en leur faisant
' espérer que le choix de leurs collègues s'était arrêté
sur chacun d'eux.
Celte ruse réussit parfaitement; les trois cardi-
naux accoururent à Fondi et prirent part aux opé-
rations du scrutin; ils ne furent pas longtemps à re-
connaître qu'ils avaient été joués, car au dépouille-
ment des votes, Robert de Genève, cardinal-prètre
du titre des Douze-Apôtres, fut proclamé chef de
l'Eglise, et intronisé sous le nom de Clément VII.
Une bulle fut adressée à toutes les cours de l'Eu-
rope pour les prévenir de cette grande nouvelle, et
trois jours après son exaltation, le nouveau pape
s'eml>ar((ua pour la France et vint se faire consacrer
à Avignon.
Maimbourg nous a laissé une notice très -curieuse
sur Clément : <; Robert de Genève avait atteint, sa
trente-sixième année lorsqu'il jiarvint au pontificat,
dit le docte Père; il était d'une médiocre stature et
avait une jambe un peu plus courte (pie l'autre,
infirmité qu'il savait dissimuler en affectant une dé-
marche mesurée ; ses inclinations et ses manières
étaient celles d'un empereur, et il n'épargnait rien
pour traiter avec un luxe royal les ducs, les ambas-
sadeurs et les seigneurs qu'il admettait à sa table.
Il s'exprimait avec facilité en latin, en français, en
italien et eu allemand ; mais il était inc-ipable d'une
application sérieuse aux affaires. Cependant il avait
du courage, et plus d'une fois on le vit affronter les
plus grands périls pour atteindre le but qu'il s'était
proposé. Entre ses principaux vices, la luxure tenait
le premier rang; il choisissait de préférence ses
maîtresses et ses mignons dans sa famille, et les
comblait de richesses, d'honneurs et de dignités.... »
Ainsi, d'après les portraits que nous ont laissés
sur Urbain VI et sur Clément VII des historiens
ecclésiastiques dont l'attachement au sainl-siége ne
saurait être révoqué en doute, nous ne pouvons dire
lequel de ces deux prêtres était le plus digne d'oc-
cuper la chaire de l'Apôtre. Pour suivre un ordre
numérique, nous indiquerons les titulaires du dio-
cèse romain dans la succession des pontifes, et nous
ferons suivre également du titie de pape les titulaires
du siège d'Avignon, sans leur donner place dans la
série chronologique des chefs de l'Eglise.
L'élection de Clément VII et la défection des trois
cardinaux italiens affectèrent d'autant plus Urbain,
qu'il était à craindre que ses courtisans ne l'abandon-
nassent pour suivre à Avignon un jeune poutife dé-
bauché qui promettait de renouveler le règne de Clé-
ment VI. C'est ce qui arriva en effet; les évêques,
les cardinaux quittèrent Rome les uns après les
autres, et le Vatican se trouva bientôt désert.
Cette solitude était pour le saint -père une causo
d'affliction profonde; et Théodoric de Niem dit qu'il
l'a surpris plusieurs fois versant des larmes. Pour
réorganiser sa cour, il donna les charges vacantes à
de nouveaux prélats, et fit même une promotion de
vingt-neuf cardinaux. Ainsi, excepté l'argent, dont
il était fort peu fourni, Urbain n'avait rien à enviera
son compétiteur. Il était reconnu pape légitime en
Allemagne, en Hongrie, en Angleterre, en Pologne,
en Bohème, dans le Danemark, rn Suède, en Prusse,
en Norvège, en Hollande, dans la Toscane, eu Lom-
bardie et dans le duché de Milan ; l'Espagne et la
France gardaient encore la neutralité; le roi d'Ara-
gon, au dire même de l'abbé de Bellegarde, quoique
Urbain eût voulu dépouiller ce prince de la Sar-
daigne et de la Sicile, avait défendu l'entrée des brefs
de Clément VII dans ses États, et avait fait mettre
en séquestre les revenus du saint-siège jusqu'à ce-
qu'un concile œcuménique eût prononcé entre les
deux papes et sur le schisme.
En Gastille, les légats du pontife romain et du pape
d'Avignon vinrent simultanément presser le roi de se
déclarer en faveurde leur maître respectif; mais dans
le concile qui fut assemblé à Tolède pour examiner
les droits de chacun des compétiteurs, les ambassa-
deurs les chargèrent l'un et l'autre d'accusations
tellement horribles, que les prélats et les seigneurs
réunis en conseil déclarèrent rpie les deux ]irétendu9
papes étaient des prêtres infâmes, et iju'ils n'en vou-
laient reconnaître aucun pour chef de l'Église.
En France, un synode composé de prélats, de
docteurs et de principaux seigneurs, déclara qu'il rt"-
sultait des informations prises sur les faits repï^
chés à Urbain et à Clément, que tous les deux étaient
indignes de la tiare, et (ju'ils avaient été l'un et
l'autre élus irrégulièrement.
2;.4
IIISTOIUK DKS PAPKS
Néanmoins Charles V se laissa intluencer jiar la
cour il'Avignon, et ayant convoque une nouvelle
assemblée au château de Vincennes, chacun des
membres du conseil reçut Tinjonction formelle de se
prononcer pour l'élection la moins scandaleuse; tous
les assistants votèrent pour Clément, qui fut solen-
nellement reconnu souverain pontife. L'exemple de
la France entraîna la Lorraine, la Savoie, l'Ecosse, la
Navarre, et enfin l'Aragon et la Castille.
Alors commença entre les deux papes une guerre
acharnée; les anatlièmes, les interdictions, les dé-
positions et les malédictions furent le prélude des
luttes plus sanj;lantes qui devaient bientôt boulever-
ser les nations de l'Occident. Urbain lança une bulle
contre son compétiteur, et l'assigna à comparaître de-
rant la cour de Rome pour être jugé et condamné
comme antipape: de son côté. Clément fulmina un
décret terrible contre son ennemi, et le cita devant le
consistoire d'.\vignon pour être convaincu d'avoir
usurpé la chaire apostolique. Enfin, tous deux ayant
refusé de comparaître, s'analhématisèrent au glas
des cloches et à la lueur des llarabeaux, se déclarant
apostats, schisraatiques et hérétiques; ils prêchèrent
une croisade l'un contre l'autre; ils appelèrent à leur
secours tous les bandits et tous les malfaiteurs de
l'Italie ou de la France, et les lancèrent comme des
bêtes féroces sur les malheureux habitants qui re-
connaissaient Clément ou qui préféraient Urbain.
Dans les États de l'Église, les clémentistes fi-
rent un dégât horrible, ruinèrent des châteaux, in-
cendièrent des villages et même plusieurs villes; ils
pénétrèrent jusqu'à Rome sous la conduite de Budes,
capitaine breton, s'emparèrent delà forteresse Saint-
Ange, et commirent des atrocités dans tous les quar-
tiers de la ville. En Napolie et en Roniagne, les
urbanistes, commandés par l'Anglais Hakwood, an-
cien chef des Tard-\'enus, prirent leur revanche et
exercèrent des représailles.
Partout le pillage, le viol, l'incendie et le meurtre.
au nom de Clément ou en l'honneur d'Urbain ! Les
malheureux cultivateurs fuyaient avec leurs femmes
et leurs enfants pour échapper aux séides du pontife
romain, et venaient se faire massacrer par les sol-
dats du pape d'.-Vvignon.
Partout, les hameaux, les villages n'offraient que
ruines et décombres noircis par les flammes ; dans
les champs, des milliers de cadavres d'hommes et de
femmes gisaient sans sépulture ; les troupeaux er-
raient sans gîtes; les récoltes pourrissaient sur pied
faute de bras pour faire les moissons; enfin ces ma-
gnifiques provinces étaient menacées d'être changées
en d'immenses solitudes, si le capitaine' Hakwoo'd
n'eût fait prisonnier le chef des clémentistes et n'eût
ainsi arrêté pour quehjue temps les dévastations.
Urbain rentra triomphant à Rome, et fulmina aussi-
tôt une sentence d'anathème contre la reine de Na-
ples, qui avait refusé de lui envoyer des secours
d'argent dans la dernière guerre ; il la déclara héré-
tique, coupable du crime de lèse-majesté; il la dé-
posa du trône, la priva des dignités, des honneurs,
des royaumes, des terres et des fiefs qu'elle tenait
des rois ou des empereurs vassaux du saint-siége;
il releva les sujets des serments d'obéissance qu'ils
lui avaient prêtés, et ordonna aux inquisiteurs de
confisquer ses biens et de la brûler vive, .^fin de
faire exécuter cette sentence, il députa Mart'u de
Tarente, son camérier, à Louis de Hongrie, frèie
d'André, premier mari de Jeanne, et l'engagea à en-
voyer en Italie une nombreuse armée sous les ordres
de (Charles de Duras, son parent, jeune ambitieux
que la reine avait déjà déclaré son successeur.
Dans l'impatience d'occuper plus promptement le
trône de Naples, Charles accepta les offres du pape,
et lui demanda de l'argent pour mener à bonne fin
celte entreprise; Urbain vendit jusqu'aux meubles de
ses jjalais, jusqu'aux domaines de l'Kglise, fit même
convertir en monnaie les vases sacrés, les croix, les
châsses des saints, les patènes el les calices des ba-
siliques de Rome, au grand scandale des évêques et
des curés, qui voulaient empêcher le pillage de leurs
églises. Avec les sommes qui provinrent de toutes
ces ventes, Charles leva une armée.
Pour conjurer cette temiiête, Jeanne ne pouvail
plus compter snr la séduction qu'elle avait exercée
sur les prédécesseurs d'Urbain, la vieillesse et la dé-
bauche ayant flétri ses charmes; elle appela la ruse
à son aide, annula l'adoption de Charles de Duras,
et pour se donner un appui redoutable, elle déclara
Louis, duc d'.\njou, frère duiy-oi de France, seul et
légitime héritier du royaume cle Naples. Cette tacti-
que habile lui avait déjà rallié des partisans, lorsque
survint la mort de Charles V ; cet événement arrêta
les armements du d>ic d'Anjou, et força son nouvel
allié à rester en France comme tuteur du jeune roi.
Charles de Duras profita de l'inaction forcée de
son compétiteur pour se rendre à Rome et pour re-
cevoir l'investiture des Etats de Jeanne ; il marcha
ensuite sur Naples, qui était en pleine révolte, s'en
empara sans coup férir, et mit le siège devant le
château de l'ŒuT, où la reine et son mari s'étaient
réfugiés. Othon de Brunswick se défendit vaillam-
ment pendant un mois entier ; mais ayant été fait
prisonnier dans une sortie, Jeanne fut bientôt ré-
duite à la nécessité de se rendre à son ennemi.
Dès que la nouvelle de la prise de Naples fut par-
venue en France, le régent se mit à la tète des trou-
pes, descendit à Avignon pour recevoir des mains de
Clément l'investiture des États de Jeanne, et se dis-
posa à passer en Ralie. Charles de Duras, instruit
des préparatifs du duc d'Anjou, résolut de mettre
fin à la guerre par un crime, et fit poignarder la
coupable Jeanne sur les marches de son autel pen-
dant qu'elle était en" prières. Quelijues historiens
rapportent une autre version sur la mort de celte
princesse; ils prétendent qu'on exerça sur elle des
atrocités épouvantables, qu'on lui arracha les seins
et la vulve, et qu'on l'étrangla avec un cordon de soie,
ainsi qu'elle avait fait à André son premier mari.
Cette victoire d'Urljain donna de la prépondérance à
son parti ; il publia que Dieu s'était déclaré le ven-
geur de sa cause ; et dans son orgueil, il voulut
poursuivre Henriquez, roi de Castille et de Léon, et
lança contre lui une bulle d'excommunication. « A
ton tour maintenant, disait le saint-jière, à ton tour
d'être maudit, Jean Henriquez, toi qui oses te décla-
rer roi de (jaslille sans notre approbation, toi, schis-
matiqueet apostat; nous te condarrnonsau supplice
du feu comme héréliqiu", et nous défenduns à tis
URBAIN VI
245
'eût
Oliarlos (l(; Diii-as s'empare de Naplas
sujets, sous peine d'ètie déférés à notre redoutable
inquisition, d' t'accorder aide ou secours; nous leur
ordonnons de te traijuer comme une bête fauve, et
nous accorderons à celui qui te livrera mort ou vif
des récompenses infinies dans ce monde et dans l'au-
tre; enfin nous commandons à tous les peuples de
la chrétienté de, se croiser pour t'exierrainer avec
l'exécrable antipape Robert de (lenève. » Il lit éga-
lement prêcher une croisade contre la France; et
comme les hommes de j^uerie de cette époque ne
combat talent que pou nie l'argent, il envoya ses noncee
en Anj^leterre |iour lever des décimes sur les églises.
Pendant (ju' Urbain faisait ses préparatifs de guerre,
Louis d'Anjou continuait sa marche à travers la
Provence, pénétrait en Italie, et s'avançait sur Na-
ples, à la tète d'une armée de soixante mille hom-
mes. Charles de Duras, ((ui était menacé d'ètie
bientôt assiégé dans sa capitale, ajipela Urbain à son
secours et le pria de venir lui-même à Naples pour
a-nimcr le 'peuple par sa présence. Le saint -père ss
9)6
HISTOIRE DES PAPES
rendit à ses instaiicos, quitta Rome, passa à Tivoli,
traversa Suossa, ol trouva le jirince dans la ville
d'Aversa, où il était venu à sa rencontre.
Ce soir-là , Urbain et le roi dînèrent ensemlile
avec les apparences de la plus sincère amitié; mais
sur la fin du repas, le pape ayant réclamé la princi-
pauté de (iijHnu^ pour son neveu IJutillo Prignano,
ainsi qu'il iivail été convenu entre eux, Charles
fronça le sourcil, refusa de raîilier sa promesse, et
déclara qu"il ne consentirait jamais à élever au rang
de prince un niisi'ralile souillé de toutes les infamies.
Urlwin, qui était d'un naturel colère, et que les vins
capiteux de la terre de Laliour avaient lait sortir
d'une sage réserve, s'emporta en paroles contre son
hôte; il l'accusa d'ingratitude, le menaça de sa co-
lère et l'accabla d'épitliètes si outrageantes, que le
prince à son tour, ne contenant plus son indigna-
tion, le fit arrêter par ses gardes et le lit conduire
sous bonne escorte dans la forteresse de Na]iles ap-
pelée le château Neuf. Bientôt la nécessité le força
de se relâcher de sa rigueur, et les deux ennemis se
réconcilièrent afin de combiner leurs efforts pour ré-
sister aux Français ; le roi donna en apanage à Bu-
tillo Prignano la principauté de Capoue, et en re-
vanche Urbain s'occupa des moyens de délivrer son
allié du duc d'Anjou.
Des agents secrets avaient été envoyés dans le camp
ennemi pour corrompre les domestiques du duc
d'Anjou et les engager à assassiner leur maître, lors-
que éclata une nouvelle rupture entre Urbain et
Charles de Duras ; la cause de cette mésintelligence
était encore une infamie du neveu du pape. Butilio
supposant que sa nouvelle dignité l'affranchissait de
toute contrainte, avait o'sé forcer le monastère de
Saint-Sauveur pour enlever une jeune religieuse de
Sainte-Claire, ([u'il avait violée et ([u'il tenait ren-
fermée dans son palais. Comme elle était parente de
Charles, ce prince cita aussitôt le ravisseur devant le
conseil royal pour rendre compte de sa conduite ; et
sur son refus de comparaître, il le condamna par
contumace à la décapitation. Le pape cassa le juge-
ment, sous prétexte que lui seul était souverain du
royaume de Naples; et que personne ne pouvait sans
son autorisation condamner à mort un seigneur, sur-
tout pour une faute aussi légère que l'escalade d'un
couvent et l'enlèvement d'une nonne. C'était une
peccadille qu'on devait pardonner à la grande jeu-
nesse de son neveu, ajoutait Urbain, son cher Bu-
tilio ayant à peine quarante ans; il se porta garant
de sa conduite pour l'avenir, et demanda pour lui
en mariage la fille du grand justicier de Naples, pa-
rente du roi, avec la ville de Nocera en dot; cet ar-
rangement termina les disputes. Urbain se retira
avec son neveu dans sa nouvelle résidence, et Char-
les attendit à Naples le résultat de leurs sourdes
menées contre Louis d'Anjou : huit jours après, ce
prince expirait au château de Biselia, près de Bari,
empoisonné par des moines.
Sa mort délivrait Charles de Duras du seul adver-
saire qui pût lui inspirer des craintes sérieuses; aussi
n'ayant plus rien à craindre du pape, il ne prit aucun
souci de conserver son amitié, et lui fit dire qu'ayant
à l'entretenir de certaines affaires importantes, il le
jiriait de venir à Naples.
Urbain, qui n'était point habitué à des façons
aussi cavalières, répondit que c'était au roi à venir le
trouver, attendu que les princes n'étaient que les
vassaux des papes, et non leurs seigneurs et maîtres
Il lui fit défendre pour sa punition d'étabhr des im-
pôts, de hver des armées, et d'exercer aucun acte
comme mi, avant qu'il lui en eût donné l'autorisa-
tion, et le menaça, en cas de contravention à cet
ordre, de le déclarer hérétique et de lui faire subir
le sort de Jeanne la Messaline.
Charles ne tint aucun compte de ces menaces; il
fit publier que le pape était tomlié en démence, et
voulut le niellre sous la tulellu des cardinaux. Cette
mesure, qui Ikttait l'ambition des princes de l'Eglise,
avait, disait-on, trouvé plusieurs partisans dans le
sacré collège; mais Urbain ne laissa pas à ses ennemis
le temps de la mettre à exécution; au premier soup-
çon qu'il en eut, plusieurs officiers de sa cour et six
cardinaux furent arrêtés et plongés dans des fosses
puantes et si étroites, qu'ils ne pouvaient s'y tenir ni
debout ni couchés, et seulement courbés ou accrou-
pis. Après huit jours d'un jeûne presque absolu, l'é-
vêque d'Aquila, qui était le plus âgé, fut tiré d'une
de ces fosses et porté dans la chambre de la question.
On le tortura avec tant de cruauté qu'il tomba sept
fois en défaillance pendant l'exécution, et sept fois
les bourreaux le rappelèrent de son évanouissement
par de nouvelles tortures; enfin la force morale l'a-
bandonna, et il fit la déclaration suivante :
« J'avoue que nous devions nous rendre dans le
prochain consistoire avec douze domestiques ayant
des armes cachées sous leurs vêtements ; qu'à un si-
gnal donné nous devions nous jeter sur le pape, l'en-
lever de son palais et le conduire à la basilique de
Saint-François, où nous lui aurions fait des ques-
tions sur certains articles de foi ; quelles qu'eussent
été ses réponses, nous aurions déclaré qu'elles n'é-
taient pas orthodoxes, et nous l'aurions condamné
comme hérétique au supplice du feu, ce qui aurait
été exécuté sur-le-champ.»
Dès que le pontife eut cette déclaration entre les
mains, il assembla en conseil privé ses principaux
officiers, et leur ordonna de chercher avec lui tous
les coupables. Tiiéodoric de Niem, qui faisait partie
des grands dignitaires de la cour d'Urbain, voulut
adresser quelques observations en faveur des accu-
sés : «J'osai prendre la parole, dit-il dans son his-
toire du schisme, et représenter en tremblant qu'un
aveu ainsi obtenu ne devait pas être considéré comme
une preuve irréfragable contre les autres cardinaux,
puisqu'on avait vu très-souvent, depuis l'établisse-
ment de l'inquisition, que des innocents, succom-
bant aux douleurs de la torture, se chargeaient eux-
mêmes de crimes qu'ils n'avaient point commis. A
peine avais-je parlé, que le pape se tourna vers moi,
la figure violacée, les yeux étincelants, et la gorge
si enflée qu'il semblait qu'il fût sur le point de suf-
foquer. « Point de grâce pour eux, cria-t-il d'une voix
« tonnante, et que leurs défenseurs redoutent ma co-
« 1ère ! » Puis il se leva et sortit du conseil en s'ap-
puyant sur son neveu, auquel nous entendîmes qu'il
disait: «Viens, Butilio; allons prendre quelques dis-
« tractions, allons voir nos ennemis à la torture. »
Alors commença une série d'atrocités épouvanta-
URRAIN VI
247
blés: les patients, ameiu'.s dans un liwi situé denièie
le château, furent livrés aux mains des bourreaux, dé-
pouillés de leurs vêtements et frappés de verges. Ce
supplice ne paraissant pas assez rigoureux au saint-
père, lîutillo, son neveu, se chargea de procéder
lui-mè:iie aux exécutions. Les infortunés fuient aus-
sitôt enlevés des chevalets et appliqués à de nouvel-
les et effroyables tortures.
Un archevêque, qui avait autrefois adressé des re-
montrances à Butillo sur sa mauvaise conduite, fut,
par l'ordre de ce monstre, attaché à un tronc d'arbre,
la tête en bas, et écorché vif; le cardinal de Venise
fut cloué à une croix, et un ancien pirate génois, di-
gne ministre des cruautés d'Urbain, étancha avec du
sel et du vinaigre le sang qui coulait des blessures.
Un diacre fut pendu à un platane, avec des poids
énormes attachés aux pieds et aux mains pour lui
disloquer les membres ; le cardinal Sangro fut te-
naillé avec des pinces ardentes; et comme malgré ses
souffrances il continuait à protester de son inno-
cence, ou épuisa sur lui tous les ral'finements de la
barbarie; on lui enfonça des alênes à l'extrémité
des doigts, entre les ongles et la chair, aux pieds et
aux mains; on lui arracha les narines, on lui donna
simultanément la question de l'eau et celle du feu,
enfin les bourreaux le -frappèrent avec des lanières
plombées, et s'acharnèrent sur le martyr jusqu'à ce
que la fatigue les eût contraints de s'arrêter. Un autre
cardinal fut attaché à un chevalet, brûlé avec un fer
rouge à la poitrine, aux bras, aux cuisses; après quoi
les tourmenteurs lui arrachèrent le nez, la langue et
les yeux, lui brisèrent les membres avec des barres
de fer; et pour en finir, Butillo fit allumer trois ré-
chauds sous le patient et le fit brûler à petit feu.
Pendant ces etïroyables exécutions, le pape se pro-
menait dans une allée voisine, récitant à haute voix
son bréviaire, et s'interrompant de temps à autre
pour encourager les bourreaux à bien faire leur de-
voir. Le lendemain, il convoqua dans une cour de
son château, le clergé, les seigneurs de la ville et même
des villages voisins, pour les instruire du danger
qu'il avait couru et pour justifier sa sévérité; il pré-
tendit que les conjurés avaient voulu attenter à sa
personne; il affirma qu'il avait eu connaissance de
leur complot dans une apparition miraculeuse, et que
Dieu lui avait ordonné d'être sans miséricorde pour
ces ingrats, qu'il avait tirés de la poussière, ainsi que
Charles leur complice. Ensuite il éleva la croix au-
dessus de sa tête, agita la bannière pontificale, et
fulmina ses anathèines sur le roi Charles, sur la
reine Marguerite, sur l'antipape Clément, sur l'abbé
du Mont-Cassin, et sur les malheureuses victimes
de ses cruautés.
En conséquence de la déclaration de guerre du
pape, des bandes de voleurs s'organisèrent et firent
des courses sur les domaines de Charles de Duras,
pillant et volant au nom de Dieu.
Pour arrêter ces déprédations, le roi fit pubher à
son de trompe dans tous ses États, que quiconque lui
livrerait Urbain, mort ou vif, recevrait dix mille flo-
rins d'or , et que ceux qui favoriseraient sa fuite se-
raient déclarés traîtres à la patrie et décapités. Il fit
rendre un décret par le cardinal de Rieto, portant
que les excommunications et les interdictions du
pape n'étaient que des billevesées, et que les ccclé-
siastiijues eussent à continuer la célébration de l'of-
fice divin, sous peine de confiscation de leurs biens
et de privation de leur liberté. Après quoi il partit
lui-iiiêrae à la tête de ses troupes, et vint mettre le
siège devant Nocera, comptant s'en emparer au pre-
mier assaut; mais il n'en fut pas comme il avait
espéré, et la résistance qu'il rencontra fut d'autant
plus vive, qu'elle prenait sa source dans le fanatisme.
Urbain avait exalté l'esprit de ses soldats par des cé-
rémonies bizarres; quatre fois par jour il montait
sur les murailles pour excommunier l'armée enne-
mie, tenant à la main une cloche, et ]>randissant une
torche allumée ; en outre, le saint-père avait public
une bulle qui accordait des indulgences pour tous
les crimes passés, présents et futurs, à ceux qui tue-
raient ou blesseraient un de ses ennemis.
Malgré toutes les imprécations du pape contre
l'armée napolitaine, le siège ne s'en poursuivait pas
moins avec vigueur ; déjà la ville avait été forcée de
capituler, et la forteresse où il s'était réfugié mena-
çait de ne pouvoir opposer une plus longue résis-
tance, lorsque, heureusement pour lui, Raymond des
Ursins, un de ses partisans, parut à la tête d'une
troupe d'.Allemands et de Français qu'il avait recru-
tés à Rome, tomba à l'improviste sur les assiégeants,
les mit en fuite, força les portes de la ville, et enleva
de la forteresse Urbain, ses trésors, sa suite et ses
prisonniers.
Ce coup de main hardi avait réussi parfaitement ;
et lorsque les Napolitains, revenus de leur première
panique, voulurent se mettre à la poursuite du pape,
il n'était plus temps, car déjà leurs ennemis avaient
gagné les défilés des montagnes c[ui conduisaient à
la ville de Trani, où les attendaient des galères gé-
noises. Ils purent seulement atteindre plusieurs
mulets chargés d'or et d'objets précieux que le saint-
père avait laissés en arrière. Urbain arriva sans
autre accident au terme de son voyage avec ses pri-
sonniers, moins l'évêque d'Aquila, qu'il avait fait
tuer en chemin , parce que sa monture retardait la
marche de la troupe. Les autres cardinaux, attachés
sur des chevaux vigoureux, jetaient des cris lamen-
tables que leur arrachaient d'intolérables souffrances,
et'monlraient aux gardes leurs membres rompus et
leurs corps affreusement déchirés. Un semblable
spectacle était bien fait pour exaspérer les esprits;
aussi les Français délibérèrent s'ils ne délivreraient
pas ces victimes de la haine du pape, et s'ils ne fe-
raient pas Urbain lui-même prisonnier. Le cardinal
Raymond, informé du sujet de leur délibération,
s'empressa de les congédiera .Salerne, en leur payant
comptant onze mille florins d'or, et leur en promet-
tant trente mille, qu'il ne leur donna jamais.
Délivré de ses dangereux libérateurs, Urbain
continua sa roule vers 'Trani et s'embarqua aussitôt
pour le port 'de Gênes, où il arriva le 23 septembre
1385. Ses victimes furent déjjarquées pendant la
nuit et plongées dans les cachots du grand inquisi-
teur. En vain les magistrats de la république et le
clergé même vinrent demander leur grâce, le saint-
père fut inflexible; et pour mettre fin aux sollicita-
tions, il chargea Butillo de les faire périr.
Ce digne ministre du pape s'acquitta parfaitement
248
IllSTOlUKS HKS l'Ai'KS
I*^'
ennemis du pape furent i mpiif onncs, torturés ou assassinés
de sa rniello mission, pl ce iiu'il l'uiiiiiiiiiula dépiisse
en cniauti' (oui ce (ju"oii ptnil iiuagiiuT. 1! lil l'Uterrer
dans une fosse remplie de chaux vive le cardinal Louis
Donato, en lui laissant la tête hors de cet ini'ernal
tombeau, jiour qu'il sentît avant de mourir toutes
ses chairs se corroder et se consumer; il lit enfer-
mer des loups dans le cachot de liarlhélemi pour
i[u'ils le dévorassci t vivant ; enlin, (jcnlil de Sangro
et Martin del Giudice furent cousus dans des outres
darcuir avec des serpents, puis jetés à la mer.
Un cardinal anglais, Adam Eslon, fut seul épar-
£;né, grâces aux remontrances des ambassadeurs do
sa nation, (|ui menacèrent le iiajie de la colère du
roi Richard, s'il osait condamner à mort un des su-
jets de la Urande-Uretagne; Urbain se contenta de
lui faire rompre les deux cuisses. Ces cruautés froi-
dement accomplies exaspérèient les esprits ; les ecclé-
siastiques qui s'étaient montres jusque-là dévoués au
parti d'Urbain, l'abandonnèrent ; le métropolitain de
Ravenne et Ualéot Tarlaf de Pietra Mala brûlèrent
publiquement leurs chapeaux de cardinaux et prirent
la route d'Avignon. Malgré cet abandon général,
Urbain ne changea point de conduite, et poursuivit
sa carrière de crimes.
Dans l'intervalle était mort Louis de Hongrie,
laissant le trône à sa lille Marie, sous la tutelle de
la reine Elisabeth, sa mère, princesse dont les
mœurs ne pouvaient être comparées qu'à celles de
Jeanne de Naples, et dont la cruauté n'avait été
égalée que par celle d'Urbain. Les Hongrois ne'pou-
vant supporter la tyrannie de cette femme abomina-
ble, se révoltèrent contre elle, et proclamèrent roi
Charles de Duras, qui résolut de passer aussitôt en
Hongrie pour rec,i}eillir l'héritage de son cousin. Le
prince, oubliant ses querelles avec le pape, eut l'im-
prudence de traverser l'Italie, suivi d'une faible es-
corte ; au moment où il atteignait les frontières de
son nouveau royaume, des assassins vinrent lui rap-
peler qu'un prêtre ne pardonne jamais; pendant la
nuit, des bandits attaquèrent le château oij il s'était
retiré et le massacrèrent. L'historien Pogge affirme
que ces misérables étaient des émissaires du pontife,
et que Biaise Forgach, chef de cette expédition, dé-
posa aux pieds de Sa Sainteté une épée encore teinte
du sang de son ennemi.
Dès que la mort de Charles de Duras fut connue
en France, le pape d'Avignon proclama Louis II,
duc d'Anjou, roi de Naples, et donna au comte de
Saint-Severin le titre de vice-roi, avec l'autorisation
de faire immédiatement la comiuêle de ses nouveaux
Etats. De son côté, la veuve de Charles de Duras, la
belle Marguerite, avait fait reconnaître par les États-
généraux du royaume, L mcelot, son iils, âgé de dix
ans, comme souverain légitime, et s'était fait donner la
régence. Déjà elle avait réuni des forces imposantes
pour résister aux Fiançais, et les provinces n'atten-
daient ({u'un ordre du saint -père pour embrasser son
jiarti, ce qui en eût infailliblement assuré le triom-
phe en même temps que celui d'Urbain; mais toutes
ses tentatives de rapprochement avec la cour de
Gênes échouèrent devant l'opiniâtreté de ce vieillard
implacaljle; il renouvela contre Marguerite et contre
toute" sa famille les analhèmes et les malédictions
qu'il avait tant de fois prononcés, et déclara que Na-
URBAIN VI
249
pics n'avait pas d'aulro roi que lui Urbain VI, chef su-
prême de l'Église. 11 publia ensuite une croisade conire
les deux enfants au nom desquels des ambitions ri-
vales se disputaient le trône de l'impudique Jeanne,
avec promesses d'indulgences pour tous les crimes.
En dépit des anathèraes du pape romain, les
Français poursuivirent leur marche et s'emparèrent
de Naples, oîi ils firent reconnaître l'autorité de Clé-
ment VII. Encouragé par ce premier succès, celui-ci
voulut joindre à la puissance des armes l'autorité des
miracles et des prophéties ; il choisit à cet ell'et un
malheureux idiot (pi'il lit conduire à Gênes, et qu'on
instruisit du rôle qu'il avait à remplir. Un jour de
consistoire on le lit entrer sous un froc d'ermite dans
le palais d'Urbain, et en présence des magistrats de
la république et d'un nombieux clergé, il répéta la
leçon qu'on lui avait apprise, et dit au pontife : « Il
y a quinze ans, j'étais en prières sur les rochers de
ma solitude, lorsque tout à coup le Christ m'apparut
et m'annonça qu'un faux pape nommé Urbain VI
disputerait le trône de saint Pierre au véritable pon-
tife. Pour preuve de ma céleste mission, je te dé-
clare que je suis invulnérable, et je demande à subir
la torture de la corde, de l'eau et du feu. » Cette ha-
rangue produisit une vive impression sur les assis-
tants ; Urbain seul resta impassible. Comme uo
pape est l'homme qui croit le moins aux miracles, il
fit arrêter le pauvre idiot et lui lit trancher la tète
dans la salle d'audience.
Néanmoins le saint-père craignant les conséquen-
ces d'une semblable révélation sur les esprits su-
perstitieux, résolut de combattre son ennemi par'les
mêmes armes, et il écrivit à sainte Catherine de
Siennne de venir immédiateYuent à sa cour pour détruire
les doutes que pouvaient av^ir conçus quelques fidèles
sur la régularité de son élection ; en même temps il
envoya un bref à la mère abbesse du couvent pour
qu'elle permît à la sainte fdle de venir à Gênes. Le
pape reçut Catherine en consistoire, les cardinaux, le
doge et les aiUres magistrals de la république se
trouvant tous réunis : la pauvre illuminée se recueil-
lit quelques instants, puis entra en extase, l'œil étin-
celant, les cheveux épars, la bouche écumante, et
semblable à l'anticjue pythonisse de Delphes, elle
prononça d'une voix inspirée : « .\pprcnez tous que
le pontife Urbain est réellement le vicaire du Christ. »
■ Un commentateur des Bollandistes, qui a écrit
une histoire de Catherine de Sienne, prétend qu'on
faisait boire à cette religieuse certaines préparations
aphrodisiaques qui provoquaient ces ravissements
extatiques; ce qui semblerait confirmer cett'e opi-
nion, c'est qu'elle mourut quelques mois après dans
un paroxysme de folie hystérique.
La révélation de sainte Catherine fut d'un faible
secours à Urbain, et n'arrêta point son compétiteur,
([ui augmentait chaque jour ses conquêtes, soit par
les armes, soit par les négociations.
On expliquerait difficilement cette prédilection des
peuples pour Clément ; car ce pape n'était ni moins
avide, ni moins cruel, ni moins infâme que son ri-
val ; et si l'on en juge par la chronique du moine
anonyme de Saint-Denis, nous dirons (pi'il méritait
d'être maudit de Dieu et des hommes. «Clément,
suivant le docte religieux, profitant de l'indolence du
roi et des grands pour les libertés et les coutumes
de l'Église gallicane, avait accablé d'impôts les ecclé-
siasti([ues et les communautés, et avait encore dé-
passé Boniface Mil et Jean XXll dans l'art d'ex-
torquer de l'argent et de faire affluer les richesses
des nations dans les trésors de la chancellerie apos-
tolique. X l'exemple de son compétiteur, il avait créé
trente-six cardinaux, véritables vampires, escortés
d'une légion de procureurs armés de bulles expecta-
tives, et prêts à s'abattre sur les bénéfices vacants
dans les églises cathédrales et collégiales, dans les
prieurés conventuels, dans les monastères ou dans
les maisons hospitalières.
«Non-seulement le pontife, au mépris des décrets
•de ses prédécesseurs, autorisait ces abus, mais en-
core il gardait pour lui-même les meilleurs et les
plus riches diocèses. A la mort d'un prélat, il met-
tait en campagne des collecteurs ou des sous-collec-
teurs de la chamiîre apoi^tolique qui s'emparaient des
meubles du défunt, recherchaient les anciens titres
de créances, les arrérages des fermes, et après avoir
misles héritiers en prison, ils prenaient la direction
du diocèse, vendaient les ornements sacrés des égli-
ses, et engageaient même les récoltes pour deux ou
trois années; de sorte que le nouvel évêqne était
forcé de mendier pour vivre, ou de se mettre à la
tête de ses prêtres et de ses moines et de battre le
pays en rançonnant les habitants, comme le faisaient
les compagnies franches. »
Cependant Urbain ne se laissa pas décourager par
les succès de son ennemi ; il rassembla une armée
et se prépara à disputer le royaume de Naples à Clé-
ment, béjà il était en marche pour l'Italie inférieure,
lorsqu''il fît une chute de cheval qui l'obligea à sus-
pendre l'exécution de ses projets. Ce retard et plus
encore le manque d'argent contiibua à désorganiser
son armée, et le contraignit à replier ses troupes sur
Rome pour y passer son quartier d'hiver.
Peu de jours après son installation au Vatican, il
rendit le dernier soupir. Un des agents de Clé-
ment ^'II lui avait fait prendre, dit-on, un breuvage
empoisonné.
Urbain était odieux même à ceux qui suivaient sa
fortune, aussi sa mort n'excita-t-elle aucun regret.
Il fut inhumé le 16 octobre 1389, à Saint-Pierre,
dans la chapelle de Saint-André.
II
120
S50
HISTOniK nES PAIM'S
^
*t<-*"'
Élection de Boniface IX. — Les deux papes s'excommunient. — Jubilé à Rome. — Exactions de Boniface. — Cruautés de Clé-
ment. — Tentatives de l'Université de Paris pour faire cesser le schisme. — Mort de Clément VII. — Les cardinaux français se
réunissent en conclave et proclament souverain pontife le cardinal Pierre de Luna. — Fourberie de ce pape. — Négociations
pour la paix de l'Église. — Assemblée de Reims. — Les Français refusent l'obédience à Benoît XIII. — Négociations de
Pierre d'AiUy. — Benoit est assiégé dans Avignon. — Conduite de Boniface à Rome. — Ses débauches. — Conjuration contre
le pape. — Secte des blancs. — L'empereur Manuel Paléologue vient en France. — Benoit est chassé d'Avignon. — Il se ré-
concilie ayec ses cardinaux. — Nouvel exemple de sa mauvaise foi, — Ambassade de Boniface à Benoît. — Mort de Boniface IX.
Quelques jours après la mort d'Urbain, seize car-
dinaux qui se trouvaient à Rome ou dans les pro-
vinces voisines s'enfermèrent en conclave et élurent
souverain pontife Pierre Thomacelli, cardinal de
Naples, qui fut intronisé sous le nom deBonifacelX,
après les cérémonies d'usage.
Sa mère, nommée Gratiniola Filimarini, accourut
aussitôt pour l'adorer comme père universel des
chrétiens, et se prosterna devant lui, aimant mieux,
disait-elle aux assistants, lui baiser les pieds comme
pape que le visage comme (ils.
Boniface était originaire de Naples ; il était bien
fait de sa personne, avait un port majestueux et s'ex-
primait avec assez d'élégance; mais il ne savait ni
écrire ni chanter, et son ignorance était extrême sur
les matières religieuses ; néanmoins il montra beau-
coup d'adresse et de prudence dans les actes de son
gouvernement. 11 commença par détruire l'autorité
souveraine des bannerets et des sénateurs de Rome,
pour se rendre maître absolu dans la ville sainte et
dans les domaines de l'État ecclésiastique ; ensuite il
confirma les institutions d'Urbain relativement aux
époques des jubilés qu'il rapprocha encore, sous pré-
texte que Jésus-Christ ayant passé trente -trois ans
Bur la terre, il convenait de célébrer chaque période
de trente-trois années ; et comme le saint-père était
pressé du besoin d'argent, il songea à exploiter la
crédulité humaine et puidia immédiatement un jubilé.
De toutes les parties du monde afflua dans Rome
un concours de pèlerins qui venaient gagner des in-
dulgences et donner leur argent au pape. Pour aug-
menter les sommes énormes qu'il relira de cette opé-
ration, l'insatiable Boniface envoya encore des bandes
de moines quêteurs en Allemagne, en Hongrie, en
Pologne, en Bohème et en Angleterre pour vendre
des indulgences, ce qui lui procura plus de cinq cent
mille florins d'or.
Parmi ses mandataires, ceux qu'il soupçonna d'in-
fidélité ou de tiédeur dans leur métier, furent à leur
retour ap]diqués à la question et roués vifs. Il punit
avec la même sévérité les moines mendiants et les
clercs séculiers, qui lui faisaient une concurrence active
pour la vente des indulgences, en permettant aux
nonnes le libertinage, en réconcihant les hérétiques
avec l'Église, en réhabilitant les bâtards, en autori-
sant les incestes, et en accordant l'absolution des vols
et des assassinats à meilleur marché que le saint-
père. Il fulmina contre eux une bulle terrible, et
voua aux supplices éternels ceux qui ne lui restitue-
raient pas l'argent qu'ils lui avaient volé. Quelques-
BONIFAOE IX
251
uns obéirent, mais les plus coupables préférèrent
s'exposer aux supplices très-problématiques de l'en-
fer, plutôt que d'avoir à rendre les sommes arra-
chées à l'ignorance et à la superstition.
Alors le cupide pontife résolut d'exploiter les pas-
teurs comme il avait fait des brebis, et il publia dans
les dilïérents pays de son obédience, qu'il accorde-
rait des grâces et des bénéfices aux ecclésiastiques
qui viendraient à sa cour et lui otïriraient des pré-
sents. Cette promesse fallacieuse détermina en ellet
un granJ nombre de prêtres à faire un voyage à la
ville sainte et à emporter avec eux tout l'or qu'ils pu-
rent se procurer, pour obtenir du saint-père les
meilleurs bénéfices de leurs provinces. 11 en résulta
entre les prélats de chaque pays et entre les simples
clercs de chaque diocèse un combat de vanité t[ui fut
extrêmement prolitable à Boniface, chacun d'eux en-
chérissant sur sou collègue afin d'occuper une meil-
leure place sur les rôles des grâces à distribuer.
Bientôt le nombre des postulants devint si consi-
dérable, qu'on reconnut que le monde eût-il été dix
fois plus grand (ju'il ne l'est, le saint-père n'aurait pu
donner à tous autant de bénéfices qu'ils en sollici-
taient; ce qui n'empêcha pas les stupides pèlerins
d'apporter leurs offraudesau Vatican. Boniface vendit
également les domaines de l'Église romaine moyen-
nant de fortes sommes payées comptant à titre d'é-
trennes, ou sous la promesse de redevances annuelles
à fournir, soit en espèces, soit en hommes d'armes
ou en subsides de guerre.
De son côté, Clément, en fait d'exactions, ne resta
pas en arrière de son compétiteur ; il ruina le clergé
de France et d'Espagne par des impositions énormes,
et extorqua aux fidèles des sommes incroyables. Il
essaya en outre de gêner le commerce de Boniface
en lançant contre ses partisans des excommunica-
tions, que celui-ci rendit avec libéralité; car, dit un
spirituel auteur, c'est la monnaie dont les papes sont
le plus prodigues.
^lainbourg, le jésuite, s'exprime en ces termes sur
le même sujet : <i Boniface et Clément ne songeaient
qu'à se maintenir sur la chaire de l'Apôtre par la
corruption et avec le secours des puissances tempo-
relles; et quoiqu'ils parussent désirer ardemment
la paix et l'union de l'Église, aucun d'eux n'était
sincère, et ils n'aspiraient l'un et l'autre qu'à
l'anéantissement de leur rival. En effet , Boniface
voulait empêcher l'Angleterre de conclure une
trêve avec la France, si Charles VI ne consentait à
abandonner le pape d'Avignon; et Clément s'oppo-
sait à ce que la France acceptât la paix, si la Grande-
Bretagne persistait à soutenir Boniface. Ils cher-
chaient à s'entre-détruire , soit par leurs bulles,
soit par les ennemis qu'ils se suscitaient; enfin ils
poussaient le scandale de leurs inimitiés jusqu'à
obliger les ecclésiastiques auxquels ils conféraient
quelques bénéfices, à leur promettre par serment
, de ne jamais reconnaître comme pontife leur com-
pétiteur; ce qui prouve que leur intention était de
rendre le schisme éternel. »
Cependant les membres de l'Université, les magis-
trats, un petit nombre de prêtres vertueux, et quel-
ques chefs des dilïérents ordres religieux, furent pro-
londément affligés des malheurs des peuples, et vôû^
lurent mettre un terme aux disputes scandaleuses
des papes, en ramenant l'union dans la chrétienté.
Deux moines de l'ordre dos Chartreux, chargés de la
mission délicate de sonder les intentions des cours
de Ilorae et d'Avignon, se rendirent d'abord auprès
de Boniface, qui les accueillit avec distinction et
parut approuver leurs conseils; en les congédiant,
le saint-père leur donna pour le roi de France une
lettre dans laquelle il oiïrait de s'en remettre à la
décision du monarque, lorsqu'il lui aurait permis de
lui adresser quelques canonistes romains pour éclai-
rer sa conscience. Les deux religieux se dirigèrent
ensuite vers Avignon pour faire à Clément les mêmes-
exhortations qu'à Boniface; mais Clément ne les re-
çut pas avec autant de bienveillance, il les fit saisir,
sans autre formalité, dès qu'ils furent entrés dans la
ville, et les fit appliquer à la question, pour les punir
d'avoir été à Rome sans son autorisation.
Cette arrestation mit en émoi l'ordre entier des
Chartreux; le supérieur adressa aussitôt une supli-
que au roi de France pour demander la liberté de
ses frères et pour réclamer contre cette violation du
droit des gens. Charles VI se rangea du parti des re-
ligieux, et fit écrire à Clément qu'il eût à relâcher
immédiatement ses prisonniers, s'il ne voulait s'ex-
poser à une punition terrible. Le pontife feignit de
n'avoir aucupe connaissance de ce qui s'était passé ;
il rejeta la faute sur ses cardinaux, et répondit aux
envoyés du prince : « Assurez à votre maître, notre
cher fils, que nous avons tellement à cœur de con-
server son amitié, que nous abandonnerions avec
joie nos sandales, notre chape et notre tiare, s'il
nous demandait ce sacrifice. »
Tout paraissait en bonne voie d'arrangement, et
l'on espérait que, soit de gré, soit de force, on amè-
nerait les deux papes à renoncer à leurs droits, lors-
qu'un événement inattendu, la démence de Charles VI,
vint arrêter les négociations et raviver les vieilles que-
relles religieuses. Néanmoins, plus sages cette fois
qu'ils ne l'avaient été précédemment, les Français et
les Anglais refusèrent d'épouser les haines des deux
cours pontificales ; ils exclurent les deux papes de
leurs conseils, et signèrent un traité de paix pour
vingt- six ans. Défense fut faite par le roi Richard
aux sujets de son royaume de passer la mer et de se
rendre en Italie pour obtenir des provisions de béné-
fices, sous peine d'être puni comme ennemi de l'État.
Boniface cassa immédiatement l'ordonnance de Ri-
chard, et l'excommunia solennellement. Pour s'en
venger, le roi fit afficher à Londres une proclamation
portant que les ecclésiastiques anglais qui étaient en
Italie eussent à revenir en .Vnglelerre dans un délai
de huit mois, sous peine de forfaiture. 11 en résulta
que la Grande-Bretagne se sépara entièrement de
l'obédience du pape de Rome.
Si Boniface perdait du terrain dans le Nord, en
revanche il as^'andissait son autorité en Italie, et
bientôt il se trouva assez puissant pour exercer sa
domination comme aux meilleurs temps de la pa-
pauté. L'argent étant son dieu favori, il mit en œu-
vre tous les moyens de s'en procurer ; il rendit une
ordonnance qui autorisait l'usure, et prêta lui-même
à de gros intérêts; il établit de nouvelles charges
dont les titulaires mettaient aux enchères l'adjudica-
252
HISTOIRE DES PAl'ES
lion des bonéficcs, doolara jiei|u'tm'llos les annales
invoutèos pr Jean XXII, el en veiulil la iieieeiilion
par avance el ponr ]>lusieurs années.
PenJanI (|ne l'Ilalie élail pressniée par nn pon-
tife avare, la France géniissail accablée par les im-
pôts qu'on accumulait sur elle jiour fournir aux
prodig-alités ilu pape d'Avignon el aux dépenses de
ses Irenle-six cardinaux, de ses maîtresses et de ses
mignons. Enliu, les prélats du royaume, fatigués de
payer à Clément tantôt le dixième, tantôt le ving-
tième de leurs revenus, se réunirent à l'Université,
et nommèrent cinipiante-quaUe docteurs |)our déci-
der sur les mesures qu'il conviendrait de prendre
pour rétablir l'union dans l'Eglise, « et alin, di-
saient-ils, de n'avoir qu'un pape à engraisser. » Le
résultat des délibérations fut que les deux concur-
rents seraient sommés d'abdiquer et de se soumettre
à la décision d'un concile générai.
A cet elTel, l'Université composa une lettre collec-
tive pour supplier le roi, qui avait recouvré quel-
ques lueurs de raison, de prêter l'appui de son au-
torité à une mesure qui seule pouvait terminer le
scliisme qui désolait l'Europe. « L'Eglise, disaient
les docteurs, est tombée dans le mépris, dans la
servitude et dans la pauvreté ; les deux papes n'é-
lèvent aux prélaturcs que des ministres indignes et
corrompus qui n'ont aucun sentiment d-'équité ni de
pudeur, et qui ne songent qu'à assouvir leurs pas-
sions. Ils volent le bien de la veuve et de l'orplielin,
en même temps qu'ils déjiouillcnt les églises et les
monastères ; le sacré ou le piofane, tout leur est
bon, pourvu qu'ils en tirent de l'argent; la religion
pour eux est une mine d'or dont ils exploitent jus-
qu'au dernier fdon ; ils vendent tout, depuis le bap-
tême jusqu'à l'enterrement ; ils trafiquent des patènes,
des croix, des calices, des vases sacrés el des châs-
ses des saints. On ne peut obtenir aucune grâce,
aucune faveur sans la payer ; ce n'est point le plus
digne, mais le plus ric!ie aui obtient les dignités
ecclésiastiques. Celui qui donne de l'argent aux pa-
pes peut dormir en repos, lors même ([u'il aurait
égorgé son père, car la protection de l'Eglise lui est
assurée. La simonie s'exerce publiquement ; et l'on
vend effrontément au plus offrant el dernier enché-
risseur les diocèses, les prébendes ou les bénéfices;
voilà ce que font les princes de l'Eglise. Que dirons-
nous du bas clergé, qui n'administre plus les sacre-
ments qu'au poids de l'or ? Que dirons-nous enlin
des moines, dont les mœurs sont plus corrompues
que celles des habitants de l'ancienne Sodome? Il
est temps, illustre prince, que vous mettiez un terme
à ce schisme déplorable, que vous proclamiez les li-
bertés de l'Eglise gallicane, et que vous limitiez la
puissance des pontifes. "
Celle foudroyante requête fut apportée à la cour
d'Avignon par des ambassadeurs qui la lurent en
plein consistoire. Clément conserva une impassibi-
lité extraordinaire en écoutant le récit des calamités
dont il était accusé d'être le pi incipal auteur ; mais
lorsqu'on le somma de renoncer au pontificat, il s'é-
lança de son siège, se jeta sur le député qui tenait
la requête, la lui arracha des mains, la déchira avec
les denfs, et la foula aux pieds en prononçant les
plus horribles blasphèmes. Après cet accès de co-
lère, il s'adressa aux cardinaux , et leur demanda
quelle terrilile punition, quels supplices assez épou-
vantables il pourrait iniliger à ceux qui avaient été
assez hardis pour prononcer de telles paroles.
A son grand dionnement, ceux-ci ié,iondirent que
le conseil donné par l'Université demandait un exa-
men sérieux, attendu que l'argent nuiuquait , que
toutes les ressources de la superstition étaient épui-
sées, que plusieurs d'entre eux ne pouvaient plus
subvenir aux dépenses de leurs maisons, et que s'il
ne voulait pas réduire sa cour à une honteuse men-
dicité, il devait lui-même songer à mettre (in au
schisme. Celte réponse redoubla sa fureur; il voulut
parler, la voix lui luancpia; alors il jeta sa tiare au
milieu du consistoire, et sortit précipitamment de
la salle. Quelques heures après, il expirait frappé
d'une atUique d'apoplexie. Il fut inhumé dans la ca-
thédrale d'.Vvignon, le 17 septembre 1394.
^'oici le jugement que le docteur Glémangis a porté
sur ce pape : '< A-t-il jamais existé un prêtre plus
misérable tpiu Clément VU'? Adulateur lâche et ser-
vile, il se nommait lui-même le serviteur des servi-
teurs des rois de France; et c'est à peine si le plus
vil esclave eût su|)porté les indignités dont l'ajireu-
vaient les courtisans. Il donnait les évêcliés et les
abbayes aux mignons des princes, et leur vendait le
droit d'exercer sur le clergé toutes les vexations
imaj^inables; enfin, il n'était pas jusqu'aux simples ^
bouffons du duc de Berry ([ui ne fussent aussi papes i|
que Clément. »
Dès que la nouvelle de sa mort parvint à Paris,
l'Université envoya une dépu talion au roi pour lui
demander qu'il fût défendu aux cardinaux d'Avignon
de procéder à une élection nouvelle avant qu'une as-
semblée générale des prélats du royaume eût pro-
noncé sur le schisme. Charles \l écrivit dans ce
sens aux membres du sacré collège; le roi d'Aragon
leur adressa une lettre pour le même objet; l'Uni-
versité, les métropolitains de Trêves, de Mayence
et de Cologne leur envoyèrent des députés pour leur
faire la même prière ; Boniface IX leur adressa éga-
lement de Borne une bulle pour les exhorter à faire i
cesser le schisme. f
Toutes ces lettres, toutes ces suppli((ues et ces démar-
ches furent inutiles; les cardinaux s'étanl déjà enfermés
en conclave, refusèrent obstinément de recevoir ni
ambassadeurs ni missives avant que l'éleclion fût ter-
minée. Néanmoins, pour éviter l'accusation d'avoir
continué le schisme malgré la volonté des souverains,
ils prirent cet engagement : « Nous tous, cardinaux
de la sainte iîiglise romaine, assemblés en conclave
pour l'élection d'un pape, étant devant l'autel, nous
jurons sur l'Evangile el sur le sacré corps du Christ,
que sans artifices, sans intrigues el sans ])crfidies,
nous travaillerons fidèlement et activement à l'ex-
tinction du malheureux schisme qui détruit l'Église;
que pour atteindre ce but, celui d'entre nous qui aura
été élu, renoncera au pontificat, si le sacré collège
le déclare nécessaire pour opérer la réunion. »
Ensuite ils procédèrent à l'élection: après ipielques
scrutins de ballottage, Pierre de Luna réunit la ma-
jorité des suffrages, et fut proclamé pape sous le
nom de Benoit XIII. Le nouveau pontife était de
l'illustre maison des seigneurs de Luna dans le
r.ONIFACE IX
253
Les ambassaiJeurs fiam.-ais devaiil Cléoient
royaume d'Aragon , et avait déjà occupé des em
[ilois fort importants, à cause de sa finesse bien re-
connue dans les aiVaires. Malheureusement il était
dévoré d'une ambition démesurée, ce qui avait l'ail
dire à Grégoire XI, lorsqu'il l'éleva au cardinalat :
« Prenez garde, mon fds, que votre lune ne s'éclipse
un jour, car la vanité a perdu bien des hommes. »
Les prévisions de Grégoire se réalisèrent en effet,
ajoute Maimbfiurg, car dès (ju'il fut pape, Pierre de
Luna se montra orgueilleux, implacalile, fourbe, in-
.«atiable de domination, et d'une opiniâtreté que rien
ne pouvait adoacir. Ce qui avait déterminé les cardi-
naux à lui. donner leurs voix, c'est que Benoît XIII,
quoique jeune encore, puisqu'il était à peine âgé de
soixante ans, avait ac((uis dans ses différentes léga-
tions des riciiesses énormes qu'il s'engageait à leur
abandonner. ( cpendant les membres du sacré col-
lège exigèrent, avant de le consacrer, qu'il renouve-
lât le serment pnmoncé en conclave, et qu'il réitérât
les mêmes protestations dans ses lettres adressées
aux prélats et aux différents rois d'Iùiropo. Le nou-
veau pape se conforma avec d'aulanl ])lus de dcci ité
à la demande des cardinaux, qu'il avait compris tout
le parti qu'il pouvait tirer de sa position, en laissant
croire à son extrême indifférence pour la papauté.
En eff''t, le roi de France et l'Université, trompés
)i:ir cette ruse, le reconnurent sans didiculté, per-
suadés qu'un pape aussi soumis abdiquerait la su-
prême dig'nité à leur premier comm:ndement. Tou-
tefois, ils lui envoyèrent des ambassadeurs pour lui
représenter qu'il eût été plus facile de terminer le
schisme s'il n'avait pas consenti à son élection. A
cette observation , Pierre de Luna ôta sa chape, et
leur répondit qu'il était prêt à renoncer à l'instant à
son titre de pape, si le roi et l'Université le dési-
raient. Benoît joua si parfaitement la comédie, qu'il
en imposa aux partisans de Boniface, qui se déta-
chèrent de sa cause parce que celui ci affectait, au
contraire, des airs de hauteur, d'insolence, et qu'il
déclarait vouloir consei'ver la t are, malgré les car-
dinaux, malgré les peuples et les rois.
Eiilin, tous les esprits paraissant disposés à la
paix, un concile national fut convoqué à Paris. Dans
cette réunion, les seigneurs, les prélats et les doc-
teurs en théologie du royaume décidèrent que le seul
moyen de terminer le schisme était la double abdi-
cation des ])Oiitifes de Rome et d'Avignon. Char-
les VI fit parlir aussitôt des ambassadeurs pour
notifier à Benoît le résultat des délii)érations du
concde de Paris, et il chargea ses oncles les ducs de
Berry it de Bourgogne, ainsi (|ue le duc d'()rléans,
son frère, et les chel's de la déjiutati.jn de remettre
au pape la lettre suivante :
« Très-saint père, la volonté que vous nous avez
toujours exprimée, soit par vos discours, soit par
vos lettres, de terminer le schisni" qui trouble la
chrétienté, nous a déterminé à vous envoyer comme
ambassadeurs, nos oncles, notre frère et plusieurs
notables de notre royaume, qui vous feront connaître
les décisions de la grande assemblée que nous avoti'
2:4
IIISTOIUE l)E^ l'Al'KS
tenue ilans notre bonne ville, et qui premlront avec
vous les mesures qui seront jugées nécessaires pour
en assurer Texécution entière. »
Benoit, se trouvant pris dans ses propres filets,
lit traîner les négociations on longueur, cherchant
cliaque jour de nouveaux prétextes pour ne pas
donner une réponse précise ; enfin , lorsqu'il eut
épuisé toutes le'! ressources de sa politique obsé-
quieuse et fourbe, lors(|u"il se vil poussé dans ses
derniers retranchements, et obligé de se prononcer,
il publia, en présence des cardinaux, de ses officiers
et des ambassadeurs de France, une bulle portant :
" Que Boniface IX et lui, avec leurs cardinaux, s'as-
sembleraient dans un lieu sûr, sous la protection du
roi de France, afin de conférer ensemble sur la réu-
nion de l'j'jglise ; mais qu'il ne pouvait s'expliquer
sur les clauses de leur accommodement, pour éviter
que les ennemis de l'Jiiglise ne fissent naître des
obstacles à celte entrevue; que cependant il décla-
rait préalablement, qu'il ne lui était point permis
d'employer la voie de cession pour terminer le
schisme, parce que cette mesure n'était pas canoni-
que et n'avait point été suivie par les Pères; qu'il
préférait manquer à une promesse donnée inconsi-
dérément, jdiitôt que de se rendre coiqialile d'héré-
sie en introduisant cette nouveauté criminelle; que
néanmoins, si le schisme ne pouvait s'éteindre ni
par la voie de l'entrevue ni par celle de l'arbitrage,
il proposerait ou accepterait pour faire cesser le
scandale, tous autres moyens, pourvu qu'ils fussent
raisonnables, honnêtes, juridiques, et conciliables
avec les traditions de l'Eglise et les sacrés canons. »
Après la lecture de celte bulle, qui mettait à jour
la mauvaise foi du pape, les ambassadeurs indignés
quittèrent la séance sans mot dire, et se retirèrent
de l'autre côté du Rhône, dans la partie de la cité
appelée Ville-Neuve d'Avignon, où ils étalent logés;
pendant la nuit, ils délibérèrent sur ce qu'ils avaient
à faire, et se mirent en rapport avec les cardinaux.
Benoît ayant été instruit que ceux-ci envoyaient et
recevaient à chaque instant des messages de la part
des princes, craignit une conspiration, et fit brûler
le pont pour intercepter les communications. Celte
mesure n'empêcha pas qu'au matin les ambassadeurs
ne passassent le fleuve dans des barques, et ne s'as-
semblassent avec les membres du sacré collège au
couvent des frères mineurs.
Dans ce consistoire, la bulle du saint-père fut con-
damnée unanimement, et on décida que Benoît de-
vait immédiatement déposer la tiare. Loin d'obéir à
cette injonction, le pontife fulmina une seconde
bidle pour confirmer la précédente. Alors, désespé-
rant de vaincre son obstination par des menaces, les
ambassadeurs et les cardinaux voulurent tenter une
démarche de conciliation, et se rendirent au palais
pontifical, <• et là, dit la chronique du moine de
Saint-Denis, ils le supplièrent, à genoux, d'abdiquer
la papauté. » Mais le fourbe Benoît, levant enfin le
masque, leur dit d'un ton rempli d'arrogance :
« Sachez, vous tous, princes de l'Etal et de l'É-
glise, que vous êtes mes sujets, et que je suis sou-
verain seigneur des peuples et des rois , puisque
Dieu a soumis tous les hommes à mon autorité! Sa-
chez que les cardinau,x n'ont d'autre pouvoir que ce-
lui de choisir parmi eux le plus digne, et de le faire
pape; et dès qu'ils l'ont déclaré chef su}Hème de
l'Eglise, l'Esprit saint l'illumine tout à coup, il de-
vient infaillible et sa puissance égale celle de Dieu ;
il ne peut plus être assujetti à aucune domination ;
il est placé au-dessus des puissances de la terre, des
peuples et des rois, et il ne peut plus être déposé
du trône apostolique, même ))ar sa volonté; enfin,
la dignité de jioiilifo est si redoutable ([ue le monde
doit écouter nos arrêts, courbé dans la poussière, et
trembler à notre parole! »
Voyant l'inutilité de leurs efforts, les ambassadeurs
sortirent de l'assemblée, irrités, sans prendre même
congé de Benoît, et se rendirent immédiatement à
Paris pour rendre compte de leur mission au roi
Charles et à son conseil, et pour aviser aux moyens
à adopter dans ces conjonctures.
D'après l'opinion des principaux docteurs de l'Uni-
versité, il fut décidé qu'on enverrait des députés dans
toutes les cours d'Europe pour provoquer la réunion
d'un concile universel, afin de juger et de déposer
solennellement les deux papes.
Benoîl, furieux contre l'Université, qui avait pris
l'initiative dans ces démarches, essaya d'affaiblir son
autorité en fulminant contre elle les plus terribles
anathèmes; il déclara ses docteurs, ses professeurs,
ses éludianls et ses su[)iiôts ennemis de Dieu et des
hommes el maudits pour l'éternité. Sans se laisser
effrayer par ces bulles impuissantes, le corps uni-
versitaire prolesta contre cette violence et en appela
au premier pontife qui serait canoniquemenl élu.
Alors le sainl-père déclara cette appellation contraire
à la plénitude de la puissance qui lui avait été trans-
mise par l'Apôtre et par ses successeurs, et renou-
vela son excommunication. En même temps il dé-
puta dans toutes les cours des agents qui prodiguè-
rent l'or et les promesses pour empêcher la convocation
du concile œcuménique.
Non content de toutes ces intrigues, Benoît cher-
cha encore à organiser une conspiration contre son
compétiteur : à son instigation l'évêque de Ségovie,
et le comte de Fondi, ses créatures, corrompirent
les bannerets, soulevèrent le peuple, et se portèrent
au palais du Vatican, à la tête d'une troupe de cava-
liers, pour enlever Boniface ou pour le tuer; mais la
tentative échoua par la grande promptitude que mit
Ladislas, roi de Naples, qui était alors dans Rome,
à envoyer du secours au pontife ; les insurgés furent
rais en fuite, et l'évêque de Ségovie, le comte de
Fondi el les bannerets furent obligés de quitter l'Ita-
lie pour se soustraire au châtiment qu'ils avaient mé-
rité. Boniface, échappé comme par miracle à ce dan-
ger, voulut se mettre à l'abri d'une nouvelle sédition;
il prit à sa solde un grand nombre de soldats étran-
gers, fit construire des tours crénelées sur les mu-
railles du château Saint-Ange, et y fixa sa demeure.
Comme rien ne faisait prévoir le terme des dis-
putes qui troublaient la chrétienté, Benoît ne pa-
raissant nullement disposé à faire la plus légère con-
cession, l'empereur Wenceslas, Charles VI, et plu-
sieurs princes d'Allemagne, se réunirent dans la
ville de Reims, avec un grand nombre d'évêques, et
décidèrent que l'on procéderait à une nouvelle élec-
tion sans s'inquiéter de l'acceplatic nou du refus
BONIFAGE IX
255
de Pierre de Luna, et qu'on enverrait seulement un
ambassadeur à Boniface pour l'exhorter à donner son
abdication.
Pierre d"Ailly, prrlat de Cambrai, rbargi' de cette
mission, vint à Rome, et trouva Boniface dans les
meilleures dispositions, du moins en apparence, car
après avoir pris lavis de ses cardinaux, il déclara f(u'il
déposerait la tiare si son adversaire Benoît prenait
l'engagement de siiivre son exemple. Pierre d'.Villy
reprit immédiatement la route de France, en passant
par Coblentz, où se trouvait Wenceslas. auquel il
rendit compte du succès de son ambassade, en lui
exprimant toutefois ses craintes de voir le saint-père
revenir sur sa décision. « Puisqu'il on est ainsi, lui
dit l'empereur, soyez sans inquiétude ; je prends
l'engagement de Boniface au sérieux ; dites au roi de
France qu'il soumette son pape, et je me charge du
renard qui siège au Vatican. »
Dès que l'évèque de Cambrai fut arrivé à Paris, le
roi Charles assembla un concile national où furent
admis les aml)assadeiirs de Hongrie, de Bohème,
d'Angleterre, d'Aragon, de Gastille, de Navarre, et
de Sicile ; on décréta que vu l'obstination de Be-
noît XIII, on lui refuserait tout subside. « En consé-
(|uence, dit Jean Jnvénal des Ursins, l'Église de
France se trouva avoir recouvré ses antiques libertés
et franchises, c'est-à-dire que le clergé eut l'autori-
sation de procéder aux nominations de dignités et
de bénéfices par voie d'élection. « L'assemblée ar-
rêta également que le roi, sans plus de préliminaires,
enverrait à Avignon le vénérable Pierre d'Ailly et le
maréchal de Boucicaut avec une armée, pour obliger
Benoît à quitter la chaire de l'Apôtre ; ce qui lut
exécuté immédiatement.
En apprenant l'arrivée des envoyés français et
l'approche des troupes, le pape éprouva une vive
frayeur; cependant il sut dissimuler son émotion, et
lorsque l'évèque de Cambrai vint lui signifier le dé-
cret rendu par le concile, il répondit d'une voix
calme : « Non, je n'abdiquerai point. Que votre
, maître apprenne rpie j'ai été élu souverain pontife
par la volonté de Dieu, et que je n'obéirai jamais à
la volonté des hommes, ma résistaace à leur perver-
sité dùt-elle me valoir la couronne du martyre. »
y Après cette réponse, les cardinaux, qui prévoyaient
les conséquences d'un semblable refus, et ne vou-
laient point s'exposer aux horreurs d'un siège, se
levèrent de leurs bancs et s'échappèrent de la salle
d'audience les uns après les autres pour faire leurs
préparatifs de départ. Pierre d'Ailly et le maréchal
de Boucicaut se retirèrent à leur tour et firent in-
vestir Avignon par leurs troupes. Ensuite, d'après
les usages du temps pour les déclarations de guerre,
le général français envoya un héraut d'armes défier
le pape dans son palais.
Les iiabitants, effrayés de cette démonstration, se
présentèrent en masse à la demeure pontificale, dé-
clarant qu'ils ne voulaient point de guerre avec la
France. En vain Benoît fit valoir que la ville était
forte et bien approvisionnée de vivres; que ses alliés
d'Italie levaient des troupes pour le secourir, et que
le roi d'Aragon ne pouvait manquer, comme son pa-
rent et son fils spirituel, d'accourir à son premier
appel; les magistrats furent inébraulubles, et décla-
rèrent que les citoyens ne se battraient jamais contre
les Français. « Eh bien, sortez d'ici, vilains ! s'écria-
t-il dans un transport de rage ; gardez vos maisons,
si vous pouvez; je saurai bien défendre mon palais »
Les portos delà Cité furent immédiatement ouvertes,
et le maréchal de Boucicaut fit son entrée dans Avi-
gnon à la tète des troupes françaises.
Quant au pape, il fit rompre le pont-levis qui était
devant son château, et fit serment de iiepoint se ren-
dre et de se précipiter du haut des créneaux de la
tour, plutôt que de se voir prisonnier. Il écrivit en-
suite à Martin, roi d'Aragon, employant tour à tour
les prières et les menaces pour qu'il lui envoyât des
troupes et pour qu'il l'arrachât des mains des Fran-
çais. Là encore il tlcvail éprouver une nouvelle dé-
ception, car le prince, après avoir pris connaissance
de la lettre du pontife, dit au député : « Quoi! ce
prêtre pense-t-il que je sois assez stupide que d'aller
me mettre en guerre avec la France pour soutenir
ses fourberies tacerdotales? Il est prisonnier dans
son palais; eh bien, qu'il y reste. » ,
Opiniâtre comme le sont tous les prêtres, Benoît
n'en continua pas moins à se défendre ; il animait
lui-même ses soldats, dit Jnvénal des Ursins, et
contribua à sauver le château par sa vigilance. Une
nuit, pendant qu'il faisait sa ronde autour des mu-
railles, il entendit un bruit souterrain de pas d'hom-
mes et de bruissement d'épées ; c'étaient les assié-
geants qui, ayant enlevé les grilles d'un égout des
cuisines, se glissaient à la faveur de l'obscurité dans
la cour du palais; le saint-père appela à voix basse
quelques-uns de ses gardes, et à mesure C[ue les
ennemis anivaient un à un dans la cour, il leur je-
tait une couverture sur la tête pour étouffer leurs
cris, et les faisait emporter dans les cachots du pa-
lais. On fit environ soixante prisonniers avant que
les autres en eussent l'éveil.
Pendant huit mois entiers que le saint-père eut à
souffrir les rigueurs d'un siège, sa fermeté ne se dé-
mentit pas un sieul instant. Charles VI de son côté
fut inexorable, et consentit seulement à changer le
siège en blocus jusqu'à ce que l'union fût rétablie
dans l'Église.
Bien différent de son compétiteur, qui soutenait
ses droits à la papauté les armes à la main. Boni-
face IX préférait la corruption à la résistance, et
s'appliquail à grossir ses trésors pour acheter des
consciences et ])our se soutenir sur le trône. Toutes
les ressources de la simonie se lro\ivant épuisées, il
publia un nouveau jubilé pour l'année séculaire,
quoiqu'il y eût à peine dix ans écoulés depuis le der-
nier. Ce fut encore im trafic scandaleux d'indulgences
et d'absolutions; mais les offrandes ne furent pas
aussi abondantes qu'au précédent jubilé, soit que le
zèle dos fidèles se fût ralenti, soit que la confiance
des pèlerins dans les indulgences eût diminué. Alors
Boniface imagina de s'en prendre au clergé; il ré-
voqua les grâces et les bénéfices qu'il avait vendus
depuis dix années; il cassa les unions de paroisses
faites par lui ou par son prédécesseur immédiat, et
remit en vente toutes les grâces, tous les bénéfices,
toutes les indulgences.
Cette mesure écluuia encore, et l'empressement du
clergé ne répondant pas à son attente^ il eut recours
l56
insTOlHK DES l'APKS
Lo pape assiégé dans son palais à Avignon
aux inquisiteurs, et fit brûler une foule prodigieuse
d'hérétiques pour s'emparer de leurs dépouilles. Il
poursuivit également et pour le mêrae motif la secte
des blancs, espèce de moines mendiants qui parcou-
raient l'Italie en portant de giands crucifix artiste-
ment travaillés, qui laissaient tomber des gouttes de
sang ou versaient des larmes pour attendrir les fidèles
et pour extorquer de l'argent aux peuples ignorants
et superstitieux. Boniface, qui voyait dans les blancs
des concurrents redoutables, s'empara du trésor de
la secte comme d'un bien qui lui avait été volé, fit
arrêter les principaux cbefs et les lit brûler vifs.
BONIFACE IX
257
^'"'"^^kMm
Les orgies de Wenceslas.
Pendant que l'Église d'Occident était déchirée par
un schisme déplorable, l'Église d'Orient avait à lutter
contre la nouvelle religion de Mahomet, dont les re-
doutables kalif'es avaient déjà soumis au Korau le
nord de rAi'iii(ue et une partie de l'Asie. Jusque-là
Conslantinople avait résisté aux etlorts des inlidèlcs;
cependant les conquêtes de BajazeL faisaient pres-
sentir que les musulmans songeaient à faire passer
l'empire grec sous leur domination; et Manuid Pa-
léologue, qui régnait alors, prévoyant qu'il ne pour-
rait résister à ses terribles adversaires, ai)an donna
sa capitale, qui composait pour ainsi dire tout son
empire, et vint en France pour demander des secours
à Charles VI. Il passa deux années entières au châ-
teau du Louvre, au milieu des fêtes et des plaisirs :
ses négociations, soit avec la France, soit avec l'An-
gleterre ou l'Allemagne, n'aboutirent à rien; et on le
laissa retourner en Orient presque seul, tant le
schisme avait épuisé l'Europe d'hommes et d'argent.
II
Ce voyage de Manuel fut néanmoins très-favorable à
l'Italie et à la France ; car les savants qu'il avait
amenés avec lui firent connaître ces immortels chefs-
d'(L'uvre de l'antiquité que la politicpie des prêtres
latins avait proscrits de la Gaule, de la Germanie et
de la péninsule romaine, et préparèrent cette ère de
régénération qu'on a appelée Renaissance.
Une révolution remarquable eut lieu pendant cette
dernière année du quatorzième siècle : les Allemands
renversèrent du trône Wenceslas, (ils aîné de Char-
les IV, monstre d'impudicité, d'ivrognerie et de
cruauté, qui faisait peser sur les peuples la plus
exécrable tyrannie. On raconte qu'il ne sortait jamais
qu'accompagné d'une escorte de bourreaux qu'il
appelait ses compères, et qui égorgeaient les mal-
heureux que le hasard plaçait sur son chemin lors-
(|u'il était ivre. Ses crimes lassèrent enfin le peuple;
de généreux citoyens se mirent à la tète d'une cons-
piration, attaquèrent le palais do Wenceslas, le firent
121
25S
1118T01UK DES PAPES
lui-même prisonnier, et le renrornièront dans une
forteresse. Malheureusement la jeune lille il'uu tles
geôliers eut pitié du roi détrôné et lo lit échapper de
sa prison par une issue secrète.
Aussitôt que les électeurs furent instruits de son
évasion, ils se hâtèrent de prononcer sa dëcliéancede
l'empire, et proclamèrent Rohert 111, duc de Bavièri',
roi d'Italie et de Germanie. Le )iape de Rome ayant
approuvé cette élection, Benoît Xltl embrassa natu-
rellement le parti de Wenceslas, qui conservait en-
core de puissants amis en Bohème, en Allemagne et
nifme en Italie. Ainsi les deux jiapcs, en soutenant
chacun l'un des empereurs, rallumèrent la guerre ci-
vile, et reculèrent indélinimenl la réunion du concile
qui devait prononcer leur déposition.
La France se trouvait également dans une agita-
lion extrême relativement à la question de l'obé-
dience; les ducs de Berry, de Bourgogne, la jilus
grande partie du clergé et l'Université de Paris, sou-
tenaient qu'on devait exiger du pape d'Avignon sa
renonciation au trône apostolique ; mais la maison
d'Orléans faisant cause commune avec les ambassa-
deurs du roi d'Aragon, avec l'université de Toulouse
et plusieurs chefs d'ordres ainsi que certains ecclé-
siastiques influents cjui avaient été gagnés par l'or
de Benoit, mettaient tout en œuvre pour faire délivrer
le pape et pour lui rendre l'obédience.
De violentes discussions avaient lieu à ce sujet
entre les princes; et le peuple prenant le parti des
uns ou des autres, se battit, selon la coutume, pour
le pape, pour le roi et pour les princes. Enlia le parti
des d'Orléans triompha; un gentilhomme normand
appelé Robert de Braquemond, gouverneur d'une des
villes voisines d'Avignon, se laissa corrompre, et
consentit à favoriser la fuile du pape. Comme son
grade lui permettait d'entrer en pourparlers avec
Benoît sans éveiller les soupçons, il en profita pour
concerter avec lui un projet d'évasion.
Voici de quelle manière ils l'exécutèrent : après
une conférence qui avait duré jusqu'à la nuit, le
saint-père s'enveloppa dans le manteau d'un des
domestiques de Braquemond, sortit de la forteresse,
et traversa les lignes ennemies à la suite du capi-
taine ; une fois hors des murs d'enceinte de la ville,
Benoit trouva une escorte de cinq cents hommes qui
l'accompagna jusqu'à Cliâteau-Raynard, place ré-
putée imprenable.
Le fugitif, de cette retraite, écrivit au roi : « Notre
cher et bien-aimé fds, nous avons été assiégé pendant
plus de trois ans dans le palais de notre ville d'Avi-
gnon, et notre personne sacrée a été exposée aux
plus grands dangers pour la défense des libertés de
l'Église. Cependant nous avons pu reconnaître dans
notre captivité, que notre constance à supporter les
iniquités des hommes n'avait point touché vos er-
prits grossiers, et que notre courageuse résignation
était regardée comme une preuve de faiblesse. Nous
avons donc pris la résolution d'agir autrement, et
après avoir humblement recommandé notre personne
à la miséricorde divine, nous sommes sorti sans
crainte du palais et de la ville ; nous avons traversé
les lignes de vos soldats, et nous sommes arrivé sain
et sauf à Château-Raynard, où nous espérons qu'avec
l'aide de Dicu; des anges, des archanges et de toute
1,1 milice céleste, nous pourrons défier les princes et
les seigneurs, t't faire triompher notre sainte cause. »
En elïet, Benoît s'occupa de pourvoir cotte place
d'une nombreuse garnison ; et quand il se vit à l'abri
de tout danger, il fulmina contre les cardinaux une
bulle de dégradation, a(in de les rendre incapaliles
d'élire un autre pa]ie ; il envoya cnsuile des ambas-
sadeurs auprès des rois d'Aragon cl d'Espagne pour
les instruire du changement de sa position.
Ces souverains voyant que le parli du saint-père
reprenait le dessus, craignirent de s'exposer à sa
vengeance, et lui jurèrent obéissance et soumission.
Les envoyés d(' Hongrie imitèrent cet exemple, ainsi
(]u"un grand nombre d'ecclésiastiques et j)hisieurs
seigneurs français; les cardinaux eux-mêmes suivi-
rent l'impulsion qui était donnée, et lui adressèrent
une supplique pour obtenir d'être reçus à sa com-
munion. En bon maître, le pontife relira la bulle
lancée contre eux, et les invita à un grand festin en
signe de réconciliation. « Mais, dit le moine de
Saint-Denis, ils se fussent bien passés d'un pareil
honneur, car ils payèrent chèrement leur écot par
Ja grande peur qu'il leur fit. Dès qu'ils furent à ta-
ble, à un signal donné , des gens de guerre envahi-
rent la salle du banquet, l'épée nue à la main, et
paraissant n'attendre qu'un ordre pour les massa-
crer. Le saint-père s'amusa pendant quelques instants
de l'expression de terreur qui se répandit sur leurs
visages ; ensuite il renvoya ses gardes, et se contenta
de faire signer aux cardinaux un traité par lequel ils
s'engageaient à une entière et une aveugle obéis-
sance envers lui, et promenaient de travailler de
tout leur pouvoir à lui soumettre la France. »
Par suite de cette amnistie, les choses furent ré-
tablies comme elles l'étaient avant la soustraction;
néanmoins Benoît ne voulut pardonner à la ville
d'Avignon qu'à la condition ([ue les citoyens répa-
reraient à leurs frais les fortifications du palais pon-
tifical, et lui payeraient une forte somme comme in-
demnité de guerre. Ces préliminaires achevés, il
donna ses pleins pouvoirs aux cardinaux de Poitiers
et de Saluce pour négocier la paix avec Charles VI,
et pourobicnir qu'on rétablit son obédience dans le
royaume. Un grand nombre de villes n'attendirent
même pas le décret du roi pour reconnaître le pape,
tant on était fatigué de ces querelles ; à Paris, dans
plusieurs églises, les ecclésiastiques, en signe de sou-
mission, attachèrent immédiatement à un cierge pas-
cal le nom du pontife et la date de son avènement
au trône apostolique.
Charles VI reçut les légats avec distinction, et
s'engagea par serment à reconnaître désormais Be-
noît comme légitime chef de l'Église. Voici l'édit
qu'il publia à ce sujet : « Près de cinq années se
sont écoulées depuis le jour où le clergé et les sei-
gneurs de notre royaume, s'étant formés en assem-
blée, ont déclaré que pour faire cesser le schisme,
il fallait contraindre les deux papes à descendre de
la chaire de saint Pierre. En conséquence de cette
décision, notre royaume s'était soustrait à l'obé-
dience de Benoît XIII ; malheureusement le succès
que nous espérions de cette détermination ne s'est
pas réalisé ; nous pensions que l'intrus Boniface se-
rait abandonné par ses sectateurs ; et au contraire,
!
BONIFAGE IX
259
il s'est affermi de plus en plus dans son obstination.
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blir de nouveaux impôts sur les peuples, pour payer
au saint-père les arrérages du cens qui étaient dus
depuis plus de trois ans, les villes et les provinces
entrèrent en pleine révolte; Sigismond fut enlevé
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nais, l'antipape (jui se fait appeler Benoît XIII, de
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fert dix millions de florins d'or pour la papauté! Je
somme ses agents de confirmer par leur témoignage
la vérité de mes accusations! » Et se plaçant sur
358
IIISTOIUK DES TAl'KS
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l'aide de Dieu, des anges, des archanges et de toute rait abandonné par ses sectateurs; et au contraire,
BONMFACK IX
259
il s'est .iffcrmi de plus en plus dans son olistiu;aion.
Cet antipape s'est constamment refusé à descendre
du saint-siège, quoique Benoît ait ofl'ert authenti-
quemcnt de se soumeltre à une réélection. D'ailleurs
les cardinaux, juges absolus dans l'apidicalion des
remèdes ([u'il convient d'employer pour éteindre un
schisme, après avoir fait scission avec le saint-père,
étant revenus à son autorité, nous ne pouvons rester
plus longtemps en dehors de son obédience.
» Par tontes ces considérations, de l'avis de nos
oncles les ducs de Berry et de Bourgogne, do l'avis
de notre frère le duc d'Orléans, de l'avis de nos jirin-
cipaux seigneurs, de l'avis des prélats et des uni-
versités de Paris, d'Orléans, de Toulouse, d'Angers
et de Montpellier, nous déclarons que dès à présent
la soustraction a cessé ; nous restituons à Be-
noit XII 1 une entière obéissance pour nous et pour
notre royaume, commandant d'une manière expresse
à nos justiciers de faire publier ce décret, et de pu-
nir avec toute la rigueur des lois les contrevenants à
nos présentes volontés. »
Aussitôt que Benoît eut appris le résultat favora-
ble des négociations de ses légats, il sortit triom-
phant de Chàteau-Raynard et revint dans son palais
d'Avignon. Tant qu'il avait été prisonnier, le saint-
père avait fait les plus magnifiques promesses, et
s'était engagé à maintenir dans leurs offices les ec-
clésiastiques qui en avaient été pourvus pendant la
soustraction ; mais dès qu'il se vit libre et puissant,
il refusa de conlirmer les différentes promotions qui
avaient été faites, et exigea que les évoques lui
payassent un droit énoi'me d'investiture; il anathé-
raatisa les seigneurs qui s'étaient déclarés contre lui;
il mit l'interdit sur les couvents et sur les villes de
leur juridiction, et les taxa aune forte amende pour
racheter leur absolution. Enfin, lorsque par ses ma-
nœuvres il eut rempli son épargne, il recommença
les hostilités contre son compétiteur avec plus de fu-
reur et d'acharnement que jamais. Malheureusement
pour lui, l'autorité de Bonifacc était atïerniie sur
des bases solides en Italie et en Allemagne; et il
trouva que celui-ci avait mis le temps et les circon-
stances à profit. En effet, à la mort de Galéas, tyran
de ^lilan, le pape s'était emparé des villes de Bolo-
gne, de Pérouse et de Modène , avait fait main
basse sur ses trésors, et s'était créé avec ces res-
sources un parti puissant dans Rome, où il régnait
en maître absolu. Pour le moment il était occupé à
placer Ladislas sur le trône de Hongrie, afin de sou-
mettre ce royaume à son autorité en renversant Si-
gisraond, frère de Wenceslas, son ennemi person-
nel. A son instigation, les Hongrois s'étaient révol-
tés, avaient battu les troupes de Sigismond, avaient
fait le roi prisonnier, l'avaient plongé dans les ca-
chots d'un donjon, et avaient proclamé pour sou-
verain Ladislas, le plus proche héritier de la reine
Marie, dont ils vém'Maient la mémoire.
Ce prince vint aussitôt à W'arasdin, et se fit cou-
ronner par le cardinal légat Ange Acciajoh. Son rè-
gne fut de courte durée : Ladislas ayant voulu éta-
blir de nouveaux impôts sur les peu|)les, ])our payer
au saint-père les arrérages du cens qui étaient dus
depuis plus de trois ans, les villes et les provinces
entrèrent en pleine révolte; Sigismond fut enlevé
de sa prison ; une armée de paysans se rassembla
autour de lui, et marcha contre Ladislas. Celui-ci
prit la fuite à l'approche de son ennemi, s'embarqua
sur les côtes de la Dalmatic et revint à Naples.
Une seconde l'ois maître absolu de la Hongrie, le
cruel Sigismond usa de représailles, et se vengea de
ceux (|ui s'étaient déclarés pour son compétiteur; il
brùki des villes entières, détruisit de fond en comble
des églises et des monastères, et fit passer au fil de
l'épée les seigneurs et les ecclésiasticiues attachés à
Boniface. Tels furent pour la Hongrie les tristes ré-
sultats de ses alliances avec le pape.
Benoît voulut profiter de cet échec pour faire une
dernière tentative auprès de son rival; et comme il
connaissait son amour immodéré de l'argent, il es-
péra qu'en lui offrant une grosse somme, il pourrait
le déterminer à vendre sa part de papauté. Si la pro-
position n'était point agréée, cette démarche n'était
pas sans quelque danger avec un ennemi habile, et
ne pouvait être confiée surtout à des agents secrets,
que son compétiteur aurait pu faire arrêter et appli-
quer à la torture pour en obtenir des révélations. Il
fit partir pour Rome une ambassade solennelle char-
gée en apparence de travailler à la réunion de l'E-
glise, et d'offrir à Boniface de faire une cession mu-
tuelle et de se soumettre tous deux cà une réélection;
mais le véritable objet de la mission était de con-
clure un marché avec son rival. Il eut soin de choisir
pour cette négociation des hommes sûrs, habiles et
remplis de prudence.
Dès que les ambassadeurs furent à Rome, le saint-
père leur envoya de riches présents et les fit inviter
à des fêtes brillantes par ses cardinaux, refusant
toutefois de les voir et de leur accorder audience
avant qu'ils eussent consenti à lui rendre publique-
ment les honneurs qui étaient dus à sa dignité.
Ceux-ci, après en avoir délibéré, passèrent sur cet
incident, qui était sans importance, et parurent cé-
der de bonne grâce sur la question du cérémonial.
Ghai'mé de cette niar([ue de condescendance, le pape
conçut l'espoir de les mettre dans ses intérêts, et
consentit à les recevoir en audience secrète ; mais
lorsqu'il vit que loin de se ranger à son parti, ils
venaient au contraire pour l'engager à vendre la
tiare à son ennemi, il changea de tactique, dissi-
mula habilement la colère et le dépit que lui faisait
éprouver une semblable ouverture, et les congédia
en leur disant qu'il avait besoin de réfféchir à leur
proposition. Deux jours après, il convoqua secrète-
ment en concile les ambassadeurs d'.Vngleterre, de
Naples, les magistrats de Rome, les évêipies, les
cardinaux et tous les officiers de sa cour ; puis il fit
prévenir les envoyés de Benoît qu'il les attendait
pour discuter leurs propositions et en terminer avec
eux. Les prélats français accourui'ent au Vatican; et
sans lem- donner le temps tle se concerter, on les
introduisit dans le consistoire.
Alors Boniface se tourna vers eux : « J'accuse,
dit-il d'une voix tonnante, Pierre de Luna, l'.Vrago-
nais, l'antipape qui se fait appeler Benoît XIII, de
m'avoir proposé un marché infâme, de m'avoir of-
fert dix millions de llorins d'or pour la papauté! Je
somme ses agents de confirmer par leur témoignage
la vérité de mes accusations! » Et se plaçant sur
260
[1IST0II\E DES PAPES
1.. ■
A
- V--: .iii -^^^ éMii
Funérailles de Benoit Xlll.
son trône avec toute la majesté d'un tiiomphateur. il
attendit leur réponse.
Tout avait été prévu par le rusé Benoît : les am-
bassadeurs savancèrent au milieu de l'assemblée, et
après avoir joué la surprise et l'indignation, ils décla-
rèrent avec serment ipie ce n'était point leur maître,
mais Boniface lui-même qui avait proposé ce marché
criminel. Une telle audace transporta de lureurle saint-
père; il ordonna cju'on leur lit suliir immédiatement
la question ordiuaire et extraordinaire, en plein con-
sistoire, pour leur arracher l'aveu de leur félonie.
Sans paraître épouvantés de la colère qu'ils avaient
excitée, ceux-ci répondirent qu'ils étaient prêts à
souffrir tous les supplices et même la mort pour dé-
fendre la réputation du pontife d'Avignon ; qu'en
cette circonstance néanmoins la vérité était trop pal-
pable pour qu'il fût nécessaire d'en venir à une
semblable preuve ; qu'en conséquence , ils invo-
quaient le droit d'inviolabilité attaché à leur carac-
tère d'ambassadeurs et garanti par un sauf-conduit
signé de la main de Boniface.
'• Celte repartie, dit Théodoric deNicm, augmenta
tellement la colère du pape, qu'il en éprouva une
syncope, et qu'on fut obligé de l'emporter dans son
appartement; trois jours après, son règne était ter-
miné. Il fut enterré sans pompe dans l'Église de
Saint-Pierre, le 2 octobre 1404, en présence des am-
bassadeurs de Benoît .\III. »
L'iiistorien Antoine de Florence raconte différem-
ment la mort de Boniface ; il affirme que le pontife était
depuis longtemps attaqué de la pierre, et que cette
maladie le tourmentait si cruellement, qu'il avait été
obligé, pour calmer la violence de ses douleurs, d'après
les conseils des médecins, d'entretenir des relations
charnelles avec une femme. Mais un jour, ajoute le
pieux historien, il usa de l'ordonnance avec si peu de
ménagements, qu'il fut pris d'une hémorrhagie vio-
lente, et qu'il perdit tout son sang par l'urètre ! »
Andronic II, empereur d'Orient. — Les grands conspirent contre son autorité. — Sa cruauté envers les conjurés. — Il fait enfer-
mer son Irère dans une cage de fer. — Andronic associe son fils Michel à l'empire. — Il fait t'i^'orger Roger de Flor. — Il est
détrôné par Andronic le .Jeune. — Débauches, captivité et mort d'Andronic II. — Règne d'Aiidronic III. — Jean Paléologue
parvient à l'empire à l'âge de neuf ans. — Régence de l'impératrice Anne de Savoie et de Jean Cantacuzcne. — Débauches de
l'impératrice. — Le régent se fait proclamer empereur. — L'impératrice conspire contre Cantacuzène. — Son favori Apocaupe
veut s'emparer de la couronne. — Il assassine la mère de Jean Cantacuzène dans un cachot. — Il est assommé lui-même à
coups de chaînes par des prisonniers. — L'impératrice venge la mort de son favori. — Révolution à Constantinople. — Retour
de Cantacuzène. — Mort de l'impératrice Aune de Savoie. — Cantacuzène renonce à l'empire et s'enferme dans un couvent
avec son fils. — Jean Paléologue empereur. — Il vient en Occident pour demander des secours contre les Turcs. — Il conclut
un traité de paix avec le sultan Amurath. — Il fait crever les yeux à son fils. — Débauches de l'empereur. — La guerre éclate
entre les Grecs et les Turcs. — Paléologue est obligé de détruire les murailles de Constantinople. — Mort de Jean Paléologue-
— Événements politiques en Franc?. — Louis X surnommé le Hutin. — Misère publiiiue sous ce règne. — Le roi fait pendre
Enguerrand de Mjrigny. — Orgies à la lourde Nesle. — Horrible supplies infligé aux amants de la reine Marguerite de Bour-
gogne et de Jeanne sa belle-sœur. — Mort de Louis le Hutin. — Régence de Philippe le Long et mort de Jean son pupille. —
Le régent s'empare du Irone et proclame la loi salique. — 11 meurt après son usurpation. — Tableau des misères du peuple. —
Charles IV succède à son frère. — Exécution de Girard de la Guette. — Désordres de la reine d'Angleterre. — Elle fait assas-
siner son mari. — Mort singulière de ce prince et de son mignon. — Mort de Charles le Bel. — Philippe de Valois parvient à
la couronne. — Il crée les gabelles. — Siige de Cassel. — Cartel de défi du roi Edouard III à Philippe de Valois. — Guerres
entre la France et l'Angleterre. — Mort de Phili[ipe. — Jean monte sur le trône. — Sa trahison envers le roi de Navarre. —
Bataille de Poitiers. — Régence du prince Charles. — Le peuple se révolte. — Le prévôt Etienne Marcel est assassiné par Jean
Maillard. — Ivrognerie du roi Jean. — Il achète sa liberté en donnant aux Anglais les plus belles provinces du royaume. — Il
vend sa fille à Galéas Sforce, tyran de Milan. — .Mort de Jean. — Son fils Charles V lui succède. — Ses cruautés à MontpelUer.
— 11 fixe la majorité des rois à quatorze ans. — ,Mort d» Charles V. — Son fils CInrIes VI lui succéda sous la tutelle d'un con-
seil de régence. — Sacre du roi. — 11 fait massicrer quarante mille Flamands à la journée de Rosebecq. — Les .MuiUotins. —
Massacres dans Paris. — Mariage du roi avec Isalieau de Bavière. — Saturnales de la cour. — Amours incestueux du duc d'Or-
léans et disabeau. — Démence de Charles VI. — Naissance de Charles VII. — Tyrannie et débauches d'isabeau de Bavière. —
Assassinat du duc de Bourgogne. — As.-assinat du duc d'Orlé uis. — Les Baurguignons et les Armagnacs- — La reine fait em-
poisonner deux de ses fils. — Cliarles VII, son bâtard, est obligé de fuir pour éviter le sort de ses frères, — Exécution de Bois-
Bourdon, amant de la reine. — Isabeau seligu^ avec le duc de Bourgogne. — Nouvcau.\ massacres dans Paris. — Entrée delà
reine dans la capitale. — Peste engendrée par la corruption des cadavres. — Les Anglais viennent en France, appelés far le
duc de Bourgogne. — Le dauphin le fait traîireuseuient assassiner. — Isabeau vend la France au roi d'Angleterre. — Le par-
lement ratifie le marche. — Mort de Charles VII. — Mort de l'inlùme Itabeau de Bavière.
Pendant le cours de ce siècle, les princes grecs se
montrèrent les dignes successeurs de Constantin, et
continuèrent à siéger dans le palais de lilaijuernes,
entouré.^ de courtisanes et de mignons.
Après la mort de ]\Iicliel, son fils Andronic II
resta seul maître de l'empire ; le premier usage (|u'il
fit de son autorité fut de révoquer les décrets ren-
dus par son père pour la réunion des Eglises grec-
que et latine ; il assembla en concile tous les prélats
de son royaume, et leur demanda humblement par-
don d'avoir coopéré à l'alliance impie qui avait élé
conclue par son père avec les hérétiques latins. Cette
assemblée s'occupa ensuite de plusieurs questions
théologi([ues (|ui se décidèrent d'une manière fort
singulière. Lorsque les Pères étaient emliarrassés
pour se prononcer entre deux évèques sur un point
de controverse, ils ordonnaient I épreuve appelée or-
dalie ou jugement du Feu. Ceux qui devaient su' t
HISTOIRE DES PAPES
répreuvo s'y pn'-paraient par trois jours do jeûne,
par ilfS prièros l'I ilos niaci'rations; ensuite on leur
enveloppait la main droite d"iin sachet de cuir ca-
chelfe du sceau impérial, et on les gardait à vue pour
qu'ils ne lissent point usage de frictions qui pussent
amortir l'action du feu. Le quatrième jour, on les
conduisait en grande cérémonie à l'église cathédrale;
on célébrait la messe en leur honneur, après quoi on
enlevait les sachets de cuir, et ils devaient prendre
un globe de fer rougi au feu, qu'on appelait le saint,
et le porter depuis l'autel jusqu'à la balustrade qui
fermait le sanctuaire. Celui qui refusait l'épreuve
perdait sa cause.
Pendant (pi'.Vndronic Paléologue discutait sur les
dogmes et sur les mystères de la religion, une tlotle
formitliible commandée par Charles d'Anjou, roi de
Kaples, prenait la route de Gonstantinople afin d'en
faire le siège ; heureusement pour l'empereur , une
tempête assaillit les vaisseaux ennemis au moment
où ils entraient dans le détroit, et contribua plus
que son courage à éloigner le danger. Enfin les Grecs
se lassèrent eux-mêmes d'obéir à un prince tout à la
fois bigot et luxurieux ; plusieurs villes se mutinè-
rent ; un guerrier déjà redoutable, Philanthropène,
leva l'étendard de la révolte, et marclia sur Constan-
tinople à la tète de l'armée qu'il commandait.
Trop lâche pour défendre sa couronne avec son épée,
Andronic Paléologue eut recours à la trahison et gagna
quelques officiers de Philanthropène, qui le lui li-
vrèrent garrotté. Ce malheureux fut condamné à avoir
les yeux arrachés et à être décapité, (jonstantin Por-
phyrogénète, frère du monarque, fut enveloppé dans
la proscription, sous prétexte qu'il entretenait des
relations criminelles avec les révoltés ; ses biens fu-
rent confisqués, et l'infortuné fut condamné à passer
le reste de ses jours dans une cage de fer.
^lalgré ces terribles exemples de sévérité, les con-
jurations se multiplièrent sous le règne d' Andronic
et le déterminèrent à associer à l'empire son fils Mi-
chel. Ce jeune prince, qui n'afait pas encore été per-
verti par la jouissance du pouvoir suprême, rendit
•de sages ordonnances et améliora le sort de ses su-
jets ; mais il ne put défendre les provinces contre les
ennemis du dehors ; les pirates continuèrent à rava-
ger les côtes de l'Hellespont ; les Vénitiens firent
•des descentes jusque sur la plage de Constantinople;
les Serviens envahirent les provinces du Nord; les
Turcs et les Perses achevèrent la confpiète des pro-
vinces du Midi.
Dans cette extrémité, Andronic appela à son aide
un célèbre aventurier catalan, nommé Roger de Flor,
chef des écumeurs de mer. Ces nouveaux alliés lui
rendirent d'abord quelques services; ensuite ils de-
vinrent plus incommodes que les Larbares ; ils pillè-
rent les églises, forcèrent les monastères de religieu-
•ses et rançonnèrent les villes. Pour mettre un terme
•■ à leurs déprédations, Andronic Paléologue fit assas-
siner Roger de Flor; cette fois le moyen ne lui réussit
pas; car, sous prétexte de venger la mort de leur chef,
•ces bandits parcoururent toutes les provinces et com-
mirent des atrocités épouvantables d'un bout de l'em-
pire à Ijiutre, jusqu'à la mort de Michel.
Le fils de Michel, nommé Andronic, voulut lui suc-
céder et partager avec son grand-père la suprême puis-
sance ; le vieil empereur, qui redoutait l'ambition de ce
jeune prince, relusa de l'associer au gouvernement, et
l'éloignade Constaulinojile. Celui-ci se jeta dans le parti
de la révolution, se mit à la tète des mécontents et
l'obligea à le nommer césar, ensuite despote, puis as-
socié à l'empire ; et enfin dans une seconde révolte il
se fit proclamer seul empereuri Le vieil Andronic, re-
légué dans sou palais, se consola de la perte du trône
avec des mignons et des courtisanes; mais son ])etit-
fils étant tombé dangereusement malade, les grands,
qui craignaient de lui voir reprendre les rênes de
l'empire, le contraignirent à se revêtir de l'habit re-
ligieux et à se renfermer dans un monastère, où il
mourut deux années après, le 13 i'évrici' 1332.
Andronic 111, surnommé le Jeune, se montra digne
de l'amour des peuples par ses grandes qualités et ses
vertus civiques; il supprima plusieurs des impôts qui
avaient été établis par son grand-père, réforma sa
cour, s'entoura de savants, de philosophes, et re-
tarda pour un instant la ruine de l'empire grec. Il
mourut en 1341 , après avoir régné seize ans.
Son fils, Jean Paléologue, lui succéda à l'âge de
neuf ans, sous la tutelle de l'impératrice Anne de
Savoie, sa mère, et de Jean Cantacuzène, premier
domestique du palais. Une funeste mésintelligence
ne tarda pas à éclater entre le régent et l'impératrice
mère. Celle-ci résolut de se débarrasser d'un cen-
seur incommode, qui osait blâmer le scandale de ses
amours avec le protovestiaire Apocaupe ; et à la fa-
veur d'une révolution de palais, elle fit chasser Can-
tacuzène de Constantinople, et le déclara déchu de la
régence. Le peuple ne ratifia point la condamnation;
une émeute éclata, et l'impératrice mère fut obligée
de rappeler son ennemi à la cour et de le rétablir
dans ses dignités.
Une seconde tentative de la même nature n'eut
pas un meilleur résultat. Anne de Savoie ayant voulu
profiter de l'absence du régent pour prononcer sa
déchéance, le peuple, l'armée et même quelques-uns
des seigneurs de la cour prirent parti pour Cantacu-
zène et le proclamèrent empereur. L'or, les intrigues,
la calomnie, tous les genres de corruption furent
employés inutilement par l'impératrice pour ruiner
le parti de son ennemi. Comme rien ne lui réussis-
sait, elle soudoya des assassins; le complot échoua
encore par un hasard fort singulier : au moment où
l'un des conjurés entrait dans la tente du régent
pour le frapper, une jeune esclave qui était couchée à
ses pieds se réveilla, et voyant un homme armé, elle
appela au secours; Jean Cantacuzène sauta aussitôt
sur son épée, se mit en défense, et donna le temps
à ses gardes d'accourir à son aide.
Cette conspiration avait été si bien organisée, que
l'impératrice mère et son amant en regardaient le
succès comme infaillible. En conséquence , ils
avaient fait tous leurs préparatifs pour s'emparer
de la suprême puissance dès que la mort de leur en-
nemi serait connue à Constantinople ; la vieille mère
de Cantacuzène avait été arrêtée et plongée dans un
cachot, ainsi qu'un grand nombre de ses partisans;
le jeune empereur avait été lui-même relégué dans
un château nommé Épibate, où il était gardé à vue.
Au jour fixé pour l'exécution du meurtre, les deux
coupables convoquèrent en assemblée les principaux
IIDIS, REINES, EMPEREURS
263
citoyens, les officiers du palais et tiuelques-unes de
leurs créatures. Apocaupe prit la parole, rappelajn-
solemraent les services qu'il avait rendus à l'État
pendant l'absence du régent, et finit par leur annon-
cer ({u'ayant appris la nouvelle de la niorl de Ganta-
cuzène, il demandait à le remplacer dans ses impor-
tantes fonctions.
Son empressement lui devint fatal ; à peine la
séance était-elle levée, qu'on vint avertir Apocaupe
que la mère de son ennemi avait reçu uri message
secret dans sa prison, et qu'elle avait déjà raconté les
détails du complot auquel son fils venait d'échapper.
Aussitôt il se rendit auprès de cette femme vénéra-
ble pour lui arracher la lettre de son fils, et sur son
refus de lu lui donner, ce monstre l'étrangla de ses
mains. Aux cris de la victime, les prisonniers des
cachots voisins Lrisèreut les portes, entourèrent le
meurtrier, et, faute d'armes, l'assommèrent à coups
de chaînes.
L'impératrice , qui accourait pour rejoindre son
amant, ne trouva qu'un cadavre en entrant dans la
prison; rendue, furieuse par cette vue et par le
triomphe de son rival, elle fit aussitôt avancer de fa-
rouches soldats, et après les avoir gorgés de viandes
et de liqueurs enivrantes , elle les lâcha comme des
bêtes fauves sur les malheureux prisonniers, et en fit
faire un massacre effroyable. Ces atrocités exaspé-
rèrent les esprits ; le peuple courut aux armes, chassa
les soldats, et ouvrit les portes de Gonstantinople à
Gantacuzène, qui venait, mais trop tard, pour sauver
sa vieille mère.
Anne de Savoie , forcée d'abandonner la direction
de l'empire, sans espoir de jamais la recouvrer, se
jeta dans les débauches et dans les querelles théolo-
giques jusqu'au moment de sa mort, qui eut lieu peu
de temps après, par suite d'une hémorrhagie utérine.
Gantacuzène mit tous ses soins à soulager les
malheurs des peujdes ; simple et modeste, il ne se
laissa pas éblouir par les grandeurs; il rendit de sa-
ges ordonnances, diminua les impôts ; et, sans nul
doute, il eût sauvé l'empire, si déjà les crimes de
ses prédécesseurs n'avaient rendu cette tâche impos-
sible. Les peuples, plongés dans la plus profonde
misère par les exactions de leurs princes, étaient
sans force et sans énergie pour repousser les redou-
tables adversaires qui envahissaient leurs frontières.
Attaqué à la fois par les Génois, par les Serviens,
par les Turcs et les Perses, Gantacuzène eut encore
à lutter contre la peste, qui fit de l'empire un vaste
champ de mort. Néanmoins il était parvenu, par son
extrême sagesse et par son activité inconcevable, à
faire face à tous ses ennemis, lorsque éclata une
guerre civile qui devait lui porter le dernier coup.
G'était le jeune Paléologue, son élève, qui payait son
dévouement par la plus noire ingratitude, et qui, par
le conseil de ses courtisans, venait à la tète d'une
arniée revendiquer la possession exclusive du trône.
Ge jeune présomptueux, battu sur terre et sur
mer, fut bientôt obligé de chercher un asile dans
l'île do Ténédos. Quoique vain([ueur, Gantacuzène,
dégoûté des hommes et fatigué des grandeurs, réso-
lut d'abdiquer : il rassembla les grands de l'empire,
et leur proposa d'associer au jeune Paléologue, son
fils aîné, Matthieu Gantacuzène.
Cette proposition fut accueillie avec d'autant plus
d'empressement que ce prince s'était déjà fait re-
mar(]uer par une extrême prudence et par un grand
amour de la justice. L'empereur remit solennelle-
ment le sceptre aux mains de son fils, et se retira,
en 1355, dans le monastère de Maugane, où il prit
l'habit religieux sous le nom de frère Josuaphus
Gliristodolus. Il employa le reste de sa vie à compo-
ser de nombreux écrits sur l'histoire de son temps,
qui malheureusement ont été anéantis dans l'incen-
die de la bibliothèque de Gonstantinople.
Peu de jours ajwès l'abdication de Gantacuzène, le
jeune Paléologue quitta l'île de Ténédos et revint
dans sa capitale ; d'abord il jura une amitié inviola-
ble à Matthieu , qu'il apiielait son frère ; ensuite
l'ambition l'emporta, de nouvelles divisions éclatè-
rent entre les deux empereurs, et la guerre civile re-
commença avec plus de fureur qu'auparavant.
Du fond de son monastère, le vertueux Gantacuzène
fit appel à la raison de son fils, et lui conseilla d'i-
miter son exemple, de sortir du tourbillon des gran-
deurs et de se vouer comme lui au culte de la sa-
gesse dans le silence du cloître. Matthieu écouta les
avis de son père, descendit du trône, et laissa l'am-
bitieux Paléologue maître de l'empire. Le jeune im-
prudent, qui avait hâte d'exercer l'autorité souve-
raine, déclara la guerre aux Bulgares et marcha coritre
eux; cette invasion en Bulgarie lui devint fatale, car
pendant qu'il était occupé à ruiner ce pays, les Turcs
envahirent ses plus belles provinces. Alors il s'a-
dressa aux princes chrétiens pour en obtenir des se-
cours ; il vint même à Rome et jura obéissance au
pape, sans en obtenir autre chose que de stériles
promesses. Bien plus, comme il avait été forcé d'em-
prunter des sommes considérables aux Vénitiens
pour faire des présents au saint-père, il se vit arrêté
et mis en prison jusqu'à ce qu'il eût remboursé à la
Sérénissime République l'argent qu'elle lui avait
avancé. Manuel, le second de ses fils, fut obligé de
vendre les diamants de la couronne, les meubles des
palais et même ses domaines, pour rembourser les
dettes de son père.
Pendant l'absence de Paléologue, le sultan Arau-
rat avait poursuivi ses succès, et l'empire se trou-
vait réduit aux villes de Gonstantinople, de Thessa-
lonique, de Sparte, et à quelques îles sur la mer
Egée. Pour conserver cette ombre d'autorité, Paléo-
logue demanda la paix au sultan, et lui offrit de lui
céder en toute propriété les provinces qu'il lui avait
enlevées. Ce honteux traité obtenu, il ne songea jilus
qu'à ses plaisirs, et devint bientôt le jilus débauché
de son royaume, comme il s'en était montré le plus
lâche. Andronic, son fils aîné, indigné de l'état d'ab-
jection dans lequel son père plongeait l'empire, se
mit à la tête d'une conjuration; malheureusement
des traîtres le vendirent au moment où elle allait
éclater. Le jeune prince fut arrêté, condamné à avoir
les yeux brûlés avec un fer ardent, et enfin à être
renfermé dans la tour d'.\rséna pour le reste de ses
jours. Son second fds, qu'il soupçonnait d'avoir par-
ticipé au complot, é])rouva le même châtiment que
son frère , et tous deux furent déclarés inhabiles à
posséder la couronne. Son plus jeune fils , nommé
Slanuel, fut immédiatement associé à l'empire.
Une émeute à Constanlinople
ROIS, REINES, EMPEREURS
265"
Bataille île Pùiliers
Dans rintervallo, Ainurat avail élt' poignardé par
le Servien Miloscli Koliilowitcli. et avait laissé ses
immenses États à son fils Bajazel, surnommé lu Fou-
dre. Dès son avènement au trônç, le nouveau sultan
voulut profiter de la terreur qu'il inspirait, pour obli-
j^er l'empereur à lui payer des tributs énormes, et
même à lui donner son (ils INIanuel en otai^e. Néan-
moins, si grande que fût la làclielé de l'empereur, les
exigences de Bajazct devinrent telles qucPaléoloLiue,
poussé par le désespoir, résolut de s'affraiicbir du
II
juug lionleux auipiel smi allié l'aviiil asservi, et S(»
détermina à relever les forlifications de sa rapitalc
]iour ri'sister aux aimes de-; Turcs. I! n'eut jias le
temps d'exécuter ce jiiojel. car à la première nou-
velle qui en jiarvinl à Bajazet, celui-ci marciia sur
Constanlinople, et menaça l'empereur de faire brûler
les yeux à son fils Ma.nuel, d'extei-miner tous les
(îrccs et d'anéantir l'empire, si les nouveaux ou-
vrages n'étaient détruits immédiatement.
Paléologue ne survécut pus longtemps à cette der-
'22
256
HISTOIRE DES PAPES
nière liumiliation ; il nioiinit en 1391, iiso île dt'liaii-
clies, raéprisi' dos i'tranj;ers et exécré de ses sujets.
Son fils. Manuel Paléologue, lui succéda et continua
la politique de son père, dont nous verrons les ré-
sultats dans le siècle suivant.
Pendant que l'empire grec, fondé par Constantin,
s'écroulait sous les coups des sectileurs de Mahomet,
la France restait écrasée sous la double tyrannie des
rois et des prêtres ; en aucun temps, les désordres,
la cupidité et l'insolence de ces ennemis de l'huma-
nité n'avaient été poussé? à un plus haut point.
A P!iilip]ie le liel avait succédé son (iU Louis X,
surnommé le llutin ou 1> mutin* le querelleur; aussi
avide, aussi fourbe, aussi cruel que son père, il était
parvenu à réunir sur sa tète la double couronne de
France et de Navarre. Jamais les malheurs du peu-
ple navaieat été plus grands (|ue sous ce règne; les
impôts étaient excessifs, et l'ait ''ration de« monnaies
avait peidi liuit le crédit de la France; enfin la pé-
nurie était telle, que le roi fut obligé de retarder son
sacre pendant près d'une année, faute d'argent pour
paver les frais de la cérémonie.
Son oncle, Charles de Valois, pour le tirer d'em-
barras, lui conseilla d'accuser Enguerrand de RJari-
gny, ministre de son père, de malversation dans
l'administration des finances, et de confisquer tous
ses biens à son profit. Ce seigneur lut mis en état
d'arrestation ; mais comme il parvint à se justifier
du crime de concussion, on se rejeta sur une vague
accusation de sorcellerie, et on le condamna à êlre
pendu aux fourches patdjulaires de^Ionlfaueon, jiour
avoir attenté à la vie du roi par maléfices et enchan-
tements ! Le cadavre fut cloué à une croix sur le point
culminant du charnier, et resta exposé huit jours
entiers aux insultes de la soldatesque.
Plus tard on réhabilita la mémoire de cet homme
intègre, on déclara les accusations fausses et ca-
lomnieuses, et ses juges furent chargés de malédic-
tions! Qu'importait ii Louis le Hutin le jugement de
la postérité, il héritait de son ministre! Cette con-
fiscation se trouvant insuffisante pour remplir ses
trésors, il prépara une nouvelle lâcheté dontlesjuifs
devaient être les victimes; il rendit un décret qui
autorisait leur rentrée dans le royaume pour douze
années, moyennant le payement d'un droit énorme;
il leur vendit en outre l'autorisation d'acheter des
rotures, c'est-à-d re des terres et des maisons, et en-
couragea même leur conversion au christianisme.
Ces malheureux, trompés par son hypocrisie, ab-
jurèrent en grand nombre et achetèrent des maisons
et des terres ; lorsqu'il supposa les choses arrivées
au point oii il les voulait, il changea de tactique et de
langage, et prétendit que ces conversions étaient pré-
judiciables aux intérêts des seigneurs et de leurs fa-
milles, attendu qu'elles affranchissaient les Israélites
et diminuaient le nombre des serfs des domaines féo-
daux ; conséquemment, il déclara nulles toutes les con-
versions, confisqua au profit de la couronne les biens
do ceux qui avaient abjuré, et remit leurs personnes
sous la juridiction des nobles. Les infortunés qui se
trouvèrent ainsi dépouillés de leurs biens par l'insigne
mauvaise foi du prince, retournèrent au judaïsme et
abandonnèrent une terre ingrate, qu'ils enrichis-
saient de leur travail et de leur industrie.
Toutes ces exactions no rapportant pas encore
assez d'argent pour subvenir aux dépenses de la cour,
le roi mit en vente les offices de judicature, leva de
nouveaux décimes sur le clergé, et écrasa le peuple
de tailles et de corvées. La tyrannie de Louis le
llutin le rendit odieux à ses sujets, qui le mépri-
saient déjà à cause des honteuses débauches de sa
femme, Marguerite de Bourgogne. Les chroniqueurs
contemporains racontent que cette reine impudique
se réunissait le soir dans la fameuse tour de Nesle
avec ses belles- sœurs, Jeanne et Blanche de Bour-
gogne, mariées chacune à l'un des fils de Philippe
le Bel, et que là se passaient des orgies dégoûtantes,
dignes des temps de Sardanapale. Ils ajoutent que
souvent, le lendemain de ces saturnales, on retrou-
vait sur la berge les cadavres des jeunes filles et des
inl'orlunés qui avaient servi aux rnfàmes volu]ités de
ces princesses. Enfin la fiéquence de leurs débau-
ches, le scandale de leur conduite fut poussé si loin,
qu'un acte de justice devenait nécessaire.
Pendant une nuit, des gardes cernèrent la tour de
Nesle, et arrêtèrent par ordre du roi to"S ceux qui s'y
trouvèrent. Les trois princesses fiu-ent mises en juge-
ment, et comme l'adultère avait été flagrant, elles fu-
rent condamnées à mort avec leurs amants, par arrêt
du Parlement. Blanche parvint à se soustraire au sup-
plice en évoquant la cause devant la juridiction ecclé-
siastique, et en faisant déclarer son mariage nul pour
cause de parenté ; Jeanne, femme de Philippe le Long,
fut plus heureuse encore; elle sut convaincre son mari
de S'in innocence, malgré les preuves écrasantes qui
la condamnaient, et elle revint à la cour; quant à
Louis le Hutin, il fut inflexible : la reine fut d'abord
renfermée dans le château de Gaillard, et ensuite étran-
glée par son ordre. Gauthier et Philippe d'.\ulnay ou
Delaunay,les amants de Marguerite et de Jeanne, fu-
rent mutilés des parties qui avaient péché, ensuite
écorchés vifs et attachés à la queue d'un cheval, qui
fit trois fois le tour de la prairie de Mauliuisson en
les traînant sur l'herbe nouvellement fauc'iée ; apr'.-s
le SU) p'ice on leur trancha la tète, et leurs corps fu-
rent pendus au giliet par-dessous les aisse'les.
Quelque temps après , Louis X contracta un se-
cond mariage avec Clémence de Hongrie. Pendant le
cours de son règne, il avait tellement exaspéré les
esprits par sa tyrannie, qu'il n'osait plus paraître en
public, et qu'il se décida même à cjuittiT l'ancien
palais des rois, dans la crainte que la haine qu'il
inspirait venant à faire exj)losion, il ne lui fût ira-
possible de se défendre contre les insurgés. Ilclioisit
pour sa résidence le château du Louvre, dont la si-
tuation et les ouvrages fortifiés présentaient plus de
moyens de ré^islance. Plus tard, co ume il ne s'y trou-
vait pas encore en sûreté, il se retira au donjon d;
Vincennes, qui était réputé imprenable. Malgré toutes
ses précautions, le tyran ne put échapper à la puis-
sance occulte qui se joue des rois et de leurs calculs;
la mort, la terrible mort vint frapper Louis le Hutin
sur son tr^me. QueLpies historiens disent qu'il mou-
rut des suites d'un refroidissement, pour avoir bu un
verre d'eau à la glace; d'autres prétendent cpi'il avait
été empoisonné' à l'instigation de son successeur,
par un de ses officiers de bouche. Il fut enterré à
Saint-Denis, dans les premiers jours de juin 1316.
ROIS, REINES, EMPEREURS
267
Pliilippe V, surnommé le Long, à cause de sa
grande échine, se trouvait à Lyon, occupé de l'élec-
tion d'un pape, lorsqu'il reçut l'heureuse nouvelle de
la mort de son frère ; il se rendit eu grande hâte à
Paris, et convoqua immédiatement le Parlement jiour
se faire reconnaître gardien de l'Etat et curateur au
ventre de la reine, qui se trouvait malencontreuse-
ment enceinte La jeune veuve mit au monde un en-
fant mâle, appelé Jean, qui mourut empoisonné,
huit jours après sa naissance. Débarrassé de son pu-
pille, le régent n'hésita point à se déclarer roi par le
droit de la nation, malgré la vive opposition de
Eudes IV, duc de Bourgogne, qui revendiquait la
couronne pour sa nièce Jeanne, lille de Louis le Mu-
tin et de Âlarguerite, soutenant que par le droit na-
turel comme par le droit civil, elle devait succéder à
Jean, son frère, ainsi qu'il arrivait des grands fiefs,
qui tombaient presque tous de lance en quenouille.
Pour ré.-ister au parti puissant qui s'était formé
contre lui, et dans lequel on comptait plus de trente
princes du sang, Philippe se fit sans délai sacrer à
Reims, eu présence de quelipies grands du royaume
et notamment de la comtesse INIathilde, souveraine
de l'Artois, qui assistait à la cérémonie en qualité de
pairesse de France. Immédiatement après, il convo-
qua une assemblée de seigneurs, de prélats, de no-
tables et de docteurs ou maîtres de l'Université, et
fit décréter la loi salique, qui rendait les femmes in-
habiles à succéder au trône. Son usurpation se trou-
vant ainsi légitimée, Philippe se fit prêter serment de
fidélité par les grands dignitaires de sa faction, sans
s'inquiéter des réclamations de la noblesse et des
grands feudataires. Du reste, il se trouva vigoureu-
sement soutenu par Jean XXII, qui fulmina des
anathèmes terribles contre ses ennemis.
Alors i! put s'occuper de la réalisation du projet
de ses prédécesseurs, qui était l'aU'ermissement de
l'autorité royale sur la ruine du système féodal ;
comme cette œuvre était entreprise dans un intérêt
de dynastie, les peuples, loin d'en éprouver quel([ue
soulagement, se trouvèrent écrasés de nouveaux im-
pôts, et obligés de vendre jusqu'à leurs derniers
haillons pour remplir les coffres du roi, et pour sub-
venir au.\ dépenses d'une croisade en terre sainte,
qui avait pour but d'éloigner de France les seigneuis
qui s'opposaient à son ambition. Heureusement, au
moment du départ, il fut pris d'un mal subit qui
l'enleva en quelques jours; il mourut le 3 février
132-2, à l'âge de viugt-liuit ans; les historiens lais-
sent supposer que son frère l'avait fait empoisonner.
« Sous ce règne éphémère, dit le moine de Saint-
Denis dans son langage naïf, eurent lieu, à défaut
de grandes choses, deux événements qui méritent
d'être cités : l'apparition d'une comète et l'émeute
des Pastoureaux ou pâtres. Dieu avait envoyé la co-
mète, le pape avait excité l'émeute ; voici à quelle
occasion : Jean XXII fit prêcher par ses moines que
la conquête de la terre sainte se ferait par des ber-
gers. Aussitôt les gardeurs de troupeaux abandon-
nèrent leurs moutons, leurs bœufs et leurs porcs, se
réunirent par troupes, et parcoururent les provinces,
ravageant les campagnes, pillant les châteaux, les
abbayes, et rançonnant les villes pour se procurer
les moyens de passer en Asie. Les Juifs surtout
avaient à redouter leur passage, car lorsqu'ils tom-
baient au pouvoir de ces fanatiques ils étaient im-
pitoyablement massacrés. On raconte qu'une fois les
Pastoureaux, après avoir saisi dans une seule ville
plus de cinq cents de ces infortunés, les renfermè-
rent_ dans une grande tourà laquelle ils mirent le feu 1
« Ils traversèrent ainsi la France , semblables à
des trombes furieuses, et vinrent s'abattre sur Gar-
cassone : là, ils trouvèrent des Yaudois, qui, au lieu
de leur permettre le pillage, les reçurent à main ar-
mée et les traitèrent comme des brigands, les pen-
dant ici par bandes de cinquante, là par centaines,
et ainsi partout, jusqu'à ce qu'il n'en resta plus un
seul de vivant.
« La persécution contre les Israélites n'en fut pas
ralentie pour cela; la cour de France ayant besoin
de leurs biens, on les accusa d'avoir donné de l'ar-
gent à des méseaux ou lépreux pour faire empoison-
ner les eaux des rivières ; on produisit de faux té-
moins, qui assuraient sous serment avoir reçu d'eux
plusieurs sachets renfermant du sang d'homme, de
l'urine, des hosties et différentes herbes; et le bon
roi Louis X ne se fit pas faute de les torturer pour
leur faire avouer des crimes qui entraînaient la con-
fiscation; aussi un très-grand nombre de ces infor-
tunés s'entre-tuèrent pour éviter le supplice du feu
et la torture de l'écorchement.... »
Charles IV, surnommé le Bel, le dernier des fils
de Philippe le Bel, succéda à son frère Philippe le
Long. ?on~)iremier acte d'autorité fut de faire arrêter
Girard de la Guette, ministre des finances, pour s'em-
parer de ses richesses, ainsi qu'avait fait Louis le
Hutin envers Enguerrand de Marigny. La seule dif-
férence qui eut lieu entre ces deux victimes de l'ava-
rice, c'est que Girard évita le gibet en mourant pen-
dant qu'on lui faisait subir la question. On mutila
•néanmoins son cadavre ; on confisqua ses biens, et
sa famille fut bannie du royaume. .\près cette exécu-
tion, le roi mit en jugement tous les agents du fisc
apjielés lombards , et les livra à la vengeance du
peuple. Cette mesure de sévérité, en môme temps
qu'elle remplissait les coffres de Charles IV des dé-
pouilles de ses serviteurs, voilait, sous les apparences
de l'amour du bien public, les vols et les dépréda-
tions du spoliateur.
Dans l'intervalle, Isabelle, sœur de Charles le Bel,
et femme d'Edouard II, roi d'Angleterre, vint se ré-
fugier à la cour de France, pour échapper, disait-elle,
à la tyrannie insupportable de Hug Spencer, le mi-
gnon de son mari. Comme à cette époque les peuples
épousaient les querelles des rois, si honteuses qu'elles
fussent, la guerre fut déclarée entre les deux pays
afin de venger Isabelle. Avec l'appui de son frère,
cette reine infâme assembla une armée, repassa le
détroit, débarqua à Londres, repoussa les troupes
royales, et lit.prisonniers son mari et le jeune Spen-
cer. Sa vengeance ne s'arrêta pas à une si légère
punition; pendant une nuit, des assassins pénétrè-
rent dans le château de Berkley, où était gardé le
malheureux Edouard; il fut arraché de son lit, étendu
sur un matelas, la face tournée vers le sol; un des
bourreaux étouifa ses Ci'is en lui pressant la tête sous
un oreiller, les autres lui écartèrent les jambes, lui
introduisirent dans l'anus une corne de bœuf percée
ses
HISTOIHK ]>i:s l'Al'KS
aux deux extiéinitcs; et à travers la corne, ils plon-
gèrent dans ses entrailles une broche de fer rougie
au feu ; de sorte que la victime fut assassinée sans
qu'on pût voir sur son corps aucune trace de vio-
lence, ni blessure, ni brûlure !
Hug Spencer eut une fin encore plus cruelle que
celle de son maître ; sous les yeux mêmes de la reine
il fut affreusement torturé, et on lui arracha les parties
naturelles pour le punir, disait Tarrèt, de ce (pi'il eu
avait fait un coupable usage avec le monarque ; en-
suite il fut pendu. Ce qu'il y eut de plus scandaleux,
ajoute la chronique anglaise, c'est qu'Isabelle assista
à l'exécution, ayant à ses côtés le beau ÏNIortiiner, son
amant, qui plus tard fut également pendu par les
ordres d'Edouard III.
Cliarles le Bel ne survécut pas longtemps au triom-
phe de sa sœur; il mourut à \'incennes, le i" fé-
vrier 1328, ne laissant que des filles pour héritières,
et la reine Jeanne enceinte de sept mois. Les barons
du royaume se réunirent aufs'.tôt en assemblée, et
donnèrent la régence à Phihppe de \'alois, oncle du
roi défunt et frère de Philippe le Bel. Deux mois
après, la princesse étant accouchée d'une fille, Phi-
lippe de \'alois prit le titre de roi. Alors se renouve-
lèrent les disputes qui avaient eu lieu sous le règne
de Philippe le Long, au sujet de l'exclusion des
femmes à la couronna: Edouard III, roi d'Angleterre,
fils d'Isabelle, sœur de Charles le Bel, voulut élever
des prétentions à la couronne de France ; mais il fut
éconduit par les états-généraux du royaume, qui
ratifièrent l'avènement des Valois au trône.
Philippe, dont la passion était l'amour de l'argent,
essaya pour s'en procurer d'une nouvelle mesure fi-
nancière qu'il appela la gabelle, et qui faillit amenei'
une terrible révolution et son expulsion du trône en
soulevant contre lui l'indignation générale.
Pour faire diversion à la haine dont il était l'objet,
le roi de France déclara la guerre aux Flamands, et
marcha au secours du comte de Cressy, que ses su-
jets avaient enfermé dans le château de Cassel. L'ar-
mée française qu'il conduisit contre les insurgés était
forte de trente mille hommes, et n'avait à combattre
que de pauvres cultivateurs et des artisans au nom-
bre de douze mille au plus, et commandés par un
homme du peuple, un marchand de poissons, nommé
Zannec ou Zanne(juin. Il est vrai que les Flamands
étaient animés par l'amour de la liberté, et que ce
sentiment sublime exaltait leur courage et suppléait
au nombre.
Après plusieurs assauts infructueux, le roi fut
obligé de se retirer à quelques lieues de Cassel, et
forma un camp pour intercepter les communications
du dehors avec la ville, afin de la prendre par fa-
mine. Le général ennemi ne fut point dupe de cette
lactique ; il sortit de la place, vint poser son camp
vis à-vis celui des Français, et pour narguer Philippe,
il fit élever un poteau, surmonté d'un coq de bois,
avec ces deux vers :
Quand ce coq chanté aura,
Le roi Cassel conquêtera.
D'après ce que racontent les historiens flamands,
le rusé Zannec, qu'ils appellent le général Cliasse-
Marée, poussait l'audace jusqu'à venir lui-même dans
le camp des Français, sous ses habits de marchand,
et vendait du poisson à bon marché, afin d'être bien
accueilli des soldats, et de faire ses observations sans
exciter de défiance. Ayant donc remarqué que les
officiers restaient longtemps à table, mangeaient fort
et buvaient sec, et qu'à leur exemple les soldats dor-
maient après le dîner, son plan d'attaque fut bientôt
conçu, et il ne forma rien moins que le projet de
surprendre le roi dans sa tente.
Un jour de grande chaleur, au moment oîi chacun
dormait dans le camp, il fit avancer ses troupes en
silence, et passa les lignes ennemies avec quelques
gens déterminés et déguisés comme lui en mar-
chands de poissons. Par malheur, au moment où il
franchissait l'enceinte de la tente royale, il fut re-
connu par un moine, qui cria « aux armes. «
Philippe, réveillé en sursaut, se jeta sur son épée
et se mit en défense ; les Français tombèrent sur la
petite troupe qui était engagée dans le camp, et mas-
sacièrent jusqu'au dernier homme; le brave Zanne-
quin se défendit avec le plus grand courage, et fut
tué un des derniers. Le roi fit ensuite attaquer les
Flamands, qui furent mis en déroute après une vi-
goureuse résistance. Ainsi se termina cette funeste
journée, qu'on nomma la journée de Cassel : la ville
se rendit; le seigneur de Cressy fut rétabli dans son
comté, et put assouvir sa vengeance sur ceu.x qu'il
nommait ses sujets rebelles.
De retour dans sa bonne ville de Paris, le roi
trouva un cartel de défi du jeune roi Edouard III,
qui l'appelait en champ clos pour lui disputer la cou-
ronne de France. Mais le lâche Philippe préférait
voir les peuples s'eutr'égorger pour ses querelles
plutôt que d'exposer sa personne aux chances d'un
combat singulier ; et il entama ces guerres effroya-
bles qui devaient couvrir la France et l'Angleterre
de désastres, de massacres et d'embrasements pen-
dant plusieurs siècles.
« Ce sont les commencements des douleurs de
notre pauvre Fiance, qui fut tant ravagée par l'An-
glais, » disent les chroniqueurs; en effet, les jour-
nées fatales de Crécy et de l'Écluse, la prise de Ca-
lais, vinrent porter un coup -terrible à notre marine
et à nos finances. Aux calamités qui signalèrent
l'avéuement de la maison de Valois sur le trône, se
joignirent la peste et la famine, qui exercèrent leurs
ravages sur les populations des villes et des campa-
gues. Enfin, après un règne de vingt-deux ans, Phi-
lippe mourut à Nogent-le-Rotrou, le 12 aoiit 1350,
et le royaume s'en trouva délivré.
Jean, son fils aîné, lui succéda à l'âge de quarante
ans; ce prince était d'un naturel emporté, d'un es-
prit étroit, et capable tout au plus de commander à
des moines; il se trouva néanmoins par le hasard de
sa naissance, et par le fait de la loi d'hérédité, appelé
à gouverner un grand peuple. Son règne commença
par des exécutions; le connétable Raoul, comte d'Eu
et de Guines, fut décapité par ses ordres, sans avoir
été mis en jugement ; les deux frères d'Harcourt,
seigneurs de Maubrée et de Colinet, eurent le même
sort; enfin, unissant la perfidie à la férocité, il in-
vita le roi de Navarre à une fête, fit traîtreusement
massacrer sa suite, et lit son hôte prisonnier contre le
droit des gens.
ROIS, RELNES, EMPEREURS
69
Charles V consulte les ilevins
Cette dernière làclipté suscita au roi Jean des en-
nemis puissants ; le frère, les parents et les amis du
loi de Navarre prirent les armes pour le venger, et
la guerre éclata dans le midi do la France.
A la faveur de nos discordes civiles, les Anglais
étendaient im])unénieiit leurs conquêtes dans les pro-
vinces; et déjà Edouard, prince de Galles, surnommé
le prince Noir, après avoir mis à feu et à sang l'Au-
vergne et la province du Limousin, avait pousséjus-
([u'en Poitou, lors([ue enlin l'imminence du danger
obligea le roi à suspendie la guerre contre la Na-
varre, j)Our défendre ses propres domaines. Une ar-
mée de quatre-vingt mille hommes fut levée à la
liàte; Jean en prit le commandement, marcha contre
les Anglais, qu'il atteignit à deux lieues de Poitiers,
dans une vaste plaine pl.-intée de vignes. Edouard
n'avait alors avec lui que huit mille soldats, qui se
trouvaient serrés de tous côtés par l'armée française;
comme il ne lui restait pas même l'espoir d'échapper
à ses ennemis par une retraite, il envoya ottrir au
roi de France de lui rendre toutes les places et les
châteaux qui étaient en son pouvoir, de signer une
tiève de sept ans, et de l'ayer les frais de guerre ;
ne demandant en échange que la jiermission de se
retirer avec armes et bagages.
Jean, dans l'enivremenl d'un triomphe qu'il re-
gardait comme assuré, refusa ces conditions, et ré-
pondit (pi'il voulait avoir l'Iioniieur de vaincre celui
(jui passait pour le plus habile capitaine de son temps.
La bataille eut lieu entre les Français et les An-
glais; et les désastres de cette journée, après cin([
siècles écoulés, sont restés dans l'histoire comme
un monument de honte que la royauté a légué à la
France I Quatre-vingt mille Français furent taillés
27Û
HISTOIRE DES PAPES
en piôces jwr huit mille Anglais! Jean lui-même et
Philippe, son ipiatrième lils, furent pris par le vain-
queur et conJuits à Londres.
Cette captivité du ixii et la régence de Charles,
son liis aine, occupent une grande place dans nos
chronii(ues par le récit des calamités ipii en lurent
les tristes conséquences. Le roi de Navarre parvint
à sortir de prison, ralluma la guerre civile, et voulut
même disputer la couronne de France au régent.
Celui-ci, obligé de tenir constamment une armée
sur pied pour résister à ses ennemis, épuisa bientôt
les ressources de la nation; et lorsqu'en outre de
ces dépenses extraordinaires il eut encore à satisfaire
aux exigences de son père, qui semait Tor-à pleines
mains dans les fêtes qu'il donnait à Londres, à la
comtesse de Salislnn y, sa maîtresse, il se trouva dans
la nécessité de doubler les tailles et les gabelles. Cette
augmentation d'impôts provoqua un soulèvement jus-
qu'alors sans exemple; l'autorité du régent lut mé-
connue; les états-généraux furent même impuissants
pour arrêter le mouvement populaire; c'était la lutte
qui commençait entre la démocratie et la royauté, lutlc
qui ne prendia lin ipi'avec l'abolition des monarchies !
Voici comment en parle la chronique de Saint-De-
nis : « Le lundi, vingt-huitième jour de mai 1357,
les gens de labour s'émurent dans le pays de Beau-
voisin, et coururent sus aux gentilshommes, sous la
conduite de Guillaume Caillot, leur capitaine; ils brû-
lèrent les cljàteaux forts, et égorgèrent les seigneurs,
leurs femmes et leur lignée, aux cris de : Vive la
liberté! vive la jacquerie! Un grand nombre de villes
du royaume imitèrent leur exemple. A Paris, un
moine, nommé Charles Consac, prêcha pu!jlii|ueraent
contre le roi, contre le régent et.- contre la reine,
qu'il accusait des maliieurs de l'Etat; les bourgeois
prirent les armes et chassèrent les troupes royales.
« Pour un moment, la cause du peuple triompha;
Etienne Marcel, prévôt des marchands, fut investi
dune espèce de dictature ([u'il e.verça avec une fer-
meté très-remarquable. Le régent fut obligé de se
parer des couleurs adoptées par la nation; et son au-
torité lut impuissante pour protéger Robert de Cler-
mont, maréchal de Normandie, et Jean de Conllans,
maréchal de Champagne, ses partisans, qui avaient
refusé de prendre les mêmes emblèmes. Ces deux
seigneurs furent pendus sous les yeux du prince.
« Tout cela eut malheureusement une courte durée,
car le régent, étant parvenu à s échapper de Paris,
soudoya des Landes de gens sans aveu, dont il donna
le commandement à un misérable, nommé Jean
Maillard. Ceux-ci se présentèrent un matin à la
porte Saint- Antoine, agitant une bannière du roi de
France, et criant : Mont-Joye! Saint-Denis! au roi!
au duc ! et sans qu'on eîit le temps de fermer less
portes de la ville, ils se jetèrent sur les gardes, les
égorgèrent, et Jean Maillard assomma lui-même par
derrière d'un coiqj de hache le couraireux Marcel. Le
cadavre de cedéfenseurdcslib3rlés|iub'.Li[ues et ceux
des autres citoyens tués dans la mêlée furent traî-
nés dans les rues et jetés au charnier de Montfaucon.
Le même soir, le régent lit son entrée dans sa bonne
ville de Paris 1 »
Pendant qu'on égorgeait ses sujets, le roi Jean
continuait à courir les tavernes de Londres, et cher-
chait à mériter le titre de roi des ivrognes, qui lui
avait été donné par les insulaires; enlin il se fatigua
de la prison, et se racheta moyennant e nurançon et
un Ir.iité ipii transmettait à Edouard 111, en pleine
souveraineté, le Poitou, les iiefs de Thouars et de
Belle A'iile; les provinces de la Gascogne, de l'Age-
noisrdu Périgord, du Limousin; les pajs de Ga-
hors, de Tarbes, de Bigorre, de Rou(r;ue, de l'An-
goumois, ainsi que les villes de Monlreuil-sur-Mer,
de Pontliien, de Calais, de Guines, de Méry,ile San-
gite, de Boulogne, de Humes, de Yales et d'Onin;
il s'engageait en outre à payer au monarque anglais
trois millions d'écus d'or.
Malgré l'épuisement où se tiouvaient les finances
du royaume, les étals de la noblesse témoijinèrent
leur joie du retoiu' de Jean, en lui offrant un buffet
ciselé en vermeil, qui avait coûté plus d'un million
cinq cent mille livres! Comme d'ordinaire, ce fut le
peuple qui paya. Pour tout remeichuent, le roi Jean
doubla les impôts; ensuite il mit sa propre chair à
l'encan, et vendit sa fille Isabelle à Galéas, tyran de
Milan, pour six cent mille florins, qu'il vint dépenser
à Londres avec la comtesse de Salislniry. Du reste,
ce fut son dernier voyage ; à la suite d'un 9 excès de
table, il eut une violente indigestion, dont il mourut
le 8 avril 1364. Son corps fut rapporté à Paiis, en
grande pompe, et déposé à l'abbaye de Saint-Denis,
celte redoutable et dernière demeure des rois de
France, véritable charnier royal.
Charles V, fi Is aîné de Jean, lui suoda, et se ofit
décerner en montant sur le trône, le surnom de Sage,
que les chroniqueurs du temps lui ont conservé,
« parce que, disent-ils, ce ])rince avait moult pru-
dence, et ne paraissait jamais à la tête de ses armées
pour ne pas tomber au pouvoir des ennemis, et afin
d'éviter le sort de son père. » Ce titre de sage ne
pouvait pas en effet lui être donné à cause de ses
grands talents dans l'administration du royaume,
car, sous sa régence, les provinces avaient été rava-
gées par des bandes de pillards, appelées Compagnies
franches, sans qu'il songeât même à les détruire ; ce
n'était pas à cause de sa grande loyauté, car, dès
qu'il fut roi, il rompit sans motif les traités faits
avec les Anglais, et recommença la guerre pour recon-
quérir les places cpii leur avaient été abandonnées;
il ne mérita pas davantage le titre de sage par ses
lumières et par la force de son esprit, car il était plus
ignorant et plus superstitieux qu'aucun de ses sujets.
Sans cesse entouré de magiciens, d'astrologues ou de
sorcières, Charles V ne faisait pas un traité ni la
plus simple démarche qu'il n'eût auparavant con-
sulté ses devins pour connaître les arrêls du ciel :
son seul mérite est d'avoir laissé le commandement
de ses armées au connétable du Guesclin et à l'amiral
Jean de Vienne, dont les exploits illustièrent son
règne et firent oublier la lâcheté du monarque.
A la couardise, Charles V joignait la cruauté, ainsi
qu'il paraît par le récit des atrocités (pii furent com-
mises dans la ville de Montpellier, cité jusiju'alors
indépendante et qui avait eu le malheur de passer
sous sa domination. Comme le peuple s'était soulsvé
contre les agents du fisc, et refusait de payer les im-
))ôts qui avaient été doublés, le bon roi s'en émut et
chargea le duc de Beiry, son frère, et une armée
ROIS, REINES, EMPEREURS
271
coraposi'e de compagniesî franches, de mettre ses su-
jets àl:i raison. A l'approclic de ces bandes de pillards,
les niallic'uveux insurgés l'urent saisis de torretir, ils
dt'posi'renl immédiatement les armes, et envoyèrent
les clés de la ville au prince avec une députation des
principaux habitants, la corde au cou et pieds nus,
les vêtements déchirés, la tète couverte de cendres, et
accompaf^nés des gens d'église portant les bannières
et la croix. Le frère du roi reçut les clés, poursuivit
sa route et fit son entrée dans Montpellier ; les rues
étaient bordées des deux côtés par une haie de vieil-
lards, de femmes et d'enfants à 'genoux, poussant
des gémissements et criant miséricorde! mais ce
tii,M'e à face hnniaine, inaccessible à la ])iété, fit im-
médialenient saisir six cents de ces infortunés, et au
nom du très-haut, très-puissant et très-miséricordieux
Charles V, roi de France, deux cents furent pendus,
deux cents furent décapités, et deux cents briîlés
vifs; leurs biens furent confisqués au profit de la
couronne, et leurs enfants déclarés infâmes. On fit
grâce au reste de la po|)idation, à la condition toute-
fois que la ville payerait à son gracieux monarque
cent vingt mille livres d'or !
Quelpie temps après cette sanglante exécution,
Charles le Sage mourut, léguant à la nation, comme
dernier monument de sa sagesse, l'ordonnance qui
remettait en vigueur le décret de Philippe le Hardi,
et qui fixait la majorité des rois à quatorze ans ! Il
appuyait son opini m de raisonnements et de cita-
tions puisés dans la Biljle et dans l'Art d'aimer
d'Ovide, et qui prouvaient, suivant lui, que les rois
étaient plus précoces que les autres hommes. Gomme
son fils n'avait pas encore atteint sa treizième année,
on fut néanmoins obligé de lui donner des tuteurs et
de former un conseil de régence composé des ducs
de Berry, d'.\njou, de Bourgogne et de Bourbon.
Charles V mort, le royaume fut encore bouleversé
par les intrîgues des princes, qui se disputaient la
présidence du conseil de régence ; après plusieurs
mois de luttes sanglantes et acharnées, ils finirent
par s'entendre, et déférèrent au duc d'Anjou l'exer-
cice de l'autorité souveraine, sous la condition qu'il
abandonnerait à ses frères les trésors du roi défunt
sans en rien réserver. Pour compenser le sacrifice
qu'il était obligé de faire, le régent augmenta les im-
pôts, et commit de si nombreuses exactions, que les
habitants de Paris, de Rouen et d'Amiens se fati-
guèrent de payer les officiers du fisc.
Lors(pie le jeune Charles eut atteint sa majorité,
il se rendit à Reims, accompagné de ses oncles et
des seigneurs de la cour, et reçut l'huile sacrée et la
couronne des mains de l'archevêque Richard Picpus.
Dans son impatience d'exercer par lui-même l'auto-
rité royale, cet enfant de quatorze ans leva une ar-
mée et marcha au secours du comte de Flandre, que
ses sujets avaient détrôné, parce que, dit Juvénal
. des Ursins, « ce seigneur voulait faire de grandes
exactions, tailler, piller, égorger, ainsi que faisaient
les rois de France ! »
Cet exécrable rejeton de Charles V eut la gloire de
faire massacrer quarante mille citoyens, commandés
par le célèbre Philippe Artevelle. Néanmoins la nou-
velle de celte victoire remportée sur un peuple ami,
exaspéra les esprits en France; '^s Parisiens se sou-
levèrent, et coururent à l'hôtel de ville, en brisèrent
les portes, s'emparèrent des armes qu'ils y trouvè-
rent, ainsi que d'un grand nombre de maillets de
plomb, ce qui fit donner aux insurgés le nom de
maillotins; ensuite ils se ruèrent dans les rues, as-
sommèrent les soldats, les fermiers des aides et tous
les suppôts de la tyrannie; ils délivrèrent les prison-
niers, bridèrent les hôtels des princes, et se décla-
rèrent libres et afl'ranchis de toutes sujétions royales
ou princières.
Mal en prit aux courageux bourgeois de s'être ré-
voltés, car Charles, le jour de son entrée dans Paris,
en fit brûler plus de cinq cents; pendant plus de
trois mois il en fit constamment torturer et pendre
jusqu'à trente et quarante chaque jour, donnant tant
de liesogne aux bourreaux, que ceux-ci imaginèrent
de lier les condamnés dans un sac et de les jeter à
la Seine, pour alléger leur travail.
Enfin, lorsque le jeune roi fut rassasié de sang, il
fit publier à son de trompe que le peuple eût à se
rassembler sur la place du Palais; et là, assis sur un
trône étincelant d'or et de pierreries, il fit lire par
son chancelier, Pierre d'Orgemont, le discours sui-
vant : « Manants et bourgeois de Paris' vous avez
mérité mille morts pour avoir massacré les maltôtiers
au lieu de payer vos impôts ! Ne savez-vous donc
pas que les rois ont reçu de Dieu le pouvoir de
prendre vos biens, vos femmes et vos enfants, et
même votre vie, sans que vous ayez le droit de faire
entendre un murmure? Ainsi, vous qui avez eu l'au-
dace de vous révolter, tremblez sur'' la punition de
vos crimes, car Charles le Bien-aimé est juste, et il
vous fera une justice terrible! »
Pendant cette allocution, le peuple attendait à ge-
noux la sentence royale ; alors les oncles de Charles
feignant d'être attendris, se jetèrent aux pieds du
roi, en le suppliant de faire grâce; « les dames et
les demoiselles de la cour, rapporte la chronique,
agenouillées et pleurant, crièrent miséricorde ! mais
il pnraissait toujours inflexible. Enfin les pauvres
citadins, femmes, enfants, vieillards, à genoux, têtes
nues, baisant la terre, commencèrent à crier misé-
ricorde ! Charles, a qui on avait fait la leçon, leur
accorda la vie sauve, et les condamna seulement à
lui donner I5 moitié de leurs biens. Lorsque ses col-
lecteurs eurent fait main basse sur tout ce qu'ils
trouvèrent dans les maisons , le miséricordieux
prince abandonna la ville au pillage de ses chefs
militaires et de leurs gens d'armes ! »
Rouen, Orléans, et un grand nombre d'autres
villes, qui avaient suivi l'exemple de Paris, furent le
théâtre d'atrocités plus effroyables encore; et cepen-
dant ce n'étaient que les préludes des calamités que
réservait à la France cet abominable règne. Isabeau
de Bavière devait bientôt faire oublier les crimes de
Charles VI, et consommer la ruine du royaume en
le vendant aux Anglais.
Cette princesse avait à peine quatorze ans lors-
qu'elle vint en France pour la )iremière fois; le roi
la vit dans une ci-rémonie religieuse , en devint
éperduraent amoureux, et l'épousa. Isabeau n'appor-
ta à son mari qu'un cœur corrompu et déjà initié à
la débauche ; leur union fut célébrée à Amiens le
lejuillet 1385.
m
iiisnniii: hes papes
Arr i"le.
lie passe pas outre, car lu es iralii
Malgré rcxtrême misère où se trouvait réduite la
France, il fallut trouver néanmoins des sommes
énormes pour payer les fètcs de la cour; elle pauvre
peuple fut de nouveau pressuié. On est tenté de ré-
voquer en doute l'exactitude de nos anciennes chro-
niques, en lisant les détails des magnificences qui
furent déjiloyées lors de l'entrée de la reine dans
Paris; et l'on se demande lequel est le plus extraor-
dinaire, ou de l'insolence du roi et de ses ministres,
qui venaient insulter à la misère pnlilifpie, ou de la
longanimité du pinqile, qui ne balayait pas sur son
cliemin celte poignée dr. courtisans et de valets.
Toutes les rues étaient tendues de riches étoffes
de velours et de brocart; le pont que devait traverser
le cortège avait été entièrement recouvert d'un drap
de soie bleu brodé de fleurs de lis d'or. Dans chaque
carrefour, des fontaines artificielles versaient les
unes du lait, les autres du vin ou des liqueurs par-
fumées. L'église de Notre-Dame avait été richement
pavoisée de drapeaux de soie bleu et or; et lors((ue
ROIS, liKIXES. EMPEUETHS
273
Assassinat de Jean Sans-peur sur le pont de Montereau
la reine arriva sur le parvis, un jeune adolescent
descendit comme un archange, du sommet de la ba-
. silique, déposa une magnifique couronne sur le front
d'Isabeau de Bavière, et s'éleva en agitant ses ailes
comme s'il fût remonté au ciel.
Sur la place du grand Cliàtelet on avait élevé un
trône d'azur et d'or, en forme de lit de justice, en-
touré d'un immense hémicycle de gradins recouverts
de riches tentures de soie; au milieu de la place était
un cerf de bois doré de dimension extraordinaire,
II
portant des cornes en or massif et au cou duquel
était appendu-un collier enrichi d'escarboudes, figu-
rant dans SCS contours les armes de la France ; cette
machine renfermait dans ses flancs plusieurs hom-
mes, qui, au moyen de ressorts cachés, la poussè-
rent sur le passage de la reine, afin de lui présenter
un glaive étincelant de pierreries.
Arrivés au Louvre, les deux époux se récréèrent
par le spectacle d'un magnifique carrousel ; le soir,
il y eut festin, danses et bal masnié. ^ Cette iiuil-
123
274
HISTOIRE DES PAPES
là, dit la chronique du moine de Saint-Denis, la p*^-
dour ne fut non plus nu'najiée, que le bien des pau-
vres n'avait été épargné dans la journée; toute la
cour, hommes et femmes, ivres de vin et de li([ueurs,
s'abandonaèreut, à la faveur du masque, à de taraudes
débauches. Madame la reine se livra incestucuse-
ment au duc d'Orléans, frère du roi, et la femme
de ce prince s'abandonna pareillement au jeune mo-
narque. Ce sont là jeux de prince. »
A partir de ce jour les maux de la France, qui
étaient déjà bien grands, s'accrurent d'une manière
etïrayante. Les tailles, les aides et les gabelles furent
perçues jusqu'à cinq fois dans la même année ; les
monnaies furent encore altérées , et, pour comble de
malheur, le roi tomba en démence par suite d'un
événement qui fut attribué à une machination infer-
nale concertée entre la reine Isabeau et son amant,
le duc d'Orléans.
Fn traversant une forêt voisine du Mans, pendant
les grandes chaleurs du mois d'août, au moment où
Charles VI était seul en avant de sa suite, un homme
L'igantesque, couvert de haillons, s'élança à la bride
de son cheval et lui cria : « .\rrête, roi, ne passe
pas outre, car tu es trahi; tes ennemis vont te mas-
sacrer ! > Tremblant, éperdu, à cette brusque appa-
lition, Charles pique des deux et lance son cheval
dans la forêt ; l'animal s'embarrasse dans des ronces
et tombe avec son cavalier; celui-ci se croit attaqué
I ar des assassins, son imagination s'égare, il se re-
lève, tire son épée, court sur* ses gardes, les frappe,
en blesse quelques-uns, en tue d'aulres, et se défend
. avec acharnement contre ceux qui venaient à son se-
cours. Ou fut obligé de le rapporter au Mans, lié
sur un chariot : le roi était fou !
Néanmoins sa démence lui laissait quelques in-
tervalles de lucidité, qui firent concevoir aux méde-
cins l'espoir de le guérir. Ce n'était point le compte
du duc d'Orléans et de l'înfàme Isabeau, qui vou-
laient s'emparer du suprême pouvoir. Alors, dit-on,
ils formèrent le projet de se défaire du roi, et voici
dequeUe manière : Sousprétextededistraire le pauvre
insensé, ils organisèrent une fête de nuit, le dégui-
sèrent en esclave sauvage, et le couvrirent d'étoupes
attachées à son corps avec de la poix-résine; le prince
fil son entrée dans le bal avec quatre jeunes seigneurs
vêtus du même costume, et attachés les mis aux
autres avec une chaîne de fer. Mais à peine s'étaient-
ils mêlés à un quadrille, qu'un autre masque, le duc
d'Orléans, s'approcha des sauvages avec une torche
enflammée dont il les toucha comme par mégarde.
En un instant le feu se communiqua aux étoupes
imprégnées de poix, et les quatre infortunés furent
brûlés vifs sans qu'il fût possible de leur porter se-
cours; le roi seul fut sauvé, grâce à la présence d'es-
prit de la duchesse de Berry, qui l'enveloppa de son
manteau et étouffa le feu.
Cette déplorable scène rendit incurable la maladie
de Charles VI, et les médecins durent renoncer à
l'espérance de jamais rétablir sa santé ; la folie aug-
menta de jour en jour, et bientôt on fut obligé de
l'amuser comme un enfant avec des cartes, avec des
oiseaux ou avec des singes. Dans certains moments
la démence du roi devenait furieuse, et on ne pou-
vait en calmer les accès qu'en lui livrant des femmes
qu'on renfermait dans sa chambre. Isabeau qui s'é-
tait faite la pourvoyeuse de son mari, trouva une belle
jeune fille, appelée Odette de Cliampdivers, qui avait
une grande ressemblance avec elle ; et moyennant
un prix convenu, ses parents consentirent à la livrer
aux caresses révoltantes du roi Charles VI. De ce
commerce monstrueux naquit une fille, nommée
Marguerite de Valois, qui fut légitimée plus lard
par Charles VII, et mariée au soigneur de Belleville.
Les états-généraux se rassemblèrent pour nommer
un régent pendant la maladie du roi; la garde de sa
personne fut confiée à Isabeau, et le gouvernement
de la France fut donné au duc de Bourgogne.- Son
compétiteur le duc d'Orléans réclama contre cette
disposition, et avec l'aide de la reine, il obligea le
régent à quitter la cour et à lui céder momentané-
ment la direction des alïaires. Alors commença entre
ces princes une lutte acharnée, qui pendant des an-
nées couvrit la France de désastres. Leduc de Bour-
gogne marcha sur Paris à la tète d'une armée formi-
dable, et chassa à son tour de la capitale son ennemi
et sa maîtresse l'iufàme Isabeau, qui vint accoucher
à Melun d'un bâtard, qui dans la suite monta sur le
trône sous le nom de Charles \ll.
La reine profita de cette circonstance pour rétablir
les affaires du duc d'Orléans, en faisant signer à
Charles VI un testament qui déclarait, s'il venait à
mourir, son fils aîné habile à porter la couronne. En
conséquence la régence fut abolie ; et les états-géné-
raux n'ayant plus le droit d'intervenir dans l'admi-
nistration du royaume, le duc de Bourgogne perdit
la position qui lui avait été donnée par cette assem-
blée, et dut résigner le pouvoir.
Isabeau, comme mère des princes, conserva toute
autorité sur la France, et elle exerça sa tyrannie avec
une telle rigueur, que les provinces écrasées d'im-
pôts, accablées de misères, essayèrent de se révolter.
Efforts impuissants ! les soldats de cette Messaline
eurent bientôt mis à la raison des infortunés hâves
de faim, qui n'avaient pas même la force de porter
des armes. Néanmoins, pour plus de sûreté, la reine
défendit par ordonnance publique, sous peine de
mort, aux citoyens d'avoir des épées, des dagues,
ou seulement des couteaux. Après quoi elle résolut
d'en finir avec la faction ennemie en faisant poignar-
der le terrible duc de Bourgogne par les gens du
duc d'Orléans.
Elle s'était trompée dans son calcul, car ce crime
ne resta pas impuni; Jean Sans-peur, fils du duc
de Bourgogne et son successeur, se trouvait alors
obligé de venger et la mort de son père et son propre
honneur, fort endommagé par l'arrogance du duc
d'Orléans, qui s'était vanté d'avoir déllôré sa jeune
épouse. La haine qu'il portait à l'amant de la reine
poussa Jean Sans-peur dans le parti du peuple; il
s'opposa aux exactions d'Isabeau, censura sa con-
duite, et signala à la vindicte publique l'hôtel de la
rue Barbette, où le duc d'Orléans et sa royale maî-
tresse se réunissaient chaque nuit avec des mignons
et des femmes perdues.
Devenu l'idole de la nation, et certain d'être sou-
tenu par le peuple, toujours facile à s'enthousiasmer
pour ceux qui paraissent soutenir ses intérêts, le duc
de Bourgogne ne voulut pas retarder plus longtemps
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ROIS, REINES, EMPEREURS
275
sa vengoance. Un soir, il fit apostcr au ik'loiir de la
rue Barbette une troupe d'assassins, coiumanLli's par
un capitaine appelé Raoul, qui avait été déshonoré
de la même manit-re par le duc d'Orléans ; et lorsque
ce prince sortit do la maison de débauche, ils se pré-
cipitèrent sur lui, le renversèrent de cheval, lui fen-
dirent la tète à coups de hache et lui coupèrent le
poinf;. Cet assassinat plongea la cour dans la conster-
nation ; Isabeau s"eni'uit de Paris avec toute la cour,
et emmena le roi et les princes, qu'elle mit sons la
fiarde du duc de Brelatrne.
Aussiiôt la guerre civile éclata et les Français se
partagèrent en deux factions; les uns, appelés les
Armagnacs, se rangèrent sous les ordres du conné-
table d'Armagnac et de Charles, fils aîné du duc
d'Orléans, et adojitèrent, comme signe de ralliement,
une bande blanche cousue à leurs vêtements ; les
autres, et ils étaient en plus grand nombre que les
premiers, suivirent la fortune de Jean ifans-peur, et
attachèrent une bande rouge sur leurs habits. Pen-
dant plusieurs années, les deux partis se disputèrent
tour à tour la capitale, le glaive à la main, et rem-
plirent le royaume d'incendies, de jiillages et de
massacres. A chaque revers, la faction vaincue im-
plorait l'appui des Anglais contre le parti triomphant,
et ouvrait a'insi l'entrée de la France aux étrangers.
Pendant que les peuples s'entr'égorgeaient pour
les querelles des d'Orléans, la prostituée royale con-
tinuait le cours de ses débauches, et ne changeait
rien à ses habitudes crapuleuses. Enfin, le dauphin
Louis, qui était alors âgé de seize ans, forma avec
son frère Jean le projet de s'empirer du pouvoir,
pour sauver sa couronne, qu'il voyait compromise par
l'inconduite de sa mère. Malheureusement pour lui
Isabeau fut informée de la conspiration, et le jeune
prince fut empoisonné. Jean voulut poursuivre les pro-
jets de son frère, et comme lui, il mourut empoisonné.
Ciiarles, le bâtard de la reine, le dernier de ses
lils, échappa à cette mégère par une ruse qui montre
à quel degré de corruption était déjà parvenu cet
enfant de treize ans. Profitant d un des intervalles
de raison dont le roi jouissait encore au milieu de
sa folie, le jeune Charles l'instruisit des adultères de
sa mère avec un seigneur de la cour, nommé Bois-
Bourdon, et offrit de le conduire au château de ^'in-
cennes,qui avait été transformé en lieu de débauches
depuis l'assassinat de la rue Barbette, Charles VI,
dont la jalousie s'était réveillée par ces horribles
confidences, partit aussitôt pour Yincennes avec le
jeune prince, et surprit l'impudique Isabeau sans
vêtements et renfermée dans une même chambre
avec son nouvel amant.
Des bras de la reine, l'infortuné Bjis Bourdon
passa entre les mains du bourreau; et après avoir
subi la torture, il fut traîné à la Seine, lié dans un
sac de cuir sur lequel on avait écrit ces mots: «Lais-
sez passer la justice du roi. )i Isabeau fut reléguée à
Tours, dans l'abljaye de Noirmoutiers ; et le comte
d'Armagnac ainsi que le dauphin restèrent maîtres
de l'autorité souveraine.
De là na([uit une haine implacable entic la mère
et le fils; la reine, ne respirant ([uc vengeance, son-
gea à Jean Sans-peui-, qui était seul capable de la
seconder dans ses projets contie le daupiiin et contre
le connétable ; elle (it taire ses anciennes inimitiés,
se réconcilia avec le meurtrier de son amant, et lui
envoya des émissaires pour lui offrir de réunir leurs
iiaines communes et d'associer leurs ambitions. Le
duc de Bourgogne consentit à cette exécrable alliance;
il marcha sur l'abbaye de Noirmoutiors avec huit
cents chevaux, délivra Isabeau de Bavière, et fit sur
l'heure même sa maîtresse de celle qui avait fait
assassiner son père et dont il avait fait massacrer
l'amant !
Ensuite ils se rendirent à Chartres, où la reine
publia les premières ordonnances émanées d'une au-
torité qu'elle s'attribuait elle-même, en créant un
parlement et eu faisant graver un sceau qui repré-
sentait la France agenouillée, les bras étendus, et
implorant Isabeau comme sa divinité tutélaire. Dans
les différents actes de cette époque qui furent expé-
diés en son nom, elle s'intitulait : « Par la grâce de
Dieu, reine de France, ayant pour monseigneur le
roi, le gouvernement et l'administration du ro)-aume!»
Fatigués de voir leur autorité circonscrite à quel-
ques villes ou villages des environs de Chartres, Jean
Sans-peur et la reine résolurent de rentrer à Paris;
l'or, la corruption et les promesses leur amenèrent
des partisans; ils excitèrent une sédition violente
dans la capitale, et après cinq jours de luttes et de
combats leur parti triompha. Tanneguy du Châtel,
prévôt des marchands, eut la plus grande peine à
soustraire le dauphin aux Bourguignons; le connéta-
ble tomba en leur pouvoir et fut plongé dans les ca-
chots de la Bastille, avec les officiers et les citoyens
qui avaient suivi son parti. En signe de victoire, ils
arborèrent leur drapeau sur le Louvre, sur la tour
Saint-Jacques, sur celle de Notre-Dame ; puis les
massacres et le pillage recommencèrent dans les rues
de Paris. Les partisans dlsabeau et du duc de Bour-
gogne, gorgés de vin, tournèrent leur fureur contre
les malheureux habitants, et commirent de si grandes
atrocités, qu'il a fallu une Saint-Barthélemi pour en
affaiblir le souvenir. Des troupes d'égoigeurs, con-
duits par les nobles, par les Luxembourg, les d'Hap-
court, les Chevreuse, les Chatelux, par ces descen-
dants de l'antique chevalerie, coururent aux prisons
du Palais, à celles du grand Châtelet, du petit Châ-
telct,à celles de Saint-Martin des Champs, de Sainl-
Magloire, en arrachèrent les prisonniers, les préci-
pitèrent des fenêtres sur les piques des soldats,
déchirèrent leurs cadavres par lambeaux, et firent
ainsi périr plus de trois mille victimes.
Cette horrible boucherie n'était elle-même que le
prélude de nouvelles atrocités ; ces cannibales en
vinrent à forcer les maisons et les églises, tuant im-
pitoyablement tous ceux qu'ils rencontraient, hommes,
femmes, enfants, vieillards; et joignant l'ironie à la
férocité, les soldats, après avoir violé les femmes
enceintes, leur ouvraient le ventre, et plongeaient les
mains dans ll's entrailles de leurs victimes « pour
en arracher, disaient-ils, les petits chiens et les pe-
tites chiennes qui remuaient. »
Un incendie effroyable vint mettre un terme au
carnage; il était temps, déjà dix mille cadavres en-
combraient les rues de Paris. Le lendemain, la reine
Isabeau fit son entrée dans la capitale, couronnée de
myrte, dans un magnifique costume, et traînée sur
276
iiisTuiuK i)\:s i'Ari:s
uu char i espleniliss.int il'or et di- pievrerii'S ; sou
amant, Jcau Sans pour, l'cscoitail avec ilouze cents
hommes d'armes. Sur leur passage, les soldats criaient
Noël, aj^itaient leurs banderoles, et jetaient des fleurs
et des palmes aliu de caclier les cadavres ([ue les
roues du char broyaient sur la roule. Charles VI re-
çut la reine avec les manjues de teutlresse ([uil eût
prodiguées à une épouse chérie, et il accueillit le duc
de Bourgogne comme uu frère bien-aimé. Le mal-
heureux était fou!
Jean Sans-peur et Isabeau, terribles dans leurs
vengeances, s'acharnèrent contre les partisans des
Arniaiînacs et du dau| hin. Aux massacres succédè-
rent les assassinats juridiques ; chat|ue jour on voyait
de lugubres cortèges de tombereaux qui charriaient
les cadavres des suppliciés, et les déposaient à la
voirie hors des murs de la ville, comme indignes
d'une sépulture chrétienne. De ce foyer d'infection
s'exhalèrent bientôt des miasmes pestilentiels qui
couvrirent la capitale, et emportèrent, dans l'inter-
valle d'une fête de la Vierge à l'autre, plus de cent
mille habitants.
Enfln, pour mettre le comble aux désastres de ce
règne, une armée anglaise, commandée par Henri V,
lit une descente dans lus provinces du Nord, les mit
à feu et à sang, et s'avança vers Paris. Dans cette
extrémité, le dauphin chercha à sauver sa couronne,
et fit proposer au duc de Bourgogne un traité d'al-
liance par lequelJean Sans- peur serait maintenu dans
ses emplois et dignités, et recevrait en toute souve-
raineté de nouvelles provinces qu'il adjoindrait à son
duché. Les propositions du prince furent acceptées ;
on signa même une convention où il était question
de réunir toutes les forces de l'État pour repousser
les Anglais ; et une entrevue fut indiquée sur le pont
de ^lontereau pour ratilier les engagements.
Au jour marqué, le dauphin, armé de pied en cap,
vint avec une suite nombreuse au lieu du rendez-
vous ; mais il n'y trouva pas le duc de Bourgogne,
qui s'était arrêté à Brai-sur-Seine, et qui montrait
quelque répugnance à se rendre à la conférence de
Montereau. Lharles lui dépêcha inutilement courrier
sur courrier pour presser son départ. Tanneguy du
Ghàtel accourut lui-même deux fois pour le déter-
miner à venir auprès du dauphin, sans pouvoir vain-
cre son obstination. Alors les agents de Charles cor-
rompirent à pri.x d'or la dame du Giac, maîtresse du
duc de Bourgogne, et Jossequin, son mignon, qui
avaient une grande influence sur lui ; et avec leur
appui, ils he décidèrent à venir à Montereau. Jean
Sans-peur se mit en route accompagné seulement de
dix chevaliers, et arriva sur le pont fatal le 10 sep-
tembre au matin; dès qu'il aperçut le dauphin, il mit
pied à terre, s'avança en saluant respectueusement,
et quand il fut assez proche du prince, il se baissa
pour lui baiser la main. Au même instant une hache
d'armes s'abattit sur l'infortuné duc! On croit que
ce fut Charles VII lui-même qui porta le premier
coup ! Tanneguy du Ghàtel le renversa d'un deuxième
coup, et un écuyer l'acheva en le traversant avec son
épée depuis le bas ventre jusqu'à la gorge. Après cet
assassinat, le dauphin et ses complices coururent à
Brai-sur-Seine, et s'emparèrent des é([uipages df
Jean Sans-peur.
Cet acte de félonie et de lâcheté jeta la France
dans une horrible confusion; la reine, ([ui, pour la
deuxième fois, voyait ses amants assassinés par son
lils, entra dans une rage telle, qu'elle ressemblait à
une furie plutôt qu'à une femme. Étouffant alors la
voix de la nature, et abjurant tous ses sentiments de
mère, elle envoya dans les dilTérenles villes du royaume
un manifeste contre son iils, qu'elle ajipclait bâtard
et meurtrier, adjurant les citoyens de se réunir au
jeune duc Philippe le Bon, lils de la victime, pour
tirer une vengeance terrible de l'assassin. Elle se
rendit ensuite àTroyes, traita de la vente du royaume
avec le roi d'Angleterre, et lui donna en mariage sa
fille Catherine. L'indigne parlement ayant ratitic le
marché, Henri \' fut déclaré roi de France, et vint"
s'installer dans le palais du Louvre avec sa jeune
épouse, la reine Isabeauet le jeune duc de Bourgogne.
Pour célébrer cet événement, Isabeau dépensa une
grande partie des richesses qu'elle avait amassées
dans les dernières proscriptions; il est vrai qu'elle
espérait par cet étalage de luxe frapper "l'esprit de
son gendre et régner en son nom; mais elle fut cruel-
lement trompée dans son attente. Henri V, après
avoir rançonné la France, retourna en Angleterre
avec sa femme, et remit au duc d'Exeter ses pleins
pouvoirs pour la direction et le gouvernement de son
nouveau royaume.
Isabeau fut reléguée dans l'hôtel Saint-Pol avec
Charles VI, et obligée de vivre avec un mari insensé.
Devenue pour les Français un objet d'horreur, aban-
donnée par le jeune duc de Bourgogne, insultée par
les Anglais, la reine commença à sentir le poids des
remords. Pour surcroît d'infortune, la mort frappa
presque en même temps Henri V et Charles VI, et
vint la priver de son dernier protecteur et du seul lien
qui la rattachât encore à la France. Depuis ce mo-
ment elle fut délaissée par tous les partis, et traîna
sa misérable existence dans l'abjection.
« Si bien, dit Mézeray, que la reine ne pouvait
plus paraître dans les rues sans être montrée au
doigt et assaillie à coups de pierres. Ses larmes, ses
prières, sa vieillesse n'excitaient que la risée de la
foule, et non la pitié ! »
Isabeau vécut encore dix ans dans cet état de dé-
gradation, manquant quelquefois des choses néces-
saires à la vie; châtiment sévère pour une princesse
habituée aux adulations des courtisans, et cependant
châtiment trop léger pour une reine qui avait accablé
la nation de si grands maux.
Enfin elle mourut le 30 septembre 1435, à l'hôtel
de Sainl-Pol. Son corps fut transporté à Saint-Denis,
par eau, sans aucune pompe, dans un petit batelet,
et ayant pour toute escorte deux rameurs et un
prêtre; on l'enterra près du cercueil de Charles VI!
QUINZIÈME SIÈCLE
Rédexions sur la corruption du clergé au quinzième siècle. — Les légats de Benoît XIII sont retenus prisonniers à Rome. —Élec-
tion d'Innocent VII. — Caractère du nouveau pape. — Sédition à Rome. — Innocent se réfugie à Viterbe. — Benoit Xlll se
' rend en Italie. — Innocent retourne à Rome. — Benoît fait empoisonner son compétiteur. — Concile de France.
Dès le cinquième siècle de l'Eglise, l'humilité était
devin-ic une honte, et la pauvreté un opprobre pour
les ministres de la religion. Déjà les évèques chargés
de dispenser les biens du ciel aux fidèles, avaient
renoncé à leur sainte mission pour s'occuper des
moyens de grossir leurs revenus et d'accroître leurs
jouissances. Aussi, à partir Je cette époque, l'or-
gueil, l'ambition, la gourmandise et la luxure for-
mèrent le cortège des évèques de Rome ; les succes-
seurs de l'Apôtre devinrent les rois des rois, les
seigneurs des seigneurs ; et la chambre apostolique,
semblable à un gouffre béant, engloutit à leur profit
toutes les richesses des nations.
Cependant le quinzième siècle surpassa encore tous
les siècles précédents en corruption; les églises devin-
rent des repaires de voleurs, de sodomites et d'as-
sassins; les papes, les cardinaux, les évèques et les
simples clercs exercèrent des brigandages à main ar-
mée dans les provinces, et employi''reiit indilïérem-
ment le poison, le fer et le feu pour se défaire de
leurs ennemis ou pour dépouiller leurs victimes.
L'inquisition prêta aux papes et aux rois son horrible
ministère; en France, en Espagne, eu Italie, en
Allemagne et en .Angleterre, elle enlaça de ses mille
bras les victimes de la cupidité des tyrans, et leur
fit subir les tortures les plus eli'royables. Les cam-
pagnes furent couvertes de légions de prêtres et de
moines, qui dévoraient la substance des peuples et
attiraient dans leurs retraites impures les jeunes filles
et les beaux adolescents, qu'ils rejetaient ensuite flé-
tris et déshonorés; les villes devinrent les théâtres
d'orgies et de saturnales, où se pressaient dans les
palais des évèques des équipages de chasse, des
meutes de chiens, des troupes de courtisanes, de
mignons, de bateleurs et do bouffons. A toutes ces
causes de démoralisation se joignit le grand schisme
qui divisa l'Europe en deux camps ennemis et fit
couler des flots de sang.
Enlin quelques hommes courageux prirent la dé-
fense des peuples opprimés; les descendants des
infortunés Vaudois ou Albigeois, si cruellement per-
sécutés par les pontifes, relevèrent la tête et ensei-
gnèrent leurs doctrines en Angleterre, en Allemagne
et en France : Wiclef, Jean Hus et Jérôme de Prague
continuèrent le mouvement et préparèrent la réforme
religieuse qui devait porter un coup si terrible à la
puissance temporelle des papes.
Par la mort imprévue du pontife Boniface IX, la
question du schisme paraissait simplifiée, et les am-
bassadeurs français espéraient obtenir des cardinaux
378
IIISTOIUM DKS 1V\1>ES
la rivonnaissanci' de Hoiioil XIII comiiii' l('i;ilimo
chef (le l'Etrliso. En consoinii'noe, le leiulcmaiii des
funérailles du pape délunl, ils se rendirent auprès
des membres du sacre colli\i;c, qui se disposaient
déjà à entrer en conclave, et les prièrent de diiïérea-
Télection jusqu'à ce qu'ils eussent rei^u de leur ninî-
:re une procuration de cession. Malheureusenienl ils
n'avaient jias assez d'or pour aciieler tous les cardi-
naux ; bien loin qu'on eût égard à leur demande, on
les accusa de chercher à susciter des troubles pour
empêcher l'élection; un chevalier napolitain. (|ui
était parent de Uonilace, et gouverneur du cliàleau
Saint-Ange, les lit arrêter au mépris de leur sauf-
conduit, et ne consentit à leur rendre la liberté qu'a-
près en avoir reçu une forte rançon.
Immédiatement après leur départ, les memlires du
collège se formèrent en conclave et proclamèrent
Gosmato Meliorato souverain pontife sous le nom
d'Innocent YII. Le nouveau ckef de l'Église était de
Sulraone, ville du royaume de Naples, célèl)re par la
naissance d'Ovide. Sorti d'un rang infime de la so-
ciété, Gosmato, par son seul mérite, s'était élevé
successivement à tous les grades ecclésiastiques; et
Théodoric de Niem affirme que la seule chose qu'on
put lui reprocher était une excessive ambition.
Innocent avait été accueilli sans opposition par les
ecclésiastiques italiens; mais il n'en fut pas de même
des citoyens, qui revendiquaient le gouvernement des
affaires, dont Benoît IX s'était emparé à leur préju-
dice. Les Gibelins se mirent à la tète des mécon-
tents, et a\ec l'aide do Jean et de Nicolas Colonna,
ils attaquèrent les Guelfes et les refoulèrent dan> la
partie de la ville située au delà du Tibre. Force de
donner satisfaction aux révoltés, Innocent conclut
avec eux un traité par lequel il déclarait leur aban-
donner la souveraineté dans Rome, et consentir à ce
que les citoyens nommassent des régents pour la
conduite des affaires d'Etat.
^Malgré cette reconnaissance solennelle des droits
du peuple, il chercha hientôt à rétablir sa domina-
tion ; il voulut, sous prétexte de se mettre à l'abri
d'un coup de main, entourer la ville de troupes et
introduire dans la cité Léonine plusieurs compagnies
franches. Comme celte manifestation compromettait
les libertés publiques, les régents se hâtèrent de ve-
nir au palais pontifical pour adresser des remontran-
ces au saint-père et pour le supplier de faire éloigner
ses soldats; mais on ne leur donna pas le temps de
s'acquitter de leur mission; à peine lurent-ils entrés
dans la salle d'audience que, sur l'ordre de Louis Melio-
rato, neveu du pape, des satellites farouches tombèrent
sur eux, les saisirent par les bras et par les? pieds, et
les précipitèrent des fenêtres du Vatican sur le pavé,
où ils furent écrasés par la violence de la chute.
Une semblable exécution, faite au mépris des lois
divines et humaines, exaspéra les espiils; le beffroi
du Capitule fut mis en branle, le peuple courut aux
armes, attaqua les palais des cavdinaux et pendit tous
ceux qu'on put arrêter. Innocent eut à peine le temps
de se sauver avec sa cour pour éviter le sort de ses
partisans; ses armoiries furent traînées dans la boue,
ses portraits brisés et son efiigie brûlée publique-
ment, revêtue des habits pontificaux.
Benoît XIII, instruit de ce (pii se passait à Rome,
voulut profiter des circonstances, et ])ublia qu'il se
préparait à passer en Italie pour conférer avec son
compétiteur sur les moyens d'opérer enfin la réunion
de l'Eglise ; il ordonna en conséquence une levée de
décimes en France et dans les ditïérents pays de son
obédience, pour subvenir aux frais de son voyage.
Ce nouvel impôt fut payé par les provinces, malgré
la vive opposition du Parlement, et le saint-père put
s'embarquer à Nice poui- mettre ses projets à exécu-
tion. Il se rendit d'abord à Gênes, où commandait
le maréchal Boucicaut, son ancien adversaire, et qui
depuis la cessation des hostilités était devenu son
ami. Par son influence, cette ville se déclara en fa-
veur du pape d'Avignon, et détermina Pise, ainsi
que les villages voisins, à se soustraire à l'obédience .
du pontife romain.
Les Génois se repentirent Jiientôt d'avoir ouvert
l'entrée de leur ville à Benoît XIIl et aux vagabonds
fpii formaient sa garde particulière, et qui commet-
taient chaque jour de nouveaux vols. Cette milice,
accoutumée au pillage, excita tant de mécontente-
ment, que le maréchal Boucicaut résolut d'en déli-
vrer les habitants. Un dimanche, il annonça au pape
qu'il désirait passer une revue de ses troupes, et lui
clemanda l'autorisation de les rassembler hors des
murs de la ville ; ([uand les soldats furent tous sor-
tis, il fit fermer les portes, et leur annonça qu'il leur
était expressément défendu de rentrer dans Gênes.
Le pontife essaya mais inutilement de changer la
détermination du gouverneur, et fut obligé de licen-
cier son armée.
Pendant que le pape d'Avignon cherchait à se main-
tenir en Italie, la guerre civile se rallumait dans
Rome; l'usurpateur du royaume deNaples,Ladislas,
s'était ligué avec Jean Colonna pour asservir la nou-
velle république, et préparait l'exécution de ses plans
en dirigeant ses troupes sur la ville sainte. Heureu-
sement les habitants eurent connaissance des projets
de leurs ennemis, et parvinrent à chasser les Colonna
de Rome : ceux-ci conservèrent néanmoins le château
Saint-Ange, d'où ils faisaient chaque jour des sorties
meurtrières; après plusieurs assauts, les citoyens
reconnaissant l'impossilnlité de prendre cette forte-
resse sans des secours étrangers, se décidèrent à
rappeler Innocent VII, et lui firent dire qu'ils le
réinstalleraient sur le saint-siége, s'il prenait l'en-
gagement de les délivrer des Colonna. Le pape ac-
cepta avec joie les conditions qui lui étaient faites; il
se mit immédiatement en route pour prendre posses-
sion du Vatican, et le jour même de son arrivée il
lança une excommunication terrible contre les Co-
lonna, contre le roi de Naples et tous leurs parti-
sans. Ladislas, dont les droits à la couronne de
Naples étalent déjà contestés par le duc d'Anjou,
craignit qu'un anathème ne lui suscitât de nouveaux
ennemis, et consentit à faire la paix avec le saint-
siége. Il s'engagea à rendre toutes les terres cju'il
avait enlevées à Saint-Pierre, et promit de fournil-
des troupes à Innocent pour combattre ses ennemis.
Benoît XIII, ([ui avait essayé de traverser ces né-
gociations, ayant échoué dans ses tentatives, prit
d'autres mesures plus efficaces que celles qu'il avait
employées, et se décida simplement à faire empoi-
sonner son compétiteur. Il envoya une ambassade
INNOCENT Vil
279
Des vagabonds formaient la garde du pape
solennelle à Rome, sous le prétexte apparent de pro-
poser un moyen de terminer le schisme, et avec la
mission secrète de corrompre à tout prix un servi-
teur du pape.
Innocent, qui n'avait pas plus que son rival la vo-
lonté d'abdiquer, ni le désir de faire aucune conces-
sion, refusa de donner audience aux ambassadeurs;
le pape d'Avignon en prit occasion pour faire du
scandale, et répandit dans toute l'Europe des lettres
dans lesquelles son concurrefit était appelé parjure,
schismatique et hérétique. De son côté, le pontife ro-
main lança des bulles terribles contre son adversaire,
et l'accusa de n'avoir envoyé des agents que dans le
but de le faire assassiner. Benoît, jugeant par là que
son projet était découvert, perdit l'espoir de régner en
Italie, et revint en France où, pendant son absence,
les choses avaient bien changé de face ; un parti formi-
dable s'était formé contre lui à la cour de (Charles VI
et voulait prononcer sa déchéance du saint-siégo. Le
rusé pape s'occupa aussitôt de ramener les esprits,
et envoya le cardinal Ghalant à Paris, en qualité de
légat, pour donner des explications sur sa conduite.
Une assemblée de seigneurs, d"évè([ues et de doc-
leurs de l'Université fut convoquée à cet ell'et à Pa-
ris; l'ambassadeur du pape, dans une longue ha-
rangue, s'étendit sur les vices de la cour d'Innocent,
et lit un éloge pompeux de celle de Benoît. Sa con-
clusion était que sou maître devait gouverner l'Eglise
comme le plus digne, et ((u'il était du devoir de tous
les lidèles de se soumettre à lui.
Malgré la brillante péroraison du légat, les mem-
bres du conseil prononcèrent la condamnation du
saint-père, et déclarèrent que la France se retirait
une seconde fois de l'obédience de Benoît. En con-
séquence on publia l'arrêt suivant : « A tous faisons
savoir que les officiers de Benoît ne recevront plus
les annates ni les revenus des prélatures ou des di-
gnités vacantes ; qu'ils doivent cesser dès à présent
de prélever les décimes sur les Eglises, et de récla-
mer des subsides sous quelque prétexte que ce soit.
Défense aux cardinaux et aux chambellans de rece-
voir, de prendre ou d'exiger la moindre somme jus-
qu'à la tenue du concile national qui va être convo-
qué pour terminer le schisme. " Cette ordonnance
était à peine rendue, qu'on apprenait en France la
mort d'Innocent VII. Les légats de Benoît avaici.l
rempli leur mission.
Le concile national s'assembla néanmoins à Paris,
et confirma la décision qui avait été prise relative-
ment à la cession du saint-siége.
Avant de se séparer, les pères adressèrent, au nom
du roi, une lettre synodale aux cardinaux romains,
pour les prier de dilTérer l'élection d'un autre pape;
mais déjà le sacré collège s'était réuni en conclave,
et avait proclamé le cardinal Angelo Gorario souve-
rain pontife sous le nom de Grégoire XII.
Ce funeste empressement des prélats italiens uii-
contcnta les évèi{ues français et ))rolongea le schisme
en ralliant à Benoît des partisans qui s'étaient déta-
chés de sa cause.
280
HISTOIUK DES PAI'KS
fis-* H-' ■ -■'-r^'>'«iD
'3fl7'0 GRÉGOIKK Xll \^i^
Hisloire du cardinal Angelo Gorario avant son pontifical. — Serment des cardinaux. — Grégoire envoie une ambassade à Be-
noît XIII. — Benoît excommunie le concile national. — Fourberies des deux papes. — Caractère violent de Grégoire. — Les
cardinaux romains abandonnent son parti. — Il lance contre eux les foudres ecclésiastiques. — Le roi Charles VI fait sommer
le pape d'Avignon d'avoir à se démettre de la papauté. — Benoît met la France en interdit. — Les porteurs des bulles du
saint-père sont arrêtés par ordre du roi, et condamnés à un supplice ignominieux. — Benoît s'enfuit d'Avignon. — Concile de
Pise. — Condamnation des deux pontifes. — Élection d'un troisième pape.
Grégoire XII était originaire de Venise , et issu
J'une famille noble ; il était âgé de quatre-vingts ans
et avait passé par tous les grades de l'Eglise lors-
i|u'il parvint au souverain pontificat. Avant son
élection, on le citait comme un modèle de douceur,
de prudence, d'humilité et de sainteté. La veille du
conclave, il avait même proposé aux cardinaux de
prêter chacun séparément ce serment : « Je jure sur
1 Evangile et sur l'hoslie consacrée, dans le cas où
je serais élu pontife, de renoncer à ma dignité si le
pape d'Avignon consent à faire cession, ou si la
mort vient le frapper, ou seulement si les cardinaux
de l'une et de l'autre obédience se réunissent. »
Ses premières démarches répondirent encore aux
espérances qu'on avait placées en lui; car le jour
de son exaltation, après avoir subi les épreuves de la
chaise percée, il renouvela le serment solennel qu'il
avait fait précédemment; et en présence des cardinaux
et de toute la cour, il s'exprima en ces termes :
'- .\natiième aux schismatiques, quelles que soient
leur puissance et leur dignité ! anallième sur eux !
anathème sur moi, si je n'emploie pas tous mes
efforts pour faire cesser la déplorable division qui
fait les malheurs et la honte de la chrétienté! Oui,
mes frères, je jure du haut de la chaire de vérité (jtie
je me rendrai dans le concile qui sera convoqué pour
réunir les deux obédiences, malgré mon âge et mes
infirmités, et en quelque lieu qu'on s'assemble , si je
n'ai point de galère, j'affronterai la mer sur une bar-
que ; si je n'ai point de chevaux, j'irai à pied, un
bâton à la main. »
Ahn de donner plus de force à ses paroles, il lut
publiquement une lettre qu'il adressait à Benoît pour
l'engager à renoncer avec lui au souverain pontificat,
et à se soumettre l'un et l'autre à une nouvelle élection.
Benoît XIII, qui se trouvait à Marseille, reçut
les députés avec de grands honneurs ; il parut dis-
posé à suivre l'exemple de Grégoire, et consentit
même à avoir une entrevue avec son rival dans la
ville de Savone.
.'Mors Grégoire jeta le masque d'hypocrisie qu'il
avait porté pendant quatre-vingts ans ; cet homme
humble et simple changea en un instant de carac-
tère et de langage, se montra superbe et orgueilleux,
se couvrit de vêtements de pourpre et d'or, s'entou-
ra de toute la pompe des cours, et se fit adorer
comme un Dieu. Lorsque les ambassadeurs français
vinrent lui offrir toutes garanties et sûretés de la
part du. roi pour qu'il se rendit à Savone, ainsi
qu'il s'y était solennellement engagé, il leur répon-
dit avec hauteur qu'il n'avait point de promesse à
remplir ni de condition à recevoir; qu'il était ]iape,
et ((ue l'univers entier lui devait obéissance. Il con-
gédia les amliassadeurs, et ordonna aux cardinaux
de ne plus lui parler de la cession, s'ils ne voulaieni
s'exposer aux effets de son indignation.
ailEGOIRE XII
281
L'historien Théodoric de Niem
Dès que Benoît eut connaissance de ce qui s'était
passé à Rome, ses espérances et son audace en aug-
mentèrent; il se hâta de publier une bulle d'excom-
munication contre le concile national qui avait dé-
crété la soustraction des Français à son obédience ;
il anathématisa généralement tous ceux qui avaient
pris part directement ou même indirectement à cette
grave et salutaire mesure, simples fidèles, cardinaux,
patriarches, archevêi[ues, évêques, rois ou empereurs ;
il déclara que si dans le terme de vingt jours, après
la publication de la sentence, les excommuniés per-
sistaient dans leur résolution , les dignitaires ecclé-
siastiques seraient dépouillés de leurs bénéfices, et que
les terres ou domaines des princes séculiers seraient
mis en interdit. Il dégagea les vassaux de leurs ser-
ments de fidélité, confis([ua tous les fiefs, biens,
meubles et immeubles des excommuniés, envelop-
pant dans la même sentence d'excommunication et
d'interdiction les royaumes, les républii[ues, les villes,
les châteaux, les universités, les collèges, les églises
et les communautés qui favoriseraient ceux qui s'é-
taient déjà retirés de son obédience. Ensuite, pour
montrer combien il désirait ardemment la réunion
M
de l'Église, il se rendit immédiatement à Savone, et
fit avertir son compétiteur qu'il l'attendait au lieu
fixé, pour conférer sur les moyens les plus propres à
faire cesser le schisme.
Plusieurs historiens contemporains affirment que
les deux papes étaient convenus de ne l'aire cession
ni l'un ni l'autre, tout en paraissant la désirer, et
([u'ils rendirent l'Europe entière dupe de leur four-
berie. En etîet, Grégoire s'avança jusqu'à Lucques,
reçut les nonces de son compétiteuravec distinction, et
leur répondit en audience publique, qu'il était dans
les mêmes intentions que leur maître, qu'il n'atten-
dait que son abdication pour renoncer lui-même à la
tiare et faire cesser le schisme, (jette réponse causa
une grande joie aux cardinaux des deux partis, mais
elle fut de court* durée.
« Ces deux papes, dit Théodoric de Niem, étaient
semblajjles à deux champions qui se présentent en
champ clos pour se battre à outrance, après être
convenus de ne se faire aucune blessure ; ils se
jouent impudemment des spectateurs, et le combat
terminé, ils partagent le prix du tournoi en s'applau-
dissant du succès de leur ruse. « Le même historien
124
282
HISTOIRE DES PAPES
ajoute : « Si i|iu'l([u"iin vouhiit raconter toutes les
fourberies, toutes les iniquités et tous les crimes de
Gréjroire XII et île lienoît XIII, il faudrait qu'il pût
ajouter trois existences à la durée de la sienne ; en-
core risquerait -il de manquer de papier el d'encre.
Ces deux scélérats ont des consciences caHtérisées; ils
remplissent la chrétienté de vices, de pillages et de
meurtres; par leur déplorable influence, le monde
i lirétien est livré à des calamités eiïroyables ; la
i-rainte de Dieu, la pudeur, la pitié, l'équité, toutes
les vertus se sont évanouies parmi les hommes
1,'rands et petits, depuis le roi jusqu'au serf attaché
à la glèbe ; l'impiété, l'avarice et la luxure régnent
avec eux sur les fidèles. Enfin il n'existe rien de sain
ni d'entier dans l'Eglise universelle ; tout son corps
est couvert d'une lèpre immonde, depuis la plante
des pieds jusqu'au sommet de la tète ! »
La comédie jouée, les deux papes se retirèrent cha-
cun dans les pays de leur juridiction, continuèrent à pil-
ler les peuples et exercèrent de nouveaux brigandages.
Grégoire confisqua les biens des ecclésiastiques
italiens qui étaient soupçonnés de désirer la fin du
schisme; il vendit les châteaux elles domaines ecclé-
siastiques, créa de nouveaux magistrats, révoqua les
anciens, et imposa des subsides extraordinaires sur
le clergé pour l'entretien de sa nombreuse milice.
Malgré les marques incessantes de soumission de
ses prêtres, qui fournissaient à ses dépenses, il n'a-
vait pour eux aucuns égards, et les menaçait cons-
tamment de ses anatlièmes dès qu'ils voulaient lui
adresser quelques remontrances au sujet de la ces-
sion ; ainsi, deux de ses cardinaux s'étant permis de
lui rappeler le serment qu'il avait fait lors de son
exaltation, il leur fit cette réponse : « Ignorez -vous
que les papes ont le pouvoir de faire des serments et
de se parjurer seloji leur volonté, puisqu'ils sont au-
dessus de toutes les choses de ce monde ! »
Un prédicateur de l'ordre des Carmes ayant voulu
soutenir une doctrine contraire à celle de la cour de
Rome, fut arrêté par ordre du pontife et appliqué à
la torture comme hérétique.
Pour prévenir le retour de semLIables attaques
contre son autorité, Grégoire publia une bulle qui
défendait aux ecclésiastiques de prononcer aucun
sermon ni discours public, qui n'eût été auparavant
soumis à une commission de censure. Cet acte d'ar-
bitraire excita des réclamations de toutes parts, et
les cardinaux vinrent en corps supplier le saint-père
de rapporter cette bulle d'iniquité. Sa réponse fut
qu'il allait immédiatement se composer un nouveau
collège, parce qu'il était fatigué de leurs murmures;
et en effet, il éleva au cardinalat quatre prêtres de
';es créatures qui étaient perdus de débauches.
Tous les cardinaux abandonnèrent alors la cour de
Grégoire et se retirèrent dans leurs domaines. Iiéo-
nard Arétin, qui se trouvait à Lucques, rajïporte
cette circonstance fort au long dans une lettre qu'il
adressait à son ami Petrillo; elle est ainsi conçue :
t^ Nous avions bien deviné que les nuages qui s'amon-
celaient sur l'horizon produiraient une terrible tem-
pête. Les cardinaux, depuis longtemps irrités contre
la perfidie el l'orgueil du pape, ont perdu patience
et ont enfin abandonné ce vieillard vicieux et obstiné.
Je loue votre prudence d'avoir prévenu l'orage en
vous retirant à Naples, et je me blâme de l'avoir
afl'ronlé en restant ici.
« A'ous connaissez la mystification que les deux
papes ont fait éprouver à leurs partisans au sujet du
lieu qui devait être fixé pour leur entrevue. Grégoire
affirmait que toutes les villes lui seraient égalemeni J
agréables, pourvu qu'elles ne fussent pas situées sur 1
le bord de la mer; Benoît les trouvait toutes à son
gré, pourvu qu'elles ne fussent pas dans l'intérieur
des terres. On aurait dit que l'un était un animal aqua-
tique qui avait horreur du sec, et l'autre un animal ter-
restre à qui l'eau faisait peur. Chacun murmui ait decelte
conduite, cl personne ne pouvait voir sans indigna-
lion que deux hommes plus que septuai;énaires sa-
crifiassent la religion et l'Église, pour régner encore
quelques jours sur les consciences des simples. Les
cardinaux de Grégoire ayant osé lui adresser des
observations à ce sujet, il s'est déterminé à se com-
poser une nouvelle cour, et il a convoqué le sacré
collège en consistoire pour ratifier les promotions
de ses créatures. ^
« Plusieurs membres ont résisté et ont voulu quit-
ter l'assemblée ; alors le pontife est descendu de
son trône, et se plaçant devant la porte de la salle, il
les a menacés de sa colère s'ils osaient sortir du
consistoire sans son ordre; après quoi il a fait signe
à des hommes d'armes d'entourer le conseil. Les
prélats, remplis d'indignation, se regardaient avec
étonnement sans prendre la parole ; enfin le cardinal
Rainaud de Saint-Vit a rompu le silence et a de-
mandé à Grégoire ce qu'il voulait faire d'eux. — Je
prétends, a-t-il répondu, pourvoir au salut de l'Êghse
en opérant l'entière réforme du sacré collège. —
Non, répliqua celui-ci ; c'est sa ruine que vous vou-
lez. Puis s' avançant résolument au milieu de l'as-
semblée : Non, a-t-il ajouté d'une voix ferme et
éclatante, mieux vaut soufl'rir tous les supplices que les
indignités de cet exécrable pape, qui est la honte de
l'Église! Cette sortie, comme vous devez le supposer,
mon cher Petrillo, a excité une agitation inexprimable
dans le conseil : les uns, redoutant la vengeance de
Grégoire, criaient qu'on devait lui obéir; les autres,
exaspérés par la colère, l'accablaient de malédictions
et de reproches; quelques autres se contentaient de
gémir et de pleurer.
« J'ai vu moi-même le vénérable cardinal Colonna
se jeter aux genoux du pontife et le supplier, les
mains jointes, de se désister d'une semblable entre-
prise; mais au lieu de se laisser attendrir par les
larmes et par les prières, Grégoire en est devenu en-
core plus insolent ; il a fait défense aux cardinaux
de sortir de la ville de Lucques, sous peine d'être
déclarés hérétiques, et comme tels d'être livrés au
supplice du feu; ensuite il les a fait chasser du
consistoire à coups de hallebarde.
« Un de nos cardinaux, l'évêque de Liège, Alle-
mand de nation, est néanmoins parvenu à s'enfuir
sous un costume de portefaix, et s'est retiré dans
une petite ville du territoire de Florence. Aussitôt
que Grégoire a eu connaissance de cette fugue, il a
envoyé à la poursuite du prélat une troupe de cava-
liers, avec ordre de le ramener vivant ou mort; heu-
reusement pour l'évêque, la garnison de la ville où
il s'est réfugié a pris sa défense et a repoussé les
GRÉGOIRE XII
283
soldats du pape ; plusieurs ont été tués, et les autres
ont été forcés de se replier sur Lucques. A leur re-
tour, le gouvenipur les a faits prisonniers, comme
coupables d'avoir violé le territoire de la Républi([ue
de Florence, alliée des États de Lucques. Il en est ré-
sulté un conflit entre le gouverneur et le saint-père;
et à la faveur de cette confusion, les cardinaux se sont
tous enfuis à Pise, où ils sont actuellement en sûreté. <>
Dès que les membres du sacré collège furent éta-
blis dans cette dernière résidence, ils publièrent con-
tre Grégoire le manifeste suivant : « Nous avons
abandonné la cour de ce pape maudit, parce qu'il
voulait faire massacrer plusieurs d'entre nous, et
parte que nous avons su qu'on fa])riquait dans son
palais des fers pour nous enchaîner, et des instru-
ments de torture pour nous appliquer à la question,
ainsi qu'Urbain YI a fait à quelques-uns de nos
prédécesseurs. Dans l'intérêt de notre propre salut,
et surtout dans celui de l'Église, nous avons dû
soustraire nos personnes à la cruauté de ce pape
scliismati([ue, et nous protestons à la face de toute
la chrétienté contre ses actes de violence. Nous pro-
testons également contre sa défense de nous assem-
bler en aucun lieu sans son autorisation, parce qu'un
tel ordre renverse l'institution de notre collège, qui
a le droit de s'assembler pour juger les principes de
la foi, les hèrèsiçs et les schismes; nous protestons
contre la défense de communiquer avec les cardinaux
ou les députés de Benoît XIII, ou avec les ambassa-
deurs de la cour de France, parce que nous sommes
obligés par notre serment de prendre toutes les me-
sures qui seront nécessaires au rétablissement de
l'union de l'Église. Enfin nous appelons des décrets
et des anathèraes de Grégoire à un concile général
qui, suivant les coutumes de l'Église, jugera ses ac-
tions et les nôtres ! Nous avons rempli notre devoir,
trop tard, hélas ! en signalant au monde les turpitudes,
les hontes et les fourberies du pape! »
Cette déclaration fut signifiée à Grégoire en con-
sistoire public, au moment où il donnait aux cardi-
naux de la dernière promotion les anneaux et les
autres marques de leur dignité. Séance tenante, le
saint-père fulmina contre les signataires de la pro-
testation un anathème terrible, les déclarant déclius
de leur dignité, privés de leurs bénéfices et interdits
de toutes fonctions sacerdotales. Défense fut faite
aux fidèles de son obédience de communiquer avec
eux ou de leur donner asile, sous peine d'encourir la
même excommunication; et le lendemain, il fit expé-
dier aux différents princes de sa communion une bulle
dans laquelle il exposait la trahison de ses cardinaux,
qui, suivant lui, avaient voulu le déposséder pour
reconnaître Pierre de Luna comme souverain pontife.
Ceux-ci répondirent au libelle calomniateur, en
faisant afficher au palais pontifical et à la catlié-
drale de Lucques l'acte suivant, qui nous a été con-
, serve par Théodoric de Niem. « Anathème à Gré-
goire, le lâche, l'ivrogne, le fourbe, l'homme de
sang, le voleur insigne, le schismatiipie, l'hérétique,
le précurseur de l'Antéchrist! Anatlièrae sur lui! Il
est monté dans la chaire de l'Apôtre comme un lar-
ron pour mettre le feu aux quatre coins de la maison
de Dieu, et pour en abattre les colonnes ! Anathème
sur lui, car il s'est associé par uue inféra aie conspi-
ration avec l'infâme Benoît, digne coopéraleur de
son œuvre de violence et d'iniquité !
« Non contents de ce qu'ils ont déjà fait, ces deux
scélérats veulent encore asservir à leur tyrannie les
prélats, les princes, les rois et les peuples, etleuren-
lever jusqu'aux vêtements qui les couvrent. Mais
nous venons arrêter le mal et désabuser les nations
en dessillant leurs yeux et en leur apprenant que
les papes sont des imposteurs insatial)!es, des tyrans
cruels, qui au nom de Dieu se jouent impudem-
ment des hommes, et cherchent à rendre leur règne
éternel en étouffant les lumières.
« Vous, Grégoire 1 nous dévoilerons toutes vos
turpitudes et vos amours incestueux avec votre
sœur. Nous vous citerons devant notre tribunal do
Pise pour vous entendre déposer du saint-siège, que
vous avez usurpé et profané, et pour vous voir dé-
gradé de toute dignité. Si vous refusez de vous pré-
senter devant nous, nous n'en procéderons pas moins
à votre condamnation.
« Déjà nous avons déposé vos camèriers, les pour-
voyeurs de vos hideuses lubricités ; nous avons ex-
communié Gabriel, votre fils aîné, qui est en même
temps votre mignon ; l'archevêque de Raguse, votre
protonotaire, qui a rempli votre tête chauve des fu-
mées de l'orgueil ; enfin votre légat, ce jeune moine
qu'on a surpris une nuit dans votre lit, couché à
vos côtés et sans aucuns vêtements !!!...»
Pendant qu'on procédait en Italie contre Grégoire,
le roi de France faisait notifier par ses ambassadeurs
à Benoît XIII, qui était encore à Gènes, que si l'u-
nion n'était pas conclue avant la fête de l'Ascension,
il lui défendait de rentrer dans son royaume ni même
en Provence. Le pontife s'empressa d'envoyer à
Charles plusieurs de ses confidents, avec une bulle
qui renfermait ces insolentes propositions : « Le souve-
rain père des fidèles, Benoît, déclare excommuniés les
ecclésiastiques, les seigneurs, les princes, les rois et
les peuples qui sont d'une opinion contraire à la
sienne; il anathématise ceux qui se retirent de son
obéissance et qui lui refusent les levées des deniers
ou la collation des bénéfices; enfin, si dans vingt
jours la France ne lui est pas entièrement asservie,
il prononcera l'interdit général sur toutes les terres ,
suspendra tous les bénéficiers, et dispensera les fi-
dèles des serments d'allégeance prêtés au roi et aux
princes; en outre il donnera la couronne à un mo-
narcjue qui lui sera soumis et dévoué. »
Dès que les envoyés du pape eurent rempli leur
mission, ils sortirent de Paris, sans vouloir attendre
la décision du conseil, qu'ils supposaient devoir être
dèiïivorable ; ce cjui arriva en effet. Les ecclésiastiques
français et les membres de l'Université déclarèrent,
par l'organe de Jean de Courtecuisse, que Benoît
était schismatique et hérétique opiniâtre, perturba-
teur de la paix de l'Église et de l'État, et comme tel
qu'il ne pouvait plus être nommé pape ni cardinal;
qu'on devait lui refuser obéissance, le mettre au ban
du royaume, et poursuivre ceux qui lui donneraient
conseil, aide, secours, protection ou asile. Sa bulle
fut lacérée par les mains du bourreau, et les prêtres
qui avaient eu l'audace de l'apporter furent condam-
nés à un supplice ignominieux, dont le moine do
Saint-Denis nous a laissé la description.
2?4
IIISTOIRK DES PAPES
" Les chevaucheurs de rccnrie du pape, dit la
chronique, furent rattrapés en roule; et alin que leur
punition rendit les partisans de Pierre de Luna plus
circonspects à l'avenir, on coiiïa Sandio Lopez et ses
collègues d'une mitre de papier, on les revêtit d'une
dalmatique de toile noire aux armes de Benoît XIII,
qui était couverte de placards injurieux; et en cet
état ils furent promenés dans un tombereau rempli
d'imraocdices et d'excrémentsjusqu'à la cour dupa-
lais; là, on les fit monter sur un écliafaud, et en
présence d'une foule immense, le bourreau les souf-
ileta et leur cracha au visage en signe de mépris. »
A la sollicitatioù de l'Université, le roi Charles
adressa une lettre aux deux collèges des cardinaux,
pour les exhorter à se réunir, et à travailler efficace-
ment à l'extinction du schisme. Benoît se trouvant
repoussé par les Français et traqué par le roi Ladis-
las, fut obligé de quitter Gênes, de remonter sur
ses galères et de tenir la mer pendant deux mois
avant d'oser prendre terre. Enfin il débarqua en Ca-
talogne et se jeta dans Perpignan, ville frontière de
France et d'Aragon , pour attendre en sûreté la fin
de la tempête et des orages.
Après avoir régulièrement cité les deux papes à
leur tribunal, les cardinaux de l'une ou de l'autre
obédience s'assemblèrent à Pise dans la cathédrale ;
un huissier, placé sur le seuil de la basilique, appe-
la d'abord à haute voix Benoît et Grégoire; et com-
me ils ne comparurent point, ni personne en leur
nom, après la troisième interpellation les deux con-
currents furent déclarés coutumaces; ensuite le pa-
triarche d'Alexandrie monta sur le jubé de l'église,
et prononça la sentence suivante : « .\u nom de Jé-
sus-Clu"ist, le sacré concile universel, assemblé sous
l'inspiration du Saint-Esprit, après avoir examiné les
accusations portées contre Pierre de Luna et contre
Angelo Corario, déclare que ces deux hommes infâ-
mes sont coupables d'iniquités et d'excès énormes ;
qu'ils sont indignos de tout honneur et de toute di-
gnité ecclésiastique ; qu'ils doivent être retranchés à
jamais de l'Eglise et être rejetés du sein de Dieu. En
conséquence, ils sont, comme tels, déposés de toute
l'onction sacerdotale, et il leur est défendu de s'inti-
tuler souverains pontifes.
<< Le concile déclare le saint-siége vacant, et dé-
cide qu'il sera procédé à l'élection régulière d'un
pape par les ecclésiastiques qui en ont le droit; et
que ceux qui refuseront de se soumettre à cotte sen-
tence seront livrés à la justice séculière, ainsi que le
commandent les préceptes divins et les sacréscanons.
« En outre, le concile casse et annule les procé-
dures, les décrets, les excommunications elles inter-
dictions fulminés contre les clercs et les laïques par
les Jeux papes ; il absout de tous leurs sciraents les
chrétiens qui s'étaient rangés sous leur obédience ;
leur défendant expressément d'obéir aux deux concur-
rents, de leur donner ni conseil, ni secours, ni re-
traite, sous peine d'anathèmes et des autres cen-
sures portées par les saints Pères. Enfin le concile
casse les promotions au cardinalat ou plutôt les pro-
fanations faites par Angelo Corario depuis le 3 mai
1408, et par Pierre de Luna depuis le 15 juin de la
même année. »
Immédiatement après, les cardinaux entrèrent en
conclave pour nommer un nouveau pape, et signèrent
l'engagement suivant : « Nous, membres du sacré
collège, évèques, prêtres et diacres réunis à Pise
pour l'extinction du schisme, nous nous engageons
par serment prononcé suri le sacré corps du Glirist,
à continuer le concile, même après l'élection du sou-
verain pontife, et à ne point permettre qu'il soit dis-
sous avant d'avoir fait une réforme légitime, raison-
nable et suffisante dans l'Église, tant pour son chef
que pour les autres membres. » Le soir même,
vingt-quatre cardinaux se réunirent dans le palais
épiscopal de Pise, et dix jours après ils proclamaient
chef de l'Eglise universelle Pierre Philargi ou Phi-
laret de Candie.
ALEXANDRE V
285
Hisloire de Pierre Philargi avant son élection. — Louis d'Anjou est reconnu roi d : Sicile par le saint-père. — Faiblesse du gou-
vernement d'Alexatidre V. — Ses bulles. — Alexandre rétablit l'autorité du saint-siége dans Rome. — Son voyage à Bologne.
— La France lui refuse des décimes. — Le cardinal Balthasar Cossa lui fait administrer un clyslère empoisonné. — Obsèques
d'Alexandre V.
Plusieurs historiens contemporains, entre autres le
moine de Saint-Denis, Théodoric de Niem, Mons-
irelet, Philippe de Bergarae et Platine, affirment que
Pierre Philargi, surnommé le cardinal de Milan,
était né dans l'île de Candie ou de Crète; d'autres
chroniqueurs prétendent qu'il était de Novare ou de
Bologne; et plusieurs racontent quW sa mort- le
saint-père déclara qu'il était Milanais et originaire
d'une ville appelée Gandia, située sur le territoire de
Pavie. Quoi qu'il en soit de tes différentes versions,
son élection n'est pas moins un des exemples les
plus extraordinaires des jeux de la fortune; et il
semble que la Providence divine ait pris plaisir à
tirer ce pape de l'abîme de la plus profonde bassesse
jiour l'élever lentement et par degrés au point culmi-
nant des grandeurs et de la gloire.
Dans sa première enfance, Pierre Philargi avait
été abandonné sur la poussière d'un chemin, en
sorte que plus tard il avouait qu'il serait fort embar-
rassé d'enrichir ou de favoriser ses parents comme
l'avaient fait ses prédécesseurs, puisqu'il n'avait ja-
mais connu ni père ni mère, ni personne au monde
qui lui appartînt par les liens du sang. Il errait dans
les rues de Candie, implorant de porte en porte le
pain de l'aumône, lorsque par hasard un cordelicr
italien le rencontra; touché de l'état de cet enfant,
dont kl physionomie spirituelle et souffrante annon-
çait une intelligence au-dessus de son Age, le reli-
gieux l'emmena à son monastère pour servir à l'É-
glise. Son protecteur lui apprit la langue latine, les
saintes Écritures, et lui fit faire des progrès si ra-
pides dans ses études, qu'on lui donna l'habit dès
qu'il eut atteint sa quinzième année ; ensuite on l'en-
voya dans les universités d'Oxford et de Paris, où il
reçut le bonnet de docteur.
A son retour en Italie, le jeune cordelier fut appe-
lé à la cour de Jean Galéas, tyran de Milan, pour
occuper une place de conseiller; ce prince le char-
gea, quelques années après, .d'une mission impor-
tante dont il s'acquitta à l'entière satisfaction de son
maître et à celle de l'empereur Venceslas, qui l'éle-
va à la dignité de prince de l'empire. Par le crédit
de Galéas, il obtint de grands bénéfices, ensuite
l'évêché de Plaisance , et successivement le siège
de Vicence, de Novare el de Milan.
Alexandre était affable et libéral [lour tout le
monde; mais, selon Théodoric de Niem, il eut le tort
d'afficher trop publiquement ses relations scanda-
leuses avec le beau cardinal de Saint-Eustache. Il
aimait également la bonne chère et les vins exquis,
et s'enivrait régulièrement tous les soirs ; aussi ses
familiers ne laissaient-ils personne arriver jusqu'à
lui dans ses moments d'ivresse. Ils avaient d'a\itant
plus raison d'agir de celte manière, que le saint-
père ne mettait aucune borne à ses largesses, et dis-
tribuait jusqu'à son dernier écu, en disant : «J'ai été
286
HISTOIRE DES PAPES
richoévêque, pauvre cardinal, i i jo voux moiicrjoyeuse
vie comme pape mendiant. »
Mali^ré ces dol'auts, Alexandre s'attira l'amour des
Romains ; d'un caractère franc et loyal, il refusa
constamment d'imiter ses prédécesseurs; et comme
il ne se sentait pas capable de porter un masque
d'hypocrisie, dans les dilïérenls actes de son minis-
tère qui exigeaient de l'astuce, il se faisait rem-
placer presque toujours par les officiers de sa coiu',
qui avaient été initiés dans l'art de tromper les
hommes par Grégoire XII ou par Innocent VII.
L'élection d'Alexandre V fut accueillie avec des
acclamations de joie dans les différents Etals chré-
tiens et particulièrement en France ; les députés de
Florence, de Sienne et de plusieurs autres villes ita-
liennes vinrent à Pise lui prêter serment d'obédience,
et Charles d'Anjou lui-même se présenta au concile
pour rendre hommage au saint-père. En récompense
de celte marque de condescendance, Alexandre le
déclara roi de Naples et de Sicile, et gonfalonier de
l'Eglise romaine, au grand mécontentement de La-
dislas, compétiteur de ce prince.
Après l'exaltation du pape et les cérémonies de la
chaise percée, le concile reprit ses séances, et publia
divers décrets pour approuver et ratifier les collations,
les provisions, les promotions, les translations de
prélalures, ainsi que les dignités, les consécrations
et les ordinations accordées ou faites par les concur-
rents ou par leurs prédécesseurs; on confirma égale-
ment les dispenses et les absolutions des cas réservés
qui avaient été obtenues depuis le schisme. Alexandre
remit à toutes Églises les arrérages des grands et
des menus services qu'elles devaient à la chambre
apostolique jusqu'au jour de sa promotion ; il déclara
qu'il n'entendait pas se réserver les dépouilles des
prélats décédés, ni les revenus des bénéfices vacants,
et cjue dans aucun cas les biens des Églises ne pour-
raient plus être aliénés ni hypothéqués parles papes
ni par les cardinaux.
Ces règlements furent rédigés sous la forme de
bulles et envoyés aux rois et aux princes chrétiens,
afin qu'ils les fissent exécuter immédiatement dans
leurs États. Sans aucun doute le pontife eût été plus
loin dans ses projets de réforme, siles ecclésiastiques
eux-mêmes, qui voulaient maintenir les abus qui les
enrichissaient, ne l'avaient arrêté en réclamant la clô-
ture du concile. Nicolas Clémangis écrivait à ce su-
jet : « La congrégation de Pise vient de tromper les
peuples I Les hommes charnels et avides qui la com-
posent, entraînés par leurs passions et par de mépri-
sables intérêts, ont empêché la réforme du clergé,
que tous les gens de bien demandaient. D'abord
cette réunion de fourbes a procédé à l'élection d'un
chef; quand le pape a été nommé, ils ont exigé
qu'il ratifiât les promotions et les bénéfices qu'ils
convoitaient ; et dès qu'ils ont obtenu ce qu'ils dési-
raient, c'est-à-dire leur propre avancement, ils ont
déclaré la paix de l'Éghsc assurée. »
Peu de mois après son élection, Alexandre entre-
prit de renverser la puissance de Robert de Bavière,
et de rétablir Venceslas sur le trône impérial. C'était
agir contre ses véritables intérêts; mais il suivait en
cela les inspirations de son cœur, et manifestait sa
reconnaissance à son ancien protecteur.
A sou l(uu-, Robert, pour se venger du pape, vou-
lut empêcher l'-Vllemagne de se ranger à son obé-
dience; ce projet échoua jjarce qu'Alexandre avait eu
le soin d'établir l'élecleui- de Nassau son légat héré-
ditaire pour la ville de Mayeuce. Ainsi, en dépit du
mauvais vouloir du prince, le parti du saint-père
triompha en Allemagne, et vint se renforcer de tous
ceuxauxi|uels il accordait des dispenses, des dignités,
des bénéfices, voire même des autorisations de con-
tracter des mariages illégitimes ou incestueux.
Alalgré ces succès apparents, le gouvernement d'A-
lexanilre était faible ; et le saint-père, tenu pour ainsi
dire en charte privée par ses conseillers , n'osait
commander lui-même que pendant le sommeil de
ceux qui lui imposaient leurs volontés. Parmi ses
ministres, le cardinal Balthasar Cossa tenait le pre-
mier rang ; rien ne se faisait sans les ordres du fa-
vori, et tout le monde était soumis à ses moindres
caprices. Ce fut à l'instigation de ce prélat qu'il ex-
pédia plusieurs bulles en faveur des frères mineurs
et des frères mendiants, bulles ((ui furent condamnées
par l'Université de Paris, qui s'érigeait alors en cour
souveraine sur toutes les questions religieuses; ce
fut encore par ses conseils qu'il fulmina contre La-
dislas une sentence d'anathème, remarquable par
l'historique des griefs reprochés à ce prince. « L'infâme
Ladislas, disait le pape dans son décret d'excommu^
nication, a été nourri du lait et de la substance de
l'Église romaine par les mains de Boniface IX, qui
l'avait couronné roi de Naples et de Sicile; depuis
cette époque, il a tourné contre le saint-siége les
armes que l'jiiglise avait mises dans ses mains, et il
a obligé Innocent VII à le frapper des foudres ecclé-
siastiques. Alors il est revenu, comme un chien, im- •
plorer miséricorde et pardon, en se traînant à terre.
Ses serments de dévouement et de fidélité ont encore
surpris la religion de notre prédécesseur, qui lui a
donné l'absolution, et de nouveau il est retombé dans
son ancien péché.
« Lorsque Boniface lui a donné en fief le royaume
de Naples et les annexes qui relèvent de l'Église ro-
maine, il s'est engagé pour lui et pour ses héritiers
à ne jamais entrer dans aucune ligue avec les rois,
avec les princes ou avec les seigneurs ennemis du
siège apostolique; il a également fait le serment do
ne point s'emparer du Milanais, de la Toscane, de la
ville de Bénévent, de la campagne de Rome, de l'île
de Maritimo, du duché de Spolette, du patrimoine
de Saint- Pierre, de la Marche d'Ancône, de Pérouse,
de Bologne, de Rome, ni des autres places apparte-
nant à l'Église; il a promis de payer tous les ans au
trésor apostolique huit mille marcs d'or ; enfin il s'é-
tait engagé sur le corps sacré du Christ à défendre
les droits, les privilèges et l'indépendance du saint-
siége contre tous ses ennemis, et cela sous peine
d'excommunication majeure et de déposition s'il venait
à y manquer.
« Non-seulement ce relaps a refusé de remplir ses
promesses, mais encore il est devenu le plus grand
ennemi de la paix chrétienne, le plus dangereux fau-
teur du schisme. Sous prétexte de soutenir l'excom-
munié Angelo Corario, il s'est emparé de la ville
sainte, d'un grand nombre de cités, de plusieurs
provinces, de châteaux et de terres qui nous appar-
ALEXANDRE V
2b7
tenaient ; et il exerce des persécutions, des cruautés
inouïes contre ceux qui veulent nous reconnaître
comme leur légitime pontife.
« En conséquence nous le citons à comparaître de-
vant notre tribunal suprême pour s'entendre priver
du royaume de Sicile et de ses autres Liens et droits,
comme coupable d'avoir violé ses serments, d'avoir
envahi les terres de notre siège et d'avoir conspiré
contre notre concile. »
^'ers le même temps, Alexandre reçut les envoyés
de Sbinko, métropolitain de Prague, qui le faisait
prévenir des dangers dont la foi catholique était me-
nacée en Bohême, et sollicitait une sentence d'ex-
communication contre les hérétiques qui infectaient
sa province. Sa Sainteté accueillit avec distinction les
délégués de l'archevêque, et les invita phisicurs fois
à dîner, ce qui était une de ses plus grandes faveurs;
« car à ses yeux les plaisirs de la table passaient
avant tous les autres, dit Bernardin Gorio, historien
milanais, et il poussait la gourmandise à un tel point,
qu'il défendait à son cuisinier de préparer les ragoûts
qui devaient paraître sur sa table avant qu'il eût
commencé ses repas, afin d'avoir la jouissance d'at-
tendre chaque mets et de prolonger ses festins. »
A la suite d'un de ces dîners, le saint-père, qui
avait Lu outre mesure, accorda aux députés de Sbinko
la bulle qu'ils sollicitaient, et désigna quatre maîtres
en théologie et deux en droit canon pour seconder
l'archevêque dans ses poursuites contre ceux qui en-
seignaient les doctrines de Wiclef, soit en public,
soit en particulier ; il leur donna même ses pleins
pouvoirs et l'autorisation de les livrer au Lras séculier,
s'il était nécessaire, afin de réprimer leurs desordres.
Depuis quelques mois la peste s'était déclarée en
Italie, et menaçait de s'abattre sur la ville de Pise;le
saint-f)ère quitta aussitôt cette résidence et se retira
d'abord à Prato, ensuite à Pistoie,près de Florence.
Ce fut là qu'il apprit la victoire de Louis d'Aragon
sur les troupes de Ladislas, et par suite l'évacuation
de Rome par les troupes ennemies.
Bzovius prétend que les Français durent leurs suc-
cès moins à leur courage qu'aux intrigues qu'ils
avaient nouées avec les États de Sienne, avec ceux de
Florence et de Bologne, et avec plusieurs princes ita-
liens. Cette espèce de croisade dirigée contre Ladislas
avait pour chefs principaux le cardinal Ballhasar
Gossa, Tanneguy du Ghâtel, Paul des Ursins, Mala-
testa et Magnus Sforce.
«Les confédérés, dit l'historien, établirent d'abord
des intelligences secrètes dans la place et s'entendi-
rent avec quelques citoyens influents qui devaient
exciter un soulèvement à un signal donné ; ensuite
Ralthasar Gossa mena droit à Rome un corps de
troupes commandé par les capitaines Paul des Ursins
et Malatesta , et feignit de vouloir attaquer deux
portes à la fois. Le comte de Troyes, qui comman-
dait dans la ville sainte pour Ladislas, repoussa les
assaillants, qui lâchèrent pied devant lui et s'enfui-
rent en désordre. Cette manœuvre détermina le gou-
verneur de Rome à faire une sortie ; c'était ce qu'at-
tendaient les conjurés; à peine les troupes napoli-
taines eurent-elles franchi les murailles que le tocsin
du Capitole s'ébranla pour appeler le peuple à la
révolte; en même temps Malatesta revint sur ses pas,
chargea vigoureusement les soldats de Ladislas, et
les rejeta dans la ville, où ils furent massacrés par
les insurgés; le comte de Troyes eut à peine le temps
de se réfugier dans le palais des Golonna, d'où on
le fit échapper pendant la nuit, déguisé en moine. »
Devenu maître de Rome, le cardinal Ralthasar
Gossa songea à se préparer les moyens de parvenir
au pontificat; et comme pour l'exécution do ses jjjans
il était nécessaire (ju'Alexandre ne vînt pas dans la
ville apostolique, il se rendit à Pise auprès du saint-
père et l'engagea à passer l'hiver à Bologne, pour
attendre que l'agitation qui régnait à Rome eût en-
tièrement cessé. Suivant son habitude, le pontife
obéit au cai'diual ; et malgré les neiges et l'es glaces,
il partit avec toute sa cour pour Bologne. Peu de
jours après son arrivée, il reçut une députation com-
posée des préfets régionnaires, de dix évoques, et de
plusieurs seigneurs romains, qui lui présentèrent les
clés de la ville sainte, le suppliant au nom du peu-
ple de venir prendre possession du N'atican. Le pon-
tife, désirant répondre à l'empressement des ambas-
sadeurs, se détermina, contre l'avis de son ministre,
à changer ses di-spositions précédentes et à partir
immédiatement pour Rome. En même temps il ren-
dit un décret pour avancer la tenue du jubilé, qui
était une source de fortune pour les habitants.
Mais le cardinal Ralthasar avait décidé que le pape
ne retournerait plus dans la ville siante, et qu'il re-
cevrait lui-même les honneurs du triomphe que les
Romains préparaient à Alexandre. En conséquence,
,1a veille du départ, qui avait été fixé pour le 3 mai 1410,
il lui fit administrer, par Daniel de Sainte-Sophie,
son médecin ordinaire, un clystère empoisonné dont
il mourut dans la nuit.
Dès le lendemain, Daniel anéantit les preuves du
crime en enlevant les entrailles de sa victime sous
prétexte d'embaumer le corps. « Ensuite, dit André
du Chêne, ce vénérable pontife fut transporté dans
la salle où s'assemblait le consistoire; et il resta ex-
posé la face découverte, les pieds nus et le reste du
corps revêtu des ornements sacerdotaux. Ses armes
étaient placées aux quatre coins de son cercueil, et
pendant neuf jours on célébra neuf fois sur lui l'of-
lice des morts, en présence des cardinaux, des pa-
triarches, des évèques, des abbés, des docteurs et du
nombreux clergé qui composait sa cour. Au dixième
jour, les cardinaux do Tluiry, de Viviers, de Malle
et de Gossa (son assassin) l'enlevèrent sur leurs
épaules et le transportèrent au cloître des Corde-
liers, où il fut inhumé avec toutes les solennités dans
le sanctuaire de l'église. >>
Pendant le cours de ce règne, qui dura un peu
moins d'une année, il ne se passa aucun événement
important; el quoi([ue les cardinaux eussent nommé
un troisième pape, le schisme n'en continua pas
moins à subsister, et les deux papes Benoit XIII et
' tirégoire XII ne s'en montrèrent que plus obstinés
I dans leurs prétentions.
HISTOIUE DES PAPES
^
■f'^:je
Le cardinal Balthasar Cossa s'empare de la tiare. — Son histoire avant son pontificat. — Jean XXIII lait son entrée dans Rome.
— 11 donne la couronne impériale à Sigismond. — Le pajje demande des subsides à la France. — Opposition de l'Université
contre la levée des décimes. — Victoire de Louis d'Anjou sur Ladislas. — Traité entre le saint-père et le roi de Naples. — Con-
cile de Rome. — Aventure singulière d'un hibou. — Bulle contre les sectaires de Wiclef. — Exactions de Jean .XXIII. —
Conduite de Benoît XIII en Espagr.e. — Histoire de l'inquisition d'Espagne. — Le saint-office et ses familiers. — .\ccord de
Benoît XIII avec les juifs. — Ladislas s'empare de Rome. — Fuite du pape et des cardinaux. — Négociations entre Jean XXIII
et Sigismond. — Ladislas est empoisonné à l'instigation du pape par une de ses conculiines. — Concile de Constance. — • Intri-
gues du pipe. — .\ccusations atroces portées contre Jean XXIII. — Arrestation et déposition du pape. — Grégoire XII fait
une cession solennelle de ses droits à la papauté. — Décret contre Benoit XIII. — Supplice de Jean de Hu.s et de Jérôme de
Prague. — Élection d'un quatrième pontife.
Pendant les neuf jours qui précédèrent la tenue
du conclave, les cardinaux se jetèrent dans les bri-
gues accoutumées pour acheter ou pour vendre des
voix. Plus haiiLle que ses collègues, Balthasar Gossa
se forma un parti formidable dans le peuple bolo-
nais, en faisant des distributions de grains et d'ar-
S^ent; il rattacha également à ses intérêts Louis III,
duc d"Anjou, en lui promettant son concours pour la
conquête de Naples ; ensuite il fit cerner Bologne
par des compagnies franches, dont il savait que la
présence était un sujet de terreur pour ses collègues.
Gela fait, Balthasar Gossa convoqua le conclave
pour le Ik mai 1410; il s'y présenta dans le cos-
tume d'un forban, revêtu d'une cotte de mailles, un
glaive au côté, et vint prendre sa place au miliwudes
cardinaux, les menaçant de sa colère s'ils osaient
nommer un pape qui ne fût pas de sa convenance.
Tous les prélats, glacés par la frayeur, écoutaient
en silence les blasphèmes de cet abominable assas-
sin; enfin un d'entre eux proposa d'élever le cardinal
de Malte au souverain pontificat. — Non, je le re-
jette, cria Balthasar. D'autres cardinaux présentè-
rent successivement l'évêque de Palestine, le mé-
tropolitain de Ravenne, l'archevêque de Bordeaux ;
Balthasar les refusa tous. Enfin les membres du
conclave, interdits et tremblants, ne songeant plus
qu'à leur propre siireté, le prièrent de leur désigner
le cardinal qu'il désirait nommer pape. — Eh bien!
qu'on me donne le manteau pontifical, leur répon-
dit-il, et j'en couvrirai le seul cardinal qui soit digne
de le porter 1 Angelo de Lodi s'empressa de le lui
présenter. Aussitôt il s'en revêtit, et étendant le bras
vers la tiare : « Je suis pape! » s'écria-t-il. Ensuite
il se rendit à la cathédrale pour les cérémonies de la
chaise percée, et se fit couronner sous le nom de
Jean XXIII.
Théodoric de Niem dit positivement « que le saint-
père était un intrus, qu'il avait rompu la porte ponti-
ficale avec une hache d'or, et qu'il avait fermé la
gueule des cerbères qui en gardaient le seuil, en
leur jetant les débris de ses festins pour les empê-
cher d'aboyer contre lui. »
Balthasar de Gossa ou de la Guisse était de Naples
et d'une famille noble; ses parents, malgré les in-
clinations martiales qu'il manifestait dès son enfance,
l'avaient fait entrer dans un monastère; aussi n'y fit-
AnfkMuIrel^rarU.
^
JEAN XXIII
289
Les mystères du Vatican
il pas un long séjour. Après son évasion du couvent,
il s'enrôla dans une Iroupe d'écumeurs de mer, qui
exploitaient les côtes de l'Italie inférieure pendant
les «nuerres de Ladislas el de Louis d'Anjou. Il de-
vint bientôt le chef de ces corsaires et se distingua
par des atrocités effroyables : sans foi, sans honte,
sans remords, méprisant toutes les lois divines et
humaines, Balthasar possédait au plus haut de-
gré les qualités qui font en temps de guerre les
II
grands capitaines, ceux qu'on nomme lesconquéranls,
et en temps de paix les grands scélérats.
Quand les victoires de Ladislas eurent rétabli le
calme dans les royaumes de Naples et de Sicile, il
fut forcé de renoncer à son métier de forban; alors
il songea à se faire jirètrc et vint à l'université do
Bologne, où il acheta le bonnet de docteur; plus
tard, Boniface IX lui vendit l'archidiaconat de celte
ville. Bientôt il se fatigua de cette résidence el vint
!25
290
HISTOIRE DES PAPES
à la cour do Rome, où il s'éleva jusqu'à la dignité
de cardinal ot de cauiérier secret, en récoin jiense
d'infâmes complaisances ponr le pape Boniface. Ses
nouvelles fonctions lui donnèrent une immense in-
fluence, dont il profita pour récupérer les sommes
considérables qu'il avait dépensées dans les lu-
panars de Bologne; il se fit nommer colleclcur gé-
néral du saint-siége, envoya des quêteurs dans toute
l'Europe, rançonna les ccclésiasti{[ues d'Allemagne,
de Danemark, de Suède, de Norvège, sous la me-
nace de les reléguer dans des provinces éloignées de
leurs Eglises; les contraignit de lui acheter des in-
dulgences, des absolutions, des reliques, des béné-
fices, des aunatcs et des commendes ; enfin le camé-
rier fit si bien jouer tous les ressorts de la fourberie
sacerdotale qu'en moins de deux ans il se trouva
plus riche que le pape, et qu'il put alors acheter
l'impunité de ses crimes. Et du reste il ne se faisait
point faute d'en commettre , car l'on comptait à
Rome un nombre prodigieux de jeunes religieuses
qu'il avait déflorées en s'introduisant nuitamment
dans leurs cellules; on racontait qu'il entretenait un
commerce incestueux avec la femme de son frère ; on
l'accusait d'avoir violé trois jeunes seours dont la
plus âgée n'avait pas douze ans, et d'avoir encore
abusé de la mère, du fils et du père !
Le scandale de ses débauches devint si grand, que
Boniface lui-même, cet éhonlé sodomite, fut obligé
de l'éloigner de sa cour; il lui donna une mission à
l'extérieur, et le chargea de faire rentrer dans le de-
voir les Bolonais qui s'étaient révoltés contre le saint-
siége. Le cardinal-légat se mit à la tète des troupes
pontificales, battit les Visconti, qui venaient au se-
cours des insurgés, et s'empara de la ville ; alors il
se trouva maître absolu, et put donner un libre
cours à ses passions désordonnées. Bientôt il n'exis-
ta plus dans Bologne un adolescent ou une jeune
fille, quel que fût son rang ou la noblesse de sa fa-
mille, qui pût se croire à l'abri des poursuites de cet
infâme prêtre; les pères et les mères qui osaient
disputer leurs enfants aux pourvoyeurs du cardinal
étaient plongés dans les cachots de l'inquisition ; et
l'on assure même que ce monstre, par un raffine-
ment de lubricité, abusait des enfants en présence
des parents, et pendant que ses victimes se tordaient
sous les tenailles ardentes des bourreaux ! ! !
Après la mort de Boniface IX, protecteur de Bal-
ihasar Cossa , les Bolonais conçurent l'espérance
d'être délivrés de leur tyran, et envoyèrent des am-
bassadeurs à Innocent VII, pour lui offrir des sommes
énormes afin de l'intéresser en leur faveur et pour
obtenir le rappel du légat. Malheureusement Bal-
thasar fut instruit de la négociation ; il envoya immé-
diatement à Rome le double de la somme proposée
au saint-père, et fit avorter les p/ojets de ses ennemis;
les principaux citoyens, qu'il soupçonna d'avoir trem-
pé dans ce complot, furent déférés aux triljunaux de
l'Inquisition, leurs biens confisqués et eux-mêmes
décapités par son ordre.
Le règne d'Innocent VII s'écoula sans amener au-
cun changement pour les infortunés Bolonais ; enfin
sous le pontificat de Grégoire XII, son successeur,
quelques citoyens courageux osèrent encore réclamer
son expulsion. Grégoire fulmina contre le coupable
légal une sentence d'anathème et le révo(|ua de ses
fonctions; mais celui-ci, loin de se soumettre aux
ordres du saint-père, intrigua, distribua de l'argent
aux autres cardinaux, les détacha de son parti, et
les détermina à se réunir en concile jiour élire
un nouveau pape. Les Florentins, gagnés par ses
promesses , autorisèrent la tenue d'un synode
dans la ville de Pise, et le résultat de cette as-
semblée fut la déposition de Grégoire et l'élection
de Pierre Philargi. Nous avons vu comment le car-
dinal Ballhasar avait exercé la souveraine autorité
sous ce nouveau pape, et de quelle manière il s'était
défait d'Alexandre V pour s'emparer de la tiare.
Dès le lendemain de son élection, le saint-père,
par reconnaissance du service que lui avait rendu
le médecin Daniel, l'empoisonna avec du vin de Chy-
pre; ensuite ses émissaires partirent pour Rome, et
introduisirent dans la cité apostolique une foule de
bandits qui brisèrent les statues de Grégoire, déchi-
rèrent ses portraits dans les basiliques, et rempla-
cèrent ses armoiries par celles de Jean XXIII. Inti-
midés par ces démonstrations, les sénateurs en-
voyèrent une députalion à Pise, pour prêter serment
d'obédience et de fidélité à Balthasar, et pour le
supplier de venir prendre possession du Vatican. Le
rusé pontife eut d'almrd l'air de ne point se soucier
de leurs offres; ensuite il feignit de céder aux solli-
citations des ambassadeurs, et annonça qu'il con-
sentait à retourner à Rome.
Huit jours après, Jean XXIII faisait son entrée
dans la ville sainte, accompagné de ses cardinaux et
suivi d'une armée formidable. Le jour de son arrivée
il célébra l'office divin dans la basilique de Saint -
Pierre, et bénit solennellement la bannière de l'E-
glise, qu'il confia à la garde de Louis d'.Vnjou; il
bénit également l'étendard du sénat et du peuple, et
le donna à Paul des Ursins, en le nommant grand
gonfalonier et généralissime des troupes du saint-
siége. Le soir, il donna une fête magnifique dans la-
quelle fut déployé tout le luxe des saturnales des
Néron et des Caligula ; et le lendemain, à son ré-
veil, pour avoir, sans doute, plus d'un point de res-
semblance avec ces tyrans, il fit décapiter plusieurs
seigneurs et magistrats qu'il soupçonnait de favoriser
son compétiteur Grégoire.
Ces exécutions sanglantes ne suspendirent pas
néanmoins les réjouissances publiques, et le saint-
père continua pendant un mois entier à donner à ses
hôtes le spectacle de ses dégoûtantes orgies. Toute-
fois Jean XXIII eut à repousser une tentative de
Ladislas qui, informé du mécontentement géné-
ral, avait conçu l'espoir de reprendre Rome par un
coup hardi, et, à la faveur delà nuit, avait débarqué à
Ûslie avec cinq mille chevaux et trois mille hommes
de pied. Déjà le prince apercevait les murailles de la
ville sainte, lorsque Paul des Ursins déboucha tout
à coup par un défilé à la tête de quinze cents cava-
liers, prit ses troupes en flanc et les tailla eupièces;
le roi avait été vendu par son confesseur, et son pro-
jet avait été livré à ses ennemis.
Cette victoire assura à Jean XXIII une grande
prépondérance en Italie et dans les autres royaumes;
il fut reconnu comme pape légitime en France, en
Angleterre, et bientôt en Allemagne, où l'empereur
JEAN XXIII
291
Robert, qui venait de mourir, laissait le champ
libre aux ambitions. Jean envoya des nonces aux
électeurs pour les engager à nommer roi des
Romains le frère de Vencelas, Sigismond de Luxem-
bourg, déjà souverain de Hongrie, qu'il affirmait
être le seul capable de relever la puissance de l'E-
glise et de l'empire. Le motif réel (lui déterminait le
pape à favoriser cette élection, était le désir de se
ménager l'appui d'un souverain puissant et ennemi
de Ladislas. Sa politique lui réussit à merveille; des
ambassadeurs hongrois vinrent aussitôt en Italie
renouveler leur serment d'obédience devant la Con-
fession de saint Pierre, et solliciter en même temps
le secours des armes temporelles et spirituelles de
l'Église contre les ennemis de Sigismond et parti-
culièrement contre les Vénitiens.
Balthasar s'engagea à fulminer les anatlièmes les
plus terribles contre Venise, sous la condition tou-
tefois que le roi de Hongrie lui restituerait les do-
maines capturés par ses prédécesseurs, et qu'il lui
payerait les redevances tombées en désuétude de-
puis les derniers troubles. Il publia alors une bulle
qui conférait la légation du royaume à Branda de
Castiglione, évêque de Plaisance , avec ses pleins
pouvoirs pour faire exécuter les conditions du traité.
Il envoya ensuite en France le métropolitain de Pise
et l'évèque de Senlis en qualité de nonces, et les
autorisa à lever les décimes sur les bénéfices ecclé-
siastiques, et à s'emparer des héritages des évèques
et des archevêques morts depuis son exaltation.
Néanmoins, avant de mettre ce dernier projet à
exécution, il chercha à se rendre favorables les doc-
teurs de l'Université, et il leur accorda de grands
privilèges. Mais ses démarches n'eurent pas le ré-
sultat qu'il en attendait; le coi'ps universitaire re-
poussa les prétentions du saint-père, et dans une
assemblée solennelle prit les conclusions suivantes :
« Il ne sera accordé en France aucun subside au pape;
et s'il veut contraindre les citoyens par la force tem-
porelle ou par les censures spirituelles à lui payer
un tribut, ses collecteurs, ses légats et lui-même se-
ront déclarés ennemis du r9i, et punis comme tels
dans leurs biens et dans leurs personnes. »
Cette décision eiit découragé tout autre que
Jean XXIII ; mais un prêtre ne renonce pas aussi faci-
lement à ses desseins ; il changea seulement ses
batteries. Ne pouvant dépouiller les peuples sous le
prétexte des dîmes, il adressa au roi Charles et à
l'Université des lettres suppliantes pour leur réclamer
des secours en hommes et en argent, afin qu'il piît
résister aux ennemis de l'Église, qui s'étaient réunis,
disait-il, à l'impie Ladislas pour rétablir l'antipape
Grégoire XII sur le saint-siége. Il adressa également
des bulles aux évèques du royaume et au Parlement
de Paris, affirmant au nom du Christ, que si on ne
lui envoyait pas d'argent, il lui serait impossible de
sauver la religion de l'abîme oiî le schisme l'avait
précipitée. Jean mendia avec une onction si persua-
sive, que les seigneurs, les prélats, le Parlement et
l'Université elle-même consentirent à lui accorder
quelques secours.
Sa Sainteté fut plus heureuse en Provence, en
Savoie, dans le Portugal, dans r,\chaïe, dans la
Macédoine et dans les îles de la mer Egée qui étaient
encore au pouvoir des chrétiens; les princes qui
gouvernaient ces contrées autorisèrent le pape à lever
des décimes sur le clergé et à piller les fidèles ; cô
qui le mit en état de poursuivre ses projets contre
Ladislas. Il fut du reste fort bien secondé par Louis
d'Anjou, qui avait hâte de réunir sur sa tête la dou-
ble couronne de Naples et de Sicile; les deux alliés
rassemblèrent leurs forces et marchèrent contre les
troupes du roi de Naples, qu'ils rencontrèrent sur
les bords du Garigliano.
Dans la nuit, l'armée des confédérés passa la ri-
vière, partie à gué et partie sur des pontons, et tomba
sur les troupes de Ladislas à la pointe du jour.
« L'attaque commença de part et d'autre avec des
cris terribles, dit le moine de Saint-Denis dans sa
chronique; au même instant, l'air fut obscurci d'un
nuage de traits qui portèrent la mort dans tous les
rangs. Alors les combattants se joignirent et s'atta-
quèrent à l'arme blanche, avec une fureur telle que
les soldats paraissaient èli'e des bêtes féroces plutôt
que des hommes ; il y eut une mêlée affreuse, dans
laquelle on ne voyait que des épées, des lances et
des haches qui se levaient et s'abaissaient avec la
rapidité de l'éclair. Les ruses de guerre furent ou-
bliées ; soldats et chefs, tous ne songeaient qu'à
égorger ; enfin le nombre triompha ; les bandes de
Ladislas furent taillées en pièces, et lui-même ne
put échapper au vainqueur qu'en se sauvant dans un
château voisin, appelé Roche-Sèche, où il avait trois
mille hommes de réserve. Lorsque le carnage eut
cessé, le pillage commença; et l'inepte Louis d'An-
jou, au lieu de poursuivre les débris de l'armée sici-
lienne et de profiter de la victoire qu'il avait rem-
portée , s'endormit dans l'enivrement du succès et
retourna triomphalement à Rome, traînant à sa suite
ses prisonniers et les étendards enlevés à Ladislas.
Il fut reçu à son entrée dans la ville sainte par le
pontife, entouré de ses cardinaux et d'un nombreux
clergé ; le porche de la basilique de Saint-Pierre fut
pavoisé comme pour un triomphateur, et les drapeaux,
encore tout souillés de sang, furent arborés sur le
maître-autel. »
Balthasar renouvela ensuite les anatbèmes pro-
noncés contre le prince vaincu, excommunia ses des-
cendants jusqu'à la troisième génération, les déclara
déchus des trônes de Naples et de Jérusalem , et
couronna solennellement le vain([ueur.Mais pendant
que l'on célébrait par des fêtes le succès du prince
français, çon compétiteur raUiait les débris de son
armée et levait de nouvelles troupes ; de sorte qu'il
fut bientôt en état de tenir la campagne et de re-
prendre les hostilités, tandis que Louis d'Anjou, qui
avait laissé son armée se désorganiser, se trouva dans
l'impossibilité de lutter contre Ladislas, et fut obligé
de repasser en France.
Jean XXIII, qui se voyait exposé par ce départ
précipité à de cruelles représailles, songea à sa sûreté
personnelle, et se hâta d'envoyer des agents secrets à
Ladislas pour négocier la paix ; le prince, qui était
encore sous l'impression de sa défaite, accueillit avec
joie les propositions du pape, et conclut un traité
dont les conditions étaient également honteuses pour
les deux partis. Balthasar reconnaissait Ladislas lé-
gitime roi de Naples, s'engageait à le remettre en
292
HISTOIRE DES PAPES
possession de la Sicile, et à lui fournir des troupes;
il le nommait grand gonfalonier de TEglise romaine,
et attachait à le titre une pension de deux cent mille
ducats, liyi)otlu'i[uée sur les viles d'Ascoli, île Vi-
terbe, de Pérouse et de Bénévent: enfin il lui Taisait
l'entière remise de la rente de quarante mille ducats
que Naples devait au saint-siége depuis dix années.
De son côté, Ladislas s'engageait à reconnaître
Jean XXIII seul légitime souverain de rÊij;lise ; il
faisait serment de contraindre Grégoire XII à renon-
cer au pontificat, en lui donnant en échange une
pension de cinquante mille ducats, le gouvernement
delà Marche dAncône, et trois chapeaux de cardinaux
pour ses parents.
En conséquence de ce singulier traité, le prince
signa la déclaration suivante : « Après avoii- douté
(pielque temps de la régularité de lu promotion de
IJalthasar Cossa à la chaire apostolique, nous avons
recherché les lumières de la vérité, et il a plu à Dieu
de nous faire connaître que Jean XXIII avait été élu
canoniquement. C'est pourquoi, en notre nom et en
celui de tous nos sujets nous lui prêtons serftent
d'obédience et de fidélité. »
Pendant la conclusion de ce marché entre l'autel
et le trône, Grégoire se trouvait enfermé à Gaëte,
sous la protection du prince qui venait de le vendre
à son ennemi. Quoique prisonnier, le saiul-père ne
voulut pas céder, et dès qu'il eut connaissance de
cette trahison insigne, il assembla sa cour afin de
déterminer le meilleur parti à prendre pour échapper
au péril.
On décida immédiatement que le pape et ses car-
dinaux s'embarqueraient pour la Marche d'Ancône et
iraient réclamer l'appui de Charles Malatesta, duc de
la province. Grégoire vint en effet fixer sa résidence
à Rimini, d'où, selon la coutume des papes, il fou-
droya d'anathèmes tous ses comiétiteurs ainsi que
leurs adhérents.
Depuis son traité avec le roi de Naples, Jean XXIII
gouvernait Rome en despote absolu, accablant les
citoyens d'exactions, et n'épargnant ni ses cardinaux
ni les officiers de sa cour, car Théodoric de Niem
rapporte qu'il invitait les ecclésiastiques de son obé-
dience à des festins pour faire un appel à leur bourse,
sous le nom de collecte de la cène. «Voici, ajoute
l'auteur, comment le saint-père s'y prenait : Il
faisait verser à ses convives des vins généreux, et
quand l'ivresse avait gagné toutes les tètes, il appe-
lait des camériers qui présentaient des urnes vides
dans lesquelles chacun mettait son offrande. Ceux
qui se dispensaient d'assister aux orgies deB ilthasar
Cossa n'échappaient point pour cela à sa cupidité;
les officiers de la chambre apostolique venaient le
lendemain leur présenter des quittances de sommes
empruntées au saint-père; ceux qui prétendaient ne
point avoir de dettes étaient immédiatement arrêtés,
conduits dans les cachots du ^■atican,et torturés par
les inquisiteurs, qui les forçaient, selon l'expression
pittoresque de Jean, « à délier la bourse. »
II établit en outre des impôts sur le vin, sur les
blés, sur le sel, et même sur la main-d'œuvre des
artisans, enfin, à l'exemple des rois de France, il
altéra les monnaies et ruina entièrement le commerce
de l'Italie inférieure. Toutes les richesses qu'il arra-
chait aux peuples étaient partagées entre ses concu-
bines et ses mignons, ou étaient englouties dans des
travaux de bâtisses inutiles ou ridicules; c'est ainsi
qu'il dépensa des sommes prodigieuses pour faire
relever la muraille intérieure du bourg de Saint-
Pierre, et pour faire pratiquer un chemin dérobé
entre les parois des murailles, afin de pouvoir intro-
duire secrètement dans son palais les victimes de ses
débauches ou de sa tyrannie.
Malgré lu paix apparente qui existait entre le pon-
tife et le roi de Naples, ces deux ambitieux ne s'en
faisaient pas moins une guerre secrète, comme il fut
aisé de le voir à l'occasion du concile qui avait été
convoqué au Vatican pour confirmer les actes du
synode dcPise. Le prince défendit àJean de retarder
l'époque de celte assemblée, et sur son refus d'op-
tempérer à ses désirs, il fit occuper les environs de
Rome par ses troupes et empêcha les prélats étran-
gers d'entrer dans la ville sainte. Il en résulta que
cette réunion fut très-peu nombreuse, quoique le
pontife lui donnât orgueillffusement le titre de con-
cile œeuménii(ue.
Clémangis rapporte un incident fort bizarre qui
vint malencontreusement troubler les délibérations
de ce conciliabule : « Dès l'ouverture de la première
session, dit-il, après la célébration de la messe du
Saint-Esprit, on vit tout à coup un hibou s'envoler
d'un angle de l'église et venir s'abattre sur la dra-
perie du trône pontifical, d'où il regardait fixement
Jean XXIII. Chacun des prélats manifestait son éton-
nement de ce que cet oiseau, ennemi de la lumière,
sortait en plein jour de sa retraite ; les uns en ti-
raient de funestes présages, les autres ne pouvaient
s'empêcher de sourire, et disaient que le Saint-Esprit
avait pris une forme étrange pour descendre au mi-
lieu d'eux ; le pape seul, dominé par une crainte su-
perstitieuse, ne put soutenir l'immobilité du regard
fauve du hibou ; il descendit de son trône et sortit
Je la basilique; les assistants suivirent son exemple,
et laissèrent le champ libre à l'oiseau de Minerve. Le
lendemain la même scène se renouvela ; à peine
le protonotaire eut-il commencé la lecture du pro-
gramme du concile, que le hibou prit son vol, et
après avoir fait plusieurs fois le tour de la nef, vint
comme la première fois s'abattre sur le dais ponti-
fical. Jean, plus maître de lui que la veille, resta
calme, et ordonna aux Pères de tuer cet animal qui
venait troubler leurs saintes déhbérations. Aussitôt
les cardinaux, les évêques, les abbés poursuivirent
le hibou en jetant après lui leurs crosses et leurs
bonnets, le traquèrent de toutes parts et le firent
tomber haletant sur le maître-autel, où il fut écrasé
par un cardinal. »
Le calme s'étant rétabli dans l'assemblée, on re-
prit le cours des séances ; on s'occupa d'abord de
régulariser les préceptes qui commandaient de livrer
aux bourreaux les réformateurs dont les doctrines
étaient contraires aux croyances de l'Église romaine,
et tendaient à renverser l'autorité pontificale.
Voici la bulle qui fut rendue à cette occasion :
« Ainsi donc, comme il s'est élevé des esprits auda-
cieux, des docteurs infâmes qui osent condamner la
puissance souveraine que le vicaire du Christ a reçue
de Dieu lui-même, nous les dénonçons aux fidèles
JEAN XX III
293
comme de.-, cuiiupleurs de la foi,
qui veulent écraser la religion
sous les débris de l'Eglise el
nous rangeons parmi eux les com-
mentateurs des écrits de l'abomi-
nable Jean Wiclel', cet infâme hé-
résiarque qui appelle les papes de
simples évêques, qui les accuse
d'avoir anéanti les dogmes, le
culte et la morale évangélique ,
et d'avoir assujetti les fidèles aux
pratiques et aux pompes du pa-
ganisme! Ce rhéteur philosophe
a tant soufflé son esprit de cor-
ruptmn dans toutes les écoles de
la chrétienté et dans les univer-
sités, nous avons résolu de sui-
vre les conseils de l'Apôtre et
d'exterminer les hérétiques jus-
qu'au dernier, parce qu'un atome
de levain suffit pour corrompre
toute la pâte.
« Néanmoins, avant de pronon-
cer une sentence tenible contre
les coupables, nous avons voulu
éclairer notre esprit des lumières
de nos cardinaux, de nos évêques
et do nos docteurs orthodoxes; et
Marche triomphale des Inquisiteurs en Espagne
c'est après une délibération solennelle que nous avons
condamné les ouvrages de l'Anglais Wiclef, son Dialo-
gue, son Trialogueetsesautres opuscules, comme fau-
teurs d'hérésies; en conséquence denotre décision, ils
seront briilés publiquement dans tous les royaumes de
la chrétienté; et les adeptes de l'excommunié seront
livrés au saint tribunal de l'Inquisition ))our être
torturés; car le Christ a dit : !Si queliju'un ne de-
meure pas en moi, il est contre moi; il sera arra-
ché comme le sarment; il deviendra sec, on le jettera
au feu et il brûlera ! •>
C'était la première fois que les papes rendaient une
bulle contre les doctrines réformistes, qui se produi-
saient déjà sousla dénomination dellussisme, du nom
de Jean Hus, le continuateur de Jean Wiclef, et
qui devaient bientôt séparer les chrétiens d'Occident
en deux sectes puissantes, les protestants et les ca-
tlioli(|iu's ou ])apistes.
Qudique Jean XX III parût triompher à Rome, ses
compétiteurs n'en exerçaient pas moins la souveraine
autorité dans leurs résidences; Grégoire XII fulmi-
nait des anathèmes dans la Marche d'Ancôue, et
294
HISTOIRE DES PAPES
Benoît XIII s'alTermissail dans le loyauiuo d'Aragon
en confirmant rusurpation de Ferdinand, comte
d"Urgel, et en lui transmettant les droits des létri-
timos souverains de ce royaume sur la Sicile, sur la
Sardais^ne et sur l'île de Corse; il y mettait toutefois
pour condition que le prince lui fournirait chaque
année trois galères armées, une somme de cent
mille ducats et des troupes en nombre suffisant pour
sa défense.
Pierre de Luna, ennuyé, de son inaction, voulut,
pour se distraire, convertir les juifs arasfonais, et
indiqua des conférences publiques à Tortose , alin
de confondre, disait-il, tous les docteurs hébreux.
Le savant rabbin Salomon, le célèbre Ben Virga et
Vidal, ainsi que plusieurs Israélites d'un profond
savoir, se rendirent à cette assemblée. Benoît les re-
çut avec une grande aménité, et leur parla en ces
termes : <■' Honorables Hébreux, débris d'une nation
autrefois chérie de Jéliov;di, et maintenant rejetée
du sein de Dieu, enfants de David, soyez les bienve-
nus dans le temple du Christ, et osez professer avec
courage devant nous la foi de Moïse. » Ensuite il fit
la lecture d'un long sermon commen<;ant par ces
paroles d'Isaïe : « ^"enez, débattons nos droits har-
diment.... Mais si vous êtes rebelles, vous serez con-
sumés par l'épée. »
(^uand il eut terminé son discours, le rabbin Vidal
prit la parole, sans être effrayé par le texte mena-
çant du prophète, et rétorqua tous les arguments du
pontife avec une force de logique et une élégance de
dialectique qui fit l'admiration des assistants. Au
rapport de l'historien juif Abunstroc, ses coreligion-
naires eurent les avantages dans cette lutte théolo-
gique ; au contraire, si l'on ajoute foi aux assertions
de Surita, auteur des Annales d'Aragon, et au chro-
niqueur Nicolas Antoine, le pape obtint un succès
prodigieux et convertit des juifs par milliers. Cette
dernière opinion n'est guère admissible, puisque ce
fut à la même époque que Benoît publia ses consti-
tutions contre les Israélites, fit fermer leurs syna-
gogues, leur défendit d'exercer aucun négoce ni de
prêter de l'argent, et les déféra aux tribunaux de
l'Inquisition, celte terrible institution qui couvrait
de bûchers le sol de l'Espagne, de la Gasiille, de la
Navarre, du Portugal et de l'.^ragon, depuis le com-
mencement du quatorzième siècle, et qui, plusieurs
fois chaque année, renouvelait ses sacrifices humains
en l'honneur de la Divinité!
Le schisme avait bien influé sur les dominicains
et sur les familiers du saint office, puisque les uns
reconnaissaient Benoît, les autres Grégoire XII ou
Jean XXIII, mais les peuples des Espagnes n'avaient
rien gagné à ces débats. Au heu d'un grand in([ui-
siteur ils en avaient trois, et suivant que la fortune
favorisait tel ou tel parti, celui qui triomphait, vou-
lant l'emporter sur son devancier par la magnificence
des auto-da-fé, augmentait le nombre des victimes
fpii devaient être livrées aux flammes.
Avant l'arrivée de Benoît, des tribunaux extraor-
dinaires avaient été établis par ses compétiteurs dans
les provinces des Algarves et de Valence, afin de
multiplier et de faciliter les recherches des inquisi-
teurs; le pape les suspendit de leurs fonctions, non
par un motif d'humanité, mais uniquement parce
qu'ils étaient ilévouo
de nouveaux tribunaux.
SCS ennemis, cl il institua
Sa bulle indi((uait les règles générales que de-
vaient suivre les in([uisiteurs dans l'exercice do leur
redoutable ministère, et (juels étaient les crimes dont
ils devaient poursuivre la vengeance.
« Par notre souveraine autorité et au nom de Ce-
lui qui nous a conféré un pouvoir absolu sur la
terre et dans les cieux, nous déclarons, dit le saint-
père, entachés d'hérésie, et nous déférons au saint
tribunal de l'Inquisition :
" 1" Ceux qui, dans leurs blasplièmes , auront
énoncé des principes hétérodoxes sur la toute-puis-
sance ou sur les attributs de la Trinité divine, lors
même qu'ils les auraient proférés dans l'emportement
de la colère ou dans le délire de l'ivresse;
« 2° Ceux qui sont adonnés a la magie noire, aux
divinations, aux enchantements, aux sortilèges, et
dans leurs opérations se servent de paroles outra-
geantes pour la religion ;
« 3° Ceux qui font des pactes avec les esprits des
ténèbres pour en obtenir des faveurs, et qui leur
jurent obéissance, foi et adoration sur le livre inti-
tulé la Clavicule de Salomon;
« k" Ceux qui, après avoir été excommuniés, res-
tent une année entière sans racheter leur absolution,
ni satisfaire à la pénitence qui leur avait été imposée;
« 5° Ceux qui admettent la foi orthodoxe, mais
qui se refusent à une obéissance aveugle envers le
pape, et qui ne le reconnaissent point comme vicaire
du Christ et le chef suprême des fidèles;
« 6° Les receleurs, fauteurs et adhérents des hé-
rétiques et des schismatiques;
« 7° Ceux qui condamnent l'institution sacrée du
tribunal de l'Inquisition ou qui mettent des obsta-
cles à la marche de sa justice;
<i S" Tous les souverains, les princes ou les gou-
verneurs de royaumes, de provinces et de villes qui
ne prendront pas la défense de l'Eglise lorsqu'ils en
seront requis par les inquisiteurs;
« 9° Les gens de loi qui favorisent les hérésies,
en aidant de leurs conseils les schismatiques, et qui
cherchent à les enlever à la justice des inquisiteurs ;
« 10° Toutes les personnes qui donnent la sépul-
ture ecclésiastique aux excommuniés, attendu que
les morts, dénoncés comme hérétiques, ne peuvent
être soustraits aux supplices qu'ils ont mérités, leur
mémoire devant être flétrie, leurs ossements exhu-
més et brûlés, et leurs biens confisqués au profit du
saint-siége;
« Enfin, tous les écrivains dont les ouvrages ren-
ferment des propositions contraires à la foi ou à l'o-
béissance due au pape, ou qui émettent des princi-
pes dont les conséquences pourraient conduire à
l'hérésie. »
Quoique ce décret soumît à la juridiction des in-
quisiteurs toutes les personnes coupables des déUts
compris dans ces catégories, il exceptait cependant
les papes, les légats, les nonces et les officiers du
saint-siége ; lors même qu'ils étaient reconnus héré-
tiques, les inquisiteurs n'avaient pas le droit de les
poursuivre sans un ordre spécial de la cour pontifi-
cale. La même prérogative s'étendait aux chefs de
quelques diocèses, mais non jusqu'aux princes, qui
JEAN XXIII
295
étaient tous juslioiables de la sainte Inquisition, et
Itouvaient être liviés aux ilammes des bûchers comme
les derniers de leurs sujets.
Pendant que Benoît désolait l'Espagne avec ses
légions d'inijuisiteurs, Jean XXIIl poursuivait le
cours de ses infamies en Italie; enfin, il devint telle-
ment en exécration aux Romains, que Ladislas réso-
lut d'exploiter à son profit la haine dont il était l'ob-
jet, de renverser son autorité et de s'emparer de la
ville sainte. A cet efîet, il organisa une conspiration,
et gagna, à prix d'or, plusieurs compagnies de sol-
dats, espèce de gens qui sont toujours prêts à se
vendre. Quand toutes ses mesures furent prises, le
prince se présenta devant Rome avec quelques
troupes d'élite, pénétra dans l'enceinte de la basi-
licjue de la Sainte-Croix de Jérusalem, par une ou-
verture fjui avait été pratiquée aux remparts, et se
jeta dans les rues. Alors commença un massacre
effroyable; tous les évêques, les prêtres et les moi-
nes qui tombèrent entre les mains des soldats furent
nnpitoyalilement massacrés, les religieuses furent
violées, les églises pillées, les couvents incendiés; et
la rage de ces forcenés ne se ralentit que quand ils
n'eurent plus la force d'égorger.
Ladislas se porta ensuite au Vatican pour arrêter
le pape, qui, fort heureusement pour lui , s'était
sauvé avec ses cardinaux dès le commencement de
l'action ; le vainqueur fut obligé de se borner au
pillage du palais pontifical; il lit main basse sur les
ornements sacrés de la chapelle, sur les joyaux, sur
les reliques des saints qui étaient enchâssées dans
des boîtes d'or ou d'argent massif et ornées de
pierres précieuses.
Là ne s'arrêtèrent pas les profanations ; par les
ordres du roi de Xaides, les soldats transformèrent
la basilique de Saint -Pierre en caserne, firent man-
ger leurs clievaux sur l'autel de l'Apôtre, et de cha-
cune des chapelles de cette magnifique église ils
firent des lieux de débauche*. Les statues de
Jean XXIII furent brisées, ses bannières arrachées,
et après quinze heures d'une lutte opiniâtre, Ladis-
las chassa tous les partisans du pape, et se trouva
maître absolu dans Rome.
Les citoyens furent pressurés par le nouveau ty-
ran, ainsi qu'ils Pavaient été par Jean XXIII, « de
telle sorte, dit un ancien auteur, qu'il semble réelle-
ment (jue les papes et les rois se plaisent à montrer
aux peuples que leur institution n'est rien moins que
divine, et ipie le mieux serait de les occire tous. »
Tout en surveillant la levée des contributions for-
cées dont il avait frappé la ville _sainte, Ladislas ne
perdait pas de vue les avantages qu'il pouvait tirer
de sa position. En politique habile, il résolut de ne
donner ni relâche ni repos à son ennemi ([u'il ne
l'eût terrassé ; et il envoya à la poursuite de Jean
une troupe de cavaliers, qui le chassèrent succes-
sivement de Sutri, de Viterbe, de JMontefiascone et
de Sienne. Pressé par le danger, le saint-père vou-
lut se mettre sous la protection d'une ville puissante
qui fût en état de résister à son ennemi, et il s'a-
dressa aux Florentins pour obtenir la permission de
se réfugier dans leur cité; sa demande ayant été re-
jetée, il se rabattit sur Boloirne, où il avait encore
conservé une grande prépondérance.
Néanmoins, se voyant traqué comme une bête
fauve, et redoutant d'être bientôt assiégé dans son
dernier asile, Jean se décida à traiter avec l'empereur
Sigismond, afin de ressaisir avec son appui toute
son autorité sur l'Italie. Les ambassadeurs chargés
de cette importante mission étaient les cardinaux
Ciialant et Zabarelle, et le célèbre moine grec Manuel
Chrysoloras, le régénérateur des belles lettres en
Occident. Leurs instructions portaient qu'ils devaient
s'entendre avec Sigismond pour déterminer l'époque
de la tenue d'un concile, et qu'ils s'opposeraient de
toutes leurs forces à ce qu'on choisît pour lieu de
réunion une ville dépendante de l'empire. Or il ar-
riva que l'empereur demanda précisément f[ue Con-
stance, ville du duchi'' de Souabe, fût désignée pour
le lieu des conférences ; et sa volonté à cet égard
fut si formellement exprimée aux députés, que ceux-
ci se trouvèrent obliges d'y adhérer.
Jean, informé du résultat des négociations, maudit
la fatalité qui le contraignait à convoquer le concile
dans un pays étranger, et à se livrer pieds et poings
liés à un prince cjui avait été autrefois son ennemi.
Néanmoins, comme il ne lui restait pas d'autre parti
à prendre que celui de la soumission, il dissimula
son mécontentement, et fit solliciter une entrevue
particulière avec l'empereur. Sigismond accéda à la
prière du pape, et vint le recevoir àLodi; mais toute
l'éloquence de Jean ne put changer la détermination
du prince, et il fut obligé d'accepter la ville de Con-
stance pour la tenue du synode.
Ces préliminaires arrêtes, le pape quitta l'empe-
reur et retourna à Bologne, auprès de François (ion-
zague,uu de ses partisans. 11 y était à peine installé,
qu'on apprit la nouvelle que Ladislas accourait à la
tête d'une armée considérable pour assiéger le saint-
père dans sa résidence. Aussitôt les cardinaux furent
pris d'une panicjue et désertèrent la cour pontilicale
jusqu'au dernier; Jean, seul, attendit son ennemi
sans frayeur; la raison en était toute simple; il avait
pris ses mesures pour le l'aire empoisonner par une
de ses maîtresses.
Monstrelet, chroniqueur contemporain, raconte ainsi
la mort du roi de Naples : « Ce prince ne pouvait
pas vivre de longues années, parce qu'il était trop
abandonné à la débauche et parce qu'il avait excité
trop de haine par ses cruautés; aussi mourut-il em-
poisonné d'une manière infâme. Une de ses maî-
tresses, la fille d'un médecin vendu à Jean XXIII,
devint l'instrument de la vengeance du pape. Par les
conseils de son père, elle fit usage d'une pré]Kuatiou
empoisonnée, qu'il lui assurait être un puissant aphro-
disiaf(ue capable de ranimer les ardeurs de Ladis-
las; elle en frotta les poils qui entourent le siège
de la pudeur, et après une nuit de voluptés , son
amant mourut dans ses bras ! »
Léonard Arétin et Antoine de Florence, contem-
porains de Ladislas, sont d'une opinion différente ;
ils aflirment que ce roi mourut d'une maladie hon-
teuse {(ui lui avait rongé les parties naturelles. Cette
assertion détruirait l'opinion générale qui attribue
l'apparition du mal vénérien. aux relations des Espa-
gnols avec les femmes du nouveau continent; et ce
f(ui semblerait confirmer que l'origine de ce mal
iiontcux a précédé l'époque de la découverte de l'A-
206
HISTOIRE DES PAPKS
La chambre à coucher du pape
rnérique, c'est une ordonnante très- curieuse de la
reine Jeanne de Naples, pendant son séjour à la cour
de Clément VI, en 1347, c'est-à-dire cent quarante-
cinq ans avant le voyage de Christophe Colomb. La
reine enjoignait aux courtisanes de la ville d'Avignon,
la résidence des papes, de ne point sortir d'un grand
monastère situé près du couvent des Augustins, 'qui
leur était affecté. «Les fdles et femmes folles de leur
corps, ainsi s'exprime l'ordonnance, seront soumises
à une abbesse qui sera nommée chaque année par le
consul ; toutes porteront l'aiguillette rouge sur l'é-
paule. Quant à celles qui auront contracté lo mal prove-
nant de paillardise, et qui n'en feront pas la déclaration,
elles subiront la peine du fouet et du bannissement. »
JEAN XXIII
297
""£«>„
L'empereur Sigismond
D'après les témoignages des divers historiens, et
surtout en raison de ce document authentique, ne
serait-on pas en droit de conclure que le mal alïVeux
qui infecte les générations depuis plusieurs siècles,
s'est déclaré pour la piemièrc fois dans la ville d'A-
vignon, la résidence des prêtres, des cardinaux et
des papes?...
Ladislas mort, le saint-père quitta Bologne et se
rendit au concile de Constance : i)réalablement il
s'était ménagé des appuis, dans le tas d'un revers,
et avait fait un traité d'alliance avec le duc d'Autri-
che, qu'il avait nommé capitaine général des troupes
de l'Eglise romaine, en allectant à son titre une pen-
sion de six mille llnrins sur le trésor apostolique; il
avait également acheté la protection de Buiehard,
marquis de Hade, et de Jean, comte de Nassau, élec-
teur de Ma_\j lee, moyennant une somme de seize
mille llorins d'or.
Quoiqu'il eût pris toutes les pn'cautions que com-
mandait la prudence, .lean ne laissait pas que de re-
douter les conséquences d'un concile qui pouvait pro-
noncer sa déposition, lui enlever la tiare, et il était
II
bien résolu à le dissoudre, sous cpielque prétexte,
dès que les Pères seraient assemblés.
Plusieurs écrivains qui accompagnaient le saint-
père dans son voyage racontent divers incidents qui
montrent combien son esprit était tourmenté, et quel-
les étaient ses inquiétudes sur les résultats des con-
férences. «Pendant que nous étions sur la montagne
de l'.Vrlberg, dans le Tyrol, dit Théodoric deNiem,
le [lape tomba de cheval, et nous accourûmes pour
le relever en lui demandant s'il était blessé. — Non!
de par tous les diables ! s'écria-t-il ; mais celte chute
est de sinistre présage et m'indique (|ue j'aurais
mieux fait de rester à Bologne. » Et regardant dans
la vallée la ville de Constance, il ajouta : « Je crois
bien que c'est ici la fosse où l'on attrape les lions
et les renards ! »
Enfin, le 18 octobre liU, il lit son entrée dans
la cité et y trouva di^à réunis les ambassadeurs de
tous les rois de l'Europe, des seigneurs, des ]irinc's, ■
une foule d'évèipies, d'archevêques, les légats de
Gn'-i,'oire XII et de Benoit XIII, et des dép;itations
de tous les corps de métiers. D'après les détails qui
126
29 s
HISTOIRE DES PAPES
nous ont été conservés diins le manuscrit ileRrosliiu,
l'assiMiibloe romplait quatre patriarches, vingl-liuit
larilinaiix, tn'iilo nu'lropolilains, deux ccut six évè-
quos, trenle-trois évoques titulaires, deux cent trois
abbés, dix-huit auditeurs du sacré palais, quatre
cent quarante docteurs en théologie ou en droit,
vingt-sept protonotaires, deux cent quarante scrip-
teurs de bulles, cent vingt-trois procureurs du pape,
vingt-quatre sportulani ou distributeurs doffrandes,
\ingt-luiil bedeaux du consistoire, cent vingl-liuil
comtes, six cents barons ou genlilsliommes ; à l'as-
semblée s'étaient joints quarunle-huit orfèvres avec
leurs commis, quatre ccut cinquante drapiers avec
leurs employés, vingt-deux chaussctiers avec leurs
garçons, quatre-vingt-six pelletiers, quatre-vingt-
huit charpentiers et serruriers, environ trois cents
cabaretiers ou aubergistes avec leurs valets, soixante-
douze banquiers ou changeurs, soixante-cinq apothi-
caires, trois cent trente-six barbiers, cinq cent six
ménétriers, sept cent dix-huit femmes publiques,
pour le service particulier des membres du concile;
on y comptait en outre, vingt-sept ambassadeurs de
rois, ducs ou comtes, et enfin un grand nombre de
députés d'évèques, de villes et d'universités.
Dans son discours d'ouverture, Sigismond prévint
lesPères qu'il les avait convoqués pour prendre avec
eux des mesures propres à rétablir la paix dans l'E-
glise en faisant cesser le schisme; qu'eu conséquence
il croyait utile à la cause de former des réunions où
Jean XXIII lui-même ne serait point admis, afin que
les débats ne fussent pas entravés par sa présence.
Le rusé pape, qui connaissait la vénalité de ceux qui
devaient le juger, n'éleva aucune objection, et fei-
gnit même de vouloir rester étrange)' aux délibéra-
tions ; mais ses agents manœuvrèrent avec tant
d'habileté, et surent employer si à propos les pré-
sents, les offres de pensions, de titres, de bénéfices,
les menaces et les promesses, que les membres in-
fluents de l'assemblée passèrent à son parti et le
rendirent maître du concile.
Tout allait au gré de ses désirs, lorsque, mallieu-
rcusement pour lui, on eut vent de ce qui se passait ;
l'empereur, pour déjouer ses savantes combinaisons,
décida que les votes seraient recueillis par nation et
non par personne ; puis, sans laisser au pontife le
temps de former de nouvelles intrigues, il mit aux
voix la proposition tendant à déclarer le saint-siége
vacant; ce qui fut accepté. Enfin, et toujours séance
tenante, on vint présenter à Sa Sainteté une formule
de cession ainsi conçue : « Moi, Jean XXIII, je dé-
clare, je m'engage cl je jure à Dieu et à ce sacré
concile de donner librement et de mon plein gré la
paix à l'Église par ma cession pure et simple du
ppntificat, ce que je promets d'exécuter aussitôt que
Benoit XIII et Grégoire XII auront renoncé à leurs
prétendus droits, ou même s'ils viennent à mourir.»
Après bien des difficultés, le saint-père consentit à
la lire à haute voix dans l'assemblée; quand il fut
arrivé à ces paroles : « Je jure, » il se mit à deux
genoux, et étendant la main sur un Christ, il fil ser-
ment d'observer toutes les conditions indiquées dans
la formule de cession.
Aussitôt l'empereur se leva et engagea les Pères à
procéder à l'élection d'un nouveau pape ; mais à cette
proposition, Jean bondit sur son siège, déclara <ju'il
était à bout de concessions, et menaça de quitter
Constance si le juiiu'e ]K'rsistait dans ses jirojels
criminels. Pour tcute ré|)onse, Sigismond ordonna à
ses officiers de placer des gardes à toutes les portes
de la ville, et il signifia au pontife qu'il eiît à sous-
crire son abdication sur l'heure même et sans aucune
restriction. Jean XXIII refusa formellement d'obéir
au prince, l'appela fou, ivrogne , barbare, gueux,
mendiant, et le menaça des foudres ecclésiasti |ues.
Sigismond, n'osant point sévir contre lui, se contenta
de le faire reconduire à son palais, et donna ordre
de le garder à vue. Néanmoins Jean parvint à trom-
per la vigilance de son ennemi ; et un soir, la veille
d'une grande fête, après avoil fait enivrer les soldats
commis à sa garde, il se déguisa en palefrenier et
sortit siu' un mauvais cheval, couvert d'une grosse
casaque de toile et ayant une arbalète suspendue à
"l'arçon de sa selle ; il gagna sans difficulté la ville
de Schaflhouse , oîi le duc d'Autriche, qui avait fa-
vorisé sa fuite, vint le retrouver.
De cette résidence, Jean écrivit à ses officiers qu'ils
eussent à se rendre auprès de lui, sous peine d'ex-
communication ; il adressa également une lettre au
roi Charles VI, au duc d'Orléans et à l'Université
de Paris, pour donner des explications sur sa con-
duite, et afin de rendre l'empereur et le concile sus-
pects à la cour de France; il poussa même l'impu-
dence jusqu'à écrire à Sigismond qu'il ne s'était pas
retiré du concile par crainte, mais seulement par
raison de santé, et pour venir respirer un air plus
pur que celui de Constance. Comme il ne se trouvait
pas assez en sîu'eté à Sehaflliouse, il vint s'établir à
Lauffenbourg sur le Rhin, en ayant soin toutefois,
avant son départ, de faire dresser par un notaire, et
en présence de témoins, une protestation par laquelle
tous les actes qu'il avait signés au concile étaient
déclarés nuls et non avenus , comme lui ayant été
arrachés par la violence.
Huit jours étaient à peine écoulés que le saint-père
abandonnait encore cette dernière résidence, sur la
nouvelle que l'empereur se préparait à attaquer le duc
d'Autriche, son allié ; il se retira à Fribourg, dans le
Brisgau, place réputée imprenable. Dès lors, Jean
put, à son tour, imposer des conditions à ses enne-
mis ; il envoya aux Pères du concile une déclaration
portant qu'il était prêt à retourner à Constance, si
les ambassadeurs et les princes de toutes les puis-
sances s'engageaient à lui donner un sauf-conduit et
à ne point attenter à sa liberté, quelque chose qu'il
lui convînt de faire; et que, dans le cas où l'on pro-
noncerait sa déchéance du saint-siége, on lui con-
serverait le titre de légat perpétuel d'Italie, avec la
jouissance, sa vie durant, de la province de Bologne,,
du comtU d'Avignon, d'une pension de trente mille
fiorins d'or, hypothéquée sur les villes de Venise, de
Florence et de Gênes ; en outre, qu'il ne relèverait
d'aucune puissance au monde, et qu'il ne serait obligé
de rendre compte à personne de ses actions.
Ces ouvertures donnèrent quelque espoir aux Pères
du concile d'entrer en arrangements avec Balthasar
Cossa, et ils s'empressèrent de lui envoyer des dé-
putés à Fribourg. Ce pape éhonté leur donna au-
dience dans sa chambre à coucher, étant encore au
JEAN xxiir.
299
lit et dans une position tellement indécente, que les
ambassadeurs pouvaient se croire à une cérémonie
des chaises percées; les pieux prélats restèrent néan-
moins auprès de lui, et parurent même prendre
plaisir à écouter des récits obscènes, tant ils avaient
à cœur de réussir dans leurs négociations; ensuite,
ils lui rendirent compte de tout ce qui s'était passé
en son absence au concile et du désir qu'exprimaient
les Pères de le voir au milieu d'eux. Leur harangue
terminée, Jean lit cette réponse : « Non, je n'irai
point me mettre dans la gueule du loup; retournez
à ce concile maudit, mélange impur de rois, de save-
tiers et du lillos d'amour ; dites à. ceux qui vous ont
envoyés que je les excommunie, et que je ne leur
accorderai jamais ni trêve ni repos. »
Les députés reprirent, confus et humiliés, le che-
min de Constance, et annoncèrent à leurs collègues
le mauvais succès de leurs démarches. Alors on con-
tinua les séances et lesinformationscontreJeanXXIII,
afin de procéder immédiatement à sa déposition.
Jean Gerson, chancelier de Paris, nommé rappor-
teur dans cette affaire, lut en pleine audience un acte
d'accusations atroces, toutes appuyées de preuves
matérielles et irrécusables. Il déclara qu'il était for-
mellement démontré que Jean XXIII s'était élevé au
pontificat en faisant empoisonner son prédécesseur
par son médecin Daniel de Sainte-Sophie, et qu'il
avait ensuite empoisonné celui-ci avec du vin de
Chypre, pour n'avoir pas à redouter les indiscrétions
d'un complice; qu'il avait violé trois cents jeunes re-
ligieuses de différents couvents; qu'il avait eu des
relations incestueuses avec la femme de son frère ;
qu'il s'était livré à des actes de sodomie avec de
jeunes moines, et que plusieurs en avaient contracté
des llux de sang dont ils étaient morts ; qu'il avait
abusé d'une famille entière, composée de la mère,
du fils, de trois jeunes sœurs, dont la plus âgée avait
,à peine douze ans, et que le père seul était parvenu
à se soustraire à ses horribles caresses ; qu'il avait
trafiqué des évêchés, des saints ordres, des indul-
gences, des taxes, des grâces et même des excom-
munications ; enfin, qu'il avait fait torturer des milliers
d'innocents à Bologne et à Rome.
En conséquence de ces faits, les Pères rendirent
la sentence suivante : « Le concile général de Cons-
tance, après avoir invoqué le nom du Christ, et
après avoir examiné les accusations portées contre
Jean XXIII et établies sur des preuves irrécusables,
prononce, décerne et déclare que Balthasar Cossaest
l'oppresseur des pauvres, le persécuteur des justes,
la colonne des méchants , l'idole des simoniaques,
l'esclave de la chair, la lie des vices, un homme
dépourvu de toute vertu, un miroir d'infamie, un
diable incarné; conrme tel, le dépose du pontificat,
défendant à tous les chrétiens de lui obéir ou de l'ap-
peler pape. En outre, le concile se réserve de le pu-
,nir de ses crimes selon les lois delà justice séculière,
etdo le poursuivre comme pécheur obstiné et endurci,
nuisible et incorrigible, dont la conduite est abomi-
nable et les mœurs infâmes; comme simoniaque,
ravisseur, incendiaire, perturbateur de la paix et de
l'union de l'Église; comme traître, meurtrier, sodo-
mile, empoisonneur, incestueux, corrupteur de reli-
' gieuses et de jeunes moines II ! » Le décret des
Pères renfermait cinquante-quatre articles dont l'é- \
vêque de Posnanie fit publiquement la lecture, et '■
vingt autres qui furent tenus secrets, tant les crimes .
qu'ils énonçaient étaient épouvantables; et cependant •
le monstre qui les avait commis s'intitulait souverain '
pontife, chef de l'Jiglise, père des fidèles, successeur •
de l'Apôtre, vicaire de Dieu sur la teire ! Il était dé-
claré infaillible, et ses arrêts devaient être acceptés
comme s'ils fussent émanés de la Divinité elle-même !
Telles sont du moins les doctrines de ces hommes
dépravés, ambitieux et cruels, de ces prêtres catho-
liques, apostoliques et romains, qui cherchent à perfec-
tionner l'art de duper les peuples, et qui battent mon-
naie sur les marches de l'autel et sur celles du trône.
Toutes les turpitudes, toutes les infamies de
Jean XXIII se trouvant mises à découvert, le duc
d'Autriche n'osa pas rester dans son parti; et pour
faire sa paix avec l'empereur Sigismond, il trahit le
pape et le fit arrêter dans la ville de Ratoffzell.
N'ayant plus aucun espoir d'échapper à ses enne-
mis ni de reconquérir le saint-siége, Jean prit le
parti de la soumission ; après avoir écouté la lecture
du décret qui prononçait sa déchéance, il apposa sa
signature au bas de l'acte et l'approuva dans tout son
contenu. Ensuite on le transféra au fort deGatleben;
on le dépouilla des ornements pontiticaux ; ses do-
mestiques et ses pages lui furent enlevés ; on ne lui
laissa qu'un cuisinier.
L'assemblée eut alors à s'occuper du jugement et
de la condamnation du célèbre Jean Hus et de son
disciple Jérôme de Prague, deux hardis novateurs
qui, appuyés par le seul ascendant qu'exerce le génie
sur les masses, avaient osé attaquer les souverains
pontifes et prêcher les réformes religieuses.
Jean Hus était accusé par les Pères d'avoir manqué de
respect et de soumission envers le saint-siége dans
un discours qu'on reproduisit à son interrogatoire, et
qui était ainsi conçu : « Peuples, écoutez ma parole
qui est la parole de Dieu ; apprenez à connaître les
papes qui s'arrogent la suprême autorité sur toute
la terre. Sachez que ce sont tous des fourbes, des
spoliateurs, des hérétiques, des simoniaques et des
assassins I Sachez que leur véritable place n'est point
dans l'Église du Christ, mais dans l'enfer avec les
démons I Extirpez avec le fer ou avec le feu tous ces
ulcères qui rongent votre chair et qui corrompent
votre sang. Renoncez à vos superstitions qui, sem-
blables à la lèpre de Job, vous attachent à un fumier.
Jusques à quand adorerez -vous une vierge qui a mis
au monde sept enfants ; jusques à quand invoque-
rez-vous dans vos prières des moines paresseux,
morts en odeur de sainteté ?
« Vos yeux resteront- ils donc éternellement fer-
més à la lumière, et refuseront-ils de voir les infa-
mies de ces prêtres éhontés et de ces papes qui dé-
florent vos filles, flétrissent vos enfants, volent votre
or, et vous envoient au bûcher lorstpie vous osez
vous plaindie?... »
Cet intrépide réformateur, bien loin de reculer
devant l'examen de ses doctrines, avait sollicité lui-
même de Sigismond un sauf-conduit pour venir défen-
dre ser, opinions devant les Pères, et il s'était rendu
àCoi;.! L-c»; mais par un acte de lâcheté digne d'un
roi, il ..v..i, iv': arrêté au mépris des conventions, et
3Û0
HISTOIRE DES PAPES
lorsque riufortunè païut devant le concile, ce fut
comme un criminel.
Jean IIus, soi li des rangs les plus infimes du peuple,
devait à son éloquence et ù son immense érudition
l'influence qu'il e\eri;ait sur les esprits, et qui avait
amené la convei-sion de nombreux prosélytes dans la
Bohème sa patrie. 11 était grand, bien lait de sa per-
sonne; il avait le port majestueu.x, l'air grave et mé-
lancolique, la voix sonore; et à ces qualités extérieures
qui charment les yeux, il joignait une énergie et une
force de caractère t|ui dominent les esprits. Il fut
conduit devant l'assemblée les fers aux pieds et aux
mains, puis on le fit monter sur une estrade ^evée,
alin qu'on pût le voir de toutes les parties de la salle.
Lorsqu'il parut, des murmures d'approbation se
firent entendre sur plusieurs bancs et vinrent trou-
bler la joie du triomplie de ses ennemis; ces mani-
festations furent de courte durée; car on lut presque
immédiatement une bulle qui portait défense à toute
personne, quelle que fût sa condition, de donner des
signes d'approbation ou d'improbation pendant les
débats, sous peine d'anathème, de censure, d'a-
mende et de bannissement.
Henri de Pise, promoteur du concile, se leva en-
suite et Ut la lecture d'un long réquisitoire dans le-
quel Jean Hus était appelé hérétique, séditieux et
caiilieux, et qui se résumait par cette terrible con-
clusion, que les Pères devaient condamner les ou-
vrages et l'auteur aux flammes du bûcher.
Voici quelques-uns des articles incriminés par l'ac-
cusateur public : « Les papes, disait le réformateur,
ont forgé mensonges sur mensonges pour bâtir l'é-
chafaudage de leurs cérémonies religieuses; qu'ils
indiquent donc dans l'Evangile un seul passage qui
prouve que Jésus-Clirist ait inventé la messe.
« Un prêtre en état de péché mortel n'a pas la
grâce d'administrer les sacrements ; or donc, puis-
ipie les prêtres sont les plus pervers des hommes,
il s'ensuit que bien peu de chrétiens ont réellement
reçu le Baptême et l'Eucharistie.
« Toute confession auriculaire est inutile lorsqu'un
pécheur a reconnu ses fautes et en a demandé sin-
cèrement pardon à Dieu ; ceux qui prétendent le con-
traire sont des fourbes qui veulent pervertir les jeunes
filles ou connaître les secrets des familles et de l'Etat.
« Le pape n'a aucun pouvoir sur les chrétiens,
parce qu'il est réprouvé; et il est réprouvé parce
qu'il possède de riches domaines et de somptueux
palais, ce qui est contraire à la morale du Christ.
« Tous ceux qui font l'aumône aux moines seront
damnés parce qu'ils encouragent la paresse.
« On ne doit pas redouter l'excommunication du
pape, parce que l'.'^techrist n'a aucun pouvoir sur
l'Église!... »
Jean Hus subit ensuite un interrogatoire sur dif-
férents points de controverse religieuse; il répon-
dit à toutes les questions avec une éloquence entraî-
nante et une logique remarquable ; il rétorqua tous
les arguments de ses ennemis, les convainquit de
mensonge et d'imposture, démontra jusqu'à l'évi-
dence l'absurdité des dogmes du catholicisme, et
conclut en déclarant qu'il porterait sa tête au bour-
reau plutôt que de se rendre le complice des papes
et de leurs suppôts.
Eu vain plusieurs des Pères du concile qui par-
tageaient ses opinions le conjurèrent de faire abjura-
tion pour éviter le supplice du feu; Jean resta iné-
branlaLle dans sa foi, il résista même aux sollicitations
de l'empereur, qui lui ollruit honneurs, dignités et
richesses. Les prières et les promesses ne pouvant
opérer cette conversion, on eut recours aux menaces.
Gerson, chancelier de Paris, l'apostropha au nom du
concile, et lui dit : « Il faut plier ou rompre. —
J'aimerais mieux, répliqua Jean Hus, qu'on me mît
une meule de moulin au cou et qu'on me lançât du
ciel à la mer, plutôt que de forfaire à la vérité. Pré-
parez vos instruments de torture et vos chevalets;
décliircz une à une toutes les fibres de mon corps, je
préfère les plus terribles supplices à la honte d'être
appelé le défenseur des papes ou des rois! Que votre
inleruale justice ait son cours; livrez aux flammes
Jean Hus ; mais avant un siècle, renaîtra de ses
cendres un vengeur qui proclamera de nouveau les
vérités que j'ai enseignées, et pour lesquelles vous
condamneriez le Christ lui-même, s'il revenait sur la
terre! » Après ce discours, ses amis perdirent tout
espoir de le sauver et sortirent de l'Assemblée. Alors le
promoteur rendit la sentence suivante : « Le concile
condamne Jean Hus à être dégradé du sacerdoce
et des autres ordres qu'il a reçus, et l'abandonne
ainsi que ses œuvres pour être livrés au feu I »
Dès le lendemain, le martyr fut conduit au sup-
plice au milieu d'un concours immense de gens de
tous les pays. Jean Hus était couvert d'une longue
chemise de toile sur laquelle on avait écrit le mot
« hérétique»; sa tète était surmontée d'un long bon-
net de papier sur lequel étaient représentés des dia-
bles, des têtes de morts et des flammes. Sur le bû-
cher, Jean Hus montra toute l'intrépidité d'un apôtre
de la vérité ; il entonna des cantiques sacrés en
l'honneur de l'Éternel, et de sa voix puissante il
adressa un dernier adieu à ses disciples.
Après l'exécution du maître, on procéda au juge-
ment de Jérôme de Prague, son disciple, qui subit
l'année suivante le supplice du feu.
Là cependant ne devait pas s'arrêter la mission de
ces défenseurs des peuples ; ce qu'il y avait de ma-
tériel en eux était consumé ; mais leurs doctrines
subsistaient. Le biicher avait dévoré deux victimes;
mais les bourreaux venaient d'allumer un violent in-
cendie qui éclata cinq ans après, et que le sang de
deux cent mille catholiques ne put éteindre! Toute
la Bohème prit les armes; des bandes formidables
s'organisèrent sous la conduite de Jean Ziska, un
des plus ardents fauteurs de l'hérésie, et se jetèrent
sur l'Allemagne, pillèrent les églises, massacrèrent
les prêtres, les moines, les religieuses, et anéantirent
la plupart des armées qui osèrent se mesurer avec
elles. Les vainqueurs ne rentrèrent dans leur patrie i
qu'après avoir tiré une vengeance terrible des assas-
sins de Jean Hus et de Jérôme de Prague.
Ainsi le concile venait d'accomplir deux choses,
une grande iniquité et un acte de justice, la déposi-
tion de Jean XXIIl ; les procureurs de Grégoire XII
firent, en son nom, une abdication solennelle, qui
fut ratifiée plus tard par Angelo Gorario lui-même. Il
restait encore, pour éteindre le schisme, à obtenir
de Benoît XIII une renonciation au pontificat ; et l'on
JEAN XXIII
301
Jean Hus, le réformateur, condamné au supplice du feu
prévoyait que son opiniâtreté serait un écueil contre
leiiuel viendraient se Lriser tous les efforts du synode
de Constance. L'empereur se décida à se rendre lui-
niêrae à Peniscola pour conférer avec lui à ce sujet ;
le roi d'Aragonjoignit ses instances à celles deSigis-
mond ; mais leurs prières et leurs menaces n'abou-
tiront à rien. Benoit répondait à leurs objections,
que le schisme était terminé, puisque ses deux con-
currents avaient librement et volontairement renoncé
au pontificat ; qu'il était, par conséquent, le seul chef
légitime de l'Eglise universelle, et qu'enfin il ne
consentirait jamais à se couvrir d'une honte éternelle
en abdiquant, à l'âge de soixante-dix-sept ans, une
dignité qu'il avait su conserver en dépit de tous ses
ennemis. Les conférences furent rompues, et les
deux monarques quittèrent fort mécontents la forte-
resse de Peniscola.
Malgré le refus de Benoît de se soumettre au con-
cile de Constance, les Pères passèrent outre, et ren-
dirent contre lui une sentence de déposition. Ensuite
il fut décidé qu'on procéderait immédiatement à l'é-
lection d'un nouveau pape, et les cardinaux entrèrent
dans la salle des délibérations à la clarté des flam-
beaux, toutes les fenêtres ayant été murées; on fer-
ma les portes à clé ; deux princes allemands et le
grand maître de Rhodes furent chaigés de garder
nuit et jour les abords du conclave; et plusieurs
évèques ou docteurs furent commis à l'inspection des
mets destinés aux cardinaux, afin qu'on ne piit leur
faire parvenir aucune lettre dans les ]ilats ni dans
les coupes. Trois fois par jour l'empereur venait
également faire sa visite à la tète du clergé, et chan-
ter le Veni Creator. Enfin, le surlendemain, les car-
dinaux proclamèrent souverain pontife Othon Colonna,
cardinal-diacre de Saint-tjeorges au ^'oile d'or, et
lintrunisèrent sous le nom de Martin V,
■302
HISTOIRE DES PAPES
Ilisloire il'Othon Colonna avant son pontificat. — Mcrt de Grégoire XII. — Disputes entre Martin V et le roi d'Aragon. — Satire
des Espagnols contre le pape. — Le .'saint-fcre déclare qu'il n'est pas permis d'appeler du jugement du pape. — Martin dissout
le concile de Constance. — Son défart de cette ville. — Séjour du pontife à Florence. — Mort de Jean XXIII. — Le papevient
à Ron e. — Alphonse d'Aragon cherche à s'emparer du royaume de Naples, et échoue dans son entreprise. — Mort de Be-
noit XIII. — Élection de l'anlipape Clément VIII. — Excommunication du roi Alphonse d'Aragon. — Légation de Bohème. —
Lettre du pape. — Démêlés ei Ire le pontife et les souverains de la Grande-Bretagne , de la Pologne, du Portugal et de l'Ara-
gon. — Abdication de l'antipape Clément VIII; fin du schisme. — Congrès de Lucko. — Lettre du pape contre les hussites. —
Les hussites taillent en pièces une armée envoyée pour les combattre. — Mort de Martin V.
Martin V était Romain, et issu de la très-noble et
très-ancienne maison des Colonna, qui avait déjà
donné aux peuples tant de mauvais pontifes. Il était
fils d'Agapet de Colonna, appelé le Prince romain, et
avait été créé cardinal par Urbain VI.
Platine lui accorde de grandes cjualités, une ex-
trême aménité dans le caractère, et une habileté re-
mar((uable pour la conduite et le maniement des
affaires d'État. Léonard Arétin, qui était secrétaire
de la chambre apostolique, prétend, au contraire,
que le saint-père était d'une incapacité notoire, et
qu'il avait un caractère emporté, despote et vindi-
catif. Windeck, conseiller de Sigismond, concilie ces
deux opinions contradicloires en disant : ". Le cardi-
nal Oihon Colonna était pauvre et bon; mais le pape
Martin V devint avare et cruel. »
La nouvelle de l'élection de Martin V fut accueillie
dans les différentes parties du monde chrétien avec
une joie extraordinaire ; les nations qui étaient divi-
sées de croyances depuis cinquante ans, se soumi-
rent toutes au pape; les cardinaux de Benoît XIII
abandonnèrent eu.x-mêmes ce vieillard obstiné pour
f5e rendre à Constance; et pour surcroît de bonheur,
on vint apprendre aux Pères du concile que Gré-
goire XII était mort à la suite d'un accès de colère.
Martin résolut de profiter des circonstances, et de
ne pas laisser se refroidir l'enthousiasme général
avant d'en avoir tiré parti pour ses intérêts tempo-
rels. Il envoya en Espagne le cardinal de Pise, Alaman
Adimar, afin d'engager le roi d'Aragon à contraindre
Benoît, par les peines séculières, à se soumettre aux
décisions prises dans l'assemblée de Constance. Le
légat était chargé, en outre, de fulminer des bulles
d'anathème contre l'antipape et contre les deux car-
dinaux espagnols qui lui restaient fidèles, Julien
Dûbla et le chartreux don Dominique de Bonne-Foi.
En prince habile, Alexandre chercha à vendre son
pape un bon prix, et s'engagea à le livrer aux agents
de ilartin, sous la condition que le saint-père lui
céderait à perpétuité la dîme des biens ecclésiastiques
dans ses États, et le droit de disposer des bénéfices
de la Sardaigne et de la Sicile, sans être tenu d'en
rendre aucun compte au saint-siége; qu'il lui accor-
derait de plus la possession de quelques places du
domaine des chevaliers de Riiodes, entre autres Mo-
ricar et Peniscola, ainsi que le pouvoir de nommer
les grands maîtres de l'ordre. ^lartin refusa d'adhérçr
à ces propositions, qui ne tendaient rien moins qu'à
diminuer considérablement ses revenus; et considé-
rant d'ailleurs que Benoît, accablé de vieillesse et
MARTIN Y
303
d'infirmités, ne pouvait pas lui faire attendre trop
longtemps sa mort, il fit répondre au roi d'Aragon
qu'il n'achèterait ])oint sa protection, et qu'il s'en
remettrait au jugement de Dieu pour décider lequel
de Benoît XIII ou de lui devait rester pape.
