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Full text of "Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de République romaine"

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THE  LIBRARY 

OF 

THE  UNIVERSITY 

OF  CALIFORNIA 

LOS  ANGELES 

GIFT  OF 

Tibor  Scitovsky 


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HISTOIRE 

DES    RÉVOLUTIONS 

DELA 

RÉPUBLIQUE  ROMAINE. 


HISTOIRE 

DES  RÉVOLUTIONS 

ARRIVÉES 
DANS  LE  GOUVERNEMENT 

DELA 

RÉPUBLIQUE  ROMAINE; 

Par  M.  l'Abbé  DEVERTOT,de  l'Académie 
royale  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  Cen- 
seur royal ,  Secrétaire  des  Commandemens  de 
S.A.  S.  feue  Madame' la  Duchesse  d' ORLEANS, 
Administrateur  de  la  Commanderie  de 
Santeny  ,  et  Prieur  de  Sainte  Marie  d'Esne. 

Nouvelle  édition. 

TOME       PREMIER. 


A   LYON, 

Chez  Tournachon-Molin,  Libraire. 


M.  DCCC.  V. 


A      TRÈS-HAUT 

ET    TRÈS-PUISSANT     SEIGNEUR 

MONSEIGNEUR 

ADRIEN    MAURICE 

DUC  DE  NOAILLÊS, 

PAIR    DE    FRANCE, 

GJA.ND  D'ESPAGNE,  CHEVALIER 
de  1  ordre  de  la  Toison  d'Or,  Capitaine  de  la 
première  compagnie  des  gardes  du  corps  du 
«01,  Lieutenant  général  de  ses  armées  ,  ci- 
devant  commandant  en  chef  de  Catalogne  , 

■  Gouverneur  et  Capitaine  général  des  comté, 
et  viguertes  de  Roussillon  ,  ConHans  et  Cer- 
dagne,  Gouverneur  des  ville  et  citadelle  de 
Perpgnan ,  Conseiller  au  Conseil  de  régence , 
et  Gouverner  et  Capitaine  de6  chJU  de 
àaint-Germain-en-Laye. 

Monseigneur  , 

Parmi  les  Grands  Hommes 
dont  d  est  fait  mention  dans 
L  Histoire  que  j'ai  l'honneur 
de   vous  présenter,    je    crois 

2075411 


i)  E  P  I  T  R  E. 

quon  en  trouvera  -peu  qui , 
comme  le  second  Scipion  5  se 
soient  autant  distingués  par 
leur  amour  pour  les  sciences , 
que  par  leur  valeur  et  leur  ca- 
pacité dans  le  métier  de  la 
guerre.  Personne  ,  dit  Vel- 
leius  Paterculus  (i)  ,  n?é  toit 
pius  capable  que  Scipion,  non 
seulement  de  bien  juger  des 
ouvrages  de  littérature ,  mais 
encore  d'en  composer  d'excel- 
lens.    Il  avoit  en  tout  temps 

(i)  Scipio  tam  elegans  liberalium  studiorum, 
omnisque  doctrins  et  auctor,  et  admirator  fuit, 
ut  Polybium  ,  Panaeti  unique  praecellentes  inge- 
nio  viros ,  domi  militiseque  secum  habuerit. 
Neqne  enïm  quisquam  hoc  Scipione  elegantiùs 
intervalla  negotiorum  otio  dispunxit  ;  semper- 
que  aut  belli  ,  aut  pacis  serviit  artibus  :  inter 
arma  ac  studia  versatus ,  aut  corpus  periculîs, 
aut  animum  disciplinas  exercuit. 

Vell.  Paterc.  I.  i.  cap.  l3. 


E  P  ï  T  R  E.  iij 

près  de  lui  Polybe  et  Pana?- 
tius,  deux  des  plus  habiles 
hommes  de  leur  siècle.  Son 
loisir  même  étoit  laborieux, 
et  on  n'a  jamais  si  bien  su 
remplir  par  les  agrémens  des 
Belles -Lettres  le  vide  que 
laissent  les  affaires.  11  s'ap- 
pliquoit  continuellement  aux 
fonctions  de  la  guerre  ou  de 
la  paix  ;  et  tantôt  parmi  les 
armes,  tantôt  parmi  les  livres, 
il  exerçoit  son  corps  par  les 
travaux  militaires ,  ou  son  es- 
prit par  l'étude. 

