THE LIBRARY
OF
THE UNIVERSITY
OF CALIFORNIA
LOS ANGELES
GIFT OF
Tibor Scitovsky
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HISTOIRE
DES RÉVOLUTIONS
DELA
RÉPUBLIQUE ROMAINE.
HISTOIRE
DES RÉVOLUTIONS
ARRIVÉES
DANS LE GOUVERNEMENT
DELA
RÉPUBLIQUE ROMAINE;
Par M. l'Abbé DEVERTOT,de l'Académie
royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Cen-
seur royal , Secrétaire des Commandemens de
S.A. S. feue Madame' la Duchesse d' ORLEANS,
Administrateur de la Commanderie de
Santeny , et Prieur de Sainte Marie d'Esne.
Nouvelle édition.
TOME PREMIER.
A LYON,
Chez Tournachon-Molin, Libraire.
M. DCCC. V.
A TRÈS-HAUT
ET TRÈS-PUISSANT SEIGNEUR
MONSEIGNEUR
ADRIEN MAURICE
DUC DE NOAILLÊS,
PAIR DE FRANCE,
GJA.ND D'ESPAGNE, CHEVALIER
de 1 ordre de la Toison d'Or, Capitaine de la
première compagnie des gardes du corps du
«01, Lieutenant général de ses armées , ci-
devant commandant en chef de Catalogne ,
■ Gouverneur et Capitaine général des comté,
et viguertes de Roussillon , ConHans et Cer-
dagne, Gouverneur des ville et citadelle de
Perpgnan , Conseiller au Conseil de régence ,
et Gouverner et Capitaine de6 chJU de
àaint-Germain-en-Laye.
Monseigneur ,
Parmi les Grands Hommes
dont d est fait mention dans
L Histoire que j'ai l'honneur
de vous présenter, je crois
2075411
i) E P I T R E.
quon en trouvera -peu qui ,
comme le second Scipion 5 se
soient autant distingués par
leur amour pour les sciences ,
que par leur valeur et leur ca-
pacité dans le métier de la
guerre. Personne , dit Vel-
leius Paterculus (i) , n?é toit
pius capable que Scipion, non
seulement de bien juger des
ouvrages de littérature , mais
encore d'en composer d'excel-
lens. Il avoit en tout temps
(i) Scipio tam elegans liberalium studiorum,
omnisque doctrins et auctor, et admirator fuit,
ut Polybium , Panaeti unique praecellentes inge-
nio viros , domi militiseque secum habuerit.
Neqne enïm quisquam hoc Scipione elegantiùs
intervalla negotiorum otio dispunxit ; semper-
que aut belli , aut pacis serviit artibus : inter
arma ac studia versatus , aut corpus periculîs,
aut animum disciplinas exercuit.
Vell. Paterc. I. i. cap. l3.
E P ï T R E. iij
près de lui Polybe et Pana?-
tius, deux des plus habiles
hommes de leur siècle. Son
loisir même étoit laborieux,
et on n'a jamais si bien su
remplir par les agrémens des
Belles -Lettres le vide que
laissent les affaires. 11 s'ap-
pliquoit continuellement aux
fonctions de la guerre ou de
la paix ; et tantôt parmi les
armes, tantôt parmi les livres,
il exerçoit son corps par les
travaux militaires , ou son es-
prit par l'étude.
J'espère , Monseigne ur,
que le public n'aura pas beau-
coup de peine à faire l'appli-
cation du portrait d'un ancien
ftij
ïv É P I T R E.
Capitaine à un moderne : ils
se ressemblent trop , et trop
peu de gens leur ressemblent
J'ai l'honneur d'être avec un
profond respect.
Monseigneur,
Votre très-humble et très-
obéissant serviteur ,
L. de VERTOT.
DISCOURS
PRÉLIMINAIRE.
Des fondemens de la République Ro-
maine , et des principales causes
de sa décadence.
X-j 'amour de la liberté a été le pre-
mier objet des Romains dans l'établis-
sement de la république , et la cause
ou le prétexte des révolutions dont
nous entreprenons d'écrire l'histoire.
Ce fut cet amour de la liberté qui fît
proscrire la royauté , qui diminua l'au-
torité du consulat, et qui en suspendit
le titre en différentes occasions. Le
peuple même , pour balancer la puis-
sance des consuls , voulut avoir des
protecteurs particuliers tirés de son
corps ; et ces magistrats plébéiens , sous
prétexte de veiller à la conservation
de la liberté , s'érigèrent insensible-
ment en tuteurs des lois , et en inspec-
teurs du sénat et de la noblesse.
Ces inquisiteurs d'état tenoient en
a ïij
vj Discours préliminaire.
respect les consuls même, et les gé-
néraux. On verra dans la suite de cette
histoire, qu'ils les obligeoient souvent,
quand ils étoient sortis de charge , de
venir rendre compte devant rassem-
blée du peuple , de leur administra-
tion et du succès de leurs armes. Ce
n'étoit pas assez que de vaincre , l'éclat
des plus grandes victoires ne met toit
point à couvert de leurs recherches le
général qui n'avoit pas assez ménagé
îa vie de ses soldats, ou qui pendant
la campagne les avoit traités avec trop
de hauteur ; il falloit qu'il sût allier îa
dignité du commandant avec la mo-
destie du citoyen. Des qualités trop
brillantes étoient même suspectes dans
un état où l'onregardoitl'égalité comme
le fondement de la liberté publique.
Les Romains prenoient ombrage des
vertus qu'ils ne pouvoient s'empêcher
d'admirer , et ces fiers républicains
ne souffroient point qu'on les servît
avec des talens supérieurs et capables
de les assujétir.
Ceux qui étoient convaincus d avoir
employé d'indignes voies pour parve-
Discours préliminaire. vij
nir au commandement , en étoient
exclus pour toujours. Les charges efc
les emplois , si on en excepte la cen-
sure, n'étoient qu'annuels. Un consul,
en sortant du consulat, ne conservait
d'autorité que celle que lui donnoit
son mérite personnel ; et après avoir
commandé en chef les armées de la
république , on le voyoit souvent ser-
vir dans les mêmes armées sous son
successeur. 11 ne pouvoit rentrer dans
le consulat qu après un interstice de
dix ans , et on évitoit de laisser cette
grande dignité trop Ion g- temps dans
la même famille , de peur de rendre
insensiblement le gouvernement héré-
ditaire.
Mais de toutes les précautions que
les Romains prirent pour maintenir
leur liberté , aucune ne paroit plus
digne d'admiration que cet attache-
ment qu'ils conservèrent long-temps
pour la pauvreté de leurs ancêtres.
Cette pauvreté qui dans les premiers
habitans de Rome étoit un pur effet
de la nécessité , devint une vertu po-
litique sous leurs successeurs. Les Ro-
a iv
YÎij Discours préliminaire.
mains la regardèrent comme la gar-
dienne la plus sûre de la liberté ; ils
surent même la rendre honorable , afin
de l'opposer comme une barrière au
luxe et à l'ambition. Ce détachement
des richesses, à l'égard des particuliers,
se tourna en maxime de gouvernement.
Un Piomain mettoit sa gloire à conser-
ver sa pauvreté , en même temps qu'il
exposoit tous les jours sa vie pour enri-
chir letrésor public. Chacun se croyoit
assez riche des richesses de l'état , et
les généraux, comme les simples sol-
dats, n'attendoient leur subsistance que
de leur petit héritage qu'ils cultivoient
de leurs mains : Gaudebat tcllus yomcre
laureato (i).
Les premiers Romains étoient tous
laboureurs , et les laboureurs étoient
tous soldats. Leur habillement étoit
grossier ; la nourriture simple et fru-
gale ; le travail assidu. Ils élevoient
leurs enfans dans cette vie dure , afin
de les rendre plus robustes et plus ca-
pables de soutenir les fatigues de la
guerre ; mais sous des habits rustiques
(0 Plin.
Discours préliminaire. ix
on trouvoit une valeur incomparable ,
de l'élévation et de la grandeur dans
les sentimens. La gloire étoit leur
unique passion , et ils la faisoient con-
sister à défendre leur liberté , et à se
rendre maîtres de celle de leurs voisins.
Des écrivains modernes qui ne peu-
vent souffrir des vertus pures dans les
anciens , prétendent qu'on fait un mé-
rite à ces premiers Romains de leur
grossièreté , et qu'ils ne méprisoient
les richesses que parce qu'ils en igno-
roient le prix et les agrémens.
Mais pour répondre à cette objec-
tion, on n'a qu'à jeter les yeux sur la
suite de cette histoire , et on verra que
dans le cinquième et le sixième siècle
de la fondation de Rome , dans le temps
même que la république étoit maî-
tresse de toute l'Italie et d'une partie
de la Sicile, de l'Espagne , des Gaules , et
même de l'Afrique, on tiroit encore les
généraux de la charrue (y)Atàlii manus ,
ru s tic o opère attritœ , s al u te m pub lie am
stabilierunt (2). Quelle gloire pour un
(1) V. M.l. 4.
(2) Cic. pro S. Roscio. PI. 1. 18. c. 3.
a v
x Discours préliminaire.
état d'avoir des capitaines capables de
lui conquérir de grandes provinces ,
et assez désintéressés pour conserver
leur intégrité au milieu de leurs con-
quêtes !
Je ne parle point des lois somp-
tuaires (i) qui étoient en vigueur dans
le sixième siècle , et qui sans distinc-
tion pour la naissance , les biens de la
fortune , ou les dignités , régloient la
dépense de tous les citoyens. Rien n'a
échappé aux sages législateurs qui éta-
blirent de si sévères réglemens. Tout
y est fixé , soit pour les vètemens , soit
pour la dépense de la table, le nombre
des convives dans les festins , et jus-
qu'aux frais des funérailles. Qu'on lise
la loi Oppia (2) , on verra qu'elle dé-
fend aux dames Romaines de porter
des habits de différentes couleurs; d'a-
voir dans leur parure des ornemens
qui excédassent la valeur d'une demi-
once d'or , et de se faire porter dans
un chariot à deux chevaux plus près
de Rome que d'un mille , à moins que
(1) Macr.
(2) Paul. Man. de leg. surapt.
Discours préliminaire. xj
ce ne fût pour assister à quelque sa-
crifiée. La loi Orchia régloit le nombre
des convives qu'on pouvoit inviter à
un festin ; et la Joi Fhannia ne permet-
toit pas d'y dépenser plus de cent as,
centenos œns : ce qui revenoit environ
à cinquante sous de notre monnoie.
Enfin la loi Corneîia fixoit à une somme
encore plus modique la dépense qu'on
pouvoit faire aux funérailles : tous ré-
glemens qui pourront paroitre peu
dignes de la grandeur et de la puis-
sance à laquelle les Romains étaient
déjà parvenus , mais qui, en éloignant
le luxe des familles particulières , fai-
soient la force et la sûreté de l'état.
A la faveur de cette pauvreté vo-
lontaire et d'une vie laborieuse , la ré-
publique n elevoit dans son sein que
des hommes forts, robustes, pleins de
valeur, et qui n'attendant rien les uns
des autres , conservoient dans une in-
dépendance réciproque la liberté de
la patrie. Ce furent ces illustres labou-
reurs qui en moins de trois cents ans
assujetirent les peuples les plus belli-
queux de l'Italie 9 défirent des armées
a vj
xij Discours préliminaire.
prodigieuses de Gaulois, de Cimbres
et de Teutons , et ruinèrent la puis-
sance formidable de Cartilage.
Mais après la destruction de cette
rivale de Rome , les Romains invin-
cibles au-dehors succombèrent sous
le poids de leur propre grandeur.
Ipsa nocet moles.
Luc an. t.
L'amour des richesses et le luxe en-
trèrent dans Rome avec les trésors des
provinces conquises , et cette pauvreté
et cette tempérance qui avoient formé
tant de grands capitaines tombèrent
dans le mépris.
Fecunda virorum
Paupertas fugitur.
Ibid.
Et ce qui est plus surprenant , c'est,
dit Velleius Paterculus , que ce ne fut
pas même par degré , mais tout à
coup que se fit un si grand change-
ment , et que les Romains se préci-
pitèrent dans le luxe et dans la mol-
lesse : Sublatâ imperii œmulâ , nongradu,
sed prœcipiti cursu à virtute descitum , ad
yitia transcursum ( i ). Les voluptés
(i) Vell. Paterc. 1. 2.
Discours préliminaire. xllj
prirent la place de la tempérance ;
I oisiveté succéda au travail , et Tinté
rèt particulier éteignit ce zèle et cette
ardeur que leurs ancêtres avoient fait
paroitre pour l'intérêt public.
En effet , il semble que ce soit une
autre nation qui va paroitre sur la
scène : une corruption générale se ré-
pandit bientôt dans tous les ordres de
l'état. La justice se vendoit publique-
ment dans les tribunaux ; on consi-
gnoit sur la place pour acheter les suf-
frages du peuple , et les consuls , après
avoir acquis cette grande dignité par
leurs brigues , ou à prix d'argent , n'ai-
loient plus à la guerre que pour s'en-
richir des dépouilles des nations, et
souvent pour ravager eux-mêmes des
provinces qu'ils eussent du conserver
et défendre.
De là vinrent les richesses immenses
de quelques généraux. Qui pourroit
croire qu'un citoyen Romain , que
Crassus ait eu plus de sept mille talens
de bien (i)? Je ne parle point des
trésors que Lucullus rapporta de l'Asie,
(i) ic,6oo,ooo 1.
xiv Discours préliminaire.
et Jules César des Gaules. Le premier
à son retour fit bâtir des palais , et y
vécut avec une magnificence et une
délicatesse que les anciens rois de
Perse auroient eu bien de la peine à
imiter; et César plus ambitieux, outre
un grand nombre d'officiers et de sol-
dats qu'il enrichit par des libéralités
intéressées , se servit encore de l'argent
des Gaulois pour corrompre les pre-
miers de Rome , et acheter la liberté
de sa patrie.
Il falloit que les provinces fournis-
sent à ces dépenses immenses. Les
généraux, sous prétexte de faire sub-
sister leurs troupes , s'emparoient des
revenus de la république , et l'état
s "afFoiblissoit à proportion que les par-
ticuliers devenoient puissans.
Outre les tributs ordinaires , les com-
mandans exigeoient tous les jours de
nouvelles sommes , ou à titre de pré-
sens à leur entrée dans la province , ou
par forme d'emprunt. Souvent même
on ne cherchoit plus de prétextes,
C'étoit assez pour piller le peuple, et
pour établir de nouveaux impôts, que
Discours préliminaire. xv
de leur donner de nouveaux noms :
Cujus modo ni nomen reperiri poterat, hoc
sans esseadcogendas pecumas ( i). Et ce qui
étoit encore plus insupportable , c'est
que pour avoir de l'argent comptant, on
remettait la levée de ces tributs extraor-
dinaires à des publicains qui, sous pré-
texte d'avoir avancé leurs deniers, dou-
bloient les dettes des provinces , et
absorboientpar des usures énormes les
revenus de l'année suivante.
Toutes ces richesses fondoient à
Rome. Des fleuves d'or ou , pour mieux
dire , le plus pur sang des peuples y
couloit de toutes les provinces , et y
portait un luxe affreux. On voyoit
s'élever tout-à-coup et comme par en-
chantement , de superbes palais dont
les murailles, les voûtes et les plafonds
étaient dorés. Ce n'était pas assez que
les lits et les tables fussent d'argent , il
falloit encore que ce riche métal fût
gravé , ou qu'il fût orné de bas-reliefs
de la main des plus excellens ouvriers,
O pater urbis i
Urwlè nefas tantum latiis pastoribusl
Juven. Sat. 2.
(i) Cass. de bello civil. 1, 3.
xvj Discours préliminaire.
C'est de Séné que que nous apprenons
un changement si surprenant dans les
mœurs des Romains , et qui étant lui-
même riche de sept millions d'or , n'a
point eu de honte de nous laisser ces
excellens discours sur la pauvreté , que
tout le monde admire dans ses ouvrages.
Par quelle règle de philosophie , s'é-
crioit Suillius , Sénèque a-t-il acquis ,
en quatre ans de faveur , plus de sept
millions d'or ? Il lui reprochoit que sa
principale étude étoit de courir après
les testamens , de prendre comme dans
un filet ceux qui n'avoient point d'en-
fans , et de remplir l'Italie et les pro-
vinces de ses usures : Quâ sapienriâ,
quibus philosophorum prœceptis , intra
quadriennium regiœ amiciiiœ , ter milliès
sesttrciïim paravissetî Romœ testamenta
et orbos , velut indagine ejus capi , Italiam
et provincias immensofenore hauriri (i).
Tout l'argent de l'état étoit entre
les mains de quelques grands, despu-
blicains et de certains affranchis plus
riches que leurs patrons. Personne
n'ignore que ce magnifique amphithéâ-
(i) Tac. An. 1. 13.
Discours préliminaire. xvïj
tre qui portoit le nom de Pompée (i) ,
et qui pouvoifc contenir jusqu'à qua-
rante mille personnes , avoit été bâti
des deniers de Demetrîus , son affran-
chi : Quem non puduit , dit Sénèque ,
locupletiorem esse Pompeio (2).
Pallas, autre affranchi, et aussi riche
que Sénèque , pour avoir refusé une
gratification de l'empereur Claude ,
son maître , en fut loué solennelle-
ment en plein sénat et comparé à ces
anciens Romains dont nous venons de
parler , si célèbres par leur désinté-
ressement. On voulut même conserver
la mémoire de son refus par une ins-
cription que la flatterie dicta. On
trouve , dit Pline , sur le chemin de Tibur
un monument ou on lit ces mots: Le sénat
a décerné à Pallas les ornemens de la pré-
turc et cent cinquante mille grands sester-
ces (3) ,• mais il a refusé ï argent et s'est
contenté des honneurs et des distinctions
attachés à cette dignité (4). Et fixum est
(1) Dion. Cass. 1. 3o.
(2) Senec. de tranq. anim. c. 8.
(3) 3,75o,ooo 1.
(4) Tac. Ann. 1. 12.
xviij Discours préliminaire.
œre publico senatusconsultum , quo
libertinus sestertiûm ter milliès pos-
sessor , antiquae pareimoniae laudibus
cumulabatur.
Quelle modération pour un affran-
chi (i) qui , riche de plus de sept
millions d'or , vouloit bien se contenter
des ornemens de la prêture ! Mais
quelle honte pour Rome de voir cet
affranchi , à peine échappé des chaî-
nes de la servitude , paroître , dit
Pline , avec les faisceaux , lui qui
autrefois étoit sorti de son village les
pieds nus et blanchis de la craie dont
on marquoit les esclaves ! Undè creta-
tis pedibus advenisset (2) !
Je ferois un livre au lieu d'une pré-
face , si j'entrois dans le détail du luxe
des Romains , et si j'entreprenois de
représenter la magnificence de leurs
bâtimens , la richesse de leurs habits,
les pierreries dont ils se paroient , ce
nombre prodigieux d'esclaves , d'af-
franchis et de cliens dont ils étoient
environnés en tout temps , et sur-tout
(1) PI. 1. 7. ep. 29. 1. 8. ep. 6.
(2) PI. 1. 35. c. permit.
Discours préliminaire. xix
la dépense et la profusion de leurs
tables.
Dans le temps même de la républi-
que , ils n'étoient point eontens , dit
Pacatus (i) , si au milieu de l'hiver les
roses ne nageoient sur le vin de Fa-
lerne qu'on leur présentoit , et si dans
Tété on ne Tavoit fait rafraîchir dans
des vases d'or : ils n'estimoient les fes-
tins que par le prix des mets qu'on y
servoit. Il falloit au travers des périls
de la mer leur aller chercher les
oiseaux du Phase ; et pour comble de
corruption on commença , après la
conquête de l'Asie , à introduire dans
ces festins des chanteuses et des bala-
dines.
Les jeunes gens en faisoient l'objet
de leurs ridicules affections. Ils se fri-
soient comme elles ; ils afTectoient
même d'imiter le son de leur voix et
leur démarche lascive ; ils ne surpas-
soient ces femmes perdues que par
leur mollesse et leur lâcheté : Capillum
frangere , et ad muliebres blanditias vccem
extenuare , mollitie corporis certarc cum
(i) Panegyr. Th. Aug.
xx Discours préliminaire,
feminis , et immundissimis se excolere
munditiis , nostrorum adokscentium spé-
cimen est (i).
Aussi Jules César , qui connoissoit
la fausse délicatesse de cette jeunesse
efféminée , ordonna à ses soldats dans
la bataille de Pharsale , au lieu de lan-
cer de loin leurs javelots , de les porter
droit au visage : Miles, faciemferi (2).
Et il arriva , comme ce grand homme
l'avoit prévu , que ces jeunes gens ,
idolâtres de leur beauté , se tournèrent
en fuite de peur de s'exposer à être
défigurés par des blessures et des cica-
trices.
Quelle ressource pour la liberté! ou,
pour mieux dire , quel augure d'une
servitude prochaine ! Il n'en falloit
point d'autre que de voir un état où la
valeur étoit moins considérée que le
luxe ; où le pauvre officier languissoit
dans les honneurs obscurs d'une légion,
pendant que les grands tâchoient de
couvrir leur lâcheté , et d'éblouir le
(1) Sen. Rhet. Controv. I.
(2) PI. 1. 4. c. 2.
Discours préliminaire. xxj
public par la magnificence de leur
train , et par l'éclat de leur dépense.
Sa2\ïor arrois
Luxuria incubuit , vieturaque ulciscitur
orbem.
Lucan,
Un luxe aussi général eut bientôt
consumé les biens des particuliers.
Pour fournir à une dépense si exces-
sive , après avoir vendu ses maisons et
ses terres on vendit par d'indignes
adoptions et par des alliances hon-
teuses le sang illustre de ses ancêtres ; et
quand on n'eut plus rien à vendre on
trafiqua de sa liberté. Le magistrat ,
comme le simple citoyen , l'officier et
le soldat portèrent leur servitude où
ils crurent trouver leur intérêt. Les lé-
gions de la république devinrent les
légions des grands et des chefs de par-
ti ; et pour attacher le soldat à leur
fortune ils dissimuloient ses briganda-
ges , et négligeoient la discipline mi-
litaire , à laquelle leurs ancêtres dé-
voient leurs conquêtes et la gloire
de la république.
Le luxe et la mollesse étoient passés
xx ij Discours préliminaire.
de la ville jusque dans le camp. On
voyoit une foule de valets et d'escla-
ves , avec tout l'attirail de volupté ,
suivre l'armée comme une autre ar-
mée. César, après avoir forcé le camp
de Pompée dans les plaines de Phar-
sale , y trouva les tables dressées
comme pour des festins (i). Les buf-
fets , dit-il , plioient sous le poids des
vases d'or et d'argent ; les tentes étoient
accommodées de gazons verds , et quel-
ques-unes , comme celle de Lentulus ,
pour conserver le frais , étoient ombra-
gées de rameaux et de lierre. En un
mot , il vit du côté qu'il força , le luxe
et la débauche , et dans l'endroit où
on se battoit encore , le meurtre et le
carnage : Alibi prœlia et vulnera , alibi
popinœ ; simtd cruor et strues corporum ,
juxta s cor ta et scortis simile (2),
Après cela , faut-il s'étonner si des
hommes qui recherchoient les volup-
tés au milieu même des périls , et qui
îïe s'exposoient aux périls que pour
pou voir fournir à leurs plaisirs , aient vu
(1) De bel. civ. 5.
(2) Tacit.
Discours préliminaire, xxïïj
ensevelir leur liberté dans les champs de
Pharsale ? Au lieu que tant que cette
liberté , si précieuse aux premiers Ro-
mains , avoit été sous la garde de la
pauvreté et de la tempérance , l'amour
de la patrie , la valeur , le courage
et toutes les vertus civiles et militaires
en avoient été inséparables.
Utinara remeare îiceret
\'\ velercs fines et raœnia pauperis Anci I
Claud. de bel. Gild,
APPROBATION
De Al. Richard , doyen des chanoines de l'églisi
royale et collégiale de sainte Opportune à
Paris , prieur seigneur de Regny et de l'Hôpi-
pital sous Rochefort, censeur royal des livres.
J AI lu par ordre de Monseigneur le Garde des
Sceaux l'Histoire des Révolutions arrivées dans
le gouvernement de la république Romaine , par
M. l'abbé de Vertot , de l'académie royale des
Inscriptions et Belles-Lettres. Il ne faut que le
nom d'un historien, aussi célèbre que l'est celui
de l'auteur de cet ouvrage , pour engager le
lecteur à s'en faire une étude particulière. L'utile
et l'agréable s'y présentent également par-tout
et en même temps. On y trouve la beauté de
la narration, la pureté du langage , la netteté
des expressions , la vérité des faits , avec la so-
lidité des preuves qui les établissent. On y ad-
mire dans les additions judicieuses qu'il a faites,
des réflexions politiques qui serviront à rendre
précieuse la réimpression de ce livre , qui a
déjà reçu de si grands applaudissemens en
France et dans les pays étrangers , où l'on at-
tend avec impatience cette nouvelle édition.
Fait à Paris ce 2 mai 1720.
L'Abbé RICHARD.
HISTOIRE
HISTOIRE
DES RÉVOLUTIONS
ARRIVÉES
DANS LE GOUVERNEMENT
DE LA
RÉPUBLIQUE ROMAINE.
LIVRE PREMIER.
Romulus , fondateur et premier roi de
Rome , est en même temps le chef de la
religion , et établit différentes lois avec le
consentement de ses sujets. Il fait faire
le dénombrement de tous les citoyens qu'il
partage en trois tribus. Chaque tribu est
ensuite divisée en dix curies ou compag-
nies. Etablissement du sénat et de V ordre
des chevaliers. Ce que éétoient que les plé-
béiens. LesSabinSy après une guerre fort
animée , font une alliance très - étroite
avec les Romains 9 etviventsous les mêmes
lois. Monde Romulus. Numa lui succède.
H se sert delà religion pour adoucir les
Tome L A
HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mœurs farouches des habitans de la ville
de Rome. Combat des Horaces et des
Curiaces sous Tullus Hostilius. Albt
ruinée. Ses habitans transférés à Rome.
Ancus Marcius établit des cérémonies qui
dévoient précéder les déclarations deguer-
re. Il défait les Latins , et réunit leur
territoire à celui de Rome. Tarquin V An-
cien est élu roi par les suffrages des prin-
cipaux d'entre le peuple qrfil avoit gagnés.
Il met au nombre des sénateurs cent de
ses créatures. Institution du cens sous
Servius Tuïïius. Ce prince est assassiné
par Tarquin le Superbe qui ^empare de
la royauté s ans le consentement du peuple,
ni du sénat. Son ambition et sa cruauté
excitent un mécontentement général que
Vimpudicité de Sextus Tarquin son fils ,
et la mort de Lucrèce font éclater . Révolte
générale. Les Tarquins sont chassés , et
la royauté est proscrite. Uétat républicain
succède au monarchique. On élit deux
magistrats annuels , à qui on donne le
nom de consuls. La division qui survient
bien-tôt après entre le peuple et le sénat,
oblige de créer une nouvelle magistrature
supérieure au consulat , je veux dire la
dictature. Les brouilleries cessent pour
quelque temps; mais ensuite elles se re-
nouvellent , et vont si loin que la plus
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. 1. S
grande partit du peuple abandonne la
ville , et se retire sur le Mont sacré. Pour
le faire rentrer dans Rome, il fallut lui
accorder l'abolition de toutes les dettes , et
consentir à la création des tribuns du
peuple.
( Année de Rome environ la 32oi.e du monde 9
environ la quatrième de la sixième olympiade ,
et 713 avant la naissance de Notre -Seigneur
Jésus-Christ. )
VJ N prince d'une naissance incertai-
ne , nourri par une femme prostituée ,
élevé par des bergers, et depuis devenu
chef de brigands, jetales premiers fon-
demens de la capitale du monde. Il la
consacra au Dieu de la guerre dont il
vouloit qu'on le crût sorti , et il admit
pour habitans des gens de toute condi-
tion , et venus de diflerens endroits ,
Grecs , Latins , Albains et Toscans : la
plupart pâtres et bandits , mais tous
d'une valeur déterminée. Un asile qu'il
ouvrit en faveur des esclaves (1) et des
fugitifs , y en attira un grand nombre
qu'il augmenta depuis des prisonniers
de guerre , et il sut de ses ennemis eu
faire ses premiers citoyens.
Rome dans son origine étoit moins
(1) Tit. Liv. t. D. 1. c. S,
A s
4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
une ville qu'an camp de soldats , rempli
de cabanes et entouré de foibles mu-
railles , sans lois civiles , sans magis-
trats , et qui servoit seulement d'asile
à des aventuriers , la plupart sans fem-
mes et sans enfans , que l'impunité ou
le désir de faire du butin avoient réu-
nis. Ce fut d'une retraite de voleurs que
sortirent les conquérans de l'univers.
A peine cette ville naissante fut-elle
élevée au-dessus de ses fondemens ,
que ses premiers habitans se pressèrent
de donner quelque forme au gouver-
nement. Leur principal objet fut de
concilier la liberté avec l'empire ; et ,
pour y parvenir , ils établirent une
espèce de monarchie mixte , et parta-
gèrent la souveraine puissance entre le
chef ou le prince de la nation , un
sénat qui lui devoit servir de conseil,
l'assemblée du peuple. Romulus (i),le
fondateur de Rome , en fut élu pour
le premier roi ; il fut reconnu en
même temps pour le chef de la re-
ligion , le souverain magistrat de la
ville , et le général né de l'état (2).
H prit , outre un grand nombre de
gardes , douze licteurs, espèce d'huis*
(1) Dionys. Halicarnas. 1. 2. p. 81 ,
ii) Tit, Liv, ç, 8.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 5
sîers qui l'accompagnoient , quand il
paroissoit en public. Chaque licteur (i)
étoit armé dune hache d'armes, envi-
ronnée de faisceaux de verges , pour
désigner le droit de glaive , symbole
de la souveraineté. Mais sous cet appa-
reil de la royauté , son pouvoir ne
laissoit pas d'être resserré dans des
bornes fort étroites ; et il n'avoit guère
d'autre autorité que celle de convoquer
le sénat et les assemblées du peuple ;
d'y proposer les affaires: de marcher à
la tête de l'armée quand la guerre avoit
été résolue par un décret public , et
d'ordonner remploi des finances qui
étoient sous la garde de deux trésoriers
qu'on appela depuis questeurs.
Les premiers soins du nouveau prin-
ce furent d'établir différentes lois par
rapport à la religion et au gouverne-
ment civil . toutes également nécessai-
res pour entretenir la société entre les
hommes ; mais qui ne furent cependant
publiées qu'avec le consentement de
tout le peuple Romain. On ne sait pas
bien quelle étoit la forme du culte de
ces temps si éloignés. On voit seule-
ment par l'histoire , que la religion des
premiers Romains avoit beaucoup de
(i) D. H. 1. 2. Plut, in Roraâ.
A 3
6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
rapport avec leur origine. Us célé-
broient la fête de la déesse Paies ,
une des divinités tuiélaires des ber-
gers. Pan , dieu des forets , avoit
aussi ses autels ; il étoit révéré dans
les fêtes lupercales (i) ou des lou-
ves : on lui sacrifioit un chien. Plu-
tarque nous parle d'un dieu Cousus
qui présidoit aux conseils ; il n'avoit
pour temple qu'une grotte pratiquée
sous terre. On a donné depuis un
air de mystère à ce qui n'étoit peut-
être alors qu'un pur effet du hasard
ou de la nécessité ; et on nous a débité
que ce temple n'avoit été ménagé sous
terre , que pour apprendre aux hommes
que les délibérations des conseils dé-
voient être secrètes.
Mais la principale religion de ces
temps grossiers eonsistoit dans les
augures et dans les aruspices , c'est-
à-dire , dans les pronostics qu'on ti-
roit du vol des oiseaux ou des en-
trailles des bêtes. Les prêtres et les
sacrificateurs faisoient croire au peu-
ple qu'ils y lisoient distinctement les
destinées des hommes. Cette jDieuse
fraude qui ne devoit son établisse-
ment qu'à l'ignorance de ces pre-
(i) Plut, in Rom.
DE LA RÉF. ROMAINE. LlV. L 7
miers siècles , devint depuis un des
mystères du gouvernement , comme
nous aurons lieu de le faire observer
dans la suite ; et on prétend que Ro-
mulus même voulut être le premier
augure de Rome , de peur qu'un au-
tre , à la faveur de ces superstitions ,
ne s'emparât de la confiance de la
multitude. Il défendit (1) par une loi
expresse qu'on ne fit aucune élection,
soit pour la dignité royale , le sacerdoce,
ou les magistratures publiques , et qu'on
n'entreprit même aucune guerre , qu'on
n'eût pris auparavant les auspices (2).
Ce fut par le même esprit de religion
et par une sage politique , qu'il interdit
tout culte des divinités étrangères, com-
me capable d'introduire de la division
entre ses nouveaux sujets. Le sacerdoce
par la même loi devoit être à vie ; les
f)rètres ne pouvoient être élus avant
'âge de cinquante ans. Romulus leur
défendit de mêler des fables aux mys-
tères de la religion, et d'y répandre un
faux merveilleux sous prétexte de les
rendre plus vénérables au peuple. Ils
dévoient être instruits des lois et des
(1) Cicer. 1. 3. de legibus, et 1. 2. de na-
turâ Deorum.
(2) D. H. 1. 2.
A4
8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
coutumes du pays, et ils étoient obli-
gés d'écrire les principaux évènemens
qui arri voient dans l'état ; ainsi ils en
lurent les premiers historiens et les
premiers jurisconsultes.
Il nous reste dans l'histoire quelques
fragmens des lois civiles qu'établit
Romulus. (i) La première regarde les
femmes mariées ; elle leur défend de
se séparer de leurs maris sous quelque
prétexte que ce soit , en même temps
qu'elle permet aux hommes de les ré-
pudier, et même de les faire mourir en
y appelant leurs parens , si elles sont-
convaincues d'adultère , de poison ,
d'avoir fait fabriquer de fausses clefs ,
ou seulement d'avoir bu du vin. Romu-
lus crut devoir établir une loi si sévère
pour prévenir l'adultère , qu'il regarda
comme une seconde ivresse, et comme
le premier effet de cette dangereuse
liqueur. Mais rien n'approche de la
dureté des lois qu'il établit à l'égard
des enfans (2). Il donna à leurs pères
un empire absolu sur leurs biens et sur
leurs vies ; ils pouvoient de leur auto-
rité privée les enfermer , et même les
vendre pour esclaves jusqu'à trois fois,
(1) Gellius. c. 2b.
(2) D. H. Plat, instit. 1. 1.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 9
quelque âge qu'ils eussent , et à quel-
que dignité qu'ils fussent parvenus.
Un père étoit le premier magistrat
de ses enfans. On pouvoit se défaire
de ceux qui étoient nés avec des dif-
formités monstrueuses ; mais le père
étoit obligé , avant que de les expo-
ser , de prendre l'avis de cinq de
ses plus proches voisins : la loi lui
laissoit plus de liberté à l'égard de
ses filles , pourvu que ce ne fut pas
l'ainée ; et s'il violoit ces réglemens ,
la moitié de son bien étoit confis-
qué au profit du trésor public (1). Ro-
mulus qui n'ignoroit pas que la puis-
sance d'un état consiste moins dans
son étendue , que dans le nombre
de ses habitans , défendit par la même
loi de tuer un ennemi qui se rendroit ,
ou même de le vendre. 11 ne fit la
guerre que pour conquérir deshommes,
sûr de ne pas manquer de terres quand
il auroit des troupes suffisantes pour
s'en emparer.
Ce fut pour reconnoître ses forces
qu'il fit faire un dénombrement de
tous les citoyens de Rome. Il ne s'y
trouva que trois mille hommes de pied,
et environ trois cents cavaliers. Ro-
(1) D. H. liv. 2.
A 5
ÏO HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mulus les divisa tous en trois tribus
égales , et il assigna à chacune un
quartier de la ville pour habiter. Cha-
que tribu fut ensuite subdivisée en dix
curies ou compagnies de cent hommes,
quiavoient chacune un centurion pour
les commander. Un prêtre sous le nom
de Curion étoit chargé du soin des
sacrifices; et deux des principaux ha-
bitans, appelés duumvirs, rendoient la
justice à tous les particuliers.
Romulus , occupé d'un aussi grand
dessein que celui de fonder un état ,
songea à assurer la subsistance de
ce nouveau peuple. Rome bâtie sur
un fond étranger , et qui dépendoit
originairement de la ville d'Albe ,
ïi'avoit qu'un territoire fort borné :
on prétend (i) qu'il ne eomprenoit
au plus que cinq ou six milles d'éten-
due. Cependant le prince en fit trois
toarts , quoi qu'inégales. La première
fut consacrée au culte des dieux ; on
en réserva une autre pour le domaine
du roi et les besoins de Pétat : la plus
considérable partie fut divisée en trente
portions par rapport aux trente curies;
chaque particulier n'en eut pas plus de
deux arpens (2) pour sa subsistance,
(1) V. Strabon. (2) D. H. 1. 3.
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV, I. 1 1
L'établissement du sénat succéda à
ce partage. Romulus le composa de
cent des principaux citoyens : on en
augmenta le nombre depuis, comme
nous le dirons dans la suite. Le roi
nomma (i) le premier sénateur , et
il ordonna qu'en son absence il auroit
le gouvernement de la ville ; chaque
tribu en élut trois, et les trente curies
en fournirent chacune trois autres ;
ce qui composa le nombre de cent
sénateurs 9 qui dévoient tenir lieu en
même temps de ministres pour le roi ,
et de protecteurs à l'égard du peuple ;
fonctions aussi nobles que délicates
à bien remplir.
Les affaires les plus importantes
dévoient être portées au sénat. Le
prince , comme le chef , y présidoit
à la vérité : mais cependant tout s'y
décidoit à la pluralité des voix , et
il n'y avoit que son suffrage comme un
sénateur particulier. Rome (2) , après
son roi , ne voyoit rien de si grand
et de si respectable que ces séna-
teurs. On les nomma pères y et leurs
descendans patriciens : origine de la
première noblesse parmi les Ro-?
(1) D. H. 1. 2.
(2) Tit, Liv. li. c. 9.
A 6
15 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mains. On donna aux sénateurs ce
nom de pères par rapport à leur âge,
ou à cause des soins qu'ils prenoient
de leurs concitoyens (i j. « Ceux qui
» composoient anciennement le con-
» seil de la république, dit Saluste,,
» avoient le corps affoibli par les
j> années ; mais leur esprit étoit fortifié
•> par la sagesse et par l'expérience.»
Les dignités civiles et militaires , nœme
celles du sacerdoce , appartenaient
aux patriciens , à l'exclusion des plé-
béiens. Le peuple obéissoit à des. ma-
gistrats particuliers qui lui rendoient
justice; mais ces magistrats recevoient
les ordres du sénat , qui étoit regardé
comme la loi suprême et vivante de
l'état , le gardien et le défenseur de
la liberté.
Les Romains (2) r après l'établisse-
ment du sénat , tirèrent de nouveau
de chaque curie dix hommes de cheval ;
on les nomma celères , soit du nom de
leur chef appelé Celer, oupar rapport
à leur vitesse, et parce qu'ils sembioient
voler pour exécuter les ordres qu'on
leur donnoit. Romulus en composa sa
garde. Ils combattoient également à
(1) Conjur. Catil.
(2) D, H. 1. 2.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. i3
cheval , dit Denis d'Halicarnasse , se-
lon les occasions et la disposition du
terrain où ils se trouvaient : ce qui
revient assez à cette espèce de milice
que nous appelons dragons. L'état leur
fournîssoit un cheval . d'où ils furent
appelés chevaliers , et ils étoient dis-
tingués par un anneau d'or. Mais dans
la suite quand leur nombre fut aug-
menté , cette fonction militaire fut
changée en un simple titre d'honneur,
et ces chevaliers ne furent pas plus
attachés à la guerre que les autres ci-
toyens. On les vit au contraire se
charger , sous le nom de publicains ,
de recueillir les tributs , et tenir à
ferme les revenus de la république :
espèce de corps qui , quoique plébéien,
ne laissoit pas de former comme un
ordre séparé entre les patriciens et
le peuple.
De tous les peuples du monde ,
le plus fier dès son origine , et le
plus jaloux de sa liberté , a été le
peuple Romain. Ce dernier ordre ,
quoique formé pour la plupart de
Dâtres et d'esclaves , voulut avoir
Dart dans le gouvernement comme
e premier. C'étoit lui qui autorisoit
les lois qui avoient été dirigées par
l4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
le roi et le sénat ; et il donnoit lui-
même (i) dans ses assemblées les or-
dres qu'il youloit exécuter. Tout ce
qui concernoit la guerre et la paix f
la création de magistrats , l'élection
même du souverain , dépendoit de
ses suffrages. Le sénat s'étoit seule-?
ment réservé le pouvoir d'approuver
ou de rejeter ses projets , qui , sans
ce tempérament et le concours de
ses lumières, eussent été souvent trop
précipités et trop tumultueux.
Telle étoit la constitution fonda-?
mentale de cet état qui n'étoit ni
purement monarchique , ni aussi en*
tièrement républicain. Le roi , le
sénat et le peuple étoient , pour
ainsi dire , dans une dépendance ré^
eiproque ; et il résultoit de cette
mutuelle dépendance un équilibre d'au?
torité qui modéroit celle du prince , et
qui assuroit en même temps le pou-
voir du sénat et la liberté du peuple,
Romulus , pour prévenir les divi^
sions que la jalousie , si naturelle aux
hommes , pou voit faire naître entre
les citoyens d'une même république ,
dont les uns venoient d'être élevés au
rang de sénateurs , et les autres étoient
(j) D. H. 1. 2.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 1 5
restés dans l'ordre du peuple , tâcha
de les attacher les uns aux autres par
des liaisons et des bienfaits récipro-
ques. Il fut permis (i) à ces plébéiens
de se choisir dans le corps du sénat ,
des patrons qui étoient obligés de les
assister de leurs conseils et de leur
crédit; et chaque particulier , sous le
nom de client 9 s'attachoit de son côté
aux intérêts de son patron. Si ce séna-
teur n'étoit pas riche , ses cliens con-
tribuoient à la dot de ses filles , au
paiement de ses dettes ou de sa ran-
çon , en cas qu il eût été fait prisonnier
de guerre ; et ils n'eussent osé lui re-
fuser leurs suffrages s'il briguoit quel-
que magistrature. 11 étoit également
défendu au patron et au client de se
présenter en justice pour servir de
témoin Pun contre l'autre. Ces offices
réciproques , et ces obligations mutuel-
les furent estimées si saintes , que ceux
qui les violoient p assoient pour infâ-
mes ; et il étoit même permis de les
tuer comme des sacrilèges.
Un tempérament , si sage dans le
gouvernement , attiroit de tous côtés de
nouveaux citoyens dans Rome: Romu-
las en faisoit autant de soldats j et déjà
(0 D. H. 1. a.
l6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
cet état commençoit à se rendre re-
doutable à ses voisins. II ne manquoit
aux Romains que des femmes pour en
assurer la durée ; Romulus envoya des
députés pour en demander aux Sabins
et aux nations voisines , et pour leur
proposer de faire une étroite alliance
avecRome. Les Sabins occupoient cette
contrée de l'Italie qui est située en-
tre le Tibre , le Tèveron et les Apen-
nins. Ils habitoient de petites villes
et différentes bourgades , dont les
unes étoient gouvernées par des prin-
ces , et d'autres par des simples ma-
gistrats et en forme de république.
Mais, quoique leur gouvernement par-
ticulier fut différent , ils s'étoient
unis par une espèce de ligue et de
communauté qui ne formoit qu'un
seul état de tous les peuples de cette
nation. Ces peuples étoient les plus
belliqueux de l'Italie , et les plus
voisins de Rome. Comme le nouvel
établissement de Romulus leur étoit
devenu suspect , ils rejetèrent la pro-
position des Romains ; quelques-uns
ajoutèrent la raillerie au refus , et
ils demandèrent à ces envoyés pour-
quoi leur prince (i) n'ouvroit pas un
(i) Tit. Liv. 1. i. c. 9.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 17
asile en faveur des femmes fugitives,
et des esclaves de ce sexe , comme il
avoit fait pour les gommes ; que ce
seroit le moyen de former des maria-
ges , où de part et d'autre on n'auroît
rien à se reprocher.
Romulus n'apprit qu'avec un vif res-
sentiment une réponse si piquante ;
il résolut de s'en venger , et d'enlever
les filles de ses voisins. 11 communiqua
son dessein aux principaux du sénat ;
et comme la plupart avoient été élevés
dans le brigandage et dans la maxime
d'emporter tout par la force , ils ne don-
nèrent que des louanges à un projet
proportionné à leur audace (1). Il ne
fut question que de choisir les moyens
les plus propres pour le faire réussir :
Romulus n'en trouva point de meil-
leur que de célébrer à Rome des
jeux solennels en l'honneur de Nep-
tune , chevalier. La religion entroit
toujours dans ces fêtes , qui étoient
précédées par des sacrifices , et qui
se terminoient par des combats de
lutteurs , et par différentes sortes de
courses à pied et à cheval.
Les Sabins les plus voisins de Ro-
me ne manquèrent pas d'y accourir
(2) D. H. 1. 2.
l8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
au jour destiné à cette solennité ,
comme Romulus l'avoit bien prévu.
On y vit aussi un grand nombre de
Céniniens, de Crustuminiens et d'An-
temnates avec leurs femmes et leurs
cnfans. Les uns et les autres lu-
rent reçus par les Romains avec de
grandes démonstrations de joie : cha-
que citoyen se chargea de son hôte ;
et après les avoir bien régalés , on
les conduisit , et on les plaça com-
modément dans l'endroit où se fai-
soient les jeux. Mais pendant que
ces étrangers étoient attachés à voir
le spectacle , les Romains , par ordre
de Romulus , se jetèrent l'épée à la
main dans cette assemblée ; ils en-
levèrent toutes les filles , et mirent
hors de Rome les pères et les mères
qui réclamoient en vain l'hospitalité
violée. Leurs filles répandirent d'a-
bord beaucoup de larmes ; elles souf-
frirent ensuite qu'on les consolât :
le temps à la fin adoucit l'aversion
qu'elles avoient pour leurs ravisseurs ,
dont elles firent depuis des époux
légitimes. Cependant , l'enlèvement
de ces filles causa une guerre qui
dura plusieurs années. Les Céniniens
furent les premiers qui firent éclater
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 19
leur ressentiment, ils entrèrent en ar-
mes sur les terres des Romains. Ro-
mulus marcha aussitôt contreux, les
défit , tua leur roi ou leur chef , ap-
pelé Acron, prit leur ville , et en em-
mena tous les habitans qu'il obligea
de le suivre à Rome , où il leur
donna les mêmes droits et les mê-
mes privilèges qu'aux autres citoyens.
Ce prince rentra dans Rome , chargé
des armes et des dépouilles de son
ennemi dont il s'étoit fait une es-
pèce de trophée , et il les consacra
à Jupiter Feretrien comme un mo-
nument de sa victoire : origine de
la cérémonie du triomphe chez les
Romains. Les Antemnates et les Crus-
tuminiens n'eurent pas un sort plus
favorable que les Céniniens. Ils fu-
rent vaincus ; Antemnes et Crustu-
ménie furent prises. (L'an 4 de Ro-
me, ) Romulus ne les voulut point
détruire ; mais comme le pays étoit
gras et abondant , il y établit deux
colonies qui lui servoient de ce côté-
là comme des gardes avancées con-
tre les incursions de ses autres en-
nemis. Tatius , roi de Cures dans le
pays de Sabins , prit à la vérité les
armes le dernier ; mais il n'en fut
*0 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
pas moins redoutable ; il surprit pat
trahison la ville de Rome , et pé-
nétra jusque dans la place. Il y eut un
combat sanglant et très -opiniâtre ,
sans qu'on en pût prévoir le succès,
lorsque ces Sabines qui étoient deve-
nues femmes des Romains , et dont la
plupart en avoient déjà eu des enfans ,
se jetèrent au milieu des combattans ,
et par leurs prières et leurs larmes sus-
pendirent Panimosité réciproque. On
en vint à un accommodement , les
deux peuples firent la paix ; et pour
s'unir encore plus étroitement , la
plupart de ces Sabins qui ne vivoient
qu'à la campagne , ou dans des bourga-
des et de petites villes , vinrent s'établir
à Rome. Ainsi ceux qui , le matin
avoient conjuré la perte de cette ville,
en devinrent avant la fin du jour les
citoyens et les défenseurs. Il est vrai
qu'il en coûta d'abord à Romulus une
partie de sa souveraineté : il fut obligé
d'y associer Tatius , le roi des Sabins ,
et cent des plus nobles de cette nation
furent admis en même temps dans le
sénat. Mais Tatius ayant été tué depuis
f>ar des ennemis particuliers , on ne
ui donna point de successeur ; Romu-
lus rentra dans tousses droits , et réunit
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 21
en sa personne toute l'autorité royale,
( An 7 de Rome , 747 avant Jésus-
Christ. )
Les sénateurs Sabins et tous ceux
qui les avoient suivis devinrent in-
sensiblement Romains ; Rome com-
mença à être regardée comme la
plus puissante ville de l'Italie ; on
y comptoit avant la fin du règne
de Romulus jusqu'à quarante - sept
mille habitans , tous soldats , tous ani-
més du même esprit, et qui n'avoient
Êour objet que de conserver leur fi-
erté , et de se rendre maîtres de
celle de leurs voisins. Mais cette hu-
meur féroce et entreprenante les ren-
doit moins dociles pour les ordres
du prince ; d'un autre côté , l'auto-
rité souveraine qui ne cherche sou-
vent qu'à s'étendre , devint suspecte
et odieuse dans le fondateur même
de l'état.
Romulus , victorieux de cette par-
tie des Sabins , voulut régner trop
impérieusement sur ses sujets et sur
un peuple nouveau qui vouloit bien
lui obéir , mais qui prétendoit qu'il
dépendit lui-même des lois dont il
étoit convenu dans l'établissement
de l'état. Ce prince au contraire rap-
22 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
peloit à lui seul toute l'autorité qu'il
eût du partager avec le sénat et
rassemblée du peuple. Il fit la guerre
à ceux de Comerin (i) , de Fidène
et ceux de Véie , petites villes com-
prises entre les cinquante-trois peu-
Ï)les , que Pline dit qui habitoient
'ancien Latium ; mais qui étoient si
peu considérables , qu'à peine avoient-
ils un nom dans le temps même qu'ils
subsistaient, si on en excepte Véie (2),
ville célèbre de la Toscane. Romulus
vainquit ces peuples les uns après les
autres , prit leurs villes , dont il ruina
quelques-unes, s'empara d'une partie
du territoire des autres , dont il disposa
depuis de sa seule autorité. Le sénat
en fut offensé , et il souffroit impa-
tiemment que le gouvernement se
tournât en pure monarchie. ( An yj
de Rome. J 11 se délit d'un prince
qui devenoit trop absolu. Romulus,
âgé de cinquante -cinq ans et après
trente -sept de règne , disparut sans
qu'on ait pu découvrir de quelle ma-
nière on l'avoit fait périr. Le sénat
qui ne vouloit pas qu'on crût qu'il y
eût contribué , lui dressa des autels
(1) Plin. 1. 3. c. 5.
(2) Virgil. >£neid. 1. 6
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. I. 23
après sa mort, et il fit un dieu de celui
qu'il n'avoit pu souffrir pour souverain.
L'autorité royale , par la mort de
Romulus , se trouva confondue dans
celle du sénat. (An 38 de Rome.) Les
sénateurs convinrent de la partager ,
et chacun sous le nom d'entre -roi
gouvernoit à son tour pendant cinq
jours, et jouissoit (i) de tous les hon-
neurs de la souveraineté. Cette nouvelle
forme de gouvernement dura (2) un an
entier, et le sénat ne songeoit point
à se donner un nouveau souverain.
Mais le peuple qui s'aperçut que cet
interrègne ne servoit qu'à multiplier
ses maitres , demanda hautement qu'on
y mit fin : il fallut que le sénat re-
lâchât à la fin une autorité qui lui
échappoit. Il fit proposer au peuple ,
s'il vouloit qu'on procédât à l'élection,
d'un nouveau roi , ou qu'on choisit seu-
lement des magistrats annuels qui
gouvernassent l'état. Le peuple , par
estime et par déférence pour le sénat,
lui remit le choix de ces deux sortes
de gouvernemens. Plusieurs sénateurs
qui goûtoient le plaisir de ne voir
dans Rome aucune dignité au-dessus
(1) Tit. Liv. L 1. dec. 1.
(2) Plut, in Numâ Pomp.
2 4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de la leur , inclinoient pour l'état
républicain ; mais les principaux de ce
corps qui aspiroient secrètement à la
couronne , nrent décider à la plura-
lité des voix qu'on ne changeroit rien
dans la forme du gouvernement. Il fut
résolu qu'on procéderoit à l'élection
d'un roi ; et le sénateur qui fit le der-
nier, durant cet interrègne , la fonction
dy entre-roi , adressant la parole au peu-
ple en pleine assemblée , lui dit ;
« Elisez un roi , Romains , le sénat
» y consent ; et si vous laites choix
» d'un prince digne de succéder à
î> Romulus , le sénat le confirmera
» dans cette suprême dignité. » On
tint pour cette importante élection
une assemblée générale du peuple Ro-
main. Nous croyons qu'il ne sera pas
inutile de remarquer ici qu'on compre-
noit sous ce nom d'assemblée du peuple ,
non-seulement les plébéiens, mais en-
core les sénateurs , les chevaliers , et
généralement tous les citoyens Ro-
mains qui avoient droit de suffrage ,
de quelque rang et de quelque con-
dition qu'ils fussent. C'étoient comme
les états généraux de la nation, et on
avoit appelé ces assemblées , assem-
blées du peuple , parce que les voix s'y
comptant
RE LA RÉP. ROMAINE. Liv. J. 2j
comptant par tète 9 lesplébéiens seuls ,
plus nombreux que les deux autre*
ordres deTetat, décidoient ordinaire-
ment de toutes les délibérations , qui
dans ces premiers temps , n'avoient
cependant d'effet qu'autant qu'elles
étoient ensuite approuvées par le sé-
nat : telle étoit alors la forme qui
s'observoit dans les élections ; celle de
successeur de Romulus fut fort con-
testée.
Le sénat étoit composé d'anciens
sénateurs et des nouveaux qu'on y
avoit aggrégés sous le règne de Tatius ;
cela forma deux partis. Les anciens
demandoient un romain d'origine ; les
Sabins qui n'avoient point eu de roi
depuis Tatius , en vouloient un de leur
nation. Enfin , après beaucoup de con-
testations,ils demeurèrent d'accord que*
les anciens sénateurs nommeroient
le roi de Rome , mais qu'ils seroient
obligés de le choisir parmi les Sabins.
(An de Rome Scj.JLeur choix tomba sur
un Sabin de la ville de Cures , mais qui
demeuroit à la campagne. Il s'appeloit
Numa Pompilius (i) , homme de bien 4
sage, modéré , équitable , mais peu
guerrier, et qui ne pouvant se donner cfe
(0 Tit. Liv. D. Hal. Plutarq.
Tome I. B
z6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
la considération par son courage , cher-
cha à se distinguer par des vertus pa-
cifiques. II travailla pendant tout son
règne , à la faveur d'une longue paix ,
à tourner les esprits du côté de la reli-
gion , et à inspirer aux Romains une
grande crainte des Dieux. Il bâtit de
nouveauxtemples: il institua des fêtes,
et comme les prédictions des augures
et des aruspices faisoient toute la re-
ligion de ce peuple grossier , il n'eut
pas de peine à lui persuader que des
divinités qui prédisoient ce qui devoit
arriver d'heureux ou de malheureux ,
pouvoient bien être la cause du bon-
heur ou du malheur qu'ils annonçaient :
la vénération pour ces êtres supérieurs
d'autant plus redoutables qu'ils étoient
plus inconnus , fut une suite de ces
préjugés. Rome se remplit insensible-
ment de superstitions ; la politique les
adopta et s'en servit utilement pour
tenir dans la soumission un peuple
encore féroce. Il ne fut même plus
permis de rien entreprendre qui con-
cernât les affaires d'état sans consul-
ter, ces fausses divinités ; etNuma pour
Autoriser ces pieuses institutions , et
s'attirer le respect du peuple , feignit
de les avoir ixeues d'une nymphe
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. L 2J
appelée Egérie qui lui avoit révélé 9
disoit-il , la manière dont les Dieux
vouloient être servis. Sa mort, après
un règne de 43 ans , laissa la cou-
ronne à Tullus Hostilius , que les Pio-
mains élurent pour troisième roi de
Rome. C'étoit un prince ambitieux,
hardi , entreprenant , plus amateur de
la guerre que de la paix , et qui , sur
le plan de Romulus ne songea à con-
server son état que par de nouvelles
conquêtes. (An de Rome 81.J
Si la conduite pacifique de Numa
avoit été utile aux Romains pour adou-
cir ce qu'il y avoit de féroce et de
sauvage dans leurs mœurs , le caractère
fier et entreprenant de Tullus ( An de
Rome 82. ) ne fut pas moins nécessaire
dans un état fondé par la force et la vio-
lence , et environné de voisins jaloux de
son établissement. Le peuple de la ville
cfAlbe faisoit paroître le plus d'animo-
sité , quoique la plupart des Romains en
tirassent leur origine , et que la ville
d?Albe fut considérée comme la mé-
tropole de tout le Latium. DifFérens
sujets de plaintes réciproques et or-
dinaires entre des états voisins al-
lumèrent la guerre , ou , pour mieux
dire , l'ambition seule et un esprit
B 3
28 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de conquête leur firent prendre les
armes. Les Romains et les Albains se
mirent en campagne. Comme ils étoient
voisins, les deux armées ne furent pas
long- temps sans s'approcher ; on ne dis-
sîmuloit plus qu'on alloit combattre
pour l'empire et la liberté. Comme on
étoit prêt d'en venir aux mains , le géné-
ral d'Albe , soit qu'il redoutât le succès
du combat , ou qu'il voulut seulement
éviter l'effusion du sang , proposa au
roi de Rome de remettre la destinée
de l'un et de l'autre peuple à trois
combattans de chaque côté , à con-
dition que l'empire seroit le prix du
parti victorieux. La proposition fut
acceptée ; les Romains et les Albains
nommèrent chacun trois (i) cham-
pions; on voit bien que je veux parler
des Horaces et des Curiaces (2). Je
n'entrerai point dans le détail de ce
combat : tout le monde sait que les
trois Curiaces et les deux Horaces
périrent dans ce fameux duel , et que
Rome triompha par le courage et
l'adresse du dernier des Horaces. Le
Romain rentrant dans la ville , vic-
torieux et chargé des armes et des;
(1) D. H. 1. 3.
(2) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 1. e. 25,
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. T. 29
dépouilles de ses ennemis , rencon-
tra sa sœur qui devoit épouser un des
Curiaces. Celle-ci voyant son frère
revêtu de la cotte d'armes de son amant
qu'elle avoit faite elle-même , ne put
retenir sa douleur ; elle répandit un
torrent de larmes ; elle s'arracha les
cheveux , et dans les transports de son
affliction , elle fit les plus violentes
imprécations contre son frère. (An de
Rome 87. )
Horace fier de sa victoire , et irrité
de la douleur que sasœurfaisoit éclater
mal à propos au milieu de la joie
Î)ublique , dans le transport de sa co-
ère lui passa son ép^e au travers du
corps : ci Va , lui dit-il, trouver ton
» amant , et porte-lui cette passion
» insensée , qui te fait préférer un en-
» nemi mort, à la gloire de ta patrie.»
Tout le monde détestoit une action
si inhumaine et si cruelle. On arrêta
aussitôt le meutrier : il fut traduit
devant les duumvirs , juges naturels de
ces sortes de crimes : Horace fut con-
damné à perdre la vie , et le jour même
de son triomphe auroit été celui de son
supplice , si , par le conseil de Tullus
Hostilius , il n'eût appelé de ce juge-
ment devant l'assemblée du peuple. Il
B3
3o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
y comparut avec le même courage
et la même fermeté qu'il avoit fait pa-
roitre dans son combat contre les Cu-
riaces. Le peuple crut qu'en faveur
d'un si grand service il pouvoit ou-
blier un peu la rigueur de la loi. Ho-
race fut renvoyé absous « plutôt , dit
» Tite-Live , par admiration pour son
» courage que par la justice de sa cause. »
Nous n'avons rapporté cet événement,
que pour faire voir par le conseil que
donna le roi de Rome à Horace d'en
appeler au peuple , (i) que l'autorité
de cette assemblée étoit supérieure à
celle du prince , et que ce n'étoit que
dans le concours des suffrages du roi
et des différens ordres de l'état , que
se trouvoit la véritable souveraineté
de cette nation.
L'affaire d'Horace étant terminée ,
le roi de Rome songea à faire recon-
noître son autorité dans la ville d'Albe,
suivant les conditions du combat qui
avoient adjugé l'empire et la domi-
nation au victorieux. Ce prince en
suivant l'esprit et les maximes de
Romulus (2) , ruina cette ville dont
il transféra les habitansà Rome ; ils y
(1) Cicero pro Milone*
(2) D. H. 1. 3.
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. I. 3l
reçurent le droit de citoyens , et mê-
me les principaux furent admis dans
le sénat ; tels furent les Juliens , les
Serviliens , les Quintiens , ( i ) les
Géganiens , les Curiaces , et les Cle-
liens , dont les descendans remplirent
depuis les principales dignités de l'état,
et rendirent de très -grands services
à la république , comme nous le ver-
rons dans la suite. Tullus Hostilius
ayant fortifié Rome par cette augmen-
tation d'habitans , tourna ses armes
contre les Sabim. (An de Rome 87. )
Le détail de cette guerre n'est point
de mon sujet ; je me contenterai de
dire que ce prince après avoir rem-
porté différens avantages contre les
ennemis de Rome , mourut dans la
trente-deuxième année de son règne ;
qu'An eus Martius, petit- fils de Numa,
fut élu en la place d'flostilius par
rassemblée du peuple . et que le sé-
nat confirma ensuite cette nouvelle
élection. (Ans de Rome 1 1 3 et 1 i4J
Comme ce Prince tiroit toute sa
gloire de son aïeul , il s'appliqua à
imiter ses vertus paisibles et son at-
tachement à la Religion. Il institua
des cérémonies sacrées qui dévoient.
D. H. 1. 3.
B4
32 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
précéder les déclarations de guerre ;
mais ces pieuses institutions, plus pro-
pres à faire connoître sa -justice que
son courage , (i) le rendirent mépri-
sable aux peuples voisins. Rome vit
bientôt ses frontières ravagées par les
incursions des Latins , et Ancus re-
connut par sa propre expérience que
le trône exige encore d'autres vertus
que la piété. Cependant pour soutenir
toujours son caractère 9 avant que de
prendre les armes , il envoya aux en-
nemis un héraut que les Romains
apeloient ficialien (2) : ce héraut portoit
une javeline ferrée , comme la preuve
de sa commission. Etant arrivé sur la
frontière , il cria à haute voix : Ecou-
r> tez , Jupiter , et vous Junon , écou-
» tez , (3) Quirinus , écoutez, Dieux du
» ciel , de la terre et des enfers , je
» vous prends à témoin que le peuple
9 Latin est injuste ; et comme ce peu-
» pie a outragé le peuple Romain , le
» peuple Romain et moi , du consen-
» tement du sénat , lui déclarons la
» guerre. »
(1) D. H.l. 3. (2) Tit. Liv. 1. 1.
(3) Tit. Liv. 1. D. 1. 1. 1. c. 24. De. 1. 2. de
leg. Aul. Gel. c. 16. c. 4.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 33
On voit par cette formule que nous
a conservée Tite-Live , qu'il n'est fait
aucune mention du roi , et que tout
se fait au nom et par l'autorité du
peuple , c'est-à-dire , de tout le corps
de la nation.
Cette guerre fut aussi heureuse
qu'elle étoit juste. Ancus battit les en-
nemis , ruina leurs villes , en transporta
les habitans à Rome , et réunit leur
territoire à celui de cette capitale.
(An de Rome i38.J
Tarquin premier ou l'ancien , quoi-
qu'étranger , parvint à la couronne
après la mort d'Ancus , et il l'acheta
par des secours gratuits qu'il avoit
donnés auparavant aux principaux du
peuple. Ce fut pour conserver leur
affection et récompenser ses créatures ,
qu'il en fit entrer cent dans le sénat ;
mais pour ne pas confondre les diffé-
rens ordres de l'état , il fit les patriciens ,
au rapport de Denis d'Halicarnasse , (i)
avant que de les élever à la dignité
de sénateurs , qui se trouvèrent jusqu'au
nombre de trois cents , où il demeura
fixé pendant plusieurs siècles. On sera
peut-être étonné que dans un état
gouverné par un roi , et assisté du
(0 D. H. 1. 5 p. 199.
B 6
34 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
sénat , les lois , les ordonnances et
le résultat de toutes les délibérations ,
se fissent toujours au nom du peuple ,
sans faire mention du prince qui ré-
gnoit ; mais on doit se souvenir que
ce peuple généreux s'étoit réservé la
meilleure part dans le gouvernement.
Il ne se prenoit aucune, résolution ,
soit pour la guerre ou pour la paix ,
que dans ses assemblées : on les appeloit
en ce temps-là assemblées par curies ,
parce qu'elles ne dévoient être compo-
sées que des seuls habitans de Rome ,
divisés en trente curies. C'est là qu'on
créoit les rois , qu'on élisoit les ma-
gistrats et les prêtres , qu'on faisoit
des lois, et qu'on administrait la justice.
Cetoit le roi qui de concert avec le
sénat , convoquoit ces assemblées , et
décidoitpar un sénatus-consulte , du jour
qu'on devoit les tenir , et des matiè-
res qu'on y devoit traiter. Il falloit un
second sénatus-consulte pour confir-
mer ce qui y avoit été arrêté ; le prin-
ce ou premier magistrat présidoit à
ces assemblées qui étoient toujours
précédées par des auspices et par des
sacrifices dont les patriciens étoient
les seuls ministres.
Mais cependant comme tout se dé-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 35
cidoit dans ces assemblées à la plura-
lité des voix , et que les suffrages se
comptoient par tète , les plébéiens
l'emportoient toujours sur le sénat et
les patriciens , en sorte qu'ilsformoient
ordinairement le résultat des délibéra-
tions par préférence au sénat et aux
nobles.
Servius Tullius (i) , sixième roi de
Rome , prince tout républicain malgré
sa dignité ; mars qui ne pouvoit pour-
tant souffrir que le gouvernement (2)
dépendit souvent de la plus vile po-
Fulace , résolut de faire passer toute
autorité dans le corps de la noblesse
et des patriciens , où il espéroit trouver
des vues plus justes et moins d'en-
têtement. L'entreprise n'étoit pas sans
de grandes difficultés. Ce prince avoit
affaire au peuple de toute la terre le
plus fier et le plus jaloux de ses droits ;
et pour l'obliger à en relâcher une partie
il falloit le savoir tromper par l'appât
d'un bien plus considérable. Les Ro-
mains payoient en ce temps là par
tète un tribut au profit du trésor
Îjublic ; et comme dans leur origine
a fortune des particuliers étoit à peu
(1) D. Hal. 1. 4.
(2) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 1. c. 43.
B 6
36 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
près égale , on les a voit assujettis au
même tribut qu'ils continuèrent de
payer avec la même égalité , quoi-
que par la succession des temps il se
trouvât beaucoup de différence entre
les biens des uns et des autres. (An
de Rome ï~c>.J
Servais , pour éblouir le peuple ,
et pour connoître les forces de son
état , représenta dans une assemblée ,
que le nombre des habitans de Rome
et leurs richesses étant considérable-
ment augmentés par cette foule d'é-
trangers qui s'étoient établis dans la
ville , il ne lui paroîssoit pas juste
qu'un pauvre citoyen contribuât au-
tant qu'un plus riche aux charges de
l'état ; qu'il falioit régler ces contri-
butions suivant les facultés des parti-
culiers : mais que pour en avoir une
connoissance exacte , il falioit obliger
tous les citoyens sous les plus gran-
des peines, à en donner une déclara-
tion-fidèle , et qui pût servir de règle
pour faire cette répartition.