Cette détermination lui attira la haine des Espa-
gnols qui étaient encore au concile. Une faction for-
midable se forma contre lui; plusieurs cardinaux
voulurent même le déposer, et publièrent des satires
violentes contre son élection. Parmi tous ces libelles,
la messe de la simonie était sans contredit la critique
la plus spirituelle, la plus vraie, et la plus sanglante
qpii eût encore été faite contre la papauté. En voici
quelques extraits drolatiques :
« Un jeune prêtre était parti en pèlerinage pour
visiter Saint-Pierre do Rome ; quand il l'ut arrivé
dans la ville sainte, il aperçut un palais splendide
qui était plus élevé que les plus hautes églises, et
que des ouvriers cherchaient toujours à exhausser.
S'étant enrpiis du nom du maître de cette magnifique
demeure, il lui fut répondu : « C'est Simon le voleur,
le seul dieu qu'on adore aujourd'iiui dans l'Église;
venez officier à son autel. » Alors on le fit entrer dans
une caverne oiî il vit des monceaux d'or et d'argent,
et sur im autel trois jeunes femmes nues, couronnées
de myrte, et tenant à leurs mains des coupes et des
guirlandes de fleurs.
« Puis le sacrifice divin commença, et il prononça
les paroles suivantes :
''. Intro'i't. Au nom de la Trinité sainte, la luxure,
l'orgueil et l'avarice, je n'aimerai, ne servirai et
n'adorerai que le dieu de l'or, qui seul nous procure
toutes les jouissances sur cette terre.
« Collecte. J'emploierai tous les instants de ma
vie à chercher de nouveaux moyens de pressurer les
peuples, attendu qu'il est juste que les hommes stu-
pides qui croient à nos mensonges, à nos momeries,
soient dépouillés. Gloria Patri !
« Lecture. Il est écrit dans l'Apocalypse : l'ange
qui avait les sept cornes parut à l'Occident, monté
sur un pâle coursier ; il devançait une espèce de
monstre, moitié femme, moitié homme, n'ayant au-
cuns vêtements, et coiffé seulement d'une tiare à
triple couronne. Gloria Filio!
Il Cette prostituée avait les organes des deux sexes;
elle était assise sur une bête qui avait la forme d'un
immense dragon, et dont les replis étaient couverts
d'un poil écarlate -à cbaque main elle tenait une urne
remplie d'une huile de fornication, qu'elle répandait
sur son passage, en chantant : Gloria Spiritu sancto !
« CoNFiTEOR. Je confesse que je n'aime que l'or,
et que je suis capable de commettre tous les crimes,
par pensée et par actions, pour le soutirer aux fem-
mes, pour le voler aux hommes. Amen ! »
Cette satire fut remise à AIartin,par les ambassa-
deurs du roi d'Aragon, en pleine audience ; aussi
comprit-il qu'il devait rompre immédiatement l'as-
semblée de Gonslance, s'il ne voulait s'exposer au
sort de Jean XXIII. Néanmoins, avant de prendre
cette mesure extrême, il voulut elïrayer les esprits
par quelque terrible exécution, et fit continuer contre
plusieurs disciples de Jean Hus les procédures odieu-
ses qui avaient été interrompues par le jugement de
Jean XXIII, et fit un magnifique auto-da-fé.
Peu de jours après, le saint-père annonça officii'l-
lement son intention de quitter Constance. En vain
l'empereur le sup])lia de prolonger son séjour jusqu'à
ce qu'il eût réglé les différends qui existaient entre
l'autel et le trône, ainsi qu'il s'y était engagé; en
vain il lui offrit les villes de Strasbourg, de Bâle ou
de Mayence pour sa résidence; toutes ses prières
furent inutiles, le pape demeura inébranlable dans sa
résolution, et ])our mettre un terme aux sollicilations,
il l'ulmina une bulle qui défendait à tout chrétien
d'appeler de sa décision ou même d'en discuter les
motifs, affirmant qu'un pape était juge absolu de ses
actions en toutes circonstances, et qu'il pouvait an-
nuler les promesses qu il avait faites précédemment.
En conséquence, il fixa irrévocablement son départ
de Constance, et prétexta que le patrimoine do l'É-
glise était mis au pillage en l'absence du pasteur, que
la capitale de la chrétienté était exposée aux fléaux de
la guerre, de la famine, de la peste, et que d'ailleurs
son titre de successeur de saint Pierre lui faisait
un devoir de retourner à Rome pour prendre pos-
session du trône de l'Apôtre. •
Dès le lendemain, il déclara le concile dissous, et
donna l'ordre aux cardinaux et aux officiers du saint-
siége de prendre la route de Genève, où il était ré-
solu de tenir sa cour, jusqu'au moment de son départ
définitif pour Rome.
Martin quitta la ville de Constance le 16 mai de
l'année 1418. Son cortège, dit Reichantal, surpassait
en magnificence tout ce qu'on avait vu jusqu'alors; la
marche était ouverte par douze comtes de l'empire,
montés sur des chevaux blancs, richement capara-
çonnés et couverts de housses d'écarlate ; ils étaient
suivis de douze pages, portant au bout de longues
piques des bonnets de cardinaux ; après eux, s'avan-
çaient quatre prêtres soutenant un dais, sous lequel
se tenait un évêque qui portait le saint-sacrement ;
venaient ensuite douze cardinaux dans leur riche
costume écarlate, montés sur des mules entièrement
couvertes de brocart d'or; derrière eux, un métropo-
Htain, revêtu de ses ornements épiscopaux, présentait
un second saint-sacrement ; il était également sous
un dais que soutenaient luiit abbés à cheval ; Fuzate,
le célèbre théologien de Westphalie, précédait immé-
diatement le saint-père, et portait une croix étince-
lante de pierreries; il était environné des chanoines
et des sénateurs de la ville, qui tenaient à la main
des cierges allumés. Enfin, apparaissait Martin V,
la tiare sur le front, monté sur un cheval dont la
housse était de pourpre et d'or; quatre princes et
quatre ducs élevaient au-dessus de lui un dais re-
haussé de franges d'or; l'empereur' marchait à pied,
tenant les rênes de droite, et ayant à ses côtés Louis,
duc de Bavière, cpii soutenait un des glands de la
housse du cheval ; l'électeur de Brandebourg tenait
les rênes de gauche, et Frédéric d'Autriche portait le
gland de la Iwusse ; quatre princes marchaient à
pied de chaque côté, et soutenaient avec des cordons
dorés le milieu de l'extrémité de la housse ; derrière
le pape suivait son porte-parasol ; ensuite, marchaient
en escadrons à pied et à cheval, des nobles, des sol-
dats, des prêtres, des moines, tous les corps de
métiers et les sept cent dix-huit courtisanes du con-
cile vêtues d'habits blancs et marchant deux à deux.
30 'i
HISTOIRE ItES PAPES
Dès qwo le cortcgc.qiii s'élevait ii plus de quarante
mille pei-soDnes, cul atteint les faulunirgs delà ville,
Martin prit un vêtement de voyage, monta un cheval
de main et continua sa route jus(|u'à lïotleben, tou-
jours accompagné de l'empereur et des ])rinces. A
cette dernière ville, Sigisniond prit congé de lui et
retourna à Constance ; le pape et ses cardinaux s'em-
barquèrent sur le Illiin et descendirent à Schalïliouse ;
de là, ils gagnèrent Bàle et enfin Genève. Après s'être
reposé dans l'abbaye des cor<ieliers de Rive pendant
deux mois, Martin jiassa les AIjh's, et fit son entrée
à Milan, où il l'ut re<.-u avec de grands lionncurs ; il
se dirigea ensuite vers Florence, en évitant de tra-
verser Bologne, qui venait de secouer le joug sacer-
dotal et de se déclarer indépendante.
Pogge et Léonard Arétin afiirment que le pontife
n'eut pas à se louer de l'accueil de la Sérénissirae
République; et ipie les enfants qui allèrenl à sa ren-
contre lui chantèrent une satire qui se terminait par
ces mots : « Papa Martine non vale un quatrino, »
le pape Martin ne vaut pas un quatrin (petite pièce
de monnaie).
Néanmoins, les habitants permirent au saint-père
de demeurer dans leur ville, sans jiréjudice de leurs
prérogatives, et jusiju'à ce qu'il eût trouvé une autre
résidence.
Pendant son séjour à Florence, le saint-père en-
lama des négociations avec les seigneurs qui avaient
agrandi leurs domaines aux dépens de l'PI^lise, et il
obtint de plusieurs d'entre eux la restitution des
villes qu'ils avaient usurpées. ÎMartin eut également
la satisfaction de recevoir une ambassade solennelle
de l'empereur d'Orient, qui venait implorer sa pro-
tection, et lui offrir de soumettre tous ses sujets au
siège de Rome, en leur faisant abjurer le schisme,
s'il voulait lui accorder quchjues secours d'hommes
im d'argent.
D'abord le pape parut prendre Ijeaucoup d'intérêt
aux députés grecs, et il nomma même un cardinal-
légat pour ti'aiter de la réunion des deux Eglises;
mais ce fut tout; car les bonnes intentions de Martin
ne furent suivies d'aucun résultat, et les ambassa-
deurs durent retourner à Conslanlinople comme ils
en étaient venus.
Peu de jours après , le saint-père apprit que
Jean XXIII, qui depuis trois années était détenu
dans la forteresse d'IIeidelberg, venait de sortir de
fia prison, en payant à l'électeur palatin trente mille
écus d'or, et qu'il s'était rendu à Gènes auprès du
doge Thomas Fiégose, pour réunir autour de lui ses
anciens partisans. Il en conçut une crainte d'autant
plus sérieuse, qu'il savait Balthasar homme d'exécu-
tion et capable de rallumer la guerre civile pour
recouvrer sa puissance. Mais comme l'antipape man-
quait d'argent, personne ne voulut s'enrôler sous sa
bannière, et ses tentatives échouèrent complètement ;
alors Jean XXIII changea de tactique et prit un
singulier parti; il vint de lui-même se jeter aux pieds
de son compétiteur et le reconnut jtape légitime, au
grand ébahisse:nent des cardinaux, qui ne pouvaient
s'expliquer une démarche aussi imprudente. Martin
le reçut avec toutes les marques de la joie, lui fit des
présents magnifirpies, le créa immédiatement cardi-
nal-évêque de Frascali, et lui assigna des pensions
considérables sur le trésor de Snint-Piern;. Deux
mois après, Balthasar Gossa mourut empoisonné.
Délivré de son redoutable adversaire, Martin n'eut
plus aucun méuagoinent à garder avec ceux ([ui lui
rd'usaicut obéissance, et il commença à fulminer des
anathèmes contre les récalcitrants. Bien plus, joi-
gnant l'ingratitude à la lâcheté, il voulut excommu-
nier Florence dès qu'il vit ses affaires rétablies à
Rome, et sans aucun doute il eût exécuté ce projet,
si Léonard Arétin ne lui eût adresse à ce sujet .des
représentations énci'giqucs • " D'où vient, très-saint
])ère , ditil à Martin, votre grand ressentiment contre
Florence? Est-ce donc parce que vous y avez été
accueilli dans un temps où toutes les villes du saint-
siége étaient au pouvoir de vos ennemis? Avez-vous
oublié que c'est grâce à la protection que vous avez
trouvée dans ses murs, que vous devez la soumission
de Bologne, d',\nagni et même de Rome? N'est ce
pas à la sollicitation de la Sérénissirae Républiijue que
Braccio, votre plus implacable ennemi, a consenti à
•vous restituer les domaines usurpés sur l'Eglise?
N'est-ce pas dans ce palais même, que vous devez à
la générosité de Florence, que vous avez reçu les
ambassadeurs des princes? N'est-ce pas ici que se
sont jiassés' les actes les plus importants de votre
pontificat, la réunion des trois obédiences et la sou-
mission de Jean XXIII? Enfin ces Florentins que
vous voulez excommunier n'ont-ils pas défendu votre
auguste personne contre ses ennemis, et n'est-ce pas
à eux que vous devez votre tiare? Si vous les excom-
muniez, saint- père, je vous prédis des malheurs sans
nombre et une ruine prochaine, car Dieu saura pu-
nir un monstre d'ingratitude! »
Intimidé par le langage de son secrétaire, Martin
n'osa point passer outre; et au lieu de lancer un
interdit sur la République, il remercia même, à son
audience de congé, les magistrats de Florence des
bons offices qu'il avait reçus d'eux : « Et pour vous
dédommager, ajouta-t-il, des dépenses que notre sé-
jour vous a occasionnées, nous érigeons votre Eglise
en métropole. » Cette étrange compensation, qui
n'était guère du goût des habitants, le dispensait de
restituer les sommes énormes qu'il leur avait em-
pruntées; mais le tour était joué, sa dette annulée,
et c'était la chose importante pour Sa Sainteté.
Enfin le pajie les délivra de sa présence et j>:it la
route de Rome ; il fut accueilli dans la ville aposto-
lique comme un père attendu dcpiiis longtemps par
ses enfants. En effet, les prêtres avaient grand besoin
de sa présence pour se relever de l'état d'abjection
où ils étaient tombés; les églises étaient dévastées,
les monastères ruinés, et les fidèles n'apportaient
plus d'offrandes aux madones ni aux saints à mira-
cles. Martin s'appliqua à réparer les désastres causés
par les dernières guerres ; il restaura les basiliiiues,
construisit de nouveaux monastères, et fit si bien,
qu'en moins d'une année, Rome apparut plus resplen-
dissante qu'elle n'avait jamais été. Ensuite le saint-
père s'occupa de rétablir la domination de son siège
sur les villes qui s'étaient soustraites à la tyrannie
des papes; mais avant de s'attaquer aux Républiques
de Gênes, de Venise et de Florence, il jugea prudent
de commencer par assujettir l'Italie inférieure.
Ses projets étaient favorisés d'ailleurs par les dés-
MARTIN V
305
Jejniie 11, la nouvelle roine de Naples
orJres qui aj^ilaient la ville de Naples par suite de
l'expulsiondu cruel ducde Huvirl)nn,[naride,leanne H,
Stt'ur de Ladislas : le saint-père appela Louis III, duc
d'Anjou, en Ilalie, lui donna l'investiture de la cou-
ronne de Naples en vertu de son omnipotence et sous
11
la condition qu'il restituerait à son siège ses anciens
droits et privilèges pour les bénéfices , collations,
dîmes, prébendes et autres. Cet accord passé, LouIh
d'Anjou lova une armée formidable et se prépara à [aire la
conquête des États qui lui étaient concédés par l'Église.
127
306
HTSTOIRE DES PAPES
Dans cette extrémité, la reine Jeanne appela à son
secours Alphonse, roi d'Araj;on, el l'adopta comme
son fils et son héritier, afm de l'atlaclier à sa cause.
Le prince envoya aussitilt à Naples des troupes nom-
breuses dont il confia le commandement au brave
général Braccio de Pérouse, ennemi personnel du
pape. En peu de temps les allaires prirent une tour-
nure si favorable pour la reine, que lîraccio lui écri-
vait qu" avaul un mois il aurait réduit le saint-père à
un tel état de détresse qu'il serait forcé de dire des
messes basses à six deniers pour vivre. Martin, pré-
voyant lui-même qu'il ne pourrait pas résister long-
temps à ce redoutable adversaire, eut alors recours
à la perfidie : il entama des négociations secrètes avec
Alphonse d'Aragon, et l'engagea à détrôner la reine
de Naples, comme avait fait avant lui Charles de
Duras à l'égard de Jeanne I", luiproraettantde sanc-
tionner son usurpation , et d'obtenir la renoncia-
tion de Louis d'Anjou, son compétiteur, à des condi-
tions avantageuses.
En conséquence de ces arrangements, Alphonse se
rendit en personne auprès de la reine Jeanne ; et sous
prétexte de la soulager du fardeau des affaires, il
s'empara de l'autorité souveraine, disposa des emplois
de l'Etat, changea les gouverneurs des villes de
guerre, les remplaça par ses créatures, se fit prêter
serment de fidélité par les troupes, réforma les lois,
en créa de nouvelles, et voulut abolir jusqu'aux an-
ciennes coutumes des Napolitains ; enfin, quand il
supposa le moment favorable, il fit équiper secrète-
ment en Aragon une flotte qui devait enlever Jeanne
et la conduire prisonnière en Espagne.
Mais ce projet n'eut pas d'exécution; la reine, qui
au milieu de toutes ses débauches avait su conserver
l'amour de ses sujets, fut avertie par quelques-uns
de ses partisans du mystère de la conspiration orga-
nisée contre sa liberté ; à son tour, elle opposa la
ruse h la fourberie; elle reprit les rênes du gouver-
nement, réinstalla une partie des gouverneurs qui
avaient été changés par le roi, s'enferma dans un
château fort situé près de l'une des portes de la ville;
de sorte que peu à peu son autorité se trouva de
nouveau substituée à celle d'Alphonse d'Aragon. Le
prince, comprenant que ses projets étaient décou-
verts, leva le masque, attaqua le sénéchal Jean Car-
racciolo, l'un des amants de la reine, au moment où
il se rendait à la porte de Capoue, et essaya même
de s'emparer de la forteresse ; cette tentative échoua
parce que plusieurs centaines de citoyens accou-
rurent à la défense de Jeanne, tombèrent sur les
troupes aragonaises et en firent un grand carnage.
Pour se venger de cet échec, les Aragonais mirent
le feu aux quatre coins de la ville ; et à la faveur
d'un épouvantable incendie, ils se ruèrent sur les
Napolitains et les massacrèrent par milliers; ensuite
Al]ihonsc donna un nouvel assaut à la forleresse où s'é-
tait retranchée la reine. Cette fois encore, ses soldats ne
purent l'emporter sur le courage des citoyens qui com-
battaient sous le commandement du capitaine Sforce,
et Jeanne fut sauvée. Néanmoins peu de jours après
la reine se décida elle-même à quitter la porte de
Capoue, sur la nouvelle que Bernardo de Cabrera
arrivait de Catalogne avec une flotte et des renforts.
Son départ s'effectua pendant une nuit, et elle se
rendit au château d'Aversa, toujours sous la protec-
tion do Sforce et de cin<j mille bourgeois.
Alphonse se trouva de cette manière maître absolu
de la ville de Naples ; aussitôt il écrivit à Martin pour le
prévenir du succès de leurs projets, et pour lui récla-
mer la confirmation de son titre de roi de Naples et
la déchéance de Jeanne 11.
Sa Sainteté ne fit pas attendre sa réponse ; elle
déclara nettement qu'elle n'avait jamais eu l'inten-
tion de remplir les promesses qu'elle lui avait faites;
que Louis d'Anjou était le souverain légitime du
royaume comme héritier de son père, qui en avait
acheté l'investiture au pape Alexandre V et à
Jean XXIII; |u'elle-même avait confirmé cet acteen
approuvant le concile de Constance ; et que d'ailleurs
Louis n'ayant rien entrepris contre le saint-siége,
elle ne lui enlèverait pas son royaume pour le don-
ner à un prince qui accordait sa protection à l'anti-
pape Pierre de Luna.
Un tel manque de foi indigna le souverain d'Ara-
gon, et il résolut, pour en tirer vengeance, de faire
reconnaître Benoît XXIII comme légitime pontife
dans toute l'Italie. Mais pendant qu'il prenait ses
mesures pour renverser Martin, celui-ci, par une nou-
velle trahison, faisait proposer à Jeanne de Naples
de lui fournir les moyens de rentrer dans sa capitale,
si elle consentait à annuler l'adoption d'Alphonse, et
à lui substituer Louis d'Anjou. Avant de prendre
une détermination, la reine fit un échange de pri-
sonniers avec Alphonse et racheta son favori Carrac-
ciolo ; puis, comme elle n'avait plus de ménagements
à garder, elle adopta solennellement Louis d'Anjou,
et joignit ses troupes à celles de ce prince pour lutter
contre leur ennemi commun.
Dès lors la fortune des Aragonais alla en décli-
nant; constamment battus dans leurs rencontres avec
les Français, ils se virent acculés à la mer ; Alphonse
fut bientôt réduit à la dernière extrémité, et obligé
de retourner en Espagne pour en ramener une nou-
velle armée. Son premier soin, en mettant le pied
dans ses États, fut de publier une reconnaissance so-
lennelle de Benoit XIII comme successeur de l'Apôtre
et légitime pontife, afin d'entraîner le reste de la pé-
ninsule dans le parti de Pierre de Luna. Cette dé-
marche, qui remettait en question les plus chers in-
térêts de Martin, le détermina à écrire au cardinal de
Pise, son légat en Aragon, pour qu'il eût à se saisir
de la personne de l'antipape ou à prendre des me-
sures telles qu'il n'eût plus rien à redouter de ce
compétiteur. Ses ordres furent parfaitement exécutés:
Benoît XIII mourut, dans le cours du même mois,
empoisonné par un moine appelé Thomas. Ce misé-
rable fut arrêté, appliqué à la question, et condamné
à être écartelé ; avant de subir le supplice, il avoua
qu'il avait été poussé à ce crime par le cardinal de
Pise, à l'instigation du pontife.
Maimbourg lui-même nous représente Benoît XIII
comme l'un des papes les plus remarquables qui ont
régné pendant le schisme; et en efi'et il fit preuve
d'une force de volonté admirable ; seul, abandonné
de tous les princes de son parti, n'ayant pour toute
résidence qu'une forteresse sur une langue de terre
battue de trois côtés par la mer, il lançait ses foudres
spirituelles au sein du tumulte des éléments et an
MARTIN V
307
roulement du tonnerre. Au milieu des convulsions
do l'agonie, il conserva sa présence d'esprit et son
énergie ; il ne témoigna aucune faiblesse, aucun re-
pentir, et fit jurer aux deux cardinaux qui lui étaient
restés fidèles de lui donner un successeur.
Suivant ses ordres, deux jours après sa mort, un
gentilhomme aragonais, appelé Gilles Munoz, fut
intronisé pape sous le nom de Clément VIII, et con-
sacré par les deux cardinaux, pour la somme de trois
mille llorins d'or, à ce que prétend Jean Gorario. Le
nouveau pontife prit les ornements sacerdotaux, exer-
ça publiquement son métier de pape, se forma une
cour et créa des cardinaux, parmi lesquels il plaça
son neveu, suivant les usages de ses prédécesseurs.
Alpiionse le fit reconnaître dans ses r^tats d'Aragon,
de Valence, de Sardaigne et de Sicile, et entama
même des négociations avec d'autres souverains pour
obtenir qu'ils lui payassent des subsides et missent
leurs royaumes sous son obédience.
Effrayé des conséquences de ces hostilités, qui
pouvaient donner une nouvelle force au schisme,
Martin s'empressa d'envoyer au roi d'Aragon son
légat Pierre, cardinal de Foix, pour lui offrir la paix,
sous la condition qu'il abandonnerait son antipape.
Cette démarche n'eut aucun résultat ; car Alphonse,
qui avait déjà fait l'épreuve de la mauvaise foi
d'Othon Colonna , refusa de recevoir son ambassa-
deur; il publia même des édits contre Martin,
défendit à tous les prélats de son royaume, aux chefs
d'ordres et aux dignitaires ecclésiastiques, sous peine
de confiscation de leurs biens, de recevoir aucune
bulle de Rome et de communiquer avec le cardinal.
Dans l'impuissance de tromper son ennemi, Mar-
tin voulut essayer des moyens violents, et le 15 juil-
let 1425, il fulmina une bulle d'anathème contre le
roi d'Aragon, le déclara ennemi de la religion, fau-
teur du schisme, et comme tel déchu de tous ses
biens et dignités. Sa politique lui réussit d'autant
mieux, que Louis d'Anjou et Jeanne de Naples
étaient parvenus à repousser les troupes d'Alphonse
du royaume de Naples, ce qui avait rétabli sa pré-
pondérance sur l'Italie inférieure.
Ce succès obtenu, il souffla le feu de la discorde
dans la haute Italie, et se servit de l'ambitieux Phi-
lippe-Marie Visconti, duc de Milan, pour la subju-
guer. A l'instigation du saint-père, celui-ci déclara
la guerre à toutes les Républiques italiennes, et mit
à feu et à sang les États de Florence, contre lesquels
Martin avait conservé une haine implacable, une
haine de prêtre. Les Florentins, qui ignoraient les
sentiments hostiles de Sa Sainteté à leur égard, en-
voyèrent une ambassade à Rome pour implorer la
protection du saint-siége et pour rappeler les anciens
services qu'ils avaient rendus au pape. Non-seule-
ment Martin refusa d'intervenir comme médiateur
dans leur querelle avec le duc de Milan, mais encore
il joignit l'insolence à l'ingratitude, et leur dit en les
congédiant : « Vous verrez si le pape Martin ne
vaut pas un quatrin 'petite pièce de monnaie;. »Gette
plaisanterie des enfants de Florence était le seul mo-
tif de la haine du saint- père ! Et c'était pour venger
sa vanité que le représentant d'un Dieu tout miséri-
cordieux couvrait de désastres des provinces entières
et faisait massacrer des milliers d'innocents !
De l'Italie, l'embrasement s'étendit et gagna la
Germanie; au concile de Constance, Martin s'était
montré l'un des plus ardents ennemis des réforma-
teurs, Jean Uns et Jérôme de Prague; plus tard, au
conciliabule de Pavie,il s'étaitcncore montré lepersé-
cuteur de leurs disciples, et avait même rendu contre
eux un décret terrible, par lequel il était enjoint à
l'empereur, aux princes ecclésiastiques et séculiers
de l'Allemagne, et au roi de Pologne, de réunir leurs
armées pour exterminer tous les peuples de la Bo-
hême qui avaient embrassé les doctrines de Jean
Hus, leur compatriote; mais comme ses bulles et
ses prédications fanatiques n'avaient pu décider ces
princes à déclarer la guerre aux hussites, il se rabat-
tit sur l'évêque de Winchester, une de ses créatures,
et lui conféra le cardinalat sous la condition (]u'il
recruterait à ses frais une armée, et qu'il envahirait
la Bohême. L'ambitieux Anglais accepta le marché
qui lui était offert, prêcha une croisade, réunit sous
les bannières du pape une foule de scélérats et de
bandits, se mit à leur tête, et entra dans la Bohème.
Sans être effrayés par le nombre de leurs ennemis,
les courageux hussites, qui avaient à défendre leurs
autels et leurs foyers, se réunirent en armes et mar-
chèrent contre les hordes du cardinal ; à leur appro-
che, les Italiens, qui composaient en grande partie
l'armée papale, furent saisis d'une terreur panique et
s'enfuirent en jetant leurs armes ; les Anglais es-
sayèrent de résister, mais faiblement, et ils furent
bientôt obligés de céder le champ de bataille, en
laissant plus de dix mille morts et tous leurs baga-
ges au pouvoir de l'ennemi. Après sa défaite le car-
dinal essaya de se retrancher dans la ville de Tausch
pour attendre des renforts ; là encore, il éprouva un
échec ; les Bohémiens vinrent attaquer la place, l'em-
portèrent d'assaut et tuèrent tous les soldats italiens,
français, allemands ou anglais ; à peine s'il put s'é-
chapper lui-même sous un déguisement.
Quoique vaincu, le pape avait atteint son but, qui
était d'allumer le feu de la guerre civile en Allemagne ;
aussi s'empressa-t-il d'écrii'e à son légat pour relever
son courage : « Nous avons appris avec une grande
douleur la nouvelle de votre défaite, et nous en
sommes d'autant plus consterné, que ce désastre ne
contribuera pas peu à accroître les forces et l'inso-
lence des hérétiques. Quant à vous, notre cher fils,
nous ne saurions trop louer votre zèle; nous espé-
rons que ce coup de la fortune n'abattra point votre
énergie, que vous persévérerez dans la sainte entre-
prise que vous avez commencée, et que vous recru-
terez immédiatement de nouvelles troupes pour re-
prendre les hostilités et pour laver dans le sang des
hussites l'opprobre dont ils ont couvert votre nom.
Qu'aucune considération ne vous arrête; n'épargnez
ni l'argent ni les hommes. Songez (\\\"\l s'agit de la
religion, et que. Dieu n'a pas d'holocauste qui lui •
soit plus agréable que le sang de ses ennemis I Frap-
pez avec le glaive, et lorsque votre bras ne pourra
pas atteindre les coupables, employez le poison ;
embrasez toutes les villes de la Biihême, afin que le
feu purifie cette terre maudite; transformez les cam-
pagnes en steppes arides, et que les cadavres des
hérétiques se balancent aux arbres plus nombreux
que les feuilles des forêts ! >•
3l'8
HISTOIRE DES PAPES
Pendant que le cardinal-légat cherchait à exécuter
les ordonnances sanguinaires du pape et réorganisait
une nouvelle année, le duc de ^lilan, de sou côté,
se trouvait arrêté dans ses conquêtes par le général
Canuiniola, et forcé d'entamer des négociations avec
les Vénitiens et les Florentins.
Sa Sainteté lui vint fort heureusement en aide et
lit partir pour Venise le cardinal Nicolas Albcrgati,
sous prétexte de s'entendre avec les parties belligé-
rantes sur les moyens de pacilier l'Itiilie supérieure;
mais en réalité pour que sou allié eût le temps d'as-
sembler de nouvelles troupes et de reprendre l'ollcn-
sive. On conclut une espèce de traité par lequel il
demeura convenu que le duc rendrait les villes de
lîrescia, de Bergami, de Crémone, et plusieurs
autres places dont il s'était emparé, et que les Répu-
bliques seraient dédommagées de leurs pertes com-
merciales. Philippe-Marie N'isconti parut accéder à
toutes les propositions jusqu'au moment de l'exécu-
tion ; alors il fit naître de nouvelles dilficultés qui
amenèrent une rupture; et enfin la guerre recom-
lucni^'a avec plus de fureur qu'au])aravant.
Du haut de la ciiaire apostolit[ue, Martin animait
tous les combattants, et à la faveur des désordres il
affermissait sa domination. Bientôt il ne se contenta
plus de lutter contre les hérétiques, il s'attaqua aux
prélats orthodoxes et mit en accusation Henri Clii-
cliley, métropolitain de Cantorbéry, parce qu'il s'é-
tait opposé à l'abolition d'un décret du Parlement
contraire aux prétentions de la cour de Rome, et
qu'il avait traité le saint-père d'avare et d'ambitieux.
Ce prélat, redoutant les conséquences qui pou-
vaient résulter pour lui des censures de TEglise,
s'empressa d'écrire à Rome en protestant de la pu-
reté de ses intentions et de la régularité de sa con-
duite, et s'engageant pour l'avenir à se montrer l'un
des plus zélés défenseurs des privilégiés du saint-
siége. Martin, qui connaissait parfaitement la valeur
d'une promesse de prêtre, lui répondit : « C'est par
l'efficacité de vos actions et non par vos lettres d'ex-
cuses qu'il faut réparer le scandale de votre conduite.
Nous avons appris que loin de vous repentir de ce
que vous avez fait, vous sollicitez en secret les mem-
bres du Parlement de maintenir l'arrêt qui attente à
nos privilèges, sous prétexte fpie nous n'en deman-
dons la révocation que dans un Lut d'avarice, et pour
dépouiller le royaume d'Angleterre. Nous sommes
trop habile dans l'art de la politique pour ne pas
avoir démêlé les motifs qui vous font agir; nous vous
ordonnons donc de proclamer hautement, que nous
î-erions coupable envers Jésus-Christ, si nous ne re-
vendiquions pas les droits qu'il a donnés de sa propre
bouche à notre siège, et que les Pères ont reconnus
dans tous les temps. Prenez bien garde que nous ne
nous apercevions d'une nouvelle perfidie de votre
part, car notre vengeance serait terrible. »
Martin osa également reprocher à Wladislas, roi
de Pologne, d'avoir donné l'évêché de Posnaiiie au
vice-chancelier de son royaume, au mépris de ses
ordres; il fit plus, il déclara le protégé du roi inha-
l)ile à posséder aucune charge ou bénéfice ecclésias-
tique, et nomma à sa place le prévôt de Gnesne, une
de ses créatures. Cette affaire aurait eu des suites
terribles, si l'un des deux concurrents n'était venu à
mourir fort à propos ; le saint-père consentit alors à
donner son approbation à la promotion du vice-
chancelier, moyennant une somme considérable.
Sa Sainteté s'occupa ensuite des diiïérends cpii
s'étaient élevés entre Jean I", roi de Portugal, et
quekpies prélats de son royaume, au sujet des im-
pôts. Ce prince avait la singulière prétention de vou-
loir que les charges de l'Etat fussent également sup-
portées par tous ses sujets, clercs ou laïques, et que
les prèlres, jias plus (juo les aulies hommes, ne s'é-
cartassent du respect dû aux lois du pays; ce qui
faisait que ses officiers avaient imposé les riches do-
maines du clergé, et que ses juges prenaient con-
naissance des crimes de concussions, d'incestes, de
sodomie et de meurtres commis parles jirêtres; en-
fin, il voulait commander seul dans ses États, et J
conséquemment il avait défendu aux prélats, sous 1
peine du dernier supplice, de publier des ordres de
la cour de Rome sans son autorisation. Martin ne
pouvait tolérer de tels abus dans un royaume chré-
tien ; aussi, lorsqu'il eut appris que ses lettres et
ses mandements ne produisaient aucun effet sur
Jean I", il lui envoya des ambassadeurs chargés
de lui transmettre l'ordre de se rendre en Italie ,
pour s'entendre déposer du trône s'il refusait de
courber son front devant la majesté de la tiare; en
même temps il fit signifier à l'archevêque de Braga
qu'il eût à convoquer un synode provincial, dans le
but d'aviser aux déterminations à prendre pour ré-
primer l'audace du prince.
Ces mesures ne lui ayant pas mieux réussi que
ses épîtres véhémentes, il jeta l'interdit sur le Por-
tugal, et appela sur le royaume toutes les malédic-
tions de Dieu. Gela fait , le saint-père reporta ses
regards vers un projet très-important, qu'il désirait
mener à bonne fin ; c'était d'arriver à l'expulsion de
l'antipape Clément VIII. Son légat, Alphonse Bor-
gia, cardinal de Foix, s'était maintenu dans l' Ara-
gon, où il était abreuvé d'outrages; à son tour il
prit sa revanche; il sema l'or, prodigua les pro-
messes, ourdit des intrigues, et parvint à ramener
une grande partie des villes contre Alphonse d'Ara-
gon ; bientôt même les évêques et les nobles se sépa-
rèrent du roi, et menacèrent de le proclamer schisma-
tique, s'il persistait danssarévoltecontrele saint siège.
Effrayé du développement que prenait la conjura-
tion sacerdotale, Alphonse se détermina à la soumis-
sion ; il invita le cardinal à se rendre à sa cour, et
arrêta avec lui les articles d'une convention secrète,
portant que le roi travaillerait efficacement à rame-
ner au giron de l'Église l'antipape de Peniscola ; et
que si Clément VIII persistait dans le schisme, il
le livrerait au pontife pour en faire ce qu'il lui plai-
rait. De plus , il s'engageait à permettre aux collec-
teurs romains de recevoir en toute liberté les fruits,
les biens et les droits du saint-siége ; il s'obligeait
également à rétablir les ecclésiastiques d'Aragon
dans leurs anciens privilèges, libertés et franchises,
et à rendre les prélatures et les prébendes aux évê-
ques et aux prêtres qui en avaient été dépouillés;
enfin, il promettait formellement de cesser la guerre
qu'il avait entreprise contre le royaume de Naples.
D'autre part, il fut convenu quelepapedonneraitau
roi une momie, le corps de saint Louis deGonzague;
MARTIN V
309
qu'il lui ferait remise entière des arrérages dus à la
chambre apostolique, et que le tribut annuel serait rem-
placé par l'envoi d'un manteau d'or à chaque péiiode
de cinq ans. Il fut arrêté que les provisions des préla-
tures, des cathédrales et des abbayes vacantes ap-
partiendraient a\i roi; qu'il pourrait nommer à son
choix deux cardinaux; qu'il lui serait accordé un
secours de troupes de terre et de mer pour défendre
la Sicile contre les infidèles ; qu'il lui serait alloué
cent cinquante mille florins à titre d'indemnité pour
les dépenses qu'il aurait faites afin d'arriver à l'ex-
tinction du schisme; et qu'il lui serait accordé une
absolution générale pour tout ce qu'il avait fait
contre le saint-siége pendant la guerre.
Alphonse Borgia partit aussitôt pour Rome afin de
soumettre ces articles à la sanction du pape et pour
obtenir la ratification du traité. Il trouva Sa Sain-
teté dans des dispositions d'autant plus pacifiques,
([ue ses alïaires prenaient une mauvaise tournure eu
Italie. Le cardinal Albergati venait de quitter la ville
apostolique pour entamer de nouvelles négociations
entre les Républiques et Philippe-Marie Visconti ,
qui, pour la deuxième fois, était réduit à la dernière
extrémité , ayant perdu ses plus habiles généraux et
dépensé tous ses trésors. Non-seulement Martin
n'avait pu asservir ni Venise ni Florence, mais sou
autorité même se trouvait compromise dans plusieurs
villes de ses propres domaines, par suite des révo-
lutions dont elles avaient été le théâtre. Aussi, le
légat était-il muni de pleins pouvoirs pour conclure
une paix solide, qui permît au pontife de '.ourner
toutes ses forces contre la Romagne et contre la ville
de Bologne, où le peuple avait remplacé la bannière
papale par l'étendard de la liberté.
Un traité d'alliance fut signé à Ferrare, et dès le
lendemain Martin s'empressa de lancer des ana-
thèraes contre les Bolonais; toutefois aucun de ses
officiers n'osa se charger de porter la bulle aux in-
surgés, et il fut obligé d'avoir recours à un pauvre
dominicain d'un esprit borné, qui consentit à rem-
plir cette dangereuse mission, dans l'espoir de ga-
gner le martyre. Le moine pénétra en eft'et dans la
place, attacha la bulle à l'extrémité d'une pique et
ï'éleva au-dessus de sa tête , en criant : « Anathème
sur Bologne ! Maudits soient ses habitants ! » Il
n'avait pas fait dix pas que la multitude s'était déjà
jetée sur lui et avait lacéré la bulle du pape; quant
au pauvre fanatique , on le chassa seulement de la
cité, quoiqu'il ne cessât de crier qu'il voulait subir le
supplice des Machabées. Martin, ne pouvant vaincre
l'obstination des Bolonais, rassembla une armée dont
il confia le commandement à un de ses généraux
nommé Antonio Bentivoglio; et après plusieurs mois
de luttes et de combats, il reprit toutes les places qui
s'étaient réunies à la ville rebelle, et Bologne elle-même.
Toutes ces causes déterminèrent le saint-père à
donner son approbation aux articles proposés par Al-
phonse, et il renvoya le cardinal de Foix à Barcelone
pour signer définitivement le traité. Dès que celui-ci
eut obtenu la ratification du prince, il se rendit
sous les murs de Peniscola, pour signifier à Clé-
ment VIII qu'il eût à abdiquer son vain titre de
pape. « El le bonhomme Gilles Munoz , dit Maim-
bourg, qu'on avait travesti en pontife, fit bien voir
qu'il n'avait jamais été attaché à cette dignité, par la
joie qu'il manifesta en y renonçant. » En récom-
pense de sa soumission , il fut promu à l'évêché de
Majorque, et le cardinal de Foix obtint pour son
compte le riche évèché de Valence.
Ainsi se termina, le 26 juillet 1429, le grand
scliisme d'Occident, qui avait commencé le 21 sep-
tembre de l'année 1378, et qui avait bouleversé tous
les royaumes chrétiens pendant plus de cinquante
ans. Cette époque de l'histoire de l'Eglise est une de
celles qui oHVent le plus d'épisodes curieux, en ce
qu'elle permet de pénétrer derrière le théâtre ponti-
fical et d'observer les rouages qui font mouvoir les
décors théocratiques. Tous les auteurs sacrés quittent
leurs masques spirituels et se montrent avec leurs
figures terrestres, ambitieux, avares, vindicatifs, dé-
bauchés, cruels; uniquement occupés à duper les
hommes, et à changer l'eau bénite en pluie d'or.
Devenu , par cette cession , tranquille possesseur
de la chaire de saint Pierre, Martin s'occupa de re-
gagner la prépondérance qu'il avait perdue, et il pro-
fita de ce qu'un congrès s'était assemblé à Lucko,
en Pologne, pour engager Wladislas à prendre une
détermination rigoureuse contre les bussites, ses plus
redoutables adversaires. Voici la lettre qu'il adressa
au prince sur ce sujet : « Les grandes actions que
vous avez accomplies depuis votre baptême, seigneur,
et le zèle que vous avez montré pour notre sainte
religion, en imposant vos croyances aux nations ido-
lâtres, nous donnent l'espérance que vous persis-
terez dans la même voie, et que vous ramènerez au
bercail de l'Eglise les chrétiens de la Bohème , que
l'abominable hérétique Jean Hus a entraînés dans le
schisme. Songez que l'intérêt du saint-siége et celui
de votre couronne vous fout un devoir d'exterminer
les hussites. Rappelez-vous que ces impies osent
proclamer des principes d'égalité; ils soutiennent
que tous les chrétiens sont frères, et que Dieu n'a
pas donné à des hommes privilégiés le droit de com-
mander aux nations; ils prétendent que le Christ est
venu sur la terre pour abolir l'esclavage ; ils appellent
les peuples à la liberté , c'est-à-dire à l'anéantisse-
ment des rois et des prêtres. Pendant qu'il en est
temps encore, tournez vos forces contre la Bohème;
briàlez , massacrez, faites partout des déserts, car
rien ne tar.urait être plus agréable àDieuetplus utile à
la cause des rois que l'extermination des hussites. »
En conséquence des ordres de la cour de Rome,
une nouvelle croisade fut prèchée contre les Bohé-
miens, avec promesses d'indulgences pour ceux qui
prendraient les armes ; mais celte expédition , qui
était la sixième entreprise dans le but d'éteindre le
hussisme, ne fut pas plus heureuse que les précé-
dentes; l'armée catholique fut taillée en pièces, et la
liberté religieuse triompha !
Cetle fâcheuse nouvelle parvint au saint-père pen-
dant (]u'il s'occvqiait déjà de la nomination d'un légat
(pi'il voulait envoyer à Bàle pour présider un concile
général et faire h', procès aux hérétiques ; le dépit et
la colère qu'il en éprouva furent si violents qu'il
tomba frap])é d';q)0|ilexie foudroyante. Sa mort eut lieu
le 20 février 1431, après un règne de quatorze ans.
310
lliS'l'OIHK DES PAPES
Election d'Eugène IV. — Son histoire avant son ]iontificat. — Ses tentatives pour rétablir sa dominalion en Italie. — Borne se
soulève contre Eugène. — Affreux supplice ordonné par le saint-père contre le moine Masius. — Concile de Bâle.— Politique
de la cour de Rome. — I.e duc de Milan déilare la guerre au pape. — Eugène est chassé de Rome. — 11 est protégé par la
reine de N'ajiles. — Le pape veut transférer à Ferrare le concile de Bâle, — L'assemblée se divise et forme deux conciles qui
sanathématisent réciproquement. — Eugène est déposé par le concile de Bâle. — Amédée, duc de Savoie, est élu pape sous le
nom de Félix V.
Avant de proctider à l'élection d'un nouveau
pontife, les membres du sacré collège, s'étant
réunis en conclave, firent le serment solennel ffue
celui d'entre eux qui serait élevé à la papauté sous-
crirait à l'avenir les bulles apostoliques avec cette
formule : « Du consentement des cardinaux; « ils
convinrent également que le pape ne pourrait donner
la pourpre à aucun ecclésiastique sans leur autorisa-
tion, et qu'il partagerait avec eux tous les revenus du
patrimoine de l'Église. Après quoi, le notaire recueil-
lit les suffrages, et Gabriel Condelraère, cardinal du
titre de Saint-Clément, fut proclamé canoniquement
successeur de l'Apôtre.
Ce prélat était un bâtard du pape Grégoire XII et
d'une religieuse bénédictine ; son père l'avait élevé
successivement au diaconat, à la prêtrise, à l'épisco-
pat, enfin il lui avait donné le cbapeau rouge à l'âge
oii les autres clercs prennent seulement les premiers
degrés dans les ordres.
Dès qu Eugène IV eut été sacré, il assembla dans
une salle du Vatican les ambassadeurs des princi-
pales villes de la haute Italie, et leur déclara qu'il
était résolu à mettre un terme aux guerres civiles,
et à excommunier les princes qui essayeraient de
s'opposer à sa volonté.
Philippe-Marie Visconti, dont l'ambition se trou-
vait comprimée par cette détermination, fut seul à
désapjjrouver les vues pacifiques d'Eugène ; pour se
mettre en état de lui résister, il forma une ligue avec
les habitants de Sienne et de Lucques, lova à la bâte
des compagnies franches, et menaça de marcher sur
Rome et de passer toute la population au fildel'épée,
si le pape osait fournir des secours aux républicains
de Venise et de Florence.
Des deux côtés la guerre recommença alors avec
une fureur nouvelle, et vint compliquer la situation
]olitique; car les Romains, éjirouvant pour Eugène
une sorte de répulsion parce qu'il n'était pas de leur
ville, n'attendaient qu'une occasion pour faire éclater
leur haine, et rejetaient sur lui la cause de leurs dé-
sastres. On se racontait qu'une éclipse de soleil avait
eu lieu le jour même de la mort de Martin V; et
qu'au premier consistoire public tenu par Eugène,
lors des cérémonies de la chaise percée, les galeries
de la basilique s'étaient affaissées et avaient écrasé
dans leur chute un grand nombre de personnes,
signe bien évident, se répétait-on, « que Dieu dés-
approuvait l'élévation d'un bâtard sur la chaire de
l'Apôtre. » Les choses s'envenimèrent encore davan-
tage par suite des visites que le saint- père fit faire
dans les palais d'Antoine, prince de Salerne, d'E-
douard, comte de Calani, et du cardinal Prosper, tous
EUGÈNE IV
311
trois de la famille des Colonna et parents de Mar-
tin V ; ces mesures avaient été conseillées par les
Ursins, leurs ennemis, qui les accusaient d'avoir volé
une grande partie des trésors du pape défunt.
Furieux de se voir l'objet de soupçons odieux et
injustes, les Colonna organisèrent une conspiration
contre Eugène, et résolurent de s'emparer du châ-
teau Saint-Ange. Ils avaient déjà fait entrer dans
leur complot le moine Masius, qui devait leur livrer
les clés d'une dos portes dont il avait la garde, lors-
que, malheureusement, la veille de l'exécution, le
pape, instruit de ce qui se tramait' contre lui, fit aus-
sitôt investir les conspirateurs dans leurs forte-
resses. Les Colonna, pris à l'improviste, eurent à
peine le temps de s'échapper de Rome; leurs magni-
fiques palais furent livrés au pillage et rasés jusqu'à
fleur de sol; tous' leurs biens furent confiscjués, et
eux-mêmes condamnés à la perte de leurs honneurs
et dignités. Ensuite le saint-père procéda au sup-
plice du moine Masius, et épuisa sur cet infortuné
tous les genres de cruautés.
Par ses ordres, le patient, condamné à l'écartèle-
ment, fut tiré des cachots de la redoutable Inquisi-
tion, où il avait déjà subi les deux questions ordi-
naire et extraordinaire, et porté tout sanglant sur le
parvis de Saint -Pierre, où était placée une estrade en
bois, élevée de trois pieds au-dessus du sol; là, il
fut dépouillé de ses vêtements, puis étendu sur l'es-
trade, le visage tourné vers le ciel et assujetti avec
des cercles de fer, qui entouraient son cou, sa poi-
trine et ses reins, et qui se vissaient à l'échafaud,
afin qu'il offrît plus de résistance aux chevaux. Après
quoi le supplice commença ; à' l'aide de tenailles
dentelées et ardentes, les tourmenteurs lui arrachè-
rent des lambeaux de chair aux bras et aux cuisses,
et versèrent sur ces horribles plaies un mélange de
plomb fondu, d'huile bouillante, de poix résine, de
cire et de soufre; enfin, lorsque tout son corps fut
corrodé et raccorni, ils lui attachèrent des cordes aux
jambes, depuis les genoux jusqu'aux pieds, et aux
bras, depuis les épaules jusqu'aux poignets; ensuite,
les extrémités des cordes furent solidement réunies
par trois nœuds aux palonniers de quatre étalons vi-
goureux. On fit d'abord marcher les chevaux par pe-
tites secousses ; puis les bourreaux les animèrent de
la voix et du geste, et les firent tirer de toutes leurs
forces; mais les membres étaient liés avec une telle
solidité aux cordes qu'ils ne se détachèrent point du
tronc; seulement les bras et les jambes se disloquè-
rent et ac(juirent une longueur démesurée.
Après une heure d'épouvantables efforts, Sa Sain-
teté, qui assistait à ce spectacle, eut pitié des quatre
chevaux, qui, tout couverts de sueur, perdaient ha-
leine et s'abattaient sur le pavé de la place, et elle fil
donner l'ordre aux bourreaux d'en finir avec le pa-
tient. Ceux-ci lui firent aux jointures des entailles
avec leurs poignards; aussitôt les membres se sépa-
rèrent avec d'affreux déchirements, et l'infortuné
Masius expira. Les lambeaux du cadavre furent por-
tés sur un bûcher et les cendres jetées au vent.
Ce supplice produisit un effet bien ditïérent de ce-
lui que Sa Sainteté en attendait; elle espérait que la
vue des souffrances de sa victime remplirait d'etïroi
tous les esprits, et empêcherait une nouvelle tenta-
tive de rébellion; au contraire, il arriva que l'indi-
gnation l'emporta sur la crainte; le peuple recondui-
sit Eugène à son palais en l'accablant de huées et
de malédictions; ses gardes mêmes proféraient des
menaces terribles contre lui, et le soir, un de ses
domestiques glissa du poison dans ses aliments.
Néanmoins des remèdes furent appliqués à temps, et
le pontife échappa à cette tentative d'assassinat.
Quoiqu'ils eussent échoué une fois, ses ennemis
n'abandonnèrent pas leur projet de se défaire de lui;
et une révolution était même sur le point d'éclater,
lorsque l'empereur Sigismond vint dans la ville
sainte pour recevoir la couronne impériale des mains
d'Eugène. Sa présence apaisa momentanément les
troubles, et le saint^père put s'occuper d'affermir son
autorité en Italie. Après les cérémonies du sacre, le
pontife nomma le cardinal Juliano Césarini son légat
à Bàle pour assister à l'ouverture du concile, qui
était fixée au 23 juillet 1431 .
Dès la première session, les Pères qui compo-
saient l'assemblée discutèrent une proposition ten-
dant à établir la supériorité des conciles sur les
papes, et par conséquent à enlever aux successeurs
de l'Apôtre leur privilège d'infaillibilité. Eugène,
effrayé de la disposition des esprits, envoya aussitôt
à son légat l'ordre de dissoudre le synode et de le
transférer à Bologne pour qu'il pût le présider en
personne; en même temps il écrivit à l'empereur
pour lui notifier cette translation. Mais le cardinal
Juliano Césarini refusa d'obtempérer aux décrets du
pontife, et lui fit dire qu'il renoncerait à sa légation
plutôt que de se rendre le complice des mesures arbi-
traires envers les prélats réunis à Bâle ; et que d'ail-
leurs il était appuyé dans sa résistance par Sigis-
mond, qui avait déclaré que les Pères continueraient
leurs assemblées.
Eugène lança une bulle préventive contre le con-
cile, et déclara nuls tous les décrets, procédures ou
citations qui seraient formulés en son absence ; tou-
tefois, comme il craignait qu'on ne prît quelque
parti extrême, il se relâcha de sa rigueur, et envoya
à Bâle des cardinaux qui lui étaient dévoués pour di-
riger les délibérations. Cette démarche ne lui réussit
pas; les Pères, exaspérés contre le pape, refusèrent
de les recevoir, et publièrent une protestation dans
laquelle Eugène était accusé de prévariquer envers
les conciles, qui seuls avaient le pouvoir législatif de
l'Église; ils menacèrent même les légats d'user de
leurs droits dans toute leur étendue, et de déposer le
pontife, si les décrets et les bulles de la cour de Rome
n'étaient révoqués avant le délai de soixante jours.
Ainsi le saint-père se trouvait à la fois en butte à
la haine du peuple romain, à la colère de tous les
prélats de l'Europe, et à celle de Philippe-Marie Vis-
conti. Trop fail)le pour résister à tant d'ennemis, il
prit le parti de temporiser, et fit des concessions au
concile. Ildécjara dans une bulle que sur les instances
de l'empereur, et d'après le conseil de ses cardinaux,
il consentait à approuver les décisions des Pères, afin
qu'on pût travailler sans trouble à extirper les héré-
sies et à réformer les mnnirs des ecclésiasli(]ues.
Rassuré de ce côté, Eugène voulut prendre des
mesures énergiques pour résister au duc de Milan,
(jui avait réuni des troupes nombreuses sous les or-
312
IIISTOIUK DES PAl'FS
IHlUFflTliVA.
~^ SZju^r.
Religieuse bénédictine, maîtresse du pape Grégoire et mère d'Eugène IV
dres de son gendre, François Sforce, et d'un capitaine
aventurier nommé Nicolas Forcebras, qui marchait
sur la ville de Rome, ravageant les domaines de
l'Eglise, pillant les cliâteaux, incendiant les fermes,
et massacrant les cultivateurs. Cette fois, le peuple
resta sourd à ses exhortations, et refusa de prendre
les armes pour repousser l'ennemi. Dans sa fureur,
le saint-père lança une bulle d'excommunication sur
la ville, fit fermer les églises, et ordonna aux prêtres
d'interrompre partout le service divin. Ce remède
violent, au lieu d'apaiser les troubles, augmenta la
confusion; les citoyens se soulevèrent, coururent au
Vatican, en firent le siège et l'emportèrent d'assaut,
après avoir égorgé tous les soldats. Eugène eut à
peine le temps de quitter son palais pour courir jus-
qu'au Tibre où il trouva une barque qui le conduisit
hors de Rome, n'ayant avec lui qu'un moine ; il gagna
ensuite Florence, et s'installa dans le palais patriarcal.
De celte ville , Sa Sainteté écrivit aux Pères du
concile de Bàle et à l'empereur Sigismond pour ré-
clamer leur intervention dans sa (juerelle avec le duc
de Milan, et pour les prier de contraindre Viscontià
rendre la paix au saint-siége et de forcer les Romains
à le recevoir dans la cité apostolique. Les prélats, qui
supposaient à î]ugène des sentiments conformes à ceux
qu'il exprimait dans sa dernière bulle, intercédèrent
eux-mêmes eh sa faveur auprès de Sigismond et des
autres princes de l'Europe. Philippe-Marie Viscontt,
Imp MJrd, Parti.
EUGÈNE IV
313
Alphonse d'Aragon fait la conquête du royaume de Naples
menacé par toutes les puissances, fut obligé de se
réconcilier avec le pape et de rappeler ses troupes
dans \c duciié. Grâces encore aux sollicitations des
l'ères du concile, Eugène obtint de la reine de Na-
ples, Jeanne II, des secours en hommes et en argent,
qui l'aidèrent à faire triompher son parti dans Rome.
Il sembla du reste que Dieu voulait punir cette
reine de ce qu'elle avait contribué à faire rentrer le
peuple sous la tyrannie du pape, car le jour même
qu'Eugène s'installa dans le palais de Latran, elle
perdit son lils adoptif, Louis II d'Anjou, et son favori
liarracciolo ; elle-même mourut peu de temps après,
laissant son royaume à René, duc d'Anjou.
Dès que la nouvelle de la mort de Jeanne II fut
connue à Rome, Eugène envoya signifier aux sei-
gneurs du royaume de Naples ([u'ils eussent à s'al)s-
tcnir provisoirement de procéder à l'élection d'un
souverain, et presque immédiatement il chargea Jean
Vitteleschi, évêque de Recanati et patriarche d'Alexan-
'drie, qui passait pour un homme de tète et de main,
de prendre possession de Naples en son nom. Mais les
habitants, qui redoutaient jjIus que toute chose au
Uionde d'être gouvernés par le pape, refusèrent de
recevoir son légat, et prirent la détermination d'en-
voyer une députation à René d'Anjou pour lui offrir
la couronne, en le priant de venir à Naples prendre
II
possession du trône. Le prince accueillit les ambas-
sadeurs avec une grande joie ; et comme il ne pou-
vait quitter son duché parce qu'il était prisonnier sur
parole de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne,
il leur donna ses deux enfants et Isabelle, sa femme,
pour gouverner le royaume en son nom.
Dès qu'Isabelle fut arrivée à Naples, elle prit en
mains les rênes de l'État, et essaya de réprimer les
factieux qui excitaient des désordres dans sa capi-
tale et cherchaient à soulever le peuple. Parmi ces
fauteurs de séditions, les agents du roi d'.\ragon,
qui étaient les plus ardents et les plus redoutables,
parvinrent même à s'emparer de la ville de Capoue.
Ce succès faillit les perdre, car dans l'enivrement de
leur triomphe, ils envoyèrent prévenir Alphonse, qui
tenait la mer sur les côtes de Sicile, qu'il pouvait
opérer son débarquement en toute sécurité, et que
les populations se lèveraient en masse à son approche
pour le proclamer roi de Naples. A cette nouvelle, le
prince lit avancer sa flotte pour effectuer une des-
cente sur les terres de Labour en vue du port de
(laéle; malheureusement pour lui, ses agents avaient
mal pris leurs mesures; il rencontra sur sa route des
vaisseaux génois, alliés du duc de Milan, qui reven-
diquait également la souveraineté de Naples; une
lutte .terrible s'engagea entre les deux flottes ; presque
128
3U
HISTOIRE DES PAPES
tous les bàtiiuenls d'Alphonse fiirenl coiili's à l'ond ;
celui t|u'il moulait avec sa famille et qui s'était tenu
lilcheiueut hors du combat, fut pris et conduit triom-
phalement à Gènes ; et Alphonse fut livre au duc de
Milan, ainsi que le roi de Navarre et les infants
d'Aragon. Ce revers devint par la suite la cause de
la fortune du roi d'Araj;on ; il sut si bien captiver
son compétiteur, que Piiilippe-Marie Visconti con-
sentit à lui rendre la liberté et à lui céder ses droits
au royaume de Naples, moyennant une rançon et un
tribut : il s'engasea même à le secourir de ses armes
et de sa flotte contre h» duc d'Anjou et contre le pape,
si ce dernier persistait dans ses ridicules prétentions
sur l'Italie inférieure.
Déjà Eugène ne songeait plus à disputer la pos-
session des États de Naples pour son siège; il s'était
entièrement rangé dans le parti de René d'Anjou,
afin d'obtenir de ce prince l'autorisation de prélever
des décimes sur les lidèlesde ses provinces, et aussi,
ce qu'il n'avouait pas encore, pour se créer un pro-
tecteur qui l'aidât à annuler dans l'avenir les décrets
du concile de Bàle.
Cette assemblée ne laissait pas que d'être en effet
un sujet de craintes sérieuses pour le saint-père.
Depuis quatre ans les prélats qui la composaient
s'étaient déclarés en permanence, et continuaient à
formuler des décrets pour la réforme de l'Église dans
son chef suprême et dans ses ministres. Entreautres
décisions, ils avaient publié celle-ci contre les abus
de la simonie : « Le concile général, légitimement
assemblé et représentant l'Eglise universelle, ordonne
au nom du Saint-Esprit, relativement à ce qui con-
cerne en cour roiuaine les élections, admissions,
présentations, pro^•isions, collations, dispositions, pos-
tulations, institutions, installations, investitures, di-
gnités, bénéfices, offices ecclésiastiques, ordres sa-
crés, bénédictions, et concessions du pallium, qu'à
l'avenir il ne sera plus exigé de rétributions à raison
des bulles du sceau, des annales communes, des me-
nus services des premiers fruits, ou sous quelque
autre titre ou prétexte que ce soit. Si quelqu'un en-
freint ce canon en exigeant, donnant ou promettant
quelque présent ou salaire, il encourra la peine por-
tée par les saints canons contre les simoniaques, fût-ce
le pape lui-même ! »
Ensuite les Pères déclarèrent obligatoire la consti-
tution de Grégoire X, relative à l'organisation du
conclave pour les élections pontificales; ils s'occu-
pèrent également de la question grecque et reçurent
les ambassadeurs de Jean VI Paléologue, qui ve-
naient offrir en son nom de se réunir à l'Église la-
tine, si les rois d'Occident consentaient à fournir des
troupes pour refouler les musulmans dans les déserts
de l'Arabie. Le concile décréta des indulgences pour
tous les chrétiens qui travailleraient à la réunion des
deux Églises, et ordonna qu'on procéderait immé-
diatement à un armement pour secoiu-ir Gonstanti-
nople. Jean Paléologue de son côté s'empressa de
nommer des plénipotentiaires qu'il envoya au con-
cile pour abjurer !e schisme.
Eugène, informé de la tournure que prenaient les
négociations, voulut s'opposer ù ce qu'on continuât
les armements destinés aux Grecs ; il prétendit qu'à
lui seul appartenait le pouvoir exécutif; que le con-
cile de Râle empiétait sur ses attributions; et que,
non content de s'attribuer l'initiative dans les règle-
ments do discipline ecclésiastique, il s'arrogeait en-
core le droit de juridiction absolue sur les fidèles,
droit qui avait appartenu de tout temps aux papes.
Il n'osa pas toutefois ordonner aux Pères de rompre
les conférences, et il se contenta de les traverser
dans l'alVaire de la réunion des tarées. A. son insti-
gation, Jean Paléologue demanda que le concile ipii
devait déterminer avec ses envoyés les clauses de la
réunion fût moins éloigné de Rome que de la ville de
Râle, aliu que le pontife pût assister aux délibé-
rations de la sainte assemblée.
Pour satisfaire aux désirs du prince, les évèqucs
envoyèrent deux ambassadeurs à Sa Sainteté, en la
faisant prier de venir en personne à l'assemblée ou
de transférer le concile, soit à Avignon, soit dans
une ville de la Savoie. Eugène repoussa cette propo ■
sition, et chargea ses légats de représenter aux Pères
qu'il exigeait que leurs décisions prises dans les der-
nières sessions, et qui touchaient aux privilèges de
la papauté, fussent révoquées, ou qu'autrement il
ne paraîtrait pas au milieu d'eux. Tous les prélats
refusèrent de se soumettre à ces honteuses conditions,
et déciétèrent que l'assemblée continuerait ses déli-
bérations en l'absence du pape, et qu'on enverrait une
ambassade à l'empereur grec pour le prévenir qu'il
devait accepter la ville de Bàla comme le lieu des
conférences, ou renoncer aux secours qui lui avaient
été promis. Lorsque les députés arrivèrent à Gons-
tantinople, ils trouvèrent qu'Eugène les avait déjà
prévenus, et que ses agents s'étaient si complètement
emparés de l'esprit de Paléologue, qu'il leur fut im-
possible de décider l'imbécile monarque à choisir une
autre viUe que Ferrare.
Eugène profita de la sotte ci'édulité de l'empereur
grec pour ordonner aux Pères du concile de Bàle de
se rendre à Ferrare. Il espérait qu'il lui serait d'au-
tant plus facile de casser les décrets attentatoires à
son autorité, lorsqu'il présiderait les délibérations,
qu'il se trouvait en paix avec Philippe-Marie Visconti,
avec les Génois, les Vénitiens et les Florentins,
^lalheureusement Alphonse d'Aragon vint déranger
tous ses plans ; ce prince, par une suite de victoires,
était parvenu à reconquérir toutes les places fortes
du royaume de Naples, et même à chasser de la ca-
pitale la reine elle légat du saint-siége; ce qui lui
permettait de se venger à son tour de la trahison du
pape envers lui. Aussi ne se fit-il point faute d'aug-
menter le nombre des ennemis d'Eugène. Il pubha
un édit qui enjoignait à tous les évêques de ses États
de Naples, de Sicile et d'Aragon, de se rendre im-
médiatement au concile de Bàle pour y provoquer la
mise en jugement de Gabriel Gondelmère, bâtard de
l'antipape Grégoire XII.
Il ne fut pas difficile aux prélats espagnols d'ob -
tenir du concile, qui déjà était fort mal disposé pour
le pape, qu'on lui signifiât l'ordre de venir à Bàle
pour rendre compte de sa conduite, et pour répondre
de l'indigne usage qu'il faisait de l'autorité suprême
dont on l'avait investi.
Dans la lettre qui fut envoyée à Rome à cette oc-
casion , le concile faisait l'énumération des luttes
qu'il avait soutenues contre le saint-siége depuis six
EUGÈNE IV
315
années pour opérer la réforme du clergé , et pour
faire disparaître les honteux désordres qui existaient
dans l'Eglise et qui scandalisaient la chrétienté. Les
Pères rejetaient tout le mal sur Eugène; ils l'accu-
saient d'avoir encouragé la simonie , d'avoir protégé
la luxure, et de s'être montré le jilus corrompu parmi
les prêtres de sa corn' , au lieu de donner l'exemple
des vertus chrétiennes. Ils terminaient en ordonnant
aux cardinaux de se rendre dans la ville de Bâle,
pour prendre avec eux les mesures nécessaires au
bien de la religion. Enfin, après avoir attendu le dé-
lai fixé par la citation, ils prononcèrent une sentence
qui condamnait Eugène IV comme contumace, et le
suspendait des fonctions sacerdotales.
De son côté, le pontife ne resta pas inactif; il
convoqua un concile à Ferrare jiour le 8 janvier 1 438 :
au jour dit, le cardinal de iJainte-Croix en fit solen-
1 ellement l'ouverture en son nom, malgré l'absence
des ambassadeurs grecs, et quoiqu'il s'y trouvât à
peine une vingtaine de prélats. Le cardinal déclara
emphatiquement, que tous les actes rendus par le
conciliabule de Bâle étaient entachés d'hérésie, et
cassés comme attentatoires à la liberté de l'Eglise
romaine.; cette décision fut notifiée à toutes les puis-
sances de l'Europe.
Exaspérés par cette nouvelle insulte , les prélats
réunis à Bâle déjiosèrent le pape, et lancèrent les
loudres de l'excommunication contre le synode de Fer-
rare. A son tour , Eugène fulmina des anathèmes
contre ceux qui avaient eu l'audace de le déposer; il
déclara déchus de leurs dignités et privés de leurs
])énéfices les évoques récalcitrants, et excommunia les
rois, les seigneurs et les peuples qui ne s'armeraient
pas pour exterminer les Pères du concile de Bâle.
Telle était la situation des choses, lorsque la peste
vint interrompre les travaux de l'assemblée de Fer-
rare, et obligea Eugène à transférer le concile à Flo-
rence. Ce fut dans cette ville que se rendirent égale-
ment les ambassadeurs grecs ; et tous , réunis en con-
ciliabule, décrétèrent une constitution ainsi conçue :
« Eugène, dominateur suprême de l'Église univer-
selle, pour léguer à la postérité un témoignage per-
pétuel de la foi de son cher fils en Jésus-Christ, .lean
Paléologue, illustre empereur des Grecs, affirme que
par son influence les fidèles de l'Orient professeront
à l'avenir les dogmes et le culte formulés dans ce sacré
diplôme.
« Que les cieux et la terre se réjouissent, puisque
les murailles qui divisaient les Eglises d'Orient et
d'Occident se sont écroulées dans l'abîme ; puisque la
concorde s'est relevée sur la pierre angulaire de la
religion; puisque tous les fidèles de la terre sont
unis en Jésus -Clirist, après des siècles de ténèbres
et de deuil ! Que l'Eglise, cette Mère divine, se ré-
jouisse de porter dans son sein tous ses fils réunis,
et ceux-là mêmes qui l'avaient déclarée si longtemps
par leurs sanglantes divisions.
« Que l'Orient et l'Occident tressaillent d'allé-
gresse ; qu'ils confondent leur amour dans un em-
brassement spirituel , et que leurs âmes s'unissent
dans des voluptés infinies. >
Après cet exorde bizarre, il continuait ainsi :
« Au nom de la sainte Trinité, nous définissons
que la vérité de la foi orthodoxe consiste à recon-
naître que le Saint-Esprit est identique au Père et
au Fils, et qu'il jirocède d'eux éternellement, comme
d'un principe et d'une action unique. Nous décla-
rons que les Pères et les docteurs (pii affirment que
l'Esprit saint ne procède pas immédiatement du
Père, établissent, malgré la contradiction apparente
de leurs paroles, que cette procession est simultanée,
et reconnaissent que le Fils est comme le Père la
cause ou le princijie du Saint-Esprit. Nous décidons
conséquemmcnt que les paroles <> Filioque >. ont été
légitimement ajoutées au symbole de Nicée jmur dé-
finir cet article de foi.
« Nous déclarons que le corps de Jésus-Christ est
véritablement présent dans l'hostie consacrée, que la
nature de la pâte soit azyme ou levée. Nous recon-
naissons que les âmes des véritables pénitents morts
dans la charité de Dieu , sans avoir confessé leurs
fautes, sont admises à contempler éternellement la
face elle dos du Christ, mais seulement après avoir été
purifiées dans les flammes du purgatoire. Nous con-
fessons que la durée de leurs peines peut être abré-
gée par les bonnes œuvres des vivants. Nous con-
fessons que les âmes des fidèles qui n'ont pofnt
péché depuis leur baptême, ou celles qui ont été pu-
rifiées dans leurs corps par les sacrements rémuné-
rateurs, après avoir dépouillé leur prison terrestre,
parviennent aussitôt dans le royaume du Christ, et
voient de dos et de face la Trinité sainte, quoique à des
degrés différents, suivant les mérites des uns et des
autres. Nous confessons que ceux qui sont morts en
état de péché mortel ou sans avoir reçu le baptême,
descendent immédiatement aux enfers poury être brû-
lés, rôtis, consumés éternellement. »
Telle est la fameuse définition de foi que les dé-
putés grecs approuvèrent. Un historien contemporain
prétend cependant <jue le pontife acheta leur con-
sentement à l'admission du purgatoire une somme
de cinq mille ducats ; qu'il en donna dix mille pour
obtenir la procession du pigeon Saint-Esprit, et qu'il
alla jusqu'à vingt mille pour faire admettre la commu-
nion sous uneseule espèce. On signa de part et d'autre
la présente constitution, et les ambassadeurs retour-
nèrent à Constantinople avec l'argent de Sa Sainteté,
et sa bénédiction dont ils ne se souciaient guère.
Trois jours après leur arrivée , l'acte de réunion
des deux Églises fut annulé par les prélats orien-
taux, et le nom du pape latin devint plus que jamais
en exécration aux Grecs.
Pendant qu'Eugène se berçait d'illusions, l'assem-
blée de Bâle agissait ; d'abord elle déclara le pontife
simoniaque, parjure, dissipateur des biens de l'Eglise,
administrateur dangereux, schismatique, incorrigible;
ensuite elle nomma trois de ses membres, Thomas,
abbé de Donduces, Jean de Ségovie et Tiiomas de
Corcellis , avec la mission de former un collège de
vingt-neuf prélats , et de procéder à l'élection d'un
pape suivant les anciennes coutumes. Les évêques
qui furent désignés entrèrent en conclave le 30 oc-
tobre 1439, et nommèrent souverain pontife Amédée,
duc de Savoie et abbé du couvent de Ripaille.
316
HISTOIRE DES TAPES
'^^.^--^--..^
M'^'WM
Histoire il'AmcJcc, duc de Sa\oie. — Difficultés qui s'élevèrent dans le concile au sujet de sa promotion au pontificat. — Amédée
accepte la l'are. — Il est excommunié par Eugène. — Mort trafique de Vitteleschi. — Position difficile des deux papes. — Le
roi d'Aragon se déclare p)ur Félix. — Fin des conciles de Bile et de Florence. — Retour d'Eugène à Rome. — Conduite de
l'empereur Frédéric III envers les deux papes. — Eugène dépose les électeurs de Cologne. — Bulle relative à la diète de Franc-
fort. — Mort d'Eugène.
Amédée, duc de Savoie, avait gouverné ses Etats
avec assez de prudence pendant quarante années ,
lorsqu'il lui prit la singulière fantaisie de se faire
ermite. Il abandonna son duché à ses deux fils, et se
retira dans l'agréable séjour de Ripaille, sur les bords
du lac de Genève, avec plusieurs de ses pages, une
vingtaine de domestiques et plusieurs seigneurs de
sa cour. La nouvelle congrégation se rangea sous la
règle de l'ordre de Saint-Maurice.
On a parlé différemment du genre de vie (jue sui-
vaient les Frères ; plusieurs auteurs affirment que les
règlements étaient d'une rigidité extrême; d'autres
«crivains établissent, par des documents authen-
tiques, que les pieux anachorètes buvaient des vms
«xquis au lieu d'eau , et remplaçaient les racines par
les mets les plus délicats; ils disent même que. par
mortification , les Frères doublaient le nombre des
repas aux jours de jeijne, et commettaient l'acte de
fornication ou de sodomie aux heures des prières, le
matin, à midi et le soir.
Enfin, Daniel Desmarets assure que l'ermitage de
Ripaille était devenu un antre d'abominations, le ré-
ceptacle de tous les vices, et que c'était chose si
connue de son temps, que l'adage populaire « faire
ripaille » signifiait une joyeuse orgie faite avec de
bons compagnons et des filles d'amour.
Dès que cette élection fut connue, il s'éleva de
tous côtés de violentes réclamations; un grand nom-
bre d'ecclésiastiques alléguaient les désordres de la
■vie d' Amédée de Savoie comme motif d'exclusion;
d'autres arguaient de son état de laïque et de sa pa-
ternité pour le repousser; d'autres encore réclamaient
contre sa nomination, parce qu'il n'était pas docteur
en théologie, et qu'il se trouvait conséquemment
étranger à toutes les matières qui concernaient le
gouvernement de l'Éghse. Malgré cette opposition
formidable, les électeurs qui l'avaient nommé pape
tinrent bon et firent taire tous les scrupules. Si notre
pape n'est pas docteur, disaient-ils, vous ne nierez
point qu'il ne soit très-versé dans les connaissances
profanes ; et, pour ce qui est du sacré, le Saint-Es-
prit qui n'est pas un âne y pourvoira, puisque son
emploi est de l'inspirer. Il a été marié, sans doute,
ajoutaient-ils ; mais les Pères et les conciles n'ont
pas exclu du sacerdoce ceux qui ont épousé une
seule femme , et son état de la'ique cessera dès
qu'il aura reçu les ordres sacrés. Enfin, quant
aux désordres que vous lui reprochez, quel est
celui d'entre nous qui puisse se dire exempt des
mêmes péchés?
Dès ce moment toute opposition cessa, et des am-
bassadeurs furent envoyés à Ripaille pour offrir la
tiare au duc de Savoie. Le joyeux abbé était à table
avec ses moines lorsqu'on vint lui annoncer que les
Pères du concile l'avaient nommé pape. D'abord il
refusa d'ajouter foi à ce qu'on lui disait; ensuite
lorsqu'il eut compris, par les protestations des dépu-
tés, que sa nomination était sérieuse, il entra dans
un accès de gaieté tel qu'il éclata en rires bruyants;
son hilarité se communiqua aux convives , gagna
FELIX V
317
nu'ine les graves araliassadeiirs, et bipnlùt le réfec-
toire présenta une des scènes les jilus bouiïonnes qui
se puisse imaginer.
" Quoiqu'il fût dans un état complet d'ivresse, dit
la chronique, on le revêtit des ornements pontilicaux ;
un des cardinaux le bénit, lui plaça au doigt l'anneau
du pêcheur, et deux moines soutinrent ses pas chan-
celants jusqu'à l'église du monastère, où il lut soumis
aux épreuves de la chaise percée, et intronisé avec
les cérémonies habituelles sous le nom de Féhx V. »
Dès qu'P]ugène eut été informé de l'élection du
duc de Savoie, il fulmina contre lui les plus terribles
anathèmes, conlirma les précédentes excommunica-
tions lancées conire les Pères du concile de Bàle,
maudit individuellement chacun des électeurs de
Félix V, et particulièrement le cardinal d'Arles ; il
déclara ce prélat dépouillé de toutes ses charges, di-
gnités et bénéfices, et nomma pour le remplacer à
son siège archiépiscopal, Roger, évèque d'Aix en
Provence. Enfin il adressa à tous les princes de l'Eu-
rope la circulaire suivante : « Les sots, les insensés,
les enragés, les barbares qui se sont ameutés dans la
ville de Bàle pour adorer cet ivrogne , ce sodoraite,
ce cerbère, ce veau d"or, ce Mahomet, cet Antéchrist,
qu'on appelle le duc de Savoie, sont tous foudroyés
par nous ; et nous vous commandons de les exter-
miner comme des animaux féroces, f[ui dans leur
insatiable fureur déchirent les entrailles de leur mère,
et renouvellent le schisme dans l'Eglise. Poursuivez
sans relâche l'infâme débauché de Ripaille, qui s'est
fait nommer pape pour continuer ses saturnales en
toute sécurité. Malédiction sur le monstre qui a sou-
levé la lie des prêtres contre le légitime chef de l'É-
glise ! Malédiction sur ce pourceau immonde qui
nourrit ses prêtres avec de l'or et de l'argent ! Malé-
diction sur le Satan qui se fait adorer dans le temple
du Christ! Malédiction, mort et damnation sur l'in-
fàme Amédée, duc de Savoie ! »
La haine du pontife pour son compétiteur était si
violente, qu'elle le porta à faire massacrer son légat
\'itteleschi , un des plus vénérables prélats de l'Ita-
lie, parce qu'il avait été assez hardi que de proposer
à Sa Sainteté d'entrer en accommodement avec Fé-
lix V. Ce vénérable prélat, qui lui avait rendu de si
grands services dans sa légation à Naples , fut arrêté
par les gardes du pape, traîné dans un cachot, tor-
turé impitoyablement et décapité.
Il ne suflisail pas au concile de Bàle d'avoir con-
féré la papauté à Félix, il fallait encore lui donner les
moyens de soutenir sa dignité; et comme d'ordinaii'e
ceux qui disposent de la fortune des peuples s'en
montrent très-prodigues, s'il doit leur en revenir
quelques parcelles, les cardinaux autorisèrent le nou-
veau pontife à prélever, pendant cinf[ ans, la dîme
sur les revenus des terres, et sur les bénéfices ecclé-
siastiques séculiers et réguliers. Ce décret rencontra
une vive opposition dans les Etats d'.Vragon, dans
.ceux de Hongrie , d'.Vutiiclu! et de Bavière ; dans la
Savoie, dans j)lusieurs villes d'.\lleniague, et dans
les universités de Paris, de Vienne, d'Eifurt, de Co-
logne et de Cracovie; cependant il fut mis à exécu-
tion , grâces à l'appui des souverains de ces pays,
qui avaient reconnu Félix légitime chef de l'Eglise.
Eugène, à l'irallation Je son compétiteur, ne né-
gligea rien pour grossir ses trésors; il rançonna l'Ita-
lie supérieure, la cour de France, l'Angleterre, l'Es-
pagne ; il fit des promotions de cardinaux, et vendit
à ses créatures les sièges des évêques excommuniés.
-Aussi se trouva-t-il bientôt en état de lutter contre
son adversaire, qui ne songeait rien moins qu'à trai-
ter avec le duc de Milan et le roi d'.\ragon, pour
leur acheter la ville de Rome et les autres places du
saint-siége. Dès qu'il fut instruit des menées de son
concurrent, le pontife romain rechercha immédiate-
ment l'alliance de ces monarques; il leur envoya de
riches présents et abandonna mêmele parti de René,
duc d'Anjou, pour ]ilairc à Alphonse d'Aragon. Kn
même temps il adressa des ambassadeurs à l'empe-
reur Frédéric III, afin de le détourner du projet(ju'il
avait formé de convoquer un concile général, pour
décider la querelle des deux papes; Eugène lui fit
présenter des observations captieuses sur ce grave
sujet, lui objecta que cette mesure était inopportune,
puis([u'il avait convoqué à Florence un synode œcu-
ménique et apostolique, où il avait pris des décisions
qu'on ne pouvait casser, sans être coupable d'héré-
sie et de rébellion envers Dieu. Tous ses raisonne-
ments n'ayant pu changer la détermination de l'em-
pereur, Eugène prit un terme moyen pour ne pas se
créer un nouvel ennemi; il s'engagea à convoquer un
concile universel au palais de Latran, et à le placer
sous la protection de Frédéric; il publia même à
cette occasion une bulle qui déclarait le concile de
Florence dissous et le transférait à Rome. De leur
côté, les Pères qui siégeaient à Bàle terminèrent
leurs sessions, et convoquèrent une réunion générale
pour l'année suivante dans la ville de Lyon.
Telle fut la conclusion de ces deux conciles, qui
se séparèrent de guerre lasse et trouvèrent le moyen
de cesser leurs débats sans fau'e ni paix ni accom-
modement, et sans qu'aucun des deux partis pût sé-
rieusement se llatter d'avoir remporté la victoire. Eu-
gène retourna à Rome, dont il était absent depuis
huit années ; et pour faire oublier au peuple les mal-
heurs qu'il avait attirés sur la ville sainte, il abolit les
octrois, réi'orma quelques abus et licencia son armée.
Doux années entières s'écoulèrent au milieu d'une
paix profonde, Sa Sainteté n'ayant d'autre souci que
de régler la marche des solennités religieuses, ou de
s'occuper du soin de varier ses orgies et d'inventer
de nouvelles fêtes ; elle était en cela merveilleuse-
ment secondée par une famille espagnole qu'on nom-
mait la famille des Borgia,et dont tous les membres,
hommes ou femmes, se faisaient un titre d'honneur
de leur infamie. Un d'eux, Alphonse Borgia, qu'il
avait fait cardinal et qui plus tard devint pape, était
même cité publi({uement comme son mignon.
Pendant cette péiiode de paix et de trancjuillité il
se passa un fait assez important, la sentence de dé-
position que renditle pape contre Théodoric de Meurs
et contre Jacques Sotie, métropolitains de Cologne et
de Trêves, et tous deux électeurs de l'empire. Cette
nouvelle marcpie d'audace souleva l'indignation des
autres électeurs, c[ui tinrent une diète à Francfort
pour s'opposer aux empiétements de la cour de Rome,
et décidèrent que si Eugène refusait de révo([uer im-
médiatement ses décrets de déposition, d'abolir les
taxes dont il écrasait la nation allemande, et de re-
HlSTOllli: DKS PAPES
Les récréations des bons moines au saint monaslùie de Ripaille
connaître la supériorité des conciles sur le saint-
siége, comme elle avait été déclarée à l'assemblée de
Constance, ils se retireraient de son obédience et se
rangeraient au parti de Félix V.
Cetarrêtfut signifié à Sa Sainteté par ^Enéas Sjlvius
en personne, le secrétaire de l'assemblée. Le pape se
soumit aux injonctions de la diète et révoqua ses sen-
tences de déposition ; mais à l'égard des autres propo-
sitions des électeurs, il demanda qu'on lui permît de les
soumettre au concile œcuménique, avant de prendre
des conclusions définitives. Comme les archevêques de
Cologne et de Trêves se trouvaient réinstallés dans
leurs sièges, les Allemands se contentèrent de ses
promesses relativement aux questions en litige, et le
reconnurent provisoirement seul pontife légitime.
Eugènen'eut pas la satisfaction de jouir longtemps
de ce triomphe ; peu de jours après il tomba gravement
malade et se mit au lit pour ne plus se relever. Sa ma-
ladie empira chaque jour, et les secours de l'art ayant
été jugés inutiles, ses camériers songèrent à lui faire
administrer prestement selon le rite catholique les
derniers sacrements.
Lorsque le métropolitain .de Florence se présenta
avec l'huile sainte pour lui donner l'extrême-onction,
le moribond, qui cherchait à se faire illusion sur son
état et à se rattacher à la vie, se leva sur son séant,
renversa le calice, et proféra d'horribles blasphèmes
en ordonnant qu'on chassât l'archevêque de sa présence.
Cet accès de colère acheva d'épuiser ses forces, et
le lendemain il sentit que le terme fatal approchait;
alors il fit appeler les cardinaux et leur adressa cette
singulière allocution : v Dieu veuille me pardonner
les fautes que j'ai commises sur le trône apostolique,,
où je me suis fait élever en cédant à de coupables
sentiments d'orgueil et d'avarice. Je reconnais avoir
commis de grands crimes pendant mon pontificat;
et à cette heure dernière ils m'apparaissent comme,
les sombres lueurs qui annoncent les abîmes de la
géhenne. Que cet exemple vous instruise, et, après-
moi, élevez sur le siège de l'Apôtre un saint prêtre
qui possède la charité et l'humilité ; qui fasse régner
la probité au lieu du vol et du meurtre, qui depuis
tant de siècles ont établi leurcour dans le Vatican....»
Il n'en put dire davantage; les forces lui manquè-
rent, et il rendit le dernier soupir.
Sa mort eut lieu le 23 février 1447.
NICOLAS V
■■M^
f:leclion de Nicolas V. — Son histoire avant sou avènement au trône pontifical. — Négociations du saint-père pour obtenir la
renonciation de Félix à la papauté. — Nicolas est reconnu en France, en .\llemagne, en Angleterre et en Espagne. — Fin dj
schisme. — Mort de Foliî. — Jubilé à Rome. — Les Grecs offrent Je se réunir à l'Église latine. — Couronnement de Frédo-
ric III, empereur d'Allemagne. — Ligue contre ce prince. — Prise de Constantinople par .Mohammed II. — Conjuration con-
tre le pape. — Nouveau projet de croisade contre les Turcs. — Mort de Nicolas. — Jugement des historiens sur ce pontife.
Pendant les neuf jours des funérailles d'Eugène,
les di.\-luiit cardinaux f[ui se trouvaient alors à Rome
assistèrent régulièrement aux cérémonies religieuses ;
après l'inhumation, les trois chefs d'ordre du sacré
collège posèrent des gardes aux avenues du château
Saint-Ange, et invitèrent leurs collègues à se réunir
dans la salle où se tenaient d'ordinaire les séances;
mais le gouverneur de Rome ayant refusé d'en faire
murer la porte, les cardinaux se décidèrent à former
lu conclave dans le dortoir du chapitre de la Minerve ;
les clés de la porte d'entrée furent confiées aux mé-
tropolitains de Ravcnne, d'Aquilée, de Sermonette,
et à l'évèque d'Aucune. Ces premières dispositions
prises, on lit prêter serment aux officiers du saint-
siége; et les membres du sacré collège prirent pos-
session des cellules qui leur étaient destinées; les unes
tendues ds serge verte, les autres de serge violette,
et seulement une de serge blanche, celle du cardinal
de Bologne, (jui voulait indiquer par là combien sa
conscience était pure.
Plusieurs jours se passèrent en intrigues et en ca-
bales; enfin, à la huitième séance, Prosper Colonna
ayant obtenu dix voLx, le cardinal Firmano s'écria :
« Pourquoi, mes frères, perdons-nous un temps pré-
cieux en contestations inutiles? OubUez-vous que
Rome est divisée en deux factions; que le roi d'Ara-
gon tient la mer avec uue flotte puissante, et que le
pape Félix peut dissoudre notre collège d'un moment
à l'autre? Qu'attendons-nous donc pour terminer le
conclave, et pour donner enfin un chef à l'Église? Le
cardinal Prosper Colonna a déjà dix voix; qu'un de
vous se lève, un autre le suivra bientôt, et nous au-
rons un pontife dont la douceur, le mérite et la fer-
meté pourront seuls rendre la paix à l'Italie. »
Malgré l'apostrophe de Firmano, tous les prélats
restèrent immobiles. Alors le cardinal de Bologne,
impatienté de la longueur de ces débats, qui mena-
çaient d'être interminables, se leva pour voter ; mais
le cardinal de Trente, le tirant par sa robe, le força à
se rasseoir, lui observant' « qu'il ne fallait pas élire
un pape par un moment de mauvaise humeur, et qu'il
devait apporter dans ce choix toute la prudence de
son esprit, attendu qu'il s'agissait de conférer à un
homme la plus haute dignité qui existât dans l'uni-
vers, celle de vicaire du Christ sur la terre! — Tout
ce que tu fais et tout ce que lu dis, répartit le cardi-
nal de Bologne, n'est que pour empêcher l'élection
de Prosper; donne ta voix à qui tu voudras, et laisse-
moi voter pour Colonna. — Eh bien! s'écria le cardi-
nal de Saint-Sixte, par Mahomel ! je jure qu'il ne sera
pas pape, et je vote pour Thomas de Sarzane. >>
Celte exclamation lit subitement tourner la chance;
320
HISTOIRE DES PAPES
la majorité reporta ses voix sur Thomas, qui fut
uonimé pape, et iutronisé sous le nom de Nicolas V.
Prosper Colouna, qui était le premier diacre, ou-
vrit aussitôt la fenêtre de la salle des conférences
pour annoncer au peuple l'élection qui venait d'être
accomplie; mais comme la fenêtre était très-élevée,
la foule n'entendit pas distinctement le nom du nou-
veau pontife; et plusieurs personnes ayant reconnu
Prosper Colonna, crièrent qu'il était pape. Cette er-
reur fut cause que le peuple alla piller son palais,
ce qui ne garantit pas celui de Thomas Sarzane de
dévastation lorsque la vérité fut connue.
Platine aflirme que le mérite du nouveau iiontife
était tiès-médiocre, et qu'il avait dû son élévation au
cardinalat à la faveur plutôt qu'à des services réels
rendus à l'Église. Du reste, les commencements de
son pontificat furent signalés par un événement heu-
reux pour l'Italie, la mort du plus ambitieux et du
plus fourbe dfs princes de l'époque, l'hilippe-Marie
Visconti, duc de Milan, celui qui depuis trente-cinq
ans cherchait à asservir les Républiques de ^'enise et
de Florence.
Profitant de cette circonstance, qui privait le roi
d'Aragon de son plus puissant aUié, le saint-père
conclut un traité de paix avec Alphonse, et obtint de
lui d'être reconnu légitime chef de l'Église dans tous
ses Etats. Nicolas fit également notifier son élection
à Frédéric III par son légat le cardinal Jean Carva-
jal, qui sut si bien conduire sa négociation, qu'il dé-
termma l'empereur à confirmer la nomination du
saint-père, sans l'obliger préalablement à donner son
approbation aux actes du concile de Bàle.
Frédéric dépassa même les espérances du légat,
car il fit rendre un édit qui ordonnait à tous les su-
jets de l'empire de se ranger sous l'obédience de Ni-
colas, sans nulle restriction, condamnant formelle-
ment les décisions prises par le concile de Bàle, et
rejetant le pape Félix V comme intrus et scliismati-
que. Cette condescendance du souverain n'était à la
vérité que le résultat de concessions faites par le
saint-siège, qui avait relevé l'Allemagne de la sujé-
tion des investitures; cependant l'exemple du prince
influa sur les autres monarques et entraîna dans le
parti de Nicolas presque tous les royaumes chrétiens,
excepté toutefois la Suisse et la Savoie ; ces deux
États continuèrent à reconnaître FéUx, qui habitait
toujours la ville de Lausanne, oii il exerçait son mé-
tier comme un larron, suivant l'expression de Pogge,
secrétaire de Nicolas, qui lui écrivait ainsi au nom
de son maître :
« Vous donnez des chapeaux rouges à vos créa-
tures, et vous les travestissez en masques ridicules;
vous envoyez des ambassadeurs aux princes de l'Eu-
rope pour leur faire adorer votre statue et pour en-
censer Moloch, en leur proposant de suivre votre in-
fecte hérésie. Heureusement vos délégués ont été
hués et repoussés de toutes les cours avec horreur,
et le mal ne s'est pas accompli.... » Cette missive
se terminait par des menaces furibondes contre
Amédée s'il continuait la lutte avec Nicolas, et par
des promesses magnifiques s'il consentait à faire sa
soumission au pontife romain.
Félix, fatigué de cette vie agitée, prit le pafti d'ab-
diquer, ainsi que l'atteste une bulle datée de Rome
du 18 janvier 1448, décrétant une amnistie géné-
rale et une abolition entière de toutes censures, ex-
communications, peines, privations, dommages ou
anatiièmes prononcés contre Félix V, contre le con-
cile de Râle ou contre tous leurs adhérents.
Dès qu'oneut connaissance de cette bulle à la cour
de France, le roi Giiarlos ^'II tint une assemblée gé-
nérale de ses prélats dans la ville de Lyon, où il fut
arrêté qu'on enverrait des députés au duc Amédée,
qui se trouvait alors à Genève, pour traiter défini-
tivement de sa cession. Le saint-père se montratrès-
docile, et ne stipula pour lui d'autre condition que
celle d'êlre remis en possession de son cher couvent de
Ripaille, et de pouvoir y reprendre son train de vie
accoutumé. Il n'en fut pas de même de ses cardi-
naux et des officiei's de sa cour; ceux-ci exigèrent
que leurs honneurs, dignités et émoluments leur
fussent maintenus; que les provisions données par
Félix et par le concile général de Bàle fussent ap-
prouvées par Nicolas, et que celui-ci prît en outre
l'engagement de pourvoir à l'état de son compétiteur
d'une manière honorable.
Tel était chez le pontife romain le désir de possé-
der seul l'exercice du pouvoir suprême, qu'il en passa
par tout ce qu'on voulut. Il assigna à son compéti-
teur une pension considérable sur les revenus de la
chambre apostolique; il lui conféra les titres de car-
dinal, d'évêque, de légat et de vicaire perpétuel du
saint-siége dans toutes les terres du duché de Savoie,
et lui assigna le premier rang dans l'Eglise après ce-
lui de souverain pontife; il spécifia même que s'il
plaisait à Félix de paraître à la cour de Rome, il se
lèverait de son siège pour le recevoir, lui donnerait
le baiser de paix sur la bouche, sans exiger aucune
marque particulière de soumission ni de respect ; il
consentit également à lui permettre de porter les or-
nements pontificaux, excepté l'anneau du pêcheur et
la croix sur la chaussure; enfin, il déclara par un
bref que Félix conserverait le titre et les droits de
légat, même s'il venait à quitter les États de Savoie
et que, dans aucun cas, il ne serait justiciable de la
cour de Rome, ni des conciles.
De son côté, Félix se mit en devoir de remplir les
obligations du traité, et convoqua les évêques de son
parti à Lausanne, pour se démettre de ses fonctions:
néanmoins, avant de prononcer la formule de son ab-
dication, il fit un dernier acte d'autorité, et publia
trois bulles qui cassaient les décrets rendus par Eu-
gène IV et par Nicolas contre les Pères du concile
de Bàle.
Par la cession de Félix, le schisme se trouva ter-
miné, et Nicolas V fut reconnu seul chef de l'Église.
Mais Amédée de Savoie ne jouit pas longtemps de sa
délicieuse retraite de Ripaille; moins d'une année
après ces événements, il mourut des suites d'une in-
digestion, le 28 février 1450.
Cette même année était celle que la constitution
de Clément VI indiquait pour la célébration du ju-
bilé, la plus belle opération financière qu'aient in-
ventée les papes. Sa Sainteté n'avait rien négligé
pour augmenter la solennité des fêtes et pour attirer
les fidèles. à Rome; et à cet effet, elle avait envoyé
des circulaires dans tous les royaumes chrétiens, pro-
mettant force indulgences aux pèlerins ijui vien-
NICOLAS V
3-21
Un pape gros, gras el bfite
draient offiir des présents à Saint-Pierre et réciter
des oraisons dans les trois principales églises de la
cité apostolique.
Parmi les seigneurs que la superstition du temps
conduisit à Rome, on remarqua un vieillard de qua-
tre-vingt-dix ans nommé le comte de Cilley. " Il
avait grand besoin d'indulgences, dit .Enéas Sylvius,
car sa longue carrière était remplie de crimes et
d'infamies; il avait étranglé de ses mains sa propre
femme, parce qu'elle refusait de se livrer à d'hor-
ribles jeux avec une de ses maîtresses; il avait en-
levé un nombre prodigieux de femmes, de jeunes
filles et d'adolescents qu'il tenait renfermés dans son
sérail: en outre, il s'était fait le chef d'une bande de
voleurs et de faux-monnayeurs. Quoicju'il semblât
qu'il eût fait ce voyage jiour se convertir, ajoute
riiistorien, il n'en revint pas meilleur; et un jour
que son évèque lui demandait pour quel motif il avait
entrepris un pèlerinage, puisqu'il n'avait pas l'inten-
tion de changer de conduite, il lui répondit : « Je
« fais comme mon cordonnier; il est allé à Rome, et
« à son retour il s'est remis à faire des bottes ! »
Ce jubilé, commencé sous d'heureux auspices, se
termina bien tristement. Un soir, à la sortie des fi-
dèles qui avaient assisté dans l'église de Saint-Pierre
à la bénédiction du pape, plusieurs arches du pont
M
Saint-Ange s'enfoncèrent subitement, et un nombre
considérable devictimes furent englouties ou écrasées.
Au commencement de l'année suivante, Constan-
tin Paléologue envoya des ambassadeurs à Rome,
pour renouveler la proposition que les Grecs avaient
faite tant de fois de se réunir à l'Église latine, sous
la condition que Sa Sainteté armerait contre les Turcs
et ferait lever le siège de Constantinople, qui était
bloquée par les infidèles.
Nicolas, au rapport du P. Maimbourg, accueillit
les envoyés de l'empereur avec une grande hauleur,
et leur fit cette réponse : « Allez dire à votre prince
que les Grecs se sont jouf's assez longtemps de la
patience de Dieu et des hommes, en cherchant à
surprendre par des promesses mensongères la reli-
gion des pontifes. Nous vous connaissons trop ])ien
pour que vous puissiez nous tromper aujourd'hui :
néanmoins nouS' ne serons pas plus sévère que le
Christ, et, selon la parole de l'Evangile, nous atten-
drons trois années encore pour reconnaître si le li-
guier que les papes ont cultivé ne portera pas enlin
((uelques fruits; après ce dernier délai, l'arbre sera
coupé à la racine, ou plutôt la nation grecque sera
entièrement dispersée par les exécuteurs de l'arrêt
de la justice divine. >•
Les Grecs protestèrent de leurs bonnes intentions,
129
322
HISTOIRE DES PAPES
mais ce fut inutiliMiient, et ils furent encore oliliu'és
de re!ourner dans leur pays, sans aulre secours ([ue
des vanix stériles.
Sa Sainteté montra de meilleures dispositions pour
le jeune duc de Savoie, iils d'Amédée; et en recon-
naissance de ce que son père lui avait cédé la tiare,
elle publia la bulle suivante : >• Nous accordons au
duc de Savoie, aussi longtemps que ses Etats persé-
véi-eront dans l'obédience du saint-siége, le droit de
désigner les sujets qu'il voudra élever aux fonctions
d'abbé, de métropolitain ou d'évèque, ou même aux
dignités inférieures, aiin qu'aucune promotion faite
dans le gouvernement île l'Eglise ou des monastères
ne puisse troubler la paix de ses Etats » Celte bulle
a été, pendant des siècles, un sujet de discordes con-
tinuelles entre la Savoie et l'Eglise romaine.
Vers la lin de l'année 1451, Erédéric informa le
saint-père que, selon leurs conventions secrètes, il se
disposait à passer en Italie, pour recevoir la cou-
ronne cans la basilique de l'Apôtre. En effet, il se
fit immédiatement précéder par Albert, duc d'Au-
triche, commandant un corps considérable de cava-
lerie, et lui-même franchit les monts avec toute la
noblesse d'Allemagne et de Bohême. Son cortège
était si nombreu.x, que les Italiens disaient haute-
ment que l'empereur s'avançait dans leurs provinces
plutôt en ennemi qui veut les asservir que comme un
prince qui va humblement demander une couronne.
On prévint Nicolas (ju'il devait redouter les consé-
quences de l'entrée en Italie d'un souverain puissant,
hardi et ambitieux ; on lut même en plein consistoire
des prophéties qui annonçaient que dans l'année 1452
un tyran de la race germanique s'emparerait de Rome
et ferait décapiter le pape sur le parvis de Saint-
Pierre; ce qui l'effraya tellement, qu'il expédia l'ordre
à ses légats d'Allemagne d'empêcher le voyage de
Frédéric par tous les moyens possibles ; il écrivit de
sa main à l'empereur pour l'engager à remettre son
voyage après l'hiver, afin qu'il eût le temps de ras-
sembler des provisions pour son escorte, et de faire
les préparatifs des fêtes de son sacre. Le pape man-
da en même temps à ^Enéas Sylvius, qui était alors
à Sienne, qu'il eût à se rendre immédiatement à Rome,
pour conférer avec lui relativement au couronnement
de Frédéric; mais celui-ci, qui s'était toujours mon-
tré en opposition avec le saint-siége, refusa d'obéir;
il lit répondre à Nicolas qu'il avait reçu l'ordre d'at-
tendre l'impératrice au port de Talamone, dans la
Tofcane, pour l'accompagner à Rome, et qu'il ne
devait pas songer à retarder, par des lenteurs, le
couronnement de Frédéric, s'il ne voulait s'exposer
au danger de perdre sa tiare.
Sans avoir égard aux lettres du saint-père, Fré-
déric continua ha marche et se dirigea sur Florence;
cinq évêques et deux archevêques vinrent le recevoir
aux portes de la ville et l'accompagnèrent jusqu'à
Sienne, où se trouvait l'impératrice Eléonore.
Nicolas reçut l'empereur avec le cérémonial usité
dans ces occasions; il l'installa lui-même dans un
palais magnifique, et pour lui faire plus d'honneur,
il différa son couronnement afin d'attendre l'anni-
versaire de son exaltation, et faire de leurs deux sa-
cres une fête solennelle.
Dans l'intervalle, Frédéric sollicita du pape une
bulle d'auathème contre les Autrichiens. .Enéas Syl-
vius ra]iporte fort au long les raisons qu'il lit valoir
auprès de Sa Sainteté pour obtenir une sentence d'ex-
communication contre ses ennemis. c> C'était, dit
riiistorien, une coutume ancienne delà maison d'Au-
triche, dont Frédéric et le prince Ladislas étaient is-
sus, lors dc-la mort des emjiereuis, de coulier aux
aînés de la famille la garde des enfants jusqu'à leur
majorité. D'après cet usage, Frédéric avait pris les
rênes du gouvernement à la mort d'Albert, son oncle,
([ui laissait sa femme enceinte.
« De toutes manières, le prince espérait ne plus
se dessaisir du i>ouvoir suprême ; si l'impératrice
accouchait d'une lille, le sceptre passait entre ses
mains ; si elle mettait au monde un enfant mâle, il
était de droit son tuteur. Or, on sait qu'il en coûte peu
à un régent j)0ur taire disparaître un pupille. La prin-
cesse, arrivée au terme de sa grossesse, accoucha
d'un garçon, qu'on nomma Ladislas, et qu'elle fut
obligée de coniier à Frédéric.
« Depuis ce moment, Frédéric prétendait avoir eu
pour son pupille les soins d'un père; il affirmait qu'il
avait donné des fiefs aux nobles, seulement parce
qu'ils avaient bien mérité de la patrie ; qu'il avait
établi dans les villes des magistrats intègres et vigi-
lants ; qu'il avait fait élever des forts imprenables ;
qu'il avait chassé les ennemis des Etats du jeune
Ladislas, et qu'il avait même payé sur son trésor
soixante -dix mille écus d'or dus aux soldats.
« Aujourd'hui, ajoutait l'empereur, les peuples in-
grats se révoltent contre mon autorité, sous prétexte
qu'ils ne me doivent plus obéissance, attendu que
mon pupille entre dans sa majorité ; ils m'accusent
d'avoir emmené Ladislas en Italie pour le faire périr
plus sûrement ; et ce sont ces mêmes Hongrois habi-
tués à tuer leurs rois, hommes et enfants, qui jugent
de mes sentiments par les leurs. Depuis douze an-
nées entières que Ladislas est sous ma garde, n'aurais-
je donc pu trouver une occasion favorable pour m'en
défaire, si sa mort eût été nécessaire à mon ambition?
Au contraire, je lui ai toujours souhaité une longue
vie, et jamais je n'ai songé à lui ravir son héritage.
« Si j'ai emmené mon pupille en Italie, c'est pour
lui montrer Rome, pour lui faire connaître les mœurs
d'un peujile qui n'est pas le sien; c'est pour qu'il
s'instruise en écoutant Votre Sainteté et les hommes
savants de votre sacré sénat; j'ai voulu qu'il apprît
de vous la manière de gouverner les peuples, et qu'il
reçût votre bénédiction. Vous voyez, saint-père, que
ma vénération pour votre personne est la princiy)ale
cause de la révolte des Autrichiens ; unissons donc
nos armes contre les rebelles, et frappons-les à la
fois du glaive spirituel et du glaive temporel. »
Nicolas, flatté qu'un si grand prince professât tant
de respect pour le saint-siége, lui promit d'envoyer
immédiatement des légats en Autriche, de menacer
les peuples des anathèmes les plus terribles, et de
mettre les provinces en interdit, si dans un délai de
quarante jours les seigneurs et les peu))les n'étaient
pas tous rentrés sous la domination de Frédéric.
Cette mesure ne remplissait pas les vues du tyran ;
car il ajimtâ : « Sainl-père, pensez-vous que des gens
qui ne croient pas eu Dieu redouteront vos censures?
On baptise les Autrichiens lorsqu'ils sont jeunes, et
Vf-
■ ^ ^ ^ — X '
NICOLAS V
323
dès qu'ils sont hommes, ils se moquent cliibaplêine.
D'ailleurs, il est inutile de dissimuler j)lus long-
temps ; je vous demande une Ijulle d'excommunication
pour avoir un prétexte de les exterminer, et je m'en-
gage à partjiger avec vous les dépouilles de ces héréti-
ques. » Sa Sainteté n'eut plus d'objection à faire, et elle
s'empressa de fulminer une bulle d'analhème contre
les Autrichiens, les Moraves et les Hongrois. Ceux-
ci de leur côté ne restèrent pas dans l'inaction ; ils
formèrent une ligue puissante contre l'empereur et
se préparèrent à la guerre; les décrets de la cour de
Rome furent brûlés pubHijucment dans les villes de
Saltzbourg, de Vienne, de Passaw et d'Olmutz ; les
prêtres eux-mêmes prêchèrent une croisade contre le
pape et contre l'empereur. Les choses en étaient là,
lorsque eut lieu un événement qui, par son impor-
tance , tint en suspens tous les esprits et arrêta un
instant les luttes acharnées des différents partis ; le
boulevard de la chrétienté, la rivale de Rome, Cons-
tantinople venait de tomber au pouvoir des musul-
mans, et Mohammed II mettait lin à l'empire grec !
Ce kalife était iils d'Arauruth II , que les musul-
mans comptent pour le huitième depuis le prophète,
et gouvernait le puissant empire des Ottomans de-
puis l'année 1451. A la mort de son père, Moham-
med II vivait dans la meilleure intelligence avec l'em-
pereur grec Constantin Paléologue ; il lui avait même
confié la garde de son oncle Orcan; mais son inexac-
titude à payer la pension qu'il avait promise pour l'en-
tretien de son oncle, excita des réclamations un peu
vives de la part de Paléologue, qui eut l'imprudence de
menacer le jeune sultan de renvoyer son prisonnier.
Mohammed II, loin de donner satisfaction à l'em-
pereur, se déclara grièvement offensé par ses procé-
dés ; et pour venger son insulte, il marcha sur Cons-
tantinople avec une armée nombreuse, qu'il installa
dans une bourgade à deux lieues de la ville ; son
camp s'étendait sur toute la rive septentrionale du
Bosphore et était en outre défendu par une redou-
table artillerie, dont faisait partie une fameuse pièce
de siège qui lançait des boulets de six cents livres à
plus de mille toises. De cette manière, l'entrée de la
mer Noire se trouva entièrement fermée, et toutes les
communications de Constantinnple avec le dehors in-
terceptées. Pour enlever aux Cirées jusqu'à leur der-
nière ressource, le sultan fit investir les places qu'ils
possédaient sur les bords de la mer Noire, sur les ri-
vages de la Propontide ou dans la Thrace. En même
temps il lit alta(iuer les villes qui leur restaient dans le
Péloponnèse, et s'en empara sans coup férir; Sparte
seule, qui était défendue par de bonnes murailles,
résista aux Turcs, et ne se rendit qu'après dix mois
de siège. Enfin, la troisième année du règne Je Moham-
med II, Constantinnple, assiégée j)ar une armée de
terre de tiois cent mille hommes, composée de Turcs,
d'Allemands, de Grecs, de Hongrois, de Polonais et
, de Latins, bloquée du côté de la mer par une flotte de
cent vingt voiles, fut emportée d'assaut après un bom-
bardement de cinquante-cinq jours, le 29 mai 1453.
Ainsi finit remjiiro fondé par Gonslantin, après
onze siècles et demi d'existence. L'implacable poli-
tique des papes triomphait ; la rivale de Rome n'exis-
tait plus; qu'ifmportait à Nicolas d'avoir sacrifié à
l'intérêt de sa domination le sang même du Christ!
Toutefois, la religion grecque ne fut pas anéantie,
Mohammed II laissa aux vaincus le libre exercice de
leur religion; il leur céda la moitié des églises, et
donna l'investiture solennelle au patriarche GennaJe,
suivant la coutume des empereurs grecs, qui consis-
tait à présenter au titulaire un bonnet à voile, le
manteau à bandes , un magnifique coiu'sier arabe et
le bâton pastoral. Le kalife lui abandonna la liasi-
li((ue des Apôtres pour cathédrale, et lui ])ermit de
transformer le riche monastère de la ^'ierge de Sum-
macariste en palais patriarcal.
La prise de Constantinople fut un coup d'autant
plus terrible pour Frédéric, qu'elle lui donnait pour
voisin le redoutable Mohammed II ; aussi s'empressa-
t-il de suspendre sa guerre contre les Hongrois et
d'entamer des négociations avec la cour de Rome,
pour obtenir que le pape et le sacré collège lissent
prêcher une croisade contre les musulmans.
]\Iais Sa Sainteté était elle-même trop occupée dans
ses États pour songera secourir efficacement ses al-
liés. Un chevalier romain, appelé Etienne Porcario,
parcourait les principales villes du patrimoine de
Saint li 'ire, en appelant les peuples aux armes et
en les excitant à secouer le joug du pape. A l'insti-
gation de ce courageux tribun, une vaste conjuration
s'était organisée ; le jour avait été fixé, les rôles dis-
tribués, et les conjurés devaient s'emparer de la per-
sonne du pontife et de ses cardinaux le jour de l'E-
piphanie, au moment où Nicolas célébrerait le ser-
vice divin dans la basihque de Saint-Paul, lorsque
malheureusement, la veille de l'exécution, un traître
découvrit le complot. Des soldats furent envoyés con-
tre les conjurés, et investirent la maison ou ils étaient
réunis. Un combat sanglant s'engagea; Porcario fut
arrêté après avoir reçu sept coups d'épée; ses com-
pagnons toinbèient au pouvoir du saint-siége, Bap-
tiste Sciécra seul parvint à s"éc!iap[ier. Onze des con-
jurés eurent la tête tranchée; vingt furent pendus
aux portes de la ville; quinze autres furent brûlés
vifs; quant à Porcario, il fut cloué en croix sur les
murailles du château Saint-Ange.
Ces sanglantes exécutions terminées, la tranquil-
hté se rétablit à Rome, et le pape put s'occuper de
l'organisation d'une croisade générale contre les
Turcs. Comme il jugeait le roi d'Aragon seul capable
de conduire cette ex])édition, il lui envoya le cardinal
Dominique Capranico, l'un des prélats les plus dis-
tingués de la coin' de Rome, ])nur lui ollrir le titre
de généralissime des armées confédérées. En même
temps le saint-père convoqua un congrès à Franc-
fort, afin que tous les princes du nord arrêtassent le
contingent des troujies que chaque Etat devait fournir.
Cette assemblée s'occupait activement des prépa-
ratifs de guerre contre lesTuic , lorsque dans la nuit-
du 24 mars 1455, le pape Nicolas mourut presque
subitement, étouffé par la goutte. Le pontife fut en-
terré dans la basilique de Saint-Pieire
Plusieurs auteurs ecclésiastiques exaltent les ver-
Ivis de Nicolas; mais les historiens consciencieux di-
sent seulement que ce fut un pape gros, gras et bête.
ill
HISTOIRE DES PAPES
i OALIXTE m
.'ilf ÎÎIT'' l'ATE
Éltction d'Alphonse Borgia. — Il veut poursuivre les projets de croisade de Nicolas V. — Le pape orJonre des prières publiques
contre les Turcs. — Arrêt remarquable du parlement de Paris qui refuse des subsides pour cette entreprise. — Croisade contre
les .Vaures d'Espagne — Dissensions enire le saint-père et le roi d'Aragon. — Calixte feint d'armer des galères pour com-
battre les Turcs, et lève des décimes dans tous les royaumes chrétiens. — Opposition de l'Allemagne et de la France à cette
mesure fiscale. — Abus de l'emploi des décimes. — Calixte veut donner le royaume de Naples à son neveu Pierre Borgia. —
Mon du ponti.''e.
Pendant les obsèques de Nicolas V, qui durèrent
neuf jours suivant la coutume, le vieux cardinal Al-
phonse Burj^ia répandait partout une prédiction de
saint Vincent Ferrier qui lui protnellait la p.ip:iuté ;
et sa confiance dans la prophétie était si giande,
qu'U avait déjà choisi le nora qu'il devait prendre
après son exaltation, et qu'il avait déjà contracté di-
vers engagements, entre autres celui de persécuter
les Turcs avec les armes spirituelles et temporelles.
Comme ce prélat était plus que septuagénuiie, et
que les débordements de sa vie avaient altéré ses
facultés morales, les cardinaux pensèrent qu'il était
tomlié dans l'enfance, et ne l'admirent qu'à grand'-
peine au milieu d'eux, lorsque le sacré collège s'as-
sembla. Néanmoins les choses se passèrent de telle
sorte dans le conclave, que l'élection qui avait sem-
blé impossible se réalisa. Aucun des cardinaux qui
ambitionnaient la suprême puissance n'ayant pu ré-
unir la majorité, tous reportèrent leurs voix sur le
vieux Borgia, qui ne paraissait pas devoir leur faire
attendre longtemps un nouveau conclave. Il fut in-
tronisé sous le nom de Calixte III, qu'il s'était choisi
à l'avance, et reçut l'adoration des fidèles après avoir
subi les épreuves de la chaise percée.
Alphonse Borgia était né en Espagne ; et si l'on
juge de sa famille par ce qu'en dit Alphonse d'Aragon
dans une de ses lettres, on doit supposer qu'elle
était des plus infimes. Le jeune Espagnol avait été
créé cliauoine par Benoît XIII et pourvu de gras bé-
néfices; plus tard, Martin V lui avait donné le siège
de Valence et le chapeau de cardinal.
Devenu pape, Alphonse Borgia suivit la route tra-
cée par ses ]irèdécesseurs, et chercha à tirer le meil-
leur parti possible de son autorité, dans l'intérêt de
son ambition et dans celui de sa famille. D'abord il
nomma cardinaux ses deux neveux , qui passaient
pour ses mignons, Pierre et Roderic Borgia, qui
avaient à peine l'un vingt ans et l'autre vingt-cinq ;
ensuite, comme ces jeunes gens n'étaient pas satis-
faits de cette èminente dignité, il donna à Pierre la
charge de grand trésorier, et à Roderic la légation
de la marche d'Ancône avec le titre de vice-chancelier
du saint-siége.
Après avoir élevé ses favoris aux plus hautes di-
gnités de l'Église, il restait à pourvoir à leurs dé-
penses ; et comme le trésor de Saint-Pierre était
vide, il songea à le remplir, et fit prêcher une croi-
sade contre les Turcs. A son commandement, des
légions de moines se répandirent dans les différents
royaumes de l'Europe; et sous prétexte de chercher
t
CALIXTE III
325
des Roldats, ils cxplon'Tcnt Imites les provinces, toutes
les villes, toutes les bouigades, rançonnèrent les ha-
bitants, les femmes surtout, leur vendirent des indul-
gences, des absolutions, et en tirèrent des sommes si
énormes, (|ue les caves du Vatican n'étaient plus assez
vastes pour les contenir.
S'ir ces entrefaites apparut une comète qui jiorta
l'etïioi dans tous les esprits; Sa Sainteté prolita en-
core de cette panicpe superstitieuse pour vendre de
nouvelles et spéciales indulgences. Enfin, lorsqu'il ju-
gea ijue lii raine était épuisée, il rappela ses moines au-
près de lui ; et en retour de tout l'or qu'il avait pris aux
fidèles, il donna l'iiistilution de l'Angolus, qui 'con-
siste à réciter l'Oraison dominicale et la Salutation
angélique, le matin, à midi et le soir, au tintement
des cloches. Platine affirme gravement que les chré-
tiens ont dû à l'ellicacité de ce,s prières plusieurs vic-
toires, entre autres celle que le célèbre Jean Corvin
Huniade, vayvode de Transylvanie, remporta sur les
musulmans devant Belgrade.
Outre l'impôt volontaire des indulgences, Calixtc
voulut encore prélever l'impôt forcé des décimes ;
mais sa bulle rencontra une vive opposition en .Alle-
magne et en France, où le parlement de Paris inter-
vint pour maintenir lesimmunités du royaume. Déjà
cette assemblée, dans une circonstance précédente,
s'était montrée hostile à la cour de Rome, et avait
fait saisir les biens de Guillaume de Maletroit, évêque
de Nantes, parce qu'il avait appelé au saintsiége
d'une ordonnance de Charles \ïl. A cette occasion,
la docte chambre avait rendu le décret suivant :
« Déclarons le prélat coupable d'avoir violé les lois
fondamentales de l'Etat, qui défendent d'interjeter
des appels en cour de Rome ; considérant que le roi
ne tient sa couronne que de Dieu, et qu'il ne relève
en matière temporelle d'aucune puissance sur la
terre; quoique le saint-siége ait le droit d'excom-
munier canoniquement le prince, nous déclarons
qu'il n'a pas le pouvoir de le priver de ses Etats, ni
du les donner au premier ambitieux qui voudra s'en
emparer, ni même de relever ses sujets du serment
de fidélité; nous décidons enfin que les droits du
souverain ne peuvent être plaides que par-devant sa
cour ; que les prélats ne peuvent pas faire casser ses
ordonnances par h'S papes, et qu'ils ne peuvent même
sortir du royaume sans son autorisation. »
L'Université s'éleva également avec énergie contre
la bulle des décimes; et malgré les flatteries (|ue le
saint-père prodiguait aux Français sur leur courage
militaire, il l'ut décrété qu'aucun seigneur ne prendrait
les armes contre lesTurcs avant la révocation de l'inqiôt.
En .Vllemagne, les plaintes soulevées par l'avidité
de Calixle furent encore plus vives. Tous les électeurs
de l'empire réclamèrent en corps auprès de Frédéric
pour c[u'il fît exécuter dans toute sa teneur le con-
cordat (fui protégeait la nation contre les violences
des officiers du fisc apostolique.
En Es[)agne même, ses exactions irritèioni pareil-
lement le roi d'Aragon ; et comme la domination
d'.Vlplionse se trouvait affermie en Italie par le dou-
ble mariage de ses petits-fils, le prince de Capoue et
la jirincesse Êléonore, avec le fils et la fille de Fran-
çois Sforce, duc de Milan, il menaça de se retirer de
l'obédience de Rome.
.\u lieu de chercher à rentrer dans les bonnes
grâces du roi d'Aragon, l'ambitieux Calixte, qui rê-
vait la couronne de Naples pour son neveu Pierre
Borgia, s'appliqua à traverser les projets d'Alphonse,
et lui refusa l'investiture du royaume de Sicile, que
le prince demandait pour Ferdinand, son fils natu-
rel, et les vicariats de Terracine et de Béuévent, qu'il
demandait pour deux autres de ses bâtards.
Les choses s'envenimèrent à un tel point que le
prince écrivit à Sa Sainteté une lettre ([ui est parve-
nue jusqu'à nous, et dans laquelle Alphonse flétrit
en termes énergi([ues l'infamie des nnuurs de Ca-
lixte et sa cupidité insatiable ; il lui rejiroche la bas-
sesse de sa naissance et les moyens honteux aux-
quels il a eu recours pour s'élever; il dévoile les
horribles mystères de lubricité qui se passaient dans
sa famille; il l'accuse d'entretenir des relations ré-
prouvées des hommes avec ses neveux, qu'il prétend
être le fruit d'un inceste avec sa sœur; et il termine
en lui jurant une haine implacable. En effet, Al-
phonse commença à intriguer contre le pape, et en-
voya solliciter Henri le Faible, roi de Castille, et les
autres princes des Espagnes, d'abandonner la com-
munion de l'infâme Borgia.
Pour prévenir les suites fâcheuses de ces démar-
ches, Calixte s'empressa de faire partir pour Madrid
un légat et trois moines chargés de complimenter
Henri de la victoire qu'il venait de remporter sur les
Maures, et de lui offrir un casque rehaussé de cise-
lures d'or et une épée dont la poignée était ornée de
riches pierreries. Cette ambassade arriva à la cour
de Castille la veille de Noël, et présenta immédiate-
ment au prince des lettres remplies d'adulations ser-
viles et de magnifiques prédictions. Henri, vain et su-
perstitieux comme le sont d'ordinaire les rois, accueillit
les flatteries des prêtres romains avec une joie ex-
trême, et commanda pour le lendemain un service
solennel à sa cathédrale, afin de remercier Dieu des
victoires qu'il lui- annonçait par son vicaire; mais son
bonheur fut de courte durée, et les événements vin-
rent bientôt donner au pape un éclatant démenti
Pendant la célébration de la messe, un courrier ap-
porta au prince des dépêches qui lui apprenaient la
déroute complète de l'armée castillane, et la captivité
de son général, le comte de Casianeda.
En France, l'indignation contre Calixte éU'if à son
comble, et le clergé même s'était mis en hostilité
avec la cour de Rome, depuis la publication d'une
bulle qui accordait aux moines mendiants le droit de
confesser les fidèles au rabais, et leur permettait
d'établir une concurrence redoutalile avec les curés
pour la vente des dispenses. L'Université de Paris se
mêla de la dispute, prit parti pour les prêtres, et dé-
fendit aux moines de se prévaloir de la bulle du
pape et de confesser. Ceux-ci ayant refusé d'obéir à
cette injonction, ils furent exclus du sein de l'Univer-
sité; alors ils en référèrent à Calixte, ipii cassa les
décrets et les procédures des docteurs. Malgré la dé-
cision du pape, l'Université persista dans sa conduite,
et obtint une ordonnance du roi qui portait défense
aux moines mendiants de confesser les fidèles, s'ils
ne voulaient être chassés comme îles gueux du
royaume. Force leur fut bien de se soumettre.
yuant à l'Allemagne, c'était inutilement qu'elle
3â6
HISTOIRE DES PAPES
faisait oiitondre ses iTclamations contiv lo saint-
sié£;e; FroJéric laissait piller ses sujets afin de par-
laçer leui-s dépouilles avec Calixte; toutefois ces
plaintes tirent comprendre à Sa Sainteté qu'il était
inipoliliipie de prendre autant d'art^ent sous prétexte
d'un armement contre les Turcs, et de ne faire en
réalité aucun jiréparatif de guerre; en conséquence
Calixte arma onze galères, qu'il mit sous le comman-
dement du patriarche d'Aquilée. Les instructions c!e
l'amiral portaient défense expresse de compromettre la
sûreté de sa lloltille ; aussi le prudent marin se con-
tenta de faire un voyage à l'île de Rhodes, ([ui était
une dépendance du saint siège.
Ou lit grand bruit en Europe de cette ridicule ex-
pédition ; les légats prétendirent qu'elle avait épuisé
les ressources du trésor apostolique, et demandèrent
aux rois une seconde levée de décimes, en ollVant de
partager avec eux les produits de ce nouvel impôt.
Une proposition semblaljle ne pouvait qu'être agréa-
ble aux oppresseurs des peuples ; aussi Henri de
Castille, Christiern de Danemark, le roi de France,
l'empereur d'Allemagne et les autres monarques qui
retenaient alors, s'empressèrent- ils d'ouvrir l'entrée
de leurs États aux collecteurs de Calixte; le roi d'A-
ra<ron seul refusa d'autoriser les exactions des émis-
saires de la cour romaine.
Ce prince poursuivait toujours ses projets de ven-
geance contre Calixte, et avant de marcher sur Rome
il faisait une guerre cruelle aux petites Républiques,
qu'il voulait détacher de la cause de son ennemi.
M.iis les Borgia ne lui laissèrent pas le temps d'exé-
cuter ses mauvais desseins, ils lui firent servir un cer-
tain vin. et le prince mourut empoisonne sous les
murs de la ville de tièncs, dont il taisait le siège.
Dès que relie mort fut connue à Rome, le pape
publia une bulle «[ni déclarait le saint-siège dis|)en-
sateur absolu de la couronne de Naples, attendu iiui^
le testament d'.Uphonse, (|ui disposait de ce royaume
en faveiu- de Ferdinand, son lils naturel, devait être
fra]ipé de nullité, comme attentatoire aux lois divines
et humaines. 11 terminait ce singulier décret en don-
nant l'investiture des Etats napolitains à Pierre Ror-
gia, son neveu, qu'il avait créé déjà duc de S|)0-
lette, et en défendant à Ferdinand de prendre le titre
de roi, sous ])eine d'excommunication.
Au lieu d'oix'ir à Sa Sainteté, le nouveau roi de
Naples se disposa à lever une armée et à marcher sur
Rome pour faire déposer son ennemi; il se fit précé-
der par un manifeste violent, dans lequel il s'expri-
mait ainsi : « Je respecte la dignité de pape, mais je
méprise la personne de Calixte; je ne redoute ni ses
anathèmes, ni ses poisons, ni ses armes ; je tiens lo
royaume de Naples par les bienfaits de mon père,
par le consentement des seigneurs, par celui des villes
et des peuples, et je le garderai.... »
Une guerre furieuse paraissait imminente, lorsque
la mort du pontife vint fort heureusement changer le
cours des événements; le 6 août 1458, Calixte suc-
comba à une attaque de goutte, et laissa ses immenses
trésors à ses infâmes neveux, Pieri'e Borgia et Ro-
deric, son frère, qui plus tard s'en servira pour ache-
ter la tiare et se faire nommer pape, avec l'aide du
pigeon Saint-Esprit, chargé parle Père éternel d'ins-
pirer les vieux crânes du conclave !
PIE n
327
Lettre erotique dû saint-père. — Élection de Pie II. — Histoire d'.€néa< Sylvius avant son pontificat. — Sa Sainteté ordonne
des levées de décimes sous prétexte de la guerre contre les Turcs. — Le pape donne l'investiture du royaume de Nnples à
Ferdinand. Concile de Mantoue. — Querelles du saint-père avec les Français. — 11 appelle le célèbre Scanderberg à son
aide contre les Français. — Décret du pape contre les appels au concile. — Différents entre Pie li et les rois d'Europe, relati-
vement à la collation des bénéfices. — Ambassades aux souverain?. — Abolition de la iiragmatique-saiiction en Fiance. —
Lettre du pape à .Mohammed II. — Lettre de Louis XI au saint-père. — Réponse du pontife. — Fourberies de Louis XI et de
Pie II. — Lâche rétractation du saint-père. — Mort de Pie II.
« Trouvez-moi dans l'univers une chose plus ré-
pandue que l'amour? Quel est le royaume, la ville.
le bourg, où l'on ne connaisse pas l'amour? Dans les
palais comme dans les chaumières, les jeunes filles
et les adolescents ne se livrent-ils pas au.\ doux jeux
de l'amour? Existe-t-il une seule personne de l'Age
de trente ans qui n'ait pas commis de crime en fa-
veur de l'amour? Pour moi, j'avoue que j'ai distri-
bué de nombreux coups de ma dague à des vierges
timides et à de voluptueuses beautés, et je rends
grâces à Dieu de m'avoir fait échapper raille fois aux
embûches qui m'étaient dressées par des pères vigi-
lants ou par des maris jaloux. En cela j'ai été plus
heureux f[ue le dieu Mars, car jamais je n'ai été pris
avec ma Vénus dans les filets d'un Vulcain. » C'est
ainsi qu'écrivait et agissait le cardinal .Enéas Syl-
vius Piccolomini, qui succéda à Calixte sur la chaire
de saint Pierre, sous le nom de Pie II.
Dès que les funérailles du pape furent terminées,
vingt et un cardinaux entrèrent en conclave au palais
de Saint-Pierre; mais avant de commencer les opé-
rations du scrutin, ils prêtèrent serment, sur l'autel,
que celui d'entre eux qui parviendrait à la papauté
n'accorderait point, sans le consentement de la ma-
jorité du sacré collège, le droit délevcr aux églises
cathédrales et collégiales, ou de conférer des monas-
tères et d'autres bénéfices à aucun prince ni prélat,
de quelque condition ou de quelque qualité qu'ils
fussent, impériale, royale, ducale, archiépiscopale ou
abbatiale; iju'il révoquerait les bulles accordées pré-
cédemment à ce sujet, entre autres celle qui avait été
rendue par Nicolas V en faveur du duc de Savoie.
Cela fait, les brigues commencèrent, et après une
lutte de douze jours, .Enéas Sylvius finit par l'em-
porter sur ses concurrents, et fut proclamé pape le
27 août 141,8.
Bessarion , qui avait été l'un des adversaires
les plus hostiles à .^ncas Sylvius, et qui redoutait
les suites d'une vengeance sacerdotale, essaya de con-
jurer l'orage en lui adressant un discours de félici-
tations : « Saint-père , lui dit-il, nous ressentons
tous une joie sincère de votre exaltation; si nuus
nous sommes opposé dans le principe à votre élec-
tion, c'était l'intérêt de votre santé qui dictait nos
paroles, et le désir de vous éviter les fatigues qui ac-
ciinipagnent la suprême dignité. Il nous semlilalt
qu'au milieu des périls où se trouve l'Église, il i'al-
lait sur le trône de l'.Vpôtre un prêtre actif, jeune et
vigoureux, plus capable de supporter les fatigues des
camps que de présider un concile. Vos infirmités
seules nous empêchaient de vous donner nos sutha-
ges; actuellement qu'il a plu à l'Esprit saint de vous
32S
HISTOIUK DES PAPES
coiffer do la liarc. nous espérons qu'il vous aura donué
en môme teuiiis la force néci-ssaire pour en soutenir
le poids; et nous vous supplions de rejeter sur l'in-
térêt que nous prenons à votre personne la faute (jue
nous avons faite en soutenant un autre candidat (|ue
vous. » .Euéas Svlvius répondit à ce discours : « A'ous
nie jugez trop favoraldement , mou frère, puis(|ue
vous ne me reprocliiv. i[ue des inlirmités corporelles;
quant à moi, je reconnais que je suis indigne de
riionneur qui m'a éU' accordé, et si je ne craignais
point d'oflenser l'Esprit saint qui a manifesté sa vo-
lonté en réunissant sur moi les deux tiers des voix
du sacré collège, je refuserais la souveraine jiuis-
sance de l'Eglise: mais puisque Dieu lui-même m'a
donné la tiare, je laccepte; ne conservez plus d'in-
quiétude; je connais la pureté de vos intentions, et
soyez assuré que je traiterai tous les cardinaux selon
leurs mérites. » Ces paroles, qui pouvaient avoir un
double sens, ne rassurèrent pas entièrement les car-
dinaux de la faction ennemie, néanmoins ils furent
obligés de s'en contenter.
D'après l'historien des conclaves, la joie que causa
l'élection d'.Enéas Sylvius fut si grande à Rome,
que le peuple, qui était dijisé en deux eanqis et qui
se battait dans les rues la veille de la nomination,
déposa les armes comme par enchantetnent. « La
cité apostolique, ajoute-t-il, ressemblait quelques
heures auparavant à une place de guerre livrée au
pillage; tout à coup elle prit un aspect de fête qui
tenait du prodige. Au lieu de sang, c'était le vin qui
coulait à Ilots dans toutes les rues ; des tables étaient
dressées sur les places publiques ; le cliquetis des
épées et les cris de guerre étaient remplacés par le
son des instruments de musique; la population en-
tière se livrait à des danses. Cet enthousiasme n'é-
clata pas seulement à Rome; les autres villes d'Ita-
lie, et Sienne surtout, dont ^Enéas était évêque,
manifestèrent une joie qui approchait du délire. »
.Enéas Sylvius Piccolomini était Toscan d'origine
et fils d'un malheureux proscrit, qui gagnait sa vie à
la sueur de son front. On rapporte qucVittoria Forte-
guerra, sa mère, étant enceinte de lui, eut un songe
dans lequel son enfant lui apparut la tète couverte
d'une mitre. Comme c'était la coutume d'alors de
conduire les clercs au supplice en leur plaçant un
bonnet de papier sur la tète, elle en augura que son
fils serait la honte et le déshonneur de sa famille.
Les désordres de sa première jeunesse ne firent que
confirmer l'opinion de sa mère; car /Enéas s'adonna
tout enfant aux pratiques honteuses de la sodomie et
devint le mignon de tous les prêtres du voisinage.
Ce qui devait le perdre fut précisément la cause de
sa fortune ; parmi ses corrupteurs, il rencontra un
abbé qui le prit en grande ail'eclion et le fit entrer
dans son couvent. /Enéas Sylvius se voua dès lors
à -l'étude des lettres, et s'éleva par son génie au rang
des hommes les plus savants de son siècle. Plus
tard, le cardinal Dominique Capranica rattacha à son
service et l'emmena avec lui au concile de Bàle, où
i! remplit la charge de secrétaire pendant dix années
entières avec une habileté et un courage remarqua-
bles. Toutes les mesures énergiques qui furent pri-
ses contre les papes étaient présentées par /Enéas
Sylvius. qui ne prévoyait pas alors que lui-même oc-
cu]ierait un jour la cliaire île saint Pierre, et qu'il aurait
à défendre cette exécrable théocratie qu'il attaquait
si vigoureusement. Après la dissolution du concile
de Râle, le pape Félix V le prit pour secrétaire, et
lorsqu'il eut abdiqué,. Frédéric III lui offrit le même
enqiloi au)n'ès de sa personne; dans la suite, l'era-
jM'reur le lit son conseiller intime, l'Iionora de la cou-
lonno poéliipic et lui confia plusieurs ambassades.
Enfin Nicolas V le promut au siège de Sienne, et
Galixlc III lui donna le chapeau de cardinal.
Son avènement au ponlilicat fut accueilli do di-
verses manières jiar les ctiurs de l'Eurojie ; la France,
l'Ecosse, le Danemark, la Pologne, la Hongrie, ainsi
que les Républiques de\'enise et de Florence, désap-
prouvèrent l'élection d'/Enéas Sylvius ; au contraire,
l'empereur d'Allemagne, les ducs de Milan, île Mo-
dènc et Ferdinand de Sicile, en témoignèrent leur
satisfaction et envoyèrent des ambassadeurs à Rome
pour com|)limenter le nouveau pontife.
Pie II commença l'exercice de son autorité en ven-
dant l'investiture du royaume de Naples au bâtard du
roi Alphonse, au préjudice de René d'Anjou et de
son fils Jean, duc do Calabre, moyennant une somme
de six cent mille écus d'or, et la concession du du-
ché d'Amalfi pour .\ntoine Piccolomini, son neveu,
auquel Ferdinand donna en outre une de ses sœurs
en mariage et l'intendance générale de la justicedans
tous les États de Naples et de Sicile. Après avoir so-
lidement établi la fortune de son neveu,' il songea à
marcher sur les traces de ses prédécesseurs pour
rem|)lir le trésor apostolique, qui avait été entière-
ment vidé par les Borgia à la mort de leur oncle. Le
prétexte dont il se servit pour rançonner les peuples
fut encore l'annonce d'une croisade contre lesTurcs.
Il convoqua un concile général à Mantoue, pour le
1" juin 1459, et invita tous les rois à s'y trouver,
particulièrement Charles ^'II, qu'il appelait le dé-
fenseur de la religion chrétienne. Ses bulles de con-
vocation furent remises aux princes chrétiens par des
légats habiles, qui surent leur arracher l'autorisation
de lever des décimes sur les peuples soumis à leur
domination.
Tous ces préliminaires terminés. Sa Sainteté quitta
Rome le 1 8 lévrier, laissant le gouvernement du spi-
rituel de la ville au cardinal de Cusa, et le comman-
dement du temporel au prince Colonna, avec un con-
seil de cardinaux, d'auditeurs de rote et d'avocats,
pour former la cour apostolique, comme s'il eût été
présent, et afin que les affaires ne souffrissent pas
de son absence. Il rendit même un décret qui inter-
disait au sacré collège de se réunir autre part qu'à
Rome, si Dieu disposait de sa vie pendant son
voyage ; ensuite il prit la route de Mantoue, où se
trouvaient déjà réunis des ambassadeurs, des pré-
lats, des princes et des rois.
Sa Sainteté ouvrit le concile par un long discours
où elle exposait pathétiquement la décadence de la
religion chrétienne en Orient ; elle fit une longue
ènumération des provinces ((ue les infidèles avaient
enlevées aux chrétiens, et termina par cette allocu-
tion: « Si les calamités publiijues ne touchent pas
vos âmes, princes et rois, redoutez au moins les
maux qui vous menacent personnellement ; songez à
vous garantir par une sainte ligue, de l'opprobre, de
PIE II
329
Les désordres de la première jeunesse du cardinal Maéus Sylvius
la servitude et. de la mort, dont cliacun de vous est
menacé dans son isolement. N'ouljliez pas que vous
avez à combattre un ennemi formidable, dont l'au-
dace est exaltée par de nombreuses victoires. Chacun
de vous est trop faible pour se mesurer avec lui ;
mais si vous unissez vos forces, vous le renverserez,
parce que Dieu bénira les glaives des chrétiens. Rap-
pelez-vous les glorieux exploits des fidèles sur la terre
do Syric^ que le courage des anciens piiux vous anime ;
abatulonncz vos palais, vos femmes, vos enfants; ne
crai.,'nez point de donner vos trésors et de verser
voti e sang pour assurer le triomphe de la foi ! Honte
aux làclics et aux indolents ([ui refusent de com-
battre ! Princes, quel est celui d'entre vous qui se
présente pour être le clief de cette guerre sacrée;
pour relever la croix et renverser le croissant ; pour
rétablir dans l'Orient le Ghri-t détrtiné par le pro-
phète? Qu'il s'avance!... » Et comme chacun gardait
le silence , il continua : « Vous êtes donc tous des
11
lâches ! Eh l)ien, ce sera moi (pii guiderai les croi-
sés ; je prendrai l'étendard sacré d'une main, le
Christ de l'autre, et je me mettrai à la tète des lé-
gions. Si le ciel ne m'accorde pas la victoire, mon
sang du moins apaisera la colère du Dieu des armées! »
De nombreuses acclamations retentirent alors dans
le concile et couvrirent la voix du belliciueux pontife :
X Nous vous acceptons iiourchef, cria-t-on de toutes
parts; marchons contre les infidèles I » Un instant
Pie II craignit d'avoir dépassé le but qu'il s'était
proposé d'atteindre, et de se voir obligé de partir
pour la croisade. HeuieusemenI )iour lui, ceux-là
même qui avaient a|iplaudi à ses paroles avec le plus
d'enthousiasme n'étaient nullement disposés à le
suivre dans une semblable entreprise ; et de part et
d'autre on se borna à traiter de la levée de nouveaux
décimes. Quelques souverains d'Orient, étrangers
aux fourberies de la cour de Rome, prirent seuls la
chose au sérieux , David, empereur de Trébizonde,
130
33 J
HISTOIRE DES PAPES
Uzuii-Hassan, roi d'Arinéiiio, et Cieorjios, qui sepié-
lendait roi ilo Perse, s'engagèrent à iournir pour la
croisiide des troupes de cavalerie et d'infanterie, et
une flotte bien équipée.
Ajirès la séance publique, les ambassadeurs de
Charles \l\ demandèrent à être reçus jiar le pape
ou audience jiarliculière, ce qui leur fut accordé ini-
médiateincnt. Le bailli de Rouen rappela à Sa Sain-
teté les services que les rois de France avaient rendus
à ses prédécesseurs ; il se plaignit amèrement qu'elle
eût oublié que le frère Je suint Louis avait reçu
autrefois l'investiture du royaume de Xaples de la
cour de Rome, et par conséquent qu'il n'était pas
permis de le vendre au bâtard d'Alphonse; il ter-
mina ses remontrances en menaçant Pie II de la
vengeance du roi, s'il ne révoquait sa première dé-
cision. A cela, le pape répondit qu'il n'avait agi que
par le conseil des cardinaux, et qu'il ne pouvait, sans
les consulter, casser une délibéra ti-jn du sacré col-
lège; ensuite, pour cacher l'embarras où il était de
donner des excuses valables de sa conduite, ill'eignit
d'être pris par un accès de toux, et congédia les am-
bassadeurs. Le bailli de Rouen ne fut pas dupe de
cette fourberie ; dès que le saint-père fut bnis de la
salle d'audience, il se répandit en injures contre lui
en présence de ses officiers, et jura qu'il saurait se
venger du traître qui avait vendu sa conscience aux
ennemis de la France.
Ces menaces furent immédiatement transmises à
Pie II, qui, de son côté, songea à créer des em-
barras à Charles Vil pour le mettre dans l'impuis-
sance de lui nuire. Il abolit la pragmatique sanction
qui était observée dans le royaume, et demanda que
les Français fournissent une armée de cent mille
hommes pour comltattre les infidèles. Grâces à l'éner-
gique opposition du bailli de Rouen, qui démontra
qu'il était impossible au roi de France de mettre sur
pied un nombre aussi considérable de troupes tant
qu'il serait en guerre avec la Grande-Bretagne, le
saint-père fut obligé de se relâcher de ses préten-
tions, et de se contenter d'une taxe de six cent raille
florins d'or pour les frais de la croisade. Le bailli de
Rouen ne put rien faire rabattre sur cette somme ;
en vain il fit observer aux cardinaux que la France
était ruinée, et que depuis six années le saint-siége
ne cessait de prélever des décimes sur les provinces ;
toutes ses réclamations furent inutiles. Et comme sa
harangue prenait le ton de la menace. Pie II l'in-
terrompit brusquement, et lui déclara qu'il saurait
réduire à l'obéissance un royaume rebelle, qui trou-
vait des ressources pour faire la guerre à des chré-
tiens, et qui n'était pas capable de faire le moindre
sacriGce pour venger la religion. « Redoutez ma
colère, ajouta-t-il, car si je le veux, dans un mois,
Gênes, Modène, Florence, Naples même, se soulè-
veront contie les Français et Icschasseront del'Italie. »
Pour réaliser cette prédiction, le pontife appela en
Italie le célèbre roi d'Albanie, Georges Castriot,
surnommé Scanderberg, sous prétexte de faire ren-
trer dans le devoir les Napolitains, qui étaient en
pleine révolte contre le roiFerdinand, l'avaient chassé
de sa capitale, et s'étaient rangés au parti du duc
d'Anjou, à la tête duquel se trouvait toute la no-
blesse napolitaine, et mêmeMarcien, son beau-frère.
duc de Sauguesa, et .\ntoine Caldora, duc do Ta-
rente. Docile aux ordres de Sa Sainteté, Scander-
berg débarijua à Raguse, et se dirigea par terre, à
marches forcées, sur Rarlette, au secours du roi
Ferdinand, (jui était étroitement bloipié dans la place.
A l'approche de ce redoutable ennemi, les Français
levèrent le siège et vinrent camper sous les murs de
Nocéra ; le roi d'.\l))anic poursuivit les fuyards, les
atteignit dans une vaste plaine et les accula au pied
du mont Ségian. Alors s'engagea une bataille terrible
entre les Albanais et les troupes de René d'Anjou;
celles-ci furent taillées en pièces, et les espérances
du i);u'ti angevin se trouvèrent pour jani-iis anéanties.
Toutes les villes, toutes les provinces du royaume do
Naples qui tenaient encore pour les Français lirent
immédiatement leur soumission, et Ferdinand rentra
triomphant dans sa capitale.
Pie II voulant profiler de la prépondéiance que
cette victoire lui donnait en Italie pour affermir sa
domination sur les peuples, décréta que les papes
étaient au-dessus de tous les princes de la terre, et
que leur omnipotence s'étendait même sur les con-
ciles, qui dans aucun cas ne pouvaient ni juger ni
déposer le chef suprême des fidiiles.
« Il s'est glissé parmi nous, disait le saint-])ère
dans sa bulle, un abus exécrable, celui d'appeler des
jugements et des actions du joontife romain aux con-
ciles généraux. Ceux qui approuvent de semblables
mesures oublient ou veulent ignorer que le vicaire
du Christ a seul le pouvoir de lier et de délier sur
la terre et dans le ciel; qu'il ne peut être jugé que
par Dieu , et que, pendant sa vie, il peut à son gré
disposer des trônes, des richesses, de la liberté et de
la vie des hommes.
« Voulant donc éloigner de l'Église le dangereux
poison de ces opinions lelieiles, de l'avis et du con-
sentement de nos vénéi'ablcs fi-ères les cardinaux, au
nom de notre autorité infaillible, nous condamnons
les appels aux conciles, nous les réprouvons comme
inutiles, erronés et dangereux, et nous ordonnons
qu'à l'avenir il sera défendu d'interjeter appel des
décisions de notre siège, ou de citer un pape devant
une assemblée de prélats.
« Si quelqu'un, après la publication de cette bulle,
contrevient à nos décrets, qu'il soit empereur, roi,
prince, évoque ou simple la'ique, nous le déclarons
excommunié jusqu'à sa mort. Les mêmes censures,
les mêmes anathèmes sont également encourus par
les universités et les collèges. »
Lorsqu'on eut connaissance eu France de cet édit,
on jugea que le saint-père n'avait d'autre intention
que de s'en servir pour mettre l'interdit sur le royaume.
Immédiatement le conseil du roi chargea Jean Dau-
vet, procureur général du Parlement, de décréter
une protestation contre les empiétements de la cour
de Rome, et de sommer Pie II d'avoir à révoquer sa
bulle sur les appels, comme subversive des anciens
canons et de la pragmatique sanction ; et dans le cas
où il persisterait dans ses détestables doctrines, de
le menacer de la colère du roi et de la convocation
d'un concile œcuménique.
Quelques jours après la promulgation de cette or-
donnance, Pie II songea à dissoudre le synode de
Mantoue ; mais préalablement il résuma dans un long
PIE II
331
discours les négociations entamées pour la croisade
.iveclesdilTéreiits peuples de la clirétienté, et réclama
de nouveaux subsides pour mener à bonne lin la
guerre contre les inlidèlcs.
« Saclipz, mes frères, disail-il en terminant sa
harangue, que Tempercur d'Allemagne promet une
armée de quarante-deux mille hommes; le duc de
Bourgogne, six mille soldats aguerris ; le clergé d'I-
talie, à l'exception toutefois de celui de \'enise, de
Gènes et de Florence, s'engage à donner le dixième
de ses biens; les laïques sont imposés au trentième
de leurs revenus; les juifs au vingtième ; la ville de
Raguse seule donne deux galères ; l'île de Rhodes en
fournit quatre; et nous espérons même voir se ral-
lier à notre sainte entreprise la France, la Castille,
le Portugal, l'Aragon, l'Angleterre, l'Ecosse, le Da-
nemark, la Suède, la Norvège, la Pologne et la Bo-
hème, qui nous avaient refusé jusqu'à ce jour des
secoursd'homraes ou d'argent. Ainsi donc, mes frères,
allez en paix dans vos demeures, racontez les grandes
choses qui se sont faites dans ce sacré concile, et
n'oubliez pas surtout d'expédier à notre chambre
apostolique les décimes pour la croisade. »
De Mantoue, Sa Sainteté se rendit à Sienne, où
elle reçut une ambassade solennelle des patriarches
d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, et une
autre do plusieurs villes du Péloponnèse, qui offraient
de se soumettre à Pie II, s'il consentait à tenir des
garnisons chez eux pour les défendre contre les Turcs.
Enorgueilli par tous ses succès, le pape supposa
que rien ne devait lui résister, et il donna carrière à
son ambition. D'abord il nomma aux évêchés de Gus-
tille et de Pologne des prélats italiens ses créatures,
sans même consulter les souverains de ces deux pays ;
et comme ceux-ci voulaient lui présenter des obser-
vations, il les excommunia et passa outre. Ensuite il
prit le chemin de Rome, escorté par une armée de
bandits recrutée dans la haute Italie, et dont il vou-
lait se servir pour mettre à la raison les habitants de
la ville sainte, ([ui avaient proclamé la République
et traîné son étendard dans la boue.
Pie II n'eut pas de peine à vaincre une population
dénuée d'armes et de vivres. Après huit jours de
tranchée ouverte, il força une des portes de Rome,
et vint s'installer au ^'atican ; ensuite Sa Sainteté
procéda au massacre des insurgés. Par ses ordres,
les jeunes gens des écoles et un nombre prodigieux
de citoyens furent amenés pieds et poings liés en sa
présence et inqiitoyablement égorgés; tous leurs
biens furent conllsqués au profil du saint-siége, et
leurs familles exilées. Parmi ces martyrs de la li-
berté, on cite Tiburce, fils du généreux Massian, un
de ceux que Nicolas \ avait fait pendre à lu porte
du Capitole avec le tribun Porcario.
Ges exécutions terminées, Rome redevint calme,
et se reposa dans le silence de la mort de ses agita-
tions passées. Quant au saint-père, il continua le
•. cours de ses infamies; il excommunia le duc d'Au-
triche et Sigismond Malatesta : le premier, parce qu'il
avait Cuit emprisonner le cardinal de Cusa, qui vou-
lait percevoir des dîmes sans son autorisation; le se-
cond, parce qu'il avait formellement refusé de payer
le cens à l'Eglise romaine. Il usa des mêmes moyens
de rigueur contre Dichter, métropolitain de Mayenco,
qui ne voulait point payer les annales de son arche-
vêché. Mais les bulles ne produisirent aucun effet;
les trois princes .excommuniés ne délièrent pas les
cordons de leur bourse, et appelèrent des anatlièmes
du jjape au futur concile.
Pie II ayant échoué de ce côté, renouvela ses ten-
tatives sur la France, et fit solliciter par le cardinal
d'Albi, auprès du roi Louis XI, qui venait de succé-
der à tJharles VII, l'abolition de lu pragmatique sanc-
tion. L'évêi[ue La Ralue , alors tout-puissant sur
l'esprit du monar([ue, s'opposa à l'adojition de cette
mesure, et représenta au nonce, en termes éner-
giques, i(u'il était honteux pour Sa Sainteté qu'elle
cherchât à renverser l'œuvre élevée par ses mains,
puisque la pragmatique sanction n'était que l'ex-
ju'ession des sentiments tpii animaient le concile de
Râle, et que Pie II l'avait rédigée, soutenue et dé-
fendue contre Eugène lY. Son indignation l'entraîna
même jusqu'à dire que si le pape osait renouveler la
moindre tentative à ce sujet, il le ferait déclarer schis-
matique, et dévoilerait aux yeux de toute la chi'étienté
« que la papauté transforme les plus saints prélats
en tyrans fourbes, avares, cruels et implacables. »
Désespérant de vaincre par des paroles l'opposi-
tion deLaBalue, le rusé cardinal entreprit de le
corrompre, et lui offrit une somme considérable avec
le chapeau rouge. L'évèque , ([ui aimait l'argent et
les honneurs, changea aussitôt de langage; de dé-
fenseur qu'il était de la pragmatique sanction il en
devint un des plus fougueux détracteurs; il repré-
senta à Louis XI, qu'après avoir profondément étu-
dié la question, il avait reconnu qu'on ne pouvait pas
donner le titre de loi à des règlements décrétés par
une assemblée irrégulière; il menaça le roi bigot de
l'excommunication du saint-siége, et lui arracha la
promesse de révocation.
Mais quand il se présenta au Parlement jiour la
faire enregistrer, le procureur général Saint-Romain
s'y opposa, et déclara qu'il perdrait la vie avant de
consommer une trahison qui devait amener la ruine
du royaume. L'Université de Paris adiessa égale-
ment des remontrances à Louis XI, et le supplia de
ne pas autoriser l'abolition des décrets qui étaient
conformes aux plus pures constitutions de l'iîjglise.
Malheureusement tout fut inutile; le cardinal d'.\lbi
affirma au roi que la révocation de la pragmatique
ne préjudicierait en rien aux libertés du clergé gal-
lican ; que le ponlife entretiendrait const;imment un
légat à Paris pour conférer les provisions et les bc'ué-
lices , sans c[ue les Français fussent tenus d'envoyer
de l'argent à Rome.
Enfin, Louis XI, convaincu par ces raisons, et al-
léché par la promesse d'être soutenu par le saint-
si(''gc pour recon(|uérir le trône de Naples au duc
d'Anjou, signa l'ordonnance ipii plaçait le cleigé de
France, corp^ et biens, sous la juiidiction absolue
de la cour de Rome. Il est vrai qu'en dédommage-
ment, révè((ue La Baluo reçut le chapeau de car-
dinal, et le roi une épéu bénite la veille du jour de
Noël. Ge fut tout ce que le lâche monanpu' obtini
du pape, car celui-ci ne voulut jamais ratifier l'en-
gagement pris par son légat relativement à la cou-
ronne de Na])les. De son côté, Louis XI ne se mit
pas en peine de faire exécuter ses crdr ; contir la
33"î
HISTOIRE DES l'.VPES
prairinaliqnc. qui, pn ri-alité, fui observée pendant
luulc la liuii'o lie son ri'gne.
Ainsi, il était évident que ces deux despotes fai-
saient assaut de fourberies, et cberchaient nnituello-
luent à tromper les peuples. Ce ([ui contribua sur-
tout ù démasquer la cour de Rome, el à éclairer les
chrétiens sur la politiipie machiavéliiiue du pontife,
fut la publication d'une lettre (pi'il avait adressée à
Moliammeil II. En rapportant ce fait, riiistorien Du-
plessis s'écrie : » Non, jamais l'ambition exécrable
des prêtres ne s'est révélée aussi clairement (pie
dans cette épîlre, où un pape, qui se prétend le vi-
caire de Dieu sur la terre, olïre à un musulman de
le reconnaître empereur d'Orient et d'Occident, s'il
veut lui envoyer une armée pour anéantir ses enne-
mis! •• Voici le texte même de la lettre du saint-
père: « Mohammed, si tu étais baptisé, nous invo-
querions le secours de .ton t;laive terrible contre
ceux (jui nous disputent notre patrimoine. El comme
nos prédécesseurs Etienne, Adrien et Léon appelè-
rent à leur aide l'epin et Gbarlemagne , et les cou-
ronnèrent empereurs pour les récompenser d'avoir
exterminé les ennemis de l'Eglise, de même nous te
ferions le plus grand roi du monde pour payer les
services 1 » Comment ne pas être saisi d'indignation
en voyant un pape proposer à un mulsuman de lui
vendre le baptême , et lui ofl'rir pour prix de son
apostasie la couronne impériale!
Pendant que le saint-père entreprenait la con-
version de Mohammed II, il pressait la levée des
décimes pour la croisade, et voulait obliger la France
à lui fournir dix raille hommes de troupes ou l'équi-
valent en argent. Mais il trouva une vive opposition
à la cour de Louis XI, qui ne lui pardonnait pas de
maintenir Ferdinand sur le trône de Naples ; le roi
lui écrivit même une lettre très-irrespectueuse :
« J'ai aboli la pragmatique , disait-il à Pie II ; je
vous ai juré une obéissance entière; je vous ai sou-
tenu contre ceux qui voulaient convoquer un concile
et vous déposer; tout cela dans l'espoir d'obtenir
votre protection pour ma famille. Aujourd'hui je re-
connais ma faute, et j'apprends à vous juger ; je suis
donc résolu à rompre ouvertement avec votre siège,
et à rappeler nos ambassadeurs de Rome. Quant à
l'argent que vous demandez, il est en lieu sûr dans
notre trésor; passez votre chemin, et quêtez ailleurs. »
Celle missive de Louis XI parvint à Rome au mo-
ment où les envoyés de Scanderberg apportaient la
copie d'un Iraitéd'alliance que leur maître avait con-
clu avec les Turcs. Sa Sainteté lit ratifier le traité par
le sacré collège ; et pour éviter que celle démarche ne
fût interprétée par les fidèles comme une renonciation
à la croisade, ce ((ui aurait nui singulièrement à la
levée des décimes. Pie II rassembla en consistoire
public les cardinaux, les principaux citoyens de Rome
elles ambassadeurs de toute l'Europe, et, en présence
d'une foule immense accourue à cette solennité, il
déclara qu'un zèle ardent l'animait pour la défense
de la religion. « Pour arrêter les Turcs, s'écria-t-il,
je suis résolu , malgré mon grand âge et mes infir-
mités, à m'embarquer avec mes cardinaux ; moi-même
j'irai assiéger Constantinople; mais il me faut de
l'argent pour équiper une flotte; il m'en faut pour
acheter des vivres, des armes, des vêtements; il
m'en faut pour soutenir notre pauvre maison; il
m'en faut peur soutenir nos moines, pour nos car-
dinaux. Apportez donc do l'argent, mes chers fils;
qu'une sainte émulation s'empare do vous; appro-
chez-vous tous de notre trône, el ([uo chacun y dépose
son oIVrande; de l'aigent, de l'argent, de l'argent. »
Pie 11 leriuina sa harangue eu fulminant un dé-
cret contre ceux qui refuseraient de payer les déci-
mes pour la guerre.
Cette cérémonie cul un résultat bien funeste pour
Sa Sainteté; l'excitation qu'elle s'était donnée fit dé-
clarer une lièvre violente et augmenta ses accès de
goutte à tel point que les médecins conseillèrent de
faire transporter le pontife à Sienne pour y prentlre
les eaux, quoiqu'on fût au milieu de l'hiver. Avant
de ([uitter Rome, il voulut se conduire en véritable
chef de l'Église, el fil publier la palinodie suivante:
« Nous avons failli au concile de Bàle en combattant
l'infaillibilité pontificale ; nous n'étions qu'un homme
alors, el nous avons erré <comrae tous les hommes;
nous avons péché par séduction comme saint Paul,
el nous avons persécuté l'Église de Dieu par igno-
rance. Aujourd'hui nous imiterons le bienheureux
Augustin, qui dans sa vieillesse a rétracté les opi-
nions de sa jeunesse. Nous confessons que tous nos
écrits sont hérétiques, parce qu'ils sont opposés à
la suprême puissance du saint-siége ; maintenant
que nous sommes {lape, nous reconnaissons que la
chaire de saint Pierre est le premier trône du monde,
et qu'il suffit de placer la tiare sur le front d'un
homme pour le rendre infaillible , lors même qu'il
eût été précédemment parjure , voleur, sodomite ,
meurtrier, et marqué du sceau de la bête. Par le
seul fait de l'exaltation d'un pape, un grand miracle
s'accomplit; l'Esprit saint l'illumine, il devient pur
et grand comme Dieu; il est Dieu lui-même! Mé-
prisez donc mes dialogues, mes lettres, mes opuscules ;
rejetez-les comme les œuvres d'un homme, et croyez
au contraire à cette bulle qui émane du vicaire du
Christ ; condamnez iEnéas Sylvius et glorifiez Pie II. »
Cependant les souffrances du saint-père, au lieu
de diminuer, augmentèrent d'intensité, et l'on dut
renoncer à l'espoir de le sauver ; bientôt il sentit lui-
même les approches de la mort, et fit appeler les
cardinaux autour de son lit pour les exhorter à lui
donner un successeur vraiment animé de l'esprit pon-
tifical ; ensuite il demanda l'exlrême-onction. Lau-
rent Roverella, évêque de Ferrare, voulut lui repré-
senter que l'Église n'autorisait à donner ce sacrement
qu'une seule fois, et que l'ayant déjà reçu à Bâle
lorsqu'il avait été attaqué de la peste, il s'exposait à
la damnation éternelle ; mais le moribond répondit :
« Je le veux. — Eh bien donc, soyez damné, saint-
père ! " réjdiipia Roverella, el il lui administra l'ex-
trêrae-onction. yEnéas Sylvius mourut quelques heures
après, le 14 août 1464. ■*
Platine affirme que le pontife était un ennemi im-
placable, el qu'il joignait à son amour immodéré de
domination une cupidité et une avarice insatiables.
Mézerai dit de lui : " Jamais homme n'avait plus
travaillé à réduire la puissance des pontifes qu'.^-
néas Sylvius, et jamais pape ne s'elTorça plus de
l'étendre au delà du droit et de la raison que Pie II. »
Dupin donne une notice détaillée des nombreux
PIE II
333
Scanderbcrg, roi d'Albanie, allié du pape
écrits de ce pape. Nous nous contenterons de rap-
porter le titre de ses principaux ouvrages, parmi les-
quels il faut placer l'Histoire des Bohémiens, depuis
leur origine juscju'à Tannée 1458; les Mémoires des
séances du fameux concile de Bàle, depuis la suspen-
sion d'Eugène jusqu'à l'élection de Félix V; un
poëme sur la jassion du Christ ; des traités sur la
cosmographie, sur la grammaire, sur la rhétorique,
sur la topographie de l'Allemagne; (pielques bro-
chures fort scandaleuses sur les filles d'aïuour, sur
les mignons, sur les différentes manières d'aimer.
Dans ces derniers ouvrages, le saint-père raconte des
aventures fort piquantes dont il est le héros, et où il
se plaît à énumérer les qualités pliysiques des dames
dont il avait obtenu les faveurs; il parle de leurs
charmes secrets, entre même à ce sujet dans des détails
obscènes qu'il est difficile de traduire.
On a encore de lui un recueil de (juatre cent trente-
deux lettres, dont les plus remarcjuables forment des
traités ex professa sur des matières de théologie ; la
cent trentième est un dialogue entre des hérétiques
sur la communion catholique ; la cent quatre-vingt-
liuitième traite longuement des devoirs du pape et des
ofhciers de sa cour; )ilusieurs ne sont que des dis-
couis sur l'excellence du chrislianisrae comparé à
l'islamisme; enfin, on lui attribue deux panégyriques
sur Alphonse d'Aragon, un Traité de l'Empire ro-
main, et plusieurs volumes de poésies erotiques.
s-^K^Ck
334
HISTOIRE DES PAPES
Ebction de Paul II. — Sa Sainteté prend l'engagement solennel d'observer divers règlements qui lui sont imposés par les car-
dinaux. — Histoire de Paul II avant son pontificat. — Il refuse de tenir le serment qu'il avait fait aux membres du sacré
collège. — Il s'empare des décimes destinés à la croisade contre les Turcs. — Le saint-pi-re devient odieux aux Romains. —
Rupture entre le pape et le roi Ferdinand. — Affaires de Hongrie, de Bohème et de Castille. — Jeux publics à Rome. — Guerre
des Florentins. — L'empereur vient à Borne. — L'historien Plaline est condamné aux tortures de la chambre chaude. — Dé-
mêlés entre le pape et Louis XI. — Querelle entre le saint-père et le roi de Pologne. — Mort du pontife.
Après la mort de Pie II, les cardinaux se rendi-
rent à Rome, et s'assemblèrent au Vatican au nombre
de vingt ; Pien-e Barbo, Vénitien, cardinal du titre
de Saint-Marc, ayant réuni les deux tiers des suf-
frapes, fut proclamé souverain pontife.
Toutefois, avant de le revêtir de la cliape et de lui
faire subir les épreuves de la chaise percée, les car-
dinaux exigèrent qu'il s'engageât par serment à con-
tinuer l'exploitation des décimes et à en partager les
profits avec eux ; ils lui firent promettre de ne point
élever au cardinalat des jeunes gens de moins de
trente ans ; de ne donner le chapeau qu'à Un seul de
ses parents, et de no jamais dépasser le nombre de
vingt-quatre cardinaux. Ils lui firent jurer qu'il sou-
mettrait les promotions et les dépositions des prélats
à la sanction du sacré collège: qu'il n'aliénerait au-
cune terre des patrimoines de l'Église ni des revenus
du saint-siége ; qu'il laisserait aux ecclésiastiques de
la cour pontificale la liberté de faire leurs testa-
ments ; qu'il n'entreprendrait aucune guerre et ne ferait
aucun traité de paix avec les princes où avec les Ré-
publiques, sans l'approbation des cardinaux ; qu'il
ferait prêter serment aux gouverneurs des places et
des châteaux, de les remettre au pouvoir du sacré
collège lorsque le saint-siége viendrait à vaquer; que
les places importantes ue seraient point gouvernées
par ses parents ; que l'armée de l'Église ne serait
jamais commandée par sa famille, et que dans les
bulles faites sans l'approbation du collège il ne met-
trait point cette clause : « Du conseil de mes frères. »
En outre, ils lui imposèrent la condition de lire cha-
que mois cette même constitution en plein consis-
toire, pour qu'il en conservât la mémoire ; et ils de-
mandèrent que Sa Sainteté leur accordât par avance
l'autorisation de s'assembler deux fois chaque année,
afin déjuger si tous les articles de leur marché avaient
été strictement observés.
Toutes ces conventions ayant été acceptées et si-
gnées par le nouveau pontife, le premier diacre ou-
vrit la fenêtre du conclave, et montrant la croix au
peuple, il publia l'élection de Pierre Barbo, cardinal
de Saint-Marc. Suivant l'usage, on demanda au saint-
père quel nom il voulait prendre ; d'abord il choisit
celui de Formose ; mais sur l'observation qui lui fut
faite que les Romains pourraient Taccuser de puérile
vanité en prenant un nom qui en langue vulgaire
signifiait « le Beau, » il consentit à renoncer au nom
de Formose et se décida pour celui de Paul II.
Pierre Barbo était fils de Polyxène Condelmère,
sœur du pontife Eugène IV ; il avait déjà embrassé la
carrière du commerce, lorsqu'il apprit l'exaltation de
son oncle; aussitôt il changea de vocation et s'ap-
I
PAUL II
335
pliqua à l'étude des Écritures sacrées sous la direc-
tion de professeurs liiibiles. Eugène IV l'éleva suc-
cessivement à l'arcliidiaconat de liologne, à l'évèclié
de Servie, à la charge de protonotaire apostolique, et
enfin an cardinalat. Sous Nicolas V il avait conservé
un grand crédit.
On raconte qifil était doué de la singulière faculté
(le verser des lurnies, quand il voulait persuader son
auditoire et faire adopter quelque mesure politique;
ce qui est le sublime de l'hypocrisie : Pie II le nom-
mait plaisamment Notre-Dame de pitié; il avait la
manie de se croire médecin, et sa principale occupation
était de composer des collyres et des pilules qu'il en-
voyait à ses amis lorsqu'ils étaient malades.
Dès qu'il fut sacré souverain pontife, Paul II, au
mépris de ses serments , voulut gouverner despoti-
qucment, sans prendre même conseil de ses cardi-
naux ; il conféra les principales dignités et bénéfices
de l'Église à ses créatures, et décréta plusieurs lois
([u'il présenta pour la forme à la ratification des mem-
bres du sacré collège ; car il les prévint qu'il dépo-
serait immédiatement ceux qui refuseraient de lui
obéir. Presque tous souscrivirent aux volontés du
pontife sans faire d'observation; mais .Jean de Gar-
vajal, cardinal espagnol, lui résista courageusement,
l'appela traître, parjure, simoniaque, et fit si bien,
qu'une espèce d'émeute éclata dans le consistoire.
Paul II, comprenant la nécessité de la dissimulation
dans un moment où son autorité n'était pas encore
bien affermie, ieignit de céder aux représentations des
cardinaux, et essaya de ramener les récalcitrants en
les comblant de faveurs; il leur donna le privilège de
porter des mitres de soie semblables à celle des
papes; il leur permit de couvrir leurs chevaux avec
des housses écarlates, au lieu de housses violettes
dont ils s'étaient servis jusqu'alors; et il nomma im-
médiatement une commission de trois d'entre eux
pour établir des taxes sur les royaumes , toujours
sous le prétexte de la guerre contre les Turcs. En
vain les ambassadeurs des puissances voulurent s'op-
poser à cette mesure arbitraire; leurs doléances
furent repoussées, et tout ce qu'on leur accorda fut
de répartir eux-mêmes sur chacune des provinces
des différents Etats le chiffre des sommes respectives
qu'elles devaient payer au saint-siége. Ces contribu-
tions forcées servirent à augmenter le faste de la cour
romaine, et à ramener la concorde entre le pape et
ses complices, les cardinaux.
Paul reçut ensuite une ambassade du roi de Naples,
qui envoyait prier Sa Sainteté de faire bénir par son
légat le mariage de son fils avec Hippolyle, fille de
François Sforce, duc de Milan. Comme le pape re-
doutait les conséquences de cette alliance , qui me-
naçait de rendre Ferdmand le maître absolu de l'Ita-
lie, il fit valoir des prétextes de parenté entre les deux
fiancés et se prononça contre le mariage. Alors les
ambassadeurs ajoutèrent adroitement qu'ils étaient
.chargés de prévenir le saint-père que ISIohammed II
avait offert à leur maître, pour son fils, huit cent
mille écus d'or et une de ses filles ; qu'il ne mettait
pour condition à cette union que la promesse de
l'aider à faire la conquête de Venise; mais que Fer-
dinand n'avait pas été ébloui par cette offre brillante,
et ([u'il n'avait pas voulu donner de réponse défini-
tive avant de connaître l'opinion de la cour de Rome.
Placé dans l'alternative de voir Ferdinand contrac-
ter une alliance avec un ennemi du nom chrétien ou
avec un |>rince italien, il se décida pour celle qui lui
paraissait la moins redoutable ; il fit taire tous ses
scrupules relativement aux degrés de parenté, et con-
sentit au mariage du fils du roi de Naples avec la
princesse Ilippolyte. Il refusa toutefois de bénir leur
union ou de la faire consacrer par un légat, et se
contenta de donner la rose d'or aux jeunes époux
lorsqu'ils passèrent à Rome.
Presipic à la même épofjuc , les armes de Ferdi-
nand éprouvèrent plusieurs échecs dans la Pouille,
où le parti des Angevins s'était maintenu sous la
conduite du duc de Lorraine; mais le roi reprit sa
revanche, et avec l'aide des troupes du duc de Milan,
il remporta une grande victoire près de la ville de
Troja. Cette déroute força les seigneurs de la faction
angevine et le duc de Lorraine lui-même à se retirer
dans l'île d'Ischia, d'où ils repassèrent en France.
Paul, qui avait contribué pour sa part à l'expulsion
des ennemis du roi de Naples, réclama à son tour de
son allié l'appui d'une armée pour exterminer les fils
du comte Éverse, qui dévastaient les États ecclésias-
ti([ues; Ferdinand lui accorda immédiatement le se-
cours qu'il demandait; et grâces à l'activité des gé-
néraux napolitains, Sa Sainteté se vit délivrée, en
moins de quinze jours, d'une famille qui avait lutté
contre les trois papes Eugène , Nicolas et Galixte, et
n'avait jamais pu être vaincue.
Ferdinand, qui s'atlrijjui.it à juste droit un succès
aussi inespéré , demanda qu'en récompense de cet
important service la cour de Rome lui fît la remise
des tributs échus qui n'avaient point été payés, et
qu'on lui diminuât les redevances ordinaires. Ce n'é-
tait point le compte de Paul II, qui avait un amour
démesuré pour l'argent; il refusa d'accéder aux dé-
sirs du prince, et prétexta même une grande gène
pour lui réclamer le payement immédiat des arrérages
de ses droits. Il s'ensuivit tout naturellement une
brouille entre le roi de Naples et le chef de l'Église.
A celte époque Sa Sainteté avait aussi une que-
relle avec Pogebrac, prince de Rohême. Voici à quelle
occasion : Un riche seigneur, appelé Zdencon, après
avoir échoué dans une tentative de révolte contre le
prince, s'était réfugié dans la ville d'Araste, d'où il
continuait à menacer son souverain. Pogebrac se dé-
cida enfin à punir le rebelle, et vint l'assiéger dans
sa retraite; Zdencon, après une courageuse résis-
tance, en était réduit aux dernières extrémités et
allait être obligé de se rendre , lorsqu'il imagina ,
pour échapper au danger, de se mettre sous la pro-
tection du saint-siége. Paul, qui avait reçu une
somme considérable pour prendre sa défense, le dé-
clara aussitôt inviolable, et menaça des anathèmes de
l'Église ceux qui oseraient continuer le siège d'Araste.
Sans s'inquiéter d(!S censures ecclésiastiques, le roi
de Rohême pressa le siège, enleva la place, et fit
passer au fil de l'épéc tout ce qu'il y trouva.
Rlessé dans sa vanité, le saint-père adressa immé-
diatement des lettres à tous les princes d'.Mlemagne,
et les fit |irier par ses légats do ne point s'opposer à
l'exécution du jui;eiuent tpi'il allait prononcer contre
le souverain de Rohême; ensuite il releva les peu-
23J
HISTOIRE DES PAI'ES
[lies du seniu'iit de lidi-liti" ot lit pii-cliorune rioisudo
iMUtre Po^i'lirac ; il lo déclara parjure, sacrilège et
hérétique, le déposa du trône et le déféra aux tribu-
naux do la sainte Inquisition. Enlin Paul II oITrit
sa couronne à Casimir, roi de Polof^ne, qui eut la
générosité de la refuser; puis à "Matthias de Hongrie,
(jui fut moins scruinileux et qui lit une guerre ter-
rihlc au malheureux excommunié.
Plus tard, sans doute par reconnaissance do ce
(pi'il l'avait aidé dans sa vengeance, le pape montra
une indulgence extrême pour ce dernier roi, et ne le
1 unit pas d'un sacrilège qu'il avait commis en frap-
pant au visage rèvèc[ue Nicolas, nonce du saint-siège,
qui s'était rendu coupable d'une simple calomnie sur
la reine.
Du reste , avec de l'argent , au rapport même de
Galeatus IMarlius, il était facile d'acheter la protec-
tion du saint-père , et ce fut ce moyen qu'employa
Henri IV, roi de Ciistille, pour obtenir des seiilences
d'anathème contre ses sujets, qui l'avaient détrôné.
Paul prit la défense de ce prince débauché, qui avait
prostitué la reine à un de ses mignons ; il le déclara
absous de tous les crimes qu'il avait commis, ordonna
à ses sujets de lui obéir, et fulmina contre son frère
Alphonse , qui avait été nommé roi à sa place , les
jilus terribles excommunications. Antoine ^'el■nier,
èvèque de Léon, fut chargé de porter à la cour de
Madrid la bulle du pontife; mais il ne put s'aci]uilter
de sa commission ; Alphonse refusa même de voir le
légat romain, cl lui fit dire ({u'il eût à quitter immé-
diatement le royaume, s'il ne voulait courir risque
de la vie; que Sa Sainteté n'avait rien à voir dans
les affaires politiques des États, et qu'il appelait au
futur concile de toutes ses tentatives usurpatrices.
Pusillanime et lâche comme le sont tous les prêtres
lorsqu'on leur résiste, révêi|ue de Léon n'osa point
|)ubher sa bulle, et se hàla de retourner à Rome. Un
nouvel affront l'allendait dans la ville sainte; Paul
lefusa également de le recevoir, l'accusa de trahison,
i'I 4ui fil transmettre l'ordre de rentrer en Castille,
<le menacer les rebelles de toutes les calamités de la
justice divine, et de se défaire du roi qu'ils avaient
couronné. Cette fois, le pape fut obéi ; le légat revint
à Madrid; un mois après, le jeune Alphonse mourut
empoisonné, et Henri remonta sur le trône.
En signe de réjouissance et pour célébrer digne-
mint !e triomphe de son protégé, le saint-père donna
des jeux publics aux Romains comme du temps des
empereurs païens ; il y eut des courses en char, des
courses à cheval, des courses à pied; « et l'on se
crut un instant, dit le cardinal de Pavie, aux beaux
jours du paganisme. »
Pendant que Rome retentissait de chants d'allé-
gresse, Florence était plongée dans la constfernation ;
l'is Médicis et les Pitti se disputaient la souveraineté
de la ville, et se faisaient appuyei' par les ducs de
Milan et de Modène, qui ravageaient les campagnes,
tantôt en criant vive Pierre de Médicis ! tantôt en
criant vive Luc Pitti!
Gomme les malheurs de Florence ne touchaient
])')int aux intérêts directs de la cour aj)Ostolique,
Paul ne s'en inquiéta pas; il est juste de dire qu'il
n'avait pas un instant à lui, et qu'il était sérieusement
occupé à faire des réformes parmi les officiers du
saint -siège, et à casser les abréviateurs pour vendre
leurs charges à d'autres titulaires.
Platine rapporte qu'ayant voulu présenter au p;qie
quelques observations sur la promesse qu'il avait
liile, lors de son élection, de ne prendre aucune dé-
termination imjiortante sans consulter Ir sacré col-
li'ge, il lui répliqua : « Ainsi vous nous appelez de-
vant des juges ! No savez -vous pas encore que
toutes les lois sont renfermées dans le coffre de ma
]ioitrine ? La décision que j'ai prise est immuable
et sacrée; que m'importe que les abréviateurs en
soient réduits à tendre la main et à vivre de la cha-
rité des fidèles; telle est ma volonté! Je suis pape,
il m'est permis d'abolir ou d'approuver les actes
de mes prédécesseurs, selon mon bon plaisir. »
Ces malheureux protestèrent avec énergie contre
l'acte arbitraire de Paul, et annoncèrent qu'ils al-
laient solliciter de tous les souverains de l'Europe la
tenue d'un concile général pour décider la question
entre eux et le saint-siège. Platine, qui était fidèle-
ment attaché au pape et qui redoutait les consé-
(juences de ces démarches , prit la liberté de lui
adresser une lettre circonstanciée pour l'éclairer sur
le scandale ([ui se préparait.
\u lieu d'être touché de cette marque de dévoue-
uienl, le pontife déclara celte lettre un acte de félo-
nie; il fit arrêter Platine et le fit jeter dans une tour,
où l'infortuné passa quatre mois entiers exposé à
toutes les rigueurs de l'hiver, presque sans vêtements
et sans pain. Enfin, grâces aux prières du sacré col-
lège et aux leprèsentations énergiques des magis-
trats et des corps de métiers, il fut rendu à la liber-
té; mais ce fut pour peu de temps ; Paul, qui avait
résolu sa perte, soudoya de faux témoins qui l'accu-
sèrent de conspirer contre son autorité avec le cé-
lèbre Gallimachus , et plusieurs savants que le pape
voulait envelopper dans la même proscription.
Pendant une nuit, la maison de Platine fut en-
tourée par des soldats, ses meubles furent pillés, ses
papiers enlevés, et lui-même fut arraché de son lit
et amené chargé de chaînes devant son persécuteur.
Sa Sainteté procéda immédiatement à son interroga-
toire, et le fit appliquer à la question ; par ses ordres,
on dépouilla le patient de ses vêtements , et on le
conduisit dans une salle voûtée, séparée en deux par
une cloison de verre.
Dans une des chambres se tenaient le pape et ses
conseillers mêlés aux bourreaux; dans l'autre , on
avait placé préalablement des brasiers ardents qui
entretenaient en ébullition d'immenses chaudières
pleines d'eau , ce qui en rendait le séjour insup-
portable. Au milieu se trouvait un poteau de trois
])\('x\s d'élévation, dont le sommet se terminait en
jjointe de diamant; à la vonic étaient fixées cinq
cordes. Le sup- lice auquel présidait le saint-père était
celui de la chambre chaude.
Platine fut lié par les quatre membres et par les
reins, et élevé au-dessus du pieu, dont la pointe lui
fut introduite dans l'anus; puis l'on tendit les cor- ■
des de manière qu'il fût courbé à demi et que tout f
le poids du coips reposât sur l'axe du poteau; on
rapprocha du patient les brasiers ardents, et l'on plaça
devant lui une glace qui réfléchissait toute cette horri-
ble scène, et qui doublait en quelque sorte son supplice.
PAUL II
337
La Térésa Kulgora, maîtresse du cardinal Pierre de Riario, Ijilard du pape
Paul, entouré de ses mignons et de ses lavoris,
continuait , à travers le vitrage , l'interrogatoire de
Platine, et ne s'interrompait que pour faire de cy-
niques allusions sur le pal qui déchirait si cruelle-
ment les entrailles de sa victime. Malgré les souf-
frances atroces qu'il éprouvait, le patient n'ayant rien
voulu avouer, on fut obligé de le retirer de cette
étuve, et le pape fit prendre sa place à d'autres ac-
cusés. Tous subirent d'épouvantables tortures, ut
aucun n'ayant chargé Platine , il fallut bien alors
abandonner l'accusation de crime d'État, et chercher
un autre prétexte pour se défaire de l'imprudent cen-
seur du pape. Sa Sainteté l'accusa d'hérésie, et or-
donna aux bourreaux de renouveler les supplices pour
■forcer les coupables à convenir de ce nouveau crime.
Presque tous ces malheureux expirèrent sur les
chevalets, après avoir été déchirés avec dus ongles de
fer ou roués à coups de barre ; l'historien Platine
seul , grâce à l'énergie morale et à la forte constitu-
tion dont il était doué, délia la rage des bourreaux
et survécut à ces horribles tortures. Il recouvra même
plus tard la liberté, sur la demande expresse de l'em-
pereur Frédéric, qui était venu à Rome pour recevoir
du saint-siége sa portion dans la levée des décimes.
Paul se montra tout à la fois le Narcisse et leLu-
cullus des papes ; comme Narcisse, il était amou-
reux de sa personne; et comme LucuUus, il voulait
que sa table fût toujours couverte des mets les plus re-
cherchés ; aussi mourut-il victime de son inlcmpéranco.
Enfin, pour cacher son ignorance, il affectait d'être
l'ennemi des savants, et déclarait hérétiques ceux qui
se livraient à l'étude. Sous son pontificat il était dé-
fendu aux Romains d'envoyer leurs enfants à l'école,
attendu, disaii-il, (|ue les prêtres seuls devaient sa-
voir lire et éci ire. Une de ses maximes favorites était
celle-ci : « La religion doit anéantir la science, parce
que la science est l'ennemie de la religion! »
Il mourut dans la nuit du 29 juillet 1481, des
suites d'une indigestion, pour avoir mangé deux me-
lons après son diner, et bu outre mesure.
-acî»
131
338
IIISTOIUE DES PA1M:S
Élection de Sixte IV. — Son histoire avant son pontificat. — Il décrMe que les bâtards des papes seront princes par droit de
aissance. — 11 continue la levée des décimes en Europe sous prétexte de croisades. — Légation du cardinal Roderic Dorgia
en Espagne. — Itéorganisalion des tribunaux de l'Inquisition en Castille. — Les peuples refusent de payer les décimes. — Sa
Sainteté se rejette jur la publication d'un jubilé pour se procurer de l'argent. — Ambassades de France et d'E^pagne. — Le
saint-père autorise la consécration d'un enfant de si.\ ans à un siège épiscopal. — 11 dirige des persécutions contre les Floren-
tins. — Extorsions du pape. — Sa mort. — Bref de Sa Sainteté autorisant la famille du cardinal de Sainte-Lucie à pratiquer
l'acte de sodoniie pendaut les trois plus chauds mois de l'année. — Sixte IV établit k Kome de très-nobles lupanars.
Quatorze jours après la mort de Paul II, les car-
dinaux élurent pour lui succéder Francesco d"Al-
Lexola, qui prit le nom de Sixte lY.
Le nouveau pape était originaire de la petite ville
de Cella, dans la rivière de Gênes , à cinq milles de
ijavone. Son père était un pauvre pêcheur chargé d"une
nombreuse famille, et lui-même, dans les premières
années de sa jeunesse, avait exercé cette profession. Sa
gentillesse le fil remarquer par le seigneur délia Ro-
vère, qui en fit d'abord son mignon, et le confia ensuite
à d'habiles professeurs. Francesco d'Albexola sut pren-
dre un tel ascendant sur l'esprit de son protecteur,
qu'il le décida à lui donner son nom et à l'adopter.
Dès qu'il eut atteint l'âge d'homme, Francesco
vint à Sienne, oîi il obtint le grade de docteur et la
permission de professer lui-même à Bologne et à
Florence; enfin, après avoir passé successivement
par tous les degrés de l'ordre des cordehers, le fils du
pauvre pêcheur se trouva cardinal.
Ses prétentions au trône de l'Apôtre furent vive-
ment appuyées par les cardinaux Romain des Ursins,
par Gonzague de Mantoue et par Roderic Borgia,
qui avait déjà dans toute l'Italie la réputatiim d'être
le plus infâme de tous les cardinaux romains, recon-
nus alor» pour les hommes les plus épouvantables
qui existassent sous les cieux ; grâces à leurs intri-
gues et à leurs menées, Francesco d'-Albexola fut pro-
clamé souverain pontife et chef suprême de l'Eglise.
On doit rendre cette justice à Sixte IV, qu'il ne se
montra pas ingrat envers ceux qui l'avaient protégé;
Sa Sainlelé, pendant son règne, combla ces trois car-
dinaux d'honneurs et de bénéfices, et leur abandonna
généreusement une partie des dépouilles des fidèles.
Onuphre, Machiavel et Pierre Volaterran aflirment
que le saint-père avait eu une conduite fort orageuse
étant cardinal ; qu'il avait défloré tour à tour chacune
de ses sœurs, et qu'il poussait même la lubricité jus-
(ju'à faire servir à de monstrueuses débauches deux
jeunes eniants, les fruits d'un commerce incestueux
entre lui et sa sœur aînée.
c< Non, jamais les villes de Sodome et de Gomorrhe,
ajoutent ces historiens, n'ont été le théâtre de sem-
blables abominations I Et comme si le scandale n'eût
pas été assez grand. Sixte IV eut l'impudence de pu-
ijlier une bulle qui déclarait que les neveux et les bâ-
tards des papes seraient de droit princes romains. »
En conséquence de ce décret, Pierre et Jérôme de
Riai-io, ses deux bâtards, prirent rang parmi les
princes italiens. Pien-e obtint en outre le chapeau de
cardinal et une pension annuelle de un million cinq
i
SIXTE IV
339
cent mille écus d'or, somme énorme pour le temps,
et qui cependant lui suffisait à peine pour soutenir
le luxe Je la courtisane Térésa Fulgora, sa maîtresse.
Heureusement pour les peuples, cette femme dépra-
vée, qui s'abandonnait aux caresses de tous les dé-
bauchés de Rome, prit un mal terrible dont elle in-
fecta son amant; et après deux ans de soulTrances
atroces, Pierre mourut, le corps couvert de plaies
hideuses et la fij^urc rongée d'ulcères épouvantables.
Jérôme, ([ui avait été créé par le saint-père jirince de
Forli et d'Imola, fut plus heureux que son frère dans
ses amours ; et après une année passée en débauches,
il épousa la fille naturelle du duc de Milan.
Non content de tous les honneurs et de toutes les
richesses dont son père l'avait comblé, Jérôme son-
geait encore à s'élever plus haut, et il avait jeté les
yeux sur Florence et sur les petits États limitrophes
pour s'en faire une principauté indépendante. Sa
Sainteté approma les projets de son bâtard, et s'oc-
cupa des moyens de se défaire des Médicis, qui gou-
vernaient Florence et qui étaient les seuls obstacles .
à la réussite de leurs tentatives.
Une vaste conspiration s'organisa dans le palais
du Vatican; de Rome, elle s'étendit jusqu'à Florence;
l'archevêque Salviati eut la promesse d'un chapeau
de cardinal et entra dans le complot; un prêtre ap-
pelé Stephano et la famille des Pazzi reçurent Je
l'argent et s'engagèrent à poignarder les Médicis;
enfin, lorsque tout fut prêt, le cardinal de Saint-
Georges, Raphaël Riario, neveu de Jérôme, quitta la
ville sainte et vint s'entendre avec les conjurés pom'
fixer le lieu et le jour Je l'exécution.
Honte éternelle sur le pontife qui dirigea cette
exécrable entreprise ! Le lieu fixé pour l'assassinat
fut l'église Sainle-Réparade; le jour, un dimanche;
le moment, celui de la célébration de la messe; le
signal, l'élévation de 1 hostie, afin que les meurtriers
pussent poignarder les deux frères Laurent et Julien
de Médicis sans qu'ils eussent le temps de se mettre
en défense, et pendant qu'ils courberaient leurs fronts
devant la majesté de Dieu 1
Ce jour-là, l'archevêque Salviati, qui avait l'ambi-
tion de gagner son chapeau de cardinal, voulut offi-
cier lui-même; et au moment où il élevait le calice
au-dessus de sa tête, les prêtres qui portaient des
armes cachées sous leurs surplis, se ruèrent sur les
Médicis ; Julien tomba frappé de onze coups d'cpée ;
Laurent, son frère, quoique perdant son sang par
trois blessures, eut la force de fuir dans la sacristie,
d'en barricader la porte et d'attendre des secours.
Le peuple , qui avait été averti par le tumulte de ce
qui se passait , envahit la basilique et fit main basse
sur tous les conjurés ; Salviati fut pendu avec ses
vêtements épiscopaux; les prêtres et les diacres Pog-
gio, Pietro, Stephano et Jean subirent le même sup-
plice; le cardinal de Saint-Georges, qu'on avait dé-
■•couvert dans les caves de son palais, aurait sans nul
doute reçu le juste châtiment de sa félonie, malgré
Bon titre de prince de l'Église, si Laurent de Médi-
cis n'eût demandé aux citoyens la grâce du coupable;
on l'obligea seulement à confesser à haute et intelli-
gible voix qu'il n'avait rien fait dans toute cette af-
faire qui n'eût été ordonné par le souverain pontife ;
•ensuite on le chassa de la ville.
Dès que Sa Sainteté eut connaissànee du mauvais
succès de la conspiration, elle entra dans tme fureur
extrême et proféra d'horrildes menaces contre les Flo-
rentins; elle fit même sommer la Sérénissime Répu-
blique d'avoir à lui livrer pieds et poings liés Laurent
de Médicis , sous peine d'anathème et d'interdit ; et
sur son refus d'obéir à cette sommation , Sixte IV
excommunia la ville de Florence, déclara tous les ha-
bitants inl'âmes , hérétiques, et les voua à Satan
comme enfants de perdition et rejetons d'inirpjilés.
Ses foudres impuissantes n'excitèrent que la risée,
et il fut obligé de remettre à un autre temps la ven-
geance qu'il comptait tirer do Florence.
Quoique le saint-père eût pour Jérôme une exces-
sive tendresse, il n'oubliait pas pour cela ses autres
parents et travaillait à leur fortune. Un de ses ne-
veux, nommé Julien, fut créé cardinal; un autre fut
élevé à la dignité de prince de Sorre et de Sénégalia,
et il lui fit épouser la fille de Frédéric de Montefalco,
duc d'Urbain ; un troisième neveu, Léonard Riario, fut
investi du gouvernement de Rome, et il le maria avec
la fille naturelle de Ferdinand, roi de Naples. Enfin
le scandale de ses prodigalités pour sa famille devint
tel, que pour y mettre un terme, les cardinaux vin-
rent en corps lui adresser des remontrances, et le
supplier d'apporter plus de réserve dans ses actions.
En traduisant ce passage de la vie de Sixte IV,
l'historien Duplessis Mornay ajoute par ironie : « Les
cardinaux avaient tort de dire qu'il poussait le né-
potisme plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs;
car ce n'étaient pas ses neveux qu'il protégeait,
mais bien ses mignons et ses bâtards. » Et ce qui
contribue à confirmer l'exactitude de son assertion,
c'est que Sixte IV ne faisait rien poiu- les enfants de
ses frères, pendant qu'il comblait d'honneurs et de
richesses les fils de ses sœurs.
Néanmoins, à force de prendre dans le trésor apos-
tolique pour enrichir sa nombreuse famille, il finit
par l'épuiser et par se trouver sans argent; alors il
songea à exploiter la crédulité humaine, cette mine
d'or si féconde pour les prêtres , et il publia une
bulle de convocation d'un concile à Saint-Jean de
Latran, sous prétexte d'aviser aux moyens de faire
la guerre aux Turcs. Il donna la légation de Franco
au cardinal Bessarion , celle d'Espagne au cardinal
Roderic Borgia, celle d'Allemagne au cardinal Marc
Barbo, avec mission d'obtenir des rois l'autorisation
de prêcher la croisade et de leur offrir le partage des
décimes. Sa Sainteté envoya préalablement des lé-
gions de mqines qi>i se répandirent dans toutes les
directions et rançonnèrent impitoyablement les
royaumes; les Juifs furent imposés au vingtième de
leurs biens, les fidèles au trentième; et quand cette
première contribution eut été perçue, le pape or-
donna une seconde Levée de décimes pour la vente
des indulgences, des absolutions, des dispenses, des
permissions Après quoi, les légats partirent
pour leurs destinations respectives.
Roderic Borgia fut accueilli en Espagne avec des
acclamations qui tenaient de la frénésie; lorsqu'il ar-
riva près de Madrid, le clergé et la noblesse s'avan-
cèrent à sa rencontre à plus de trois lieues de la ville ;
le roi le reçut en personne à l'une des portes de sa
■ capitale, et le conduisit au palais qui lui était destiné,
340
HISTOIRE DES PAPES
on marchant à sa gauche, ce qui était la phis grande
marque de respect qu'pn put donner à un homme.
A peine le légal fut-il installé dans la (."lustillo,
Hu'il s'occupa de réunir les évèques et les abbés du
royaume, sous prétexte de ]M-endre avec eux les me-
sures les plus favorables au rétablissement do la paix
entre les différents Etats de la péninsule, mais en
réalité pour les asservir au saint siège. En effet, il
ne fut question dans le concile que do contributions
ecclésiastiques et do percejitions d'impôts qui furent
réglées minutieusement, malgré l'opposition de quel-
ques prélats qui prétendaient, avec juste raison, que
les peuples déjà ruinés par les guerres et par les
dernières missions ne pouvaient plus rien payer
sans être réduits à la dernière misère. Henri le
Faible, qui devait partager le produit des décimes,
ne tint aucun compte des représentations de ses
évèques, et appuya de toute son autorité les demandes
de la cour de Rome. En conséquence des ordres et
de la volonté du roi, les Espagnols furent décrétés
taillables, et le clergé fut soumis au despotisme pon-
tifical. Il est vrai que les prêtres de la péninsule ue
méritaient guère do considération , à cause de leur
immoralité; ils étaient tous ignorants et débauchés;
la plupart ne comprenaient même pas les oraisons
qu'ils récitaient en latin; les uns passaient les nuits
et les jours dans les tavernes ou dans les lupanars ;
les autres vendaient publiquement, sans scrupule et
sans honte, les bénéfices et les immunités; d'autres
encore pratiquaient l'usure avec plus de rapacité que
les Juifs; enfin ils étaient tellement démoralisés,
qu'il n'y eut de leur part aucune résistance sérieuse
pour empêcher Roderic Borgia d'accomplir l'œuvre
de destruction des privilèges et des libertés de l'É-
glise d'Espagne.
Après s'être servi du roi Henri pour affermir la
domination du saint-siége dans la Castille, le légat
se tourna contre lui et se déclara en faveur de sa
sœur Isabelle et de Ferdinand d'Aragon, qui cher-
chaient à le détrôner; il fît en outre des traités se-
crets avec le duc de Bourgogne et Edouard d'Angle-
terre, et vendit à ces deux princes la protection du
saint-siége au détriment de la Castille et de la France.
Toutes ses ruses et toutes ses fourberies ayant été
découvertes, Henri le fit chasser honteusement de
Madrid ; mais qu'importait à Roderic Borgia la honte
d'un affront? Il partait avec les honneurs de la guerre,
et il avait réglé avec Ferdinand le Catholique les
bases d'une constitution religieuse qui soumettait les
Espagnes à l'exécrable tyrannie de la cour de Rome.
Quelques années après, le cardinal Médina Cœli
continua l'œuvre de l'infâme Borgia, et agrandit en-
core l'autorité déjà si puissante de l'Inquisition. A
son instigation, le cupide Ferdinand , devenu roi
d'Aragon et de Séville depuis la mort de Henri le
Faible, décréta l'odieux tribunal en permanence, et
accomplit l'iniquité la plus révoltante de ce siècle,
l'extermination des Juifs de ses États. Ces hommes
laborieux se trouvaient alors en possession de toutes
les industries , par le seul fait de leur religion , qui
glorifie le travail; tandis que les chrétiens, lâches et
paresseux, adonnés à la vie contemplative ou à la
profession des armes , étaient devenus presque tous
débiteurs des Israélites. La mauvaise foi d'une part,
le fanatisme de l'autre, déterminèroni Ferdinand le
Gatholi([uo à mettre les Juifs hors la loi, et dans moins
do huit jours, plus de dix mille de ces infortunés
furent impitoyablement massacrés par les soldats du
roi. Celto boucherie ne fit ([u'accroître la rage de
rim)ilacable tyran , et comme il n'osait poursuivre
seul l'exécution de ses sanguinaires projets, dans la
crainte de soulever le peuple contre lui, Ferdinand
établit à Séville un tribunal suprême qui prit le nom
de saint-oflice, et il le fit présider par le prieur du
couvent dos dominicains, Tiiomas do Torquemada,
grand inquisiteur général.
A cette époque, on comptait dans le royaume du
gracieux monarque plus do cent cinquante mille i'a-
milles juives, c'est-à-diro près d'un million et demi
d'individus de cette nation ; Torquemada s'engagea à
les convertir tous ou à on purger le sol des Espagnes,
et il tint parole. Les familiers du saint-office le se-
condèrent si bien, et surent employer si à propos les
chevalets, les brodequins, les roues, les gritïes, enfin
tous les instruments de supplice , que les Juifs sor-
tiront par bandes de l'Aragon et vinrent chercher un
refuge dans les terres du duc de Médina Sidonia,
du marquis de Cadix, du comte d'Arcos et de quel-
c{ues autres seigneurs. Néanmoins la fuite ne put les
garantir des poursuites du redoutable inquisiteur ;
car Torquemada avait ordonné aux gouverneurs de
toutes les villes de faire main liasse sur les émigrés
et de les .'"aire reconduire à Séville , sous peine d'ex-
communication, ce qui fut exécuté ponctuellement;
de sorte que ces malheureux se trouvèrent ramenés
de force en Aragon et en Castille, entassés par mil-
liers dans les cachots des inquisiteurs, et appliqués
à d'épouvantables tortures.
Pendant neuf mois entiers , les prisons du saint-
office se remplirent et se vidèrent jusqu'à onze fois;
mais au lieu d'assouvir ces tigres à face humaine,
l'odeur de chair rôtie et la vue de membres pante-
lants les rendirent plus féroces. Dès qu'ils virent di-
minuer le nombre de leurs victimes, ils s'empres-
sèrent de chercher de nouveaux coupables , et à cet
effet, Ferdinand le Catholique publia un décret, ap-
pelé édit de grâce, par lequel Sa Majesté enjoignait
aux hérétiques qui étaient sortis du royaume , de se
constituer volontairement prisonniers du saint-office
leur promettant solennellement, sur le corps du
Christ, de leur rendre la liberté à cette condition, et
de les réintégrer dans leurs biens.
Un grand nombre de ces infortunés, pleins de con-
fiance dans ces promesses, vinrent se livrei d'eux-
mêmes à leurs bourreaux; et ils apprirent, mais trop
tard, que les hommes ne doivent jamais croire aux
serments des rois ; ils furent tous brûlés vifs.
Ce moyen de repeupler les cachots de l'Inquisition
se trouva bien vite usé ; et comme il ne se présentait
plus de victimes, Torquemada eut recours à la déla-
tion. Dans l'espace de six mois, plus de dix-neuf
mille hérétiques furent dénoncés aux inquisiteurs, et
jugés par le terrible tribunal. Enfin le nombre des
condamnés au supplice du feu devint si considérable,
que Torquemada imagina, pour aller plus vite en be-
sogne, de faire élever sur la place des exécutions
quatre immenses statues creuses, dans lesquelles on
renfermait les patients ; au jour des exécutions, on
SIXTE IV
341
construisait un liûcher autour des statues, et les vic-
times mouraient consumées dans une épouvantable
agonie ! C'était ce que les prêtres appelaient des auto-
da-fé ou actes de foi ! I !
Ces premiers exploits des. inquisiteurs augmentè-
rent énormément le trésor de Ferdinand le Catho-
lique, et le déterminèrent à régulariser l'action des
tribunaux de l'Inquisition. Il créa en conséquence un
conseil royal de l'Inquisition, qu'il appela Conseil de
la suprême; Torqucmada en fut président de droit,
et il lui adjoij^nit quatre ecclésiastiques poiu' conseil-
lers; ces derniers n'avaient voix délibérative que dans
les(iuestions civiles; les questions religieuses étaient
entièrement soumises à la volonté du grand inquisiteur.
Sixte IV donna des bulles d'autorisation pour l'é-
tablissement de cette institution, et permit à Tor-
qucmada de convoquer une junte de tous les inqui-
teurs d'Espagne , qui décrétèrent l'horrible code
inquisitorial. Ce monument de la férocité sacerdotale
étaitdiviséen vingt-huit articles principaux. Les trois
premiers concernaient les règlements à suivre pour
l'installation des tribunaux, et les difîérentes manières
de procéder pour obtenir des dénonciations. Le qua-
trième article interdisait formellement aux juges de
donner des absolutions définitives, même lorsque les
accusés ge convertissaient, afin qu'ils fussent obligés
d'acheter des indulgences à la cour de Rome. Par
le sixième article, il était spécifié que le nouveau
chrétien, quoique réconcilié avec Dieu, se trouvait
privé de tout emploi honorifique : et il lui était dé-
fendu de porter sur ses vêtements ni or, ni argent,
ni perles, ni soie, ni laine fine; la cour de Rome
pouvait seule vendre des réhabilitations pour ces
peines. Les articles septième et huitième imposaient
une punition pécuniaire aux accusés qui avaient fait
une confession volontaire, et déclaraient leurs biens
confisqués au profit du roi. Les articles suivants
étaient relatifs aux peines portées contre les accusés
convaincus d'hérésie, et la plus légère était la déten-
tion perpétuelle dans des cachots affreux. Les dou-
zième et treizième articles autorisaient les inquisi-
teurs à condamner comme faux pénitents les nouveaux
convertis dont ils regardaient la repentance comme
simulée. Le quatorzième portait que l'accusé qui per-
sisterait à se dire innocent, serait condamné comme
hérétique obstiné, et qu'il serait appliqué à diffé-
rentes tortures, dont on devait augmenter la violence
jusqu'à ce qu'il eut fait l'aveu de son hérésie. Et
dès qu'il se sera reconnu coupable, était-il dit, on le
fera monter sur le quemadero, qui était l'échafaud
où se trouvaient les quatre statues destinées aux con-
damnés Ainsi, de toutes manières, innocent ou cou-
pable, on ne pouvait échappa- à la justice de ces ter-
ribles inquisiteurs.
Deux articles étaient consacrés aux formes de la
procédure; il était défendu aux juges de communi-
quer aux prévenus les témoignages portés contre eux,
même de les confronter avec leurs accusai jrs ; ils
devaient seulement les interroger et recueillir leurs
aveux pendant qu'on les appliquait à la question. Le
dix-neuvième et le vingtième article condamnaient
comme hérétique tout accusé qui ne s'était pas pré-
senté devant le saint office api es avoir été assign{''
dans les for.'ues ; et ils portaient même que s'il était
l'enduisons ordonn eus par la sainle Inquisition
342
HISTOIRE DES PAPES
proiiYo par ilos écrits ou |i;ir des téiuoign;igi'i« qu'uno
pcrsouuo ili'jà morte eût vW ontaclu-e J'iiérésio, son
€mdavr« Jo\ait j-lre exhume, jugé, cond.iranê et brûlé,
et SCS biens conlis(jués, moitié au profil ilu prince,
moitié au prolit îles inquisiteurs. Les quatre derniers
articles étaient relatifs aux procédés que les inqui-
siteurs devaient ohserver entre eux et envers leurs
subordoiuiés.
De nombreuses et cruelles additions furent an-
nexées daus la suite à ce code infernal, qui seul suflit
pour démontrer cette vérité, que de toutes les reli-
gions, celle qui s'est montrée la plus intolérante, la
plus cruelle, la plus sanguinaire, c"est la religion
chrétienne ! Dans tous les siècles passés, chez les
peuples les plus barbares, jamais le fanatisme ou la
cupidité des prflres n'a fait immoler autant de vic-
times humaines cpie dans le christianisme ; et aucune
des atrocités dont le souvenir nous a été légué par
les historiens de l'antiipiité ne peut approcher des
horribles supplices inventés par la sainte Inquisition
ou par les pontifes de Home.
PenJaut que toutes ces choses se passaient en Es-
pagne, le cardinal Bessarion déhbérait toujours à
Rome , pour savoir s'il se rendrait à la cour de
Louis Xr, dont la fourberie lui inspirait de justes
craintes. Enfin il se décida à hâter son arrivée à sa
cour, après que le roi lui eut écrit qu'il le recevrait
comme s'il eiàt été le pontife lui-même.
■< Mais il s'en fallut bien que les choses se pas-
sassent ainsi, dit Brantôme; ce long et magistral
personnage, qui portait le titre de métropolitain de
JNicée et le nom de Bessarion, commit la faute de se
vendre auprès du duc de Bourgogne avant de se pré-
senter à la cour de Louis XL Aussi, lorsqu'il parut
devant notre gracieux monarque, celui-ci le prit par
sa longue barbe, en lui disant : ^Monsieur le révé-
rend, je m'étonne que (Jiiarles le Téméraire ne vous
ait pas fait raser, car il sait que je n'aime pas les
barbes de capucin ; et sans lui rien dire autre, il lui
tourna les talons et refusa de lui donner audience, ni
même de recevoir les dépèches du saint-père. Bes-
sarion en conçut un chagrin si vif, qu'il en tomba
malade d'une lièvre chaude, dont il mourut à son
itïtour à Rome. »
La légation d'Allemagne n'eut pas un meilleur
■succès. Les peuples, fatigués de payer les décimes
■d'une prétendue cioisade contre les 'Turcs, qui n'é-
tait en réalité (ju'une croisaile apostolii(ue contre leui'
argent, refusèrent dans la j)lupart des villes de rece-
voir les délégués du saint-siége. En Angleterre on
•s'opposa également à la levée du denier de saint
l'ierre, et les évèques se montrèrent parmi ceux qui
«Uaient le plus opposés aux exactions de la cour de
Rome. Stilington, prélat de Balh, fit même enfermer
«lans un cachot de son abbaye le protonotaire Pros-
pcr, qui voulait passer outre et lever les décimes sur
les Eglises de son diocèse.
iSa Sainteté fut plus henreuse en Ecosse que dans
la Grande-Bretagne, grâce à la protection que trou-
vèrent les collecteurs romains auprès de Graan, le
nouvel évêque de Saint-André. Aussi, pour recon-
naître ses services, s'empressa-t-elle de le nommer
primat du. royaume, avec le titre de légat perpétuel.
Celte nouvelle marque de faveur augmenta le zèle
du prélat pom- la cour de Rome, et il se mit lui-
même ù la tète des exacteurs pour régulariser la
perception de l'impôt de la croisade. Un cri général
d'inilignatiiMi s'éleva de toutes les parties du royaume,
et Jacquis III, qui régnait alors, se vil obligé de le
suspendre de ses fonctions. Graan, sans s'inquiéter
des ordres de son souverain, se rendit imnu'diatement
à Edimbourg, cl produisit ilevant les étals assemblés
les bulles eu vertu desquelles Sixte IV l'autorisait à
percevoir les dîmes sur l'Ecosse et lui donnait pleins
pouvoirs d'anathémaliser Ions ceux qui s'opposeraient
à l'exercice de l'autorité discrétionnaire du légat.
Jacques, craignant d'e\ciler des trouijles, feignit
de se soumettre aux ordres du pontife, et permit au
métropolitain de Sainl-.\ndré de piller ses sujets.
Mais ce ne fut pas pour longtemps ; le roi, furieux
de n'avoir aucune part dans ces dilapidations, résolut
de supplanter le prélal auprès du saint -père; et
il envoya des ambassadeurs à Rome pour obtenir,
moyennant une forte somme, des bulles apostoliques
et l'autorisation de décréter le légat de prise de corps,
de le dépouiller de son archevêché, de confisquer ses
biens et même de le faire décapiter. Comme les som-
mes offertes par Jacques III étaient considérables et
dépassaient de beaucoup celles que lui promettait le
primat, Sa Sainteté donna l'autorisation qu'on lui
demandait, et l'infortuné métropolitain fut plongé
dans un cachot, où il mourut de misère.
Henri de Spoiule fait remarquer que ce fut une
heureuse affaire pour la couronne d'Ecosse, attendu
que depuis ce moment, et grâce au pouvoir que lui
avait concédé le pape, Jacques III put nommer aux
évêchés et aux abbayes de son royaume, et les donner
à ses favoris. Malgré l'extrême habileté qu'il dé-
ployait dans l'art d'extorquer l'argent des fidèles,
le saint-père se trouvait toujours au dépourvu, par
suite des prodigalités de ses bâtards et de ses sœurs,
qui engloutissaient les recettes des indulgences, les
ventes de bénéfices et même les taxes des absolu-
tions. Sixte se trouvant à bout de ressources, ima-
gina d'exhumer un décret de Paul II, qui réduisait
à vingt-cinq ans la période qui séparait les jubilés,
et que cet abominable pape avait promulgué dans
l'espoir d'en tirer pour son propre compte d'énormes
bénéfices. Comme la mort était venue le frapper dans
l'intervalle, il se trouvait avoir travaillé pour son suc-
cesseur ; celui-ci en fit l'objet d'un nouveau décret,
et il fixa définitivement les époques des jubilés à cha-
que quart de siècle.
En conséquence, des circulaires furent adressées
à tous les souverains de fEurope, pour leur annon-
cer que cette solennité rémunératrice serait célébrée
à Rome l'année 1475, dans laquelle on entrait; et
la superstition était encore si grande à cette époque,
qu'en dépit des guerres qui désolaient la France,
l'Angleterre, l'Jîspagne, la Hongrie et la Pologne, un
nombre considérable de pèlerins de ces différents
royaumes se rendirent dans la ville sainte pour faire
leurs dévotions aux tombeaux des apôtres, et afin de
gagner les indulgences promises par le ))ape. Ceux
que des empêchements légitimes retenaient dans leurs
provinces furent rançonnés par des légions de moines
qui portaient le titre de collecteurs du saint-siége.
Tous les rois ou princes chrétiens envoyèrent à
SIXTE IV
343
Koiue de riches présents et des ambassades solen-
nelles pour méiiter l'absolution de leurs péchés. Fer-
dinand, roi de Naples, le roi de Bosnie et sa femme,
ainsi que Cliarloltc, reine de Chypre, vinrent à la
cour du pontife couverts du manteau des pèlerins,
les uns pour demander juirdon de leurs crimes, les
autres pour faire pénitence de leurs amours ; Louis XI
lui-même, malgré sa haine pour le saint-siège, envoya
acheter des indulgences et des reliques à Home ; mais
dès que l'année du jubilé fut expirée, il recommença
la guerre contre Sa Sainteté, et publia un décret où
il était dit, qu'en vertu des canons du concile de
Constance, qui reconnaissaient aux rois le droit de
convoquer des conciles nationaux, il enjoignait aux
prélats français qui étaient hors du royaume de se
rendre immédiatement à leurs sièges respectifs, et de
se disposer à venir au synode, qu'il convo(juait à un
délai de sit mois, pour régler les affaires ecclésias-
tiques de ses États. Il ordonnait en outre aux prêtres
qui venaieni de Rome de soumettre à l'inspection de
ses ûiliciers placés sur la frontière, les lettres, les
bulles et les autres papiers dont ils seraient chargés,
pour éviter qu'ils n'apportassent quel({ucs bulles apos-
toliques qui fussent préjudiciables aux libertés de
l'Église gallicane; enfin il fit défense, sous la menace
des peines les plus graves, au clergé régulier et sé-
cuHer d'assister à aucune assemblée hors du royaume,
sans une autorisation formelle et écrite de sa main.
L'Italie était alors travaillée par des idées d'é-
mancipation que propageaient des hommes courageux
qui, ne désespérant point du salut des peuples, vou-
laient renverser la tyrannie. De ce nombre étaient
trois jeunes IMilanais, Olgiati, Lampugnani et Vis-
conli, qui poignardèrent bravement Galéas Sforza,
l'oppresseur de leur patrie, à la face du soleil et au
milieu d'une fête solennelle. « C'était un cruel tyran
que Galéas Sforza, dit la chronique italienne, à en
juger par un de ses divertissements favoris, qui était
de faire enterrer ses malheureuses victimes vivantes,
la tète hors du sol, et de prolonger leur agonie en les
nourrissant d'excréments humains. Heureusement il
se trouva trois jeunes hommes qui se dévouèrent pour
le salut de tous, et délivrèrent la terre de ce monstre. »
Voici comment ils exécutèrent leur sublime pro-
jet : Le lendemain de Notl de l'année 1478, Galéas,
était sorti de son palais pour se rendre à la basili-
. que de Saint-Ambroise et ftiire ses dévolions; il as-
sistait à la messe entre l'ambassadeur de Ferrare et
celui de Mantoue. Au milieu même de la céiémonie,
Jean-André Lampugnani accourut avec ses deux
amis, écarta la foule de courtisans qui entouraient
le prince, en criant qu'il avait à lui remettre une dé-
pèche pressée ; quand il fut près de lui, il porta sa
main gauche à sa toque , mit un genou en terre
comme s'il eût voulu lui présenter une requête, et
en même temps de la main droite il le frappa au
ventre de bas en haut avec un poignard qu'il tenait
caché dans sa manche; Olgiati le frappa à la gorge' et
à la poitrine, \ isconti à l'épaule et au milieu du dos;
et tout cela fut si rapide, que Sforza tomba défaillant
entre les bras des deux ambassadeurs qui étaient
! à ses côtés, sans qu'ils pussent se rendre compte
-' de ce qui s'était passé. Mais les co\n'tisans, qui
avaient eu le temps de se remettre de leur première
surprise, s'aperçurent bien que le duc avait été as-
sassiné; les uns prirent la fuite, les autres tirèrent
leurs épées et se mirent à la poursuite des conjurés.
Lamiuignani, en voulant sortir de l'église, se jçta
nialcncoutreusement dans un groupe de l'emmes qui
étaient à genoux; leurs habits s'engagèrent dans ses
éperons, il tomba à terre et fut atteint par un des
écuyers de Galéas, qui le cloua sur place. Yisconti fut
arrêté un ]ieu plus loin, et fut également tué par les
gardes. Olgiati seul était parvenu à s'échapper; mais
sa fuite ne lit que retarder Fliorrilile sujiplice que lui
préparaient les séides de Louis Slorce, frère du tyran.
Ce courageux jeune homme nous a laissé une re-
lation touchante de cet épouvantable drame , dont il
est à la fois l'historien et le héros. « Je n'avais pas
osé me présenter chez mon père, dit-il, pour ne j»as
le compromettre, et je m'étais retiré chez un ami.
Malheureusement, le matin même du jour que j'a-
vais fixé pour faire une tentative en faveur de la li-
berté, j'entendis les vociférations de la soldatesque
([ui traînait dans la boue le corps de Lampugnani,
et qui s'approchait de ma retraite. Je compris alors
que j'avais été vendu; cependant je n'eus pas la
force de fuir, l'horreur dont je fus saisi glaça mon
sang dans mes veines et me priva de la faculté de
voir et d'entendre. » Là s'arrête le récit d'Olgiati.
« Les soldats, ajoute la chronique, ces ennemis na-
turels des peuples, saisirent le courageux apôtre de
la liberté et le traînèrent par les cheveux jusqu'au
palais des inquisiteurs, en l'accablant de coups et
et d'insultes. »
Olgiati fut condamné à être tenaillé avec des pin-
ces ardentes et coupé vivant par morceaux. Au mihea
de ces tortures atroces, les prêtres, qui remplis-
saient les fonctions de bourreaux, l'exhortaient à se
repentir et à demander pardon à Dieu de son crime.
« Non, jamais, répondait-il, suppôts des tyrans;
je ne me repens point; si Dieu m'avait donné dix vies
au lieu d'une, j'en disposerais de la même manière,
dusséje périr dix fois dans les mêmes tourments! »
Lorsqu'on en vint à lui arracher la peau du crâne
et de la figure, il poussa un cri de douleur. <' Tu
implores donc miséricorde? cria un des prêtres. —
Non, reprit le martyr, je demande seulement qu'oE
laisse à ce misérable corps assez de force pour ([ue je
puisse crier sur l'échafaud : Meurent les rois ! meurenl
les prêtres! vive la liberté! vive la République! »
Ainsi périt Olgiati, à l'âge de vingt-deux ans, vic-
time de son amour pour la liberté! Puisse sa no-
ble action trouver des imitateurs, et puisse le sort de
Galéas faire trembler les despotes sur leurs trônes f
Gomme Louis XI trouvait son intérêt à fomenter
des désordres en Italie, il ne se faisait pas faute
d'encourager les rébellions; ainsi il envoya Philippe
de Comines avec un corps de troupes pour soutenir
les Florentins^ qui s'étaient déclarés en révolte ou-
verte contre le saint-siége; et il en vint même à faire
signifier à Sa Sainteté, par l'organe de son ambas-
sadeur Guy d'Arpajon , vicomte de Lautrec, qu'elle
eût à lever l'excommunication prononcée contre le.-i
Florentins, et à convoquer un concile général, si
elle ne voulait se trouver en guerre avec la France.
Sur le refus de Sixte IV d'accéder aux désirs du
roi, l'ambassadeur déclara alors, en présence de toute
3!i4
HISTOIRE DES PAPES
la cour romaine , que Louis XI allait assembler un
synode national pour rolalilir ofliciellemont la prag-
matique sanction, et il enjoignit aux cardinaux fr;in-
<;ais ainsi qu'aux niélropolitains de rentrer immédia-
tement dans leur i>atrie.
Ferdinand chercha à intervenir entie Sixte IV et
la Séiènissime République; mais l'intraitable pontife
ne voulut accoi"der que des coudiiious humiliantes
pour Florence, et ses elTorts pour arrêter la gnene
furent inutiles. Pendant ([uc Tltalie était en fou el
que les peuples s" enir' égorgeaient pour soutenir les
querelles du pape et pour asservir une Hépublii(Uf
florissante à son iufiime neveu, Sixte IV continuait
le cours de ses spoliai ions. Ainsi il vendait l'évé-
ché d" Aragon à Ferdinand , et donnait le gou-
vernement de cette Eglise à un bâtard de six ans,
lils du roi de Naples et d'une prostituée espagnole;
ainsi il vendait une dispense de mariage au vieux roi
de Portugal, Alphonse V, pour qu'il pût épouser la
princesse Jeanne sa prociie parente ; et presque im-
médiatement après l'expédition de cette bulle sacri-
lège qui autorisait un inceste, il la révoquait, parce
que Ferdinand de Naples lui donnait le double de la
somme pour empêcher cette alliance. Enfin, d'après
le témoignage d'un historien contemporain, il de-
meura prouvé qu'il avait voulu traiter avec les Turcs
et leur vendre l'Itaiie; mais que Mohammed II ayant
rejeté ses offres, il s'était vu obligé de faire la paix
'avec les Florentins, ijui avaient déjà remporté plu-
sieurs avantages sur les troupes du saint-siége.
Néanmoins les musulmans n'avaient pas renoncé
à leur projet do s'emparer de l'Italie inférieure ; et
quoique forcés de lever le siège de Rhodes, ils s'é-
taient rabattus sur Otrante, qui était tombée en leur
puissance après une résistance énergique. De cette
ville, le pacha Achmet put impunément faire des
courses sur toutes les côtes de l'Adriatique, et il
poussa même jusqu'à l'église Notre-Dame de Lo-
rette, dont les immenses richesses étaient un objet
de convoitise pour ce mécréant. Naples, Venise, Flo-
rence et Rome réunirent enfin des troupes pour re-
pousser ces redoutables ennemis et les chasser de
l'Italie; ils n'eurent pas du reste beaucoup de peine
à exécuter leurs projets ; car au moment où les ar-
mées confédérées se mettaient en marche, on apprit
la nouvelle que Mohammed II venait de mourir, et
que les musulmans avaient abandonné Otrante pour
se mêler aux dissensions sanglantes qui avaient éclaté
entre les fils du kalife.
Sa Sainteté profita de ce répit pour renouveler les
guerres intestines en Italie ; elle fulmina des ana-
thèmes terribles contre les Vénitiens et contre les
Florentins, et ordonna aux princes italiens de se
croiser contre ces deux Républiques, sous le prétexte
qu'elles devenaient trop puissantes et qu'elles mena-
çaient de détruire l'équilibre qui était la garantie de
l'existence de chaque principauté. «Pendant ces guerres
d'extermination, dit Varillas, les neveux des pontifes
s'emparèrent de nombreux domaines, et il ne restait
plus à Jérôme de Riario pour achever la conquête de
Florence, qu'à mettre le pied dans l'Umbrie, d'où il
lui était facile de s'étendre dans la Romagne et dans
la Toscane, lorsque fort heureusement l'argent vint
à mancjuer au saint-père. Pour s'en procurer. Sixte
mit en vente les offices de la chancellerie el de la cour
apostoliipu' ; il augmenta le nombre des emplois, et créa
cinq collèges pour les expéditions des aiVaires de la
daterie. Gomme il ne trouvait pas d'acheteurs pources
charges, il doubla les auciens impôts, en établit de noi;-
veaux, et décréta une lovée extraordinaire de décimes,
sous prétexte d'une croisade contre les Turcs. »
Tous ces moyens, qui autrefois lui avaient si bien
réussi, ne jirodiiisirenl que peu d'argent, et après
trois années d'incendies, de pillages et de massacres,
il fut obligé de. demander la paix à Florence et de
renoncer à mettre une couronne sur la tète de son
bâtard. Le saint-père en conçut un chagrin si violent,
qu'il tomba malade el mourut le 13 août IkBii.
Uq fait assez singulier, (jui précéda de peu de jours
la mort de Sixte, est raconté par un historien. << Le
pape apprit un matin que deux soldats devaient se
battre à mort hors des portes de Rome ; il les fit ar-
rêter et commanda qu'on les amenât sur la place de
Saint-Pierre, afin d'y vider leur querelle sous ses
yeux. Au moment où le pape parut à son balcon,
ceux-ci tirèrent leurs épées, s'agenouillèrent pour re-
cevoir sa bénédiction, et commencèrent une lutte
acharnée. Sixte les regardait faire, et applaudissait
lorsque ces malheureux se portaient de beaux coups;
il resta jusqu'à ce que tous deux tombèrent, l'un tué
raide sur la place el l'autre blessé mortellement. »
Quelques auteurs catholiques ont affirmé cpie
Sixte IV s'était montré généreux protecteur des
lettres, parce qu'il avait enrichi la bibliothèque du
Vatican de manuscrits précieux et rares que les Grecs
fugitifs lui vendirent à vil prix. « Afin de mieux ap-
précier la protection qu'il accordait aux écrivains, il
suffit, dit Bayle, de rapporter gue le pauvre Théo-
dore de Gaza, qui avait passé sa vie entière à traduire
la Zoologie d'Aiistote, lui en présenta un exemplaire
enrichi d'ornements d'or et orné de pierreries. Sixte
le reçut et lui demanda ce que pouvait valoir la re-
liure; l'auteur lui en ayant déclaré le prix, il le lui
fit remettre, sans ajouter ni denier ni maille. Théo-
dore de Gaza jeta dans le Tibre l'argent du saint-
père et se laissa mourir de faim. »
Par compensation, si le pontife n'était pas pbn
généreux pour les gens de lettres, il se montrait l'ar-
dent protecteur des prostituées de Rome, et Corneille
Agrippa raconte très-gravement que Sa Sainteté
fonda ])lusieurs nobles lupanars qui étaient sous sa
protection, et où chaque fille publique était taxée à
un Jules d'or par semaine. « Cet impôt rapportait
plus de vingt mille ducats par année, ajoute Ihisto-
rien ; les prostituées étaient placées dans ces repaires
de dépravation par les prélats de la cour apostolique,
qui prélevaient encore un droit fixe sur leurs pro-
duits; et c'était un usage si univcrselleii.ent admis à
cette époque, que j'ai souvent entendu des évoques
faire le compte de leurs revenus et dire : J'ai deux
bénéfices qui me valent trois mille ducats par an,
une cure qui m'en donne cinq cents, un prieuré qui
m'en vaut trois cents, et cin([ putains dans les lupa-
nars du pape qui m'en rapportent deux cent cinquante. »
I
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a
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1 '2
346
HISTOIRE DES PAPES
Troubles à Rome après la mort du pape. — Élection d'Innocent VIII. — Son origine. — Commencements de son pontificat. —
Innocent renouvelle l'eiploitation de la croisade contre les Turcs. — Guerres entre le saint-siége et le roi de Naples. — Il
lance une liuUe d'excommunication contre Ferdinand. — Afl' aires d'Angleterre. — Innocent confirme le mariage de Henri VII
avec Elisabeth d'Vork et déclare légitime la succession de la maison de Lancastre au trône d'Angleterre. — Innocent conclut
la paix avec Venise. — Le siint-père fait assassiner Bucolini. — Persécutions contre les Vaudois. — Le pipe excommunie pour
la seconde fois Ferdinand do Naples . — Opposition du parlement de Paris à la levée des décimes. — Traité entrn le pape et le
sultan Bajazet. — Le prince Zidm, frère de Rajazet, se réfugie à la cour pontificale. — Innocent entame des négociations
avec le sultan et se charge d'empoisonner Zizim. — Paix entre les cours de Rome et de Naples. — Mort d'Innocent VUI.
L'historien des conclaves raconte sur la mort de
Sixte IV des particularités fort remarquables. Il pré-
tond que son cadavre était devenu si noir qu'on ne
pouvait le regarder sans horreur, et qu'il répandait
une puanteur insupportable dans la basilique de
Saint-Pierre, où il se trouvait e.\posé suivant la cou-
coutume, à ce point que personne, ni prêtre ni moine,
no voulut rester pour prier auprès du corps.
Dès que la nouvelle de sa mort fut connue, le
peuple se porta en foule au palais de Jérôme de Ria-
rio, afin d'assouvir sur le bâtard la haine qu'il avait
pour le pape; mais Jérôme s'était déjà enfui de la
ville sainte avec ses pierreries et tout ce qu'il avait
pu emporter de ses richesses. Sama;.^nifique demeure
tut mise au pillage; les colonnes de porphyre et les
statues de marbre qui étaient autant do chefs-d'œuvre
de la statuaire, furent brisées à coups de marteau ;
on déracina même les arbres séculaires qui ombra-
geaient SCS splendides jardins. On courut ensuite à
son château du Jubilé, ainsi nommé parce qu'il avait
été acheté avec les offrandes des pèlerins au dernier
jubilé; toutes ses fermes furent ravagées et livrées aux
flammes ; les magniliques greniers de Sainte-Marie la
Neuve, qui lui appartenaient, furent entièrement vi-
àés, et les provisions distribuées aux pauvres. Ces
actes de justice terminés, la tranquillité se rétablit
dans la ville, le peuple retourna à ses ateliers, et les
cardinaux purent former le conclave.
Sur vingt-six suffrages, le cardinal de Saint-Marc
on obtint seize le soir même de la réunion des élec-
teurs. Alors le cardinal de Saint-Pierre aux Liens
lui offrit de lui apporter trois voix s'il voulait lui
donner un palais qu'il possédait près du château
Saint-Ange ; le marché n'ayant pu se conclure, ce-
lui-ci en conçut un violent dépit, et cabala pendant
la nuit avec le vice-chancelier en faveur de Gibo,
cardinal de Melfe. Ils éveillèrent successivement les
prélats qui s'étaient retirés dans leurs cellules ; ils
proposèrent à Savelli de leur vendre sa voix, mo)'en-
nant le château de Monticelli et la promesse de la
légation de Bologne ; ils offrirent à Go'onna le châ-
teau Cépérani avec la légation du patrimoine de Saint-
Pierre, une rente de vingt-cinq mille ducats, et l'en-
gagement de lui donner encore un bénéfice de sept
mille ducats de rente ; ils signèrent au cardinal des
Ursins une vente en bonne forme du château de Ser-
veterre, et un traité qui lui as.-urait la légation de la
marche d'Ancône, ainsi que les titres d'intendant
général du palais et de trésorier du saintsiége; ils
promirent à Martinusius le château Capraniquc et
:
ï
INNOCENT VIII
347
l'évèché (l'Avignon ; ils abandonnèrent au lils du roi
d'Aragon, en toute propriété, la ville de Pontecorvo ;
lis garantirent au cardinal de Parme la jouissance du
palais de Saint-Laurent in Lucina, avec les revenus
qui y étaient attachés ; ils promirent au cardinal de
Milan de le nommer archiprêtre de Saint-Jean de
Latran et de lui donner la légation d'Avignon; enfin,
le cardinal de Saint-Pierre aux Liens se réserva pour
lui-même le domaine deFano avec ses vastes dépen-
dances, cinq terres voisines, et le grade de généra-
lissime des armées du saint-siége.
De cette manière le cardinal de Melfe réunit la
majorité des suffrages, et, avec ou sans la participa-
tion du pigeon Saint-Esprit, fut proclamé sous le
nom d'Innocent VllI.
Jean-Baptiste Cibo était né à Gênes, de parents
grecs qui l'avaient placé, dès son enfance, dans la
maison du roi de Sicile. Comme le jeune Cibo était
doué d'une très-belle figure, les gens d'Alphonse l'a-
vaient promptemenl initié à d'affreuses débauches.
Plus tard il était passé au service du cardinal Phi-
lippe Calendrin, qui en avait fait son mignon ; et,
grâces à l'appui de ce nouveau protecteur, il s'était
élevé peu à peu, sans autre mérite que sa déprava-
tion, aux plus hautes dignités ecclésiastiques.
Innocent VIII avait seize bâtards lorsqu'il parvint
au souverain pontilicat. A l'exemple de son prédé-
cesseur, son premier soin, aussitôt qu'il eut été in-
stallé au Vatican, fut de pourvoir sa lignée de béné-
fices, d'évèchés et de principautés : aux uns, il donna
des duchés, des comtés ; aux autres, des provinces
entières ; il voulut même s'emparer d'une partie de
l'Abruzze, dépendance du royaume de Naples, pour
son bâtard François. Cette inconcevable prétention
du saint-siége irrita Ferdinand, qui réclama d'abord
en termes respectueux contre cette mesure : mais en-
suite, lorsque le pape lui eut fait répondre insolem-
ment par ses ambassadeurs, qu'un souverain avait
toujours le droit de dis])oser de ses États malgré son
l'eudataire, le roi de Naples leva des troupes; et dé-
clara ([u'il repousserait à main armée les envahisse-
ments du saint-siége. En effet, il se mit à guerroyer
tous les seigneurs soupçonnés d'intelligence avec la
cour de Home , et il défendit immédiatement à ses
sujets de payer les tributs qu'il avait consentis lors
de l'investiture de son royaume.
Comme il fallait au nouveau pontife des sommes
considérables pour soutenir cette guerre, il chercha
à s'en procurer en suivant la route tracée par son
prédécesseur. Il multiplia les emplois ecclésiastiques
et les adjugea au plus offrant; il ajouta vingt-six se-
crétaires à ceux que Sixte avait déjà créés, et cin-
quante-deux scelleurs de bulles; il exploita également
les décimes de la croisade contre les Turcs, et ses
nombreux légats inqjosèrcnt encore une fois les juifs
et les chrétiens, les uns au trentième de leurs biens
meubles et immeubles, et les autres au vingtième.
En France, on réclama avec force contre les exac-
tions des agents du saint-siége; et les étals-généraux
s'étant assemblés à Tours, Jean de Retz, chanoine
de Notre-Dame de Paris, au nom du clergé, supplia
le roi Charles VIII, qui venait de succéder à Louis XI,
de prendre pitié de l'Eglise gallicane, et de la garan-
tir des atteintes des vautours romains. Le tiers-
état s'éleva également contre les énormes transports ,
d'argent que les légats du saint-siége lésaient passer t
hors du royaume, et adressa même à ce sujet d'éner- f
giques réclamations. Mais les prières du peuple ainsi
que les représentations des prélats furent inutiles;
Charles, qui avait des jirojels sur la conquête de
rilalie, et qui voulait se ménager l'alliance du saint-
père, écouta de préférence les réclamations que la
cour pontificale lui adressait, relativement au refus
(|u'avaient fait les magistrats de la Provence de payer
les décimes de la croisade. Toutefois, ce bon accord
fut de courte durée ; le traité de paix que venait de
conclure le pape avec le roi de Naples apporta du
refroidissement dans les relations diplomatiques de
Charles et d'Innocent, ([uoique Sa Sainteté eût bien
spécifié dans son traité, qu'elle se réservait la faculté
de fournir des vivres, et de livrer passage aux Fran-
çais sur les terres de l'Église, lorsqu'ils voudraient
recouvrer le royaume de Naples.
Cette paix honteuse, consentie seulement par Fer-
dinand pour gagner du temps, et pour se remettre
des défaites qu'il avait éprouvées, augmenta encore
la haine implacable qu'il portait au pape ; aussi
chercha-t-il tous les moyens de le renverser de la
chaire pontificale. A cet effet, ses agents semaient
des divisions dans Rome, employant tour à tour l'or,
les promesses et les menaces, pour faire entrer les
cardinaux dans son parti, et répandant en Italie des
écrits qui mettaient à nu les turpitudes du saint-
père. Ferdinand s'était même allié secrètement avec
les Florentins, avec le duc de Milan et avec plusieurs
princes ennemis d'Innocent; enfin lors([u'il jugea
qu'il était en position de reprendre l'ofiénsive, il dé-
clara nettement au pape t(u'il n'avait jamais eu l'in-
tention de remplir les conditions du traité conclu avec
la cour apostolique, et il chassa les collecteurs ro-
mains (jui se trouvaient dans son royaume. Innocent
lança aussitôt contre lui une bulle d'excommunica-
tion ; il le déposa du trône, comme bâtard et usur-
pateur, et donna la couronne de Naples au roi de
France, comme au seul légitime souverain. Ferdi-
nand, pour soutenir la lutte avec le pape,. avait eu le
soin de se réconcilier avec les grands de son royaume,
et avait même rendu la liberté au comte et à la com-
tesse de Montfort ; de plus, il avait entretenu des
semeuses de rébellion dans les États du pape, afin
qu'ayant de l'occupation dans Rome, son ennemi ne
pût diriger toutes ses forces contre la Campanie. Éii
outre, à son instigation, son gendre Matthias, roi
de Hongrie, envoya sommer Sa Sainteté de révoquer
les censures injustes qu'elle avait prononcées contre
Ferdinand; et sur son refus d'obéir, Matthias fit
arrêter, comme coupables du crime de lèse-majesté,
les prélats de son royaume qui étaient soupçonnés
de favoriser la politique de la cour de Rome.
Pendant que le saint-père travaillait à renverser
le roi de Naples, qu'il appelait usurpateur, par une
contradiction qui n'a rien de surprenant pour ceux
qui connaissent les rouages politiques de la cour de
Rome, il confirmait au duc de Lancastre, vainqueur
de Richard 111, la possession du trône que ce prince
s'était assuré par son mariage avec Elisabeth d'York,
fille d'Edouard IV. Des présents et de l'or avaient
décidé le jiape à légitimer celte usurpation, et à au-
348
HISTOIRE DES TAPES
toriser un mariajre regardo comme incestueux jiar
l'Eiilise, vu le degiv de parenté des deux rpoux.
S;i Sainteté déclara que. pur la pléuitudo de son
pouvoir apostoliipie, elle réi^ulariserait tout ce qui
pouvait être entaché d'irréirularité dans la nouvelle
dynastie, et qu'elle rendait léj^iliraes tous les enl'anls
nés ou à naître de cette union. Elle enjoii;naità toui:
les citovens de la Grande-Hn-tagne d'oliéir à leur
nouveau souverain, sous peine d'anallièiiio. et comblait
de bénédictions, de grâces et d'indnlvrences ceux
qui l'assisteraient contre ses ennemis.
.Vprès avoir expédié les bulles sollicitées p:ir les
ambassadeurs de Henri VII, le saint -père recom-
mença la guerre contre Ferdinand, afin d'assurer une
partie des Etats de ce prince à son bâtard François.
Pour atteindre )ilus facilement son but, il chercha
li'abord à rétablir la paix dans l'Italie supéiieure, en
faisant lui-même avec les Vénitiens une alliance of-
fensive et défensive pour vingt-cinq années; et il
ménagea également un accord entre Venise et le duc
d'Autriche. Il fut moins heureux dans ses négocia-
tionsavec un chef d'aventiuiers nommé Bucolini ; ce
seigneur, après avoir ravagé une partie de la Ro-
niagne à la tète de quelques bandits, s'était établi
dans la ville d'Osimo, place importante de la marche
d'Ancône, d'où il faisait des courses fréquentes sur
les États romains. Le saint-père savait que IJucolini
était lié avecBajazet, et qu'il avait promis à ce sultan
de lui soumettre le littoral de l'Adriatique, et même
de conquérir l'Italie, s'il pouvait faire débarquer di.x
mille Turcs sur les côtes de la Roraagne, ])rojet qui
inquiétait sérieusement la cour de Rome. Alin d'en
empêcher la réalisation, Innocent se détermina à faire
investir la retraite de ce forban par le général Jac-
ques Trivulce et par le cardinal Julien. Ceux-ci vin-
rent attaquer Osimo à la tète de douze mille cavaliers,
au.xquels Louis Sforce et le cardinal la Balue avaient
joint huit mille hommes de pied ; mais l'habileté et
le couiage delà garnison surent triompher des assail-
lants, et après sept mois de combats, les généraux
du pape se trouvèi-ent forcés de lever honteusement
le siège. Innocent, qui n'était jamais en peine de
prendre un parti, écrivit à ses lieutenants que s'il
était impossible de vaincre l'ennemi, il fallait l'ache-
ter, et qu'il saurait bien faire rendre l'argent qu'on au-
rait donné, dès que les bandits seraient hors de k place.
Des pourparlers eurent lieu alors entre les as-
siégeants et Bucolini ; l'évêcpie d'Arezzo lui offrit
sept mille écus d'or pour la reddition d'Osimo et
pour la rupture de son traité avec Bajazet. L'im-
prudent accepta le marclié, sortit de la ville, licencia
ses soldats, et se retira à Milan avec l'argent du
saint-père. Deux jours après son arrivée, on le trou-
va pendu à sa croisée ; on fit courir le bruil que lui-
rnème avait attenté à ses jours; la vérité est que,
pendant la nuit, une prostituée, aidée par des sbires,
l'avait étranglé pour faire recouvrer à Sa Sainteté les
sept mide écus d'or qu'elle avait donnés.
A tous ses vices , Innocent joignait un naturel
sanguinaire et une férocité qui se révélaient jusque
dans les brefs qu'il adressait à l'évêque de Brescia et
à l'inquisiteur de Lombardie, afin de les engager à
poursuivre les hérétiques et à publier la croisade
contre les Vaudois de la vallée de Loyse.
^'oici en quels termes Pcrrin raconte cette perse -
<'ntion: ■> Alliert, archidiacre de Crémone, ayant été
envoyé en France par Innocent Mil ]iour exterminer
les Vaudois, obtint du roi l'autorisation de procéder
contre eux sans formesjtuliciaires, et seulement avec
l'assistance de Jacques de Lapalu, lieutenant du roi,
et du conseiller maître Jean Rabot. Ces trois scélé-
rats, le légat, le lieutenant du roi et le conseiller, se
rendirent au val de Loyse à la tête d'une bande de
farouches soldats pour en exterminer les habitants;
mais ils n'y trouvèrent personne: à leur approche,
les malheureux héréli(]ues s'étaient enfuis avec leurs
enfants dans les montagnesqui couronnent cette val-
lée fertile, et s'étaient blottis au fond de nomlireuses
cavernes naturelles qui .se rencontrent lréi|uemnjent
sur ces sommets à pic. Alors l'archidiacre et ses
deux acolytes se mirent à leur poursuite, comme ils
eussent fait pour une chasse au renard; et chaque
fois qu'ils découvraient une cavité souterraine dans
laquelle se cachaient les infortunés Vaudois, ils en
fermaient l'entrée avec des fascines de paille ou de
bois sec et y faisaient mettre le feu. De cotte manière
les malheureux étaient asphyxiés par la fumée, ou
s'ils essayaientde sortir de ces cavernes qui devaient
leur servir de tombes, ils étaient reçus à coups de
piipies par les soldats, et repoussés dans les flammes.
« La terreur qu'inspirait ce suppli^'c devint tejle,
que la plupart des Vaudois ijui avaient jusque-là
échappé aux recherches des envoyés du pape,s'enlre-
tuèrent d'eux-mêmes ou se jetèrent dans les abîmes
de la montagne pour éviter d'être rôtis vivants,
(^uand les bourreaux n'avaient pas de bois pour en-
fumer les victimes de cette horrible chasse, ils se
contentaient de fermer l'entrée des cavernes avec des
quartiers de rochers, ou de murer les citernes; de
sorte que plus tard, après le départ du légat, lors-
qu'on lit des fouilles dans les montagnes, on trouva
plus de huit cents cadavres de petits enfantsj étouf-
fés dans leurs berceaux ou dans les bras de leurs
mères, mortes comme eux par le feu et la faim.
« Les bourreaux firent si bien la besogne, ((ue de
six mille Vaudois qui peuplaient cette vallée fertile,
il n'en resta pas six cents pour pleurer la mort de
leurs frères. Tous les biens de ces malheureux fu-
rent partagés entre Jacques de Lapalu, l'archiprêtre
de Crémone, et maître Jean Rabot; en outre, cha-
cun d'eux reçut des marques de la munificence du
souverain, et le légat obtint même du pape Innocent
la dignité d'évêque , comme récompense de ce ipi'il
avait rempli ses intentions avec vigueur et énergie. »
Quoi(jue occupée de persécutions contre les héré-
tiques, Sa Sainteté n'en poursuivait pas moins la
guerre contre le roi de Naples; et pour venir plus
facilement à bout de ses desseins, elle avait organi-
sé une vaste conspiration dans les États de Ferdi-
nand. Malheureusement pour le pape , un traître
découvrit le complot; et tous les prélats napolitains
qui avaient trempé dans la conjuration furent massa-
crés dans un festin auquel le prince les avait conviés.
Ferdinand fit jeter les cadavres dans la mer pour
cacher leur mort; et afin d'éviter une révolte du
peuple, ses agents répandirent le bruit (|u'ils étaient
seulement prisonniers dans une forteresse. D'abord,
sur la nouvelle de cette arrestation, le pape réclama
INNOCENT VIII
349
Iniutcmpnt au prince la mise en liberté des ecclé-
siustiijues; et sur son relus de se soumettre à ses
inionctions, il l'excommunia pour la deuxième fois;
ensuife, lorsqu'il connut toute la vérité et qu'il fut
assuré du massacre des évoques de sa faction, il ne
garda plus de mesures dans ses violences; il a])pela
sur la tète ilo l'usurpiiteur toutes les malédictions
divines, il publia une croisade contre lui, et envoya
supplier Cliarles VUIde hâter son passage en Italie,
pour venir le venger de son implacable ennemi
Comme le rui de Franco était déjà en guerre avec
l'eraperour ?klaxiiuilien, et se trouvait ainsi dans l'im-
possijjilité de disjioser de ses troupes pour seconder
les projets du saint siège, Innocent, qui dans toute
autre circonstance aurait entretenu la division de ces
princes, s"interj)osa entre les deux parties belligé-
rantes et leur lit signer une suspension d'hostilités.
D'un autre cùlé, le saint -père sollicita le secours des
armes de Ferdinand et d'Isabelle; mais ce fut sans
résultats favorables. Ces deux souverains prétextèrent
que leurs guerres avec les Maures ne leur permet-
taient point d'atTaiblir leurs armées. Innocent ne fut
pas plus heureux dans la levée extraordinaire de dé-
cimes qu'il avait ordonnée en France ; le parlement
de Paris s'opposa courageusement à la perception de
cet impôt, et représenta avec fermeté à Charles VIII,
qu'il était odieux et impolitique de permettre que le
clergé romain s'emparât de toutes les richesses du
pays ])our les exporter en Italie. Force fut au souve-
rain d'écouter ces remontiances ; l'argent n'alla pas
à Rome, mais les peuples n'y gagnèrent rien;
Charles fit continuer les levées des décimes et se les
appropria, afin, disait-il ironiquement, de montrer
sa déférence à messieurs du Parlement, qui ne vou-
laient pas que le numéraire sortit du royaume.
Les affaires du saiut-père prenaient une assez
mauvaise tournuie, et il songeait déjà à se réconci-
lier avec le roi de Naples, lorsque survint un événe-
ment qui fit pencher la balance en sa faveur et
augmenta considérablement soninlluence en Europe.
Gomme nous l'avons vu, après la mort de Moham-
med II, ses deux fils Bajazet et Zizim s'étaient dis-
puté le trône des kalil'es et avaient fait couler des
fleuves de sang; enfin Zizim avait été vaincu et forcé
de se réfugier en Egypte, d'où il était passé à
Rhodes et ensuite eu France. Plus tard, le grand
maître de Rhodes, vendu à la cour de Rome, lui
persuada qu'il serait plus en siïreté en Italie que
dans les États de Charles VIII, et il le détermina à
se mettre sous la protection d'Innocent MIL
Zizim vint on elïel dans la ville apostolique, ac-
compagné du grand prieur de l'ordre des chevaliers
de iSaint-Jeau de Jérusalem ; il lut présenté à Sa
Sainteté en consistoire public, oîi, suivant l'usage,
le maître des cérémonies le fit avertir par l'inter-
prète qu'il eût à donner le salut au pontife en lui bai-
sant les pieds; ce (pie le prince musulman refusa de
■ faire, jurant, par la barbe de Mohammetl, qu'il ne
foucherait point un aussi sale magot. Le drogman ne
jugea pas prudent de traduire l'imprécation de
Zizim; il annonça seulement que le jeune prince de-
mandait à être dispensé du cérémonial avilissant du
baiscment des |)ieds. Innocent passa sur cette for-
malité, et sa joie d'avoir eu son pouvoir le prince
musulman était si grande, qu'il lui promit tout ce
qu'il demanda, et qu'il s'engagea môme, jjar un ser-
ment solennel, sur toutes les carcasses des saints, à
le rétablir sur le trône de Conslantinople.
Innocent avait bien compris tout le parti qu'il pou-
vait tirer de son prisonnier ; d'abord il s'en servit
pour extorquer à Bajazet un tribut annuel, en le me-
naçant de soulever l'Occident en faveur d'.^ son frère,
et il l'obligea à conclure un traité par lequel la su-
blime Porte était tenue de fournir des troupes au
pape toutes les fois qu'elle en serait requise; ensuite
il prit le prétexte d'une croisade contre les Turcs,
pour arracher aux peuples de nouveaux subsides; et
pendant que ses émissaires entamaient des négocia-
tions avec le sultan pour lui vendre la paix, il en-
voyait dans toutes les cours de l'Europe des légats
chargés d'annoncer aux rois et aux Républiques la
convocation d'un concile général à Rome, pour le jour
de r.\nnoncialion de la Vierge de l'année 1489.
De toutes parts les ambassades affluèrent, et
chaque royaume, char[ue province, chaque ville un
peu im])ortante s'y trouva représentée par des dépu-
tés ou par des évè(jues. On décréta dans ce synode
que tous les chrétiens, selon leurs ressources en ar-
gent, en armes ou en denrées, seraient obligés de
contribuer aux frais de la guerre contre les inli •
dèles, et que le saint-père recevrait l'autorisation de
lever en toute liberté les annates, les décimes;
défaire des collectes, de vendre des indulgences,
des dispenses et des privilèges , autant qu'il le
jugerait convenable dans les intérêts de la croi-
sade. Innocent ne se fit pas faute d'user de l'au-
torisation du concile, et il récoUa une si riche
moisson en France, en Allemagne, enEspagne, dans
la Hongrie, dans la Bohème, en Pologne et en
Angleterre, qu'il fut obligé d'annexer plusieurs bâti-
ments aux chambres du trésor apostolique pour ren-
fermer les tonnes d'or et d'argent envoyées par ses
collecteurs. Jamais ses prédications pour les croisa-
des n'avaient été si productives; et cela grâce à la
présence du jeune prince Zizim à Rome, qui donnait
une apparence de vérité aux projets du saint-père.
Pour surcroît de bonheur, ses négociations en Orient
avaient eu le même succès que ses prédications en
Occident; et le sultan Bajazet, qui redoutait l'exé-
cution des menaces d'Innocent, s'était déterminé à
lui payer le tribut qu'il demanilait ; et pour preuve
de son amitié, il lui envoyait de riches présents en
or, en argent et en pierreries ; il avait même eu soin
de faire accompagner ses ambassadeurs par trente
belles esclaves de Circassie que Sa Ilautesse donnait
généreusement au pape et aux cardinaux romains. Les
ambassadeurs du sultan furent accueillis avec distinc-
tion parles officiers du saint-siége, qui vinrent à leur
rencontre jusqu'à un mille hors des murs de la cité.
Eu outre dece tribut et de ces magnifiques pré-
sents, B.ijazel fit don au saiut-père d'une somme de
cent soixante mille écus d'or, pour le défrayer des
dépenses qu'il était obligé de faire pour la table de
Zizim. Quel([ues jours après. Sa Sainteté reçut une
nouvelle ambassade du Soudan d'Egypte, qui envoyait
offrir à Innocent pour la rançon de Zizim quatre cent
mille ducats, et l'abandon de la ville de Jérusalem,
qu'il laissait en toute propriété aux chrétiens; de
350
HTSTOIUE BKS PATHS
plus, il |Hf>n;iit l"ontn«goment soleiini'l tle iL'uidtii'au
ppe toutes li's i-oiuiuètcs qu'il forait sur Hajazi't,
même la ville de Conslaulinople.
L'iutenlion Ju soudan était do mettre Zizim à la
tète do ses troupes, et de détrôner le sultan, qui
était son plus redoutaLile ennemi. Innocent acco[ita
l'artrent des Égyptiens, promit de renvoyer le jeune
prince au Caire dès qu'il lui serait possible de le
faire sans inconvénients, et les congédia.
(Quoique ces négociations eussent été tenues se-
crètes, il en transpira néanmoins qneliiue chose. Le
chef de l'ambassade tunpie apprit (pie Sa Sainteté
avait promis de rendre la liberté à Zizim moyennant
le payement d'une énorme ian(;on ; alors il résolut
de renchérir sur les Egyptiens, et il ofl'rit au pape
six cent mille écus d'or pour qu'il lui permît d'em-
poisonner le frère du sultan.
Innocent VIII, disent les auteurs, était capahli; de
commettre tous les forfaits pour de lor; aussi se
garda-t-il de repousser cette odieuse proposition. Il
prit les six cent mille écus et donna la permission
demandée, en exigeant cependant qu'on lui fît part
des moyens qu'on emploierait pour mettre le projet
à exécution. Il l'ut dit à Sa Sainteté qu'un officier de
son palais, appelé Christophe Macrin, déjà gagné à
la cause de Bajazet, avait promis de mêler du poison à
l'eau que l'on servait sur la table du prince, « Innocent,
dit Raynaldi, approuva tout ; l'ambassadeur fit re-
mettre le jour même du poison à l'assassin. Mais le
saint-père , qui retirait des sommes considérables de
l'existence de son prisonnier, n'avait nulle envie de
s'en défaire. Dans la soirée , Christo])he Macrin fut
arrêté par les gardes du pape et immédiatement ap-
pliqué à la question. Le malheureux avoua son crime,
et lut condamné à être déchiré avec des tenailles ar-
dentes, et à être écurtelé en place publiipie. Après le
supplice, ses membres furent cloués aux portes de
la ville. Celle insigne fourberie, ajoute l'iiislorien,
rompit les négociations; et dès le lendemain les am-
bassadeurs s'embarquèrent pour Constuntiuople, pu-
bliant partout ([ue le pape était un eil'ronté voleur. '>
De son côté , Innocent répandit le bniil que leur
colère provenait de ce qu'il avait refusé l'alliance de
Bajazet. Ses légats propagèrent cette opinion dans
tous les royaumes, et ils s'en servirent pour activer
la levée des décimes. Les soins et les peines que le
saint-père se donnait )iour grossir ses trésors n'ab-
sorbaient pas cependant toute son attention, et ne
l'empêchaient point de poursuivre ses projets sur le
royaume de Naples ; ses nouvelles rentrées lui per-
mirent au contraire de rassembler une armée formi-
ilable et de reprendre l'offensive. Dans cette extré-
mité, Ferdinand comprit qu'il n'avait rien de mieux
à faire que de se soumettre au pape, et de lui aban-
donner les domaines que Sa Sainteté voulait ériger
en pricipauté pour son bâtard. Le roi d'Aragon con-
sentit à être le médiateur entre Ferdinand et le saint-
" siège; et la paix fut conclue à Rome au mois de fé-
vrier de l'année 1491.
Ainsi l'infâme Innocent triomphait de son ennemi,
et l'aîné de ses bâtards était reconnu prince. Mais la
justice divine avait marqué le terme de ses ciimes,
de ses attentats, et le 25 juillet 1491, il mourut à la
suite d'une allaijue d'apoplexie. Etienne Inl'essura pré-
tend que le saint-père, dans cette dernière maladie,
essaya de ranimer les sources de la vie au moyen d'un
affreux breuvage composé, par un médecin juif, avec
le sang de trois jeunes garçons de dix ans qu'on avait
égorgés à cet effet ; Onuphre et Giaconius rapportent
le même fait, qu'ils placent aune époque antérieure
ALEXANDRE VI
351
Tab'ciu doi «aturnales de la cour romaine. — Histoire du curdiiKil Borgia. — Sa vie d'étudiant, il'avocat et do militaire. — Ses
débaucties avec une dame espagnole et ses deux filles. — li continue ses relations scandaleusoî avec Rosa Vanozza, la plus
jeune des filles de sa maîtresse. — Roderic Borgia est rappelé à Rome pai Calixte III, son oncle. — Il établit Rosa Vanozza à
Venise avec ses cinq enfants. — Hypocrisie du cardinal R odiiric Borgia. — Ses lettres à sa msîiresse, — Rosa Vanozza vient à
Rome. — Immoralité des cardinaux. — Borgia acbèie la papauté. — Fêtes magniiques de son couronne.r.ent. — Le pontife
jette le masque ot montre au grand jour .ses horribles vices. — Il accumule les dignités et les richesses sur la tfite de ses
bâtards. — Ses luttes contre les petits princes d'Italie. — Il oblige le roi de Naples à donner sa fille en mariage à l'un de ses
fils, Guifry Borgia. — il lève encore des décimes, sous prétexte d'une croisade contre les Turcs — P.irliga des Indes orien-
tales et occidentales entre les Espagnuls et les Portugais. — Horribles incestes entre le saint-père, sa fille Lucrèce Borgia et
ses deux frères François et César Borgia. — Mme Lucrèce épouse J'.an Sforce, seigneur de Pesaro. — Sa Sainlelé préside
au coucher des deux époux, et à la cousommalion du mariage. — Histoire de Giulia la belle, l'une des concubines du .saint-
père. — Orgies et débauches de la famille pontilicalc. — Lucrèce préside en co-stume de bacchante le con.'ei! des cardinaux et
s'assoit sur la chaire de saint Pierre. — Singulières délibérations agitée* dans cette assemblée. — Divertissements de Mme Lu-
crèce; histoire des étalons et des juments. — Bajazet offre à Sa Sain'elé une somme énorme pour empoisonner son frère. —
Charles VUI propose u ne forte rançon au pape pour lui céder Zizim. — Sa Sainteté trouve le moyen de gagner son argent des
deux côtés; elle livre le prince musulman au roi de France, reçoit la rançon promise, et huit jours après Zizim meurt empoi-
sonné. — César Borgia cardinal. — Son caractère odieux. — T rahison du pape envers Charles VIII. — Simonie, vols, meurtres
et empoisonnements commis par le pontife ot pir ses fils. — François Borgia e>t nommé prince de Bénévent. — Son frère
César l'assassine par jalousie. — Alexandre VI reporle son exéc rallie am our sur César, et lui accorde l'autorisation de quitter
l'éiat ecclésiastique. — Une chisse à Ostie. — César gouverne l'Église. — Sa cruauté. — Il s'exerce à tuer des hommes par
passe-temps. — Assassinat del 'archevêque de Coscnza. — Alexandre VI veut faire jeter par les fenêtres du Vatican des ambas-
sadeurs qui viennent lui faire des remontrances. — Histoire de Jérôme ^^avonarole. — César Boivia h la cour de France. — Il
envoie à son père trois beaux enfants pour lui servir de mignons. — La foudre tombe dans la ch^m bre du pape. — Peifidies,
trahisons et crimes de César Borgia. — Voyage .scandaleux do la famille pontificale. — Le pape dote les bâtards fruits de ses
incestes avec sa fille. — Troisième mariage de Lucrèce. — Orges qui eurejit lieu à cette occasion. — Cimpiante courtisanes
sont amenées dans une salle du Vatican, et se livrent à d'horrible- scènes de luxure avec les cardinaux, en présence du pape
et de sa fille. — Sa Sainteté autorise par une bulle Pierre Meruluzze à prendre pour Ganymcde son [u-opre fils. — Alexandre
et César Borgia forment le projet d'empoisonner deux riclies cardinaux pour hériter do leurs biens. — Ils sont pris dans leur
propre piège et s'empoisouneat eux-mêmes. — Mort de l'infàmj Alexandre VI.
Nous sommes arrivi's à une époque do lliistoifo
<les pontifes romains ([ui peut èlie coDsidt'iéf comme
celle oti les luraiùies cuiumeucent à lemplacei l'igno-
rance sur le siège de saint Pierre ; et nous devons
dire aussi que cette époque est celle oîi la corruption
du clergé parvient à un degré qu'elle n'avait pas en-
core atteint. Avant le règne d'.\le.\andre W, les chefs
de l'Église négligeaient di^à le soin de leur tiuii-
peau; mais depuis ce pape, nous les verrons aban-
donner tout à l'ait les discussions religieuses pour se
jeter dans les liitles ]iûliliques, et pour s'occuper de
stratégie , de finances , d'organisation d'armées , de
fortifications et d'autres sciences mondaines, qui
seules pouvaient les maintenir sur la ch-uire désho-
norée de saint Pierre. Pour eux, il n'e.xiste qu'un
Dieu , c'est l'or ! son culte , c'est la déLauche
msTOTRE DES PAPES
Le sullan Bajazel
et le meurtre ! Ils n'ont plus ni croyances ni reli-
gion; peu leur importe rpie les peuples croient à la
Bible, à l'Evanfrile on au Koran : ils les (h'pouillent
tous, qu'ils soient juifs, chrétiens ou turcs; ce n'est
plus par fanatisme qu'ils condamnent les hérétiques
au bûcher, mais ))ar avarice; ils massacrent indiffé-
remment les riches dont ils convoitent la fortune , et
les citoyens pauvres dont ils redoutent l'énergie.
Enfin nous entrons dans une époque où la théocra-
tie parvient à son apogée de puissance , et oîi , bien
loin de cacher dans l'ombre ses perfidies, sa corrup-
tion et ses cruautés, elle les étale au grand jour et
s'en fait, en quelque sorte, des titres de gloire.
Sans coniredil, le pape qui a le mieux compiis
cette nouvelle phase du ponlilicat, c'est le succes-
seur d'Innocent VIII, l'cxécraide Roderic Borgia.
Il descendait par sa mère de la maison espagnole
des Borgia, ([ui avait déjcà occupé le trr'jne aposto-
lique en la personne de Calixte III. Quelques futcurs
prétendent tju'il devait le jour à un commerce inces-
tueux entre le sainl-père et sa sœur Joanna, qui était
mariée à un certain Godefroi Lenzuolo de Valence:
et ([ue Sa Sainteté voulant lui léguer son nom, obli-
gea son beau-frère à quitter le nom de sa famille
pour celui de Borgia.
Dès son enfance , Roderic fut entouré de soins
assidus et placé sous des inailies habiles, qui déve-
loppèrent son intelligence et en linnit un avocat re-
marquable. Mallieurcusement, devenu homme, il
prit une dil^ction tout à fait opposée au bien, et
employa son adiflirable talent à défendre les causes
immorales et scandaleuses. Bientôt même sa profes-
sion lui devint insu]iporlable, parce qu'elle l'obli-
geait à une certaine retenue dans ses mieurs; et il
se jeta dans la carrière des armes, en se faisant nom-
mer officier d'une com])agnie franche, alin de pouvoir
Lucrèce Borgia, fille du pape Movanrlrc V!
Î33
!5ii
IIISTOIUI: DES PAPES
se livrer plus facilement à ses goûts de ilobauclies.
Ou suppose ((ue ce fut à ce moment qu'il contracta
des liaisons iutimes avec une ilame espagnole d'une
i-emarquable beauté, qui était restée veuve avec deux
tilles. Roderic, après avoir séduit la mère, viola les
eufauts et les initia à d'horribles voluptés; puis,
comme sa maîtresse vint à mourir, il se débarrassa
de l'aînée de ses lilles en la nietlaiil dans un cou-
vent, et garda auprès de lui la plus belle et la plus
jeune, qu'on nommait Rosa Yanozza. Il en eut cin([
enfants, François, César, Lucrèce, Guifry, et un
autre dont aucun historien ne parle, "peut-être parce
qu'il mourut fort jeune.
Roderic scandalisait l'Espagne par ses débauches
depuis près de sept ans, lorsqu'il apprit rélévution
de son oncle Calixte au trône de saint Pierre ; entre-
voyant aussitôt l'immense fortune que cet événement
lui promettait, il se hâta d'envoyer à celui qu'il sa-
vait être son véritable père, une lettre de félicita-
tions, dans laquelle il priait Sa Sainteté de lui con-
server ses bontés allcciueuses. Gali.xle répondit à sou
neveu qu'il eût à se rendre immédiatement à Rome,
où l'attendait un poste important dans le gouverne-
ment de l'Kglisc; et dans son message, il lui adressa
un bref qui l'investissait d'un bénéfice de douze
mille écus de revenu annuel. Cette somme, ajoutée
aux trente mille ducats de rente qui provenaient de
ses biens de lamille, lui permettait de tenir une mai-
son de prince; aussi n'hésita-t-il point à obéir aux
ordres de son oncle; mais comme il ne voulait pas
se séparer entièrement de sa dièie Yanozza ni de ses
enfants, et que cependant il comprenait la nécessité
de cacher ses intrigues pour le nouveau rôle qu'il
voulait jouer, il se détermina à les envoyer à Venise,
où il espérait pouvoir les visiter quelquefois sans
exciter les soupçons.
Il partit seul pour Rome, s'installa dans un ma-
gnifique palais, et devint l'un des courtisans les plus
assidus du saint-père ; ce qui donna lieu aux bruits
les plus étranges sur la nature de leurs relations.
Néanmoins la rigidité de mœurs qu'il affichait, et le
masque d'hypocrisie dont il savait se couvrir, en im-
posèrent à lu masse; et il acquit même la réputation
d'un saint peisonnage, en dépit de ses ennemis ou
j.'lutôt de ceux qui l'avaient deviné. Roderic Borgia
était doué d'une éloquence si entraînante, et il expo-
sait ses doctrines avec tant d'art et d'habileté , qu'il
captait les es|irit-i qui lui étaient le plus opposés;
aussi n'avait-il pas eu une grande difficulté à se
rendre maître des volontés de Calixte. Tout en ca-
chant ses projets ambitieux sous les apparences de
l'humilité, il s'était l'ait nommer archevêque de Va-
lence, vice chancelier de l'Église, et enfin cardinal,
diacre de Saint-Nicolas « in carcere Tulliano, » avec
une pension de vingt-huit mille écus d'or; ce qui,
avec les bén fices de sa métropole et de son titre de
vice -chancelier, rendait sa fortune l'une des plus
considérables de Rome.
A pai tir de ce moment, Roderic , l'étudiant dé-
bauché de ^'alence, l'avocat des voleurs et des assas-
sins, le soldat jiillard et incendiaire, l'amant inces-
tueux de Rosa Vanozza, songea sérieusement à se
frayer un chemin au trône apostolique. Dès lors, il
affecta le genre dévie d'un véritable anachorète; il
ne ]xu-ul plus en public (|ue les mains en croix sur
la poitrine, le regiird fixé vers la terre; ses paroles
devinrent onctueuses et traînantes; il visita les égli-
ses, les hôpitaux et les demeures du pauvre, répan-
dant partout d'abondantes aumônes, et publiant qu'à
sa mort les malheureux seraient ses héritiers; enfin
il montra un si profond lui'pris des richesses et un
amour si grand jKuir la religion et la morale, que le
peuple romain, habitué depuis tant de siècles à être
trompé par les prêtres, se laissa prendre à ses dehors
hypocrites , et le proclama un Salomon pour la sa-
gesse, un Job pour la patience, et un Moïse pour la
publication de la loi do Dieu. M
Dans li's occupations de sa charge, il se montrait 11
infatigable au travail : jamais il-ne manquait aux con-
sistoires ni aux audiences; il se conformait toujours
aux sentiments des autres , et cherchait tous les
moyens de faire ressortir leurs qualités. Tour à tour
grave, léger, sérieux et badin, il faisait le charme des
réunions du Vatican, et se créait des partisans parmi
les cardinaux, les ambassadeurs et les seigneurs ita-
liens qui fréquentaient la cour du saint-père. Jamais
homme ne sut mieux que Roderic cacher ses passions
sous un masque impassible, et ne montra plus que
lui de la constance et de la ténacité dans ses projets.
Pendant qu'il se jouait habilement de la crédulité
des hommes, il entretenait avec sa maîtresse une cor-
respondance qui est parvenue jusqu'à nous, et où
lui-même donne les motifs de la comédie qu'il re-
présentait à Rome : " Rosa, ma bion-aimée , imite
mon exemple, demeure chaste jusqu'au jour où il
me sera jiossible de venir te retrouver pour confondre
notre amour dans des voluptés infinies. Jusque-là,
qu'aucune bouche ne profane tes charmes, qu'aucune
main ne soulève ces voiles qui cachent mon souve-
rain bien; encore un peu de patience, et celui ([u'on
nomme mon oncle me laissera pour héritage la chaire
de saint Pierre. En attendant , prends un soin ex-
trême de l'éducation de nos enfants, car ils sont des-
tinés à gouverner les peuples et les rois. »
Malgré la profandeur du jugement de Roderic Bor-
gia, ses prévisions ne se réalisèrent pas à la mort de
Calixte ; sa jeunesse , et peut-être même la rigidité
qu'il avait afl'ectée dans ses mœurs, empêchèrent les
suffrages de se porte)' sur lui ; et Pie II obtint la
tiare. Pendant ce pontificat , il n'exerça aucune in-
fluence sur le gouvernement de l'Eglise; il s'appliqua
seulement à faire fructifier les immenses richesses
que son oncle avait laissées et dont il s'était emparé.
Pie II mourut; Paul II lui succéda; Sixte IV vint
ensuite. Sous ce dernier règne, Roderic acheta la
riche abbaye de Subiacco et la légation d'Aragon et
de Gastille. Mais il était à bout de ses efforts, et ne
pouvant souffrir jjlus longtemps la contrainte qu'il
s'était imposée, il reprit son train de vie de capitaine
aventurier, et commit tant de meurtres et de viols,
q l'il se fit chasser d'Espagne par Henri le Faible,
1 oi de Castille.
A son retour à Rome, le cardinal Roderic Borgia,
(|ui n'avait plus rien à ménager, fit venir jjrès de lui
Rosa Vanozza et ses cinq enfants. Seulement, pour ]
sauver les apparences , il leur donna un palais dans '^
un quartier reculé, et sa maîtresse prit le titre de '
comtesse Ferdinand de Castille, du nom de son in- -
J
ALEXANDRE VI
3Ï5
tendant, qui passait pour être son mari. Chaque soir,
sous prétexte de visiter le genlilliomme son compa-
triote, le cardinal se dirigeait vers la demeure de sa
concubine, où il passait, dit-on , les nuits entières
dans des orgies avec la Vanozza, et, honte éternelle !
avec Lucrèce, sa lillc, et avec ses fils Francesco et
César Borgia 1
Sixte IV mourut; Innocent VIII lui succéda sans
que Roderic Borgia eût rien changé à son infâme
conduite; et il est vrai que ses débauches passaient
inaperçues au milieu des saturnales de la cour pon-
tificale. Rome était devenue un immense lupanar, au
sein duquel s'agitaient cinquante mille prostituées;
les rues et les carrefours étaient peuplés de filous et
d'assassins, les routes étaient infestées de bandits;
si bien qu'à la mort d'Innocent, lorsque les cardi-
naux voulurent se réunir en conclave, ils furent obli-
gés préalablement de placer des soldats dans leurs
palais, et de pointer des canons aux avenues, pour
préserver du pillage leurs somptueuses demeures.
Dès que le conclave fut formé, on garnit de troupes
à pied et à cheval les rues des faubourgs qui avoisi-
naient le Vatican, et on ferma toutes les issues avec
des poutres énormes.
Ces précautions prises, on procéda à l'élection du
pape ; d'abord on proposa comme candidat l'évêque
de Pampelune ; mais Roderic , qui avait déjà acheté les
suffrages de plusieurs cardinaux, fit tramer les choses
en longueur , et s'arrangea de manière à s'assurer la
majorité des suffrages. Il donna aux uns des palais, aux
autres des châteaux, des terres et de l'argent ; le cardinal
Orsino lui vendit sa voix pour Icschàteaux de Monti-
celli et de Sariani; Ascagne Sforce exigea la vice-
chancellerie de l'Eglise; le cardinal Colonna demanda
pour son vote la riche abbaye de Saint-Benoit, ainsi
que tous les domaines et le droit du ] atronage pour
lui et sa famille à perpétuité; le cardinal de Saint-Ange
réclama l'évêché de Porto et la tour qui en dépen-
dait, avec une cave pleine de vin; le cardinal de
Parme se fit donner la ville de Népi; Savelli reçut le
gouvernement de Citta-Castellana et de l'église de
Sainte-Marie Majeure; un moine de Veijise, qui ve-
nait de parvenir au cardinalat, lui vendit son vote cinq
mille ducats d'or, et la promesse de passer une nuit
avec Lucrèce, fille de Borgia, ce à quoi il consentit !
Roderic ayant ainsi acheté tout le sacré collège, fut pro-
clamé souverain pontife, sous le nom d'Alexandre VI.
« Enfin,' s'écria-t-il, je suis donc pape ! le vicaire
du Christ sur la terre !
— Oui, saint-père, répondit Sforce; vous l'êtes
très-canoniquement, et nous espérons par votre élec-
tion avoir donné le repos à l'Église et la joie à la
chrétienté, parce que vous avez été choisi par l'Esprit
saint, comme le plus digne de tous nos frères. »
Roderic répli(jua : « Quoique le fardeau dont nous
sommes chargé soit accablant , nous espérons que
Dieu nous accordera, comme à saint Pierre, la force
de le soutenir glorieusement. Nous ne doutons pas
non plus de l'.ippui que nous trouverons dans le
concours de vos lumières et surtout dans voire obéis-
sance, qui sera telle, nous l'espérons, que nous n'au-
rons jamais à vous rap]ieler que le troupeau du Christ
doit avoir une soumission aveugle, une obéissance
passive, pour le prince des apôtres. »
Ensuite il se revêtit dos ornements pontificaux, et
se saisit de la tiare avec tant d'empressement, f(ue le
cardinal deMédicis, qui suivait de l'œil les mouvements
de Roderic, ne put s'empêcher de dire à Lorenzo :
«Je crains bien, monfrère, quenousnenous soyons
livrés au loup le plus vorace qui soit au monde ; et
sans aucun doute il nous dévorera, si nous ne pré-
venons ses morsures par une prompte fuite. »
Dès que les cérémonies de l'intronisation et de la
chaise percée eurent été accomplies, lé nouveau pon-
tife donna sa bénédiction au clergé et rentra triom-
phalement au palais. Sur son passage, toutes les rues
avaient été tapissées de riches tentures et couvertes
de fleurs; les places publiques avaient été pavoisées
de drapeaux, et la foule stupide faisait retentir l'air
de ses acclamations.
Dans les différentes cours d'Europe, on partagea
l'engouement des Romains, et tous les princes chré-
tiens envoyèrent des ambassades solennelles au pape
pour le complimenter sur son exaltation.
Ferdinand, roi de Naples, fut le seul qui pressentit
les infamies de ce règne , et qui s'abstint d'aucun
acte de déférence envers Alexandre VI. Il avait mal-
heureusement prévu ce qui devait arriver; car Ro-
deric Borgia, devenu pape, ne mit plus de frein à
ses passions; il foula aux pieds toutes les lois divines
et humaines; il dévoila le mystère de ses mons-
trueuses amours ; il installa audacieusement dans le
Vatican sa maîtresse, sa fille Lucrèce et ses autres
enfants; enfin il se montra tel qu'il était, avare,
fourbe, inplacable, débauché, cruel ou plutôt féroce;
car Paul Langius affirme qu'il transforma Rome en
abattoir. Qu'avail-il à redouter? Ne venait-il pas d'être
proclamé Père suprême des fidèles , roi des rois,
vicaire de Dieu sur la terre, pontife infaillible ! 1...
Ce qui dominait dans l'esprit d'Alexandre VI,
c'était une ambition démesurée pour l'élévation de
ses bâtards. A peine assis sur le trône apostolique,
il les combla d'honneurs et de richesses; Francesco,
l'aîné de ses enfants, fut créé duc de Candie et prince
de Bénévent; il nomma cardinal et archevêque de
Valence en Espagne, César, son second fils, cpi était
après Lucrèce l'objet de sa plus tendre sollicitude, et
dont les caresses infâmes avaient le pouvoir de faire
tressaillir le cœur gangrené du vieux pape. Mais ces
distributions de titres et de dignités n'étaient pour
Sa Sainteté que les préliminaires d'un immense pro-
jet qu'il avait conçu. Son ambition convoitait pour
ses bâtards la souveraineté de Naples , de Venise,
de Florence, de l'Italie entière; aussi ne rêvait-il ([ue
victoires et conquêtes, et cette pensée l'avait déter-
miné à prendre le nom d'Alexandre, qui lui rappelait
le plus grand conquérant de l'antiquité.
L'Italie, cette magnifique contrée si bien partagée
du ciel, quoique dégénérée et déchue de son antique
splendeur, étivit encore le but constant de la convoi-
tise de tous les souverains de l'Europe, qui y multi-
pliaient des troubles sans fin et des divisions intes-
tines. Il est vrai que la situation du pays se prêtait
merveilleusement à prolonger les luttes incessantes
et les guerres civiles qui surgissaient de tous les cô-
tés au moindre froissement d'amour-propre entre les
petits princes ou les Républiques italiennes.
Du besoin de maintenir l'indépendance respective
356
HISTOIRE DK6 l'A P ES
Jo i-hai|uo Ktat, il l'iait résullé une politiiiur lalliiu'e
t|ui enlaçait l'Italie et faisait plier les peuples sous
un joug iiisupportalilo. \'enise se distinguait entre
toutes les villes par son gouvernement (ilii;arclii([ue,
luèlé lie nobles et de commerçants; son conseil des
Dix avait poussé si loin l'art de tromper les peuples,
el de faire servir les hommes à la satisfaction et au
liien-ètro d'une caste privilégiée, que depuis, ni avant,
personne ne peut dire les avoir surpassés dans l'art
de duper les hommes; et pour caractériser cette
époque, il suffit de dire qu'elle vit fleurir Machiavel,
cet abominable précepteur des tyrans.
La Sérénissime République de Venise avait, cuninie
le saint-père , des vues ambitieuses, des projets à
réaliser; ses regards se tournaient sans cesse vers la
Roniagne, dont elle possédait déjà une grande par-
lie, el vers le duché de Milan, fief de l'empire, gou-
verné alors par le faible Jean Galéas, sous la lulelle
de son oncle, l'ambitieux Louis Sforce; elle songeait
i\ lui enlever les Etats de Parme, de Plaisance el
celui de Gènes, placés sous la dépendanc;' dos Mila-
nais; et même, quûi(|ue sans l'avouer, elle prévoyait
le moipent où la République de Florence, l'aiiguée
«l'obéir aux Médicis, viendrait se réunir à Venise.
D'autre part, le royaume de Naples, qui seul, par
son importance , eût pu exercer une salutaire in-
llucnce sur les autres Etats, se trouvait dans la posi-
tion la plus critique, par suite de la haine nationale
dont son roi était l'objet. Ainsi, de tous les côtés
l'Italie menaçait ruines, et Venise, la souveraine de
l'Adriatique, espérait bientôt orner son diadème des
fleurons des autres couronnes. Rome même ne lui
portait pas ombrage, et elle regardait tranquillement
s'agiter dans la ville pontificale les successeurs de
l'Apôtre et leurs processions de mignons, de bâtards
et de courtisanes.
Cependant la papauté devait apprendre aux Véni-
tiens, si orgueilleux de leur grandeur, que Dieu se
joue des combinaisons des hommes; et ce cjui sem-
blait devoir amener iqlailliblement la ruine des papes,
ce double caractère de roi et de prêtre qu'ils avaient
réuni en leurs personnes , devint entre les mains
d'Alexandre VI un levier puissant dont il se servit
pour abattre l'édifice formidable de cette République.
Peu à peu, Roderic Borgia, sans avoir même be-
soin de recourir aux armes temporelles ni aux foudres
spirituelles, et par le seul fait de sa marche prudente
et machiavélique, triompha de Venise et rétablit la
prépondérance du saint-siégc en Italie. On doit con-
venir pourtant qu'il eut fort à faire; car le long sé-
jour des papes dans Avignon, les tentatives multi-
pliées de révolte 3u peuple romain, les concessions
obtenues par les barons-vicaires du saint-siége, soit
des empereurs , soit des pontifes , avaient considé-
rablement diminué les domaines de l'Kglise et les
revenus du trésor apostolique. Alexandre apjjliqua
d'abord tous ses soins à rétablir l'intégrité des États
pontificaux, et il y parvint avec une administration
ferme et active. Ensuite il songea à renverser l'auto-
rité des petits princes ses voisics, parmi lesquels on
distinguait lesBentivoglide Bologne; lesMalatesta de
liimini ; les Manfiedi de Faenza ; les Golonna d'Ostie ;
les Montefelti i d'Uibin: enfin les Vitelli, les SavelU et
plusieurs encore qui possédaient de riches provinces.
Toutefois, avant de couimenci'r la lutte contre
toutes ces familles, le ]iape voulut se créer des a]i])uis
redoutabloseiu'ontractanl desalliances avec (les princes
puissants. 11 s'adressa d'abord à Ferdinand, souve-
rain de Naples, et prolitant de la terreur que lui in-
spiraient les armements du roi de France J qui se
jiréparait à envahir son royaume, il lui fit offrir le
secours d'une armée , sous la condition que son fils
.Vlphonse, duc de Galabre, donnerait sa fille en ma-
riage au plus jeune des bâtards du saint-père, avec
un douaire dans le royaume de Naples. Sa proposi-
tion ayant été ropoussée en termes insultants,
Alexandre tourna ses vues d'un autre côté, et forma
une ligue défensive avec le tuteur de Jean Galéas,
duc de Milan, et la Sérénissime République, trélait
une atVaire difficile à conclure qu'une alliance entre
Rome et Venise ; cependant , grâce à l'habileté des
négociations d',\lexandre, les résistances furent vain-
cues, et le traité fut signé entre la République, la
cour de Rome et le duché de Milan.
Alphonse de Galabre el Pierre de Médicis, eflVayés
dcsconsé(juences d'une ligue qui menaçait l'existence
politique des autres Etats, cherchèrent à la détruire;
dans ce but, ils accueillirent avec joie les proposi-
tions do Fabricio Golonna, de Prosper, son frère, et
du cardinal de Saint-Pierre aux Liens, ennemis dé-
clarés du pontife, qui s'engageaient à livrer Rome,
à l'aide du parti des Guelfes et de la faction des Ur-
sins, si l'armée d'Alphonse pouvait dans trois jours
se présenter sous les murs de la ville sainte.
Le vieux roi Ferdinand , dans sa prudente prévi-
sion , s'était prononcé contre ce projet , et voulait
même faire la paix avec Alexandre à quelque prix
que ce fût ; malheureusement la mort vint le sur-
prendre au moment où il renouait des négociations
avec le pape. Sans aucun doute, Sa Sainteté se fût
montrée très-peu exigeante pour un nouveau traité,
puisf{ue déjà les intérêts opposés des parties con-
tractantes avaient amené de graves discussions entre
la cour de Rome et les Vénitiens. Plus tard, lorsque
le nouveau roi de Naples eut été informé que la
France était entrée dans la ligue, il voulut réparer
la faute qu'il avait faite, et reprit les négociations
commencées par Ferdinand avec la cour de Rome;
seulement les conditions n'étaient plus les mêmes;
et son orgueil, qui précédemment s'était révoltéii
l'idée de donner la main de donna Sancia, sa fille,
au jeune Guifry Borgia, fut obligé de se plier aux
exigences de sa position, et il envoya ofl'rir au saint-
père de consentir au mnriagc projeté, de donner aux
jeunes époux la principauté de Squillace et le comté
de Cariati, de faire à César une riche dotation en bé-
néfices, et à François, duc de Candie , une pension
de cinq mille ducats, avec l'expectative d'occuper
une des premières charges du royaume el de prendre
le commandement des armées. Ces offres du roi
furent acceptées par Sa Sainteté, qui demanda préa-
lablement dix mille ducats, dont elle avail le plus
pressant besoin.
Des fêtes et des réjouissances publi(|ues eurent
lieu à Rome à l'occasion du mariage de (iuifry Bor-
gia; et le saint- père déploya une telle magnificence
en celle circonstance, qu'il mit entièrement à sec le
trésor de l'Église. Alors il eut recours aux expédients
'■']t^
'^ËkOk^iâm:
358
HISTOIRE DES PAPES
qu'emploient d'ordinaire les papes et les rois pour
remplir leurs rolVres ; il nuu:iuciita les impôts et
pressura les niallieureux peuples; ensuite il essaya
d'une nouvelle publication de croisade; et ce qui pa-
raîtra incroyable, c'est ipi'après avoir été volés pen-
dant quarante années jiar les papes, sous le prétexte
de guerres contre les Turcs, (pii n'avaient jamais eu
d'exécution, les chrétiens stupides apportèrent en-
core des sommes énormes au Vatican, et vinrent ali-
menter le luxe fastueux des bâtards d'Alexandre el
de sa chère Lucrèce.
Ce fut Hi cette époque, dans l'année l^g^i, (pi'eut
lieu un événement extraordinaire, la découverte d'un
nouveau continent par le célèbre Christoplie Colomb;
el presque en même temps le Portugais \'asco do
Gama, continuant les découvertes de Henri le Navi-
gateur, de Covcllas et de Barthélémy Diaz, doublait
le cap de Bonne-Espérance, touchait aux Indes par le
canal Mozambique, et changeait entièrement la inavche
et la forme du commerce du monde.
Les Portugais avaient suivi de près les Espagnols
sur le continent découvert par Colomb, et leur dispu-
taient cette riche proie les armes à la main. Cepen-
dant, comme l'intérêt leur faisait une loi de ne point
donner trop d'éclat à leurs querelles, le roi de Por-
tugal Jean II et Ferdinand V le Callioliifue convin-
rent de s'en rapporler au jugement du pape ))our
établir les limites de leurs nouveaux empires.
Alexandre VI consentit à être le médiateur de la
paLx entre les deux parties; il traça une ligne qui
passait par les îles des .\çores en joignant les doux
pôles; et il décréta, en vertu de son omnipotence
universelle, que tous les pays qui seraient en deçà
de cette ligne, c'est-à-dire les Indes occidentales ou
l'Amérique, appartiendraient au roi d'Espagne, et
ceux qui seraient au delà, c'est-à-dire les Indes
orientales et les côtes d'Afrique, appartiendraient au
roi de Portugal. Sa Sainteté ne mettait d'autre con-
dition à ce magnifique don que le payement immé-
diat d'une forte somme d'argent, et l'engagement
pour les Espagnols et pour les Portugais de conver-
tir, de gré ou de force, les habitants au christia-
nisme. Soixante ans après la publication de cette
bulle les exécrables missionnaires espagnols avaient
égorgé quinze millions de victimes dans le Nouveau-
Alonde pour obéir au pape !
Dès qu'.Vlexandre eut réparé les pertes de son tré-
sor avec les produits de la croisade, il s'occupa de
faire conclure le mariage de sa fille avec Jean Sforce,
seigneur de Pesaro; et comme elle avait été fiancée
dès son enfance avec un gentilhomme aragonais, il la
releva de ses serments, en vertu de son pouvoir apos-
tohquc, qui lui permettait de délier comme de lier.
« Pour ce mariage il y eut des fêles et des orgies
dignes de madame Lucrèce, dit Jitienne Infessura.
Le soir, Sa Sainteté, le cardinal Borgia, le duc de
Candie, quelques courtisans el plusieurs nobles dames
firent un souper où parurent des histrions et des
•danseuses qui représentèrent des comédies obscènes,
à la grande joie des convives.
« Sur le matin, Alexandre VI conduisit les jeunes
époux dans la chambre nuptiale, au milieu de laquelle
avait été élevé un lit sonqjtueux sans courtines. Là,
ajoute l'historien, il se passa des choses tellement ré-
voltantes, qu'on no peut les traduire en aucune lan-
gue. Le saint-père remplit les fonctions de matrone
auprès de sa lille; Lucrèce, celte Messalineciui, avant
même d'èlre femme, avait été initiée aux plus hor-
ribles débauches par son père et par ses frères, joua
l'innocence pour prolonger les obscénités de cette
comédie, et le mariage se consomma eu jjrJsence de
la famille pontilicale I ! ! »
Alexandre avait consenti à marier sa fille parce qu'il
était alors dominé par une nouvelle passion pour une
jeune lille nommée Ginlia la Belle, sœur d'Alexandre
l'^arnèse, que ce misérable lui avait prostituée pour
acheter le pardon d'un crime de faux. Plus lard, Far-
nèse obtint le chapeau de cardinal ; et nous le ver-
rons occuper à son tour la chaire de l'Apôtre, sous
le nom de Paul III. Telle est l'origine de la grande
fortune des Farnèse, avec lesquels s'allièrent les pre-
mières familles souveraines do l'Europe.
Après son mariage, madame Lucrèce refusa de
suivre le seigneur de Pesaro dans sa principauté, et
habita comme par le passé le palais du Vatican.
« Elle ne (juitta plus la chambre du saint-père, tant
de jour cjue de nuit,» ajoute Burchard, le maître des
cérémonies d'Alexandre, qui enregistrait' naïvement,
heure par heure, historien lidèle, tout ce qui se fai-
sait à la cour pontificale.
Alexandre VI accordait à sa fille chérie non-seule-
ment toutes les grâces qu'elle demandait, mais en-
core il lui avait donné la surintendance du gouverne-
ment de l'Eglise. C'était Lucrèce qui assistait à l'oii-
verture des lettres, à l'expédition des affaires; c'était
elle qui convoquait le sacré collège; et souvent, à la
suite d'une orgie, elle présidait le conseil des car-
dinaux en costume de bacchante , la gorge nue,
le corps à peine couvert d'un vêtement de mous-
seline. Dans cet état, elle mettait en délibération des
sujets de luxure, et n'avait pas honle de donner et
de recevoir devant eux des caresses tellement impu-
diques, que Burchard lui-même, habitué à voir tant
de choses, s'écrie en rapportant ce fait : << Horreur !
ignominie ! scandale ! ! I »
Dans un autre passage de son journal il raconte le
trait suivant : « Aujourd'hui, le saint-père, pour ré-
jouir madame Lucrèce, a fait conduire dans la petite
cour du palais, près de la porte d'entrée, plusieurs
juments chargées de ramées, et il a été donné ordre
qu'on lâchât après elles des étalons de ses écuries,
libres de tous freins et licols. Ceux-ci se sont rués
sur les juments en hennissant d'une manière épou-
vantable, et après une lutte terrible à coups do dents
et à coups de pieds, les malheurenRcs juments ont
été teri'assées et saillies aux applaudissements de
madame Lucrèce et du saint-père, qui contemplaient
ce spectacle de la fenêtre d'une chambre à coucher,
placée au-dessus de la porte du palais. Après quoi le
pape et sa fille se sont retirés dans l'intérieur de l'ap-
partement, et sont restés enfermés une heure!... «
Burchard n'ajoute aucune réllexion à la suite de ce
récit, et nous suivrons son exemple.
Bientôt après arrivèrent à Rome des ambassadeurs
musulmans chargés par le sultan l'ajazet de faire au
saint-père des ouvei'tures relativement à un projet
d'empoisonnement sur le prince Zizim. La lettre de
l'empereur ottoman était ainsi conçue :
ALEXANDRE VI
359
« Le suUiiu Bajazet, par la grâce de Dieu, très-
jj;rand loi el kalile des deux coulineufs d'Asie et
d'Europe, à l'excellent seif^ueur Alexandre, père de
tous les chrétiens par lu Providence, et très-digne
pontife de l'Église romaine, révérence, bienveillance
et sincérité.
« Jusqu'à ce jour, seigneur, j'ai très-exactement
payé à \ otrc Sainteté quarante mille ducats chaque
année pour la pension de mon i'rère Zizim ; mais
comme il m'a été dit qu'Innocent VIII, votre prédé-
cesseur, en même temps qu'il recevait de moi des
sommes considérables pour garder ce prince ambi-
tieux, écoutait encore les propositions du Soudan
d'Egypte, et acceptait sou argent pour rendre Zizim
à la liberté, je dois craindre qu'un jour votre succes-
seur ne fournisse des troupes à mon frère pour me
disputer le trône.
« Vos envoyés ont parfaitement compris le sujet
de mes appréhensions, et m'ont conseillé de m'a-
dresser directement à- vous pour rendre à mon esprit
la tranquillité dont il a si grand besoin, et pour faire
disparaître la cause de mes alarmes. Ils m'ont fait
espérer même que vous écouteriez mes propositions
d'une oreille favorable.
« Or donc, je m'engage à donner trois cent mille
ducats, plusieurs villes et la tunique de Jésus-Christ,
si Votre Sainteté veut ôter le sultan Zizim de ce
monde, de la manière qu'elle jugera le plus conve-
nable. Elle rendrait ainsi un àervice signalé à son
prisonnier lui mèiue. car, selon le prophète, il doit
préférer la mort à la servitude; et vous, très-illustre
g seigneur, ne commettriez pas de crime selon votre re-
ligion, puisqu'il est ordonné aux chrétiens d'exter-
miner les hérétiques et les infidèles. »
Il ne nous reste aucun document authentique sur
la réponse que fit le pontife ; seulement, Comiues
prétend qu'il accepta les oftres du kalife ; et ce qui
semblerait confirmer cette opinion, c'est qu'on eut
connaissance un peu plus tard d'un traité secret con-
clu entre les cours de Rome et de Constantinople,
par lequel Bajazet s'engageait à fournir au saint-siége
six mille cavaliers de vieilles troupes et autant de
fantassins pour combattre les Français, qui se pré-
paraient à envahir le royaume de Naples.
Charles VIII, en effet, ne tarda pas à faire son
entrée en Italie, à la tète d'une armée de trente mille
hommes, soutenue par une artillerie de cent quarante
pièces de campagne ; et ses progrès furent si rapines,
qu'il avait déjà conquis la Lombardie avant qu'A-
lexandre eût pu songer aux moyens de lui résister.
Dans cette extrémité, le saint-père voulut employer
la voie des négociations; et il adressa des ambassa-
deurs au roi de France pour lui enjoindre de sus-
pendre sa marche. Charles VIII passa outre, sans
s'inquiéter de la défense du pape, et continua sa
route vers Rome, où l'avaient déjà précédé des dé-
putes chargés de de nander à Sa Sainteté linvestiture
■ du royaume de Naplis pour leur maître.
Non-seulement Alexandre avait répoadu que ja-
mais il n'accéderait à leur proposition, et qu'il s'op-
poserait de toutes ses forces au passage des Français
dans ses Etats, mais encore, lorsrpie le chef de l'am-
bassade voulut lui représenter que Cliarles étant allié
de l'empereur Maximilien, il dépendait de sa volonté
de lui enlever la tiare, soit par la force des armes,
soit en le faisant juger par un concile, comme pape
simoniaque, adultère, incestueux, voleur et meurtrier,
Alexandre ne voulut faire aucune concession, et s'em-
porta même en termes injurieux contre Charles VIII,
en présence du ministre du roi de Naples, de Lopez,
son dataire, et du prince d'Anhalt, délégué de l'em-
pire. Il eut l'audace d'accuser Id roi de France d'avoir
formé le projet ambitieux de placer sur son front la
couronne impériale, et de vouloir renverser Maximi-
lien du trône.
« Pour ujoi, ajouta-t-il, lors même que ce Charles
me mettrait une épée nue sur la gorge, je m'oppose-
rais encore à son exécrable ambition. Et vous, piince
d'Anhalt, dit-il en s'adressant à l'ambassadeur d'Al-
lemagne, il est de votre devoir de faire connaître à
votre maître les desseins de la France, afin qu'en sa
qualité de protecteur de l'Église, il se joigne aux au-
tres princes chrétiens pour défendre notre siège et
pour conserver les droits de l'empire et la liberté de
toute l'Italie. »
Comme on s'y était attendu, son énergie faiblit de-
vant le danger; et lorsque le roi de France se pré-
senta sur les confins de l'Etat ecclésiastique, le pape
n'osa lui en disputer l'entrée; enfin quand il fut sous
les murs de Rome, Sa Sainteté lui envoya son maître
des cérémonies, son secrétaire apostolique, et le
doyen de la rote, pour recevoir sesordres. Charles VIII
se fit immédiatement ouvrir les portes de la ville
sainte, et il entra dans la cité, armé de toutes
pièces, la lance sur la cuisse, enseignes déployées,
trompettes sonnant, escorté de ses troupes qui mar-
chaient en colonnes serrées, suivies d'une immense
cavalerie et de sa formidable artillerie.
Ses fourriers marquèrent à la craie les logements
des compagnies; ses prévôts placèrent des senti-
nelles dans tous les quartiers , ordonnèrent des
rondes et des patrouilles, firent planter des potences,
des estrapades, et publièrent les édits et les ordon-
nances du prince à son de trom]ie, comme s'il eirt
été dans Paris. Quoi(|ue maître absolu dans Rome,
le roi n'avait pu voir encore Alexandre VI, qui se te-
nait enfermé avec sa famille dans le château Saint-
Ange. Un grand nombre de prélats, parmi lesquels
se trouvaient Ascagne Sforce , vice chancelier de
l'Église, les cardinaux Julien de la Rovère, Gurcii,
Saint-Séverin, Savelli et Colonna, proposaient au roi
de mettre le pape en jugement, et de le déposer, s'il
refusait de se soumettre. Deux fois même l'artillerie
avait été tournée contre le château Saint- Atige pour
effrayer Alexandre et pour vaincre son obstination;
mais, dit Comines, le prince refusa d'en venir à ces
extrémités. Enfin le pape se rendit aux observations
de son fils César Borgia, qui lui représenta comme
imminente la ruine de leur famille, et il consentit à
donner audience à Chirles VIII. La première entre-
vue se passa assez singulièrement. Alexandre, poui
éviter d'embrasser le roi, ainsi que le voulait le céré-
monial, feignit un évanouissement et se jeta dans un
fauteuil ; de son côté, Charles alla se placer sur un
siège près de la fenêtre, pendant (|u'on faisait res-
pirer des sels au saint-père; ensuite la conférence
commença, et ils arrêtèrent les conventions suivantes :
Alexandre s'engageait à vivre en paix avec ses cardi-
360
HISTOIRE DES PAPES
iiaui, & leur payer les droits de lours chape;iux, à
remettre au roi les villes de Viterbe, de Civita-Yoc-
chia, de Terraciiie et deSpoletto; à ne conférer
aucune légation sans son autorisation, il donner le
eliapoau de cardinal à deux capitaines de gceire de
Cha'les \'lll, et à lui livrer le sultan Zi/iiu ; Sa
Sainteté lui accorda en outre l'investiture du royaume
de N'aples, et lui donna même son fils bien-aimé,
le cardinal Borgia, en otage, comme garantie de
l'exécution de ses promesses. Charles prêta alors le
serment d'obédience au pape cl paya la rançon de
Zizim; cela fait, ihjuitta llonic avec toutes ses trou-
pes et se dirigea sur Naples. Il était depuis huit
jours à peine hors du territoire de l'Eglise que l'in-
fortuné Zi/im rendait le dernier soupir; le pape
avait religieusement reinidi ses promesses ; il s'était
engagé à livrer son jirisonnicr à Charles VIII, c'est
ce qu'il avait fait ; seulement il le lui avait remis
déjà empoisonné. De celte manière il gagnait la
rançon qui était déjà payée par la France, et trois
cent mille ducats qui lui avaient été offerts par le
sultan de Constantinople.