J'espère ,  Monseigne  ur, 
que  le  public  n'aura  pas  beau- 
coup de  peine  à  faire  l'appli- 
cation du  portrait  d'un  ancien 

ftij 


ïv  É  P  I  T  R  E. 

Capitaine  à  un  moderne  :  ils 
se  ressemblent  trop  ,  et  trop 
peu  de  gens  leur  ressemblent 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un 
profond  respect. 


Monseigneur, 


Votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur , 

L.  de   VERTOT. 


DISCOURS 

PRÉLIMINAIRE. 

Des  fondemens  de  la  République  Ro- 
maine ,  et  des  principales  causes 
de  sa  décadence. 

X-j 'amour  de  la  liberté  a  été  le  pre- 
mier objet  des  Romains  dans  l'établis- 
sement de  la  république ,  et  la  cause 
ou  le  prétexte  des  révolutions  dont 
nous  entreprenons  d'écrire  l'histoire. 
Ce  fut  cet  amour  de  la  liberté  qui  fît 
proscrire  la  royauté ,  qui  diminua  l'au- 
torité du  consulat,  et  qui  en  suspendit 
le  titre  en  différentes  occasions.  Le 
peuple  même ,  pour  balancer  la  puis- 
sance des  consuls  ,  voulut  avoir  des 
protecteurs  particuliers  tirés  de  son 
corps  ;  et  ces  magistrats  plébéiens ,  sous 
prétexte  de  veiller  à  la  conservation 
de  la  liberté  ,  s'érigèrent  insensible- 
ment en  tuteurs  des  lois  ,  et  en  inspec- 
teurs du  sénat  et  de  la  noblesse. 
Ces  inquisiteurs  d'état  tenoient  en 

a  ïij 


vj  Discours  préliminaire. 

respect  les  consuls  même,  et  les  gé- 
néraux. On  verra  dans  la  suite  de  cette 
histoire,  qu'ils  les  obligeoient  souvent, 
quand  ils  étoient  sortis  de  charge ,  de 
venir  rendre  compte  devant  rassem- 
blée du  peuple ,  de  leur  administra- 
tion et  du  succès  de  leurs  armes.  Ce 
n'étoit  pas  assez  que  de  vaincre  ,  l'éclat 
des  plus  grandes  victoires  ne  met  toit 
point  à  couvert  de  leurs  recherches  le 
général  qui  n'avoit  pas  assez  ménagé 
îa  vie  de  ses  soldats,  ou  qui  pendant 
la  campagne  les  avoit  traités  avec  trop 
de  hauteur  ;  il  falloit  qu'il  sût  allier  îa 
dignité  du  commandant  avec  la  mo- 
destie du  citoyen.  Des  qualités  trop 
brillantes  étoient  même  suspectes  dans 
un  état  où  l'onregardoitl'égalité  comme 
le  fondement  de  la  liberté  publique. 
Les  Romains  prenoient  ombrage  des 
vertus  qu'ils  ne  pouvoient  s'empêcher 
d'admirer  ,  et  ces  fiers  républicains 
ne  souffroient  point  qu'on  les  servît 
avec  des  talens  supérieurs  et  capables 
de  les  assujétir. 

Ceux  qui  étoient  convaincus  d  avoir 
employé  d'indignes  voies  pour  parve- 


Discours  préliminaire.  vij 
nir  au  commandement  ,  en  étoient 
exclus  pour  toujours.  Les  charges  efc 
les  emplois ,  si  on  en  excepte  la  cen- 
sure, n'étoient  qu'annuels.  Un  consul, 
en  sortant  du  consulat,  ne  conservait 
d'autorité  que  celle  que  lui  donnoit 
son  mérite  personnel  ;  et  après  avoir 
commandé  en  chef  les  armées  de  la 
république  ,  on  le  voyoit  souvent  ser- 
vir dans  les  mêmes  armées  sous  son 
successeur.  11  ne  pouvoit  rentrer  dans 
le  consulat  qu  après  un  interstice  de 
dix  ans  ,  et  on  évitoit  de  laisser  cette 
grande  dignité  trop  Ion  g- temps  dans 
la  même  famille  ,  de  peur  de  rendre 
insensiblement  le  gouvernement  héré- 
ditaire. 