Le peuple qui ne voyoit dans cette
proposition que son propre soulage-
ment , la reçut avec de grands ap-
plaudissemens , et toute l'assemblée ,
d'un mutuel consentement , donna au
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 3j
roi le pouvoir d'établir dans le gou-
vernement, l'ordre qui lui paroitroitle
plus convenable au bien public. Ce
prince , pour parvenir à ses fins , di-
visa d'abord tous les liabitans delà
ville, sans distinction de naissance ou
de rang , en quatre tribus , appelées
les tribus de la ville. Il rangea sous
vingt-six autres tribus les citoyens qui
demeuroient à la campagne et dans
le territoire de Rome. Il institua en-
suite le cens , qui n'étoit autre chose
qu'un rôle et un dénombrement de
tous les citoyens Romains, dans lequel
on comprit leur âge , leurs facultés ,
leur profession , le nom de leur tribu
et de leur curie , et le nombre de leurs
enfans et de leurs esclaves. Il se trouva
alors dans Rome (1) et aux environs
plus de quatre-vin^t mille citoyens ca-
pables de porter les armes.
Servius partagea ce grand nombre
en six classes (2), et il composa chaque
classe de différentes centuries (3) de
gens de pied. Il mit dans la première
classe quatre-vingts centuries , dans
lesquelles il ne fît entrer que des sé-
nateurs , des patriciens , ou des gens
(1) Fabius Pictor. (2) D. H. 1. 4.
(3) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 1. plin. L 3. c. 33.
58 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
distingués par leurs richesses ; et tous
ne dévoient pas avoir moins que cent
mines ou dix mille dragmes de bien:
ce qui pouvoit revenir en ce temps-là
à un peu plus de mille écus de notre
monnoie ; ce que nous n'osons pas
cependant affirmer bien positivement,
à cause de la différence qui se trouve
dans les opinions des savans sur la
valeur et la variation des monnoies.On
ne sait pas plus précisément si chaque
centurie de cette première classe étoit
composée de cent hommes effectifs.
Il y a lieu de croire au contraire que
Servius , dans la vue de multiplier les
suffrages des patriciens , avoit aug-
mente le nombre de leurs centuries ;
et il cachoit ce dessein secret , sous le
prétexte plausible que les patriciens
étant plus riches que les plébéiens , une
centurie composée d'un petit nombre
de ce premier ordre de voit autant con-
tribuer aux charges de l'état qu'une
centurie complète de plébéiens.
Ces quatre-vingt compagnies de la
première classe furent partagées en
deux ordres. Le premier composé des
plus âgés , et qui étoient au-dessus de
quarante-cinq ans étoit destiné pour la
garde et la défense de la ville ; et les
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 3$
quarante autres compagnies formées
des plus jeunes depuis dix-sept ans jus-
qu'à quarante cinq , dévoient marcher
en campagne et aller à la guerre. Ils
avoient tous pareilles armes offensives
et défensives : les offensives étoient
le javelot , la pique ou la hallebarde ,
et Fépée , et ils avoient pour armes
défensives , le casque , la cuirasse et les
cuissars d'airain.
On rangea encore sous cette première
classe toute la cavalerie , dont on fit
18 centuries , composées des plus ri-
ches et des principaux de la ville. On
y ajouta deux autres centuries d'arti-
sans qui suivoient le camp sans être
armés; et leur emploi consistoit à con-
duire et à dresser les machines de
guerre.
La seconde classe n'étoit composée
que de vingt centuries , et de ceux
qui possédoient au moins la valeur de
soixante-quinze mines de bien , c'est-
à-dire , un peu plus de deux mille li-
vres de notre monnoie. lisse servoient
à peu près des mêmes armes que les
citoyens de la première classe , et ils
n'étoient distingués que par l'écu qu'ils
portaient au lieu de bouclier.
Il ny avoit pareillement que vingt
4o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
centuries dans la troisième classe et il
falloit avoir au moins cinquante mines
de bien pour y entrer , c'est-à-dire ,
un peu plus de cinq cents écus de
notre rnonnoie.
La quatrième classe étoit composée
du même nombre de centuries que les
deux précédentes ; et ceux qui étaient
rangés dans cette classe dévoient avoir
au moins vingt-cinq mines de bien ,
c'est-à-dire , environ sept cent cin-
quante livres de notre rnonnoie.
Il y avoit trente centuries dans la
cinquième classe ; et on avoit placé
dans ces centuries tous ceux qui avoient
au moins douze mines et demie de
bien , c'est-à-dire , un peu plus de trois
cents livres de notre rnonnoie. Ils ne
se ser voient que de frondes pour ar-
mes , et ordinairement ils combattaient
hors des rangs , et sur les ailes de
l'armée.
La sixième classe (i) n'a voit qu'une
Centurie , et même c'était moins une
centurie qu'un amas confus des plus
pauvres citoyens. On les appeloit
prolétaires , comme n'étant utiles à la
république que par les enfans qu'ils
engendroient ; ou exempts , à cause
(i) Aul. Gel. 1. 16. c. io.
DE LA RÉP. ROMAINE. L'iV. I. 4î
qu'ils étoient dispensés d'aller à la
guerre et de payer aucun tribut.
On avoit compris (i) sous la seconde
classe, deux centuries de charpentiers
et d'ouvriers de machines militaires ,
et il y en avoit deux autres de trom-
pettes attachées à la quatrième classe.
Toutes ces classes se partageoient
commela première entre les vieillards
qui restoient pour la défense de la
ville , et les jeunes gens dont on for-
moit les légions qui dévoient marcher
en campagne. Elles composoient en
tout cent quatre vingt-treize centuries,
commandées chacune par un centu-
rion distingué par son expérience
et par sa valeur.
Servius ayant établi cette distinction
entre les citoyens d'une même répu-
blique , ordonna qu'on assembleront
le peuple par centuries lorsqu'il seroit
question d'élire des magistrats , de faire
des lois . de déclarer la guerre , ou
d'examiner les crimes commis contre
larépublique , ou contre les privilèges
de chaque ordre. L'assemblée se de voit
tenir hors de la ville , et dans le champ
de Mars. C'étoit au souverain ou au
premier magistrat à convoquer ces
(i) D. H. L 4.
42 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
assemblées comme celles des curies ;
et toutes les délibérations y étoient
pareillement précédées par les auspi-
ces : ce qui donnoît beaucoup d'auto-
rité au prince et aux patriciens qui
étoient revêtus des principales charges
du sacerdoce. On convint outre cela
qu'on recueilleroit les suffrages par
centuries , au lieu qu'ils se comptoienfc
auparavant par tète , et que les quatre-
vingt-dix-huit centuries de la première
classe donneroient leurs voix les pre-
mières. Serviuspar ce règlement trans-
porta adroitement dans ce corps
composé des grands de Rome , toute
l'autorité du gouvernement ; et sans
priver ouvertement les plébéiens du
droit de suffrage , il sut par cette dis-
Ï)osition le rendre inutile. Car toute
a nation n'étant composée que de
cent quatre-vingt-treize centuries , et
s'en trouvant quatre-vingt-dix-huit
dans la première classe , s il yen avoit
seulement quatre-ving-dix-sept (i) du
même avis , c'est-à-dire , une de plus
que la moitié des cent quatre-vingt-
treize , l'affaire étoit conclue ; et alors
la première classe, composée, comme
nous avons dit , des grands de Rome ,
(i) D. H. 1. 4.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. L /$
formoit seule les décrets publics ; et
s'il manquoit quelque voix , et que
quelques centuries de la première classe
ne fussent pas du même sentiment
que les autres , on appeloit la seconde
classe. Mais quand ces deux classes se
trouvaient d'avis conformes , il étoit
inutile de passer à la troisième. Ainsi
le petit peuple se trouvoit sans pou-
voir, quand on recneilloit les voix par
centuries ; au lieu que quand on les
prenoit par curies , comme les riches
étoient confondus avec les pauvres , le
moindre plébéien avoit au tant de crédit
que le plus considérable des sénateurs.
Depuis ce temps-là les assemblées par
curies ne se firent plus que pour élire
les flaminzs , c'est-à-dire , les prêtres
de Jupiter , de Mars , de Romulus ,
et pour l'élection du grand curion ,
et de quelques magistrats subalternes
dont on aura lieu de parler dans la
suite. Nous ne sommes entrés dans un
détail si exact de ce nouveau plan de
gouvernement , que parceque sans cette
connoissance ilseroit difficile d'enten-
dre ce que nous rapporterons dans la
suite des différends qui s'élevèrent
entre le sénat et le peuple Romain,
au sujet du gouvernement.
44 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
La royauté , après cet établissement ,
Earut à Servius comme une pièce
ors-d'œuvre , et inutile dans un état
presque républicain. On prétend que
pour achever son ouvrage , et pour ren-
dre la liberté entière aux Romains , il
avoit résolu d'abdiquer généreusement
ia couronne , et de réduire le gou-
vernement en pure république sous
la régence de deux magistrats annuels
qui seroient élus dans une assemblée
générale du peuple Romain ; mais(i)
un dessein si héroïque n'eut point
d'effet par l'ambition de Tarqum le
Superbe , gendre de Servius, qui dans
l'impatience de régner fit assassiner
son roi et son beau-père. Il prit en
même temps possession du trône sans
nulle forme d'élection , et sans consul-
ter ni le sénat , ni le peuple , et comme
si cette suprême dignité eut été unbien
héréditaire , ou une conquête qu'il
n'eût due qu'à son courage et à sa
valeur. (An de Rome 218.J
Une action si inhumaine le fit regar-
der avec horreur par tous les gens de
bien. Tout le monde détestoit son am-
bition et sa cruauté. ( An de Rome 2 1 9.)
Parricide et tyran en même temps,
(1) Idem , ibid.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. /fi
il venoit d'ôter la vie à son beau-père,
et la liberté à sa patrie ; et comme il
n'étoit monté sur le trône que par ce
double crime , il ne s'y maintint que
par de nouvelles violences. Il ne laissa
pas de se conduire d'abord dans sa ty-
rannie avec beaucoup d'habileté ; il
s'assura de l'armée qu'il regardoit
comme le plus ferme soutien de sa puis-
sance. Fier et cruel dans Rome , et à
l'égard des grands qui pouvoient s'op-
poser à ses desseins ; mais doux , hu-
main, et même familier à Tannée et
avec les soldats , ils les récompensoit
magnifiquement ; plus d'une fois il
abandonna des villes ennemies au pil-
lage. Il sembloit qu'il ne fit la guerre
que pour les enrichir , soit qu'il en
craignit les forces réunies , ou qu'il vou-
lût les attacher plus étroitement à sa
personne et à ses intérêts. 11 embellit
la ville de dilï'érens édifices publics ;
et comme ilfaisoit travailler aux fon-
demens d'un temple , on trouva bien
avant en terre la tête d'un homme en-
core en chair , et qui s'étoit conser-
vée sans corruption ; ce qui fit donner
le nom de Capitole à ce temple. Les
devins et les augures qui tiroientavan-
tage des moindres ésrèn.emens, pu-
46 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
rent occasion de publier que Rome
seroit un jour la maîtresse du monde ,
et la capitale de l'univers.
Tarquin présidoit à ces différens
travaux , mais toujours accompagné
d'une troupe de gardes qui lui servoîent
en même temps de satellites et d'es-
pions. Ces esclaves du tyran répandus
dans les différens quartiers de la ville ,
observoient avec soin s'il ne se formoit
pas secrètement quelque conspiration
contre lui. Le moindre soupçon étoit
puni de la mort, ou du moins de l'exil.
Plusieurs sénateurs , des premiers de
Rome , périrent par des ordres secrets
sans d'autre crime que celui d'avoir
osé déplorer le malheur de leur patrie.
11 n'épargna pas même Marcus Ju-
nius qui avoit épousé une Tarquinie,
fille de Tarquin l'Ancien : mais qui lui
étoit suspect à cause de ses richesses.
Il le fit périr , et se défit en même
temps du fils aîné de cet illustre
liomain dont il redoutoit le courage
et le ressentiment. Luc i us Junius un
autre fils de Marcus, eût couru la
même fortune si , pour échapper à la
cruauté du tyran , il n'eut feint d'être
hébété, et d'avoir perdu l'esprit; ce
qui lui fit donner par mépris le nom
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. L 4j
de Brutus ( i ) , qu'il rendit depuis sî
illustre , comme nous le dirons dans
Ja suite. Les autres sénateurs ("2),
incertains de leur destinée, se te-
noient cachés dans leur maison ; le
tyran n'en consultoit aucun ; le sénat
n'étgit plus convoqué ; il ne se te-
noit plus aucune assemblée du peu-
ple. Un pouvoir despotique et cruel
s'étoit élevé sur les ruines des lois
et de la liberté. Les dilférens ordres
de l'état également opprimés atten-
doient tous avec impatience quel-
que changement sans l'oser espérer ,
lorsque l'impudicité de Sextus , fils
de Tarquin , et la mort violente de
la chaste Lucrèce firent éclater cette
haine générale que tous les Romains
avoient contre le roi, et même contre
la royauté.
Personne n'ignore un événement sî
tragique : nous dirons seulement pour
l'éclaircissement de ce qui doit sui-
vre que cette vertueuse Romaine ne
pouvant se résoudre à survivre à la
violence qu'elle venoit de souffrir ,
fit appeler son père , son mari , ses
parens et les principaux amis de sa
(i) Tit. Liv. i. 1. i. c. 66.
(2) Ovid. 1. Fastor.
48 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
maison, auxquels elle en demanda la
vengeance. Elle s'enfonça en même
temps un poignard dans le cœur, et
tomba morte aux pieds de son père
et de son mari. Tous ceux qui se
trouvèrent présens à ce funeste specta-
cle , jetèrent de grands cris ; mais
pendant qu'ils s'abandonnoient à leur
douleur , Lucius Junius , plus connu
par le nom de Brutus qu'on lui avoit
donné à cause de cet air stupide
qu'il afYectoit , laissant , pour ainsi
aire , tomber le masque, et se mon-
trant à découvert: « Oui , dit -il , en
» prenant le poignard dont Lucrèce
» s'étoit frappée , je jure de venger
» hautement l'injure qui lui a été faite ;
» et je vous prends à témoins , Dieux
» tout-puissans , que j'exposerai ma vie ,
r> et que je répandrai jusqu'à ladernière
»? goûte de mon sang pour empêcher
r> qu'aucun de cette maison , ni même
» qui que ce soit , règne jamais dans
n Rome. »
Il fit passer ensuite ce poignard
entre les mains de Collatin , de
Lucrétius, de Valérius , et de tous
les assistans , dont il exigea le même
serment. Ce serment fut le signal
d'un soulèvement général. Il est bien
vraisemblable
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. ^
vraisemblable que le peuple d'abord
regarda comme un prodige , et comme
une preuve sensible que le ciel s'm-
téressoit à la vengeance de Lucrèce,
ce changement si prompt qui venoit
de se faire en apparence dans l'esprit
de Brutus. La pitié pour le sort de cet-
te infortunée Romaine , et la haine
des tyrans , firent prendre les armes
au peuple. L'armée touchée des mêmes
scntimens se révolta; et par un décret
public les Tarquins furent bannis de
Rome. Le sénat pour engager le peu-
ple plus étroitement dans la révolte ,
et pour le rendre plus irréconciliable
avec les Tarquins, souffrit qu'il pillât
les meubles du palais. L'abus que ces
princes avoient fait de la puissance
souveraine , fit proscrire la royauté
même. On dévoua aux Dieux des enfers,
et on condamna aux plus cruels sup-
plices ceux qui entreprendroient de
rétablir la monarchie. ( Depuis la fon-
dation de Rome 2 44 ans complets.) L'état
républicain succéda au monarchique ;
le sénat et la noblesse profitèrent
des débris de la royauté , ils s'en ap-
proprièrent tous les droits ; Rome (1)
(1) Ck. L. 3. de Legibus. D. H. liv b. Tit.
Liv Dec. 1. 1. 2. Cic. Or. pro Sejvtio.
Tome L C
5o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
devint en partie un état aristocratique,
c'est-à-dire que la noblesse s'empara
de la plus grande partie de l'autorité
souveraine. Au lieu d'un prince per-
pétuel , on élut pour gouverner l'état
deux magistrats annuels (i) tirés du
corps du sénat, auxquels on donna le
titre modeste de consuls , pour leur
faire connoître qu'ils étoient moins
les souverains de la république "que
ses conseillers, et qu'ils ne dévoient
avoir pour objet que sa conservation
et sa gloire.
Brutus , l'auteur de la liberté , fut élu
pour premier consul , et on lui donna
pour collègue Collatin , mari de
Lucrèce , dans la vue qu'il seroit plus
intéressé que tout autre à la vengeance
de l'outrage qu'elle avoit reçu.
Mais cette république naissante
pensa être détruite dès son origine. Il
se forma dans Rome un parti en
faveur de Tarquïn : quelques jeunes
gens des premiers de la ville , élevés à
la cour , et nourris dans la licence et
les plaisirs , entreprirent de rétablir ce
prince. La forme austère d'un gouver-
nement républicain, sous lequel les lois
(i) Idem, de Legïbus , 1. 3. Val. Max. 1.
4- 6. i.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 5t
seules toujours inexorables ont droit de
régner , leur fit plus de peur que le
tyran même : accoutumés aux distinc-
tions flatteuses de la cour , ils ne pou-
voient souffrir cette égalité humiliante
qui les confondoit dans la multitude.
Ce parti grossissoit tous les jours, et ce
qui est plus surprenant , les enfans
même de Brutus , et les Aquiliens ne-
veux de Collatin se trouvèrent à la
tête des mécontens. Mais avant que la
conspiration éclatât , ils furent tous
découverts , et on prévint leurs mau-
vais desseins. Brutus , père et juge des
criminels , vit bien qu'il ne pouvoit
sauver ses enfans sans autoriser de nou-
velles conjurations , et que c'étoit
ouvrir lui-même (i) les portes de Rome
à Tarquin. Ainsi préférant sa patrie à
sa famille , et sans écouter la voix de
la nature , il fit couper en sa présence
la tête à ses deux (ils comme à des
traîtres. Le peuple admira la triste
fermeté avec laquelle il avoit présidé
lui-même à leur supplice. Son autorité
en devint encore plus grande ; et
après la mort des deux fils du consul,
il n'y eut plus aucun Romain qui osa
seulement penser au retour de Tarquin
(i) D. H. 1. 5.
C2
52 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Collatin , collègue de Brutus , par une
conduite opposée à la sienne , et pour
avoir voulu sauver ses neveux, se rendit
suspect et fut déposé du consulat. Le
peuple jaloux et comme furieux de
sa liberté , le bannit de Rome ; il n'osa
se fier à la haine déclarée que ce
Romain (i) faisoit paroitre contre
Tarquin: il craignit justement qu'étant
parent du prince, il n'en eût l'esprit
de domination (2) , et qu'il ne fût plus
ennemi du roi (3) que de la royauté.
Publius Valérius fut mis en sa place,
et Tarquin n'espérant plusriendu parti
qu'il avoit dans Rome , entreprit d'y
rentrer à force ouverte. Les Romains
s'y opposèrent toujours avec une cons-
tance invincible ; on en vint aux armes,
et dans la première bataille qui fut
donnée auprès de la ville contre les
Tarquins, Brutus et Aronce , fils aîné de
Tarquin , s'entre-tuèrent à coups de
lance : ainsi les deux premiers consuls
de la république n'achevèrent pas leur
année de consulat. Valérius resta seul
quelque temps dans cette suprême di-
gnité ; le peuple en prit sujet de le
soupçonner de vouloir régner seul. Une
(r) Cic. 1. 3. Offic.
(2) Tit. Liv. Dec 1. 1. 2. c. 2. (3) D. H. 1. 6.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. $5
maison qu'il faisoit bâtir sur une émi-
nence (i) augmenta ce soupçon ; ses
•envieux et ses ennemis publioient que
c'etoit une citadelle qu'il faisoit cons-
truire pour en faire le siège de sa ty-
rannie. Mais ce grand homme dissipa
la malignité de ces discours, et les fit
tomber par sa modération et la sagesse
de sa conduite. Il fit abattre lui-même
cette maison , l'objet de la jalousie de
ses concitoyens , et le consul des Ro-
mains fut obligé de loger dans une mai-
son d'emprunt. Avant que de se don-
ner un collègue , et pendant qu'il avoît
seul toute l'autorité, il changea par une
seule loi faite en faveur du peuple ,
toute la forme du gouvernement ; et au
lieu que sous les rois , les plébiscites
ou ordonnances du peuple n'a voient
force de loi qu'autant quelles étoicnt
autorisées par un sénatus-consultc , Va-
lérius publia une loi toute contraire ,
qui permettoit de porter devant les
assemblées du peuple , l'appel du ju-
gement des consuls. Par cette nou-
velle loi il étendit les droits du peu-
ple , et la puissance consulaire se trouva
affoiblie dès son origine.
11 ordonna en même temps qu'on sé-
(i) Tit. Liv. 1.2. D, H. 1.5.
C 3
Ê
54 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
>arât les haches des faisceaux que les
icteurs portaient devant les consuls ,
comme pour entendre que ces magis-
trats n'avoient point le droit de glaive ,
symbole de la souveraine puissance (1);
et dans une assemblée du peuple, la mul-
titude aperçut avec plaisir, qu'il avoit
fait baisser les faisceaux de ses licteurs ,
comme un hommage tacite qu'il rendoit
à la souveraineté du peuple Romain.
Pour éloigner le'soupçon qu'il fût capa-
ble d'affecter la tyrannie , il fit publier
une autre loi qui permettait de tuer sans
aucune formalité précédente , celui qui
feroit à se rendre maître de la li-
berté de ses concitoyens. 11 étoitporté
par cette loi , que l'assassin seroit dé-
claré absous de ce meurtre , pourvu qu'il
apportât des preuves des mauvais des-
seins de celui qu'il auroit tué. Ce fut
par le même principe de modération ,
qu'il ne voulut point être chargé du dé-
pôt de l'argent public qui selevoit pour
fournir aux frais de la guerre ; on le
porta dans le temple de Saturne , et le
peuple (2) , par son conseil , élut deux
sénateurs qu'on appela depuis questeurs
qui furent chargés des deniers publics*
(1) Plut, in Poplic.
(2) Publius VeturiuSjMinutiusMarcus*
DE LA RÉP. ROMAINE. Llv. I. 55
ïl déclara(i)ensuite Lucrétius, père de
Lucrèce , son collègue au consulat , et
il lui céda même (2) , à cause qu'il étoit
plus âgé , l'honneur de faire porter
devant lui les faisceaux de verges , et
toutes les marques de la souveraine
puissance.
Une conduite si pleine de modéra-
tion , et des lois si favorables au peu-
ple , firent donner à ce patricien le
nom de Publicola , ou de populaire ; et
ce fut moins pour mériter ce titre , que
pour attacher plus étroitement le peu-
ple à la défense de la liberté publique,
qu'il relâcha de son autorité par ces
différens réglemens.
Le sénat animé du même esprit , et
qui comprenoitde quelle conséquence
il lui étoit d'intéresser le peuple à la
conservation de la république , eut
grand soin de sa subsistance pendant
la guerre et le siège de Rome. Il envoya
en différens endroits de la Campanie ,
et jusqu'à Cumes , chercher du blé
qu'on distribua au peuple à vil prix, de
peur que s'il manquoit de pain , il ne
fut tenté d'en acheter aux dépens de la
liberté commune , et qu'il n'ouvrit les
(1) Ulpian. digest. 1. 1. tit. i3.
00 Tacit. 1. 11.
C4
56 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
portes de Rome à Tarquin. ( An de
Rome 2^5. )
Le sénat voulut même que le peu-
ple ne payât aucun impôt pendant la
guerre. Ces sages sénateurs se taxèrent
eux-mêmes plus haut que les autres ,
-«t il sortit de cette illustre compagnie
cette maxime si généreuse et si pleine
d'équité : « Que le peuple payoit un
» assez grand tribut à la République ,
» en élevant desenfansqui pussent un
» jour la défendre.»
Mais une si juste condescendance
pour les besoins du peuple , ne dura
qu'autant que durèrent le siège de Ro-
me et la crainte des armes de Tarquin.
A peine la fortune de la république
parut-elle affermie par la levée de ce
siège , qu'on vit éclater l'ambition des
patriciens ; et le sénat fit bientôt sentir
qu'en substituant deux consuls tirés de
son corps en la place du prince , le
peuple n'avoit fait que changer de
maîtres , et que c'étoit toujours la même
autorité , quoique sous des noms di£-
férens.
La royauté étoit à la vérité abolie,
mais l'esprit de la royauté n'étoit pas
éteint ; il étoit passé parmi les patri-
ciens. Le sénat délivré de la puissance
DE LA. RÉP. ROMAINE. Llv. I. 5j
royale qui le tenoit en respect , voulut
réunir dans son corpstoute l'autorité du
gouvernement. 11 possédoit dans les
dignités civiles et militaires attachées
à cet ordre , la puissance , et même
les richesses qui en sont une suite ; et
le premier objet de sa politique fut
détenir toujours le peuple dans rabais-
sement et dans l'indigence.
Ce peuple dont les suffrages étoient
recherchés si ambitieusement dans les
assemblées publiques , tomboit dans
le mépris hors des comices. La multi-
tude en corps étoit ménagée avec de
grands égards , mais le plébéien par-
ticulier étoit peu considéré -.aucun n'é-
toit admis dans l'alliance des patri-
ciens. La pauvreté réduisit bientôt le
peuple à des emprunts qui le jetèrent
dans une dépendance servile des ri-
ches ; ensuite vint l'usure , remède en-
core plus cruel que le mal ; enfin la
naissance , les dignités et les richesses
mirent une trop grande inégalité parmi
les citoyens d'une même république.
Les vues de ces deux ordres devin-
rent bientôt opposées. Les patriciens
pleins de valeur , accoutumés au com-
mandement , vouloient toujours faire
la guerre , et ils ne cherchoient qu'à
C 5
58 HÏSTOIRE DES RÉVOLUTIONS
étendre la puissance de la république
au dehors ; mais le peuple vouloit Ro-
me libre au dedans , et il se plaignoit
que pendant qu'il exposoit sa vie pour
subjuguer les peuples voisins , il tom-
boit souvent lui-même , au retour
de la campagne , dans les fers de ses
propres concitoyens , par l'ambi-
tion et l'avarice des grands : c'est ce
qu'il faut développer comme le fon-
dement des révolutions dont nous
allons parler.
De toutes les manières de subsister
que les besoins de la nature ont fait
inventer aux hommes, les Romains ne
pratiquoient que le labourage et la
guerre ; ils vivoient de leurs mois-
sons , ou de la récolte qu'ils faisoient
l'épée à la main sur les terres de leurs
ennemis. Tous les arts mécaniques qui
n'a voient point pour objet ces deux pro-
fessions , étoient ignorés à Rome , ou
abandonnés aux esclaves et aux étran-
gers (i). Généralement parlant, tous
les Romains , depuis les sénateurs jus-
qu'aux moindres plébéiens , étoient la-
boureurs , et tous les laboureurs étoient
soldats ; et nous verrons dans la suite
de^ cette histoire , qu'on alloit prendre
(i) D. H.l. 2. Plut, ia Rom.
DE LA RÉP. ROMAINE. LÎV. î. by
à la charrue de grands capitaines pour
commander les armées. Tous les Ro-
mains, même les premiers de la répu-
blique , accoutumoient leurs enfans à
de semblables travaux , et ils les éle-
voient dans une vie dure et laborieuse,
afin de les rendre plus robustes et plus
capables de soutenir les fatigues de la
guerre.
Cette discipline domestique avoit
son origine dans la pauvreté des pre-
miers Romains : on fit ensuite une vertu
d'un pur effet de la nécessité , et des
hommes courageux regardèrent cette
pauvreté égale entre tous les citoyens,
comme un moyen de conserver leur li-
berté plus entière. Chaque citoyen n'eut
d'abord pour vivre que deux arpens
de terre, comme nous l'avons dit ; Rome
étendit depuis peu à peu son territoire
par les conquêtes qu'elle fit sur ses
voisins. On vendoit ordinairement une
moitié de ces terres conquises pour in-
demniser l'état des frais de la guerre ,
et l'autre moitié se réunissoit au do-
maine public , que l'on donnoit en-
suite , ou gratuitement , ou sous un cens
modique et à rente , aux plus pauvres
citoyens pour les aider à subsister :
tel étoit l'ancien usage de Rome sous
C 6
60 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
les rois , c'est-à-dire pendant plus de
deux cents ans. Mais depuis l'extinction
de la royauté , les nobles et les patri-
ciens qui se regardoient comme les
seuls souverains de la république , s'ap-
proprièrent sous différens prétextes la
meilleure partie de ces terres conquises
qui étoient dans leur voisinage et à
leur bienséance , et ils étendoient in-
sensiblement leur domaine aux dépens
de celui du public ; ou bien, sous des
noms empruntés , ils se faisoient ad-
juger à vil prix les différentes portions
qui étoient destinées pour la subsis-
tance desplus pauvres citoyens. Ils les
confondoient ensuite dans leurs pro-
pres terres , et quelques années de pos-
session , avec un grand crédit , cou-
vraient ces usurpations. L'état y perdoit
une partie de son domaine , et le soldat,
après avoirrépandu son sang pour éten.
dre les frontières de la république , se
trouvoit privé de la portion de terre
qui lui deyoit servir en même temps
de solde et de récompense.
L'avidité de certains patriciens ne se
bornoit pas à ces sortes d'usurpations.
Mais quand la récolte manquoit dans
des années stériles, ou par les irruptions
des ennemis , ils savoient par des se-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. €l
cours intéressés ,se faire un droit sur le
champ de leurs voisins. Le soldat alors
sans paye et sans aucune ressource ,
étoit contraint pour subsister d'avoir
recours aux plus riches. On ne lui don-
noit point d'argent qu'à de grosses usu-
res , et ces usures étoient même en ce
temps-là arbitraires, si nous en croyons
Tacite (i). Il falloit que le débiteur
engageât son petit héritage , et sou-
vent même ce cruel secours lui coùtoit
la liberté. Les lois de ces temps-là per-
mettoient au créancier, faute de paie-
ment , d'arrêter son débiteur , et de le
retenir dans sa maison où il étoit traité
comme un esclave. On exigeoit sou-
vent le principal et les intérêts à coups
de fouet et à force de tourmens ; on
lui enlevoit sa terre par des usures ac-
cumulées ; et sous prétexte de l'obser-
vation des lois et d'une justice exacte ,
le peuple éprouvoit tous les jours une
injustice extrême.
Un gouvernement si dur dans une
république naissante excita bientôt
un murmure général. Les plébéiens qui
étoient chargés de dettes , et qui crai-
gnoient d'être arrêtés par leurs créan-
ciers , s'adressoient à leurs patrons ,
(i) Tacit. Aur. 1. 6. ad an. 786,
62 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
et aux sénateurs les plus désintéressés.
Ils leur représentoient leur misère , la
peine qu'ils avoient à élever leurs en-
îans , et ils ajoutoient qu'après avoir
combattu contre lesTarquins pour la
défense de la liberté publique , ils se
trouvoient exposés à devenir les escla-
ves de leurs propres concitoyens.
Des menaces secrètes succédèrent
à ces plaintes , et les plébéiens ne
voyant point d'adoucissement à leurs
peines , éclatèrent à la fin sous le con-
sulat de T. Largius et de Q. Clélius.
Rome , comme nous l'avons dit ,
étoit environnée de quantité de petits
peuples , inquiets et jaloux de son
agrandissement. Les Latins , les Eques ,
les Sabins , les Volsques , les Herni-
ques et les Véiens , tantôt séparés et
souvent réunis, luifaisoient une guerre
{>resque continuelle. Ce fut peut-être à
'animosité de ces voisins , que les Ro-
mains furent redevables de cette va-
leur et de cette discipline militaire, qui
dans la suite les rendirent les maîtres
de l'univers. [An de Rome s55. )
Tarquin vivoit encore ; il avoit mé-
nagé secrètement une ligue puissante
contre les Romains : trente villes du
pays Latin s'intéressèrent à son ré ta-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 63
blissement. Les Herniquesetles Vols-
ques favorisèrent cette entreprise : il
n'y eut que les peuples d'Etrurie qui
voulurent voir l'affaire plus engagée
avant que de se déclarer ; et ils res-
tèrent neutres dans la vue de prendre
parti suivant les évènemens. ( An du
Rome 207. )
Les consuls et le sénat ne virent pas
sans inquiétude une conspiration si gé-
nérale contre la république ; on songea
aussitôt à se mettre en défense., Comme
Rome n'avoit point d'autres soldats que
ses citoyens , il fallut faire prendre
les armes au peuple; mais les plus pau-
vres, et ceux sur-tout qui étoient char-
gés de dettes , déclarèrent que c'était
à ceux qui jouissoient des dignités et
des biens de la république à la dé-
fendre; que pour eux , ils étoient las
d'exposer tous les jours leurs vies pour
des maîtres si avares et si cruels. Ils
refusèrent de donner leurs noms , sui-
vant l'usage , pour se faire enrôler
dans les légions ; les plus emportés
disoient même , qu'ils n'étoient pas
Ï)lus attachés à leur patrie , où on ne
eur laissoit pas un pouce de terre en
propriété , qu'à tout autre climat , quel-
qu'étranger qu'il fût; que du moins ils
64 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
n'y trouveroient point de créanciers ;
que ce n'étoit qu'en sortant de Rome
qu'ils s'afï'ranchiroient de leur tyrannie,
et ils menacèrent hautement d aban-
donner la ville si par un sénatus-con-
sulte on n'abolissoit toutes les dettes.
Le sénat inquiet d'une désobéissance
peu différente d'une révolte déclarée ,
s'assembla aussitôt (1) : on ouvrit diffé-
rens avis. Les sénateurs les plus mo-
dérés opinèrent en faveur du soula-
gement du peuple. M. Valérius , frère
de Publicola , et qui , à son exemple ,
affectoit d'être populaire , représenta
que la plupart des pauvres plébéiens
navoient été contraints de contrac-
ter des dettes que par les malheurs
de la guerre ; que si , dans la conjonc-
ture où une partie de l'Italie se toit
déclarée en faveur de Tarquin , on
n'adoueissoitpas les peines du peuple ,
il étoit à craindre que le désespoir ne
le jetât dans le parti du tyran , et que
le sénat, pour vouloir porter trop loin
son autorité, ne la perdit entièrement
par le rétablissement de la royauté.
Plusieurs sénateurs , et ceux sur-tout
qui navoient point de débiteurs , se
rangèrent de son sentiment; mais il fut
(i) D. H. 1. 5.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 65
rejeté avec Indignation par les plus ri-
ches. Appius Claudius s'y opposa aussi ,
mais par des vues différentes. Ce séna-
teur austère dans ses mœurs , et sévère
observateur des lois , soutenoit qu'on
n'y pouvoit(i) faire aucun changement
sans péril pour la république. Quoi-
que sensible à la misère des particu-
liers qu'il assistait tous les jours de son
bien , il ne laissa pas cependant de dé-
clarer en plein sénat qu'on ne pouvoit
pas avec justice refuser le secours des
lois aux créanciers qui voudroient
poursuivre avec rigueur les débiteurs.
Mais avant que d'entrer dans un plus
grand détail de cette affaire, peut-être
ne sera-t-ilpas inutile de faire connoitre
particulièrement un patricien qui eut
tant de part, aussi bien que ses des-
cendans , aux différentes révolutions
qui agitèrent depuis la république.
Appius Clausus ou Claudius éfcoit
Sabin de naissance et des principaux
de la ville de Régille. Des dissensions
civiles dans lesquelles son parti se
trouva le plusfoible , l'obligèrent d'en
sortir. Il se retira à Piome qui ouvroit
un asile à tous les étrangers. Il fut
suivi de sa famille et de ses partisans ^
(0 Id. Ibid.
66 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
que Velléius Patereulus fait monter
jusqu'au nombre de cinq mille.
On leur accorda le droit de bour-
geoisie avec des terres pour habiter ,
situées sur la rivière de Téveron : telle
fut l'origine de la tribu Claudienne.
Appius qui en étoit le chef fut reçu
dans le sénat, et il s'j fit bientôt dis-
tinguer par la sagesse de ses conseils ,
et sur-tout par sa fermeté. 11 s'opposa
hautement à l'avis de Valérius , comme
nousvenons deledire , et il représenta
en plein sénat que la justice étant le
plus ferme soutien des états , on ne
pouvoit abolir les dettes des particu-
liers sans ruiner la foi publique , le
seul lien de la société parmi les hom-
mes ; que le peuple même en faveur de
qui on sollicitait un arrêt si injuste,
ensoufïïïroit le premier ; que , dans de
nouveaux besoins , les plus riches fer-
meroient leurs bourses ; que le mé-
contentement des grands n'étoit pas
moins à craindre que le murmure du
peuple , et qu'ils ne soufYriroient peut-
être pas qu'on annulât des contrats
qui étoient le fruit de leurs épargnes et
de leur tempérance. Il ajouta que per-
sonne n'ignoroit que Rome dans son
origine n'avoit pas assigné une plus
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv.I. 6j
grande quantité de terres aux nobles
et aux patriciens, qu'aux plébéiens ; que
ceux-ci venoient encore de partage! les
biens des Tarquins; qu'ils avoient fait
souvent un butin considérable à la guer-
re, et que s'ils avoient consumé ces biens
dans la débauche , il n'étoit pas juste
qu'on les en dédommageât aux dépens
de ceux qui avoient vécu avec plus de
sagesse et d'économie; qu'après tout il
falloit considérer que les mutins et ceux
qui faisoient le plus de bruit, n'étoient
que les plébéiens des dernières classes i
et qu'on ne plaçoit ordinairement dans
les batailles que sur [es ailes ou à la
queue des légions ; qu'ils n'étoient la
plupart armés que de frondes ; qu'il
n'y avoitni grands services à espérer t
ni beaucoup à craindre de pareils sol-
dats ; que la république ne perdroit pas
beaucoup en perdant des gens qui ne
servoient que de nombre ; et qu'il n'y
avoit qu'à mépriser la sédition pour la
dissiper , et pour voir ces mutins re-
courir avec soumission à la clémence
du sénat.
Quelques sénateurs qui vouloient
trouver un milieu entre deux avis si
opposés , proposèrent que les créan-
ciers ne pussent au moins exercer
€8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de contrainte sur la personne de leurs
débiteurs. D'autres vouloient qu'on
ne remit les dettes qu'à ceux qui
étoient notoirement dans l'impuis-
sance de les acquitter ; et il y en eut
qui , pour satisfaire en même temps
à la foi publique et à l'intérêt des
créanciers , proposèrent de les payer
des deniers publics. Le sénat ne
prit aucun de ces partis : il résolut
de ne point donner atteinte à des
actes aussi solennels que des con-
trats; mais afin d'adoucir le peuple ,
et pour l'engager à prendre plus vo-
lontiers les armes , il rendit un sé-
natus - consulte , qui accordoit une
surséance pour toute sorte de dettes
jusqu'à la fm de la guerre.
Cette condescendance du sénat
étoit un effet de l'approche de l'en-
nemi quis'avançoit du côté de Rome.
Mais plusieurs d'entre les plébéiens ,
devenus plus fiers par la même raison,
déclarèrent ou qu'ils obtiendroient
une abolition absolue de toutes les
dettes , ou qu'ils laisseraient aux ri-
ches et aux grands le soin de la
guerre , et la défense d'une ville à
laquelle ils ne s'intéressoient plus ,
et qu'ils étoient même prêts d'aban-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. £j|
donner. La fermeté qu'ils faisoient
paroitre leur attira des compagnons.
Le nombre des mécontens grossis-
sent tous les jours ; et plusieurs mê-
me d'entre le peuple , qui n'avoient
ni dettes , ni créanciers , ne lais-
soient pas de se plaindre de la ri-
gueur du sénat , soit par compassion
pour ceux de leur ordre , ou par cette
aversion secrète que tous les hom-
mes ont naturellement pour toute
domination.
Quoique les plus sages et les plus
riches des plébéiens , et sur-tout les
cliens des nobles , n'eussent pas de
part à la sédition, cependant la sé-
paration dont menaçoient les mé-
contens , et le refus qu'ils faisoient
obstinément de prendre les armes ,
étoient d'un dangereux exemple , sur-
tout dans une conjoncture où la plu-
part des Latins commandés par les
fils et le gendre de Tarquin étoient
aux portes de Rome. Le sénat pou-
voit à la vérité faire le procès aux
plus mutins et aux chefs de la sé-
dition ; mais la loi Valéria qui autc-
risoit les appels devant l'assemblée
du peuple, ouvroit un asile à ces
séditieux , qui ne pouvoient mau-
70 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
quer d'être absous par les complices
de leur rébellion.
Le sénat , pour éluder l'effet de ce
privilège si préjudiciable à son au-
torité , résolut de créer un magis-
trat suprême , également au-dessus du
sénat même et de l'assemblée du
peuple , et auquel on déféra une
autorité absolue. Pour obtenir le con-
sentement du peuple , on lui repré-
senta dans une assemblée publique ,
que dans la nécessité de terminer ces
dissensions domestiques , et de re-
pousser en même temps les ennemis,
il falloit donner à la république un
seul chef , au-dessus même des con-
suls , qui fût l'arbitre des lois , et
comme le père de la patrie ; et de
peur qu'il ne s'en rendit le tyran ,
et qu'il n'abusât de cette autorité su-
prême , qu'il ne falloit la lui con-
fier que pour l'espace de six mois.
Le peuple qui ne prévit pas les
conséquences de ce changement , j
consentit : et il semble qu'on con-
vint que le premier consul seroit en
droit de nommer le dictateur, comme
pour le dédommager de l'autorité
qu'il perdoit par la création de cette
éminente dignité. Clélius nomma T.
DE LA RÊP. ROMAINE. Liv. I. 71
Largius son collègue : ce fut le pre-
mier Romain qui, sous le titre de
dictateur , parvint à cette suprême
dignité, qu'on pouvoit regarder dans
une république (1) comme une mo-
narchie absolue , quoique passagère.
En effet, dès qu'il étoit nommé ,
lui seul avoit pouvoir de vie et de
mort sur tous les citoyens , de quel-
que rang qu'ils fussent , et sans qu'il
y eût aucune voie d'appel. L'auto-
rité et les fonctions des autres ma-
gistrats cessoient ou lui étoient su-
bordonnées : il nommoit le général
de la cavalerie , qui étoit à ses or-
dres, et qui lui servoit de lieutenant
général. ( An de Rome 209 , an ayant
Jésus-Christ 49$ • )
Le dictateur avoit des licteurs ar-
més de haches comme les rois ; il
pouvoit lever des troupes ou les con-
gédier, selon qu'il le jugeoit à pro-
pos. Quand la guerre étoit déclarée,
il commandoit les armées et y dé-
cident des entreprises militaires , sans
être obligé - de prendre l'avis ni du
sénat , ni du peuple ; et après que son
autorité étoit expirée , il ne rendoit
compte à personne de tout ce qu'il
(1) Tit. Liv. Dec. r. 1. 2. D. H. 1. 5.
72 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
avoit fait pendant son administration,
T. Largius étant revêtu de cette
grande dignité nomma , sans la par-
ticipation du sénat et du peuple, Spu-
rius Cassius Viscellinus pour géné-
ral de la cavalerie ; et , quoiqu'il fût
le plus modéré du sénat , il affecta
de faire toutes choses avec hauteur
pour se faire craindre du peuple , et
pour le faire rentrer plutôt dans son
devoir. La fermeté du dictateur jeta
une grande crainte dans les esprits ;
on vit bien que sous un magistrat si
absolu , et qui ne manqueroit pas
de faire un exemple du premier re-
belle , il n'y avoit point d'autre parti
à prendre que celui de la soumission.
T. Largius assis dans une haute
chaire, et comme dans un trône qu'il
avoit fait mettre dans la place pu-
blique , et environné de ses licteurs
armés de leurs haches , fit appeler
tous les citoyens les uns après les
autres. Les plébéiens , sans oser re-
muer , se présentèrent docilement
pour être enrôlés ; et chacun , rem-
pli de crainte , se rangea sous les en-
seignes. Cependant cet appareil for-
midable de guerre se tourna en né-
gociation : les Sabins épouvantés de-
mandèrent
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 70
mandèrent la paix sans la pouvoir
obtenir. Mais il y eut comme une
trêve qui dura près d'un an , et le
sage dictateur sut, par une conduite
également ferme et modérée, se faire
craindre et respecter des ennemis et
de ses concitoyens.
Mais la fin de la dictature fit bien-
tôt renaître ces dissensions domesti-
ques que l'appréhension d'une guerre
prochaine n'avoit que suspendues. Les
créanciers recommencèrent à pour-
suivre leurs débiteurs , et ceux-ci re-
nouvelèrent leurs murmures et leurs
plaintes. Cette grande affaire excita
cie nouveaux troubles , et le sénat , vou-
lant en prévenir les suites , fit tom-
ber le consulat à Appius Claudius
dont il connoissoit la fermeté. Mais
de peur qu'il ne la portât trop loin ,
on lui donna pour collègue Servi-
lius , personnage d'un caractère doux
et humain, et agréable aux pauvres
et à la multitude. Ces deux magis-
trats ne manquèrent pas de se trou-
ver d'avis opposés. Servilius , par bon-
té et par compassion pour les mal-
heureux ; inclinoit à la suppression
des dettes , ou du moins il vouloit
qu'on diminuât du principal ces in-
Tome L D
7 4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
téréts usuraires et accumulés qui l'ex-
cédoient considérablement. Il exhor-
toit le sénat à en faire un règlement
qui soulageât le peuple , et qui assu-
rât pour toujours la tranquillité de
l'état.
Mais Appius , sévère observateur
des lois , soutenoit avec sa fermeté
ordinaire qu'il y avoit une injustice
manifeste à vouloir soulager les dé-
biteurs aux dépens de la fortune de
leurs créanciers; que ce projet alloit
même à la ruine de la subordination
nécessaire dans un état bien policé ;
que la condescendance que Servilius
vouloit qu'on eût pour les besoins
du peuple , ne seroit regardée par
les mutins que comme une foiblesse
déguisée, etferoit naître de nouvelles
prétentions ; qu'au contraire rien ne
marquerait mieux la puissance de la
république , que la juste sévérité dont
on useroit envers ceux qui par leurs
cabales et par leur désobéissance
avoient violé la majesté du sénat.
Le peuple instruit de ce qui s'étoit
passé dans le sénat , et informé des
dispositions différentes des deux con-
suls , donne autant de louanges à
Servilius qu'il répand d'imprécations
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. n 5
contre Appuis. Les plus mutins s'at-
troupent de nouveau ; on tient des
assemblées secrètes de nuit et dans
des lieux écartes : tout est en mou-
vement lorsque la calamité d'un
particulier fait éclater le méconten-
tement public, et excite une sédition
générale.
Un plébéien (i) chargé de fers vint
se jeter dans la place publique com-
me dans un asile. Ses habits étoient
déchirés, il étoit pâle et défiguré; une
grande barbe et des cheveux négli-
et en désordre rendoient son vi-
sage affreux. On ne laissa pas de le
reconnoitre , et quelques personnes se
souvinrent de l'avoir vu dans les ar-
mées commander et combattre avec
beaucoup de valeur. 11 montroit lui-
même les cicatrices des blessures qu'il
avoit reçues en différentes occasions ;
il nommoit les consuls et les tribuns
sous lesquels il avoit servi ; et adres-
sant la parole à une multitude de gens
qui l'environnoient , et qui lui de-
mandoient avec empressement la cause
de l'état déplorable où il étoit réduit,
il leur dit que pendant qu'il portoit
les armes pendant la dernière guerre
(i) TU Liv. 2. D. i.
D 2
-j 6 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
qu'on avoit faite contre les Sabins ,
non seulement il n'avoit pu cultiver
son petit héritage , mais que les enne-
mis même dans une course , après
avoir pillé sa maison , y avoient mis
le feu ; que les besoins de la vie , et
les tributs qu'on l'avoit obligé de payer
malgré cette disgrâce , l'avoient forcé
de faire des dettes ; que les intérêts
s'étant insensiblement accumulés , il
s'étoit vu réduit à la triste nécessité de
céder son héritage pour en acquitter
une partie ; mais que le créancier im-
pitoyable n'étant pas encore entière-
ment payé , l'avoit fait traîner en pri-
son avec deux de ses enfans ; que pour
l'obliger à accélérer le paiement de
ce qui restoit du , il l'avoit livré à ses
esclaves , qui par son ordre lui avoient
déchiré le corps: en même temps il
se découvrit , et montra son dos encore
tout sanglant des coups de fouet qu'il
avoit reçus (i).
Le peuple , déjà en mouvement et
touché d'un traitement si barbare ,
poussa mille cris d'indignation contre
les patriciens. Ce bruit se répandit en
un instant dans toute la ville, et on
accourut de tous côtés dans la place.
(0 D. H. 1. 6,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 77
Ceux qu'un pareil sort retenoit dans
les chaînes de leurs créanciers échap-
pent; il se trouve bientôt des chefs et
des partisans de la sédition. On ne re-
connoit plus l'autorité des magistrats ;
et les consuls qui étoient accourus
pour arrêter ce désordre par leur pré-
sence, entourés du peuple en fureur,
ne trouvent plus ni respect , ni obéis-
sance dans le citoyen.
Appius , odieux à la multitude , alloit
être insulté , s'il n'eût échappé à la
faveur du tumulte. Servilius , quoique
plus agréable au peuple , se vit réduit
à quitter sa robe consulaire ; et sans
aucune marque de sa dignité il se jette
dans la foule , caresse , embrasse les
plus mutins , et les conjure , les lar-
mes aux yeux , d'apaiser ce désordre.
Il s'engage d'assembler incessamment
le sénat , et il leur promet d'y pren-
dre les intérêts du peuple avec autant
de zèle et d'affection que pourroit faire
un plébéien: et, pour preuve de sa pro-
messe , il fait publier par un héraut
défense d'arrêter pour dettes aucun
citoyen , jusqu'à ce que le sénat y eût
pourvu par un nouveau règlement.
Le peuple sur sa parole se sépara ;
le sénat s'assembla aussitôt. Servilius
D 3
7 8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
exposa la disposition des esprits , et
la nécessité , dans une pareille conjonc-
ture , de relâcher quelque chose de la
sévérité des lois. Appius au contraire ,
toujours invariable dans ses premiers
sentimens , s'y opposa constamment. La
diversité d'avis fit naître de l'aigreur
entr'eux : Appius qui ne pouvoit s'em-
pêcher de joindre à l'utilité de ses con-
seils l'austérité de son caractère et la
dureté de ses manières , traite publi-
quement son collègue de flatteur et d'es-
clave du peuple. Servilius de son côté
lui reproche sa fierté , son orgueil , et
l'animosité qu'il faisoitparoître contre
les plébéiens. Le sénat se partage en-
tre ces deux grands hommes ; chacun
prend parti suivant sa disposition ou
ses intérêts. La différence des avis et
l'opposition des sentimens excitent
de grands cris dans l'assemblée. Pen-
dant ce tumulte arrivent à toute bri-
de des cavaliers qui rapportent qu'une
armée de Volsques marchoit droit à
Rome.
Cette nouvelle fut reçue bien diffé-
remment par le sénat et par le peuple.
Les sénateurs, leurs ciiens et les plus
niches d'entre le peuple prirent les ar-
ttaes. Mais ceux quietoient chargés de
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. I. 79
dettes , montrant leurs chaînes , de-
rnandoient avec un souris amer si de
pareils ornemens méritoient qu'ils ex-
posassent leurs vies pour les conser-
ver ; et tous ces plébéiens refusèrent
opiniâtrement de donner leurs noms
pour se faire enrôler.
La ville étoit dans cette agitation
qui précède ordinairement les plus
grandes révolutions ; les consuls di-
visés , le peuple désobéissant à ses ma-
gistrats , et les Volsques aux portes de
Rome. Le sénat qui craignoit pres-
qu'également le citoyen et l'ennemi ,
engagea Appius à se charger delà dé-
fense de la ville, dans la vue que le
f)euple suivroit plus volontiers soneol-
egue en campagne. Servi lins étant
destiné pour s'opposer aiu ennemis ,
conjure le peuple de ne le pas aban-
donner dans cette expédition; et, pour
l'obliger à prendre les armes , iî fait
publier une nouvelle défense de retenir
en prison aucun citoyen Romain auï
voudroit le suivre en campagne , ni
d'arrêter ses enfans ou de saisir son bien;
et par le même édit il s'engage au nom
du sénat , de donner au peuple à son
retour toute satisfaction au sujet des
dettes.
D 4
80 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Cette déclaration n'eut pas été plu-
tôt publiée , que le peuple courut en
foule se faire enrôler , les uns par af-
fection pour le consul qu'ils savoient
leur être favorable , et les autres pour
ne pas rester dans Rome sous le gou-
vernement sévère et impérieux d'Àp-
pius. Mais de tous les plébéiens il n'y
en eut point qui se fissent enrôler plus
volontairement , ni qui montrassent
plus de courage contre l'ennemi , que
ceux même qui avoient eu le plus de
part au dernier tumulte. Les Volsques
furent défaits , et le consul , pour ré-
compenser le soldat de la valeur qu'il
avoit fait paroitre , lui abandonna le
pillage du camp ennemi dont il s'étoit
rendu maître , sans en rien réserver ,
suivant l'usage , pour le trésor public.
Le peuple àson retour le reçut avec
de grands applaudissemens,et ilatten-
doit avec confiance l'effet de ses pro-
messes. Servilius n'oublia rien pour
porter le sénat à accorder une aboli-
tion générale des dettes ; mais Appi us
qui regarcloit tout changement dans
les lois comme dangereux , s'opposa
hautement aux intentions de son col-
lègue. Il autorisa de nouveau les créan-
ciers qui traînoient leurs débiteurs en
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I, 8*
prison ; et les applaudissemens qu'il
enrecevoit des riches , et les impréca-
tions des pauvres concouroient éga-
lement à entretenir la dureté de ce
magistrat.
Ceux qu'on arrétoit en appeloient
à Servilius; ils lui représentoient les
promesses qu'il avoit faites au peuple
avant la campagne , et les services qu'ils
avoient rendus à la guerre. On crioit
touthaut devant son tribunal, ou qu'en
qualité de consul et de premier ma-
gistrat il prit la défense de ses conci-
toyens , ou que comme général il
n'abandonnât pas les intérêts de ses
soldats. Mais Servilius , d'un caractère
doux et timide , n'osa se déclarer ou-
vertement contre le corps entier (i)
des patriciens ; et en voulant ménager
les deux partis , il les offensa tous deux ,
en sorte qu'il ne put éviter la haine
de l'un et le mépris de l'autre.
Le peuple se voyant abandonné de
Servilius, et persécuté par son collè-
gue, s'assemble tumultuairement. con-
fère et prend la résolution de ne devoir
son salut qu'à lui-même , et d'opposer
la force à la tyrannie. Les débiteurs
poursuivis jusques dans la place par
(i) Tit. Liv. D. i. 1. 2.
D 5
$2 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
leurs créanciers y trouvent un asile
assuré dans la foule ; la multitude
en fureur frappe , écarte et repousse
ces impitoyables créanciers qui im-
plorent en vain le secours des lois. Une
nouvelle irruption des Volsques , des
Sabins et des Eques , hausse encore le
courage du peuple , qui refuse ou-
vertement de marcher contre l'ennemi.
A. Virginius etT.Vétusius qui avoient
succédé dans le consulat à Appius
et à Servilius , tentèrent par un coup
d'autorité de dissiper ce tumulte. (An
de Rome 2 19.) Us firent arrêter un plé-
béien qui refusoit de s'enrôler ; mais le
peuple toujours furieux l'arracha des
mains des licteurs , et les consuls éprou-
vèrent dans cette occasion combien la
majesté sans laforce est peu considérée.
Une désobéissance si déclarée , et peu
différente d'une révolte , alarma le
sénat , qui s'assembla extraordinaire-
ment. T. Largius que nous avons vu
dictateur , opina le premier. Cet an-
cien magistrat , si respectable par sa sa-
gesse et par safermeté , dit qu'il voj' oit
avec beaucoup de douleurR 0111e comme
partagée en deux nations, et former
comme deux villes différentes; que la
première netoit remplie quede riches-
DE LA RÉP. ROMAINE. LiV. I. 83
ses et d'orgueil , et la seconde de mi-
sère et de rébellion ; que dans Tune et
dans l'autre on ne voyoit ni justice ,
ni honneur , ni même de bienséance ,
et que la fierté des grands n'etoit pas
moins odieuse que la désobéissance du
petit peuple ; qu'il étoit cependant obli-
gé d'avouer qu'il pré voyoit que l'ex-
trême pauvreté du peuple entretien-
droit toujours la dissension , et qu'il
ne croyoit pas qu'on pût rétablir l'u-
nion et la concorde entre ces deux or-
dres , que par une abolition générale
des dettes.
D'autres sénateurs étoient d'avis
qu'on restreignit cette grâce en faveur
de ceux qui dans les dernières guerres
avoient servi utilement la république;
et ils représentoient que c'étoit une
justice qui leur étoit due, et que la pa-
role de Servilius y étoit même engagée.
Appuis , quand ce fut son rang àt
opiner, s'opposa également à ces deux:
avis : « Tant de mutineries, dit-il, ne
» procèdent pas de la misère du peu-
» pie , c'est bien plutôt l'effet d'une li-
» cence effrénée qu'il plaît à des sédi-
» tieux d'appeler du nom de liberté.
» Tout ce desordre n'a pris naissance
» que de l'abus que le peuple fait de la
D 6
84 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» loi Valtria. On viole impunément la
» majesté des consuls , parce que les
r> mutins ont la faculté d'appeler de la
» condamnation du crime devant les
» complices même de ce crime. Et
» quel ordre peut-on jamais espérer
» d'établir dans un état où les ordon-
» nances des magistrats sont soumises
» à la révision et au jugement d'une
» populace qui n'a pour règle que son
» caprice et sa fureur ? Seigneurs , ajou-
» ta Appius , il faut créer un dictateur
» dont les jugemens sont sans appel ;
» et ne craignez pas après cela qu'il y
» ait des plébéiens assez insolens pour
» repousser les licteurs d'un magistrat
» qui sera maitre de disposer souve-
» rainement de leurs biens et de leurs
» vies. »
Les jeunes sénateurs jaloux de l'hon-
neur du sénat , et ceux sur-tout crui
d<
étoient intéressés dans l'abolition des
dettes , se déclarèrent pour l'avis
d' Appius : ils vouloient même lui dé-
férer cette grande dignité. Ils disoient
qu'il n'y avoit qu'un homme aussi fer-
me et aussi intrépide , qui fût capable
de faire rentrer le peuple dans son de-
voir. Mais les anciens sénateurs et les
plus modérés trouvèrent que cette
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 85
souveraine puissance étoit assez formi-
dable d'elle-même , sans en revêtir en-
core un homme naturellement dur et
odieux à la multitude. L'un des con-
suls par leurs avis nomma pour dicta-
teur Manius Valérius , fils de Volésius.
C'étoit un consulaire âgé de plus de
soixante et dix ans (i) , et d'une mai-
son dont le peuple n'avoit à craindre
ni orgueil ni injustice. ( An de Rome
259-). ....
Le dictateur , plébéien d'inclination,
nomma pour général de la cavalerie
Quintus Servilius , frère de celui qui
avoit été consul , et qui trouvoit
comme lui , qu'il y avoit de la justice
dans les plaintes du peuple : il convo-
qua ensuite une assemblée générale
dans la place des comices. 11 y parut
avec une contenance grave et modeste
tout ensemble ; et adressant la parole
au peuple , il lui dit , qu'il ne devoit
pas craindre que sa liberté ni la loi
Vakria , qui en étoit le plus ferme ap-
pui , fussent en danger sous un dicta-
teur de lafamille de Valérius Publicola;
qu'il n'étoit point monté sur son tri-
bunal pour les séduire par de fausses
promesses; qu'il falloit à la vérité mar-
(i) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 6. D. H. liv. 6.
SG HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
cher aux ennemis qui s'avanroient du
côté de Rome , mais qu'il s'engageoit,
en son nom et de la part du sénat , de
leur donner au retour de la campagne
une entière satisfaction sur leurs plain-
tes : « Et en attendant , dit-il , par la
» puissance souveraine dont je suis re-
» vêtu , je déclare libres vos person-
» nés , vos terres et vos biens. Je sus-
» pends l'effet de toute obligation dont
» on pourroit se servir pour vous in-
» quieter : venez nous aider à vous
» conquérir de nouvelles terres sur nos
» ennemis. »
Ce discours remplit le peuple d'es-
pérance et de consolation. Tout le mon-
de prît les armes avec joie , et on leva
dix légions complètes : on en donna
trois à chaque consul (i); le dictateur
s'en réserva quatre. Les Romains mar-
chèrent aux ennemis par dirïerens en-
droits ; le dictateur battit lesSabins , et
lé consul Vetusius remporta une vic-
toire signalée sur les Volsques, prit
reur camp et ensuite Ve litre , où il en-
tra l'épée à la main en poursuivant les
vaincus; et A..Virgimus, l'autre consul,
défit les Eques , et remporta une vic-
(i) Idem , ibid.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. Sj
toire que la fuite précipitée des enne-
mis rendit peu sanglante.
Le sénat qui craignoit que les sol-
dats de retour ne demandassent au dic-
tateur l'exécution de ses promesses , lui
fit dire et aux deux consuls , de les re-
tenir toujours sous les enseignes , sous
prétexte que la guerre n etoit pas ter-
minée. Les deux consuls obéirent ;
mais le dictateur, dont l'autorité étoit
plus indépendante du sénat , licencia
son armée. 11 déclara ses soldats absous
du serment qu'ils avoient prêté ens'en-
rôlant; et, pour donner une nouvelle
preuve de son affection pour le peuple,
il tira de cet ordre quatre cents des plus
considérables qu'il fit entrer dans ce-
lui des chevaliers. 11 fut ensuite au sé-
nat , et il demanda qu'on eut par un
sénatus-consulte à dégager sa parole
et à abolir toutes les dettes. Les plus
anciens sénateurs et les plus gens de
bien, si on en excepte Appius, etoient
de cet avis ; mais la cabale des riches
l'emporta , et ils etoient soutenus par
les jeunes sénateurs qui croy oient
qu'on diminuent de l'autorité du sénat
tout ce qu'on proposoit en faveur du
soulagement du peuple. Il y en eut
même plusieurs qui , se prévalant de
SS HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
l'extrême bonté du dictateur, lui re-
prochèrent qu'il recherchoit avec bas-
sesse les applaudissemens d'une vile
populace. Sa proposition fut rejetée
avec de grands cris ; et on lui lit sentir
que s'il n'eût pas été au-dessus des lois
par sa dignité , le sénat lui auroit fait
rendre compte du congé qu'il avoit
donné à ses soldats, comme d'un atten-
tat contre les lois militaires , et sur-
tout dans une conjoncture où les en-
nemis de la république étoient encore
en armes.
« Je vois bien , leur dit ce vénéra-
ble vieillard (i) , que je ne vous suis
pas agréable : on me reproche d'être
trop populaire ; fassent les Dieux
que tous les défenseurs du peuple
Romain qui s'élèveront dans la suite
me ressemblent , et soient aussi mo-
dérés que je le suis! Mais n'attendez
pas que je trompe des citoyens, qui
sur ma parole ont pris les armes,
et qui au prix de leur sang viennent
de triompher de vos ennemis. Une
guerre étrangère et nos dissensions
domestiques ont été cause que la ré-
publique m'a honoré de la dictature.
Nous avons la paix au dehors , et on
(i) D. H. 1. 6.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. T. 89
» m'empêche de l'établir au dedans ;
» ainsi mon ministère devenant inu-
» tile , j'ai résolu d'abdiquer cette
» grande dignité : j'aime mieux voir
» la sédition comme personne privée ,
» qu'avec le titre de dictateur. » En
finissant ces mots, il sortit brusque-
ment du sénat , et convoqua une as-
semblée du peuple.
Quand l'assemblée fut formée , il y
parut avec toutes les marques de digni-
té ; il rendit grâces d'abord au peuple
de la promptitude avec laquelle , sur
ses ordres , iiavoit pris les armes , et il
donna en même temps de grandes
louanges à la valeur et au courage qu'il
avoit fait paroitre contre les ennemis
de la république. «Vous avez, dit-il,
» en bons citoyens satisfait à votre
» devoir. Ceseroît à moi à m'ac quitter
» à mon tour de la parole que je vous
» ai donnée ; mais une brigue , plus
» puissante que l'autorité même d'un
» dictateur , empêche aujourd'hui l'ef-
» fet de mes sincères intentions. On
» me traite publiquement d'ennemi
» du sénat; on censure ma conduite;
» on me fait un crime de vous avoir
» abandonné les dépouilles de nos
» ennemis , et sur-tout de vous avoir
90 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» absous du serment militaire. Je
» sais de quelle manière , dans la force
» de mon âge j'aurois repoussé de
» pareilles injures ; mais on méprise
» un vieillard plus que septuagé-
» naire : et comme je ne puis ni
» me venger , ni vous rendre justice,
» j'abdique volontiers une dignité
» qui vous est inutile. Si cependant
» quelqu'un de mes concitoyens veut
» encore se plaindre de Tinexécu-
» tion de ma parole , je lui aban-
» donne de bon cœur le peu de vie
* qui me reste ; il peut me roter
» sans que je m'en plaigne , ni que
» je m'y oppose. »
Le peuple n'écouta ce discours
qu'avec des sentimens de respect et
de vénération : tout le monde lui
rendit la justice qui lui étoit due ;
et il fut reconduit par la multitude
jusqu'en sa maison , avec autant de
louanges que s'il eut prononcé l'abo-
lition des dettes. Le peuple teturna
toute son indignation contre le sénat
qui l'avoit tant de fois trompé. On
ne garde plus alors aucunes mesu-
res ; les plébéiens s'assemblent pu-
bliquement , et les avis les plus vio-
lens sont les plus agréables à la mul-
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. L 91
titude. Les deux consuls qui tenoient
encore les soldats engages par leur
serment, sous prétexte d'un avis qu'ils
s'étoient fait donner que les enne-
mis armoient de nouveau , se mirent
en campagne de concert avec le sé-
nat. Le peuple qui sentit l'artifice
ne sortit de Rome qu'avec fureur ;
les plus emportés proposèrent même,
avant que d'aller plus loin , de poi-
gnarder les consuls , afin de se dégager
tout d'un coup du serment qui les te-
noit attachés sous leurs ordres ; mais
les plus sages , et ceux qui avoient la
crainte des dieux , leur ayant repré-
senté qu'il n'y avoit point de serinent
dont on pût se dégager par un crime ,
ces soldats prirent un autre parti. Ils
résolurent d'abandonner leur patrie ,
et de se faire hors de Piome un nou-
vel établissement. Us lèvent aussi-
tôt leurs enseignes , changent leurs
officiers , et par les conseils et sous
la conduite d'un plébéien appelé Si-
cinius Bellutus , ils se retirent et
vont camper sur une montagne , ap-
pelée depuis le Mont-Sacre , située
à trois milles de Rome , et proche
la rivière de Téveron. Ç An de Ro-
ms 209. )
92 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Une désertion si générale (i) , et
qui paroissoit être le commencement
a une guerre civile , causa beaucoup
d'inquiétude au sénat. On mit d'abord
des gardes aux portes de la ville ,
tant pour sa sûreté ; que pour em-
pêcher le reste des plébéiens de se
joindre aux mécontens ; mais ceux
qui étoient chargés de dettes , les
plus mutins et les plus séditieux ,
s'échappèrent malgré cette précaution ;
et Rome vit à ses portes une armée
redoutable composée d'une partie de
ses citoyens , et qui pouvoient faire
craindre qu'ils ne tournassent à la
fin leurs armes contre ceux qui
étoient restés dans la ville.
Les patriciens (2) se partagèrent
aussitôt ; les uns à la tète de leurs
cliens et des plébéiens qui n'avoient
point voulu prendre de part à la
sédition, occupent les postes les plus
avancés ; d'autres se fortifient à l'en-
trée de la ville ; les vieillards se char-
gent de la défense des murailles , et
tous montrent également du courage
et de la fermeté.
Le sénat , après ces précautions ,
(1) D. H. 1. 6.
(2) D. H. 1. 6.