Dès le lendemain, César Borgia, au mépris du
serment qu'il avait fait de rester avec Charles VIII.
s'échappa du camp français à la faveur d'un dégui-
sement, et retourna à Rome, où. le pape le reçut
avec les démonstrations de l'amour le plus outré. Il
est bien de savoir que César était l'objet de la prédi-
lection d'Alexandre, et réellemeut il méritait cette
préférence par la conformité de son caractère avec
celui du saint-père. Comme lui sans honte et sans
pudeur, il se livrait à tous les dérèglements de ses
passions ; comme lui opiniâtre dans ses projet^, im-
placable dans ses vengeances, il érigeait le crime en
système politique et ne reculait devant aucune atro-
cité ; comme lui ambitieux et égoïste, il rapportait
tout à sa personne, sacrifiait tout à ses intérêts ; la
morale et la religion n'étaient dans ses mains que
des instruments qu'il faisait servir à la réussite de
ses projets, et qu'il brisait dès qu'ils lui devenaient
inutiles. Ces deux hommes, si bien faits pour s'en-
tendre, ne s'étaient cependant pas compris sur un
point; Alexandre voulait léguer la papauté à son fils,
et César convoitait une couronne impériale et l'Italie
entière pour royaume. César était prince de l'Eglise,
et il eîit donné tous ses honneurs ecclésiastiques
pour l'un des titres séculiers dont son frère aîné, le
duc de Candie, se trouvait si abondamment pourvu;
aussi le cardinal avait-il conçu contre son frère une
haine secrète, une jalousie implacable, dont les ré-
sultats ne se firent point attendre.
Cette fuite de César Borgia et l'empoisonnement
de Zi/.ira courroucèrent grandement Charles VIII, et
il jura de tirer vengeance de la famille pontificale ;
comme ses intérêts ne lui permettaient pas de retour-
ner immédiatement à Rome, il remit la punition du
pape à un temps plus éloigné, et poursuivit rapide-
ment sa marche sur Naples. A son apiirochc, le lâche
.Mphonse s'enfuit en Sicile, abdiipiant la royauté en
faveur de Ferdinand, son fils, auquel il laissait le
soin de défendre sa capitale. Malgré les efforts du
jeune prince, Naples fut emportée d'assaut, et les di-
verses provinces du royaume furent conquises avec
une si merveilleuse facilité, qu'Alexandre disait que
les Français avaient l'ail la guerre avec des éperons
de bois, et n'avaient marque leurs logements qu'à la
craie, voulant exprimer par ces paroles qu'ils ne res-
teraient pas longtemps maîtres de Niples. Du reste,
il pouvait d'autant mieux faire des ]iro]ihélies à cet
égard, qu'il s'était assuré les moyens de les faire
réussir, en formant une ligne formidable do tous les
princes chrétiens contre le roi de France. La Répu-
bliijue de Venise, le duc de Milan étaient entrés
dans cette confédération; î'erdinand le Catholique,
Ilenii VU, roi d'.Vnglelerre, l'archiduc Philippe et
son fils Maximilien I", s'étaient également ralliés au
saint-père.
Charles comprit aussitùl le danger dont il était me-
nacé; et pour conjurer l'orage, il voulut effrayer ses
ennemis par un coup hardi; laissant donc une partie
de ses tro\qies dans son nouveau royaume, sous lu
commandement du duc de Montpensier, qu'il ava I
créé vice-roi de Naples, il marcha sur Rome avec
neuf mille soldats d'élite pour châtier le pape. Celui-
ci s'était bien gardé de l'attendre, et avait fui jusqu'à
Orviéto avec sa famille ; le roi ne resta que trois
jours dans la ville sainte et se porta rapidement en
Toscane, et de là dans le duché de Parme, où qua-
rante mille confédérés s'étaient rassemblés pour lui
disputer le passage.
Alexandre, de son côté, était rentré dans Rome
dès qu'ilavait eu connaissance du départ de Charles;
et comme il se croyait assez puissant, grâce à ses
alliés, pour lui dicter des lois, il envoya des ambas-
sadeurs chargés de lui signifier que les conventions
précédemment acceptées par eux étaient cassées et »
annulées comme ayant été imposées par la force;
qu'en outre il lui ordonnait de sortir immédiatement
de l'Italie avec toutes ses troupes, et de rappeler les
garnisons qu'il avait, laissées dans les places de la
Rouille et de la Calabre, sous peine d'être assigné à
comparaître devant la justice pontificale pour s'en-
tendre excommunier, interdire et déposer. Les com-
missaires du pontife atteignirent Charles VIII à
Turin le jour même de la bataille de Fornoue, où
dix mille Français avaient culbuté une armée de
quarante mille hommes. Le prince était encore tout
couvert de sang et de poussière, quand les légats
vinrent le sommer de venir à Rome jiour rendre
compte de sa conduite au souverain ponlife. C'était
ajouter le sarcasme à une odieuse peifidie : « Je
me rendrai à l'invitation du saint-père, répondit
Charles VIII aux députés, et j'espère qu'il voudra
bien m'atlendre, afin que j'aie l'honneur de lui bai-
ser les pieds, ce dont j'ai été privé à mon dernier
passage à Rome. «
Celte repartie du monarque fit comprendre aux
ambassadeurs qu'il ne leur restait qu'à partir au
plus vite, s'ils ne voulaient courir le risque d'être
traités en ennemis. Malgré sa victoire, Charles fut
obligé de rentrer en France, et le royaume de Naples
repassa sous la domination de Ferdinand II en
moins de temps qu'il n'en avait fallu aux Français
pour le conquérir.
Alexandre, débarrassé de son redoutable ennemi,
tourna toutes s(?s pensées vers l'accomplissement de
ses projets d'élévation pour sa famille, et il employa
tour à tour la trahison, la simonie, le vol et les
II
134
362
HISTOIRE DES PAPES
assassinat;:, qui forment irortlinaire le cortège des
papes et ilesroi^". D'abord, sous prétexteque les ba-
rons romains avaient Iralii leurs serments de fidélité
en se soumettant aux Français, le pape les déclara
déchus de toute autorité, et il chargea son fils aîné, le
duc de Giindie, qui avait été nommé général de l'Eglise,
de les attaquer l'un après l'autre dans leurs forteresses
et de s'emparer de leurs domaines ; la plupart voyant
l'inutilité de la résistance, se livrèrent d'euv-nièmes
et furent lâchement poignardés; les Orsini seuls re-
fusèrent d'obéir, -se défendirent vigoureusement, et
disputèrent pied à pied la Romagne.
Sa Sainteté s'occupa en même temps de réparer le
mauvais étal de ses finances, et elle procéda avec
son second fils, le cardinal César, d'une façon i|ui fit
voir combien était grand le génie des Borgia. puis-
qu'ils venaient de surpasser tous les prédécoi^seurs
d'Alexandre, en inventant un nouveau moyen de
remplir les trésors du Vatican. Ils publièrent une
loi qui rendait le saint-siége héritier de droit des
membres du sacré collège ; puis ils vendirent le car-
dinalat aux plus riches romains, et ils les empoison-
nèrent pour en hériter. Alexandre fit en outre un
commerce en grand de crucifix, de reliques et d'in-
dulgences qui lui rapportèrent des sommes considé-
rables ; et il lit vendre également par le dataire
Jean-Baptiste Ferrera, cardinal de ^lodène , les
charges et les bénéfices ecclésiastiques, sans s'inquié-
ter qu'ils fussents vacants ou occupés par les titu-
laires; seulement, dans ce dernier cas, le poison ouïe
poignard faisait justice du prélat qui refusait de don-
ner sa place à celui ([ui l'avait achetée. A son tour,
Jean-Baptiste Ferrera, le ministre d'iniquités, l'ins-
trument du despotisme pontifical, reçut le châtiment
de ses crimes et fut empoisonné par César Borgia,
qui convoitait les immenses richesses qu'il avait
amassées dans l'exercice de sa charge.
Pendant que Sa Sainteté et son fils faisaient et dé-
faisaient les cardinaux, suivant le besoin de leur
poHtique ou de leurs intérêts, le duc de Candie con-
tinuait à guerroyer contre les Orsini dans la Romagne,
rasant les châteaux, détruisant les forteresses, pil-
lant les vil es et forçant les peuples à se soumettre
au saint-siége. Néanmoins ses atrocités finirent par
exaspérer les peuples ; de toutes parts les citoyens
s'armèrent, et il se vit obligé de battre en retraite.
Alexandre appela alors à son secours Gonzalve de
Cordoue, qui se trouvait en Italie avec une armée
formidable pour faire la conquête du royaume de
Nap'.es ; mais au lieu de combattre les Orsini, le
général espagnol traita avec eux, et contraignit le
le saint-père à ratifier ses engagements. Pour se
venger de ce qu'il appelait une trahison, le pape
voulut se défaire de Gonzalve de Cordoue, et il le
chargea de chasser les Français d'Ostie, dans l'es-
poir qu'il y trouverait la mort. En eflet , l'ennemi
était si fortement retranché dans cette position qu'il
semblait impossible qu'on le pût débusquer; cepen-
dant en moins d'un mois, après des efforts incroyables
et des prodiges de valeur, les Espagnols se rendirent
maîtres d'Ostie, et fionzalve revint à Rome pour
supplierle saint-père de lui permettre de terminer la
guerre de Xaples, et de remplir les volontés du roi
Ferdinand le Catholique. Alexandre, qui ne pouvait
lui pardonner la nouvelle gloire qu'il venait d'acqué-
rir, lui refusa sa demande, et s'emporta en injiu-es
grossières contre Ferdinand et Isabelle, qu'il préten-
dait être ses débiteurs de sommes considérables (lu il
leur avait prêtées pour mener à bonne fin leurs
conspirations contre le feu roi de Castille. « .\insi
donc, pape de Satan, répliqua Gonzalve, tu refuses
d'obéir à des souverains dont lu étais le sujet avant
que tu occupasses le trône jiontifica! par leur pro-
tection'? Tremble, vieillard insensé, qu'ils ne tirent
une vengeance éclatante de ton insolence ! » Gel?,
dit, le général espagnol brandit son épée, sortit
brusquement de la salle d'audience, rejoignit son
armée et marcha sur Naples.
Peu de temps après, on reçut à Rome la nouvelle
de l'entière expulsion des Fiançais de l'Italie et de
la mort du roi Ferdinand. Par cet événement, la
couronne de Naples revenait de droit à l'oncle du
prince, nommé Frédéric, qui s'empressa d'envoycrdes
ambassadeurs à la cour de Rome pour solliciter l'in-
vestiture du royaume. Avant de décider la question
relativeà cette couronne, le ))ontil'e, qui avait toujours
en vue l'élévation de sa famille, exigea que le consis-
toire rendît un décret qui investissait le duc de
Candie de la principauté de Bénévent, et le mettait
en jiossession d'un tribut de trois cent mille écus
d'or que les rois de Castille et de Portugal payaient
chaque année au saint-siége. Garsia-Las, ambassa-
deur d'Espagne, s'opposa énergiquement à cette
mesure, et protesta, au nom de Ferdinand et d'Isa-
belle, contre les envahissements du pontife; et ce
qui surprit le plus les cardinaux , fut de voir les
réclamations de l'Espagnol appuyées par le cardinal
^'alentin. En dépit des efforts réunis de Garsia-Las
et de César Borgia, le décret passa, et François, fils
aîné du pape, obtint la principauté de Bénévent,
avec les comtés de Terracine et de Ponte-Corvo.
A cette occasion le duc de Candie vint à Rome
pour recevoir l'investiture de ses nouveaux États, et
fit son entrée dans la ville sainte, monté sur un ma-
gnifique ■ coursier tout étincelant d'or et de pierre-
ries, et entouré d'une escorte de riches seigneurs, de
barons et de princes, comme s'il eiit été lui-même
l'empereur ou le pape. Tous ces honneurs éveillèrent
la jalouse fureur de César Borgia, et Lucrèce ayant
eu l'imprudence de prodiguer ses caresses inces-
tueuses à Francesco, saus paraître faire attention à
son autre frère, la mort du nouveau prince de Béné-
vent fut résolue; un soir, à la soi lie d'un souper qu'il
avait fait chez la Rosa Vanozza, sa mère, il fut attaqué
par quatre hommes masqués, percé de neuf coups de
poignard, et son cadavre fut jeté dans le Tilire.
Dès le lendemain, le cardinal César Borgia se mit
en route pour Naples, où il avait mission de couron-
ner Fréiléiic d'Aragon. Ce départ précipité et la dis-
parition de Francesco le firent accuser de fratricide.
'• Mais le pape cherchait à se faire illusion, dit Bur-
chard, et il nous envoyait à la recherche de son fils
dans tous les lupanars de la ville sainte. »
Quelques jours après, le cadavre de Francesco fut
trouvé dans le Tibre jiar des pêcheurs; Alexandre
crut d'abord que les ennemis de sa famille l'avaient
assassiné, et ne sachant à qui s'en prendre, il fit ap-
pliquer à la question plusieurs des notables de Rome,
ALEXANDRE M
363
clioisisau hasard, et ne s'arrêta qu'après avoir ac(]uis
la cortiliule (jue le crime avait rté commis par son
fils chéri. «Alors, dit Rurchard, il essuya ses lar-
mes et se consola dans les bras de madame Lucrèce,
une des causes du meurtre.»
Lorsque Cosar Borgia supposa que l'on ne son-
geait plus à Rome à l'assassinat du duc de Candie,
il revint de Naples et se pn-senla devant Sa Sain-
teté, comme si rien d'extraordinaire ne se fût ])assé
en son absence. Ale.\andrele reçut avec les mêmes
démonstrations do tendresse qu'auparavant, et sur
sa demande il consentit à le reU'Vcr de ses vœux ec-
clésiasti<iucs, alin qu'il jiùl embrasser une carrière
])lus conforme à ses goûts et à ses habitudes. Ainsi
César Borgia, par l'autorité du pape, se trouva hé-
riter des litres et des principautés qu'il enviait de-
puis si longtemps à son frère, et de cardinal il l'ut
transformé en capitaine de guerrre.
Pour céléi)rer sa réconciliation avec son père, Cé-
sar voulut lui donner le divertissement d'une chasse,
et tous deux partirent pour Oslie, accompagnés,
suivant leur coutume, d'un grand nombre de courti-
sans et de prostituées, de mignons et de baladins,
et escortés par cinq cents cavaliers et six cents fan-
tassins, qui les mettaient à l'abri d'une tentative
d'enlèvement. «lis passèrent quatre jours entiers,
dit Tlioraaso Thomasi,au milieu des bois d'Ostie,
prenant ])laisir à surpasser en déi)auches et en luxure
tout ce que peut inventer l'imagination la plus dé-
pravée; après quoi ils rentrèrent dans cette Rome
dont ils avaient fait une caverne de brigands , un
sanctuaire d'iniquités. Il serait impossible, ajoute
l'historien, de raconter tous les meurtres, les viols et
les incestes qui se commettaient cha (ue jour à la cour
du pape; et c'est à peine si la vie d'un homme suf-
firait à transcrire les noms des victimes poignardées,
empoisonnées ou jetées vivantes dans le Tibre. »
Au milieu de toutes ces abominations, les cardi-
naux se prosternaient devant Alexandre VI et ap-
plaudissaient aux incestes du père et des enfants ;
mais ce qui était le comi)le de la dégradation dans
cette cour, où chaque prélat se disputait le prix de
l'infamie, c'est le concert de louanges et de flatteries
dont ils accueillaient l'arrivée de César, lorsqu'il se
présentait dans le consistoire. Il est vrai que la ter-
reur fiu'inspirait ce monstre entrait pour beaucoup
dans les marques de soumission qu'on lui prodiguait ;
car chacun savait que César Borgia, autant par ava-
rice que par cruauté, songeait toujours à abattre des
tètes. « Et c'était une si grande jouissance pour lui
de voir couler le sang, dit Burchard, qu'à l'exemple
de l'empereur Commode, il s'exerçait à tuer pour en-
tretenir sa rage de tigre. Un jour même, il lit fer-
mer avec des paHssades la place de Saint-Pierre, or-
donna à ses gardes d'introduire dans l'enceinte des
prisonniers de guerre, hommes, femmes et enfants;
ensuite, il commença un horrible combat avec ces
infortunés, eux garrottés, lui arme de toutes pièces,
monté sur un coursier fougueux; il tua les uns à
coups de fusil, il hacha les autres à coups de sabre,
il les renversa sous les pieds de son cheval, et en
moins d'une demi heure il caracolait seul dans une
marc de sang et au milieu des cadavres, pendant que
Sa Sainteté et madame Lucrèce prenaient leurs ébats
sur un balcon en assistant à cette iiorriiiie scène.»
Ces détails ne sont pas les plus ailioux ipie nous ait
transmis le maître des cérémonies ; il en est d'autres
([ue nous sommes forcés de supprimer à cause de
leur monstruosité !
Quelque temjis après, Ferdinand le Catholique et
Isabelle adressèrent d'énergi([iies réclamai ions à la
cour de Rome, relativenie.it à une permission que le
pape avait accordée à l'héritière de la couronne de
Portugal, de sertir du couvent oîi elle était renrermée
et d'épouser un fils naturel du feu roi Jean II ; cette
autorisation compromettait gravement les intérêts
du roi de Castille, qui avait des prétentions plus ou
moins bien fondées sur ce royaume.
Comme César Borgia songeait ii contracter une
alliance avec Charlotte, fille de Frédéric, roi de
Naples, proche parente de Ferdinand d'Aragon, il
craignit que ce prince n'apportât (pielque obstacle
à son projet d'union, pour se venger de ce (jue son
père lui avait suscité un compétiteur dangereux au
trône de Portugal; et il résolut de parer à cet in-
convénient en rejetant la faute sur un autre. Cette dé-
termination prise. Sa Sainteté rassembla le consis-
toire, et en présence de l'ambassadeur espagnol, elle
accusa le secrétaire des brefs, Florida, archevêque
deCosenza, d'avoir traîtreusement forgé une dispense
pour la princesse de Portugal, et de la lui avoir ex-
pédiée à son insu. Il donna l'ordre à ses gardes de
l'arrêter séance tenante, et il procéda immédiatement
à son interrogatoire.
D'abord, l'infortuné prélat parut anéanti et put à
peine balbutier Cfuelques mots pour sa défense; en-
suite il se remit peu à peu de la secousse qu'il avait
éprouvée, il protesta de son innocence, et raconta
avec l'accent de la vérité les ordres détaillés qui lui
avaient été donnés à ce sujet.
Alexandre ne lui laissa pas le temps de poursuivre
sa justification; à un signe du pape, quatre sbires
se jetèrent sur Florida, le bâillonnèrent et l'empor-
tèrent dans le château Saint- Ange, (ilet infortuné fut
plongé dans une basse-fosse, dépouillé de ses vête-
ments, les pieds nus, ayant de la vase juscpi'aux ge-
noux. On lui laissa seulement un crucifix de bois,
un Bréviaire, une Bible, deux livres de pain, un
baril d'eau, une fiole d'iiuile et une lampe; et on le
prévint qu'on ne renouvellerait ses provisions ([u'une
fois par semaine.
Après deux mois d'intolérables souffrances, lorsque
César Borgia jugea que l'énergie de l'archevêque de-
vait être suffisamment abattue par ce jeûne piolongé,
il lui envoya Jean Mérades pour lui faire la proposi-
tion de ])rendre sur lui la faute dont le jiape était
coupable. Dans le cas où il refuserait d'obéir, le si-
cairc devait le menacer d'une prison perpétuelle; et
au contraire, s'il accédait aux désirs du pape, et s'il
consentait à signer de sa main la déclaration que lui
seul avait délivré à la princesse de Portugal la dis-
pense de mariage, il devait lui promettre non-seulo-
raent sa liberté et sa réinstallation dans ses charges
et dans ses bénéfices, mais encore la faveur de Sa
Sainteté et l'amitié de son fils, auquel sa condescen-
dance rendrait un service in p Mtant. Le pauvre ar-
chevêijue, qui ne voyait pour lui aucun autre moyen
de salut , se confessa coupable en présence de plu-
364
HISTOIUK DES PAPES
sieurs tiinoiiis, l'I sij;iui la déclaialiou que le jKipe l't
son lils lui lirent pri'senler.
l'iu' fois uiaitri' ilo jnouvcs ocritos, h sainl-père
proci'ila contre Florida dans un consistoire (jui se
tint à cet eiïet ; et en présence du gouverneur de
Rome, de l'auditeur de la chambre apostoliciue, de
I "avocat et du procureur fiscal, il prononça une sen-
tence (jui privait de tous ses biens et dignités l'ar-
clievèiiue de Coseuza, le dégradait de ses ordres, et
livrait sa personne aux magistrats civils, pour subir
la peine portée contre les faussaires. Tous les articles
de la sentence furent ponctuellement exécutés, moins
le dernier. César Borgia avait promis sa protection
au malheureux Florida; il tint parole, et le fil em-
poisonner dans son cachot pour lui éviter la potence.
On répandit le bruit qu'il était mort tle désespoir;
et Alexandre put sans inconvénients mettre en vente
les biens et les bénéfices du coupable.
Enfin, les crimes et les abominations des Borgia
excitèrent une telle indignation, que les princes de
rEuro]ie chargèrent leurs ambassadeurs d'interpeller
le pontife en plein consistoire, èl de le sommer de
mettre un terme au scandale de ses incestes et de ses
infamies, s'il ne voulait se voir condamné par un
concile général et déposé du saint-siége. En consé-
quence des ordres qu'ils avaient reçus, les ambassa-
deurs de l'empereur d'Allemagne, des rois de France,
d'Angleterre, de Castille et de Portugal, profitèrent
d'un jour d'audience solennelle pour notiher au pape
les volontés de leurs souverains ; mais Alexandre prit
fort mal la chose, il fit envahir la salle par ses gardes,
et les menaça de les faire jeter par les fenêtres, s'ils
osaient se permettre de lui adresser des admonitions.
II déclama avec violence contre les rois, et ajouta
avec dérision : « Il leur sied bien à ces despotes de
me reprocher mon élévation sur la chaire de saint
Pierre, et de m'imputer à crime quelques vols et
([uelques assassinats; eux qui lèguent des royaumes
à leurs enfants comme on lègue des métairies, et qui
égorgent des millions d'hommes dans leurs que-
relles ! Allez, valetaille, retournez auprès de ceux qui
vous ont envoyés, et dites-leur que j'ai encore beau-
coup à faire pour les égaler en scélératesse ! «
« Que doivent penser les peuples de leurs tyrans,
s'écriait frère Jérôme Savonarola dans un de ses dis-
cours, si un Alexandre VI juge les rois plus in-
fâmes que lui ! » Ces paroles hardies coûtèrent la vie
à celui qui les avait prononcées.
Jérôme Savonarola était prieur du couvent de
Saint-Marc à Florence, sous le pontificat d'Alexan-
dre VI. Entraîné par un amour ardent pour l'huma-
nité, disent les historiens du temps, ce moine coura-
geux s'était déclaré le défenseur des peuples, et
appelait sans cesse les Italiens à la conquête de la
liberté et à l'anéantissement du despotisme ; la pu-
reté de ses mœurs, l'élévation de son âme et l'élo-
quence de ses paroles étaient telles , ajoute la chro-
nique, que Jérôme Savonarola, le religieux de Saint-
Marc, en imposait même à Laurent de Alédicis, le
tyran de Florence.
Savonarola annonçait publiquement aux hommes
qu'une ère nouvelle de liberté et de foi succéderait au
règr.e de fange et de boue qui pesait sur l'Italie, et
qu'une République uniforme balayerait de la terre
jusi[u'au dernier des rois et des tyrans. Malgré cette
liaiue profonde pour les oppresseurs des peuples, sa
réputation de sainteté était si bien établie, que Lau-
rent de Médias, à son lit de mort, le lit appeler pour
recevoir les sacrements de sa main, comme du seul
juste, disait-il, (jui existât dans l'ilalio; mais Savo-
narola no voulut point absoudre le tyran qui, même
prêt à paraître devant Dieu, refusait de renoncer au
pouvoir qu'il avait usurpé.
Dès le lendemain de la mort du prince, !(■ prieur
de Saint-Marc prêcha devant les seigneurs et devant
les citoyens de Florence, et il exposa dans un ma-
gnifuiue discours de sublimes théories qui témoi-
gnaient combien il avait une connaissance parfaite
des hommes, de la religion et du gouvernement. Sa
dissertation était divisée en quatre parties; il traitait
de la crainte de Dieu, de l'amour de la République, de
l'oubli des injures passées, et de l'égalité des hommes
devant la loi. Par sa mâle éloquence, il entraîna tous
les suffrages, électrisa les esprits de ses auditeurs, et
en descendant de la tribune, les citoyens, d'une com-
mune voix, l'investirent du pouvoir de reconstituer
la République de Florence. .Vlors Savonarola travailla
à son œuvre de régénération, et commença par atta-
quer la papauté, cette institution fatale qui donnait
à un seul homme le privilège d'asservir ses semblables,
de les corrompre, de les dépouiller, de les massacrer.
Une semblable direction donnée aux esprits ne
faisait pas le compte d'Alexandre VI, le vice-Dieu
sur la terre, le vicaire infaillible de Jésus-Christ; Sa
Sainteté prit alors ses mesures pour perdre Savona-
rola ; d'abord ses agents ameutèrent contre le reli-
gieux les seigneurs et les prêtres de Florence; ensuite
elle fulmina contre lui un anathème terrible, et prit
à sa solde des moines fanati({ues qui outragèrent le
réformateur jusque dans le sanctuaire pendant qu'il
prêchait une religion épurée. Un moine franciscain,
nommé frère François de Pouille, annonça même pu-
bliquement qu'il était prêt à entrer dans un bûcher
ardent pour convaincre Savonarola d'imposture , et
pour soutenir qu'Alexandre VI était le plus saint et
le plus religieux des pontifes. Ce singuber défi fut
relevé par Dominique de Pescia , partisan de Savo-
narola, qui offrit à son tour de subir la même épreuve
pour justifier le prieur de Saint-Marc ; le combat
accepté, l'exécution en fut fixée au dimanche suivant.
De toutes les villes voisines on accourut à B'ioreuce
pour assister à ce spectacle; malheureusement, au
moment où les deux champions se préparaient à en-
trer dans les bûchers qui avaient été dressés sur la
grande place, survint une pluie violente qui éteignit
les flammes et força les deux moines à remeltre la
partie à un autre jour.
Dans l'intervalle, les agents du pontife, qui ne se
souciaient point de voir le résultat du défi , accusèrent
Savoiiaiola d'avoir employé le secours du démon pour
faire tomber des torrents d'eau et éviter ainsi la ter-
rible épreuve; et ils ameutèrent si bien la population
fanatique, que des rassemblements se formèrent de-
vant le monastère de Saint-Marc, en arrachèrent le
prieur et l'amenèrent garrotté au grand inquisiteur.
Savonarola fut appli([ué à la torture ordinaire et ex-
traordinaire, pour avoir à se reconnaître coupable de
crime de sorcellerie. Gomme sa grande âme sa trou-
ALEXANDRE VI
365
■•^^JiS'
valt dans un corps fai})le et maladif, il ne put ré-
sister aux affreuses douleurs de la que.-tion, et signa
tout ce f[ue ses bourreaux lui présentèrent ; mais à
peine eut-il été détaché du chevalet, qu'il rétracta
les aveux que les tourments lui avaient arrachés;
alors on le mil de nouveau à la torture , et il signa
une autre déclaration de culpabilité , qu'il rétracta
encore lorsqu'il eut été relevé de l'estrapade. Jusqu'à
sept fois les bourreaux renouvelèrent ses tortures
sans obtenir autre chose que des aveux pendant le
supplice, et des rétractations lorsqu'il était retourné
dans son cachot. Pour en finir, Alexandre envoya de
Rome deux inquisiteurs qui instruisirent le procès
du réformateur , et le condamnèrent à être brûlé vif
avec deux de ses disciples ; la sentence reçut son
exécution le 23 mai Hés, et les cendres des mar-
tyrs furent jetées dans l'Arno. Tel fut le sort de ce
glorieux apôtre de la liberté, qui mourut, comme le
Christ, victime de son amour pour les hommes, en
prêchant la fin de l'esclavage des peuples et le règne
d'une Républiijue universelle !
Pendant que Florence assistait au terrible auto-
da-fé de son défenseur, Alexandre VI célébrait à
Rome par des orgies le baptême d'un nouveau bâ-
tard que venait de lui donner Cîiulia la Relie ; à celte
occasion, le pape fil placer dans une ciiapelle qui est
à gauche du maître autel do la basili((ue de Sainte-
Marie del Popolo, et qui avait été choisie pour la
cérémonie du baptême, un magnirK[ue portrait de
Rosa Vanozza, qu'il exposa à la vénération des fidèles
au lieu du portrait de la Vierge. Ensuite il cassa
l'union de Lucrèce et de Jean Sforce, sous ])rélexte
d'impuissance, quoiqu'il eût vu le mariage se con-
sommer sous ses yeux; et il lit épouser à sa fille
cliérie le jeune Alphonse, duc de Bisaglia, fils natu-
rel d'Alphonse II, duc d'Aragon , alliance qui aug-
mentait considérablement son influence en Italie.
Sa Sainteté voulut également profiler do la mort
de Charles VIII pour obtenir la main de la fille do
Frédéric, qui était à la cour du roi de France, pour
son fils César Borgia; et en cela il se trouvait d'au-
tant mieux appuyé par le nouveau roi, que Louis XII
cherchait à rompre son mariage avec Jeanne, fille de
Louis XI, pour épouser Anne de Bretagne. Le pape
vendit au prince les bulles de dispense, et César Bor-
gia se chargea de les apporter à la cour de Franco,
afin de ne point laisser à d'autres le soin de sa for-
tune. Rien n'égalait en magnificence le cortège du
bâtard du pape, disent les mémoires du temps; tous
ses pages étaient revêtus de tunif[ues d'or et de scie;
leurs souliers étaient rehaussés de perles fines, les
housses de leurs chevaux étincelaient de pierreries,
et à leurs cols pendaient des colliers d'émeraudes et
de saphirs , merveilles d'orfèvrerie.
A son entrée dans Paris, César fit mettre à ses
mules des fers en or si négligemment, qu'à cha([ue
pas ils se détachaient d'eux-mêmes. Louis XII le
reçut avec de grandes marques de déférence; et pour
reconnaître les services du pape, il lui donna le duché
de ^■ah'ntinois, le commandement d'une compagnie
de cent lances, et une pension de vingt raille livres.
César Borgia ne fut pas aussi heureux auprès de
la fille de Frédéric; cette fière princesse repoussa
ses ofïics de mariage, et lui déclara ([u'elle n'épou-
serait jamais le bâtard d'un prêtre. Pour adoucir le
ressentiment que devait faire naître une semblable
insulte, Louis XII lui fit épouser la lillc de Jean
d'AIbret, roi de Navarre, et mit à sa disposition deux
c6J
HISTOIRE DES PAPES
mille clievaux ot six luillo fantassins, alin (|u'il in'il
exécuter ses projets de coni|uète. César accepta tout
co qu'on voulut lui donner, mais n'abandonna pas
l'espoir de se venger. Dès qu'il fut de retour en Ita-
lie, il commença une guerre d'extermination contre
les petits princes de la Romaine; il enleva à la maison
do Riario les villes d'iraola, de Forli et de Césène;
il s'empara do Pesaro et des autres domaines de
Jean Slorce, le premier mari de Lucrèce; il chassa
Pandolfe Malatesla de la ville de Rimini, el assiégea
la ville de Faénza, défendue par Astore ManfreJi, jeune
homme de seize ans qui était doué d'une beauté re-
nianpiable. Après plusieurs assauts, la place se rendit,
en stipulant pour condition de sa soumission, que
César Borgia conserverait la vie sauve et ses biens
au jeune prince. Qu'importait au bâtard d'un pape
la religion du serment ; son père ne pouvait-il pas,
suivant son bon plaisir, lier ou délier sur la terre?
Aussi, dès que César fut maître de Faénza n'eut-il
rien de plus pressé (jue de changer les garnisons des
forteresses et de prendre possession de la princi-
pauté. Quant au jeune Manfredi, dont la beauté avait
éveillé les ardeurs de sa lubricité, il en fit son mi-
gnon, et quand il en fut fatigué, il l'envoya au saint-
père avec son frère naturel et un autre enfant qui
servirent tor.s les trois aux débauches du pontife, et
furent ensuite jetés dans le Tibre 1
La Romagne conquise, le duc de Valentinois vint
à Rome pour en recevoir l'investiture des mains du
souverain pontife et pour accomplir un nouveau crime
qu'il avait médité avec son père. Depuis sou alliance
avec la maison de France, César songeait à pousser
Louis XII dans une guerre contre le royaume de Na-
ples, afin qu'à la faveur d'un embrasement général
il pût conquérir les unes après les autres les petites
Républiques de l'Italie; mais le mariage de Lucrèce
avec le duc de Bisaglia était un obstacle à leurs pro-
jets, et il fallait le rompre. Gomme les Borgia n'é-
taient jamais embarrassés de se défaire d'un ennemi
ou d'un ami, ils arrêtèrent que Sa Sainteté écrirait
au prince de venir à Rome pour assister aux fêtes
du jubilé, et qu'on l'égorgerait dans le Vatican. La
chose eut lieu ainsi; le soir raê.Tie de son arrivée, au
moment oiî il entrait seul dans le palais du saint-
père, des assassins se jetèrent sur lui, le frappèrent
de cinq coups de poignard et se sauvèrent croyant
l'avoir tué; celui-ci, qui était d'un tempérament vi-
goureux, eut encore la force de se traîner jusque dans
l'intérieur des appartements et d'appeler au secours.
Sa Sainteté, informée par le bruit, de ce qui se passait,
accourut auprès du blessé et lui fit administrer tous
les soins que réclamait son état. « Les médecins,
ajoute Burchard, qui prenaient au sérieux les lamen-
tations du pape, eurent tant de .soins du blessé, qu'ils
le sauvèrent; et déjà don Alphonse marchait vers sa
convalescence, lorsqu'une nuit des hommes masqués
entrèrent dans son palais et l'étranglèrent. »
Alexandre s'occu])a ensuite de donner audience
aux ambassadeurs cle Ladislas, roi de Hongrie, qui
avaient ordre de lui demander pour leur prince l'au-
torisation de divorcer d'avec Béatrix d'Aragon, fille
du vieux Ferdinand de Naples ; ainsi qu'aux députés
du roi de Portugal, qui venaient supplier Sa Sainteté
d'accorder une dispense pour que le prince put
épouser la siïur de sa première femme. Comme les
uns et les autres appuyaient leurs réclamations de
riches présents et de sommes d'argent, le pape ac-
corda au roi de Hongrie l'autorisation de répudier
sa femme légitime, et au roi de Portugal la permis-
sion de contracter un mariage incestueux. Lorsque
la séance fut terminée, Alexandre rentra au palais
et se dirigea, suivant son habitude, vers l'apparte-
ment du duc de Valentinois, qui était absent ; il y
trouva trois prélats qui attendaient son fils. Pendant
que le pontife s'entretenait avec eux des moyens de
grossir les produits du jubilé, un orage éclata tout à
coup, la foudre tomba dans la chambre, défonça le
j)lafond, et tua les trois évê(|ucs; le pape seul sur-
vécut à cette calastroi)he, les poutres et les solives
ayant formé une sorte de dais au-dessus de sa tète ;
toutefois il reçut de fortes contusions et fut retiré
expirant du milieu des décombres.
Malgré la gravité de ses blessures, Alexandre fut
bientôt en état de reprendre le gouvernement des
all'aires ; et pour célébrer sa convalescence, il publia
une nouvelle croisade contre les Turcs, et imposa
toute la chrétienté au dixième des revenus. Pour
apprécier l'importance des sommes qu'il arracha aux
dévots fanatiques, il suffit de constater que dans le
seul territoire de Venise, ces taxes lui rapportèrent
sept cent quatre-vingt-dix-neuf livres pesant d'or.
Ces richesses, ajoutées à celles que lui avait pro-
duites le jubilé, mirent César Borgia en position
d'équiper de nouvelles troupes et de continuer la
guerre; toutefois, pour en venir plus tôt à son but,
il appela en Italie l'imbécile Louis XII, qui, à son
insu, servait la politique du pontife et venait de
former à son instigation une ligue offensive et défen-
sive avec Ferdinand le Catholique, pour le partage
du royaume de Naples.
En moins de quatre ans, les armées confédérées
firent la conquête des Etals de Frédéric ; et dans le
même intervalle, César Borgia fit passer sous sa
domination la principauté de Piombino, qui appar-
tenait à Jacques d'Appiano, ainsi que le duché d'Ur-
bin, et la ville de (ilamerino; les seigneurs de ces
deux dernières villes furent étranglés, ainsi ((ue leurs
enfants ; c'était du reste le sort que le duc de Valen-
tinois réservait à tous ceux dont il convoitait les dé-
pouilles ; ni l'âge ni la beauté ne pouvaient trouver
grâce devant ses yeux ; la seule faveur qu'il accor-
dait aux jeunes filles était de les faire servir à ses
débauches pendant quel(jues jours; ensuite il les fai-
sait jeter dans le Tibre. Alexandre et son fils mar-
chaient toujours à leur but, qui était l'asservisse-
ment de l'Italie; implacables dans leur politique,
renversant tous les obstacles, écartant tous leurs
ennemis, employant tour à tour le fer et le poison,
suivant que l'exigeaient les circonstances; formant
des alliances avec les puissants pour anéantir les
faibles, et écrasant ensuite les puissants, il semblait
alors que rien ne diît leur résister, et ([ue l'univers
entier dût finir par subir leur domination.
Du reste, tous les princes obéissaient à cette
espèce de fascination qu'exerçait César Borgia, et
venaient d'eux-mêmes lui apporter leurs fortunes et
leurs vies; ainsi, sous prétexte d'une ligue contre
Florence, il enjoignit aux seigneurs suzerains de
ALEXANDRE VI
367
l'Italie de joindre leurs troupes à celles du pape, qui
se trouvaient aun;ment''os di'jà d'un corps de six
mille cavaliers (jue lui avait fourni l'inopte Louis XII,
et à l'aide de celte armée il commença par sommer
Jean Bentivoglio, qui avait été l'un de ses alliés, de
lui livrer Bologne; cette manière d'agir indi({uait
aux autres princes ce qu'ils devaient attendre du pon-
tife et de son bâtard. Aussi voulurent-ils immédia-
tement rompre la ligue et se réunii contre l'ennemi
commun ; Guiduhaldo se retira dans la ville d'Urbin;
Jean de Varano se jeta dans Camerino ; les Orsini,
les Vitelli, les seigneurs de Pérouse, de Fermo, de
Sinigaglia, de Sienne, qui tous faisaient le métier
de condottieri, formèrent un seul corps d'armée de
toutes leurs bandes, et s'engagèrent par serment à
se défendre contre les Borgia. ÎNIais il était trop
tard pour faire réussir un semblable projet; le pape
et son fils, qui avaient conservé parmi eux des agents
et des espions, semèrent la division dans le camp
ennemi. On elïraya les uns. on acheta les autres, et
deux mois après la ligue se rompit, et les condot-
tieri restèrent au service du saint-siége. Avec leur
aide, César Borgia contraignit Guiduhaldo et Jean
de \'arano à s'enfuir de nouveau de leurs jitats; il
emporta d'assaut Sinigaglia, qui appartenait à Fran-
çois-Marie de la Rovère ; et le jour même delà vic-
toire, il fit arrêter dans son camp les condottieri,
dont il n'avait plus besoin; par ses ordres, Vitellozzo
Vitelli, seigneur de Gitta di Gastello, Oliveroto, sei-
gneur de Fermo, Paul Orsini, le duc de Gravina, et
François de Todi, furent égorgés ou pendus.
De son côté, le pape procédait aux mêmes exécu-
tions à Borne contre les fils ou les parents de ces ik-
milles, afin qu'il ne prît à aucun d'eux la fantaisie
de venger la mort de leurs frères ou de leurs pères,
et pour que personne ne vînt revendiquer la posses-
sion de leurs domaines. Il ne resta vivant que deux
condottieri, Jean-Paul Baglioni etPandolfe Petrucei,
qui, plus prudents que leurs collègues, avaient refusé
de se rallier au parti de César; ils abandonnèrent
toutefois les villes de Pérouse et de Sienne, où ils
s'étaient réfugiés, et la Romagne entière fut sou-
mise au bâtard du pape. Sa Sainteté quitta aussitôt
Rome avec ses courtisans, ses mignons et ses maî-
tresses, pour visiter les nouvelles conquêtes de
César, qu'il songeait sérieusement à déclarer roi.
Partout sur son passage, Alexandre répandit des
largesses, donna des fêtes, et chercha à réveiller l'en-
thousiasme par tous les moyens qui étaient en son
pouvoir. Dans l'ile d'Elbe, il voulut même se mêler
aux divertissements du peuple, et fit venir les plus
belles fiUesdans son palais pourqu'clles exécutassent
les danses du pays. « Ces réunions, dit l'historien
Gordon, ne pouvaient manquer, avec un Borgia, de
dégénérer en orgies; aussi la licence fut bientôt por-
tée à ses dernières limites, et dans les soupers ne se
fit-on aucun siruj)ule de manger de la viande quoi-
•qu'on iïilen carême; seulement Sa Sainteté baptisait
les volailles et le gibier du nom de turbot ou d'es-
turgeon, au milieu de cérémonies grotesques. »
Alexandre retourna ensuite à Rome avec le duc
de Valentinois pour se concerter avec lui sur les
dernières mesures qu'il convenait de prendre avant
de le proclamer solennellement roi de la Romagne,
de la Marche et de l'Ombric Un coup d'État de
cette nature demandait en effet qu'on se ménageât
de puissants allii's, et comme leurs ressources finan-
cières se trouvaient épuisées, ils résolurent préala-
blement de remplir leurs trésors et de lever de nou-
velles troupes pour -se tenir prêts à tout événement,
d'ailleurs Sa Sainteté désirait également établir ses
autres enfants avant de frapper le grand coup, afin
de n'avoir plus à s'occuper (jue de son cher fils. Le
pape donna le gouvernement do Spolette à Lucrèce,
et le duché de Sermona à un bâtard nommé Rode-
ric d'.\ragon, que sa fille avait eu de ses incestes
avec lui; il donna le duché de Nepi à un autre de
ses bâtards appelé Jean Borgia; eniin il procéda au
troisième mariage de Lucrèce avec Alphonse d'Est,
lils d'Hercule de Ferrare.
« Cette union fut célébrée, dit Burchard, par des
saturnales dont on n'avait pas encore eu d'exemples.
Sa Sainteté soupa avec ses cardinaux et avec les
grands dignitaires de sa cour, chacun ayant à ses
côtés deux courtisanes qui avaient pour tous vête-
ments des manteaux de mousseline et des guirlandes
de fleurs; lorsque le repas fut terminé, ces courti-
sanes, qui étaient au nombre de cinquante, exécu-
tèrent des danses lascives, d'abord seules, ensuite
avec les cardinaux ; enfin, à un signal de -madame
Lucrèce, les manteaux tombèrent, et les danses con-
tinuèrent entre ces femmes et les convives, aux
grands applaudissements du saint-père.
« Puis on procéda immédiatement à d'autres
jeux; sur l'ordre d'Alexandre VI, on plaça symétri-
quement dans la salle du festin douze rangées de
candélabres chargés de bougies allumées, et madame
Lucrèce jeta sur le parquet des poignées de châtai-
gnes, après lesquelles couraient ces courtisanes en-
tièrement nues, en marchant sur les pieds et sur les
mains, le corps plié en deux ; les plus agiles reçu-
rent de Sa Sainteté des robes de soie et des bijoux.
Enfin, comme il y avait eu des prix pour les joutes,
de même il y en eut pour la luxure, et les femmes
furent aussitôt traitées charnellement au bon plaisir
des assistants ; cette fois ce fut madame Lucrèce qui,
d'une estrade élevée d'où elle présidait à ces combats
avec le pape, distribua les récompenses aux plus
ardentes et aux victorieux ! «
Il est impossible de récuser l'authenticité de ces
faits, ([ui sont tous rapportés fort au long par le
maître des cérémonies d'.\lexandre ^I, l'historien
Burchard, (jui les consignait heure par heure dans le
journal qu'il nous a laissé des actions du saint-père.
C'est encore à cet auteurquenous devons la connais-
sance d'une dispense fort singulière accordée par le
pape à Pierre Mendozze, cardinal de Valence, qui
demandait à Sa Sainteté l'autorisation de prendre
pour mignon un de ces bâtards qui portaitle nom de
Zannet.« Il faut être bon prince, dit à cette occasion
Alexandre VI ;' et en conscience, nous ne pouvons
pas refuser à nos sujets une autorisation que nous
nous sommes tant de fois accordée. »
Après le mariage de Lucrèce, le pontife s'occupa
des moyens de réunir de l'argent pour le couronne-
ment de César; ce n'était pas chose facile, car toutes
ses ressources commençaient à s'épuiser; la vente
des bénéfices, des privilèges, des charges ne rap-
HISTOIRE DES PAPES
Francesco Borgia est égorgé par ordre de Céssr, son frère
portait presque rien; les croisades contre les Turcs
ne produisaient pas davantage; les peuples ne vou-
laient plus acheter ni absolutions ni indulgences ; il
ne restait donc qu'un seul parti à prendre, celui d'em-
poisonner les riches ecclésiastiques de la cour ponti-
ficale, afin d'hériter de leurs biens. Ce projet ne lais-
sait pas que d'être d'une exécution difficile, car depuis
longtemps les prélats redoutaient les dîners du Vati-
can. Le pape comprit que la plupart des cardinaux
trouveraient des prétextes pour ne pas se trouver à
son invitation s'il leur proposait de dîner dans son
jialais; il prit alors un détour, et pria le cardinal
Corneto de lui prêter sa vigne pour un grand festin
qu'il désirait donner à ses amis, le priant de se char-
ger lui-même des apprêts du repas et de lui en ré-
server seulement la dépense. La chose léussil à mer-
veille, et les invitations furent toutes acceptées.
Dès le matin du jour choisi pour le festin, ,\lexan-
dre envoya son maître d'iiûlel à la vigne du cardinal
Corneto pour oidonner le seivice; et en même temps
ALEXANDRE VI
3?9
il lui donna doux houtuilles d'un vin parfunu' qu'on
appelait dans l'Italie le vin des Borgia ; il lui lecom-
manda très-expresséraent de les mettre à part, alin
qu'il pût parfaitement les prendre lorsqu'il lui ferait
signe de verser à boire à ses convives. Aucun ne
manqua à l'appel du pa]H'; et quand Sa Sainteté arriva
à la vigne avec son lils, elle put calculer déjà ce tpie
lui rapporterait le dîner qu'elle otl'rait si généreuse-
ment. On était alors au mois d'août, et il faisait une
chaleur extrême; Alexandre et César, qui étaient venus
à pied, se plaigniient de la fatigue et demanderont
quelque ralVaîcliissement ; aussitôt un domestique
courut à l'office, et comme le maître d'hôtel était ab-
sent, il prit une bouteille de vin et s'empressa d'offrir
à boire fi Sa Sainteté; Alexandre, suivant son habi-
tude, vida son verre d'un seul trait; César versa de
l'eau dans son vin et but également le verre entier ;
à peine avaient-ils remis les verres sur le plateau,
que tous les deux se trouvèrent pris de douleurs
d'entrailles ; ils étaient empoisonnés ! L'officier de
bouche leur avait servi du vin que le maître d'hôtel
avait mis à l'écart ; bientôt le saint-père fut pris de
convulsions épouvantables, et l'on fut obligé de le
transporter au palais où il expira dans la nuit, sans
que les médecins pussent trouver aucun remède pour
adoucir ses souffrances. Cet événement eut lieu le
18 aoi'it 1503. Alexandre VI était âgé de soixante-
douze ans, et il en avait régné onze.
Quant à César Borgia, soit que le poison mélangé
d'eau eût perdu une grande partie de son énergie,
soit que la vigueur de son tempérament fût plus forte
que le mal, il échappa à la mort, et il en fut quitte
pour une maladie de dix mois. Néanmoins, au mi-
lieu des souffrances atroces occasionnées par les re-
mèdes violents qu'on lui administrait pour lui faire
rejeter le poison, il conserva son admirable présence
d'esprit ; par ses ordres, des messagers se succé-
daient sans intervalles de son appartement à celui du
saint-père, pour lui donner des nouvelles de l'état du
malade; et dès qu'il eut appris qu'.\lexandre VI était
mort, il fit aussitôt fermer les portes du Vatican par
don Micheletto, capitaine de ses gardes; ensuite il
fit enlever de force au cardinal trésorier les clés du
trésor apostolique, et s'appropria l'or, l'argent et les
pierreries qui s'y trouvaient.
Dès le lendemain, lorsqu'on connut la mort du
pontife, il y eut à Rome des cris d'allégresse et des
transports de joie; chacun voulut contempler le ca-
davre de celui qui, pendant onze années, avait fait
trembler les plus ])uiïsants seigneurs; en un instant
la basilique de Saint - Pierre, où avait été déposé
Alexandre VI, fut envahie par une foule innombrable.
« C'était un spectacle dégoûtant, dit Raphaël Vola-
terran, que la vue de ce cadavre noir, difforme, pro-
digieusement enffé, qui exhalait une odeur infecte ;
une bave noirâtre couvrait ses lèvres et ses narines;
sa bouche était ouverte démesurément, et sa langue,
gonffée par le poison, pendait jusque sur le menton.
.\ussi ne se trouva-l-il ni dévote ni fanatique qui se
hasardât à lui baiser les pieds ou les mains, comme
c'était la coutume »
Vers les six heures du soir, l'infection était telle
dans l'église, que le cardinal chargé du soin des fu-
nérailles fut obligé de donner l'ordre d'ensevelir le
pape. Aucun prêtre, ni cardinal, ni officier, ne voulut
assister à la cérémonie de l'inhumation, et le cadavre
fut abandonné à des ouvriers charpentiers et à des
portefaix, qui le placèrent dans un cercueil trop court,
où ils l'enfoncèrent en s'aidant des pieds et en le
frappant à coups de marteau. Après cette horrible
scène de profanation, ils le jetèrent dans la tombe
qui lui avait été préparée à la gauche du maître-autel.
Ainsi se termina l'abominable règne d'Alexandre VI,
le dernier pontife du quinzième siècle.
Alexandre VI est du nombre de ces papes que les
adorateurs de la pourpre romaine et de l'infaillibilité
pontificale n'osent pas justifier, du moins en ce qui
concerne le scandale de leurs turpitudes ; toutefois
ils disent que le règne de Roderic Borgia fut l'un
des plus heureux pour l'Église, en ce que la Provi-
dence ne permit pas qu'il y eût ni schisme ni héré-
sie à combattre. Et si Dieu a voulu, ajoutent-ils, qu'il
y eût parfois sur la chaire vénérée de l'Apôtre des
papes incestueux, sodomites et assassins, c'est pour
montrer aux hommes que la conservation du catho-
licisme ne dépend pas des vertus ou des crimes de
ses minstres ! Conclusion bien digne de ces prêtres
éhontés qui cherchent à couvrir leurs débordements
par de véritables sophismes. Pour nous, qui dédui-
sons des conséquences rigoureuses des vérités de
l'histoire, nous dirons qu'une institution comme
celle de la papauté est une monstruosité dans la re-
ligion, précisément parce qu'elle donne à des scélé-
rats un pouvoir exorbitant, qui leur permet de l'aire
servir à leurs passions ce qu'il y a de plus sublima
dans le cœur des hommes, l'amour de la Divinité!
Il
135
sgi- ;,mij7i7Tsa..'ijiM:.,i.ji ii.kiBrin,;-.:!,..'/ m-jj
HISTOIRE rOLITIUUE DU \T SIECLE
,t, g>a. oW. crxK àw. .tV:
Manuel Palôologup, empereur d'Orient. — Il s'6chappo des prisons de Bajazet. — Le sultan force Manuel à as. ocier Andronic
Palcoiopue i l'empire. — Guerres entre Bajazet et Tamerlan. — Bajazet est enfermé dans une cage de fer. — Amuratli assiège
Constantinople. — Mort de Manuel Paléologue. — Son fils Jean lui succède. — L'empereur recherche l'appui des princes de
l'Occident. — Mort de Jean Paléologue. — Constantin Dracosès parvient à l'empire. — Mohammed II assiège Constantinople.
— Prise de Constantinople par lesT^ircs. — Mort de t'Ionstantin Dracosès. — Fin de l'empire d'Orient. — Empire d'Occident.
— Albert II, empereur d'Allemagne. — y est condamné à mort par le tribunal véhémique. — Frédéric II lui succède. —
Cruautés, perfidie et lâcheté de cet empereur. — Mort de Frédéric H. — Charles Vil, roi de France. — Son caractère et ses
mœurs. — Intrigues de la raine avec les seigneurs d'i la cour. — Histoire de Jehanne Darc, surnommée la Pucelle d'Orléans.
— L'arbre des fées. — Apparitions de l'archange Michel. — Jehanne quitte son village et vient trouver le roi. — La reine,
assistée de matrones, s'assure de la virginité de Jelianne. — Entrée triomphale de la Pucelle dans Orléans. — Jehanne fait
sacrer le roi à Reims. — Elle tombe au pouvoir des Anglais. — Charles VII abandonne lichement sa libératrice à ses ennemis.
— Procès de Jehanne. — Supplice de la Pucelle. — Charles VII se laisse mourir de faim pour ne pas être empoisonné par son
fils. — Caractère odieux de Louis XI. — Superstition, avaiice et politique de ce roi. — Crimes de Louis XI. — Sa CDort. —
Jacques Coylhier, Olivier le Daim et Tristan l'Hermite. — Charles VIII succède à son père Louis XI, sous la tutelle d'Anne de
Beaujeu. — Déba jches de la régente. — Incapacité de Charles VIII. — Guerre d'Italie. — Mort île Charles VIII. — La couronne
passe à la maison d'Orléans. — Louis XII, roi de France. — Il fait prononcer son divorce d'avn- Jeanne, fille de Louis XI. —
II épouse Anne de Bretagne. — Caractère de la nouvelle reine. — Sa cruauté. — Mort d'Anne de Bretagne. — Louis XU
épeuse Marie d'Angleterre. — Crimes de Louis XII, le père du peuple. — Il meurt à la suite d'excès libidineux. — Conclu-
sions de l'histoire politique du quinzième siècle.
L'importnnce des événements politiques qui s'ac-
comiilissent pendant le quinzième siècle, le dernier
de l'histoire du moyen âge, donne un grand intéièt
aux règnes des souverains de l'Orient et de l'Occi-
dent qui ont présidé à ces révolutions.
En Orient, les successeurs de Constanlin cher-
chent en vain à retenir le sceptre qui échappe à leurs
mains ; Dieu a marqué la fin de leurs règnes sangui-
naires. En Occident, au contraire, les rois non moins
cruels, non moins perfides que les empereurs de'By-
zance, mais soutenus par des prêtres infâmes, lèvent
leurs fronts orgueillcu.\ et écrasent les nations sous
leur insupportable tyrannie ; l'heure de la vengeance
n'était point encore venue pour les peuples!
Après la mort de Jean Paléologue I''"', son fils
Manuel, déjà associé à l'empire, devint seul maître
de Constantinople. Ce prince, peu d'années aupara-
vant, avait essayé de secouer le joug humiliant des
Turcs, et s'était déclaré en révolte avec les provinces
de Thessalonique; mais celle tentative d'affranchis-
sement avait été promptement réprimée par Jean
Paléologue lui-même, qui pour apaiser la colère de
ses redoutables alliés leur avait Hvré le coupable.
Amurath , qui gouvernait alors le puissant empire
des Ottomans, se contenta de renvoyer Manuel après
lui avoir adressé une simple admonition, comme un
maître à son serviteur.
Après la mort d'Amurath, son fds Bajazet, qui
connaissait le caractère entreprenant du jeune Grec,
le fit revenir à sa cour, oii il le garda comme otage.
Néanmoins, dès qu'il eut connaissance de la mort de
son père. Manuel Paléologue s'échappa furtivement
pour venir prendre possession d'un trône vermoulu
et qui menaçait de tomber en poussière. Il était à
peine installé dans son palais, que le sultan, furieu.\
de son évasion, envoya contre lui trois armées for-
midables. Manuel, comprenant l'inutilité delà résis-
tance à des forces aussi supérieures, envoya deman-
RttlS. RKI.\I']S. KM PEU K uns
37 î
der des secours en Europe ; mallicincusement ses
démarches n'aboutirent à lien. QueUpies aventuriers
répondirent seuls à son appel, et vinrent se taire
battre par les inlidèles près de Nicopolis.
Alors, se trouvant sans défense et sans armée, il
se décida, pour sauver Gonstantinople, à demander
la paix à IJajazet, et il acce])ta les conditions qu'il
plut au vaini|iu'ur de lui imposer. La piemière était
d'associer à l'empire son neveu Andronic Paléologue,
(pii était un des mignons du sultan.
Dès que le blocus de sa capitale fut levé , Manuel
se rendit en Occident pour solliciter des princes
chrétiens quel([ues secours en hommes et en argent.
Mais le fanatisme des croisades était éteint, et Ma-
nuel fut contraint de retourner dans ses États comme
il en était venu, et ayant perdu l'espérance de pou-
voir jamais secouer le joug des infidèles.
Tout à coup la face des choses parut devoir chan-
ger en Asie; du fond de la Tartarie accourut le re-
doutable Tamerlan, renversant les villes, détruisant
les empires; et semblable à une avalanche formi-
dable, ne laissant partout sur son passage que ruines
et solitudes. Bajazet voulut défendre ses États contre
ce terrible conquérant, et vint lui présenter la bataille
dans une vaste plaine auprès du mont Stella, entre
la Bithynie et la Galatie. Le choc des deux armées
fut terrible ; après sept heures de carnage la victoire
demeura à Tamerlan, et Bajazet tomba au pouvoir
de l'ennemi. Tamerlan le traita d'abord avec une
grande douceur: mais ensuite il le fit enfermer dans
une cage de fer pour le punir des grossières injures
avec lesquelles il recevait ses marques de bonté ; le
sultan, dans un accès de rage, se brisa le crâne
contre les barreaux de sa prison.
Manuel profita du bouleversement survenu dans
l'empire turc pour reconquérir une partie des places
dont Bajazet s'était emparé, et pour éloigner son ne-
veu du gouvernement des affaires. Cet état de choses
n'eut guère de durée ; après la mort du redoutable
Tamerlan, les Turcs , sous la conduite du sultan
Mousa, reparurent sous les murs de Gonstantinople,
et forcèrent l'empereur à renouveler les anciens traités.
Sous le règne de Mohammed, qui avait renversé
du trône son frère Mousa , l'empire de Manuel
éprouva quelques années de calme et de tranquillité.
Après lui, Amurath II, son successeur, déclara de
nouveau la guerre aux Urecs, et vint assiéger Gons-
tantinop'e. Pour la première fois les Turcs se ser-
virent de canons, et ils battirent si vigoureusement
en brèche, que la ville, réduite aux abois, allait être
obligée de capituler, lorsque le sultan fut contraint
lui-même de lever son camp pour défendre son propre
royaume contre son fière Mustapha, qui lui disputait
le trôtie et venait de se rendre maître de Nicée.
Quelque temps après mourut l'empereur Manuel,
à l'âge de soixante-dix-sept ans ; son fils aîné Jean,
((ui était déjà associé à l'empire, lui succéda. D'abord
.Tean acheta la paix au sultan en s'obligeant à lui
payer un tribut annuel de trois cent mille aspres, et
en abandonnant aux Turcs les villes qui lui restaient
dans la Morée ; ce qui diminuait considérablement
l'étendue et l'importance de ses l'^lats ; ensuite il
chercha les moyens de rétablir ses afl'aires en s'ap-
puyanl sur les rois d'Occident. A cet effet, il envoya
I phisieurs amliassades au pontife Eugène IV pour lui
deniandur des secours, et bientôt il se rendit lui-
même en Italie, et assista au concile de Ferrare, où
il fut reçu avec des honneurs extraordiuaircsi. Jean
Paléologue fit son entrée dans la ville sous un idais
niagnifi(fuc porté par des princes souverains, etisurvi
d'un norabi-eux cortège d'évêques, d'aiclievêque-s et
de savants grecs qui devaient discuter devant l'as-
semblée les conditions de l'acte de réunion dus deux
Eglises. Toutes ces tentatives n'aboutirent cependant
à aucun résultat avantageux pour l'empire grec, et
1 empereur fut obligé de s'en retourneràGoiist<mlinople
sans avoir obtenu autre cliosc i[ue de vagues promes-
ses; bien plus, son clergé désapprouva la conduite
qu'il avait tenue en Italie, ainsi que les concessions
qu'il avait faites au pape, et cassa l'acte de réiuiion des
Eglises grecque si latine. Pour surcroît de malheurs,
la division s'était jetée dans la famille impériale
pendant son absence; un de ses frères, Constaiilin
Dracosès, s'était emparé des domaines du jeune I)e-
métrius, son autre frère, qui l'accompagnait en Italie:
de sorte qu'à son retour Déraétrius, qui n'avait pu
obtenir justice, ni être remis en possession de ses
biens, leva l'étendard de la révolte, rassembla une
armée d'aventuriers, et vint assiéger Gonslan'.innple ;
mais comme il n'était pourvu d'aucune artillerie et
ne pouvait songer à l'emporter d'assaut, il ravagea
tous les environs de la ville et chercha à l'aiTainor.
Jean conçut un tel chagrin de la ' discorde qui
s'était élevée entre ses frères, qu'il en tomba malade
et mourut le 13 octobre 1448. Après lui, Constantin
Dracosès, aidé par '.'impératrice mère, et appuvé par
le clergé, par le sénat et par le peuple, prit les iiènes
du gouvernement. Sans aucun doute ce prince au-
rait relevé le trône des empereurs d'Oiient par sa
sagesse et par ses talents, s'il eût été au pouvoir
d'un homme de le faire; malheureusement tout con-
tribua à en accélérer la ruine. Il voulut contracttr
une alliance avec les Vénitiens en épousant la fille
du doge, et les Grecs s'y opposèrent; il voulut re-
nouer des négociations avec les peuples de l'Occi-
dent, et ses sujets l'en empêchèrent encore.
Pendant qu'il luttait contre ses propres sujets,
Mohammed II montait sur le trône des sultans. D'a-
bord il ratifia solennellement les traités consentis par
Amurath, son père; mais dans la suite l'empereur
ayant eu l'imprudence de menacer Mohammed de
rendre la liberté à Mustapha, l'un de ses oncles, ce-
lui qui s'était précédemment révolté contre Amurath,
et c[ui se trouvait prisonnier à Gonstantinople, s'il, ne
lui payait pas exactement une pension pour le nounii-.
le sultan rompit la paix et envoya trois armées contre
Gonstantinople.
L'empereur comprit que la dernière heure de son
règne était arrivée et qu'il ne lui restait plus ((u'à
mourir ; il voulut toutefois donner au monde un grand
exemple, et "s'apprêta à une résistance vigourouKe.
Pai ses ordres, on remplit de vivres et de munitions
des magasins immenses; deux mille Génois, com-
1 mandés par le brave Justiniani, furent appelés au
secours de la capitale, et formèrent avec huit ou neuf
mille hommes recrutés dans le peuple, un corps d'é-
lite qui fit des prodiges de valeur. Mohammed II
^ n'avait pas moins de quatre cent mille soldats ])iiui
:ri
IlISTdlRK 1>KS PAPES
assiéger CAinstanlinoplc ; il alta(iua d'aboiil la jioilf
lie Saint- iloiuain avec îles eanons île i;ros calilirc,
et foudroyacette partielle la ville pendant neuf jouis;
ensuite, coiuuie ses elVoi ts étaient impuissants pour
entamer la tour de Siiint-Romain, il éleva une autre
tour de bois pour la battre en ruine et pour proté-
ger ses mineurs.
Mais l'intréiide Diacosès ne lui donna pas le
temps de faire jouer ses batteries; il se mit à la tète
d'un corps de troupes, incendia la tour, éventa les
mines, et refoula les assiégeants jusqu'aux avant-
postes de leur camp. 11 semblait que le courage de
l'empereur eût décuplé les forces de cette population ;
car le jour mènie où les Grecs reniporlaient cette
victoire sur leuis ennemis, quatre vaisseaux de leurs
alliés traversaient la flotte turque et entraient à
pleines voiles dans le port pour ravitailler la place,
sans que les vaisseaux ennemis pussent les poursui-
vre, l'entrée du |)ort ayant été immédiatement fermée
avec d'énormes chaînes de fer. Enlin Mohammed
conçut (t exécuta en une nuit le dessein gigantesque
de faire porter ses vaisseaux par terre jusque dans le
port de Gonslantinople; de sorte qu'au point du jour
les Grecs apercevant la flotte turque entre les murs
de leur ville, perdirent entièrement courage et par-
lèrent de se rendre. Constantin Dracosès rallérniit
encore le courage des siens, repoussa les conseils de
la lâcheté et courut aux remparts ; son attitude et le
bruit qu'il avait fait répandre adroitement parmi les
Turcs, qu'on attendait dans la même journée une
flotte amie sous la conduite de Jean Corvin Hunlade,
imposa à Mohammed II; et déjà le sultan se prépa-
rait à eflectuer sa retraite, lorsqu'un de ses viziis
vint se jeter à ses pieds et le supplier de donner un
dernier assaut. Il y avait alors cinquante-cinq jouis
que durait le siège de Gonstantinople. Le sultan ré-
solut de faire un nouvel effort; tous les derviches et
les fakirs parcoururenl les rangs des soldats turcs,
exaltèrent leur courage en promettant à ceux qui
succomberaient dans la mêlée les joies infinies d'un
paradis peuplé de ho.uris, et à ceux qui survivraient
le pillage de la ville.
Constantin, de son côté, ne négligea pas l'emploi
des momeries religieuses pour exciter le courage de
ses soldais; el surmontant les craintes qui l'agitaient,
il se rendit avec l'élite de ses guerriers à la cathé-
drale pour recevoir solennellement la communion ;
ensuite il s'élança sur les remparts.
Déjà les Turcs s'avançaient en colonnes serrées
pour donner l'assaut; les premiers qui osèrent s'ap-
procher des murailles pour appliquer les échelles
furent renversés par les Grecs; ceux parmi les plus
intrépides qui arrivèrent jusqu'à la hauteur des rem-
parts furent assommés à coups de haches d'armes;
enOn les musulmans à trois reprises différentes avaient
tenté inutilement de culbuter les assiégeants, et la
victoire semblait devoir rester aux Grecs, lorsque par
malheur, au quatrième assaut, Justiniani, le brave
capitaine Génois, fut mit hors de combat. Dès ce
moment les assiégés perdirent leur énergie , peu à
peu la résistance failjlit, l'audace des infidèles s'en
accrut, et dans un dernier effort les janissaires for-
cèrent plusieurs brèches et entrèrent dans la ville en
poussant des cris de joie et de fureur. Constantin,
n'écoulant que son courage, rallia autour de lui les
débris de ses troupes et chargea encore l'ennemi;
mais cet effort désespéré ne put arrêter les terribles
janissaires; toute sa vaillante milice tomba sous le
cimeterre des musulmans, et lui-môme perdit la vie
dans la mêlée. Comme il avait eu soin d'i'ter son
manteau de pourpre dans la crainte d'être fait pri-
sonnier, on ne reconnut son cadavre qu'aux aigles
d'or qui décoraient ses brodequins. Ainsi périt Cons-
tantin Dracosès, le 29 mai 1435, après un règne de
trois années et ((uclques mois.
Sans contredit, l'une des causes principales de la
ruine de l'empire d'Orient était l'ambition des papes;
ces miséraiiles tonsurés avaient sacrifié l'intérêt des
nations à leur soif insatiable d'honneurs et de ri-
chesses ; et pour arriver à la réalisation de leurs
projets de domination universelle, ils avaient suivi
une politi((ue exécrable qui devait infailliblement
amener la chute du ])uissant empire de Constantin.
Du reste, cette tendance de la cour de Rome s était
révélée sous les règnes de Sergius I", de Grégoire II
et de leurs successeurs, jusqu'à l'anéantissement de
l'exarchat de Ravenne par les Lombards; plus tard,
les papes reportèrent sur les Lombards la haine qu'ils
avaient pour leurs anciens maîtres, et ils armèrent les
Franks contre ceux qu'Us appelaient hypocritement
leurs libérateurs; enfin les Franks, à leur tour, après
avoir été mis en possession de l'empire d'Occident
dans la personne de Charlemagne, sévirent poursuivis
par les pontifes comme ennemis de l'Eglise. Sous le
règne d'Anastase III, le diadème impérial fut enlevé
aux Carlovingiens et donné aux rois de la Saxe. Sui-
vant leur habitude, les papes se servirent de leur in-
fluence sur les nouveaux princes pour les armer con-
tre les ennemis du Saint-Siège et pour extorquer de
riches dotations; et lorsqu'ils n'eurent plus rien à
espérer d'eux, ils entrèrent en lutte avec leurs bien-
faiteurs. Il s'ensuivit des guerres terribles entre
l'autel et le trône; les papes triomphèrent encore, et
la dignité d'empereur d'Occident devint élective.
Ce n'étaient plus les empereurs qui confirmaient
les nominations des iiontifes, comme du temps de
Charlemagne ou d'Othon le Grand; c'étaient, au
contraire, les évèques de Rome qui sanctionnaient
les élections des empereurs d'Occident. Aussi la
couronne impériale était tombée dans un tel degré
d'avilissement, que Clément IV ne put trouver aucun
roi de l'Europe qui consenlît à la recevoir, et qu'il fut
même obligé de se rejeter sur un prince de la maison
de Habsbourg. Un siècle et demi après, le sceptre
passa dans la maison d'.\utriche, et le titre d'empe-
reur reprit quelque éclat sous Sigismond.
Albert II, beau-père de ce prince, lui succéda;
dans les commencements de son règne il continua
les magnifiques projets de réforme civile et religieuse
que Sigismond avait entrepris; il fit de nouvelles lois
p ur assurer le repos et la liberté des citoyens, et
supprima les annales, les réserves, les expectatives,
pour affaiblir l'autorité ecclésiastique. Malheureuse-
ment, comme il n'est pas au pouvoir d'un homme de
résister aux séductions de l'autorité suprême, Albert
se repentit bientôt du bien qu'il avait fait, cassa tons
ses décrets, et fit peser sur les peuples un joug de
fer. Mais bientôt il reçut le juste châtiment de sa
ROIS, REINES, EMPEREURS
373
CNJl/C
Bajazet fait prisonnier par Tameilan
tyrannie; les cours véhémiqucs ou tribunaux secrets
de la .Westplialie, dont la puissance terrible et mys-
térieuse atteignait tous les ennemis delà liberié, dé-
clarèrent l'empereur coupable de lèse-luuuanité, et
détendirent aux peuples de lui prêter assistance; de
sorte qu'il se trouva sans moyens de défense pour
repousser l'invasion des Turcs, qui étaient descendus
jusfpie dans la Hongrie. A la ]ireniière rencontre,
le corps d'armée qui lui était resté fidèle fut culbuté
par les musulmans; et l'empereur blessé et mourant
fut abandonné dans un petit village, oii il expira 1 ■
24 octobre 1439.
P^édéric II succéda au prince Albert, et vint sj
faire sacrer à .Vix-la-Chapelle par l'arebevêque de
Cologne. Toutes les actions de ce règne sont em-
preintes d'un caractère de lâcheté ou de perfidie qui
donne de l'empereur une opinion très- défavorable;
toujours battu par ses ennemis ou luuniiié par ses
vassaux, il ne montra de l'énergie (pie dans ses ten-
tatives d'usurpation cortre Ladislas, son ] u]iille, <t
IIISTOIUK DES l'Al'KS
l'ontro Albcrl de Haviôir, son goiulre, qu'il voulait
ilépouillcr l'un l't l'autre Ji> leurs Etats. Il mourut
après avoir rogné cint|uanto-trois années, et laissa
son Irîiue à son lils Maxiniilieu l".
En France, les rois continuent à marquer leur pas-
sijge dans l'histoire de l'humanité par de nouveaux
crimes; toulel'ois cette période du quinzième siècle
présente un tait étrange dans la politique des Capets :
les rois de cette race, (jui d'abord s'étaient appuyés
sur les nobles pour écrasw les peuples, vont s'ap-
puyer à l'avenir sur les communes, sur la plèbe des
villes, pour anéantir la puissance féodale, qui luttait
sans cesse contre la monarchie.
Les gibets. jus([u'alors le partage presque exclusif
des malheureux serfs, se dressent enlin pour les op-
jiresseurs, et la hache du bourreau abat les tètes des
nobles aussi facilement que celles des vilains; la jus-
tice de Dieu commençait à s'appesantir sur les puis-
sants, sur les nobles et sur les princes de l'Eglise!
Charles ^'II régnait sur la France, de nom seule-
ment : car l'infàmo Isabeau de Bavière, sa mère, avait
vendu le royaume; et Paris, la capitale, obéissait au
jeune duc de Bedford, frère du roi anglais Henri V.
A cette époque, de lugubre mémoire , les Anglais
exerçaient de tels ravages dans les provinces, que les
villes étaient devenues des solitudes et les campagnes
d'immenses déserts; ils avaient un si grand mépris
pour le nouveau roi, qu'ils le nommaient par dérision
le roi de Bourges : et en effet Charles VII n'était point
fait pour inspirer d'autre sentiment; d'un caractère
bas et cruel, de mœurs dépravées, il se montrait en
toutes choses le digne fils d'Isabeau de Bavière. Sa
femme, Marie d'Anjou, non moins dissolue que lui, re-
cevait dans la couche royale les capitaines illustres du
temps, sans que Charles en prît aucun ombrage ; c'é-
tait pourlui un moyen facile et peu coûteux de payer les
services de guerre dont il n'eût pu s'acquitter autre-
ment. Après tout, la lidélité dans le mariage n'est qu'un
préjugé vulgaire dont le Sirène s'inquiétait guère, lui
qui osait dire qu'un roi devait faire passer les intérêts
de sa couronne avant tous les sentiments.
Il est vrai que Charles VII, le fds incestueux de la
reine Isabeau et du duc d'Orléans, frère de Cliarles VI,
ne devait pas regarder comme un incident fâcheux
l'introduction des bâtards dans la famille régnante.
Il couvrit et approuva les désordres de sa femme.
Pendant le cours de sa vie, ce prince se montra
constamment allié perfide, ennemi lâche, tyran in-
supportable, et mérita d'être placé parmi les plus
mauvais rois. L'auréole de gloire dont quelques his-
toriens ont environné son nom appartient à ses gé-
néraux et surtout à .Tehanne la Pucelle. Cette fille
était née, suivant les chroniques du temps, au village
de Domremy , situé entre Neufchâteau et Vaucou-
leurs, dans un riant vallon arrosé par la Meuse; ses
jiarents étaient de simples cultivateurs qui possé-
daient pour toutes richesses quelques brebis et un
champ. Dans sa première enfance , Jehanne Darc
semblait déjà marquée du doigt de Dieu, disent ses
biographes ; et entre autres prodiges, ils racontent
que les oiseaux du ciel venaient se poser sur les
épaules de la jeune bergère et manger dans sa main
lorsqu'elle les appelait. Tous les auteurs conviennent
qu'elle fut élevée comme on l'était à cette époque
dans les villages, c\ ([u'elle ne savait ni lire ni écrire;
cette ojiinion se trouve confirmée par des lettres au-
thentiques ([u'elle a dictées, et où l'on trouve en
tète ])our suscription une ou deux croix mal formées
qu'elle apposait au lieu de signature. Jehanne,
ajoutent les chroniqueurs, accompagnait son père et
ses frères aux champs et se livrait avec eux aux
occupations rusliipies; en été, elle sarclait les mau-»
vaises herbes, brisait les mottes de terre, et ramas-
sait les épis au temps de la moisson ; dans l'hiver,
les soins du ménage la retenaient à l'habitation pa-
ternelle ; alors elle s'occupait à coudre ou à filer le
chanvre, et le soir elle récitait à haute voix les prières
que sa vieille mère lui avait enseignées.
Ces détails d'une vie pastorale et religieuse ne
remplissaient pas tous les instants de la vie de
Jehanne, dit Edmond Riclier; la jeune fille se ren-
dait mystérieusement chaque dimanche à une chapelle
située à une demi-heure du chemin de Domremy,
au-dessus d'une forêt appelée le Bois-Chenu, près
de la route qui mène à Neufchàleau , pour l'aire ses
dévotions. A côté de cette chapelle s'élevait un vieux
hêtre, que les gens du pays nommaient Beau-mai,
l'arbre des dames, ou l'arbre des fées, et où la mar-
raine de Jehanne, qui était une bonne et vertueuse
femme, prétendait avoir vu les fées former des danses.
Quelcjucfois la jeune bergère y conduisait ses com-
pagnes et faisait avec elles des guirlandes de Qcurs
qu'elles suspendaient à une statue de la Vierge pla-
cée dans la chapelle. Un jour, Jehanne s'endormit, el
il lui sembla voir en songe un ange qui lui comman-
dait de quitter ses brebis et la quenouille, pour re-
vêtir la cuirasse et marcher contre les ennemis de la
France. A son réveil, elle reprit toute jiensive le che-
min du village; mais elle écarta bientôt ces idées
étranges. Peu de jours après, la môme vision se re-
nouvela, et successivement toutes les nuits elle vit
des personnages merveilleux, conduits par l'archange
saint Michel, qui venaient lui annoncer qu'elle avait
été choisie par Dieu pour sauver la France. D'autres
fois, elle entendait les voix de sainte Catherine et de
sainte Marguerite, qui lui parlaient en français et lui
ordonnaient de se rendre auprès de Robert de Bau-
dricourt, gouverneur de Vaucouleurs, pour qu'il l'en-
voyât au roi de France. Jehanne obéit enfin aux ordres
qu'elle recevait des esprits invisibles et vint à \in\-
couleurs. liOrsque le capitaine Robert de Baudri-
court eut écouté les confidences de la jeune villa-
geoise, il lui répondit par des sarcasmes, l'appela
insensée et la congédia. Sans être découragée par
une semblalile réception, Jehanne se présenta quel-
ques jours après chez le gouverneur et renouvela sa
demande d'être menée au roi; sur son refus, elle lui
déclara qu'elle ferait le voyage seule et à pied, dût-
elle user ses jambes jusqu'aux genoux, parce que
Dieu l'avait choisie pour délivrer le royaume. « J'ai-
merais mieux, ajoutait Jehanne en versant des larmes,
rester auprès de ma pauvre mère ; mais il faut que
j'aille parce que mes voix l'ordonnent. » Enfin, la
candeur de son visage, la na'iveté de ses expressions,
la persévérance de ses démarches , agirent puissam-
ment sur l'esprit de Robert de Baudricourt, et il se
décida à la faire conduire à la cour du roi Charles, m
Ghinon, en disant : « Advienne <\\n' pourra' »
iU)lS, REINES, EMPEREURS
375
Il esl dillicile de concevoir aujourd'liui coinmenl hi
pensée de sauver la France est venue précisément à
une jeune lille simple et candide, et l'on a peine à
croire aux prodiges de celle héroïne. Cependant, si
l'on se reporte à ces époques de luîtes et de combats
continuels, on comprendra que la passion de la
guerre, qui était dans tous les cœurs, ail pu exalter
une imagination ardente, nourrie de superstitions
religieuses, et transformer Jehanne la villageoise en
guerrière intréjjide.
Arrivée à Ciiinon , la Pucelle fut présentée à la
cour sous le costume d'une bergerelle, dit le sei-
gneur de Gaucourt; quoiqu'elle n'eût jamais vu le
roi et qu'il eîit changé de vêtements avec un de ses
officiers, la jeune fille vint droit à lui, et, s' agenouil-
lant selon l'usage, elle lui embrassa les jambes en
disant : « Dieu vous donne bonne vie, gentil roi. —
Je ne suis point le roi, répliqua Charles; c'est le sei-
gneur que vous voyez sur son trône. — Non, repartit
la jeune inspirée, c'est vous que Dieu m'ordonne de
secourir; j'ai mission de notre divin Maître de faire
lever le siège d'Orléans et de vous mener à Reims.
Donnez -moi des armes et des soldats, n
Plusieurs courtisans refusèrent de croire à la mis-
sion de Jehanne, d'autres la déclarèrent sorcière; et,
dans ce conflit d'opinions diverses, il fut décidé
qu'on la ferait examiner sur sa foi et sur ses visions
par des docteurs ecclésiastiques. La jeune villageoise
fut donc conduite à Poitiers , devant une assemblée
de prêtres, et soumise à de minutieux interroga-
toires; entre autres questions absurdes, un chanoine
qui était Limousin lui ayant demandé quel était
l'idiome dans lequel s'exprimaient les esprits in-
visibles, elle lui répondit vivement : «Dans un idiome
meilleur que le vôtre, mon Père. »
Jehanne, victorieuse de toutes ces ridicules épreuves,
en eut à subir une dernière qui ne fut pas la moins
humiliante, celle de sa virginité. La reine elle-même,
l'impudique Marie d'Anjou , procéda avec des ma-
trones il l'examen, et vint annoncer à la cour as-
semblée que la jeune villageoise était une sainte pu-
celle. Gharh'S lui donna alors un état de maison comme
à un chef de guerre et l'arma chevalier; sa bannière
représentait un champ blanc semé de fleurs de lis,
sur lequel on avait brodé la figure en pied du Sau-
veur tenant un globe à la niam, et ayant de chaque
côté deux anges à genoux; sur le revers on avait
écrit les mots : « Jésus-Maria. »
Pour son coup d'essai dans la carrière militaire,
la Pucelle força les retranchements des Anglais qui
assiégeaint Orléans, et fit entrer un convoi de vivres
dans la place; ce secours était d'autant plus impor-
tant que la ville se trouvait réduite aux dernières
extrémités, et que sa perte ciît entraîné infaillible-
men la ruine de toutes les places qui tenaient encore
pour le roi. Ce beau fait d'armes ne coûta pas un
seul soldat à Jelianne ; soit que les Anglais eussent
Subi les impressions superstitieuses qui attribuaient
à la Pucelle un ])ouvoir magique ; soit qu'ils préfé-
rassent voir l'élite des capitaines français se renfer-
mer dans Orléans pour en finir d'un seul coup avec
eux, toujours est-il ([u'ils laissèrent forcer leurs re-
tranchements par la jeune héroïne, qui marchait à
la tète de six mille guerriers. Jehanne fit son entrée
dans Orléans le 30 avril 1429, montée sur un ma-
gnifi(pio cheval blanc, et escortée par le chevalier
de la Ilire, par Ambroise de Lore, par les maréchaux
de Sainte-Sévère et de Rayz, ])ar l'amiral de Culan,
])ar le seigneur de Gaucourt, et par une loule d'au-
tres chefs illustres.
Trois jours après son arrivée, la Pucelle fit une
sortie avec les troupes , et dirigea ratta(|ue contre les
.\nglais avec tant de bravoure et d'iiabileté, que les
ennemis furent obligés de se repliei' derrière leurs
lignes de défense, yuoique Jehanne servit de point
de mire aux arbalétriers anglais, il semblait qu'elle
ne soupçonnât pas même le danger qu'elle courait, et
dans son noble enthousiasme elle se jetait dans le
plus fort de la mêlée, criant aux siens : « Que cha-
cun eût bon cœur et bonne espérance en Dieu, at-
tendu que le temps approchait où les ennemis de-
vaient être vaincus. » En efl'et, après cinq jours de
combats acharnés, la Pucelle emporta les bastilles
et les boulevards élevés par "les Anglais, et les con-
traignit à lever le siège. Cet événement eut lieu
le 8 mai 1429.
Ainsi se trouva délivrée par Jehanne la Pucelle
cette ville bloquée par une armée formidable, et qui
depuis sept mois entiers défiait les efforts réunis
des meilleurs capitaines du temps. Le duc d'Alen-
çon, qui n'avait pu prendre part à ces combats, mais
qui avait visité les ruines des redoutes anglaises
quelques jours après la levée du siège , affirma
qu'elles avaient été prises par une permission toute
particulière de Dieu et non par la force des armes.
La première partie de la mission de la Pucelle se
trouvait remplie, la délivrance d'Orléans ; il lui res-
tait encore à conduire le roi dans la ville de Reims
pour son sacre ; le lâche monarque , qui redoutait
pour sa personne les chances d'une entreprise aussi
audacieuse, refusa de quitter son château de Chinon
et la belle Agnès Sorel, et fit répondre à Jehanne
qu'il ne se mettrait en route qu'après l'expulsion des
Anglais des places qu'ils occupaient sur les rives de
la Loire. En quinze jours, la Pucelle enleva les vil-
les de Meaux, de Jargeau, de Beaugency, et con-
duisit son armée victorieuse dans les plaines de Pa-
tay, où le comte de Salisbury était campé avec les
nouvelles troupes qui lui avaient été envoyées pour
consommer l'invasion de la France. Malgré l'ascen-
dant qu'exerçait l'héroïne sur les soldats, le comte
de Richement, qui commandait l'armée, hésitait à
attaijuer en bataille rangée des troupes supérieures
en nombre aux siennes, et voulait qu'on se contentât
de harceler l'ennemi: «Non, non, s'écria la Pucelle,
qu'on aille hardiment contre les Anglais; ils seront
vaincus, car Dieu nous a envoyés pour les extermi-
ner. » En effet, les Français remportèrent une écla-
tante victoire, et s'emjiarèrent sans coup férir des
villes d',\uxerre., de Troyes, de Cliâlons, et en der-
nier lieu de Reims, où Charles \\l se rendit le 1 7
juillet 1429, pour être sacré roi de France, ainsi que
le lui avait annoncé Jehanne la Pucelle.
Pendant cette cérémonie imposante, l'iu'roïne se
tenait à la droite de l'autel, son étendard à la main,
et conservait l'altitude d'une humide villageoise.
Lorsque le prince eut reçu l'huile sacrée sur le front,
elle s'approcha de son trône, et embrassa ses genoux
376
HISTOIUi: DES PAPES
^-:'^
en versant dos larmes : <> Gentil roi, lui dit-elle, maintenint es-t
accomplie la volonté de Dieu, et ma mission est finie ; laissez-moi
retourner près de mon père et de mes frères. » Le monarque
égoïste, qui ne voulait pas se priver d'un tel appui, prétendit que
If royaume avait encore besoin d'elle , et refusa de la laisser par-
tir. Jehanne resta à l'armée pour obéir au roi, mais à partir de ce
jour conimeni;a à baisser le saint enthousiasme qui l'avait rendue-
si redoutable. Néanmoins la terreur qu'inspirait son nom suffit
pour lui soumettre Laon, Neufcliàtel,Crespy, Compiègne,la Ferté-
Milon, Cliâteau-Tliierry ; les Fran(;ais remportèrent encore la ba-
taille de Mont-Piloer, près de Senlis, s'emparèrent de Saint-Pierre-
lelNIoustier, et taillèrent en pièces les troupes du célèbre Fran-
i|uet d'Arias.
Enlin le terme des triomphes de Jehanne était arrivé; dans une
sortie qu'elle commanda sous les murs de Compiègne , la Pucelle
fut trahie par les nobles , devenus jaloux de sa gloire ; presque
seule, acculée entre la rivière et les fossés du boulevard devant
Jehanne la pucelle devant l'arbre des Dames à Domrémy
les murs de la place, obligée de lutter contre une
multitude d'assaillants, elle était parvenue à se
frayer un chemin avec sa hache d'armes jusqu'aux
boulevards du pont; mais arrivée là, l'infortunée
vit qu'elle était lâchement sacrifiée par ces nobles
qu'elle avait sauvés de l'opprobre. Guillaume de
Piavy, gouverneur de Compiègne, avait fait fermer
les ponts-levis sur l'héroïne.
Du haut des remparts, les citoyens, qui voyaient
les efforts de la Pucelle, descendirent aussitôt pour
lui porter secours; malheureusement ils ne purent
briser les portes de fer; et alors se consomma sous
leurs yeux un des plus lâches attentats que nous aient
conservés les annales de la noblesse française, si fé-
condes en traits de félonie et de couardise. Jehanne^
épuisée de fatigue et non vaincue, cessa de se dé
fendre et tomba au pouvoir de Lionel, bâtard de
Vendôme, qui la remit à Jean de Luxembourg, gé-
néral en chef des Bourguignons ; toutefois Dieu ne
permit pas que le trailie qui avait vendu la libéra-
ROIS, REINES, EMPEREURS
377
trice du peuple , l'exécrable Guillaume de Flavy, reçût la ré-
compense de sa trahison; le lendemain, sa l'emrae luit lit cou-
per le cou par son barbier ; et comme la mort ne ■venait pas
assez vite au gré de son impatience, elle-même ouvrit la plaie
avec ses ongles.
Dès que les Anglais eurent connaissance de cette cajjture
importante , ils sont^èrent à l'enlever aux Bourguignons, pour
éviter qu'ils ne traitassent de sa rançon avec le roi de France,
et afin de pouvoir exercer sur elle l'épouvantable vengeance
qu'ils avaient juré d'en tirer, celle de la l'aire brûler vive
comme coupable de maléfices et de sortilèges.
Ne pouvant exécuter seuls cet horrilile complot, ils s'ad-
joignirent l'homme qui convenait le mieux à de pareilles exé-
cutions, Pierre Gauclion, évèque de Beauvais. A l'instigation
du roi d'Angleterre, ce prélat écrivit au duc de Bourgogne que
Jehanne ayant été prise dans son diocèse, il exigeait, on vertu
de son autorité ecclésiasti(jue, qu'on la lui livrât, comme ln-ré-
tique et magicienne, sous jjeine d'anathème et d'interdit, afin
qu'il instruisit son procèsetla l'itmonter sur le bûcher comme
sorcière.
Dans Paris, les prêtres, qui étaient fous vendus aux .\n-
glais, allumèrent des feux de joie, et chantèrent un Te Deum
dans la basilique de Noire-Dame, en réjouissance de la capti-
vité de Jehanne ; les membres de l'Université eux-mêmes, tant
était grande l'influence du clergé, adressèrent des représenta-
tions à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et lui persuadè-
rent que la loi catholique serait en péril si la Pucelle n'était
point condamnée au supplice du léu, et si elle n'était point
î^^.
Entrée de Jehanne Darc à Orléans
378
HISTOIRE DES P'A'PES"-:'
remise à l'évèque île lîeaiivais, son jupo iialmol. Plii-
lilHie le Bon hésitait encore à livrer sa prisonnière,
lorsque Pierre Ckiuchon se iléciJa à soiuiuer le duc
d'avoir à lui remeltro la Pucelle moyennant le paye-
ment dune rançon de dix mille livres, ainsi i]ue le
portait son traité avec le roi d Angleterre, par lequel
Henri VI s'était réservé le droit de racheter à ce ])rix
tous les prisonniers faits à la guerre, fût-ce le roi
Charles»\'II lui-même.
Pendant ces pourparlers , le monarque français
continuait ses débauches avec Airnès Sorel, sans s'in-
quiéter du sort de sa libératrice. Eiilin Jehannu l'ut
livrée à l'évèque de IJeauvais , conduite à l\o\u'n ,
dans la grosse tour du château, et attachée dans une
cage en fer, tant on redoutait ([u'elle échappât à ses
gardiens. Jean de Luxembourg, qui avait vendu la
Pucelle, vint la voir un jour dans sa jjrison, et lui
annonça ironiquement qu'il voulait la racheter. « Non,
seigneur, répondit l'infortunée Jehanne, vous ne ve-
nez pas à moi avec de telles intentions; je sais bien
que TOUS m'avez vendue pour de l'or aux Anglais, et
qu'ils espèrent après ma mort asservir la France ;
mais fussent-ils encore sur le sol de ma patrie des
millions, ils seront tous chassés du royaume comme
des chiens. »
Jehanne s'exprimait de la sorte eu présence de
plusieurs seigneurs qui accompagnaient Jean de
Luxembourg. L'un d'eux eut la lâcheté de tirer sa
dague pour en frapper la jeune fille ; et sans aucun
doute il ciJt exécuté cet assassinat, s'il n'en eût été
empêché par le comte de Warwick. Enfin le procès
de i'héro'ine commença sous la présidence de l'évè-
que Cauclion, qui était vendu aux Anglais. Le tri-
bunal appelé à la juger était composé de six docteurs
de l'Université de Paris, du vicaire de l'Inquisition,
de plusieurs assesseurs, de trois notaires apostoliques
et du promoteur Jean d'Estivet. C'était chose si con-
nue que les membres de ce conseil étaient payés par
les ennemis, que ceux-ci ne manquaient pas de dire,
lorsqu'ils étaient mécontents de la tournure des in-
terrogatoires, q .e les maîtres et les clercs ne ga-
gnaient pas leur argent. On suivit dans la marche du
procès tantôt les formes de l'Inquisition, tantôt les
formes des procédures ordinaires, parce cpi'il ne s'a-
gissait au fond ni de venger la religion, ni de dé-
truire une hérésie dangereuse, mais simplement de
sacrifier une des plus nobles gloires de la P'rance à
la haine jalouse de l'Angleterre.
Nous n'entrerons pas dans les détails obscènes des
nouvelles épreuves auxquelles ses ennemis soumirent
Jehanne pour constater sa virginité, et que présida
la duchesse de Bedford; nous citerons seulement quel-
ques-unes de ses réponses aux interrogatoires qu'on
lui fit subir, a Que préfériez-vous dans les combats,
lui demanda Pierre Cauchon, votre étendard ou votre
épée? — Beaucoup plus mon étendard, répondit
Jehanne, parce que je le portais moi-même quand
j'attaquais les ennemis, et alors je ne tuais personne.
— Ne disiez-vous pas à vos soldats d'être sans
crainte, que vous aviez le pouvoir de détourner les
flèches des Anglais? — Non, je leur disais que les
hommes ne doivent point redouter la mort pour sau-
ver la patrie. — Ne vous êtes-vous pas trouvée en
des lieux oii des Anglais prisonniers avaient été mas-
sacrés? — Eh, mon Dieu ! ipii do nous n'a pas vu
les horreurs de la guerre? De si tristes choses, il
faut parler avec honte et à voix basse. — Dieu hait-
il les Anglais? — Religieusement parlant, je n'en
sais rien; mais je sais bien qu'ils seront tous chas-
sés de France, excepté ceux qui y mourront. »
Dans tout le cours de cette alTreuso ])rocédure, les
juges ne lui épargnèrent aucun outrage, et jusque
dans sa prison elle fut exposée aux violences impu-
diques des nobles anglais qui étaient chargés de sa
garde. Eu dépit de leurs menées et de leurs intri-
gues, les ennemis de Jehanne n'étaient parvenus
cependant ([u'à la faire condamner à une prison per-
pétuelle, attendu qu'elle avait signé une abjuration
de sortilège. Comme cet arrêt ne satisfaisait pas la
vengeance des Anglais, le comte de Warwick convo-
qua de nouveau h tribunal, fit recommencer les pro-
cédures contre Jehanne, sous prétexte que la Pucelle
avait repris ses habits d'homme, au mépris de ses
engagements ; ce qu'elle avait fait en réalité, pour
mieux défendre sa pudeur contre les soldats qui en-
traient de jour et de nuit dans son cachot. A prix
d'or il acheta la conscience des juges, et le 28 mai
1431 l'infortunée Jehanne fut déclarée hérétique re-
lapse, et condamnée à être brûlée vive.
Deux jours après, c'est-à-dire le 30 mai, on dressa
un bûcher sur la place du Vieux-Marché de Rouen,
vis-à-vis deux estrades destinées aux juges, aux as-
sesseurs et aux évêques : à midi, Jehanne sortit de
sa prison, accompagnée de l'appariteur Massieu et
d'un prêtre nommé Martin l'Advenu, tous deux char-
gés de la réconforter au supplice ; elle prit place sur
un quadrige, couverte d'une longue robe de deuil, et
coiffée de la mitre de l'Inquisition, où étaient écrits
les mots d'apostate, d'hérétique et de sorcière. Ce
char funèbre était entouré de prêtres, de moines, et
de plus de huit cents hommes de guerre armés de
haches, de glaives et de lances.
Arrivée au lieu du supplice, la Pucelle monta sur
le bûcher, et l'évèque de Beauvais lui lut à haute
voix la sentence qui la condamnait à être brûlée
vive; elle écouta la lecture de son arrêt sans faire
paraître la plus légère marque d'émotion, et se con-
tenta de demander un crucifix qu'elle appuya sur ses
lèvres, et qu'elle tint entre ses bras tout le temps
que Jean Massieu la prépara à mourir. Quelques
Anglais, ennuyés d'attendre la représentation de cet
horrible drame, ou trouvant que l'ecclésiastique n'al-
lait pas assez vite au gré de leur impatience, lui criè-
rent : « Eh bien ! prêtre de malheur, as-tu donc juré
de nous faire dîner ici? Allons, bourreau, fais ton
office! » Le prêtre descendit alors du bûcher, l'exé-
cuteur des hautes œuvres attacha Jehanne au poteau
avec une chaîne de fer; à ce moment, l'évèque de
Beauvais descendit de son siège à la tête du clergé,
fit le tour du bûcher et y mit le feu lui-même.
« Hélas ! s'écria l'infortunée , que vous ai-je fait ,
évêque Cauchon, pour me traiter si cri,ellement?
Rouen, malheureuse ville, j'ai bien peur que tu n'aies
à souffrir de ma mort I » Ce furent les dernières pa-
roles qu'on entendit ; les flammes, s'élevant de qua-
tre côtés à la fois, la cachèrent sous un voile de fu-
mée, et son âme s'envola dans l'éfernité.
Pendant que Jehanne la Pucelle expirait sur un
S
ROIS, REINES, EMPEREURS
379
Lùcher ;i Tàge de vingt et un ans, l'assassin du duc
de Bourgogne , le bâtard d'isabeau de Bavière ,
Charles VII enfin, celui qui devait sa couronne à
l'héroïne de la France, consumait ses jours dans la
mollesse et dans les débauches, sans s'inquiéter du
sort de la villageoise de Domreray. Il laissa instruire
son procès pendant une année entière, sans tenter
le moindre effort pour la sauver, sans même faire au-
cune ouverture pour la racheter, ni aucune menace
pour empèciier ((u'on la condamnât à mort. N'est ce
pas la coutume des rois et des piinces de payer le
dévouement par l'ingratitude? Qu'importait à Char-
les VII l'existence d'une fille du peuple? Tout le bien
qu'il attendait d'elle se trouvait accompli; l'impul-
sion était donnée, il recueillait les fruits de la vic-
toire sans avoir à récompenser l'instrument dont il
s'était servi.
Ainsi que la Pucelle l'avait prédit, les Français
remportèrent d'éclatants succès sur leurs ennemis,
reprirent Paris, et enfin cliassèrent pour toujours les
Anglais du territoire.
Quelques historieuvs ont exalté la mémoire de
Charles VII à cause des événements importants qui
eurent lieu sous son règne, sans se rendre compte
qu'il dut ces iieureux résultats à d'habiles généraux
et surtout à l'héroïque Jehanne Darc, car il ne fit
jamais rien par lui-même de grand ni d'utile pour
ses peuples.
Après la mort d'Agnès Sorel, que le dauphin avait
empoisonnée, Cliarles, ne pouvant changer ses habi-
tudes molles et efl'éminées, prit pour nouvelle maî-
tresse la baronne de Villequier, nièce d'.\gnès, qui
pilla les trésors de l'État, disposa des emplois et des
bénéfices, et fit tout ce que les prostituées royales^
ont l'habitude de faire.
Le dauphin, impatient de régner, se révolta alors
contre son père; et sous prétexte du bien public, il
forma une ligue avec les plus puissants seigneurs, et
couvrit les provinces d'incendies et de massacres. Ce
monstre préludait ainsi aux crimes qu'il méditait, et
faisait présager ce que serait un jour le dauphin de-
venu Louis XI.
Une paix apparente succéda aux tourmentes des
guerres civiles, et le fils rentra en grâce auprès du
père. Mais Charles VII ayant eu connaissance d'un
projet d'empoisonnement dont il devait être victime,
préféra se laisser mourir de faim plutôt que d'être
empoisonné par son fils. Charles VII expira le 22 juil-
let UGl, à l'âge de cinquante-huit ans.
Sous son règne, en l'i'iO, Jean de Cmttemljerg,
aidé de Jean Fauste et de Pierre Schœffer, avait dé-
couvert l'imprimerie, celte rédemption intellectuelle
du genre humain. Dès l'an 1450, après plusieurs
essais, ils avaient fait des ouvrages entiers ; d'abord
en se servant de ])lanches fixes, ensuite avec des ca-
ractères mobiles de bois, et enfin avec des caractères
de fonte qu'inventa Sciio'fi'er.
Louis XI le parricide prit en main les rênes du
gouvernement le jour même de la mort de son père.
C'était déjà un tigre pour la cruauté, dit l'historien
NicoUe Gilles: ni femme, ni enfants, ni maîtresses
ne pouvaient donner une émotion de tendresse à
cette âme profondément atroce. Le P. Daniel, un jé-
suite, qui ne peut être suspecté de partialité contre
les rois, parle également de Louis XI en termes
très-sévères et même irrévérencieux.
« Sa prudence, dit -il, n'était qu'une basse finesse
qui fut constamment |)réjudiciahle à la France, parce
que tous ceux qui traitaient avec le roi savaient qu'il
cherchait à les tromper. Il est vrai que nul ne le
surpassait dans l'art de dissimuler; mais il attachait
trop d'importance à ses fourberies, et il mettait trop
souvent en usage sa maxime favorite : Dissimuler
c'est régner. Sa politique consistait à manquer de
foi, à violei' les traités les jtlus solennels, à préférer
ses intérêts à l'honneur, et à se ravaler jusqu'à la
plus ignominieuse bassesse lorsque les circonstances
l'exigeaient. Voilà toutes les quahtés qui ont fait
regarder Louis XI comme le plus habile politique de
son siècle. »
Quelques historiens prétendent, mais à tort, qu'il
était d'une ignorance extrême; Jean Bouchet, dans
ses Annales d'Aquitaine; Philippe de Coraines, dans
ses Mémoires; Jean de Troyes et Monstrelet, affir-
ment au contraire que Louis XI avait fait de bonnes
études pendant son si'Jour à Genape, près de Philippe
de Bourgogne; ils disent qu'il connaissait à fond la
langue latine et les mathématiques, qu'il avait appris
l'astronomie avec Jehan CoUéraan ; ils lui attribuent
même deux ouvrages, les Cent Nouvelles nouvelles
et le Rosier des guerres, qui est Wrminé par une
Histoire de France qu'il dédia à son fils. Il est donc
constantque ce prince avait développé par l'éducation
ces facultés intellectuelles qui ont fait de lui le plus
exécrable des rois.
Peifide, despote, cruel, avare et superstitieux,
Louis XI passa une grande partie de son règne en-
touré de bourreaux ou d'astrologues ; d'une énergie
sauvage dans le crime et d'un caractère faible dans
les actions ordinaires de la vie, il commandait des
assassinats et en demandait ensuite pardon à une
Vierge de plomb attachée à son bonnet. On conserve
encore à la Bibliothèque un énorme volume in-folio
qui contient les récépissés des offrandes qu'il faisait
porter à toutes les églises où l'on invoquait quelque
saint pour la guérison de ses maladies et pour la ré-
mission de ses péchés.
Ses guerres avec les grands suzerains ses anciens
alliés témoignent de son ingratitude pour ceux qui
l'avaient fidèlement servi ; la violation des traités de
Conflans, de Bouvines, d'Amiens, de Vervins, et la
rupture de la trêve de Londres, sont autant de preu-
ves de son caractère fourbe et hypocrite. « X ces
défauts, déjà si grands pour un roi, dit Monstrelet,
il joignait un amour immodéré de pouvoir, si bien
que peu de jours après son avènement, il fit abattre
dans toute l'île de France les bêtes fauves et les oi-
seaux chez les nobles et chez les vilains, sans qu'il
en fût épargné aucun, afin que nul ne chassât à
courre ou au vol, cxceiité lui, qui éprouvait un très-
grand ])laisir à tuer les animaux de sa main. » Il
était jaloux à tel point de son autorité, qu'étant ma-
lade, et après un accès de délire pendant lequel ses
officiers avaient eu beaucoup de [)eine à 1 empêcher
de se précipiter j)ar les fenêli'es de son ]ialais, il vou-
lut les faire tous décapiter parce (pi'ils avaient porté la
main sur lui ; cependant il leur fil grâce de la vie à cause
de l'intention, et se contenta de les exiler de la cour.
380
HISTOIRE DES PAPES
Louis XI no prenait l'avis de personne pour i,'ou-
verncr le royaume. i> Tout mon conseil est dans nui
tête, 01 je n'ai rien à faire de vos doléances, >> ré-
pondait-il à ceux qui lui adressaient quel([ucs remon-
trances. Semblable à un lif^re altéré de sang, jamais
il ne marchait (pi'escorté de ses bourreaux et accom-
pagné du célèbre Tristan l'Hermile, l'exécuteur dus
hautes œuvres. Le nombre des victimes qu'il fit em-
poisonner, pendre ou décapiter, est incalculable ;
Aiinès Sorel, la maîtresse de son père, le duc de
Guyenne, son propre frère, la dame de Montsoreau,
concubine de ce dernier, périrent empoisonnés par
son ordre; le duc d'Alençon et le duc de Nemours
furent exécutes en place publique ; le comte d'Arma-
g;nac fut traitrcusement assassiné; enfin, tous les
nobles qui lui portaient quelque ombrage vinrent
expier dans les ca<,'es de fer de la Bastille le tort
d'avoir dt'plu au maître. Louis XI ne se contenta ])as
d'abattre les puissants; et pour que le peuple n'eût
pas à se plaindre d'être oublié du monarque, il fit
décapiter cent bourgeois de Reims pris au hasard,
fit mettre le feu à la ville de Tournai, et commanda
le sac de la ville d'Arras.
Sous son règne, ajoute Jean de Troyes, ni bour-
geois ni prince ne pouvait être sûr de son existence;
car sous le plus léger soupçon, le tyran faisait en-
lever ses ennemis pendant la nuit, et ils disparais-
saient pour toujours dans les cachots ou dans les
oubliettes de ses forteresses.
Son avarice était tellement sordide, que malgié
qu'il eût des trésors entassés dans les caves de ses
palais, il portait des vêtements troués. Bordin nous
apprend qu'on trouva à la chambre des comptes une
note portant la dépense de 20 sous pour deux man-
ches neuves mises au vieux pourpoint de Louis XI,
et un autre article de 15 deniers, provenant de l'achat
d'une boîte de graisse pour conserver ses bottes.
Voici une liste fort curieuse des différents serviteurs
qui étaient attachés à sa personne, avec l'indication
du traitement Cfu'ils recevaient :
« Deux cliajjelains, à 10 livres par mois.
« Un clerc de chapelle, à 5 livres.
« Un valet de chambre, à 90 livres par an.
« Quatre écuyers de cuisine, à 620 livres par an.
« Un cuisinier, à 10 livres par mois.
" Deux galopms de cuisine, à 8 livres par mois.
« Un hasteur, un potager, un saucier, un somme-
lier d'armures et deux valets de sommiers, à 10 li-
vres par mois chacun.
« Un porteur, un pâtissier, un boulanger et deux
charretiers, à 60 livres par an chacun.
« Un palefrenier et ses deux aides, à 24 livres par
mois.
'< Un maréchal de forge, à 600 livres par an.
'■ Un maître de la chambre des deniers du roi, à
1200 livres par an.
« Un conlrôleur, à 500 livres. »
L'état de la dépense marque 50 sous pour les
robes des valets, et 12 livres pour les manteaux des
clercs, notaires et secrétaires royaux. Enlin, la dé-
pense totale de la maison royale ne s'élevait qu'au
chiffre de 37 000 livres.
Quelque avare que fût Louis XI, il savait dépenser
l'argent pour enrôler des Suisses et des Ecossais,
aliii de s'en servir contre son peuple ; il savait encore
lu dépenser pour payer des trahisons et se défaire de
ses ennemis. Ainsi, la politique si vantée du souve-
rain se réduisait à |)ressurer les peuples pour en ob-
tenir les moyens de payer des assassins ou des séi-
des. Lui-même en fournit la preuve dans un discours
qu'il prononça devant les étals-généraux de Tours.
« Un roi, dit-il aux assistants, ressemble à un pro-
priétaire qui posséderait de inagnin([ues jardins rem-
plis de beaux arbres portant de bons fruits; si ses
terres sont bien cultivées, elles lui rapporteront de
grands ])rolits; s'il laisse croître au contraire de mau-
vaises herbes, des ronces, des orties et des épines,
il doit s'attendre à voir ses champs dépérir. De même,
le roi doit se débarrasser de ceux qui gênent la marche
de son gouvernement, afin de pouvoir tailler son
royaume comme il lui convient et accumuler des tré-
sors dans son épargne. »
Si l'on analyse l'une après l'autie toules les actions
de ce prince, on verra constamment percer ce carac-
tère perfide et sanguinaire iju'il semblait tenir de son
aïeule Isabeau de Bavière.
Ce fut lui qui le premier se fit appeler Majesté,
titre qui n'avait jamais été pris par les rois de France.
Lorsqu'il se rendit à Reiras pour se faire sacrer,
Louis XI avait eu soin de n'admettre dans son cor-
tège qu'un très- petit nombre de seigneurs, afin de
n'avoir pas à faire quelque serment f|ui eût arrêté les
projets de vengeance qu'il méditait. Il ne put em-
pêcher toutefois que Philippe le Bon, qui, en sa qua-
lité de pair du royaume, assistait à la cérémonie, se
jetât à ses pieds pour le supplier de pardonner aux
serviteurs de son père qui avaient eu le malheur de
lui déplaire pendant qu'il était dauphin. Louis XI
promit de faire grâce à ses ennemis, excepté à sept
personnes qu'il ne nomma point, afin de tenir dans
une perpétuelle appréhension ceux qui l'avaient of-
fensé. Il commença par frapper les capitaines dont
il redoutait les talents; les Dunois, les la Trémouille,
les Brézé, les Ghabannes. furent destitués de leurs
emplois et renvoyés dans leurs terres, comme sus-
pects de n'avoir aucun attachement pour sa personne.
Il déposa le chancelier des Ursins, l'amiral, le grand
chambellan, les maréchaux de France, les officiers
civils et militaires, et les principaux directeurs des
finances; enfin, dans sa haine pour les grands vas-
saux, il les chassa tous de sa cour, et éleva aux plus
hautes dignités des hommes obscurs qui l'avaient
aidé dans ses intrigues ou dans ses complots contre
son père. Son barbier devint ambassadeur, son tail-
leur fut nommé héraut d'armes, et son médecin rem-
plit les fonctions de chancelier.
Quoiqu'il prît ses ministres dans les rangs du peuple,
Louis XI n'en avait point pour cela plus d'attache-
ment pour ses sujets, comme il parut du reste par
l'accroissement des impôts. Les habitants de Reims,
qui avaient été témoins, lors du sacre du roi, du
serment qu'il avait fait d'alléger les provinces, éprou-
vèrent une telle indignation en apprenant qu'il avait
triplé les gabelles de la ville, qu'ils se soulevèrent
contre les agents du fisc et en massacrèrent quel-
ques-uns. Louis XI, qu'une semblable révolte con-
trariait d'autant plus qu'elle menaçait ses plus cher»
intérêts, prit aussitôt des mesures pour soumettre
Jehanne Darc, irat.ie, livrée par les nobles, condamnée par les prêtres, abandonnée par le roi, est brûlée sut
38-2
HISTOIRE DES PAPES
los insurgOs; par ses ordres, une Irouiie de soldats
déiiuisos en paysans pénétrèrent dans la ville et s'en
emiiarèivnt; le chef de la rébellion fut écartelc eu
place publique, cent des notables bouri;eois furent
décapités, et la tranquillité fut rétablie. Le même ex-
pédient fut employé dans les villes d'Angers, d'Alon-
1,'on, d'Anrillac, où s'étaient manifestés des troubles
semblables; et pour enlever aux autres cités la fan-
taisie de se révolter, Sa Majesté doubla les im])ôls
des provinces insurgées et les couvrit de soldats.
Avec l'or du peuple, Louis XI leva des troupes
pour attaquer les grands vassaux; d'abord il jugea
prudent de les ruiner avant de les combattre, et il
établit sur leurs domaines les mêmes gabelles que
sur ses propres Etats; ensuite il envahit les teries de
François II, duc de Bretagne ; il obligea ce prince à
ne plus s'intituler duc par la giàce de Dieu, à ne
point battre monnaie eu son nom, à ne faire aucune
levée d'hommes sans son autorisation, et à n'exiger
aucun serment de ses sujets. François, qui n'était
pas préparé à la guerre, l'ut contraint d'en passer par
toutes ces conditions humiliantes pour sauver son
duché; mais en secret il forma des intrigues, se lia
avec la plupart des grands vassaux, leur fit comprcndie
i[ue s'ils ne prévenaient l'ennemi commun, tous de-
viendraient successivement ses victimes. Il parvint
ainsi à former une ligue redoutable dans laquelle se
trouvaient les ducs de Lorraine, de Calabre, de Bour-
bon, de Nemours, de Bourgogne, et il y fit même
entrer le duo de Bcrry, frère du roi. Ces princes
réunirent leurs forces et remportèrent plusieurs avan-
tciges sur les troupes royales; néanmoins leur con-
fédération fut dissoute par Louis XI, qui eut l'air
de céder aux exigences de ses ennemis, et qui signa
à Conilans un traité de paix qu'il savait bien ne de-
voir pas être observé longtemps. Il accorda la Nor-
mandie à son frère, une partie de la Picardie à Phi-
lippe le Bon, le comté d'Étampes à François II, et
donna l'épée de connétable au comte de Saint-Pol.
X peine ces seigneurs étaient-ils rentres dans leurs
domaines, que Louis XI, qui avait conservé son ar-
mée sur pied, protestait contre un traité qu'il pré-
tendait lui avoir été arraché par la force, et déclarait
hautement qu'il ne consentirait jamais à ce que la
Normandie lût démembrée du royaume pour en faire
un apanage au duc de Berry ; immédiatement après,
il marcha avec ses troupes sur la province; les places
qui essayèrent de résister furent enlevées de vive
force ; Rouen surtout devint le théâtre d'actes de
barbarie incroyable; les femmes furent violées, les
enfants égorgés, et presque tous les notables furent
brûlés vifs. Le duc de Berry parvint à s'éi;happer de
sa capitale et se réfugia aujjrès du duc de Bourgogne.
Louis XI convoqua aussitôt les états-généraux à
Tours; il exposa devant l'assemblée les griefs dont il
accusait son frère, et lit décréter que la Normandie
ne ])ouvait pas être séparée de la France. Pour arri-
ver à son but, l'astucieux monarque avait préalable-
ment fait la promesse de nommer une commission
de vingt personnes, afin de réformer les abus dont se
plaignaient vivement les bourgeois; lorsqu'il eut ob-
tenu ce qu'il désirait, il ne donna pas suite -à sa
proposition, et tout resta dans la même position
qu'auparavant.
Les étals-généraux terminés, le roi se mit à la tête
de son armée et envahit la Bretagne; heureusement
pour le duc de celte province, Charles le Téméraire,
duc de Bourgogne, qui avait succédé à Philippe le
Bon, accourut à son secours et barra le chemin à
l'armée royale. Louis XI, ipioiquc siq)érieur en
nombre, n'osa pas accepter le combat, et se retira
lâchement devant ses ennemis en leur payant vingt
mille écus d'or pour les frais de la guerre.
Plein de confiance dans son habileté diplomatique,
le roi résolut de négocier eu personne avec Charles
le Téméraire, afin de le détacher du parti des ducs
de Bretagne et de Berry, et il eut l'imprudence de
fixer le lieu de l'entrevue à Péronne, ville placée
sous la dépendance du duc de Bourgogne. Louis XI
s'y rendit avec un sauf-conduit et une suite nom-
breuse; le prince, de son côté, voulut ré|iondre à la
confiance que lui montrait le monarque, et le traita
magnifiquement. Ce bon accord ne fut pas de longue
durée; Charles le Téméraire ayant reçu la nouvelle
que les Liégeois s'étaient révoltés contre lui à l'insti-
gation de la France, et qu'ils proclamaient hautement
leur alliance avec Louis XI, interrompit les confé-
rences, fitle roi prisonnier, et l'enferma dans la même
tour oiî était mort Charles le Simple, prisonnier du
comte Herbert de Vermandois. Ce fut en vain que le
roi jura par la Pâque-Dieu, son jurement ordinaire,
qu'il n'était pour rien dans l'alVaire des Liégeois, et
que si Mgr de Buurgogne le voulait, il irait mettre
le siège devant leur cité.
Pendant trois jours Charles le Téméraire réiléchit
sur ce qu'il devait faire du tyran qui avait déjà com-
mis tant de crimes ; tantôt il voulait élever le duc de
Berry sur le trône de France, tantôt il songeait à y
monter lui-même ; enfin le quatrième jour, grâce à
l'intervention de l'historien Comines, qui était vendu
à Louis XI, le duc de Bourgogne se décida à laisser
vivre le roi de France; il vint le trouver dans sa pri-
son, et lui demanda d'un ton brusque si son inten-
tion était toujours de l'accompagner à Liège. Louis
répondit qu'il était prêt à faire tout ce (jui serait
agréable au duc; et immédiatement les deux souve-
rains renouèrent les conférences, qui avaient failli se
terminer d'une manière tragique. Le roi se soumit
lâchement à toutes les conditions qu'il plut à Charles
le Téméraire de lui imposer; et il jura sur la croix
de Charlemagne de les observer.
Aussitôt que le traité eut été signé de part et
d'autre, Louis XI se mit en route avec l'armée bour-
guignonne, dont il prit les couleurs, pour punir les
Liégeois de leur rébellion. Après un siège de plusieurs
mois la ville se rendit, ou plutôt les habitants, man-
quant de vivres et de munitions, l'aliandonnèrent
pour se réfugier dans les bois; et la malheureuse cité
de Liège fut détruite de fond en comble sous les
yeux du monarque qui l'avait poussée à la révolte.
Enfin, après avoir essuyé tous les genres d'humi-
liation, Louis XI obtint de Charles le Téméraire la
permission de revenir en Fiance pour faire enregis-
trer par le Parlement les traités de Péronne; mais
dès qu'il se vit à l'abri de la vengeance du duc de
Bourgogne, il refusa de ratifier les promesses qu'il
avait faites, et défendit même qu'on prononçât jamais
le nom de Péronne. On raconte à ce sujet que des
ROIS, REINES, EMPEREURS
383
bourgeois de Paris qui avaient appris ce nom fatal à
des pies, furent inipitoyableiucnt égorgés, ainsi que
leurs oiseaux.
Peu de temps après son arrivée dans sa capitale,
le roi découvrit que le cardinal de la Balue avait en-
tretenu des intelligences avec le duc de Berry ; pour
l'en punir, il le fit enfermer au château de Loches,
dans une cage de fer, où il resta pendant onze années
sans qu'on instruisit son procès, à cause des contes-
tations que le saint -siéfie élevait sur les formes delà
procédure. Ce retard sauva la vie au cardinal. L'ar-
restation de la Balue détermina toutefois le- duc de
Berry à traiter avec Louis XI, au grand regret de
Charles le Téméraire ; le prince accepta pour apa-
nage la Guyenne au lieu de la Champagne et de la
Brie, que les traités de Péronne lui avaient assignées.
Les deux frères eurent à ce sujet une entrevue à
Saintes, qui se passa assez singulièrement ; ils se par-
lèrent à travers des barreaux de fer, dans la crainte
que l'un des deux ne fit assassiner l'autre.
Malgré la haine (jue Charles portait à son frère,
comme il se voyait héritier direct de la couronne,
Louis XI n'ayant pas d'enfant mâle, il consentit à la
plupart des conditions que le roi voulut lui imposer,
et prit le titre de duc de Guyenne. La naissance d'un
dauphin vint bientôt changer ses dispositions paci-
fiques ; il s'abouciia de nouveau avec le duc de Bour-
gogne, et forma une ligue contre Louis XI pour le
renverser du trône. La frayeur que la découverte des
nouvelles tentatives de son frère inspira au monarque
fut si grande, qu'il se décida à d'énormes sacrifices
d'argent pour détacher Charles le Téméraire de la
ligue ; en outre il s'engagea à ne point secourir les
comtes de Nevers et de Saint-Pol, ses ennemis per-
sonnels, quoiqu'il eût précédemment fait serment de
les défendre contre les entreprises du duc de Bour-
gogne, et cela sous la condition que Charles aban-
donnerait également les ducs de Bretagne et de
Guyenne, et qu'il ne prendrait aucunement leur parti
dans la guerre qu'il se préparait à leur faire. Cepen-
dant telle n'était pas l'intention de Louis XI ; il lui
en aurait trop coûté pour lever des armées; il trou-
vait plus avantageux de ne point vider son épargne
et d'en finir simplement par un meurtre avec le tur-
bulent duc de Guyenne. Personne mieux qu'un prêtre
n'était propre à une semblable expédition; Louis XI
chargea Faure de \'ersois, abbé de Saint-Jean d'An-
gély, aumônier de son frère, de l'inviter à dîner avec
la dame de Montsoreau, sa maîtresse. Sur la fin du
repas, l'abbé leur offrit une pèche magnifique que la
dame partagea avec son amant; mais à peine en eut-
elle mangé, qu'elle fut prise de vomissements et de
convulsions au milieu desquelles l'infortunée expira.
Le prince, qui était d'un tempérament robuste, ne
mourut que deux mois après.
Le duc de Bretagne fit arrêter l'aumônier du duc
de Guyenne et un de ses écuyers de bouche nommé
Laroche ; et par ses ordres on procéda à leur interro-
gatoire ; leurs premières déclarations ayant chargé le
roi de France, Lescun, ministie du duc de Bretagns,
les fit transférer dans les États de son maître, afin
que le procès fût solennellement informé et débattu
en présence des commissaires de Louis XI. Tout
faisait espérer que l'exécrable monarque allait être
enfin convaincu d'un fratricide, lorsqu'un matin on
trouva Faure de Versois étranglé dans son cachot;
celui de Laroche était vide, soit ([u'on l'eût fait éva-
der, soit qu'on eût fait disparaître son cadavre. Sans
s'inquiéter davantage de ce procès, Louis XI fit mar-
cher des troupes contre la Guyenne, que voulait lui
disputer le duc de Bourgogne.
Dans son manifeste de guerre, Charles le Téméraire
appelait le roi de France traître et assassin; et pour
ne pas être en reste avec le duc, Louis XI accusait
son ennemi d'avoir envoyé un Bourguignon nommé
Hardi pour le poignarder; et il condamna ce malheu-
reux à être écartelé, pour faire croire à la culpabilité
du prince.
La guerre se ralluma avec une fureur extrême
entre les deux pays; le duc de Bourgogne ravagea la
Normandie et la Picardie, et s'empara de toutes les
villes, à l'exception de Beauvais, d'où il fut repoussé
par une nouvelle héroïne, Jeanne Hachette, sortie des
rangs du peuple. De leur côté, les généraux de l'exé-
crable Louis XI exercèrent dans la Flandre et dans
la Bourgogne les plus sanglantes représailles.
Enfin une trêve vint suspendre les boucheries, et
le roi de France put diriger ses forces contre le roi
d'Aragon, qui refusait de lui rendre trois cent mille
écus qu'il lui avait empruntés, et pour lesquels le
prince avait donné en gage le Roussillon. Louis XI,
qui désirait recouvrer son argent et garder la pro-
vince, envoya des troupes pour expulser le monarque
aragonais, qui s'était établi dans Perpignan.
Comme les frontières de la province du Rous-
sillon n'étaient pas fortifiées, les Français n'eurent
point de peine à eu faire la conquête ; et ils se li-
vrèrent sur les malheureux habitants à des actes
inouïs d'atrocité. Du reste, il leur était ordonné par
le roi d'en agir ainsi : « Je vous donne les dépouilles
de tous ces révoltés, écrivait Louis XI à son général
Bonfils, à condition que vous eu ferez un tel mas-
sacre, que d'ici à vingt ans il ne puisse se trouver
un homme dans le Roussillon. » Cette affreuse guerre
fut terminée par un traité qui fit rentrer dans les
coffres de Louis XI une partie des sommes qu'il avait
prêtées, et conserva à la couronne de France les pro-
vinces engagées. Après quoi, il envoya le cardinal
Jeoffroy avec un corps de troupes pour assiéger la
ville de Lectoure , où s'était renfermé le comte
Jean Y d'Armagnac , un des seigneurs qu'il avait
dépouillés de leurs domaines, pour les punir d'avoir
porté les armes contre lui.
Enfermé dans cette place, qui était réputée impre-
nable, le comte d'Armagnac paraissait se jouer de la
puissance de Louis XI, lorsque le perfide monarque
se ravisa, et comprenant l'inutilité de ses efforts pour
prendre la \ille, il changea de tacti(|ue et eut re-
cours à la trahison. Par ses ordres, le cardinal pro-
posa à Jean un traité de paix qui lui était fort avan-
tageux; et pour mieux le tromper, il communia so-
lennellement et rompit une hostie consacrée dont il
lui offrit une moitié comme garantie de la sincérité
de ses serments. Puis, quelques jours après, piolitanl
de ce que les assiégés négligeaient de défendre leurs
remparts, il introduisit un corps de troupes dans la
ville de Lectoure et arriva sans rencontrer d'olistacle
jusqu'au palais du comte; l'infortuné Jean fui percé
384
HISTOIRE DES PAPES
Philippe le Bon, duc de Bourgogne
(le vingt et un coups de poignard, dans les bras de
sa femme, Jeanne de Foix, qui était enceinte; elle-
même ainsi que les femmes de sa domesticité furent
di^pouillées de leurs vêtements et violées sur le ca-
davre du comte d'Armafj^nac; la ville lat abandonnée
au pillage, livrée aux llammes, et tous les babilants
lurent passés an fil de l'épée.
Un des soldats, nommé Gorgias, qui avait porté
le premier coup à Jean V, et qui avait le premier
assouvi sa brutalité sur la pauvre comtesse, reçut en
ri'compense du viol et de l'assassinat une tasse d'ar-
gent remplie d'écns d'or, et il fut en outre nommé
arcber de la garde. Quant à Jeanne de Foix, elle fut
enfermée dans le château de Burzet, et empoisonnée
avec l'enfant qu'elle portait dans son sein.
Charles d'Armagnac, dont le seul crime était d'être
le IVère de Jean V, fut enveloppé dans cette pros-
cription. Par ordre du roi on le chargea d'énormes
chaînes, que les bourreaux nommaient par une cruelle
plaisanterie les fillettes du roi; en cet état on le
conduisit dans les prisons de Paris, et il fut envoyé
au Parlement, qui avait reçu l'ordre d'instruire son
procès. Ensuite, comme le tyran craignit qu'on ne
le déclarât innocent, il le fit enlever de la Concierge-
rie, et le confia à la garde de Philippe l'Huillier,
gouverneur dB la Bastille. Ce scélérat, qu' était le
ROIS, REINES, EMPEREURS
?85
Le cadavre île Charles le Téméraire tué sous les murs de Nancy
digne ministre des cruautés de Louis XI, le tint pen-
dant quatorze années au fond d'un cachot infect, où
il lui faisait éprouver les plus cruels tourments.
Enfin, il semblait que tout dût réussir à ce roi,
car au moment où le plus redoutable de ses adver-
saires, le duc de Bourgogne, venait de s"allier avec
Edouard IV d'Angleterre pour asservir la France,
des bandes de jiaysans suisses descendaient des mon-
tagnes de l'Helvétie et anéantissaient les armées de
Charles le Téméraire. La nouvelle de cette défaite
refroidit singulièrement Edouard pour son allié ; et
le politique Louis XI, profitant de cette disposition
d'esprit du monarijue anglais, fit jouer tous les res-
sorts. Il combla de présents les ministres et les con-
seillers du prince; il fil faire des distributions de
vivres et de vin au.\ soldats ennemis ; il donna même
à Edouard cinquante mille écus d'or en cadeau; il
promit do lui payer chaque année une somme sem-
' blable, et de marier le daupliin avec une princesse
anglaise. Il prit encore d'autres engagements qu'il
n'avait nullement l'intention de tenir, car il disait
qu'en pareille circonstijnce, un roi, pour sauver sa
couronne, devait donner ce (ju'il n'avait pas et pro-
mettre ce qu'il ne pouvait pas donner. Il prit si bien
ses mesures, que l'armée anglaise, qui était peut-
ii
être la plus redoutable ([ui eût jamais débarqué sur
les côtes de France, reprit la mer pour retourner dans
la Grande-Bretagne sans avoir livré une seule bataille.
Après le départ d'Edouard IV, le roi de France
eut bon marché du duc de Bourgo,;,'ne. Celui-ci fut
contraint de conclure avec Louis XI une trêve, qui
était la septième depuis quatorze ans. Tous deux se
sacrifièrent réciproquement leurs amis et leurs enne-
mis; le roi abandonna le duc de Lorraine à la ven-
geance de Cliarles le Téméraire ; en retour, Charles
le Téméraire livra au roi le connétable de Saint-Pol,
qui eut la tête trancliée en place de Grève, le 19 dé-
cembre 1475. Quel([ue temps après, Charles r(\'ut la
juste punition de son ingratitude et de ses perfidies;
il fut tué devant Nancy, en voulant défendre cette
ville contre le duc de Lorraine, ([ui l'assiégeait avec
une armée suisse, 'et qui s'était déjà emparé des rem-
parts, à l'aide du Napolitain Campobasso, un de ses
généraux, qui était vendu à la France.
Dès que Louis XI eut été informé de la mort de
Charles le Téméraire, il envoya une armée dansl'.-Vr-
tois, dans la Picardie, dans la Bourgogne, pour s'em-
parer en son nom des petites villes qui étaient dé-
garnies de troupes; et pour éteindre la suzeraineté
du comté de Boulogne, il la conféra de son autorité
137
:i>i;
UlsrolUK DES PAPES
à la sainte \'iiTi;e. ;ilin ^[ue iiiioi t[u'il ariivàt. de
l'Artois, IJoiilomie ne lïil plus dans sa muuvance.
Pcnilant que ses soldats lui conquéraient l'iiérilat^o
de Charles le Téméraire, i|ni n'avait laissé qu'une
liile, Marie de Bourgogne, le roi de France célébrait
par des réjouissances pubHipus la mort de son enne-
mi; et malgré son avarice, il donnait de somptueux
festins à ses ol'liciers, douiilail la solde dos troupes,
et faisait la dépense d'une balustrade d'argent pour
le tombeau de saint Martin de Tours.
Comme Sa Majesté craignait que ses géncranx
n'exécutassent pas assez ponctuellement l'ordre qu'elle
leur avait donné île tout exterminer dans la Flandre
et dans la Picardie, elle envoya des bourreaux à la
suite de l'armée avec des instructions secrètes. Aussi,
soit par crainte pour eux-mêmes, soit par simple
cruauté, les généraux fran(jais ne laissèrent échapper
aucune occasion de ré|>andre le sang. Dans toutes les
villes qui furent prises d'assaut, les notables et les
bourgeois furent impitoyablement égorgés ; dans
Arras, la soldatesque poussa la barbarie jusqu'à
égorger les femmes, les enfants et les vieillards ; et
Louis XI, pour punir la cité d'avoir voulu rester
lidèle à sa légitime souveraine, partagea entré ses of-
iiciers les riches domaines des habitants, et changea
son nom d'Arras en celui de Franchise. Les villes
d'.\vesnes, de Coudé et de Mortagne furent de même
abandonnées au pillage et mises à feu et à sang.
Marie voyant que toutes ses villes devenaient l'une
après l'autre la proie de Louis XI, lui envoya son
chancelier liugonet et le brave Imbercourt ou
d'Humbercourt pour connaître les conditions qu'il
voulait lui imposer pour la paix, et en même temps
afin de le supplier d'arrêter la marche de ses troupes,
dont quelques agitateurs profitaient pour soulever
des trouilles dans ses provinces.
Au lieu (le répondre immédiatement aux ambassa-
deurs de l'héritière du duc de Bourgogne, le perlide
monarque leur demanda quelques jours de réflexion ;
et pendant qu'il les amusait par des lenteurs, Olivier
le Daim, son conlident, distiibuait de l'or aux bour-
geois de Gand, et cherchait à faire éclater une révolte.
Enfin, liugonet et Imbercourt, fatigués d'attendre le
bon plaisir du roi, retournèrent auprès de leur sou-
veraine; malheureusement le but que s'était proposé
Louis XI était déjà atteint ; ces fidèles serviteurs
trouvèrent les états en pleine insurrection, et la prin-
cesse Marie prisonnière dans son propre palais.
Un conseil, entièrement composé de chefs à la
solde du roi de France, gouvernait au nom de la fille
de Charles le Téméraire, et ne prenait aucune mesure
pour s'opposer à la marche conquérante des Français.
Cependant les Gantois s'émurent lorsqu'ils eurent
connaissance de l'approche de Louis XI; et redoutant
quelque perfidie de sa part, ils lui adressèrent, du
consentement de la princesse, une députation chargée
«le traiter avec lui de la paix, et de le faire expliquer
sur ses véritables intentions.
Les amliassadeurs se présentèrent devant Louis XI
comme mandataires de leur souveraine, et autorisés
par elle à dire au monarque qu'elle était prête à ac-
cepter toutes les conditions raisonnables qu'il vou-
drait bien dicter. Le roi les interrompit au milieu de
leur harangue , et leur rejjrocha de vouloir le trom-
per. Comiiu' ceux-ci se récriaient contre une sem-
blable imputation, il tira de son pourpoint des lettres
de la princesse Marie, dans lesquelles elle suppliait le
roi de France de n'accorder créance qu'aux paroles
du chancelier Hugonet et do son féal Imbercourt,
attendu que ses états étaient en révolte contre son
autorité, et qu'elle se réservait d'en fiiire décapiter
tous les membres dès que la tr;ui({uillilé serait réta-
blie dans la Flandre.
Les députés retournèrent aussitôt à Gand, accu-
sèrent liugonet et Iinbercourl de trahison, et les firent
condamner à mort. Bientôt on eut les preuves de la
perfidie de Louis XI et de l'innocence des malheureux
accusés; mais il était trop lard, leurs têtes étaient
tombées sous la hache du bourreau. Gomme le roi
de Franco menaçait de faire j asser la Flandre sous
sa domination, les états se décidèrent à marier l'hé-
ritière du duc de Bourgogne à l'archiduc Maximilien,
fils de l'empereur d'Allemagne. De là vinrent ' ces
guerres terribles entre la France et l'empire, qui ne
cessèrent que sous le règne de Charles Mil.
Pendant que les ministres de Louis XI s'occupaient
des préparatifs de guerre contre l'archiduc, le tyran
poursuivait de sa haine implacable la malheureuse
famille des .\imagnac. Il ne restait plus qu'un seul
seigneur de ce nom, Jacques, duc de Nemours, qui
était parvenu à se maintenir dans son château de
Cariât. C'était trop d'un ennemi vivant pour le'mo-
nanpie ;^ par ses ordres, le sire de Beaujeu vint
assiéger Jacques dans sa dernière forteresse , l'em-
porta d'assaut, et arracha l'infortuné aux embras-
sements de sa femme, qui était en couches et qui
mourut de sdôuleur trois jours après.
Jacques fut conduit avec ses jeunes enfants dans
la forteresse de Pierre-Cise, à Lyon, et de là trans-
féré à la Bastille, où on l'enferma dans une cage de
fer. En vain il chercha à émouvoir le monarque par
les supplications les plus touchantes, le cruel Louis XI
resta inflexible. Il fit accuser le duc de Nemours
de trahison ; et afin d'obtenir plus sûrement une con-
damnation, il partagea d'avance ses dépouilles entre
les juges qu'il lui avait donnés.
Toutes les circonstances de ce procès inique sont
empreintes de cette cruauté froide qui caractérisait
ce roi barbare. Non content d'avoir fait condamner
son ennemi à la peine de mort, il voulut que Jacques
d' -armagnac, avant de marcher au supplice, se con-
fessât dans une chambre tendue de noir; ensuite il
le lit conduire sur un cheval couvert de son linceul
jusqu'au pied d'un échafaud neuf qu'on avait dressé
exprès sur la grande place des Halles.
En cet endroit, Sa Majesté le roi de France, qui
s'entendait à torturer ses ennemis, avait ménagé au
duc de Nemours un spectacle plus cruel mille fois
que tous les supplices qu'il avait déjà subis. Sachant
combien le père aimait ses enfants et combien les
enfants chérissaient leur père, l'exécrable Louis XI
avait eu soin de les faire placer sous les planches de
l'écliafaud, couverts de longues robes blanches, pour
que Jacques d'Armagnac pût conlemjiler ses cinq
enfants pendant qu'il placerai sa tète siu' le billot,
et pour que les enfants pussent voir la hache du
bourreau s'abat ti-e sur la tête de leur père ! • ■
.•\pres l'exécution, les cinq oriihelins, ayant leurs
ROIS, 1U;IXES, KMl'KIlKrus
3' 7
longues robes inondées de sang, fuient niracnos ;\ la
Bastille, et eni'cnnés diius des cachots en forme de
hottes pointues par le fond. Les détails des tour-
ments qu'ils y éprouvèrent seraient incroyables, s'ils
n'étaient consignés dans une requête adressée aux
étals-gtnéraux, après la mort du tyran, par le plus
jeune des cinq enlantx, (pii seul avait survécu à tuu-
tes ces tortures. « Louis XI, dit-il, nous faisait
frapper de verges plusieurs fois par semaine en sa
présence, et de trois mois en trois mois il nous fai-
sait arracher une dent; aussi mon frère aîné, ne pou-
vant souH'rir de si grandes douleurs, est devenu l'ou ;
mon secontl frère en est mort ainsi que mes deux
sœurs: et moi seul, depuis l'âge de cinq ans, j'ai
vécu et" grandi dans un cachot pointu, dans leipiel
je ne pouvais me tenir ni assis, ni couché, ni même
debout, mais seulement accroupi. »
La guerre continuait toujours entre Louis XI et
Maximilien, et les deux tyrans faisaient assaut de
barijarie ; l'archiduc ayant fait pendre un officier
frani;ais qui, à la tète d'une seule compagnie, avait ré-
sisté courageusement pendant trois jours aux efforts
de toute son armée, le roi, par représailles, donna
l'ordre au prévôt Tristan de choisir ciminanlo pri-
sonniers des plus considérajjles, et il en fit pendre
dix sur la place où l'oflicier avait été exécuté, dix
devant Douai, dix devant Saint-ûraer, dix devant
Lille, et les dix autres devant Arras.
Peu de temps après, les deux princes, fatigués de
tuer et voyant leurs trésors à sec, conclurent une trêve
pour avoir le loisir de mettre ordre à leurs affaires
et de frapper de nouveaux impôts sur leurs sujets.
Ce fut à son retour de cette campagne que Louis
XI éprouva une première attaque d'apoplexie qui jjorta
une grave atteinte à sa santé, et l'avertit que la mort
ne fait ))oint grâce aux rois. Il se renferma alors dans
son château du Plessis-lez-Tours, défendu par un
fossé large et profond garni de longues piques de
fer, qui faisaient ressembler la résidence royale à la
cage d'un tigre. Quatre cents archers veillaient jour
et nuit sur les remparts; ils avaient ordre de tirer
sur tous ceux qui approcheraient sans un permis de
passe, tant l'esprit inquiet et soupçonneux du tyran
redoutait la trahison. Comme il ne voulait pas qu'on
s'aperçût de sa maladie à l'altération de son visage,
il ne se montrait plus que de loin et magnifiquement
habillé. Olivier le Daim son barbier, Tristan l'Her-
mile et sou médecin Coyiliier étaient les seuls qui
l'approchassent. Pour se faire illusion à lui-même,
il publiait chaque jour de nouvelles lois, lançait des
ordonnances, enlevait ou donnait des emplois, créait
des ciiargfs, et adressait à ses ministres, à ses am-
bassadeurs et au Parlement des lettres impérieuses.
Une seconde attaque d'apoplexie vint redoubler
ses terreurs; dès lois sa défiance devint extrême; il
ciiangea tous ses domesti([ues; il doubla le nouibre
de ses gardes ; et afin de ranimer une vie qu'il sen-
' tait à chaque instant lui échapper, il chercha à trom-
per la nature, tantôt en s'adressant aux astrologues,
tantôt en invoquant les secours de la religion ; il fit
rechercher les nécromanciens de toutes les parties du
royaume et les fil amener à sa cour pour lui appli-
quer leurs remèdes; en même temps il commanda
des prières publiques et des processions générales
pour arrêter le veut de bise, qui lui était insu|)por-
table. 11 se coiivi-it de reliques aciietées à grands frais
dans les pays étrangers; on lui apporta même dans
sa chambre la sainte ampoule, qui n'était jamais
sortie de Reims; et comme rien ne le soujageait, ni
les piières des fidèles, ni les conjurations des magi-
ciens, il voulut essayer des saints vivanls(|ui étaient
en ré|uilation, et il aciieta cinquante mille écus d'or
au jiape Sixte IV une bulle qui enjoignait à François
de Paule de se rendre au château du Plessis-lez-
Tours pour essayer d'alléger ses souffrances.
Le pieux moine ne réussit pas mieux i(ueles autres
à arrêter les progrès du mal; ce qui mécontenta si
fort Louis XI, qu'il le fit chasser de son palais.
Alors le roi se remit entre les mains de son médecin
Coythier, homme avide qui savait exploiter les ter-
reurs de son maître au profit de sa fortune. Déjà cet
empiri((ue s'était l'ait donner quatre-vingt-dix-huit .
mille écus de gratification, outre son traitement qui
était de dix mille écus par mois. « Je sais bien:
disait-il au roi, que vous m'enverriez à la potence
comme vous faites pour tant d'autres, si vous n'aviez
tant besoin de moi ; mais, par la croix de Saint-Lô,
vous ne seriez plus de ce monde huit jours après ma
mort. » Cette menace, qu'il répétait au monarque
chaque fois qu'il voulait en obtenir une faveur , lui
valut successivement la place de premier président
de la cour des comptes, la seigneurie de Poligny, sa
patrie, et pour son neveu, qui était dans les ordres,
l'évèché d'Amiens.
• Cependant Louis XI sentait chaque jour la mort
gagner sur lui , et il comprenait que tous les re-
mèdes étaient impuissants pour l'arrêter; alors, dit
Robert Gaguin, il prit l'humanité en exécration, et,
ne pouvant voir l'agonie du dernier homme, il voulut
se donner la satisfaction d'entendre les gémissements
des victimes qu'il avait condamnées. On transféra la
chambre de la question dans une salle située au-
dessous de sa chambre à coucher, afin que les cris
des malheureux appliqués de jour et de nuit à la
torture pussent le réjouir jiar cette affreuse pensée
qu'ils mourraient avant lui. Ce monstre faisait égor-
ger de jeunes enfants pour prendre des bains de sang
humain; et trois fois par jour son médecin saignait
de jeunes filles pour faire boire leur sang àLouisXI.
Malgré ces exécraliles remèdes, le mal empira, et une
troisième atfaipie d'apoplexie délivra la France de ce
roi le 30 août USS.
Des trois personnages qui avaient été les favoris
de Louis XI, et qui s'étaient acquis une si triste cé-
lébrité sous son règne, son médecin Jac(jues Coythier,
son grand prévôt Tristan l'Heruiite, et Olivier le
Daim son barbier, deux échappèrent au supplice qu'ils
avaient mérité : Jacques Coythier en donnant cin-
quante mille écus à l'Etat, le grand prévôt en payant
le double doucette somme. Sans contredit, Tristan
rilermite était le j)lus féroce de ces trois misérables;
insirument docile de toutes les persécutions et de
toutes les cruautés du tyran, il marchait toujours à
la suite de son maître ipii. en raison de ses services,
l'admettait dans sa familiaiité la plus intime et l'ap-
pelait son compère. Un mot, un geste du roi lui
suffisaient pour exécuter les ordres les jdus sangui-
naires; et si par une erieur fatale il venait à se trom-
388
HISTOIRE DES PAPES
per de vii'limo. il n'en è^roiwaU (l'autro ilt's;ii;ri'iiu'iit
tjiie celui de rocominencor la besogne. Ainsi, un jour
([ue Louis XI lui avait donné ordre de dépêcher un
oflicier, Tristan prit le ciiange et fit périr un prêtre;
le lendemain. Sa Majesté lui dit que riioinme i|u'il
croyait mort venait d'être rencontré galopant sur la
route d'Arras : « Eh bien, ré])ondit Tristan, je puis
vous assurer, compère, que ce sera sur la roule de
Ilouen ([u"on pourra seulement le voir, car de ce pas
jo coui-s le jeter à la rivière dans un sac. » Ce genre
lie supplice était celui (jue Tristan atVectionnait de
préférence ; et plusieurs historiens affirment (|u'il iil
périr de celte manière plus de quatre raille personnes.
Titt exécuteur des hautes œuvres fut maintenu dans
les rangs de la noblesse et vécut jusqu'à un âge fort
ivancé : en mourant il laissa de grands Liens à sa
ùiiuille, entre autres la principauté de Mortagne, en
Gascogne. Olivier le Daim, ou le Diable, qui de
pauvre l)arbier était devenu comte de Meulan, capi-
taine d'i château de Loches, gouverneur de Saint -
(Quentin et de plusieurs autres villes, ne put obtenir
irràtc de la vie; il fut arrêté par ordre du procureur
général de Tours, et condamné à être pendu pour
avoir violé des femmes et des jeunes filles dont il
avait étranglé les maris ou les pères.
Charles VIII était âgé de treize ans et quel([ucs
mois lorsque Louis XI mourut; il fut immédiatement
proclamé roi de France et placé sous la tutelle de la
dame de Beaujeu, fille aînée du monarque défunt.
Si l'on en croit du îlaillan, le jeune prince était un
enfant supposé ; ce qu'il y a de constant, c'est que
la reine refusa toujours de le reconnaître pour son
fils ; et le seul moyen de le rattacher à la dynastie
des Capets, dont la filiation est si prodigieusement
entachée d'illégitimité, c'est de le déclarer bâtard de
Louis XL Quoi qu'il en soit, le gouvernement de k
France et la garde du nouveau souverain avaient été
confiés à la dame de Beaujeu par son père, malgré
la vive opposition du duc d'Orléans.
En politique habile, Anne de Beaujeu chercha à
temporiser avec le duc, que soutenait la noblesse du
royaume ; elle fit quelques concessions aux princes
du sang; elle les associa aux actes de son gouverne-
ment, leur donna entrée au conseil royal, et chercha
même à gagner Louis d'Orléans en lui accordant la
lieutenance de la Champagne, de l'Ile de France et
de Paris. Au lieu de se trouver satisfait de ces mar-
ques de déférence, le duc d'Orléans en devint plus
exigeant, et s'enhardit jusqu'à former une vaste coa-
lition avec le comte de Dunois, son cousin, et avec
les autres seigneurs qui voulaient remettre les choses
comme du bon temps du roi Charles VI, c'est-à-dire
pour qu'il leur fût permis de piller à leur aise les
villes et les campagnes en couvrant la France de mas-
sacres et de ruines. La dame de Beaujeu se trouvait
placée dans une position d'autant plus difficile, que
si les nobles d'un côté prétendaient faire revivre les
anciens abus, d'une autre part les peuples, que le
règne de Louis XI avait réduits au désespoir, fai-
saient entendre des murmures, et menaçaient de se
soulever contre l'autorité de la régente; celle-ci essaya
de sortir d'embarras en sacrifiant à la vindicte publi-
que quelques mauvais conseillers de son père ; elle dé-
livra de leurs fers ou rappela d'e.xil ceux qui avaient
été condamnés pour des causes politiques; elle ren-
V lya les Suisses, dont le service blessait l'orgueil
national et grevait le trésor ; enfin elle diminua les
dépenses, supprima quel(pies charges, et remit aux
sujets le ((uart des impôts ordinaires.
Toutes ces concessions furent inutiles pour con-
server à la dam :' de Beaujeu roiunipotence sur le
royaume; et pour éviter de plus graves désordres,
elle se vit obligée de convoquer les états-généraux;
ce qui eut Heu dans la ville de Tours. L'assemblée
se composait de deux cent quarante six députés des
trois ordres; tous décidèrent (pie le roi se trouvant
majeur en vertu des ordonnances de Charles V, il
était seulement nécessaire d'établir un conseil royal
pour diriger le jeune prince dans l'administration
des alVaires d'Etat, et ils no conservèrent à la dame
de Beaujeu que la garde de la personne du roi. L'im-
périeuse fille de Louis XI, quoique dépouillée du pou-
voir exécutif, n'en continua pas moins à régner sous
le nom de son frère, qui était si inepte, qu'à l'âge
de quinze ans il ne savait ni lire ni écrire ; elle di-
rigea son éducation de manière à lui inspirer un
éloignement invincible pour le gouvernement de son
royaume, et à développer chez lui ces goûts de luxe
et de débauche qui coûtèrent plus tard tant d'or et
de sang à la France.
•Après la tenue des états-généraux, Anne de Beau-
jeu procéda au sacre de son frère, et déploya pour
la cérémonie une pompe jusque-là sans exemple.
Pour accompagner Charles ^'III à Beims, elle lui
composa une escorte magnifique, où se trouvaient le
duc d'Orléans, les comtes d'Angoulême, de Foix, de
Vendôme, le duc de Lorraine, plusieurs princes étran-
gers, des capitaines, des chevaliers et les douze pairs
de France. L'archevêque Pierre de Laval vint rece-
voir le roi à la tête de son clergé, et l'accompagna
jusqu'à l'église, où il fut sacré solennellement ]e
30 mai 1484. Charles VIII retourna ensuite à Saint-
Denis pour recevoir la couronne déposée dans l'ab-
baye, selon la coutume des rois de France ; puis il
reprit la route de Paris.
Anne de Beaujeu envoya à sa rencontre toute la
cour, le Parlement, la prévôté de la ville, la chambre
des comptes, les autres chambres et leurs officiers,
les échevins et les chefs des corps de métiers, tous
revêtus des ornements de leurs dignités et des costu-
mes de leurs charges ou de leurs états. Cette dépu-
tation était chargée de présenter à Charles VIII les
clés de la porte Saint-Denis.
Sa Majesté, le bâtard de l'exécrable Louis XI, était
montée sur une haquenée blanche magnifiquement ca-
paraçonnée. Les vêtements du roi étincelaient de pier-
reries ; et au lieu de son armet d'honneur, qu'un page
portait triomphalement devant lui, Charles VIII avait
sur le front une couronne d'or ornée d'escarboucles et
de diamants d'un prix inestimable. Quatre seigneurs à
cheval soutenaient un dais de drap d'or au-dessus de
sa tête ; les princes du sang et les premiers seigneurs
du royaume l'accompagnaient armés de toutes pièces,
montés sur leurs chevaux bardés de fer et parés de
banderoles de raille couleurs; après eux suivaient
les rois d'armes et les hérauts, tous portant les ar-
moiries de leurs maîtres ; venaient ensuite les gen-
tilshommes et tous les nobles attachés à la cour, en
ROIS, REINES, EMPEREURS
389
nombre si cousiilérable, que le cortège employa plus
(l'une heure à déliler par la porte Saint-Denis.
Partout sur le passage du roi on avait tendu les
rues de riches tapisseries et jonché la terre de palmes
et de fleurs; les fenèties étaient pavoisée.s de dra-
peaux, et la soldatesque répandue à dessein dans la
foule hurlait des eris de Noél. Charles VIII se rendit
d'abord à Notre-Dame, et fut reçu sur le parvis par
les évêques de Paris, de Nevers, de Meaux et de
Xarbonne, en tète du chapitre de la cathédrale et
des doyens, qui étaient tous revêtus de riches chapes
'•t de dalmatiques de brocart. Avant de franchir le
seuil du tein]jle, le roi prêta serment sur les saints
Evangiles, en présence des prêtres et des seigneurs,
<le maintenir l'intégrité de la foi catholique dans son
royaume, et de conserver à l'Église toutes ses liber-
lés, immunités et privilèges ; il s'engagea également
à conserver aux nobles, aux cultivateurs et aux arti-
sans toutes les franchises établies par les coutumes;
il promit en outre de faire rendre avec impartialité
iajustice aux petits et aux grands, et de défendre
l'E'at contre ses ennemis. Cela fait, les portes de
l'église lui furent ouvertes, et il entra dans le sanc-
tuaire à la lueur de plusieurs milliers de cierges.
Pendant que le clergé entonnait le Te Deum, Charles
vint se prosterner devant le maître-autel, qui resplen-
dissait d'or et de pierreries, et eut l'air d'écouter
une courte allocution que lui fit l'archevêque, en
latin, langue dont il ne connaissait pas un seul mot.
Enfin, Sa Majesté retourna au Louvre, où l'atten-
dait un splendide festin que la bonne ville de Paris
payait à son roi, et qui dura une partie de la nuit.
C'était avec de semblables représentations que la
dame de Beaujeu cherchait à occuper l'esprit puéiil
et vaniteux de son frère. Quant à elle, le soin de ses
débauches remplissait tous ses instants, et elle ne
désirait conserver l'autorité suprême que pour satis-
faire ses passions effrénées. Sensible à la bonne raine
et à la jeunesse du duc d'Orléans, elle avait fait com-
prendre à ce prince qu'il lui serait facile de partager
son autorité, et elle eut même l'impudeur de lui
rappeler les amours de son aïeul avec Isabeau de
Havicre ; mais le duc, qui voulait gouverner seul,
repoussa ses avances et dédaigna ses faveurs. Il
s'ensuivit tout naturellement entre eux une guerre
sourde qui se trahissait dans leurs rapports journa-
liers. Aux tendres agaceries, la vindicative fille de
Louis XI fit succéder les marques de son mépris, et
ne lui épargna même pas les alTronts, car on raconte
qu'un jour, pendant qu'il jouait à la paume avec le
jeune roi, la dame de Beaujeu prit parti pour
Charles VIII dans une discussion où son frère avait
tort, injuria le duc et l'appela bâtard; celui-ci, em-
porté par l'indignation, riposta par des insultes
obscènes, suivant les habitudes de cette époque gros-
sière, lui reprocha ses amours scandaleux, et dans sa
colère, osa attaquer la naissance illégitime du roi.
Après une semblable sortie, il comprit qu'il ne lui
restait qu'un parti à prendre pour se soustraire à la
vengeance d'une femme outragée dans son orgueil,
celui de la fuite; il quitta précipitamment la cour,
et se retira auprès du duc d'Alençon. La guerre s'al-
luma aussitôt, et des milliers d'hommes s'entr'égor-
gèrent sur les champs de bataille pour venger une
Les exécutions sous le roi Louis XI
390
IIISTQIRE DES PAPES
prostitiico et pnir litu-uirf un ji'iino ainhitiinix. La
dame de Beaiijeu triompha du duc d'Orléans, qu'elle
lit prisonnier eti|u\'llc conserva deux années entières
captif dans la tour de Bourges. >< 11 est vrai, dit
Li-antônie, que l'obstiné duc était la seule cause de
cette grande rigueur, en refusant de répondre à
l'amour de madame Anne de France. »
Tout cola n'empêchait pas qu'elle n'eût de nora-
bi-euses intrigues avec des seigneurs, des écoliers,
voire même iivec des femmes de la cour, ce qui scan-
dalisait fort riiistorien Philippe de Gominos; et
comme il eut l'imprudence do lui reprocher ses galan-
teries, is dame l'envoya au château de Loches, où il
fut x-enfermé dans une cage de fer. Enfin, les désor-
dres furent poussés si loin, que Charles VIII sentit
la nécessité d'y mettre un terme et de prendre le
gouvernement des affaires. Il signifia à sa sœur qu'il
voulait être roi; et pour faire l'essai de son autorité
il se rendit à la prison du duc d'Orléans, détacha
ses fers et le ramena à Paris. Depuis cette époque,
la dame de Beaujeu perdit tout le crédit qu'elle
avait à la cour de France, et n'exerça plus aucune
influence dans l'État.
Presque au même instant mourut François II,
duc de Bretagne, laissant une jeune princesse âgée
de quatorze ans pour unique héritière de ses États.
ÎMaximihen d'Autriche, veuf de la duchesse de Bour-
gogne, se hâta d'épouser Anne de Bretagne par pro-
cureur, afin d'ajouter ses riches domaines à son
empire; mais Charles VIII, qui revendiquait la pos-
session de la Bretagne, traversa ses projets et voulut
épouser l'héritière de François II, quoiqu'il fût lui-
même fiancé à une fille de Maximilien, qui demeu-
rait à la cour de France en attendant la célébration
du mariage. La princesse autrichienne fut renvoyée
. à son père, et le duc d'Orléans reçut l'ordre d'entrer
eu Bretagne à la tète d'une armée nombreuse pour
conquérir une' femme à Sa Majesté. Anne de Bre-
tagne ne trouva pas d'autre moyen pour conserver
la souveraineté de ses Etats que d'accepter pour
époux le stupide Charles VIII ; mais, dit la chroni-
que, le duc d'Orléans dépassa les ordres du roi en
deux choses : d'abord il se fit trop aimer de la reine;
ce qui donna lieu aux courtisans de dire que le prince
était un bon serviteur qui frayait tous les chemins à
son maître; ensuite il fit ajouter au contrat la clause,
que si le roi venait à mourir sans enfants, Anne de
Bretagne serait forcée d'épouser son successeur; ce
qui donnait à penser que le duc d'Orléans prévoyait
le cas où Sa Majesté lui laisserait sa couronne.
Charles VIII, après avoir consommé son mariage
avec l'héritière du duché de Bretagne, songea à con-
quérir le royaume de Naples, et conclut des traités
de paix avec ses ennemis, afin de n'avoir plus à
s'occuper que de ses préparatifs d'invasion; il recon-
nut les droits de ]\Iaximihen au duché de Bour-
gogne, et rendit même au roi d'.\ragon la Sardaigne
et le RoussiUon sans exiger de lui l'entière restitu-
tion des sommes dues à la France.
Enfin, après avoir réuni une armée formidable et
une artillerie qui était la plus belle qu'on eût encore
vue, il franchit les Alpes et traversa triomphalement
ritalie. D'abord tout plia devant lui; Florence, Rome
et Naples même se soumirent à ses armes. Ensuite
les Italiens prirent loin- revanche ; une ligue puis-
sante, dirigée par les Borgia, se forma contre le roi
de France, et c'est à peine s'il eut le temps de re-
brousser chemin et de regagner ses États, en laissant
aux ennemis ses canons, ses trésors et ses meilleurs
soldats prisonniers.
De retour en France, Charles 'N'III s'oicu|ia des
moyens de faire une nouvelle invasion en Italie, et il
avait déjà levé des troupes pour cette entreiirise,
lorsque la mort vint le surprendre, à l'âge de vingt-
sept ans, dans son château d'Amboise, le 7 août \k9S.
Personne ne sait comment il mourut ; les historiens
ne font même à ce sujet aucune conjecture ; ils disent
seulement que la ligne directe des rois de France des-
cendus de Philippe de Valois se trouvait brisée de
cette manière, et que la couronne, tombant en ligne
collatérale, échéait à son cousin le duc d'Orléans!
Parvenu au trône de France par un événement si
inattendu, le nouveau roi Louis XII s'occupa immé-
diatement de faire rompre son mariage avec Jeanne,
sa femme, quoiqu'il eût déjà Irenle-six ans et (|u il
vécût depuis plus de vingt ans avec elle, afin d'i'pou-
ser la jeune veuve de Charles VIII, Anne de Bre-
tagne, celle dont il avait si étrangement abusé avant
qu'elle fût reine, et dont il s'était réservé la posses-
sion par une mesure de prévoyance dont un prince
d'Orléans seul était capable.
En 'conséquence, Sa Majesté envoya des ambassa-
deurs à la cour de Rome pour obtenir des bulles de
divorce; et comme le pape Alexandre VI avait un
grand besoin d'argent, il les accorda immédiatement
contre le payement d'une somme de trente mille
ducats, et la promesse formelle que les Français fai-
deraient à réduire les villes de la Romagne. Sa
Sainteté exigea en outre pour son bâtard César
Borgia une compagnie de cent lances, une pension
énorme, une princesse pour femme et un duché pour
apan.age. Alors Louis XII commença un procès scan-
daleux contre la reine devant le 'parlement de la
ville de Tours, pour faire déclarer nul son mariage,
conformément à l'autorisation qui lui était donnée
par le saint-siége.
Sa Majesté présentait quatre causes principales
de divorce : la parenté au quatrième degré ; l'affinité
spirituelle, puisqu'il était filleul de Louis XI, le père
de Jeanne; la violence qu'il prétendait avoir été
exercée sur lui par le roi Louis XI, enfin la non con-
sommation du mariage.
Jeanne, assistée de ses conseils, répliqua avec rai-
son que la parenté au quatrième degré et l'affinité
spirituelle n'étaient point des empêchements suffi-
sants pour faire annuler un mariage, et que d'ailleurs
le pape leur avait vendu précédemment les dispenses
nécessaires; que l'on n'avait point usé de violence
pour amener cette union, puisque le contrat porlait
expressément que Louis XI, à la prière de Marie de
Clèves, duchesse d'Orléans, avait bien voulu accor-
der la main de madame Jeanne de France à mon-
seigneur Louis, duc d'Orléans ; enfin que relative-
ment à la non consommation du mariage, rien n'était
plus mensonger, Jeanne déclarait qu'elle avait cessé
d'être vierge.
De ces contestations, il s'ensuivit tout naturelle
ment la demande deTa part du roi d'une commission
UOlS, UKINES, EMPEREURS
391
d'enquête, cl voici le curieux procès-verbal dressé
par les commissaires : « Nous, Philippe, cardinal de
Luxembouri,', êvèque du Mans ; Louis, prélat d'Alby ;
et Férand, évèrjue de Ceuta, déclarés commissaires
par le pape jiour examiner les causes de séparation
du mariage de Louis XII et de Jeanne de France;
vu par les dépositions d'un grand nombre de témoins
(pie le roi, n'étant encore que duc d'Orléans, fut
contraint et forcé, par les menaces du tyranniquc
Louis XI, de consentir à cette alliance; en o\itre,
que ladite Jeanne est impuissante à donner des hé-
ritiers à la couronne; déclarons cette union nulle et
sacrilège, et autorisons Sa Majesté à en contracter
une nouvelle. » Après la jtublication de cette pièce,
Louis XII se rendit à Tours, ainsi que la reine
Jeanne, poui' défendre leur cause devant les juges
nommés à cet effet par Sa Sainteté Alexandre VI.
Le roi Louis XII, en pleine séance, déclara « que
la reine, à cause de ses défauts corporels, n'était
point apte aux relations intimes des époux; que
chez elle l'organe de la pudeur était entièrement
oblitéré et dévié de sou siège ordinaire; ce dont il
était facile pour les juges de se convaincre, en or-
donnant une inspection de Jeanne par des matrones
expertes, assistées de médecins et de commissaires
spéciaux. » La reine répliqua incontinent que son
seigneur et roi la calomniait ; qu'elle savait bien
ne posséder ni la beauté ni la taille élégante de la
plupart des femmes, mais qu'elle n'en était pas moins
apte à donner des rois à la France. Louis XII, qui
connaissait la timidité de sa femme, insista pour
qu'elle fût soumise immédiatement à l'inspection des
matrones; Jeanne répondit que sa pudeur s'opposait
à ce qu'elle permît un semblable outrage; que d'ail-
leurs c'était cliose inutile, puisqu'elle pouvait prou-
ver que son mariage avait été consommé à ditïérenles
reprises; elle offrait même de s'en rapporter au ser-
ment du roi, ajoutant qu'il ne pourrait, sans aucun
doute, alléguer ipi'il eût été i'oicé d'accomplir ses
devoirs d'époux. La reine objectait encore que son
mari était venu maintes fois au château de Lignières,
où elle faisait sa résidence; qu'il y avait passé déjà
jusqu'à dix ou douze jours, vivant maritalement avec
elle et couchant dans le même lit. Elle proposait en
outre de produire des témoins devant lesquels son
mari avait eu l'indiscrétion de dévoiler Ifes mystères
de leurs voluptés, et de dire qu'il avait passé des
nuits seul à seul avec la reine, sans chemise ni
l'un ni l'autre; elle oiVrail encore de prouver qu'tin
malin en sortant de sa chambre, son mari avait dit
devant plusieurs seigneurs de sa maison : « J'ai fait
de grandes prouesses amoureuses cette nuit, mes-
seigneurs ; donnez-moi à boire pour me réconforter,
et versez-moi autant de rasades que j'ai livré de
doux combats à dame ^'énus; » qu'ensuite il s'était
iàit remphr trois l'ois sou verre; « ce n'était point
une vanlerie du prince, mais bien la vérité, » ajouta
la reine en rougissant et en baissant les yeux. Jeanne
avait seulement changé les expressions dont s'était
servi son mari, parce qu'elles ne pouvaient être ra]i-
portées textuellement, à cause de leur obscénité.
A ces raisons convaincantes, la reine en joignit
d'autres également concluantes; elle arguait (|ue son
maii u'avail ]ioint réclamé' contre son mariage aux
états-gi'néraux deTours, qu'il ne pouvait pas alléguer
qu'il eût été retenu parla crainte, puisqu'il s'était plaint
du mavivais gouvernement de Louis XI en présrnce
du Parlement, de l'Université et des dé'putalions des
villes; que pondant le règne de Charles VIII et
même depuis qu'il était sur le trône, leurs relations
intimes avaient continué ; qu'en conséquence elle de-
mandait ((ue son mariage fût déclaré bon et valable.
Dans sa réplique, le roi employa des faux-fuyants
ijui n'en imposèrent à personne; il déclara qu'il avait
montré de la déférence pour sa femme par dissimu-
lation et pour conserver la paix dans l'intérieur de
sa maison ; mais qu'il n'avait jauîais eu de relations
d'époux avec elle. Jeanne persista à demander (|ue le
serment lui fût déféré, espérant qu'il serait arrêté par
la crainte de commettre un saciilége ; son attente fut
trompée, le roi, qui avait consulté les légats du pape
sur ce cas de conscience, et qui en avait reçu la pro-
messe d'être absous pour quelques milliers d'écus
d'or, jura sur l'Évangile que les faits allégués par sa
femme et par les témoins étaient faux, et (pie jamais
il n'avait consommé son mariage avec la fille de
Louis XI. Dès lors, rien ne s'opposa plus à la sé-
paration des deux époux ; le divorce fut prononcé, et
l'infortunée Jeanne se retira dans la province du
Reri'y, qu'on lui assigna pour douaire ; elle renonça
entièrement au monde, réduisit la dépense de sa
maison, et distribua aux pauvres d'abondantes au-
mônes. Cette princesse, que la beauté de son âme
dédommageait amplement du manque d'agréments
extérieurs, était d'une douceur, d'une bonté parfaites;
les mauvais procédés de Louis n'avaient même pu
diminuer l'attachement qu'elle lui portait. Mais son
dévouement, son amour et sa résignation n'avaient
pu vaincre l'égo'isme de Louis XII.
Dès que le divorce eut été prononcé, l'indigne
monarque contracta un nouveau mariage avec la
veuve Je Charles VIII, Anne de Bretagne, son an-
cienne maîtresse.
Rien dilïérente de Jeanne, celte princesse était
avare, ambitieuse, vindicative, cruelle et despote;
elle aimait le luxe et la représentation. C'est à elle
que l'on dut en France l'usage des dames et des
filles d'honneur de la reine, qui plus tard prirent le
nom d'escadron volant, et qui se signalèrent en tous
temps par leur libertinage; c'est encore elle qui la
première attacha à sa cour des gardes d'honneur,
des gentilshommes. Pendant toute sa vie elle inter-
vint dans les aftaires de l'Etat et de l'Eglise, et
donna en son nom des audiences aux ambassadeurs.
Elle était si orgueilleuse, qu'elle disait que la cou-
ronne de France n'était pas digne d'elle; et sans
cesse elle rappelait à son mari (ju'elle avait dû épou-
ser l'empereur Maximilien.
Quelques historiens ont exalté les vertus d'Anne
de Bretagne et son attachement pour son mari,
parce qu'ellç resta près de lui lors d'une maladie
(pi'il lit à Blois en 1505. On comprit plus tard que
sa sollicitude n'était en réalité tpi'une jiarade de sen-
sibilité ([u'elle joua devant la cour. Il est vrai qu'elle
ne donna ni bals ni fêtes tant qu'elle jugea le roi à l;i
dernière extrémité, et que dans sa feinte douleur elle
annonça la résolution de se retirer du monde et de
vivre en Bretagne ai)rès la inoit de son mari. C'était,
I
ROIS, REINES. EMPEREURS
393
Louis XU
sans nul douti', pour nictlre ce projet à e.\('culion
([lie celle femme cupide et avare Taisait charger sur la
Loire quatre grands bateaux de meubles précieux, de
bijoux de prix, de pierreries et de diamants; mais
le maréchal de Gié, qui croyait entrevoir dans la con-
duite de la reine le dessein de s'approprier des ri-
cliesses qui appartenaient à la couronne de Frauce,
voulut empêcher cette spoliation, et (it arrêter les ba-
teaux entre Semur et Nantes.
Comme le roi ne mourut pas, il en résulta ipie le
maréchal, pour avoir l'ait son devoir, fut exilé dans
ses terres. Ensuite l'implacable Anne de Rretagne le
lit accuser du crime de péculat et de lèse-majesté, ce
qui valut à ce vieux et loyal serviteur du roi d'être
conduit, les fers aux pieds et aux mains, d'Oiléans à
Chartres, de Chartres à Dreux et de Dreux à Paris,
où il fut mis en jugement devant le Parlement. Les
membres de cette assemblée refusèrent de se rendre
les complices d'un assassinat juridi(|ue; et sans
II
avoir égard aux conclusions du procureur général,
qui demandait la tète de l'accusé, ils déclarèrent le
maréchal de Gié innocent des crimes ([ui lui étaient
reprochés et le mirent hors de cause.
L'exécrable rapporteur de cette atVaire, qui était
vendu à la cour, obtint que le procès serait do nou-
veau jugé devant le parlement de Toulouse, qui sem-
blait plus facile à corronqire. Cependant, malgré
toutes ses intrigues, la reine ne put oblerir un arrêt
de mort; le malheureux (jié l'ut simplement dépouillé
de tous ses emplois, suspendu de fcs l'onelions de
maréchal de France pendant cinq ans, et gardé en
prison jusfpi'à l'expiration de la sentence. Les chro-
niques rapportent que cet infortuné languit tout ce
temps dans un cachot infect, et ([u'on lui donna pour
geôliers les faux témoins ((ui avaient déposé contre
lui, et qui poussaient la cruauté jusqu'à l'rapiier ce
vénérable vieillard.
.\nne de Hretagnc avait également vou('' une liainv
138
394
HISTOIRE DES J'APES
implacable à Louise de Savoie, duchesse d'Augou-
lèrae et mère de Fraiii^-ois I", parce que celle prin-
cesse, aussi infâme tpi'elle, avait ose la railler d'affi-
cher une grande douleur de la perte de Charles Vill,
pendant qu'elle songeait à contracter un nouveau
mariage avec Louis XII. Aussi s'opposa- t-elle con-
staïunient à l'union de la princesse Claude, sa fille,
avec le lils de la duchesse, quoiqu'il dût en résulter
un avantage réel pour sa faïuillc, puis(iue le jeune
duc était l'héritier présomptif du trône.
Enfin Anne de Hretagne, a]irès avoir augmenté les
maux de la France autant qu'il fut en sou pouvoir de
le faire pendant vingt-deux ans, mourut à lîlois, le
9 janvier 1514, à l'âge de trente-huit ans. Une année
après, Louis XII se remaria avec la sœur de Henri
VIII , roi d'Angleterre, jirincesse alors iiancée avec
l'archiduc Charles, qui plus tard devint le célèbre
Charles-Quint. La jeune Marie d'Angleterre \ictime
de la politi(|ue de son frère, fut arrachée des bras de
Qiarles Sufl'oîk, son instituteur et son amant, pour
être livrée aux caresses d'un vieillard dissolu. « Ce bon
roi, dit l'historien de Bayard, aimait tant sa jeune
femme, qu'il changea toute sa manière de vivre. Il
avait riiabiludede dîner à huit heures, pour lui com-
plaire il dîna à midi ; au lieu de se coucher à six
heures du soir, selon son usage, il se mit à veiller
jusqu'à minuit, et à courir les bals el les festins. »
Tel était le roi Louis XII, auquel un prêtre, le
chanoine Bricot, décernait le nom de Père du peuple,
au moment où ce monarque imbécile, subjugué par
Anne de Bretagne, consultait les étaf-s-généraux pour
leur faire approuver son traité avec l'infâme Ferdi-
nand V, roi de Casiille, envers lequel il avait pris
l'engagement de donner sa fille aînée au jeune Charles
de Luxembourg, en lui assurant pour dot la Bre-
tagne et le Milanais; ce qui plaçait la France sous
le joug de l'Autriche.
Un prêtre seul était capable de nommer père du
peuple un roi qui pendant le cours de sa vie avait
donné le scandale de basses intrigues, un roi qui
s'était fait le protecteur de la famille des Borgia, un
roi qui avait fait massacrer des milliers de Français
dans ses guerres contre l'Autriche et contic l'Es-
pagne, un roi qui s'était associé à Ferdinand le Ca-
tholique, le plus fourbe des princes, et à Jules II
le forban, un des papes les plus cruels qui eussent
occupé la chaire de l'Apôtre.
Combien de temps encore les peuples conserveront-
ils un engouement stupide pour ces rois couverts
de sang humain, pour ces tyrans inexorables, qui
sacrifient tous les hommes à leur bien-être person-
nel et à leur égoïsrae monstrueux?
n est vrai que Louis XII diminua les tailles et les
gabelles d'un tiers ; mais pour combler le vide du
trésor il mit à l'encan les charges publi(|nes ; il est
vrai encore qu'il rétablit la discijiliiie militaire, mais
ce fut pour organiser une force imposante tlans l'in-
térêt même de la monarchie.
Sous le règne de ses prédécesseurs, les soldats en
temps de paix se divisaient en bandes connues sous
le nom de compagnies blam lies, de compagnies noi-
res ou d'écoreheurs ; ils ravageaient des inovinces
entières, brûlaient des villes, rançonnaient les cam-
jiagnes, tuaient, massacraient, si bien que personne,
ni cultivateur, ni bourgeois, n'était en sûreté; et par
suite de ces désordres, l'indiisliie et l'agriculture
périssaient, el les trésors du roi restaient vides.
Louis XII organisa ces bandes en milice régulière
el leur donna une solde; mais il avait pour tous les
soldats un mépris si profond, qu'il dit un jour à des
Suisses qui réclamaient une augmentation de paye :
« Il est étonnant, misérables montagnards, vous qui
connaissiez à peine de nom l'or et raigent avant que
mes prédécesseurs eussent acheté votre chair, que
vous prétendiez faire la loi à un roi de France. »
Il est vrai qu'il abolit les juges d'épée ])our con-
fier à des magistrats lettrés l'administration de la
justice; mais il renforça également la cohorte des
procureurs, des greffiers, des huissiers el des avo-
cats, afin de retirer plus d argent de la vente de
toutes ces charges.
Heureusement ce père du peuple mourut le 1 "jan-
vier 1515, deux mois après la célébration de son
mariage avec Marie d'Angleterre, « des suites des
plaisirs amoureux qu'il avait pris avec si gentille
épousée, » dit Brantôme.
Pendant le quinzième siècle, les efforts des Fran-
çais pour recouvrer leur liberté sont entièrement
comprimés par la royauté, qui sort pour ainsi dire
tout année du cerveau de Louis XI. Dans les siè-
cles suivants, nous verrons la monarchie continuer
sa marche envahissante, opprimer le peuple, écraser
les provinces, employer tour à tour le fer et le feu
pour étouffer les plaintes des malheureux ; nous ver-
rons les richesses de la nation s'engoutTrer dans les
trésors d'insolents monarques, et servir à payer la
proslitution et la lâcheté; nous verrons des rois ra-
vager des provinces entières, traîner à leur suite le
fanatisme, le pillage, l'incendie, le viol et le meurtre,
et faire des déserts sur leur passage.
Maliieur ! mille fois malheur à l'homme courageux
qui, dans ces époques de désastres, osait faire en-
tendre un murmure contre la tyrannie; il n'existait
pas de cachots assez profonds, de tortures assez
cruelles pour lui faire expier le crime énorme d'avoir
maudit la royauté !
SEIZIÈME SIÈCLE
Më PIE III
Désordres à Rome et en Italie. — Les cardinaux se rassemblent en conclave. — Élection de Pie 111. — Sa Sainteté prend parti
contre les Français. — Mort du pape.
Le seizième siècle est sans contredit l'un des plus
remarquables par l'importance des événements , cl
en même temps le plus funeste pour l'Église catholi-
que, par les développements que prit la réforme re-
ligieuse. Toutes les questions de morale, de dogmes
et de culte sont audacieusement abordées par Lu-
ther, par Mélanchtiion, par Zwingle et par Calvin;
la parole puissante de ces grands hommes ébranle
jusque dans ses fondements l'édiiice pontifical si la-
borieusement construit pendant quinze siècles ; des
sectateurs nombreux embrassent avec enthousiasme
les nouvelles doctrines, et, après seize cents ans
d'esclavage , les peuples se révoltent et osent pro-
clamer l'ém^incipation intellectuelle du genre humain.
Rome, il est vrai, ne contemplera pas cette lutte
avec indifférence; elle armera les bras des fanati-
ques, elle fera couler des torrents de sang ; elle allu-
mera les bûchers de la terrible Inquisition, elle pré-
parera ses chevalets et ses instruments de tortures ;
les moines et les prêtres aiguiseront leurs poignards,
les rois armeront des cohortes d'assassins, les papes
dresseront des gibets et des échafauds; tous les op-
presseurs des peuples enfin se réuniront pour anéantir
l'hydre aux mille tètes qui doit les dévorer, la Réforme !
La Réforme sortira victorieuse de toutes les épreuves.
Des milliers de victimes périront dans les flammes,
d'autres seront englouties dans les fleuves, d'autres
encore expireront sur des grils ardents ou sur des
roues ; des peuples entiers seront anéantis en Alle-
magne, en Espagne, en Flandre et en France; et
malgré les massacres et les boucheries du cruel
François I", du sanguinaire Philippe II , du féroce
Pie V et de l'exécrable Charles IX, qui, à l'envi l'un
de l'autre, et semblables à des tigres afl'araés de
sang et de carnage, se disputeront dans une lutte
horrible la gloire d'exterminer l'humanité entière, la
Réforme grandira triomphante et sortira victorieuse
du milieu des ossements calcinés de ses martyrs!
Pendant cette période, les peuples, fatigués d'être
rançonnés par des prêtres dépravé», secoueront en-
fin le joug de la papauté, et se sépareront si vio-
lemment de l'Eglise romaine, que les papes, en-
traînés par là marche des événements, seront forcés
d'abdiquer l'omnipotence religieuse pour se faire
monarques; de piètres ils deviendront rois, et dé-
fendront les armes à la main contre les peuples ré-
voltés leur existence politique.
.Vprès la mort de l'exécrable Alexandre VI, son
fils César Rorgia avait eu soin de garnir les abords
du \'atican de soldats et de bandits i|ui hii étaient
396
HISTOIRE DE8 PAPES
dévoués, pour se luottre à convoit do la venf;eance
de ses ennemis, les tÀilonna et les Oisini , qui
avaient conservé de nonilueux partisans dans Uiimc.
S.I prévoyance le servit udmiraMeiuent ; car ceux-ci
n'eurent pas plutôt appris la mort du pape et la
maladie de César, qu'ils accoururent à la tète d'une
multitude de soldats et se jetèrent dans la ville
sainte. Tous les petits princes italiens qui avaient été
dépouillés de leurs Ktats par les Borgia suivirent leur
exemple; le duc d'Urbin reprit ses villes, François-
Marie de la Rovère rentra dans ses immenses do-
maines ; les seigneurs de Pesaro, de Giunerino , de
Città di Castello et de Piombino firent de même ;
Baglioni, Louis d"Orseno, le comte Petigliano el Al-
viano enlevèrent Pérouse et chassèrent les trou]ies
de César des pays environnants ; INIalatesta fut moins
heureux que ses amis, et les Etats de Rimini restè-
rent sous la domination de Borgia.
Dans ce conflit général, les cardinaux qui étaioni à
Rome, au nombre de trente-sept, comprirent 1>\ né-
cessité de montrer de la vigueur alin d'arrêter les
désordres ; ils levèrent alors des troupes, chassèrent
de la ville les Golonna et les Orsini, et contraignirent
même le duc de Valentinois à quitter le Vatican et à
se faire transporter dans le ch.îteau Saint Ange ; en-
suite ils se formèrent en conclave pour élire un pape.
Trois partis également jiuissants divisaient les
membres du sacré collège ; les Français appuyaient
le cardinal d'Amboiseleur compatriote; Iton/alve de
tlonloue voulait imposer un Espagiiol, le cardinal
lieniardin ('.arvajal; enlin Julien de la Rovère, le
plus riche des cardinaux, briguait pour son propre
compte la papauté. Après trente-cinq jours de luttes,
surgit une quatrième faction qui l'emjiorta sur les trois
autres; elle cardinal de Sienne, François Piccolomini,
fut proclamé souverain pontife sous le nom île Pie III.
Si l'on en croit l'abbé de Rellegarde, ce pape était
d'une vie exemplaire et de mœurs irréprochables ; sa
nouvelle dignité ne lui inspira aucun sentiment d'or-
gueil et n'altéra en rien les habitudes de sa conduite;
il eut seulement le tort d'exprimer son désir de tra-
vailler à la réforme de l'Eglise et surtout à celle des
ecclésiastiques romains, dont les débordements
étaient de continuels sujets de scandale pour l'Eu-
rope entière; il eut le tort plus grand d'exposer ses
plans de réforme dans une a?.semblée de cardinaux ,
el de déclarer qu'étant résolu à bannir le luxe et la
débauche de sa cour, il voulait immédiatenieni décré-
ter de> mesures énergiquss en rapport avec la gran-
deur du mal.
Dans la soirée du même jour, Pie III, après son
dîner, sentit dans ses entrailles un mal inconnu ; et
malgré les remèdes les plus actifs, il expira dans
d'affreuses convulsions. Cet événement eut lieu le
mardi 13 octobre 1503, vingt-six jours après son élé-
vation sur le trône pontifical.
JULES H
397
Eialtation de Jules II. — Caracl're ilc ce pontife. — .\mba>sades des souverains au nouveau pape. — Sa Sainteté permet au
prince de Galles d'épouser la veuve de son frère. — Bulles sur les élections des papes. — Ligue formée par le saint-père contre
les Vénitiens. — Jules II fait de grands préparatifs de guerre. — Il reprend l'érouse et Bolot;ne. — Fourberies du saint-père.
— Il excommunie les Vénitiens. — Il force la Scré^iissirae Républii|ue à se soumettre au sainl-siége. — Louis XII se laisse
indignement tromper par le pape. — Accord entre Jules II et les Vén'tiens. — Le pontife déclare la guerre au duc de Ferrare.
— Il assiège la Mirandole et monte lui même à l'assaut, le cas |ue en tête et l'épée au poing. — Sa Sainteté accorde l'investiture
du royaume de Naplesà Ferdinand le Catholique — Maximilion songe à réunir en sa personne l'autorité spirituelle des papes
et la puissance temjiorelle des empereurs. — Les Bolonais brisent les statues du saint-père. — Assassinat du cardinal de Pavie.
— Les cardinaux convoquent à Pise un concile pour déposer Jules II. — Le pape appelle à son .secours le roi d'Espagne. —
Lettre des cardinauv de Pise à ceu.v de Rome. — Origine de la ligue ainte. — JourmJe de Ravenne. —Le pape est suspendu
par le concile de Pise. — Jules met le royaume de France en interdit. — Intrigues du pape — Concile du Latran. — Sa
Sainteté veut publier une croisade contre les Espagnols. — Mort de Jules II.
Dès que les funérailles du vertueux Pie III furent
terminées, les cardinaux s'occupèrent de nommer un
nouveau pape ; et les mêmes partis qui avaient in-
tiigué l'irs de l'élection du cardinal Piccolomini se
remuèrent pour faire triompher leur candidat; seu-
lement, au lieu de trois factions il y en eut cinq;
César Borgia, qui avait recouvré ses forces, prenait
part aux électicms; et de leur côté, les Orsini s'agi-
taient pour faire nommer un pontife de leur choix.
Mais le cardinal de Saint-Pierre aux Lions, Julien
de la Rovère, intrigua si habilement et sut répan-
dre si à propos l'or, les menaces et les promesses ,
qu'il se déclara pape lui-même avant que les cardi-
naux se fussent asseml)lés au Vatican, attsndu, di-
sait-il effrontément, (ju'il avait acheté toutes les voix
d'i sacré collège; en etfet, il ftitproclainé chef de l'Eglise
sous le nom deJides II, quelques heures après la for-
mation du conclave. Le lendemain , il subit les épreuves
de la chaise percée, et immédiatement après il s'assit
sur la chaire de saint Pierre comme vicaire de Dieu,
pon'ifc infaillible et souverain père des fidèles.
\'arillas rapporte que Julien de la Rovère, pour
mettre César Borgia dans ses intérêts, lui avait dé-
claré qu'il était sou véritable père, et qu'il lui avait
montré de fausses lettres de Rosa Vanozza confir-
mant cette singulière confidence; qu'il s'était en-
gagé à le traiter comme son fils , s'il parvenait à la
papauté ; qu'enfin il lui avait promis la charge de
gonfalonnier de l'Église et de généralissime des
troupes du saint-siége. Or, soit que le duc de Valen-
tinois eiit été convaincu de la vérité des assertions
du cardinal de la Rovère, et qu'il eût voulu protéger
son père, soit qu'il se fiit laissé séduire par l'espé-
rance de posséder les deux plus hautes dignités de
la cour de Rome , toujours est-il qu'il ordonna aux
prélats de sa faciion de reporter leurs voix sur le
cardinal de Saint-Pierre. En outre, Julien delà Ro-
vère gagna à son parti le cardinal d'Ascagnc en s'en-
gagetint par un traité à rétablir les Sforza dans Mi-
lan , et le cardinal Carvajal en lui promettant de
maintenir le royaume de Naples sous la domination
de Ferdinand le Catholique ; quant aux autres élec-
398
HISTOIUE r»ES PAPES
teui-s, ïvi Siiinteto, ajoute riiistorioii, les avail aclic-
tès à boaux titMiiers fomptanis.
Si l'on ou croit Erasme l't Hadrien, le nouveau
jiape avait vU- batelier, comuie son oncle Sixte IV;
et Baudel aftiruie qu'il se vantait même d'aroir couru
la mer sur une barque de pécheur, non, comme
saint Pierre, j^our ]irendre du poisson, mais en for-
ban, pour enlever de jeunes lilles ([u'il vendait aux
Turcs, ou pour piller les navires marcliands.
D'un caractère turbulent, audacieux et vindicatif,
Julien de la Uovère ne s'était fait connaître à Rome
que par ses haines implacables, par son incroyable
duplicité et par sa soif de domination ; aussi re-
garda-t-on son élection comme une calamité publi(jue.
Qu'importait à ce prêtre l'amour ou la haine des
hommes? 11 était pape, et pouvait faire servir à la
réussite de ses projets toutes les armes spirituelles
et temporelles de l'Eglise, c'est-à dire le fanatisme.
la fourbeiie, la trahison, le fer et le feu.
Aussitôt (pie la nouvelle de l'élévation de .Tules II
sur la chaire ponlifîcale fut connue en Europe, les
souverains des différents royaumes s'empressèrent
de lui envoyer leurs ambassadeurs pour le féliciter.
Les rois d Angleterre et d'Espagne lui firent deman-
der en même temps des dispenses pour le mariage
du prince de Galles, qui fut depuis Henri VHI, avec
Catherine d'Aragon, veuve du prince Arthur. Sa Sain-
teté, qui désirait vivement obtenir l'appui de ces
deux monarques, déclara, au mépris des canons,
qu'une femme pouvait épouser successivement Us
deux frères; et sans avoir égard à la décision des
cardinaux, (jui lui était contraire, Jules H ])niilia la
bulle de dispense le 26 décembre 1503. Ensuite il
s'occupa de mettre à exécution ses projets d'envahis-
sements, et commença par sommer son prétendu fils
César Boi-gia de lui livrer les châteaux et les places
qu'il possédait dans la Romagne. Comme le duc de
Valentinois hésitait à obéir, il le fit arrêter dans son
palais, et ne lui rendit la liberté qu'après la remise
de toutes ses forteresses au saint-siége.
César, comprenant que son règne était passé,
quitta Rome et vint demander aide et secours à Gon-
zalve de Cordoue ; mais ce général, aussi perfide que
Ferdinand le Catholique, son maître, trahit le duc
de Valentinois, et au lieu de le faire passer en France,
comme il s'y était engagé, au moment même où Cé-
sar s'embarquait pour Marseille, il le fit arrêter et
l'envoya en Espagne, où il fut enfermé, par ordre du
pape, dans le château de Médina del Campo. Après
deux ans de captivité, César réussit à s'échapper,
et vint à la cour de Jean d'Albret, roi de Navarre,
son beau-frère, qui combattait alors contre les Cas-
tillans; il voulut prendre part à cette guerre, et pé-
rit misérablement d'un coup d'arquebuse devant la
petite ville de Viane.
Telle fut la triste fin de celui qui avait été sur le
point de couvrir son front du diadème des empereurs,
et qui avait tenu dans ses mains le sort du monde
entier! A rpioi avaient abouti tant de ruses, tant
d'assassinats, tant de crimes? A venir recevoir le
coup de la mort sur une terre étrangère, comme un
soldat mercenaire !
Jules II ne voulut pas suivre l'exemple d'Alexan-
dre VI et proscrire les grandes familles de Rome; I
au contraire, il chercha à les attacher à son parti,
et dans ce but il maria sa fille Félicie à Jourdain des
Ursins, et il donna à Antoine Colonna une autre de
ses filles, nommée Lucrèce, qu'il avait eue de ses
amours incestueux avec Lucine, sa soeur. Quant aux
petits jirinces de la Romagne, il ne crut pas devoir
user des mêmes iijénagements ; d'abord il somma les
Hentivogii de lui restituer Bologne; et sur leur refus,
il les déclara aiiathématisés, autorisa les fidèles à
piller leurs biens, à ravager leurs terres, et môme à
les massacrer, promettant des indulgences plénicres
et la rémission des ]iliis grands crimes à ceux qui
pourraient tuer un des membres de celte famille.
Ensuite il revendiqua la ])Ossession des dilVérentes
provinces qu'Alexandre A 1 avait enlevées , et il
commanda aux seigneurs de Pesaro, de Camerino,
de Piombino, de Città di Castello, et aux autres
]U'inces qui s'étaient réinstallés dans leurs domaines
depuis la mort de Roderic Borgia, de lui remettre
immédiatement les villes et les forteresses de leur
dépendance. Tous refusèrent d'obéir à Sa Sainteté;
ils firent valoir que leurs terres avaient été séparées
canoniquemcnt des Etats ecclésiastiques par les car-
dinaux rnênies d'Alexandre, et qu'ils n'étaient tenus
qu'à )iaver un tribut annuel à l'Église. Venise sur-
tout se montra récalcitrante ; la Sérénissiine Répu-
blique signifia au pape qu'elle ne rendrait pas une
seule des villes qu'elle avait conquises, et qu'elle ne
payerait pas un seul Jules d'or à titr* d'impôt ou de
tribut ou sous quelque prétexte ({ue ce fût.
Devant une opposition aussi formidable, le saint-
])èrc comprit que les armes spirituelles seraient
insuffisantes, et il résolut d'appeler à son aide les
souverains de l'Europe, et d'employer leurs armées
à soumettre les Vénitiens. Comme plusieurs d'entre
ces princes avaient des traités avec la République, et
qu'il était à craindre qu'il ne leur répugnât de fausser
leurs serments, Jules II excommunia les Vénitiens,
et déclara frappés de nullité tous les engagements
contractés avec eux ; il interdit le feu et l'eau à Loré-
dan, leur doge, au sénat, au conseil des Dix et au
peuple; il les accabla de malédictions, les dénonça à
la colère des autres peuples comme coupables de lèse-
papauté, comme païens, comme membres gangrenés
de l'Eglise ; il autorisa tous les fidèles à s'emparer
de leurs biens sur terre et sur mer, et à vendre leurs
femmes et leurs filles. Dans sa bulle d'excommuni-
cation il enjoignait aux Vénitiens d'avoir à lui rendre,
à jour fixé, les villes de Faenza, de Rimini, de Ra-
venne, de Cervio et leurs dépendances, sous peine
d'interdit. Au lieu d'obéir, le sénat de Venise prit
des mesures énergiques pour empêcher les porteurs
de bulles de pénétrer sur le territoire de la Républi-
ipie, et en même temps il appela des violenc<;s du
pape à Dieu et au futur concile général. Jules II
lança aussitôt l'interdit contre Venise, pressa les ar-
mements de ses alliés, et se prépara à la guerre,
chose qu'il aimait fort, ajoute GuilLiume Budé, qui
dans ses ouvrages appelle constamment le pontife
un chef sanguinaire de gladiateurs.
Sa Sainteté ouvrit la campagne en ])ersonne et
marcha sur Pérouse, résidence df Baglioni, le plus
faible de ses ennemis; quoique cette ville fût défen-
due par une nombreuse garnison et par de liantes
JULES II
399
niuraillea, elle fui obligée de capitul.M- devant des
forces supéneures ; Baglioni remit les clés de ses
villes, promit de se conformer à toutes les exigences
de la cour de Rome, et donna ses deux enfants
comme otages et en garantie de l'exécution de ses
engagements. Jules II se dirigea ensuite sur Bologne,
le casque en tète, la lance au poing. Bentivoglio
n'osa pas résister, et lui ouvrit les portes de sa ville
à la première sommation ; le pape lui ordonna de se
retirer iuunédiatement dans le duché de Milan, et
le lendemain de son départ il lit son entrée dans Bo-
logne en véritable triomphateur; puis il s'occupa de
changer la forme du gouvernement établi, et de rem-
placer les magistrats par ses créatures. « Après ces
faciles conquêtes, le saint-père, dit l'historiographe
de Louis XII, tout rébarbatif dans son harnais, se
croyait aussi redoutable que Tamerlan, et voulait
guerroyer contre toutes les puissances ; et ce mata-
more de soixante et dix ans , auquel les travaux
de la guerre convenaient aussi bien que la danse à
un moine, se déclara contre les Français, qui étaient
encore des ennemis redoutables, malgré les revers
qu'ils avaient éprouvés en Italie. »
Jules II, dans sa présomption, se croyait supé-
rieur à l'empereur et au roi de France par la force
de son gén:e de même que par la grandeur de sa
dignité; aussi ne se faisait-il point faute de déclarer
([u'il voulait les mener à la baguette, et après les
avoir détruits l'un par l'autre, les chasser à jamais
de l'Italie. Il est vrai de dire que ces princes avaient
mérité ces indignes traitements par leur condescen-
dance pour le )iape, et qu'ils avaient contribué à
exaller son orgueil par leurs lâchetés mêmes. Quoi-
que portant une égale haine à l'Allemagne et à la
France, Sa Sainteté s'acharna contre ce dernier pays,
sans doule pour reconnaître l'iiospilalité généreuse
(jui lui avait été accordée pendant six années.
Non-seulement Jules II paraissait avoir entière-
ment oublié les faveurs dont l'avait comblé l'imbécile
Louis XII, mais encore il poussait l'ingratitude jus-
qu'à parler ouvertement de son bienfaiteur en termes
outrageants, et jusqu'à dire qu'il lui avait voué une
haine implacable et qu'il ne serait content que lors-
qu'il l'aurait renversé de son trône.
Bientôt se présenta pour le pape une occasion im-
portante d'exécuter ses menaces, et il ne la laissa pas
échapper. Gènes venait de se soulever contre le des-
potisme de ses nobles, et le peuple se. trouvait aux
prises avec l'arislocratie : Jules envoya aussitôt des
agents qui (irent dégénérer la sédition en révolti' ;
et Gènes, qui était devenue possession française de-
puis 1499, lors de la conquête du Milanais par
liOuis XII, se déclara ville libre, chassa les officiers
français d s postes qu'ils occupaient au nom du roi,
nomma huit tribuns, et chargea du pouvoir exécutil'
un teinturier appelé Paul de Nove, homme courageux
et déterminé qui exécrait les rois.
Louis XII accourut à la tète d'une armée pour ré
primer la révolte de ses nouveaux sujets, ce qui ne
fut pas difficile, les malheureux Génois se trouvant
isolés etsans défense par suite de l'abandon du ])a])i>.
Cependant cette invasion ne laissa pas que de porter
ombrage à Jules II; et comme il craignait qu'il ne
prît fantaisie au roi de châtier le véritable fauteur
des troubles de Gènes, il envoya à l'empereur Maxi-
milien des agents habiles qui surent adroitement
exciter sa défiance et lui faire comprendre que
Louis XII était un ambitieux. (|ui voulait asservir
rilalie afin d'élever sur le trône de saint Pierre le
cardinal d'Amboise, ipii en échange lui avait promis
la couronne irapéiiale.
Maximilien tomba dans le piège, et assembla une
diète à Constance pour l'aire décréter des armements
foiniidables contre Louis XII; celui-ci, qui pouvait
avec ses troupes exécuter facilement les intentions
que lui prêtait Jules II, appréhendait tellement d'ir-
riter le pape et l'empereur, qu'il licencia immédiate-
ment son armée. Malgré cette mesure, ou précisé-
ment à cause de cette concession, l'erajereur n'en
pressa pas moins ses préparatifs de guerre ; et quand
il eut rassemblé un corps d'armée de trente raille
hommes, il annonça son intention d'entrer en ItaUe
et de venir à Rome pour être sacré par les mains
du pape. En conséquence, il fit demander passage
sur les terres de \'enise pour lui et pour ses troupes,
oITrant en outre à la Sérénissirae République de former
une ligue offensive contre la France.
Les Vénitiens, qui craigna ent que ce grand dé-
ploiement de forces ne fiit dirigé contre eux-mêmes,
repoussèrent les pro[)Ositions de Maximilien, et ré-
pondirent à ses délégués qu'ils consentiraient à for-
mer des alliances défensives, mais non offensives; et
que si l'empereur ne songeait réellement qu'à se
faire couronner par Jules II, il était fort inutile pour
lui de se faire accompagner par une armée de trente
mille hommes.
Cette réponse des "N'éniliens était dictée en partie
par le soin de leur propre conservation, et par la
crainte de la France, qui leur avait fait signifier que
ses armées franchiraient immédiatement les Alpes,
si Maximilien entrait sur le territoire de la Répu-
blique. Venise se trouvait ainsi placée de manière à
ne pouvoir éviter la guerre, et le saint-père attendait
avec confiance les conséquences de la position diffi-
cile qu'il avait faite à ses ennemis. Or, il arriva sim-
plement que Maximilien voulant forcer le passage,
s'enfonça, enseignes déployées, dans la vallée de
Trente, où il rencontra Bartbélemi l'Alviano, géné-
ral de la République, qui tailla en pièces son avant-
garde de six mille hommes, et le força à signer une
trêve d'une année.
Jules II voyant s'évanouir l'espérance de réduire
ces fiers républicains et de recouvrer les villes qu'il
avait revendiquées, se détermina à frapper un grand
coup. Pour un instant il mit décote ses liaints contre
le.s rois, et forma une ligue entre les piinces et les
l-.tats qu'il jugea les plus faciles à tromper pour écra-
ser la République de Venise. Tout nalurellementror-
gueilleux Maximilien, l'inepte Louis XII, les rois
J'.Vragon et dp IL aigrie, le duc de Ferrare, le mar-
(|uis de Mantoue et la Républi pie de Florence firent
partie de celle conféiiéralion, connue dans l'histoire
sous le nom de Ligue de Cambrai, ville où elle fut
formée. En exécution de ce traité, les Français enva-
liirent les Klats de la Ré])ubliipie du côté de laLom-
barJie; les Allemands et les Espagnols entrèrentpar
la vallée de Trente ; les troupes du saint-père, com-
mandées par Jules II en personne, suivirent les côtes
^.i*^
'^'SCIif
JULES II
401
de l'Adriatique et emportèrent d'assaut la
citadelle de Ravenne, dont la garnison l'ut
passée au fil de l'épée.
Louis XII, qui avait sous ses ordres les
maréchaux de Chaumont et de Trivulce, le
duc de Bourbon, la Trimouille et le comte
Dunois, remporta sur les Vénitiens la célèbre
victoire d'Agnadello, qui mit la Répulilique
en danger de perdre toutes ses possessions
de terre ferme. Alors le doge se détermina
au seul parti ([ui lui restait à prendre devant
une coalition aussi puissante, celui de dés-
intéresser le pape et de lui rendre les [villes
qu'il réclamait pour son siège.
3
a
a
n
En effet, dès que Jules II eut obten\i de la Séré-
nissime République la reddition des cinq villes en li-
tige, il cessa de faire partie de la confédération, il
releva les Vénitiens des censures qu'il avait pronon-
cées contre eux; iiien ])lus, il épousa leur cause conlir
ses propres alliés ; il ilécl;ira la lit,'ue de Cambial
impie et sacrilège, et lulniina des aiiallièmes contre
Alphonse, duc de Ferrare, qui refusait de rompre
avec les Français. Il le déclara fils rebelle, enfan!
d'iniquité et de perdition, et c( mme te' iléclui de ses
dignités; il releva les sujets du duc du serment de
iidélité qu'ils lui avaient prêté, et ordonna que la
sentence lïit afficliée dans toutes les parties du monde.
Ensuite il envoya un corps d'armée pour s'emparer
139
(kOà
HISTOIRE DES PAPES
de SOS Etats, et luenaça les Français do ses plus lor
ril>les aiiatliôinos, s'ils osaient lui jirftor secours.
Louis \ll, toujours faible et pusillanime, obéit au
pape, reprit lo chemin de la Franco, et eut même
['insigne lâcheté de conclure un traité avec la cour de
Rome, par loipiol Sa Majesté se reconnaissait tenue
de défendre le saint-siége contre tous ses ennemis.
Le roi concédait, en outre, à Jules II le droit de
nommer à tous les évêchés vacants dans son royaume.
Tous ces actes de condescendance ne firent qu'aus^-
menter l'audace du souverain jiontife et son acliar-
uemeul contre le roi ; Sa Sainteté nomma pour gou-
verner les diocèses des prélats qui lui étaient vendus
et cpii étaient prêts à trahir le prince à son premier
commandement. " Ensuite, dit Mézerai, le pape sou-
leva les Suisses contre Louis XII, par l'entremise de
Matthieu Schiner, orateur fougueux, dont les haran-
gues agitaient ce peuple rusticpecommelo vent agite
les Ilots; il excita également l'ambition du jeune
Henri YIII d'.Vngloterreen lui oSVant l'investiture du
royaume de Louis XII; enlin il intrigua à la cour de
Gastille et à celle d'Allemagne pour les entraîner dans
une ligue contre la France. » Ses tentatives auprès de
ces deux princes échouèrent ; Ferdinand n'osa prendre
ouvertement le parti du pontife, et l'empereur, qui
venait de reconquérir ses anciens domaines avec le
secours des Français, refusa de rompre avec Louis XII;
d'ailleurs, il était assez occupé de ses propres affaires,
par suite d'une défaite qu'il avait éprouvée sous les
mui-s de PaJoue, et de la nécessité où il se trouvait
de ralli'. r son armée, que les Vénitiens avaient taillée
en pièces. Malgré ces deux échecs. Sa Sa'intetii n'a-
bandonna pas entièrement ses projets de former une
ligue contre Louis XII, comme elle avait fait contre
les Vénitiens ; elle en regarda seulement l'exécution
comme retardée.
Ou s'étonne réellement de cette inimitié de Jules II
contre la France, et on cherche à l'expliquer par la
Laine qu'il portait au cardinal d'Amboise, son com-
pétiteur, qui l'avait menacé de le faire déposer comme
simoniaque, empoisonneur, voleur, adultère, inces-
tueux et sodomite ; mais après la mort de ce prélat,
son ressentiment parut plus violent encore, et le pape
n'ayant plus rien à craindre de ce redoutable concur-
rent, ne mit plus de bornes à sa fureur guerrière.
Quoiqu'on fût au milieu de l'hiver, il vint prendre le
commandement de son armée, qui avait commencé
ses opérations contre le duc de Ferrare; lui-même
mit le siège devant la Mirandole, pressa les travaux,
excita le zèle des soldats par la promesse du sac de
la ville, endossa la cuirasse et visita les batteries,
armé de pied en cap, la dague au poing, sans s'in-
quiéter du scandale qui résultait de cette conduite.
<.' 11 délaissa la chaire apostolique, dit Guicciardini,
pour montrer dans ia tranchée sa triple couronne
persique, pour dormir en échauguette et pour che-
vaucher à travers champs comme le plus acharné
des bretteurs. » Après avoir battu la ville en brèche
avec son artillerie, il donna le signal d'un assaut gé-
néral, et lui-même monta sur les remparts, afin de
jouir du spectacle de maisons incendiées, de femmes
violées, d'enfants et de vieillards égorgés, enfin de
toutes les horreurs, de toutes les abominations qui ont
lieu d'ordinaire dans les cités oii pénètrent des soldats.
Pendant que Sa Sainteté dirigeait en personne les
iVpérations de ses troupes contre les allit's de la
France, elle coulinuail à intriguer en Allemagne et
on Espagne, pour soulever ces puissances contre
Louis XII ; et sachant combien Ferdinand le Catho-
li([ue désirait l'investiture du royaume de Naples,
elle lui proposa de la lui accorder aux conditions qui
avaient été consenties par les Aragonais, en ajoutant
seulement au traité ([ue les rois de Gastille tiendraient
trois cents hommes d'armes à la disposition dusaint-
sioge, pour servir l'Eglise à la première réquisition
qui leur en serait faite par les souverains pontifes.
L'intention de Jules était d'employer immédiatement
ces troupes contre les Français dans la guerre de
Ferrare, et d'amener une rupture entre Louis XII et
Ferdinand V. Le rusé Castillan eut l'air de tomber
dans le piège; il signa le traité et accepta l'investi-
ture; aussitôt le saint-père réclama le secours con-
venu de trois cents hommes d'armes, et fil dire au
prince qu'il lui donnerait l'investiture du royaume de
Naples i son retour de l'armée, ce qu'il n'avait nulle
intention de faire. Ferdinand envoya immédiatement
Fabrice Colonna, avec les troupes que le pape de-
mandait, jusqu'aux frontières des Etats de l'Eglise;
mais là, elles firent une halte, et le général fit signi-
fier à Sa Sainteté qu'il avait ordre de ne pas aller
plus loin avant qu'elle eût proclamé Ferdinand le
Catiiolique roi de Naples. Or, le pape, placé entre
deux ennemis également redoutables, ayant d'un côté
les Français qui poursuivaient leurs conquêtes dans
le nord de l'Italie, de l'autre les Espagnols qui me-
naçaient d'envahir le midi, se trouva pris dans ses
propres filets, et fut obligé de souscrire aux volontés
du Castillan.
Louis XII comprit enfin qu'il était le jouet de la
cour de Rome, et il menaça de se venger par la voie
des armes, si le décret d'investiture du royaume de
Naples en faveur de Ferdinand n'était immédiatement
révoqué. Ses menaces et sa colère n'excitèrent que la
risée, et au lieu de répondre à ses réclamations,
Jules II le somma de lui rendre les villes dont il s'é-
tait emparé; il fulmina contre lui un anathème ter-
liblc, mit la France en interdit et la donna à celui
qui pourrait s'en emparer; il excommunia également
tous les princes qui soutenaient le parti du roi, et
donna leurs terres et seigneuries au premier occupant.
Un envoyé du duc de Savoie qui voulut faire à ce
sujet quelques représentations au saint-père, fut ar-
rêté comme espion, appliqué à la torture et plongé
dans les cachots infects du château Saint-Ange, mal-
gré les réclamations énergiijues du duc de Savoie.
L'inepte Louis XII ne pouvant plus se faire illusion
sur les sentiments hostiles du pape, et n'osant pas
encore prendre les armes contre le saint -siège, con-
voqua un synode national dans la ville de Tours,
pour se faire autoriser à repousser les attaques de
Jules II. Non-seulement les évèques français décidè-
rent que le roi ne ferait qu'user de son droit en ré-
primant l'insolence du pape, mais encore ils conjurè-
rent Sa Majesté de prendre la défense ues petits princes
opprimés par la cour de Rome; et ils citèrent Jules II
à comparaître àPise, devant un concile général, pour
se voir déposer du pontificat. Il en résulta que neuf
cardinaux, jiarmi lesquels se trouvait le cardinal es-
JULES U
403
pagnol de Sainte-Croix, ahandonnèvent immédiate-
ment la coiir du souverain ponlife pour se joindre aux
('•vèijucs fran(;ais et coopérer à la réforme de l'Ej^lise.
Le cardinal do Sainte-Croix, avec l'approbation de
Ferdinand, lit même alTiclier les lettres do convoca-
tion dans les villes de Parme, de Plaisance, de Mo-
dène, de Bologne et de Rimini. Mais, pendant que
le roi d'Espatrne écrivait au roi de France qu'il était
prêt à soutenir l'entreprise des prélats opposés à l'in-
fâme Jules IL il protestait secrètement à Rome de
ses bonnes intentions pour Sa Sainteté, et demandait
même la déposition des cardinaux qui s'étaient sépa-
rés du siège apostolique.
Quelque habile que fut colle politi(pie de l'Espa-
gnol, elle ne réussit qu'à demi; Louis XII ayant ou
connaissance de ce qui se tramait contre lui, se dé-
tacha de Ferdinand et proposa à l'empereur de for-
mer entre eux une alliance offensive et défensive.
Maximilien accueillit d'autant plus volontiers les ou-
vertures de la France relativement à la déposition de
Jules II, qu'il avait résolu de briguer la papauté pour
lui-même, ainsi que le témoigne une lettre adressée
à sa fille Marguerite d'Autriche, qui lui avait con-
seillé de se remarier. « Nous ne jugeons pas qu'à
notre âge on doive contracter une nouvelle union, à
moins de raisons politiques, écrivait-il à cette prin-
cesse; et dans la position des affaires, ce serait dé-
truire nos projets d'ambition, qui tendent à réunir
sur notre tête la double couronne des empereurs et
des papes. Ds^à notre secrétaire, l'évêque de Gurck,
est parti pour Rome, afin de proposer à Jules II de
choisir entre notre inimitié et notre admission au
partage de la papauté ; de cette manière, après sa
mort, nous serions assuré de posséder seul le trône
de saint Pierre. Tenez-vous donc pour avertie, ma
chère Marguerite, que vous serez forcée de nous ado-
rer à deux genoux, ce qui sera certainement fort bi-
zarre; cette idée seule provoque déjà notre hilarité.
Il en sera ainsi cependant, car le peuple et les nobles
de Rome, qui portent une haine égale aux Espagnols,
aux Français et aux Vénitiens, se sont ligués au
nombre de vingt mille, et nous ont fait dire qu'ils
nommeraient un pape d'origine allemande, aussitôt
que Jules II aurait laissé le saint-siége vacant; ce
qui ne peut tarder. Sa Sainteté étant couverte de
pustules et d'ulcères, suites de ses débauches. En
•conséquence, j'ai déjà fait des ouvertures aux cardi-
naux italiens, et leurs suffrages me coûteront environ
deux à trois cent mille ducats. Ferdinand V nous af-
firme également que ses ambassadeurs ont ordre
d'appuyer notre élection. — Écrite de la main de
votre bon père Maximilien, futur pontife. »
Pendant ([ue l'empereur intriguait pour arriver à
la papauté, Jules II quittait encore son métier de
pape pour celui de capitaine uventurioi-; il aban-
donna son palais du Vatican, laissa à Michel-Ange
le soin de diriger les travaux de la nouvelle basili-
,que de Saint-Pierre, dont les fondations s'élevaient
déjà au-dessus du sol de l'ancien parvis ; et repre-
nant le casque et l'épée, il se dirigea avec une simple
escorte vers la ville de Modène, où se trouvaient
campées les troupes pontificales. Déjà Sa Sainteté
avait atteint Bologne, lorsque le maréchal de Chau-
mont, que la France avait envoyé au secours d'Al-
phonse, duc de Forrare, et qui était lui-même dans
les environs de la place, eut avis de ce qui se pas-
sait par Bentivoglio, et vint, pendant la nuit, cerner
Bologne a^•oc sa cavalerie. Le matin, la consterna-
tion fut grande parmi les gens de la maison pon-
tificale, et leur frayeur était d'autant j)lus fondée,
que d'une part il était impossible de sortir de la ville
sans tomber entre les mains des Français, et que
d'autre part les Bolonais, qui n'avaient jamais été
dévoués au saint-siége, semblaient vouloir se révol-
ter, et parlaient déjà de livrer le pape au maréchal
de Chaumont.
Dans cotte extrémité, les cardinaux se réunirent
aux ambassadeurs espagnols et vénitiens, et vinrent
supplier Jules II de traiter avec les Français. A cette
ouverture, le pontife entra dans un accès de colère
inou'i; il déchira ses vêtements, blasphéma le nom
de Dieu, arracha de sa tête la tiare, et la foulant à
ses pieds, il s'écria : « Périsse donc avec cet impuis-
sant emblème une religion de mensonges et de four-
beries, et qu'avec elle soient écrasés les abominables
suppôts qui conseillent à leur pape une lâcheté!
« Pour vous, dit-il en se tournant vers l'ambassa-
deur de Venise, où sont les renforts que vous m'aviez
promis au nom de votre République ? Je les attendrai
jusqu'à demain, et s'ils ne sont pas arrivés, oui, je
traiterai avec ces exécrables Français ; mais ce ne
sera que pour leur faire brûler Venise, et avec votre
ville tous les marchands qui la gouvernent.
« Quant à vous, ajouta-t-il en se tournant du
côté de l'ambassadeur d'Espagne, qui m'avez joué si
indignement, en me faisant donner l'investiture du
royaume de Naples en échange de troupes que votre
infâme souverain ne m'enverra jamais, je vous ferai
pendre demain à la pointe du jour. » Puis, saisissant
sa crosse à deux mains, il se jeta sur les cardi-
naux et les ambassadeurs et les chassa de sa cham-
bre en les frappant à coups redoublés.
Néanmoins, lorsque cette grande colère fut apaisée,
Jules II comprenant que ses violences n'éloigneraient
pas les dangers qui le menaçaient, fit appeler les ma-
gistrats de Bologne et les chefs des corps de métiers;
il leur représenta qu'il s'était confié à leur religion
et à leur fidélité en venant dans leur ville, et les sup-
plia de faire prendre les armes au peuple pour sa
défense, en leur promettant la remise de tous les
impôts et toutes les indulgences qu'ils voudraient.
Ses instances ne changèrent rien aux dispositions
des habitants, et les choses restèrent dans le même
état pondant la journée entière. Vers le soir, on
reçut la nouvelle de l'approche des Espagnols; la
menace de la potence avait produit son effet. L'am-
bassadeur de Ferdinand avait fait pai'venir un exprès
à Fabrice Colonna, qui s'était décidé à faire un
mouvement en avant. Le maréchal de Chaumont,
n'ayant que peu de troupes avec lui, se replia devant
les Espagnols ^t céda le champ de bataille.
Jules II, ainsi délivré des Français, se répandit
en invectives contre Louis XII; il no parla plus que
de sièges et de batailles rangées; et quoiqu'il souffrît
beaucoup des ulcères honteux qui lui avaient déjà
rongé |)resque entièrement les organes de la virilité,
il voulut se faire porter devant Ferrare pour bom-
barder cette place. 11 assista en otTot aux premier;
4C4
HISTOIUi: DES PAPES
travaux du siogo; mais on lui bientôt obligé de le
rarufuer à lîologne, les médecins ayant déclaré que
le mal vénérien était arrivé à son dernier période,
et que Sa Sainteté n'avait que quehjues semaines
ou même seulement quelques jours à vivre.
Aussitôt les cardinaux commencèrent leurs brigues
pour la papauté, et cabalèrent elïronlément dans la
chambre même du moribond. Toutefois ils ne furent
pas longtemps à s'en repentir, car Jules II, qui était
doué d'une constitution très-vigoureuse, revint à la
vie. Son premier soin fut d'assembler les cardinaux
en consistoire public; il les accabla de menaces et
d'outrages; il les appela larrons, sodomites, simo-
niaques ; il les accusa de vendre leur honneur, leur
conscience et même leur corps; enfin, il termina la
séance en rendant un décret relatif à l'élection des
papes, dans lequel Sa Sainteté déclarait nulle de
plein droit toute nominalion entachée de simonie,
soit du côté de l'élu, soit du côté des électeurs, pro-
clamant hérétiques, et punissables par le supplice
du feu, les pontifes qui seraient promus par de tels
moyens, ainsi que tous ceux qui auraient concouru à
leur élection.
Dès que le pape eut recouvré assez de forces pour
soutenir le mouvement d'une litière , il songea à
reprendre les hostilités contre le duc de Ferrare, et
se mit eu route pour rejoindre ses troupes. Le che-
valier Rayard, qui faisait alors les guerres d'Italie,
instruit de la marche du pape, résolut de l'enlever,
et vint s'embusquer avec cent hommes d'armes dans
les environs de la petite ville de Saint-Félix, où il
savait que Sa Sainteté devait passer avant d'arriver
au camp. Malheureusement ce jour-là, une heure
environ après le départ de l'escorte, il tomba une
pluie abondante qui obhgea le pontife à rebrousser
chemin pour se mettre à l'abri. Bayard, qui s'aper-
çut de ce mouvement , se découvrit alors et vint
fondre sur les cardinaux ; comme il se trouvait à une
grande distance, Jules II eut le temps de sortir de
sa litière et de monter sur un vigoureux cheval avec
lequel il échappa à ses ennemis. Les cardinaux imi-
tèrent son exemple, et Bayard ne put saisir que les
vieux évêques qui étaient en litière, quelques domes-
tiques qui étaient à pied, et les mulets qui portaient
les Jjagages.
En même temps que les Français faisaient une
rude guerre à Sa Sainteté, ils négociaient avec le
roi d'Espagne pour le déterminer à se réunir à
Louis XII et à Maximilien, qui avaient convoqué un
concile à Pise pour faire déposer le pape. Mais Fer-
dinand, qui trouvait ses intérêts dans les discordes
interminables, se contenta de jouer le rôle de média-
teur, et après de nombreux débats, il proposa d'as-
sembler un congrès de plénipotentiaires à Mantoue
pour traiter d'un accommodement entre toutes les
puissances. Jules II se rendit à Ravenne pour sur-
veiller les délibérations de cette assemblée, et essaya
de gagner à sa cause les représentants des princes.
Il écrivit même à ce sujet au vénérable évêque de
Gurck, délégué de l'empereur, pour qu'il vînt le
trouver, afin de s'entendre avec lui sur les moyens
de pacifier l'Italie.
Le prélat se rendit à l'invitation de Sa Sainteté ;
mais quand il vit que le pontife n'avait d'autre inten-
tion que d'acheter sa conscience avec un chapeau de
cardinal, il reprit immédiatement le chemin de Man-
toue. Gomme l'avait prévu Ferdinand le Catholique,
la réunion des ministres des grandes i)uissanccs
n'amena aucun résultat, et la guerre recommença
avec plus de fureur qu'auparavant.
Trivulce, qui avait succédé au maréchal de Ghau-
mont dans le commandement de l'armée d'Itahe,
ouvrit la campagne en s'emparant successivement de
Goncordia et de Bologne; dans cette dernière ville se
trouvait la statue de bronze de Jules II, lui des chefs-
d'œuvre de Michel-Ange. L'orgueilleux pontife était
rc))résenté debout, dans une attitude guerrière, et
élevant la main droite au ciel comme pour invoquer
le Ghrist en faveur du peuple qu'il venait de punir.
On raconte même à cette occasion une anecdote assez
curieuse : « Les cardinaux, dit la chronique, ayant
rapporté à Sa Sainteté que les habitants ne regar-
daient qu'en tremblant cette terrible statue, et de-
mandaient si elle levait le bras pour les bénir ou
pour les maudire, Jules leur répondit : « C'est pour
« l'un ou pour l'autre, suivant que les Bolonais seront
« soumis ou rebelles. » Aussi, dès que les Français
furent entrés dans Bologne, le peuple s'empressa-t-
il de briser cette statue; le métal fut acheté à la ville
par Alphonse d'Esté, qui en fit faire une pièce d'ar-
tillerie qu'on nomma la Julienne.
Sans aucun doute, le maréchal Trivulce aurait pu
s'emparer de toute la Romagne sans coup férir, s'il
avait poussé la guerre; malheureusement il en fut
empêché par Louis XII, qui s'effrayait de ses vic-
toires sur le pape, et voulait attendre la décision d'un
concile cju'il avait convoqué à Pise.
Quant à Jules II, il restait toujours renfermé dans
Ravenne, et ne laissait pas que d'être fortement in-
quiet de la tournure que prenaient les affaires ; pour
surcroît de. malheur, la division éclata dans sa
famille; le duc d'Urbin, qui était à la fois son neveu
et son bâtard, accusa le cardinal de Pavie, le mignon
de Sa Sainteté, d'avoir vendu Bologne aux Français;
celui-ci, à son tour, lui reprocha devant d'autres
cardinaux d'avoir cherché à le supplanter dans les
bonnes grâces du pontife, et en même temps de con-
server des intelligences avec le duc de Ferrare, dont
il avait épousé la nièce pour s'en faire un protecteur
après la mort du pape. Le duc d'Urbin, furieux de
voir ses intrigues démasquées, en conçut une haine
violente contre le cardinal, et le lendemain de cette
discussion, il le poignarda en pleine rue. Jules II
eut une si grande douleur de la perte de son mi-
gnon, que ne pouvant le venger sur son propre fils,
il résolut de quitter la ville qui avait été témoin de
l'assassinat, et de retourner à Rome, malgré les dan-
gers qu'il pouvait y courir.
Deux jours après son arrivée dans la ville sainte,
il convoqua un concile au palais de Latran, pour
l'opposer au synode de Pise, où il avait été cité pour
s'entendre déposer.
Dans ses lettres de convocation. Sa Sainteté éta-
blissait en droit que le privilège de former des as-
semblées générales d'ecclésiastiques appartient ex-
clusivement au pape; il concluait ainsi : « C'est
pourquoi, de la plénitude de notre raison infaillible,
nous déclarons nulle et vaine l'indiction du concile
406
IIISTOIUK DKS l'Al'ES
de Pise, ainsi (|ue tous les l'crits |uiblii's contro nous
par les jirocurtnu-s, au uoiu de l'empereur Maxiuii-
ïien et du roi Louis do France, les réprouvant, les
rèviKHiant et dcfeudant, sous peine d"excoiuiuunica-
lion et de malédiction éternelle, à toute ]iersonne,
de i]uel([uc dignité (pfellc soit, ecclésiasti(|ue ou sé-
culière, de favoriser leur projwjîation-. »
Ensuite le saint-père fulmina des Inilles contre
Louis XII et le meuai;a de faire rompre son mariage
scandaleux avec Anne de Bretagne ; puis il se re-
tourna vers TEspagne, et fit offrir l'investiture de la
Navarre à Ferdinand V, s'il voulait armer en sa fa-
veur. Cette proposition convenait d'autant mieux au
roi de dastille, que depuis longtemps il cliercliait à
dépouiller Jean d'AUiret de sa priacipauté de Na-
varre. Ferdinand é«]uipa une flotte nombreuse dont
le but apparent était de faire une descente en Afri-
que, mais qui en réalité était destinée à débarquer
une armée en Italie pour surprendre les Français.
Louis XII, averti de ces ])réparatifs de guerre, se
hâta de lever des troupes ; l'empereur en fil autant,
et tous les peuples de l'Europe se trouvèrent en ar-
mes et prêts à s'entr' égorger pour soutenir la (]ue-
relle d'un pape sodomite, voleur et assassin. De leur
côté, les cardinaux qui s'étaient éloignés de la cour
pontificale et qui se trouvaient à Pisc n'en procédè-
rent pas moins à l'ouverture du concile qui devait
déposer le pontife; et si l'assemblée n'agit pas en
cette circonstance avec l'énergie dont elle avait fait
preuve jusqu'alors, il faut en cbercber les raisons
dans le caractère lent el irrésolu de Maximilien ; ce
prince n'osa pas seulement obliger les prélats de son
ro\-aume à ])araître au synode. D'autre paît, le roi de
France eut la faiblesse de céder aux conseils de sa
femme, et n'envoya que seize évêques avec quelques
procureurs des uoiversités. Il en résulta que cette
réunion n'étant comjjosée que d'un petit nombre de
prélats, perdit par cela même de son influence ; et
ce fut après bien des difficultés que les Florentins,
auxcfuels appartenait la ville de Pise, fee décidèrent à
permettre l'ouverture des sessions.
Enfin la première séance eut lieu le 29 octobre 1511,
sous la présidence du cardinal Sainte-Croix; Odetde
FoLx était le gardien du concile, et Philippe Dèce,
excellent jurisconsulte, remplissait les fonctions de
rapporteur. Dès que la nouvelle en parvint à Jules II,
il excommunia pour la seconde fois les cardinaux et
tous ceux ((ui faisaient partie de cette assemblée;
mais tant de coups le frappaient à la fois, que lui-
même crut qu'il n'y survivrait pas ; il lui prit une
fièvre violente, accompagnée de vomissements et sui-
vie de longues syncopes pendant lesquelles il ne
donnait aucun signe de vie.
« Alors le saint-père parut faire un retour vers le
bien, dit l'bistorien de la ligue de Cambrai ; il fit
venir les cardinaux auprès de lui; il s'accusa devant
eux d'avoir commis de grands crimes et d'avoir pu-
blié des excommunications iniques ; il leur fit dresser
une bulle pour les révoquer, en défendant néanmoins
de la publier avant sa mort, parce que s'il recou-
vrait la santé, il ne voudrait pas, disait-il, avoir ac-
compli un acte de justice nuisible à sa dignité.» Cet
excès de prudence ne fut pas inutile ; car la fièvre
l'ayant quitté, les médecins déclarèrent qu'il était
per
bors de danger, et bientôt il vint présider
sonne les séances du consistoire.
Pendant sa convalescence, le pape s'occupa de ci-
menter une alliance offensive et défensive entre li-
saint-siége, la Suisse, Venise et Ferdinand le Catho-
lique, (jui se déclara enfin l'ennemi de la Fiance.
Par un étrange abus des mots, cette coalition sacri-
lège fut appelée la sainte ligue, et la conduite des
opérations fut abandonnée à l'infatigable Jules II. Il
est vrai aussi que Sa Sainteté resta seule chargée des
frais de l'entreprise ; néanmoins, par compensation,
ses alliés lui permirent d'utiliser leurs tr(Uij)es pour
mettre à la raison le peu])le de Rome, qui avait eu
l'audace de chasser les prêtres de la ville apostoli-
que et de vouloir recouvrer sa liberté. En moins de
huit jours, grâce à ce puissant secours, l'autorité du
pape fut rétablie ; et après le massacre de douze à
quinze mille citoyens, tout rentra dans l'ordre.
Si les habitants de la ville sainte étaient hostiles
à la cause pontificale, il n'en était pas de même à
Pise, où une armée de prêtres et de moines avaient
exalté le peuple dévot; des troubles éclatèrent, et la
population prit les armes non contre le pape, mais
contre le concile qui s'occupait de le déposer. Les
désordres devinrent si graves, que dès la troisième
session, les Pères furent obligés de se retirera Milan
pour continuer leurs séances. Sa Sainteté en eut une
grande joie, qui fut cependant troublée par la nou-
velle que les Français avaient taillé en pièces l'armée
des confédérés sous les murs de Ravenne.
Cette victoire jeta la terreur dans les États ecclé-
siastiques : à Rome surtout, les esprits furent dans
la consternation ; les cardinaux coururent au Vatican
pour supplier le pontife d'avoir pitié de lui-même et
du sacré collège, et de transporter sa cour en Espa-
gne. Ils lui représentèrent que la position était d'au-
tant plus grave que les barons romains devaient se
joindre aux Français, et que même son propre bâ-
tard, le duc d'Urbin, avait promis d'envoyer aux en-
nemis deux cents lances et quatre mille hommes de
pied pour augmenter le nombre de soldats que Pom-
pée Colonna, Robert des Ursins, Antoine Savelli,
Pierre Margano el Laurent Mancini s'étaient enga-
gés à fournir. Malgré son excessif orgueil, ces con-
sidérations avaient fait impression sur l'esprit de
Jules II, et il paraissait pencher pour le parti de la
retraite, lor.sque survinrent les ambassadeurs de Fer-
dinand le Catholique et de Venise ; ils combattirent
les raisonnements des cardinaux, et firent compren-
dre à Sa Sainteté que le danger n'était pas aussi im-
minent qu'on avait pu le supposer, parce que l'armée
française, quoique victorieuse, était comme un corps
sans âme, son général, Gaston de Foix, duc de Ne-
mours, ayant été tué le jour même de la bataille.
Cette nouvelle détermina Jules II à retarder de
quelques jours son projet de fuite ; et bientôt une
lettre du cardinal de Médicis le lui fit abandonner
entièrement et lui rendit toute son audace. Ce pré-
lat, qui avait été fait prisonnier sur le champ de ba-
taille, où il combattait armé de toutes pièces, écri-
vait à Sa Sainteté « qu'il était parvenu à s'emparer
de l'esprit des soldats, el qu'il les avait tellement
effrayés par des prédications sur l'enfer, qu'ils dé-
sertaient par bandes avec armes et bagages, pour
JULES II
407
sauver leurs âmes et se racheter des anathèmes qu'ils
avaient encourus; qu'en outre, on pouvait être sans
in([uit'tude pour Rome, attondu que la superstitieuse
Anne de Brelagni; avait un conlesseiir entièrement
dévoué au saint-siéye ; que par l'inlluence de cette
princesse on saurait bien empêcher Louis XII de
renforcer son armée d'Italie, et que d'ailleurs Maxi-
milien, qui voyait les affaires de la Fiance en mau-
vais état, paraissait vouloir se détacher de sa cause
pour entrer dans la sainte ligue. '^
Quoi([ue la fortune parùl eu effet devoir se ranger
du parti du saint-père, l'assemblée de Milan n'en
continua pas moins ses travaux, et dans la septième
session, elle prononça la suspension de Jules II des
fonctions [lontificales. La sentence était conçue en ces
termes : « Au nom de la Tiinité sainte, le sacré
concile général représentant l'Eglise universelle, après
avoir pris en considération les maux de l'Église, dé-
clare qu'il est nécessaire de travailler à la réforme
des abus; et comme il importe par-dessus tout à la
religion ([ue le chef de l'Eghse donne 1 exemple des
vertus chrétiennes, qu'il ne soit pas un objet de
scandale par ses adultères, par ses vols et par ses
meurtres, les Pères ont décidé d'un accord unanime
qu'il fallait renverser Jules II du tiùne de l'Apôtre ;
car Isa'ie a dit : « Otez de la voie de mon peuple
« tout ce qui peut causer sa chute; «et l'apôtre saint
Paul : « Retranchez tout germe de mal du milieu de
« vous, car un peu de levain aigrit toute la pâte. »
« Puisqu'il faut retirer le peuple des mains de
Goliath et des Philistins, qui le pervertissent et l'op-
priment, le sacré concile exhorte les cardinaux, les
patriarches, les archevêques, les évoques, les abbés,
les prévôts des cathédrales, les chapitres des collé-
giales, les rois, les princes, les ducs, les marquis, les
comtes, les barons, les universités, les communautés,
les vicaires de l'Eglise romaine, les vassaux, les
gouverneurs, les feudataires, les sujets réguliers et
séculiers, enfin tous les fidèles, quelles que soient
leurs dignités et leurs professions, à ne plus recon-
naître comme pape Julien de la Rovère, qui s'est
élevé sur le saint-siége par une infâme simonie.
« Défense d'obéir à ce corsaire, à ce gladiateur
souillé du sang chrétien, à cet incestueux, à ce so-
domite couvert de plaies honteuses, qui a infecté
l'Église de sa corruption ! »
Ce décret fut reçu en France, et la publication en
fut permise par lettres patentes de Louis XII, mal-
gré la vive 0])position d'Anne de Bretagne, qui, par
les conseils de son confesseur, en vint même à refu-
ser au prince de partager sa couche. Du reste,
Jules II ne parut guère s'en émouvoir ; il se con-
tenta de réunir quel(jues évoques italiens à Saint-
Jean de Latran , et fit décréter par ce concilia-
bule des anathèmes contre ses adversaires. Par les
ordres de Sa Sainteté , les prélats qui siégeaient à
Milan furent déclarés hérétiques, délégués de l'An-
téchrist ; et, comme tels, il fut permis aux fidèles de
s'emparer de leurs biens, de leurs bénéfices, de leurs
dignités, voire même de les tuer. Le concile de La-
tran conllrma en même temps les censures pronon-
cées contre Louis XII, auquel on enleva son titre de
roi très-ciirélien. Le dernier article de la condam-
nation avait été dicté par Ferdinand le Gatliolique,
qui exigea en outre que le roi de Navarre fût com-
pris dans la sentence. Fléchier, dans une de ses
oraisons funèbres, blâme lui-même la conduite du
pape. « Jules II, dit-il, abusant du pouvoir qu'il
prétendait tenu- de Dieu, a fait servir la religirfn à
ses passions criminelles, et a porté une main sacri-
lège sur la couronne des rois. Jean d'Albret, l'une
des victimes de l'exécrable politique de ce pontife,
s'était vu excommunié en vertu d'une bulle qui avait
été sollicitée par Ferdinand V ; et il arriva que la
princii)auté de Navarre se trouva envahie par les
troupes espagnoles avant même que Jean d'Albret
eût seulement songé à se mettre en défense.... »
Pendant que les créatures de Jules II fulminaient
des anathèmes contre la France et contre ses alliés,
les Pères du concile de Milan quittaient précipitam-
ment celte résidence, pour éviter la vengeance impla-
cable du pape, et se réfugiaient à Lyon; ce qui valut
à cette ville d'être mise en interdit et dégradée de
son rang de métropole. D'un autre côté, les bandes
de la sainte ligue, renforcées des troupes espagnoles,
reprirent leur revanche sur les Français, et s'empa-
rèrent l'une après l'autre de toutes les villes qui
tenaient encore contre le pape.
Pour comble do disgrâces, le roi d'Angleterre,
Henri VIII , qui jusqu'alors était resté spectateur
impassible de la lutte, se joignit aux confédérés et
entraîna la désertion de Maximilien. Toute l'Europe
se trouvant ainsi liguée contre Louis XII, la guerre
recommença plus terrible qu'auparavant ; les AUe-
mand's, les Suisses et les Espagnols pénétrèrent en
Italie de trois côtés à la fois; les troupes île Jules II
envahirent la Romagne et emportèrent d'assaut Bo-
logne et Ravenne.
Pressés de toutes parts et accablés par le nombre,'
les Français furent contraints de céder le terrain et
de mettre bas les armes ; presque tous furent lâche-
ment assassinés, poignardés ou pendus, au mépris
des lois de la guerre, et quoiqu'ils eussent obtenu
des capitulations honorables.
Bandel, Forcadelle et plusieurs autres historiens
rapportent que Jules II inventa alors une fable dont
le but était de rendre odieuse la mémoire de Gaston
de Foix, duc de Nemours, et de porter au phis haut
point le fanatisme des peuples de l'Italie contre les
Français. Il fit affirmer, par de nombreux témoi-
gnages, qu'ayant ouvert le tombeau de ce prince, on
n'avait trouvé dans son cercueil iju'un hoirible ser-
pent qui s'était envolé dans les airs au miUeu d'une
fumée é|)aisse et infecte. Forcadelle dit encore que
Sa Sainteté distribua des sommes considérables à des
poètes affamés, pour qu'ils fissent des satires contre
Louis XII ou contre Anne d(^ Bretagne, et qu'il accor-
da la remise do la peine capitale à un grand criminel
([ui avait fait un distique latin contre les Français.
Deux mois, s'étaient à peine écoulés depuis l'ex-
pulsion des Français de l'Italie, que Jules II songeait
déjà à rompre la sainte ligue et à se débarrasser de
ses alliés, qui avaient l'audace de revendiquer une
]iart des dépouilles. Avant de mettre ce projeta exé-
cution, il voulut s'assurer de la possession du duché
de Ferrare ; et à cet effet, il écrivit au duc Alplionse
de Ferrare, mari de l'infâme Lucrèce Borgia, qu'il
consentait à le réconcilier avec l'Eglise, et qu'il exi-
408
HISTOIRE DES PAPES
geait seulement qu'il vînt à Rome pour recevoir l'ab-
solutioa, selon les formalités ordinaires; il lui adressa
même un sauf-conduit signé de sa main, pour lui
donner plus de conliance en ses promesses.
Mali^ré les protestations d'amitié du saint-père,
Alphonse craignit un piège, et répondit qu'il ne se
hasarderait à venir à Rome que sur la garantie solen-
nelle des Colonna et des ambassadeurs d'Espagne et
de Florence. Ceux-ci lui écrivirent aussitôt (pi'ils
prenaient l'engagement de s'opposer à toute entre-
prise contre sa personne ; alors il n'eut plus rien ù
objecter, et se mit en route pour la ville sainte.
Jules II, dit un historien, l'accueillit avec de
grandes démonstrations de joie, et cherclia à lui
persuader, comme il avait fait précédemment auprès
de César Borgia, que Lucrèce était sa propre (ille et
non celle d'Alexandre VI. Cette princesse vivait alors
en grand honneur à la cour de son mari, entourée de
poètes, d'artistes et de peintres; plus tard, lorsque
la vieillesse eut chassé tous ses amants, elle bâtit des
couvents de filles en expiaticm de ses adultères et de
ses incestes, et mourut en odeur de sainteté I
D'abord, Jules II promit au duc de Ferrare de le
traiter comme son gendre et le retint au Vatican ;
puis, lorsqu'il supposa qu'il pouvait parler en maîti e,
"il le fit comparaître devant le consistoire et le somma
de lui rendre sa ville de Ferrare comme dépendance
de l'Eglise; en outre il lui réclama le payement d'un
tribut de quatre mille florins d'or qu'il devait envoyer
à Rome chaque année comme feudataire du saint-
siége; enfin il lui défendit d'expédier les produits des
salines de Comachio dans la Lombardie, pour ne point
établir de concurrence avec les salines du saint-siége.
Alphonse comprit que Jules n'attendait qu'un pré-
texte pour le faire arrêter ; aussi se garda-t-il de con-
tester l'équité des réclamations du saint-père ; il de-
manda seulement qu'on lui accordât jusqu'au lende-
main pour prendre une décision. Pendant la nuit il
s'enfuit de Rome et regagna ses Etats par des che-
mins détournés. Dès que Jules eut connaissance du
départ de son prisonnier, il entra en grande colère ;
il accusa les ambassadeurs florentins d'avoir favorisé
l'évasion d'.\lphonse, et, pour se venger, il donna
ordre au cardinal Sion de commencer immédiatement
les hostilités contre Florence.
Cardonne, général espagnol, se joignit aux troupes
pontificales, s'empara de Prato, et força la Répu-
blique à recevoir les conditions qu'il plut au pape de
lui imposer. Sa Sainteté rétablit les Médicis à la tète
du gouvernement.
A Milan, une restauration semblable venait de
s'accomplir, et Maximilien Sforce reprenait sa cou-
ronne ducale. Ainsi tous les événements politiques
concouraient à assurer le triomphe du pape ; il ne
lui restait plus qu'à purger l'Italie des Allemands et
des Espagnols. Pour atteindre ce but. Sa Sainteté
offrit à l'empereur de l'autoriser à faire la conquête
des États de Venise, sous la condition qu'il chasse-
rait les Espagnols de l'Italie inférieure. Maximilien I"
accéda à cette proposition et envoya immédiatement
à Rome l'évêque de Gurck pour en arrêter les bases.
Le pontife accueillit le plénipotentiaire allemand avec
de grandes démonstrations d'amitié, et parut avoir
oublié entièrement leurs luttes précédentes ; il le dé-
fraya libéralement des dépenses de son ambassade,
([uoiqu'il eût trois cents personnes à sa suite, et lui
prodigua les honneurs (jui ordinairement n'étaient
rendus qu'aux empereurs.
Toutes les conditions de cette sacrilège alliance
furent arrêtées dans la même journée ; l'évêque de
Gurck, au nom de Maximilien, s'engagea à proléger
la cour de Rome contre les entreprises de l'Espagne
et de la France, et à lui prêter le secours de ses
troupes pour réduire le duché de Ferrare. En retour
de ces avantages, Jules sacrifia les Vénitiens ses
alliés, et promit de les excommunier s'ils refusaient
de se soumettre à l'Allemagne, et de transiger aux
conditions que le prince voulait leur imposer.
Dès que le traité eut été ratifié, Jules II laissa éclater
sa joie ; il commanda pour le lendemain un service so-
lennel pour célébrer la réussite de ses négociations,
et à la suite de la cérémonie, il se rendit avec tout son
clergé sur la rive gauche du Tibre. Là, en présence
des ambassadeurs de toutes les puissances et d'une
foule innombrable, il jeta les clés de saint Pierre
dans le fleuve, en s'écriant : " Désormais, les papes
n'auront plus besoin que de l'épée de saint Paul. »
Enfin Sa Sainteté, de retour au Vatican, fit com-
paraître les ambassadeurs espagnols et leur ordonna,
sous peine des censures les plus terribles, de faire
retirer des terres de l'Église les bandes de pillards
qui combattaient avec ses troupes. Gomme ceux-ci
voulurent s'excuser sur la nécessité de terminer les
opérations commencées, Jules II s'emporta contre eux
en paroles outrageantes et les chassa de sa présence.
Aussitôt il négocia avec les cantons suisses pour
en obtenir trentejmille hommes de troupes qui de-
vaient l'aider à chasser les Espagnols de l'Italie infé-
rieure et à faire la conquête du royaume de Naples.
Déjà le marché était signé et la guerre allait se ra-
nimer avec une nouvelle fureur, lorsque Dieu prit
l'Italie en pitié et délivra la terre de cet abominable
pape, le 23 février 151 3.
Selon quelques auteurs, Jules II mourut des suites
d'un accès de colère; suivant d'autres, il succomha
au mal honteux qui sévissait en Europe ; tous s'ac-
cordent à dire que le cardinal chargé de lui admi-
nistrer les derniers sacrements lui ayant demandé ce
qu'il décidait relativement aux prélats qui l'avaient
déposé, le moribond répondit : « Gomme homme, je
leur pardonne ; comme pape, je les maudis ! » Celte
parole suffit pour démontrer que la papauté est dans
son essence une institution vicieuse et exécrable, puis-
qu'elle commande la haine et défend l'oubli des injures.
On attribue au savant Érasme une sanglante satire
dans laquelle Jules II se trouve en scène avec le
prince des apôtres ; celui-ci refuse au pape l'entrée
du royaume des cieux et lui reproche tous ses crimes,
il l'accuse d'inceste avec sa sœur et sa fille ; de so-
domie avec ses bâtards, ses neveux et plusieurs car-
dinaux ; il le nomme parjure, simoniaque, ivrogne,
voleur, meurtrier, empoisonneur, et enfin il lui dé-
clare que les portes du ciel ne sont pas ouvertes à
ceux qui sont infectés du mal de Naples !
I
LEON X
40«î>
Désordres à Rome. — Élection de Léon X. — Couronnement du pontife. — Politique du saint-père. — Louis XII fait sa soumis-
sion au pape. — Léi-n s'oppose à la pacification de l'Europe. — Décret du concile de Latran sur la nature de l'âme. — Impiété
du pape. — Il fait achever la basilique de Saint-Pierre. — Le pape marie son frère avec la princesse Pliiliberle de Savoie. —
François I" envahit l'Italie. — Entrevue du roi et du pape à Bologne. — Intrigue entre le pape et une dame de la cour de
France. — Concordat entre Léon X et François I". — Le pontife dépouille le duc d'Urbin. — Conspiration contre le pape. —
Décimes d'Espagne. — Bassesses de François I" pour gagner l'amitié du pape. — Trafic des indulgences. — Martin Luther et
sa doctrine. — Bulle de Léon X contre Luther. — Édit de l'empereur Charles-Quint contre le réformateur. — Traité entre
l'empereur et le pape contre la France. — Mort de Léon X.
Dès que Jules II eut terminé son exécrable vie,
une révolution éclata dans Rome; le peuple, long-
temps comprimé sous la main de fer du pontife, cou-
rut aux armes, pilla les monastères et les églises, et
massacra un grand nombre de prêtres et de moines
A la suite de ce mouvement, les masses populaires
se scindèrent en deux factions puissantes, celle des
Colonna et celle de la famille des Urbins, qui toutes
deux cliercliaient à proliter de la confusion générale
pour s'emparer de la souveraineté de la ville. Il en
résulta un désordre effroyable ; le sang coula par
torrents, et Rome n'offrit plus à la vue que cadavres
et maisons en feu ; enfin les citoyens, fatigués de
carnage, comprirent qu'ils n'étaient que des insLru-
mcnts entre les mains des seigneurs ambitieux qui
se disputaient le pouvoir; ils déposèrent les armes,
et le calme succéda à l'affreuse tourmente qui avait
passé sur la cité apostolique.
Les cardinaux se hâtèrent de profiter de celte ap-
parente tranquillité pour entrer en conclave ; préala-
blement ils rédigèrent un acte qui limitait l'autorité
pontificale, et qui établissait d'une manière précise
les privilèges des membres du sacré collège ; tous
jurèrent sur l'Évangile d'en observer les règlements,
II
et immédiatement après les brigues commencèrent
entre les candidats pour la papauté.
Parmi les membres du conclave, Jean de Médicis
était, sans contredit, celui qui se montrait le plus
avide de l'héritage de Jules II. Voici en quels termes
Varillas parle de ce cardinal : « Il n'y avait pas en-
core trois mois que Jean de Médicis était réinstallé
dans son palais de Florence, lorsque arriva la mort
de Jules II; aussitôt il con(,'ut le dessein de se faire
élire souverain ])onti('e, et il se mit en route pour
Homo, quoiqu'il fi'il atteint du mal auquel le pape
avait succombé, et qu'il etit deux énormes abcès qui
l'empêchaient de marcher et même de se tenir à che-
val. Il lit le voyage couché dans une litière et les
mules allant au ]ias, afin d'éviter le moindre cahot;
de celte manière il put arriver jusqu'à la ville sainte;
mais les obsèques de Jules étaient terminées et le
conclave commencé , cependant Jean de Médicis se
fit ouvrir les portes du Vatican et prit place avec les
autres cardinaux. Déjà les membres du sacré collège,
jeunes et vieux, avaient cabale pour faire réussir
l'élection de leius candidats, et paraissaient si obsti-
nés dans leurs choix respectifs, (ju'on était menacé
d'une longue vacance, lorsqu'un événement fort bi
140
410
UlSTltlUE DES l'APES
zarre vint lout à oonp chiuii;or la direction des fi^piils
el niellre lin aux Inigucs. Jean de Médicis, (luoiquo
toujours malade et tourniento de douleurs aiguës, se
donnait beaucoup de mouvement pour se créer des
partisans; or, il arriva qu'à la suite d'une journée
plus laborieuse ([ue les autres, ses abcès s'ouvrirent
et donnèrent passage à des humeurs viciées ([ui ré-
pandirent dans tout le conclave une puanteur infecte.
Les vieux cardinaux craignant de ne pouvoir résister
aux impressions funestes de cet air corrompu, con-
sultèrent les médecins sur les moyens de se préserver
du danger qui pouvait résulter pour leur santé d'un
séjour forcé dans la même salle que le malade. Ceux-
ci répondirent qu'ils n'avaient rien autre à laire que
d'attendre la mort de Médicis, qui ne pouvait tarder
d'un mois. Cette condamnation prononcée par les
docteurs fit une révolution dans le conclave ; les bri-
gues cessèrent aussitôt, et les cardinaux, d'un con-
sentement unanime, donnèrent la tiare à Jean de
Médicis, qui l'ut proclamé souverain pontife à làge
de trente-six ans, sous le nom de Léon X. »
Précisément l'ouverture des abcès sauva Jean de
Médicis d'une mort certaine ; les humeurs corrom-
pues sortirent par les plaies, et il guérit de son mal.
Le nouveau pape était lils de Glarice des Ursins
et de Jjaurent de Médicis, celui-là même auquel Sa-
vonarola avait refusé l'absolution. Depuis l'âge de
treize ans, il avait été élevé au cardinalat par Inno-
cent VIII ; ce qui n'empêchait pas que son éducation
n'eiit été mondaine. Selon Paul Sarpi, il n'avait au-
cune teinture des idées religieuses ; il affectait même
une impiété lidicule , disant ouvertement que la re-
ligion était bonne seulement pour maintenir le peu-
ple dans l'obéissance, et ne devait jamais gêner les
actions des puissants et des riches.
Aussi orgueilleux , aussi ambitieux que son pré-
décesseur, Léon X était capable Je commettre tous
les crimes pour arriver à son but; mais, plus ha-
bile que Jules II, il apportait dans ses relations avec
les souverains moins de rudesse et de brusquerie.
Sa Sainteté voulant attendre le retour de ses l'or-
ces, retarda la cérémonie de son exaltation jusqu'au
1 1 avril, anniversaire de la bataille de Ravenne, où
il avait été fait prisonnier par les Français. Au
jour indiqué pour le sacre, Léon X, revêtu d'habits
chargés de diamants et de rubis, la tète couverte
d'une tiare si éblouissante de pierres précieuses ,
qu'il était impossible au regard d'en soutenir l'éclat,
se rendit à la basilique de Latran avec une escorte
si nombreuse et si brillante , que, suivant les histo-
riens du temps, jamais empereur ni roi n'avaient dû
déployer tant de magnificence dans leurs journées
triorapiiales. Le clergé romain, la noblesse, la ma-
gistrature, les différents ordres de moines noirs, gris
et bhincs, les corps de métiers, les chefs de milices,
tous chargés d'armures étincelantes , formaient un
cortège immense; partout, sur le passagedu pontife,
de jeunes vierges et des enfants vêtus de blanc je-
taient des palmes et des fleurs. Léon X s'avançait
monté sur un coursier arabe, ayant à ses côtés les mem-
bres du sacré collège et ses parents , parmi lesquels
on distinguait le commandeur de Médicis , armé de
toutes pièces. Ce cortège n'avait pas encore franchi
les murailles de la ville lorsqu'un courrier vint ap-
))orler la nouvelle delà mort de Riqihaèl Pueci , ar-
chevêque de Florence; Léon X, après avoir ouvert la
dépêche, se tourna vers son cousin, et sans inter-
rompre sa marche il lui dit à haute voix: " Beau pa-
rent, je vous annonce que dès demain vous quitte-
rez la profession des armes pour recueillir la succes-
sion de Raphaël Pucci et devenir archevêque. » Ce
qui eut lieu en effet , quoi([ue le commandeur
fût aussi étranger au métier de prêtre que pouvait
l'être un capitaine de guerre, qui toute sa vie n'avait
fait que piller, voler, violer ou égorger.
.Vprès la célébration de la messe pontificale, Léon X
vint s'asseoir, suivant la coutume usitée lors des
élections, sur les chaises percées, alin de montrer
aux assistants les jjreuves de sa virilité; mais comme
il n'était pas entièrement débarrassé du mal de Na-
ples, le jeune diacre chargé de s'assurer par le con-
tact que le pape était bien réellement un homme,
refusa Je remplir son oflice et se retira au milieu
des diacres en donnant Jes marques d'effroi et de
dégoût. Il est nécessaire d'observer qu'à celte épo-
(jue on croyait que cette honteuse maladie se propa-
geait par un simple attouchement. Sa Sainteté fut
profondément affectée de cette circonstance, et pour
ne pas exposer ses successeurs à une semblable hu-
miliation, elle résolut d'abolir les épieuves des chai-
ses percées ; en effet, depuis le règne de Léon X ,
cette cérémonie cessa entièrement d'être pratiquée
dans l'intronisation des papes. Enfin un autre diacre
s'avança vers le saint-père , le revêtit de ses orne-
monts pontificaux, un cardinal replaça sur sa tête la
triple couronne, après quoi le saint-père donna sa
bénédiction au peuple et reprit le chemin du 'Vati-
can, où l'attendait un festin digne des LucuUus et
des Apicius. On compte que la dépense de cette
fêle se monta à plus de cent mille écus d'or.
Dès qu'il fut installé sur le saint-siège , Léon X
donna l'essor à ses goûts Je luxe et Je Jébauches ;
il appela à Rome les artistes et les écrivains Je l'I-
talie, et bientôt sa cour devint la plus brillante de
l'Europe. Toutefois on doit lui rendre cette justice
qu'il en bannit la débauche brutale pour la rempla-
cer par la galanterie, sorte de corruption moins
ignoble, et plus dangereuse, en ce qu'elle déprave
la société pour ainsi dire traîtreusement , sans qu'il
soit possible d'appeler sur elle la réprobation géné-
rale. La cour de Rome devint une école de maté-
rialisme et d'athéisme philosophique, du sein de la-
quelle un pontife-roi dirigea les affaires politiques
Je l'Église. D'abord Léon X songea à l'agrandisse-
ment de sa famille; il plaça son frère Pierre à la tête
du gouvernement de la Toscane, et réserva à son
autre frère, Julien le Magnifique, la couronne de
Xaples, qu'il était décidé à enlèvera Ferdinand V;
mais il ne fit rien païaîtie de ce dernier projet, vou-
lant attendre que les circonstances lui offrissent des
chances certaines de succès. Ensuite il s'occupa d'é-
tendre l'autorité du saint-siége et de lui conserver
son indépendance ; à cet effet il refusa de conclure
un tiaité avec FerJinanJ le Catlioli([uo, et pareille-
ment il ne voulut aJhérer à aucune proposition de
paix avec les Français, dans la crainte de les voir
rentrer de nouveau en Italie. Sa Sainteté ne ratifia
même qu'en partie les engagements pris avec les
LÉON X
^11
Suisses par son prédécesseur, parce qu'elle avait
reconnu l'inconvénient de faire la guerre avec des
soldats mercenaires qui se mutinaient dès qu'ils ne
touillaient ])as leur paye à jour lixe, ou qui s'enrô-
laient sous la banuière des ennemis s'ils trouvaient
une augmentation de solde. Le pape ne voulut [las
davantage se liguer avec Maximilien Sforce, duc de
Milan, qu'il regardait comme un fardeau pour le
saint-siége ; ni avec l'empereur, qui était un ami
inconstant et dangereux, et qui avait même déclaré,
depuis qu'il s'était vu obligé de renoncer à la pa-
pauté, que les États de l'Église appartenaient à l'empire
d'Occident, et que le destin l'avait désigné pour rendre
au titre d'empereur son ancienne splendeur; enfin le
saint-père refusaavec plus déraison encore de s'allier
avec les Vénitiens, qui avaient traité avec Louis XII.
Iséanmoins il envoya un ambassadeur nommé Cin-
thio à la cour de France, pour rassurer le roi sur
ses véritables intentions et pour protester des senti-
ments respectueux de la maison des Médicis pour
Louis XII; le légat était également chargé d'exposer
à Sa Majesté qu'à sou avènement au trône pontifical,
Léon X ayant trouvé le saint-siége engagé dans une
voie d'hostilité déclarée contre la Fiance, il serait
imprudent de changer immédiatement de poHtique ;
qu'eu conséquence il suppliait le roi de n'imputer à
aucun mauvais vouloir les dispositions qu'il était
contraint d'adopter pour traverser ses projets de
conquête sur le Milanais; qu'il le suppliait en outre
de ne point s'oilénser s'il l'exiiortait par un bref à
ne rien entreprendre contre l'Italie, sous peine d'a-
nathème, d'interdiction et de déposition; ce qui, au
dire de Ciiilliio, ne diminuerait on rien la constante
affection de Sa Sainteté pour sa personne. Il l'aver-
tissait charitablement qu'à sa sollicitation, Henri VIII
d'Angleterre préparait une descente en France; que
bien malgré lui , et pour obéir au sacré collège, le
pape se voyait contraint d'engager Maximilien I" à
attaquer ses frontières vers le Rhin, pendant que les
Suisses envahiraient la Bourgogne; qu'enfin il était
obligé de permettre à Ferdinand le Catholique de
poursuivre ses conquêtes dans la Navarre, attendu
que ce roi en avait acheté l'autorisation quarante-
deux mille écus d'or à son prédécesseur.
Sans s'inquiéter de ces menaces, les Français, sous
le commandement de Louis de ]a Trimouille, péné-
trèrent en Italie , se joignirent aux Vénitiens et re-
commencèrent les hostilités. Le Milanais fut recon-
quis pour la troisième fois; et Gènes passa encore
sous la domination de la France. Malheureusement
Anne de Bretagne vint entraver la marciie des af-
faires, et fit écrire à la Trimouille par l'imbécile mo-
narque « de ne point trop avancer en besogne. »
Voici en quels termes Mézerai s'explique à ce su-
jet « Le plus grand ennemi du roi était, sans con-
tredit, madame la reine, à cause de ses scrupules
de conscience ; plie l'accusait de vouloir sa damna-
tion en combattant les papes et en assemblant des
conciles contre eux; et comme elle lui rompait per-
pétuellement la tête de ses lamentations, le pauvre
sire n'avait d'autre moyen de ramener la paix dans
son intérieur que de suspendre la guerre au moment
oîi il était victorieux, et quand il était sur le point
de mettre le pape à la raison. >
Cette excessive condescendance de Louis XII pour
sa femme faillit lui coiîter la couronne, car les en-
nemis de ce prince attribuant l'inaction de son gé-
nérd à la faiblesse ou à un manque d'habileté, en
reprirent de l'audace. Les Suisses, (jui étaient à la
solde de Léon X, marchèrent contre les Français,
les taillèrent en pièces devant Novare, et c'est à peine
si la Trimouille put ramener en France (piel(|ues
milliers d'hoiimies. Presque au même instant l'Anjou
était cnvaiii par les Anglais, la Navarre par les Es-
])agnols, la Bourgogne ]jar une seconde armée de
Suisses, et les provinces limitrophes du Rhin par
Maximilien Sforce, duc de Milan.
Dans cette extrémité, le roi fut obligé d'avoir re-
cours à la clémence de Léon X ; il envoya immé-
diatement à Rome des ambassadeurs avec des lettres
patentes, scellées de son sceau, souscrites par lui et
expédiées de son mandement. A leur arrivée dans la
ville sainte, les envoyés de la France furent soumis
à un cérémonial des plus humiliants ; on les intro-
duisit dans le consistoire que présidait le pa|)e, re-
vêtu d'ornements étincelants d'or et de pierreries;
on les contraignit de se prosterner le front contre
terre, en présence des ambassadeurs des cours étran-
gères, des cardinaux et des nombreux officiers de
l'Église, et alors ils implorèrent avec humilité le par-
don de leur maître, promettant en son nom de ne
donner à l'ayi-enir aucune assistance aux ennemis du
siège apostohque, et de les combattre même à main
armée, sans fraude ni dissimulation. Ils déclarèrent
que le roi désapprouvait formellement le concile de
Pise, qu'il détestait les décisions arrêtées dans cette
assemblée de schismatiques et d'hérétiques, qu'il
s'engageait à poursuivre les prélats qui avaient fait
partie de cette assemblée, à les chasser de la ville de
Lyon, du royaume, et de toutes les terres ou sei-
gneuries placées sous sa dépendance , à les livrer
enfin à la sainte Inquisition s'il parvenait à les faire
prisonniers ; en outre, ils signèrent une adhésion au
concile de Latran , déclarant le reconnaître comme
seul régulier, et approuvant tous les décrets qu'il
avait déjà rendus ou qu'il rendrait par la suite.
Louis XII fit la paix avec Ferdinand V, en lui pro-
mettant sa fille Renée de France pour un de ses
petits fils et en lui abandonnant la Navarre; il ob-
tint l'évacuation des provinces rhénanes occupées par
Maximilien en lui abandonnant le Milanais; pour faire
cesser ses démêlés avec Henri VIII, comme il se
trouvait veuf d'Anne de Bretagne, morte depuis quel-
ques mois, il demanda en mariage la jeune Marie
d'Angleterre, qui lui fut accordée; quant aux Suisses,
avec de l'or il acheta leur neutralité. Ces arrange-
ments, qui mettaient fin aux o])éi'ations de la sainte
ligue, n'obtinrent pas l'approbation de Léon X, qui
s'était promis de prolonger la guerre entre les diffé-
rents princes,, afin que Louis XII, occupé à sa propre
défense, ne songeât pas à reparaître en armes au delà
des Alpes; et Sa Sainteté se disposait à ranimer les
discordes, à lever des troupes, et à lancer de nou-
veaux anathèmes contre la France , lorsqu'il reçut
la nouvelle de la mort du roi.
Il en résulta un moment de calme dont le pontife
profita pour continuer les travaux du synode de La-
tran. Sa Sainteté reçut dans une session solennelle
HISTOIRE DES PAPES
les Pères du concile de Pise, qui vinrent faire amende
honorable de leur conduite passée; les promoteurs
de ci-lte réunion, les cardinaux de Sainte-Croix et de
Saint-Séverin, furent obligés do coiuparaitre devant
le pape couverts des habits de simples prêtres, et
d'avouer quils avaient été justement dégradés par
Jules II, parce qu'un ecclésiastique ne devait jamais
s'élever contre le chef de l'Eglise.
Dans la même séance, Léon X lit publier le décret
relatif à liumiortalité de rame. « Nous ordonnons à
tous les philosophes ipii professent dans les univer-
sités, de combattre les sentiments et les doctrines
(\\xi s'écartent de la foi enseignée par l'Église, en
établissant que l'âme est mortelle comme le corps,
et que le monde est éternel. »
Martin Luther affirme dans ses ouvrage que Léon X
niait )iosilivement l'immortalité de l'âme; et qu'un
jour, après avoir écouté deux habiles docteurs qui
discutaient sur celte question fondamentale du dogme
chrétien, il termina la dissertation par cette singu-
hère conclusion : « Les raisons que vous donnez
pour l'affirmative me paraissent profondément pen-
sées; mais je préfère la négative, parce qu'elle est
déterminante pour nous engager à soigner notre
corps, et pour acquérir de l'embonpoint. »
On rendit dans l'assemblée de Lalran un nombre
considérable de décrets sur différents sujets de con-
troverse religieuse; ils oflVent trop peu d'intérêt pour
que nous les rapportions dans leurs détails. Au mi-
lieu des débats politiques, Léon X poursuivait ses
projets d'embellissements pour Rome et faisait con-
tinuer, sous la direction de Julien de San Gallo, la
construction de la célèbre basilique de Saint-Pierre,
dont les dessins avaient été faits sous le pontificat
précédent par François Lazzari Bramante, célèbre
architecte sorti des rangs du peuple, comme presque
tous les grands artistes.
On doit rendre cette justice à Jules II, qu'il savait
encourager les arts; et quoique les travaux qu'il com-
manda pendant son règne, aient eu pour résultat de
faire surgir des monuments inutiles aux hommes, il
n'en est pas moins vrai que ce fut à lui que Rome dut
l'exécution du projet formé par Nicolas 'V, d'élever à
la place de l'ancienne église de Saint-Pierre une ba-
silique qui n'eût jamais d'égale dans aucune ville du
monde. Bramante soumit à Sa Sainteté différents plans,
parmi lesquels s'en trouvait un représentant une ca-
thédrale avec deux corps d'églises et deux clochers;
ce fut ce plan qu'adopta le pape. II nous en reste
encore une médaille gravée par le fameux artiste Co-
rodasso. Des ouvriers au nombre de plus de huit
mille furent employés à la démolition de l'ancienne
basilique; Bramante jeta les fondements du nouveau
monument, et poussa les travaux avec une telle célé-
rité, qu'il était facile de comprendre que l'artiste
voulait avoir seul la gloire de mener à sa fin un pro-
jet gigantesque qui demandait la vie de plusieurs
hommes. Il renversa impitoyablement les colonnes
magnifiques de l'ancienne église , et les remplaça
par quatre grands arcs qui reposaient sur des mas-
sifs énormes; il détruisit les anciens tombeaux des
papes et les mosaïques précieuses qui les décoraient.
Hardi et ingénieux dans ses conceptions, Bramante
faisait les voûlei de son édifice en un seul jet, avec
une composition de chaux et de poussière de marbre
délayée dans de l'eau, de manière que les voûtes
paraissaient décorées de mosaïques représentant des
caissons et des rosaces.
Malheureusement ces grands ouvrages , exécutés
avec tant de précipitation, manquaient de solidité, et
les voûtes s'écroulèrent peu d'années après la mort
du célèbre arciiitecte. Ceux qui reprirent ces travaux
gigantesques, Julien de San tlallo, Peruzzi et Michel-
Ange, ne conservèrent que les arcs qui portaient le
tour du dôme, et firent disparaître toutes les autres
constructions.
Léon X continuait toujours à présider les séances
du concile de Latran ; à la dixième session se pré-
sentèrent deux faits remarquables : la publication
d'un décret en faveur du prêt à usure, et la promul-
gation d'une bulle contre la liberté de la presse. Dans
le premier décret, le saint-père décidait que les
monts-de-piélé ou bureaux de prêts sur nantisse-
ments étaient autorisés à prélever sur les malheu-
reux un intérêt plus fort que le taux ordinaire, à la
condition que ces établissements verseraient dans les
trésors du pape la moitié de leurs bénéfices; calcul
odieux et qui doit exciter d'autant plus l'indignation,
que, sous une apparence de philanthropie, il ache-
vait de dépouiller les pauvres de leurs dernières res-
sources. Dans le deuxième décret, le pontife, après
avoir énuraéré longuement les inconvénients qui ré-
sultaient pour la religion de ''ette fièvre d'instruction
qui s'était emparée des esprits, et que l'invention de
l'imprimerie tendait à propager, arrêtait dans sa sa-
gesse que les travaux des savants seraient soumis à
des censeurs, et qu'aucun livre ne pourrait être im-
primé qu'il n'eût reçu l'approljation du vicaire du
pape et du maître du sacré palais , pour les fidèles
qui habitaient les États de l'Église; et des évêques
diocésains ou des inquisiteurs de districts, pour les
autres pays; et cela, sous peine d'être excommuniés
et jugés comme hérétiques, c'est-à-dire d'être brûlés
vifsl Malgré les menaces de Léon X, celui que
de serviles historiens appellent le restaurateur des
lettres, et qui cherchait à épaissir les ténèbres qui
enveloppaient le monde , l'imprimerie triompha et
rien ne put maîtriser cette puissance qui venait briser
les trônes absolus et renverser les autels de la su-
perstition. Seulement les temps n'étaient pas venus
pour les peuples de s'affranchir entièrement de ce
joug odieux, et les papes ainsi que les rois devaient
encore peser sur les nations.
Sa Sainteté poursuivit ses projets d'agrandisse-
ment pour sa famille, et fit épouser à son frèi'e Ju-
lien la jeune princesse Philiberte de Savoi', sœur du
duc Charles et de Louise, mère de François I", qui
venait de succéder à Louis XII. Le nouveau monarque
profita de cette circonstance pour faire de nouvelles
tentatives auprès du saint-siége dans l'intérêt de ses
prétentions sur l'Italie, et il envoya à Léon X d-'ux
ambassadeurs, Guillaume Budé et Antoine Pallavi-
cini, seigneur milanais, sous prétexte de le compli-
menter sur le mariage de son frère; mais en réalité
pour lui proposer l'abandon du duché de Milan ni
échange d'une principauté pour Julien de Médicis.
qui serait composée des États de Parme, de Plai-
sance, de Modène et de Reggio, et dont le frère du
414
HISTOIRE DES PAPES
jiontifc soi-ait investi comme ft-udataire du sainl-
siiga. Cette proposition , quoique très-conforme aux
T.ies de Sa Sainteté, ne fut pas accueillie, parce que
déjà rem|>ereur Maximilien avait lait des otVrrs ]>lus
brillantes.
François 1", furieux de se voir éconduil et soiip-
çoKnant lexistence d"une nouvelle coalition contre
lui, résolut de surprendre ses ennemis avant qu'ils
se fussent réunis; il franchit les nioiils et pénétra
jusqu'aux portes de Milan avant que les armées du
jiape et de ses alliés eussent opéré leur jonction ; les
unisses seuls avaient eu le temps de descendre de
leurs montagnes et se trouvèrent prêts à disputer le
])assag« aux Français. Ils étaient au nombre de plus
de 'quarante mille, c'est-à-dire éfjaux en forces à leurs
eiinetnis; et ils avaient de plus que ceux-ci l'avantace
de <"ombattre dans un pays ami, et, en outre, ils étaient
animés par le souvenir de leur victoire de Novare.
Lorsque les Suisses se trouvèrent en face des Fran-
çais, ils firent une manœuvre habile pour les surpren-
dre avant qu'ils fussent rangés en bataille ; d'abord
ils chargèrent sur l'artillerie , qu'ils trouvèrent vi-
goureusement défendue, et qui leur lit essuyer une
grande perte d'hommes : ensuite ils lire t attaquer
les troupes de pied, et ils avaient déjà rompu les
premiers rangs, lorsque la cavalerie française ve-
nant à déboucher d'un ravin, tomba sur leurs ba-
taillons et en fit un carnage horrilde. De part et
d'autre on combattit toute la journée avec une fureur
égale; le lendemain la bataille recommença, et pen-
dant quatre heures encore la victoire resta indécise ;
enfin les Suisses, désespérant d'enfoncer l'ennemi
de front, eurent l'imprudence de changer leur ligne
de bataille pour l'attaquer en flanc, et laissèrent
entre leur aile gauche et le centre de l'aimée un
espace vide que les gendarmes français occupèrent
immédiatement. Le sort de la journée fut dé-
cidé; les Suisses, après des efforts prodigieux de
courage, laissèrent le champ de bataille au pouvoir
de leurs adversaires, et battirent en retraite après
avoir perdu quinze mille hommes ; la perte des
Français fut évaluée à cinq ou six mille soldats.
Cette victoire, qui depuis fut appelée la journée de
Marignan, rendit François I" maître du Milanais.
Maximilien Sforce fut contraint d'eu faire la cession
au vainqueur ; il obtint en échange une résidence en
France et une pension considérable. Un début aussi
brillant frappa l'Iialie dépouvante; Gènes se bâta
de faire sa soumission ; le pape lui-même envoya
une amljassade pour complimenter le jeune roi sur
un succès qui le remplissait de rage. François l",
vain et présomptueux comme le sont tous les rois,
se crut invincible, et négligeant les conseils des
hommes sages, il conclut un traité avec le nonce .
apostolique, et concéda de grands avantages à la fa-
mille des Médicis.
Par une nouvelle ruse, le pape ne parut pas em-
pressé de ratifier les engagements pris par son légat ;
et lorsqu'il s'y décida, ce fut sous la condition que
François I" se rendrait à Bologne pour discuter
avec lui de l'abolition de la pragmatique sanction ;
le roi accorda l'entrevue, et se rendit à la ville dési-
gnée'par le saint-père avec une escorte de six mille
lansquenets et de douze cents hommes d'armes. Le
pontife avait déjà jjris les devants et attendait Fran-
çois I"; de sorte qu'à son entrée dans Bologne le
roi fut reçu par vingt-quatre cardinaux, tous revêtus
de chapes rouges; ensuite on le conduisit, au son
des cloches et des instruments, au palais pontifical.
Léon X accueillit le jeune vainqueur avec cette poli-
tesse obséquieuse qui caractérise les prêtres de toutes
les époques, et l'accabla d'éloges outrés.
« Ce qui captiva le plus François I"', dit un chro-
niqueur, ce fut la manière gracieuse avec laquelle
Sa Sainteté disait la messe ; le monarque ne pouvait
pas se lasser de l'admirer pendant l'ultice, et il vou-
lut même lui servir de caudalaire, quoi qu'on pût
lui dire pour empêcher qu'il ne s'avilît à ce point. »
Aussi le pontife eut-il bon marché de son hôte; il
eut l'air de céder à ses sollicitations eu rendant au
duc de Ferrare les villes de Modènc et de Reggio,
dont le saint- siège revendiquait la possession; et en
retour il exigea que François I" abandonnât le duc
d'Urbin, son allié, dont les États étaient à la conve-
nance de Julien de Médicis, attendu que leur réu-
nion à ceux de Florence devaient lui constituer une
souveraineté, qui s'étendrait, depuis la mer de Tos-
cane jusqu'au golfe de 'N'enise ; enfin il arracha au
faible monarque la promesse d'abolir la pragmatique
sanction, sous la condition secrète que le pape lui
faciliterait les moyens de conquérir le royaume de
Naples après la mort de Ferdinand le Catholique.
Hamelot de la Houssaye laconte plusieurs aven-
tures scandaleuses sur quelcpies daines de la cour
qui avaient eu la permission de venir à Bologne pen-
dant l'entrevue des deux souverains, et entre autres
sur une des maîtresses du roi, nommée Marie Gau-
din, qui était d'une beauté remarquable. Il paraîtrait
que cette dame avait fixé l'attention de Sa Sainteté,
et que, par un accord entre François 1" et Léon X,
elle avait répondu à la passion du pape, qui lui
donna, comme souvenir, une bague de grand prix,
qui fut conservée précieusement dans la maison de
Sourdis, avec la dénomination de diamant Gaudin.
Le pontife et le roi de France se séparèrent satis-
faits l'un de l'autre, le premier parce qu'il avait
gagné un royaume à sa famille, le second parce qu'il
avait eu l'honneur de porter la queue de la robe du
pontife. Cet accord apparent entre les cours de
Rome et de France mécontenta si vivement l'empe-
reur Maximilien, qu'il se répandit en injures contre
Léon X, disant « qu'on ne pouvait attendre rien de
bon des papes, et que si celui-ci ne l'eût pas
trompé, il eût été le seul qui eût montré de la bonne
foi dejiuis saint Pierre. » 11 ne s'en tint pas à des
récriminations ; et pour se venger du saint-père, il
entra immédiatement en Italie, à la tète d'une puis-
sante armée qui remporta plusieurs avantages sur
les Français.
Sa Sainteté voyant que la fortune abandonnait ses
nouveaux alliés, se tourna du côté du plus fort, se
réconcilia secrètement avec l'empereur, et lui en-
voya deux cents hommes d'armes sous la conduite
de Marc-Antoine Colonna. Non-seulement le saint-
père refusa de fournir au connétable de Bourbon,
gouverneur du Milanais pour le roi, le secours de
cinq cents lances et de trois mille Suisses, ainsi
qu'il s'y était engagé, mais encore il poussa l'outre-
LEON X
415
cuidance jus([u"à l'aire servir ses troupes à ses projets
sur le duclu' d'Ui'bin dont il fit la conquête en vingt-
deux jouis. Puis, encouragé même par rinipunilé,
il forma une conspiration avec les bannis de Milan,
avec le cliancelier Moron et avec les Colonna, pour
faire de nouvelles vêpres siciliennes et égorger tous
les Français qui se trouvaient dans le duché. Fort
iieureuseiueut le connétable de Bourbon eut connais-
sance de ce complot, et il en instruisit immédiate-
ment le roi, en lui demandant l'autorisation de châ-
tier le pape. François I'''' répondit qu'il fallait
ramener Sa Sainteté par les voies de douceur, et ne
piint en venir à de fâcheuses extrémités.
(Jette réponse indigna tellement le connétable, qu'il
se démit sur l'heure de son commandement, et qu'il
écrivit au prince, « qu'il savait bien que des astro-
logues avaient prédit que Léon X ferait son frère Ju-
lien roi de Naple's, et son neveu Laurent duc do
Milan, mais qu'il n'avait jamais supposé que le roi
de France laisserait accomplir la prophétie, et sur-
tout qu'il servirait de marchepied aux Médicis pour
les élever sur ces trônes. »
Depuis ce moment, François I" fit tant de fautes,
qu'il semblait réellement qu'il prit plaisir à ruiner
ses alTaires pour renforcer le parti de ses ennemis.
Il autorisa le chancelier Duprat à régler avec Léon X
ce fameux concordat qui détruisait toutes les libertés
de l'Eglise gallicane; il consentit à l'abolition de la
pragmatique sanction, il rétablk le payement des
annates, non d'après la taxe ancienne, mais suivant
la valeur réelle des bénéfices ecclésiastiques, ce qui
augmentait encore les revenus du pape. En vain le
parlement de Paris, les chapitres, les universités, la
Sorbonne même, réclamèrent contre la violation des
élections canoniques, le monarque refusa de céder
aux représentations de ses sujets, et contraignit le
Parlement à enregistrer le concordat.
De son côté, Léon publia au concile de Latran une
bulle pour abroger la pragmatique, pièce extrême-
ment curieuse, à cause du ton superbe que le chef de
l'Église affecte dans son langage, et par les préten-
tions qu'il émet ouvertement sur la domination uni-
verselle, aussi bien temporelle que spirituelle de son
siège. Il déclare que les conciles sont inférieurs aux
papes; que tous les fidèles doivent avant tout obéis-
sance absolue au saint-siége; que le pape a le pou-
voir de bilTer et de lacérer tous les décrets rendus
par les assemblées ecclésiastiques, par les rois ou par
les parlements, en faveur de la pragmatique, et que
ceux qui refuseront de se conformer à son décret se-
ront excommuniés, déchus de leurs honneurs, de leurs
dignités, et que leurs terres seront mises en interdit.
A la dernière session du concile, Léon eut soin de
faire voter par ses cardinaux une imposition extraor-
dinaire de décimes, ijui fut prélevée sous prétexte
•d'une croisade contre les Turcs. Pendant que Sa
Sainteté était occupée à réparer le désordre de ses
finances avec les dépouilles des peuples, Ferdinand V
languissait sur un lit de douleur, atta([ué d'une hy-
dro)usie. Toujours fourbe et hypocrite jusque dans
les bras de la mort, le vieux roi se fit revêtir d'un
habit de moine pour feindre l'huraililé; enfin il ren-
dit à l'enfer son âme exécrable. Ce monstre avait
mérité le surnom de Gatholiq\ie à cause de sa cruauté
envers les hérétiques; sous son règne, l'Inquisition
condamna près de cent mille personnes qui avaient
le malheur d'être trop riches ou trop vertueu-ses; et
un historien ajoute que pour peindre ce tyran en
peu (le mots, il suffit de dire (|u'il avait l'âme de
Louis XI et le cœur de Néron.
Aju'ès la mort de Ferdinand 'V, le saint-père, au
lieu de remplir la promesse (ju'il avait faite à Fran-
çois I" relativement au royaume de Naples, en re-
vendiqua la possession pour sa famille ; et afin d'as-
surer le succès de ses projets, il investit solennelle-
ment son neveu Laurent de Médicis des Etals du duc
d'Urbin; il déposséda le cardinal Petrucci et ses deux
frères Borghèse et Fabius, de la ville de Sienne ; il
dépouilla plusieurs cardinaux de leurs biens; et enfin,
par sa tyrannie, il souleva contre lui une haine si
violente, que Petrucci et Bandinelli de Sauli voulu-
rent s'en servir pour organiser un complot contre sa
vie. Ils firent des ouvertures à plusieurs de leurs col-
lègues sur leur projet de se défaire du pape, et ga-
gnèrent même un médecin qui traitait Sa Sainteté
pour une fistule à l'anus, et qui avait promis de
l'empoisonner dans un clystère; malheureusement
Léon conçut quelques soupçons et changea de méde-
cin. Cette détermination fit craindre aux conjurés
une trahison, et plusieurs quittèrent Rome; mais
comme il n'en était rien, quelques-uns reprirent
courage, et Petrucci se détermina à poignarder
Léon X de sa main pour en finir.
Il eut le tort de s'en ouvrir à quelques cardinaux
et d'écrire aux autres conspirateurs pour convenir du
jour de l'exécution; le saint-père, prévenu à temps,
plaça des espions chez plusieurs de ses ennemis, in-
tercepta les correspondances, et eut bientôt entre
ses mains les fils du complot. Selon son habitude,
il dissimula pour se venger; il combla de caresses
les cardinaux qu'il redoutait le plus ; il rappela Ban-
dinelli à sa cour, et promit même de rétablir Petrucci
et sa famille dans la ville de Sienne; à cet elïet il
adressa à son ennemi un sauf-conduit pour qu'il vînt
discuter les conditions de sa réinstallation avec lui,
et jura sur l'Évangile qu'il n'avait à redouter aucune
tentative contre sa personne.
Petrucci tomba dans le piège et vint à Rome. Au
moment où il entra au Vatican, des shires l'étran-
o-lèrent; les autres conjurés qui étaient hors de la
ville sainte furent condamnés à l'exil, privés de leurs
biens et de leurs honneurs. Sa Sainteté pubha en-
suite qu'elle consentirait à recevoir en grâce ceux
qui offriraient au saint-siége une somme d'argent en
expiation de leur crime et en rapport avec l'énormité
du délit. Plusieurs cardinaux eurent l'imprudence
d'ajouter foi aux promesses du pape et vinrent pour
traiter de leur rançon; sans autre procédure, le sou-
verain pontife les fit arrêter; les uns furent empoi-
sonnés dans leurs caihots, les autres furent décapités,
quelques autres furent écartelés ; enfin le cruel Léon X
n'ayant voulu épargner aucune de ses victimes, il
en résulta qu'il fut obligé de faire une promotion de
trente et un cardinaux pour remplacer les vides qu'il
avait faits dans les rangs du sacré collège.
Ce n'était pas seulement en Italie (|ue le pape
trouvait une formidalde opposition; en Franco, tous
les gens de bien faisaient éclater leur indignation
4I(>
HISTOIRK DES l'Al'J'>
Le palais Médicis à Rome
cjnlre la bulle qui anéantissait la pragmatique sanc-
tion; le Parlement résistait ouverlenaent au roi et
r.'fusait d'enregistrer le concordat; l'Université de
Paris protestait avec la même vigueur, et le recteur
faisait afficher dans tons les carrefouis de la capi-
tale un mandement qui défendait aux libraires et aux
imprimeurs de distribuer ou d'imprimer un seul
exemplaire du concordat, sous peine d'être retranchés
du corps universitaire; bien plus, les docteurs se
réunirent en assemblée consultative et formulèrent
un acte d'appel à un futur concile, déclarant le sy-
n(jde de Latran un conciliabule de simoniaques. Ils
di-'crétèrent que le pape n'était ni impeccable ni infail-
ible, et qu'il était du devoir des fidèles de lui ré-
sister lorsqu'il commandait des actes injustes. Quel-
ques prédicateurs, animés parles mêmes sentiments,
tonnèrent dans leur chaire contre le pontife, contre
le chancelier Duprat et contre François I'', qu'ils
signalèrent comme un tyran exécrable, qui non con-
tent d'écraser la nation d'impôts, voulait encore op-
primer les consciences. Sa Majesté ordonna immé-
diatement au premier président Olivier de meltre en
jugement les prêtres qui osaient s'attaquer à la per-
sonne royale; mais la réprobation était telle contre
le lâche monarque, que le Parlement refusa d'obéir.
En Allemagne, en Espagne, en Angleterre, et
même en Suisse, on protesta avec plus de violence
encore contre les abus de la cour de Rome, et on
accusa publiquement Léon X d'être ambitieux, dé-
bauché et despote , plus que ne l'avaient jamais été
ses . prédécesseurs.
Sa Sainteté voyant grandir chaque jour la décon-
sidération qui s'attachait à la papauté, résolut de re-
lever l'éclat de la tiare en faisant de la cour ponti-
ficale la première cour du monde pour le luxe, la
splendeur et la magnificence. Mais des dépenses pro-
digieuses engloutirent bientôt les trésors amassés
dans les caves du Vatican ; et les ressources ordi-
naires devenant insuffisaates, Léon X fut obligé
d'avoir recours aux moyens extraordinaires; d'abord,
il exhuma l'ancienne taxe des crimes, dressée par
Jean XXII, qui était ensevelie dans les archives de
la chancellerie; il y changea quelques articles, en
ajouta d'autres, et la fit imprimer à une multitude
d'exemplaires qu'il répandit dans toute l'Europe,
afin de faire connaître aux chrétiens que le pape ven-
dait l'absolution du viol, de l'adultère, de l'inceste,
de la sodomie, de la bestialité ou de l'assassinat, et
que pour de l'argent il pardonnait tous les crimes,
même le parricide I 1 1
LEON X
417
Eusuile Sa SaliUcU'' publia une eroisaili' coiitro les
Turcs, alia de lever des décimes; ce dernier moyen,
qui avait été pour ses prédécesseurs la source de
bénéfices incroyables, ne lui réussit pas; le nonce
envoyé en Espaj:;uo lut lionteusement cliassé par le
cardinal Ximenès, régent du royaume. Les autres
agents disséminés dans les différents pays revinrent
également les mains vides.
Léon X comprit que ce moyen était usé et ipTil
devait trouver un nouvel expédient pour accélérer
des rentrées d'argent; ce qui devenait d'autant plus
urgent, ijue ses créanciers menaçaient de faire uh
grand scandale. C'est alors (ju'il organisa sur une
vaste échelle l'exploitation des indulgeilces ; dans
chaque province, il nomma des fermiers généraux
qui tenaient leurs com])loirs dans les églises ou dans
les monastères, et vendaient des indulgences [jOur
lis vivants et pour les trépassés; et afin que pas un
village ni un hameau n'échappât à sa rapacité, il lira
des couvents de l'ordre des dominicains des légijns
de moines qui parcouraient les villes et les champs
armés de ses bulles, et qui rançonnaient les habi-
Comptuir (l'Arcembold, délégué du saint-siégo, en Saxe,
pour la vente des indulgences
tants. Voici la teneur d'une de ces singulières formules d'abso-
lution délivrée par Arcembold, l'un des fermiers généraux de
Léon Xpour la Saxe : « ^ue Notre Seigneur Jésus-Christ vous
absolve par les mérites de sa passion ; moi, par son autorité
et par celle des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul,
et par celle de notre très-saint Père, je vous absous de toutes
les censures ecclésiastii]ues que vous pouvez avoir encourues,
de tous les péchés, délits ou excès que vous avez commis ou
que vous commettrez par la suite, quelque énormes qu'ils puis-
sent être; je vous fais participants à tous les mérites spirituels
qui sont ou qui seront acquis à l'Eglise militante ou à ses mem-
bres, et je vous rends aux saints sacrements, à l'unité des fidèles,
à la pureté de l'innocence, comme l'enfant nouveau- né qui vient
de recevoir le baptême, alin que la porte des peines de l'enler
141
418
ÎIISTOIUE DE. S PAPES
vous soit tevairi', l'I qui' lullos Ju juuadis dos di'lices
vous soient ouvertes à l'article de la mort. Amen ! >>
Ruile délivrée au nom do notre sainl-iièro le |>a])e.
Jeau Tetzcl, un autre buUisto qui opérait égale-
ment en Saxe, poussait l'impudence jusqu'à répan-
dre des circulaires obscènes, où il cncliérissait sur
ses collègues, afin d'accaparer les dupes; il entrait
dans les détails les plus cyniques sur les forfails
dont il pouvait absoudre, et terminait par celte siii-
^lière allocution : « Oui, mes frères, Sa Sainteté
m'a conféré un pouvoir si grand, que les portes du
ciel s'ouvriraient à ma voix , même devant un pé-
cheur qui aurait violé la sainte A'iergo el qui l'aurait
rendue mère. " Ce misérable suppôt du pape accor-
dait des indulgences appelées personnelles , moyen-
nant lesquelles un chrétien pouvait mériter quatre-
vingt-dix-neuf fois par an la rémission des crimes
de dix personnes à son choix. Il vendait la faculté
de pouvoir délivrer autant d'àraesdu ])urgatoire qu'on
pouvait entrer ou sortir de fois d'une église pendant
les vingt-quatre heures qui s'écoulaient entre le pre-
mier et le second jour du mois d'août de chaque an-
née. Pour une légère somme il diminuait quarante-
huit mille ans de peines dans le purgatoire à ceux qui
visitaient une église consacrée à saint Sébastien, et
quatre mille ans à ceux qui se rendaient à certaines
époques dans les basiliques dédiées à la ^'ierge; en-
fin il vendait pour une somme plus élevée le pouvoir
de contraindre la mère du Sauveur à venir en per-
sonne annoncer aux fidèles le jour et l'heure de leur
mort. Mais ce qui, sans contredit, rapportait le
plus d'argent au saint-siége, c'était une bulle en vertu
de laquelle Léon X avait décrété que les bandits
pourraient s'arranger avec les commissaires pontifi-
caux ou avec leurs délégués, en donnant une partie
de leurs vols, afin d'obtenir l'autorisation de jouir
en repos du fruit de leurs rapines. Sa Sainteté leur
accordait absolution pleine et entière , soit qu'ils
eussent spolié la veuve et l'orphelin , ou même ex-
torqué les biens des hospices et les legs pieux desti-
nés à doter les jeunes filles pauvres, soit encore qu'ils
se fussent emparés des héritages des familles à l'aide
de faux titres ou de faux testaments, soit enfin qu'ils
eussent pillé les biens des égUses et des monastères ;
le pape n'avait excepté que les vois commis au pré-
judice du saint-siége.
Les dominicains, porteurs des bulles apostoliques,
s'acquittaient à merveille de leur mission, et annon-
çaient aux fidèles qu'il valait mieux mourir de faim
en ce monde que de manquer l'occasion d'acheter
son salut éternel dans l'autre. Quant à eux, ils me-
naient joyeuse vie, passaient les journées à jouer
aux dés ou aux cartes, et les nuits à se gorger de vin
dans les lupanars publics. « Ces hâbleurs, ces cour-
tiers d'absolutions, de reliques et de rogations; ces
cafards, qui exploitent les visages des saints et les
images de l'Agneau ; ces fripons qui flattent les du-
pes pour voler les bourses et qui dépouillent les
simples jusqu'à la chemise, disait le fervent catholi-
que Olivier Maillard, je les ai entendus se vanter
d'avoir tiré des plus mauvais bourgs jus([u'à mille
écus pour les indulgences, sans compter cent écus
de pol-de-vin qu'ils avaient payés aux curés. »
Frère Thomas . que Florimond de Raymond cite
dans ses ouvrages comme un des plus saints et des
j)lus orthodoxes personnages du temps, exj)rimait
ainsi son opinion sur les buUistes dans ses sermons :
" Regardez ces voleurs envoyés par le pape, voyez
comme ils pipent le pauvre peuple; ils vont par
monts et par vaux dépouillant les simples de leur
dernière obole; et afin de les écorcher à leur aise,-
ils pactisent avec les prêtres. — " Nous portons des
u indulgences, disent-ils; curé, assemble tes ouail-
« les, nous les plumerons ensemble et nous ferons
« bonne chère à la barbe de ces imbéciles. » — Et
ces prêtres infâmes, ces curés concubinaires , ivro-
gnes et mercenaires, pour mieux remplir leur ventre
et pour nourrir leurs ribaudes, s'entendent avec ces
porteurs de bulles, extonpicnl, pillent et volent les
idiols qui ouvrent leurs bourses pour les âmes du
purgatoire. Ensuite ils prennent ensemble leurs ébats
et se disent : « Donnons-nous du bon temps, usons
« de la paillarde et faisons bombance; une bulle
« payera tout. » — 0 mon Dieu! qui pourrait ra-
conter les horreurs que ces dominicains commettent
dans cet odieux trafic des indulgences!... »
Cependant la mesure du scandale fut comblée; un
cri universel d'indignation se fit entendre contre le
saint-siége; de tous les côtés on attaqua le colosse
aux pieds d'argile ; des hommes courageux crièrent
aux peuples : « Arrachez-vous à la domination des
papes, de ces larrons éhoutés qui ont fait du temple
du Christ une caverne de voleurs. » Parmi les ré-
formateurs qui surgirent alors, un d'eux se fit re-
marquer par la hardiesse de ses déclamations , par
la mâle vigueur de son esprit, par la profondeur de
ses pensées, par son opiniâtre persévérance dans ses
luttes; il se mit à la tête du mouvement religieux,
et fit éclater le schisme qui devait disputer un jour
l'empire du monde à la papauté ; ce réformateur était
Martin Luther.
Cet infatigable ennemi des papes était né en Saxe,
le 10 novembre 1484, à Eisleben, dans le comté de
Mansfeld, d'une famille de pauvres ouvriers; son
père travaillait dans les mines, et lui-même l'aida
dans ses rudes travaux.
Bientôt le jeune Luther , cédant à une impulsion
surnaturelle, quitta le toit ]ialernel et vint à Eisenac,
où il suivit des cours publics. Matthieu Dresser dit
que le pauvre étudiant, dénué de ressources, travail-
lait avec ardeur toute la journée, et mendiait le soir
ou cherchait à exciter la compassion des fidèles en
chantant des cantiques. Enfin son énergie triompha
des obstacles; son aptitude au travail lui fit faire de
rapides progrès dans les sciences, et à l'âge de dix-
huit ans il put aspirer aux honneurs du doctorat.
Martin Luther était à la veille de passer ses exa-
mens pour sa réception dans le grade d'avocat, lors-
qu'un événement terrible changea sa destinée. Pen-
dant qu'il se promenait avec un de ses condisciples
f(ui suivait la même carrière , un orage éclata , et
la foudre vint frapper son ami à ses côtés. Cet acci-
dent agit puissamment sur sa jeuneimagination; ille
regarda comme un avertissement de Uieu.quilui or-
donnait de renoncer au monde. Dès le lendemain il se
fil admettre dans un cloître des .\ugustinsàErfurt, d'où
plus tard il fut envoyé à Wiltemberg pour étudier la
théologie. Dans cette dernière ville, ses talents le firent
LEON X
kl\t
choisir comme professeur. En 1510, Liitlier fut dé-
j)uté pour les alTaires de son ordre à la cour de
Jules II. « Je fus témoin de tant de scandales, dit-il
dans un de ses ouvrages , qu'à partir de ce jour, je
pris la résolution de travailler toute ma vie à la ruine
de la papauté et à la réforme des abus qui avaient été
introduits dans la religion par des |irètres cupides
ou par des pontifes dépravés. »
Une imagination ardente, un esprit nourri de pro-
fondes études, une éloquence naturelle que rendait
plus entraînante encore l'enthousiasme religieux, une
voix sonore, une poitrine infatigable, un caractère
impétueux, un corps r.)buste, tels étaient les prin-
cipaux traits qui caractérisaient l'apôtre de la réforme.
« C'est la trompette ou plutôt le tonnerre, disait Cal-
vin, c'est la foudre qui a tiré le monde de sa léthar-
gie. Ce n'était pas Luther qui parlait, mais Dieu
lui-même qui foudroyait le pape, les cardinaux, les
évêques et l'infâme clergé catholique par sa liouche. >^
Voici comment Luther emboucha la trompette
d'alarme contre la cour de Rome à son retour de la
ville sainte :
« Peuples, écoutez! Je viens au nom du Très-
Haut signaler à votre exécration le pontife abomi-
nable qui vous pressure; je viens au nom de Jésus-
Clirist vous commander de ne lui faire aucune merci,
de lui enfoncer un poignard dans le sein, et de trai-
ter tous ses adhérents comme des brigands, qu'ils
soient rois ou empereurs. Ah ! si j'étais chef de 1 em-
pire, j'aurais bien vite fait un ballot du pape et de
ses cardinaux, pour les jeter tous ensemble dans le
Tibre. Ce bain les guérirait des maladies honteuses
qui les rongent; j'y engage ma parole, et je donne
notre Sauveur pour caution.... »
Ce début annonçait pour l'avenir une lutte achar-
née, qui fut soutenue de part et d'autre, par les prê-
tres catholiques comme par les réformateurs, avec
une opiniâtreté dont jusqu'alors on n'avait pas en-
core vu d'exemple. Luther, partant de ce principe ,
que Dieu seul avait le droit d'imposer des lois aux
hommes, attaquait le pouvoir monstrueux que s'é-
taient attribué les papes en se déclarant infaillibles ;
il mettait au grand jour les rouages de leur politi-
que ; il arrachait de leur visage le masque d'hypo-
crisie et d'imposture qui avait dérobé aux yeux des
lidèles les hideuses rides que les débauches avaient
empreintes sur leurs fronts : il tonnait contre la pa-
resse, et appelait la réprobation sur les légions de
moinesquicouvraient l'Italie, la France, l'Angleterre,
la Suisse et l'Allemagne. Dédaignant toutes les formes
apprêtées du langage, Luther se lit une éloquence
populaire, employant très-souvent des expressions
vulgaires, triviales et même cyniques, qui avaient
l'avantage de rendre parfaitement ses idées et d'é-
mouvoir les masses. Du reste, on ne doit pas oublier
que ce langage âpre, mordant, incisif, était celui qui
convenait le mieux à son auditoire, et que le réfor-
mateurne faisait que suivre la méthode des plus cé-
lèbres prédicateurs de l'époque.
Nous citerons même quelques passages des ser-
mons du cordelier Thomas et d'Olivier Maillard,
deux saints et ortliodoxes ecclésiastiques du temps,
afin de donner une idée exacte des mœurs du clergé
et de l'indignation qu'en ressentaient les hommes
vertui'ux. " .... Juscpies à quand serons-nous scan-
dalisés par vos adultères et par vos incestes, prêtres
indignes':' s'écriait le moine Thomas sur le jubé de
la cathédrale de Bordeaux ; quand donc cesserez-
vous de remplir vos gros ventres de volailles et do
vins fumeux ? Quand cesserez-vous de voler l'argent
du pauvre monde, d'avoir la ribaudo dans votre lit,
la grosse mule à l'étable, le tout par le méiite du
goupillon, par la grâce du crucifix et pour avoir pris
la peine de dire : « Dominus vobiscum ? »
« Je sais bien que vous répondrez qu'il vous im-
porte peu que les pauvres tombent de faim à vos
portes; cependant, n'avez-vous point honte de vendre,
les sacrements, et de dévorer les biens des veuves et
des orphelins, sous prétexte de soulager les âmes du
purgatoire ? Malédiction sur vous, ministres de Sa-
tan, quiséduisezlesjeunes filles et les femmes mariées,
et qui apprenez d'elles à la confession les moyens de
les entraîner au péché ! Malédiction survous, prêtres
de Lucifer, qui osez vous servir de l'ascendant que
vous donne votre caractère sur des esprits crédules,
pour initier les adolescents à de sales voluptés !