Mais  de  toutes  les  précautions  que 
les  Romains  prirent  pour  maintenir 
leur  liberté  ,  aucune  ne  paroit  plus 
digne  d'admiration  que  cet  attache- 
ment qu'ils  conservèrent  long-temps 
pour  la  pauvreté  de  leurs  ancêtres. 
Cette  pauvreté  qui  dans  les  premiers 
habitans  de  Rome  étoit  un  pur  effet 
de  la  nécessité ,  devint  une  vertu  po- 
litique sous  leurs  successeurs.  Les  Ro- 

a  iv 


YÎij  Discours  préliminaire. 
mains  la  regardèrent  comme  la  gar- 
dienne la  plus  sûre  de  la  liberté  ;  ils 
surent  même  la  rendre  honorable  ,  afin 
de  l'opposer  comme  une  barrière  au 
luxe  et  à  l'ambition.  Ce  détachement 
des  richesses,  à  l'égard  des  particuliers, 
se  tourna  en  maxime  de  gouvernement. 
Un  Piomain  mettoit  sa  gloire  à  conser- 
ver sa  pauvreté ,  en  même  temps  qu'il 
exposoit  tous  les  jours  sa  vie  pour  enri- 
chir letrésor  public.  Chacun  se  croyoit 
assez  riche  des  richesses  de  l'état ,  et 
les  généraux,  comme  les  simples  sol- 
dats, n'attendoient  leur  subsistance  que 
de  leur  petit  héritage  qu'ils  cultivoient 
de  leurs  mains  :  Gaudebat  tcllus  yomcre 
laureato  (i). 

Les  premiers  Romains  étoient  tous 
laboureurs ,  et  les  laboureurs  étoient 
tous  soldats.  Leur  habillement  étoit 
grossier  ;  la  nourriture  simple  et  fru- 
gale ;  le  travail  assidu.  Ils  élevoient 
leurs  enfans  dans  cette  vie  dure  ,  afin 
de  les  rendre  plus  robustes  et  plus  ca- 
pables de  soutenir  les  fatigues  de  la 
guerre  ;  mais  sous  des  habits  rustiques 

(0  Plin. 


Discours  préliminaire.  ix 

on  trouvoit  une  valeur  incomparable  , 
de  l'élévation  et  de  la  grandeur  dans 
les  sentimens.  La  gloire  étoit  leur 
unique  passion ,  et  ils  la  faisoient  con- 
sister à  défendre  leur  liberté ,  et  à  se 
rendre  maîtres  de  celle  de  leurs  voisins. 

Des  écrivains  modernes  qui  ne  peu- 
vent souffrir  des  vertus  pures  dans  les 
anciens ,  prétendent  qu'on  fait  un  mé- 
rite à  ces  premiers  Romains  de  leur 
grossièreté  ,  et  qu'ils  ne  méprisoient 
les  richesses  que  parce  qu'ils  en  igno- 
roient  le  prix  et  les  agrémens. 

Mais  pour  répondre  à  cette  objec- 
tion, on  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  la 
suite  de  cette  histoire  ,  et  on  verra  que 
dans  le  cinquième  et  le  sixième  siècle 
de  la  fondation  de  Rome ,  dans  le  temps 
même  que  la  république  étoit  maî- 
tresse de  toute  l'Italie  et  d'une  partie 
de  la  Sicile,  de  l'Espagne ,  des  Gaules ,  et 
même  de  l'Afrique,  on  tiroit  encore  les 
généraux  de  la  charrue  (y)Atàlii manus , 
ru s tic o  opère  attritœ  ,  s  al u  te  m  pub lie am 
stabilierunt  (2).   Quelle  gloire  pour  un 

(1)  V.  M.l.  4. 