DE LA RÉP. ROMAINE. LÎV. I. $3
députe aux mécontens pour leur of-
frir une amnistie , et les exhorte à
revenir dans la ville ou sous leurs
enseignes. Mais cette démarche faite
trop tôt et dans la première cha-
leur de la sédition , ne servit qu'à
faire éclater l'insolence du soldat.
Les députés furent renvoyés avec
mépris , et on leur donna pour toute
réponse que les patriciens éprou-
veroient bientôt à quels ennemis ils
avoient à faire.
Le retour de ces envoyés aug-
menta le trouble dans la ville. Les
deux consuls , dont la magistrature
expiroit, indiquèrent rassemblée pour
l'élection de Jeurs successeurs ; per-
sonne , dans une conjoncture si fâ-
cheuse ne se présenta pour deman-
der cette dignité ; plusieurs même
la refusèrent. Enfin on obligea Pos-
thumius Cominius et Spurius Cassius
Viscellinus , personnages consulaires ,
de l'accepter , et le sénat fît tomber sur
eux les suffrages , parce qu'ils étoient
également agréables aux nobles et aux
plébéiens , et que Cassius sur - tout
s'étoit toujours ménagé avec beaucoup
d'art entre les deux partis. (An de
Rome 260 ou 261.J
C)4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Les premiers soins des nouveaux
consuls furent de convoquer le sé-
nat , pour délibérer sur les moyens
les plus prompts et les plus faciles
de rétablir la paix et l'union entre
les différeras ordres de l'état.
Ménénius Agrippa , personnage
consulaire, illustre par l'intégrité de
ses mœurs , auquel on demanda le
premier son avis , opina qu'il falloit
renvoyer de nouveaux députés aux
mécontens , avec un plein pouvoir
de finir une affaire aussi fâcheuse ,
aux conditions que ces commissaires
jugeroient les plus utiles à la répu-
blique. Quelques sénateurs trouvoient
que c'étoit commettre la dignité
du sénat que de députer de nouveau
à des rebelles qui avoient reçu si
indignement ses premiers envoyés.
Mais Ménénius représenta qu'il ne-
toit pas temps de s'arrêter à une
vaine formalité ; que le salut de la
république et une nécessité indis-
pensable à laquelle les dieux même
cedoient , obligeoient le sénat de
rechercher le peuple; que Rome, la
terreur de ses voisins , étoit comme
assiégée par ses propres citoyens ;
qu'à la vérité ils n'avoient encore
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. I. 0,5
fait aucun acte d'hostilité , niais que
c'etoit par cette même raison qu'il
falloit empêcher le commencement
d'une guerre qui ne pouvoit être
que funeste à fetat , quel qu'en fût
le succès.
Il ajouta que les Sabins, les Vols-
ques , les Eques et les Berniques ,
tous ennemis irréconciliables du nom
romain , se seroient déjà joints aux
rebelles s'ils n'avoient peut-être pas
jugé plus à propos de laisser les Ro-
mains salï'oiblir et se détruire par
leurs propres divisions ; qu'il ne fal-
loit pas espérer de grands secours de
leurs allies ; que les peuples de la
Campanie et de la Toscane n'avoient
qu'une foi douteuse , et toujours sou-
mise aux évènemens ; qu'on n'etoit
guère plus assuré des Latins, nation
jalouse de la supériorité de Rome, et
toujours avide de la nouveauté ; que
les patriciens se trompoient sils se
flattoient de pouvoir résister a\ » ;>.
leurs cliens et leurs esclaves à tant
d'ennemis domestiques et étrangers ,
qui s'uniroient pour détruire une puis-
sance qui leur etoit odieuse.
M. Yaierius (i) dont nous venons
(I) D. II. 1. 2.
96 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de parler , et qui avoit l'esprit aigri
contre 4e sénat , ajouta à l'avis de Mé-
nénius , qu'on devoit tout craindre des
desseins des mécontens , dont la plu-
part avoient déjà abandonné le soin
de leurs héritages et la culture des
terres , comme des gens qui renon-
çoient à leur patrie , et qui songeoient
à s'établir ailleurs ; que Rome alloit
être déserte , et que le sénat, pour être
trop inflexible , ruinoit les principales
forces de la république par la retraite
forcée et la désertion d'un si grand
nombre de citoyens ; que si au con-
traire on eut suivi les conseils qu'il
donna pendant sa dictature, on auroit
Fu par l'abolition des dettes, conserver
union et la paix entre les difïérens
ordres de l'état ; mais qu'il ne falloit
pas se flatter que le peuple , tant de
fois trompé par les vaines promesses
du sénat , se contentât à présent de
cette abolition ; qu'il craignoit bien
- que les mauvais traitemens qu'il avoit
essuyés ne l'engageassent à demander
encore des sûretés pour la conservation
de ses droits et de sa liberté ; qu'on
ne pouvoit disconvenir que la plupart
des plébéiens se voyoient dépouillés
de leurs héritages ; qu'on enchainoit
les
DE LA RÉP. ROMAINE. Z/v. L 97
les malheureux comme des criminels,
et qu'ils se plaignoient peut-être avec
justice que les nobles et les patri-
ciens, au préjudice de la constitution
originaire de l'état , ne travailloient
qu'à se rendre seuls maîtres du gouver-
nement; que la création d'un dicta-
teur , invention moderne du sénat ,
rendoit inutile la loi Vakria , le refuge
du peuple et l'asile de la liberté ; que
cette puissance absolue , confiée à un
seul homme , en feroit quelque jour
le tyran de sa patrie ; que ces nou-
veautés et ces changemens avoient
leur source dans les maximes impé-
rieuses d'Appius Claudius et de ses
semblables , qui ne paroissent occupés
que du dessein d'établir la domination
des nobles sur les ruines de la liberté
publique , et de réduire des citoyens
libres à la vile condition de sujets et
d'esclaves du sénat.
Appius (1) se leva quand ce fut son
tour à parler , et adressant la parole
à M. Valérius : « Si vous vous étiez
» renfermé , lui dit-il , à dire simple-
» ment votre avis sans m'attaquer si
» injustement, vous ne vous seriez pas
(1) D. Hal. 1. 6.
Tome I. E
g8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» exposé à entendre aujourd'hui des
» vérités peu agréables. Mais avant
y) que de les exposer à la vue de cette
» compagnie , il est juste de répondre
y* à vos calomnies. Dites-moi , Valé-
» rius , quels sont les Romains que
» j'ai poursuivis en justice , pour les
» obliger de me payer ce qu'ils me
y> dévoient ? Nommez les citoyens que
» j'ai retenus dans les chaînes : allez
» jusqu'au Mont Vélie , et cherchez
» parmi cette foule de mécontens ,
» s'il y en a un seul qui se plaigne
» qu'il n'a quitté la ville que par la
» crainte que je ne le fisse arrêter.
» Tout le monde sait au contraire que
» j'ai traité mes débiteurs comme mes
» cliens el mes amis, que, sans égard
» à d'anciennes dettes , je les ai se-
» courus gratuitement dans leurs be-
» soins , et qu'autant qu'il a été en
» moi , les citoyens ont toujours été
» libres. Ce n'est pas que je prétende
» proposer ma conduite pour règle de
» celle des autres ; je soutiendrai tou-
» jours l'autorité des lois en faveur de
» ceux qui y auront recours. Je suis
» même persuadé qu'à l'égard de cer-
» tains débiteurs , et de ces gens qui
» passent leur vie dans la mollesse
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 99
et les débauches , il y a autant de
justice à s'en faire payer , qu'il est
honnête et généreux de remettre
les dettes à des citoyens paisibles
et laborieux , mais qui par malheur
sont tombés dans une extrême in-
digence : telle a été ma conduite ,
et telles sont ces maximes impé-
rieuses qu'on me reproche. Mais je
me suis , dit-on , déclaré le partisan
des grands , et c'est par mes conseils
qu'ils se sont emparés du gouver-
nement. Ce crime , Messieurs , ajouta
Appius en se tournant vers les prin-
cipaux du sénat , m'est commun avec
vous. Le gouvernement vous appar-
tient , et vous êtes trop sages pour
l'abandonner à une populace effré-
née, à cette bête féroce qui n'écoute
que ses flatteurs , mais aussi dont les
esclaves deviennent souvent les ty-
rans ; et c'est 9 Messieurs , ce que
nous avons à craindre de M. Valé-
rius , qui, n'ayant de considération
dans la république que par les di-
gnités dont nous l'avons honoré ,
s'en sert aujourd'hui pour ruiner nos
lois, pour changer la forme de notre
gouvernement , et pour se frayer
r> par ses bassesses un chemin à la
E 2
100 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
» tyrannie. Vous l'avez entendu , et
» vous avez pu apercevoir qu'étant
» mieux instruit que nous des desseins
» pernicieux des rebelles , il vous
» prépare à de nouvelles prétentions ,
» et sous prétexte de demander des
» garants de la liberté du peuple , il
» ne cherche qu'à opprimer celle du
» sénat,
» Mais venons au principal sujet
» qui nous a assemblés aujourd'hui. Je
» dis donc que c'est ébranler les fon-
» démens d'un état que d'en changer
?> les lois, et qu'on ne peut donner
» atteinte aux contrats des particu-
>> liérs sans blesser la foi publique,
» et sans ruiner ce contrat original
» qui a formé les premières sociétés
» entre les hommes. Accorderez-vous
» aujourd'hui à des séditieux qui sont
>> à la veille de tourner leurs armes
» contre leur patrie , ce que vous avez
*> sagement refusé plusieurs fois à des
» citoyens soumis et à des soldats
» qui combattoient sous vos ensei-*
» gnes ? Songez que vous ne pouvez
» vous relâcher sur l'article des dettes,
» que vous n'ouvriez en même temps
» la porte à de nouvelles prétentions,
» Bientôt les chefs de la. sédition , de
M LA RÉP. ROMAINE. Liv. L 101
s> concert avec M. Valérius , voudront
» être admis aux premières dignités
» de l'état. Fassent les dieux tutélaires
» de Rome , que son gouvernement
» ne tombe pas à la fin entre les
» mains d'une vile populace , qui
vous punisse de votre foiblesse , et
qui vous bannisse vous - mêmes de
votre patrie ! On veut vous faire
peur des armes des rebelles ; mais
n'avez- vous pas pour otages leurs
» femmes et leurs enf ans ? Viendront-
ils attaquer à force ouverte une ville
qui renferme ce qu'ils ont de plus
cher ? Mais je veux qu'ils n'aient
pas plus d'égards pour les liaisons
du sang que pour I*?s loi» du gou-
vernement ; ont-ils des généraux ,
» des vivres , et l'argent nécessaire
pour se soutenir dans une pareille
entreprise ? Que deviendront - ils
pendant l'hiver qui est proche , sans
pain , sans retraite et sans pouvoir
s'écarter , qu'ils ne tombent entre
nos mains ? S'ils se réfugient chez
nos voisins , n'y trouveront-ils pas ,
comme à Rome , le gouvernement
entre les mains des grands ? Des
rebelles et des transfuges en peu-
» vent- ils espérer d'autre condition
E 3
102 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
1> que celle de malheureux esclaves ?
» Mais peut-être qu'on craint qu'ils
j> ne joignent leurs armes , et qu'ils
» ne viennent assiéger Rome desti-
» tuée d'habitans nécessaires pour sa
» défense , comme si les forces de la
» république consistoient dans les
j> seuls rebelles. Mais n'avez-vous pas
» parmi les patriciens une jeunesse
» florissante et pleine de courage ?
» Nos cliens qui forment la républi-
t) que ne sont-ils pas attachés comme
» nous à ses intérêts ? Armons même ,
» s'il le faut , nos esclaves ; faisons-en
» un peuple nouveau et un peuple
j> soumis. Ils ont appris à notre ser-
» vice ei par nos exemples à faire la
» guerre. Avec quel courage ne com-
» battront-ils pas si la liberté est le
» prix de leur valeur ? Mais si tous
ces secours ne vous paroissent pas
» encore suîhsans , rappelez vos co-
lonies. Vous savez par le dernier
» dénombrement du cens , que la ré-
publique nourrit dans son sein cent
trente mille chefs de famille (i); à
» peine en trouvera-t-on la septième
partie parmi les mécontens. Enfin,
plutôt que de recevoir la loi de ces
(2) D. H. L 5. p. 293.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. Io3
» rebelles , accordez aux Latins le
» droit de citoyens de Rome qu'ils
» vous demandent depuis si long-
» temps : vous les verrez accourir aus-
» sitôt à votre secours , et vous ne
» manquerez ni de soldats , ni de ci-
» toyens. Pour réduire mon sentiment
» en peu de paroles , je suis persuadé
» qu il ne faut point envoyer de dé-
» pûtes aux rebelles , ni rien faire qui
» marque de la frayeur ou de l'em-
» pressement. Que s'ils rentrent d'eux-
» mêmes dans leur devoir , on doit
» les traiter avec modération ; mais
» il faut les poursuivre les armes à
» la main , sîls persistent dans leur
» révolte. « (An 2^6. J
Un avis si plein de fermeté fut
suivi, quoique par des vues différentes,
f>ar la faction des riches et par tous
es jeunes sénateurs. Les deux consuls
au contraire , plébéiens cl inclination ,
et qui vouloient gagner l'affection de
la multitude , et les vieillards natu-
rellement timides , soutenoient que la
guerre civile étoit le plus grand mal-
heur qui pût arriver clans un état. Ils
étoient appuyés par ceux du sénat
qui ne considéroient que l'intérêt de
la liberté publique , et qui craignoient
E 4
104 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
qu'il ne s'élevât du corps même du sénat
quelque homme ambitieux et entre-
prenant , qui , à la faveur de ces divi-
sions , se rendit seul maître du gou-
vernement. Mais à peine furent -ils
écoutés , on n'entendoit de tous côtés
que des cris et des menaces. Les plus
jeunes sénateurs fiers de leur naissance
et jaloux des prérogatives de leur di-
gnité , s'emportèrent j'usqua faire
sentir aux consuls qu'ils leur étoient
suspects. Ils leur remontrèrent qu'ils
représentoient la personne des rois ,
qu'ils en avoient l'autorité , et celle du
sénat à soutenir contre les entreprises
du peuple ; et les plus violens protes-
tèrent que si on y donnoit la moindre
atteinte , ils prendroient les armes
pour conserver dans leur ordre une
puissance qu'ils avoient reçue de leurs
ancêtres.
Les deux consuls qui vouloient fa^-
voriser le peuple , après avoir conféré
en secret , résolurent de laisser calmer
les esprits et de remettre la décision
de cette grande affaire à la première
assemblée. Cependant , avant que de
se séparer et pour tenir en respect
les jeunes sénateurs qui leur avoient
parlé avec trop daudace , ils leur
DE LA RÉP. ROMAINE. LÎV. I. lo5
déclarèrent que s'ils ne se compor-
toient à l'avenir avec plus de modestie
dans une assemblée si respectable , ils
sauroient bien les en exclure, en fixant
l'âge que devoit avoir un sénateur.
Comme il n'y avoit encore rien de
décidé là-dessus , les jeunes sénateurs,
plus attachés à leur dignité qu'à leur
sentiment, plièrent sous cette menace
et sous la puissance des consuls , qui
se servirent en même temps d'un autre
prétexte contre les sénateurs plus âgés
qui s'opposoient à l'abolition des det-
tes ; ils leur dirent qu'ils ne pouvoient
souffrir cette division dans les avis du
sénat , et que si les pères ne prenoient
des résolutions plus uniformes , ils
porteroient cette affaire devant le
peuple , et qu'on nepouvoit sans injus-
tice lui en ôter la connoissance , sui-
vant ce qui s'étoit pratiqué , même
pendant le gouvernement des rois.
Les sénateurs qui a voient embrassé
l'avis d'Appius avec le plus de chaleur ,
virent bien par le tour que les consuls
donnoient à cette affaire , qu'elle leur
alloit échapper s'ils persistoient dans
leurs premiers sentimens. La crainte
de tomber entre les mains du peuple
les ébranla ; les larmes et les cris des
E 5
Iû6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
femmes et des enfans qui embras-
soient leurs genoux , et qui leur rede-
mandoient leurs pères et leurs maris ,
achevèrent de les gagner ; et le sénat
s'étant rassemblé , la plus grande partie
se déclara pour la réunion. Àppius ,
toujours inébranlable dans ses senti-
mens et incapable d'en changer , resta
presque seul de son avis avec quel-
ques-uns de ses parens qui par Hon-
neur n'osèrent l'abandonner.
Les consuls triomphoient d'avoir
réduit le sénat , presque malgré lui ,
à suivre leur avis. Appius , persuadé
que toute négociation avec les rebelles
alloit à la diminution de l'autorité du
sénat , adressant la parole aux deux
Consuls : « Quoique vous paroissiez
>> résolus , leur dit-il , de traiter avec
» le peuple aux conditions qu'il lui
j> plaira de vous prescrire , et que
v> même ceux qui étoient du senti-
» ment contraire aient changé par
r> foiblesse ou par intérêt ; pour moi
» je déclare encore une fois qu'à la
» vérité on ne peut avoir trop d'égard
y> à la misère d,un peuple soumis et
» fidèle ; mais je soutiens que toute
ï> négociation est dangereuse , tant
> qu il aura les armes à la main. »,
DELARÉP. ROMAINE. Liv.T. 107
Comme le sénat avoit pris son parti ,
ce discours ne fut écouté qu'avec
peine , et on le regarda comme d'un
homme zélé à la vérité pour la gloire
du sénat , mais trop prévenu de son ha-
bileté , et incapable , soit par vanité ,
soit par la dureté de son humeur , de
changer jamais de sentiment.
Le sénat, sans s'y arrêter , nomma
dix commissaires pour traiter avec les
mécontens , et il les choisit parmi ceux
de son corps qui s'étoient toujours
déclarés en faveur du peuple. T. Lar-
gius, Menenius Agrippa et M. Valérius
étoient à la tète de cette députation ,
tous trois consulaires , et dont deux
avoient gouverné la république , et
commandé ses armées en qualité d^e
dictateurs : ils s'acheminèrent avec
leurs collègues vers le camp. Cette
grande nouvelle y étoit déjà passée :
les soldats sortirent en foule pour re-
cevoir ces anciens capitaines , sous
lesquels ils avoient été tant de fois à
la guerre. La honte et la colère étoient
confondues sur le visage de ces re-
belles ; et on voyoit encore au travers
du mécontentement public un reste
de cet ancien respect que produit la
dignité du commandement , sur-tout
E 6
Ï08 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
quand elle est soutenue par un grand
mérite.
La présence seule de ces grands
hommes eût été capable de faire ren-
trer les rebelles dans leur devoir , si
des esprits dangereux n'eussent pris
soin d'entretenir le feu de la division.
Sicinius Bellutus s'étoit emparé ,
comme nous l'avons dit , de la con-
fiance de ces soldats : c'étoit un plé-
béien ambitieux , grand artisan de
discordes , et qui vouloit trouver son
élévation dans les troubles de l'état.
Il étoit soutenu dans ses vues par un
autre plébéien à peu près du même
caractère , mais plus Habile , appelé
Lucius Junius comme le libérateur
de Rome , quoique d'une famille bien
différente : il affectoit même le sur-
nom de Brutus par une vanité ridicule
de se comparer à cet illustre patricien.
Ce plébéien conseilla à Sicinius de
traverser d'abord la négociation des
députés, et de faire naître de nouveaux
obstacles à la réunion et à la paix ,
afin de pénétrer quel avantage ils en
pourroient tirer , et à quel prix on
voudroit l'acheter. « Le sénat a peur ,
» lui dit-il ; nous sommes les maîtres
» si nous savons nous prévaloir des
BELA RÉP. ROMAINE. Liv. T. 109
» conjonctures : laissez parler ces
» graves magistrats ; je me charge de
» leur répondre au nom de nos ca-
» marades , et je me flatte que ma
» réponse leur sera également utile
» et agréable. »
Ces deux chefs du parti plébéien
étant convenus des différens rôles
qu'ils dévoient jouer , Sicinius intro-
duisit les députés dans le camp. Tous
les soldats les environnèrent; et après
qu'ils eurent pris leur place dans un
endroit d'où ils pouvoient être enten-
dus par la multitude , on leur dit
d'exposer leur commission. M. Valé-
rius prenant la parole (1) dit qu'il leur
apportoit une heureuse nouvelle; que
le sénat vouloit bien oublier leur fau-
te ; qu'il les a voit même chargés de
leur accorder toutes les grâces qui se
trouveroient conformes au bien com-
mun de la patrie ; que rien ne les
empêchoit de rentrer dans la ville ,
d'aller revoir leurs dieux domestiques,
et de recevoir les embrassemens de
leurs femmes et de leurs enfans qui
soupiroient après leur retour.
Sicinius lui répondit qu'avant que
le peuple fit cette démarche , il étoit
(c) D. H. 1. 6.
110 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
juste qu'il exposât lui-même ses griefs
et ses prétentions , et qu'il vît ce qu'il
devoit espérer de ces promesses si
magnifiques du sénat ; et il exhorta
en même temps ceux des soldats qui
voudraient défendre la liberté publi-
que , de se présenter. Mais un profond
silence régnoit dans l'assemblée; cha-
cun se regardoit , et ces soldats ne se
sentant point le talent de la parole
n'osoient se charger de soutenir la
cause commune. Pour lors ce plébéien
qui avoit pris le nom de Brutus , se
leva comme il en étoit convenu se-
crètement avec Sicinius , et adressant
la parole aux soldats : « Il semble, mes
« compagnons , leur dit-il , à voir ce
» morne silence , que vous soyez en-
» core obsédés par cette crainte ser-
» vile dans laquelle les patriciens et
» vos créanciers vous ont retenus si
» long-temps. Chacun cherche dans
» les yeux des autres s'il y démêlera
» plus de résolution qu'il ne s'en
» trouve lui-même ; et aucun de vous
» n'est assez hardi pour oser dire en
» public ce qui fait le sujet ordinaire
*> de vos entretiens particuliers. Igno-
>» rez-vous que vous êtes libres ; ce
» camp , ces armes , ne vous assurent-
PE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. lit
* ils pas que vous n'avez plus de tj-
» rans ? Et si vous en pouviez encore
» douter , la démarche que vient de
» faire le sénat, ne suffiroit-elle pas
» pour vous en convaincre ? Ces
» nommes si impérieux et si superbes
» viennent nous rechercher : ils ne se
» servent, ni de commandemens se-
rt vères , ni de menaces cruelles , ils
nous invitent comme leurs conci-
toyens à rentrer dans notre corn-
» mune patrie , et nos souverains ont
la bonté de venir jusques clans notre
camp nous offrir une amnistie géné-
» raie. D'où vient donc ce silence obs-
» tiné après des grâces si singulières?
» Si vous doutez de la sincérité de
» leurs promesses ; si vous craignez
» que sous l'appât de quelques dis-
» cours flatteurs on ne cache vos an-
» ciennes chaînes , que ne parlez-
» vous ? et si vous n'osez ouvrir la
» bouche , écoutez du moins un Ro-
» main assez courageux pour ne rien
» craindre , que de ne pas dire la
» vérité. «
Pour lors se tournant vers Valérius :
« Vous nous invitez , lui dit-il , à
» rentrer dans Rome ; mais vous ne
*> dites point à quelles conditions.
112 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» Des plébéiens pauvres , mais libres,
» peuvent-ils se réunir à des nobles
» si riches et si ambitieux? Et quand
» même nous serions convenus de
» ces conditions, quelle sûreté don-
9 neront-ils de leurs paroles , ces fiers
» patriciens , qui se font un mérite
» dans leurs corps d'avoir trompé le
» peuple ? On ne nous parle que de
» pardon et d'amnistie , comme si
» nous étions vos sujets et des sujets
» rebelles : c'est ce qu'il faut appro-
» fondir. Il est question de savoir qui
» a tort du peuple ou du sénat; lequel
» de ces deux ordres a violé le pre-
» mier cette société commune qui
» doit être entre les citoyens d'une
» même république.
» Pour en juger sans préoccupation,
» souffrez que je rapporte simplement
» un certain nombre de faits dont je
» ne veux pour témoins que vous-
» même et vos collègues.
» Notre état a été fondé par des rois ,
» et jamais le peuple Romain n'a été
» plus libre ni plus heureux que sous
» leur gouvernement. Tarquin même ,
» le dernier de ces princes, Tarquin,
si odieux au sénat et à la noblesse,
» nous étoit aussi favorable qu'il vous
s»
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. I. 1 1 3
î> étoit contraire. Il aïmoit les soldats,
» il faisoit cas de la valeur, il vouloit
» qu'elle fut toujours récompensée ;
» et on sait qu'ayant trouvé des ri-
» chesses immenses dans Suesse , ville
» des Volsques , dont il s'étoit rendu
» maître , il aima mieux abandonner
» le butin à son armée que de se
» l'approprier ; en sorte qu'outre les
» esclaves , les chevaux , les grains et
» les meubles , il en revint encore à
$> chaque soldat cinq mines d'argent.
» Cependant, pour venger vos pro-
*> près injures , nous avons chassé
i ce prince de Rome ; nous avons
» pris les armes contre un souverain
» qui ne se défendoit que par les
» prières qu'il nous faisoit de nous
» séparer de vos intérêts , et de rentrer
» sous sa domination. Nous avons de-
» puis taillé en pièces les armées des
» Véiens et de Tarquinie qui vou-
» loient le rétablir sur le trône. La
» puissance formidable de Porsenna ,
» la famine qu'il a fallu endurer pen-
» dant un long siège , des assauts , des
» combats continuels, rien enfin a-t-il
» pu ébranler la foi que nous vous
» avions donnée ? Trente villes des
» Latins s'unissent pour rétablir les
1 1 4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» Tarquins , qu'auriez-vous fait alors
» si nous vous avions abandonnés et
» si nous nous étions joints à vos en-
» nemis ? Quelles récompenses n'au-
» rions-nous pas obtenues de Tarquin
v pendant que le sénat et les nobles
» auroient été les victimes de son
» ressentiment? Qui est-ce qui a dis-
» sipé cette ligue si redoutable? A qui
» étes-vous redevables de la défaite
» des Latins? n'est-ce pas à ce même
» peuple , l'auteur d'une puissance que
» vous avez depuis tournée contre lui?
f* Car quelle récompense avons-nous
» tirée du secours si utile de nos
» armes ?La condition du peuple Ro-
» main en est- elle devenue plus heu-
)> reuse ? L'avez -vous associé à vos
» charges et à vos dignités ? Nos
» pauvres citoyens ont-ils seulement
» trouvé quelque soulagement dans
» leur misère? N'a- 1- on pas vu au
» contraire nos plus braves soldats
» accablés sous le poids des usures ,
» gémir dans les fers d'impitoyables
» créanciers ? Que sont devenues tant
» de vaines promesses d'abolir à la
» paix toutes les dettes que la dureté
» des grands leur a voit fait contracter?
» A peine la guerre a-t-elle été finie ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 1 15
*> que vous avez également oublié nos
» services et vos sermens. Que venez-
■ vous donc faire ici ? Pourquoi vou-
» loir encore séduire ce peuple par
» l'enchantement de vos paroles ï Y
» a-t-il des sermens assez solennels
» pour fixer votre foi ? Que gagnerez-
» vous après tout dans une réunion
» formée par artifice , entretenue avec
» une défiance réciproque , et qui ne
» se terminera à la fin que par une
» guerre civile ? Evitons de part et
j) d'autre de si grands malheurs ; pro-
» fi tons du bonheur de notre sépa-
» ration ; souffrez que nous nous eloi-
» gnions d'un pays où l'on nous en-
» chaîne comme des esclaves , et où ,
» devenus fermiers de nos propres
» héritages , nous sommes réduits à
» les cultiver pour le profit de nos
» tyrans. Nous trouverons notre patrie
» par-tout où il nous sera permis de
» vivre en liberté ; et tant que nous
» aurons les armes à la main , nous
» saurons bien nous ouvrir une route
v à des climats plus fortunés. «
Un discours si hardi renouvela dans
l'assemblée le fâcheux souvenir de tant
de maux dont le peuple se plaignoit ;
chacun s'empressoit de citer des exem-
î îS HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
pies de la dureté des patriciens. Les
uns avoient perdu leurs biens , d'autres
se plaignoient d'avoir gémi long-temps
dans les prisons de leurs créanciers ,
plusieurs montroient encore les ves-*
tiges des coups qu'ils avoient reçus ,
et il n'y en avoit aucun qui dans l'in-
térêt général ne trouvât encore une
injure particulière à venger.
T. Largius (i) , chef de la dépu-
ta tion , crut devoir répondre à tant
de plaintes , et le fit avec cette exacte
équité et la droiture qui lui étoit si
naturelle. 11 dit qu'on n'avoit pu em-
Eècher des gens qui avoient prêté leur
ien de bonne foi , d'en exiger le
paiement, et qu'il étoit sans exemple
dans tout état bien policé , que le ma-
gistrat refusât le secours des lois à ceux
qui le réclamoient , tant que ces lois
et la coutume servoîent de règle dans
le gouvernement ; que cependant le
sénat vouloit bien entrer en con-
noissance du peuple , et y remédier
par de nouveaux réglemens ; mais aussi
qu'il étoit de sa justice de distinguer
ceux qui par une sage conduite méri-
toient les secours de la république , de
certaines gens qui n'étoient tombés
(i) Idem , ibid. p. 4o3.
DE LA RÈP. ROMAINE. Liv. I. 117
dans la pauvreté que par la paresse et
l'intempérance ; que des séditieux qui
ne paroissoient occupés que du soin
d'entretenir la division entre le sénat et
le peuple , ne méritoient pas plus de
grâce , et que la république gagneroit
beaucoup en perdant de tels citoyens.
T. Largius alloit continuer un dis-
cours plus sincère que convenable à la
conjoncture présente, lorsque Sicinius,
irrité de ce qu'il venoit dédire ausujet
des chefs de la sédition , l'interrompit
brusquement , et adressant la parole à
l'assemblée : « Vous voyez , mes com-
» pagnons , leur dit-il , parle discours
» superbe de ce patricien ce que vous
» devez espérer de sa négociation , et
» quel traitement on vous prépare
» à Rome si le sénat peut une fois
» vous retenir sous sa puissance ; et se
» tournant tout d'un coup vers les dé-
» pûtes : Proposez nettement, leurdit-
» il , les conditions qu'on offre pour
» notre retour , ou sortez à l'instant de
» ce camp où l'on n'est pas disposé à
» vous souffrir plus long-temps.
Ménénius qui vit bien que de pareil-
les explications n'étoient propres qu'à
aigrir les esprits , prit la parole ,et s'a-
dressant à son tour à toute l'assena
î iS HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
blée , il représenta qu'ils n'étoient pas
venus dans le camp seulement pour
justifier la conduite du sénat; que ces
sages magistrats attentifs aubienpublic,
avoient recherché avec soin les mal-
heureuses causes de leurs divisions ;
qu'ils avoient reconuu que l'extrême
indigence des plébéiens et la dureté de
leurs créanciers en étoient la véritable
origine , et que pour y remédier tout
d'un coup ils avoient déterminé par un
consentement unanime , et par l'auto-
rité souveraine dont ils étoient revêtus,
de casser toutes les obligations , et de
déclarer les pauvres citoyens quittes
de toute dette; et qu'à l'égard de celles
qu'on pourroit contracter dans la suite
il y seroit pourvu par un règlement
nouveau , et qui seroit concerté entre
le peuple et le sénat ; qu'on en feroit
ensuite un sénatus-consulte qui auroit
force de loi , et que tout ce qu'ils
étoient de commissaires dans l'assem-
blée , offroient au peuple leurs propres
vies , et qu'ils sedévouoienteuxetleurs
enfans aux dieux infernaux , s'ils man-
quoient à leur parole.
Cet habile magistrat voyant les es-
prits adoucis par sa promesse , et
cherchant à diminuer la jalousie qui
BE LA RÉF. ROMAINE. Liv. I. 119
étoit entre les pauvres et les riches ,
leur représenta combien il étoit né-
cessaire que dans un état il y eût une
partie des citoyens plus riche que l'au-
tre ; et on prétend que pour faire goûter
cette maxime à ce peuple encore gros-
sier, il eut recours (i)à cet apologue si
connu d'une conspiration de tous les
membres du corps humain contre l'es-
tomac , sous prétexte que sans travail-
ler il jouissoit lui seul du travail de
tous les autres. Après en avoir fait l'ap-
plication au peuple et au sénat , il leur
représenta que cet auguste corps , com-
me l'estomac , répandoit dans les dif-
férens membres qui lui étoient unis la
même nourriture qu'il recevoit , mais
bien mieux préparée , et que c'étoit de
lui seul qu'ils tiroient leur vie et leurs
forces. «Nesont-ce pas les patriciens ,
» ajouta-t-il, qui les premiers se sont
» déclarés pour la liberté? A qui ètes-
» vous redevables de l'établissement de
la république ? Dans les plus grands
périls , de quel côté tournez-vous
les y eux,etdoù sont sortis ces conseils
» généreux qui ont sauvé l'état ? Rien
» n'est plus cher à cette sage compa-
» gnie que votre conservation et votre
(1) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 2. c. 32.
120 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» union. Le sénat vous aime tous avec
» l'affection raisonnable d'un père ,
» mais sans s'abaisser aux caresses in-
» fidèles d'un flatteur. Vous demandez
» l'abolition des dettes , il vous l'ac-
» corde ; mais il ne vous l'accorde que
» parce qu'il la croit juste et utile au
» i}ien de la patrie. Revenez donc avec
» confiance dans le sein de cette mère
» commune qui nous a tous nourris
» dans des sentimens également gé-
» néreux et libres. Recevez nos em-
» brassemens pour prémices de la paix;
» rentrons tous ensemble dans Rome;
» allons de concert y porter les pre-
» mières nouvelles de notre réunion ,
» et fassent les dieux protecteurs de cet
» empire, qu'elle soit célébrée dans
» la suite par de nouvelles victoires
» contre nos ennemis ! »
Le peuple ne put entendre un dis-
cours si touchant sans répandre des
larmes; tous ces plébéiens , comme de
concert , s'adressant à Ménénius , s'é-
crièrent qu'ils étoient contens , et qu'il
les ramenât dans Rome. Mais ce faux
Brutusqui venoit de parler si vivement
contre fe sénat , arrêta cette saillie. Il
dit au peuple qu'à la vérité il devoit
(Être satisfait pour le présent par l'abo-
lition
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. I. lit
lition des dettes ; mais qu'il ne pou-
voit dissimuler que l'avenir lui faisoit
peur , et qu'il craignoit que le sénat ne
se vengeât un jour de la justice qu'il
avoit été forcé de leur rendre , à moins ,
ajouta-t-il, qu'on ne trouve les moyens
d'assurer l'état et la liberté du peuple
contre les entreprises d'un corps si am-
bitieux.
u Quelle sûreté pouvez-vous exiger,
» répartit Ménénius , autre que celle
» que vous donnent nos lois etlacons-
» titution de la république ? Accor-
> dez-nous , lui répondit Brutus , des
»> officiers qui ne puissent 'ètie tirés que
» de l'ordre des plébéiens. Nous ne de-
>' mandons point qu'ils soient distin-
» gués par les marques honorables de
y> la magistrature , ni qu'ils en aient
» la robe bordée de pourpre , ni la
fc chaise curule , ni les licteurs ; nous
» laissons volontiers toute cette pompe
o àdespatriciensfiersdeleur naissance
» ou de leurs dignités: il nous suffit que
» nous puissions élire tous les ans quel-
» ques plébéiens qui soient seulement
» autorisés pour empêcher les injustices
» qu'on pourroit faire au peuple
» et qui défendent ses intérêts public*
» et particuliers. Si vous êtes venus ici
Tome I. F
122 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» avec une volonté sincère de nous
» donner la paix , vous ne pouvez reje-
» ter une proposition si équitable. >-
Le peuple qui est toujours de l'avis
du dernier qui parle , applaudit aussi-
tôt au discours de Bru tus. Les députés
furent extrêmement surpris d'une pa-
reille demande; ils s'éloignèrent un
peu de l'assemblée pour conférer en-
semble , et après y être retournés ,
Ménénius leur dit qu'ils demandoient
une chose bien extraordinaire , qui
même dans la suite pourroit être la
source de nouvelles dissensions, et qui
passoit absolument leurs instructions
et leurs pouvoirs; que cependant M.
Valérius , et quelques-uns des com-
missaires en alloient faire leur rapport
au sénat , et qu'ils ne seroient pas
long-temps sans en rapporter la ré-
ponse.
Ces commissaires se rendirent en
diligence à Rome : on convoqua aussi-
tôt rassemblée du sénat , où ils ex-
posèrent les nouvelles prétentions du
peuple. M. Valérius s'en rendit le pro-
tecteur, îi représenta qu'il ne falloit
* pas espérer de pouvoir gouverner un
peuple guerrier , soldat et citoyen tout
ensemble ■ Êôtnnie on pourroit faire
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. L 12.3
de paisibles bourgeois qui n'auraient
jamais quitté le urs foyers domestiques;
que la guerre et l'exercice continuel
désarmes inspiroîent une sorte de cou-
rage peu compatible avec cette servile
dépendance qu'on vouloit exiger de
ces braves soldats ; qu'il y avoit même
de la justice à traiter avec de grands
égards un peuple généreux , qui , aux
dépens de son sang avoit éteint la ty-
rannie; qu'il étoit d'avis de leur ac-
corder les officiers particuliers qu'ils
demandoient ; et que peut-être de pa-
reils inspecteurs ne seroient pas inutdes
dans un état libre , pour veiller sur
ceux qui parmi les grands , seroient
tentés de porter leur autorité trop
loin.
Appius ne put entendre ce discours
sans frémir d'indignation. Il prit les
dieux et les hommes à témoin de tous
les maux que causeroit à la république
une pareille innovation dans le gou-
vernement ; et comme si son zèle et sa
colère lui eussent tenu lieu d'inspira-
tion , il prédit au sénat que par un
excès de facilité ,il alloit laisser établir
un tribunal qui s'élèveroit insensible-
ment contre son autorité , et la détrui-
roit à la fin. Mais ce généreux séna-
F 2
*124 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
teur fut peu écouté ; et on ne regarda
ses remontrances que comme le dis-
cours d'un homme attaché avec opiniâ-
treté à son sentiment , et chagrin de
ce qu'on ne le suivoit pas. Le parti con-
traire prévalut ; la plupart des sénateurs
las de ces divisions vouloient la paix
à quelque prix que ce fut ; ainsi pres-
que d'un commun accord on consentit
à la création de ces nouveaux magis-
trats , qui furent appelés tribuns du
peuple.
11 en fut fait un sénatus-consulte qui
renfermoit en même temps l'abolition
des dettes. Les envoyés du sénat le por-
tèrent au camp comme le sceau de
la paix. Il sembloit que le peuple n'eut
plus rien qui le retînt hors de Rome;
mais le chefs de la sédition ne souffri-
rent point qu'on se séparât avant qu'on
eût procédé à l'élection des nouveaux
magistrats du peuple. L'assemblée se
tint dans le camp même ; on prit les
auspices ; les voix et les suffrages furent
recueillis par centuries, et on élut pour
les premiers tribuns du peuple , selon
Denis d'Halicarnasse , L. Junius Bru tus
et C, Sicinius Bellutus, les chefs de
la révolte , qui associèrent en même
temps à leur dignité C. et P. Licinius
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. I. 125
et Sp. Icilius Ruga. Tite-Live prétend
que C. Licinius et Lucius Albinus
furent les premiers tribuns qui se don-
nèrent trois collègues, parmi lesquels
on compte Sicinius Bellutus ; et cet
historien ajoute qu'il y a voit des au-
teurs qui prétendoient qu'il n'y eut
d'abord que deux tribuns élus dans
cette assemblée.
Quoiqu'il en soit , ces premiers tri-
buns et ces chefs de la sédition , pour
prévenir le ressentiment du sénat ,
eurent l'adresse d'intéresser tout le
corps de la nation dans leur conser-
vation. Le peuple , avant que de quit-
ter le camp , déclara par leur conseil
la personne de ses tribuns sacrée. Il en
fut fait une loi par laquelle il étoit
défendu , sous peine delà vie , défaire
aucune violence à un tribun , et tous
les Ptomains furent obligés de jurer
Far les sermens les plus solennels
observation de cette loi. Le peuple
sacrifia ensuite aux dieux sur la mon-
tagne même , qu'on appela depuis le
Mont Sacré , d'où il rentra dans Rome
à la suite de ses tribuns et des députés
du sénat.
Fin du premier Livre.*
F3
126 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
LIVRE II.
Les tribuns du peuple qui n'avoient été
créés que pour empêcher V oppression des
plébéiens , tâchent de détruire l'autorité
du sénat. Origine des édiles plébéiens.
De quelle manière les tribuns Vinrent à
bout de se faire donner le droit de con-
voquer les assemblées du peuple. Corio-
lan se déclare hautement contre les en-
treprises des tribuns. Caractère de ce
patricien. Les tribuns veulent V obliger à
rendre compte de sa conduite devant
V assemblée du peuple. Coriolan refuse
de reconnoitre V autorité de ce tribunaL
Le sénat intervient d'abord en sa faveur;
mais à la fin il l'abandonne , et donne
un arrêt qui renvoie la décision de ce
différent à l'assemblée du peuple. Corio-
lan est condamné à un exil perpétué. Il
se retire che\ les Volsques , à qui il
vient à bout de faire prendre les armes
contre les Romains. Il entre sur leurs
terres à la tête d'une nombreuse armée.
J ont plie rêvant lui; Rome même avoip
avoit tout à craindre lorsqu'elle se voit
délivrée du danger par la sagesse et la
DELA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 12 7
prudence de deux Romaines entr autres ,
dont l une e toit la femme , et l'autre la
mère de C ortolan,
1\ o M E , par l'établissement du tri—
bunat , changea une seconde fois la
forme de son gouvernement. Il étoit
passé , comme nous venons de le voir,
de l'état monarchique à une espèce
d'aristocratie , où toute l'autorité étoit
entre les mains du sénat et des grands.
Mais par la création des tribuns , on
vit s'élever insensiblement et comme
par degrés , une nouvelle démocratie
dans laquelle le peuple , sous diflferens
prétextes , s'empara de la meilleure
partie du gouvernement.
Il sembloit d'abord que le sénat n'eut
rien à craindre des tribuns , qui n'a-
voient d'autre pouvoir que celui de
s'intéresser à la défense de tous les
plébéiens. Ces nouveaux magistrats
n'avoient même dans leur origine ni
la qualité de sénateurs , ni tribunal
particulier , ni jurisdiction sur leurs
concitoyens , ni le pouvoir de convo-
quer les assemblées du peuple. Habil-
lés comme de simples particuliers , et
escortés d'un seul domestique appelé
Viateur, et qui étoit comme un valet
F 4
128 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de ville , ils demeuroient assis sur un
banc au dehors du sénat ; ils n V étaient
admis que lorsque les consuls les fai-
soient appeler pour avoir leur avis sur
quelque affaire qui concernoit les in-
térêts du peuple. Toute leur fonction
se réddisoit à pouvoir s'opposer aux
ordonnances du sénat par ce mot latin
veto , qui veut dire je V empêche , qu'ils
mettoient au bas de ses décrets quand
ils les croy oient contraires à la liberté
du peuple > et cette autorité étoit même
renfermée dans les murailles de Rome ,
et tout au plus à un mille aux environs ;
et afin que le peuple eût toujours dans
la ville des protecteurs prêts à prendre
sa défense , il n'étoit point permis aux
tribuns de s'en éloigner un jour entier ,
si ce n'étoit dans les fériés latines.
C'étoit par la même raison qu'ils étoient
obligés de tenir la porte de leurs mai-
sons ouverte jour et nuit pour rece-
voir les plaintes des citoyens qui au~
roient recours à leur protection. De
semblables magistrats sembloient n'a-
voir été institués que pour empêcher
seulement l'oppression des malheu-
reux ; mais ils ne se continrent pas
long-temps dans un état si plein de
modération. Il n'y eut rien dans la suite
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 129
de si grand et de si élevé où ils ne por-
tassent leurs vues ambitieuses. Nous les
verrons bientôt entrer en concurrence
avec les premiers magistrats de la ré-
publique ; et sous prétexte d'assurer la
liberté du peuple 9 ils n'eurent pour
objet que de ruiner insensiblement
l'autorité du sénat.
Une des premières démarches de
ces tribuns fut de demander permission
au sénat de choisir deux plébéiens qui ,
sous le titre d'édiles , les pussent se-
courir dans la multitude des affaires
dont ils se disoient accablés dans une
aussi grande ville que Rome , et sur-
tout au commencement d'une nouvelle
magistrature.
Le sénat toujours divisé, et qui avoit
perdu de vue le point fixe de son gou-
vernement , se laissa entraîner au gré
de ces ambitieux ; on leur accorda en-
core cette nouvelle demande. Tellefut
l'origine des édiles plébéiens , créatures
et ministres des premiers tribuns ,
et auxquels on attribua dans la suite
l'inspection sur les édifices publics , le
soin des temples , des bains , des aque-
ducs , et la connoîssance d'un grand
nombre d'affaires qui étoient aupara-
vant du ressort des consuls : nouvelle
F5
l3o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
brèche (i) que les tribuns firent à
l'autorité du sénat.
Cependant les sénateurs les plus
populaires se tlattoient , en relâchant
quelque chose de leurs droits , d'avoir
au moins rétabli le calme dans la ré-
publique. Rome en effet parroissoit
tranquille , et il sembloit que la réunion
du peuple avec les patriciens fut sin-
cère et durable. Mais le feu de la divi-
sion caché au fond des cœurs , ne tarda
guère à se rallumer (2). Une famine
qui survint l'année suivante , sous le
consulat de T. Géganius et de P.Minu-
cius (An de Rome 2.61. ) , servit de
prétexte aux tribuns pour se déchaîner
de nouveau contre les grands et le
sénat. Sp. lcilius (3) étoit cette année
le premier des tribuns , et Brutus et
Sicinius , pour demeurer toujours à la
tète des affaires , étoient passés du tri-
bunat à la charge d'édiles. Ces sédi-
tieux , dont le crédit ne subsistoit que
par la mésintelligence qu'ils entrete-
noient entre les deux ordres de la ré-
publique , publioient avec malignité
que les patriciens ayant leurs greniers
remplis de grains , av oient procuré ,
(1) D. H. 1. 6. (2) Orosius , 1. 2. c. 5.
(3) D. H. 1. 7.
DE LA RÊP. ROMAINE. LiV. IL l3l
la disette publique pour se dédom-
mager par le prix excessif qu'ils les
vendroient de l'abolition des dettes ;
que c'étoit une nouvelle sorte d'usure
inventée par ces tyrans pour avoir à
vil prix le peu de terres qui restoient
aux pauvres plébéiens.
Cependant ces tribuns ne pouvoient
ignorer que c'étoit le peuple même ,
et sa désertion sur le Mont Sacré dans
la saison qu'on sème les blés , qui
avoient causé cette disette , parce que
dans ce désordre général où la plupart
des mécontens songeoient à s'établir
ailleurs , les terres étoient demeurées
incultes et sans être ensemencées. Mais
ces artisans de discorde ne cherchoient
que des prétextes. Ils savoient bien que
les moins vraisemblables étoient tou-
jours des raisons solides pour une po-
pulace qui manquoit de pain , et ils ne
decrioient le gouvernement que pour
s'en rendre les maîtres , ou du moins
pour le changer suivant leurs intérêts.
Le sénat n'opposoit à ces invectives
que des soins constans et généreux (i ) ,
et une application continuelle à pour-
voir aux nécessités du peuple. Il faisoit
acheter du ble de tous côtés ; et parce
(0 D. H. 1. 7. P. 417.
T 6
102 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
que les peuples voisins de Rome, et ja-
loux de son agrandissement , refusoient
d'en fournir, on fut obligé d'en envoyer
chercher jusqu'en Sicile. P. Valérius
Sis du fameux Publicola , et L. Gé-
ganius , frère du consul furent chargés
de cette commission.
Cependant comme les tribuns con-
tinuoient à répandre des bruits désa-
vantageux à la conduite du sénat pour
tâcher de soulever le peuple , les con-
suls convoquèrent une assemblée du
peuple pour le détromper , et pour lui
faire voir par les soins qu'on avoit pris
de sa subsistance , l'injustice et la mali-
gnité de ses tribuns. Ceux-ci leur dis-
putèrent la parole ; et comme dans
cette concurrence les uns et les autres
parloient en même temps, aucun n'étoit
entendu. On représenta en vain aux
tribuns qu'ils n'avoient aucun pouvoir
de traiter directement avec le peuple ,
et que leurs fonctions se bornoient au
seul droit d'opposition , quand même
on auroit fait au peuple quelque pro-
position contraire à ses intérêts. Ceux-
ci renvoyoient les consuls à l'assemblée
du sénat comme au seul endroit où ils
pouvoient présider ; mais ils soute-
noient avec opiniâtreté qu'il leur ap-
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IL i 33
partenoit , par préférence aux autres
magistrats , de prendre la parole dans
les assemblées du peuple.
Ces prétentions réciproques aug-
mentèrent le tumulte : la dispute s'é-
chauffoit insensiblement , et les plus
emportés de chaque parti étoient prêts
d'en venir aux mains , lorsque Brutus
qui n'étoit cette année qu'édile , comme
nous Pavons dit, crut, àla faveur de ce
désordre, pouvoir étendre l'autorité des
tribuns; et s'adressant aux deux con-
suls , il leur promit d'apaiser la sédi-
tion s'ils vouloient bien lui permettre
de parler en public.
Les consuls qui trouvoient dans cette
permission que leurdemandoit un plé-
béien en présence de ses tribuns , une
nouvelle preuve du droit qu'ils avoient
de présider à toute assemblée du peu-
f)le Romain , consentirent qu'il pût dire
ibrement son avis , ne doutant pas
que comme il savoit que sous le nom
d'assemblée du peuple , on comprenoit
également les sénateurs et les chevaliers
aussi bien que les plébéiens, il ne portât
les tribuns à se désister de leurs pré-
tentions. MaisBrutus avoit une vue bien
différente , et au lieu d'adresser la paro-
le au peuple ou aux tribuns, il se tour-
l34 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
na vers le consul Gréganius qui avoit
été un des commissaires que le sénat
avoit envoyés sur le Mont Sacré. «Vous
» souvenez-vous, lui dit-il, que dans
» le temps que nous travaillions de
» concert à la réunion des deux ordres
» de la république , aucun patricien
» n'interrompit ceux quiétoient ehar-
» gés des intérêts du peuple , et qu'on
» en convint même exprès , afin que
» chaque parti put exposer ses raisons
» avec plus d'ordre et de tranquillité?
» Je m'en souviens fort bien , répon-
» dit Gréganius. Pourquoi donc , con-
» tînuaBrutus, interrompez-vous au-
» jourd'hui nos tribuns dont la per-
» sonne est sacrée et revêtue dune
» magistrature publique? Nous les in-
» terroinpons avec justice , repartit
t> Gréganius , parce qu'ayant convoqué
» nous-mêmes l'assemblée suivant le
» privilège de notre dignité ,1a parole
o nous appartient. » Le consul ajouta
avec trop de précipitation et sans pré-
voir les conséquences d'un pareil dis-
cours : Que si les tribuns avoient convoqué
rassemblée , bien loin de les inter-
rompre, ii ne voudroit pas même les
venir écouter, quoi qu'en qualité de
simple citoyen Romain , il eut droit
DELA RÉP. ROMAINE. Liv. ÎL l35
d'assister à toutes les assemblées du
peuple.
Brutus n'eut pas plutôt entendu ces
dernières paroles , qu'il s'écria trans-
porté de joie: « Vous avez vaincu ,
r> plébéiens : tribuns , cédez la place
» aux consuls ; qu'ils haranguent au-
» jourd'hui tant qu'il leur plaira , de-
» main je vous ferai voir quelle est la
» dignité et la puissance de vos charges:
» faites seulement que par vos ordres
» et sous votre convocation le peuple
» se rende ici de bonne heure. Si j'abuse
» de sa confiance et de la vôtre , je
» suis prêt d'expier des promesses té«-
» méraires par la perte de ma vie.»
On fut obligé de congédier l'assem-
blée à cause de la nuit qui survint
durant ces disputes. Le peuple se sé-
para dans l'impatience de voir le len-
demain l'effet des promesses de Brutus ;
et les patriciens se retirèrent de leur
côté, méprisant les discours d'un parti-
culier incapable , à ce qu'ils prêten-
doient , de donner plus d'étendue à la
fonction de tribun , que la voie de
simple opposition qui lui avoit été
attribuée sur le Mont Sacré.
Mais Brutus plus habile que ne le
croyoit le sénat , fut trouver le tribun
l36 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Icilius. Il passa une partie de la nuit à
conférer avec lui et avec les autres tri-
buns , et il leur lit part de ses desseins.
« Il n'est question pour réussir , leur
» dit-il , que de faire voir au peuple
» que le tribunat lui devient inutile
» si les tribuns n'ont pas le pouvoir de
» convoquer les assemblées pour lui
» représenter ce qui est de son intérêt.
» Le peuple ne nous refusera jamais
» de passer une loi qui ne peut que lui
» être avantageuse ; toute la difficulté
» consiste à prévenir le sénat et les
» patriciens qui pourroient s'y opposer.
» Pour cela il faut tenir l'assemblée le
» plus matin qu'on pourra, et se saisir
» de bonne heure de tous les postes qui
» environnent la tribune aux haran-
» gués. » Les tribuns ayant approuvé
son projet, envoyèrent dans les diffé-
rens quartiers de la ville solliciter les
Ï>rincipaux plébéiens de se rendre dans
a place à la pointe du jour avec le plus
de monde qu'il leurseroit possible. Ils
s'y trouvèrent eux-mêmes avant le jour,
et par le conseil de Brutus ils s'empa-
rèrent d'abord du temple de Vulcain ,
où se plaçoient ordinairement ceux qui
vouloient haranguer. Une foule innom-
brable de peuple eut bientôt rempli la
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL l3y
place. Icilius prit la parole ; et pour re-
nouveler l'aigreur et ranimosité dans
les esprits , il commença par rappeler
tout ce que le peuple avoit souffert de
l'avarice et de l'inhumanité des grands
avant l'établissement du tribunat.ll re-
présenta ensuite que la misère publi-
que n'auroit point eu de fin s'il ne se
lut trouvé deux citoyens assez coura-
geux pour s'opposer à la tyrannie des
patriciens ; qu'après l'abolition des det-
tes , ces mêmes patriciens se servoient
delà famine pour réduire de nouveau
le peuple dans la servitude , et qu'ils
prétendoient interdire aux tribuns l'u-
sage de la parole dans les assemblées ,
de peur qu'ils n'éclairassent le peuple
sur ses véritables intérêts ; que cette
tyrannie visible rendoit le tribunat
inutile ; et qu'il falloit ou que le peu-
ple renonçât lui-même à cette magis-
trature , ou que par une nouvelle loi il
autorisât ses magistrats à convoquer des
assemblées pour y traiter de ses droits,
et qu'il fut défendu alors, sous de griè-
ves peines , de les interrompre et de
les troubler dans l'exercice de leurs
charges.
Ce discours fut reçu à l'ordinaire
avec de grands applaudissemens. Le
158 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Î>euple s'écria aussitôt qu'il proposât
a loi lui-même. Il l'avoit dressée pen-
dant la nuit , et la tenoit toute prête ,
de peur que si on eût été obligé d'en
remettre la publication à la prochaine
assemblée , le sénat et les patriciens ne
s'y fussent trouvés pour s'y opposer :
ainsi il la lut tout haut , et elle étoit
conçue en ces termes :
« Que personne ne soit assez hardi
» pour interrompre un tribun qui parle
» dans i'assembiée (i) du peuple Ro-
i> main. Si quelqu'un viole cette loi ,
» qu'il donne caution sur le champ de
» payer l'amende à laquelle il sera
r> condamné ; s'il le refuse , qu'il soit
» mis à mort, et ses biens confisqués.»
(An de Rome 262. J
Le peuple autorisa cette loi par ses
suffrages. Les consuls ayant voulu la
rejeter , en disant que ce n'étoit qu'une
loi surprise par artifice , et dans une as-
semblée furtive , faite sans auspices
et sans convocation légitime , les tri-
buns déclarèrent hautement qu'ils n'au-
roi eut pas plus d'égard pour les sénatus-
consultes que le sénat en auroit pour
ce plébiscite. Ce fut le sujet de beau-
coup de disputes , où tout se passa ea
(1) Id. p. 43i. 432.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 1^9
reproches de part et d'autre , mais sans
jamais en venir aux voies défait. Enfin
le sénat , comme un bon père , céda à
l'opiniâtreté des plébéiens qu'il regar-
doit toujours comme sesenfans. La loi
fut reçue par un consentement général
des deux ordres. Le peuple , content
d'avoir augmenté la puissance de ses
tribuns , supportoit la famine avec pa-
tience , et dans sa misère il conservoit
encore assez d'équité pour respecter
ces grands hommes qui lui résîstoient
avec tant de courage et de fermeté.
La ville demeura quelque temps
tranquille , mais l'abondance produisit
ce que la famine n'avoit pu faire ; et
une flotte chargée de grains , et qui ar-
riva aux côtes de Rome, fournit une
nouvelle occasion aux tribuns d'étendre
leur pouvoir , et de rallumer la sédi-
tion.
P. Valérius et L. Géganius que le
sénat avoit envoyés en Sicile , comme
nous l'avons dit , en revinrent avec un
grand nombre de vaisseaux chargés de
blé , sous le consulat de M. Minucius
et de A. Sempronius. Ç An de Rome
262. J Gelon , tyrande Sicile , en avoit
fait présent de la meilleure partie , et
les envoyés du sénat avoient acheté le
l4o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
surplus des deniers publics. Il étoit
alors question du prixqu'ony mettroit ;
les tribuns furent mandés dans le
sénat pour en dire leur avis. Les séna-
teurs qui n'a voient pour objet que de
rétablir une parfaite intelligence entre
le peuple et le sénat , opinèrent à ce
qu'on distribuât gratuitement aux plus
Î>auvres le blé qui venoit de lalibéra-
ité de Gelon , et qu'on vendît à vil
prix celui qui auroit été acheté des de-
niers publics. Mais quand ce fut à Corio-
lan à dire son avis , ce sénateur à qui
l'institution du trîbunat étoit odieuse ,
soutint que cette condescendance du
sénat pour les besoins du peuple ne
serviroit qu'à nourrir son insolence ;
qu'on ne le retiendroit jamais dans le
devoir que par lamisère,et que le temps
étoitenfin venu de venger la majesté du
sénat violée par des séditieux, dont les
chefs , par un nouveau crime , avoient
extorqué des dignités comme la ré-
compense de leurrebellion. Ce fut ainsi
que s'expliqua ce sénateur en présence
même des tribuns.
Mais avant que de rapporter les suites
de cette affaire , je ne crois pas que
nous puissions nous dispenser de faire
connoître un peu plus particulièrement
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL \^\
un homme qui va jouer un si grand
rôle dans cet endroit de l'histoire , et
dont la fortune eut plus d'éclat que de
bonheur.
Caius Marcius Corîolanus (i) étoit
issu d'une des plus illustres familles
patriciennes de Rome. On lui avoit
donné le surnom de Coriolan pour avoir
emporté Pépée à la mainCorioles , une
des principales villes des Volsques.
Ayant perdu son père dès sa plus tendre
jeunesse , il fut élevé avec un grand
soin par sa mère , appelée Véturie ,
femme d'une austère vertu, et quin'a-
voit rien oublié pour inspirer ses sen-
timens à son fils.
Coriolan étoit sage , frugal , désinté-
ressé , d'une probité exacte , attaché
inviolablement à l'observation des lois.
Avec ces vertus paisibles jamais on
n'avoitvuune si haute valeur et tant de
capacité pour le métier de la guerre. Il
sembloit qu'il fût né général ; mais il
étoit dur et impérieux dans le com-
mandement, sévère aux autres comme
à lui-même , ami généreux , implaca-
ble ennemi , trop fier pour un répu-
blicain. Content de la droiture de ses
intentions, il alloit au bien sans mé-
(i) Plut, in Coriol.
K{2 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
nagement et sans ces insinuations si
nécessaires dans un état , dont l'égalité
et la moderationfaisoient le fondement.
Il a voit demandé le consulat l'année
précédente, et la plupart des sénateurs,
persuadés qu'un si grand capitaine ren-
droit des services importans à l'état s'il
étoit revêtu de cette dignité, l'a voient
brigué en sa faveur. Ce fut un titre
d'exclusion à l'égard du peuple que cette
recommandation des grands. Les tri-
buns quiredoutoient ce courage élevé
et cette grande fermeté de Coriolan ,
avoientfait envisager aux plébéiens les
sollicitations du sénat comme une cons-
piration secrète contre leur ordre : c'est
ce qui fit que le peuple lui refusa ses suf-
frages. Ce refus lui fut très-sensible, et
jeta dans son esprit de vifsressentimens
qu'il fit éclater dans cette occasion.
« Si le peuple prétend , disoit-il en
» plein sénat , avoir part à nos libéra-
» lités , s'il demande des vivres à vil
» prix , qu'il rende au sénat ses anciens
» droits, etqu'il efface jusqu'aux traces
» Jes dernières sédi tions. Pourquoi ver-
» rai-je dans la place et à la tète du
» peuple des magistrats inconnus à
» nos pères ( 1 ) , former dans l'enceinte
(i) Tit.Liv. D. i.
DE LA REP. ROMAINE. Liv. IL I 43
de la même ville comme deux ré-
publiques différentes ? Souffrirai- je
un Sicmius , un Bru tus régner im-
périeusement clans Rome , moi qui
n'ai pu y souffrir des Rois? Serai-je
à réduit à ne regarder qu'avec crainte
» des tribuns qui ne doivent leur puis-
» sance qu'à notre propre foiblesse ?
» ne souffrons pas plus long- temps une
» telle indignité , et rendons à nos
» consuls cette autorité légitime qu'ils
» doivent avoir sur tout ce qui porte le
» nom Romain (i). Si Sicinius en est
» mécontent , qu'il se retire une se-
» conde fois avec ces rebelles quinour-
>•> rissent son insolence et qui soutien-
» nent sa tyrannie; le chemin du Mont
» Sacre leur est encore ouvert : il ne
» nous faut que des sujets soumis et
» paisibles , et il vaudroit encore mieux
» s'en passer que de partager avec une
» vile populace le gouvernement et les
» dignités de l'état. »
Les sénateurs les plus âgés , ceux
sur-tout qui avoient ménagé la réunion,
trou voient plus de hauteur que de pru-
dence dans un discours si véhément.
Les jeunes sénateurs au contraire qui
n'en pré voy oient pas les suites , lui
(2) Tit. Liv. Dec. i. 1. 2.
I 44 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
donnoient de grandes louanges. Admi-
rateurs de la vertu de Corioïan , ils se
récrièrent qu'il étoit le seul qui eut le
courage d'un véritable Romain : cha-
cun se reprochoit comme une lâcheté
inexcusable le consentement qu'il
avoit donné à l'érection du tribunat ;
on parloit tout haut de l'abolir , et le
plus grand nombre des voix alloit à
rétablir le gouvernement de la répu-
blique sur ses anciens fondemens.
Les tribuns que les consuls avoient
fait entrer (i) dans le sénat , comme
nous l'avons dit , voyant cette espèce
de conjuration contre leur ordre, en
sortirent pleins de fureur , invoquant
les dieux vengeurs du parjure , et les
prenant à témoins des sermens solen-
nels avec lesquels le sénat avoit au-
torisé l'établissement du tribunat. Ils
assemblèrent le peuple tumultuaire-
m^nt , et ils crioient du haut de la tri-
bune que les patriciens avoient formé
une conspiration pour les faire périr
avec leurs femmes et leurs enfans , à
moins que les plébéiens ne remissent
leurs tribuns enchaînés en la puissance
de Corioïan ; que c'étoit un nouveau
tyran qui s'élevoit dans la république ,
(i) Idem , Ibid.
et
DE M RÉPi ROMAINE. Liv. IL IvjS
et qui vouloit ou leur mort ou leur
ser. itude.
Le peuple prend feu aussitôt , il
pousse mille cris confus remplis crin-
ci i gn a tion et'de menaces. B orne , à peine
tranquille . voit renaître une sédition
plus dangereuse que la première. IL
n'est plu^ question de se retirer sur le
Mont Sacre ; le peuple qui a , pour
ainsi dire , essayé ses forces , prétend
disputer aux patriciens Fempire de
Home au milieu de B.ôme même. On
ne parle pas moins que d'aller sur le
champ arracher Coriolan du sénat pour
l'immoler à lahaine publique. Mais les
tribuns qui le vouJ oient perdre plus
sûrement , sous prétexte d'observer les
formes de la j usti ce , l'envoyèrent som-
mer de venir rendre compte de sa con-
duite devant l'assemblée du peuple ,
dans la vue , s'il obéissoit , d être les
mai très et les arbitres de la vie de leur
ennemi , ou de lé rendre plus odieux
au peuple s'il réfusoit de reconnoitre
son autorité.
Coriçlan, naturellement fier et hau-
tain , ayant renvoyé 1: appariteur avec
mépris comme les tribuns l'a voient
bien prévu , ceux-ci se firent suivre
aussitôt par une troupe des plus mut
Tome I. G
1^6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
tins d'entre les plébéiens , et ils furent
l'attendre à la sortie du sénat pour l'ar-
rêter. Ils le rencontrèrent accompagné
à son ordinaire d'une foule de ses cliens,
d'un grand nombre de jeunes sénateurs
attachés à sa personne , et qui se fai-
soient honneur de suivre son avis dans
le sénat , et ses exemples à la guerre.
Les tribuns ne l'eurent pas plutôt aper-
çu , qu'ils ordonnèrent à Brutus et à
Icilius qui faisoient cette année la fonc-
tion d'édiles, de le conduire en prison.
Mais il n'étoit pas aisé d'exécuter une
pareille commission , et l'entreprise
etoit aussi hardie qu'extraordinaire. Co-
rîolan et ses amis se mettent en dé-
fense (i). On repousse les édiles à coups
de poing : c'étoient les seules armes
d'usage en ce temps-là , dans une ville
où l'on ne prenoitl'épéeque quand on
sortoit pour marcher aux ennemis. Les
tribuns , irrités de cette résistance, ap-
pellent le peuple à leur secours ; les
patriciens de leur côté accourent pour
défendre un des plus illustres person-
nages de leur corps. Le tumulte s'aug-
mente , on en vient aux injures et aux
reproches. Les tribuns se plaignent
qu'un simple particulier ose violer une
(?) D. H. L 7,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL J 4 7
magistrature sacrée. Les sénateurs leur
demandent à leur tour par quelle au-
torité ils osent faire arrêter un séna-
teur et un patricien d'un ordre supé-
rieur au peuple, et s'ils prétendent s'é-
riger en tribuns du sénat , comme ils le
sont du peuple. Pendant ces disputes ,
arrivent les consuls qui écartent la fou-
le; et autant par prières que par auto-
rité , ils obligent le peuple à se retirer.
Mais les tribuns n'en demeurèrent pas
là : ils convoquèrent l'assemblée pour
le lendemain. Les consuls et le sénat
qui virent le peuple courir dès la pointe
du jour à la place ,sy rendirent de leur
côté en diligence pour prévenir les
mauvais desseins de ces magistrats sé-
ditieux , et pour les empêcher de faire
prendre au peuple qu'ils gouvernoient ,
quelque résolution précipitée et con-
traire à la dignité du sénat et au salut
de Coriolan. Leur présence n'empêcha
point ces tribuns de se déchaîner à leur
ordinaire contre tout l'ordre des patri-
ciens. Tournant ensuite l'accusation
contre Coriolan , ils rapportèrent le
discours qu'il a voit tenu dans le sénat
au sujet de la distribution des grains.
On lui fit un nouveau crime de ce
grand nombre d'amis que sa vertu
G 2
I^S HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
attachoit à sa suite , et que les tribuns
appeloientles satellites du tyran. « C'est
» par son ordre, disoient-ils en adres-
» sant la parole au peuple , que vos
» édiles ont été maltraités. 11 ne cher-
» choit par ces premiers coups qu'à en-
» gager la querelle ; et si nous n'avions
» pas eu plus de modération que lui ,
» peut-être qu'une guerre civile auroifc
» armé vos citoyens les uns contre les
» autres.» Après s'être épuisés en invec-
tives pour rendre Coriolan plus odieux
à la multitude , ils ajoutèrent que s'il
y avoit quelque patricien qui voulut
entreprendre sa défense , il pouvoit
monter dans la tribune et parler au
peuple.