Honte sur vous, qui faites de vos presbytères des
maisons d'infamie, où vous élevez de jeunes filles et
de jeunes garçons à pot et cuillère! Honte survous,
qui ne craignez pas de montrer à vos amis les mys-
tères de ces nouveaux sérails, et de vous gorger avec
eux de vins, de viandes et de luxure ! N'ai-je pas
entendu de mes oreilles le curé Jacques se vanter
devant une société d'infâmes ecclésiastiques, de jouer,
de jurer, de boire et de forniquer avec filles ou
garçons mieux qu'aucun d'eux?... «
Maillard, qui avait été le prédicateur de Louis XI,
tonnait avec encore plus de force contre les désordres
des prêtres. <> Je vois, disait-il, des abbés, des prê-
tres, des moines et même des prélats, entasser tré-
sors sur trésors, accumuler les prébendes et les bé-
néfices, et piper les chrétiens comme des tireurs de
laine. Je vois la soutane, le froc et le pallium entrer
dans les lupanars de jour et de nuit pour y faire la
débauche. Des chanoines ou des clercs élevés en di-
gnités dirigent eux-mêmes ces lieux de prostitution;
ils y vendent du vin et tiennent à gages des soute-
neurs de filles. J'en vois d'autres qui se promènent
insolemment déguisés en soldats, ou bien ipii s'ha-
billent comme des petits-:iiaîlres, la barbe à la mode,
et conduisent sous leurs bras des filles d'amour. Je
connais un évêque qui chaque soir se fait servir à
souper par de jeunes filles entièrement nues, vierges
ou non, pour se mettre en appétit ; j'en sais un au-
tre qui tient un sérail de petites filles encore dans
l'enfance, qu'il appelle des prostituées en mue; et
chaque fois que le prélat a besoin d'elles pour de iiou-
teuses voluptés, il secoue sa bourse pleine d'argent,
au son duquel son troupeau s'empresse d'accourir.
« Cependant, si abominables que soient toutes ces
choses, il en existe d'autres encore plus infâmes. Les
évêques ne donnent plus les bénéfices vacants que
par la voie des femmes, c'est-à-dire lorsque la mère,
les sœurs, les nièces et les cousines du candidat en
ont payé le prix avec leur honneur.
« Parlez, évêques et prêtres infâmes, l'ICvangile
dit-il : Bienheureux les simoniaques ! bienheureux les
concubinaires! bienheureux les ivrognes et les sou-
^20
IIISTOIUE DKS PAl'ES
toncurs lie filles ! bienheureux les enlreHietleurs qui
gagnent les ordres en rendant de sales services '/Allez
au diable, iufànies! A l'heure <le votre mort, oserez -
vous bien vous présenter devant le Christ, ivres de
vin, et tenant à la main l'or que vous aurez volé, et
sous le bras les prostituées que vous avez hantées,
ou vos servantes maîtresses, ou vos nièces, qui sont
le plus souvent vos bâtardes et vos concubines,
ou les lilles à qui vous laites gai^ner leur dot par
votre impureté, ou les mères à ([ui vous avez acheté
la virginité de leurs lilles? Allez à tous les diables,
cohortes de larrons et de paillards !
•• Je sais qu'en flétrissant vos crimes, je cours
risque d'être assassiné, comme il est déjà arrivé ;i
ceux qui ont vouhi réformer les chapitres et les mo-
nastères ; mais la crainte de vos poignards n'enchaî-
nera pas ma langue et n'arrêtera pas les élans de
mon indignation; je dirai toute la vérité. Paraissez
donc, femmes qui abandonnez vos corpsà messieurs
de l'oflicialité, aux moines, aux prêtres et aux évo-
ques. Paraissez, vous qui portez des chaînes et des
robes à queue, et ([ui dites quand je blâme votre
luxe : « Mon père, nous avons vu d'autres femmes
i' encore mieux parées que nous ne le sommes, et
" elles ne sont ni plus riches ni plus nobles que
« nous. Du reste, quand nous n'avons pas assez
" d'argent, les prélats nous en donnent autant que
>< nous en méritons à la sueur de notre corps. »
« Paraissez, ivrognesses, voleuses, prêtresses de
Vénus, qui osez dire : « Si un prêtre me fait un
•■ enfant, je ne serai pas la seule. » — Paraissez,
nonnes et béguines, qui peuplez les citernes et les
viviers des couvents de cadavres de nouveau-nés.
Quelles effroyables accusations n'entendrions-nous
pas si tous ces enfants, jetés aux cabinets ou dans
les puits, pouvaient nommer leurs bourreaux ou leurs
pères? Est-ce que la pluie de feu qui dévora jadis
les villes de Sodome et de Gomorrhe ne tombera pas
sur ces couvents ? Est-ce ([ue tous ces piètres et ces
évoques ne seront pas engloutis comme Coré,Dathan
et Abiron? Si, mes frères; le temps approche où
Dieu fera justice de toute cette engeance de pares-
seux, de chiens muets, d'ignares, de courtisans, de
paillards, de voleurs et de meurtriers. »
Ces textes nous montrent où en était l'éloquence
sacrée à cette époque, et nous prouvent que le ré-
formateur devait nécessairement employer un lan-
gage énergique en harmonie avec l'éducation de ses
auditeurs.
Dans les premières années de son professorat, Lu-
ther lit paraître des thèses contraires aux croyances
reçues dans l'Église sur la pénitence, sur le purga-
toire et sur les indulgences; Jean Tetzel, le grand
inijuisiteur de Saxe, qui recevait sa part dans le pro-
duit des indulgences, prit naturellement la défense
du paje. publia à Francfort un libelle contre le ré-
formattm-, et brûla publiquement les thèses de Lu-
ther. A son tour, Martin Luther, qui se sentait ap-
puyé par l'académie de Wittemberg et par l'électeur
de Saxe, usa de représailles et brûla le libelle de son
adversaire. Aussitôt les dominicains se rangèrent du
parti de l'inquisiteur, et firent plusieurs tentatives
pour faire assassiner leur ennemi. Gomme il était sur
ses gardes, ils durent renoncer à ce projet, et se con-
tentèrent d'écrire à Uorao pour supplier Léon X de
faire comparaître l'hérétique à son tribunal. Le pape
manda immédiatement à l'électevu'de Saxe ([u'il vou-
lait interroger Martin Luther sur ses doctrines, et
(|u'il le priait de le mettre entre les mains du car-
dinal tjaëtan, son légat on Allemagne.
L'électeur répondit qu'il no consentait pas à la de-
mande du saint-père , attendu que le réformateur
pouvait être interrogé dans sa patrie aussi bien tpi'à
Home. Léon X, obligé di! désigner une ville des
Etats d'Allemagne pour faire instruire le procès de
son redoutable adversaire , arrêta son choix sur celle
d'Augsbourg, et envoya dans celte cité les plus sa-
vants docteurs de sa cour pour assister son légat.
Luther ne recula pas devant une occasion aussi
solennelle de professer sa doctrine ; il eut soin seu-
lement de se munir d'un sauf-conduit de l'empereur,
et il se rendit à Augsbourg. Dès le lendemain de son
arrivée, le tribunal ouvrit ses séances sous la prési-
dence du cardinal Gaétan ; d'abord on chercha à le
séduire par des offres brillantes, on lui proposa des
honneurs et des richesses, s'il voulait abandonner
ses croyances; ensuite, comme il paraissait inacces-
sible à la séduction, on chercha dans une autre séance
à l'intimider par des menaces, et on le somma d'ab-
jurer ses erreurs, sous peine des plus effroyables
tourments. Luther protesta de l'orthodoxie de ses
croyances ; il prouva que ses paroles et ses senti-
ments étaient l'explication simple et naturelle des
textes des Ecritures et des livres saints, et rejeta sur
les abominations du saint-siége les causes du scan-
dale qui affligeait la chrétienté.
Une telle résistance convainquit le légat qu'il ne lui
restait qu'une chose à faire pour éteindre le schisme:
c'était l'arrestation de Luther. Heureusement celui-ci
se rappela le sort de Jean Hus et de Jérôme de
Piague, arrêtés au mépris du droit des gens, con-
damnés et brûlés vifs ; il s'enfuit d'Augsbourg et
évita le bûcher.
Toutefois la méchanceté de ses ennemis , loin de
l'intimider, augmenta son audace; il continua la
guerre contre la papauté avec une énergie nouvelle,
il consacra tous ses jours à des prédications et toutes
ses nuits h des travaux contre le saint-siége; sa pro-
digieuse é .mdité multiplia sa pensée sous toutes les
formes, et d inonda l'Europe entière de ses ser-i
mons, de ses brochures, de ses ouvrages.
Ulrich Zwingle , curé de Zurich, enhardi par
l'exemple de Luther, prêcha de son côté, en Suisse,
sur les vœux monastiques, sur les saints, sur la
hiérarchie ecclésiastique , sur le despotisme ponti-
fical, sur les sacrements et particulièrement sur celui
de la pénitence, et il attaqua même la présence réelle
de Dieu dans l'Eucharistie, dogme qui, le mit plus
tard en dissidence avec le réformateur allemand. Ce
fut au milieu de ces circonstances qu'arriva en Suisse
un capucin milanais, appelé frère Sanchu, chargé de
vendre des indulgences : en dépit des prédications
véhémentes de Zwingle, ce religieux trouva encore
des dupes, tant la superstition était enracinée dans
les esprits ; il rapporta de sa tournée plus de cent
vingt mille ducats.
Cependant les Suisses ne furent pas longtemps à
revenir de leur engouement pour les grâces spiri-
LKON X
,21
rfiic//o". i.c/t,;rc;i se.
Les exécutions sommaires ordomiées par le cruel Christiern à Stockholm
luelles, et ils se prirent à regretter l'or que I;i cour
romaine avait arraclié à leur crédulité.
De tous côtés, les indulgences étaient un objet
de scandale pour les lidèles; mais qu'iraiwrtait à
Léon X le blâme des gens vertueux? Il lui fallait de
l'or pour ses goiits désordonnés de luxe; il lui en
fallait pour ses intrigues politiques; il lui en fallait
pour SCS débauclies, et la vente des absolutions était
un véritaljle l'actole qui cbarriait dans ses trésors
tout l'or de la chrétienté; seulement, comme il re-
doutait que les prédications des réformateurs no
vinssent à arrêter dans ((uekpie pays l'enthousiasme
pour les indulgences, il publia un nouveau décret
portant (pie l'Église romaine était la mère de toutes
les P^glises; que le souverain pontife, en sa qualité
tle successeur de saint Pierre et de vicaire de Jésus-
Glnist, avait le pouvoir irrécusable de remettre, en
veitii de ses clés, la coulpe et la p.eine des péchés;
(pi'il remettait la cnulpe par le sacrement de pér..-
ti'nrc, et la peine Icnipijreilc [lav le moyeu des indiil-
<iâ2
HISTOIRE DES l'Al'KS
^■uces, i-eprvsiBiitant la surabondance des mérites de
•lèsus-Glirist et des saints. Le pape ajoutait que la
croyance à ces articles était indispensable pour êlre
clii-ètien orthodoxe, et que ceux qui croiraient ou en-
seigneraient une doctrine coiilraii-e seraient rctran-
iliés de h communion de l'Eglise calliolique; il les
déclarait anatlu'-inatisés et il les déférait, comme hé-
rétiques, aux inquisiteurs, ainsi que tous leurs adhé-
rents ou ceux qui leur accorderaient asile et protec-
tion, pour êtie condamnés et brûlés vifs.
Ce décret maladroit eut un elïet bien dift'érent de
celui que Léon X en attendait; une réprobation i,'é-
nérale accueillit les bulles do la cour romaine. Luther
publia un libelle terrible contre le pape; il attaqua
l'infaillibilité pontilicale, et prouva que les succes-
seurs de r.\p6lre n'étaient point exempts des imper-
fections communes, puisque saint Pierre lui-même
avait erré et avait été réprimandé par saint Paul de
ce qu'il faisait abus de son autorité et opprimait les
lidèles; qu'ainsi il appelait de toutes les poursuites
de Léon X à un concile général légitimement assem-
blé et représentant l'Eglise universelle ; il protestait
également contre toutes les excommunications, inter-
dits ou dispositions, jus(ju'au jugement prononcé
par les Pères.
Malgré la violence des attaques de Lutlier, l'aveu-
glement était tel à la cour de Léon X, que personne
ne s'occupa de répondre au réformateur; Sa Sainteté
ne changea même rien à sa manière d'agir, et pour-
suivit ses projets d'agrandissement pour sa famille.
Julien de ^lédicis venait de mourir à Florence des
suites d'une maladie qu'il avait gagnée dans les
camps, et ne laissait pour héritier de son immense
fortune qu'un bâtard appelé Hippolyte; le pape le
iit venir immédiatement à Rome et l'éleva dans le
palais pontilical comme un fils de roi. Quant à Lau-
rent de Médicis, son neveu, il l'envoya à la cour de
François I", pour épouser la jeune Madeleine de la
Tour d'Auvergne, ainsi qu'il avait été convenu entre
Sa Sainteté et le roi de France, lors des traités de
Fribourg et de \oyon.
Ce mariage, qui devait être si funeste à la France,
puisque de l'union des deux époux naquit l'infâme
Githerine de Médicis, fut célébré à Paris par de
grandes réjouissances que le pauvre peuple paya,
suivant l'habitude. Neuf mois après, Madeleine de
la Tour d'Auvergne mourut en donnant le jour à une
lille qu'on norami Catherine; Laurent de Médicis ne
survécut que peu de jouis à sa femme, et expira le
•28 avril 1519. Cette mort affligea profondément le
pontife, qui se trouvait ainsi le seul descendant légi-
time en hgne masculine de la "branche aînée des
Médicis, et qui se voyait contraint de renoncer à ses
espérances de conquêtes et d'agrandissement.
Dieu s'était joué des calculs de l'ambitieux Léon,
et avait permis que de cette puissante famille des
Médicis il ne restât que des rejetons de la branche
cadette, que le pape exécrait, et quelques bâtards de
la branche ainée. Cet affreux accident était d'autant
plus terrible pour Sa Sainteté , qu'elle était à la
vaille de recueillir les fruits de sa politique, et qu'elle
voyait une couronne impériale, le but constant de tous
ses eflbrts et de tant d'années de fourberies, échap-
per à sa famille, au moment oi'i elle u'av^'t plus qu'à
étendre la nuiiu pour la prendre et la placer sur le
front d'un Médicis.
Maximilien I" venait de mourir à W'els, près de
Lintz, en Autriche, sans héritier mâle, son (ils Phi-
lippe étant mort quelques années auparavant; et sa
succession allait se trouver disputée par dilTérenls
compétiteurs.
Les rois de France et d'Espagne se mirent les
premiers sur les rangs, et cherchèrent à gagner les
électeurs à leur cause en promettant des avantages
considérables. Mais Léon, qui redoutait également
ces deux princes, dont la puissance menaçiiit la
sienne et pouvait détruire sa prépondérance en Ita-
lie, Charles possédant déjà le royaume de Naples, et
François I" le duché de Milan, délcrniina par ses
conseils les électeurs, qui eux-mêmes ne se sentaient
bien disposés ni pour le roi de France ni pour le
roi d'Espagne, quoique ce dernier fût de race alle-
mande et qu'il eût des terres en Autriche, à porter
leurs suffrages sur Frédéric, duc de Saxe, le plus
ardent protecteur de Luther. Ce prince, qui avait
été initié par le grand réformateur aux théories su-
blimes du gouvernement républicain, refusa le trône
qui lui était offert; il prononça un magnifique dis-
cours dans l'assemblée des électeurs, et chercha à
démontrer que les peuples n'avaient pas besoin de
maîtres, et que l'Allemagne devait se former en Ré-
publique. Malheureusement les idées de progrès
n'avaient pas encore suffisamment pénétré les es-
prits, et Frédéric dut renoncer à l'espoir de faire
partager ses opinions aux électeurs. Alors il se pro-
nonça entre les deux candidats, et déclara que si
l'Allemagne devait choisir un empereur, il était pré-
férable de prendre l'archiduc Charles, roi d'Espagne,
petit-fils de Maximilien, et de rejeier le roi de France,
que son despotisme et son luxe rendaient un véri-
table fléau pour les peuples; en outre, il fit décréter
qu'on ne donnerait la couronne à Charles d'Espagne
qu'après avoir limité sa puissance. Jusqu'à cette
époque, les États n'avaient exigé du chef suprême
do l'empire qu'une promesse vague et générale de
maintenir les privilèges du corps germanique; celte
fois, avant de se prononcer pour le roi d'Espagne, ils
firent signer à ses ambassadeurs une capitulation que
le prince s'empressa de confirmer; ensuite il lut
proclamé empereur sous le nom de Charles-Quint.
Sa Sainteté n'ayant pu empêcher l'élection, voulut
au moins faire oublier l'opposition qu'elle avait faite
contre le roi d'Espagne; elle envoya une ambassade
au jeune empereur, et lui fit demander son amitié et
son appui pour l'aider à éteindre la nouvelle hérésie
qui avait envahi toute l'Allemagne. Le pape l'engagea
également à envoyer des secours au cruel Christiern,
roi de Danemark, beau-frère de Charles-Quint, pour
soumettre les Suédois , qui avaient eu l'audace de
battre les troupes de leurs ennemis et de chasser
Trolle, archevêque d'Upsal, qui avait voulu les vendre
à Christiern. Cette audace des Suédois et surtout
l'or du roi de Danemark avaient déterminé le saint-
père à fulminer une bulle d'excommunication contre
eux. Christiern se sentant appuyé par une telle au-
torité, rassembla alors de nouvelles troupes et vint
mettre le siège devant Stockholm; mais il éprouva
une résistance encore plus vigoureuse que la pre-
LÉON X
423
luière fois; Sténon Sture, adminislrateur des Etals
du Suède, défit son armée et lu chassa liontcusemenl
(lu territoire.
Une troisième fois, grâce aux secours en hommes
et en argent que lui envoya Gharles-Quint, le roi de
Danemark se vit en état de reprendre les hostilités ;
au lieu de s'exposer à la chance des combats, il sui-
; vit les conseils des nonces apostoliques qui l'accom-
pas^naient, et eut recours à la perfidie, l'arme ordi-
naire des rois ; il fit demander une entrevue à Sténon
Sture, et promit do s'y présenter presque seul, si on
voulait lui donner des otages qu'il désigna lui-même,
it parmi lesquels se trouvait Gustave Wasa. La pro-
[losition de Christiern fut acceptée. Dès que le mo-
narque félon eut entre ses mains les otages, qui tous
appartenaient aux premières familles de Suède, il les
Ht garrotter, et envoya dire à l'administrateur des
Etats qu'il eût à rendre Stockholm, s'il ne voulait
que ses prisonniers fussent pendus en vue de la ville ;
pour appuyer celte menace, il fit avancer ses troupes
et poussa le siège de la capitale avec vigueur. Les
Suédois opposèrent d'abord un courage supérieur à
celui de leurs ennemis, et leur firent essuyer des
]iertes terribles ; mais ensuite l'héro'ique Sténon
Sture ayant été tué dans une sortie, le décourage-
ment remplaça l'enthousiasme, et la place capitula.
Christiern fit son entrée dans Stockholm en triom-
])hateur, et traînant à sa suite les infortunés dont il
s'était traîtreusement emparé; le lendemain, il con-
voqua en assemblée les prélats et les sénateurs, se
fit reconnaître par un acte authentique roi héréditaire
<le Suède, et se fit couronner solennellement par
l'infâme TroUe. Après la cérémonie du sacre, il
donna aux chefs de son armée des fêtes qui durèrent
un mois entier, et pendant lesquelles tous les offi-
ciers et les soldats de son armée eurent permission
de violer les filles et les femmes des Suédois.
Comme de semblables désordres ne pouvaient
mancjuer de soulever la population, les nonces du
pape et l'archevêque conseillèrent au roi, pour
effrayer les citoyens, un acte de barbarie atroce ;
c'était tout simplement de massacrer la noblesse et
la bourgeoisie. Les nonces, le prélat Trolle, le con-
fesseur du roi et son barbier, proposèrent différents
moyens d'exécution ; l'avis du barbier prévalut, et
voici de quelle manière le prince organisa son odieux
coup d'Etat. En vertu de la bulle d'excommunication
fulminée par Léon X, toute la Suède étant déclarée
hérétique, le roi dressa une liste de proscription de
tous ceux dont il redoutait l'inlluence sur les masses,
et sous prétexte d'obéir aux ordres du pape, il les fit
arrêter et juger sur l'heure même par une commission
de prêtres et d'inquisiteurs. Au jour fixé pour le sup-
plice, des soldats garnirent les rues de Stockholm et
empêchèrent les habitants de se montrer à leurs
portes ou à leurs fenêtres; les prisonniers furent
amenés sur la grande place, et quatre-vingt-quatorze
têtes de nobles tombèrent sous la hache du bour-
reau. Cette première boucherie n'était que le pré-
lude d'atrocités plus grandes ; le lendemain, on dressa
des potences, et un nombre double de bourgeois et
de nobles furent lancés dans l'éternité; le troisième
et le quatrième jour, les exécutions continuèrent ;
seulement les supplices étaient changés : le premier
jour on avait décapité, le deuxième on avait pendu,
le troisième on écorcha les patients, le ([uatrième on
les écartela, et le cinquième on les brûla vifs ; enfin,
lorsque la grande place fut encombrée de cadavres et
d'ossements, et fpie la population eut été décimée à
plus d'un cinquième de ses habitants, Christiern
(pùtta Stockholm pour visiter les autres villes de la
Suède, où se renouvelèrent les mêmes scènes de
barbarie. Partout il laissa des marques sanglantes de
sou passage, égorgeant les femmes, les enfants, les
vieillards, et jusqu'à ses séides eux-mêmes, lorsqu'ils
laissaient paraître des sentiments de pitié pour les
infortunés qu'ils étaient contraints de torturer.
Quelque épouvantables que soient ces exécutions
conseillées par la cour de Rome, elles n'approchent
pas, ni pour le nombre des victimes, ni pour les
raffinements dans les supplices, des cruautés exer-
cées dans le Mexique par les )irètres espagnols, qui
égorgeaient plusieurs millions d'Indiens au nom d'un
Dieu de paix, pour les convertir au catholicisme, et
cela en vertu d'une bulle de Sa Sainteté Léon X !
Pendant que les fanatiques et cruels E.spaguols
conquéraient un nouveau monde à la religion catho-
lique, les doctrines de Luther pi-éparaient l'émanci-
pation de l'Allemagne. Ce n'était pas seulement l'é-
lecteur de Saxe qui protégeait l'illustre réformateur;
il se trouvait soutenu par de puissants seigneurs,
par des généraux illustres, par des capitaines renom-
més, par les nobles, qui revendiquaient la possession
des biens dont les couvents et les églises s'étaient
emparés ; par les bourgeois et par les peuples, qui tous
étaient fatigués de voir leurs dépouilles passer dans
les mains des agents du pape ; chacun suivait avec
entliousiasme les prédications de Luther sur la li-
berté religieuse, sur le despotisme des évêques de
Rome, sur le faste de la cour pontificale, sur la cor-
ruption du clergé et sur les débordements des moines
et des nonnes.
Léon X comprit enfin, par les progrès rapides que
faisaient les idées i-éformatrices, que la lutte était sé-
rieuse, et qu'il n'avait pas un instant à perdre pour
arrêter le mal et frapper un grand coup ; alors il
écrivit à Gharles-Quint qu'il eiit à faire arrêter le
prédicateur Martin Luiher, pour être jugé et con-
damné par la sainte Inquisition. Mais la chose n'était
point aussi facile que le pape se l'était imaginé ;
l'empereur répondit qu'il serait imprudent à lui d'at-
tenter, sans motifs, à la liberté d'un citoyen en Alle-
magne ; qu'il n'en était pas de même en ce pays
qu'en Espagne ou en Italie; que d'ailleurs il n'avait
pas encore reçu la couronne impériale, et qu'il ne
pouvait en conséquence exercer aucune juridiction.
Il promit n'anmoins qu'aussitôt son couronnement
terminé, il convoquerait une diète générale pour ju-
ger le réformateur, et il s'engagea à le faire con-
damner et à le livrer aux officiers de rinijuisition.
Gharles-Quint pria le pape de fulminer préalable-
ment une nouvelle bulle d'anathème contre les doc-
trines de Luther, afin de frapper d'épouvante l'esprit
des seigneurs allemands, et pour rendre la condam-
nation encore plus certaine. Sa Sainteté suivit le
conseil de l'empereur, et publia la fameuse bulle qui
commence par ces paroles du psalmiste : « Levez-
vous, mon Dieu ! défendez votre cause ; repoussez les
lllSriUUK i)F,S PAPES
injures que l'insensé vous jette ! Punissez les blas-
phèmes de vos ennemis, et soyez favorable à nos
l'iières de vengeance, parce que les renards ravagent
la vigne dont vous avez élu le pressoir!... >.
Après cet e.xorde, le pape s'adressait aux apôtres
Pierre et Paul pour leur demander leur appui, et il
terminait par cette allocution aux fidèles : « Un hé-
rétique enragé nous déchire à belles dents et blas-
phème contre les saints pontifes nos prédécesseurs;
comme le serpent, il répand dans ses morsures le
venin de la calomnie; en sorte que les faibles, dont
il a aveuglé l'esprit par ses mensonges, ne veulent
plus croire à l'Évangile du Christ, et se sont rangés
du parti de ce novateur, ou plutôt se sont enrôlés
sous les bannières du diable; c'est pourquoi nous
avons Jugé qu'il importait au salut de la chrétienté
de condamner formellement quarante et une propo-
sitions tirées des écrits de ce réprouvé, comme étant
hérétiques, fausses, scandaleuses, contraires aux vé-
rités catholiques et capables de séduire les simples.
En conséquence nous défendons, sous peine d'ex-
communication et de privation dus sacrements, de
croire à ces propositions, de les soutenir, de les prê-
cher, et de tolérer que d'autres les enseignent direc-
tement et indirectement, en public ou en particulier,
tacitement ou en termes exprès; nous ordonnons
également de faire dans toutes les provinces une en-
tière et exacte perquisition des hvres qui les con-
tiennent, et de les briiler solennellement en présence
du clergé et devant tout le peuple, sous peine des
plus terribles censures de l'Église. » Dans sa bulle,
Léou X faisait la définition des propositions con-
damnées, et relatait, dans tous leurs détails, les
eflorts qu'il prétendait avoir faits pour ramener Lu-
ther à la véritable lumière et pour l'arracher de l'a-
bîme où il était plongé.
Celte bulle fut un sujet de controverses et de cri-
tiques de la part des hommes lettrés ou politiques
de l'Europe, non-seulement à cause de sa forme judi-
ciaire, mais encore pour son style obscur et prolixe ;
car Sa Sainteté n'avait pas craint de faire des phrases
qui contenaient plus de quatre cent cinquante mots.
Tout impuissant et ridicule qu'était le décret du
pape, le réformateur pénétra ses intentions, et dès
lors il ne garda plus de mesure dans ses prédica-
tions. Il se déchaîna contre le pontife et contre ses
adhérents ; il appela sur eux la malédiction des peu-
ples ; et non content de soulever l'Allemagne par sa
parole puissante, il inonda l'Europe entière de ses
écrits satiriques ; enfin, dans un prêche public, il
osa lacérer la bulle du saint-père; il l'appela une
exécrable production de l'Antéchrist; « et de même
que Satan m'excommunie, dit-il, je l'anathématise à
mon tour; et comme on brûle mes écrits à Rome, je
livre aux llarames les bulles et les décrétales de ce
prince des ténèbres ; et j'adjure tous les hommes de
me venir en aide pour jeter dans le même bûcher
Léon X et la chaire pontificale, a^ec tout le collège
des cardinaux. » En même temps il se fit apporter
un brasier et brûla la bulle du pape.
Ainsi, la démarche du saint-père n'eut d'autre ré-
sultat que de montrer aux nations ([uels immenses
progrès avait laits la réforme, puisqu'un simple moine
anéantissait pubhquement les bulles d'un pape, acte
d'une audace inouïe, et t(u'aucun empereur n'avait
jamais osé ac'coraplir.
Léon X cependant ne se regarda pas comme vaincu ;
Charles-Quint venait de convoquer une diète àWorms
LÉON X
425
Luther brûle solennellement la bulle du pape
pour faire condauinei Luther; et le légat Jérôme
Aléandre, chargé de soutenir l'accusation, avait pro-
mis de prendre les mesures telles, que leur ennemi,
dans aucun cas, condamné ou absous, ne pourrait
leur écliapper.
Malgré les supplications de ses disciples, qui tous
le conjuraient de ne point se rendre à Worms, l'in-
trépide réformateur persista à demander un sauf-
conduit à l'empereur, afin qu'il put comparaître de-
vant l'assemblée; et comme ses amis lui objeclaient
II
que les dangers qu'il avait déjà courus à AugsLour^'
devaient lui faire redouter une nouvelle trahison, il
répondit : " Quand je serais assuré de trouver à
Worms autant de démons (pi'on voit de tuiles siu-
les maisons, je suis résolu de les afiVonler. » Toute-
fois, il conse'ntit à ce que cent gentilslionunes, armés
de toutes pièces, lui servissent d'escorte. 11 entra
avec eux dans Worms, monté sur un char, et suivi
d'un prodigieux concours de peu])le que sa réputation
avait altiré. Dès le lendemain de son arrivée, l.i dit te
l'i2
420
HISTOIRE DKS PAl'KS
ouvrit ses séances, et le lt'i;;it roinniii procéda i"i l'in-
leri-ogatoiie île Luther. Celui-ci répoiulil à toutes les
questions avec une force de logique écrasante, s'a-
voua l'auteur des ouvras;es incriminés, et oflVit de
défendre ses opinions en conférence ]nibli(pie.
A cotte proïKisition, le cardinal Jérôme Aléandre
se récria ; il prétendit que le scandale était déjà assez
i;rand, que les débats devaient être secrels, et que
l'accusé n'aurait à parler que devant ses juges. Iju-
lUer répliqua qu'il était venu sans crainte au milieu
de ses ennemis, pour se justifier à la face du soleil
des accusations portées contre lui, et non pour dé-
fendre lâchement sa doctrine dans l'ombre et le mys-
tère. Kn vain le légat et Charles-Quint lui-même-
essayèi-ent de le gagner à la cause du pape, en lui
offrant d'énormes bénéfices, un évêché cl le chapeau
de cardinal ; tout fut inutile. Alors ils le firent met-
ti-eau ban de l'empire; et n'osant l'arrêter au milieu
d'une population enthousiaste pour la réforme, ni
attenter à sa vie, ils lui donnèrent vingt et un jours
pour sortir des Etats d'Allemagne. Cependant Lutlier
ne quitta pas sa patrie ; il se réfugia dans le château
de Warthourg, près d'Eisenac, où l'électeur Frédéric
le cacha neuf mois entiers.
L'empereur publia un édit dans lequel, après avoir
exposé qu'il était de l'iulérêt des rois de protéger
le catholicisme et d'étouffer les hérésies, il ajoutait
(pe «pour satisfaire à ses obligations envers Dieu
et envers le pape, du consentement des électeurs ,
des princes et des États de l'empire, et en exécution
de la bulle de Léon X, il déclarait et tenait IMarlin
Luther ])Our hérétique, et commandait qu'il !Yit re-
connu comme tel par tous les sujets placés sous son
obéissance; leur ordonnant, sous les peines les plus
sévères, de le saisir, de l'emprisonner et de pour-
suivre ses complices, adhérents et fauteurs : défen-
dant en outre d'imprimer, de transcrire, de lire ou de
garder aucun de ses livres ni les abrégés publiés en
diverses langues, et proscrivant pareillement les es-
tampes où le pape, les cardinaux et les prélats étaient
représentés avec des habits ridicules ou dans des
postures cyniques ; enfin, le prince faisait la défense
formelle d'imprimer aucun livre en matière de reli-
gion, sans qu'il eût été soumis préalablement à l'or-
dinaire ou censeur du saint -siège. »
Cet édit de Charles- Quint n'eut pas plus d'in-
lluence sur les esprits que la bulle de Léon X, et
ne ralentit pas un seul instant le progrès de la ré-
forme; bien plus, cette nouvelle persécution fit sur-
gir des milliers d'apôtres qui s'associèrent à la grande
œuvre de l'émancipation religieuse ; et bientôt le pa-
pisme eut à combattre des ennemis d'autant plus
redoutables, qu'ils avaient fait le sacrifice de leur vie
à la cause des peuples, et qu'ils étaient déterminés
à renverser le colosse pontifical, dussent-ils être
écrasés sous ses débris. Alors, de toutes parts le
clergé poussa un cri d'alarme ; de l'orient à l'occi-
dent, du nord au midi, les rois, les nobles, les moines,
les prêtres, les évêques, les cardinaux promenèrent
les torches du fanatisme, s'armèrent de poignards,
et se préparèrent à lutter contre l'ennemi qui mena-
çait de détruire pour jamais leur exécrable pouvoir.
Tous accusèrent le pontife de faiblesse, de pusillani-
mité, d'incapacité; tous lui reprochèrent sa vie fas-
tueuse de plaisirs nioiulains, de chasses, de sjiec-
tacles, de concerts, de baïupiels, de saturnales, tous
ajipelèienl les malédictions de Dieu sur le l)ape, qui
avait laissé la porte du saiicluaire ouverte aux enne-
n)is du catholicisme, et qui n'avait pas su défendre
l'édifice théocralique.
. En cela, Léon X n'élail point exemiil de blâme;
et l'énergie que Sa Sainteté avait déployée dans les
commencements de son pontiliiat s'était prodigieu-
sement modifiée de])uis la mort de son frère et de
son neveu. N'ayant plus à songer à l'agrandissement
de sa famille, le pape s'était occupé de ses plaisirs;
la cliasse surtout était, au rapport de Paul Jove, un
de ses exercices favoris ; il en connaissait les lois
mieux ([ue celles de l'Ecriturç. Il punissait du fouet,
dit l'historien, ceux qui par imprudence ou par ma-
ladresse laissaient échapper la bête; et il était d'une
humeur tellement violente lorsque la chasse n'avait
pas été heureuse, que ses mignons et ses maîtresses
n'osaient pas même lui jiarlcr. Mais ijuand ses coups
avaient atteint le gibier, quand Sa Sainteté avait tué
des cerfs de haute taille ou de vigoureux sangliers,
sa joie ressemblait à du délire, et jamais il ne lui
arriva, dans ces moments, de refuser les faveurs et
les bénéfices qu'on lui demandait.
Les nuits s'écoulaient en d'interminables festins,
où le luxe des lumières et du service de table sur-
passait tout ce qui existait dans les cours opulentes
de l'Europe et de l'Asie. Aucun eippercur, roi ou
pape, ne porta la recherche des mets aussi loin que
Léon X ; aussi obtenait-on les plus hauts emplois
pour l'invention d'un ragoût nouveau. Sa Sainteté
avaitf[uatre maîtres en bons morceaux occupésàcom-
poser des plats inconnus ; c'est à leurs soins que
l'humanité est redevable des saucisses farcies de fi-
lets de paon ; et en retour de cette utile invention les
fidèles n'avaient à payer que sept millions chaque
année pour la table du pape.
Dans les fêtes du Vatican, de nombreux bouffons
étaient chargés d'égayer les convives par des saillies
rimées, auxquelles Léon X répondait, afin de montrer
la verve de son esprit, cl luttait avec eux de cynisme
dans les mots et de frivolité dans les idées. De
jeunes filles et de beaux adolescents, vêtus des cos-
tumes orientaux, et experts dans l'art delà débauche,
avaient ordre de répondre aux caresses des conviés;
et presque toujours les festins se terminaient par des
orgies qui ne le cédaient en rien à celles des Borgia.
Néanmoins, au nîilieu de ses fêtes, le pontife
n'oubliait pas entièrement les intérêts du trône de
l'Église, et suivait la politique de ses prédéces-
seurs ; car, en même temps qu'il vendait à Fran-
çois I" l'autorisation de faire la conquête de Naples,
il demandait six mille ducats à Charles -Quint pour
lui accorder le droit de s intituler roi de Naples et
empereur d'Allemagne, malgré Its bulles des pon-
tifes qui avaient défendu la réunion des deux cou-
ronnes sur la même tête. Il poursuivit également ses
conquêtes dans la Romagne, emporta d'assaut les
villes de Modène et de Heggio, et songea à enlever
Ferrare, capitale des Ktats d'Alphonse d'Esté. Cette
dernière tentative échoua; un complot qu'il forma
pour faire assassiner le duc n'eut pas un meilleur
succès ; alors il eut recours aux foudres spirituelles, il
I.ÉON X
427
fulmina une sentence terrible d'anatlièrae contre Al-
phonse d'Esté, mit l'interdit .sur ses Etals, et ordonna
à ses généraux de recruter de nouvelles troupes pour
reprendre l'offensive et écraser son ennemi.
Déjà la guerre embrasait la liaute Italie ; d'un côté,
Charles-Quint, appuyé par les Anglais et par le pape,
réclamait la possession du duché de Milan comme
fief de l'empire, ainsi que le comté de Bourgogne,
qu'il prétendait avoir été frauduleusement réuni à la
France par Louis XI ; d'un autre côté, François I",
aidé des Suisses et des Vénitiens, demandait la res-
titution de la Navarre espagnole, et menaçait de faire
valoir ses prétentions sur Naples. ■Mais les Français,
inférieurs en nombre à leurs ennemis, éprouvèrent
plusieurs échecs et furent contraints d'abandonner
la plupart des villes qu'ils avaient récemment con-
quises, et de se retirer dans INlilan.
Cette nouvelle causa un tel saisissement de joie à
Léon X, affirment plusieurs chroniques du temps,
que le sang afflua au cœur et l'étouffa. D'après une
autre version, le saint-père mourut empoisonné ; du
reste, les historiens ne désignent pas les auteurs du
crime, et disent seulement que Charles-Quint sut
faire tourner cet événement à son profit. Néanmoins
le coup fut si prompt, qu'on ne put administrer le
viatique au saint-père; il mourut le 1" décembre
1521, âgé de quarante-(piatre ans, après avoir occupé
le saint-siége huit ans liuit mois et vingt jours.
Bossuet a essayé de justifier Léon X des accusa-
tions portées contre lui par les historiens; il a pré-
tendu i[uo le saint-père était animé des meilleures
intentions, qu'il avait toujours eu le projet de faire!
cesser les abus qui existaient dans le clergé, et qu'il
eût arrêté les progrès de l'hérésie de Luther, s'il
n'eut été enlevé trop tôt à l'Église. Ces assertions du
célèbre prédicateur sont autant de mensonges aux-
quels les faits donnent le plus éclatant démenti ; car
il est prouvé par le récit des actions de Léon X, et
par les témoignages des auteurs du temps, par ceux
mêmes qui étaient les plus dévoués à la cour de
Home, que Sa Sainteté avait des goûts de luxe et
des passions désordonnées qui l'empêchaient de don-
ner ses soins aux affaires de la religion ; nous ajoute
rons (|ue d'ailleurs, en eût-il été autrement, lors-
qu'il parvint au trône de saint Pierre, il n'élait dt\jà
plus au pouvoir d'un homme d'arrêter l'explosion
des haines qu'avaient soulevées chez toutes les na-
tions les vices honteux des pontifes souverains.
4->S
lllSTOIUl-J DES TATES
£locliûn d'Adrien VI. — Sod liisloire avant son pontifical. — Kntrce de SaSainlelû à Rome. — Adrien veut introduire des réfornu s
dans le clergé. — Son opinion sur ses prédécesseurs et sur l'inl'uillibilité pontificale. — Diète do Nuremberg. — Charles-Quint
oblige le pape à lui accorder différents privilèges. — Haine du clergé romain contre le saint-père. — Il est empoisonné par les
prclres. — Singulier éloge du pontife par un cardinal.
Après la mort de Léon X, les troupes ponliliLales
f|uiuèieiit Tarmée de Gharles-Quint ; ce qui affaiblit
.si l'ort les Espagnols que, sans aucun doute et mal-
gré leurs revers, les Français auraient pu reprendre
1 oITensive et rétablir leurs affaires en Italie, si, au
moment où ils. rouvraient la campagne, un chanceliei
romain, appelé Morone, n'eût fait soulever les po-
jmlatioQS fanatiques par les prédications d'un moine
augustin. A la voix du religieux, les Italiens se levè-
rent en masse, vinrent se ranger sous la bannière de
JNIorone, et forcèrent les Français à repasser les
.\lj>es. Les cardinaux s'empressèrent de mettre à
[irofit les circonstances oîi ils se trouvaient pour for-
mer le conclave sans crainte d'être inquiétés ; et,
pour plus de sécurité, ils donnèrent le commande-
ment des troupes à Constantin Commin, duc de Ala-
cédoine; ils conférèrent le gouvernement de Rome à
Vincent Caraffa, archevêque de Naples, et la garde
du pala's à Annibal Ramigo, prélat de Spolelte.
Néanmoins la vacance du saint-siége paraissait de-
voir se prolonger, soit à cause des brigues des diffé-
rents compétiteurs, soit à cause de l'absence des car-
dinaux de Médicis, de Gortone, de Ferrier, de Cor-
naro et de Cibo; enfin ces prélats arrivèrent succes-
sivement les uns après les autres, et portèrent le
nombre des membres du conclave à trente-neuf.
Alors le scrutin fut ouvert, et pendant huit jours il
y eut ballottage entre les cardinaux Farnèse, de Mé-
dicis, Jaconocci et Wolsey, ministre du roi d'An-
gleterre, qui n'épargnait ni les promesses ni l'argent
pour se faire élire. Au neuvième scrutin, surgit une
nouvelle faction en faveur du cardinal Adrien Florent
d'Estrusen, évêque de Tortosc, aui[uel personne n'a-
vait paru songer. Un membre du conclave, dévoué à
l'empereur, voyant que ses collègues étaient fatigués
de toutes les luttes, proposa de choisir pour pajie
le cardinal Adrien, qui habitait l'Espagne, et lit va-
loir habilement les avantages (jui résulteraient pour
eiHi de l'exaltation de l'ancien précepteur de Gharles-
Quint. Le cardinal de iSaint-Sixte appuya la propo-
sition et lui donna sa voix ; treize prélats, dont les
votes avaient été achetés à l'avance, suivirent son
exemple et en entraînèrent d'autres, en sorte que
l'élection devint si unanime, qu'elle )jassa pour miia-
culeuse dans l'esprit des simples, (jui ignoraient avec
quelle habileté celle cabale avait élé menée.
Cependant l'élection d'Adrien ne reçut pas l'ap-
probation des Romains, qui voulaient un pape ita-
lien ; le peuple poursuivit même les cardinaux à la
sortie du conclave, en les accablant de huées et d'in-
sultes; tous les prêtres italiens se déchaînèrent éga-
lement contre cette élection; le chanoine Berni, écri-
vain burlesque, fit même à cette occasion une satire
contre les caidinaux, qu'il appelait traîtres, ânes,
ADRIEN VI
4£9
voleurs ; il les envoyait au diable pour avoir choisi
un pape étrangiT, et il invoquait Mahomet, alin
qu'il débarrassât l'Italie du saint-père et de son
sacré colléf^e.
Rien ne justifiait cette haine contre Adrien, si ce
n"est que le nouveau pape était trop vertueux pour
gouverner un tler;;é corrompu, simouiaciue, adonné
à toutes sortes de vices et d'impuretés.
Adrien était né à TJtrecht eu 1459; son i)ère se
nommait Florent Boyens, et, au rapport de Valère
André, c'était un honnête ouvrier charpentier en bar-
ques; d'autres historiens prétendent i[u'il était tisse-
rand; d'autres lui donnent la j)rofession de bi'asseur
de bière ou de tapissier. Quel que soit le métier
qu'e.\erçait Florent Boyens, il est certain que sa
pauvielé ne lui permettant pas de faire donner de
l'instruction à son fils, il sollicita et obtint pour lui
une bourse au collège des Porciens, à Louvain, où
on admettait un certain nombre de pauvres écoliers.
Le jeune Adrien fit des progrès surprenants dans les
sciences et parLicuhèrement dans la philosophie et
dans la théologie ; mais il ne montra aucun goût
pour l'étude de ré!o([uence et de la poésie, ne se
souciant pas, disait-il, de débiter des mensonges
avec élégance. Son assiduité, ses talents et sa bonne
conduite lui valurent une cure assez importante, sans
même qu'il eût besoin de la demander; plus tard, il
obtint le bonnet de docteur, et il fut successivement
chanoine de Louvain, professeur de théologie, doyen
de Saint-Pierre dans la même viUe, et vice- chancelier
de l'Université. Il coni^ut alors le projet de réformer
les mœurs des ecclésiastiques ■ dépendants de son
doyenné, et les prêcha longtemps de paroles et
d'exemple. Son zèle fut impuissant pour arrêter le
mal et faillit même lui devenir fatal; une dévote, qui
était la maîtresse d'un chanoine, lui versa un breu-
vage empoisonné, et il ne dut la vie qu'à la promp-
titude des remèdes qui lui furent administrés. Eu
15Û7, il fut nommé précepteur de Charles-Quint.
Après la mort de Ferdinand, il fut élevé au siège de
Tortose et nommé régent du royaume de Castille
avec le cardinal Ximénès, ce qui lui valut le chapeau
de cardinal; plus tard, le renvoi de Ximénès laissa
Adrien seul au timon des affaires.
Dans cette haute position, il ne resta pas au-des-
sous de sa renommée d'habile administrateur; il
réprima des factions dangereuses qui menaçaient de
bouleverser l'Espagne ; il repoussa diflérentes inva-
sions de François I", et recouvra plusieurs villes
que les Français avaient conquises dans la Navarre ;
enfin, lorsqu'il quitta les afl'aires pour remettre l'exer-
cice de l'autorité souveraine entre les mains de (Char-
les-Quint, il mérita de recevoir des peuples des té-
moignages éclatants de regrets et d'admiration.
Tel était le vénérable prélat que les intrigues de
l'empereur avaient élevé sur le saint-siége, non pour
reconnaître les grands services qu'il en avait reçus,
mais afin de se servir de lui pour arriver à la domi-
nation universelle, le but constant de tous ses efforts.
Malgré les usages consacrés dans l'Eglise, le nou-
veau pape ne voulut jioint changer de nom à son
avènement au trône pontifical, et il se fil consacrer
sous le nom d'.\drien VI; ensuite il s'embarqua à
Tarragone, et vint à Gênes, qu'il trouva ruinée par
suite du jiillage qu'elle avait souffert lorsque Charles-
Quint s'en était rendu maître. Le sénat fit au saint-
père une réception aussi magnifique que le per-
mettaient les circonstances, et dont il se montra
très-satisfait. Néanmoins lorsque François Sforzn, le
nouveau duc de Milan, Prosper Colonna et le mar-
quis de Pescairc vinrent lui baiser les pieds et le
prier de les absoudre d'avoir commandé le sac de
Cènes, le pontife les repoussa de la main et leur
répondit sévèrement : « Je ne le peux, ni ne le dois,
ni ne le veux. »
De Cènes, Sa Sainteté se rendit à Livourne, où
l'attendaient plusieurs prélats toscans, entre autres
;\Iédicis, Ridolli, Salviati, le caidinal de Cortone ,
Petrucci et Piccolominl ; le vénérable pontife les reprit
doucement de ce qu'ils portaient la barbe et les mous-
taches à la mode espagnole; il les engagea à quitter
leurs costumes mondains, à ne point se montrer
dans les bals et dans les spectacles avec une épée au
côté et un poignard à la ceinture ; ce qui ne conve-
nait, ajoutait-il, qu'aux bretteurs et aux soldats. En-
fin, api es avoir visité Livourne et Givilta-Vecchia,
le saint-])ère remonta le Tibre avec huit galères et
fit son entrée au Vatican.
Dès le jour de son arrivée, on suspendit par ses
ordres les travaux de décoration destinés pour le jour
de son couronnement; il défendit qu'on élevât en
son honneur des arcs de triomphe, et en fit même
abattre un t[ui était fort avancé et pour lequel on
avait dépensé plus de cinq cents ducats d'or. Le ver-
tueux Adrien déclara à ses cardinaux qu'il voulait que
l'argent du peuple fût ménagé, et que Dieu l'ayant
choisi pour gouverner l'Église en qualité de père
des fidèles, il n'en serait jamais l'oppresseur. Les cé-
rémonies du sacre eurent heu dans la basilique de
Latran, sans aucune pompe ni solennité; et immé-
diatement après il convoqua les membres du sacré
collège en consistoire, pour remédier aux maux de
1 Eglise. C'était une mesure d'autant plus urgente,
que de toutes parts la chaire pontificale se trouvait
atla((uée par des ennemis formidables ; les finances
du saint-siège étaient épuisées; l'état ecclésiastique
était dans une anarchie effroyable; la simonie, la dé-
bauche, le vol et le meurtre avaient passé dans les
mœurs du clergé ; le patrimoine de saint Pierre était
menacé d'une invasion par les ducs de Ferrare et
d'Urbin, et par la maison Malatesta ; l'Italie était à
la veille d'un embrasement général par suite des
guerres qui s'étaient rallumées entre l'empereur et
François I"; et l'Allemagne ainsi que la Suisse s'é-
taient tout à fait séparées de la communion de Rome.
Au milieu de circonstances aussi désastreuses ,
Adrien comprit qu'il devait couper le mal dans sa
racine, et attaquer les abus qui avaient attiré sur
l'Église catholique la colère des peuples: il s'associa
dans celte grande œuvre de réforme Jean-Pierre Garafl'a
et Marcel Gaétan de Thiène, deux prélats dont les
lumières et les talents étaient honorés de tous. Ils
commencèrent par enlever aux frères mineurs le
privilège de prêcher les indulgences; ensuite ils suppri-
mèrent le scandaleux trafic dt:s charges et des ollices
de la cour romaine; ils diminuèrent les taxes de la da-
terie; ils abolirent les coadjutoreries et les régies, et
ils installèrent une commission chargée de distribuer
A 30
IIISTOIUH OKS l'Al'KS
les lii'iu'licos vacants aux cccli'siasîtinnes doiil lu
conduite aurait étc jugée cxoniplaire , avec ilélense
il'accorder |>lus d'un oflice au même titulaire. !Sa
îSainteto donna l'exemple de robservance rigoureuse
de cette règle, en refusant pour son propre neveu
une charge oonsiilérable <|iii lui était olVerte, lu-é-
teudant qu'on devait donner les hommes aux béné-
lices et non les bénétices aux hommes ; que d'ail-
leurs il trouvait son neveu suflisamment riche avec
un revenu de soixante-dix ëcus d'or.
Malgré les etïorts du pontife pour opérer une ré-
forme utile dans le deigé, les choses demeurÏMent
dans le même état , l'éxecution de ses ordres étant
sans cesse contrariée par les cardinaux et par les
principaux ofliciers de sa cour, qui cherchaient à lui
persuader que les temps apostoliques étaient passés
jionr l'Eglise; que le père des fidèles devait exercer
son autorité temporelle sur ses Etats, dans toute sa
plénitude, et renoncera la domination spirituelle ;
cju'en conséquence il devait s'appuyer sur la cor-
ruption , base de tout gouvernement monarchique ;
(ju'enliu c'était vouloir anéantir l'Eglise que de per-
sévérer dans une voie de réforme qui nécessairement
uieltrait au grand jour les plaies hideuses du corps
ecclésiastique.
Adrien '\'I, accablé par la vérité de ces remon-
trances, suspendit pour un instant l'exécution de ses
projets ; puis la réflexion venant à lui montrer dans
quel abîme de maux l'humanité se trouvait plongée
])ar suiie des désordres des papes et des prêtres, il
fut pris d'un mouvement de sublime indignation, et
voulut abjurer une religion qui 'était si fatale aux
nations. Il convoqua immédiatement les cardinaux en
consistoire, et leur déclara qu'ayant reconnu son im-
puissance comme chef de l'Église pour faire le bien
des hommes, il était résolu à se rendre en Allemagne
pour étudier les doctrines de Luther ; et que dût-il
perdre la tiare, il se convertirait aux croyances nou-
velles et travaillerait avec le réformateur à renverser
l'édifice théocratique et à ramener dans l'Église le
culte de la véritable religion du Christ.
Dès que cette détermination se fut répandue, de
toutes parts s'éleva un concert de malédictions contre
Adrien ; les prêtres romains, presque tous simo-
iiiaques, athées, usuriers etsodomites, se montrè-
rent les plus hostiles au saint pontife; et comme ils
ne pouvaient l'empêcher de publier des bulles, ils
résolurent d'en arrêter l'efl'et par un assassinat. Une
première tentative échoua; le meurtrier, qui était
un prêtre de Plaisance nommé Marins, fut arrêté
dans le Vatican, au moment où il tirait son poignard
de sa robe pour frapper le pape. Une seconde ten-
tative , quoique mieux combinée que la première ,
n'eut pas un meilleur succès ; la voûte de la cha-
pelle pontificale, qui devait s'écrouler sur le saint-
père lorsqu'il viendrait célébrer sa messe, n'écrasa
que six ou sept Suisses qui le précédaient. Plusieurs
cardinaux de sa suite, restés en arrière, osèrent té-
moigner lein-s regrets de ce (pie la Providence parais-
sait avoir pris .Vdrien VI sous sa protection.
Pour ameuter le peuple contre le vénérable pon-
tife, on répandit des satires ignobles, où les prêtres
rimailleurs cherchaient à le tourner en dérision ,
l'accusant d'avarice sordide, lui reprochant de res-
treiiulio ses dépenses à douze écus par jour, de boire
de la bière au lieu de vin, de ne demeurer qu'une
demi-heure à table, de manger de la merluche à
cause du bon marché de ce poisson, de n'avoir pas
plus de goût pour le choix de ses mets que de juge-
ment pour l'administration de l'Eglise; endn d'être
adonné à la magie; de s'enfermer tous les jours dans
un réduit du Vatican pour travailler à ladécouverle
do la jiierre philosophale.
Cha(|ue jour les statues de Pasquin et de Mar-
forio étaient bigarrées de vers des poètes bouft'oiw
qui avaient perdu leur Mécène dans la personne de
Léon X, et qui accablaient son successeur de leurs
éi)igranimes. Leurs injures devinrent si violentes cl
si audacieuses, que le pontife voulut, pour les faire
cesser, qu'on jetât les deux statues dans le Tibre.
Mais le duc de Sessa, ambassadeur d'Espagne, l'eu
dissuada : « Croyez-vous donc, saint-père, lui dit-il,
que les prêtres rimailleurs ne coasseront plus lorsque
les deux statues seront dans le Tibre? Détrompe/.-
vous; les pasquinaderies que ces deux pierres ne
pourront plus nous transmettre seront répétées par
toutes les bouches vivantes. »
Les statues restèrent sur leurs stylobates; Adrien
cessa de s'occuper des calomnies de son clergé et
porta tous ses soins vers la réalisation de ses projets
de réforme; préalablement il releva le duc d'Urbin
des censures dont l'avait frappé Léon X , et lui
donna l'investiture de son duché; il admit également
à sa communion Alphonse d'Esté, et lui reconnut la
légitime possession des États de Feriare, ainsi que
des bourgs de Saint-Félix et de Final, avec leurs
appartenances et dépendances, dont ce prince s'était
emparé pendant la vacance du saint-siége.
Ensuite Sa Sainteté envoya en qualité de légat
François Cheregato, évèque de Teramo, pour assis-
ter à la diète de Nuremberg, convoquée par Ferdi-
nand d'Autriche, pour le dernier jour de novembre
de l'année 1522, et qui devait s'occuper de la ques-
tion de la réforme. Adrien remit en même temps à
son ambassadeur une lettre ainsi conçue, adressée
aux membres de la diète :
« Je déplore comme vous, mes frères, la situation
difficile où nous ont amenés les crimes du clergé et
la corruption des mœurs des pontifes romains.
J'avoue que la confusion qui règne dans l'Eglise
n'est due qu'à la dissolution des ecclésiastiques ; car
depuis quelques années on ne trouve plus qu'abus,
excès et abominations dans l'administration des
choses spirituelles; la contagion a passé de la tête
aux membres, des pontifes aux prélats, de ceux-ci
aux simples clercs et aux moines ; de sorte qu'il
serait difficile de trouver un seul prêtre qui fût
exempt de simonie, de vol, d'adultère et de sodomie.
Cependant, avec l'aide de Dieu, j'espère réformer cet
état déplorable et régénérer la cour romaine; j'en
prends l'engagement solennel. Mais le mal est si
grand, que je ne puis que marcher pas à pas dans la
voie de la guérison. »
^Malheureusement le légat ne se conforma pas aux
sages instructions qu'il avait reçues. Dès le premier
jour de son arrivée à Nuremberg, il montra tant
d'orgueil, qu'il se fit chasser de l'assemblée. Ferdi-
nand d'.Vutriche et les autres princes qui assistaient
ADRIEN VI
431
à la diète ne s'iiiquiélèrent )ias ilavaiitage de la cour
de Rome; ils priiciit plusieurs décisions importantes
sur la grande question de la rél'orme, et décrétèrent
que runi([ue remède aux abus était la convocation
d'un concile a?cuniéni([ue en Allemagne.
Cette l'ois encore l'insolence d'un ]ir(''kit vint dé-
truire les es])éi'ances d'Adrien, qui avait compté sur
son esprit de tolérance jtour ramener le bon accord
dans l'Église d'Allemagne. Les luthériens se déchaî-
nèrent contre les prétentions audacieuses de l'évêque
de Teramo; et leurs prédications véhémentes, ap-
puyées sur des faits qui étaient à la connaissance de
tous, entraînèrent un nombre prodigieu.v de fidèles
dans la nouvelle doctrine. Semblable à un immense
incendie, la réforme couvrit l'Allemagne, la Suisse,
le Danemark, la Suède, elle pénétra en Flandre et
jusque dans le cœur de la France; j)artout on vil
des moines ipiittcr leurs couvents, jeter le froc aux
orties, et se marier pour devenir pjres de l'amille ;
des prêtres renonçaient à leurs œuvres d'iniquités
pour embrasser des professions ou des états qui ne
les rendaient plus à charge à la société; des évèques
même abandonnuient les impuretés do leur célibat
jiour les joies de la famille.
Les décisions de la diète de Nuremberg, ((ui ne
contenaient pas moins de cent griefs contre la cour
de Rome, et qui reproduisaient dans tout son con-
tenu la lettre où le saint-iièie rejetait les causes du
schisme qui troublait l'Europe sur les désordres du
clergé, exaspérèrent les cardinaux contre Sa Sainteté,
et les portèrent à l'accuser de vouloir l'anéantisse-
ment de la religion, et de travailler à cette œuvre
d'iniquité jiour soumettre Rome à l'empire et le
trône de saint Pierre à celui de César.
Ces reproches, que rien ne justifiait en réalité,
avaient cependant des apparences de vérité; car
,\drien \l, bien difïérent de Jules II et de Léon X,
((ui faisaient servir les rois aux desseins de leur po-
litique, était lui-même, sans le savoir, le jouet de
Charles-Quint. Ce prince s'était fait octroyer une
bulle qui afl'eclait à perpétuité à la couronne de Cas-
tille l'administra lion de l'ordre de Calatrava et des
autres ordres établis dans rEs))agiu", et rendait la
charge de grand maître héréditaire. Eu outre il avait
obligé le pape à se déclarer ouvertement contre la
France, et à faire juger comme coupable de lèse-
majesté le cardinal Soderini, soupçonné d'entretenir des
intelligences en Sicile pour introduire les Français dans
cetteîle. Enfin le saint-père, toujours à linsligatioiide
l'empereur, avait publié ditl'érents décrets qui investis-
saient les rois d'Espagne d'une autorité exorbitante.
Les cardinaux prirent occasion de ces actes de
faiblesse pour rendre le pontife odieux aux Romains,
et pour préparer le peuple à recevoir avec joie la
nouvelle de sa mort. Un malin on apprit dans la
ville sainte que le pape était malade, et trois jours
après, le 14 septembre 1523, qu'il venait d'expirer.
Les prêtres ne prirent pas même la peine de dissi-
nmler les causes de cette mort si prompte ; et dans
la nuit ils suspendirent des guirlandes et des cou-
ronnes à la porte de son médecin, et tracèrent en
gros caractères ces mots explicatifs : « Au libéra-
teur de la patrie! 3>
Voici l'éloge singulier que le cardmal Pallaviciui
a fait du pape Adrien : » C'était un homme pieux,
savant, désintéressé, et qui voulait sincèrement le
bien de la religion; néanmoins, c'était un fort mé-
diocre pape; car il ne connaissait pas les souplesses
de l'art de régner, et ne savait pas s'accommo-
der aux mœurs de la cour romaine. Un pontife
comme celui-là, ajoute-t-il, qui avait oublié le sang
et la chair, ne pouvait que mal diriger l'Eglise! »
-A ■
<à38
HISTOIRE DES PAPE8
Élection du cardinal Julien de Médicis, liStard de Julien, duc de Métiicis. — Son histoire avant son pontificat. — Clément VII
veut étouffer l'hérésie de Luther. — Il exhorte l'empereur et le roi d Angleterre à la paix, en même temps qu'il excite secièle
ment le roi de Fiance à la guerre. — Les ruses de Sa Sainteté sont découvertes. — Krançois 1" est vaincu par harles-Quint
sous les murs de l'avie. — Clément VII se réconcilie avec l'empereur. — Indignation de Charles-Quint. — Etat du luthéranisme
en Europe. — Perfidie des Colonna et vengeance du saint père. — Nouvelles brouilles entre l'empereur et le pape. — ?ac de
Rome par les Espagnols. — Détail des cruautés exercées dans \\ ville sainte. — Capitukit'on du pape. — Clément VII est fait
prisonnier. — Il s'évade du chûleau Saint-Ange. — Divorce de Henri Vin,roi d'Angleterre. — Nouveau traité entre Clément VII.
cl Charles-Quint. — Négociations de Bologne. — Prise de Florence par les armées confédérées de l'empereur et du pape.
— Origine des ducs de Toscane. — Suite de l'affaire du divorce du roi d'Angleterre. — Proposilion de concile g'néral. —
Mariage de la nièce du pape, l'in'Sme Catherine de Médicis, avec Henri, fils du roi de France. — Entrevue do Clément VII et
de François 1". — Anecdote graveleuse sur le saint-^ière et sur trois belles dames de la cour de Fiance. — L'Église anglicane
se sépare de la communion romaine. — Mort du pontife.
Aussitôt que les obsèques d'Adiien i'urenl tcniii-
nées, les cardinaux entrèrent en conclave au nombre
de trente-six. Pendant six semaines les suffrages se
partagèrent entre Médicis et Colonna; après mille
intrigues renouées et rompues, Julien do Médicis
aclicta le désistement de son compétiteur pour le
titre de vice-chancelier de l'Église, lui donna, comme
dédommagement, la proiiriété de son palais, l'un des
plus magnifiques de Rome, ainsi qu'une forte somme
en ducats d'or; et il fut proclamé souverain pontife.
Sa Sainteté prit le nom de Clément MI, (juoique
déjà un pape eût porté ce nom dans lu ville d'Avi-
gnon lors du grand schisme d'Occident.
Julien de Médicis était un bâtard posthume de
Julien de Médicis, duc de Florence, assassiné par
l'ordre de Sixte IV, dans la conspiration des Pazzi,
et d'une jeune fille appelée Floretta Gorini. Son
oncle, Laurent de IMédicis, échappé aux poignards
des assassins, l'avait pris dans sa propre maison,
ainsi que sa mère, dont il avait fait sa maîtresse.
Destiné d'abord à la profession des armes, le jeune
Médicis avait été nommé chevalier de Rhodes; lors-
que ensuite Léon X, son cousin, eut été élevé sur la
chaire de saint Pierre, il quitta le casque et l'épée
pour suivre la carrière ecclésiastique ; et comme sa
naissance entachée d'illégitiiuité était un obstacle à
son entrée dans le sacré collège, il paya de faux té-
moins qui affirmèrent, sous serment, que Floretta
n'avait cédé à son séducteur qu'après avoir obtenu
de lui une promesse de mariage, ce qui, suivant la
coutume de l'iJglise romaine, suffisait poui- légitimer
un bâtard.
Sous le règne d'Adrien ^'l, le cardinal de Médicis
était parvenu, à force d'intrigues, à s'emparer de la
direction de toutes les affaires et à supplanter le car-
dinal Soderini dans la confiance du pape. Comme il
était maître absolu au Vatican lors de la mort du
pape, on peut rejeter sur lui, sans crainte de frap-
per un innocent, la plus grande part à l'accomplis-
sement d'un crime ijui lui frayait le chemin du trône
pontifical.
Après les cérémonies de son sacre, qui eurent
CLEMENT VII
433
t'i)^-:
Le sac de Rome par les troupes de Cliarles-Quint
lieu avec, une pompe et une magnificence vraiment
extraordinaires, Clément Vil s'ocxupa de la grande
([uestion de la réforme, qui bouleversait l'Allemagne
et menaçait d'arracher la moitié de l'Europe au joug
pontifical. Sa Sainteté essaya d'empêcher la tenue
d'une nouvelle diète qui avait été fixée à un délai
de trois mois dans la ville de Nuremberg, et où les
princes électeurs devaient prendre des mesures dé-
cisives contre la cour de Rome. Elle ofl'rit même de
donner quelques satisfactions aux hérétiques, sous
la condition qu'ils ne lui contesteraient pas son droit
de juridiction sur les Eglises, et (ju'ils ne trouble-
raient pas ses agents dans la perception de ses reve-
nus. Tous les efforts de Clément VII lurent inutiles :
les AUcmandspersistèrent dans leur projet de diète,
et comme le jour de l'ouverture des séances aj pro-
ehalt, il se décida à envoyer un légat à Nuremberg,
pour prévenir ce qu'il craignait plus que toute chose
au monde, la convocation d'un concile général.
Son ambassadeur, le cardinal Laurent Campeggio,
l'<3
434
iiistoirj: dej? pai'Eï^
élait uu des plus habiles iliplomatos de sa coiii'. Le
saint-père lui avail reeomiuaiulé d'alTecter un grand
désir de remédier aux abus (jui avaient été signalés
dans les cent articles du mémoire envoyé prcoédem-
ment à la cour de Rome, en c* qui concernait le
clergé leutonique. et de bien se gua-dei de discuter
sur un plan de réforme généi-ale.
D'^rès ses instructions, le rusé cardinal se pré-
senta devant les électeurs, en demandant au nom de
Sa Sainteté qu'oa procédât aux réformes du Ijas
clergé ea Alleiuafirne , et qu'on remédiai le plus
promptement qu'il se pourrait aux graves abus qui
existaient dans les difl'éreuts sièges et dans les cou-
vents : quant aux Eglises, soit de Fiance, soit d'Italie
ou d'Angleterre, il n'en parla point. Et comme le
prince de Saxe voulait faire observer que l'intérêt de
la-religion appelait surtout une prompte répression
des désordres du clergé romain, le légat lui imposa
silence et déclara que la simple énonciation d'une
semblable proposition constituait le crime d'hérésie.
Cette étrange restriction du cardinal Cainpeggio ou-
vrit les yeux des moins clairvoyants; on comprit quel-
les étaient les intentions secrètes de l'astucieux pape,
et, séance tenante, rassemblée, à la presque unani-
mité de ses membres, prit ses conclusions qui fu-
rent publiées le 18 avjLl dans un décret ainsi conçu :
« Nous décidons que l'empereur et le pape auront
à s'entendre pour assigner la tenue d'un concile dans
le plus bref délai ; car la nécessité d'une assemblée
oeouméniqae se fait sentir de jour en jour davantage,
pour arrêter les désordres qui boukrersent la chré-
tienté, et alin de sauver l'ordre social de l'abîme
dans lequel menacent de le plonger des catholiques
infâmes, un pape abominable, des prêtres débau-
cbés et des novateurs dangereus. i>
D faut le dire, la fièvre de la réforme était telle,
qu'elle avait fait surgir de bonnes et de mauvaises
doctrines. A côté de Luther et de Mélancbthon, qui
les premiers avaient aj-boré le drapeau de l'émanci-
])ation des peuples, des extravagantB s'occupaient de
disputes ridicules sur les dogmes. Les sacramen-
taires niaient la présence réelle du Chiisl dans l'Eu-
charistie, et pour une semblable puérflité ils s'étaient
séparés des luthériens : d'autres enthousiastes, Nico-
las Storck, Marc Stubner, Thomas Muntzer et Bal-
thazar H ubmayer, prêchaient les anciennes doctrines
des donatistes, des pélagieas et des catharins; ils
niaient l'efûcacilé du baptême donné aux enfants, et
soutenaient qu'il fallait administrer ce sacrement aux
adultes, ce (jui les fit appeler anabaptistes; mais, en
même temps, ils enseignaient des doctrines sublimes,
l'égalité absolue, réelle et naturelle , ainsi que la com-
munauté des biens et l'émancipation des femmes.
Cette dernière secte avait pris un accroissement
formidable surtout dans la Souabe. Cinquante mille
paysans, convertis par Thomas Muntzer, s'étaient
levés en masse pour faire triompher leur croyance,
et avaient commis des massacres effroyables, jusqu'à
ce qu'enfin ils eussent été exterminés par les luthé-
riens, par les sacramentaires et par les catholiques.
Clément VII, loin de se montrer affligé de la si-
tuation déplorable où se trouvait l'Allemagne, et
d'accéder à la juste demande des électeurs relative-
ment à la convocation d'un concile, prit des mesures
i|ui Jovaieut accroître les désordres, et refusa de
réunir les évoques en assemblée; il prétexta que c'é-
tait un crime de lèse-divinité de donner des juges à
un paj)e, et de soumettre ses actes à l'examen des
hommes. Son opinion se trouva appuyée par les car-
dinaux, qui redoutaient autant que Sa Sainteté la
réforme des mœuis ; et les membres du sacré collège
se formèrent en consistoire permanent pour traiter
les questions d'urgence ; ils cassèrent les décisions
de la diète de Nuremberg, et décrétèrent que des
lettres seraient adressées à l'empereur pour le sup-
plier de mettre à exécution ses édits de Worms
contre Luther et contre ses adhérents; qu'en même
temjis les rois de France, d'Angleterre et de Portu-
gal seiaient sommés d'avoir à roinpre tout commerce
avec les villes libres de l'intérieur de l'Allemagne, si
elles refusaient d'obéir à la cour de Rome ; que le
légat du saint-siége, Laurent Campeggio, engagerait
les princes catholiques à empêcher l'assemblée qui
devait être tenue à Sjiire, ou tout au moins qu'il
leiu- enjoindrait de protester contre ses délibérations,
afin de maintenir les droits du pape; qu'à l'égard
de la convocation d'un concile, Sa Sainteté déclare-
rait qu'en vertu de son omnipotence elle regardait
cette mesnre comme pei-nicieuse et funeste, qu'tm
conséquence elle s'y opposerait formellement; enfin,
que rélatÏTement aux redressements des giiefs pré-
sentés par" les Allemands, les décrets du concile de
Latran y avaient fait droit et que, s'ils n'étaient pas
sul'fisants, il y serait pourvu par une oongrégatÎMi
nommée spécialement pour cette aJïaire.
Pendant que Clément YII cherchait par mille expé-
dients à éviter la tenue d'un synode , l'empereur
faisait avec Henri YllI un traité pour écraser la
France sous les forces réunies de l'Allemagne, de
l'Espagne et de l'Angleterre; cependant l'imminenoe
du danger obligea le pontife à suspendre sa lutte
contre la réfoime pour s'occuper de metti-e des en-
traves aux projets de Charles-Quint, dont l'ambition
était pour lui un sujet de graves appréhensions; il
lui adressa un ambassadeur chargé d'une lettre où
il représentait à Sa Majesté Catholique qu'elle dev«it
se contenter de ses immenses Étals, et laissar à
François 1" le duché de Milan, qui lui appartenait
de droit. Ses exhortations ne produisirent pas l'effet
qu'il en attendait ; tout ce que le légat put obtenir
fut d'être reconduit jusqu'à la frontière avec les hon-
neurs dus à son rang, sans avoir eu la satisfaction
d'être reçu en audience. Alors Sa Sainteté fit avertir
secrètement le roi de France de ce qui se tramait
contre lui, et l'engagea à marcher sur l'Italie à la
tète d'une armée pour prévenir son ennemi, et mettre
en déroute les impériaux avant qu'ils eussent fait
leur jonction avec les Anglais. François I"' suivit le
conseil du pape, réunit une armée en moins de six
semaines, franchit les Alpes et se présenta, devant
Milan, qui se rendit sans combattre; ensuite il vint
assiéger Pavie, qui était défendue par Lanoy et Pes-
caire, deux généraux de l'armée impériale. Ceux-ci
se voyant pris à l'improviste et n'ayant aucun espoir
d'être secourus à temps par l'empereur, proposèrent
de signer une trêve de cinq années avec la France,
et de lui reconnaître par un traité la possession légi-
time du Milanais. Ces conditions furent malheu-
CLEMENT VII
435
icusement repoussées par k' rui, ([ui cédait en cela
à la fatale inlîuence de l'amiral Bonnivet, un Je ces
courtisans qui sont les lléaux des peuples.
Les lioslilités continuèrent entre les Français et
les impériaux; mais comme François I" gagnait
cliaquc jour du terrain, le pape eut l'espérance de
le voir bientôt commander en maître dans l'Italie, et
il songea à s'assurer sa protection par un traité d'al-
liance. II lui fit promettre de secourir le saint-siége
contre tous ses ennemis, de protéger la maison de
Médicis et i'ÊUit de Florence; réciproquement Clé-
ment VII s'engageait, ainsi que les deux Médicis.
Alexandre et Hippolyte, tous deux bâtards et les seuls
rejetons de sa famille., à ne donner aucun secours
aux impériaux pendant toute la vie du roi, et sans
qu'il fût nécessaire de confirmer cette transaction,
même après la conquête du duché de Milan. En
outre, Sa Sainteté promettait de livrer passage aux
armées de François I" qui devaient traverser ses
j)rovinces pour attaquer le royaume de Naples.
En exécution de ce traité , François I" détacha de
son armée \\n corps de troupes qui pénétra dans les
Etats de l'Eglise, pendant que lui-même poussait
avec vigueur le siège de Pavie; malheureusement la
place opposa une résistance plus longue qu'il ne
l'avait supposé, ce qui donna lu temps au connétable
de Bourbon, prince français qui commandait les im-
périaux, de venir au secours des assiégés. Alors les
troupes du roi se trouvèrent bloquées à leur tour
entre une ville ennemie et une armée qui leur était
supérieure en nombre.
Dans cette extrémité, François I" réunit son con-
seil et demanda à ses capitaines quel était le parti
qu'on devait prendre; si l'on devait battre en retraite
ou livrer bataille : les vieux généraux représentèrent
<{uc, dans les circonstances où ils se trouvaient, une
seule défaite suffirait pour anéantir la puissance des
Français en Italie, et qu'on ne devait pas se dissi-
muler qu'on avait à combattre des adversaires re-
doutables, nombreux, bien disciplinés et commandés
par un capitaine auquel, malgré sa trahison envers
la patrie , on ne pouvait refuser de grands talents
militaires; qu'en conséquence ils opinaient pour la
retraite de l'armée.
Aussitôt ([ue l'amiral Bonnivet, qui était l'ennemi
personnel du connétable, entendit vanter son rival, il
se leva de son siège, prit la parole, s'étendit longue-
ment sur la honte qui s'attacherait au nom de Fran-
çois I" si on fuyait devant l'ennemi; il rappela les
combats dans lesquels la valeur avait suppléé au
nombre, et conclut en suppliant le roi de repousser
les conseils de la pusillanimité et de livrer bataille.
Cet appel à la vanité do François I'"' produisit le
résultat que l'amiral en attendait. Son avis prévalut;
les deux armées en vinrent aux mains le 24 fé-
vrier 1525, jour de saint Matthias; jour néfaste! car
les Français furent taillés en pièces et laissèrent
plus de six mille morts sur la place.
Les deux auteurs de cette désastreuse journée re-
çurent la punition de leur faute ; Bonnivet fut tué et
le roi fut fait prisonnier. On dit que le connétable
de Bourbon, en voyant le cadavre de l'amiral, s'écria :
" Malheureux 1 tu as causé la perte de la France et
la mienne ! « François I" fut immédiatement conduit
en Espagne, où il traita de sa rançon avec Charles-
Quint, en lui payant une énorme rançon et en lui
aJjandonnant les plus belles provinces du royaume.
Cette défaite eut les conséquences que les vieux
généraux avaient prévues ; dès que la nouvelle s'en
fut répandue en Italie, les villes qui tenaient encore
pour les Français ouvrirent leurs portes aux vain-
queurs; Clément VII lui-même abandonna son allié,
envoya l'évêque de Gapoue pour complimenter le
connétable sur la journée de Pavie, (!t lit immédiate-
ment proposer à l'empereur un traité d(^ paix, où il
imposait pour condition à Charles-Quint de recon-
naître François Sforce comme légitime duc de Milan,
lui offrant en échange une somme de cent mille écus
à prélever sur la ville de Florence. En outre , Sa
Sainteté se réservait le droit de vendre les produits
de ses salines dans le Milanais, à l'exclusion de tous
les autres sels et suivant les tarifs de Léon X; de
plus, elle exigeait la reddition des villes deReggio et
de Rubiera, qui appartenaient au duc de Ferrare,
ainsi que la libre disposition des bénéfices ecclésiasti-
ques du royaume de Naples.
Charles-Quint était trop irrité de la dernière tra-
hison du pape pour accéder à ses propositions; il
reçut fort mal l'ambassadeur et le congédia, en lui
disant d'informer son maître que l'heure de la justice
était venue, et qu'il saurait punir ceux qui s'étaient
lâchement tournés du côté de ses ennemis dans les
temps d'épreuves.
Cette menace enleva au pontife tout espoir de se
réconcilier avec Charles-Quint, et le détermina à
former une ligue contre lui, afin Je se mettre à cou-
vert de sa vengeance ; à cet effet, il entama des né-
gociations secrètes avec différents princes italiens
qui avaient en égale haine les Espagnols et les Fran-
çais. Il s'adressa d'abord à Ferdinand-François d'Ava-
los, marquis de Pescaire, qui était au service de
l'Espagne, et lui offrit la souveraineté de Naples s'il
consentait à tourner ses armes contre Charles-Quint;
ce que François d'Avalos accepta. Ensuite, il fit en-
trer dans la ligue le duc de Sforce, la République
de Venise et la régente de France. Tout allait pour
le mieux , lorsque le marquis de Pescaire fut pris
d'une terreur panique et dénonça le complot à l'em-
pereur. Charles-Quint lui ordonna de dissimuler en-
core, de mettre des garnisons dans les villes du Mi-
lanais; quand celui-ci eut pris tons les arrangements
nécessaires à la réussite de leurs projets, il envahit
le Milanais à main armée, poursuivit Sforce de place
en place, et le contraignit à s'enfermer dans le châ-
teau de Milan. Toutefois, la trahison ne profita pas
au marquis de Pescaire; il tomba dangereusement
malade, fut obligé de quitter son camp et mourut au
bout de deux mois.
Quoique le secret de la ligue eût été découvert,
les Vénitiens n'en persistèrent pas moins dans leur
résolution de combattre l'empereur, et ils déclarè-
rent qu'ils préféraient être ensevelis sous les ruines
de leur ville plutôt que Je consentir à une lâcheté
en abandonnant leur allié le duc Sforce. Si Clé-
ment Vn eût 'montré la même fermeté, il est pro-
bable que Charles-Quint eût été obligé Je proposer
un accommodement avantageux aux confédéi-és; mais
l'astucieux pontife voulut suivre la politique tor-
N
43*5
HISTOIHK DES PAPKS
tueuse du saint -sio-je, et fut encore la ilupe du mo-
narq'ie espat^nol. Tout en paraissant approuver 1 o-
nonîitpie résolu! ion des ambassadeurs de France et
de N'enise , il envoya le cardinal Salviati à Madrid
pour traiter avec l'empereur; et dès i[u'il eut reçu
la nouvelle que les principaux articles qu'il avait
proposés à Sa Majesté Catholique étaient acceptés,
il rompit les conférences avec les 'N'énitieus et les
Fran(;ais, et ne voulut plus entendre parler de la li-
1,'ue. Le pape ne fut pas longtemps à se repentir de
sa précipitation; car lorsque le duc de Sessa , délé
j;ué de rKspaijne à la cour de Homo , lui eut pré-
senté la copie du traité pour en obtenir la ratilication,
il reconnut qu'on l'avait cliargée de ternies tellement
équivo(]uçs , qu'il était facile de comprendre ([non
voulait se réserver de les interpréter de dilVérenles
manières, suivant les circonstances. Clément refusa
de signer le traité, et témoigna son élonncmcnt
([u'on eût apporte si peu de soin dans la rédaction ;
le délégué parut éprouver la même surprise, et pro-
testa que ce ne pouvait être que l'ellet du hasard et
de l'ignorance du copiste; cpie du reste Sa Sainteté
jiouvait en faire dresser un autre , et (juil prenait
rengagement solennel d'obtenir la signature de l'em-
pereur avant deux mois, pourvu que pendant cet in-
tervalle la cour de Rome évitât tout rapprochement
avec la France et Venise. Ce délai était nécessaire à
Cliarles-Quint pour mènera bonne fui un Irai té qu'il vou-
lait faire accepter à François I"', et par lequel son pri-
sonnier reconnaissait la France tributaire de l'empire.
Cependant les choses ne tournèrent pas précisé-
ment comme il l'espérait, et cela par sa propre
faute : au lieu de renvoyer son prisonnier sans ran-
çon, il stipula pour sa liberté un piix énorme, qui
lui donna la réputation d'avare, et qui éloigna de
lui tous les princes d'Allemagne; au lieu de conser-
ver des relations affectueuses avec le ministre an-
glais, le célèbre Wolsey, cardinal d'York, qu'il avait
l'habitude d'appeler son père ou son cousin dans les
lettres qu'il lui écrivait de sa main, il eut Tirapi-u-
dence, après la victoire de Pavie, de cesser sa cor-
respondance et de lui envoyer des lettres rédigées
par des secrétaires ; ce qui déplut au cardinal d'York
et le détermina à se rapprocher de la France. Il mé-
contenta également le duc de Bourbon en lui refu-
sant la main de sa sœur, qu'il lui avait promise
d'une manière formelle ; celui-ci quitta la cour de
l'empereur, retourna dans le Milanais, sut prendre
de l'ascendant sur les troupes qu'il commandait, et
songea à s'emparer du royaume de Naples pour son
propre compte. Enfin sa duplicité le rendit suspect
à toute l'Europe; et ses alliés, prenant exemple sur
lui, rompirent les traités qu'ils avaient faits dès que
leuis intérêts furent rais en jeu.
François I'"', à peine sorti de captivité, oublia les
serments qu'il avait faits à Charles-Quint de ne point
prendre les armes contre lui. Il se rendit à Cognac,
et vint renforcer la ligue sacrée, dont faisaient par-
tie Jes Républiques de^'enise et deI'"lorence,la Suisse
et l'Angleterre. La guerre se ranima en Ilalie avec
une nouvelle vigueur ; et les armées confédérées du
saint-père et des Vénitiens ouvrirent la campagne
en attendant les renforts que devaient envoyer la
France et la Grande-Rretagne.
Charles-Quint, redoutant les conséquences d'une
guerre générale, s'attacha alors à rompre la ligue;
et comme il n'osait pas se déclarer ouvertement
contre le pape, il se servit de la haine qiu' les Co-
lonna portaient à Clément ^'I1 pour lui susciter de
graves embarras. Par ses ordres, le gouverneur de
Naples oiïril à Pompée Colonna , qui avait été exilé
par Sa Sainteté , de le rétablir à Rome dans ses
honneurs et dignités, s'il parvenait à contraindre le
pape à sortir de la ligue sacrée.
Le cardinal accepta la proposition ([ui lui était
faite, et marcha immédiatement sur Rome, à la tète
de huit cents chevaux et de trois mille hommes de
pied. A l'aide des intelligences qu'il avait conservées
dans la place, il se rendit maître de trois portes; et
tout cela fut exécuté si rajiidement , que le saint-
père eut à peine le temps de se retirer au château
Saint-Ange. Sans désemparer. Pompée Colonna lit
investir cette forteresse, et en pressa le siège si vi-
goureusement, que Clément, qui n'avait avec lui que
fort peu de troupes, et qui manquait à la fois de
munitions et de vivres, se liouva réduil à la dernière
extrémité et demanda à capituler.
]\loucade, d'après les instructions f|u'il avait re-
çues de Charles -Quint, se posa alors comme média-
teur, et vint lui-même conférer avec le saint-père. Il
lui représenta que s'il voulait sauver Rome du pil-
lage, il ne lui restait qu à se donner un protecteur
en abandonnant la ligue |)our traiter avec l'empe-
reur. Clément \[]. consentit à signer une trêve de
quatre mois , et s'engagea à faire un voyage à Ma-
drid pour s'entendre avec Charles-Qnint sur les
conditions d'une alliance durable.
Les cours de France et d'Angleterre voulurent
s'opposer à cette dernière convention. Les ambassa-
deurs représentèrent à Clément VII qu'il exposait sa
liberté ou même sa vie à de grands dangers en se
livrant au perfide Charles-Quint; et ils le détermi-
nèrent à renoncer à son voyage , moyennant le don
de trente mille ducats d'or que le jjape voulait em-
ployer à lever de nouvelles troupes pour se venger
des' Colonna. Il excommunia tous les membres de
cette famille; il déclara Pompée Colonna déchu de
sa dignité de cardinal ; il fit ravager leurs terres par
ses bandes, et il ordonna même au comte de Vau-
demont, général en chef de son armée, de pousser
jusqu'aux frontières du royaume de Naples, afin de
faire soule\er les partisans de l'ancienne faction an-
gevine en faveur de François I"'.
Malgré les succès apparents de ses troupes, le
pontife ne laissait pas que de concevoir de graves
inquiétudes sur les progrès des impériaux dans l'I-
talie supérieure; il craignait surtout qu'il ne prît
fantaisie à Charles-Quint de prendre Rome et d'as-
sembler un concile pour le déposer. Ses terreurs de-
vinrent encore plus vives lorsqu'il eut connaissance
d'une circulaire que l'empeieur adressait aux mem-
bres du sacré collège, et qui était ainsi conçue :
« En se mettant à la tête d'une ligue, le pontife
a troublé la paix qui s'était rétablie entre notre
royaume et la France ; ce qui n'a pu se faire qu'a-
près une mûre délibération et des conférences entre
le pape et les cardinaux.
« Ainsi vous avez commis une faute bien grave ,
Les grands réfoiaialcurs
43-i
HISTOIRE DES PAPES
mes Pares; et pour de saints prélats, nous trou-
vons votre conduite par trop mondaine. Comment
se fait-il i]ue vous ayez eu l'audace de proférer des
menace» contre nous , qui sommes si atTectionné au
saint-siége, et (|\ii avons constamment refusé de
croire aux accusations portées contre les ecclésiasti-
ques uttramontains à la diète de AVorras? N'est-ce pas
nous qui avons également empêché la tenue d'une diète
à ï-'pire, parce que l'A Uemapne voulait mettre en accu-
sation lu cour romaine et se séparerde sacoiiimunioo?
'* U est vrai que Sa Sainteté a oublié tous les ser-
vices que nous lui avons rendus; cependant, comme
notre 'wngtance vous frapperait aussi bien que votre
pape, nous »ous engaiieons à changer ses sentiments
à notre ég;ird; autrement, s'il ne cédait pas i» vos
sages remontrances . nous nous verrions contraint
de coovoqiier un concile pour sauver la religion, et
d'user de tous les remèdes que nous jugerons né-
cessaires pour arrêter les progrès du mal. »
Cette circulaire ne produisit pas une grande sea-
satioD à Home. Cependant, comme le pape se fati-
guait d'entretenir deux armées qu'il fallait payer à
jour Soie, ce ipi l'obligeait à faire des emprunts oné-
reux, il eatama des négociations avec le vice-roi de
Naplee pour obtenir une trêve de huit mois. Celui-
ci mit pour condiiioa première , que Clément VII
donnerait soLvante mUlê ducats au connétable de
Bourboi&r et une somme égale à Frondsberg, le chef
des bandias qui avaient commis des cruautés horri-
bles sur le» catholiques de la Lombardie , et qui
avaient iaiâsé partout sur leur passage des marques
de leur férocité. Ce fei'ouche guerrier portait à l'ar-
çon de sa selle un cordon de soie et d'or qui devait
servir, disait-il, à étrangler le pape. Ses soldats, di-
gni's de marcher sous ses ordres, portaient en guise
de collier les organes virils qu'ils avaient coupés
aux prêtres ultramonlain*,. et disaient hautement
qu'ils aUaient à Rome pour manger le saint-père.
Maigi'é l'imminence du péri! , Clément VII, re-
tenu par son avarice, hésitait à conclure le traité à
des conditions aussi onéreuses; cnlin. lorsque vaincu
par les instances des cardinaux , il se décida à pu-
blier la trêve, il n'était plus temps : Frondsberg, il
est vrai, était mort d'apoplexie; mais le duc de
Bourbon avait pris le commandement des troupes
impériales ; et comme Charles-Quint le laissait man-
quer d'argent pour alfaiblir son influence, il avait
résolu de conduire ses soldats à Rome et de leur en
abandonner le pillage. Secondé par le» Goloiina, le
connétable se porta rapidement sur la ville sainte, la
fit investir immédiatement, et montïi lui-même à
1 assaut. Au moment où il s'élançait sur la brèche,
un coup de feu l'étendit raide mort.
Cet événement eut lieu le 6 mai 1527. Le prince
d Orange, qui avait le commandement eu second de
l'armée, cacha la mort du connétable de Bourbon,
et fit continuer rattaf[ue avec tant de vigueur, que
malgré le canon du château Saint-Ange , qui faisait
un feu terrible sur les impériaux, la place fut enle-
vée. Clément VII. au lieu de s'échapper de Rome
par la porte du Vatican, qui était encore au pouvoir
des siens, courut se renfermer au château Saint-
Ange, avec ses cardinaux, les ambassadeurs de
France et de Venise, et quelques troupes d'élite.
La ville sainte se trouva alors livrée à la merci des
vainqueurs, et lo sac commença. Il est difficile & l'i-
magination de concevoir le» scènes de barbarie et
de férocité dont fut témoin cetle malheureuse cité
pendant deux mois entiers. Les catholiques espa-
gnols et les luthériens allemands, dont se composait
l'armée de Charles-Quint, semblèrent s'être donné le
défi de se surpasser en cruautés. D'abord ils pillè-
rent las palais des cardinaux et des ambassadeurs ;
ils dévastèrent les églises et les monastères, ils s'a-
battirent sur les maisons des citoyens riches et des
simples artisans ; ensuite ils arrachèrent les reli-
gieuses de leurs retraites, les traînèrent sur les
places publiques entièrement nues, et assouvirent
sur elles leur lubricité. Les femmes et les jeunes filles
qui avaient cherché un abri dans les temples furent
violées jusque dans le sanctuaire ; les jeunes garçons
même servirent aux horribles voluptés de la solda-
tesque de l'enapereur ; les lioraimes furent soumis à
des tortures plus affreuses enc«e'; oe le» f«fiidit par
les pieds et on alluma au-desaoua de. leur tête des
brasiers qui les consumaient lentement ; on le» dé-
chira avec des lanières plombées; on leur arracha les
oreilles, le nez, les yeux; on leur enfonça dan» les
chairs des milliers de pointes acérées et rougie» au
feu. Et toutes ces atrocités, commises par les Ifepa-
gnols sur des chrétiens, avaient pour but de forcer
les victimes à leur découvrir les endroits ofi elles
avaient caché des trésors qui n'existaient que dans
l'imagination des bourreaux. La terreuE qu'inspi-
raient ces séides du roi catholique était si grande,
que les habitants se jetaient par les fenêtres ponr ne
pas tomber vivants entre leurs mains.
Quand les impériaux n'eurent plus rien à piller
dans les maisons, ils fouillèrent les tombeaux, et,
semblables à des hyènes, ils arrachèrent les cadavres
des cercueils pour s'emparer des bijoux qui étaient
ensevehs avec eus, et dévastèrent toutes les tombes
des églises. Ce fut surtout contre les sépulcres des
papes que s'acharnèrent les luthériens allemands ; ils
les fouillèrent, en enlevèrent tous les ornements qu'ils
renfermaient, et jetèrent les cada.vres sur les dalles.
Ils ouvrirent également les châsses des saints, jus-
qu'à celles des apôtres saint Pierre' et saint Paul, et
se servirent de leurs crânes en guise de boules, sans
respect pour ces pieuses reliques. Es transformèrent
la chapelle pontificale en écurie, firent la litière dc
leurs chevaux avec les bulles des papes et les livres
d'église ; et enfin, comme si ce n'eût pas été d'assez
grands sacrilèges, cette soldatesque, ivre de vin et
de luxure, osa faire servir les vases- sacrés auxvusages
les plus immondes, et commettre des viols sur de
jeunes vierges et sur des adolescents dans le sanc-
tuaire, dans le saint des saints, sur l'autel même où
les pontifes officiaient solennellement !
Puis, fatigués d'égorger, les luthériens passèrent à
d'autres scènes de profanation ; ils se revêtirent des
ornements sacerdotaux, se travestirent en prêtres;
en évêques, en cardinaux, coiffèrent l'un d'entre eux
d'une tiare arrachée h. un cadavre, le firent monter
sur un âne et le conduisirent dans les rues, montés
pareillement sur des ânes, tenant à leurs mains des
saints ciboires remplis de vin, et hurlant des chants
bachiques en l'honneur de leur pape ; après quoi ils
CLEMENT VII
439
leiitièrHiit au Vatican, s'assemblèrt'iit en conclave et
proclamèrent Luther souverain pontife, avec des ac-
clamations si bruyantes, qu'elles furent entendues de
Clément VII, qui, du iiaut des tours du château
Saint-Ange, contenq)lait froiduinent les di'sastres qu'il
avait attirés sur Rome.
Du reste, la ville sainte n'était pas le seul théâtre
où s'entretuaient les malheureux humains. Pavie ve-
nait d être emportée d'assaut par les Français sous
le commandement de Lautrec ; et celui-ci, par re-
présailles et pour venger les Romains, faisait tuer,
piller, violer, incendier, comme si les tortures des
uns devaient adoucir les souffrances des autres, et
comme si le déshonneur des femmes de Pavie eùl
dû rendre leur virginité aux jeunes filles flétries par
les impériau.x à Rome.
En Allemagne, c'était pis encore; les réformistes,
égarés par le fanatisme religieux, poursuivaient à
outrance la secte des anabaptistes, et exerçaient en-
vers ces infortunés des cruautés tellement efl'roya-
bles, que les cheveux se dressent Bur la tète lors-
qu'on lit les récits qu'eji ionl les historiens. Loin
d'être intimidés pai' les tortui-es, ces nouveaux mar-
tyrs se livraient d'eux-iBêmes à leuit» bourreaux; on
les voyait monter sur les bûchers en chantant les
louanges de Dieu ; les lemnaes les plus délicates re-
cherchaient les tourments les plus cruels pour faire
preuve de leur foi : les jeunes vierges marchaient au
supplice plus gaiement qu'elles n'eussent fait pour se
rendre à la cérémonie nuptiale ; les hommes ne lais-
saient point paraître le moindre signe de crainte en
contemplant les terribles instrameuts de torture; ils
chantaient des psaumes pendant que les bourreaux
les tenaillaient ; lors même qu'ils avaient le corps à
demi consumé par le feu, les membres rompus, la
peau du crâne arrachée et tombant sur les épaules,
ils exhortaient encore les assistants à se convertir à
leurs croyances. Jamais aucune secte n'avait montré
une constance aussi extraordinaire dans les persécu-
tions; aussi l'admiration qu'inspirait le courage des
anabaptistes entraina-t-elle un nombre prodigieux
de catholiiiues et de luthériens dans leurs rangs.
Si l'excellence d'une religion se prouvait par le té-
moignage et par le nombre des martyrs, ainsi que le
prétendent les prêtres catholiques, sans contredit la
secte des anabaptistes serait supérieure à la religion
chrétienne, car elle eut dans l'espace de moins d'une
année cent cinquante mille martyrs, c'est-à-dire plus
que n'en comptent les martyrologes durant les plus
longues persécutions des empereurs païens.
Malgré ces sanglantes exécutions, les anabaptistes
se relevèrent ; pendant de longues années ils furent
encore persécutés, tantôt pur les catholiques, taniôt
par les luthériens, et finiront par succomber. Mal-
heureusement il ne nous est resté aucun ouvrage de
ces sectaires sur leurs principaux dogmes, soit qu'ils
n'aient rien écrit , soit ([u'ils se contentassent de
prèciier, de combattre et de mourir. Les seules no-
tions que nous ayons sur eux nous ont été transmises
par leurs ennemis ; entre autres choses, ceux-ci ies
accusaient de vouloir établir la communauté des
femmes, allégation (pie nous devons d'autant plus
révo([uer on doute qu'elle vient de leurs bourreaux, et
qu'il est à reniarf|iier que les cathoUques ont cons-
tamment renouvelé cette accusation contre les sectes
qui voulaient remplacer le mariage indissoluble par
des unions libres et temporaires, en harmonie avec
les lois de la nature, et ayant pour règles les sym-
paliiies et les convenances récipro(pies. Ils voulaient
établir également la communauté des biens, et en-
seignaient que la terre appartient à tous les hom-
mes, et non à quelques-uns qui s'intitulent proprié-
taires. Ils avaient adopté cette belle devise, qui
deviendra un jour la loi de l'humauité, tous pouk
CHACUN, CHACUN POUR TOUS.
Clément VII, toujours renfermé dans le château
Saint-Ange, foudroyait les ennemis qui osaient s'ap-
procher des murailles; et Benvenuto Gellini, célèbre
sculpteur, chargé de diriger les batteries, s'acquittait
si bien de ce soin, que grâce à lui un nombre consi-
dérable d'Espagnols restèrent sur le carreau. On
croit même ([u'il tua le duc de Bourbon, et f[ue ce
fut un canon pointé par lui qui blessa le prince d'(3-
range et coupa en deux un colonel espagnol que le;
pontife était occupé à regarder pendant qu'il cara-
colait sur son cheval. Benvenuto Gellini, dans
une relation qu'il nous a laissée de ce siège, dit que
le saint-père, charmé de son adresse, le fit appeler
pour le complimenter ; mais qu'ignorant ce que Sa
Sainteté pouvait avoir à lui dire, il se jeta aux ge-
noux d« Clément VII pour le supplier de l'absoudre
des homicides qu'il était obligé de commettre pour
son service. « A cette demande, ajoute le célèbre
sculpteur, le bon pape Clément leva les mains, et
m'ayant tracé une grande croix sur la ligure, non-
seulement il me bénit pour les meurtres que j'avais
commis, mais encore il me promit les indulgences
plénières si je continuais à faire aussi bien et à occire
les impériaux. »
L'habileté du sculpteur Cellini comme pointeur
suffit pour éloigner les assaillants du château Saint-
Ange, sans toutefois arrêter les massacres dans la
ville. Enfin la peste se chargea de mettre un terme
aux boucheries en faisant périr un bon tiers des
vainqueurs et un grand nombre de vaincus.
« Gharies-Quint reçut la nouvelle du sac de Rome
par son armée, dit Mézerai, le jour même où l'impé-
ratrice accouchait d'un fils qui fut depuis Philippe II;
il feignit d'éprouver une profonde douleur de la posi-
tion fâcheuse du pape; il poussa l'hypocrisie jusqu'à
défendre (pi'on allumât des feux de joie pour fêter
l'heureuse délivrance de sa femme; il prit le deuil,
et ordonna de faire des processions publiques pour
demander à Dieu la liberté du pape, en même temps
qu'il expédiait l'ordre de le conduire prisonnier en
Espagne aussitôt ([u'il aurait capitulé. » Le nonce,
qui n'était point dupe de ces démonstrations, se pré-
senta couvert de vêtements lugubres et suivi de dix
archevêques pour supplier l'empereur de faire retirer
ses troupes de Rome et de rendre la liberté à Clé-
ment VII. L'hypocrile (Hiarles-Quint leur répoiidil
qu'il désirait plus qu'eux-mêmes voir la tianquillit(''
rétablie dans Rome, mais qu'il ne pouvait prendre
aucune décision sans consulter ses généraux. Alors
le duc d'Albè, ainsi qu'il avait été convenu entre eux,
prit la parole . « Non, seigneur, il ne faut point faire
grâce au pajie ; il est temps cpie ce piètre apprenne
à ne pas se mêler des alïaires temporelles de l'Eu-
kitO
HISTOIHK DES PAPK8
L' prince d'Orange
rope ; et jiius il jeûnera dans son château Saint-
Anf,'e. plus il deviendra sage; il faut donc le réduire
à un tel état, qu'il n'ait jilus envie de troubler la
puix du monde. » Sa Sainteté était en effet réduite à
jeûner faute de vivres ; et pour surcroît de malheur,
la peste commençait à sévir dans la forteresse.
Clément Vil comprit qu'il ne lui restait d'autre
parti à prendre que de mourir misérahlement ou de
capituler; il prélvra traiter avec ses ennemis, et de-
manda à entrer en pourparlers avec Lanoy, vice-roi
de Xaples, qui était catholique. Cette satisfaction lui
fut encore refusée; l'armée n'ayant pas confiance
dans le vice-roi, refusa d'accepter un traité qui ne
serait pas consenti par le prince d'Orange; et le
saint-père se vit contraint de rocevoii' la loi d'un
liérétique! La capitulation portait entre autres ar-
ticles, « que Sa Sainteté jiayerait à l'armée quatre
rent mille ducats, savoir ; cent mille comptant, cin-
quante mille dans deu.x jours, et le reste à un délai
de deux mois; que ])ourle payement de cette rançon
Clément frapperait un impôt extraordinaire sur tons
les Etats ecclésiastiques ; ((u'en outre il remettrait
entre les mains de l'empereur le château Saint-Ange,
Civitta-Vecchia, Città di Castellana, Parme, Plai-
sance et Modène ; qu'il resterait prisonnier dans une
des tours du château avec les treize cardinaux de sa
suite, jusqu'au moment où il aurait payé les premiers
ceni cinquante mille ducats; qu'ensuite il serait con-
duit à Naples ou dans la ville de Gaéto, et qu'il y
attendrait les ordres de Charles-Quint; qu'enfin il
absoudrait les Colonna de toutes les censures pro-
noncées contre eux, et qu'il nommerait un légat
pour gouverner l'Eglise pendant son absence, de
concert avec le tribunal de la Rote. >• Ces articles
ayant été signés et approuvés par Clément, un capi-
taine espagnol, nommé Alarçon, le même ((ui avait
GLÉiMENT VII
'l'it
Anne de Boleyn, deuxième femme de Henri VIU, roi d'Angleterre, décapitée par ordre de son maii
élt' chargé de la garde de François I", entra dans le
châleau Saint- Ange avec six compagnies d'Espagnols
et d'Allemands pour remplir l'emploi de geôlier au-
près du pnpe et des cardinaux.
Clément resta plus de six mois gardé à vue et sou-
mis à des traitements ignominieux; enfin, comme le
pontife n'apercevait pas le terme de sa captivité, il se
décida à se réconcilier avec les Golonna, et avec leur
aide il parvint à s'échapper de sa prison, déguisé en
marchand forain. De la ville d'Orviette, où il s'était
retiré, Clément VII écrivit au maréchal de Lautrec
qu'il ne voulait pas exécuter un traité dont les con-
ditions lui avaient été imposées le poignard sur la
gorge, et qu'il le suppliait de prendre sa défense.
Mais déjà l'empereur avait renoncé à son projet de
tenir le pape en prison ; maître de ses places fortes
II
et de ses trésors, le saint-père n'était plus pour lui
un adversaire redoutable, et il avait même envoyé un
ordre d'élaigissenient, lorsque Clément vint à s'échap-
per de Rome. Ce retour de Charles-Quint à des sen-
timents pacifiques avait un Lut, car le monar([ue
espagnol n'était pas homme à pardonner les four-
beries des autres, sans (juelquo grave motif.
\'oici ce dont il s'agissait : Henri VIII, roi d'An-
gleterre, fatigué de Catiierine d'Aragon, tante de
Charles-Quint, avait résolu de rompre un mariage
qui lui était devenu odieux, parce que sa femme était
stérile, et surtout parce que cette union l'empêchait
de posséder une jeune fille, la belle Anna Boleyn,
qui lui avait inspiré une violente passion. Ce projet
de divorce avait pour antagoniste naturel l'empereur,
qui comptait gouverner le royaume d'Angleterre sous
144
442
HISTOIRE DES PAPES
le nom de sa tante, si Henri \'IIl mourait sans en-
fants. Le nionaniue espagnol olieri'liail donc à se
réconcilier avec le paju' pour le taire entrer daii« ses
vues : à cet etiet, il lit sortir ses troupes de la ville
pontiticale, et il permit à Clément \'II de s'installer
j ins le Vatican, de pressurer les peuples imbéciles,
«t de reprendre l'exercice de son autorité.
&i Sainteté était rentrée ilans son palais depuis
quelques jours à peine, lorsqu'elle roijut deux am-
bassadeurs auiîlais, Casali et Kiiiijlli, qui venaient
au nom de Henri Vlll le supplier de casser le
iuariai,'e du roi avec Catherine d'Aras^on ; dès le
lendemain , arrivèrent à leur tour des députés de
l'empereur ijui signifièrent au pape que s'il osait
autoriser le divqrce tlu roi de la (îrande-Hretagne,
les armées impériales envahiraient iniinéilialcinenl
les terres de lE^'lise.
Clément \'I1. placé entre deux rivaux (pi'il redou-
tait de mécontenter, et n'osant pas accéder à la de-
mande de Henri VIII, ni désobéir à Charles- Quint,
prit le parti de temporiser, et réiiondil aux ambas-
sadeurs anglais iju'il donnerait au prince l'autorisation
de divorcer, si préalahlemenl il Taisait déclarer son
premier mariage nul jiar le clergé de la (_irunde-Bre-
■tagne. Ceux-ci répondirent ipie leur maître n'avait
nullement besoin d'une semljlable déclaration , et
«|ue si le saint-père n'avait pas d'autre réponse à faire,
ils devaient le prévenir que le roi de la Grande-
Bretagne romprait toutes relations avec la cour de
Rome et lui l'crait une guerre teriilile.
iLe paj e répliqua que l'atlaire dépendait entière-
ment du souverain d'.Vngleterre, puisqu'il lui suffi-
sait de procéder par l'autorité du légat premier mi-
nistre Wolsey, et de lui faire rendre une sentence de
divorce. <> Il n'existe point de théologien qui puisse
résoudre mieux qu^ le roi votre maître, ajouta-t-il,
si son mariage est illégitime. Aussitôt que la sen-
tence aura été prononcée, nous autoriserons notre
cher fils Henri VIII à se remarier ; en même temps
il s'adressera à notre siège pour faire ratifier les actes
accomplis, et nous ne manquerons point de laisons
pour justifier sa conduite. Ensuite un de nos cardi-
naux, celui que désignera le roi, partira pour Lon-
dres et ratifiera tout ce qui aura été exécuté.»
Dès que Henri eut connaissance de la réponse du
pontife, il devina les motifs secrets (jui le faisaient
agir, et pour le foicer à se déclarer entre lui et Char-
les-Quint, il le fit menacer de nouveau de se séparer
«le l'Eglise romaine, s'il persistait encore à lui le-
fuser la bulle de divorce. Clément, poussé dans ses
derniers retranchements, et voyant d'ailleurs ([ne les
aflaires de la ligue sacrée prenaient une mauvaise
tournure, se décida à rompre avec le roi de la Criande-
Bretagne. « Eh bienl dit-il aux ambassadeurs qui
le pressaient de leur donner une réponse catégori(]ue,
puisque je me trouve entre l'enclume et le marteau,
je Vous déclare que j'ai fait ]iour Henri VIII plus
•jjue je ne devais, en lui permettant de prendre pour
juges dans sa cause deux légats tpii lui étaient dé-
voués; et que jamais je ne consentirai à lui sacrifier
•ouvertement l'empereur, l'archiduc son père, Cathe-
rine d'Aragon et les intérêts du saint-siége. »
Cette réjonse éclaira les dé|]Ulés anglais et leur
-fit comprendre qu'ils n'obtiendraientpas de nouvelles
concessions de Clément \Il, et (|nc' lo roi devait se
contenter de faire prononcer son divorce par les lé-
gats. Copondanl ils firent une dernière tentative avec
les ambassadeurs de ^'cuise, de France et de Flo-
rence ; tous représentèrent au pape ipi'il était de sa
dignité et de son intérêt de s'unir franchement avec
eux, et de lancer les foudres de l'Église contre Char-
les-Quint. Sa Sainteté, qui avait obtenu des agents
espagnols la promesse de faire passer la Répnlili(|ne
di" Fforencesous la domination do sa famille, se garda
bien de suivre le ccmseil des ambassadeurs de la
ligue ; elle s'excusa sur une résolution prise par le
sacré collège, de renoncer à toutes les affaires tempo-
relles pour no plus s'occuper que de la réforme de
l'Église et dcl'extinclion des nombreuses hérésiesqui
s'éluiont élevées en .Vlleniagne et en France. Clément
donna aux Floi'entins en particulier l'assurance for-
melle qu'il ne voulait en aucune manière se mêler
de leur gouvernement ; qu'il désirait seulement que
la République le reconnût comme pape et non comme
prince temporel, el qu'il demandait - comme grâce
qu'on laissât les armoiries de si s ancêtres sur les
monuments ipi'ils avaient fait élever.
Malgré les assertions si positives du pajie de son
désistement à toute autorité sur Florence , le soir
même Antoine de Lève arrivait à Rome, muni des
pleins pouvoirs de l'empereur, et lui faisait signer
un traité tlont voici les principaux articles :
« Sa Sainteté se rendra imméiliateinent avec sa
cour à Bologne pour y couronner solennellement
Charles-Quint. — Après la cérémonie du couronne-
ment. Sa Majesté Impériale enverra une puissante
armée devant Florence, et forcera la Sérénissime Ré-
publique à reconnaître Alexandre de Médicis, le bâ-
tard (le Clément MI, ]iour souverain. — Alexandre
de Médicis prendra l'engagement d'épouser Mar-
guerite, fdle naturelle de l'empereur, aussitôt qu'elle
aura atteint l âge de la nubilité. — Les villes de
Cervia, de Ravenne, de Modène, de Reggio et de
Rubiei a seiont rendues au saint-siége. — Le duc de
Ferrare sera abandonné à la clémence du paj^e ,
ainsi que le duc de Milan. — De son côté. Sa Sain-
teté fournira huit mille hommes pour assiéger Flo-
rence, conjointement avec les impériaux; elle accor-
dera à l'empereur et à ses descendants à perpétuité
le droit de nomination et de présentation aux huit
archevêcnés du royaume de Naples, Brindes, Lan-
ciano, Matera, Olrante, Reggio, Salerne, Trani et
Tarante, ainsi qu'à seize évêchés ; elle conférera l'in-
vestiture du royaume de Naples à Charles -Quint, en
exigeant pour tout droit de suzeraineté l'envoi cbatjue
année d'une liaipienée blanche richement harnachée,
et portant une bourse île six mille ducats ; enfin, elle
donnera le droit de passage aux armées impériales
sur les terres de l'Eglise, et accordera l'absolutio'.i
à tous ceux qui ont participé directement ou indi-
rectement au saccagement de Rome. »
Après la ratification de ce traité, le pontife or-
donna les préparatifs de son départ , et publia un
décret qui enjoignait aux cardinaux de s'assembler à
Rome et non ailleurs pour lui donner un succes-
seur, s'il venait à mourir pendant son voyage. Clé-
ment VII quitta la ville sainte, accompagné de seize
cardinaux, de trente-six évêques, des officiers de sa
CLEMENT VII
44a
cour, et précéda du saiiit-sacicment, qu'il faisait por-
ter ea tète du coiti'ge ])ar un pirlal lovùlu des or-
nements sacerdotaux. L'empereur lit son entrée
dans Bolo.i;ne quelcfucs jours après, et se rendit aus-
sitôt à la l)asili(|ue de Saint-Pierre, où rallcnduit le
pape. Dès qu'il l'ut entré dans ré|,'lise, le monarque
hypocrite alla s'ai,'enouilk'r devant ^a Sainteté, et
par un mélange de Lassesse et de superstition, il
voulut baiser les pieds de celui qu'il avait retenu pri-
sonnier contre le droit des gens; ensuite les deux
despotes firent entre eux un échange de présents.
Gharles-Quinl donna au saint-père de riches cassettes
d'argent remplies de médailles d'or du poids de douze
livres ; et en échange il reçut un aigle d'or massif,
d'un poids énorme, et rehaussé de pierres précieuses.
Dans cette première entrevue, le prince parla de la
nécessité d'assembler un concile œcuméni([ue en Al-
lemagne, pour arrêter le progrès de l'hérésie, en ré-
glant les raiiports des Eglises de cette contrée avec le
saint-siége, et en réformant les mœurs du clergé.
«Non, jamais, lui répliqua le pape, nous ne con-
vo({uerons un synode dans un lieu où les délibéra-
tions pourraient être indépendantes; et nous sommes
surpris qu'un prince aussi habile et aussi grand po-
litique, sollicite une réunion dont les décisions pour-
raient tout à la fois briser votre trône et renverser
la papauté. Nous nous intitulons vous empereur et
nous pa))e de droit divin; nous ne devons donc pas
soumettre l'examen de nos prétendus droits et pri-
vilèges aux hommes, parce qu'ils pourraient nous
demander à en vérifier les titres, et en vérité, ni
vous ni nous ne saurions les montrer.
« Soyez assuré que les électeurs et les peuples
d'Allemagne n'ont embrassé l'hérésie que pour s'em-
]iarer des biens ecclésiastiques placés sous notre dé-
1 endance et pour s'att'ranchir ensuite de votre domi-
nation. Ce n'est point l'excellence de la nouvelle
religion qui les attire dans le parti de la réforme,
c'est un besoin ardent de liberté. N'espérez donc pas
arrêter les désordres en permettant aux luthériens
de discuter dans un concile les doctrines nouvelles.
«Que nous importent, après tout, les dogmes?
Ce qu'il nous faut, c'est une obéissance passive; ce
que nous devons désirer, c'est que les peuples soient
éternellement soumis au joug des prêtres et des rois ;
et pour arriver à ce but, pour prévenir les révoltes,
pour arrêter ces élans de liberté qui ébranlent nos
trônes, il faut employer la force brutale, faire des
bourreaux de vos soldats ; il faut allumer les bûchers;
il faut tuer, incendier ; il faut exterminer les savants ;
il faut anéantir limpiiinerie ! Soyez sûr alors i|ue
vos sujets rentreront dans l'orthodoxie et adoreront à
genoux Votre ^lajeslé Impériale. >■
La justesse des représentations de Clément A'II
parut frapper l'empereur, et la question du concile
fut abandonnée. Ils convinrent seulement d'assem-
bler à Augsbourg une diète générale des Etats de
l'empire, alin de tenter un dernier effort jiour réunir
les luthériens et les catholiques. Le pontife procéda
ensuite au couronnement de Charles-Quint ; et im-
médiatement après les deux alliés marchèrent sur
Florence, pour réduire la République sous la lyrannie
du bâtard des Médicis.
Les Florentins ne sachant à quelle puissance avoir
lecours pour sauver leur liberté, eurent la sin;.,'uiièr(^
idée de nommer Jésus-Christ gonfaloniei' de justice
et de se mettre sous sa protection. On avait même
agité la question de savoir si on ne le déclarerait p;is
roi; et sur la pro])osition de Nicolas Capponi, on
avait ouvert un scrutin pour son élection ; cependant
les citoyens avaient tant de répulsinn pour li' nom de
roi, que sur mille votants, plus de neuf cents se pro-
noncèrent contre le céleste candidat. Aussi, soit
que Jésus-Christ voulût punir les F'iorcntins de leur
irrévérence, soit plutôt qu'il fût impossilde à une
pojnilation attacjuée à l'improvisle, et manquant d'ap-
provisionnements, de se défendre contre deux armées
formidables, la ville fut obligée de se rendre.
Dans la capitulation, le saint-père s'engagea à
traiter ses concitoyens avec tendresse et affection; il
promit solennellement de pardonner toutes les offen-
ses que les Florentins ]iourraient avoir faites à lui-
même ou aux siens. Mais dès qu'il se vit maître de
Florence et appuyé par ses troupes victorieuses, l'in-
fâme pontife ne se contenta pas de changer le gou-
vernement i-épublicain ; au mépris du traité qu'i
avait signé, il fit arrêter ceux ipii lui avaient été dé-
noncés comme hostiles à ses projets ambitieux, et
les lit périr dans les supplices. Le vénérable Père
Benoît de Foiano, dominicain, qui s'était constam ■
ment montré sur les remparts pour exciter l'enthou-
siasme des assiégés, fut l'une des premières victimes
de sa cruauté, et fut appliqué à des tortures effroya-
bles en expiation de son admirable dévouement.
Lorsque Clément ^'II fut rassasié de vengeances,
il procéda au couronnement d'Alexandre de Médicis,
et nomma grand-duc de Florence ce bâtard qu il
avait eu de ses amours avec une servante d'auberge,
dont il partageait les faveurs avec un muletier, et qui
devint ainsi la souche de la puissante maison des
ducs de Toscane. Nouvel exemple qui confirme cette
vérité déjà établie, qu'il n'existe presque aucune fa-
mille de rois, de ducs ou de nohles qui ne doive ses
î]t.its ou ses titres à l'infamie et à la jiroslitution.
Charles-Quint, après avoir aidé le ])ontil'e à asservir
Florence, quitta l'Italie pour se rendre à la diète cpii
devait se tenir à Augsbourg le 8 avril de cette même
année 1530.
Cette assemblée présenta au monanpie une pro-
fession de foi extrêmement remarquable qui avait été
rédigée par Mélanchton, sous l'inspiration de Lu-
ther, et qui devint le symbole du protestantisme.
Elle contenait vingt et un articles sur la Divinité,
sur le péché originel, sur l'incarnation, sur la justifi-
cation, sur le ministère évangélique, sur l'Eglise, sur
l'administration des sacrements, sur le baptême, sur
1 Eucharistie, sur la confession, sur la pénitence, sur
l'usage des sacrements, sur la hiérarchie ecclésias-
tique, sur les rites, etc. , et se])t articles sur les abus
de 1 Eglise romaine dans la communion, dans le ma-
riage des prêtres, dans la messe, dans la confession
auriculaire, dans la distinction des mets, dans les
vœux religieux, et dans la juridiction religieuse; les
protestants concluaient en demandant la convocation
d'un concile général pour terminer les différends qui
divisaient la chrétienté. Le cardinal légat Campi'ggio.
(|ui assistait à la diète au nom du pajie, fit d'inutiles
efforts pour ramener les lutln'riens à l'orlhodoxie, et
<I44
HISTOIRE DES PAPES
comme il lui l'Iait devenu impossible de se leluseï'
aux vivux lie l'assemblée, il déclara que le jiajie adlié-
rait à la convocation d'un concile œcuménique, à la
condition néanmoins que l'époque en serait laissée à
sa volonté, et que l'empereur prendrait l'eniragonient
formel de défendre l'autorité pontificale contre ses
ennemis par le fer et par le feu.
Sa Sainteté, tout en ayant l'air de faire une con-
cession, s'était réservé le moyen de reculer indélini-
luent la réunion qu'elle redoutait ; et dans l'intervalle
Clément se proposait d'as;iravec tant de rij^ueur qu'il
espérait (|ue ju'rsonne n'oserait réclamer l'exécution
de sa promesse. 11 jiublia d'abord un décicl portant
l'orilre au trrand inquisiteur de la foi à Ferrare et à
Modène. qui était en même temps général des jaco- .
bins, de poursuivre à outrance les partisans des idées
de réformes que les Allemands avaient répandues en
Italie dans les dernières guerres; ensuite il écrivit à
l'empereur pour lui représenter les dangers auxquels
ne manqueraient pas de les exposer des discussions
publiques sur les dogmes qui étaient la clé de voûte
de l'édifice catholique tliéocralique, et qui empê-
chaient les hommes d'entrer dans l'examen des causes
qui les soumettaient à l'autorité des papes comme à
celle des rois; il lit valoir à ce sujet des raisons si
puissantes, que Gharlcs-Quint résolut d'en finir avec
les protestants, et publia un édit en vertu duquel Sa
Majesté Impériale ordonnait à tous ses officiers de
rétablir le culte et les rites catholiques dans les pro-
vinces de l'.'Mlemagne, et enjoignait à tous ses sujets
de croire à la présence réelle et aux vertus de la cé-
lébration de la messe, sous peine d'être poursuivis
comme hérétiques. Le prince ordonna en outre de
baptiser les enfants, de les confirmer, d'administrer
lextrême-onction aux mourants, d'allumer des cierges
dans les temples en l'honneur des saints, de restituer
aux couvents et aux Eglises les biens qui leur avaient
été enlevés, soit qu'ils provinssent de donations ou
de legs pieux et sans qu'on eût à s'inquiéter du tort
qu'eu éprouvaient les familles; enfin Sa Majesté ter-
minait son décret par la menace de l'exil et de la
confiscation pour les prêtres qui s'étaient mariés et
qui ne se sépareraient pas immédiatement de leurs
femmes et de leurs enfanls.
Mais au lieu d'intimider les esprits et d'affaiblir
le parti de la réforme, cet édit tyrannique acheva
d'exaspérer les luthériens; le danger leur fit sentir
la nécessité de se réunir, et bientôt eut lieu à Smal-
kalde en Franconie une assemjjlée des princes et des
électeurs protestants, dans laquelle il fut décidé que
tous se prêteraient mutuellement secours pour ré-
sister aux attaques de l'eiupeieur.
Ce résultat, que Charles-Quint était loin de pré-
voir, lui fit regretter d'avoir suivi les conseils du
pape, et devint le sujet de reproches qui amenèrent
de la mésintelligence dans leurs relations. Bientôt
même un nouvel événement envenima les choses et
prépara une rupture entre les cours de Rome et de
Madrid. Le grand maître de l'ordre des chevaliers de
Malte avait présenté un Italien nommé frère Thomas
Bosio pour occuper le siège épiscopal, devenu vacant
par suite de la mort du titulaire; et Clément 'VII,
faisant droit à cette recommandation, avait écrit à
l'empereur pour demander le décret d'investiture en
faveur du protégé du grand maître. Charles-Quint
lit répondre par son ambassadeur qu'il s'occuperait
de cette affaire, et peu de temps après il envoya en
elTet son consentement à la promotion de Thomas
Bosio. Mais dans l'intervalle. Sa Sainteté, soit qu'elle
eut été oITonsée de l'irrévérence de l'empereur, soit
qu'elle eût changé d'idée, avait nommé à l'évêché de
Malte le cardinal tlhinucci. Lors([ue Bosio vint à
Rome pour recevoir l'anneau et la crosse, insignes
de sa dignité, il apprit avec un grand étonncment la
nouvelle élection faite par le pape, et il en 'donna
immédiatement avis au grand maître. Comme celui-
ci redoutait de se trouver enveloppé dans un conilit
entre (Jharles-Quint et Clément Vil, et qu'il avait un
égal intérêt à ménager ces deux souverains, il n'osa
point se décider dans la question, et porta seulement
à la connaissance de l'empereur le nouveau choix du
pape. ,\ussitôt l'ambassadeur d'Espagne reçut ordre
d'adresser des représentations à ce sujet à la cour de
Rome, et de faire révoquer la nomination du cardinal
de Ghinucci. Sa Sainteté refusa d'obéir, et répondit
insolemment à l'ambassadeur : « 'Votre maître doit
savoir que c'est à nous qu'appartient la nomination
des évoques de Malte, depuis que l'île est passée
sous un autre gouvernement que le sien. D'ailleurs
cette leçon lui fera connaître (|ue nos demandes dans
de semblables circonstances sont des ordres. »
François I", informé de cet incident, écrivit im-
médiatement à SOS délégués qu'ils eussent à faire
jouer tous les ressorts de la politique pour détermi-
ner une rupture entre les deux alliés, et afin de lever
tous les obstacles, il fit demander la main de Cathe-
rine de Médicis, nièce de Clément VU, pour son fils
Henri, duc d'Orléans. Cette alliance, à laquelle Sa
Sainteté n'aurait jamais osé prétendre, et qui dépas-
sait tous les rêves de son ambition, la décida sur
l'heure à quitter le parti de l'empereur pour embras-
ser les intérêts de la couronne de France.
Alors Charles-Quiut ne garda plus de ménage-
ments envers le pape, et tant pour se mettre à cou-
vert des trahisons du saint-siége que pour réparer
les fautes que lui avait fait commettre son imprudent
décret contre les luthériens, il signa avec les princes
allemands coalisés un traité de paix, qui fut appelé
le traité de Nuremberg, par lequel Sa Majesté re-
connaissait aux protestants le droit de professer leurs
doctrines avec une entière liberté jusqu'à la décision
d'un concile général ; ce qui mettait le pape dans
l'alternative ou de renoncer au gouvernement de l'E-
glise d'Allemagne, ou de soumettre son autorité à
l'examen d'un concile œcuménique. Clément VII
voulut essayer de son influence sur Charles-Quint
pour faire rompre la paix de Nuremberg, et sollicita
de lui une entrevue; l'empereur consentit à sa de-
mande et se rendit à Bologne, ville désignée pour le
lieu des conférences. Cette démarche du saint-père
n'eut aucun résultat favorable, et toute son éloquence
n'aboutit qu'à raffermir Charles-Quint dans sa réso-
lution de rassembler un concile général : « Attendu,
répétait le monarque à chacune des objections du
pontife, que je préfère voir s'abîmer la chaire de
saint Pierre plutôt que le trône de mes ancêtres. »
Un autre événement également funeste pour le
pape venait de s'accomplir en Angleterre : le roi
CLEMENT Vil
445
Henri VIII, fatigué d'attc-ndic sa bulle de divorce,
s'était décidé à chasser les légats romains de ses
Etats, et même à renvoyer son premier ministre
Wolsey, pour en finir avec la cour de Rome; de
plus, il avait épousé secrètement Anne de Boleyn, et
avait fait rendre une loi par les deux chambres du
Parlement pour enlever aux pontifes les droits d'an-
nates, de pallium et d'investitures d'évèchés qu'ils
prélevaient dans le royaume. Clément fulmina contre
ce prince un bref terrible; il le somma d'avoir à re-
prendre Catherine d'Araijon, et de se séparer de sa
concubine Anne de Boleyn, sous peine d'analhèmc,
d'interdit et de déposition. La guerre étant ainsi en-
gagée entre la cour de Rome et la Grande-Bretagne,
la réponse ne se fit pas attendre. Henri VIII, cpii
était d'un caractère Gxtrèmemcnt violent, lacéra la
bulle pontilicale en plein Parlement, et rendit un
édit par lequel il défendit à tous ses sujets, sous
peine de mort, de reconnaître, soit en paroles, soit
par écrits ou par actions, l'autorité de Rome, et dé-
clarait l'Église anglicane indépendante. Le Parlement
approuva ce décret, et ordonna que les collecteurs
des deniers de saint Pierre seraient chassés du
royaume ; iju'à l'avenir le métropolitain de Cantor-
liéry conférerait les évêchés de la Grande-Bretagne,
et que le clergé payerait au roi, chaque année, la
somme de cent cinquante mille livres sterling pouj-
la défense de l'État. \
Pendant que ces choses se passaient en Angle-
terre, le souverain pontife conduisait en France sa
nièce Catherine de ÎNIédicis, qui, à peine âgée de
quatorze ans, était déjà initiée aux plus infâmes dé-
bauches. François I", accompagné de son fils Henri
et de toute sa cour, vint recevoir Sa Sainteté à Mar-
seille, et le mariage du fils du roi fut célébré im-
médiatement. On raconte ([u'après les cérémonies
nuptiales, Clément VII donna sa bénédiction aux
époux et leur dit : « Allez et multipliez ! » Hélas ! le
ventre de Catherine ne fut que trop fécond!...
Brantôme, l'iiistoriea des anecdotes galantes,
raconte une aventure fort piquante ((ui eut lieu pen-
dant le séjour du pape à Marseille, et que nous
rapportons ici pour donner une idée de la li-
cence qui régnait dans les cours de cette époque.
" Les dames de Chàteaubriant, de Chàtillon , et la
baiUive de Caen, dit l'historien , présentèrent une
requête au duc d'Albanie, grand dignitaire de la cour
apostolique, pour obtenir la jiermission de ne point
se priver de chair pendant le carême. Ce seigneur fei-
gnit de ne pas avoir bien compris leur demande, et
les introduisit immédiatement auprès de Sa Sainteté,
en disant : « Très- saint Père, je vous présente trois
" jeunes dames qui désirent avoir la fréquentation
« des hommes pendant le carême; elles vous sup-
i^ plient de faire droit à leur requête. » Clément VII
les releva aussitôt, baisa leurs belles joues, et leur
dit en souriant : « Ce que vous me demandez n'est
« pas très-édifiant; cependant, je vous autorise à en
« user trois fois la semaine; c'est assez, clières mi-
te gnonnes, pour le ])éché de luxure. » Les dames se
récrièrent en rougissant, et représentèrent à Sa Sain-
teté qu'elles n'avaient soUicité que la dispense de man-
ger de la chair en carême. Sur quoi le pape rit
beaucoup, passa les mains sur leurs belles formes
arrondies, et les baisa encore, puis les congédia. »
Avant de quitter le sol de la France, le saint-
père exigea du roi la promulgation d^ordonnances
qui reconstituaient les tribunaux de l'Inquisition, et
qui devaient' surtout frapper les réformés. Les deux
alliés concertèrent encore entre eux diverses me-
sures qui devaient aider à la ruine de la puissance
de Charles-Quint. Enfin, après avoir reçu de magni-
fiques présents et une somme d'argent suffisante
pour le défrayer des dépenses , Clément VII reprit
Is route d'Italie. De retour à Rome, le pape se sen-
tit attaqué de violentes douleurs dans l'estomac ; il
languit plusieurs mois, et s'éteignit le 25 septembre
1534, à l'âge de cinquante-six ans. Quelques au-
teurs ont accusé les cardinaux d'avoir empoisonné
le pontife, parce qu'ils redoutaient les conséipienres
de son caractère cruel et de sa profonde dissimula-
tion ; mais rien ne justifie cette assertion.
4^6
HISTOIRE DES PAPES
X
%.:^è-,|;!fî';^>.!?'^
Élection de Paul III. — Histoire du pape avant son pontificat. — Caractôre de Pierre-Louis Farnèse, bSlaid du pape. — Paul III
ëlôve ses petits-fils au cardinalat. — Négociations pour la tenue d'un concile. — Excommunication de Henri VIII. — Mis-ion du
nonce Vergerius. — Paul se rend le médiateur de la paix entre Cliarles-Quint et François I". — Calvin et ses doctrines. —
Projet de convocation d'un concile à Wanlouc. — Conférences entre le pape, le roi de France et l'empereur. — Sa Sainteté
marie son petit-fils. Octave Farnèse, avec la fille illégitime de Charles-Quint. — Détauclies de Pierre-Louis Farnèse, bâtard du
pape. — Il fait violence à un jeune évêque dans ses habits pontificaux. — Histoire d'Ignace de Loyola, fondateur de la société
des jésuites. — Nouvelles conférences entre le pape et l'empereur. — Concile de Trente. — Mort de Luther. — Perfidie du
pape. — Il eicommunie l'archevêque de Cologne. — Ligue contre les protestants. — Querelles entre le pape et l'empereur. —
Bulle du pape sur l'Inquisition. — Translation du concile. — Extravagances et impiétés du pape. — Lettre du Paul 111 aux
PérCî du concile de Trenter — Mort du souverain pontife.
Les cérémonies des lunéfailles de Clément VII
n'étaient point encore terminées, que déjà Alexandre
Farnèse, cardinal de Tusculura, avait acheté la pres-
que totalité des voix du sacré collège; mais le car-
dinal Trivulce, le cardinal de Lorraine et quelques
autres de leurs partisans, qui avaient l'intention de
se vendre à Charles-Quint plus cher qu'ils suppo-
saient qu'Alexandre Farnèse ne ]ii"it les payer, caba-
lèrent contre son élection et faillirent la laire man-
quer. Ils répandirent des libelles contre Farnèse et
contre son fils Pierre-Louis; ils les accusèrent d'être
plus infâmes que les Borgia dans leurs mœurs , de
s'adonner aux plus honteuses débatiches, de prati-
quer la magie, de professer publiquement l'astrolo-
pie et la nécromancie, et de se glorifier de ne point
croire à Dieu ni aux saints.
Les adversaires de Farnèse lui reprochaient encore
sa gloutonnerie, f(ui était telle, que dans ses orgies,
lorsqu'il avait l'estomac chargé de viandes et de
vins, il provoquait des vomissements, et soupait
ainsi jusqu'à trois fois; ils l'accusaient d'avoir fait
de sa fdle Constance sa maîtresse, et d'avoir commis
un autre inceste avec sa sœur Giulia, celle qu'il avait
prostituée au pape Alexandre VI pour se racheter
du gibet. Ils ajoutaient encore que le cardinal, al-
liant la cruauté à l'infamie, avait fait tuer cinq gen-
tilshommes romains qui partageaient avec lui les fa-
veurs de sa fille et de sa sœur. Enfin les cardinaux
concluaient en ces termes : « Maintenant si après
avoir pris connaissance des crimes reprochés au car-
dinal Farnèse, ceux de . nos collègues qui se sont
laissé séduire par cet homme abominable, persis-
taient à lui donner leurs voix, nous ne craignons
pas de le dire , ils mériteraient d'être conspues par
toute la chrétienté. »
Malgré la violence de ces attaques, les agents de
Farnèse l'emportèrent ; ils représentèrent aux récal-
citrants que leur candidat était âgé de soixante-six
ans ; qu'il avait une mauvaise santé , et qu'on ne
pouvait lui refuser une habileté politique qui con-
tribuerait puissamment à raffermir le trône pontifi-
cal; enfin ils offrirent à Trivulce et au cardinal de
Lorraine quatre palais dans Rome, meublés riche-
ment, garnis de leur vaisselle d'or et renfermant
cinquante raille ducats. Dès lors toute opposition
cessa, et au premier tour de scrutin, tien te -quatre
PAUL 111
(i(i7
cardinaux l'kircnt pour vicaire du Cluist ci-lui qu'ils
avaient voué à la haine des peuples comme sodo-
mite, incestueux, assassin et athée!
Alexandre Farnèsc était né en Toscane , dans la
ville de Carin, de Piene-Louis Farnèsc etde Janelle
'iaétan. Dans sa jeunesse il avait été confié aux
soins de Pomponius La-tus, un des plus savants
hommes de l'Italie, ([ui Tinit-ia à la connaissance des
auteurs anciens; Albert Pig^lius lui Enseigna les
mathématii[ues et lui donna jnème des notions d'as-
tronomie, d'astrologie judiciaire et de magie noire.
Farnèse excellait à taire des vers latins; ses lettres à
Érasme et ses épitres au caidinal Sadolet sont re-
marquables par la vigueur du style et par la profon-
deur des pensées. Devenu pape, il se montra si
perfide , que Mendoza dit dans plusieurs lettres
adressées à Giiarles-Quint , c]u"il n'aurait pas voulu
i-onlier un lévrier sur la parole de Paul III. Il allait
toujours l'erré à rebours, ajoute l'Espagnol, alin
qu'on s'imaginât qu'il marchait en avant , tandis
i|u'il rebroussait chemin. Il se couvrait du mai eau
de la piété lorsipi'il avait un crime à commettre, et
se servait de spadassins corses pour se défaire de
ceux qui s'opposaient à ses projets. Il réglait toutes
ses démarches sur les conjonctions des jjanètes ,
qu'il consultait même pour les actions les plus insi-
gnifiantes ; et lorsque les événements ne justifiaient
pas ses prévisions , il entrait dans des accès d'une
colère affreuse et proférait d'horribles blasphèmes.
Le saint-père poussait l'impiété jusqu'à affirmer cpie
le Christ n'était autre que le soleil , adoré par la
secte mithriaque, et le même dieu que Jupiter-
Ammon, représenté dans le paganisme sous la forme
du bélier ou de l'agneau. Il expliquait les allégories
(le son incarnation et de sa résurrection par le pa-
rallèle que saint Justin avait fait du Christ et de
Mitlira, que l'Évangile comme les livres sacrés des
mages font naître au solstice d'hiver, c'est-à-dire au
moment où le soleil commence à revenir vers nous
et à accroître la durée des jours. Il disait que l'ado-
raiion des mages n'était autre chose cjue l'imitation
de la cérémonie dans laquelle les prèties de Zoroas-
trc offraient à leur dieu , l'or, l'encens et la myrrhe ,
les trois chcses affectées à l'astre de la lumière; il
objectait f|ue la constellation de la '\'ierge , ou
plutôt d'Isis , qui corres] ond à ce solstice et ([ui
présidait à la naissance de Mithra , avait été éga-
lement choisie comme allégorie de la naissance du
Christ; ce qui, d'après le pape, suffisait pour démon-
trer que !Mithra et Jésus étaient le même Dieu. Il
osait dire que l'on n'avait aucun document d'une
authenticité irrévocable ([ui prouvât l'existence du
Christ comme homme, et <|ue pour lui sa conviction
était que jamais il n'avait existé. Enfin il n'était pas
jusqu'à la tiare qu'il ne prétendît une imitation de la
coiffure des sacrificateurs persans, ce eu quoi il se
montrait d'accord avec tous les savants.
«Ainsi ce pape abominable, qui cependant était
revêtu d'un caractère d infaillibilité, se proclamait
même prêtre du soleil et glorifiait le sabéisme ! »
Nous n'accompagnerons ce passage de la corres-
pondance de Mendoza d'aucun commentaire ; nous
laisserons les esprits libres de suivre les opinions de
l'ambassadeur espagnol et de condamner Paul III,
ou d'adopter les croyances du pape et d'abjurer avec
Paul III la religion chrétienne !
Le nouveau pontife, dans son système politique,
parut entièrement opposé à la marche qu'avait suivie
son prédécesseur ; au lieu de reculer devant la con-
vocation d'un concile, il affecta d'être plus empressé
([ue les protestants eux-mêmes à l'adoption de cette
mesure; et pour mieux tromper l'Europe, il assembla
le sacré collège en consistoire en présence des ambas-
sadeurs des différentes cours. Il représenta que dans
l'état de désordre, de dissolution où était la chré-
tienté, la tenue d'une assemblée œcuménique ne pou-
vait plus être différée, et il en fixa l'ouverture au 16 oc-
tobre de l'année courante 1534; il nomma même une
commission de cardinaux pour régler les préparatifs
de cette imposante réunion, et pour élaborer préala-
blement les différentes questions qui devaient être
agitées. Enfin il adressa de sévères remontrances aux
prélats et aux officiers de sa cour, pour qu'ils eus-
sent à réformer leurs mœurs et à s'abstenir des dé-
bauches qui scandalisaient les fidèles. On ne fut pas
longtemps à comprendre que le saint-père avait voulu
se jouer des luthériens; lorsque l'époque tpi'il avait
fixée pour l'ouverture du concile approcha , Paul III
trouva des prétextes pour le remettre à l'année sui-
vante; il prétendit qu'avant toutes choses il devait
travailler à réconcilier les princes chrétiens, qui
étaient en guerre , ou du moins obtenir d'eux qu'ils
suspendissent les hostilités pendant la durée du sy-
node. En etTet, il envoya des nonces pour traiteravec
les cours de France, d'Espagne et d'Angleterre, et
afin de les prévenir qu'il avait choisi la ville de Maii-
toue pour le lieu des conférences.
En l'absence de ses légats, Paul ne prit pas plus
de souci de la réforme que si l'Eglise eût été dans
ses jours de paix et de prospérité ; il songea à éta-
blir ses bâtards, et poussa le népotisme plus loin que
n'avaient fait Sixte IV, Alexandre VI et Léon X. Il
donna le chapeau de cardinal à Guy Ascagne-Sforce
de Santa-Fiore, adolescent de seize ans, né des
amours de Sa Sainteté et de sa fille Constance; il ac-
corda la même faveur à Alexandre Farnèse , qui at-
teignait à pciae sa quatorzième année, mais qui était
l'enfant de Pierre-Louis Farnèse, à la fois le bâtard
et le mignon de Paul III; et comme plusieurs de ses
officiers se récriaient sur ce que les nouveaux cardi-
naux, vu leur jeune âge, ne pouvaient connaître les
devoirs de leur dignité, le pape répliqua par une al-
lusion cynique, « que son expérience était grande, et
qu'il saurait les initier à tout ce qu'ils ignoraient en-
core. » En effet, dès le soir même, l'un et l'autre de-
vinrent ses mignons.
Peu de jours après, Paul créa sept autres cardi-
naux; cette fois Sa Sainteté choisit des personnages
d'un mérite réel. « Ce n'est pas pour eux, mais
pour moi que je les nomme, dit-il à cette occasion
à sa fille Constance , qui se plaignait l'e voir de
vieux barbons préférés, pour le cardinal;. t, à ses pages
et à ses favoris ; je veux anéantir la religion réformée,
parla force ou par les négociations, et pour cela j'ai
besoin de l'aidé d'hommes habiles. » Paul III avait
compris le danger (pii menaçait le trône de saint
Pierre, et était ré olu à employer tous ses efforts pour
le conjurer. C'était une entreprise difficile, car depuis
448
HISTOIRE DES PAPES
Charles-0ui2it, eiripercur d'Allemagne
la paix de Nuremberg, le Danemaik, la Suède et la
Norwége, l'Allemagne el la Suisse, s'étaient déclarés
en pleine réforme et avaient chassé les légats du
saint-siége ; de plus, les quinze princes électeurs et
les députes qui avaient été envoyés par trente villes
protestantes à Smalkalde, avaient signifié aux nonces
apostoliques qu'ils n'accepteraient qu'un concile li-
lire, tenu dans leur province, composé de toutes les
classes des fidèles, et où leurs théologiens auraient
voix délibérative, sans être soumis au pouvoir du
pape; enfin qu'ils se réservaient de juger le poniit'e
romain et de le déposer s'il était condamné.
Les luthériens n'avaient pas seulement acquis une
influence comme secte religieuse, mais encore comme
parti politique; et depuis leur résislancc à Gharles-
^Juint, les souverains de l'Europe recherchaient leur
alliance. François !"■ leur fit faire des propositions
d'alliance par son ambassadeur Guillaume du Beliav
de Langey, et fit dire à ?tIélancfiton , à Pontanus, à
Slui-mius, et aux autres théologiens protestants, qu'il
élait prêta se convertir à leurs doctrines, s'ils se dé-
claraient de son parti. L'ambassadeur affirma que Sa
Majesté ne croyait pas au purgatoire; qu'elle ne re-
connaissait d'autre caractère à la papauté que celui
d'une inslitution humaine; qu'elle était décidée à
abolir les vu'ux monastiques dans ses iilats, à faire
marier les jirêtres et à rétablir la communion sous les
deux espèces. Le roi d'Angleterre leur donnait les
mêmes assurances de contribuer de tout son pouvoir
à la propagation des nouvelles doctrines et à l'abo-
lition de la papauté j s'ils consentaient à se prononcer
CMiverteinent contre Charles-Quint.
Mais comme il est dans l'essence de la royauté
d'être constamment fourbe et hypocrite, au moment
où les deux souverains de France et de la Grande-
Bretairne s'humiliaient devant les luthériens d'Aile-
PAUL m
449
Pierre Farnèse, le bàtaril du jap;, est nommé gonfalonier de l'Église
magne, François I" publiait des arrêts de proscrip-
tion contre les réformés de France, et le barbare
Henri VIII, schisinatique lui-même, poursuivait les
luthériens de son royaume avec une cruauté telle,
que les historiens prétendent qu'il avait surpassé
Charles-Quint le sanguinaire. Ses fureurs religieuses
ne purent cependant le mettre à couvert de la ven-
geance de Paul III , qui , pour le punir de s'être re-
tiré de son obédience , fulmina contre lui une bulle
terrible; il releva tous les Anglais de leurs serments
de fidélité, enjoignit aux ecclésiastiques de sortir du
royaume, et ordonna à la noblesse de prendre les ar-
mes contre le roi. Sa Sainteté déclara Henri VIII dé-
chu du trône, donna ses États au premier occupant,
mit l'interdit sur la Grande-Bretagne, et défendit sous
les peines les plus sévères aux autres nations d'avoir ni
commerce ni relations avec les Anglais ; enfin il cassa
tous les traités que les princes souverains avaient
conclus avec Henri VIII ; il condamna tous les enfants,
nés ou à naître de son union avec Anne de Boleyn,
comme infâmes et bâtards, et permit aux fidèles de
courir sus à lui et aux siens. Cette bulle ne suscita
pas au roi de la Grande-Bretagne le plus léger em-
u
barras; les peuples méprisèrent les menaces du pape,
et les choses allèrent comme précédemment.
En Allemagne les otl'res brillantes et les séductions
de tous genres, qui étaient mises en œuvre pour ga-
gner Luther au parti de la cour romaine , n'eurent
pas plus de succès. La papauté avait perdu son pres-
tige, son temps était passé. En Italie même , dans la
ville sainte , Paul III avait à se défendre contre les
atla([uesdes membres de la commission nommée pour
examiner les causes des abus qui s'étaient introduits
dans l'Église. Les cardinaux Garalïa , Sadolet , Pôle,
Gontarini et Thomas BaJia, maître du sacré palais,
avaient osé publier le rapport de leurs délibérations
et rejeter sur l'extension démesurée de la puissance
pontificale tous les mimx qui affligeaient la chrétienté;
en outre, ils accusaient les papes d'avoir érigé leurs
volontés en lois, et d'avoir substitué les caprices de
leur imagination aux dogmes du christianisme, et
aux anciennes traditions de l'Evangile.
Parmi les abus que flélrissaient ces prélats , et
qu'ils avaient divisés en de\ix catégories, les uns con-
cernant l'administration religieuse , au nombre de
vingt-quatre, les autres touchant à l'administration
145
«50
HISTOIRE DES PAl'ES
civile, au nombre de quatre, ils signalaient à l'inili-
gnation dos lidMes le cumul des places, la iiluruliîé
des bcuèlices, la vente îles expectatives, des dispenses,
des indulgences, le nii'pris cpie l'on faisait des anciens
canons, l'ignorance et la dépravation des prêtres do
Rome, le luxe des cinijuanle rjiille courtisanes ipii
habitaient la ville sainte, la prodigieuse ipiantlté do
monastères de lilles qui avaient été transformés en
autant de sérails au service des ])rélats (jui les diri-
geaient, et les habitudes infâmes des cardinaux, ((ui
entretenaient publiqueuieut de beaux adolescents
dans leurs palais, à titre de mignons ou de pages.
Au lieu de prendre en considération les remon-
trances qui lui étaient faites, le pape ordonna bruta-
lement aux membres de la commission de cesser im-
médiatement leurs séances , et les menaça de toute
sa colère, s'ils osaient faire entendre le moindre blâ-
me; mais le coup était porté; les protestants, qui
avaient déjà reçu des copies du rapport des cardi-
naux, et qui attendaient la décision de Paul pour ju-
ger de la sincérité de ses premières manifestations,
n'eurent pas plutôt connaissance de ce nouveau re-
virement dans ses idées, qu'ils éclatèrent en injures
violentes contre le pontife. Ils proclamèrent Paul III
le plus lâche et le plus fourbe des hommes; ils dé-
noncèrent sa félonie à toutes les nations, et chassè-
rent ignominieusement de Smalkalde son légat Ver-
gerius. Celui-ci, à son arrivée à Rome, trouva un
dédommagement des avanies qu'il avait essuyées ; il
reçut l'investiture de l'évèché de Capo d'Istria , sa
patrie; et immédiatement après il repartit pour Xa-
ples, afin d'obtenir de l'empereur , qui se trouvait
dans cette ville, qu'ilvînt à Rome pour conférer avec
Sa Sainteté sur les moyens de faire rentrer l'Alle-
magne sous sa domination.
Charles-Quint céda aux sollicitations de l'ambassa-
deur et se rendit à Rome : l'entrevue des deux sou-
verains cul lieu au palais de Latran ; Paul déploya,
mais inutilement, toutes les ressources de son élo-
quence pour engager le prince à se servir de ses ar-
mées contre les hérétiques; le raonanjue espagnol,
([ui était sur le point de recommencer les hostilités
avec la France, refusa de se mettre sur les bras une
guerre de religion dont il était impossible de prévoir
la hn et le résultat. Sa Majesté cathohque profita
inème de son séjour à Rome pour donner plus d'é-
clat à sa déclaration de guerre contre François ^^
Ce fut dans le consistoire , en présence de l'ambas-
sadeur Yelli et du cardinal du Bellay, qu'il défia le
roi de France à un combat singulier, ajoutant qu'il
le tenait pour un traître, un parjure et un lâche , et
qu'à partir de ce jour il le poursuivrait à outrance.
François I" se garda bien d'accepter le duel tjui lui
était proposé et que Cliarles-Quintne se souciait pas
davantage de vider; leurs armées s'ébranlèrent, et
des milliers d'hommes s'entr'égorgèrent pour la que-
relle de ces deux implacables tyrans.
Dès que le pontife vit que l'Italie allait devenir le
théâtre de la guerre, il n'hésita plus à convoquer le
concile œcuménique, et rendit une bulle qui fixait
1 ouverture de la première session au 23 mai de
l'année suivante, et désignait la ville de Mantoue
pour le lieu de la réunion. Sa Sainteté envoya une
circulaire à tous les prélats de la chrétienté pour
(pi'ils eussent à se trouver à l'assemblée; elle adressa
des lelties particulières à Ciiarles-Quint, au roi de
France, ainsi qu'aux autres princes souverains, pour
qu'ils assistassent en personne à ce concile et con-
tribuassent au repos de l'Église. Paul fit même écrire
à Henri ^'11I par C.asali, son ancien légat en An-
gleterre, afin d'exhorter le monar(|ue à rétablir l'u-
nion dans ses I*]tals. Le pontife conqilait d'autant plus
sur le succès de cette démarche, qu'Anne de Roleyn,
la cause de leurs dissensions, venait d'être décapitée
par ordre de Henri VIII.
Son attente fut trompée de ce côté; le roi accueil-
lit fort mal les ouvertures de Casali, et fit publier
une loi qui condamnait à la peine de mort ceux qui
oseraient seulement proposer le rétablissement do
l'autorité des évoques de Rome. Sa Majesté accompa-
gnait son décret d'une longue protestation contre la
bulle du pape, prétendant (]ue le droit de convoquer
les assemblées universelles de l'Eglise appartenait
aux empereurs, ou à leur tléfaut aux autres princes
chrétiens, et nullement aux pontifes ; qu'en outre les
évêques de Rome n'ayant aucune autorité dans la
Grande-Bretagne, ils ne sauraient légitimement con-
voquer les prélats à une réunion œcuménique ;
Heuri VIII déclarait i[u'il ne permettrait à aucun de
ses sujets d'assister à un concile ([ui avait été indi-
qué à une époque où il était impossible aux prélats
étrangers de se mettre en voyage, à cause des dan-
gers de la guerre; qu'en conséquence il protestait
d'avance contre tous les décrets et toutes les déci-
sions de l'assemblée de Mantoue, et qu'il persistait
dans le schisme, afin de maintenir dans ses Etats la
pureté de la religion chrétienne.
Cette opposition du roi d'Angleterre porta une
rude atteinte à l'autorité pontificale; ce qu'il y eut de
plus funeste encore, ce fut l'apparition d'un ouvrage
intitulé « Institution chrétienne » , ([ui attaquait
non -seulement la primauté du siège de Rome, mais
encore l'autorité des conciles généraux, celle des évê-
ques et des prêtres. L'auteur repoussait la nécessité
du baptême et de la communion pour le salut des
hommes ; il déclarait le saciifice de la messe une
abominable impiété, et appelait idolâtrie le culte
rendu aux saints. Cet homme, qui dès son apjiari-
tion dans la lutte se plaçait à la tète d'une nouvelle
secte, était Jean Calvin, hardi novateur, dont le ca-
ractère calme contrastait singulièrement avec le ca-
ractère emporté de Luther.
Calvin était né à Noyon en Picardie, de parents
très -pauvres, qui ne pouvaient lui faire donner au-
cune éducation ; heureusement il trouva dans la fa-
mille de Claude d'Hangest, abbé de Saint-Éloi, des
protecteurs qui lui facilitèrent les moyens d'étudier.
A vingt ans, il avait obtenu, grâce à la sollicitation
de ses amis, plusieurs bénéfices dont il touchait les
revenus, suivant les coutumes de l'époque, sans qu'il
fût obligé d'en remplir les fonctions et même sans
qu'il fût engagé dans les ordres; ce qui lui permit
de continuer ses études à l'Université de Paris.
Dans cette ville, le jeune Calvin entendit pour la
première fois des prédications sur les doctrines nou-
velles, qui commençaient alors à se répandre en
France : elles frappèrent vivement son imagination,
et le déterminèrent à abandonner l'étude de la thêo-
,
."•' ..><-'
'ff V <^>
PAUL III
451
logie pour celle du droit. En 1532, il se démit de
SCS bénéfices et suivit les cours de Michel Gop, rec-
teur de l'Université. L'année suivante, celui-ci l'ut
traduit devant le tribunal de l'Inquisition pour don-
ner des explications sur un discours qu'il avait pro-
noncé en séance publique en faveur de la religion
réformée. Calvin, qu'on sou]içonnait de connivence
dans ce délit, à cause de ses liaisons avec le recteur,
fut également mandé à la barre du redoutable tri-
bunal pour y être jugé.
Gomme à celte époque le bon roi François I" fai-
sait brûler impitoyablement tous les réformateurs,
les deux amis ne voulurent pas attendre le jugement
des inquisiteurs, et sortirent secrètement du royaume.
Calvin se jeta alors dans la réforme, et publia son
fameux ouvrage dej'institution chrétienne, dans le-
quel se trouvaient exposées les doctrines des protes-
tants français : il attaqua surtout le roi François I",
mit à jour son hypocrisie, et démasqua la politiijue
machiavélique de ce tyran, qui laisait monter des
milliers de victimes sur les bûchers, au moment où
il olïrait aux Allemands d'embrasser leurs doctrines
pour prix de leur alliance.
Pendant que la réforme grandissait sous les inspi-
rations brûlantes de Luther et de Calvin, et mena-
çait d'écraser la papauté, une société de dévots fana-
tiques aiguisait dans l'ombre ses poignards et Se
préparait à exterminer les protestants. Cette société,
qui devait envelopper l'univers entier dans ses mille
réseaux, qui devait étreindre les peuples dans ses
bras de fer, qui devait faire couler des fleuves de
sang dans toutes les parties du monde, avant d'être
elle-même conspuée, chassée et balayée de la terre,
c'était la Compagnie de Jésus.
Son fondateur, Ignace de Loyola, le descendant
d'une ancienne famille espagnole, naquit en 1491 au
ihàteau de Loyola, dans la province de Guipuscoa ;
sa première jeunesse s'écoula à la cour de Ferdi-
nand V le Catholique, et suivant les usages de la no-
blesse, il apprit à boire et à se battre. Dès qu'il fut
en âge de porter une armure, il entra au service et se
distingua au siège de Parapelune par son caractère
féroce. Dans cette campagne, il eut la jambe droite
fracassée par un éclat de pierre, ce qui l'obligea à
quitter le théâtre de ses sanguinaires exploits pour
se faire administrer les secours que sa blessure exi-
geait. Un jeune chirurgien inexpérimenté l'opéra si
maladroitement, qu'après sa guérison il lui resta une
proéminence difforme. Ignace, qui était très-dési-
reux de conserver tous ses avantages physiques, fit
appeler un nouveau docteur , et lui demanda s'il
existait des moyens de faire disparaître la protubé-
rance; celui-ci répondit qu'il n'y avait qu'à casser la
jambe une seconde fois et à scier l'os qui formait la
saillie. Ignace se soumit immédiatement à cette dou-
loureuse opération, et ajirès neuf mois de souffrances
inouïes il parvint à une entière guérison ; la proémi-
nence n'existait plus, mais il se trouva que l'une de
ses jambes était plus courte que l'autre. Il recom-
mença un nouveau traitement pour se faire allonger
la jambe malade, et il resta plus de sept mois le
corps assujetti dans une boîte de chêne, le pied lié
à des éclisses de fer, afin d'étirer la jambe malade.
Tous ses eiTorts furent impuissants pour produire
le résultat désiré, et Ignace de Loyola acquit la cer-
titude (ju'il resterait alfreusemcnt boiteux toute sa vie.
Alors, soit que sa vanité ne jiût s'accoutumer à
l'idée de reparaître à la cour avec une infirmité aussi
déplaisante, soit que son esprit eût été vivement
frappé des lectures qu'il avait faites, pendant sa ma-
ladie, sur les supplices des jiremiers martyrs du
christianisme, il s'opéra un changement étrange dans
la conduite d'Ignace: cet homme <pu avait supporté
des opérations atroces pour conserver sa beauté, ne
prit plus aucun souci de son corps, et un matin, il
I quitta son château et se retira dans l'abbaye du Mont-
8erraf, où il pratiqua toutes les austérités des ana-
chorètes de la Thébaïde. Son exaltation rchgieuse, et;
surtout les jeûnes et les macérations, lui causèrent
bientôt des insomnies etdes hallucinations. Lepauvn^
insensé s'imagina avoir des visions ; il prétendit que
le diable lui était apparu en personne, et qu'au mo-
ment où il voulait s'emparer de lui, Marie, la divine
mère du Christ, était survenue et avait rais en fuite
le mauvais esprit. Par recoijnaissance pour le ser-
vice que la Merge lui avait rendu, il résolut de se
cj^sacrer entièrement à son service, et de la prendre
pour sa dame et maîtresse.
Suivant la coutume usitée pour la réception des
chevaliers, il fit la veillée des armes devant l'autel
de Marie, et pria jusqu'au deuxième jour, il suspen-
dit son épée à un pilier de la chapelle, et passa en-
core toute la nuit en prières ; le troisième jour, il
(piilta ses vêtements somptueux, se revêtit de hail-
lons, et fit vœu de servir sa dame jusqu'à son der-
nier soupir. Enfin la folie d'Ignace alla jusqu'au pa-
roxysme; il vendit ses biens, en donna le prix à
son couvent, laissa croître sa barbe, ses ongles et ses
cheveux, se souilla le visage avec de la fiente de porc,
el abandonna l'abbaye du Mont-Serrat pour men-
dier. Son extérieur, qui devait nécessairement ins-
pirer le dégoût et l'effroi, plutôt que la compassion,
lui fit refuser bien des fois le pain de l'aumône et
l'exposa à de longues abstinences. Quelque dure que
fût cette vie, Ignace la trouva encore trop délicate et
trop efféminée, et il se retira dans une lanière, où il
passa sept jours el sept nuits sans prendre aucune
nourriture. Il en fut tiré par des moines mendiants
que le hasard avait conduits de ce côté, et qui, en-
tendant les gémissements d'un homme qui parais-
sait sur le point de mourir, l'arrachèrent de la ca-
verne où il s'était blotti, et après lui avoir fait
prendre quelques gouttes de vin, le transportèrent à
l'hôpital de Manresa.
Ignace resta huit jours sans connaissance, plongé
dans une léthargie profonde ; lorsqu'il revint à la
vie, il prétendit que les an^es l'avaient enlevé au
ciel, qu'il avait vu clairement la Trinité, la Vierge
et surtout Jésus-Christ ; que le Sauveur lui avait
même ordonné de fonder une société mystérieuse qui
travaillerait à jiropager sa foi. Lorsi|u"il fut entière-
ment guéri, il vint s'établira Barcelone pour étudier
la grammaire el les sciences les plus élémenlaireSj
afin de se mettre en état d'exécuter son œuvre. _
Comme il cherchait à se faire des prosélytes, les
inquisiteurs conçurent des soupçons sur l'orthodoxie
de ses principes, et le firent emprisonner. Mais bien-
tôt on reconnut son état de démence, et on lui rea-
4 Sa
HISTOIRE DES PAPES
dit la liberté; Ignace quitta Barcelone et visita suc-
cessivement les universités d'Alcala, de Salamani]nc
et celle de Paris. Arrivé dans celte ville, il se décida
à entrer au collège de Sainte-Iîiulie pour y étudier le
latin. La singularité de sa vie, l'exaltation et la bi-
zarrerie de ses idées attirèrent enfin l'attention sur
sa personne; il gagna la confiance de quelques dé-
vots; Pierre Favre, son répétiteur; François Xavier,
professeur de philosophie au collège de Heauvais,
devinrent ses disciples, ainsi ((uc quatre J-^spagnols
qui étaient Jacques lÀivnez, l'auteur présumé des rè-
glements de l'ordre des jésuites, Alphonse Salmeron,
écrivain obscène, un coureur de bordels, dont les
ouvrages furent mis plus lard à l'index; .Mphonsc
Bobadilla et Simon llodriguez.
Cette nouvelle société tint sa première séance le
jour de l'.Vssomptioa 1534, dans la cliapello souter-
raine de l'abbaye de Montmartre ; Favre, qui était
prêtre, célébra la messe, et ses compagnons commu-
nièrent ; ensuite ils s'engagèrent Ions, par un vœu
solennel prononcé sur l'iiostie, à offrir leurs services
au jiape, et à le seconder dans toutes les œuvres
qu'il entreprendrait pour le bien de la religion; après
quoi ils se séparèrent pour courir le monde et pour
recruter de nouveaux disciples. Ils indiquèrent ^"e-
nise comme le lieu d'une seconde réunion ; et en
effet, vers la fin de l'année 1536, ils se trouvèrent
dans cette ville avec trois nouveaux prosélytes. De
Venise ils se rendirent à Rome, où ils s'étaient fait
précéder par une exposition des principes de leur
société. Paul III, qui avait compris de quelle impor-
tance il était pour le saiiit-siége d'avoir une milice
fanatique prête à combattre ceux qui lui seraient dé-
signés, quels que fussent leur rang ou leur puis-
sance, accueillit avec distinction Ignace de Loyola et
ses compagnons, les engagea à faire des statuts, à
s'organiser en société , et les autorisa à propager
leurs doctrines dans tous les pays.
Pendant que les disciples de Loyola élaboraient
les bases de cette institution qui devait faire trem-
bler un jour les papes et les rois, les événements po-
btiques suivaient leur cours. Le duc de Mantoue, à
l'instigation de François 1", refusait sa capitale
pour la tenue du concile, sous prétexte que Sa Sain-
teté avait empiété sur ses droits en désignant sa ville
sans son autorisation ; il prélendit en outre que ses
finances ne lui permettaient pas de mettre sur pied
une armée suffisante pour garantir l'assemblée de
toute inquiétude. Cette opposition tardive sembla
d'autant plus étrange au pape, que le duc de Milan
laissait jouir l'évêque de la ville d'une autorité abso-
lue sur son clergé, sur les familles et- sur les con-
cubines des prêtres. Il comprit que ses ennemis
avaient gagné le duc à leur cause, et il se détermina
alors à désigner la ville de Vicence, dépendante de
la République de Venise, pour le lieu où se tiendrait
le concile, dont il renvoya la première session au
31 mai de l'année 1538. Dans l'intervalle, il publia
une bulle qui conférait à son bâtard, Pierre-Louis
Famèse, la dignité de gonfalonier de l'Église ro-
maine avec un traitement énorme, et lui attribuait
la seigneurie de Népi avec le titre de duc de Castro.
Ce dernier décret excita un mécontentement géné-
ral dans toutes les villes de l'Italie, et montra aux
esprits les moins clairvoyants que Sa Sainteté aspi-
rait à mettre une couronne royale sur le front du
misérable ilont les mo'urs infâmes rappelaient si
birn César Rorgia. Comme le fils d'.\lexandre VI,
l'ierre-IjOuisFarnèse avait à sa solde des pourvoyeurs
qui enlevaient les beaux enfants dans les rues de
Rome, et comme lui, dès (|u'il les avait l'ait servira
ses horribles débauches, il les faisait jeter dans le
Tibre ; seulement quaml le rang ou la famille de
ses victimes l'obligeait à garder quel(p\cs ménage-
ments, il se contentait de les violer, et les renvoyait
ensuite. Mais ces infortunés emportaient avec eux
les germes d'un mal terrible; et tous, jeunes filles
ou adolescents, périssaient l)ientôt, rongés par le poi-
son ([u'il leur avait inoculé.
Varclii raconte sur Pierre-Louis Farnèso une af-
freuse aventure qui montre à c[uel degré de démora-
lisation le fils du pape était parvenu. « Aussitôt sa
nomination, dit l'historien, le nouveau gonfalonier se
mit en route pour visiter les places fortes dépen-
dantes de l'Eglise; ce qui ne se fit pas sans grand
scandale, car chaque soir il s'arrêtait à un couvent
d'hommes, se faisait amener les novices et les profès,
et désignait celui qui devait partager sa couche.
« Il arriva même qu'à Faénza il ressentit une ar-
deur coupalde pour le jeune évèque Côrae Gheri, qui
était venu le recevoir à la tête de son clergé. Pen-
dant qu'il cheminait côte à côte avec le gouverneur
de la ville et le prélat, il se prit d'amour pour ce
dernier, âgé à peine de vingt et un ans, et doué d'une
beauté remarquable. Farnèse essaya de lui faire par-
tager sa honteuse passion ; et comme le jeune Côme
Gheri feignait de ne pas comprendre le sens de ses
demandes obscènes, il s'écarta un instant pour s'en-
tretenir avec le gouverneur de Faénza, qui était un
ancien moine, banni de la Mirandole à cause de ses
turpitudes, et le détermina à l'aider dans l'exécrable
projet qu'il avait formé de violer l'évêque de Faénza.
« Voici de quelle manière ils s'y prirent : l'escorte
du gonfalonier, au lieu de rentrer à l'église, sur l'or-
dre du gouverneur, prit le chemin du palais qui avait
été préparé pour recevoir Pierre-Louis Farnèse; dès
que le jeune prélat eut passé le seuil de la chambre
d'honneur, on ferma les portes, et il se trouva séparé
de son clergé. Alois eut lieu une scène du cynisme
le plus révoltant; le bâtard du pape, renfermé seul
avec Côme Gheri, essaya de le décider à répondre à
ses exécrables désirs ; mais comme celui-ci, quoique
d'une complexion frêle et délicate, opposait une ré-
sistance vigoureuse à ses tentatives, il se décida à
appeler ses gens à son aide. Par ses ordres on bâil-
lonna l'évêque, on le garrotta avec des cordes, on
l'attacha par les pieds, par les mains et par le milieu
du corps, puis on le fit tenir debout, et dans cette
position le seigneur Jules da Piè di Luco, et Nicolas,
comte de Pisigliano, lui appuyèrent leurs poignards
nus sur la gorge, le menaçant de le tuer s'il faisait
la moindre résistance. Enfin, Pierre-Louis Farnèse,
le fils du pape, déchira les vêtements sacerdotaux de
sa victime avec sa dague, et accomplit sur l'infortuné
Côme Gheri l'acte de sodomie!!!... Quarante jours
après, le jeune et beau prélat mourut des suites de
cet affreux stupre et d'une maladie horrible ; ce qui
fit dire aux luthériens d'Allemagne, que les papisf^s
PAUL III
453
Madame d'Uzès devenue la maîtresse de Paul III
avaient trouvé un nouveau supplice pour faire des
martyrs et des saints !
« Paul III appela le forfait de son fils une légèreté
de jeunesse, et s'empressa de lui envoyer une bulle
des plus amples pour le soustraire à toutes les peines
et à tous les préjudices que son inconséquence ou
l'incontinence naturelle à l'humanité aurait pu lui
faire encourir. »
De semblables faits salissent, il est vrai, les pages
de l'histoire; cependant, quelle que soit la pudeur de
l'écrivain, il ne doit point les taire, afin (jue les
grands, s'ils échappent à la vindicte des lois pendant
leur vie, sachent du moins que leur mémoire sera
flétrie après leur mort 1
Peu de jours après la publication de la bulle en
faveur de son ûls, le pape se rendit à Nice en Savoie,
où l'empereur et le roi de France vinrent le rejoindre,
afin de s'enteudre avec lui pour aviser aux moyens
d'étouffer les hérésies des protestants de l'Allemagne
et des réformés de France.
Pendant quinze jours, Charles-Quint et Fran-
çois I", quoique établis dans les palais voisins, re-
fusèrent constamment de se voir, et le pape fut
obligé de servir constamment d'intermédiaire, et
d'aller de l'un à l'autre pour régler les négociations;
enfin, grâces à ses soins, les deux monarques con-
clurent une trêve de dix ans. Brantôme, après avoir
rendu compte 'des pourparlers qui eurent lieu à Nice
et des questions politiques qui furent débattues, rap-
porte quelques aventures fort singulières qui mon-
trent à quel degré on poussait la licence des mifurs
à cette époque dans les cours souveraines ; il dit
libk
HISTOIRE DES PAPES
entre aulies, (ji\'im jour madame d Tzès, jalouse de
ce que plusieui-s jeunes femmes nobles, de la suite
de Frauijois 1", avaient été reçues en audience se-
crète par le pontife, et de ce qu'il n'avait pas seule-
ment daisjné la regarder, résolut d'attirer son atten-
tion et d'obtenir les faveurs de Sa Sainteté. ■■ Une
nuif donc, ajoute l'historien, madame d'Lzès se lit
introduire dans la chambre du pape en séduisant un
domesliiiue, et quand Paul 111 entra pour se cou-
cher, elle vint se jeter à ses pieds dans un charmant
déshabillé, sa chemise laissant voir à nu ses belles
épaules et sa gorç^e rondelette; elle lui demanda
humblement pardon de ce que, étant fille d'honneur
de la reine lors du voyage du pape à Marseille, elle
avait couvert l'oreiller de Sa Sainteté d'une fine ser-
viette qui avait servi à sa toilette secrète, pour (|ue
le contact de cet objet lui inspirât de l'amour. Cette
repentante plut si fort au pontife, que sur 1 heure il
donna labsolutiou à la belle afiligée, la lit couchera
ses côtés, et lui accorda des indulgences illimitées. »
Les conférences de Nice terminées, Paul retourna
immédiatement à Rome pour presser les préparatifs
des fêtes qui devaient avoir Heu à l'occasion du ma-
riage d'Octave Farnèse, fils de son bâtard Pierre-
Louis, avec la fille naturelle de Gharles-Quinl, la
belle Marguerite d'Autriche, veuve d'Alexandre de
Médicis. Sa Sainteté avait obtenu de l'empereur,
pour le cadeau de noces d'Octave, la ville de Novare
et le titre de marquis; de son côté, le pape donnait
aux jeunes époux le duché de Camerino, qui avait été
acheté à Hercule Varano. Ensuite le pontife s'occupa
de pourvoir les autres membres de sa famille ; il
maria le troisième des fils de Pierre-Louis à Diane,
fille naturelle de Henri II, roi de France, et lui donna
en apanage le duché de Castro; il nomma cardinal,
Ranuce, le quatrième enfant de son bâtard, quoiqu'il
eiit à peine quinze ans; enfin, comme il désirait avant
tout assurer un parti puissant à sa famille dans le
sacré collège, il donna également le chapeau à Re-
naud Capo di ferro ou Tète de fer, et à Crispe, deux
de ses enfants naturels qui étaient chevau-légers, et
qui passaient pour ses mignons. En outre, il partagea
entre les trois cardinaux de la nouvelle promotion
les immenses revenus de la vice-chancellerie, du ca-
merlingat et de la grande pénitencerie.
Pendant que Rome retentissait du bruit des fêtes
et des réjouissances données en l'honneur des bâtards
de Paul III, le roi d'Angleterre publiait un mani-
feste contre la convocation du concile à Vicence, et
faisait brûler les reliques de Thomas Becket, assas-
siné pendant le règne de Henri II, et qui avait été
canonisé sous le nom de saint Thomas de Cantor-
béry. Aussitôt que la nouvelle de cette profanation
commise sur un mort parvint à la cour de Rome, le
pontife lança contre Henri VIII une nouvelle bulle
d'excommunication ; mais sa colère fut impuissante
pour arrêter les effets du décret royal, et il se vit
contraint d'ajourner le concile à une époque indé-
terminée. Paul III, quoi(jue humilié, ne se regarda
pas comme vaincu; Ignace de Loyola venait de lui
soumettre les plans de sa nouvelle congrégation, et
il comptait se servir des séides que lui avait recrutés
ce fanatique pour terrasser les rois. D'abord, il
nomma une commission sous la présidence du maître
du palais, pour examiner cha(|ue article de la consti-
tution d'Ignace; ensuite, (juand les cardinaux qui
faisaient partie de cette espèce de chambre consul-
tative eurent terminé leur travail, il le revisa lui-
même, donna de grands éloges à son auteur, et
adhéra iMniplélenu'iit à la fondation de cette société.
11 était (lillicile, en eiïet, que rien fût plus agréable
à un pajie que l'in^litulion d'une milice qui devait
combattre pour la propagation de la foi et qui devait
employer toutes ses iorces pour le maintien du ca-
tholicisme, pour le triiiinjihe de la papauté. Paul III
s'empressa de convoquer les initiés à Rome pour
la cérémonie de leur installation.
Ce jour-là, Ignace de Loyola fit son entrée dans
la ville sainte, accompagné de ses disciples, François
Xavier, Simon Rodiiguez, Claude le Jay, Pasquier
Rrouét, Nicolas Bobadilla, le Lièvre, Laynez, et de
plusieurs autres dont les noms ne nous ont pas été
conservés. Sa Sainteté les lit introduire dans une
salle mystérieuse du Vatican, qui n'avait pour ameu-
blement qu'un siège et une table- sur lai|uclle se
trouvaient un Evangile, un crucifix, une tiare et des
poignards. Il se passa alors une scène étrange dont
personne n'a connu les détails; on sait seulement
f[ue les assistants y prêtèrent d'affreux serments, et
jurèrent sur le Christ de faire triompher la tiare et
d'obéir aveuglément aux papes, quelque chose qui
leur fût ordonné. De son côté, Paul III s'engagea en
son nom et au nom de ses successeurs à protéger de
tout son pouvoir le nouvel ordre de religieux, qui
prit le nom de Compagnie de Jésus. Dans cette
séance, il fut arrêté que l'on nommerait un supérieur
perpétuel qui prendrait le titre de général et qui ré-
sideiait à Rome, pour être à portée de recevoir cons-
tamment les ordres du saint-père. Ignace fut investi
le premier de cette importante dignité. Ainsi se
trouva constituée cette redoutable société des jé-
suites, qui devait un jour dominer l'humanité entière
et faire trembler sur leurs trônes les rois et les papes
eux-mêmes !
D'après les règlements de la charte qui avait été
accordée aux disciples d'Ignace, il était spécifié que
personne ne pourrait être admis dans le sein de la
société sans avoir préalablement fait les vœux de
pauvreté, de chasteté et d'obéissance ; outre ces trois
vœux, les néophytes devaient prêter un serment so-
lennel au souverain pontife régnant, ou à, ceux qui
lui succéderaient en qualité de vicaires de Jésus-
Christ, et s'engager à leur obéir en toutes choses, à
se rendre partout où il leur serait ordonné d'aller,
soit chez les chrétiens, soit chez les infidèles, et à
exécuter sans hésitation ce qui leur serait enjoint.
Les membres de la société furent divisés en quatre
classes : la première etla])lus élevée était composée de
ceux qui avaient fait profession; on exigeait qu'ils fus-
sent lettrés et qu'ils eussent recula prêtrise; la seconde
classe était composée de coadjuteurs qui avaient été
admis pour seconder la société, tant au spirituel
qu'au temporel; les écoliers formaient la troisième
classe; dans la quatrième on admettait ceux que la
société se réservait de faire passer dans les classes
supérieures, car avant d'être reçu à faire profession ,
ou seulement à prononcer les vœux simples de coad-
juteur ou même d'écolier, l'aspirant jésuite était as-
PAUL III
kbb
sujetti à un noviciat de deux années entières; les
écoliers n'ari-ivaient à un j,'rade suiiéiieur qu'après
avoir attendu une année au delà de leurs études ; et
le noviciat lui-même était précédé d'un temps d'é-
preuve d'une durée non déterminée.
Ou admettait le néophyte d'abord àlitre d'hospita-
lité ou d'aumône pendant douze à (|uin/.e jours, alin
i|u'il prît connaissance des obligations du noviciat ;
s'il persistait dans sa résolution , il appartenait à la
société. Pour être admis comme novice , il suffisait
qu'on n'eût pas été séparé de l'Église romaine, qu'on
n'eût pas renoncé à la foi catholique en adhérant
à quelque communion schismatique, qu'on n'eût pas
été frappé d'une sentence comme hérétique ; on exi-
geait encore que les postulants n'eussent pas déjà
porté l'habit religieux dans un autre ordre ; qu'ils
ne fussent pas engagés dans les liens du mariage,
ni dans ceux d'une servitude légitime , et ([u'ils ne
fussent point atteints de quelque infirmité grave; en
outre, lorsque l'aspirant ne se trouvait dans aucun
de ces cas de réprobation, il était obligé de répon-
dre à une série de questions sur sa naissance et ses
parents, sur ses affaires particulières et ses inclina-
tions, sur sa capacité et sa conduite rehgieusc , pu-
blique ou privée. Il devait déclarer qu'en matière
de foi il s'en rapporterait à la décision de la société;
il devait faire le serment qu'il était décidé à quitter
le monde pour suivre Jésus-Christ.
Quand 1 aspirant avait répondu à toutes ces ques-
tions d'une manière afhrmative et satisfaisante ,
l'examen se continuait, et on lui apprenait ses obli-
gations envers la société; on l'avertissait que les
frères n'admettaient dans leur sein que des hommes
entièrement détachés des affections de la chair et
du sang; qu'il était donc nécessaire qu'il fît abné-
gation personnelle de tous ses sentiments ; que pour
commencer le sacrifice, il devait vivre sous l'obéis-
sance de plusieurs supérieurs dans un des collèges
de l'ordre; qu'il devait se défaire des biens qu'il pos-
sédait et renoncer à ceux qui pourraient lui échoir;
que cette distribution serait faite à la société préféra-
blement à sa famille, à ses amis, pour montrer qu'il
se dépouillait de toute affection terrestre , pour se
fermer le cœur de ses parents, pour s'isoler complè-
tement et pour se mettre dans la nécessité de per-
sévérer dans le jésuitisme; enhn on lui signifiait
qu'il ne pouvait entretenir au dehors aucune com-
munication, aucune correspondance, sans la permis-
sion expresse de ses supérieurs, qui liraient avant
lui les lettres qui lui seraient adressées, et qui au-
raient la l'acuité de les brûler ou de les lui rendre ,
suivant ([u'ils Je jugeraient convenable, en vertu de
ces paroles du Christ : « Celui qui ne hait point son
père, sa mère, et même son âme, ne peut être
mon disciple. » On lui demandait s'il consentait
à être mort au monde et à vivre pour le pape ;
s'il consentait, pour humilier son orgueil, à te que
ses erreurs et ses défauts fussent découverts aux
supérieurs par d'autres frères, comme aussi à dévoi-
ler les défauts, les erreurs et les actions des autres,
quand il en serait re(,uii; enfin s'il se soumettait
d avance à toutes les corrections qui pourraient lui
être infligées, corporellement ou de toute autre ma-
nière, ainsi qu'à toutes les épreuves d'usage.
Ces épreuves étaient au nombre de six princi-
pales: la première consistait à passer quelipies mois
dans des exercices spirituels, à examiner sa con-
science, à s'exercer dans l'oraison mentale ou vocale,
à méditer sur les mystères de la religion, à détester
ses péchés et à faire une confession générale; la se-
conde épreuve était de servir pendant un mois dans
un hôpital, de soigner les malades et de panser ceux
dont les plaies étaient les plus infectes et les plus
hideuses; la troisième consistait à voyager un au-
tre mois sans argent et à mendier de porte en
porte pour s'accoutumer aux refus et aux priva-
tions; la quatrième était de remplir les offices les
plus vils dans une maison de la société; la cin-
quième consistait à catéchiser les enfants et les per-
sonnes peu instruites, soit en pubHc, soit en parti-
culier; !a sixième enfin obligeait les néophytes à se
produire pour prêcher et pour confesser, selon l'exi-
gence des temps, des lieux et des personnes. La ma-
ladie la plus grave ne dispensait point le novice des
devoirs qu'il devait remplir.
Toutes ces épreuves terminées , on demandait
au postulant s'il était gradué dans les arts, dans
la théologie ou dans le droit canonique; s'il pos-
sédait assez de mémoire pour bien apprendre et
bien retenir ce qu'il étudiait , si son intelligence
concevait avec rapidité, si ses goûts le portaient à
l'étude, et si sa santé ne souffrait pas d'une appli-
cation constante, enfin s'il se sentait assez robuste
pour supporter les travaux requis par la société, soit
dans l'étude, soit dans la prédication ou dans l'en-
seignement. Lorsque l'aspirant jésuite était revêtu
du caractère sacerdotal, il devait s'en dépouiller pen-
dant la durée de son noviciat, et il lui était même
interdit de célébrer publiquement la messe avant
d'avoir appris des supérieurs de son ordre comment
on procédait à la célébration selon le rite et les for-
mes bizarres adoptées par la société.
Quelque fussent le rang et le savoir du postulant,
on lui donnait à remplir les fonctions les plus viles
dès qu'il était promu au grade de coadjuteur tem-
porel. Les coadjuteurs étaient de deux espèces : ceux
qui se trouvaient dans les ordres s'appelaient coad-
juteurs spirituels, et les la'iques étaient nommés
coadjuteurs temporels; tous, lettrés ou non, ne
pouvaient exercer dans la société que des emplois
manuels. Les coadjuteurs et les écoliers, après deux
années de noviciat, étaient enfin admis dans la so-
ciété et ne pouvaient jilus s'en séparer ; néanmoins,
s'ils trompaient l'un de leurs supérieurs, on se ré-
servait le droit de les renvoyer, et dès lors ils étaient
entièrement dégagés de leurs obligations envers la
comjiagnie et relevés de leurs vu.'ux. Tels étaient les
points fondamentaux qui constituaient le code des
jésuites. Plus tard des modifications importantes
furent introduites dans les règlements de la société,
et les jésuites professèrent des doctrines tellement
subversives, que les papes et les rois se virent con-
traints de mettre un frein à leur cupidité, à leur
ambition et à leur immoralité.
Pendant que Sa Sainteté organisait la milice sa-
crée qui devait porter la bannière du despotisme
pontifical dans toutes les contrées du inonde , les
liabitants de Pérouse se déclaraient en ))leine insur-
4SÔ
HISTOIRE DES PAPES
rection et chassaient de ieuis murs kts" collecteurs
romains ainsi que le légat. Aussitôt Pierre-Louis
Farnèsc, en sa qualité de gonfalonier de l'Eglise ,
marclia sur la ville rebelle à la tète d'une armée de
bandits qui ruinèrent la proyince , incendièrent les
termes, massacrèrent les cultivateurs, arrachèrent
les arbres fruitiers et noyèrent les bsstiaux. Après
deux mois de siège, les habitants, privés de vivres
et de munitions, déposèrent les armes et se rendi-
rent à discrétion au bâtard du pape. Ce monstre,
au lieu d'user de clémence envers les vaincus, fit
arrêter tous les notables , ordonna qu'ils fussent dé-
capités, pendus ou brûlés; il fit violer les femmes
et les filles par ses soldats, et se réserva les jeunes
garçons pour ses débauches. Ensuite , pour prévenir
le retour de semblables révolutions, il fit élever une
forte esse; comme si des murailles ou des tours pou-
vaient garantir les tyrans de la haine des peuples, et
comme si l'homme déterminé ne savait pas se dé-
faire par le fer ou par le feu de ceux qui asservissent
sa patrie. Les plans de fie château fort furent exécu-
tés par Michel-Ange, le dernier de la pléiade des
grands artistes qui eût survécu aux Médicis.
Déjà Bramante, Raphaël, San Gallo, avaient été
moissonnés par la mort, et Michel-Ange restait seul
pour les remplacer et pour illustrer le règne de
Paul III; son admirable génie suffit à une tâche si
difficile; et, se triplant pour ainsi dire, il créa trois
chefs-d'œuvre dans la peinture, dans la statuaire et
dans l'architecture. Il fit son sublime tableau du Ju-
gement dernier, la statue de Moïse sur le tom-
Ijeau de Jules II , et les dessins de la basilique de
Saint-Pierre qu'il modifia sur les anciens plans et
qu'il réduisit à la forme d'une croix grecque. A ces
titres à l'admiration de la postérité, Michel-Ange
joignit le plus pur désintéressement, et refusa un
traitement de six cents écus romains que le pape
avait affecté à ses fonctions d'architecte de la cathé-
drale; il travailla dix-sept années sans émoluments
à la construction de la coupole de Saint-Pierre , et il
eut la gloire de terminer le plus magnifique monu-
ment que les siècles passés nous aient légué.
Quant à Paul III , sur lequel des écrivains catho-
liques reportent une part de l'admiration des hom-
mes pour ces glorieux travaux , il s'occupait simple-
ment à promulguer des bulles qui autorisaient l'in-
stitution des jésuites, malgré la vive opposition de
quelques cardinaux, qui regardaient un ordre de re-
ligieux organisé d'après de tels principes comme le
plus antichrétien de tous les ordres de moines. Le
saint-père ne s'inquiéta pas des murmures de ses
prélats; il considéra que ces fanatiques pouvaient
rendre d'immenses services au saint-siége, et il les
protégea de toute la force de son autorité.
En effet, la papauté avait grand besoin d'aide et
de secours; l'Angleterre avait entièrement secoué le
joug de Rome ; il n'existait presque plus de ves-
tiges du cathohcisme dans toute l'Allemagne; Luther
et Mélanchthon accroissaient chafjue jour le nombre
des protestants; la Suisse, le Piémont, la Savoie et
tous les pays circonvoisins étaient entièrement con-
vertis aux docirines de Zwingle et de son disciple
Œcolampade; Calvin, quoique retiré à Genève, inon-
dait la France de ses écrits, appelait à la réforme
toutes les provinces méridionales ; et ses doctrines se
propageaient avec une rapidité surprenante même au
delà des Aljies, jusque dans le cœur de l'Italie.
Paul III lança immédiatement ses cohortes de je-
PAUL III
db?
Concile de Tionle
suites ; il les dissémina dans toutes les n'fçions, il
k's envoya dans les deux hémisphères ; aux uns il con-
fia la mission de s'introduire dans les cours, de se
faire confesseurs de rois, pour lui révéler ensuite les
secrets d'Etat ; aux autres il commanda de prêcher
les peuples, de s'emparer de l'enseignement des en-
fants, afin de corrompre leurs mœurs, et d'en faire de
nouveaux séides dévoués à la tliéocratie. Partout les
jésuites cherchèrent à augmenter leur milice et mul-
tiplièrent d'une façon prodigieuse; mais, quoiqu'ils
eussent déjà obtenu assez d'influence sur Charles-
Quint pour le décider à convoquer une diète à Ratis-
bonne et à prendre des mesures énergiques contre
les luthériens, ils ne purent arrêter les progrès de
h réforme en Allemagne.
Malgré les etTorts de Gaspard Contarini, légat du
pape, et des disciples d'Ignace de Loyola qui l'ac-
compagnaient, l'assemblée de Ratisbonne refusa de
prendre une détermination contre les luthériens. Fu-
rieux de ce désappointement et ne sachant sur qui
se venger, les jésuites accusèrent Contarini d'avoir
trahi la cause du catholicisme en reculant devant des
mesures de vigueur, et ils écrivirent secrètement à
Paul pour dénoncer le légat. Lorsque le cardinal
fut de retour ù Rome, il subit un interrogatoire sé-
vère, et donna de telles explications, que Sa Sain-
teté fut obligée de convenir que les jésuites étaient
d'infâmes calomniateurs, et que les mesures de vi-
gueur qu'ils proposaient contre l'Allemagne étaient
de nature à compromettre l'existence de la papauté
au lieu de la sauver. Néanmoins il ne leur adressa
personnellement aucun reproche; au contraire, il
écrivit à ceux de la société qui étaient restés auprès
de Charles-Quint pour surveiller sa conduite, qu'il
les aimait davantage, même à cause ce qu'ils avaient
écrit sur Gaspard Contarini ; que leurs accusations
contre ce prélat étaient autant de preuves nouvelles
de leur zèle pour le service de la religion; (ju'il les
priait d'user de leur influence sur l'empereur pour
qu'il se montrât docile au saint-siégc, et pour lui
inspirer l'idée de solliciter du pape la faveur d'une
entrevue à Lucques, afin d'aviser aux moyens d'exter-
miner les hérétiques et de décider de l'opportunité
d'une nouvelle croisade contre les Turcs.
Grâce à l'intervention du confesseur de Charles-
Quint, les choses se passèrent comme le pape ledési-
arit ; les conférences eurent lieu à Lucques, dans l'ap-
partement même de Sa Sainteté, et l'empereur adopta
les résolutions qu'il plut à Paul III de lui proposer.
Ensuite les deux souverains se séparèrent: le pape re-
458
HISTOIRE DES PAPES
tourna iraniëdiatement à Rome, et iloux jours apri's
son arrivée, il lit publier dans toutes les villes
de l'Etat eccU''siasli(]ue un juhilé avec distriLaition
et vonlo d'indulgences ordinaires et extraordinaires
pour appeler la protection du ciel sur la personne
de l'empereur . et pour obtenir lo succès do ses
armes dans la lutte qu'il allait ent;as;er contre les
ennemis de la foi cln-étienne. Eu même temps il
lança une bulle pour la convocation d'un concile ^^'-
néra] , et désij;na la ville de Trente comme le lieu
des réunions. Sji Sainteté ordonnait dans son décret
aux patriarches, aux métropolitains, aux évoques, à
tous ceux qui par leur rang ou par leurs dignités
avaient voix délibéralive dans les asseniMées œcumé-
niques, de s'y trouver au 1"' novembre 1542, aliii
que l'on pût traiter avec succès de l'union et de la
concorde des princes, des* peuples et de l'Eglise, ainsi
que des moyens de s'opposer aux entreprises des lié-
rétiques et des inlidèles.
Le souverain pontife savait parfaitement que l'é-
poque de la convocation du concile coïncidait avec
celle ([ui était fixée pour la rupture de la paix entre
François I" et Gharles-Quint. Les jésuites attachés
à la cour de ces princes l'avaient également instruit
que le roi de France venait de conclure une alliance
avec Gustave Wasa, roi de Suède, et que le daujihin
marcherait sur Perpignan pendant que les années
françaises envahiraient à la fois le Piémont et la
Flandre. D'autre part, Sa Sainteté savait que l'em-
pereur devait envoyer des troupes sur les points me-
nacés: elle espérait 'que les prélats allemands n'ose-
raient pas sortir de leurs diocèses, soit par crainlc
de tomber entre les mains de leurs ennemis, soit p;ir
la nécessité de ne pas abandonner leurs Eglises dans
des circonstances aussi désastreuses, et que de celte
manière la majorité lui serait acquise.
Paul III ne voulut pas proroger l'ouverture des
sessions, quelques instances (ju'on lui en fît. A l'é-
poi|ue fixée il envoya à Trente, Pierre-Paul Paris,
Jean Moron et Renaud de Poole en qualité de légats,
avec mission de sonder adroitement les opinions des
ambassadeurs et des prélats qui se présenteraient au
concile, sans toutefois leur donner occasion de se
prononcer en public. II leui' était enjoint d'adresser
des rapports' à Rome sur cet objet, et de ne rien
faire autre sans nouvelles instructions. Mais il ad-
vint que les Allemands, sur lesquels Sa Sainteté
n'avait point compté, se présentèrent en grand nom-
bre et se montrèrent des plus empressés à réclamer
l'ouverture du concile. Le pontife, instruit par ses
légats qu'il était à craindre que leurs adversaires
fassent les plus forts, prit alors une détermination
extrême, et renvoya l'ouverture du synode à un temps
plus éloigné. Personne ne fut dupe de la tactique du
saint-père; et cette mesure, qui montrait que la cour
de Rome redoutait une défaite, devint cause qu'un
grand nombre de fidèles renoncèrent au catholicisme
pour embrasser la religion réformée.
Parmi les papistes qui désertèrent les rangs de
l'Eglise romaine, les historiens citent Bernardin
Ochin ou Okini, général de capucins, homme d'une
vie exemplaire , qui fatigué de prêcher inutilement
contre les désordres des couvents et de supplier le
pape de prendre une décision sur ce grave sujet.
sans pouvoir obtenir de réponse, abjura le catlioli-
cisme et se retira à Llenève, où il éi)ousa une jeune
fille de Lucques. Us citent encore Herman, métro-
politain de Cologne, de rillusti'c maison des comtes
de Weiden, qui, désespérant du salut de l'EgUse, fit
venir le prédicateur protestant Martin Rucer, et l'é-
tablit dans la ville de Bonn , dépendante de son
diocèse. L'année suivante , ii appela auprès de lui
Méianchlhon, Prélorius et i]ael([ues autres célèbres
docteurs luthériens pour l'aider ti propager les nou-
velles doctrines : mais comme un grand nombre de
jésuites s'étaient déjà abattus dans cette province,
son projet de réforme éprouva une grande opposi-
tion de la part de son clergé et du ciiapitre de Co-
logne, qui appela au jiape et à l'empereur des or-
donnances de l'arcbeYêipie.
Paul adressa une lettre de félicitation aux ecclésias-
tiques de Cologne , et les exhorta à persévère)- dans
la bonne voie et à empêcher que celui ([ui prenait le
litre de métropolitain de leur ville n'infectât les ha-
bilauls do ses erreurs. « Ne le reconnaissez point,
.ijoutait-il, comme votre pasteur, mais comme votre
ennemi ; et élevez-vous contre lui comme David s'est
élevé contre Goliath. »
Charles-Quint félicita également le chapitre de Co-
logne de la résistance qu'il opposait aux errements
du prélat ; néanmoins il ne donna pas une grande
im)iortance à cette affaire, étant lui-même occupé à
poursuivre les hostilités avec la France pour la pos-
session du duché de Milan.
Comme ni François I" ni Charles-Quint ne vou-
laient abandonner leurs ])rétentions siu' cette riche
province en faveur l'un de l'autre , le pape espéra
qu'il pourrait profiter de leurs discordes et prendre
pour son neveu le duché qui était en litige. Il s'en
ouvrit d'abord à François I", qui ne parut pas éloi-
gné de lui faire la cession de ses droits , moyennant
un bon prix ; ensuite il fit demander à Cliarles-Quint
une entrevue à Busseto, pour traiter du duché de
Milan. Ces deux souverains eurent ensemble plu-
sieurs conférences ; mais quelques instances que fit
le pape pour le décider à se dessaisir de cet État en
faveur de son gendre et de sa fille naturelle, l'empe-
reur les repoussa. Il ne voulut pas davantage enten-
dre parler de faire ni paix ni trêve avec François P'',
qu'il appelait un misérable couard, sans courage, sans
foi, sans loyauté; et quand Sa Sainteté voulut lui re-
présenter quel J)ien résulterait pourla rehgion de leur
accord , il répliqua qu'on ne devait rien attendre de
bon d'un prince qui faisait impitoyablement extermi-
ner les réformés de ses Etats, pendant qu'il traitait
avec les princes luthériens et même avec les Turcs,
au grand scandale de la chrétienté.
Paul III hasarda malencontreusement que le roi
de France lui adressait les mêmes reproches et l'ac-
cusait de fourberie et de cruauté; aussitôt Charles-
Quint s'emporta contre le saint-père, il l'accabla
d'invectives et lui ordonna de sortir immédiatement
de sa présence. A partir de ce jour toutes les négo-
ciations furent rompues , l'empereur retourna dans
ses Etats, chassales jésuitesde sa cour, signaun traité
d'alliance avec Henri YIII, l'ennemi irréconciliable du
saint-siége, et lit publier à la diète de Spire un édit en fa-
veur des protestants avec défense d'inquiéter personne
PAUL III
459
dans l'Ailemagno pour cause de religion. En outre ,
il rendit une ordonnance portant (jue chacun des deux
partis , catholiques ou réformés, jouiraient paisible-
ment des Liens dont ils étaient eu possession, à la
condition ([u'ils les emploieraient à former des écoles
pour les enfants et des maisons d'asile pour les pau-
vres ; déplus, il était spécifié que les juges delà
chambre impériale seraient choisis en nombre égal
parmi les catholiques et les protestants. Paul III fit
protester par son légat contre le décret de Spire, et
il écrivit de sa main à Charles-Quint une lettre véhé-
mente, où il lui disait que son édit en faveur des hé-
rétiques causerait la perte de son âme, attendu qu'il
n'appartenait qu'à l'Église romaine de porter un ju-
gement sur les matières de foi ; qu'ainsi il s'était
rendu coupable d'usurpation sur lu saint-siége , en
prenant une décision touchant les biens ecclésiasti-
ques et en rétablissant dans leurs honneurs et di-
gnités des prélats rebelles; enfin il le menaçait d'user
de sévérité envers lui et de l'excommunier, s'il per-
sistait à vouloir diriger les affaires ecclésiastiques de
l'Allemagne.
Cette missive n'eut aucun résultat satisfaisant;
l'empereur se contenta de répondre au député qui la
lui avait apportée qu'il ferait connaître ses intentions
à Sa Sainteté, dès qu'il en aurait le loisir. Cependant
il devenait urgent de prendre une détermination re-
lativement aux hérétiques; le pape voulut presser
l'ouverture du concile de Trente qu'il avait déjà pro-
rogé ; et afin de se ménager un parti puissant parmi
les prélats qui devaient le composer, il entretint une
correspondance active avec les jésuites, qui devaient
agir secrètement sur les consciences et gagner des
partisans au pape. Malgré tous leurs efforts, il ne se
jirésenta au comité de Trente, dans le premier mois,
en plus des trois légats romains, que quatre évèques
catholiques.
Cette grande tiédeur qui existait dans le clergé dé-
montre plus que toutes les paroles, qu'il n'y avait plus
alors de foi réelle , ni de dévouement sincère ; les
questions religieuses et morales avaient en effet
cessé d'être capitales pour les prêtres; elles n'étaient
devenues pour les hommes ambitieux, cupides et
corrompus , que de simples moyens d'exploiter la
superstition et l'ignorance humaine, que des pro-
cédés pour augmenter leur pouvoir, leurs honneurs
et leurs revenus , soit comme agents serviles de la
cour de Rome, soit comme ministres dévoués des
rois catholiques. L'intrigue avait envahi tous les rangs
de la hiérarclùe ecclésiastique ; les prélats aussi bien
que les simples prêtres changeaient de convictions et
de doctrines, selon les circonstances et l'intérêt du
moment. Le fanatisme même était éteint dans ces
âmes lâches et vénales qui ne faisaient plus de la
religion que par diplomatie ou par ambition. Les
chefs de diocèses ne songeaient qu'à établir solide-
ment leurs revenus et à assurer l'avenir de leurs bâ-
tards, comme les pontifes en donnaient eux-mêmes
l'exenqjle. Du reste, comme personne mieux ([u'un
)irêtre n'est en état de savoir à quoi s'en tenir sur
la divinité du christianisme , il était conséquent, si-
non équitable, qu'ils se servissent de la religion
pour se créer une existence heureuse sur la terre ,
dans l'appréhension de ne point jouir de la béati-
tude et des félicités célestes c[u'ils promettaient aux
simples et au.x ignorants dans une autre vie.
Paul III pensait ainsi; et les efforts constants
qu'il fit pour élever sa famille en sont autant de
preuves irréfragables. Après avoir échoué dans ses
jjrojets relativement à l'élévation de Pierre-Louis
Farnèse au duché de Milan, il se rejeta sur les États
de Parme et de Plaisance, dent il voulut faire un
duché pour son fils chéri; préalablement , il chercha
à s'assurer le consentement du sacré collège, qui
était nécessaire pour aliéner des ])rovinces apparte-
nant à l'Église ; il proposa aux cardinaux, par com-
pensation , d'augmenter les domaines ajiostoliques
des ducliés de Camcrino et de Nepi, (|u"il avait au-
))aravant donnés à son fils; et de grever Parme et
Plaisance d'un tribut annuel do neuf mille ducats en
faveur du trésor de Saint-Pierre. Plusieurs milliers
d'écusd'or distribués àses créatures etquelques gras-
ses prébendes données aux cardinaux firent trouver la
compensation équitable, et sonbàtard futproclaméduc.
Pierre -Louis Farnèse s'établit immédiatement à
Plaisance et lit élever une citadelle qui commandait
la ville, suivant la coutume des tyrans, qui entou-
rent leurs résidences de forteresses et de murailles
pour tenir les peuples en crainte continuelle, pour
les pressurer sans danger et pour se mettre à l'abr
de la vengeance des citoyens. Ensuite il s'occupa à
désarmer la noblesse et la bourgeoisie; il limita
les privilèges des seigneurs et les força à résider
dans la capitale, pour pouvoir les surveiller plus fa-
cilement ; puis, comme la fortune et la puissance de
quelques-uns d'entre eux étaient pour le nouveau
duc un sujet de graves appréhensions , il chercha à
les ruiner en donnant un eft'et rétroactif aux lois ; il
fit fouiller dans leur conduite antérieure, les mit en
jugement, et les fit condamner par des magistrats
iniques à des amendes considérables, à la confisca-
tion entière de leurs biens, au bannissement, à la
prison, et quelquefois à la mort.
Sa Sainteté , satisfaite de la manière de procéder
de son bâtard, ne s'occupa pas davantage de cette
affaire , et reporta tous ses soins vers le concile ;
quatre métropolitains, un cardinal , seize évêques et
cinq généraux d'ordres étaient venus renforcer les
sept prélats qui attendaient depuis un mois l'ouver-
ture du synode. Comme tous étaient dévoués à la
cour de Rome, le pape jugea le moment favorable
pour frapper un grand coup, et il lança une bulle qui
ordonnait aux prélats présents à Trente de commen-
cer les séances. En conséquence les légats, assistés
de vingt-six évèques, de quelques théologiens et de
jésuites qui étaient censés représenter l'Église uni-
verselle, ouvrirent le concile : le lendemain, ils adres-
sèrent à Rome le compte rendu de la première ses-
sion, et demandèrent à Sa Sainteté des insiructions
sur l'ordre qu'ils devaient observer dans la réception
des ambassadeurs, et sur la manière de prendre les
suffrages ; s'il fallait opiner par nation, comme au
concile de Constance et de ISiile, ou par tête, comme
au dernier concile de Latrau , enfin quelles matières
devaient être traitées, et dans quel ordre il fallait
délibérer. Lorsqu'ils arrivèrent au Vatican, les en-
voyés des légats trouvèrent le pontife fort occupé de
la réception d'un prieur appelé Paul, ijui venait au
460
HISTOIRE DES PAPES
nom du roi J'Kiliiojiie lui proposer de se soumeltre
à l'Eglise romaine, eu altjurant le schisme de Dios-
core, et qui demandait en même temps des apôtres,
atin de calécliiser les peuples de ce pays. Le saint-
pire chargea plusieurs jésuites de cette mission, et il
congédia l'ambassadeur éthiopien, après l'avoir chargé
de vieux ossements qu'il lui vendit à beaux deniers
comptants, pour des reliques de saints et de maityrs.
Paul 111 assembla immédiatement le sacre collège
et mil en délibération toutes les demandes de ses
lègiits; chacun donna son avis, et le secrétaire du
consistoire formula ainsi la réponse destinée aux af-
fidés du saint-siége : « Nous décidons que les voix
seront recueillies par tète et non par nation, attendu
qu'il est plus facile de corrompre des individus pris
isolément que réunis en corps ; nous voulons que le
concile s'intitule simplement œcuménique, sans ajou-
ter ces mots, « représentant l'Eglise universelle, »
qui pourraient enorgueillir les Pères, et surtout
faire douter de la suprématie du pontife. Nous déci-
dons encore que toutes les questions à. examiner se-
ront traitées préalablement dans des congrégations
particuhères, ensuite dans des congrégations géné-
rales, pour, en dernier lieu, être présentées dans les
sessions, qui seules seront soumises à la publicité ;
et afin d'éviter de rendre les fidèles témoins Je débats
scandaleux, dont ne manqueraient pas de s'emparer,
ajoutait le saint-père, les ennemis de notre autorité ;
nous exigeons qu'en tète de tous les décrets on se
serve de celte formule : « Le saint concile œcumé-
« nique légitimement assemblé par l'ordre du pape,
« sous la conduite du Saint-Esprit, les légats apos-
« toliques y présidant, déclare. » Sa Sainteté enjoi-
gnait en outre à ses légats de ne mettre en délibéra-
tion aucune ([uestion relative à son autorité, et de ne
prendre aucune décision sans qu'elle l'eût dictée
elle-même dans les détails les plus circonstanciés;
en compensation, elle laissait aux Pères une latitude
entière sur les questions de dogmes, qui l'intéres-
saient fort peu; en efl'et, Paul III avait l'habitude
de dire que si les réformés, anabaptistes , luthériens
ou sacramentaires, voulaient le reconnaître comme
souverain pontife, il leur accorderait toute liberté de
prêcher telles superstitions qu'il leur conviendrait
d'enseigner aux hommes.
Dans une seconde lettre adressée aux Pères du
concile, le souverain pontife les engageait à tenir une
conduite régulière pendant le cours de leurs travaux,
à suivre les exercices religieux, du moins ostensible-
ment, et à se séparer de leurs maîtresses, qui les
avaient suivis dans la ville de Trente ; il les autori-
sait seulement à faire usage de leurs mignons.
Des congrégations préparatoires eurent lieu pour
l'examen des questions , et les jésuites décidèrent
qu'on traiterait simultanément les matières de foi et
de réforme, afin qu'en les confondant les Pères ne
pussent rien déterminer ; mais la cour de Rome, qui
tremblait au seul mot de réformation, envoya immé-
diatement de nouvelles instructions aux jésuites pour
qu'ils eussent à écarter absolument la question de la
réforme, et (|u'ils se bornassent à traiter des doctrines
des hérétiques; Paul III les chargeait de faire traî-
ner le concile en longueur, espérant que le temps
amènerait quelque événement favorable aux intérêts
du saint-siége. C'est ce qui arriva : la troisième ses-
sion était à peine close, qu'on apprit la mort de
Martin Luther. Ce grand homme avait terminé son
illustre vie à Eisleben, sa patrie, et laissait six en-
fants de sa femme, Gatlierine de Bore, une jeune re-
ligieuse (ju'il avait épousée en 1525.
Sa mort donna lieu à des accusations violentes
contre les jésuites, et de la part de ceux-ci à d'étranges
récits; les protestants prétendirent que les disciples
de Loyola avaient empoisonné le réformateur ; les
jésuites répandirent le bruit que Martin Luther s'é-
tait pendu , que le diable l'avait étranglé ; d'autres
proclamèrent qu'il avait rendu ses entrailles comme
Arius, en satisfaisant aux lois de la nature, dans un
lieu secret. Il se trouva même des prêtres qui affir-
mèrent que son tombeau ayant été ouvert le lende-
main de son enterrement, il en était sorti une odeur
infecte de soufre et de bitume, et (ju'on avait trouvé
un charbon énorme à la place de son corps. Toutes
les circonstances de sa vie, ses doctrines et sa nais-
sance, furent l'objet d'ignobles calomnies de la part
des catholiques ; ils publièrent des libelles contre lui,
déclarèrent qu'il était né du commerce charnel d'un
démon avec sa mère; ils flétrirent sa mémoire, l'accu- ;
sant d'avoir vendu à Satan sa part éternelle de para- î
dis pour cinquante ans de vie agréable sur la terre ,
d'avoir nié l'existence de Dieu, celle des anges et des
archanges, même l'immortalité de l'âme, et d'avoir
composé des hymnes en l'honneur de l'ivrognerie.
Malgré ce déluge de pamphlets calomniateurs .
Luther resta l'apôtre des nations du Nord, et son
Évangile, qui avait déjà pénétré sur les côtes de la
Baltique, se propagea dans les duchés de Lunebourg,
de Brunswick, de Mecklembourg, de Poméranie,
dans les archevêchés de Magdebourg et de Brème,
dans les villes de Hambourg, de Weimar, de Ros-
tock ; il gagna la Livonie et la Prusse, oiî le grand
maître de l'ordre teutonique venait d'abjurer le ca-
tholicisme ; enfin les doctrines nouvelles envahirent
le Holstein, le Danemark, la Suède, la Grande-Bre-
tagne et même la France, malgré les bûchers et les
roues qui se dressaient d'un bout du royaume à
l'autre pour l'extermination des protestants.
Quoique sous le point de vue dogmatique et phi-
losophique il soit vrai que le luthéranisme ne saurait
soutenir un examen approfondi, néanmoins on doit
glorifier Martin Luther d'avoir arraché les peuples
au joug de la cour de Rome, et d'avoir fait sortir
l'humanité de l'engourdissement et de l'obscuran-
tisme où la tenaient plongée des prêtres cupides,
débauchés et ignorants ; c'est Luther qui, par son
esprit d'investigation et d'analyse, apprit aux hommes
à discuter, à juger, à condamner les actes de despo-
tisme de ceux qui jusqu'alors prétendaient n'avoir à
rendre compte qu'à Dieu de leurs actions bonnes ou
mauvaises; c'est lui seul, par la force de son génie,
qui accomplit cette révolution religieuse qui arracha
la moitié de l'Europe à la tyrannie des papes. Ainsi
donc, Luther mérite d'être glorifié jusque dans les
âges les plus reculés pour les grandes choses qu'il fit
pendant sa vie, et pour les principes de liberté et
d'émancipation qu'il légua à la postérité.
Ses nombreux ouvrages le placent en outre au pre-
mier rang parmi les écrivains de l'Allemagne ; et Clay
PAUL III
461
Horace et Octave Farnèse, les petits-fils du pape
n'hésite pas à dire que le réformateur avait été ins-
piré du Saint-Esprit pour la correction du langage :
su traduction de la Bible est en effet devenue un ou-
vrage classique qui a pour ainsi dire fixé les règles
de la langue allemande.
Malgré son admirable génie et sa logique infle-
xible, Luther n" avait cependant pas tiré toutes les
conséquences du principe qu'il voulait établir ,
« qu'aucun dogme ne doit être admis comme article
de foi sans avoir subi l'examen de la raison, « prin-
cii)e qui renverse les traditions sacrées, et qui anéan-
. tit le christianisme sous toutes ses formes, en sou-
mettant les paroles attribuées à Dieu lui-même à la
critique de l'intelligence humaine.
Dès que la mort de ce formidable adversaire de la pa-
pauté fut connue à Trente, les Pères du concile s'occu-
pèrent immédiatement d'une question qu'ils considé-
raient comme la pierre angulaire du l'Église ; c'était de
fixer le nombre des livres canoniques. Ils publièrent à
ce sujet deux décrets: le premier indiquait commelivres
orthodoxes l'Ancien et le Nouveau Testament, et le
second déclarait l'authenticité du texte de laYulgate,
malgré les erreurs et les fautes grossières dont il est
chargé. Après avoir rendu ces décisions , Paul III
leva fièrement la tête et s'arma des foudres du Vati-
can. D'abord il excommunia rarchevê([uo de Cologne,
et releva les sujets du prélat de leur serment de fidé-
lité et d'obéissance ; ensuite il donna ce siège au
comte Adolphe de Schawembourg, que le métropoli-
tain avait pris pour son coadjuteur; mais l'empereur
ayant refusé de faire exécuter cette bulle et ayant
continué de donner le titre d'archevêque à l'électeur,
Paul III se trouva obligé de remettre à un autre
temps sa vengeance contre le prélat.
Sa Sainteté était d'autant plus disposée à faire le
sacrifice de ses sentiments à Gharles-Quint, qu'elle
avait entamé des négociations avec lui afin d'en ob-
tenir des secours sulfisants pour anéantir les pro-
testants. Les conventions qui furent arrêtées entre
ces deux tyrans, pour cette guerre impie, portaient
que le pape payerait à Sa Mijesté impériale deux
cent mille écus d'or, (ju'il fournirait douze mille
hommes d'infanterie et cinq cents chevaux, le tout à
sa solde ; qu'il lui abandonnerait pour une année la
moitié des revenus des Églises d'Espagne; qu'il lui
donnerait l'autorisation d'aliéner jusqu'à concurrence
de la somme de cinq cent mille écus les biens des
monastères de son royaume ; que toutes les troupes
de l'Église seraient commandées par Octave Farnèse,
mais que celui-ci n'agirait que d'après les ordres de
l'empereur ou du duc d'Albe, son lieutenant, et (jue
le cardinal .\le.\andre , frère d'Octave, resterait en
Espagne comme otage, sous le titre de légat, aux
frais du saint-siége. Ces conditions ayant été acceptées
par Us deux parties, Paul III publia une bulle pour
faire connaître à toute la chrétienté le pacte abomi-
46â
HISTOIRE DES PAPES
nable par lequel un eiiiporeuretun pape s'engageaient
à mettre des villes et des provinces entières à leu et à
s;ing 1 Cliarles-Quinl ne resta pas au-dessous du pontife
dans son nianil'este ; il mil au ban de l'empire Jean-
Frédéric, électeur de Saxe, et Philippe, landgrave de
Hessc ; il les déclara perturbateurs du repos des na-
tions, rebelles aux lois, ravisseurs des biens de l'Eglise,
spoliateurs infâmes ; il les accusa de s'être couverts
du manteau de la religion, et d'avoir ariiché des sen-
timents de ])atriotisme alin de séduire l'Allemagne,
et d'arracher ses sujets à l'obéissance qu'ils devaient
au souverain ; immédiatement après, il lit marcher
ses troupes contre eux. Eort heureusement les ]irinccs
de la ligue de Sraalkalde, qui étaient toujours en
garde contre une trahison, volèrent au secours de
l'électeur de Saxe et disputèrent l'entrée de ses Etats
aux troupes confédérées.
Paul III voulut profiter de ce conOil pour trans-
férer le concile de Trente dans une ville de sa dépen-
dance ; mais Gharles-Quiut, qui désirait se réserver
les moyens de traiter avec les Allemands s'il était
vaincu, s'opposa à ce projet et fit signifier à la cour
de Home qu'il prétendait laisser toute liberté aux
discussions religieuses ; qu'il avait entrepris la guerre
contre les protestants seulement pour les ramener à
l'obéissance, et non pour leur imposer ses croyances.
Le pape répondit à l'ambassadeur de Cliarlcs-Quint
«ju'il ne comprenait rien à ses récriminations tardives,
ijue leur traité spécifiait que Sa Majesté s'engageait
à le seconder dans une guerre d'extermination contre
les luthériens, et que d'ailleurs la publication d'un
jubilé et le prélèvement des dîmes fait à son profit
dans toutes les Espagnes témoignaient de son adhé-
sion à la croisade qu'ils exécutaient de concert contre
les Allemands ; qu'en conséquence il était maître de
prendre les mesures qui lui sembleraient propres à
accélérer l'extinction du schisme, et qu'il peisistait
dans sa résolution de transférer le concile à Lucques.
Cette obstination du souverain pontife exaspéia
l'empereur à tel point, qu'il envoya sur l'heure une
estafette à Trente portant l'ordre <à ses ambassadeurs
de jeter le cardinal de Sainte-Croix dans l'Adige, s'il
obéissait à la cour de Rome, et s'il osait dissoudre
le synode : la menace produisit son effet, les sessions
continuèrent, et les Pères demeurèrent à Trente.
Alors Paul III se retourna d'un autre côté; et sous
prétexte que l'empereur refusait de partager avec lui
les sommes considérables qu'il avait retirées des
villes qui s'étaient rendues, il rappela ses troupes
d'Allemagne; de plus il organisa une conspiration
contre les Doria de Gênes, qui tenaient pour Charles-
Quint; et sans contredit ceux-ci eussent été chassés
de leur résidence, si Jean-Louis de Fiesque, qui était
à la tête du complot, ne se fût noyé dans le port au
moment où la lutte allait s'engager. Enfin, comme
le pape n'osait pas rompre le concile, il accéléra les
délibérations, et fit publier jour par jour les déci-
sions prises par les Pères, afin que les protestants,
dans l'appréhension de la clôture des travaux, ne fus-
sent pas tentés de venir à l'assemblée.
Charles-Quint avait bien compris le but de la po-
litique du saint-père, et comme il ne pouvait en pré-
venir les résultats, étant retenu encore pour long-
temps en Allemagne, il se décida à frapper un coup
qui irait droit au cœur de son ennemi; c'était de
faire poignarder Pierre-Louis Farnèse, le liàtard de
Sa Sainteté.
Quatre jeunes seigneurs de Plaisance, le comte
Pallavicini, Landi, Anguissola et Gonfalonieri, en-
trèrent dans le projet du prince; ils formèrent une
conspiration dont Ferdinand de Gonzague, gouver-
neur de Milan, dirigeait les mouvements ; et à un
jour fixé, trente-sept conjurés s'introduisirent, avec
des armes cachées sous leurs vêtements, dans la ci-
tadelle de Plaisance, comme pour faire leur cour au
duc ; après s'être emparés des principaux passages
du palais, Jean Anguissola entra dans la chambre de
Pierre-Louis et le poignarda, avant que celui-ci, qui
était rongé de maladies honteuses et hors d'état de
se défendre, pût appeler à son secours; ensuite les
conjurés tirèrent deux coups de canon pour avertir
Gonzague, qui était à une petite distance de la ville
avec un corps d'armée, qu'il pouvait entrer dans
Plaisance. Les Espagnols désarmèrent immédiate-
ment les troupes papales, et prirent possession de
la jn'ovince au nom de l'empereur.
Dès (jue la nouvelle de cette révolution parvint à
Rome, le ]ionlife en c^jrouva une sorte de vertige qui
lui arracha d'affreuses imprécations ; il blasphéma le
nom de Dieu, outragea la mère du Sauveur, les apô-
tres et tous les saints et saintes du paradis ; il mur-
mura des menaces effroyables, et voulut se liguer
avec les esprits infernaux pour conjurer la mort de
l'empereur. Pendant plusieurs nuits il resta enfermé
dans son laboratoire, prononçant des exorcismes,
étudiant le cours des astres, consultant ses astro-
logues et ses magiciens; et comme ses conjurations
n'avançaient pas sa vengeance, il envoya un cartel de
défi à Charles-Quint, l'appelant en champ clos et lui
offrant le combat à outrance. Sa Majesté impériale
ayant refusé la singulière proposition du pape, celui-
ci traita avec le sultan Soliman pour qu'il vînt faire
une descente sur les côtes de Naples. En même
temps il fit répandre le bruit que la peste était à
Trente; ce qui détermina les Pères, qui ouvraient la
huitième session, à transférer le concile à Bologne.
Quelque bien ourdies (|ue fussent ces machinations,
deux événements inattendus, la mort de Henri VIH
etcelle de François P', viurent encore les faire échouer.
De plus, la victoire de Muhlberg, remportée par les
impériaux sur les princes de la ligue de Smalkalde,
venait de rendre Charles-Quint plus puissant que ja-
mais; l'électeur de Saxe était tombé en son pouvoir,
et ses États avaient été donnés à Maurice de Saxe,
de la branche albertine. Or, l'empereur, qui n'igno-
lail rien des intrigues de la cour de Rome, prit na-
turellement sa revanche, et souleva une violente op-
position en Allemagne contre le saint-siége; il décida
même les électeurs à écrire au pontife c[u'ils se por-
teraient à de graves extrémités s'il ne réinstallait
immédiatement le concile à Trente, et il fit appuyer
leurs réclamations par son ambassadeur Mendoza.
Paul III se rejeta sur le respect qu'il disait avoir
pour les décisions des Pères, et dans sa réponse aux
princes allemands, il s'excusa sur l'obligation où il
était de ne gêner en rien les délibérations du concile;
il prétendit que les prélats avaient pris d'eux-mêmes
la résolution de continuer leurs séances à Bologne.
PAUL III
46 J
.[u'il ne pouvait eu conséquence les l'aire revenir à
Trente, mais qu'il était loisil)le aux évèqucs luthé-
riens de venir à Bologne ou d'y envoyer leurs procu-
reurs pour s'entendre avec les Pères. Quant aux me-
sures qu'on menaçait de prendre contre le sainl-siége,
il se contentait de leur dire que le trône du vicaire
de Jésus-Christ était l'ondé sur un roc inébranlable.
Cette obstination du pape à maintenir le synode
dans la ville de Bologne, et son refus de l'aire droit
aux réclamations des Etats et de l'empereur, eurent
pour résultat d'exaspérer les protestants et de déter-
miner Charles-Quint à se déclarer en quoique sorte
chef de l'Eglise, cl à publier un décret qui l'ut nommé
l'Intérim. Cet édit, au lieu d'apaiser les troubles,
rendit les querelles religieuses plus violentes qu'au-
paravant, le prince ayant prescrit à tous ses sujets
de l'une et de l'autre communion des règles de con-
duite, qui devaient être observées juscju'à ce que
l'i-iglise en corps se fût expliquée sur les points de
controverse entre les réformés et les catholiques.
L'Intérim déplut à tous les partis; on le compara,
pour la témérité, à l'Ecthèse d'Héraclius, et pour
l'impiété, au Type de Constant. Les Luthériens se
plaignirent hautement de ce qu'on leur imposait des
dogmes qu'ils avaient condamnés comme sacrilèges,
et des cérémonies qu'ils avaient rejetées comme su-
perstitieuses, telles que les rites observés dans la cé-
lébration de la messe, dans le baptême, et dans les
sacrements du mariage et de l'extrème-onction. Les
catholiques le blâmèrent également et crièrent à la
persécution; mais le pape, qui avait compris que
l'Intérim ruinerait le parti de l'empereur, en le ren-
dant également odieux aux luthériens et aux ortho-
doxes, se garda de faire de l'opposition, et se main-
tint dans la neutralité.
D'abord les magistrats réussirent à faire approuver
le décret impérial par des bourgeois timides ; et les
ministres luthériens se trouvèrent obligés d'abandon-
ner leurs troupeaux et de se condamner à un exil
volontaire. Ce moment de crise ne fut pas de longue
durée, bientôt le peuple reprit le dessus, toute l'Al-
lemagne se souleva et réclama l'abolition de l'Intérim.
Charles-Quint voulut résister à ce débordement gé-
néral, et chercha à faire appi'ouver son décret par la
cour de Rome et par les Pères qui avaient fait scis-
sion avec les pi-élats réunis à Bologne et étaient res-
tés dans la ville de Trente ; mais ceux-ci ne firent
aucune concession, et le saint-père refusa également
de sanctionner les édits du prince.
Sa Sainteté se contenta d'envoyer des jésuites en
Allemagne, avec pouvoir de dispenser les fidèles de
l'observation des préceptes contestés par les Luthé-
riens, de leur permettre l'usage des viandes aux jours
déjeune, la communion sous les deux espèces, tout
enfin, excepté le mariage des prêtres et la légitime
possession des biens enlevés au clergé. Malgré ces
concessions, le papisme était tellement en exécration
dans les provinces allemandes, qu'aucun protestant
ne voulut consentir à se ranger sous la bannière des
jésuites. Le saint-père prit alors le parti d'accélérer
les travaux de l'assemblée de Bologne; mais cette
fois encore l'empereur contraria ses projets; et en
dépit des efforts des jésuites Laynez, Salmeron et
Lejay, les délibérations ne purent être continuées.
Paul voulut essayer d'un coup d'Etat : il lança une
bulle qui déclarait le concile dissous, et ordonnait
aux Pères de Bologne, comme à ceux qui étaiint
restés à Trente, de se rendre à Rome pour mettre lin
au schisme, et pour décider en conseil sur les ma-
tières qui divisaient la chrétienté. Charles-Quint
s'opposa à ce que les prélats de Trente obéissent au
souverain pontife, et les choses restèrent dans la
même situation.
Peu de temps après, l'empereur entama des négo-
ciations avec Paul III, et proposa de faire exécuter
la dernière bulle dans ses Etats, sous la condition
que Sa Sainteté donnerait son approbation à l'Intérim,
et ne convoquerait les Pères de Trente à Rome que
comme de sinqjlcs prélats. Cette offre fut rejetée,
ainsi que Charles-Quint s'y attendait ; mais les négo-
ciations avaient traîné en longueur, et il avait atteint
son but, qui était de gagner du temps. Sa Majesté
catboUque savait que la mort du pape était immi-
nente par suite des ulcères aft'reux qui le rongeaient,
et qui déjà avaient forcé ses chirurgiens à faire lom-
ber sous le scalpel les organes de la virilité. Cepen-
dant le moribond n'avait rien perdu de la prodigieuse
activité de son esprit; et quoiqu'il sentît la vie lui
échapper peu à peu, il ne cessait de s'occuper de
magie, et de consulter les astrologues, les magiciens,
les nécromants et tous les devins de l'Italie sur ses
destinées et sur celles de sa famille. Octave Farnèse,
le second des fils de Pierre-Louis, était surtout l'ob-
jet de sa sollicitude; et depuis la mort de son bâtard
il avait reporté sur lui toutes ses affections et toutes
ses espérances. 11 le proclama d'abord duc de Parme,
et lui confia le commandement des troupes pontifi-
cales, pour le mettre en état de se défendre contre
Ferdinand Gonzague, qui, non content de la posses-
sion de Plaisance, avait investi les forteresses de San-
Dominico, de Val di Taro et de Caslel-Guclfo, et se *
préparait en outre à attaquer Parme.
Bientôt le pape reconnut l'incapacité absolue de
son petit-fils ; et craignant qu'il ne laissât les impé-
riaux s'emparer de son duché, il se hâta de le ratta-
cher au domaine de l'Église, et d'envoyer Camille
Ursini, généralissime de ses armées, pour se mettre
à la tête des troupes, et pour remplacer Octave Far-
nèse, que Sa Sainteté rappelait à Rome. Toutefois,
en lui transmettant ses ordres, le souverain pontife
s'engageait à rétablir Octave dans le duché de Gamé-
rino, dès qu'il aurait conclu un traité de paix, soit
avec l'Espagne, soit avec la France. Mais le jeune
Farnèse, irrité de se voir dépouillé tout à la fois du
duché de Parme par son a'ieul et des Etats de Plai-
sance par son beau-père, résolut de se venger; et
deux jours après être sorti de Parme au moment où
il supposait que Camille Orsini n'était plus sur ses
gardes, il rebroussa chemin et vint tomber sur les
avant-postes, qu'il voulait enlever pour se réinstaller
dans la ville. Cette tentative ayant échoué, il entra
en négociations avec Ferdinand Gonzague , et prit
l'engagement d'abandonner ses droits sur Plaisance,
et de se reconn;Htre vassal de l'empereur, s'il l'aidait
à reconquérir Parme sur le saint-siége. La nouvelle
de la défection d'Octave Farnèse causa à Sa Sainteté
un tel saisissement, qu'elle tomba plusieurs fois en
faiblesse dans la journée.
464
HISTOIRE DES PAPES
L'. légat Gaspard Contarini
Paul comprit que sa dernière heure était venue ;
et cependant, par un sentiment d'orgueil et d'ambi-
tion, il voulut encore triompher de Cbarles-Quint,
et il signa un bref pour réinstaller dans le duché de
Parme celui-là roème rpù était la cause de sa mort,
sous la condition rpi'il aliandonnerait le parti de l'em-
pereur. Du reste, CL'tteliuUen'eutpasd'exécution; l'évê-
((ue de Pola, à qui elle avait été confiée, la garda jusqu'à
la mort du pontife, qui arriva le 10 novembre 1549.
Ciaconius affirme que si Paul III eût vécu quelques
mois encore, il aurait excommunié l'empereur, et se
serait déclaré ouvertement en faveur de la France,
afin de tirer vengeance de l'assassinat de son bâtard
Pierre-Louis Farnèse. Ces dispositions du pape étaient
vraisemblablement connues de Charles-Quint, car
lorsqu'il reçut les dépèches qui lui annonçaient la
mort du pape, il s'écria : « Enfin, il y a à Rome un
Français de moins ; « et présentant les lettres de son
ambassadeur au prince Philippe, il ajouta : <■' Prenez
connaissance de ces nouvelles, et soyez assuré que
si les Farnèse font ouvrir le corps du pape, ils trou-
veront trois fleurs de lis gravées sur son cœur. »
Plusieurs auteurs ecclésiastiques ont fait l'éloge
de ce pontife ; et Henri de Sponde, dans sa conti-
nuation des Annales du cardinal Baronius, après avoir
exalté les vertus de ce chef de l'Eglise, termine son
panégyrique par les paroles suivantes : « Il faut con-
venir que le saint-père eut pour sa famille une affec-
tion étrange qui lui fit commettre beaucoup de crimes;
mais il s'en repentit à sa dernière heure, en répétant
les paroles du Psalmiste : « Si les miens n'avaient
« pas dominé sur moi, je serais sans tache ; » et Dieu
lui a pardonné. » Singulière manière d'expliquer les
faits et d'interpréter l'histoire!
m^
JULE6 III
465
lutrigues pour l'élection du pape. — Exaltation de Jules III. — Commencement de son pontificat. — Ses amours infimes avec
Bertuccino, le gardeur de singes. — 11 crée son mignon cardinal. — Édit de l'empereur contre les protestants. — Négociations
avec la France. — Bulles du saint-père relativement au concile de Trente. — Progrès des jésuites. — Poursuite contre les
hérétiques en Italie. — Affaire de Parme et de Plaisance. — Concile de Trente. — Trêve entre la France et le samt-siége. —
Jlort du neveu du pape. — Le concile est suspendu. — Sa Sainteté négocie la paix entre l'empereur et le roi de France. —
Révolution en Angleterre en faveur de l'Église romaine. — Les jésuites sont poursuivis en France. — Jules 111 envoie un
nonce en Angleterre. — Mort du pontife.
Les cérémonies des funérailles de Paul III étaient
terminées depuis près de vingt jours, lorsque les
cardiuau.\ entrèrent en conclave ; préalablement ils
confièrent la garde de Rome à Horace Farnèse, qui
commandait quatre mille hommes d'infanterie, et
celle du Vatican au comte de Pitigliano, qui avait
sous ses ordres cinq cents Italiens à cheval, et une
troupe de Suisses attacliée ordinairement au service
du palais pontifical. Dès le premier jour, il se forma
trois factions dans le sacré coUége, celle des inipé-
riauz, celle des Français, et celle de la famille Far-
nè.se, dont Alexandre était le chef.
Naturellement chaque cardinal mit tout en a'uvre
pour faire réussir son parti ; et après quelques scru-
tins de ballottage, on reconnut que les deux factions
française et espagnole avaient des chances égales de
succès. Quoique Alexandre Farnèse eût moins Je
voi.v que ses compétiteurs, son concours devait faire
pencher la balance, et on chercha à le gagner. Eu
homme habile, le cardinal réunit ses partisans et
agita avec eux la question de savoir s'il devait s'allier
avec Charles-Quint ou traiter avec les Français. Cette
fois encore les opinions se partagèrent; les uns re-
poussaient toute alliance avec rempercur, ils rap-
pelaient ses trahisons, ses fourberies, et l'assas-
sinat récent de Pierre-Louis Farnèse, et concluaient
II
qu'il était préférable de se déclarer pour les Fran-
çais ; ils ajoutaient qu'avec l'aide d'un pape qui leur
devrait la tiare, ils obtiendraient des secours en liom-
mes et en argent, qui mettraient la famille Farnèse
en état de recouvrer les villes de Plaisance et de
Parme, dont Octave se trouvait dépouillé. Les autres
objectaient qu'il était dangereux de traiter ouverte-
ment avec les Français, et de s"attn-er la colère de
l'empereur, qui pourrait aisément perdre les Farnèse;
qu'il fallait juger de l'avenir par le passé ; que si
François l"', uni avec Paul III, n'avait pu résister
aux forces de l'empire, il n'était point probable ([uc
sou fils diit obtenir plus de succès à une époque oit
tous les princes d'Italie étaient ligués contre les
Français; que d'ailleurs, par ses derniers traités,
Charles-Quint se trouvait lié avec Octave, et qu'il
ne manquerait pas de le soutenir actuellement qu'il
n'avait plus à redouter l'ambition d'un pape de leur
maison. Ces dernières raisons déterminèrent le car-
dinal .Alexandre Farnèse à appuyer la nomination de
Polus, cardinal du sang royal d'Angleterre, homme
de mérite, qui était présenté par la faction imi)ériale.
Malheureusement Carail'a fit manquer l'élection en ac-
cusant le candidat de luthéranisme; cette accusation
fit une impression telle sur les membres du sacré
collège, que tous lui retirèrent leurs voix. Salviati
U7
466
HISTOIRE DKS PAPES
fut t-tnili'iiuMil ii'pousso à cause de la sèvéï-ilo de ses
niivm-s ; enlin la faction Farnèse présenta son candidat,
([ui était imdes mignons du pape défunt, le cardinal
del Monte. L'incapacité et les habitudes infâmes de ce
prélat étaient de sûrs garants qu'il n'entreprendrait
aucune réforme ; la majorité des voix lui fut acquise, le
Saint-Esprit ratitia d'un coup d'aile le clioix des car-
dinaux , et il fut immédiatement proclamé souverain
pontife et Père des lidèles sous le nom de Jules III.
Le cardinal de Monte était né à Rome même, dans
le quartier del Perionc, d'une pauvre famille origi-
naire de Monte Sausavino en Toscane, dépendance
du diocèse dWrezzo. C'était, selon l'expression de
Bayle, un véritable soldat de fortune ecclésiasticjuc
qui s'était élevé de degrés en degrés jusqu'à la pré-
sidence du concile de Trente. D'abord il avait été
métropolitain de Sipoute. auditeur de la chambre
apostolique, deux fois gouverneur de Rome, et en-
suite cardinal. Gomme il était doué d'une très-belle
ligure, ajoute l'historien, il est facile de présumer
ce qui lui avait valu, à la cour de Rome, tant de bé-
néfices et de si hautes dignités.
Du reste, sou langage et ses manières étaient en
harmonie avec le cynisme de ses mœurs. Dans le
conclave même, il pratiquait l'acte de sodomie avec
les jeunes pages attachés à son service, et loin d'en
faire un mystère, il affectait de se laisser surprendre
en flagrant délit par ses collègues. Rayle nous a con-
servé une correspondance entre Sa Sainteté et une
courtisane de Rome, dont Jules III partageait les
faveurs avec le cardinal Cresccnce, et dont ils éle-
vaient les enfants à frais communs. Ces lettres ren-
ferment des récits de débauches tellement révoltan-
tes, qu'il est impossible de les traduire en aucune
langue; nous dirons seulement que le souverain
pontife et le cardinal entraient par moitié dans les
dépenses de la famille de leur maîtresse, parce qu'ils
se regardaient comme pères des enfants à des titres
égaux, et que par scrupule de conscience ils rejetaient
la paternité sur l'un ou sur l'autre, lorsqu'ils assou-
vissaient leurs exécrables désirs de luxure sur leurs
propres enfants !
Aussitôt qu'il eut été consacré, Jules III s'acquitta
de l'engagement qu'il avait pris avec Alexandre Far-
nèse : il rendit la ville de Parme à Octave, et paya
vingt mille écus d'or à Camille Orsini pour l'indem-
niser du commandement de la pro\ince. Il eut soin
également, pour se mettre à couvert de la colère de
Charles-Quint, qui pouvait lui savoir mauvais gré
de disposer de cette ville sans son consentement, de
lui donner satisfaction d'un autre côté ; et il s'enga-
gea par un serment solennel, prononcé en consistoire
public, en présence des ambassadeurs de toutes les
cours d'Europe, ù continuer le concile de Trente.
Sa Majesté catholique, satisfaite de cette conces-
sion, envoya Luis d'Avila à la cour de Rome pour
féliciter le nouveau pontife sur son exaltation, et pour
lui demander la bulle de réouverture du synode. Ju-
les III répondit aux compliments par de grandes
protestations de dévouement et d'allection pour la
personne de l'empereur; mais relativement à la con-
vocation du concile de Trente, il ne fit que des pro-
messes évasives,»et objecta qu'il ne pouvait pas la
pulilier avant d'avoir obtenu l'assentiment de la cour
de Fi'ance et des principaux Eiats d'Italie. «D'ail- r
leurs, ajoula-t-il en riant, nous sommes assis sur le '■
trône de l'Apôtre depuis quelques jours à peine, et
vous ne trouverez ]ias mauvais que nous songions
aux fêtes et aux ]ilaisirs avant de nous livrer tout
entier aux affaires. »
En sortant de celte réception, les ambassadeurs
de Sa ^lajesté catholique, Louis d'Avila et Mendoza,
écrivirent à l'enqmreur que le système politique à
suivre avec la cour de Rome était celui de l'inti-
midation, attendu qu'il était présumable qu'un pareil
pape ferait toutes les concessions imaginables pour
qu'on ne troublât pas ses joies et ses débauches. En
effet, pendant le cours de son règne, Jules III son-
gea plus à jouir du pontificat qu'à l'exercer. «A la
cour de Sa Sainteté, dit un grave historien, les jours
et les nuits étaient employés à des festins et à des
saturnales; souvent même il arrivait que le pape,
après s'être enivré avec ses cardinaux et des filles
d'amour, se dépouillait de tous vêtements, obligeait
ses convives, hommes et femmes, à l'imiter ; puis
s'allublant d'une camisole qui lui descendait à peine
jusqu'au-dessous de la poitrine, il se mettait à la
tête de cette étrange farandole, et parcourait les jar-
dins du Vatican en chantant et en dansant. Lorscjue
le saint-père était fatigué, il rentrait au palais pour
continuer l'orgie. «Eh bien, disait-il à ses cardinaux,
« que croyez-vous que ferait le peuple, si de jour,
« avec des cierges à la main, nous allions en pro-
« cession dans cet accoutrement, jusqu'au Champ de
•' Flore, en chantant des gaudrioles au lieu de can-
" ti([ues'? — Il nous jetterait des pieri'es, répliqua uu
" cardinal. — Donc, reprit le pape, si nous ne som-
" mes par lapidés comme nous le méritons,' c'est à
« nos habits que nous le devons ! » Rien ne peut
donner une idée exacte des impuretés qui se com-
mettaient à la cour de Jules III, ajoute l'écrivain ;
Sa Sainteté était presf[ue toujours [ilongée dans l'i-
vresse, et passait les nuits en orgies avec des courti-
sanes, avec des adolescents et avec ses cardinaux. »
Ce fut à la suite d'un de ces festins, qui duraient
depuis six heures de la veillée jusqu'au lendemain
matin, qu'il ]irit fantaisie au pape d'élever à la di-
gnité de cardinal un enfant de seize ans, apjielé Inno-
cent, qui remplissait auprès de sa personne, lors-
qu'il était archevêque de Bologne, le double emploi
de mignon et de gardeur de singes. Jules lui portait
une telle affection, que non content de l'avoir fait
adopter par Baudoin del Monte, son frère, il l'avait
installé dans son palais épiscopal, où il lui laissait
tout pouvoir absolu, ne voulant pas même que ses
maîtres l'astreignissent au plus léger travail, dans la
crainte d'altérer sa santé. Quelques historiens affir-
ment que ce mignon, qu'ils appellent Bertuccino ou
le petit singe, était un enfant naturel du ])(ql(^
Depuis l'exaltation de Jules III, le jeune Innocent
continuait à habiter Bologne ; il refusait obstinément
de venir à Rome, si on ne lui donnait le chapeau de
cardinal; et malgré le vif désir du pontife d'avoir son
favori auprès de lui, Jules n'avait pas encore osé
proposer sa promotion, afin de ne pas soiviever une
opposition trop violente dans le sacré collège avant
que son autorité fiît bien affermie.
Enfin, un matin, au sortir d'une orgie, soit que Sa
I
JULES III
467
Sainteté se crût en état d'imposer ses volontés, soit
qu'il lui fût devenu impossible de rester plus long-
temps éloignée de Bertuccino , soit encore que cette
nuit-là elle eût bu plus que de coutume, elle réso-
lut de faire son Ganymède cardinal, et elle convoqua
en consistoire les membres du sacré collège. Al heu-
re de la séance, Jules III , la tète encore avinée, les
jambes mal affermies, entra au milieu de l'assemblée
et prit place sur la chaire pontificale; puis il com-
mença un discours étrange, où il exaltait complai-
samraenl les allures lascives et les talents extraordi-
naires de son mignon en débauches, ajoutant que les
astrologues avaient annoncé à cet enfant de grandes
richesses et de hautes dignités ; et que c'était sans
doute pour accomplir l'oracle, que le destin avait per-
mis que lui-même jiarvint au trône de saint Pierre ;
il termina sa harangue en demandant pour son favori
le chapeau de cardinal et un évêché.
Une vive opposition se manifesta aussitôt parmi
les membres du consistoire ; Caratïa représenta en
termes énergiques qu'une semblable promotion dés-
honorerait la pourpre, que ce serait une honte poiu'
les cardinaux d'admettre dans leurs rangs un misé-
rable gardeur de singes , auquel Sa Sainteté ne re-
connaissait elle-même d'autre mérite que celui d'être
expert en vilenies et en impuretés ; que le pape pou-
vait à son gré le combler de richesses, lui donner des
palais, des domaines, des abbayes, des villes, des
provinces ; mais qu'on devait s'abstenir de profaner
la dignité de prince de l'Eglise , attendu que dans
l'état de troubles où se trouvait la chrétienté , les
protestants ne manqueraient pas de se prévaloir d'un
tel scandale pour combattre la papauté; enfin, ajouta-
t-il en se tournant vers Jules III, « j'en appelle au
pontife lui-même, qu'il soit juge dans sa propre
cause; son mignon par ses vices et par son ignorance
n'est-il pas indigne du cardinalat? »
A cette apostrophe, le saint-père ne put contenir
sa rage, et s'écria : « Par la vulve de la Vierge ! je
le jure, mon mignon sera cardinal 1 Qu'avez-vous à
lui reprocher pour refuser son admission dans votre
collège ? Ses vices ! mais n'êtes-vous pas tous ron-
gés de maladies honteuses et plongés dans toutes
sortes d'abominations ? Que celui d'entre vous qui
ne s'est pas prostitué charnellement au moins une
fois dans sa vie lui jette la première pierre!... Ah!
vous gardez le silence ; vous convenez donc que tous
ensemble nous sommes la honte de l'humanité? A
commencer par moi : quelles grandes vertus, quel
prodigieux savoir avez-vous rencontrés en moi pour
me faire pape ? Ne suis-je pas un prêtre exécrable?
Ne suis-je pas raille fois plus infâme que mon mi-
gnon le gardeur de singes, que j'ai corrompu ? Eh
bien donc! puisqu'il vaut mieux que moi, souverain
Père des fidèles par vos soins; comment osez-vous
refuser d'en faire un cardinal et un évêque? »
Ces raisons parurent si concluantes au sacré col-
lège que toute opposition cessa; la promotion du Ga-
nymède passa à l'unanimité; et le jour même. Sa
Sainteté lui envoya à Bologne le chapeau, avec un
brevet de douze mille écus de revenus sur le trésor
apostolique. Innocent se mit immédiatement en rou-
te pour Rome , où son arrivée donna lieu à des ré-
jouissances publiques qui durèrent plusieurs jours.
Dès ce moment le jeune cardinal ne quitta plus le
Vatican; tantôt passant ses journées dans les appar-
tements secrets de Sa Sainteté , étendu sur de moel-
leux coussins, et contempl;;nt les gentillesses d'un
singe favori, pendant ([ue des courtisanes brûlaient
de suaves parfums et lui versaient des li(iueurs eni-
vrantes ; tantôt remplissant les fonctions de chef de
l'Eglise, qui lui avaient été abandonnées avec le titre
de premier ministre et de dispensateur des grâces,
des bénéfices et des préiiendes.
Dans les premiers mois de son pontificat, Jules III
se tint absolument éloigné des affaires, et ne son-
gea qu'à ses plaisirs. La table était, au rapport de
Jean Crespin, une de ses plus chères occupations, et
le choix de ses mets unealfaire très-importante. « La
chair de porc et de paon étaient celles que Sa Sain-
teté préférait, dit l'historien , à cause de leur vertu
aphrodisiaque ; mais comme elle en faisait abus, les
médecins défendirent au maître d'hôtel d'en servir
sur la table. Or, il arriva qu'un vendredi , Jules III
ne trouvant pas ses plats favoris, fit appeler l'évè-
(|ue de Riiuini, son majordome, et lui commanda de
lui faire porter sur l'heure un paon rôti, accompa-
gnant cet ordre de menaces terribles et jurant par
la vulve de la Vierge et par la verge de Christ, se
blaspiièmes habituels, qu'il le ferait pendre s'il n'o-
béissait à l'instant même. »
Le cardinal Innocent, qui as.sistait à cette scène,
voulut l'apaiser, et lui représenta que si peu de chose
ne méritait pas un si grand courroux. « Oui-dà!
beau pignon, repartit le pape, puisque Dieu s'est
mis en colère pour une pomme, moi, qui suis son
vicaire, ne puis-je donc jurer à mon aise pour un
paon, qui vaut davantage? »
Charles-Quint vit bien à la tournure des alfcdres
qu'il n'aurait rien à redouter de la politique de Rome
sous le règne d'un pape adonné à l'ivrognerie et
à la débauche. Aussi changea-t-il la marche qu'il
avait suivie jusque-là pour asservir l'Allemagne; et
au lieu de favoriser le protestantisme, comme il avait
fait précédemment, il révoqua l'Intérim, et publia un
nouvel édit qui portait des peines rigoureuses contre
ceux de ses sujets qui professeraient une religion
autre que le catholicisme romain ; ensuite il établit
dans les villes importantes des tribunaux semblables
à ceux de l'Inquisition, et qui avaient pour mission
de poursuivre à outrance les sectateurs de Luther.
Puis, il sollicita le pape par ses lettres et par son
ambassadeur Mendoza, pour qu'il voulût bien réta-
blir le concile à Trente, ou tout au moins pour qu'il
lui convînt de faire à ce sujet une réponse catégori-
que qui fixât toutes les incertitudes.
Cette demande de l'empereur étant faite avec tou-
tes les apparences de la bonne foi , Jules III se vit
contraint d'y répondre favorablement, et de permet-
tre la reprise des séances dans la ville de Trente.
D'ailleurs, la cour de Rome commençait à ne plus
avoir une aussi grande frayeur des Pères du concile
et même de l'empereur, (|ui avait en effet beaucoup
perdu de son influence ; d'une part, les ecclésiasti-
ques des deu.x- communions étaient fatigués de la ty-
rannie de Charles-Quint et paraissaient à la veille de
se révolter; d'autre part, son fils, son frère, ainsi que
son neveu, ([ui tous aspiraient à l'empire, mena-
tes
HISTOIRE DES IWPES
(,-a.icnt do lui donner une telle besogne, ijuc de long-
temps il n"t'tait pas probable qu'il eût le loisir de
s'iniiuiscer dans les affaires de ses voisins.
En outre de toutes ces raisons, il entrait dans les
habitudes du pape de s'abandonner au cours des
évéuenients et de chercher h sortir d'un embarras
sjins s'inquiéter de l'avenir. Il se détermina donc à
publier une bulle de convocation du concile dans la
ville de Trente, accordant une absolution entière à
tous les iR'rétiques qui se convertiraient, à l'excep-
tion toutefois de ceux d'Espagne et de Portugal, Sa
Sainteté n'ayant pas voulu, par déférence pour Char-
los-Quint. empiéter sur les droits et attributions des
tribunaux inquisiteurs. Pierre de Tolède l'ut député
à la cour de Madrid pour porter la bulle du saint-
père, et l'abbé Rosette fut envoyé au roi de France
pour le même sujet. Ce dernier légat était en outre
chargé de remercier Henri II de l'appui qu'il lui
avait prêté lors de son élection, et de lui donner des
ex]dications sur la politi((ue qu'il était oldigé d'adop-
ter, au mépris de ses engagements avec la France.
Le décret de Sa Sainteté l'ut mal reçu en Allema-
gne; les luthériens ronouveièrent leurs anciennes
prétentions de ne vouloir se soumettre qu'à une
assemblée libre, que le pape ne présiderait ni en per-
sonne ni par ses légats, et sous la condition qu'il
serait soumis au jugement des Pères , comme eux-
mêmes offraient de s'y soumettre. En France il n'eut
pas un meilleur succès ; les parlements se pronon-
cèrent contre la bulle de convocation, et le roi, à
leur instigation, rappela ceux de ses cardinaux et de
ses prélats qui se trouvaient hors du royaume, afin de
former un concile national qui aurait mission de
choisir un patriarche pour présider aux affaires ec-
clésiasti([ues de ses Etats. Provisoirement il envoya
à Rome le célèbre Jacques Amyot, abbé de Bellozane,
avec ordre de protester hautement, en présence des
ambassadeurs de toutes les cours d'Europe, contre
tout ce qui serait décidé dans le concile de Trente.
Cette détermination vigoureuse avait été prise par
Henri II, en d^pit des efforts des jésuites, qui com-
mençaient à jouir d'une grande influence auprès de
la reine Catherine de Médicis, et qui cherchaient
déjà à ouvrir des collèges de leur ordre.
A l'exemple de son prédécesseur, Jules III montra
une grande sollicitude pour les jésuites, et confirma
leur institut par une bulle conçue en ces termes :
« Considérant les grands avantages qu'Ignace de Lo-
yola et ses compagnons procurent au saint-siége,
par leurs prédications, par leur grande habileté dans
les affaires et par leur dévouement aux intérêts de
notre cour, nous confirmons leur institut, et décla-
rons que tous ceux qui voudront entrer dans la so-
ciété de Jésus devront faire serment de combattre
sous l'étendard du Christ, et d'obéir sans hésitation
aux ordres du souverain pontife, son vicaire dans ce
monde, le représentant de Dieu.
« Quoi((ue l'Evangile et la foi enseignent que tous
les fidèles doivent une obéissance absolue au chef de
l'Église, cependant, pour rendre le dévouement des
nouveaux sociétaires plus parfait , nous avons jugé
qu'ils devaient faire un serment particulier au pape,
et s'engager à n'avoir d'autre volonté cjue la sienne,
à exccuter ses ordres, quels qu'ils puissent être, en-
fin à être toujours prêts à se rendre aux extrémités
du monde pour terrasser ses ennemis. >>
La société témoigna sa reconnaissance au souve-
rain pontife de la protection qu'il lui accordait, en
cherchant à faire triompher le catholicisme dans tou-
tes les contrées où elle s'était établie, et en dénon-
çant à la cour de Rome tous ceux ipii lui paraissaieul
suspects d'hérésie. C'est ainsi (jue Sa Sainteté eut
connaissance qu'un grand nombre de théologiens, de
curés, de vicaires et de moines mendiants de diffé-
rentes provinces de l'Italie se montraiont favorables
aux idées de réforme.
Aussitôt Jules III expédia aux évêi(ucsde ces con-
trées l'ordre d'interdiie l'administration des sacre-
ments et la prédication de la ])arole de Dieu, à tous
ceux qui ne professeraient pas sur la religion des
principes orthodoxes en rapport avec ceux de la cour
de Rome. Il adressa en même temps un bref à Fran-
cesco Donato, doge de Venise, et au sénat, pour
leur commander de prêter assistance aux évêques et
aux inquisiteurs chargés d'anéantir les partisans des
idées nouvelles. En conséquence de cet ordre, le
conseil des Dix, entièrement composé de fanatiques,
résolut de surveiller les inquisiteurs, et leur adjoi-
gnit même des juges laïques pour examiner les ac-
cusations et pour prononcer les condamnations.
Comme l'intervention de l'autorité séculière, au lieu
d'activer les poursuites contre les hérétiques, ap-
portait souvent des entraves dans l'exécution des
sentences prononcées contre eux, les jésuites soUici-
tèrent de la cour de Rome une bulle portant défense
aux la'i([ues de gêner la liberté ecclésiastique, de trou-
bler la juridiction spirituelle, et de s'immiscer dans
la connaissance des procès concernant les hérésies.
Cette démarche maladroite irrita les Vénitiens, et une
rupture éclata entre la Sérénissime République et le
saint-siége.
Jules III, toujours occupé de ses plaisirs, n'inter-
venait dans les affaires politiques que par des actes
irréfléchis; ainsi, à l'égard d'Octave Farnèse, qui
sollicitait depuis longtemps auprès de la cour d'Es-
pagne la restitution de Plaisance, sans pouvoir I'oIj-
tenir, il eut l'imprudence de refuser de prendre sa
défense contre l'ambitieux Charles-Quint. Ce fut en
vain que le prince dépossédé fit représenter par son
ambassadeur Antonio Venturi, que non-seulement
l'empereur, au mépris de ses conventions, conservait
Plaisance et l'avait fortifiée pour la mettre à l'abri
de toute attaque, mais encore qu'il concentrait des
troupes pour s'emparer de Parme; ce fut en vain
qu'il fit valoir qu'il y allait de l'honneur et de la di-
gnité du saint-père de ne point permettre la spolia-
tion d'un de ses feudataires ; Jules refusa obstiné-
ment de se ranger du parti d'Octave Farnèse ; il ré-
pondit à l'envoyé du duc que son trésor était vide,
que ses fêtes absorbaient tous ses revenus, qu'il
était dans une pénurie complète et par conséquent
hors d'état d'entamer la guerre; qu'il l'engageait à
prendre la détermination qu'il jugerait la plus con-
venable à ses intérêts ; quant à lui, que ses vœux
l'accompagneraient dans cette entreprise, mais qu'il
ne pouvait rien faire de plus ; que cependant si les
circonstances devenaient plus favorables, il n'oublie-
rait pas le petit-fils de Paul III.
JULES III
469
Le pape Jules III
Uoinme cette réponse était loin de satisfaire aux
exigences de la position, et qu'il devenait urgent pour
le duc de se metlre en défense, le cardinal Farnèse
demanda une audience secrète au pape, et supplia
Sa Sainteté de pei mettre qu'Octave se plaçât sous la
protection de princes assez puissanis pour résister à
son beau-père ; ce à quoi Jules accéda.
Fort de l'assentiment du pontife. Octave signa
immédiatement avec Henri II un traité d'alliance of-
fensive et défensive qui excita la colère de l'empe-
reur. Sa Majesté oatiioliqae lit même sit^nilicr à la
cour de Rome qu'on eût à prononcer la nullité de ce
traité, si on ne voulait rompre avec elle. Jules, tou-
jours lâche et pusillanime, se hâta de publier un
bref qui portail défense au duc de Parme d'intro-
duire des troupes étrangères dans un fief qui relevait
de l'Église, sous peine d'être déclaré rebelle et de
voir ses biens confisqués. Le prince lit répondre au
saint-père qu'il n'était plus en son pouvoir d'obéir,
attendu (ju'il s'était placé sous la dépendance de la
Fi'ance, avec l'autorisation du saint-siéi,'e, et (|ue
di-jà une garnison étrangère se trouvait dans la place.
Alors le pape éclata en reproches .sanglants contre
les Farnèse; il les accusa de vouloir sa ruine; de
chercher à lui créer des embarras; et pour les punir,
il décréta la confiscation des (iefs de cette famille, et
chassa de Rome les cardinaux frères ou cousins d'Oc-
tave. Il lit expédier en même temps à son légal do.
France un ordre de quitter la cour de Henri II, si le
roi refusait de rappeler la garnison française qui s'était
470
HISTOIRE DES PAPES
vlaMie à l'arme, et s il ne lui livrait pieils et poiny;*
liés le duc vassal ilu saint -siège, qui avait à répon-
dre devant le s;icré collège de sa rébellion et de sa
félonie. Ces demandes ayant été rejetées, les hostili-
tés commencèrent entre la France et Rome. L'em-
pereur, qui ne voulait pas rompre ouvertement avec
Henri II dans un moment où le plus léger conllit
pouvait lui laire perdre l'Allemagne, parut rester
étranger à cette guerre; néanmoins le marquis de
Marignan, un de ses généraux, sous prétexte de
prendre le parti du saint-siége contre les Farnèse,
s'emjwra, au nom de Cliarles-Quiuf, de Moutechio
€t de Custel-Nuovo.
Le pape, reJmitant de se voir enlever ainsi les
places de la Roniagne occupées par les Farnèse, et
craignant (pi'il ne prit fantaisie à l'empereur de les
garder, lit proposera Hiéronyme Orsini, mèredesFar-
nèse, aux cardinaux Alexandre et Ranuce, qui s'étaient
retirés à Urbin, ainsi qu'à Horace qui commandait
les troupes d'Octave, et à Carpi qui tenait encoie
la légation de \'iterbe. dé rendre au saint-siége toutes
les villes et places fortes qu'ils avaient dans la Gam-
panie, afin de les mettre à l'abri des attaques des impé-
riaux, sous la condition qu'il les rendrait à leurs légi-
times propriétaires dès que la guerre serait terminée.
Ces mesures, consenties de part et d'autre, arrê-
tèrent en effet la marche du marquis de Marignan,
qui, n'ayant plus de prétexte pour guerroyer dans les
Etats de l'Eglise, et n'osant pas combattre ouverte-
ment le pape, se rabattit sur Parme, dont il lit traî-
ner le siège en longueur, pour attendre qu'il surgit
un événement favorable
Sa Sainteté comprit enfin que cette guerre contre
la France n'était profitable en réalité qu'à l'empe-
reur, et qu'elle ruinerait les finances de la cour de
Rome, si elle se prolongeait plus longtemps; en
conséquence elle assembla les cardinaux eu consis-
toire, et leur fit part de ses intentions relativement
à la cessation des hostilités. Ceux-ci en écrivirent
immédiatement à Alexandre Farnèse, et au cardinal
de Tournon, l'ambassadeur français, qui tous deux
accoururent à Rome pour conférer avec Jules HI.
Ils représentèrent au pape que rien ne leur était plus
agréable que d'entrer en accommodement avec lui,
que les intérêts du saint-siége s'en trouveraient éga-
lement bien, attendu que Sa Sainteté rattacherait à
son parti les peuples du Parmesan et du Bolonais,
qui avaient lait scission à cause de son alliance
avec les impériaux". « Considérez, ajoutaient-ils, les
désastres que Clément VII a attirés sur Rome, et
voyez s'ils n'ont pas eu {jour cause sa politùjue tor-
tueuse et ses alliances avec l'empereur ; considérez
que cette même persistance à soutenir Charles-Quint
contre Henri VIII a entraîné pour le saint-siége la
perte irréparable de l'Angleterre. Quel serait donc
votre désespoir si un motif semblable allait enlever
la France à votre juridiction? Déjà le roi Henri II a
défendu à ses sujets de porter de l'argent à Rome;
déjà il a publié une ordonnance pour la convocation
d'un concile national qui doit nommer un patriarche
français; déjà les doctrines de Calvin, malgré l'a-
dresse des jésuites, menacent d'envahir le royaume
et de remplacer le catholicisme. Ainsi, très- saint
Père, hàtez-vous, car les moments sont précieux.... »
Jules, suivant son habitude, chercha à conjurer le
danger qui lui paraissait le plus unniinent ; il ré-
pondit au cardinal de Tournon qu'il était prêt à ac-
cepter la paix avec la France, et qu'il le chargeait de
la négocier à telles conditions qu'il jugerait conve-
nable, sauf l'honneur du saint-siége. En outre, il
confia la légation de France au cardinal 'N'erallo, qu'il
savait être agréable à Henri II, pour obtenir de ce
prince l'autorisation de persécuter les protestants, de
les faire juger, condamner etbri^der, et la permission
de former quelques collèges de jésuites à Paris.
Les disciples d'Ignace de Loyola ne produisaient
pas en effet une grande sensation dans la c.ipitale de
la France; et en dépit des efforts de Guilhunue Du-
prat, évêque de Clermont, leur protecteur; en dépit
de leur hypocrisie et de leur feinte humilité, ils n'a-
vaient pas encore pu vaincre les répugnances du
peui)le parisien, et ils végétaient dans l'obscurité,
vivant d'extorsions, d'aumônes et de legs pieux, et
u'ayaat pour abii ([u'unc maison délabrée.
Quoique n'exerçant en apparence aucune influence
sur les esprits, les jésuites en réalité étaient des
auxiliaires précieux p )ur le saint-siége par l'espion-
nage et par la prépondérance qu'ils avaient su pren-
dre sur les hommes faibles qui leur confiaient, à ti-
tre de confesseurs, la direction de leur conscience, et
de celle de leurs femmes ou de leurs enfants. Et ce
pouvoir occulte qu'ils exerçaient se faisait sentir non-
seulement à Paris, mais encore dans toutes les con-
trées où se trouvaient des jésuites. Aussi Sa Sainteté
comptant sur leur habileté accoutumée pour faire
triompher le parti de la cour de Rome, fit-elle rou-
vrir les séances du concile de Trente, sous la prési-
dence de Marcel Crescention, cardinal-légat, assisté
de deux adjoints, Sébastien Pighini, métropolitain
de Siponte, et Louis Lipoman, évêque de Vérone,
sans s'inquiéter de l'appel fait aux prélats luthériens
d'Allemagne par Charles-Quint, qui, ayant à cœur
de se venger du pape, avait exigé que les protestants
fussent représentés à l'assemblée.
Les jésuites s'élevèrent contre cette demande de
l'empereur; et lorsqu'elle eut été transmise officiel-
lement aux légats du saint-siége, ceux-ci protestè-
rent avec énergie et soulevèrent une foule de diffi-
cultés qui rendaient impossible, suivant eux, l'ad-
mission des ministres confessionistes dans le concile,
surtout pour ceux de Maurice de Saxe; ils ne con-
sentirent à recevoir que les luthériens purs. Cette
concession ne laissa pas que d'alarmer le pape, qui
redoutait les conséquences d'un débat entre les pro-
testants et ses théologiens; et il fit signifier à ses
légats qu'ils ne devaient autoriser aucune conférence
publique, ni aucun débat sur les matières religieu-
ses, avec les sectateurs de Luther.
Il y eut alors de violentes disputes entre les catho-
liques et les protestants; et ces derniers, qui se trou-
vaient protégés par les ambassadeurs espagnols, dont
le but était de susciter des embarras à la cour de
Rome, pour l'obliger à se séparer de la France, fini-
rent par l'emporter sur le jiape, et obtinrent que les
confessionistes seraient adiijis à présenter les articles
de leur croyance au secrétaire du concile en congré-
gation générale. Les expressions dont ils se servirent
dans leur libelle en parlant des papistes et du culte
JULES III
47)
de l'Église romaine, étaient tellement irrévéren-
cieuses, cpi'elles causèrent le plus t;rand scanilale
parmi les Pères catholiques.
Pendant que les théologiens des dilléreutcs com-
munions donnaient au monde le spectacle de leurs
ridicules querelles, l'empereur guerroyait toujours
avec son gendre; et comme il était à craindre ijue le
duclié de Parme ne finît par être enlevé au saint-siége,
Jules III se décida à terminer les négociations avec
la France. Il arrêta avec l'ambassadeur de Henri II
que le duc Octave rendrait ses États au saint-siége,
et qu'en échange il lui donnerait la principauté de
Camerino et d'autres domaines; il s'engagea en outre
à mettre dans Parme une garnison qui serait compo-
sée par moitié de Français et d'Italiens; et il prit
l'engagement solennel de garder cette ville contre
l'empereur, et de ne jamais le favoriser daus les dif-
férends (ju'il pourrait avoir avec la France. Mais le
duc Octave ayant remontré à Henri II ((ue cet arran-
gement ruinait sa maison, le roi donna ordre au
cardinal de Tournon de se rendre à Rome pour mo-
difier les termes du traité et pour demander qu'Oc-
tave fût maintenu dans Parme, et que le duché fût
placé sous la protection de la France. Le cardinal
parvint sans peine à faire comprendre à Jules que
celte dernière mesure était la seule qui convînt aux
intérêts du saint-siége, attendu qu'elle lui permet-
trait d'avoir toujours en Italie un ennemi puissant à
opposer à l'ambition de Gharles-Quint.
En conséquence, on arrêta les articles suivants :
1" Pendant deux années le pape conservera la neu-
tralité entre la France et l'empire, et n'assistera ni
l'un ni l'autre parti d'hommes, d'argent ou de toute
autre manière. 2° La ville de Castro sera remise à
Horace Farnèse, sous la condition que les deux car-
dinaux Alexandre et Ranuce, ses frères, se rendront
caution de sa conduite envers le saint-siége. 3° Le
pontife rappellera auprès de lui son neveu Jean-Bap-
tiste del Monte et les troupes qui sont encore au
service de l'empereur. 4° Sa Sainteté signifiera à
Charles-Quint qu'il ait à délibérer immédiatement
sur les conditions de cette trêve, et qu'il ait à éva-
cuer le territoire de Parme et de la ]\Iirandole.
Malgré les avantages réels qui résuit tient pour le
saint-siége" de ces arrangements, ils faillirent n'être
point ratiliés, par suite de l'obstination du neveu du
pape, qui non-seulement refusait de traiter avec la
France, mais encore qui menaçait de se déclarer
contre l'Eglise en faveur de Charles-Quint, si on
persistait à vouloir rappeler les troupes qui assié-
gaient la Mirandole sous ses ordres. Fort heureuse-
ment il fut tué dans une sortie, et sa mort leva le
dernier obstacle à la ratification du traité entre la
France et Piome. Jules III expédia aussitôt à ses gé-
néraux Abjxandre Yitelli et à Camille Oisini l'ordre
de ramener leurs troupes à Rome. Le siège de la
Mirandole fut levé immédiatement; et cette coura-
geuse cité, qui avait supporté pendant deux années
toutes les rigueurs d'un siège, put onlin être ravi-
taillée. Hippolyte d'Esté, cardinal de Fenare, prit
le commandement de la place, et avec l'aide des
troupes françaises il fit replier sur Plaisance un corps
de trois mille Allemands qui avaient été envoyés par
le maïquis de Marignan pour essayer de reprendre
les positions aliandonnées par les assiégeants. L'em-
pereur témoigna un vif mécontentement de tout ce
qui s'était passé, et fit menacer la cour de Home de
sa colère si elle ne s'empressait de rompre avec la
France; on ne tint aucun coin])te de ses remontrances.
Déjà sa puissance commençait à décroître; ses four-
beries étaient usées, sa politique machiavélii|ue ne
faisait plus de dupes, et tous, princes, rois et ])euples,
avaient un égal mépris pour sa personne. D'ailleurs
Charles- Quint se trouvait sur les bras une guerre
avec les princes allemands, guerre qu'il avait eu
1 imprudence d'entamer, et dont les résultats ne pou-
vaient ipie lui être funestes.
Aussitôt qu'avaient éclaté les hostilités, les princes
Maurice de Saxe et Albert de Brandebourg s'étaient
empressés d'en instruire les Pères du concile de
Trente, pour qu'ils abandonnassent les discussions
oiseuses et vinssent renforcer leurs rangs; et en
même temps ils avaient publié un manifeste contre
l'empereur, ([u'ils àccus;uenl avec juste raison d'avoir
violé les constitutions de l'Allemagne, et d'avoir at-
tenté à son indépendance. Le roi de France profita
habilement des circonstances et se déclara le défen-
seur des libertés germaniques, quoique au même in-
stant il cherchât à démontrer au pape que les luthé-
riens n'avaient été jusque-là entre les mains de
Gharles-Quint que des instruments pour abaisser la
puissance pontificale.
Une ligue puissante s'organisa spontanément dans
toute la Germanie pour la défense de la religion, et
une armée de protestants se dirigea vers la ville de
Trente. Alors les prélats espagnols, napolitains et
siciliens, qui redoutaient d'être faits prisonniers
comme sujets de l'empereur s'ils tombaient au pou-
voir de ses ennemis, s'enfuirent précipitamment du
concile. Les évêques italiens suivirent bientôt leur
exemple et s'embarquèrent sur l'Adige pour se rendre
à Vérone. Enfin, lorsqu'il ne resta plus que les nonces
et quelc[ues jésuites, Jules III publia la suspension
du concile. Sa Sainteté pouvait d'autant mieux prendre
cette mesure, que Gharles-Quint ne se trouvait plus
en état de lui causer le moindre préjudice, étant lui-
même attaqué de tous les côtés par les Français et
par les Allemands. Enfin, après plusieurs mois de
luttes acharnées, l'empereur fut vaincu à Inspruck
et obligé d'acheter la paix.
Par le traité de Passau, Sa Majesté rendit la liberté
à Jean-Frédéric, électeur de Saxe, ainsi ipi'au land-
grave de Hesse, beau-père de l'électeur Maurice ; il
accorda le libre exercice du culte prescrit par la con-
fession d'Augsbourg et le rappel des ministres pro-
testants exilés en vertu de l'Intérim. En outre, il
consentit, sur les représentations des électeurs, à
remettre l'administration de l'Allemagne entre les
mains de son frère Ferdinand, qui fut proclamé roi
des Romains. Déjà le prince possédait en toute sou-
veraineté le royaume de Hongrie, qu'il avait même
augmenté des États de la reine Isabelle et de son
jeune fils le roi de Transylvanie, par suite de l'aban-
don forcé que lui en avaient fait les maîtres légi-
times. Cette spoliation avait été accomplie au profit
du frère de Gharles-Quint par révê(pie Georges de
Martinuzzi, qui reçut en récompense le litre de vice-
roi et le chapeau de cardinal.
472
HISTOIRE DES PAPES
Charles-Quint vaincu par les protestents à Inspruck
Dans la suite, par un de ces retours de fortune si
fréquents à la cour des princes, le prélat devint sus-
pect au nouveau monarque, et sa mort fut résolue.
Un certain marquis de Gastaldo, confident de Ferdi-
nand, fut chargé de l'exécution du crime. Un jour
donc que le cardinal se rendait à une maison de plai-
sance qu'il possédait àWinitz, Gastaldo lui demanda
la permission de l'accompagner, ne se faisant aucun
scrupule de devenir l'hôte de sa victime. Toutes les
mesures avaient été prises afin qu'en cas d'échec une
troupe de soldats espagnols vînt prêter mam forte au
marquis; le lendemain matin, le secrétaire de Gas-
taldo se fit introduire dans l'appartement de Marti-
nuzzi sous prétexte de lui remettre des dépêches, et
pendant que le cardinal se penchait sur la table pour
les signer, il le frappa d'un coup de poignard dans
la poitrine. Le prélat se sentant blessé, cria au se-
cours et se jeta sur l'assassin pour le terrasser; mais
JULES III
i.7'3
.Michel Servet brûlé viT à Genève par ordre de Calvin
au bruit de la lutte, Castaldo entra le sabre à la
main, et d'un seul coup il lui fendit le crâne. Comme
il se tenait encore debout, quatre soldats déchargè-
rent à bout portant leur arquebuse, et retendirent
raide mort. Le cadavre demeura soixante-di.\ jours
sur le planclierde rappartcment, les Espagnols refu-
sant contaminent de lui faire rendre les honneurs de
la sépulture; enfin le comte Sforce Pallavicini, qui
commandait la province, permit aux Hongrois d'en-
terrer le malheureux Martinuzzi.
Lidépendamment de son désir de se débarrasser
d'un homme qu'il redoutait, le roi des Romains avait
espéré que la mort du cardinal le rendrait maître de
trésors considérables; il éprouva une grande décep-
tion; car les assassins ne trouvèrent qu'une somme
II
très-faible qu'ils se partagèrent, et Ferdinand n'eut
pour sa part qu'une oreille, que le barbare Gastalda
lui envoya comme gage de son dévouement.
Dès que la nouvelle de ce meurtre fut parvenue à
Rome, Sa Sainteté entra dans une grande colère, et
cita le monarque à son tribunal pour avoir à se justi-
fier d'un assassinat commis sur un prince de l'Eglise.
En yain ses ambassadears et ceux de Gliarles-Quinl
intervinrent pour faire révoquer cet arrêt, le pape dé-
clara qu'il voulait faire justice d'un souverain assez
téméraire pour s'.;ittaquer à ses cardinaux; et sur le
refus de Ferdinand de se rendre à Rome, ii fulmina
une excommunication majeure contre lui et ses com-
plices, et ordonna que la sentence serait afticliéê
dans tous les États de l'Europe.
Ui8
".74
HISTOIRE D?.S TAPES
Cet aclo di' liirueur est lo si-ul i(u'on |iuisse citer
ilans tout lo coins du roj^ne de Jules III, et encore
doit-on su|)poser qu'il ne lit qu'obéir à rini]nilsion
du sacré collège, (jui avait à venger la mort d'un de
ses membres; car moins d'un mois après la publi-
cation de cette bulle, il céda aux menaces des Espa-
gnols, et consentit à rapporter son décret d'excom-
munication. Les ambassadeurs de Gliarles- Quint
surent même tenter si liabiletuent la cupidité du pape
par la promesse de sommes considérables, cju'ils le
décidèrent à se proposer comme médiateur entre
l'Espagne et la France. Prospor de 8ainte-Groix un
<lcs grands dignitaires delà cour de Rome, fut envoyé
a '.près de Henri II pour aviser aux moyens do rétablir
la concorde entre les deux souverains. Le roi de
France ne voulut entendie à aucun accominodeniont
a.ec l'empereur, seulement il consentit à renoncer à
ses projets d'invasion dans le royaume de Naples, et à
faire retirer la Hotte de Soliman, son allié, qui croi-
sait sur les côtes, sous la condition que les impé-
riaux quitteraient le territoire de Sienne, dont les
habitants étaient en guerre avec l'empereur, et que
1 indépendance de cette florissante cité serait recon-
nue par le prince. Cette concession n'ayant satisfait
aucune des parties belligérantes, les hostilités recom-
mencèrent en Italie; mais bientôt l'empereur se vit
contraint de quitter la Toscane avec son armée pour
voler au secours de Naples, que les Turcs tenaient
étroitement bloquée ; en partant, il remit au saint-
siége ses pleins pouvoirs, et autorisa Jules III à
offrir la paix aux Siennois, sous la condition qu'ils
reconnaîtraient le cardinal Fabien, neveu du pape,
pour leur chef, et qu'ils recevraient une garnison
«■Irangère. Ces propositions furent encore rejetées par
les citoyens, qui ne voulaient pas plus de la domina-
tion du pape que de celle de l'empereur; et la Répu-
blique de Sienne continua à guerroyer pour recou-
vrer son indépendance.
Pendant que les peuples de l'It-ilie s'agitaient pour
se soustraire à la tyrannie des évoques de Rome, les
théologiens calvinistes de Genève, ces ennemis im-
p'acables du papisme, ces censeurs furibonds des
abus et des cruautés des catholiques, devenaient i\
leur tour persécuteurs, et faisaient dresser sur la
grande ])lace de leur ville le bûcher qui devait con-
sumer Michel Servet, condamné comme impie , hé-
rétique et athée 1
Cet homme célèbre était originaire de Villanova en
Aragon. Dès l'âge de seize ans il était venu en Fran-
ce pour étudier le droi; à l'université de Toulouse ;
après avoir terminé ses études il avait parcouru l'Ita-
lie et s'était mis en relation avec les sociniens; en-
suite il avait visité la Suisse et l'Allemagne. A Bàle,
il avait eu des conférences publiques avec Œcolam-
pade; à Strasbourg, il avait discuté avec Capiton
Bucer sur les dogmes de la Trinité et de la consub-
stantialité; il leur avait démontré que les réforma-
teurs n'accompliraient pas entièrement l'œuvre d'é-
mancipation, parce qu'ils redoutaient de porter la
hache et le marteau sur le vieil édifice de la super-
stition et d'en abattre jusf[u'à la dernière pierre. Ses
adversaires furent scandalisés de la hardiesse de ses
vues; et Bucer, qui passait pour le moins violent
d'en're les luthériens, dit un jour, à la suite d'une
conférence qu'il avait eue avec le jeune Michel Ser-
vet : .- Cet impie est plus fort que nois tous ; si
nous ne le mettons |)as on pièces, et si nous ne lui
arrachons les entrailles, il nous dévorera. »
Peu de temps après, Servet publia sur la Trinité
des dialogues dont la singularité souleva contre l'au-
teur tous les ]H-otestauls. EllVayé des dangers qu'il
courait en .\Uemagne, JMichel Servet se léfiigia en
France, renon(;a à la carrière du liarreau et étudia
la médecine. Il ne fut guère plus heureux dans cette
nouvelle profession, car ayant émis sur la circula-
tion du sang des idées nouvelles qui étaient en oppo-
sition avec celles de la faculté, on t:ria à l'hérésie,
on le força à quitter Paris, et à abandonner ses tra-
vaux sur une découverte qui ]dus tard fut déclarée
l'une des plus belles con(|uètes de l'humanité dans le
domaine de la science. Alors il se retira dans le Dau-
]ihiné, et entra chez les frères Frellon en qualité de
correcteur d'imprimerie. Chargé de surveiller une
réimpression de la Bible, le proie y ajouta une pré-
face et des notes que Calvin appela impies et imper-
tinentes. Michel répondit aux attaques du réforma-
teur, et entra en correspondance avec lui sur dilïé-
rentes questions de dogmatique; bientôt leurs dis-
putes s'envenimèrent au point que leurs lettres ne
contenaient ])lus (jue de grossières invectives ; dès
lors ils furent ennemis irréconciliables. Servet, vou-
lant humilier son rival, lui adressa un manuscrit où il
relevait un grand nombre d'erreurs qu'il avait com-
mises dans r « Institution chrétienne», le meilleur
de ses ouvrages; ce qui rendit Calvin si furieux,
qu'il écrivit à Favel et à Yiret, deux de ses disciples,
que si jamais cet hérétique lui tombait entre les
mains, il emploierait tout son crédit pour lui faire
perdre la vie.
Michel fit ensuite paraître son fameux traité « De
Chrislianismi restitutione, » dont on n'a plus au-
jourd'hui que deux exemplaires. Malgré le soin que
l'auteur avait pris de se couvrir du voile de l'anony-
me, Calvin le devina à l'ironie avec laquelle il parlait
de sa personne et de ses éci'its. A partir de ce mo-
ment la perte de Michel Servet fut résolue par le
réformateur; et pour arriver à son but, il n'hésita
pas à jouer le rôle de délateur; il fît parvenir à l'ar-
chevêque de Lyon quelques feuillets du traité de
Servet. Le cardinal de Tournon, qui occupait le siè-
ge de cette ville, dirigea aussitôt des poursuites pour
découvfir l'atelier d'où était, sorti le livre ; mais ses
recherches ayant été infructueuses, l'auteur allait
échapper au danger qui le menaçait, lorsque Calvin
envoya de Genève les originaux de quelques lettres
qui lui avaient été adressées par Michel et qui avaient
été imprimées dans le traité. Servet fut aussitôt ar-
rêté, et renfermé dans les prisons de Vienne en at-
tendant le jour de son jugement. Ses amis trouvè-
rent heureusement le moyeu de le faire évader et le
cichèrent dans les environs de la ville. Comme il
était à craindre qu'on ne finît par découvrir sa re-
traite, Michel Servet se décida à quitter la France,
et se rendit à Genève, pour gagner ensuite l'Italie.
Calvin ne lui en laissa pas le temps; dès qu'il eut
appris que son ennemi était venu se réfugier dans
une ville où il était tout-puissant, il le fit arrêter; et
comme il ne voulait pas se trouver soumis aux lois
JULES III
475
du pays, qui ordonnaient (|ue dans dos causes sem-
blables l'accusé et l'accusateur paitaLîoasscnl le raême
cachot, il céda le principal rôle à un de ses iloraes-
tiques nommé I.afontaiue, et se réserva de discuter
sur les questions tliéologiques.
Servet ne parut pas s'inquiéter des menées de son
adversaire ; et lorsqu'on vint lui annoncer que le vice-
bailli de N'ienne avait demandé sdu extradition, il
se jeta aux )iieds de ses juges, les suppliant de le re-
tenir à Genève. Ces infâmes magistrats parurent ac-
céder à sa demande, et en même temps ils chargè-
rent Calvin d'extraire des ouvrages de l'accusé les
propositions t[u'il trouverait condamnables. On remit
ensuite à Servet le mémoire rédigé par le réforma-
teur, pour (pi'il eût à y répondre.
Au lieu de faire ce qui lui était ordonné, le cou-
rageux Michel se contenta d'écrire des notes margi-
nales, dont quelques-unes étaient des épithètes in-
jurieuses; et il déclara qu'il ne consentirait à discu-
ter avec Calvin que devant le Conseil des deux cents.
Les juges ne tenant aucun compte de cette réclama-
lion, achevèrent l'mstruction du procès , et en en-
voyèrent des copies à Zurich, à Berne, à Bâle et à
Schaffhouse, pour avoir l'avis des ministres protes-
tants de ces dillerentes villes, tous disciples de Cal-
vin. Michel Servet fut déclaré cou]iable par chacun
d'eux; toutefois personne ne se prononc^a pour appli-
quer à l'accusé la peine de mort. Et cependant, honte
sur Calvin! le 26 octobre 1553, le tribunal, cédant à
ses pressantes sollicitations, s'assembla pour la, der-
nière fois, et condamna l'accusé à être brûlé vif.
Lorsque cette sentence lui fut annoncée, Servet
demanda à voir le réformateur, et il eut avec lui un
entretien de deux heures. On dit qu'il chercha à ré-
veiller quelque sentiment d'équité dans le cœur de
"son implacable ennemi; qu'il lui représenta que sa
mort serait une tache ineil'açable dont il ne pourrait
jamais se laver; on dit qu'il chercha à lui faire com-
prendre que l'intérêt même de sa doctrine exigeait
qu'il se rattachât tous les hommes qui luttaient con-
tre le papisme. Rien ne put changer la détermination
de Calvin : le lendemain, Michel Servet, l'antitrini-
taire, fut exécuté dans un endroit appelé Champey,
à peu de distance de la porte méridionale de Genève!
Plus tard le réformateur entreprit de justifier son
crime juridique, en publiant un ouvrage où il établit
qu'on a le droit de faire périr les hérétiques ;'ce livre
parut précisément dans le moment où les protestants
ne cessaient d'élever de justes plaintes contre les trai-
tements barljares auxquels ils étaient exposés dans
les pays catholiques. La cour de Rome s'empara des
arguments de son redoutable adversaire pour justifier
ses sanglantes proscriptions, les tortures et les suppli-
ces qu'elle mlligeait aux hérétiques; et sous ce point
de vue, la condamnation de Servet fut pour elle un
incident heureux.
En Angleterre, un autre événement bien plus im-
portant venait de s'accomplir : le jeune Edouard VI,
fils de Henri VIII, était murt, et la princesse Marie,
sa sœur, fille de Catherine d'Aragon, lui avait succé-
dé. Cette reine, catholique fougueuse, ne fut pas
plutôt sur le trône, qu'el.e rappela les jésuites dans la
Grande-Bretagne, abolit le luthéranisme, quiavaitété
déclaré la religion de l'Etat par sou i'rèie Edouaid VI,
et commença des persécutions contre les protestants.
Ensuite elle députa auprès de Sa Sainteté, Jean-
François Commandon, jeune ])oéte italien qui était
fi)rt avant dans ses bonn- s grâces, pour remettre à
Jules 111 une lettre confidentielle, et pour le prévenir
que, avec l'aide de Dieu, elle espérait rejjlaeer bientùl
r.Vngleterre sous l'obédience de la cour de Rome.
Elle lui faisait part en outre de son jirojet de réunir
les couronnes d'Espagne et d'Angleteire, en épou-
sant le fils de Charles- Quint.
Le pape, comprenant que ce mariage allait placer
la Grande-Bretagne sous la dépendance de la mai-
son d'Autriche, en conçut de vives in([uiétudes, et
prit immédiatement des mesures pour en empêcher
la conclusion. Il fit partir pour r,\ngleterro, avec le
titre de légat, le cardinal Polus, Espagnol de nation,
ennemi personnel de l'empereur. Ce prélat se mit en
route avec d'autant plus d'espérance de réussir dans
son importante mission, qu'il avait été autiefois le
confesseur de Marie, et ([u'il savait ([ue la reine lui
avait conservé toute sa confiance. Mais Charles-Quint,
qui prévoyait les entraves que la cour de Rome cher-
chait à apporter dans ses projets, se tenait sur ses
gardes; il ne se fit donc pas faute d'airèter le cardi-
nal Polus à son passage en .\llemagne. et de le re-
tenir prisonnier contre le droit des geus, sans s'in-
quiéter du sauf conduit qu'il avait obtenu de son
ambassadeur. La seule grâce qu'il accorda au prélat,
par égard pour son caractère diplomatique, ce fut de
le faire conduire à sa cour, où on le garda à vue jus-
qu'à ce que le mariage de Philippe et de Marie eût
été célébré. -Hors Sa ALijcsié lui rendit la liberté, le
combla d'honneurs, et lui permit de continuer sa rjuto
pour l'Angleterre'.
Polus fut accueilli à Londres avec une grande dis-
tinction. Le chancelier du royaume vint le recevoir à
son débar((uement avec une suite brillante de sei-
gneurs, et le conduisit jusqu'au palais où l'atten-
daient le roi et la reine, debout sur le seuil de la
porte pour lui l'aire plus d'honneur. Quelques jours
après so:i arrivée, le cardinal-légat fut introduit au
Parlement par le grand maître de la maison de la
reine, par quatre chevaliers de l'ordre de la Jarre-
tièie, et par un nombre égal d'évèques. Les deux
chambres réunies prirent entre ses mains l'engage-
me.it de révoquer tjules les lois faites contre l'au-
torité du saiut-siége; et à son tour il prononça l'ab-
solution du si bis ne, que toute l'assemblée reçut à
genoux, Philippe et Marie donnant l'exemple. En-
suite on envoya une pompeuse ambassade à la cour
de Rome, pour annoncer au pontife la réconciliation
de r.Vngleterre avec l'Église, et pour lui demander
son approbation à la renonciation que Charles-Quint
avait laite de la royauté do Sicile en faveur de son
fils Philippe d'Espagne.
Jules III ratifia la cession; néanmoins il n'accorda
l'investiture du royaume qu'à la condition i[ue le
nouveau roi produirait dans l'année son privilège en
faveur do son droit; qu'il ferait le serment d'hom-
mage à l'Église,- et qu'il reconnaîtrait en termes ex-
près que les Etats de Naples, et tcut le pays situé en
déjà du phare, jusqu'aux frontièies de l'Etat ecclé-
siastiijue, à l'exception de la ville de Bénévent et d^'
SoU territoire, lui étaient octroyés ainsi qu'à ses hé-
«76
HISTOIRE DES PAPES
ritiers et successeurs, par la seule faveur et par lu
libéralité du siège apostolique, sans toutefois portei
pr.'judice aux droits de la princesse Jeanne, reim
d'Espagne et des Deux-Siciles.
Les jésuites, qui avaient si heureusement travaillé
à la conversion de l'AngleteTro, furent roconipensc^s
par des dignités aussi ridicules qu'illusoires; Je;in
Nlaynez, Portugais, fut nommé patriarche du Ciongo ;
le Père Oviédo reçut le titre d'évèque de Nicée, et
le Père Garnero celui d'Hérapolis. Quelque temps
auparavant. Sa Sainteté avait déjà 'récompensé 4e la
même manière, sans bourse délier, ceux qui avaient
rempli des missions en Asie et en Afrique, moines
el capucins, religieux et ensoutanés, entre autres saint
François Xavier, qui avaitété créépalriarchedcs Indes.
Si les jésuites faisaient de grands progrès en .Amé-
rique, dans les Indes et au Congo, il n'en était pas
de même en Europe; car, à l'exception de r.\nglc>-
terre, aucune nation ne voulait les accueillir. Ainsi,
en France, ils étaient repoussés par le peuple,, par
le clergé, p*»!' le Parlement, et même par la Sorlion-
ne, ce corps qui se montra plus tard si dooiloet ^i
complaisant pour la société de Jésus, quuul ses
membres furent en possession du litre do confesseurs
des rois. Depuis plusieuis années les jésuites avaient
hérité des biens de Guillaume Duprat, leur protec-
teur, et ils réclamaient inutilement des lettres pa-
tentes de Henri II pour entrer en jouissance de ce
legs. Enfin, le roi cédant aux sollicitations du cardi-
nal de Lorraine, 'consentit à leur délivrer l'autorisa-
tion de prendre possession de l'héritage, sous la con-
dition qu'ils emploieraient les fonds, d'après la vo-
lonté du légataire, à la fondation d'un collège. Mais
lorsque ces lettres patentes furent présentées au Par-
lement pour être entérinées, les membres de cette
assemblée prolestèrent contre l'étabHssement d'un
nouvel ordre religieux, prétextant que le nombre des
couvents était déjà trop considérable en France. Cette
opposition fut vivement appuyée par les curés, dont
les jésuites captaient les jolies pénitentes et usur-
paient les droits, et par les évèques, qui étaient ja-
loux de les voir aiïranchis de leur juridiction.
Les jésuites ne se regardèrent point pour battus;
ils sollicitèrent de nouvelles letties du roi, et pré-
sentèrent une seconde requête au Parlement, qu'Us
eurent soin de faire appuyer par Catherine de Médicis
et par Diane de Poitiers, dont ils dirigeaient les con-
sciences. Cette fois encore ils furent déboutés de
leur demande, et renvoyés par-devant la Sorbonne.
Cette assemblée étant saisie de l'affaire, la discuta
longuement; et enfin, le 1" décembre 1554, elle rendit
le décret suivant: «Nous déclarons impie et sacrilège
cette nouvelle société qui s'intitule orgueilleusement
Compagnie de Jésus, parce qu'elle reçoit indifférem-
ment et silencieusement dans son sein toutes sortes
de personnes, même des gens notés d'infamie et frap-
pés par les lois ; parce qu'elle possède des privilèges
dangereux relativement à l'administration de la péni-
tence et à la liberté d'enseignement ; parce qu'enfin
elle veut s'attribuer le droit d'élever des maisons d'é-
ducation au préjudice des évèques; parce qu'elle se
met en dehors de l'ordre hiérarchique du clergé régu-
lier et séculier, et même en dehors de la juridiction des
princes temporels et des universités. Nous déclarons.
en outre, que cette sociétênepeut engendrer que trou-
Mes et schismes dans les Etats où elle parviendra à
s'iutroduiie; i|u'elle;méantira la liberté de la pensée
pour assujettir les consciences au pape; enfin, nous
déclarons que cette société sera aussi redoutable jiour
les roip que pour les peuples. »
.\ l'appui de cttte dévision de la Sorbonne, l'évè
que lie Paris, Eustache de liellay, joignit une requête
■tendant à obtenir l'exclusion des jésuites de son dio-
cèse. Il résulta decetensemblederei(uêtes, de plaintes
et de récriminations que les disciples de Loyola furent
mis en interdit et chassés de hi ca]iitale, malgré les
lettre* patentes du roi. Alors ils se retiièront dans le
([)*utier Saint-Germain, sous la prote^ tion du prieur
de r.Vbbaye, qui se prétendait imlép'ndant de la
juri/liction de l'évêque par privilège pirticulier. Au
reste, ce n'était pas seulement en France que les jésui-
tes ('taient devenus en exécration aux peuples; en Es-
) g I" même, ils n'avaient pas encore pu s'établir s(di-
denient, et ils étaient tolérés plutôt que protégés de
la cour de Madrid; Charles-Quint' ne les admettait
jamaisdans ses conseils parti uliers, et se contentait
de les employer dans ses i^tals d'.\mérique. En An-
gleterre, malgré l'appui qu'ils avaient trouvé auprès
de la reine, ils n'avaient ] u se faire accepter ni du
peuple, ni des seigneurs, ni du clergé. Voici en que s
termes Georges de Brousvel, archevêque de Dublin,
parlait de la société des jésuites dans un sermon:
« Il s'est élevé depuis peu une nouvelle congrégation
qui se nomme Compagnie de Jésus, et(|ui se proclame
milice du pape. Ces sèii!es de la tyrannie pontificale
vivent comme les scribes et lespharisiens, et s'efforcent
de remplacer la vérité par le mensonge et la lutnière
par les ténèbres. Sans aucun doute ils parviendront
à leurs fins, mes frères, à cause de leur astuce, qui
leur fait revêtir une multitude de formes pour com-
battre ; avec les païens ils adorent les idoles, avec les
athées ils renient Dieu, avec les Israélites ils profes-
sent le judaïsme, avec les protestants ils se déclarent
réformateurs; et tout cela pour connaître les projets,
les pensées, les inclinations de leurs ennemis, tout
cela pour entraîner les hommes dans une voie de
perdition et pour leur faire dire : « Il n'y a pas
« d'autre Dieu que le pape. » Ils se répandent par
toute la terre, et se font admettre dans le conseil
des princes pour doiuiner plus siirement les nations,
pour subjuguer l'iiimianité, pour la courber sous le
joug des évèques de Rome. Mais espérons qu'un
jour Dieu se lasse: a de tant de scandales, et permet-
tra que ces abominables jésuites soient poursuivis
par ceux qui leur auront prêté assistance, par les
papes (ux-mêmes, pour lesquels ils auront bu toute
honte; espérons (juj ces séides de Satan deviendront
plus misérables (|ue les juifs, et que leur nom sera
un jour conspué et honni; espérons qu'ils seront re-
gardés comme les êtres les plus dégradés et les plus
abjects de l'espèce humaine. » Cette prédiction assez
remarquable, qui s'est accomphe dans toutes ses par-
ties, date du milieu du seizième siècle, quelquesannécs
après la fondation de l'institut des Enlaiils de Loyola.
Cependant l'opinion des prélats anglais n'influa
nullement sur la reine, et la dévote Marie résolut de
contraindre ses sujets de la Grande-Bretagne à faire
les restitutions de dîmes réclamées par Jules III.
JULES III
477
Marie Tudor, surnommée la sanglante, reine catholique d'Angleterre
Les Allemands ne se montrèrent pas aussi dociles ;
non-seulement ils refusèrent de donner satisfaction au
saint-père, mais encore ils déclarèrent qu'ils voulaient
se réunir dans une diète générale à Augsbourg,
pour décréter la liberté de conscience qui leur avait
«■té garantie par l'empereur lors du traité de Passau,
sans avoir à eu référer ni à un synode œcuménique
ni à aucun concile national. En effet, la diète s'étant
tenue à Augsbnurg, les Allemands publièrent un
décret (jui déclarait une égalité parfaite entre les deux
comuiuniuus catholique et luthérienne, garantissiiit
aux laïques protestants la propriété légale des biens
enlevés au clergé catliolique, et permettait à ceux
([ui étaient demeurés jus«{ue-là lidèles à l'Eglise
romaine, même aux prêtres, d'embrasser le luthéra-
nisme et de se marier. Depuis ce moment la religion
protestante fut regardée comme la religion de l'em-
pire, et le catholicisme passa à l'état de secte.
Lorscjue cette nouvelle parvint à Rome, elle causa
une profonde sensation ; le pontife en éprouva même
un accès de colère qui détermina une lièvre chaude ;
et comme il était déjà très-malade des suites de ses
excès de table, il ne put supporter ce nouveau choc,
et s'éteignit le 23 mars 1555.
478
HISTOIRE DES PAPES
Eleclion du cardinal de Sainte-Croix. — Son histoire avant son pontificat. — Commencement de son règne. — Son zèle pour la
reforme. — Il veut insliluer un ordre militaire. — Ses projets concernant le redressement dos abus qui existaient dans le gou-
vernement de r£glise. — Sa mort et son éloge.
Aussitôt que les funérailles de Jules III fuient
terminées, les trente-sept cardinau.x qui se trouvaient
à Rome entrèrent eu conclave et proclamèrent le
cardinal de Sainte-Croix chef suprême de l'Eglise,
sous le nom de Marcel II. Il était originaire de
Fano ou Montefano, petit bourg situé sur une haute
montagne entre Osmo et Macerata ; son père,
nommé Richard Cervin, de Monte Pidciano, exerçait
les fonctions de trésoiier apostolique ou de receveur
du saint-siége dans la marche d' Aucune.
Mariiel avait fait ses études dans la ville de Sienne;
parvenu à l'âge d'homme, il s'était rendu à Ruine,
où Clément VII lui avait confié la gestion d'emplois
subalternes; à l'avènement de Paul III il avait été
nommé premier secrétaire de la chambre apostolique;
plus tard, le cardinal Farnèse se l'était attaché en
qualité de secrétaire de légation, lors de son ambas-
sade à la cour de Henri II ; et après son départ de
France, il l'avait laissé seul chargé de continuer les
riégociatijns entre le saint-siége et le roi. Comme
il avait réussi au gré du souverain pontife, à son
retour Paul III lui donna le chapeau de cardinal
avec lesévêchés de Nicastro, deReggio etd'Eugubio.
Quelques jours après son exaltation, Marcel reçut la
couronne pontificale des mains du cardinal de Bellay,
qui se trouvait alors à Rome; mais au lieu de dépen-
ser, suivant l'habitude de ses prédécesseurs, des
sommes énormes en feux d'artifice, en illuminations,
eu festins et en concerts, il fit distribuer aux pau-
vres tout l'argent qu'il trouva dans le trésor pontifical.