(2)  Cic.  pro  S.  Roscio.  PI.  1.  18.  c.  3. 

a  v 


x  Discours  préliminaire. 

état  d'avoir  des  capitaines  capables  de 
lui  conquérir  de  grandes  provinces  , 
et  assez  désintéressés  pour  conserver 
leur  intégrité  au  milieu  de  leurs  con- 
quêtes ! 

Je  ne  parle  point  des  lois  somp- 
tuaires  (i)  qui  étoient  en  vigueur  dans 
le  sixième  siècle  ,  et  qui  sans  distinc- 
tion pour  la  naissance ,  les  biens  de  la 
fortune  ,  ou  les  dignités  ,  régloient  la 
dépense  de  tous  les  citoyens.  Rien  n'a 
échappé  aux  sages  législateurs  qui  éta- 
blirent de  si  sévères  réglemens.  Tout 
y  est  fixé  ,  soit  pour  les  vètemens ,  soit 
pour  la  dépense  de  la  table,  le  nombre 
des  convives  dans  les  festins ,  et  jus- 
qu'aux  frais  des  funérailles.  Qu'on  lise 
la  loi  Oppia  (2)  ,  on  verra  qu'elle  dé- 
fend aux  dames  Romaines  de  porter 
des  habits  de  différentes  couleurs;  d'a- 
voir dans  leur  parure  des  ornemens 
qui  excédassent  la  valeur  d'une  demi- 
once  d'or  ,  et  de  se  faire  porter  dans 
un  chariot  à  deux  chevaux  plus  près 
de  Rome  que  d'un  mille ,  à  moins  que 

(1)  Macr. 

(2)  Paul.  Man.  de  leg.  surapt. 


Discours  préliminaire.  xj 

ce  ne  fût  pour  assister  à  quelque  sa- 
crifiée. La  loi  Orchia  régloit  le  nombre 
des  convives  qu'on  pouvoit  inviter  à 
un  festin  ;  et  la  Joi  Fhannia  ne  permet- 
toit  pas  d'y  dépenser  plus  de  cent  as, 
centenos  œns  :  ce  qui  revenoit  environ 
à  cinquante  sous  de  notre  monnoie. 
Enfin  la  loi  Corneîia  fixoit  à  une  somme 
encore  plus  modique  la  dépense  qu'on 
pouvoit  faire  aux  funérailles  :  tous  ré- 
glemens  qui  pourront  paroitre  peu 
dignes  de  la  grandeur  et  de  la  puis- 
sance à  laquelle  les  Romains  étaient 
déjà  parvenus ,  mais  qui,  en  éloignant 
le  luxe  des  familles  particulières  ,  fai- 
soient  la  force  et  la  sûreté  de  l'état. 

A  la  faveur  de  cette  pauvreté  vo- 
lontaire et  d'une  vie  laborieuse ,  la  ré- 
publique n  elevoit  dans  son  sein  que 
des  hommes  forts,  robustes,  pleins  de 
valeur,  et  qui  n'attendant  rien  les  uns 
des  autres ,  conservoient  dans  une  in- 
dépendance réciproque  la  liberté  de 
la  patrie.  Ce  furent  ces  illustres  labou- 
reurs qui  en  moins  de  trois  cents  ans 
assujetirent  les  peuples  les  plus  belli- 
queux de  l'Italie  9  défirent  des  armées 

a  vj 


xij         Discours  préliminaire. 
prodigieuses  de  Gaulois,  de   Cimbres 
et  de  Teutons  ,  et  ruinèrent  la  puis- 
sance formidable  de  Cartilage. 

Mais  après  la  destruction  de  cette 
rivale  de  Rome  ,  les  Romains  invin- 
cibles au-dehors  succombèrent  sous 
le  poids  de  leur  propre  grandeur. 

Ipsa  nocet  moles. 

Luc  an.   t. 

L'amour  des  richesses  et  le  luxe  en- 
trèrent dans  Rome  avec  les  trésors  des 
provinces  conquises  ,  et  cette  pauvreté 
et  cette  tempérance  qui  avoient  formé 
tant  de  grands  capitaines  tombèrent 
dans  le  mépris. 