Minueius. premier consul, se présenta;
et après s'être plaint en général et avec
beaucoup de modération de ceux qui
saisissoient ( i )le moindre prétexte pour
exciter de nouveaux troubles dans la
république , il remontra au peuple que
bien loin qu'on pût accuser le sénat et
les patriciens d'avoir procuré la famine,
tout le monde savoit que ce malheur
n'etoit arrivé que par la désertion du
peuple , et par la faute de ceux qui
avoient négligé l'année précédente de
(2) D. H. 1. 3.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL liféj
cultiveret de semer leurs terres; qu'il
ne lui seroit pas plus difficile de dé-
truire les autres calomnies dont on les
entretenoit dans les harangues séditieu-
ses, comme le projet d'abolir le tribunat,
de faire périr tout le peuple par la fa-
mine ; que pour faire tomber tout d'un
coup desdiscours si faux et si injurieux,
illeurdéclaroit que le sénat (i) conflr-
moit de nouveau la dignité tribunitien-
ne avec tous les droits quiy avoient été
attachés sur le Mont Sacré : qu'à l'égard
de la distribution des grains , il laissoifc
le peuple maître et arbitre d'y mettre
lui-même tel prix qu'il jugeroit à
propos.
Le consul après un préambule si
propre à adoucir les esprits , et à se
concilier la bienveillance du peuple ,
ajouta, comme par un doux reproche ,
qu'il ne pouvoit s'empêcher de les blâ-
mer de la précipitation avec laquelle
ils selaissoient entraîner aux premiers
bruits querépandoientquelquesmutins;
qu'il étoitbien surprenant qu'ils vou-
lussent faire un crime au sénat des dif-
férens avis qui se proposoient , avant
même qu'il eut rien statué. «Souvenez-
» vous leur dit-il. que pendant votre,
(i) D. H. 1. 6.
G 3
l5o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» retraite sur le Mont Sacré , vos vœux ,
» vos requêtes et vos prières se bor-
jr> noient à obtenir l'abolition des dettes.
» À peine vous eut-on accordé une si
y> grande grâce , que vous vous fi ces
» comme un nouveau droit de la facilite
» du sénat , pour demander la création
» de deux magistrats de votre corps ,
» dont toute l'autorité, de votre propre
» aveu , de voit être renfermée à emi)ê-
» cher qu'un plébéien ne pût être oppri- j
» mé par un patricien : nouvelle grâce
» qui nous attira vos remercîmens , et
» qui parut remplir tous vos souhaits.
» On ne vous vit point dans ces temps
» fâcheux , lorsque la sédition étoit
» la plus échauffée , demander qu'on
» diminuât l'autorité du sénat , ou qu'on
» changeât la forme de notre gouver-
» nement. De quel droit donc vos tri-
» buns prétendent-ils aujourd'hui por-
y> ter leurs vues et leur censure sur ce
» qui se passe dans nos conseils? Quand
» s'est-on avisé de faire un crime à un
» sénateur pour avoir dit librement
» son avis dans le sénat ? Quelles lois
» peuvent vous autoriser à poursuivre
» avec tant d'animosité son exil ou sa
» mort? Mais je suppose que , par un
» renversement inoui de tout ordre ,
DE LA REP. ROMAINE. Liv. IL l5l
j> le corps entier du sénat fût justicia-
» ble de vos tribuns ; supposons encore,
» si on le veut , qu'il soit échapé à
9 Coriolan quelque chose de trop dur
» en disant son avis , n'est-il pas de votre
» équité d'oublier quelques parole:;
» vaines et qui se sont perdues en l'air ,
» en faveur de ses services réels dont
» vous avez vous-mêmes recueilli tout
» le fruit ? Conservez la vie à un ex-
» cellent citoyen , conservez à la pa-
» trie un grand capitaine ; et si vous
» ne le voulez pas absoudre comme
» innocent , donnez-le du moins com-
» me criminel à tout le sénat qui vous
» en prie par ma bouche. Ce sera là le
» lien qui, en nous réunissant, servira
» au sénat comme d'un nouveau motif
» pour l'engager à vous continuer ses
» bienfaits. Au lieu que si vous per-
» sistiez à vouloir perdre ce sénateur,
» peut-être que l'opposition que vous
» trouveriez de la part des patriciens ,
» produiroit des maux qui vous fe-
» roient repentir d'avoir poussé trop
» loin votre ressentiment. »
Ce discours fit impression sur la
multitude , et tourna les esprits du
côté de la paix et de l'union. Sicinius
en fut consterné : mais dissimulant ses
iBH HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mauvais desseins , il donna de grandes
louanges à Mînucius et à tous les séna-
teurs , d'avoir bien voulu s'abaisser
jusqu'à rendre compte au peuple de
leur conduite , et de n'avoir pas même
dédaigné d'interposer leurs prières et
leurs offices en faveur de Coriolan. Se
tournant ensuite vers ce sénateur :
y> Et vous excellent citoven , lui dit-
» il d'un ton ironique , ne soutiendrer-
» vous pas aujourd'hui devant le peuple
» ces avis si utiles à la république , que
» vous avez proposés si hardiment
» dans le sénat ? Ou plutôt pourquoi
» n'avez-vous pas recours à la clémence
» du peuple Romain ? apparemment
» que Coriolan croit indigne de son
» courage de s'abaisser jusqu'à deman-
» der pardon à ceux qu'il a voulu
» perdre.»
L'artificieux tribun lui parloîtainsi ,
parce qu'il étoit persuadé qu'un homme
du caractère de Coriolan , incapable de
plier et de changer d'avis , aigriroit de
nouveau le peuple par la fierté de ses
réponses. 11 ne fut pas trompé dans ses
espérances ; car bien loin que Coriolan
s'avouât coupable , ou qu'il tâchât
d'adoucir le peuple comme avoi.
Minucius , il ruina au contraire l'eilet
DE LA RÊP. ROMAINE. Liv. IL 1 5,5
du discours de ce consul par une fer-
meté à contre-temps et par la dureté
de ses expressions, li se déchaîna avec
plus de force qu'il n'a voit encore fait
contre les entreprises des tribuns ; et
il déclara nettement que le peuple
n'avoit aucune autorité légitime pour
pouvoir juger un sénateur ; mais que
si quelqu'un se trouvoit offensé de
l'avis qu'il avoit ouvert dans le sénat,
il le pouvoit citer devant les consuls,
et les sénateurs qu'il reconnoissoit pour
ses juges naturels , et devant lesquels
ilseroit toujours prêt de rendre compte
de sa conduite.
Les jeunes sénateurs charmés de l'in-
trépidité qu'il faisoit paroitre , et ravis
qu'il se trouvât quelqu'un qui osât dire
tout haut ce qu'ils pensoient tous ,
s'écrièrent qu'il n'avoit rien avancé
qui ne fut conforme aux lois ; mais le
peuple qui se croyoit méprisé résolut
de lui faire sentir son pouvoir. On lui
fit son procès sur le champ comme à
un rebelle, et à un citoyen qui refusoit
de reconnoitre l'autorité du peuple
Romain. Sicinius. après avoir conféré
en secret avec ses collègues, sans dai-
gner même recueillir les suffrages de
l'assemblée , prononça contre lui une
G 3
3 54 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
sentence de mort , et il ordonna qu'on
le précipitât du haut de la roche Tar-
Ï)éienne : supplice dont on punissoit
es ennemis de la patrie.
Les édiles, ministres ordinaires de
toutes les violences des tribuns, s'avan-
cèrent pour se saisir de sa personne ;
mais le sénat (i) et tout ce qu'il y
avoit de patriciens dans rassemblée ,
accoururent à son secours. Ils le mirent
au milieu d'eux , et s'étant fait des ar-
mes des premiers objets que l'indigna-
tion et la colère leur présentaient , ils
Ï croissent résolus d'opposer la force à
a violence.
Le peuple qui craint toujours quand
on ne le craint point , refusa son secours
aux édiles , et demeura comme en sus-
pens , soit qu'il n'osât attaquer un gros
où il voyoit ses magistrats et ses capi-
taines , soit qu'il trouvât que ses tribuns
eussent poussé l'animosité trop loin en
condamnant un citoyen à mort pour de
simples paroles. Sicinius qui craignoit
que Coriolan ne lui échappât , fit appro-
cher Brutus son conseil et son oracle ,
aussi séditieux, mais moins emporté ,
«t qui avoit des vues plus étendues. 11 lui
demanda secrètement son avis sur Tir-
(i) D. H. 1. 7. Plut, in Cor.
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv* H. l55
résolution du peuple qui déconcertait
tous ses desseins.
Brutus lui dit qu'il ne devoit pas se
flatter de pouvoir faire périr Coriolan,
tant qu'il seroit environné de toute la
noblesse qui lui servoit de gardes ; qu'on
murmuroit même dans l'assemblée de
ce qu'il vouloit être en même temps
juge et partie ; que le peuple qui passe
en un instant de la colère la plus vio-
lente à des sentimens de compassion,
avoit trouvé trop de rigueur dans la
condamnation de mort ; que dans la
disposition où il voyoit les esprits , il ne
réussiroit pas assurément par les voies
de fait ; mais que , sous le prétexte tou-
jours spécieux de ne vouloir rien faire
que dans les formes , il devoit exiger
du sénat que Coriolan ne pût être jugé
par l'assemblée du peuple , et sur-tout
qu'il falloit obtenir à quelque prix que
ce fut , que l'assemblée seroit convo-
quée par tribus , où les grands et les
plus riches étoient confondus avec
les plus pauvres ; au lieu que si on
recueiiloit les suffrages par centuries ,
il étoit à craindre que les citoyens
riches qui seuls en composoient le
plus grand nombre , ne sauvassent
Coriolan.
G 6
l56 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Sicinius s'étant déterminé à suivre
cet avis, fit signe au peuple qu'il vou-
loit parler ; et après qu'on lui eut
donné audience : « Vous voyez , Ro-
» mains ,leur dit-il , qu'il ne tient pas
» aux patriciens qu'on ne répande au-
» jourd'hui beaucoup de sang , et qu'ils
» sont prêts d'en venir aux mains pour
t> soustraire à la justice l'ennemi dé-
» claré du peuple Romain. Mais nous
» leur devons de meilleurs exemples ;
» nous ne ferons rien avec précipita-
» tion. Quoique le criminel soit assez
» convaincu par son propre aveu , nous
» voulons bien lui donner encore du
» temps pour préparer ses défenses.
» Nous l'ajournons, dit-il en s'adres-
y> sant à Coriolan, à comparaître devant
» le peuple dans vingt-sept jours. A
» l'égard de la distribution des grains r
» si le sénat n'en prend pas le soin
» qu'il doit , les tribuns y donneront
» ordre eux-mêmes ; et là-dessus il
» congédia l'assemblée. »
Le sénat pendant cet intervalle, pour
se rendre le peuple favorable , fixa la
-vente des grains au plus bas prix qu'ils
eussent été même avant la sédition , et
les consuls entrèrent en conférence
avec les tribuns sur l'affaire de Coriolan,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 1S7
dans la vue de les adoucir . et de ré-
duire ces magistrats populaires à se
conformer aux anciennes règles du
gouvernement. Minuciusquiportoit la
parole leur représenta que , depuis la
fondation de Rome , on avoit toujours
rendu ce respect au sénat , de ne ren-
voyer aucune affaire au jugement du
peuple que par un sénatus-consulte ;
que les rois même avoient eu cette dé-
férence pour un corps si auguste ; qu'il
les exhortoitàse conformer aux usages
de leurs ancêtres ; mais que s'ils avoient
des griefs considérables à proposer
contre Coriolan , ils s'adressassent au
sénat qui leur feroit justice , et qui sur,
la nature du crime et la solidité des
preuves , le renverroit par un sénatus-
consulte au jugement du peuple qui
pour lors seulement seroit en droit de
faire le procès à un citoyen.
Sicinius s'opposa avec son insolence
ordinaire à cette proposition ; il déclara
qu'il ne soufïriroit jamais que l'on dé-
cidât par un sénatus-consulte de l'au-
torité du peuple Romain. Ses collègues
aussi mal -intentionnés , mais plus
"habiles dans la conduite de leurs des-
seins , virent bien qu'ils se rendroienfc
odieux même aux plébéiens s'ils s'éloi-
l58 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
gnoient si ouvertement des formes
ordinaires delà justice. Ainsi ils obli-
gèrent Sicinius à se désister de son
opposition , sous prétexte de condes-
cendance pour les consuls. Mais cette
complaisance apparente leur coûtoit
d'autant moins , qu'ils étoient bien
résolus , si le sénatus-consulte ne leur
étoit pas favorable , de se fonder sur la
loi Valeria pour en appeler devant
l'assemblée du peuple , et par-là cette
affaire devoit toujours revenir à leur
tribunal , et il né toit au plus question
que de savoir si elle y seroit portée en
première ou en seconde instance.
Ainsi ces tribuns convinrent sans
peine que le sénat déciderait à son or-
dinaire , si le peuple devoit prendre
connoissance de cette accusation ; et
ils demandèrent qu'ils pussent être
entendus dans le sénat sur les griefs
qu'ils prétendoient proposer contre
l'accusé.
Les consuls et les tribuns étant
convenus de cette forme préliminaire ,
on introduisit le lendemain ces ma-
gistrats du peuple dans le sénat.
Décius un de ces tribuns , quoique le
plus jeune, portoit la parole , et on
lui a voit déféré cet bonneur à cause
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. il. i 5f)
de son éloquence et de sa facilité
de s'énoncer en public , indispensable
dans tout gouvernement populaire ,
et sur-tout à Rome , où le talent de
la parole n'étoit pas moins néces-
saire pour s'avancer, crue le courage
et la valeur. Ce tribun s'adressant à
tout le sénat : « Vous savez , pères
» conscripts, leur dit-il, qu'ayant chasse
» les rois par notre secours , vous
» établîtes dans la republique la forme
» du gouvernement qui s'y observe, et
» dont nous ne nous plaignons pas.
» Mais vous n'ignorez pas aussi que
» dans tous les différends que de pau-
» vres plébéiens eurent dans la suite
>•> avec des nobles et des patriciens ,
» ces plébéiens perdoient toujours
» leur procès , parce que leurs parties
» étoient leurs juges, et que tous les
» tribunaux n'étoient remplis que de
» patriciens. Cet abus obligea P. Va-
» lérius Publicola , ce sage consul et
p cet excellentcitoyen , d'établir la loi
» qui permettait d'appeler devant le
» peuple des ordonnances du sénat et
» du jugement des consuls.
» Telle est la loi appelée Valeria ,
» qu'on a toujours regardée comme la
» base et le fondement de la liberté
l6o H*feTOIRE DES RÉVOLUTIONS
publique. C'est à cette loi que nous
avons recours aujourd'hui , si vous
nous refusez la justice que nous de-
mandons contre un homme noirci
du plus grand crime qu'on puisse
commettre dans une république. Ce
n'est point un seul plébéien qui se
plaint, c'est le corps entier du peuple
Romain qui demande la condam-
nation d'un tyran qui a voulu faire
mourir de faim ses concitoyens , qui
a violé notre magistrature , et re-
poussé la force à la main nos officiers
etles édiles delà république. C'est
Coriolan que nous accusons d'avoir
proposé l'abolition du tribunat, cette
magistrature consacrée par les ser-
mens les plus solennels. Qu'est-iL
besoin après cela de sénatus-consulte
pour juger un pareil crime! Ne sait-on
pas que ces décrets particuliers du
sénat n'ont lieu que dans des affaires
imprévues et extraordinaires , et sur
lesquelles les lois n'ont encore rien
statue ? Mais dans l'espèce dont il
s'agit , où la loi est si formelle . où
elle dévoue si expressément aux
dieux infernaux ceux qui la viole-
ront ; n'est-ce pas se rendre complice
» du crime que d'en douter ? Ne crai-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL iGl
» gnez-vous point que par ces retar-
» démens affectés de prononcercontre
» le criminel , sous prétexte de la
» nécessité imaginaire d'un sénatus-
t> consulte , le peuple ne se persuade
» que Coriolan n'a été que l'interprète
» de vos sentimens ?
» Je sais que plusieurs parmi vous
» se plaignent que ce n'a été que par
violence qu'on a arraché votre con-
sentement pour l'abolition des dettes,
et l'établissement du tribunat. Je
veux même que dans ce haut degré
de puissance où vous étiez élevés
depuis l'expulsion des rois , il ne vous
ait été ni utile , ni même honorable
d'en relâcher une partie en faveur
du peuple ; mais vous l'avez fait , et
tout le sénat s'y est engagé par les
sermens les plus solennels. Après
l'établissement de ces lois sacrées et
qui rendent la personne de nos tribuns
inviolable , irez -vous , au gré du
premier ambitieux , révoquer ce qui
fait la sûreté et le repos de l'état?
Vous ne le ferez pas assurément , et
j'en réponds tant que je verrai dans
cette assemblée les vénérables ma-
gistrats qui ont eu tant de part à la
réunion qui s'est faite sur ie Mont
I&2 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» Sacré. De voit-on seulement souffrir
» qu'on mît un si grand crime en déli-
» bération ? Coriolan est le premier
» qui par des avis séditieux a tâché de
» rompre ces liens sacrés qui , à la
» faveur de nos lois , unissent les dif-
» férens ordres de l'état. C'est lui seul
» qui veut détruire la puissance tri-
» bunitienne , l'asile du peuple , le rem-
» part de la liberté , et le gage de notre
» réunion. Pour arracher le consente-
» ment du peuple , il veut faire réussir
» un crime par un plus grand crime.
» Il ose dans un lieu saint et au milieu
» du sénat proposer de laisser mourir
» le peuple de faim. Ne songeoit-il
» point cet homme cruel et insensé
» tout ensemble , que ce peuple qu'il
» vouloit faire mourir avec tant d'in-
» humanité , plus nombreux et plus
» puissant qu'il ne souhaite , réduit au
» désespoir , se seroit jeté dans les
» maisons des plus riches ; qu'il auroit
» enfoncé ces greniers et ces caves
» qui recèlent tant de biens , et qu'il
» auroit , ou succombé sous la puissance
» des patriciens , ou qu'eux-mêmes
» auroient été exterminés par une po-
» pulace en furie , qui n'auroit pris
» alors la loi que de la nécessité et de
» son ressentiment?
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL l63
» Car afin que vous ne l'ignoriez pas ,
» nous ne nous serions pas laissés con-
» sumer par une famine fomentée par
» nos ennemis. Mais après avoir pris à
» témoins les dieux vengeurs de l'in-
» justice , nous aurions rempli Rome
» de sang et de carnage. Tel eût été
» le funeste succès des conseils de ce
» perfide citoyen , si des sénateurs plus
» affectionnes à la patrie n'en avoient
» empêché l'exécution. C'est à vous ,
» pères conscripts , que nous adressons
» nos justes plaintes ; c'est votre secours
» et la sagesse de vos ordonnances que
» nous réclamons pour réduire cet
» ennemi public à venir devant tout le
» peuple Romain assemblé par tribus
» rendre compte de ses pernicieux
» conseils. C'est là , Coriolan , que tu
» dois soutenir tes premiers sentimens
» si tu l'oses , ou les excuser sur la pré*
» cipitation de ta langue. Quitte, situ
» m'en crois , tes maximes hautaines et
» tyranniques : fais -toi plus petit 5
y> rends-toi semblable à nous , prends
» même des lia bits de deuil si confor-
» mes à l'état présent de ta fortune :
» implore la pitié de tes concitoyens ,
» et peut-être que tu en obtiendras la
» grâce et le pardon de tes fautes. »
l64 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Ce tribun ayant cessé de parler , les
consuls demandèrent l'avis de l'assem-
blée : ils commencèrent par les con-
sulaires et par les sénateurs les plus
anciens ; car en ce temps-là , dit Denis
d'Halicarnasse , lesjeunessénateursn'é-
toient pas assez présomptueux pour se
croire capables d'ouvrir un avis. Cette
jeunesse modeste et retenue , sans oser
parler , déclaroit seulement son sen-
timent par quelque signe , et en passant
du côté qui lui paroissoit le plus juste.
Ce fut de cette manière d'opiner qu'ils
furent appelés sénateurs p^daires , parce
qu'on ne connoissoit leur avis que par
le parti où ils alloient se ranger : aussi
disoit-on communément qu'un avis pé-
daire ressembloit à une tète sans langue.
Tous les sénateurs par difFérens mo-
tifs attendoient les uns avec impatience,
d'autres avec inquiétude ? quel seroit
le sentiment d'AppiusClaudius. Quand
ce fut son tour pour opiner: « Voussa-
» vez , pères conscripts , leur dit-il ,
» que pendant long-temps je me suis
» opposé souvent tout seul à la trop
» grande facilité avec laquelle vous
» accordiez au peuple toutes ses de-
» mandes. Je ne sais si je ne me suis
» pas même rendu importun par léê
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. II. l65
y> funestes présages que je faisois de la
r> réunion que Ton vous proposoit avec
» ces déserteurs de la république : l'é-
» vènement n'a que trop justifié mes
» justes soupçons. On tourne contre
» vous aujourd'hui cette partie de la
» magistrature que vous avez relâchée
» à des séditieux. Le peuple vous punit
» par vos propres bienfaits; il se sert
» de vos grâces pour ruiner votre au-
» torité. C'est en vain que vous vous
» cachez à vous-mêmes le péril où se
» trouve le sénat ; vous ne pouvez igno-
» rer qu'on veut changer l'ancienne
» forme de notre gouvernement. Les
» tribuns , pour faire réussir leurs des-
» seins secrets , vont comme par de-
» grés à la tyrannie. D'abord on n'a
)> demandé que l'abolition des dettes,
» et ce peuple , aujourd'hui si fier et
» qui veut s'ériger en juge souverain
» des sénateurs , crut alors avoir besoin
» d'une amnistie pour la manière peu
» soumise dont il avoit demandé cette
» première grâce.
» Votre facilité a fait naître de nou-
» velles prétentions : le peuple a voulu
» avoir ses magistrats particuliers.
» Vous savez avec quelle force je m'op-
» posai à ces nouveautés; mais malgré
lG6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» mon opposition on se relâcha encore
» sur cette demande. On accorda des
» tribuns au peuple , c'est-à-dire , des
» chefs perpétuels de sédition. Le peu-
» pie enivré de fureur voulut même
» qu'on consacrât d'une manière par-
» ticulière cette nouvelle magistrature ;
» ce qu'on n'avoit pas fait pour le
» consulat , la première dignité de la
» république. Le sénat consentit à tout,
» moins par bonté que par foiblesse.
» On déclare la personne des tribuns
» sacrée et inviolable : on en fit une loi :
» le peuple exigea qu'elle fût autorisée
» parles sermens les plus solennels; et
» ce jour-là , Messieurs , vous jurâtes
» sur les autels votre propre perte et
» celle de vos enfans. Qu'ont produit
» tant de grâces ? Votre facilité n'a servi
>' qu'à vous attirer le mépris du peuple ,
» et à augmenter l'orgueil et l'insolence
» de ses tribuns. Ils se sont fait eux-
y* mêmes des droits nouveaux; et ces
» magistrats modernes , qui devroient
» vivre comme de simples particuliers ,
» convoquent aujourd'hui les assem-
» blées du peuple, etànotre insu, font
» recevoir des lois parle suffrage d'une
» vile populace.
« C'est cependant à ce tribunal si
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 167
n odieux qu'on cite aujourd'hui un pa-
» trîcien , un sénateur , un citoyen de
» votre ordre , en un mot Coriolan ce
» grand capitaine , et cet homme de
» bien en même temps , encore plus
» illustre par son attachement aux in-
» terèts du sénat que par sa valeur.
» On ose faire un crime à un sénateur
» d'avoir dit son avis en plein sénat
» avec cette liberté si cligne d'un
» Romain ; et si vous-même ne lui
» aviez pas servi de bouclier et de
» rempart , on auroit assassiné à vos
» yeux un de vos illustres citoyens. La
» majesté du sénat alloit être violée
» par ce meurtre ; on perdoit à votre
» égard le respect du à votre dignité,
» et vous perdiez vous-même la liberté
» et l'empire.
» La fermeté et le courage que vous
» fîtes paroitre dans cette occasion ,
» a comme reveillé ces furieux de leur
» ivresse. Il semble qu'ils soient hon-
» teux aujourd'hui d'un crime qu'ils
» n'ont pu achever; ils se désistent des
» voies de fait qui ne leur ont pas
» réussi : et ils ont recours en apparence
» à la justice et aux règles de droit.
» Mais quelle est cette justice , dieux
» immortels., que ces hommes de sang
168 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» veulent introduire ! Ils tâchent avec
» des manières soumises de surprendre
» un sénatus-consulte qui les mette en
» état de pouvoir traîner au supplice le
» meilleur de vos citoyens. On vous
f> cite la loi Valeria comme la règle
» de votre conduite ; mais ne sait-on
» pas que cette loi qui autorise- les
» appels devant l'assemblée du peuple ,
» ne regarde que les pauvres plébéiens ,
» qui destitués de protection , pour-
» roient être oprimés par le crédit
» d'une cabale puissante ? Le texte.de
» la loi y est formel : il est expressé-
» ment porté qu'il sera permis à un
» citoyen condamné par les consuls ,
» d'en appeler devant le peuple. Pu-
» blicola par cette loi ouvroit seule-
» ment un asile aux malheureux , qui
» pouvoient se plaindre d'avoir été
» condamnés par des juges prévenus.
» L'objet de la loi n'étoit que de faire
» revoir leur procès; et quand vous
» avez consenti depuis à l'établisse-
» ment des tribuns, ni vous , ni même
» le peuple n'avez prétendu en créant
» ces nouveaux magistrats , que de
» donner à cette loi des protecteurs, et
» aux pauvres des avocats, qui lesem-
» péchassent d'être opprimés par les
» grands
DE LA RÉP. ROMAINE. Uv. II. i 6g
grands. Qu'a de commun une pareille
loi avec l'affaire du sénateur d'un
ordre supérieur au peuple , et qui
n'est comptable .qu'au sénat de sa
conduite? Pour faire .voir que la loi
Valéria ne regarde que de simples
plébéiens depuis environ dix-sept
ans qu'elle est établie , que Décius
me montre un seul patricien qui , en
vertu de cette loi , ait été traduit
en jugement devant le peuple , et
notre dispute sera terminée. Quelle
justice y auroit-il donc après tout ,
de livrer un sénateur à la fureur des
tribuns , et que le peuple fût juge
dans sa propre cause , comme si ce
peuple dans ses assemblées tumul-
tueuses , et conduit par des magis-
trats séditieux , étoit sans préjugés,
sans haine et sans passion. Ainsi ,
Messieurs , je vous conseille , avant
que de rien statuer , de songer sé-
rieusement que dans cette occasion
vos intérêts sont inséparables de
ceux de Coriolan. Du reste , je ne
suis point d'avis qu'on révoque les
grâces que vous avez faites au peuple*,
de quekfue manière qu'il les ait ob-
tenues ; mais je ne puis m'em-
pécher de vous exhorter à refuser
Tome I. H
170 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» courageusement dans la suite tout ce
» qu'on prétendra obtenir de vous
» contre votre propre autorité et con-
» tre la forme de notre gouvernement. »
On voit par ces discours si opposés
de Décius et d'Appius que l'affaire de
Coriolan ne servoit que de prétexte à
de plus grands intérêts. Le véritable
sujet de la dispute et del'animosité des
deux partis , rouloit sur ce que les no-
bles et les patriciens prétendoientque
par l'expulsion des rois ils avoient
succédé à leur autorité, et que le gou-
vernement devoit être purement aris-
tocratique ; au lieu que les tribuns
tâchoient par de nouvelles lois de le
tourner en démocratie, et d'attirer toute
l'autorité dans l'assemblée du peuple
qu'ils gouvernoient à leur gré. Ainsi
l'ambition , l'intérêt et la jalousie
animoient ces differens partis , et fai-
soient craindre aux plus sages une nou-
velle séparation, ou une guerre civile.
C'estce queM.Valérius,ce consulaire
qui avoit eu tant de part à la réunion
sur le Mont Sacré , représenta au sénat
en des termes également forts et tou-
chans. C'étoit un véritable républicain,
et qui soufiroit impatiemment que les
nobles et ceux de son ordre affectassent
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. II. 171
une distinction et un empire toujours
odieux dans un état libre. Comme il
avoit une éloquence douce et insi-
nuante, il dit d abord beaucoup de cho-
ses en général à la louange de la paix .
et sur la nécessite d entretenir 1 union
dans la république. De là il passa à
l'affaire de Coriolan . et il fut d'avis
qu'on en renvoyât La connoissance à
l'assemblée du peuple. Il soutint
le sénat, en cédant quelque chos
son autorité, en assureroit la durée;
qu'elle seroit plus ferme si elle étok
inoindre , et que rien n'étoit plus pro-
pre à désarmer le ressentiment du peu-
ple contre cet illustre accusé , que de
lui en abandonner le jugement ; que
la multitude, charmée de cette défé-
rence , s'abstiendrait de prononcer
contre un homme qu'elle savoit cire
si cher au sénat ; que pour achever
de l'adoucir ,il étoit d'avis que tous
les sénateurs se répandissent dans ras-
semblée, et que par des manières plus
douces et plus populaires ils tachassent,
chacun de son côté, degagner les plé-
béiens qui étoientde leur connoissance.
Valérius , se tournant ensuite vers
Coriolan , le conjura dans les termes
les plus touchans de donner la paix à
H a-
172 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
la république : «Allez, Coriolan, lui
» dit-il , vous présenter vous-même
» généreusement au jugement du peu-
» pie ; c'est Ja seule manière de vous
» justifier qui soit digne de vous; c'est
» le moyen le plus propre à imposer
» silence à ceux qui vous accusent
» d affecter la tyrannie. Le peuple ,
» charmé de voir ce grand courage
» plier enfin sous la puissance de ses
» tribuns , ne se résoudra jamais àpro-
» noncer contre Coriolan ; au lieu que
» si vous persistez à mépriser ce tribu-
» nal , si vous déclinez sa justice , et si
» vous vous obstinez à n'être jugé que
» par les consuls,vous commettrez le sé-
>» nat avec le peuple , et vous allumerez
» unecruelle séditiomvous seul en serez
» le flambeau fatal ; et qui sait jusqu'où
» se portera l'incendie ? Représentez-
» vous l'image affreuse d'une guerre
» civile ; les lois sans force , les ma-
» gistrats sans pouvoir , la fureur et la
» violence régner dans les deux partis ,
» le fer et le feu briller de toutes parts ,
» et vos citoyens s'égorger les uns les
>> autres ; la femme vous redemander
» son mari, le père ses enfans ; tous
» vous charger d'imprécations. Enfin
» représentez -vous Repaie à qui les
p dieux avoient promis de si grandes
DE LA RÊP. ROMAINE. Liv. IL l'jS
» destinées , succomber sous les fureurs
» des deux partis , et s'ensevelir sous
» ses propres ruines. «
Valérius qui aimoit sincèrement tSa
patrie , attendri par l'idée de ces grands
malheurs, ne put retenir des larmes qui
lui échappoient maigre lui, et ces lar-
mes d'un consulaire vénérable par son
âge et par ses dignités encore plus
éloquentes que son discours , touchè-
rent la plupart des sénateurs , et dis-
posèrent les esprits à la paix.
Pour lors Valérius se voyant maître
de l'assemblée , éleva sa voix ; et comme
s'il eût repris de nouvelles forces, ou
qu'il eût été un autre homme , il se
montra à découvert , et il leur parla
avec cette autorité que lui donnoient
son âge et une longue expérience dans
les affaires. « On veut nous faire peur ,
» s'écria-t-il, pour la liberté publique,
» si nous donnons tant de pouvoir au
» peuple , et si on lui remet le juge-
» ment de ceux de notre ordre qui
» seront accusés par les tribuns : je suis
» persuadé au contraire que rien n'est
» plus propre pour la maintenir. La
» république est composée de deux
» ordres , de patriciens et de plébéiens;
» il est question de décider auquel de
H 3
I74 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» ces deux ordres il est plus sûr de
» confier la garde et le dépôt de notre
» liberté. Je soutiens qu'elle sera plus
» en sûreté entre les mains du peuple
» qui ne demande que de n'être pas
» opprimé , que dans celles des nobles
» qui ont tous une violente passion de
» dominer. Ces patriciens revêtus des
» premières magistratures , distin-
» gués par leur naissance , leurs ri-
» chesses et leurs dignités , seront tou-
» jours assez puissans pour retenir le
» peuple dans son devoir ; et le peu-
» pie autorisé par les lois , attentif aux
» démarches des grands, naturellement
» ennemi et jaloux de toute élévation ,
*> fera craindre la sévérité de ses ju~
» gemens à ceux des patriciens qui se-
» roient tentés d'aspirer à la tyrannie.
r> Vous avez, pères conscripts , aboli
» la royauté , parce que l'autorité d'un
» seul devenoit trop absolue. Non con-
» tens de partager le pouvoir souverain
» entre deux magistrats annuels, vous
» leur avez encore donné un conseil
» de trois cents sénateurs qui servent
» d'inspecteurs de leur conduite , et
» de modérateurs de leur autorité. Mais
» ce même sénatsi formidable aux rois
» et aux consuls ne trouve rien dans
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 17$
» la république qui balance son au-
» torité. Jesais bien que jusqu'ici nous
» n'avons , grâces aux dieux , qu'à nous
» louer de sa modération; mais jen'ig-
r> nore pas aussi que peut-être en som-
» mes-nous redevables à la crainte du
» dehors , et à ces guerres continuelles
» qu'ii nous a fallu soutenir. Mais qui
» nous répondra que dans la suite nos
» successeurs, devenus plus fiers et plus
» puissans par une longue paix , n "at-
» tenteront point à la liberté de leur
» patrie , et qu'il ne se formera point
» dans le sénat même quelque faction
» puissante dont le chef se fasse le
» tyran de son pays, s'il ne se trouve
» en même temps hors du sénat une
» autre puissance , qui . à la faveur des
» accusations qu'on pourra porter dans
» l'assemblée du peuple , soit en état
» de s'opposer aux entreprises ambi-
» tieuses des grands?
» On me reprochera peut-être si on
» n'a pas le même inconvénient à
» craindre de la part du peuple , et
» si on pourra empêcher qu'il ne
» s élève un jour parmi les plébéiens
» quelque chef de parti qui abuse de
» son pouvoir sur l'esprit de la mul-
» titude , et qui , sous le prétexte ordi-
H 4
Ï76 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
» naire de défendre les intérêts dû
» peuple , n'opprime à la fin sa liberté
» et celle du sénat. Mais vous n'ignorez
» pas qu'au moindre péril où vous
» paroitroit la république de ce côté-
» là , nos consuls sont en droit de
» nommer un dictateur qu'ils ne tire-
» ront jamais que de votre corps ; que
» ce magistrat souverain et maitre al>-
» solu de la vie de ses concitoyens ,
» est seul capable par son autorité de
» dissiper une faction populaire ; et
» la sagesse de nos lois ne lui a même
» laissé cette puissance redoutable que
» pour six mois , de peur qu'il n'en
» abusât, et que pour établir sa propre
» tyrannie il n'employât une autorité
» qui ne lui étoit confiée que pour
? détruire celle des autres. C'est ainsi ,
» ajouta Valérius , que par une ins-
» pection réciproque le sénat veilJera
» sur la conduite des consuls , le peuple
>> sur celle du sénat ; et le dictateur ,
» quand l'état des affaires demandera
» qu'on ait recours à cette dignité ,
» servira de frein à l'ambition des uns
9 et des autres. Plus il y aura d'yeux
» ouverts sur la conduite de chaque
» particulier , et plus notre liberté
» sera assurée , et plus la constitution
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV . IL I 77
» de notre gouvernement sera par-
» faite. »
D'autres sénateurs , qui étoient du
mènie avis , ajoutèrent que rien n'étoit
plus propre à maintenir la liberté que
de laisser à tout citoven Romain corn-
pris sous le cens , le pouvoir d'in-
tenter action devant l'assemblée du
peuple contre ceux qui auroient violé
les lois ; que ce droit d'accusation ,
non-seulement tiendroit les grands en
respect , mais serviroit encore à exha-
ler , pou? ainsi dire , les murmures du
peuple qui, sans ce secours , pourroient
se tourner en sédition. Ainsi on ré-
solut à la pluralité des voix de ren-
voyer cette affaire au jugement du
peuple. On prit d'autant plus volon-
tiers ce parti , que la réquisition que
faisoient au préalable les tribuns , d'un
sénatus-consulte pour pouvoir faire le
procès à l'accusé , serviroit à l'avenir
d'un nouveau titre de la puissance et
de l'autorité du sénat. Quoique la
compagnie sût qu'elle alloit sacrifier
un innocent à la passion de ses en-
nemis , l'intérêt public l'emporta sur
le particulier , et on dressa aussitôt
le sénatus-consulte. Mais avant qu'il
fut signé j Coriolan qui vit bien que
H 5
'%78 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
le sénat l'abandonnoit demanda la
liberté de parler , et l'ayant obtenue :
« Voussayez, pères conscripts , dit-il
» en adressant la parole aux sénateurs ,
» quelle a été jusqu'ici ma conduite.
» Vous savez que cette haine opiniâtre
« du peuple , et les persécutions si
» injustes que j'en souffre, ne viennent
» que de cet attachement inviolable
>> que j'ai toujours fait paraître pour
» les intérêts de celte compagnie. Je
a* ne parle point de la récompense
» que j'en reçois aujourd'hui ; Févè-
» nement justifiera la foiblesse , et
♦> peut-être la malignité des conseils
» qu'on vous donne à mon sujet. Mais
» puisqu'enfin l'avis de- Valérius a
» prévalu , que je sache au moins quel
» est mon crime , et à quelles con-
v> ditions on me livre à la fureur de
» mes ennemis (i).
Coriolan s'expiiquoit ainsi pour
tâcher de pénétrer si les tribuns fe-
raient rouler leur accusation sur le
discours qu'il avoit tenu en plein sénat.
Cétoit à la vérité l'unique cause du
déchaînement des tribuns contre ce
sénateur à qui ils ne pouvoient par-
donner la proposition qu'il avoit faite
(0 £• H. 1. 7. p. 462.
DELA RÉ1\ ROMAINE. LlV. IL I 79
d'abolir le tribunat ; mais comme ils
craignoient de se rendre trop odieux
au sénat s'ils prétendoient faire un
crime à chaque sénateur des avis qu'il
ouvriroit dans les délibérations publi-
ques , ils déclarèrent , après en avoir
conféré ensemble , qu'ils renferme-
roient toute leur accusation dans le
seul crime de tyrannie.
« Si cela est ainsi , répartit Corio-
» lan , et que je n'aie à me défendre
» que dune calomnie si mal fondée ,
» je m'abandonne librement au juge-
» ment du peuple , et je n'empêche
» point que le sénatus-consulte n'en
» soit signé. »
Le sénat ne fut pas fâché que l'af-
faire eût pris ce tour , et qu'on fût
convenu ae ne point parler de ce
qui s'étoit passé dans la dernière
assemblée ; ce qui auroit intéressé
l'honneur et l'autorité de la compa-
gnie. Ainsi, du consentement de toutes
les parties , l'arrêt fut signé ; et il y
fut statué que l'accusé auroit vingt-
sept jours pour préparer ses défenses.
On remit cet arrêt entre les mains
des tribuns ; et de peur que contre
leur parole ils ne prétendissent tou-
jours faire un crime à Coriolan , dans
H 6
iî8o HISTOIRE DES REVOLUTIONS
l'assemblée du peuple , de ce qu'il
avoit avancé au sujet du tribunat , et
du prix qu'il falloit mettre aux grains ,
on rendit un nouveau sénatus-consulte
qui le déchargeoit de toute action qui
pourroit être intentée contre lui à ce
sujet : précaution que le sénat prit
pour ne pas voir discuter devant le
peuple , jusqu'à quel point les séna-
teurs pouvoient porter la liberté de
leurs avis. Les tribuns, après avoir fait
la lecture du décret du sénat dans la
première assemblée du peuple , exhor-
tèrent tous les citoyens de la répu-
blique , tant ceux qui demeuroienfe
dans Rome que les habitans de la
campagne , de se trouver dans la place
au jour marqué pour j donner leurs
suffrages. La plupart des plébéiens
attendoient ce terme avec impatience
dans le dessein de signaler leur haine
contre Coriolan , et ils paroissoient
animés contre ce sénateur , comme
si sa perte eût été le salut de la ré-
publique.
Enfin on vit paroître le jour fatal
où l'on devoit décider de cette grande
affaire ; une foule innombrable de
peuple remplit de grand matin toute
la place. Les tribuns qui avoient leurs
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 181
vues le séparèrent par tribus avant
l'arrivée des sénateurs , au lieu que
depuis le règne de Servius Tuliius on
a voit toujours recueilli les voix par
centuries. Cette seule différence décida
en cette occasion , et depuis fit tou-
jours pencher la balance ou en faveur
du peuple , ou en faveur des patriciens.
Les consuls étant arrivés dans l'as-
semblée vouloient maintenir l'ancien
usage , ne doutant point de sauver
Coriolan si l'on comptoit les voix par
centuries , dont les patriciens et les
plus riches citoyens composoient Je
plus grand nombre. Mais les tribuns ,
aussi habiles et plus opiniâtres , repré-
sentèrent que dans une affaire où il
s'agissoit des droits du peuple et de
la liberté publique , il etoit juste que
tous les citoyens , sans égard au rang
et aux richesses , pussent donner cha-
cun leurs suffrages avec égalité de
droit , et ils déclarèrent hautement
qu'ils ne consentiroient jamais qu'on
recueillit les voix autrement que par
tète et par tribus. On poussa fort loin
la dispute sur ce sujet : à la fin le
sénat qui ne vouloit pas faire sa
cause de celle de Coriolan , et qui
craignoit qu'on n'attaquât directement
182 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
son autorité , céda à son ordinaire à
l'opiniâtreté des magistrats du peuple.
Cependant Minucius , le premier
consul , pour couvrir en quelque ma-
nière ce qu'il y avoit de foible et
même de honteux dans cette conduite
du sénat , monta à la tribune aux
harangues. 11 ouvrit son discours par
les avantages que produisoit l'union
et la paix , et par les malheurs qui
suivoient de la discorde. 11 passa de
ces lieux communs à l'affection que
le sénat avoit pour le peuple , et aux
bienfaits dont ii l'avoit comblé en dif-
férent temps. Il déclara qu'il ne de-
mandoit pour toute reconnoissance
que la grâce de Coriolan , et ii exhorta
les plébéiens à faire moins d'attention
à quelques paroles échappées dans la
chaleur du discours , qu'aux services
importans que ce généreux citoyen
avoit rendus à la république : « Con-
» tentez-vous , Romains > ajouta-t-il ,
» de la soumission de ce grand hom-
» me ; et qu'il ne soit pas dit qu'un
» citoyen si illustre passe par les formes
» de la justice comme un criminel. »
Sicinius lui répondit que si une pa-
reille indulgence avoit lieu dans le
gouvernement des états , ii n'y en
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv.II. l83
auroit point qui fussent en sûreté ; que
tous ceux qui auroient rendu de grands
services pourroient entreprendre im-
punément les choses les plus injustes;
que dans les monarchies les rois pou-
vaient faire grâce , mais que dans les
républiques les lois seules régnoient ,
et que ces lois , sourdes aux sollici-
tations , punissoient le crime avec la
même exactitude qu'elles récompen-
soient la vertu.
« Puisque , malgré nos prières , lui
* répartit Minucius , vous vous opi-
» niatrez à faire juger Coriolan par
» les suffrages de rassemblée , je de-
» mande que , suivant que vous en êtes
» convenus dans le sénat , vous ren-
» fermiez toute votre accusation dans
» le seul chef du crime de tyrannie,
» et que vous en fournissiez les preuves
» et les témoins. Car, ajouta ce consul,
» à l'égard des discours qu'il a tenus
» en opinant dans nos assemblées ,
» outre que vous n'avez pas droit d'en
» connoitre , le sénat l'en a déchargé.»
Pour justifier ce qu'il avançoit, il lut
tout haut le sénatus-consuite qui en
faisoit mention : il descendit ensuite
de la tribune : et ce fut tout le secours
que cet illustre accuse tira de la timide
politique du sénat.
l84 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Sicinîus prit la parole , et repré-
senta au peuple qu'il y avoit long-
temps que Coriolan , descendu des
rois de Rome , cherchoit à se faire le
tvran de sa patrie ; que sa naissance ,
son courage , ce grand nombre de
partisans qu'on pouvoit appeler ses
premiers sujets ne dévoient le rendre
que trop suspect ; qu'on ne pouvoit
trop craindre que cette valeur , tant
vantée par les praticiens , ne devint
pernicieuse à ses concitoyens ; qu'il
étoit même déjà trop criminel dès
qu'il s'étoit rendu suspect et redou-
table ; qu'en matière de gouvernement,
le seul soupçon d'affecter la tyrannie
étoit un crime qui méritoit la mort
ou du moins l'exil. Sicinius ne voulut
pas s'expliquer plus ouvertement avant
qu'il eût entendu Coriolan dans ses
défenses , afin de tourner dans une
réplique tout le fort de l'accusation
contre les endroits moins défendus :
artifice dont il étoit convenu avec
Décius qui devoit parler à son tour
dans cette affaire.
Coriolan se présenta ensuite dans
l'assemblée avec un courage digne
d'une meilleure fortune , et il n'op-
posa aux soupçons que le tribun a y oit
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL l85
voulu répandre avec tant de malignité
sur sa conduite , que le simple récit
de ses services. Il commença par ses
premières campagnes ; il rapporta
toutes les occasions où il s'étoit trouvé,
les blessures qu'il avoit reçues , les
recompenses militaires dont ses gé-
néraux lavoient honoré , et enfin les
difïérens grades de la milice par où
il avoit passé. Il exposa à la vue de
tout le peuple un grand nombre de
différentes couronnes qu'il avoit re-
çues , soit pour être monté le premier
sur la brèche dans un assaut , soit
pour avoir forcé le premier le camp
ennemi , soit enfin pour avoir en dif-
férens combats sauvé la vie à un grand
nombre de citoyens. 11 les appela tout
haut chacun par leurs noms, et il les
cita comme témoins de ce qu'il avan-
çoit. Ces hommes, la plupart plébéiens,
se levèrent aussitôt et rendirent un
témoignage public des obligations
qu'ils lui a voient : « Nous Pavons vu
» plusieurs fois , s'écrioient-ils , per-
»> cer lui seul les bataillons ennemis
» les plus serrés pour sauver un
» citoyen accablé par la foule des en-
» nemis. C'est par lui seul que nous
» vivons et que nous nous trouvons
l86 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» aujourd'hui clans notre patrie , et
» dans le sein de nos familles. On lui
» fait un crime de notre recoimois-
» sance ; on accuse ce grand homme
» et cet excellent citoyen de mauvais
j» desseins , parce que ceux à qui il
y> a sauvé la vie s'attachent à sa suite
» comme ses cliens. Pouvons-nous en
» user autrement sans ingratitude ?
» Nous est-il permis d'avoir des inté-
» rets séparés des siens ? Si vous ne
» demandez qu'une amende , nous
r> offrons tous nos biens ; si vous l'exi-
» lez , nous nous bannissons avec lui;
» et si la fureur opiniâtre de ses en-
» nemis en veut à sa vie , qu'on prenne
» plutôt les nôtres : c'est son bien par
« le plus juste de tous les titres.
» Nous ne ferons que lui rendre ce
» que chacun de nous fient de sa va-
» leur , et nous conserverons un ex-
» ceilent citoyen à la république. »
Ces généreux plébéiens en pronon-
çant ces paroles versoient des larmes
en abondance , tendoient les mains
vers l'assemblée en forme de supplians ,
et tâchoient de fléchir la multitude.
Pour lors Coriolan , déchirant sa robe,
montra son estomac couvert des cica-
trices d'un grand nombre de blessures
DE LA RÉP. ROMAINE. 'Liv. IL 187
qu'il avoit reçues : a C'est pour sauver
» ces gens de bien , dît— il , c'est pour
» arracher ces bons citoyens à nos
» ennemis que j'ai mille fois exposé
» ma vie. Que les tribuns allient , s'ils
» le peuvent, de pareilles actions avec
» les desseins perfides dont ils me
» veulent rendre suspect. Est-il vrai-
» semblable qu'un ennemi du peuple
» se fut exposé à tant de périls dans
» la guerre pour le salut de ce même
» peuple qu'on dit qu'il veut faire périr
» dans la paix. »
Ce discours , soutenu d'un air noble
et de cette confiance que donnent
Tinnocence et la vérité , fit honte au
peuple de son animosité. Les plus
honnêtes gens de cet ordre s'écrièrent
qu'il falloit renvoyer absous un si
bon citoyen. Mais le tribun Décius ,
alarmé de ce changement , prenant
la parole comme il en étoit convenu
avec Sicinius , son collègue : « Quoi-
» que le sénat ne nous permette pas ,
» dit-il , de prouver les mauvais des*
» seins de cet ennemi du peuple par
» les discours odieux qu'il a tenus en
» plein sénat . d'autres preuves aussi
» essentielles ne nous manqueront pas.
ï> Je rapporterai des actions où cet
l88 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» esprit de tyrannie et son orgueil
» ne se montrent pas moins à clecou-
» vert. Vous savez que par nos lois
» les dépouilles des ennemis appar-
» tiennent au peuple Romain , que ni
» les soldats, ni leur général même ne
» peuvent en disposer ; mais que tout
» doit être vendu , et le prix qui en
» provient porté par un questeur dans
» le trésor public. Tel est l'usage et
» la forme de notre gouvernement.
* Cependant, au préjudice de ces lois
» aussi anciennes que Rome même ,
y> Coriolan ayant fait un butin con-
» sidérable sur les terres des Antiates,
» de son autorité privée il le distribua
v entre ses amis : et ce tyran leur
> donna le bien du peuple comme
» les premiers gages de leur coujura-
» tion. Il faut donc ou qu'il nie un
» fait certain et avéré , et qu'il dise
» qu'il n'a point disposé de ce butin ,
>> ou qu'il l'a pu faire sans violer les
» lois. Ainsi , sans m'arrèter à ces
» vaines exclamations de ses partisans,
» ni à toutes ces cicatrices qu'il montre
» avec tant d'ostentation , je le somme
» de répondre à cet unique chef que
» je propose contre lui. »
U est vrai que Coriolan avoit fait
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 189
cette distribution du butin , ou plutôt
qu'il avoit souffert que ses soldats en
prissent chacun leur part. Mais bien
loin qu'il en eût disposé seulement
en faveur de ses amis et de ses créa-
tures comme on le lui objectoit ,
il est constant que ses soldats , qui
faisoient partie de ce même peuple
qui Je poursuivent avec tant d'animo-
site , avoient tiré toute l'utilité de ce
pillage. Pour éelaircir ce fait , il faut
savoir que les Antiates , se prévalant
de la famine dont Rome etoit affligée,
et de la discorde qui étoit entre le
peuple et le sénat, étoient venus faire
des courses jusqu'aux portes de la
ville sans qu'on eut pu engager le
peuple à en sortir pour repousser les
ennemis. Coriolan ne put souffrir cette
insulte ; il demanda aux consuls la
permission de prendre les armes ; il
se mit à la tête de ses amis , et
pour engager les soldats plébéiens à
le suivre dans cette expédition , il leur
promit de les ramener chargés de
butin. Les soldats qui connoissoient
sa valeur et son expérience dans la
guerre , et qui d'ailleurs se trouvoient
pressés par la faim ., coururent se
ranger sous ses enseignes. Coriolan ,
190 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
suivi des plus braves plébéiens , sortit
de Rome , surprit les ennemis ré-
Eandus dans la campagne , les
attit en différentes occasions , les
repoussa jusques sur leurs terres , et
les força à la fin de se renfermer
dans Antium. Il usa même de repré-
sailles ; et pendant qu'il tenoit les
portes de cette ville comme scellées
par la crainte de ses armes et par la
terreur de son nom , ses soldats à leur
tour en fourragèrent le territoire , cou-
pèrent les grains et firent la récoite
i'épée à la main. Ce général ne con-
sentit qu'ils retinssent ce grain , que
pour les aider à faire subsister leurs
femmes et leurs enfans , et qu'afin
d'exciter par leur exemple les autres
plébéiens à aller généreusement cher-
cher dés vivres jusques sur les terres
de leurs ennemis.
Mais ceux du peuple qui n'avoient
point eu de part à cette expédition ,
ne virent qu'avec une jalousie secrète
les soldats de Coriolan rentrer dans
Rome chargés de blé. Décius qui
avoit démêlé ces sentimens résolut
d'en profiter , et il ne douta point
que ces plébéiens , jaloux du bonheur
de leurs voisins , ne consentissent à
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. II. 19I
faire un crime à Coriolan d'une action
généreuse dont ils n'avoient point
profité.
Ce tribun vif et pressant demandoit
insolemment à Coriolan s'il étoit le
roi de Rome , et par quelle autorité
il avoit disposé du bien de la répu-
blique. Coriolan , surpris d'une accu-
sation contre laquelle il n'avoit point
préparé de défense , se contenta d'ex-
poser simplement le fait de la manière
dont nous venons de le rapporter. 11
représentoit qu'une partie du peuple
avoit profité des dépouilles des en-
nemis , et il appeloît à iiaute voix les
centurions et les principaux plébéiens
qui l'avoient suivi dans cette course
pour rendre témoignage à la vérité.
Mais ceux qui n'avoient point eu de
part au pillage du blé des Antiates ,
étant en plus grand nombre que les
soldats de Coriolan , faisoient tant
de bruit que ces chefs de bandes ne
purent se faire entendre. Les tribuns
voyant que le petit peuple reprenoit
sa première animosite , profitèrent de
cette disposition pour faire recueiJiir
les suffrages (1) ; et Coriolan fut enfin
condamné a un exil perpétuel.
(1) D. H. 1. 7. Plut, in Corioi.
192 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
La plupart des nobles (1) et des
patriciens se crurent comme exilés
avec ce grand homme qui avoit tou-
jours été le défenseur et le soutien de
leur ordre. D'abord la consternation
fut générale , et bientôt la colère et
l'indignation succédèrent à ce premier
sentiment. Les uns reprochoient à
Valérius qu'il avoit séduit le sénat
par son discours artificieux ; d'autres
se reprochoient à eux-mêmes leur ex-
cès de complaisance pour le peuple ;
tous se répentoient de n'avoir pas
plutôt souffert les dernières extrémi-
tés que d'abandonner un citoyen si
illustre à l'insolence d'une populace
mutinée.
Le seul Coriolan , insensible en ap-
parence à sa disgrâce , sortit de l'as-
semblée ( An de Rome 2G2. ) avec la
même tranquillité que s'il eût été ab-
sous. Il fut d'abord à sa maison où il
trouva sa mère , appelée Véturie , et
Voiomnie, sa femme, toutes en larmes
et dans les premiers transports de leur
affliction. Il les exhorta en peu de
paroles à soutenir ce coup de la for-
tune avec fermeté ; et après leur avoir
recommandé ses enfans encore jeunes,
(1) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 2.
il
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 10,3
il sortit sur-le-champ de sa maison
et de Rome , seul et sans vouloir être
accompagné par aucun de ses amis f
ni suivi par ses domestiques et ses
esclaves. Quelques patriciens et quel-
ques jeunes sénateurs l'accompagnè-
rent jusqu'aux portes de la ville ; mais
sans qu'il lui échappât aucune plainte»
il se sépara d'eux sans leur faire ni
remercimens pour le passé , ni prières
pour l'avenir.
Jamais le peuple n'avoit fait pa-
roître tant de joie , même après avoir
vaincu les plus grands ennemis de
Rome , qu'il en fit éclater pour l'avan-
tage qu'il venoit de remporter sur le
sénat et sur le corps de la noblesse.
La forme du gouvernement venoit
d'être absolument changée par la con-
damnation et l'exil de Coriolan , et
ce peuple qui dépendoit auparavant
des patriciens se trouvoit leur juge ,
et en droit de décider du sort de tout
ce qu'il y avoit de plus grand dans
l'état (i).
En effet l'autorité souveraine venoit
de passer du sénat dans l'assemblée du
peuple , ou pour mieux dire entre les
mains de ses tribuns qui , sous prétexte
(i) D. H. 1. 7.
Tome L I
194 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de défendre les intérêts des particu-
liers , se rendoîent les arbitres du
gouvernement. Les consuls , ces chefs
suprêmes de la république , leur étoient
seuls redoutables. Ce fut pour en affoi-
blir le pouvoir et la considération >
qu'ils tâchèrent de ne faire tomber
cette dignité qu'à des patriciens dé-
voués à leurs intérêts , ou si peu es-
timés qu'ils n'en eussent rien à crain-
dre. Et pour préparer la multitude à
donner ses suffrages selon leurs vues ,
ils insinuoient avec beaucoup d'art
dans toutes les assemblées , que les
Ïjlus grands capitaines n'étaient pas
es plus propres au gouve-rnement
d'une république ; que ces courages
si fiers , accoutumés dans les armées
à un pouvoir absolu , rapportaient
avec la victoire un esprit de hauteur
toujours à craindre dans un état libre ;
que dans l'assujétissement fatal où se
trouvoit le peuple de ne pouvoir tirer
ses consuls que du corps des patri-
ciens , il était très-important de ne
choisir au moins que des esprits mo-
dérés , capables des affaires , mais sans
trop d'élévation , et sans supériorité.
Le peuple , qui n'agissoit plus que
par l'impression qu'il recevoit de ses
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL I(j5
magistrats . rëfiisa ses suffrages aux
plus grands hommes de la républi-
que dans ies comices qui se tinrent
sous le consulat de Q. Sulpitius et
de Sep. Largius , pour l'élection de
leurs successeurs. (An de Rome ^3'5J.
Le sénat et les patriciens dlsposoicnt
ordinairement de celle souveraine
dignité , parce que Ton ne pou voit
être élu que dans une assemblée par
centuries, où la noblesse avoit le plus
grand nombre de voix : mais dans
cette occasion le peuple l'emporta sur
les patriciens par l'habileté de ses
tribuns qui surent en gagner quel-
ques-uns et intimider les autres (i).
C. Julius et P. Pinarius Ru fus furent
proclamés consuls ; ils étoient peu
guerriers , sans considération dans le
sénat , et ne seroient jamais parvenus
à cette dignité s'ils en avoient été
dignes. ( An de Rome 2.G4-J
On peut dire à ce sujet que le sénat
et le peuple , toujours opposés de sen-
timens , alloient l'un et l'autre contre
leurs véritables intérêts , et sembloient
vouloir allier deux choses incomoa-
tibles. Tous les Romains , tant patri-
ciens que plébéiens , aspiroient à la
(i) D.H.1.-8.
I z
196 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
conquête de l'Italie. Le commande-
ment des armées étoit réservé aux
seuls patriciens qui étoient en pos-
session des dignités de l'état. Ils n'a-
voient pour soldats que des plébéiens
en qui ils eussent bien voulu trouver
cette soumission timide et cette dé-
pendance servi Le , qu'à peine eussent-
ils pu exiger de vils artisans et d'une
populace élevée et nourrie dans l'obs-
curité. Le peuple au contraire puissant,
nombreux et plein de cette férocité
que donne l'exercice continuel des
armes , ne cherchoit , pour diminuer
l'autorité du gouvernement , que des
consuls et des généraux indulgens ,
foibles , pleins d'égards oour la mul-
titude , et qui eussent plutôt avec leurs
soldats les manières modestes de l'éga-
lité , que cet air élevé et ce carac-
tère d'empire que donne le comman-
dement des armées. Il falloit pour
faire cesser la mésintelligence qui
étoit entre ces deux ordres de la répu-
blique , ou que les uns et les autres
résolussent de concert de se renfermer
paisiblement dans les bornes étroites
de leur petit état , sans entreprendre
de faire des conquêtes , ou que les
patriciens , s'ils vouloient subjuguer
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 197
leurs voisins , donnassent plus de part
dans le gouvernement à un peuple
guerrier , bourgeois et citoyen pen-
dant l'hiver , mais soldat pendant
tout l'été : et le peuple à son tour
ne devoit choisir pour le commander
que les plus habiles généraux de la
république.
Je dois cette réflexion aux évène-
mens qui suivent , et on va voir que
le peuple ne fut pas long-temps sans
se repentir d'avoir remis le gouver-
nement de l'état et le commandement
des armées à deux hommes qui en
étoient également incapables.
Coriolan, errant au sortir de Rome ,
cherchoit moins un asile et une re-
traite que le moyen et les occasions
de se venger. Ce courage si élevé ,
ce Romain si ferme en apparence ,
livré enfin à lui-même , ne put se
défendre contre lesmouvemens secrets
de son ressentiment : et dans les des-
seins qu'il forma pour la perte de ges
ennemis , il n'eut point de honte d'y
comprendre la ruine même de sa
patrie. Il passa les premiers jours de
son exil dans une maison de campa-
gne. Son esprit agité d'une passion
violente formoit successivement clif-
I 5
198 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
férens projets. Enfin , après avoir jeté
les yeux sur dirïV:rens peuples , voi-
sins et ennemis de Rome , Sabins ,
Eques , Toscans , Volsques et Herni-
ques , il n'en trouva point qui lui
parussent plus animés contre les Ro-
mains , et en même temps qui fussent
plus en état d'entreprendre la guerre ,
que les Volsques , peuples de l'ancien
Latium.
C'etoit une république , et comme
une communauté formée de plusieurs
petites villes qui s'etoient unies par
une ligue , et qui se gouvernoient par
une assemblée des députés de cbaque
canton. Cette nation, voisine de Rome,
et jalouse de son agrandissement , s'y
étoit toujours opposée avec beaucoup
de courage , mais la guerre ne lui
avoit pas été beureuse. Les Romains
leur avoient enlevé plusieurs bour-
gades et une partie de leur territoire,
de sorte que dans la dernière guerre ,
les Volsques , après avoir été battus
en différentes rencontres, avoient enfin
été réduits à demander une trêve pour
deux ans , dans la vue de rétablir
leurs forces à la faveur de cette sus-
pension d'armes. I/animosité n'en étoit
pas moins vive dans leurs cœurs ; ils
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 199
clierchoient dans toute l'Italie à sus-
citer de nouveaux ennemis aux Ro-
mains , et c'etoit sur leur ressentiment
que Coriolan fondoit l'espérance de
leur faire reprendre les armes. Mais
il etoit moins propre qu'un autre pour
leur inspirer ce grand dessein: lui seul
leur avoit fait plus de mal que tous
les Romains : il avoit plus d'une fois
taillé en pièces leurs troupes , ravage
leur territoire , pris et pillé leurs
villes : le nom de Coriolan étoit aussi
odieux que formidable dans toute la
communauté.
D'ailleurs , cette petite république
étoit gouvernée alors par Tullus Attius ,
général de cette nation , jaloux de la
gloire de Coriolan qui lavok battu
dans toutes les occasions où ilss'étoient
trouvés opposés : outrage qu'on vou-
droit se pouvoir cacher à soi-même ,
mais qu'on ne pardonne jamais. Il n'y
avoit pas d'apparence de s'aller livrer
entre les mains d'un ennemi, qui. pour
couvrir la honte de sa défaite , pou-
voit persuader à ses citoyens de le
faire arrêter , et peut-être même de
le faire périr (1) ; mais le désir im-
(1) Tit. Lir. 1. 2. Plutar. in Coriol. D. H.
init. 1. 8.
I 4
200 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
modéré de la vengeance l'emporta
dans un cœur qui n'étoit guères ac-
cessible à la crainte , et il résolut de
s'adresser directement à Tullus même.
Il sortit de sa retraite (i) après s'être
déguisé ; et au commencement de la
nuit il entra dans Antium , principale
ville de la communauté des VoLsques.
Il fut droit à la maison de Tullus
le visage couvert : il s'assit sans dire
un seul mot auprès du foyer domes-
tique , lieu sacré dans toutes les mai-
sons de l'ancien paganisme. Une con-
duite si extraordinaire , et certain air
d'autorité qui n'abandonne jamais les
grands hommes , surprirent les domes-
tiques : ils coururent en avertir leur
maitre. Tullus vint , et lui demanda
qui il étoît, et ce qu'il exigeoit de lui.
Coriolan se découvrant alors : « Si
» tu ne me reconnois pas encore , lui
» dit-il , je suis Caïus Marcius , mon
» surnom est Coriolan , seule récom-
» pense qui me reste de tous mes
» services. Je suis banni de Rome par
» la haine du peuple et la foiblesse
» des grands ; je dois me venger , il
>\ ne tiendra qu'à toi d'employer mon
» épée contre mes ennemis et ceux
(i) Val. Max. 1. 5. c. 2 et 4.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 201
» de ton pays. Si ta république ne
» veut pas se servir de moi , je taban-
» donne ma vie ; fais périr un ancien
» ennemi qui pourroit peut-être un
» jour causer de nouvelles pertes à
» ta patrie. »
Tulius , étonné de la grandeur de son
courage , lui tendit la main : « Ne
» crains rien , lui dit-il , Marcius ,
» ta confiance est le gage de ta sûreté.
» En te donnant à nous , tu nous
r> rends plus que tu ne nous as ôté.
» Nous saurons aussi mieux recon-
» noitre tes services que n'ont fait tes
» citoyens. Il est bien juste qu'un si
» grand capitaine n'attende que de
» grandes choses des Volsques. » Il le
conduisit ensuite dans son appar-
tement, où ils conférèrent en secret
des moyens de renouveler la guerre.
Nous avons dit qu'il y avoit alors
une trêve entre les Volsques et les
Romains : il étoit question de déter-
miner les premiers à la rompre. Mais
l'entreprise n'étoit pas sans difficulté,
à cause des pertes et des disgrâces
récentes que les Volsques avoient
essuyées dans la dernière guerre. Tul-
ius , de concert avec Coriolan , cher-
cha un prétexte pour faire renaître
I 5
202 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
leur ancienne aniniosîté. Les Romains
se disposoienfc à faire représenter des
jeux publies qui faisoient partie de la
religion ; les peuples voisins de Rome
.y accoururent de tous côtés , et il s'y
trouva sur-tout un grand nombre de
Volsques. lis étoient répandus dans
difïerens quartiers de la ville ; il y
en eut même plusieurs qui n'ayant
pu trouver d'hôtes pour les recevoir,
couchèrent sous des tentes dans les
places publiques. Ce grand nombre
d'étrangers causa de l'inquiétude aux
consuls ; et pour l'augmenter Tullus
leur fit donner un faux avis , que les
Volsques dévoient mettre le feu en
difïerens endroits de Rome. Les con-
suls en firent leur rapport au sénat ,
et comme on n:ignoroit pas leur ani-
mosité , les magistrats firent publier
une ordonnance dans toute la ville ,
qui enjoignoit à tous les Volsques d'en
sortir avant la nuit , et on leur pres-
crivit même la porte par où ils dé-
voient se retirer. Cet ordre fut exé-
cuté avec rigueur , et tous ceux de
cette nation furent chassés de Rome
à l'instant ; ils portèrent chacun dans
leurs cantons la honte de ce traite-
ment et le désir de la vengeance. Tullus
DE LA RÉP. ROMAINE, th. IL 2û3
se trouva sur leur chemin comme
par hasard ; et après avoir appris là
manière indigne dont on les avoit
obligés de sortir de Rome : « Est-il
» possible , disoit-il , pour augmenter
» leur ressentiment , qu'on vous ait
» chassés d'une fête publique , et pour
» ainsi dire d'une assemblée des dieux
» et deshommes , comme des profanes
» et des médians ? Pouvez-vous, après
» un traitement si indigne , vous ca^-
» cher à vous-mêmes la haine que vous
» portent les Romains ? Attendréz-
» vous que malgré la trêve qui nous
» a fait quitter les armes, ils viennent
» vous surprendre , et ravager de nou^
» veau votre territoire ? »
On tint tumultuairement une assem-
blée des états ; les avis les plus vio^-
lens alloient à prendre les armes sur-
le-champ , et . pour se venger , à porter
le fer et le feu dans le territoire de
Rome. Mais Tullus qui conduisoit
cette affaire leur conseilla , avant
que d'éclater, d'appeler Coriolan dans
leur assemblée. « Ce capitaine , leur
dit-il , dont nous avons teint de fois
éprouvé la valeur , à présent plus
ennemi des Romains que les Vois-
ques , semble avoir été conduit ici
I 6
!204 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
j> pour rétablir nos affaires , et il ne
» nous donnera point de conseils dont
» il ne partage les périls de l'exécu-
» tion. »
Le Romain fut appelé et introduit
dans l'assemblée ; il y parut avec une
contenance triste et ferme en même
temps ; tout le monde avoit les yeux
tournés sur un homme qui leur avoit
été plus redoutable que tous les Ro-
mains ensemble , et on l'écouta avec
ce respect que s'attire toujours le mé-
rite persécuté.