Ensuite il s'occupa d'apporter des réformes utiles
dans l'administration du gouvernement de l'Eglise;
et comme il était convaincu que le seul moyen de
rendre quelque considération à la papauté était de
changer le système suivi par ses prédécesseurs, il
annonça qu'il exigerait des officiers et des grands
dignitaires de la cour de l'iciiie qu'ils prati(juassent
les vertus enseignées par le Glirist. Le pontife prévint
également le sacré collège de son intention de former
un oidre de chevaliers de toutes conditions choisis
dans les classes les plus élevées de la société comme
dans les plus infimes, pour Je seconder dans ses tra-
vaux, et sa résolution bien anètée de n'admettre que
ceux qui auraient mérité cet insigne honneur par
des talents réels ou par leurs vertus. Sa Sainteté
comptait se servir de ces chevaliers pour les noncia-
tures, pour les légal ions, pour les négociations avec
les souverains, et puur toutes les affaires importantes
du saint-siége, dans le cas où les cardinaux se mon-
treraient hostiles à ses généreux projets. Puis ^Nlar-
cellicencia les gardes du Vatican, disant que le vicaire
du Christ n'avait pas besoin d'être entouré de sol-
dats ; qu'il était honteux ]ii)ur un souverain et surtout
pour un pape de se faire garder par des misérables
dont la profession était d'é.forger leurs semblables;
qu'il valait mieux qu'un pontife vertueuxfùt tué pardes
MARCEL II
479
scélérats, que de donner une preuve d'orgueil et de lâ-
cheté, etdevouloirs'imposerauxpeuples par laterreur.
Il chassa de sa cour tous les courtisans, qu'il ap-
pelait des valets ; il sup]M-ima les pensions ((ni leur
étaient allouées; enfin tout, jusqu'à sa tahle, subit
des réformes importantes; le nombre des mets qu'on
devait lui servir fut limité, ainsi que la durée des
repas. La vaisselle d'or et d'argent fut supprimée et
vendue pour acipiittcr les dettes du saint-siége. Mar-
cel avait un tel dégoût poiu- la llatterie, qu'un jour
il signifia aux auditeurs de rote qui venaient lui ren-
dre hommage pendant qu'il était à table, qu'il voulait
qu'ils s'occupassent du soin de leurs Eglises, et
qu'ils ne perdissent pias leur temps à faire des cour-
bettes inutiles ; comme l'un d'entre eux faisait en-
tendre quel([ues murmures en se retirant, le pontife
s'écria: «Eh quoi! le saint-siége est-il donc telle-
ment hérissé d'épines et semé de ronces qu'on ne
puisse suivre la droite voie sans se meurtrir à chaque
pas? Serait-il donc vrai qu'on ne peut concilier le
soin de son salut avec une dignité aussi funeste que
celle de chef de l'Eglise?»
Un pape vertueux ne pouvait vivre longtemps,
aussi Marcel mourut-il, après vingt et un jours de
règne, le 30 avril 1555, d'une attaque d'apoplexie,
selon quelques auteurs ecclésiastiques, ou des sui-
tes d'un breuvage empoisonné, si l'on en croit le té-
moignage des historiens contemporains.
Ainsi, la mort du vénérable Marcel vint donner
une nouvelle force à ce fait ([uc nous avons d(\jà rap-
pelé dans le cours de l'histoire des pontifes de Rome;
c'est que parmi le petit nombre de saints prélats qui
ont occupé la chaire de l'Apùtre, aucun n'a pu con-
server la tiare assez longtemps pour mettre à exé-
cution des projets de réforme dans le clergé ou dans
les ordres ecclésiastiques, et que tous, sans excep-
tion, ont péri de mort violente.
Devons-nous donc en conclure que pour être pape
il faille posséder tous les vices et avoir commis tous
les crimes ? Devons-nous donc supposer que les car-
dinaux et les princes de l'Eglise ne regardent comme
dignes de leur adoration que les papes qui sacrifient
à leurs bâtards les duchés et les royaumes; ou ceux
(pii ne composent leur cour que de mignons et de
courtisanes; ou ceux enfin qui, semblables à des
hyènes, se délectent de la vue des cadavres et se
baignent dans le sang? Hélas! il n'est que trop vrai;
aux yeux des adorateurs de la pourpre romaine et
des séides de la théocratie, les plus grands papes
sont ceux qui pendant leur vie ont englouti chaque
année des millions pour leurs plaisirs de table ou
pour leurs débauches ; ou bien encore ceux qui ont
fait brûler sur les bûchers de l'Inquisition des popu-
lations entières, et qui ont inventé de nouveaux sup-
plices pour îfjouter aux souffrances déjà si effroyables
de leurs victimes !
i80
HISTOIRE DES P.UMS
Election de Paul IV. — Son histoire avant son pontificat. — 11 augmente le pouvoir des inquisiteurs. — Mort et épitaphe d'Ignace
de Loyola. — Sa Sainteté demande à la reine Marie la restitution des biens enlevés à l'Église. — Ligue entre le pape et la
France. — Orgueil et insolence du pontife. — Son hypocrisie et sa dissimulation. — 11 s'oppose à Tabdicalion de Charles-Quint.
— Légation du cardinal Caraiïa, neveu du pape, auprîs de la cour de France. — Persécutions contre les Colonna. Paul IV
rallume la guerre en lialie. — Disgrâce du cardinal l'olus. — Violentes accusations contre les réformés de France. Procé-
dure du pape contre ses neveux. — Insolence de Paul IV envers la reine Elisabeth d'Angleterre. — Querelle enirc l'empereur
et le pape. — Sa Sainteté fait briller les livres protestants. — Mort du souverain pontife.
Dès qu'on eut connaissance en Anglete;-re de la
mort du saint pape Marcel, des ambassadeurs parti-
rent immédiatement de Londres pour faire élire sou-
verain pontife le cardinal Polus, qui était sans con-
tredit l'ecclésiastique le plus capable d'occuper le
saint-siége ; mais quelque diligence qu'ils firent, ils
ne purent arriver à temps, et quand ils entrèrent à
Rome, le cardinal Chieti avait déjà réuni la majorité
des suffrages dans le conclave, et venait d'être pro-
clamé pape sous le nom de Paul VI.
Le nouveau pontife, .Jean-Pierre Caraffa, était né
à Naples d'une famille originaire de Hongrie. Dès
sa plus tendre jeunesse on l'avait fait entrer dans
un couvent de dominicains, oiî il avait puisé le ca-
ractère cruel et inexorable qui était le signe distinctif
de cet ordre de religieux. Quand il eut terminé ses
études, il se rendit à Rome, auprès du cardinal Oli-
vier Caraffa, son cousin, qui l'initia aux intrigues de
la cour apostolique et le recommanda à Jules II. Ce
pape lui accorda l'évèclié de Chieti, et le chargea
d'aller complimenter Feidinand le Catholique, dans i
la ville de Naples, lors de son arrivée dans le royau- '
me. Léon X lui donna ensuite la nonciature de l'An-
gleterre, avec la charge de collecteur des deniers de
saint Pierre; pendant trois années il pilla le royaume
de la Grande-Bretagne; après quoi, il fut envoyé en
Espagne, auprès de Ferdinand, dont il obtint les 1
bonnes grâces à cause des moyens ingénieux qu'il
lui enseignait pour arriver à grossir le nombre des
victimes de Ilnquisition, et par conséquent à accroî-
tre ses revenus. Adrien VI le ra])pela à Rome et lui
confia des charges imporlantes. Sous le pontificat de
Clément \'II, il créa l'ordre des théatius pour com-
battre les hérétiques ; mais cet institut de religieux
s'éclipsa devant celui des jésuites ; et lui-même aban-
donna les théatins pour devenir le protecteur de la
Compagnie de Jésus. Enfin Paul III lui donna le
chapeau de cardinal en témoignage de sa reconnais-
sance, et comme récompense du concours qu'il lui
avait prêté pour l'établissement des tribunaux de l'In-
qnisitiondaiis l'Italie. En dernier lieu, il devint grand
i.iquisiteur de Rome, et présida l'odieux tribunal
qu'il appelait le nerf de la puissance du saint-siége.
Aussitôt qu'il fut couronné, Paul l\ s'occupa de
donner une énergie nouvelle aux persécutions reli-
gieuses ; il agrandit les prisons, doubla le nombre
des juges, et prit ses mesures pour ne pas laisser re-
poser les bourreaux. D'abord il publia une bulle d'ex-
communication contre ceux qui s'éloignaient dans les
moindres paroles de la doctrine professée par l'Églit-e
catholique romaine; ensuite il prononça contre lis
fidèles suspectés d'hérésie des peines spirituelles el
temporelles plus terribles qu'aucune de celles qui
avaient été promulguées jusqu'à cette époque; il dé-
PAUL IV
iSl
Le cardinal Caraffa, légal du pape, amant tout à la fois de la reine et de la maîtresse du roi de France
clara que les princes, les rois, les empereurs, les
évoques, lus archevêques et les cardinaux mêmes su-
biraient la torture et monteraient sur le hùcher, s'ils
étaient reconnus coupables par le saint-office.
Un semblable début répandit la consternation dans
toute la ciirétienté et souleva l'indignation des peu-
ples et du clerj^'é ; les jésuites seuls entonnèrent les
louanges du pontile et annoncèrent partout que le
trône de l'Apûtre était enfin occupé par un grand \
pape qui comprenait cette sublime vérité : «Il vaut )
mieux anéantir l'humanité que de permettre qu'elle
se perjîétue dans l'erreur ! » Sa Sainteté se montra
reconnaissante envers ses séides; elle les combla
d'honneurs et de richesses, fit élever pour eux, dans
l'enceitne de la ville, dcnix superbes collèges, appelés
le Romain et le Germanique, et leur donna de ma-
gnifiques villas daus les environs. Ce fut au milieu de
tous ces triomplies que mourut Ignace de Loyola,
épuisé par les fatigues et par les maladies. Plus tard,
l'un des successeurs de Paul IV le déclara Lienlieu-
reux, et un autre pontife, Grégoire X\ , le mit au
rang des saints à miracles. Voici l'inscription orgueil-
leuse que ses disciples placèrent sur son tombeau :
« 0 toi qui regardes le grand Pompée, César et Ale-
xandre, comme des êtres extraordinaires, ouvre les
yeux à la vérité, et tu verras qu'Ignace a été plus
grand ([ue tous ces conquérants I »
Après la mort de Loyola, on élut pour lui succé-
der au généralat de la société le savant jésuite Lay-
nez, l'un de ses disciples chéris.
149
4^2
HISTOIRE DES PAPES
Piiiil IV s'occupa ensuilo ilo doniier uiulionce aux
ambassailtnirs do la reine Marie, (|ui avaient jioui
mission de jirètcr serment de lidélité entre les luains
de Sa S;iinlet'. Les députés anglais furent reçus en
consistoire public et astreints à un cérémonial iiunii-
liant : on les oblis^ea à baiser les pieds du ])ape, à se
mettre devant lui à genoux, et à lui coulesser dans
celte jiosition, un à un, tous les prétendus crimes
de la nation anglaise envers la papauté ; ils avouè-
rent huiublemcnt que leurs concitoyens avaient payé
d'ingratitude les bienfaits du souverain pontife, et
ils demandèrent l'absolution de leurs forfaits. Paul,
satisfait de leur condescendance, leur ]H'rmil alors
de se relever, et reçut de leurs mains les lettres de
Marie ; mais il n'eut pas plutôt aperçu en ouvrant
la dépêche (jue la princesse s'intitulait reine d'Angle-
terre et d'Irlande, qu'il entra dans un accès de co-
lère furieuse, s'écrianl que leur maîtresse était bien
hardie d'oser prendre le titre de reine d'Irlande sans
en avoir reçu l'autorisation du pape ; et sur l'heure
il fit chasser les ambassadeurs du N'atican.
Dans cette même séance, Sa Sainteté créa trois
cardinaux de sa famille ; entre autres un de ses ar-
rière-neveux, à peine âgé de seize ans, et qu'il avait
déjà nommé archevêque de Naples. Comme le cardi-
nal de Saint-Jacques voulait adresser des observa-
tions à ce sujet et représenter au pa]ie qu'il ne tenait
pas les engagements qu'il avait contractés lors de
son élection, Paul IV, qui était vigoureux et agile,
s'élança de son siège, prit le prélat par son camail,
l'arracha de son banc, l'entraîna jusqu'au milieu de
la salle, le renversa, le crossa du pied, et lui assena
un coup de poing si vigoureux que le sang jaillit et
inonda son visage et ses vêlements.
Après cette scène scafldaleuse , les cardinaux se
retirèrent en tumulte, et publièrent qu'ils ne repa-
raîtraient plus en consistoire ; néanmoins la crainte
des supplices les fit manquer à leur résolution, et ils
reprirent le cours de leurs séances habituelles.
Depuis leur expulsion du Vatican, les ambassa-
deurs anglais avaient évité de se présenter devant le
pape; mais bientôt un ordre de leur lâche souveraine
les contraignit à faire de nouvelles démarches auprès
de Sa Sainteté pour obtenir un bref d'investiture de
l'Irlande; cet acte de condescendance coûta au peuple
de la Grande-Bretagne deux cent mille écus. La bulle
fut remise aux envoyés de la reine Marie en audience
solennelle par le saint-père, qui leur donna en outre
sa bénédiction; Paul ajouta toutefois, avant de les
congédier : « G est en témoignage do l'affection pa-
ternelle que nous portons à Marie et à Philippe, que
nous érigeons l'Irlande en royaume, et cela par la
puissance suprême que nous tenons de Dieu, qui
r.ous a placé au-dessus des trônes et des nations ;
néanmoins nous nous réservons de révoquer le décret
d'investiture si votre reine ne se hâte de restituer au
clergé tous les biens qui lui ont été enlevés, et si
elle ne nous fait point payer le denier de saint Pierre;
car nous nous trouverions forcé de mettre la Grande-
Bretagne en interdit, pour montrer aux Anglais que
l'Apôtre, qui tient les clés du paradis, ne leur ou-
vrira pas les portes du ciel, s'ils ont la sacrUége
audace de retenir son patrimoine sur la terre. »
Malgré cette menace d'inlercLiction, les seigneurs
anglais refusèrent de consentir à la restitution des
biens ecclésiastiques, et la fanatique Marie n'osa pas
employer la violence pour les y contraindre; elle se
contenta de rendre aux JÈglises les domaines dont
Henri VIII et son frère le jeune Edouard IV s'élaienl
emparés et qu'ils avaient réunis aux biens de la cou-
ronne. Peut-être doit-on attrihuer la tiédeur (|ue la
reine Mario montra dans celte circonstance à l'in-
lluence qu'exerçait sur elle Philippe son mari, qui
était di^à instruit des menées de la cour de Rome et
des projets amjiiticux du nouveau jiapc sur le loyaume
de Naples.
En eiïet, Sa Sainteté, sous prétexte de vouloir en-
lever aux protestants les privilèges qui leur avaient
été accordés dans la dernière diète d'Augsbourg, fit
scission avec Charles-Quint; et rechercha ouvertement
l'alliance de Henri II. En même temps le cardinal
Charles CaralTa et son frère Jean, ses neveux, qu'il
as'ait créés, l'un duc de Pulliano, l'autre capitaine gé-
néral de lEglisc, ainsi que son troisième neveu An-
toine, qui était en possession du marquisat de Mon-
tebello, enlevé aux comtes Guidi, réunirent secrètement
des troupes et se préjiarèrent à envahir les Etals de
Naples, que gouvernait alors Mendoza. Fort heureu-
sement les espions de l'empereur l'informèrent de ce
qui se tramait contre lui; et il eut le temps d'écrire
à Philippe son fils, d'envoyer sans délai le duc d'Albe
en Italie, avec le titre de vice-roi de Naples, pour
remplacer Mendoza.
Le duc prit immédiatement la route de l'Italie, et
se rendit à Rome, sous prétexte du féliciter le pape
sur son exaltation au nom de Charles-Ouinl, mais en
réalité pour sonder les intentions de Sa Sainteté. Du
reste, il ne lui fut pas difficile de découvrir les véri-
tables sentiments de Paul IV, car à la première pa-
role qu'il voulut prononcer, le pontife l'interrompit,
s'emporta contre l'empereur, le déclara traître et fé-
lon, et ordonna au vice-roi de sortir de Rome immé-
diatement. Le vice- roi n'eut garde de désobéir à Sa
Sainteté; et comme il craignait de se voir arrêté, il
sauta à cheval en quittant le Vatican et gagna la
campagne. Il eut soin d'envoyer au roi Phihppe la
relation de ce qui s'était passé, afin qu'il comprît
qu'une rupture entre les cours di' Rome et deMadiid
était imminente.
Cette haine que Paul IV portait à l'empereur se
trouva encore accrue par la confidence que lui fit le
cardinal Caraffa d'une prétendue conspiration ourdie
par les Espagnols, et qui avait pour but un attentat
contre sa jiersonne. Dès lors il ne garda plus de me-
sures dans ses attaques contre Gharles-Quiut et
contre son fils; ne pouvant les atteindre eux-mêmes,
il s'en prit à leurs partisans, il fit jeter dans les ca-
chots Camille Colouna, qui était accusé de favoriser
la faction espagnole; il proscrivit sa famille et con-
fisqua les biens de cette illustre maison; il fit arrêter
les courriers de l'empereur et du roi Philippe qui
avaient à traverser ses États, et ouvrit les dépêches
adressées au duc d'Albe; ensuite il rassembla des
troupes et s'empara des jilacesde Pulliano et de Nep-
tune, qui appartenaient aux Colonna.
Ces premières hostilités furent suivies d'une décla-
ration de guerre contre Charles-Quint ; et le saint-
père, qui voulait fouler aux pieds les empereurs,
PAUL ÎV
483
oomrao l'avaient fait ses prédécesseurs, lui écrivit :
« Qu'il ineltfait le l'eu aux quatre coins du monde,
jjlut<)t que de lui céder en rien! » Néanmoins, le duc
d'Aibe, qui commandait une armée aQ;ucrrie, eut
bientôt envahi le patrimoine de saint Pierre, et les
Es])a;4noU se trouvèrent sous les murs de Uome avant
que Paul eût songé à leur opposer quelque résistance.
Sa Sainteté tourna ses regards du côté de la France,
et promit à Henri II le royaume de Naples et le du-
ché de i\liian pour deux de ses lils, s'il consentait à
entrer en Italie pour repousser ses ennemis; en outre,
comme le pape savait que 8a Majesté était furt su-
perstitieuse, et pourrait objecter que le dernier traité
conclu avec l'empereur l'empêchait de prendre les
armes, sous peine d'être regardé par les peuples
comme traître et parjure, il lui envoya une iiulle por-
tant dispense de tenir ses serments.
Octave Farnèso, duc de Milan, rpii était engagé
dans le même traité, ne voulut point le rompre, soit
qu'il ne criit pas sa conscience en sûreté, malgré
l'autorisation du pontife, soit (|u"il n'y trouvât pas le
même intérêt ((ue le roi de France ; il encourut alors
la peine de l'excommunication, et il fut nnathématisé
par Paul IV à cause de son refus de se réunir aux
Français pour combattre les Espagnols, comme il
l'avait été précédemment par Paul III pour avoir re-
fusé de se rallier aux Espagnols pour guerroyer contre
les Français.
Le souverain pontife menaça également des foudres
ecclésiastiques le roi Philippe, s'il n'abandonnait ses
prétentions sur ]Maples en faveur de ses neveux. Le
prince, qui n'avait nulle envie de détacher de sa cou-
ronne ce magnifique royaume, se décida à une me-
sure vigoureuse, et résolut d'assembler à Pise qua-
torze cardinaux qui s'étaient vendus à ses agents, et
qui avaient prorais de déclarer l'élection du pape
contraire aux saints canons et de le déposer comme
intrus au saint-siége.
Un événement extraordinaire vint arrêter Philippe
dans l'exécution de ce projet ; il reçut la nouvelle que
Charles-Quint, son père, avait abdiqué solennelle-
ment, et lui abandonnait le gouvernement de ses im-
menses Etats. Henri II, redoutant les conséquences
d'une guerre avec ce prince, qui se trouvait, par
suite de l'abdication de l'empereur, le plus puissant
monarque de l'Europe, se hâta de conclure une trêve
avec l'Espagne. Mais l'obstiné pontife ne voulut ac-
céder à aucune proposition d'arrangement, et lit
jouer tous les ressorts de la politique pour empêcher
la conclusion de la paix entre la France et l'Espagne.
D'abord, le saint-père envoya son neveu pour pré-
senter une épée et un chapeau bénits à Henri II, et
en même temps pour lui renouveler la promesse de
l'investiture du royaume do Naples; ensuite il prit
l'engagement solennel de nommer autant de cardi-
naux ([ue Sa Majesté le désirerait, afin de lui assurer
la majorité dans le conclave, et pour rendre certaine
l'élection d'un cardinal français s'il venait à mourir
avant d'avoir accompli sa vengeance contre leur enne-
mi commun.
.\ peine arrivé à Fontainebleau, où se tenait la cour
de France, le cardinal Garatfa |)rit ses informations
auprès des jésuites, les espions naturels du pape, et
il apprit d'eux que s'il voulait réussir à la cour de
France, il devait s'appuyer sur les Guises, et flatter
leur ambition à cause de la belle Diane de Poitiers,
duchesse de Valentinois, la maîtresse du roi, qui leur
était vendue corps et .une; f|u'en outre, il devait ne
pas négliger de se mettre dans les bonnes grâces du
maréchal Strozzi, l'amant de la reine.
Caralïa se conl'orina aux recommandations des jé-
suites, et grâce à leurs conseils, un mois après son
arrivée en France, il avait de nouveau entraîné Hen-
ri II dans le parti du pape et avait fait déclarer la
guerre à l'Espagne. Il accompagna ensuite la cour à
Paris, et se lit si bien venir de 1 1 duciicsse de Valenti-
nois et de Catherine de JMédicis, dans les conférences
qu'il eut avec elles, que le galant cardinal devint l'a-
mant de l'une et de l'autre. Aussi, lorsque la reine
vint à accoucher de doux filles jumelles, disait-on ou-
vertement que le roi était un mari et un amant ridi-
cule, et le blàma-t-on beaucoup de ])crmettre cjue le
cardinal (ïit le parrain et le père de ses lilies.
Pendant que le neveu de Sa Sainteté avançait ses
affaires à la cour de France, Paul IV repoussait les
Espagnols de ses Etats; et grâce à l'intervention des
troupes de Henri II, il se trouva encore en position
de dicter ses volontés.
Comme son intention était de jeter la division dans
le camp de ses ennemis, il proiita de ce que l'abdi-
cation de Charles-Quint laissait vacante la dignité
impériale, et se déclara tour à tour pour Ferdinand
et pour Philippe, les deux prétendants à la couronne
d'Allemagne, afin d'accroitre les troubles. Il parut
d'abord disposé favorablement pour Ferdinand, le
frère de Charles-Quint, et appuya sa nomination au-
près des électeurs au préjudice de Philippe; puis,
lorsque les princes allemands eurent proclamé Fer-
dinand chef de l'empire, le pape revint sur sa pre-
mière décision, et refusa de donner audience aux am-
bassadeurs qui venaient lui annoncer cette nomination,
déclarant qu'il ne reconnaissait point le nouvel em-
pereur, attendu que l'abdication de Charles-t^uint ne
pouvait être légitimée sans l'autorisation du saint-
siége qui seul pouvait faire et défaire les empereurs.
Ferdinand rappela aussitôt les députés qu'il avait
envoyés à Rome ; et pour punir le pape de son ou-
trecuidance, il confirma la diète d'Augsbourg, qui
assurait la liberté religieuse de l'Allemagne. Par re-
présailles, Paul réunit les plus habiles théologiens
de la société de Jésus, les consulta sur les mesures
à prendre relativement à Charles-Quint, et en obtint
cette décision entièrement conforme à ses sentiments,
savoir : « Que Dieu ayant donné à saint Pierre et à
ses successeurs une autorité absolue sur le royaume
du ciel et sur les trônes de la terre, aucun empe-
reur ne pouvait déposer le diadème sans la permis-
sion du pontife; que Charles avait prêté serment d'o-
bédience au saint-siége, et qu'il ne pouvait abdiquer
sans être ])arjure; qu'en consé(iuence il devait être
anathéinatisé, interdit, déposé et brûlé comme hé-
rétique, s'il ne continuait à porter sur ses épaules le
faix du gouvernement, aus«?i longtemps ((ue le saint-
père le jugerait convenable aux avantages de la re-
ligion et aux intérêts du siège apostoli( pie. »
Paul publia une bulle contre Charles-Quint, ex-
pliquant fort au long les rnolifs par k-sipuds Dieu
défendait aux rois de choisir leurs successeurs, et
484
HISTOIRE DES PAPES
concluait par cette singulière doctrine, que la lib .
disposition des couronnes appartenait aux pape
seuls coranie chefs suprêmes de la république due
tienne. Une semblable déclaration é(jui\a[ait à un
manifeste de guerre ; el sans plus tarder, Sa Sainteti'
commença les hostilités contre la maison d'Autriche.
lit arrêter non-seulement l:s anibassadonrs d'Espa-
gne, mais encore ceu\ d'Anïjleterre, sous prétexte
que Philippe étant marié à leur reine, ils devaient
nécessairement être d'intellip'cuce avec les ennemis
du saint-siége. Il leva des troupes de tous les côtés,
les réunit à celles que le duc de Guise lui avait
amenées de Erance; il soudoya même des protestants
du pays des Grisons; et lorsqu'on lui représenta le
scandale qu'il donnait aux fidèles en admettant des
soldats hérétiques dans ses armées, il répondit : « Eh
bien ! où est le mal? ils n'en combattront qu'avec plus
d'acharnement pour tuer nos ennemis catholi([ues !
Je m'allitrais avec Satan pour anéantir Philippe. »
Les poursuites contre les Colonna l'urciit reprises
avec une rigueur extraordinaire; les partisans de
cette maison furent impitoyablement arrachés de
leurs demeures, jetés dans les cachots de l'Inquisi-
tion el livrés aux bourreaux; et il ne se passa pas de
jours que la grande place de Rome ne vît s'allumer
de nouveaux bûchers pour consumer les victimes de
•'. la tyrannie pontilicale. Dans l'impuissance de sauver
leurs amis, Ascagne Golonna et Marc-Antoine, son
fils, voulurent au moins les venger; ils organisèrent
des bandes de soldats calabrais, et vinrent l'aire des
excursions jusque sous les murs de Rome. Ces atta-
ques audacieuses exaltaient d'autant plus la colère
du pape, (ju'il lui était impossible de s'en garantir,
ses ennemis arrivant toujours à l'improviste et se re-
tirant sur les terres de Xaples dès qu'il avait repris
l'otïensive. Ne pouvant donc atteindre les Colonna,
il résolut d'épouvanter leurs protecteurs; et le 23
juillet 1556. ayant rassemblé les cardinaux en con-
sistoire, il fit décréter « que Sa Sainteté, après avoir
excommunié et interdit Ascagne Golonna et Marc-
Antoine, avait également défendu à tous les chré-
tiens de leur donner assistance ou asile, sous peine
des mêmes censures ; qu'au mépris de cette bulle,
l'empereur Charles-Quint et le roi Philippe, son fils,
ayant osé fournir des hommes et de l'argent à ces
enfants de perdition, se trouvaient pour cette raison
excommuniés, interdits et déposés, à moins qu'ils ne
cessassent immédiatement leurs relations avec les
ennemis du saint-siége. »
Cette manifestation ne changea rien à la marche
des affaires ; Philippe ne parut pas s'en émouvoir,
non plus que Charles-Quint, qui était alors retiré
dans un couvent. Le duc d'Albe n'en réclama pas
• avec moins d'énergie les ambassadeurs que Paul
avait fait jeter dans les cachots de l'Inquisition, en
menaçant de marcl:er sur Rome s'ils ne lui étaient
rendus sur l'heure. Au lieu d'obéir, le pape se pré-
para à combattre ; il fit dire au duc que la crainte
d'aucun danger ne l'empêcherait de maintenir la di-
gnité de la tiare ; que le Christ lui ayant donné la
garde de son troupeau, il saurait le défendre; et que
d'ailleurs il remettait le soin de son triomphe aux
mains de Dieu. Néanmoins sa confiance dans les se-
cours célestes n'était pas telle qu'il se crût dispensé
de prendre certaines dispositions utiles en cas Je
siège. 11 distribua des armes aux citoyens de Rome,
les divisa par compagnies, chacune sous les ordres
d'un chef de quartier; il lit relever les anciennes mu-
railles, garnit de canons plusieurs forteresses voisi-
nes et en augmenta les garnisons. Alontluc lui ame-
na en outre trois mille hommes d'arnu>s français, et
le maréchal Strozzi vint en personne prendre le com-
mandement des troupes attachées à la défense de
Rome, en attendant que l'armée qui se formait au
delà des Alpes ])ùt faire son entrée en Italie.
Le duc d'Albe, instruit de toutes ces choses, en-
voya au pape comme plénipotentiaire Pirro-Loiïredi,
marquis de Trevico, pour faire une dernière tenta-
tive de conciliation; mais à peine l'ambassadeur eut-
il franchi l'enceinte de Rome, ([u'on l'arrêta et qu'on
le fit conduire dans les cachots de l'Inquisition. Cette
violation du droit des gens exaspéra le duc; il se mit
immédiatement en route ta travers la province de La-
bour, et marcha sur la vilUv sainte pour punir le
pontife. Celui-ci, qui était informé des mouvements
de l'armée par les jésuites espagnols, accéléra les
travaux de fortifications, fit abattre les églises, raser
les couvents, détruire les cimetières, et se trouva
prêt à repousser les attaques des assaillants. D'autre
part, le duc de Guise se rapprocha de Rome avec
son corps d'armée, et vint se concerter avec Paul IV
pour un plan de campagne. Comme l'argent man-
quait par suite des profusions des neveux du pape,
et ([u'il était urgent d'en avoir pour envoyer des ap-
provisionnements à l'armée, Sa Sainteté mit en vente
dix chapc;!ux de cardinaux, un grand nombre de bé-
néfices, et fit des emprunts forcés aux plus riches
citoyens. Toutes ces mesures occasionnèrent un re-
tard de deux mois; et lorsque le duc de Guise eut
enfin obtenu les moyens de pénétrer dans l'Abruzze,
afin d'attaquer les Espagnols, il se trouva que le di.c
d'Albe avait tourné l'armée française, s'était jeté sur
la ville de Signia, qu'il avait emportée d'assaut, tt
sur Palliano, qu'il pressait vigoureusement, afin de
pousser une pointe sur Rome. Pendant que le duc de
Guise guerroyait dans l'Abruzze, le roi Henri II se
faisait battre à Saint Quentin par les Anglais, qui
avaient pris parti pour le mari de leur souveraine.
Sa Majesté fut alors obligée de rappeler son armée
d'Italie et de laisser le saint-siége à la merci des Es-
pagnols. Paul, irrité contre la dévote Marie d'An-
gleterre, la cause du départ de ses alliés, lui écrivit
pour lui reprocher sa lâche condescendance envers
son mari ; et ne pouvant se venger d'elle. Sa Sainteté
fit retomber tout le poids de sa colère sur le cardi-
nal Polus, favori de la reine. Il lança un décret con-
tre tous les nonces de la Grande-Bretagne, et no-
tamment contre le cardinal Polus, qu'il déclarait
traître à l'Église, parce qu'il n'avait point su empê-
cher la princesse de se déclarer contre la France.
Vainement le sacré collège représenta au souverain
pontife qu'une semblable mesure allait compromettre
l'autorité du siège apostolique en Angleterre ; il ne
voulut rien changer à sa résolution ; il rappela le
confesseur de Marie, le jésuite Payton, à la cour de
Rome, le créa cardinal et lui donna la légation de la
Grande-Bretagne. Mais la reine d'Angleterre, qui
jusque-là avait montré une soumission stupide aux
^ A U L I Y
483
Elisabeth, reine d"Ang!elerre, fille d'Anne de Boleyn
volontés du pape, refusa cette fois d'obéir, et fit si-
gnifier à Pnjton, qui était déjà en route pour se ren-
dre à son poste, qu'elle lui faisait défense de mettre
les pieds dans son royaume sous peine de la vie. Cet
ordre causa une telle frayeur au cardinal jésuite, qu'il
en prit une fièvre chaude dont il mourut quelques
mois après.
Néanmoins le pontife ne ralentit en rien ses pour-
suites contre Polus, et il ne consentit à écouter des
propositions de jiaix que lorsqu'il se trouva pressé
par l'imminence du danger et par les victoires du
duc d'Albe ; encore ne voulut-il faire aucune conces-
sion d'amour-propre. Sa Sainteté exigea ([ue le géné-
ral espagnol vînt lui demander pardon d'avoir pillé le
patrimoine de l'Eglise, et la supplier, à genoux, de lui
accorder l'absolution de ses fautes et de celles de
Philippe son maître. Le \ainqucur, qui voyait le pon-
tife sur le bord de la tombe, consentit à cette humi-
liante cérémonie, et la paix fut signée entre l'Espagne
et le siiint-siége. A partir du même jour, Paul de-
vint l'ennemi de la F.'-ance, dont il n'avait plus be-
soin, et chercha à susciter des troubles dans le royau-
me, en accusant Henri II do favoriser les réformés
de sa capitale, et de leur permettre de se réunir en
assem Idées.
Voici le fait qui avait donné lieu à cette extrava-
gante accnsation : « Pendant une nuit d'automne,
dit Mézerai, les jésuites eurent connaissance qu'en-
viron deux cents personnes de la religion réformée
de Calvin faisaient leur prière en commun dans un
hùlel particulier du faubourg Saint-Germain ; aussi-
tôt ils se rendent sur les lieux, ameulonl la foule de-
*l»b
mSTOlUK DES i'Al'ES
vantla maison où se trouvaiont réunis les liciéliquos.
criant au scandale ei à l'aliouiiualion. Ceux-ci. t'|Hni-
vanU's des hnrloiuenls de leurs ennemis, veulent luir;
mais avant qu'ils aient pu réaliser leur projel , les portes
sont enfoncées, les catholiques pénètrent dans leur
ivtraite, arrêtent plus d'une centaine de ces malheu-
reux, qu'ils Irainenl dans les cachots de l'oflicialité. »
Les disciples de Loyola se portèrent leurs accusa-
teurs, et reproduisirent contre eux des alléirations
aussi bizarres que mensongères; ils prétendirent
((ue les calvinistes faisaient rôtir de jeunes enfants
et qu'ils en mangeaient la chair dans leurs affreux
»'pas; qu'ensuite hommes et femmes se confon-
daient dans l'obscurité en d'horribles embrasseinents;
entin ils renouvelèrent au sujet des réformés les ac-
cusations les plus insensées. Ces calomnies firent mon-
ter sur le bùclierun grand nombre do protestants; quel-
ques-uns cependant obtinrent de comparaître devant
des juges qui ne fussent jias sous l'inlluence des jé-
suites ; et comme, dans l'intervalle, les Suisses, le
|irince palatin et plusieurs électeurs avaient adressé
à Henri II des réclamations véhémentes, le menaçant
de lui retirer l'apiiui de leurs armes s'il continuait à
|)oursuivre leurs coreUfjionnaires , force avait été au
roi, qui avait besoin de ces intercesseurs, de mettre
un terme aux persécutions.
Cet acte de modération avait été blàraé hautement
par la cour de Rome ; et le pape, dans une audience
publique qu'il donna aux ambassadeurs français, ne
craignit pas de leur dire : « qu'il était naturel que
les atïaires allassent mal dans un royaume où on
n'usait de rigueur qu'envers les saints prêtres pour
les contraindre à résider dans leurs églises, ainsi
((u'on l'avait vu dans l'affaire des jésuites, et où le
prince portait l'irréligion jusqu'à publier des ordon-
nances sur les sacrements, et se permettait de pro-
scrire les mariages clandestins.
Sa Sainteté s'exi)rima avec aussi peu de retenue
sur le compte de la reine Elisabeth, lille de Hen-
ri VIII et d'.\nne de Boleyn, qui lui envoyait des
ambassadeurs pour lui apprendre la nouvelle de la
mort de sa sœur Marie, et pour lui notilier son avè-
nement au trùne.
Paul IV reçut les députés avec une hauteur in-
concevable; il leur déclara qu'il ne reconnaissait pas
Elisabeth comme reine, attendu que la Grande-Bre-
tagne était un fief du saint-siége ; que l'usurpation
consommée par cette femme était d'autant plus im-
jiie qu'elle-même était bâtarde et n'avait pas le plus
léger droit à la couronne. Cette jactance du saint-
père détermina la reine à se retirer de l'obédience
du saint-siége et à rappeler ses ambassadeurs de
Rome ; mais Paul s'opposa à leur départ et leur dé-
fendit de ([uilter sa cour.
Tandis (|ue le souverain pontife abusait si immo-
dérément de l'autorité spirituelle, ses neveux fai-
saient également servir aux intérêts de leur ambi-
tion le pouvoir temporel qu'il leur avait confié. Leurs
spoliations devinrent telles, que de tous les côtés des
plaintes s'élevèrent contre eux; alors ils voulurent
empêcher que les réclamations des victimes arrivas-
sent jusqu'au pape, et ils l'entourèrent de créatures
qui le tenaient en quelque sorte en cbartre privée.
Sa Sainteté, dont le caraclèro impérieux ne s'accom-
modait à aucune contrainte, jirit des mesures violen-
tes contre les membres de sa famille, les dépouilla de
toutes leurs dignités, et les exila loin de Rome.
De nouveaux ministres furent installés au ^'atican
et placés sous la jirésidence do Camille des Ursins
et des cardinaux de Trani et de Spolette; Paul IV
leur abandonna le gouvernement de l'Église, et ne
voulut se réserver que l'adminislralinn de l'Inquisi-
tion, « cette forteresse imprenable de la papauté. >>
Pendant que ce vieillard orgueilleux, violent et
cruel, s'acharnait sur les malheureux réformés, les
deux rois de France et d'Es])agne Iraitaienl de la
])aix, et ciinenlaienl lenrunicm parle ilouble mariage
d'Elisabeth, lille de Henri II, avec Philippe II, et
de sa sœur Marguerite avec le duc de Savoie. Cette
paix fut signée au Catean-Cambrésis.
En apprenant la cessation des hostilités, Paul en-
tra dans un violent accès de colère, et s'écria : « C'en
est fait de la puissance du saint-siége! l'Allemagne
et r.Vngleteri-e sont à jamais perdues pour nous ; et
cela par la faute des cardinaux, ces vampires qui ne
songent qu'à leur intérêt personnel et nullement à
celui de la papauté! Que les démons de l'enfer, s'il
en existe, les emportent tous dans la géhenne avec
les rois d'Espagne et de France, et avec eux tous
mes parents ! qu'ils ne laissent sur la terre que des
peuples à opprimer, des jésuites pour me défendre,
et des dominicains pour me servir. » Sa Sainteté
était dans un& grave erreur, car les deux rois n'a-
vaient conclu un traité que pour agir avec plus d'ef-
iicacité contre l'hérésie et pour se conformer aux
vœux d'extermination du pontife; ce qu'ils ne firent
que trop connaître en «continuant à persécuter avec
rigueur les protestants de leurs États. Henri II fit
élever des chambres ardentes dans toutes les villes
de son royaume, et Philippe introduisit des légions
d'inquisiteurs dans les Pays-Bas. Ce dernier prince
envoya même à Rome un théologien de l'université
de Louvain, pour demander à Paul lY des règle-
ments précis sur la nature des fonctions des tribu-
naux du saint-office, et sur celle des crimes dont ils
devaient prendre connaissance. Le souverain pontife
reprit alors quelque confiance dans le succès de ses
projets, et s'empressa d'expédier les bulles qui au-
torisaient l'établissement des tribunaux de l'Inqui-
sition, ainsi que les règles qui devaient être suivies
par les officiers. Sa Sainteté se préparait à donner
une nouvelle énergie aux persécutions, lorsqu'une
fièvre d'irritation en délivra Rome le 18 août 1559.
A peine Paul IV eut-il fermé les yeux, que le
peuple, n'étant plus retenu par la crainte, courut
aux armes, incendia le palais des inquisiteurs, déli-
vra les prisonniers du saint-office , démolit les pri-
sons nouvelles, et essaya même de brûler le couvent
de la Minerve, qui renfermait les dominicains. Dans
toute la ville on abattit les statues du pape défunt,
on brisa ses armoiries, et peu s'en fallut (ju'on n'exé-
cutât le décret rendu par une assemblée des citoyens,
([ui ordonnait que son cadavre serait traîné sur une
claie dans les ruesdeRome, et ensuite jetéà la voirie.
PIE IV
487
Élection de Pie IV. — Son origine et son caractère. — Commencements de son pontificat. — Élévation Je sa famille. — Il persé-
cute les Caraiïa. — Il reconnaît Ferdin^ind, frère de Charles-Quint, comme légitime empereur. — Bulle pour la continuation
du synode de Trente. — Lettre de Catherine de Médicis au pape. — Ouverture des nouvelles sessions du concile de Trente. —
Ligue proposée par le pape — Cruautés commises dans la ville d'Orange par les catlioliques, à l'instigation de Sa Sainteté. —
Concile de Trente. — Maximilien, roi des Romains, refuse le serment dobédience au pape. — Le roi de France protège !a
reine de Navarre contre le pape. — Conjuration des Espagnols contre cette reine. — La France refuse de recevoir les actes du
concile de Trente. — Établissement des jésuites dans le royaume. — Conjuration contre le pape. — l'ie IV travaille à enrichir
sa famille. — Concessions de la cour de Rome aux prolesUints d'Allemagne. — Entrevue des reines de France et d'Espagne
peur préparer l'eiiermination des calvinistes. — Mort du saint-père.
Lorsque la colère du peuple de Rome fut apaisée,
les cardinau.\ entrèrent en conclave pour donner un
successeur au farouche Paul IV. Toutefois, avant de
recueillir les suffrages, ils rédigèrent, suivant la cou-
tume, une capitulation que devait jurer le nouveau
pontife. Elle se résumait à ces deux articles :
« Reconnaître Ferdinand comme empereur, afin
d'arrêter le progrès du schisme eu Allemagne.
« Continuer le concile de Trente , afin d'aviser à
prendre des mesures nécessaires pour étouffer la ré-
forme en France et dans les Pays-Bas. »
Chaque membre du conclave s'étant engagé à ra-
tifier par serment tout ce que renfermait la capitula-
tion, la cai-rière fut ouverte aux brigues, et les pré-
tendants purent à leur aise nouer et dénouer des
intrigues suivant les intérêts de leur candidature. Le
cardinal de Médicis l'emporta sur ses compétiteurs,
grâce à son immense fortune, et fut proclamé sou-
verain pontife sous le nom de Pie IV.
On n'est pas d'accord sur l'origine des ancêtres de
ce Jiape; quehjues historiens prétendent qu'il était
de l'illustre maison des ^Médicis de Florence; d'autres
affirment que sa famille occupait un rang très-infime
dans la société; que son nom patronymique était
Médequin, et que son père s'a])pc'lait IJcrnard. Quoi
qu'il en soit, ce Bernard de Médequin ou de Médicis
avait épousé une jeune fille nommée Cécile Serbel-
lon, et il avait eu de son mariage six fils et sept fil-
les. Pie IV, qui était le deuxième de leurs enfants,
avait embrassé l'état ecclésiastique, s'était élevé peu
à peu aux hautes dignités de l' Eglise, et enfin au
trône de saint Pierre.
Dans l'intervalle qui sépara sa r.omination de son
couronnement, le pape se montra clément et miséri-
cordieux. Il publia une amnistie générale en faveur
de ceux qui avaient insulté à la mémoire de Paul I\';
et pour apaiser les murmures des jésuites et des
moines, il offrit de réparer à ses frais leurs collèges
et leurs couvents, et s'engagea à leur tenir compte
de ses deniers des pertes qu'ils avaient faites lors
des troubles; enfin il parut dans toutes ses actions
humble, débonnaire, patient et libéral à l'excès. Mais
aussitôt qu'il fut consacré, ce fut un tout autre hom-
me; avide d'or et de puissance, cruel et débauché, il
surpassa même son prédécesseur en perfidies, en dé-
bauches, en pilleries et en crimes.
Du reste, comme Jules III, l'un des paj)es qui
avaient déshonoré la chaire de l'Apôtre avant lui,
Pie IV aimait singulièrement la bonne chère et le
vin. La table était, au rapport des historiens, la
seule chose pour laquelle ce jiontife se départît de
ses habitudes de sordide avarice ; car pour ses goûts di-
488
HISTOIRE DES PAPES
ie comte de Montorio, le comte d'Alise et Léonard de Cardine, décapités pir ordre de Pie IV
luxure, ajoute la chronique, il avait trouvé le moyen
de posséder les jilus belles femmes et les plus beaux
adolescents de Rome sans qu'il lui en coûtât rien. Il
était bien obligé, pour les attirer au Vatican, de leur
faire de grands présents; mais quand il en avait joui,
il les faisait appliquer à la torture, et les forçait
par d'affreux supplices à lui restituer tout ce qu'ils
avaient reçu. Quant à sa table, c'était chose diffé-
rente, aucune dépense n'était épargnée ; les mets les
plus rares, les fruits les plus délicieux et des diverses
parties du monde, les vins les plus exquis, étaient
servis avec une profusion ridicule , et le pape faisait
si bien les honneurs de ses festins, que chaque soir
on le rapportait ivre mort dans ses appartements.
Sa Sainteté avait en outre le malheur de posséder
une très-nombreuse famille, qu'elle voulut pourvoir
de bénéfices, d'abbayes, d'évêchés et de chapeaux de
cardinal, ce qui fit beaucoup ciier. Mais sans s'in-
quiéter des plaintes et des réclamations , Pie IV
éleva à la charge de général de la cavalerie son ne-
veu le comte Frédéric Borromée, de la famille de
SerbeUon, et lui confia les fonctions les plus impor-
tantes de l'État ; il donna à un autre de ses neveux,
nommé Charles Borromée, l'archevêché de Milan ; il
pourvut un troisième neveu du gouvernement du
château Saint -Ange; il nomma Gabriel Serbellon,
un de ses cousins, capitaine de ses gardes ; il éleva à
l'évèché de Spolelte l'abbé Borromée, un autre de
ses parents ; enfin il fit épouser au comte Frédéric la
fille aînée du duc d'Urbin, nommée Virginie, et il
PIE IV
4«y
L'armée du pape était un ramassis de bandits et de moines
maria une des soniivs de celui-ci à don César de
Gonzague. « 11 faut, disait-il aux magistrats de Rome
qui le suppliaient d'apporter un peu de réserve dans
les distributions des grâces à ceux de sa famille, il
faut que je fasse aujourd'hui même à mes pcrents
tout le bien qui est < n mon pouvcir, car demain la
mort peut m'alteindre, et il ne serait plus temps. »
D'après ce principe de ne point remettre au lende-
main ce qu'il pouvait faire la veille, Sa Sainteté ne
voulut pas laisser les Caraffa prendre trop d'autorité
dans Rome, et résolut de se défaire d'eux, avant qu'ils.
se fussent rendus trop redoulaliles. Un jour donc
que les cardinaux de cette maison se rendaient avec
leur suite au consistoire , sans soupçonner que le
pape, qui leur devait son élection , pût tramer quel-
que chose contre eux, ils se virent tout à coup in-
vestis par une troupe d'arcliers, liés, garrottés et em-
portés dans les prisons du Vatican. Au même instant
les palais de Jean Garafl'a, du comte de Montorio, de
Léonard de Cardine, son beau-frère , et du comte
490
HISTOIRE DES PAl'KS
d'Alise, furent cornés par dos soldats, ot oos soi-
gneurs enlevés do force et amenés au château Saint-
Ange. Ensuite Pio IV instruisit contre tous les mem-
bres do cette famille un procès tendant à leur faire
restituer les biens et les richesses qu'ils avaient
rei;us de Paul IV ; puis, comme son but était de dis-
tribuer, leurs dépouilles à ses parents, il les condamna
à mort, donnant pour prétexte à cette sentence ter-
rl'>le, qu'il était bien de laisser aux papes sos succes-
seurs un exemple qui put les empêcher d'enrichir
leur famille et de faire du népotisme !
Charles Caraffa, après avoir été dégradé de ses ti-
tres et dignités, fut étranglé dans sa prison ; le
comte de Montorio, le comte d'Alise et Léonard de
Cardine furent décapités à la lueur dos flambeaux
dans la cour du château, et leurs cadavres furent je-
tés dans le Tibre; le jeune cardinal Alphonse de Ca-
raffa fut seul épargné et parvint à raclieler sa liberté,
moyennant l'abandon qu'il lit au pape d'une somme
de cent mille écus qu'il avait foct heureusement mise
en dépôt hors des Etats de l'Eglise, et dont Pie IV
ne pouvait s'emparer sans son autorisation. Néan-
moins ce sacrifice ne fit que retarder l'instant de la
mort de Carafl'a; car trois mois après on apprit que
cet infortuné venait d'être empoisonné à Naples par
un jésuite. Ces sanglantes exécutions inspirèrent une
terreur si grande au sacré collège, que les cardinaux
ne pouvaient sans pâlir soutenir les regards de
Pie IV, comme autrefois les sénateurs romains trem-
blaient devant Tibère. De son côté, le saint-père,
qui redoutait les effets de cette haine concentrée,
chercha à se mettre à l'abri du poignard des prê-
tres et de la vengeance des princes de l'Église en
se plaçant sous la protection des rois.
D'abord il expédia à Ferdinand des bulles d'in-
vestiture et le proclama légitime empereur d'Alle-
magne , sans qu aucune démarche eût été faite à ce
sujet; ce qui surprit si fort le prince, qu'il craignit
qu'on ne lui tendît un piège, et que dans cette ap-
préhension il refusa de recevoir le décret du pape.
Mais lorsqu'il eut acquis la certitude que la chose
était sérieuse, il envoya remercier Sa Sainteté de ses
bonnes intentions à son égard, fout en lui faisant
représenter qu'on avait trouvé très-ridicule qu'un
pape donnât à un empereur l'autorisation de gouver-
ner des peuples hérétiques. Ensuite Pie IV s'occupa
de la demandé que lui avait adressée le roi de France,
relativement à la convocation d'un concile national
qu'il voulait tenir dans ses États , afin d'arrêter les
progrès du calvinisme, et pour faire déclarer la
guerre à la ville de Genève , ce foyer des rébellions
religieuses, où depuis vingt-cinq ans s'élaboraient les
grandes questions de réforme et d'émancipation.
Calvin , qui avait adopté cette ville comme sa se-
conde patrie, en avait fait la métropole du culte ré-
formé et le centre d'un commerce très-actif de livres,
qui presque tous étaient hostiles à la cour de Rome;
en outre il l'avait rendue l'une des villes d'Europe
les plus remarquables sous le rapport de l'enseigne-
ment des lettres et des sciences. Malgré les occu-
pations multipliées que nécessitait pour Calvin
l'organisation civile et politique de cette nouvelle
République, il n'en continuait pas moins le cours de
ses prédications religieuses; de plus il donnait trois
loi^ons publiques do théologie par semaine ; il as-
sistait à toutes les assemblées de la compagnie des
pasteiu's, et entretenait une correspondance avec
tous les protestants de l'Europe , particulièrement
avec ceux des provinces méridionales de la France.
Le pape était d'autant plus porté à encourager
une guerre contre Genève , qu'indépendamment de
la protection de François II, que lui avait valu sa
condescendance , il anéantissait la puissance de son
redoutable adversaire. Mais le roi d'Espagne qui crai-
gnait que les Français ne conservassent la souverai-
neté de cette ville, lorsqu'ils s'en seraient emparés,
s'opposa à la guerre et sauva Genève.
D'autres événements d'une égale importance ap-
pelèrent bientôt l'attention du pontife et de ses car-
dinaux, et leur firent comprendre la nécessité de se
prêter un mutuel secours, s'ils ne voulaient être en-
traînés par le torrent. En Ecosse , les chefs de clans
et les docteurs des vniiversités, après avoir tenu un
couvent à Edimbourg, s'étaient retirés de l'obé-
dience du saint-siége, et avaient proclamé le culte
réformé religion de l'État. En Bohème, le roi Maxi-
milien s'était déclaré pour le luthéranisme; en Alle-
magne, l'eraperem' Ferdinand protégeait ouvertement
la religion nouvelle ; en France, le roi et les sei-
gneurs, dans une assemblée tenue à Fontainebleau,
venaient d'accorder un édit de tolérance en faveur
des réformés ; dans le comtat Venaissin, les hugue-
nots triomphaient, et cette riche province, après
deux siècles do servitude, venait de secouer le joug
papal; en Flandre, une ligue puissante, connue sous
le nom de ligue des Gueux, venait également de se
prononcer pour les nouvelles opinions religieuses, et
enlevait cette province au saint-siége ; enfin il sem-
blait qu'une force invisible poussât dans l'abîme le
char de la papanté, et qu'une ère nouvelle dût s'ou-
vrir pour les peuples , malgi'é les efl'orts des nom-
breuses cohortes de jésuites. Cependant l'humanité
ne devait pas encore être délivrée des papes ; il leur
restait un allié fidèle parmi les rois, le cruel Phi-
lippe II, cet exécrable rejeton de Charles-Quint, le
bourreau des peuples, l'exterminateur des hérititjues;
ce tigre à face humaine, qui eût mérité d'occuper la
première place parmi les oppresseurs des nations, si
le sanguinaire Charles IX n'eût point existé !
Philippe était alors le seul de tous les souverains
d'Europe qui ne se fût pas rangé du côté des pro-
testants; soit qu'il y eût en lui un besoin insatiable
de sang humain, soit qu'il eût conservé une haine
secrète contre les électeurs allemands de ce qu'ils
avaient refusé de le reconnaître empereur, il déclara
aux luthériens de ses États une guerre implacable ; à
Séville, à Valladolid, à Madrid et dans les provinces
d'Espagne et d'Italie soumises à sa domination, il
les fit brûler par milliers; ensuite il publia un édit
qui les condamnait à l'exil. Les historiens du temps
racontent que ce tyran se plaçait à la porte des villes
pour voir sortir les réformés, et qu'à un signal ses
soldats se ruaient sur les infortunés et en faisaient
un massacre effroyable : c'est ainsi qu'à Cosenza,
ville du royaume de Naples, trois mille luthériens
furent égorgés au moment où ils traversaient une
vaste plaine pour se rendre dans les montagnes, en
exécution de l'édit rendu par le souverain.
PIE IV
491
Sa Sainteté se voyant vigoureusement soutenue
par le roi d'Jilspagne, se décida à continuer le concile
de Trente, et elle rendit une bulle qui indiquait
pour le jour de la fête de Pâques de l'année 1561
l'ouverture des séances de la dernière session. Phi-
lippe a])prouva la conduite du pape, et commanda
aux prélats de son royaume d'obéir aux ordres de la
cour de Rome. 11 n'en fut pas de même en Allema-
gne; l'empereur Ferdinand, qui suivait les inspira-
tions de sou fils Maximilien et des principaux élec-
teurs, refusa de recevoir la bulle de convocation; il
déclara, au nom des protestants, que jamais l'Alle-
magne ne recevrait les décisions d'une assemblée qui
était la continuation d'un synode que les jésuites
avaient constamment dirigé. En France, on ne mon-
tra guère plus d'empressement à satisfaire aux désirs
de Pie W, au moins dans les premiers temps, quoi-
que Catherine de Médicis se trouvât maîtresse du
gouvernement par suite de la mort de François II ;
la raison en était fort naturelle : cette mégère, qui
s'était emparée de l'autorité royale comme tutrice de
Charles L\ , alors âgé de dix ans , sans avoir le titre
de régente, se trouvait forcée par les circonstances de
ménager les seigneurs protestants. Elle poussa l'hy-
pocrisie justju'à adresser au pape une lettre pour lui
demander l'autorisation d'introduire en France l'usage
de la communion sous les deux espèces , l'abolition
des images dans les églises, la simplification des cé-
rémonies du baptême et la célébration du service di-
vin en langue vulgaire.
Ainsi que Catherine s'y attendait, le saint-père
répondit qu'il ne donnerait jamais au peuple de
France un calice rempli d'un poison aussi dange-
reux ; et sur l'observation du député, que la reine
n'avait consenti à faire une semblable démarche que
contrainte et forcée par les huguenots, il répondit
qu'il lui enverrait incessamment un plan de pacifi-
cation qui calmerait la fureur de prosélytisme des
protestants. Eu effet, il expédia des jésuites dans
toutes les cours de l'Europe, avec mission d'engager
les princes catholiques à former une ligue contie les
hérétiques pour les exterminer. Sa Sainteté désignait
Charles IX comme le chef de cette ligue sacrilège, et
le duc de Guise comme sou lieutenant général; l'Es-
pagne devait fournir les fonds nécessaires à la
guerre, et le duc de Savoie devait contribuer à la
réussite de l'entreprise en fournissant un corps de
troupes. Quant au roi de Navarre, le pontife chercha
à s'assurer de sa neutralité, en lui promettant la
Sardaigne pour récompense; et Philippe le fit mena-
cer d'une invasion des armées confédérées, s'il osait
joindre ses troupes à celles du prince de Coudé, le
chef des huguenots.
Sa Sainteté fit également prévenir ses alliés qu'elle
était à la veille d'allumer une guerre civile entre les
Suisses catholiques et les sacramentaires, afin que le
duc de Savoie put s'emparer de Genève sans coup
férir, anéantir le calvinisme, et ensuite retourner ses
armes contre les luthériens pour les exterminer. Mais
l'exécution de semblables projets nécessitait un grand
déploiement de forces; et comme les princes de la
ligue se plaignaient de l'état de leurs finances, et
par suite de l'impossibilité de i'aire des levées de
troupes, Pie IV rendit une bulle ([ui les autorisait à
prélever dans les provinces catholiques la moitié des
revenus des biens du clergé, à emprunter sur les
biens de la noblesse calviniste, confisqués au profit
de l'Inquisition; en outre, il permit aux prêtres et
aux moines de prendre du service dans les armées
de la ligue, il les dispensa de l'observance de leurs
vceux pendant toute la durée de la guerre, et leur
accorda des indulgences plénièrcs.
Immédiatement après la publication de ce décret,
le pontife fit vider tous les couvents de ses États, et
forma un corps d'armée composé en partie de ban-
dits et de moines. Ces troupes furent envoyées dans
le coratat Venaissin, sous la conduite de Fabrice
Serbellon, afin de mettre à la raison, par le fer et
par le feu, les sujets de Sa Sainteté.
Les soldats du pape, dit l'historien Varillas, mar-
quèrent leur passage dans la Provence par toutes sortes
de brigandages et de cruautés; mais ce qu'il y eut
de plus singulier, c'est qu'ils épargnèrent les chèvres,
en formèrent d'immenses troupeaux qui les accom-
pagnaient dans leurs marches, et dont ils se servi-
rent pour leurs débauches. La chèvre du général
avait les cornes dorées; elle était couverte de guir-
landes de fleurs, et on la menait en laisse avec des
cordons de soie. Cette bande de forcenés vint s'a-
battre sur la petite ville d'Orange, en fil le siège et
la prit d'assaut. « Alors il y eut des atrocités si
effroyables, ajoute le chroniqueur, que les cheveux
se dressent sur la tête rien qu'en y songeant. Les sol-
dats et les moines forçaient les citoyens à monter
sur le faîte de leurs maisons et à se précipiter sur
des pieux, sur des hallebardes ou sur des épées nues;
ils pendaient les vieillards et les enfants aux crémail-
lères des cheminées, les rôtissaient à petit feu, leur
coupaient des lambeaux de chair et les mangeaient
avant que les victimes fussent mortes; ils mutilaient
les hommes et leur arrachaient les organes de la vi-
rilité; ils défloraient les femmes et les jeunes filles
même en bas âge, et leur enfonçaient dans les par-
ties sexuelles des pals de dimensions énormes qui
leur déchiraient les entrailles; celles qui faisaient
quelque résistance étaient impitoyablement poignar-
dées, leurs cadavres souillés, et ensuite exposés en-
tièrement nus sur les places publiques, avec des
cornes de bœufs enfoncées dans la vulve; enfin, ces
séides de la tyrannie pontificale, dans leurs exécrables
fureurs, assouvissaient leur lubricité sur de jeunes
garçons de moins de dix ans, et quand ces infortu-
nés avaient été déchirés par cet horrible stupre, ils
les attachaient sur des chevalets, et les lardaient vi-
vants avec des pages de Bibles de Genève en guise
de chair de porc ou de volaille. »
Tant de cruautés exaspérèrent les huguenots; par-
tout on courut aux armes; la guerre civile s'étendit
et gagna de proche en proche toutes les provinces
méridionales de la France. C'était précisément ce
que désirait Sa Sainteté; elle jugea que le moment
était venu de frapper un grand coup; et cuinme on
approchait de l'époque fixée pour l'ouverture de la
dernière session du concile de Trente, elle se iiâta
d'envoyer Laynez avec ses cohortes de jésuites pour
assister aux délibérations des Pères; elle nomma en
outre quatre légats pontificaux pour présider les
séances chacun à leur tour. L'assemblée élail com-
492
HISTOIRK DES PAPES"
posée de lieux cardinaux, de trois jiatriarolies, de
vingt -cini[ archevêques, de cent soixante-huit évtviues
ou coadjuteurs, de sept abbés crosses, de trente-
neuf chanoines ou vicaires, chargés de représenter
leurs prélats absents ou malades, et de sept généraux
d'oi-drcs religieux, tous enfroqués et ensou'anés dé-
voués ou vendus à la cour de Rome.
Suivant la pittoresque expression de l'ahbé de
Laussac, ambassadeur de France près du concile, les
Pères de Trente furent constamment inspirés par le
Saint-Esprit, que le pape envoyait régulièrement
cliaiiue jour avec ses dépèches dans la valise du
courrier. Tout s'y décida, il est vrai, à la majorité
des voix; mais nous devons observer que la plupart
des prélats étaient pensionnés par le saint-siége; et
rhistoire nous a conservé une liste de quarante do
ces prêtres infâmes qui recevaient soixante écus ro-
mains par mois pour voter coiiformi-raent aux déci-
sions du saint-père. Celte tourbe obéissait au moindre
signe du légat Siito:etta, s'agitait, trépignait, frap-
pait des mains, couvrait la voix des orateurs et in-
terrompait constamment les débats.
Comme on le voit, cette tactique des monarchies
constitutionnelles, qui consiste pour les gouvernants
à donner un peu d"or en curée à une troupe de man-
dataires couards et félons pour asservir les peuples,
était déjà mise en pratique au seizième siècle. Aussi
le résultat des travaux du concile de Trente fut-il que
les évèques perdirent le reste d'autorité qu'ils avaient
conservée jusque-là; et sur les conclusions du jésuite
Laynez, il fut décrété que leur dignité était d'insti-
tution humaine, et celle du pape d'institution divine.
Tous ces p'ètres qui avaient vendu leurs votes et
leurs consciences décidèrent que le souverain pontife
avait une autorité absolue et illimitée sur les ecclé-
siastiques comme sur les fidèles, et que tous lui de-
vaient obéissance et soumission absolue.
Quant aux réformes à introduire dans l'Église, il
n'en fut pas même question. Les légats du saint-
siége déclarèrent seulement, en ce qui concernait les
hérétiques, que le pape serait autorisé à employer la
force des armes, les tortures ou les bûchers pour
anéantir les calvinistes et les luthériens. Enfin, l'as-
semblée entière prononça des anathèmes et des ma-
lédictions contre les protestants, et termina les
séances par une triple salve d'acclamations en l'hon-
neur de Pie IV et des princes catholiques.
Une nouvelle fâcheuse vint cependant troubler la
joie du pontife et interrompre les fêles que l'on célé-
brait à Rome pour l'heureuse issue du concile de
Trente. Sa Sainteté apprit la mort de Ferdinand et
l'élection de Maximilien son fils comme empereur
d'.Allemagne. Ce prince envoya des ambassadeurs à
la cour apostolique, seulement pour la forme et afin
de notifier son élection, mais avec défense formelle
de prêter serment d'obédience au pape, ni de lui de-
mander la confirmation de son titre de roi des Ro-
mains et d'empereur d'Allemagne.
Quelques cardinaux essayèrent, pour obtenir une
marque de soumission, de proposer aux députés de
prêter serment d'obéissance au nom de Maximilien,
comme roi de Hongrie, ce qu'ils ne pouvaient refuser
suivant eux, attendu qu'il était incontestable que
Ladislas I" eîit reçu ce royaume en fief de Gré-
goire \ll. Cette concession ayant encore été refusée,
Pie IV passa outre, tant il avait à cœur de paraître
le dispensateur de la couronne impériale, et il expé-
dia en .\llemagne des lettres de confirmation qu'on
ne lui demandait point, et dans lesquelles Sa Sainteté
déclarait Maximilien légitime empereur en vertu de
sa toute-puissance, ([ui su]iplt''ait aux iriégulariti's
dont son élection pouvait être entachée.
La politiijue du pontife n'éprouvait pas un meilleur
succès en France; Pie IV, instruit par les jésuites
que Catherine de Méilicis songeait à accorder la. paix
aux huguenots, afin de ne pas laisser aux Guise» le
commandenient de l'armée catholique, et d'affaiblir
cette famille, qui se montrait plus puissante eiicme
depuis l'assassinat du duc de Guise, essaya de faire
changer sa résolution, et lui écrivit à ce sujet une
longue lettre de remontrances. La reine n'en tint au-
cun compte, et répondit seulement au cardinal de
Sainte-Croix, qui lui avait apporté les dépèches de la
cour de Ronu : « Dites à votre maître que je n'ai
fait la paix avec les hérétiques que pour me préparer
à leur faire une guerre terrible, et que le jour de la
vengeance arrivera bientôt. »
Cet aveu donna à comprendre au saint-père que
Catherine de Médicis méditait quelque grand projet
d'extermination contre les huguenots, et il en eut
d'autant plus de joie qu'il supposa que rien ne s'op-
posait à ce qu'il excommuniât Jeanne d'Albret, rei-
ne de Navarre, l'ennemie déclarée de la cour de
Rome. En consé pience, il rendit une bulle contre
cette princesse, l'assigna à comparaître à Rome pour
y être jugée, prjoclamant sa déchéance du trône en
cas de désobéissance, et donnant en outre ses Etats
au premier occupant, c'est-à-dire au roi Philippe, qui
n'attendait que le moment d'entrer dans la Navarre.
Or, comme la cour de France n'avait rien tant à
cœur que d'empêcher que la maison d'Espagne s'é-
tablît dans ces provinces, la reine Catherine se vit
obligée de désapprouver la conduite du pape, et d'en-
voyer un plénipotentiaire à Rome pour représenter
au sacré collège que Jeanne d'Albret devait être con-
sidérée comme souveraine du Béarn et comme in-
vestie légitimement des seigneuiies d'Albret, de Foix,
d'Armagnac, de Cominges et de Bigorre ; qu'elle
avait été reconnue en qualité de reine par tous les
princes de la chrétienté, par conséquent qu'elle ne
relevait que de Dieu, et qu'elle ne pouvait être en
quoi que ce soit soumise à la juridiction du saint-
siége ; qu'en outre son royaume étant un fief de la
couronne de France, Charles IX était trop intéressé
dans cette affaire pour qu'il souB'rît qu'on donnât ses
provinces au premier occupant ; que d'ailleurs le roi
ne pouvait se dispenser d'assister de ses armes son
alliée, sa vassale, sa proche parente, la veuve el la
mère des deux premiers princes de son sang ; qu'en-
fin si le saint-père ne voulait point révoquer les pro-
cédures commencées contre la reine de Navarre, il
était prié de ne point trouver mauvais que la France
inteivînt dans la question, et se servit des moyens
extrêmes qui lui avaient réussi autrefois, lorsque
le saint-siége avait voulu usurper une trop grande
autorité sur la monarchie.
Pie IV, qui redoutait une invasion des Français
en Italie, promit de cesser toute pouisuite conti'e lu
r I K I V
AQ^
^ rmciioi/ lN/t-
L'infime Catherine de Médicis
reine de Navarre ; ce qu'il fit du moins ostensible-
ment, car il n'en poursuivit que plus activement dans
l'ombre ses audacieuses tentatives. A son instigation
les jésuites se répandirent secrètement dans les
Etats de cette princesse, et entraînèrent ses su-
jets catholiques dans une conjuration dont le but
était de saisir Jeanne avec ses enfants et de la livrer
aux tribunaux de l'Inquisition d'Espagne, pour la
faire condamner comme liérétique. Cette machina-
tion infernale fut heureusement déjouée par les bu-,
guenots, qui en eurent conniissance, et qui prirent
des précautions pour la fa re avorter.
Quoii]ue démasqué encore une fois, le pape n'a-
liandonna pas son projet d'exterminer les réformés ;
mais avant de faire d'autres démarches auprès de la
cour de France, pour l'entraîner dans une nouvelle
ligue, il voulut clore le-; séances du concile de Trente,
et fit rendre par ses créatui-es des bulles aussi ridicu-
les qu'impies que cette assemblée de prêtres simoni;.-
ques déclara obligatoires pour tous les royaumes. Sa
Sainteté n'obtint pas cependant de cette mesure le
succès qu'elle en attendait : en Allemagne, on refusa
de se soumettre aux décrets des Pères du concilia-
bule de Trente, et Maximilien II se mit à la tête
de l'opposition.
En France, malgré les efforts des jésuites, on re-
poussa les actes de cette assemblée ; le chancelier de
i'Hospital démontra que la cour ne pouvait sacri-
fier les libertés de l'Eglise gallicane aux ambitions du
pape, sans mériter le blâme des hommes et l'accusation
d'ignorance et de lâcheté. Le Parlement suivit en cette
circonstance l'exemple cpii lui était donné par le chan-
celier. Malheureusement cette assemblée ne montra
pas la même indépendance dans le procès qui eut lieu
un peu plus tard entre l'Université et les jésuites;
voici à quelle occa!;ion : ces Pères avaient acheté se-
494
HISTOIRE DES PAPES
crètoment du recteur Julien île Saiiit-Gorniaiu îles
Icttios de si'holarité, c'esl-à-ilire riiuloiisalion de
tenir école avec tous les privilèsjes de l'Université.
Pendant la magistrature temporaire de Julien, ils
avaient enseii^né publii|ueraent sans être ini|uiétcs;
mais après la retraite de leur proteclour, les mem-
bres de r Université se réunirent en conseil, et citè-
rent devant eux les jésuites, (]ui avaient ouvert un col-
lège dans la capitale. Ils se présentèrent résolument
au jour que portail la citation, et répondirent ainsi
aux questions du nouveau recleur : « iites-vous des
moines réguliers? — Non, car notre société n"est pas
religieuse, et nous ne sommes pas assez parfaits jiour
professer une vocation aussi sainte. — Elesvous des
prêtres séculiers? — Non, puisque nous vivons en
congrégations, sous certaines lois approuvées par les
papes. — Qu'ètes-vous donc enfin? — Nous sommes
jésuites. «
Gomme on ne put jamais tirer d autre réponse de
ces révérends, l'Université refusa de les admettre
dans son sein, cassa les lettres de scholarité qu'ils
avaient achetées de Julien de Saint-Germain, et l'af-
faire se présenta alors devant le Parlement. Pierre
Versoris défendit les jésuites, et l'avocat Etienne
Pasquier parla au nom de l'Université. Sur la plai-
doirie de ce dernier, le j)rocureur général conclut à
l'expulsion desjésuites, se fondant principalement sur
ce que les Pères ayant prêté serment à un général
étranger, il était dangereux de leur confier l'éducation
de la jeunesse françjaise. Le pape intervint aussitôt;
il écrivit à l'évoque de Paris, aux cardinaux français,
au roi, à la reine; il les supplia tous de soutenir les
jésuites, qui étaient, suivant lui, des soldats coura-
geux destinés spécialement à combattre les hérétiques;
enfin ses légats le secondèrent si Lieu, que la plupart
des juges se laissèrent gagner, même le premier
président Gliristophe de Thou, frère de l'historien;
toutefois le Parlement n'osa pas leur donner gain de
cause, et leur permit seulement d'employer à la fon-
dation d'un collège l'héritage de l'évêque de Cler-
mont, Guillaume Duprat.
Cette querelle entre l'Université et les jésuites avait
donné naissance à une polémique extrêmement vio-
lente où ces bons Pères exhalaient leur fiel contre leurs
adversaires en termes fort peu mesurés, à en juger
par un libelle qui est parvenu jus ju'à nous, et où ils
s'exprimaient ainsi sur le compte du défenseur de
l'Université; «Que l'avocat Pasquier rêve à son aise;
mais bientôt quelqu'un de notre compagnie fera un
recueil de ses ignorances, rêveries, âneries et héré-
sies, pour lui en former un linceul, où il sera cousu
tout vif; ensuite nous le jetterons dans un cloaque
oij les corbeaux et les vautours viendront de cent
lieues, attirés par l'odeur de son corps putréfié, et
dont les hommes n'oseront pas approcher sans se bou-
cher le nez. Alors les ronces et les orties entoureront
son cadavre, les vipères et les basilics nicheront dans
son crâne, les chats-huants et les butors pulluleront
dans sa poitrine.
<• Pasquier, c'est un porte-balles, ua maraud de
Paris, un petit galant, un baladin, un plaisanteur,
un vendeur de sornettes, un simple regage qui ne
mérite pas d'être le valeton des laquais; c'est un bé-
lître, un coquin, un va-nu-pieds qui rend ses excré-
ments par la gorge ; c'est un sale et vilain satyre, un
avchimailre sot par nature, par bécare, par bémol,
sot à la plus haute gamme, sot à triple semelle, sot
à double ceinture en cramoisi, sot cnfm en toutes
sortes de sottises et vilenies.
« Pasquier, c'est un pasquin, un gros veau, un buf-
fle qui a la lête d'un âne; un boulVon ijii'il faut coif-
fer du bonnet jaune, surmonté de plumes de coq, et
auquel il faudrait mettre la marotte à la main. Ce
serpenteau, ce crapaudeau, catholique de bouche,
hérétique de bourse, athéiste de cœur, cette pie ba-
varde, cet oison bridé, s'est débridé licencieusement
pour embouer, vilainer et souiller la belle blancheur
et l'immaculé plumage des cygnes, c'est-à-dire des
révérends pères jésuites. »
Le triomphe que ces Pères avaient obtenu sur l'U-
niversité causa d'autant plus de joie au (lape, que ce
premier succès préparait dans l'avenir l'exécution du
projet infernal dont lui seul et Catherine de Médi-
cis avaient le secret, et auquell' exécrable Charles IX
s'associa plus tard.
A la même époque venait de s'éteindre l'hérétique
Calvin, consumé par les veilles et par ses travaux;
cet intrépide athlète, cet implacable adversaire du
papisme était mort comme il avait vécu, en combat-
tant pour l'émancipation intellectuelle du genre hu-
main. Sans contredit, Calvin eût pris le premier rang
parmi les apôtres de la réforme, si le supplice de
Michel Servet ne fût venu montrer que la vanité de
l'écrivain l'emportait chez lui sur la conviction du
réformateur. Sous le rapport du désintéressement,
peu d'hommes avaient fait preuve d'une abnégation
semblable à la sienne; car, pendant toute sa vie, son
traitement annuel ne dépassa pas cent cinquante li-
vres en argent, quinze quintaux de blé et deux ton-
neaux de vin, et jamais il ne voulut recevoir rien au
delà; si bien qu'à sa mort, lorsque les magistrats fi-
rent l'inventaire de sa succession, en livres, linge, ha-
bits, meubles, vaisselle et argent, ils trouvèrent
qu'elle ne s'élevait pas même à la faible somme de
cent vingt-cinq écus.
Pendant que Sa Sainteté se réjouissait de se voir
délivrée d'un ennemi aussi terrible, et songeait déjà
aux moyens de tirer parti de cet heureux événement,
un complot s'organisait contre sa vie; tant il est vrai
qu'on n'est jamais si près d'un danger que quand on
se croit hors de toute atteinte. Pierre Accolti, riche
citoyen de Rome, avait formé une société secrète
avec quelques uns de ses amis , indignés comme lui
de voir leur patrie soumise au despotisme de Pie IV.
Parmi les affidés se trouvaient Antoine, comte de
Canosse, le chevalier Pellicione, Prosper Hector,
Thadée Manfred, tous animés des mêmes sentiments
généreux, tous décidés, au risque de leur vie, à dé-
livrer le monde d'un tyran qui faisait peser sur les
nations un joug de fer. La conjuration organisée,
Pierre Accolti essaya à plusieurs reprises et sous di-
vers prétextes de s'introduire dans le palais pontifi-
cal, afin de poignarder l'exécrable pontife. Par mal-
heur, un soir, on rapporta à Sa Sainteté qu'il avait
vivement insisté pour obtenir audience. Celle persis-
tance éveilla les soupçons du pape; aussitôt et par
son ordre la demeure d'Accolti fut cernée, les portes
enfoncées, les chambres fouillées; et comme c'était
PIE IV
495
l'heure de la réunion des conjurés, tous ses compli-
ces furent saisis, ftarrottés et plongés dans les ca-
chots de rinijuisition. Pendant un mois entier, ces
infortunés furent appliqués à la question, torturés,
tenaillés; et quand leurs corps ne présentèrent plus
une seule place qui n'eût été brûlée avec des pinces
ardentes ou déchirée avec des gritfes de fer, le saint
pontife les fil brûler sur la grande place de Unnie
pour l'édification des fidèles !
Quoique le complot d'Accolli eût avorté, il n'en
fut pas moins la cause de deux grands chagrins pour
Sa Sainteté : un de ses neveux, Frédéric Borromée,
était tombé gravement malade à la suite des fiitigues
qu'il avait essuyées pour instruire le procès des ac-
cusés, et venait de mourir; un autre de ses neveux,
le cardinal Charles Borromée, que l'Église a depuis
canonisé, après avoir montré un acharnement in-
croyable envers les malheureux conjurés, ayant pris
tout à coup horreur de lui-même, abandonna la cour
et se retira à Milan, dont il était archevêque.
Privé de ses neveux les plus chéris. Pie IV reporta
toutes ses affections sur les fils de sa sœur, Hannibal
et Marc Alteamps; il donna au premier le gouverne-
ment de Rome, et lui destina en mariage la veuve de
Frédéric Borromée , avec une dot considérable. Il
abandonna au second, qui était déjà cardinal du tilre
de Sitico, la direction des affaires religieuses; et com-
me cehii-ci prévoyait qu'il n'aurait pas longtemps en
mains le pouvoir, vu l'âge avancé de son oncle et ses
habitudes de débauches, il résolut de mettre les mo-
ments à profit. D'abord il accabla le peuple d'impôts
extraordinaires ; il frappa de contributions forcées la
noblesse et le clergé ; il vendit publiquement les dispen-
ses et les canons; ensuite il fit des emprunts considé-
rables sous prétexte de lever des troupes , et s'em-
para des sommes destinées à la remonte de la cava-
lerie et à l'équipement des recrues.
Quant à Pie IV, libre de tout souci et de toute
inquiétude, il se reposait des agitations de sa vie
passée, le jour en se délectant de la vue des suppli-
ciés dans les salles des tortures du palais de l'In-
quisition; et la nuit, en se plongeant dans une
ivresse crapuleuse avec ses favoris, ses mignons et
ses maîtresses. Enfin il fut tiré de son apathie par
les ambassadeurs d'Espagne, qui, pour le rappeler
au sentiment de son existence politique, le sommè-
rent de renouveler ses tentatives sur l'Allemagne,
et de faire adopter dans ces États les actes du synode
de Trente. Alors il envoya des nonces à la cour de
Bavière et à celle de Maximilien, pour engager les
souverains de ces contrées à prendre des mesures
conformes aux décisions des Pères. Le duc de Ba-
vière, Albert III, dit le Magnanime, qui depuis long-
temps était sous l'influence des jésuites, ne fit au-
cune difficulté de recevoir les décrets du prétendu
concile œcuménique, et déclara même à l'ambassa-
deur apostolique qu'il était décidé à massacrer les
trois quarts de ses sujets pour les contraindre à
obéir au pape et à rentrer dans le sein du catholi-
cisme. En eff(>t, il commença par obliger les profes-
seurs d'Ingolstadt à signer le symbole de foi sous
peine de bannissement, et après eux il força les fonc-
tionnaires publics à adhérer à la confession catholi-
que, sous peine de destitution ; quant aux simples
citoyens, il prit encore moins de ménagements, il
les abandonna à la juridiction des jésuites. Il n'en
fut pas de même dans les États qui dépendaient im-
médiatement de Maximilien ; non-seulement l'em-
pereur refusa d'écouter les remontrances du pape,
mais encore il lui fil signifier, au nom des électeurs,
qu'il eût à autoriser en Allemagne la communion
sous les deux espèces, et le mariage des prêtres, s'il
ne voulait perpétuer le schisme et s'exposer à de
grands dangers.
Pie IV, malgré son désir d'éviter une rupture avec
Maximilien, n'osa pas accéder sans réserve à sa
demande, il lui fit répondre que sa qualité de pon-
tife infaillible lui permettait de modifier le culte à
son gré, qu'en conséquence il autorisait la commu-
nion sous les deux espèces ; mais qu'il lui était
impossible de trancher la question du mariage des
prêtres. Le prince n'ayant pas paru satisfait de cette
concession, Sa Sainteté prit d'autres mesures pour
conjurer le danger; elle chercha à attirer dans sa
cause les rois de France et d'Espagne, et parvint à
persuader à ces deux souverains que Maximilien
avait l'intention bien arrêtée de s'unir aux huguenots
de France pour anéantir le catholicisme et s'emparer
des trônes de Charles IX et de Philippe II. La crainte
du danger, toute-puissante sur l'esprit des tyrans,
détermina les rois de France et d'Espagne à se rap-
procher du pape : Philippe envoya sa femme à
Bayonne, et Charles IX accompagna sa mère à la
conférence pour s'entendre avec le duc d'Albe et les
représentants de Sa Sainteté, afin de poser les bases
d'une nouvelle ligue contre les protestants. Il fut
convenu dans ce conciliabule de bêtes farouches et
d'hyènes, que Catherine de Médecis ferait main
basse sur tous les huguenots de France, pendant
que les armées espagnoles envahiraient la Navarre
et les Pays-Bas, pour en finir d'un seul coup avec
les hérétiques.
Comme il était nécessaire pour la réussite d'un
semblable complot d'endormir la vigilance des calvi-
nistes, le saint -père suspendit les poursuites des
tribunaux inquisiteurs contre ceux qui étaient préve-
nus d'hérésie ; il fit mettre un grand nombre de ces
infortunés en liberté; et pour augmenter encore la
sécurité des protestants, il invita chaque soir à sa
table les ambassadeurs d'Allemagne et les seigneurs
huguenots, et s'enivra avec eux en buvant à leur
conversion. Ce désir ardent de Pie IV de voir le
triomphe de la religion sur les hérétiques l'entraîna
même si loin dans ses libations, qu'à la suite d'un
grand repas pendant lequel il engloutit douze brocs
de vin, il tomba frappé d'une attaque d'apoplexie et
mourut quelques heures après, dans la nuit du 8 au
9 décembre 1565.
496
HISTOIRE DES PAPES
Ëlection Je Pie V. — Son histoire avant sa pron"Olion à la papauté. — Sa Sainteté préside le tribunal de l'inquisition. — Cruaulés
du saint-père. — Ses lois contre les prostituées de Rcme. — Diète d'Augsbourg. — Le pontife engage le roi d'Espagne à mas-
sacrer ses sujets des Pays-Bas. — Il rallume la guerre civile en France. — Victoire du duc d'Albe attribuée aux prières du
pape. — Querelles entre le pape et l'empereur. — Conjuration du saiut-père contre Elisabeth d'Angleterre. — Il anithématise
cette reine. — Ligue contre les Turcs. — Négociation du cardinal Alexandrin. — Le pape recherche l'alliance des Arabes et
des Persans. — Pie Y veut exterminer les prsteslants de l'Europe. — Mort ''e ce pape exécrable.
Lorsque les ciTémonies des funérailles de Tin l'âme
Pie l\ furer.t terminées, les cardinaux entrèrent en
conclave, et suivant l'habitude, chacun d'eux se mit
à briguer, soit pour acheter soit pour vendre des
vois.. Charles Borromée, neveu du pontife défunt,
étant un des plus riches, se trouva en état de décider
de l'élection en se prononçant avec sa faction pour le
candidat qui lui agréerait. On proposa d'abord le
cardinal Morone, vénérable prélat qui jouissait d'une
réputation de tolérance et de moralité justement
acquise; ce fut précisément à cause de ses vertus
que Charles !e fit exclure ; il représenta aux membres
du sacré collège qu'un semblable pape ne saun:it
pas user d'une rigueur salutaire pour maintenir les
droits du saint-siége; on se rendit à ses observations.
On mit ensuite aux voix l'élection de t-irelelto; ce
cardinal fut encore écarté à cause delà sévérité de ses
mœurs et de ses habitudes de sobriété ; enfin on parla
d'élever sur la chaire de saint Pierre le grand in([uisi-
teur ^Michel Ghisleri, dominicain débauché et féroce;
Charles Borromée ne trouvant rien à dire contre ce
choix, on le proclama immédiatement chef suprême
de l'É-lise sous le nom de Pie V.
Il est resté prouvé que l'origine du nouveau pon-
tife était des plus obscures, (juoique phis tard ses
courtisans aient cherché à lui forger une généalogie
qui le faisait descendre de l'illustre maison des Gon-
silieri, nom que ses ancêtres avaient quitté, suivant
eux, lorsqu'ils étaient venus s'établir à Rome, pour
prendre celui de Ghisleri. Et la vanité a tant de puis-
sance dans le cœur de l'homme, que Sa Sainteté,
soit qu'elle eût été dupe de ce conte absurde, soit
qu'elle vouliît cacher à tous les yeux le rang infime
de ses parents, rendit un bref (jui ordonnait aux
Ghisleri de reprendre le glorieux nom de Consilieii.
Michel était né à Bologne, de parents si pauvres
et si misérables, qu'il avait été contraint d'entr.'r
comme aide de cuisine dans un couvent de l'ordre de
Saint-Dominique. Sa jolie figure et certaines allures
dans la démarche avaient attiré l'altention du prieur,
l'un des moines les plus débauchés du couvent;
celui-ci en fit son mignon, et pour couvrir aux yeux
des frères ses amours crapuleux, il se chargea de son
éducation. A seize ans, Michel était devenu si habile
théologien, qu'on le nomma professeur de son ordre;
plus tard et toujours avec la protection du prieur, il
obtint sa nomination au grade d'inquisiteur dans la
ville de Gôme. Le jeune dominicain tint à honneur
de mériter les distinctions dont on l'avait honoré, et
il commença à déployer ce caractère inllexible et cette
cruauté implacable qui en ont fait l'un des pontifes
les plus sanguinaires qui aient occupé le siège de
l'Apôtre. Aussi ne doit-on pas s'étonner que ses li-
gueurs envers les malheureux hérétiques l'aient fait
PIE V
497
L'inquisiteur Montalte à Venise
successivement chasser de Côme, de Bergame et du
pays des Grisons, où il avait «té envoyé pour persé-
cuter les hérétiques en qualité de commissaire géné-
ral de l'Inquisition.
Pour donner une idée exacte de la férocité de Mi-
chel Gliislcri avant qu'il fût pape, nous cilerons
textuellement queli[ue!< passages des instructions
qu'il adressait à l'Inquisition de Venise: « L'inspec-
teur général dos tribunaux du saint-office au véné-
rable Montalte, in([uisiteur de Venise.
« Mon très-cher frère, votre Révérence aura tou-
jours présent à la pensée que l'autorité dont elle a
l'honneur d'être revêtue doit la rendre impassible,
immuable et inflexible comme la justice de Dieu,
qu'elle est appelée à exercer sur la terre. Et afin de
II
ne pas l'oublier, vous ferez placer au-dessus de vo-
tre tribunal un crucifix de fer avec une légende con-
tenant ces paroles de l'Ecriture : « Ce lieu est ter-
« rible; c'est la porte de l'enfer ou du ciel 1 »
Rappelez -vous que les devoirs de votre charge sont
de défendre l'honneur et l'intérêt du Christ contre les
profanateurs de son nom glorieux; songez surtout
que vous êtes commis à ces importantes fonctions
pour conserver les privilèges ecclésiastiques et les
droits inviolables du siège apostolique.
<• Qu'aucune considération humaine ou divine ne
vous arrête dans la sainte voie où vous êtes entré;
souvenez-vous que notre divin maître a dit : ■> Qui-
« conque ne porte pas sa croix et ne me suit pas
•< n'est pas digne de moi. — Celui qui aime son père
151
49S
HISTOIRE DES l'APES
■ et sa mère, son fils ou sa fille, plus i[ue moi, no
- peut être mon disciple. — L"homme iloit avoir
• pour ennemis ceux de sa propre maison ; car je
« suis venu pour séparer l'époux d'avec l'épouse, le
- (ils d'avec le père, la lille d'avec la mère. — Ne
" pensez pas que je sois venu apporter la paix sur
■ la terre; non, je suis venu apporter l'épée; cora-
X battez donc pour moi sans relâche et sans terreur,
« parce quo celui qui conservera sa vie la perdra, et
X celui qui l'aura perdue pour l'amour de moi la re-
> trouvera. » Que ces saintes paroles soient votre règle
lie conduite ; torturez sans pitié, tenaillez, déchirez
sans miséricorde, tuez, massacrez, brûlez impitoya-
blement votre père, votre mère, vos frères, vos sœurs,
s'ils ne sont pas aveuglément soumis à l'Église ca-
tholique, apostolique et romaine.
« \o\is communiquerez ces instructions au vicaire
appelé à présider le tribunal de Venise en votre ab-
sence, et que vous avez choisi vous-même. Nous l'a-
gréons sur votre recommandation, alin que vous vi-
viez ensemble dans une parfaite harmonie. Vous
aurez soin également de vous entourer d'officiers
zélés ; vous nommerez ensuite douze consulteurs, six
théologiens, parmi lesquels deux seront pris dans les
chanoines réguliers, six dans les rangs des docteurs
en droit canon; un d'eux aura le titre de secrétaire,
un autre celui de notaire, et les deux plus jeunes
seront assesseurs. Pour le service intérieur des ca-
chots, vous aurez un concierge, deux portiers d'inti-
mations, un barigel, six sbires et vingt-quatre tour-
menteurs. Les traitements et les gages de ces em-
ployés seront prélevés sur les biens des accusés.
« Avant d'initier qui que ce soit à nos terribles
secrets, vous ferez prêter entre vos mains un serment
dont voici la formule: «Je promets à Dieu tout-
puissant, à Jésus-Christ son fils, aux apôtres saint
Pierre et saint Paul, à la sainte Église apostolique,
< au souverain pontife, à la suprême Inquisition de
<' Rome et à votre Révérence ici présente, que je serai
" toujours soumis à l'Église et à ce saint tribunal; que
■' je ferai tous mes efforts pour découvrir, dénoncer et
' arrêter ceux qui seront soupçonnés de la moindre
■ tache d'hérésie; je m'engage à défendre au prix de
<' mon sang les intérêts du souverain pontife et de la
« sainte Inquisition. «Vous soudoierez en outre autant
d'espions que vous pourrez en payer ; vous les char-
gerez de surveiller les séculiers comme les ecclésias-
tiques, et de vous dénoncer les désordres publics
et particuliers ; jamais vous ne révoquerez en doute
leurs dépositions, et vous frapperez ceux qu'ils vous
désigneront, innocents ou coupables, attendu qu'il
vaut mieux faire mourir cent innocents que laisser
vivre un coupable.
«Nous n'ignorons pas que le conseil des Dix est
1 ennemi de notre sainte Inquisition depuis que nous
lui avons disputé l'autorité qu'il s'arrogeait sur l'or-
dre ecclésiastique : aussi, dans les circonstances dé-
licates oiî vous vous trouverez en oppositidti avec
queli]ues-unes des puissantes maisons de Venise,
vous devrez vous conduire avec une extrême pru-
dence, afin de ne point augmenter l'irritation des es-
prits ; mais quand il s'agira du peuple ou de la bour-
geoisie, soyez sans pitié ; et quoique les intérêts de
Dieu se défendent d'eux-mêmes, ne perdez pas de l
vue ([ue nous sommes institués pour nous opposer
par le glaive à la malignité des hommes, (l'est pour-
quoi vous redoublerez de rigueur à mesure que vous
verrez augmenter la résistance aux mesures comman-
dées par l'Eglise ; vous fermerez seulement les yeu\
sur les débordements des nobles, jusqu'à ce que l.i
Providence nous donne la force et les moyens néces-
saires pour couper le mal dans sa racine. Pour le peu-
ple et la bourgeoisie, soyez impitoyable. Quant à pré-
sent, nous nous bornons à ces recommandations; plus
tard, s'il se rencontrait un cas que nous n'aurions
pas prévu, nous vous adresserions de nouveaux avis »
L'inquisiteur Moutalte exécuta si fidèlement les
ordres de son supéricui', ([u'il devint bientôt en exé-
cration aux citoyens de Venise, et qu'il fut môme
obligé de se sauver de cette ville pour ne pas être
lapidé par le peuple.
,\près avoir rempli les fonctions d'inspecteur gé-
néral des tribunaux du saint- office pendant plusieurs
années, Michel (^Thisleri passa grand inquisiteur sous
le pontificat de Paul IV. Ses cruautés dans l'exercice
de sa nouvelle charge furent poussées à un tel point,
que de toutes parts ce ne fut qu'un cri de réproba-
tion contre l'odieux tribunal qu'il présidait.
A peine installé sur la chaire de l'Apôtre, Pie ^'
fit casser la procédure ordonnée par son prédéces-
seur contre la famille des Carall'a, et il préluda par
des exécutions juridiques aux boucheries qui rem-
plirent son règne. Tous ceux qui avaient contribué,
soit directement, soit indirectement, à la condamna-
tion des neveux de Paul IV, son protecteur, furent
arrêtés, plongés dans les cachots de l'Inquisition et
brûlés vifs; les juges seuls furent épargnés, en raison
de leurservile rétractation, car ces misérables eurent
la lâcheté de venir en corps au Vatican, s'humilier
devant le pape et le supplier de les absoudre de leur
crime, et de leur pardonner d'avoir versé le sang in-
nocent pour complaire à un pontife infaiUible. Au-
cun des ennemis de cette famille ne put échapper à
la vengeance de Pie V ; il les poursuivit jusque dans
les pays étrangers où ils s'étaient réfugiés : Jules
Zoannetli fut arrêté à Venise, et Pierre Carnessecchi
fut enlevé de Florence ; puis l'un et l'autre furent ra-
menés à Rome et mis en jugement comme coupables
d'avoir entretenu des relations criminelles avec la
belle Victoire Golonna, veuve du marquis de Pes-
caire, et Julie de Gonzague, toutes deux suspectes
d'hérésie ; accusation absurde, puisque l'une de ces
femmes était morte depuis dix-neuf ans Carnessecchi
et Zoannetti n'en furent pas moins appliqués à la
torture en présence du saint-père, et tenaillés avec
tant de cruauté que ces infortunés, vaincus par la
douleur, firent l'aveu de leur culpabilité, et deman-
dèrent comme une faveur d'être condamnés à mort ;
ce qui leur fut accordé incontinent.
Sa Sainteté, quoique débarrassée des ennemis des
Garaffa, ne donna aucun relâche aux bourreaux du
saint-office; elle se rejeta sur les hérétiques, les en-
tassa par milliers dans ses cachots, et voulut elle-
même présider aux exécutions. Entre autres exemples
de la férocité de Pie V, l'historien Volaterran cite le
supplice d'une belle jeune femme qui avait été dé-
noncée par les espions des inquisiteurs comme cou-
pable d'avoir favorisé la fuite de Rome d'une de ses
A
PioV préside '.k tribuiia]
de riiiqu]s4,iioi] (,|:,| "^ùfe^V^'
;^-.
• :Mm^ .-
W'^^'%
l'p MUf^/Wii.
I
PIE V
499
!>u'iiis qui venait d'embrasser le calvinisme. Celle
inforlunée fut arrachée de nuit à sa famille, et sans
qu'on eût aucun égard pour son état de grossesse,
on la plon<;ea dans un cabanon noir et infect où elle
accoucha de fiaycur. Au mutin, le cruel Pie V la fit
comparaître devant son tribunal, et sans être touché
<les protestations d'innocence et des prières de cette
malheureuse femme, il ordonna aux moines qui rem-
plissaient les fonctions de tourmenteurs de faire leur
devoir. Trois dominicains se jetèrent alors sur elle,
enlevèrent ses vêlements et la laissèrent dans une
nudilé complète, puis ils ])loyèrent son corps sur un
chevalet, attachèrent ses pieds et ses bras à des cor-
des qui étaient retenues au.\ murailles par des an-
neau.x Je fer, et les tirèrent avec tant de violence
que ses membres délicats et faibles en furent coupés
jusqu'aux os; ensuite on lui lit subir la question de
l'eau. Mais après qu'elle eût avalé huit mesures en-
tières, elle les rendit par la bouche avec des flots de
sang, et tomba en faiblesse; alors Sa Sainteté or-
donna aux bourreaux de lui appliquer des lames de
cuivre ardentes sur les parties les plus sensibles du
corps, et d'allumer un réchaud sous ses pieds, ce qui
la rappela de son évanouissement. Enfin, comme elle
persistait à ne point vouloir se reconnaître coupable,
on la détacha du chevalet et on la rapporta dans son
cachot, auprès de sou enfant, qui était mort de froid
pendant qu'on la torturait; elle-même expira le len-
demain. Pie V ayant reconnu qu'on lavait fausse-
ment accusée, se contenta de faire rendre son cada-
vre à la famille.
Aonius Palearius, l'un des plus célèbres écrivains
du seizième siècle, devint également la victime de
ce monstre. Voici de quelle manière : Un espion
ayant fait savoir à la cour de Rome qu'Aonius avait
dit que l'Inquisition était un poignard dont la lame
était dirigée sur le cœur de tous les gens de lettres,
le pape envoya des sbires à Milan, fit enlever de nuit
le coupable et ordonna qu'il fut conduit à Rome, où
on le plongea immédiatement dans les prisons du
^atican; ensuite on l'appliqua à la question et on
l'obligea à signer un écrit dans lequel il reconnais-
sait que le pape avait le droit de tuer les hérétiques;
que 1 Eglise pouvait instituer des ministres pour
exécuter les sentences rendues par les inquisiteurs;
que le pontife romain lui-même pouvait de sa pro-
pre main, à l'exemple de Samuel et de saint Pierre,
^e saisir du glaive et frapper ses ennemis. Puis quand
le malheureux eut apposé son nom au bas de cette
p)èce, on se servit contre lui de ses propres aveux,
et Pie V le lit pendre sous ses yeux.
Les actes de barbarie qui signalèrent le commen-
cement de ce pontificat jetèrent une telle épouvante
dans les espiils, qu'en moins de six mois plus d'un
tiers de la po])ulation avait abandonné la ville sainte;
■et comme les cardinaux essayaient, un jour de con-
sistoire, de faire quelques remontrances à Pie V pour
l'engager à user de clémence dans les intérêts de
l'Eglise : « Non , non, répondit-il, soyons inexora-
bles; jjoiiit de pitié, point de merci pour les héréti-
ques; mieux vaut anéantir la génération présente
que de léguer l'erreur aux générations futures. »
En elTet, loin de se départir de sa rigueur, il de-
vint plus terrible et plus implacable que jara is ; et
sur le simple soupçon (jue plusieurs femmes calvi-
nistes s'étaient mises dans les rangs des prostituées
pour échapper aux inquisiteurs, il publia un édit qui
enjoignait aux courtisanes de Rome de se maiier
dans le délai d'un mois, ou de sortir de la ville, sous
peine, en cas de désobéissance, d'être fouettées pu-
bliquement par la main du bourreau. Heureusement
ce décret n'eut point d'exécution, et les cardinaux ^
parvinrent à le faire révoquer en représentant à Sa
Sainteté que les quarante-cin([ mille prostituées fmi
habitaient Rome étaient nécessaires au service des
ecclésiastiques, et que s'il supprimait les lupanars,
son clergé retomberait dans les honteux désordres
de la sodomie, comme au temps de saint Paul, et
qu'en outre il priverait le trésor apostolique de la
source la plus productive de ses revenus. Cette der-
nière considération détermina Pie V à substituer aux
peines altlictives une simple note d'infamie; il di''-
cida que les filles d'amour habiteraient à l'avenir
un quartier particulier, et qu'elles ne pourraient pa-
raître ni de jour ni de nuit dans les rues de Rome.
Il leur conserva néanmoins le privilège d'être inhu-
mées dans un terrain bénit qui était situé près de la
porte Flaminia, derrière le mur penché, appelé muro
torto. Le saint-père se montra plus sévère à l'égard
des toreadores; il défendit, sous peine d'excommu-
nication, qu'on enterrât en terre sainte ceux qui mou-
raient dans les combats de taureaux. Enfin il poussa
la cruauté jusqu'à faire une loi qui enjoignait aux
médecins d'abandonner les malades qui refusaient de
recevoir les sacrements à la troisième visite, et de
les dénoncer à l'autorité supérieure.
Pie V ne se borna pas à faire gémir l'Italie sous
ce joug de fanatisme et de terreur. Déjà maître de
l'Espagne, où régnait Philippe II, son digne émule
en férocité, il voulut assurer le triomphe de l'Inqui-
sition dans les Pays-Bas, et il excita le roi d'Espa-
gne à poursuivre à outrance les hérétiques de ces
contrées. Marguerite de Parme, sœur de Philippe et
régente des Pays-Bas, cherchait bien à seconder les
fureurs de son frère, et faisait arrêter un grand nom-
bre de réformés. Mais, sjit que les juges favorisas-
i sent tacitement les doctrines nouvelles, soit qu'ils
reconnussent le danger de pousser au désespoir une
nation courageuse, presque tous les accusés étaient
rendus à la liberté. Dans les principales villes de la
province, à Tournay,àLille,àYalenciennes, on comp-
tait par milliers les sectateurs de Baïus et de Jean
de Louvain , qui étaient des calvinistes mitigés. Des
assemblées de cinq à six cents personnes, protégées
par le prince d'Orange, se réunissaient ostensible-
ment pour chanter les psaumes du célèbre Clément
Marot, poète de la cour de F'rance; et si parfois
Marguerite de Parme voulait sévir contre ces héréti-
ques ou fermer les salles qui leur servaient de tem-
ples, le peuple courait aux armes, pendait les agents
de l'autorité, el chassait les soldats.
Philippe II, à l'instigation du saint-père, publia
de nouveaux édits contre les hérétique^Mt ordonna
aux princes et aux seigneurs des PayPBas de faire
adopter dans les fiefs dépendant de leur juridiction
les décrets du concile Je Trente, sous peine de pri-
vation de leurs biens et dignités. Loin d'être inti-
midés par cette menace, les Flamands résolurent de
500
HISTOIUE DES PAPES
se soustraire à la tyrannie espagnole, et firent le ser-
ment de périr jusqu'au dernier pour reconquérir
leur indépendance. Une vaste conjuration se l'ornia
.sjus la direction de Philippe Marnix de Sainte-Al-
degonde ; et à un jour lixé, plus de trente mille
paysans, bourgeois ou nobles se réunirent dans une
\asle plaine aux portes de Bruxelles, et prirent plu-
>ieurs décisions importantes. A la suite de cette
première séance, cinq cents députés, ayant à leur
lèle Henri de Bréderode, les comtes de Nassau, de
lierg et de Culembourg, traversèrent la ville en si-
lence, bannières déployées, arrivèrent jusqu'au palais
de la régente et demandèrent au nom du peuple à lui
présenter une requête.
Marguerite, effrayée d'une manifestation aussi im-
posante, accueillit les envoyés avec toutes les appa-
rences de la bonté, et leur promit de supprimer les
tribunaux de l'Inquisition et de leur accorder la li-
berté de conscience. Mais, comme ils se retiraient, le
comte de Barlemont , son confident intime et son
amant, s'écria avec l'insolence d'un favori : « Ras-
surez-vous, iluchesse, vous n'avez aiïaire qu'à un tas
de gueux qu'il sera facile de mettre à la raison. » Le
lendemain, Bréderode s'empara du mot, et proposa
aux conjurés de nommer leur association la Confé-
dération des gueux ; ce qui fut unanimement approuvé.
En conséquence, les rebelles atlaclièrent à leur cein-
ture une écuelle de bois, et à leur cou une médaille
représentant d'un côté l'image du roi Philippe et de
l'autre une besace, avec cette légende : « Fidèle au
roi jusqs'à la l)esace. » De leur côté, les catholiques
adoptèrent une médaille représentant la sainte Vierge
avec son (ils dans les bras.
Pie V, informé par Marguerite de Panne de cette
particularité, s'empressa de faire fabriquer à Rome
une cargaison de médailles qu'il envoya aussitôt à la
gouvernante, avec un bref qui accordait à ceux qui
les porteraient des indulgences plénières pour tous
les trimes qu'ils auraient commis ou qu'ils pour-
raient commettre dans l'avenir. Sa Sainteté écrivait
en même temps à la gouvernante pour la louer du
zèle qu'elle montrait, et pour l'exhorter à être sans
pitié dans l'exercice de son pouvoir. Cependant les
conjurés de Flandre, fatigués d'attendre inutilement
l'exécution des promesses de la sœur de Philippe,
résolurent de sommer ce souverain de se prononcer
dans la question, et lui adressèrent une députation
en Espagne. Le pontife, instruit de cette démarche,
s'empressa de mander à Pierre Camajan,évêque d'As-
coli, son nonce à IMadrid, qu'il eût à surveiller les
députés de la Flandre, et à mettre tout en œuvre
pour engager le roi à les faire briller vifs comme
hérétiques. Du reste, l'agent du saint-père n'eut pas
beaucoup de peine à faire adopter au sanguinaire
Philippe une mesure qui était dans ses mœurs et
dans ses habitudes ; et le jour même de l'arrivée de
la députation des gueux , les infortunés Flamands
qui la composaient furent arrêtés, déférés aux tribu-
naux du saint-office, et mis à mort.
Dès que la nouvelle de cette action atroce parvint
dans les Pays-Bas, il n'y eut qu'un cri d'indignation
contre l'infâme monarque; cinquante mille insurgés
se levèrent comme un seid homme, parcoururent les
Jjourgs, les villages et les villes, mettant tout à feu
et à sang, brisant les statues des saints, pillant les
églises et les monastères, égorgeant les prêtres et
les moines. <> Dans la ville d'Anvers, disent les his-
toriens catholiques, eurent lieu des scènes déplora-
bles; la cathédrale fut pillée pendant trois jours, et
les gueux, non contents d'avoir détruit les images,
se servirent par dérision de l'huile sainte pour lisser
leurs cheveux et leurs barbes; aussi ne saurions-nous
trop applaudir aux prédications du franciscain Cor-
neille .Vdriaensen, et répéter avec lui : « Oui, il faut
pendre, brûler, rôtir, faire bouillir, écorcher, étran-
gler, enterrer vifs ces infâmes hérétiques; il faut
ouvrir le ventre à leurs femmes et écraser leurs pe-
tits enfants contre les murailles, afin d'anéantir à
jamais leur race exécrable. » Nous ajouterons ce ([ue
les écrivains catholiques ont passé sous silence, que
pour mieux échauffer la pieuse ardeur des dévotes
et des fanatiques qui suivaient les sermons d'Adria-
ensen, ce prédicateur réunissait les plus jeunes et
les plus beaux des adolescents des deux sexes, leur
faisait enlever tous vêtements, et les flagellait dou-
cement et lentement avec des verges d'osier.
Bientôt et en dépit des efforts de la gouvernante,
la révolte des gueux devint si menaçante, que Mar-
guerite se trouva forcée d'accorder la liberté de
conscience et de supprimer les tribunauxde l'Inquisi-
tion. Dès lors, les réformés prêchèrent librement leuis
doctrines dans toute la Flandre, et l'on vit des ban-
des de huit ou dix mille rcligionnaires sortir des
murs de Tournay, de Lille, de Valenciennes et d'An-
vers, pour venir écouter les prêches des ministres
Hessels et Baïus dans les campagnes.
Pie V, furieux de celte concession, écrivit à Mar-
guerite d'Autriche d'avoir à révoquer l'édit qu'elle
avait rendu en faveur des gueux, sous peine des cen-
sures les plus terribles; et il lui ordonna de faire
marcher immédiatement contre les rebelles ses trou-
pes les plus aguerries. Récrivit également à Philippe II
qu'il ne se relâchât en rien de sa rigueur contre
les hérétiques de Flandre, et qu'il refusât sa sanction
aux mesures que sa sœur avait prises. « Il faut noyer
tous ces forcenés dans une mer de sang, ajoutait-il
dans sa lettre au prince; il faut que la flamme et le
fer transforment en déserts ces plaines fertiles et ces
villes orgueilleuses, afin que les iidèles applaudissent
à notre zèle orthodoxe, et se réjouissent du triomphe
de la foi ! » Suivant son habitude, le roi u'Espagne
obéit au pape, et envoya le duc d'Albe en Flandre,
à la têle d'une armée formidable, pour prendre le
gouvernement de cette province, et muni d'ordres tel-
lement sévères, que le nonce apostolique écrivait à
Pie V, que ce souverain avait tant d'amour pour la
religion, qu'il était plutôt nécessaire de l'arrêter que
de le pousser.
Dès que le duc fut entré à Bruxelles, la gouver-
nante remit tous ses pouvoirs entre ses mains et
quitta les Pays-Bas. Celui-ci, se trouvant revêtu
d'une autorité illimitée, voulut l'e.xercer avec la ri-
gueur qui lui avait été commandée; il créa immédia-
tement une chambre de justice, qu'il nomma le con-
seil des troubles, et que les peuples appelèrent le
conseil de sang; puis il fit arrêter indistinctement
des milliers de citoyens et en remplit les prisons;
ensuite il proscrivit tous les nobles, confisqua leurs
l'IK V
501
Le féroce duc d'AJbe dans les Flandres
biens, les vendit au profit du prince, et en employa
le prix ù faire élever des bastilles, des forts et di's
citadelles autour des villes; enlin, fjuand le duc
d'Albe se crut à l'abri de nouvelles tentatives de sou-
lèvement, il procéda aux exécutions des prisonniers.
Jean Vargas, un des favoris du nouveau gouver-
neur, fut nommé iirésident de ce tribunal de sang,
(|ui condamnait au supplice tous les prévenus sans
exception et sans égards ni pour le sexe ni pour la
religion, attendu, écrivait Philippe, que tous les Bel-
ges méritaient la mort : les hérétiques pour avoir
pillé les églises, et les catholiques pour ne ])as les en
avoir empêchés. Peiidaiit des mois entiers les giliets,
les roues et les bûchers couvrirent les places publi-
ques de toutes les principales villes, et chaque jour
ramena pour les Belges de nouvelles exécutions ou
de nouveaux supplices.
On compte qu'en un seul jour, entre le lever et le
coucher du soleil, le duc d'Albe lit brûler, écarteli-i-
et rouer plus de six cents personnes. Partout l'effroi
était à son comble; le prince d'Orange, un grand
nombre de seigneurs et plus de trente mille calvinis-
tes s'enfuirent heureusement en .Vngleteire, en Frann-
ou en Allemagne, et échappèrent à la mort; mais
ceux qui n'eurent pas le temps ou la volonté d'émi-
grer, entre autres les comtes de Horn et d'Egmonl
et vingt-trois des plus illustres seigneurs de la no-
blesse de Flandre, furent arrêtés, jugés par des tri-
bunaux d'assassins, et impitoyableineni exécutés.
Enfin , comme le représentant de Philippe conli-
S02
UISTOIRK DES PAl'KS
nuail ses luerios et ses massacres , les calvinistes
l'Uiijirés résolurent de délivrer leur patrie du monstre
.|ui l'opprimait; secondés par la reine Elisabeth d'An-
gleterre, qui haïssait Pie \', aidés par les liui^uenots
de France, ils se réunirent en armes sons le comman-
dement du prince d'Orange et du comte Louis de
Nassau, son frère, et marchèrent sur Bruxelles. Mal-
heureusement le duc d'Albe, qui avait des troupes
bien ai^uerries et plus nombreuses, battit ces chefs
intrépides et les força de se replier sur la France.
Cette victoire fut attribuée par les catholiques aux
prières du pape; dans toutes les églises de l'Italie on
chanta des Te Deum pour rendre grâces à Dieu de la
défaite des hérétiques; à Rome, on alluma des feux
de joie; Sa Sainteté fit même tirer le canon pour
célébrer le triomphe des catholiques, et dans l'effusion
de sa joie, elle envoya au bourreau de la Flandre une
épée et une toque d'honneur avec cette adresse : « Au
glorieux vainqueur de l'hérésie ! » Le féroce duc d'Albe
fut tellement flatté de ce titre, qu'il le fil immédiate-
ment graver sur le socle d'une statue qu'on lui éri-
geait à Anvers.
La Flandre soumise et les hérétiques terrassés, le
pape tourna ses regards vers l'Ecosse, oiî la religion
nouvelle venait d'être proclamée culte de l'État par le
Parlement; il pensa qu'il lui serait facile défaire ren-
trer les peuples de cette contrée sous le joug pontifi-
cal, en flattant les passions désordonnées de leur
reine, la belle Marie Stuart, veuve de François II, et
mariée de nouveau à un gentilhomme écossais nommé
Darnley;-en conséquence il lui fit proposer autant
d'or qu'elle en voudrait, à la condition qu'elle casse-
rait l'arrêt de son parlement et qu'elle ferait périr
son frère naturel le comte Murray, un seigneur
nommé Morton, et son propre mari, qui tous les
trois avaient eu l'imprudence de se déclarer ouverte-
ment contre la cour de Rome. La reine accepta d'au--
tant jilus volontiers ce marché, que son nouvel époux
se tiouvait étrangement défiguré par la petite vérole ;
et comme sa beauté lui avait seule valu le trône, il
était naturel que sa laideur le lui fît perdre. Marie
.Stuart organisa donc un complot infernal avec Both-
well, son nouveau favori, celui qui avait succédé à
l'Italien Rizzio, assassiné sous ses yeux par Darnley ;
elle-même conduisit son mari convalescent dans une
maison qui appartenait au prévôt de la collégiale de
.Sainte-Marie, sous prétexte de le faire changer d'air,
et le même soir, elle le quitta pour assister aux noces
d'une de ses filles d'honneur, ne laissant auprès de
lui qu'un valet de chambre. Que se passa-t-il pendant
cette nuit? ÎS'ul ne le sait; seulement, vers deux heu-
res du matin, une explosion se fit entendre, la maison
du prévôt s'écroula par l'effet d'une mine, et quand
on retrouva les corps du roi et de son domestique,
ils portaient l'un et l'autre des marques de strangu-
lation. Quelques mois après, la cour de Rome en-
voyait trois cent mille écus d'or pour payer les fêtes
du troisième mariage de la reine d'Ecosse avec son
favori Bothwell; et un nonce se dirigeait vers l'Ecosse
avec une légion de jésuites et de dominicains pour
organiser des tribunaux inquisiteurs. IMais les Écos-
sais ne permirent pas aux deux assassins de remplir
les conditions de leur infâme marché ; partout on prit
les armes; une insurrection formidable éclata sur
tous les points à la fois, et une armée vint assiéger
Mario et son complice dans le château de Borthwick.
.Vu moment où ils allaient être forcés dans cette
retraite, du secours leur vint du dehors et facilita
leur fuite. Marie Stuart courut se renfermer dans la
l'orleresse de Dunbar; le lâche Bothwell abandonna
la reine, gagna les Orcades et passa en Norvège, où
il mourut misérablement.
Lorsque le nonce eut connaissance de ces événe-
ments, il était déjà à Anvers et se préparait à s'em-
barquer pour l'Ecosse; la crainte du danger le lit
]iromplemenl renoncer à sa mission; il se hâta de
rebrousser chemin avec sa horde d'inquisiteurs et
revint en Italie. Pie V, furieux d'avoir dépensé tant
d'argent pour n'aboutir qu'au meurtre d'un roi, quand
il espérait l'extermination d'un peuple, ne voulut
plus entendre parler de Marie Stuart, et l'abandonna
à son sort malheureux.
Du reste, Sa Sainteté avait trouvé en France une
compensation à cet échec; le général des jésuites
Laynez était mort depuis deux années, et son succes-
seur Borgia, duc de Candie, un des descendants de
l'infâme pape Alexandre YI , rétablissait merveilleu-
sement ses affaires dans ce pays.
Pour se faire une idée de la sottise, du fanatisme
et de l'ignorance de ce nouveau chef des jésuites, il
suffit de lire l'étrange discours qu'il prononça le jour
de son élection ; entre autres choses il dit : " La
grâce que je vous supplie de m'accorder, très-révé-
rends Pères, qui venez de me nommer votre chef,
c'est d'en user avec moi comme en usent les mule-
tiers avec leurs bêtes de somme ; ils ne se conten-
tent pas de leur mettre sur le dos les fardeaux
qu'elles doivent porter, ils les conduisent encore. Si
elles viennent à broncher, ils les soulagent; si elles
ne marchent pas assez vite, ils les fouettent ; si elles
s'abattent, ils les relèvent. Je veux être véritable-
ment votre bête de somme; usez-en donc avec moi
comme on en use avec ces animaux, afin que je
puisse dire : « Je me regarde dans votre compagnie
« comme un âne. » Relevez donc votre bête par vos
prières ; si elle marche trop lentement , excitez-la
par vos charitables avis ; enfin si vous me voyez ac-
cablé sous le fardeau de ma charge, diminuez le
poids de mes paniers. » Pie V comprit quel parti il
pouvait tirer d'un semblaljle général ; aussi ne se fit-
il pas faute de l'aiguillonner sans cesse pour donner
une impulsion plus active à la société desjésuites; et
bientôt, grâce à ses efforts, les disciples de Loyola
se répandirent dans toutes les provinces de la
France, organisèrent des confréries , des congréga-
tions de dévots dans lesquelles entraient des princes,
des seigneurs, des barons et des bourgeois ; tous
s'engageaient, au nom de la sainte Trinité, à vivre et
à mourir pour la défense de la foi catholique ; tous
juraient sur l'hostie consacrée de sacrifier leurs biens
et leurs vies pour protéger, pour étendre et pour
venger la religion romaine; enfin tous prêtaient ser-
ment entre les mains du chef de ces associations
partielles d'obéir aveuglément aux ordres qu'on leur
transmettrait au nom du pape. Quiconque refusait
de faire partie d'une de ces confréries était déclaré
ennemi de Dieu, et comme tel les jésuites le dési-
gnaient aux poignards des fanatiques.
PIE V
505
Dès que ces sociétés religieuses eurent pris un
certain développement, le saint-]ière résolut de s'en
servir pour en former une vaste ligue qui embrassât
toute la France; puis il fit signifier à Charles IX,
par le cardinal de Lorraine, que Sa Sainteté ne vou-
lait pas souffrir plus longtemps que les calvinistes
outrageassent Dieu en le priant dans leurs maisons;
qu'en consé([uence elle lui rajipelait les engagements
solennels qu'il avait pris avec le glorieux duc d'Albe
lors de l'entrevue de Ikyonne, et la promesse qu'a-
vait faite sa mère en son nom d'exterminer tous les
protestants du royaume. Le roi répondit qu'il entrait
parfaitement dans les vues de la cour de Rome, qu'il
avait autant et plus de hâte que Sa Sainteté d'en finir
avec la réforme, qu'il avait ses troupes organisées, ses
armées prêtes à tout événement, et qu'il n'attendait
qu'une circonstance favorable pour frapper le grand
coup. Mais les choses se passèrent autrement qu'on ne
l'avait espéré: au lieu d'attendre que les catholiques
les attaquassent, les huguenots, dont la défiance avait
été vivement excitée par les armements de la cour,
prirent les devants, se réunirent sous les ordres du
prince de Condé et commencèrent les hostilités. En
quinze jours ils emportèrent cinquante places, pous-
sèrent jusqu'à Monceaux, oi'i se tenait la cour, et
firent mine de vouloir enlever le jeune monarque.
Une terreur panique s'empara aussitôt des courtisans,
tous s'enfuirent avec le lâche Charles IX et se jetè-
rent dans ÎMeaux, d'où ils gagnèrent ensuite Paris,
sous la protection de six mille soldats suisses et des
chevau-légers de la garde. Dès que le gros de l'ar-
mée fut arrivé, le prince de Condé entreprit de blo-
quer Paris et de l'affamer; à cet effet, il brûla les mou-
lins, se rendit maître du cours de la Seine, et mit
des garnisons dans les châteaux voisins pour inter-
cepter les convois de vivres qui arrivaient par terre.
Cette mesure produisit les résultais que li'S réformés
en attendaient ; le peuple, réduit aux abois, fit enten-
dre des murmures et menaça d'ouvrir les portes de la
ville au prince. Dans cette extrémité, le roi se déter-
mina à faire lui-même une sortie pour repousser les
huguenots et dégager sa capitale ; il eut soin toute-
fois de se tenir prudemment à l'arrière-garde pour
ne pas exposer sa personne, et il donna le comman-
dement des troupes au connétable Anne de Montmo-
rency. L'action s'engagea entre les deux armées avec
une égale fureur. Uninstant la victoire resta indécise;
mais le connétable ayant été blessé à mort, la journée
fut décidée en faveur des calvinistes. Charles IX se
sauva à toute bride sur Paris, et les soldats catho-
liques, à l'exemple du chef, lâchèrent pied et aban-
donnèrent le champ de bataille.
Sans perdre de temps, le prince de Condé rappro-
cha son camp, et vint serrer la place de si près, qu'il
n'était plus possible d'y faire pénétrer aucun secours.
Alors Catherine de Médicis demanda à entrer en
pourparlers avec les assiégeants ; elle leur oll'rit de
permettre le libre exercice du culte réformé dans tout
le royaume ; elle s'engagea à payer la solde arriérée
des troupes allemandes ; enfin elle employa si à pro-
pos les menaces et les promesses, qu'elle décida les
chefs huguenots à signer une paix qui fut appelée
paix boiteuse ou mal assise, par allusion au maré-
chal de Biron f|ui était boiteux, et au seigneur de
Malassis, tous deux plénipotentiaires de la cour. Ce
traité, imposé par les circonstances, ne contenta ni
la cour, ni Catherine de Médicis, ni Pie V, ijui voyait
s'anéantir ses jjrojets d'extermination ; aussi les ca-
tholiques ne se firent-ils aucun scrupule de n'en point
observerles clauses ; et les jésuites conlinuèrent comme
par le passé à faire retentir les chaires des écoles, les
juliés des églises, de déclamations i'uriljondes contre
les hérétiques. Catherine de Médicis et Cliarles L\
suscitèrent des émeutes contre les réformés et encou-
ragèrent les assassinats, si bien qu'en moins de trois
mois on compta jusqu'à dix raille religionnaires victi-
mes de ces odieuses manœuvres.
Poussés au désespoir, ceux-ci reprirent les armes.
éi|uipèrent une Hotte, et envoyèrent demander des
secours à la reine d'Angleterre et aux princes d'Alle-
magne. De son côté, le pape n'épargna rien pour ren-
dre la guerre plus sanglante entre les réformés et les
catholiques ; il envoya à Catherine de Médicis des
sommes considérables afin de l'aider à leverdes trou-
pes, et il lui lit conduire un corps de cavalerie ita-
lienne pour renforcer son armée. Queli[ues généreux
citoyens, entre autres le chancelier de l'Hospital, vou-
lurent représenter au roi qu'il obéissait sans le savoir
aux suggestions de la cour de Rome, qu'il était im-
politique à un souverain d'exterminer ses sujets jour
les intérêts du pape, et que le salut de son royaume
exigeait qu'il se montrât tolérant; mais ce monarque
imberbe, ce dévot fanatique, ne voulut écouter aucun
conseil; il chassa ces hommes vertueux de sa pré-
sence, les déféra à ses tribunaux, retira les sceaux au
chancelier et l'exila de la cour.
Délivrés de la surveillance incommode qu'exerçait
sur eux le chancelier de l'Hospital, les jésuites don-
nèrent une nouvelle impulsion aux associations reli-
gieuses qu'ils avaient organisées sur tous les points
du royaume. Catherine de Médicis s'entendit avec eux
pour donner plus d'unité à ses projets, et envoya,
par leur entremise, aux chefs de confréries une for-
mule de serment, par lequel chacun d'eux s'obligeait
à n'obéir qu'aux ordres du roi et à se départir de
toute entreprise qui n'aurait pas son aveu ibrmel;
ensuite elle fit rendre un édit qui défendait aux reli-
gionnaires de s'assembler pour l'exercice de leurculte,
sous peine de mort.
Charles IX, toujours à l'instigation de sa mère,
publia un second édit qui enjoignait aux réformés de
se démettre de leurs emplois; et le parlement de Paris,
en vérifiant ce décret, eut la lâcheté d'ajouter que per-
sonne désormais ne serait admis à la magistrature,
qu'il n'eût préalablement fait serment de vivre et de
mourir dans la foi catholique, apostolique et romaine.
Ces obligations furent de même iuiposées à l'Univer-
sité; et, par ordre exprès de Sa Majesté, les docteurs
des quatre facultés furent tenus de jurer obéissance
absolue aux volontés du pape, la main droite sur l'E-
vangile et la main gauche sur un Christ.
Quand l'armée royale fut en état de tenir la cam-
pagne, le maréchal Saulx de Tavannes en prit le com-
mandement, quoique le titre de généralissime eût été
donné au duc "d'Anjou, frère du roi, jeune débauché
de seize ans. D'abord l'armée catholique essaya d'en-
lever le prince de Condé et l'amiral Coligny; mais
ces deux chefs, avertis à temps, éciiappèrent aux trou-
504
lIliSTOIRE DES PAPES
Lçà prolestants persécutés se lèvent en armes contre les catholiques oppresseurs
pes qui avaient été envoyées contre eux, et purent se
réfugier à la Rochelle, le boulevard des calvinistes,
où ils trouvèrent des secours qui leur étaient envoyés
d'Allemagne et d'Angleterre. Alors les huguenots
reprirent l'offensive, et quoique inférieurs en nombre
aux catholiques ils vinrent deux fois présenter la ba-
taille. Malheureusement le nombre l'emporta sur le
courage; et dans ces deux combats les réformés es-
suyèrent des pertes terribles. AJarnac, Louis de Bour-
bon, prince de Condé, fut tué avec huit mille religion-
naires; àMontcontour, plusde vingt raille protestants
restèrent sur la place. Dans cette dernière journée, les
catholiques montrèrent une excessive cruauté, disent
les chroniques; ils massacrèrent des corps entiers qui
avaient déposé les armes; et s'ils firent quelques pri-
sonniers, ce fut parce qu'ils étaient las d'égorger.
Néanmoins, Pie Y blâma fort le maréchal Tavannes
de ce qu'il avait laissé la vie sauve à quelques héréti-
ques; et pour réparer cette faute, il écrivit immédia-
tement au roi de France : « Au nom du Christ, nous
vous ordonnons de faire pendre ou décapiter les pri-
sonniers que vous avez faits, sans égard pour le
savoir, pour le rang, pour le sexe ou pour l'âge, sans
respect humain, ni sans pitié. Puisque aussi bien il
ne saurait jamais exister de paix entre les fds de Satan
et les enfants de la lumière, il faut que la race des
impies ne puisse se multiplier dans l'avenir. Exter-
minez donc jusqu'au dernier ces scélérats hérétiques;
l'holocauste le plus agréable à Dieu, c'est le sang des
ennemis de la religion catholique; faites-le couler à
PIE V
50!;
flots sur SCS autels ;
si vous u'oljc'isscz pas,
tremblez pour vous ;
rappelez-vous le sort de
Saiil et la vengeance
qu'il a tirée de ce]3rin-
ce, parce qu'il n'avait
point rais à mort le
roi des Amalécites. »
En conséquence de
ces recommandations,
Sa Majesté envoya au
généralissime de son
armée l'ordre de tuer
tous ses prisonniers;
ce qui fut exécuté. Le
duc de Montpensier,
un des chefs catholi-
ques, ne se sentant pas
le courage de mettre
à mort les infortunés
confiés à sa garde, les
livra à son aumônier,
le jésuite Babelot, pour
en faire ce qu'il lui con-
viendrait. Ce miséra-
ble eut la cruauté d'é-
craser sous ses pieds
des enfants à la ma-
melle, de faire violer
les femmes, et de les
égorger lui-même pen-
dant que les soldats
assouvissaient sur ces
infortunées leur exé-
crable luxure ; quant
aux hommes, il les fit simplement
écorchcr vifs et brûler.
Après la bataille de Montcontour,
Pie V jugea que le parti des protes-
tants était ruiné en France, et que le
roi pourrait achever seul la besogne;
il rappela donc le comte de Santji-
Fiore et sa cavalerie, qui ne laissait
pas que de grever considérablement
son trésor. L'entrée de ces troupes
à Rome fut célébrée par des fêtes
comme aux jours de triomphe des
généraux de la République; Sa Sain-
teté alla à leur rencontre à deux
Les protcslaiils ûcorclics et brûlés vif;
milles de la ville avec
tout son clergé ; en-
suite elle fit suspendre
ans l'église de Saint-
Ji'an de Latran les dra-
peaux enlevés aux cal-
vinistes, et termina la
cérémonie en annon-
çant comme certaine la
fin de l'hérésie et h-
triomphe définitif du
catholicisme.
Malgré les prédic-
tions du pape , les ré-
formés, qu'on avait re-
gardés comme aljattus,
relevèrent la tête et rétablirent si heureuse-
ment leurs affaires que la cour trembla de nou-
veau pour l'issue de la guerre. Alors Cathe-
rine de Médicis, qui redoutait d'être assiégée
dan-; Paris, eut recours aux négociations, et
offrit la paix aux réformés avec des conditions
tellement avantageuses, qu'ils n'eussent pu en
piser d'autres lors même que leur parti eût
triomphé de l'armée catholique. Outre l'am-
nistie générale, ils obtinrent le libre exercice
de leur culte, la restitution des biens confis-
qués, le privilège de présenter six juges dans
les parlements , et le choix de quatre villes
fortes, avec pouvoir d'y mettre des garnisons.
Il est juste de dire que la crainte qu'inspi-
raient les huguenots
n'était pasle seul motif
delà paix. L'empereur
Maximilien II en avait
lait une des conditions
qu'il imposait à la
cour de France, en
l'change de son con-
sentement au mariage
de sa fille Elisai)eth
d'Autriche avec Char-
les IX. Cette fois en-
core la cessation des
hostilités excita un vif
152
506
HisTuiUK jm:s papes
mécontentement à Rome; et le sainl-père osa même
exprimer ses sentiments à l'ambassadeur français, et
menacer la i-eine mère et le roi son fils de les excom-
munier, s'ils ne tenaient le serment qu'ils avaient fait
d'organiser ivne vaste conspiration pour exterminer
tous les hérétiques de leur royaume. Catlierine de
Médicis et le lâche Charles IX s'emprossèreni d'écrire
;i Sa Sainteté qu'ils n'avaient point renoncé à leurs
projets ; qu'ils prenaient seulement leurs mesures atin
qu'aucun de leurs ennemis ne pût leur échapper.
Pie V parut «Uisfait des assurances qui lui étaient
données, néanmoins il blâma les ménagements dont
on usait envers Henri de Navarre, l'amiral Goligny
et le jeune Coudé, et il désapprouva les concessions
qui avaient été faites aux héiétiques. Puis, alin de
punir Maximilien, qu'il regardait comme le principal
auteur de cette paix, il s'immisça dans une question
de préséance qui s'était élevée entre les ducs de Fer-
rare et de Florence, et qui avait été soumise depuis
plusieurs années à l'arbitrage de l'empereur ; et,
usurpant un droit qui ne lui appartenait pas, il dé-
cida l'affaire en rendant une bulle ainsi conçue :
■' Nous, Pie V, successeur de l'apôtre Pierre, vicaire
du Christ, assis sur le trône élevé de l'Kglise militante,
et constitué par le Seigneur au-dessus des nations et
des rois, ordonnons que notre cher fils Côme de Médicis
portera une couronne royale et s'intitulera grand-duc
de Toscane, en vertu de l'autorité suprême dont nous
sommes investi et qui nous donne le droit de distribuer
des titres aux princes, de la même manière que notre
premier père Adam avait reçu de Dieu le pouvoir de
donner des noms aux animaux. » Maximilien, qui ne
partageait pas les croyances du pape sur cette ma-
tière, protesta contre cette bulle et appela ses deux
vassaux à son tribunal. Côme de Médicis, que le dé-
cret favorisait, déclara la chose jugée et refusa de
comparaître devant son souverain ; il en résulta une
guerre entre les deux princes. Ce succès enhardit le
saint-père et le détermina à frapper un grand coup, non
plus en Allemagne, mais en Angleterre ; il ne s'agis-
sait de rien moins que de faire assassiner la reine Elisa-
beth et de mettre la triple couronne d'Angleterre, d É-
cosse et d'Irlande sur le front de Marie Stuart, alors
prisonnière dans le château de Fotheringay, et qui
s'était engagée par serment à rétabhr la religion catho-
lique dans la Grande-Bretagne. Les jésuites entrèrent
naturellement dans les vues du saint-père et organi-
sèrent une vaste conjuration. Par malheur pour eux, la
feille de l'exécution, un traître les vendil, et tous payè-
ventde leur tête leur participation au complot. Pie V,
I urieux de voir ses trames découvertes, fulmina im-
médiatement une bulle contre Elisabeth ; il la déclara
excommuniée, dtlia ses sujets du serment de fidélité,
et donna ses Etats au premier occupant.
Cette excommunication audacieuse fut affichée par
.lean Felton aux portes du palais épiscopal de Lon-
dres, et cet intrépide disciple de Loyola obtint pour
récompense la couronne du martyre. Puis un ordre
d'Elisabeth déclara tous les jésuites bannis du royaume
avec peine de mort s'ils osaient y reparaître. Malgré
cet édit, les courageux séides du pape restèrent dans
la Grande-Bretagne, cachés sous différents déguise-
menUs, et prêts à exécuter les ordres de leur gé-
■'■ral. .\upsi, devant un pareil dévouement, Pie V
s'écria-l-il : <> Oui, avec de tels hommes je triom-
pherai des rois et j'exterminerai les peuples, si Dieu
veut seulement m'accorder quelijues années de vie !
En effet, la puissance de cette société s'était accrue
démesurément , et partout elle menaçait de se
substituer à l'autorité séculière. Dans les Pays-Bas,
grâce à la protection du féroce duc d'Albe, les jé-
suites avaient fondé une colonie à Anvers, et travail-
laient ostensiblement à la ruine de la Flandre et do
la Hollande; en Portugal, ils avaient enlevé la ré-
gence à. la reine Catherine pour la remettre au car-
dinal Henri, qui était affilié à leur société, et ils
avaient même forcé le roi Sébastien à prendre un
membre de leur ordre pour préce]Ueur, un autre
pour confesseur, et le grand inquisiteur pour mi-
nistre. Or, comme le jeune prince, parvenu à l'âge
d'homme, voulut faire une tentative pour sortir de
leur odieuse tutelle, on le menaça de le brûler vif
comme hérétique, et les jésuites furent plus puis-
sants encore que par le passé. En Allemagne, ils
étaient parvenus à établir des collèges, malgré la
vive opposition des peuples, et quoiqu'ils eussent été
convaincus d'exercer la sodomie sur les enfants con-
fiés à leurs soins. En Espagne, ils étaient devenus
si puissants, que Philippe II, redoutant de leur dé-
plaire, les autorisait, pour frapper les esprits, à se
livrer à des pratiques bizarres et souvent obscènes.
Si tout autre qu'un jésuite nous avait laissé la re-
lation des moyens dont ils se servaient pour jeter
l'épouvante dans le cœur des fidèles, nous le taxe-
rions de calomnie; mais c'est un disciple d'Ignace
de Loyola, le P. Orlandino, qui parle : " A certaines
fêtes de l'annéa, nous parcourons de nuit toutes les
rues de la ville en criant d'une voix lugubre et prophé-
tique : « L'enfer, l'enfer, l'enfer, pour les hommes
i< et pour les femmes qui commettent les péchés de
" luxure dans ce moment!» Dans d'autres solenni-
tés, nos supérieurs nous ordonnent, par esprit d'hu-
milité, de nous dépouiller de nos vêtements et d'aller
de porte en porte demander le pain de l'aumône ;
quelquefois encore nous nous réunissons par trou-
pes et nous faisons nos dévotions d'église en église,
complètement nus, sans nous inquiéter de la présence
des femmes, en nous flagellant les uns les autres, pen-
dant que les jeunes novices entonnent des cantiques. »
En Sicile, ajoute un autre historien, les jésuites
donnaient chaque année le spectacle d'une procession
allégorique, dont le sujet était le pouvoir de la mort sur
toutes les créatures. Ce jour-là, tous les affiliés à la
compagnie formaient un immense cortège : en tête on
portait un grand Christ étendu sur un cercueil; autour
de l'effigie du Sauveur marchaient sur quatre rangs
des anges, des vierges et des saints figurés par des
adolescents ou par des jeunes filles n'ayant pour vête-
ments que des ailes ou des guirlandes de fleurs; der-
rière eux venaient des cavaliers maigres, hâves, dé-
charnés, entièrement nus et montés sur des mules et
des chevaux sans bride ni selle ; enfin apparaissait la
Mort, représentée par un squelette de plus de cent
pieds, tenant une faux dans sa main droite, por-
tant sur ses épaules un arc et des flèches, et ayant à
ses pieds des pelles, des boyaux et tous les instru-
ments du fossoyeur. Ce gigantesque squelette était
jilacé sur un char tendu de draperies noires et traîné
PIE V
507
par douze taureaux que conduisait le doyen des jé-
suites, qui figurail le Temiis. D';iutres Pt-res déguisés
cil démons entouraient le char, poussant des hurle-
ments terribles et agitant des torches de résine.
Derrière le char de la Mort se pressaient une foule
de spectres représentant tous les états de la vie, et
des moines qui psalmodiaient des hymnes de mort ! »
A ^'enise, les jésuites étaient en grand honneur;
et si ce n'eùl été l'ardeur qu'ils apportaient à confes-
ser les femmes et les filles dans leurs appartements
secrets, il est probable qu'ils s'y fussent maintenus ;
mais leur grand zèle à administrer les sacrements
de pénitence aux jeunes dames les fit prendre en
haine par les sénateurs; et le doge ayant su que sa
femme elle-même avait appelé jusqu'à trois fois son
confesseur dans la même journée pour en obtenir
l'absolution, il fut décidé par le conseil suprême des
Dix que les disciples de Loyola seraient expidsés de
la Sérénissime République. Ils en furent quittes jiour
se retirer à JNIilan auprès de Charles Borromée, ar-
chevè({ue de cette ville, qui s'était déclaré leur pro-
tecteur et qui leur donna la direction d'un collège à
Braida et la gestion d'un séminaire, en attendant
qu'ils pussent rentrer à Venise.
Dans les États du duc de Savoie, ils avaient en-
vahi tous les emplois et pouvaient impunément vio-
ler les femmes ou faire servir les jeunes garçons à
leurs infâmes plaisirs; en outre, un des leurs, le
P. Possevin, s'était mis à la tête de bandes sou-
doyées avec l'argent du pape et faisait sévère justice
des hérétiques du duché. En Pologne, en Suède, en
Norvège, ils triomphaient ; enfin partout ils avaient
su établir leur exécrable domination en devenant les
confesseurs des princes et des seigneurs, et en ven-
dant leurs secrets à la cour de Rome.
Pie V, se voyant si bien servi par ses cohortes de
jésuites, arrêta l'infernal projet de renouveler les
massacres des vêpres siciliennes dans toute l'Europe
et d'anéantir d'un seul coup tous les ennemis du
saint-siége. En conséquence, il écrivit à son neveu
Cliarles Borromée qu'il s'occupât d'organiser des
bandes d'égorgeurs dans le Piémont et dans la
Suisse; il envoya le cardinal Gommandon en Po-
logne pour faire des ouvertures à Sigismond-Auguste
dans le luêine but; il expédia le cardinal Alexandrin
à la cour de France, ])Our arrêter avec Charles IX
les moyens d'exterminer les calvinistes de son
royaume ; un autre légat se rendit en Portugal, et
un autre encore à Madrid, pour faire entrer les deux
souverains dans cette ligue sacrilège \enise même
ne put se soustraire à la fatale iiitluence de la cour
de Rome, elle rappela les jésuites; et ceux-ci, par
reconnaissance, organisèrent un complot et se pré-
parèrent à faire couler des flots de sang. L'Alle-
magne seule résista à l'entraînement général ; Maxi-
milien refusa de s'associer à cette œuvre d'iniquité,
non par un sentiment d'humanité, mais par pru-
dence, et parce qu'il conservait contre le pape un vif
ressentiment de ce qu'il s'était permis de prononcer
un jugement dans la question de préséance entre les
ducs de Ferrare et de Toscane. Pie \ éprouva une
telle colère de ûe pouvoir surmonter ce dernier ob-
stacle, qui seul l'empêchait de mettre à exécution
son monstrueux projet, qu'il fut atteint d'une lièvre
nerveuse, dont il mourut le 1" mai 1572, à l'âge de
soixante-huit ans.
Sa mort fut un sujet de joie pour l'Italie, et pour
Rome surtout. En un seul jour la ville sainte, qui
était presque déserte, vit rentrer des milliers d'émi-
grés; tous les citoyens s'embrassaient et se félici-
taient d'avoir échappé au terrible fléau qui avait dé-
cimé la population.
Cependant Pie V le sanguinaire, ce monstre qui,
au rapport de l'historien de Thou, l'avait emporté en
raffinements de supplices sur la fabuleuse férocité de
Procuste et de Géryon, ce pape qui avait eu l'exé-
crable gloire de surpasser, dans un règne si court,
les atrocités des Néron, des Calignla, des Doraitien
et des Galba ; ce bourreau de l'humanité, cet égor-
geur de femmes, d'enfants et de vieillards, cet or-
ganisateur du plus épouvantable forfait qui ait ef-
frayé le monde, de cette Saint-Barthélémy qui,
quatre mois plus tard, devait couvrir la France de
cent mille cadavres, a trouvé des prêtres qui en ont
fait un saint, et c{ui après l'avoir canonisé l'ont
donné en exemple aux rois de l'Europe !
508
HISTOIRE DES PAPES
e _^.^ ^::^::-€^
Élection de Grégoire XIII. — Son histoire avant son pontificat. — Massacres de la Saint-Bartliélemy. — Discours du cardinal de
Montaltesur la Saint-Barihélemy. — Fêtes et réjouissances à Rome à l'occasion du massacre des hérétiques. — Grégoire XIII
reçoit en audience publique la tête de l'amiral Coligny. — Le saint-pt're continue l'oeuvre de Pie Y. — Organisation de la
ligue. — Grégoire conspire contre Elisabeth d'Angleterre. — Soulèvement de l'Irlande. — Les Jésuites essayent de fomenter
des troubles en .\nglelerre. — Philippe s'empare de la couronne de Portugal. — Nouvel édit d'Elisabeth contre les jésuites. —
Le pape s'occupe des intérêts de son bâtard. — 11 travaille à la réforme du calendrier, et fait adopter par toute l'Europe le
calendrier grégorien. — Sa Sainteté appelle à son tribunal les chevaliers de Malte. — Monitoire du pape contre l'archevêque
de Cologne. — Famine et séditions à Rome. — Querelles entre les cours de France et de Rome. — Le pontife veut excommu-
nier les princes de Navarre et de Condé. — Mort de Grégoire XIII.
Dès que le léroce Pie V eut exhalé le dernier sou-
pir, le camerlingue prit des mesures afin d'empêcher
(pe le peuple ne forçât les portes du palais et n'en-
levât le cadavre pour le traîner dans les rues de
Rome; ce qu'on n'eût pas manqué de faire, tant était
grande la haine qu'inspirait ce monstre. Après les
obsèques, le conclave se forma et les brigues com-
mencèrent : on ne tarda pas à voir que la majorité
était acquise à la faction espagnole ; les candidats
proposés par Charles Borromée et par le cardinal
.\lexandrin furent tous écartés successivement, et les
suffrages se réunirent sur le cardinal Buoncompa-
gno. Monseigneur de Verceii se rendit alors à la
chambre de ce cardinal, le pri ipar la main, le pria
de le suivre à la chapelle du conclave pour y recevoir
l'adoration, et le proclama immédiatement souverain
pontife, sous le nom de (Grégoire XIII.
Le nouveau pape élait né à Bologne vers le com-
mencement du seizième siècle ; son père se nommait
Christophe et sa mère .\gniola Marescalchi. Il suivit
d'abord des cours de droit et obtint le grade de doc-
teur à l'âge de vingt-huit ans; ensuite il se livra à
l'enseignement, et professa à l'université de sa ville
natale jusqu'en 15.39; à cette époque il renonça au
professorat pour embrasser l'état ecclésiastique, qui
était en elfet beaucoup plus lucratif, et qui menait
plus vite aux honneurs et au pouvoir. Il vintàRome,
et obtint de Paul III la charge d'abréviateur, puis
celle de référendaire; ce fut en cette ([ualité qu'il
assista au concile de Trente. Pour le récompenser
des services qu'il avait rendus au saint-siége dans
cette assemblée, le pape le nomma auditeur de la
chambre; plus tard, Jules III l'éleva au grade de
secrétaire delà chambre apostolique et lui donna une
vice-légation dans le territoire de Rome. Sous le
règne de Paul IV il acheta la dignité d'évêque; et
enfin, sous le pontificat de Pie IV, il se trouva assez
riche pour payer un chapeau de cardinal.
Le premier usage qu'il fit de la suprême puissance,
fut d'accorder aux envoyés de France une dispense
qui était sollicitée par Charles IX pour le mariage de
sa sœur Marguerite avec Henri de Navarre. « Cette
union, avait dit le roi au cardinal Alexandrin, neveu
de Pie V, nous assure plus que jamais la réussite de
nos projets d'extermination des hérétiques. »
En etli-t, Catherine de Ivîédicis et son exécrable
fils, loin d'avoir aliandonné leurs criminels desseins,
n'aspiraient qu'au moment cà ils pourraient en finir
GRÉGOIRE XIII
509
Les massuercs de la Saim-BarlhOlemy
avec leurs ennemis par un massacre général. Pour
arriver à ce but, rien ne leur coûtait; tromperies,
lâchetés, Irahisont.tout fut mis en œuvre : afin d'at-
tirer auprès d'eux les chel's du parti huguenot, ils
avaient proposé à Jcùnne d'Albret, reine de Navarre,
de marier le prince le Béarn, son fils, avec Mar-
guerite de Valois; e ils offrirent à l'amiral Cr)ligny
de le mettre à la têti d'une armée d'invasion des-
tinée à conquérir leL Pays-Bas sur Pliilip])e II.
Séduits par toutes ces marques de confiance, les hu-
guenots sortirent du leur réserve habituelle et accou-
rurent à Paris; l'amiral lui-même, flatté dans sa
vanité, vint à la cour sans tenir compte des avis que
lui donnaient ses amis, de se délier des Guises; la
reine de Navarre suivit son exemple, céda aux solli-
citations du roi, et vint également à Paris pour as-
sister aux noces de son fds. L'accueil qu'on lui fit,
les attentions infinies, les complaisances empressées
dont elle fut l'objet de la part de Calhcrine de Mé^
dicis et de Charles IX, achevèrent de dissiper ses
AO
HISTOIUK DES PAPES
appréhensions, et elle s'nlxindonna on toule sécurité
aux oarcsses de ses assassins : vingt jours après, elle
mourait enijioisonnée.
Henri de Navarre , devenu roi par la mort de
Jeanne, attendit à peine que les funérailles do sa
mère eussent été célébrées, et consomma son mariage
avec Marguerite de Valois.
Enfin, tout étant préparé pour Textermination des
huguenots, à un jour dit, des courriors furent expé-
diés dans toutes les directions, et portèrent des ordres
secrets aux gouverneurs des provinces; puis la veille
delà Saint-Rarthéleray, nuit à jamais mémorable, à
un signal parti du Louvre, des troupes d'égorgeurs
se ruèrent sur les maisons habitées par les protes-
tants, et en moins de quarante-huit heures trente
mille Frani,'ais, hommes, femmes, enfants et vieil-
lards, tombèrent sous les coups de ces forcenés.
Dans les provinces, les boucheries se prolongèrent
pendant deux mois, et plus de soixante-dix mille
calvinistes furent assassinés par les catholiques.
Ainsi fut accomplie l'œuvre infernale que le saint
pape Pie V avait préparée avec tant de sollicitude.
Ce massacre général des huguenots suivit de si
près l'élection de Grégoire XIII, qu'on eût dit qu'il
était destiné à servir de fête à son couronnement ;
toujours est-il que le pontife en recueillit la nouvelle
avec une joie inexprimalile; il fit tirer le canon du
chàteKiu Saint-.\nge , commanda des réjouissances
publi'jues pour célébrer le triomphe de la sainte
cause, et ])ublia ensuite un jubilé dans toute l'Eu-
rope, « afin, disait-il, que les peuples catholiques se
réjouissent avec leur chef de ce magnifique holo-
causte offert à la papauté par le roi de France. «
Enfin, lorsque les envoyés de Charles IX arrivè-
rent à Rome, Sa Sainteté voulut qu'ils lui remis-
sent en audience solennelle les lettres de la cour de
France, et l'étrange présent que Catherine de Mé-
dias lui envoyait : « c'était la tête de l'amiral de
Coligny, dit Brantôme, que la mère et le fils, ces
égorgeurs couronnés, ces infâmes i)ourreaux, avaient
séparée de son noble corps, et qu'ils envoyaient au
pape comme la chose qui diàt être la plus agréable,
la plus délectable, à un vicaire du Christ. »
Grégoire reçut en effet cette tête avec les transports
d'une joie féroce, et pour témoigner sa reconnaissance
au roi, il lui envoya une magnifique éjjéc bénite, sur
laquelle on avait représenté un ange exterminateur.
Le cardinal Flavius Orsini fut à cette occasion nommé
légat à latere pour le royaume de France, et reçut la
mission d'empêcher le prince de sortir de la voie
dans laquelle sa mère l'avait fait entrer. Puis de toutes
parts, dans les églises d'Italie, à Rome, à Naples, à
Florence, à Venise même, et toujours à l'instigation
des jésuites, les prédicateurs entonnèrent un concert
d'éloges outrés en l'honneur du roi de France et de
la reine mère, pour exciter le fanatisme des autres
souverains. Il se trouva de lâches ecclésiastiques qui.
dans leurs sermons, .s'extasièrent sur la douceur in-
finie et sur la clémence toute miséricordieuse de
i'égorgeur des huguenots, admirèrent la ruse et l'o-
piniâtre persévérance ((S'il avait montrée pour con-
duire à bonne fin un complot qui était, suivant eux, le
plus glorieux exploit, le plus sublime, le plus extraor-
dinaire qui jamais eût été accompli par les rois. « 0
résolution admirable ! s'écriait un de ces prédicateurs
furibonds dans un de ces élans il'inspiration, 6 âme
vraiment royale! gloire, gloire élernelle à Charles IX,
le plus grand dos rois, qui n'a pas reculé devant le
massacre de ses sujets ! puisse son nom passer à la
postérité avec l'admiration qu'il m'inspire, et son
exemple être suivi par tous les princos de Ta terre 1 »
Grégoire, désirant perpétuer le souvenir de ce san-
glant triiim])ho. lit appeler auprès de lui ses peintres
et leur commaiula jilusiours tableaux représentant dif-
férents épisodes de la Saint-Bartliéleray ; entre autres
choses, il fit exécuter dans la salle dite des rois, au Vati-
can, trois peintures à fresque; la première retraçaitle
moment où l'amiral Coligny avait été asailli au sortir du
Louvre; la seconde représentait une scène de car-
nage à la lueiu- des torches, et la troisième montrait
Charles IX présidant le Parlement et se glorifiant
d'avoir exterminé cent raille Français hérétiques.
Pondant que le saint-père et ses cohortes de jésuites
exaltaient les vertus de Charles IX et de son infâme
luèro, les Espagnols continuaient à ravager la Flandre,
et commettaient de si grandes atrocités, qu'il sem-
blait que le duc d'.\lbo eût juré de surpasser le roi
do France lui-même.
Malines fut abandonnée au pillage pendant trois
jours, et les soldats se livrèrent sur les malheureux
habitants à de5 excès jusqu'alors inouïs ; au sac de
cotto ville succédèrent les massacres de Zutpheen et
de Ilaerden; après la ruine de ces malheureuses villes
eut lieu la boucherie de Harlem, où plus de dix mille
Belges furent tués sur les remparts, près de deux
mille brûlés ou torturés, et le double noyés dans le
fleuve, les bourreaux n'ayant plus la force d'égorger.
Enfin le sang coula en si grande abondance, que le
cruol Philippe II lui-môme voulut suspendre les exé-
cutions, dans la crainte que son terrible gouverneur
ne finît par anéantir la population entière, et il rap-
pela le duc d'Albe en Espagne. On dit que ce mons-
tre, avant de quilter les Pays-Bas, osa se vanterdans
un somptueux Lanquet qu'il donnait à ses officiers,
d'avoir fait périr plus de cent cinquante mille Belges
par le glaive de ses soldats, d'en avoir fait torturer
ou décapiter vingt mille, et d'avoir volé aux habitants
plus de huit millions de ducats chaque année.
Grégoire XIII, fidèle à la politique envahissante du
saint-siége, ne se contenta pas do voir la défaite des
hérétiques ; il voulut avoir encore sa part dans leurs
dépouilles et faire adopter en France les décrets du
concile de Trente, qui jusque-là avaient été repoussés
par le Parlement comme préjudiciable aux libertés
nationales. Mais l'empressement de Sa Sainteté devint
funeste à la cause du catholicisme; les prétentions de
la cour de Rome excitèrent un mécontentement gé-
néral ; les huguenots en profitèrent pour reprendre
l'offensive; et, au moment où Catherine de Médicis
les croyait terrassés, de toutes paris ils relevèrent la
tête, se jetèrent dans les villes qui étaient dégarnies
de troupes, s'y fortifièrent, et annoncèrent qu'ils
iraient jusqu'au Louvre demander un compte terriblo
du massacre de leurs frères.
Charles IX, justement alarmé de ces menaces, de-
vint lâche et suppliant devant ceux qu'il faisait égor-
ger la veille ; il rejeta sur les Guises et sur la cour
de Rome les malheurs de la Saint-Barihélomy ; il
GRÉGOIRE XI II
bl\
employa auprès des réformés les soilicitiitions et les
promesses ; il ordonna qu'on leur rendît les biens con-
fis(jués, malgrù l'opposition du légat, ([ui en revendi-
quait une part pour le saint-siége, et il offrit même de
se déclarer k' protecteur du culle réformé.
Les huguenots, qui connaissaient par expérience
la valeur qu'on doit attacher aux serments d'un roi,
refusèrent de déposer les armes, et la guerre s'enga-
gea d'une manière terrible. Le duc d'Anjou vint avec
une armée formidable pour assiéger la Rochelle, le
boulevard des réformés ; mais au premier assaut qu'il
donna, il fut repoussé avec une perte de plus de vingt
mille hommes, quoique ses troupes fussent bien su-
périeures en nombre à celles des protestants. Dans
sa retraite, le prince, en digne frère de Charles IX,
se vengea de sa honte sur la malheureuse ville de
Sancerre, dont il passa tous les habitants au iil de
l'épée. Sans aucun doute il ne s'en fût pas tenu au
massacre d'une seule ville, s'il n'eût été rappelé à
Paris par Catherine de Médicis, sa mère, pour rece-
voir la couronne de Pologne, que venaient lui otïrir
les députés de ce royaume.
Le pape, qui connaissait le caractère dépravé de
Henri d'Anjou, mélange de bassesse, de fanatisme et
de cruauté, s'empressa de lui envoyer un nonce pour
le féliciter sur son élection et sur le massacre des hé-
rétiques de Sancerre; en même temps il lui fit offrir
la rose d'or en témoignage de sa haute estime, et pour
l'encourager à se montrer toujours le digne fils de
l'Eglise en asservissant ses nouveaux sujets à la cour
de Rome. Puis le duc d'Anjou partit pour ses États
de Pologne. La reine mère se trouvant alors seule
pour résister aux Guises, et craignant qu'ils ne pris-
sent trop d'iniluence dans le royaume, se rangea du
parti de Henri de Navarre et du prince de Condé,
et se montra favorable aux réformés. Cette conduite
mécontenta naturellement le légat, qui se rapprocha
du cardinal de Lorraine; illuipromit au nom du saint-
père de favoriser la maison des Guises et de les aider
dans leurs projets d'u-surpation, si le trône de France
devenait vacant par suite de la mort de Charles IX,
ce que rendait probable.son état continuel de maladie;
et si, de leur côté, ils s'engageaient à employer tous
leurs efforts pour faire triompher la cause de la pa-
pauté sur les hérétiques. Ces conditionsacceptées, im-
médiatement les jésuites reçurent ordre de leur géné-
ral de travailler sous la direction du cardinal de
Lorraine, « ce dresseur de femmes, comme l'appelle
Brantôme, ce grand maître en paillardise, ([ui par
largesses, flatteries ou promesses, attrapait, dressait
ou débauchait toutes les jolies filles ou les belles
femmes qui venaient à la cour. »
On poursuivit avec plus d'ardeur qu'auparavant les
anciens projets de la ligue; et afin d'augmenter le
nombre des affiliés, on donna à l'association un i)ut
politique et religieux; en conséquence, les Guises
s'engagèrent « à restituer aux provinces du beau pays
de France les droits, les prééminences, les franchises
et les libertés anciennes, telles qu'elles existaient au
temps du roi Clovis.... et encore meilleures et plus
profitables si elles se pouvaient inventer. >>
Quand tous les articles de ce nouveau pacte eurent
été arrêtés, le cardinal de Lorraine eut soin de les
envoyer à Grégoire XIII pour ([u'il leur donnât sa
sanction, et qu'il les fît adopter aux légions de moi-
nes et de jnètres ([ui couvraient le sol de la France.
Bientôt dans toutes les églises on n'entendit ])lus
prêcher que sur la nécessité de former une ligue contre
les prolestants; les prêtres exigèrent de leurs péni-
tents qu'ils entrassent dans celte sainte association ;
ils la représentèrent comme la voie unique du salut,
et refusèrent de donner l'absolution à ceux qui n'étaient
pas inscrits sur la liste des affiliés. Ce fui dans ces
circonstances que le sanguinaire Charles IX rendit
au démon son âme exécrable. Avant de mourir il avait
institué sa mère régente du royaume, et lui avait con-
fié l'autorité souveraine. Mais Hiinri d'Anjou ne lui
laissa pas longtemps en mains le pouvoir; dès qu'il
eut appris la mort de son frère, il abandonna son
royaume de Pologne et revint eti France, où il se lit
couronner sous le nom de Henri III.
Quant au pape, il ne parut nullement s'inquiéter
de ce changement de souverain; il laissa agir les
Guises et s'occupa d'organiser de nouveaux massa-
cres sur d'autres points, afin d'avancer ce qu'il ap-
pelait l'extirpation de l'hérésie; à cet etfet, il fournit
des sommes considérables à Philippe II et à l'empe-
reur pour les mettre en état de rétablir le papisme
chancelant en Allemagne et dans les Pays- Bas; pour
le même objet, il donna cent milleducatsà l'archiduc
Charles, autant aux chevaliers de Malte, et sept mille
ducats au duc de Brunswick. Puis, comme Sa Sain-
teté était impatiente de voir la guerre engagée entre
les catholiques et les calvinistes de France, elle fil
offrir ([uatre cent mille écus d'or à Henri III pour
qu'il secondât les vues de la cour de Rome. Le prince
accepta l'argent, promit tout ce qu'on voulut, sans
toutefois avancer en rien les affaires ; car au lieu de
lever des troupes' et de se mettre en état de faire la
guerre, il continua à dépenser les trésors de la nation
en parures de femmes, en bijoux, en dentelles, en
fêtes, en carrousels, en mascai-ades et en orgies. Grâce
à l'infâme Catherine de Médicis, la cour de France
était devenue un cloaque d'impuretés où l'hypocrisie
le disputait au cynisme, oir les saturnales les plus
ignobles succédaient à des représentations burlesques
de dévotion ; les jeunes seigneurs vivaient entre eux,
dans, une intimité scandaleuse, se donnaient publi-
quement des témoignages de leurs étranges amours,
et briguaient l'insigne honneur d'être distingués du
roi et départager son lit. Ce n'étaient que duels, viols,
adultères, meurtres et incendies; ce n'étaient que bals,
festins et orgies, à la suite desquels Henri III, avec
sa cour de mignons, parcourait les foires, les mar-
chés, les places publiques, insultait à la pudeur des
femmes et des filles, faisait violence aux jeunes gar-
çons, et frappait de sa dague les pères et les mères
qui osaient défendre leurs enfants.
Puis, pour faire pénitence, ces débauchés se revê-
taient de frocs et de capuces rouges, noirs, blancs,
verts ou bleus, et venaient faire leurs dévotions dans
les églises; après quoi ils se rendaient, jeunes et
vieux, chez les astrologues et chez les devins : les
vieux pour acheter dos talif^mans qui les fissent
aimer de leurs maîtresses, les jeunes pour se faire
composer des philtres qui les débarrassassent des
vieux maris. Car à cette époque de démoralisation,
tous, hommes ou femmes, ne se faisaient aucun
IIISTOIUK DES PAPES
Charles IX à scn i.t de mort
scrupule de se servir du poignard ou du poison pour
se défaire d'un rival ; ainsi le duc de Guise ne crai-
gnit pas de poignarder jusfjue dans l'antichambre du
roi un gentilhomme qu'il avait surpris avec sa maî-
tresse ; Villequier eut l'audace de tuer au milieu du
Louvre sa femme, enceinte de deux enfants, qu'il
avait trouvée dans son jiropre lit avec son amant ;
une duchesse osa se vanter d'avoir fait mourir son
mari en l'enivrant de voluptés et de caresses réprou-
vées. Telle était la cour de France, quand le poison
vint délivrer le royaume de l'exécrable cardinal de
Lorraine, le chef de la sainte ligue et l'âme de la
faction des Guises.
Le parti des réformés profita du moment de con-
fusion où cet événement jetait les Guisards pour
arracher au roi de grands avantages ; ils obtinrent
entre autres choses que la France se déclarât contre
l'Espagne, et prît des mesures pour secourir leurs
coreligionnaires des Pays-Bas, et pour chasser de la
Flandre les armées de Philippe II ; ce qui était d'au-
tant plus urgent que Louis Resqueseus, successeur
du duc d'Albe, semblait avoir pris à tâche d'égaler
ce monstre en fanatisme et en atrocités.
Dans l'intervalle arriva l'époque indiquée par Gré-
goire pour le jubilé universel. Comme d'ordinaire
une affluence considérable de fanatiques accourut de
toutes les parties de l'Europe, et vint apporter des
monceaux d'or au successeur de r.A.pôtre. Le prince
GRÉGOIRE XIII
513
Le sodomite Henri ni, roi de France
Je Clèves, le prince de Parme et le grand -duc de
Toscane se distinguèrent par leurs libéralités ; et
grâces à eux, le souverain pontife se vit en état de
soudoyer de nouvelles bandes d'égorgeurs pour assu-
rer le triomphe Je la religion.
En France, les ligueurs avaient aussi relevé la
tête ; et sans plus s'inquiéter de la mort du cardinal
de Lorraine, ils avaient élu pour leur chef le jeune
Henri de Guise, fils de François de Guise, assassiné
sous Charles IX. Les clubs de jésuites reprirent le
cours de leurs séances, et s'occupèrent de ipiestions
politiques comme s'ils eussent été reconnus par la
nation. A La suite de leurs prédications, des émeutes
éclatèrent et menacèient de troubler gravement la
tranquillité publique. Henri de Navarre, le prince de
■<jOndé, le duc d'Alençon, profitèrent de ces désor-
dres pour s'évader de Paris," où ils étaient gardés à
vue depuis la Saint-Bartiiélemy,et coururent se met-
tre à la tète des réformés.
Henri III, livré à la merci des Guises, ne savait
11
à quel parti s'arrêter : s'il déclarait la guerre aux
calvinistes, il craignait de succomber dans la lutte;
s'il se prononçait pour la paix, il redoutait d'attirer
sur sa tête la haine des Guisards. Dans cette extré-
mité, il résolut d'assembler les états-généraux et de
s'en rapporter à ce qu'ils décideraient ; en consé-
quence, il convoqua les députés des provinces à Blois,
et leur demanda quel était le moyen le plus sûr de
rétablir le calme dans son royaume. Ceux ci, qui se
trouvaient presque tous affiliés à des congrégations
et placés sous l'inspiration des jésuites, répondirent
que Sa Majesté n'avait d'autre parti à prendre que
Je réduire la France à l'unité de religion, c'est-à-dire
à l'exercice exclusif du papisme, et pour cela qu'on
devait continuer les massacres des réformés. Hen-
ri III se rangep. alors du côté de la ligue et s'en fit
nommer le chef. Toutefois il eut soin de changer les
anciens statuts et d'en faire éliminer les clauses atten-
tatoires à la dignité royale; ensuite il fit accepter les
nouveaux règlements aux états, et donna ordre qu'ils
lb3
M 4
HISTOIRE UKtJ PAPES
fussent promulguas pour être obligatoires iK-ins toute
l'étenilue de son royaume. Après une déclaration aussi
solennelle, on avait tout lieu de supposer que la guerre
avec les huguenots allait recommencer avec une nou-
velle fureur: il n'en fut rien; le prince manquait d'ar-
gent pour lever des troupes, cl les états-géut'raux
refusèrent d'en donner. Henri, effrayé de sa position,
se voyant ciief d'une ligue qui le liaïssail.et en butte
à l'insolence du duc de tiuise, qui en toutes circons-
tances affectait de le traiter avec mépris, entra en
pourparlers avec les princes huguenots et conclut
avec eux la paix de Poitiers. Parce traité les réformés
acquéraient le droit de construire des temples et de
tenir des synodes ; on leur rendait en outre la jouis-
sance de leurs biens et de leurs dignités; on r.'habi-
litait la mémoire de l'amiral de Coligny, ainsi que
celle des autres victimes de la Saint-Barthélémy;
enfin, Sa Majesté autorisait le mariage des prêtres.
Cet édit, loyalement exécuté, eût, sans aucun
doute, ramené la prospérité dans le royaume ; mais
personne ne crut à la sincérité de Henri III; et d'ail-
leurs, le pape et le duc de Iniise avaient trop d'inté-
rêts à ce que les désordres devinssent perpétuels,
p)ur ne pas employer leurs efforts à rallumer une
guerre civile plus vive et plus sanglante qu'aupara-
vant. D'abord, Sa Sainteté envoya en France le jésuite
Henri Sammier, homme plein de finesse et d'astuce,
habitué à prendre toutes sortes de travestissements,
à jouer toutes sortes de rôles, qui était enfin le. plus
habile diplomate de l'époque, et il le chargea d'atti-
ser le feu de la révolte. De son côté, Henri de Guise
recruta une multitude d'ambitieux, de gens sans aveu,
pris dans toutes les classes de la société, qu'il sut
allécher par l'espoir du pillage, et il s'en forma une
armée. Plus que jamais le duc prit les allures d'un
roi et montra son dédain pour Henri III, si bien que
celui-ci commença à craindre qu'on n'attentât à ses
ours ; et pour se prémunir contre ce danger, il ins-
titua un ordre composé de cent personnes de la pre-
mière noblesse, qu'il appela l'ordre du Saint-Esprit.
Il nomma quatre-vingt-sept chevaliers et quatre grands
officiers, qui tous s'engagèrent par serment à expo-
ser leurs biens et leur vie pour la défense du roi et
pour celle de la religion. Il fit l'inauguration de cette
société à la Pentecôte, jour de sa naissance, et qui,
par une coïncidence bizarre , se trouvait être l'anni-
versaire de son couronnement comme roi de Pologne,
et celui de la mort de Charles IX. Il donna le titre
de commandeurs aux membres de cet ordre, ayant le
dessein de les pourvoir tous de commanderies et de
riches bénéfices.
L'exemple du roi de France gagna la courdeRome,
et Grégoire XIII chercha à se créer de nouveaux dé-
fenseurs, li rétablit l'ordre de Saint-Basile, qui avait
compté jusqu'à cinq cents monastères dans le seul
royaume de Naples, et décréta que tous les liiérony-
mites qui habitaient l'Occident ne formeraient plus
à 1 avenir qu'une même congrégation, soumise à un
seul abbé, qui recevrait ses instructions du saint-
siége ; ensuite il fonda à Rome vingt collèges ou
séminaires, dirigés par les jésuites, qui ressortissaient
•i sa juridiction, et qui étaient destinés aux Anglais,
aux Allemands, aux Grecs, aux Maronites, aux juifs,
;iux athées et aux repentants ; enfin , il étendit ses
fondations pieuses jusque dans la Bohême, dans la
Moravie, dans la Lithuanie, dans la Transylvanie et
même dans le Japon. Toutefois, le soin que Grégoire
apportait à l'organisation des établissements qui
devaient préparer l'asservissement des générations
nouvelles au saint-siége, en le rendant maître de l'édu-
cation de la jeunesse, ne l'empêchait pas de soule-
ver les peuples les uns contre les autres, et de pré-
parer des révolutions sanglantes dans tous les Etats
d'Europf . Ainsi il sut mettre à profit le séjour de don
Juan d'.Vutriche à Rome , pour faire adopter à ce
prince un projet de conspiration contre Elisabeth, qui
neconsistaiten rien moins qu'à la faire assassiner pour
délivrer Marie Stuart,et à ménager un mariage entre
lui et la nouvelle reine d'Angleterre. Le seul obstacle
(jue prévoyait le pontife à l'exécution de leurs des-
seins étant l'intervention des Hollandais, il conseilla
à don Juan de prendre le gouvernement des Pays-
Bas, afin de tenir en échec le duc d'Orange , qui se
trouvait alors souverain de toute la Hollande , et de
l'empêcher de secourir les hérétiipies de la Grande-
Bretagne. Le prince se rendit à ces raisons, et se
hâta d'arriver dans la province de son gouvernement
pourrecommencer les massacres du féroce ducd'Albe.
A partir de ce moment, les menées et les intrigues
de la cour de Rome prirent une grande activité en
Angleterre, et tous les catholiques s'apprêtèrent à
seconder le mouvement réactionnaire. Mais Elisabeth
était sur ses gardes; le complot futdécouvert, et plu-
sieurs jésuites payèrent de leur tête leur dévouement
au pape. La reine ne s'en tint pas à quelques exécu-
tions partielles, elle renouvela les lois portées contre
les catholiques, leur enleva leurs églises , les chassa
des couvents, leur défendit de se rassembler, et leur
ôta le libre exercice de leur culte.
Grégoire ne se laissa pas abattre par ce premier
revers ; il ne renonça nullement à l'espoir d'élever
Marie Stuart et don Juan sur le trône d'Angleterre,
et de rétablir le catholicisme dans les îles Britanni-
ques; seulement il crut devoir apporter quelque mo-
dification dans sa politique, et commencer par écra-
ser les calvinistes de la Hollande avant d'attaquer
ceux de la Grande-Bretagne. A cet effet, il envoya
auprès de don Juan un nonce appelé Séga, porteur de
sommes considérables qui devaient servir à lever des
troupes et à soudoyer des espions et des assasskis.
Cet ecclésiastique avait en outre une ample provision
de brefs pour accorder des indulgences plénières aux
fanatiques qui combattraient sous l'étendard de
l'Eglise romaine, quelle que fût du reste l'énormité
de leurs crimes.
Il était temps que don Juan reçût des secours,
car il était absolument sans argent et presque sans
soldats; déjà même sa position précaire l'avait forcé
à entrer en arrangement avec les Belges, et à donner
son approbation à un éJit qui avait été décrété par
l'assemblée des États dans la ville de Gand, et qui
était appelé Édit de pacification de Gand. Mais à
peine se crut-il en état de résister aux Belges, qu'il
rompit le traité consenti avec les réformés de Hol-
lande et de Zélande, et qu'il reprit toute la morgue
et l'insolence d'un tyran. Mal en arriva au gouver-
neur; la population de Bruxelles courut aux armes, le
chassa de ses murs avec sa soldatesque, appeu le
GRÉGOIRE XIII
515
prince d'Orange et lui conféra la dictature des Pays-
Bas. La Roljlesse catholique seule refusa de recon-
naître le prince d'Orange pour son chef; néanmoins,
comme elle avait une haine égale pour les Espagnols
et pour les réformés, elle se rangea sous les drapeaux
de l'archiduc Mathias, frère du nouvel empereur
Rodolphe, qui avait succédé à Maximilien II. Les
hourgeois, plus sages que les nobles, préférèrent le
salut public au triomphe de leur cause; et afin de ne
donner aucun prétexte à ccu.'i-ci de se retirer de la
lutte, ils remirent l'exercice du pouvoir à Mathias,
et se contentèrent de placer le prince d'Orange dans
son conseil, en ([ualité de lieutenant.
Philippe II, se voyant à la veille de perdre les Pays-
Bas pour avoir voulu suivre les conseils du pape,
prit enfin la résolution de ne plus se conduire que par
ses propres inspirations. Préalablement il envoya en
Belgique le duc Alexandre Farnèseavec une nombreuse
armée pour reconquérir les provinces et les villes
qui lui avaient été enlevées. Alors ce malheureux pays
se trouva déchiré par quatre factions, qui toutes se
disputaient des lambeaux de territoire les armes à la
main : d'un côté, les républicains cherchant à abat-
tre le parti des prêtres; de l'autre, Mathias et don
Juan, tous deux faisant des efforts prodigieux pour
se maintenir sur un trône ensanglanté. Du reste,
dans cette lutte, le rusé Mathias gagnait chaque jour
du terrain sur son adversaire; comprenant la néces-
sité pour lui de s'appuyer sur les peuples, il avait eu
soin de se prononceri ourla liberté de conscience, et de
rétablir les temples protestants qui avaient été brûlés
dans leBrabant, dans la Flandre et dans la Gueldre.
Cet acte de tolérance excita, il est vrai, la colère des
prêtres, des jésuites et des moines; mais il ne s'en
inquiéta en aucune façon, et se contenta de bannir
ceux qui refusèrent de prêter serment d'obéissance
à la constitution.
Dans l'intervalle, don Juan d'Autriche mourut, et
l'ut remplacé dans son gouvernement par le prince
Alexandre de Parme, catholique enragé, qui aspirait
à la gloire de surpasser le duc d'Albe en cruautés.
D'abord il lit égorger douze mille habitants de Maes-
tricht, pour les punir d'avoir défendu leurs murailles
pendant huit mois d'un blocus rigoureux. Ensuite il
s'attacha à entretenir des discordes entre les Flamands,
en tlattant la noblesse catholique et en ratifiant l'édit
perpétuel; ce qui lui réussit à merveille et entraîna
la désertion des seigneurs, et par suite celle des sol-
dats catholiques, qu'on désignait par le sobriquet de
soldats du Pater noster. Cette défection détermina
les Provinces- Unies à prendre une résolution vigou-
reuse et à retirer le gouvernement à Mathias pour
l'offrir au duc d'Alençon, devenu duc d'Anjou depuis
l'élévation de Henri III au trône de France; les dé-
putés des Etats lui firent jurer une constitution égale-
ment favorable aux réformés et aux catholiques, et
se déclarèrent à jamais atlranchis de la domination
de Philippe II. Ainsi, cette fois encore, les tentatives
de la cour de Rome contre les réformés de la Belgi-
que et de la Hollande eurent un échec complet.
<lrégoire se rejeta alors sur la Grande-Bretagne, où
il n'avait pascessé d'entretenir des intelligences. Par
ses ordres, des bandes de jésuites passèrent en Ir-
lande pour préparer un soulèvement contre la reine ;
et quand tout fut disposé, des troupes italiennes
s'embarquèrent à Civitta-Vecchia, sous la conduite
du manjuis Thomas Stcinult, calholi((ue anglais,
pour faire une descente sur les côtes d'Irlande.
Sa Sainteté ne s'en tint pas à cette démonstration
contre Elisabeth ; elle institua un ordre de mission-
naires particuliers pour allur prêcher la révolte en
Angleterre, et forma une cohorte de soixante-cjuatre
jésuites anglais, écossais et irlandais, qui prêtèrent
serment d'employer tous leurs efforts, et de souffrir
même le martyre, pour arracher la vie et la couronne
à l'hérétique princesse qui régnait sur les îles Bri-
tanni([ues. Ces fanatiques quittèrent l'Italie et vinrent
chercher à Londres la glorieuse palme (jui devait h'S
placer au rang des saints. Mais trois d'entre eux seu-
lement périrent ; les révérends Edmond Campien, Ra-
dulfe Skerwin et Alexandre Briant, dénoncés comme les
instigateurs ducomi)lot contre la vie de la souveraine,
furent étranglés, décapités et coupés en quartiers.
Le pape s'empressa de les canoniser, et ordonna aux
survivants d'organiser une nouvelle conspiration, en
prenant mieux leurs mesures.
En Portugal les enfants d'Ignace avaient grande-
ment avancé leurs affaires et s'étaient rendus si
redoutables, que l'imbécile Séijastion, roi de ce pays,
n'osant rien refuser à leurs sollicitations, vint faire une
descente en Afrique et se fit tuer à la bataille d'Al-
caçar. Des mains de ce roi inepte, le sceptre passa
dans celles d'un vieux prêtre débauché, le cardinal
Henri, oncle de Sébastien, façonné comme son neveu
à une obéissance aveugle pour les jésuites. Dèsqu il
se vit roi, il eut la singulière fantaisie d'avoir des
héritiers, et fit solliciter à Rome une dispense povu-
épouser une jeune maîtresse que les jésuites lui
avaient donnée. Grégoire, qui convoitait l'héritage
du royaume de Portugal, refusa la dispense sous
prétexte de religion, et fit représenter au cardinal-roi
que ce serait donner un exemple dangereux aux
hérétiques que d'accorder à un homme de son ran.L;,
engagé depuis tant d'années dans l'état ecclésiasti-
que, la permission de rompre son vœu de continence
pour épouser sa concubine. Philippe II, qui de son
côté avait des prétentions sur ce royaume, agit dans
le sens de la cour de Rome, et menaça le vieux car-
dinal d'envahir le Portugal, s'il contrevenait à la
défense du saint-père. Henri languit dix-huit mois
ballotté par les uns et par les autres, puis il mourut,
et laissa le champ libre aux ambitions.
Philippe fit immédiatement entrer une armée dans
le Portugal et s'en empara, en dépit des clameuis
des jésuites et de la colère de Grégoire XIII , qui
destinait cette couronne à son liàtard Jacques Buon-
compaguo. Néanmoins Sa Sainteté n'osa pas excom-
munier le roi d'Espagne dont elle avait besoin pour
appuyer les manœuvres de la ligue catholique en
France, pour assurer le triomphe de la religion dans
les Pays-Bas et pour renverser Elisabeth d'Angle-
terre. Elle fit même trêve à son ressentiment, et en-
voya féhciter Philippe sur sa nouvelle conquête
s'excusant de ne l'avoir pas favorisée, et réclamaiii
seulement quelques pensions et quelques villes pour
son fils Jacques; ce qui lui fut libéralement accordé.
Gomme on le voit, Ijrégoire, au milieu des préoc-
cupations des intérêts de son siège . ne négligeait
M6
111ST0II\E DES PAPES
pas ceux de sa famille : on doit aussi lui rendre
cette justice qu'il s'occupait des progrès des sciences
plus que n'avaient encore fait aucun de ses prédé-
cesseurs. Parmi les réformes que réclamaient les sa-
vants, il en était une d'autant plus nécessaire qu'elle
apportait de grands troubles dans l'ordre chronolo-
gique des faits : c'était la révision du calendrier. Par
suite de mauvais calculs, il s'était glissé des erreurs
si grossières dans la supputation des temps, que les
fêtes de l'Église se trouvaient interverties. Déjà plu-
sieurs papes, scandalisés de voir que Pâques se
trouvait à l'époque fixée pour la fête de la Trinité,
avaient essayé, mais inutilement, de corriger cette
erreur de calcul. Grégoire eut le bon esprit d'appe-
ler à son aide les savants de toutes les nations , et
ceux-ci publièrent, sur les travaux du célèbre doc-
teur Louis Lilion, le calendrier que nous suivons
encore aujourd'hui et qui est connu sous le nom de
grégorien. Tous les États catholiques s'empressèrent
d'adopter cette nouvelle division du temps.
Du reste, Grégoire XIII fit acheter ce faible ser-
vice rendu aux sciences par tant de méchancetés,
que la haine fut plus forte que la rcconnaissamce, et
que de toutes parts il s'éleva contre lui un concert
de malédictions. Dans lis États de l'Église, la misère
était à son comble; MiLm était désolée par deux
fléaux terribles, par la ]icste et par son archevêque
Charles Borromée, neveu du pape; Rome même
était réduite à la famine par suite de l'avarice du
souverain pontife et de son bâtard, qui avaient ac-
caparé les grains pour en faire un scandaleux trafic.
Il se forma bientôt des bandes qui infestèrent les
grandes routes, détroussèrent les voyageurs, enlevè-
rent les convois et vinrent faire des excursions jus-
qu'aux portes de la ville sainte. Les malheureux que
la faim et le désespoir avaient poussés au crime
étaient soutenus par quelques seigneurs puissants,
qui haïssaient la tyrannie de Grégoire et donnaient
asile aux bandits dans leurs palais ; ce que Sa Sain-
teté ayant appris, elle ordonna à son prévôt de faire
des recherches exactes dans toutes les demeures des
environs de Rome, et particulièrement dans le palais
de Raymond des Ursins, qui lui avait été signalé.
Les sbires du pontife se mirent en devoir d'exécuter
les ordres qu'ils avaient reçus, et arrêtèrent plusieurs
personnes inoffensives qu'ils trouvèrent dans la de-
meure de Raymond des Ursins. Comme ils se pré-
paraient à les garrotter pour les conduire dans les
cachots du château Saint-.\nge, survint le maître du
palais avec les gens de sa suite ; il pria le prévôt de
remettre en liberté les prisonniers, qui étaient arrê-
tés illégalement, dans un palais qui avait droit' d'asile.
Celui-ci répondit insolemment qu'aucune considéra-
lion ne l'empêcherait d'exécuter les ordres du pape
contre des mécréants tels que lui et ses amis. Cette
insulte exaspéra Raymond; il leva le bras sur le pré-
vôt et le frappa avec une baguette qu'il tenait à la
main ; aussitôt les sbires firent feu , tuèrent ce sei-
gneur et blessèrent cinq de ses gens. Cet acte d'o-
dieuse brutalité souleva une violente sédition à Rome;
le peuple courut aux armes et menaça d'assiéger le
Vatican, si Grégoire ne faisait sur l'heure décapiter
le prévôt et les soldats qui avaient assassiné Ray-
mond des Ursins.
Grégoire, lâche comme le sont tous les despotes,
fit saisir les sbires qui avaient exécuté ses ordres, et
les lit fusiller pour sauver sa vie. Le prévùt, qui s'é-
tait sauvé, ayant étéa rrêté, eut immédiatement la tète
tranchée. Mais comme le véritable criminel n'était
pas atteint, le frère de Raymond souleva une nou-
velle sédition , fit attaquer le palais de Vincent Vi-
telli, ]ielit-fils du pape et fils de Jac(|ues Buoncom-
pagno, et le tua de sa main; ensuite il sortit de Rome
avec une foule de mécontents , les organisa en com-
pagnies franches, et à leur tète il fit des excursions
sur le territoire de l'Église, et exerça de cruelles re-
jirésaillcs pour venger sa famille. Les inquiétudes
que causait au pontife cette guerre de partisans ne
l'empêchèrent jias de poursuivre ses projets sur les
Pays-Bas, où,« tout eu |)araissaul soutenir les inté-
rêts de Philippe , il favorisait secrètement le duc
d'Anjou. L'argent commençant à lui manquer pour
solder les troupes françaises, il résolut de finir la
guerre d'un seul coup et de faire assassiner le prince
d'Orange , qui était le plus redoutable des ennemis
du saint-siége. A son instigation, les jésuites armè-
rent le bras d'un fanatique appelé Jauregué, qui était
né dans la Biscaye ; et un jour , au moment où le
prince sortait de son hôtel, il lui tira un coup de
pistolet qui ne fit heureusement qu'effleurer la poi-
trine. Ce misérable fut massacré sur l'heure même
par le peuple. On chercha ses complices, et on arrêta
entre autres un dominicain appelé Antonin Timmer-
mans, qui fut jugé comme complice du meurtrier,
pour lui avoir donné l'absolution avant l'assassinat.
D'abord on accusa le duc d'Anjou d'avoir parti-
cipé à ce complot ; mais le prince d'Orange le dis-
culpa près des États belges, et fit voir que le coup
était parti de Rome ; cependant la suite montra que
le bon sens des citoyens n'avait point porté à faux,
et la conspiration du duc d'Anjou contre les libertés
des Provinces-Unies prouva que le peuple belge
avait été bien inspiré en accusant le frère du roi de
France de complicité dans la tentative d'assassinat.
Ce digne fils de Catherine de Médecis, ce duc félon
et déloyal, ne se trouvant pas satisfait d'avoir reçu
le titre de comte de Flandre et de duc de Brabant ,
voulut encore ravir à sa nouvelle patrie ses plus chè-
res libertés et la soumettre au despotisme. Heureu-
sement ses tentatives sur Anvers furent repoussées
par les républicains ; et sans aucun doute les Belges
eussent tué jusqu'au dernier soldat de son armée, si
le prince d'Orange ne fût venu à son secours et
n'eût apaisé la colère des Belges en leur rappelant
les services que leur avaient rendu.? les réformés de
France, et en leur représentant qu'il était souverai-
nement injuste de punir des soldats pour les fautes
de k'Uis chefs. Ces observations sauvèrent les débris
de l'armée française d'un massacre général; mais le
duc n'en fut pas moins obligé de rentrer en France,
oii il vint cacher sa honte et oiî il mourut empoisonné
à l'instigation de sa mère, affirment les chroniqueurs.
Sa Sainteté, exaspérée par cet échec, qui retardait
indéfiniment le succès de ses affaires dans les Pays-
Bas, redoubla d'efforts pour organiser de nouveaux
complots contre la vie du prince d'Orange , et avec
l'aide des jésuites, elle trouva un insensé , nommé
Gérard , qui, pour gagner la couronne du martyre,
GRÉGOIRE XIII
517
Vincent Vilelli, fils du bâtard du pape, poignardé dans son palais par le frère de Raymond des Ursins
consentit à assassiner l'ennemi du pape. Le coup
réussit cette fois , et Guillaume de Nassau tomba
sous le poignard du fanatique Gérard , dans la ville
de Delft. Délivré de son plus redoutable adversaire,
Grégoire passa à d'autres forfaits, et arma le bras
d'un illuminé appelé Guillaume Parri, de Venise,
pour frapper Elisabeth d'Angleterre. Fort beureuse-
raent pour cette princesse, le séide du pape, en arri-
vant à Londres, eut l'indiscrétion de faire connaître
son projet à un de ses parents qui habitait cette
ville ; il fut immédiatement arrêté , appliqué à la
question, condamné sur ses propres aveux, et puni
du supplice des criminels de haute trahison.
Cette nouvelle tentative détermina la reine à pu-
blier des édits extrêmement sévères contre les catholi-
ques et surtout contre les jésuites, qui furent bannis
des îles Britanniques comme fauteurs de conspira-
tion, avec défense d'y rentrer, sous peine de mort.
Grégoire, comprenant la nécest^ité de ne point
laisser cette belliqueuse milice sous le coup d'un re-
vers et avec la honte d'une expulsion , chercha à re-
lever le courage des jésuites en les faisant paraître
comme les liéros d'une comédie qu'il voulait donner
au monde, et qu'il préparait depuis plusieurs années.
Il s'agissait d'une réception solennelle de prétendus
ambassadeurs japonais, à l'imitation de la fameuse
dépj^ilation des rois abyssiniens qui avait eu lieu
sous Clément VII; seulement, au lieu de nègres,
Grégoire s'était procuré quatre pécheurs qui lui
avai.-nt été expédiés par les jésuites d'un petit comp-
518
tiistotrt: fies papks
toir commercial du Japon. Ceux-ci délianiuÎTcnt en
Pspagne en oonipaunie d"un jésuite, ([ui les lit pas-
ser pour des fils de roi et des personnages do haute
distinction , et leur fit rendre de grands honneurs
par Philippe II. Ensuite il reprit la mer avec eux,
gagna les cotes de l'Italie et remonta le Tibre jus-
qu'à Rome.
Dès ([ue les Japonais eurent mis jiied à terre, une
députatiou de cardinaux vint les complimenter et les
conduisit en grande pompe à l'audience de Grégoire.
Ils présentèrent à Sa Sainteté trois lettres des rois
du Japon, dont ils se disaient les représentants, et
qui étaient traduites du japonais en italien par les
jésuites. La première avait pour suscription : u A
l'adorable qui tient sur la terre la place du Roi du
ciel, le très-grand, le très-saint pape! » La deuxième
lettre commençait ainsi : « Que cette missive soit
portée au grand et saint Seigneur, (jue j'adore et qui
tient la jilace de Dieu en terre I » La troisième était
ainsi formulée : « J'oIVre cette lettre avec adoration,
les mains élevées vers les cieux, à notre très-saint
Père, vicaire du Christ!... » Dans le corps des let-
tres , les trois princes signataires s'excusaient sur
leur âge et sur leurs alTaires, de ce qu'ils ne se pré-
sentaient pas en personne pour rendre leurs liom-
raages au successeur de l'apùtre Pierre; puis ils fai-
saient un éloge outré des jésuites, et suppliaient le
pape de récompenser les ouvriers dévoués qui culti-
vaient avec tant de zèle la vigne du Seigneur. Gré-
goire feignit d'être pénétré d'une joie infinie, et
s'écria : « Gloire, gloire aux courageux enfants de
Jésus! Gloire aux disciples d'Ignace de Loyola!
Maintenant j'ai assez vécu, puisque j'ai vu leur triom-
phe ! Seigneur, vous pouvez rappeler votre serviteur 1 »
Toutefois personne ne fut dupe ni de cette gros-
sière jonglerie ni de l'enthousiasme du pontife, et les
jésuites n'en obtinrent pas plus de considération que
par le passé. Après tout, qu'importait au saint-père
l'opinion des peuples? Il avait réussi à réchauffer
le zèle des jésuites; il n'en demandait pas davan-
tage. Il les chargea d'ameuter les ligueurs de France
contre le roi de Navarre, (jui se trouvait, par la mort
du duc d'Anjou, le plus proche héritier du trùne; et
grâces à leurs soins, le royaume se souleva contre
Henri III, et les ligueurs proclamèrent souverain le
Tieux cardinal de Bourbon.
Ce prclal, séduit par l'appàl d'une couronne, con-
sentit à devenir le chef des ennemis de sa maison,
et publia un manifeste, dans lequel il déclarait les
ducs de Lorraine et de Guise lieutenants généraux
de la ligue catholique, et investis du commandement
des troupes par les différents membres de l'associa-
tion, par le pape, par l'iMiqu'i-onr, par le roi d'Espa-
gne, par les princes de la maison d'Autriclie, par
ceux de la maison de Lorraine en France, par les ar-
chevêques de Cologne et de Mayence, par les ducs de
Nemours, de Nevers, de Savoie, de Ferrare, de Clô-
ves et de Parme, par le cardinal de Vendôme, par le
comte de \'audemont, par les Républiques de Venise,
de Gênes et de Liicques, par le duc de Florence et
par le prince d'Ecosse. Après quoi il donna le signal
de la guerre civile, envoya des troupes sur différents
points de la France, et leva l'étendard de la révolte.
En présence d'une ligue aussi formidable, Hen-
ri III suivit les conseils de la peur; et quoiqu'il sût
parl'aitemont que les ligueurs étaient ses ennemis
personnels, il se rattacha à eux et fit l'apologie de
leur conduite; il révoqua les édits rendus en faveur
des huguenots, obligea leurs ministres à sortir de
France, et décréta que dorénavant aucun citoyen ne
pourrait remplir ni fonctions publiques ni char-
ges privées s'il ne professait le papisme; enfin il
poussa la lâcheté jusqu'à donner des places fortes au
duc de Guise et au cardinal de Bourbon, comme
gages de la sincérité de sa protection.
Ceux-ci n'ayant plus rien à redouter du côté du
roi, commencèrent la guerre contre Henri de Navarre
et le prince de Condé, dont ils demandèrent l'excom-
munication à Rome. Le père Mathieu, courrier de
la ligue, fit plusieurs voyages en Italie pour obte-
nir cette bulle impatiemment attendue en France,
et pour solliciter un bref qui autorisât les Guises à
assassiner Henri III. Pendant que Grégoire prépa-
rait la bulle d'excommunication qu'il devait fulmi-
ner contre les huguenots, il fut frappé d'une attaque
d'apoplexie qui l'enleva le 10 avril 1585. On inhuma
son cadavre dans une cliapelle qu'il avait fait con-
struire à la basilique de Saint-Pierre, et tout fut dit
pour ce pape, qui avait donné au monde l'exemple de
tous les vices, qui avait glorifié les massacres de la Saint
Barthélémy, et qui avait si bien poursuivi l'œuvre
d'extermination commencée par ses prédécesseurs.
SIXTE V
519
Histoire du cardinal de Montalte. —'11 est élu souverain pontife sous le nom de Sixte V. — Commencements de son règne. — Il
excommunie Henri de Navarre et le prince de Condé. — Les deux princes se vengent du pape. — Négociations du chevalier
Carre à Rome. — Politique de Sixle-Qulnt à l'égard de l'Angleterre et de l'Espagne. — Le cardinal neveu envoie son portrait
à Élisalietli. — Le pape et les jésuites. — Légation en Suisse. — Affaires de France, d'Espagne et d'Angleterre. — Mort de
Marie Stuart. — Sa Sainteté tombe dangereusement malade.— Intrigues des jésuites en Pologne. — Sixte-Quint excommunie
Elisabeth. — Anecdote sur les amours du pape. — Sa Sainteté trahit l'Espagne en faveur de la reine d'Angleterre. — Assassinai
du duc et du cardinal de Guise. — Sixte-Quint excommunie Henri III. — Querelles entre le pape et l'empereur. — Le pontife
et la Ligue. — Fourberies du saint-père. — Conduite du pape envers Henri IV. — Prétentions du pape sur le royaume de
Naples. — SIxte-Quint se déclare contre les jésuites. — Il meurt empoisonné par les disciples de Loyola. — Réflexions et opi-
nions des historiens sur la mort de ce pape. — Troubles à Rome.
Félix Perretti, cardinal de Montalte, était né dans
une petite ferme d'un château appelé les Grottes,
situé dans la province de la Marclie. Son père, sim-
ple vigneron d'un riche propriétaire, avait épousé la
servante de son maître, et en avait eu trois enfants,
deux fils et une fille. Un jour, le jeune Félix Perretti
vit tout à coup sa pauvre cabane envahie par une
troupe de sbires qui venaient arrêter son père, cou-
pable de quelques délits de chasse. L'aspect rébar-
batif de ces hommes et leurs grossiers jurements lui
causèrent un tel effroi qu'il courut se cacher dans
l'étage supérieur; mais à peine était-il blotti dans un
coin de la chambre, que le plancher s'effondra sous
ses pieds et l'enseveUt dans les décombres. Les sbi-
res, qui déjà emmenaient letir prisonnier, revinrent
sur leurs pas et retirèrent le pauvre enfant tout meur-
tri et ayant les bras et les jambes brisés par sa
chute. On le transporta immédiatement chez un chi-
rurgien, qui prit soin de lui par commisération, et
après trois mois de traitement le rendit parfaitement
guéri à sa mère.
Félix entra ensuite chez un fermier du voisinage et
garda les pourceaux. Le hasard permit que Michel-
Ange Selleri, religieux de l'ordre de Saint-François,
s'égara près des Grottes en allant à Ascoli, ville de la
Marche, et rencontra le jeune pâtre. Celui-ci, voyant
l'embarras du bon Père, lui offrit de le reconduire
dans son chemin et même de l'accompagner jusqu'à
Ascoli; Michel-Ange Selleri accepta. Pendant le
trajet il causa avec son jeune guide, l'interrogea sur
ses parents, et apprit toute l'histoire de sa famille.
Il en fut vivement touché; et regardant cette ren-
contre fortuite comme un avis de Dieu, qui lui or-
donnait de prendre soin de ce pauvre enfant aban-
donné, il résolut de ramener Félix Perretti à son cou-
vent et de le présenter à son supérieur pour obtenii'
son admission dans la communauté; ce qu'il exécuta.
On donna immédiatement à son protégé l'habit
des frères convers et on le plaça sous la db-ection
d'un moine très-lettré. Dès les premiers jours, Félix
montra une facilité extrême pour l'étude et une viva-
cité d'esprit au-dessus de son âge. Son caractère se
ressentait de cette dernière faculté, car il poussait
(|nelquefois la vivacité jusqu'à la colère, mais ses
irritations étant aussi promptes à se calmer qu'à
éclater, ses petits camarades l'avaient surnommé le
520
HISTOIRE DES PAPES
feu follet. A part ce léi;er iléfaut, Félix se faisait re-
marquer par des qualités solides, entre autres par
une persévérance dans ses études qui tenait de l'o-
piniâtreté; aussi ses prosjrès furent-ils rapides dans
toutes les sciences. A vinst-six ans il obtint le bon-
net de docteur et le titre de professeur; lunt ans
plus tard, il eut occasion de se distinguer comme
prédicateur. Dès lors la carrière du moine Perrelti d(
Montalte, qui était le nouveau nom sous lequel on
désignait Pancien gardeur de pourceaux, se trouva
tracée; il se mil à tonner contre les béréliques, attira
sur lui l'attention des jésuites, et obtint par leur en-
tremise la place d'inquisiteur à Venise. Son carac-
tère implacable et la cruauté qu'il e.xerça dans celte
ville, à l'instigation de Pie V, qui" n'était encore
qu'inspecteur général des tribunaux du saint-office,
soulevèrent toute la population; et il se vil contraint
de s'échapper de nuit pour ne pas être lapidé par le
peuple. On raconte à cette occasion qu'il répondit à
un de ses collègues qui le raillait de sa fuite : « J'ai
fait vœu d'être pape à Rome, je ne devais donc pas
me laisser pendre ou lapider à Venise. »
De retour dans la ville sainte, Félix Pcrretti s'at-
tacha au cardinal Buoncompagno, dont il prévoyait la
haute fortune, et il l'accompagna dans sa légation
d'Espagne. Ensuite il chercha à gagner l'amitié de
Pie V, et obtint successivement le grade de général
des cordeliers, d'évêque de Sainte-Agathe, et enfin
le chapeau de cardinal. Ce qui lui avait mérité de si
hautes distinctions de la part du sanguinaire Pie V,
c'était la concordance parfaite qui paraissait exister
entre leurs natures; même conformité d'opinions,
même férocité dans le caractère, même soif pour le
sang, même ardeur pour les disputes théologiques;
le frère Félix Perrelti de Montalte semblait être la se-
conde partie du pape et avoir pris à tâche de copier
sa vie sur celle du maître. Mais quand il fut revêtu
de la pourpre du cardinalat, quand il vit qu'il n'é-
tait plus au pouvoir même d'un pape de l'élever plus
haut, il changea d'allures et d'habitudes; de violent
qu'il était , il se fit doux et modeste ; de cruel et
sanguinaire, il devint compatissant et miséricordieux;
enfin il parut transformé comme par miracle en un
tout autre homme. C'était tout simplement un ser-
pent qui changeait de peau, sans rien perdre de sa
méchanceté ni de son venin.
A la mort de Pie V, le cardinal de Montalte quitta
son palais et vint se retirer dans une pauvre mai-
son, située près de l'église de Sainte-Marie Majeure,
avec quelques serviteurs; et pendant tout le règne
de Grégoire il affecta de n'avoir d'autre souci que le
soin de son salut ; il se plut à courber sa taille, à se
grimer avec de fausses rides, à rendre sa voix che-
vrotante, pour se donner toutes les apparences d'un
homme qui n'a plus que peu de jours à vivre. Dans
les séances du sacré collège, il apportait un tel air
de candeur et de simplicité, qu'on lui avait donné le
nom d'.\ne de la Marche. En toutes occasions, il
rappelait les obligations qu'il avait à Pie V et à son
neveu, le cardinal Alexandrin, l'un des plus influents
parmi les princes de l'Eglise, et il ajoutait avec un
air de bonhomie parfaite que s'il était seigneur de
plusieurs mondes, il ne se trouverait pas encore as-
sez riche p .ur reconnaître les bienfaits dont ses pro-
tcclours l'avaient comblé; il agissait de même à l'égard
de Piiilippe II, el comme il savait que les Espagnols
redoutaient par-dessus tout un pape d'un esprit trop
étlairé, il alVectait une incapacité absolue.
Enfin, lorstjue Grégoire XIII moiuiil, il en était
venu au point de ne plus sortir qu'en s'appuyanl
sur un bâton, et ses prétendues infirmités avaient
tellement augmenté qu'il semblait arrivé à la cadu-
cité la [ilus extrême. Après les funérailles, les car-
dinaux entrèrent en conclave au nombre de qua-
rante-deux; le pâtre de Montalte, qui entrevoyait
l'espoir de recueillir les fruits de dix-iiuit ans d hy-
pocrisie, s'acliemina appuyé sur son bâton jusqu'au
Vatican. A son entrée dans le conclave, on remarqua
i[u'il marchait avec plus de difficulté que de coutume,
et lui-même demanda à se retirer dans sa chambre,
prétendant n'avoir pas la force de se soutenir. Dès
le lendemain on intrigua pour l'élection du pape, et
les candidats vinrent le presser de se ranger de leur
parti ; mais le pauvre Montalte se contentait de ré-
pondre qu'il n'était plus en état de se mêler aux
choses du monde ; et sur l'observation que lui
adressaient quelques cardinaux par ironie, qu'il fau-
drait bien qu'il s'occupât de la terre si on le pro-
clamait pape, il répliquait que sa tête penchée vers
la tombe ne pourrait jamais soutenir le poids de la
tiare, et que si on lui déférait un tel honneur à lui,
indigne, il serait oltligé de le refuser ou de se dé-
charger du fardeau des alïaires publiques sur le sa-
cré collège. On ne prêta pas autrement attention à
ses paroles, et l'on procéda à la rédaction de l'enga-
gement que les cardinaux devaient prendre avaLt
l'élection; après quoi les factions s'agitèrent et les
ambitions furent mises en jeu.
On compta jusqu'à quatorze candidats avoués.
Dans un tel conflit, où cliaque électeur voulait deve-
nir pape, il était difficile de s'entendre; c'était pré-
cisément ce qu'avait espéré le pâtre de Montalte ; il
garda bien de laisser paraître aucune marque d'am-
bition, aucun désir d'être choisi par les cardinaux;
au contraire, il s'engageait à servir tout le monde, et
ne sortait de son appartement que pour aller à la
messe ou à la chapelle Pauline, assister à quelques
dépouillements de scrutin. Cependant il n'en tra-
vaillait pas moins par quelques démarches habiles à
augmenter la division dans le conclave, afin de las-
ser les électeurs et de ramener les suffrages sur lui.
Il y réussit parfaitement ; les cardinaux Alexandrin ,
d'Est et de Médicis, fatigués de cabaler, se désis-
tèrent de leur candidature en faveur de Montalte,
sous la condition qu'il leur abandonnerait le gouver-
nement de l'Eglise, ce que le rusé cardinal accepta
avec empressement. Ceux-ci, dupes de ces jongle-
ries, et craignant qu'il ne sutToquât dans une quinte
de toux, ou que sa mort ne les privât des bénéfices
qu'ils s'étaient adjugés, se bâtèrent de réunir leurs
partisans pour assurer l'élection de l'Ane de la Mar-
che. Le cardinal de Montalte se traîna avec l'aide de
sa béquille dans la chapelle Pauline et vota comme
les autres; puis quand le scrutin fut formé, on
procéda au dépouillement des votes. Alors eut
lieu une scène étrange à laquelle personne ne s'at-
tendait et qui jeta la perturbation dans le conclave :
dès '[ue Montalte eut compté vingt-six bulletins en
SIXTE V
521
sa faveur, c'est-à-dire les deux tiers des voix, il se
redressa fièrement, et jetant son bâton au milieu de
l'jissemblée, il cracha à pleine poitrine comme aurait
pu le l'aire un homme de trente ans. Les cardinaux,
confondus, se regardèrent les uns les autres avec
anxiéty, surtout Médicis et Alexandre. Comme le
doyen s'aperçut que ses collègues se repentaient d'a-
voir été si vite en besogne, il s'écria : « Ne nous
pressons pas, mes frères, il s'est glissé cpielque er-
leur dans le scrutin. — Non, reprit Montalte d'un
Ion ferme, la chose est accomplie et dans les for-
mes. )> — Et ce même homme qui une heure aupa-
ravant pouvait à peine parler sans tousser, entonna
le Te Deum d'une voix si forte et si éclatante qu'elle
ébranla les voûtes de la chapelle ; ensuite il alla s'a-
genouiller, suivant la coutume, devant l'autel pour
laire son oraison. Mais le cardinal de Médicis, qui
était à ses côtés, remarqua qu'il ne faisait aucun
mouvement des lèvres et qu'il se contentait de re-
garder le Chiist placé en face du sanctuaire; quand
il se fut relevé , un des conclavistes s'approcha
de lui et le félicita de la singulière métamor-
phose qui venait de s'opérer en lui. « Je me cour-
bais , répliqua Montalte, pour chercher à terre les clés
du paradis catholique ; ù présent qu'elles sont entre
m. s mains, je puis regarder Dieu en face. » Eniin le
maître des cérémonies s'étant approché pour lui de-
mander, comme le voulait l'usage, s'il lui convenait
d'accepter le souverain pontifical : « Je ne saurais
])lus recevoir ce qui m'a déjà été déléré, lui ré|)on-
dit-il, mais j'en accepterais volontiers encore autant,
car je me sens assez de force et Je vigueur pour
M
gouverner non-seulement l'Eglise, mais le monde
entier. « — Et saisissant les ornements pontificaux,
il s'en revêtit sans avoir même besoin de l'assistance
de ses camériers, ce qui sembla si extraordinaire au
cardinall\uslicucci, qu'il ne put s'empêcher de dire:
« Tiès-saint Père, je vois que le pontificat est un
souverain remède pour rendre la jeunesse et la santé
aux vieux cardinaux malades. — J'en suis persuadé
comme vous, repartit Montalte, par l'expérience que
je viens d'en faire. » Quand n eut aclievé de s'habil-
ler, il plaça la tiare sur sa tète et se fit introniser
sous le nom de Sixte V.
Le nouveau pape, en signe de joyeux avènement,
fit dresser quatre potences devant son palais, et au
lieu d'amnistier les criminels , suivant la coutume
usitée à chaque élection, il fit pendre soixante des
hérétiques les plus obstinés, le jour même de son
couronnement. 11 ne montra guère de bienveillance
(jue pour les ambassadeurs du Japon , non qu'il
ignorât tous les ressorts de cette pitoyable comédie,
puisqu'il s'en était même expliqué assez vertement
avec le pape défunt, mais parce qu'il croyait de
bonne politique de cacher les fourberies qui pou -
vaient déconsidérer le saint-siége. Il eut pour ces
prétendus princes des égards infinis; il les fit passer
pour le baisement des pieds avant les cardinaux; il
les embrassa avec une tendre affection, et voulut
qu'ils remplissent les fonctions d'honneur à son cou-
ronnement, qu'ils portassent le poêle, lui présentas-
sent l'eau et le linge pour l'ablution, et lui tinssent
l'élrier pour la cavalcade; il les institua chevaliers
de l'éjieron d'or, leur donna lui-même l'épée et la
15'.
622
HISTOIRE DKS IWl'HS
ceinlurc. et les lit croor patiices romains par le peu-
pliM-l parlcsënat; enlin il célèlua roflice divin ponr
onx seuls, les communia ilo sa main, et leur donna
un splondide ban([uol. Après iiuoi il les combla do
présents, leur remit en audience puMiiiuodcs lettres
pour leurs souverains, et les lit euilnuquer. Que de-
vinrenl-ils en mer? C'est ce qu'on n'a jamais su ;
quelques iiistoriens disent que Sa Sainteté avait eu
le jour de leur départ une conférence secrète avec le
jésuite qui devait les accompau^ner, et que le digne
enfant de Loyola, en sortant du Vatican, était venu
rendre compte au général de son ordre de sa conver-
sation avec le pape, et que celui-ci avait répondu :
« La farce est jouée ; exécutez la volonté du chef de
l'Eillise. et que la mer leur serve de tombeau! »
Dès que Sixte \' fut installé sur le trône pontilical,
il lit ver.ir à Rome sa sœur Camilla avec ses trois
enfants; de blanchisseuse qu'elle était anparavail,
il en fit une princesse; il la combla de caresses, lui
donna un palais, des terres et une pension considé-
rable, en lui défendant néanmoins de jamais lui de-
mander aucune grâce ni aucune place. Le lendemain
de cette réception, la statue de Marfoiio demandait
à la statue de Pasquin : •< Poui-quoi portes-tu une
chemise sale? — C'est, répondait Pasquin, parce que
ma blanciiisseuse est devenue princesse. » Le pape
fit aussitôt rechercher celui qui avait fait cette allu-
sion à l'ancienne profession de sa sœur pour en faire
bonne justice, et fit publier qu'il donnerait quarante
mille écus romains au dénonciateur.
Le coupable se présenta lui-même à l'audience du
pape, croyant faire une bonne spéculation, et ré-
clama la somme promise : « Qu'on lui compte les
quarante mille écus, » dit Sixte V en s'adressant à
son trésorier ; puis se retournant vers l'exécuteur qui
se tenait à ses côtés : « et toi, coupe-lui la langue
et la main droite, de peur de récidive ; » ce qui fut
exécuté séance tenante.
Une cruauté froide et implacable, tel était le trait
principal du caractère du poatife; caractère dont
nous lui verrons donner mille preuves dans les dif-
férents actes de son pontificat. Ainsi lui-même an-
nonça en plein consistoire, « qu'il était venu comme
le Christ pour apporter le glaive, non la paix, et qu'il
voulait ({ue son règne fût cité parmi les plus rigou-
reux. » Il commença par déposer les juges qui, sous
le pontificat précédent, avaient montré de l'indul-
gence pour les fautes d'hérésie ; ensuite il réforma
les lois et ordonnances qui réglaient la police inté-
rieure des Etats de l'Eglise, et rendit des édits san-
guinaires qui mettaient la vie des citoyens à sa merci.
Entre autres cjioses, il ordonna que tous les adul-
tères seraient punis de mort; et il fit une si sévère
application de ce décret, qu'on craignit que Rome ne
finit par devenir un grand désert.
Cependant un seigneur de Salerne. appelé Charles
Tasca, n'étant point sujet du saint-siége, ne jugea
pas que les lois de Sixte V dussent le concerner, et
ne prit aucune peine de cacher ses amours avec la
femme de son homme d'affaires. Le saint-père, fu-
rieux de voir qu'un étranger osât le braver jusque
dans sa capitale, fit donner l'ordre au gouverneur
d'exécuter la loi d adultère contre les coupables; el
sur l'observation de celui-ci que le seigneur Tasca
et sa maîtresse étant sujets du roi de Naples, ne
pouvaient être jugés que par les lois de leur pays, il
repartit : i> N'est-ce que cela? Eh bien ! puisque
vous avez de tels scrupides, faites pendre l'amant,
la femme et le mari complaisant avec des cordes faites
à Xaplcs. "
Sixte voulut également réprimer les débordements
de son clergé, et paYticulièreuient des cardinaux, qui
de]mis longtemps abusaient de leur privilège d'in-
vi(dabilité pour contracter des dettes qu'ils n'acquit-
taioul jamais, usage qui avait gagné jusqu'à leurs
valets; il ordonna qu'à l'avenir aucun prèlr», ni évê-
que, ni même cardinal ne pourrait refuser une juste
satisfaction à ses créanciers ; et pour donner l'exem-
ple, il solda les dettes cpi'il avait contractées sous le
pontifical de Grégoire XIII. En outre, et toujours
sous le prétexte de mettre en ordre les alTaires de la
chambre apostolique, il écrasa de taxes les habitants
de Rome, et déploya une rigueur inusitée pour la
perception des impôts; ce qui mécontenta si fort le
peuple, qu'il craignit une sédition.
Selon la coutume des tyrans, il cliercha à se ga-
rantir du danger q>ii le menaçait par un nouvel acte
d'arbitraire ; il défendit aux citoyens de porter des
armes dans la ville, et fit punir sans miséricorde ceux
qui contrevenaient à cette ordonnance. On raconte
même qu'un enfant de seize ans ayant été amené à
son tribunal sous l'accusation d'avoir tiré sa dague
contre des sbires qui l'insultaient, il le condamna à
être pendu; et comme son avocat invoquait le texte
de la loi qui interdisait l'application de la peine de
mort pour un accusé aussi jeune : « Eh bien, je
lui donne dix de mes années, s'écria le pape, en vertu
de mon omnipotence ; qu'on emmène le coupable et
qu'on le conduise au supplice ! »
Si l'on considère dans Sixte V son zèle infiexible
pour le maintien des principes de l'autorité théocra-
tique, son dédain pour l'espèce humaine, sa cruauté
froide et inexorable, son audace dans l'emploi des
moyens violents, on trouvera qu'il avait de grands
points de ressemblance avec Grégoire VII ; si on
étudie ce pontife dans ses allures politiques, dans ses
intrigues diplomatiques, on verra en lui un homme
tourmenté d'un besoin immodéré de puissance, de
richesses, de réputation ; on le verra sacrifiant sans
cesse la justice à la vaine gloire, et quelquefois fai-
sant de grandes choses pour immortaliser son nom;
protégeant les arts et persécutant les hommes de let-
tres ; anatbématisant les rois et se tournant contre
les peuples; exaltant les doctrines des jésuites, fai-
sant cause commune avec la ligue, puis se déclaiant
l'ennemi des disciples de Loyola, et les bannissant
des États romains ; enfin, mettant toute fausse honte
de côté, se faisant gloire d'avoir été gardien de pour-
ceaux, puis se déclarant le premier des princes de la
terre ! Existence bizarre, destinée mystérieuse, qui
avait pris un simple pâtre pour en faire successi-
vement un moine, un inquisiteur, un cardinal, un
souverain, et plus qu'un souverain, un pape!
Sixte V, après avoir assuré sa tran([uillité dans
Rome, se prépara à lutter contre les rois, et fit pres-
sentir qu'il n'épargnerait pas même Philippe d'Es-
pagne ; ainsi les ambassadeurs de ce jirince étant
venus le vingt-neuvième jour de mai pour lui pré-
SIXTE V
5es
senter le tribut d'usage d'une bourse de sept mille
écus d'or portée par une hacjuenée blanche, comme
droit de vasselage pour le royaume de Naples , le
pape répondit à la harangue : « Votre discours est
î'ort éloipiont, messeigneurs ; cependant nous avoue-
rons qu'il ne l'est pas encore assez pour que nous ne
nous apercevions pas que nos prédécesseurs ont fait
un sot marché en troquant un royaume contre un
cheval. Nous étudierons celte grave question. »
Les ambassadeurs espagnols supposèrent que
cette plaisanterie avait un sens caché; et ils s'empres-
sèrent d'en donner avis à Philij)pe II, aKn qu'il prit
ses mesures pour repousser les tentatives que le
nouveau pape projetait de faire sur les États de Na-
ples. Mais il n'entrait pas dans les vues de Sixte de
se brouiller si vite avec le roi d'Espagne ; la France
réclamait avant tout son attention; il rejn-it donc les
affaires de ce pays au point où Grégoire XIII les
avait laissées, et fulmina une bulle dans laquelle,
après avoir exalté l'autorité du saint-siége, il déi'la-
rait bâtarde et détestable la maison de Bourbon,
appelant hérétique et relaps le roi Henri de Navarre;
comme tel, le privant de tous ses domaines, et décré-
tant qu'il était incapable, lui et ses descendants à
perpétuité, de succédera cpiekpie État et souveraineté
que ce piil être, particulièrement à la couronne de
France. Sa Sainteté relevait également les sujets du
roi et ses vassaux du serment de fidélité qu'ils lui
avaient prêté, et faisait défense, sous les peines ec-
clésiastiques et sécuHères, de lui obéir. Les mêmes
censures s'appliquaient à son cousin le jeune prince
de Condé et à tous les huguenots.
Quoique les excommunications fussent déjà en si
grand discrédit à la fin du seizième siècle, qu'un
évêque de Chartres écrivait que les foudres du pape
gelaient en passant les Alpes, néanmoins une dé-
monstration de cette nature, dans un moment oiî le
royaume était à la veille d'un embrasement général,
devait augmenter nécessairement les désordres; aussi
de toutes parts cria-t-on au scandale, et les difiérents
ordres religieux ou civils s'empressèrent-ils d'adres-
ser des réclamations à la cour de Rome pour faire
révoquer la bulle.
Henri III, toujours lâche et pusillanime, n'osa
prendre aucune mesure énergique contre le décret
attentatoire à l'indépendance de la nation et à la di-
gnité de la couronne; il se contenta de défendre que
la bulle fût publiée en France avec les formes léga-
les. Le Parlement, plus hardi que le roi, voulut
s'opposera la simple ])ublication de ce décret, comme
contraire aux droits de l'hérédité souveraine ; mais
les Guises passèrent outre, et l'excommunication
fut affichée à la porte des églises de tout le royaume.
Henri de Navarre ne pouvant tirer vengeance de
l'audace du pape les armes à la main, envoya une
protestation à son ambassadeur Bongars, qui était à
Rome. Ce courageux huguenot afficha, en plein jour,
dans le Campo di Fiori, la protestation véhémente
du prince français. Dans ce manifeste, Henri de
Navarre appelait Sixte-Quint traître, félon, pape
hérétique; il le sommait à comparaître devant un
concile libre, sous peine d'être reconnu comme .Vnte-
christ; il lui déclarait une guerre irréconciliable pour
venger l'injure faite à sa personne et à la maison de
France, et réclamait à cet effet le secours des rois et
des Républiques véritablement chrétiennes, intéres-
sées comme lui-même à arrêter l'audace d'un pâtre
qui ne songeait à rien moins qu'à bouleverser tous les
royaumes. Cette action énergique causa la jilus grande
surprise à la cour tle Rome. Sixte X, dans le premier
mouvement de fureur, jura de punir et l'auteur de la
déclaration et le téméraire qui avait osé la placarder
jusqu'aux portes du Vatican ; puis, la réflexion venant
à calmer son irritation, il admira ce trait de vigueur qui
était si bien en harmonie avec ses propres actions, et
il ne put s'empêcher de dire qu'il serait à souhaiter que
Henri III eût autant de courage que le roi de Navarre.
En Angleterre, la nouvelle exaltation de Sixte avait
produit une profonde sensation; et la reine Elisa-
beth fut d'autant plus surprise de l'élection du car-
dinal de Montalte, qu'elle apprit en iiiênie temps
que le nouveau pontife, qui auparavant paraissait
humble, simple, ignorant et souffreteux, se montrait
orgueilleux, sévère, implacable dans sa justice et
d'une rigueur inouïe dans les exécutions. Elle assem-
bla aussitôt son conseil pour délibérer sur la con-
duite qu'elle devait tenir dans des circonstances sem-
blables, et avec un pape qui était capable d'ameuter
tous les princes cathohques contre la nouvelle Église
britannique. Il fut décidé que l'on enverrait un am-
bassadeur à Rome pour s'assurer des dis])Ositions de
Sixte à l'égard de l'Angleterre; et l'on choisit un
jeune seigneur nommé Carre, qui dans un de ses
précédents voyages s'était lié avec Alexandre Perrelti,
neveu du pape, qui venait d'être promu au cardina-
lat. La reine remit au député son portrait enrichi de
pierreries, pour qu'il l'offrît au cardinal neveu
comme un témoignage d'estime, et en même temps
elle lui recommanda de n'épargner ni démarches, ni
dépenses, ni présents, ni or, ni argent, pour gagner
les bonnes grâces du saint-père.
A son arrivée à Rome, le chevalier Carre fut ac-
cueilli avec distinction par Alexandre Perrelti, et dès
le lendemain il obtint une audience secrète du
pontife. Soit l'efi'et des présents qui lui avaient été
envoyés par Elisabeth, soit par un calcul de sa politi-
que. Sixte reçut l'ambassadeur avec une affabihté
([ui n'était pas dans ses habitudes; il le combla de
prévenances, il l'accabla de questions sur le carac-
tère, sur lesinclinations, sur la beauté et sur les habi-
tudes la reine. Carre répondit à toutes les questions
de Sa Sainteté, et profita de la circonstance pour lui
montrer le portrait de sa souveraine. Sixte le consi-
déra avec beaucoup d'attention, et, poussant un pro-
fond soupir, il dit à l'ambassadeur :
u Quel noble visage ! quelle admirable femme que
voire reine! rpie ne m'est-il permis de l'épouser!
combien je maudis le caractère religieux dont je suis
revêtu et qui m'enpêciie de prendre une femme ! car,
je lejure, par la barbe du Clirist, nulle autre qu'Eli-
sabeth d'Angleterre ne s'assiérait sur mon trône; et
je sens qu'une reine comme elle me donnerait des
enfants dignes de nous ! » Ensuite il rendit le por-
trait au chevalier, et ajouta gracieusement qu'il
avait pour agréable le séjour de l'envoyé à la cour
de Rome, et qu'il l'engageait, dans l'intérêt de Sa
Majesté britannique, à cultiver l'amitié du eurdina.
de Montalte, son neveu bien-aimé.
524
HISTOIRE DES PAPES
Le cheyalier Carre ambassadeur d'Anglelerre prts de Sixte V
Carre sortit de cette audience ravi de l'impression
(ju avait faite sur l'esprit du souverain pontife le
portrait de la reine ; et jugeant le moment favorable
pour exposer les intentions de sa souveraine relative-
ment à l'Espagne, il se rendit immédiatement au
palais du cardinal neveu pour en conférer avec lui ;
comme Son Eminence était encore au Vatican, il fut
obligé d'attendre son retour. Le cardinal arriva enfin
et écouta avec une grande attention les confidences
du chevalier ; puis, quand il eut terminé, il répondit
que son oncle approuvait les projets de la reine
Elisabeth, et qu'il était chargé en son nom de lui
demander l'échange du portrait de sa souveraine con-
tre celui de Sa Sainteté; (Jarre, au comble de la joie,
fit ce que le cardinal demandait. Le jour même il
écrivit à la reine pour l'informer du succès de sa
mission, et pour l'engager à hâter la conclusion d'un
traité avec les Provinces-Unies, et l'envoi d'un corps
de troupes en Flandre afin de déloger les Espagnols des
places fortes qu'ils occupaient. Mais tout cela n'était
qu'une comédie de la part de Sixte; le diplomate an-
glais était la dupe du rusé pontife; Sa Sainteté n'était
nuîlement dans 'îs intérêts de l'Angleterre; elle avait
seulement l'intention de pousser Elisabeth contre
Philippe, d'armer l'Angleterre contre l'Espagne, et
de détruire les deux monarques l'un par l'autre.
Sixte, tout en cherchant à anéantir les monarchies,
suivait à l'égard des Républiques une politique dia-
métralement opposée ; ainsi il reprit vertement un de
ses nonces qui avait fait arrêter un ministre protes-
tant sur le territoire des Suisses, et il lui écrivit:
« Pourquoi donc avez-vous oublié ([ue nous vous
avions envoyé en Suisse pour ramener la paix entre
les cantons et non pour y porter le trouble? Rappe-
lez-vous que nous vous avons chargé de rétablir
l'harmonie entre les hérétiques et les catholiques, et
non de les exciter les uns contre les autres. Sachez
donc qu'il n'est point dans nos intérêts d'agir avec
les peuples libres comme avec les rois. Les révolu-
tions chez des nations indépendantes sont toujours
dangereuses pour l'orthodoxie, et par opposition
elles sont favorables aux doctrines hérétiques. Je
vous recommande expressément d'en user avec mé-
nagement, et de temporiser avec les Suisses, qui re-
fusent de se soumettre à notre obédience. N'imitez
pas le zèle souvent maladroit des jésuites , qui , tout
SIXTE V
en voulant défendre notre siège, lui ont porlé, iiar-
l'ois, les couiis les plus funestes. »
En effet, cette société commençait à discréditer
singulièrement le saint-siége dans rojiinion des peu-
ples, par cela même qu'elle ne recidait devant aucun
crime pour assurer le triomphe du catholicisme.
Sixte V, qui voyait l'abùne vers lequel les eiil'antsd'l-
gnace poussaient la papauté, employait tous seselloils
pour imprimer aux affaires une tout autre direction,
et pour se soustraire à l'influence des jésuites. Mais
comme les résistances du pape ne i'aisaient pas le compi e
des lions Pères, ils cherchèrent à mettre le cardinal
neveu dans leurs intérêts ; et , grâce à leurs obsessions,
lis y parvinrent si Lien , que celui-ci osa proposer à
son oncle de prendre un jésuite pour confesseur. A
cette ouverture. Sixte V ne put réprimer un mouve-
ment de colère ; il réprimanda vertement le cardinal
neveu, et lui défendit de jamais l'entretenir de ces mi-
sérables fourbes, ajoutant : » 11 vaudrait mieux pour le
biendes jésuites que je les confessasse et non qu'ils re-
çussent ma confession. «Néanmoins, la réflexion et la
politique lui tirent une nécessité de cacher ses véri-
tables sentiments à l'égard de la société de Jésus, et
à la prière de son neveu, il consentit même à hono-
rer leur collège grégorien de sa présence et à y célé-
brer la messe. Les bons Pères résolurent de mettre
l'occasion à profit dans l'intérêt de l'ordre; et au
jour fixé par Sa Sainteté pour sa visite, ils eurent
soin de placer sur son passage des écoliers qui lui
récitèrent des pièces de vers en l'honneur de Gié-
goire XIII, ce qui fatigua tellement le pape, qu'il
imposa silence aux orateurs, en leur disant : « Vous
croyez sans doute parler à tîrégoire; vous vous
trompez, je m'appelle Sixte-Quint. »
Après la messe, les jésuites conduisirent le. pon-
tife dans les dortoirs et dans les réfectoires, dont ils
lui firent admirer la propreté. Lorsqu'il eut tout
examiné, il demanda à voir les caves qui renfermaient
les trésors de la communauté. ^' Hélas ! répondit le
recteur, elles sont à sec, car jamais la société n'a été
aussi pauvre que sous le règne de Votre Sainteté. —
Et que faites-vous donc des ricjiesses que vous ex-
torquez aux peuples du Japon et de l'Amérique? ré-
pliqua le pape; ce n'est certes pas pour notre service,
car vous avez grand soin de vous faire payer jusqu'au
moindre assassinat. Allons, je vois que l'on ne vous
calomnie pas quand on vous accuse de cacher sous
les apparences d'une sévérité hypocrite les désordres
de votre vie. Bientôt je verrai à mettre de l'ordre
dans votre conduite et dans votre caisse; j'aviserai à
ce que vous ne restiez pas sous la tentation, et je
vous rendrai plus pauvres, afin ([ue vous deveniez
meilleurs chrétiens. Tenez-vous-le pour dit. »
Cette admonition fut faite d'un ton sévère, puis
il se retira avec sa suite. Malgré son grand désir
d'attaquer l'institut, le saint-père n'osa pas exécuter
immédiatement la réforme dont il avait menacé les
jésuites, il voulut procéder régulièrement, et nomma
le cardinal Aldobrandin président d'une commission
chargée de faire dans tous les royaumes une enquête
sur les abus qui s'étaient introduits dans les cou-
vents. Les membres de cette commission avaient or-
dre de faire un mémoire détaillé sur les moyens à
employer pour arrêter les débordements des moines,
et de dresser la liste des communautés religieuses
qu'il était urgent.de supprimer, ainsi ([ue celle des
couvents qui avaient conservé l'esprit de leur consti-
tution dans toute sa pureté. Le résultat de cette en-
quête fut assez singulier : les commissaires décla-
rèrent qu'en Italie ils n'avaient pu trouver un seul
monastère don! les religieux ne lussent adonnés à
l'ivrognerie, àl'oisivetéjà la sodomie, et à toutes sor-
tes d'abominations ; ils rendirent compte qu'en Au-
triche ils avaient ■visité cent vingt-deux couvents
d'hommes et de femmes, et qu'ils avaient compté dans
les monastères de religieux cent ([uatre-vingt-dix-neuf
jirostituées, cinquante-cinq jeunes garçons ou jeu-
nes filles de moins de douze ans ; et dans les mai-
sons de nonnes, quatre cent quarante-trois domesti-
ques mâles, qui étaient à la fois les serviteurs et les
amants des religieuses.
Ils déclarèrent qu'en France les couvents étaient
le théâtre de scandales encore plus grands, et ils ci-
tèrent entre autres les moines d'Aurillac. En effet,
les désordres de ces religieux avaient tellement dé-
passé toutes les bornes, que le syndic et les consuls
avaient porté plainte devant le Parlement contre
Charles de Sénectaire, abbé du couvent d'Aurillac
et seigneur de la cité : quatre-vingts témoins étaient
venus déposer que l'abbé Charles, ses neveux, Jean
Belveser, dit Jonchières, protonotaire de Fabbaye;
Antoine de Sénectaire, abbé de Saint-Jean; sa nièce,
Marie de Sénectaire, abbesse du Bois, qui dirigeait
un couvent de femmes dans la même ville, ainsi que
les moines et les religieuses des deux maisons, se
livraient habituellement à tous les excès de la plus
horrible dépravation. On prouva que plusieurs moi-
nes avaient avec eux jusqu'à cinq ou six maîtresses
à la fois, soit des courtisanes, soit de pauvres jeunes
filles enlevées à leurs parents, ou des femmes subor-
nées ou ravies à leurs maris; qu'en outre ils noui'-
rissaient un nombre considérable de bâtards qui leur
servaient en même temps de mignons. On prouva
encore que l'abbé Charles de Sénectaire faisait des
sorties à la tête de ses moines, battait la campagne
pour recruter des pucelles, et chassait devant lui en
plein jour, à coups de crosse, celles qu'il avait trou-
vées à sa convenance, les forçant à entrer dans son
repaire, sans que les pères et mères pussent faire la
plus légère résistance, dans la crainte d'être assassi-
nés par les moines.
Il résulta de ces dépositions que le monastère d'Au-
rillac fut sécularisé; ce fut tout, le Parlement s'étant
déclaré incompétent pour juger des accusés engagés
dans les ordres ecclésiastiques. Nous devons ajouter,
pour rendre plus complète la peinture des mœurs des
couvents à cette époque, que le lieutenant génû'ai de
la province, en rendant compte de la prise de pos-
session de l'abbaye, mission (ju'il avait remplie en
])ersonne , déclara « qu'il avait trouvé dans un
pavillon du jardin de la maison abbatiale une cham-
bre secrète dont les lambris et les murs étaient char-
gés de peintures obscènes, et qu'il avait briàlé des
instruments de débauche qui étaient épars sur les
meubles ou sur les tapis, dont il n'osait pas indiquer
l'usage; (]ue du reste il suflirait à messieurs du Par-
lement de savoir que les gens du pays nommaient
celte chambre le foutoir de l'abbé d'Aurillac ! »
5 26
HISTOIRE DES PAPES
Sixte-Quint établit encore iliflerents ^^glonlents
contre le luxe excessif des vêtements et îles ('(jiiipa-
ges; il fixa même la toilette des nouvelles mariées,
et défendit aux femmes et aux filles de porter des bon-
nets de dentelles, des plumes, des fleurs nalurelles
ou artificielles, de mettre de faux cheveux et du fard,
de se montrer décolletées lorsqu'elles allaient en voi-
ture, et de paiciitre dans les rues les bras nus ou en
manches de chemise. Toutefois, cette rigidité de
mœurs ne l'empêcha jias de protéger les arts et les
lettres ; grâce à sa munificence, la bibliothèque du
\atican s'agrandit prodigieusement; un hospice,
dief-d'œuvre d'architecture, s'éleva pour recevoir
(juinze cents malades; de nouvelles rues furent ou-
vertes à la circulation ; les quadriges de Praxitèle et
de Phidias furent restaurés, la statue de saint Pierre
fut placée sur la colonne Trajane à Monle-Cavallo;
un aqueduc de treize mille pas vint apporter l'eau
d'une source limpide à la célèbre fontaine Sixtine ; à
sa voix, cinq obélisques égyptiens, ensevelis sous
l'herbe depuis des siècles et dont la restauration avait
eflrayé le génie de Jules II et de Paul III, se dres-
sèrent sur leurs bases et vinrent opposer leurs hié-
roglyphes aux mystères de la religion catholique ; de
sorte qu'aujourd hui le savant peut lire sur leurs so-
cles une inscription gravée au temps des empereurs
romains, en l'honneur de César, souverain pontife,
(jui avait rapporté ces monuments de la vieille Egypte,
et une autre inscription en mémoire de Sixte-Quint,
souverain pontife, le restaurateur des obélisques.
Ensuite, ce qui n'était pas un moins grand travail,
il entreprit de faire épurer les textes de l'Ancien et du
Nouveau Testament, qui offraient de grossières er-
reurs. C'était une chose d'autant plus difficile, que
la religion chrétienne n'admettant pas l'examen de la
raison pour l'adoption de ses dogmes, mais s'impo-
sant comme vérité révélée par Dieu le Père et par
Jésus -Christ son Fils, Sa Sainteté ne savait comment
elle devait procéder pour ne pas exciter la suscepti-
bilité des fanatiques ou la critique des ennemis de
la papauté; enfin, après de miires rétlexions, elle se
décida à réunir les cardinaux en consistoire et à leur
soumettre ses doutes sur les livres sacrés. Entre
autres choses, Sixte V agita la question de savoir si
le Pentateuque, écrit par Moïse sous la dictée de
Jéhovah, était parvenu aux fidèles directement, et
sans avoir subi aucune altération dans les trente-
trois siècles qui séparaient leur époque du temps où
avait vécu le législateur des Hébreux; si, au contraire,
on devait croire avec saint Basile, saint Clément
d'Alexandrie, saint Isidore de Séville, et avec un
grand nombre d'autres Pères, que le Juif Esdras,
qui florissait vers l'an 467 avant Jésus-Christ, avait
lecomfKJsé les livres sacrés, pour remplacer ceux qui
avaient été perdus pendant la captivité des Hébreux;
si on pouvait refuser de croire Esdras, qui se recon-
naît lui-même, dans un passage de ses écrits, le
restaurateur de l'œuvre de Moïse ou plutôt de Jé-
hovah ; ainsi que Néhémie, le successeur d'Esdras
dans le gouvernement de la Judée , qui avoue égale-
ment avoir retouché les Ecritures; enfin si on n'était
pas en droit de révoquer en doute l'authenticité de
la Bible appelée sainte, révélée, divine et canonique,
et si on ne devait pas dire avec l'apôtre Pierre :« Que
tout n'y est pas conforme i\ la vérité; que le men-
songe s'y est glissé sous les apparences du vraisem-
blable, qu'il y a une multitude de choses erronées,
et qu'il faut avoir , en la lisant , assez d'intelligence
pour distinguer et pour choisir. >-
Sa Sainteté ajoutait qu'ellemèaie regardait comme
des fables grossières, l'épisode d'.\iiam furmé de la
main île Dieu, et violant avec la belle Eve la loi d(! son
créateur; le récit de Noé sauvé du déluge à cause de
ses vertus, et s'enivrant jusqu'à en perdre la raison;
celle de Loth, appelé par les anges un homme chaste,
et commettant un inceste avec ses deux filles , la
nuit même où il s'échap|ie de Sodonie. Le pa]ii' rap-
pelait que déjà les livres sacrés avaient subi de gra-
ves altérations bien avant la naissance du Christ,
puisque Origène , dès le troisième siècle, disait que
les livres attribués à Moïse , qui étaient entre les
mains des chrétiens, différaient essentiellement de
ceux des Juifs ; et qu'an quatrième siècle saint Jé-
rôme , le plus savant des Pères de l'Église latine ,
convenait avoir corrigé l'Ancien Testament sur des
exemplaires hébreux qui étaient écrits depuis plus
de six cents ans.
En consé([uence de toutes ces raisons, Sixte-Quint
concluait à ce qu'on fit une nouvelle révision des
textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. La
majorité des cardinaux s'étant rangée du parti de Sa
Sainteté, on procéda à une première correction qui
fit relever cinq mille fautes, puis à une seconde ré-
vision qui fit encore découvrir deux mille erreurs de
dates, de noms ou de chiffres; après quoi le consis-
toire décida que la Bible ainsi ex|)urgée était la seule
canonique. Sixte lui donna le nom de Vulgate , et
défendit par une bulle, sous peine d'excommunica-
tion majeure, de changer, d'ajouter ou de retrancher
aucune syllabe au texte que Dieu avait révélé à
Moïse ; ce qui n'empêcha pas. quelques années plus
tard, Clément Mil, un de ses successeurs, de corri-
ger encore l'Ancien Testament.
On fit également subir au Nouveau Testament de
nombreuses et d'importantes correctijns, sans égard
pour le Saint-Esprit, qu'on supposait avoir concouru de
l'aile ou du bec à la rédaction des Évangiles. II est bon
d'observer à ce sujet que les chrétiens restèrent deux
siècles entiers après la mort du Christ sans hvres sacrés,
et saint Augustin lui-même avoue qu'on ne pouvait
étudier la doctrine du Sauveur ([ue dans des livres de
magie que Jésusavait dédiés aux apôtres saint Pierre
et saint Paul, et dans uneépiire adressée au roi Ab-
gare. Saint Clément cite encore queLjues livres qu'il
attribue au Christ, mais dont plusieurs papes ont
révoqué l'authenticité , aussi bien que celle des ou-
vrages qu'il prétendait avoir été écrits par Adam ,
par Eve, par Enoch et par plusieurs patriarches de
l'Ancien Testament. Par compensation, à partir du
troisième siècle, le monde fut inondé de livres sa-
crés ; on compta jusqu'à trois cents Évangiles diffé-
rents , parmi lesquels on cite ceux de saint André ,
de saint Barnabe, de saint Barthélémy, de saint
Thaddée, de saint Matthias, de saint Pierre, de saint
Jacques le Mineur, de Judas , de saint Thomas, de
saint Philippe, des douze apôtres, de Nicodème , de
Joseph d'Arimathie , de la descente de croix , de la
mort de Marie, de la naissance de Jésus, de Marie
SIXTE V
527
sage-femme, de l'ascension de saint Paul, de Tasi-
lides, d'Apelles, celui des Égyptiens, celui des Hé-
breux et de différentes tribus hébraïi|ues.
Outre ces Evangiles, chaque secte avait encore un
Évangile particulier; les simoniens avaient le livre
des Quatre coins du inonde , les valentiniens possé-
daient l'Kvangilc de la vérité, les raachinéens sui-
vaient les prc'ccples du Trésor ou de rit,vangile vi-
vant ; les gnostiques avaient l'Evangile de laperl'ection,
l'Evangile d'Eve , les Révélations d'Adam , le livre
de rEulanteraent de Marie , suivi de ses grandes et
petites interrogations, avec des dissertations fort bi-
zarres sur ses amours avec le Saint-Esprit et sur la
tléi,'Ustation de sa semence. Les séthiens suivaient
les préceptes de Setli, les ca'inites ceux de Judas, et
conservaient précieusement une Apocalypse d'Abra-
ham et une autre de Mo'ise; les basilidiens croyaient
aux prophéties de Barcoph, de Barcabbas et de Giiani ;
les nicola'ites suivaient aveuglément les livres de
Jaldabantli, les Mémoires des apôtres, et soutenaient
avoir une épître écrite par Jésus lui-même ; les
priscillianistes conservaient également une hymne
qu'ils supposaient avoir été chantée après la dernière
cène par le Sauveur.
Le nombre des écrits de toute sorte dont chaque
secte se prévalait pour faire des dupes était in-
croyable. Les marcionites avaient une collection de
pièces si bien fabriquées, disaient les orthodoxes,
que les fidèles les plus clairvoyants ne pouvaient les
distinguer des Écritures authentiques ; les quaterdé-
cimans se prétendaient uniques possesseurs des Actes
de Pilate relatifs à la passion ; saint Juhen parle
d'actes semblables qui étaient en sa possession , et
TertuUien à son tour affirme qu'il a eu entre les
mains le procès- verbal du procès de la vie et de la
mort de Jésus-Christ, envoyé par le même Pilate à
l'empereur Tibère. Enfin , parmi les livres parvenus
jusqu'à nous, nous citerons l'Histoire évaugélique de
saint Jacques le Majeur ; l'Évangile de l'enfance,
celui des miracles de Jésus , celui de la Passion ,
ritiuéiaire de saint Pierre, les Ëvangdcs falsifiés par
Hésychius, les Actes de sainte Thècle, les Actes des
apôtres Paul, Pierre, André, Philippe et Thomas,
ainsi que les Oracles des apôtres, les liévélations des
apôtres, etc., etc.
Après cette énumération très-succincte des livres
que lesdiiVérenles Églises chrétiennes avaient adoptés
comme authentiques dans les premiers siècles , et
qui plus tard furent regardés comme apocryphes ,
nous serions en droit d'élever des dout.s sur l'au-
thenticité des quatre évangélistos Mathieu , Marc,
Luc it Jean , d'autant que leurs noms ne sont jamais
cités dans les ouviages des Pères des premiers siè-
cles ; et nous pourrons supposer que des prêtres
habiles, comprenant la nécessité de résumer en un
seul corps d'ouvrage les traditions éparses dans une
multitude de livres, ont fait paraître sous leurs noms
les ipiatre Évangiles ([ui nous sont restés. Néan-
moins ce recueil de contes absurdes et de miracles
ridicules, appelé le Nouveau Testament ou les saints
Evangiles , ne laissa pas que de donner de graves
soucis au clergé ; car il présentait tant d'invraisem-
blances et de contradictions, qu'il était à craiiulie
que la foi la plus robuste ne jn'it s'en accommoder.
11 n'était point difficile de faire croire que saint Jean
eût été le contemporain de Jésus-Christ, ainsi ([ue le
prétendait saint ^lathieu ; mais après avoir dit que
saint Marc n'était que le disciple de saint Pierre, on ne
pouvait le faire assister à la passion du Sauveur; on
prétendit alors que son Évangile n'était qu'une sim-
ple relation des discours de l'apôtre Pierre aux Ro-
nKiin«, et que son disciple avait rédigée en latin à la
prière des fidèles; opinion bien différente de celle
des premiers chrétiens , qui prétendaient que saint
yiarc avait écrit en grec dix ans ajjrès l'ascension du
Sauveur. Saint Ghrysostorae exprime une autre opi-
nion eiKîore , il soutient que cet évangélisle était en
Egypte lorsqu'il composa ses œuvres ; Abalbercal est
du même sentiment , et ajoute que l'Evangile de
saint Marc a été composé primitivement en copte;
enfin saint Augustin va plus loin, il appelle saint
Marc un plagiaire , et prétend que son livre est
simplement la copie de celui de saint Mathieu ; ce
qui est vrai, sauf en quehjues parties. Quant au
médecin saint Luc , TertuUien affirme positivement
qu'il n'a jamais connu le Christ, qu'il s'est converti
longtemps après l'ascension; suivant ce Père, il fut
l'un des plus fidèles disciples de saint Paul , le seul
apôtre d'un esprit véritablement supérieur: il ajoute
qu'après avoir entendu les récriminations de son
maîtie contre la sottise des nouveaux chrétiens , il
s'était écrié : «Eh bien, je vais prendre la plume
pour opposer une histoire vraisemblable aux compi-
lations informes et indigestes de prêtres ignorants ; »
et qu'il avait fait son Évangile.... Quoi qu'il en soit,
ces livres menteurs , appelés saints Évangiles , en
raison de leurs contradictions et des erreurs gros-
sières c[u'ils renfermaient , furent revus et amendés
vers la fin du troisième siècle par Hésychius et par
Lucien , martyr; corrigés ver.s la fin du i|uatrième
par saint Jérôme ; expurgés au commencement du
sixième par ordre de l'empereur Anastase , au com-
mencement du neuvième par Chailemagne , à la fin
du seizième par Sixte-Quint , et aujourd'hui encore
les prêtres leur font subir d'importants change-
ments , sous prétexte de rétablir la véritable leçon ,
mais en réalité pour faire disparaître insensiblement
les contes absurdes, les obscénités, les maximes
et les préceptes odieux qui ont enfin soulevé la rai-
son humaine contre cette détestable théocratie qui
pesait sur le monde depuis tant de siècles.
Pendant que le saint-père donnait ses soins à la
correction de l'Ancien Testament et des saints Évangi-
les, la guerre civile éclatait en France plus terribleque
jamais. Les Guises, ne voyant plus entre eux et le
trône qu'un roi énervé par la débauche et un cardinal
imbécile, redoublèrent d'etïorts pour écraser Henri
de Navarre , le seul compétiteur qui fût capable de
leur disputer la couronne de France ; ils appelèrent
à eux toute la noblesse de la Champagne et de la
Bourgogne, qu'ils renforcèrent de troupes espagnoles,
et se mirent à guerroyer. Lyon , Toul , Verdun et
quantité d'autres villes ouvrirent leurs portes aux
Guisards, à l'instigation des jésuites; puis ils s'em-
parèrent d'Orléans, de Bourges, d'Angers, et finirent
l)ar devenir maîtres de Paris , qui dès lors se trou\a
le centre des opérations. Les réunions clandestines
des ligueurs se transformèrent en véritables assem-
52S
IllSTÛIUE DES PAPES
''MillÉlI
Philippe II, roi d'Espagne
Liées délibératives dans lesquelles on censura auda-
cieusement la conduile de Henri III et de ses mi-
nistres. Les chefs, qui furent appelés d'abord le
conseil des Seize à cause de leur nombre , organisè-
rent un gouvernement dans l'Etat, levèrent des im-
pôts, établirent des relations suivies avec les provinces
révoltées, et régnèrent enlin au nom du catholicisme
et du cardinal Henri de Bourbon.
Mais ce qu'il y avait de plus bizarre dans cette
guerre dite des trois Henri, c'était le rôle étrange
que jouait le saint-père. Tout en cheichant à exciter
les partis les uns contre les autres, Sixte-Quint
refusait de donner son approbation à la ligue, par
haine contre les jésuites; il blâmait également les
fureurs de Henri III, et anathématisait le roi de
Navarre. Cette singulière politique s'explique par son
désir de voir les trois factions s'entre -détruire et la
domination de Rome s'établir sur leur ruine. Du
reste, il agissait de même à l'égard de la Grande-
Bretagne, "et la haute estime qu'il afiichait pour la
SIXTE V
529
La belle Anglaise Anne Oston, hérétique, maîtresse du pape Sixte V
reine Élisabelli ne l'empêcha pas d'entrer dans une
conspiration organisée par l'ambassadeur d'Espagne
et par les jésuites qui avaient pour but de placer la
couronne d'Angleterre sur la tête de Marie Stuart,
reine d'Ecosse, l'impure, prisonnière d'Elisabeth
depuis dix-huit ans.
Une flotte nombreuse avait déjà été réunie dans
les ports d'Espagne, et n'attendait qu'un signal pour
mettre à la voile et se diriger du côté de la Grande-
Bretagne ; ce signal devait partir de l'Angleterre le
jour même de l'assassinat d'Elisabeth. Un jésuite
appelé Ballard s'était chargé de la besogne et avait
déterminé un jeune seigneur nommé Babington, d'un
esprit turbulent et fougueux, à frapper la reine d'An-
gleterre ; on affirme même que Marie Stuart avait eu
u
plusieurs entrevues secrètes avec Babington, qu'elle
lui avait promis sa main, et que celui-ci était sorti de
ses bras enivré d'amour et brûlant de mériter une si
magnifique récompense. Mais la veille du jour fixé
pour l'exécution le complot fut découvert; tous les
conjurés furent saisis , appliqués à la (juestion et
obligés de faire l'aveu de leur crime . Elisabeth ne
fit grâce à aucun des coupables, et la tête de Marie
Stuart roula sous la hache dii bourreau 1 Tel fut le
résultat de la nouvelle trame ourdie par Sixle-Quiat
et par Philippe II; l'un et l'autre ne s'émurent
nullement dé la mort de la reine d'Ecosse; Leti
prétend même que Sa Sainteté, après avoir écouté le
récit circonstancié de cette lugubre tragédie, s'écria :
« J'envie ton sort, Elisabeth I tu as été jugée digne
155
530
HISTOIRE DES PAPES
par Dieu de voir rouler à les pieds une tète couron-
née, tandis qu'il ne m'a encore été permis, à moi, i|uo
de faire couler le sanj; de misérables seigneurs, de
plébéiens obscurs, ou de pauvres poètes 1» 11 ne s'en
tourna pas moins du côté de l'Espagne, et il écrivit une
longue missive à Philippe II pour l'exciter à tirer une
vengeance éclatante de la mort de Marie d'Ecosse.
Philippe, qui avait intérêt à faire la guerre aux
Anglais, promit de se conformer aux désirs de Sa
Sainteté, lorsque toutefois le pape aurait donné le
chapeau de cardinal à mylord Guillaume Alan, traître
qui s'était vendu à l'Espagne, et lorsqu'il lui aurait
fourni sur le trésor apostolique un secours d'argent
d'un million d'écus romains. Sixte-Quint s'empressa
d'envoyer un message à mylord .\lan pour qu'il vint
recevoir de sa main le chapeau de cardinal du titre
de Saint-Martin des Monts ; il le nomma en outre
son légat à latere, et, immédiatement après les céré-
monies, il le lit partir pour l'Espagne, aiin d'activer
les armements contre la Grande-Bretagne; en même
temps, il le chargea de remettre au roi Philippe un
traité secret par lequel il s'obligeait à payer un
million d'écus dès que les Espagnols se seraient em-
pares d'une seule ville en .Angleterre , et de plus à
lever des décimes extraordinaires dans ses Etats, à
l'exception du royaume de Naples, dont Sa Sainteté
convoitait la possession. Philippe adhéra aux projio-
sitions du pape, doubla le nombre des navires qu'il
avait depuis longtemps rassemblés, augmenta de plus
de cinquante mille hommes ses troupes de débarque-
ment, et annonça ouvertement qu'il destinait à la
conquête de l'Angleterre cette flotte qu'il avait
surnommée l'Invincible, et qui était en effet la plus
formidable qui eût jusque-là couvert l'Océan. Cepen-
dant il ne voulut définitivement attaquer Elisabeth
qu'après avoir mis la cour de Rome dans l'impos-
sibilité de le trahir et de se tourner du côté de ses
ennemis; et il exigea que le pape excommuniât so-
lennellement la reine d' .Angleterre. Sixte-Quint, qui
avait hâte de voir ces deux grandes puissances aux
mains pour s'emparer du royaume de Naples à
l'aide de leurs dissensions, donna au prince la satis-
faction qu'il lui demandait, et fulmina en plein con-
sistoire, tous les ambassadeurs des puissances étran-
gères et les cardinaux assemblés, la bulle suivante :
«Nous, Sixte-Quint, pasteur universel du troupeau
du Christ, le chef suprême auquel appartient le soin
du gouvernement du monde entier, considérant que
les peuples d'Angleterre et d'Irlande, après avoir été
si longtemps célèbres par leurs vertus, par leur reli-
gion et par leur soumission à notre siège, sont
devenus des membres pourris, infects et capables de
gangrener tout le corps chrétien, et cela à cause de
leur sujétion au gouvernement impie, tyrannique et
sanguinaire d'Elisabeth, reine bâtarde, et par l'in-
fluence de ses adhérents qui l'égalent en scélératesse,
et qui refusent comme elle de reconnaître l'autorité
de l'Eglise romaine ; considérant qu'autrefois Henri
VIII, par un motif de débauche, a commencé tous
ces désordres en se révoltant contre l'obéissance
qu'il devait au pape, le seul et véritable souverain
de l'Angleterre; considérant que l'usurpatrice Eli-
sabeth a suivi les traces de ce roi infâme; nous décla-
rons que pour remédier à ces maux, pour entretenir
la paix, la tranquillité et l'union dans la chrétienté,
pour rétablir la religion et ramener les peuples à
notre olu''dience, il n'existe (pi'un seul moyen, c'est
de déposer du trône celte exécrable Elisabeth qui
s'arroge faussement le titre de reine des îles Britan-
niques. Étant donc inspiré par le Sainl-Esprit poui
le bien général de l'Église, nous renouvelons, en
vertu de notre pouvoir apostolicpie, la sentence portée
par nos prédécesseurs Pie \ et Grégoire XIII, contre
cette nouvelle Jézabel ; nous la proclamons déchue
de l'autorité royale, des droits, titres ou prétentions
qu'elle pourrait revendiquer sur les royaumes d'Ir-
lande et d'.\ngk'terre,ai'lirmant qu'elle ne les possède
qu'illégitimement et par usurjiation. Nous relevons
tous ses sujets des serments qu'ils lui ont prêtés, et
défendons de rendre à cette femme abominable
aucune sorte de service ; nous voulons qu'elle soit
chassée de porte en porte comme une possédée du
démon, et qu'on lui refuse tout secours humain ;
nous déclarons en outre qu'il est permis aux étran-
gers et aux Anglais, comme œuvre méritoire, de
s'assurer de la personne d'ÉUsabeth et de ses adhé-
rents, et de les livrer vivants ou morts aux tribunaux
de l'Inquisition. Nous promettons des récompenses
infinies non-seulement dans la vie éternelle , mais
encore dans ce monde, à ceux qui accompliront cette
glorieuse mission. Enfin nous accordons des indul-
gences plénières aux fidèles de bonne volonté qui
s'uniront à l'armée catholique qui doit combattre
l'impie Elisabeth, sous les ordres de notre cher fils
Philippe II , à qui nous donnons les îles Britan-
niques en toute souveraineté, pour le récompenser du
zèle qu'il a toujours témoigné à notre siège, et do
l'affection particulière qu'il a montrée pour les catho-
liques des Pays-Bas- »
Cette bulle terrible fut pubHée par tous les États
ecclésiastiques au glas des cloches et à la lueur des
cierges. A Madrid, on tendit de noir la chapelle du
palais de rEscurial,et Philippe, vêtu de noir et suivi
de tous les grands de sa cour, lit lire par le nonce du
saint-siége l'anathème rendu contre Êhsabeth, reine
d'Angleterre.
Après une semblable manifestation en faveur du
roi d'Espagne, il semblait que le pape voulût très-
sérieusement assurer à Philippe la couronne d'An-
gleterre ; et le chevalier Carre se disposait déjà à
quitter Rome pour retourner auprès de sa souve-
raine, honteux d'avoir été la dupe de la cour aposto-
lique , lorsqu'il fut mandé au Vatican en audience
particulière. Sixte-Quint lui fit un long discours sur
la nécessité où se trouvaient les souverains de dé-
guiser leurs pensées et d'agir contre leurs senti-
ments ; il lui renouvela ses protestations d'amitié
envers Elisabeth , et l'engagea à écrire à sa reine
qu'elle eiitàse mettre en défense contre les attaques
de Philippe II, ajoutant qu'après avoir excité la
colère de la guêpe espagnole en faisant mourir la
prostituée d'Ecosse, elle devait par prudence se pré-
cautionner pour éviter d'être piquée ou peut-être
tuée. Il se plaignit même de ce que son titre de pap"
l'avait contraint à se ranger du côté de Philipjie,
qu'il ha'issait mortelleiBent, et qu'il voudrait traite
comme elle avait traité Marie Stuart; et lui affirma
au'en réalité les secours qu'il avait promis étaient
SIXTE V
531
illusoires, puisqu'il se réduisait au don d'un chapeau
rouge pour un lord sUipide, et à une excoiumuiuea-
lion ridicule, que la reine pourrait lui retourner lort
allègrement en sa qualité de papesse; ([ue pour le
million d'e'cus qu'il devait payer au roi d'Espagne, il
n'était tenu de le fournir que six mois après la prise
dr ipielque place considérable de l'Angleterre^ ce que
lu reine em|iècherait certainement.
La conférence terminée, il remit au chevalier
Carre une note très-circonstanciée sur les projets de
Philippe, sur l'état de son armée, sur le caractère de
ses généraux, sur la marche de l'expédition ; il lui
recommanda de les transmettre immédiatement à sa
souveraine, et de lui conseiller de tenter quelque
coup de main sur les Pays-Bas, où se manifestaient
des symptômes de soulèvement , pendant que l'Es-
pagne était uniquement occupée d'armer contre la
(irande-Bretagne.
Sur les avis du chevalier t^arre, la reine rassem-
bla ses vaisseaux, les fit croiser sur les côtes, et
mit tous ses ports en bon état; puis, à l'exemple du
saint-père, elle convoqua, dans l'église de Saint-
Paul, les principaux seigneurs de sa cour, les ma-
gistrats et les notables du royaume, ainsi que les
chefs du clergé, et en présence d'une foule immense,
Elisabeth, comme chef suprême de l'Eglise anglicane,
fulmina une excommunication terrible contre le pape
Sixte-Quint, contre ses cardinaux, contre sesévèques.
ses officiers, et généralement contre tous ceux qui
avaient signé sa bulle de déchéance. Après quoi elle
lit dresser dans son palais quatre-vingts tables ma-
gnifiquement servies, et vint présider un banquet où
l'on porta de nombreux toasts en l'honneur d'Elisa-
beth et à la destruction des ennemis de sa couronne.
Leti prétend que l'estime que le pape laissait pa-
raître pour Elisabeth lui était inspirée par Anne
Oston, jeune Anglaise d'une beauté remarquable,
que le chevalier Carre avait présentée à Sa Sainteté,
et qui jouissait du singulier privilège d'entrer à
toute heure de jour et de nuit dans les appartements
secrets de Sixte-Quint ; « scandale qui éveilla la
susceptibilité des ambassadeurs et des cardinaux
espagnols, ajoute l'historien, et qui obligea le pon-
tife à loger sa maîtresse dans le palais de donna
Camilla, et à faire de sa sœur une entremetteuse. >>
Comme on remarqua que le saint-père rendait alors
de fréquentes visites à sa sœur, incognito, les sta-
tues de Marforio et de Pasquin apprirent aux fidèles
que la papesse Anne Oston était si dévouée à l'An-
gleterre, qu'elle ne passait aucune nuit sans conférer
avec le pape ou avec le cardinal de Montalte, son
neveu, pour aviser aux moyens de ramener ce beau
pays au giron de l'Église.
Les événements donnèrent gain de cause à la po-
litique de Sixte-Quint en ce qui concernait l'Espa-
gne; la flotte surnommée l'Invincible fut presque en-
tièrement détruite par une tempête affreuse qui
l'assaillit à l'embouchure de la Tamise ; les vaisseaux
qui résistèrent à la violence de la mer furent mis en
pleine déroute par François Drake, vice-amiral de la
Grande-Bri tagne, et obligés de reprendre honteu-
sement la roule de l'Espagne. Cette nouvelle causa
tant de joie au pape, qu'il ne put réprimer une ex-
clamation qui trahissait ses secrètes pensées ; et
comme le cardinal de Montalte entrait dans sa cham-
bre pendant que le chevalier (Jarre lui li.sait les
dépêches qui relataient cet événement, il s'écria :
•< Béjouis-toi, beau neveu, Philippe II est vaincu, et
le royaume de Naples est à nous. »
En France il se passait d'étranges choses; la
guerre de religion continuait avec une égale fureur
du côté des catholiques et des protestants. Henri III,
devenu de nom le chef de la ligue et de fait l'esclave
de la cour de Rome, ne se lassait pas de faire égor-
ger ses sujets. Le duc de Guise, l'âme de la ligue, ne
cessait d'organiser de nouveaux complots, tantôt
contre Henri de Navarre, tantôt contre le roi de
France ; et à force de bassesses il était parvenu à
obtenir du saint-père le titre de second Macliabéeet
le don d'une épée bénite. Les jésuites, quoique en
exécration à Sixte-Quint, s'etforçaient de mériter ses
bonnes grâces en augmentant les désordres; d'abord
ils firent empoisonner le jeune prince Henri de Gondè
par Charlotte de la Trémouille, sa propre femme;
ensuite ils formèrent une conspiration contre
Henri III lui-même, résolurent de s'emparer de sa
personne, et de le forcer à remettre le gouvernement
du royaume aux mains du duc de (iuise. Malheu-
reusement pour celui-ci, la conjuration fut éventée ;
et les Seize, qui redoutaient un retour d'énergie de
la part du roi, s'empressèrent d'expédier au duc un
exprès pour qu'il vînt les rejoindre et se concerter
avec eux, pour aviser aux moyens de se tirer du
danger où ils se trouvaient.
Le duc de Guise quitta aussitôt la ville de Nancy
et accourut à Paris, malgré la défense de Henri III.
Il est vrai qu'il se présenta sans aucune suite et ac-
compagné seulement de sept officiers de sa maison;,
mais à peine eut-il traversé les portes de la capital?,
qu'un immense cortège de plus de tiente mille
personnes se forma autour de lui et l'accompagna
aux cris de « Vive Guise 1 » Jamais, au dire de d'Au-
bigné, aucun roi n'avait été accueilli avec de sem-
l)lables témoignages de joie : les uns le comblaient
de bénédictions et le nommaient leur libérateur; les
autres fléchissaient le genou devant lui , baisaient
l'extrémité de ses vêtements," et approchaient leurs
chapelets de son pourpoint, comme si son contact
eût dû les sanctifier; ceux qui ne pouvaient parvenir
jusqu'à lui élevaient des mains suppliantes et le
nommaient leur divinité; de toutes les fenêtres, les
dames et les enfants jetaient des fleurs et faisaient
retentir l'air de leurs acclamations. Quant au duc, il
s'avançait au milieu de cette foule su petit pas de
son cheval, la tète découverte, adressant des proies
gracieuses aux plus proches, saluant d'un sourire les
dames qui étaient aux fenêtres, et répondant du re-
gard ou du geste à tout le monde. Son escorte le
conduisit à l'hôtel de Soissons , où résidait l'exé-
crable Catherine de Médicis.
La reine mère fut quehpie peu effrayée de cette
manifestation populaire ; mais elle se garda bien de
laisser paraître le moindre signe de terreur; au con-
traire, elle r.eçut le duc avec les marques de la plus
vive satisfaction, et lui ofïi it de le conduire chez le
roi. Guise accepta, et ils se mirent aussitôt en route
pour le Louvre, la reine dans sa chaise et le duc ù
pied. On remarqua qu'il ne cessa point de parler
53]
HISTOIRE DES TAPES
avec Githerinc pendant le trajet ([ui si'parait l'iiùtcl
Je Soissous de la demeure du roi, jusqu'au moment
où ils entrèrent dans la chambre de Henri III. Ce-
.ui-ci, à l'exemple de sa mère, renferma au fond de
son cœur le ressentiment qu'il éprouvait; il se con-
tenta d'adresser au duc de faibles reproches sur sa
désobéissance, et le congédia. Ce c[ui lit dire à
Sixte-Quint «qu'il ne savait en réalité quel était le
plus fou, du duc de Guise qui avait eu l'audace de
venir se livrer à un prince irrité, ou de Henri III
qui ayant sa vengeance entre les mains la laissait
échapper et ne frappait pas son ennemi. »
Cependant ce n'était ipie partie remise pour le roi
comme pour le duc; et dès qu'ils se furent séparés,
chacun d'eux chercha les moyens de se défaire de
l'autre sans danger pour soi-même. Henri appela sa
noblesse à Paris, arma les bourgeois qui lui étaient
dévoués, lit venir de Lagny quatre mille Suisses qui
s'y trouvaient casernes, doubla les postes de la ville,
et en quelques jours il se trouva en état d'attaquer le
duc de Guise. Mais celui-ci, à son tour, avait pris
ses précautions ; le matin même du jour où il devait
être enlevé par les troupes royales, il avait eu soin
d'armer le peuple; de sorte qu'aussitôt que les sol-
dats se furent mis en mouvement, on sonna le toc-
sin, on tendit les chaînes, on forma des barricades
avec des planches, des solives et des tonneaux rem-
plis de terre ou de fumier, on dépava les rues, on
garnit les fenêtres de pavés; en moins de quatre
heures toutes les communications de la capitale
furent interrompues, et le combat s'engagea entre
les citoyens et les soldats du roi. Ceux-ci se trou-
vant pris comme dans un immense réseau, sans
pouvoir avancer ni reculer, cherchèrent à opérer
.'Cur retraite en s'abritant aux murs pour éviter les
coups d'arquebuse on les pierres qu'on faisait pleu-
voir des fenêtres et des toits. En vain ils montraient
.eurs chapelets et criaient de toutes leurs forces
qu'ils étaient bons catholiques; les jésuites, qui
s'étaient mêlés dans les rangs des ligueurs pour les
exciter au carnage, répondaient à leurs lamentations
par des cris de mort; et très-certainement aucun
n'eût échappé au ma'ssacre sans l'intervention du
duc de Guise. Le chef des ligueurs s'approcha des
troupes, leur fit déposer les armes, et chargea le
comte de Saint-Pol de les accompagner jusqu'à ce
qu'elles fussent hors de Paris; puis, le soir venu, il
établit une garde régulière autour du Louvre, afin
d'empêcher toute évasion pendant la nuit. Mais
Henri III, qui craignait avec raison de voir la place
emportée d'assaut, profita du moment où les der-
rières du château n'étaient pas encore investis pour
s'enfuir à travers le jardin des Tuileries ; il gagna le
monastère des Feuillants, et de là se sauva vers
Gliartres, accompagné de trente gentilshommes tout
au plus; le reste de la cour suivit le prince dans
le plus grand désordre, et les troupes ne purent le
rejoindre que dans la soirée du lendemain.
Guise ayant manqué le roi, s'occupa de s'assurer
la possession de Paris; il se fit remettre la Bastille,
Vincennes, le Temple, les deux Châtelets, et partout
il installa des garnisons à lui et des gouverneurs
choisis parmi ses créatures les plus dévouées. Le
calme se rétablit immédiatement, et le lendemain de
cette révolte, appelée la journée des Barricades, on
aurait pu affirmer cpi'il n'y avait pas eu île troubles
dans Paris, tellement les choses avaient repris leur
cours accoutumé. Ce n'était pas là ce que désiraient
les jésuites, qui en réalité ne favorisaient pas plus
un parti que fautre; ce que voulaient ces bons
Pères, c'était une guerre civile qui leur ])cvinît
d'assujettir la France à la cour de Rome. Ils s'ef-
forcèrent donc d'entraver la marche de cette révolu-
tion, et cherchèrent à ruiner le pouvoir du duc de
Guise, en publiant que le saint-père désapprouvait
la révolte des ligueurs conire leur chei légitime, et
en menaçant les Parisiens de malheurs ell'royables
s'ils reslaicnl plus longtemps sans roi. Comme le
clergé exerçait encore une grande influence sur les
esprits, ces menaces effrayèrent les rebelles et les
déterminèrent à rappeler Henri III au milieu d'eux.
Une députation de bourgeois se rendit au couvent
du jeune comte du Bouchage, un îles mignons les
plus chéris du roi qui s'était fait capucin, pour le
supyilier, au nom du salut du royaume, de servir de
médiateur entre eux et le souverain, afin de solliciter
leur pardon, et d'olilenir de lui qu'il consentît à ren-
trer dans sa bonne ville de Paris.
Le jeune moine se prêta de bonne grâce à tout ce
qu'on voulut et se mit en route pour Chartres, ac-
compagné des jésuites Pigenat et Commolet, qui
avaient imaginé une singulière comédie afin de lou-
cher le cipur du monarque.
A un mille de Chartres, le cortège du comte du
Bouchage mit pied à terre et fil le reste du chemin
dans l'ordre suivant : le jeune capucin, dépouillé de
tousses vêtements, ouvrait la marche, traînant une
grande croix de carton peint, et portant une couronne
d'épines sur la tête; à ses côtés marchaient deux
jeunes garçons d'une remarquable beauté et pres-
que nus, représentant la ^'ierge et sainte Madeleine;
à sa suite se pressaient en foule des moines poitant
les costumes des personnages de la passion. Cet étrange
cortège combina sa marche pour arriver à la cathé-
drale pendant que Henri assistait aux vêpres. En
entrant dans l'église, tous les capucins entonnèrent
le Miserere d'une voix lamentable, et deux religieux
déguisés en bourreaux se détachant du groupe, se
ruèrent sur l'ancien mignon du roi, le frappèrent à
coups de discipline, et l'obligèrent à venir se jeter
aux pieds de Henri III pour implorer sa miséricorde.
Le maréchal de Biron, qui était aux côtés du roi, in-
digné qu'on eût osé jouer une telle comédie, voulut
faire arrêter tous ceux qui composaient la députation ;
mais Henri l'en empêcha.
Déjà Sa Majesté avait aperçu les deux beaux ado-
lescents qui figuraient dans la procession la Vierge
et sainte Madeleine; elle écouta favorablement les
doléances des moines et promit de recevoir les Pari-
siens en grâce; puis elle congédia tous les assistants,
à l'exception du comte du Bouchage et de ses deux
acolytes dont il fit le soir même ses mignons.
Ensuite Henri III quitta Chartres et se rendit à
Rouen pour recevoir la députation des membres du
Parlement; après ceux-ci vinrent les officiers munici-
paux, les corps de métiers, les prévôts des marchands et
les professeurs de l'Université. Pendant plus d'un mois
les routes ne cessèrent d'être sillonnées de courriers.
b3k
HISTOIRE DES l'APES
dedèlés^uéset de députés, qui allaient do Paris à Rouen
ou de Rouen à Paris, pour otirir ou pour rapporter des
propositions d'arraniieinents; enlin, soit que le roi
méditât une trahison, soit (ju'il fût réelienienî fatii,'ué
de la guerre, il se montra très-accommodant, consentit
à faire la paix avec son ennemi, et publia même un
nouvel édit d'union qui était la répétition des traités
précédents, et par lequel Sa Majesté érigeait la sainte
ligue en institution. De plus, Henri s'engagea à dé-
clarer une guerre à outrance aux huguenots, sans
trêve ni merci; à ne déposer les armes qu'après les
avoir exterminés jusqu'au dernier; à exclure le roi de
Navarre du trùne de France ; à nommer le duc de
lîuise généralissime de ses armées, et à donner aux
ligueurs les otages et les places qu'ils jugeraient utiles
à leur sécuiité; en outre et sous prétexte d'ajouter à
la solennité de ses engagements, il convoqua les états-
généraux à Blois.
Tant de concessions exaltèrent l'orgueil du duc de
(îuise et lui donnèrent une telle idée de sa puissance,
qu'il négligea le soin de sa propre sûreté; c'était ])ré-
cisément où l'attendait Henri III, le digne fils de Ca-
therine de Médicis. Guise, croyant n'avoir plus que
les bras à étendre pour saisir la couronne, ne gar-
dait-aucun ménagement envers le roi, encourageait
même les imprudentes vanteries de la duchesse de
Montpensier, sa sœur, qui affectait de porter à ses
côtés des ciseaux d'or qui devaient lui servir, disait-
elle, à faire une tonsure monacale au dernier des
Valois. Le cardinal de Guise, à l'exemple de son frère,
ne craignit pas dans une séance des états de l'aire
une critique sanglaute du gouvernement du roi, et
d'en appeler à la nation des abus de la royauté. Quant
à Henri, il dévorait en silence tous ces atlronls, et
ne laissait échapper aucun signe de colère, aucune
marque d'irritation. Pour le vulgaire, une telle con-
duite était le comble de la lâcheté ; pour ceux (jui
étaient initiés à la politique des cours, c'était une
preuve que le prince méditait une vengeance terrible.
Quelqu'un même des partisans du duc de Guise
glissa sous son couvert, à un dîner où il était convié,
à la cour, un billet anonyme pour l'engager à pren-
dre garde à sa vie. Il lut le billet etécrivit au crayon :
« On n'oserait. » Puis il le jeta sous la table.
Quelques jours après, il se rendit, suivant son ha-
bitude, au conseil. Dès qu'il fut entré dans le châ-
teau, il remarqua qu'on ferma immédiatement' les
porles derrière lui; et ce qui le surprit davantage,
ce fut de voir la garde renforcée et les cent Suisses
rangés en ligne de bataille sur les degrés ; néanmoins
il fit bonne contenance, et vint prendre sa place au
milieu des grands dignitaires de la cour. Il y était
depuis cinq minutes à peine, lorsqu'un page vint le
prier de le suivre chez le roi. Il se leva aussitôt, et
traversa rapidement la galerie qui séparait la cham-
bre du conseil du cabinet de Sa Majesté ; mais au
moment où il soulevait la draperie qui masquait l'en-
trée, un des officiers de Henri III, nommé Saint-Ma-
lines, le saisit à la gorge et lui porta un coup de poi-
gnard du haut en bas de la poitrine. Guise ne poussa
qu'un cri et tomba mort, ce qui n'empêcha pas qua-
rante-cinq assassins de se ruer sur son cadavre,
qu'ils lardèrent de coups d'épée en présence du roi.
Le cardinal de Guise, qui avait entendu le cri de
son frère, se leva de son fauteuil, en disant dans le plus
graïul trouble : i> Voilà nion Irère qu'on tue! » et il
voulut sortir. .Vussitôl les maréchaux d'Auraont et
de Retz f arrêtèrent au nom du roi, et le conduisirent
dans un galetas qui lui servit de prison, et où il fut
]ioignardé par quatre soldats qui avaient reçu de Sa
Majesté quatre cents écus pour commettre ce meurtre.
Les corps des deux Guises furent enterrés dans la
chaux vive, leurs os brûlés dans une des salles du
château de Hlois, et les cendres jetées au vent, de
peur qu'il ne prit fantaisie au peuple de les vénérer
comme des reliques de saints martyrs.
Ces sanglantes exécutions terminées, Henri III
reprit les allures d'un despote insolent, prononça la
dissolution des élats-généraux, tt annonça jiublique-
mentipi' il était roi et i[u'il saurait se faire craindre. Préa-
lablement il chercha à se ménager un accommodement
avec les Parisiens, et leur envoya des députés pour
traiter de leur soumission. Mais l'âme de ses conseils
lui manquait; la terrible Catherine de ^lédicis venait
de mourir, et emportait dans latombe le secret de ces
plans machiavéliques qui avaient assuré le triomphe
de sa maison sur ses ennemis.
Les ligueurs ne voulurent écouter aucune proposi-
tion; ils chassèrent honteusement les envoyés du roi,
et les menacèrent de les pendre s'ils osaient reparaî-
tre dans la capitale. Nous devons dire qu'alors cette
nlle était le théâtre de scènes déplorables, par suite
de l'exaltation religieuse qu'avaient soulevée les jésui-
tes. C'était de Paris, du sein des coll^-ges des disci-
ples d'Ignace de Loyola, que partaient par bandes
une foule de séides qui allaient so\illlant la haine, les
discordes et la guerre civile jusqu'aux extrémités du
royaume; c'élait dans la capitale, dans la maison pro-
fesse de la rue Saint- Antoine, que le conseil de la
ligue tenait ses séances; c'était dans cette maison
abominable et dans le collège de la rue Saint-Jacques
qu'avaient lieu les conciliabules où s'élaboraient tous
les projets de meurtres et d'empoisonnements q' i
devaient servir au triomphe du papisme, ou plutôt à
celui des jésuites, qui rêvaient dans un avenir pro-
chain l'asservissement de l'univers à leur ordre.
Sous l'inspiration de ces forcenés , la Sorbonne
s'assembla et décréta que les Français étaient déliés
du serment de fidélité qu'ils avaient prêté à Henri III;
qu'ils devaient tirer le glaive contre lui et contre ses
partisans pour la défense de la religion catholique.
Dans toutes les provinces, les prêtres et les moines ex-
communièrent le dernier des Valois, et abattirent ses
armoiries et ses statues jusque dans les églises. En-
fin, le duc de Mayenne, frère des malheureux Guises,
fut déclaré lieutenant général du royaume, et investi
par le conseil des Seize de la puissance souveraine.
Pendant que les jésuites soulevaient les peuples
contre Henri III, celui-ci dépêchait des ambassadeurs
en Italie, avec de riches présents, pour obtenir que
Sa Sainteté désapprouvât la conduite des jésuites et
ordonnât la dissolution de la sainte ligue. Mais quel-
que diligence que mirent les députés du roi dans leur
trajet de Blois à Rome, ils furent devancés par les
jésuites; et lorsque Jean de Vivonne , marquis de
Pisani, et le seigneur de Gonili se présentèrent au
Vatican , ils trouvèrent Sixte-Quint instruit de tout
ce qu'ils venaient lui apprendre. Sa Sainteté les ac-
SIXTE V
535
< iieillit avec un air de hauteur inexpliraLlc; et aux
[iremières paroles qu'ils voulurent prononcer, elle
les interrompit, et les gourmanda de ce qu'ils osaient
jus ifier leur maître d'un attentat commis au mi'pris
lies lois divines et humaines sur la personne d'un
prince de l'Eglise.
<. Votre roitelet sodomite est bien audacieux, s'é-
cria-t-il dans le paroxysme de la fureur, d'oser por-
ter une main sacrilège sur nos cardinaux ! S'imaginc-
t-il que nous sommes encore gardien de pourceaux,
et que nous verrons égorger notre troupeau comme
un pâtre stupide, en versant d'impuissantes larmes?
Non, non, de par le Diable et de par Dieu ! il appren-
dra que nous sommes le digne successeur de l'Aiiùtre,
le vicaire du Christ, le dominateur de la terre, le
suprême pontife ! Il apprendra que nous savons venger
l'honneur de notre Église, et que la tète d'un cardi-
nal est plus précieuse que les tètes de vingt rois ! »
Le marquis de A'ivonne ne put maîtriser son indi-
gnation, et repartit : «Quoil saint-père, le roi mon
juaître n'aura pas la liberté de se défaire du cardinal
de Guise, son ennemi mortel, après que Pie IV, votre
prédécesseur, a fait étrangler de son autorité privée
le cardinal Garaft'a , qui était son ami ! » Cette répli-
que porta la fureur du pape à son comble, il menaça
d'accumuler sur la France les plus épouvantables
malheurs ; il déclara qu'il allait foudroyer de ses ana-
thèmes l'assassin des Guises; et en effet, malgré les
représentations et les prières réitérées de Gondi, de
Pisani et de Claude Daguennès, évêque du Mans, le
roi fut excommunié.
Dès ce moment les clameurs de la ligue redoublè-
rent en France ; un jésuite nommé Boucher prêcha
sur le jubé de Sainte -Geneviève, que Henri III était
Turc par la tète , Allemand par le corps , harpie par
les mains , Anglais par la jarretière , Polonais par le
pied, pédéraste par la verge, sodomite par l'anus, un
véritable Lucifer dans l'âme; ajoutant que les chré-
tiens devaient l'assommer comme un chien enragé.
«Et le roi étant ainsi par sentence de prêtre condamné
à mort, dit le journal de l'Estoile, furent faits des
portraits en cire, que ces forcenés tenaient étendus
sur l'autel pendant quarante heures consécutives et
qu'ils perij'aieut de leurs poignards à la célébration
de l'office divin, dans différentes parties du corps,
notamment aux tempes , au cœur et au nombril ,
p)rononçant à chaque piqûre des paroles magiques
qu'ils supposaient avoir la vertu de faire mourir le roi. »
Ensuite les ligueurs s'avancèrent en armes pour s'em-
parer de Henri III qui était encore enfermé à Tours.
Dans cette lâcheuse extrémité, le roi ne trouva
d'autre parti à prendre que celui de se jeter entre
les bras du roi de Navarre, chef des calvinistes et son
ancien compagnon, de débauches; à l'aide de celte
jiinction, il put reprendre l'ollensive et chasser les
troupes du duc de Mayenne , ([u'il accula jusqu'aux
portes de Paris.
L'armée royaliste, forte de plus de quarante mille
hommes, campa alors sous les murs de la capitale ,
en forma le siège et intercepta toutes les communi-
cations avec le dehors , de telle sorte tju'il semblait
impossible que les ligueurs, placés entre une popu-
lation affamée et des troupes aguerries, pussent con-
tinuer la lutte ; mais il restait aux jésuites une
ressource dont ils ne faisaient jamais faute d'user
c^Ue du crime. Les voiites des églises retentirent (k
déclamations furibondes contre Henri III, et raille
voix appelèrent sur lui toutes les vengeances du ciel
et de k terre. Ce débordement de malédictions pro-
duisit l'effet qu'ils en attendaient; un jeune jacobin
nommé Jac(jues Clément , exalté par leurs prédica-
tions, forma le projet de délivrer la terre du roL hé-
ritique que les prêtres signalaient à la vindicte des
hommes, etvints'en ouvriraupèreBourgoin,sonsupc-
rieur ; celui-ci en instruisit immédiatement les Seize,
les ducs de Mayenne et d'Aumale, ainsi que la du-
chesse de Montpensier, la furie de la li<;ue ; il leur
signala Jacques Clément comme un homme doué d'une
sauvage énergie, d'un esprit ardent et inquiet , d'une
imagination déréglée, de mœurs infâmes, et possé-
dant toutes les qualités nécessaires pour mener à
bonne fin cette entreprise difficile; il le recommanda
surtout à la duchesse de Montpensier et l'engagea à
essayer sur le jeune dominicain le pouvoir de ses
charmes. Le soir même, cette INIessallne lit appeler
dans son palais Jacques Clément, se prostitua à lui
et le décida à tuer le roi.
De leur côté, les jésuites ne lestèrent pas en ar-
rière delà duchesse, et la secondèrent merveilleuse-
ment, en promettant au jacobin, au nom du pape,
de le créer cardinal s'il réussissait dans son projet,
ou de le mettre au rang des saints s'il périssait; puis
le duc de Mayenne s'occupa des moyens de procurer
au moine une audience de Henri III. Le chef de la
ligue vint à la Bastille trouver Achille du Harlay et le
comte de Brienne, qui étaient ses prisonniers, sous
prétexte de réclamer leurs bons offices et leur inter-
cession auprès du roi, afin d'entrer en arrangements
pour terminer la guerre. Il obtint ainsi des lettres
pour Henri III et un passe-port qu'il s'empressa de
porter à sa sœur. Celle-ci fit encore venir le moine
dans son palais, et après une nuit de débauche, où
elle l'enivra de ses plus brûlantes caresses , elle lui
remit les dépêches destinées à Henri III et un cou-
teau empoisonné.
Clément sortit de Paris le 31 juillet 158S et se
dirigea vers le camp royal ; les gardes avancées
l'arrêtèrent et le conduisirent devant Jacques de la
Guesle, ]irocureur général, qui se trouvait alors à
Saint-Cloud. Il répondit à ce magistrat , .sans se
troubler, qu'il avait des lettres pour le roi et qu'il ne
pouvait s'ouvrir qu'à lui. Immédiatement on le mena
auprès de Henri III, aucjuel il présenta les lelti-es
dont il était porteur, en annonçant qu'il était chargé
en outre d'un message verbal extrêmeuient im-
portant. Sa Majesté commanda aussitôt à ses cour-
tisans de se retirer, et resta seule avec le jacobin.
Deux minutes après, le roi appela au secours, cria
à lassassin; elpendant que les gardes accouraient à
ses cris, Henri III retira le couteau que Clément lui
avait plongé dans le bas-ventre et l'en frappa au
visage ; le moine fut tué sur l'heure par les gardes.
Quelques jours après, son corps fut traîné sur unj
claie, tiré à quatre chevaux, et enfin brûlé devant
l'église de Saint-Cloud. Quant au roi, il était bless
mortellement, et le lendemain il expira en instiluan
pour son successeur Henri de Navarre, trois fois déj i
renégat, huguenot alors, qui prit le nom de Henri IV.
Un moine jacsbin, Jacques Clément, tue le roi Henri III
SIXTE Y
537
Les exécutions des réformés continuent par tout le royaume de France
Ce meurtre rlu rlernier descendant des Valois rem-
plit les Parisiens d'une joie qui tenait du délire ;
tous, hommes et femmes, parcoururent les rues en
chantant des hymnes, des cantiques, et en criant :
«Vive saint Clément, martyr!» Et les domini-
cains, les capucins, les jésuites demandèrent qu'on
immolât aux mânes du régicide les prisonniers de
la ligue. Enfin les ligueurs poussèrent le fanatisme
jusqu'à placer son portrait sur le maître-autel dans
II
toutes les églises avec celte inscription versifiée, qui
était du jésuite Gommolet :
Un jeune jacobin, nommé Jacques Clément,
Dans le bourp de Saint-Cloud une lettre présente
A Henri de; Valois, et respectueusement
Un eoulcau fort pointu dans l'estomac lui plante.
Le clergé de Notre-Dame décida même qu'on élè-
verait à l'assassin une statue de marbre et qu'elle
156
538
HISTOIRE DES PAPES
serait exposée sur lo principal autel de la basilique,
à l'adoration des fidèles. Enlin, dit l'abbé de Longuerue,
(in décréta en Sorbonue qu'on solliciterait sa eanoni-
>ation à Rome , et la demande en fut immédiatement
adressée dans les formes ordinairesau souverain pontil'e.
Sixte-Quint, en apprenant la nouvelle do la mort
.ie Henri Hl, laissa éclater publiquement les trans-
ports d'une joie indécente, et s'écria : >■ Très-bien,
vloire à Dieu ! le collège des princes est délivré
d'un sot , et le royaume de France , ce repaire de
['hérésie, est en feu ! " — Puis il convoqua les cardi-
naux en consistoire, leur annonça ofliciellement l'as-
sassinat du roi de France, lit l'éloge du meurtrier,
Jacques Clément, l'éleva au-dessus de Juditli et d'E-
léazar, et défendit qu'on célébrât pour Henri HI les
prières que l'Eglise était dans l'usage de faire à la
mort des souverains. Ensuite il fit partir pour Paris
le cardinal Gaétan, avec mission de souffler le feu
de la guerre civile , d'augmenter les désordres du
royaume, et de faire proclamer roi, sous le nom de
tJiarles X, le cardinal de Bourbon ; ce qui eut lieu.
A partir de cette époque les ligueurs semblèrent pris
(l'un redoublement de fureur ; les Pères Pigenat et
(lommolet ne prirent plus la peine de cacher leurs
)irojets d'anéantir la royauté; ils prêchèrent ouverte-
ment le régicide, et demandèrent chaque jour dans
leurs sermons un homme de cœur et de dévouement
ciui délivrât la France de Henri de Navarre, qu'ils
;ippelaient un bâtard, un hérétique, un excommunié,
im relaps. «Il nous faut un Aod! s'écriaient -ils dans
leur langage furibond; fùt-il moine, fùt-il soldat,
fiit-il berger, il nous faut un Aod I » De son côté,
■ la fougueuse duchesse de Montpensier s'abandonnait
aux débauches les plus dégoûtantes avec des assassins
vulgaires et des coupeurs de bourses pour trouver un
nouveau Jacques Clément.
Pendant que le meurtre, l'ambition, le fanatisme
et la luxure couvraient le sol de la France et pré-
paraient son asservissement au saint-siége. Sixte
soulevait de sanglantes collisions entre "l'Angle-
terre et l'Espagne , et excitait les chefs d'ordres et
les évêques catholiques d'Allemagne à se soustraire
à la juridiction que Rodolphe II voulait exercer,
comme empereur, sur le clergé de ses Etats,
Celui-ci eut beau protester par l'organe du duc
Savelli, son ambassadeur à la cour de Rome, contre
les menées des agents du pape, il lui fut répondu
qu'on ne ferait droit à aucune de ses plaintes: qu'il
devait savoir que si la fortune avait placé le glaive
dans la main des premiers empereurs, leurs succes-
seurs ne l'avaient porté depuis bien des années que
sous le bon plaisir des papes, pour soutenir les
intérêts du saint-siége et non pour détruire les im-
munités de l'Église; que les vicaires du Christ ne
tenaient leur autorité que de Dieu, et qu'ils ne souf-
friraient jamais que les souverains prissent connais-
sance des affaires de l'Église, ni que les ministres de
j'autel relevassent des princes séculiers. Savelli, sai-
sissant habilement l'occasion, répliqua à l'argument,
que s'il était juste que l'empereur ne se mêlât en
rien des choses spirituelles, par la même raison Sa
Sainteté ne devait point s'immiscer dans les affaires
temporelles , et qu'il réclamait au nom de son maî-
tre le droit de nommer le préfet de Rome, comme
en avaient toujours agi les rois des Romains avant
le pontificat de Sixte I\', un de ses prédécesseurs, et
comme c'était inconteslablement le droit de l'empereur.
Le pape, irrité d'avoir été battu par ses propres
armes, s'écria avec colère : « Votre maître est roi
des Romains en Allemagne, je l'avoue; mais il n'a
nulle autorité dans Rome, parce que j'en suis seul
le légitime souverain. Anciennement les papes sui-
vaient des règles et des maximes qu'il ne leur con-
vient plus de pratiquer aujourd'hui ; je suis empereur
à Rome ; la ville m'appartient ; j'en dois nommer
les magistrats, et je suis décidé à défendre la justice
de ma cause contre tous ceux qui prétendraient
commander en maîtres dans mes Etats. L'Evangile or-
donne de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à
César ce qui appartient à César; or, l'univers entier
appartient à Dieu et à son vicaire ; ainsi César n'a le
droit de posséder que ce qu'il plaît aux papes de lui
octroyer. Les rois et les empereurs sont nos sujets.»
Ce discours rapporté à l'empereur le convainquit
que l'ambition de Sixte était insatiable, et qu'il ne
songeait qu'à ériger la papauté en dictature univer-
selle ; il rechercha en conséquence l'alliance de l'Es-
pagne, et fit un traité avec Philippe II, afin de s'op-
poser aux projets ultérieurs du pontife, et pour se
partager le royaume de France, qui paraissait épuisé
par les guerres de religion, guerres qui menaçaient
d'être interminables par suite de la mort du cardinal
de Bourbon, surnommé le roi de la ligue, qui avait
succombé dans sa prison, à Fontenay en Poitou, où
le retenait Henri IV. Indépendamment du roi de
NavaiTe, quatre autres prétendants se disputaient le
trône. Le duc de Mayenne, qui était déjà dépositaire
de l'autorité suprême comme lieutenant du royaume ;
le jeune duc de Guise , sous le nom duquel la du-
chesse de Montpensier, sa tante, espérait régner
comme avait fait Catherine de Médicis sous Char-
les IX ; le duc de Lorraine , chef de la maison des
Guises, qui prétendait avoir plus de droit à la cou-
ronne que la branche cadette, pour ce motif qu'U avait
épousé la princesse Claude , sœur du feu roi ; enfin
le roi d'Espagne, qui avait également épousé une
sœur de Henri III et qui comptait sur ses doublons
et sur les effets des promesses qu'il avait faites aux
principaux ligueurs pour triompher des princes de
Lorraine ses rivaux.
Au milieu de ce conflit d'intérêts si divers et d'am-
bitions si opposées, le cardinal Gaétan se rac-gea du
côté du plus riche, et moyennant le payement de
sommes immenses, il abandonna la cause du pape
et entraîna les jésuites dans le parti des Espa-
gnols. Les disciples d'Ignace de Loyola changèrent
d'autant plus facilement de bannière, qu'ils com-
prenaient que jamais Sixte-Quint, avec son caractère
impérieux, absolu, ne consentirait à devenir l'instru-
ment de leurs projets de domination universelle ; ils se
vendirent donc à Philippe U, et les Pères Aubray,
Pigenat et Commolet travaillèrent si bien dans ses
intérêts, que les Seize lirent mettre à mort trois ma-
gistrats nommés Brisson, Larcher et Tardif, qui
voulaient s'opposer à ce que les rois d'Espagne sub-
stituassent leur tyrannie à celle des anciens rois.
Le cardinal de Gondi, évoque de Paris, fut obligé de
se sauver pour éviter un traitement semblable, et sans
SIXTE V
539
aucun doute le duc de Mayenne lui-même lut devenu
leur victime, s'il ne s'était décidé à faire pendre quatre
de ces enragés ligueurs pour intiii^ider les jésuites.
Quant à Henri IV, ses affaires prenaient une tour-
nuro-extrêmement favorable; son autorité était déjà
reconnue dans un grand nombre de villes de pro-
vince ; plusieurs victoires remportées sur les troupes
de la ligue donnaient chaque jour plus de prépondé-
rance à son parti; son courage militaire achevait
de lui gagner les cœurs ; enfin, il avait si merveil-
leusement avancé les choses, qu'après la bataille
d'Arijues il se trouva en position de venir mettre le
siège devant Paris.
Si.xte-Quint voyant que la ligue était aux abois, et
(pie d'ailleurs il ne pouvait rien en attendre de fa-
vorable à ses intérêts, puisque les jésuites s'étaient
vendus à l'Espagne, se déclara ouvertement contre
elle. Philippe II, pour se venger de cette défection,
déclara que le pape n'était pas catholique, puisqu'il
abandonnait la cause de la religion; il l'accusa de
favoriser depuis longtemps le parti de la reine d'An-
gleterre, et d'avoir la pensée de protéger de même
Henri de Navarre, le huguenot. Il fit répandre à
profusion des libelles outrageants contre lui, et en-
voya l'ordre au duc Ûlivarez, son ambassadeur à
Rome, d'avoir à le sommer de tenir les engagements
qu'il avait pris avec lui, relativement à la sainte li-
gue; et, dans le cas de refus, il enjoignait au duc de
protester publiquement contre Sa Sainteté et de la
déclarer hérétique en plein consistoire. Olivarez se
rendit au Vatican pour obéir aux ordres de son sou-
verain, et adressa au pontife d'énergiques représen-
tations sur la perfidie de sa conduite à l'égard de
l'Espagne. Sixte parut l'écouter avec une grande at-
tention; et comme il ne se pressait pas de répondie,
l'ambassadeur ajouta : « Votre Sainteté voudra-t-elle
bien rompie le silence et me dire ce qu'elle pense? —
Eh bien donc, reprit le pape, puisque vous êtes si
curieux de connaître mes pensées, je vous dirai que je
songe à vous faire jeter par la fenêtre, pour vous ap-
prendre à parler avec plus de respect au chef de l'E-
glise. » Olivarez, qui connaissait le caractère du
saint-père, se tint pour satisfait de la réponse, et
sortit du consistoire avec une précipitation qui excita
l'hilarité du sacré collège.
Philippe, en apprenant le peu de succès qu'avaient
ol'tenu ses remontrances, résolut de frapper un
grand coup et d'assembler un concile national pour
déposer Sixte-Quint. En conséquence, il ordonna à
son ambassadeur de signifier au pape d'avoir à com-
paraître devant un synode d'évèques espagnols, afin
de s'y entendre condamner comme intrus, simonia-
qr.e, adultère et hérétique.
Le duc, qui redoutait pour lui-même les consé-
quences d'une semblable mission, et qui se voyait à
la merci du cruel Sixte-Quint s'il obéissait, ou en
butte à la vengeance du sanguinaire Philippe II s'il
n'obéissait pas, se déttMuiina à remettre la citation
au pontife le jour de Noël, pendant une procession
(|ui devait avoir lieu, afin de pouvoir s'échapper au
milieu du tumulte. Malheureusement le pape fut
averti de ce qui devait se passer, la veille même de
la fête; il envoya chercher sur-le-champ le gouver-
neur et deux maîtres des cérémonies, et leur demanda
si tout avait été préparé pour le lendemain. Sur leur
réponse que rien n'avait été omis, il ajouta : ^^ Je
veux que vous changiez l'ordre de la marche. Vous,
gouverneur, vous vous ferez précéder de quatre cents
sbires, et vous vous placerez immédiatement devant
moi, entre deux bourreaux tenant cliacun une corde
à la main. Si cpielqu'un a l'audace de m'arrêter en
chemin pour me présenter un écrit , je veux, sans
autre forme de procès, qu'il soit étranglé à l'instant,
fût-il prince, cardinal ou ambassadeur. Allez instruire
de mes ordres le représentant de Sa Majesté catho-
lique. » Olivarez, averti du traitement que lui pré-
parait le saint-père, n'osa point sortir de son hôtel,
et se contenta d'envoyer à Philippe la relation écrite
par les cardinaux espagnols de ce qui avait eu lieu.
Cette dernière tentative acheva d'exaspérer Sixte-
Quint contre le roi d'Espagne; il fit écrire immédia-
tement par Anne Oston , sa maîtresse, à Élisabetli,
qu'elle n'avait qu'à suivre l'exemple des Romains, qui
envoyèrent Scipion en Afrique pour subjuguer Car-
thage, c'est-à-dire qu'elle devait attaquer Philippe II
dans ses propres Etats, si elle voulait en finir avec son
ennemi ; que d'ailleurs elle avait un prétexte tout na-
turel de porter la guerre en Portugal, en appuyan';
les prétentions de don Antonio au trône de ce pays
En même temps il lui recommandait d'envoyer de.;
secours d'hommes et d'argent au roi Henri IV, afin
que ce prince pût lutter avec avantage contre la li-
gue, et opérer une utile diversion en forçant le roi
d'Espagne à soutenir la guerre en France.
La reine suivit les conseils du pape et fit une ten-
tative d'invasion sur le Portugal. Mais cette entre-
prise, mal conçue et plus mal dirigée encore, échoua
complètement; ce qui contraria si fort le saint-père,
que dans le premier mouven^ent de colère, il fit ap-
peler le chevalier Carre, et lui ordonna d'écriie sur
l'heure à Elisabeth, qu'elle s'était conduite en Por-
tugal comme une femme et non comme une reine ;
et que tout était perdu si elle agissait de mèmepoui'
la France, et si elle ne s'empressait de. mettre à hi
disposition de Henri IV toutes les forces dont elle
pouvait disposer. En effet, malgré ses efforts et son
habileté, le roi de Navarre s'était vu contraint d'a-
bandonner Paris, et de se replier vers les provinces
du centre pour éviter de se mesurer avec l'armée
confédérée du duc de Mayenne et du duc de Parme,
gouverneur des Pays-Bas, qui, par ordre du roi d'Es-
pagne, était venu renforcer les ligueurs, et faire lever
le siège de Paris au moment où les habitants, pres-
sés par la famine, allaient ouvrir leurs portes.
De Thou rapporte que plus de trente mille per-
sonnes moururent de faim pendant ce terrible blo-
cus, qui dura plusieurs mois ; que les Parisiens fa-
briquèrent avec les ossements de morts réduits en
farine une sorte de pain qui fut appelé pain de la
Montpensier, parce qu'on supposa que cette prin-
cesse en avait donné la première idée. Il alîirme
qu'on voyait des bandes de soldats a'famés courir les
rues, allant à la chasse des enfants et les éventrant
pour s'en nourrit', et que des mères disputaient à ces
cannibales les lambeaux de chair de ces innocentes
créatures pour les dévorer.
Ce fut alors seulement que les jésuites Bellarmiii
et Pauigarole permirent aux Parisiens d'entrer l'ii
SIXTE V
541
pourparlers avec le renégat Henri de Navarre sans
encourir l'anathème. Mais sur ces enlrel'aites, l'ap-
proche des troupes du duc de Parme ayant obligé
Henri IV à se retirer, la ville se trouva débloquée et
put s'approvisionner de vivres. Dès ce moment, l'au-
dace des ligueurs se réveilla, le fanatisme reprit le
dessus; et les jésuites, jirofilant de lu circonstance
pour affermir leur domination sur les esprits, attri-
buèrent à leurs prières le secours inespéré qui leur
était venu du dehors, et organisèrent une procession
l)our en rendre grâces à Dieu.
Le légat du pape et l'évèque de Senlis assistaient
à cette cérémonie, et ouvraient la marclie, une croix
dans la main droite et une hallebarde dans la main
gauche ; après eux venaient douze cents moines ,
couverts de cuirasses par-dessus leurs frocs, et por-
tant des casques sur leurs capuchons; six cents jé-
suites et deux cents prêtres, armés de vieux mous-
(piets, de piques et de sabres, fermaient la marche
du cortège; mais ce qui par-dessus tout excitait les
applaudissements des dévots, c'était un moine boi-
teux, appelé le père Bernard , et surnommé le petit
Feuillant, une espèce de moine charlatan, acrobate
et jongleur, qui courait sans cesse de la tète à la
queue de la procession avec une agilité surprenante,
tantôt sur la tète et sur les mains, tantôt sur des
(^chasses, s'arrètant de temps à autre pour brandir
un grand sabre, qu'il se plongeait par la bouche dans
les entrailles et qu'il en retirait fort habilement au
moyen d'un mécanisme ingénieux qui faisait rentrer
la lame dans la poignée.
Ces saturnales religieuses achevèrent d'exaspérer le
pape contre les jésuites, les ordonnateurs des fêtes ;
et comme il redoutait de voir s'augmenter encore la
prépondérance de cet ordre exécraLle, Sixte-Quint se
détermina à prendre à leur égard une résolution vi-
goureuse. Il ordonna à leur généra! de faire défense
à tous ses subordonnés de résider dans les palais des
princes, sous le spécieux prétexte de leur titre de
confesseurs ; il voulut en outre qu'il rappelât auprès
de lui ceux des jésuites qui parcouraient lÉcosse,
les Pays-Bas, l'Irlande et l'Angleterre, avec le titre
de missionnaires, et en réalité pour exciter des trou-
bles dans ces pays ; enfin, le saint-père osa même
déclarer en plein consistoire que c'était un véritable
blasphème que de nommer jésuites un ordre quel-
conque de religieux; que cette dénomination impli-
quait en elle l'idée mensongère que le Christ en était
le fondateur; enfin il signifia au général des jésuites
(ju'il voulait qu'à l'avenir les disciples d'Ignace de
Loyola se lissent appeler ignaciens. 11 ajouta en outre
que sa patience était à bout ; que les Iburberies, les
crimes, les débauches et l'ambition insatiable des
membres de cette société l'obligeaient à opérer parmi
eux une réforme et à couper le mal jusque dans ses
racines. Le lendemain on alficha sur la statue de Pas-
quin : «Le pape Sixte est las de vivre. » Effectivement,
quelques jours après, le 27 août 1590, Sa Sainteté
mourut empoisonnée.
Plusieurs historiens prétendent que le crime fut com-
mis à l'instigation de l'Espagne, par un apothicaire
appelé Magni, qui mêla du poison aux pilules de manne
que le saint-père prenait deux fois par mois. Meteren et
quelques autres écrivains affirment positivement que
les jésuites furent les aute irs de l'empoisonnement.
Pour nous, dans l'iiu-ertitude où nous sommes do
nous prononcer pour l'une de ces deux opinions,
nous les admettons l'une et l'autre, et cela avec d'au-
tant plus de raisonque Sa Sainteté elle-même le croyait
ainsi, quand, à son lit de mort, elle disait au cardinal
de Montalte : «Dieu ne veut pas que le royaume de
Naples soit réuni à l'Église, car le roi Philippe II a dé-
couvert notre dessein, et les jésuites m'en punissent. »
SLxte-Quint, pendant tout le cours de son règne,
se plut à gouverner plutôt en prince qu'en pape ; ce
qui a fait dire à Leti, dans la justification qu'il avait
entreprise des fourberies de ce pontife : « Qu'en sa
qualité de souverain il avait été obligé d'user de mau-
vaise foi, de duplicité, d'employer l'intrigue, la tra-
hison, et même de commettre des crimes pour faire
réussir ses desseins ; mais que dans ses fonctions
sacerdotales il était resté constamment saint parmi
les saints, et orthodoxe parmi les orthodoxes »
Sixte n'avait en effet reculé devant aucun moyen
pour rendre à la papauté son ancien éclat ; il avait
armé les rois les uns contre les autres ; et pendant
les combats terribles qu'il avait excités, des hauteurs
de Rome il planait sur l'Europe, prêt à fondre sur
les vaincus, ainsi que font les corbeaux sur les ca-
davres à l'issue des batailles. Enfin, la rapacité et la
cruauté de Sixte avaient soulevé contre lui une telle
animadversion, que le jour même où il mourut, une
révolution éclata dans la ville sainte ; le peuple courut
aux armes, brisa les statues du tyran, chassa ses
séides, et vint assiéger le \'atican pour s'emparer du
cadavre et le jeter dans le Tibre.
Iki
IIISTOIHE DES l'APES
Kleolion du cardinal Castagna. — Son histoire avant son pontificat. — Sa Sainteté fait remise aux indigents des dettes qu'ils
avaient contractées envers les monts-de-piété. — Vertus du pape Urbain. — Il meurt comme son prédécesseur, empoisonné par
les infâmes jésuites.
Les Espagnols se réjouirent fort de la mort de
Sixte-Quint, les ligueurs de France firent également
des fêtes pour célébrer cet heureux événement; et le
jésuite Auhri, curé de Saint-André des Arcs, pro-
nonça même en chaire le discours suivant : « Dieu
nous a délivrés à propos d'un pape e.xécrable, mes
frères, car s'il eût vécu plus longtemps, nous aurions
été obligés de l'excommunier, attendu qu'il était
adultère, incestueux, simoniaque, magicien, sodoraite
et hérétique. Cet infâme ne se contentait pas de voler
les fidèles pour enrichir ses nièces et ses neveux, qui
étaient pour lui autant de mignons et de maîtresses,
il voulait encore se déclarer le protecteur du Béar-
nais pour mieux nous pressurer; mais Dieu a fou-
droyé ce Satan couronné de la tiare ! »
Après les funérailles de Sixte, les cardinaux se
réunirent en conclave au nombre de soixante -dix, et
se mirent à cabaler suivant l'usage. Mais dès le sep-
tième jour, quelques-uns des candidats s'étant dé-
sistés de leurs prétentions en faveur du cardinal de
.Saint-Marcel, la faction de ce dernier se trouva être
la plus forte, et l'on pressentit que la journée ne se
passerait pas sans qu'il fût nommé pape.
Dans cette prévision, les conclavistes emballèrent
les effets des cardinaux et rompirent eux-mêmes les
cloisons des cellules, afin d'ôter aux soldats tout es-
poir de pillage, comme cela se pratiquait aux élec-
tions. Tout le sacré collège assista à la célébration
de l'office divin à la chapelle Pauline et procéda en-
suite au dépouillement du scrutin; le cardinal Cas-
tagna de Saint- Marcel réunit les deux tiers des voix,
ainsi qu'on s'y attendait, et fut proclamé pape; mais
il fut convenu entre les cardinaux qu'ils tiendraient
sa promotion secrète quelques heures, pour donner
le temps aux domestiques d'enlever les malles qu'ils
avaient préparées ; et ils brûlèrent les bulletins comme
on avait fait aux autres séances, ce qui indiquait que
le pape n'était pas nommé ; seulement ils firent dire
au dehors qu'on ne tarderait pas à terminer le con-
clave. Enfin, lorsque leur déménagement fut opéré,
ils se rendirent à la salle royale, pour se revêtir de
leurs rochets et de leurs camails, puis ils rentrèrent
à la chapelle Pauline et adorèrent le nouveau pon-
tife, qui prit le nom d'Urbain VII.
.Jean-Baptiste Castagna était né àRome; son père
se nommait Cosme et sa mère Riccia : parvenu à
l'âge d'homme, le jeune Cosme se livra avec ardeur
à l'étude du droit civd et du droit canon, qui, à cette
époque, étaient plus nécessaires pour arriver aux di-
gnités ecclésiastiques que la connaissance des saintes
Écritures. Il fut distingué par Pie IV, qui le nomma
un de ses députés au concile de Trente, le mit en
possession de riches prébendes, et lui donna succes-
sivement les nonciatures d'Espagne et de Venise.
Il remplit également sous Grégoire XIII une léga-
tion extraordinaire à Cologne et surveilla les négo-
URBAIN VII
543
ciations d'un traité qui devait être passé entre Phi-
lippe II et les Provinces-Unies; l'habileté qu'il dé-
plova dans cette mission lui valut pour récorapwise
d'énormes bénéfices et le chapeau de cardinal.
Sixte-Quint le combla de ses faveurs, l'attaclia à
ses conseils privés, et pendant le cours de son règne
il ne cessa de prendre ses avis sur toutes les ques-
tions importantes du gouvernement. Et chaciue l'ois
que Sa Sainteté avait à exprimer son ojiinion sur
Castagna, elle disait que ce cardinal était de tous les
membres du sacré collège celui qui comprenait le
mieux les devoirs de la papauté, qu'elle espérait
qu'avec son aide elle dompterait les jésuites, et
qu'elle ne demandait à Dieu qu'une seule grâce lors-
qu'il l'aurait nqipelée à lui. c'était de l'avoir pour
successeur.
L'élection d'Urbain VII l'ut accueillie avec d'aufant
plus de joie par les bourgeois et par les ouvriers de
Rome, que ce pape s'était acquisl'amitiédescitoyens
par une probité intacte dans ses i'onctions adminis-
tratives, et par l'équité dont il avait toujours l'ait
preuve dans l'exercice de la justice.
Du reste, ses premiers actes comme souverain pon-
tife répondirent parfaitement à ses antécédents; le
jour même de son couronnement, Urbain A II fit
payer de ses deniers toutes les dettes des raonts-dc-
piété, et ordonna à ses officiers de faire des distri-
butions de pain et do viande aux indigents de la ville
et des faubourgs. Quelques jours après, on fit un
dénombrement des pauvres qui étaient dans l'impos-
sibilité de travailler, et il se chargea de pourvoir à
leurs besoins ; enfin il fit paraître une ordonnance
qui enjoignait aux boulangers d'augmenter le poids
du pain, d'en améliorer la qualité et d'en diminuer
le prix, pour que le peuple eût un aliment salutaire
et ne fût pas trompé dans ses achats.
Ce bon pape i-Unl tellement ennemi du népotisme,
qu'il répondait aux cardinaux qui lui proposaient ses
proches parents ])our remplir les principales dignités
de la cour de Rome : « Non, je ne veux point con-
fier de charges aux membres de ma famille, afin de
n'être retenu par aucune considération si ceux que
j'investis de ma confiance deviennent prévaricateurs
et si je suis obligé de sévir contre eux. »
■Urbain VII était simple dans ses paroles, modeste
dans ses manières, et d'une douceur évangélique, ce
(|ui n'excluait pas chez lui l'amour de l'art, car il
annonçait que son intention était de continuer les
édifices et les travaux d'architecture commencés par
Sixte-Quint. Il eut même le courage de blâmer la
politique de son prédécesseur, et il prévint les am-
bassadeurs des puissances qu'il voulait que sous son
règne les peuples vissent la fin des hostilités, et que
les princes travaillassent avec lui à ramener la con-
corde entre les fidèles, non par la terreur ou par la
crainte des supplices, mais par la persuasion ou par
la douceur. Pour commencer cette œuvre de pacifica-
tion, il nomma une commission qui devait sans re-
tard procéder à la réforme des ordres religieux, et
jiarticulièrement à celle de la compagnie de Jésus,
le centre de toutes les intrigues, le foyer de tous les
incendies qui couvraient les royaumes. Mais les bons
Pères surent prévenir l'effet des dispositions d'Ur-
bain, et moins de douze jours après son exaltation, le
26 septembre 1 590 , il mourut empoisonné de la même
manière, dit iNIézerai, que l'avait été Sixte-Quint.
544
HISTOIRE DES PAPES
^,
k
Élection du cardinal de Crémone. — Son histoire avant son pontificat. — Réclamations des catholiques de France. — Le nouveau
pape se déclare pour la Ligue.— Il excommunie le roi de Navarre. — 11 favorise l'Espagne et les jésuites. — Mort du pontife.
.\près les funérailles du vertueux Urbain VII, cin-
quante-deux cardinaux entrèrent en conclave et pro-
clamèrent souverain pontife, à l'instigation de Mon-
talte, le cardinal Nicolas de Crémone sous le nom
de Grégoire .\IV. >< C'était un homme nullement fait
pour commander, disent les historiens; pusillanime,
paresseux et infatué de sa personne, il n'avait aucune
«les connaissances qui sont de nécessité pour un
simple évèque. C'était un paon pour la vanité, une oie
pour la sottise. » — Aussi son exaltation sur la chaire
de l'Apûtre fut-elle une véritable calamité publi([uo.
Cinq jours après son couronnement, il se pro-
nonça hautement pour les jésuites et se tourna même
du côté de l'Espagne et de la ligue, afin d'éviter le
sort de son prédécesseur. Il fit plus, dit Mézerai, il
employa les trésors que Sixte-Quint avait laissés
dans les caves du Vatican, et auxquels Urbain VII
n'avait point touché, pour lever un corps d'armée de
douze mille hommes qu'il envoya au secours de la
ligue et dont il confia le commandement au comte
Hercule Sfondrate, son neveu, qu'il avait créé duc
de Monte-Marciano. Ensuite il jjublia deux monitoi-
res qui enjoignaient aux ecclésiastiques, aux sei-
jrneurs, aux magistrats et aux fidèles, de sortir des
Etats de Henri de Bourbon dans un délai de quinze
joars, sous peine d'excommunication; il fulmina do
nouvelles bulles d'anathèmes contre le roi, le décla-
rant relaps, déchu de la couronne et privé de tous
ses domaines et seigneuries.
Marcellin Landiano, référendaire de la cour de
Rome, fut chargé avec quelques jésuites de passer
en France pour répandre ces bulles dans le royaume
et pour les afficher dans toutes les villes qui appar-
tenaient à la ligue. Mais ces censures, au lieu du
bien que le pape en attendait, produisirent un très-
mauvais effet. Le Parlement, qui se trouvait à Tours
011 l'avait transféré Henri III, et la chambre de Chà-
lons qui en faisait partie, condamnèrent au feu leS
bulles pontificales, et décrétèrent de prise de corps
le nonce qui en éiait porteur. Une assemblée d'évè-
ques déclara qu'elles étaient contraires aux canons,
aux conciles, à l'esprit dé la doctrine évangélique,
aussi bien rju'aux usages constants de l'Église galli-
cane, qu'elles étaient abusives dans le fond et dans
la forme. Enfin le roi, loin de rien perdre de son au-
torité, se trouva plus puissant qu'auparavant, et ré-
voqua les anciens édits rendus contre les huguenots.
Néanmoins Grégoire ne se laissa pas abattre par
cet échec; il se mit en correspondance active avec les
Seize, et pressa ouvertement les ligueurs de déférer
la couronne de France au roi d'Espagne. Toutefois
il n'eut pas la satisfaction de concourir à la réalisa-
tion de ce projet; il mourut quinze jours après, le
15 octobi-c 1591.
liNiNOGENT IX
b'ib
Élection d'Innocent IX. — Son histoire avant son pontificat. — Ses vertus et ses talents. — Il veut pacifier l'Europe et réforme
l'Église. — Il meurt après deux mois de règne.
Dès que les dépouilles mortelles de Grégoire XIV
eurent été déposées dans les caveaux de Saint-Pierre
de Rome, les cardinau.x entrèrent en conclave. Avant
la fermeture des portes, les ambassadeurs des dillé-
rentes puissances vinrent suivant l'usage faire leur
visite à chaque électeur aCn de recommander leurs
créatures ; puis les portes et les fenêtres furent mu-
rées, et les brigues recommencèrent. Une seule nuit
suffit pour faire le pape; les cardinaux espagnols
payèrent les votes argent comptant, et au matin,
Sforce, Mendoce, Gaétan Borromée, Ascanio Golon-
na, Mathei, Lancelot et Montalte se rendirent à la
chambre de Santi-Quattro, où se trouvait déjà Sfon-
drate avec ses partisans, et lui annoncèrent qu'ils
allaient le nommer souverain pontife sur l'heure
même. Les autres cardinaux qui avaient été gagnés
applaudirent à cette proposition, et entraînèrent
Facchinetti de Santi- Quattro à la chapelle Pau-
line, où ils rélurent à bulletin ouvert, et le procla-
mèrent chef suprême de l'Église catholique, aposto-
lique et romaine, sous le nom d'Innocent IX.
Le nouveau pape se plaça aussitôt dans la chaire
de l'Apôtre et reçut l'adoration du sacré collège;
puis il vint s'asseoir sur l'autel et reçut la deuxième
adoration; enfin il monta sur un trône élevé, que les
prêtres chargèrent sur leurs épaules et portèrent à
la basilique de Saint- Pierre. Lorsque la prière du
Saint-Sacrement fut terminée, le pape se plaça sur une
estrade élevée près de l'autel des saints apôtres, et
reçut solennellement la troisième adoration.
Gomme Innocent IX s'était élevé par son- seul
mérite des rangs les plus infimes du clergé aux plus
hautes dignités, les Espagnols avaient espéré qu'ils
auraient bon compte d'un pape qui leur devrait la
tiare; il en l'ut tout autrement. Le vertueux Facchi-
netti prit à cœur de faire servir l'autorité suprême
au bonheur des peuples ; il diminua d'abord les im-
pôts excessifs dont Sixte-Quint avait frappé la ville
sainte; il réduisit ses troupes de moitié, congédia
bon nombre de courtisans et de valets dorés qui en-
combraient les salles du Vatican, et se procura ainsi
le moyeu de soulager les indigents de Rome sans
aggraver l'état du trésor. Ensuite il assembla le sa-
cré collège, et déclara à ses cardinaux qu'il était dé-
terminé à rétablir la paix en Europe, à faire cesser
les causes de discordes, et à ne plus permettre aux
jésuites de travailler à la conversion des héréti-
ques que par la persuasion et par l'exemple dos bon-
nes œuvres. Cette déclaration solennelle éclaira les
Espagnols sur ce qu'ils devaient attendre d'un tel
pape, et sa mort fut résolue. Deux mois après sou
élection, le 30 décembre 1 59 1 , le vertueux Innocent IX
mourut empoisonné par ceux-là mêmes qui l'avaient
élevé siu- le trône pontifical.
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157
546
HISTOIRE DES TAPES
Election du cardinal Aldobrandin. — Son origine. — Commencements de son pontificat. — Il veut faire élire un roi en France.
— Les jésuites arment le bras de Jean Châtel contre Henri IV. — La société de Jésus est chassée de France. — Négociations pour
l'absolution de Henri IV. — Cérémonie ignominieuse à laquelle se soumettent les ambassadeurs du roi de France. — Clément VIIl
fait une tentative pour ramener les Grecs à l'orthodosie- — Leltre de Henri IV au saint-père. — Mort de Philippe II, roi d'Es-
pagne. — Histoire de l'Inquisition sous son règne. — Diïorpe de Henri IV et de la reine Marguerite. — Affaire du maru|uisat de
Saluées. — Négociations de Sa Sainteté avec l'Espagne et l'Angleterre. — Rétablissement des jésuites en France. — Mort d'Êli-
sabetb, reine d'Angleterre. — Décision singulière des protestants. — Emeute à Rome. — Mort de Clément VIII.
Neuf jours après la mort d'Innocent IX, cinquante-
deu.x cardinaux entrèrent en conclave. Selon la con-
stitution qui régissait le sacré collège, il fallait les
deux tiers des voix pour nommer un pape au scru-
tin, c'est-à-dire trente-cinq suffrages sur le nombre
de cinquante-deux, et il en fallait deux de plus, c'est-
à-dire trente-sept, pour que l'élection Kû faite spon-
tanément, ce qu'on appelait par adoration.
L'ambassadeur espagnol sut négocier avec tant
d'habileté en faveur du cardinal de Saint-Séverin,
son protégé, que le soir même de l'entrée au con-
clave il avait réimi trente-sept voix. Celui-ci voulut
qu'on procédât immédiatement à son exaltation; mais
l'ambassadeur objecta que les convenances exigeaient
qu'il ne fût pas présent à la cérémonie, et pria les
cardinaux de sa faction d'attendre qu'il se fût retiré
e' de remettre l'élection au lendemain. Par malheur,
pendant la nuit il se forma une petite faction qui
avait pour chef Altaemps, et qui annonçait devoir
contrecarrer l'élection du cardinal de Saint-Séverin.
Sans perdre de temps, Montalte, qui redoutait de
voir les mécontents se renforcer de quelques défec-
tions, voulut user du stratagème qui lui avait réussi
à l'élection précédente, et se rendit avec ses créatu-
res à la chambre de Séverin pour l'entraîner à la
c'.iapelle Pauline et le faire pape par adoration.
Cette fois il n'eut pas le même succès, la nuit avait
siiffi pour opérer une défection; et lorsque la faction
de Séverin voulut procéder à son exaltation, il se
trouva qu'ils n'étaient plus qu'au nombre de trente-
six. Néanmoins ils firent grand bruit en se répandant
dans les couloirs, et crièrent : « Saint-Séverin est
pape 1 » Comme ils traversaient la salle royale, Al-
taemps se présenta devant eux et leur adressa quel-
ques observations; mais au lieu de l'écouter, ils
crièrent plus fort; et Saint-Séverin lui-même s'ap
procha de son adversaire comme pour l'embrasser,
et en réalité pour l'empêcher de parler. Alors Al-
taemps n'étant plus maître de sa colère, saisit le can-
didat des Espagnols par son camail, et lui asséna
dans la poitrine deux coups de poing si vigoureux
qu'il le renversa à terre. Saint-Séverin fut arraché
par ses partisans des mains de ce furieux, et quoique
étourdi de la chute, il reprit en grande hâte le che-
min de la chapelle Pauline, afin qu'on procédât sans
retard à son élection par voie de scrutin. Mais quand
on voulut recueillir les votes, on s'aperçut que les
trente-six cardinaux qui l'accompagnaient encore dans
la salle royale se trouvaient réduits à trente-trois.
Le cardinal Saint-Séverin cria à la trahison et vou-
lut passer outre, se regardant comme canoniquement
élu puisqu'il avait réuni trente-sept suffrages , et
CLÉMENT VIII
547
prétendant que les ridicules usages de l'adoration ou
du scrutin ne constituaient pas l'élection et ne ser-
vaient qu'à rassembler les votes; qu'en conséquence
il était pape et qu'on devait l'introniser. Il avait même
commencé à revêtir les ornements pontificaux , lors-
que le cardinal de Joyeuse entra dans le conclave.
Pour un instant les deux partis cessèrent leurs dis-
putes et cherchèrent à gagner à leur cause le nouveau
venu : celui-ci se voyant pour ainsi dire l'arbitre des
destinées du saint-siége, résolut de profiter des cir-
constances pour SCS propres intérêts et pour donner à
la chrétienté un chef de sa façon ; il évita de se pro-
noncer pour aucune des deux factions , et sous pré-
texte de mettre les partis d'accord , il proposa de
nommer pap'e le cardinal Aldobrandiuo. Par une de
ces étranges révolutions qui ne sont pas sans exem-
ples dans les assemblées électives, la majorité aban-
donna son premier candidat, et, avec ou sans l'inspi-
ration du Saint-Esprit, proclama pape, sous le nom
de Clément VIII, le cardinal Hippolyte AlJobrandino.
C'était, au dire d'un historien italien, un homme
plus audacieux ([ue Boniface VIII et Jean XXIII, plus
superbe et plus avide de domination que Grégoire VII
et Si.\te-Quint, plus perfide qu'Alexandre VI; c'était,
enfin, un pape qui annonçait devoir occuper digne-
ment la chaire de l'Apôtre. Du reste, il commença
son règne par un véritable coup d'Etat; il envoya si-
gnifier au cardinal de Gondi , archevêque de Paris ,
qui se préparait à venir à Rome pour lui porter des
propositions de paix au nom de Henri IV , qu'il ne
voulait pas entendre parler d'accommodements avec
un roi hérétique, et qu'il eût à ne point quitter son
siège, sous peine de suspension de ses dignités et de
privation de ses bénéfices.
Le cardinal ne se laissa pas intimider par les me-
naces , et pressa d'autant plus son départ qu'il eut
vent que le saint-père se disposait à faire élire un roi
catholique en France. Toutefois son arrivée à Rome
ne changea rien aux dispositions de Clément ^'I1I,
et , quelques instances qu'il fit , il ne put empêcher
la publication d'un bref adressé au cardinal Séga ,
évêque de Florence, qui faisait les fonctions de légat
en France depuis la retraite de Gaétan , et dans
lequel Sa Sainteté enjoignait à tous les Français ca-
tholiques de se choisir un souverain qui professât
leur croyance. Le parlement de Paris s'empressa d'en-
registrer la buUe, mais la chambre de Chàlons rendit
aussitôt un arrêt par lequel Philippe Séga était
ajourné personnellement pour répoudre de sa con-
duite; et défense fut faite à tous les citoyens de
conserver ou de publier la bulle de Clément VIII,
d'aider les rebelles , et de se rendre aux assemblées
qui pourraient être tenues pour l'élection d'un roi ,
sous peine, pour les nobles, de dégradation et d'in-
famie; pour les ecclésiastiques, de privation de leurs
bénéfices, et pour tous d'être traités comme criminels
de lèse-majesté , perturbateurs du repos pubhc et
traîtres à la patrie ; en outre , i! fut ordonné que les
villes désignées par les factieux pour traiter de l'é-
lection d'un roi seraient rasées jusqu'aux fondements
avec défense de jamais les relever.
Une nouvelle sentence du parlement de Paris
condamna aux flammes le décret de l'assemblée de
Chàlons; puis les ligueurs convoquèrent les états -
généraux et jjroposèrent de rapporter la loi salique ,
de faire asseoir sur le trône de France l'infante Isa-
belle , fille de Philippe II , de la marier à l'archiduc
Ernest, fils de l'empereur d'Allemagne, et par con-
séquent de placer la France sous le joug de la mai-
sou d'Autriche. Mais le duc de Mayenne, qui ambi-
tionnait pour lui-même la couronne royale, s'opposa
à cet arrangement et le fit révoquer. Le Parlement
décréta alors qu'on ferait épouser la future reine au
jeune duc de Guise, fils du Balafré. Le duc de
Mayenne, mécontent de cette nouvelle détermination,
la fit encore rapporter; et quand il vit l'impossibilité
de ramener sur sa personne les suffrages de l'assem-
blée , il songea à traiter avec le roi de Navarre aux
meilleures conditions.
Dès ce moment, les esprits parurent avoir pris une
tout autre direction ; les ligueurs alïectèrent des
sentiments patriotiques , déclarèrent qu'il était in-
digne des Français de vouloir se ranger sous la
domination étrangère, et ii n'y eut pas jusqu'à l'é-
\êque de Senlis, ce fougueux jésuite qui avait dirigé
la procession de la ligue, qui ne cédât à l'inlluence
de l'argent du Béarnais. «Personne ne peut mettre
en doute, disait-il dans un sermon, que Philippe II,
sous prétexte de rehgion, ne cherche à atteindre le
but de son ambition perfide; et je supplie tous les
catholiques de bonne foi de se déclarer avec moi l'en-
nemi de ce monstre 1 » Le parlement de Paris revint
également sur ses précédentes décisions , et rendit
un arrêt pour empêcher qu'on élevât sur le trône
aucun étranger, et pour révoquer tout ce qui avait
été fait contre la loi salique et la constitution fonda-
mentale du royaume.
Enfin , cette assemblée convoquée par le pape ,
dont les Espagnols attendaient de si grands effets ,
n'aboutit pour eux qu'à une satire nommée Ménip-
pée, qui, en les tournant en ridicule, leur porta un
coup plus terrible que n'aurait pu le faire la plus
éclatante défaite. Pour surcroit de malheur, Henri IV
abjura solennellement le calvinisme dans l'église de
Saint-Denis, le dimanche 25 juillet 1593, et se fit
absoudre par l'évêque de Bourges, assisté du cardi-
nal de Vendôme, des anathèmes et des excommuni-
cations lancées contre lui par la cour de Rome.
PhiHppe Séga, le nonce apostoliijue, qui était dans
les intérêts de l'Espagne, protesta contre ce qu'il
appelait une fausse conversion , et prétendit qu'un
hérétique relaps ne pouvait être absous que par le
pontife. Henri députa aussitôt le duc de Nevers pour
obtenir du saint-père qu'il levât les censures pro-
noncées contre sa personne ; mais l'ambassadeur ne
put rien changer aux dispositions de Sa Sainteté ;
Grégoire refusa opiniâtrement d'absmidre le roi, et
déclara que son intention formelle était de l'exclure
du trône de France.
En même temps le général des jésuites expédia des
ordres secrets auxmembres de la société qui siégeaient
à Paris, et leur enjoignit de chercher un assassin, et
d'en agir avec Henri IV comme ils avaient déjà fait
avec Henri III. -Les bons Pères se mirent en quête
dans la capitale et dans les provinces , afin de trou-
ver ce que Sa Sainteté réclamait, un fanatique prêt
à sacrifier sa vie pour la défense de la religion. Leurs
efforts furent couronnés de succès ; un pauwe inseii.sé
548
HISTOIRE DES PAPES
nomnu' Barriôro , qui était devonu fou à la suite île
la perte de sa maîtresse, se préseula aux jésuites
d'Orléans, et offrit d'assassiuer le roi. Ceux-ci reçu-
rent ses confidences, le fortilièrent dans sa résolu-
tion et l'envovèrent à Paris au révérend Père Aubri.
curé de Saint-André des Arcs, qui s'empressa de le
conduire à Varade , un des chefs de son ordre. En
présentant Barrière , il dit au recteur : « "N'oici Aod
qui doit frapper Eglon, <- faisant allusion à Henri I\'.
Néanmoins la j)rédiction ne s'accomplit pas ; le meur-
trier étant sorti de Paris pour se rendre auprès du
roi, fut arrêté à Melun , porteur d'un poignard em-
poisonné ; ayant été immédiatement appliqué à la
question, il fut convaincu sur ses aveux du crime de
lèse-majesté , condamné au dernier supplice et exé-
cuté à l'heure même.
Cette tentative infructueuse porta un coup funeste
à la ligue, non point à cause de l'horreur qu'inspirait
le crime, mais seulement parce que les uns et les
autres pressentaient que le règne des jésuites touchait à
sa lin et aboutirait à une catastrophe. En effet, chaque
jour amena de nouvelles défections dans le parti des
ligueurs; Vitri, gouverneur de Meaux, vint remettre
à Henri l\ les clés de la forteresse qu'il comman-
dait ; le seigneur d'Alincourt lui ouvrit les portes de
Pontoise; le maréchal de la Châtre rendit Orléans et
Bourges, et Ornano se soumit avec la ville de Lyon;
enfin le duc de Mayenne s'étant retiré de Paris, le
duc de Féria, les troupes espagnoles et les plus dé-
terminés ligueurs furent obligés de sortir de la capi-
tale, et le roi y fit son entrée solennelle le 22 mars
1594. Le Parlement décréta l'obéissance à Henri
obligatoire pour tous les Français, sous peine de crime
de lèse-majesté, et la Sorbonne ordonna pareillement
de se soumettre au roi, sous peine de péché mortel ;
puis on lacéra tous les registres renfermant des dé-
cisions injurieuses pour le prince, et on brûla tous
les écrits publiés contre lui. Rouen, Laon, presque
toutes les grandes villes, des provinces entières, jus-
qu'aux extrémités du royaume, imitèrent l'exemple de
Paris, et les seigneurs les plus fiers et les plus
puissants, sans en excepter le duc de Guise, recon-
nurent l'autorité du relaps Henri TV.
Mais dans le moment où tous les ordres de l'État
sî faisaient un mérite de leur soumission, il n'en
était pas de même des ordres religieux, placés sous
l'influence de la cour de Rome ; les chartreux, les
dominicains, les jacobins, les capucins, les francis-
cains, et surtout les jésuites, refusèrent d'admettre
Henri lY à la participation des prières publiques,
et se répandirent même en menaces et en injures
tellement violentes contre lui dans leurs sermons,
qu'il se détermina à réveiller l'ancien procès pendant
entre la société de Jésus et l'Université, relativement
à l'enseignement, afin de faire condamner les enfants
d'Ignace de Loyola et de les expulser de France,
Bans que le saint-père pût rejeter sur lui la respon-
sabilité de cette mesure. Cliaque parti se disposa à
la lutte en inondant la capitale de pamphlets; les
universitaires appelèrent les jésuites des empoison-
neurs, des fauteurs de troubles, des instigateurs de
régicides, et demandèrent qu'ils fussent bannis du
royaume ; ceux-ci ripostèrent vigoureusement, et
ameutèrent contre l'Université tout ce qu'ils purent
recruter de dévoies cl de fanatiques. Enfin le combat
s'engagea dans les formes, et les parties comparu-
rent devant le Parlement. Antoine Arnaud, avocat à
Paris, chargé de jdaider pour l'Université, prononça
ce fameux discours qu'on appela le péché originel de
sa famille, et dans lequel l'orateur représentait les
jésuites sous les couleurs les plus odieuses, les accu-
sant d'être les moteurs de la ligue, les assassins
gagés de Philippe II, les complices de Jacques Clé-
ment, de Barrière et de Babiiigton, les corrupteurs
de la jeunesse, les ennemis du genre humain.
« Il est temps que le monde apprenne à con-
naître les jésuites, s'écriait l'éloquent avocat dans la
chaleur de son improvisation ; il est temps que les
nations fassent boimejustice de ces vautours sangui-
naires qui planent sur nos têtes et (jui s'apprêtent à
nous dévorer. Peuples ! sachez que ces exécrables
suppôts du pape veulent faire de la France ce qu'ils
ont fait de l'Amérique, où vingt millions d'hommes,
de femmes et d'enfants ont été pollués, brûlés, ou
égorgés sous prétexte de religion. Apprenez que leur
amour de l'or est aussi insatiable que leur soif de
sang, et qu'ils ont dépeuplé des îles entières pour
assouvir leur cupidité, en forçant les hommes à s'en-
sevelir tout vivants dans les mines, et en contrai-
gnant les femmes à labourer la terre rougie du sang
de leurs enfants.
« Sachez donc qu'ils sont les inventeurs de ces
nouvelles tortures, appelées les gênes publiques,
qu'ils font subir à ((uatrc mille hommes à la fois, qui
restent exposés pendant des mois entiers à toutes
les intempéries des saisons, attachés les uns aux
autres par des chaînes de fer, entièrement nus, et
frappés trois fois par jour jusqu'à ce qu'ils aient
indiqué l'endroit où se trouvent cachés de prétendus
trésors ; et comme ces infortunés n'ont rien à dé-
couvrir, ils s'acharnent sur eux et les font mourir
sous les coups de bâton. Si bien que les malheureux
Indiens, pour échapper à la barbarie des jésuites,
fuient dans les montagnes, ou dans leur désespoir se
pendent eux-mêmes aux arbres des forêts, avec leurs
femmes et leurs petits enfants attachés à leurs pieds.
« Apprenez que ces exécrables disciples d'Ignace
de Loyola poussent la barbarie jusqu'à donner la
chasse aux fugitifs, ainsi qu'on fait ici aux cerfs et
aux sangliers, et qu'ils les font manger par leurs
dogues ; ou s'ils leur conservent la vie, c'est pour
les contraindre à recueillir du miel et de la cire dans
les forêts, où ces pauvres gens sont étouffés par les
serpents et dévorés par les tigres ; ou bien c'est pour
s'en servir comme plongeurs, au risque de les faire
manger par les tuberons ; ou bien encore c'est pour
les former en bandes, et pour les envoyer combattre
leurs frères dans les savanes.
« Enfin, leur avarice est telle et leur mépris pour
l'espèce humaine est si grand, que lorsqu'ils doivent
transporter des esclaves d'une île à l'autre, ils en-
combrent d'Indiens leurs navires, sans s'inquiéter
s'ils sont assez grands pour les contenir tous, et s'ils
ne seront pas obligés d'en jeter à la mer pour allé-
ger le bâtiment à la plus légère bourrasque. Aussi
pour naviguer de l'île de Lucaye jusqu'à l'île de
Cuba, n'esl-il plus besoin ni d'aiguille ni de carte
marine, et suffit-il de suivre les traces des cadavres
I
650
HISTOIRE DES PAPES
lies Indiens qui flottent sur la mer " Antoine
Arnaud arsruait de tous ces faits, qu'il était urgent
pour le royaume de bannir ces infâmes, et concluait
;'i leur condamnation.
Les jésuites ne pouvant se laver de toutes ces im-
putations, qui étaient appuyées do témoignages in-
contestables et de preuves accablantes, se tournèrent
du côté de Rome, et supplièrent Clément Vlll
d'intervenir dans la querelle. Comme Henri l\ avait
un très-vif désir d'être relevé des censures ecclésias-
tiques, il ne fut jvis diflicile à Sa Sainteté d'obtenir
du roi que le procès déjà tant de fois entamé et repris
fût encore renvoyé jusqu'à plus amples informations,
c'est-à-dire à une époque indéterminée. Mais les
bons Pères prévoyant que la lutte serait à recom-
mencer dès que le prince aurait été réconcilié avec
l'Eglise, voulurent prévenir les effets de son mauvais
vouloir, et armèrent contre lui, pour la deuxième
fois, le bras d'un assassin.
Un jeune liomme de dLx-neuf ans, qui faisait ses
études dans un de leurs collèges, pénétra dans l'in-
térieur du Louvre et jusqu'à la chambre de Gabriclle
d'Estrées, le jour même où Henri IV arrivait de Pi-
cardie et recevait les soigneurs de sa cour; et pen-
dant que le roi se baissait pour relever deux ligueurs.
Ragni et Monsigni , qui étaient venus lui présenter
leurs hommages, il lui donna un coup de couteau
qui lui coupa la lèvre supérieure et lui cassa une
dent. Henri porta aussitôt la main à sa bouche, et la
retirant pleine de sang, s'écria : « Je suis blessé! »
Puis regardant autour de lui, et apercevant une
femme, appelée Mathurine, qui depuis longtemps
suivait la cour en quabté de folle, il ajouta : « Au
diable soit la folle ! c'est elle qui m'a frappé. » Cette
femme courut immédiatement fermer la porte, indi-
quant ainsi qu'elle était innocente et que l'on devait
chercher le coupable. Le comte de Soissons aperçut
alors à ses côtés un jeune homme qui paraissait
extrêmement agité ; il le saisit par le bras, et voyant
son trouble augmenter, il lui cria : « C'est vous ou
moi qui avons fait le coup! » Puis, fouillant dans son
pourpoint, il en retira un couteau tout sanglant. Sa
■ Majesté voulait qu'on laissât aller l'assassin à cause
de son extrême jeunesse, et dit qujelle lui pardon-
nait; mais lorsque dans une de ses réponses le cou-
pable eût déclaré qu'il sortaitdu collège desjésuites,
le roi revint sur sa première décision, et ordonna
qu'on s'assurât de sa personne.
Le grand prévôt s'empara immédiatement du ré-
gicide et le fît conduire au Fort-l'Évêque, et ensuite
à la Conciergerie où il fut interrogé par le président
de Thou et traduit en jugement devant le Parlement.
Il déclara se nommer Jean Châtel. être le lils d'un
riche marchand drapier, et avoir fait ses études au
coUége de Clermont, ainsi nommé parce que les bâ-
timents avaient été donnés aux jésuites par un de
leurs protecteurs, évêque de Clermont; il avoua
qu'ayant contracté des habitudes honteuses de sodo-
mie et ne se sentant pas la force de surmonter ses
goûts dépravés, et ne voulant pas non plus perdre sa
part du ciel, il avait résolu d'expier ses fautes en as-
sassinant le roi ; ce qui, suivant ce qu'il avait en-
tendu dire dans les sermons des Pères du collège,
était l'action la plus agréable à Dieu. Il ajouta qu'il
avait consulté son régent, le jésuite Guéret, deux jours
avant l'allentat , sur des scrupules de conscience; et
que cependant il ne lui avait pas parlé de son projet.
On lapplicjua à la torture ordinaire et extraordi-
naire, qu'il supporta très-courageusement et sans
faire d'autre aveu. Sa sentence de mort fut prononcée
et exécutée le même jour : on lui plaça dans la main
droite le couteau parricide , et c'est ainsi armé
iju'elle fut brûlée par le bourreau; il fut ensuite te-
naillé, tiré à quatre chevaux, et parut insensible aux
douleurs atroces du plus affreux supplice ; enfin ses
membres séparés du tronc, furent jetés au feu et ses
cendres au vent.
Les jésuites, qui avaient fait de Jacques Clément
un saint martyr, inscrivirent également Jean Châtel
dans leur martyrologe ; mais ils ne purent en célé-
brer officiellement le culte, par suite de la surveil-
lance qu'on exerçait dans leurs maisons. Le Parle-
ment ordonna même qu'on procédât à des recherches
exactes dans leurs collèges, ce qui produisit de bIb-
gulières découvertes ; on trouva entre autres choses
dans les papiers du Père Guignard des sermons où
ce vertueux jésuite désignait Henri IV par le nom
de Renard de Bèarn, Elisabeth d'Angleterre par
celui de Louve en rut, le roi de Suède par celui de
Griffon, et l'électeur de Saxe par celui de Porc ; on
trouva dans une armoire secrète différents libelles
où les révérends disaient que Henri de Navarre serait
trop heureux que l'on voulût bien l'enfermer pour
toute sa vie dans les cachots d'un monastère, afin
d'y faire pénitence; qu'il méritait mille morts pour
ses crimes et pour son hérésie ; que si on ne pouvait
l'occireà la guerre, il fallait l'assassiner pendant la paix.
Ces pamphlets décidèrent du sort de la société en
France, et mirent fin au procès qui était en instance
depuis trente ans ; les jésuites furent chassés du
royaume par une sentence du Parlement ainsi con-
çue : « Nous ordonnons que les prêtres et les éco-
liers de la société de Jésus , perturbateurs du repos
public, ennemis de l'Etat, corrupteurs de la jeunesse,
sortent du royaume dans le délai de quinze jours,
sous peine d'être traités comme criminels de lèse-
majesté. Leurs biens seront saisis et confiscpiès au
profit du roi.... » Le Père Guéret, professeur de
philosophie, fut en outre appliqué à la torture ordi-
naire et extraordinaire, puis exilé ; et le Père Gui-
gnard fut condamné à être pendu en place de Grève.
On rasa la maison de Jean Châtel, et on éleva sur
l'emplacement une pyramide à quatre faces, sur la-
quelle on grava l'arrêt du Parlement et des inscrip-
tions qui vouaient à l'exécration des hommes les
jésuites et leurs séides. Cette condamnation, qui
s'étendait sur l'ordre entier, fil une grande sensation
en Europe et surtout à la cour de Rome. Clément
VIII se récria sur ce qu'on en était venu à une telle
extrémité; il déclara en plein consistoire que les jé-
suites avaient bien mérité de l'Église, en armant le
bras des assassins contre les rois, et fit l'apologie des
Pères qui étaient morts pour la cause du saint-siège.
« Néanmoins, dit l'Estoile, un simple décret du
Parlement opéra en un jour ce que ([uatre batailles
et dix années de guerres n'eussent pu accomplir. Le
calme fut rétabli en France, comme par miracle, et
la politique du saint-père changea entièrement. »
^"9^'
CLEMENT VIH
551
Sa Sainteté se prit à redouter que les Français,
qui déjà avaient reconnu le roi Henri IV, sans égard
pour les anathèmes et les excommunications de Rome,
n'entreprissent de régler l'administration de l'Église
gallicane en créant un patriarche chargé de la direc-
tion des afl'aires ecclésiastiques; et pour prévenir un
coup si funeste à son autorité, elle chercha à. se rap-
procher du cardinal de Gondi, et fit dire à ce prélat
que si le roi voulait lui adresser une ambassade so-
lennelle, elle se montrerait disposée à écouter ses de-
mandes et à satisfaire aux pieux désirs de Sa Majesté.
Henri, qui songeait déjà à solliciter à Rome son
divorce d'avec la reine Marguerite, s'empressa d'en-
voyer Arnaud d'Ossat et du Perron, avec le titre de
plénipotentiaires, pour débattre avec Clément VIII
les conditions de sa réconciliation avec l'Église. Mais
dans l'intervalle, les Espagnols ayant obtenu quel-
ques avantages contre les troupes françaises, et ayant
réussi à prendre Dourlens sur l'amiral Villars, qui
fut égorgé de sang-froid par ordre de Contreras,
commissaire général des troupes de Philippe II, le
saint-père, qui s'était montré si accommodant, rede-
vint exigeant, et ne consentit à relever le roi des
censures de l'Église qu'aux conditions suivantes :
« 1° Les ambassadeurs prononceront au nom du roi
une abjuration solennelle et se soumettront aux cé-
rémonies humiliantes usitées dans l'Église pour ces
occasions. — 2° Le roi de France rétablira le catho-
licisme dans le Béarn, prendra sous sa protection
tous les prêtres orthodoxes, et leur donnera des ap-
pointements de ses propres deniers, jusqu'à ce qu'il
lésait pourvus de bons bénéfices.— 3° Les ecclésias-
tiques dévoués à la cour de Rome posséderont seuls
les emplois et les dignités de l'Église. — 4» Sa Ma-
jesté fera publier et observer les décisions du con-
cile de Trente, quoique ses prédécesseurs les aient
déclarées attentatoires aux droits de la nation et
destructrices de toute lil)erté. — 5" Le roi obser-
vera un jeûne rigoureux pendant neuf mois, récitera
soir et matin ses patenôtres, entendra la messe tous
les jours, se confessera au moins quatre fois l'an,
et recevra la sainte communion: enfin il bâtira un
grand nombre de monastères, les dotera richement,
et rappellera les jésuites. »
Selon les instructions de Henri IV, les ambassa-
deurs souscrivirent aux exigences de Clément VIII.
On fit alors les préparatifs pour la cérémonie de
l'abjuration, à laquelle le pape voulait donner un
appareil extraordinaire. Une estrade spacieuse fut
dressée au milieu du parvis de Saint-Pierre; et le 17
septembre de l'année 1595, le pontife sortit du Va-
tican, escorté par tous ses cardinaux, ses archevê-
ques, ses évêques, ses grands officiers, ses péniten-
ciers, SOS maîtres de cérémonies, et vint occuper un
trône magnifique, couvert de riches tentures de soie
et d'or, tout étincelant de pierreries, qui lui avait
été élevé sur l'estrade faisant face à la basilique,
dont les portes se trouvaient fermées. Du Perron et
d'Ossat s'approchèrent du trône, la tète découverte,
dans une attitude de suppliants, se prosternèrent sur
tous les degrés de l'estrade et baisèrent humble-
ment les pieds du pape; puis, sans se relever, ils
abjurèrent d'une voix haute et lamentable le calvi-
nisme au nom de leur maître. Clément leur donna
lecture des conditions auxquelles Henri IV devait se
soumettre pour obtenir son absolution; après qu'ils
HISTOIRE DES PAPES
La reine Marguerite, femme de Henri IV
eurent juré sur l'Évangile, en présence de tout le
peuple et des ambassadeurs, que le roi se conforme-
rait à toutes les volontés de la cour de Rome, il leur
fit signe de se mettre à plat ventre, et s'armant d'une
baguette de bedeau, il leur en donna trois coups
enl'bonneurde la sainte Trinité; ensuite il craclia sur
eux, puis leur mit le pied sur le cou, et le clergé
entonna le Miserere.
A la fin de chaque verset, Sa Sainteté frappailrde
sa baguette les deux représentants du roi de France,
et cela si vigoureusement, que d'Aubigné, qui nous
a laissé une description de cette cérémonie, dit que
les pauvres ambassadeurs en conservèrent sur les
épaules des marques bleues et noires pendant plu-
sieurs semaines. Quant à ce qu'il pense de la con-
duite de Henri IV dans cette occasion, voici de
(jTielle manière il s'exprime : « Ne voyez-vous pas
comme l'État se soumet à l'Église ; comme le roi,
après s'être montré si brave sur le champ de ba-
taille, se ravale devant les mules du pape ; comme il
reçoit gracieusement les gaulades de Sa Sainteté
dans les personnes de ses ambassadeurs, lesquels
sont couchés de ventre à bèchenez comme une paire
de maquereaux sur le gril, depuis Miserere jusqu'à
Vitulos 1 Encore si cet excès de bassesse eût suffi
pour réconcilier le prince avec le ciell mais non, il
a fallu encore qu'il jouât le même jeu avec monsei-
gneur le légat romain, et c'est tout au plus s'il a ob-
tenu du sale tonsuré la permission de conserver ses
chausses pour recevoir la sainte gaulade. "
Cette humiliante cérémonie terminée, du Penon
et d'Ossat se relevèrent , et le saint-père prononça à
haute voix la formule de l'absolution : a Par l'auto-
rité du Dieu tout-puissant, des bienheureux apôtres
saint Pierre et saint Paul, et par la mienne, qui
est au-dessus de toutes les dominations de la terre,
j'absous Henri de Bourbon, roi de France ! » Les
portes de la basilique s'ouvrirent aussitôt; Clé-
ment VIII se retourna vers les deux ambassadeurs,
et étendant le bras vers l'église, il ajouta ; h A pré-
sent que j'ai ouvert les portes de l'Église à votre
maître, faites-le souvenir qu'il doit éviter de m'obli-
CLÉMENT VIII
553
Alphonse d'Esté, duo de Ferrare, anathématisé par le pape
ger à les lui fermer de nouveau. » Le canon du châ-
teau Saint-Ange tirades salves, le son des trompettes
se joignit au bruit de l'artillerie, et vint appren-
dre au monde qu'un roi de France avait eu la lâ-
dieté de se coucher dans la poussière aux pieds d'un
pape, de lécher ses sandales et d'être sali de sa bave !
Malgré cette dégradante concession de Henri IV,
ou peut être rnt'me à cause de la condescendance du
roi, Sa Sainteté relarda d'un mois entier la promul-
gation de la bulle d'absolution, afin de donner au
duc de Mayenne et aux Espagnols le temps de rem-
porter quelques victoires sérieuses sur le Béarnais,
et pour se dispenser, s'il y avait lieu, de la pujjlier.
Pour celui-ci, dit Mézerai, il n'eut pas plutôt reçu
la nouvelle de son absolution, (ju'il fit rendre des
actions de grâces à Dieu, par tout son royaume,
II
et commanda au Parlement de lever les défenses
d'aller à Rome. Il déclara également qu'il voulait que
le concordat signé avec le pape fût religieusement
observé; enfin dans toutes ses actions, le roi gascon
chercha à témoigner sa reconnaissance au souverain
pontife Clément VIII.
Ainsi fut accomplie la plus insigne et la plus lâche
des conversions; ainsi devint catholique pour la
deuxième fois, un prince débauché, égoïste et periiie,
qui avait déjà renié le calvinisme et le catholicisme,
et qui se trouvait deux fois relaps. Les flatteurs des
rois, les écrivayis stipendiés par le despotisme, ont
essayé d'excuser la fourberie de Henri l\, i|u'ils ap-
pellent Henri le Grand, en mettant dans sa bouche ce
prétendu bon mot : « Paris vaut bien une messe! »
Non, lâches adulateurs du pouvoir, non, serviles ado-
554
HISTOIRE DES PAPES
ratours du veau d'or, ni Paris, ni la Franco, ni le niondo
onlier n'auraient dû ontrainer un lioninn' viTitalilcnionl
grand à jouer un rôle d'hypocrisie, à feindre de croire
aux superstitions du papisme, à tromper les nations,
à mentir à sa conscience! 11 est vrai que ces maximes
sont les règles de conduite des prêtres et des rois;
mais aux yeux des philosophes, de ceux ([ue vous nom-
me/, les ennemis du trône et de l'autel, ce sont des
maximes réprouvées et exécrables; pour nous, Henri IV
a accompli un acte il'insigne lâcheté.
Forcé de renoncer, pour ipielque temps du moins,
à soulever de nouveaux troubles en France, Clément
VIII se rejeta sur l'Ilalie, et lança une liulle d'ex-
communication contre César d'Esté, duc de Ferrare,
qui, à la mort du duc Alphonse II, son grand-oncle,
avait pris le gouvernement du duchéaux acclamations
des grands et du ]ieuple, et qui avait le tort Ijien
grave de ne pas aimer les jésuites et de vouloir se
montrer tolérant. Sa Sainteté donnait pour jirétexte
à cette mesure, que rillégitimité de la naissance du
père de César devait exclure celui-ci du trôi\e, raison
qui dans toutes les époques et même de nos jours
mettrait en question l'hérédité d'un grand nombre
de rois. Aux allégations de la cour de Rome, le duc
opposait la légitimation de don Alphonse, son père,
par un mariage subséquent entre Laure son aïeule et
le duc Alphonse I" ; de plus, il faisait valoir les
bulles d'.\lexandre VI qui l'appelaient à la succession
de la couronne de Ferrare. Malgré la justesse de ces
observations, la chambre apostolii[ue suivit le cours
de cette singulière procédure, et prononça l'auathème
avec les accessoires de rigueur, comme privation
d'honneurs et de dignités; déclaration de nullité des
serments de fidélité prêtés par ses sujets; interdit
spirituel sur tous les Etats de la maison d'Esté ; ces-
sion de tous ses biens et de ceux de ses fauteurs et
adhérenis au premier occupant; esclavage des pri-
sonniers faits ou à faire ; exhortations à l'empereur,
aux rois, aux Républiques et aux princes, d'aider
l'Eglise à écraser l'anathématisé ; bénédictions apos-
toliques; rémission de tous les péchés et distribution
d'indulgences plénières à ceux qui prendraient les ar-
mes, ou ne feraient même que prier pour la bonne réus-
site des projets du pape; annulation de tous les traités
et contrats faits avec César d'Esté ; enfin défense,
sous peine d'excommunication, de lui prêter secours,
et même de permettre sur des territoires le passage
de ses troupes ou de celles des princes ses alliés.
Cette fois, les foudres du Vatican produisirent un
merveilleux effet; Clément VIII en vint à son hon-
neur. Ses armées envahirent les États de César, et
celui-ci ne voyant aucun moyen d'échapper à son re-
doutable ennemi, prit le parti de lui céder ce qui
allait lui être enlevé de force.
Clément prit alors possession de Ferrare, fit cons-
truire une bonne citadelle, oîi il déposa plus de deux
millions d'or enlevés aux habitants ; et pour consa-
crer cette usurpation, il se fit ériger, toujours aux
frais de la ville, une statue coulée en bronze; puis il
passa à d'autres occupations, et publia différents dé-
crets relatifs à l'administration des deniers aposto-
liques, afin d'accroîire ses revenus. Il s'occupa éga-
lement, à l'imitation de son prédécesseur, de corriger
les livres saints, et fit paraître une Bible expurgée
de deux mille fautes qu'il déclara seule canonique,
fulminant des analiièmes contre ceux de ses succes-
seurs qui oseraient y ajouter de nouvelles correc-
tions. Ensuite, il lança une autre bulle qui portait
défense aux Italiens, de quelque état ou de quelque
coiulilion ([u'ils fussent, d'habiter les |iays(pii étaient
privés de prêtres, ou même ceux dans lesipiels on ne
pouvait professer ouvertement le culte catholique. Sa
Sainteté leurdéfendit en outre d'épouser des femmes
hérétiques, et de se faire soigner dans leurs mala-
dies par des médecins protestants ou calvinistes, et
aux médecins callioliipu's de guérir les malades de
la communion* réformée, attendu, ajoutait le pape,
qu'il valait mieux pour les fidèles gagner la vie éter-
nelle par un sacrifice volontaire, que de conserver la
vie temporelle par les secours d'un héréticiuc; et (|ue
l'on ne devait pas ])lus s'iu([uiéter d'un prolestant
malade que d'un chien galeux.
(À'ile bulle singulière n'était obligatoire qu'à l'é-
gard des protestants et des calvinistes, et non à
l'égard des schismatiques grecs ; car le souverain
pontife voyant l'inlluence du saint-siége diminuer eu
Occident, commençait à toui-uer lesyeux vers l'Orient,
et se jiroposait d'opérer la réunion des Grecs et des
Latins
Déjà il avait accueilli avec de grandes démonstra-
tions de joie un moine qui se prétendait envoyé par
le patriarche de Constantinople pour prêter serment
d'obédience au saint-siége; et il l'avait même fait
plusieurs fois siéger à sa droite dans les consistoires
où il recevait les ambassadeurs de toutes les puis-
sances d'Europe, lorsqu'un jour on vint lui apprendre
que le plénipotentiaire grec était un habile fripon, et
qu'il avait quitté Rome en enlevant les riches pré-
sents destinés au patriarche. En France, les choses
n'allaient guère mieux au gré de ses désirs; et mal-
gré l'opposition du légat du saint-père, Henri IV
publiait en faveur des calvinistes le fameux édit de
Nantes, qui résumait dans sa Teneur tous les traités
qu'ils avaient conclus à diverses époques avec Char-
les IX ou avec Henri III, et leur garantissait le libre
exercice du culte l'éformé.
Toute cause de guerre civile se trouvant enlevée,
la tranquillité reparut, et le roi put songera employer
toutes ses forces contre l'archiduc Albert, lieutenant
de Philippe II, et contre le duc de Savoie, allié de
l'Espagnol. Il marcha lui-même sur Amiens, que le
général ennemi avait surprise, le força à évacuer la
place et à se replier sur les villes du nord. D'un autre
côté, le maréchal de Lesdiguières se mit à la pour-
suite des bandes du duc de Savoie, et les battit sur
tous les points. Philippe II n'ayant plus alors d'ar-
gent dans ses coffres ni de soldats à faire égorger,
désira la paix avec la France, et chargea le pape de
faire des ouvertures à ce sujet. Sa Sainteté accepta
cette mission de médiateur, sous la condition qu'a-
près les arrangements conclus, le roi d'Espagne em-
ploierait toute son influence sur les pi-inces catho-
liques pour former une ligue formidable contre les
Turcs, qui avaient déjà envahi la Hongrie et mena-
çaient de tomber sur l'Italie. Clément VIII indiqua
la ville de Vervins pour le lieu des réunions des plé-
nipotentiaires; le cardinal de Florence, et François
Gonzague, évêque de Mantoue, furent chargés par
CLEMENT Vin
555
Sa SainlC'té de prêsiiler aux oiirt'rences, et de rt'j,'lci-
k's conditions de la paix conjointement avec les re-
ju-ésentants de l'Espafjne, llicbardot, Taxis et Ver-
leikens, avec les ambassadeurs français Bellièvre et
Sillery, nommés par le roi Henri IV, et avec les dé-
léfîués du duc de Savoie.
Un traité extrêmement favorahle à Henri IV l'ut
sij,'nc entre les jiarties lielligérantes; et le cruel Phi-
lippe II se vit obligé de renoncer pour toujours à ses
projets sur la couronne de France. Du reste, Dieu
semblait prendre plaisir à humilier ce prince orgueil-
leux en lui enlevant une à une, vers la fin de sa car-
rière, toutes les espérances qu'il avait conçues ; ainsi
pour les Pays-Bas il se trouva forcé, comme pour la
France, de cesser la guerre sans avoir pu assurer le
triomphe du papisme. Tous les massacres du duc
d'Albe, toutes les boucheries du duc de Parme, toutes
les atrocités commises par les gouverneurs des Pays-
Bas qui avaient si cruellement ravagé ces niagni-
liques contrées en son nom et par ses ordres, n'a-
vaient abouti qu'à une révolution terrible. Les Belges
s'étaient enfin soulevés contre les oppresseurs, et
l'amour de la liberté décuplant leurs forces, ils étaient
parvenus à refouler les troupes du tyran hors" de leur
territoire, et à former divers États indépendants sous
le nom de Provinces-Unies.
Débarrassées de la tyrannie de Philippe, la Bel-
gique, la Flandre et la Hollande avaient prompte-
ment réparé leurs désastres, et s'étaient élevées à un
tel degré de prospérité, qu'elles purent bientôt re-
vendiquer au.x Portugais et aux Espagnols une part
des riches possessions dont ceux-ci s'étaient empa-
rés dans les Indes orientales et occidentales.
Philippe II essaya alors de rallier les Belges à sa
cause et de les faire rentrer sous son obéissance, en
accordant indistinctement à toutes leurs provinces la
liberté de conscience, et en reconnaissant leur indé-
pendance de la couronne d'Espagne ; il céda même
son droit de souveraineté à l'archiduc Albert, qui
avait épousé sa fille Isabelle ; mais ces concessions
tardives ne pouvaient plus satisfaire les réformés.
Ses offres furent rejetées, et Maurice de Nassau,
stathouder de Hollande, et chef des armées des
Pays-Bas, vint lui apprendre, par la victoire écla-
tante qu'il remporta sur ses troupes près de Turn-
hout, qu'il est un temps où les peuples, fatigués de
l'oppression, n'acceptent plus de concessions et dic-
tent eux-mêmes leurs volontés aux rois.
Enfin, l'infâme Philippe succomba à un accès de
goutte, et l'Espagne se trouva délivrée du monstre
qui depuis tant d'années couvrait ses provinces
d'échafauds et d"auto-da-fé.
On rapporte que dans sa dernière maladie, comme
les médecins se consultaient entre eux pour savoir
s'il convenait de lui faire une saignée, il leur dit:
« Croyez-vous ipi'un roi qui a fait répandre assez de
sang pour en former des fleuves , redoute qu'on loi
en tire quelques gouttes ?Non, non, faites sans crainte;
rendez-moi la santé, pour que je puisse achever ce
qui me reste à faire; brûler, exterminer les ennemis
de l'Eglise, et anéantir jusqu'au dernier liéréli([ue'? »
Ces souiiaits sacrilèges, formés par Philqipe II
sur sou lit de mort, ne se réalisèrent pas; fort heu-
reusement pour les Espagnols, la science fut impuis-
sante pour lui conserver la vie, et il emporta dans la
tombe l'exécration des juniples.
Sous ce rè^'ne, les fiu'eurs de l'Iiniuisition furent
portées plus loin ([u'elles ne l'avaient jamais été, ni
qu'elles ne le furent depuis; et l'on peut affirmer
((ue Philippe II fut pour l'Espagne et pour les Pays-
Bas un fléau plus terrible que la peste. Ce fut lui
(pii rendit ces ordonnances impies qui encourageaient
les délateurs; ce fut lui (jui condamna au supplice
du feu les libraires qui vendaient, achetaient ou prê-
taient des livres mis à l'index par la sainte Inquisi-
tion; ce fut lui qui sollicita de la cour de Rome ces
bulles qui enjoignaient aux prêtres d'exiger de leurs
pi'nitenls la dénonciation de ceux de leurs parents
ou de leurs amis coupables de posséder des livres
défendus; crime énorme à ses yeux, et qui suffisait
pour faire condamner aux flammes les gens les plus
vertueux; ce fut encore lui qui organisa avec son
grand inquisiteur Valdès, à Séville et à Valladolid,
ces auto-da-fé où trois cents victimes étaient don-
nées eu spectacle sur autant de bûciiers, et étaient
brûlées vives aux applaudissements de don Carlos,
de la princesse Jeanne et des seigneurs de la cour.
Dans ces jours de solennités religieuses qui rap-
pelaient si bien les sacrifices humains des Gaulois en
l'honneur de l'horrible dieu Tentâtes, tous les mal-
heureux qui gémissaient dans les cachots de l'Inqui-
sition en étalent tirés morts ou vifs pour être consu-
més sur des bûchers. Voici comment s'accomplis-
saient ces barbares cérémonies :
Un mois avant l'époque fixée pour l'exécution, les
membres du tribunal inquisiteur, précédés de leurs
bannières et au son des trompettes et des timballes,
se rendaient en cavalcade du palais du saint-office à
la grande place , pour annoncer aux habitants qu'à
pareil jour à un mois de là, on brûlerait des héré-
tiques; puis immédiatement ils s'occupaient des
préparatifs nécessaires pour rendre le spectacle aussi
solennel que terrible. On dressait sur la grande
place une estrade élevée jusqu'à la hauteur du balcon
du roi, et formant une espèce d'amphithéâtre de
vingt-cinq à trente degrés, destiné aux membres du
conseil de la Suprême et aux autres inquisiteurs
d'Espagne ; sur le dernier degré se trouvait placé le
fauteuil du grand inquisiteur, protégé' par un dais
de brocart d'or et dominant le balcon royal ; à l'extré-
mité gauche de l'estrade était placé un second
amphithéâtre pour les condamnés, joignant à un
échafaud qui soutenait deux cages de bois dans les-
quelles on enfermait les patients pendant la lecture
de leur sentence. En face de ces cages se trouvaient
deux chaires, une pour le relaleur du jugement, et
l'autre pour le prédicateur; un autel était dressé près
de l'endroit où se trouvaient les conseillers ; enfin
tout autour de la place on construisait des balcons
pour les ecclésiastiques, les chefs d'ordres, les ambas-
sadeurs, les grands de la couronne, les juges, les fonc-
tionnaires publics, et des échafauds pour le peujile.
La veille du jour fixé pour la cérémonie, une pro-
cession compo.sée de charbonniers, de dominicains
et de familiers, partait de la cathédrale à la lueur des
torches, se rendait sur la grande p'ace , et venait
planter près de l'autel une croix verte entourée d'un
crêpe noir. Les dominicains restaient seuls pour la
556
HISTOIRE DE6 PAPES
garde, et passaient la nuit , éclairés par des torches
et occupés à psalmodier des hymnes de mort.
A sept heures du matin, le roi, la reine, les
princes et toute la cour paraissaient sur les balcons ;
quelques instants après, une nouvelle procession sor-
tait du palais do l'Inquisition. Cent charbonniers
armés de piques et de mousquets ouvraient la mar-
che; privilège dont jouissait leur corporation en
échange de lobligation où ils étaient de l'ournir le
bois et le charbon pour brûler leurs parents et leurs
frères; venaient ensuite les dominicains précédés
d'une croix blanche ; derrière eux suivait le prince
de Médina-Géli, l'étendard de l'Inquisition à la
main, en exécution d'un privilège concédé à sa fa-
mille. Cet étendard était fait d'une étoffe couleur de
sang, ayant sur un des côtés les armes d'Espagne
brodées en or, et sur l'autre un glaive nu entouré
d'une couronne de lauriers ; les grands d'Espagne et
les familiers du saint-office escortaient le prince.
Derrière eux, les malheureux ((ul étaient condamnés
à de légères pénitences marchaient sur deux files,
sans distinction d'âge ni Jo sexe, la tète et les pieds
nus, revêtus d'un san-benito de toile, avec une
grande croix de Saint-André jaune sur la poitrine et
une autre sur le dos ; c'étaient les accusés de la pre-
mière classe ; ceux de la deuxième, qui étaient con-
damnés au fouet, aux galères ou à l'emprisonne-
ment, se trouvaient séparés de la première catégorie
par un intervalle que remplissaient indiflércrament
des soldats ou des capucins; la troisième classe était
distancée de la deuxième de la même manière, et se
composait de ceux qui, ayant confessé leurs préten-
dus crimes dans les tortures, avaient obtenu la fa-
veur d'être étranglés avant d être consumés par le
bûcher; ils étalent revêtus d'un san-benlto sur lequel
on avait peint des diables et des flammes, et ils por-
taient un bonnet de carton haut de trois pieds,
appelé coroza, et décoré également de figures infer-
nales. Les obstinés, les relaps et tous ceux qui de-
vaient être brûlés vifs, formaient la dernière classe ;
ils étaient vêtus comme les précédents, avec cette
différence que les flammes peintes sur leurs san-
benito étaient ascendantes; quelques-uns étaient
bâillonnés, et d'ordinaire les inquisiteurs prenaient
cette précaution à l'égard des jeunes femmes qu'ils
avaient violées, ou des adolescents sur lesquels ils
avaient exercé leur horrible luxure; tous les individus
de cette catégorie marchaient escortés de deux fami-
liers et de deux moines.
Chaque condamné, à quelque classe qu'il appar-
tînt, tenait à la main un cierge de cire jaune ; ceux
qui ne pouvaient pas marcher et qui avaient eu les
membres broyés par les brodequins suivaient le cor-
tège sur des chariots. Après les vivants venaient
les morts ; car aucun de ceux qui avaient expiré
dans les tortures de la question n'évitait l'infamie
de l'auio-da-fé; et chaque cadavre se trouvait placé
dans un cercueil sur lequel on avait dressé une effi-
gie de carton portant les noms de la victime.
Une immense cavalcade, composée des conseillers
de la Suprême, des inquisiteurs et des membres du
clergé, fermait la marche ; et le dernier de tous, es-
corté de ses gardes du corps, venait le grand inqui-
siteur, vêtu d'une robe violette, et monté sur un
cheval raagnillquement caparaçonné. Lors(jue le cor-
tège était arrivé sur la place, chacun se rendait à
l'estrade qui lui était indlipièe; puis un prêtre célé-
brait l'office divin jusqu'à l'Evangile; ensuite le
grand ini[ulslteurdescendailde son fauteuil, et après
s'être fait revêtir d'une chape et d'une mitre, il s'ap-
prochait du balcon royal pour faire prononcer au sou-
verain le serment par lequel les rois d'Espagne s'olili-
gealent à persévérer dans la fol caiholi(|ue,à exllr|)er
les hérésies, et à protéger de toute leur puissance le
saint tribunal de l'Inquisition. Le roi, debout, la tête
découverte, prononçait la formule du serment, qui était
répétée par toute l'assemblée ; a])rès quoi un domini-
cain montait dans la chaire, et faisait un discours où
il exaltait les services que rendait le saint -office à la
religion; enfin le relateur lisait à voix haute les sen-
tences rendues contre les malheureux condamnés.
Ceux-ci écoutaient la lecture de leur jugement à ge-
noux dans les cages; puis on les conduisait, attachés
et bâillonnés, sur ramphilhéàtre, escortés de fami-
liers, aux places cjui leur étaient réservées.
La messe terminée, le grand inquisiteur ([ulttait
de nouveau son siège et prononçait l'absolution de ceux
qui étaient réconciliés avec l'Église ; quant aux autres,
ils étalent livrés au bras séculier, placés sur des ânes
et conduits processlonnellemcnl au Quemadero, où se
trouvait autant de bûchers que de victimes. On com-
mençait par brûler les statues de carton et les cada-
vres ; ensuite on attachait les condamnés aux poteaux
élevés au milieu de chaque bûcher ; et la seule grâce
qu'on accordait à quelques-uns était de leur demander
s'ils voulaient mourir en bons chrétiens; s'ils répon-
daient affirmativement, le bourreau les étranglait ou
les poignardait avant de mettre le feu au bûcher ; les
flammes dévoraient les autres victimes, pour la plus
grande gloire de l'Infâme religion catholique, apos-
tolique et romaine.
Telles étaieni les formalités de ces barbares exé-
cutions, que les prêtres appellent des actes de fol, tt
que les rois d'Espagne ont eu la lâcheté de permettre
jusqu'au dix-neuvième siècle. Ces horribles auto-
da-fé n'étaient pas les seuls passe-temps du féroce
riiilippe II; Sa Majesté aimait surtout à visiter les
prisons du saint-office pour jouir des souffrances
des malheureux qu'elle y avait fait ensevelir vivants.
Souvent le cruel monarque descendait à la lueur
des torches dans les fosses où gisaient des infortunés
qui n'avalent pour lits que des lambeaux de nattes
pourries, où il leur restait à peine autant de place
([u'on en accorde aux morts dans un cercueil, où ils n'a-
valent pour tous meubles qu'un cuvier de terre destiné
à leurs besoins naturels, et qui n'était vidé que tons
les mois, afin qu'ils s'éteignissent- d'eux-mêmes dans
une atmosphère méphitique et morbide. Aussi ceux
([ui résistaient à ces souffrances- étaient-ils si défi-
gurés qu'ils ressemblaient à des cadavres ambulants
plutôt qu'à des êtres vivants ; et comme si ce n'eût
pas été un assez grand supplice que de placer des
créatures humaines dans ces sépulcres horribles, où
ils étaient entassés jusqu'à six à la fols, on punissait
ceux qui osaient se plaindre en leur mettant pendant
plusieurs semaines un bâillon cadenassé, ou en les
flagellant avec des lanières le long des couloirs de
ronde. Ce dernier châtiment était Infligé à toutes les
CLEMENT VIII
Ifl
Le roi d'Espagne, la reine et toute la cour, gens d'église, hommes d'cpée, nobles, courtisanes, assistaient aux supplice s des hérétiques
personnes sans distinction de sexe; les jeunes fdles,
les religieuses et les dames de la première noblesse
étaient impitoyalilcmcnt dépouillées de leurs vête-
ments par les dominicains, qui étaient les geôliers
des prisons du saint-oflice, et frappées jusqu'au
sang avec des lanières plombées. Ces moines reciier-
chaient même par lubricité les occasions d'exercer
sur elles ces flagellations, et il suffisait qu'ils enten-
dissent seulement échanger une parole dans les ca-
chots, pour condamner toutes celles qui occupaient
une chambrée à être fouettées. On prétend que Piii-
lippe II aimait à ce point ces exécutions, qu'il se dégui-
sait en dominicain pour remplir l'oflice de bourreau.
Cependant la question de l'eau, le sup]ilice du
brodequin, et la torture du chevalet, avaient encore
plus de charmes pour lui et chatouillaient plus déli-
cieusement soft âme féroce. Quand un prisonnier de
haute distinction devait subir l'une de ces redou-
tables épreuves, le roi s'empressait de se rendre à la
chambre des tourments : c'était une grotte profonde,
Ô5S
ni8T0IUE DEti TAPES
où l'on descendait par uu escalier en spirale qui se
prolouijeait sous des voûtes; le silence terrible i|ui
réi;nait dans cet endroit, l'appareil épouvantalile des
instruments de supplice, l'aiblenient éclairés par la
lumière vacillante de deux pâles flambeaux, remplis-
eait l'àme du patient d'une terreur mortelle. Dès que
Sa Majesté avait pris place sur uu trône à côté des
inquisiteurs, les i[uestionnaires a])paraissaienl vêtus
d'une longue robe de treillis, la tète couverte d'un
capuchon de même étolïe, percé aux endroits des
yeux, du nez et de la bouche ; ils saisissaient la
victime et la dépouillaient nue jusqu'à la chemise,
puis les inquisiteurs procédaient à l'interrogatoire, et
joignant l'hypocrisie à la cruauté, ils exhoitaient
l'accusé à coulesser ses prétendus crimes d'iu'rcsie,
de magie ou de sorcellerie, alin de ne pas forcer le
saint tribunal à user de moyens violents.
Si le patient persistait à soutenir son innocence,
ils ordonnaient aux dominicains de commencer la
torture, et protestaient qu'en cas de lésions, de
fractures de membres ou de mort, l'accusé en de-
vait être responsable devant Dieu, attendu que c'était
lui seul qui, par son obstination à cacher la vérité,
mettait ses juges dans la nécessité de lui donner la
question. Puis les tourmenleurs procédaient à la
question ordinaire : ils attachaient le patient par les
mains et derrière le dos avec l'extrémité d'une corde
enroulée sur une poulie lixée au centre de la voûte,
et l'élevant à une hauteur de plus de trente pieds
du sol, ils lui donnaient' le branle, et lâchaient tout
à coup la corde ahn que le malheureux tombât de
tout le poids de son corps jusqu'à un demi-pied de
la terre. Cette épreuve, qu'on appelait l'estrapade,
disloquait toutes les jointures et faisait entrer dans les
chairs jusqu'aux os les cordes qui serraient les poi-
gnets; cependant ce n'était que la question ordi-
naire. Pour la question extraordinaire, on attachait
aux pieds du supplicié deux poids de cinquante livres,
et l'on recommençait jusqu'à trois fois celle doulou-
reuse ascension. Il arrivait souvent que dans une de
ces effroyables secousses le ventre éclatait et laissait
sortir les entrailles du torturé; mais les moines ne
suspendaient pas le supplice pour si peu de chose, ils
se contentaient de faire rentrer dans le ventre les en-
trailles de la victime et de la rappeler de son évanouis-
sement par des apphcations de fer brûlant sur les
organes de la virilité, si c'était un homme, ou sur les
mamelles et sur la vulve, si c'était une femme. Honte
et exécration sur ces misérables séides du pape !
Ensuite les bourreaux passaient à un autre genre
de supplice : ils étendaient le patient sur une espèce
de chevalet de bois en forme de gouttière, sans au-
tre fond qu'un bâton sur lequel le corps était ap-
•puyé dans toute sa longueur, s'inclinant en airière
et se courbant ))ar l'efl'et d'un mécanisme; il résul-
tait de cette situation que la respiration devenait ha-
letante et que le torturé éprouvait des angoisses ter-
ribles. Pour augmenter encore les souffrances, on lui
attachait les bras et les jambes à des cordes fixées à
des tours que les bourreaux faisaient jouer de manière
à donner des secousses violentes aux membres, à dé-
boîter les os et à tendre le corps en forme d'arc, la
tête moins élevée que les jambes. Dans cette posi-
tion on donnait la question de l'eau, qui conùstait à
introduire dans la bouche de la victime un linge très-
lin et tiès-délié (jui recouvrait les narines, et dont
une extrémité communiquait à uu entonnoir rera]di
d'eau. De cette manière l'eau liltrait dans la bouche
et dans le nez avec tant de lenteur, qu'il ne fallait pas
moins de plusieurs heures pour que le torturé en
avalât un litre, quoique la déglutition s'en opérât
sans interruption. Les intpiisiteurs ne faisaient cesser
ce tourment allreux cpi'au moment où une hémorra-
gie annonçait la rupture de quelques vaisseaux.
Si celte terrible épreuve n'avait pu contraindre le
]i.ilient à se reconnaître coupable, on passait au sup-
plice du feu : l'accusé était lié sur un lit de fer, le
corps, les bras et les jambes fixés par des cercles,
de manière qu'il ne pût faire, aucun mouvement;
ensuite les tourmcnteurs lui irottaieut les pieds avec
de l'huile, du lard et d'autres matières combusti-
bles, et plaçaient sous lui plusieurs brasiers dont ils
augmentaient graduellement l'intensité, jusqu'à ce
que la chair fût tellement crevassée que les os pa-
russent de toutes ]):uts; après quoi ils se servaient
de pinces, de grilïes et d'ongles de fer pour déchi-
rer le patient, jusiju'à ce que le médecin de l Inquisi-
tion eût déclaré que la mort était imminente.
Presque toujours les maliieureux n'attendaient pas
qu'on leur fit subir toutes ces tortures, et dès la
première épreuve ils s'avouaient coupables des cri-
mes dont il plaisait aux inquisiteurs de les accuser.
Mais lorsqu'il se rencontrait des hommes doués d'une
constitution physique assez robuste pour résister à
ces épreuves épouvantables sans se reconnaître au-
teurs de crimes imaginaires, comme de sorcellerie,
de magie ou d'hérésie, la férocité des prêtres inqui-
siteurs s'acharnait contre eux. On les conduisait dans
une seconde chambre des tourments, où se trouvait
une statue de la Vierge, qui n'était autre qu'un au-
tomate hérissé de pointes d'acier dissimulées par des
vêtements de femme. Il était enjuint au patient d'em-
brasser la mère du Sauveur, et dès qu'il s'était mis
en devoir d'e.xécuter cet ordre, la terrible statue, au
moyen d'un ressort caché, étendait les bras, saisis-
sait la victime et la pressait lentement sur son sein
en faisant entrer dans ses chairs et par degrés les
mille dards de ses bras et de sa poitrine. Ceux qui
perdaient connaissance dans ces cruels embrasse-
mer.ts étaient dépouillés de leurs vêtements et plon-
gés dans une cuve d'eau glacée, afin que la sensa-
tion du froid les ranimât et permît de les soumettre
à de nouvelles tortures. Les tourmcnteurs fixaient le
torturé à l'aide de cercles de métal sur un siège d'ai-
rain, lui liaient les bras et les jambes sur un billot,
et lui enfonçaient par des secousses mesurées des
chevilles de fer sous les ongles des pieds et des
mains; puis ils lui écrasaient une à une sous le
choc d'un lourd marteau toutes les phalanges de
chaque doigt. Il est vrai que les bons Pères avaient
soin de répéter charitablement avant de frappei',
« qu'en cas de lésions graves, de la perte des mem-
bres, ou même de la mort, ils ne pourraient pas être
accusés de cruauté, que le patient seul était respon-
sable devant Jésus-Clirist du sang (ju'ils allaient ré-
pandre, et qu'il rendrait un compte terrible au Dieu
de miséricorde de ce qu'il les avait forcés par son
obstination à user envers lui de ces rigoureux sup-
CLEMENT VIII
559
plices. » Si la victime persistait dans son refus de
faire des aveux, les incjuisiteurs avaient enlin recours
aux t^rands moyens; ils faisaient clouer aux pieds
des condamnés des sandales de fer ardent, que les
tourment eurs rivaient comme on fait des fers de che-
vaux ; ensuite le grand inquisiteur ordonnait qu'on
les fit marclier.
D'autres fois on se contentait de l'épreuve des bot-
tes, qui consistait à mettre les jambes du patient
dans des sacs de cuir remplis de suif bouillant; et
s'il arrivait que les accusés refusassent encore de
faire l'aveu de leur culpabilité, malgré les ellVoya-
bles douleurs de ce supplice, les inquisiteurs ordon-
naient qu'on leur arrachât les bottes; ce qui était
exécuté par les féroces dominicains avec un raffine-
ment de cruauté: et presque toujours la peau et une
partie des chairs demeuraient attachées à ces instru-
ments de torture. Puis on appliquait sur les jamiies
du patient des guêtres de parchemin imbibées de
vinaigre, et les lourmenteurs avançaient des réchauds
enflammés qui, faisant rétrécir le parchemin, occa-
sionnaient un redoublement de soutïrances insuppor-
tables; enfin ou terminait les épreuves extraordinai-
res par les brodequins.
Ce supplice consistait à placer les jambes de la
victime entre quatre planches, deux s'appliquaut à
la face interne des jambes et les deux autres sur les
côtés extérieurs, le tout lié fortement avec des cordes
sèches (|u"on raouillail pour les faire resserrer da-
vantage ; après quoi on introduisait entre les deux
planches intérieures des coins de fer qu'on enfonçait
avec violence et qui imprimaient aux cordes une ten-
sion telle que les os en étaient brisés. La question
ordinaire était de quatre coins , la question extraor-
dinaire de huit : et pour se faire une idée des souf-
frances effroyables que supportaient les accusés , il
suffira de dire qu'au huitième coin, les planches, qui
étaient séparées au commencement du supplice par
les membres du patient, se trouvaient réunies, et
avaient si affreusement broyé les jambes, que le sang,
les chairs et jusqu'à la moelle des os s'écoulaient à
travers les jointures de cet infernal brodequin. Ra-
rement les accusés supportaient jusqu'à la fin cet af-
freux supplice sans avouer tout ce qu'il plaisait aux
moines de leur faire reconnaître.
Quelquefois les inquisiteurs variaient les tortures,
et remplaçaient le supplice des brodequins par celui
de l'amputation des doigts. Les dociles exécuteurs
de ces atroces vengeances s'armaient alors de cou-
teaux aigus et tianchants, saisissaient la victime et
lui coupaient les premières phalanges des doigts de
chaque main, puis successivement les secondes pha-
langes et enfin les troisièmes; et comme il se manifestait
une hémorragie qui pouvait causer la mort du patient
et l'arracher à ses bourreaux, ils lui appliquaient des
plaques de métal incandescent sur les tronçons san-
glants, remède plus terrible que la mutilation elle-
même etqui arrêtait subitement l'hémorragie. Ensuite
on renversait l'infortuné sur une table de fer , et on
lui déchirait les cuisses et les bras avec des râteaux
et des griifes; ce qui était exécuté avec une habileté
cruelle et de manière cpi'en arrachant des lambeaux
de chair on ne produisit aucune lésion capable d'a-
mener une mort instantanée.
Pour les femmes, les tortures étaient quelque peu
différentes. .Vssez ordinairement on se contentait de
leur donner l'estrapade ou la question de l'eau; mais
lorsque les inquisiteurs avaient à punir des sorcières
ou de pauvres jeunes filles accusées de magie, ils se
montraient plus sévères; ils tenaillaient ces infor-
tunées avec des pinces ardentes aux mamelles et à
la vulve ; et par un raffinement de férocité cynique ,
ils leur introduisaient dans l'utérus une sonde creuse
de métal s'ouvrant par un ressort et recouverte d'une
vessie détendue qu'ils rem))lissaient d'air, de ma-
nière à donner au ventre de ces victimes un gonffe-
ment hideux ; puis ils leur faisaient couler dans les
entrailles, par cet alïreux conduit, du plomb fondu
et de l'huile bouillante.
Tels étaient les spectacles dont aimait à se repaî-
tre l'exécrable PhiHppe II, roi de Castille et d'Aragon,
roi de Naples et des Pays-Bas, et souverain d'im-
menses Etats dans les deux Améri([ues ! Ce monstre
non-seulement établit ces infâmes tribunaux du saint-
office sur tous les royaumes soumis à sa domination,
mais il créa encore une Inquisition des flottes, char-
gée de poursuivre en pleine mer les hérétiques ; une
autre Inipiisition ambulante, qui suivait les armées
avec un cortège de familiers, ef enfin une Inquisition
des douanes pour empêcher l'introduction des livres
hérétiques. Les dominicains qui composaient cette
dernière classe d'inquisiteurs faisaient subir au com-
merce toutes sortes d'avanies; et au mépris du droit
des gens et des traités existants entre l'Espagne et
les autres puissances , ils confisquaient les riches
cargaisons, et condamnaient au feu les négociants
anglais , français et génois dont la fortune excitait
leur convoitise. Ces misérables ne s'en prenaient pas
seulement aux citoyens riches, ils s'atta([uaient aux
moines instruits, aux prêtres tolérants, et même aux
évêques, aux archevêques , et jusqu'aux généraux de
jésuites qui voulaient apporter quelque modification
à leurs statuts.
On compte que dans une jjcriode de quarante an-
nées , c'est-à-dire pendant tout le cours du règne de
Philippe II, l'Inquisition fit brûler, torturer ou décapi-
ter plus de vingt-cinq mille personnes, soit Juifs, soit
Maures , soit Espagnols , indépendamment de ceux
qui furent condamnés à la prison , à la confiscation
ou au bannissement, et dont le nombre était quatre
fois plus considérable, et cela dans la péninsule; car
si l'on ajoutait à ces chiffres les condamnations ren-
dues dans les autres pays soumis à la couronne d'Es-
pagne, tels que la Sicile, la Sardaigne , la Flandre,
l'Amérique, les Indes, le royaume de Naples, etc.,
etc., on serait effrayé de la quantité de victimes ([ne
le saint-office a fait mourir pour rendre les hommes
meilleurs catholiques.
Le cruel Philippe II se faisait gloire de son fana-
tisme religieux , et il avait l'habitude de dire qu'il
préférerait voir le dernier Espagnol torturé par le
dernier bourreau, et régner sui»un immense désert,
plutôt que de souffrir un seul hérétique dans ses
États. Il portait si loin la haine pour tous ceux qui
suivaient les doctrines de Luther et de Calvin, ([u'un
jour d'auto-da-fé un gentilhomme protestant, appelé
Sessa, lui ayant crié en passant devant son trône ;
« 0 prince ! pouvez-vous donc prendre plaisir à voi
:oO
Hli^TOIRE DES PAPES
les tourments do vos sujols ! Sauvez-nous de cotte
mort cruelle que nous n";ivons pas luérilée! >< il ré-
]>lii)ua : «Non, maudits, allez au feu élernol, et sa-
chez que je porterais moi-nièaie. le bois pour hrùlor
uion lîls s'il était accusé d'hérésie ! » Plus tard , il
réalisa cette menace, et laissa condamner son lîls par
les inquisiteurs ; il lit plus, il refusa même de lui
dire un dernier adieu. Précèdeinmiiit ce monstre
n'avait pas craint d'exprimer l'inlcution sacrilège
d'exhumer le cadavre de Charles-Quint , son père ,
pour lui faire son procès comme hérétique et pour le
brûler dans un auto-da-fé. Enfin Dieu fit justice du
tyran et en délivra la malheureuse Espagne.
Cette mort débarrassa également Henri IV d'un
adversaire redoutable , et lui permit de donner tous
ses soins au gouvernement intérieur de sonroyaiune;
il commença par marier sa sœur, qui était restée hu-
guenote, au duc de Bar, de la maison de Lorraine ,
qui était un zélé catholique; et quand le mariage eut
été consommé, il écrivit à Clément VIII pour le prier
de lui donner son approbation.
Sa Sainteté, blessée de ce qu'elle regardait comme
un manque de procédés, déclara que le duc de Bar
avait encouru l'excommunication pouravoir contracté
une alliance avec und hérétique, et fulmina contre lui
une sentence d'anatlièrae. Quelque représentation
que put faire Henri IV à ce sujet, la cour de Rome
se montra inflexible et déclara qu'elle ne lèverait pas
les censures avant que la princesse se fût convertie.
Et comme celte pauvre femme ne voulut pas aban-
donner ses croyances religieuses, elle se vit exposée,
de la part de son dévot mari, à tant de mauvais trai-
tements, qu'elle en mourut de désespoir. Henri IV
ne s'inquiéta nullement des douleurs de son infor-
tunée sœur; et tout entier à sa nouvelle passion pour
Gabrielle d'EsIrées, duchesse de Beaufoit, il parut
n'être occupé que d'une chose, de poursuivre son
divorce avec la reine Marguerite. Si l'on en croit
Péréfixe, le roi voulait épouser sa maîtresse, afin de
légitimer ses bâtards ; mais il se gardait bien d'ex-
primer ouvertement sa pensée; au contraire, il fai-
sait solennellement demander en mariage Marie de
Médicis, nièce de Ferdinand, grand- duc de Toscane,
l:i protégée du pontife, afin que la cour de Rome
n'apportât aucun obstacle à ses projets de divorce.
Quelque habile que fût cette manœuvre, Clément VIII
n'en devint point la dupe; il pénétra les secrètes
intentions du roi, et résolut d'en rendre l'exécution
impossible. Cependant il ne ht rien paraître de ses
soupçons; il reçut à merveille le cardinal d'Ossat,
ambassadeur du prince, pour l'aflaire du divorce, et
demanda un premier délai de quelques jours pour
conférer avec les membres du sacré collège sur la
requête qu'il lui présentait ; puis un second délai
peur en discuter les conditions ; enfin il fit traîner
les choses tellement en longueur, que le plénipoten-
tiaire français, fatigué d'attendre et soupçonnant
quelque infernale machination, lui déclara nettement
que s'd ne se hâtait, Sa Majesté le roi de France pas-
serait outre, se séparerait de la cour de Rome, et
épouserait la duchesse de Beaufort.
A cette déclaration. Sa Sainteté joua le plus grand
étonnement, et répliqua au cardinal que si telles
étaient les intentions de Henri IV, il remettait à Dieu
seul la conduite de cette alYairc; puis il ordonna des
prières et des jeûnes publics dans la ville sainte,
pour obtenir du ciel le salut de la France; lui même
resta deux jours enfermé dans sa chapelle du Vati-
can. Le troisième jour au malin, après l'ouverture
de dépêches qui lui venaient do Paris, le pontife se
décida à paraître en public, et ordonna un service
solennel à la basilique de Saint-Pierre. On remar(]ua
qu'il resta près d'une heure debout, les bras cioisés
sur la poitrine, les yeux fermés comme s'il eût été
ravi en extase ; après quoi il parut s'éveiller et cria
à haute voix : « Mes frères, le Christ vient de pour-
voir au salut du royaume de France. » Le soir même,
le cardinal d'Ossat recevait ur courrier qui lui an-
nonçait la mort de la belle Gabrielle d'Estréc?. Main-
tenant, si l'on cherche k savoir comment Sa Sainteté
avait prédit si juste, nous dirons que par un sin-
gulier hasard, il se trouva que l'intervalle qui sépa-
rait l'arrivée du courrier du pape à Rome de celle du
courrier de l'ambassadeur, coïncidait heure pour
heure avec l'intervalle qui avait dû s'écouler, au rap-
port des médecins, entre le moment où la maîtresse
du roi avait pris le poison et celui de sa mort. Ce
qu'il y eut encore d'assez bizarre , c'est qu'à partir
de ce jour, Clément VIII ne fit plus d'objection pour
le divorce du roi, et qu'il se montra aussi facile que
précédemment il avait été méticuleux. Sa Sainteté
chargea à celle occasion de ses pleins pouvoirs le
cardinal de Joyeuse, Horace de Monte, Napolitain,
archevêque d'Arles, et le nonce Gaspard ûe Modène;
ces ecclésiastiques déclarèrent le mariage de Henri IV
nul, et lui permirent, ainsi qu'à Marguerite, de se
remarier. Le roi partit immédiatement pour Lyon et
épousa Marie de Médicis.
Cette année, qui se trouvait être la dernière du
siècle, et par conséquent celle du jubilé universel, fut
très- fructueuse pour Sa Sainteté. Ses trésors se rem-
plirent de l'argent des imbéciles pèlerins qui venaient
acheter des indulgences. Le nombre des dévots fana-
tiques et des curieux qui affluèrent à Rome fut si
considérable, que dans le seul hôpital de la Trinité,
qui avait été transformé en une immense hôtellerie te-
nue pour le comple du pape, on reçut successivement
jusqu'à cinq cent mille voyageurs, indépendamment
de tous ceux qui s'étaient logés dans les autres hô-
pitaux, d'où l'on avait chassé les malades, dans les
monastères d'hommes ou de femmes et dans les mai-
sons des particuliers ; enfin on estime qu'il y eut
plus de trois millions de visiteurs dans le cours de
l'année. Toutes les caves du Vatican furent remplies
de tonnes d'or ou d'argent, et Clément VIII fut
même obligé de s'adresser au général des jésuites
pour qu'il mît à sa disposition les caves de son col-
lège, afin d'y déposer les présents des pèlerins. Ac-
quaviva, qui élait alors le chef de la société, s'em-
pressa de mettre à la disposition du pontife non-
seulement les bâtiments, mais encore les membres
les plus distingués de l'ordre pour le seconder dans
son trafic d'indulgences et d'absolutions, espérant
que son zèle lui concilierait l'amitié de Clément et le
])rédisposerait favorablement pour la compagnie de
Jésus, lorsqu'il aurait à décider sur la querelle qui
venait de s'élever entre les jésuites d'Espagne et les
dominicains, à propos de doctrines spirituelles snr
I
CLÉMENT VIII
561
la grâce qui avaient été formulées par plusieurs
d'entre eux, surtout i)ar le Père Molina , et que les
disciples de saint Dominique prétendaient entachées
de l'hérésie de Pelage.
Après le jubil', Sa Sainteté intervint en effet dans
les disputes, mais sans se prononcer pour aucun des
deux partis, et se contenta de nommer des arbitres
(|ui devaient mettre un terme à ces querelles scan-
daleuses. Les commissaires se formèrent en congré-
gations qu'ils appelèrent « de auxiliis, » traitèrent
les questions en litige avec un soin extrême, de vive
voix el par écrit ; et quelque désir qu'ils eussent de
montrer de la déférence pour le saint-père, ils dé-
clarèrent qu'ils étaient forcés de condamner les opi-
nions de Molina comme fausses, erronées, insoute-
nables et improbables.
Les jésuites voyant que la protection même du
pape ne pouvait les faire triompher de leurs ennemis,
imaginèrent pour gagner du temps de demander
que les propositions controversées fussent de nou-
veau traitées dans des conférences ; ce qui leur fut
accordé. Les généraux des deux ordres se rendirent à
ces conférences avec des théologiens, et les discus-
sions recommencèrent sous la présidence du cardinal
Mandruce, chargé par Clément A'III de prononcer le
jugement en dernier ressort. Cette fois encore les
jésuites furent battus sur tous les points; Mandruce,
qui d'abord avait paru protéger les doctrines de Mo-
lina, finit par se ranger dans le parti de ses adver-
saires : tout faisait donc prévoir une condamnation
pour les jésuites, lorsque la veille même du jour fixé
pour le prononcé de l'arrêt, le cardinal mourut empoi-
sonné. Les bons Pères en prirent occasion de ré-
clamer un nouveau délai pour se préparer à d'au-
tres conférences; mais Clément, qui craignait de voir
cliaquejourla querelle s'ens'enimer davantage et pous-
ser les uns ou les autres dans des révélations fu-
nestes à la papauté, se décida à prendre un parti, et
nomma des commissaires qui examinèrent les livres
de Molina eu sa présence. Les conclusions de ceux-
ci lurent semblables à celles des premiers juges, c'est-
à-dire défavorables à la société. Alors les jésuites
d'Espagne, qui redoutaient plus que toute chose au
monde d'être battus dans une question aussi impor-
tante, entreprirent de forcer même la volonté du
pape en mettant en jeu sa propre autorité. Ils ameu-
tèrent tous les collèges de leur ordre contre Clé-
ment ^ III, exprimèrent des doutes sur la légitimité
de son intronisation, et soutinrent dans leurs thèses
c[u'on n'était point tenu de s'en rapporter à la déci-
sion d'un pape en matière de foi.
Cette conduite audacieuse irrita le saint-père, et
sans aucun doute il se fût déterminé à dissoudre la
société s'il n'eût été arrêté par la puissante interven-
tion de Philippe III, qui désirait le maintien d'un
ordre qui l'aidait à plonger ses peuples dans l'igno-
rance et dans l'abrulissement.
Du reste, les services que les jésuites d'Angleterre
rendaient au pape, et les efforts que faisaient ceux de
France pour ramener ces deux pays à son obédience,
plaidèrent en faveur de l'ordre ; et il est juste de con-
venir qu'ils employaient les uns et les autres, pour la
réussite de leurs projets, une jicrsévérance et une
activité dignes d'une meilleure cause. Les jésuites
II
d'Angleterre, bannis de ce royaume par différents
décrets, n'avaient pas craint d'y rentrer après la mort
d'Elisabeth pour renouer de nouvelles intrigues; les
jésuites de France, chassés des provinces par les ar-
rêts des parlements, par des déclarations et lettres
patentes du roi adressées aux tribunaux souverains,
avaient su se maintenir dans la juridiction des par-
lements de Bordeaux et de Toulouse, et intéresser
en leur faveur nombre de seigneurs influents à la
cour, et particulièrement la reine Marie de Médicis.
Di\jà, à l'occasion du mariage du roi, ils lui avaient
député les Pères Lorenzo-Maggio et Gentil pour ré-
clamer l'exécution de la promesse qu'il avait faite
lors de son absolution de les rappeler. Mais sur le
refus de Henri IV d'obtempérer à leur demande, ils
se déclarèrent ses ennemis, répandirent des libelles
dans Paris contre l'autorité du roi et du Parlement,
entre autres la plainte apologétique publiée à Bordeaux
par le Père Richomme, et pour laquelle un libraire
nommé Chevalier (ut décrété de prise de corps. Dès ce
moment, la société des jésuites se déclara en guerre
ouverte avec le roi; leur collège de Dôie, situé sur la
frontière, devint le lieu de réunion de tous les mé-
contents et le centre des opérations dirigées contre
Henri ; bientôt même ils organisèrent une conspira-
tion dans laquelle, comme toujours, ils prirent la part
la plus active, avec de telles précautions qu'il fut im-
possible de prouver leur participation quand le com-
plot fut découvert. Ils suscitèrent également des
troubles à Lyon, prêchèrent ouvertement le régicide
et inspirèrent à Henri IV une si grande frayeur,
qu'il se décida à faire la paix avec eux.
Préalablement il chercha à ramener à son senti-
ment les grands dignitaires dont il connaissait l'ex-
trême répugnance pour une semblable mesure, et
ayant réuni ses principaux officiers, il leur teint le
discours suivant : « Il nous faut, messeigneurs, par
nécessité rappeler purement et simplement les jésui-
tes dans notre royaume, les décharger des sentences
d'infamies et d'opprobres qu'ils ont justement en-
courues, ou bien les poursuivre avec une rigueur
inexorable, afin qu'ils n'approchent jamais ni de nous,
ni de nos Etats. Ce dernier parti les jettera dans la
plus dangereuse irritation ; et l/'S attentats contre
notre personne vont se multiplier de telle sorte que
nous serons forcé d'être sans cesse sur nos gardes ;
de porter des cuirasses jusque dans nos apparte-
ments ; de ne prendre aucune nourriture sans l'avoir
fait visiter par nos médecins; de trembler même à
l'approche de nos meilleurs sujets, car ces gens-là
ont des intelligences et des correspondances partout,
et une grande habileté à tourner les esprits commr
il leur plaît; enfin notre vie deviendra tellement mi-
isérable,par la frayeur que nous inspirent les jésuites,
'qu'il vaudrait mieux pour nous être déjà mort..,. »
Par condescendance pour les appréhensions de
Henri, les seigneurs auxquels Sa Majesté s'adressait,
entre autres Sully, son ministre, ne voulurent pas
combattre son raisonnement, et déclarèrent qu'ils s'en
rapportaient à s"a sagesse. Henri IV, sans plus tarder,
expédia le jour même des lettres patentes pour le
rétablissement de la société de Jésus en France. Mais
le Parlement fut moins docile que la cour, et refusa
de les entériner avant que les Pères eussent changé
159
562
HISTOIRE DES PAPES
leur nom tle jt'-suites , qui était en exécralion « tous
les corps lie l'Etat, et eussi'iil luoditio leuis statuts.
Les nicmlnes du Paileiueul ileinamlaieiU (|uo k com-
|iagtue ne i-eslàt pas sous l'autorité il' un ijonéral
•.•tnnger, et (ju'elle so choisit uu supérieur résiliant
dans le i-oyauine: ils demandaient eu outre qu'ello
r«it soumise à la juridiiiion ordinaire, qu'elle sup-
primât dans ses vœux rent;ai;enieul d'une oinissauce
partiiulière au pape, qu'elle n'autorisât l'admission
dans ses rangs (|ue des sujets naturels du roi,
qu'elle fût astreinte à suivre les règlements univer-
sitaires, et qu'elle renonçât à hériter des biens de ses
meralresau préjudice des l'aïuilles. Les disciples do
Ijovola relusèrcnl d'adhérer à ces conditions; et un
ordre du roi enjoignit aux magistrats d'enregistrer
pirement et simplement les lettres patentes qui au-
torisaient les jésuites à rentrer en France.
V>t»elques années plus tard, Henri IV reçut la
juste récompense de cet acte de despotisme; et l'at-
tentat de llavaillac vint apprendre aux nations com-
ment les jésuites savaient payer un bienl'ail. 11 est
\Tai qu'ils ne devaient pas une grande reconnaissance
au prince d'une concession qu'ils n'ignoraient point
lui avoir été arrachée par la frayeur. Ils feignirent
néanmoins d'attribuer ses nouvelles dispositions à de
tout autres sentiments, et ils le remercièrent du
bienveillant appui qu'il prêtait à leur ordre. Bien plus,
le Père Cotton. qui devint son confesseur, et plusieurs
de ses compagnons demandèrent à l'embrasser eu
signe de réconciliation sincère, d'oubli du passé et
de confiance pour l'avenir.
Dès qu'ils se virent tout-puissants en France, les
jésuites oublièrent les promesses qu'ils avaient faites
à Clément VIII de travailler à lui soumettre le
royaume, et s'occupèrent de leurs anciennes querel-
les avec les dominicains sur la grâce et sur le libre
arbitre: ils signifièrent même à Sa Sainteté qu'elle
eût à se prononcer pour eux et à canoniser Ignace
de Loyola, leur fondateur, si elle voulait qu'ils res-
tassent 80US son obédience. Au lieu d'obéir à leur
injonction, le pontife se déclara définitivement pour
les dominicains, et accorda les honneurs de l'apo-
théose à Charles Borromée, le neveu de Pie V, un
des anciens chefs de leur ordre, et l'un des plus
fougueux inquisiteurs qui eût existé.
Les jésuites ne voulurent pas laisser cet alVront
impuni, et s'en prirent au cardinal Aldobrandiuo, le
conseiller du pape. Un d'eux résolut de l'empoison-
ner, et essaya plusieurs fois de s'introduire tlans les
cuisines. Son insistance à so présenter cluupie jour
]iour être admis dans le palais éveilla les soupçons,
et on aposta des soldats pour l'arrêter. Suivant son
habitude, le jésuite vint offrir ses services aux doiwes-
tiqucs du cardinal Aldobrandino, pour les aider dans
leurs travaux; et comme il allait entrer, deux sbires
l'arrêtèrent. Celui-ci, qui était grand et vigoureux, les
frappa avec violence, les renversa à terre; et avant
qu'on eût le temps de leur porter secours, il prit la fuite
et se jeta dans la demeure du cardinal Odourdo Far-
nèse, zélé protecteur des tlisiiples d'Ignace de Loyola.
Le préfet de Rome se rendit immédiatement avec des
soldats à la demeure des Farnèse |>oui- réclamer le
fugitif; mais au lieu d'obéir, le cardinal et ses gens
parurent en armes aux fenêtres, firent feu sur le pré-
fet et l'obligèrent à rebrousser chemin. La résista«ce
dura plusieurs jours ; enfin comme Sa Sainteté se
préparait à faire venir des troupes du dehors pour
maintenir son autorité, Farnèse sortit avec les siens
par les derrières de son (lalais, gagna la campagne,
et se retira dans le superbe château que son oncle
avait fait élever à trente-six milles de Rome.
Clément VIII, exaspéré del'audaie des j. s ites et
de Farnèse, menaça les premiers de dissoudre leur
ordre, et déiiècha le gouverneur de la ville poui' si-
gnifier au cardinal qu'il eût à donner sa di'raission
du gouvernement du patrimoine de ses ancêtres, dont
il venait de se rendre indigne. Farnèse refusa d'obéir,
et se prépara à soutenir un siège dans son château
contre les troupes papales. Fort heureusement pour
lui, son frère intervint dans la ([uerelle, el courut en
toute diligence se jeter aux pieds de Sa Sainteté pour
obtenir la grâce du cardinal. Le souverain pontife
parut céder aux prières du duc, et accorda à Farnèse
la permission de rentrer dans Rome ; mais à peine
franchissait-il les portes, qu'il fut arrêté el conduit
au château Saint-Ange. A leur tour, les jésuites vin-
rent en aide à celui qui les avait proti'gi's, el le 5
mars 1605, Clément VIII mourut empoisonné.
Ce pontife termine dignemcLt la série des papes
du seizième siècle, qui défendirent pied à pied le ter-
rain de leur omnipotence spirituelle et tenqjorelle ;
et à force de ruses, de fourberies, de crimes et
d'attentats, firent triompher la tiare au milieu des
révulutions politiques el religieuses qui bouleversaient
toutes les nations et menaçaient d'engloutir pour tou-
jours le vaisseau de saint Pierre I
l
Maximilien I", empereur d'Allemagne. — Massacres des habitants de la Flandre. — Bizarreries de l'empereur. — Mort do Maxi-
milien I". — Cliarles-Ouint, son petit-fils, parvient à l'empire. — Ses débauches et ses fourberies. — Ses guerres ave; la
France. — Ses prétentions à la monarchie universelle. — Abdication de Charles-Quint. — Il se fait clouer vivant dans son cercueil-
— Sa mort. — Ferdinand, son frère, lui succède à l'empire. — Mort de Ferdinand. — Maximilien II, son fils, est proclamé
empereur. — Hypocrisie de ce prince. — Ses guerres contre les Turcs. — Mort de Maximilien II. — Rodolphe tl, son fils, lui
succède. — Son intolérance. — Il fait égorger les luthériens de l'Autriche. — Ktienne Botskal appelle les peuples de la haute
Hongrie à la liberté. — Mort de l'empereur. — Histoire politique de la France. — Règne de François I". — Influence de la
duchesse d'Angoulème, sa mère, dans le gouvernement. — Guerres d'Italie. — Régence de Louise de Savoie. — Débauches
de la cour de France. — Entrevue du camp du Drap d'or. — Guerre de Flandre. — Louise de Savoie vole le trésor public. —
Saturnales de la cour. — Le lupanar royal. — Siège de Marseille. — François I", prisonnier de Charles-Quint, rachète sa li-
berté en abandonnant aux Espagnols les plus riches provinces de France. — Ses amours avec Mlle d'Heilly. — Règne
de la favorite. — Ve;igeance du mari de la belle Féronnière. — Cruautés de François I". — Querelles entre les maîtresses des
princes du sang et la favorite. — Le dauphin meurt empoisonné. — Charles-Quint à la cour de France. — Viols, massa-
cres et incendies exercés dans le pays des Vaudois. — François I" meurt du mal vénérien. — Henri II, son fils, lui succède.
— Ses débauches avec Diane de Poitiers. — Catherine |Je Médicis, à l'exemple de son mari, forme des liaisons scandaleuses et
donne trois bâtards à Henri II. — Duel de Jarnac et de la Cli.^taigneraie. — Diane protège le connélable de Montmorency et
les Guises. — Guerre entre Charles-Quint et Henri II. — Révolte des habitants de la Guyenne. — Henri II assiste avec la cour
aux supplices des protestants. — Fêtes à l'occasion du mariige d'Elisabeth de France et de Philippe d'Espagne. — Henri II
est tué dans un tournoi par le comte de Montgommery. — Catherine de Médicis s'empare du gouvernement sous le nom de
son fils François II. — Dispute entre la jeune reine Marie Stuart et la reine mère. — Amours incestueux de Marie Stuart avec
son oncle le cardinal de Lorraine. — Les chambres ardentes. — François II, énervé par les plaisirs, tombe dans l'idiotisme.—
Conjuration d'Amboise. — Perfidie de François II, de Marie Stuart et des Guises. — Supplice affreuv des conjurés. — Mort du
seigneur de la Renaudie. — Assemblée des notables à Orléans. — Mort de François II. — Catherine de Médicis est accusée d'avoir
fait empoisonner le roi. — Règne de Charles IX. — Catherine s'empare du gouvernement du royaume. — Dettes énormes de
l'Êlat. — Assemblées des états-généraux. — Catherine de Médicis se fait la pourvoyeuse des princes protestants. — Triumvirat
du maréchal de Saint-André, du duc de Guise et du connétable Anne de Montmorency. — Guerre civile. — Assassinat du duc
François de Guise. — Majorité de Charles IX. — Caractère affreux de ce roi. — Entrevue de Rayonne. — Mort du connétable
de Montmorency et assassinat du prince de Condé. — Mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois. — Massacres
de la Saint-Barthélémy. — Le roi, la reine et les princesses se rendent en cavalcade à Montfaucon pour contempler les cada-
vres des huguenots.— .Massacres dans les provinces. — Orgies au Louvre. — Conspiration du duc d'Alençon, frère du roi. —
Mort de l'exécrable Charles IX. — Henri III succède à ce monstre. — Règne des mignons. — Guerre civile dans le Poitou. —
La cour assiste aux processions des fiagellants. — Citherine de Médicis fait empoisonner le cardinal de Lorraine. — Sacre du
roi à Reims.- Superstitions, débauches et puérilités de Henri III. — Guerres civiles. — Querelles entre les mignons du roi et
ceux du duc de Guis^. — Saturnales de la cour. — Dévastation da royaume. — Assassinai de Bussy^'.\mboisc. — Le roi fait
assassiner son frère. — Henri III se déclare le chef de la Ligue. — Journée des barricades. — Henri III fait assassiner le duc
de Guise et le cardinal son frère. — Mort de Catherine de Médicis. — Henri III est assa-siné par Jacques Clément. — Éducation
de Henri IV. — Mariage du jeune roi de Navarre. — Il assiste au supplice d,-s huguenots. — Ses amours avec Mme de
Sauves. — .Mépris dc^ protestants pour Henri IV. — Il trahit tous les partis à la fois. — Ses intri.-ues avec la jeune I.ignon-
ville. — A l'exemple de Néron, pendant une fête, il donne l'ordre d'abuser de toutes les femmes. — MLirché infùnie entre
Henri IV et sa femme. — Il déilore une jeune fille do quatorze ans appelée la belle Fosseuse. — Amours de Henri et de la belle
Corisandre. — Il vient assiéger Paris. — Ses débauches avec l'abbesse de Montmartre. — Famine affreuse dans la capilale. —
Le duc de Parme force le roi à lever le siège. — Henri, pour se venger, mei à feu et à sang la Champagne, la Picardie et la
Normandie. — Intrigues du roi et de Gabrielle d'Esirées. — Henri IV renonce d'e nouveau au protestantisme et se fait cathuli-
que. — Son entn-e \ Paris. — Assemblée des nolahles à Rouen. — Ingratitude de Henri IV pour les protestants. — Mort do
Gabrielle d'Estrées. — Henri IV se console avec Henriette d'Entragues. — Mariage de Marie de Médicis et du roi de France. —
Débauches entre la favorite, la reine et le roi. — Supplice de Charles de Gonlaut Biron. — Querelle scandaleuse entre Marie de
Médicis et Henriette d'Entragues. — Henri IV se compose un sérail. — Il accable la France d'impôts pour doter ses nombreux
bâtards. — Il altère les monnaies. — Son code sang linaire sur les délits de chasse. — Nouvelle passion du roi pour la jeune
princ'-se de Cmiilé. — Henri IV meurt assassiné par Ravaillac. — Réflexions sur ce règne.
^6^
HISTOIRE DES PAPES
)
Les annales Je l'iiistoire polili(|ue du soizioine siè-
cle devraient être tracées en caractères de sang , car
jamais les cruautés, les meurtres, les attentats n'a-
vaient été si terribles et si multipliés; jamais les rois
et les papes n'avaient commis autant d'atrocités; et
il semblait vraiment (pie les oppresseurs des peujiles
de cette époque , pontifes ou souverains , piètres ou
nobles, moines ou soldats, se fussent donné le défule
se surpasser les uns les autres, en égorgeant ou en
faisant massacrer par millions les hommes et les
femmes, en violant, en incendiant les villes, en
couvrant de désastres des royaumes entiers. En
Italie, un Jules II, un Léon X, un Pie V et un
Grégoire XIII ; en Espagne , un Charles-Quint et
un Philippe II ; en Allemagne , un Maxiraihen II et
un Rodolphe II ; en Angleterre , un Henri VIII et
une Marie la Catholiiiue; en France, un François I",
un Charles IX et un Henri III, tous despotes sangui-
naires, tous monarques insolents et débaucliés, tous
implacables tyrans, Iléaux des nations qui avaient le
luallieur d'être soumises à leur exécrable domination!
Parmi eux, Maximilien I"', fils de l'empereur Frédé-
ric III, occupe sa place. Quelques auteurs prétendent
que dans sa jeunesse il paraissait incajiablc d'aucune
application,et prononçait les mots avec tant de difficul-
té qu'on l'avait surnommé le Muet ; cependant, à force
de travail et de persévérance, il fit comme Déinosthène,
le célèbre orateur grec, il vainquit la nature et parvint
à parler avec facilité. Son père lui fit épouser Marie de
Bourgogne, fille de Charles le Téméraire, ce qui l'o-
Lligea à entrer en guerre avec la France pour défendre
l'héritage de sa femme contre Louis XI. Dans le
cours de son gouvernement , Maximilien se montra
si cruel et si intolérant , qu'à la mort de Marie de
Bourgogne, les Flamands secouèrent le joug, enlevè-
rent au prince jusqu'à la tutelle de ses enfants et le chas-
sèrent de leur pays. Furieux de cet affront, Maximi-
lien jura de prendre sa revanche ; avec l'aide de son
père, qui lui fournit une armée considérable, il
envahit la Flandre , fit un massacre effroyable des
habitants, s'empara de Gand, et força la nation à lui
rendre la tutelle de son fils et à lui laisser la libre
disposition des immenses revenus des États. Son
triomphe fut heureusement de courte durée; les pro-
vinces , fatiguées de payer des impôts excessifs qui
servaient à ahmenter le luxe des courtisans et à sou-
doyer des soldats, se soulevèrent contre le tyran , et
cin([uante mille citoyens vinrent l'assiéger dans son
palais de Bruges. Ses troupes furent honteusement
chassées de la ville, ses ministres furent arrêtés, mis
en jugement, condamnés à mort et exécutés sur la
place publique; lui-même fut découvert dans la bou
tique d'un apotiiicaire , où il s'était réfugié poui
échapper aux révoltés ; et il n'obtint sa grâce qu'en
s'humiliant devant les vainqueurs, en faisant le ser-
ment solennel de ne jamais revendiquer le gouverne-
ment de la Flandre, de restituer toutes les places, de
faire évacuer des États les troupes allemandes, et
de ne jamais porter les armes contre les Pays-Bas.
Mais comme il est vrai qu'on ne peut trouver ni
loyauté ni bonne foi dans les rois ni dans les princes,
Maximilien ne fut pas plutôt hors de danger, qu'il
fit déclarer nul par le pape le serment qu'il avait
prêté sur l'hostie consacrée, et qu'il lit marcher con-
tre la Flandre toutes les armées de l'empire. Cepi n-
danl il ne prit pas personnellement part à ces opéra-
tions militaires, soit qu'il craignît de tomber entre les
mains des Flamands , soit ([u'il jugeât sa présence
plus nécessaire en Hongrie, dont le trône était de-
venu vacant par la mort de Malhias Corvin, et dont
la maison d'.Vutriche réclamait la possession enveilu
d'un traité de famille conclu avec le feu roi. Or,
comme les peuples refusaient de ratifier un sembla-
ble pacte, et voulaient élire pour les gouverner La-
dislas, prince de Bohème, prétendant qu'ils ne de-
vaient pas être légués par un roi comme un vil bétail,
Maximilien fondit sur la Hongrie, égorgea les hoin ■
mes, les enfants, les vieillards, emporta d'assaut Albe-
Boyale, qu'il trouva sans défense ; et, par la terreur de
ses armes, en vertu de cet axiome barbare, la force
prime le droit, il contraignit les malheureux habitants
à lui payer un tribut de cent raille ducats, et à joindic
à son titre de roi des Romains, qu'il avait déjà reçu
depuis plusieurs années, celui de roi de Hongrie.
Quelque temps après, vers la fin de l'année 1493,
son père, l'empereur Frédéric III, mourut âgé de
soixante-dix-huit ans. Maximilien, pour premier acte
d'autorité, contracta un mariage avec Blancir -Marie,
sieur de Jean Galéas, duc de Milan, qui lui apportait
une dot de quatre cent quarante mille écus d'or, mal-
gré l'opposition des princes électeurs, qui prétendaient
que le chef de l'empire n'avait pas le droit de s'a Ter à
une famille qui devait sa récente élévation à un bâtard.
Ceux-ci, ne pouvant empêcher cette déplorable union,
refusèrent de reconnaitre'la nouvelle impératrice, et
di'clarèrent que ses enfants ne seraient jamais con-
sidérés comme princes par la nation allemande. Ma-
ximilien fit alors tomber sa colère sur les peuples ;
il écrasa les provinces d'impôts , leva des troupes
nombreuses, et se plut à engloutir des milliers
d'hommes dans des guerres aussi meurtrières que
ridicules. Enfin, les États se fatiguèrent de voir cou-
ler à flots l'or et le sang de la nation ; les électeurs
se réunirent pour aviser à porter un remède an mal,
et créèrent une chambre intitulée Chambre impériale,
qui fut investie du pouvoir de fixer [lour l'avenir les
subsides d'argent ou de soldats que les villes et les
provinces devaient fournir à l'empereur.
Maximilien refusa de se soumettre aux décisions
de cette espèce de chambre représentative et en
prononça la dissolution ; puis il recommença la guerre
avec plus de fureur qu'auparavant. Il avait surtout
en haine les cantons libres de la Suisse, qui faisaient
contre lui une opposition très-vive ; il chercha d'abord
a soulever entre eux des collisions, et n'ayant pu y
réussir , il les fit excommunier par le pape , sous la
promesse de partager avec Sa Sainteté les dépouilles
de ces peuples lorsqu'il les aurait vaincus. Ensuite
il se mit à la tète de ses troupes , entra sur le terri-
toire helvétique et exerça partout d'atTreux ravages.
Ces mesures violentes exaltèrent les esprits; les can-
tons firent un appel du ban et de l'arrière-ban , for-
mèrent une armée et vinrent présenter la bataille au
tyran. L'empereur fut battu par ces courageux ré-
publicains et forcé de signer l'indépendance de la
Suisse: bientôt même il se vit contraint de permettre
la réorganisation de la chambre impériale et l'éta -
blissement d'un conseil de régence qui pût, en l'^t'-
ROIS, REINES, EMPEREURS
565
Maximilien battu et chassé par les Suisses
sence du chef de l'Etat, pourvoir aux soins de l'empire
romain germanique.
De longs dt'inêlés avec l'Italie et la France occu-
pèrent en grande partie son règne, et presque tou-
jours il échoua dans ses tentatives, soit que ses plans
eussent été mal combinés, soit c|u'ils eussent été mal
exécutés. Espèce de don Quichotte couronné, Maxi-
milien courait toujours la lance au poing, ne rêvant
({ue duels . carrousels et croisades. Doué d'une force
herculéenne et d'une agilité extraordinaire, il sur-
passait tous ses contemporains dans les exercices du
corps, et excellait surtout dans l'art de l'escrime, ce
dont il faisait parade quand l'occasion s'en présentait.
On raconte qu'à Worms , lors de la première, diète
qu'il tint , un chevalier français , nommé (JlaiiJo de
Battu, célèbre par ses hauts faits d'armes, étant venu
pour se battre corps à corps contre tout .\lleniand
qui oserait se mesurer avec lui, Maximilien ne crai-
gnit pas d'accepter le défi pour un chevalier inconnu;
et aujour(i.\é il se présenta lui-même dans la lice, la lance
au poing et la visière liaissée, combattit longtemps,
et contraignit son adversaire à se déclarer vaincu.
On lui doit un perfectionnement dans la manière
de fondre les canons, dans la construction des ar-
mes à leu et dans la trempe des armes défensives;
il inventa une nou'-elle forme de lance dont l'usage
devint bientôt général, et fit plusieurs découvertes
dans la pyrotechnie, cet art infernal qui apprend aux
hommes à tuer leurs semblables, et qui est pour les
rois la plus enivrante des occupations. Dans son ar-
deur de faire l'essai de ses inventions meurtrières,
l'empereur voulut organiser une croisade, et solli-
cita chaque électeur de lui fournir un contingent de
troupes et d'argent pour aller combattre les infidèles
en Asie; et sur le refus des princes allemands de
s'associer à cette extravagante entreprise, il fit cause
commune avec le pape. Ija Sainteté publia alors une
nouvelle croisade contre les Turcs, la déclara obliga-
toire pour tous les Etats de l'Europe, et ordoima un;î
levée extraordinaire de décimes en France, en .\ngle-
terre, en Espagne et en .\llemagne.
Maximilien exerça de telles exactions en cette cir-
constance, que les électeurs s'assemblèrent à iicJ-
hausen, formèrent la célèbre union électorale, et
s'engagèrent à résister ouvertement à l'empereur.
Celui-ci essaya en vain de les désunir, de renverser
le conseil de régence, de dissoudre la chambre im-
)iériale et d'ériger l'.Vutriche en electorats. Les
princes allemands demeurèrent fermes dans leur ré-
solution, et bien loin de céder aux menaces, ils dé-
clarèrent la patrie en danger et votèrent la déposi-
tion du tyran. Force fut à Maximilien de se sou-
566
HISTOIRE DES PAPHS
ineltre et de renoncer à ses projets île s^uene en
Asie; il lui pvit alors la singulièie fantaisie de se
faire nommer pape et de réunir sur sa tête le dia-
dème impérial et la tiare pontificale. Cette nouvelle
extravagance écliaulïa tellement son amliition, (|u'à
la mort de .Iules II il engajjea, pour une somme con-
sidérable, les diamants de la couronne aux Suç;c;er,
lélèbi-es banquiers d'Augsboiirt,', alin de pouvoir
acheter les suffrages des cardinaux romains. Mais
rélection de Léon X vint dissiper le fol espoir qu'il
avait conçu de prendre en mains le goupillon avec
répée, de réunir en sa personne l'empire siiiriluel
et temporel, à l'imitation des kalifes d'Oriint.
On dit qu'à partir de cette époque il reporta toutes
ses idées vers la mort; et qu'un jour, comme ses
officiers cherchaient à le dissuader de faire abattre
un palais magnilique qu'on avait élevé à Inspruck,
et que l'architecte avait manqué dans un de ses dé-
tails, il dit : " Eh bien ! je consens à laisser ces bâ-
timents debout ; mais je veuxqu'on me fasse une autic
demeure digne de moi. Qu'on fasse venir un char-
pentier et qu'il me construise un cercueil en bois de
chêne. » — On y joignit à -sa recommandation un
poêle en drap noir semé d'ossements brodés en ar-
•»enl, et les autres objets nécessaires à des funérailles;
le tout fut déposé dans un grand coffre et placé dans
sa chambre à coucher.
Enlin, à la suite d'un souper où il avait mangé
immodérément du melon, Maximilien fut pris d'une
lièvre violente qui résista aux efforts des médecins;
alors il comprit qu'il devait se pré])arer à mourir, il
fit promettre à ses ofliciers (ju'après sa mort ils lui
couperaient les cheveux , lui arracheraient les dents
pour les broyer et les réduire en poudre, et qu'ils
l'enseveliraient dans un sac rempli de chaux vive
avant de le mettre dans son cercueil et de l'inhumer
sous l'autel de l'église de Neustadt, qu'il avait dési-
gnée pour le lieu de sa sépulture; puis il leur donna
sa bénédiction, et rendit l'âme le 11 janvier 1519,
dans la soixantième année de son âge.
L'histoire de ce prince n'est remarquable que par
les grands événements qui eurent lieu sous son rè-
gne, notamment par la naissance du schisme de Lu-
ther, par la division territoriale de l'Allemagne en
dix cercles, par l'introduction du conseil aulique, et
par l'abohtion de la redoutable cour véhémique ou
tribunal secret de Westplialie.
Charles d'Espagne, petit-fils de Maximilien, par-
vint à réunir les suffrages des électeurs, et succéda
à son a'ieul sous le nom de Charles-Quint. Déjà il
était roi d'Espagne comme héritier de Ferdinand le
Catholique, son aïeul maternel, et souverain des Pays-
Bas, dont il avait hérité précédemment de son père
Philippe I" d'Autriche, fils de Maximilien I" et de
la duchesse Marie de Bourgogne.
Dans sa jeunesse, Charles-Quint avait constam-
ment dédaigné de s'instruire; au lieu de s'occuper
de sciences, il s'était adonné de préférence aux exer-
cices militaires, qui seuls formaient le mérite des
hommes à cette époque d'ignorance; aussi avait-il
contracté des habitudes de rudesse et de despotisme
qui en firent un détestable tyran lorsqu'il fut devenu
homme. Il commença par abreuver de tant de dé-
goûts et de mauvais traitements le cardinal Ximenès,
véuérabli' prélat (jue son aïeul avait investi de la ré-
gence du royaunu' pendant sa minorité, qu'il le fit
mourir; puis, quand il se vit affranchi de toute es-
])èce de tutelle, il se lança dans les débauches et parut
lie ]irendre nul souci de son autorité. Ce ne fut pas
])Our longtemps; les malheureux Espagnols apprirent
liientùt sous quel joug di> fer ils allaient courber la
tète et à quel terrible maître ils allaient obéir.
Les certes de Castille, d'.Vragon et de Catalogne, vou-
lant tenter un effort en faveur de la liberté, adressèrent
à leur nouveau roi un cahier de doléances sur les mal-
heurs dont riiupiisition couvrait le sol des Espagnes,
et lui présentèrent un projet de constitution (jui niodi-
iiail le tribunal du saint -office et qui portait déléiisc
aux incpiisiteurs d'intenter aucun procès pour cause
d'usure, de sodomie, de bigamie, de nécromancie et
autres délits de ce genre dont ils s'étaient arrogé la con-
naissance, quoi([irils ressortissent aux tribunaux ordi-
naires; ilstlemandèrent en outre qu'il plût à Sa Majesté
de réformer les abus qui existaient dans la perception
des impôts et dans la vente des charges publii[ues. A
titre de remercîment et comme témaignage de recon-
naissance ils offraient à ce roi imberbe, dès qu'il aurait
satisfait à leurs justes réclamations, une somme de
cinq cent mille ducats. Cliarles-Quinl se garda bien de
laisser échapper une semblable occasion de grossir ses
trésors ; il s'engagea solennellement envers les cortès
à respecter les privilèges et les coutumes de chaque
province; et relativement à l'Inquisition, il déclara
formellement qu'il voulait que les dominicains se
conformassent aux saints canons, et n'empiétassent
pas sur le pouvoir séculier. Dès qu'il eut touché les
cinq cent mitie ducats, il agit envers eux ainsi qu'ont
l'habitude de faire les rois envers les peuples assez
stupides pour croire à leurs paroles; il manqua à
toutes ses promesses et nomma grand inquisiteur
son précepteur Adrien. Quel(|ue temps après, il se
déclara même le protecteur de la sainte Inquisition,
et fit mourir sur les btîchers ou dans les tortures, en
moins de deux années, sous le spécieux prétexte
d'hérésie, quinze raille Espagnols, dont il convoitait
les richesses ou dont il redoutait l'énergie.
Charles-Quint montra la même duplicité et la
même fourberie dans ses traités avec la France ;
ainsi il exigea pour condition de la paix que Fran-
çois I" prît l'engagement de lui réserver pour femme
la princesse Louise, sa fille, qui n'était âgée que
d'une année ; et le traité n'eut pas été plutôt signé,
qu'il intrigua auprès de Henri YIII et de LéonX pour
les engager à former une ligue formidable contre son
allié François I", et à lui arracher la colironne.
Cette politique perfide et astucieuse lui valut la
haine des Allemands, et sans contredit il n'eût pas
été choisi pour succéder à Maximilien, si d'une part
les circonstances fâcheuses où se trouvait l'Alle-
magne disputée par trois prétendants, et d'autre
part les sommes considérables qu'il fit distribuer aux
princes électeurs, n'avaient décidé ceux-ci à lui don-
ner leurs suffrages, à l'exclusion des autres com-
pétiteurs; toutefois ils eurent soin de se mettre à
couvert des effets de son caractère ambitieux et
lyrannique,en lui faisant signer une capitulation qui
garantissait l'indépendance de leurs opinions reli-
1,'ieuses et l'intégialité de leurs droits politiques.
unis, REINES, EMPEREURS
J67
C'est alors que Gharles-Quint lonua son plan de
iiionarchie universelle : déjà maître de l'Espagne, de
l'Allemagne, des Pays-Bas et de vastes cinjyires dans
les Indes orientales et occidentales, il songea encore
à réunira ses Etats la France, l'Italie et les iles Britan-
niques, afin de pouvoir envahir la Turquie, et, comme
un nouvel Alexandre, pour s'élancer de là jusque sur
les bords de l'Indus et du Gange. Il se prépara à
l'exécution de ses gigantesques projets avec une pru-
dence merveilleuse; au lieu d'attaquer de Iront ses
ennemis, il forma des traités avec eux et les arma les
uns contre le.s autres, afin de les subjuguer plus l'acile-
raent (juand ils se seraient épuisés d'hommes eld'argent.
I)"abord il acheta l'alliance de la cour de Rome cl
de l'Angleterre ; ensuite, avec l'aide des troupes de
ces deux puissances réunies aux siennes il engagea
la guerre contre la France sur trois points à la lois,
au delà des Pyrénées, dans les Pays-Bas et en Italie.
Pour un instant la valeur française tint la victoire
indécise, mais les fautes de François I" firent pen-
cher la balance en faveur des Espagnols.
Pour comble de mallieurs, Léon X mourut, et le
grand inquisiteur Adrien, le précepteur de Sa Majesté
catholique, fut proclamé souverain pontife par les
cardinaux qui avaient vendu leur voix à l'empereur.
Afin de contre- balancer l'inlluence des Espagnols en
Italie, François I" se décida à franchir les Alpes
pour frapper un grand coup ; il marcha sur Pavie et
lit le siège de celte place. De leur côté, les impériaux
accoururent au secours de la ville, et présentèrent la
bataille au roi de France; celui-ci, malgré l'avis des
vieux généraux, accepta le combai contre des forces
supérieures aux siennes et le perdit. Ainsi, eu un
seul jour, l'entêtement d'un insolent monarque causa
la mort de plusieurs milliers d'hommes et la perte
des riches provinces que la France possédait en Ita-
lie. Il est vrai que Dieu, permit que le prince fût fait
prisonnier, et reçût ainsi la punition de son fol orgueil.
Lorsque Charles-Quint eut connaissance de la
grande victoire qu'il avait remportée sur les Fran-
çais, il se posa en Alexandre, pleura sur le sort des
vaincus , et défendit qu'on fit aucune démonstration
de joie dans tous ses États ; mais par compensation
il lit proposer à François I" des conditions si dures,
que celui-ci répondit qu'il préférait mourir en capti-
vité plutôt que de souscrire à ses volontés. Le royal
j)visonnier fut immédiatement conduit à Madrid, où
on le traita en apparence avec'des égards infinis, et en
réalité avec une extrême rigueur ; et quelques in-
stances qu'il fit pour obtenir une entrevue avec son
geôlier impérial, elle lui fut constamment refusée;
enlin étant tombé malade autant d'ennui que de
chagrin, Charles-Quint consentit à le voir et vint le
visiter. Suivant son habitude l'empereiH' lui ht des
promesses fallacieuses qu'il n'était nullement dans
l'intention de tenir ; mais cette fois, et bien malgré
lui, les événements l'empêciièrent d'être parjure.
Deux mois après cette conférence, Charles-Quint
se vit menacé d'une guerre générale et européenne
que Cl' nent VII, successeur d'Adrien VI, avait or-
ganisée contre lui ; il songea aussitôt à détacher la
France delà ligue, et rendit la liberté à François I",
après avoir conclu avec ce prince un traité appelé le
traité de Madrid.
Dégagé de toute crainte du côté de la France,
Charles-Quint songea à détruire la ligue ; et pour la
frapper au ccuur, il donna l'oidre à ses troupes d(i
fondre sur Rome et d'en faire le jjillage.Ses volontés
huent ponctuellement exécutées; la ville sainte fut
emportée d'assaut, et livrée pendant quarante jours
à la soldatesque, qui commit des atrocités telles
(|u'uii n'avait jamais rien vu de semblable, même lors
de la prise de celte ville par les IIuiis et par les
Crotiis. Alors, joignant l'hypocrisie à la cruauté,
Charles-Quint alïecta de prendre le deuil, et ordonna
des prières publiques pour demander à Dieu la (in des
massacres et la liberté du chef de l'Eglise ([ue ses
soldats avaient l'ait prisonnier; puis, alliant l'avarice
à l'hypocrisie, il exigea (juo Clément VII, avant do
rentrer au \'alican, lui payât une rançon de quatre
cent mille écus d'or, et prît l'engagement de le cou-
ronner roi de Lombardie et empereur des Romains.
En même temps, il réclama de François I" le paye-
ment d'une somme de deux millions de livres pour
la rançon de ses enfants, restés en otage à Madrid.
Ensuite l'empereur quitta l'Espagne et passa en
Italie pour recevoir des mains du pape les deux cou-
ronnes que convoitait depuis longtemps son ambi-
tion, et que venaient de lui gagner si heureusement
ses soldats. La cérémonie du sacre eut lieu à Bo-
logne avec une pompe extraordinaire; et l'on vit,
ciiose étrange, un pape donner deux couronnes à un
prince qu'il eût voulu détrôner, et un empereur se
prosterner aux pieds d'un pontife que la veille il re-
tenait prisonnier et dont il avait saccagé les États. Il
est vrai que chacun d'eux avait ses motifs pour en
agir ainsi; Sa Sainteté Clément VII cédait à la force,
et Charles-Quint désirait mettre le pape dans ses
intérêts, pour qu'il le secondât dans la guerre qu'il
méditait contre la Turquie, et dont le succès devait
avoir, suivant lui, pour conséquence la soumission de
l'Europe entière à ses armes. 11 obtint en efîet dvi
])ape une bulle qui autorisait une croisade contra
les infidèles, et immédiatement il se mita la tète de
son armée pour conquérir laValachie et la Moldavie-
Soliman accourut de Constantinople pour défendre
ses provinces, refoula les chrétiens hors du territoire
qu'ils avaient envahi, et força Gharles-Quint à renon-
cer à sa chimère de monarchie universelle. Chassé
par les Turcs d'Europe , l'empereur se rejeta sur les
États barbaresques, lit une expédition contre Sche-
reddin Barberousse , lui enleva Tunis , et ramena en
Europe vingt mille chrétiens qui gémissaient en es-
clavage et aux([uels il fournit généreusement les
moyens de retourner dans leur patrie. Cette espèce
de croisade donna au caractère de Gliarles- Quint
une tournure chevaleresque qui dégénéra en don qui-
chottisme; il en montra une singulière preuve lors
de la reprise des hostilités entre l'Espagne et la
France, en proposant à François I" de terminer
leurs différends par un duel, qui aurait lieu sur ur
pont ou sur une galère , et dans lequel tous deux
combattraient en chemise; déli que se garda bie;i
d'accepter le roi de France.
Une seconde fois l'empereur voulut encore tenter
la foitune en Afrique , et é([uipa une Hotte ([u'il
destinait à la conquête d'jUger ; mais ayant voulu
prendre la mer malgré les avLs de l'amiral .Vndré
.^OIS, REINES, EMPEREURS
l 9
Entrevue de François I" et de Henri VUI au camp du Drap d'or
Doria, à l'époque de l'année on les tempêtes rendent
ces côtes extrêmement dangereuses , il eut la honte
de revenir de cette expédition après avoir perdu les
deux tiers de son armée et de sa flotte. Ce nouvel
échec rendit son caractère encore plus irascible qu'il
D était auparavant. Ne pouvant répandre le sang des
infidèles, il fit couler celui des clu-étiens; les infor-
tunés Espagnols virent se multiplier les bûchers de
l'Inquisition, et personne, ni femmes, ni enfants,
ni vieillards, ne fut à l'abri de la vengeance du
tyran ou de la rapacité des dominicains. On cite
ifiarmi les victimes de ces monstres une femme véné-
rable, nommée Marie de Bourgogne, âgée de quatre-
vingt-dix ans, dont les grandes richesses avaient
excité leur cupidité, qui fui traJuilc devant le redou-
ta'de tribunal de l'Inijuisitionpour répondre sur une
II
dénonciation d'un de ses domestiques , qui déclarait
lui avoir entendu dire, lors du sac de Rome par les
troupes impériales : « Les chrétiens n'ont donc ni
foi ni loi que d'en agir ainsi dans la ville sainte! »
Cette infortunée protesta vainement de son inno-
cence ; elle fut accusée de judaïsme, ap[jliquée à la
question, malgré les règlements d\i saint tribunal qui
défendaient expressément de torturerceux qui avaient
dépassé l'âge de quatre-vingts ans ; on lui donna
l'estrapade avec tant de cruauté, qu'elle mourut avant
la fin de la seconde épreuve et sans avoir voulu se
reconnaître conpahle; ce qui n'erapèclia pas les in-
([uisiteurs de condamner sa mémoire, de brûler son
cadavre et de confisquer ses biens à leur profit.
Quelque puissant ((ue fût Charles -Quint, il ne l'était
pas encore assez pour soumettre les Etats de l'empire
160
570
lUS'l'OlUE DES PAPES
d'AUeinagno au joug de l'Inquisition, ot toutes les ten-
tatives qu'il lit à cet égaul ne lui attirèrent ijue honte
et mépris; les princes électeurs se réunirent sous les
inspirations de Luther, et firent au despote une guerre
si terrible , q\i'il se vit forcé d'abandonner ses pro-
vinces d'Allemagne pour éviter de tomber au ]iouvoir
des réformés. Une fois même il fut sur le point d'être
surpris dans Inspruck, au milieu d'une nuit orageuse,
par Maurice de Saxe , chef des armées luthériennes:
et il n'échappa à son ennemi qu'en se sauvant dans
une litière, presque seid, à travers des chemins im-
praticables. Il comprit alors quelle haine avait sou-
knée contre lui son ambition, et combien d'ennemis
étaient acharnés à sa porte; il vit que son pouvoir
n'était qu'un amas de grandeurs et de dignités envi-
ronnées de précipices ; et la conviction de son im-
puissance à exécuter les gigantesques projets qu'il
avait formés le lit tomber dans le découragement et
le détermina à sortir de la scène du monde. Il al)di-
qua en faveur de son lils Pliilippe et se retira dans
le monastère de Saint-Just, près de Placentia, ville
de l'Estramadure. Ce fut dans cette retraite que cet
ambitieux, qui pendant la moitié d'un siècle avait
rempli le monde du bruit de ses armes et de la ter-
reur do son nom, et avait fait périr tant de milhers
d'hommes, vint ensevelir ses rêves et ses espérances.
Robertson dit que ses amusements se bornaient à
([uelques promenades à cheval , à la culture d'un
jardin , à des ouvrages mécaniques dans lesquels il
excellait, surtout pour fabriquer des horloges. Mais
bientôt Gharles-Quint se fatigua du cloître ; l'ambi-
tion, un moment assoupie, vint de nouveau l'assiéger,
il se repentit d'avoir abandonné le trône, et l'impuis-
sance oiî il était de ressaisir l'autorité le plongea
dans une mélancolie farouche qui altéra les facultés
de son esprit ; il renonça à toutes distractions, brisa
ses horloges , pratiqua dans leurs plus grandes ri-
gueurs les règles de la vie monastique, et par excès de
dévotion il chercha à inventer quelque macération
qui pût signaler son zèle, attirer sur lui les regards
de Dieu ou plutôt ceux des hommes. Un jour, il
résolut de célébrer ses propres obsèques; il fit as-
sembler tous les religieux dans l'église du couvent ,
assista à une messe de morts, enveloppé d'un linceul
et couché dans une bière, et voulut même rester une nuit
entière dans cette position, afin de forcer son esprit à ou-
blier leschosesdecemondeet à se reporter versle ciel.
Le lendemain, il fut saisi d'une fièvre violente causée
par l'agitation dans laquelle les idées de la mort l'a-
vaient jeté , et il s'ensuivit une maladie qui l'enleva
le 21 septembre 1558, dans la cinquante-neuvième
année de son âge.
Déjà Ferdinand !''', frère de Gharles-Quint, avait
été proclamé empereur d'Allemagne par les princes
électeurs , sous la condition qu'il accorderait à ses
peuples la liberté de conscience, ce qui avait si fort
mécontenté le pape Paul IV, qu'il avait refusé de
reconnaître comme légitime l'élection du nouveau
souverain , et qu'il n'avait pas même voulu donner
audience à ses mandataires.
Ferdinand I" envoya l'ordre à ses ambassadeurs
de quitter Rome sur l'heure , et ne s'inquiéta pas
davantage de l'opinion de Sa Sainteté; il s'occupa
de rétablir par de sages règlements la concorde entre
SOS sujets, se montra favorable aux luthériens, et ,
sans aucun doute , il eût assuré le bonheur de ses
sujets, si une mort prématurée ne l'eût enlevé à l'Al-
lemagne. L'histoire ne reproche au frère de Charles
Ouint que deux crimes d'une certaine gravité : son
usurpation de la coiu'onne de Bohème et l'assassinat
il'.i cardinal Marlinusius.
-Vprès lui , son fils réunit les suffrages des élec-
teurs , qui supposaient au jeune prince des senti-
ments favorables aux doctrines luthériennes, et il fut
nommé em])ereur en 1564, sous le nom de Maximi-
lien II. Mais il se trouva que le monarque était
catholique fervent, et en outre d'un caractère si
despote, qu'il répondit aux membres des Etals d'Au-
triche qui lui réclamaient un édit de tolérance et
l'expulsion des jésuites: «Je vous ai assemblés pour
recevoir de vous des contributions et non des repré-
sentations. » Néanmoins, comme les électeurs mena-
çaient de refuser les impôts, il s'amenda, et permit
aux seigneurs et aux membres de l'ordre é([uestre de
la basse Autriche de faire céléljrer dans leurs terres
le service divin conformément au rite établi par la
confession d'Augsbourg.
Son règne s'écoula au milieu de longues guerres
avec les Turcs, où il fut tour à tour vainipieur et
vaincu ; il liriit par conclure un traité de paix avec la
sublime Porte, et vint terminer son obscure carrière
dans la ville de Ratisbonne, le 12 octobre 1576.
Rodolphe II, son fils et son successeur, alla plus
loin que Maximilien dans sa soumission à la cour de
Rome; à l'instigation du pape, il contraignit les pro-
testants qui résidaient à Vienne à fermer leurs tem-
ples, et ne leur laissa qu'une seule maison pour le
culte, encore était-il défendu à toute personne, à
moins qu'elle ne fût noble, d'y entrer, il voulut en-
suite étendre celte défense jusque dans les provinces,
et décida qu'à l'avenir aucun des ministres n'exer-
cerait ses fonctions avant d'eu avoir obtenu l'autori-
sation du prince. Les États ayant refusé de se con-
former à cet édit, les persécutions commencèrent :
les prédicateurs furent destitués et bannis ; le culte
luthérien fut proscrit dans toutes les villes de l'Au-
triche, et des milliers d'innocents tombèrent sous la
hache du bourreau ou sous les balles des soldats.
Mais ce fut inutilement qu'il persécuta les luthériens
et les calvinistes, qu'il supprima leurs écoles et qu'il
ferma leurs temples; la réforme se féconda du sang
de ses martyrs et embrasa toutes les provinces de
l'Allemagne comme un vaste incendie.
Rodolphe entama également de longues et san-
glantes guerres contre la Transylvanie et la Hongrie,
dans lesquelles ses troupes furent d'abord victo-
rieuses ; ensuite les peuples hongrois reprirent le
dessus, et sous la conduite d'Etienne Bostkaï ils
taillèrent en pièces les armées de l'empereur et les
f^orcèrent à quitter leur pays. Quant au souverain,
pendant que ses soldats se faisaient tuer pour sou-
tenir ses injustes prétentions, il demeurait enfermé
dans l'intérieur de son palais avec le célèbre Tycho-
Brahé, et se livrait avec ardeur à l'étude de l'astro-^^
logie judiciaire et à l'alchimie. Cette tendance aux
choses merveilleuses lui devint funeste ; car ayant
cru apercevoir dans les pronostics que ses jours se-
raient mis "n danger par un prince de son sang, il
UOIS, REINES, EMPEREURS
571
prit des précautions qui tournèrent à sa perte : pour
ne pas augmenter le nombre de ses ennemis imagi-
naires, il refusa de se marier et voulut empêcher ses
frères de contracter aucune union. Sa défiance des
liomraes devint si grande, et la crainte d'être assas-
siné s'empara si fortement de son âme, qu'il ne se
montrait presque jamais en public, et refusait même
Je donner audience aux ambassadeurs étrangers et à
ses ministres, à moins qu'il n'y fût contraint par des
circonstances extraordinaires. Mathias, son frère,
profita en homme habile du mécontentement qu'ex-
citait partout une semblable conduite, publia que
l'empereur était en démence, et le força d'abord à
résigner son titre de roi de Bohême ; puis il convoqua
les électeurs à Nuremberg, et lit décréter que Ro-
dolphe devait être déposé du trûnc. Ce coup lui fut
tellement sensible, qu'il en prit -une fièvre violente
qui le conduisit au tombeau le 20 janvier 1612.
Après avoir flétri la conduite de Rodolphe dans ce
qu'elle a de blâmable, nous devons le glorifier dans
ce (p-i'il fit de bien et parler de ses qualités. Tycho-
Brahé affirme que cet empereur avait une grande
connaissance des langues anciennes et modernes;
qu'il était assez habile en peinture; qu'il était très-
versé dans les états mécanicfues, dans la botanique,
dans la zoologie et dans la chimie. Son siècle et son
pays durent beaucoup aux encouragements ({u'il don-
na aux arts et aux sciences ; sa cour était remplie
d'artistes et d'hommes d'un mérite éminent, et entre
autres il employa lîeppler, conjointement avec Tycho-
Brahé, pour dresser des tables de mathématiques
qui, du nom de ce prince, furent appelées Rodol-
phines; il forma de superbes collections de médailles,
de tableaux et d'objets d'histoire naturelle ; et au-
jourd'hui encore plusieurs de ses pierres, de ses an-
tiques et de ses tableaux sont regardés comme les
plus précieux et les plus beaux ornements du magni-
fique cabinet de Vienne.
Pendant que l'empire d'Allemagne subissait le
joug des princes de la maison d'Autriche, la France
gémissait sous la tyrannie des rois de la seconde
branche des Valois; Après la mort de Louis XII, sa
femme, Marie d'Angleterre, passa, selon la coutume
usitée pour les reines de France, six semaines en-
tières dans son appartement et couchée, afin qu'on
put constater l'existence d'une grossesse, s'il y avait
lieu. François, duc de Valois, l'héritier présomptif
de la couronne, qui était vivement épris de la reine,
ne cessa de la visiter pendant ce temps d'épreuves,
et sans aucun doute il se fût donné un maître de sa
façon, si la duchesse d'Orléans, sa mère, n'avait pris
soin de l'accompagner dans ses fréquentes entrevues.
Enfin, au dernier jour, il fut solennellement procédé
par des matrones à un examen de l'état de la jeune
reine; et après qu'il eut été constaté qu'elle n'était
pas enceinte, François de Valois en fit sur l'heure sa
maîtresse. Cette liaison ne tira pas à conséquence;
ie duc de Suffolk, le premier amant de Marie d'An-
gleterre, vint à la cour de France, reprit ses anciens
droits et l'épousa.
François I" laissa partir avec d'autant moins de
regrets sa nouvelle maîtresse, qu'il était tout occupé
des fêtes de son sacre, auquel il attacliait une très-
grnnJe importance. C'était un pauvre sire, dit Fleu-
range, son compagnon d'enfance, dans ses mémoires;
il n'avait ni une grande âme ni un grand cœur, et
en réaHté il eût été difficile qu'il en fût autrement,
ayant été élevé par sa mère Louise de Savoie, du-
chesse d'Angoulème, femme débaucliée, ambitieuse,
vindicative, perfide et cruelle, qui lui forma le carac-
tère sur le sien. L'éducation que lui fit donner une
telle femme produisit les fruits qu'on devait en at-
tendre ; le jeune duc de Valois n'était pas encore
nubile qu'il se trouvait attaqué d'un mal honteux
puisé dans les lupanars de la capitale ; et lorsque
l'âge eut développé ses passions, il devint tellement
débauché, qu'aucune femme ou fille de hi \dlle et de
la cour ne fut en sûreté contre ses entreprises.
Quand il eut été nommé roi de France, ce fut pis
encore ; il s'abandonna avec frénésie aux déborde-
ments des plus ignobles passions, et se reposa du
soin du gouvernement sur l'impudique Louise de
Savoie, mère incestueuse, qui après avoir été sa
maîtresse était devenue la pourvoyeuse de ses plai-
sirs. Cette femme infâme ayant en main toute l'auto-
rité, nomma ministres et grands officiers ses anciens
favoiis, et se forma une cour d'adorateurs auxquels
cette Messaline distribuait des places, des honneurs
ou de l'argent ; elle en vint même à donner le bâton de
connétable au duc de Bourbon, qui lui avait inspiré
une violente passion qu'elle désirait voir partagée.
Au train dont allaient les choses, il arriva que l'or
se fondit entre les mains de la mère et du fils comme
dans une fournaise ardente; les trésors du feu roi
disparurent, les impôts énormes dont la France était
écrasée furent insuffisants, et l'on dut songer à créer
de nouvelles ressources. Jamais un roi, si incapable
qu'il soit, ne restera embarrassé pour trouver un
moyen de pressurer les peuples ; François l" eut
donc la pensée de vendre les charges publiques et
d'introdtiire la vénalité dans le temple de la justice;
le chancelier Duprat eut la triste gloire d'aider le
despote dans cette œuvre infernale qui, pendant près
de trois siècles, mit la liberté, l'honneur, la fortune
et la vie des Français à la merci d'une troupe de ju-
ges ignorants, bornés, avides et débauchés. Bientôt
il fallut recommencer; les produits de la vente des
charges furent gaspillés et allèrent s'engloutir dans
les fêtes du roi ou dans les cotfres des amants de la
duchesse d'.\ngoulême ; et on dut encore songer à
battre rnonnaie. Duprat donna alors le funeste con-
seil de doubler les tailles ; et comme on craignait
que les états-généraux refusassent leur approbation à
cette mesure, on ne les assembla pas ; Sa INIajesté se
contenta d'envoyer des soldats dans les villes qu'on
savait disposées à la révolte, et les provinces ^yè-
rent. Après avoir épuisé la France d'argent, le bon
roi François P' lui enleva la fleur de sa jeunesse et
traîna à sa suite des milliers de malheureux qu il fit
égorger dans les plaines de l'Italie. Quant à Louise
de Savoie, elle continua à spolier la nation ; elle s'ap-
propria les sommes destinées aux armées d'Italie, et
laissa les troupes françaises sans solde ni vivres. Les
soldats, man([iKmt de tout, se mutinèrent, commi-
rent des désordres dans les provinces qui les avaient
accueillis en amis, désertèrent par bandes, se mirent
voleurs de grands chemins, et achevèrent de faire
prendre en iiaiiie le nom français.
57à
HISTOIRE DES l'APKS
Pour se consoler des échecs qu'il éprouvait en lia-
lie, le roi François I"* revint en France, se jeta dans
les intrigues galantes, courut les spectacles, les dan-
ses, les wrrousels, et fit des dépenses qui le forcè-
rent à des emprunts onéreux et ausjmeiUèi'ent le mau-
vais état di-s linar.ces du royaume. Cliarios-Quinl
voulut proliter de celle situation embarrassée et son-
gea à s'emparer du royaume ; de son côté, François I",
se trouvant menacé d'une guerre imminente avec un
adversaire redoutable dont les ariiiées avaient déjà
taillé les siennes eu pièces à deux reprises différen-
tes, chercha à rallier l'Angleterre à sa cause, et lit
demander une entrevue à Henri \'lll, roi de la Graude-
Breiaj,'ne.
Jamais si folles dépenses n'avaient été faites par un
roi pour en éblouir un autre, jamais aucun souverain
de France n'avait encore égalé la fastueuse prodiga-
lité (jui fut dé(iloyée en cette circonstance, aux dépens
de la nation, dans un intérêt de vanité et d'amour-
propre; François I" ne se contenta pas de faire éle-
ver douze somptueux palais dans la petite ville d'Ardes
qui avait été choisie pour le lieu des conférences, il
fit encore construire en dehors des murs un immense
amphithéâtre à la manière romaine, avec un triple
rang de galeries élevées l'une sur l'autre et condui-
sant à de magnifiques salles de réception et à des
appartements garnis de meubles, de statues, de vais-
selle, et rehaussés par de précieuses tentures mi-
parties de soie et d'or; toutes choses qui devinrent
inutiles par suite du désir qu'exjjriraa Henri d'Angle-
terre de se rencontrer avec le roi de France en pleine
campagne, sous des tentes et des pavillons.
Aussitôt, et comme par enchantement, François I""
fit élever, entre les villes d'Ardes et de Guiues un
camp dont toutes les tentes étaient de drap d'or
doublées à l'inlérieur de soieries blanches ou bleues,
tant chambres que salles et galeries, et rehaussées à
l'extérieur de franges d'argent et de banderoles en
toiles d'or et surmontées de globes d'argent. La tente
du roi se distinguait des autres par un saint Michel
colossal qui en gardait l'entrée, tout d'or massif et
ayant les yeux figurés par des escarboucles. Pour le
roi d'Angleterre et pour sa suite on avait élevé, à
une portée de trait, un magnifique palais en verres de
couleurs, composé de quatre corps de bâtiments dont
le moindre eût été assez considérable pour loger
mille hommes; la cour intérieure était dans des pio-
portions gigantesques, et au milieu se dressait une
magnifique fontaine qui laissait s'écouler nuit et jour,
par une triple ouverture, du vin, de l'hypocras et des
eaux de senteur; devant la façade principale de.ux
autres fontaines laissaient échapper des vins plus
communs pour les soldats.
Cette entievue, désignée par les chroniques du
temps sous le nom de camp du Drap d'or, ne fut
qu'un assaut de puérilités entre les deux monarques.
Un jour, François I" vint surprendre Henri VHI au
lit comme pour le faire prisonnier ; celui-ci se rendit
de bonne grâce, et lui présenta un collier précieux
qu'il le ])ria de porter pour l'amour de son prison-
nier: le roi de France détacha de son bras un riclie
bracelet et le lui donna en échange; puis comme
Henri voulait se lever, il le prévint qu'il n'aurait pas
d'autre valet de chambre que lui, et l'aida en effet à
passer ses vêlements. Le lendemain le roi d'Angle-
terre joua la même scène, au grand ébahissemenl
des seigneurs et des dames de la cour. Il y eut en-
su:te des tournois où les nobles anglais et français se
disputèrent le prix des joutes et les faveurs des cour-
tisanes titrées dont ils portaient les couleurs.
Ces fêtes occasionnèrent des dépenses tellement
considérables i(ue le roi fut obligé d'engager pendant
ciiu] années les revenus du royaume ; ce fut tout ce
que produisit l'entrevue dus deux rois au camp du
Drap d'or. Henri VIII ne voulut donner aucun se-
cours d'hommes ou d'argent, et laissa François I'''
se débattre contre l'enqu'ieur, ijui venait de commen-
cer les hostilités en l'attaquant sur trois points à la
fois. Heureusement la valeur française suffit pour
écarter le danger; le connétable de Bourbon, à la
tète d'une armée réunie à la hâte, marcha sur les
Espagnols, les battit en plusieurs rencontres, et les
empêcha de traverser l'Escaut. Déjà Gharles-Quint,
qui redoutait de tomber au pouvoir du connétable,
s'était retiré en Flandre avec quelques lansquenets,
et tout faisait présager les plus éclatants succès, si les
intrigues de cour n'étaient venues arrêter la marche
de l'armée.
Louise de Savoie, irritée de voir le duc de Bour-
bon se couvrir de gloire, résolut de punir celui qui
l'avait dédaignée; elle écrivit au maréchal de Ghà-
tillon d'employer son influence sur François I" pour
l'empêcher de suivre les conseils du connétable, et,
malgré les représentations énergiques de la Trimouille
et de Gliabannes, le roi, se conformant aux volontés
de sa mère, licencia l'armée et enleva le commande-
ment des troupes au duc de Bourbon.
Eu Italie, les intrigues de la reine mère ne furent
pas moins fatales aux armes de la France. Lautrec,
qui commandait au nom du roi dans le Milanais, ne
recevant aucun secours et ne pouvant payer ses sol-
dats, fut contraint de repasser les Alpes. De retour
à Paris, ce jeune seigneur, qui était en grande faveur
auprès de François I'"', à cause de sa sœur la com-
tesse de Ghàteaubriar.d, la maîtresse en titre, ne
craignit pas d'accuser la duchesse d'.^ngoulême d'a-
voir compromis la sûreté de son armée, en ne lui
envoyant pas les fonds qui lui étaient destinés. Celle-
ci, n'osant point entrer en lutte avec le frère de la
favorite, eut la lâcheté défaire retomber la faute sur
un habile surintendant des finances; elle accusa l'in-
tègre Semblançay de concussions, et prétendit qu'il
avait gardé par devers lui une somme de quatre cent
mille écus qui devait être envoyée à Lautrec. Ap-
pelé devant François I" pour justifier l'emploi des
sommes qu'il avait perçues, le surintendant déclara
qu'il avait versé entre les mains de la reine mère les
quatre cent mille écus, afin qu'elle les fît passer à
l'armée d'Italie. La duchesse d'Angoulème ne se dé-
fendit pas d'avoir reçu l'argent, mais elle prétendit
qu'il provenait de ses biens propres et n'avait rien de
commun avec les affaires de l'État. Semblançay af-
firma le contraire et iiroduisit une quittance motivée.
.Alors la duchesse renia sa signature, et fit mettre en
jugement ce malheureux vieillard comme faussaire.
Le procès s'instruisit; et comme les juges avaient été
gagnés, ainsi qu'il arrive toujours dans les causes où
se trouvent en jeu les intérêts des rois, ce loyal
I
Exi'cution du surintendant des finances Senablançay
574
HISTOIRE DES PAPES
citoyen, qui avait rempli les fonctions de suvintciulanl
sous trois règnes, celui que Fram^'ois 1" appelait son
père, fut condamné, malgré son innocence, et atta-
ché au gibet, en expiation des vols commis par la
dudiesse d'Angoulême, et pour donner satisfaction
au frère Je la favorite du roi de France.
Peu de temps après cette exécution, la rciae mère
sentit se rallumer son ancienne passion pour le duc
de Bourbon; et comme, par la mort de sa femme, il
se trouvait libre de contracter une nouvelle union,
elle lui lit proposer sa main jiar François I". Le con-
nétable répondit au roi que jamais il ne consenti-
rait à unir sa destinée à celle d'uiu- femme usée par
les débauches, continuellement atta([uée de la goutte,
qui avait près de vingt ans de plus que lui, et qu'on
ne craignait pas de nommer la première putain de la
cour, (je refus exaspéra si fort le monarque, ([u'il
leva la main sur le duc de Bourbon et lui donna un
soufÛet. Quant à la reine mère, elle dissimula le dé-
pit qu'elle éprouvait de cet allront et prépara sa ven-
geance. Si Louise de Savoie n'eût pas été la mère
d'un roi, celte vengeance eût été obscure et se fût
bornée à quelque perfidie; si elle l'eût poussée au
crime, les lois en eussent fait justice. Mais pour la
mère de François 1", il fallait une vengeance écla-
tante, proportionnée à l'affront, dût le sort de la
France en être compromis. D'abord elle chercha à
Jblesser l'amour-propre du connétable en faisant trans-
porter arbitrairement au duc d'Alençon, premier
prince du sang, les honneurs qui étaient attachés au
titre de connétable; ensuite, comme elle s'aperçut
que cette injustice l'affectait prodigieusement, elle
lui fit dire par un de ses confidents , qu'il n'avait
qu'à vouloir, pour reprendre son rang, se venger de
François I", et pour acquérir de plus grandes digni-
tés encore. Le connétable, qui savait parfaitement
d'où venait sa disgrâce, se contenta de répondre qu'il
ne pouvait rendre François I'' responsable de ce qui
lui arrivait, attendu qu'il ne faisait qu'obéir aux con-
seils d'une femme qui n'avait pas plus d'équité, de
justice, que de pudeur.
Cette réponse convainquit la duchesse d'Angou-
lême qu'il ne lui restait aucun moyen d'amener le
duc de Bourbon à un mariage; elle se concerta alors
avec le surintendant Duprat, qui avait succédé à
l'infortuné Semblançay, et se présentant comme hé-
ritière de Susanne de Bourbon, femme du connéta-
ble, elle revendiqua la possession des grands biens
que la duchesse avait laissés à son mari; puis Du-
prat, craignant que le Parlement ne refusât de pronon-
cer une condamnation sur une demande aussi mal
fondée , imagina de faire intervenir le roi, et réclama
l'héritage pour le domaine royal. Deux avocats, d'une
improbité reconnue, Payet et Liset, furent chargés
de soutenir, l'un pour la duchesse d'Angoulême, l'au-
tre pour le roi, ces prétentions iniques. Néanmoins,
malgré leurs efforts, malgi-é l'autorité de Duprat, en
dépit des ordres de madame d'Angoulême, qui vou-
lait qu'on lui adjugeât les biens du duc de Bourbon,
le Parlement refusa d'accomjjlir cette grande injus-
tice, et se contenta d'ordonner le séquestre par pro-
vision au profit du domaine royal.
Cette mesure, qui n'était pas une condamnation,
fit «ependant craindre au connétable une issue défa-
vorable à son procès ; et trop fier pour s'abaisser à la
prière, ni pour se soumettre à la Messaline qui le
poursuivait, il prit le parti de quitter la France et de
se réfugier auprès de Charles-Quint et du roi d'An-
gleterre, qui étaient ligués contre François I". L'em-
pereur le reçut à merveille, lui donna le commande-
ment de ses armées, et lui proinil en mariage sa
;,,. ur Fléonore, veuve du roi de Portugal. Immédia-
tement le connétable rétablit les affaires des Espa-
gnols en Italie, refoula les Français jus({u'au delà des
Alpes, força même le redoutable Bayard à battre en
retraite, fondit sur la Provence, emporta en queUfues
jours les villes d'IIyères, de Toulon, d'Aix, et vint
mettre le siège devant Marseille.
Pendant que le midi de la France était à feu et à
sang, la duchesse d'Angoulême continuait la dilapi-
dation du royaume, augmentait les pensions de ses
favoris, et obligeait le roi à recourir à de nouveaux
emprunts et à la création de renies perpétuelles. En-
fin, toutes ces ressources devenant insuffisantes, le
surintendant Duprat s'avisa de faire paraître une or-
donnance qui enjoignait aux Français de porter leur
argenterie à la Monnaie; et chacun n'eut la permis-
sion d'en conserver que pour une certaine valeur,
suivant son rang et sa profession. Ce vol public,
d'une nature toute nouvelle, et dont jusqu'alors on
n'avait point encore vu d'exemple, ne fit que remédier
pour un instant au malaise de la situation, et les be-
soins d'argent reparurent bientôt jjlus pressants que
jamais. Ce n'était pas une seule cour que le trésor
public avait à défrayer, mais bien trois : celle de la
reine, qui était la moins brillante, et où François l"
daignait à peine se montrer; celle de Marguerite,
duchesse d'Alençon, sœur du roi, qui était le ren-
dez-vous de tous les beaux esprits de l'époque, et
celle de la reine- mère, qui était un magnifique lupa-
nar où se nouaient et se dénouaient les intrigues
galantes et les amours faciles avec les filles d'hon-
neur, les duchesses, les comtesses, et même avec des
princesses. Louise de Savoie était une femme qui
s'entendait merveilleusement dans l'art de rendre sa
cour attrayante et de varier les plaisirs ; aussi quand
elle s'aperçut que son fils se fatiguait des dames de
haut parage, espèces de courtisanes titrées qui obéis-
saient au moindre signe et ouvraient leurs bras dès
que le maître en exprimait le désir, elle attira près
d'elle les femmes de la ville et de la province dont
les grâces ou la beauté devaient embellir ses fêtes et
fournir un nouvel aliment aux passions du roi.
En vain les maris prudents ou les pères soucieux
de l'honneur de leurs maisons voulurent retenir
près d'eux les jeunes femmes et leurs filles; lorsque
l'une d'elles, cédant aux conseils de l'orgueil, dési-
rait être présentée à la cour , elle faisait parvenir à
François !"■ des plaintes sur la jalousie d'un mari ou
sur la parcimonie d'un père, et aussitôt le galant
monarque envoyait un ordre qui obligeait les coupa-
bles à lui amener « leurs tendres épouses ou leurs
gentilles pucelles, s'ils ne préféraient mieux s'expo-
ser à sa colère et être incarcérés pour toute leur
vie. » Néanmoins, au milieu de ses débauches,
François I" ne laissait pas que de donner des preu-
ves de son amour pour la religion et des exemples
de sa piété; ainsi il fit brûler vif à Saint-Germain-
UUlîS, REINES, EMPEREURS
575
en-Laye le fils du contrôleui' du grenier à sel de
(JlKiteaudun, nommé Pierre Piél'ort, qui avait eu
l'audace d'enlever la sainte hostie de la chapelle du
château do Saint-CuM-main par bravade, pour la dé-
poser dans la pcMilo chapelle de Sainte-Geneviève,
près de Nanterrc. Le roi alla la chercher tète nue et
à pied , la torche au poing et suivi de son clergé.
« Et il faisait beau voir mon fils porter ainsi hon-
neur et révérence au Saint-Sacrement,» ajoute Louise
de Savoie, cette pourvoyeuse, cette reine inl'àme, qui
rapporte ce fait dans son journal.
Enfin , les progrès du duc de Bourbon et des Es-
pagnols dans la Provence ayant sérieusement alarmé
la cour, François I" s'avança à la tète d'une armée
redoutable pour faire lever le siège de Marseille :
comme les ennemis n'étaient pas en force, ils se re-
tirèrent devant lui et centrèrent en Italie. Le roi, qui
crut voir dans ce succès un retour de la fortune,
reprit confiance dans ses armes , passa les Alpes , se
présenta de nouveau dans le Milanais . prit d'assaut
la ville de Milan, et vint assiéger Pavie. Mais là. de-
vaient s'arrêter ses triomphes faciles; le duc de
Bourbon accourut au secours de la place avec des
troupes supérieures en nombre à celles dus Français,
livra bataille , et le résultat fut la défaite de l'ai'mée
et la captivité de François I"'. Cet événement répan-
dit la consternation dans le royaume ; les peuples,
habitués par dix siècles d'esclavage à concentrer tou-
tes leurs espérances sur un seul individu appelé le
roi, regardèrent sa captivité comme une calamité pu-
blique et demandèrent à grands cris qu'on délivrât
le monarque. « Combien ils se seraient épargné de
douleurs, dit un ancien chroniqueur, s'ils avaient dit
à Gbarles-Quint : « Gardez ce corrupteur de nos
« femmes , ce dilapidateur de la fortune publique,
« qui force nos fils à verser leur sang pour ses mi-
« sérables querelles. Nous ne voulons 'pas augmen-
te ter la misère de nos veuves et de nos orphelins
« pour ramener parmi nous la cause de nos maux ; et
« plût à Dieu que jamais le pied d'un roi n'eût foulé
« le sol de notre belle France!... »
Bien au contraire, une sorte de vertige s'empara
des esprits; les Etats s'assemblèrent et décidèrent
qu'on n'épargnerait aucun -sacrifice pour payer la
rançon du roi, et qu'on l'autoriserait à traiter avec
les Espagnols comme bon lui semblerait. Fran-
çois I':'', en conséquence de cette permission, s'enga-
gea sur l'hostie envers Charles-Quint à lui consi-
gner, six semaines après sa sortie de prison , le du-
ché de Bourgogne avec toutes ses appartenances et
dépendances, lesquelles à l'avenir seraient séques-
trées de la souveraineté du royaume; il consentit à
lui céder tous ses droits sur les États de Naples , de
Milan, de Gênes , ainsi que sur les souverainetés de
Flandre et d'Artois; et. en garantie de l'exécution de
ces engagements et du payement de deux millions
d'écus d'or, il lui offrit en otage ses deux fils, qu'on
appelait les enfants de France, qui ne valaient certes
pas le dixième de la somme, ainsi ((ue l'observa du
reste l'empereur lui-même. Néanmoins,' comme
Gharles-Quiut avait, pour le moment, sur les bras
une guerre européenne, il a¥cepta les offres du rui
et consentit à le renvoyer en France.
Déjà la reine mère était venue à la rencontre de
François I'''' à Bayonne, conduisant avec elle les
deux enfants qu'on devait remettre aux commissaires
impériaux ; jamais la duchesse d'Angoulème n'avait
déployé un si grand luxe , et jamais elle n'avait pris
autant de soin de conqioser sa cour des plus jeunes
et des plus belles filles du royaume; c'est qu'elle
avait compris qu'elle devait éblouir les yeux de son
fils, et occuper son esprit d'amours et d'intrigues
pour l'empêcher de réfléchir sur les causes de la dé-
tresse publi(iue.
Parmi les femmes que cette entremetteuse royale
traînait à sa suite, il en était une, Mlle d'Heilly,
âgée de dix-huit ans, qui était d'une beauté si ravis-
sante, que le roi en fut émerveillé et en devint éper-
dument amoureux. La pauvre comtesse de Chateau-
briand, son ancienne maîtresse, fut sacrifiée à cette
nouvelle passion et renvoyée à son mari, qui , pour
se venger, la fit enfermer dans une chambre tendue
de noir, et lui fit ouvrir les veines.
Mlle d'Heilly n'était pas seulement remarquable
par ses avantages extérieurs , disent les poètes qui
ont chanté ses attraits, c'était encore la plus belle
parmi les savantes, et la plus savante parmi les
belles. La tactique de la duchesse d'Angoulème
réussit pleinement; le roi oublia tout pour la favo-
rite, et abandonna le soin des affaires à sa mère
comme par le passé ; il ne prit même aucun souci
de ses fils , qui étaient prisonniers à sa place, il
chargea Louise de Savoie de négocier avec Charles-
Quint, et ne songea plus qu'à donner des fêtes et des
carrousels en l'honneur de sa belle ; il la combla de
présents, de pensions, de terres et de domaines; et
pour l'avoir toujours à ses côtés , il la maria à Jean
de Brosse, un de ces nobles qui affluent à la cour des
princes . et qui ne font jamais difficulté de faire tra-
fic de leur honneur. Celui-ci reçut pour prix de son
infamie le gouvernement de Bretagne et le titre de
duc d'Étampes.
En Italie, les choses ne se passaient pas aussi gaie-
ment qu'en France. Lautrec, frère de l'infortunée
comtesse de Chateaubriand, qui se trouvait encore
investi de la confiance du monarque, vint assiéger
Pavie, qu'il prit d'assaut et dont il passa tous les
habitants au fil de l'épée, sous prétexte de venger la
défaite de François I"; puis il descendit jusqu à
Naples, en forma le blocus, et sans aucun doute il
s'en fût emparé si la mort n'était venue le surpren-
dre. Dès lors la fortune des Français alla en décli-
nant; la défection d'André Doria, amiral génois, les
força d'abord à lever le siège, et ensuite à se retirer
dans le Milanais, où la défaite du comte de Saint-
P.ol, qui fut surpris à Landriaux, près de Milan, par
Antoine de Lède, vint aggraver la position. Malgré
l'urgence et la nécessité d'entamer des négociations,
le roi refusa d'interrompre ses plaisirs, et donna ses
pleins pouvoirs à sa mère pour discuter les condi-
tions de la paix. '
Charles-Quint ne voulant jias entrer en conférence
avec la duchesse d'Angoulème, autorisa sa tante
Marguerite d'Autriche à traiter avec cette Messaline.
Les deux princesses se rendirent à Cambray, discu-
lèrent longuement sur les engagements pris à Ma-
drid, et dressèrent un nouveau traité connu sous le
nom de paix des dames. Un des principaux gr'icles
576
HISTOIRE DES PAPES
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Louise de Savoie, ducliesse d'Angoulême, mère de François ]"
fut le mariage d'Eléonore, veuve du roi de Portugal
et sœur de Charles-Quint, avec François I", qui était
Veuf depuis plusieurs années; une autre condition de
la paix fut le payement immédiat des deux millions
déçus d'or pour lesquels Charles-Quint retenait en
olage les deux fds du roi. Ces deux clauses furent
exactement remplies ; la France paya la rançon du
roi, et les deux jeunes princes furent délivrés; de
son côté, l'empereur envoya sa sœur, qui épousa
François I". Peu de temps après, mourut l'exécrable
Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, mère du
roi. Cette femme, qui s'était justement attiré la haine
de la nation, avait la singulière manie d'écrire un
journal en forme d'éphéraérides, et dans lequel elle
a enregistré, avec une scrupuleuse exactitude, la
naissance des princes, le nom de leurs maîtresses
ou de leurs mignons, la mort de ses chiens et les ma-
ladies honteuses de son fils.
Délivrée de la tyrannie de la régente, la France
tomba sous la domination de la duchesse d'Êtampes,
femme aussi avide et aussi dépravée que l'avait été
Louise de Savoie; la favorite devint la dispensatrice
de toutes les grâres, de tous les honneurs, et elle
n'oublia point sa faipille dans le partage, ce qui n'é-
tait pas une petite affaire; car son père avait eu trente
enfants de trois femmes différentes, et plus de la
moitié vivait encore. I^ar ses soins, tous furent ]ilacés
et dotés aux dépens de l'État; deux de ses frères,
qui avaient embrassé l'état ecclésiastique , furent
pourvus des meilleurs évêchés du royaume; plusieurs
de ses sreurs, de simples religieuses qu'elles étaiert
auparavant , devinrent abbesses de riches commu-
nautés; et les autres, garçons ou filles, au moyen de
dots, de charges ou de dignités, purent aspirer à des
alliances avec des familles nobles. Mais quelque
énormes que fussent les dépenses employées à l'éta-
blissement des parents de la favorite, pour leur bâtir
des hôtels , leur acheter des terres ou leur meubler
des châteaux, elles n'entraient que pour une portion
très-minime dans les sommes qu'elle prodiguait à ses
adorateurs et à ses amants. Flattée d'être regardée
comme la protectrice des arts, la duchesse d'Êtam-
pes s'entoura d'artistes, de poètes et de musiciens,
qui touS, à l'envi les uns des autres, épuisaient en
son honneur toutes les formules adulatrices du lan-
gage des courtisans.'
Pour lui complaire, François I" lui-même parut
épris d'un grand amour pour les arts; il acheta des
161
578
HlbiTdlUK DKS PAPES
tableaux précieux, appela à sa cour Léonui-d Je \'inii
el le Primatiie; il bâtit les cliàloaux do Fontaine-
bleau, de Cliaiubord et do Madrid, el cliargea les
meilleurs peintres et les plus habiles sculpteurs d'en
illustrer les lambris et les galeries. Cependant sa
passion pour la duchCsse d'Étarapes n'onipècliait pas
Cl' monanpie débauché do chercher des distractions
auprès des dames de la boui^eoisie, et de )Hirter le
déshonneur el l'opprobre dans les familles du peuple.
Mal lui en advint, car il rencontra sur son chemin
un homme qui ne voulut accepter ni argent, ni titres
de noblesse, ni diarijes, ni dii,nntés en échange de
son infamie; ce fut le mari de la belle Féronnière.
Kt comme il plut au prince de passer outre et de faire
enlovcr la darae par ses pourvoyeurs, celui-ci se ven-
gea, et voici de cjuelle manière : à cette époque, le
mai Saint-Job sévissait cruellement dans toutes les
parties de l'Europe el surtout à Paris. Aucun remède
n'avait encore été inventé jxiur en arrêter les progrès;
ceux qui en étaient atteints devaient inluilliblemcnt
périr. Le mari de la belle Féronnière se rendit dans
un lupanar, passa la nuit en débauche avec des cour-
tisanes, gagna ce mal terrible, le transrail à sa femme,
qui à son tour le communiqua à son royal amant.
Trois mois après, la belle Féronnière expirait dans
des douleurs atroces, et François I" se sentit consu-
mé par un poison lent, corrosif, qui devait le faire
.anguir pendant dix années avant de le conduire au
tombeau. Le mari s'était vengé !
A partir de ce moment, le roi devint taciturne, su-
perstitieux et cruel; il se montra l'un des plus ar-
dents ennemis des idées de' réforme qui gagnaient
toutes les provinces, et se rail à persécuter ses sujets.
Il commença par faire briïler vif, sur la place Mau-
bert, un dominicain qui avait défendu en public les
doctrines du réformateur Zwingle ; ensuite il vint à
l'église de Notre-Dame renouveler le serment de dé-
fendre la religion, et parut à cette occasion à la tète
d'une procession solennelle, où se trouvaient le dau-
phin, ses deux frères et le duc de Vendôme, soute-
nant les quatre coins d'un dais sous lequel était porté
le Saint-Sacrement; Sa Majesté avait même exigé
que la reine, les princesses, leurs filles et les princes
suivissent le cortège une torche à la main. Fran-
çois l"jura sur l'Evangile de maintenir l'intégrité
de la foi catholique, et proféra les plus terribles me-
naces contre ceux qui s'écarteraient de la doctiine
enseignée par le pape. « Moi-même, ajouta-t-il, qui
suis votre roi et votre seigneur, si j'apprenais qu'un
de mes enfants fût infecté du poison de l'hérésie, je
n'hésiterais pas à l'immoler enholocausteà l'Église. »
Plus tard, un autre tyran, PhiHppe II d'Espagne,
devait répéter ces horribles paroles. Du reste, tous
deux réalisèrent cette menace, l'un en faisant con-
damner don Carlos, son fils légitime, par rin([uisi-
tion, l'autre en envoyant au bûcher un enfant iUé-
gitirae nommé Dolet, qu'il avait eu de ses amours
avec une pauvre fille du peuple enlevée à sa famille
par sss pourvoyeurs et délaissée.
Une fois entré dans cette voie de persécutions ,
Franço's l" ne voulut plus en sortir; et jusqu'à la fin
de sacirrière il ne cessa de poursuivre les malheureux
protestants. Au nombre de ses victimes on compte
six calvinisrte» ffui étaient accusés d'avoir parlé irré-
vérencieusement du Saint-Sacrement, et qui furent
condamnés pour ce crime à expirer dans les llaramcs,
attachés sur un fauteuil qu'on descendait et qu'on
élevait au moyen d'une bascule, afin d'augmenter
leurs souffrances. Ce n'était pas à Paris seulement
qu'avaient lieu ces exécutions; de toutes parts dans
les provinces les bûchers s'allumaient pour consu-
mer dos milliers d'innocents.
Au milieu de ces préoccupations religieuses, le
roi ne perdait pas do vue les intérêts de sa famille, et
mariait le second de ses enfants, nommé Henri, à
Catherine de Médicis, nièce du pape Clément VII,
afin d'intéresser le saint-siége dans sa querelle
contre l'empereur, et pour en obtenir des secours
dans la nouvelle invasion qu'il méditait en Italie, au
mépris de la foi jurée et de tous les engagements
qu'il avait pris.
Profitant donc de l'absence de Charles-Quint,
qui était engagé dans une guerre sur les côtes
d'Afrique , François I" envoya une armée dans
le Milanais pour en faire la conquête. D'abord
tout sembla réussir aux Français, el, en moins
de deux mois , les villes ou forteresses soumises
à l'empereur se rendirent à la France ; mais bien-
tôt la fortune changea, el la présence de Charles -
Quint, qui était accouru d'Afrique à la première
nouvelle de cette agression, suffit pour rétablir son
autorité. A son tour il franchit les Alpes et condui-
sit une armée de cinquante mille impériaux à travers
la Provence jusqu'à Marseille, dont il fit le siège.
François I", hors d'état de défendre par lui-même
son propre royaume , envoya le connétable Anne de
Montmorency avec une armée pour arrêter la marche
de l'ennemi, l'autorisant à prendre toutes les me-
sures qu'il jugerait nécessaires au succès de sa mis-
sion. Le connétable ne trouva rien de mieux à faire
que d'affamer les impériaux, et pour y réussir, il
saccagea toute la Provence, brûla -les châteaux, les
fermes, les moulins, détruisit les récoltes, arracha
les oliviers , et réduisit les cultivateurs à la plus
grande misère. Puis , retranché derrière ce pays dé-
vasté, il poussa des reconnaissances jusque sous les
murs de la ville assiégée, enleva les convois, surprit
des postes et contraignit enfin l'empereur à repasser
les Alpes. Montluc s'écrie à cette occasion : « Que
de sang, que d'argent a coûté à l'Europe l'exécrable
ambition de Charles-Quint et de François l'M Dieu
les fil naître pour la ruine de plus d'un million de
familles 1 Apprenez donc, grands et petits, que c'est
soltiseà vousde vous battre pourles querelles des rois.
Mieux vaudrait pour vous les exterminer tous.... »
Un événement sur lequel l'histoire n'a jamais été
entièrement éclairée vint alors porter un coup terrible
au cœur du roi ; ce fut l'empoisonnement du dauphin
François par son échanson l'Italien Montéciiculi.
D'abord la clameur publique désigna Charles-Quint
comme l'instigateur du crime; mais le coupable
déclara, pendant la question, que le monarque espa-
gnol n'avait en rien participé à cette action, et il osa
prononcer le nom d'tme personne si puissante, que
les juges refusèrent d'inscrire ses réponses, jiassèrent
outre, et le condamnèrent à être écartelé. Tout porte
à croire que Montécuculi avait incriminé Catherine
de Médicis, la seule qui eût intérêt à la mort du
ROIS, REINES, EMPEREURS
579
dauphin, son mari se trouvant ainsi l'héritier direct
de la couronne.
Peu de temps après, il prit fantaisie à Charles-
Quint de venir à la cour de France; le roi accueillit
son ancien ennemi avec, une extrême courtoisie et
lui donna des letes brillantes. L'empereur ne vou-
lant pas être en reste avec son hôte, combla de pré-
sents les seigneurs et les dames de la cour, surtout
la duchesse d'Etampes, qui, affirme-t-on, avait con-
seillé à François I" d'arièter traîtreusement Charles-
Quint à Paris, pour le contraindre à annuler le traité
de Madrid et à lui rendre le duché de Milan. Fort
heureusement pour le roi d'Espagne, il eut connais-
sance des conseils perfides que donnait la favorite, et
put éviter le danger en la mettant dans ses intérêts.
Parmi les dons que Charles-Quint fit à la duchesse
d'Etampes , on cite celui d'une bague d'une valeur
considérable qu'il avait laissé tomber avec intention
devant la maîtresse du roi, et que celle-ci avait ra-
massée pour la lui rendre. L'empereur lui dit avec
beaucoup de courtoisie, en refusant Je reprendre son
anneau : « Je vois bien, madame, que ce bijou de-
mande à changer de maître ; et puisqu'il est allé à
vous, je vous supplie de le garder. » La duchesse
d'Etampes ne put guère tenir rigueur à un prince si
généreux ; elle se rangea à son parti, et en toutes
occasions ne se fit pas faute dé vendre à l'Espagne
les secrets d'État. L'entremetteur de ces honteux
marchés était un des amants de la favorite, le comte
de Rossie. Il est vrai qu'à cette époque la duchesse
d'Etampes pouvait tout se permettre sans redouter
même la colère du roi, qui, par suite des ravages du
mal Saint-Job, était tombé dans un état de prostration
voisin de la démence.
La guerre s'étant rallumée entre les deux cours de
Paris et de Madrid, les Français passèrent encore
une fois les Alpes sous la conduite du duc d'En-
ghien, et remportèrent la célèbre victoire de Céri-
soles. Mais tandis que la nation se réjouissait des
succès obtenus en Italie, Henri VIII, roi d'Angle-
terre, l'allié de Charles-Quint , envahissait la Picar-
die, emportait d'assaut la ville deRoulogne ; et l'em-
pereur de son côté tombait sur la Champagne, s'em-
parait des villes sans défense, et se dirigeait à marches
forcées sur Paris.
Quant à François I''', il ne faisait aucun effort pour
sauver le royaume, et laissait, comme par le passé,
la direction des affaires aux mains de la favorite. Il pa-
raîtra fort extraordinaire que la duchesse d'Etampes,
qui était toute-puissante, songeât à livrer la France
aux Espagnols, au risque de perdre sa position ;
néanmoins, si l'on considère que son royal amant,
attaqué d'un mal incurable et mortel, excitait chez
elle une répulsion bien naturelle, si l'on adopte les
opinions de quelques auteurs contemporains, qui
prétendent (jue Charles-Quint avait eu des relations
intimes avec (die, lors de son séjour à Paris, et qu'il
avait prorais de lui conserver auprès de sa personne
le rang ([u'elle occupait à la cour, dès qu'il aurait
détrôné François I" ; si l'on tient compte des mo-
tifs secrets de jalousie ({u'elle avait contre Diane de
Poitiers, duchesse de Valentinois, celte courtisane
surannée qui s'était abandonnée à François I" pour
sauver son père, le seigneur de Saint- Vallier, con-
damné à mort pour crime de rébellion, et qui de-
puis était devenue la maîtresse de Henri, dauphin
de France ; alors on concevra que la duchesse d'E-
tampes, voyant le roi s'affaiblir de jour en jour, cher-
ciiàt à se créer un appui auprès de l'empereur.
Cependant, pour être en garde contre la perfidie de
Charles-Quii.t, et pour assurer la réussite de ses
projets, elle se livra au duc d'Orléans, frère du dau-
phin, et lui lit accorder par le roi les plus brillants
emplois et une autorité presque absolue sur le
royaume ; de plus, elle imagina de négocier le ma-
riage d'une des filles de l'empereur avec ce prince,
afin de rendre plus certain encore le triomphe du duc
d'Orléans et son avènement à la couronne, au mépris
des droits de son frère aîné. Cette entreprise, con-
duite avec une extrême prudence, était sur le point
de se réaliser, lorsqu'un événement inattendu vint
déranger tous les plans de la favorite; le duc d'Or-
léans mourut empoisonné. — Catherine de Médicis
voulait être reine!
Celte mort et quelques succès remportés par l'ar-
mée française contre les impériaux déterminèrent
Charles-Quint à entendre des propositions de paix et
à signer un traité. La guerre cessa, mais les peuples
n'en furent pas plus heureux ; François I" commença
de nouvelles persécutions contre les protestants ; et
Sa Majesté ayant appris que dans les villes de Mé-
rindol et de Cabrières, ainsi que dans les bourgades
environnantes, il existait plus de dix mille familles
vaudoises, elle déclara vouloir les exterminer jusqu'au
dernier homme, pour racheter les crimes de sa vie
et obtenir une place dans le ciel. En conséquence,
le roi donna main -levée de la charte de surséance
accordée aux A'audois, et envoya ordre au bâtard
d'Oppède, alors premier président, de rassembler
toutes les troupes qui se trouvaient dans ces cantons
et d'anéantir les hérétiques. Celui-ci obéit aux ordres
du monarque, et, pour en venir plus sûrement à ses
tins, il renforça sa milice de plusieurs compagnies
qui revenaient d'Italie, sous la conduite du terrible
baron de la Garde, et d'un corps de soldats romains
qui ap])artenaient au vice-légat d'Avignon ; puis, à
la tète de celte armée de bourreaux, il s'abattit sur
les villages et sur les bourgs habités par les Vaudois.
Les maisons de ces infortunés furent pillées, les ré-
colles brûlées, les vergers détruits, les chaumières
renversées de fond en comble, et ceux qui, soit à
cause de leur âge ou de maladie, n'avaient pu fuir
devant les soldats du roi, furent impitoyablement
massacrés, éventrés ou brûlés vifs. Et comme si le
carnage eût rendu plus ardente leur soif de sang, ces
séides de la royauté se partagèrent en douze corps et
traquèrent les Vaudois jusque dans les forêts et dans
les cavernes où ils s'étaient retirés; là, ils mirent le
feu aux habitations, et forcèrent, à coups de piijues,
les malheureux qu'ils avaient faits prisonniers à se
précipiter dans les ilammes; ici ils attachèrent dos
à dos jusqu'à six cents de ces infortunés et les
noyèrent dans un étang; et lorsque cette chasse à
l'homme eid rendu le gibier rare, le baron de la Garde
s'imagina du fouiller le pays et de faire une battue ;
à cet elfet, il enveloppa un espace de terrain entre ses
lignes, coupa toutes les issues, ferma tous les défilés,
et faisant resserrer son cercle, il prit les Vaudois
£30
HISTOIRE DES PAPKS
eorome on fait des bêtes sauvages, cerfs ou daims,
dans leurs lialliers.
A Morindol, les soldats n'ayant pas trouvé une
sculo personne i\éj;ors;er, s'en prirent anxlialnlalioiis,
iju'ils rasèrent à lleur du sol, el à un pauvre entant
qu'ils avaient rencontré dans la campagne; en vain il
[irotesta qu'il était bon catholique, ces misérables
rattachèrent à un arbre et le tailladèrent à coups de
sabre jusqu'à ce qu'il n'eût plus un lambeau de chair
sur le corps.
A Ciibrières, ils furent arrêtés par une petite
troupe composée de soixante hommes et de trente
femmes qui s'étaient enfermés dans le château et qui
voulaient sauver leur pays ou vendre chèrement leur
vie; alors l'avocat général Guérin et le président
d'Oppède, qui craijjnaient de perdre du temps en
faisant le siège du château, ent èrent en pourparlers
et promirent la vie sauve à tous ceux qui hai)itaient
la contrée, sous la condition qu'on leur ouvrirait à
l'instant les portes du château. Ce qui n'eut pas été
plutôt exécuté, que les soldats se ruèrent sur les
hommes, les chargèrent de chaînes et les conduisi-
rent dans une prairie, où ils les massacrèrent avec
une cruauté sans égale. Quant aux femmes, après les
avoir violées et les avoir outragées de toutes maniè-
res, ils les renfermèrent dans une grange, mirent le
feu à la paille entassée dans le bâtiment et les brûlè-
rent vivantes.
A la ville de la Côte, qui était défendue par de
bonnes murailles crénelées et par un château garni
d'artillerie, le baron de la Garde usa du même stra-
tagème, prêta serment sur l'hostie de ne faire aucun
ma! aux habitants s'ils consentaient à déposer leurs
;.rmes et à abattre les murailles ; puis, quand les
\ audois huguenots se furent livrés sans défense à la
merci de leurs ennemis, le féroce baron ordonna à ses
soldats de courir sus aux hérétiques, de tuer les hom-
mes sans pitié, sans merci ; de violer les femmes, et
de ne faire grâce ni aux jeunes filles ni aux petits gar-
çons; ce qui fut exécuté avec une rigueur inou'ie, au
nom du roi et du pape !
\'ingt-deux villes, bourgs ou villages furent sacca-
gés ou brûlés de la même manière, et l'on compte
qu'il y eut plus de dix mille ^'aud()is, hommes ou
femmes, pendus, noyés, massacrés, violés, coupés en
quartiers et brûlés vifs, indépendamment des enfants
que ces monstres déflorèrent et écrasèrent ensuite
contre les rochers ou précipitèrent du haut des tours.
Ce fut au milieu de ce cortège lugubre que l'exécra-
ble François I" comparut devant le trône de la Divi-
nité le dernier jour de mars 1547!
Tel est ce roi que des écrivains stipendiés ont eu
l'audace d'appeler la gloire de la France, le père du
peuple, le restaurateur des lettres. Abominable déri-
sion ! François I" le protecteur des lettres! lui qui,
parun édit daté du 13 janvier 1534, voulut supprimer
l'imprimerie dans tout le royaume, qui défendit, sous
peine de la hart, de rien imprimer, et qui ne con-
sentit à suspendre l'effet de cet arrêt que sur les re-
montrances énergiques du Parlement ! Lui, le père du
peuple ! mais les guerres désastreuses de son règne,
les massacres des \'audois, la misère publique, sont
là pour attester qu'il en fut le bourreau! Lui, la gloire
de la France ! mais les monceaux d'ossements blan-
chis que nos ancêtres ont laissés dans les plaines de
la Lombardie sont autant de témoins qui accusent de
nos défaites son inhabileté et sa couardise.
Bien loin d'avoir les grandes qualités dont se sont
plu à l'orner les flatteurs delà monarchie, François 1"'
se montra pendant tout le cours de eon règne, lâche,
félon, iiypocrite, parjure, corrupteur, dissipateur,
perfide, débauché et cruel; et c'est à lui que la France
dut ce renouvellement de persécutions religieuses qui
se prolongèrent après sa mort pendant deux siècles,
et couvrirent toutes les provinces du royaume d'écha-
fauds et de gibets.
Henri , dauphin de France , mari de Catherine de
Médicis, se trouva roi à l'âge de vingt-neuf ans, et
fit régner avec lui Diane de Poitiers, celte beaulé
surannée que la duchesse d'Étarapes appelait la vieille
ridée. La favorite du feu roi fut exilée dans ses terres
pur la maîtresse du nouveau monarque, en conservant
toutefois la libre disposition des biens qu'elle tenait
de la Hbéralité de François !'■', et dont elle fit un
noble usage, les employant à soulager les misères du
pauvre peuple et à secourir les protestants. On ignore
l'épotpie de la mort de cette femme célèbre ; on sait
seulement qu'elle finit par embrasser ouvertement le
protestantisme , peut-être par haine contre Diane de
Poitiers, qui était une ardente catholique.
Quant à la nouvell'e favorite, cette courtisane éhon-
tée , qui avait commencé dans la carrière de la dé-
bauche en se prostituant à François I" et ensuite au
fils de son amant, elle prit les allures d'une souve-
raine, nomma les ministres, les ambassadeurs, vendit
les grâces et les charges , disposa des finances de
l'État, et parut être la régulatrice des destinées de la
France. L'empire qu'elle exerçait sur l'imbécile et
cruel Henri, quoiiju'elle eût alors quarante-huit ans,
paraîtrait incompréhensible , si l'on ne savait qu'elle
était la femme qui savait le mieux enchaîner les
hommes à cette cour, où Catherine de Médicis tenait
école de prostitution. « Henri II l'aimait, dit Mézeray,
parce qu'elle était ardente en amour, et s'abandon-
nait, dans ses fureurs de Messaline, à tous les
écarts de l'imagination la plus déréglée et aux volup-
tés les plus monstrueuses. Sa Majesté craignait si
fort qu'on ignorât l'excès de sa passion et à quel
point il idolâtrait Diane de Poitiers , qu'il faisait
placer sur ses armes, sur ses meubles, sur ses vête-
ments et même sur le fronton de ses palais, le crois-
sant , l'arc et la flèche que cette chaste déesse avait
choisis pour ses attributs. » Enfin, le pouvoir que
la duchesse de Valentinois avait sur son amant était
si redoutable, que Catherine de Médicis elle-même
pliait devant elle, cachant l'ambition dont elle était
dévorée sous une apparence de légèreté , et ne pa-
raissant occupée qu'à des intrigues galantes et à
donner des bâtards à la France, ce dont elle s'acquitta
si bien qu'elle mit au jour dix enfants, cinq garçons
et cinq filles.
Un des premiers événements de ce règne fut le
fameux duel entre Gui de Chabot Jarnac, beau-frère
de la duchesse d'Étampes , et François de Vivonne ,
seigneur delà Châtaigneraie, favori de Henri II. L'o-
rigine de la querelle de ces deux seigneurs remontait
au règne précédent, et venait d'une confidence que
Jarnac avait faite au dauphin de ses relations amou-
BOIS, H Kl NES, EMPIOUEL'fiS
581
Duel entre Jarnac et la Châtaigneraie
reuses avec sa belle-mère. Henri eut l'indiscrétion
de divulguer cette étrange confidence ; la faction de
Diane de Poitiers, rivale de la faction de la duchesse
dÊtampes, accrédita ce bruit à la cour et à la ville
pour déshonorer Jarnac et priver la favorite d'un de
ses plus redoutables défenseurs. Celle-ci , loin de se
laisser abattre, prit hautement le parti de son beau-
frère, démentit les bruits injurieu.v qui circulaient
sur son comjtte, et demanda à François I" la puni-
tion des auteurs de la calomnie.
Le daupliin, qui était déjà fort mal avec son père ,
et qui craignait que son ressentiment ne s'accrût en
apprenant qu'il était lui-même la première cause du
scandale, rejeta le fardeau sur un de ses courtisans,
nommé la Châtaigneraie , espèce de bravo, qui pour
une somme d'argent consentit à courir les risques de
cette afl'aire. On avait espéré que Jarnac n'oserait pas
se mesurer avec cet adversaire et serait forcé de dé-
vorer son affront en silence. Il n'en fut rien ; le beau-
frère de la duchesse d'j'jtampes se présenta hardiment
devant François I'"'', et lui demanda l'autorisation de
combattre François de ^'ivonne à outrance et jusqu'à
ce que mort d'homme s'ensuivît. Le roi refusa, et
les deux ennemis ne purent vider leur querelle qu'a-
près les funérailles de François I".
Son successeur, Henri H, autorisa le combat, dans
la persuasion que tout l'avantage serait du côté de
son favori; ce qui était plus que probable, ce jeune
seigneur étant doué d'une force et d'une adresse ex-
traordinaires. f\on-seulement la Châtaigneraie excellait
dans l'escrime et dans le maniement des armes,
mais encore il était fort habile dans tous les exercices
du corps ; à la lutte il n'y avait pas d'homme (jui pût
lui résister ; dans les tournois et dans les 'outes il
582
HISTOIRE DES PAPES
lui arrivait souvent en [ileino course de cheval de jeter
et reprendre sa lance justiu'à trois fois sans pour cela
manquer la bague ; aussi se regardait-il coiume si
assuré de tuer Jarnac, qu'il commanda un souper
pour célébrer sa victoire.
Le duel eut lieu en présence de toute la coiu' au
château de Saint-Germain en Lave, au soleil cou-
chant. La Châtaigneraie s'avança avec toute l'insolence
d'un bravo qui compte eur un triompiie facile ; Jarnac
parut dans le champ clos avec une mâle assurance,;"!
pied et armé de la dague et du poignard, ainsi (pi'il
avait été réglé par les parrains. \un signal donné
les deux champions croisèrent le fer; et presque au
même instant , au grand ébahisseraent du roi , de
Diane de Poitiers et de toute la cour, la Châtaigneraie
tomba à terre, baigné dans son sang, le jarret fendu
par un coup de revers que lui avait porté son adver-
saire et qui s'appelle encore le coup de Jarnac. Le
vainqueur , ne voulant pas profiter de son droit et
égorger un homme sans défense, conjura la Châtai-
gneraie de vivre et de lui rendre son honneur. Sur
son refus, il vint par trois fois s'agenouiller devant
le roi pour le supplier d'accepter son prisonnier.
Henri se rendit enfiu à ses prières, et lui dit avec
une rage concentrée : « Vous avez combattu comme
César et parlé comme Cicéron. » On emporta la Châ-
taigneraie du champ clos et on lui prodigua les plus
grands soins; mais la honte de sa défaite et l'humi-
liation qu il avait subie devant toute la cour déran-
gèrent sou esprit ; dans un accès de déUre il arracha
l'appareil qui était posé sur sa blessure, et expira
dans la nuit qui suivit le combat.
« .\insi mourut le favori de monseigneur le roi, dit
Vieilleville dans ses mémoires, ce redouté la Châtai-
gneraie, qui faisait à tous les gentilshommes une
piafle odieuse et intolérable , et ne dépensait pas
moins de douze cents écus par jour , quoiqu'on ne
lui connût aucune fortune; ce qui lit dire qu'il
était l'amant de Mme la duchesse de Valentinois,
et peut-être aussi le tenant de monseigneur le roi ,
(pii aimait fort les plaisirs contre nature et les vi-
goureux champions en vilenies et obscénités. » Ce
qu'il y eut de certain , c'est que Diane de Poitiers
s'affecta vivement de la mort de François de Vivonne,
i;t s'en prit à ceux qui avaient été en faveur sous le
règne de la duchesse d'Ëtampes , les renvoyant de
leurs gouvernements , et les remplaçant dans leurs
charges et dignités par ses créatures. Ainsi elle rap-
pela le connétable de Montmorency à la cour , lui
rendit les honneurs dont il avait été dépouillé par le
feu roi , et donna une telle autorité à François de
Lorraine, duc d'Aumale et de Guise , et à tous ceux
de sa famille, que bientôt ce prince devint redou-
table pour le roi lui-même.
Le stupide Henri souscrivait à toutes les disposi-
tions que la favoiite prenait pour diriger le royaume,
'< ayant, dit Gaspard de Saulx, seigneur de Tavannes,
les mêmes défauts que ses prédécesseurs, l'esprit
faible et le cœur corrompu. » Aussi on peut affirmer
<|ue ce règne fut celui de Mme de Valentinois, du
connétable et de M. de Guise, qui étaient en posses-
sion de toutes les charges et des gouvernements les
jilus importants du royaume. Bientôt iml ne put ap-
procher du roi que par la volonté des Guises ou des
Montmorency ; tout releva de ces deux maisons ; ré-
compenses ou châtiments, tout fut distribué par eux;
et il sembla que le roi et sa concubine eussent pris
à lâche do leur ) artager la France au détriment des
enfants do Catlunine de Médicis. Les Guises s'attri-
buèrent les gouvernements de la Bourgogne, de la
Champagne, le titre de général des galères et de co-
lonel de la cavalerie légère ; ils donnèrent à leurs
partisans les licutcnanccs du roi, le commandement
des compagnies de gendarmes, et des emplois secon-
daires en grand nombre. Les Montmorency s'empa-
rèrent des litres de connétable, de grand maître de
France, d'amiral, de colonel d'infanterie ; ils s'adju-
gèrent les gouvernements de la Guyenne, du Lan-
guedoc, de l'Ile-de-France et de la Provence; ils
conlièrcnt à leurs créatures les capitaineries de la
Bastille, du fort de \'inconnes, le commandement de
la place de Boulogne et celui de trente compagnies
de gendarmes ; et cela parce que Mme de Valenti-
nois voulait avoir pour amants les deux chefs de
ces puissantes maisons. Il résulta de cet ordre de
choses que les tailles furent doublées ; et comme les
malheureux cultivateurs se trouvaient dans l'impos-
sibilité de payer les impôts, et môme d'ensemencer
leurs terres, ils affluèrent à Paris en tel nombre,
qu'on fut forcé d'élargir l'enceinte et d'accroître les
faubourgs si démesurément, que le roi, redoutan'
que la capitale devînt trop considérable par rappor*
aux autres cités du royaume, rendit une ordonnance,
en date du mois de novembre 1549, pour en fixer
irrévocablement les limites.
Cette même année vit les poursuites suscitées contre
le vénérable maréchal Oudart du Biez, àJa solhcita-
tion du connétable et de la favorite, qui convoitaient
ses immenses richesses. Ce noble chevalier, blanchi
au service de la France, avait mérité par ses talents,
dit Brantôme, d'être compté parmi les capitaines les
plus illustres du temps, et avait même reçu l'insigne
honneur d'être jugé digne de commander les cent
hommes d'armes qui formaient la compagnie de
Bayard. Le roi se fit lui-même l'accusateur du maré-
'chal, et poursuivit sa condamnation avec une in-
croyable ténacité. Tout le crime de ce vieillard était
simplement d'avoir donné sa fille en mariage à un
jeune seigneur, nommé Coucy-Vervins, qui, se trou-
vant chargé de la défense de Boulogne sous le der-
nier règne, avait eu la faiblesse de rendrejcette place
contre l'avis de tous les officiers de la garnison.
Henri II déclara qu'il y avait eu trahison, et que le
maréchal du Biez n'était point étranger à tout ce qui
s'était passé à Boulogne. Quoique ces allégations
fussent entièrement controuvées et dénuées de vrai-
semblance, le maréchal et son gendre n'en furent pas
moins condamnés, comme criminels d'Etat, à être
décapités, et leurs biens confisqués au profit du roi,
puis octroyés à la duchesse de Valentinois et au con-
nétable .\nne de Montmorency.
Celte sentence, rendue par des juges iniques qui
étaient vendus à la cour, indigna les esprits et excita
le plus vif mécontentement dans le peuple ; ce qui
contraignit Sa Majesté à commuer la peine du maré-
chal en une prison perpétuelle. Mais, à l'exemple du
cruel Louis XI, il voulut (|ue ce vieillard à barbe
blanche, qui aimait sincèrement son gendre, assistât
■■^■- .\î^
Ih^UAfi i/ftf^rJu /fitj-fr^a.fSi^w
ROIS, REINES, EMPEREURS
583
à son supplice; il le fit conduire enchaîné sur réclia-
faud où devait être décapité ce mallienreux jeune
homme ; ensuite le bourreau lui arracha, en présence
d'une foule immense, le collier de l'ordre de Saint-
Michel, le dégrada de sa noblesse et le déchut de sa
dignité de maréchal; puis on amena Jacques de Goucy-
Vervius, on lui fit placer la lèle sur le fatal billut,
et la hache s'abattit. L'infortuné vieillaid fut ramené
tout inondé de sang, et conduit au château de Loches,
où il termina ses jours au milieu des larmes et dans
la plus rigoureuse captivité.
Sous le règne suivant, la mémoire de ces deux vic-
times de la cruauté de Henri II et de l'avidité de
Diane de Poitiers fut réhabilitée, leur condamnation
déclarée illégale et infâme. Tardive réparation, qui
fit ressortir les dangers que courent les citoyens sous
un gouvernement monarchiqueayant entre ses mains
tous les moyens de corruption, et pouvant à son gré
choisir ses juges et dicter leurs arrêts.
Pour se soustraire aux clameurs qui l'accompa-
gnaient dès qu'il paraissait en public depuis l'assas-
sinat juridique du jeune Coucy-Vervins, le roi entre-
prit un voyage dans les provinces, avec la duchesse
de Valentinois et toute sa cour. Sur son passage il
préleva un surcroît de tailles et de gabelles, qui, en
réduisant les habitants à la dernière misère, devait
leur laisser pour longtemps un souvenir de sa royale
présence. Dans la Guyenne surtout, les officiers de
sa maison commirent de telles exactions, que les
villes d'Angoulème et de Bordeaux, ainsi que les
jiopulations de la Saintonge, se révoltèrent, et mas-
sacrèrent les collecteurs et tous les officiers du fisc.
Henri II essaya de calmer l'exaspération des ci-
toyens, et envoya le seigneur de Tavannes pour s'en-
tendre avec les insurgés et leur promettre de donner
toute satisfaction, et de diminuer les imjiùts s'ils dé-
posaient les armes. Ceux-ci, qui ne demandaient rien
autre chose, crurent à la parole du roi, consentirent
à ce qu'on exigeait d'eux, rendirent leurs armes aux
agents du monarque, et rentrèrent dans leurs foyers.
.\lors le connétable Anne de Montmorency accoiuut
à la tête de féroces soldats, ravagea toute la Guyenne,
pilla les campagnes, brûla les chaumières, égorgea
les cultivateurs, prit possession de Bordeaux comme
d'une ville ennemie, déchira les chartes de franchises,
cassa le Parlement, enleva les cloches, et fit expirer
dans les supplices, sans aucune formalité judiciaire,
un nombre considérable de magistrats et de citoyens
soupçonnés d'avoir participé à l'insurrection.
Chassé des provinces par l'animadversion publi-
que, comme il l'avait été précédemment de Paris, le
roi se décida à rentrer dans sa capitale ; et , suivant
le système des despotes , il chercha à faire oublier
ses anciens crimes par de nouvelles persécutions. Il
rendit plusieurs édits contre les blasphémateurs, les
condamna au supplice des assassins et attribua aux
prévôts des maréchaux de France le droit de les ju-
ger sans appel. Il renchérit sur les ordonnnnces ter-
ribles de François I" contre les imprimeurs et les
libraires, et força le célèbre Robert Estienne, qui
avait eu le malheur d'obtenir la protection de la du-
chesse d'Étarapes et de Marguerite de Valois, toutes
deux ennemies de Diane , de briser ses presses et de
-s'expatrier pour éviter le bûcher, qu'il était censé
avoir mérité pour s'être rendu l'éditeur d'une Bibh^
augmentée d'une double version latine et de notes
du savant A'atable, le restaurateur de la langue hé-
braïque en France.
En conséquence, la Sorbonne dénonça le livre
comme entaché d'hérésie, et Robert s'enfuit à Ge-
nève, où il embrassa ouvertement la réfurnK^ , et fit
sortir de ses nouveaux ateliers un libelle véhément
contre ses persécuteurs. L'émigration de ce citoyen
fut une perte d'autant plus grande pour le progrès
des sciences, qu'il n'avait en vue que l'intérêt des
lettres et la gloire de sa patrie , et qu'il employait
toute sa fortune à entretenir des savants de toutes
les parties de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie.
Henri II renouvela ensuite contre les hérétiques
les anciennes ordonnances de saint Louis et de Phi-
lippe de 'N'alois , déféra les coupables aux tribunaux
de l'Inquisition, et décréta qu'à l'avenir il ne serait
reçu aucun officier dans l'armée ou dans l'adminis-
tration, aucun magistrat dans les tribunaux, ni au-
cun professeur dans les écoles , avant que les candi-
dats eussent produit des témoignages authentiques
de leur orthodoxie.
Bientôt les cachots se remplirent d'un si grand
nombre de luthériens et de calvinistes , qu'il fallut
songer à instituer des tribunaux exceptionnels , les
inquisiteurs et les juges séculiers n'allant pas assez
vite en besogne. Sa Majesté se fit présenter les
membres du clergé qui étaient désignés comme les
plus intolérants, les plus fanatiques , les plus cor-
rompus, et les chargea de procéder au jiigement des
prisonniers; puis, par un surcroît de férocité, le roi
voulut assister au supplice des luthériens qui furent
les premiers condamnés par ces monstres. Au jour
de l'exécution , le clergé de Notre-Dame vint en
grande procession chercher le roi et la favorite , le
saint-sacrement en tête, bannières déployées, et es-
corté par toutes les communautés ecclésiastiques et
par tous les ordres de moines qui hurlaient des can-
tiques et des actions de grâces. Le cortège sortit de
la cathédrale après la célébration de l'office divin, et
ramena le roi, Mme Diane de Poitiers, Calb°rine de
Médicis, les princes du sang et les grands digni-
taires de la cour sur la place où devaient être brûlés
deux cents luthériens. Du reste, le spectacle était
digne des assistants, c'était un vrai spectacle de roi;
les ordonnateurs des suj)plices avaient songé à pro-
longer les plaisirs de Sa Majesté , et ils avaient pro-
cédé de la manière suivante : les malheureux con-
damnés étaient attachés par des chaînes de fer à une
poutre qui jouait en bascule et les plongeait jus-
qu'aux genoux dans un immense brasier, puis, se re-
levant d'elle-même, prenait un temps d'arrêt, et des-
cendait encore pour se relever de nouveau.
On raconte que les cris d'un de ces infortunés
frappèrent si violemment l'âme de Henri II, qu'il en
conserva tout le reste de sa vie un souvenir eflrayant.
Néanmoins il ne se laissa pas arrêter pour si \\o-u de
chose, et il n'en continua pas moins à sacrifier des
milliers de victimes au fanatisme de la favorite , qui
espérait racheter au prix du sang innocent les dé-
bordements de sa vie.
Si cette Messaline éhontéc montrait tant de sévé-
rité envers les calvinistes et les luthériens , par corn-
HISTOIRE DES TAPES
Les Français sont battus en Italie par les Impériaux
pensation elle était d'une excessive indulgence pour
tous ceux qui volaient le peuple et qui partageaient
avec elle le fruit de leurs rapines. Parmi ses plus
«liers favoris, on citait le président de la chambre
des comptes , nommé Allamand , qui depuis vingt-
cinq années était à la tête des plus grandes affaires de
finances, et se rendait coupable des plus odieuses
concussions dans les gabelles. Les états finirent par
s'émouvoir des plaintes qui leur étaient adressées
contre le président de la chambre des coraple.s ; et le
parlement de Paris l'ayant appelé à sa barre, con-
clut, par l'organe de Duménil, son président, à la
restitution des sommes volées et à la corde ; de
plus, comme les pièces du procès avaient fait res-
sortir la complicité de Diane de Poitiers et sa par-
ticipation au.\ bénéfices des malversations, le Parle-
ment conclut également contre la favorite à la resti-
tution des sommes énormes qu'elle avait reçues à
litre de dons et de gratifications. Mais le roi inter-
vint, annula la sentence, empêcha qu'elle eût aucune
exécution, et maintint Allamand dans sa place.
Comme le Parlement voulut résister. Sa Majesté fit
investir la chambre des délibérations par une compa-
gnie de ses gardes, qui entrèrent audacieusement l'épée
à la main, irrévérence qui s'est renouvelée à plusieurs
reprises, et qui jusqu'alors avait été sans exemple.
Pendant que le roi allumait les bûchers dans son
royaume, par une contradiction assez fréquente chez
les rois, il recherchait l'alliance des protestants d'Al-
lemagne, et défendait à ses sujets de porter à Rome
l'argent qui était dû au pape, en vertu du concordat
de Léon X et de François I" ; il protestait égaleracMit
contre les prétentions du saint-;-iége au concile de
Trente, et cherchait à rallumer les guerres d'Italie
pour donner un commandement au maréchal de
Brissac, un des favoris de Diane de Poitiers. Ses
tentatives ne furent pas plus heureuses que n'avaient
été celles de Louis XII et de François 1" ; les Fran-
çais furent encore battus par les impériaux et forcés
de repasser les Alpes. Pour effacer la honte de sa
défaite, le stupide Henri tomba sur le Brabant, sur
le Hainaut et sur le Cambrésis, qu'il mit à feu et à
sang; mais ces lattes insensées épuisèrent tellement
la France d'hommes et d'argent, que le monarque,
quoique victorieux , se vit contraint de conclure une
trêve de cinq ans, à Vaucelles, avec l'empereur. Du
reste, ce fut pour peu de temps , car Gharles-Quint
ayant abdiqué en faveur de Philippe II, la guerre re-
commença avec plus de fureur que jamais.
l'ar l'influence de la duchesse de 'Valentinois, mé-
contente alors des Guises, qui semblaient vouloir
embrasser contre elle le parti de la reine, le conné-
ROIS, REINES, EMPEREURS
585
■\-. \»-^ ^-\ _
Henri II esl blessé à mort, dans un tournoi, par le comto de Montgomery
table Anne de Montmorency fut seul chargé du com-
mandement, de l'armée et de la défense de la Picar-
die, ce dont il s'acquitta si mal qu'il ne put ravitail-
ler la place do Saint-Quentin, liien plus, il se lit
battre par les impériaux sous les murs de la ville, et
perdit la célèbre balai'le de Saint-Quentin. Dans
cette malheureuse journée, l'infanterie française fut
écrasée, l'élite de la noblesse détruite, le duc d'En-
phicn blessé à mort, le connétable, l'amiral de Co-
ligny, le comte de Montpensier et le maréchal de
Saint-André faits prisonniers.
II
Il y eut uiie telle consternation dans le royaume
à la nouvelle de ce désastre , que , sans même avoir
été convoqués, les notables se réunirent dans une
chambre du Parlement pour délibérer sur les moyens
de sauver la France. Ce fut dans cette assemblée
que pour la |)remière fois les magistrats siéj^èrent
comme membres des états, et formèrent pour
ainsi dire un quatrième ordre. Le duc François de
(îuisc fut nommé lieutenant général du royaume; des
impcMs extraordinaiies furent volés, et les trésors et
le sang du peuple furent encore prodigués pour ré-
162
586
UISTOIUK DKS PAPES
parer les inallicurs occasioniu's par rimpéritic il'un
favori. Enfui les Français jirirent leur ri'vanche,
chassî-rent les armées coufodérées de la Picardie,
poussèrent jusqu'à Calais et s'omparôvi nt en huit
jours do ct'tte jilaoe.qui était an juiuvoir dos Anglais
depuis ipi'Kdouard lîl lavait prise sur Piiilipiio do
Valois, c'ost-à-dire depuis plus de deux siècles. Les
Anglais furent alors entièrement chassés des villes de
Guinos, de Thionville, de (.'diarleniont et de Dunker-
que, (p\"ils occupaient avec les impériaux.
A la suite do c s guerres, Di:me de Poitiers lit
conclure le mariage de l'aiué des lils de Henri II, le
jeune François, avec Marie Stu ut; ce qui permit au
prince de prendre le titre de roi-daujiliin, et d'ajou-
ter à ses armes celles des souverains dTcosse, d'.Vn-
gleterre et d'Irlande. Puis Henri négocia avec l'Es-
pagne la paix de Catoau-Cambrésis, malgré les avis
du conseil royal, du Parlement et de tous ses minis-
tres; il s'engagea à donner en mariage sa lille Elisa-
beth de France à Philippe II, et sa sœur Marguerite
au duc de Savoie ; de plus il promit de donner,' en
toute souveraineté, au premier lils qui naîtrait de
cette dernière union, la Savoie, le Monferrat, les villes
de Sienne, de Thionvdle, l'île de Corse, le Piémont,
3auf Pignerol et Savaillan, enlin plus de cent villes
conquises au prix du sang français. En outre, Philippe
et Henri s'engagèrent solennellement à ne plus soute-
nir de protestants ni de calvinistes dans leurs Etats,
et à se prêter mutuellement secours pour los extermi-
ner, hommes, femmes et enfants, jusqu'au dernier.
Henri II publia en elTet, à l'exemple do Pliilippe II,
les terribles ordonnances d'Ecouen, qui condamnaient
au supplice du feu tous ceux qui étaient simplement
suspectés d'hérésie, avec défense aux parlements de
tempérer sous aucun prétexte l'exécution de ce décret
atroce. En vain quelques hommes courageux, mem-
bres du parlement de Paris, voulurent prolester con-
tre cet édit; le roi donna l'ordre à toutes les cliax-
bres de s'assembler ; et, sans se faiie annoncer, il
ïint tout armé en plein Parlement, monta sur le tri-
bunal, et enjoignit aux conseillers d'approuver im
médiatemenl les ordonnances qu'il avait rendues;
comme le président du Ferrier et les conseillers
Zumée. Foix. Duval, Laporte, Viole, du Faur et .Vnne
du Bourg essayaient de faire entendre d'humbles
supplications, le despote commanda à ses gardes de
les arrêter sur l'heure et de les conduire à la Bastille :
après quoi, il nomma une commission pour instruire
leur procès. Anne du Bourg, l'un des magistrats Les
plus intègres et les plus énergiques du temps, ré-
cusa les juges qui leur étaient donnés, argua de leur
incompétence , interjeta successivement quatre ou
cinq appels, gagna du temps et atteignit l'époque du
mariage de la princesse Elisabeth et de Philippe d'Es-
pagne, où un événement très-favorable vint mettre
lin au règne de Henri II.
Sa Majesté parut dans un tournoi , qu'elle ouvrit
par deux passes d'armes contre le duc de Savoie et
contre le duc de Guise. Tout alla tièsbien dans ces
deux courses ; mais à la troisième passe, le comte de
Montgomery, qui était son adversaire, ayant rom-
pu sa lance contre sa cuirasse, oublia de lâcher le
tronçon et vint frapper si rudement Henri, qu'il lui
creva Itr-il droit On releva le loi sans connaissance.
et trois jours après il rendait l'Ame; la France était
encore délivrée d'un tyran.
Le cadavre n'était pas dans le cercueil, que Ca-
therine de Médicis jetait déjà le mas([ue hypocrite
dont elle avait couvert son visage, et prenant les al-
lures d'une reine, signifiait impéiiousement à la du-
chesse do Valeutinois d'avoir à restituer les pierreries
de la couronne qu'elle avait volées, et de se retirer au
château d' Anet , où elle acheva sa carrière, en essayant
d'elfacer les hontes de sa vie par la pratique du bien.
Devenue maîtresse souveraine, Catherine de Mé-
dicis put alors développer sou caractère odieux et se
montrer toile qu'elle était; personne ne pouvait plus
lui disputer le pouvoir : ni François II, son lils. roi
imberbe de seize ans , élevé dans la plus profonde
ignorance, et énervé par les plus honteuses débau-
ches; ni les frères du roi. (|ui étaient encore déjeu-
nes enfants; ni la reine Marie Sluart, qui était tout
occupée de ses amours avec le beau cardinal de Lor-
raine, son oncle. Catherine de Médicis s'associa dans
le gouvernement les seuls hommes (jui pussent lui
créer des embarras, les deux Guises; elle donna au
cardinal la surintendance des finances, et à son frère
le duc François la direction de tout ce qui concer-
nait le commandement et l'organisation des armées.
D'abord les Guises secondèrent Catherine de Mé-
dicis dans ses projets, et achevèrent d'anéantir la
justice, de saper les .'"ondements des anciennes insti-
tutions et de corrompre les mœurs. Le connétable
de Montmorency, cou]>able d'avoir dit qu'aucun des
enfants de Henri II ne lui ressemblait, fut exilé de
la cour et privé de sa charge de grand maître; les
sceaux furent enlevés à Bertrand, une des créatures
de Diane de Poitiers, el donnés à maître Olivier, un
des ])arlisans du cardinal de Lorraine; les princes du
sang, .\ntoine de Bourbon, roi deNavarre,et son frère
Henri de Gondé, lurent tenus éloignés des alfaires;
toute autorité fut confiée à la reine mère. Ceux-ci,
qui redoutaient avec raison de voir ces étrangers abu-
ser de leur pouvoir sur un roi enfant tombé dans l'i-
diotisme, pour se préparer los moyens de s'emparer
de la couronne, crièrent à l'usurpation, organisèrent
un parti parmi les grands du royaume, et pro/itèrent
du prétexte de religion pour susciter de puissants
ennemis à Catherine de Médicis et aux Guises.
Par représailles, les deux reines, le cardinal de
Lorraine el son frère renouvelèrent les persécutions
contre les protestants, mirent en vigueur les édits de
Henri II, et firent condamner au feu Anne du Bourg
et les autres conseillers du Parlement qui avaient été
arrêtés sous le règne précédent; puis ils établirent
dans chaque ville du royaume des chambres ardentes,
ainsi nommées parce qu'elles faisaient brûler vifs
tous ceux qui étaient suspects d'hérésie, ou iju'on
soupçonnait être ennemis des Guises.
Ces chambres ardentes devinrent l'eS'roi de tous
les gens vertueux, même des catholiques, parce que,
sous prétexte de rechercher les coupables, les mem-
bres de ces tribunaux atroces fouillaient les maisons,
rançonnaient les habitants, outrageaient les lemmes
et violaient les jeunes filles.
Pendant que ses sujets étaient chassés de leurs
maisons, voués à la misère ou envoyés au supplice,
le roi François II tiaînait samiséiable existence dans
ROIS, REINES, EMPERKUllS
587
les châteaux de Chainbord, de Madrid et de Fontai-
..ebleaii, toujours g;atdé par les Guises, dont l'auto-
rité s'était tellement accrue, qu'elle mena(;.nt d'anni-
iiiler celle de la reine mère. I3evant le danger com-
mun, tous les esprits s'émurent ; catholitjues et hu-
guenots se réunirent pour résister à ce pouvoir enva-
Iiissant qui semblait devoir succéder à celui des an-
ciens maires du palais, et la célèbre conjuration
d'Ambuise commença à se former. On prétend que
Catherine de Médicis n'était pas étrangère à la cons-
piration; ce qu'il y n de certain, c'est qu'un calvi-
niste nommé Le Camus fut chargé de porter secrè-
tement un raémoiie à cette reine ; que, pour la voir
sans témoin, il feignit d'avoir à lui réclamer le paye-
ment d'une somme due à son frère pour des fourni-
tures de fourrures, et qu'au lieu de lui présenter une
note à payer il lui remit le papier dont il était char-
gé. Malheureusement, la jeune reine Marie Stuart,
qui servait d'espionne à ses oncles, eut soupçon de
quehpie mystère ; elle entra brusquement dans le
cabinet de Catherine de Médicis, la surprit lisant le
mémoire, et la voyant troublée, lui demanda quel
était le message qu'elle avait reçu. La mère du roi
ne fut pas assez maîtresse de son émotion, et au lieu
de répondre, elle tendit le papier à la jeune reine,
qui s'en empara et le porta au cardinal de Lorraine.
Le Camus fut arrêté sur-le-champ et appliqué à la
question ; mais quelque violentes que furent ses tor-
tures, il ne lui échappa aucun aveu, et il emporta
dans la tombe le secret de ses complices.
Cette conjuration était admirablement ourdie, dit
Belleforcst ; non-seulement elle couvrait toute la
France, mais encore elle avait des ramilications en
Angleterre, en Suisse, dans les Pays-Bas et en Alle-
magne : l'âme de cette grande affaire était cependant
un simple gentilhomme appelé Godefroi de Barri,
seigneur de la Renaudie, brave et vaillant capitaine,
qui avait fait entrer dans le complot les hommes les
plus marquants du royaume. Le projet des conspi-
rateurs était d'arracher le gouvernement aux Guises,
qu'on regardait comme les moteurs des persécutions
contre les protestants et la cause de tous les mal-
heurs de la France. Une fois le plan de conduite
adopté, on choisit quinze députés pour venir présen-
ter au roi une requête tendant à obtenir l'éloigne-
ment de ses ministres, le libre exercice du calvi-
nisme et la convocation des états-généraux; et afin de
protéger les députés, on autorisa La Renaudie à lever
cinq cents cavaliers et quinze cents fantassins, bien
équipés et bien armés, qui devaient leur former une
escorte elles accompagner jusqu'à la ville d'Amboise,
résidence du roi. Godefroi de Barri vint à Paris, pour
s'entendre avec les anciens de l'Eglise réformée sur
les moyens de réunir les sommes nécessaires à l'exé-
cution de l'entreprise, et s'installa chez un avocat
nommé Pierie d'Avenelles, qui tenait au faubourg
Saint-Germain un hôtel fréquenté par les religion-
naires. Celui-ci, étonné de l'aflluence des étrangers
qui venaient de jour et de nuit dans sa maison, con-
çut ([uelques soupçons et en lit part à La Reuaudii',
([ui crut pouvoir sans danger lui révéler une partie
de ses plans. Avenelles, protestant zélé, reçut avec
joie cette confidence; mai.s sa femme, etlrayée des
suites que pouvait avoir une entreprise aussi hardie.
le détermina, le lendemain du départ de leurs hôtes,
à se rendre auprès du secrétaire du duc de liuise et
à lui révéler tout ce qu'il avait appris.
Déjà les députés protestants avaient gagné secrète-
ment avec leur escorte le château de Noyzé, éloigné
d'environ une lieue de la ville d'Amboise, lorsque la
cour eut connaissance de ce cpii se passait ; une pa-
nii[ue s'empara immédiatement des esprits; les da-
mes, les seigneurs, et jus(iu'au cardinal de Guise, en
furent consternés, anéantis; le roi lui-même en
éprouva une telle secousse qu'il recouvra une lueur
d'énergie, et fit réunir son conseil pour qu'on l'ins-
truisît des causes de cette attaque contre sa personne.
L'amiral de C'digny, interpellé le premier par Sa Ma-
jesté, déclara hardiment en présence des deux reines,
du chancelier Olivier et des Guises, que la tyrannie
des princes lorrains avait seule armé les provinces ;
qu'il était urgent de les chasser de Fiance et de ré-
voquer les édits portés contre les religionnaires. Le
chancelier Olivier prit également la parole et proposa
des moyens de conciliation ; Catherine de Médicis,
qui voulait perdre les Guises, se rangea de son avis,
et engagea le roi à publier un édit d'amnistie en fa-
veur des calvinistes, qu'on commença à désigner sous
le nom de huguenots ou de confédérés. Cet édit était
à peine rendu que le malheureux prince retombait
dans son état habituel d'imbécillité, et que Marie
Stuart, à l'instigation de ses oncles, lui faisait signer
un ordre qui enjoignait aux députés calvinistes de se
rendre à Amboise, seuls et sans armes, s'ils vou-
laient que le roi écoutât leurs remontrances et fit
(juelques concessions aux reformés.
D'abord le duc de Guise offrit au maréchal de Sce-
))eaux, seigneur de Vieilleville, de porter aux députés
l'ordonnance de François II; mais celui-ci refusa
nettement de servir d'ambassadeur, di.sant qu'il ne
pouvait savoir ce qu'il adviendrait des protestants
quand ils seraient au pouvoir du noble duc, et que
pour lui il ne voulait pas déshonorer son caractère
et participer à une trahison. François de Guise se
rejeta sur le duc de Nemours, qui, moins scrupu-
leux, entra dans ses vues. Pour inspirer plus de
confiance aux protestants, celui-ci se fit accompagner
par le chancelier Olivier et se présenta aux portes du
château de Noyzé, sans autre escorte qu'un héraut
d'armes. A son approche le pont-levis fut baissé, et
on ne fit aucune difficulté de l'introduire dans la
grande salle, où se trouvaient réunis les délégués de
l'Église réformée. Jacques de Savoie leur remit l'or-
dre du roi, les engagea de se rendre aux désirs de
Sa Majesté, fit serinent sur son honneur, sur la dam-
nation de son âme, et signa de sa propre main qu'il
les ramènerait sains et saufs, s'ils consentaient à venir
seuls aujirèï» du roi. Pleins de cnnliance dans Ja so-
lennité de tels engagements, les députés se rendirent
au château d'Amboise : mais, infâme trahison ! à
peine avaient-ils franchi les premières portes de la
ville qu'ils furent arrêtés par ordre du duc de Ne-
mours, garrottés et jetés dans des cachots où l'on
procéda conlie eux à d'horribles tortiues.
Dans la soirée, les Guises reçurent un exprès qui
leur donna connaissance des révélations de l'avocat
Avenelles ; aussitôt, et sans perdre de temps, le duc
se fit nommer lieutenant général du royaume et prit
i.88
HISTOIRE DES PAPES
ses mesures pour aiu-anlir toutes les troupes des cal-
vinistes, qui dcvaieiU arriver par petites Laudes au
rendez-vous que La Rcnaudie leur avait donné sous
les murs d'Auiboise. Pri'alablemeul il lit renouveler
les tortures contre les di''|iutés calvinistes, en \m'-
sence du roi et des dames de la cour, (|ui aimaient
fort de tels spectacles. " Les uns, dit La Vieilleville
dans ses Mémoires, furent pendus, les autres brûlés
vifs, trois ou quatre roués, et les autres décapités.
Tous souflVireut la mort avec une constance liéroïijue,
sans pousser aucune plainte, et se contentant de
maudire le lâche duc de Nemours qui les avait livrés.
Le seigneur de Caslelnau, gentilhomme de très-
grande maison, étant monté sur l'échal'aud, trempa
ses mains dans le sang encore fumant de ses compa-
gnons, et les élevant au ciel, il prononça de nobles
et saintes paroles qui jetèrent dans l'âme du chance-
lier Olivier une telle épouvante, qu'il en tomba ma-
lade de désespoir deux jours après; et comme le car-
dinal de Lorraine était venu le visiter, il refusa de
le recevoir et s'écria : « Infâme prêtre, tu nous as
.< tous livrés à Satan! » Le lendemain il mourut.
La Renaudie, inst)uit de ces atrocités, se hâta de
réunir ses diiïérentes bandes pour attaquer la ville
d'Amboise et l'enlever de vive force; par malheur,
dans une de ses courses à travers la foi et du Château-
Renaud, il fut rencontré par le jeune Pardaillan, son
cousin, qui était au service des Guises. Celui-ci cou-
rut sur lui le pistolet à la main ; La Renaudie, avec
une agilité incroyable, sauta à bas de son cheval,
évita la balle de son ennemi, et de deux coups d"é-
pée retendit raide mort; mais pendant la lutte un
page de Pardaillan avait eu le temps de saisir une
arquebuse, et au moment oii il remontait à cheval
il reçut par derrière un coup d'arme à feu. Le cada-
vre de ce courageux huguenot fat aiiporté dans la
ville d'Amboise et cloué à un gibet sur le milieu du
pont, avec cette inscription : « La Renaudie, dit
Laforèt, chef de rebelles. »
Délivrés de ce redoutable ennemi, les Guises n'eu-
rent plus de craintes et continuèrent les exécutions,
au mépris de l'amnistie publiée. Par leurs ordres on
fit des huguenots un massacre épouvantable ; les uns
furent pendus aux arbres ou aux murs de la ville et
du château, les autres furent précipités dans la Loire ;
et bientôt, ne se contentant plus de victimes ordinai-
res, ils osèrent demander la tète du prince de Condé
et du roi de Navarre, qu'ils signalèrent à François II
comme les chefs des rebelles, comme des ambitieux
qui en voulaient à sa couronne et à sa vie. Marie Sluarl
augmenta la défiance naturelle du roi à leur égard, à
tel point que celui-ci déclara qu'il n'attendait qu'une
occasion pour sévir contre les deux princes.
Henri de Condé, instruit des mauvaises disposi-
tions du roi, demanda alors à se justifier publique-
ment en présence de la reine mère, des princes de
Lorraine, des ambassadeurs et des seigneurs étran-
gers, ce que la faction des Guises accepta avec joie,
pensant bien qu'il serait difficile au prince de sortir
victorieux de cet écueil; mais il en ariiva autrement,
et Condé sut éviter le danger. Il s'avança au milieu
de l'assemblée et dit d'une voix fière : « Quiconque
ose m'accuser d'avoir conspiré contre le roi, si ce
n'est le roi lui-même, ou l'un des princes ses frères,
en a lâchement et déloyalement menti. Qu'il se pré-
sente, et mettant à pari ma qualité de prince du sang,
je suis prêt à le combattre. » L'assemblée, étonnée
do cette apologie chevaleresque, regardait le duc de
Guise, à qui s'adressait le défi : celui-ci, au lieu de
répondre, se leva avec calme, et pria courtoisement
Henri de Condé de l'accepter pour second. Celte co-
médie jeta toute la cour dans le plus grand élonne-
ment. « Sire, ajouta Condé après un moment de
silence, puisqu'il n'existe contre moi ni accusateurs,
ni preuves, ni indices, je vous supplie de me tenir
pour un sujet fidèle. » François II resta intenlit :
sur un signe du cardinal de Lorraine il rompit l'as-'
semblée, et annonça au ])rince de Condé qu'il pou-
vait retourner librement dans ses États.
N'osant plus attaquer ouvertement les huguenots,
les Guises voulurent les détruire en donnant une nou-
velle constitution aux tribunaux de l'Inquisition, et
en les faisant fonctionner comme en Espagne. En
vain le chancelier Michel de l'Hospital, seul homme
de bien qui existât dans cette époque corrompue,
combattit le projet, représenta au jeune roi qu'une
semblable mesure mettait son pouvoir â la merci des
prêtres et sim royaume en péril. François II céda
aux instances des princes lorrains, et rendit le fameux
édit deRomorantin, qui attribuait la connaissance du
crime d'hérésie aux évêques, et ordonnait que ceux
qui affichaient l'hérésie dans leurs discours, qui te-
naient des assemblées illicites, qui faisaient des
livres eu faveur des nouvelles doctrines, qui les im-
primaient ou qui les vendraient, seraient jugés sans
appel par les inquisiteurs, et punis comme criminels '
de lèse-majesté divine et humaine. Celte nouvelle
Inquisition, établie sur les bases de celle qu'avait
autrefois instituée l'exécrable saint Dominique, sou-
leva les huguenots sur tous les points de la France,
et les détermina à s'assembler en armes pour déli-
bérer sur les moyens de résister à la persécution.
Dans cette occurrence, François II céda aux con-
seils de sa mère, qui songeait toujours à renverser
les Guises, et convo([ua à Fontainebleau une assem-
blée des notables pour prendre leur avis, afin de pré-
venir les ti'oubles qui menaçaient de bouleverser le
royaume.
L'amiral de Coligny, qui professait lui-même les .
doctrines de Calvin, osa demander qu'on suspendit
la rigueur des ordonnances contre les religionnaires,
qu'on leur permît de s'assembler et d'élever des tem-
ples ; et par ses énergiques représentations il obtint
qu'on n'inquiéterait personne pour le seul fait de re-
ligion jusqu'à ce qu'un concile national en eiit dé-
cidé autrement. En conséquence, les états-généraux
furent convoqués à Orléans, sous prétexte de consul-
ter la nation sur des intérêts si graves, et en réalité
pour fournir aux Guises le moyeu d'exécuter une
nouvelle perfidie. ■
La plupart des princes réformés ne s'étant pas pré- ■
sentes à l'assemblée de Fontainebleau, il fut décide
entre le roi, la jeune Marie Stuart et ses oncles,
(ju'on leur intimerait l'ordre de se rendre aux états
d'Orléans, et que là on les arrêterait tous ensemble.
Cette résolution prise, François II se dirigea sur cette
ville, où il fit son entrée avec un appareil formidable ; et
de l'd il écrivit aux j- rinces de Bourbon de venir le
HOIS, REINES, EMPEREURS
5:9
trouver, engageant sa parole royale (|u'ils ne courraient
aucun danger pour leur liberté ni pour leur vie. An-
toine de Bourbon et Henri de Condé obéirent, et'
furent arrêtés en mettant le pied à Fontainebleau ;
immédiatement après on instruisit leur procès , et
le prince de Condé fut condamné à mort.
Ce n'était pas encore tout ce (jue désiraient les
Guises ; le roi de Navarre était un obstacle à leur
ambition ; et n'ayant pu obtenir une condamnation
contre lui^ ils s'étaient décidés à le faire assassiner
)>ar François II lui-même. L'historien du Thou af-
iirme que le monarque avait consenti à poignarder le
prince pendant son sommeil ; mais qu'au moment
d'accomplir ce crime, sa pusillanimité reprit le dessus
et qu'il refusa de tuer son cousin, ce qui fit dire au duc
de Guise : «Oh! le roi lâche et poltron <|ne nous
avons ! » Nous devons avancer <pie si François II
trompa les espérances des oncles de sa femme en re-
culant devant un assassinat, c'est que .sa maladie lui
avait enlevé toute énergie, au point qu'il fuyait même
le spectacle des supplices, chose qu'il avait fort goû-
tée précédemment.
Ariiva enlin le jour de l'exécution du prince de
Condé, qui était fixée au 26 novembre, jour si impa-
tiemment attendu par les ])rinces lorrains; rien ne
parai- sait devoir retarder leur triompiie; François II
lui-même était sorti d'Orléans le matin dans son
carrosse pour se soustraire aux lamentations de la
princesse Éléonore de Condé, cjui déjà était venue se
jeter à ses pieds pour obtenir la grâce de son mari.
Mais deux heures avant l'exécution, le roi se sentant
plus mal cpi'à l'ordinaire, se fit ramener au château,
et donna l'ordre de surseoir au supplice du prince
de Condé. Dix jours après, François II expirait. Cet
événement jeta la cour dans une telle consternation ,
(pie ni Catherine de Médicis, ni Marie iStuart, ni ses
oncles , ni aucun prince de sa famille ne songè-
rent à lui rendre les derniers devoirs; et le corps du
590
HISTOIRE DES PAPES
roi de France fut porlê àSainl-Denis, suivi seulement
de deux sfonlilsliomraes qui avaient été ses gouver-
neurs , et de l"évèi|ue de Senlis , qui était aveugle.
Quelques historiens prétendent que Fran(;ois II
mourut empoisonné par son valet de chambre , qui
avait frotté sa coilïe de nuit avec un poison très-aclif
à l'endroit (jui correspondait à une listule qu'il avait
à l'oreille, et que Catherine de Médicis avait elle-
même participé à ce crime , pour placer la couronne
sur la tète du second de ses fils, qui atteignait à peine
sa onzième année. Ce qu'il va de certain, c'est qu'elle
seule devait profiter d'un événement qui lui rendait
toute son intluence dans l'Etat, détruisait la fortune
des Guises , et enlevait aux princes huguenots tout
prétexte de guerre ; c'est qu'en outre elle ne se mon-
tra nullement affectée de la perle de son fils, et s'oc-
cupa simplement de prendre ses mesures pour que
le pouvoir ne lui fût pas contesté. Elle envoya au
Parlement une lettre du nouveau roi Charles IX. qui
priait sa mère de prendre l'administration des alïaires
du royaume ; et le Parlement répondit qu'il remerciait
Dieu de la sage résolution qu'il avait inspirée au sou-
verain. Néanmoins, la reine mère n'osa pas exercer
trop ouvertement l'autorité souveraine ; et sentant
qu'elle avait besoin de s'appuyer sur les huguenots,
elle nomma le roi de Navarre lieutenant général du
royaume, mit le prince de Condé, son frère, en li-
berté, et le lit déclarer innocent par les mêmes juges
qui avaient reconnu sa culpabilité et l'avaient con-
damné à mort. Elle rétablit dans leurs charges et
dignités ceux qui avaient été disgraciés sous le règne
précédent, particulièrement l'amiral de Coligny, ses
deux frères Dandelot, et le cardinal Odet de Ghâtil-
lon. qui penchait pour la réforme, ainsi que ses ne-
veux; enlin elle parvint à faire entrer dans sa cause
tous les chefs du parti huguenot, en leur promettant
de ne plus persécuter leurs coreligionnaires.
Ceux-ci voulurent profiter de ce retour de la for-
tune pour avoir la majorité dans les états, et de-
mandèrent que les députés fussent renvoyés vers leurs
mandataires pour être soumis à une nouvelle élec-
tion, attendu qu'ils avaient été délégués à François II
l't non à Charles IX. Comme cette mesure ne faisait
nullement le compte de la reine, elle fit décider que
ii.-s députés continueraient d'agir en vertu de leur
commission, par la raison que l'autorité royale pas-
sait sans interruption du roi défunt à son succes-
seur, et que ceux qui avaient été choisis pour con-
iérer avec François II étaient aptes à siéger sous le
règne de Charles IX. Les états reprirent donc leurs
travaux, et votèrent par acclamations tous les impôts
qu'on leur demanda.
Quant aux Guises, ils se trouvèrent forcés de soute-
nir le parti de la reine mère pour éviter que la régence
tombât entre les mains des princes du sang, et fu-
rent même contraints de renvoyer en Ecosse Marie
Stuart, leur nièce, pour obéir à Catherine de Médi-
cis, qui craignait que la reine ne prît sur le jeune
roi, son beau-frère, le même empire qu'elle avait
exercé sur François II. Le cardinal de Lorraine et le
duc de Guise jugeant alors qu'ils ne pouvaient plus
compter sur la cour, quittèrent précipitamment Or-
léans ; le cardinal se retira dans son abbaye de Noir
moutiers, et son frère se rendit à Paris, oîi ses nom-
breux agents entretenaient l'exaltation des catholiques
contre les luthériens.
Demeurée seule aux étals, avec le roi de Navarre
et son frère le prince de Condé, la reine mère n'eut
pas beaucoup à faire pour se rendre maîtresse des
délibérations de l'assemblée ;ct en cela elle se trouva
parfaitement secondée par ses demoiselles d'honneur,
qu'elle nommait son escadron volant ou l'escadron
de \'énus. Pour être dans le secret des rêves ambi -
tieux de Louis de Condé, elle se fit l'enlremetteuge
du prince et de la belle Isabeau de la Tour, et poussa
la complaisance envers sa fille d'honneur jusqu'à
permettre qu'elle accouchât dans sa garde-robe.
Quant au roi de Navarre, il ne put résister aux sé-
ductions de Mlle de Rouhet, qui, chaque malin, en
sortant de ses bras, venait rendre compte à Cathe-
rine de Médicis des confidences qu'elle avait reçues
dans la nuit. Ces perfides et ciiannaiiles auxiliaires
de la reine mère ne purent cependant entamer le cœur
du connétable de Montmorency, vieillard glacé par
l'âge, fanatisé par les prêtres, el qui n'aspirait qu'à
ressaisir l'ancienne autorité qu'il avait exercée sous
le cruel Henri II.
Catherine voyant que ni les ruses féminines ni les
charmes de ses filles d'honneur ne viendraient à bout
de celte nature intraitable, se décida à l'éloigner de
la cour, et lui signifia qu'elle aurait pour agréable
qu'il résignât ses charges et se retirât dans ses ter-
res. Le connétable reçut cet ordre avec hauteur, re-
procha à la reine son affection pour les luthériens, et
la quitta en lui faisant des menaces grossières. Puis
il se rendit auprès du duc de Guise, et forma avec
lui et le maréchal Saint- André ce fameux triumvirat
qui, sous prétexte de détruire l'hérésie, voulait as-
sujettir le royaume.
Ces trois ambitieux publièrent des manifestes con-
tre les huguenots, accusèrenl la reine mère de leur
livrer le gouvernement du royaume, et appelèrent
aux armes tous les bons catholiques. De leur côté,
les réformés armèrent pour être prêts à repousser
leurs ennemis; et la France fut à la veille d'une
guerre civile, qui menaçait d'être plus terrilile ((u'au-
cune de celles qui avaient ensanglanté le pays. Dans
ce conflit, Callierine de Médicis fit preuve d'une ha-
bileté extraordinaire, et se posa comme médiatrice
entre les deux partis. Elle suspendit les délibérations
des étals-généraux, partit pour Saint-Germain avec
toute la cour, et convoqua en assemblée générale, à
Poissy, les principaux ministres protestants el les
évêques catholiques, pour avoir à s'entendre sur
toutes les questions religieuses qui servaient de pré-
texte aux fauteurs de troubles.
Charles IX et sa mère présidèrent cette singulière
assemblée, où se trouvaient six caidinaux, (juarante
évêques. un grand nombre de docteurs en théologie,
les légats du pape Paul IV, le général des jésuites
Laynez, vingt-deux députés des Eglises réformées
et douze ministres huguenots, parmi lesquels on re-
marquait le célèbre Théodore de Bèze. Les confé-
rences qui eurent lieu, appelées le colloque de Pois-
sy, se passèrent en scandaleuses querelles, qui aug-
mentèrent le mal, rendirent les haines plus violentes,
el firent éclater la guerre dans toutes les provinces.
Quatorze armées, toutes opposées les unes aux au-
ROIS, REINES, EMPEREURS
591
très, se réunirent sous les bannières des callioliques
et lies réformés, et s'entre-détruisirent aux cris de ;
« A'ive la messe! vive Calvin! »
Et ce qu'il y avait de [dus atroce dans ces luttes,
c'est que le jière se battait contre le (ils, le frère
contre le frère; c'est que les femmes et les vieillards,
renfermés dans le sein des villes, n'osaient pas même
élever leurs mains au ciel pour demander la victoire,
car de quelque parti qu'elle se tournât, ils savaient
qu'ils avn-aient à pleurer sur les victimes. Ici un fa-
nalii(uc se présentait devant son père, la tète de son
frère à la main; là une femme se tordait dans son
désespoir sur le corps de son époux égorgé par son
fils; plus loin, de malheureuses mères fuyaient de
leurs demeures, emportant leurs enfants pour les
soustraire à la rage sanguinaire de leurs maris nou-
vellement convertis au catholicisme. Les vainqueurs
eux-nièmcs n'étaient pas à l'abri du danger; et sou-
vent le poignard et le poison faisaient justice des
meurtres qu'ils avaient commis à la guerre. Il n'exis-
tait plus de liens d'affection ni de parenté; il sem-
blait ipie les Français eussent été transformés en
bêtes farouches, tant ils étaient acharnés les uns
contre les autres, réduisant les villes en cendres, dé-
vastant les champs, livrant les provinces à la déso-
lation, au pillage, à l'incendie, au viol, au meurtre
et à tous les attentats d'une soldatesque effrénée, et
tout cela pour servir les projets de la détestable am-
bition des princes de Bourbon, de Lorraine et de la
reine Catherine de Médicis.
François de Guise, qui avait été déclaré chef des
catholiques après le massacre de Vassy, parvint enfin
à s'emparer par trahison du roi de Navafre et de
Charles IX, f|u'il conduisit triomphalement dans la
capitale, où l'attendaient le connélaljle de Montmo-
rency et le maréchal de Saint-André.
Dès lors les triumvirs furent maîtres de l'Etat, et
purent à leur aise commander dans les provinces, les
rançonner et lever des armées pour combattre les hu-
guenots, qui avaient à leur tète Condé, l'amiral de Co-
ligny, ses deux frères, Dandelot et le cardinal deChâ-
tillon, qui s'étaient emparés de Rouen et d'Oiléans,
dont ils avaient fait le boulevard de leur parti.
Le duc de Guise ouvrit la campagne en marchant
sur Rouen, qu'il prit d'assaut après un combat ter-
rible, où fut tué Antoine de Bourbon, roi de Na-
varre, renégat sans fiel et sans cœur, ainsi que le
nommaient les bourgeois de Paris, qui avait con-
senti à porter les armes contre son frère pour obte-
nir sa liberté: ensuite le duc poursuivit les hugue-
nots jusque sous les murs de Dreux, où il leur livra
une grande bataille, dans lai|uelle les calholiciues
perdirent le maréchal de Saint-André, qui fut tué, et
le connétable de Montmorency, ([ui fut fait prison-
nier. Les réformés eurent à déplorer également bon
nombre des leurs, tués sur la place ou tombés au
pouvoir de leurs ennemis, et ])arrai ces derniers le
firince de Condé. A la suite de cette mémorable af-
faire, François de Guise, pour la troisième fois, fut
nommé lieutenant général du royaume, el le car-
dinal de Lorraine, son frère, revint à la cour plus
puissant et plus insolent que jamais.
Catherine, redoutant de voir l'autorité suprême
passer aux mains des princes loriains, comme cela
avait eu lieu sous François II, résolut d'en linii- avec
François de Guise ; et deux mois après elle le fit as-
sassiner dans son camp par un gentilhomme hugue-
not, nommé Poltrot de Merey. Comme la reine avait
eu soin de choisir un calviniste pour accomplir ce
meurtre, les catholiques rejetèrent sur l'amiral deCo-
ligny tout l'odieux de ce crime, ce qui redoubla la
fureur des deux partis. Quant à Catherine, après
l'assassinat du chef des catholiques, elle se hâta de
faire des ouvertures aux huguenots, qui devenaient
chaque jour plus redoutables par suite de leurs al-
liances avec la reine Elisabelh d'Angleterre. Elle
leur proposa une paix qu'ils acceptèrent fort impru-
demment, et qui eut pour résultat la défection de
leurs alliés, qui n'avaient embrassé la défense de la
cause du prince de Condé que pour soutenir le protes-
tantisme, et qui se retirèrent dès qu'ils virent les
principaux chefs huguenots ralliés aux catholiques.
Ensuite la reine mère prit ses mesures pour n'avoir
pas à partager le pouvoir; et au mépris des lois et de
tous les usages du royaume; sous prétexte des mal-
heurs du temps, elle força le Parlement à déclarer
Ciiarles IX majeur, quoiqu'il eût à peine atteint sa
treizième année; puis, le lendemain de l'entérine-
ment de ledit de majorité, Catherine de Médicis
conduisit le jeune monarque au Parlement, et lui fit
déclarer qu'il l'investissait de l'administration civile
et militaire de ses États.
Souveraine absolue du beau royaume de France,
la reine Catherine de Médicis ne s'occupa plus que
des moyens de conserver son empire sur ses fils, et
chercha à les énerver par les débauches. Elle vint
habiter le Louvre avec les filles d'honneur, et fit suc-
céder les festins aux nuits de bal, les chasses aux
orgies , de manière que le roi Charles IX et ses
frères grandissent dans l'ignorance et fussent tout à
fait incapables de prendre part aux affaires du
royaume. Il résulta de cette éducation que toutes les
facultés de l'homme s'éteignirent en eux, et que
Charles IX, parvenu à l'âge de quinze ans, ressembla
à un jeune tigre altéré de sang et de luxure. Sa mère
le jugea digne alors de recevoir la confidence des
complots formés contre les protestants, et l'emmena
à Rayonne pour se concerter avec la reine d'Espagne,
sa sœur, femme de Philippe II, et le sanguinaire
duc d'.\lbe, sur l'opportunité de l'exécution des mas-
sacres qui avaient été lésolus pour le salut de la
royauté et du pontificat.
Les préparatifs de voyage furent faits au milieu
d'un enchaînement de fêtes et de plaisirs, (jue l'espé-
rance d'une paix durable semblait autoriser ; les fa-
veurs de la cour furent surtout prodiguées aux hu-
guenots, qu'on voulait tromper. Ceux-ci suivirent
Catherine de Médicis et son fils à Bayonne, où les
tournois, les danses, les carrousels servirent à cacher
à leurs yeux les desseins ténébreux de Charles IX
et de sa mère. Néanmoins, après l'entrevue de
Bayonne, le roi faillit se traliir par son impatience à
rétablir le culte catholi([uc dans la ville de Nérac,
une des résidences de Jeanne d'Albret, reine de Na-
varre, et par les menaces qu'il proférait contre les
calvinistes, en montrant d'un air farouche les églises
et les monastères renversés, les croi.v, les madones et
les statues des saints brisées qu'il rencontrait sur sa
692
HISTOIRE DES PAPES
route. Dans celte âiue fi'ioce,le fanatisme remjiovtait
sur la dissunulation, et la moindre contrainte exaspérait
tellement Charles IX, que malgré les recommanda-
tions inces>anlcsde sa mère, qui cherchait à lui faire
comprendre l'importance d'envelopper leurs projets
d'un mystère impénétrable, il ne pouvait s'empêcher
parfois de laisser deviner qu'il attendait le jour do la
vengeance. Ainsi, lors de son entrée à Paris, les
amlxissadcurs d'Allemagne étant venus le saluer et
réclamer, au nom des réformés, l'exécution des
traités, c'est-à-dire la liberté de conscience, sans ac-
ception de lieux ni de personnes, le roi répondit, en
frémissant de colère, qu'il saurait avant peu mettre
les protestants en telle ]iosiiion qu'ils n'auraient
plus rien à demander. Catherine de ]\Iédicis chercha
à réparer colle imprudence en comblant de caresses,
de présents et d'honneurs les délégués allemands, et
en donnant une interprétation diiïérente aux paroles
de son fds. Néanmoins, le prince de Condé et l'ami-
ral de Goligny commencèrent à concevoir quelques
craintes, d'après les rapports de Théodore de Bèze,
successeur de Calvin et chef de l'Eglise protestante
de Genève, qui les informait des projets du sangui-
naire duc d'Albe sur la Suisse, des massacres com-
mis dans les Pays-Bas et des machinations ourdies
dans les cours de Rome et de France.
Les huguenots songèrent alors à se mettre en dé-
fense ; ils envoyèrent à Genève un corps de troupes
levées dans la Bourgogne, dans le Lyonnais et dans
le Dauphiné, alin de secourir leurs coreligionnaires
de Suisse, et s'adressèrent aux électeurs allemands
et à Elisabeth d'Angleterre pour en obtenir des
troupes qui les missent en état de balancer les forces
que le roi d'Espagne devait envoyer en France pour
aider Catherine de Médicis et les Guises dans leurs
projets d'extermination. Ils voulurent même par un
coup hardi effrayer leurs ennemis et enlever le roi,
qui était à Monceaux ; malheureusement cette tenta-
tive échoua, et Charles l\ parvint à se sauver à Pa-
ris ; il y eut seulement à Saint-Denis une affaire
très-vive où le connétable Anne de Montmorency fut
blessé mortellement.
Condé fit des ouvertures à la cour, et demanda la
charge de connétable : il lui fut répondu que Sa
Majesté n'avait que faire d'un prince pour porter son
épée. Dès lors les huguenots comprirent qu'ils ne
devaient rien attendre de bon du roi, et ils se pré-
parèrent à agir avec vigueur. Comme il n'entrait pas
dans les intentions de Catherine de Médicis d'enta-
mer aussi promptement une guerre pour laquelle
toutes ses dispositions n'étaient pas encore prises,
elle résolut de temporiser, et au lieu de sévir contre
les réformés, elle chercha à les faire revenir à des
sentiments moins hostiles; elle convoqua les chefs,
leur déclara que loin d'être alliée avec l'Espagne,
elle venait leur proposer de déclarer la guerre à cette
puissance et leur soumettre un plan de défense pour
les frontières; elle poussa l'artifice jusqu'à envoyer
une ambassade solennelle à Philippe pour lui de-
mander raison de ses préparatifs de gueri-e. Préala-
blement elle avait eu soin de faire partir pour Madrid
un moine chargé d'instructions secrètes qui expli-
quaient au roi les motifs de cette singulière comédie.
Condé fut pris au piège, et crut à la sincérité des
protestations delà régente; mais l'amiral de Coligny,
plus ex])érimenté et plus au fait des intrigues de
cour, dévoila le mystère, fit avorter le projet de la
leine mère, et se prépara à la guerre. Des deux côtés
on se battit avec un acharnement incroyable; et les
réformés obligèrent cette fois encoie Catherine de
Médicis à négocier avec eux, et à faire rendre par
Charles IX un nouvel édit de pacification.
Quelques mois a]irès, le roi ayant réparé ses per-
tes et levé de nouvelles troupes, révoipia son édit et
envoya une armée de plus de quatre-vingt mille
hommes sous les ordres du duc d'Anjou, son frère,
du jeune duc Henri de Guise, surnommé depuis le
Balafré. La campagne s'ouvrit par la célèbre liataille
de Jarnac, où les protestants eurent à combattre des
troupes trois fois plus nombreuses queles leurs. On
raconte qu'au commencement de l'action, le prince
de Condé, déjà blessé au bras, reçut un coup de
pied de cheval qui lui fracassa la jambe, et que mal-
gré les vives souffrances qu'il éprouvait, il se tourna
vers les siens et leur cria : « Sachez que Condé, le
bras en écharpe et la jambe cassée, a encore assez
de l'orce pour charger l'ennemi! » Puis s'élançant à
la tête de ses escadrons, au milieu de la mêlée, il fit
des prodiges de valeur, et ne cessa de tuer et de
sabrer que lorsque son cheval se fut abattu sous lui;
alors les royalistes l'entourèrent ; il leva la visière
de son casque et tendit son épée à un gentilhomme
nommé Dargence, qui le fit trans])orter au [ijed d'un
arbre; mais presque au même instant un capitaine
des gardes du duc d'Anjou, nommé Montesquiou,
accourut en criant : « Tue, tue, mordieu! » et ce
misérable tirant un pistolet de ses arçons cassa la
tète au prince. Le corps de Condé fut placé sur un
âne et porté immédiatement au duc, qui laissa écla-
ter une joie indécente en contemplant le cadavre de
son ennemi.
Cette mort porta un découragement profond parmi
les protestants; et une nouvelle défaite, celle de
Montcontour, acheva de les démoraliser. Fort heu-
reusement ils eurent un moment de répit, par suite
du rappel du duc d'Anjou, dont Charles IX était
secrètement jaloux; Sa Majesté consentit à cesser
les hostilités, et offrit aux réformés des conditions si
avantageuses, qu'on put croire que les armées catho-
liques avaient été battues et non victorieuses. Cepen-
dant l'importance même des concessions (it craindre
une trahison aux protestants, et ils résistèrent long-
temps aux séductions et aux caresses qu'on leur pro-
diguait pour les attirer à la cour. Enfin, lors du
mariage de Charles IX et d'Elisabeth, fille de l'em-
pereur Maximilien II, les chefs calvinistes ne purent
se dispenser de paraître aux fêtes données à cette
occasion; toutefois ils curent soin de s'y rendre les
uns après les autres ; ce qui fit manquer la sanglante
perfidie qu& Catherine de Médicis avait préparée
pour célébrer les noces de son fils.
Désesjiérant de dissiper les craintes des huguenots
si elle n'employait un grand moyen, la reine mère
se décida à marier Henri de Navarre, devenu le chef
des calvinistes depuis la mort du prince de Condé, à
Marguerite sa fille, princesse tellement décriée, qu'on
disait à la cour qu'elle avait eu pour amants, à l'âge
de douze ans, un valet de chambre et un capitaine
ROIS, REINES, EMPEREURS
593
MPJM.l:c
Elisabeth, fille de l'empereur Maximilien II, femme de Charles IX
des gardes, indépendamment de ses trois frères,
Charles IX, le duc d'Anjou et li; duc d'Alençon. On
affirmait même que la liaine du duc d'Anjou contre
Henri de Guise avait pour origine la jalousie que lui
inspirait la passion de Marguerite pour ce jeune sei-
gneur. Enfin ses débordements étaient si notoires,
sa conduite tellement scandaleuse, que Charles IX
disait à l'occasion de ce projet de mariage : « En
donnant ma sœur Margot au prince de Béarn, je
la donne à tous les huguenots du ïoyaume. »
Henri de Bourbon accepta avec joie lalliance qui
lui était proposée, et s'empressa de ve:iir à la cour.
Son exemple engagea le prince Henri de Condé à
demander la main de la princesse Marie de Clèves,
sœur du duc de Guise. D'autre part, Catlierine de
Médicis fit des ouvertures à la reine d'Angleterre en
faveur du duc d'.Vnjou, son fils bien-aimé. Tous ces
projets de mariages semblaient annoncer la réalisa-
tion d'une paix durable entre les protestants et les
catholi((ucs; aussi les chefs huguenots, rassurés par
tant de marques de faveur, aflUièrent-ils à la cour
pour remerciée le roi des bontés dont il les comblait.
La vieille expérience de Goligny elle-même se trouva
en défaut ; l'amiral vint dans la capitale, et reçut de
la reine mère et du roi un accueil extrêmement flat-
teur. Catherine de ]Médicis se jeta dans les bras
du vieillard, le pressa sur son cœur, et l'accabla de
caresses ; Charles IX l'appela son père ; et après
l'avoir embrassé, il lui dit avec une joie perlide :
<' Je vous tiens enfin, et maintenant vous ne nous
quitterez pas (piand vous voudrez? »
Malgré ces apparences de tendresse, quelques-uns
163
594
HISTOIRE DES PAPES
des huguenots prévoyaient une catastrophe ; et l'on
cite la réponse d'un gentilhomme de la suite de
Goligny, ipii, interpellé par son maître sur le motif
qui le déterminait à prendre son congé, lui dit réso-
lument : >i Je veux éviter le malheur ((ue m'annon-
cent les caresses de tiitherine de Médicis! » Le père
du duc de Sully prédit également ijue si le mariage
du roi de Navarre et de Marguerite se céléhrait à
Paris, « les livrées seraient vermeilles. »
Jeanne d'Alhret, qui venait d'arriver à lacourpuur
assister aux noces de son lils avec la sœur du roi,
et dont la reine mère redoutait la perspicacité, mou-
rut la première, empoisonnée foit à propos. Cet évé-
nement ne put relarder l'impatient Henri de Bour-
bon, qui avait hâte de consommer son mariage avec
Maiguorite ; il ne put même faire ouvrir le yeux à
l'amiral de Coligny.Tous les avis qu'on donna à l'un
et à l'autre des armements subits qu'on préparait fu-
rent inutiles ; ils se refusèrent à croire à une traiù-
son, et ne s'émurent nullement du rappel du duc
de Guise et des autres princes lorrains, qu'on
avait éloignés sous prétexte de conspiration, et qui
revinrent accnrapagnés du duc de Moutpensier,
du duc de N( vers et d'une suite nombreuse de sei-
gneurs qui leur étaient dévoués.
Enfin arriva le jour fixé pour le mariage de Henri
de Bourbon et de Marguerite. Les liuguenots et les
catholiques se rendirent pour la bénédiction nup-
tiale à l'église de Notre-Dame, qu'ils trouvèrent pa-
voisée des drapeaux enlevés aux réformés dans les
journées de Jarnac et de Montconlour. «Bientôt,
s'écria l'amiral, ces tristes vestiges de nos discordes
feront place à des trophées jdus dignes delà France! «
Il pensait alors à une guerre contre Pliilippe d'Es-
pagne et à un plan de campagne que Cliarles IX lui avait
demandé :1 insensé oubliait qu'il avait alïaire àunroi !
Après la cérémonie, CoHgny se rendit au Louvre
pour présenter ses hommages à Sa Majesté, ainsi
qu'il avait l'habitude de faire depuis son arrivée à
Paris. Ce jour-là, quand il entra dans la chambre
du roi, il trouva les visages rembrunis, et témoigna
sa surprise de l'embarras que sa présence paraissait
avoir causé. C'est que précisément on venait d'agi-
ter la question de savoir si on retarderait sa mort
ou si on se déferait de lui dans la journée, afin de
rendre plus facile l'extermination méditée contre les
huguenots en les privant de leur redoutable chef. Le
dernier avis avait été adopté, et Henri de Guise avait
été chargé de s'entendre avec Nicolas de Louviers,
seigneur de Maurevert en Brie, le bravo ordinaire du
roi, et de prendre ses mesures pour en finir avec
l'amiral. Tous deux vinrent donc s'emijusquer der-
rière une fenêtre du cloître de Saint-Germain l'Au-
xerrois, devant laquelle devait nécessairement passer
Coligny en sortant du Louvre pour se rendre à la
rue deBéthisy, où il demeurait; là, masqués par un
rideau, ils attendirent qu'il fîit en l'ace de la fenêtre.
Alors Nicolas de Louviers tira son coup d'arqueljusc
presque à bout portant; la balle atteignit l'amiral,
lui coupa un doigt de la main droite et alla se loger
dans le bras gauche, mais sans renverser Coligny,
qui eut encore ia force d'indiquer à sa suite la fenêtre
d'où était parti le coup, et de continuer sa route à pied
jusqu'à sa maison, avec l'aide d'un de ses serviteurs.
Quand le roi et la reine mère eurent appris que
les blessures n'étaient pas niurtelles, ils s'empressè-
rent de rendre visite au malade; et pour éloigner
tout soup(;on de leur complicité dans l'attentat, ils
feignirent pour l'amiral un atlendrissement qui n'é-
tait point dans leur cœur ; ils versèrent des larmes
hypocrites, lui baisèrent les mains, et jurèrent de
faire une justice terrible des assassins. Ces démons-
trations elles-mêmes, ])ar leur exagération, augmen-
tèrent les appréhensions des amis de Coligny au lieu
de les calmer, et il fut décidé i[ue leur chef se retire-
rait dans ses terres dès qu'il serait rétabli de ses
blessures.
Catheiine de' Médicis et son fils, informés de ces
projets de fuite, résolurent d'y mettre bon ordre, et
firent appeler au Louvre le maréchal de Tavannes,
les seigneurs de Retz, Villeroy et Gondy-Biragues,
leurs créatures damnées, membres distingués de
cette noblesse toujours prête à exécuter les terribles
volontés du maître en échange de dignités, de do-
maines ou de pensions; race de courtisans maudits;
iléau des nations à toutes les époques, cl dont les
peu[)les ne seront délivrés que le jour où il leur
conviendra de balayer de la terre les trônes des des-
potes. Dans ce hideux conciliabule on délibérera sur
l'opportunité de l'assassinat de l'amiral, du prince
de Condé et de Henri de Bourbon, en même temps
que du massacre de leurs partisans ; les uns vou-
laient épargner le beau-frère du roi, les autres pen-
chaient pour le prince de Condé ; enfin, comme les
discussions menaçaient de traîner en longueur,
Charles IX se leva en blasphémant le nom de Dieu,
suivant son habitude, et trancha la (jueslion : « Je
veux, s'écria-t-il, qu'on tue non-seulement Coligny,
mais encore tous les huguenots Je France, hommes,
femmes et enfants, afin qu'il n'en reste pas un seul
pour me reprocher la mort des autres ! Qu'on se dis-
pose en toute diligence à l'exécution de mes ordres. »
Cet effroyable arrêt prononcé, le conseil se sépara,
et remit au lendemain à disserter sur les moyens de
rassembler dans le même quartier de la ville, comme
dans un filet, tous les calvinistes distingués par leur
rang et par leur noblesse. Ceux-ci se prêtèrent
d'eu.x-mêmes aux vues perfides de leurs assassins;
alarmés des mouvements des troupes royales , qui
venaient depuis plusieurs jours renforcer la garde,
ils se rassemblèrent autour de l'amiral pour le dé-
fendre et pour se soutenir les uns les autres en cas
d'attaque. Sa Majesté, pour les mieux tromper encore,
fit prévenir Coligny qu'il eût à se défier des Guises;
et, sous prétexte de veiller à sa défense, il lui donna
pour escorte une compagnie du régiment des gardes,
et commanda à tous les protestants de se loger près
de l'amiral ou aux environs du Louvre ; il força
même les catholiques du quartier à céder leurs mai-
sons aux réformés.
Toutes les mesures étant préparées pour l'horrible
massacre qu'où méditait contre les huguenots, il ne
s'agissait plus (jue de fixer l'heure et le jour; ce fut en-
core Charles IX, l'exécraijle fils de Catherine de Médi-
cis, ([ui décida que le carnage commencerait pendant la
nuit, la veille de la Saint-Barihéleray, le ik ii: ùl 1572!
Cette détermination fut prise par le roi tans le châ-
teau des Tuileries, que venait de faire bâtir Gilherine
ROIS, REINES, EMI'KUHUUS
695
cleMéiliciSjCt servit en quelque sorte à inauirurer cotte
fastueuse demeure, où uu LouisXlII, un Louis XI\ ,
un Louis XV et d'autres encore, Bourlions, Orléans,
Napoléons, devaient InnuT dans la majesté de leur in-
solence et dans la plénitude de leur infamie ; les uns
entourés de mignons, les autres escortés de favorites
et de jirètres, tous accompagnés de bourreaux. Le duc
de Guise se chargea de tuer Coligny; le maréchal de
Tavannes prit la diiection générale de l'afl'aire, et
amena le prévôt des marchands et les chefs des com-
pagnies liourgeoises devant le roi. pour ([u'ils reçus-
sent de sa bouche communication de ses volontés.
Ceux-ci voulurent faire quelques représentations, UA-
l'jment ce que leur demanda Sa ^Majesté leur p.irnt
horrible; mais Charles IX ne leur en donna pas le
temps, et les regardant d'un air féroce, il leur dit :
« Allez, manants, et obéissez sans rien examiner,
ou tremblez pour vos tètes! » Comme à cette é])oque
c'était chose grave que de désobéir à un roi, ils ré-
pondirent : « Vous le voulez, sire; eh bien! nous
vous jurons sur Dieu que vos ordres seront exécutés
si fidèlement qu'il en sera fait mention jusi[u'aux
âges les plus reculés ! » Charles IX les avertit que
le signal serait donné ])arle tocsin du palais, et leur
ordonna de porter pour signe de ralliement un mou-
choir blanc au bras gauche avec une croix de même
couleur à leur chapeau.
Enfin la nuit fatale arrive; toute la cour parait
occupée de mascarades, de jeux, de fêtes et de plai-
sirs! C'était un jour de gala au Louvre! Vers minuit,
le roi, qui pendant toute la soirée s'était entretenu de
])ropos joyeux avec quelques seigneurs protestants,
se plaint de la fatigue, leur donne congé, et se
retire dans ses appartements. Aussitôt Catherine de
Médicis, les frères du roi, les Guises, le maréchal de
Saulx-Tavannes et les autres chefs de la conspiration
accourent dans la chambre de Charles IX pour re-
cevoir ses derniers ordres. Les compagnies des
gardes arrivent également et sont distribuées en
silence dans toutes les rues voisines pour fermer les
issues ; la demeure de l'amiral est entourée de sen-
tinelles ; enfin toutes les bandes d'égorgeurs sont à
leur poste. Alors, sur un signe du roi, le befl'roi
s'ébranle, et la Saint-Barthélémy commence! !!!....
« Tout se croise, tout s'émeut, tout s'excite, dit le
maréciial de Tavannes dans ses mémoires ; le sang
inonde les rues, les cadavres encombrent les places;
des mugissements terribles retentissent de toutes
parts et viennent glacer d'épouvante ceu.\-là mêmes
qui étaient les auteurs de ce massacre, Charles IX
et Catlierine de Médicis! »
Déjà Ilenii de Guise s'est élancé sur la demeure de
Coligny; les portes en sont enfoncées; un domesti-
que du duc, nommé Besme, monte avec une troupe
d'assassins dans les appartements en criant d'une
voix terrible . « Mort ! mort ! » Il cherche l'amiral
dans toutes les chambr-rs, et dans l'une d'elles aper-
cevant un noble vieillard qui s'était levé et se sou-
tenait à peine, affaibli par ses blessures : « Est-ce
toi, lui dit-il, qui es Coligny? — Oui! » répond
l'amiral avec le sang froid rpi'H avait si souvent
montré au milieu des hasards de la guerre. « Eh
bien ! voici de la jiart du duc de Guise ! » et l'assas-
sin lui i)longe troi; fois son épée dans le corps. Un
genliliiomuu' nommé Hatlain, i|ui suivait Besme, tra-
verse la poitrine de l'amiral d'un coup de pistolet, et
un autre noble appelé Ilautefort l'achève avec son poi-
gnard. Lâcheté et cruauté, apanages de la noblesse!
Guise, resté dans la cour avec ses hommes d'armes
pour empêcher que sa viclime lui écliappe, s'inipa-
tient' et cric qu'on lui amène Coligny. Son domes-
tique lui répond d'une fenêtre : « Le voici! » et au
même instant un cadavre est lancé par-dessus une
balustrade sur le pavé et tombe à ses pieds. Le duc
se baisse, essuie le sang qui couvrait h; visage de son
ennemi, et contemplant les traits à la lueur d'une
torche : « C'est bien lui, ce damné huguenot, dit-il
avec un sourire féroce ; maintenant aux autres, mes
anii<, et que pas un ennemi des Guises ne voie le
soleil se lever! » Puis il repousse le cadavre du pied
et se rue, à la tête de ses gens, sur les seigneurs,
les valets et les autres personnes de la maison de l'a-
miral, criant qu'on ne fasse grâce ni merci à aucun.
Ailleurs, les mêmes scènes de carnage avaient
lieu; les calvinistes qui cherchaient à sortir de leurs
demeures étaient repoussés à coups de feu et de
hallebarde par les meurtriers erabus rués dans les
portes et aux détours des rues; là, ils étaient égorgés
par les troupes royales; ici, ils tombaient dans les
compagnies bourgeoises ; ailleurs, ils trouvaient les
pelotons détachés du maréchal de Tavannes ; partout
ils rencontraient le carnage, le viol, l'incendie. Les
maisons des protestants étaient envahies par une
soldatesque eifrénée: hommes, femmes, enfants,
vieillards, personne n'était épargné, et tout cela
formait un terrible bi'uit d'armes, de chevaux, de
coujjs d'arquebuse, de voix d'hommes qui criaient
miséricorde, de sanglots des mères qui suppliaient
qu'on épargnât leurs enfants, de gémissements de
jeunes filles qui demandaient grâce à leurs bourreaux,
de sarcasmes etdeblasphèmes proférés par des prêtres
et pardes moines, qui, lecrucifix d'une main et le poi-
gnard de l'autre, guidaient les bandes de fanatiques
et commandaient au nom du pajie de n'épargner ni
))arents ni amis, de tuer les huguenots jusqu'au
dernier. Partout on égorgeait sans distinction d'âge
ni de sexe; on éventrait les femmes enceintes, on
arrachait de leurs entrailles leurs enfants tout palpi-
tants; et quand les solilats avaient Ijrisé leurs glaives,
ils jetaient leurs victimes par les fenêtres et les
écrasaient sur le pavé.
Comme les égorgeurs paraissaient se fatiguer, les
ducs de Montpensier, de Guise, d'Angoulême, de
Nevcrs, le maréchal de Tavannes et les seigneurs
catholiques du parti de la cour, pour ranimer le
carnage, parcoururent les rues, les carrefours et les
places publiques, faisant achever les blessés : « Écra-
sez ces serpents perfides, criaient-ils aux soldats ;
coupez par tronçons ces vipères cpii se sont glissées
dans le sein de la France pour l'infecter du poison
de l'hérésie : saignez, saignez ces pourceaux; c'est
votre roi, c'est votre Dieu qui l'ordonnent! »
Néanmoins plusieurs des huguenots parvinrent à
s'éciiapjier du milieu de cette boucherie, et s'enfui-
r ni du côté de la rivière pour gagner à la nage le
faubourg Saint-Germain, où les assassins n'avaient
pas en or* pénétré. Alors, honte et abominalion ! le
roi Charles IX, embusqué à l'une des fenêtres -^ •
596
HISTOIUK DES PAPES
Louvro, ayant à ses côtes l'exécrable Gatlierine do
Modicis, sa mère, s'arma d'une arquebuse, et pen-
dant [dus d'une lieure tira sur les malheureux rpii se
siiuvaieiit à la nai;e ! ! !
Le maréchal de Tessé, qui vivait sous Louis XIII,
dit dans ses Mémoires qu'il interrogea lui-même un
irentilhoranie centenaire qui avait été dans les gardes
•ie Charles IX, sur tout ce qui s'était passé lors de
la Saint-Rarlhélemy, et que lui ayant exprimé ses
doutes sur ce qui concernait l'horrible action attri-
buée au roi, le vieillard lui répondit : « Hélas !
c'était moi qui chargeais son arquebuse. A chaque
coup, Madame Catherine applaudissait et iélicitait
son fds sur son adresse, car cliacune de ses balles
atteignait une victime ! »
Pendant cette atVreuse nuit, le palais du roi lui-
m»''rae fut le théâtre de lâches assassinais ; Henri de
liourbon et le prince de Condé, qui logeaient au
Louvre, furent seuls épargnés, parce qu'on voulait
les conserver en otages en cas de non réussite.
Quant aux seigneurs prolestants de leur suite, les
ims furent poignardés dans leurs lits avec leurs
lerames. les autres furent percés à coups de halle-
barde en cherchant à se sauver dans les galeries;
on les poursuivit jusque dans la chambre de Mar-
guerite, près de laquelle ces malheureux espéraient
trouver un refuge.
La jeune reine de Navarre fait elle-même, dans ses
Mémoires, le récit des atrocités dont elle fut témoin :
« Comme j'étais le plus endormie, dit-elle, je fus
réveillée en sursaut par le bruit que faisait un
homme en frappant des pieds et des mains à ma
porte en criant: Navarre, Navarre ! Ma nourrice
pensant que c'était le roi mon mari, ouvrit; et aus-
sitôt se précipita dans la chambre un gentilhomme
appelé Téjan, presque nu et blessé d'un coup d'épée
dans le corps et d'un coup de hallebarde dans le
bras; derrière lui se ruèrent les archers. Alors, ne
sachant où se cacher, il s'élança sur mon lit et
m'étreignit dans ses bras ensanglantés, cherchant à
se faire un rempart de moi. Dans mon efî'roi, je me
débattis pour échapper aux glaives que je voyais
lever sur moi, et je tombai dans la ruelle avec le
pauvre Téjan, qui ne me lâcha pas et roula avec moi,
tous deux criant grâce et merci, etaussi épouvantés l'un
que l'autre. Je ne sais ce qu'il serait advenu, si Dieu
n'eût permis f[ue M. de Nançay, capitaine des gardes,
entrât, et m'apercevant sans vêtements dans les bras
d'unhomme. bien que dans un état désespéré, il ne put
se tenir de rire ; il renvoya les archers et me donna
la vie de l'infortuné, qui s'était évanoui de terreur,
.le changeai ensuite de chemise, parce f[ue j'étais
couverte de sang; et jetant un manteau de nuit sur
moi, je me dirigeai vers l'appartement de ma sœur,
Madame de Lorraine, où j'arrivai plus morte que
vive. En entrant dans l'antichambre, un gentilhomme
nomrué Bourse, qui se sauvait des archers, fut cloué
à terre d'un coup de hallebarde à trois pas de moi :
^e me firécipitai dans la pièce où couchait ma sœur,
et derrière moi s'élancèrent M. de Miossens, pre-
mier gentilhomme de mon mari, et Armagnac son
premier valet de chambre, tous deux blessés et pour-
suivis par les soldats. Madame de Lorraine et moi
résolûmes de les sauver, et nous allâmes nous jeter
à genoux devant le roi mon frère et la reine ma
mère, qui, à force de prières et de larmes, nous ac-
cordèrent la vie de ces malheureux serviteurs. «
IJrino, gouverneur du prince de Gonti, n'eut pas
le même bonheur; la protection de son auguste
élève ne put le sauver de la fureur des assassins ;en
vain l'enfant mit ses petites mains au-devant des
soldats et cria miséricorde ; cet homme vénérable,
presque octogénaire, fut percé de quinze coups
d'épée. Le brave Pardaillan, Saint-Martin, gouver-
neur du roi de Navarre, Armand de Clerraont, le
seigneur de Piles, furent également assassinés.
D.ni la cour on égorgeait les réformés par troupes;
on les traînait en chemise au milieu des gardes, i|ui,
rangés sur deux lignes, les éventraient à coups de
hallebarde. Hors du château, le carnage contina:iil
avec plus de fureur encore ; Téligny, gendre de l'ami-
ral. la Rochefoucault, que le parti calviniste révérait
à l'égal de l'amiral de Coligny lui-même, Soubise,
Lavardin, Crussol, Lévy, Berny, Rouvray, la Châtai-
gneraie, Pluviant et une foule de seigneurs, gentils-
hommes et officiers, au nombre de plus de deux
raille, tombèrent sous les arquobusades des Guises,
des Tavannes et des Retz; l'intrépide Caumont fui
poignardé dans son lit avec l'aîné de ses enfants; le
plus jeune, qui était également couché avec lui, et
qui fut ilepuis le maréchal do la Force, échappa seul
aux assassins, parce que étant inondé du sang de
son ))ère, ils supposèrent l'avoir tué.
Au milieu de cet effroyable désordre, toutes les
passions haineuses se firent jour et grossirent le
nomjjre des victimes ; des milliers de catholiques
furent égorgés, les uns par des ennemis personnels,
les autres par des héritiers avides, par des concur-
lents, par des adversaires en matière de procès, pur
des femmes adultères, par des rivaux en amour ou
simplement par. des collègues jaloux. Pierre Ramus
fut compris dans le massacre pour avoir contredit
Jacques Charpentier au sujet des œuvres d'Horace et
de Juvénal; Louis de Clermout égorgea de sa propre
main un catholique nommé Antoine de Chaumont,
son parent, qui lui disputait une part d'héritage dans
la succession au marquisat de Rénel; des fils même
assassinèrent leurs pères ou leurs sœurs pour jouir
plus vite de leur fortune.
II n'y eut aucun genre d'atrocités ([ui ne lût
commis ; et comme on n'épargnait ni le sexe ni
l'âge, il y eut des bourreaux de tout âge et de tout
sexe; des femmes, exaltées par les prêtres, tuèrent
des huguenots, et des enfants de dix ans écrasèrent
des enfants au berceau!
Le massacre de la Saint -Bartliélemy, qui avait
commencé dans la nuit du dimanche, dura troisjours
et trois nuits sans interruption. Dans ce court inter-
valle, dix mille hérétiques avaient été assassinés dans ■
la ville de Paris seulement, au rapport des acteurs I
principaux de cette sanglante all'aire. Le boucher
Pesun, dit Saulx de Tavannes dans ses ^Mémoires, se
vanta devant le roi d'avoir fait sauter cent cinquanti;
huguenots en une seule nuit dans la rivière. Croi-
sier ou Crucé, tireur d'or de l'hôtel des monnaies,
déclara qu'il en avait assommé à coups de maillet
plus de quatre cents. Un autre tireur d'or, appelé
Thomas, se vanta également d'en avoir tué plus de
ROIS, REINES, EMPEREURS
50r
Assassinat de l'amiral de Coli^'ny dans la nuil de la iaint-Barthtlcmy
quatre-vingts dans cliacune de ces trois terribles
journées. « Ce serait diffuiie à croire, ajoute TEsloile,
qui rapporte le fait, si je n'avais entendu cet aveu de
sa propre bouche. Ce brigand mangeait avec les
bras et les mains tout sans^Jants, disant que c'était
honneur pour lui, attendu que ce sang était celui des
ennemis du roi Chailes et de sa bonne mère la reine
Catherine. » Mcssire René le parfumeur, qui fut de-
puis accusé d'avoir empoisonné Jeanne d'Albrct, eut
l'odieuse lâcheté d'assassiner les huguenots qu'il
avait attirés chez lui sous prétexte de les sauver avec
leurs richesses; et ce miséralile ne craignit pas, en
plein jour, de transporter leurs cadavres à la Seine.
Quelque horribles que soient ces détails, ils perdent
toute leur atrocité si on les compare aux scènes hon-
teuses dont furent témoins et acteurs Catherine de
Médicis et Charles IX. « Ce monstre, en riant et
jurant Dieu à sa manière accoutumée, dit l'Estoilc,
répétait à ses favoris ces infâmes paroles : « Teli!
que c'est un gentil cul que celui de ma grosse sœur
598
HISTOIRE DES PATES
Margot ! Par la sans: Dion ! je m> ponso pas ([u'il y
en ait oncorc au niondo un ilu nu' me; il a pris tous
mes iniln'i-iles de iiuguenots à la pipée. " Et sur 1l<
soir de la troisième journée de la Saint-Barthélomy,
continue riiisiorien, le roi, pour se distraire et se
donner du plaisir, sortit du Louvre avec les dames
et demoiselles de la cour, afin devoir les corps morts
qui étaient amoncelés dans les rues; et, entre antres,
il fit dépouiller nu par des lilles d'honneur le cada-
vre du seii,'neur de Soubise, pour voir à quoi il pou-
vait tenir, étant si beau et si vaillant gentilhomme,
qu"il fut impuissant avec les femmes. •> Il est impossi-
ble de rapporter les propos obscènes et les jeux sacri-
lèges auxquels se livrèrent les courtisanes titrées qui
accompagnaient la reine mère, et qui essayèrent de
se marier avec des cadavres, aux grands applaudis-
sements de Sa Majesté, des deux reines, des princes-
ses et de tous les seigneurs !
Cette satinnale fut suivie d'une expédition à Mont-
faucon; Catherine de Médicis, le roi, les ducs d'An-
jou et d'Alençon, les fdles de la reine et une foule
de courtisans, ivres de vin et de luxure, tous magni-
fiquement vêtus , les nobles dames couronnées de
fleurs et de pierreries, vinrent contempler le corps
de l'amiral Goligny, qui avait été accroché aux four-
ches par les cuisses et qui montrait dans toute sa
hideuse nudité la mutilation sacrilège qui lui avait
été faite. Charles IX voulut loucher le cadavre pour
compter les blessures ; et sur l'observation d'un de
ses officiers, que les exhalaisons infectes pourraient
l'incommoder, il répondit : « Le corjis d'un ennemi
« mort sent toujours bon. »
Après avoir visité le charnier de Montfancon, la
cour se rendit au cimetière Saint -Innocent pour ad-
mirer un aubéj)in fleuri miraculeusement, que les
jésuites avaient transplanté de leurs serres pendant
la nuit, et devant lequel bon nombre de gens super-
stitieux se prosternaient, criant au prodige. Char-
les IX, dupe de cette jonglerie, s'imagina que le
reverdissement de l'aubépin présageait une nouvelle
ère de grandeur pour la royauté, et retourna au
Louvre, bien résolu d'exterminer jusqu'au dernier
huguenot. Il fil d'abord amener en sa présence le
roi de Navarre et Henri de Condé, et leur dit avec
son laconisme habituel : « La messe ou la mort !
choisissez à l'instant ! » Henri de Bourbon abjura
sans aucune difficulté ses anciennes croyances; le
prince de Condé marqua d'abord quelque résistance ;
mais il finit par céder, et consentit à écouter les ex-
hortations du jésuite Maldonat, nommé d'office pour
le catéchiser.
On compta plusieurs conversions semblables; ce-
pendant quelques seigneurs protestants montrèrent
plus de courage que leurs chefs et souffrirent cou-
rageusement la mort. Tous les hérétiques obstinés
furent impitoyablement massacrés sous les yeux du
monarque, qui prenait un extrême plaisir à voir ré-
pandre le sang humain ; puis , quand le tigre ne
trouva plus de proie à sa portée pour assouvir sa
soif, il donna l'ordre aux gouverneurs des provinces
de faire main basse sur tous les protestants du
royaume. Rouen, Meaux, Orléans, Angers, Bourges,
Lyon, Toulouse, et une multitude d'autres villes, de
bourgs ou de villages, devinrent le théâtre de mas-
sacres aussi terriiiles que ceux qui avaiefit ensan-
; glanlé la capitale, et cela ]icudanl deux mois entiers.
[ Il y eut des contrées où l'eau des ruisseaux et des
rivières fut lellenienl infectée par les cadavres qvi'on
y précii)ilait, qu'elle eij devint mortelle pour ceux qui
en buvaient, et qu'elle fut pendant longlemps un objet
d'horreur et de dégoût ]K)ur les baliilanls des l'ivages.
On doit dire m'aumnins que dans plusieurs pro-
vinces il se rencontra des hommes courageux qui
méritent d'être glorifiés par la postérité pour avoir
refusé d'obéir aux ordres de l'infâme Charles IX ;
entre autres, l'exécuteur des hautes œuvres de Lyon,
qui répondit aux magistrats que ses fondions étaient
de délivrer la société des malfaiteurs qui en trou-
blaient l'ordre, et non de tuer des innocents. Le
vicomte d'Orthe, qui commandait à Biyonne, écrivit
au roi : « Sire, j'ai communiqué les ordres de Votre
Majesté à la bourgeoisie et à la garnison ; j'ai trouvé
parmi eux de bons citoyens, des sujets fidèles, et
pas un bourreau. » Claude de Savoie, comte de
Tende, adressa son refus d'obéir en termes encore
plus énergiques. Du reste, les uns et lesauties payè-
rent cher leur courageuse résistance : l'exécuteur de
Lyon fut poignardé, et les deux soigneurs empoi-
sonnés par ordre de monseigneur le roi.
Ces proscriptions excitèrent dans les pays étran-
gers une telle horreur, qu'aucune considération poli-
tique ne put en arrêter l'expression ; ainsi l'électeur
palatin ne craignit pas de recueillir les enfants de
l'amiral de Coligny, et sur la demande qui lui fut faite
de les renvoyer en France, il répondit : « Je les gar-
derai envers et contre tous, de peur que ces chiens
enragés, ces infâmes catholiques, ne les déchirent
comme ils ont déchiré leur père. »
Charles IX voulut alors rejeter l'infamie de l'at-
tentat sur les princes lorrains, et fit répandre adroi-
tement le bruit dans les cours étrangères que les
Guises avaient seuls dirigé les massacres delaSaint-
Barlhélemy; ceux-ci repoussèrent cette odieuse in-
sinuation, et envoyèrent aux diil'érentes cours les
ordres signés du roi do France, ce qui constata que
Charles IX était bien réellement l'organisateur de
cette affreuse tragédie. Son mensonge se trouvant
découvert, il eut recours à une nouvelle calomnie, et
imagina d'accuser les protestants de conspiration ei
de crime de haute trahison. En conséipience, il vint
dire en plein Parlement, toutes les chambres assem-
blées, que les assassinats et les massacres exécutés
dans toute la France avaient eu pour but de préve-
nir un complot que l'amiral de Coligny et les hugue-
nots ourdissaient contre la famille royale; il demanda
l'inscription de cette accusation dans les registres,
et ordonna qu'on instruisit un pioiès criminel sur
les faits mensongers reprochés à ses victimes.
Christophe de Thon, premier président, honte
éternelle sur lui! obéit au tyran, et le félicita au
nom du Parlement de la fermeté dont il avait fait
preuve; les magistrats se joignirent à leurprésident,
renchérirent sur les expressions de basse adulation
dont il s'était servi, votèrent par acclamations des
remercîments à Charles IX et à Catherine de Mé-
dicis, el les supplièrent d'expulser de la maison
royale tous les gentilshommes suspectés de calvi-
nisme, et même les valets gagés qui occupaient les
IIÛIS. REINES, EMPEREURS
599
plus basses fonctions et qui n'étiiieut pas ri'ijutis
pour de l'erveiUs catlioli([ues. Ils oseront décri'tcr
qu'on instituerait une procession annuelle pour cé-
lébrer l'anniversaire Je la Saiut-llarthélemy, et com-
mencèrent un scandaleux procès contre la mémoire
des victimes du monstre couronné. De faux témoins
vinrent déposer que les huguenots avaient conspiré;
on fit emprisoiuier tous ceux qui avaient échappé au
massaci'e; et entre autres, deux seigneurs calvinistes,
Briquemont et Cavagnes, ce dernier âgé de plus de
quatie-vingts ans. On proposa à ces deux braves
gentilshommes au nom de Sa Majesté de leur rendre
la lilierté, s'ils consentaient à s'avouer les chefsd'une
conjuration avec l'amiral pour renverser la royauté.
« Eux Lien avisés, dit Saulx de Tavannes , ne le
voulurent point entreprendre , sachant bien , puis-
qu'il iallait mourir, qu'il valait mieux que ce fût sans
honte ni remords. » .\yant donc repoussé le marché
odieux qu'on leur offrait, ils furent soumis à la ques-
tion, torturés, puis condamnés comme criminels de
lèse-majesté, et pendus à deux gibets.
Un grand nombre de huguenots, parents ou ser-
viteurs des chefs calvinistes, subirent le même sort
ou périrent soit dans les tortures, soit au fond de
leurs cachots, soit en place de (jrève, pour expier non
pas le prétendu complot qu'ils avaient formé contre
la cour, mais bien l'e.xécrable attentat que le roi et sa
mère avaient consommé. Les richesses des victimes
grossirent les trésors de Charles IX et de Catherine,
ûu servirent à récompenser les lâches assassins qui
avaient exécuté leurs ordres; le maréchal de Retz,
l'amant de l'infâme Médicis, et, suivant la chronique,
le père de ses enfants, un Florentin qu'elle avait
amené en France lors de son mariage avec Henri II,
çut surtout une large part dans les dépouilles. Gomme
le favori n'était pas encore satisfait de ce qu'on lui
avait donné, et désirait ardemment la terre de Ver-
sailles, que le roi avait octroyée à Loméuie, son se-
crétaire, la reine mère le fit simplement étrangler,
ainsi que plusieurs de ses parents, et déclara le ma-
réchal de Retz l'héritier de ses victimes.