« Personne de vous n'ignore , leur
» dit-il , que j'ai été condamné à un
» exil perpétuel par la malice , ou
» par la foiblesse de ceux qui en sont
*> les auteurs ou les complices. Si je
9> n'avois cherché qu'un asile , je pou-
» voisine retirer ou chez les Latins,
» nos alliés ,, ou dans quelque colonie
» romaine. Mais une vie si obscure
» m'eût été insupportable , et j'ai
j» toujours cru quil valoit mieux y
» renoncer que de se voir réduit à
» ne pouvoir ni servir ses amis , ni
j> se venger de ses ennemis. Telle
i> est ma disposition ; je cherche à
» mériter par mon épée l'asile que je
» vous demande, joignons nos ressent-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 2o5
» timens communs. Vous n'ignorez
» pas que ces citoyens ingrats , qui
» m'ont banni si injustement , sont
» vos plus cruels ennemis ; Rome ,
» cette ville superbe , vous menace de
» ses fers. Il est de votre intérêt d af-
» foiblir des voisins si redoutables :
» je vois avec plaisir que vous vous
» disposez à renouveler la guerre , et
» j'avoue que c'est Tunique moyen
» d'arrêter les progrès de cette ambi-
» tieuse nation. Mais pour rendre
» cette guerre heureuse , il faut qu'elle
» soit juste devant les dieux , ou du
» moins qu'elle le paroisse devant les
» hommes : il faut que le motif ou
» le prétexte qui vous fera reprendre
» les armes , interesse vos voisins et
» vous procure de nouveaux allies.
» Feignez que vous aspirez à convertir
» la trêve qui est entre les deux na-
» tions en une paix solide ; que les
» ambassadeurs que vous enverrez à
» Rome ne demandent pour toute
» condition que la restitution des
» terres qui vous ont été enlevées ,
» ou par le malheur de la guerre ,
» ou dans des traités forcés. Vous
» n'ignorez pas que le territoire de
ï> Rome , dans l'origine de cette ville ,
206 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» n'avoit au plus que cinq ou six
» milles d'étendue. Ce petit canton
» est devenu insensiblement un grand
» pays par les conquêtes , ou , pour
» mieux dire , par les usurpations
» des Romains. Volsques , Sabins ,
» Eques , Albains , Toscans , Latins ,
» il n'y a point de peuples dans leur
* voisinage dont ils n'aient envahi
» des villes et une partie du territoire.
» Ce seront autant d'alliés qui se
» joindront à vous dans une affaire
» qui vous est commune , et qui vous
» intéresse tous également.
» Si les Romains , intimidés par la
» crainte de vos armes , se disposent
» à vous rendre les villes , les bourgs
» et les terres qu'ils vous ont enle-
» vés , pour lors , à votre exemple ,
» les autres peuples d'Italie rgdeman-
» deront chacun les fonds dont on les
» a dépouillés : ce qui réduira tout
» d'un coup cette fière nation à la
y> même foi blesse où elle étoit dans
» son origine ; ou si elle entreprend ,
» comme je n'en doute pas, de retenir
» ses usurpations par la force des
» armes , alors vous aurez dans une
» guerre si juste et les dieux et les
» hommes favorables. Vos allies s'uni-
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. IL 2CJ
» ront plus étroitement avec vous ; il
» se formera une ligue redoutable et
» capable de détruire ou du moins
« d'humilier une republique si superbe.
» Je ne vous parle point du peu de
» capacité que j'ai acquise dans les
» armées : soldat ou capitaine , dans
» quelque rang que vous me placiez ,
» je sacrifierai volontiers ma vie pour
» vous venger de nos ennemis coin-
» m uns. »
Ce discours fut écouté avec plaisir
comme tous ceux qui intéressent et
qui flattent nos passions. On résolut
la guerre ; la communauté des Vols-
ques en confia la conduite à Tulius
et à Coriolan ; et pour attacher le
Romain plus étroitement à la nation
des Volsques , on lui déféra la qualité
de sénateur. On dépêcha en même
temps , suivant son avis , des ambas-
sadeurs à Rome. Ils n'y furent pas
plutôt arrivés , qu'ils représentèrent
au sénat que leurs supérieurs , à
l'exemple des Latins , aspiroient à la
qualité d'alliés du peuple Romain ;
mais pour rendre cette union inal-
térable : « Nous demandons , dirent
» ces ambassadeurs , que la républi-
» que nous restitue les villes et les
208 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» terres que nous avons perdues par
» le malheur de la guerre ; ce sera le
» gage assuré d'une paix solide et
» durable : autrement nous ne pour-
» rions pas nous dispenser de les re-
» prendre par la force des armes. »
Ces ambassadeurs s'étant retirés ,
le sénat n'employa pas beaucoup de
temps à délibérer. On ne savoit à
Rome ce que c'étoit que de plier sous
des menaces ; et c'étoit une maxime
fondamentale du gouvernement , de
ne céder pas même à des ennemis
victorieux : ainsi on fit bientôt rentrer
les ambassadeurs. Le premier consul
leur répondit en peu de mots , que
la crainte ne feroit jamais rendre aux
Romains ce qu'ils avoient conquis par
leur valeur , et que si les Volsques
prenoient les premiers les armes , les
Romains ne les quitteroient que les
derniers ; on les congédia ensuite. Le
retour de ces ambassadeurs fut suivi
de la déclaration de la guerre. Tulius
et Coriolan . qui avoient prévu la
réponse du sénat , tenoient leurs troupes
prêtes à entrer en action. Tulius avec
un corps de réserve resta dans le pays
pour en défendre l'entrée aux ennemis,
pendant que Coriolan , à la tète de
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 209
la principale armée , se jeta sur les
terres des Romains et de leurs alliés
avant que les consuls eussent pris au-
cune mesure pour lui résister. Selon
Tite-Live , il chassa d'abord de Circée
une colonie de Romains qu'on y avoit
établie ; mais Denis d'Halicarnasse
? rétend que les habitans, intimides par
approche de l'ennemi , ouvrirent leurs
portes , et que Coriolan se contenta
d'en tirer des vivres et des habits pour
ses soldats. Il enleva ensuite aux Ro-
mains Satricum , Longule , Polusca
et Corioles , qu'ils avoient conquises
depuis peu de temps sur les Volsques ;
il prit encore Corbion , Vitellie , Tre-
bie , Labique et Pedum ; Voles , pour
avoir voulu se défendre , fut emportée
l'épée à la main , et ses habitans ex-
posés à la fureur d'un ennemi victo-
rieux et irrité. Les soldats de Corioian ,
répandus dans la campagne , porto ient
le fer et le feu de tous côtes ; mais
dans ce pillage et cet incendie générai
ils avoient des ordres secrets d'en
exempter les maisons et les terres des
patriciens. Coriolan arléctoit une dis-
tinction si marquée , soit par son
ancien attachement pour ceux de cet
ordre , soit comme il est plus vrai-
2IO HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
semblable , pour rendre le sénat sus-
pect au peuple , et augmenter les dis-
sensions qui étoient entre les uns et
les autres.
Cette conduite eut tout l'effet qu'il
en avoit prévu. Le peuple ne manqua
pas d'accuser publiquement le sénat
d'être d'intelligence avec Coriolan , et
de l'avoir fait venir exprès à la tète d'une
armée pour abolir la puissance irï-
buni tienne. Les patriciens, de leur côté,
reprochoient au peuple qu'il avoit
forcé un si grand capitaine à se jeter
par désespoir parmi les ennemis. Les
soupçons , la défiance , la haine , ré-
gnoient dans l'un et l'entre parti ; et
dans ce désordre on songeoit inoins
à repousser les Volsques qu'à décrier
et à perdre l'ennemi domestique. Les
deux consuls , cachés derrière les mu-
railles de Rome , ne faisoient des
levées que lentement. Spurius Nau-
tius et Sextus Furius, qui leur succé-
dèrent , ne firent, pas paroitre plus de
courage et de résolution. On voyoit
bien qu'ils craignoient de se commettre
avec un si grand capitaine. Le peuple
même et ses tribuns , si fiers dans la
place publique, ne se pressoient point
de donner leurs noms pour se faire
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 211
enrôler ; personne ne vouloit sortir
de Rome , soit qu'ils ne fussent pas
prévenus en faveur de leurs généraux,
soit qu'ils se vissent abandonnés de
leurs alliés qui avoient changé avec
la fortune.
Coriolan ne trouvant point d'armée
en campagne qui s'opposât à ses des-
seins , avance toujours , emporte La-
vinium , et vient enfin camper aux
fosses Cluiliennes à cinq milles de
Rome.
Au bruit de ses heureux succès, la
plupart des Volsques accourent dans
l'armée de Coriolan. Les soldats même
de Tullus„ dans l'espérance de la prise
et du pillage de Rome , abandons ent
leur général , et publient qu'ils n'en
reconnoissent point d'autre que le
Romain : ce fut comme une nouvelle
victoire que Coriolan remporta sur
Tullus , et qui laissa de vifs ressen-
timens dans le cœur du Volsque. Toute
l'Italie avoit les yeux tournés sur les
Romains et les Volsques , qui par le
seul changement de généraux en eprou-
voient un si grand dans leur fortune :
tant il est vrai que les forces d'un état
consistent moins d&ns le nombre et
le courage des troupes que dans la
212 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
capacité de celui qui les commande.
La consternation étoit générale dans
Rome. Le peuple qui , du haut de
ses murailles , voyoit les ennemis
répandus dans la campagne , demande
la paix avec de grands cris. On dit
tout haut dans la place qu'il faut casser
l'arrêt de condamnation qui avoit été
porté contre Coriolan , et le rappeler
de son exil ; enfin ce même peuple ,
qui venoit de le bannir avec tant de
fureur , demande son retour et son
rappel avec la même violence.
La plupart des patriciens s'y oppo-
sèrent , soit pour éloigner le soupçon
qu'ils eussent conservé la moindre
intelligence avec lui , ou seulement
par cet esprit de générosité si ordi-
naire parmi les Romains , de ne .mar-
quer jamais plus d'éloignement de la
paix que dans les mauvais succès. ïl
sortit alors du sénat cette réponse si
fière et si hautaine , mais qui fut mal
soutenue dans la suite : Que les Ro-
mains n'accorderoient jamais rien à
un rebelle . tant qu'il auroit les armes
à la main.
Coriolan , instruit et irrité de cette
réponse , lève son camp , marche droit
à Rome , et investit la place connue
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv.lî. 21 3
pour en former le siège. Un dessein
si hardi jette les patriciens et le peuple
dans une consternation égale ; tous
manquent de cœur et de résolution ;
la haine cède à la peur. Pour lors le
sénat et le peuple conviennent éga-
lement de demander la paix : on en-
voie des députés à Coriolan , et on
choisit même pour cette négociation
cinq consulaires , et ceux du sénat qui
avoient fait paroitre plus d'attachement
pour ses intérêts (i).
Les Volsques firent passer ces dé-
putés au milieu de deux rangs de
soldats qui étoient sous les armes , et
Coriolan, environné de ses principaux
officiers , les reçut assis dans son tri-
bunal avec la fierté d'un ennemi qui
vouloit donner la loi.
Les Romains l'exhortèrent en des
termes touchans et modestes à donner
la paix à l'une et à l'autre nation ; et
ils le conjurèrent de ne pousser pas
si loin les avantages que ses armes
donnoient aux Volsques , qu'il en ou-
bliât les intérêts de sa patrie. Mais ils
n'en rapportèrent que cette rigoureuse
réponse : Qu'on pourroit traiter de la
(i) M. Minucius , Posthumus , C. Minius,
Sp. Largius , P. Pinarius , Q. Sulyicius.
21 4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
paix en rendant aux Voîsques le p^ys
qu'on leur avoit enlevé , en donnant
à ces peuples le même droit de bour-
geoisie que les Latins avoient obtenu ,
et en rappelant les colonies Romaines
des villes dont ils s'étoient emparés
injustement. Coriolan ayant traité avec
tant de hauteur ce qui regardoit les
intérêts publics, prit des manières plus
gracieuses avec les envoyés. Il leur
offrit en particulier de leur faire tous
les plaisirs qu'ils pouvoient justement
attendre d'un ancien ami. Mais ces
généreux Romains ne lui demandèrent
pour toute grâce que de vouloir bien
éloigner ses troupes de la campagne
de Rome , pendant que le sénat et le
peuple se détermineroient , soit pour
la guerre , soit pour la paix. Corio-
lan , à leur considération , accorda
trente jours de trêve pour le seul ter-
ritoire de Rome ; il congédia ensuite
ces députés avec lesquels il étoit con-
venu que le sénat lui renverroit une
réponse décisive dans les trente jours.
Il employa ce temps à prendre encore
différentes villes des Latins , et après
cette expédition il parut de nouveau
aux portes de Rome avec toute son
armée.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 21 5
On lui envoya aussitôt de nouveaux
députés , qui le conjurèrent de n'exi-
ger rien qui ne fût convenable à la
dignité du nom Romain ; mais Corio-
lan , naturellement dur et inflexible ,
sans colère apparente , et aussi sans
Ï)itié , leur répondit sèchement que
es Romains n'avoient point d'autre
parti à prendre que la guerre ou la
restitution ; qu'il ne leur donnoit plus
que trois jours pour se déterminer ,
et qu'après ce terme il ne leur seroit
pas permis de revenir dans son camp.
Le retour de ces envoyés augmenta
la consternation publique. Tout le
monde court aux armes ; les uns se
postent sur les remparts ; d'autres font
la garde aux portes . de peur d'être trahis
par les partisans secrets de Coriolan ;
quelques-uns se fortifient même jus-
ques dans leurs maisons , comme si
l'ennemi eût déjà été maître de la
ville. Dans cette confusion il n'y avoit
ni discipline ni commandement. Les
consuls qui ne savoient que craindre
semblaient avoir renoncé aux fonctions
de leur dignité : on n'entendoit plus
parler des tribuns. Dans cette terreur
générale les particuliers ne prenoient
l'ordre , pour ainsi dire , que de leur;
21 6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
timidité. Cen'étoientpïus ces Romains
si fiers et si intrépides ; il sembloit
que le courage de cette nation fût
passé avec Coriolan dans le parti des
Volsques. Le sénat s'assemble; ce ne
sont que conseils sur conseils , on ne
forme aucun dessein digne du nom
Romain ; tout se termine à envoyer
de nouveaux députés à l'ennemi , et
pour le fléchir on emploie les minis-
tres de la religion.
Les prêtres , les sacrificateurs , les
augures et les gardiens des choses sa-
crées , revêtus de leurs habits de cé-
rémonie , sortent de Rome comme
en procession. Ils entrent dans le camp
ennemi avec une contenance grave
et modeste , propre à en imposer à la
multitude. Celui qui portoit la parole
conjure Coriolan par le respect dû
aux dieux , et par tout ce que la re-
ligion a de plus sacré , de donner la
paix à sa patrie ; mais ils le trouvèrent
également dur et inexorable. Il leur
repondit que ce qu'ils demandoient
dépendoit uniquement des Romains ,
et qu'ils auroient la paix dès qu'ils se
rnettroient en état de restituer les pays
qu'ils avoîent usurpés sur leurs voisins.
Il ajouta qu'il n'ignoroit pas que les
premiers
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IL 21 7
Î)remiers rois de Rome . pour exciter
'ambition des Romains et justifier
leurs brigandages, avoient eu l'adresse
de répandre dans le public que les
dieux destinoient l'empire du monde
à la ville de Rome ; que le sénat avoifc
pris grand soin d'entretenir une opi-
nion que la religion rendoit respec-
table , et le peuple , prévenu et en-
têté de ces visions , trouvoit justes et
saintes toutes les guerres qui ailoient
à l'agrandissement de leur patrie ;
mais que les voisins de Rome ne se
croy oient pas obligés de se soumettre
sur des révélations si suspectes et si
intéressées ; que la conjoncture pré-
sente en justifioit assez la fausseté ;
qu'il ne pouvoit leur dissimuler qu'il
étoit sûr d'emporter la place en peu
de temps ; que les Romains , pour ne
pas rendre des terres injustement ac-
quises , s'exposoient à perdre leurs
propres états , et que pour lui il pro-
testait devant les dieux qu'il étoit
innocent de tout le sang qu'on n'alloit
répandre que par leur opiniâtreté à
retenir le fruit de. leurs usurpations.
- Ayant ensuite donné quelques marques
de respect et de vénération extérieure
qu'il croy oit devoir à la sainteté de
Tome L K
-21 8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
leur caractère , il les renvoya sur-le-
champ , et sans vouloir rien relâcher
de ses premières propositions.
Quand on les vit revenir à Rome
sans avoir pu rien ohtenir , on crut
la république à la veille de sa ruine.
Les temples n'étoient remplis que de
vieillards , de femmes , d'enfans , qui
tous les larmes aux yeux et prosternés
aux pieds des autels , demandoient
aux dieux la conservation de leur
patrie. Telle étoit la triste situation
de la ville , lorsqu'une Romaine , ap-
Eelée Valérie , sœur de Vaiérius Pu-
licola , comme émue par une ins-
piration divine , sortit du Capitole 5
accompagnée d'un grand nombre de
'femmes de sa condition , auxquelles
elle avoit communiqué son dessein ,
et fut droit à la maison de Véturie ,
mère de Coriolan. Elles la trouvèrent
avec Volomnie , femme de ce Ro-
main , qui déploroient leurs propres
malheurs et ceux de Rome.
Valérie les aborda avec un air de
tristesse convenable à l'état présent
de la république : « Ce sont des Ro-
o maines , leur dit-elle , qui ont re-
» cours à deux Romaines pour le salut
j> de leur patrie commune. Ne souf-
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IL 21 9
» frez pas , Femmes illustres , que Rome
» devienne la proie desVolsques, et que
» nos ennemis triomphent de notre
» liberté. Venez avec nous jusques
» dans le camp de Coriolan lui demain
» der la paix pour ses concitoyens :
» toute notre espérance est dans ce
» respect si connu , et dans cette
» tendre affection qu'il a toujours eue
>» pour une mère et pour une femme
» si vertueuses. Priez, pressez, conju-
>• rez.Un tel homme de bien ne pourra
» résister à vos larmes. Nous vous sui-
» vrons toutes avec nos enfans ; nous
» nous jetterons à ses pieds. Et qui
» sait si les dieux , touchés de notre
» juste douleur, ne conserveront point
» une ville dont il semble que les nom-
» mes abandonnent la défense?
Les larmes que Valérie répandoit ea
abondance , interrompirent un dis-
cours si touchant, auquel Véturie ré-
pondit avec une tristesse égale : «Vous*
» avez recours, Valérie, à une foible
» ressource , en vous adressant à deux
» femmes abymées dans la douleur.
» Depuis ce malheureux jour où le
» peuple furieux bannit si injustement
» Coriolan , nous vîmes disparoitre ce
» respect filial et cette tendre affee-
K 2
220 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
» tion qu'il avoit eus jusqu'alors pour
» sa mers et pour une femme très-
» chère. Au sortir de l'assemblée où
» il venoit d'être condamné , il nous
» aborda d'un air farouche ; et après
» être demeuré quelque temps dans un
» morne silence: C'en est lait , nous
» dit-il , Coriolan est condamné : des
» citoyens ingrats viennent de me ban-
» nir pour toujours du sein de mapa-
.» trie. Soutenez ce coup de la fortune
» avec un courage digne de deux Ro-
» maines. Je vous recommande mes
» enfans : adieu , je pars , et j'abandon-
« ne sans peine une ville où Ton ne
» peutsouiïrir les gens de bien, lls'é-
» chappe en disant ces mots. Nous nous
» mîmes en état de le suivre: je tenois
» son fils aîné par la main, et Volomnie
,s> qui fondoit en larmes portoit lepius
» jeune dans ses bras. Pour lors se tour-
» nant vers nous: N'allez pas plus loin,
» nous dit-il , et finissez des plaintes
» inutiles. Vous n'avez plus ue fils ,
» ma mère ; et vous , Volomnie , la
» meilleure de toutes les femmes, vo-
» tremari est perdu pour vous. Fassent
» les dieux que vous en trouviez bien-
>> tôt un autre digne de votre vertu ,
» et plus heureux que Coriolan ! Sa
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. IL 22 1
» femme à un discours si dur et si in-
» humain tombe évanouie , et pendant
» que je cours à son secours il nous
» quitte brusquement avec la dureté
» d'un barbare , sans daigner rece-
» voir nos derniers embrassemens , et
» sans nous donner dans une si gran-
t> de affliction la plus légère marque
» de compassion pour nos malheurs.
» î! sort de Ptome , seul , sans domes-
» tiques, sans argent, sans nous dire
» seulement de quel cote il tournoit ses
» pas. Depuis qu'ilnous a abandonnées
» il ne s'est point informé de sa famil-
i le , et ne nous a point donné de ses
» nouvelles ; en sorte qu'il semble que
» dans la haine générale qu'il fait
» paroitre contre sa patrie , sa mère et
» sa femme soient ses plus grands
» ennemis.
» Quel succès pouvez - vous donc
» espérer de nos prières auprès d'un
» homme si implacable? Deux femmes
» pourront-elles fléchir ce cœur si dur,
» que les ministres même de la reli-
» gion n'ont pu adoucir ? Et après tout,
» que lui airai-je ? Que puis - je hon-
» netement exiger de lui ? Qu'il par-
» donne à des citoyens ingrats qui
» l'ont traité comme un homme noirci
K 3
2.22. HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» des plus grands crimes ; qu'il ait
?> pitié d'une populace furieuse qui
» n'en a point eu de son innocence ,
» et qu'il trahisse une nation , qui
» non-seulement lui a ouvert un asile,
j> mais même qui l'a préféré à ses plus
» illustres citoyens dans le comraan-
» dément des armées. De quel front
» oserai-je lui proposer d'abandonner
» de si généreux protecteurs pour se
» livrer de nouveau à ses plus cruels
» ennemis ? Une mère et une femme
» Romaines peuvent-elles exiger avec
» bienséance d'un fils et d'un mari ,
» des choses qui le déshonoreroienfe
» devant les dieux et devant les hom-
j> mes ? triste situation où il ne nous
y> est pas même permis de haïr le plus
a> redoutable ennemi de notre patrie !
» Abandonnez-nous donc à nos mal-
» heureuses destinées ; laissez-nous en-
» sevelies dans notre juste douleur.»
Valérie et les autres femmes qui
î'accompagnoient , ne lui répondirent
que parleurs larmes. Les unes embras-
sent ses genoux ; d'autres supplient
Volomnie de joindre ses prières aux
leurs; toutes conjurent Véturie de ne
pas refuser ce dernier secours à sa patrie»
La mère de Coriolan , vaincue par des
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 223
prières si pressantes , leur promit de
se charger de cette nouvelle députa-
tion , si le sénat y consentait. Valérie
en donna avis aux consuls qui en rirent
la proposition en plein sénat. On agita
long-temps cette affaire : les uns s'y op-
posoient dans la crainte que Coriolaa
ne retint toutes ces femmes qui étoient
des premières maisons de Rome , et
qu'il ne s'en servît ensuite pour s'en
faire ouvrir les portes sans tirer l'épée.
Quelques-uns proposoient même de
s'assurer de sa mère , de sa femme et
desesenfans , comme d'autant d'otages
qui pourroient le porter à quelque
ménagement. Mais le plus grand nom-
bre approuva cette députation , en
disant que les dieux quiavoient inspiré
ce pieux dessein à Valérie , le feroient
réussir ; et qu'on n'avoit rien à craindre
du caractère de Coriolan , fier à la
vérité, dur et inflexible, mais incapa-
ble de violer le droit des gens.
Cet avis l'emporta , et le lendemain
tout ce qu'il y avoit de plus illustre
parmi les femmes Romaines, se rendit
chez Véturie. On les fit monter aussi-»
tôt dans des chariots que les consuls
leur avoient fait préparer , et elles
prirent sans escorte le chemin du camp
ennemi. K 4
224- HISTOIRE DES RÉVOLUTION»
Coriolan ayant: aperçu cette longue
file de coches et de chariots, les en-
voya reconnoitre. On lui rapporta peu
de temps après que c'étoit sa mère , sa
femme , et un grand nomhre d'autres
femmes qui venoient droit au camp,
il fut d'abord surpris que des femmes
Romaines , élevées dans cette austère
retraite qui leur faîsoit tant d'honneur,
eussent pu se résoudre à venir sans es-
corte dans une armée ennemie , parmi
les soldats où règne ordinairement tant
de licence. Il jugea bien par cette dé-
putation d'une espèce si nouvelle ,
quelles pouvoient être les vues des Ro-
mains : il comprît que c'étoit la dernière
ressource que le sénat employoit pour
lefléchir. ilrésolut delesrecevoiravec
le même respect qu'il avoit rendu aux
ministres de la religion , c'est-à-dire ,
d'avoir pour des femmes si respecta-
bles tous les égards qui leur étoient
dus , et de ne leur accorder au fond
aucune de leurs demandes. Mais il
comptait sur une dureté dont il ne fut
point capable ; et il n'eut pas plutôt
reconnu sa mère et sa femme à la tète
de cette troupe de Romaines , que saisi
et ému par la vue de personnes si chè-
res , il courut avec précipitation les
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IL 225
embrasser. Les uns et les autres n'ex-
primèrent d'abord la joie qu'ils avoient
de se revoir que parleurs larmes ; mais
après qu'on eut donné quelque temps
à ces premiers mouvemens de la nature,
Veturie voulant entrer en matière ,
Coriolan pour ne pas se rendre suspect
aux Volsques fit appeler les principaux
officiers de son armée , afin qu'ils fus-
sent témoins de ce qui sepasseroit dans
cette négociation. Ils ne furent pas
plutôt arrivés que Véturie prenant la
parole pour engager son fils à avoir-
plus d'égards à la prière qu'elle venoit
faire , lui dit que toutes ces femmes
Romaines qu'il connoissoit , et qui
étoient des premières familles de la
république , n'avoient rien oublié de-
puis son absence pour la consoler , et
Volomnie sa femme ; que toucbées des
malheurs delà guerre , et craignant les
suites funestes du siège de Rome , elles
venoient lui demander de nouveau la
paix ; qu'elle le conjuroit au nom des
dieux de la procurer à sa patrie , et
détourner ailleurs l'effort deses armes.
Coriolan lui répondit qu'il offense-
roit ces mêmes dieux qu'il avoit pris
à témoins de la foi qu'il avoit donnée
aux Volsques , s'il lui accordoit une
K 5
226 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
demande si injuste. Qu'il étoit inca-
pable de trahir les intérêts de ceux qui ,
après lui avoir donné un rang honora-
ble dans leur sénat, venoient encore de
lui confier le commandement de leur
armée. Qu'il avoit trouvé dans Antium
plus d'honneurs et de biens qu'il n'en
avoit perdu à Rome par l'ingratitude de
ses concitoyens, et qu'il ne manqueroit
rien à sa félicité si elle vouloit bien la
partager avec lui , s'associer à sa fortu-
ne , et venir jouir parmi les Volsques
des honneurs qu'on rendroit à la mère
de leur général.
Les officiers Volsques qui assistoient
à cette conférence , témoignèrent par
leurs applaudissemens combien une
pareille réponse leur étoit agréable ;
mais Véturie sans entrer dans une com-
fmraison de Rome avec Antium , qui
es auroit peut-être offensés, se con-
tenta de dire à son fils qu'elle n'exige-
roi t jamais rien de lui qui pût intéres-
ser son honneur , mais qu'il pouvoit ,
sans manquer à ce qu'il devoit aux
Volsques , ménager une paix qui fût
également avantageuse aux deux na-
tions. « Eh ! pouvez -vous , mon fils ,
fl ajouta-t-elle en élevant sa voix, refuser
ï> une proposition si équitable , à moins
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 22-j
que vous ne vouliez préférer une
vengeance cruelle et opiniâtre aux
prières et aux larmes de votre mère?
Songez que votre réponse va décider
de ma gloire et même de ma vie. Si
je remporte à Rome l'espérance d'une
paix prochaine ; si j'y rentre avec les
assurances de votre réconciliation ,
avec quels transports de joie ne se-
rai-je pas reçue par nos concitoyens?
Le peu de jours que les dieux me
destinent encoreà passer sur la terre,
seront environnés de gloire et d'hon-
neurs. Mon bonheur ne finira pas
même avec cette vie mortelle ; et
s'il est vrai qu'il y ait différens lieux
pour nos âmes après la mort , je n'ai
rien à craindre de ces endroits obs-
curs et ténébreux où sont relégués
les médians : les champs Elisées, ce
séjour délicieux destiné pour les
gens de bien , ne suffiront pas même
» pour ma récompense. Après avoir
» sauvé Rome , cette ville si chère à
» Jupiter , j'ose espérer une place dans
» cette région pure et sublime de l'air,
» qu'on dit être habitée par les enfans
» desdieux. Mais je m'abandonne trop
» à des idées si flatteuses. Quedevien-
» drai-je si tu persistes dans cette haine
K 6
SiiS HISTOIRE DES PtÉYOLUTlONS
b implacable dont nous n'avons que
» trop ressenti les effets? Nos colonie y
» chassées par tes armes de la plu-
» part des villes qui reconnoissoient
» l'empire de Rome ; tes soldats fu-
» rieux répandus dans la campagne , et
» portant le fer et le feu de tous côtés ,
» ne devoient-ils pas avoir assouvi ta
» vengeance ? As-tu bien eu le eoura-
>> ge de venir piller cette terre qui t'a
» vu naître , et qui t'a nourri si long-
» temps ? De si loin que tu as pu
>■> apercevoir Rome , ne t'est-il point
» venu dans l'esprit que tes dieux \
>v ta maison, tanière , ta femme et tes
» enfans étoient renfermés dans ses
>> murailles ? Crois-tu que couvert de
» la honte d'un refus injurieux, j'at-
» tende paisiblement que tes armes
» aient décidé de notre destinée? Une
» femme Romaine sait mourir quand
» il le faut ;et si je ne te puis fléchir,
» apprends que j'ai résolu deme donner
» la- mort -en ta présence. Tu n'iras à
» Rome qu'en passant sur le corps de
» celle qui t'a donné la vie ; et si un
» spectacle aussi funeste n'est pas ca-
» pable d'arrêter ta fureur ,. songe au
?> moins, qu'en voulant mettre Rome
v aux fers . ta femme et tes enfans ne
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 229
p peuvent éviter la mort, au une prom-
» pte servitude. »
Coriolan agité de différentes passions
paroissoit interdit: la haine et le désir
de la vengeance balancoient dans son
cœur l'impression qu y faisoit malgré
lui un discours si touchant. Veturiequi
le vovoit ébranlé , mais qui craignoit
quela colère ne l'emportât sur la pitié:
« Pourquoi ne me réponds-tu point ,
» mon Mis , lfu^îfe-elTe:?Méconnôis-tii
» ta mère ! As-tu oublié les soins que
» i'aî pris de ton enfance ? Et toi qui ne
» fais la guerre que pour te venger de
» l'ingratitude de tes concitoyens ,
» peux- tu sans te noircir du même cri-
» me que tu veux punir , refuser la
» première grâce que je t'aie jamais
» demandée ? Si j'exigeois que tu
» trahisses les Volsques qui t'ont reçu
» si généreusement , tu aurois un juste
» sujet de rejeter une pareille propo-
» sition. Mais Véturie est incapable de
» proposer rien de lâche à son fils ; et
» ta gloire m'est encore plus chère que
» ma propre vie. Je demande seule-
9 ment que tu éloignes tes troupes des
» murailles de Rome; accorde-nous
» une trêve d'un an , pendant lequel
>•> on puisse travailler à établir une paix
23o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» solide. Je t'en conjure , mon fils ,
» par Jupiter tout bon et tout-puis-
» sant , qui préside au Capitole , par
» les mânes de ton père , et de tes an-
» cêtres. Si mes prières et mes larmes
» ne sont pas capables de te fléchir ,
» vois ta mère à tes pieds , qui te de-
» mande le salut de sa patrie. » En
disant ces mots , et fondant en larmes,
elle lui embrasse les genoux: sa femme
et ses enfans en font autant , et toutes
les femmes Romaines qui les accom-
pagnoient demandent grâce par leurs
larmes et par leurs cris.
Coriolan, transporté et comme hors
de lui de voir Véturie à ses pieds ,
s'écrie : « Ah! ma mère , que faites-vous!»
et lui serrant tendrement la main en
la relevant : « Rome est sauvée , lui
v> dit il , mais votre fils est perdu ; »
prévoyant bien que les Volsques ne
lui pardonneraient pas la déférence
qu'il alloit avoir pour ses prières. Il
la prit ensuite en particulier avec sa
femme , et il convint avec elles qu'il
tâcheroit de faire consentir les prin-
cipaux officiers de son armée à lever
le blocus ; qu'il emploieroit tout son
crédit et tous ses soins pour obtenir la
paix de la communauté des Volsques ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IL 23 1
et que s'il n'y pouvoit réussir . et que
les succès préeédens les rendissent trop
opiniâtres ; il se démettroit du com-
mandement, pour se retirer dans quel-
que ville neutre ; que ses amis pour-
roient alors négocier son rappel et son
retour à Rome. Il se sépara ensuite de
sa mère et de sa femme après les avoir
tendrement embrassées , et ne songea
plus qu'à procurer une paix honorable
à sa patrie.
Il assembla le lendemain le conseil
de guerre ; il y représenta la difficulté
de former le siège d'une place où il y
a voit une armée redoutable pour gar-
nison , et autant de soldats qu'il s'y
trouvoit d'habitans, et il conclut à
se retirer. Personne ne contredit son
avis , quoi qu'après ce qui s'étoit passé
on ne pût pas ignorer les motifs de sa
retraite. L'armée se mit en marche , et
les Volsques plus touchés de ce res-
pect filial qu'il a voit fait paroitre pour
sa mère, que de leurs propres intérêts ,
seretirèrentchacun dans leurs cantons.
Mais Tullus , ce général qui Pavoit
reçu d'abord avec tant d'humanité , ja-
loux du crédit qu'il avoit acquis parmi
les soldats , saisit cette occasion pour
le perdre ; et Une le vit pas plutôt de
232 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
retour dans la ville d'Antium , qu'il pu-
blia hautement: que ce banni avoit trahi
les intérêts des Volsques. Coriolan ,
pour se disculper , demanda à rendre
raison de sa conduite devant le conseil
général de la nation ; mais Tullus qui
ne redoutoit pas moins son éloquence
que sa valeur , excita un tumulte , à la
faveur duquel ses partisans se jetèrent
surleRomain (i) et le poignardèrent:
sort funeste e! presque inévitable pour
tous ceux qui ont le malheur de pren-
dre les armes contre leur patrie.
Telle fut la fin de ce grand homme,
trop fier à la vérité pour un républi-
cain , mais qui par ses grandes qua-
lités et ses services méritoit un meil-
leur traitementdes Volsques etdes Ro-
mains. Quand on apprit sa mort à
Rome , le peuple n'en témoigna ni
joie, ni douleur ; et peut-être qu'il ne
fut pas fâché que les Volsques Peus-
sent tiré de l'embarras de rappeler un
patricien qu'il ne craignoit plus et
qu'il haïssoit encore.
(0 E>. H. 1. 8.
Fin du second Livre.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv* III. n33
LIVRE III.
Sp, Cassius Vïscelliniis , patricien , conçoit
l'espérance de se faire couronner roi de
Rome d la faveur des divisions qui
régnent dans la ville. Peur mettre le
peuple dans ses intérêts , il propose dans
le sénat de faire faire le dénombrement
des terres conquises , afin de les partager
également entre tous les citoyens : c'est
ce quon a appelé la loi agraire. Vir->
gimus , collègue de Cassius dans le con-
sulat, et C, Rabuléius, tribun du peuple,
contribuent également à empêcher l'exé-
cution de la proposition du consul. Arrêt
du sénat qui autorise Q. Fabius et C,
Cornélius, consuls dt signés , d nommer
des commissaires pour le partage des
terres. Cassius condamné à mort. Mé-
nenius,fils dy Agrippa , et Sp. Servilius
sont mis en justice par les tribuns pour
s être opposés pendant leur consulat à
la nomination de ces commissaires. Le
premier est condamné à une amende ,
et S' enferme dans sa maison ou il se
laisse mourir de faim ; le second dissipe
le danger par sa fermeté. Voïero> Loi
234 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
qu'il propose pour les assemblées par
tribus. Cette loi passe malgré Appius.
Les tribuns , de concert avec les consuls ,
demandent V exécution de V arrêt du sénat
pour le partage des terres conquises.
Appius empêche l'effet de cette demande.
La mort de ce consulaire donne moyen
aux tribuns de poursuivre cette affaire ,
mais sans succès.
V^/ETTE haine du peuple pour tout ce
qui portoit le nom de patriciens , ne
venoit que de la jalousie du gouver-
nement. Mais comme il n'en avoit
encore coûté au sénat que rétablis-
sement des tribuns et l'exil d'un parti-
culier, les républicains zélés n'étoient
pas fâchés de cette opposition d'in-
térêts, qui, en balançant également le
crédit des grands et l'autorité du peu-
ple, ne servoît qu'à maintenir la liberté
publique. Telle étoit la disposition des
esprits , lorsqu'un patricien ambitieux
crut qu'en poussant plus loin la divi-
sion, et en se mettant à la tête d'un
des partis , il pourroit les détruire
tous deux , et jeter sur leurs ruines
les fonclemens de sa propre élévation.
Ce patricien s'appeloit Sp. Cassius
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 235
Viscellinus ; il avoit commandé les
armées, obtenu l'honneur du triomphe
et étoit actuellement consul pour la
troisième fois. Mais c'était un homme
naturellement vain et plein d'osten-
tation , qui exagéroit ses services r
méprisoit ceux des autres, et rappeloit
à lui seul toute la gloire des bons
succès. Dévoré d'ambition , il osa as-
pirer à la royauté si solennellement
proscrite par ïes lois; et dans le dessein
secret qu'il avoit formé depuis long-
temps de la rétablir en sa personne , il
ne balança point sur le parti qu'il
avoit à prendre. 11 résolut de gagner
d'abord l'affection du peuple qui se
livre toujours aveuglément à ceux qui
le savent tromper sous le prétexte spé-
cieux de favoriser ses intérêts. (An de
Rome 267 ou 268. )
Sa partialité éclata ouvertement pen-
dant son second consulat , dans le
temps qu'il s'agissoit de l'établissement
des tribuns. On pouvoit à la vérité
attribuer ses ménagemens politiques au
désir de voir le peuple réuni avec le sé-
nat ; mais la conduite équivoque qu'il
venoit de tenir actuellement, tant à
l'égard des Herniques , que du peuple
Romain, persuada entièrement le sénat,
236 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS '
avoit d'au très vues et d'autres intérêts
que ceux de la république.
Les Herniques ou Hernieiens étoient
de ces petits peuples voisins de Rome,
que nous avons dit quihabitoient pro-
che du Latium. Depuis la mort de Cor
riolan ils s'étoient ligués avec les Vols-
ques contre les Romains. Aquilius qui
étoit alors consul avec T. Sicinius ,
C Ans de Rome 266 , 267 ou 268. ) qui
lui succéda dans le consulat (1) et dans
la conduite de cette guerre , les ré*
duisit par la seule terreur de ses armes
à demander le paix : ils s'adressent au
sénat qui renvoya l'affaire au consul,
Cassius se prévalant de cette com-
mission , et sans communiquer au
sénat les articles du traité , accorda la
paix aux Herniques , et leur laissa le
tiers de leur territoire. Il leur donna
par le même traité le titre si recherché
Ralliés et de citoyens de Rome , en sorte
qu'il traita des vaincus aussi favora-
blement que s'ils avoient été victo-
torieux. Pour se faire des partisans au
dedans et au dehors de l'état il destina
aux Latins la moitié de ce qui restoit
des terres des Herniques, et réserva le
surplus pour des pauvres plébéiens de
(1) D. liai. 1. 6. Tit. Liv. Dec. 1. 1. 2.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 2DJ
Rome. Il tenta même de retirer des
mains de quelques particuliers des
terres qu'il disoit appartenir au pu-
blic '■ et qu'il vouloit encore distribuer
à des pauvres citoyens. Il avoit de-
mandé auparavant les honneurs du
triomphe avec autant de confiance que
s'il eut remporté une glorieuse victoire;
et il avoit obtenu par son crédit un
honneur qu'on naccordoit jamais qu'à
des généraux qui avoient remporté une
victoire importante , et qui avoient
laissé au moins cinq mille des ennemis
sur la place.
Le lendemain de son triomphe il
rendit compte , suivant l'usage , dans
une assemblée du peuple de ce qu'il
avoit exécuté de glorieux et d'utile à
la république pendant la campagne.
Comme ses exploits ne iuifournissoient
rien d'assez brillant , il se jeta sur ses
services précédens; il représenta que
dans son premier consulat (i) il avoit
vaincu lessabins; que son second con-
sulat avoit été illustré par la part qu'il
avoit eue à l'érection du tribunat ;
qu'il venoit dans le troisième d'incor-
porer les Herniques dans la république,
et qu'il se proposoit avant la fin de
(i)'-D. H. ibicL
^38 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
son consulat de rendre la condition des
plébéiens si heureuse , qu'ils n'envie-
roient plus celle des patriciens. Il ajouta
qu'il se flattoit que le peuple Romain
ne pourroit disconvenir qu'il n'avoit
jamais reçu tant de bienfaits d'un seul
de ses citoyens.
Ce discours fut écouté avec plaisir
par le peuple toujours avide de nou-
veautés. Le sénat au contraire qui re-
doutait l'esprit ambitieux de Cassius
n'étoit pas sans inquiétude. Tout le
monde dans Rome par difïerens motifs
attendoit avec impatience 1 éclaircis-
sement de ces promesses si magni-
fiques. Cassius s'étendit ensuite sur les
louanges du peuple. Il représenta que
Rome lui étoitredevable non-seulement
de sa liberté , mais encore de l'empire
qu'elle avoit acquis sur une partie de
ses voisins ; qu'il lui paroissoit très-
injuste qu'un peuple si courageux et
qui exposoit tous les jours sa vie pour
étendre les bornes de la république ,
languit dans une honteuse pauvreté 9
pendant que le sénat , les patriciens
et tout le corps de la noblesse jouissoient
seuls du fruit de ses conquêtes. Et pour
-développer le fond de ses intentions ,
il ajouta qu'il étoit d'avis pouj rap-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 23q
procher les pauvres citoyens de la con-
dition des riches , et pour leur don-
ner le moyen de subsister , de faire un
dénombrement exact de toutes les ter-
Tes qu'on avoit enlevées aux ennemis,
et dont les patriciens s'étoient emparés;
qu'il falloit en faire un nouveau par-
tage sans aucun égard pour ceux qui ,
sous différens prétextes , se les étoient
appropriées ; que ce partage mettroit
les pauvres plébéiens en état de pou-
voir nourrir des enfans utiles à Petat ,
et qu'il n'y avoit même qu'un partage
si équitable qui put rétablir l'union et
l'égalité qui dévoient être entre les ci-
toyens d'une même république. Ce fut
alors, dit Tite-Live , que la loi agraire
£ut proposée pour la première fois (i).
11 seroit difficile d'exprimer la sur-
prise , l'indignation et la colère du
sénat à l'ouverture d'une pareille pro-
position. Mais pour bien comprendre
à quel point elle étoit ruineuse à lé-
^gard des grands, et tout l'appât qu'elle
devoit avoir pour le peuple , je ne
puis , cerne semble-, me dispenser de
rappeler en partie ce que j'ai dit au
sujet de ces .terres publiques. Quand
les Romains avoient, eu quelque avan-
(i) Dec.-i.l. 2.
2^0 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
tage considérable sur leurs voisins, ils
ne leur accordoient jamais lapaix qu'ils
ne leur enlevassent une partie de leur
territoire , qui étoit aussitôt incorporée
dans celui de Rome : c'étoit l'objet et
le principal fruit qu'on envisageoit
dans la victoire. On sait, et je l'ai déjà
dit , qu'une partie de ces terres de
conquêtes se vendoit pour indemniser
l'état des frais de la guerre. On en dis-
tribuoit gratuitement une autre por-
tion à de pauvres plébéiens nouvelle-
ment établis à Rome , qui se trou voient
sans aucun fonds de bien en propre :
quelquefois on en donnoit quelques
cantons à cens et par forme d'inféo-
dation , et les détenteurs en pay oient
les redevances en argent , en fruits ou
' en grains , qui se vendoient au profit
du trésor pnblic. Enfin comme la prin-
cipale richesse des Romains consistait
en ces temps-là en bestiaux et en-nourri-
tures , on laissoit en commun et pour
servir de pâturages , ce qui restoit de
ces terres conquises.
Cette disposition bannissoit la pau-
vreté de la république , et attachoit
ses citoyens à sa défense. Mais 'des pa-
triciens avides enlevèrent ces différens
secours au petit peuple. Des terres
dune
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. III. n/^t!
cFune vaste étendue , et qui dévoient
fournir à la subsistance de tout l'état ,
devinrent insensiblement le patri-
moine de quelques particuliers. Si on
en vendoit quelque partie pour in-
demniser l'état des frais de la guerre,
les sénateurs, seuls riches en ce temps-
là , maîtres et arbitres des adjudica-
tions , se les faisoient adjugera très-
vil prix ; en sorte que le trésor public
n'en tiroit presque aucun profit. C'était
par la même autorité qu'ils p renoient
sous leurs noms ou sous aes noms
empruntés , les terres qu'on devoit
donner à cens aux pauvres plébéiens
pour leur aider à élever leurs enfans.
Souvent , par des prêts intéressés et
des usures accumulées , ils s'étoient
fait céder les petits héritages que le
peuple avoit reçus de ses ancêtres.
Enfin les riches , en reculant peu à
peu les bornes de leurs terres , y
avoient absorbé et confondu la plupart
des communes ; en sorte que ni l'état
en général , ni les plébéiens en par-
ticulier ne tiroient presque plus aucun
avantage de ces terres étrangères. Les
patriciens qui s'en étoient emparé Les
avoient enfermées de murailles : on
avoit élevé dessus des bâtimens : des
Tome I, h
2^2. HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
troupes d'esclaves , faits des prisonniers
de guerre , les cultivoîent pour le
compte des grands de Rome , et déjà
une longue prescription couvroit ces
usurpations. Les sénateurs et les patri-
ciens n'avoient guères d'autres biens
que ces terres du public , qui étoient
passées successivement en différentes
familles par succession , par partage ,
ou par ventes.
Quelque apparence d'équité qu'eût
la proposition de Cassius , on ne pou-
voit en faire une loi sans ruiner tout
d'un coup le sénat et la principale
noblesse , et sans exciter une infinité
de procès en garantie parmi toutes
les familles de Rome : aussi la plupart
des sénateurs s'élevèrent contre lui avec
beaucoup d'animosité. Sans respecter
sa dignité , ils lui reprochèrent publi-
quement son orgueil , son ambition ,
et l'envie qu'il avoit d'exciter des
troubles dans la république : ils di-
soient hautement que Cassius agissoit
moins comme consul que comme un
tribun séditieux.
Cassius s'é toit bien attendu de trouver
une opposition générale à sa propo-
sition de la part des grands de Rome.
Mais comme il se flattoit que le peuple ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. zfi
toujours avide de choses nouvelles ,
et séduit par l'espérance du partage
des terres, se déclareroit en sa faveur,
il convoqua une nouvelle assemblée ,
et parmi Beaucoup de choses qu'il dit
au mépris de la noblesse et en faveui:
du peuple , il ajouta qu'il ne tiendroit
qu'à ce dernier ordre de la république
de se tirer tout d'un coup de la misère
dans laquelle l'avoit réduit l'avarice
des patriciens; qu'il n'y avoit pour
cela qu'à faire une loi solennelle du
partage des terres de conquêtes , et
dont il leur avoit proposé en partie
le modèle dans ce qu'd destinoit de
faire des terres des Herniques ; qu'il
falloit même faire rendre aux pauvres
plébéiens l'argent dont ils avoient payé
le blé que le roi de Sicile avoit en-
voyé gratuitement à Rome , et que
Ear des lois si équitables le peuple
anniroit pour toujours la pauvreté t
la jalousie et la discorde.
Le peuple reçut d'abord ces pro-
positions avec de grands applaudisse-
mens ; mais la plupart des tribuns qui
ne pouvoient voir sans jalousie qu'un
patricien et un consul entreprît à leur
préjudice de s'attirer la confiance de
a multitude , gardoient un profond
L 2
i>44 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
silence qui empêchoit leurs partisans
et les principaux de chaque tribu de
se déclarer ouvertement pour la loi.
Ce n'est pas que les uns et les autres
n'en reconnussent tout l'avantage pour
le parti du peuple , comme on le
verra dans la suite ; mais ils ne vou-
loient pas que le peuple en eût obli-
gation à un patricien , ni qu'un consul
fut reconnu pour auteur de la loi.
Ainsi , sans l'approuver ni la com-
battre ouvertement , ils attendoient
une autre conjoncture où ils pussent
avoir aux yeux du peuple le mérita
de l'avoir fait recevoir.
Virginius , collègue de Cassius pour
Je consulat , ne l'attaqua pas directe-
ment , il feignit au contraire d'en
reconnoître la justice en général ;
mais , pour en éluder la publication ,
il blâmoit hautement l'usage qu'en
vouloit faire Cassius qui , par ce par-
tage infidèle , réduisoit les victorieux
et les souverains à une égalité hon-
teuse avec les sujets et les vaincus.
Il laissoit échapper en même temps
des soupçons contre son collègue ,
comme si par cette disposition si ex-
traordinaire , et proposée en faveur
d'anciens ennemis , il eût cherché à
DE LA P,ÊP. ROMAINE. Liv. III. 2^3
s'en faire des créatures au préjudice
même de l'état : « Pourquoi, s'écrioit-
» il , rendre aux Herniques la troi-
» sième partie d'un territoire si légi-
» timement conquis? Quelle peut être
» sa vue en voulant donner aux Latins
» la meilleure partie de ce qui reste ,
» si ce n'est de se frayer un chemin
» à la tyrannie ? Rome doit craindre
» que ces peuples , toujours jaloux de
» sa grandeur malgré sa nouvelle al*
» liance , ne mettent un jour à leur
» tête Cassius comme un autre Co-
» riolan , et n'entreprennent sous sa
» conduite de se rendre maîtres du
» gouvernement. »
Cette comparaison avec Coriolan ,
qui rappeloit au peuple le souvenir
d'un patricien dont la mémoire lui
étoit si odieuse , refroidit cette pre-
mière ardeur pour la réception de
cette loi. Les tribuns même laissèrent
entrevoir que l'auteur leur en étoit
suspect. Cassius , s'apercevant que son
parti s'affoiblissoit , fit venir secrète-
ment à Rome un grand nombre de
Latins et d'Herniques , auxquels il fit
dire qu'en qualité de citoyens Romains
ils avoient intérêt de se trouver aux
premières assemblées pour y défendre
L 3
2^6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
leurs droits , et faire passer la loi du
partage des terres de conquêtes , qu'il
avoit proposée en leur faveur.
On vit arriver aussitôt à Rome un
grand nombre de ces peuples. Il étoit
indifférent à Cassius qu'on reçût la
loi , et il ne Pavoit proposée que dans
le dessein d'exciter une sédition , et
de se pouvoir mettre à la tète d'un
parti qui le rendît maître du gouver-
nement. La froideur qu'avoient té-
moignée les tribuns déconcertait ses
vues. Pour engager le peuple à se
joindre à lui , il ne marchoit plus dans
la ville qu'escorté d'une foule de La-
tins et d'Herniques. Virginius, voulant
afïbiblir ce parti , lit publier une or-
donnance qui prescrivoit à tous les
alliés qui n'étoient pas actuellement
domiciliés dans Piome , d'en sortir
incessamment. Cassius s'opposa à cet
êdit ; et un héraut par son ordre en
publia un autre tout contraire , qui
permettoit d'y rester à tous ceux qui
étoient censés citoyens. Cette oppo-
sition excita de nouveaux troubles
dans la ville : les deux magistrats (i)
vouloient être également obéis ; leurs
licteurs étoient tous les jours aux prises,
(0 D. H. 1. 8.
!,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. Hfâ
et cette concurrence entre deux partis
qui se fortifioient continuellement ,
alloit dégénérer en une guerre civile
lorsqu'un des tribuns du peuple , ap-
Eelé C. Rabuleïus , entreprit de ré ta-*
lir le calme dans la république , et ,
en tribun habile , d'en tirer tout l'avan-
tage en faveur du peuple.
11 remontra dans une assemblée
ublique qu'il étoit aisé de concilier
es avis des deux consuls ; que l'un
et l'autre convenoient de la justice
du partage des terres des Herniques
en faveur du peuple Romain ; que ces
deux magistrats n'étoient opposés qu'en
ce que Cassius vouloit admettre dans
ce même partage les Herniques et
les Latins, alliés de la république ;
ainsi qu'il étoit d'avis de commencer
par faire justice aux Romains selon
qu'ils en convenoient l'un et l'autre ;
et qu'à l'égard de la propositionque
Cassius faisoit en faveur des alliés i
et à laquelle son collègue s'opposoit ,
il falloit en remettre la décision à
un autre temps ; que pour toutes les
autres terres de conquêtes et qui
composoient la plus grande partie du
territoire de Rome , le sénat et le
peuple en délibereroient à loisir ,
f>48 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
selon l'importance d'une si grande
affaire , et comme il conviendroit au
bien commun de la république.
Sous les apparences d'un avis si
équitable et si modéré , le tribun ca-
choit le dessein de pousser plus vive-
ment l'affaire du partage quand il
l'auroit tirée des mains de Cassius. Il
fut cause que l'assemblée se sépara
sans qu'il y eut rien de statué au sujet
du partage général de toutes les terres
de conquêtes. Cassius, honteux du mau-
vais succès de ses desseins , se cacha
dans sa maison , d'où il ne sortit plus
sous prétexte de maladie.
Cependant le sénat , qui avoit pé-
nétré les desseins secrets de Rabu-
leïus , prévit bien que l'affaire du
partage des terres n'étoit que différée.
Il s'assembla extraordinairement pour
Ï>ré venir de bonne heure tout ce que
es tribuns pourroient entreprendre
à ce sujet. On ouvrit différens avis.
Celui d'Appuis , ce défenseur intré-
pide des lois, fut que pour empêcher
les justes plaintes du peuple , le sénat
devoit nommer dix commissaires qui
seroient chargés de faire une recherche
exacte de ces terres qui originairement
appartenoient au public ; qu'il en fal-
M LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 2^
loit vendre une partie au profit du
trésor , en distribuer une autre aux
plus pauvres citoyens qui n'avoient
aucun fonds de terre , rétablir les com-
munes , et placer par-tout des bornes
dont le défaut avoit causé l'abus qui
s'etoit introduit ; qu'à l'égard du reste
de ces terres , il ne les falloit louer
que pour cinq ans , en porter le loyer
à sa juste valeur , et en employer le
produit à fournir du blé et la solde
aux plébéiens qui alloient en cam-
pagne ; que ce règlement les empê-
cheroit de songer davantage au par-
tage des terres , et que certainement
ils préféreraient à un morceau de terre
qu'ils seroient obligés de cultiver, du
grain , de l'argent et une subsistance
assurée pendant toute la campagne ;
et qu'il ne sa voit point de moyen plus
sûr pour réformer d'anciens abus , que
de rétablir les choses dans l'esprit de
leur première institution.
A. Sempronius Atratinus , personnage
révéré dans le sénat , approuva hau-
tement Pavis d'Appius : il y ajouta
seulement qu'il falloit faire entendre
aux alliés et à ces peuples qui ve-
noient d'être faits citoyens de Rome ,
qu'il n'etoit pas juste qu'ils entrassent
L 5
2b0 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
en partage des terres que les Romains
avoient conquises avant leur alliance ;
que chaque nation , quoiqu'alliée ,
pouvoit disposer comme elle le juge-
roit à propos de son territoire et de
ses conquêtes : qu'à, l'égard des terres
dont on se rendroifc maître à forces
communes , la république . dans le
partage qui en seroit fait , auroit égard
su secours qu'elle auroit tiré de ses
alliés.
L'avis de ces deux sénateurs forma
le sénatus-consulte. Mais comme ces
terres de conquêtes faisoient tout le
bien des premiers de Rome , la plupart
des sénateurs que le règlement aïloit
ruiner ajoutèrent au sénatus-consulte ,
et pour en éloigner l'exécution , qu'at-
tendu que le consulat de Cassius et
cle Virgmius étoit prêt d'expirer , leurs
successeurs immédiats Quintus Fabius
et Servius Cornélius r consuls dési-
gnés , seroient autorisés pour nommer
les décemvirs qui. dévoient régler l'af-
faire du partage des terres ; et ces
mêmes sénateurs résolurent entr'eux
de mettre alors Cassius en justice , et
de lui faire son procès pour intimider
tous ceux qui à l'avenir seroient tentés
de remuer cette affaire.
DE LA RÉP. ROMAINE. Lïv. III. 201
Quelques auteurs ont prétendu que ,
sitôt que les deux nouveaux consuls
eurent pris possession de leur dignité
C An de Rome 268. ) , ce fut le père
même de Cassius qui le dénonça au
sénat comme ayant voulu se rendre
le tyran de sa patrie (1) , et que ce
sévère Romain , comme un autre
Brutus , en ayant fait voir les preuves
en plein sénat , avoit ramené son fils
en sa maison où il l'avoit fait mourir
en présence de toute sa famille. Mais
Denis dTIalicarnasse (2) nous apprend
que ce furent Ceson Fabius , frère du
premier consul , et Valérius , petit-fils
ou neveu de Publicola , tous deux
questeurs , qui se rendirent partisans
dans cette affaire , et qui ayant con-
voqué l'assemblée du peuple suivant
le pouvoir attaché à leurs charges ,
accusèrent Cassius d'avoir introduit des
forces étrangères dans la ville pour
opprimer la liberté de ses concitoyens.
Cassius parut dans l'assemblée, vêtu
de deuil et dans un habit conforme
à sa fortune. Il représenta au peuple.,
pour l'intéresser dans sa défense , que
c'était lui-même que le sénat attaquoit
en sa personne , et qu'il n'étoit odieux
(1) Val. M. l.ô.c. 8. (2) D. H. 1. 8.
L 6
202 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
aux patriciens que parce qu'il avoû
proposé de les obliger à partager avec
le peuple toutes les terres dont ils
s'étoient emparé ; mais ce peuple gé-
néreux , qui dans sa misère trou voit
la servitude encore plus insupportable
que la pauvreté , n'écouta qu'avec une
indignation générale tout ce qui venoit
de la part d'un homme si suspect. Cas-
sius se vit en même temps abandonné
du peuple et poursuivi par le sénat ,
et il fut condamné par les suffrages
de tous ses concitoyens. L'exemple
récent de Coriolan , qui avoit rendu
son exil si redoutable , fut cause qu'on
le condamna à mort. Ce consulaire ,
qui avoit été honoré de deux triom-
phes , fut précipité du haut de la
roche Tarpeienne ; et les patriciens
eurent la satisfaction de faire périr ,
par les mains même des plébéiens ,
un partisan déclaré des intérêts du
peuple.
Un coup si hardi étourdit la multi-
tude. On fut quelque temps sans en-
tendre parler de la recherche des terres
publiques ; l'exécution du sénatus-
consulte et la nomination des dé-
cemvirs demeurèrent suspendues. Cette
grande affaire devint comme un de
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. III. 2.5$
ces mystères du gouvernement où per-
sonne n'oseroit toucher. Le peuple
intimidé garda un profond silence
pendant quelque temps ; mais ses
besoins firent renaître insensiblement
ses plaintes. Le petit peuple com-
menta à regretter Cassius ; il se re-
prochoit sa mort , et par une recon-
noissance tardive , peu différente de
l'ingratitude, il donnoit des louanges
inutiles à la mémoire d'un homme
que lui-même avoit fait périr.
Le sénat, craignant qu'il ne se trouvât
un autre Cassius dans le consulat , prit
des précautions pour ne remettre cette
suprême dignité qu'à des patriciens
dont il fut bien assuré , et il étoit
maître en quelque manière de cette
espèce d'élection , qui ne se faisoit
que par rassemblée des centuries , où:
les pati •• iens avoient le plus grand
nombre de suffrages. C'est ainsi que
Lucius Emilius et Ceson Fabius r
M. Fabius et Lucius Valérius , par-
vinrent successivement au consulat.
C Ans de Rome 26 9 , 270. ) Dans le
dessein que le sénat avoit formé de
laisser tomber le sénatus-consulte , il
ne crut point pouvoir mieux confier
ce secret qu'a Fabius Ceson et à- Lucius
254 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Valérius , les accusateurs de Cassius,
et qui Pavoient précipité eux-mêmes ,
pour ainsi dire , du haut de la roche
Tarpéienne. Le peuple sentit bien
l'artifice : il s'aperçut qu'on ne met-
toit dans le consulat que des patriciens
qu'on étoit bien assuré qui ne nom-
meroient jamais les décemvirs qui dé-
voient procéder au partage des terres.
Dans ces circonstances , la guerre pres-
que continuelle s'étant rallumée , et
les deux consuls Marcus Fabius et
Lucius Valérius , qui étoient en exer-
cice, ayant demandé quelques recrues
pour rendre les légions complètes ,
un tribun , appelé C. Ménius , s'y op-
posa , et protesta publiquement qu'il
ne soufYriroit point qu'aucun plébéien
donnât son nom pour se faire enrôler,
que les consuls auparavant n'eussent
apporté le sénatus-consulte en pleine
assemblée du peuple , et qu'ils n'eussent
nommé les commissaires qui le dé-
voient mettre à exécution. Les consuls ,
pour se tirer de cet embarras (i) et
pour lever l'opposition du tribun ,
firent porter leur tribunal hors de
Rome , à une distance qui n etoit plus
de la jurisdiction des tribuns , dont
(0 D. H. lir. 8. Tit. Liv, Dec. i. Lx>
DE LA RÉP. ROMAINE. LtV. III. 25S .
le pouvoir et les fonctions étoient
renfermés dans les murailles de la
ville. Les consuls , s'y étant rendus t
envoyèrent citer les plébéiens qui
dévoient marcher en campagne. Ceux-
ci , se reposant sur l'opposition du
tribun , ne comparurent point , et ils
ne craignoient pas , tant qu'elle sub-
sisteroit , que les consuls les fissent
arrêter. Mais ces magistrats prirent une
autre route pour se faire obéir, et sans
rentrer dans Rome , afin de ne pas se
trouver en concurrence avec les tri-
buns , ils envoyèrent abattre les mai-
sons de campagne ,et couper les arbres
des premiers plébéiens qui avoient re-
fusé de comparoitre après la citation.
Cette exécution militaire fit rentrer
le peuple dans son devoir ; on le vit
accourir aussitôt et se présenter de-
vant les consuls pour recevoir leurs
ordres. Chacun prit les armes ; on
marcha aux ennemis ; la guerre se
fit sans aucun succès considérable ,
et les consuls retinrent les soldats le
plus long-temps qu'ils purent en cam-
pagne et sous leurs enseignes pour
éviter de nouvelles séditions.
Mais quand on fut de retour , et
qu'il fallut procéder à l'élection de
*56
nouveaux consuls , la discorde se re-
nouvela avec plus de fureur que jamais.
Les principaux du sénat qui étoient
les plus intéressés dans la recherche
des terres publiques, destinoient cette
dignité à Appius Claudius , fils de
celui dont nous avons parlé. Il avoit
hérité de son père des biens considé-
rables , d'un grand nombre de cliéns ,
et sur-tout de cette hauteur et cette fer-
meté qui l'avoient rendu si odieux à
la multitude. Aussi le peuple ne vou-
loit point en entendre parler , et il
demandoit quelques-uns de ces anciens
sénateurs qui lui avoient paru les plus
favorables. Chaque parti demeuroit
attaché opiniâtrement à la résolution
qu'il avoit prise. Le sénat se flattoit
d'emporter cette affaire de hauteur
par le moyen d'une assemblée qui se-
roit faite par centuries. Les consuls
la convoquèrent à l'ordinaire et sui-
vant le droit qui étoit attaché à leur
dignité ; mais le peuple , excité par
ses tribuns , fit tant de bruit , et il y
eut des contestations et des disputes
si aigres et si violentes , qu'on ne put
ce jour-là procéder à l'élection. C'étoit
le dessein secret des tribuns qui 9 par
une entreprise toute nouvelle , convo-
DE LA RÉP. EOMAINE. Liv. ÎII. 2$j
cpèrent le lendemain une seconde
assemblée. Les consuls et le sénat en
corps ne manquèrent pas de s y trouver,
et ils demandèrent aux tribuns par
quelle autorité ils s'ingéroient de vou-
loir présider à l'élection des consuis.
Ceux-ci leur répondirent que l'intérêt
du peuple les obiigeoit à ne pas souf-
frir qu'on lui donnât des tyrans pour
magistrats, et que si le sénat ne choi-
sissoit des gens de bien , ils sauroient
bien s'opposer à toute élection qui
seroit préjudiciable au peuple.
Quelques sénateurs, irrités de cette
audace , vouloient que le premier
consul nommât un dictateur qui , par
le pouvoir suprême et absolu de sa
dignité, punit sévèrement les auteurs
de ces nouveautés. Mais comme on
avoit lieu de craindre que le peuple
ne se révoltât ouvertement , les meil-
leures têtes du sénat et les plus sages
ne crurent pas devoir , dans une pa-
reille conjoncture , commettre l'au-
torité souveraine contre tout un peuple
en fureur. On prit un parti plus mo-
déré. Le sénat se contenta de créer
un entre-roi (i) , comme nous en avons
vu sous les rois pendant la vacance
(0 D. H. 1. 8.
2.58 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
du trône. Cette magistrature passagère
fut déférée à A. Sempronius Atratinus,
qui la remit à Sp. Largius. Ce magis-
trat avoit naturellement un esprit de
conciliation , et comme il craignoit
apparemment que si le sénat s'obsti-
noit à vouloir porter Appius au con-
sulat , l'opposition des tribuns et du
peuple n'excitât à la fin une sédition ,
il crut qu'il étoit de l'intérêt de la
république de remettre l'élection d'Ap-
pius à des temps plus tranquilles et
plus favorables ; et il ménagea si adroi-
tement l'un et l'autre parti , qu'il les
obligea de part et d'autre à relâcher
quelque chose de leurs prétentions.
On convint que l'élection se feroit
toujours à l'ordinaire et par les suf-
frages des centuries ; et les deux partis
s'accordèrent sur le choix des consuls.
( An de Rome 271. )
L'union étant rétablie à ces con-
ditions , on procéda seulement pour
la forme à l'élection de ces magistrats.
Les tribuns firent tomber cette dignité
à C. Julius Iulus , que tout le monde
savoit être partisan du peuple et es-
clave des tribuns. Les patriciens nom-
mèrent pour son collègue Q. Fabius
Vibulanus , d'une maison illustrée par
DE LÀ RÉP. ROMAINE. Liv. III. 2$$
des consulats presque continuels , et
qui , sans avoir jamais offensé le peu-
ple , n'avoit pas laissé de défendre
dans toutes les occasions les droits
et la dignité du sénat.
Le peuple se flattoit , ayant un
consul à sa dévotion , de faire nommer
les commissaires et de procurer enfin
le partage des terres. Mais ce fut alors
qu'on reconnut la différence qu'il y
a entre ceux qui ne s'élèvent aux pre-
mières dignités qu'à force de bassesses,
et ces hommes généreux que le mé-
rite autant que la naissance y place
naturellement. C. Julius voulut , à la
vérité , tenter de faire publier le sé-
natus-consulte ; mais à peine osa-t-il
soutenir son sentiment contre celui
de Fabius. Le consul du sénat , s'il
est permis de parler ainsi , avoit pris
une si grande supériorité sur celui du
peuple, quoique leurs dignités fussent
égales , qu'il sembloit qu'il n'y en eut
qu'un cette année dans la république.