Quoique décimés par leurs bourreaux, les calvi-
nistes ne perdirent pas tout espoir de rétablir leurs
affaires; ils se rassemblèrent à la Rochelle, àNismes,
à Montauban, se fortifièrent dans ces villes, et' for-
mel ent des alliances avec les réformés d'Angleterre
et les princes d'.VUeinagne, f[ui leur envoyèrent des
secours d'hommes et d'argent. Dès lors la guerre ci-
vile se ralluma avec plus de fureur que jamais ; le
duc d'Anjou marcha contre les rebelles à la tète
d'une armée formidable, et vint se faire battre sous
les murs de la Rochelle, ce qui détermina la cour à
otïiir la paix aux jirutestants et à leur rendre la li-
berté de conscience. Catherine de ^lédicis se prêta
d'autant plus volontiers à ces arrangements, que la
paix lui permettait de garder près d'elle pour quebjue
tem])s le duc d'Anjou, celui de ses enfants (pi'on
l'accusait d'aimerd'unamour incestueux, et rpii allait
être obligé de la quitter pour monter sur le trône de
Pologne.
Il y eut au Louvre, à l'occasion de cet événement,
des fêtes et des orgies dignes des cours de Néron et
de Caligula; et les débordements allèrent si loin, que
Pierre de l'Estoile, dans le journal f(u'il nous a laissé
sur cette é[ioque, avoue (|ue la rougeur lui monte au
fronl rien (|u'en pensant aux abominations qui eurent
lieu entre la reine et son fils chéri, ou entre le roi et
ses frères. Il se contente de raconter une scène dont
il fut témoin et qu'il nomme le souper des trois rois:
«■ J'ai vu, dit le naïf historien, monseigneur Charles
neuvième du nom, le duc d'Anjou, le nouveau roi de
Pologue et Henri de Bourbon, roi de Navarre, en
compagnie de leurs mignons, se livrer avec eux à de
lascives puanteurs et autres sardanapalismes, puis se
faire servir en un banquet par des putains entièrement
nues, auxquelles, après en avoir abusé de toutes maniè-
res, ils prirent plaisir à brider avec des torches enllam-
mées les poils de leurs parties honteuses. Enfin ces
affreuses paillardises étant terminées, ils se rendirent
chez Nantouillet, prévôt de Paris, qui avait reçu
l'ordre de leur apprêter une magnifique collation; ils
le firent garrotter par leurs gardes, lui volèrent sa
vaisselle d'argent, ses pierreries et son or, fouillant
et pillant dans les lieux les plus cachés de sa maison.
Il fut dit alors dans Paris qu'ils avaient volé plus de
cent mille francs au bonhomme pour le punir d'avoir
refusé de prendre pour femme laChàteauneuf, fille de
joie du roi de Pologne. Le lendemain tout Paris s'é-
mut du pillage de ces grands et puissants voleurs, et
le premier président vint au Louvre pour remontrer
à Sa Majesté que sans doute elle avait volé pour rire;
à quoi Charles IX répondit : « Par la sang Dieu ! que
« réclame ce fripon? je n'ai pas même été chez lui. »
Dont le président très-content lui répondit «Puisque
<> mon souverain n'a pas participé à celte criminelle
« action, je ferai bonne justice des voleurs. » —
« Non, non, répliqua le roi, je vous défends d'en in-
K former; dites seulement à Nantouillet (ju' il se taise,
« ou qu'il redoute notre vengeance. »
Elle était en effet à craindre pour tout le monde ;
car un gentilhomme provençal nommé la Mole, qui
était attaché à la maison du duc d'Alençon, deuxièuie
frère du roi, et amant de Madame Marguerite'de Na-
varre, ayant encouru sa disgrâce, Charles ne voulut
rien moins i[ue le faire étrangler : un soir, à la suite
d'une débauche, il prit avec lui Henri de Cruise et
six autres gentilshommes auxquels il distribua des
cordes, et vint s'embusquer dans une galerie secrète
qui conduisait à la chambre à coucher du duc d'A-
lençon, et par où devait passer le mignon du prince.
Fort heureusement pour le jeune seigneur, cette nuit-
là il prit fantaisie à Madame Marguerite de Navarre
de le garder près d'elle jusqu'au matin. Le lende-
main il apprit par une indiscrétion du duc de Guise
à i[uel danger il avait échappé; il (juilta alors Paris
et se retira dans ses terres, bien résolu à ne repa-
raître à la cour qu'après la mort de Charles IX.
Déjà ce monstre se sentait atteint de la maladie
étrange qui termina ses jours; chaque nuit il voyait
apparaître dans des hallucinations terribles les vic-
times de sa férocité; autour de son lit il croyait
apercevoir une mare de sang et des monceaux de ca-
davres; il s'arrachait alors de son alcôve en appelant
au secours, et ordonnait qu'on éloignât le spectre de
Goligny, qui se dressait devant lui sanglant, mutilé
et couvert de chaînes, tel qu'il l'avait vu au gibet de
Monll'aucon. Quand ses accès de délire étaient pas-
sés, il éprouvait un autre genre de lourmenl; la lié-
600
IIISTCtlRE DKS l'APES
fiance s'était cnipan'e do son âme; il altiibuait son
l'tal Ji.' luaLidie à rolïet du poison; et ses son|i(;ons
se portant sur sa uière et sur le roi de Pologne, il
exigea iiupérieuseinent le départ de son IVèro pour
sl's nouveauxEtats.
Leduc d'Anjou obéit; toutefois son absence ne
rendit pas le rejtos à llliarles IX; son second iVère,
le duc d'Aleni;ou, forma le projet de s'emparer de la
couronne de France, et organisa une faction dans
laijuelle entrèrent le roi de Navarre, le prince de
Condé, les Montmorency, et plusieurs autres sei-
gneurs qui prenaient le titre singulier de polit it[ues.
Comme la galanterie entrait à cette é|i(ii|uc dans toutes
les affaires d'Klat, les politiques tenaient leurs confé-
rences cluv Marguerite de Navarre et chez Mme de
Sauves, qui était à la fois la maîtresse de Henri de
Hourbon et du duc d'Alençon ; mais Marguerite, en
digne llUe de Catherine, trahissait les secrets des
conjurés et les livrait à sa mère, sans plus se soucier
i[ue ses confidences fissent tomber du même coup
les tètes de ses amants, de son mari et de son frère.
La reine mère laissa marcher les choses, tout en
faisant garder à vue les princes de Navarre, de Condé
et d'Alençon ; et lorsqu'elle sut qu'ils étaient résolus
à s'enfuir pour recommencer la guerre civile, elle
les fit conduire au château de Saint-Germain, oii se
trouvait le roi, très-dangereusement malade. Ceux-ci
ne voyant plus d'autre moyen d'échapper à Catherine
([ue de se faire enlever à main armée , donnèrent
ordre à leurs partisans de venir le mardi gras avec
deux cents cavaliers devant Saint-Germain et de
l'aire mine d'attaquer le château. D'abord tout alla à
merveille : au jour dit une troupe d'élite vint pour
enlever les princes ; la cour se crut attaquée par des
forces considérables, et n'osa faire aucune démon-
stration pour retenir les prisonniers; mais, dans ce
moment décisif, le duc d'Alençon montra de l'hési-
tation, et tout fut perdu; Henri de Condé seul se
sauva avec Turenne et du Plessis-Mornay. Le mal-
heureux la Mole, qui s'était introduit dans le châ-
teau sous un déguisement, ne voyant plus de possi-
bilité de s'échapper, voulut au moins racheter sa
tête en dévoilant à Catherine les projets des conjurés.
La reine mère profita de ses aveux et le fit immédia-
tement arrêter ainsi que le comte Annibal de Coco-
nas, favori de la duchesse de Nevers, qui était for-
tement compromis, se réservant de décider plus
tard (le leur sort.
Puis, sur les deux heures après minuit, elle donna
l'ordre du départ et se mit en route pour Paris avec
toute la cour : les cardinaux de Bourbon, de Lor-
raine et de Guise, le chancelier de Biragues, Morvil-
liers et Bellièvre étaient à cheval, chose qui n'entrait
guère dans leurs habitudes, et se tenaient des deux
mains à J'arçon de leurs selles, ayant aussi grande
peur de leurs chevaux que des ennemis ; Charles IX
suivait dans une litière, et s'écriait à chaque secousse
des porteurs : « Par la sang Dieu, du moins s'ils
avaient attendu ma mort! »
Dès qu'on fut arrivé au Louvre, Catherine de
Médicis envoya les maréchaux de Cossé et de Mont-
morency à la Bastille, donna des gardes au roi de
Navarre, et procéda à l'interrogatoire du duc d'Alen-
çon; celui-ci, qui était d'un caractère lâche et pusil-
lanime, fit tous les aveux que sa mère voulut, et
dénonça ses conq)lices. Cependant, comme un simple
projet d'enlèvement ne constituait pas un délit suffi-
sant pour condamner à mort la INlole et Goconas, la
reine mère les accusa d'avoir attenté à la personne
du roi; et le président Christophe de Thou, qui
s'était montré si docile ))our la condamnation des
calvinistes Bri(|uemont et Cavagnes, fut chargé d'in-
struire ce nouveau procès. La Mole fut interrogé à
Paris, et Coconas à Vincennes, en présence du roi :
le premier nia qu'il eiît jamais été question de rien
entrejirendre contre Sa Majesté; le second fit des
révélations contraires, afin d'obtenu- sa grâce, ce ([ui
ne servit (pi'à les laire condamner tous deux à avoir
la tète tranchée en place de Grève.
La Mole mourut en disant : « l\cconimaude/.-moi
bien aux bonnes grâces de la reine de Navarre. »
Coconas dit à voix haute à ceux qui assistaient à sou
supplice : « Vous êtes témoins, messieurs, que les
petits sont pris et s'en vont, taudis que les grands
demeurent qui ont fait la faute. » CiOmberville pré-
tend qu'après l'exécution, Marguerite de Navarre et
la duchesse de Nevers achetèrent au ])ourreau les
tètes de leurs amante et les conservèrent embaumées
dans un précieux coffret d'ébène, jusiju'à leur mort;
un autre chroniqueur dit qu'elles les portèrent dans
leurs carrosses jusqu'à Montmartre, où elles les en-
terrèrent de leurs mains dans la chapelle souterraine
où Ignace de Loyola et ses disciples avaient constitué
la Société des Jésuites.
Quant à Charles IX, l'égorgeur couronné, le Néron
de la France, il s'élait retiré à ^'incennes, et conti-
nuait à traîner une vie languissante, en proie au plus
affreux désespoir et aux plus cruelles souffrances :
sans cesse entouré de médecins et de prêtres, il
demandait aux uns la santé du corps, et aux autres
le calme de la conscience ; mais, par une juste puni-
tion de Dieu, tous restaient muets ou avouaient leur
impuissance à le guérir. Enfin, dans un dernier
accès de rage, tout son sang s'échappa des pores
comme par un crible, et la France fut délivrée de
son tyran !
Catherine de Médicis retourna an Louvre immé-
diatement après la mort de son fils, et envoya au
Parlement un édit du feu, roi qui l'investissait de la
régence du royaume jusqu'à' l'arrivée du duc d'Anjou,
alors roi de Pologne; et pour se garantir de toute
attaifue, elle eut soin de faire murer les issues de sa
résidence, à l'exception de l'entrée principale, qu'elle
fit garder en dedans par une nombreuse troupe d'ar-
chers, et au dehors par des compagnies suisses qui
tenaient des pièces d'artillerie braquées contre les
différentes rues aboutissant au château. Ensuite elle
procéda à son installation, suivant son habitude, par
des assassinats, des massacres, des jugements ini-
ques. Parmi les milliei's d'innocents qui furent sacri-
fiés à cette furie ou qui furent condamnés au dernier
supplice, on cite l'intrépide Monfgomery, ce gentil-
homme qui avait tué Henri II, quinze ans aupara-
vant, dans unlournoi. « Et quoiqu'il eût été amnis-
tié sous les derniers règnes pour ce crime involontaire,
il fallut bien, dit l'historien de Tiiou, que le Parle-
ment accordât celte satisfaction à la régente, qui
voulait, à quelque prix que ce fût, la mort d'un
UOIS, REINES, KMI'EUEURS
601
Martin Russe de Beaulieu, mignon de Henri III, secrétaire des finances
homme qui lui avait enlevé le roi son époux. » Il fut
dégradé de sa noblesse ainsi que ses onze enfants,
et conduit en place de Grève, où, sous les yeux de
Madame Catherine, le bourreau lui trancha la tête et
coupa son corps en quatre quartiers. Celle condam-
naiion devint le prélude d'exécutions sanguinaires
qui se succédèrent sans interruption pendant plu-
sieurs mois, jusqu'à ce qu'on eût appris que le roi
de Pologne, qui s'était honteusement enfui de ses
États, se dirigeait vers la Savoie pour rentrer en
France. Au passage du roi dans celte province, le
duc de Savoie donna des fêtes somptueuses et obtint
en échange la souveraineté des villes de Pignerol, de
Savillan etde Pérouse,les seules places fortifiées que
les Français eussent conservées en Ralie de toutes
leurs guerres.
Malgré les ordres de Henri III, le gouverneur de
ces villes, qui avait plus de souci de l'honneur de la
France que le roi lui-même, refusa d'opérer cette
restitution, et fit soutenir sa désobéissance par le
chancelier Biragucs, qui ne voulut pas signer les leltres
patentes de Sa Majesté. Henri, au lieu de céder à de
si prudents conseillers, s'emporta contre eux, passa
II
outre, scella les lettres de sa main, nomma à la charge
de premier gentilhomme de la chambre le seigneur
de Villequiers, au grade de maréchal de France le
seigneur de Bellegarde, et à la dignité de secrétaire
des finances un de ses mignons nommé ^lartin Russe
de Beaulieu. Puis, ayant consommé cet acte désho-
norant, il se rendit à Lyon, où déjà se trouvait la
reine sa mère et toute la cour.
Pendant son séjour dans celle ville, il apprit la
mort de Marie de Clèvcs, princesse de Condé, sa
maîtresse la plus chérie, ce cjui lui causa un tel cha-
grin, qu'il refusa de venir, habiter la capitale cl de
retourner au -Louvre où elle était morte, et qu'il se
détermina, pour se distraire, à faire un voyage dans
le midi de la France. Il vint d'abord à Avignon,
mais dans un triste état; comme tout l'argent avait
été dépensé en fêtes et en mascarades, le trésor de
Sa IMajesté se trouvait entièrement à sec; et les pages
furent obligés pour vivre de laisser leurs manteaux
en gage. Bien plus, ajoute Pierre de l'Esloile, sans
un trésorier appelé Lecomte, qui prêta cinq mille
livres à la reine mère, il est probable que ses dames
et ses demoiselles d'honneur, les plus nobles, eussent
164
602
HISTOIRE DES PAPES
été forcées di- liantor bordeaux et lupanars, et de ti-
rer parti de leui-s clianues avec les gens du pays.
Cl" moment de gêne fut de courte durée; Henri HI,
afin do remplir ses roiïres, pressa la guerre contre
les huguenots, et ordonna l'extermination des pro-
testants et la contiscalion de leurs biens. La ville de
Fonfenay, en Poitou, eut surtout à soutVrir de ces
ordres impitoyables; le duc de Monipensier s'en
étant emparé par trahison, la plupart des hommes
furent passés au fil de l'épée, les femmes et les filles
violées, tous les magistrats décapités ou pendus, et
les richesses provenant du sac de cette cité expédiées
à Henri III, qui assistait avec Callierine de IMédicis,
le roi de Navarre et toute la cour, aux processions
des flagellants, qui avaient lieu dans Avignon. Néan-
moins tous les convois n'arrivèrent pas à leur desti-
nation; les huguenots, qui tenaient la campagne, at-
taquèrent les troupes royales , les culbutèrent . et
enlevèrent une partie des chariots, qu'ils conduisirent
triomphalement dans la Rochelle, où le maréchal de
Danville commandait; puis, revenant sur leurs pas,
ils s'emparèrent de Saint-Gilles en Languedoc et
coururent jusqu'aux portes d'Avignon.
Toute la cour, qui n'était composée que de mi-
arnons et de damcreis, voulait prendre la fuite; mais
le cardinal de Lorraine, qui avait déjà repris dans le
conseil du nouveau roi l'autorité qu'il avait exercée
sous François II, fit tête à l'orage, et envoya le comte
d'Uzès avec quelques compagnies d'hommes d'armes
contre Danville, qui se replia sur la Rochelle sans
combattre. Le cardinal prit occasion de cet avantage
pour conseiller au jeune roi de se soustraire à la tu-
telle de sa mère; il l'accusa de continuer la politique
qu'elle avait employée sous les règnes précédents,
d'entretenir des intelligences secrètes avec les pro-
testants, et de favoriser les prétentions du duc d'Alen-
çon, afin de pouvoir gouverner le royaume à la faveur
des troubles. Le sodomite Henri III, roi lâche, vain, lé-
ger, esclave de ses maîtresses et de ses mignons, pro-
digue des biens de ses peuples, et qui aimait surtout
la mollesse et le repos, redoutant, s'il enlevait l'au-
torité à sa mère, d'avoir à s'occuper des soins du
gouvernement, trahit le prélat et révéla les confi-
rlences qu'il lui avait faites. Le lendemain, Charles
de Lorraine était empoisonné, et la reine mère disait
en se mettant à table : » Nous aurons maintenant la
]iaix en France, Dieu en soit loué! puisque ce
iirouillon de cardinal est mort. »
Après l'assassinat de son oncle, Henri de Guise
essaya de le remplacer dans les bonnes grâces du
roi; ce fut vainement : outre que celui-ci était ja-
loux de sa soeur Marguerite, leur maîtresse à tous
deux, il avait encore à reprocher au duc d'avoir re-
fusé d'être l'un de ses mignons, crime que Henri III
ne pardonnait jamais. Henri de Guise chercha alors
à se rapprocher du duc d'Alençon et du roi de Na-
varre, qui ne l'accueillirent pas plus favorablement ;
ces deux princes ne pouvant lui pardonner d'être
mieux traité qu'eux-mêmes par la liaionne de Sauves.
Voyant donc qu'il n'avait rien à attendie d'une cour
où l'on affectait de l'abreuver de dégoûts, il résolut
de se jeter dans le parti des mécontents et de re-
prendre les projets de ligue abandonnés depuis la
mort de son oncle.
Sa Majesté quitta enfin la ville d'.Vvignon, et vint
à Reims se faire sacrer par le cardinal Louis de Guise
et consommer son mariage avec Louise de Lorraine,
fille du comte de Vaudemont, qui avait déjà été la
maîtresse de François de Luxembourg, de la maison
de Brienne. Or, le roi, qui n'ét.iit )vis scrupuleux en
pareille matière, permit à ce jeune seigneur d'assister
à son mariage, et lui dit même en plaisantant : «Mon
cousin, j'ai épousé votre maîtresse, mais par com-
pensation je veux que vous me débarrassiez de la
mienne , et que vous preniez ])our femme la belle
Ghàteauneuf. » François de Luxembourg, qui ne se
souciait nullement de cette alliance, et qui cependant
n'osait s'exposer à la colère du roi par un relus, de-
manda jusqu'au lendemain pour donner sa réponse:
le soir même il monta à cheval et fî'enfuit de Reims.
\ son défaut, Henri III fit épouser la favorite à un
Italien appelé Antinotti , qu'elle poignarda de sa
propre main par jalousie, l'ayant surpris en flagrant
délit d'infidélité avec une dame d'atours de la reine
mère. Elle contracta ensuite un nouveau mariage
avec Philippe Altoviiti, baron de Gastellane, qui
mourut également d'un coup de poignard.
On raconte que cette terrible femme, si digne par
ses mœurs de s'asseoir sur le trône des reines de
France, ne craignait pas, à l'abri de son titre de fa-
vorite, de commettre toutes sortes de crimes; qu'un
jour, étant à cheval, et ayant rencontré sur le quai
de l'École le petit-fils du chancelier Duprat, qu'on
lui avait dit avoir parlé d'elle en termes méprisants,
elle alla droit à lui, le renversa à terre et le foula aux
pieds de son cheval jusqu'à ce qu'il ne donnât plus
aucun signe de vie. Cet acte de violence resta im-
puni comme tous ceux dont se rendaient coupables
les maîtresses ou les favoris de l'efféminé Henri III
Sous ce règne, qui était à bon droit appelé le règne
des mignons, la France vit reparaître toutes les ca-
lamités qui l'avaient désolée sous Isabeau de Bavière
et sous le bâtard Charles VII. Au lieu de chercher à
éteindre les guerres civiles en travaillant à réunir les
partis, le roi ne s'occupait que de puérilités, faisait
dresser devant les églises de la capitale des espèces
d'oratoires qu'il nommait paradis, et où il allait faire
ses dévotions, nu-pieds, un chapelet à la main, la
tête découverte, et suivi de tous ses courtisans, dé-
guisés en moines de différents ordres et de toutes
couleurs. Presque toujours ces pieux pèlerinages se
terminaient par un somptueux festin au Louvre, dans
lequel les filles d'honneur et les princesses, vêtues
en pages, remplissaient les fonctions d'échansons ;
puis, au milieu de la nuit, lorsque l'ivresse avait
exalté les têtes, le roi donnait un signal, et ces nobles
dames se mêlaient aux convives dans une effroyable
orgie. Quelquefois ces saturnales avaient lieu dans le
palais des Tuileries ; alors c'était Madame Catherine
de Médicis qui présidait au banquet, entourée des
femmes de sa cour, en costume de bacchantes, les
cheveux épars, les reins et la gorge découverts, les
jambes nues, un thyrse à la main et couronnées de
pampres verts. Et, disent les chroniques de ce règne,
il se passait dans ces nuits des scènes de débauche
et d'inceste dignes de la famille des Borgia!
Un autre genre de divertissement fort goûté du
roi Henri, était de parcourir les rues de Paris à
UOIS, REINES, EMPEREURS
603
cheval, vêtu on amazone, avec ses mignons, et île
courir publiquement la bague; d'autres fois il se
déguisait en femme, se fardait le visage, mettait dus
pendants d'oreilles et des colliers de perles, et visi-
tait dans cet accoutrement les monastères de liUes
où les hommes ne pouvaient pas entrer. Une autre
de ses occupations était d'élever des petits chiens,
de les promener dans sa voiture et d'en remplir ses
appartements. Indépendamment de-ces ridicules, ce
i|ui contribua surtout à l'aire mépriser le roi, ce fut
sa honteuse passion pour ses mignons, la sodomie.
Enfin, il tomba dans un tel degré d'abjection qu'un
clerc de la basoche ne craignit pas d'afficher en plein
jour à l'entrée du Louvre un placard portant ces pa-
roles : « Henri III, paria grâce de sa mère, roi inu-
tile de la France, portier du Louvre, marguillier de
Saint-Germain l'Au.verrois, bijoutier du palais, gar-
dien des quatre mendiants, éleveur de chiens, eoilTenr
de dames et de mignons, président de la garde-robe
des étuves, des bordeaux et des lupanars. »
Les ambitieu.x eurent beau jeu au milieu de sem-
blables circonstances, et ne se firent pas faute d or-
ganiser des coalitions à la faveur desquelles ils
espéraient s'emparer du suprême pouvoir. Le duc
d'Alençon, devenu duc d'Anjou depuis l'avènement
au trône de Henri III, s'échappa delà cour; le roi de
Navarre suivit son exemple, et tous deux se battirent
contre les troupes royales. D'uu autre côté, les Guises
préparèrent la réunion des différentes hgues qui
s'étaient formées dans les provinces, et s'apprêtèrent
à renverser la dynastie des Valois.
Catherine, jugeant que ces partis étaient trop puis-
sants pour les attaquer ouvertement, employa les res-
sources de sa politii|ue pour les dominer; elle détacha
d'abord le duc d'Alençon des huguenots en lui fai-
sant des concessions de vanité; ensuite elle offrit
aux protestants un traité de paix si avantageux, que
ceux-ci, qui redoutaient une nouvelle Saint-Barthé-
lémy, en conçurent des soupçons et se tinrent sur
leurs gardes, quoii|ue eu consentant à mettre lin aux
hostilités. Puis, elle imagina d'assembler les états-
généraux à Tours, et de faire déclarer son lils
Henri III ciief de la sainte ligue, pour enlever au
duc de Guise l'iniluence qu'il avait acquise sur les
catiioliques. Il en résulta, il est vrai, (|ue le roi
supplanta momentanément Henri de Guise dans le
parti des ligueurs; mais cet acte de déloyauté en-
liaina la rupture des nouveaux traités avec les cal-
vinistes ; et la guerre civile recommença avec une
nouvelle fureur.
Le prince de Condé, le roi de Navarre et le maré-
chal iJanville, les chefs des huguenots, ayant repiis
les armes et ouvert la campagne, la cour envoya im-
médiatement contre les rebelles deux armées : l'une
sous les ordres du duc d'Anjou, et l'autre sous ceux
du duc de Mayenne, frère du duc de Guise. Il ne se
passa rien de remarquable pendant la durée de ces
guerres, jiar suite de la mésintelligence qui s'était
glissée entre les chefs des huguenots et les généraux
des armées royales; car le duc d'Anjou ne ciiercliait
qu'à contrarier les opérations du duc de Mayenne,
et ne dissimulait pas la jalousie (|ue lui inspirait la
famille des Guises, sentiiueiit qu'il était parvenu à
faire partager à Henri HI. Celui-ci, qui voulait avant
tout jouir en repos de toutes les délices de la vie et
des plaisirs qui flattaient son imagination dépravée,
craignant de se voir obligé, par les succès du duc
de Mayenne ou par les victoires des huguenots, de
s'arracher à ses mignons et à ses maîtresses pour
s'occuper de la conservation de sa couronne, préféra
entrer en arrangements avec les calvinistes et signa
un nouveau traité avec eux dans la ville de Bergerac.
Ce fut à la suite des fêtes ((ue le roi donna au
Louvre pour célébrer cet événement, qu'eut lieu le
fameux duel entre Caylus, l'un des granils mignons
de lleiiii III, et- le jeune Charles de Balsac d'En-
tragues, favori du duc de Guise. La querelle se vida
au marché aux chevaux, près la Bastille : Caylus
étant assisté de ses deux seconds, Louis de Muugiron
et Livarot; et Balsac d'Entragues accompagné du
vicomte de Riberac et de Chomberg. Maugiron et
Choinberg furent tués sur place; Riberac mourut
quelques heures après de ses blessures ; Livarot se
retira avec un coup de dague qui lui avait mis tout
le crâne à découvert; et des six combattants, d'En-
tragues fut le seul qui s'en alla sain et sauf; pour
Caylus, il avait reçu dix-neuf blessures.
Peu d'instants après cette scène déplorable, le sodO-
mite Henri III, qu'on avait prévenu trop tard, accourut
sur le lieu du combat, prit dans ses bras le corps
inanimé de Maugiron, le couvrit de baisers, en ver-
sant des larmes abondantes, et en lui prodiguant les
noms les plus tendres, comme il eût fait pour une
maîtresse adorée ; puis il lui coupa ses blonds che-
veux, et les fit enfermer dans un sachet parfumé
qu'il porta toujours sur son cœur. Ensuite il fit
transporter Caylus dans l'hôtel de Boisi, et ordonna
qu'on tendît des chaînes aux extrémités de la rue
Saint-Antoine, pour que son favori ne fût point fati-
gué du bruit des charrettes et des chevaux. Pendant
trente-trois jours il resta au chevet du lit de Caylus,
le servant lui-même, gourmandant les chirurgiens,
les menaçant quand le mal empirait, et leur faisant
les plus magniiiques promesses lorsque l'état du
blessé paraissait s'améliorer : les res.sources de 1 art
furent inutiles, et le malade expii-a. Le roi parut
inconsolable de la mort de Caylus ; non-seulement
il le baisaetlui coupa lescheveux, comme il avait fait à
Maugiron, mais encore il lui ôta les pendants d'oreilles
qu'il lui avait donnés et attachés de sa propre main,
et il voulut les porter depuis comme un souvenir de
l'amour qu'il avait eu pour ce favori. Par ses ordres,
les corps de ses mignons furent exposés sur un lit
de parade, ainsi qu'on avait l'habitude de faire pour
les |)rinces, et toute la cour assista à leurs funé-
railles. Les restes de Caylus et do îtlaiigiron furent
inhumés dans l'église de Saint-Paul, où queliiues
mois après on déposa le cadavre d'un gentilhomme
bordelais nommé Saint-Mesgrin, un autre favori de
Sa Majesté, assassiné de nuit, à la sortie du Louvre,
par le duc de Guise, dont il avait séduit la femme.
yuoi([uele roi regrettât fort son ami, il n'osa pas le
venger, ni même faire de menaces, tant la maison des
Guises était à craindre; et les choses allèrent si loin,
que pour balancer l'influence de ces princes, il se
vit contraint de faire un traité secret avec Henri de
Navarre, et de lui donner des sommes considérables
pour soutenir la guerre contre les armée? Toyales ot
COk
HISTOIRE DES IWl'KS
coutre les troupes de k ligue. Après quoi, Sa Majestt'
l'outiuua le cours do ses débauches cl s'oecu])a plus
gjue jamais Je bals, de mascarades, de processions et
li orgies, ne s'arracliant à se* plaisirs, à ses débau-
ches que pour piller ses sujets, soit eu augmentant
les tailles, soit en vendant les oflices de judicalure et
les bénéCces ecclésiastiques, soit en envoyant des
assassins gagés chez les riches bourgeois de la capi-
tale avec des mandats à vue qu'ils étaient obligés
d'acquitter sur la signature du monarque, sous peine
de mort; car le bon roi Henri III ne pardonnait guère
à ceux qui refusaient de lui donner de l'argent, non
plus qu'à ceux qui allaient à l' encontre de sesamours.
Ainsi en donna-t-ilune preuve en poursuivant dé-
loyaleraent un seigneur de sa cour nommé Bussy
d'Amboise. qui était devenu l'amant de Aladame
Marguerite de Navarre; par malheur ce brave gentil-
homme, qui aimait plusieurs belles à la fois, laissa
tomber une lettre adressée au duc d'Anjou, et dans
laquelle il disait au prince qu'il avait tendu des rets
à la biche du grand veneur, et qu'il la tenait dans
ses filets. Cette lettre fut portée au roi, qui, sacliuni
que cette biche n'était autre que Charlotte de Cham-
bre, femme du comte de ÏNIontsoreau, qui avait ob-
tenu la charge de grand veneur, eut la lâcheté de
montrer au mari la preuve de son déshonneur, et de
lui enjoindre de forcer sa femme à donner un ren-
dez-vous à Bussy, dans un château isolé.
Bussy d'Amboise ne manqua pas d'aller au lieu
(jiie lui indiquait la belle Charlotte; à minuit, il se
présenta aux portes dtr manoir ; une femme l'intro-
duisit dans une chambre à coucher, et le prévint
qu'il n'aurait pas longtemps à attendre; en effet,
presque au même instant, douze hommes masqués
se ruèrent dans la chambre où il avait été enfermé.
Quoique à peine vêtu et armé seulement d'une épée,
Bussy d'Amboise ne laissa pas que de se défendre con-
tre ses assaillants ; et après avoir brisé son arme, il
se servit des tables, des bahuts et des escabelles, et
mit quatre ou cinq de ses ennemis hors de combat ;
enfin le nombre l'emporta, et il tomba baigné dans
Sun sang et percé de vingt-cinq blessures.
Telle fut la triste fin de l'amant de Marguerite de
Navarre; celle-ci ne s'en inquiéta pas autrement, oc-
cupée qu'elle était de nouvelles intrigues.
Henri III, satisfait du résultat de son odieuse ma-
chination, parut enfin consolé de la perte de ses
mignons, et concentra toutes ses affections sur le
beau d'Épernon et sur le seigneur d'Arqués, qu'il fit
ducs et pairs, leur donnant séance après les princes
du sang. Ces distinctions le rendirent odieux à tous
les seigneurs, comme déjà ses prodigalités lui avaient
attiré l'animadversion publique ; mais ce qui porta
l'indignation à son comble, ce furent les folles dé-
jn-nses de la cour à l'occasion du mariage du nou-
veau duc de Joyeuse avec Marguerite de Lorraine,
sœur de la reine, dans un moment où la nation était
dans la plus extrême misère. Les historiens qui nous
ont transmis la relation des fêtes que donna Sa Ma-
jesté à son favori, disent que Henri III conduisit la
mariée à son époux, accorayjagnée des princesses et
;ie toutes les dames de la cour. Les vêtements du roi
et ceux du duc de Joyeuse étaient semblables, ajou-
tent-ils, et d'une magnificence inouïe; ils étaient re-
iDUverts do perles, de pierreries d'un prix inestima-
ble, et avaient coûté plus de dix mille écus de fac^on.
.\ux dix-si'i)t iéstins ipii furent donnés pendant les
noces, par coniniandement du roi, tous les seigneurs
et daines de la cour iiarurent avec de nouveaux vê-
lements de toile et de drap d'or enrichis de passe-
ments, de guipures, de récamures, de pierreries et
de perles en grand nombre et d'un grand prix. Dans
les habillements des pages, des laquais, et jus((ue
dans les garnitures des chariots, l'or, l'argent el le
velours avaient été tellement prodigués, qu'il sem-
blait qu'on les eût donnés pour l'amour de Dieu.
Enfin la dépense fut si considérable, qu'on estima
que les soupers, les illuminations, les mascarades,
les combats à pied et à cheval, les joutes, les tour-
nois, la niusii|ue, les danses et les feux d'artifice
engloutiraient deux années d'impôts.
Pendant que le roi prodiguait les trésors de la
France, et se livrait à toutes sortes de voluptés, la
peste, la guerre civile et l'odieuse Catherine de Mé-
dicis désolaient les provinces et en décimaient les
habitants. Habile dans l'art de régner, cette exécra-
ble femme cherchait à créer de tous côtés des em-
barras à son fils pour conserver son autorité ; elle
excitait les défiances de Henri de Navarre contre les
Guises; elle poussait ceux-ci dans la révolte, et fo-
mentait des divisions même entre ses propres en-
fants, présentant à Henri III le duc d'Anjou, son
frère, comme un ambitieux prêt à luiari'acher la cou-
ronne, el lui conseiflant d'en finir une bonne fois
avec ce jeune présomptueux.
Pour lui complaire. Sa Majesté invita son frère à
souper ; et dans la même nuit le duc d'Anjou se
sentit atteint de coliques et de tranchées violentes.
On remarqua depuis une grande altération dans sa
santé, et quelques mois après il expira, se plaignant,
dit. Pierre de l'Estoile, d'avoir fait trop bonne chère
chez le roi son gracieux frère.
Cet événement compliqua singulièrement la posi-
tion des affaires, et força les partis à porter leur at-
tention sur la succession à la couronne dans le cas
où le roi viendrait à mourir sans enfants. Les Gui-
ses, qui avaient intérêt à écarter Henri de Navarre
pour se frayer un chemin au trône, se réunirent à
Catherine de Médicis, proclamèrent le vieux cardinal
de Bourbon premier prince du sang, publièrent en
son nom un manifeste dans lequel ils recomman-
daient aux Français de maintenir la couronne dans
la branche catholique, et commencèrent la guerre
contre les protestants et contre le roi, qui s'était pro-
noncé pour Henri de Navarre.
Les succès des Hgueurs contraignirent bientôt le
monarque efféminé à abandonner le parti de son cou-
sin, à se tourner contre les huguenots et à donner
son approbation à la bulle du pape qui déclarait les
princes de Condé et de Navarre inhabiles à succéder
à la couronne. Ceux-ci se préparèrent alors à guer-
royer contre les Guises ; el bientôt les jirovinces se
Irouvèrenl sillonnées par trois armées : celle des roya-
listes, celle des calvinistes et celle des ligueurs; tou-
tes les trois pillant, ravageant, égorgeant à l'envi
l'une de l'autre. Cette guerre fut appelée la guerre
des trois Henri, du nom des trois chefs, Henri de
Navarre, Henri de Guise et Henri III.
606
HISTOIRE DES PAl'ES
Quoique la France fùl à feu et à sang, son roi ne
iliangeait rien à ses habitudes, et continuait à ilé-
penser en (êtes l'argent (|ue ses trésoriers lui don-
naient pour l'entretien do ses troupes. Quant à la
reine mère, elle poursuivait sa politique tortueuse;
elle augmentait les mécontentements, excitait habile-
ment les haines des prétendants, et poussait à une
désorganisation générale du royaume. Enlin, grâce
à son génie infernal, les fureurs de la guerre civile
et du fanatisme se déchaînèrent sur la France, et le
roi se trouva dans l'obligation de laisser le gouver-
nail de l'État à sa mère, et d'avoir recours tantôt
aux huguenots pour résister aux ligueurs, et tantôt
aux Guises pour lutter contre les protestants, selon
que les circonstances l'exigeaient, pour maintenir
une espèce d'équilibre entre les partis.
Néanmoins les succès de Henri de Navarre fini-
rent par alarmer le roi. et le déterminèrent à en-
voyer contre lui une armée formidable, qu'il plaça
sous le commandement de son mignon, le duc de
Joyeuse. Celui-ci remporta d'abord quelques avan-
tages sur les protestants, et leur prit plusieuis villes
où il commit des atrocités qui lui valurent les éloges
du roi ; mais ensuite, s'étant avancé en Guyenne, il
livra bataille à Henri de Navarre dans la plaine de
Coulras, et son armée fut taillée en pièces. Presque
toute la noblesse périt dans cette journée ; le duc de
.Joyeuse lui-même, blessé grièvement, fut achevé de
sang-froid après le combat; les uns disent par la
Mothe Saiut-Heraye, d'autres par deux capitaines
d'infanterie, appelés Bordeaux et Dcscentiers. Tou-
tefois cette défaite ne porta pas un grand coup au
parti royaliste, par suite du caractère léger et avan-
tureux de Henri de Navarre. Au lieu de poursuivre
ses succès et de marcher en avant, le prince aban-
donna son armée et retourna dans le Béarn auprès
d'une de ses maîtresses. Mais si la bataille ne profita
pas aux huguenots, elle servit à accroître l'audace des
ligueurs ; Henri de Guise, ([ui se sentait fort de l'ap-
pui de Catherine de Médicis, voulut prendre occa-
sion de ce désastre pour se faire nommer lieutenant
L,'énéral du royaume. Henri HI, instruit des projets
du duc, lui fit signifier l'ordre formel de ne pas en-
trer dans Paris ; ce qui n'empêcha pas Henri de
Guise de se présenter aux portes de la capitale avec
une escorte de sept officiers seulement, qui se gros-
sit successivement de plus de cinquante mille hom-
mes dans le trajet qu'il eut à parcourir pour se ren-
dre à l'hôtel de Soissons, où résidait la reine mère;
puis, par un excès d'audace, il osa demander à Ca-
therine de l'accomjjagner chez le roi. On prétend
que Henri HI était dans son cabinet avec un sei-
gneur nommé Alphonse Corse lorsqu'on vint lui an-
noncer la visite du duc, et qu'en entendant pronon-
cer son nom, il se tourna vers ce gentilliomme et
lui dit : « Eh Lien ! messire, que feriez-vous à ma
place si un sujet osait entrer dans votre capitale et
contrevenir ainsi à vos ordres? » — Et sur un signe
de celui-ci qu'il le ferait poignarder: « Non, non,
ajouta-t-il, je ne puis encore me servir de votre ex-
pédient. » Après quoi il donna ordre qu'on fit^ entrer
le duc, le gourmanda faiblement sur sa désobéissante,
et le congédia en lui permettant de rester à Paris.
Hemi de Guise, surpris de cette réception presijue
amicale, soupçonna qu'il se tramait quelque chose
contre lui; et ayant mis ses espions en campagne, il
ne fut pas longtemps à apprendre que Sa Majesté son-
geait à le faire enlever. Alors il résolut à son tour de
frapper un grand coup et de s'emparer de la personne
du roi. Ses Albanais et les gens de guerre ([ui étaient
à son service, et qu'il avait laissés hors de Paris,
eurent ordre d'entrer file à file dans la ville, et de
venir se ranger en bataille autour de son hôtel, sous
prétexte de le garder, mais en réalité pour tenter un
coup de main contre le Louvre. Le roi eut connais-
sance de ce qui se passait; et afin d'eifrayer les re-
belles, il donna ordre à son grand prévôt de saisir les
principaux ligueurs et les partisans de Guise, et de
les pendre en place de Grève.
Celte démonstration produisit un effet contraire à
celui que Henri IH en attendait; au lieu d'intimider
les ligueurs elle les exaspéra; de toutes parts on éleva
des barricades, on tendit les chaînes qui fermaient
les rues; tous les citoyens s'armèrent et chassèrent
devant eux les troupes royales. Henri redoutant d'être
forcé de se rendre s'il restait à Paris, profita de la
nuit pour s'échapper, et courut se réfugier, d'abord
à Chartres, ensuite à Rouen. Catherine de Médicis
resta dans la capitale, se posa comme médiatrice
entre le duc de Guise et son fils, et arracha à ce der-
nier un édit de réunion, qui déclarait l'exclusion des
princes protestants à la couronne, et assurait l'héré-
dité à la branche aînée de Lorraine. Néanmoins elle
ne put déterminer le roi à venir habiter le Louvre,
soit qu'il eût peur d'une révolution, soit qu'il eût
déjà formé le projet de faire assassiner les Guises,
projet qu'il eût été fort dangereux d'exécuter dans
Paris. Il continua à résider à Rouen, et ne sortit de
cette ville que pour se rendre aux états-généraux,
qu'il avait convoqués à Blois, accompagné d'une nom-
breuse noblesse et du beau duc d'Êpernon, qui avait
succédé dans ses bonnes grâces au duc de Joyeuse.
Le but de Sa Majesté, en faisant appel à la nation,
était de réunir sous sa main tous ceux quelle' voulait
frapper, et de se faire allouer de nouveaux subsides,
c'est-à-dire d'assurer sa tranquillité au prix d'un
crime odieux, et de se procurer les moyens de con-
tinuer ses débauches.
Dès le premier jour de l'ouverture des états, Henri de
Guise et le cardinal de Lorraine son frère arrivèrent à
Blois, et vinrent faire leur cour au roi. Celui-ci les reçut
en apparence avec une extrême affabilité, et commu-
nia avec eux en signe de réconciliation; mais il n'en
poursuivit pas moins son projet de meurtre. Quand
Henii HI eut pris toutes ses mesures, il manda le duc
auprès de lui et le fit poignarder à la porte même de
sa chambre. Le cardinal de Lorraine fut arrêté par ses
ordres, renfermé dans une des chambres du palais et
assassiné pendant la nuit. Les autres princes de la
maison de Lorraine, avertis à temps de ce qui s'était
passé, s'enfuirent de Blois, et firent révolter les prin-
cipales villes du royaume contre le roi, qui ne fut
plus désigné par les ligueurs que par le nom de Henri
de Valois. Paris nef fut pas la dernière à prendre les
armes, tous les bourgeois se réunirent en milice, ré-
tablirent le conseil des Seize, et proclamèrent le duc
de Mayenne, frère du duc de Guise, lieutenant géné-
ral du loyaume et investi de l'autorité suprême.
ROIS, REINES. EMPEREURS
G07
Henri III, se voyant aI)andonné des catlioliques,
voulut se rapprocher du roi do Navarre et des hu-
};uenots, afin de reprendre le dessus et d'écraser la
ligue avec leur secours; mais avant qu'il eût pu mettre
ce projeta exécution, il perdit l'âme de ses conseils,
l'exécrable Catherine de Médicis; cette reine qui, sem-
blable à un génie malfaisant, présidait depuis trente
ans aux destinées de la France, et par un enchaîne-
ment de crimes et d'attentats, par une lonj^ue série
de fourberies et de trahisons, poussait le royaume
dans un abîme et préparait son entière destruction.
La haine qu'avait excitée cette femme était si pro-
fonde, et l'indignation qu'elleavait inspirée si grande
parmi le peuple, que le jour où l'on reçut la nou-
velle de sa mort, on afficha à la porte du palais des
Tuileries les vers suivants, qui faisaient allusion à la
reine mère et à la Jézabel de l'Écriture sainte :
L'on demande la convenance
Do Catlierine et de Jézabel ;
L'une a ruiné Israi>l,
Lautre ruine la France ;
L'une fut de malien extrême,
Kt l'autre est le crime lui-même.
Enfin, le jugement fut tel :
Par une vengeance divine,
Les chiens niangfrent Jézabel;
La charogne de Catherine
Sera difl'érente en ce point,
Que les chiens mêmes n'en voudront point!
Les bourgeois de Paris firent signifier au roi qu'il
eût à ne pas envoyer les restes de sa mère à Saint-
Denis pour les faire inhumer dans le tombeau qu'elle
s'était fait construire, s'il ne voulait exposer le ca-
davre à être traîné à la voirie ou jeté dans la rivière.
Henri III fit enterrer sa mère à Blois, presque sans
pompe; « car la reine Catherine, dit l'Estoile, n'eut
pas plutôt rendu le dernier soupir, qu'on n'en fit pas
plus compte que d'une clièvre morte ! »
Après avoir assisté aux funérailles de sa mère,
Henri III réunit son armée à celle du roi de Navarre,
et tous deux vinrent mettre le siège devant Paris,
ayant sous leurs ordres le maréchal de Riron et le
duc d'Épernon. Plusieurs avantages remportés sur
les ligueurs leur permirent de s'approcher de la capi-
tale, et bientôt même ils se trouvèrent en état d'en
former le siège, grâce à un renfort de troupes suisses
que leur amjena le seigneur de Sanci. Après deux
mois de blocus, la ville, réduite aux dernières extré-
mités, parlait de se rendre, lorsqu'un événement
inattendu, la mort de Henri III, vint jeter le trouble
dans le camp des confédérés et les força à lever le
siège. Le poignard du fanatique Jacques Clément
avait fait justice de ce digne rejeton do Catherine de
Médicis, de cet infâme sodomite, de ce nouvel Ilé-
llogabale, le dernier de cette race des Valois qui avait
fourni ù la France ses rois les plus sanguinaires, et
qui depuis deux cent soixante ans mangeait et ron-
geait le peuple jusqu'aux os.
Maintenant une autre dynastie, celle des Bourbons,
va s'asseoir sur le trône, et la France courbera le
front sous de nouveaux maîtres aussi avides, aussi
dépravés, aussi cruels que leurs prédécesseurs, mais
plus habiles dans l'art de duper les hommes et de
cacher leur.s vices sous un masque d'hypocrisie. Le
chef de cette nouvelle race, Henri de Bourbon, roi
de Navarre, fils d'Antoine de Bourbon et de Jeanne
d'Albret, était né dans le château de Pau, en Béarn,
le 13 décembre 1553. Ce prince avait passé les pre-
mières années de sa jeunesse auprès de Susanne de
Bourbon Busset, femme de Jean d'Albret, baron de
;\Iiossens, dans le château de Goaraze, gravissant les
rochers, supportant le froid et le chaud, luttant de
force et d'agilité avec les enfants basc[ues, et se frot-
tant à cette rude éducation du peuple qui eût fait de
Henri de Bourbon un homme honnête, si à l'âge de
neuf ans son père ne l'eût retiré des mains de son
oncle pour le conduire à la cour de l'infâme Cathe-
rine de Médicis.
Quoique transporté dans un monde nouveau et
musqué, le jeune Béarnais conserva encore quelque
temps le caractère énergique de sa première éducation ;
ainsi l'on raconte qu'un jour, s'étant pris de dispute
au jeu avec Charles IX, qui n'avait pas douze ans, il
tendit son arc contre le jeune roi, et sans l'interven-
tion des gardes, il eût tiré sa flèche, et peut-être la
France eût compté un tyran de moins. Henri fut
pour ce fait impitoyablement fouetté, tenu à l'écart,
et, peu de temps après, renvoyé dans le Béarn.
A son retour, Jeanne d'Albret lui fit embrasser le
protestantisme et le présenta aux chefs de ce parti
comme héritier d'Antoine de Bourbon, son père, qui
venait d'être tué au siège de Rouen. Le nouveau roi
de Béarn passa plusieurs années sous la tutelle de sa
mère, dans son gouvernement de Guyenne et dans les
domaines qui en faisaient partie, voyageant de châ-
teaux en châteaux, de villes en villes. Le jeune prince
ne résidait jamais plus d'un mois dans le même en-
droit, de peur d'être enlevé par les émissaires de Phi-
lippe n ou de Catherine de Médicis, qui associaient
leur haine, leur fanatisme et l^ur politique pour mi-
ner le parti huguenot et qui convoitaient tous deux
l'héritage de Henri de Navarre.
Déjà ce jeune prince commençait à se distinguer
comme un héros de tavernes et de lupanars: partout
sur son passage il faisait des dettes considérables;
et lorsqu'il était à bout de crédit avec les hôteliers et
les filles d'amour, il écrivait aux seigneurs et aux
dames de la principauté de Guyenne , sans même
qu'il les connût, et leur demandait sans façon de
l'argent sur sa signature.
Enfin le jeune Henri atteignait sa seizième année,
lorsque les protestants, fatigués de la tyrannie de
Catherine de Médicis, reprirent les armes pour la
troisième fois. L'intrépide Jeanne d'.4.1bret descendit
alors des Pyrénées et prit lu roule de la Rochelle
avec son fils et deux cents gentilshommes qui lui
servaient d'escorte, emportant le prix de ses do-
maines et de se.s joyaux qu'elle avait engagés, et dé-
cidée à se fixer dans cette ville, qui était la seule
place où elle fût réellement en sûreté. La reine de
Navarre y trouva Louis de Gondé, son beau-frère,
qui commandait les armées des protestants, et qui
consentit à sa prière à former le jeune Béarnais au
métier des armes.
Après la mort du clief des huguenots et la perte
de la bataille de Jarnac, l'armée calviniste déféra le
titre de général conjointement à Henri de Navarre et
à Henri de Gondé son cousin, sous la direction de
60S
HISTOIUH DKS l'APES
l'aniii-al lii' (".nliijny, (|ni l'Oiniiiamluil on ii'alitr sous
li'iir nom. Ci' lui alors iiui> Hi'iiri ilo Bourhon lil son
apjiri'ntissai;o dans l'ait oxécrahio dv la iruerie, ol
apjiiil à ravaiior les campagnes, à dévaster les mois-
sons des pauvres, à incendier les fermes, à égorger
les cullivatenrs, à passer au fil de l'épée des milliers
d'iiabitants sans dél'euse, à massacrer les enfants, à
violer les femmes et les jeunes lilles, et, pour tout
dire, à faire tout ce qu'ont l'habiludede faire les gens
de guerre. Pendant toute la durée des hostilités, les
deux jeunes princes se tinrent constamment à l'arrière-
garde, et prirent si grand soin de ne pas exposer leurs
personnes, »|ue les catholiques et même les huguenots
les désignèrent par le nom de pages de l'amiral.
Par suite de négociations, la guerre fut suspendue;
et en signe de réconciliation sincère entre les catho-
liques et les protestants, Catherine de IMédicis offrit
de doiiner en mariage au jeune roi de Navarre une
de ses filles, Marguerite de Valois, Jeanne d'Albret
accueillit avec empressement la proposition d'une al-
liance qui faisait présager la lin des hostilités, et se
rendit à Paris pour régler les conditions du mariage
de son fils avec la sreur du roi de France.
Vingt jours après Uarrivée de cette princesse dans
la capitale, messire René le Florentin, parfumeur
des nobles dames de la cour, lui fournit des gants
dans lesquels il avait introduit, un poison subtil qui
s'infiltra à travers les porcs et causa la mort de la
reine de Navarre. « Tel fut le sort de cette princesse
i\m n'avait de femme qua le sexe, dit d'Aubigné, et
dont l'âme était toute aux choses viriles, l'esprit aux
grandes affaires, et le cœur invincible aux adver-
sités. >) Au lieu de venger ce lâche assassinat, Henri,
devenu roi ] ar le crime de Catherine de Médicis,
n'eut point honte de consommer son mariage avec la
sœur de Charles IX sur le cercueil de sa mère,
A l'occasion des noces du roi de Navarre, on donna
au Louvre des fêtes brillantes ; et entre autres on
figura «n bizarre tournoi, dans lequel Henri se pré-
sentait pour disputer l'entrée du paradis et était re-
poussé dans l'enfer, d'où Mercure et l'Amour ve-
naient l'arracher. Cette allégorie présageait au prince
le sort qu'on lui réservait; et en effet, moins de cinq
jours après, il vit se réaliser cette mystérieuse pré-
diction dans la nuit de la Saint-Barthéleray, tenant
à lui, il ne courut personnellement aucun risque ; et
soit que la peur de la mort eût glacé son sang, soit
que ce fût insensibilité naturelle, pendant cette hor-
rible nuit, il resta impassible, il écouta les gémi'sse-
ments des victimes et les hurlements des bourreaux
sans faire aucune tentative pour sauver ijuciqu'un
des siens ; il ne prononça pas une parole, et ne de-
manda même pas à voir Charles IX pour obtenir la
vie de ses amis, de ses serviteurs, ainsi que fit au
moins Marguerite de Navarre, la fille de Catherine
de Médicis!
Bien au contraire, sur la menace du roi, qui lui
donna à choisir entre la messe et la mort, il abjura
le calvinisme, écrivit au pape pour implorer sa miséri-
corde, et proscrivit l'exercice de la religion réformée
dans ses États de Navarre. Henri de Bourbon fit
plus encore, il poussa la lâcheté jusqu'à obéir à l'in-
fâme Charles IX, qui lui commanda de le suivre au
charnier de Montfaucon pour contempler les cadavres
(les ))rotestants, et de l'accompiigner à l'hôtel de
ville pour assister à l'exécution ([ui eut lieu par ar-
rêt du Parlement sur l'efligie de Coligny. Et ce qui
passe toute croyance, il demanda à suivre le roi au
siège de la Rochelle, et se battit contre ceux qui au-
trefois lui avaient donné asile dans leurs murailles
et l'avaient défendu contre ses ennemis!
Cette glorieuse expédition terminée, Henri revint
à la cour se mêler aux orgies de Charles IX, et
pendant quatre années il se livra aux plus crapu-
leuses débauches. Enfin, Charles IX étant mort, il
accourut à Lyon avec toute la cour pour faire hom-
mage de ses Etals à Henri HI et lui prêter serment
d'inie fidélité inviolable. Pendant les premières an-
nées de ce règne, Henri de Navarre figura aux côtés
.lu roi dans toutes les saturnales de la cour, et dis-
uita même aux mignons du monarque l'infamie de
ii'ur rôle odieux. On le vit constamment à la suite
du prince, soit dans les lupanars, soit dans les
églises, donnant tour à tour le scandale de ses dé-
bauches et de ses dévotions, quittant les prostituées
et les filles d'honneur de la reine pour figurer dans
les processions des battus avec les favoris de Henri III.
« A la suite de ces scènes hypocrites il jetait la
discipline et la haire, dit l'Estoile; il se faisait friser
les cheveux à la manière des prostituées, s'entourait
le col de fraises garnies de dentelles, qui étaient
empesées et longues de demi-pied, de façon qu'à
voir sa tête sur sa chemise d'atour, il semblait que
ce fût celle d'une oie rengorgée dans ses plumes;
ensuite il se fardait les joues et affectait des ma-
nières efféminées et impudiques ; puis, sa toilette
terminée, il rejoignait le roi, et passait le reste du
temps à jouer, à blasphémer, à sauter, à danser, à
volter, à quereller, à paillarder, à voler ou à courir
les bordeaux, les oratoires, les églises et les cou-
vents en compagnie du sodomite Henri III, »
Enfin il était tombé dans un tel mépris à la cour,
que Henri III ne craignait pas de lui proposer un
assassinat, et de le charger de poignarder le duc
d'.-Vnjou son frère. S'il n'exécuta pas ce nouveau
crime, ce fut non parce qu'il lui répugnait de faire
une besogne de bravo, mais par suite de circonstan-
ces inattendues qui l'empêchèrent d'accomplir les
volontés du roi. On apprit à la cour que les hugue-
nots, ardents et inquiets, n'attendaient f[u'une cir-
constance pour lever de nouveau l'étendard de la
révolte, et demandaient un chef qui se mît à leur
tête et qui les aidât à venger les victimes de la
Saint-Barthélémy. Le jeune prince de Condé, ré-
pondant à l'appel des calvinistes, s'échappa de Paris,
et accourut dans la Guyenne prendre le commande-
ment des troupes des réformés. De son côté, le duc
d'Anjou, qui songeait déjà aux moyens d'augmenter
ses apanages ou de détrôner son frère, s'enfuit de la
cour avec quelques officiers, et vint se mettre à la
tête d'un parti de mécontents,
Henri de Navarre seul resta auprès du roi, dans
l'espérance d'être nommé lieutenant général du
royaume, dignité que la baronne de Sauves, sa maî-
tresse, voulait qu'il se fit conférer pour avoir à sa
disposition les trésors de la France. Mais quand il
vit que le roi ne songeait nullement à l'élever à celte
haute position, qu'au contraire il ne se faisait faute
ROIS, REINES, EMI'EREUUS
609
Siège de Paris far Henri IV
de Ihumilier à tout propos et de l'accabler de bro-
cards, lui disant entre autres, par allusion à une dif-
fùrniité de son visage, « ({u'il avait plus de nez que
de royaume, •> il résolut à son tour d'aljandonner
Paris et de tenter fortune à la faveur des guerres
civiles. Sous prétexte d'aller à la chasse à Senlis, il
sut se débarrasser des gardes attachés à sa personne,
et parvint à gagner la i)rovince d'Anjou, galopant
à travers champs, ne laissant dans la capitale (lue
II
deux choses dont i! se souciait fort peu, disuit-ili
« 8 1 fcniniu et la messe. »
^ Qucl([iies chroniqueurs ont prétendu que le roi de
Navarre ne s'était sauvé de la cour que d'accord avei;
Henri III, pour semer la division entie les protes-
tants et les partisans du duc d'Anjou, qui avaient
fait cause commune et qui se préparaient h pousser
vigoureusement la guerre ; Pierre de l'Estoile al'liime
même que Henri de Bourbon reçut pour prix de sa
165
eio
IIISTOIUK DES l'Al'HS
perfidie cent mille êcus. Ce qu'il y a de certain, c'est
que l'opinion des réforraés sur le prince était si dé-
favoralilo, (pio pendant trois mois il Dc put être
admis au nombre des chefs de l'insurrection, ni
dans les rangs des liutfuonots, ni dans les rangs
des partisans du duc d'Anjou. Il obtint cependant
par ses espions des renseignements tels sur la posi-
tion respective du duc d'Anjou et du prince de
Condé, ({u'il put remplir sa mission et nioflro la cour
à même de détacher le frère du roi du ])nrli des
réformés, et d'obliger ceux-ci à conclure la paix.
Cela fait, Henri de Navarre, soit qu'il éprouvât
quelques remords de son odieuse perfidie, soit qu'il
y trouvât son intérêt, abandonna le parti de la cour
et resta avec les calvinistes, changeant, comme son
père, de religion et de parti presque avec la même
facilité qu'il passait d'une maîtresse à une autre.
.\près son abjuration, les réformés l'accueillirent et
les portes de la Rochelle lui furent ouvertes; toutefois
beaucoup d'entre eux ne cessèrent de se tenir éloi-
gnés du renégat ; et sans aucun doute, la défiance
qu'il inspirait et les insultes auxquelles il était en
hutte n'eussent pas manqué de le faire retourner au
catholicisme, s'il n'eût rencontré une jeune et helle
personne nommée Tignonville qui le fixa au parti
des réformés. Henri de Navarre puisa dans les bras
de sa nouvelle maîtresse une ardeur extraordinaire
pour le calvinisme, et chercha à convaincre ses
coreligionnaires de la sincérité de sa conversion en
se mettant à guerroyer avec fiireur contre les catho-
liques et en brûlant force églises et monastères.
« Henri de Navarre avec ses bandes, dit l'Estoile,
pillait, hrigandait, ravageait, saccageait, tuait, brû-
lait, violait et rançonnait villages et villageois, bourgs
et bourgeois; il est vrai do dire que les catholiques
agissaient pareillement; par ainsi, tout le pays était
ruiné, et le pauvre peuple était mangé par les deux
partis; car, si d'un côté il y avait beaucoup de lar-
rons, il ne manquait pas de brigands en l'autre. »
Le roi de Navarre s^'acquit ainsi une réputation de
déterminé sabreur, et devint l'objet de l'admiration
des nobles de son armée, qui le nommèrent protec-
teur général des Eglises réformées.
Pour remercier dignement ses officiers de la dis-
tinction qu'ils lui avaient conférée, Henri de Bourbon
résolut de les traiter en roi et de les engager tous à
des fêtes splecdides qui eurent lieu dans la ville
d'.\gen, où il tenait une cour au petit pied. A la
suite d'un grand bal auquel avaient été conviées les
dames de la ville, il fit éteindre les bougies, et donna
le signal d'une orgie où toutes les jeunes filles per-
dirent leur virginité et où les dames laissèrent leur
honneur, à la grande colère des pères et des maris.
Le lendemain, les habitants d'Agen, pères, parents,
amants ou frères de ces belles, prirent les armes,
chassèrent le Béarnais de leurs murs et l'obligèrent
à transporter sa cour à Nérac. Ce fut dans cette ville
que Catherine de Médicis vint le trouver afin de
traiter de la paix; la reine mère conduisait avec elle
son cortège habituel de filles d'honneur, et rame-
nait sa fille Marguerite au roi de Navarre pour ré-
concilier les deux époux. Le rapprochement de Henri
de Bourbon et de sa digne compagne se fit sans nulle
difficulté, tous deux étant disposés à la plus extrême
tolérance l'un envers l'autre ; ainsi le prince déclara
à sa femme qu'il lui permettait le libre exercice de
sa beauté, pourvu que ce fût à bonne fin et pour lui
gagner des amis. ^larguerite annonça ;\ son mari
qu'en échange de ses bons procédés, elle l'aiderait
dans ses intrigues amoureuses; et pour commencer,
elle attira dans sa propre chambre à coucher la jolie
Dayelle Cypriote, une des dames de la suite de la
reine mère, la livra à son mari, et lui fit même violer
sous ses yeux la douce et na'ive demoiselle de Fos-
seuse, une de ses filles d'honneur, qui n'avait pas
encore quatorze ans.
Henri de Navarre, très- satisfait des complaisances
de sa femme, la garda à Nérac, même après le dé-
part de Catherine de Médicis, et ils .tinrent une
cour « si leste et si galante, dit le grave duc de
Sully, que pour ne pas être honni et conspué, je me
vis forcé de faire comme tout le monde et dc pren-
dre mignons et maîtresses. »
Bientôt le manque d'argent mit un terme aux fo-
lies de ces puissants seigneurs et de ces nobles
dames, et obligea le Béarnais à s'occuper des moyens
de s'en procurer; tout naturellement il songea à
rançonner les villes et à piller les châteaux; ce qu'il
exécuta en véritable forban. Cette reprise d'hostihtés
fut nommée la guerre des amoureux, parce que cha-
que troupe de soldats portait les couleurs de la maî-
tresse de son chef. Henri de Navarre déploya dans
le cours de cette campagne une férocité extrême;
ainsi, s'étant abattu sur la ville de Cahors et s'en
étant rendu maître à l'aide d'une trahison, il en fit
le sac pendant cinq jours et cinq nuits, en passa tous
les habitants au fil dc l'épée et fit violer toutes les
femmes. Puis il parcourut la province, incendiant
les villages, détruisant les chaumières, massacrant les
laboureurs, et faisant de la Guyenne un vaste désert.
Plaisir de prince ! Passe-temps d'homme de guerre !
Toutefois le pillage ne lui rapporta que peu d'ar-
gent, car le pays avait déjà été tant de fois dévasté
par les catholiques et par les huguenots, qu'il n'était
plus possible de rien en tirer. Alors le roi de Navarre
entra en pourparlers avec la courdc France, et offrit
au duc d'Anjou, moyennant un bon prix, de faire
passer une partie de ses bandes sous sqs bannières
pour l'aider à conquérir la Flandre sur les Belges-unis.
Le prince, qui avait grand besoin de troupes, ac-
cepta le marché et paya à beaux deniers huit mille
hommes formés à la guerre, (pii ne. firent aucune
difficulté de suivre sa fortune, et d'aller combattre
les réformés des Provinces-Unies.
Il est vrai que le duc d'Anjou, pour lever leurs
scrupules , avait annoncé qu'il donnerait pleine li-
cence de piller et d'égorger ; permission dont ils
usèrent largement, même en Fiance, car sur leur
passage ils traitèrent les villes d'Êtampes, de Saint-
Mathurin, de Montereau, de Noyon, de Provins et
beaucoup d'autres comme villes conquises, et les
saccagèrent entièrement. « Ces troupes, au rapport
de l'Estoile, allaient volant, pillant, forçant, rançon-
nant et commettant une infinité d'extorsions et de
cruautés. Le jeune de Thérales, qui conduisait douze
compagnies de gens de pied, passant à Broès, près
de Sézanne, et ayant trouvé les portes fermées, par
suite de la frayeur qu'avait inspirée son approche, fit
ROIS, REINES, EMPEREURS
611
l'assaut du bourg, eu tua tous les habitants jusqu'aux
jielits wilanls, et le réduisit en cendres. »
Pendant que le cousin du Béarnais se rendait en
Flandre pour se faire battre par les Belges-unis,
Henri de Navarre retournait à Nérac et reprenait son
train de vie habituel. Les chroniciueurs gardent le
silence sur tout te qui se passa dans cette cour dis-
solue; ils disent seulement que la jeune Fosscuse
accoucha d'un enfant mort, que Madame Marguerite
servit de matrone en cette circonstance; qu'ensuite la
reine abandonna encore une fois Henri de Navarre
et revint à Paris avec la maîtresse de son mari, dont
celui-ci était fort rassasié et qu'il avait déjà rem-
placée par Diane d'Audouins, veuve du comte de
Grammont, appelée la belle Corisandrc.
Au milieu de ces divers événements, le duc d'An-
jou mourut, et Henri de Bourbon se trouva alors le
plus proche héritier du trône; mais si d'un côté le
Béarnais vit une chance pour lui de posséder un jour
la couronne de France, le roi paraissant hors d'état,
par suite de ses débauches, d'obtenir des enfants;
d'autre part il comprit qu'il aurait à lutter avec la
jniissante famille des Guises, déjà maîtresse de la
Picardie, de la Cliampague et des plus riches pro-
vinces, et quiasjiirait également à l'autorité suprême;
et en outre qu'il aurait à combattre le fanatisme du
peuple. Sa Sainteté le pape Sixte-Quint ayant ful-
miné des bulles qui le déclaraient inhabile à succé-
der à la couronne comme hérétique.
Henri de Navarre fit aussitôt appel de son droit
à Dieu et à son épée, suivant le langage de l'épo-
que, c'est-à-dire qu'il recommença la guerre civile.
Bon nombre de nobles et de seigneurs vinrent se
ranger sous ses bannières et s'associèrent à sa for-
tune ; le maréchal de Montmorency, gouverneur de
Languedoc, lui amena des soldats ; Maximilien de
Béthune, seigneur de Rosni, lui fournit de l'argent;
la belle Gorisandre vendit elle-même tous ses do-
maines et lui en donna le prix en échange d'une pro-
messe de mariage que le roi avait signée de son sang,
promesse qu'il avait déjà faite à la riche comtesse
de Guercheville pour lui arracher une grosse somme.
Enfin tous ces secours l'ayant mis en état de lever
une armée, Henri de Navarre entra en campagne, fit
des excursions dans les provinces qui tenaient pour
les Guises, et réduisit les pauvres cultivateurs à une
telle misère, qu'ils allaient par bandes couper les
épis de blé à demi mûrs ou Iherbe des champs pour
s'en nourrir.
Après la bataille de Coutras, ipi'il gagna sur les
ligueurs et sur les troupes royales, le Béarnais, tou-
jours léger et inconséquent comme à son ordinaire,
prit à peine le temps- d'essuyer le sang français qui
souillait ses vêtements, et courut jus(|u'à Pau re-
joindre la belle Gorisandre, laissant son armée se
débander. Gette faute le mit dans l'impossibilité de
seconder un corps de lansquenets allemands qui ve-
nait pour op(''rer sa jonction avec l'armée des calvi-
nistes, et c[iii fut obligé de se rendre à discrétion au
duc de Guise. Toutefois ce désagrément fut large-
ment compensé par une série d'événements tous fa-
vorables à l'ambition de Henii de Navarre : d'aliord
la mort du prince de Gondé, ((ui le laissait seul à la
tête du parti des huguenots; l'expulsion de Henri HI
de sa capitale par les ligueurs; ensuite le mcuitre
des deux Guises aux états de Blois, l'arrivée de
Henri 111 dans son camp, la réunion des troupes
royales à celles des réformées, la prise de jdusieurs
places importantes, le blocus de Paris, et enfin Tas-
sa-usinât du roi.
Immédiatement après la mort de Henri III, il se
fit proclamer roi de France sous le nom de Henri IV
par les troupes calvinistes qui faisaient partie de son
armée. Quant aux catholiques, officiers ou soldats,
tous refusèrent de le reconnaître, et lui tournèrent le
dos ; la noblesse reprit le chemin de ses châteaux, et
les soldats vinrent grossir les rangs des ligueurs. Il
fut alors forcé de lever le siège de Paris, et de se re-
plier sur la ville de Dieppe pour attendre les secours
que la reine Elisabeth d'Angleterre lui avait prorais.
Lorsque ces secours furent arrivés, Henri de Na-
varre reprit la campagne et fit une pointe jusqu'aux
portes de la capitale, dont il occupa les faubourgs
pendant toute une journée; puis reprenant sa course,
il enleva en moins de sept semaines les villes de
Vendôme, du Mans, d'Alençon et de Falaise.
Quelques seigneurs, attirés par l'appât du pillage,
vinrent se réunir à lui et le mirent en état de se
mesurer avec le duc de Mayenne. Los deux armées
se rencontrèrent dans la plaine d'Ivry; un instant
Henri IV crut la partie perdue, et se préparait à
donner le signal de la déroute, lorsque le maréchal
de Biron, à la tète de là réserve, chargea si à propos,
qu'il rétablit les aft'aires et décida la victoire.
Le îiéarnais, au lieu de poursuivre sus avantages,
quitta encore une fois son armée victorieusa pour cou-
rir les aventures galantes, et vint à la Roche-Guyon,
auprès d'une belle veuve dont il était fort amoureux.
Gette dame fit bonne défense et donna le temps au
duc de Nemours, neveu du duc de Mayenne, de ré-
)>arer les pertes de son parti et de fortifier la capi-
tale. Enfin le roi, fatigué des dédains de la noble
dame de la Roche-Guyon, revint auprès des siens et
marcha sur Paris, « cette autre maîtresse, disait-il
dans son langage erotique, qui lui avait inspiré une
passion maliieureuse et qui ne lui avait pas encore
permis de cupidonner avec elle, ni seulement de lui
mettre la main à la gorge. »
Pour la troisième fois la caiiitale se trouva assié-
gée par le Béarnais, et comme il avait reconnu la
difficulté de prendre d'assaut une ville si bravement
défendue par sa population, il forma le projet de
l'aU'amer. Ses troupes firent des excursions de tous
les côtés, interceptèrent les communications et ré-
duisirent Paris aux dernières extrémités; ensuite le
roi établit son camp sur les hauteurs delNIontmartre
et commanda tout le pays. Néanmoins la grande cité
tint bon et fut plus diflicile à vaincre que la belle
Marie de Beauvilliers, abbesse d'un couvent de reli-
gieuses, qui se rendit à Henri IV à la première en-
trevue, et devint sa maîtresse, au grand scandale de
toute l'armée.
Pendant ((ue le galant souverain se divertissait
avec les nonnes et jjassait les jours en fêtes et les
nuits en débauche, les Parisiens étaient réduits pour
se nourrir à chasser aux chiens et aux chats, et à
manger ces animaux avec des herbes crues, le pain
étant venu à manquer et la chair de cheval se trou -
618
HISTOIRE DbS PAPES
vant hors de prix et ne pouvant être achetée que par
les riches ou par les prêtres. Quand les habitants
ne tirèrent plus rien du dehors, ils se rejetèr^'iit sur
les lauboursjs, qui seuls fournissaient quelques
herbes; le bon roi Henri IV en eut connaissance, et
résolut aussitôt d'enlever aux assiégés cette dernière
ressource. Par ses ordres, dix corps de troupes atta-
quèrent les dix faubourgs à la fois, et dans une seule
nuit ils furent tous emportés. On dit que le roi con-
templait du haut de l'abbaye de Montmartre, buvant
et chantant, entouré de nonnes à demi nues, l'olVet
des bombes et des boulets (jui tombaient sur les mai-
sons et qui engloutissaient sous leurs décombres des
milliers de femmes, d'enfants et de vieillards hâves et
décharnés! Spectacle atroce bien digne d'un roi!
Après la prise des faubourgs, il n'y eut plus de
terme à la misère et aux souflrances des assiégés;
les infortunés qui avaient encore assez de force pour
se traîner, erraient par les rues, cherchant les restes
de chiens abattus ou de tripes; quelques-uns fouil-
laient les immondices pour en retirer les rats morts
et les souris, et les dévoraient sans être cuits, et
quoique en putréfaction ; d'autres payaient des prix
excessifs des cuirs d'ânes, de chevaux et de mulets;
puis, quand il n'y eut plus rien, les ligueurs se mi-
rent à chasser aux enfants comme ils avaient fait
pour les chiens, et en dévorèrent plusieurs à l'hôtel
de Saint-Denis et à l'iiûtel Palaiseau. Et le fanatisme
était si grand, l'horreur qu'inspirait Henri IV était
si profonde, que tous disaient qu'il y avait moins de
danger pour le salut de l'âme d'égorger des enfants
et de se nourrir de leur chair, que de se rendre à
un hérétique ! Enfin la famine poussa les habitants à
déterrer les cadavres dans les cimetières pour en faire
une espèce de farine d'os réduits en poudre et qu'on
appela le pain de ^ladame de Montpensier, parce
que le bruit courut que cette princesse avait la pre-
mière donné l'idée de cet abominable aliment, qui
coûta la vie à plus de quinze mille des infortunés
qui en mangèrent.
Tel est le tableau que Pierre de l'Estoile, témoin
de ce qu'il raconte, nous a laissé des désastres qui
accablèrent le peuple de Paris pendant le siège que
fit de cette ville le bon roi Henri.
Quant au prince, sans être arrêté par la pitié, sans
être ému des souffrances atroces du peuple, il conti-
nua le blocus avec une rigueur extrême, déclarant en
plein conseil qu'il voulait faire de Paris un immense
ossuaire; qu'il voulait régner, que ce fût sur des
vivants ou sur des morts !
Plusieurs historiens ont prétendu que Henri TV
faisait passer des vivres aux assiégés ; assertion men-
songère qui se trouve démentie par les témoignages
de ceux qui assistaient à cet horrible drame, entre
autres par Pierre de l'Estoile, qui nous dit que le
cruel monarque fut implacable envers les Parisiens,
et les réduisit à une si horrible famine, qu'on vit des
mères manger leurs propres enfants. « Et lorsque
les pauvres gens, ajoute-t-il, eurent dévoré les peaux
des plus vils animaux, les chiens et les rats morts ;
après qu'ils eurent fait de la poussière plutôt que de
la farine avec les ossements de leurs pères ; après
qu'ils eurent même essayé de fabriquer avec des ar-
doises une pâte qu'ils avalaient dans de l'eau, ils
résolurent de tenter une sortie pour aller couper
l'herbe des champs; mais le roi Henri fit tirer sur
eux, et les refoula dans la ville. Il y en eut toutefois
quelques-uns qui, au risque de leur vie, s'approchè-
rent des retranchements et troquèrent avec les sol-
dats leurs bardes et leur or contre du pain et du vin.
« Enfin les officiers calvinistes, touchés de com-
misération pour le sort des Parisiens, vinrent signi-
fier au prince que des symptômes de mécontente-
ment se faisaient remarquer dans l'armée, et qu'il était
à craindre que les soldats ne refusassent de tirer sur
leurs concitoyens, si on ne prenait des mesures pour
adoucir l'extrême misère de la population. Alors Sa
Majesté permit premièrement aux femmes, aux filles
et aux enfants de sortir de la ville; ensuite elle éten-
dit cette concession aux hommes, afin d'affaiblir la
garnison. » Néanmoins Henri IV ne put s'emparer
de la capitale; la vigoureuse résistance des Parisiens
ayant donné le temps aux ligueurs et au duc de
Parme, leur allié, de venir à leur secours avec une
puissante armée, le roi fut encore obligé pour la troi-
sième fois de lever le siège el de quitter sa nouvelle
maîtresse, l'abbesse de Montmartre. Il porta alors la
guerre dans les provinces, et pour se venger, il ra-
vagea la Champagne, la Picardie, la Normandie, et
s'empara des villes de Chartres, de Louviers et de
Noyon, qu'il mit à feu et à sang. Puis il fit une
pointe jusque sous les murs de Rouen, et n'ayant
pu s'en emparer, il se retira dans la jolie cité de
Mantes, dont il fit sa capitale et où il tint sa cour.
Ce fut là cpie Henri IV entendit parler pour la pre-
mière fois de la belle Gabrielle d'Estrées par un de
ses courtisans nommé Bellegarde, qui en était l'a-
mant, et qui vanta si fort les charmes de sa maîtresse
que le roi voulut la connaître. Dès le lendemain,
Henri vint avec le seigneur de Bellegarde au château
de Gœuvres, où elle résidait avec son père Antoine
d'Estrées, grand maître d'artillerie, et il fut telle-
ment épris de sa beauté qu'il en fit aussitôt sa
maîtresse. Vlais par malheur la demoiselle avait un
père qui n'était point d'humeur à trafiquer de son
infamie; et dès que le seigneur d'Estrées eut soupçon
des intrigues de sa fille , il entra en une grande
colère et congédia le royal amant.
Gabrielle se consola de son absence avec le beau
duc de Longueville, qui avait remplacé Bellegarde et
qui conserva ses faveurs jusqu'au moment de son
mariage avec un seigneur nommé Liancourt, dont le
roi avait payé le déshonneur à beaux deniers comp-
tants, et qui avait consenti à épouser la maîtresse du
souverain pour l'enlever au rigide Antoine d'Estrées.
Dès ce moment, la favorite ne quitta plus le mo-
narque; elle éclipsa de son luxe toutes les femmes de
la cour de Mantes; et bientôt, ne se trouvant pas à
l'aise sur un aussi petit théâtre, elle demanda à ré-
gner sur Paris et sur la France entière. Henri, pour
complaire à sa maîtresse, se décida à renouveler ses
tentatives sur la capitale, et se mit en marche à la
tête de ses troupes pour en former le siège.
Gomme il s'y attendait, les Parisiens fermèrent leurs
portes et se préparèrent à une vigoureuse résistance;
alors, désespérant de jamais venir à bout d'une telle
ville, il résolut de composer avec les nécessités de sa
position, et d'abjurer le calvinisme. Néanmoins, il
ROIS, UEI;NES, EMPEREURS
613
La belle Gabrielle d'Estrées, maUresso de Hean IV
n'osa pas faire connaître trop ouvertement ses inten-
tions, pour éviter que les liuguenots ne comprissent
qu'ils avaient été ses dupes, et ne se tournassent
contre lui avant qu'il eût rallié à son parti les catho-
liques et les ligueurs fatigués de la guerre. Henri IV
commença par se ménager des intelligences dans la
capitale, ensuite il fit des ouvertures aux seigneurs
catholiques, et les instruisit, sous le sceau du secret,
de son intention de se convertir au papisme ; puis,
quand il jugea que son hypocrisie lui avait ramené un
nombre suffisant de ligueurs, et qu'il pouvait faire la
loi aux huguenots, il fit publierqu'il allait faire le plon-
geon, c'est-à-dire se rangera la communion romaine.
Pour faire juger de la sincérité de cette conversion,
nous nous contentons de rapporter textuellement une
lettre qu'il écrivait à sa luaitresse sur ce sujet :
« Vous saurez, mon ciier ange, que je commence ce
matin à conférer avec les évèipies milrés; ainsi je ne
doute pas que Lientùt je puisse aller à confesse;
mais je me garderai bien de révéler certains péchés
mignons et les mystères de nos voluptés. Comme
nous avons signé une trêve avec ces damnés Parisiens,
vous pouvez sans danger venir auprès de moi ; d'ail-
leurs, pour plus de sûreté, je vous envoie une escorte
d'arquebusiers. Hâtez-vous d'accourir ))our me voir
faire le saut périlleux (c'est-à-dire entendre la messe).
61-»
HISTOIRE 1)I'> PAPKS
Je ne vous fais pas àv ]ilus longs discours, car j'ai
l'esiiérance do vous voir domain. Bonjour, mon cœur;
je couvre de mille baisers voire beau corps. »
Deux jours après, Henri IV, vêtu d'un pourpoint
de satin blanc chamarré d'or, portant un manteau
noir, avec nn chapeau et un paiiaclie également noirs,
se • rendit solennellement à l'église de Saint-Denis,
et assista à la célébration de la messe en présence
d'un grand nombre de seigneurs et d'officiers de son
armée, qui regardaient avec indignation un roi trois
lois renégat faire sa cinquième abjuration.
Malgré toutes ses lâchetés, Henri ne put déter-
miner les Parisiens à le reconnaître comme roi do
l'rance et à le recevoir dans leurs murs; ce ne fut
ipi'ai)rès huit mois de ce manège, après s'être fait
sacrer à Chartres et avoir acheté des gouverneurs la
reddition de plusieurs villes importantes, qu'il osa se
présenter encore Jovant la cajiilalo. Cette fuis, il
réussit à s'en emparer; le maréchal de Brissac, (|ui
commandait la place et qui lui était vendu, profita
d'une unit obscure pour faire entrer dans Paris les
troupes du Béarnais par les portes Saint-Honoré et
Saint-Denis ; de sorte qu'au matin les bourgeois
voyant les rues et les places remplies de soldats,
comprirent qu'ils étaient trahis et n'osèrent faire au-
cune résistance. Henri IV lit son entrée à sept heures
du matin, au milieu d'une haie d'arquebusiers, et
vint prendre possession du Louvre. Du Bourg rendit
également la Bastille et eu sortit avec l'écharpe noire,
déclarant que Brissac était un traître, qu'il le com-
battrait entre quatre piques, et qu'il lui mangerait le
cœur après le lui avoir percé de son épée.
Une amnistie fut immédiatement publiée afin de
calmer les agitations du peuple, qui, dans la crainte
de voir s'élever des bûchers et des gibets, se prépa-
rait à reprendre les armes. Puis Henri IV se porta
sur les frontières de la Picardie pour en cliasser les
Espagnols, emmenant avec lui la belle (jabrielie, qui
était enceinte de son amant le duc de Longueville, et
qui accoucha, au château de Coucy, d'un garçon
qu'on nomma César de Vendôme. Dans la persuasion
que cet enfant était de ses œuvres, le roi le créa
presque à sa naissance gouverneur de la Fère, et lui
donna des domaines considérables. Après quoi,
Henri IV, à l'exemple de Louis XII, songea à faire
casser son premier mariage pour contracter une nou-
velle union avec sa maîtresse ; d'abord il fit pronon-
cer le divorce de Gabrielle et du seigneur de Lian-
tourt pour cause d'ira]missance, quoique le mari eût
déjà quatorze enfants de sa première femme; ensuite
il la créa marquise de Monceaux, afin quelle eût un
rang à la cour.
En femme habile, Gabrielle d'Estrées sut mettre à
profit les circonstances, et chercha à se créer des
partisans parmi les grands seigneurs catholiques et
protestants dont elle redoutait l'opposition ; ainsi elle
s'attacha le duc de Mayenne en lui faisant obtenir
des avantages énormes ; elle gagna l'amitié du duc
lie Mercœur en lui faisant accorder un riche gouver-
nement; elle essaya même de mettre dans ses inté-
rêts le duc de Sully, en forçant Henri IV à le placer
à la tête des finances, ce dont Sa Majesté était fort
peu soucieuse, vu la persistance de celui-ci à demeu-
rer calviniste. Ce qu'il y eut de plus remarquable dans
la conduite de la favorite, c'est que du moment où
elle songea à s'élever au trône, elle ne voulut conser-
ver aucune relation avec ses anciens amants; et comme
le duc de Longueville menaçait de faire usage des
lettres d'amour qu'elle lui avait adressées si elle se
refusait à ses caresses, elle le fit tuer d'un coup de
])istolot, à Dourlens, dans une salve d'honneur, lùi-
fin, quand elle supposa le moment favoralile pour met-
tre ses projets de mariage à exécution, elle pressa
Henri IV de solliciter auprès de Clément VIII son
divorce avec la reine Marguerite.
Pondant que les pourparleis avaient lieu à Rome
pour ce grave sujet, Henri IV, qui avait be:-oin d'ar-
gent jiour satisfaire aux exigences de sa maîtresse,
convoquait les notables à Rouen et leur demandaii
des subsides, sous prétexte d'une guerre qu'il médi-
tait contre l'Espagne. " Mais ces bonnes gens, dit
Sully en ]iarhmt des députés des provinces, furent
bientôt détrompés, car monseigneur le roi, qui avait
ouvert les états par un magnifique discours où il leur
promettait toute liberté d'avis et paroles, n'eut pas
plutôt les subsides, qu'il agit tout autrement et
les renvoya chez eux, disant que les assemblées n'é-
taient bonnes qu'à fournir de l'argent et non à don-
ner des conseils. »
Au lieu de se servir des impôts jtour lever des
troupes, Henri les employa à solder les dépenses
qu'entraînèrent les fêtes données à sa maîtresse, en
signe de réjouissance, et pour célébrer le baptême
d'une fille dont elle était accouchée. Tout l'hiver se
passa en mascarades, en bals, en orgies, et pour un
instant la cour de France se crut revenue aux beaux
jours de la reine Isabeau de Bavière, du voluptueux
François I", ou de l'Italienne Catherine de Médicis.
Néanmoins, au printemps, il fallut que le bon
Henri IV s'arrachât à cette vie de délices pour chas-
ser les Espagnols de la ville d'Amiens, dont ils s'é-
taient emparés. Les ennemis furent encore refoulés
jusque dans les Pays-Bas, et leur défaite entraîna la
pacification des provinces qui n'avaient pas encore
fait leur soumission au Béarnais ; enfin, pour mettre
un terme aux guerres de religion et enlever aux cal-
vinistes tout prétexte de soulèvement, Sa Majesté pu-
blia le fameux édit de Nantes, qui autorisait le culte
réformé en France; puis Henri IV conclut avecl'Es-
pagne la paix de Vervins, et se trouva tranquille
possesseur de la couronne.
Dès lors, Gabrielle d'Estrées, créée duchesse de
Beaufort depuis la naissance d'un nouveau garçon
qu'on nomma Alexandre, ne garda plus de mesures
dans son luxe, et afficha impudemment les préten-
tions les plus exagérées; elle ne fit plus mystère de
ses projets de mariage avec le roi; et lors des céré-
monies des fiançailles de son bâtaid César de Ven-
dôme avec la fille du duc de Mercœur, elle voulut
qu'on déployât la même pompe que s'il se fût agi
d'un fils de France. De son côté, Henri IV fit de
pressantes solhcitations à la cour de Rome pour ob-
tenir une bulle de divorce, et envoya de riches pré-
sents à Sa Sainteté pour qu'elle hâtât la conclusion
de cette affaire. Malheureusement le roi se trouva
contrarié dans ses projets par la polili(|ue de Clé-
ment VIII et par l'opposition de Marguerite elle-
même, qui, tout en consentant au divorce, mettait
I
ROIS, REINES, EMPEREURS
615
pour condition que Henri IV n'épouserait pas Ga-
hrielle d'Estrécs. >< Si mon mari veut prendre une
autre femme, disait-elle, il faut au moins qu'il gagne
au change. Catin pour catin, autant moi qiie celle-ci. »
Les premiers ambassadeurs que le roi avait chargés
de ses négociations auprès de la cour de Rome par-
tageaient l'opinion de Marguerite, et s'étaient même
ligués avec les principaux seigneurs de la cour pour
déterminer Sa Majesté à renoncer à ses projets de ma-
riage avec sa maîtresse. En vain ils lui leprésenlèrent
que dans les circonstances présentes, où l'autorité
royale était encore mal all'ermie, une semldahlo union
pouvait exciter des soulèvements et lui devenir fu-
neste ; en vain ils lui observèrent que le peuple mur-
murait hautement contre la favorite et l'appelait une
sangsue publique; le bon Henri IV resta sourd à
toutes les remontrances; il répondit qu'il saurait bien
faire rentrer dans le devoir ceux des seigneurs qui se
révolteraient ; et qu'en ce qui concernait le peuple,
ses archers feraient bonne justice des mutins.
Déjà la belle Gabrielle, quoique sans avoir le titre
de reine, se faisait rendre les honneurs souverains et
annoni^ait ouvertement qu'elle ne tarderait pas à s'as-
seoir sur le trône de France, qu'il convint ou non à
Sa Sainteté Clément VIII d'accorder le divorce, lors-
qu'un événement au(iuel la cour de Rome n'était
point étrangère vint changer la face des choses. La
favorite, qui en était à sa quatrième grossesse,
quitta Fontainebleau, oîi se trouvait la cour, et vint
à Paris pour y faire ses couches et passer les fêtes
de Pâques chez un des amis du roi, le financier Za-
met. Or, dans la soirée du jeudi saint, peu d'heun^s
après son diner, ayant mangé une orange, elle fut
tout à coup attaquée de convulsions violentes qui
contournèrent sa bouche d'une manière eOrayante,
et contractèrent si hideusement sa ligure, qu'il était
impossilile de la regarder sans éprouver un senti-
ment d'horreur: Gabrielle était empoisonnée ! et rien
ne s'opposait plus aux projets d'union que le pape
avait formés pour la nièce du grand-duc de Toscane,
Marie de JMédicis, à la([uelle Sa Sainteté portait une
alfection toute particulière.
Henri IV, dans les premiers moments de sa dou-
leur, se livra à des démonstrations de tendresse
extravagantes pour la belle Gabrielle ; il porta le
deuil et le lit prendre à la cour, comme il était d'u-
sage pour les piincesses du sang ; il écrivit même à
sa sœur c{ue la racine de son cœur était morte.
Néanmoins, trois semaines après, le roi prenait pour
maîtresse. Henriette d'Entragucs, fille du seigneur
d'Entragues et de Marie Touchel, dont Charles IX
avait eu un lils. Cette jeune et belle personne, qui
était fort habile courtisane, fit ses conditions avant
de céder, et vendit sa défaite cent mille écus d'or,
outre une promesse de mariage pour le cas où elle
accoucherait dans l'année d'un enfant mâle. Sully
paya la somme promise, ipioiqu'on fût dans un mo-
ment difficile, puisqu'il fallait quatre millions pour
le renouvellement d'un traité avec les Suisses et
que le trésor était vide ; aussi fut-on obligé d'ac-
croître les charges du peuple et de doubler leb im-
pôts sur les boissons. Enfin arriva de Rome la bulle
du Saint-Père qui autorisait le divorce du roi et de
Marguerite de Navarre, et en même temps l'injonc-
tion pressant» de conclure le mariage projeté entre
Henri IV et Marie de Médicis.
Le bon roi, qui avait déjà l'habitude de la sou-
mission envers le pape, (l('])uis la gaulade (ju'il avait
reçue lors de son abjuration, se mit immédiatement
en route pour venir à la rencontre de sa fiancée.
Henriette d'Entragues, encore malade d'une fausse
couche, courut à la poursuite de son amant, afin de
l'empèclier de forfaire à la promesse ((u'il lui avait
faite; mais tous ses reproches n'ayant abouti à rien,
elle le quitta et retourna à Paris. Henri IV, débar-
rassé de sa maîtresse, vint rejoindre sa nouvelle
femme à Lyon ; et comme il n'y avait point de lit
préparé pour lui, il la pria sans façon de le recevoir
dans le sien, ce à quoi elle consentit.
Dès que les fêtes du mariage furent terminées,
toute la cour revint à Paris : à son arrivée, le roi se
rendit auprès d'Henriette d'Entragues pour obtenir
son pardon et rentrer en grâce ; celle-ci feignit
d'abord de vouloir rompre à tout jamais avec l'infi-
dèle et se refusa à ses caresses ; ensuite quand elle
vit que la résistance avait exalté ses sens, elle se
rendit, en exigeant préalablement, pour prix de ses
faveurs, la donation du ma^juisat de Verneuil et un
bon de deux cent mille livres à toucher sur le tré-
sor. La paix étant faite, Henri IV fit venir la favo-
rite au Louvre et la présenta à sa femme, « les sup-
pliant de vivre toutes deux en parfaite intelligence,
dit Pierre de l'Estoile, et les assurant qu'il se con-
duirait avec elles de manière à ne les point rendre
jalouses l'une de l'autre. » En efi'et, la marquise de
Verneuil ne tarda pas à accoucher d'un fils, à moins
d'un mois d'intervalle delà naissance du dauphin, qui
fut Louis XIII; l'enfant d'Henriette fut Gaston-Henri,
d'abord évèque de Metz, luiis duc de "\'erncuil. Le
roi, ainsi qu'il l'avait promis, partagea ses soins et
ses tendresses avec une égalité fort touchante entre
les deux mères et les deux fils. Toutefois, et malgré
les attentions de Henri IV pour ses deux femmes, la
bonne harmonie fut bientôt rompue dans ce singu-
lier ménage; Marie de Médicis repirocha hautement
à la manjuise de Verneuil, devant son mari, ses
liaisons plus que suspectes avec plusieurs courti-
sans; la favorite, au lieu de se justifier, accusa à son
tour la reine de se livrer à des débauches mons-
Irueiises avec Éléonoro Galigaï, une de ses filles
d'honneur, et d'entretenir des relations adullères avec
un Italien de sa suite, le mari de sa favorite, t[ui
était le véritable père du dauphin.
Henri IV, pour calmer ces tempêtes douKS'iques,
redoubla do prévenances envers la reine et combla
de présents sa maîtresse; il abandonna toutes les
places, toutes les faveurs à ces deux femmes, et
écrasa les provinces d'impôts pour subvenir aux fêtes
(pi'il donnait à la reine, et pour enricliir l'insatiable
marquise de Verneuil. Enfin cette dilapidation des
deniers publics suscita des mécontenleinenis dans le
peuple; des troubles éclatèrent sur différents pointN
et des conspirations s'organisèrent. Ce fut pour le
bon roi Henri l'occasion de déployer une sévérité
froide et implacable ; ainsi, ayant fait arrêter l'un des
conjurés, (pii était le fils d'un de ses meilleurs gé-
néraux, celui qui avait valeureusement combattu à
ses côtés aux journées d'.Vrques, d'Ivry, d'.Vumalo
616
HISTOIRE DES PAPES
Une fête à la cour de Henri IV
et (le Fontaine-Française. Charles de Gontaut, duc
de Biron, maréchal de France, celui qu'il avait pu-
ljlir|ueiuent appelé le plus tranchant instrument de ses
victoires, il le lit condamner à mort et exécuter parla
main du bourreau, sans accorder d'autre grâce à son
malheureux ami, ijue celle de lui épargner la honte
de paraître en ])nblic, et de lui laire trancher la tète
dans une des salles de la Bastille. La clémence
royale ne s'étendit (jue sur le comte d'Auvergne,
fds naturel de Gliarles IX, frère de la marquise de
Verneuil, le complice du maréchal de Biron ; la fa-
vorite, se trouvant plus en crédit que jamais, obtint
la liberté de son frère et lui fit rendre tous ses titres
et dignités.
Le double ménage du roi subsista au Louvre, au
grand scandale des citoyens et au déplaisir de ma-
dame la reine et de la marquise de Verneuil, qui,
cette année, mirent chacune au monde une fille à
deux mois de distance. Après leurs couches, les
querelles recommencèrent plus violentes qu'aupara-
vant: et dans une dispute, Henri ayant voulu pren-
dre le parti de sa maîtresse contre sa femme, celle-
ci lui déclara qu'elle avait entre les mains des
preuves irréfragables de l'infidélité de la favorite;
alors il se rangea de son parti et accabla de re-
proches la marquise de Verneuil ; celle-ci riposta en
l'appelant d'un nom que tout mari redoute d'entendre,
cocu, et ofi'rit de produire des témoins de son dés-
honneur : le roi ne put maîtriser sa colère et donna
un souffleta la marquise de Verneuil. Une femme ne
pardonne pas un semblable affront; la favorite dissi-
mula son ressentiment, se retira dans son apparte-
ment, et fit demander à Henri IV la permission de
passer en Angleterre avec ses enfants. Sa Majesté
donna son consentement à son départ, sous la condi-
tion qu'elle rendrait la promesse de mariage qu'il
lui avait donnée quelques années auparavant, et en
éi'hange il lui envoya vingt mille écus. La marquise
de Verneuil n'osa pas refuser cette pièce importante,
dans la crainte d'éveiller les soupçons du roi sur une
nouvelle conspiration dans laquelle se trouvaient
engagés son père, le comte d'.A.uvergne son frère na-
turel, et le duc de Bouillon, un de ses amants,
conspiration qui avait pour but de forcer le roi à la
déclarer sa femme légitime, à reconnaître ses fils
comme héritiers du trône, à chasser Marie de Médi-
cis, et à faire proclamer le dauphin bâtard et inha-
bile à la couronne.
Malgré tous les soins que prirent les conjurés
pour tenir leur complot secret, le roi eut soupçon
de ce qui devait se passer; il enleva ses enfants à la
favorite, la fit garder à vue dans son hôtel par le
chevalier Duguet, ordonna l'incarcération du sei-
gneur d'Entragues et du comte d'Auvergne, les fit
juger et condamner à mort ; la marquise elle-même
fut condamnée à une réclusion perpétuelle dans un
couvent. Toutefois, ces arrêts ne furent pas exécu-
tés; Henri ayant voulu interroger la belle coupable,
vint la trouver dans son hôtel; mais l'astucieuse Hen-
riette, au lieu de s'humilier devant son juge, l'accasa
de tous ses malheurs, maudit le moment où elle
l'avait connu, versa des torrents de larmes, et liien-
tôt ce fut le, roi qui se trouva à ses genoux, et en-
suite dans ses bras, implorant sa grâce.
Ce retour de tendresse pour la marquise de Ver-
neuil ne fut pas de longue durée ; bientôt la favorite
ne fut plus qu'en tiers dans les bonnes grâces du
galant monarque, qui s'était subitement épris d'à-
ROIS, REINES, EMPEREURS
C17
'jiiijifï'iiiilPT
Exécutiun du maréchal de Biron
mour pour l'une des filles d'honneur da la reine,
nommée Jacqueline Dubreuil, iju'il installa immé-
diatement au Louvre, après l'avoir mariée au comte
de Moret, un de ces maris complaisants qui abon-
dent dans les cours et dont les rois recrutent leur
noblesse. A cette nouvelle maîtresse, Henri ajouta la
belle Charlotte des Essarts, ce qui forma une espèce
de sérail; et comme ces quatre femmes savaient (pie
le plus sûr moyen de plaire au maître était de le
rendre père, elles se disputèrent le prix de la fécon-
II
dite. La reine' ne manqua pas de faire un enfant
chaque année; la comtesse do Moret ajouta un <;ar-
çon de plus à sa progéniture, et Cliarlotte des Es-
sarts, devenue comtesse de Romoranlin, augmenta
la famille de deux filles ; de sorte que si le bon
Ilenii avait raison de se plaindre de n'avoir point
d'enfants (juanJ il était prince de ^'avarre, en re-
vanche, depuis qu'il était roi de France, catholique et
cocu, il pouvait remercier le ciel d'avoir béni la lecon-
ditédeses femmes, engrossées par lui ou par d autres.
166
618
IlISTCilRr, DKS PAPES
En bon pore de faiiiillo, Henri IV dut soiigoi- à
l'établissement de ses bâtards; tout naturellement il
s'en prit à la nation pour leur créer des apanages;
il augmenta les inipiits, frappa la Franco d'édits
bursaux, vendit l'Iiérédité des charges de judicature
et altéra la valeur des monnaies. Cette dernière me-
sure, que le bon roi avait imitée des princes qui
avaient laissé le souvenir le plus odieux, jeta imc
telle perturbation dans les provinces et rendit la dé-
tresse si grande, que de toutes parts les cultivateurs
s'organisèreul en bandes et se mirent à piller les
bourgs et les villages.
Plusieurs villes importantes furent ran^'onnées par
des troupes d'hommes affamés, qui avaient adopté
pour étendard un drap funéraire sur lequel étaient
écrits ces mots terribles : « \'ivre en travaillant ou
mourir en combattant ! » A Paris même, le nombre
des voleurs s'accrut tellement, (ju'il devint impossi-
ble à la police de protéger la vie des citoyens, et
qu'on fut obligé d'enjoindre aux comédiens des
théâtres de l'hùtel de Bourgogne et du Marais d'ou-
vrir leurs portes à une heure après midi et de finir
le spectacle avant quatre heures et demie, attendu le
danger d'être assassiné ou détroussé dans les rues
obscures de la capitale.
Quant à Henri, il ne parut guère prendre souci
des malheurs du peuple ; il continua à donner des
fêtes splendides à ses maîtresses dans son château
du Louvre ou à sa résidence de Fontainebleau, qu'il
affectionnait beaucoup, et où il passait une grande
partie de l'année pour se livrer aux plaisirs de la
chasse, son exercice favori. On cite même à ce sujet
une ordonnance rendue par le bon prince, et qui
témoigne de son amour pour ce royal divertissement.
Sa Majesté décida, pour la conservation de ses parcs,
que tout paysan surpris dans les environs d'une
remise avec une arme à feu, serait flagellé tout nu
jusqu'à effusion de sang et condamné à une amende
égale à la totalité de ses biens. Si le délinquant ne
possédait rien, le roi l'envoyait simplement sur ses
galères pour le reste de sa vie. Là se borna la solli-
citude du monarque pour les cultivateurs, qui, sui-
vant ses panégyristes, devaient mettre la poule au
]jot chaque dimanche.
Au milieu de ses débauches, la vieillesse arrivait
promptement pour Henri, et de graves maladies
venaient l'avertir que la mort approchait; mais dès
que le péril était passé il recommençait de plus belle,
et faisait se succéder sans interruption les fêtes, les
bals, les chasses et les orgies.
Un jour, à la suite d'une grande fête qu'il donnait
à la reine, une jeune fille de seize ans, revêtue du
costume de Diane et armée d'un carquois, vint lui
réciter un compliment qui était dans l'esprit de son
rôle. Le roi, qui était alors âgé de cinquante-six ans
et podagre, s'imagina que cette belle personne était
-j amoureuse de lui, et résolut de l'enlever à son père,
; le connétable de Montmorency. Comme il n'osait pas
affronter trop ouvertement le mécontentement d'une
famille puissante, il songea à la marier à quelque
seigneur de la cour, de facile conqiosilion. Il jeta les
yeux sur le prince de Condé, pauvre hère, d'une
légitimité suspecte, sans bien, sans amis, sans cré-
dit, et qui n'était plus rien dans le royaume, pas
même huguenot. Cependant le nouveau marié devint
jaloux de sa femme, et au bout de six mois, fatigué
du rôle que lui faisait jouer son vieux cousin, et
ennuyé d'entendre les sarcasmes dont ne se faisaient
pas i'aule de l'accabler les seigneurs de la cour, il
lit monter sa femme à cheval et l'emmena en Flan-
dre. Lorsque Henri IV eut connaissance de l'enlève-
ment de sa nouvelle maîtresse, il entra en fureur
contre le prince de Condé, dépêcha un exprès pour
sommer le gouverneur espagnol qui commandait
tlans les Pays-Bas de lui livrer les deux fugitifs ; et
sur son refus, il rassembla des troupes, leva de nou-
veaux impôts, et se prépara à envahir les provinces
belges, où s'étaient réfugiés Henriette-Charlotte de
Montmorency et Henri de Condé. On ne sait ce qu'il
serait advenu de cette guerre extravagante, entre-
prise par un vieillard dissolu, qui voulait arracher une
jeune femme à son mari, si, la veille même du jour
fixé pour le départ du roi, Ravaillac n'eût changé le
cours des événements en poignardant Henri IV. Hélas I
que n'eùt-il tué du même coup la monarchie!
Ainsi devait finir ce roi débauché, qui avait renié
cinq l'ois ses croyances religieuses, ([ui avait abjuré
trois fois le calvinisme et deux fois le cathohcisme;
qui pendant toute sa vie s'était battu contre ses con-
citoyens, qui avait rougi, le sol de la patrie du sang
de ses enfants, qui avait brûlé des villes, ravagé les
campagnes, qui avait contraint ses sujets à se dévorer
les uns les autres dans l'horrible siège de Paris !
S'il est vrai de dire que le caractère chevaleresque
de Henri IV et sa bravoure personnelle lui avaient
attaché le cœur de féroces soldats, il faut aussi rap-
peler que jamais il n'employa leurs armes que contre
des Français ! S'il est vrai que sous son règne les
persécutions religieuses furent suspendues, on doit
avouer également que ce fut moins son œuvre que
celle des circonstances ; si les finances furent orga-
nisées, si l'administration du royaume se trouva
régulièrement établie, on doit convenir que la nation
en fut redevable non au roi, qui ne songeait (ju'à
ses plaisirs, mais aux ministres qui se trouvaient à
la tôle des affaires. Enfin, s'il est vrai que son nom
fut chéri dans quelques provinces où ses bandes ne
firent point la guerre, ce fut moins à cause de ses
vertus qu'en raison du souvenir que conservaient les
(jcuples des désastres des derniers règnes. Mais, de
ce que Henri IV fut moins cruel que Charles IX, et
moins abominable que Henri III, il ne s'ensuit pas
qu'on doive glorifier son nom. Qu'importe, en effet,
pour la postérité, l'opinion des écrivains stipendiés
qui l'ont proclamé un grand prince ; l'histoire est là
qui démasque leur imposture, renverse leur colosse,
et flétrit Henri IV comme renégat, débauché, san-
guinaire et despote ! ! I
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Considérations sur l'histoire de la papauté au dix-septième siècle. — Intrigues dans le conclave après la mort de Clément VIII. —
Henri IV donne des sommes énormes pour faire nommer un pape qui lui soit favorable. — Alexandre-Octavien de Médicis est
élu souverain l'onufe. — Ses projets de réformes. — 11 témoigne un extrême mépris pour les rois de France et d'Espagne. —
Sa baine pour les jésuites. — Il meurt après vingt-six jours de règne.
C'est une véiitù inconlestable qu'a])rès l'appari-
tion des grands réformateurs du seizit-iue siècle la
papauté eût été renversée, et le pouvoir i'orniidable
des évèques de Rome anéanti pour jamais, si les
rois, au lieu de prendre la défense de la théocratie
contre les peuples, eussent laissé marcher les événe-
ments et se lussent contentés d'e.\ercer dans leurs
Etats une autorité sanctionnée par la justice. Mal-
heureusemeat ils crurent leurs intérêts compromis
]iar le développement des principes de la réiorme ;
ils poursuivirent à outrance les hommes (pii cher-
chaient à la faire triomplier; et comme ils étaient les
]i!us forts, ils purent à leur aise égorger, faire couler
des fleuves de sang, amonceler des montagnes de ca-
davres ; et la tiare demeura debout! !
Toutefois les souverains en prêtant leur appui
aux papes et en les sauvant d'unèT-uinc yertnine,
leur imposèrent j)0ur conditions ([u'ils cesseraient
d'intervenir directement dans les transactions poli-
tiques, qu'ils ne dicteraient plus leurs volontés aux
empires, et qu'ils les aideraient à épaissir autour des
hommes les ténèbres de l'ignorance, pour rendre
leur domination plus facile. Pressés par les circon-
stances, les évê([ues de Rome se souinii-ent : dès lors
ils perdirent l'immense inlluence qu'ils avaient ac-
quise et ne furent plus que les serviteurs des rois;
le Vatican resta muet, et au lieu de lancer ses fou-
dres contre ceux qui le bravaient, ainsi qu'il arrivait
autrefois, il ne fit plus entendre qu'iui murmure sem-
blable à celui des volcans qui accumulent la lave et
n'ont plus assez de force pour faire éruption.
Pendant le cours du dix-septième siècle, les papes
ne s'occupent que d'intrigues machiavéliques, n'exé-
cutent (pic des perfidies, n'ourdissent que des ma-
chinations; ils ne commettent plus de grands atten-
tats à la face du soleil, ils exécutent de lâches as-
sassinats dans les ténèbres; ils ne se posent plus en
sardanapales, ils deviennent des tartufes couronnés.
Nous devons dire cependant que le vénérable pon-
tife ([ui ouvre la série des papes de ce siècle apporta
sur la chaire de saint Picne des vertus précieuses,
qui doivent cmpècber de le confondre avec ses suc-
cesseurs; et que sans aucun doute il eût bien mérité
de l'humanité, si les prêtres ne l'eussent arrêté au
moment où il entreprenait des réformes radical.'s et
imiiortantes dans le clergé.
620
HISTOIRE DES PAPES
Aprî's les funérailles do Clément VIII, victime de
la vengeance des jésuites, son neveu le cardinal Aldo-
brandino, qui était accoutumé à régner sous le nom
de ce pontife, se crut en état de commander encore,
et voulut faire élire pape une de ses créatures, afin
de se perpétuer dans l'exercice de roinnipolenco ec-
clésiastique. Soutenu par la faction française, il atta-
qua de front les cardinaux espagnols, qui étaient en
majorité dans le conclave, et proposa ouvcrieniont
comme candidat le cardinal Baronius, célèbre anna-
liste de TEglisO. Les meneurs vendus à Philippe III
ayant repoussé ce |)rélal sous jirélexte qu'il était
ennemi du roi d'Espagne, le cardinal de Joyeuse,
chef de la faction fiançaise, qui avait fort à cœur de
faire nommer un pontife favorable à Henri IV, et
qui avait même ret^u de ce prince des sommes con-
sidérables pour gagner des voix dans le conclave,
commeni,'a à faire des ouvertures aux cardinaux Mon-
talte et Sforce, acheta leur défection, et pro|>osa
cinirae candidat Alexandre-* )ctavien , cardinal de
Florence. Ces prélats non- seulement afpouvèrent
son choix, mais encore se chargèrent de déterminer
Aldobrandino à faire ban marché de son protégé. En
elïet, quel(|ues heures après, le neveu de Clément VIII
passait un traité avec Montalte et l'accompagnait
dans la cellule d'.Vloxandrc-Octavien, qui fut salué
pape sous le nom de Léon XI, le 1" avril 16"5.
La nouvelle de celte élection causa un grand dé-
plaisir à la cour de Madrid, et par compensation elle
excita en France des transports d'allégresse.
Un instant, les peuples purent espérer c[u'enfin ils
allaient goûter les douceurs d'un règne évangélique
sous \in bon pape. Léon XI avait commencé par
chasser du Vatican les flatleurs et les courtisans ([ui
encombraient les antichambres; di'jà il avait annoncé
l'intention de réformer l'Eglise, de détruire les deux
exécrables ordres des dominicains et des jésuites, et
il avait luème préparé une promotion de vénérables
ecclésiasiicpies ([u'd voulait créer cardinaux jiour l'ai-
der dans ses travaux; déjà il avait siqiprimé luie
partie des impôts dont ses prédécesseurs avaient sur-
chargé les provinces. Tout faisait présager une ère
de prospérité et de tolérance pour les nations ; mais
les assassins de Sixte-Quint et de Clément Mil veil-
laient sur le pontife, et aucun de ses magnili [ues
projets ne devait être réalisé.
Quoique ento\u'é d'ennemis dangereux, rintn'plJe
Léon eut l6 courage de refuser l'alliance du roi de
France, ((ue le cardinal de Joyeuse lui offrait en
échange de queli(ues concessions injusles, et lui ré-
pondit : « Votre Henri I\' est un misérable hypocrite,
sans foi ni loi; je ne ferai rien de ce qu'il réclame,
parce que ce serait agir contre ma conscience, contre
iéijuité ; écrivez-lui que jamais nous ne sacrifierons
notre devoir à de vils intérêts de dynastie, et (|u'il
s'est singulièrement trompé en supposant que nous
nous laisseiions séduire par l'appât île l'or, comme
plusieurs papes, nos prédécesseurs. »
Dans une circonstance à pou près semblable. Sa
Sainteté fit la même réponse aux ambassadeurs de
Philippe III, roi d'Espagne, et blâma hautement sa
lâche condescendance pour les jésuites. Comme on
le voit, il devenait urgent pour les disciples d'Ignace
deLayolade se défaire d'un tel pape; Léon X devenait
dangereux pour les jésuites, aussi mourut-il empoi-
sonné le 27 avril 1605, après vingt-six jours de règne.
PAUL V
621
Intrigues électorales. — Paul V est proclame souverain pontife — Son histoire avant d'occuper le trône de saint Pierre. — Il
distribue toutes les charges et dignilcs de l'Église à s96 parents. — Sa Sainteté entreprend d'asservir lous les Etats de l'Italie
à sa domination. — Paul V excommunie les Vénitiens. — La Sérénissiine République chasse les jésuites de son ternloire. —
Paix entre la République et le saint-siége. — Les jésuites en Angleterre. — Conspiration des poudres. — Supplice des Pères
Garnel el Oldecorn. — Le serment d'allégeance. — Paul V ordonne auï catholiques anglais de refuser obéissance au rui. —
Jacques 1" entame une polémique avec le pape. — Doctrine des jésuites sur le régicide. — Assassinat de Henri IV. — Sup-
plice de Ravaillac. — Le Parlement condamne les ouvrages des jésuites à être brilles par la main du bourreau. — La régente
protège les jésuites. — Condamnation du docteur Edmond Richcr. — Congrégations religieuses en France. — Publication des
décrets du concile de Trente. — Le» huguenots reprennent les armes. — Traité de Loudun. — Paul V fait empoisoener l'é-
crivain Marc-Antoine Dominis. — Dispules obscènes cntri; les dominicains et les franciscains sur la conception de la Vierge.
— Népotisme et incestes du souverain pontife. — Mort de Pjul V.
Cinquante-neuf cardinaux entrèrent en conclave
après la mort de Léon, et se formèrent en quatre
partis; Aldobrandino était à la tète de la faction la
plus nombreuse; Montalte dirigeait les délili'ia-
tions de la seconde coterie, qui comptait vingt et
un cardinaux ; la troisième faction était celle des
Espagnols, et la quatrième celle des Français.
Baronius, comme dans le dernier conclave, se mit
<ur les rangs pour être pape, et se donna tant de
mouvement qu'il rattacha à sa faction plusieurs car-
dinaux, et ipi'il put un instant se llatler de l'espoir
de triompher de ses compétiteurs; mais au moment
où il se ])réparail à entrer dans l'une des chapelles
pour recueillir les votes, quinze de ses partisans pas-
sèrent du côté du cardinal Tosco, l'un des prélats
les plus riches de la cour de Home, ([ui par cette
défection se trouva réimir cpiarante-'iuatre sulfiages.
'<■ Déjà on procédait à la cérémonie de l'îWoralion,
lorsque Haronius, irrité de voir la tiare lui échapper,
dit Nicolas de Marhais, se prit à braire ces mots
d'une voix enrouée : Voulez-vous donc élire pour
votre chef un infâme qui ne prononce pas une seide
phrase sans l'accompagner d'un juron obscène? \'()U-
lez-vous donc, en choisissant pour souverain pontife
un homme de mœurs abominables, attirer sur le
siège de Rome la réprobation des peuples de l'Espa-
gne, de l'Italie et de la France, et augmenter la
répulsion déjà si grande que nous inspirons aux na-
tions? » Cette sortie jeta les membres du cunelave
dans une extrême perplexité et empêcha l'éleilicin de
Tosco; néanmoins elle ne ramena pas au cardinal
Baronius les suffrages qu'il avait perdus. Pendant la
luiit Aldobrandino s'entendit avec Montalte et le car-
dinal de Joyeuse; et le matin, tous s'étant rendus à la
chapelle Sixiine avec leurs partisans, ils proclamèrent
pape, sous le nom de Paul V, le cardinal Camille Bor-
ghèse, avant même que les Espagnols eussent appris
qu'il avait été proposé comme candidat, et sans qu'on
ei'it pris la peine de consulterle Saint-Esprit.
Le irouveau ponlifc était Romain de naissance et
d'une famille originaire de Sienne; d'abord^! n'hait
exercé la profession d'avocat, ensuite il s'était jeté
dans la carrière ecclésiastique, et avait obtenu suc-
cessivement la dignité de vice-légat à Bologne, d'au-
diteur de la chambre, de vicaire du pape et de grand
inquisiteur; en dernier lieu il avait été promu, moyen-
nant linances, au titre de cardinal de Suint-Chryso-
gone, sous Clément \'III.
62i
11IST(HUE DES PAl'HS
Ck)mme il s'Olail tenu constamment éloigné des
affaires politiques et avait toujours paru désireux de
vivre traïujuillo. les chefs des ditïérents partis jugè-
rent (]u'il leur serait facile de gouverner TEglise sous
le nom du saint -père, et tous vinrent lui faire des
offres de services. Mais il arriva tout autre chose
que ce qu'on attendait ; Paul V déclara nettement
qu'il comptait i-égner seul; et pour enlever aux car-
dinaux l'espoir de le faire revenir sur sa décision, il
forma un conseil des membres de sa famille ; il donna
le chapeau de cardinal au jeune Scipion Cafl'arelli, un
de ses neveux ; il conlia à ses deux frères, François
et Jean-Ba])tiste Borghèse, les emplois les plus im-
portants, et leur donna en outre le gouvernement du
Vatican et du château Saint-Ange; il pourvut tous
ses autres parents de riches bénéfices et les installa
auprès de sa personne. Il s'occupa ensuite du gou-
vernement du saint-siége, et montra qu'il avait con-
servé les anciennes traditions de l'Église romaine et
qu'il était disjiosé, si on le laissait agir, à faire revi-
vre les prétentions des papes sur la domination ab-
solue de l'Italie.
Contre toute espèce de droits, il s'immisça dans
les affaires du royaume de Naples et excommunia le
régent Ponte, qui y commandait au nom de Phi-
lippe III, parce qu'il avait condamné aux galères un
notaire ecclésiastique coupable d'un crime capital;
puis il envoya des nonces apostoliques à Charles-
Emmanuel, duc de Savoie, pour lui signifier de ne
plus conférer à l'avenir les bénéfices vacants dans
ses États sans l'approbation de la cour de Rome; ce
qui constituait un acte d'odieux arbitraire, attendu
que les papes ses prédécesseurs avaient vendu ce
droit aux ducs de Savoie, et qu'il était impossible de
nier l'authenticité des bulles octroyées à ce sujet.
Enfin il jioussa l'audace jusqu'à interdire à la Répu-
blique de Lucques, à celles de Gênes et de Venise,
et à tous les Étals d'Italie, de faire aucun traité, soit
entre eux, soit avec les puissances étrangères, sans
son autorisation ; et pour prévenir toute hésitation,
il fulmina une bulle qui enjoignaif aux princes sou-
verains et aux ciiefs de Républiques de défendre à
leurs peuples d'ouvrir des relations avec les étran-
gers, sous peine des censures ecclésiastiques.
La menace produisit son effet ; aucun des gou-
vernements italiens ne voulant rompre avec le saint-
siége, tous se conformèrent aux exigences du pape :
Gênes révoqua ses ordonnances contre les jésuites et
autorisa les membres de la société à concourir aux
élections pour les divers emplois civils et militaires;
Lucques accepta les bulles de Sa Sainteté sans exa-
men; le duc de Savoie se soumit également pour la
transmission des bénéfices; le roi d'Espagne lui-
même permit au régent de Naples de faire des con-
cessions à la cour de Ron\e pour en obtenir la levée
de son excommunication ; les Vénitiens seuls refusè-
ren^^'obéir au saint-père, et la lutte s'engagea
entfe la Krénissime République et PaulV.
Le redoutable conseil des Dix venait de condamner
à mort un moine augustin, coupable de viol et d'at-
tentat à la pudeur sur une jeune fille de dix ans qu il
avait ensuite égorgée; en outre, il instruisait le pro-
cès d'un chanoine de Vicence, appelé Scipion Sara-
cmo, accusé de s'être introduit de nuit, avec des gens
1^
masqués, dans la demeure d'une de ses parentes et
de lui avoir fait violence ; de plus, le doge de Venise,
de son autorité privée, avait osé faire incarcérer le
comte Braiidolino ValJemarino, abbé de Narvésa,
jirévenu d'avoir empoisonné son père, son frère et
plusieurs de ses domestiques, de vivre en inceste avec
sa propre sœur, de détrousser les voyageurs sur le
grand chemin, et d'avoir commis jdusieurs assassi-
nats sur de jeunes adolescents qu'il avait pollués par
d'horribles stujires.
Sa Sainteté prétendit ([uc ces grands criminels
étaient à l'abri de la vindicte des lois par leur carac-
tère sacré; que la République avait violé les immu-
nités ecclésiastiques en les faisant juger par un tri-
bunal de la'iques, et ordonna au doge de remettre
imraédialemenl entre les mains du nonce apostolique
le religieux augustin, le cl
le Vicence et l'abbé
le Narvésa, sous peine d'excommunication. Paul V
prit même occasion de cette affaire pour réclamer la
révocation d'une loi qui interdisait aux prêtres d'ac-
quérir des biens immeubles sans l'autorisation du
sénat, et qui les obligeait à vendre les terres ou les
maisons provenant de l'héritage de leurs parents. Le
saint-père demanda également l'abolilion des décrets
qui prohibaient l'édification de nouvelles églises et la
londation d'hôpitaux ou de communautés religieuses
sans le secours de la puissance civile.
^Le sénat fit représenter à la cour de Rome qu'en
Wrtu des anciennes institutions de la République et
des privilèges qui lui avaient été vendus ou octroyés
par les souverains pontifes ses prédécesseurs, il lui
était permis de promulguer des édits concernant les
rapports civils des ecclésiastiques avec l'État ; et que
le saint-siége ne pouvait, sans une violation manifeste
des droits établis, demander le renversement de leurs
lois ni soustraire les criminels à sa juridiction. Le
pape répliqua que les ordonnances canoniques étaient
des lois divines, et que les successeurs de i'Apotre
n'avaient pas plus de droits que les autres hommes
d'y contrevenir; qu'en conséquence les permissions
accordées par ses prédécesseurs aux Vénitiens se
trouvaient annulées. Sa Sainteté, voyant que ses me-
naces d'excommunication n'intimidaient jjas la Séré-
nissime République, imagina de faire revivre les pré-
tentions oubliées depuis plusieurs siècles de droits
réguliers perçus sur plusieurs îles de l'Adriatique par
le saint-siége, afin de gêner l'action de son gouverne-
ment; en outre, elle déclara exempts d'impôts les
riclies bénéfices que possédaient sur le territoire de
la République les cardinaux, les chevaliers de Malte,
les couvents d'hommes, les ordres mendiants et tous
les ecclésiastiques, comme sujets de la cour romaine.
Puis, non content de porter ce coup aux finances des
Vénitiens, Paul V essaya d'entraver leur commerce
et leur industrie, en mettant à l'index tous les ou-
vrages qui sortaient de leurs imprimeries, même les
missels et les bréviaires ; enfin il lança contre le doge
et contre le sénat une excommunication effroyable, et
mit en interdit la ville de Venise ainsi que ses îles
de r.\driatique et tous ses Etals de terre ferme.
De son côté, la ^rénisi^ime Républi(|ue ne garda
)j1us de mesures avec la cour de Rome,et ripostaaux
attaques par un décret qui défendait aux ecclésiasti-
ques, sous les peines les plus sévères, d'afficher la
â.!t
PAUL V
623
bulle du saint-père ou d'interrompre le service divin
dans aucune église. Tout le clergé vtnitienobéit ; les
jésuites seuls déclarèrent (jue leur conscience ne leur
permuttait pas de contrevenir aux ordres du pape, et
demandèrent à sortir des États de la République, per-
mission que le doge s'empressa de leur accorder. En-
suite, le sénateur Quirinoet le célèbre Fra Paolo Sarpi
appelèrent du jugement de la cour de Rome au tri-
bunal des nations, en répandant dans tous les pays
des ouvrages remplis d'une dialectiiiuo serrée et puis-
sante, où ils atta([uuieQt l'autorité temporelle que les
pontifes s'étaient arrogée sur le monde comme suc-
cesseurs de l'apùtre Pierre. Sa Sainteté s'émut des
conséquences qui pouvaient résulter pour elle de cette
lutte, et chargea les cardinaux Rellarmini et Raronius,
les deux colonnes de l'Église, de répondre aux enne-
mis de la cour de Rome et de les réduire au silence.
En gens habiles, les deux prélats déplacèrent la
question; ils se gardèwnt bien de disputer aux princes
et aux rois l'autorité qu'ils cxeri;aient sur les peuples,
dans la erainle ([u'on ne retournât contre eux .'eurs
propres arguments ; ils établirent seulement en prin-
cipe que le despotisme émanait de Dieu, et que l'iiu-
manité devait se soumettre sans examen à ceux qui
possédaient ia puissance souveraine; puis, introdui-
sant la métaphysique dans leur discussion, ils pro-
clamèrent la prédominance de l'esprit sur la matière
et en déduisirent ces singulières propositions :
« L'esprit dirige et modère la chair, mais non ré-
ciproquement ; ainsi il n'est pas permis au pouvoir
temporel de s'élever au-dessus du spirituel, de vou-
loir le diriger, le commander ou l'opprimer; ce serait
une rébellion, une tyrannie toute païenne. C'est au
prêtre à juger l'empereur, et nonàl'empereuràjuger
le prêtre, car il serait absurde de prétendre que la
brebis diit conduire le berger. »
Fra Paolo et le sénateur Quirino, loin de se regar-
der comme vaincus, acceptèrent la lutte sur ce ter-
rain ; ainsi que leurs adversaires, ils proclamèrent
que tout pouvoir émanait de Dieu, et prenant pour
point de départ 'les doctrines professées en France
sur la royauté, ils en conclurent que l'autorité du
prince ayant la même source que celle du pape, ce-
lui-ci n'avait pas le droit de s'immiscer dans les af-
faires des gouvernements.
« Les ecclésiastiques des différents royaumes,
ajoutaient-ils, aussi bien que les laïques, sont soumis
à la puissance des princes, et aucun de leurs sujets
ne peut se dispenser de leur rendre la même obéis-
sance que celle due à la Divinité. Un roi a le droit
de faire les lois, de rendre des jugements, d'établir
des impôts sans contrôle. Le pape possède pareille-
ment une suprême juridiction sur les peuples, mais
elle est purement spirituelle comme celle qu'a insti-
tuée le Christ lui-même. Le Fils de Dieu n'ayaiil
jamais exercé une juridiction temporelle pendani
toute sa vie, n'a pu transmettre à saint Pierre ni à
ses successeurs un droit qu'il n'avait pas réclamé.... ».
Telles étaient les singulières prétentions et les théo-
ries extravagantes que cherchaient à faire prévaloir
les séides de la papauté et de la monarchie pour ac-
quérir le droit d'opprimer les peuples.
Bientôt de cette guerre de paroles on en vint à
une guerre réelle; Paul V cherclia de tous côtés des
alliés, rassembla des troupes, et annonça qu'il allait
anéantir Venise. Mais son ardeur belhqueusc dura
peu; soit qu'il redoutât d'exposer son armée aune
défaite ([ui eût grandement compromis su prépon-
dérance sur l'Italie, soit qu'il craignit de ne pouvoir
suffire aux dépenses de la campagne et à l'entretien
des troupes, soit qu'il soupçonnât que Philippe III
et Henri I\', tout en paraissant ofliciellemcnl désirer
le maintien de la paix entre Rome et Venise, ne
s'employassent en secret pour prolonger les hostili-
tés, il feignit de se rendre aux remontrances des am-
bassadeurs français, et accepta leur médiation dans
sa querelle avec la Sérénissime Répulilii[ue.
Les Vénitiens, qui avaient besoin de la paix pour
la prospérité de leur commerce, accueillirent l'avora-
blement les propositions d'accommodement présen-
tées par le saint-siége. Paul V demandait que la sei-
gneurie ou le conseil des Dix remît entre les mains
des ambassadeurs de France les trois prisonniers ec-
clésiastiques détenus dans les cachots de la Républi-
que, et en même temps que le sénat rapportât le dé-
cret rendu contre l'introduction des bulles de la cour
de Rome, et lui envoyât une ambassade en signe de
soumission pour solliciter l'absolution des censures
ecclésiastiques. Sa Sainteté voulut bien encore exi-
ger le rappel des jésuites, mais elle fut obligée de
renoncer à cette dernière condition , le doge Ludo-
vico Donato ayant déclaré qu'il préférait rompre les
négociations et continuer la guerre plutôt que de
souffrir sur le territoire de la République un seul des
disciples d'Ignace de Loyola, ([u'il appelait les sup-
pôts de Satan. La paix fut conclue entre les deux
puissances, et les jésuites restèrent exilés.
Si la société perdait quelque peu de sa puissance
dans un coin de l'Italie, elle reprenait dans la Grande-
Bretagne une partie de son ancienne inlluence; et
malgré les sévères ordonnances de la reine Elisa-
beth, les bons Pères ne craignaient pas de reparaî-
tre dans le royaume et même d'y fonder des collèges.
Leur sécurité venait de ce que le nouveau roi d'An-
gleterre, Jacques I", fils de Marie Stuart, leur mon-
trait une grande bienveillance; mais leur audace
s'accrut tellement, que le souverain fut obligé de
sévir contre quelques-uns des plus brouillons.
Les jésuites jurèrent alors de se venger, et orga-
nisèrent avec des gentilshommes catholiques dont ils
dirigeaient les consciences, entre autres Robert Ca-
tesby et Thomas Piercy, un complot où il ne s'a-
gissait rien moins que de faire sauter la salle du Par-
lement au moment où le roi et sa famille assisteraient
à la séance d'ouverture des sessions. Il fut convenu
entre les conjurés qu'on n'admettrait dans le com-
plot qu'un petit nombre d'hommes déterminés et
fidèles; ils s'associèrent d'abord un jeune seigneur
catholique nommé Tiiomas \\'inter. ((u'ils chargèrent
d'une mission en Flandre auprès d'un autre de leurs
amis nommé Fawkes, ([ui était au service de l'Espa-
gne, et dont ils connaissaient le zèle ardent«^our le
papisme. Sur leur invitation, celui-ci revint immé-
diatement en Angleterre; mais lorsqu'il sut ([u'il
était question d'anéantir du même coup un si grand
nombre de victimes, il hésita à entrer dans le com-
plot, et représenta aux révérends Pères qui diri-
geaient cette aflaire, que le jour de l'ouverture des
624
HISTOIRE DES PAPES
m
sessions il y avait au Parlement presque autant de
catholiques que d'hérétiques, et qu'ils auraient à ré-
pondre devant Dieu de la mort de leurs frères. Les
jésuites (rarnet, Oldecorn, Tesmond et Gérard ré-
pliquèrent que si le nombre des orthodoxes était
inférieur seulement de un il celui des hérétiques, on
pouvait passer outre et les exterminer tous ensem-
ble, et que Dieu les absoudrait à cause de la grande
gloire qui lui en reviendrait.
La conscience ainsi rassurée, Fawkes s'associa à
1 œuvre de ses compagnons ; Piercy loua une maison
attenant aux bâtiments du Parlement, et tous com-
mencèrent à creuser une mine qu'ils devaient faire
arriver jusque sous la salle où se tenaient les séan-
ces. Déjà ils avaient percé plusieurs murs, et, sui-
vant leurs calculs, ils ne devaient plus se trouver
qu'à une petite distance de la salle, lorsqu'au milieu
d'une nuit, pendant qu'ils étaient occupés à travail-
ler, ils entendirent au-dessus de leur tête un grand
nombre de voix d'hommes et un mouvement inac-
coutumé. Ne sachant à quelle cause attribuer ce sin-
gulier tapage, et craignant qu'on n'eût quelque soup-
çon de leurs projets, les conjurés interrompirent
leurs travaux, sortirent de la mine et s'informèrent
de ce qui se passait. Ils apprirent alors qu'on faisait
vider une cave remplie de houille qui était située
au dessous de la chambre des lords, pour la mettre
en location. L'occasion fut saisie, et dès le lendemain
la cave appartint aux conjurés ; ils y transportèrent
de nuit trente six barils de poudre, qu'ils recouvri-
rent de fagots et de bûches.
Les choses ainsi disposées, ils attendirent patiem-
ment l'ouverture du Parlement; déjà la tenue de la
séance royale avait été indiquée, et rien ne faisait
prévoir (jue le complot pût avorter, lorsque lord
Monteagle, membre catholique de la chambre des
pairs, reçut une lettre anonyme qui lui annonçait
que lui et ses amis feraient bien de ne point pa-
raître à cette séance, attendu qu'il y serait frappé
un coup terrible, inévitable, et qui durerait moins de
temps qu'il ne lui en faudrait pour brûler la lettre
par laquelle on lui en donnait avis. Lord Monteagle
ne tint aucun compte de la dernière recommandation
de son mystérieux correspondant, et envoya le bil-
let à lord Salisbury, secrétaire d'État , qui n'y atta-
cha pas une grande importance; néanmoins celui-ci
le soumit au roi, qui en jugea tout autrement. Sa
Majesté pensa que les mots « un coup terrible et
soudain » faisaient allusion aux effets de la poudre,
et donna ordre de visiter toutes les voûtes qui étaient
sous les salles du Parlement. Le comte de Suffolk,
chargé de ce soin en sa qualité de lord-chambellan,
se fit ouvrir toutes les caves, et ayant remarqué dans
celle de Piercy un amas de fagots et de bois, il de-
manda quel était le nom du locataire de la cave;
sur la réponse de Fawkes, qui était déguisé en va-
let, il répliqua que la provision lui semblait bien
forte pour les besoins d'un homme seul qui ne ré-
sidait pas habituellement à Londres. Puis il sortit;
mais à peine fut-il dehors, qu'il renvoya sir Thomas
Knevet, juge de paix, avec des soldats, dans la cave
mystérieuse pour y faire une perquisition sévère. Avant
d'entrer, celui-ci fit arrêter le prétendu domestique
de Piercy, -sur lequel on trouva des mèclies et un
briquet; et le bois à brûler ayant été enlevé, on dé-
couvrit les trente-six barils de j)0udre.
Fawkes fut immédiatement applique à la question
et forcé de nommer tous ses complices. Néanmoins
PAUL V
625
Conspiration des poudres
Catesby, Piercy et plusieurs autres conjurés avaient
(li'jà eu le temps de sortir de Londres et de gagner
le coiuté de Warwick, où sir Êverard Digljy, plein
de confiance dans le succès de l'entreprise, avait
réuni quelques partisans et se disposait à s'emparer
de la jeune princesse Elisabeth, lille du roi, qu'ils
voulaient mettre sur le trône. Mais déjà la nouvelle
de leur fatale conjuration avait été transmise aux
schérifs avec l'ordre de rassembler les milices et de
s'emparer des coupables : alors, se voyant dans
l'impossibilité de résister ou de fuir, ils se réunirent
au nombre de quatre-vingts dans un château lortilié
du comté de Warwick, résolus à mourir les armes à
la main. Malheureusement, au moment de l'attarpie,
leur provision de poudre vint à prendre feu, et ils
11
ne purent se défendre contre les troupes royales;
Piercy et Galesby se firent tuer; les autres conjurés
furent faits prisonniers et périrent sur l'échalaud.
Le jésuite Henri Garnet , qui avait célébré la
messe pour la' réussite de la grande entreprise, et le
jésuite OUlecorn, qui était chargé de recruter des
conspirateurs, tous deux les chefs et les organisa-
teurs du complot, furent jugés par une cour souve-
raine avec plusieurs autres disci})les d'Ignace de
Loyola, et condamnés au gibet.
Cette affaire détermina le roi Jacques à se faire
prêter par ses sujets le fameux serment d'allégeance,
par lequel on reconnaissait que le souverain de la
Grande-Bretagne était indépendant de toute puis-
sance étrangère; que ni pape, ni archevêque, ni
167
tj26
HISTOIRE DES PAPES
évèque ne pouvait le déposer ni relever les peuples
de la lidolilé ipi'ils lui avaient jurée; que personuo
n'avait le droit de disposer de ses domaines, ni de
s"eniparer de ses Etats, ni d'attenter à sa vie; que la
doctrine professée par les catholiques, et autorisant
les sujets à tuer leurs princes sur l'ordre du pape,
était impie et exécrable. Ce serment fut rendu obli-
gatoire pour tous ceux qui habitaient l'Angleterre,
quelles que fussent leurs opinions reli^iiMises.
Paul V adressa immédiatemeut aux lidèles de la
Grande-Bretagne plusieurs brefs pour leur défendre
d'obéir au roi ; ce qui entraîna pour quelques-uns la
peine du bannissement, et même, pour les plus ob-
stinés, la décapitation.
Jacques I" ne se contenta pas de combattre les
séides de la papauté avec la hache du bourreau ; il
prit lui-même la plume et attaqua dans plusieurs
ouvrages de controverse les doctrines du cardinal
Bellarmini. Le jésuite Suarcz répliqua au libelle du
monarque ; et se posant comme l'adversaire de la
royauté et le cliampion.de l'omnipotence pontificale,
il chercha à écraser son adversaire sous un llux de
paroles incohérentes et de propositions e.xtravagantes.
« Le souverain pontife, disait-il dans son livre, a
tout pouvoir de diriger efficacement les rois dans
l'exercice de leur autorité ; il peut également con-
traindre les princes à lui obéir dans ce qu'il a juste-
ment ordonné, et punir ceux qui ne lui obéissent
point; car il est armé d'un glaive à deux tranchants.
Et la preuve que ce droit lui est dévolu , c'est que
les chefs de l'Église en ont usé de tout temps, en
excommuniant les empereurs et les rois, en les dé-
posant, en déliant leurs sujets du serment de fidélité
et en donnant leurs ÉUtts à des princes catholiques.
Les papes sont investis d'un pouvoir si grand, que
leurs arrêts de mort prononcés contre un roi sulfi-
sent pour mettre le condamné hors la loi commune;
cependant tous les fidèles ne sont pas autorisés à
courir sus à l'ennemi de l'Église, et ils doivent lais-
ser le soin de l'exécution de la sentence à ceux qui
en ont été chargés. »
Un autre jésuite, nommé Emmanuel Sa, vint se
mêler à ces disputes et renchérit encore sur les pro-
positions de Suarez ; il prétendit que la révolte d'un
ecclésiastique contre le roi ne constituait pas un
crime de lèse-majesté, attendu que les prêtres ne
pouvaient pas être considérés comme sujets du roi;
qu'il en était de même pour les laïques, quand le
prince avait été frappé par une condamnation cano-
nique; et que dans ce cas tous les fidèles devaient
se réunir pour combattre le tyran et faire triompher
la religion.
Le jésuite Deliio exprimait encore plus ouverte-
ment sa haine contre les rois : « Que nepuis-je, s'é-
criait-il dans un de ses sermons, faire à Dieu une
libation du sang d'un roi ! Jamais liqueur plus belle
n'aurait teint les autels de Jésus-Christ ; jamais ho-
locauste plus agréable n'aurait pu lui être nfl'erl!...
Qu'il soit béni jusqu'aux âges les plus reculés celui
qui enfonce un poignard dans le cœur d'un roi! »
Ces discours furibonds et ces doctrines e.xagérées
n'étaient pas seulement dirigés contre Jacques l";
les jésuites voulaient atteindre tous les princes de la
chrétienté, et Sa Sainteté les secondait dans cette
nouvelle croisade en autorisant la propagation d'un
ouvrage du célèbre Mariana, où le régicide était
pose en principi-, en devoir, en obligation, lorsque
le souverain s'écartait de l'obéissance due au chef
de l'Église. A l'exemple du jésuite espagnol, les
bons Pères qui résidaient eu France exaltèrent l'om-
nipotence pontificale et cherchèrent à rabaisser la
royauté. « Obéissez, enfants du Christ, s'écriait le
fougueux Clarus Bonarscius dans ses sermons, obéis-
sez aveuglément à cette puissance qui a rendu
Henri IV à la, société des fidèles; n'écoutez pas ceux
qui prétendent que le pape n'a pu excommunier le
roi de France ; il l'a fait cependant, et le prince a
reconnu qu'il en avait le pouvoir, puisqu'il s'est
humilié dans la poussière, puisqu'il a demandé à
être absous. Eh quoi ! le souverain serait un Arius,
un Valens, un Neslorius, un Manès, un Mahomet
par la parole et par l'épée; il deviendrait juif, se fe-
rait circoncire, et le pape n'aurait pas le pouvoir
d'agir contre lui? 11 renouvellerait l'horrible cruauté
de Phalaris contre tout ce qu'il y a en France de
zélés catholiques, et le pape ne pourrait rien contre
lui ? Dieu nous préserve de cette pensée I Le pontife
doit employer sa hache pour le salut de la France,
et frapper les gros troncs qui menacent d'étouffer
les jeunes arbres. »
Alors surgit Ravaillac; soit que les déclamations
des jésuites eussent puissamment agi sur un cerveau
malade, soit qu'il eût été poussé au crime par sa
propre exaltation ou par une cause occulte, que l'Es-
toile, Sully et le maréchal d'Éstrées ne craignent
pas de reporter sur la reine; toujours est-il que ce
fanatique attendit pour frapper le roi que Marie de
Alédicis eût été proclamée régente et sacrée solen-
nellement. François RavaLlIac était arrivé d'Angou-
lême à Paris depuis trois semaines, pour mettre à
exécution son projet de régicide; le 14 mai 1610,
qui était la veille du jour fixé pour le départ du roi,
après avoir entendu la messe à Saint-Benoît, il dîna
fort tranquillement dans son aulierge avec son hôte
et un marchand appelé GoUetet ; puis il se rendit au
Louvre pour attendre le roi. A quatre heures,
Henri IV sortit de son palais en carrosse pour visi-
ter les arcs de triomphe élevés en l'honneur de la
régente, qui devait faire son entrée dans la capitale
le lendemain ; il était accompagné des ducs d'Èper-
non et de Montbazon, des maréchaux de la Force,
de Roquelaure et de Lavardin, du premier écuyer de
Liancourt et du marquis de Mirabeau : un petit
nombre de gentilshommes et de valets de pied es- m
cortaient seuls le roi, le duc d'Epcrnon ayant donné |
l'ordre à la garde de rester au Louvre.
Lorsque le carrosse arriva dans la rue de la Fé-
ronnerie, qui à cette époque était fort étroite, le cor-
tège se trouva arrêté par un embarras de charrettes;
la plupart des valets de pied entrèrent dans le cime-
tière des Innocents pour courir plus à l'aise, et il
n'en resta que deux auprès de la voiture; ce fut précisé-
ment à ce moment que le duc d'Épernon ouvrit la glace
qui était près du roi, et le pria de prendre connaissance
d'une pièce fort importante. PendantqueSa Majesté
était occupée à lire, Ravaillac, qui jusqu'alors avait
suivi la voiture, sauta sur l'essieu de la roue et
donna au roi deux coups de couteau dans la région
PAUL V
627
du cœur, et cola si rapidement qu'aucun des sei-
gneurs ne soupçonna ce qui se passait ({ue par un
gémissement que poussa Henri ; la mort avait été
instantanée. Sans aucun doute l'assassin eût pu fa-
cilement s'enfuir en se glissant entre les voitures ;
mais il resta là, son couteau à la main, et se glori-
liant d'avoir si bien frappé ; alors il fut arrêté et con-
duit à l'hôtel de Retz, où le grand jirévôt procéda à
un premier interrogatoire.
Ce magistrat trouva sur lui un chapelet, un papier
où le nom de Jésus était écrit trois fois sur divers
plis, et un cœur de carton qu'il portait suspendu à
son cou. On est réellement surpris en lisant les pro-
cès-verbaux de cette afl'aire, du soin tout particulier
que prirent les juges chargés de la procédure d'em-
pêcher Ravaillacde dévoiler ses complices. Quoiqu'on
sût par le maître de son auberge qu'il avait eu des
relations avec des personnages marquants, entie
autres avec un écuyer de la reine, avec les aumôniers
du cardinal du Perron, un des amants de Marie de
Médicis, avec plusieurs jésuites, un cordelier, un
feuillant, le curé de Saint-Séveriu et un chanoine,
on ne le confronta avec personne, si ce n'est avec le
Père d'Aubigny, qui aflirma par serment qu'il ne
connais.sait pas l'assassin, et démentit les allégations
de Ravailkc, qui assurait lui avoir rendu visite dans
la maison des jésuites.
Le Père Cotton, confesseur de Henri IV, vint lui-
même plusieurs fois défendre à l'accusé de compro-
mettre les gens de bien. Enfin, treize jours après
l'assassinat, comme si on eût eu hâte d'en finir, le
Parlement prononça la sentence de mort contre Fran-
çois Ravaillac, atteint et convaincu du crime de lèse-
majesté. Il fut condamné à être tenaillé avec verse-
ment dans les plaies de plomb fondu, d'huile bouil-
lante et de soufre enflammé ; à avoir la main droite
brûlée jusqu'au poignet, à être ensuite écartelé, puis
consumé sur un bûcher. Le jugement porta en outre
que la maison où il était né serait démolie ; que sa
mère et son père seraient chassés du royaume avec
défense d'y reparaître, sous peine d'être pendus et
étranglés; que ses frères, scpurs, oncles et autres
jiarents seraient tenus, sous les mêmes peines, de
i|uilter le nom de Ravaillac pour en prendre un autre.
L'assassin subit son horrible supplice avec cou-
rage; il ne poussa pas un seul gémissement pen-
dant qvie le bourreau le tenaillait avec des pinces
dentelées, (|ui à chaque coup lui enlevaient des lam-
beaux de chair, ni même pendant que l'exécuteur
versait dans ses plaies béantes un mélange de])lomb
fondu, de soufre, d'huile et de cire bouillante; au-
cun cri ne lui échappa lorsqu'on lui brûla le puignet,
ni quand on l'alLicha |)ar les quatie membres à des
chevaux entiers pour l'écarteler. Enfin, après avoir
sipporté ce supplice effroyable pendant une heure
sans être démembré, et respirant encore, « les sol-
dats qui assistaient à l'exécution, fatigués d'attendre,
se jetèrent sur le criminel avec des épées, des cou-
teaux il des bâtons, se mirent à frapper, couper et
dcchirer ce malheureux, qui fut ainsi ardemmentmis
en diverses parties et pièces ravies à l'exécuteur,
et traînées de tous côtés avec une fureur extrême. »
Lorsque justice eut été faite du meurtrier, la froide
raison reprit le dessus, et l'on commença à recher-
cher quels étaient les véritables complices de Ra-
vaillac ; la voix publi({ue désigna les jésuites, et de
toutes parts parurent des pampjilels contre les ré-
vérends Pères, et entre autres un libelle appelé
« l'Antl-Gotton, « où l'on démontrait jusqu'à la der-
nière évidence que les jésuites et la reine avaient ar-
mé le bras de Ravaillac.
Le Parlement n'osant pas agir contre de si grands
coupables, se contenta d'enjoindre à la (acuité de
théologie de censurer les ouvrages publiés par la so-
ciété sur la théorie du régicide ; et d'après la déci-
sion des docteurs, condamna plusieurs de leurs li-
vres à être brûlés en place de Grève par la main du
bourreau. Ce jugement rendu contre les disciples
d'Ignace de Loyola par le premier corps de l'Etat, et
qui imphquait en quelque sorte une accusation de
participation dans l'assassinat de Henri IV, n'empê-
cha pas Marie de Médicis de leur continuer ses fa-
veurs, d'installer le Père Cotton auprès du jeune
Louis XIII en qualité de confesseur, et de donner à
leur collège de la Flèche le cœur de son mari. La
reine osa même leur octroyer des lettres patentes
beaucoup plus étendues que celles qui leur avaient
été accordées jusque-là, et leur permettre de faire
des leçons publiques sur la théologie et sur toutes
sortes de sciences, attendu, déclarait-elle, qu'il était
de la plus grande utilité que les enfants étudiassent
chez eux les formes et les façons de vivre qu'il fal- ',
lait observer à la cour.
Immédiatement après, les jésuites firent signifier
leurs lettres patentes à l'Université et s'occupèrent
d'en poursuivre l'entérinement devant le Parlement.
Ainsi se trouva réengagé le procès pendant, depuis
près d'un siècle, entre l'Université et la société de
Jésus, relativement à l'instruction di's enfants. Dans
son plaidoyer, l'avocat la Martelière, qui portait la
parole pour l'Université, rappela que c'était pour la
troisième fois que ce corps célèbre venait réclamerla
protection du Parlement contre les séides du pape,
afin d'assurer le repos du royaume; que depuis l'é-
tablissement des jésuites l'Europe entière n'avait re-
tenti que du bruit de leurs disputes ; qu'ils n'avaient
jamais cessé de prêcher le bouleversement des pou-
voirs politiques ; il rejeta sur eux la complicité des
crimes de Jacques Clément, de Barrière , de Chà-
tel et de Ravaillac en France ; il rappela leur parti-
cipation dans la conspiration des poudres en .Angle-
terre, dans les troubles qui avaient éclaté à \'enise
et dans plusieurs autres Etats, et il termina sa ha-
rangue en suppliant le Parlement de ne pas se laisser
surprendre par le ton hypocrite, les paroles miel-
leuses et les promesses des bons Pères; qu'il l'en-
gageait à se mettre en garde contre leurs fourberies,
et à ne pas ouJjlier que leur propre constitution les
autorisait à se parjurer lorsque l'intérêt de leiu- or-
dre ou celui du pape l'exigeait.
L'avocat général Servin fut également favorable à
l'Uni .ersilé ; ce magistrat déclara qu'avant d'entamer
les débats il avait demandé aux jésuites s'ils consen-
taient à s'en tenir aux termes de leur rétablissement,
et à signer « sans équivoques ni échappatoires les
quatre ))ro|)osilions rédigées par la Sorbonne, con-
cernant la sûreté de la personne des rois, l'indéjien-
dance absolue de leur autoriti'' sur les choses tempo-
6â8
HISTOIRE DES TAPES
relies, i'assujottissement des ecclcsiasliques a;ix
prince?, et le maintien des libertés ue i'Égiise git.li-
cane; mais qu'ils avaient refusé de donner une adhé-
sion formelle à ces propositions. En conséi[uence, il
conclut à ce (]u'il fût défendu aux jésuites de faire
des leçons publiques ; de renq>lir aucune fonction
scolastiijue pour rinstruclion des enfants ni des
adidtes dans le ressort de la ville de Paris. Le Par-
lement admit ces conclusions, et rendit un arrêt qui
déclarait l'Université bien fondée en ses dires et
lui donnait gain de cause. Ce n'était pas en France
seulement que les jésuites étaient devenus l'objet de
l'animadversion générale; dans tous les royaumes
ils étaient en exécration; ils venaient d'être chassés
de la Russie; l'université de Louvain avait flétri
leurs doctrines et les avait expulsés de la Flandre ;
en Bohême, un décret du conseil souverain, rendu
du consentement de tous les ordres du royaume, les
avait condamnés à un bannissement perpétuel comme
perturbateurs du repos public; la Moravie, k
l'exemple de la Bohème, avait pris une décision
énergique pour leur défendre l'entrée de ses pro-
vinces. .\lors les jésuites, chassés, conspués, hon-
nis, parurent s'amender ; et afm d'obtenir leur réinstal-
lation, ils renièrent leurs doctrines régicides, et adop-
tèrent la maxime de l'inviolabilité de la personne des
souverains, qui tout naturellement était professée par
les cours des potentats. Les Pères Balthasar, Jac-
quinot. Fronton, Jacques Sirmond et Faconius se
présentèrent à la barre du Parlement, et déclarèrent
qu' ils acceptaient les quatre propositions de la Sor-
bonne relatives à la conservation de la personne des
rois, à leur indépendance absolue du siège de Home,
aux privilèges de leur autorité, même sur les moines,
les religieuses et les ecclésiastiques.
Cette soumission, quoique tardive, ne laissa pas
que de leur être très-profitable ; car elle apaisa les
murmures de leurs ennemis, les fit tolérer dans le
royaume et les mit en position de provoquer des as-
semblées ecclésiastiques dans lesquelles ils agitèrent
différentes questions religieuses qui furent toutes réso-
lues à leur entière satisfaction. Ainsi dans les conciles
provinciaux d'Aixet de Sens, ils obtinrent la condam-
nation du traité d'Edmond Richer, syndic de laTbéolo-
gie de Paris, sur la puissance ecclésiastique ; et, par
suite, son remplacement au syndicat. Mais cet acte
d'iniquité réveilla toutes les anciennes haines contre
les jésuites, et la lutte recommença plus violente que
jamais entre ces derniers et les défenseurs des libertés
de l'Église gallicane.
L'ouvrage d'Edmond Richer devint le motif dune
polémique telle qu'on peut dire que jamais aucun
livre n'eut autant de vogue et de retentissement; car
indépendamment de l'intérêt qu'inspire toujours un
écrit frappé d'une condamnation et interdit par la
censure, le traitéde la puissance ecclésiastique avait
pour les masses cet attrait d'un ouvrage en hostilité
ouverte avec les deux grands pouvoirs qui écrasent
les peuples; il démontrait que ni les rois ni les pon-
tifes n'avaient droit à l'infaillibilité ni à l'inviolabi-
lité qu'ils s'attribuaient; que tous, tenant leur auto-
rité des nations, ne devaient sous aucun prétexte, ni
pour quelque cause que ce fût, s'affranchir de leur
juridiction suprême.
Tout, les grands écrivains du siècle se rangèrent à
."oi ini^ndu syndic et prirent la ^jluuie pour soutenir
ses doctrines. L'un d'eux, du Plessis-Mornay, osa
même attaquer la cour de Rome, et publia son cé-
lèbre ouvrage, intitulé u Mystères d'iniquités, » où
l'auteur dévoilait une longue suite de crimes et d'in-
famies commis par les pontifes, et où il concluait en
disant que les successeurs de saint Pierre avaient été
les mandataires de l'Antéchrist. Au frontispice de
son livre il avait fait graver une tour de Babel, em-
blème du \'alican; et sur le premier plan, Sa Sainteté
Paul \', sous les traits de Satan, conduisant ses
légions infernales de sales moines, de prêtres, de
jésuites pour conquérir le monde.
Tout naturellement, lorsque le pape eut connais-
sance de l'apparition d'un ouvrage aussi terrible, il
fulmina une bulle d'excommunication contre du
Plessis-Mornay, et sollicita l'interdiction de son livre
en France, comme hérétique très-furieux, très-dan-
gereux, contraire aux lois divines, naturelles et cano-
niques, aux écrits des saints Pères, aux observances
de l'Èghse catiiolique, aux cérémonies reçues et usi-
tées de toute antiquité. Les jésuites se chargèrent du
soin de poursuivre l'ouvrage; et, à la honte de la
magistrature, il se trouva des juges cpii prononcè-
rent une condamnation.
Encouragés par ce succès, les enfants d'Ignace de
Loyola entreprirent de faire triompher le pape à Ve-
nise et de le délivrer de son plus redoutable adver-
saire, l'illustre Pierre Sarpi, ou Fra Paolo, qui était
son nom de dominicain, ainsi qu'ils avaient fait en
France de du Plessis-Mornay ; toutefois, comme ils
n'espéraient pas rencontrer dans le conseil des Dix
des juges aussi dociles que ceux de France, ils pro-
cédèrent d'une autre manière, et essayèrent de l'as-
sassiner. Fra Paolo, instruit par un avis anonyme
de ce qui se tramait contre lui, prit des précautions
extraordinaires pour se garantir de toute attaque, et
réclama la permission de ne sortir que revêtu d'une
cotte de mailles sous sa robe et accompagné d'un
frère laide son monastère armé d'un mousqueton;
ce qui lui fut accordé, chose inouïe dans une ville
où le port d'armes à feu était puni de mort. Néan-
moins, un jour, comme il sortait de son couvent,
cinq hommes masqués se jetèrent sur lui, le frap-
pèrent de plusieurs coups dejpoignard, et s'enfuirent
avant que le frère lai eût eu le temps de faire usage
de son arme. Pierre Sarpi fut rapporté dans sa cel-
lule presque mourant, et la mâchoire percée de part
en part d'un stylet sur lequel étaient gravées une
tiare, une croix, une tête de mort, avec cette légende:
« Au nom du pape, société de Jésus ! «
Au premier bruit de cet odieux assassinat, les sé-
nateurs, qui étaient en séance, vinrent en masse
au couvent des dominicains pour s'informer de l'état
du blessé; le conseil des Dix ordonna les poursuites
les plus actives contre les coupables, qui malheureu-
sement ne purent être arrêtés. Le doge lit \enir de
Padoue, aux Irais de l'Etat, le plus fameux chirurgien
de l'Italie, pour donner ses soins à Fra Paolo; et
quand le consulteur fut rétabli, la Sérénissime Répu-
blique doubla ses pensions, et lui offrit un pnlais
Pierre Sarpi, quoique très-sensible à ces marques
d'un nitérèt si général, refusa les pensions et le pa-
PAUL V
629
Assassinat de Henri IV rue de de la Ferronnerie
lais; seulement il consentit à ne plus sortir de son
couvent qu'avec une escorte, pour se mettre à l'abri
d'une nouvelle tentative d'assassinat.
Les josuites, forcés de renoncer à leurs coupables
projets, et désespérant de soumettre 'N'i'nise au salnt-
siége tant que la Sérénissime République aurait un
tel défenseur, se rabattirent sur la France ; et avec
l'aide de la régente Marie de Médicis, du Père Cotton,
son confesseur, ils organisèrent sur tous les points
(lu royaume des congrégations religieuses qui enve
loppèrent les villes et les campagnes dansunimnacnso
réseau de superstitions. Tous les anciens ordres de
moines reparurent; les dominicains, les bénédictins,
les franciscains, les carmes, les jacobins, les feuillants
recrutèrent de nombreux adoptes, et couvrirent de
leurs légions tout le sol de la France. Port-Royal de-
vint une communauté religieuse, et l'on y adora jour
et nuit l'Eucharistie consacrée; les religieuses du
Calvaire passèrent les nuits au pied de la croix pour
expier les offenses commises par les protestants en-
63 j
HISTOIRE DES PAPES
vers Tarbr-o do vie et do salut ; les nonnes eurent des
extases à l'exemple de sainte Catherine de Sienne;
François de Sales fonda l'ordre de la 'Visitation; les
ursulines s'emparèrent de l'instruction des jeunes
fdles comme les jésuites s'étaient déjà emparé de
celle des jeunes gens; B.rullo institua les prêtres de
l'Oratoire; les bénédictins se réunirent à la congré-
gation de Saint-Maur, Vincent de Paul fonda la con-
grégation des Missions; les frères de la Miséricorde
multiplièrent à l'inlini et furent dotés de vastes do-
maines ou de riches communautés, et les provinces
se trouvèrent à la merci de cette engeance monacale,
qui dans tous les pays et à toutes les époques a dé-
voré les richesses des peuples, paralysé le dévelop-
pement des industries et abruti l'espèce humaine.
Enfin les jésuites se crurent assez puissants pour
braver l'opinion ; et, par ordre de Paul \, ils enga-
gèrent la régente à convoquer les états-généraux et à
proposer l'adoption des canons du concile de Trente,
qui étaient attentatoires aux libertés de l'Église et à
la dignité du pays. Les membres de la noblesse qui
disaient partie des états ainsi que plusieurs du clergé
se prononcèrent en faveur du projet, el firent bon
marché de la dignité nationale. Un évoque osa même
déclarer, pour inlluencer les délibérations du tiers
état, qu'il y allait du salut du royaume si les trois
ordres ne décrétaient pas la soumission de la France
aux volontés du pape.
Néanmoins le tiers état, qui se défiait avec raison
des deux ordres privilégiés, résista aux sollicitations;
par l'organe du prévôt des marchands il fit des re-
monlrauces à la régente, et lui représenta « que la
question du concile de Trente étant depuis soixante
années en suspension, il ne jugeait pas à propos de
s'en embarrasser; que, du reste, les décisions de cette
assemblée prétendue orthodoxe avaient été reconnues
attentatoires à l'autorité royale et à la tranquillité pu-
bli(jue; que déjà le Parlement avait déclaré qu'elles
devaient être repoussées, attendu qu'elles assujettis-
saient les chapitres et les monastères aux évoques et
détruisaient l'indépendance du clergé régulier; atten-
du qu'elles confisquaient au profit du pape les fiefs
des seigneurs tués en duel; attendu qu'elles cassaient
les induits du Parlement et la juridiction des juges
subalternes dans les affaires oîi les ecclésiastiques
étaient intéressés, et enfin parce qu'elles introduisaient
en France l'horrible institution des tribunaux de l'In-
quisition sur les mêmes bases que ceux d'Espagne. »
Dans l'impossibilité où se trouvaient les jésuites
dî vaincre les répugnances du tiers état, ils s'adres-
sèrent au jeune roi Louis XIII, qui venait d'atteindre
sa majorité, et obtinrent de Sa Majesté l'autorisation
de passer outre et de tenir des synodes provinciaux
pour régler l'importante question des ordonnances
rendues par le concile de Trente et leur pro.naulga-
tion en France. Il fut tenu à ce sujet une assemblée
de membres du clergé et de la noblesse, qui s'enga-
gèrent par serment à faire triompherla cause du pape
et à contraindre la nation à se courber sous le joug
théocrati'jue. Parmi les fanatiques qui assistèrent à
ce conciliabule, on cite les cardinaux de la Rochefou-
cauld, de Gondi et du Perron , sept archevêques,
quarante-cinq évoques, et au nombre de ces derniers
le fougueux prélat de Luçon, depuis le cardinal de |
Richelieu. Cette audace du clergé el de la noblesse
catholique fit grand bruit, et obligea le Chàtelet de
Paris à défendre par arrêt à tous les ecclésiastiques
du ressort de sa juridiction de rien puiilier qui eût
trait au concile de Trente ou qui a])p()rlàl la plus lé-
gère innovation dans la police de l'Eglise gallicane,
sous peine de confiscation et de saisie.
De leur côté, les huguenots lancèrent un manifeste,
et déclarèrent qu'ils allaient de nouveau prendre les
armes si le roi voulait soumettre la France au saint-
siége. Déjà même sur plusieurs jioints les hostilités
avaient éclaté, lorsque intervint le maréchal d'Ancre,
le mari d'P^léonore Galigaï, favorite de la reine mère,
qui détermina Marie de Médicis à renoncer à l'adop-
tion du concile de Trente, et à promettre aux hugue-
nots que, sans égard pour les réclamations de la
cour de Rome ou pour celles du cleigé, les choses
seraient remises dans leur ancien état. Malgré cet
engagement solennel pris par la reine mère et contre
la défense formelle du Chàtelet, les cardinaux de Sour-
dis et de la Rochefoucauld passèrent outre, assem-
blèrent leurs syndics particuliers de Bordeaux et de
Senlis, et firent déclarer que les fidèles seraient tenus
d'observer en conscience les différents règlements du
saint concile de Trente. D'autres prélats suivirent
l'exemple des métro])olitains de Bordeaux et de Sen-
lis, et promulguèrent dans leurs diocèses les décrets
rendus j)ar cette prétendue assemblée œcuménique.
Ce singulier tiiomphe, ol)tenu malgré l'opposition
du Parlement et des états-généraux, exalta l'audace
des jésuites et porta les bons Pères à proclamer que
la France avait adopté le concile de Trente et qu'elle
s'était soumise à l'omnipotence du pontife. Alors pa-
rut, sous le titre de « République ecclésiastique, »
un livre remarquable diiigé contre la primauté du
papa et publié par un écrivain célèbre, Marc-Antoine
Dorainis. Sa Sainteté s'émut singulièrement de l'ap-
parition de ce livre, et en réclama immédiatement la
condamnation en France par la faculté de théologie.
En même temps elle entama des pourparlers avec
l'auteur, et lui fit proposer le chapeau de cardinal s'il
consentait à rétracter les propositions qui lui seraient
désignées dans son ouvrage.
Dorainis, séduit par les brillantes promesses du
pape, eut la lâcheté de faire amende honorable et de
désavouer tout ce qu'il avait écrit contre le chef de l'É-
glise; puis il se rendit à Rome, muni d'un sauf-con-
duit, pour recevoir la récompense promise. Mais
une fois au pouvoir du pape, après qu'il eut donné
au monde le scandale d'une seconde abjuration, au
lieu d'être élevé au rang de prince de l'Église, il fut
an été, conduit au château Saint Ange et empoi-
sonne après cinq jours dé captivité. Sa Sainteté ne
se trouva pas même satisfaite d'avoir si sévèrement
puni Dominis ; pour l'édification des fidèles, elle le
lit traiter comme relaps, et fit brûler son corps ainsi
que son ouvrage dans le champ de Flore. Cette pro-
scription ne s'étendit pas seulement sur les livres
qui attaquaient directement le pape, mais encore sur
ceux qui étaient écrits contre les séides du saint-
siége et même sur des ouvrages historiques ; ainsi la
cour de Rome fulmina une sentence d'excommuni-
cation contre l'avocat Arnauld pour son Mémoire sur
les jésuites; contre l'illustre président de Thou pour
PAUL V
631
son Histoire de France, et contre les membres du
Parlement pour les arrêts qu'ils avaient rendus dans
l'allaire des n'gicidrs Jean Ghàtel et Ravaillac.
Pendant cette croisade contre les hommes de let-
tres, les dominicains et les franciscains scandali-
saient l'Espagne et l'Europe par leurs disputes
cyniiiues sur la conception immaculée de la Vierge;
et les choses en vinrent à ce point, que ce ne fut
plus avec la plume que les moines s'attaquèrent,
mais à coups de stylet ou de poignard. En France,
ces querelles lixèrent peu l'attention publique, qui
était captivée par des événements d'une plus grave
importance. Le maréchal d'.\ncre venait d'être assas-
siné par l'ordre du roi; sa femme, Èléonore Galigaï,
décapitée par arrêt du Parlement ; la reine mère dis-
graciée, et avec elle Richelieu, évèque de Luçon, qui
était un de ses amants. Ce coup d'Etat, dirigé contre
Marie de Médicis dans la personne de ses favoris,
eut une grande iulluence sur la politique intérieure
du pays. Le Père Cotton, confesseur du roi, fut
chassé de la cour, qu'il gouvernait avec les jésuites ;
et Richelieu lui-même, qui occupait la charge de
secrétaire d'Etat, fut banni pour le même motif. Le
rusé prélat se retira dans la ville d'Avignon, et se
lia intimement avec le vice-légat du y pe pour se
ménager les moyens de rentrer en France. Celui-ci
engagea en etfet Sa Sainteté à demander la réinstal-
lation de l'évèque de Luçon dans son emploi de se-
crétaire d'Etat. Mais le duc de Luynes, qui avait en
main l'exercice de l'autorité suprême et qui redoutait
l'ambition de Richelieu, repoussa toutes les ouver-
tures qu'on lui lit à ce sujet. Alors le prélat prit
d'autres mesures pour arriver à son but ; il se mit
en correspondance avec la reine mère, la détermina
à s'échapper de la cour, et à se jeter dans les pro-
vinces du midi alin d'y soulever une guerre civile,
ce qui eut lieu. Dans cette occurrence, le duc de
Luynes, qui connaissait l'intluence de Riclielieu sur
Marie de Médicis, se trouva forcé, pour arrêter les
hostilités, d'entrer en arrangement avec le prélat, et
lui fit proposer sa réintégration dans son secrétariat
et un chapeau de cardinal s'il voulait engager la
reine à conclure un traité de paix avec son fils ; et
pour preuve de la sincérité de ses olfres, il expédia
au marquis de Cœuvres, ambassadeur fran(;ais à
Rome, l'ordre de solliciter publiquement l'entrée du
sacré collège pour l'évèque de Luçon.
Richelieu, ne soupçonnant pas qu'on osât lutter de
ruse avec lui, crut aux protestations de la cour, et
décida sa royale maîtresse à se réconcilier avec
Louis Xin. Mais lorsque le traité eut été signé, le
duc de Luynes, qui n'avait nulle envie d'attirer dans
les conseils du roi un homme si habile, refusa de
tenir ses engagements relativement à la charge de
secrétaire d'Etat, et écrivit même confidentiellement
au pape, ([u'il le priait de n'avoir point égard aux
sollicitations de l'ambassadeur de France en ce qui
concernait la demande d'un chapeau pour l'évèque
de Luçon. Sa Sainteté abandonna d'autant plus faci-
lement son protégé, qu'elle jugea qu'il se trouvait
dans l'impossibilité de rendre aucun service à sa
cause par suite de sa disgrâce et de l'accommode-
ment de la reine avec la cour. Une promotion de
huit cardinaux eut lieu à Rome, et Richelieu n'y
figura pas. Furieux d'avoir été la dupe de Paul V,
du roi et du duc de Luynes, l'évèque de Luçon jura
de se venger. 11 excita de nouveau Marie de Médicis
à recommencer la guerre, sous prétexte que le traité
d'Angoulème ne recevait pas son exécution ; et en
même temps il écrivit au pape, qu'il ferait repentir
la cour de Rome de s'associer à ses ennemis, et qu'il
romjiait pour toujours avec la politique du saint-
siége. Cette menace ne produisit aucune sensation à
la cour du pontife; jamais peut-être l'autorité des
successeurs de saint Pierre n'avait été si puissante
qu'à cette époque; et peu importait à Paul V la co-
lère d'un prélat amant d'une reine déchue.
Sa Sainteté ne répondit même pas à Richelieu, et
s'occupa du nouvel empereur d'.VlIemagne, l'^erdi-
nand II, qui, au mépris des serments qu'il avait faits
de maintenir la liberté du culte protestant, mettait
en vigueur un système de persécutions religieuses
contre les réformés, pour se réconcilier avec le pape,
et obtenir la levée des censures et interdits pronon-
cés contre lui à l'occasion de l'airestation du cardinal
Gleselius, accusé de haute trahison.
Paul 'V, en faveur du repentir de l'empereur, en
considération du zèle qu'il manifestait pour l'ortho-
doxie et des riches présents qu'il lui adressait pour
Saint-Pierre, lui accorda l'absolution, confirma son
élection et autorisa les évèques catholiques à le sa-
crer. Nous devons même dire que la raison qui pa-
rut la plus concluante à Sa Sainteté, et qui la déter-
mina à se réconcilier avec Ferdinand II, à l'absoudre
du crime énorme d'avoir violé les privilèges de l'ji-
glise en la personne d'un cardinal, fut la somme de
six cent mille écus que l'empereur fit distribuer aux
Borghèse; car, de l'aveu du Père Bzovius, qui nous
a laissé un éloge pompeux du pape, c'était pour lui
une si douce jouissance de voir prospérer sa famille,
qu'il ne négligeait aucun moyen de l'enrichir.
Nicolas de Marbais, docteur en théologie, contem-
porain de Paul V et témoin de toutes les turpitudes de
la cour de Rome, se montra plus sévère envers le pon-
tife que le jésuite Bzovius, et flétrit en termes extrê-
mement énergiques le népotisme de Sa Sainteté. Nous
ne saurions mieux faire, pour édifier nos lecteurs, que
de traduire le passage de ce savant historien sur les
désordres de ce règne : « Paul V, dit-il, a si grandement
volé les fidèles, qu'il a pu dépenser quarante fois cent
mille écus en achats de terre pour son neveu le cardinal
Borghèse ; il lui a acheté trois cent cinquante mille
écus, de la famille Sarelli, la grande seigneurie de
Rignagno, près de Rome ; il en a donné cent nulle
pour la cité de Sulmone, qui appartenait aux Etats
de Naples ; il a payé pour le domaine des quatre
Casales six cent mille écus; sur les montagnes de
Rome, il a acquis pour plus de cinq cent mille écus
de propriétés; dans son palais Borghèse, il en a dé-
pensé huit cent mille, seulement pour les construc-
tions, les bâtiments et les jardins; car son cabinet
est si riche d'objets d'art, qu'on l'estime à une va-
leur de dix-huit cent mille écus.
« Et de quelle source viennent ces immenses ri-
chesses? De la ilaterie, ce véritable Pactole (pii char-
rie des Ilots d'or; car il est notoire que ce n'est pas
le patrimoine des Borglièse qui pourrait subvenir
à leurs prodigalités, puisqu'à la connaissance défont
6.- 2
HISTOIRE DES PAPES
le mouJe, celle fuiuille était réduite à la deinière
misère avant l'exallatiou du pape. Aujourd'hui les
lonips sont bien changés; grâce aux vols et aux ra-
pines de Sa Sainteté, les Borghèse sont les plus
riches seigneurs de l'Italie. Si on ouvre lo registre
des bulles, ou sera surpris de voir qu'à un grand
nombre de pages, en regard de tel ou tel bénélicc, il
ue se trouve aucun nom de titulaire; c'est que Paul V
connaît particulièrement celui qu'il a mis en posses-
sion de ces biens: et celui-là n'est autre que ce mu-
guet de cardinal Borghèse, dont il cache le nom aliii
de ne pis exciter l'indignation de ceux ipii ont en-
core la sottise de croire à l'équité d'un pape.
« Paul V ne donne à ses créatures que les cures
et les prébendes de mince importance qui vaquent
sans charges personnelles. Quand les bénéfices ont
une certaine valeur, il les confère à son neveu sans
circonlocution ni obscurité ou ambiguïté de paroles;
s'ils sont petits et chélifs, il les flanque de cinq ou
six auti-es, eu fait un seul domaine gros et gras dont
il gratifie Borghèse; enfin d'aventure s'il confère un
riche évèché, il a soin de l'amaigrir eu le grevant
d'une pension pour son neveu, et transforme ainsi
tous les cardinaux de sa cour et les prélats en fac-
teurs ou curateurs de son cher Borghèse.
« Sa Sainteté ne veut pas davantage que les prin-
ces de l'Eglise soient savants et experts, de peur
qu'ils ne le fassent trop apercevoir de son ignorance ;
aussi n'accorde -t-elle le chapeau qu'à des rustres
qui ne sont pas déniaisés; à des lourdauds delà plus
vile race, et qui n'ont d'esprit et de courage qu'au-
tant que le cardinal neveu leur en souffle dans l'o-
reille; à des ânes qui se contentent de paître dans
les terres de leurs bénéfices et en abandonnent les
revenus à Borghèse. Il serait réellement bien diffi-
cile aux cardinaux Gapponus, Barberinus, Lautrec
et Spinola, de dire dans quelles villes ils ont étudié
les belles-lettres, ils ne doivent connaître que les
lettres de change qu'ils ont fournies au neveu du
pape pour garantie de l'abandon de leurs émolu-
ments, et des revenus de leurs terres. Quant aux
autres membres du sacré collège, Tonto, Lanfranco ,
Philonardo et quelques-uns de leurs collègues, ce
serait pis encore si on leur demandait quelle pro-
fession ils exerçaient avant de passer cardinaux ; l'un
était sonneur d'orgues à l'Oratoire, et recevait quinze
Jules de traitement par mois; l'autre était guérisseur
de véroles dans un carrefour de Naples ; le seigneur
Philonardo était souteneur de filles dans un bordeau;
un quatrième était chef d une bande de vuleurs, et
s'occupait chaque nuit de mériter la potence; tous
enfin, avant d'être couverts de la pourpre romaine,
étaient les immondices, l'écume de ce ([u'il y avait
de plus infect dans Rome, la ville lapins ahomin ble
du monde; et cependant, quelque infâme qu'ils aient
été, on peut dire que c'est à peine s'ils sont dignes
de former la cour de Paul A'; car, dans celte cour
maudite, les princes de l'Eglise n'ont pas honte de
se livrer à toutes sortes d'abominations avec leurs
ganymèdes; ils ne craignent pas, à la face du soleil,
de ravir les enfants et d'enlever les jeunes filles pour
leurs sales voluptés. Tous savent qu'au Vatican il
n'y a ni justice ni pudeur; aussi ne prennent-ils au-
cun soin de cacher leurs turpitudes; les prélats
comme les simples clercs vont en plein jour, cou-
verts de leurs camails, dans les demeures des filles
d'amour, et font assassiner publiquement les maris
ou les pères des l'emmes ou filles qu'ils ont enlevées.
« Quant à Paul \', il rit de tous ces débordements
et se vautre comme un pourceau dans les plus puan-
tes et les plus fangeuses ordures d'adultères, d'in-
cestes et de sodomie qui se puissent imaginer! Et
comment n'applaudirait-il pas au meurtre d'un mari
ou d'uu père, lui qui a fait empoisonner la femme
de l'un de ises frères, parce qu'elle se refusait à ses
infâmes caresses? Gomment ne glorifierait-il pas les
incestes, lui qui a des bâtards de sa sœur et qui est
le père du cardinal neveu? Qui donc, ô mon Dieul
osera raconter les abominations qui ont valu à la
femme du second frère de Sa Sainteté le nom de pa-
pesse qu'on lui donne publiquement à Rome ; par
quels honteux moyens elle est devenue la dispensa-
trice des évèchés, des chapeaux de cardinaux et de
tous les bénéfices; comment il se fait que cette nou-
velle Jeanne gouverne l'Église, s'assied sur le trône
de l'Apôtre, la tiare au front et les clés du ciel dans
ses mains maculées de luxure? Qui donc osera dire
qu'un pontife, chef suprême de la chrétienté, vicaire
de Dieu sur la terre, a eu dans le cardinal Borghèse
tout à la fois un neveu, un fils et un mignon!!!
Dans ses destinées immuables. Dieu a-t-il décidé
que le monde serait toujours gouverné par de tels
monstres! Les peuples doivent-ils donc éternelle-
ment courber la tète sous des tyrans ! Et ne viendra-
t-il pas unjour où les nations, faisant justice des papes
et des rois, balayeront de la terre tous les despotes
et leurs complices, les prêtres et les nobles!! »
Enfin, le 28 janvier 1621, aprèsavoir pesé sur l'Italie
];endantseizeannées,PaulV mourut frappé d'apoplexie,
et alla rejoindre ses prédécesseurs dans les enfers.
GRÉGOIRE XV
633
Election de Gvégoiie XV. — Son hisloirj avant d'être élevé sur la chaire pontificale. — Efforts de Sa Sainteté pour établir l'om-
nipolence de son siège. — Portrait de Ludovîco Ludovislo, neveu du pontife. — Décret sur l'élection des papes. — Canoni<a-
tiondl^'nace de Loyola. — Massacre des Grisons. — Congrégation de propagande. — Persécutions et massacre des réfoiraés
en Bohêm'", en Hongrie et en Saie. — Le pipe adresse des félicitations à Ferdinand sur son zèle religieu.\. — Louis XIII suit
l'exemple de l'empereur et persécute les prolestants. — Création par les jésuites de la confrérie de la VieTge. — Kéaction ca-
tholique dans les Provinces-Unies. — Politique de Grégoire à l'égard de l'Angleterre. — Les jésuites aux Indes et dans l'Amé-
rique. — Le Père Nobili à Pékin. — Élévation de la maison d'.\ulriclie. — Ligue contre l'empire et contre lEsiragne. — Affaire
de la Valteline. — Mort de Grégoire XV.
Les cérémonies des funérailles de Paul V termi-
nées, le sacré collège se réunit, et cinijuante detix
Cardin; ux entrèrent en conclave; Borghèse et ceux
de sa l'action présentèrent pour candidat à la papauté
je cardinal Campoza, un des prélats qui, sous le rè-
gne précédent, s'étaient le plus distingués par leurs
vices. Les Ursins et l'ambassadeur de la cour de
France, qui étaient opposés aux Bori,'hèse, présfn-
lèrent de leur côté Alexandre Ludovisio, et caba-
lèrent si bien en sa faveur, qu'ils le firent triompher
de son compétiteur. En conséquence, il l'ut proclamé
chef de l'Eglise, et prit le nom de Grégoire XV.
Le nouveau pape était issu d'une illustre maison
de Bologne qui avait été agrégée au corps de la no-
blesse napolitaine. Entré tort jeune au collège des
jésuites de la ville de Naples, il y était resté jusqu'à
l'âge de seize ans, et ne l'avait quitté (jue pour ve-
nir étudier le droit dans l'université de sa ville na-
tale ; il s'était ensuite rendu à Rome auprès de Gré-
goire XIV, son compatriote, (pii l'avait nommé col-
latéral du sénateur. Plus tard, il avait été successi-
vement élevé au.x charges de référendaire, de juge
civil des causes du vicaire, d'archevêque de Bologne.
de nonce et de prêtre cardinal du litre de Sainte-
Marie au delà du Pont. Quelques écrivains ecclésias-
II
tiques parlent de l'aménité et de la bonté de ce pon-
tife; mais les faits historiques donnent le plus écla-
tant démenti à leurs allégations, et démontrent qu'il
ne le céda ni en cruauté ni en perfidie aux plus mau-
vais pontifes, ses prédécesseurs.
Comprenant que l'origine de la grandeur papale
avait été la conséquence des divisions intestines ([ui
déchiraient l'erapu-c romain, Grégoire XV résolut de
bouleverser l'Europe entière pour ressaisir l'ancienne
influence du saint-siége; et comme il était déjà cour-
bé par l'âge, et dans l'impossibilité de se livrer aux
travaux que nécessitait la réalisation de ses vues pn-
litiipies, il songea à se faire aider par la société dis
jésuites, cette milice infatigable, qui ilepuis près d'un
siècle s'était montrée si ardente, si intrépide, si dé;
vouée aux intérêts de la cour de Rome. Sa Sainteté
se forma un conseil dont tous les membres étaient
de l'ordre, et plaça à leur tête son neveu Ludoviro
Ludovisio, jeune homme de vingt-cinq ans, digne
élève des enfants d'Ignace de Loyola.
Quoi([ue jeune, Ludovico avait déjà les mœurs du
clergé romain; il était prodigue, débauché, avide de
richesses et de grandeurs; aussi se jcta-t-il avec ar-
deur dans la nouvelle carrière ouverte à son ambition.
Les premiers actes du nouveau gouvernement révélè-
168
634
HISTOIRE DES l'AL'ES
rcnt les teiulaïuTS do (trèiîoire XV ù roniiiipolcnco
)ta|ialf. Pour jjiovouir riniluence des ami a<sadeuis
des cours élrangères ilans les éleclioiis, Sa Suintelé
rendit un décrcl qui enjoignait aux cardinaux, jiour
les conclaves futui-s, de donner leurs suflrages par
voie de scrutin secret et non ouvertement. Ensuite le
conseil se préoccupa des moyens de récliautVer le zèle
des fanatiques de toutes les nations; et à cet edlel,
il procéda à la canonisation de plusieurs personnages
morts en odeur de sainteté, entre autres sainte Tlx'-
rèse la Visionnaire, Louis de Gonzagiie, Stanislas
Rotska, Philippe de Néri, Isidore Agricola, Ambroise
Sansedon, Jacipies de Saloniome, François Xavier et
Ignace de Loyola.
Enfin, le numéraire commençant à devenir rare
dans le trésor de Saint-Pierre, le pontife publia un
jubilé extraordinaire, dans le double but de remonter
ses finances et de pouvoir juger de l'état de la religion
dans les différents royaumes d'Europe. Grégoire put
alors se convaincre, par le zèle que mirent les princes
à favoriser son exploitation financière, que les choses
allaient à merveille pour le saint-siége. En Allema-
gne l'évèque Jides de Wurzbourg, le prince électo-
ral Schweikard de Mayence, Maximilien de Bavière
et l'archiduc Ferdinand, ne firent aucune opposition
à la vente des indulgences, et travaillèrent avec ar-
deur à la propagation 4u papisme ; en Autriche, Fer-
dinand II lit plus encore; il chercha à anéantir le
luthéranisme, et persécuta ses sujets pour les obliger
à professer la religion catholique.
En France même, l'autorité du pape ne se trou-
vait presque plus contestée; lesjésuites commençaient
à parcourir le Béarn, le fer et le feu à la main, in-
cendiant les temples protestants, et égorgeant les hu-
guenots qui osaient résister; en Suisse, un des chefs
de la Valteline, nommé Jacques Robustelli, qui était
sous la fatale influence des jésuites, venait de réunir
des bandes de scélérats pour exterminer les malheu-
reux Grisons qui professaient le calvinisme; dans le
Tyrol, sur les cimes des Alpes comme dans les val-
lées, partout les réformés étaient traqués par les fa-
natiques sicaires du pape; les villes, les villages, les
plus pauvres hameaux devenaient la proie des flam-
mes ; les places publiques, les routes, les défilés les
plus sauvages, étaient teints du sang des protestants;
dans les Pays-Bas, Philippe III déployait une rigueur
inaccoutumée, et à l'instigation delà cour pontihcale,
il envahissait à main armée les provinces qui autre-
fois s'étaient détachées de l'Espagne, et se préparait
à les faire rentrer sous le double joug de Rome et de
Madrid, du pape et du roi!
Comme on le voit, la réaction catholique faisait
des progrès immenses dans tous les pays de la chré-
tienté; et sous un pape tel que Grégoire X\', il n'é-
tait pas à craindre que la cour de Rome laissât
échapper l'occasion de rétablir sa prépondérance sur
les pays qui s'étaient soustraits à son obédience. D'a-
bord Sa Sainteté s'occupa de fonder une congrégation
de propagande sur les plans d'un capucin appelé Gi-
rolamo Nami, et organisa des missions dans toutes
les contrées du monde; ensuite elle forma des al-
liances avec les souverains catholi(iues et particuliè-
rement avec Ferdinand II, à qui elle fit oflrir par
Charles fjaraffa. son uonrc apostolique, des subsides
de guerre, un présent de deux cent mille écus, des
indulgences à son gré, la promesse du paradis, et sa
bénédiction, en échange de son concours actif et persé-
vérant pour l'extermination des réformés de ses Etats.
Le pacte conclu, des cohortes de dominicains,
d'augustins, de franciscains, de carmes et de jésuites,
accoururent se ranger sous la bannière du cardinal
Caraffa, et s'éparpillèrent dans la Itohèaie pour pro-
céder régulièrement à la destruction des temples lu-
thériens ou calvinistes, et afin de rétablir les coutumes
de l'Eglise romaine, la communion sous une seule
espèce, la célébration de la messe en langue latine,
l'aspersion de l'eau consacrée, l'invocation des fana-
tiques canonisés, la confession auriculaire, enfin tout
ce qu'à bon droit les philosophes appellent les idolâ-
tries du culte catholique. Les infortunés qui persis-
tèrent à réclamer la communion sous les deux espèces
furent jetés dans les cachots ou envoyés au bûcher,
et leurs biens confisqués au profit de l'Eglise. Dans
les villes, on fit le siège des maisons des protestants
qui refusaient de céder aux exhortations des moines,
« pour les contraindre à revenir de leur endurcisse-
ment, » suivant les expressions du nonce, c'est-à-dire
pour les appliquer aux plus elTroyables tortures, jus-
qu'à ce qu'ils eussent renoncé à leurs croyances; dans
les campagnes, les soldats et les moines fiient des
battues générales, incendièrent les fermes, égorgèrent
les cultivateurs, violèrent les filles, polluèrent les
jeunes enfants, ne faisant grâce qu'à ceux qui se dé-
clarèrent catholiques. Grâce à ces moyens, le car-
dinal GaratTa vit grossir ciuujne jour le nombre des
abjurations, et bientôt il put annoncer à Grégoireque
la Bohême était entièrement asservie au saint-siége.
Les choses se passèrent de même en Moravie; le
cardinal Dietrichstein, qui était en même temps gou-
verneur de la province et évèque d'Olmutz, réunissant
ainsi le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, vou-
lut rivaliser de fanatisme et de cruauté avec Charles
Caraffa; et malgré la vive opposition des citoyens, il
chassa de la province la secte des frères moraves, qui
comptait plus de quinze raille individus, hommes ou
femmes, et qui s'était fait chérir à cause de ses mœurs
douces et patriarcales.
En .\utriche. État héréditaire de l'empereur Fer-
dinand, la réaction religieuse avait obtenu également
un magnifique succès; d'abord le prince avait fait
publier à son de trompe dans les villes, dans les vil-
lages et dans les plus petits bourgs, que les habitants
eussent à se convertir ou à évacuer le pays ; ensuite
il avait établi un immense cordon de troupes qui joi-
gnait les deux frontières à l'embouchure du Danube,
et qui, en remontant le fleuve, enveloppait toutes les
cités et refoulait hors du territoire les malheureux
qui n'avaient point voulu adopter le rite catholique.
En Hongrie, l'empereur fut obligé d'employer la ruse
et même d'accorder des privilèges aux magnats, qui
étaient les seigneurs de ces contrées, pour les ramener
au giron de l'ÉgHse.
En Bavière, en Saxe, les missionnaires jésuites
firent des prodiges et convertirent plus de vingt mille
protestants; il est vrai (pi'ils furent aidésen cela par
le bourreau. Dans le Palatinat, le culte protestant
fut interdit sous les peines les plusgraves, et les ha--
bitants furent forcésde se soumettre au catholicisme.
GRÉGOIRE XV
635
Le bas Palatinat fut égaleinent asservi à l'Eglise ro-
maine ; Cliarles Garan'a, à la tète d'une légion de
moines, s'abattit sur cette province, la traita comme
]iays conquis, enleva de Heidelberg, sa capitale, la
bibliodièiiue et une multitude de manuscrits extrê-
mement précieux qui furent transportés à Rome.
Dans le baut Baden, le margrave (juillaume exer-
çait les mêmes brigandages ; les missionnaires con-
vertisseurs avaient iiénétré à Baraberg, à Fulda, à
Eichsfeld, à Paderborn, dans l'évêclié de [Munster,
à Halberstadt et à Magdebourg ; ils étaient venus
jus([u'à la ville d'Altona, et se préparaient à entrer
en Danemark et en Norwége.
Ainsi, du sud au nord, de l'est à l'ouest de l'em-
pire romain-germanique, la restauration du papisme
se propageait avec une elïrayanle célérité et mena-
çait d'anéantir pour jamais le luthéranisme.
D'autre part, Grégoire XV, qui s'entendait mer-
veilleusement à stimuler le zèle fanatique des sou-
verains, fit conférer l'électoral du Palatinat au duc
Maximilien, souverain de la Bavière, à cause des
services qu'il avait rendus à l'Église et pour exciter
une sainte émulation parmi les autres princes de
l'Allemagne. Il lui écrivit à cette occasion : « Ta
conduite, ô mon fils, a rempli notre cœur d'un tor-
rent de délices semblables à la manne céleste. La
lille de Sion peut enlin secouer de sa tète les cen-
dies de deuil et se revêtir d'habits de fête, car bien-
tôt tous les ennemis du trône de l'Apôtre seront ré-
duits en poussière. »
Sa Sainteté étendit ensuite sa sollicitude sur la
France, et chercha à faire de son roi le digne émule
de Ferdinand II. 'I\Ialheurcus9ment l'atrabilaire
Loni« XIII n'était que trop disposé à suivre les ins-
pirations du fanatisme , et une guerre sourde fut
dirigée contre les huguenots dans toutes les pro-
vinces du royaume; les gentilshommes du parti de
la réforme secondèrent eux-mêmes les efi'orts du mo-
narque et se convertirent au catholicisme, les uns
pour obtenir des charges et des dignités, les autres
pour ne pas perdre les privilèges de leurs castes, qui
commençaient à Icurêtre singulièrement contestés par
le tiers état. Ainsi les seigneurs de la Force et de
Chàtillon abjurèrent le calvinisme pour le bâton de
maréchal ; le vieux Lesdiguières embrassa le catho-
licisme pour l'épée de connétable; beaucoup d'autres
■^uivirenl leur exemple, et la religion protestante se
trouva supiiriraée de fait dans un grand nombre de
bourgs et cte villes.
On en vint à défendre aux huguenots de chanter
les psaumes dans les rues et dans leurs maisons ; on
leiu' contesta les droits et bénélices que garantissait
l'édit de Nantes; on installa dans leurs temples un
commissaire royal pour surveiller les assemblées;
enfin on leur enleva une à une toutes les libertés
qu'ils avaient conquises au prix de leur sang. Ne
pouvant ni se réunir ni se défendre, les calvinistes
en étaient réduits à se convertir ; le papisme triom-
phait! Des légions de missionnaires, jésuites, fran-
ciscains et capucins, parcouraient la France dans
tous les sens, recrutant sur leur jiassage des milliers
de néopiiytes, et les organisant, hommes et femmes,
eti une immense congrégation appelée la confrérie
•■de Marie. Les évê([ue8 se mirent en correspondance
régulière avec le saint-siége et donnèrent à Sa Sain-
teté d'utiles conseils pour bâter l'extinction de l'hé-
résie ; ainsi le prélat de Vienne s'élant aperçu que les
ftlïorts des missionnaires étaient paralysés par l'élo-
quence d'un prédicateur de Saint -Marcellin, écrivit
charitablement à Rome pour que (jrégoire fit sollici-
ter auprès de Louis Xlll l'ordre de le pendre; ainsi
l'évêque de Saint-Malo ayant eu connaissance que
les réformés se rassemblaient dans les châteaux pour
chanter des jisaumes, lit réclamer par l'organe du
nonce apostolique, le cardinal Daraiète, la démoli-
tion de ces repaires de huguenots; ce qui fut accordé
incontinent. Ces précautions actives, incessantes,
qui faisaient prévoir la ruine prochaine des calvinis-
tes[en France, donnèrent un si granid contentement
au pape qu'il écrivit à Louis XIII : « Mon cher fils,
l'ornement de l'univers, la gloire de noire siècle,
marchez toujours dans la sainte voie ; faites sentir la
puissance de votre bras à ceux qui ne connaissent
pas Dieu ; soyez sans miséricorde pour les héréti-
ques, et méritez de vous asseoir un jour à la droite
du Christ, en lui offrant en holocauste tous les en-
fants de perdition qui infectent votie royaume. »
Ce n'était pas en France seulement que la cause
de la réforme était abandonnée par les familles no-
bles; dans les États protestants, dans les villes qui
s'étaient le plus distinguées par leur haine contre le
papisme, les gens riches se convertissaient à la reli-
gion catholique en haine des idées d'indépendance
qui gagnaient les masses, préparaient le règne de la
liberté, et qui mettaient en question l'existence des
privilèges et des droits seigneuriaux.
Cologne, Louvain, Namur ouvrirent leurs portes
aux jésuites, et quinze mille habitants reçurent la
conlirmation de leurs mains ; dans l'archevêché
d'Utrecht on compta cent cinquante mille conver-
sions ; dans le diocèse de Harlem, cent mille; à
Leuwarden, seize mille; à Grœningen, vingt mille,
et à Deventer, soixante mille.
Cependant, q>ieli[ue extraordinaires qu'eussent été
les progrès des missionnaires dans les Pays-Bas, Sa
Sainteté n'en fut point satisfaite, et elle écrivit au
roi d'Espagne, de n'avoir aucune pitié des hérétiques,
d'ordonner à ses gouverneurs de rétablir violemment
le culte catholique dans les provinces dépendantes
de sa couronne, d'allumer les bûchers, de tuer, d'ex-
terminer, et de ne laisser aux calvinistes d'autre alter-
native que la messe ou la mort. »
L'Angleterre, ce boulevard inexpugnable de la ré-
forme, restait encore à soumettre; l'opiniâtre Gré-
goire XV ne se laissa pas décourager par les échecs
qu'avaient éprouvés ses prédécesseurs dans leurs
tentatives de réaction religieuse, et il résolut de ré-
tablir le catholicisme dans la Grande-Bretagne. Seu-
lement il profita des fautes de ses devanciers, et
suivit une politique entièrement opposée ; loin d'em-
ployer les menaces et la rigueur, il entama des né-
gociations amicales avec Jacques I" à ce sujet, et
sachant que le roi désirait obtenir l'autorisation de
marier son fils, le romanesque prince de Galles, avec
une princesse espagnole, ce que Paul V avait cons-
laraïuent refusé, il lui adressa les bulles de dispenses
sans lui imposer aucune condition , se contentant
d'écrire au jeune ])rince, « ipi'il espérait que la vieille
6J6
HISTOIRE DES PAPES
semence de piété clirétienne qui avait autrefois \n\t-
iluit do si belles fleurs parmi les rois ani;lais. fjcv-
uicrail de nouveau en son cœur, et qu'il ri'gardail
son union avec une feiniue catholique coniuie un
lieureux prosajîe pour l'avenir de l'Eglise romaine. »
Le rusé pontife avait prévu que Sa Majesté britan-
nique ne voudrait pas être en reste de bons ]>rocédés
avec le saint-siége et lui ferait quelijues conces-
sions; c'est ce qui arriva en effet. Par ordre du roi,
on cessa de persécuter les catlioliciues et on leur
permit le libre exercice de leur culte.
Mais ce n'était pas assez pour i'ambitieu.x Gré-
poire XV que la domination de l'Europe, il lui fallait
relie du monde entier; et n'ayant plus autour de lui
d'ennemis à combattre, il tourna ses regards vers
les pays lointains, et songea à contjuérir au saint-
siége les deux Amériques, les Indes, la Ciiino, le
Japon, toute l'Asie et l'Afrique. Déjà les jésuites
lui avaient préparé les voies dans l'Amérique méri-
dionale, où ils se trouvaient tout-puissants, grâce
au massacre de plus de vingt millions d'Indiens, et
où ils avaient élevé cinq archevêchés, vingt-sept
évêchés, quatre cents couvents de différents ordres,
un nombre considérable de paroisses, un séminaire
et deux universités, l'une à Lima, l'autre à Mexico,
pour l'enseignement de la théologie.
Les Indes orientales n'étaient pas à beaucoup
près aussi bien préparées à recevoir le joug de Rome.
S JUS le pontificat de Paul III, le jésuite François
Xavier avait converti, il est vrai, près de trois cent
mille adeptes des environs de Goa, des habitants
des. montagnes de Cochin ou des environs du cap
Gomorin ; mais les nouveaux chrétiens appartenant
tous à la caste la plus malheureuse des peuj)les de
l'Inde, il en était résulté que la, religion catholique,
tombée dans le mépris, avait été appelée la religion
des parias. Plus tard, cependant, les jésuites, plus
éclairés sur l'esprit des nations de l'immense pénin-
sule hind'Stanique, changèrent de lactique. Le Père
Nobili, envoyé en qualité de missionnaire dans ces
contrées, résolut de s'adresser aux classes élevées, et
dès son arrivée il se mit en rapport avec les brah -
mines, se vêtit et se logea comme eux, se soumit
aux mêmes expiations, étudia le sanscrit, se pénétra
de leurs sentiments et de leurs idées. Profilant habi-
lement d'une de leurs croyances, qui était qu'autre-
fois il y avait eu quatre voies pour jjarvenir à la vé-
rité, et que l'une d'elles était perdue, le Père Nobili
déclara qu'il avait retrouvé cette quatrième voie qui
conduisait directement à l'immortalité, et il les initia
à la connaissance du christianisme. Toutefois il se
garda bien de heurter leurs préjugés; il adopta
quelques-uns des rites du pays, modifia certains
dogmes du culte, se servit même d'expressions en
usage dans la religion des brahmines, et prit toutes
ses précautions pour qu'on ne soupçonnât pas qu'il
enseignait les mêmes croyances que François Xavier.
Quelquti prélats portugais de l'arcliipel Indien,
qui étaien. en relations avec les peuples du conti-
nent, se scandalisèrent de cette manière d'opérer des
conversions; ils en adressèrent des plaintes véhé-
mentes à la cour de Rome, et demandèrent que Sa
Sainteté voulût b • n désipj r u.er les ])r.Uiques abo-
minables que le Père Nobili avait introduites dans le
christianisme. Mais le souverain pontife accueillit
fort mal leurs réclamations, et répomlit aux évèques
(pi'ils eussent à ne jioint s'immiscer dans de telles
alVaires; que le saint niissioniiaire travaillait avec
zèle et intelligence pour la plus grande gloire de
Dieu, qu'il avait dispense absolue de se conduire
comme il l'entendrait, de tromperies peuples, de men-
tir, de commettre des sacrilèges, des adultères, et
même de verser le sang des hommes, s'il le jugeait
utile au succès de sa glorieuse entreprise.
En (Jliine, la société de Jésus avait également ji té
des semences de catholicisme; le Père Ricci, un des
dignitaires de l'ordre, était parvenu, dès la fin du
seizième siècle, à s'introduire dans le Gélesle-Em-
pire à l'aiJe d'une supciclierie et en se l'viisant passer
pour sectateur de Confiicius; plus tard, il avait
l)oussé jusqu'à Pékin et s'était fait admettre devant
l'empereur pour lui offrir une pendule à sonnerie, ce
qui était alors une chose extrêmement précieuse.
Enfin Ricci s'était conduit avec tant d'habilité, qu'il
avait capté la confiance du monarque, celle de plu-
sieurs mandarins, et ((u'au moment de sa mort il
avait obtenu l'autorisation de faire venir des mis-
sionnaires pour prêcher le christianisme.
Les jésuites qui remplacèrent le bon Pèro furent
d'abord surpris de la singulière méthode de propa-
gande qu'il avait adoptée, et qui ne consistait rien
moins qu'à passer des jours entiers à table avec les
mandarins, et à se livrei- à tous les excès de l'intem-
pérance ; ils en écrivirent à Rome pour avoir l'avis du
pape. Sa Sainteté Grégoire XV leur répondit qu'elle
les absolvait à l'avance de tous les pécliés qu'ils
pourraient commettre en vue des intérêts de la reli-
gion; qu'ils n'eussent point à s'en inquiéter, que les
crimes mêmes devenaient œuvres pies lorsipi'ils
étaient commis dans le but d'assurer le triomphe du
saint-siége, que la fin justifiait les moyens.
Au Japon, les progrès du papisme étaient plus
surprenants; on comptait déjà dans cet empire trente
l'oliéges de jésuites et trois cents églises. En Afrique
comme en Asie le saint-siége conquérait de nou-
veaux sujets ; et l'intrépide jésuite Paëz, à la tête
d'une poignée de soldats, pénétrait jusqu'en Abys-
sinie, forçait le souverain du pays, Settan-Scgued, à
se convertir au christianisme, enlevait toute rEthiô-
])ie aux moines sociniens qui relevaient du métropo-
litain d'Alexandrie, et faisait reconnaître l'autorité
du mandataire de Grégoire X_V, le Père Alphonse
Mendez, nommé patriarche d'Ethiopie par Sa Sain-
teté. Enfin, jusque dans les provinces soumises aux
musulmans et à Constantinople mèjne, les jésuites
avaient établi des collèges et travaillaient à détruire
la religion de Mahomet dans l'intérêt de la papauté.
Ainsi Grégoire XV, ce vieillard débile, chétif,
constamment tourmenté par des maladies cruelles,
avait trouvé dans l'immense .activité de son esprit
les moyens d'étendre sa domination sur le monde
entier; et ce qu'lly avait de plus extraordinaire dans
cette propagande catholique, dont il était l'âme en
Europe surfout, c'est qu'elle suivait dans son déve-
loppement la marche envahissante des grandes puis-
sances, et s'avançait derrière les armées pour en-
chaîner dans les liens de la superstition les peuples
vaincus par le glaive. Le goupillon suivait le saine.
OHÊGOIRE XV
637
Il résuha ck' cet accord de la papaiitt' et des uid-
iiarchies, des changements importants dans les rela-
tions respectives des peuples; le plus grave fut, sans
contredit, l'élévation de la maison d'Autriche, (pii
jusqu'alors n'avait exercé qu'une inlluence ti'ès-se-
condaire sur les alTaires de l'Europe. Les Républiques
italiennes, dont l'indépendance était menacée par
l'accroissement de cette puissance, se préoccupèrent
enlin de l'invasion de la Valteline par les troupes
autrichiennes, qui s'étaient jetées sur ce pays pour
en exterminer les habitants, et s'adressèrent à lu
France en réclamant l'intervention de ses armes.
Louis XIII, qui redoutait de perdre son inlluence
sur l'Italie, si Ferdinand II demeurait maître de la
■N'alteline, forma une ligue avec la Savoie et A'enise
pour contraindre la maison d'Autriche à rendre les
délilés et les places dont elle s'était emparée. Gré-
goire X\', ayant intérêt à ménager les deu.x souve-
rains, intervint dans la querelle, et fut des premiers
à réclamer, après l'extermination des peuples protes-
tants de la Valteline, pour que l'Autriche et l'Espagne
abandonnassent les villes (ju'elles avaient conquises.
Sa Sainteté déclara même cju'elle était prête à s'en
charger, et à les faire occuper par ses troupes jus-
qu'à l'époque oi!i les susceptibilités de l'Italie et de
la France seraient entièrement rassurées sur les
bonnes intentions de Ferdinand II et de Philippe IV.
Cet arrangement fut accepté, et Grégoire, du con-
sentement des parties belligérantes, mit des garni-
sons dans les villes et frontières qui étaient l'objet
des contestations.
Déjà le pontife songeait à t^rer parti de cette cir-
constance pour sa famille et à donner la Valteline en
fief à un de ses neveux, lorsque la mort vint arrêter
l'exécution de ce projet et enlever à l'Eglise l'un des
plus hainles politiques qui eussent jamais occupé la
chaire de saint Pierre. Cet événement eut lieu le
8 juillet 1623.
Plusieurs historiens très-recommandables, notain-
meut Ileydegger, ont contesté à (irégoire XV sa
grande réputation politiiiue, et ont prétendu que Sa
Sainteté avait seulement eu le bon esprit de com-
prendre son incapacité aux affaires, et d'abandonner
le gouvernement de l'Église à la maîtresse de son
neveu Ludovico Ludovisio, femme dimée d'un pnnli-
gieux génie.
Celte assertion est encore confirmée par le témoi-
gnage du cardinal Richelieu, (|ui s'e.xprime ainsi dans
ses Mémoires : « Grégoire XV fut meilleur homme
que bon pape, n'ayant pour toute qualité (ju'un
amour excessif pour ses parents, qui, le voyant acca-
blé par son grand âge, non-seulement saisissaient
toutes les occasions de se servir avec avidité de sa
facilité à les enrichir, mais encore abusaient cons-
tamment de la faiblesse de Sa Sainteté. A la prière
de Ludovisio, son neveu, ou plutôt de la maîtresse
qui faisait agir ce cardinal, il accomplit des actions
bien étranges, et que l'on jieut considérer comme
provenant d'une autorité plutôt prétendue des papes
que concédée par l'Eglise, plutôt fondée sur l'abus
de la cour romaine que sur le mérite de la chaire de
saint Pierre. Une seule fois il sut résister à la vo-
lonté qui le dirigeait, ce fut à l'approche de la mort;
comme son neveu le pressait de faire encore (piel-
ques cardinaux, il lui lépondit : qu'il en avait telle-
ment fait, qu'il ne lui restait plus que le temps de
demander pardon à Dieu d'en avoir tant créé de si
abominables et de si indignes. » Ces paroles de Ri-
chelieu ont d'autant plus de poids, que ce ministre
lui devait sa promotion au cardinalat.
638
HISTOIRE DES l'Al'ES
•V#iA
Troubles dans Rome excités par le cardinal Baiberino. — II nspire à la papauté. — Il empoisonne ses compétiteurs dans le con-
clave. — Exallalion du cardinal Maffeo Barberir.o, sous le nom d'Urbain VIII. — Son bistoire avant d'être pape. — Son ca-
ractère étrange. — Ses règlements bizarres. — 11 veut suivre la politique de son prédécesseur. — Lutte entre le pape et
Richelieu, ministre de Louis XIII. — Projet de mariage du prince de Cilles et de Henriette-Marie de France. — Guerres gé-
nérales entre les diverses puissances de l'Europe. — Le pape s'unit aux protestants pour combattre Richelieu. — Les jésuites
attaquent le ministre par ordre du saint-père. — Guerre civile en France. — Troubles en Angleterre. — Assassinat d-e Buckin-
gham. — Siège de la Rochelle. — Louis XIII fait le .sac des villes du Midi. — Continuation de la propagande catholique à main
armée dans les Etats d'AUemayne. — Gustave-Adolphe, roi de Suède, se déclare le champion du protestantisme. — Querelles
entre Ferdinand II et Urbain VIII. — Le pape appelle Gustave-Adolphe au secours du saint-siége. — Victoire du roi de Suède
sur les armées confédérées de la maison d'Autriche. — Urbain se tourne contre Gustave-Adolphe. — Mort de ce prince. — Le
parti protestant se relève plus redoutable que jamais en Allemagne. — Urbain VIII fait assassiner le jeune duc d'Urbino. —
Condamnation de Galilée Galilei. — Persécution contre les sorciers. — Détails curieu.K sur les sabbats des magiciens et des bo-
hémiennes. — La princesse de Lorraine possédée du diable. — Histoire du diable de Loudun. — Supplice d'Urbain Grandier. —
Louis XIII met son royaume sous la protection de la Vierge. — Richelieu veut se faire nommer patriarche^en France. — Doc-
trines et morale des enfants de Loyola. — Commencements du jansénisme. — Saint-Cyran et Port-Royal. — Querelles entre
le pape et le cardinal Richelieu. — Publication de l'Augustinus. — Ler j:>nsénistes et les molinistes. — Guerres en Italie susci-
tées par l'ambition et l'avidilé des neveux du pontife. — Mort d'Urbain Vi.I.
Les funérailles de Grégoire X^' n'étaient pas en-
core terminées que déjà les factions s'agitaient dans
Rome pour assurer la tiare à leurs chefs. De tous les
meneurs, le cardinal Malleo Barberino était celui
qui montrait le plus d'ardeur à la lutte, quoiqu'il fût
repoussé par les Espagnols, par les Français, par
les cabales des Borghèse et de Ludovisio, par les
vieux cardinaux, enfin par la presque! unanimité des
membres du sacié collège. Loin d'être découragé
par la répulsion dont il était l'objet. Barberino n'en
prenait que plus d'audace; et comiiienant qu'il n'a-
vait point à compter sur les cardinau.v pour escalader
le trône de saint Pierre, il résolut non de se faire
choisir, mais de s'imposer.
l'ar ses ordres, ses frères et ses neveux sou-
doù-rent uns troupe de bandits, qui fe ruèrent dans
la ville, soulevèrent le peuple des faubourgs, et firent
éclater mie révolte cjui obligea les cardinaux à se ré-
fugier au Vatican, sous la protection des mousquets et
des canons, et à former immédiatement le conclave.
Barberino vint prendre sa place au milieu de ses
collègues comme si rien d'extraordinaire ne se fût
passé; il écouta d'abord avec beaucoup de patience
les discours des différents candidats à la papauté;
ensuite il prit la parole, exposa au sacré collège la
nécessité de choisir pour occuper la chaire de saint
Pierre un homme doué d'une grande énergie et qui
fût capable d'arrêter les désordres de la populace ro-
maine; il ne cacha même pas qu'il exerçait une cer-
taine inlluence sur les fauteurs des troubles, et
annonça impudemment que le calme renaîtrait dans
la ville sainte dès que les cardinaux auraient jilacé
HUA IN VIII
639
!<iir sa tètp la tiare vént'rt'i' àofi papes. Au lieu de lui
ramener des voix, cotte déclaration ne lit ijue rendre
encore plus unanime la répulsion qu'il inspirait, et
aucun suBVai;e ne vint appuyer sa candidature. Bar-
berino ne s'inijuiéta nullement de cette réprobation
générale; il n'abandonna point la partie;] seulement
il jugea que les clioses n'étaient pas assez avancées,
et il fit passer au dehors des instructions secrètes
pour que les bandits missent tout à feu et à sang.
Ses ordres furent ponctuellement exécutés; Rome
devint le théâtre d'atrocités épouvantables; les si-
cairesdu cardinal pillèrent les maisons, égorgèrent
les vieillards et les enfants, violèrent les femmes et
les jeunes filles et exercèrent sur leurs cadavres les
plus affreuses profanations; puis quand ils furent
saturés de carnage et de luxure, ils coururent par les
rues de la ville, des torches à la main, et vinrent
s'arrêter sous les remparts du château Saint- Ange,
uù ils proférèrent cette terrible menace : « Mort et
incendie, ou le pape Barlierino! »
Ces clameurs parvenaient ju,squ'aux oreilles des
cardinaux rassemblés dans la salle du conclave et les
glaçaient de terreur; néanmoins le scrutin continuait
toujours, et le nom de Barberino ne sortait pas de
l'urne. Alors on remarqua avec épouvante que cliai|ue
j)ur le sacré collège se trouvait diminué de quelqu'un
de ses membres, soit par cause de mort, soit par
cause de maladie, et que précisément les cardinaux
i|ui disparaissaient d'une si étrange manière étaient
ceux qui se montraient les plus opposés à la candi-
dature du terrible Baiberino. Il devenait évident pour
tous que celui-ci se défaisait de ses ennemis par le
poison; car ceux qui étaient morts avaient été enle-
vés en quelques heures, et ceux qui étaient malades
ne parvenaient à soulager leurs souiïrances <{u'en fai-
sant usage d'antidotes bien connus. De ce moment,
toute opposition cessa dans le conclave, le Saint-Es-
prit battit de l'aile, et le cardinal Mafl'eo Barberino fut
proclamé souverain pontife sous le nom d'Urbain ^'III.
Le nouveau pape était issu d'une noble et ancienne
famille de Florence ; il avait d'abord été clerc de la
chambre apostolique, puis nonce du saint-siége au-
près de la cour de France. A l'époque de son exalta-
lion, il n'était âgé que de cinquante-cinq ans, et
paraissait doué d'une santé puissante et dune con-
stitution énergique.
Dès qu'il fut assis sur le trône de saint Pierre, il
éleva ses neveux et ses frères aux premières dignités
de l'Eglise et de l'Etat, en récompense de l'appui
qu'ils lui avaient prêté, ([uoiqii'ils fussent notoire-
ment indignes de remplir de telles fonctions, etquoi-
i[u'il connût parfaitement leur incapacité, puisipie
lui-même disait que son neveu François Barberino,
qu'il avait fait entrer dans le sacré collège, n'était
bon qu'à réciter des patenôtres ; que son frère An-
toine, créé cardinal d\i titre de Saint-Onu|)bre, n'a-
vait d'autre mérite que celui d'infecter le consistoire
et de chasser les membres du conseil par l'affreuse
puanteur de son froc; que son second neveu, le car-
dinal Antoine le jeune, surnommé ])ar dérision le
Démustbène, à cause d'un défaut de nature qui le
faisait bégayer en parlant, n'était tout au plus capa-
ble que de s'enivrer trois fois par jour; et que le
dernier de ses neveux, dom Thadeo, qu'il avait
nommé préfet de Rome, prince de Palestrina et gé-
néralissime des années du saint-siége, était plus en
état de porter une quenouille que de tenir une épée.
Néanmoins, comme Sa Sainteté n'avait qu'à puiser
dans la bourse des fidèles pour enrichir les membres
de sa famille, elle ne se fit pas faute de les gorger
d'or, de leur donner des terres, des domaines, de les
pourvoir de bénéfices, de leur acheter des palais et
même des principautés.
Urbain s'occupa ensuite des affaires de l'Église; il
défendit aux récollets de porter la sandale et le ca-
puchon pointu à la façon des capucins; il défendit
;nix carmes anciens de s'intituler cannes réformés,
désignation qui appartenait aux nouveaux ordres de
capucins institués par saint François ; il exigea que
les religieux prémontrés d'Espagne reprissent l'an-
cien habit et le nom de frater qu'ils avaient quittés
par orgueil; il fit différents règlements pour modifier
certaines cérémonies du culte qui faisaient déconsi-
dérer la rehgion ; et défendit d'exposer à la vénéra-
tion publique, dans les églises, les statues des fidèles
j morts en odeur de sainteté; d'allumer des cierges sur
I leurs tombeaux, et particulièrement de publier leurs
\ miracles sans l'approliation de la cour de Rome: ce
! qui ne l'empêcha pas, dans le même mois et par une
singulière contradiction, de béatifier deux fanatiques
I théatins, André Avellino et Gaétan de Tliiene ; un
! carme débauché, Félix Cantalice ; un fougueux inqui-
siteur, François Borgia, duc de Candie et général
des jésuites, un des descendants de l'ancienne famille
des Borgia; un illuminé, le canne llorentin Corsini;
deux femmes extatic(ues, Marie-Madeleine de Pazzi,
et Elisabeth, reine de Portugal; et enfin le bienheu-
■ reux saint Roch et son chien.
Lorsque Sa Sainteté eut réglé avec la plus minu-
j tieuse attention tout ce qui était relatif aux moines
I et au culte des saints, elle se prépara à poursuivre
l'œuvre de propagande religieuse que son prédéces-
seur avait si heureusement commencée : à son exemple,
elle résolut de s'appuyer sur la force brutale et sur
la prédication, c'est-à-dire d'employer tour à tour des
soldats et des jésuites, les uns pour conquérir, les
autres pour soumettre et pour corrompre.
D'un caractère défiant et féroce, I rbain songea
j d'abord à se mettre à couvert de toute tentative soit
I des ennemis de l'intérieur, soit de ceux du dehors;
il fit construire sur le territoire bolonais, du côté qui
offrait un accès facile jusqu'à Rome, une forteresse
qu'on appela le fort Urbain; il entoura d'un nouveau
rempart le château Saint-Ange, qui était déjà dé-
fendu par deux murailles, et il le pourvut si abon-
I damment de munitions de guerre, qu'il eût pu sou-
tenir un siège de plusieurs années: il fit également
élever un mur d'enceinte autour de ses jardins du
Monte-Gavallo ; ensuite il établit une manufacture
d'armes à Tivoli, disposa des terrains de la biblio-
thèque du Vatican pour la construction d'un arsenal;
enfin, il transforma en une ville de guerre la cité
apostolique, qui devait être le paisible sanctuaire de
lu morale du (Christ.
Sa Sainteté tenait à honneur de laisser des monu-
ments gigantesques de son passage sur le trône de
l'Apôtre, et de faire dire à la postérité, qiu' si les
papes ses prédécesseurs avaient élevé des palais de
6<i(}
HISTOIRE DES PAPES
Le ;oi Lo is XIII
granit et de marbre, elle avait fait sortir du sol des
monuments de bronze et de fer.
Rarement Urbain VIII prenait la peine d'assem-
bler le consistoire; et lorsqu'il lui arrivait de réunir
le sacré collège, comme il ne voulait écouter ni con-
seils ni observations, les cardinaux n'avaient d'autre
parti à prendre (pie d'apjilaudir à ses paroles et d'exé-
cuter ses décisions. Même avec les ambassadeurs des
rois, il arguait de son privilège d'infaillibilité pour
trancher sur les afîaires les plus sérieuses. Aucun
pontife avant lui, ni Grégoire VII, ni Boniface VIII,
n'avait possédé à un degré aussi élevé le sentiment
de son importance individuelle ; ainsi, dans une ques-
tion fort grave, les mandataires d'une puisssance
étrangère lui ayant présenté une objection tirée des
anciennes constitutions pontificales, il répliqua impé-
rieusement que sa décision avait plus de poids que les
lèglemcnts de deux cents papes morts.
La force athlétique dont ilétait doue ne contribuait
pas peu à augmenter la haute opinion qu'il avait de
lui-même. Urbain voulait qu'on l'adorât, comme chef
spirituel de l'Église et comme roi de la terre ; et, dans
son orgueil, il osa révoquer une loi qui défendait au
peuple romain de jamais ériger de statue à un pape
vivant, prétendant qu'on n'avait pu ])révoir que la
chaire de saint Pierre serait occupée un jour par un
pontil'e tel que lui.
Sans doute un prêtre de ce caractère, opiniâtre, a!-
URBAIN VIII
641
solu, implacable, ne reculant devant rien pour arri-
ver à son but, eût fait plus (ju'aucun de ses prédéces-
seurs pour le malbeur de l'humanité, et eût courbé
l'Europe entière sous le joug de la théocratie romaine,
s'il ne s'était rencontré sur son chemin un autre
prêtre non moins opiniâtre, non moins absolu, non
moins implacable que lui, et l'emportant sur Sa Sain-
teté eu ruse et en adresse, Richelieu, l'amant de
deux reines, devenu cardinal, ministre ou plutôt sou-
verain de France sous l'imbécile Louis XIII, et ayant
par conséquent à soutenir des intérêts diamétralement
opposés à ceux de la cour de Rome.
En effet, pendant qu'Urbain travaillait à augmenter
la prépondérance de la maison d'.\utriche sur l'Eu-
rope, pour aniantir la réiorme et faire triompher le
catholicisme, Richelieu cherchait à opposer une digue
aux envahissements de Ferdinand II, contrac'ait des
alliances offensives et défensives avec les protestants
d'Allemagne, et négociait habilement auprès de
Jacques I" et de Buckingham, son ministre, pour
faire échouer le mariage du prince de Galles, qui était
toujours en Espagne, auprès de l'infante devenue sa
maîtresse, et qui semblait n'attendre que les dis-
penses de Rome pour célébrer ses noces. Urbain \'III
commit la faute de ne pas expédier les bulles de dis-
penses de la jeune princesse, quoique son prédéces-
seur eut déjà envoyé celles du fiancé, afin d'obliger
le fds du roi d'Angleteire à se convertir. Ce délai
permit à Richelieu d'intriguei à la cour de Londres;
et un jour, Sa Sainteté apprit avec une surprise
extrême que le roi Jacques venait de rapprler son
lils aupiès de lui, et qu'il avait envoyé en France
une ambassade solennelle pour demander la main de
la princesse Henriette - Marie , troisième sœur de
Louis XIII, pour le prince de Galles.
Urbain adressa aussitôt des représentations à la
cour de France, afin d'empêcher cette union ; il of-
frit en compensation de marier la princesse Hen-
riette-Marie à l'infant don Carlos, et de leur faire
donner en apanage la souveraineté des Pays-Bas
catholiques ; il adressa même à ce sujet deux brefs
au cardinal; et voyant que rien ne pouvait fuiie
changer les résolutions du ministre, il déclara (jue
si l'on passait outre, il refuseiait les dispenses né-
cessaires pour le mariage. Richelieu répondit laconi-
quement « qu'on s'en passerait. » Sa Sainteté se
tourna alors du côté de l'.Vngleterre, et chercha par
ses promesses à détourner le roi Jacques de ses pro-
jets; mais comme l'alliance de son fils avec la sœur
de Louis XIU procurait au roi de la Grande-Breta-
gne des avantages sérieux, la perspective d'éteindre
les troubles religieux dans ses Etats et l'espérance
de faire recouvrer le Palatinat à son gendre le duc
Frédéric, qui en avait été évincé par Grégoire XV,
il repoussa toutes les propositions de la cour de
Rome, et fit publier le mariage du jeune prince et de
Henriette-Marie de France. Une semblable déter-
mination équivalait à une déclaration de guerre.
Richelieu depuis loagtemps avait prévu le cas
d'une rupture, et s'était ménagé de puissants auxi-
liaires, afin de porter un grand coup à l'Autriche et
à l'Espagne en les attaquant simultanément sur
toutes leurs frontières. C'était le premier exemple de
ces coalitions de plusieurs Etats se prêtant un mu-
II
tuel secours pour écraser un ennemi redoutable; les
rôles étaient ainsi répartis : Venise, la Savoie et la
France devaient expulser les troupes papales de la
\'alleline et prendre l'offensive en Italie; la Hollande
devait avec sa marine attaquer 1' .Amérique du Sud;
l'Angleterre devait débarquer une armée sur les côtes
d'Espagne ; les Turcs devaient envahir la Hongrie ;
et le roi de Danemarck, à la tète de toutes les forces
de son royaume et de celles de la basse Allemagne,
devait tomber sur le Palatinat et venir se joindre au
prince Mansfeld pour attaquer l'empereur d'Autriche
jusijue dans ses Etats héréditaires. Telle était l'or-
ganisation de cette ligue formidable.
I.,a France s'étant chargée de donner le signal
pour agir, le marquis de Cœuvres entra à la tête
d'un corps de troupes dans la Valteline, et en moins
de huit jours il conquit le pays et força les soldats
du pape à reprendre honteusement la route des États
de l'Eglise. Cette invasion mécontenta d'autant plus
Urbain VIII, qu'il regardait déjà la Valteline comme
sa propriété, et qu'il se disposait à en former une
principauté pour don Thadeo, son neveu, généralis-
sime des troupes pontificales. Toutefois, il se garda
bien de laisser paraître la cause de son vif ressenti-
ment ; il feignit de voir dans l'agression des Français
une preuve que le cardinal de Richelieu abandonnait
la cause de l'orthodoxie pour le calvinisme, et au
lieu de déclarer la guerre à la France, il se prépara
seulement à susciter de puissants ennemis au mi-
nistre de Louis XlII.
Un certain chevalier Benardin fut envoyé de Rome
auprès des chefs du parti protestant, leur fournit de
l'argent , leur fît de magnifiques promesses, et les
détermina à lever l'étendard de la guerre civile;
d'autre part, le nonce Spada expédia .une légion d(!
jésuites dans les provinces catholiques pour exalter
les dévols fanatiques contre le cardinal en l'accusant
d'hérésie, ce qui réussit à merveille. Richelieu se
vit alors en butte à la haine des deux partis, et atta-
qué à la fois par les huguenots et par les catholiques.
Pour tout autre la position n'eut pas été tenable;
mais l'ambitieux cardinal n'était pas homme à céder
le pouvoir sans lutter jusqu'à la dernière extrémité;
d'ailleurs, si son autorité était menacée au dedans,
n'avait- il pas au dehors des alliés capables de le se-
courir? Il fit donc venir d'.\llemagne les troupes ([ui^
les Etats protestants avaient mises à sa disposition
pour la grande coalition ; et au lieu de les employer
contre le saint-siége ou contre la maison d'.\utriche,
il s'en servit pour écraser les religionnaires de
France; puis, trahissant ses aUiés, il traita avec le
pape, et s'engagea à faire avorter les projets de la
ligue, si la cour de Rome consentait à expédier les
bulles de dispenses nécessaires au mariage de llen-
riett. -Marie -et du prince de Galles. Peu de jours
après la ratification de ces arrangements, Jacques I"
mourut, et laissa les couronnes d'Angleterre, d'Ecosse
et d'Irlande à son fils Charles I".
Conformément aux conventions secrètes passées
entre les souverains de France et d'An:;letcrre ou
plutôt entre leurs ministres et le saint siège, on
suspendit les armements dirigés contre la maiscn .
d'Autriche, on arrêta les envois d'argent destinés au
roi de Danemarck et au prince MansfeM, de sorte
169
042
lllSTOIUi; DES PAPES
i|uo ccu\-i I M- (rouvant engaprès dans les pvovincps
l'iinomics sans vivres et sans subsides, no purent
ffirdrr leurs positions et furent oMiiji's de battre en
retraite après avoir été vaincus à la bataille de Lut-
ter. Cet événement était prévu par le ducd'Olivarez,
premier ministre du roi d'Espagne, et par le cardi-
nal de Richelieu, car on apprit en France presque
en luême temjts la défaite du roi de Suède, la disso-
lution de la ligue contre la maison d'Autriche, la
publication du traité de Mouzon entre Louis XIII,
1-erdinand II et Philippe IV d'Espagne, et la con-
sommation du mariage projeté entre la princesse
Henriette-Marie et le nouveau roi d'Angleterre, sans
que les trois ministres de ces puissances eussent dai-
gné consulter la cour de Home. Riciielieu triomphait
non-seulement au sujet de la ^'alteline, dont il ;ivait
IHil reconnaître l'indépendance dans le traité de
Mouzon, mais encore en humiliant l'orgueil du
sainl-siége et en ne le faisant intervenir dans les
conférences que comme puissance de deuNième ordre.
Urbain ^'III comprit alors quel adversaire il avait
à combattre; et dans sa rage de ne pouvoir anéantir
avec les foudres ecclésiastiques ni avec les armes
temporelles un cardinal qui menaçait de substituer
l'autorité suprême des rois à l'omnipotence des
papes, il déchaîna contre lui un jésuite nommé San-
tarelli, enthousiaste forcené de la théocratie, l'un
des plus fougueux séides do la papauté, qui lança
dans 1p monde catholique un libelle furibond qui
laissait bien loin derrière lui tous les traités de Ma-
riana, de Bellarmini, de Suarez et de Bécan. L'ou-
vrage ayant été dénoncé au Parlement et déféré à la
Sorbonne, subit une double condamnation devant
ces deux tribunaux, et fut brùli' puliliquemont par
les mains de Vexécuteur des hantes œuvres. En outre,
une sentence du Parlement enjoignit aux jésuites ré-
sid.mts en France de souscrire à la censure de la
Sorbonne contre Santarelli ou de quitter le royaume.
Cette dernière partie de l'arrêt ne reçut pas son
exécution ; le cardinal qui redoutait de pousser à
bout les fanatiques et do périr soit du poison, soit
d'un coup de poignard, intervint, et se contenta
d'exiger une simple déclaration dans laquelle les jé-
suites reconnaîtraient l'indépendance du monarque
en ce f(ui concernait le temporel de son royaume.
Mais le livre de Santarelli eut un résultat tout
différent à la cour du dévot Ferdinand II ; au lieu
d'exciter le juste ressentiment du prince, il lui ins-
pira des remords de sa rébellion ; il demanda pardon
au saint-père en toute humilité d'avoir cherché à se
soustraire au joug de Rome; et pour obtenir sa
gràee, il rendit, à l'instigation de son confesseur,
un édit portant qu'après l'expiration d'un délai de
six mois, à partir du jour de la Saint-Ignace, il ne
tolérerait plus dans son royaume héréditaire de Bo-
hème aucun de ses sujets, fùt-il prince, s'il ne pro-
fessait la religion catholique. Il publia de sembla-
bles édits pour la haute .-\utriche, pour les provinces
de la f^rniole, de la Carinthie et de la Styrie. En
vain les malheureux habitants de ces contrées solli-
citèrent un plus long tçrme pour obtempérer aux
ordres du souverain, le nonce Carafl'a et les jésuites
rqircsentèrent à Sa Majesté que ces demandes n'é-
Uifenl faites que dans l'espoir d'un changement do
gouvernement, et les ciloyrns durent nu socnnvorlir
ou éiuigrer ou se résoudre i\ périr.
En Allemagne, les choses suivaient la même mar-
che ; les armées impériales s'étaient avancées jus-
(pi'au détroit de Catlégat, sur les cAtes de la Balti-
(jue, occupaient Brandebourg, le Mecklembourg, la
Poméranie, et menaçaient d'écraser les capitales
jirolestantes si elles tculaient la plus légère résis-
tance. Urbain VIII triompha à son tour, el en vertu
de son ouniipolcnce universelle, il régla les destinées
des contrées ([ue venait de lui soumettre la maison
d'Autriche ; il donna en toute souveraineté la ville
de Magdebourg à un archevêque; il créa un gouver-
nement archiducal catholique sous la direction du
nonce CaralTa, pour extirper l'hérésie de la haute Al-
lemagne; il investit le comte de Nassau-Liegen, les
jeunes comtes de Neubourg, ainsi que le grand
maître de l'ordre teutonique, tous fougueux catholi-
(pies, de comtés et de villes du haut Palatinat, sous
la condition qu'ils convertiraient degré ou de force
les peuples et la noblesse du pays. Il morcela les
duchés et les comtés de la basse Allemagne, les
donna en curée aux prêtres et aux jésuites les plus
dévoués au saint -siège ; il confirma les usurpations
des évoques de Constance, d'.Uigsbourg, et celles
des abbés de Moenchsroitt et de Kaisersheim qui, à
l'aide de ces bouleversements, s'étaient emparés des
domaines de la maison ducale; en outre il ap|)rouva
les vols faits au préjudice des villes de Nuremberg,
de Strasbourg, de Hal, d'Ulm et de Lindau, par les
prélats et les chapitres catholiques.
Quelque grands rpie fussent ces avantages pour la
papauté, ils ne satisfaisaient pas encore Urbain VIII ;
car la nature des prêtres est telle, que le succès ne
fait qu'accroître leur ambition, comme la possession
de grandes richesses ne fait cpi'augmenter leur soif
insatiable d'or. Sa Sainteté était jalouse de la pros-
périté des protestants du nord de l'Allemagne et
voulait asservir la Hollande. L'imbécile Ferdinand
se prépara donc, pour obéir au pape, à envahir le
nord de l'Allemagne, malgré les diflicultés que pré-
sentait une semblable entreprise, et pendant que
Rome dressait ses batteries contre les Hollandais.
Car Urbain en attaquant ces peuples avait le double
but de soumettre leurs pays à sa domination et, en
les rançonnant et les pillant, de se ménager les
moyens de porter la guerre en Angleterre.
Mais préalablement il voulut suivre l'exemple de
Richeheu et former une ligue contre ces deux )iuis •
sances alliées. Il intrigua d'abord auprès de l'ambas-
sadeur français; il prétendit que Charles I" ne rem-
plissait point les promesses solennelles faites lors de
son mariage avec Henriette-Marie; il accusa ce
prince de mauvais procédés envers sa femme, et en-
gagea l'ambassadeur à pousser Louis XIII à une
guerre terrible contre Charles I''', pour lui enlever
ses trois couronnes d'Angleterre, d'Ecosse et d'Ir-
lande. Sa Sainteté fit ensuite des ouvertures à l'am-
bassadeur espagnol pour le rflême sujet ; elle se char-
gea de faire savoir à Philippe IV qu'il était obligé
de venir en aide à la reine d'Angleterre, sa belle-
sœur, sous peine de damnation éternelle, et d'em-
ployer ses efforts pour l'arracher des mains d'un in-
fâme hérétique et d'un traître qui mettait la rcli-
URBAIN Vlll
643
ijfion en il:ingi'i-. Puis, les pourparlers engagés, Ur-
iiain \'III s'effaça eiitièroment pour ne pas laisser
pénétrer au due dOlivarez, ministre du roi d'Espa-
gne, et au cardinal de Richelieu, la pensée intime
de sa politique, et confia au nonce Spada le soin des
négociations, se réservant seulement l'organisation
du plan de campagne pour avi_ser aux moyens de
capturer les navires anglais sur les côtes de la
France, et d'incendier leurs Hottes dans leurs ports.
Le saint-père et son conseil trouvèrent une ruse
de guerre si ingénieuse et qui paraissait devoir si
infailliblement assurer le succès des confédérés, que
les ministres de France et d'Espagne, indécis jusque-
là sur le parti i[u'ils devaient prendre, n'hésitèrent
plus, et conclurent un traité entre eux et le saint-
siége ; ils se partagèrent même à l'avance leur con-
quête projetée, et le nonce Spada Sat chargé, sous le
sceau du secret, d'apprendre à Urbain YIII que l'Ir-
lande lui serait dévolue, qu'il pourrait la faire gou-
verner par son neveu Thadeo Barl)erino, en qualité
de vice-roi du saint-siége; et que, par compensa-
tion, il se servirait de toute son inlluence sur l'em-
pereur pour faire entrer r.\llemagne ainsi que l'Ita-
lie dans la confédération, afin de pouvoir lutter sur
mer contre la prépondérance maritime des puissances
anglaise et hollandaise.
(Quelque soin qu'on eût prispour ne pas laisser trans-
pirer le secret des négociations, le bruit en vint jus-
qu'à la cour de. Charles I", et détermina le prince à
frapper un grand coup en prenant l'initiative dans la
déclaration de guerre et en commençant les hostilités.
Par ses ordres, Buckingham, son ministre favori,
apparut avec une flotte redoutable sur les côtes de la
Fiance, débarqua à l'île de Rhé, s'en empara, et de
là fit répandre des proclamations sur tout le littoral
pour appeler les huguenots aux armes, au nom de la
liberté et de l'indépendance religieuse et politique,
en prometlant secours et assistance aux protestants.
Rohan et Soubise, qui étaient les chefs des réfor-
més de France, s'empressèrent de réunir des trou-
pes pour reprendre l'offensive dans la guerre civile,
et bientôt on put croire que le moment du triomphe
était venu pour le calvinisme. Malheureusement Ri-
chelieu était là, et le papisme fut sauvé! Le cardi-
nal-ministre rassembla une flotte et une armée de
terre, les dirigea à la fois contre les vaisseaux anglais
et contre les réformés, le tout si heureusement que
Buckingham fut forcé de battre en retraite et de
faire voile vers r.\ngleterre, laissant aux huguenots
tout le fardeau de la guerre. Ceux-ci ne pouvant sou-
tenir la lutte en rase campagne, se retirèrent dans
les villes fortifiées, et \ rincipalement à la Rochelle,
qui était pour ainsi dire la Rome de leur religion.
■Niais le terrible cardinal ne les tint pas quittes à si
bon compte ; il les poursuivit jusque sous les murs
Je cette place, bien déterminé à prendre la ville ])our
en finir avec la réforme. Le siège fut donc mis de-
vant la Rochelle et poussé avec vigueur par le car-
dinal en personne. Ce n'était pas en effet une beso-
gne ordinaire que d'assiéger une ville qui du côté de
la mer était fortifiée de six grands bastions garnis de
cent pièces d'artillerie,, que des marais et une triple
ceinture de murailles rendaient presque inaccessible
du côté de la terre, et que la position de son port
mettait en outre à même de recevoir du dehors des
vivres, des munitions etrdes secours.
Indépendamment de toutes ces difficultés, Riche-
lieu savait ([u'il avait affaire à des hommes détermi-
nés qui avaient juré de s'ensevelir sous les ruines de
leur cité plutôt que de se rendre. Aussi, à la première
nouvelle qu'il eut des préparatifs de Buckingham,
qui se disposait à venir avec une flotte nombreuse
débloquer la Rochelle, le cardinal scmgea-t-il à battre
en retraite; mais une lettre qu'il reçut d'un jésuite
de Londres le lit changer de résolution; l'un des Pères
de la société de Jésus mandait au ministre qu'il n'au-
rait rien à redouter de Buckingham; et en effet, l'é-
vénement justifia la prévision: le favori de Jacques I"
fut assassiné.
Son Éminence se décida alors à prendre la place
par famine; elle fit creuser un fossé d'enceinte de
trois lieues d'étendue, défendu par treize grandes
redoutes pour battre toutes les issues et intercepter les
convois qui arrivaient par terre; ensuite elle fit élever
dans la rade une digue de cent quarante-sept toises de
longueur pour couper toutes communications entre la
ville et la mer, ne réservant qu'une simple ouverture où
deux vaisseaux pouvaient à peine passer de front, et fai-
sant construire de chaque côté du rivage deux forts pour
défendre cet étroit passage. Les protestants se trou-
vèrent ainsi bloqués, sans espoir d'être secourus et
n'ayant d'autre alternative que celle de faire leur sou-
mission ou de mourir de faim ; cependant ils conti-
nuèrent à se défendre bravement ; et lorsque les en-
voyés du cardinal-ministre vinrent proposer aux chefs
des réformés de rendre la ville à discrétion, Guiton,
qui en était gouverneur, se leva de son siège, plaça
son poignard sur la table du conseil, et déclara qu'il
égorgerait de sa main le premier huguenot qui par-
lerait de capituler.
Pendant une année entière cette constance héroïque
ne se démentit pas un seul instant ; les Rochelois
mangèrent les chevjiux, les chiens, les chats, les sou-
ris et les rats ; enfin on vit se renouveler dans celte
ville infortunée les atrocités qui avaient désolé Paris
lors de l'horrible siège de cette capitale par Henri IV.
Comme tout dans ce monde doit avoir un terme,
le cardinal-ministre, instruit des extrémités oîi étaient
réduits les assiégés, et de la mort de douze mille de
ces malheureux par suite d'inanition, se décida à
donner un assaut général, pour que l'exécrable
Louis XIII, qui était venu le rejoindre, put jouir du
spectacle d'une ville livrée au pillage. Mais l'attente
du monarque fut trompée ; la Rochelle se rendit ii
discrétion, et Louis XIII ne put contempler ni le
massacre de ses sujets par une soldatesque effrénée,
ni les violences exercées sur les femmes et sar les
jeunes filles, ni l'incendie promenant sa flamme dé-
vorante sur tous les édifices, au milieu des cris des
vainqueurs, des hurlements des blessés et des gé-
missements de leurs victimes!
La chute de la Rochelle l'ut un coup terrible pour
le calvinisme; ce|iendant quelques bandes de réfor-
més se montrèrent encore en armes dans les provinces
du Midi ; la petite ville de Privas en Vivarais osa
même soutenir un siège contre l'armée royale, que
Louis XIII commandait en personne. Elle fut em-
portée d'assaut, et par ordre de Sa Majesté les soldais
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p(le cardinal de Richelieu
646
HISTOIUE DES l'Ai' F. S
i-atholiques y comraii'onl des alrociti-s t|iii (''L;alî'i\'iU
ifUi's qui avaient olo exercées à Méiiiulol sur les hi-
rortunés Vauiiois. La ville d'Alais essaya égalemeni
do se défendre, mais elle lut liienK'il contrainte à ca-
pituler. Alors le duc de Holian convoqua à Anduzi^
une assemblée générale du parti réformé, el lil t\v-
créter par les ivlii^iounaiies (|u'on enverrait ;n: vol
une ambassade pour traiter de la |iaix.
Louis Xin octroya aux calvinistes un édit de pa-
cification avec abolition des anciens privilèges, c'est-
à-dire qu'il permit aux huguenots de professer la
religion réformée, mais sans pouvoir tenir des assem-
blées politiques, et sans avoir le droit de se donner
des chefs, ni de former un trésorcoraraun. Ce triom-
phe du catholicisme en France ne satisfit pas extraor-
dinairement L'rbain VIII, qui, en soulevant une
guerre contre les prolestants, n'avait eu d'autre pro-
jet que de préparer la ruine de la Grande-Bretagne;
aussi le nonce Spada et les jésuites confesseurs des
rois et des ministres de France et d'Espagne reçu-
rent-ils de Sa Sainteté l'ordre de stimuler le duc d'Oli-
varez et le cardinal -ministre, pour qu'ils concertas-
sent leur plan d'attaque contre l'Angleterre.
Pour la cour de Rome, cette guerre d'invasion
était d'autant plus favorable, que de toutes manières
elle devait amener la soumission de la Grande-Bre-
tagne au papisme, soit que Charles I" prît le parti
de se ranger à son obédience pour éviter les hostili-
tés, soit qu'il se résolût à entamer une guerre dont
le résultat n'était pas douteux. Sa Majesté britan-
nique se trouvant en ])uHe à la haine des calholiijues
et des protestants de ses Etats, à cause de ses dé-
bordements et de son despotisme.
Charles I" avait bien compris la difficulté de sa
position; n'osant' pas s'exposer aux chances d'une
lutte contre la France et l'Espagne, il chercha d'aljord
à temporiser; et pour mettre le pape dans ses inté-
rêts, il parut incliner en faveur des doctrines ultra-
montaines, sans toutefois y adhérer d'une manière
formelle ; ensuite il prit l'engagement secret de tra-
vailler à la conversion de ses peuples, sous la condi-
tion que Sa Sainteté ferait dissoudre la ligue.
Urbain VIII, satisfait de se voir au but qu'il se
proposait d'atteindre, la soumission du roi d'Angle-
terre, ne voulut pas brusquer les choses, et se con-
tenta des assurances formelles que Charles I'"'' don-
nait de se convertir. D'ailleurs il entrait dans les vues
du pontife de mettre un terme aux guerres, pour ne
pas fournir aux rois de France et d'Espagne, aussi
bien qu'à l'empereur d'.Ulemagne, l'occasion d'aug-
menter leur intluence sur l'Europe, et d'annihiler en
quelque sorte l'autorité du saint-siége. En effet, les
succès des armes de Ferdinand II ne laissaient pas
que de donner des infjuiétudes sérieuses à la cour de
Rome pour l'avenir; Urbain 'VIII voyait avec déplai
sir s'étendre démesurément la maison dWutrichc, et
redoutait que l'empereur, maître du Nord, ne se ra-
battît sur le Midi, et qu'il ne lui piît fantaisie de
faire revivre des prétentions de souveraineté sur les
Etats de l'Église.
Ces craintes étaient d'autant mieux fondées, f[u'a-
près la chute du roi de iMneraarck Christiern I\',
qui, chassé de ville en ville par les généraux Wal-
lenstein et Tillv se trouvait acculé à sa dernière
place' lortiliée, la ville de Cilnckstadt, rien ne pouvait
empêcher Ferdinand d'ajouter les Étals de Dane-
marck à son empire et de se trouver ainsi le plus
puissant monanjue de l'Europe. Sa Sainteté eut donc
soin do faire intervenir le jésuite confesseur du
])rincedanslaqiu'stion, el lit accorder à t'hrisliern IV
une )iaix beaucoup jilus avantageuse (ju'il n'eût dû
l'espérer, car elle lui conserva l'intégrité de ses Etats.
La raison de celte sollicitude singulière de la cour
de Rome pour les protestants venait de ce qu'elle
n'avait plus rien à redouter de gens réduits aux der-
nu"'res extrémités, et de ce (|u'elle songeait sérieuse-
ment au contraire à diminui'r la ]]répondérance de
l'empire d'Allemagne.
Urbain VIII avait les mêmes motifs de se défier
lie l'Espagne, qui commençait à peser sur les États
d'Italie, el menaçait de les faire passer un jour sous
sa domination avec l'appui de l'empereur; mais n'o-
sant rompre avec Philippe IV, il continuait à de-
meurer son allié, prêt à se tourner contre lui à la
première occasion: elle ne se lit pas attendre; un
événement imprévu vint mettre tous les grands in-
lérêls politiques en présence. Don Vinccnzo, duc de
ManLoue, était au lit de mort et ne laissait aucun
héritier direct. Le duc de Nevers, son ]]lus proche
parent, qui était Français, ayant abandonné ses
droits en faveur de son fils Charles, duc de Réthel,
celui-ci se porta tout naturellement l'héritier du
!Mantouan et du Montferrat. Comme il était présu-
mable que l'Espagne ne permettrait pas qu'un prince
français s'établît dans l'Italie supérieure si on lui
laissait le temps de s'opposer à son installation,
Urbain VIII fit écrire par Slrizzio, ministre de Vin-
cenzo, au duc de Réthel, qu'il eût à se rendre .secrè-
tement à Mantoue pour faire reconnaître ses droits
par le vieux duc, ce qui eut lieu sans aucune diffi-
culté de la part du moi'ibond.
Il existait encore une princesse de la famille ducale,
une arrière-petile-fiUe de Philippe II, qui était reli-
gieuse. Sa Sainteté avait prévu que l'Espagne cher-
cherait à produire des prétentions en faveur de cette
jeune fille ; et pour enlever jusqu'au moindre pré-
texte de guerre à Philippe IV, elle avait envoyé une
dispense de mariage; de sorte que, dans la même
soirée, cette jeune fille fut retirée de son couvent et
mariée au duc François. Peu d'heures après, le vieil-
lard Vincenzo rendit le dernier soupir, et Charles de
Réthel fut salué prince de Mantoue.
Cette nouvelle causa une grande sensation à Ma-
drid. Le duc d'Olivarez, furieux de se voir joué par
un jeune homme, laissa éclater sa colère, et annonça
qu'il ferait repentir le nouveau prince de sa témérité.
Pour réaliser ses menaces il lui suscita deux ennemis
))uissantR, les ducs de Guastalla et de Savoie, qui
élevèrent des prétentions, l'un sur le duché de Man-
toue, l'autre sur le Montferrat,' regardé comme la
clé du Milanais. Ensuite il envoya ordre à don
Gopzalve de Cordoue, gouverneur de Milan pour
Pliilil pe IV, de prendre à l'instant les armes et de
joindre ses troupes à celles des ducs de Guastalla et
de Savoie pour commencer la guerre.
Urbain VIII, le raadiinateur de toute cette affaire,
expédia aussitôt des courriers à la cour de Louis XIII,
pour rin«trnire de ce qui se passait, et l'engager à
URBAIN Mil
Cykl
vfnir au secours du diu- de ^Maiitoue. Sa Sainteté
ottrait en outre au roi du France de se mettre à la
tète d'une ligue contre l'P^spagne, pour lui enle-
ver le Milanais, la Sicile et le royaume de Naples.
Cette proijositiiin llattait trop agréablement l'aniln-
lion de Louis XIII pour qu'il ne l'acceptât pas. Sa
Majesté rassembla immédiatement une armée; et
quoiqu'on fiîl au milieu de l'hiver, elle l'envoya atta-
quer les défilés des Alpes, qui étaient gardés par les
troupes du duc de Savoie. En moins de trois se-
maines les délilés furent emportés, la ville de Suze
]>rise d'assaut, et 'N'ictor-.Vmédée contraint à deman-
der la paix. Le roi de France lit alors préparer un
traité qui posait les bases d'une ligue perpétuelle
entre lui, Sa Sainteté, la I\épu!ilii]ue de Venise et le
duché de Mantoue.
Ces deux dernières puissances s'empressèrent de
le ratifier; mais le pontife, qui avait atleiut son but
en mettant aux prises les deux monarchies les plus
redoutables de la chrétienté, pensant qu'elles se dé'
truiraient l'une l'aulre, ne voulut plus adhérer à au-
cun traité. Il prétexta même que le conseil des car-
dinaux s'opposait à ce qu'il prit une part active dans
la lutte avant de connaître la détermination de l'em-
pereur; excuse détestable, car le saint-père non-
seulement faisait bon marché des observations du
sacré collège, qu'il n'admettait pas même à délibérer,
mais encore, k l'égard de Ferdinand II, il ne se
faisait nullement faute de montrer combien il lui
était devenu odieux, et il disait ouvertement qu'il
suffisait qu'une réclamation, même la plus légitime,
vînt de la cour de Vienne pour être repoussée. Ainsi,
Ferdinand ayant fait demander au pape que saint
Etienne et saint Wenceslas, deux anciens rois de
Hongrie, fussent admis dans le calendrier romain,
Sa Sainteté avait répondu ironiquement qu'ils n'é-
taient pas dignes d'un tel honneur. Dans une autre
occasion, l'empereur ayant sollicité l'autorisation de
conférer les emplois ecclésiastiques rendus libres
par l'édit de restitution, le pape avait rejeté sa de-
mande comme portant atteinte au concordat passé
entre l'empire et le saint-siége; ce qui était un men-
songe, puisque le roi de France, en vertu même du
concordat de François I", exerçait précisément dans
ses Etats le droit réclamé par Ferdinand. Enfin.
celui-ci ayant demandé à Rome la permission de
transformer en collèges pour les jésuites les couvents
ac(|uis par l'édit de restitution. Sa Sainteté, au lieu
d'accéder à ce désir, lui avait ordonné de remettre
immédiatement ces monastères aux évèi[ues.
L'imbécile monarque restait toujours soumis, se
contentant de dire que, malgré le pape, il ne cesse-
rait de se montrer le champion dévoué du catholi-
cisme. Pour joindre l'exemple au précepte, il mit
trois armées en campagne : l'une, qu'il envoya au
secours des Polonais attaqués par les Suédois, et
qui rétablit les alïaires des premiers : l'autre, (|u'il fit
porter vers les Pays-Bas pour opérer sa jonction
avec les troujies espagnoles; et la troisième, forte de
trente-cinf( mille hommes, qu'il dirigea sur l'Italie
pour s'emparer de Mantoue. D'abord tout ploya de-
vant les Allemands : la Suisse, qui avait voulu
mair*!nir sa neutralité et refuser le passage, fui
contrainte de céder; les défilés des Giisous lurent
enlevés, et l'armée impériale descendit du sommet
des Alpes en suivant les bords de l'Adda et de fOglio,
et se dirigea vers le Mantouan. De leur côté les
Espagnols pénétrèrent dans le Moniferrat, sous la
conduite de Gonzalve de Cordoue, pour combattre
les Français, qui s'étaient emparés de Saluées et de
Pignerol; et ces trois redoutables puissances, atti-
rées sur le sol de la haute Italie par le pontife, se
préparèrent à l'aire couler des fleuves de sang pour
le triomphe du saint-siége.
Mais ce (pie n'avait pu prévoir Urbain VIII, c'est
i[ue Ferdinand II, ce prince si dévoué à la cour de
Home, secouerait enfin le joug des prêtres, et porte-
rait l'audace jusqu'à vouloir compter avec le pape et
revendiquer la souveraineté de la haute Italie. C'est
cependant ce qui arriva; l'empereur, victorieux en
Italie, en Pologne et dans les Pays-Bas, se prit à
avoir de l'orgueil, et fit signifier à Sa Sainteté ([u'il
voulait recevoir la couronne de ses mains, et qu'elle
eût à se rendre à Bologne ou à Ferrare pour la céré-
monie. Urbain VIII n'osa pas refuser, et chercha
seulement à gagner du temps ; la cour de Vienne pé-
nétra ses inleutions, le mit en demeure de s'expli-
quer, et réclama en outre la suzeraineté des duchés
d'Urbino et de Montef'alco.
Comme Sa Sainteté hésitait encore à donner une
réponse et à déclarer sa détermination à l'égard des
nouvelles prétentions qu'élevait l'empereur sur les
domaines de l'Église, le farouche Wallensiein, un des
généraux de Ferdinand, osa mettre en délibération
si on irait attaquer Urbain VIII jusque dans Rome,
donnant à entendre que cette ville n'avait pas été
pillée depuis près d'un siècle; que depuis cette épo-
que les papes l'avaient enrichie des dépouilles des
autres peuples, avaient amoncelé dans les caves du
Vatican des sommes énormes, et qu'on ne devait pas
dédaigner une si belle occasion de s'emparer de tré-
sors immenses, de réduire le pape à l'état de vassal,
de relever l'empire de Gharleraagne, et de le rendre
héréditaire dans la maison d'Autriche.
Ces projets paraissaient d'autant plus faciles à réa-
liser qu'aucune puissance n'était en état de s'opposer
aux volontés de Ferdinand II; les Pays-Bas étaient
envahis, les villes protestantes subjuguées, le roi de
Danemarck vaincu ; l'Italie tremblait devant les ar-
mées impériales; la France, tout entière aux discor-
des que fomentaient (iaston d'Orléans et la reine
mère pour renverser le cardinal-ministre, restait in-
différente à ce qui se passait au dehors. Urbain Mil
commençait à désespérer du salut de l'Eglise, lors-
qu'il se rappela qu'il existait aux extrémités du nord
de l'Europe un prince protestant redoutable par sa
valeur, tiustave- Adolphe, qui pouvait opérer une di-
version favorable au saint-siége, en portant la guerre
dans les provinces de l'empire. Urbain envoya im-
médiatement un ambassadeur à RicheHeu, le fit en-
trer dans ses vues, et obtint (ju'il ferait conclure un
armistice enire la Pologne el la Suède; puis, (juand
la. guerre eut cessé sur ce point, Sa Sainteté s'en-
tendit avec la France pour fournir au roi de Suède
les sommes nécessaires à l'entretien d'une armée for-
midai)le destinée à envahir l'Allemagne, ne lui im-
posant jinint d'autre condition que celle de tolérer le
culte catholique partout où il le trouverait établi .
643
HISTOIRE DES PAPES
Wallenslein, général et ministre de l'empereur Ferdinand
clause qui fut tenue secrète, dans la crainte que cette
tolérance n'éveillât les susceptibilités des réfornu-s.
Enfin il y eut à Leipzig une asserablée générale de
princes et d'électeurs protestants, et tous d'un com-
mun accord décidèrent qu'on ferait la guerre à Fer-
dinand. Cette coalition , quoi(jue formidable, n'eût
peut-être pas suffi pour renverser la puissante mai-
son d'Autriche, qui était au plus haut degré de pros-
périté, si les confédérés n'avaient été secondés dans
leur entreprise par les peuples, qui avaient hâte de
secouer le joug insupportable du baron de Wallens-
lein, le favoii du prince, l'un de ses plus habiles gé-
néraux, il est vrai, mais aussi le plus crutl, le plus
despote, le plus infâme de ses ministres.
Gustave-Adolphe ouvrit la camjiagne et se dirigea
vers le bas Oder, chassant devant lui les troupes al-
lemandes et grossissant son armée d'une foule de
mécontents. Arrivé sous les murs de Leipzig, il ren-
contra le comte de Tilly, mit son corps d'année en
déroute, et poussa rapidement jusqu'à Mayence, quil
emporta d'assaut.
Tous les princes opprimés vinrent se ranger sous
les étendards du roi de Suède; et le parti du la re-
forme, peu d'instants auparavant écrasé et vaincu, se
trouva en état de dicter des lois à ses oppresseurs;
les ministres protestants revinrent aussitôt dans le
Palatinat et parcoururent toutes les provinces de
l'empire à la suite de l'armée de Gustave-Adolphe
pour ranimer l'enthousiasme religieux.
Sa Sainteté ne cacha pas la joie que lui causait \i
triomphe du roi de Suède et l'abaissement de la
maison d'Autriche, ce qui provoqua de la part de
l'ambassadeur de Ferdinand des représentations éner-
giques. L'empereur, instruit de cette circonstance,
écrivit à Urfiain pour lui témoigner son mécontente-
ment et l'avertir qu'aussitôt iju'il aurait chassé de
URBAIN VIII
649
Gustave-Adolflie, roi de Suède
rAIlemagne Gustave-Adolphe et ses trente mille hé-
rétiques il viendrait régler ses comptes avec le saint-
siège. Le saint-père lui répondit par cette seule
phrase : " Alexandre a fait la conquête du monde
avec trente mille Grecs. »
Urbain montra moins d'égards encore pour les
cardinaux espagnols, qui, à l'instigation du duc d'O-
livarez, essayèrent de lui faire des remontrances au
sujet de son alliance avec un souverain protestant ;
et le cardinal Borgia ayant osé, en plein consistoire,
lui représenter le scandale de sa conduite et l'accu-
ser de travailler à la ruine de la relii,'ion, il se leva
II
de son siège, vonjit un torrent d'injures et de blas-
phèmes contre le prélat assez hardi pour tracer une
lègle de conduite au vicaire de Dieu; et comme ce-
lui-ci voulait répondre, sur un signe du pontife, le
cardinal Barberino, qui était d'une force athlétique,
se jeta sur Borgia, le renversa à terre, et le traîna
par les cheveux hors de la sallQ du consistoire.
Après celte scène de violence, tous les membres
de rassemblée se séparèrent en tumulte, les Espa-
gnols annonçant hautement qu'ils allaient provo-
quer la réunion d'un concile pour juger le pape et
procéder à sa condamnation. Les jésuites mêmes,
170
650
HISTOIUK DES PAPES
qui voyaionl leur puissaïu-o aiièaulie en Allcinaj^uc
par le l'ail Je l'invasion de Gusiave-Ailolplie, se
montrèrent liosliles à Urbain VIII; et le confesseur
du duc d'Olivarez, un des principaux dipjnilaircs de
l'ordre, publia un livre sur les allributions du clu'f
suprÎMiie del'Kiflise, el prouva par des raisounemculs
très-logiques que les papes n'avaient aucun pouvoir
canonique nu delà de leur èvèclié de Latran, et(pi'ils
n'èraicnt pas plus élevés en dignité que les autres
èvèques. La cour de Madrid trouva les argumcnls
des jésuites tellement en rapport avec son pro]irc
sentiment, qu'on délil^ra dans le conseil du roi ca-
tholique, si on enlèverait au pontife la collation des
bénèlices de l'Espagne, el si on éiigerait une dalerie
pour recevoir l'argent prélevé sur les ecclésiastiques
du royaume par l'Eglise romaine.
D'un autre côté, les événements prenaient en Al-
lemagne une direction bien différente de celle (pie le
pape avait prévue; Sa Sainteté, eu s'alliant aux hé-
rétiques, avait bi<?n compté concourir à l'alfaiblisse-
menl de la nwison d'Autriche, mais non à sa ruine,
qui entraînait nécessairement celle du catholicisme.
Or, le roi de Suède semblait avoir pris trop au sé-
rieux la mission dont il s'était chargé, d'humilier
l'empereur; son armée avait envahi la Bavière, après
avoir défait une seconde fois le comte de TiUy, qui
était resté sur le champ de bataille ; un de ses lieu-
tenants, le chic Bernard de Saxe-Weimar, avait pé-
nétré dans le Tyrol et menaçait l'Italie avec les
vieilles bandes suédoises. Il n'était plus possible de
douter (pie les intentions de Gustave-Adolphe ne
fussent changées, et qu'il ne songeât à profiter de sa
fortune pour taire triompher le protestantisme et
transformer en principautés temporelles les évèchés
de l'Allemagne méridionale ; déjà même le prince
avait annoncé qu'il voulait détruire le cathohcisme et
établir sa résidence à Augsbourg.
Urbain comprit alors la faute énorme qu'il avait
commise, et pour la réparer, il raina sourdement le
parti de son allié, retarda le payement des subsides,
se mit en correspondance avec Ferdinand, lui livra
les plans de campagne de l'armée suédoise, et, ce
qui fut le plus funeste à Gustave-Adolphe, il détei--
raina l'ciniiereur à donner le commandement de ses
armées au terrible baron de Wallenslein, qu'une in-
trigue de cour avait fait exiler, et qu'il regardait
comme le seul général capable de se mesurer avec
le roi de Suède. Ces deux hommes, l'un et l'autre
renommés par leurs talents militaires, se trouvèrent
alors en présence : Gustave-Adolphe à la tête de
trente mille hommes d'excellentes troupes, Wallen-
slein commandant une armée de plus de soixante
mille impériaux, aidée d'une formidable artillerie;
la rencontre eut lieu en Misnie, dans une vasie
plaine qui s'étend entre Weissenfels et Lutzen.
Au commencement de l'action, l'armée suédoise
rompit les lignes des impériaux, les mit en désordre
et s'empara de leurs canons. Gustave, voulant pro-
fiter de cet avantage, commanda à sa cavalerie de
donner dans le gros de l'armée de Wallenstein ; et
afin d'animer les soldats par son exemple, il chargea
tête baissée sur une troupe de cuirassiers. Soit que
le commandement n'eut pas été entendu des troupes,
soit qu'il y eût trahison de la part des officiers su-
périeurs, le prince se trouva engagé au milieu des
ennemis avant de s'apercevoir qu'il n'était suivi que
par un petit nombre de cavaliers. Alors il voulut
faire volte-face et se frayer un chemin pour sortir
lie la mêlée; il était trop tard. Déjà alTaibli par le
sang (pii s'échappait d'une large blessure reçue au
bras gaucho, assailli do tous les côtés à la fois, il ne
put que faire des prodiges île valeur. Un coup de
mousquet, qui lui fui tiré à bout portant dans le dos,
le désarçonna, et l'un de ses pieds demeurant en-
gagé dans l'élrier, il fut traîné à terre par son che-
val; dans cet élat il reçut un autre coup de mous-
(piel qvii lui cassa la tète. Ainsi périt ce grand
prince, le prolccleur zélé du protestanlisme, arrê;é
dans sa marche victorieuse au moment où il allait
recueillir le fruit de ses courageux efforts, el planter
le drapeau de l'indépendance religieuse sur les ruines
du jiapisme.
PullenJorf et plusieurs autres historiens ont affirmé
que Gustave-.\dolphe avait tié victime d'une odieuse
trahison, et ils portent parliculièreraônt leurs soup-
çons sur François Albert, duc de Saxe-Lauenbourg,
sur l'empereur et sur le pape; ce qu'il y a de posi-
tif, c'est que la nouvelle de la mort du roi de Suède
fut reçue avec di'S transpoits do joie à Vienne et à
I\ome. Néanmoins la mort du chef u'aballil point le
courage des prolestants; le duc de Saxe-Weimar,
Torstenson, Wrangel, Horn continuèrent la guerre
avec succès, et le chancelier Oxenstiern, par d'ha-
biles négociations avec la France, l'Allemagne et la
Hollande, soutint l'ascendant de la Suède sur l'em-
pire roraain-germanii|ue.
Mais Urbain VIII savait que la réforme avait
perdu son plus redoutable appui, et il ne s'inquiéta
pas autrement de la lutte engagée entre les lieute-
nants de Gustave- Adolphe et Ferdinand II; d'ailleurs
cette guerre était fort utile aux intérêts de sa politi-
que, et lui permettait de l'éaliser ses projets de do-
mination sur les principautés de l'Italie, sans crainte
d'être inquiété par la maison d'Autriche.
Sa Sainteté en profita pour s'assurer la possession
du duché d'Urbino (in faisant assassiner le jeune duc,
dernier héritier de la maison de Rovère. Le vieux
seigneur Francesco Maria, ipii avait depuis long-
temps abdirjué en faveur de son fils, se trouva obligé
de prendre les rênes du gouvernement; et pour sous-
traire sa petite-fille, âgée d'une année, à l'ambition du
pontife, illaliançaau fils du duc de Toscane, et la fit
transporter dans un pays voisin. Précautions inu-
tiles ! Urbain menaça le vieux duc d'une guerre ter-
lible, et l'oldigea de reconnaître qu'il tenait ses villes,
terres ou domaines, en fief du saint-siége, exigea
que les officiers de la province lui prêtassent serment
do fidélité, et le contraignit même à remettre ses
forteresses entre les mains de ses créatures ; puis, un
matin, Francesco Maria fut trouvé mort dans son
lit. Le neveu du pape, Thadeo Barberino, vint pren-
dre possession du pays, et le duché d'Urbino, ainsi
que les villes de Pesaro et de Sinigaglia, furent dé-
clarés dépendances des États de l'Église.
Quoique Sa Sainteté s'occupât sérieusement d'ac-
croître le patrimoine de Saint-Pierre, elle ne négli-
geait pas la fortune de sa propre famille, el chaque
jour elle ajoutait à ses immenses richesses de non-
URBAIN VIII
651
veaux dons,- si bien qu'en moins de dix années le
trésor apostolique avait été grevé d'emprunts si
énormes, que les revenus du saint-siétre ne suffi-
saient plus il payer les intérêts; on élevait au cliillre
(le cent cinq millions d'écus le montant des sommes
monnayées versées entre les mains des neveux du
pape, indépendamment de celles qui avaient été em-
ployées à l'achat des palais, des terres, des vijTues,
des tableaux, des statues, d'ouvrages d'orfèvrerie, de
vaisselle d'or ou d'argent, et de pierreries. « La va-
leur de toutes ces choses, au rapport de Foscarini,
était si grande qu'il est impossible de le croire et de
If dire. Toujours gavés, non rassasiés. »
Jamais l'excès du népotisme n'avait été poussé si
loin par les pontifes; car Urbain, non content de
gorger ses frères et ses neveux de richesses, de di-
gnités, d'honneurs et de bénéfices, donnait des évê-
chés à leurs enfants à la mamelle ; et même, scan-
dale jusqu'alors sans exemple, à ceux qui étaient
encore dans le ventre de leurs mères ! Ce grand
amour du pape pour ses parents s'étendait jusqu'à
leurs nombreuses créatures et à leurs flatteurs; il
n'existait pas de méchant versificateur qui ne fût
pourvu d'excellents bénéfices en récompense de
([uelque distique à la louange des BarLcrini.
Par com]iensation, si Urbain protégeait les misé-
rables qui lu'oslituaient leur plume par une basse et
servile adulation, il ne se faisait pas faute de persé-
cuter les hommes de génie qui refusaient de glori-
fier de si grandes turpitudes; et le célèbre Galilée
(ralilei, le père de la ])hilosophie expérimentale, lut
l'un de ceux que Sa Sainteté persécuta avec le plus
d'acharnement. Cet homme célèbre avait déjà établi
la théorie du mouvement uniformément accéléré et
posé les règles de l'isochronisme des oscillations du
pendule; en outre, il venait de faire une découverte
magnifique, celle des instruments d'optique, qui ou-
vraient une nouvelle route à l'astronomie, et per-
mettaient de prouver par l'observation directe les
vérités du système de Copernic sur la révolution de
la terre autour du soleil.
Au moyen de son télescope, Galilée plongea dans
les profondeurs de l'immensité, et contempla des
phénomènes que n'avait encore aperçus aucun re-
gard mortel ; la surface de la lune lui apparut héris-
sée de montagnes et sillonnée par des vallées pro-
fondes; Vénus lui présenta, ainsi que le satellite de
la terre, des phases qui prouvaient sa sphéricité;
Jupiter s'offrit à lui environné de ses quatie asté-
roïdes qui l'accompagnent éternellement; la voie lac-
tée, les nébuleuses, tout le ciel enfin se montra à
ses yeux avec ses miUions d'étoiles invisibles. Quelle
surprise, ([uelle volupté excita dans l'âme de Galih'C
l'aspect de tant de merveilles ! Quelques jours suffi-
rent néanmoins à ce grand astronome pour compter
tous ces mondes, et pour enregistrer le résultat de
ses admirables découvertes dans un écrit intitulé
« le Courrier céleste, ■■■' qu'il dédia à ses protecteurs,
les princes de Médicis.
Ensuite Galilée continua le cours de ses investi-
galions; il obser\a des taches mobiles sur le soleil,
et n'hésita pas à conclure que cet astre tournait sur
lui-même ; il remarqua sur le côté obscur de la lune,
dans le premier et dans le dernier quartier, une
lueur Cc-ndiée qui n est visible qu'au lélescoiie, et il
jugea avec raison que cet efl'el était dû à la lumière
réQéchie par le globe terrestre. Si-'s oliservations sui-
vies sur les taches de la lune et lein' retour pério-
diijue aux mêmes époques l'amenèrent i découvrir
que cet astre présentait toujours la même face à la
terre; il étudia les mouvements et les éclipses des
satellites de Jupiter, s'en servit pour la mesure des
longitudes, et entreprit même un assez granJ nom-
bre d'observations sur ces asti es pour<en construire
des tables à l'usage des navigateurs.
Enfin, de découvertes en découvertes, Galilée par-
vint à arracher à la nature le voile mystéi-ieux qui
l'avait dérobée aux regards des hommes, il put ad-
mirer les lois sublimes qui régissent l'univers; la
rotation de la terre, sa révolution autoui- du soleil,
la fixité de cet astre; toutes les merveilles de ces
mondes lumineux qui s'échelonnent dans l'immen-
sité jusqu'au trône de la Divinité. Galilée voulut
éclairer les autres hommes, fi'aycr une nouvelle route
à la science, et il publia ses admirables théories.
Mais par malheur il excita la haine jalouse d'un
pape qui avait des prétentions à l'omniscience comme
à l'infaillibilité, et son protecteur, le grand-duc de
Toscane, qui l'avait nommé son mathématicien ex-
traordinaire, n'était pas assez puissant pour le dé-
fendre conLi'e une telle inimitié. De toutes parts les
jésuites , les prêtres , les moines se déchaînèrent
contre Galilée ; les uns soutinrent que ses décou-
vertes dans les astres étaient de pures visions, com-
parables aux voyages imaginaires d'Astolphe; les
autres affirmèrent avoir eu le télescope en leur pos-
session pendant des nuits entières, et n'avoir rien
aperçu de tout ce que l'astrologue Galilée annonçait ;
tous l'accablèrent d'épigrammes dans leurs sermons,
ou cherchèrent à jeter sur lui du ridicule; c'était
ainsi du reste qu' en avaient agi les compatriotes de
Copernic, qui avaient été même jusqu'à le tourner en
dérision sur un théâtre.
GaHlée continuait à publier ses travaux sans s'oc-
j c iper des clameurs des prêtres; mais ils imaginè-
i rent de l'attaquer devant le saint-siége pour faire
condamner ses nouvelles théories comme menson-
gères et hérétiques. Le célèbre astrologue essaya
vainement de calmer cette tempête, et fit paraître un
traité en forme d'épître adressée à la grande-duchesse
de Toscane, dans lequel il essayait de jHouver théo-
logiquement,et par des citations tirées dos Pères, que
les textes de lÉcriture ne devaient pas être pris à la
lettre et pouvaient se concilier avec les nouvelles dé-
couvertes sur la constitution de l'univers. Cet écrit
ne fit qu'accroître la colère de ses ennemis; l'auteur
fut accusé de soutenir des opinions erronées en ma-
tière de foi. de vouloir renverser la religion et d'ou-
trager la majesté de Dieu. En conséquence, il fut
cité à comparaître à Rome, en personne, pour s'en-
tendre condamner par une assemblée de cardinaux,
d'archevêques, d'évêques et de théologiens, réunis
sous la présidence de Sa Sainteté Urbain ^'11I. Ce
conciliabule de prêtres ignorants, stupides et fanati-
ques, n'ayant aucun égard pour cet illustre vieillard,
refusa même d'écouter les raisons qu'il alléguait en
fiveur de ses théories, et prononça la déclaration sui-
vante : « Au nom du Père, du Fils et du Saint Es-
652
HISTOIRE DES TAPES
prit! Nous tous rasseniblos en ce lieu sous Tinspira-
tion de l'Esprit saint, éclairés par les lumières du
souverain pontife, nous décidons qu'aucun fidèle ne
doit cioive ni soutenir que le soleil est placé immo-
bile au centre du monde ; nous décidons que cette
opinion est fausse et absurde en théologie, aussi
bien qu'hérétique, parce qu'elle est expressément
contraire aux paroles de l'Ecriture, et impli(juerait
une accusation d'ignorance envers Dieu, la source
de toute science et le révélateur des livres saints.
Nous défendons également d'enseigner que la terre
n'est point placée au centre de l'univers, ([u'elle n'est
pas immobile et qu'elle a un mouvement jourualier
de rotation, parce que cette seconde proposition est,
pour les mêmes motifs, fausse, absurde même en
philosophie, autant qu'erronée en matière de foi. »
Galilée voulut répliquer et faire valoir les argu-
ments que lui suggérait la vérité pour défendre une
doctrine basée sur des faits irrécusables; mais le
pape lui imposa silence, et déclara qu'en vertu de
son infaillibilité il décidait que la terre était immo-
bile et que l'univers était régi par les lois qu'indi-
quait la Genèse ; enfin il lui fit défense de jirofesser
désormais ses nouvelles théories.
Quoique condamné, le noble vieillard, de retour à
Florence avec un amour plus grand encore de la
science, n'en poursuivit pas avec moins d'ardeur que
par le passé l'étude des vérités subHraes dont il se re-
gardait comme le dépositaire; et pour ne pas laisser
perdre ce précieux trésor, il résolut de rassembler
dans un seul ouvrage toutes les preuves physiques
du double mouvement de la terre sur elle-même et
autour du soleil, et de ses l'apports avec les autres
planètes dans le système solaire. Pour rendre ces vé-
rités palpables et les mettre à la portée de toutes les
intelligences, Galilée ne composa point un traité,
mais de simples dialogues entre deux personnages
des plus distingués de Venise et de Florence, et un
troisième interlocuteur qui, sous le nom de Simpli-
cius, reproduisait les arguments des théologiens et
de la philosophie scolastique; il se rendit ensuite à
Rome et présenta hardiment son ouvrage au maître
du sacré palais, le priant de l'examineravec une scru-
puleuse attention, d'en retrancher tout ce qui lui pa-
raîtrait suspect, et de le censurer avec la plus ex-
trême sévérité. Le prélat, ne soupçonnant aucune ar-
rière-pensée chez l'auteur, lut et relut l'ouvrage, le
confia même à un de ses collègues qui n'y vit égale-
ment rien à reprendre, et y mit de sa main une ample
approbation. Galilée, tout joyeux d'avoir réussi dans
sa ruse, revint à Florence et fit immédiatement im-
primer son livre.
Dès leur apparition, les dialogues excitèrent parmi
les théologiens et les jésuites une rumeur extraordi-
naire ; tous crièrent au scandale et demandèrent la
punition du coupable. Urbain VIII, qui s'était reconnu
dans le personnage de Simplicius, et dont l'amour-
propre se trouvait en jeu, accueillit les plaintes du
clergé : et malgré les représentations de l'auteur, qui
se retranchait derrière l'autorisation donnée à son
livre par la censure, malgré ses protestations for-
melles de n'avoir point voulu attaquer la religion,
mais seulement faire l'exposition des deux systèmes
de Ptolémée et de Copernic, sans pour cela adopter
aucune des ileux opinions, milgré la protection du
grand-duc de Toscane, Sa Sainteté passa outre, le
déféra elle-même au tribunal de l'Impiisition, et l'as-
signa à comparaître en personne devant les redouta-
bles juges du saint-office. Galilée fui contraint d'o-
béir ; ni la faiblesse de sa santé, ni les douleurs rhu-
matismales dont il était tourmenté, ni son grand Age
(il avait alors soixante-dix ans) ne purent adoucir la
haine sacerdotale.
« J'arrivai à Rome, dit-il dans une de ses lettres,
le 10 février 1633, et je fus remis à la clémence de
rin(|uisilion et du souverain pontife, (pii n'avait
pour moi aucune estime, parce que je ne savais point
rimer l'épigramme et le petit sonnet amoureux. D'a-
bord on me renferma dans le palais de la Trinité-
du-Mont ; le lendemain je reçus la visite du Père
Lancio, commissaire du saint- office, qui me prit dans
son carrosse. En cliemin il me fit diverses questions
et me montra un grand désir que je réparasse le scan-
dale que j'avais donné à toute l'Italie en soutenant
l'opinion du mouvement de la terre ; et à toutes les
preuves mathématiques que je pouvais lui opposer,
il me répondait par ces paroles de l'Écriture : « La
« terre sera immobile pour toute éternité, parce
« qu'elle est immobile de toute éternité. « En dis-
courant ainsi, nous arrivâmes au palais du saint-
office ; je parus devant une congrégation nommée non
pour me juger, mais pour me condamner ; cependant
je me mis à exposer mes preuves. Quelque peine que
je me donnasse, je ne pus jaraaisvenir à bout de me
faire comprendre ; on coupait tous mes raisonne-
ments par des élans de zèle, et l'on m'opposait tou-
jours le passage de l'Écriture sur le miracle de Josué,
comme la pièce victorieuse de mon procès. Je citai
à mon tour ces étranges paroles des livres saints où
il est dit «Que les cieux sont solides et polis comme
« un miroir de bronze, » pour prouver qu'il ne fal-
lait pas interpréter l'itcriture à la lettre, si l'on vou-
lait que les peuples qui ne sont pas plongés dans
un abrutissement barbare conservassent quelques
croyances dans les dogmes de la religion ; on me ré-
pondit par des injures. »
A la suite de ce premier interrogatoire, Galilée
fut enfermé dans les cachots infects du saint-office,
où il resta plusieurs mois ; puis on le fit sortir quand
on supposa que les souffrances, les mauvais traite-
ments et un jeûne forcé avaient diminué son énergie
morale; mais comme il montra la même obstination,
Sa Sainteté le fit conduire dans la chambre de la
question. L'infortuné vieillard subit à plusieurs re-
prises le supplice de la corde avec le plus grand cou-
rage et sans vouloir se reconnaître coupable; enfin, le
corps brisé par lea terribles secousses de l'estrapade,
vaincu par d'atroces douleurs, Galilée demanda grâce
et déclara que son ouvrage était rempli d'abomina-
bles mensonges. Il fut ensuite ramené devant le tri-
bunal pour y prononcer son abjuration; ce qu'il fit
en ces termes : « Moi, Galilée, dans la soixante-
dixième année de mon âge, étant à genoux devant
messeigneurs éminenlissimes, ayant devant les yeux
les saints Evangiles que je touche de mes propres
mains, j'abjure, je déteste, je maudis l'erreur et
l'hérésie du mouvement de la terre ! »
On dit qu'après avoir prononcé cette abjuration.
^î
/"TT jVuJret^Avu
URBAIN VIII
653
Siifplice de Galilée
ce vieillard, rempli du sublime sentiment de la vé-
rité, se releva, et frappant du pied la terre, s"écria :
« Et cependant elle tourne ! » Lorsque son expiation
fut achevée, on lacéra ses dialogues et on le con-
damna à la prison pour un temps indéfini. Telle fut
la récompense que le pape Urbain Vlll et le-; infâmes
jésuites accordè'-ent aux admirables travaux d'un îles
plus grands génies de l'iiumanité.
Pendant que la j'apnuté poursuivait en Italie IfS
savants dout .elle redoutait les lumières, en France
la royauté, continuant à fouler aux pieds les droits
sacrés de l'iiumanilé, s'acharnait sur les hommes
qui lui portaient ombrage, ou sur les citoyens dont
les richesses excitaient sa convoitise, et les faisait
brider vifs comme adonnés aux sciences cundamna-
bles de l'astrologie judieiaire ou de l'alchimie. Des
milliers d'innocents furent ainsi envoyés au bûcher
sur des accusalimis (!.■ sorci'llci-ii' d'une absurdité
6b4
IIISTOIHK DKS l'Al'KS
révoltante; et un Richelieu, un cardinal, un pre-
mier ministre, un prêtre, qui devait nécessairement
savoir à ijnoi s'en tenir sur de pareillesjînperslitions.
eut rinfamie de se servir de ce moyen pour se défaire
,ile ceux qui le gênaient dan-* sa poliliipie, ou )iour
. jirossir ses trésors par la conliscation de leurs liiens.
A son instisr.itiou, les jésuites se déchaînèrent
contre les sorciers, comme ils avaient fait contre les
jiroleslauts, c'est-à-dire contre ceux (pii pouvaient
inspirer des craintes à la royauté ou au' papisme.
Afin de soulever les passions du peuple contre leurs
victimes, les disciples d'I^^nace de Loyola répan-
daient d'alïreuses calomnies sur leur compte ; ils les
accusaient de jeter des maléfices sur les hommes, sur
les femmes cl sur les animaux, ]iour les faire périr,
ou pour leur causer des infirmités inciu'ables ; ils
prétendaient (]u'au moyen d'opérations magi.pios ils
avaient la puissance d'évocjner les dénions, de dé-
truire les m lissons, d'exciter les tempêtes, de faire
sortir du sol des milliers d'insectes et de reptiles
dansfereux, de corrompre l'air et les eaux, et de faire
naître des épizoolies cruelles. Ils affirmaient que ces
prétendus sorciers cherchaient constamment à recru-
ter de nouveaux disciples à Satan, et que cliarpu'
nuit ils présentaient à leur maître ceux qu'ils avaient
séduits, hommes ou femmes; ils disaient que le
prince des ténèbres leur apparaissait sous différentes
formes, exigeait d'eux des serments épouvantables
pour s'assurer de leur fidélité, qu'il leur imprinwil
sur les organes sexuels certains caractères indélé-
biles; qu'ensuite il leur enseignait à préparer des
breuvages composés de sucs de plantes vénéneuses,
de cervelles de chats sauvages, d'entrailles d'enfants
au berceau, et dans lesquels les sorciers, ses élè-
ves, mêlaient quelquefois des parcelles d'hosties con-
sacrées qu'ils avaient retirées de leur Louche un jour
de communion ; qu'il leur montrait en outre à faire
des poudres de diverses couleurs pour provoquer des
maladies ou pour les guérir : les unes noires, qui
étaient mortelles; les autres rouges, qui causaient
des fièvres furieuses; et enfin des poudres blanches
pour guérir toutes sortes de maux.
Les doctes Pères de la société de Jésus préten-
daient encore que les adeptes du malin esprit, sous
la présidence de leur maître, tenaient des assemblées
ou sabb'ats la nuit dans de vastes campagnes ou dans
des forêts sombres et écartées; qu'ils s'y rendaient à
travers les airs, montés sur un bouc, sur un chien
sans lè!e ou sur un manche de balai; que les uns
sortaient par la cheminée en mettant le pied gauche
sur la crémaillère, frottée préalablement d'une dro-
gue infernale dont ils oignaient tout leur corps; que
d'autres sortaient par la fenêtre: que plusieurs même
passaient par la serrure de leur porte ; que ces voya-
ges s'exécutaient avec une promptitude incroyable
et ne faisaient éprouver aux sorciers et aux sorcières
qu'une extrême lassitude dans les membres.
Là, suivant les jésuites, se passaient de sacrilèges
horreurs entre le prince des ténèbres et ses acolytes :
le sabbat commençait par un festin magnifique; des
mets admirablement apprêtés étaient servis aux con-
vives dans des plats d'or ou d'argent; seulement les
viandes étaient en putréfaction et ne rassasiaient
pas; Satan présidait ce banquet sous la forme d'un
bouc, d'un chien ou d'un chat noir, ou sous celle
d'un cheval à Iclc de loup ou d'un loup à tête de
cheval. Après lo repas, il pérorait dans un idiome
qui n'ai)]iartenail à aucune langue humaine ; ensuile
Ions se levaient pour danser au son d'instruments
bizarres; un bâton servait de llùtc, une tête de che-
val décharnée remplaçait le violon; et pour grosse
caisse, un d'eux frappait avec une massue sur un
vieux tronc de chêne; et au bruit de celte horrible
musique, rendue plus affreuse encore par les cris
rauipu's et les hurlements dont ils l'enlremêlaient,
les sorciers et les sorcières se dépouillaient de leurs
vêlements, se tournaient à rebours en dansant, le
dos appuyé les uns contre les autres, et hommes et
femmes se confondaient, sans choix et sans distinc-
tion d'âge ni de sexe, dans d'abominables emb'asse-
menls. Satan lui-même revêtait tour à tour les
formes d'une belle jeune fille ou d'un jeune adoles-
cent, et prenait possession de tous les hommes et de
toutes les femmes en outrageant la nature. Lors-
((u'ils étaient fatigués de luxure, ils acclamaient
Satan leur maître, et le remerciaient de la fête qu'il
leur avait donnée.
Milhcur à ceux ou à celles qui ne rendaient pas
grâces au démon! ils étaient sur-le-champ roués de
coups. Enfin, avant de se séparer, tous venaient s'a-
genouiller devant l'esprit des ténèbres; les hommes
le baisaient sur l'anus, les femmes sur la verge, puis
les uns et les aulres déposaient à ses pieds certaines
oflVandcs pour se racheter des maux qu'il pouvait
leur faire, ou, des servitudes qu'ils lui devaient. Quel-
ques-uns lui donnaient des poules noires, d'autres
de petits chiens noirs, ou seulement du poil arraché
de leurs parties honteuses; s'ils y manquaient, ils en
étaient punis par des malheurs domestiques, par des
maladies ou par la mort de leurs enfants ; car une
fois qu'ils s'étaient livrés à Satan, celui-ci les gou-
vernait avec une rigueur qu'on aurait peine à croire;
il les maltraitait, les frappait, les aflligeait de mala-
dies pour les moindres désobéissances, pour avoir
manqué à un sabbat, pour y être venus trop tard,
pour avoir rendu la santé à quelqu'un sans sa per-
mission, ou pour avoir refusé d'empoisonner leurs
voisins lorsqu'il l'avait commandé.
Telles étaient les superstitions que propageaient
les jésuites au commencement du dix-seiitième siècle !
Il en résulta que le peuple, toujours amateur du mer-
veilleux, crut aux sorciers, et bientôt on n'entendit
plus parler que de magie, de sortilèges, de malé-
fices; partout on attribua les événements les plus
ordinaires à des causes surnaturelles; et lorsque les
prêtres ou les gouvernants voulurent se défaire de
([uclque ennemi, ils n'eurent qu'à le signaler comme
un de ceux qui étaient en relations avec le prince
des enfers, à le désigner comme sorcier.
Ces croyances devinrent même si générales, qu'elles
gagnèrent les classes les plus élevées de la société;
ainsi, la jeune princesse Catherine de Lorraine se
trouvant atteinte d'une maladie de langueur dont les
gens de l'art ignoraient la cause, les prêtres préten-
dirent qu'un sort avait été jeté sur elle, et accu-
sèrent de ce méfait un gentilhomme appelé Trem-
blecourt. Sur cette simple accusation le malheureux
fut arrêté, conduit au château de Châté et appliqué
UlUiAIX VI H
655
à la ([uestion; comme il ne vi^ulut point avouer son
prétendu crime de mafjie, il fut torturé et tenaillé
jusqu'à ce que mort s'ensuivît. On doit dire cepen-
dant qu'il était coupalde d'avoir mal parlé de quel-
ques ecclésiastiques puissants du diocèse, et qu il
était en outre soupçonné de pencher pour la réforme.
Le sorcier mort, on s'occupa d'e.xorciser la prin-
cesse, et l'évèque désigna pour cette besogne un
capucin convers nommé Féli.x de Caulalice. Celui-ci
vint imnv diatemeiit au château du duc de Lorraine,
se lit conduire dans la chambre à coucher de la belle
(Catherine, et commantla qu'on le laissât seul toute
la nuit, pour qu'il pût faire ses exorcismes sans être
gêné par des distractions extérieures. Or, le rusé
carme avait deviné que lu maladie de la jeune prin-
cesse était i:uaginaire, et qu'elle avait seulement
besoin d'un mari; il exorcisa tant et si bien, que dés
la première nuit Catherine en éprouva un grand sou-
lagement; les nuits suivantes, il continua les exor-
cismes avec la même ferveur, et peu à peu la malade
reprit des forces, et ses joues redevinrent vermeilles ;
mais par malheur le duc de Lorraine ayant voulu
s'assurer des moyens ([u'emjdoyait le capucin pour
produire celte guérison miraculeuse, entra une nuit
dans la chambre de sa lille, et ne fut pas peu surpris
de les trouver endormis dans les bras fun de l'autre ;
il ne put retenir sa colère, se précipita sur les cou-
pables et étrangla le séducteur. Le lendemain le bruit
courut que le carme avait succombé dans une lutte
avec le malin esprit, et pour donner plus de créance
à cette fable, le duc Charles de Lorraine envoya des
ambassadeurs à Urbain VIII pour solliciter la canoni-
sation du vigoureux étalon, le bienheureux Félix de
Cantalice, ce i[ue le pape accorda moyennant le paye-
ment d'une somme de soixante mille livres, montant de
la taxe que devaient ac((uitter les nouveaux saints pour
être encatalogués sur les matricules de la cour romai-
ne. Heureuse spéculation pour la boutique pontilicale 1
L'exemple gagna de proche en proche, et chaque
province eut, comme la Lorraine, ses soiciers et ses
exorcistts ; la petite ville de Loudun, dans le Poitou,
devint entre autres le théâtre d'une lutte terrible en-
tre une légion de démons évoqués par le curé Urbain
(jrandier et les Pères d'un couvent de carmes sou-
tenus par ([uelques vénérables jésuites. Voici le fait:
La ville de Loudun renfermait un couvent d'ursu-
lines composé déjeunes lilles nobles et sans fortune;
c'était assurément un poste fort agréable que celui
de directeur de ces belles nonnes; aussi, après la
mort du prêtre qui était en possession du titre de
confesseur, se présenta-t-il plusieurs concurrenls. Le
curé de la ville, nommé Urbain (Irandier, se mit sur les
rangs et fut rejeté, parce qu'il avait tonné en chaire
iontre les carmes qui entretenaient des relations ga-
lantes avec les religieuses ; parce qu'il avait atlaqué
les o ieux privilèges de cuissage et de jambage de la
noblesse, et surtout parce ([u'il était soiqtçonné d'a-
voir écrit une satire véhémente, sous le titre de la
Cordonnière de Loudun, contre le cardinal-ministre.
Un chanoine de la paroisse de Sainte-Croix, nommé
Mignon, fut rais en possession de l'emploi de direc-
teur de ces saintes lilles. Depuis quelques mois le
chanoine Mignon exerçait sa charge de confesseur,
lorsque tout à coup on (lai la de choses étranges qui
s'étaient passées dans le couvent des ursulines; on
répandit le bruit f[ue des spectres et des fantômes
apparaissaient chaque nuit aux nonnes, que plusieurs
d'enUe elles étaient agitées de symptômes bizarres;
et tout naturellement, vu les idi''es de répof[uo, on
attribua ces phénomènes au démon. Le directeur
s'empressa de réunir plusieurs carmes et ([uelques
chanoines, et en leur présence il exorcisa trois ursu-
lines, qui déclarèrent qu'elles étaient sous le poids
d'un maléfice du curé Urbain Grandier, que le sor-
tilège avait été opéré au moyen d'une branche de
rosier fleuri jetée dans le couvent, de sorte que toutes
celles qui avaient llairé les roses, ou qui les avaient
seulement regardées, avaient été ensorcelées.
Grandier, se voyant attaqué personnellement, ac-
cusa le chanoine ^lignon de calomnie, et se pourvut
devant les juges et devant l'évèque de Poitiers, qui
refusèrent de se mêler de cette affaire; alors il s'a-
dressa à l'archevêque de Bordeaux, qui se trouvait
dans son abbaye de Saiut-Jouin, près de Loudun,
et il parvint avec son appui à faire cesser les cla-
meurs des religieuses possédées. Les choses on
étaient là, lorsque le conseiller d'Etat Laubardemont,
l'âme damnée de Richelieu, vint à Loudun pour
surveiller la démolition du fort de cette ville ; les
ennemis du curé s'empressèrent de l'instruire de. ce
qui s'était passé dans le monastère des ursulines,
dont sœur Jeanne des Anges, la supérieure, était sa
parente. De retour à Paris, celui-ci rendit compte au
cardinal de cette singulière affaire. Richelieu, charmé
de pouvoir se venger de l'auteur présumé d'une satire
qui l'avait démasqué, renvoya immédiatement Lau-
bardemont à Loudun, avec une commission royale
qui l'autorisait à informer contre Grandier.
Le curé fut arrêté et conduit au château d'Angers ;
ses papiers furent saisis, mais on ne trouva aucune
pièce à sa charge, à l'exception d'un manuscrit con-
tre le célibat des prêtres ; encore, si l'on en croit
Bayle, cet ouvrage aurait-il été méchamment ajouté
aux papiers d'Urbain Grandier par ses ennemis.
Néanmoins, comme l'ordre de Richelieu était formel,
on instruisit le procès avec un soin tout particulier,
et les juges, nKinquant de preuves matérielles, sou-
doyèrent de faux témoins. Deux filles de mauvaise
vie déclarèrent avoir eu un commerce criminel avec
l'accusé, et l'une d'elles avoua qu'il l'avait enivrée
de voluptés infinies pour la faire consentir à être
princesse des magiciens ; les ursulines l'accusèrent
de s'être introduit de jour et de nuit dans leur cou-
vent, de leur être apparu sous toutes les formes,
d'avoir abusé d'elles, tantôt sous la forme d'un beau
cygne, d'un taureau, d'un serpent, queli[uel'ois sous
la ligure d'un jeune adolescent, et sous celle même
de leur directeur Mignon ; et, comme preuve irrécu-
sable, elles arguaient de leur état de grossesse, qui
fut en etfet constaté par des médecins et par des
matrones. Ou procéda à de nouveaux exorcismes;
chai[ue fois les nonnes firent les mêmes aveux et
accusèrent Urbain Grandier d'être l'auteur de leur
mal par suite de son pacte avec le diable.
Les juges, qui tous étaient vendus à Richelieu,
adojjlèrent sans contrôle ces ridicules accusations, et
poussèrent l'impudence jusqu'à attester qu'à diffé-
rentes reprises, pendant les exorcismes, ils avaient
Ô56
HISTOIRE DES PAPES
vu sortir tmis démons du corps de su'ur JoaniK» des
Aniros, siipcrimire des ursulines, ruii sous la forme
d"im chat noir par les narines, l'autre sous c lie d'un
COI] par l'iinus, et le troisième sous celle d'une tlainnui
couleur de santj, entre les cuisses, par ses parties
honteuses. Cette monstrueuse procédure terminée,
Liubardemont envoyâtes pièces au cardinal-ministre,
et celui-ci s'empressa de nommer une commission de
quatorze majjistrats de ses créatures, pris dans dif-
férentes juridictions, pour juger ou jiliitot pour con-
damner le malheureux curé. Cette grande iniquité
fut accomplie le 18 août 1634! Urbain Grandier fui
déclaré atteint et convaincu du crime de magie, de
maléfice et de possession du diable sur les personnes
des saintes lilles ursulines de Loudnn, et pour ce
lait C' n lamné à faire amende lionoralile, nu tète, à
être torturé et enfin brûlé vif avec les pactes et ca-
ractères magiques que les religieuses avaient déposés
au greffe. Honte sur les juges!
Avant d'être conduit au supplice, l'infortuné fut
appliqué à la (juestion extraordinaire du brode-
quin et affreusement tourmenté pour lui arracher
un aveu ; mais quelque effroyable que fût le sup-
plice, il le supporta jusqu'au bout, et persista à
se déclarer innocent du crime de magie. « Le vé-
ritable motif de cette persécution dirigée contre
Urbain Grandier, dit Nicolas Pinette dans ses Mé-
moires, n'était pas la magie, car moi, qui écris ceci,
j'ai assisté aux cérémonies d'exorcisme des religieuses
de Loudun, et je puis affirmer qu elles jouaient une
ridicule et exécrable comédie qui n'en imposait nul-
lement aux juges; la preuve en est, qu'après la con-
damnation elles se trouvèrent dépossédées et repri-
ren-t leur train de vie habituel de galanterie »
Urbain \'HI apprit les détails de l'assassinat juri-
dique de Grandier et l'histoire des diables de Lou-
dun avec un mélange d'indignation et de pitié ; mais
il se garda bien de récuser des faits qui lui étaient
attestés par les révérends Pères de la société de Jé-
sus, témoins de ces prodiges, et par un lord stupide
nommé Montaigu, qui, dupe de ces jongleries, était
venu à Rome pour se faire catholique.
Quant à l'imbécile Louis XIII, il'crut fermement
(juc son royaume était assailli par des légions de dé-
mons, et s'imagina, pour le garantir de leurs malé-
fices, de le mettre sous la protection de la Vierge,
]iar un édit royal ainsi conçu : « Nous consacrons
d'une manière toute particulière notre personne,
notre sceptre, notre diadème et tous nos sujets, à la
bienheureuse et à jamais glorieuse Mère de Dieu,
que nous prenons aujourd'hui pour patronne spé-
ciale de notre royaume de France. ->
Pour Richelieu, cette affaire n'était qu'un épisode
•insignifiant; catholique fervent par calcul, il persé-
cutait les huguenots, les sorciers et les hommes de
lettres qui osaient écrire contre la papauté, pendant
qu'il formait des alliances avec les protestants de
l'Allemagne, pendant qu'il s'unissait aux Anglais
pour combattre les catholiques espagnols, pendant
qu'il se préparait les moyens de soustraire la France
à l'obédir-nce du pape et de se faire proclamer pa-
triarche des Gaules. Déjà il avait fait entrer dans ses
vues un ecclésiastique italien fin et ru é, qu'on
nommait Mazarin, et qui rerapUssait la charge de
nonce extraordinaire auprès de la cour de France;
déjà il s'était fait adjuger toutes les abbayes régu-
lières et avait mis à leur tète des jirieurs dévoués à
sa personne, afin de s'en fornu-r d'utiles auxiliaires
lorsque le moment de la lutte su|)rèinc avec le salnt-
siége serait arrivé.
Miùs le pape, (pii avait deviné ses ])rojets, se mil
en mesure de les faire échouer; innnédiatenient il
expédia au nonce Mazarin l'ordre de qi\itter la cour
de France, et de se rendre dans le comiat d'.\^■ignon
en qualité de vice-légat, injonction à la([uelle fut
obligé de se soumettre le jirélat, au grand déplaisir
de Richelieu, qui voulait l'envoyer soit en Espagne,
soit en Allemagne, pour détaclier les souverains de
ces pays de- la cause de Rome; ensuite il signifia au
cardinal- ministre qu'il eût à mettre un frein à son
ambition, s'il no voulait être signalé aux nalions
comme un ennemi de la religion. Bientôt, à l'exem-
ple de Sa Sainteté, on en vint à Rome à n'avoir au-
cun respect pour la France ni pour ses représen-
tants. Un des neveux du pape osa tuer de sa main
le grand écuyer du maréchal d'Estrées, l'ambassa-
deur français, parce qu'il ne s'était pas courbé assez
bas pour saluer Son Eminence ; un autre neveu d'Ur-
bain VIII, le cardinal Antoine, ne craignit pas d'em-
poisonner la belle-fille du maréchal, dont il avait fait
sa maîtresse et qui était enceinte de ses œuvres,
pour se soustraire à l'obligation de l'épouser.
En vain l'ambassadeur réclama la punition du
coupable, Sa Sainteté ne voulut rien entendre, et
interdit même au maréchal l'entrée de son palais et
du consistoire. Celui-ci se relira immédiatement à
Caprarole, auprès du duc de Parme, qui était en
hostilité avec le saint-siége, et fit part à la cour de
France de tout ce qui se passait, pour qu'on exigeât
une réparation éclatante des insultes faites à la na-
tion dans la personne de son ambassadeur. Riche-
lieu, cependant, ne voulut faire aucune représenta-
tion au saint-père, et par son silence, il sembla
approuver la conduite qu'il avait tenue. En agissant
ainsi, le rusé cardinal avait pour Init d'accroître
l'audace et l'insolence d'Urbain, et d'éviter toute
discussion avec la cour de Rome jusqu'au moment
où il serait prêt à frapper le grand coup, c'est-à-dire
à enlever la France à l'obédience des papes. Pour
assurer le succès de cette importante entreprise, il
ne lui restait qu'à mettre les jésuites dans ses inté-
rêts, et il y travaillait activement en les gratifiant
de riches bénéfices, et en favorisant les tendances de
ces Pères vers les grandeurs temporelles
Dès le commencement du siècle, les disciples
d'Ignace de Loyola avaient introduit dans leurs sta-
tuts d'importantes modifications qui insensiblement
devaient relâcher les liens de la discipline et appor-
ter de notables changements dans l'ordre lui-même;
ainsi les profès, qui jusqu'alors n'avaient exercé
qu'une censure intellectuelle sur leurs frères, furent
mis en possession des charges administratives, avec
droit de partage dans les revenus des collèges et des
autres bénéfices de la société : il s'ensuivit tout na-
turellement que ceux-ci perdirent une grande partie
de leur infiuence morale, et se relâchèrent peu à peu
de leur sévérit-é dans l'admission de nouveaux mem-
bres, afin d'augmenter leurs revenus. Bientôt les
URBAIN VIII
657
ah y
Le jésuite Molina
collèges se trouvèrent encombrés de <;ens avides, am-
bitieux et intéressés qui ne se firent aucun scrupule
de s'écarter des devoirs que leur imposait leur titre
de jésuite de défendre la papauté, et ne son,<;èrent
qu'aux moyens d'arriver rapidement aux plus hauts
grades de l'ordre, qui donnaient à la fois l'autorité
spirituelle et la puissance temporelle, et permt'ttaient
de jouir dans l'oisiveté des richesses qui aflluaient
de toutes parts dans les trésors de la société.
Une fois entrés dans cette voie, les jésuit's de
France ne s'arrêtèrent plus ; et ces iiommes, aupa-
ravant si austères, si humbles, si désintéressés, ne
craignirent pas de laisser voir au giand jour leur
amour immodéré de l'argent; ils se firent courtiers,
agents d'affaires, banquiers; ils gérèrent des biens
laïques, suivirent des procès et dirigèrent des entre-
prises commerciales. Leurs maisons professes devin-
rent elles-mêmes des comptoirs et des centres de
II
grandes industries, qui peu à peu s'étendirent entre
les deux hémisphères, et procurèrent des bénéfices
énormes aux collèges des jésuites établis dans les
différentes parties du monde.
Jusqu'à ce moment, ils avaient observé le principe
de leur société relativement à l'instruction gratuite
pour les enfants; devenus plus avides par le fait
même de cette accumulation de richesses, ils com-
mencèrent à s'en écarter, sinon ouvertement, du
moins en acceptant des présents pour l'admission
des élèves, et en cherchant de préférence des éco-
liers dont les familles étaient puissantes.
Les jésuites ne s'occupèrent plus de propager la
foi, ni de conquérir le monde au catholicism ; au
contraire, ils s'efforcèrent de plier la religion au .
besoins de leurs intérêts matériels; et non-seule-
ment ils changèrent la constitution de leur oiilr.'.
mais encore ils altérèrent les dogmes du chrivl a-
171
65'5
llkSTOIRE DES PAPES
nisme t-t en corrompirent la morale. Leurs théolo-
giens publièrent de nombreux ouvrages sur la nature
du péciié, et déclarèrent qu'il n'était qu'un éloigne-
ment volontaire des commandements do Dieu ; par
conséquent, qu'on n'était coupable ((ue par la con-
naissance préalable de la faute et par la volonté ré-
lléchie de la commettre.
Ce principe adopté, ils le développèrent avec une
incroyable subtilité scolastique et en tirèrent les
conséquences les plus étranges. D'après cette doc-
trine, il suflisait qu'une cause occasionnelle ou né-
cessaire eût agi sur notre libre arbitre ou sur la li-
berté de notre volonté, pour n'avoir pas péché même
en commettant un parricide. Une passion violente,
l'habitude, le mauvais exemple, servaient d'excuse
pour justifier les plus grands crimes. Leurs Pères
Thomas. Tainburini, Suarez, Busenbaum, Bellarmi-
ni, Emmanuel Sa, Escobar, Sanchez, et une multi-
tude de casuisles, composèrent des livres énormes
sur ces matières. Nous nous contenterons de rap-
porter quelques-unes de leurs dissertations , pour
faire juger du degré d'immoralité où étaient parve-
nus ces prêtres infâmes, et pour faire comprendre la
juste indignation qui les fit chasser de tous les pays,
et la réprobation qui, de nos jours encore, s'attache
au nom de jésuite.
« C'est un grand bienfait et une grâce précieuse,
disaient les enfants d'Ignace de Loyola, de ne point
connaître Dieu ; car le péché étant une injure à la
Divinité, s'il n'y a point de connaissance de Dieu, il
n'y a nécessairement ni péché ni damnation éternelle;
ainsi l'athée, puisqu'il ne croit pas à l'existence de
Dieu, ne saurait commettre aucune action condam-
nable par l'Eglise, lors même qu'il le voudrait. —
Il est certain qu'on peut adorer légitimement toutes
sortes de choses inanimées et même des animaux,
quoique cela paraisse blâmable au premier abord ; on
peut également rendre un culte à la créature ou à
quelques parties de son corps , même à celles de
la pudeur, par la raison que l'Église permet d'adorer
Dieu dans ses œuvres; toutefois, comme en se pro-
sternant ou en baisant ces choses on pourrait pas-
ser pour superstitieux, on ne doit pas le faire publi-
quement. Péché caché, péché pardonné. »
« Lorsque les gentils et les païens adorent des
idoles, comme ils croient fermement que leurs idoles
représentent la Divinité, ils ne commettent pas de
péché. On peut adorer Priape ou Vénus sans péché.»
« On n'est pas tenu de croire aux dogmes de la
religion ni aux mystères pour être sauvé; il suffît
qu'on ait eu la foi une seule fois, ne serait-ce qu'une
seconde pendant toute sa vie. Il en est absolument
lie même à l'égard de l'amour de Dieu ; on n'est pas
tenu de l'aimer, si ce n'est par une certaine décence
qui nous dit qu'il est digne de notre amour; mais en
conscience on n'est pas tenu de l'aimer, pas plus que
de le servir avec sincérité de cœur. »
« Pour entendre la messe, il suffît qu'on soit pré-
sent pendant que le prêtre officie; une mauvaise dis-
position desprit, comme celle de regarderies jolies
femmes avec les yeux de la concupiscence, ne suffit
pas pour faire perdre les mérites du saint sacrifice,
pourvu qu'on se contienne à l'extérieur. »
" Ce n'est pas un grand péché pour une jeune fille
de se livrer ii l'amour avant le mariage, ou ]iour les
femmes de recevoir les embrassemenls d'autres
hommes . et de faire des infidélités à leurs maris
dans certaines circonstances. Ainsi, lorsque la chaste
Suzanne de l'Kcriture sainte s'écrie : <> Si je m'a-
« bandonne aux désirs impudiques de ces vieillards,
« je suis perdue! » elle était parfiiitement dans l'er-
reur; comme elle redoutait l'infamie d'un côté et la
mort de l'autre, elle pouvait dire : « Je ne consenti-
« rai pas à l'action honteuse, mais je la souffrirai,
« et je n'en ]>arlerai à personne, pour conserver la
« vie et l'honneur. »
« Les jeunes femmes sans expérience pensent que
pour être chaste il faut crier au secours et résister
de foutes ses forces aux séducteurs; il n'en est rien.
Elles sont également pures lorsqu'elles se taisent et
ne résistent iioint. Ou ne pèche que par le consen-
tement et par la coopération : Suzanne aurait per-
mis aux vieillards d'exercer sur elle leur luxure sans
y prendre part intérieurement, il est certain qu'elle
n'eiît point été coupable. — D'ailleurs la concupis-
cence n'est mauvaise ni d'elle même ni en elle-même ;
c'est une chose fort indifférente et qui n'a rien de
blâmable que de toucher ou regarder tout son corps
et même celui d'un autre, soit dans le bain, soit ail-
leurs, si l'on y trouve de l'utilité ou de la délecta-
tion; un homme et une femme, qui sont étrangers,
peuvent en présence l'un de l'autre quitter jusqu'à
leur dernier voile sans commettre de péché. — Une
jeune femme peut sans inconvénients rechercher la
parure pour provoquer les désirs charnels des hom -.
mes, se couvrir de fard et de parfums, se parer d'or-
nements superflus, prendre des vêtements fins et dé-
liés qui laissent apercevoir sa .gorge, dessinent les
contours de ses cuisses et font même deviner le siège
de sa pudeur, pourvu que la mode le commande. «
« Un homme ne commet point un péché, fût- il
moine ou prêtre, s'il entre dans les lieux de débauche
pour parler de morale aux filles perdues, quoiqu'il
soit bien vraisemblable qu'il succombera à la tenta-
tion, quoiqu'il l'ait déjà éprouvi' suaivent, et qu'il se
soit laissé séduire par la vue el | ar les cajoleries de
ces femmes d'amour. L'intention qui l'a conduit
dans ces temples de la volupté suffit pour le préser-
ver du péché. — De même un domestique, qui est
obligé pour vivre de servir un maître luxurieux, ])eut
remplir les fonctions les plus viles et les plus bon -
teuses, sans pour cela cesser d'être en état de grâce ;
il peut se mettre en quête de lui procurer des courti-
sanes, il peut lui indiquer les mauvais lieux, l'aide i-
à escalader une fenêtre pour accomplir un rapt ou
un viol. Une servante peut également favoriser les
intrigues de sa maîtresse, introduire les amants à
l'insu d'un père ou d'un mari, porter des lettres et
s'acquitter de tous les petits emplois de ce genre
sans que cela tire à conséquence. »
« Une fille de joie peut légitimement exiger le sa-
laire de sa prostitution, pourvu qu'elle ne se mette
pas à un prix trop élevé. Il en est de même de toute
jeune fille qui ex> rce la prostitution en secret. » Pour
une femme mariée, les casuistes étaient divisés d'o-
pinions : les uns prétendaient qu'elle n'avait pas un
droit égal à se faire payer, attendu que les profits de
la prostitution n'étaient pas stipulés dans son contrat
URBAIN VII
059
de mariage: les aut]-e>; voulaient, au contraire, qu'il
lui fût permis de mettre son honneur à un liant prix,
eu égard à sa beauté, à sa noblesse et à son honnê-
teté. Ils établissaient plusieurs catégories de putains.
« Le vol n'est pas un péché en certaines cir-
constances ; une femme peut, en cachette de son
mari, prendre sur la iiourse commune ce qu'elle juge
convenable pour faire des donations pieuses; elle
peut le voler pour dépenser à son aise, soit pour le
jeu, soit pour sa toilette, soit même pour payer des
amantS; à la condition qu'elle en donnera la moitié à
l'Eglise. Les enfants peuvent également, sous la
même réserve, enlever à leurs parents, pour leurs me-
nus plaisirs, tout l'argent que leur condition les au-
torise à dépenser; les domestiques peuvent voler
leurs maîtres par forme de compensation si leurs
gages sont trop modiques, et partager avec les prê-
tres: enfin, quiconque vole un riche sans le gêner,
acquiert le droit de légitime possession s'il en em -
ploie une part à des œuvres pies, et il peut sans
])échédire hardiment enjustice qu'il n'a rien dérobé. »
« Néanmoins, si la conscience reculait devant un
faux serment, on pourrait estropier les mots de la
formule en les prononçant, et on se trouverait à
l'abri de toute suspicion de péché; par exemple, au
Heu de juro, qui signifie je jure, on prononcerait uro,
qui signifie je brûle, et on ne commettrait ainsi
qu'un péché véniel. Du reste, il est permis, soit en
matière légère, soit en matière grave, de faire un ser-
ment sans avoir intention d'en faire un ; dans ce cas
on n'est pas obligé à le tenir. Si un juge somme de
tenir la foi jurée, on peut s'y refuser, et dire : « Non
« je n'ai rien promis; » parce que ce non peut signi-
fier : « Je n'ai pas promis d'une promesse qui m'o-
« blige. » Sans cette échappatoire, on serait condamné
à payer ce qu'on ne veut pas rembourser ou à épouser
la fille qu'on ne veut pas prendre pour femme. »
« Donc, si vous avez tué uii autre homme en vous
défendant légitimement, vous pouvez affirmer, sous
la foi du serment, que vous ne l'avez pas tué, avec
cette restriction mentale ; <■■ S'il ne m'avait pas at-
«ttaqué. »Si vous êtes surpris par un père dans l'ap-
partement de sa fille, et qu'il veuille vous forcer à
lui faire une promesse de mariage, vous pouvez ju-
rer hardiment que vous l'épouserez, en sous-enten-
dant ces mots : « Si j'y suis contraint, ou si par
« la suite elle me plaît. » Un marchand dont on
taxe à trop bas prix les denrées peut se servir de
faux poids ; et il pourra nier devant le juge qu'il ait
fait usage de poids prohibés, en sous-entendant « dont
« l'acheteur ait souffert injustement. » De même, on
peut témoigner devant la justice des choses sup-
posées, à l'aide de restriction mentale ; ainsi on peut
déposer qu'on ne sait point ce que l'on a seulement
entendu dire ; on peut même inventer des faits con-
trouvés, et recevoir sans scrupule de l'argent pour ce
faux témoignage, sous la condition d'en remettre une
part à l'Eglise. »
Les doctrines des bons Pères sur la sodomie, sur
les relations amoureuses des femmes entre elles, sur
les honteuses turpitudes de bestialité, étaient aussi
épouvantables que celles qu'ils enseignaient sur le
parjure, sur le vol, sur la prostitution, sur l'adultère;
mais nous sommes obligé de les passer sous silence
à cause de l'obscénité des scènes monstrueuses que
les vénérables jésuites retraçaient dans leurs ou-
vrages avec une affectation de complaisance, n'omet-
tant aucun détail, et ne laissant échapper aucune oc-
casion de montrer leur prodigieux savoir en pareilles
matières. Ils étaient également fort indulgents poul-
ies meurtres, pour les empoisonnements, voire même
pour les parricides.
« Si un moine, disaient-ils, quoique bien instruit
du danger qu'il court, d'être surpris en adultère,
entre armé chez une femme avec laquelle il a des
relations amoureuses et qu'il tue le mari pour dé-
fendre sa vie, il n'est pas irrégulier et il peut conti-
nuer ses fonctions ecclésiastiques. Si un jirêtre,
étant à l'autel, est attaqué par un mari jaloux, il peut
licitement interrompre la célébration des saints mys-
tères pour tuer celui qui l'attaque, et incontinent,
les mains couvertes de sang, retourner à l'autel et
achever le sacrifice de la messe. »
« Il n'est point permis à un mari de tuer sa femme
surprise en adultère, et à un père de tuer sa fille
avant qu'il y ait sentence du juge; autrement ils pè-
chent mortellement, même si les coupables ne vou-
laient pas interrompre leurs ébats en ieui- présence;
mais après la sentence rendue, le père ou le mari
peuvent tuer, lun sa fille, l'autre sa femme, parce
qu'ils deviennent les exécuteurs volontaires d'un ju-
gement. Ils sont bourreaux et non vengeurs. »
« Un fils peut faire des vœux pour la mort de son
père afin de jouir de son héritage ; une mère peut
désirer la mort de sa fille pour n'être point obligée
de la nourrir et de la doter; un prêtre peut souhaiter
la mort de son évêque dans l'espoir de lui succéder,
parce que c'est moins le mal de son prochain que
son propre bien que l'on désire. — Un fils qui, dans
un moment d'ivresse, a tué son père, peut se ré-
jouir du meurtre qu'il a commis à cause des grands
biens qui doivent lui en revenir, et sa joie n'a rien
de répréhensible. — Un fils peut tuer son père
quand celui-ci est banni ou déclaré traître à l'État
ou à la religion. — Les enfants catholiques doivent
dénoncer leurs parents s'ils sont hérétiques, quoi-
qu'ils sachent que ce crime entraîne la peine de
mort pour les auteurs de leurs jours; et s'ils habitent
un pays protestant, ils peuvent les égorger sans
crainte ni remords. « ~~ "
Telles étaient les doctrines propagées par les
séides de la cour de Rome, par les serviteurs des
papes, par cette infâme compagnie des jésuites, qui
était en possession de l'éducation de la jeunesse, de
la direction des consciences. Pendant plus de cin-
quante ans, un de ces prêtres éliontés, le jésuite
Escobar, osait affirmer dans ses ouvrages (jue ce
n'était pas pécher que de pratiquer l'acte de so-
domie, et néanmoins il conserva le privilège de con-
fesser de naïves jeunes filles et de prêcher sa détes-
table morale du' haut de la chaire de vérité. Un autre
disciple d'Ignace de Loyola, nommé Buseubaura,
osait écrire qu'on pouvait boire outre mesure et
sans péché, pourvu qu'on s'arrêtât avant (|u'on
pût distinguer un homme d'une charrette de foin,
et cependant il resta chargé comme recteur de di-
riger les collèges de Hildesheim et de Munster, avec
approbation du saint-siége.
660
IllSTiHRK DES PAl'HS
11 ne faut pas croive que celte excessive iniluii^onoc
des papes pour les jésuites resseijàt ilavanlage les
liens qui les rattachaient au catholicisme; non, le
temps des dévouements était passé ; quelques ca-
suistes, entraînés par l'ardeur des disputes reli-
siieuses, attaquèrent les dogmes et les mystères de la
religion, et en vinrent à ne plus res]H'Cter l'autel cpii
les faisait vivre. Le Père Guimenius écrivit ([u'il
n'était pas nécessaire de croire aux mystères de la
Trinité et de l'Incarnation pour être sauvé; (|u'au-
Irement et contre toute justice les sourds et muets
de naissance se trouveraient damnés. « La relij,'ion
chrétienne, ajoutait le docte jésuite, est croyable,
mais non évidente, car elle enseigne dos choses
obscures ; bien plus, ceux qui conviennent que cette
religion est évidemment vraie, sont forcés de con-
venir qu'elle est évidemment fausse. Concluez de là
([u'il n'est pas évident qu'il y ait sur la terre de re-
ligion véritable; car d'où sait-on que. de toutes les
religions qui ont existé ou qui existent, celle du
Christ soit la plus vraisemblable ? Les oracles des
prophètes ont-ils été rendus par l'Esprit de Dieu?
Je le nie! Les miracles attribués à Jésus-Christ
soDt-ils véritables? J'affirme le contraire ! Il est vrai
qu'il n'y a aucun inconvénient à faire croire aux
hommes simples et aux femmes dévotes quelque
chose de faux ; c'est pour cela que j'approuve l'Évan-
gile et tous les livres saints. »
Le Père Tamburini, dans sa doctrine du probabi-
lisme, va plus loin encore : « H est permis, dit-il,
de suivre tantôt une opinion probaiile, tantôt une
autre, en matière de religion comme en toute autre
matière; il est probable que le Christ s'est fait
homme, il est probable que Jupiter s'est transformé
en taureau. Dois-je y croire ? oui ! Le contraire est
également probable, et je puis l'affirmer également. »
Le même auteur, passant à d'autres considérations,
ajoute : « Il est probable, par exemple, que tel impôt
a été mis injustement en province, il est probable
aussi qu'il a été justement établi; puis-je, en ma
qualité de percepteur, l'exiger en conscience? Oui!
Puis-je également comme contribuable le refuser? Je
lépondrai oui également. »
Comme ces bons Pères avaient composé des ma-
nuels pour les fidèles de toutes professions, où étaient
relatés, expliqués et excusés tous les cas de con-
science, il suffisait de régler sa conduite suivant
leurs prescriptions pour être assuré de vivre en état
continuel de grâce.
Mais le siècle était trop avancé, les lumières trop
généralement répandues, pour que de semblables
doctrines n'excitassent pas une opposition énergique;
comme le système de cette morale pernicieuse repo-
sait tout entier sur des idées dogmatiques, dont le
libre arbitre était la base, ce fut précisément sur ce
principe que les attaquèrent leurs ennemis. Cette
lutte, la plus terrible qu'eurent à soutenir les jé-
suites, et qui faillit mettre en question l'existence
même de la société, commença assez singulièrement.
Au moment où le célèbre Louis Molina publiait
ses ouvrages sur la grâce, et divisait les théologiens
de tous les pays en deux camps, deux jeunes étu-
diants, l'un Hollandais, nommé Corneille Jansénius,
l'autre Gascon, nommé Duverger de Hauranne, sui-
vaient les cours de l'nnivorsité de Louvain, alors eh
opposition avec le jésuite Molina. Tous deux prirent
parti pour les doctrines enseignées dans leur collège,
et conçurent contre leurs adversaires une haine vio-
lente qui grandit avec les années et qui plus tard
devait avoir de terribles consé{[uences pour les inoli-
nistes. Duverger et Jansénius se rendirent à Paris
pour terminer leurs études, et vinrent ensuite à
Bayonne, a])pelés par l'archevêque de cette ville pour
])rendre la direction d'un collège qu'il y avait fondé.
Jansénius rem])lit l'office de proviseur jus(|u'à l'âge
de trente-deux ans, et ne le (]uitta que pour retour-
ner à Louvain, où il avait été nommé principal du
collège de Sainte-Pulchérie. Quelque temps après,
il se fit recevoir docteur en théologie ; plus tard il
occupa la chaire de professeur d'Ecriture sainte, et
en dernier lieu il fut promu, pour son grand savoir,
à la dignité d'évèque d'Ypres. qu'il ne conserva que
bien peu d'années, ayant succombé à une peste qui
éclata dans son diocèse.
Ce fut à tort que les molinistes se crurent délivrés
d'un de leurs plus redoutables ennemis; Jansénuis
était mort victime de sa charité en soignant des
pestiférés; mais son esprit survivait au corps, ses
ouvrages restaient, et la glorieuse (in de l'auteur
leur donnait une valeur extraordinaire.
L'un d'entre eux, le Mars Gallicus, divisé en
quatre-vingt-dix-huit chapitres qui formaient autant
de satires sanglantes C(mtre les souverains, attaquait
de front la monarchie, dévoilait les crimes des rois de
France depuis Clovis jusqu'à Louis XIII, et avait
déjà eu un prodigieux retentissement dans toute
l'Europe. Mais ce suce" s n'était rien en comparai-
son de celui qui devait accueillir son dernier ou-
vrage, appelé l'Auguslus, qui n'avait pas encore été
imprimé. Dans ce livre, qui était principalement écrit
contre les jésuites, l'auteur développait les formules
sur la grâce, sur le péché et sur la rémission, avec
vigueur et lucidité ; il y démontrait que le principe
qui les régit est la négation de la hberté ou vol nti
humaine, c{ue l'âme est enchaînée par les liens de la
concupiscence et ne peut être libre que par le se-
cours de la grâce ou délice spirituel, c'est-à-dire que
notre volonté est déterminée à vouloir et à exécuter
ce que Dieu a dicté. Jansénius faisait également de
Dieu la source de la justice, de la vérité, ou plutôt
il reconnaissait comme Dieu la vérité elle-même, car
elle est la plus sublime expression de l'être divin.
Pendant que l'illustre évèque d'Ypres composait
l'Augustinus, son ami Duverger de Hauranne, qui
était revenu à Paris, cherchait déjà à réaliser par les
pratiques de sa vie les perfections de sa doctrine, et
s'efforçait d'en propager les idées essentielles. Il fit
en effet adopter ses principes par un grand nombre
d'ecclésiastiques, entre autres par la Rocheposay,
évèque de Poi.tiers, qui, voulant absolument l'avoir
près de sa personne, lui donna un canonicat dans sa
cathédrale. Duverger ne put s'habituer à cette vie de
paresse et d'oisiveté [des chanoines, et résigna sa
charge pour la dignité d'abbé de Saint-Cyran. Bientôt
même il se détermina à quitter Poitiers pour revenir
à Paris et se livrer sur un plus grand théâtre à son
zèle de prosélytisme. Il se voua à la direction des
consciences, et se fit en peu de temps une réputa-
URBAIN VIII
eei
tion de piété et de savoir iiui lui attira de nombreux
disciples et d'ardents amis dans les classes les plus
élevées de la société; évêques, magistrats, ministres
d'Él.it, monastères de religieuses, personnages de la
plus éminente piété, tous le consultaient et rece-
vaient ses avis avec le plus profond respect et une
extrême docilité. Sébastien Zamet, évèque de Lan-
gres, conçut même pour lui une si grande affection,
qu'il voulut le faire nommer son coadjuteur, dignité
que l'abbé de Saint- Cyran refusa, ainsi que le titre
d'évêque de Rayonne, que lui offrit le cardinal-mi-
nistre par un motif d'intérêt personnel et pour se
faire une créature du docte ami de Jansénius.
Peu de temps après, Zamet présenta son protégé
à la célèbre mère Agnès Arnaud, abbesse de Port-
Royal, et à la sœur d'.\gnès, nommée mère Angéli-
que, abbesse du couvent du Saint- Sacrement, agrégé
à cette abbaye, et qui fut plus tard supprimé par
ordre du roi; ce qui obligea les saintes filles à se
réunir aux religieuses de Port-Royal.
Cette pieuse demeure obtint ensuite, grâce aux
sollicitations des amis del'évêquedeLangres, le privi-
lège d'être consacrée à une agrégation de moines et de
religieuses sous la direction d'une abbesse. Duverger
da Hauranne, nommé directeur de la communauté,
put alors mettre.à exécution les projets qu'il méditait
. et attaquer les infâmes doctrines des jésuites. Ceux-ci,
furieux de se voir démasqués, lancèrent des libelles
contre l'abbé de Saint-Cyran, excitèrent la haine
jalouse du cardinal-ministre contre lui, poussèrent
l'audace jusqu'à l'accuser d'hérésie, et obtinrent
qu'on le renfermât dans le donjon de Vincennes.
Laubardemont, le même qui avait figuré dans
l'affaire d'Urbain Grandier, se trouva chargé d'in-
struire ce nouveau procès et de faire prononcer un.'
condamnation. •
Ce fut à ce moment qu'on apprit en France la
mort de Jansénius et l'apparition de l'Augustinus.
Néanmoins l'attention ne se porta pas immédiatement
sur cet ouvrage, les esprits étaient beaucoup trop
préoccupés des entreprises du cardinal-ministre con-
tre la papauté. Richelieu venait de faire rendre par
le Parlement un arrêt portant défense de soumettre
au nonce apostolique les informations pour les sujets
nommés aux bénétices consistcriaux; en même temps
il avait déclaré nul l'enregistrement de quelques brefs
que le parlement de Bourgogne avait promulgués de
son propre mouvement ; en outre il avait fait publier,
sous le nom des deux frères Dupuy, un ouvrage
intitulé : « Des droits et des libertés de l'Eglise
gallicane; " enfin les jésuites, toujours sous son
inspiration, avaient fait paraître des écrits remplis
d'attaques directes contre la papauté, et où les bons
Pères essayaient de prouver que la création d'un
patriarche en France n'avait rien de schismatique, et
que le consentement de Rome n'était pas plus né-
cess:iire qu'il ne l'avait été lors de l'établissement
des patriarches d'Alexandrie, de Jérusalem et de
Constantinople.
Urbain VIII se montra extrêmement offensé de
l'ouvrage des jésuites français; il le déféra à rinijui-
sition de Rome, et le fit condamner comme renlér-
mant des maximes pernicieuses, contraires à l'ordre
hiérarchique et à la juridiction de l'Ëgiise. Quoique
le saint-père sût bien d'où partait le coup, il n'o-a
pas frapper le vrai cou))able cl dissimula son ressen-
timent; il fit plus encore, il envoya prier le maié-
clial d'Estrées de revenir à Rome, et obligea son
neveu, celui qui avait empoisonné la belle-fille de
l'ambassadeur, à se rendre à sa rencontre, en signe
de repentir pour ce qui s'était passé; il avança même
la promotion de deux cardinaux pour donner le cha-
peau au nonce Mazarin, et témoigna ainsi de son em-
pressement à satisfaire au désir de Ricbelieu.
La cause de cet excès de condescendance pour le
ministre français provenait simplement de ce que
Sa Sainteté voulait obtenir la condamnation de l'Au-
gustinus de Jansénius en France. Mais il n'était plus
au pouvoir d'un homme d'empêcher la propagation
d'un ouvrage qui avait produit une sensation profonde
et universelle ; les théologiens de Paris s'étaient ap-
pliqués à l'étude de l'.Augustinus de l'évêque d'Ypres,
et l'avaient commenté de toutes manières; les jé-
suites s'étaient rangés du côté du pape et avaient
attaqiJé l'ennemi commun. Dans toute l'Europe le
clergé se trouvait partagé en deux camps ; on n'en-
tendait plus parler que de grâce el'ficace et de grâce
suffisante ; et les noms de jansénistes et de moli-
nistes, que se donnèrent les deux partis, devinrent
aussi fameux que l'avaient été autrefois en Italie
ceux de guelfes et de gibelins.
Urbain MIT, instruit par l'expérience des derniers
siècles que toutes les disfussions religieuses étaient
funestes à la papauté, voulut les arrêter en publiant
un bref qui interdisait la lecture de l'Augustinus ;
mais cette défense ne fit qu'accroître la curiosité gé-
nérale, et le livre fut traduit dans toutes les langues
et se répandit avec une etTrayante rapidité.
Au milieu de ces disputes, le cardinal de Richelieu
mourut, et l'abbé de Saint-Cyran, rendu à la li-
berté, put se mettre à la tête des religieux de Port-
Royal, et donner un nouvel élan à la guerre théolo-
gique engagée en France.
Quant au pape , voyant ses efforts impuissants
pour assoupir ces querelles, il prit le parti de ne plus
s'en -inquiéter et d'apporter tous ses soins à la guerre
plus sérieuse qui venait d'éclater entre le saint-
siége et le duc Odoardo Farnèse. Il procéda comme
avaient l'habitude de faire les pontifes, il excommu-
nia le duc de Parme, lança contre lui les foudres du
Vatican, le déclara déchu de tous ses droits sur ses
États, et releva ses sujets des serments qu'ils lui
avaient prêtés comme à leur souverain légitime.
Gomme les bulles d'anathèmes étaient tombées dans
un très-grand discrédit, depuis surtout que Sa Sain-
teté en avait fulminé contre les catholiipies espagnols
qui mâchaient du tabac, qui en prenaient en poudie
ou qui en fumaient dans les églises, et comme Ur-
bain était plus que personne à même de reconnaître
leur inefficacité dans les choses de ce monde, il eut
soin d'a]ipuyer. son excommunication d'une forte
armée, qui prit la route de Parme. En vain les am-
bassadeurs des puissances étrangères voulurent in-
tervenir et réconcilier les deux ennemis, le souve-
rain pontife refusa d'adhérer à aucune proposition
de paix, et répondit " qu'il n'y avait aucune pacifi-
cation possible entre le seigneur et son vassal, (ju'il
voulait punir le duc, qu'il avait de l'argent, du cou-
668
HISTOIRE DES PAPES
rago. dos troupes, pt qu'avec cela Dieu, lo Saint-Es-
pril et lo monde seraient pour lui ! »
Cependant Urbain était dans l'erreur, car les
princes italiens, jaloux des açrrandissements de l'Efat
romain, ne voulurent pas laisser le pontife s'empa-
rer du duché de Parme, comme il avait fait des pro-
vinces d'Urhino et de Ferrare. Les ducs d'EsIc, les
princes de la famille des Médicis et les ^'l'nitiens
formèrent une ligue, et vinrent camper dans^le INIo-
dcnais pour fermer le passage aux troupes du pape.
Odoardo Farnèso, voyant qiu' l'Ilalie s'était déclarée
en sa faveur, en devint ]ilus hardi, et il résolut de
tenter quelque coup d'i'clat qui terminât immétliale-
ment la guerre. A la tôle seulement do trois nulle
cavaliers, sans artillerie et sans infanterie, il tourna
l'armée du pontife, qui avait pris ses quartiers d'hi-
ver aux environs de Ferrare; il fit une irruption dans
les Etats de l'Eglise, sans être arrêté ni par le fort
Urbino, sur lequel comptait grandement Sa Sainteté,
ni par la milice du saiiit-siége, qui, au lieu de com-
battre, se renferma dans Bologne, et il arriva jus-
qu'aux portes de Rome, ayant reçu sur son passage
la soumission des villes d'Imola, de Faenza, de
Lali, de Gastiglione, de Lago, de Ciltà del Pieve.
Mais là, soit (|u"il eût été effrayé de sa )iropre au-
dace, soit qu'il fût sous l'empire de considérations re-
ligieuses, au lieu d'attaquer la ville sainte, qui était
dégarnie de troupes et qu il eût certainement em-
portée au premier assaut, il entama des négociations.
Le rusé pontife lit liabileinent traîner les pourpar-
lers, gagna du temps, recruta de nouvelles troupes,
et quand il fut en état de tenir la campagne, il
rompit les conférences, força le duc à battre en re-
traite, et chargea le cardinal Antonio de reprendre
l'offensive à la tète d'une nouvelle armée de trente
mille hommes d'infanterie et de six mille chevaux.
D'abord le succès répondit à son attente ; les troupes
d'Urbain chassèrent devant elles les ^'énitiens, les
ducs de Ferrare et de Modène, pénétrèrent dans le
Modénais et jusque dans la Polésine et le duché de
Rovigo. Cependant aucun des alliés du duc de Parme
ne vint faire sa soumission au saint-siége ; tous con-
tiuuèrent à se défendre mollement, et semblèrent
n'avoir d'autre but que de faire traîner la guerre en
longueur, en attendant qu'une crise liuancière leur
donnât la victoire sans combattre.
Or, le pape, qui savait parfaitement que son tré-
sor était à sec, ses ressources épuisées et son crédit
perdu, voyait avec rage s'apjirocher le moment où
ses troupes, faute do solde, se débanderaient, le
laisseraient à la merci des ennemis, si même elles
ne renforçaient pas leurs rangs. Il écrivit à ses gé-
néraux qu'ils eussent à livrer une bataille décisive ;
il leur envoya courrier sur courrier pour les activer
et les goiu-raander de leur indolence. Néanmoins
toute cette grande impatience n'aboutit qu'à faire
commettre des imprudences aux chefs de l'armée
papale ; car ceux-ci, pour obéir aux ordres du saint-
père, engagèrent plusieurs escarmouches dans des
endioils très-périlleux et se firent battre par les Vé-
nitiens. Dans l'une d'elles, le cardinal Antonio fail-
lit tomber lui-même au pouvoir des ennemis, et ne
(lui son salut ([u'à la vitesse de sou cheval.
Enfin arriva le moment critique, celui de la solde
des troupes. Sa Sainteté n'ayant pas de quoi satis-
faire aux exigences de sa position, fut obligée de s'a-
dresser aux ambassadeurs de la régente de France,
et de les prier de négocier sa paix avec les autres
États d'Italie. Ceux-ci ne voulurent à leur tour écou-
ter aucune proposition, avant que le pape eût relové
le duc de Parme des sentences d'excommunication
lancées contre lui et ne lui eût rendu la ville de
Castro, ce qu'il fallut bien accepter. Urbain ressentit
une si cruelle humiliation d'en être réduit à cette ex-
trémité, qu'au moment de signer le traité il tomba
en faiblesse.
Dès ce moment sa santé devint languissante;
toute son énergie morale sembla l'abandonner ; on
ne l'entendit plus que pleurer et gémir, en deman-
dant au ciel de le venger des princes impies qui
l'avaient contraint à faire la paix ; et le 29 juillet 16i4
il rendit le dernier soupir, en blasphémant le nom
de Dieu, et en confondant dans les mêmes malédic-
tions le doge de Venise, les ducs de Parme, de Mo-
dène et de Toscane, les Français et les Espagnols,
les protestants et les catholiques 1
'W'-"^^'^^'" 'W
finp MlUrel,Pani.
INNOCENT X
6e3
Élection d'Innocent X. — Caractère du pontife. — Sa belle-sœur Olimpia gouverne l'Eglise. — Le pape fait rendre gorge aux
Barberini. — Ceux-ci se réfugient en France sous la protection de Mazarin. — Mariage du neveu de Sa Sainteté avec la jeune
Olimpia .\ldobrandina, la plus riche héritière de Rome. — Débauches et incestes du pape avec les deux Olimpia. — Querelles
scandaleuses entre ces deux femmes. — Rétablissement des Barberini. — Guene d'Italie entre la France et l'Espagne. — Ré-
volution à Naples. — Histoire du pécheur Mazaniello. — Le duc de Guise fait une tentative pour s'emparer de la couronne de
Kaples. — Innocent X refuse de reconnaître Jean IV comme roi de Porlugal. — Le pape proteste contre la paix de AVestphalie.
— Tyrannie de Charles I'', roi d'Angleterre. — Les puritains et les épiscopaux. — Liturgie de Guillaume Lawd. — Révolte
des Écossais contre l'autorité royale. — Charles I" veut exterminer tous ses sujets rebelles. — Les presbytériens anglais pren-
nent les armes. — Le comte de StrafTord rétablit les affaires du roi. — Commencements du long parlement. — Bill d'attain-
der. — Supplice, du comte de Strafford. — Massacres des protestants irlandais. — Guerre entre la nation et le roi. — Les ré-
publicains triomphent des royalistes. — Olivier Cromwell fait égorger les niveleurs. — Justice du peuple. — Supplice de Char-
les I". — Le pape adopte pour cardinal-neveu Camille Aslalli, quidevient son mignon. ^— Division dans la famille papale. —
Les molinistes et les jansénistes. — Port-Royal et ses solitaires. — Les cinq proposi'.ions. — Fanatisme de Vincent de Paule. —
Il persécute avec fureur les jansénistes. — Innocent X refuse de se mêler des querelles théologiques sur la grâce. — Charles
Stuart, fils de Charles I", essaye de remonter sur le trône à la faveur des guerres civiles. — Il est vaincu par Cromwell. —
République anglaise. — Cromwell s'empare du pouvoir souverain et règne sous le nom de Protecteur. — Mort d'inn cent X.
Les dépouilles mortelles d'Urbain VIII étaient à
])eine ensevelies que les Barberini introduisaient des
troupes dans Rome, alin de dominer les élections
nouvelles et de pouvoir élever au pontificat le car-
dinal Sacchetti, leur créature ; mais ils s'aperçurent
bientôt que leur candidat, repoussé par les factions
de France, d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie, n'a-
vait aucune chance de réussir ; alors ils se réunirent
aux Médicis pour briguer le saint-siége en faveur du
cardinal Firenzola, profès de l'ordre de Saint-Doiui-
uique. Cette fois encore ils furent obligés d'aban-
donner leur nouveau candidat, le parti des Français
s'opposant vivement à ce qu'on procédât à celte
«•xaltation, parce (jiie Firenzola était l'ennemi déclaré
du cardinal iNIazarin, c[ui avait succédé à Richelieu
dans la charge de ministre du roi. De dépit, les
Barberini et les Médicis se rangèrent du côté des
Espas,'nols et apportèrent la majorité au cardinal
Pamfili, qui fut proclamé souverain pontife sous le
nom d'Innocent X. '
Le saint-père était Romain de naissance et d'une
ancienne famille. II avait été successivement avocat,
consistorial, auditeur de la rote, nonce à Naples, da-
taire dans les légations de France et d'Espagne, et
enfin cardinal ; son caractère était celui de la plupart
des prêtres, dissimulé, vindicatif, cruel, audacieux
dans le succès, timide dans le danger et implacable
dans sa vengeance; son visage était hideux et dilïorme,
son esprit digne de son extérieur.
A l'avènement d'Innocent X sur le saint-siége, la
])olitique de la cour de Rome se modifia singulière-
ment, non par le fait du pape, mais par la direction
qu'imprima aux. affaires sa belle-sœur . la veuve
dona Olimpia Maldachini de \'iterbe, qui entretenait
avec lui des relations incestueuses, et si publique-
ment, qu'on la désignait sous le nom de papesse.
Par la volonté de celte courtisane éhontée, les Médi-
cis et les cardinaux de la faction espagnole furent mis
en possession de toutes les cliarges importantes et
iuvestis des plus hautes dignités de l'Eglise : ce qui lit
Dona Olimpia Ualdachini de Viterbe, la_beUe maiiresie du pape Imiocent X
INNOCENT X
665
Charles 1", roi d'Angleterre, traître et Icloii
perdre au parti français la prépondérance dont il avait
joui sous le dernier règne.
Quant aux Barbcrini, on les ménagea moins en-
core ; sous le prétexte de leur faire rendre compte de
leur administration financière pendant la guerre de
Castro, on les accusa de concussion, d'empiétement
sur la justice et de vol des deniers publics. Ceux-ci
Toyanl qu'on en voulait à leurs richesses, cliercliè-
rent à les sauver en les mettant sous la protection de
la France; et comme le cardinal Mazarin était mé-
content de la cour de Rome, il fit signifier à Sa Sain-
teté par son ambassadeur que la régente prenait les
Barberini sous sa sauvegarde et qu'elle les attachait
à la couronne. A son tour, le pape déclara ([u'il prê-
terait main forte à la justice, et qu'il u'abandonne-
II
rait point ses droits, lors même ipie les armées du
roi très-chrétien seraient sous les murailles de
Rome, .\ntonio Barberino. ijui, étant le riche de la
famille, se trouvait le plus exposé, prit immédiate-
ment la fuite et se retira en France, où quelques
mois plus lard il fut rejoint par Francesco, son
frère, et par Thadeo, son neveu.
Pendant ([ue. d'une part l'ingrat pontife poursui-
vait les neveux d'Urbain ^'III, auquel il devait son
élévation sur la chaire de saint Pierre, d'autre part,
au mépris des traités conclus par son prédécesseur,
il recommençait la guerre contre le duc de Parme,
faisait saccager la ville de Castro, ordonnait à ses
généraux d'en raser les murailles jus(ju'à fleur du sol;
et sur les ruines fumantes de cette magnifi((ue cité il
172
666
HISTOIRE DES PAl'ES
faisait orisior une colonno portant celte inscription
barbare : >■ Ici fui ("astro. '>
Après avoir accompli la ruine des liirherini, le
nouveau pontife s'occupa de l'élévation de sa propre
fuiuille. Déjà son incestueuse maîtresse, dona Olim-
pia. était ]-.arvenue à un si liant deçrré de pni^sanci',
(juo les ainliassadonrs qui venaient à Home .commen-
çaient par lui rendre visite avant de se présenter an
^'alican. Les cardinaux avaient son portrait snsiiendu
dans leurs appartements à côté de celui d'Innocent,
comme témoignage de leur déférence pour la favo-
rite, et les.cours étrangères achetaient ouvertement
sa protection par des présents ou ]iar des ])ensions.
Les solliciteurs de places cherchaient également à
l'intéresser en leur fuveur par les mêmes moyens, si
bien que de tonteB jiarts les richesses affluèrent avec
une telle abondance dans ses coft'res, qu'en peu de
temps elle put faire de« acquisitions de palais et de
terres immenses. Le saint-père songea ensuite à
l'établissement des enfants de sa chère Olirapia ; il
maria l'aince de ses filles à un Ludoviso, et la se-
conde à un Giusliniani. Quant à son bâtard,
don Camillo, jeune homme d'une incapacité notoire,
(|u'il avait jugé capable tout au plus de faire un car-
dinal, l'occasion d'un lirillant mariage s'étant offerte
pour lui, il le releva de ses voeux et lui fit épouser
dona Olimpia Aldobrandina. la plus riche veuve de
Rome, femme jeune, belle, remplie de grâce et d'es-
piit. mais qui joignait en même temps à ces bril-
lantes qualités un amour ardent de domination.
Dès qu'elle fut installée dans le palais pontifical,
la jeune dona Olimpia chercha à supplanter s:i belle-
mère en lui disputant le prix de l'inceste. D'af-
freuses querelles de jalousie éclatèrent entre oes
deux femmes, et furent poussées si loin, que pour
arrêter le scandale, 8a Sainteté fut obligée de se sé-
parer momentanément de sa nouvelle maîtresse.
Néanmoins la disgrâce de la jeune Ohmpia dura peu;
le pape la rappela lui-même au Vatican, et parut lui
accorder une préférence marquée sur sa belle-sœur.
Les dissensions intestines devinrent alors plus vio-
lentes que jamais, et par suite des reproches que
s'adressaient les deux rivales au milieu du Corso,
qui est la promenade aristocratique de Rome, toute
a ville connut les scandaleuses orgies d'Innocent X
et les mystères des jardins du palais de Latran.
Cette fausse position du saint-père influa naturel-
lement sur son caractère; il devint versatile, capri-
cieux, obstiné, insupportable à lui-même et aux
autres ; placé entre deux maîtresses également ambi-
tieuses, également exigeantes, et n'osant rompre avec
aucune, il était contraint d'obéir à leurs ordres; et
comme toutes deux prenaient plaisir à se contrarier,
il arrivait que le soir Sa Sainteté défendait ce qu'elle
avait autorisé le matin. Ainsi, après avoir poursuivi
les Barberini avec une extrême violence, à l'instiga-
tion de sa belle-sœur. Innocent X, cédant aux solli-
"citations de sa nièce, changea tout à coup de conduite
à leur égard, fit cesser les procédures entamées contre
le cardinal Antonio, rappela tous les membres de
cette famille à Rome, les rétablit dans leurs biens et
dignités, et donna même une de ses nièces en ma-
riage à Maffeo Barberino, prince de Palestrine. Il est
vrai que les succès des Français en Italie avaient
contribué à l'aire prendre au saint -père cette déter-
mination iavorable aux protégés du cardinal Maza-
rin, pour s'en faire des auxiliaires de sa politique.
Un autre événement , jusqu'alors sans exemple
dans les annales de l'Italie, venait de montrer à In-
nocent qu'il était plus sûr pour lui de se rattacher à
la France que de suivre la puissance esjaLfnole dans
sa décadence. Cet événement était la mémorable ré-
volution de Naples, dirigée par un simple pêcheur
des lagunes, nommé Mazaniello.
Le vice roi Ponce de Léon, duc d'Arcos, qui com-
mandait pour Philippe I\', fut chassé de son palais
par une poignée de mécontents, et obligé de se sau-
ver au château Neuf, l'une des jirincipales forte-
resses de la cité. En vain le vice-roi essaya d'apaiser
la révolte en promettant aux insurgés la suppression
de tous les impôts, Mazaniello, qui était le chef de
la révolte, ne voulut écouter aucune proposition
d'accommodement avant que le duc d'Arcos lui eiit
fiit remet Ire l'original des privilèges accordés par
Charles-tjuinl à la ville de Naples; ensuite le jeune
pêcheur se rendit auprès du vice-roi, à la tête d'une
magnifique cavalcade et revêtu d'un habit de brocart,
pour négocier un traité, dans lequel il intervint
comme chef du peuple, corrigeant et modifiant les
articles, sans que personne osât le contredire. Ma-
zaniello arrêta qu'il y aurait à l'avenir égalité absolue
de droits politiques pour tous les citoyens; il sup-
prima les taxes et les impôts; il exigea qu'on procla-
mât amnistie générale pour tous ceux qui avaient pris
part à la révolte, et ^stipula que les Napolitains res-
teraient armés jusqu'à la ratification du traité par
Sa Majesté Philippe lY.
Quand toutes ces conventions eurent été signées
par le duc d'Arcos, le pêcheur convoqua le peuple
sur la grande place de Naples, et annonça sa résolu-
tion d'abdiquei' cette dictature temporaire dont il avait
été investi, pour retourner à sa cabane ; cinquante
mille voix s'élevèrent alors pour le suppher de con-
server l'autorité souveraine jusqu'à l'entière exécu-
tion du traité. Ponce de Léon feignit de partager les
sentiments de la foule, fit prier le pêcheur des la-
gunes de garder le oommandement de la ville, et l'in-
vita à un somptueux banquet qu'il donnait dans son
palais en signe de réjouissance. Au sortir de ce repas,
l'infortuné Mazaniello se sentit atteint d'une fièvre
étrange qui se manifesta par des accès de délire et
de véritable démence; le traître Espagnol n'osant
pas se défaire ouvertement de son ennemi, lui avait
fait administrer du poison. Et comme si ce n'eût pas
été assez de ce premier crime, l'infâme duc, trouvant
que le malade ne mourait pas assez vite, envoya pen-
dant la nuit quatre gentilshommes dans la cabane de
Mazaniello pour l'égorger. Un des assassins lui coupa
la tête, la prit par les cheveux et la porta toute san-
glante au vice-roi, qui la fit jeter dans les fossés de
la ville. Trahison et scélératesse, vengeance de noble!
Au matin, le bruit de la mort du pêcheur se .ré-
pandit dans Naples et excita un soulèvement géné-
ral; quatre-vingt mille citoyens se pressèrent sur la
place publique et crièrent vengeance ; le cadavre fut
porté en triomphe dans toutes les rues, la tète ayant
été rattachée au tronc; Mazaniello fut encore cou-
vert d'un manteau royal, et son front ceint d'une
INNOCENT X
667
couronne lie lauriers; tous, hommes et femnie5, vin-
rent eu foule pour toucher avec des cliupelets le corps ^
du martyr, et cette manifestation fut si universelle,
<(ue le duc d'Arcos ne put se dispenser d'envoyer ses
pages et tous les officiers de sa maison au convoi de
la victime. Hypocrisie et lâcheté !
Ce premier moment d'exaspération passé, les
choses reprirent leur train accoutumé; le vice-roi,
débarrassé du chef de l'insurrection, ne songea plus
qu'à punir les rebelles et nonàrciajdir ses promesses.
Gependaut tout danger n'était pas encore passé; le
bruit de cette révolution s'était rapidement répandu
à Rome, et le pontife, entrevoyant la possibilité d'ar-
racher à l'Kspagne les royaumes de Napies et de
Sicile en favorisant les troubles, avait décidé le jeune
duc de (juise, qui se trouvait alors auprès de lui, à
se jeter dans Napies pour se mettre à la tète des ré-
voltés. Le jeune prince, séduit par l'appât d'une cou-
ronne, obéit au saint père, s'emijarqua sur une sim-
ple felouque, passa témérairement au milieu de
l'armée navale de don Juan, débarqua sur les lagunes,
et fit son entrée dans la ville escorté par les anciens
amis de l'infortuné Mazaniello. Les Espagnols furent
encore une fois chassés de Napies et obligés de se
réfugier dans les forteresses ou sur leurs vaisseaux ;
mais le triomplie du duc de Guise fut de courte
durée. Quelques aventures galantes indisposèrent
gravement plusieurs nobles contre lui , et un jour
qu'il était sorti à la tête des troupes pour faciliter
l'entrée d'un convoi, ceux-ci livrèrent la ville au vice-
roi. Ses efforts pour la reprendre furent inutiles et
n'aboutirent qu'à le faire tomber au ]ioiivoir des Es-
pagnols. Le grand Coudé, qui servait alors dans les
rangs des ennemis de la France, demanda et obtint
la liberté de Henri de Guise, sous la condition qu'il
fomenterait des divisions dans le royaume et qu'il
se rangerait franchement du parti de la maison d'Au-
triche. Le duc promit tout ce qu'on voulut; mais les
mauvais traitements qu'il avait éprouvés à Madrid
pendant sa captivité avaient laissé dans son cœur
trop de ressentiment pour qu'il songeât à tenir les
serments qu'il avait faits pour recouvrer sa libellé;
au lieu de rentrer en France, il passa de nouveau en
Italie, afin de solliciter d'Innocent X l'autorisation de
divorcer d'avec la comtesse de Bossu, sa femme, et
d'épouser Aille de Pons, une de ses maîtresses;
et en outre, pour obtenir des secours en hommes et
en argent, qui lui permissent de tenter un nouveau
coup de main sur Napies.
Malheureusement p(jur k^ jeune duc, d'autres évé-
nements d'une extrême importance occupaient toute
l'attention du pontife et l'empêchaient de songer à
ses affaires : Jean IV, duc de Bragance, venait de
s'em|iarer du trône de Portugal et de proclamer i'in-
dépeudancc de ce royaume de la couronne d'Espa-
gne, à la faveur d'une révolution qui s'était accomplie
en Europe, dans toutes les colonies, aux îles de
Madère et des Açores, dans les places de Tanger et
de Caraciie, dans les' royaumes du Congo et d'An-
gola, en Ethiopie, dans la (iuinée, dans l'Inde et
jusque dans ro]iulente ville de Macao, située aux
contins de la Cliine. Toutes les puissances de l'Eu-
rope avaient reconnu le nouveau souverain, excepté
les princes de la maison d'Autriche et le roi d'Espagne.
Malgré cet accord unanime des Portugais pour
secouer le joug odieux de Philippe iV, et l'entluiu-
siasine ([ui avait accueilli son avènement à la cou-
ninne, Jean IV, qui connaissait h; caractère super-
stitieux de sa nation, et redoutait un changement
dans les idées, tant que la cour de Rome n'aurait pas
ratifié son élection, employait tous ses efforts pour
mettre le pape dans ses intérêts et le déterminer à
le reconnaître olliciellemcnt comme roi de Portugal.
Ainsi, à l'exemple de Louis .VIIl, il venait de placer
ses Etats sous la protection de la ^'ierge; il avait dis-
tribué d'abondantes aumônes aux églises el aux cou-
vents, et plusieurs sièges épiscopaux étant venus à
vaquer, il avait poussé la déiérence pour le pape ou.
pour être plus dans la vérité, nous dirons leseivilisme,
jusqu'à refuser d'y pourvoir sans son autorisation.
Jean IV, supposant qu'une telle conduite lui avait
rendu favorable le souverain pontife, envoya à Rom'',
du consentement des ecclésiastiques de son royaume,
le prieur de Sodefeyta, appelé Nicolas de Montegro,
pour solliciter les bulles de nomination pour les nou-
veaux prélats portugais qui devaient remplir les évè-
chés vacants. Montegro se rendit au ^'alican un jour
de consistoire, au milieu des ambassadeurs des au-
tres puissances, présenta la requête de son maître
avec une noble fierté, plaida la cause de la révolu-
lion de Portugal, el llélril en termes énergiques les
cruautés que les rois d'Espagne avaient exercées
dans ce pays depuis l'usurpation de l'exécrable Phi-
li]ipe II. Le comte de Sirvola, ambassadeur espa-
gnol, présent à la réception du prieur de Sodefeyta,
n'osa pas discuter publiquement avec cet habile ora-
teur, et se retira couvert de honte et de confusion;
mais, à quelques jours de là, il reprit sa revanche.
Des bandits, qu'il avait soudoyés, attaquèrent le car-
rosse de Montegro en plein jour, tuèrent six de ses
gens, et lui tirèrent plusieurs coups de pistolet, qui
heureusement ne firent qu'efileurer ses vêtements.
Quoique Innocent sût très-bien que le comte de Sir-
vola avait commandé cette expédition, il n'osa pas
sévir contre le coupable, et se contenta- de le faire
sortir de Rome. Sa Sainteté refusa toute espèce de
réparation au prieur de Sodefeyta, el ne voulut même
régler aucune des choses relatives aux évèchés de
Portugal, ni rien de ce qui concernait ce royaume, le
qui mécontenta si fort Montegro, qu'il partit sur
l'heure de l'Italie el reprit la roule de Portugal.
En Allemagne, l'horizon politique s'assombrissai!
également pour la cour de Rome et pour la maison
d'Autriche. La guerre, qui jusqu'alors s'était soute-
nue entre les catholiques et les protestants avec des
alternatives de revers el de succès, menaçait de de-
venir plus terrible que sous Gustave-Adolphe. Les
armées luthériennes étaient commandées par le duc
Bernard de Saxe-W'eimar, un des grands capitaines
de l'époque, homme calme, intrépide, joignant !'
courage du guerrier à la modération du philosophe.
Un tel chef était trop redoutable pour la cause du
pa]iisme, et il mourut empoisonné. Bannier, qui lui
succéda dans le commandement des troupes des con-
fédérés évangéliqucs, eut le même sort. Torsienson.
général suédois, fut plus heureux que ses prédéces-
seurs, il échappa au poignard et au poison, continua
la guerre, et se rendit maître de la Franconie, de la
668
HISTOIRE DES PAPES
Bohème cl ilo Piairue, pendant que Coiulé, reiilré au
service de la France, remportait sur les armées réu-
nies des Autrichiens et des Espagnols les victoires
de Rocroi et de N'orJlingen. Tous ces revers acca-
lijèrent Ferdinand III. et le déterminèrent à signer
le traité de \\'eslplialie, qui mettait lin à la guerre
de Trente ans et proclamait la liberté de conscience
dans toute l'étendue de l'empire La Suède acquit
jvir ces conventions la Poméranie; la France s'assura
la possession de l'Alsace, plusieurs évèchés, la ville
de Hrisach, et le droit de garnison à Pliilipsbourg;
l'électeur de Brandebourg réunit à ses Etats le duché
de Magdebourg, la principauté de llalberstadt cl la
• ville de Minden ; l'électeur palatin recouvra une par-
tie de ses anciens domaines, et obtint une huitième
voix électorale en dédommagement de celle dont il
avait été privé, et qui fut conservée au duc de Ba-
vière; d'autres princes acquirent également une aug-
mentation de territoire au détriment de l'empereur.
Innocent X, qui voyait l'influence du saint-siège
entièrement perdue en Allemagne, voulut protester
contre le traité de Westphalie, et fulmina une bulle
ainsi conçue : « En vertu de notre science infaillible
et de la plénitude de notre puissance, nous décla-
rons par ces présentes, que. les traités de Westpha-
lie sont préjudiciables à la religion catholique, au
culte divin, au salut des âmes, au siège apostolique,
aux Eglises inférieures, à l'ordre et à l'état ecclésias-
tijue. ainsi qu'au clergé, à ses immunités, à ses
biens, à ses privilèges et à son autorité; en consé-
quence nous les infirmons perpétuellement, nous les
déclarons nuls, vains, iniques, injustes, condamnés,
réprouvés, sans force et sans effet, et nous affirmons
(ju'aucun des rois ou princes qui les ont signés n'est
tenu de les observer, encore qu'il s'y soit engagé
par les serments les plus solennels.
« Donné à Rome, à Sainte-Marie Majeure, sous
l'anneau du pécheur, le vingt-sixième jour de no-
fembre de l'année 1648, et de notre pontificat le cin-
quième. Et que chacun se conforme à notre volonté! »
Cette singulière protestation ne produisit aucun
effet sur Ferdinand III, sur Christine II, ni sur
Louis XIV; d'ailleurs l'attention de ces souverains,
ainsi que celle de toutes les puissances de l'Europe,
était entièrement absorbée par la gravité des événe-
ments que le despotisme de Charles I" et le fanatisme
religieux de sa femme, Henriette-Marie de France,
venaient de faire éclater en Angleterre.
Cliarles Stuart et Olivier Cromwell se trouvaient
en présence; l'un assis sur le trône de la Grande-
Bretagne, l'autre siégeant sur les bancs du Parlement ;
l'un soutenu par l'armée, l'autre appuyé par le peu-
ple. La lutte s'était engagée entre ces deux hommes
au sujet des subsides que le roi réclamait pour sub-
venir aux dépenses de sa maison ; Olivier Cromwell
avait fait refuser le vote des impôts ; et pour se ven-
ger, Charles I" avait cassé l'Assemblée nationale et
aurait déclaré qu'il gouvernerait désormais lui-même
sans ministres et sans Parlement. Cet acte d'audace
réussit au monarque ; pendant douze années il gou-
verna despotiquement les peuples de la Grande Bre-
tagne, et accabla les provinces de taxes arbitraires
qui furent employées à payer ses débauches, sans
que personne osât élever la voix! Enfin un Anglais,
le républicain Hanipden, cousin germain de Cromwell,
refusa d'acquitter une taxe de mer nouvellement dé-
crétée j)ar le despote, et soutint contre la couronne
un procès (ju'il peidit, il est vrai, mais qui le posa
dans l'opinion publique connue le défenseur des li-
bertés de la nation. Celte alTaire réveilla le peuple cl
donna une nouvelle impulsion aux esprits. En vain
les procureurs et les séides de la royauté poursui-
virent les écrivains indépendants de cette é])0(iue,
Prynne, Burton, Betswick et Lilburne, qui applau-
dissaient à celle résistance d'un simple citoyen con-
tre un souverain; en vain on enqirisonna, on exila,
on tortura ces hommes courageux pour les forcer au
silence ; l'élan était donné, la nation se préparait à
abattre le tyran.
Charles I", de son côté, ne resta pas tranquille
spectateur dans la lutte c|ui s'annonçait ; comprenant
que pour op)U'imer plus sûrement les peiqiles il fal-
lait les envelopper dans les liens de la superstition
et dominer les consciences, il s'en prit aux réformés
presbytériens ou puritains, qui défendaient les liber-
tés nationales; il les persécuta à outrance, et cher-
cha à faire triompher les épiscopaux , partisans de
sou autorité absolue, et qui tous tendaient au pa-
pisme. Bientôt même, enhardi par le succès de ses
tentatives, il voulut faire adopter le rite de cette
dernière secte dans toute l'étendue de son royaume,
et chargea rarclievc jue de Cantorbéry, Guillaume
Lawd, de dresser une liturgie nouvelle.
Malgré les claraeiu's de la nation, Charles I" fit
enregistrer l'ordre d'observer cette liturgie dans le
conseil d'Ecosse, espérant trouver plus de docihté
parmi ses sujets de ce royaume, et commanda de cé-
lébrer l'office divin selon le rite nouveau dans la ca-
thédrale d'Edimbourg. Heureusement les temps
étaient bien changés; depuis la reine Marie Stuart,
les Ecossais, qui à cette époque professaient le ca-
tholicisme, étaient devenus presbytériens; aussi,
lorsque le doyen voulut officier, les assistants se mi-
renl à crier ; « ÎMort au papiste! il faut le lapider 1 »
L'évêque monta en chaiie pour calmer les esprits ;
au lieu de l'écouter, on lui jeta des pierres et on l'o-
bligea à sortir de l'église. Les habitants de la cam-
pagne imitèrent cet exemple, accoururent dans la ca-
pitale, et plus de soixante mille hommes se rassem-
blèient en armes et parcoururent les rues d' Edimbourg,
en criant : « Le presbytérianisme ou la mort ! »
Ce premier mouvement d'exaspération passé, les
Écossais adressèrent à Charles l" une requête con-
çue en termes nobles et simples, pour le supplier de
retirer la liturgie nouvelle. Le roi ayant refusé d'op-
terapérer à leurs justes réclamations, les presbyté-
riens organisèrent immédiatement un gouvernement,
envoyèrent des députés dans la capitale, et formèrent
cette ligue ou convention appelée Covenant, qui ren-
dit en quelques semaines tous ceux qui se considé-
raient comme bons protestants et bons répubhcains.
Le roi commença alors à trembler pour sa couronne;
mais n'osant point entreprendre de lutter seul contre
la masse de la nation écossaise, il appela auprès de
lui un de ces hommes ambitieux et habiles qui tien-
nent à la fois à tous les partis, le fameux Wenlworth,
qui l'avait déjà aidé à soumettre l'Irlande, et dont il
avait récompensé le dévouement par la vice-royauté
INNOCENT X
669
Le comte de Slrafforil, exécuté par ordre du Piirlement
d ; ce pays. Wentworth conseilla au prince d'em-
ployer les moyens extrêmes, do faire une guerre
d'extermination aux Écossais, et de tuer jusrju'au
dernier ceux qui refuseraient d'ojjéir.
Un semblable avis ne pouvait manquer d'avoir l'ap-
probation d'un roi ; et Charles I" adopta les plans
de campajrne du vice-roi d'Irlande, sans même les
discuter. Préalablement il voulut mettre les appa-
rences du bon droit et de la niodi'-ralion de son côté,
et il convoqua à (jlascow les membres de l'ÊgliSe
presbytérienne en assemblée générale. Les puritains
accoururent en foule à ce synode, et dès la première
séance ils décrétèrent la mise en accusation de tous
les évêques de la Grande-Bretagne, les jugèrent par
contumace, les condamnèrent comme papistes et
idolâtres à la dégradation, el excommunièrent ceux
qui refuseraient de signer le Covehant d'Ecosse.
C'était précisément ■ ce qu'attendait Charles I"^;; il
prit occasion de cette attaque directe contre le clergé
pour faire appel à tous les défenseurs de la royauté
et du sacerdoce ; il réunit autour de sa personne les
membres de l'aristocratie anglaise, les hauts digni-
taires de l'Egiisfi, tous intéressés au maintien du des-
potisme, et les somma au nom de leurs privilèges de
lui venir en aide. Tous les lords ouvrirent leurs tré-
sors ; les évèiiues et les archevêques fouillèrent dans
les caves de leurs palais; les uns et les autres en
tirèrent des sommes énormes extorquées au peuple, et
vinrent les déposer aux jiieds du roi pour lever des sol-
dats et soutenir la lutte impie contre la nation. Avec
cTO
HlSTOlllE DES PAPES
!"ar«nt de sa uoMcsse Cli.iiles l" ri'unit imnu'diale-
ment uno aiau'O do terre Je vingt-huit iiiillohoiunu's,
une Hotte uoiubreuse, et se prépara à envahir l'Ecosse
pour écraser K-s presbytériens avant qu'ils eussent
le temps de s'organiser. Ceux-ci, se voyant en elïel
Bieuacés par des forces do beaucoup supérieures aux
leurs, craignirent un instant de s'exposer aux chances
de la guerre, et entamèrent des négociations avec le
souverain pour traiter de leur soumission. Gliarles
Stuart exigea d'abord que les rebelles déposassent
les armes: puis, quand les puritains se furent retirés
dans leurs cantonnements, le perfide monarque vou-
lut de nouveau, au mépris de ses engagements, in-
troduire violemment le rite des épiscopaux dans les
églises d'Edimbourg. Alors l'Ecosse entière se leva
comme un seul homme, tous les clans s'armèrent,
les villes arborèrent le drapeau de l'indépendance;
un consistoire universel se forma sous le nom d'as-
semblée nationale, et rendit des déci-ets énergiques
pour mettre le roi en demeure d'accepter le Cove-
nant. De leur côté, les ]ircsbytérions anglais com-
mencèrent à suivre l'exemple de leurs frères J'Écossc;
une pétition, couverte de plusieurs millions de signa-
tures, circula dans toutes les provinces de l'Angle-
terre pour le rétablissement du Parlement, et Fairfax
ne craignit pas de porter lui-même au tyran les ré-
clamations du peuple.
Dans cette extrémité, Charles I" appela enooi-e à
son aide le terrible Wentworth, qui était retourné
en Irlande. Or, comme le péril était aussi bien pour
le vice-roi que pour le tyran, Wentworth accoumt à
Londres afin de conjurer l'orage. Ses premières pa-
roles furent : « La guerre à l'Ecosse, sire; non une
guerre ordinaire, mais une guerre terrible, une guerre
d'extermination ! » Cependant, il ajouta qu'il était
prudent, pour diviser les presbytériens^ d'accorder
provisoirement un Parlement aux Anglais. Le roi se
conforma à cet avis, et rendit une ordonnance pour
autoriser les élections générales dans la Grande-
Bretagne. Quant à Wentworth, il reprit immédiate-
ment le chemin de l'Llande pour lever une armée;
et telle était l'activité prodigieuse de cet homme,
qu'en moins de onze jours il était parvenu à réunir
onze mille hommes de troupes, et qu'il se rembar-
quait pour l'Angleterre, prêt à soutenir une double
lutte contre les presbytériens sur le champ de ba-
taille et dans le Parlement. Mais Dieu avait décidé
dans sa sagesse infinie que tous les efforts des parti-
sans de Charles Stuart seraient impuissants pour le
sauver. A peine Wentworth mit-il le pied en Angle-
terre, qu'il tomba dangereusement malade, et qu'il
se vit contraint de s'arrêter dans la ville de Chester,
))endant que la Chambre des communes ouvrait ses
séances, et que la lutte recommençait entre la royauté
et Olivier Gromwell, le même député qui douze ans
auparavant avait fait refuser les subsides réclamés
par Charles I".
Incapable, de résister à l'éloquence énergique de
Cromwell, le monarque eut recours, suivant son ha-
bitude, à Wentworth, qu'il venait de créer comte de
Strafford, et lui envoya un courrier à Chester pour
1 informer de la tournure que prenaient les affaires.
Celui-ci ne perdit pas de temps, et, quoique malade,
il se fit transporter en litière jusqu'à Londres.
Un instant la balance jiencha en fiiveur du roi-,
le Parlement, séduit iKir des promesses mensongères,
avait déjà pris i)arti pour la cour, lors([ue Gromwell
monta à la tribune, démascpia la perfidie du minis-
tre, et ramena la majorité à son sentiment. Charles I"
songea alors à dissoudre la Chambre des communes;
mais les presbytériens no lui donnèrent pas le temps
d'exécuter son projet. Dès le lendemain, l'orateur
Pym accusa de haute trahison devant les deux cham-
bres le vice-roi d'Irlande, le premier ministre Went-
worth, le nouveau comte de Slraiïord, et le lit arrêter
au moment où il entrait dans la Chambre des lords.
Le chancelier d'Irlande, le chevalier de Ratcliffe et
plusieurs autres dignitaires furent également mis à
la tour de Londres, comme ayant participé aux
crimes de Strafford. Un comité, choisi jiarmi les
membres des deux chambres, fut chargé d'instruire
le procès; et pour donner plus de solennité à cette
affaire, on éleva des échal'auds à Westminster-Hall,
où les membres du Parlement siégèrent les uns
comme accusateurs, les autres comme juges. Le vice-
roi fut déclaré cou[)ablo d'avoir attenté aux libertés
de la nation ; mais comme il n'existait aucune loi
relative à la responsabilité des ministres, on rendit
un décret appelé )nll d'attainder, qui donnait pouvoir
aux chambres de condamner Wentworth à la jteine
capitale. Cet édit fut envoyé à Charles pour (|u'il y
donnât sa sanction royale; celui-ci, comprenant plus
que jamais combien il était nécessaire qu'il conser-
vât un homme aussi habile, mfusa de donner son
approbation au bill d'atlainder.
Dès que le peuple eut connaissance de la résolu-
tion du roi, des groupes menaçants se formèrent
dans les rues de Londres, et vinrent jusque sous
les murs du palais demander la sanction du bill et
la tête du comte de Strafford.
Tous les conseillers du trône, les lords, les prélats,
la reine elle-même, tremblants, éperdus^ se réuni-
rent autour de Charles Stuart et le supplièrent de
signer le bill. Le lâche monarque feignit de céder à
leurs sollicitations, et signa l'arrêt de mort de son
ministre! Strafford, en apprcnaut cette nouvelle, ne
laissa échapper d'autre plainte que, ces paroles du
psalmiste : « Ne mettez point votre confiance dans
les rois 1 » Le lendemain, aux acclamations d'un peu-
ple immense, il fui décapité par la main du bourreau
à Tower-Hill. Justice était faite du ministre du roi !
Tous les ministres de Charles I" tremblèrent sur
le sort qui leur était réservé, et songèrent à se mettre
à l'abri de la vengeance du peuple. Le garde des
sceaux Finch s'enfuit en Hollande; le secrétaire
d'État sir Francis Windebauk se réfugia en France;
le grand trésorier Juxon donna sa démission; et le roi se
trouvant sans ministres, fut obligé d'en choisir parmi
les hommes dévoués aux presbytériens. A partir de
ce moment, le triomphe de l'indépendance fut assuré
et la cause du despotisme perdue.
Néanmoins Charles Stuart voulut encore tenter un
effort pour ressaisir son autorité, et songea à profiter
du fanatisme des Irlandais, tous fougueux catholiques,
pour exécuter une Saint-Barthélémy sur les puritains
de ce pays, afin de frapper d'épouvante leurs coreli-
gionnaires d'Ecosse et d'Angleterre. Toutes les me-
sures furent prises pour assurer le succès de cette
INNOCENT X
671
iiorrible trame; la reine entretint des intelligences
secrètes avec les ])a|iistes irirlande, et particulière-
ment avec [un gentilhomme nommé Roger Moore,
avec deux lords catlioli([ues appelés Macguirc et
Phelim ONeale; le roi expédia des lettres patentes
jiour autoriser le massacre de ses sujets, etlixa l'exé-
cution à l'époque où il devait faire un voyage en
Ecosse pendant l'absence des cliamlires.
Le signal des massacres devait parlir de Dublin,
et à jour marqué Robert Moore et lord Macguire
devaient s'emparer du château qui commandait la
ville et faire main basse sur tous les protestants ;
heureusement le complot fut découvert, plusieurs
des conjurés arrêtés, entre autres Macguire, et les
presbytériens, avertis à temps, purent prévenir le
coup dont on avait voulu les frapper. INIais les habi-
tants des provinces n'eurent pas le même bonheur
que ceux de la capitale, et se trouvèrent exposés sans
défense aux hordes de fanati(|ues que dirigeait
O'Neale. Partout les protestants furent égorgés sans
pitié ni merci ; les soldats, animés au carnage par
les prêtres catholiques et par les jésuites, n'eurent
égard ni à l'âge ni au sexe; ils tuèrent les femmes et
les vieillards, ils violèrent les iilles ; et comme si
la mort eût encore été tro]) douce, ils cherchèrent à
augmenter les supplices de leurs victimes, soit en
les brûlant à petit feu, soit en les noyant dans les
flots, soit en les abandonnant entièrement nus dans
les forêts ou sur les rochers pour les faire périr len-
tement de faim et do froid. On fit monter à deux cent
mille le nombre des presbytériens massacrés en Irlande
pour la gloire du catholicisme et la défense du des-
potisme ! Rois et prêtres, bourreaux du genre humain !
A la nouvelle de cet exécrable attentat, les mem-
bres du Parlement anglais accoururent à Londres,
et publièrent une déclaration qui excluait à jamais
le culte catholique de loute l'étendue de la Grande-
Bretagne, et enjoignait à la Ciiarabre haute de chasser
de son sein les lords-évêques. Charles l" vint égale-
ment en toute hâte d'Ecosse, et voyant le mauvais
effet de sa politique, il nia sa participation aux mas-
sacres d'Irlande, et prétendit que ses lettres patentes
saisies dans les papiers des conjurés étaient fausses.
Les députés parurent accepter la dénégation du roi,
reportèrent l'accusation de complicité sur la reine,
et voulurent la mettre en jugement; alors Charles
Stuart osa attenter à l'inviolabilité des membres du
Parlement ; il donna l'ordre à Herliert, son procu-
reur général, un de ces hommes qui, par la nature
inème de leurs fonctions, sont prêts à commettre
tous les crimes juridi({ues, de dresser un acte d'ac-
cusation capitale contre Kimbolton, membre de la
■Chambre des pairs, contre sir Arthur Haselrig, con-
tre HoUes, Hampden, Pym et Strodes, membres de
A Chambre des communes. Cela fait, il envoya des
gardes pour les arrêter en pleine séance ; mais le
sergent d'armes chargé de l'exécution de cette me-
sure fut chassé de la Chambre ; alors Charles Stuart,
,à la tête d'une troupe de sbires, vint réclamer les
accusés. Comme ceux-ci avaient eu la prudence de se
retirer, le monarque ne put arrêter personne, et fut
obligé de rentrer dans son palais poursuivi par les
Jiuécs du peuple. Aussitôt il quitta Londres, qui ne
Jui offi'ait plus de sécurité, et se relira dans un de ses
châteaux forts avec la reine, son fils et les seigneurs
de sa maison; puis il lit passer Henriette-Marie en
Hollande, sous prétexte de conduire au prince d'O-
range, stathouder héréditaire des Pays-Bas, sa fille
aînée qu'il lui avait donnée en mariage, mais en réa-
lité afin de lever des troupes étrangères pour mettre à
la raison les peuples de la Grande-Bretagne, c'est-à-
dire pour exterminer ceux ([u'il nommait des re!)elles.
Le Parlement pénétra sans peine les projets du roi,
et pour prévenir l'eflusion du sang et les malheurs
d'une guerre civile, il lui envoya immédiatement
l'ordre de résigner entre les mains de ses mandatai-
res l'autorité suprême pour un temps indéterminé.
A cette demande, Charles l'' ne put contenir sa
rage : « C'est assez souffrir l'insolence d'une populace
méprisable, s'écria-t-il, maintenant il faut qu'elle ap-
prenne que je suis son maître ! » Ces paroles étaient le
signal de la guerre entre la nation et le roi. Des deux
côtés on s'y prépara avec une égale activité; Charles
et son fils le prince de Galles se retirèrent à York et
appelèrent autour d'eux les lords et les évêques, ces
éternels ennemis des libertés nationales. Le Parle-
ment leva une armée et la dirigea sur le Yorkshire.
Pour la première fois les royalistes et les parle-
mentaires en vinrent aux mains à Edge-Hill, et après
un combat qui dura un jour et une nuit, ils se sé-
parèrent avec des pertes égales. Dès l'ouverture des
hostilités, Olivier Cromwell, qui commandait un ré-
giment de cavalerie, s'était révélé comme un soldat
intrépide et le plus habile chef de guerre des deux
armées. Néanmoins, pendant les deux premières cam-
pagnes l'avantage sembla rester à l'armée royale ; le
Cornouailles, qui s'était déclaré pour le Parlement,
fut même contraint de se soumettre à Charles I", et
les presbytériens essuyèrent une nouvelle défaite à
titratton-Hill, dans le Devonshire.
Mais à la troisième campagne, Cromwell, qui n'é-
tait encore que lieutenant général de cavalerie, gagna
la célèbre bataille de Marston-Moor et rétablit les
affaires du Parlement. .\lorB les royalistes imaginè-
rent, pour jeter la division parmi les presbytériens,
d'accuser les membres les plus influents de la Cham-
bre haute de songer à usurper l'autorité pour en-
chaîner le peuple sous un despotisme aristocratique.
Cette accusation prit en effet de la consistance, mais
amena un résultat bien différent de celui que les
partisans des Stuarts en attendaient ; elle servit à
éloigner du commandement des troupes les lords
d'Essex, Denbigh, Manchester, et à provoquer une
mesure qui devait assurer le triomphe de la démo-
cratie; ce fut l'acte appelé « renoncement à soi-
même, <> par lequel il était dit qu'aucun membre de
la Chambre des pairs n'aurait le commandement des
armées. En consécjuence, les anciens généraux furent
remplacés par Fairfax et par Olivier Cromwell. Dès
ce moment l'armée parlementaire fut invincible; elle
refoula les royalistes jusqu'à la mer, les chassa de
toutes les placés fortes qu'ils occupaient, prit pos-
session de Bristol, de Bridge-Water, de Chester, de
Sherborn, de Batli et d'p]xeter; enfin elle menaça
d'assiéger Charles Stuart dans Oxford. Le despote,
désespérant de faire tête à l'orage et redoutant de
tomber entre les mains du terrible Cromwell, ■vou-
lut tenter un dernier effort pour ranimer son parti.
672
HISTOIUE DES PAPES
Olivier Cromweil, général en chef de l'armée anglaise républicaine
et se jeta au milieu de l'armée écossaise, qui était
au service du Parlement, pour la faire révolter.
Cet acte de folie chevaleresque n'aboutit qu'à liàtcr
le moment où allait s'exercer la grande justice du peu-
ple. Le roi fut arrêté par les Écossais eux-mêmes,
livré aux commissaires du Parlement, et conduit sous
bonne garde à Holdenby-Castle, dans le comté de
Northampton, où il fut tenu dans une captivité ri-
goureuse, pendant qu'on instruisait son procès.
Pendant que Charles I" expiait dans la prison ses
perfidies et ses lâchetés, d'autres ambitieux, ceux-là
mêmes qui avaient été investis des plus hautes char-
ges de l'Etat, songeaient à recueillir l'héritage des
Stuarts; à côté du Parlement, qui exerçait une au-
torité légitime comme représentation de la souve-
raineté nationale, un autre pouvoir sui-git tout à coup;
Olivier Cromweil, son gendre Ireton et Fairfax, ccm-
mencèrent à réagir puissamment sur l'esprit des sol-
dats, parvinrent à leur persuader que l'armée était
le corps le plus important de l'Etat ; les poussèrent à
organiser, sous le titre d'agitateurs de l'armée, un
conseil choisi parmi les officiers pour représenter la
Chambre des pairs, et un autre conseil plus nom-
breux, où chaque compagnie se trouvait représentée
par deux soldats, qui formait une espèce de Chambre
des communes.
Ces deux nouvelles chambres décrétèrent qu'elles
seules seraient à l'avenir chargées de veiller sur le
salut de l'Angleterre, que le Parlement et la chambre
haute cessaient leurs fonctions. Comme premier acte
I
INNOCENT X
673
L'armée du Parlement victorieuse des troupes royale» ani,'laises
d'autorité, elles enlevèrent le roi de Holdenby-Castle,
prison choisie par le Parlement civil, et le firent
transférer à Hamplon-Court, cpii fut déclarée prison
du Parlement militaire; puis les troupes se mirent en
marche pour s'emparer de Londres, et pour contrain-
dre les Communes et la Chambre haute à leur céder
le droit de gouverner le royaume et de décider du
sort de la nation. Dans cette situation désespérée,
quelques représentants influents de la Chambre des
communes tirent une motion pour qu'on mît la ville
en état de défense, et pour qu'on rassemljlàl les mi-
lices bourgeoises. Mais la Chambre des lords et la
majorité de celle des Communes, redoutant les con-
séquences d'une lutte avec l'armée, firent toutes les
concessions qu'on leur demanda, et licencièrent même
la milice de Londres.
H
Le peuple de la Cité, irrité de cette lâche condes-
cendance, se rassembla en tumulte, courut assiéger
la porte de la Charalire des communes, et força les
représentants à rapporter l'ordonnance qu'ils venaient
de publier, et à défendre à l'armée et aux chefs i[ui
la commandaient de s'approcher de la capitale. Crom-
well, sans s'inquiéter de l'opposition des citoyens,
continua sa marche; et dèsrju'il fut en vue de la ville
avec sa cavalevie, les portes s'ouvrirent comme d'el-
les-mêmes pour le laisser entrer. Il alla droit au Par-
lement, pour se justifier d'avoir enfreint ses ordres,
et pour se faire voter des remercîments sur cet acte
de désobéissance.
Toutefois, au moment où Cromwell, comptant sur
son influence sur les troupes, songeait à réaliser les
rêves de son ambition et à s'emparer de la puissance
)73
674
HISTOIUK DKS PAPES
sujm-rae, un nouveau parti se forma dans lo sein de
Tariuée et se mit en opposition foimelle avec lui; ce
parti était celui îles niveleurs. Ces républicains mys-
tiques ne voulaient reconnaître d'autre aiiuistre,
d'autre souverain et d'autre général que le Christ;
ils prétendaient que tous les hommes étant égaux,
aucun no devait dominer ni ojiprimer les autres; el
ils ne parlaient de rien moins que de faire le partage
des biens pour rétablir l'éipiilibre des fortunes si for-
tement troublées par les luajorats des castes privilé-
giées et )iar le scandale monstrueux du droit d'aînesse.
Cromwell, eflVayé des conséquences que pouvait
avoir la propagation Je semblables doctrines el des
sympathies <pi'elles devaient nécessairement exciter
dans les masses, résolut d'anéantir d'un seul coup
ce parti redoutable. Un jour, ayant su que les nive-
leurs devaient se réunir dans une grande plaine pour
délibérer sur leurs théories et sur les moyens de les
mettre à exécution, il vint tout à coup dans le has-
ting à la tète de son répriment de cavalerie, surnom-
iné l'Invincible, et prenant son ton de commande-
ment, il leur ordonna de se séparer sur l'heure. Deux
républicains prirent alors la parole, protestèrent con-
tre la tyrannie du général, et lui déclarèrent résolu-
ment qu'ils ne voulaient plus de despote, qu'il s'ap-
ju'làt Charles Stuart ou Olivier Cromwell. Celui-ci,
exaspéré par la colère, pi((ua droit à eux, les ren-
versa aux pieds de son cheval, et les cloua à terre
de deux coups d'épée. Ce meurtre devint le signal
d'un massacre affreux; le régiment se rua sur ces
malheureux, qui étaient sans armes, et les tua tous
jusqu'au dernier.
Mais pendant que Cromwell cherchait à comprimer
les tendances démocratiques des Anglais, les agents
du sainl-siége, ainsi que ceux du parti royaliste, lui
préparaient de nouveaux embarras, en organisant
une réaction en Ecosse; ils étaient même parvenus à
réunir une armée formidable qui s'avançait sous les
ordres d'Hamilton et Je Hangdale pour déUvrer Char-
les I" et le rétablir sur le trône; ils avaient en outre
travaillé les membres du Parlement el entamé des
négociations avec les deux chambres pour traiter des
conditions de la liberté du roi. Olivier comprit qu'il
Jevail jjayer d'audace, pour effrayer ses ennemis : à
la tète Je huit mille hommes seulement, il marcha
contre Hamilton, qui déjà avait envahi le nord de
l'Angleterre, tailla son armée en pièces, le fit pri-
sonnier, et se trouva maître absolu de l'Ecosse.
Après cette éclatante victoire, Cromwell ne prit
plus soin de cacher son intention de substituer son
autorité à celle du Parlement; Je son propre mouve-
ment et sans consulter les chambres, il enleva le roi
Je sa prison et le fit conJuire à Hurst-Castle, Jans
le Hampshire. afin qu'il fût placé sous son inspec-
tion particulière.
Les (jommunes, poussées à bout, résolurent enfin
de secouer le joug de l'armée, et firent une motion
tendant à déclarer le rétablissement Je la monarchie
à certaines conditions qui seraient imposées à Char-
les I". Mais dès le lendemain, le colonel Pride, à la
tête de Jeux régiments, vint bloquer le Parlement,
et fit expulser Je cette assemblée plus de cent
soixante membres vendus aux Stuarts ; ce que les
indépendants nommèrent la purgation de Pride.
11 ne restait plus à Cromwell, pour se frayer la
route au pouvoir, qu'un grand acte à accomplir, la
condamnation du roi. Par ses ordres le prince fui
transféré à Londres ; el sur sa proposition le Parle-
ment décréta la formation d'une cour Je justice pour
instruire le procès Je Charles Stuart. En vain le ty-
ran voulut prolester contre l'incompétence Ju tribu-
nal appelé à scruter les iniquités Je son règne el de
sa vie, en se retranchant derrière son privilège d'in-
violabilité ; le républicain BiaJshaw ]irouva aux juges
que cette ridicule prétention n'avait aucun lonJement
réel, que toute autorité légitime émanait du peuple,
que les rois n'étaient que des agents salariés par
leurs concitoyens, et que les nations avaient le droit
de leur demander compte des actes de leur adminis-
tration, hi' conseil passa outre et condamna Charles
Stuart à être décapité, comme coujiabk' de haute
trahison envers l'État. Trois jours seulement lui fu-
rent accordés pour se préparer à ce moment suprême.
Enfin, le 30 janvier 1649, un échafaud se dressa
dans la rue qui longeait le palais de While-IIall, Je
]ilein-pied avec les croisées Ju premier étage; à Jeux
heures et Jeraie, la fenêtre principale s'ouvrit, et
Charles I", roi Je la GranJe-Bretagne, vêtu J'un
habit Je Jeuil, coiffé J'un béret noir surmonté J'un
panache Je même couleur, et portant sur sa poitrine
le collier de Saint-Georges, s'avança appuyé sur l'é-
vêque de ,Tuxon el vint jusqu'au pied Ju billot, où
l'attendaient deux bourreaux masqués. Alors il se
dépouilla de son habit, couvrit ses épaules de son man-
teau, et se mit à genoux pour recevoir le coup fatal. Un
des exécuteurs leva sahache et J'un seul coup il lui tran-
cha la tète ; justice était faite ! ! ! ! On piélenJ que le
bourreau avait été ce jour-là remplacé dans ses fonc-
tions par un seigneur anglais, le comte Slair, qui
avait ainsi voulu tirer vengeance J'un outrage fail à
sa famille, Jans la personne Je sa tante, enlevée par
ordre de Charles Stuart, quand elle était toute jeune
fille, et qui avait été violée par le monarque. Puisse,
un jour, le même sort être réservé à tous les tyrans!
La mort Ju roi J' Angleterre enleva au saint-père
l'espoir Je faire triompher le catholicisme Jans les
îles Britanniques, et l'obligea à chercher un autre
aliment à l'activité Je son esprit. Innocent se jeta
alors Jans les intrigues Je palais, el tour à tour il
éleva au faîte Ju pouvoir ou renversa les créatures
Je sa ]:]elle-sœur ou Je Jona Olimpia sa nièce, sui-
vant que l'une ou l'autre l'emporlait sur sa rivale et
méritait les préférences Ju cynique vieillarJ par Je
lascives caresses ou par J'infàmes complaisances.
Ainsi Sa Sainteté nomma au poste de dataire de
l'Église romaine l'amant de la jeune Olimpia, pour
la récompenser de ce qu'elle lui avait donné dans
les jardins du palais de Latran un magnifique spec-
tacle de femmes nues se livrant entre elles aux jeux
des courtisanes de Lesbos ; puis elle disgracia le
favori pour donner sa charge à Mascambruno, l'amant
de sa belle-sœur, qui avait repris son empire en ren-
chérissant encore sur les débordements et sur les
honteuses orgies de la nièce du pape. Enfin un évé-
nement en apparence fort indifférent et qui eiîtdû au
contraire augmenter l'influence de dona Olimpia, la
belle sœur du pape, devint la cause de sa disgrâce
et du triomphe de sa rivale.
INNOCENT X
675
Innocent X n'avait plus de cardinal-neveu depuis
le mariage de don Camillo Pamiili, et ne songeait
nullement à le remplacer; dona Olirapia, cjui voulait
se créer de nouveaux moyens de domination sur l'es-
prit du saint-père, lui persuada ([u'il était nécessaire
d'adopter un de ses parents povir occuper la charge
de don Camillo Pamiili, et elle lui présenta un jeune
homme d'une remarquable beauté, Camillo Astalli.
dont elle avait fait préalablement son amant.
A la vue de ce beau jeune homme. Innocent X
sentit dans son cirur d"étran;,i.s mouvements, il ac-
cueillit Astalli avec une bienveillance extraordinaire.
et déclara qu'il consentait à lui conférer la dignité de
cardinal-neveu. Sa Sainteté poussa la complaisance
envers son parent jusqu'à l'installer le soir même
dans une chambre du Vatican, à côté de ses appar-
tements secrets; le lendemain, Camillo Astalli était
devenu le mignon du pape, et l'on célébrait l'éléva-
tion du nouveau favori par des fêtes publiques et
])ar des salves d'artillerie. De ce jour, le cardinal-
neveu se-trouva investi de la confiance du souverain
pontife et dirigea à son gré toutes les affaires de
l'Eglise. Ce n'était point ce qu^avait voulu dona
Olimpia ; elle avait contribué à l'élévation de Camillo
.Vstalli pour s'en faire un appui contre la jeune
Ohmpia, et non pour se créer un rival plus dange-
reux encore que sa belle-fille ; et il arrivait qu'elle
avait donné un mignon à son beau-frère et un amant
à la jeune Olimpia. Elle s'occupa de renverser le
pouvoir du cardinal Astalli avant qu'il fût entière-
ment affermi, et essaya de représenter au pontife les
conséquences fâcheuses où l'entraînerait infaillible-
ment sa passion déplorable pour ce jeune homme.
Au lieu d'accueillir avec son indulgence ordinaire
les reproches de son ancienne maîtresse, Innocent y
répondit avec aigreur ; celle-ci répliqua sur le même
ton, et une querelle des plus scandaleuses s'ensuivit.
Dona Olimpia menaça le pape de dérailer à la chré-
tienté ses turpitudes et ses infamies, son double in-
ceste avec elle et avec sa belle-fille, ses amours avec
le beau cardinal .\stalU, ses honteuses orgies et ses
exécrables débauches. Sa Sainteté, qui ne reculait
devant aucun scandale, ne vit d'autre moyen pour
rétablir le calme dans le palais que d'en expulser sa
belle-sœur ; ce qu'elle exécuta sans s'inquiéter autre-
ment de ses menaces.
Innocent X profita de ce moment de tranquillité
pour porter toute son attention sur les disputes des
molinistes et des jansénistes, qui en étaient venues
à troubler toute l'Église gallicane. Après la mort de
Richelieu, ennemi personnel de l'abbé de Saint-
Cyran, celiii-ci avait été rendu à la liberté et était
retourné auprès de ses amis de Port-Royal, dont le
nombre se trouvait considérablement accru ; le cé-
lèbre Lemaistre de Sacy, avec quatre de ses frères.
toute la famillle Arnauld et beaucoup d'autres per-
sonnes, des ecclésiastiques, des médecins, des sa-
vants, des commerçants et des industriels, étaient
venus s'y installer, parce qu'ils n'étaient engagés
par aucun vœu à vivre en communauté, excepté par
une confraternité de sentiments. Tous se livraient,
suivant leurs goûts, soit aux pratiques religieuses,
soit à l'étude, soit aux travaux des champs ou à
quelque art mécanique ; néanmoins le plus grand
noinhro des habitants de Port-Royal se consacrait à
des occupations liltéraires. On commençai traduire
l'Ecriture sainte, les Pères de l'Eglise, les livres do
prières latines ; et les nouveaux sectaires de Jansé-
nius surent éviter avec bonheur, dans leurs doctes
ouvrages, les formes surannées de l'ancienne littéra-
ture et s'exprimer avec une élégante lucidité.
De leur sein surgirent des hommes d'un savoir
éminent qui exercèrent une grande inlluence sur la
société et amenèrent un nouveau perfectionnement
de la langue et de la communication de la pensée.
L'abbé de Saint-Cyran n'eut pas le bonheur de con-
templer dans son éclat l'école qu'il avait fondée; il
mourut peu de temps après sa sortie de prison.
Mais ses disciples sortirent comme de jeunes aiglons
de dessous ses ailes ; héritiers de sa vertu et de sa
piété, ils transmirent aux autres ce qu'ils avaient
reçu de lui et continuèrent courageusement son œu-
vre. Tel avait été en France le noyau du parti jansé-
niste, et tels étaient les adversaires que les molinistes
ou plutôt les jésuites voulaient exterminer.
Les disciples d'Ignace de Loyola jugèrent qu'il
était urgent de faire prononcer par le saint-siége une
condamnation précise et absolue ; le jésuite Cornet,
syndic de la faculté de théologie de Paris, résuma
les doctrines fondamentales de Jansénius, dans les
propositions suivantes cp'il adressa au souverain
pontife : « 1° Il y a des préceptes que l'homme même
le plus juste ne peut pas observer, s'il ne possède la
grâce nécessaire à cet effet ; 2" dans l'état de la na-
ture déchue, on ne résiste jamais, à la grâce inté-
rieure ; 3° pour mériter et démériter, il ne faut pas
que l'homme ait une liberté ffui exclut la nécessité ;
mais seulement une liberté exempte de contrainte ;
4" les semi-pélagicns admettaient la nécessité de la
grâce prévenante pour chaque acte particulier, mais
telle cependant qu'il dépendait de la volonté de
l'homme d'y résister ou de la suivre ; 5° c'est un
dogme semi-pélagien de dire que Jésus-Christ est
mort et qu'il a répandu son sang pour tous les
hommes. »
Ces propositions furent dénoncées à Rome, dans
une lettre écrite par Habert, devenu évêque de Yal-
tes, et que le Père Vincent de Paule, enragé moli-
niste et semi-pélagien. réussit, à force de menées et
d'intrigues, à faire signer par quatre-vingt-cinq pré-
lats français.
-A la sollicitation des jésuites, le pape forma une
congrégation composée des cardinaux Roma, Spada,
Ginetti, Cécemeti, Chigi, Pamfih et de treize con-
seillers théologiens, pour donner leur opinion sur
ces importantes propositions. Dès le premier jour,
des dissidences éclatèrent au sein de la commission ;
quatre de ses membres, deux dominicains, un frère
mineur, Lucca Wadding, et le général des Aiigus-
tins, trouvèrent qu'il était imprudent de la condam-
ner. Cependant fa majorité émit un avis contraire;
on en référa au saint-père pour avoir sa décision ;
mais celui-ci, qui repoussait tout ce qui pouvait
troubler sa quiétude, et qui d'ailleurs n'aimait pas
les dissertations sur les questions théologiques, re-
fusa formellement de se prononcer pour les uns ni
pour les autres. « Quand il se plaça sur le bord de
cette fosse, dit Pallavicini, et qu'il mesura des yeux
676
HISTOIRE DES PAPES
la lîrandenr de lespace à fraucliir, il s'arrêta, et on
ne put lo l'aire avancer. »
Les molinistos de France essayèrent alors de faii-c
condauiner les propositions par la faculté de théo-
logie. Vincent do Paulc. l'un des plus fougueux du
parti, s'acharna contre les partisans des doctrines de
l'évêque d'Ypres, et se servit de son crédit sur la
reine pour éloigner des charges civiles et des béné-
fices tous ceu.v qui étaient infectés du poison des
doctrines deJansénius,et pour faire interdire, comme
ennemis de la religion et de l'Etal, les professeurs
et les prédicateurs suspectés de jansénisme. Néan-
moins il ne put empêcher que vingt évêques et ar-
ciicvêques n'embrassassent la défense des religieux de
Port-Royal el ne s'opposassent à la condamnation
des doctrines qu'ils professaient.
Innocent voulut enfin interposer son autorité dans
cette affaire pour arrêter les scandales; mais il trouva
des deu.\ côtés une si vive opposition, qu'il dut y re-
noncer dans l'intérêt de sa dignité de souverain
pontife. Du reste, il avait plus à cœur de faire cesser
des dissensions très graves survenues dans sa famille
par suite de la jalousie que donCamillo Pamlili avait
conçue contre le cardinal don Camillo Astalli; le
saint-père, placé dans l'alternative de perdre ou sa
maîtresse ou son mignon pour rétablir la tranquil-
lité au Vatican, se décida à se séparer de son neveu
Pamfili et de la jeune Oliinpia.
La belle-sœur d'Innocent profita de cette circon-
stance pour rentrer au palais; peu à peu elle reprit
l'empire qu'elle avait exercé sur son esprit, se fit la
pourvoyeuse de ses plaisirs, et lui présenta entre
autres un jeune homme nommé Azzolino, qu'elle
destinait à supplanter dans les bonnes grâces de Sa
Sainteté le cardinal Astalli, qui persistait à vouloir
conserver les honneurs et les profils de sa place pour
lui seul, et refusait de lui en abandonner la moindre
part. Azzolino parvint, en effet, malgré l'opposition
de son rival, à la charge importante de secrétaire
des brefs, et sut prendre un tel ascendant sur le
pape, que le cardinal-neveu, dans la prévision d'une
disgrâce prochaine, chercha à s'assurer un appui
contre Innocent X lui-même, en livrant aux Floren-
tins et aux Espagnols les secrets de la politique de
la cour de Rome. Mais la trahison ayant été décou-
verte, et les preuves mises sous les yeux du pape,
Astalli fut dépouillé de la pourpre, chassé du Vati-
can et exilé à Sambucco, dans le marquisat de son
frère; le nom et les armes des Pamfili lui furent
ôtés, ainsi que ses charges et ses bénéfices, et Olim-
pia lui fit reprendre jusqu'à une somme de six mille
écus d'or. qu'il avait emportée dans ses bagages en
quittant le palais.
Après la chute de ce favori, la belle-sœur du pon-
tife devint, comme dans les premières années de son
règne, la dispensatrice de toutes les richesses et de
tous les revenus de l'Église; Innocent X, tout entier
à sa passion pour le bel Azzolino, ne voulut plus
s'occuper ni des affaires temporelles ni des affaires
spirituelles. Si des ambassadeurs lui adressaient
quelques observations sur le désordre qui régnait
dans ses finances, il répondait : « Parlez-en à ma
chère Olimpia! » Si des jésuites venaient le presser
de condamner les jansénistes, Sa Sainteté leur répon-
dait " qu'elle ne voulait point s'ennuyer de choses
absurdes, qu'elle désirait vivre en paix ; qu'ils eus-
sent à s'entendre avec le cardinal Cliigi, son ministre
dirigeant. - Ceiiondant les disciples d'Ignace de Loyola
revinrent tant do fois à la charge, que, pour se dé-
barrasser de leurs importunités, Innocent publia une
bulle contre les cinq propositions attribuées à Jan-
sénius, comme hérétiques, blasphématoires, chargées
de malédictions, et déclara qu'il n'avait rien de plus
à cœur (]ue de faire naviguer le vaisseau de l'Église
dans une mer calme, afin qu'il arrivât au port de
salut. Cette décision fut expédiée immédiatement en
France, avec des brefs pour le roi et pour les évê-
(pies; puis, à la sollicitation du Père Vincent de
Paule, le cardinal Mazarin publia un édit qui enjoi-
gnait à tous les prélats du royaume d'accepter la
bulle qui condamnait les cinq propositions de Jan-
sénius. Aucune opposition ne se manifesta contre ce
décret, les sectateurs de l'évêque d'Ypres eux-mêmes
adhérèrent aux censures du saint-siége; seulement
ils déclarèrent que les propositions condamnées ne se
trouvaient point dans les écrits de Jansénius , et
f[u'clles étaient de l'invention du jésuite Cornet et du
chef des missions, le fanatique Vincent de Paule, ce
qui rendit la polémique plus violente que jamais.
En Angleterre, les guerres religieuses et politiques
continuaient avec une égale fureur et faisaient couler
des fleuves de sang. Le fils aîné de Charles I", de sa
retraite de la Haye, expédiait des jésuites en Irlande
et en Ecosse pour soulever ces deux royaumes contre
les Anglais; il avait même établi des intelligences
avec plusieurs pairs influents de la Chambre haute,
qui devaient proposer son installation sur le trône
lorque le Parlement serait assemblé. Mais Olivier
Cromwell, prévenu de ce qui devait avoir lieu, prit
les devants, et fit rendre à la Chambre des communes
une déclaration tendant à établir que la Chambre des
pairs devait être abolie comme inutile et dangereuse.
Débarrassé de ce nouveau souci, il réclama et obtint
du Parlement l'autorisation de passer en Irlande à la
tête d'une armée nombreuse et bien disciplinée pour
combattre les papistes et les royalistes ; il parcourut
le pays comme un torrent, ravageant tout ce qui se
trouvait sur son passage avec une férocité brutale,
passant les garnisons des places au fil de l'épée, brû-
lant les villes, les villages, les chaumières, massa-
crant indistinctement les hommes, les femmes, les
enfants, et ne laissant derrière lui que des ruines,
des monceaux de cendres et de cadavres. Presque
toutes les cités de l'Irlande qui tenaient pour le pré-
tendant s'empressèrent de se soumettre au général
anglais, afin d'éviter les effets de sa colère; et tout
faisait présager que le royaume allait être pacifié,
lorsqu'un ordre du Parlement vint interrompre la
marche de Crorawell et l'obligea de retourner en
Angleterre pour protéger son propre pays contre une
invasion d'Écossais. Néanmoins, avant de partir, il
laissa le commandement des troupes à Ireton et à
Ludw, deux de ses plus habiles généraux, qui ache-
vèrent son œuvre. Quant à lui, de retour à Londres,
il se fit nommer capitaine général des armées de la
République, se mit à la tête des troupes dont le Par-
lement pouvait disposer et qui ne s'élevaient qu'à
seize mille hommes; et avec cette petite armée il s'a-
INNOCENT X
677
Dissolution du Parlement par Cromwell
vança hardiment contre les troupes écossaises, qui
étaient commandées par Cliarles btuart en personne,
les rencontra près de Dunbar, leur livra bataille et les
tailla en pièces.
Cromwell ne s'en tint pas à une victoire, il voulut
proliter de ses avantages ; il poursuivit le prétendant,
l'accula de l'autre côté du Pertli, où il s'était retiré
avec les débris de son armée, lui coupa les vivres et
le força à battre en retraite. Après plusieurs mois de
revers, de marches et de contre-marches, Charles
Sluart, abandonné des siens, traqué do toutes parts,
s'embarqua pour la France, et\int retrouver sa mère
Henriette-Marie, qui avait été accueillie avec une
grande distinction par le cardinal Mazarin et par la
régente Anne d'Autriche
Le capitaine général retourna triomphant à Lon-
dres, et fit immédiatement décréter au Parlement (juc
la royauté était abolie en Ecosse, que ce royaume ne
serait jilus considéré que comme une province de la
R'^publi([ue anglaise ; en outre, il réclama un édit
d'expulsion pour tous les jirètres catholiques ou épis-
copaux, qui étaient de véritables brandons de dis-
corde; il lit prendre des résolutions analogues pour
l'Irlande, pour les îles de Jersey, de Guernesey, de
Scilly, et pour les colonies. On vit alors avec étonne-
ment un vaste empire passer de l'état monarchique
à la Répjljlique presque sans secousse, et un Parle-
ment choisi dans le tiers état et totalement dépourvu
de connaissances politiques, sans autre auxiliaire que
celui d'un conseil d'État formé de trente-huit mcm-
678
inSTOmE DES PAPES
bres, s'occuper il';ulniinislratioii, do fmaiices, de
guerre, de maiino, lever des années, équiper des
ûottes, rendre des lois, faire des traités, et cela sans
écraser les provinces d'impôts, sans ruiner le com-
merce, sans opprimer les peuples. Tous ces faits
prouvent, d'une manière incontestable et mieux que
ne pourraient le l'aire tons les raisonnements, la su-
périorité des tfouvernements démocratiques sur les
gouvernements monarcliiques.
Mais, pour le malheur de l'Angleterre, les choses
ne devaient pas rester longtemps dans le même état.
Obvier Cromwell, l'ancien répulilicain, cet adversaire
terrible de la royauté, rêvait [lour lui-même une dic-
tature. Quoiqu'il eût jusqu'alors dirigé en quelque
sorte les délibérations du Parlement, il comprit qu'il
ne pourrait jamais vaincre ni corrompre les citoyens
qui formaient l'assemblée nationale, ni les rendre
complices d'un attentat contre les libertés publiques;
il résolut donc de faire passer à l'armée la prépon-
dérance du pouvoir. Il engagea les officiers à pré-
senter à la Chambre une pétition pour demander
qu'elle prononçât sa dissolution, et pour cjuc les
membres actuels fissent place à de nouveaux hommes.
Ainsi que l'avait prévu Cromwell, le Parlement se
trouva offensé de l'audace de l'armée; et plusieurs
députés proposèrent de lancer un décret qui déclarât
coupables de haute trahison ceux qui présenteraient
à l'avenir de semblables pétitions. Les officiers adres-
sèrent aussitôt de vives remontrances aux membres
de la Chambre des communes; ceux-ci répliquèrent
avec aigreur, et dès lors la querelle se trouva engagée
entre le Parlement et l'armée.
Enfin, lorsqu'il supposa que le moment de frapper
le grand coup était venu, Cromwell prit avec lui
trois cents soldats et vint cerner la salle où l'assem-
blée tenait ses séances. Il entra seul, comme si rien
d'extraordinaire ne dût se passer, se mit à sa place
habituelle et suivit les débats pendant quelque temps.
Quand il vit l'assemblée prête à clore la discussion,
il se leva tout à coup, prit la parole, adressa aux
membres du Parlement des reproches véhéments sur
leur prétendue tyrannie, et leur déclara qu'il allait y
mettre un terme; puis il frappa du pied et appela à
haute voix. A ce signal, les soldats se précipitèrent
dans la Chambre des communes, les glaives hors du
fourreau, et prêts à exécuter les ordres de Cromwell.
Sir Henri Wane, sans se laisser intimider par ce
spectacle, se leva sur son banc, protesta en termes
énergiques contre celte action odieuse, et flétrit
Cromwell des noms de despote et de tyran.
« Sir Henri, s'écria celui-ci avec emportement,
prenez garde que le ciel ne me délivre de vous à
l'instant! C'est vous, continua-t-il en s'adressant
aux députés, c'est vous qui m'avez forcé à cette me-
sure extrême. J'ai inq;)loré le Seigneur jour et nuit;
je l'ai supplié de m'arracher la vie plutôt que de me
contraindre à cette violence; mais il m'a ordonné de
vous chasser d'ici, comme autrefois il a chassé les
Tendeurs du temple. " Montrant alors la masse d'ar-
mes, qui était l'emblème de la puissance inviolable
du Parlement : « Qu'on ôte d'ici cette marotte! »
ajouta-t-il. Dès qu'elle eut été emportée, il fit sortir
devant lui tous les députés, yida la chambre, et après
avoir donné ordre qu'on fermât les portes, il en prit
les clés, et retourna présider la séance du conseil à
White-llall. Le crime était accompli.
Malgré le succès qu'il venait d'obtenir, le capi-
taine général n'était pas sans inquiétude sur les con-
séquences de son coup d'Etat; il voidut donc, pour
prévenir ipielque sonlèvcnienl dans le peuple, donner
un nouveau Parlement aux Anglais, et unêla que le
pouvoir souverain serait partagé entre cent trente-
neuf membres, dont il se réserva néanmoins la no-
mination. Il les choisit tous parmi les fanatiques les
plus outrés et les plus ignorants, afin que ces hom-
mes incapables ne songeassent pas à lui disputer
l'exercice de l'autorité suprême, ou pour (|ue leurs
doctrines exagérées lissent désirer leur renvoi, et par
suite rendissent plus facile la dissohilion définitive
du Parlement.
La conduite do ces nouveaux députés justifia plei-
nement les espérances de Cromwell; tous se surpas-
sèrent à l'envi en absurdités et en fanatisme. La ]ilu-
part étaient aniinomiens et affiliés à une secte qui se
déclarait ennemie des lois et se prétendait infaiUible
par la communication du Saint-Esprit, qu'elle disait
avoir reçu comme les apôtres ; ils commencèrent par
choisir huit membres de leur tribu qui furent spé-
cialement chargés de « chercher le Seigneur dans la
prière, » tandis que les autres s'occuperaient de dé-
libérer sur la suppression des ministres presbyté-
riens, clés universités, des cours de justice. Ils déci-
dèrent gravement que toutes ces institutions seraient
remiilacées par la loi de Moïse ; ils déclarèrent que
tous les presbytériens et les catboHques étaient des
êtres charnels, uniquement occupés de commerce et
d'industrie, qu'il fallait refuser de pactiser jamais
avec eux; enfin ils poussèrent le ridicule jusqu'à de-
mander à Dieu par un vote que l'homme du péché
disparût de la surface de la terre, et qu'une nouvelle
génération enfantée par la prière et par la méditation
vînt peupler l'univers.
Le peuple se récria bienlôt contre ces législateurs
absurdes, et demanda leur suppression. Cromwell
s'empressa de l'accorder, et le Parlement fut dissous.
Rien ne s'opposant plus aux projets ambitieux du
capitaine général, il se fit saluer Protecteur de la Ré-
publique par l'armée; le lord-maire et losaldermans
de Londres, qui lui étaient vendus, ratifièrent la no-
mination, et vinrent le saluer en cette qualité au pa-
lais de White-Hall, où déjà il s'était installé.
Les jésuites, qui avaient reparu en Irlande, cher-
chèrent à profiler de cet événement pour renouer des
intelligences avec les catholiques de la Grande-Bre-
tagne, et tenter un mouvement en faveur de Charles
Stuart ; mais ils éprouvèrent un échec complet et fu-
rent obhgés de se rembarquer en toute hâte pour
éviter la vengeance du Protecteur. Ils furent plus
heureux dans une entreprise d'un autre genre, et
dont le succès jeta un vif éclat sur l'ordre entier des
enfants d'Ignace de Loyola; par leurs intrigues, ils
avaient opéré la conversion de la fille du grand Gus-
tave-Adolphe, la célèbre Christine, reine de Suède, qui
venait d'abdiquer la couronne, et se préparait à venir
à Rome pour recevoir l'imposition des mains dupape.
Innocent X languissait alors sur un lit de dou-
leurs, tourmenté par la goutte et entièrement épuisé
par ses excès libidineux. Outre ses souffrances phy-
INNOCENT X
679
■--u^iiT''*-— -
siques, qui étaient intolérables, il se trouvait sous
l'empirede craintes imaginaires, et redoutait telle-
ment que son ancien mignon ne chercliàt à le faire
empoisonner, qu'il ne voulait prendre aucun aliment
qu'il n'eût été apprêté sous ses yeux par sa belle-
sœur; il exigeait même que celle-ci ne quittât pas un
instant ^ chambre et tînt constamment une de ses
mains serrée dans la sienne.
Enfin il expira le 5 janvier 1655, après une mala-
die de plusieurs mois. Son corps demeura trois jours
entiers abandonné à la merci des domestiques du
palais, sans que personne prît soin de le faire inhu-
mer, suivant les usages de la cour de Rome; doua
Olimpia elle-même refusade contribuer aux dépenses
des funérailles, et permit qu'un vieux chanoine le fit
enscvehr à ses frais
«sa
HISTOIRE DES PAPES
Intrigues dans le conclave. — Election d'Alexandre VII. — Caraclêre du nouveau ponlife. — Débauches du pape et de ses ne-
veux. — Voyages de la reine Ch-istine en Italie et en France. — Saint Vincent de Paule persécute les jansénistes. — .appari-
tion des Provinciales de Pascal. — Les alumbrados et \ei quictisles. — Histoire de Georges Fox, fondateur du quakérisme. —
Athéisme du pape. — Alexandre VII refuse de prendre part h la guerre contre les Turcs. — Satire sur l'avidité du saint-père et
de sa famille. — Alexandre VII veut rallumer la guerre dans toute l'Europe pour relever la pui.ssance du saint-siège. — Que-
relles entre les cours de Rome et de Versailles. — Louis XIV menace de venir brûler le pape dans le Vatican. — Sa Sainteté
envoie des reliques en carton peint au grand i-oi. — Restauration en Angleterre. — Charles II remonte sur le trône de la
Grande-Bretagne. — Les jésuites allument un immense incendie dans Londres pour anéantir les preshytérions. — La cour de
Rome félicite Charles II de la protection qu'il accorde au catholicisme. — Massacre des Vaudois en Italie. — Mort du pape
Alexandre VII.
Les cardinaux se réunirent avec empressement
pour procéder à la nouvelle élection, dès que les
obsèques du vieux pape Innocent X furent termi-
nées; et la lutte s'entrat;ea comme de coutume entre
les factions impériale, italienne, française et espa-
gnole. Quant au Saint-Esprit, il laissait intriguer.
Le célèbre cardinal de Retz, qui se trouvait alors
à Rome et qui faisait partie du conclave, nous a
transmis minutieusement les longues intrigues aux-
quelles il prit une part active et qui aboutirent à
(•lever sur le saint-siége le cardinal Fabio Cliigi, qui
prit le nom d'Alexandre VII.
Ce Fabio Gbigi était né à Sienne et descendait
d"une famille noble. Par l'inÛuence du marquis de
Palldvicini, il s'était rapidement élevé à la cour de
Home et avait rempli successivement les fonctions
de grand inquisiteur à Malte et de nonce à Munster.
On prétend que dans cette dernière ville, le légat
avait voulu trafiquer de sa conscience et se faire
hérétique en écliange d'un ricbe évêché, mais qu'on
avait repoussé sa demande, et que par dépit il s'était
jeté dans le catholicisme le plus outré.
Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, donne
pour certain qu'il avait été toute sa vie d'une dissi-
mulation profonde, et qu'il trompa le sacré collège
sur son véritable caractère. « Son ton de voix miel-
leux et sa contenance hypocrite en imposèrent à tous
les cardinaux, dit le docte prélat; au moment du
dépouillement du scrutin qui le faisait pape, il ré-
pandit des larmes; à l'adoration, il afl'ecta de s'as-
seoir sur le coin de l'autel de saint Pierre; et sur
l'observation des maîtres des cérémonies que la
coutume exigeait qu'il se plaçât au milieu, il ne le
lit f|u'avuc une humilité extrême. Il reçut les félici-
tations du sacré collège avec plus de modestie encore ;
au lieu de répondre aux compliments, il se mit à
sangloter d'une façon si grotesque, que les assistants
ne purent retenir les élans d'une hilarité bruyante,
et lui crièrent : « Assez, saint-père, assez I » Enfin,
comme je m'approchai à mon tour pour lui baiser
les pieds, il se jeta à mon cou et me dit en m'era-
brassant : « Plaignez-moi de m'avoir fait pape, et
« pardonnez les marques de faiblesse que je donne
« en considérant que je suis un homme ! »
Dans les pi'emiers mois de son pontificat, Alexan-
dre \"II continua son gein-e de vie hypocrite ; mais
ALEXANDRE VU
fiSl
■rfl V «■ciLRI.iLU.
Cai-ijalure ciu temps, à. roccasinn dos disputes des Jansénistes et des Mùlinistcs
La ruolulion est au paradis, le ciel est en feu, les célestes phalanges se partagent en deux camps et sapprêtent à comliatlre; le
coq de samt Pierre et l'oiseau Saint-Esprit se prennent de bec; l'archange saint Michel sonne la charRe; le Pcrc éternel demeure
caché derrière les nuages et se tord de rire.
quand il eut consolidé sa puissance, il fit comme ses
prédécesseurs, il jeta le masque et apparut au grand
jour avec tous ses vices.
Son premier soin fut de distribuer les charges les
plus importantes de l'Eglise aux membres de sa
famille, afin d'avoir autour de lui des gens intéressés
à le défendre; il donna à son frère don Maiio la
surveillance sur l'annona et l'administration de la
justice dans le Borgo ; il nomma son neveu Fabio
Ciiigi cardinal padrone avec cent ii ille scudi de trai-
tement; il choisit un autre de ses neveux nommé
Agostino, comme élalon, pour perpétuer la race des
Chigi, et le maria à une Borghèse, en lui donnant
pour dot la magnifique île d'Arricia, la principauté
Farnèse, un palais sur la ])lace Colonna, et un re-
venu considérable sur le trésor apostolique; il n'ou-
blia pas un seul des membres de sa famille, et il n'y
eut pas jusqu'au plus petit cousin de Sa Sainteté (jui
ne se trouvât pourvu par ses soins de quelque gros
bénéfice ou d'un emploi très- lucratif.
Ensuite Alexandre s'occtqia de ses plaisirs et se
dédommagea amplement de la contrainte ((u'il s'était
imposée avant d'être pape; au lieu de passer les
jours à l'église et les nuits dans la prière, il se jeta
dans les fêtes, dans les parties de chasse et dans les
orgies ; au lieu d'habiter Rome, pour mieux sur-
veiller les affaires du gouvernement, il fixa sa rési-
dence à la magnifique campagne de (iastelgamlolio ;
et si par hasard il venait passer quelijues heures de
II
la journée au Vatican, c'était pour donner audience
aux poètes bouffons, aux écrivains licencieux qui
avaient à lui lire leurs ouvrages. « J'ai servi Alexan-
dre VII pendant quarante-deux mois, dit Giacomo
Quirini; j'ai reconnu qu'il ne songeait qu'à se vautrer
dans le bourbier de la luxure, et qu'il ne possédait
de la papauté (jue le nom et les vices. »
Toutes les atlaires étaient dirigées par la congré-
gation de l'Etal, instituée sous le pontificat d'L'r-
bain VIII, et dont les membres s'étaient partagé le
travail et le pouvoir de la manière suivante : Son
EminenceRospigliosi dirigeait les affaires étrangères ;
le cardinal Corrado de Ferrare conduisait celles des
immunités ecclésiastiques ; monsignore Lugano avait
la direction des ordres religieux, et le jésuile l'alla-
viccini décidait les questions théûli)giques. Sa Sain-
teté ne s'était réservé que la libre disposition du
trésor apostolique ; ce dont elle usa et abusa si gran-
dement, que pour subvenir à ses profusions on fut
bientôt obligé de doubler les impôts.
Les préparatifs seuls des fêtes qui devaient avoir
lieu à l'occasion. de l'arrivée de Christine de Suèdi' à
Rome nécessitèrent trois levées de subsides tlaiis la
même année.
La fille du grand Gustave-Adolphe, l'impure reine de
Suède, après avoir abdiijué la couronne, était sortie de
ses Etats, et, traversant l'Allemagne, s'étail rendue à
liiiixelles, pour abjurer le luthéranisme en présence
de l'archiduc Léopold, des comtes de Fuensaldagna,
1IIST(HUE DKS l'Ai' ES
il'.'Monléi'ucuUi et ilo l'inu'nli-l. Quoliim's mois après,
elle lit j>uhli((uiMiu'Ul iirol'ession de I;i rrligimi callio-
lique lians la catlu-ilialo li'Inspnu'k, et prit le- che-
min de Home, où elle désirait se lixer.
r IVn de personnes crurent à la sincérité de la con-
\ersion de Christine. Les j snites eux-inèiucs avouè-
renl qu'elle avait cédé, non à des convictions reli-
friouscs, mais à son aiuonr pour l'extraordinaire et
pour le merveilleux: ils rapp.ortaient, à l'appui de
leur opinion, ijuc la leine s'exprimait en termes peu
respectueux ]iour le chef suprême rie l'Eylise, et
qu'elle n'apportait ipio légèreté et inditïcrence dans
les temples, au pied des autels. On aflirme même
qu'un jour, ayant lu dans un livre une citation de
l'ouvrage du jésuite Cainpazano, intitulé : « Sincérité
de la conversion de la reine de Suède, » elle souli-
gna ce titre et mil en marge : « Celui ipii en a écrit
n'en savait rien; et celle qui on savait ipieli|ue chose
n'en a rien écrit ! »
D'inspruck, la princesse se rendit en pèlerinage à
Notre-Dami! de Loielte, el oITrit sa couronne et son
sceptre à la Vierge; ensuite elle prit la route des
Ktats de 1 Eglise; enfin elle arriva dans la campagne
de Rome. Christine lit son entrée dans la ville sainte, :
montée sur un superbe coursier, et vêtue en ama-
zone. Le sacré collège alla à sa rencontre; le pontife
la reçut sous le porche de Saint-Pierre, à la tête
d'une partie de son clergé, et lui administra la con-
firmation de sa main, en lui donnant le nom d'Ale-
xandra, qu'elle ajouta à celui de Christine.
Après avoir assisté aux l'êtes qui avaient été pré-
parées en son honneur, la reine prit congé du pape
et vint en France, f|u'ello voulait ])arcourir avant de
se li.xer délinitivi ment à Rome. Elle n'y lit pas un
long séjour, soit qu'elle éprouvât un secret dépit de
voir qu'elle produisait très-peu de sensation, soit
qu'elle lût ennuyée d'entendre constamment parler
des querelles des molinistes et des jansénistes.
C'était en efl'et le moment où les disputes sur la
grâce étaient parvenues à leur paroxysme d'irritatinn.
Non content d'avoir forcé les sojitaires de Port-Royal
à se soumettre à la bulle d'Innocent X, le fougueux
Vincent de Paule voulut encore les contraindre à re-
connaître que les cinij propositions frappées d'ana-
thème se trouvaient dans l'ouvrage de Jansénius; et
pour arriver à son but, il agit auprès de Mazarin, et
détermina le ministre à réunir un conciliabule de
trente-huit évêques, qm déclarèrent que le saint-
siége, en censurant les propositions qui lui étaient
dénoncées par les molinistes, avait entenlu censurer
Jansénius lui-même; et qu'en conséquence ceux qui
suivaient ses doctrines se trouvaient de fait excom-
muniés. Les religieux de Port-Royal réjjliquèrent
qu'ils ne suivaient pas les doctrines de Jansénius,
irais celles de saint Augustin. Us établirent aussi
que l'infaillibilité pontilicale ne devait point être ad-
mise dans les questions de fait, mais seulement dans
celles de droit ; et alors commencèrent ces fameuses
discussions sur le droit et sur le fait.
Vincent de Paule et les jésuites firent censurer en
Sorbonne les deux propositions suivantes, qui se
trouvaient dans les lettres qu'avait publiées Antoine
Arnauld, l'un des plus illustres membres de Port-
Royal. La première proposition, qu'on appelait de
droit, était ainsi conçue: ^ Les l'ères nous montrent
un juste dans la personne de saint Pierre, à qui la
grâce a man([ué dans une occasion oii l'on ne sauiail
dire qu'il n'a point péché. » La seconde, qu'on ap-
pelait de fait, était ainsi résumée : « L'on peut dou-
ter que les cin([ ])roposilions condamnées par Inno-
cent X comme étant de Jansénius, évêque d'Ypres,
soient dans le livre de cet auteur. » L'examen de
ci'tie affaire fut confié à des commissaires ennemis
d'.\nloine .Arn;iuld, ([ui, au mépris des statuts delà
Fac dté de théologie, introduisirent dans l'assemblée
trente-deux moines mendiants pour renforcer les
rangs des molinistes.
Sans aucun égard pour les explications présentées
par .«Vrnauld. ce liibunal iiiitpie, qui était sous l'in-
lluence du chancelier Séguicr, homme iulàme s'il en
fut jamais, le séide du despotisme, le promoteur de
toutes les mesures odieuses et attentatoires aux li-
bertés publiques, l'âme damnée des jésuites, de la
régente et de Mazarin, rendit une sentence de con-
clamnati-on. Arnauld vonhil protester contre le juge-
ment, en raison du man([ue de liberté de sa défense;
mais ses réclamations furent repoussées, et lui-
même se trouva obligé de s'enfuir de Port-Royal
pour échapper à ses implacables ennemis, malgré la
puissante intervention des ducs de Luynes, de Lian-
court, de la marquise de Sablé, de la belle duchesse
de Ijongueville, du marquis de Coislin, du baron
Saint-Ange, de la princesse de Guémené et du prince
de Conti, tous partisans du jansénisme.
Cette délaile n'abattit pas le courage des solitaires
de Port-Royal, elle ne fit qu'accroître leur haine
contre les molinistes, et par suite elle leur fit cher-
cher les moyens d'écraser leurs adversaires. Jus-
qu'alors ils avaient traité les cjuestions théologiques,
déjà si sèches par elles-mêmes, sur un ton dogma-
tique et sérieux, se contentant de montrer la vérité
aux docteurs, et jamais ils n'avaient songé à mettre
le public en état déjuger le fond de ces propositions,
de sorte que les jésuites, beaucoup plus nombreux
et plus puissants, avaient facilement triomphé aux
yeux du monde, sinon par la raison, du moins par
les clameurs.
Après la condamnation d'Arnauld, il fut résolu à
Port-Royal qu'on appellerait du jugement à la France
entière, et qu'on mettrait ces "(piestions ardues de
dogmatique à la portée de toutes les intelligences.
Pascal fut chargé de la composition de cette œuvre
par les autres solitaires. Celui-ci comprit tout d'a-
bord qu'il devait égayer cette matière stérile par une
ironie piquante, afin de frapper au cœur ses ennemis
par les armes doubleraeut puissantes du ridicule el
de la raison. L'ouvrage de Pascal parut sous le nom
de Provinciales, parce qu'il était divisé en dix-huit
lettres, dont les dix premières étaient adressées à un
janséniste de province, nommé Perrier, conseiller delà
cour des aides, dans la ville de Clermont en .Vuvergne.
Ces lettres eurent un succès qui dépassa toutes
les espérances des jansénistes. L'auteur stigmatisa
d'un- ridicule ineffaçable les jésuites, ainsi que les
dogmes du pouvoir prochain, de la grâce suffisante
et de la science moyenne, qui étaient enseignés dans
les ouvrages de Molina el de saint Thomas d'Aquin ;
il voua à l'exécration des hommes les traités des rao-
ALEXANDUK Vil
683
ralistcs de la société de Jésus, tt piiiiciiialenieiil
leurs propositions dangereuses sur le probabilisnio
et sur l'art de dirif^cr l'intention de manière à excu-
ser tous les crimes
Les disciples d'Ignace de Loyola, terrassés par
l'argumentation puissante de Pascal, appelèrent la
cour de Rome à leur aide, et obtinrent une nouvelle
bulle qui confiruiait celle d'Innocent X, prononçait
une nouvelle sintence d'excomniunicalion contre les
jansénistes, les désignait sous le nom de perturba-
teurs du repos public, enfants d'iniquités, et con-
damnait tous les ouvrages imprimés ou manuscrits
qu'ils avaient faits pour soutenir la doctrine de saint
Augustin, ainsi que ceux qu'ils pourraient composer
à l'avenir. Les molinistes de \'incent de Paule sur-
tout montrèrent un extrême cm])ressoraent à faire
recevoir cette bulle en France. A leur instigation, les
principaux ecclésiastiques du royaume se rassemblè-
rent à Paris, et déclaièrent que la constitution d'A-
lexandre serait publiée avec les formes ordinaires
dans tous les diocèses, et que des mesures sévères
seraient adoptées pour en surveiller l'exécution.
Indépendamment d» ce triomphe sur les jansénis-
tes de- France, les disciples d'Ignace do Loyola obte-
naient un succès non moins éclatant à Venise, et par
leurs liabilos machinations se faisaient réintégrer
dans leurs collèges, par le sénat, à une majorité de
cent seize voix contre cinquante trois.
A Florence, leur iniluence se faisait sentir d'une
manière plus fra]pante encore; tous les dignitaires
de l'ordre étaient parvenus à occuper les emplois les
plus importants du gouvernement et à prendre la
direction des alVaires. Aussi ne se lirent-ils pas faute
de persécuter les Florentins qui suivaient les ensei-
gnements d'un chanoine appelé le baron Pandolphe
Ilicasoli, directeur d'un couvent de fdlcs, suspecté
de vouloir renouveler l'hérésie des alumbrados ou
illuminés d'Espagne, sectaires inollénsifs qui profes-
saient une doctrine de [larfaite quiétude et d'impec-
cabilité, que l'Inquisition avait condamnés au biîcher
jiar milliers un demi-siècle auparavant, et que le car-
dinal de Richelieu avait poursuivis en France, où ils
étaient connus sous le nom de Guériuets, de leur
chef nommé Guérin, curé de Saint Georges de Roye,
de la province de Picardie.
Préalablement le clianoine Ricasoli fut déféré aux
inquisiteurs et soumis à d'effioyables tortures. Les
jésuites répandirent le bruit que ce vénérable prêtre,
(pii avait édifié la ville jiar cinquante ans d'une vie
exemplaire, s'était associé à la veuve d'un riche mar-
chand nommé Fausine Mainardi, pour former une
congrégation de jeunes fdles ; qu'avec l'aide du Père
Séraphin Lujji, religieux servite,et d'un prêtre nommé
Jacques Fantoni, il avait inculqué à son troupeau de
jeunes nonnes un système de quiétisme libertin, et
qu'il en avait profité pour initier la ÎMainardi et ses
filles spirituelles à toutes sortes de voluptés. L'infor-
tuné étant mort des suites de la question extraordi-
naire, ne put démentir les calomnies de ses ennemis;
ses dis'ciples furent cliassés du territoire de Florence,
et les religieuses de son couvent furent condamnées
à une détention perpétuelle dans les cachots de l'In-
quisition, où elles servirent aux débauches des moi-
nes et de leurs bourreaux.
Les bûchers du saint-oflice, en Espagne, n'avaient
pu anéantir les alumbrados, de même la cruauté des
jésuites envers le chanoine Ricasoli ne suffit pas en
Italie pour détruire la secle des (piiétistes; de Flo-
rence, elle se répandit en France et en Iielgi(iue. où
nous la verrons bientôt reparaître.
Il semblait réellement, à voir la multitude de doc-
trines qui prenaient naissance dans ce siècle, (|uu
les hommes se fussent donné le défi de faire adopter
les croyances les plus ridicules et de renchérir encore
sur l'extravagance des dogmes de la religion catho-
lique. Un seul de ces chefs de secte niéiile d'occuper
une place honorable dans Ihistoiro : c'est Georges
Fox, simple artisan de Drayton, village du Leices-
torshire, en Angleterre, le fondateur des quakers ou
trembleurs.
La vie de cet homme remarquable, qualifié par ses
adeptes des noms « d'aiiôtre de premier ordre, de
glorieux instrument de la main de Dieu, » est troji
singulière pour que nous la passions sous silence.
Dans son enfance, Georges Fox avait été placé chez
un marchand de laine et de bétail, qui . l'envoyait
garder ses troupeaux dans les bois, sorte d'occupation
qui avait contribué à exalter une imagination déjà
portée à la contemplation. Georges, abandonné sans
guide à ses inspirations, se livra avec ardeur à la
lecture de l'Ecriture sainte, à ce point qu'il iiouvait ré-
citer de mémoire r.\ncien et le Nouveau Testament.
Lorsqu'il eut atteint l'âge de seize ans, son père
l'envoya à Notlingham en apprentissage chez un cor-
donnier, où il continua ses méditations et ses lec -
tures jusqu'à l'âge de dix-neuf ans. Ensuite il quitta
son maître, se revêtit d'un habillement do cuir, et
alla s'enfoncer dans les forêts, passant des journées
entières dans le creux d'un arbre, lisant sans cesse
la Bible et méditant ensuite les étranges incohérences
de ce livre. Fox arriva bientôt à un tel degré d'ascétisme
et d'exaltation, que chaque nuit il eut des extases et
des hallucinations pendant lesquelles il croyait en-
tendre des voix surnaturelles lui parler et lui ordon-
ner de prêcher aux hommes la parole de Dieu.
Alors il se décida à quitter sa retraite et à paraître
en public. Il se rendit d'abord à Manchester, où il
annonça hautement que tous les hommes avaient
abandonné les voies de Dieu et n'avaient rien laissé
sans atteinte ni dans la doctrine, ni dans les mœurs;
il prêcha la tolérance universelle; il condamna la
guerre comme contraire aux lois divines; et pour
empêcher que les hommes eussent entre eux aucune
collision, il déclara que toutes choses devaient être
communes, qu'aucun membre delà société ne devait
exercer une autorité sur un autre, que les distinctions
de maître et de seigneur devaient être à jamais pros-
crites du monde. Quanta la foi, il professa que tout
culte extérieur devait être aboli comme dangereux el
immoral, que les sacrements devaient être supprimés
comme absurdes et ridicules.
Fox réunit autour de lui un grand nombre de dis-
ciples de tout âge, de tout sexe et de toute condition
([ui s'attirèrent le respect du peuple par une probité
incorruptible dans les relations commerciales, par
l'esprit de concorde, de dévouement et de fraternité
ipti régnait entre eux. Remplis de simjdieité dans
leurs manières, dans leui s vêtements, les disciples de
684
HISTOIUE DES PAPES
Fox se ilistiiiiiiiaioiit ilps autres secles [lar leur lu>r-
reiir dii ineiisonge et inèine île tout proiuis liasanlé ;
ainsi l'usage du serment leur était sévèrement interdit,
j»arce que, disait le maître,» il n'ajoute aucune valeur
aux paroles de l'homme qui dit la vérité, et n'arrête
pas le mensonge sur les lèvres de l'homme sans foi. »
Cependant le chef de la nouvelle secte, malgré la
régularité de ses mœurs et la douceur de son caractère,
n'en fut pas moins poiii suivi par les ministres presbyté-
riens, qui faillirent lo faire assommer, pour avoir
prêché contre l'ivrognerie et contre le payement des
dîmes. Un sermon contre les procès lui attira égale-
ment lanimadversion des magistrats; et un jour on
l'arrêta, parce qu'il avait annoncé que le Seigneur
lui avait défendu de ployer le genou devant aucune
puissance de la terre, ni de se soumettre à aucune
autorité. Fox, conduit devant un juge, se présenta
avec son bonnet de cuir sur la tête ; et dans son in-
terrogatoire, il refusa de ]iarkT au magistrat dans les
formes usuelles du langage. Celui-ci l'appela insolent
et lui elonna un soufllet; Fox tendit l'autre joue; le
juge déclara qu'il était fou et le fit conduire dans un
hôpital d'aliénés, avec ordre de le frapper de verges
deux fois par jour.
Enfin le bruit de cette singulière arrestation s'étant
répandu à Londres, Cromwell eut la curiosité de voir
Fox, le fit venir dans la capitale, et après avoir causé
une heure avec lui, il le rendit à la liberté. Depuis
lors, le fondateur des quakers professa ouvertement
ses doctrines et augmenta prodigieusement le nom-
bre de ses disciples.
Les sectes qui surgissaient de toutes parts, en
France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, ex-
citaient d'autant plus le courroux du saint-siége,
qu'elles menaçaient son pouvoir temporel ; aussi la
congrégation chargée de la direction des afi'aiies ne
cessait-elle de fulminer des anathèmes tantôt contre
les quiélistes, tantôt contre les jansénistes.
Quoique Alexandre VII lût d'une impiété notoire,
et qu'il affichât publiquement son athéisme, néan-
moins il donna son approbation à toutes les mesures
de rigueur; et par une singulière contradiction, cet
homme qui plaisantait avec ses cardinaux sur la virgi-
nité delà mèredu Christ, surla simplicité de saint. Jo-
seph, et qui faisait sibon marché des dogmes du catho-
licisme, se montrait jaloux au suprême degré de son
privilège d'infaillibilité, et voulait établir comme
article de foi, qu'à toute époque donnée, le pape, en
sa qualité de vicaire de Dieu, est le résumé et l'ex-
pression de la science humaine; que conséquemment
toutes les inteUigences doivent plier et s'eB'acer de-
vant la sienne.
Voici le bref qu'il adressa sur ce sujet aux doc-
teurs de l'université de Louvain : « Sachez, mes
frères, qu'il est absolument nécessaire d'écouter la
voix du suprême pasteur, vicaire du Christ, et de
lui obéir non-seulement pour ce qui concerne le salut
et la vie éternelle, mais encore pour tout ce qui est
science et doctrine; car si tous les hommes, et sur-
tout les hommes de lettres et de science, n'adhèrent
pas immuablement pour toutes leurs idées et leurs
déterminations, sans restriction ni réserves, aux dé-
cisions apostoliques, la curiosité inhérente à l'intel-
ligence humaine les entraînera dans une multitude
incroyahle d'opinions vaines et d'erreurs folles; \\ y
a des voies en nombre iiilini jiour l'erreur, et il n y
en a qu'une pour la vérité: celle de se soumettre à la
décision du pape, qui est infaillible comme Dieu
dont il est le vicaii'e! »
Malgré les prétentions orgueilleuses de Sa Sain-
teté à l'omnisciencc et à la domination universelle,
aucun souverain ne voulut prendre Alexandre pour
arbitre de ses destinées, et tous allectèrent même
de ne plus consulter la cour de Rome sur les affaires
politiques. Ainsi les rois de France et d'Espagne,
(pii étaient en guerre, ne craignirent pas de conclure
la paix sans en informer le pape; et toute la défé-
rence ([u'ils montrèrent jiour le saint-siége fut de
mentionner dans le préambule du traité que Leurs
Majestés Catholique et Très-Chrétienne ne doutaient
pas que les prières du souverain pontife, adressées
à Dieu pour le repos de la chrétienté, n'eussent
contribué à amener cet heurejix résultat. Alexandre
se montra extrêmement irrité du raani|ne de procédés
de don Louis de Haro cl du cardinal Mazarin, les
deux plénipotentiaires des cours de France et d'Es-
pagne; il manifesta surtout son mauvais vouloir pour
le cardinal-ministre, et chercha tous les moyens de
le contrecarrer dans ses négociations ultérieures.
L'occasion ne se fit pas attendre : les Vénitien-^,
épuisés d'hommes et d'argent par suite des guerres
qu'ils soutenaient contre les Turcs, s'étaient adress''<
à la France pour demander des secours, et avaiei i
obtenu du cardinal Mazàrin un corps de troupes ((iie
leur avait amené le prince d'Esté, et la promesse
formelle de décider le pape à les seconder puissam-
ment dans leurs luttes conti'e les infidèles. Mais
Alexandre, charmé de tirer une vengeance de l'af-
front qu'il avait reçu, et de montrer que sa volonté
devait être comptée pour quelque chose dans les con-
seils des princes, refusa d'entrer dans la ligue contre
les Turcs, et répondit sèchement aux ambassadeuis
français, que si Mazarin avait envie de convertir les
infidèles, il était plus simple qu'il envoyât dans leur
pays le fanatique Vincent de Paule, ou que s'il vou-
lait faire une croisade, il n'avait qu'à se mettre à la
tête des troupes et tenter l'aventure; mais qu'il ne
devait pas s'attendre à ce que le saint-siége se jetât
dans une entreprise extravagante; que d'ailleurs le
trésor apostolique était à sec, et que s'il créait de
nouveaux subsides, ce ne serait assurément pas pour
lever des troupes, mais bien pour achever les nom-
breux monuments qui étaient en cours d'exécution.
Depuis le commencement de son règne, Alexandre
paraissait en effet mettre toute sa gloire à surpasser
ses prédécesseurs par des constructions gigantesques;
partout il faisait élever des palais, redresser des rues
entières, planter des jardins; à son commandement,
le palais Salviati disparut pour former la place du
Collège-Romain; au milieu de la place Colonna s'éh'va
un magnifique palais qu'il destina à sa famille, cl la
place Saint-Pierre se trouva embeUio par un monu-
ment colossal composé de deux cent quatre-vingt- une
colonnes et de quatre-vingt-huit piliers.
Cette passion pour la maçonnerie, jointe à l'amour
du saint-père pour sa famille, l'entraîna dans des
dépenses si prodigieuses, qu'il se trouva dans la
nécessité d'écraser le peujile d'impôts et de donner
' ■:^-^-~:M^^-i
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li'xaiiilrp \TI an pieH rfii rhn
^-^H,i
ALEXANDRE VII
685
Le célèbre Antoine Arnauld, de Porl-Royal
une extension démesurée au commerce de reliques,
d"iiulul,i,a'nces, d'absolutions, d"annates et de pré-
bendes. Son avidité était si universellement reconnue
à Rome, qu'on colportait ouvertement une gravure
satirique représentant Alexandre YII avec ses mi-
{ifnons, ses maîtresses et ses cardinaux, aux pieds
d'un Christ qui au lieu de sang laissait échapper
de son côté des pièces d'or et d'argent que le pape
recevait dans sa tiare, en répétant en forme de
litanies : « Il a été crucifié seulement pour nous! »
Pour surcroît d'infamie, le Père Oliva. général des
, jésuites, prêchait dans les églises : « que toutes les
actions du pape étaient sainles et méritoires; que
c'était pour le Ijonheur des fidèles qu'Alexandi'e VII
et ses carilinaux se résignaient à être riciies, et pour
obéir ù ces paroles du Gantit[ue des cantiques :
« Que tes mamelles sont belles, raa sœur, mon
« épouse!... "L'astucieux disciple d'Ignace de Loyola
ajoutait que Dieu ne voulait pas que son Eglise eût
un sein ilétri comme les amazones décrites dans
les ouvrages des auteurs profanes, m.ais que.sa poi-
trine fût ornée de deux mamelles rebondies, pour
(jue les princes et les évèques pussent teter et se
nourrir d'un lait abondant.... »
Non-seulement Sa S;iintcté ne négligeait aucune
occasion de stimuler la cliaiité de ses propres sujets,
leurs légitimes
pour la plus grande gloire de Dieu, mais encore elle
chercliait à usurper les domaines de ses voisins, tou-
jours d'après le même principe, et décrétait solennelle-
ment l'incamération de Castro et de Coraachio, sans
être arrêtée par la crainte de s'exposer à une guerre
terrible avec Louis XIV et avec Philippe IV, qui
avaient pris l'engagement de faire restituer ces villes
aux maisons d'Esté et de Farnèse,
propriétaires, suivant le droit de l'époque.
liicn plus, Alexandre VII s'étant assiu-é par un
traité l'appui de l'empereur d'Allemagne, ne garda
plus aucun ménagement envers la France; il lit
même insulter publi([uement, j)ar les Corses de sa
garde parliculière. les gens du duc de Créqui, am-
bassadeur de Louis XIV; ce qui amena une collision
sanglante. Les Corses ayant eu quelques-uns dus
leurs tués ou blessés, voulurent prendre une revan-
che, et se réunirent au nombre de plus de quatre
cents, s'avancèj-ent en armes, tambour battant et
enseignes déployées, vers le palais de l'ambassade,
se saisiren' des avenues et des rues qui y aboutis-
saient, et se préparèrent à en faire l'assaut. Le duc
de Créqui parut aussitôt à son balcon pour faire
respecter son caractère d'ambassaTleur ])ar les soldats
du pape; mais au lieu de l'écouler, ils (iront l'eu sur
lui; heureusement il ue fut pas atteint, et les balles
686
IIISTOIUK DES l'Al'HS
brisèrent sinili'iucnt les carreaux et les glaces de sou
appartement. Presque au même instant ils décliar-
pèreut leurs nioustjuets sur le carrosse de l'ambas-
sadrice, ijui cliercliait à rentrer au palais, et tuèrent
le page qui se tenait à la portière. Enlin il ne f.illut
rien moins que l'intervention des ambassadeurs des
autres puissances pour liiire cesser ces désordres.
Le duc de Créqui réclama contre une telle violation
du droit des gens, et demanda la punition des cou-
pables; le saint-père refusa de lui donner satisluc-
tion, et lit même renforcer les postes des Corses qui
se trouvaient autour du palais de l'ambassade fran-
çaise. 11 n'était guère possible de pousser plus loin
l'insolence; aussi le duc de. Créqui, après avoir
protesté contre une semblable conduite devant les
représentants des autres puissances, déclara-t-ilque,
ne se Iriiuvant plus en sûreté à Home, il allait en
instruire son gouvernement, et qu'il se retirait à San-
Quirico, sur la frontière des États de Toscane.
Dès que ces événements furent connus à la cour
de France, ils excitèrent une fermentation extraordi-
naire dans les esprits; le roi Louis XIV, i|ui depuis
la mort de Mazarin s'était placé à la tète des affaires
du royaume, en éprouva une telle indignation, (|u'il
jura de punir l'audacieux pontife et de venir le brû-
ler dans Home. Il cliassa immédiatement de Paris
le nonce Piccoloraini, lui enjoignit de se retirer à
Meaux et d'y attendre sa volonté; et comme il apprit
que celui-ci, au lieu d'obéir, avait pris la roule de
Saint Denis, il envoya à sa poursuite une compagnie
de mousquetaires à cheval, et le fil conduire jusqu'à
la frontière de Savoie.
Quand Piccolomini arriva à Rome, Sa Sainteté ve-
nait de recevoir des lettres du cardinal d'Aragon et
du grand-duc de Toscane qui lui annonçaient que la
France avait demandé aux Espagnols le passage par
le Milanais pour une armée qui se réunissait sous
les ordres du maréchal du Plessis-Praslin, et qui
était destinée à envahir les États ecclésiastiques.
Alexandre supposa que ces préparatifs n'avaient
d'autre but (jue de l'épouvanter; et lorsque le duc de
Créi[ui lui eut notifié que la France demandait, pour
réparation des insultes laites à son ambassadeur, que
son frère don Mario Chigi, gouverneur de Rome, lût
exilé à Sienne pour ne l'avoir pas secouru contre les
gardes corses; que le chapeau fût retiré au cardinal
Irapériali ; que les troupes corses fussent bannies de
Rome à perpétuité ; qu'on érigeât au milieu de la
place Farnèse une inscription infamante pour l'at-
tentat commis sur la personne d'un ambassadeur,
pour toute réponse, le pape nomma le cardinal Im-
périali légat de la Romagne, fit compter un mois de
solde à ses gardes corses à titre do gratification,
ajouta de nouveaux bénéfices aux revenus de son
frère, et publia qu'il n'effectuerait jamais la désinca-
raération de Castro, attendu que les bulles pontifi-
cales commandaient d'augmenter les domaines de
l'Église, et défendaient expressément de jamais les
amoindrir. « Nous sommes résolu, ajou iit Sa Sain-
teté dans son bref, à exposer l'Etat ecclésiastique et
même notre vie aux sanguinaires violences des rois,
pour soutenir les droits sacrés de notre siège ; mais
nous ne succomberons pas sans avoir mis en
ujuvre pour notre défense tous les secours qui peu-
vent nous venir des hommes; et s'ils sont insulli-
sants, nous prierons Dieu d'envoyer du ciel des lé-
gions d'anges pour combattre en notie faveur. ->
Comme il l'avait annoncé, le pontife, avant d'en-
régimenter les anges sous l'étendard de l'Église,
somma Léopold I" de tenir ses promesses et défaire
entrer une armée en Italie pour défendre le sainl-
sié-go, en même temps qu'il altai[nerail la Frarce
d'un autre côté; mais l'empereur, (pii était peu ja-
loux d'entrer en hostilité avec Louis .\IV, depuis les
récentes victoires de ses gi'nénuix, refusa de tenir les
engagements qu'il avait pris avec le saint-siége, el
donna simplement la permission de lever des troupes
dans les États de l'empire. Sa Sainteté se récria
contic ce maui(ue de foi ; néanmoins elle n'osa pas
rompre ouverleiiient avec l'empereur dans un mo-
ment si crili(pie; elle se décida à accepter les der-
nières propositions de Léopold, et à faire lever de^
troupes allemandes pour les joindre aux vingt mille
hommes de ]iied et aux deux mille hommes de cava-
leiie qui étaient déjà enrôlés sous les drapeaux de la
cour de Home.
Pendant que Louis Xl\ , mettant à exécution ses
menaces contre le saint-siége, s'emparait de la ville
d'Avignon, du comtat Venaissin et se préparait à
envahir l'Italie, par une de ces aberrations de l'es-
prit humain si fréquentes chez les rois. Sa Majesté
poursuivait avec acharnement les détracteurs de l'au-
torité )ionlifica!e et prenait le parti des jésuites contre
les jansénistes. Avec l'appui du monarque, les jé-
suites avaient fait condamner par la Sorbonue les
Provinciales de Pascal et les Disquisitions de Paul
Irénée, et leur avaient fait appliijuer les ordonnances
rendues contre les libelles dilfamatoires et contre les
écrits hérétiques.
Vincent de Paule, qui avait été l'un des instiga-
teurs de ce jugement inique, employait également ses
efl'orts pour l'aire adopter le formulaire relatif à la
condamnation des cinq propositions que l'assem-
blée générale du clergé de France avait dressé, mais
toujours sans pouvoir vaincre l'opiniâtre résistance
des jansénistes. Enfin, à sa sollicitation et à celle de
son confesseur, Louis XIV se mêla de cette impor-
tante alTaire, et pour contraindre les solitaires de
Port-Royal à se soumettre aux décisions du pape, il
fit enlever de leur retraite Marie-Angélique Arnaulil
et les religieuses el disjiersa les pieux moines dans
différents couvents.
Le despote français n'en poursuivait pas moins la
guerre avec le saint-siége; et ses troupes avaient déjà •
))énétré dans le Milanais, lorsque Alexandre, alarmé de
ses progrès et craignant de voir les lOtats de l'Église
à feu et à sang. Rome saccagée et lui-même déposé
du trône apostolique, consentit à faire réparation des
insultes que la France avait reçues à Rome dans la
personne de son ambassadeur. En conséquence, Sa
Sainteté signa le traité de Pise, s'obligea à élever
une pyramide en signe d'expiation, comme l'avait
demandé le duc de Créqui, promit de bannir à jamais
les Corses des terres de l'Église, et fit publiquement
le serment que ni officier de sa cour ni membre de
sa famille n'avait pris la moindre part à l'attentat
dont avait à ne plaindre le roi de France ; ce qui
n'empêcha pas ipie six jours ajirès avoir ratifié le
ALEXANDRE VII
687
Iwiilt' Je l'ise, le souverain iioiilile ne liaij.'il de sa
propre main et ne dépo>àl aux archives du ehàleau
.Saint Ange la protestation suivante, comme preuve
de son insigne l'oiuberie : « De notre propre mouve-
ment et science, dans la plénitude de noire jjouvoir,
nous déclarons que nous n'avons conclu la paix avec
Louis XI\' que par force et dans la juste crainte que
nous inspiraient les armes de ce despote allier ; nous
protestons devant Dieu et devant ses glorieux apô-
tres saint Pierre et saint Paul, (|ue nous n'avons con-
senti sincèrement à aucun des actes que nous avons
signés, ni à aucune des nombreuses satisfactions que
nous avons fait serment de donnera ce roi. Rien loin
de vouloir rcnq)lir nos engagements, nous déclarons
tpie nous nous ojiposerons à leur exécution, princi-
palement à la désincamération de Castro et de Coraa-
cliio; nous déclarons nos promesses nulles et non
avenues ; nous décrétons, en outre, que la présente
protestation sera valide, qu'elle aura une efficacité
pleine et entière, quoiipi'elle ne soit pas enregistrée
dans les actes jjublics ; enfin nous voulons qu'elle
porte témoignage de notre véritable volonté, en tous
temps et en tous lieux, pour les avantages du saint-
siége; nous siqipléons par la plénitude de notre pou-
voir et par l'infaillibilité de nos décisions, à toutes
les irrégularités i|ue quiconcpie voudrait reprendre
dans cet acte, nonobstant les usages, lois, décrets,
constitutions apostoliques, statuts et tout ce qui
pourrait y être contraire. »
Alexandre VII parut néanmoins se soumettre, et
envoya auprès de la cour de France le cardinal Fabio
Chigi, sous prétexte de faire agréer à Louis XIV les
excuses du saint-siége, et en réalité pour susciter
des troubles dans le royaume. Le cardinal-neveu, à
peine arrivé à Paris, reprit le train de vie qu'il me-
nait à Rome, et causa de tels scandales, que les
poètes satiriques firent des épigrammes et des vau-
devilles sur ses amours avec les dames de la cour, et
sur ses infâmes liaisons avec les jeunes clercs de sa
suite, l'appelant le digne enfant de Sodome !
Mais au milieu de ses débauches et de ses intri-
gues galantes, Fabio Chigi ne négligeait pas les af-
faires de l'Eglise, et s'acquittait fidèlement de sa
mission en animant les jésuites contre le roi, et en
soutenant ceux qui, dans leurs ouvrages, mettaient
le pouvoir des états-généraux au-dessus de l'autorité
du monarque. Le nonce encouragea même le Père
Moya, confesseur de la reine mère, à publier deux
ouvrages sous le pseudonyme de Jacques de Vernant
et d'Amadeus Guimenius pour soutenir les doctrines
des jésuites, en ce qui concernait la soumission des
princes à l'Église romaine.
Le despote, qui était jaloux plus que de toute
chose au monde de son autorité absolue, lit saisir
1rs deux livres, nomma une commission d'en([uète,
et obtint qu'ils fussent condamnés comme subver-
sifs de toute autorité temporelle et de toute morale
publique. Alexandre VII adressa immédiatement un
bref à Sa Majesté très-chrétienne, pour la supplier
de faire révoquer la sentence prononcée par la Sor-
ionne; le Parlement s'éleva contre le bref, et publia
la déclaration suivante :
" Il a paru deux livres très-condamnables; le pre-
mier contient des maximes qui i)oussent à la désor-
ganisation du gouvenu'ment légitime ; le second ren-
ferme un grand nombre de propositions contagieuses
[lour la morale. La Facilité de théologie, reconnais-
sant ([ue la simonie, la rébellion, la prostitution, le
vol et le meurtre étaient préconisés par ces écrits,
a pensé qu'il était de son devoir de s'opposer aux
progrès de ces pernicieuses doctrines. Le pape en a
jugé autrement ; il annule les censures et ordonne
que ces livres infâmes pourront être répandus dans
le royaume pour l'édification des fidèles. Malgré la
prétendue infaillibilité du saint-siége, nous décla-
rons que le roi ne saurait, sans faire brèche à son
autorité et sans blesser les droits de sa couronne,
accorder au ]iontife la satisfaction qu'il o^e réclamer
dans son bref. »
Les censures de la Faculté ayant été maintenues,
Alexandre ^'II fulmina une bulle terrible, par la-
quelle il déclarait présomptueuses, scandaleuses et
téméraires, les décisions de la Sorbonne, et défen-
dait à tous les ecclésiastiques de les recevoir, sous
peine d'excommunication. Cette bulle ne causa pas
li-j plus légère sensation en France, et le pape dut
songer à ne pas aller plus loin, afin d'éviter une
rupture sérieuse avec Louis XIV.
Ce qui contribua surtout à le rendre plus modéré,
lut l'envoi d'une somme considérable que lui adressa
le monarque pour la canon sation de François de
Sales, évêque et prince titulaire de Genève, et pour
l'achat de reliques qu'il voulait déposer dans d ffc-
rentes églises de la capitale. Alexandre VII enjbtiursa
la somme et expédia fidèlement le brevet de saint i[ui
lui était demandé; il envoya également trois caisses
de reliques, emballées avec un grand soin, liées avec
des cordons de soie rouge, et scellées des sceaux du
cardinal Genesti, commis à la garde des restes des
martyrs et des momies de saints.
Par malheur les précieuses caisses furent reçues
à leur arrivée à Paris par un évêque qui penchait en
secret pour le jansénisme; le prélat, sous les appa-
rences du zèle le plus ardent et de la foi la plus
na'ive, demanda l'autorisation de se faire assister à
l'ouverture des caisses par des médecins et par des
anatomistes pour faire constater à quelles parties du
corps appartenaient les vieux ossements des bienheu-
reux saints et martyrs.
Cette vérification amena de singulières découvertes.
Les anatomistes ayant procédé à l'ouverture de la
première caisse, sur laquelle était écrite une légende
indiquant qu'elle renfermait les restes de deux célè-
bres martyrs, trouvèrent des ossements de quoi ibr-
mer trois sfjuelcttes au lieu de deux. Le cardinal
Fabio Chigi, qui assistait à l'expertise, rejeta habile-
ment la cause de cette erreur sur le scribe (jui avait
rédigé la légende.
Dans la deuxième caisse, on trouva, au milieu
d'ossements humains, trois fémurs d'ànes, deux ti-
bias de chiens et d'autres débris d'os ayant appar-
tenu à différents 'animaux domeslicjues. Le cardinal-
légat avait peine à contenir son hilarité en entendant
faire l'analyse des relii|ues expédiées par son oncle ;
toutefois il ne se déconcerta pas encore, et se con-
tenta de dire que le démon avait, sans nul doute,
ajouté ces ossements par malice pour éprouver leur
foi, et qu'on ne devait pas s'en inquiéter davantage.
688
HISTOIUK DKS PAPES
Enfin, dans la troisième caisse, qui, suivant le Ini'l"
de !Sa Sainteté, devait renfermer le chef de saint
Fortuné, on trouva une tète de mort simulant ]iar-
faitement un crâne desséché; mais un médecin l'ayaul
jetée dans un .vase rempli d'eau bouillante, le rliel'
de saint Fortuné se déforma et se trouva être sim-
plement un crâne de carton peint. Fahio Gliii;!
n'osa pas expliquer ce nouveau miracle, el se relira
couvert de confusion. Les analomisles dressèrent un
rapport à Sa Majesté sur ce qu'ils avaient découvert,
et afiirmèrent en outre que les ossements envoyés de
Rome comme ay.mt appartenu à des saints person-
nages des ])remiers siècles, provenaient au contraire
d'individus morts depuis peu de temps; qu'ainsi le
grand roi avait été la dujie d'une infâme jonglerie.
Louis XIV, craignant que cette affaire ne le cou-
VI it de ridicule et ne le rendit la fable de l'Europe
si elle s'ébruitait, jeta au feu le rapport des analo-
mistes, et leur fil défense de rien dire de ce qu'ils
savaient, sous peine d'èlre plongés dans les cachots
de la Bastille; puis il commanda qu'on replai;àl les
ossements dans des boites fermées et scellées, et
qu'on en fit la distribution aux églises de Paris.
En Angleterre, de grands cliangemenis venaient
d'avoir lieu; Olivier Cromwell était mort. Son lils
Richard, qui d'abord avait pris les rênes du gouver-
nement, s'était déterminé à abdiquer et à résigner
la suprême autorité entre les mains des membres du
Parlement. Ce nouveau gouvernement avait été ren-
versé par le général Monck, un traître qui s'était
vendu au lils de Charles Sluart, et qui pour'un peu
d'or livra sa patrie à un roi lûclie, hypocrile, san-
guinaire et despote. Charles II s'asseyait enfin .sur
le trône de la Grande-Bretagne !
Le nouveau souverain, qui était devenu catlioliipic
pcnilant son exil, et qui connaissait l'invincible ré-
pugnance des Anglais ])our le papisme, parut dès le
principe revenu au culte réformé, et communia en
public d'après le rite des anglicans ; mais en secret
il continua à professer le catholicisme, et en suivit
tous les exercices dans une chapelle mystérieuse des-
servie par les jésuites.
Lorsque son pouvoir fut mieux affermi, Charles
Stuart s'imposa moins de contraintes, et commença
une persécution religieuse qui avait pour cause ap-
parente le rejHis de l'Etal el pour but réel It^ liiomplie
du catholicisme. Il pulilia d'abord des règlements
sévères contre les non -conformistes et les presbyté-
riens; il rétablit les évèques suspectés de papisme
et qui avaient été dégradés par arrêt du Parlonienl; il
dressa un bill contre les quakers, (pii refusjiieut de
lui prêter serment d'obéissance; il publia le fameux
acte d'uniformité de cnlle; il lit défense .'uix minis-
tres qui n'avaient pasété ordonnés par un évêque d'ad-
ministrer la communion aux fidèles, et enjoignit aux
habitants des trois royaumes d'adopter la liturgie
anglaise et le livre des prières coramvmes.
Ces ordonnances, (pii toutes étaient en opposiion
avec l'esprit national, forcèrent plus de deux mille
ministres réformés à renoncer à leurs Eglises; ce qui
n'empêcha pas le déloyal Charles II de persévérer
dans celle odieuse voie. Poin- surcroît de malheurs,
la pesie éclata dans Londreset enleva un nombre pro-
digieux di^ viclimes; puis un incendie, allumé, dit-on,
)iar les jésuites, consuma jir. s([no enlièreiUenl celte
capitale, el réduisit une popidalion immense au plus
extrême dém'mienl.
Les Écossais voulurent profiler de ces circonslan-
ces ]iour secouer le jong et chasser les évèques an-
glicans ([ue (Charles Stuart leur avait imposés; mais
le tyran était sur ses gardes; une armée formidable
passa la Tweed, entra en Ecosse, bal lit les presby-
tériens et les força à mettre bas les armes.
La cour de Rome s'empressa de féliciter Charles If
et son frère le duc d'York de la vigueur qu'ils dé-
j>loyaient contre les hérétiques, el leur offrit son
secours pour avancer l'œuvre de régénération du
catholicisme dans la Grande-Bretagne, c'esl-à-dire
l'extermination de tous les héréli(jues.
Il serait injuste cependant de jeler sur le saint-
père tout l'odieux des mesures qui furent prises eu
Angleterre, en France el en Italie contre les héré-
tiques, ainsi que l'infamie des exécutions qui ensan-
glantèrent les villes anglaises, les provinces du midi de
la France et les vallées du Piémont. Déjà Alexan-
dre VII était attaqué d'une maladie extrêmement
grave, cl se trouvait alors hors d'état de pouvoir
s'occuper de l'organisation d'aucun massacre II
mourut enfin le 22 mai 1667, el il alla rejoindre dans
l'éternité les exécrables pontifes qui l'avaient précédé.
CLEMKNT IX
683
CLEMENT IX
2i6' PAPE
m^
Election simoniaque de Clément IX. — Il se déclare contre l'abus du népotisme. — Nouvelles tendances politiques du gouverne-
ment p.ipal. — Sa Sainteté défend la lecture des œuvres des savants de Port-Royal. — Louis XIV oiïie au |ia|ie d'élre le par-
rain du dauphin de France. — Divorce du loi de Portugal. — Épreuve du congrès pour le divorce ai di.K-septièrae siècle. — Le
pontife consent à nommer des prélats aux sièges vacants en Portugal. — Les jésuites livrent l'ile de Candie au.x mahomélans.
— La trahison des enfants d'Ignace de Loyjla cause la mort du saiot-père.
Vingt-sept jours apii's la mort d'Alexandre VII,
les cardinaux élurent pour lui succéder Jules Rospi-
gliosi, qui fut aussitôt proclamé cbei' suprèrae de
1 Eglise, sous le nom de (Jléinei)t IX. Le nouvcatf
pape, originaire do la ville de Pistole, en Toscane,
avait successivement obtenu les charges d'auditeur
de légation, de nonce en Espagne, de gouverneur de
Rome, de cardinal de Saint-Sixte, et de secrétaire
d'Etat, dans lesquelles il s'était beaucoup enrichi.
Quelques auteurs ecclésiastiques prétendent que
son élection n'avait pas été exempte de sti))ulations
sinioniaques; à l'appui de cette opinion, ils font
valoir le soin qu'il prit de conserver dans leurs di-
gnités les membres du sacré collège qui avaient sou-
tenu son i)arti, et l'exclusion dont il frappa ceux qui
s'étaient opposés à son élection. D'autres écrivains
refusent de voir dans ses préférences pour certains
cardinaux une preuve de simonie, et représentent
Clément IX comme le plus digne et le plus capable
d'occuper le saint-siége. A la vérité ils conviennent
qu'il n'avait ])as une activité proportionnée à ses
louables intentions, et ils le comparent à un arbre
couvert de rameaux vigoureux qui produirait des
feuilles en abondance, quelquefois des fleurs et jamais
de fruits. Ce qu'il y a de certain, c'est que le souve-
rain ])ontife possédait cette espèce de vertu négative
qui consiste dans l'absence des vices. .\insi,tout en
refusant d'imiter ses prédécesseurs dans leur népo-
u
tismc, et de sacrifier les intérêts de l'Eglise à ses
parents, il ne les en appela pas moins à la cour pour
les mettre en possession d'emidois lucratifs; seule-
ment il ne voulut pas les placer à la tète des affaires
du gouvernement.
Cette propension du nouveau pontife à laisser
l'exercice de l'autorité aux mains des princes do
l'Église, était du reste en harmonie avec les idées de
l'époque; car une réaction arisfocrati({ue se maniles-
tait dans toutes les cours d'Europe. En France,
Louis XIV s'entourait de sa noblesse pour s'en faire
un rempart contre la bourgeoisie, et lui donnait en
curée toutes les charges de l'Etat; en Espagne, la
grandesse gouvernait la monarchie; en Allemagne,
la noblesse obtenait une prépondérance décisive; en
Pologne, elle s'était attribué l'élection des rois; en
Suède, en Russie, elle avait dicté des dispositions
restrictives aux prérogatives des souverains. Il était
donc naturel que Clément IX suivit l'impulsion gé-
nérale, et qu'au lieu d'entrer en lutte avec l'aristo-
cratie nombreuse (jui environnait le trône papal, il
consentît à modifier l'omnipotence spirituelle de la
cour de Rome sous les formes d'une constitution
oligarchique. Dirigé par les membres de son conseil,
il résolut de prendre une part active à la guerre
contre les Turcs, en fournissant à la Sérénissirae
République de Venise des troupes et de l'argent.
Comme le trésor était vide, il ne craignit pas de h
175
690
HISTOIRE DES PArES
remplir avec les sommes enlevées à plusieurs couvents
d'hommes ou de femmes dont les richesses étaient
un objet de scandale pour les peuples. Sa Sainteté
n'osa cependant pas toucher au trésor des jésuites,
à cause de l'immense inlluence qu'exer(,\iit la société
sur les esprits; elle chercha même à les rattaclier au
saint-siége en prenant leur parti dans leurs querelles
contre les jansénistes, et en condamnant une traduc-
tion de l'Évantrile appelée communément le Nouveau
Testament de Mons, l'ouvrage le plus remarquahle
qui eût été composé à Port-Royal. tHémcnt IX en
défendit la lecture, sous peine d'excommunication,
la qualifia de version téméraire, pernicieuse et éloi-
gnée de la Vulgate ; à son exemple, les archevC-ques
de Paris, d'Embrun, de Reims, les évoques d'Evreux,
d'Amiens, et plusieurs autres prélats, déclarèrent
qu'elle était remplie d'additions, de changements
arbitraires, et conforme à la version de Genève, c'est-
à-dire propre à favoriser le palvinismc. L'atrabilaire
Louis XIV intervint et fit proscrire l'ouvrage par son
conseil d'État. Mais d'autre part, les évoques parti-
sans des doctrines de Jansénius refusèrent de se
soumettre; ainsi les disputes religieuses se ravivèrent
et devinrent plus violentes ijuo jamais.
Sa Sainteté voulut alors réparer le mal qu'elle
avait fait ; elle retira son bref et se contenta d'ana-
thématiser les cinq propositions attribuées à Jansé-
nius, en supposant, ajoutait-elle, que ces proposi-
tions émanassent réellement des livres de i'évèque
d'Ypres. Les jansénistes acceptèrent ces conditions
et signèrent le dernier formulaire d'Alexandre VII,
en ayant soin de spécifier très- clairement le droit et
le fait, et en indiquant qu'ils ne promettaient que le
respect extérieur et la soumission du silence. Ar-
nauld et ses amis déclarèrent en outre, sans ambi-
guïté, qu'en condamnant les cinq propositions ils
n'avaient nullement entendu renier la doctrine de
saint Augustin, ni celle de saint Thomas, ni la
grâce efficace. Néanmoins la paix fut conclue en ap-
parence entre les molinistes et les jansénistes ; les
religieuses et les solitaires de Port-Royal furent re-
levés des censures, déchargés de l'interdit, et purent
rentrer dans leurs couvents. A partir de ce moment,
les disciples de Jansénius, tolérés par la cour de
Rome, et appuyés du crédit du ministre Pomponne,
s'élevèrent à un degré d'importance qui devint chaque
jour plus considérable; et comme ils savaient très-
bien qu'ils devaient s'attendre à de nouvelles attaques
de la part de leurs ennemis, dès que ceux-ci trou-
veraient une occasion favorable, ils cherchèrent à
susciter eux-mêmes des entraves au saint-siége, et
se préparèrent à porter des coups terribles au colosse
chancelant de la papauté.
Rien cependant ne faisait encore prévoir le triomphe
du jansénisme, la cour de Rome paraissait toute-
puissante en France; le roi-soleil avait eu la fai-
blesse de faire demander au pape Clément qu'il vou-
lût bien être le parrain du dauphin ; et le saint-père
avait envoyé une commission de légat extraordinaire
au cardinal de Vendôme, afin que ce prélat jiùt tenir
en son nom le royal enfant sur les fonts baptismaux.
La cérémonie du baptême accomplie, on supposa
, que la mission du cardinal-légat était terminée, et
que le pouvoir absolu dont il avait été investi mo-
mentanément cessait avec ses fonctions de parrain,
mais il en arriva autrement. Le prélat, à l'exemple
du pontife romain dont il était le représentant, vou-
lut profiler do son omnipotence ecclésiastique pour
ses intérêts de famille; il prononça le divorce de sa
nièce jNIarie-Francisque d'.Vumale, princesse de Sa-
voie-Nemours, d'avec son mari Alphonse VI, roi de
Portugal, rejeton de la maison de Rragance, pour
cause d'impuissance, et autorisa son union avec don
Pedro, frère du roi, et amant do la jeune reine.
La cour d'Espagne, qui n'avait jamais renoncé à
l'espoir de rentrer en possession des Etats de Por-
tugal, et qui se voyait en bonne position de faire va-
loir ses droits cà la faveur des troubles qui agitaient
ce pays, envoya immédiatement un ambassadeur au
souverain ponlifepour solliciter l'annulation du ma-
riag(î de don PeJro et de sa belle-sœur.
Par malheur, la chose était devenue très-difficile,
la irine ayant déclaré qu'elle se trouvait enceinte ;
du reste, Clément IX penchait secrètement pour .la
France, et quelques présents qui lui furent envoyés
par Marie d'Aumale et par don Pedro achevèrent de
le gagner au parti.de la reine; il confirma tout ce
(jui avait été fait par le cardinal de Vendôme, et dé-
clara le mariage de celle-ci avec Alphonse IV bien et
dîiment annulé. Seulement, pour sauver les appa-
rences et ne point être suspecté d'avoir cédé aux
présents, il spécifia dans sa bulle qu'il approuvait la
nouvelle union de la reine avec don Pedro, parce que
le mal était devenu irrémédiable ; mais que les évê-
([ues portugais qui avaient prononcé le divorce, sous
prétexte d'impuissance de la part du mari, étaient
grandement coupables devant Dieu, pour n'avoir pas
soumis les deux époux aux épreuves alors en usage
et ((ui étaient appelées les épreuves du congrès.
Cette cérémonie, qui était ordonnée par l'Eglise et
qui se pratiquait dans tous les royaumes chrétiens,
est trop bizarre et trop extraordinaire pour cpie nous
n'en fassions pas mention. L'épreuve du congrès
avait lieu lors de la dissolution d'un mariage pour
"cause d'impuissance de l'homme ou de la femme, et
consistait à faire exécuter sous les yeux d'experts
l'acte même de la génération. Assez ordinairement
les juges ecclésiastiques commettaient à ce soin un
médecin, un chirurgien et une matrone; dans les
grandes circonstances, ils assistaient aux épreuves,
et faisaient examiner les femmes par des hommes et
les hommes par des femmes. On choisissait alors de
jeunes et belles courtisanes pour vérifier l'état de
l'homme sous le rapport de la virilité active, et pour
provoquerpar de voluptueux attouchements « Vcrectio
pudendi et ejaculatio seminis. » Lorsqu'elles en
étaient venues à leurs fins, elles examinaient la se-
mence, discouraient sur sa nature féconde ou infé-
conde, faisaient des dissertations sur la conformation
de la verge, et discutaient « de capacilale foraminis
et de prsepulio. »
Pendant l'expérimentation faite sur le mari, les
médecins procédaient à des recherches attentives et
minutieuses sur la femme pour reconnaître son inté-
grité, chose bien difficile, juiisque, suivant le témoi»
gnage des hommes de l'art, après dix ans d'une prosti-
tution notoire, la seule inspection matérielle laisse-
rait encore dos doutes sar la perte de la virgiii:,té Si
I
CLÉMENT IX
691
les docteurs décidaient qne la femme était encore
pucelle et qu'elle était impuissante par étioitesse, ils
devaient, en vertu d'une bulle d'Innocent III, venir
en aide au mari, et y porter remède par voie de per-
foration, d'incision ou de toute autre manière, el
jusqu'à ce que la patiente fût en danger réel de mort.
Les experts et les matrones faisaient ensuite leur
ra]iport à la cour d'Eglise ; et comme les 'déclarations
habituelles portaient que l'homme et là femme étaient
aptes à la consommation du mariage, les juges ec-
clésiastiques ordonnaient le congrès, ou, comme le
dit Antoine Hotman, l'exploration la plus brutale
que l'on saurait imaginer.
« On faisait jurer aux deux éjioux qu'ils travaille-
raient de bonne foi à l'accomplissement de l'œuvre
de la génération sans y mettre obstacle ni empêche-
ment; puis on les dépouillait de leurs vêtements, et
on les examinait de nouveau depuis le sommet de la
tète jusqu'à la plante des pieds, dans les parties les
plus secrètes; ensuite les jeunes matrones lavaient le
mari avec de l'eau tiède et parfumaient tout son corps
pour le disposer à la volupté; les médecins faisaient
placer la femme dans un demi-bain, l'aidaient eux-
mêmes à faire des ablutions, l'essuyaient et la parfu-
maient à son tour; enfin les deux conjoints se cou-
chaient sur un lit dont les courtines restaient entr'ou-
vertes, les matrones et les experts présents. Alors
commençait une scène révoltante d'obscénité et de
ridicule par suite des altercations du mari ou de la
femme 1... Après quoi tous deux se levaient, et une
nouvelle investigation avait lieu pour constater l'état
de la femme, et pour vérifier s'il y avait eu intro-
mission et émission. Procès-verbal était dressé du
tout, et la cour d'Kglise prononçait la sentence. »
Telle était l'épreuve du congrès, que les évêques per-
sistèrent à ordonner jusqu'au jour où le pouvoir ci-
vil, révolté d'une telle immoralité, vint l'abolir en
France, malgré les récriminations des ecclésiastiques.
Sa Sainteté non-seulement confirma le mariage de
don Pedro et de la reine, mais encore elle consentit
à pourvoir à la nomination de toutes les prélatures
vacantes; ce que la cour de Rome avait refusé jus-
qu'à cette époque. Par suite de cette concession, le
roi d'Espagne se trouva obligé de reconnaître l'indé-
pendance du Portugal. Clément IX s'applaudit d'au-
tant plus du succès de sa politicjue à l'égard de ces
deux pays, qu'il comjitait se servir de l'intluence
qu'il venait d'acquérir sur leurs princes pour en ob-
tenir des secours d'hommes et d'argent, afin da
pousser vigoureusement la guerre contre les Turcs.
Malheureusement il n'eut pas le temps de réaliser
ses proje-ts; il apprit que les Turcs venaient de s'em-
parer de Candie, malgré la brave défense de la gar-
nison vénitienne, et que cette île était tombée au
pouvoir du sultan Mahomet IV, par l'indigne trahi-
son des jésuites.
Celte nouvelle causa au saint-père un chagrin si
violent, C[u'il fut saisi d'une fièvre chaude dont il
mourut le 9 décembre 1669. Le Père Nodot essaye
de disculper sa société de l'accusation d'avoir causé
la mort de Clément IX, et prétend que Sa Sainteté,
qui était adonnée à l'intempérance, avait tout sim-
plement succombé à une indigestion à la suite d'un
excès de table.
o9S
TITSTOIRK DF.S PAPES
j^^^^,,^
CLEMENT X
Vacance du saint-siége. — Ëlection de Clément X. — Népotisme du nouveau pape. — Le cardinal Pauluzzi gouverne l'Église. — Le
saint-siége perd sous ce règne une partie de son influence politique. — Commencement de la querelle du droit de régale. —
Histoire de la quiéiiste Antoinette Bourignon. — Ses amours mystiques avec Jésus-Ctirist. — Ses extases. — Elle accouche spi-
rituellement d'un grand nombre de disciples. — Haine de Louis XIV contre les jansénistes. — Vices honteux du saint-père. —
Il meurt usé par l'ivrognerie.
Les cardinaux, entrés en conclave le 20 décembre,
c'esl-à-dire onze jours après la mort de Gl(''ment IX,
n'avaient pas encore nommé de pape au bout de qua-
tre mois, pai- l'effet des brigues qui divisaient le sa-
cré collège; enfin, dans les derniers jours du mois
d'avril, les factions de Chigi, de Barherini et de Ros-
pigliosi, jusque-là si hostiles l'une à l'autre, se réu-
nirent et proclamèrent souverain pontife par adora-
tion, Emile Altiéri, vieillard de quatre-vingts ans,
qui fut intronisé sous le nom de Clément X.
La famille du nouveau pape était des plus ancien-
ne« de Rome et noble à la manière d'Italie, où ceux
qui peuvent vivre sans exercer de profession pren-
nent le titre de gentilshommes et achètent le droit de
se faire appeler comte ou marquis. Gomme Altiéri
n'avait que des nièces, il adopta solennellement pour
cardinal-neveu Antonio Pauluzzi, le beau-frère de Gas-
paro Pauluzzi, qui venait d'épouser dona Laura, une
de ses parentes, et combla de dignités et de faveurs
tous les membres de sa nouvelle famille. Sa Sainteté
nommaAntonio premier ministre ou cardinal padrone
avec cent mille écus de pension, éleva son frère don
Angelo à la dignité de général des galères, et grati-
fia don Gasparo de la charge de généralissime des
troupes pontificales.
Quand il eut suffisamment pourvu sa famille adop-
tive de terres, de bénéfices, de domaines et de prin-
cipautés, le pape se reposa, et remit tout le fardeau
du gouvernement del'Êghse aux mains du cardinal-
neveu, qui s'en servit pour accroître sa fortune, sans
s'inquiéter des malheurs des peuples ni des guerres
lenibles que se faisaient les souverains. Il faut dire,
cependant, que ses efforts pour arrêter le mal n'au-
raient produit aucun résultat, car les puissances eu-
ropéennes ayant pris vis-à-vis du saint-siége une
position complètement indépendante, l'influence de
la cour romaine se trouvait annihilée dans le conflit
des grands intérêts politiques qui s'agitaient entre
les souverains.
Le monde catholique s'était divisé en deux camps
ennemis, le parti français et le parti autrichien, tous
deux cherchant à s'anéantir , tous deux employant
leurs efforts pour s'assurer le triomphe dans la lutte,
tous deux faisant passer les intérêts de leur politi-
que avant les intérêts religieux. Ainsi, quoique fou-
gueux catholique, Louis XIV,aulieti d'ohéirau |iape,
voulait lui tracer sa conduite; et dans son dépit de
voir que Clément X et son neveu Pauluzzi Altiéri fa-
vorisaient la maison d'Autriche, il empiéla sur le pou-
voir spirituel , il confisqua de sa propre autorité des
biens ecclésiastiques , il revendiqua le droit d'établir
des pensions militaires à la charge des bénéfices de
l'Eglise, il déclara par un édit que le souverain avait
le droit de percevoir les revenus d'un évêché pendant
CLÉMENT X
693
sa vacance et d'en conférer les bénéfices qui eu dé-
pendaient, droit qui devint si célèbre sous le nom de
régale; enfin, ce qui fut un coup terrible pour le
saint-siége, il plaça les monlistes ou porteurs de ren-
tes romaines sous une surveillance restrictive, pour
arrêter les envois trop considérables d'arjj^ent (pii
étaient faits à la cour de Rome par les fidèles pour
l'achat des indulgences.
Le souverain pontife réclama faiblement contre
l'usurpation des privilèges ecclésiastiques par le pou-
voir temporel, d'abord parce que ses protestations
n'eussent point été écoutées, ensuite parce (|u'il était
tout à fait incapable de prendre une résolution éner-
gique, l'abus des liqueurs fortes l'ayant plongé dans
un état d'idiotisme presque continuel. On rapporte
même au sujet des habitudes d'ivrognerie du saint-
père une anecdote assez curieuse : « Un soir, dit le
chroniqueur italien, que Sa Sainteté s'était enivrée
comme à son ordinaire avec un moine de Saint-Syl-
vestre, son confesseur, il lui prit fantaisie de nom-
mer cet indigne frocard archevêque , et de faire son
sommelier cardinal. Les brevets furent signés; elle
Jendemam Antonio Pauluzzi eut grand'peine à em-
pêcher les titulaires de faire usage de ces pièces et de
réclamer le bénéfice de leurs brevets >>
A cette époque appai'ut en France une femme ap-
pelée Antoinette Bourignon, qui fit grand bruit dans
la secte des illuminés ou quiétistes. Cette femme sin-
gulière était née à Lille; et si l'on en croit ses pro-
pres aveux, elle était d'une laideur telle eu venant
au monde, que .ses parents avaient délibéré s'ils ne
l'étoufferaient pas; en grandissant, ses imperfections
disparurent, mais sa mère conserva pour elle une
telle aversion, qu'il lui était défendu de paraître en
sa présence et de sortir d'un grenier où elle était re-
léguée. La jeune Bourignon, quoique abandonnée à
elle-même, apprit à lire et employa les longues heures
de la solitude à la lecture de livres mystiques et des
histoires des premiers anachorètes, qu'elle avait trou
vés dans son grenier. Cette étude enflamma son ima-
gination ardente ; elle eut des visions, des extases,
se crut inspirée, elle entra en conférence avec des
esprits, et se figura que Dieu avait avec elle de longs
entretiens et lui ordonnait de se retirer dans un cou-
vent pour se consacrer à la vie religieuse.
Elle se préparait à en faire la demande à son père,
lorsqu'une nuit, dans une nouvelle vision, Jésus-
Christ lui dit : « Que les moines et les nonnes étaient
aussi infâmes que les prêtres, dont l'abomination
criait vengeance, et qu'il viendrait un temps où cette
engeance infernale se dévorerait elle-même et mour-
rait en se déchirant. »
Antoinette Bourignon demeura alors dans la mai-
son paternelle jusqu'au moment où elle fut recher-
chée en mariage par un jeune homme ; elle avait
dix-huit ans. Au lieu d'obéir à ses parents, qui vou-
laient lui donner un mari, la jeune illuminée prit un
déguisement d'ermite et se sauva dans la campagne,
où par malheur elle tomba au milieu d'une bande de
soldats. Le chef de la troupe conçut quelques soup-
çons sur le sexe du moine à sa tournure et à l'air de
son visage; et quand il eut reconnu qu'il avait af-
faire à une femme, il ne se fit aucun scrupule de la
traiter comme une courtisane, et après l'avoir violée,
il pirinil à loi'te sa buiule, qui était composée de
plus de quatre cents hommes, d'agir de même.
Antoinette, par une grâce toute particulière de Dieu,
affirme l'iiistorien qui a écrit la vie de cette femme
extraordinaire, ne perdit pas cependant sa virginité;
quand la troujie se fut éloignée, elle se leva aussi
pure qu'auparavant et se réfugia chez un curé de
village, qui la cacha dans son église, et la fit entrer,
avec l'assentiment de l'archevètiue de Cambrai, dans
le couvent de Saint-Symphorien. Elle propagea ses
doctrines parmi les nonnes, et se vit bientôt à la
tête de nombreuses prosélytes (pii avaient comme
elle des visions et des extases.
Malgré les succès qu'elle obtenait à Saint-Sym-
phorien, elle n'y fit pas un long séjour, s'étant aperçue
que la débauche avait établi son temjile dans le mo-
nastère, et que les jésuites conlésscurs des religieuses
avaient des relations criminelles avec leurs pénitentes.
Toutefois, avant de quitter le couvent, elle voulut
emmener avec elle plusieurs nonnes extatiques, et
en fit la proposition à une de ses prosélytes, qui
révéla le complot à la supérieure. Antoinette Bouri-
gnon fut immédiatement chassée delà sainte maison;
et comme elle n'osait pas retourner chez ses parents,
elle se réfugia chez un curé des environs de Lille.
Ce prêtre, qui l'avait d'abord accueillie par un
sentiment de piti'', devint éperdument amoureux d'elle,
et chercha à lui faire partager sa coupable ardeur ;
plusieurs fois même il voulut s'introduire la nuit
dans sa chamdre et jusque dans son lit. Comme elle
lui opposait toujours une résistance invincible, son
amour se changea en véritable fureur. Une nuit, le
terrible curé, exaspéré par ses refus, fut pris d'une
sorte de vertige, et lui tira deux cou])s de fusil qui
heureusement ne l'atteignirent pas.
Antoinette Bourignon s'échappa en chemise de la
maison du curé, et courut se réfugier chez un fervent
catholique qui demeurait dans le voisinage. Celui-ci
conçut bientôt pour elle une passion extrêmement
violente et faillit la faire tomber dans un piège. Pour
capter sa confiance, il aflecta de répéter souvent qu'il
ne mettait aucune différence entre une belle femme
et une femme laide, entre le vin et l'eau ; puis il lui
proposa de passer la nuit dans le même lit, sans
aucun voile ni l'un ni l'autre, à l'exemple des pre-
miers saints de l'Église, pour avoir le mérite de ré-
sister aux désirs de la chair. Antoinette accepta ;
mais à peine était-elle couchée avec cet enthousiaste,
qu'elle reconnut qu'elle avait afl'aire à un hypocrite;
celui-ci l'étreiguit dans ses bras et chercha à assouvir
sa brutale passion; heureusement elle parvint à se
dégager, et put sauver encore une fois sa virginité.
Elle retourna à Lille, et comme sa mère était
morte, Antoinette Bourignon réclama sa part d'héri-
tage, plaida, et perdit son procès. Forcée alors de
vivre de son tr.ivail, les visions cessèrent, et son
humeur turbulejite parut singulièrement adoucie. Ce
temps de repos dura environ deux années; enfin,
après la mort de son père, elle se trouva maîtresse
d'une fortune assez considérable en terres, en mai-
sons et en argent, qu'elle augmenta par une stricte
économie, et parce que, de son propre aveu, « elle
ne trouvait point de pauvres dans ce monde qu'
fussent dignes de l'aumùne. »
694
HISTOIRE DES PAPES
Malgré son peu de cliaritô pour les mallieureux,
elle soUiiita et ohlint le litre do directrice de l'hù-
pltal do Notre-Dame des Sopt-Douleurs, où elle prit
l'habit de «lint Augustin. Avec les habitudes de cou-
vent revinrent les extases et les visions ; Antoinette
crut voir partout dos démons et des sorciers; bientôt
toutes les nonnes qui liabitaient la sainte maison
curent les mêmes apparitions et furent déclarées sor-
cières et possédées L'autorité séculière fut obligée
d'intervenir; la supérieure des sœurs de l'hôpital fut
accusée d'avoir un commerce horrible avec le diable,
et se trouva en butte aux persécutions des dévols.
Elle quitta précipitamment Lille, passa en Flandre,
puis dans le Brabant, et s'arrêta à Amsterdam, oîi
elle eut avec Dieu des conversations plus longues et
plus intimes que de coutume.
Depuis quelque temps déjà, Antoinette Bourignon
avait renoncé à toute praliciue extérieure du culte
matériel, n'allait pointa la messe et ne se confessait
plus. « Dieu me jugeant enfin digne de lui, dit la
visionnaire dans ses mémoires, parut vouloir s'atta-
cher à moi pour jamais, et m'ordonna de désirer des
enfants; ce que je fis. Immédiatement je sentis que
le céleste pasteur m'enlaçait dans ses bras et me
couvrait de baisers; puis je tombai sans connaissance,
enivrée de voluptés infinies Ma virginité avait
disparu, j'étais enceinte ; neuf mois après, j'enfantai
spirituellement des disciples, non sans soutîrir les
douleurs corporelles et les tranchées les plus aiguës,
douleurs qui se sont renouvelées, ajoute-t-elle, à
chaque augmentation de ma famille mystique. »
L'exactitude de ces visions surnaturelles se trouve
affirmée dans les ouvrages d'un prêtre de l'oratoire
de ÎMalines, nommé le Père Cordt, qui ne quittait
la sainte fille ni jour ni nuit, couchait parfois dans
son ht, et qui, en qualité de disciple, l'accompagna
dans tous ses voyages jusqu'à sa mort.
Antoinette Bourignon prétendit encore « qu'elle
avait vu Adam tel qu'il était avant sa chute, et tel
que le seraient les hommes dans la béatitude éter-
nelle, c'est-à-dire avec un corps transparent et réu-
nissant les deux sexes. Elle affirmait qu'à la place
de l'organe de la virilité Adam avait un nez ordinaire,
mais renversé, d'oiî s'exhalaient des parfums exquis,
et que les narines étaient remplacées par deux ma-
trices de femmes blanches et vermeilles, dont l'une
contenait des œufs semblables à des perles fines, et
dont l'autre renfermait une liqueur propre à les ani-
mer; et que l'heureux possesseur de cette double
faculté génératrice, embrasé par l'amour de Dieu,
procréait de nouveaux êtres par son nez miraculeux,
au milieu de jouissances infinies. »
Aussi longtemps qu'Antoinette Bourignon, le Père
Cordt et leurs prosélytes se contentèrent de discuter
sur des folies, on les laissa parfaitement tranquilles ;
mais lorsqu'ils voulurent se mêler de politique, on
vint troubler leurs conférences. Antoinette, forcée de
quitter la Hollande, vint s'établir dans la petite île
de Xoordstrandt, qui dépendait du Holstein, et dont
le Père Cordt était propriétaire.
Elle se décida alors à écrire pour propager ses
doctrines et travailler à la réforme de l'Eglise; elle
monta une imprimerie pour les langues française,
llamundo et allemande, et ne la laissa jamais chômer
un instant. « Elle annonçait entre autres choses que
ceux qui paraissaient les jilus saints jianui les prê-
tres n'étaient que des hypocrites, ([ue tous les ciiré-
tiens avaient pactisé avec le diable, que le pape était
le chef des antechrists spirituels dont se composaient
toutes les sectes répandues dans le monde ; que le
culte, les sacrements, les mystères étaient des im-
piétés inventées par le malin esprit; que les sermons
n'étaient que des parades où les prêtres se jouaient
de leur auditoire ; que les miracles attribués aux
saints n'étaient que d'odieux mensonges; que les
entretiens spirituels n'étaient que de vaines disputes
de mots, les livres de dévotion des manuels de per-
dition, et les vêtements de pénitence et de mortifica-
tion des couvertures qui servaient à cacher la débau-
che et l'infamie. »
Comme elle attaquait les prêtres de toutes les commu-
nions, les ministres luthériens la persécutèrent, ainsi
qu'avaient fait les catholiques, et l'obligèrent à quitter
le Holstein et à errer de ville en ville jusqu'à sa mort.
« Il était temps pour elle de ([uitter ce monde,
dit Bayle, car le bourigonisme prit un grand déve-
loppement, surtout en Bresse, et la pauvre enthou-
siaste, qui croyait ressentir des tranchées à chaque
augmentation de disciples, aurait cruellement souffert
de la multiplication de sa famille mystique. »
En France, les querelles entre les jansénistes et
les molinistes venaient d'éclater de nouveau et me-
naçaient sérieusement de troubler le royaume. Les
jésuites poursuivaient à outrance leurs adversaires;
et telle était leur haine contre les solitaires de Port-
Royal, qu'ils préféraient voir triompher l'athéisme,
plutôt que de tolérer la propagation du jansénisme ;
ainsi ils faisaient brûler par la main du bourreau
une critique que le docteur Perrault avait publiée
contre eux, sous le titre de « Morale pratique des
jésuites, M et ils n'élevaient pas la plus légère plainte
contre le « Traité théologique et politique » que
publiait le célèbre juif Benoît Spinosa, et où l'auteur
soutenait que Dieu n'était pas un être infiniment
parfait; qu'il n'était pas même doué d'intelligence;
que pour tout dire, il affirmait que la divinité n'était
autre chose que cette force ou cette vague énergie
de la nature, qui pense dans les hommes, qui sent
dans les animaux, qui végète dans les plantes, et
qui rassemblé les atomes de la matière inerte.
Ce panthéisme matériel ne trouva nul contradic-
teur à son apparition parmi les catholiques, pas
même à Rome. Il est vrai qu'on ne s'y occupait point
de religion, et qu'il importait peu au carJinal-neveu
que les fidèles eussent telles ou telles croyances,
pourvu qu'ils acquittassent régulièrement les taxes
et les impôts dont il les accablait.
Enfin, Antonio Pauluzzi dut résigner la suprême
puissance ; le saint-père, accablé de vieillesse, usé par
l'ivrognerie, tomba dans un état do prostration ([ui
lui enleva jusqu'à la faculté de se niuuvuir. et •étei-
gnit le 26 juillet 1676.
INNOCENT XI
695
Election d'Innocent XI. — Histoire du pape avant son exaltation. — Querelles entre le nouveau pontife et Lr uis XIV. — Le Père
La Chaise, confesseur de Louis XIV. —Synode des évâques de France. — Les quatre propositions des libertés de l'Eglise ga'li-
cane. — Innocent anatliéinatise les prélats français qui avaient assiste au concile national, — Réaction catholique en Angle-
terre. — Conspiration des papistes. — Le Parlement anglais fait arrêter un grand nombie de jésuites — Pir Edmondbury G"d-
frey est assassiné par ordre île la reine d'Angleterre. — Bill qui e.vclut du trône de la Grande-Bretagne le fanatique duc d'York,
frère du roi. — Charles II casse le Parlement et fait égorger ses sujets. — Les whigs et les torys. — Mort de Charles II. — Y.i-
natisme de Louis XIV. — Révocation de l'édit de Nantes. — Jacques II sur le trône d'Angleterre. — Supplice de Monmouth.
— Condamnation du quiétiste Michel Molinos. — Abolition des franchises pour les ambassadeurs à Rome. — Louis XIV lait
insulter le pape par le marquis de Laverdin. — Mort d'Innocent XI.
Les cardinaux entrèrent en conclave le soirmt'ine
des funérailles de Clément X ; comme toujours, la
brigue décida de l'élection, et après deux mois de
luttes et de tiraillements, les membres du conclave
proclamèrent souverain pontife le fils d'un banquier,
le cardinal OJescalchi, qui lut adoré sous le nom
d'Innocent XI.
Ce pape, d'un caractère impérieu.x, altier et opi-
niâtre, était né dans les États d'Autriche ; avant
d'embrasser la carrière ecclésiasti([ue, il avait suivi
le métier des armes ; et lorsqu'il ceignit la tiare, on
pouvait voir encore sur son front l'empreinte qu'y
avait laissée le casque.
Louis XIV lui p:irutun rival dij,'iie(k' lui et contre
lequel il devait déployer sa double énergie belliqueuse
et sacerdotale. Le moment était d'autant plus oppor-
tun de rompre la paix avec ce monarque, qu'il était
en guerre avec l'empereur a]iost()li(jue romain, Léo-
pold d'Autriche, et ijue Châties II d'Kspagne, et
Charles IV, duc de Lorraine, s'étaient ligués avec
les bérétiqucs des Provinces-Unies pour accabler le
roi très-chrétien, qui de son côté avait fait alliance
avec Mahomet IV, empereur des Turcs. Le jiape
saisit le prétexte du droit de régale que réclamait
Louis XIV, et déclara que le souverain n'avait pas
le droit d'abuser de cette coutume établie en France,
de disposer des rentes et des bénéfices des sièges
vacants, ni de s! emparer des revenus des abbayes et
des Eglises, sans avoir égard à leurs exemptions, à
leurs immunités et à leurs privilèges.
Le saint-père se trouva appuyé dans sa démarche
par les jésuites et même par les prélats jansénistes;
toutefois il n'osa pas rompre ouvertement avec
Louis XIV, et se contenta de lui envoyer un simple
bref d'avertissement. La modération du souverain
pontife était motivée par la situation financière du
saint-siége ; comme les dépenses avaient excédé les
recettes d'une somme considérable, il était à crain-
dre ([ue le moindre bouleversement n'entraînât la
banqueroute. Innocent voulut donc gagner du temps
pour parer aux inconvénients d'une semblaltle posi-
tion. D'abord il supprima d'énormes émoluments
([ui étaient |)ayi's aux ncvettx des papes défunts ou à
leurs créatures, il abolit une foule de charges inu-
tiles, remit de l'ordre dans l'adrainislralion des
finances, et répartit les impôts sur les nobles qui en
avaient été exemptés; ensuite il réduisit l'intérêt des
fonds de l'Etat à trois pour cent, lit de nouveaux
696 • •
IIISTOIUK I)1:ï> l'Al'KS
'■fjitmjmz
^=imt."--^z-
Cliailes II, roi d'Anglelerre, liclie, hypociilo, sanguinaire cl despole
emprunts, doiihl;! les taxes, et parvint à i-élalilli-
l'équilibre entre les recettes et les dépenses.
Lorsque l'habile pontife eut remis les choses sur
un bon pied, il reprit ses projets contre Louis XIV,
et lui écri\it; « Très-cher fils en Jésus-Christ, nous
avons déjà représenté à Votre Majesté combien l'or-
donnance qu'elle publia, sous le règne de notre pré-
décesseur, sur la régale, était injurieuse aux libertés
ecclésiastiques, contraire aux droits divin et humain,
et éloignée de l'exemple et des usages légués par les
anciens rois. Ci-pendant nous avons appris que vos
agents foulent aux pieds l'autorité des évêques,
troublent Tordre et la discipline de l'Église, ouverte-
ment et avec l'as-sentiment de la puissance royale.
Nous n'accuserons pas Voire Majesté de ces déplo-
rables scandales; nous en ferons retomber le biàrae
sur vos consi;iller.'^, qui ne vous ont pas averti cou
rageusement que vous vous écartiez de la droite voie,
qui ne vous ont pas dit de vous ressouvenir que vous
aviez prononcé devant Dieu le serment de verser
votre sang pour le maintien de la foi et la défense
des libertés de sa sainte Eglise ; nous excommu-
nierons ces làohes courtisans qui ne se sont pas rap
pelé que Dieu doit être obéi avant les hommes, que
la vie des rois et des princes passe rapide comme
l'éclair, que le plus puissant des souverains, comme
le dernier de ses sujets, après cet instant terrible,
appelé au tribunal de l'Eternel, y comparaît sans
sceptre, sans couronne, sans manteau de pourpre,
sans gardes, sans suite, ni aucun des terrestres insi
gnes de sa puissance mondaine ; que là. Votre Ma-
jesté n'aura pour cortège que ses crimes, et qu'autour
L'iiifàme Louis XIV, l'ordonnateur des dragonnades des CcveniiJS
]'à
69it
HISTOIRE DES PAPES
d'elle se dresseront les vieil. nos de ses eruautés pour
ciier vengeance.
<- Pour nous, qui ne redoutons pas de vous faire
entendre le lans^age énergique do la vérité, et qui
désirons vous empêcher de combler la mesure de vos
iniquités, nous vous prévenons que votre édit sur la
régale est une œuvre impie, et que vous ne sauriez
trop vous hâter de rapporter ce décret, pour mériter
votre pardon devant Dieu. Nous n'ignorons pas que
vous cherchez à racheter les crimes de votre vie par
de louables actions, que vous détruisez les synago-
gues, que vous persécutez les hérétiques, et que
vous voulez vous préparer pour le ciel des récom-
penses infinies ; mais prenez garde que votre main
gauche ne renverse ce qu'aura édifié votre main
droite ; et rappelez-vous que l'Apôtre a dit : Celui
qui tombe volontairement dans le péclié perd le mé-
rite de ses œuvres pies.
« Nous sommes navré de douleur en songeant que
la mort peut vous surprendre pendant que votre
conscience est chargée de la plus exécrable des ini-
quités ; aussi nous nous empressons de vous crier
de la part de Dieu : « Rétractez l'ordonnance de la ré-
« gale, abolissez tout ce que vous avez entrepris con-
« tre la liberté et les droits temporels de l'Eglise, ou
« bien redoutez mon indignation ! » Si après ce nou-
■vel avertissement vous n'obéissez pas aux ordres de
Dieu, si Votre Majesté ne sort pas de la voie funeste
où elle s'est engagée, nous nous servirons des armes
terribles que Jésus-Christ a placées entre nos mains.
Assurément l'accomplissement de notre devoir nous
exposera à de terribles tempêtes; mais dans cette
sainte lutte, nous mettrons notre gloire à souffrir
pour la croix de Jésus-Christ !
« Donné à Rome, le 27 décembre 1679. »
Tout en paraissant n'avoir en vue que l'intérêt de
la religion, il était facile de voir que le pape ne son-
geait qu'à rétablir l'omnipotence du saint- siège; de
même qu'il était évident que Louis XIV, sous pré-
texte de soutenir les droits de sa couronne, voulait,
en se rendant maître des bénéfices ecclésiastiques,
placer le clergé dans sa dépendance et s'en servir
pour dominer le peuple.
Innocent XI avait deviné Louis XIV, et celui-ci
avait pénétré les secrètes espérances du saint-père ;
la lutte s'engagea donc entre la royauté et la papauté.
Jamais prince n'avait peut-être gouverné plus des-
potiquement son empire que Louis XIV et n'avait
été plus parfaitement le maître de ses sujets; tous,
nobles, prêtres et bourgeois, rampaient à ses pieds
comme de vils esclaves ; et le prince de Gondé, pour
peindre l'asscnissement du clergé, disait « que s'il
prenait fantaisie au roi d'embrasser le protestantisme,
les prêtres seraient les premiers à l'imiter. » Le
Père la Chaise lui-même, le petit-neveu du Père
Cotton, qui était devenu à son tour confesseur du
roi, et qui dirigeait depuis cinq ans la conscience de
Louis XIV, s'était rangé de l'avis du monarque au
sujet de la régale, et quoique jésuite, faisait de l'op-
position au saint-siége. Quelques historiens accu-
sent même le bon Père d'avoir contribué à inspirer à
son auguste pénitent le désir de secouer entièrement
le joug de la cour de Rome pour avoir à sa dispo-
sition la feuille des bénéfices.
Au lieu d'obéir aux injonctions du pape. Louis XIV
réunit les principaux prélats du royaume en conseil,
dans le palais de Monseigneur Marea, métropolitain
de Paris, et les saisit de l'affaire. C(Mix-ci, qui sui-
vaient tous l'impulsion du Père la Chaise, se gardè-
rent bien de le contredire, et confirmèient le droit
de régale sur toutes les Églises de France. L'arche-
vêque de Paris composa même sur cette matière un
ouvrage fort indigeste, intitulé : « Accord du sacer-
doce et de l'empire. » Innocent XI ordonna immé-
diatement à ses canonistes de réfuter ce livre, et
renouvela ses instances auprès do Louis XIV pour
qu'il abandonnât ses prétentions à la régale. Le mo-
narque se sentant appuyé par le clergé, tint bon,
refusa de se soumettre, et prenant pour prétexte que
les libertés de l'Eglise gallicane étaient en danger
par suite des envahissements de la cour de Rome, il
convoqua un concile national pour défendre les droits
de sa couronne.
Bossuet, l'illustre évêque de Meaux, qui était
gagné à la cause du roi, ouvrit les séances par un
discours extrêmement habile ; il affecta la plus res-
pectueuse déférence pour l'Eglise romaine, la nomma
la mère, la nourrice et la maîtresse de toutes les
Eglises, en insinuant toutefois qu'il était nécessaire
d'examiner les droits fondamentaux de la puissance
civile et de l'autorité rehgieuse. Après cinq mois de
délibérations, l'assemblée publia les quatre proposi-
tions suivantes, qui comprenaient ce qu'on appelle
encore de nos jours les libertés de l'Eglise gallicane.
« 1° Le pape et l'Église universelle n'ont aucune au-
torité ni directe ni indirecte sur le temporel des prin-
ces, et ne peuvent ni déposer les souverains ni délier
leurs sujets du serment de fidélité.
" 2" L'autorité des conciles généraux est au-dessus
de celle des papes, ainsi qu'il a été décidé dans la
quatrième et dans la cinquième session du concile de
Constance, décision que l'Eglise de France reconnaît
comme universellement approuvée et applicable même
aux temps où il n'existe point de schisme.
« 3° L'autorité du siège de Rome, quant à la dis-
cipline, reçoit sa force du consentement des autres
Eglises, et l'exercice de la suprême puissance ecclé-
siastique doit être tempéré par les canons.
« 4° Dans les questions qui concernent la foi, les
décisions des papes ne sont pas infaillibles ; elles ne
deviennent telles que par l'approbation de l'Église. »
Ces propositions, qui étaient principalement l'ou-
vrage de Bossuet, furent signées par huit archevê-
ques, par vingt-six évêques et par trente-quatre dé-
putés du second ordre du clergé. Le roi en ordonna
l'acceptation et l'enseignement dans toutes les universi-
tés, dans les facultés de théologie et de droit canon,
par un édit intitulé perpétuel et irrévocable. Inno-
cent XI en fut tellement indigné, qu'il assembla im-
médiatement le sacré collège, et prononça en plein
consistoire une excommunication contre tous les pré-
lats qui avaient assisté au concile de Fiance, et fit
bri!iler publiquement par la main du bourreau les
quatre propositions qu'ils avaient décrétées. Sa Sain-
teté ne s'en tint pas là; comprenantque ses foudresim-
puissantes n'intimideraient pas le clergé français, elle
résolut de se créer des défenseurs dans les rangs mêmes
de ses ennemis, et de corrompre au lieu de menacer.
I
INNOCENT XI
699
Conformément à ses instructions, le légat chercha
à se réconcilier avec les jansénistes; il lit même des
ouvertures au théologien Arnauld et à((ueli|ues autres
solitaires de Port-Royal, et leur offrit des chapeaux de
cardinaux s'ils voulaient embrasser la cause du pape et
défendre l'omnipotence du saint-siége. Arnauld re-
poussa les propositions du légat, et écrivit en faveur
des maximes publiées par les ecclésiastiques français.
Mais quelques-uns des disciples de l'abbé de ^ainl-
Cyran se montrèrent de meilleure composition, entre
autres les moines Sfondrati et d'Aguirre ; ils furent
décorés de la pourpre romaine, gratifiés de riches bé-
néfices, et en échange ils déclamèrent contre le con-
cile national de 1682.
De son côté, Louis XIV distribua les sièges et les
abbayes aux signataires de la déclaration, afin d'em-
pêcher les défections; et comme Sa Sainteté refusait
de donner aux protégés du roi l'institution canonique,
il en résulta (jue les églises se trouvèrent avoir des
pasteurs qui ne pouvaient ni recevoir l'ordination ni
exercer aucun acte spirituel. Ainsi la dissidence entre
la cour de Home et celle de France devenait de jour
en jour plus grave.
En Angleterre, les choses commençaient également
à prendre une tournure moins favorable aux intérêts
du saint-siége. Les murmures du peuple et les repré-
sentations du Parlement avaient rappelé à Cliarles II
que la tète de son père était tombée sous la hache du
bourreau. Le prince paraissait avoir abandonné ses
projets extravagants de monarchie absolue et de res-
tauration du papisme dans les Etats de la Grande-
Bretagne; il affichait même un grand désir de se
rendre populaire, et mariait sa nièce au prince d'O-
range. Tout cela n'était que ruse et fourberie; et la
découverte de la fameuse conspiration des papistes
vint mettre au grand jour l'infamie du roi. Cette conju-
ration ténébreuse, qui comptait parmi sesmembres^les
évèques, les lords, les personnages les plus influents
de la cour, le duc d'York, frère du monarque, Cathe-
rine de Portugal, femme de Charles II, et le roi lui-
même, avait pour but de rétablir le catholicisme en
Angleterre, de massacrer les presbytériens, et de ren-
verser le gouvernement constitutionnel pour y substi-
tuer le despotisme.
Charles II s'était réuni aux conjurés pour ce der-
nier point, et s'était réservé de décider plus lard de
l'opportunité des mesures à prendre pour le triomphe
du papisme ; son intention secrète était de se servir
des catholiques pour renverser le Parlement, et de se
ranger ensuite du côté des presbytériens contre les
papistes, pour se faire reconnaître roi absolu à la
faveur des troubles, c'est-à-dire qu'il comptait trahir
à la fois le peuple anglais et les catholiques. JMais il
avait affaire à des gens plus habiles que lui, car les
chefs de la conjuration, tout en paraissant soumis à
ses volontés, avaient décidé qu'ils le tueraient lui-
même et qu'ils placeraient sur le trône le duc d'York
•son frère.
Le complot était à la veille d'éclater, lorsqu'un jé-
suite, nommé Titus Oates, l'un des conspirateurs,
cédant aux cris de sa conscience, se rendit chez un
juge de paix de Londres, sir Edmcndbury Godfrey,
et lui fit la révélation de tout ce qu'il savait. Entre
autres choses, Titus Oates déclara que le pape, se
considérant comme en droit de revendiquer la pos-
session de r.Vngleterre et de l'irhaule, d'après l'héré-
sie du souverain et du peuple, s'était adjugé tacite-
ment la souveraineté de ces deux royaumes, et les
avait remis aux mains des jésuites comme étant le
patrimoine de saint Pierre. Qu'en conséquence, le
Père Oliva, général de leur ordre, avait été déclaré
légat du saint-siége; que plusieurs seigneurs catho-
liques avaient été également désignés par le pontife
pour remplir les principales charges de l'Etat ; que
lord Arundel devait être créé chancelier ; sir William
Godolfin, garde du sceau privé; que Coleman, secré-
taire du duc d'York, devait être promu au secrétariat
d'Etat ; Langhorne à la charge de procureur en chef;
lord Bellasis à la dignité de généralissime des ar-
mées ; lord Petre au grade de lieutenant général, et
lord Strafford à l'emploi de trésorier.
Il révéla en outre que les jésuites, à l'insu des con-
jurés, avaient formé un tribunal secret, où il avait
été décidé que le roi d'Angleterre, qu'on désignait
sous le nom de bâtard noir, serait empoisonné pour
avoir marié sa nièce à un hérétique. Il dit même que
cette décision avait été communiquée au Père la
Chaise, confesseur du roi de France; que celui-ci
avait offert dix mille livres à sir Georges Wakeraan,
médecin de la reine, pour se ciiarger de cette affaire,
et que le docteur en avait exigé quinze mille, qui lui
avaient été accordées immédiatement.
Titus Oates déclara que les révérends Pères, crai-
gnant que le docteur ne remplît pas sa promesse,
avaient soudoyé quatre bandits qui devaient poi-
gnarder le roi dans sa voiture un jour qu'il se ren
drait au Parlement, et que dans le cas où ils vien-
draient à manquer leur coup, deux autres conjurés,
nommés Gove et Pickering, devaient tirer sur le roi
avec des balles d'argent; que le premier avait de-
mandé pour son salaire quinze cents livres, et le
second trente mille messes pour le racheter des flam-
mes du purgatoire.
Il ajouta que Coleman, secrétaire du duc d'York,
avait eu entre les mains l'ordre écrit du tribunal
secret, en ce qui concernait le projet d'empoisonner
ou de poignarder le roi ; que lui-même avait été
chargé de lui porter plusieurs lettres dans ce but;
qu'un pari de cent livres avait été ouvert entre plu-
sieurs jésuites relativement à la mort de Charles II,
les uns émettant l'avis que le prince n'existerait plus
aux fêtes de Noél, les autres soutenant qu'il ne pou-
vait être assassiné qu'après celte époque. Il révéla
en outre que les catholiques avaient projeté de mettre
le feu aux quatre coins de Londres, et d'en agir de
même dans les principales villes des trois royaumes ;
qu'à un signal donné, vingt mille hommes devaient
partir de Flandre, débarquer en Angleterre, pénétrer
à Londres, et faire pleuvoir sur le peuple des balles
à feu, qu'ils avaient nommées pilules piquantes de
Tewksbury; qu'un soulèvement général avait été
ménagé en Irlande, et qu'enfin la couronne devait
être offerte solennellement au duc d'York, parce
qu'on était assuré qu'il n'hésiterait pas à faire le
serment d'extirper la religion protestante. y
Plusieurs jésuites dénoncés par Gates furent arrêtés
immédiatement. Coleman. qui d'abord s'était caché,
vint ensuite se mettre entre les mains du secrétaire
700
HISTOIRE ni:s PAPES
d'Etat, et se présenta fièrement devant les magistrats,
comme si la liante protection du duc d'York eût dû
le garantir de tout dantrer. Les investigations de li
jii>Mioe suivirent néanmoins leur cours: sir Edniond-
imry GodtVey, qui avait été commis pour prondro
des informations sur cette ténéljreuse afl'aire, s'ac-
ijuittait de son devoir avec un zèle extrême, faifsait
des perquisitions clieztoutes les personnes suspectes,
et opérait des saisies. Enfin, le hasard voulut qu'il
mît la main sur une correspondance secrète de la
reine, du duc d'York, de plusieurs lords catholiques.
avec le nonce du pape qui résidait à Bruxelles, cl
avec le confesseur de Louis XIV.
Comme il se préparait à faire usage de ces pièces
importantes, la cour s'en débarrassa. Un matin, on
trouva le cadavre du juge de paix dans un fossé près
de Primerose-Hill, sur la route de Hampstead, trans-
percé de sa propre épée, l'arme tout entière dans la
blessure, et présentant cette singulière circonstance
qu'aucune goutte de sang n'était sortie de cette hor-
rible plaie.
On soupçonna que les assassins d'Edmond bury
Godfrey lui avaient passé son épée au travers du
corps lorsque déjà il n'existait plus, afin de faire
croire à un suicide; et cette opinion se corrobora
quand on eut dépouillé la victime de ses vêtements
et qu'on eut découvert autour du cou une marque
livide et bleuâtre qui attestait que l'infortuné était
mort de strangulation. Le crime était patent; restait
à connaître les coupables. Un nommé William Bedloe,
capitaine de cavalerie, l'un des affidés des papistes,
comparut devant le conseil d'enquête et fit des révé-
lations. Il déclara que la veille de la découverte du
cadavre il avait été mandé à Sommerset-House, où
résidait la reine Catherine, qu'on lui avait montré
l'infortuné Edmondbury Godfrey gisant étranglé dans
une chambre basse du palais, et qu'un domestique
de lord Bellasis lui avait offert quatre mille livres
s'il voulait se charger de l'emporter.
La culpabilité de la reine était évidente; la Chambre
des communes penchait pour la mettre en accusation ;
les lords seuls repoussaient de toutes leurs forces le
scandale d'un jugement contre la femme du souve -
rain; toutefois Charles II fut obligé, pour donner
satisfaction à l'ojiinion publique qui devenait mena-
çante, de faire poursuivre le procès de Coleman, et
de lui adjoindre les jésuites Ireland, Pickering et
Gove ; tous les quatre furent condamnés au dernier
supplice et sacrifiés à la tranquillité du monarque.
Néanmoins tout n'était pas dit sur cette grande
affaire ; un orfèvre appelé Miles Prance, catholique
romain, qui avait été dénoncé par Bedloe comme un
des complices du meurtre d'Edmondbury, indigné de
voir que la cour laissait exécuter ceux qui avaient
suivi ses ordres, fit à son tour des révélations; il
déclara que le crime avait été accompli dans l'hôtel
de Sommerset, par Gérard et Kelly, prêtres irlan-
dais, aidés de Horace Hill, laquais de la reine, de
Robert Green, employés à sa chapelle, et de Henri
Berry, suisse du palais; tous furent jugés, atteints
et convaincus d'assassinat sur la personne d'Edmond-
bury, et condamnés à la peine capitale. Le provincial
des jésuitfs Whitebread. les Pères Fenwick. Gaven,
Turner et Harcoml, qui étaient englobés dans l'ac-
cusation principale, subirent la même peine; Georges
W'akeman, médecin de la reine, obtint seul sa grâce
]Kir l'inttM'vention de Charles II lui-même, sans (|u'on
ait jamais su quel motif engageait le monarque à
user de clémence envers un homme qui avait voulu
rem]ioisonner; le marquis de Strafford fut également
déclaré coupable de haute trahison et condamné à.
être pendu et écartelé; par commutation, il eut la
tète tranchée. Enfin le Parlement ayant l'ait justice
de tous ces misérables, parla d'attaquer les grands
coupables et de mettre en jugement le duc d'York et
la reine Catherine de Portugal.
Le roi, qui redoutait les suites de ce procès, se
détermina à dissoudre la Chambre des communes,
qui sii'goait depuis dix-sept ans, et à faire de nou-
velles élections, espérant qu'il lui serait facile de
corrompre les nouveaux députés, et de faire cesser
les poursuites contre les personnages qui avaient
trempé dansle comjdot des papistes. Charles II avait
mal ]iréjugé ; les membres envoyés par les hastings
au Parlement se montrèrent aussi incorruptibles que
leurs prédécesseurs; ils continuèrent l'enquête com-
mencée contre le duc d'York, décrétèrent un bill qui
excluait ce prince du trône de la Grande-Bretagne,
et arrêtait qu'à défaut d'héritier direct, le roi venant
à abdiquer ou à mourir sans entants, la couronni'
serait dévolue à la personne que la nation en jugerait
digne. Le Parlement ne s'en tint pas à cet acte de
vigueur ; il rendit la célèbre loi nommée l'acte d'ha-
beas-corpus, qui mettait des limites au pouvoir du
roi, et lui enlevait le droit de faire emprisonner pu
pendre un citoyen par le fait seul de sa volonté.
Le duc d'Y'ork, voyant la tournure que prenaient
les choses, se détermina à se retirer eu Ecosse pour
calmer les craintes de la nation anglaise et afin de
rattacher les Écossais à sa cause. Le départ du prince
de la ville de Londres donna lieu à des manifesta-
tions publiques extrêmement désagréables pour lui ;
sa voiture fut accompagnée par les huées des ci-
toyens, et ses gens pourchassés à coups de pierres.
Par contraste, l'opinion se déclara pour le duc do
Monmouth, fils naturel de Charles II. Il se forma ù
cette occasion deux parfis en Angleterre, celui des
whigs et celui des torys ; les premiers étaient dévoués
an duc de Monmouth et s'ét&ient déclarés les dé-
fenseurs des libertés nationales ; le nom de whigs
leur venait d'une qualification par laquelle on dési-
gnait les presbytériens d'Ecosse; les torys, partisans
de la royauté, soutenaient les privilèges des castes
nobles; ils avaient pris leur nom d'un mot anglais
qui servait à désigner une bande de voleurs irlan-
dais ; le mot convenait parfaitement aux nobles anglais.
La lutte entre ces deux factions devenant de jour
en jour plus vive et plus animée, le roi se décida à
dissoudre une seconde fois le Parlement, et à con-
voquer une nouvelle Chambre des communes dans la
ville d'Oxford. Cette nouvelle tentative ne réussit pas
mieux à Charles II que la précédente ; les membies
de l'assemblée ouvrirent leurs séances aux cris de
<' ni papisme ni esclavage 1 » et cela malgré la pré-
sence des troupes royales qui gardaient les abords
de la salle où se tenaient les députés.
La nouvelle chambre se trouva encore saisie de
l'interminable affaire de la conspiration des papistes.
Lci dragûaniJcs .«ous Louis XIV
702
IlISTOlllE DES TAPES
Un Irlandais, iioiumo FiU-Hanis, vint faire la révc-
latioii d'un nouveau complot plus eflVayant oncovo
qu'aucun de ceux qui avaient été découverts, et offrit
de fournir les preuves ipie le duc d'York et la reine
Catherine de Portugal avaient ordonné le meurtre de
sir Kdmondbury Godfrey, et avaient présidé à l'ac-
coniplissemcnt du crime.
Charles II, qui avait les mêmes intérêts que son
frère et sa femme à ne pas réveiller l'allention pu-
Miijue sur cette affaire, et qui craignait que le Par-
lejneut n'en vînt à s'attaquer à sa personne, s'em-
pressa de faiie rendre par la Chambre des lords un
warrant c]ui l'autorisait à faire arrêter Filz-Harris. Le
Parlement réclama le prisonnier, déclara que la cause
devait être évoquée à sa barre; que s'il y avait ca-
lomnie, il fallait que la justification fût éclalaule ;
mais que si les révélations de l'accusé étaient ap-
puyées de preuves irrécusables, il fallait que les cou-
pables reçussent la punition de leur crime, et que la
Chambre des communes pût les atteindre, même sur
les marches du trône !
Cette déclaration énergique faisait prévoir que les
députés pousseraient jusqu'au bout leurs investiga-
tions. Charles II n'osa pas s'exposer aux chances du
procès; et pour mettre fin aux contestations, il cassa
le Parlement et résolut de n'en plus convoquer d'autre.
Dès ce moment, il gouverna avec un pouvoir despo-
tique, et. jetant le masque, il parut tel qu'il était, in-
juste, débauché, avide et cruel ; il ne marcha plus
qu'entouré d'espions et de satellites ; il enleva aux
presbytériens leurs charges et leurs emplois, fa-
vorisa ouvertement les épiscopaux et les catholiques,
et dépouilla de ses chartes la ville de Londres, qui
depuis longtemps était à la tête du parti populaire.
L'Ecosse ne fut pas plus ménagée que l'Angle-
terre ; le roi envoya des troupes dans ce pays pour
mettre les presbytériens à la raison, il enjoignit aux
habitants de ne donner ni gîte, ni pain, ni refuge
aux ministres non conformistes ou à leurs partisans,
et autorisa les soldats à les poursuivre à outrance et
à les exterminer jusqu'au dernier. Toutes les" corpo-
rations et les villes furent forcées de remettre à
Charles II leurs chartes, et celles qui conservèrent
quelques privilèges durent les payer au poids de
l'or. Pendant deux années la nation sembla plongée
dans l'apathie ; enfin quelques hommes courageux
résolurent de faire appel au sentiment national, de
fomenter une révolution et de renverser Charles
Stuart du trône. Les chefs de la conspiration étaient
le duc de Monmouth, lord Russell ; deux ré]]ubli-
cains, Essex et Algernon Sidney ; un honorable ci-
toyen nommé John Hampden ; le colonel Ramsey,
ancien officier républicain ; le lieutenant-colonel Wal-
cot, qui partageait les mêmes opinions; le sous-
shérif de Londres, Goodenougli ; un fougueux pres-
bytérien, Ferguson, plusieurs avocats et quelques
riches négociants de la cité. Malheureusement ils
furent vendus par un misérable appelé Keiling, et
tous payèrent de leur tête leur généreux dévouement
à la patrie, à l'exception de Montmouth et de Hamp-
den, qui furent bannis l'un et l'autre.
Peu de jours après, le roi se sentit pris d'un mal
étrange que les médecins attribuèrent à l'eflet du
oison, et qui avait les caractères d'une attaque d'a-
poplexie. L'opinion juiblicpie accusa la reine et le
duc d'York de ce nouveau crime. Charles II languit
pendant une semaine, et mouiut le 6 février 1685,
dans sa cinquante-cinquième année et dans la vingt-
cinquième de son règne.
En France, la réaction religieuse se faisait sentir
plus violemment encore qu'en Angleterre. L'infâme
Louis XIV, à la sollicitation de son confesseur, le
Père la Chaise, et de la Maintenon, sa maîtresse,
persécutait les protestants, les excluait de toutes les
professions libérales, faisait abattre leurs temples,
emprisonner leurs ministres, les obligeait à mener
leurs enfants à l'église, et à souscrire pour eux et
pour leurs femmes une formule catholique.
Plutôt que de se soumettre à ces mesures tyran-
niques et vexaloires, un grand nombre de réformés
se décidèrent à quitter .la France ; mais le roi-soleil,
qui ne se souciait pas de perdre une partie de ses
revenus, mit bon ordre à ce projet, garnit les fron-
tières de soldats, et refoula à coups de mousquet les
émigranls dans l'intérieur du royaume. Ceux des
huguenots qui osèrent réclamer contre cet abus du
pouvoir furent simplement envoyés sur les galères
du roi pour servir le gracieux monarque pendant le
reste de leur vie.
Tant d'injustices exaltèrent enfin les esprits ; les
protestants des provinces méridionales prirent les
armes et réclamèrent les libertés et franchises qui
leur étaient garanties par l'édit de Nantes. Louis XIV
répondit à leurs justes demandes en inondant la
contrée de dragons et de missionnaires, les uns
avec mission d'exterminer, les autres pour convertir.
Dans toutes les provinces du Midi, d'affreux mas-
sacres furent organisés, et les villes devinrent les
théâtres d'exécutions sanglantes qui rappelaient les
atrocités de la Saint-Barthélémy. Mais ces expédi-
tions religieuses et militaires n'ayant pas produit le
résultat qu'en attendait Sa Majesté, l'extirpation ra-
dicale du calvinisme, le despote ordonna aux prêtres
et aux évêques de s'assembler et de porter plainte de-
vant son trône contre l'obstination des hérétiques, qui
avaient l'audace de ne vouloir ni se convertir ni se
laisser égorger. En conséquence des représentations
de son clergé, Louis XIV rendit le fameux décret
appelé la révocation de l'édit de Nantes. Le monar-
que déclarait aboli à jamais tout ce qui s'était fait
dans le royaume en faveur de la religion réformée ;
il ordonnait la démolition de tous les temples pro-
testants qui pouvaient encore exister ; il enjoignait
aux huguenots défense expresse de s'assembler en
aucun lieu public ni particulier; il commandait à
tous les ministres qui refuseraient d'abjurer leurs
croyances de sortir du royaume sous quinze jours, à
compter de la publication de l'édit.
Tout en excluant les prédicants, Sa Majesté dé-
fendait aux fidèles de suivre leurs pasteurs et de rien
transporter hors de France , ni leurs biens, ni leurs
personnes , sous peine de galères pour les hommes,
et de confiscation, tant de corps que de biens, pour
les femmes. « Malgré les dangers qu'ils couraient
d'être arrêtés à la frontière, plus de huit cent mille
huguenots, dit le marquis de la Fare, parvinrent à
émigrer et à faire passer à l'étranger leur argent et
leurs objets les plus précieux. Ce qui fut d'autant
INNOCENT XI
703
plus funeste iioiir le pays, qu'indépendamment des
capitaux qui étaient enlevés au commerce, la tene al-
lait rester inculte en un grand nombre de pays par
suite du départ de ces hommes intelligents et des
ouvriers les plus laborieux. >>
Quoique Sa Sainteté lût eu guerre ouverte avec le
■vieux roi au sujet de la régale, elle lui expédia un
bref de félicitations pour l'acte d'infamie qu'il venait
d'accomplir en révoquant l'édit de Nantes, ce qui en-
couragea Louis XIV à persister dans cette déplora-
ble voie. Bientôt même Sa Majesté ne se contenta
pas de l'exécrable gloire qu'elle avait acquise en fai-
sant égorger ses sujets, elle voulut étendre les mas-
sacres jusque dans les États de ses voisins, et prêta
main-forte au duc de Savoie, Victor- .\médée , pour
exterminer les habitants des vallées de Lucerne , de
la Pérouse et de Saint-Martin, appelés communé-
ment Vaudois, gens paisibles, honnêtes et laborieux,
qui professaient les doctrines de Calvin.
Les troupes piémontaises, réunies aux dragons du
roi de France, enveloppèrent tout le pays et massa-
erèrent plus de vingt mille huguenots dans les défi-
lés des montagnes.
Louis XIV n'était pas le seul prince qui se fût dé-
claré le champion du catholicisme; le duc d'York,
devenu roi d'Angleterre sous le nom de Jacques II,
au mépris des décrets du Parlement qui l'avaient ex-
clu du trône , travaillait ouvertement à ramener la
Grande-Bretagne au giron de l'Église, et affectait de
se rendre chaque dimanche à la chapelle de son pa-
lais, revêtu des insignes de la royauté, pour assister
à la messe. Il fit plus encore, il envoya lord Caryl en
qualité d'ambassadeur à la cour de Rome , pour de-
mander officiellement au saint-père qu'il voulût agréer
l'obédience des trois royaumes d'Angleterre, d'Ecosse
et d'Irlande ; il publia ensuite un édit de conscience,
et abolit de son autorité privée les lois qui avaient
été précédemment promulguées par le Parlement con-
tre les catholiques.
Par ses ordres , Titus Oates , le jésuite qui sous le
règne de Charles II avait trahi ses affidés et avait dé-
couvert la conspiration des papistes, fut arrêté, mis
en prison, condamné comme parjure à être flagellé
par la main du bourreau pendant le trajet d'Aldgate
à Newgate et de Newgate à Tyburn, à. être incarcéré
pour toute sa vie , à être attaché au pilori cinq fois
par an, et à payer sur son bien une amende de vingt
mille marcs d'argent. Cette vengeance exercée contre
un ancien complice servit de prélude à de sanglantes
exécutions dont les presbytériens furent victimes.
La nation, qui déjà avait en horreur tout ce qui
touchait au papisme, laissa alors éclater sa haine con-
tre le roi, et parut disposée à secouer le joug. Le duc
de Monmouth , qui depuis la dernière conspiration
vivait retiré en Hollande, partagea l'indignation gé-
nérale, et résolut de se dévouer pour arracher la cou-
ronne du front de Jacques II. Il envoya le comte
d'Argyle en Ecosse afin de soulever le pays, pendant
que lui-même se préparait à faire une descente en
Angleterre. ^Malheureusement Argyle fut attaqué par
les troupes royales avant d'avoir pu réunir plus de
deux mille hommes, il fut battu, fait prisonnier,
jugé par une commission militaire , et décapité sur
la grande place d'Edimbourg. Cet échec n'empêcha
pas Monmouth de se jeter dans le comté de Dorsay,
à la tète de ses partisans. I^a popularité de son nom
était si grande et la haine ))our le roi était telle, que
quatre jours après son arrivée sa jietite troupe était
renforcée de trois mille hommes; il marcha aussitôt
sur la ville de Taunton, où de nouveaux renforts l'at-
tendaient. Là, Monmouth prit le titre de roi; mais
au lieu de mettre le temps à profit et de se porter ra-
pidement sur Londres, il commit la faute de rester
sur les lieux pour recevoir de puérils honneurs.
Jacques II rassembla en grande hâte des troupes,
et les envoya, sous le commandement du comte de
Feversham et de Churchill, pour réprimer les progrès
des rebelles. Les deux armées se rencontrèrent à
Sedge-Moor, près de Bridge- Water. Monmouth, in-
spiré par son bouillant courage, voulut mérittr le
trône ou perdre la vie dans sa première bataille. A
la tête d'une troupe d'élite il chargea vigoureusement
l'infanterie royale, mit le désordre dans les rangs,
parvint à l'enfoncer, et tout faisait présager que la vic-
toire resterait de son côté, lorsque sa cavalerie, qui
était commandée par lord Grey, soit couardise, soit
trahison de la part du chef, lâcha pied à la première
attaque et quitta le champ de bataille. Monmouth vit
à l'instant ses lignes débordées par les ennemis , qui
le chargèrent de tous les côtés à la fois ; néanmoins
il ne céda le terrain qu'après un combat acharné de
trois heures. Il fit plus de vingt milles sans s'arrêter
et presque seul ; enfin son cheval s'étant abattu , il
contiuHa sa route à pied, suivi seulement d'un comte
allemand. Vers le soir, ils se couchèrent dans un
champ, épuisés de faim et de fatigue, et se couvri-
rent d'herbes. Le lendemain, ceux qui étaient à leur
poursuite linirent par les découvrir; le duc de Mon-
mouth l'ut arrêté et conduit en présence de Jacques II,
qui voulait rassasier ses yeux de la vue d'un en-
nemi vaincu; ensuite on le jugea, et il fut condamné
à mort. Jouissance de tigre, plaisir de rois !
Le jour du supj)lice arrivé, l'intrépide Monmouth
fut amené sur la place où il devait être exécuté. Pen-
dant le trajet il ne montra pas la plus légère marque
de frayeur; et quand il arriva au pied de l'échafaud,
il pria seulement l'exécuteur de bien mesurer son
coup pour qu'il ne fût pas obligé de s'y prendre à
deux fois, ainsi qu'il lui était arrivé pour lord Rus-
sel. Cette recommandation fit éprouver une émotion
si douloureuse au bourreau , qu'il sentit toutes ses
forces l'abandonner ; il leva sa hache , mais son bras
était si faible que la hache frappa un coup incertain
et n'entra qu'à un demi-pouce dans les chairs. Le
duc releva la tête et se retourna, eomine s'il eût voulu
lui reprocher sa maladresse, puis il se replaça sur le
billot; l'exécuteur lui porta deux autres coups qui ne
firent que deux nouvelles blessures; alors, tout hors
de lui, il jeta sa hache à terre et voulut s'échapper,
mais le shénf le retint et l'obligea à accomplii jus-
qu'au bout les devoirs de son ministère; enfin deux
derniers coups réparèrent la tête du tronc.
Si terrible qu'eût été la mort du jeune due de
Monmouth, elle ne suffisait pas à la vengeance du
sanguinaire Jacques II. Après le chef vint le tour des
soldats; et tous les rebelles qui avaient été faits pri-
sonniers furent iuqiiloyablemeut égorgés. Le colonel
Kirke, digne esclave d'un tel maître, exù.uta les
Révocaliôn de l'Édit de Nantes
.Mœurs de la cour à celte époque
706
HISTOIRE DES PAPES
volontés royales avec une Ixirbaiie incroyable. Ce
monstre, joisjnant l'ironie à la criKUiU' la ])liis atroce,
fit massacrer deux cents de ces infortunés dans une
salle de festin, pendant qu'il se gorgeait de viandes
et de vins; et comme les victimes se tordaient dans
les convulsions de la mort, il se prit à dire ([ue les
rebelles paraissaient en innueur de vouloir danser,
et il commanda aux trompettes du régiment de son-
ner des airs en Thonneur du roi. Ce même Kirke osa
proposer à une belle jeune fdle qui lui demandait la
grâce de son frère, de l'acheter au prix de son hon-
neur; et quand la malheureuse enfant eut consenti à
cet infâme marché et eut accompli son alïreux sacri-
fice, il fit ouvrir une fenêtre et lui montra lo cadavre
de son frère pendu à un gibet.
Les exécutions militaires n'allant pas assez vite
au gi-é de l'impatient Jac([ues II, Sa Alajesté leur
adjoignit une commission de juges sous la présidence
d'un fougueux catholique nommé Jefi'eries. On compte
tjue ce tribunal de sang fit torturer, brûler ou déca-
piter en un seul mois plus de victimes que n'en avaient
égorgées les troupes du roi pendant toute la campagne.
Aussi, en récompense du zèle que le président de la
commission avait montré pour le service de la royauté,
Jacques II nomma duc et pair Jefferiesle catholique,
Jefi'eries le bourreau, et le déclara digne de siéger en
qualité de chancelier au milieu de ces lords, les des-
cendants de voleurs et d'assassins, qui composaient la
Chamlire haute, ce fléau de l'Angleterre, l'exécration
du peuple et l'opprobre de l'humanité 1
Dès ce moment il devint évident pour tous que
Jacques II voulait rétablir violemment le papisme
dansla Grande-Bretagne; les courtisans abjuraient ou-
vertement le protestantisme, lesjésuites élevaient des
collèges dans les provinces, les évêques se faisaient
sacrer dans la chapelle royale suivant le rite de l'É-
glise romaine, et s'intitulaient vicaires apostoliques;
de toutes parts accouraient des légions de prêtres et
de moines ; et il semblait réellement, à voir leur au-
dace, qu'ils venaient prendre possession de l'Angle-
terre comme d'un pays conquis. Devant le danger
auquel se trouvaient exposées les libertés politiques
et religieuses de la Grande-Bretagne, tous les partis
firent taire leurs querelles et se réunirent contre l'en-
nemi commun : les whigs et les torys, les presbyté-
riens et les anglicans, concentrèrent toutes leurs
haines sur la personne du roi, et fomentèrent une
révolution qui amena l'expulsion du fanatique Jac-
ques II et l'élévation sur le trône de Guillaume d'O-
range, statliouder des Provinces-Unies, qui prit le
nom de Guillaume III.
Ces nouvelles affectèrent très-légèrement le vieux
pape ; d'ailleurs Sa Sainteté n'a}"ant aucune croyance
religieuse, il lui importait peu que les jésuites ou les
anglicans triomphassent, puisque de toutes manières
il ne devait en revenir aucun profit au saint-siége,
les uns n'étant pas plus disposés que les autres à par-
tager avec le .saint-siége les trésors de la Grande-
Bretagne.
Nous devons dire néanmoins, pour excuser l'indif-
férence d'Innocent XI au sujet des afl'aires de l'An-
gleterre, qu'il était fort occupé à publier des lois
soraptuaires à Rome, et que toute son attention se
trouvait absorbée par la lutte qu'il soutenait contre
une nouvelle secte d'hérétiipies qui menaçait de per-
vertir l'Italie entière. Le principal l'auteur de l'héré-
sie était un prêtre espagnol nommé Michel Molinos,
qui avait publié plusieurs ouvrages, entre autres le
Guide spirilucl, où les maximes des mystiques an-
ciens et modernes étaient préconisées ouvertement
afin d'entraîner les fidèles dans la « voie intérieure, ><
c'est-à-dire dans un état qui consistait à ne plus
songer à la partie matérielle de son être pour s'iden-
tifier avec Dieu. Suivant le prêtre espagnol, lorsqu'on
voulait entrer en communication avec Dieu, on de-
vait s'abandonner entièrement à l'Esprit saint, s'an-
nihiler devant lui, et ne point opéj-er activement ni
en pensées ni en actions. Il prétendait que cet anéan-
tissement des facultés morales était le retour de l'âme
humaine vers son principe et le seul moyen de com-
muniquer avec le Tout-Puissant; il affirmait que dès
qu'on était parvenu à s'abîmer dans la Divinité on se
trouvait réellement dans la « voie intérieure^ »
Molinos défendait à ceux qui atteignaient à cet
état de quiétude, de songer soit aux peines, soit aux
récompenses futures, non plus qu'au paradis, ni à
l'enfer, ni à la mort, ni à l'éternité; il voulait que
l'âme ne gardât le souvenir ni d'elle-même ni de
Dieu. Il ajoutait que la contemplation consistant à
demeurer dans une foi et une adoration générale, il
importait peu qu'il se présentât des idées impures à
l'esprit, qu'il ne fallait ni les nourrir ni les repousser,
mais les tolérer avec patience, afin de ne 'pas sortir
de l'état de quiétude, qui n'est autre chose que la
résignation la plus absolue à la volonté divine; que
si Dieu permettait que le démon se servît de leurs
corps pour leur faire accomplir des actes charnels avec
des personnes de même sexe ou de sexe différent, on
devait bien se donner de garde de s'opposer à Satan.
Ces singulières doctrines sur le quiétisme se pro-
pagèrent rapidement et trouvèrent de nombreux
adeptes en France; le Père Guilloré écrivit entre au-
tres extravagances, « que l'aveuglement le plus pro-
fond et le plus ténébreux, l'insensibilité la plus dure
et la plus éloignée de toute consolation, était la situa-
tion la plus sainte où pût se trouver l'âme. »
Dans un autre passage de ses ouvrages, il disait •
« que si Dieu permettait que le démon s'emparât du
corps aussi bien que de l'imagination et de l'esprit,
on devait se laisser entraîner dans toutes les abomi-
nations ; que plus la tentation était horrible et con-
fondante, plus l'abandon était sublime ; que plus il
semblait impossible de sauver la pureté de son âme
et la chasteté de son corps, plus on devait s'enfoncer
dans l'anéantissement. »
Innocent XI fulmina des bulles d'anathème contre
les quiétistes italiens et français ; il déclara leurs
doctrines hérétiques, suspectes, erronées, scanda-
leuses, téméraires, blasphématoires, tendant au re-
lâchement et au renversement entier de la discipline
ecclésiastique. Mais les censures du pontife, non
plus que les rigueurs qu'il déploya contre Molinos
et ses adhérents, ne purent arrêter les progrès du
quiétisme, qui envahit peu à peu les couvents
d'hommes et de femmes, et compta au nombre de
ses partisans un grand nombre d'abbés et les plus
nobles dames de la cour, dont ces doctrines favori-
saient les goûts de débauche.
INNOCENT XI
7u7
Su Saiiilelé ne s'inquiiila pas autrement du quié-
tisme, et reporta son attention sur un sujet auquel
elle attachait une grande importance, l'abolition des
franchises des ambassadeurs. Le pape prit occasion
de la mort du maréchal d'Estrées, ministre plénipo-
tentiaire de Louis XIV à sa cour, pour s'emparer
du palais de l'ambassade et pour décréter qu'il n'exis-
terait plus dé, (|uartier Irauc dans Rome. Cette me-
sure, à laquelle se soumirent la plupart des puis-
sances, exaspéra l'impérieux Louis XIV, qui crut y
voir une atteinte à sa dignité; il écrivit immédiate-
ment au saint-père qu'il exigeait que les choses
fussent rétablies sur lancien pied. Innocent ne vou-
lut pas revenir sur sa décision, et prétexta, avec
juste raison, que les ambassadeurs abusaient de leurs
franchises, soit pour introduire des marchandises et
frustrer le trésor apostolique de ses droits, soit pour
donner asile aux criminels dans leur palais
et faire trafic de leur protection.
sages représentations du
XIV continua à réclamer le
Entrée à Rome du marquis de Lavardin, ambassadeur de France, avec huit cents hommes d'escorte
708
HISTOIRE DES PAPES
luaiutien des privilèj^os tlont jouissaiont ses ;iiiibass;i-
deurs, et fil iiumédiafement partir le marquis de Lavar-
din pour venir prendre le postedu maréchal d'Estréesà
Rome, en ayant soin de le faire accompaj;ncr par lii\it
cents hommes d'armes. Celui-ci se présenta au.\ portes
lie la ville sainte avec sa redoutable escorte et ses ba-
gages, qui étaient portés par cinquante mulets : sur
l'observation des officiers des douanes, qu'il ne pou-
vait entrer qu'après s'être soumis à une visite, il
répondit insolemment qu'il couperait les oreilles au
premier qui serait assez hardi pour mettre la main
sur les bagages qui appartenaient à l'arabassaJeur
du roi de France; et il lit son entrée si bien appuyé
par sa cavalerie, ((u'il devint impossible aux soldats
du pape de lui disputer le droit d'asile, non seule-
ment pour le palais de l'ambassade, mais aussi pour
les rues adjacentes. Il plaça des gardas à toutes les
avenues du quartier, avec ordre de faire feu sur les
troupes du saint-siége, si elles s'avisaient d'appro-
cher de son palais; puis le lendemain il envoya par
dérision demander audience à Sa Sainteté. Au lieu
de ra3mettre en sa présence, Innocent XI fulmina
contre lui un anathème terrible ; le marquis de La-
vardin, comme pour le braver, se rendit aussitôt à
l'église de Saint-Louis, fit célébrer l'office divin en
sa présence, et communia solennellement.
Louis. XIV ne se contenta pas d'approuver la con-
iluite de son ambassadeur, il voulut encore attaquer
le pape jusque dans l'exercice de son pouvoir spiri-
tuel; il déclara par un édit nulles et abusives les
bulles publiées en France par la cour de Rome rela-
tivement aux franchises; il fit décréter par le Parle-
ment de Paris qu'un concile général serait cenvoqué
pour juger Innocent XI; et l'avocat général Talon,
devant la grand'chambre et la Tournelle rassemblées,
au nom de tous les gens du roi, accusa le pape de
troubler la chrétienté, et déclara qu'Innocent n'exé-
cutant point le concordat, on n'était pas obhgé de
s'y conformer en France.
« Et, chose étrange, ajouta l'avocat général, le
chef de l'Église, dont le soin principal devrait être
de conserver l'intégrité de la foi, d'empêcher le
progrès des opinions nouvelles, n'a pas cessé, depuis
qu'il s'est assis sur la chaire de saint Pierre, d'entre-
tenir des relations avec les hommes dangereux qui
s'étaient déclarés disciples de Jansénius, et dont ses
prédécesseurs avaient condamné les doctrines ; il les
a comblés de ses grâces, il a fait ouvertement leur
éloge, il s'est déclaré leur protecteur, même contre
les rois; et cette faction suliversivc de toute autorité
politique et religieuse, qui n'a rien ouldié depuis
I rente ans pour saper sourdement tous les pouvoirs
spirituels et temporels qui ne lui étaient pas favora-
bles, qui veut substituer la République au trône, la
liberté de penser à la foi chrétienne, érige des autels
au pape parce qu'il appuie et fomente les cabales.
Que serait-il advenu de la paix de l'Église, si la
prévoyance et les soins infatigables du grand roi que"
le ciel a fait naître pour être le défenseur et le bou-
clier de la religion n'avait frappé les hérétiques du
i^laive de sa justice? Singulier spectacle donné au'
monde par un prince dont la piété, les lumières et
la foi le rendent infaillilde, quand le pontife de
Rome, le successeur de l'Apôtre, se précipite dans
l'abîme de l'erreur! Aussi la France, l'Europe, l'u-
nivers chrétien, supplient par ma bouche le fils aîné
de l'Église, le descendant de saint Louis, de sauver
les croyances de nos pères, en usant de sa puissance
non-seulement pour maintenir les franchises dans
toute leur étendue, mais encore pour mettre fin aux
désordres que produit la vacance des évêchés dans
le royaume, pour défendre à ses sujets d'envoyer
aucun argent à la cour de Rome, et pour renverser
l'indigne prêtre qui souille d'abominations le trône
pontifical. » Louis XIV, qui s'était fait ainsi décré-
ter le suprême arbitre dans son différend avec Inno-
cent XI, n'hésita pas à stiivre les injonctions de
l'avocat général ; préalablement il s'empara d'.A.vi-
gnon,fit enfermer à Saint-Oléron le cardinal Ranucci,
le nonce apostolique, et annonça qu'il allait nommer
patriarche de France Monseigneur de Harlay, arche-
vêque de Paris,
Quoique ces menaces fussent de nature à inspirer
des craintes sérieuses au souverain pontife, néan-
moins il persista dans sa résistance, et ne voulut
entendre à aucun arrangement ni à aucune conces-
sion. Si l'on recherche sur quel appui comptait
Innocent XI pour oser entreprendre une lutte avec le
plus puissant monarque de la chrétienté, on trouvera
que ce n'était ni sur l'espoir d'opérer une réaction
par ses censures, ni sur l'autorité de son pou-
voir apostolique, ni sur le zèle des princes catho-
liques pour l'intérêt religieux; mais bien sur cette
haine générale qui commençait à se faire sentir
contre Louis XIV et qui devait être si funeste à la ;
France. Toutefois, Innocent Xln'eut pasla satisfaction
de voir les défaites de son ennemi ; il mourut le 1 2 aoiàt
1689, accablé de vieillesse et usé par les maladies.
ALEXANDRE VIIT
709
Louis XIV achète les suffrages des cardinaux et fait élire pape le Vénitien Pierre Olloboni. — Indolence du souverain pontiTe —
Ses prodigalités pour les membres de sa famille. — Bulle du pape contre le péché philosophique. — Restitution d'Avignon. —
Mort d'Alexandre VIII.
Après la mort d'Innocent XI, le duc de Cliaulnes,
ambassadeur français ([ui avait été envoyé par
Louis XIV pour remplacer le marquis de Lavardin,
distribua plus de trois millions aux cardinaux élec-
teurs, et fit nommer pape le Vénitien Pierre Otto-
boni, l'une des créatures du monarque.
Le nouveau pontife prit le nom d'Alexandre VIII.
Les auteurs du temps s'accordent à dire qu'il était
d'un caractère facile, qu'il avait les manières aisées, et
que son seul défaut était d'aimer la table plus que
de raison; les rigoristes lui reprochaient encore de
passer les nuits à boire, de chanter des couplets
erotiques de sa composition, et de se complaire à
disserter sur l'excellence de l'athéisme.
Le premier usage qu'il fit de son omnipotence fut
de nommer cardinal padroneson petit-neveu Ottoboni,
qu'on prétendait être son bâtard et son mignon ; en
outre il lui donna la surintendance des affaires de
l'ÊgHse, la digniti'i de grand chancelier et de légat
d'Avignon, et lui conféra des bénéfices jusqu'à con-
currence d'une somme de cent cinquante mille écus
de revenus annuels.
Après avoir enrichi son petit-neveu, le pape songea
aux autres membres de sa famille, et leur distribua
plusier.rs millions qui étaient restés dans le trésor
apostolique à la mort d'Innocent XI; Antonio Otto-
boni, son neveu immédiat, reçut pour sa part cinq
cent mille écus, et la charge de généralissime des
troupes de l'Église ; il remit à son autre neveu don
Marco pareille somme, avec les titres de général des
galères et de duc de Fiano, ce qui lui permit d'é-
pouser une riche héritière de la maison des Colonna.
Enfin il se conduisit si généreusement à l'égard des
enfants de ses frères et de ses sœurs, qu'en moins
de trois semaines il se trouva avoir vidé le trésor,
épuisé la liste des bénéfices et grevé le saint-siége
d'énormes engagements. Un cardinal voulut lui faire
des représentations au sujet de ses prodigalités et
l'engager à mettre des bornes à son népotisme;
mais Alexandre VIII lui imposa silence, et répondit,
en faisant allusion à son grand âge : « Je n'ai point
de temps à perdre ; pour moi, il est vingt-trois heures
et demie. Je dois faire vite, sinon bien. »
Pendant tout son règne, le saint-père s'occupa
prnsique exclusivement d'enrichir sa famille et de
combler d'honneurs le cardinal padrone, son favori.
Il montra la plus parfaite indiil'érence pour les alVaires
de l'Eglise ; et les seuls actes qui signalèrent son
passage sur la chaire de l'.Xpôtre furent d'abord une
constitution contre le jansénisme et les partisans de
cette doctrine, où, selon Ligny, le pape donna une
marque évidente de sa faillihilité, en condamnant les
cinij propositions dans le sens de Jansénius, car il
attaqua saint Augustin lui-même et prouva que les
théories de ce Père sur la grâce étaient les mêmes
que celles de Port-Royal. Le docteur OiUjert écri-
vait également à ce sujet : « Il faut démêler la doc-
trine évangélique sur la grâce de Jésus-Christ, des
710
HISTOIRE DES TAPES
opinions du chef de l'Eiilise. attendu qu'Alexandre VIII
jvir sa constitution lui a fait une blessure dont la
plaie ne sorapeut-ètrejaniiiis cicatrisée. ^ Ensuite il
pul'lia deux bulles, l'une concernant ^ le péché plii-
losopliiqne, " i[ui était une thèse enseisinée par les
jésuites et qui consistait à soutenir que >• l'homme
|)eut commettre des actions condamnables sans ot-
l'enser Dieu, s'il n'a point connaissance de la Divinité
ou s'il n'a point songé à Dieu pendant qu'il apjis-
sait. " Le second décret rendu ])ar Sa Sainteté était
relatif à la fameuse protestation d'Innocent XI sur la
régale. La bulle était ainsi conçue :
« Voulant marcher sur les traces d'Innocent XI,
notre prédécesseur d'heureuse mémoire, qui a im-
prouvé, annulé et cassé tout ce qui s'était fait dans
l'aflaire de la régale avec tout ce qui s'en est suivi :
voulant on outre qu'on regarde comme bien spécifiés
ici les actes émanés de l'assemblée de 1682, tant en
ce qui concerne l'extension du droit de régale qu'en
ce qui touche la déclaration sur la puissance ecclé-
siastique, et les mandats, arrêts, décrets, édits et
ordonnances du clergé, du Parlement et du roi de
France; nous déclarons, après niùre délibération et
en vertu de la plénitude de notre autorité apostoli-
que, que toutes les choses et chacune des choses qui
ont été faites touchant l'e.xtension du droit de régale,
la déclaration sur la puissance ecclésiasti(iue et les
quatre propositions qu'elle contient, ont été, sont et
seront de plein droit, nulles, invalides, illusoires,
jileinement et entièrement destituées de force et
d'elïot ; que personne n'est tenu de les observer,
lors même qu'il aurait prêté serment de le faire;
enfin, nous déclarons ({u'ondoit les regarder comme
non avenues, comme n'ayant jamais existé, et nous
protestons devant Dieu, devant les saints apôtres
Pierre et Paul, contre elles, de leur nullité. »
.\lexaudre VIII n'osa jias toutefois promulguer
cette bulle d'anatlième contre les quatre propositions
du clergé français; il imita la prudente réserve de
l'un de ses prédécesseurs, renferma sa protestation
dans les archives du Vatican, et en rerail la publica-
tion à un temps plus favoralile. Son hypocrisie lui
réussit à merveille. Le roi-soleil attribua la modé-
ration du pontife à sa reconnaissance; et pour lui
donner une preuve éclatante de satisfaction, il lui
rendit Avignon et le comtat Venaissin.
Louis XIV ne tarda pas à se repentir d'avoir fait
cette restitution, car peu de jours après il reçut la
nouvelle que le pape, à son lit de mort, avait lancé
une bulle terrible contre la régale.
Sa Sainteté Alexandre VIII avait rendu le dernier
soupir le 30 janvier 1691.
INNOCENT XII
711
Vacance du saint-siége. — Election d'Innocent XII. — 11 publie une bulle contie le népotisme. — Politique du nouveau pontife.
— Sa Sainteté veut abaisser l'orgueil de Louis XIV. — Le monarque dévot se soumet au saint-siége. — Lâcheté de Louis XIV.
— Querelles sur le quiétisme entre Fénelon et Bossuet. — Histoire de Mme de La Mothe-Guyon. — Ses doctrines singu-
lières. — Ses amours mystiques. — Bossuet fait condamner cette femme singulitre. — Bulle contre le livre des Maximes îles
saints. — Fénelon est déclaré hérétique. — Partialité de Louis XIV dans la querelle de Bossuet et de Fénelon. — Lettre de
Fénelon sur le roi de France. — Jubilé séculaire. — Mort du pontife. — Ri'llexions sur l'histoire de l'Église pendant le dix-
septième siècle.
n se manifesta une telle division parmi les cardi-
naux qui étaient appelés à donner un successeur au
pontife Alexandre Mil, que pendant six mois en-
tiers il fut impossible à l'un des compétiteurs à la
chaire de saint Pierre d'obtenir la majorité; enfin,
grâce au.x millions de la France, Antonio Pignatelli
l'emporta sur ses concurrents. Louis XIV, malgré la
déception qu'il avait éprouvée de la part d'Alexan-
dre VIII, persista dans son projet de vouloir un
pontife dévoué à ses intérêts, et dépensa jusqu'à
quinze millions pour acheter les voix des cardinaux,
et faire nommer pape, sous le nom d'Innocent XII,
Antonio Pignatelli, vieillard rusé, souple et persévé-
rant, qui avait promis à l'ambassadeur français d'ap-
prouver sans restrictions la régale.
Le saint-père était originaire de Naples et issu
d'une ancienne famille de la Galabre ultérieure ; il
avait été successivement vice-légat du duché d'Ur-
bino, inquisiteur de Malte, gouverneur de Viterbe,
nonce à Florence, en Pologne et à ^'ienne, secrétaire
de la congrégation des évêques, maître d'hôtel de
Clément X, évêque de Faénza, légat de Bologne,
métropolitain de Naples et cardinal.
Dans l'exercice de ses diverses charges il avait
acquis une grande expérience du gouvernement de
l'Église, et était à même de reconnaître qu'en aban-
donnant les intérêts du saint-siége pour ne s'occuper
que de ceux de leur famille, les pontifes étaient arri-
vés à saper eux-mêmes les bases sur lesquelles repo-
sait l'édifice de la papauté. Il résolut donc de suivre
un système de conduite entièrement difl'érent ; il dé-
clara qu'il voulait extirper l'affreux népotisme qui
scandalisait les peuples et ruinait l'Eglise depuis
plus de deux siècles ; il fit souscrire par tous les
membres du sacré-collége une buUe qui enlevait
toute distinction extraordinaire aux neveux des papes,
avec obligation aux cardinaux présents et futurs de
la confirmer par serment à chaque nouveau con-
clave, et à tous les pontifes d'en faire de même.
Pour fortifier par l'exemple la règle qu'il venait de
prescrire, il ne donna ni bénéfice ni dignité à ses
parents, qui étaient nombreux, et il leur défendit
même de se présenter à Rome. Il rendit des ordon-
nances pour réfonuer les dépenses de la chambre
apostolique, et poussa l'économie dans son intérieur
jusqu'à défendre à son maître d'hôtel de dépenser
plus d'un leston pour ses repas. Il supprima les
charges inutiles, ainsi que les pensions dont son
prédécesseur avait grevé le trésor, et qui s'élevaient
au chiiïre énorme de deux cents raillions d'écus.
Après avoir mis de l'ordre dans l'administration
civile, Innocent XII voulut faire des réformes dans
7i2
HISÏOIUK DES PAPES
Féoelon, archevêque de Cambrai, déclaré hérétique
l'organisation du clergé régulier et séculier; mais là,
il éprouva de telles résistances, qu'il n'osa pas tou-
cher à l'ancien ordre de choses, et qu'il fut contraint
de laisser incomplète son œuvre de régénération po-
litique et religieuse. Tous ses efforts, toute sa per-
sévérance, vinrent se briser contre l'obstination des
congrégations religieuses; et il fut obligé de tolérer,
comme par le passé, les débordements des moines
et des nonnes, et les honteux scandales des princes
de l'Eglise et des ecclésiastiques romains.
Dans les questions politiques qu'il eut à débattre
avec les puissances étrangères, Innocent XII fui i)lus
heureux que dans ses débats avec les moines; mal-
gré les promesses qu'il avait faites à Louis XIV d'ap-
prouver la régale, il sut amener ce monarque su-
perbe à lui rendre sa parole et à se soumettre à ses
volontés. L'habile ponlife se servit, pour en venir à
ses fins, du Père la Chaise, confesseur du roi, et de
la Maintenon, qui était unie par un mariage secret
à Louis XIV. L'un et l'autre inspirèrent au dévol
monarque des tei'reurs religieuses au sujet de la ré
£;aie, et lui arrachèrent un édit qui enjoignait aux
ecclésiastiques du royaume d'envoyer à la cour de
Rome une rétractation des décisions qu'ils avaient
prises par son ordre, et qu'ils eussent à déclarer, en
témoignage de leur repentir, qu'ils regardaient leurs
propres décrets comme nuls et coupables, et qu'ils
juraient une obéissance passive et absolue au saint-
siège. De son côté, le lâche despote, abêti par la
peur de l'enfer, écrivit la lettre suivante :
« Très-saint père, j'éprouve une grande joie en
voyant tout ce que\'otre Sainteté accomplit pour les
avantages de l'Église et l'avancement de notre sainte
religion, ce qui redouble mon respect filial envers
Bossuet, évéque de Meaux, courtisan de toutes les giamjeurs
178
714
HISTOIRE DES PAPES
votn^ persomio; aussi jo clierclio à lui faire connaîtra
l>av les plus fortes preuves ijue j'en puisse donner,
combien ma soumission au sainf-siége est sincère.
,Vai ludilié les décrets nécessaires pour empêcher tpie
les choses contenues <ians mon édit de liîS'2, tou-
chant la déclaration faite par le clergé de France, fus-
sent observées à l'avenir. Je désire ipu' non-seule-
ment Votre Sainteté soit instruite de ma docilité îi
ses ordres, mais encore que toute l'Europe connaisse,
par cette marque éclatante de ma soiuuission, com-
bien je vénère vos ijrandes unalités. Je ne doute j>as
que votre béatitude ne réponde à l'alVedion que je
lui porte par toutes les démonstrations de sa misé-
ricorde paternelle, et je prie Dieu qu'il conserve à
'\'otre Sainteté des années aussi heureuses que le
souhaite, très-saint père, votre très-dévot fils, Louis,
quatorzième du nom. roi de France et de Navarre. »
Si cette lettre n'étiit tout entière de la main de
Louis XIV, on la croirait écrite par Tartufe sous la
dictée d'Escobar, tellement le roi-soleil se joue avec
impudeur de la vérité, de la bonne foi et de la rai-
son ! La crainte du diable avait rendu le roi idiot.
C'est ainsi que se termina l'affaire de la régale,
pour laquelle depuis onze ans la France avait été en
hostilité incessante avec le saint-siége.
Dès qu'Innocent XII eut obtenu ce triomphe, il se
ilétacha immédiatement de la ligue formée contre la
France, et rompit en visière avec l'empire et avec
l'Espagne ; il réclama même contre les investitures
de quelques fiefs compris dans les Etats de l'Eiclise,
qui avaient été conférés par Léopold, et fit publier
par le camerlingue un décret par lequel il déclarait,
au nom de la plénitude de sa puissance, que les re-
venus des fiefs inclus dans les provinces du saint-
siége seraient réunis au fisc apostolique. Les ambas-
sadeurs MartinitzetLamlierg protestèrent inutilement
contre cet abus de pouvoir ; le pape persista dans ses
prétentions, et se sépara violemment de son ancien
allié, entraînant dans sa défection quelques princes
de l'Italie et le duc de Savoie.
Plusieurs historiens émettent l'opinion que le sou-
verain pontife, en prenant le [larfi de la France, ne
suivait pas ses propres inspirations, mais bien celles
qui lui étaient suggérées par les jésuites; qu'il cédait
en cela aux craintes que lui inspiraient les bons Pè-
res sur son existence. Ils font valoir, à l'appui de
cette assertion, les bulles que fulmina le saint-père
contre le jansénisme et surtout contre les disciples
d'.\ntoine Arnauld.
Ce docteur célèbre, après avoir longtemps com-
battu le despotisme des rois, l'absolutisme des papes
et la morale corruptrice des jésuites, s'était réfugié
dans les Pays-Bas pour éihapper à la tyrannie de
Louis XIV, et vivait dans une retraite ignorée, sans
fortune et sans serviteurs, lui dont le neveu avait été
ministre d'Etat et qui avait refusé d'être cardinal !
Il n'avait pour le consoler dans son exil que Nicole,
un de ses anciens compagnons de Port-Hoyal, au-
quel il fit cette belle réponse, un jour que celui ci se
laissait aller au découragement et chercliait à lui per-
suader qu'il était temps pour eux de se reposer :
« Nous reposer! quand l'humanité souffre! et n'au-
rons-nous pas assez de l'éternité tout entière pour
nous reposer? » Ce redoutable adversaire des oppres-
seurs du peuple resta sur la brèche jusqu'à ses der-
niers moments; sa grande âme le soutint au milieu
des épreuves et des adversités, donna une vigueur
extraordinaire à un corps qui était en apparence fai-
ble el languissant, cl lui permit de conliniuu- ses
admirables travaux jusqu'à une extrême vieillesse
i> l'hiiin, ajirès une carrière si orageuse el si mal-
heureuse, dit Voltaire, selon les idées ordinaires qui
nu'.ttent le malheur dans l'exil et dans la pauvreté,
sans considérer la gloire, les amis et une vieillesse
active, qui fiu'ent le partage de cet homme fameux,
Arnauld vit approcher la mort sans trouble ni fai-
blesse, et il expira entre les bras du Père Quesnel, à
Bruxelles, le 8 août 1694, à l'âge de quatre-vingt-trois
ans. Il fut inhumé dans le sanctuaire de la paroisse
Sainte-Catherine. "
Comme rien dans un homme aussi extraordinaire
ne ])eut être indifférent, nous transcrirons le portrait
que nous en a laissé un de ses disciples. L'extérieur
d' .Arnauld, dit-il, ne prévenait point en sa faveur; sa
taille était petite et sa tête d'une grosseur dispropor-
tionnée ; ses traits auraient même annoncé de la stu-
pidité, sans la vivacité de ses yeux qui révélait le feu
de son génie. Ce docteur, si terrible la plume à la
juain, était le meilleur des hommes dans l'intimité
et dans le monde, où il apportait des mœurs simples
et douces. Sa conversation était grave et rélléchie,
sans exclure pourtant une honnête gaieté ; sa mé-
moire était véritablement prodigieuse et lui fournis-
sait toujours, à point nommt', quelque trait de ce {[ue
les auteurs avaient dit de plus saillant sur ce qui fai-
sait le sujet de l'entretien. Il possédait à fond les
poètes latins ; il n'était pas seulement profond dans
la théologie, dans l'inlelligence de l'Ecriture, dans la
science ecclésiastique; il était encore versi' dans la
dialectique, dans la géométrie, dans la grammaire,
dans la rhétorique. Il a écrit environ cent quarante
volumes en différents formats, dont plusieurs ont été
faits en société avec Pascal, Nicole et Lamy, outre les
correspondances qu'il entrelint toute sa vie avec les
savants d'Italie, d'Allemagne et de France. Le lieu de
sa sépulture fut longtemps ignoré; mais son cœur
fut porté à Port-Royal, puis transféré à Palaiseau.
Les poëtes les plus illustres lui firent des épitaphes,
et Boileau ne craignit pas de déplaire à Louis XIV
en consacrant des vers à la mémoire du grand Ar-
nauld. Sa mort enleva aux partisans de Jansénius le
plus habile défenseur qu'ils eussent jamais eu, et les
jésuites furent délivrés du plus redoutable de leurs
adversaires.
Les bulles d'Innocent XII arrivaient donc lort à
propos pour raviver les anciennes querelles des mo-
linisles et des jansénistes, et pour assurer le tiiom-
phe des enfants d'Ignace. Fort heureusement les cen-
sures ne produisirent pas un grand effet sur les
esprits, l'attention -se trouvant captivée par la réap-
])arition du quiétisme et par les discussions du célè-
lire F'énelon, archevêque de Cambrai, et de l'illustre
Bossuet, évêque de Meaux, qui s'étaient déclarés l'un
défenseur, l'autre persécuteur des nouvelles doctrines
sur l'amour pur.
Parmi ses propagateurs les plus ardents, cette secte
comptait un moine barnabite appelé le Père Lacombe,
et une jeune femme, sa pénitente, nommée Jeanne
INNOCENT XII
715
Bouvier dt; la Motlie-Guyon. Celtu femme, ilevenuo
célèbio autant par la singularité de son existence ([ue
par la bizarrerie de ses doctrines, était fille de Claude
Bouvier, seigneur de la Mothe-\'ergunville, maître
des requêtes. Ses parents l'avaient placéu fort jeune
dans un couvent de Montargis pour y faire son édu-
cation, et ne l'en avaient retirée tju'à làge de douze
ans. Devenue jeune fdle, Jeanne montra un penchant
irrésistible pour la vie ascétique, et voulut se faire
religieuse de la Visitation. Son père s'ojiposa forte-
ment à ce projet, et ne voyant d'autre moyen de
combattre l'exaltation de sa fille que le mariage , il
lui lit éitouserun riche habitant de la province, nom-
mé Jacques (_ruvon.
De cette union naquirent cinq enfants en douze
années. Jeanne Ciuyon venait d'accoucher de sa fille,
qui fut depuis duchesse de Sully, lorsque son mari
mourut. Elle avait vingt-huit ans, elle était belle, ri-
che, remplie de grâces et d'esprit. C'est alors qu'elle
lia, par lettres , des ra]iports avec le Père Lacombe,
moine barnabite, dont le couvent était situé' près de
Thonon , dans le Chablais , et qu'elle avait eu déjà
occasion de voir à Paris. Elle lui confia ses pensées
les plus secrètes et lui demandâmes conseils pour la
direction de sa conscience. Deux jours après, le bar-
nabite lui répondit qu'il s'était mis en prières pour
obtenir de Dieu la connaissance ])arfaite des mystères
de sou âme ardente; que Jésus-tjfuist lui était apparu
et lui avait révélé qu'il la destinait à un ministère
glorieux et extraordinaire.
Jeanne Guy on voulut immédiatement se mettre en
état de remplir la sainte mission à laquelle Dieu l'ap-
pelait; elle choisit des précepteurs à ses enfants,
abandonna leur garde-noble, qui était d'une grande
importance, ne se réserva sur ses propres biens qu'une
modique pension, et vint mettre son cœur et son exis-
tence à la disposition du Père Lacombe, pour qu'il
s'en servît suivant les desseins de la Providence. Ce
moine faisait profession de la mysticité la plus sub-
tile et la plus raffinée; et, au dire des antagonistes
du quiétisme, il gouvernait d'une manière absolue
ses dévotes en abusant du système de spirituahté,
qui fait considérer les actes extérieurs comme indif-
férents, et les péchés comme des épreuves salutaires
pour dompter notre orgueil et acquérir la perfection
intérieure. On prétendait même qu'il s'attachait
doublement ses pénitentes par les charmes de sa doc-
trine spiritualiste et par les jouissances sans remords
qu'il leur permettait.
Le Père Lacombe sortit de son couvent et accom-
pagna la belle Jeanne dans le diocèse de Genève , où
ils dogmatisèrent; mais l'évèque , scandalisé de l'é-
trangeté de leurs doctrines, interdit le Père Lacombe
et le chassa du diocèse avec sa pénitente. Ils se re-
tirèrent alors l'un et l'autre dans la ville de Grenoble,
où Jeanne Guyon publia, avec approbation du clergé
delà province, « le moyen court et facile pour faire
l'oraison ; » et le barnabite, son <( Analyse sur l'orai-
son mentale. »
Dans ces ouvrages, les deux quiélistes dévelop-
paient leurs ]irincipes sur la nécessité de s'anéantir
jusqu à une inaction comjjlète, pour laisser Dieu opé-
rer seul ; ils expliquaient que la voie intérieure n'ad -
met ni lumière, ni amour, ni désir; ils prétendaient
que dans l'oraison les fidèles peuvent se passer même
de la connaissance de Dieu, qu'ils ne doivent jamais
songer ni au châtiment, ni à la récompense, ni à la
mort, ni â la vie, ni au temps, ni à l'éternité, ni aux
saints, ni à la Vierge, ni aux esj)rits célestes, ni à
l'humanité du Christ, ni aux attributs de Dieu.
Outre son livre sur « le moyen court et facile de
faire l'oraison, » Jeanne Guyon publia « le Cantique
des cantiques expliqué selon le véritable sens mys-
tique, » et un troisième ouvrage appelé « la Règle
des associés à l'enfance de Jésus et les Torrents. »
Cette dernière publication est sans contredit la plus
remari[uable sous le rapport de la singularité des
doctrines et de l'extravagance des opinions qui s'y
trouvent développées. Entre autres choses , Jeanne
Guyon expliiiue « que Dieu ôte ([uelquefois à l'âme
parfaite «^out don , toute grâce , toute vertu , et cela
pour toujours; que la fidélité de cette âme consiste
alors à se laisser ensevelir et écraser, à souffrir sa
puanteur, et à se laisser pourrir dans toute l'étendue
de la volonté de Dieu , sans chercher même à éviter
la corruption; qu'elle doit n'avoir plus de conscience,
se confesser sans se repentir, et communier comme
on va dîner; qu'elle doit être heureuse de se voir en
horreur aux autres et oubliée de Dieu, qui la laisse
s'abîmer dans la pourriture. Elle affirmait que cet
abandon absolu était le jilus sublime état où la grâce
pût élever une âme; qu'alors les quiétistes éprou-
vaient des jouissances infinies et avaient des visions
qu'elle ne pouvait raconter aux profanes, de peur de
salir l'imagination , quoiqu'elles laissassent l'esprit
net et entièrement occupé de pensées mystiques. »
Jeanne Guyon prétendait qu'elle était arrivée à un
point de perfection tellement sublime, qu'elle voyait
clair dans le fond des âmes, et exerçait sur elles
aussi bien que sur les corps une autorité miracu-
leuse. Dans ses extases, elle se disait si remplie de
grâces pour elle et pour les autres, qu'elle courait à
chaque moment un danger prochain d'étoufter, et
qu'elle ordonnait qu'on la soulageât en la délaçant.
Quelquefois elle engageait simplement les assistants
à s'asseoir en j-ilence à ses côtés; et elle affirmait que
du réservoir divin de son cœur, il se faisait un dé-
gorgement qui la dégageait avec suavité ; et que ses
acolytes, enfants de sagesse, recevaient de leur mère
la mesure d'aliment qui convenait à chacun d'eux.
Enfin, après cinq années de courses et d'aventures,
de succès et de traverses, le Père Lacombe et sa belle
pénitente terminèrent ce qu'ils appelaient leurs mis-
sions, et revinrent à Paris, où l'archevêque, croyant
trouver de la conformité entre leurs doctrines et les
erreurs de Molinos condamnées par le saint-siége,
voulut mettre un terme à leurs prédications, envoya
le Père Lacombe à la Bastille, et confina Jeanne
Guyon dans le couvent des Filles de la Visitation,
au faubourg Saint-Antoine, pour y faire pénitence.
Mais il arriva qu'au lieu de se conv(U'tir et de céder
aux pieuses exhortations des nonnes de la Visitation,
ce fut la nouvelle recluse qui entraîna toutes ses
compagnes dans les doctrines de l'amour pur désin •
téressé et en fit des hérétiques, selon l'Eglise.
La cousine de Jeanne Guyon, Mme de la Mai-
sonfort, qui avait été placée par la Maintenon à
Saint-Cyrpour y perfectionner l'éducation des jeunes
:i6
IIISTOIIIK DES PAl'HS
i
Saint-Cyr sous Louis XIV
pensionnaires, se prit d'enthousiasme pruir sa pa-
rente, et en parla à la cour comme d'une sainte jifi-
sécutée. Les duchesses de Bétliune, de Beauvilliurs,
de Ciievreuse et de Morteniart devinrent également
ardentes quiétistes par esprit de libertinage, et Lien-
lôt Jeanne Guyon tut à la mode.
Par l'entremise de ses nouvelles protectrices, la
belle Jeanne fut mise en liberté et obtint même
l'insigne faveur d'êlre présentée à Mme de !Mainte-
non. bes infurluues, sa résignation, son éloquence
entraînante lorsqu'elle parlait de Dieu, sa beauté
remarquable, la rendirent intéressante aux yeux de
la favorite et lui valurent son amitié. Jeanne Guyon
fut admise dans l'intimité du roi, et comjita bientôt
parmi ses lilles spirituelles toutes les nobles élèves
de Saint-Gyr.
Ce fut dans cette maison qu'elle rencontra Féne-
lon et que commença la Haison de l'ardente quiétiste
et du tendre abbé. « Celui-ci, adonné depuis long-
temps à un spiritualisme rafliué, dit Saint-Simon,
INNOCENT XII
717
Féneloii se soumet aux censures ecclésiastiquei
goûta les doctrines de Jeanne, et affirma à la !Main-
tenon que la quiOtiste était la jjlus sublime des
saintes. C'est alors qu'il devint le directeur des brebis
distiiiLTnées du petit troupeau ((ue Jeanne Guyon
s'était f lit, affectant luan moins de ne les conduire
que sous la direction de cette prophélesse, qui était
introduite dans le sanctuaire de la conscience de ces
gentilles pucelles. En outre elle faisait des échappées
continuelles à Paris, chez monseigneur le duc de
Bourgogne lui-même, où elle faisait des instruc-
tions à ses fidèles ordinaires, Mme de Morsieii. la
comtesse de Guiche et d'autres nobles dames (jui
se dérobaient à -la cour pour venir profiter de la
manne que Jeanne Guyon répandait dans le désert
de leur âme. »
Un évéïienient vint troubler le petit troupeau;
Fénelon fut nommé à l'archevècbé de Cambrai. Tous
les quiétistes se récrièrent, car c'était le siège do
Paris qu'ils voulaient pour leur dirpcteur, et non
celui de Ca-nbrai, qu'ils considéraient avec mépris
718
HISTOIRE DES PAPES
comme un diocî'sp do cam|iatrne. L'aivlicvôclR' de
Paris aurait uns eu etlVl Fonolou à la tèle du ilorgr,
dans une place de confiance immédiate et durable,
eût obligé chacun à compter avec lui, et l'eût mis
dans une situation à tout oser pour Jeanne Guyon
et pour sa doctrine, qui se propageait avec une
cxtrèrao rapidité. Cependant ipu'lijue mystérieuses
(pie fussent les remuons des adeptes de .leanne. les
jésuites pwrvinrent à en pénétrer le secret; ils s'ef-
frayèrent alors du nombre et de la qualité des dis-
ciples de la quiétiste ; ils attaquèrent ses ouvrages
et cberclièrent à soulever des scrupules dans la
conscience de Louis XI\ : ils y réussirent. Le Yie\ix
roi, craignant d'avoir cédé à de coupables inspira-
tions en j)rotégeant une femme accusée de (juiétisme,
voulut que le Père Bourdaloue examinât ses doc-
trines; et d'après l'opinion du prédicateur, il lui
fit signifier qu'elle eût à interrompre ses visites aux
demoiselles de Saint-Cyr.
Mme de Maiiitenon écrivit de son côté à Jeanne
Guyon, qu'elle devait, pour sa propre sûreté, quitter
Paris et se retirer dans quelque village, en ayant
même le soin de ne découvrir le lieu de sa retraite
à personne. La pauvre persécutée obéit, clierciia à
se soustraire à tous les regards et à se faire oublier,
mais il était trop tard; l'attention publiijue se tiou-
vait éveillée par les jésuites; et ceux-ci tenant à
honneur de montrer leur pouvoir sur l'esprit du
roi, résolurent de la perdre. D'abord ils firent cir-
culer une espèce de confession attribuée au Père
Lacombe, et dans laquelle Icbarnabite demandait par-
don à Dieu et aux hommes d'être tomljé avec sa belle
pénitente dans des excès et des misères d'une af-
freuse immoralité ; d'avoir été précipité par un entraî-
nement de folie et de fureur dans des désordres que
la loi défend, sans néanmoins qu'il eût l'intention
de mal faire, et seulement parce qu'il s'était figuré
que Dieu exigeait de lui qu'il accomplit toutes ces
abominations, quoiqu'il en eût prévu les terribles
conséquences. Ensuite les bons Pères répandirent
adroitement les allégations les plus calomnieuses sur
Jeanne, accréditèrent les soupçons les plus outra-
geants pour son honneur, et cherchèrent à faire
croire qu'elle se cachait pour éviter la honte d'être
démasquée aux yeux de tous.
Jeanne Guyon, instruite par Fénelon des accusa-
tions scandaleuses dont elle était l'objet, jirit le parti
de sortir de sa retraite, et demanda à être jugée,
elle et ses écrits, par une commission composée en
nombre égal d'ecclésiastiques et de laïques. Sa re-
quête fut agréée : le roi nomma une commission
comjiosée de trois juges ecclésiastiques, Bossuet,
évéque de Meaux, monseigneur de Noailles, évê-
que de Ghâlons, et Tronson, supérieur du sémi-
naire de Saint-Sulpice; mais il refusa de leur ad-
joindre trois laïques. Jeanne obtint seulement, par
le crédit de Mme de Maintenon, que Fénelon, qui
n'était point encore installé à l'archevêché de Cam-
brai, fût admis dans le sein de l'assemblée.
Les quatre pn-lats tinrent leurs réunions au vil-
lage d'Issy, ce qui les lit appeler « les conférences
d'Issy. » Dès la ]iremière séance, Bossuet avoua
qu'il connaissait très-imparfaitement les ouvrages
mystiques de l'accusée, et pria Féuelon d'en faire
des extraits. Ij'archevè([ue de Cambrai se rendit à
l'invitation de Bossuet, dans l'espérance d'être utile
à son amie et de faire triompher son innocence.
Malheureusement, pour prévenir le jugement qui
allait être porté, le iiiétropohtain de J'aris, à l'insti-
gation des jésuites, revendi(pia le droit de décider seul
une cause ([ui se plaidait dans sou diocèse; et avant
que les prélats eussent eu le temps de se former une
opinion sur les doctrines de Jeanne Guyon, il publia
un mandement par lequel il condamna la célèbre (piié-
tisle comme enseignant des propositions fausses, ten-
dant à l'hérésie, contraires à la ]Kirole de Dieu, ca-
pables de scandaliser les lidèles et d'oil'enser les
oreilles pieuses.
Ce qu'il y eut de plus remarquable dans cette cen-
sure, c'est qu'elle fut prononcée par un prélat (jui ne
connaissait ni les livres qu'il analhémalisail. ni aucun
des ouvrages de piété qui paraissaient, et cela au dire
de Fénelon lui-mèine.
Les commissair(^s d'Issy ne pouvant donner gain
de cause à Jeanne Guyon contre l'archevêque, la con-
damnèrent également ; toutefois ils procédèrent avec
plus de ménagements, et au lieu de censurer les li-
vres qui étaient soumis à leur examen, ils composè-
rent trente-quatre articles diamétralement ojiposésaux
principes enseignés parles quiétistes, les présentèrent
à Jeanne et la déterminèrent à y souscrire. Elle si-
gna en outre les instructions pastorales qui furent pu-
bliées à l'appui des articles anti-mystiques, et fit une
abjuralion authentique de son prétendu apostolat.
Cette soumission lui valut un certificat favorable
de Bossuet, attestant de son innocence et de son or-
thodoxie. Mais bientôt elle se laissa entraîner par ses
inspirations, et recommença à propager les doctrines
du quiétisme. Les jésuites demandèrent immédiate-
ment au roi une lettre de cachet, et la firent conduire
à Vincennes et ensuite à la Bastille.
Bossuet fitalors paraître un livre intitulé « Des étals
d'oraisons, » dans lequel l'auteur censurait sévère-
ment la célèbre quiétiste. L'évoque de Meaux voulut
faire approuver son ouvrage par Fénelon, qui s'y re-
fusa, sous le prétexte fort honorable qu'il avait pro-
mis de condamner les erreurs de Jeanne Guyon et
non sa personne; l'archevêque de Cambrai annonça
même à son collègue qu'il ne se ferait nullement scru-
pule de témoigner en toutes occasions de son estime
pour cette femme ; qu'il ne dénoncerait jamais à l'É-
glise comme digne du feu celle qui n'avait d'autre
tort à ses yeux que de ne pas savoir s'expliquer d'une
manière assez lucide, et dont il connaissait suffisam-
ment les sentiments religieux. Le vertueux prélat ne
s'en tint pas à cette protestation en faveur de son
ancienne amie, il résolut d'agir activement auprès de
monseigneur de Noailles, qui avait été nouvellement
promu à l'archevêché de Paris ; il lui rendit plusieurs
visites, en obtint l'élargissement de Jeanne Guyon de
la Bastille et son admission dans une maison reli-
gieuse de Vaugirard; il lit plus encore, il entreprit lu
justification des doctrines de la pauvre recluse, et )iu-
blia le livre reraanpiable intitulé « De l'explicatiov
des maximes des saints sui^ la vie intérieure. >
Bossuet prit la plume pour répondre à Fénelon.
atla([ua son ouvrage sans ménagements, le dénonça ;i
l'opinion publique comme une apologie cachée 'tu
INNOCENT XII
719
i|niétisme, une rrpêtition des écrits de Jeanne Guyon,
vi il appela l'archevêrpie de Cambrai le nouveau Mon-
tan d'une seconde Priscilli'.
Fénelon riposta à son adversaire, se ]ilaignit amè-
rement lie ce que l'évèque de IMeaux le Taisait rêver
les yeux ouverts el lui ]irèlait des raisonnements (|u'i[
n'avait jamais tenus. ISientôt les discussions tliéolo-
giques dégénérèrent en véritables disputes, et les deux
prélats en vini-ent jusipiTi se cliarger d'injures. Pour
arrêter le scandale, le l'ère la (Chaise intervint, se
]irononça en faveur de l'arclievèque de Cambrai, et
déclara que sou antagoniste passait les bornes des
convenances, et montrait une irritation qui était tout
à fait contraire à la douce morale de Jésus-Cbrist
et aux préceptes de la charité apostolique.
Bossuet, furieux du trioniplie de Fénelon, courut
se jeter aux pieds du roi, lui demanda jiardon de ne
])as avoir dénoncé plus tôt les abominables doctrines
des nouveaux molinosistes, et accusa l'archevêque de
Cambrai d'être le fauteur de l'hérésie des quiétistes.
Cette fois, l'évêquc de IMeaux l'emporta sur son ad-
versaire, grâce à l'appui de la Maintenon, qui ne
pouvait pardonner à Fénelon son opposition à la pu-
blicité de son mariage secret avec Louis XIV. Sa
Majesté, après avoir écouté favorablement Bossuet,
écrivit en cour de Rome pour solliciter la condamna-
tion du livre des « Maximes des saints. «
Malgré les instances du monarque, Sa Sainteté In-
nocent XII manifesta une grande répugnance à pour-
suivre un évêque qui s'était toujours njontré un des
plus zélés défenseurs de l'infaillibilité et de l'omni-
potence pontificale; et, tout en se rendant aux désirs
de Louis XIV, il procéda avec une extrême lenteur,
dans l'espoir que le roi, qui avait déjà soixante ans
et qui était usé par les débauches, viendrait à mourir
dans l'intervalle. Il nomma pour examiner l'ouvrage
deux commissions qui tinrent, l'une douze confé-
rences, et la seconde vingt et une, sans rien décider ;
une troisième commission employa cinquante-deux
séances pour déterminer les propositions censurabies
dans le livre des « Maximes des saints, » et trente-
sept pour délibérer sur la manière dont Sa Sainteté
les censurerait.
Pendant que cette affaire occupait les théologiens
romains, on préludait, en France à une information
contre le Père Lacombe, qui était détenu au cliàteau
de Vincennes, et on le contraignait par la torture à
signer un écrit dans lequel il exhortait Jeanne Guyon
à se rejientir de sa coupable intimité avec lui et avec
l'archevêque de Cambrai.
Cette confession, arrachée à un pauvre moine (pu
était devenu presque fou par suite des mauvais trai-
tements qu'il avait eu à subir, fut scandaleusement
colportée dans Paris, pour jeter de l'inlamie sur Fé-
nelon et sur l'infortunée Jeanne. Ce fut en vain (jue
le prélat réclama contre un pareil acte, et demanda
justice des calomniateurs, dans une lettre qu'il en-
voya par un autre prélat à Louis XIV. Sa Majesté,
loin de donner la plus légère satisfaction à l'arche-
vêque de Cambrai, s'emporta contre l'amliassadeur,
appela Fénelon un fanatii[ue protecteur du vice, et
son amie une extravagante corrompue, et annon(;a
qu'il allait sévir contre les deux cou]iables. En elfet,
dès le lendemain l'archevêque recevait un ordre d'exil
du gracieux monarque, el Xlme de la Mothe Guyon
était plongée de nouveau dans les cachots de la Bas-
tille. Cette femme célèbre y resta une année entière,
et n'en sortit que pour être exilée dans une des terres
de son lils aini'', où elle vécut encore quinze années,
au milieu des pratiques de la j)lus édifiante vertu.
Quant au Père Lacombe, il fut transféré de Vincennes
à Charenton, où il mourut fou.
Enfin arriva de Rome la ])ullc du saint-père où se
trouvaient condamnées vingt-trois propositions du
livre des '< Maximes des saints. )< L'archevê(jue de
Cambrai, qui était déjà relégué dans son diocèse et
qui avait reconnu l'inutilité de ses efforts pour résis-
ter à ses ennemis, ne voulut pas empirer sa position,
et se soumit aux censures ecclésiastiques.
Ainsi se termina la querelle qui divisait les deux
plus illustres prélats du dix-septième siècle, Fénelon
et Bossuet, Et si l'on s'étonne de cet acharnement
que montra Louis XIV dans ses persécutions reli-
gieuses contre le vertueux précepteur du duc de Bour-
gogne, qui fut plus tard dauphin de Fiance, on trou-
vera l'explication de sa conduite dans l'admiraljle
lettre que lui adressa Fénelon lors de son avènement
au siège archiépiscopal de Cambrai : « Sire, depuis
environ trente ans vos principaux ministres ont
ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de
l'Etat pour faire monter jusqu'au comble votre auto-
rité, qui était devenue la leur, parce qu'elle était dans
leurs mains. On n'a plus parlé de l'Etat ni des rè-
gles, on a parlé du roi et de son bon plaisir; on a
poussé vos revenus et vos dépenses à l'infini ; on
vous a élevé jusqu'au ciel pour avoir effacé, disait-
on, tous vos prédécesseurs ensemble, c'est-à-dire
pour avoir appauvri la France entière , afin d'intro-
duire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Ces
infâmes ont voulu vous élever sur les ruines de tou-
tes les conditions de l'État, comme si vous pouviez être
grand en ruinant les peuples sur lesquels votre gran-
deur est fondée.
« Vous avez été jaloux de votre autorité dans les
choses extérieures ; mais pour le fond, chaque minis-
tre a été le maître dans l'étendue de son administra-
tion. Vous avez cru gouverner parce que vous avez
réglé les limites entre ceux qui gouvernaient. Ils ont
bien montré au public leur puissance, et on ne l'a
((ue trop sentie. Ils sont durs, hautains, injustes,
violents, corrupteurs; ils n'observent aucune règle
d'équité ni pour l'administration intérieure de l'État
ni pour les négociations étrangères; ils se contentent
de menacer, d'écraser, d'anéantir ceux qui leur ré-
sistent. Tous leurs efforts ne tendent qu'à un but,
celui d'éloigner de votre personne les hommes de mé-
rite qui pourraient leur faire ombrage. Ils vous ac-
coutument à recevoir sans cesse des louanges outrées
qui vont jusfju'à l'idolâtrie, el que vous devriez reje-
ter avec indignation.
« Maintenant, -grâces à vos ministres, votre nom
est odieux à toute la France, et la France est insup-
portable à tous ses voisins ; vous n'avez conservé au-
cun allié, parce que vous n'avez voulu que des esclaves.
« Vous avez pour conseiller un arciievêque cor-
rompu , scandaleux , incorrigible , faux , malin ,
artificieux , ennemi de toute vertu et ([ui persécute
tous les gens de bien ; vous vous eu accommodez ,
720
HISTOIRE DES PAPES
parce (ju'il ne sonsfe qu'à vous plaire par ses llalle-
ries, et mree iju'il vous prostitue son lionneur. Vous
lui sacrilie/. les j^ens vertueux, vmis lui laissez lyran-
uiscr rE};lise, et aucun prélat n'est traité aussi bien
que lui par Votre Majesté.
•> Vous avez pour confesseur un jésuite vicieux qui
n'aime ([ue les ^ens profanes et relâchés, qui est ja-
loux au suprême deçrré de l'autorité que vous lui avez
donnée. N'est-il pas iionteux qu'un tel lioinuie lasse
les évèques à son choix et décide de toutes les alVai-
res de conscience? Vous êtes seul en France, Sire, à
ignorer qu'il ne sait rien, que son esprit est grossier,
quoiqu'il ne laisse pas que d'avoir de la ruse avec
cette grossièreté d'esprit , que les jésuites même le
m-'prisent, et sont indignés de le voir si facile à l'am-
bition ridicule de sa laniille.
oAous avez fait d'un religieux un ministre d'Etat,
et le ministre ne se connaît ni en hommes, ni en li-
nanccs, ni en administration; il est la dupe de tous
ceux qui le flattent et lui font de petits présents; il
ne doute ni n'hésite sur aucune question difliciie. Un
autre ministre n'oserait décider seul ; pour lui, il tran-
che toutes les questions, de peur d'avoir à rougir de
son ignorance devant quelqu'un. Il marche hardi-
ment, sans craindre de vous égarer; il penche tou-
jours au relâchement, et cherche à épaissir les ténè-
bres autour de Notre Majesté. Ainsi, c'est un aveugle
qui en conduit un autre; et, comme dit Jésus-Christ:
« Ils tomberont tous deux dans la fosse. »
« Tous ceiix qui vous entourent redoutent de vous
éclairer : cependant la France estaux abois. Qu'atten-
dent-ils pour vous parler fianehement '? que tout soit
perdu! Qu'ils parlent, qu'ils parlent donc; qu'ils se
retirent, si vous êtes tellement ombrageux qu'on no
puisse vous donner un conseil; qu'ils aliaudouneiil le
roi, si le roi ne veut que dos llalteurs autour de lui.
S'ils restent, ils doivent vous dire la vérité. Malheur,
malheur à eux, s'ils ne la disent pas, et malheur à
vous si vous n'êtes pas digne de l'entendre ! ->
Cette lettre, sublime d'éloquence et de courage, ne
produisit d'autre résultat (pie d'exciter dans l'âme du
dévot inonanpie une haine violente conlre son auteur,
et nous en avons vu les conséquences dans les persé-
cutions que l'illustre Fénelon eut à siii)ir lors de ses
disputes avec Bossuet.
Le jubilé séculaire s'ouvrit enfin, et l'or des peu-
ples vint s'engloutir dans le trésor apostolique; mais
innocent XII n'eut pas la joi(> de contempler les ri-
chesses qui s'amniicelaieiif dans les caves du \ atican;
une lièvre lente, qui le minait depuis plusieurs mois,
l'emporta le 18 septembre 1700.
Pendant le dix-septième siècle, nous avons vu les
pontifes de Rome se consumer en elforis impuissants
]iour disputer aux rois les prérogatives de leur omni-
potence, et en être réduits, pour sortir de leur nul-
lité, à soulever des querelles théologiques , à faire
naître des hérésies, à encourager même des attaques
directes contre la religion, jiréférant ainsi le sarcasme
et les luttes à l'indilTérence et à l'oubli des hom-
mes. Dans le dix-huitième siècle, nous verrons les
orgueilleux successeurs de l'Apôtre terrassés par une
légion de génies sublimes, et la France secouer enfin
les doubles chaînes de la superstition et du despo-
tisme, saper les fondements du colosse papal, brisiT
les sceptres des rois et faire un jias de géant vers la
contjuête de la liberté, vers la République I
ANSWtRS TO TWENTY QUESTIONS ON PAGE 29'
1 — Lansin^r.
2 — Throuch water.
3 — Lake Michican.
4— A South African gazelle.
5 — Smoke-cvired haddock.
6 — Fraprant volatile oil obtained from flowers.
7— Paris.
8 — Zéro.
9 — Any warning sigrnal.
10 — The rim.
11 — Alaska.
1- — An éléphant keeper and driver.
13 — Chemical decompoeition by the action of
an eJectric current.
14— Op-den L. Mills.
15- -The science of earthquakes.
16 — A very pure white clay used in making:
porcelain.
17 — A coral island.
18 — The mother's side.
19 — The science and practice of erowine fruit.
20~Yeddo.
D 104 .L3 1870
V.2 SMC
La Chcatre, Maurice,
1814-1900.
Histoire des papes :
Mystaeres d ' iniqui t bes
AZE-0755 (mcih)