Fabius l'obligea de sortir de Rome
avec lui , et de marcher contre les
Eques et les Véiens. C'étaient des
peuples de la Toscane qui avoient fait
quelques courses sur les terres des
Romains : on usa de représailles , et
ïGo HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
cette expédition se termina par le
pillage de la campagne.
Ces petites guerres étoient la res-
source ordinaire des consuls qui , pour
faire diversion aux plaintes ordinaires
du peuple , le tiroient de Rome sous
ce prétexte , et portoient la guerre
au dehors dans la vue de faire trouver
à leurs soldats , aux dépens de l'en-
nemi , une subsistance qui leur fit
oublier leurs anciennes prétentions.
Mais ces guerres continuelles les ren-
doient encore plus féroces , et la paix
faisoit renaître dans des courages si
fiers la discorde que la guerre n'avoît
gue suspendue.
On la vit éclater de nouveau au
sujet de l'élection des consuls. Le
peuple , réduit à ne pouvoir choisir que
des nobles , eût bien souhaité du
moins que les suffrages ne fussent
tombés que sur ceux de cet ordre qui
paroissoient plébéiens d'inclination.
On disoit même tout haut dans les
assemblées que c'étoit bien assez que
le peuple souffrit qu'on tirât les deux
consuls du corps des patriciens , sans
qu'on leur donnât encore ceux qui
étoient le plus opposés au partage des
terres. Le sénat , au contraire , ne des-
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 26 1
tïnoit cette dignité qu'à ceux en qui il
trouvoit plus de courage et de fermeté ;
chaque parti soutenoit ses préten-
tions avec une égale vivacité : l'affaire
enfin s'accommoda. On convint de se
régler sur la manière dont on en avoit
usé dans la dernière élection. Le peu-
ple nomma encore son consul , quoi-
que toujours pris parmi les patriciens :
ce fut Sp. Furius ( An de Rome 272.) ;
et le sénat choisit Ceson Fabius , celui
même qui , pendant sa questure , avoit
fait périr Cassius. Il étoit question (1)
de continuer la guerre contre les
Equeset les Toscans qui renouveloient
leurs incursions. Les nouveaux consuls
voulurent faire prendre les armes au
peuple ; mais un tribun , appelé Sp.
ïcilius , s'y opposa hautement. Il dit
qu'il formeroit la même opposition
à tous les décrets qui émaneroient du
sénat sur quelque affaire que ce fût ,
jusqu'à ce qu'on eût rapporté dans
l'assemblée du peuple le sénatus-con-
sulte , et nommé en conséquence des
commissaires ; qu'il lui étoit indiffé-
rent que les ennemis ravageassent la
campagne , ou que des usurpateurs en
(1) Tit. Liv. 1. 2. D. H. in principio. 1. 9.
Zonaras. 1. 2, Yal. Max. 1. 9. c. 3.
zGï HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
restassent propriétaires. Cependant les
Eques et les Yéiens mettoient tout à
feu et à sang dans le territoire de
Rome , sans que le sénat pût trouver
des troupes à leur opposer par l'opi-
niâtreté du tribun qui arrètoit toutes
les levées. Dans cet embarras Appius,
dont nous venons de parler , ouvrit
un avis dont le succès fut heureux. II
représenta que la puissance du tribunat
n'étoit redoutable que par l'union des
tribuns (1) , et que si l'opposition d'un
seul tribun pouvoit suspendre l'exé-
cution d'un arrêt du sénat , elle avoit
le même effet à l'égard des délibé-
rations de ses collègues; qu'il n'étoit
Î)as impossible qu'il n'y eût de la ja-
ousie entr'eux ; qu'il falloit tâcher
d'y introduire de la division , et tra-
vailler secrètement à engager quel-
qu'un qui entrât dans les intérêts du
sénat. Ce conseil fut approuvé et suivi ;
les sénateurs s'attachèrent à gagner
l'amitié des tribuns , et ils y réussirent.
Quatre de ce collège déclarèrent , dans
une assemblée publique , qu'ils ne
pouvoient souffrir que les ennemis ,
à la faveur des divisions qui régnoient
dans la ville , ravageassent impuné-
(1) Tit. Liy. Dçc. 1. 1. 2.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 263
ment la campagne. Icilius eut le cha-
grin et la honte de voir lever son
opposition ; le peuple prit les armes ,
et suivit les consuls à la guerre. Ce
fut pendant plusieurs années comme
une alternative de troubles dans la
ville , et de guerres en campagne ,
sans que le peuple pût venir à bout
de la publication de la loi. Il s'en pre-
noit aux consuls ; et pour s'en venger
on vit des soldats qui n'eurent point
de honte , au retour de l'armée , de
servir d'accusateurs ou de témoins
contre leurs généraux , comme s'ils
eussent manqué de courage ou de ca-
pacité dans la conduite de l'armée.
A peine un consul étoit-ii sorti de
charge qu'il se voyoit traduit devant
rassemblée du peuple , c'est-à-dire ,
devant un tribunal où il avoit ses plus
cruels ennemis pour juges. ( An de
Rome 277. ) C'est ainsi que Ménénius,
fils d'Agrippa , se vit accusé sous
prétexte que durant son consulat les
ennemis avoient emporté le fort de
Cremère. Les tribuns Q. Considius et
T. Genutius (1) demandèrent haute-
ment sa mort ; mais le sénat et tous
ses amis sollicitèrent si vivement eu
(1) D. H. 1. 9.
264 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
sa faveur , qu'il ne fut condamné qu'à
une amende qui montoit à deux mille
asses , c'est-à-dire , environ vingt écus
de notre monnoie : somme modique
si on la considère par rapport au temps
où nous écrivons , mais qui étoit très-
considérable dans un siècle et une ré-
publique où les premiers magistrats
vivoient du travail de leurs mains. On
peut dire même que cette amende
étoit excessive à l'égard de Ménénius,
à qui son . père n'avoit laissé d'autre
patrimoine que sa gloire et sa pau-
vreté. Ses amis lui offrirent généreu-
sement de payer pour lui la somme
à laquelle il avoit été condamné ;
mais il ne le voulut pas souffrir , et
pénétré de l'injustice et de l'ingrati-
tude de ses concitoyens , il s'enferma
dans sa maison où il se laissa mourir
de faim et de douleur.
On attaqua ensuite un autre con-
sulaire , appelé Spurius Servilius , qui
avoit succédé à Ménénius au consulat.
On lui faisoit un crime d'un combat
où , après avoir défait les Toscans , il
avoit perdu quelques troupes en pour-
suivant les ennemis avec plus de cou-
rage que de prudence ; mais ce n'étoit
qu'un prétexte , et une victoire qu'il
avoit
DE LA ntP. ROMAINE. Liv. III. ->65
avoit remportée faisoit son apôLne;
Le véritable crime de J'„n et l'autre
consulaire etoit de n'avoir jamais voû-
ta, pendant leur consulat, nommer
es commissaires qui dévoient faire
le partage des terres. {An de Rome ^ )
Servi bus , qui n'ignoroit pas cette
disposmon des esprfts à soi égard
n eu recours m aux prières, ni au f redit
de es amis pour échappera la colère
dtrePXPf SÊ P1'éf nta ' P°ur »™ï
ShV T 3U Pénl ; et'sa"s cI^nge^
alaiitmdecontenance,ilSerentlit
été cité ;% ï^uÇle où « avoit
ete cite et adressant la parole à la
multitude : « Si on m'a fJi „ ■ ■ -
i -J-. ., ou ma lait venir ici .
» lui dit-il , pour me demander compte
I tt%fm Sest Passé d^s la dernière
» bataille ou ,e commandois , je suis
«prêt de vous en instruire; mais si ce
» nest quun prétexte pour me faire
» périr comme je le' soupçonne ,
' ^^gnez-moi des choses futiles
' V°lla T\ bOIPS et lr'a vie que je
» vous abandonne , vous pouvez en
>• disposer. >. r
Quelques-uns des plus modérés d'en-
tre le peuple lui ayant crié Qu'il nrit
curage (,), et qu'il continult sa dé-
(0 D. H. ]. 9.
Tome I. j|
2G6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
fense : « Puisque j'ai affaire à des
» juges et non pas à des ennemis ,
» ajouta-t-il, je vous dirai , Romains ,
» que j'ai été fait consul avec Virgi-
» nius dans un temps où les ennemis
» étoient maîtres de la campagne , et
» que la dissension et la famine étoient
» dans la ville. C'est dans une con-
» joncture si fâcheuse que j'ai été ap-
» pelé au gouvernement de l'état. J'ai
» marché aux ennemis que j'ai défaits
» en deux batailles , et que j'ai con-
» traints de se renfermer dans leurs
» places. Et pendant qu'ils s'y tenoient
» comme cachés par la terreur de vos
» armes , j'ai ravagé à mon tour leur
» territoire ; j'en ai tiré une quantité
» prodigieuse de grains que j'ai fait
» apporter à Rome où j'ai rétabli
» l'abondance. Quelle faute ai-je com-
» mis jusqu'ici ? me veut-on faire un
» crime d'avoir remporté deux vic-
>> toires ? Mais j'ai , dit-on , perdu
» beaucoup de monde dans le dernier
» combat. Peut - on donc livrer des
» batailles contre une nation aguerrie
» et qui se défend courageusement ,
» sans qu'il y ait de part et d'autre
» du sang répandu ? Quelle divinité
>> s'est engagée envers le peuple Ro~
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. III. 267
jp main de lui faire remporter des
» victoires sans aucune perte ? Ignorez-
» vous que la gloire ne s'acquiert que
» par de grands périls ? Je suis venu
» aux mains avec des troupes plus
» nombreuses que celles que vous
» m'aviez confiées ; je n'ai pas laissé
» après un combat opiniâtre de les
» enfoncer : j'ai mis en déroute leurs
» légions qui à la fin ont pris la fuite.
b Pouvois-je me refuser à la victoire
» qui marchoit devant moi ? Etoit-il
» même en mon pouvoir de retenir
» vos soldats que leur courage em-
» portoit , et qui poursuivoient avec
» ardeur un ennemi effrayé ? Si j'avois
» tait sonner la retraite : si j avois ra-
» mené nos soldats dans leur camp ,
» vos tribuns ne m'accuseroient-ils
» pas aujourd'hui d'intelligence avec
» les ennemis ? Si vos ennemis se sont
» ralliés , s'ils ont été soutenus par un
» corps de troupes qui s'avaneoit à
. » leur secours ; enfin , s'il a fallu re-
» commencer tout de nouveau le
» combat , et si dans cette dernière
» action j'ai perdu quelques soldats ,
» n'est-ce pas le sort ordinaire de la
» guerre ? Trouverez-vous des géné-
» raux qui veuillent se charger du
M 2
268 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» commandement de vos armées , h
» condition de ramener à Rome tous
» les soldats qui en seroient sortis sous
» leur conduite ? N'examinez donc
» point si à la fin d'une bataille j'ai
» perdu quelques soldats; mais jugez
» de ma conduite par ma victoire et
» par les suites de la victoire. S'il est
» vrai que j'ai chassé les ennemis de
» votre territoire ; que je leur ai tué
» beaucoup de monde dans deux corn-
» bats ; que j'ai forcé le débris de
» leurs armées de s'enfermer dans leurs
» places , et que j'ai enrichi Rome et
» vos soldats du butin qu'ils ont fait
» dans le pays ennemi ; que vos tri-
» buns s'élèvent , et qu'ils me repro-
» chent en quoi j'ai manqué contre
» les devoirs d'un bon général. Mais
» ce n'est pas ce que je crains : ces
» accusations ne servent que de pré-
» texte pour pouvoir exercer impu-
» nément leur haine et leur animosité
» contre le sénat et contre l'ordre
» des patriciens. Mon véritable crime ,
» aussi bien que celui de l'illustre
» Ménénius, c'est de n'a voir pas nommé
» l'un et l'autre, pendant nos consulats ,
» ces décemvirs après lesquels vous
«I soupirez depuis si long-temps. Ma$
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. ?%
» le pouvions-nous faire clans lagita-
» tion et le tumulte des armes , et
y> pendant que les ennemis étoient à
» nos portes , et la division dans la
» ville ? Et quand nous l'aurions pu ,
» sachez , Romains , que Servilius
» n'auroit jamais autorisé une loi qu'on
» ne peut observer sans exciter un
» trouble général dans toutes les fa-
» milles , sans causer une infinité de
» procès , et sans ruiner les premières
» maisons de la république , et qui
» en sont le plus ferme soutien. Faut-
» il que vous ne demandiez jamais
» rien au sénat qui ne soit préjudicia-
» ble au bien commun de la patrie ,
» et que vous ne le demandiez que
*> par des séditions ? Si un 5cXfèî£ra
» ose vous représenter l'injustice de
» vos prétentions ; si un consul ne
» parle pas le langage séditieux de vos
» tribuns ; s'il défend avec courage
» la souveraine puissance dont il est
» revêtu , on crie au tyran. A peine
» est-il sorti de charge qu'il se trouve
» accablé d'accusations. C'est ainsi
» que par votre injuste plébiscite vous
» avez ôté la vie à Ménénius . aussi
» grand capitaine que bon citoyen.
» Ne devriez - vous pas mourir de
M 2
270 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» honte d'avoir persécuté si crueîle-
» ment le fils de ce Ménénius Agrippa
» à qui vous devez vos tribuns , et
» ce pouvoir qui vous rend à présent
» si furieux ? On trouvera peut-être
» que je vous parle avec trop de li-
» berté dans l'état présent de ma for-
» tune; mais je ne crains point la mort:
>•> condamnez-moi si vous l'osez ; la
» vie ne peut être qu'à charge à un
» général qui est réduit à se justifier
» de ses victoires : après tout , un sort
» pareil à celui de Ménénius ne peut
» me déshonorer. »
Ce généreux patricien dissipa le
Eéril par sa fermeté , et le peuple ,
onteux de la mort de Ménénius ( An
»**. xxome 270. ; n*j»a condamner oc*--
vilius (1) , qui fut absous par la plus
grande partie des suffrages. Le salut
de ce consulaire qui venoit d'échap-
per à la fureur des tribuns , ne leur
fit rien relâcher de leurs prétentions
au sujet du partage des terres. Ils con-
tinuèrent à infecter la multitude par
le poison ordinaire de leurs harangues
séditieuses ; enfin un de ces tribuns ,
appelé Cn. Genutius ( 2 ) , homme
(1) Tit. Liv. 1. 2. D. H. 1. 9.
(2) D. H. 1. 9.
Î>E LA RÉF. ROMAINE. LlV . III. 27 I
hardi , entreprenant , et qui n'étoit
pas sans éloquence , somma publi-
quement L. Emiiius Mammercus et
Vop. Julius , tous deux consuls cette
année , de nommer incessamment les
commissaires qui , suivant le sénatus-
consulte , dévoient procéder au par-
tage des terres , et y faire poser des
bornes qui pussent arrêter les usur-
pations. ( An de Rome 280. )
Les deux consuls , pour éluder ces
poursuites , se défendirent d'abord de
prendre connoissance d'une affaire qui
s'étoit passée long-temps avant leur
consulat ; et pour donner une appa-
rence de justice à un refus qui n'étoit
fondé que sur l'intérêt de leur corps,
ils ajoutèrent que ce sénatus-consulte
étoit péri par l'inexécution , et que
personne n'ignoroit qu'il y avoit cette
différence entre les lois et de simples
décrets du sénat , que les unes étoient
perpétuelles et inviolables , au lieu
que les sénatus-consultes n'avoient pas
plus de durée que le temps de la
magistrature de celui à qui on en avoit
renvoyé l'exécution.
Le tribun , sans s'arrêter à cette dis-
tinction , eut bien voulu pouvoir atta-
quer- directement ces magistrats ; mais
M 4
272 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
comme il prévit qu'il ne lui seroit pas
aisé de faire périr deux consuls pen-
dant qu'ils seroient revêtus de la sou-
veraine puissance , il s'adressa à A.
Manlius et à L. Furius qui ne fai-
soient que sortir de charge. Il les cita
devant l'assemblée du peuple , et il
les accusa de n'avoir pas voulu nom-
mer les commissaires dans le dessein
de priver des pauvres citoyens et des
braves soldats de la part qui leur étoit
si légitimement acquise dans les terres
de conquêtes. Ce tribun furieux exhorta
le peuple à se faire justice lui-même ,
et ajouta que ce ne seroit que par la
punition de ces grands coupables, et
par la crainte d'un pareil supplice
qu'on pourroit réduire leurs succes-
seurs à exécuter enfin le sénatus-con-
sulte ; et après avoir fait des sermens
horribles qu'il poursuivroit cette af-
faire jusqu'à la mort , il marqua le
jour que le peuple en devoit prendre
connoissance. Cette accusation et ces
menaces violentes épouvantèrent les
patriciens. Ils voy oient avec autant de
colère que de douleur que les tribuns
en vouloient également à leurs biens
et à leurs vies , et qu'il sembloit qu'il
y eût une conjuration formée pour se
DE LA RÈP. ROMAINE. Liv. III. 2? 3
défaire de tous les sénateurs les uns
après les autres. Chacun se reprochoit
sa patience et sa modération : on tint
diff'érens conseils particuliers , mais
dont le résultat demeura enseveli sous
un profond secret. Cependant le peu-
ple , qui triomphoit d'avance , se van-
toit insolemment que , malgré tous les
artifices du sénat , la loi du partage
des terres passeroit à la fin ; qu'elle
seroit même scellée par le sang de
ceux qui s 'y étoient opposés , et que
la mort de Cassius ne demeureroit
pas sans être vengée. Le sénat dissi-
muloit sa crainte (i) et son ressenti-
ment. Mais la veille qu'on de voit juger
cette affaire , Génutius fut trouvé mort
dans son lit sans qu'il parût aucune
marque qu'il eût été empoisonné, ou
qu'on lui eût fait violence. On ap-
porta son corps dans la place , et le
petit peuple dont l'esprit se tourne
aisément du côté de la superstition ,
crut que les dieux désapprouvoient
son entreprise (2) , quoique les plus
habiles se doutassent bien que quel-
ques patriciens avoient servi de mi-
nistres à la divinité. Cependant ce
sentiment de religion qui s'étoit em-
(1) Il D. H. ibid. 1. 9. (2) Zonaras.
M 6
274 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
paré des esprits de la multitude leur
inspira un grand respect pour le sénat ,
en faveur duquel il sembloit que le
ciel se fût déclaré d'une manière si
visible. On ne parla plus pendant
quelque temps du partage des terres :
les tribuns étoient confus , et le sénat
auroit repris toute son autorité si
dans cette révolution il n'eût pas voulu
la pousser trop loin.
11 étoit question de lever des trou-
pes et d'enrôler les légions pour
marcher contre l'ennemi. Les consuls ,
escortés de leurs licteurs , tinrent à
l'ordinaire leur tribunal dans la place ;
€t pour faire sentir au peuple leur
puissance , ils condamnoient à l'amen-
de ou au fouet , souvent sans aucun
égard pour la justice , les citoyens qui
ne se présentoient pas aussitôt qu'ils
avoient été appelés pour donner leurs
noms. Une conduite si sévère com-
mença à aliéner les esprits ; et la
manière injuste et violente dont les
consuls voulurent enrôler comme
simple soldat un plébéien qui avoit
été centurion , acheva de faire éclater
le mécontentement du peuple.
Ce plébéien , appelé P. Volero ,
s'étoit distingué à la guerre par sa
DE LARÉP. ROMAINE. Liv. III. &]S
valeur, et passoit pour un bon offi-
cier (i). Cependant , au préjudice de
ses services et des emplois qu il avoit
remplis , il fut cité pour se faire en-
registrer en qualité de soldat. ( An de
Rome 255. ) Il ne voulut pas obéir , et
se plaignit publiquement que les con-
suls le vouloient déshonorer , parce
qu'il était plébéien. Ces magistrats ,
sur son refus , envoyèrent un licteur
pour l'arrêter ; et comme il faisoit de
la résistance , ils ordonnèrent qu'on
J[e battit de verges : supplice dont les
généraux punissoient la désobéissance
de leurs soldats (2). On voulut se saisir
de sa personne ; mais Volero , plein de
courage et d'indignation , repousse le
licteur , et le frappant d'un coup dans
le visage , il demande en même temps
la protection des tribuns. Comme ils
paroissoient insensibles à ses cris : « J'en
» appelle au peuple , dit-il en adres-
» sant la parole aux consuls , puisque
» nos tribuns, intimidés par votre puis-
» sance , aiment mieux qu'on mal-
» traite à leurs yeux un citoyen , que
» de s'exposer à être étouffés dans leur
» lit comme Génutius. » Se tournant
(0 Til. Liv. Dec. i. 1. 2.
(2) Flor.-l. 1. c. 22.
M 6
27 G HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
ensuite vers le peuple qui paroissoit
indigné de la violence qu'on lui vou-
loit faire : « Assistez-moi , mes com-
» pagnons , crioit-il , nous n'avons
f> point d'autre ressource contre une
» si grande tyrannie que dans nos
f> forces. »
Le peuple , ému par ce discours ,
Î>rend feu , se soulève , attaque les
icteurs qui escortoient les consuls.
On brise leurs faisceaux , on les écarte ;
la majesté du consulat n'est pas capable
d'arrêter la fureur du peuple , et les
consuls sont contraints de s'enfuir et
de se cacher.
Le sénat s'assemble aussitôt ; les
consuls font leur rapport de la rébel-
lion de Volero > et concluent à ce qu'il
fût puni comme séditieux , et préci-
pité du haut de la roche Tarpéienne.
Les tribuns au contraire demandoient
justice contre les consuls , et ils se
pfôignoient de ce que ces magistrats
au préjudice de la loi Valeria et d'un
appel devant l'assemblée du peuple
Romain , avoient voulu faire fouetter
ignominieusement un brave citoyen ,
comme si c'eût été un vil esclave :
nouveau sujet de dissension entre ces
deux ordres de la république. Vch
DE LA RÉP. ROMAINE. LÎV. IIL 277
lero , qui redoutait la puissance des
consuls , demanda le tribunat , qu'il
regardoit comme un asile inviolable ,
où il seroit à couvert contre toutes
les violences de ses ennemis. Pour
obtenir cette charge , il se vanta dans
une assemblée publique que s'il étoit
jamais revêtu de cette dignité , il
sauroit bien empêcher à l'avenir que
le peuple ne fût opprimé par la puis-
sance du sénat.
Les plébéiens qui faisoient toujours
le plus grand nombre dans ces assem-
blées , charmés des espérances que
leur donnoit Volero , lui accordèrent
tous leurs suffrages. Il fut élu tribun
malgré la brigue et la cabale des pa-
triciens ; il entra en exercice de cette
magistrature sous le consulat de L.
Pinarius et de P. Furius. Le peuple
attentif à ses démarches croyoit que
f>our se venger des deux consulaires qui
'avoient maltraité , il alloit les attaquer
et les mettre en justice ; mais il por-
toit plus loin ses vues. Il tourna tout
son ressentiment contre le corps entier
du sénat , et il entreprit de le priver
de l'autorité qu'il avoit dans l'élection
des tribuns. {An de Rome 281. )
Nous avons dît qu'il n'y avoit alors
278 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
que deux manières de convoquer les
assemblées du peuple Romain, Tune
par curies , et l'autre par centuries.
Elles difïéroient en ce que dans les
assemblées par curies on comptoit les
voix par tête , ce qui rendoit le peu-
ple plus puissant ; au lieu que dans
les assembées par centuries , comme
les plus riches composoient seuls plus
de centuries que lepeuple, toutl'avan-
tage étoit de leur côté. Du reste , la
forme de convoquer lune et l'autre
assemblée étoit égale. Ce droit ap-
partenoit au sénat : et comme il n'y
avoit alors que des patriciens qui pus-
sent être augures , c'étoient eux qui
prenoient les auspices. Volero s'é-
tant apperçu que l'autorité de ces au-
gures et celle du sénat influoientbeau-
coup dans l'une et l'autre assemblée ,
entreprit de tirer de l'assemblée parcu
ries l'élection qu'on faisoit des tribuns.
Il représenta au peuple dans une
assemblée générale que le sénat et
les patriciens (1) étoient maîtres abso-
lus du gouvernement ; que les pre-
mières dignités de la république , les
charges civiles , militaires , et même
celle du sacerdoce , étoient renfermées
(1) D.H. 1. 9.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 279
dansleur ordre : qu'outre ces avantages
particuliers , lis avoient encore le pri-
vilège de déterminer par un sénatus-
consulte quand on de voit tenir des
assemblées, d'y présider , de faire pré-
céder les délibérations par des auspices
que les ministres de la religion, patri-
ciens de naissance, interprétoient tou-
jours suivant les vues et les intérêts de
leur ordre ; et enfin qu'il falloit un nou-
veau sénatus-consulte pour confirmer
ce qui s'y étoit passé : qu'à la faveur
de tant ae droits qu'ils s'étoient attri-
bués, ils n'avoient guère , moins de
pouvoir dans les assemblées qui se fai-
soient par curies , quoiqu'on y re-
cueillit les voix par tète , que dans celles
où les suffrages se comptoient seule-
ment par centuries; qu'il étoit temps
de rompre tous ces liens que la poli-
tique du sénat avoit formés pour en-
chaîner les suffrages des plébéiens;
qu'il demandoit que l'élection des tri-
buns se fit à l'avenir dans une assemblée
par tribus , où tous les citoyens Ro-
mains quicomposoient alors les trente
tribus , tant les habitans de la ville
que ceux de la campagne , étoient
également admis à donner leurs suf-
frages , et qui étoient dégagées de
28o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
l'assujétissement aux sénatus-consultes
et de l'influence des augures.
Tous les plébéiens se déclarèrent
avec chaleur pour une proposition
qui , en les tirant eux et leurs magis-
trats de la dépendance des consuls ,
augmentoit de nouveau la puissance
du peuple aux dépens de l'autorité
du sénat. Les consuls , au contraire ,
le sénat et tout Tordre des patriciens
s'y opposoient de toutes leurs forces.
Ils représentèrent dans différentes as-
semblées qui se tinrent à ce sujet qu'une
loi aussi dangereuse ne pouvoit être
reçue qu'au mépris des dieux et de
ce que la religion a de plus saint , et
qu'elle alloit rompre ces liens qui atta-
choient les citoyens les uns aux autres,
et ruiner la subordination si nécessaire
pour entretenir la paix et l'union entre
les différens ordres de l'état. Chaque
parti soutenoit ses prétentions avec
une égale animosité. C'étoit le
sujet, ordinaire de toutes les disputes
entre ces deux ordres delà république.
Il n'étoit plus question du partage des
terres ; les vues et les intérêts des
grands et du peuple sembloient être
fixés dans la décision de cette affaire,
sans qu'on pu t prévoir quel en seroit
le succès.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 28 1
Une peste affreuse qui infecta la
ville et la campagne , interrompit le
cours de ces dissensions. Chacun étant
appliqué à ses pertes particulières et
à sa propre conservation, avoit moins
d'attention pour les intérêts publics.
Mais ce mal ayant été aussi court que
violent , les tribuns reprirent aussitôt
leurs poursuites pour faire recevoir la
loi proposée par Volero. Ce magistrat
lopulaire étant prêt de sortir de charge.
t p;
réussir sans son secours , le continua
popi
le p
euple qui ne croyoit pas pouvoir
dans le tribunatpour l'année prochaine
malgré les brigues et l'opposition des
patriciens.
Le sénat crut qu'il falloit lui opposer
un homme d'un caractère ferme et
incapable de se laisser épouvanter par
les cris et les menaces du peuple. (An
de Rome 28 2. ) 11 choisit Appius Clau-
dius (1) , et l'éleva au consulat sans sa
participation. On observa que bien
loin de briguer cette suprême dignité,
il n'avoitpas daigné seulement se pré-
senter dans l'assemblée le jour de l'é-
lection. Il avoit hérité de son père de
son attachement inviolable pour les
intérêts du sénat ; mais la fermeté hé-
(OD.H.l.9.
282 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
roïque du premier étoit dégénérée en
dureté dans le fils. C'étoit un homme
naturellement fier , quoique sans am-
bition , qui menoit toutes les affaires
avec hauteur , et qui ne vouloit rien
devoir à la persuasion et à ces mé-
nagemens délicats , si nécessaires pour
conduire un peuple libre. On lui donna
pour collègue T. Quintius , d'un ca-
ractère tout opposé , naturellement
doux , insinuant, et qui avoit su se
faire aimer du peuple , quoiqu'il fût
considéré comme un des principaux
chefs du parti de la noblesse. Le sénat
Favoit choisi exprès , dans l'espérance
que ses conseils et son exemple pour-
roient adoucir ce qu'il y a voit de trop
fier et de trop hautain dans les mani-
ères d'Appius.
Ces deux consuls : étant entrés dans
l'exercice de leurs charges , convo-
quèrent aussitôt le sénat. Il étoit ques-
tion de trouver les moyens les plus
convenables pour empêcher la publi-
cation de la loi de Volero.
Appius fut d'avis que sous quelque
prétexte dont on ne manque jamais
entre voisins , on entreprit inces-
samment une nouvelle guerre. Il re-
présenta que le sénat ayant a gouver-
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. III. 283
ncr un peuple d'un génie inquiet ,
avide de nouveautés , et excité par
des tribuns séditieux , l'expérience
fait voir qu'on n'auroit jamais la paix:
au dedans de l'état , si on ne portoit
la guerre au dehors , et si on ne tiroifc
le peuple d'une ville où l'oisiveté
entretenoit les murmures et l'esprit
de rébellion.
Quintius fut d'un sentiment con-
traire. Il dit qu'il lui paroissoit injuste
de faire la guerre à des nations dont
la république n'avoit point alors sujet
de se plaindre ; que le peuple même
s'apercevroit bientôt des vues secrètes
du sénat , et que s'il refusoit de prendre
les armes , il f au droit employer la
îorce pour ie réduire ; ce qui ne màà»
queroit pas d'exciter une sédition
dans laquelle il étoit à craindre que
la majesté du sénat fut commise.
Comme Quintius avoit ce mois-là les
licteurs et la principale autorité , il
fallut que son collègue se rendit à son
avis , qui fut suivi par la plus grande
partie du sénat.
Cependant Volero , voulant venir à
bout de ses premiers desseins , ne fut
pas plutôt entré dans son second tribu-
nat , qu'il proposa de nouveau la loi
284 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
pour une assemblée du peuple par
tribus. Il ajouta, de concert avec ses
collègues , qu'il demandoit en faveur
du peuple que l'élection des édiles s'y
fit comme celle des tribuns, et qu'on
y rapportât toutes les affaires dont le
peuple avoit droit de prendre connois-
sance : ce qui vouloit dire qu'il ne
prétendoitpas moins que de faire passer
du sénat au peuple toute l'autorité du
gouvernement. On assembla de nou-
veau le sénat sur des propositions si
extraordinaires. Quintius naturelle-
ment doux et républicain , sans être
populaire , vouloit qu'on relâchât quel-
que chose en faveur d'un peuple cou-
rageux et dont La république , disoit-
il , tiroit tous les jours des services
importans: mais Appiusfier et sévère
soutenoit qu'on trahissoit les intérêts
du sénat par une indulgence qui mar-
quoit moins de bonté que la foi-
blesse du gouvernement ; que les tri-
buns.après les avoir dépouillés de leur
autorité croiroient encore leur faire
grâce s'ils leur laissoient seulement
les marques de leur dignité. Il conclut
qu'après tant de discours inutiles qui
s'étoient faits sur le même sujet, il n'y
avoit plus qu'un coup d'autorité qui
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 285
pût reprimer les entreprises séditieuses
des tribuns ; que les patriciens suivis
de leurs cliens dévoient prendre les
armes , écarter le peuple de la place ,
et charger sans distinction tous ceux
qui se rendoient les protecteurs d'une
loi si pernicieuse. Cet avis fut rejeté
comme trop violent , et même dange-
reux. Le sénat prit un parti plus mo-
déré : il fit demander aux tribuns qu'on
bannît des assemblées publiques ces
disputes et ces contestations tumul-
tueuses au travers desquelles il étoit dif-
ficile de démêler la justice et la raison ;
que les consuls pussent paisiblement
et sans être interrompus , représenter
au peuple les véritables intérêts delà
république, et qu'on prendroit ensuite
de concert des résolutions conformes
au bien commun du peuple et du sénat.
Les tribuns n'osèrent refuser une pro-
position si équitable. Quintius monta
à la tribune aux harangues ; il parla
d'une manière si vive et si touchante
des avantages de la paix , et des mal-
heurs qui sui voient des divisions et du
changement des lois , que si Appius
n'eût pas pris la parole immédiate-
ment après lui , le peuple paroissoit
disposé à rejeter la proposition dp
Yolero.
286 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Mais ce consul qui ne connoissoit
de manières de traiter avec les hommes
que celles de hauteur , au lieu de
l'impression que le discours de son
collègue venoit de faire sur l'esprit des
auditeurs , s'emporta à des invectives
qui eurent le même effet que les ha-
rangues séditieuses des tribuns , et qui
ne servirent qua irriter de nouveau les
plébéiens , et à les éloigner du sénat.
11 leur reprocha d'une manière désa-
gréable au sénat même , et odieuse au
peuple , sa première désertion sur le
Mont Sacré , et l'érection du tribunat .
qu'il disoit n'avoir été arrachée du sénat
que par une révolte déclarée et les
menaces d'une guerre civile ; qu'il ne
falloit pas s'étonner si d'un tribunal for-
mé par des séditieux il n'en sortoit que
des tumultes et des discordes , qui ne
prendraient fin que par la ruine en-
tière de la république ; qu'on ne re-
connoissoit déjà plus aucune trace de
l'ancien gouvernement ; que les lois
les plus saintes étoient abolies , la
puissance consulaire méprisée , et la
dignité du sénat avilie; qu'on portoit
l'impudence jusqu'à vouloir exclure de
l'élection des tribuns les sénatus-con-
sultes et les auspices , c'est-à-dire ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 287
tout ce que la religion et l'état avoient
de plus sacré et de plus respectable;
que bientôt on aboliroit le sénat dont
on diminuoit tous les jours l'autorité
pour élever sur ses ruines un conseil
suprême composé des tribuns du peu-
1)le ; qu'il prioit les dieux de lui oter
a vie avant que d'être spectateur d'une
si étrange révolution. « Et afin, dit-
» il en se tournant vers le peuple , de
» vous faire connoitre mes sentimens,
» je déclare que je m'opposerai tou-
» jours constamment à la publication
» d'une loi si injuste ; et j'espère qu'a-
» vant que vos tribuns soient venus à
» bout de la publier , je vous ferai
» sentir quelle est l'étendue du pou-
» voir d'un consul. »
Ce ne fut qu'en frémissant de colère
et d'indignation que le peuple entendit
un discours si injurieux (1). Le premier
des tribuns, appelé Lectorius, qui pas-
soit pour un des plus braves soldats de
la republique , lui répondit que per-
sonne n'ignoroit qu'il sortoit d'une
maison où l'orgueil et l'inhumanité
étoient héréditaires ; que son père
avoit été le plus cruel ennemi du peu-
ple , et que lui-même en étoit moins
(1) D. H. ibicL Tit. Liv. D. 1. 1. 2.
;>88 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
le consul que le tyran ; mais qu'il lui
déclaroit à son tour que malgré sa di-
gnité et sa puissance de consul , les
élections des tribuns et celles des édiles
se feroient dans la suite par les co-
mices des tribuns. 11 jura par tout ce
qu'ily avoit de plus sacré qu'il perdroit
la vie , ou que dans le jour même il
feroit recevoir la loi ; il commanda
en même temps au consul de sortir de
l'assemblée pour ne pas apporter de
trouble quand on recueilleroit les suf-
frages.
Appius se moqua de son ordre , et
il lui cria que quoique ; tribun , il
de voit savoir qu il n'étoit qu'un homme
privé (i), sans véritable magistrature ,
et dont tout le pouvoir se renfermoit à
former une opposition aux décrets du
sénat qui pouvoient être préjudiciables
aux plébéiens. Là-dessus appelant au-
près de lui ses parens , ses amis et ses
cliens qui étoient en grand nombre ,
il se mit en état d'opposer la force à
la violence. Lectorius ayant conféré
tumultuairement avec ses collègues ,
fit publier par un héraut que le collè-
gue des tribuns ordonnoit que le consul
fût conduit en prison ; et aussitôt un
(i) D. H. ibid. 1. 9.
officier
DE LA RÉT\ ROMAINE. Lîv.TIL 289
officier de ce tribun eut la hardiesse
de vouloir arrêter le premier magis-
trat de la république ; mais les séna-
teurs , les patriciens et cette foule de
cliens qui étoient attachés à Appius ,
le mirent au milieu d'eux et repous-
sèrent l'officier. Lectorius transporté
de colère s'avança lui-même pour le
soutenir , et implora le secours du peu-
ple. La multitude se soulève ; les
plus mutins se joignent au tribun ; on
n'entend plus que des cris confus que
produit une animosité réciproque.
Bientôt on passe des injures aux coups ;
et comme il étoit défendu en ce temps-
là de porter des armes dans la ville ,
chaque parti s'en fait des bancs ou des
pierres qu'il rencontre. H y a bien de
l'apparence que cette émotion ne se
seroit pas à la fin terminée sans qu'il y
eût beaucoup de sang répandu , si
Quintius n'eût engage quelques con-
sulaires et d'anciens sénateurs à ar-
radier Appius de ce tumulte, pendant
qu'il travaillerait à adoucir les tribuns;
mais la nuit qui survint obligea plus
que tout le reste les deux partis , éga-
lement irrités l'un contre l'autre , à se
séparer.
Le tumulte recommença le lende-
Tome I. \ N
390 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
main. Le peuple animé par ses tri-
buns , et sur-tout par Lectorius qui
avoit été blessé la veille , s'empare du
Capitoie. s'y cantonne, et semble vou-
loir commencer une guerre ouverte.
Le sénat de son côté s'assemble y tant
pour trouver les moyens d'apaiser la
sédition que pour concilier les deux
consuls , dont le premier, comme plus
modéré , vouloit qu'on relâchât quel-
que chose en faveur du peuple , au
lieu qu'Appius protestoit qu'il mourroit
plutôt que de consentir qu'on cédât
rien à des séditieux : ce désordre con-
tinua plusieurs jours. Quintius , qui
n'étoit pas désagréable à la multitude ,
aborde les tribuns , les caresse , et les
conjure de donner leurs ressentimens
particuliers au bien public, et de vou-
loir rétablir dans la ville la paix et la con-
corde. Les tribuns lui répondirent que
c'étoit à son collègue qu'il devoit s'a-
dresser , et que lui seul étoit cause de
la division qui se trouvoit dans la ré-
publique; qu'ils ne croy oient pas exiger
une chose injuste en demandant que
l'élection des tribuns se fit seulement
dans une assemblée par tribus ; que
cela n'en excluoit ni les sénateurs, ni
les patriciens , ni les chevaliers qui
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 3()l
fous étoient inscrits dans quelqu'une
des trente tribus , et qui pourroient
toujours intervenir dans les assemblées
par tribus comme citoyens particuliers;
que le peuple souhaitoit seulement
qu'ils n'y présidassent point, mais que
oe( honneur fût déféré à ses magis-
trats particuliers; qu'il n'y avoit qu'à
établir une loi si équitable , et qu'on
verroit bientôt le calme rétabli dans
la ville, sans cependant qu'ils préten-
dissent se désister de poursuivre dans
la suite Appius pour avoir blessé Lec-
torius dont la personne étoit sacrée.
Quintius leur répari itavec beaucoup
de douceur , que dans le désordre qui
étoit arrivé on ne pouvoit pas at-
tribuer la blessure du tribun à Appius
plutôt qu'à un autre ; qu'il leur con-
seilloit même de sacrifier ce ressenti-
ment particulier au bien de la paix ,
et d'en faire une honnêteté au sénat.
Il prit de là occasion de leur insinuer
qu'il ne croyoit pas impossible que le
sénat , par sa bonté ordinaire , ne se
relâchât en faveur du peuple au sujet
de la loi s'il s'en remet toit absolu-
ment à sa décision ; que c'étoit peut-
être la voie la plus sure pour réussir:
au lieu que si le Deuple prétendait
N 2
292 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
l'emporter par la force , il se trou-
verait toujours un grand nombre de
jeunes sénateurs et de patriciens qui
se feroient un honneur de lui résister.
Les tribuns qui connoissoient la
prudence de Quintius sentirent bien
qu'un homme aussi habile n'auroit pas
fait de pareilles avances, s'il n'eût été
bien assuré de la disposition du sénat ;
et comme il n'étoit plus question que
de sauver par une déférence apparente
l'honneur de cette compagnie, les tri-
buns , contens de gagner le fond de
l'affaire , ne chicanèrent point sur la
forme : ils assurèrent Quintius que le
peuple l'avouerpit de tout ce qu'il di-
roit de sa part au sénat. Les tribuns
prirent d'autant plus volontiers ce
parti , qu'ils n'engageoient point leurs
successeurs qui pourroient reprendre
l'année suivante la poursuite de la loi,
si les délibérations du sénat n'etoient
pas favorables au peuple.
Quintius , ayant quitte les tribuns ,
convoqua le sénat auquel il fit rap-
port de leurs dispositions. Il demanda
ensuite l'avis des consulaires, en com-
mençant par P. Valerius Publicola.
Ce sénateur dit que la blessure du
tribun n'ayant point été l'effet d'une
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 20,3
querelle personnelle entre Àppius et
Lectorius, il croyoit qu'on en devoit
ensevelir le ressentiment dans l'oubli
même du tumulte qui en a voit été la
cause : mais qu a l'égard du fond de la
question qui etoit de savoir si le sénat
étoit en droit de délibérer sur la loi
avant qu'elle fut proposée au peuple ,
et si on devoit permettre qu'il se thit
des assemblées pour l'élection des tri-
buns sans sénatus-consulte et sans
auspices , il s'en remettait en son par-
ticulier à ce qui seroit décidé à la plu-
ralité des voix.
Ce consulaire ne jugea point à pro-
pos de s'expliquer le premier sur une
matière si délicate, apparemment par
considération pour le peuple que les.
patriciens et les sénateurs de la famille
de Valéria, depuis Valéiins Publicola et
à son exemple , ménageoient avec de
grands égards. L/affaire ne laissa pas
d'être agitée avec beaucoup de cha-
leur; maisQuintius, naturellement per-
suasif, ménagea les esprits avec tant
d'adresse qu'il détermina enfin le sénat
à relâcher encore au peuple cette par-
tie de son autorité. Appius s'y opposa
de toute sa force; il appeloità témoins
les dieux et les hommes . crue la ré-
N 3
^9-4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
publique étoit trahie , et qu'on alloît
recevoir une loi plus préjudiciable à
l'autorité légitime du sénat, que celles
qu'on avoit publiées sur le Mont Sacré.
Mais il ne put ébranler la résolution
des anciens sénateurs; ils n'ignoroient
pas que si le consul ne dépendoit que
du sénat , chaque sénateur au con-
traire étoit , pour ainsi dire , en la
puissance du peuple qui, depuis l'af-
faire de Corioian , s'étoit mis en pos-
session de faire faire le procès aux pa-
triciens. Ainsi ou l'amour de la paix ,
ou la crainte du ressentiment des tri-
buns , ramenèrent insensiblement la
plupart des suffrages à l'avis de Quin-
tien. La loi fut publiée du consentement
des deux ordres , ( An de Rome 282. )
«t on élut pour la première fois des
tribuns dans une assemblée convoquée
par tribus (1). Pison l'historien , au
rapport de Tite-Live, prétend qu'on
élut cinq tribuns ; qu'on n'en avoit
créé que deux sur le Mont Sacré , aux-
quels on en ajouta trois autres dans
cette occasion.Quoi qu'il en soit, Appius
encore plus indigné contre le sénat
pe
s ni
même que contre le peuple , disoit
que c'étoit une chose oien honteuse
(1) D. H. 1. 9. Tit. Liv. Dec. 1. 1.2.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 20,5
que le sénat Feùt abandonné dans une
entreprise", où il l'avoit engagé en
Televant à une dignité qu'il ne deman-
doit pas : cependant il ne s'en servit
depuis que pour faire sentir aux plé-
béiens que la victoire que leurs tri-
buns venoient de remporter sur le sé-
nat ne lui avoit pas abaissé le courage.
Les Eques et les Volsques , durant
ces divisions, avoient fait à leur or-
dinaire des incursions sur les terres
de la république. Les légions n'étoient
composées que des plébéiens , bour-
geois l'hiver, et soldats Tété et en cam-
pagne. Les deux consuls les partagèrent
entr'eux ; Quintius marcha contre les
Eques , et Appius commanda l'armée
destinée contre les Volsques. Ce gé-
néral , se voyant hors de Rome avec
cette autorité absolue que donne le
commandement militaire , fit ob-
server la discipline avec une sévérité
que les soldats regardèrent moins com-
me un ordre nécessaire , que comme
une vengeance du passé. La dureté du
commandement irrita les esprits : cen-
turions et soldats , chacun murmuroit
contre les ordres du général. Il se fit
une espèce de conjuration moins con-
tre sa vie que contre sa gloire : les
N 4
296 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
soldats, pour l'empêcher de vaincre et
de recevoir ensuite les honneurs du
triomphe (1) , résolurent de concert
de ne point s'opposer aux entreprises
des ennemis. Les Volsques ayant pré-
senté la bataille , et Appius ayant tiré
son armée du camp pour les combattre,
les Romains à l'approche de l'ennemi
jetèrent leurs armes, s'enfuirent hon-
teusement , et ne crurent point acheter
trop cher l'affront qu'ils faisoient à
leur général , s'il ne leur en coûtoit
que la perte de leur propre honneur.
Appius au désespoir court de tous
côtés pour les rallier , et les ramener
au combat. 11 prie et il menace inu-
tilement ; les uns s'écartent pour ne
pas recevoir ses ordres ; d'autres , sans
être blessés, lui montrent des bandages
qu'ils avoientmis exprès sur desparties
saines de leurs corps ; ils demandent
qu'on les ramène dans le camp pour
se faire panser , et tous s'y jettent en
foule sans en attendre l'ordre. Les
Volsques profitent de ce désordre , et
après avoir taillé en pièces ceux qui
se retiroient les derniers, ils attaquent
les retranchemens. Pour lors les sol-
(1) D. H. 1. 9. Tit Liv. D. 1. 1. 2. Zouaras.
L. Florus , 1. 1. 2. 22. Val. M. J. 9. c. 3.
DE LA RÉP. ROMAIN?:. Liv. III. 297
dats qui craignoient que l'ennemi ne
pénétrât clans le camp font face sur
les retranchemens , combattent avec
courage , et repoussent les Volsques
sans les poursuivre , contens d'avoir
lait voir à leur général qu'ils eussent
pu vaincre s'ils l'a voient voulu.
Appius encore plus irrité de ce nou-
vel outrage que de leur fuite , voulut
le lendemain assembler son armée ,
et se placer dans son tribunal pour
faire une justice exemplaire des sédi-
tieux. Mais les soldats méprisèrent le
signal qui les appeloit à l'assemblée';
ils demandoient à haute voix à leurs
officiers qu'ils les tirassent de dessus
les terres de l'ennemi où ils ne pou-
voient manquer d'être défaits. Ces of-
ficiers qui ne voyoient plus ni disci-
pline ni obéissance dans Parme e , con-
seillèrent au générai de ne pas com-
mettre son autorité contre des esprits
mutinés. Appius outré de cette ré-
volte abandonna son camp ; mais
comme il étoit en marche , les Vols-
ques , avertis par quelque transfuge ,
vinrent charger avec de grands cris
ceux qui faisoient l'arrière-garde. La
terreur se répand par-tout , et passe
jusques aux corps les plus avancés ;
N 5
298 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
chacun jette ses armes; ceux qui por-
taient les enseignes les abandonnent :
ce n'est plus, comme dans la première
occasion , une fuite simulée. Tout se
débande et s'écarte ; et ils ne se rallient
qu'après être arrivés sur les terres de la
république.
Appius les ayant fait camper dans
un endroit qui couvroit le pays, et où
il ne pouvoit être forcé de combattre
malgré lui, convoqua une seconde fois
l'assemblée. Etant monté sur son tri-
bunal il reprocha aux soldats qui
l'environnoient leur lâcheté et leur
perfidie plus criminelle que le défaut
de courage. Il demande aux uns ce
qu'ils ont fait de leurs armes , et à
ceux qui portoient les enseignes , s'ils
les avoient livrées aux ennemis. S'a-
bandonnant à sa sévérité naturelle
qui étoit encore augmentée par le juste
- ressentiment de leur désertion . il fait
décimer les soldais et couper la tête
aux centurions et aux autres officiers
qui avoient abandonné leur poste.
Comme le temps des comices pour
l'élection des consuls de l'année sui-
vante approchoit , il ramena à Rome
le débris de son armée , qui n'y rentra
qu'avec la honte du châtiment sur le
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. III. 299
visage , et un violent désir de la ven-
geance dans le cœur.
Appius irrita le peuple et s'attira
sa haine tout de nouveau par l'opposi-
tion qu'il forma aux instances que les
tribuns de cette année renouveloient
en faveur de la loi agraire. Ces ma-
gistrats du peuple n'étoient pas plutôt
parvenus au tribunal , qu'ils ne eher-
choient qu'à se distinguer par des pro-
positions qui flattassent la multitude.
Les uns inventoient de nouvelles lois ;
d'autres reprenoient la poursuite de
celles qui n'avoient point encore été
reçues ; et tous n'avoient pour objet
que de partager avec le sénat et les
patriciens les biens , les dignités et les
magistratures de la république.
Ce fut sous le consulat de L. Va-
lérius et de T. Emilius qui venoient
de succéder dans cette dignité à Quin-
tius et à Appius , que C. Cicinnius ,
tribun du peuple , et petit-fils de ce
Sicinius Bellutus le chef de la sédition
sur le Mont Sacré , fit renaître avec
ses collègues l'ancienne dispute au sujet
du partage cleces terres publiques dont
les patriciens et les plus riches habitans
de Rome étoient en possession. ( Au-
de Rome 283, J
N 6
300 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
L'affaire dépendoit en quelque ma-
nière des consuls (i) qui, parle sénatus-
consulte rendu sous le consulat de
Cassius et de Virginius , étoient auto-
risés à nommer les commissaires qui
dévoient procéder à la recherche et au
partage de ces terres. Les tribuns eu-
rent l'adressé de mettre dans leurs inté-
rêts ces deux premiers magistrats de la
république. Emilîus leur promit d'ap-
puyer leursprétentions: ce consulprit un
parti si extraordinaire par un sentiment
de vengeance contre le sénat qui avoit
refusé les honneurs du triomphe à son
père , revenu victorieux d'une guerre
contre les Eques. Valérius de son côté
ne fut pas fâché de trouver une occasion
d'adoucir le peuple, qui ne pouvait
lui pardonner la mort de Cassius dont
il s'étoit rendu accusateur pendant sa
questure.
Les tribuns assurés des deux consuls
portèrent ensuite l'affaire au sénat.
Ils parlèrent avec beaucoup de modé-
ration , et ils demandèrent avec les
prières les plus soumises , qu'il piùt
enfin à la compagnie de faire justice
au peuple , et que les consuls ne diffe-
(i) D. H. 1. 9.
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. III. 3oi
rassent plus à nommer les décemvirs qui
dévoient régler le partage des terres :
les deux consuls firent comprendre
par leur silence qu'ils ne s'y opposoient
point. Valérîus comme premier consul,
demanda ensuite l'avis de la compa-
gnie , et il commença par Emilius .
père de son collègue. Cet ancien séna-
teur se déclara en laveur du peuple (i) :
il dit que rien ne luiparoissoit plus in-
juste que de voir des particuliers enri-
chis seuls des dépouilles des ennemis ,
pendant que le reste des citoyens gé-
missoit dans l'indigence et dans la mi-
sère; que les pauvres plébéiens crai-
gnoient d'avoir desenfans auxquels ils
ne pouvoient laisser que leur propre mi-
sère en héritage; qu'au lieu de cultiver
chacun la portion de terre qui leur ap-
partenoit , ils étoient contraints pour
vivre de travailler comme des esclaves
dans les terres des patriciens , et que
cette vie servile étoit peu propre à
formerle courage d'unPiomain. uAinsi,
» dit ce vieillard , je suis d'avis que
» nos consuls nomment des décemvirs
» qui procèdent au partage de ces
» terres , qui , étant publiques et com-
» munes , doivent tourner également
(i) D. H. ibid.
3o2 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» au profit de tous les particuliers. »
Appius s'opposa à cet avis avec
autant de hauteur que s'il eût été un
troisième consul , ou même qu'il eut
été revêtu d'une dictature perpétuelle.
Il répondit à Emilius que le peuple
ne pouvoit se prendre de sa misère
qu'à sa propre intempérance ; qu'il
avoit eu des terres en partage dès la
fondation de Rome ; que plus d'une
fois les consuls lui a voient abandonné
le butin qu'on avoit fait sur les terres
des ennemis , et que si on faisoit une
recherche exacte , on trouveroit que
ceux qui avoient eu plus de part à ces
dépouilles étrangères étoient les plus
pauvres; que tant que ces plébéiens
croupiroient dans la débauche et dans
l'oisiveté , il n'étoit pas au pouvoir delà
république de les enrichir; qu'il s'étoit
passé plus de quinze consulats depuis
qu'on avoit rendu le sénatus-consuite
pour le partage des terres, sans qu'aucun
des magistrats précédens eussent songé
seulement à le mettre à exécution, parce
qu'ils n'ignoroient pas que le sénat par
un pareil arrêt n'avoit eu en vue que
d'apaiser la sédition , pour donner le
temps au peuple de reconnoître l'in-
justice et même l'impossibilité de
DE LA REP. ROMAINE. Liv. 111. 3o3
ses prétentions ; et que d'ailleurs ces
anciens consuls savoient bien que le
senatus-consulte (i) étoit péri par la
prescription , et qu'ils n'a voient garde
de se charger d'une commission en ver-
tu d'un pouvoir expiré ; qu'il n'y avoit
pas plus à craindre des consuls en
charge , trop habiles et trop éclairés
pour entreprendre une pareille affaire
sans le concours et l'autorité du sénat.
« Mais afin de vous faire voir , ajouta
» Appius , qu'en rejetant un acte pres-
» crit , je ne prétends pas soutenir des
» usurpateurs, je déclare que mon avis
» est que sans faire mention du partage
» des terres , on réunisse au profit du
» domaine public les terres de tous
» ceux qui n'en pourront pas justifier
» l'acquisition et les bornes par des
» titres légitimes.»
Quelqu'équitable que fut cet avis ,
ni les grands ni le peuple ne pouvoient
goûter un sentiment qui alloit à dé-
pouiller les riches sans que les pau-
vres-en profitassent. Mais comme après
tout il rejetoit le partage des terres ,
et que la recherche proposée contre
les injustes possesseurs paroissoit en-
core bien éloignée , la plupart des se-
(i) D, H.l. 9,
3o4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
nateurs donnèrent encore de grandes
louanges à Appius. Les tribuns , au
contraire outres de trouver réunies en
la personne seule de ce consulaire la
haine et l'émulation de tous les patri-
ciens , résolurent de le faire périr , et
ils le citèrent devant le peuple comme
l'ennemi déclaré delà liberté publique.
Cétoit le crime ordinaire de ceux
qui n'en avoient point , et qu'on vou-
loit pourtant perdre. Le sénat s'inté-
ressa dans cette affaire comme dans
la sienne propre ; et il regardoit Ap-
pius comme l'intrépide défenseur de
ses droits. La plupart vouloient sol-
liciter la multitude en sa faveur ; mais
il s'y opposa avec son courage et sa
fermeté ordinaire. Il ne changea ni
d'habit ni de langage ; et le jour de
l'assemblée il parut au milieu de ses
accusateurs avec la même dignité que
s'il eut été leur juge. Les tribuns lui
reprochèrent la dureté de son consu-
lat , l'inhumanité avec laquelle il avoit
fait mourir un plus grand nombre de
soldats par la main du bourreau , que
les ennemis n'en avoient tué dans la
chaleur du combat. Pour rendre ce
consulaire encore plus odieux , ils lui
faisoient un crime nouveau de la
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. III. 3o5
conduite sévère de son père : mais il
répondit à ces différens chefs d'accu-
sation avec tant de*force , que le peuple
étonné et confus n'osa le condamner.
Les tribuns qui craignoient qu'il ne
fût absous firent remettre le juge-
ment à une autre assemblée , sous
prétexte que la nuit approchoit et
qu'il ne restoit pas assez de temps
pour recueillir les suffrages. Pendant
ces délais , Appius qui jugea bien qu'il
n'échapperoit point à la fin à la haine
implacable de ces magistrats , finit
volontairement sa vie. Son fils fit ap-
porter son corps dans la place , et se
présenta , suivant l'usage , pour faire
son oraison funèbre. Les tribuns , en-
nemis de sa mémoire , voulurent s'y
opposer sous prétexte que son père
étoit censé entre les criminels par l'ac-
cusation dont il n'a voit pas été absous
avant sa mort ; mais le peuple plus
généreux leva l'opposition , et il en-
tendit sans peine les louanges d'un
ennemi qu'il n'avoit pu s'empêcher
d'estimer , et qu'il ne craignoit plus.
Les tribuns reprirent ensuite Faf-
faire de la loi agraria , que le procès
d'Appius avoit comme suspendue. La
mort de ce grand homme serai jloit
3o6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
devoir intimider tous ceux qui seroienfe
tentés de s opposer à la publication
de la loi ; niais comme la fortune de
la plupart des sénateurs en dépendait ,
et que plusieurs riches plébéiens avoient
aussi acquis différens cantons de ces
terres publiques , le parti des patri-
ciens se fortifia , celui du peuple s'af-
foiblit , la poursuite des tribuns en
fut ralentie , et les propriétaires de-
meurèrent toujours en possession de
ces terres malgré les prétentions et
les plaintes du petit peuple. Les Ro-
mains , Tannée suivante et sous le
consulat d'Aulus Virginius et de Nu-
micius,furent occupés dans des guerres ,
ou plutôt dans des courses et des in-
cursions contre les Eques, les Vols-
ques et les Sabins ; mais au retour de
la campagne on vit renaître des di-
visions ordinaires. {An de Rome 284. )
La multitude qui se croyoit oppri-
mée par le crédit des grands , pour
en marquer son ressentiment s'ab-
senta de toutes les assemblées qui se
faisoient par centuries , et où les
consuls et le sénat présidoient. Il sem-
btoit que les plébéiens voulussent se
séparer encore une fois du corps de
la république : on n'en vit aucun à
DE Là RÉP. ROMAINE. LtV. III. 3o*f
1 élection des consuls pour 1 année sut-
vante; e^ ce qui nvetoit jamais arrivé ,
T. Quinliiius et Q. Serviiius lurent
élevés à cette dignité par les suffrages
seuls du sénat , des patriciens et de leurs
cliena qui , maigre ces divisions , sui-
voient toujours le parti de leurs pa-
trons. ( An de Rome 285. )
Ces deux consuls , pour empêcher
que la division n'allât plus loin , oc-
cupèrent le peuple pendant toute
Tannée en di ne rentes guerres contre
les Eques et les Volsques. T. Quintius
enleva à ces derniers la ville d'Antium
et tout son territoire. Le pillage et le
butin adoucirent les esprits de la mul-
titude , et le soldat de retour à Rome
n'osoit se plaindre de ses généraux;
sous lesquels il venoit d'acquérir des
biens et de la gloire.
Mais les plaintes et les dissensions
recommencèrent sous le consulat de
Tib. Emilius et de Q. Fabius. Nous
avons vu qu'Emilius pendant son pre-
mier consulat s'étoit déclaré pour le
partage des terres ; les tribuns et les
partisans de la loi agraria reprirent
de nouvelles espérances sous son se-
cond consulat : l'affaire fut agitée dans
le sénat ; Emilius n'avoit point changé
3o8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de sentiment. Ce consul , toujours
favorable au peuple , souteneit qu'il
étoit impossible de maintenir la paix
et l'union entre les citoyens d'un état
libre , si par le bénéfice de la loi on
ne rapprochoit la condition des pau-
vres de celle des riches , et qu'on ne
partageât par portions égales les terres
conquises sur les ennemis. Mais ce
Eartage , si intéressant pour les plé-
éiens, soufFroit de grandes difficultés.
Il falloit pour cela reconnoître et éta-
blir une juste distinction entre l'ancien
patrimoine de chaque particulier , et
ce qu'il y a voit joint des terres publi-
ques ; il falloit même étendre cette
distinction entre les cantons que les
patriciens avoient achetés du domaine
public , et ceux qu'ils n'avoient pris
d'abord qu'à titre de cens sous leurs
noms ou sous des noms empruntés ,
et qu'ils avoient depuis confondus
avec une partie des communes dans
leur propre patrimoine. Une longue
Ïjrescription déroboit aux recherches
es plus exactes la connoissance de
ces différentes usurpations. Les patri-
ciens avoient depuis partagé ces terres
entre leurs enfans comme leur patri-
moine ; et ces terres , devenues héré-
DE LA RÉP. ROMAINE. L'iV. III. 3o9
ditaires , étoient passées en différentes
maisons à titre d'hérédité , par vente
et par acquisitions. De riches plé-
béiens en possédoient même depuis
quelque temps une partie qu'ils avoient
acquise de bonne foi ; en sorte qu'il
ne sembloit pas qu'on put toucher à
cette affaire sans causer un trouble
général dans la république.
Emilius , sans avoir égard à des
inconvéniens si dignes de considéra-
tion , insistoit toujours opiniâtrement
en faveur de la publication de la loi.
Il vouloit avoir le mérite aux yeux
du peuple de l'avoir fait recevoir pen-
dant son consulat ; et il étoit soutenu
par d'anciens sénateurs qui regar-
doient la médiocrité de la fortune des
particuliers et l'égalité des biens
comme les plus fermes soutiens de la
liberté publique. Mais le plus grand
nombre , et ceux sur-tout qui possé-
doient de ces terres publiques , se
plaignoientqu'Emilius9pour se rendre
agréable au peuple , voulut lui faire des
libéralités du bien de la noblesse (i).
On en vint jusqu'aux invectives et
aux injures ; plusieurs lui reprochè-
rent qu'il agissoit moins en consul
(0 Tit.Liv. D. x.l. 3.
3lO HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
qu'en tribun séditieux ; et on vit avec
éfconnement des sénateurs manquer de
respect pour le chef du sénat , et pour
le souverain magistrat de la républi-
que. Fabius , son collègue , pour pré-
venir les suites de ces divisions , ouvrit
un avis qui ne déplut ni à l'un ni à
l'autre.
La plus grande partie des habitans
de la ville diAntium avoient péri dans
la dernière guerre (i). Fabius , pour
adoucir le peuple Romain que sa mi-
sère et les harangues séditieuses des tri-
buns rendoient furieux , proposa d'en-
voyer une partie des plus pauvres ci-
toyens de Rome , en forme de colonie,
dans Antium , et de partager entreux
des terres voisines qu'on avoit enle-
vées aux Volsques. Cet avis fut d'abord
reçu avec de grands applaudissemens
par le petit peuple , toujours avide
de la nouveauté. On nomma aussitôt
Ïjour faire l'établissement de cette co-
onie T. Quintius , A. Virginius et
P. Furius. Mais quand il fut question
de donner son nom à ces triumvirs ,
il y eut peu de plébéiens qui se pré-
sentassent : Rome avoit trop de char-
mes pour ses habitans , personne n'en
(i) Tit. Liv. Dec. i. 1. 8.
DE LA RÈP. ROMAINE. LlV. III. 3l I
vouloit sortir. Les jeux, les spectacles,
les assemblées publiques , l'agitation
des affaires , la part que le peuple
prenoit dans le gouvernement , tout
y retenoit un citoyen quelque pauvre
qu'il fût. On regardoit une colonie
comme un honnête exil ; et les plus
misérables plébéiens aimèrent mieux
dans cette occasion vivre à Rome dans
l'indigence , et y attendre le partage
si incertain des terres publiques dont
on les flattoit depuis si long-temps ,
que d'en posséder actuellement dans
une riche colonie ; en sorte que les
triumvirs , pour remplir le nombre
destiné pour la colonie , furent obligés
de recevoir des étrangers et des aven-
turiers qui se présentèrent pour y aller
habiter (i). L'unique avantage qu'on
tira de cet établissement fut que ceux
du peuple qui refusèrent d'y être com-
pris n'osèrent relever l'affaire du par-
tage des terres.
Une peste affreuse désola en ce
temps-là la ville et la campagne (2) ;
un nombre infini de peuple , plu-
sieurs sénateurs et les deux consuls
même, P. Servilius et L. jEburius, en
moururent: ( An de Rome 290. ) Les
(1) D. H. L 9. (2) Oros. 1. 11 c. 12.
3l2 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Volsques et les Eques croyant rem-
porter de grands avantages sur les
Romains s'ils les attaquoient dans de
telles conjonctures , recommencèrent
la guerre sous le consulat de L. Lu-
cretius Tricipitinus et de T. Veturius
Geminus. (An de Rome 29 1 .) Ces deux
magistrats ne furent pas plutôt élevés
à cette dignité , qu'ils se mirent en
état de s'opposer aux courses des en-
nemis ; mais comme ils ne pouvoient
pas tirer beaucoup de secours d'une
ville où la peste venoit de faire d&
si grands ravages , ils appelèrent à
leur secours les Latins et les Her-
niques(i), alliés du peuple Romain :
ils se mirent à leur tète , et combat-
tirent avec tant de courage que les
ennemis furent défaits en trois batailles
différentes.
(1) Tit. Liv. 1. 3.
Fin du troisième Livre*
LIVRE
DE LA RÉP. ROMAINE. Lïv . IV. 3l3
LIVRE IV.
Le tribun C. Terentillus Arsa propose
qu'on établisse , du consentement du
peuple , un corps de lois pour servir
de règle dans V administration de la jus-
tice. Ceson qui s^y oppose est obligé de
s*enfuir en Toscane pour se soustraire
au jugement du peuple. Les tribuns for-
ment le dessein de faire périr tous les
sénateurs et patriciens qui leur étoient
odieux. Le consul Claudius rend leurs
projets mutiles. Appius Herdonius
s'empare du C apitoie. Les Romains V at-
taquent et l } obligent à se tuer. Quintius
Cincinnatus est tiré de la charrue pour
commander hs armées en qualité de
consul. Il refuse un second consulat ,
et retourne cultiver son petit héritage. Il
est rappelé pour aller en qualité cte
dictateur délivrer un consul que les en-
nemis tenoient enfermé avec toute son
armée. Il délivre le consul et ses soldats ,
défait les ennemis , et rentre triomphant
dans Rome. Quintius Ceson, son fils , est
rappelé de son exil. Le sénat accorde ait
Tome L O
3l4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
peuple le pouvoir d'élire dix tribuns au
lieu de cinq , à condition qu'il aban-
donnera le projet de la loi, Terenîilla.
Le mont Aven tin cédé au peuple par
un sénatus-consulte. T. Romilius et
C. Veturius , consuls , remportent une
victoire complète sur les ennemis. Le
peuple , à la persuasion de Siccius , leur
refuse l'honneur du triomphe , et même
les condamne à une amende , parce qu'ils
fétoient opposés à la publication de la
loi agraire.
Pendant que les deux consuls
étoient en campagne, un tribun du
peuple, appelé C. Terentius Arsa ,
entreprit de signaler son avènement
au tribunat par de nouvelles propo-
sitions. Ce tribun, ayant reconnu que
le sénat et les consuls arrêtaient tou-
jours par leur autorité la publication
de la plupart des lois que proposoient
ses collègues, chercha difierens moyens
15 CL' :LN„ntflnrl îrnînilOT nr»P> lïTll Q^^Tl Cf*.
Cl lie 1 CUlUianv" «'-' -
manda en pleine assemblée qu'on mît
des bornes à l'autorité absolue des
consuls , et en même temps qu'on
établit , du consentement du peuple ,
Ï)E LA RFP. ROMAINE. L'iV . IV. 3l5
des lois fixes et constantes ( i ) qui
servissent de règle au sénat dans les
jugemens qu'il rendoit au sujet des
procès qui naissoient entre les parti-
culiers.
Pour juger de l'importance de cette
seconde proposition , peut-être qu'il
ne sera pas inutile d'observer ici que
Rome n'avoit point encore de lois, ni
une forme constante d'administrer la
justice. La volonté seule de ses anciens
rois avoit tenu lieu de loi pendant
leurs règnes ; les consuls et le sénat ,
en succédant à leur puissance , suc-
cédèrent à ce droit souverain de ren-
dre la justice , et ils régloient leurs
arrêts par les principes de l'équité
naturelle , ou par d'anciens usages ,
ou enfin par les premières lois de Ro-
mulus et de ses successeurs , dont
pli trou voit encore de légers vestiges
dans les livres sacrés dont les seuls
patriciens étoient dépositaires. Le peu-
ple en étoit peu instruit : la plupart
occupés hors de Rome à la guerre %
ou établis à la campagne , ne venoient
guères à la ville que les jours de
marchés pour leurs affaires domesti-
ques , ou pour se trouver aux comices
(i) D. H. 1. io,
O a
3l6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
et aux assemblées publiques qui ne se
tenoient que ces jours-là. Ils se re-
inettoient de tous leurs différends au
jugement des consuls , qui à l'égard
du peuple faisoient un mystère de
ces premiers élémens de leur juris-
prudence.
La mort d'un grand nombre de
patriciens que la peste avoit enlevés ,
et l'absence des deux consuls qui
étoient actuellement à la tète des ar-
mées , parut une conjoncture favorable
à Terentillus pour introduire quelque
changement dans le gouvernement.
11 représenta au peuple que les ma-
gistrats patriciens étoient arbitres ab-
solus de sa fortune ; que dans les dif-
férends qui naissoient entre un pa-
tricien et un plébéien , le dernier étoit
toujours sûr de succomber ; que dans
la perte de son procès , il ne lui res-
toit pas même la consolation de pou-
voir connoître s'il avoit été bien ou
mal jugé ; et il conclut à ce qu'on
établit incessamment des lois connues
de tout le inonde , qui servissent de
règlement aux magistrats dans leurs
jugemens , et aux parties de preuves
de l'équité ou de l'injustice de leur
cause.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. OVJ
Il se déchaîna ensuite ouvertement
contre la puissance des consuls. Il dit
qu'on avoit attaché à cette dignité
une autorité et un pouvoir insuppor-
table dans une ville libre ; que les
deux consuls étoient revêtus de la puis-
sance souveraine (i) dont jouissoient
les anciens rois de Rome ; qu'ils a voient
comme ces princes une robe bordée de
pourpre , la chaire curule ou d'ivoire ,
des gardes et des licteurs; que dans
la ville ils rendoient la justice , et que
ces magistrats , en même temps qu'ils
se croyoient eux-mêmes au-dessus des
lois , en vengeoient l'inobservation sur
Jeurs inférieurs et sur le peuple par
les plus cruels supplices ; qu'en cam-
pagne et à la tète des armées , ils
faisoient toujours la guerre avec une
autorité absolue, et mène quelquefois
la paix sans consulter ie sénat , auquel
ils se contentoient pour la forme de
rendre compte ensuite de leur admi-
nistration ; qu'ainsi ils avoient toute
l'autorité des rois , et qu'il ne leur en
manquoit que le titre ; mais que pour
empêcher que leur domination ne
dégénérât à la fin dans une tyrannie
perpétuelle , il demandoit qu'on éta~
(i) Tit. Liv. I. 3. Dec. i.
O 3
3l8 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
blit cinq hommes des plus gens de
bien de la république , qui fussent
autorisés à restreindre dans de justes
bqrnes une puissance si excessive ; en
sorte que les consuls à l'avenir n'eus-
sent d'autorité sur leurs concitoyens y
que celle que les mêmes citoyens
auroient bien voulu leur accorder.
Des propositions si hardies surpri-
rent et étonnèrent tous les sénateurs.
Ils reconnurent alors , mais trop tard ,
la vérité de ce que les deux Appius
avoient prédit tant de fois , que le
peuple , après avoir essayé la foiblesse
du sénat .par tant de lois quïl en avoit
extorquées en sa faveur , attaquerait
enfin ouvertement son autorite dans
celle des consuls qui en étoit le plus
ferme soutien. Heureusement pour
cette compagnie , Quintus Fabius , en
l'absence des consuls (i) , étoit alors
gouverneur de Rome : c'étoit un con-
sulaire d'un esprit ferme , plein de
courage et de résolution, et inviola-
blement attaché aux lois et à la forme
du gouvernement de la république.
Ce courageux magistrat, voyant que
les propositions hardies du tribun
alloient à détruire la dignité consu-
(i) Tit.Liv. 1. 3.D. H. I. 10.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3ig
laire*, dépêcha secrètement différens
courriers aux deux consuls pour leur
donner avis de ce qui se passoit , et
pour les conjurer de revenir à Rome
en diligence. Il assembla ensuite le
sénat , et il représenta qu'on s'étoit
contenté jusqu'alors dans Rome de
suivre dans les jugemens le droit na-
turel et les seuls principes de l'équité
et du bon sens ; que la multitude des
lois ne serviroit qu'à obscurcir la vé-
rité , et qu'il prévoyoit avec douleur
tous les malheurs qui naitroient dans
la république de cette forme judi-
ciaire que Terentillus y vouloit intro-
duire. Il insinuoit ensuite que quand
même ces changemens seroient trou-
vés nécessaires , il n'étoit ni de l'hon-
neur ni de la justice des citoyens
qui étoient alors à Rome , d'entre-
prendre d'en décider en l'absence des
deux consuls , et de cette partie du
peuple qui composoit leurs armées;
qu'il seroit en droit de se plaindre
à leur retour qu'on eût précipité la
décision d'une affaire de cette con-
séquence , qui , intéressant tous les
particuliers , ne devoit être décidée
que dans une assemblée générale du
peuple Romain ; que les consuls même ,
O 4
3.20 HISTOIRE CES RÉVOLUTIONS
comme chefs de la république , pro-
testeroient contre tout ce qui auroit
été arrêté sans leur participation ; au
lieu que quand ces deux souverains
magistrats se trouveroient à la tête du
sénat , et que tout le peuple seroit
de retour , on prendroit de concert
des mesures conformes au bien de
l'état et au salut de la patrie. Fabius
s'éleva ensuite avec beaucoup de force
contre Fauteur de ces nouvelles pro-
positions, îl dit que Terentillus se
prévaloit de Féloignement des consuls
Four attaquer la république ; que si
année précédente , et pendant que
la peste et la guerre désoloient la ville
de Rome et son territoire , les dieux
en colère eussent permis que ce tribun
séditieux eût été en charge, la répu-
blique n'eût jamais pu résister à de si
cruels fléaux , et qu'il ne falloit pas
douter qu'on n'eût vu alors Teren-
tillus à la tête des Eques et des Vols-
ques ruiner Rome , ou du moins chan-
ger la forme du gouvernement , quoi-
que fondé par leurs ancêtres sur de
si heureux auspices. Ensuite prenant
des manières plus adoucies , il adressa
la parole aux autres tribuns , et les
conjura par le salut de la patrie , de
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 33 *
ne rien innover jusqu'au retour des
consuls.
La plupart des tribuns se rendirent
à ses prières et à des raisons si so-
lides , et n'insistèrent plus sur la pre-
mière demande de Terentillus qui
regardoit la limitation du pouvoir des
consuls : peut-être aussi que ce fut
l'espérance de parvenir eux - mêmes
un jour à la dignité du consulat , qui
leur ôta le dessein d'en diminuer l'au-
torité. Mais ils persistèrent à demander
qu'on choisit dans le sénat et parmi
le peuple des personnes capables de
composer un corps de lois pour établir
une forme constante dans la manière
de rendre la justice aux citoyens. Ce-
pendant , sur les instances de Fabius ,
ils consentirent à suspendre la pour-
suite de cette affaire , et les consuls
à leur retour trouvèrent la ville tran-
quille ; mais ce calme ne dura pas
long-temps. Les Herniques , alors al-
liés du peuple Romain , firent savoir
que les Eques et les Volsques, leurs
voisins , armoient secrètement, et que
la nouvelle colonie d'Antium étoit
entrée dans cette ligue. Nous avons vu
plus haut que comme il ne s'étoit pas
présenté un assez grand nombre dç
O 5
322 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
citoyens Romains pour remplir cette
colonie , on y avoit supplée par des
gens ramassés de diiierens endroits ,
Latins , Héroïques et Toscans : il s'y
étoit même glissé des Volsques. Ces
aventuriers, en plus grand nombre que
les Romains, s'etoient rendus les plus
puissans dans le conseil. Ils entre te-
noient secrètement des intelligences
avec les ennemis de Rome ; et quoi-
qu'ils ne se fussent pas encore déclarés
ouvertement contre la république, on
ne laissoit pas d'avoir leur fidélité pour
suspecte.
Cependant le sénat qui ne vouloit
pas être surpris ordonna que les deux
consuls feroient des levées incessam-
ment : ce qui s'appeloit parmi les
Romains faire le choix , parce que tou3
les citoyens étant soldats , les consuls,
quand il survenoit une guerre , étoient
en droit de choisir ceux qui leur pa-
roissoient en état de servir. Ces deux
magistrats, ayant fait placer leur tri-
bunal dans la place , citèrent ceux
qu'ils vouloient mener en campagne ;
mais les tribuns s'y opposèrent : ils
firent renaître les propositions de
Terentillus pour rétablissement d'un
corps de lois; et Virginius , le plus
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 32a
emporté de ces tribuns , crioit clans
la place que cette guerre prétendue
n'étoit qu'un artifice du sénat pour
tirer le peuple hors de Rome , et
l'empêcher , sous ce prétexte , de donner
ses suffrages au sujet d'une affaire si
importante pour tous les particuliers.
Ces contestations furent très-vives ,
et excitèrent de nouveaux tumultes.
On ne vojoit plus ni obéissance dans
le peuple , ni autorité dans les con-
suls. Tout se decidoit par la force ;
et quand ces premiers magistrats de
la republique entreprenoient de faire
arrêter un plébéien qui refusoit de
marcher à la guerre , les tribuns l'en-
levoient aussitôt aux licteurs , et le
remettoient en liberté. Les consuls ,
craignant de commettre davantage leur
dignité , se retirèrent de la place. Et
comme les avis des Herniques ne
s'étoient pas trouvés vrais , et que les
ennemis n'entreprenoient rien , ils
s'abstinrent pendant quelque temps de
^e trouver dans ces assemblées tumul-
tueuses , dans lesquelles les plus vio-
lens et les plus emportes avoient le
plus d'autorité. On ne parloit au peuple
que de la nécessité où il etoit d'obliger
Jes consuls à régler leurs jugemens
O 6
3^4 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
par un corps de lois connues et pu-
bliques ; mais le sénat , sous prétexte
de conserver d'anciens usages , ne
pouvoit se résoudre à renoncer à cette
manière arbitraire de rendre ses arrêts.
Il y eut cette année des tremblemens
de terre , (An de Rome 292. ) et il
parut dans l'air des exhalaisons en-
flammées. Ces phénomènes purement
naturels , mais que le petit peuple ne
manqua pas de regarder comme les
précurseurs de nouvelles calamités ,
firent oublier cette affaire pour quel-
que temps. On ne s'occupoit que de
sinistres présages qui se multiplioient
à la faveur de la peur et de la supers-
tition. Les uns avoient vu des spectres
qui changeoient à tous momens de
formes ; d'autres avoient entendu la
nuit des voix extraordinaires. Des his-
toriens célèbres (1) n'ont point fait
difficulté de nous rapporter , sur la
foi de ces visionnaires , qu'il avoit
plu de la chair crue , et que pendant
qu'elle tomboit comme des flocons
tle neige , des oiseaux carnassiers en
prenoient en l'air différens morceaux.
On eut recours aussitôt aux oracles ;
on consulta les livres des sibylles. Les
(1) Tit. Liv. 1.3. D. H. 1. 10.
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IV. 3^5
dépositaires de ces livres sacrés , tous
patriciens, publièrent que Rome étoifc
menacée de voir des ennemis redou-
tables assiéger la ville à la faveur
des divisions qui y régnoient. Cette
prédiction paroissoit copiée d'après
ce qui venoit d'arriver dans rentre-
prise de Coriolan. Je ne sais si les
tribuns ne soupçonnèrent pas les mi-
nistres de la religion d'avoir ajusté
leur réponse aux vues et aux intérêts
du sénat ; mais la populace qui regar-
doit le passé comme caution de l'ave-
nir , et qui redoutoit de voir un nou-
veau Coriolan aux portes de Rome ,
obligea ses tribuns à conférer avec
le sénat pour tâcher de trouver le
moyen de finir leurs divisions. On
s'assembla plusieurs fois , mais toujours
inutilement : aucun des deux partis
ne vouloit rien relâcher» de ses pré-
tentions. Enfin , le temps ayant dissipé
cette frayeur que les prêtres avoient
tâché d'inspirer au peuple , les tribuns
s'assemblèrent de nouveau , et sans
consulter le sénat , ils présentèrent à
la multitude un projet plus développé
de la loi de Terentillus.
Cette loiportoitque le peuple nomme-
roit incessamment cinq commissaires
$26 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
qui seroient choisis entre les personnes
les plus sages et les plus éclairées du
sénat ; que ces commissaires seroient
autorises pour recueillir et former un
corps de lois civiles , tant par rapport
aux affaires publiques qu'à l'égard des
differensqui survenoient entre les par-
ticuliers ; qu'ils en feroient leur rap-
port dans une assemblée du peuple ,
et qu'ils les afficheroient dans la place
publique , afin que chacun en pût pren-
dre connoissance et en dire son avis.
Les tribuns , ayant proposé ce projet ,
déclarèrent qu'ils en remettaient la
publication au troisième jour de mar-
ché , afin que ceux qui voudroient s'y
opposer pussent librement représenter
au peuple les raisons de leur opposi-
tion.
Plusieurs sénateurs s'élevèrent aussi-
tôt contre cette nouvelle proposition.
Ce fut le sujet de beaucoup de disputes
qui ne servoient qu'à traîner les choses
en longueur. A la fin les tribuns ten-
tèrent d'emporter l'affaire de hauteur;
ils convoquèrent pour cela une nouvel-
le assemblée où tout le sénat se trouva.
Les premiers de ce corps représentèrent
au peuple malgré les tribuns, qu'il é toit
inoui que sans sénatus-consulte , sans
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3^7
prendre lesauspices, et sans consulter
ni les dieux ni les premiers hommes de-
là republique , une partie des citoyens
et la partie la moins considérable ,
entreprit de faire des lois qui dévoient
être communes à tous les ordres de
l'état : ils firent goûter leurs raisons à
ceux desplebeiens qui leurparoissoient
les plus raisonnables. La plus vile po-
pulace , au contraire prévenue par ses
tribuns , demandoit avec de grands
cris qu'on délivrât les bulletins , et
qu'on recueillit les suffrages ; mais les
plus jeunes sénateurs et les patriciens
firent échouer ceprojet.QuintiusCeson
fils de QuintiusCincinnatus , personna-
ge illustre et consulaire , étoit à leur
tête : il se jette dans la foule , frappe
et écarte tout ce qui se présentait de-
vant lui ; et , à la faveur de ce tumulte
qu'il avoit excité exprès , il dissipe
rassemblée maigre les tribuns qui firent
inutilement ce qu'ils purent pour la
retenir. (An de Rome 2.0,2..)
Les sénateurs et les patriciens don-
nèrent à Ceson des louanges qui ne
servirent qu'à exciter encore davantage
son audace et son animosité contre le
peuple. C'était un jeune homme d'une
figure agréable , dune taille avantageux
328 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
se, d'une force de corps extraordinaire:
naturellement fier , hardi et intrépide,
il ne connoissoit point le péril , et il
s'étoit déjà distingué à la guerre par
des actions d'une valeur surprenante.
Comme iln'avoit pas moins d'éloquen-
ce que de courage , et qu'il étoit tou-
jours le premier à répondre aux ha-
rangues séditieuses des tribuns , ces
magistrats , outrés de trouver en lui
seul l'animosité de tous les patriciens t
conjurèrent sa perte. Après être con-
venus entr'eux des chefs d'accusation ,
A. Virginius le fit citer devant l'as-
semblée du peuple.
Tant que Ceson s'étoit trouvé dans
la chaleur des disputes , soutenu par
les appiaudissemens du sénat qui flat-
toient sa vanité , il avoit toujours fait
paroître beaucoup de fermeté et decons-
tance.Mais tout son courage l'abandon-
na la veille de son jugement. L'exem-
ple de Coriolan fit alors une vive
impression sur son esprit. On le vit ti-
mide , effrayé , se reprochant 1? passé ,
redoutant l'avenir , et tout prêt à chan-
ger honteusement de parti. Il prit des
habits de deuil , et avec une con-
tenance triste et humiliée il recher-
choit avec bassesse la faveur des moin-
dres plébéiens.
DE LA RËP. ROMAINE. Liv. IV. 3k2$
Le lendemain et le jour même qu'on
de voit traiter de son affaire , il n'osa
paroitre devant le peuple. Il fallut que
son père, accompagné de ses parens et
de ses amis , se présentât pour lui. A.
Virginius commença son accusation
par les reproches qu'il rit à Ceson de
son humeur impérieuse , de son man-
que de respect pour les assemblées du
peuple , et des violences qu'il y avoit
exercées contre les particuliers : « Et
» que deviendra notre liberté , s'écrioit
» Virginius, quand les patriciens au-
» ront élevé au consulat ce jeune am-
» bitieux, qui , n'étant que personne
» privée , cause déjà de justes alar-
*> mes à sa patrie par sa violence et
» son audace ? » 11 produisit ensuite tous
les plébéiens que Ceson avoit maltrai-
tés , et qui demandoient justice. Ses
parens et ses amis ne s'amusèrent point
à le vouloir disculper de ses préten-
dues violences ; ils ne répondirent aux
invectives du tribun que par les louan-
ges de Paccusé. Les uns rapportèrent
tous les combats où il s'étoit signalé ;
d'autres nommoient les citoyens aux-
quels dans des batailles il avoit sauvé
la vie. T.QuintiusCapitolinusqui avoit
été trois fois consul dit qu'il l'a voit
33o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mené à la guerre ; qu'à ses yeux il étoit
sorti vainqueur de plusieurs combats
singuliers qu'il avoit soutenus contre les
plus braves des ennemis , et qu'il l'avoit
toujours regardé comme le premier
soldat de son armée. Lucrétius qui avoit
été consul l'année précédente , ajoutoit
qu'il étoit de l'intérêt de la république de
conserver un citoyen si accompli , et
que l'âge, en augmentant sa prudence ,
emporteroit (i) chaque jour quelque
chose de ce caractère impétueux qui le
rendoit odieux à la multitude.
L. Quintius Cincinnatus, son père ,
l'homme de son siècle le plus estimé
pour sa capacité dans le gouverne-
ment de Tétai , dans le commande-
ment des armées , se contenta de prier
le peuple de pardonner au fils en fa-
veur d'un père qui n'avoit jamais of-
fensé aucun citoyen. Le respect et la
vénération qu'on avoit pour cet illustre
vieillard commençoit à adoucir les
esprits; mais Virginius qui avoit résolu
de perdre Ceson répondit à Cincin-
natus que son fils étoit d'autant plus
coupable qu'il n'avoit pas su profiter
des exemples d'un père comme lui;
qu'il nourrissoit dans sa maison le
(i) Tit. Liv. 1.3. c. 12. D. H. 1. io.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 33 1
tyran de sa patrie , et que les grands
exemples de ses ancêtres dévoient lui
avoir appris à préférer la liberté publi-
que à ses propres enfans. « Et afin ,
» dit ce tribun en se tournant vers
» le peuple , qu'il ne paroisse pas
» que je veuille en imposer , je con-
» sens , si on le veut , qu'on ne parle
» point ici ni des discours injurieux
» que Ceson a tenus dans nos as-
» semblées contre le peuple , ni des
» violences qu'il a exercées contre de
» meilleurs citoyens que lui ; mais je
» demande que M. VoIscius,mon col-
» lègue , soit entendu sur des plaintes
» particulières qu'il a à faire contre
» lui ; et j'espère que le peuple ne
» laissera pas sans vengeance un de
» ses magistrats si cruellement outra-
» gé. » Pour lors Volscius se levant pour
jouer le rôle qu'il avoit concerté avec
son collègue : « J'aurois souhaité , dit-
» il en adressant la parole au peuple,
» avoir pu porter plutôt mes plaintes
r> de la mort d'un frère très-cher que
» Ceson a tué dans mes bras ; mais la
» crainte des violences ordinaires du
» même Ceson, et le crédit de sa fa-
» mille , ne m'a que trop fait côm-
» prendre ce que j'avois à craindre
332 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» moi-même d'une pareille poursuite;
» Si je ne viens plus assez à temps
» pour me rendre son accusateur , du
» moins ne pourra- 1- on pas rejeter le
» triste témoignage que je rendrai de
» sa cruauté et de sa tyrannie.
» Ce fut , continua ce fourbe , sous
» le consulat de L. Ebutius et de P.
» Servi lius que revenant un soir , mon
» frère et moi , de souper chez un de
» nos amis, nous rencontrâmes proche
» le quartier où logent les femmes pu-
» bliques,Ceson plein de vin, et accom-
» pagné à son ordinaire de plusieurs
» jeunes patriciens insolens comme lui,
» et qui venoientapparemmentde faire
» la débauche ensemble dans ces mai-
» sons de prostitution ; ils nous atta-
» quèrent d'abord par des railleries
» piquantes , et par des injures que
» je crus devoir dissimuler; mais mon
» frère , moins patient que moi , leur
» ayant répondu comme un homme
» libre et plein de courage devoitfaire ,
» Ceson tomba aussitôt sur lui , et se
» prévalant de ses forces il lui donna
» tant de coups de poing , qu'il l'as-
» somma à mes yeux et dans mes
» bras , sans que je pusse opposer à
» une si grande violence d'autres armes
DE LÀ RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 333
» que des cris et des prières inutiles.
» Je ne pus en porter mes plaintes
» aux deux consuls qui moururent de
» la peste la même année. L.Lucre-
» tius et T. Veturius, leurs successeurs,
» furent long-temps en campagne : ce
» ne fut qu'à leur retour que je songeai
» à former mon action. Mais Ceson ,
» ayant appris mon dessein, me sur-
» prit un soir à l'écart , et il me
» donna tant de coups que je fus obli-
*> gé , pour éviter un sort pareil à
» celui de mon frère , de lui promettre
» de ne parler jamais de l'une et l'autre
» violence. »
Le peuple fut si ému par ce récit ,
que sans approfondir la vérité du fait
il alloit condamner sur le champ Ceson
à perdre la vie ; mais A. Virginiusqui
conduisoit toute cette fourberie vou-
lut la revêtir des apparences de la
justice , et faire périr l'accusé par les
formes ordinaires. 11 demanda qu'at-
tendu que Volscius n'avoit pas ses té-
moins présens , Ceson fut arrêté et mis
en prison jusqu'à ce que son crime eût
été avéré. T. Quintius,son parent, re-
présenta qu'il étoit inoui dans la ré-
publique , que sur une simple accusa-
tion on commençât par arrêter un
334 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
citoyen peut-être innocent , et que
cette nouvelle forme de procédure don-
noit atteinte à la liberté publique.
Mais le tribun soutint que cette pré-
caution étoit nécessaire pour empêcher
qu'un aussi grand criminel n'échappât à
la justice du peuple. On agita de part
et d'autre cette questionavec beaucoup
de chaleur et d'animosité. Enfin , il
fut arrêté que l'accusé demeureroit en
liberté , mais sous la caution de dix
citoyens qui s'obligèrent de le repré-
senter le jour qu'il devoit être jugé,
ou de payer un amende dont les tri-
buns convinrent ensuite avec le sénat.
Ceson , quoiqu'innocent, n'osa s'aban-
donner au jugement du peuple; il sortit
de Piome la nuit , s'enfuit et se retira
en Toscane. Les tribuns ayant appris sa
fuite exigèrent l'amende avec tant de
rigueur et de dureté , que Quintius,père
de Ceson après avoir vendu la meil-
leure partie de son bien , fut contraint
de se reléguer dans une méchante chau-
mière qui étoit au-delà du Tibre ; et
on vit cet illustre consulaire (i) réduit
à cultiver de ses propres mains cinq
ou sixarpens déterre qui composoient
alors tout son bien , et qu'on appela
(i) D. H.l. 10.
DE LA RÉF. ROMAINE. LÎV. V. 335
depuis de son nom les pris Quintiens.
Après l'exil de Ceson , les deux tri-
buns se crurent victorieux du sénat ,
et se llattoient de voir la loi bientôt
établie ; mais comme cette affaire re-
gardoit presque tous les grands , la
noblesse s'unit encore plus étroite-
ment depuis la disgrâce du fils Quin-
tins : et sitôt qu'on proposoit la pu-
blication d'un corps de droit, on voy oit
s'élever , pour ainsi dire , mille Ceson
qui tous s'y opposoient avec la même
intrépidité. Le temps d'élire de nou-
veaux consuls étant arrivé ., le sénat
et les patriciens de concert firent
"tomber cette dignité à C. Claudius, frère
d'Appius dernier mort , parce que sans
avoir rien de sa dureté et de ses ma-
nières bautaines , il nétoit pas moins
attaché aux intérêts de son ordre. On
lui donna pour collègue P. Vaiérius ,
qui, entrant dans son second consulat,
fut nommé pour premier consul dans
cette élection. (An de Rome 2q3.J
Les tribuns s'aperçurent bien par
ce concert de toute la noblesse. , que
Xfuand même par différentes accusa-
tions ils feroient périr tous les ans
quelque patricien , ils ne viendroient
pas à bout d'un corps où il y avoit ai*-
336 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
tant d'union que de pouvoir. Ainsi ,
sans s'arrêter davantage à persécuter
et à mettre en justice ceux des patri-
ciens qui se signaloient davantage
par leur opposition à la loi , ils for-
mèrent secrètement l'affreux dessein
de faire périr tout d'un coup la meil-
leure partie du sénat , et d'envelopper
dans leur ruine tous les patriciens qui
leur étoient odieux et suspects parleur
créditou par leurs richesses. Pour faire
réussir un si détestable projet, leurs
émissaires répandirent d'abord parmi
le petit peuple des bruits sourds , qu'il
se formoit secrètement de grands des-
seins contre sa liberté. Ces bruits va-
gues et incertains , passant de bouche
en bouche , se chargeoient de nouvelles
circonstances toutes plus funestes les
unes que les autres , et qui rempli-
rent à la fin la ville d'inquiétude , de
trouble et de défiance.
Les tribuns voyant les esprits pré-
venus , et dans cette agitation si pro-
pre à recevoir la première impression ,
se firent rendre une lettre en public.
Ils étoient dans leur tribunal lors-
qu'un inconnu (i) la leur présenta de-
vant tout le peuple ; puis il se perdit
(i) D. H. 1. 10.
à
DE LA RÉP. ROMAINE. Z/V. IV. OOJ
à l'instant dans la foule. Les tribuns
lisoient ensemble et tout bas , cette
lettre qu'ils avoient eux-mêmes con-
certée : et en lisant ils afï'ectoient un
air d'étonnement et de surprise pour
exciter la curiosité et l'inquiétude du
peuple. Ils se levèrent ensuite , et ayant
t'ait faire silence par un héraut, Vir-
gin ius adressant la parole à l'assem-
blée : « Le peuple Romain , dit-il ,
» d'un air consterné , est menacé de
» la plus grande calamité qui lui
» puisse arriver : et si les Dieux pro-
» tecteurs de l'innocence , n'eussent
» découvert les médians desseins de
» nos ennemis , nous étions tous per-
» dus. » Il ajouta qu'il falloit que les
consuls en fussent instruits , et qu'il
leur rendroit compte ensuite de ce qui
auroit été résolu dans le sénat.
Pendant que ces magistrats vont
trouver les consuls , leurs émissaires
répandus dans l'assemblée , publioient
de concert avec eux , différens bruits
qui n'avoientpour objet que de rendre
les patriciens plus odieux à la mul-
titude.Les uns disoient en général qu'il
y avoit long-temps qu'on se doutoit
bien qu'il se tramoit de mauvais des-
seins contre la liberté du peuple ;
Tome I. P
338 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
d'autres , comme mieux instruits , as-
suroient que les Equeset les Volsques ,
de concert avec les patriciens , dévoient
mettre Ceson à leur tète , comme un
autre Coriolan , et que soutenu de leurs
forces , il devoit rentrer dans Rome
Ï>our se venger de ses ennemis , abolir
e tribunat, et rétablir le gouverne-
ment sur ses anciens fondemens , et
qu'on rendroit ensuite aux Eques et aux
Volsques , en reconnoissance de leurs
secours , les villes et les terres qu'on
leur avoit enlevées. Quelques-uns di-
soient même qu'il n'étoît pas bien sûr
que Ceson fut sorti de Piome ; qu'ils
a voient entendu dire qu'il étoit caché
chez un des consuls ; que son dessein
étoit d'assassiner une nuit les tribuns
dans leurs maisons ; que tous les jeunes
patriciens entroient dans cette conjura-
tion , et que la lettre que les tribuns
venoient de recevoir en contenoit
peut-être l'avis et les preuves. Enfin
ces créatures des tribuns ne faisoient
exprès que de fâcheux préjugés de cette
lettre mystérieuse , pour entretenir
toujours les esprits dans la prévention
et dans la haine contre le sénat et les
patriciens.
Les tribuns étant arrivés au sénat ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 33$
Virginius qui portoit la parole l'a-
dressant aux consuls et à tous les séna-
teurs : «11 y a déjà quelque temps t
» pères conscripts , leur dit-il, qu'il
y> s'est répandu dans cette ville des
bruits sourds d'une conspiration con-
tre la liberté du peuple ;mais comme
ils étoient sans auteur , nous les
avions regardés comme de vains dis-
cours enfantés par la peur et l'oisi-
veté. Depuis ce temps-là des avis
mieux circonstanciés nous sont ve-
nus ; mais comme ils étoient encore
sans nom d'auteur , nous n'avions
pas cru que cela méritât de vous
être rapporté. Cependant , pour ne
rien négliger dans une affaire de cette
conséquence , nous avions fait secrè-
tement des perquisitions ; et il nous
étoit revenu assez d'indices d'une
conspiration , mais sans en avoir
encore pu découvrir l'objet , le chef
et les complices. Il n'y a pas deux
heures que nous avons enfin percé
cet affreux mystère. Une lettre que
nous venons de recevoir dans notre
tribunal , nous apprend qu'il y a
une conjuration , et nous découvre
le dessein des conjurés. Les pre-
miers indices qu oa avoit découverts
Y 2
34° HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» se trouvent conformes à la lettre
» d'avis. Dans un péril si éminent , où
» le temps qu'on emploieroit à déli-
» bérer sur la punition du crime seroit
» presque aussi criminel que le crime
» même , nous sommes accourus en
» diligence suivant notre devoir, pour
» vous en donner avis , et pour vous
» révéler des projets que vous ne pour-
» rez entendre sans horreur.
» Sachez , pères conscripts , que
» nous avons reçu une lettre dans
» laquelle on nous avertit que des per-
» sonnes distinguées par leur naissance
» et leurs dignités , que des sénateurs
» et des chevaliers , que le temps ne
» nous permet pas de nommer , ont
» résolu d abolir absolument le tribu-
» nat , tous les droits et tous les pri-
» vilèges du peuple. Que pour faire
» réussir des desseins si détestables ,
» ils sont convenus que Quintius
» Ceson , à la tète d'un corps d'Eques
» et de Volsques , s'approcheroit se-
» crètement et de nuit , d'une des por-
» tes de Rome , que ses complices lui
» tiendraient ouverte ; qu'on l'intro-
» duiroit sans bruit dans la ville , et
*> que les principaux conjurés , partagés
p en différentes bandes , iroient à la
DE LARÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3^1
» faveur des ténèbres surprendre et
» attaquer chacun les maisons des tri-
» buns ; et qu'on devoit nous égorger
» tous dans la même nuit avec les
» principaux du peuple , et ceux qui
» dans les assemblées faisoient pa-
» roitre le plus de zèle pour la dé-
» fense de la liberté.
» Nous vous conjurons , pères cons-
» cripts , de ne nous pas abandonner
» à la fureur de ces scélérats. Pour
» prévenir leurs mauvais desseins ,
» nous espérons que vous ne nous re-
» fuserez pas un sénatus-consulte , qui
» nous autorise d'informer nous-mêmes
» de cette conspiration , et d'en faire
» arrêter les chefs. Il est bien juste
» que les magistrats du peuple pren-
» nent connoissance par eux-mêmes
» de ce qui regarde le salut même de
» tout le peuple , et qu'on ne prétende
» point retarder à l'ordinaire , et par
» des discours étudiés , ni la delibé-
» ration , ni l'arrêt que nous deman-
» dons. Tout retardement seroit dan-
d gereux ; c'est peut-être cette nuit
» même que doit éclater une si furieuse
» conspiration , et il n'y a que des con-
>-> jures qui puissent s'opposer à la re-
» cherche de la conjuration. »
P 5
342. HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Tous les sénateurs détestèrent une
pareille entreprise ; mais ils étoient
partagés sur la réponse qu'on devoit
faire à Virginius. Les plus timides
craignoient qu'un refus ne fit soulever
le peuple , et n'excitât une sédition.
Ceux au contraire qui étoient d'un
caractère plus ferme , représentent
qu'il n'étoit pas moins dangereux d'ac-
corder un sénatus-consulte aux tribuns ,
que de donner des armes à des furieux
et des frénétiques qui les tourneroient
aussitôt contre les principaux du sénat.
Parmi ces différens avis , C. Claudius ,
un des consuls , se leva , et adressant
la parole à Virginius , lui déclara qu'il
ne s'opposoit point à l'information
qu'il clemandoit ; qu'il consentoit
même qu'on en donnât la commission
à des magistrats plébéiens , mais qu'il
requéroit , avant toute chose , qu'on
examinât si la conjuration étoit men
réelle : « Voyons donc , lui dit-il , de
» qui est cette lettre si mystérieuse
*> que vous avez reçue dans votre tri-
j) bunal ; quels sont les sénateurs et
» les chevaliers qui y sont nommés.
p Que ne les nommez-vous vous-même ?
» 11 nous reste encore assez de temps
» pour connoitre ces grands coupa-
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. IV. 3^3
s> blés. Pourquoi n'avez-vous pas au
» moins fait arrêter le porteur d'une
» lettre anonyme qui renfermoit une
» accusation si atroce contre les pre-
» mières personnes de la république ?
» Je ne suis pas moins surpris de ce que
» vous ne nous avez point fait voir ce
» rapport admirable qui se trouve
» entre les indices qui vous ont fait
» soupçonner qu'il y avoit une con-
» juration , et la lettre qui vous en
» découvre les chefs et les complices*
» Est-il possible que vous ayez pu
» vous persuader que le sénat aban-*
» donneroit à votre fureur nos plus
» illustres citoyens sur une simple
» lettre destituée de toute espèce de
» preuves ?
» Oui , pères conscripts , les tribuns
» s'en sont flattés , et la facilité avec
» laquelle vous venez de souffrir qu'on
» nous ait enlevé Ceson , a fait croire
» à ces magistrats séditieux que sous
» un gouvernement si foible ils pou-
» voient tout oser. Voilà le fondement
» de ce phantôme de conspiration dont
» on nous a voulu faire peur ; et s'il
» y a quelque péril à craindre pour
» l'état , il ne peut venir que de ces
» flatteurs du peuple qui , voulant
P /
344 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» passer pour les défenseurs de la li-
» berté publique , en sont véritable-
» ment les ennemis. »
Ce discours prononcé avec fermeté
par un consul dont tout le monde
connoissoit la pénétration et la pro-
bité , étourdit les tribuns. Ils sortirent
du sénat couverts de confusion et pleins
de fureur, Le peuple les attendoit : ils
se rendirent à l'assemblée où ils se
déchaînèrent également contre le con-
sul et contre tout le sénat.
Mais C. Claudius les suivit; il monta
le premier à la tribune aux harangues.
Animé de cette confiance que donne
3a vérité , il s'expliqua devant le peu-
ple de la même manière qu'il venoit
de faire devant le sénat ; et il parla
avec tant de force et d'éloquence , que
les plus gens de bien parmi le peuple
demeurèrent convaincus que ce pian
secret d'une conjuration dont les tri-
buns faisoient tant de bruit , n'étoit
qu'un artifice dont ils se servoient pour
pouvoir perdre leurs ennemis. Il n'y
eut que la plus vile populace qui voulut
toujours croire la realité de cette cons-
piration imaginaire , qui servoit à re-
paître son animosité contre les patri-
ciens : et les tribuns lîeatretenoieht
DÉ LA RÉÎ>. ROMAINE. Llv. ÎV. 345
avec soin dans une erreur qui leur
donnoit lieu de se faire valoir. ( An de
Rome 29;). )
Dans un état si rempli de troubles
et d'agitations , Rome fut à la veille
de passer sous une domination étran-
gère (1). Un Sabin seul forma un des-
sein si hardi , il s'appeloit Appius Her-
donius. Qétoit un homme distingué
dans sa nation par sa naissance , par
ses richesses , et par un grand nombre
de cliens qui etoient attachés à sa
fortune ; d'ailleurs ambitieux , hardi ,
entreprenant , et qui crut qu'il n'étoit
pas impossible de surprendre la ville
à la faveur des divisions qui régnoient
entre le peuple et le sénat. 11 se flat-
toii de faire soulever les esclaves ,
d'attirer à son parti tous les bannis ,
et même de faire déclarer le petit
Ïjeuple en sa faveur , en le flattant de
e rendre arbitre des lois du gouver-
nement. Son dessein étoit, après avoir
surpris Rome , de s'en faire le souve-
rain ; ou de livrer la ville à la com-
munauté des Sabins , en cas qu'il ne
put pas , avec ses propres forces , se
maintenir dans son usurpation.
Il communiqua d'abord son dessein
(1) D. H. 1. 10. Tit. Liy. Dec. 1. I. 3. c. 16.
P 5
3^6 HISTOIRE Ï>ES RÉVOLUTIONS
à ses amis particuliers. Plusieurs s'at-
tachèrent à sa fortune dans la vue de
s'enrichir du pillage de Rome ; ce fut
par leur moyen qu'il rassembla jus-
qu'à quatre mille hommes , tant de
ses cliens que d'un grand nombre
d'esclaves fugitifs, de bannis et d'aven-
turiers , auxquels il donna retraite sur
ses terres. Il chargea ensuite quelques
vaisseaux plats de ces troupes ; et se
laissant aller la nuit au courant du
Tibre , il aborda avant le jour du
côté du Capitole. Il monta sans être
aperçu sur la montagne , et à la fa-
veur des ténèbres il s'empara du tem-
ple de Jupiter et de la forteresse qui
y étoit attachée. De là il se jette dans
les maisons voisines , et coupe la
gorge à tous ceux qui ne veulent pas
se joindre à lui , pendant qu'une partie
de ses soldats se retranche et fait
des coupures le long de la montagne.
Les Romains qui échappent à la pre-
mière fureur du Sabin , descendent
dans la ville et y portent l'épouvante
et la terreur. L'alarme se répand de
tous côtés ; les consuls éveillés par le
bruit , et qui ne redoutent pas moins
l'ennemi domestique que l'étranger ,
ignorent si ce tumulte vient du dedans
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3^7
ou du dehors. On commence par met-
tre des corps-de-garde dans la place
et aux portes de la ville. La nuit se
passe dans l'inquiétude : enfin le jour
fait connoitre quel est le chef d'une,
entreprise si hardie et si surprenante.
Herdonius , du haut duCapitole, ar-
bore un chapeau au bout d'un javelot
comme le signal de la liberté , dans le
dessein d'engager les esc laves qui étoient
en très-grand nombre dans la ville à
se rendre auprès de lui* Ses soldats
pour empêcher le peuple de prendre
les armes , crient que leur général
n'est venu à Rome que pour délivrer
les habitans de la tyrannie du sénat .
pour abolir les usures, et établir des
lois qui fussent favorables au peuple.
Les consuls des la pointe du jour as-
semblèrent le sénat : il fut résolu défaire
prendre les armes au peuple. Les tri-
buns déclarèrent qu'ils ne s'y oppose-
roientpas, pourvu qu'ils sussent quelle
seroit la récompense du citoyen et du
soldat. c< Sivous nous voulez promettre
» par serment, dirent-ils aux consuls ,
9 après qu'on aura repris le Capitole ,
» de nommer les commissaires que
» nous demandons pour 1 etabl issement
» d'un corps de lois , nous sommes prêts
348 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» de marcher aux ennemis. Mais si
» vous êtes toujours inflexibles , nous
» sauronshien empêcher le peuple d'ex-
» poser sa vie pour maintenir un gou-
» vernement si dur et si tyrannique.»
Le sénat n'apprit qu'avec une vive
indignation , que les tribuns missent à
prix , pour ainsi dire , le salut de la
ville et les services du peuple. On vit
bien qu'ils vouloient se prévaloir de
la conjoncture présente. C. Claudius
étoit d'avis qu'on se passât plutôt du
secours mercenaire du peuple, que de
racheter à des condition si odieuses.
II représenta que les patriciens seuls ,
avec leurs cliens , sufïisoient pour
chasser l'ennemi. Que si dans la suite
on a voit besoin d'un plus grand nom-
bre de troupes , on pourroit appeler les
Latins et les autres alliés: et que dans
une extrémité , il valoit encore mieux
armer leurs esclaves que de recevoir
la loi des tribuns> Mais les sénateurs les
plus âgés * et qui avoient le plus d'au-
torité dans la compagnie, voyant l'en-
nemi sur leurs tètes, et craignant qu'on
n'introduisit dans la viiie lesSabins,
lesEques et les Volsques , furent d'avis
que dans un péril si imminent on ne
devoit rien refuser au peuple poux l'en-
DE LA RÉP. ROMAINE. LivAV. 3^9
gager à prendre promptement les
armes. P. Valérius premier consul ,
qui étoit de ce sentiment , se rendit sur
la place , et il promit au peuple que si-
tôt qu'on auroit repris le Capitole , et
rétabli le calme dans la ville , il n'em-
pecheroit point les tribuns de proposer
la loi: et que pour lui, soit qu'il fût
question de l'accepter, soit qu'on vou-
lut la rejeter , il neconsulteroit que le
bien seul de ses concitoyens , et qu'il
se souviendroit toujours de son nom ,
comme d'une obligation héréditaire de
favoriser les intérêts du peuple , dans
toutes les choses qui ne seroient pas
contraires au bien commun delà répu-
blique. Le peuple charmé de cette es-
pérance , prit les armes , et jura solen-
nellement de ne les point quitter que
par ordre des consuls. Les Piomams
appeloient cette sorte d'armement du
nom de Tumulte , parce que les occa-
sions inopinées le faisoient naitre : per-
sonne n'en étoit exempt. Le chef pro-
nonçoit ordinairement ces paroles : Qui
voudra sauver la république , me suive.
Alors ceux qui s'étoient assemblés ju-
roient tous ensemble de défendre la
république jusqu'à la dernière goutte
de leur sang ; ce qui s'appeioit Conju-
35o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
ration. Quand le peuple tout armé eut
fait ces sermens , les deux consuls , sui-
vant l'usage , tirèrent au sort pour savoir
celui qui devoit commander l'attaque.
Cet emploi échut à Valérius , pendant
que C. Claudius sortit de la ville à la
tête d'un corps de troupes pour empê-
cher qu'il ne vint du secours à Herdo-
nius, ou que les ennemis , pour l'aire
diversion , n'attaquassent quelqu'autre
quartier de la ville. Mais il ne parut
point d'autres troupes en campague
qu'une légion que L. Mamilius, souve-
rain magistrat de Tuscule , conduisoit
lui-même au secours des Romains :
Claudius la fit passer dans la ville.
Valérius se mit à la tête des citoyens
et des alliés , et marcha droit aux en-
nemis. Les Romains et les Tusculans
combattirent avec une égale émulation:
c'étoità quiauroit la gloire d'emporter
lespremiers retranchemens. Herdonius
soutint leurs efforts avec un courage
déterminé ; il étoit d'ailleurs favorisé
par la supériorité du poste qu'il oc-
cupoit. On se battit long-tenms avec
beaucoup de fureur , et une opiniâtreté
égale. Le jour étoit déjà bien avancé
sans qu'on pût encore distinguer de quel
côté etoit l'avantage. Le consul Yalé-
DE LA RÉP. ROMAINE. LÎV. IV. 35 I
rius voulant exciter ses soldats par son
exemple à faire un nouvel effort , fut
tué àlatète de l'attaque. P. Volonmius,
personnage consulaire qui combattoit
auprès de lui , fit couvrir son corps
pour dérober aux troupes la connois-
sance d'une si grande perte. Il les lit
combattre ensuite avec tant de courage,
que les Sabins furent contraints de
lâcher pied , et les Romains emportè-
rent leurs retranchemens avant qu'ils
se fussent aperçus qu'ils combattoient
sans général. Herclonius après avoir
perdu la plupart de ses soldats en dis-
putant le terrain pied à pied , se voyant
sans ressource et forcé par-tout , se
fit tuer pour ne pas tomber vif entre
les mains des Romains. Ce qui lui res-
toit de soldats se passèrent leurs épées
au travers du corps ; quelques-uns se
précipitèrent du haut delà montagne.
Ceux que les Romains purent prendre
en vie furent traités comme des vo-
leurs. On ne punit pas moins sévère-
ment les transfuges et les bannis qui
s'étoient joints à Herdonius ; et pa?
cette victoire l'ennemi étranger fut
chassé de la ville ; mais le domestique
y resta toujours le plus fort , et les tri-
buns prirent même occasion de cet
352 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
avantage et des promesses du consul
Valérius pour renouveler leurs préten-
tions , et pour exciter de nouveaux
troubles.
Ces magistrats du peuple , ou pour
mieux dire, ces chefs éternels de toutes
les séditions , sommèrent Claudîus de
faire proposer la loi , et de satisfaire
par là aux mânes de son collègue qui
s'y étoit engage si solennellement. Le
consul , pour rallentir leurs poursuites
et gagner du temps , eut recours à
difï'erens prétextes. Tantôt il s'excu-
soit de tenir l'assemblée , sur la né-
cessité de purifier le Capitole , et de
faire des sacrifices aux dieux. Tantôt
il amusoit le peuple par des jeux et
des spectacles. Enfin , ayant usé tous
ces prétextes , et se voyant pressé par
les tribuns , il déclara que la répu-
blique , par la mort de Valérius , étant
privée d'un de ses chefs , il fâlloit ,
avant que de songer à établir aucune
loi , procédera l'élection d'un nouveau
consul ; et il désigna le jour que dé-
voient se tenir les comices des centu-
ries. Le sénat et tout le corps des
nobles et des patriciens qui avoient
un grand intérêt de s'opposer à la
réception de cette loi , résolurent
DE LA RÉP. ROMAINE. LtV. IV. 353
de substituer à Valérius quelque con-
sulaire dont le mérite en imposât au
peuple , et qui sut en même temps
Faire échouer la proposition des tri-
buns. Ils jettèrent les yeux ' dans ce
dessein sur L. Quintius Cincinnatus ,
père de Ceson , que le peuple venoit
de bannir avec tant d'animosite. Et
ils prirent si bien leurs mesures , que
le jour de l'élection étant arrive , la
première classe , composée de dix-huit
centuries de cavalerie et de quatre-
vingt d'infanterie , lui donna sa voix.
Ce concours unanime de toutes les
centuries d'une classe qui surpassait
toutes les autres par le nombre de ses
suffrages , lui assura cette dignité : et
il fut déclaré consul en son absence ,
et sans sa participation. Le peuple en
fut surpris et effrayé : il vit bien qu'en
lui donnant pour souverain magistrat
un consul irrite de Pexil de son fils , on
n'avoit en vue que d'éloigner la publi-
cation de la loi. Cependant les députés
du sénat , sans s'arrêter au mécon-
tentement du peuple , furent chercher
Quintius à la campagne , où il s'étoit
retiré depuis la disgrâce de son fiis ,
et où il cultivoit de ses mains cinq ou
six arpens de terre qui lui étoient restés
des débris de sa fortune.
354 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Ces députas le trouvèrent condui-
sant lui-même sa charrue. Ce fut en le
saluant en qualité de consul , et en
lui présentant le décret de son élec-
tion , qu'ils lui apprirent le sujet de
leur voyage. Ce vénérable vieillard
fut embarrassé sur le parti qu'il avoit
à prendre. Comme il étoit sans am-
bition , il préféroit les douceurs de
la vie champêtre à tout l'éclat de la
dignité consulaire. Néanmoins l'amour
de la patrie l'emportant sur celui de
la retraite , il prit congé de sa femme ;
et lui recommandant le soin de leur
ménage : « Je crains bien , ma chère
» Racilia , lui dit-il , que nos champs
» ne soient mal cultivés cette année. »
On le revêtit en même temps d'une
robe bordée de pourpre , et les licteurs
avec leurs faisceaux se présentèrent
pour l'escorter et pour recevoir ses
ordres. C'est ainsi que son mérite et
les besoins de l'état le ramenèrent
dans Rome où il n'étoit point rentré
depuis la disgrâce de son fils. 11 n'eut
pas plutôt pris possession du consulat ,
qu'il se fit rendre compte de tout ce
qui s'étoit passé dans l'invasion d'Her-
donius. Prenant delà occasion de con-
voquer l'assemblée du peuple , il monta
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 355
à la tribune aux harangues , et sans
se déclarer pour le sénat ni pour le
peuple, il les réprimanda l'un et l'au-
tre avec une égale sévérité. Il reprocha
au sénat que par cette facilité conti-
nuelle à se relâcher toujours sur toutes
les prétentions des tribuns , il avoit
entretenu l'insolence et la rébellion du
peuple. Il dit qu'on ne trouvoit plus
dans les sénateurs cet amour de la pa-
trie et ce désir de la gloire qui sem-
bloient être naturels à leur ordre ;
qu'une timide politique avoit pris la
place de l'autorité légitime , et de la
fermeté qui étoit si nécessaire dans le
gouvernement. Il ajouta qu'il régnoit
dans Rome une licence effrénée ; que
la subordination et l'obéissance sem-
bloient en être bannies; qu'on venoit
de voir, à la honte du nom Romain ,
des séditieux mettre à prix le salut de
leur ville , tout prêts à reconnoitre
Kerdonius pour leur souverain si on
refusoit de changer la fonde du gou-
vernement. « Voilà le fruit , s'écria-t-
» il , de ces harangues continuelles
» dont le peuple se laisse enivrer; mais
» je saurai bien l'arracher à ces se-
» ducteurs qui régnent aujourd'hui dans
» Rome avec plus d'orgueil et de ty-
356 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» rannie que n'ont jamais fait les Tar-
» quins. Sachez donc , peuple Romain,
» que nous avons résolu mon col-
» lègue et moi , de porter la guerre
» chez les Eques et chez les Volsques.
» Nous vous déclarons même que
» nous hivernerons en campagne sans
» rentrer pendant tout notre consulat
» dans une ville remplie de séditieux.
» Nous commandons à tous ceux qui
» ont prêté le serment militaire de
» se trouver demain avec leurs armes
» au lacRégille. » Ce sera là le rendez-
vous de toute l'armée.
Les tribuns lui repartirent d'un air
moqueur, qu'il couroit risque d'aller à
la guerre seul avec son collègue ; et
qu'ils ne soufïriroient point qu'il se fit
aucune levée. « Nous ne manquerons
» point de soldats , répondit Quintius ;
» et nous avons encore sous nos ordres
h tous ceux qui, à la vue du Capitole,
» ont pris les armes , et juré solennels
» lement de ne les quitter que par la
r> permission des consuls. Si par vos
» conseils ils refusent de nous obéir ,
y> les dieux vengeurs du parjure sauront
» bien les punir de leur désertion. »
Les tribuns qui vouloient échapper
àun engagement si positif, s'écrièrent
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3o7
que ce serment ne regardent que la per-
sonne seule de Valérius , et qu'il étoi t en-
seveli dans son tombeau. Mais le peu-
ple plus simple, et qui ignoroit encore
cet art pernicieux d'interpréter les lois
de la religion à son avantage , rejeta une
distinction si frivole. Chacun se dispo-
sa à prendre les armes , quoiqu'avee
chagrin. Ce qui augmentoit encore la
répugnance , c'est qu'il s'étoit répandu
un bruit que les consuls avoient donné
des ordres secrets aux augures de se
trouver de grand matin au bord du lac.
On soupçonnoit qu'ils y vouloient tenir
une assemblée générale , et qu'on pour-
roitbien y casser tout ce qui avoit été
fait dans les précédentes en faveur du
peuple , sans qu'il put alors se prévaloir
du secours et de l'opposition de ses tri-
buns dont l'autorité et les fonctions se
bornoient à un mille de Home : en sorte
que s'ils se fussent trouvés dans cette as-
semblée , ils n'y auroient pas eu plus de
considération que desîmplesplebéiens,
et qu'ils auroient été également soumis
à l'autorité des consuls.
Quintius pour tenir le peuple en res-
pect , publioit encore exprès qu'à son,
retour il ne convoqueroit point d'assem-
blée pour élire de nouveaux consuls, et
35& HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
qu'il étoit résolu de nommer un dicta-
teur , afin que les séditieux apprissent
par leur châtiment que toutes les haran-
gues des tribuns ne seroient pas capa-
bles de les mettre à couvert de la puis-
sance et des jugemens sans appel du
souverain magistrat.
Le peuple qui jusqu'alors n'a voit fait
la guerre que contre des ennemis voi-
sinsdeRome, accoutuméàrevenirdans
sa maison à la fin de chaque campagne,
fut consterné d'un dessein qui l'exposoit
à passer l'hiver sous des tentes. Les tri-
buns n'étoient pas moins alarmés par
la crainte d'une assemblée hors de Rome
où il se pouvoit prendre des résolutions
contraires à leurs intérêts. Les uns et
les autres , intimidés par la fermeté des
consuls , eurent recours au sénat : les
femmes et les enfans tout en larmes ,
conjurèrent les principaux sénateurs
d'adoucir Quintius , et d'obtenir de ce
sévère magistrat que leurs maris et leurs
pères pussent revenir chez eux à la fin
de la campagne. L'affaire fut mise dans
une espèce de négociation. C'etoit le
point où le consul par cette sévérité af-
fectée , mais nécessaire , avoit voulu
amener les tribuns. Il se fit comme un
traité provisionnel entr'eux : Quintius
DE LARÉP. ROMAINE. Liv.lV. 35g
promit de ne point armer et de ne point
Faire hiverner les troupes en campagne
s'il n'y étoit forcé par quelques nouvel-
les incursions des ennemis ; et les tri-
buns , de leur côté , s'engagèrent à ne
point faire au peuple aucune proposi-
tion touchant l'établissement des lois
nouvelles.
Quintius au lieu de faire la guerre em-
ploya tout le temps de son consulat à
rendre justice aux particuliers. 11 écou-
tait tout le monde avec bonté ; il exâ-
minoit avec attention le droit des par-
ties, et rendoit ensuite des jugemens si
équitables , que le peuple , charmé de
la douceur de son gouvernement, sem-
bloit avoir oublié qu'il y eût des tribuns
dans la république.
Malgré une conduite si pleine de mo-
dération et d'équité , Virgin ius , Vol-
scius et les autres tribuns employoient
tous leurs soins pour se faire perpétuer
dans le tribunat , sous prétexte que le
peuple avoit besoin de leur zèle et de
leur capacité pour faire recevoir la pro-
position de Terentillus. Le sénat qui
prévoyoit les abus qui pouvoient s'en-
suivre de cette magistrature perpétuel-
le , fit une ordonnance qui défendoit
qu'aucun citoyen concourût dans les
36o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
élections deux ans de suite pour la même
charge. Mais malgré une constitution
si nécessaire pour la conservation de la
liberté , ces tribuns accoutumés à la dou-
ceur du commandement , firent tant de
brigues , qu'on les continua dans le
même emploi pour la troisième fois. Le
sénat qui croyoit avoir tout à craindre
de ces esprits séditieux , sans avoir
égard au décret qu'il venoit de rendre,
vculoit de son côté continuer aussi
Quintius dans le consulat ; mais ce grand
homme s'y opposa hautement ; il repré-
senta avec beaucoup de gravité (1) aux
sénateurs le tort qu'ils se faisoient de
vouloir violer eux-mêmes leurs propres
ordonnances. Que rien ne marquoit
davantage lafoiblesse du gouvernement
que cette multitude de lois nouvelles
qu'on proposoit tous les jours, et qu'on
n'observoit pas. Que c'étoit par une con-
duite si inconstante qu'ils s'attiroient
justement le mépris de la multitude.
Le sénat également touché de la sa-
gesse et de la modération de Quintius ,
revint à son avis. On procéda à l'élec-
tion ; Q. Fabius Vibulanus , et L. Cor-
nélius Maluginensîs furent nommés
consuls pour l'année suivante. A peine
(i) Val. M. 1. 4. c f.
Quintius
DE LA RÉP. ROMAINE. Liy. IV. 36 1
Quintius Fut-il sorti de charge qu'il re-
tourna à sa campagne pour y repren-
dre ses travaux et ses occupations or-
dinaires. ( An de Rome 294. )
Après son départ , les amis de sa
maison , et entrautres A. Cornélius et
Q. Servilius(i) , questeurs cette année ,
indignés de l'exil injuste de Ceson ,
citèrent en jugementM. Volscius , son
accusateur , l'auteur et le ministre d'une
si cruelle persécution. Ces deux ques-
teurs , par ie pouvoir attaché à leurs
charges , convoquèrent l'assemblée du
peuple. Ils produisirent différens té-
moins , dont les uns déposoient avoir:
vu Ceson à l'armée le jour même que
Volscius prétendoit qu'il avoit tué son
frère dans Rome; d'autres rapportoient
que ce frère de Volscius étoit mort
d'une maladie de langueur qui avoit
duré quelques mois , et qu'il n'etoit
point sorti de sa maison depuis qu'il
etoit tombé malade. Ces faits et beau-
coup d'autres étoient attestés par un
si grand nombre de gens de bien ,
qu'on ne pouvoit plus douter de la
malice et de la calomnie de Volscius;
mais les tribuns , collègues et com-
plices de Volscius , arrêtèrent ces
(1) Tit. Liv. Dec. 1. 1. 3.
Tome 2. Q
362 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
poursuites , sous prétexte qu'ils ne
vouloient pas souffrir qu'on prît les
voix sur aucune affaire avant que le
peuple eût donné ses suffrages au sujet
des lois proposées. Le sénat se servit
à son tour du même prétexte ; et sitôt
qu'on parloit des cinq commissaires
que les tribuns demandoient , il fai-
soit revivre l'affaire de Volscius. Le
consulat de Fabius et de Cornélius
se passa dans ces oppositions récipro-
ques.
La guerre se ralluma sous celui de
C. Nautius et de L. Minutius , leurs
successeurs. ( An de Rome 295. ) Les
Sabins et les Eques renouvelèrent
leurs irruptions. Nautius marcha con-
tre les Sabins , les battit , et entra sur
leur territoire où il mit tout à feu et
à sang. Minutius n'eut pas un si
heureux succès contre les Eques.
Ce général timide , et qui songeoit
moins à vaincre qu'à n'être pas vaincu ,
se laissa pousser par les ennemis dans
des défilés où il a voit à dos , à droite
et à gauche , des montagnes qui cou-
vroient à la vérité son camp , mais
aussi qui l'empèchoient d'en sortir.
Ces lieux escarpés n'avoient qu'une
issue ; les Eques prévinrent les Ro-
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IV. 363
mains et s'en emparèrent. Ils s y for-
tifièrent ensuite de manière qu'ils ne
pouvoient être forcés à combattre ;
ils tiroient facilement leurs vivres et
leurs fourrages par leurs derrières , pen-
dant que l'armée Romaine , enfermée
dans les détroits de ces montagnes ,
manquent de tout. Quelques cavaliers
qui , à la faveur des ténèbres , traver-
sèrent le camp ennemi , en portèrent
la nouvelle à Rome ; ils dirent que
l'armée, investie de tous côtés et comme
assiégée, seroit obligée faute de vivres
de mettre les armes bas si on ne lui
donnoit un prompt secours. Quintus
Fabius , gouverneur de la ville , dépê-
cha aussitôt un courrier à l'autre consul
pour lui apprendre l'extrémité où se
trouvait son collègue. Nautius , ayant
laissé son armée sous les ordres de
ses lieutenans , partit secrètement et
se rendit en diligence à Rome. Il y
arriva la nuit ; et après avoir conféré
sur-le-champ avec les principaux du
sénat , on convint qu'il falloit dans
cette occasion avoir recours au re-
mède dont on se servoit dans les plus
grandes calamités , c'est - à - dire , à
l'élection d'un dictateur. ( An de Rome
sqS. ) Le consul , selon le droit atta-
Q ^
364 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
ché au consulat , nomma L. Quintîus
Cincinnatus , et il s'en retourna aussi-
tôt avec la même diligence se remettre
à la tète de son armée. Le gouverneur
de Rome envoya à Quintius le décret
du consul. On trouva ce grand homme,
comme la première fois , cultivant de
ses propres mains son petit héritage.
Les députés , en lui annonçant sa nou-
velle dignité , lui présentèrent vingt-
quatre licteurs armes de haches d'armes
entrelassées dans leurs faisceaux : es-
pèce de garde des anciens rois de
Rome , dont les consuls avoient retenu
une partie , mais qui ne portoient des
haches d'armes dans la ville que de-
vant le seul dictateur. Le sénat , ayant
appris que Quintius approchait , lui
envoya un bateau dans lequel il passa
le Tibre ; ses trois enfans , ses amis
et les premiers du sénat furent le re4
cevoir à la sortie du bateau , et le
conduisirent jusqu'à sa maison. Le dic-
tateur nomma le lendemain pour gé-
néral de la cavalerie L. Tarquitius ,
patricien d'une rare valeur, mais qui,
pour n'avoir pas eu le moyen d'acheter
et de nourrir un cheval , n'avoit en-
core servi que dans l'infanterie. Ainsi
toute l'espérance de la république se
BÈ LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 365
trouvoit renfermée dans un vieillard
qu'on venoit de tirer de la charrue ,
et dans un fantassin à qui on confioit
le commandement général de la ca-
valerie.
Mais ces hommes qui se faisoient
honneur de la pauvreté n'en mon-
troient pas moins de hauteur et de
courage dans le commandement. Le
dictateur fit fermer les boutiques , et
ordonna à tous les habitans qui étoient
encore en âge de porter les armes , de
se rendre avant le coucher du soleil
dans le champ de Mars , chacun avec
douze pieux et des vivres pour cinq
jours. Il se mit ensuite à la tète de ces
troupes , et arriva avant le jour assez"
près du camp ennemi : il alla le re-
connoitre lui-même autant que les
ténèbres le pouvoient permettre. Ses
soldats , par son ordre , poussèrent de
grands cris pour avertir le consul de
l'arrivée du secours ; ils se retranchè-
rent , et fortifièrent ces retranchemens
par une palissade faite des pieux qu'ils
avoient apportés de Rome , et ces
retranchemens servoient en même
temps à enfermer le camp ennemi.
Le général des Eques , appelé Grac-
chus Duilius , entreprit , malgré les
Q 3
366 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
ténèbres , d'Interrompre ce travail. Ses
troupes s'avancèrent , mais avec cetre
crainte et cette inquiétude que cau-
sent toujours la surprise et la nuit.
Quintius qui avoit prévu cette attaque
lui opposa une partie de son armée pen-
dant que l'autre continuait à se retran-
cher. Le bruit des armes et les cris des
combattans rendirent le consul encore
plus certain du secours. Il attaqua de
.son côté le camp des Eques , inoins
dans l'espérance de l'emporter que
pour faire diversion. Cette seconde
attaque attira de ce côté-là une partie
des Eques , et donna le temps au dic-
tateur d'achever ses retrancherai ens ;
^n sorte que les ennemis au point du
jour se virent à leur tour assiégés par
deux armées. Le combat se renou-
vela avec le retour de la lumière. Le
dictateur et le consul attaquèrent alors
avec toutes leurs forces le camp en-
nemi. Quintius trouva l'endroit de son
attaque moins fortifié , parce que le
général des Eques n'avoit pas cru avoir
à se défendre de ce côté -là : il ne fit
qu'une foible résistance ; et comme
IL craignoit d'être emporté l'épée à
la main , il eut recours à la négocia-
tion. Il envoya des députés au consul ,
DE LA RÉP. ROMAINE. Lîv. IV. 3Gj
qui , sans les entendre , les renvoya
au dictateur. Ces députés s'étant pré-
sentés à lui malgré la chaleur de l'ac-
tion , le conjurèrent d'arrêter l'impé-
tuosité de ses soldats , et de ne pas
mettre sa gloire à faire périr presque
toute une nation , et ils offrirent
d'abandonner leur camp , et de se
retirer sans bagage , sans habits et sans
armes. Quintius leur répondit avec fier-
té qu'il ne les estimoit pas assez pour
croire que leur mort fût de quelque
conséquence à la république (i) ; qu'il
leur laissoit volontiers la vie ; mais
qu'il vouloit que leur général et les
principaux officiers restassent prison-
niers de guerre , et que ses soldats
passassent sous le joug , sinon qu'il
alloit les faire tailler tous en pièces.
Les Eques environnés de toutes parts
se soumirent à toutes les conditions
qu'il plut à un ennemi victorieux de
leur imposer. On ficha deux javelines
en terre, et une troisième fut attachée
de travers sur la pointe des deux pre-
mières. Tous les Eques nus et désar-
més passèrent sous le portique mili-
taire : espèce d'infamie que les victo-
0) D. H. 1. 10. Tit. Liv. Dec. i. 1. 3. c. 28.
Val. Max. 1. 2. c. 7.
Q 4
368 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
rieux iraposoient à des vaincus qui
ne pouvoient ni combattre ni se re-
tirer. On livra en même temps aux
Romains le général et les officiers, qui
furent réservés pour servir au triom-
phe du dictateur.
Quintius abandonna le pillage du
camp ennemi à l'armée qu'il avoit
amenée de Rome, sans en rien retenir
pour lui , et sans vouloir souffrir que
les troupes du consul qu'il venoit de
dégager y prissent part : « Soldats ,
» leur dit-il avec sévérité , vous qui
» avez été à la veille de devenir la
» proie de nos ennemis , vous ne par-
» tagerez point leurs dépouilles. » Puis
se tournant vers le consul : « Et vous ,
» Minucius , ajouta-t-il , vous ne corn-
» manderez plus en chef à ces légions
» jusqu'à ce que vous ayez faitparoitre
» plus de courage et de capacité. »
Ce châtiment militaire ne diminua en
rien du respect et de la reconnoissance
de ces troupes pour leur libérateur ;
et le consul et ses soldats lui décer-
nèrent une couronne d'or du poids
d'une livre , comme à celui qui avoit
sauvé la vie et l'honneur à ses con-
citoyens.
Le sénat ayant reçu les nouvelles
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 36$
de la victoire que le dictateur venoit
de remporter , et le partage judicieux
qu'il avoit fait des dépouilles des en-
nemis , honteux , pour ainsi dire ,
qu'un si grand capitaine vieillit dans
la pauvreté , lui fit dire qu'il entendoit
qu'il prit une part considérable dans
le butin qu'il avoit fait sur les enne-
mis ; il voulut même lui adjuger une
portion des terres conquises sur les
Eques avec le nombre d'esclaves et
de bestiaux nécessaires pour les faire
valoir. Mais Quintius crut devoir un
plus grand exemple à sa patrie. Il
préféra cette pauvreté qu'il regardoit
comme l'asile et le soutien de la liberté ,
à toutes les richesses qu'on lui offroit ;
persuadé qu'il n'y a rien de plus libre
et de plus indépendant qu'un citoyen
qui , sans rien attendre des autres .
tire toute sa subsistance de son propre
fonds ou de son travail.
Ce grand homme , en moins de
quinze jours , dégagea l'armée du con-
sul , vainquit celle des ennemis , et
rentra triomphant dans Rome. On
menoit devant son char le général
ennemi et un grand nombre d'officiers
chargés de chaînes , et qui faisoient le
principal ornement de son-triomphe;
070 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
les soldats Romains le suivoient cou-
verts de chapeaux de fleurs , et célé-
brant sa victoire par des chansons
militaires. Il abdiqua ensuite la dicta-
ture le seizième jour qu'il en avoit
été revêtu , quoiqu'il eût pu retenir
cette dignité pendant six mois : une
telle modération augmenta encore sa
gloire et l'affection de ses concitoyens.
Les amis de sa maison , se prévalant
de cette conjoncture , obtinrent enfin
qu'avant son abdication on jugeât
Volscius, l'accusateur de Quintius Ce-
son , son fils. L'assemblée se tint à ce
sujet ; le délateur , convaincu de ca-
lomnie et de faux témoignage ? fut
condamné à un exil perpétuel (1) :
Ceson fut rappelé , et les tribuns qui
vovoient que le peuple adoroit son
père , n'osèrent s'opposer à un juge-
ment si équitable. Quintius content du
retour de son fils , et couvert de gloire,
s'arracha aux applaudissemens des
Romains , et retourna s'ensevelir dans
sa chaumière où il reprit ses travaux
ordinaires.
Il n'y fut pas long-temps. De nou-
veaux troubles qu'excitèrent les tri-
buns du peuple au sujet de la publi-
(1) Cic. pro domo suâ.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 07 I
cation de la loi Terentilla , ( An de
Rome 296. ) pour se venger du retour
de Ceson , obligèrent le sénat de rap-
peler son père pour l'opposer à ces
magistrats séditieux. Les Sabins et les
Eques . sous le consulat de C. Hora-
tius et de Q. Minucius , venoient de
faire à leur ordinaire des courses jus-
qu'aux portes de Rome. Le Sénat or-
donna aussitôt que les deux consuls
marcheroient incessamment contre les
ennemis. La conduite de l'armée, des-
tinée contre les Eques , échut par le
sort à Horatius , et Minucius fut chargé
de celle qu'on de voit opposer aux
Sabins. Mais quand il fut question de
faire prendre les armes au peuple , les
tribuns s'y opposèrent , et ils protes-
tèrent à leur ordinaire qu'ils ne souf-
friroient point qu'aucun plébéien don-
nât son nom pour aller à la guerre ,
qu'on n'eût procédé auparavant à l'élec-
tion des commissaires. Les consuls
qui voy oient avec douleur les ennemis
ravager impunément le territoire de
Rome , convoquèrent le sénat pour
tacher de faire lever ces oppositions.
Quintius , qui étoit revenu de sa cam-
pagne , représenta avec sa fermeté
ordinaire qu'au lieu de perdre le temps
Q6
3n2 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS -
à disputer contre les tribuns , il failoit
marcher incessamment aux ennemis ;
que si le peuple , toujours séduit par
ses tribuns , persistoit dans sa dé-
sobéissance , il étoit d'avis que le sénat
entier , les patriciens avec leurs amis
et leurs clîens prissent les armes ;
que malgré les tribuns ils seroient
suivis de tous les gens de bien qui
aimoient sincèrement leur patrie ; qu'il
étoit prêt , quoiqu accablé d'années T
d'en donner le premier l'exemple , et
qu'ils trouveroient dans le combat ou
une victoire glorieuse , ou une mort
honorable.
Tout le sénat applaudit à un sen-
timent si généreux. Ces vénérables
vieillards coururent dans leurs maisons
prendre les armes , et suivis de leurs
enfans , de leurs cliens et de leurs
domestiques , ils se rendirent sur la
place où le consul C. Horatius avoit
convoqué l'assemblée. Le peuple y
étoit accouru et paroissoit touché
d'un spectacle si nouveau. Le consul
lui représenta que tant d'illustres per-
sonnages aimoient mieux s'exposer à
une mort presque certaine , que de
souffrir „pl us long-temps les ennemis
aux portes de Rome , et qu'il exhortoit
DE LA REF. ROMAINE. Liv. IV. 07 3
tous les bons citoyens de se joindre
à eux pour venger la gloire du nom
Romain ; niais Virginius , qui depuis
cinq ans s'étoit fait continuer dans
le tribunat , crioit avec beaucoup de
véhémence qu'il ne souffriroit point
que le peuple prit les armes qu'on
n'eut auparavant terminé l'affaire qui
concernoit les lois. Le consul se tour-
nant vers ce tribun avec un visage
rempli d'indignation : « II faut con-
» venir , lui dit-il , que vous faites
» une action bien héroïque et digne
» de votre conduite ordinaire , den-
» tretenir éternellement la division
» entre le peuple et le sénat ; mais
» ne croyez pas que vos cris et vos
» oppositions nous fassent abandonner
» la république fondée sur de si heu-
» peux auspices. Sachez , Virginius
» et vous autres tribuns , que ces il-
» lustres vieillards que vous voyez
r> courbés par le nombre des années
» plutôt que sous le poids de leurs
>ï armes , vont combattre généreuse-
» ment contre les ennemis du nom
» Romain . pendant que vous autres ,
» intrépides défenseurs des droits du
» peuple , vous demeurerez cachés der-
» riere nos murailles, et que, comme
874 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» des femmes timides , vous attendrez
10 avec inquiétude l'événement de la
» guerre ; si ce nest peut-être que vous
» vous flattiez , après que le sort jour-
» nalier des armes vous aura défaits
» du sénat et de la noblesse Romaine,
» que les ennemis victorieux , pour
» recompense de votre lâcheté , vous
» laisseront jouir paisiblement de la
» tyrannie que vous avez usurpée ,
» et qu'ils ne voudront point détruire
» Rome , quoiqu'ils y trouvent par-
» tout des monumens et des trophées
» de leurs anciennes défaites.
» Mais quand même , à votre con-
» sidération,ils l'épargneroient, sachez
» que nosfemmeset nos enfans , après
» avoir perdu leurs pères , leurs maris
» et tout ce qu'elles avoient de plus
» cher, auront assez de courage pour
» ne vouloir pas nous survivre; qu'elles
» sont bien résolues de mettre le feu
» par-tout et de s'ensevelir elles-mêmes
» sous les ruines de leur patrie. Tel est ,
» Romains , ajouta le consul , le triste
» avenir que nous annoncent vos per-
» pétuelles dissensions. »
Le peuple s'attendrit à un discours
si touchant ; tout le monde versoit des
larmes. Le consul les voyant émus ,
DE La rep. romaine. Liv. IV, 3lS
et se laissant emporter lui-même à sa
douleur: « IVavez-vous point de honte,
» ajouta-t-il , de voir ces illustres vieil-
» lards , ces sénateurs que vous ap-
» pelez vos pères , se dévouer géne-
» reusement à une mort certaine pour
» un peuple rebelle et insolent ? Me-
» ritez-vous le nom de Romains ? et
» ne devriez-vous pas vous cacher ,
» infidèles que vous êtes à votre patrie ,
» déserteurs de ses armées , et plus
» ennemis de vos généraux que les
y> Eques et que lesSabins ? »
Virginius , s apercevant que le dis-
cours du consul faisoit impression sur
la multitude , crut devoir s'accommo-
der au temps ; et prenant des manières
plus radoucies: « Nous ne vous aban-
» donnerons jamais, pères conscripts ,
» dit-il , et nous ne sommes pas ca-
» pables de trahir les intérêts de notre
» patrie ; nous voulons vivre et mou-
» rir avec vous ; la mort ne nous peut
» être que douce en combattant sous
» de si dignes chefs pour la défense
» commune de notre patrie. Il est vrai
» que citoyens du même état , ayant
» tous contribué également et au
» prix de notre sang à établir la li-
» berté , nous avons demandé des
876 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» lois supérieures à l'autorité du sénat,
>-> et qui en prescrivissent l'étendue et
» les bornes. N'est-ce pasla constitution
» essentielle de tout état républicain,
» que personne n'y soit sujet que de la
» loi, et que la loi soit plus puissante
» que les magistrats : cependant si vous
» persistez à vouloir retenir les an-
» ciennes coutumes , je consens en
» mon particulier de ne vous en plus
» parler , je lèverai même mon op-
» position ; et je suis prêt d'exhorter
» le peuple à prendre les armes et à
» vous suivre , pourvu que vous lui
» accordiez une grâce qui lui sera
» utile sans être préjudiciable à votre
» autorité. >->
Le consul lui répondit que si sa
demande étoit juste , le peuple trou-
veroit toujours le sénat disposé à le
favoriser , et qu'il pouvoit expliquer
avec confiance ses intentions. Virgi-
ttius ayant conféré un moment avec
ses collègues repartit qu'il souhaitoit
de pouvoir s'expliquer dans le sénat.
Les consuls s y rendirent aussitôt ; Vir-
ginius les suivit : il portoit avec lui
le décret original qui avoit été fait
pour la création des tribuns. Ayant été
admis dans l'assemblée , il en fit la
DE LA RÈP. ROMAINE. Liv. IV, 877
lecture avec la permission des consuls ,
et ajouta : « Tout ce que Je peuple
» vous demande par ma bouche , pères
» conscripts , c'est qu'il vous plaise
» joindre cinq tribuns aux premiers
* qui ont été établis sur le Mont Sacré;
» en sorte que désormais les cinq pre-
» mières classes aient chacune deux
>•> tribuns. » Virginius se retira ensuite
pour laisser délibérer le sénat sur sa
Proposition . Caïus Claudius s'opposa
autement à cette nouvelle demande.
Il représenta à l'assemblée qu'en ajou-
tant cinq tribuns aux cinq anciens ,
c'étoit multiplier le nombre de ses
ennemis ; qu'on alloit insensiblement
former un second sénat qui n'auroit
pour objet que de ruiner l'autorité du
premier. MaisQuintius envisagea cette
affaire par un autre côté : il soutint
au contraire qu'en multipliant le nom-
bre des tribuns il seroit plus aisé d'in-
troduire parmi eux la division; qu'il
s'en trouveroit toujours quelqu'un
moins séditieux , qui par considéra-
tion pour le sénat , et peut-être par
des sentimens de jalousie , s'oppose-
roit aux entreprises des autres ; ce qui
suffisoit pour en éluder l'effet ; qu'on
devoit se tenir bienheureux qu'ils
378 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
renonçassent à ce prix aux lois nou-
velles qu'ils demandoient avec tant
d'instance ; et que personne n'igno-
roit qu'en matière de gouvernement ,
tout changement dans les lois ébran-
loitun état jusque dans ses fondemens.
L'avis de ce grand homme passa à la
pluralité des voix. On fit rentrer Vir-
ginius. Le premier consul lui déclara
que le sénat lui accordoit sa demande:
il sut lui faire valoir cette nouvelle
grâce en des termes convenables à la
dignité du corps dont il étoit le chef;
et le sénat et le peuple , réunis dans
un même sentiment , concoururent
également, quoique par des vues op-
posées y àj'augmentation du nombre
des tribuns. ( An de Rome 296. )
Le sénat ne fut pas long-temps sans
éprouver que la complaisance qu'il
avoit eue pour les dernières deman-
des du peuple ne servoit qu'à faire
naître de nouvelles prétentions. En
effet, les tribuns, devenus encore plus
audacieux par leur nombre , propo-
sèrent qu'on abandonnât au peuple
le mont Aventin , ou du moins la
partie de cette montagne qui n'étoit
point occupée par des patriciens (1).
(t) D. H. 1. 10.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 879
L. Icilius , chef du collège des tribuns,
représenta que le fonds de cette mon-
tagne appartenoit à la république ; que
quelques patriciens en avoient à la
vérité acheté des cantons, mais que d'au-
tres s'etoient empare par une pure usur-
pation des endroits qu'ils occupoient ;
que ce qui restoitdece terre in incuite
et inhabité , il demandent qu'on le
donnât gratuitement au peuple , qui
devenant plus nombreux de jour en
jour ne trouvoit plus où se loger. Il
proposoit en même temps qu'on con-
firmât aux patriciens la possession des
endroits dont ils justifieroient l'ac-
quisitionet qu'on en exclût ceux de cet
ordre qui y auroient bâti sans titres
valables, en leur rendant le prix des
maisons qu'ilsy auroientfait construire.
Il n'y avoit rien en apparence que
de juste dans cette proposition. C'étoit
d'ailleurs un petit objet. Mais M. Va-
lérius et Sp. Virginius , les consuls de
cette année , (An de Rome 297. ) crai-
gnant que de ce partage du mont
Aventin le peuple ne s'en fit un droit
pour renouveler ses anciennes préten-
tions au sujet des terres de conquêtes,
différèrent de convoquer le sénat pour
laisser tomber insensiblement cette
38o HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
nouvelle proposition. Icilius s'étant
aperçu de cette affectation des consuls
à éloigner toute convocation du sénat
par une entreprise qui n'avoit point
d'exemple , leur envoya un appariteur
pour leur commander de sa part de
convoquer sur-le-champ le sénat, et de
s y rendre eux-mêmes sansretardement.
Les consuls , justement indignés de
l'audace du tribun et du manque de
respect de l'appariteur , firent chasser
honteusement ce porteur de message
qui essuya même par leur ordre quel-
ques coups de bâton que lui donna un
des licteurs des consuls. C'en fut assez
pour exciter les harangues séditieuses
du tribun qui ne demandoit qu'un
prétexte pour pouvoir se déchaîner
contre le sénat. Il représenta au peu-
ple que dans la personne de son ap-
pariteur on avoit violé les droits sacrés
du tribunat ; il fit arrêter le licteur des
consuls , et vouloit le faire mourir
comme un sacrilège et comme un
homme dévoué aux dieux infernaux.
Les consuls , quoique les premiers
magistrats de la république , ne purent
l'arracher des mains de ceux qui étoient
ses juges et ses parties.
Le sénat tâcha de gagner quelqu'un
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 38 1
des tribuns qui pût s'opposer à cette
fureur d'un de ses collègues ; mais
Iciiius avoit pris les devans, et il avoit
représenté si vivement à tout le col-
lège des tribuns que la puissance et la
force de leur charge consistoient dans
leur union , qu'ils étoient convenus
qu'aucun ne formèrent d'opposition à
ce qui auroit été arrêté entr'eux à la
pluralité des voix. Ainsi le malheu-
reux licteur se voyoit à la veille de
périr pour avoir obéi trop ponctuel-
lement aux ordres des consuls. Il fallut,
pour le sauver , que le' sénat entrât en
composition avec les tribuns. Le lic-
teur fut à la vérité mis en liberté ;
mais il fallut céder le mont Aventin
au peuple par un senatus-consulte ;
et ce qui fit une brèche considérable
à l'autorité des consuls , c'est que les
tribuns , à l'exemple d Iciiius, se main-
tinrent dans la possession de convoquer
le sénat; eux qui dans ieur institution
n'osoient entrer dans un lieu si respec-
table s'ils n'y étoient appelés , et qui
attendoient sous un portique les or-
dres de la compagnie comme de sim-
ples officiers.
Ils n'en demeurèrent pas là ; et Ici-
iius le plus hardi et le plus entrepre-
082 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
nant des tribuns , ayant été continué
dans cette magistrature pour l'année
suivante , fit dessein d'assujétir les
consuls même sous son empire , et
d'obliger ces premiers magistrats de
la république , quoique revêtus de la
souveraine puissance , de subir le
jugement de l'assemblée du peuple.
T. Romilius et C. Veturius qui étoient
consuls cette année , (An de Rome 298.J
ayant reconnu que l'intérieur de l'état
n'étoit jamais plus tranquille que quand
on portoit ses armes au-dehors , réso-
lurent de faire la guerre aux Eques et
aux Sabins pour se venger de leurs bri-
gandages et de leurs irruptions con-
tinuelles. Il étoit question de lever des
troupes et de faire sortir les légions de
Rome. Les consuls , mais Romilius
sur-tout, magistratnaturellement fier et
sévère , levèrent ces troupes , et procé-
dèrent à l'enrôlement des plébéiens
avec une rigueur peu convenable à la
disposition présente des esprits; ils n'ad-
mettoient aucune excuse , et ils con-
damnoient à de grosses amendes ceux
qui ne se présentoient pas aussitôt qu'ils
étoient appelés : Romilius en fit même
arrêterplusieurs, qui, sous difFérenspré-
textes , vouloient se dispenser de mar-
DE LA RÉP. ROMAINE; Liv. IV. 383
cher cette année en campagne. Les tri-
buns ne manquèrent pas de prendre
leur défense, et ils tentèrent d'enlever
ces prisonniers des mains des licteurs.
Les consuls s'avancèrent pour soutenir
l'exécution de leur ordonnance; les tri-
buns irrités de leur opposition , et sou-
tenus de la populace en furie , furent
assez hardis pour vouloir arrêter les
consuls même , et pour commander aux
édiles de les conduire dans les prisons
publiques. Cet attentat contre les sou-
verains magistrats de la république
augmente le tumulte ; les patriciens,
indignés de l'audace et de l'insolence de
ces tribuns , se jettent dans la fouie ,
frappent indifféremment tout ce qui
leur fait résistance , dissipent l'assem-
blée , et obligent les tribuns, après avoir
été bien battus, à s'enfuir comme les
autres. Ceux-ci confus et irrités du mau-
vais succès de leur entreprise , convo-
quèrent l'assemblée pour le jour sui-
vant , et ils eurent soin d'y faire ve-
nir la plupart des plébéiens de la
campagne. L'assemblée futnombreuse,
les tribuns , se voyant les plus forts t
firent citer les deux consuls , comme
ils auroient pu faire de simples parti-
culiers; et l'appariteur les somma de
384 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
venir rendre compte devant l'assemblée
du peuple de ce qui s'étoit passé dans
laplacele jour précédent. Les consuls
rejetèrent la citation avec mépris. Pour
lors les tribuns qui se flattoient que
le sénat les obligeroit , comme Co-
riolan et Ceson , à reconnoitre l'auto-
rité de l'assemblée du peuple , et à se
soumettre à son jugement , se rendirent
au palais. Après avoir été introduits
dans le sénat , ils demandèrent justice
de la violence qu'ils prétendoient que
les consuls leur avoient faite ; ils ajou-
tèrent qu'on venoit dans leurs per-
sonnes de violer les lois sacrées du
tribunat ; qu'ils espéraient que le sénat
ne laisserait pas un si grand crime
sans punition , et qu'ils requéraient
avant toute chose , ou que les consuls
se purgeassent par serment d'avoir eu
part au dernier tumulte , ou , si un
juste remords les empèchoit de faire
ce serment , qu'ils lussent condamnés
par un sénatus-consulte à se présenter
devant l'assemblée du peuple , et à en
subir le jugement. Romilius prit la
parole , et leur reprocha avec beau-
coup de hauteur qu'eux seuls empê-
chant la levée des soldats étoient les
auteurs
DE LA RÉF. ROMAINE. Liv. IV. 385
auteurs de ce tumulte ; qu'ils avoient
porté leur audace jusqu'à vouloir faire
arrêter les consuls , les souverains
magistrats de la république ; qu'ils
osoient encore les menacer en plein
sénat de leur faire subir le jugement
du peuple , eux qui n'y pouvoient
pas traduire le dernier des patriciens
sans un sénatus - consulte exprès ;
mais qu'il leur declaroit que s'ils
étoient assez hardis pour pousser plus
loin une entreprise si odieuse , il fe-
roit prendre sur-le-champ les armes
à tout le corps des patriciens ; qu'il se
rendroit à leur tète dans la place ;
qu'il chargeroit tout ce qui se pré-
senteroit devant lui , et que peut-être
il les feroit repentir d'avoir abusé de
la patience du sénat , et d'avoir porté
trop loin une audace qui n'avoit plus
de bornes.
Ces disputes allèrent si loin, que la
nuit survint avant que le sénat eût
pu rien statuer sur cette affaire ; et la
plupart des sénateurs ne furent pas fâ-
ches que ces plaintes et reproches ré-
ciproques eussent consommé le temps
de l'assemblée pour n'être point obli-
gés de décider entre les consuls et les
tribuns , et sur- tout pour éviter par
Tome L il
386 HISTOIRE DES REVOLUTIONS
leur refus de fournir aux derniers le
prétexte qu'ils cherchoient d'exciter
une nouvelle sédition.
Ces tribuns voyant bien que le sénat
traînerait l'affaire en longueur , con-
voquèrent le lendemain l'assemblée du
peuple , auquel ils firent leur rap-
port de ce qui s'étoit passé dans le sénat.
Ils déclarèrent qu'il ne falloit point
attendre de justice d'un corps où leurs
ennemis dominoient, et qu'ils alloient
abdiquer le tribunat et déposer la ma-
gistrature , si le peuple ne prenoit des
résolutions pleines de vigueur , et si
nécessaires pour la conservation de
leur dignité,
Les plus mutins parmi les plébéiens
opinèrent à se retirer une seconde fois
sur le Mont Sacré , à s'y rendre tous
en armes , et de la commencer la guerre
contre les patriciens. D'autres en ap-
parence plus modérés , mais qui étoient
seulement retenus par la crainte d'une
guerre civile , proposèrent que , sans
prendre les armes et sans solliciter
plus long-temps un sénatus-consulte ,
le peuple de sa seule autorité fit le pro*
ces aux consuls et les condamnât à une
grosse amende. Enfin ceux qui n'a-
voient pas encore perdu entièrement
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IV. 38 7
tout le respect qui étoit dû aux pre-
miers magistrats de la république, re-
présentèrent qu'il étoit înoui qu'on
eût jamais entrepris dans une assemblée
du peuple de faire le procès aux deux
consuls dans l'année même du consulat,
et sur-tout sans la participation du
sénat ; qu'une pareille démarche leur
paroissoit bien hardie ; qu'ils ne dou-
toient point qu'elle n'excitât de nou-
veaux tumultes qui à la fin pourroient
produire une guerre civile;que le suc-
cès en étoitincertain; qu'il étoit même
à craindre , si les patriciens a voient
l'avantage, qu'ils ne ruinassent entière-
ment l'autorité du peuple pour se venger
de ceux qui l'auroient voulu pousser
trop loin;qu'ainsi ils étoient d'avis qu'on
sursit toute procédure contre les consuls
jusqu'à ce qu'ils fussent sortis de char-
ge et , qu'en attendant on poursuivît
seulement les particuliers qui avoient
fait paroître plus de chaleur pour leurs
intérêts.
De ces trois avis différens , les tri-
buns s'arrêtèrent au second qui leur
paroissoit le plus sûr et le plus prompt
pour satisfaire leur ressentiment ; et
ils indiquèrent une assemblée où le
peuple,à leur réquisition, devoit con-
R 2
damner les consuls à l'amende. Mais
les tribuns s'étant aperçus , après que
la première chaleur des esprits fut
apaisée, que le peuple faisoit paroitre
moins d'empressement pour une affaire
qu'il regardoit comme particulière à
ces magistrats , ils résolurent pour as-
surer mieux leur vengeance de la
différer , et même de la revêtir du
prétexte ordinaire des intérêts du peu-
ple sans y mêler le différend qu'ils
avoient avec les consuls. Ainsi le jour
marqué pour l'assemblée étant ar-
rivé , Icilius qui portoit la parole pour
ses collègues déclara que le collège
des tribuns , à la prière et à la consi-
dération des plus gens de bien du sé-
nat , se désistoit de l'action intentée
contre les consuls, mais qu'en abandon-
nant leurs intérêts propres ils étoient
incapables de négliger ceux du peuple;
qu'ils demandoient qu'on dressât un
corps de lois qui lut rendu public ;qu'on
procédât ensuite au partage des terres ;
que le temps enfin etoit venu d'autoriser
une loi si équitable proposée depuis
long-temps, et dont la publication avoifc
toujours été éludée par les artifices des
patriciens. ïl exhorta en même temps
ceux des plébéiens qui s'.nteressoient à
DE La rép. romaine. Lîv-, IV. 889
cette affaire , d'en dire librement leur
avis à rassemblée.
Pour lors un plébéien , appelé L.
Siccius ou Sicinius Dentatus , se pré-
senta dans la tribune. Ce toit un vieil-
lard encore de bonne mine , quoiqu'agé
de près de soixante ans , et qui avee
une éloquence guerrière parla lui-
même magnifiquement de sa propre
valeur et de toutes les occasions où il
s'étoit signalé. Il représenta d'abord
qu'il y avoit quarante ans qu'il portoit
les armes; qu'il s'étoit trouvé dans six*
vingts combats : qu'il y avoit reçu
quarante-cinq blessures, et toutes pas
devant; que dans une seule bataille il
avoit été blessé en douze endroits dif-
férens; qu'il avoit obtenu quatorze
couronnes civiques pour avoir sauvé
la vie dans les combats à autant de
citoyens; qu'il avoit reçu trois cou-
ronnes murales pour être monté le
premier sur la brèche dans des places
qu'on avoit emportées d'assaut: que ses
généraux lui avoient donné huit autres
couronnes pour avoir retiré des mains
des ennemis les étendards des légions ;
qu'il conservoit dans sa maison quatre-
vingts colliers d'or , plus de soixante
brasselets, des javelots dorés \ des ar-
R 3
390 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
mes magnifiques et des harnois de
cheval, comme le témoignage et la ré-
compense des victoires qu'il avoit rem-
portées dans des combats singuliers et
qui s'étoientpassésàla tète des armées;
que cependant on n'avoit eu aucun
égard à toutes ces marques honorables
de ses services, et que ni lui , ni tant
de braves soldats qui , aux dépens de
leur sang , avoient acquis à la répu-
blique la meilleure partie de son terri-
toire , n'en possédoient pas la moindre
portion ; que leurs propres conquêtes
étoient devenues la proie de quelques
patriciens qui n'avoient pour mérite
que la noblesse de leur origine, et la
recommandation de leur nom ; qu'il
n'y en avoit aucun qui pût justifier par
titres la possession légitime de ses ter-
res , à moins qu'ils ne regardassent les
biens de l'état comme leur patrimoine,
et les plébéiens comme de vils escla-
ves , indignes d'avoir part à la fortune
de la république ; mais qu'il étoit
temps que ce peuple généreux se fit
justice à lui-même , et qu'il devoit
faire voir sur la place (1) , et en au-
torisant sur-le-champ la loi du partage
des terres , qu'il n'avoit pas moins de
(1) Varro deLinguâ. D. H. 1. 10.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3o,I
fermeté pour soutenir les propositions
de ses tribuns , qu'il avoit montré de
courage en campagne contre les en-
nemis de l'état.
Icilius donna de grandes louanges
à fauteur de ce discours. Mais comme
il affectoit de paroitre exact observa-
teur des lois , il lui représenta qu'on
ne pouvoit avec justice refuser aux
patriciens de les entendre sur les
raisons qu'il leur plairoit d'alléguer
contre la loi ; et il remit l'assemblée
au jour suivant.
Les deux consuls tinrent des con-
férences secrètes pendant une partie
de la nuit avec les principaux du
sénat sur les mesures qu'on devoit
prendre pour résister aux entreprises
du tribun. Après différens avis on
convint d'employer d'abord les ma-
nières les plus insinuantes , et tout
l'art de la parole pour gagner le
peuple et le détourner de la publi-
cation de la loi ; mais que si animé
par ses tribuns , il persistoit à vouloir
donner ses suffrages , on s'y opposeroit
hautement , et qu'on emploieroit
même les voies de fait. On fit dire à
tous les patriciens qu'ils se trouvassent
de grand matin dans la place avec
R4
3cp HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
leurs amis et leurs cliens ; qu'une
partie environnât la tribune aux ha-
rangues pour empêcher les tribuns
de s'y rendre les plus forts , et que
le reste de la noblesse se dispersât par
pelotons dans l'assemblée pour s'oppo-
ser à la distribution des bulletins.
Les patriciens ne manquèrent pas
de se trouver sur la place de grand
matin , et ils occupèrent tous les
postes dont on étoit convenu. Les
consuls étant arrivés , les tribuns fi-
rent aussitôt publier par un héraut
que si quelque citoyen vouloit pro-
poser des moyens solides d'opposition
à la publication de la loi, il lui étoit
Eermis de monter à la tribune aux
arangues , et de représenter ses rai-
sons au peuple. Plusieurs sénateurs s'y
présentèrent successivement ; mais
sitôt qu'ils commençoient à parler,
une troupe insolente de petit peuple
a postée par les tribuns poussoit des
cris confus qui empèchoient qu'on ne
les pût entendre : les consuls, indignés
de celte insolence , protestèrent hau-
tement contre tout ce qui se pourroit
pisser dans une assemblée si tumul-
tueuse. Pour lors les tribuns levant le
masque , leur répondirent avec beau-
coup de fierté que leur protestation
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 3o,3
n'empêcheroit point la publication de
la loi ; qu'il y avoit trop long-temps
qu'on amusoit le peuple par de vains
discours , dont la longueur affectée
ne tendoit qu'à éloigner la décision
de cette affaire 9 et qu'il falloit enfin
que les suffrages de l'assemblée en
décidassent ; et là-dessus lcilius com-
manda qu'on ouvrit les urnes , et qu'on
distribuât les bulletins au peuple. Les
officiers s'étant mis en état d'exécuter
ses ordres , de jeunes patriciens des
premières maisons de la république ,
ayant pris ce commandement pour le
le signal dont ils étoient convenus se-
crètement entr'eux , enlevèrent les
urnes et répandirent les bulletins ;
d'autres escortés de leurs amis et de
leurs cliens se jettent dans la foule ,
poussent, frappent et écartent le peu-
ple , et demeurent enfin les maîtres
de la place. Les tribuns , outrés qu'on
eût ainsi déconcerté leurs mesures , se
retirèrent les derniers , mais ils convo-
quèrent l'assemblée pour le jour sui-
vant ; et après s'être plaints qu'on eût
violé si ouvertement la majesté du peu-
pie Romain, ils demandèrent qu'il leur
fût permis d'informer contre les au-
teurs du tumulte, ce qui leur fut ac-
corde sur-le-champ, R 5
394 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
Ils ne manquèrent point de témoins
qui déposèrent unanimement que ce
désordre avoit été excité par la plu-
Ï>art des jeunes patriciens; mais comme
eur grand nombre leur servoit en
quelque manière d'asile , et qu'il n'y
avoit pas moyen de comprendre dans
l'information tous les patriciens de la
république , les tribuns qui cherchoient
des victimes à leur ressentiment , dont
la punition pût intimider le sénat ,
firent tomber l'accusation sur ceux qui
étoient des familles Posthumia :', Sim-
pronia et Cklia (i). On les cita devant
l'assemblée prochaine du peuple ; mais
quoique ces jeunes patriciens se fis-
sent honneur d'avoir empêché que !a
loi n'eût été publiée , le sénat ne fut
pas d'avis qu'ils comparussent , ni que
personne se chargeât de leur défense.
Les plus habiles sénateurs se flattèrent
qu'en les abandonnant au peuple ,
cette modération diminueroit son res-
sentiment , ou qu'ayant , pour ainsi
dire , exhalé toute sa colère par leur
condamnation , cette vengeance lui
feroit oublier la publication de la loi.
Cependant le jour de l'assemblée étant
arrivé , les esprits les plus violens
(i) D. H. 1. io. Tit. Liv. Dec. 1. 1. 3.
DE LA RËP. ROMAINE. LiV. IV. 3o,5
parmi le peuple vouloient pousser
cette affaire à toute rigueur ; mais les
plus sages , qui regardoient le silence
du sénat comme un aveu tacite de la
faute des accusés , contens qu'il les
abandonnât à la justice du peuple ,
furent seulement d'avis de les con-
damner à une amende : ce qui fut
approuvé à la pluralité des voix. Le
sénat ne s'y opposa point ; on vendit
même publiquement les biens des
condamnés pour y satisfaire , et le
prix en fut consacré à Cérès. Mais le
sénat fit racheter ces biens de ses pro-
pres deniers par des personnes inter-
posées ; on les rendit quelque temps
après aux anciens propriétaires , et
le sénat ne fut pas fâcné qu'il n'en
eût coûté que de l'argent pour arrêter
la publication de la loi. Mais les tri-
buns ne prirent pas si aisément le
change; ils revinrent bientôt au par-
tage des terres : c'étoit le sujet le plus
ordinaire de leurs harangues.
Pendant que le peuple passoit les
jours entiers sur la place à entendre
ces déclamateurs , il arriva des cour-
riers de Tusculum , qui dirent que les
Eques s'étoient jetés sur le territoire
de cette ville , alliée du peuple Ro-
R 6
3t)6 HISTOIRE DES RÉVOLUTION
main ; qu'ils mettaient tout à feu et
à sang clans la campagne : qu'il etoit
même à craindre qu'ils n'emportassent
cette place s'ils en formoient le sié^e :
et les nabi tans demandoient du secours
avec beaucoup d'instance. Le sénat
ordonna aussitôt que les consuls se
mettraient en campagne avec les for-
ces de la république. Les tribuns ne
manquèrent pas de s'y opposer à leur
ordinaire , et ils vouloient faire acheter
leur consentement par la publication
de la loi ; mais le peuple plus géné-
reux que ces magistrats , se ressouve-
nant du secours qu'il avoit reçu de
lusculum contre l'invasion d'Herdo-
nius, offrit de bonne grâce de prendre
les armes. On leva promptement une
armée ; les deux consuls se mirent à
la tète. Siccius Dentatus , ce plébéien
qui venoifc de haranguer si vive-
ment en faveur de la loi Agraria , se
présenta pour les suivre avec huit
cents vétérans comme lui , qui a voient
tous achevé le temps de service pres-
crit par les lois , mais qui dans cette
occasion voulurent encore aller à la
guerre sous le commandement parti-
culier de Siccius , qu'ils nommoient
hautement Y Achille Romain.
DE LA RÉ?. ROMAINE. Liv. IV. 897
L'armée Romaine s'avança jusqu'à
Algide qui étoit à seize milles de
Rome , et rencontra les ennemis assez
près de la ville $ Antium. Ils étoient
retranchés sur le haut d'une montagne.
Les Romains campèrent sur une émi-
nence opposée ; ils se fortifièrent avec
soin , et les généraux retinrent les
soldats dans le camp pour cacher leurs
forces à l'ennemi. Les Eques prirent
ces précautions pour un effet de la
peur des consuls; ils descendoient sou-
vent dans la plaine , et ils venoient
quelquefois jusque sur les bords des
retranchemens du camp reprocher aux
Romains la timidité de leurs géné-
raux. Les deux consuls , pour entre-
tenir l'ennemi dans cette fausse con-
fiance , tenoient toujours les portes du
camp fermées. Mais un jour que Ro-
milius commandoit en chef, et que
c'étoit à lui à donner les ordres , ce
consul ayant aperçu que toute l'armée
des Eques étoit sortie de son camp ,
et que la plupart des soldats dispersés
et répandus dans la campagne four-
rageoient impunément jusqu'au pied
de ses retranchemens , il résolut de
les charger dans la plaine , et de faire
attaquer en même temps le camp qu'ils
39$ HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
avoient sur la montagne , afin qu'ils
ne sussent point de quel côté étoit la
véritable attaque. Dans cette vue il
fit appeler Sîccius Dentatus qui com-
mandoit le corps des vétérans dont
nous venons de parler ; et soit par
estime pour sa valeur , soit qu'il ne
fût pas fâché d'exposer ce plébéien
dans une occasion très-dangereuse , il
le chargea de l'attaque du camp en-
nemi : « Nous allons , lui dit-il , mon
» collègue et moi (i) , marcher aux
» ennemis. Pendant que nous attire-
» rons toutes les forces de notre côté ,
» jetez-vous avec le corps que vous
» commandez dans cette gorge et ce
» chemin détourné qu'on découvre
» dans la montagne , et qui conduit
» à leur camp ; poussez jusqu'aux re-
» tranchemens , et tâchez de vous en
» rendre le maître. En faisant en
» même temps deux attaques diffé-
» rentes , nous causerons une diver-
» sion utile , et qui, en partageant les
» forces de nos ennemis , diminuera
» leur défense. » Siccius lui répondit
qu'il étoit prêt d'obéir aveuglément
à ses ordres : « Mais souffrez , lui
» dit-il , que je vous représente que
(i) D. H. i; 10.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 899
» l'exécution m'en paroit impossible
» et en même temps très-dangereuse.
» Croyez-vous, ajouta ce vieil officier,
» que les ennemis , en descendant de
» la montagne et de leur camp , ne
» se soient pas assurés par un bon
» corps d'infanterie du seul chemin
» qui peut faciliter leur retraite ? Puis-
» je seul forcer ce poste avec les vété-
» rans , et sans être soutenu par de
» plus grandes forces ? une pareille
» entreprise n'est propre qu'à nous
» faire périr tous. Huit cents hommes
» pourront-ils résister à l'armée en-
» tière des ennemis , qui nous prendra
» par derrière dans le même temps
» que nous aurons en tète ceux qui
» occupent le chemin de la monta-
» gne ? »
Le consul , irrité des remontrances
de Siccius , lui repartit brusquement
que sans se mêler de faire le géné-
ral il n'a voit qu'à obéir aux ordres
qu'on lui donnoit ; ou que s'il y trou-
Yoit trop de péril , il en chargeroit
d'autres officiers , qui , sans faire les
capables , viendroient glorieusement
à bout de cette entreprise : « Et vous ,
» grand capitaine , ajouta le consul
p avec une raillerie piquante , vous
^00 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
» qui faites la guerre depuis quarante
» ans , qui vous êtes trouvé à six- vingts
» combats , et dont tout le corps est
» couvert de blessures , retournez à
» Rome sans avoir osé envisager l'en-
» nemi , et rapportez sur la place cette
» langue si éloquente et plus redou-
» table à vos concitoyens que votre
» épée ne l'est aux Eques et aux en-
» neruis de la patrie. »
L'officier , outré des reproches de
son général , lui répondit fièrement
qu'il voyoit bien qu'il vouloit faire
périr un vieux soldat , ou le déshono-
rer; mais que l'un étoit bien plus facile
que l'autre ; qu'il alloit marcher au
camp ennemi , et qu'il l'emporteroit ,
ou qu'il se feroit tuer en chemin avec
tous ses compagnons. Ces vétérans
prirent ensuite congé des autres sol-
dats , qui ne les virent partir que
comme des gens qu'on envoyoit à la
boucherie. Heureusement pour eux ils
étoient sous les ordres d'un vieil offi-
cier qui savoit faire la guerre. Siccius
prit un grand détour , et ayant marché
quelque temps il découvrit dans
l'éloignement et sur des montagnes
voisines une grande foret qui sem-
bloit s'étendre jusqu'au camp ennemi.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 40 ï
Il se pressa aussitôt de gagner ce bois :
« Bon courage , mes compagnons ,
y> s'ecrioit-il en montant , ou je suis
» bien trompé , ou j'aperçois une
» route qui nous conduira plus su-
» rement au camp des ennemis que
p celle que notre général m'avoit
» prescrite. » Ce ne fut pas sans
peine que ces vieux soldats , chargés
de leurs armes , parvinrent jusqu'au
sommet de cette montagne ; mais ils
n'y furent pas plutôt arrivés , qu'ils
reconnurent qu'ils étoient sur une hau-
teur qui dominoit sur le camp en-
nemi , et ils s'en approchèrent à la
faveur des bois , sans avoir été aper-
çus par les sentinelles et les gardes
avancées.
Pendant cette marche , les deux
armées des Romains et des Eques en
étoient venues aux mains dans la plai-
ne. On combattit long-temps de part
et d'autre avec une valeur égale , et
sans que la victoire se déclarât pour
aucun parti. La plupart des soldats
que les Eques avoient laissés à la
garde de leur camp , croyant n'avoir
rien à craindrer de leurs derrières ,
étoient accourus sur le bord de la
montagne pour voir la bataille. Pen-
402 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
dant qu'ils s'étoient dispersés pour
jouir plus aisément d'un si grand spec-
tacle ; Siccius qui les observoit pro-
fita de cette négligence. Il fond sur
le camp , surprend la garde , taille
en pièces tout ce qui s'oppose à ses
efforts , fait le reste prisonnier ; et
après avoir laissé quelques soldats
pour la garde du camp , il tombe
ensuite sur ceux qui regardoient si
paisiblement le combat , et les em-
porte sans peine. Quelques-uns , dont
Péloignement favorisa la fuite , se
jetèrent dans ce chemin creux qui
conduîsoit dans la plaine , et où les
Eques avoient laissé quelques cohortes
pour assurer leur retraite , comme Sic-
cius Pavoit bien prévu. L'officier Ro-
main , qui les poursuivoit vivement ,
arrive presque aussitôt , les presse , les
pousse et les renverse sur ce corps-de-
garde. Tous prennent la fuite ; le sol-
dat effrayé ne s'aperçoit point du
Î)etit nombre des ennemis ; la peur
es multiplie à ses yeux ; il va cher-
cher sa sûreté dans le gros de l'armée ,
et il y porte la crainte et l'épouvante :
Siccius arrive qui l'augmente. Les.
Eques se voyant attaqués par derrière
lâchent pied. Ce fut moins dans la
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV, IV. 4o3
suite un combat qu'une déroute gé-
nérale. Les uns veulent regagner la
montagne ; d'autres s'écartent clans la
Ï)laine , et ils rencontrent par-tout
'ennemi et la mort. La plupart furent
taillés en pièces ; et il ne s'en sauva
que ceux que les Romains voulurent
bien faire prisonniers 9 ou qui échap-
pèrent à la faveur de la nuit qui sur-
vint durant le combat.
Pendant que les consuls aehevoient
de vaincre, et qu'ils poursuivoient les
fuyards , Siccius , plein de ressentiment
contre les généraux , forme le dessein
de les priver des fruits et des honneurs
de la victoire. Il remonte seul avec
sa troupe dans le camp ennemi , coupe
la gorge aux prisonniers , tue les che-
vaux, met le feu aux tentes, aux armes
et à tout le bagage . et ne laisse au-
cune de ces marques de la victoire
qu'on exigeoit des généraux quand ils
aemandoient l'honneur du triomphe.
Il marche ensuite en grande diligence,
arrive à Rome avec sa cohorte , et
rend compte aux tribuns de ce qui
s'étoit passé. Le peuple voyant ces
vieillards seuls , et encore couverts
du sang des ennemis , s'attroupe autour
d'eux , et leur demande des nouvelles
4o4 HISTOIRE DÉS RÉVOLUTIONS
de l'armée. Siccius leur annonce la
victoire qu'on venoit de remporter sur
les Eques , et il se plaint en même"
temps de l'inhumanité des consuls ,
qui sans nécessité , dit - il , et pour
satisfaire seulement leur haine contre
les plébéiens , avoient exposé huit
cents vétérans à une mort qui parois-
soit certaine ; il raconta ensuite par
quel bonheur ils avoient échappé aux
embûches que leur avoient tendues les
consuls : « Cependant , ajouta - t - il ,
» nous avons pris le camp ennemi ,
» et tailjé en pièces ceux qui le gar-
» doient ; de là nous nous sommes
» rendus maîtres des détroits de la
» montagne ; nous en avons chassé
» les Eques , et facilité par notre
» valeur la victoire des Consuls. Nous
» demandons , pour toute récompense ,
y> qu'on ne décerne point les honneurs
» du triomphe à des généraux qui ne
» se sont servis de leur autorite que
» pour faire périr sans nécessité leurs
» propres concitoyens. »
Le peuple qui n'étoit que trop in-
disposé contre les patriciens lui pro-
mit de ne consentir jamais au triomphe
des consuls. Les soldats de ces géné-
raux , à leur retour , entrèrent dans
DE LA RÉP. ROMAINE. LlV. IV. 4°$
ce lie cabale par ressentiment de ce
que les deux consuls les avoient privés
du butin qu'ils avoient fait vendre
au profit de l'épargne , sous prétexte
qu'elle étoit épuisée (i). Les consuls,
pour obtenir l'honneur du triomphe ,
représentèrent en vain qu'ils avoient
remporté une victoire complète, taillé
en pièces 1 armée ennemie , et fait
sept mille prisonniers ; le peuple ,
prévenu qu'ils avoient voulu faire périr
les vétérans , leur refusa avec opi-
niâtreté qu'on remerciât les dieux de
leur victoire , et qu'ils pussent ren-
trer dans la ville avec les ornemens
du triomphe. Le sénat, soit par des
principes d'équité, soit par la crainte
de quelque nouvelle sédition , ne jugea
pas à propos de s'intéresser pour eux;
et le peuple qui regardoit cet affront
comme une victoire qu'il remportoit
sur tout l'ordre des patriciens , déféra
dans les comices suivans la qualité
de tribun à Siccius.
Ces deux consuls ne furent pas
même plutôt sortis de charge , que
sous le consulat de leurs successeurs ,
Sp. Tarpeius et A. jEternius , ( An
(i) Tit. Liv. 1. 3.
4o6 HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS
de Rome 299. ) on les cita devant ras-
semblée du peuple (1) : c'étoit le sort
ordinaire de ces souverains magistrats.
L'accusation rouloit sur l'affaire de
Siccius ; mais leur véritable crime
étoit l'opposition constante que l'un
et l'autre avoient apportée à la publi-
cation de la loi Jïgraria. Le peuple
les condamna tous deux à une amen-
de , Romilius à dix mille asses , et
Veturius à quinze mille. L'histoire ne
nous a point appris la raison de la
différence que le peuple mit dans ces
deux amendes : ce fut peut-être parce
que Veturius eut plus de part au mau-
vais traitement qu'avoit essuyé l'ap-
pariteur d'Icilius. Ce qui peut con-
firmer cette conjecture , c'est qu'on
établit en même temps une loi du
consentement de tous les ordres de
l'état , par laquelle il étoit permis à
tout magistrat de condamner à une
amende ceux qui auroient manqué de
respect pour sa dignité : privilège
réservé auparavant aux seuls consuls.
Mais pour empêcher que quelques
magistrats particuliers n'abusassent de
cette nouvelle autorité , et ne la por-
(1) Val. Max. 1. 3. ç. 2, Pliai 1. 7. c. 28.
DE LA RÉP. ROMAINE. Liv. IV. 4°7
tassent trop loin , il étoit ordonné par
la même loi (i) que désormais la plus
haute amende pour ces sortes de fautes
ne pourroit excéder la valeur de deux
bœufs ou de trente moutons : monnoies
de cuivre qui portoient ce nom de
leur empreinte , et frappées sous le
règne de Servius Tullius , sixième roi
de Rome.
(0 D. H. 1. io. subfin.
Fin du quatrième Livre.
TABLE
ALPHABÉTIQUE
Des matières contenues dans ce premier
volume.
A.
j4ncus Martius , quatrième roi de Rome ,
succède à Tullus Hostilius , 1. i. p. 3i. Ca-
ractère de ce prince, p. 32. Il établit des
cérémonies qui dévoient précéder les décla-
rations de guerre , ibid. Il combat les Latins ,
les défait , ruine leurs villes , en transporte
les habitans à Rome , et joint leur territoire
à celui de cette capitale, p. 33. Sa mort,
ibid.
Appius Claudius s'oppose avec vigueur à l'avis
proposé d'abolir les dettes du peuple, 1. i.
p. 66 et suiv. Il est fait consul , p. y3. Il
ne ménage point le peuple , p. 74 et suiv.
Sa harangue au sénat pour l'empêcher de
traiter avec les mécontens , p. 76 et suiv. Il
prend la défense de Coriolan , 1. 2. p. 164
et suiv. Son avis au sujet du partage des
terres , 1. 3. p. 248.
Appius Claudius , deuxième du nom , est élevé
au consulat sans sa participation , 1. 3. p. 281.
Son caractère , p. 282. Il s'oppose vigoureu-
sement à la publication de la loi pour les
assemblées
DES MATIÈRES. 409
assemblées par tribus : la loi passe malgré
son opposition, p. 294 et suiv. Sa sévérité
envers les soldats qui avoient refusé de
combattre sous ses ordres , p. 298 et suiv.
Il s'oppose au partage des terres , p. 3o2.
Il est cité par les tribuns devant l'assemblas
du peuple ; il s'y présente avec dignité , puis
il finit volontairement sa vie , p. 3o5 et
suiv.
Augures $ leur établissement , 1. 1 , p. 6 et
suiv.
B.
Brutus ; ( Lucius Junius ) pourquoi surnommé
Brutus , 1. 1 , p. 46. Il jure d'exterminer les
Tarquins , et d'abolir la royauté , p. 48 et
suiv. Il est élu premier consul, p. ôo. Il
fait mourir ses propres enfans qui avoient
entrepris de rétablir Tarquin , p. 5i et suiv.
Il est tué dans une bataille contre les Tar-
quins , p. 52.
Brutus ; un autre Lucius Junius prend le sur-
nom de Brutus , et se fait chef du peu \ de
révolté sur le Mont-Sacré , L 1 , p. iu8 et
suiv. Sa réponse aux députés du sénat , p. m
et suiv. Il demande la création des tribuns du
peuple, et il l'obtient , p. 121 et suiv. Il est
créé tribun , p. 124. Il continue d'entretenir
la mésintelligence entre le sénat et le peuple,
1. 2, p. i34 et suiv. Il anime le peuple à la
perte de Coriolan , p. 145 et suiv. Il fait con-
damner ce patricien àun exilperpétuel, p. 191.
Tome L S
410 TABLE
c.
Capitoîe , bâti par Tarquin le superbe, 1. i ,
p. 45 ; surpris par Herdonius , et repris par
les Romains , 1. 4, p. 346 et suiv.
Sp. Cassius Viscellinus ; son caractère , 1. 3 ,
p. 235. Il aspire à la royauté : moyens qu'il
emploie pour y parvenir, ibid. et suiv. Il pro-
pose le partage des terres conquises , p. 23o,
et suiv. H est condamné à mort , p. 252 et
suiv.
Centuries , établies sous le règne de Servius
Tullius , 1. 1 , p. 42 et suiv.
Chevaliers; établissement de cet ordre, 1. i,'p. i3.
Leur nombre déterminé à trois cents , ibid.
Leurs fonctions , ibid. Leur nombre augmenté
de quatre cents par le dictateur Manius
Valérius , p. 87.
Collatinus , mari de Lucrèce , jure de venger
l'honneur et la mort de cette généreuse
épouse , 1. 1, p. 48 et suiv. Il est fait consul
avec Brutus , p. ôo. Il est déposé du consu-
lat et banni de Rome , p. 52 .
Consuls ; établissement de cette dignité , 1. 1 ,
p. 60
Coriolan; (CaiusMarcius) pourquoi surnommé
Coriolan , 1. 2, p. 141. Son caractère , ibid.
et suiv. Il se déclare hautement contre les
entreprises des tribuns , p. 148 et suiv. Il est
cité devant l'assemblée du peuple , et il re-
fuse avec hauteur d'y comparoître, p. 145 et
suiv. Les tribuns animent le peuple contre
DES MATIÈRES. 4ll
lui , ibid. et suiv. Minucius , premier consul,
entreprend sa défense devant le peuple ,
p. 148 et suiv. Sicir.ius, tribun, sans recueillit
les suffrages de l'assemblée , le condamne à
mort , p. 154. On n'ose se saisir de sa per-
sonne ; on se contente de l'ajourner à com-
paroître devant le peuple dans vingt - sept
jours , ibid. et suiv. Le sénat se déclare en sa
faveur, p. 166 et suiv. Le sénat l'abandonne
ensuite , et donne un arrêt qui renvoie la
décision du différend à l'assemblée du peuple,
p. 172 et suiv. Minucius entreprend une se-
conde fois sa défense, p. 182 et suiv. Il se
présente lui-même avec courage dans l'assem-
blée , à laquelle pour toute défense il repré-
sente ses services, p. 184 et suiv. On lui fait
un crime d'avoir distribué à ceux qui l'a-
voient suivi à la guerre tout le butin fait
sur les terres des Antiates , p. 188 et suiv.
Relation de cette expédition , p. 189 et suiv.
Il est condamné à un exil perpétuel , p. 191.
Il sort de Rome , ibid. et suiv. Il va trouver
Tullus , général des Volsques, p. 200 et suiv.
Il l'engage à déclarer la guerre aux Romains,
p. 202 et suiv. A la tête d'une nombreuse
armée de Volsques il ravage les terres des
Romains, p. 208 et suiv. Il investit Rome ,
p. 212. Il accorde une trêve de trente jours ,
après laquelle il revient aux portes de Rome,
p. 214. Il refuse les prières des prêtres et
des sacrificateurs qu'on lui avoit députés ,
p. 216 et suiv. Il se laisse fléchir aux larmes
S 2
412 TABLE
de sa mère et de sa femme , et se retire
avec son armée , p. 23o et suiv. Sa mort ,
p. 232.
Curies ; établissement des curies ou compagnie*
de cent hommes, 1. i , p. 10.
D.
Dictateur; établissement de cette dignité,
1. i, p. 70 et suiv. Scn autorité, p. 71 et suiv.
Duumvirs, établis pour rendre la justice à tous
les particuliers , 1. 1 , p. 10. Ils condamnent
Horace à la mort pour avoir tué sa sœur y
mais il appelle de leur jugement à l'assem-
blée du peuple qui le renvoie absous ,
p. 29 et suiv.
E.
Ediles ; leur origine et leurs fonctions ,1.2,
p. 129 et suiv.
G.
Cn. Genutis , tribun du peuple , cite les con-
suls devant l'assemblée du peuple : la veille
qu'on doit juger l'affaire , on trouve ce tribun
mort dans son lit , 1. 3, p. 271 et suiv.
H.
Herdonius ( Appius Herdonius ) s'empare du
Capitole , 1. 4, p. 346 et suiv. Les Romains
l'attaquent et l'obligent à se tuer , p. 36 1 et
suiv.
I.
Sp. Icilius , tribun du peuple , dispute le droit
DES MATIÈRES. 4l3
de la parole aux consuls, et se le fait adjuger
par un plébiscite , 1. 2 , p. i38 et suiv.
L.
T. Largius est nommé premier dictateur ,
1, i , p. y\. Il fait valoir son autorité , p. yi
et suiv. Il abdique la dictature, p. 73. Il
est député par le sénat pour traiter avec les
mécontens retirés sur le Mont-Sacré , p. 107
et suiv. Il leur parle avec fermeté , p. 116
et suiv.
Lucretius , père de Lucrèce , jure de venger
1 honneur et la mort de sa fille , 1. 1 , p. 48
et suiy. Il est fait consul, p. 55.
M.
Menenius Agrippa est d'avis que le sénat traite
avec le peuple retiré sur le Mont-Sacré , 1. 1 ,
p. 94 et suiv. Son avis est suivi , et il est
député pour cet effet , p. 107 et suiv. Il
engage les mécontens à rentrer dans Rome ,
p. 118 et suiv.
Menenius , fils d' A grippa , condamné à une
amende , s'enferme dans sa maison , où il se
laisse mourir de faim et de douleur , 1. 3 ,
p. 264.
N.
Numa Pompilius , second roi de Rome , suc-
cède à Romulus , 1. 1 , p. 25. Son caractère,
ibid. Il se sert de la religion pour adoucir les
mœurs farouches des habitans de Rome , p. 26
et suiv. Sa mort, p. 27.
S 3
4H TABLE
Patriciens ; origine des patriciens , 1. i , p. 1 1
et suiv. Leur ambition fait soulever le peu-
ple , p. bj et suiv. Par quelles voies ils
avoient acquis tant de richesses , 1. 3, p. 289
et suiv.
Plébéiens; ce que c'étaient que les plébéiens,
1. i,p. i3 et suiv. Us s'attachent aux séna-
teurs sous le nom de cliens , p. iô et suiv.
Leur pouvoir dans les assemblées , p. 34 et
suiv. Leurs murmures à l'occasion des dettes
dont ils demandent l'abolition , p. 67 et suiv.
Ils refusent de se faire enrôler , puis ils
obéissent au dictateur , p. 63 et suiv. Ils
murmurent de nouveau et sont apaisés par
Servilius, p. j3 et suiv. Ils renouvellent leurs
plaintes ; Valérius les apaise encore, p. 86
et suiv. Une grande partie d'entr'eux sort
de Rome et se retire sur le Mont-Sacré ,
p. 91 et suiv. Ils renvoient avec mépris les
premiers députés du sénat, p. 93. Ils écoutent
avec respect les seconds , et en obtiennent
l'abolition des dettes et la création des tri-
buns , p. 106 et suiv. Leurs plaintes à l'oc-
casion d'une famine, 1. 2, p. i3o et suiv.
Leur animosité contre Coriolan, p. 144 et
suiv. Ils font condamner ce patricien dans
une assemblée du peuple à un exil perpé-
tuel, p. 191.
Q
Questeurs; leur établissement et leurs fonctions,
1. i,p. 6.
DES MATIÈRES. 4î5
Quintius Cincinnatus , personnage consulaire ,
après la fuite de Quintius Ceson , son fils , se
relègue à la campagne où il cultive son
champ de ses propres mains , 1. 4, p. 334.
On le tire de la charrue pour lui donner en
qualité de consul le commandement des
armées , p. 354 et suiv. Il refuse géné-
reusement d'être continué dans le consulat ,
et retourne cultiver son petit héritage ,
p. 36o. Il est rappelé à Rome pour aller en
qualité de dictateur délivrer un consul que
les ennemis tenoient enfermé avec toute son
armée , p. 364 et suiv. Il délivre le consul et
ses soldats , défait les ennemis et rentre
triomphant dans Rome , p. 369 et suiv. Il
fait rappeler Ceson, son fils , de son exil , ab-
dique la dictature le seizième jour qu'il en
avoit été revêtu , et retourne reprendre à la
campagne ses travaux ordinaires , p. 370.
Quintius Ceson , fils de Quintius Cincinnatus ,
s'oppose avec vigueur à la publication de la
loi Terentilla , 1. 4 , p. 327. Il est cité devant
l'assemblée du peuple, p. 329 et suiv. Fausse
accusation portée contre lui , p. 33 1 et suiv.
Il est obligé de s'enfuir et de se retirer en
Toscane , p. 334. Il est justifié , rappelé , et
son accusateur condamné à un exil perpétuel,
p.37o.
Romains ; origine des Romains ,1. 1 , p. 3 et
suiv. Leurs mœurs et leur amour pour la
liberté , p. 4 et suiv. Leur religion , p. 5 et
S 4
4l6 TABLE
suiv. Dénombrement des Romains fait par
Romulus , p. 9. Leur division en trois
tribus , p. 10. Ce qu'on leur avoit assigné de
terre à chacun en particulier , ibid. Ce qu'on
entendoit sous le nom d'assemblée du peuple
îlomain , p. 24. Cette assemblée absout
Horace condamné par les duumvirs , p. 3o
et suiv. Les déclarations de guerre et toutes
les délibérations se font au nom du peuple
Romain , p. 32 et suiv. Servius Tullius divise
les Romains en cent quatre-vingt-treize cen-
turies , p. 87 et suiv. Ils chassent Tarquin
de Rome , abolissent la royauté , et élisent
des consuls pour les gouverner, p. 49 et suiv.
Rome ; fondation de cette ville , 1. 1 , p. 3 et
suiv. Romulus divise son territoire en trois
parts , p. 10. Elle est surprise par Tatius,.
roi des Sabins , et sauvée par les filles de
ces mêmes Sabins , p. 20. Elje est embellie
de plusieurs édifices par Tarquin le superbe ,
p. 46 Elle est assiégée par Coriolan , 1. 2 ,
p. 21 3. Consternation de ses habitans, ibid. et
suiv. Elle est délivrée par la prudence de la
mère et de la femme de Coriolan , p. 219
et suiv.
T. Romilius , consul , et son collègue , rempor-
tent une victoire complote sur les ennemis ;
le peuple leur refuse les honneurs du triom-
phe , et les condamne à une amende ,- parce
qu'ils s'étoient opposés à la publication de
la loi Agraria , 1. 4 , p. 382 et suiv.
Romulus ; sa naissance et son éducation, 1. 1,
DES MATIÈRES. 417
p. 3.11 fonde Rome et en est élu le premier roi ,
p. 4. et suiv. Il établit différentes lois ,
p. 8 et suiv. Il partage les citoyens de Rome
en trois tribus , et chaque tribu en dix
curies ou compagnies de cent hommes ,
p. 1 1. Il assigne à chaque citoyen deux arpene
de terre pour sa subsistance , ibid. Il établit
le sénat et l'ordre des chevaliers , ibid. et
suiv. Il envoie demander des femmes aux
Sabins , p. 16. Piqué de leur réponse il
fait enlever leurs tilles pendant la célébration
des jeux solennels, p. 18 et suiv. Victoires
remportées sur ses voisins, p. 19 et suiv. Il
fait part de sa souveraineté à Tatius , roi
des Sabins , et admet dans le sénat cent des
plus nobles de cette nation , p. 20. Nouvelles
victoires , p. 21 et suiv. Il devient odieux
à ses sujets , ibid. Sa mort , p. 22 et suiv.
Sénat ; son établissement et sa dignité , 3. 1 ,
p. 11 et suiv. Il se défait de' Rornulus , p. 22.
Il garde pendant un an l'autorité souveraine
en créant tous les cinq jours un entre-roi,
p. 23. Pour apaiserles séditions il fait créer un
dictateur au-dessus des consuls , du sénat et
du peuple , p. 70 et suiv. Il est obligé de
traiter avec le peuple retiré sur le Mont-
Sacré , et lui accorde enfin l'abolition des
dettes et la création des tribuns, p. 128 et
suiv. Il accorde aux tribuns la création des
édiles ,1. 2, p. i3o. Il envoie jusqu'en Sicile
4l8 TABLE
chercher du blé pour secourir le peuple dans
une famine, p. i32 et suiv. Il entreprend
la défense de Coriolan , puis il renvoie la
décision de son affaire à l'assemblée du peuple,
p. 146 et suiv. Il autorise par un arrêt les
consuls désignés à nommer des commissaires
pour le partage des terres , 1. 3 , p. 25o. Il
fait condamner Cassius à la mort , ibid. et
suiv. Il accorde au peuple le pouvoir d'élire
dix tribuns au lieu de cinq , à condition
qu'on abandonnera le projet de la loi Teren-
tilla , 1. 4, p. 370 et suiv. Il cède au peuple
le mont Aventin , p. 378 et suiv.
Sénateurs ; leur nombre déterminé à cent ,
1. 1 , p. 11. Pourquoi ils sont appelés pères,
ibid. Romulus joint aux cent premiers séna-
teurs cent autres nouveaux choisis parmi les
plus nobles des Sabins, p. 20. Tarquin l'ancien
y joint encore cent autres nouveaux sénateurs
qu'auparavant il fait patriciens , p. 33.
Servius Tullius , sixième roi de Rome , succède
à Tarquin l'ancien ,1. 1 , p. 35. Caractère de
ce prince , ibid. Il institue le cens , dans
le dessein de faire passer toute l'autorité dans
le corps de la noblesse et des patriciens ,
ibid. et suiv. Il est assassiné par Tarquin
le superbe, son gendre, p. 44*
Siccius Dentatus; sa harangue pour la publi-
cation de la loi Agraria , 1. 4 , p. 38ç et
suiv. Ses exploits guerriers, ibid.
C. Sicinius Bellutus fait révolter une partie
du peuple, et l'emmène sur le Mont-Sacré,
DES MATIÈRES. 419
liv. 1 , p. 91 et suiv. Il est fait tribun du
peuple, p. 124. Il continue d'entretenir la
mésintelligence entre le sénat et le peuple,
p. i3o et suiv. Il anime le peuple à la perte
de Coriolan , et prononce de son autorité
une sentence de mort contre ce patricien ,
p. 144 et suiv. N'ayant pu la faire exécuter,
il l'ajourne à comparoître devant le peuple
dans vingt-sept jours , p. i56 et suiv. Il
produit plusieurs chefs d'accusation contre
lui , p. 184 et suiv. Il le fait enfin condamner
à un exil perpétuel , p. 191.
T.
Tarquin l'ancien , cinquième roi de Rome ,
succède à Ancus Martius , 1. 1 , p. 33. Il
crée cent nouveaux sénateurs ; mais aupa-
ravant il les fait patriciens pour ne pas
confondre les différens ordres de l'état , ibid,
Tarquin le superbe , septième et dernier roi de
Rome , assassine Servius Tullius , son beau-
père , et s'empare de la royauté sans le con-
sentement du sénat , ni du peuple , 1. 1 , p. 44
et suiv. Son ambition et sa cruauté , ibid.
L'impudicité de son fils et la mort de Lucrèce
soulèvent contre lui tous les Romains , p. 47
et suiv. Il est banni de Rome avec toute sa
famille , p. 49 et suiv. Il fait de vains efforts
pour y rentrer , p. 00 et suiv.
C. Terentillus Arsa , tribun du peuple , propose
qu'on établisse un corps de lois pour servir
de règle dans l'administration de la justice ,
1. 4, p. 3i4 et suiv.
420 TABLE
Tribu; partage rie Rome en trois tribus sous
Romulus , 1. ' , p. to.
Tribuns du peuple ; ce qui donna occasion à leur
création, 1. i,p. 92. Quelles étoient leurs fonc-
tions dans leur origine , 1. 2 , p. 127 et suiv.
Ils obtiennent la création des édiles , p. 129.
De quelle manière ils vinrent à bout de se
faire donner le droit de convoquer les assem-
blées du peuple , p. i32 et suiv. Ils animent
le peuple à la perte de Coriolan , et font
condamner ce patricien à un exil perpétuel ,
p. '45 et suiv. Ils poursuivent avec chaleur
la publication de la loi Agraria pour le par-
tage des terres , 1. 3 , p. 2Ô4 et suiv. Ils
font passer la loi pour les assemblées par
tribus , p. 179 et suiv. Ils reprennent l'affair»
de la loi Agraria, mais sans succès , p. 299
et suiv. Ils demandent que du consentement
du peuple on établisse un corps de lois pour
servir de règle dans l'administration de la
justice, 1. 4, p. 3i3 et suiv. Ils poursui-
vent en justice Ceson qui s'y étoit opposé ,
et l'obligent de s'enfuir en Toscane pour se
soustraire au jugement du peuple , p. 327 et
suiv. Ils forment le dessein de faire périr
tous les sénateurs et tous les patriciens qui
leur étoient odieux , p. 336 et suiv. Leur
projet devient inutile , ibid. Ils reprennent
l'affaire de la loi Terentilla , et pour leur
en faire abandonner la poursuite le sénat
accorde au peuple le pouvoir de joindre
cinq nouveaux tribuns aux cinq anciens ,
DES MATIÈRES. 421
p. 371 et suiv. Ils font céder au peuple
le mont Aventin par un sénatus-consulte ,
p. 378 et suiv. Ils citent les consuls devant ras-
semblée du peuple ; ils leur font refuser les
honneurs du triomphe après une victoire com-
plète , et condamner «à l'amende, parce qu'ils
s'étoient opposés à la publication de la loi
Agraria , p. 382 et suiv.
Tullus Hostilius , troisième roi de Rome , suc-
cède à Nu ma Pompilius , 1. i, p. 27. Carac-
tère de ce prince , ibid. et suiv. Combat des
Horaces et des Curiaces sous son règne ,
p. 28. Il ruine Albe et transfère ses habitans
à Rome, p. 3o. Sa mort, p. 3i.
V.
Valérius ( Publius Valérius ) est fait consul k
la place de Collatin ,1. 1 , p. 52. Il fait
plusieurs lois favorables au peuple , ce qui
lui fait donner le nom de Publicola , p. 65.
M. Valérius , frère de Publicola , ouvre un avis
en faveur du peuple ; son sentiment est re-
jeté ,1. 1 , p. 64 et suiv.
Valérius , ( Manius Valérius ) fils de Volusius ,
est créé dictateur, 1. 1, p. 85. Il apaise le
peuple par sa douceur , ibid. et suiv. Il tire
de l'ordre des plébéiens quatre cents des plus
considérables , qu'il fait entrer dans l'ordre
des chevaliers , p. 87. Il abdique la dicta-
ture , ibid. Il traite de la part du sénat avec
les mécontens rétirés sur le Mont-Sacré ,
et il les exhorte à rentrer dans Rome ,
£22 TABLE DES MATIÈRES.
p. 107 et suiv. Il engage le sénat à leur accor-
der leurs demandes , p. 123 et suiv. Il prend
en plein sénat le parti du peuple contre
Coriolan , 1. 2, p. 171 et suiv.
Volero propose la loi pour les assemblées par
tribus. Cette loi passe malgré Appius, 1.3,
p. 290 et suiv.
Fin de la table des matières.
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