Fecunda  virorum 
Paupertas  fugitur. 

Ibid. 

Et  ce  qui  est  plus  surprenant  ,  c'est, 
dit  Velleius  Paterculus ,  que  ce  ne  fut 
pas  même  par  degré  ,  mais  tout  à 
coup  que  se  fit  un  si  grand  change- 
ment ,  et  que  les  Romains  se  préci- 
pitèrent dans  le  luxe  et  dans  la  mol- 
lesse :  Sublatâ  imperii  œmulâ  ,  nongradu, 
sed  prœcipiti  cursu  à  virtute  descitum ,  ad 
yitia  transcursum  (  i  ).  Les  voluptés 
(i)  Vell.  Paterc.  1.  2. 


Discours  préliminaire.  xllj 
prirent  la  place  de  la  tempérance  ; 
I  oisiveté  succéda  au  travail  ,  et  Tinté 
rèt  particulier  éteignit  ce  zèle  et  cette 
ardeur  que  leurs  ancêtres  avoient  fait 
paroitre  pour  l'intérêt  public. 

En  effet ,  il  semble  que  ce  soit  une 
autre  nation  qui  va  paroitre  sur  la 
scène  :  une  corruption  générale  se  ré- 
pandit bientôt  dans  tous  les  ordres  de 
l'état.  La  justice  se  vendoit  publique- 
ment dans  les  tribunaux  ;  on  consi- 
gnoit  sur  la  place  pour  acheter  les  suf- 
frages du  peuple  ,  et  les  consuls ,  après 
avoir  acquis  cette  grande  dignité  par 
leurs  brigues ,  ou  à  prix  d'argent  ,  n'ai- 
loient  plus  à  la  guerre  que  pour  s'en- 
richir des  dépouilles  des  nations,  et 
souvent  pour  ravager  eux-mêmes  des 
provinces  qu'ils  eussent  du  conserver 
et  défendre. 

De  là  vinrent  les  richesses  immenses 
de  quelques  généraux.  Qui  pourroit 
croire  qu'un  citoyen  Romain ,  que 
Crassus  ait  eu  plus  de  sept  mille  talens 
de  bien  (i)?  Je  ne  parle  point  des 
trésors  que  Lucullus  rapporta  de  l'Asie, 

(i)  ic,6oo,ooo  1. 


xiv  Discours  préliminaire. 
et  Jules  César  des  Gaules.  Le  premier 
à  son  retour  fit  bâtir  des  palais  ,  et  y 
vécut  avec  une  magnificence  et  une 
délicatesse  que  les  anciens  rois  de 
Perse  auroient  eu  bien  de  la  peine  à 
imiter;  et  César  plus  ambitieux,  outre 
un  grand  nombre  d'officiers  et  de  sol- 
dats qu'il  enrichit  par  des  libéralités 
intéressées  ,  se  servit  encore  de  l'argent 
des  Gaulois  pour  corrompre  les  pre- 
miers de  Rome ,  et  acheter  la  liberté 
de  sa  patrie. 

Il  falloit  que  les  provinces  fournis- 
sent à  ces  dépenses  immenses.  Les 
généraux,  sous  prétexte  de  faire  sub- 
sister leurs  troupes  ,  s'emparoient  des 
revenus  de  la  république  ,  et  l'état 
s "afFoiblissoit  à  proportion  que  les  par- 
ticuliers devenoient  puissans. 

Outre  les  tributs  ordinaires ,  les  com- 
mandans  exigeoient  tous  les  jours  de 
nouvelles  sommes  ,  ou  à  titre  de  pré- 
sens à  leur  entrée  dans  la  province  ,  ou 
par  forme  d'emprunt.  Souvent  même 
on  ne  cherchoit  plus  de  prétextes, 
C'étoit  assez  pour  piller  le  peuple,  et 
pour  établir  de  nouveaux  impôts,  que 


Discours  préliminaire.  xv 
de  leur  donner  de  nouveaux  noms  : 
Cujus  modo  ni  nomen  reperiri poterat,  hoc 
sans  esseadcogendas pecumas  (  i).  Et  ce  qui 
étoit  encore  plus  insupportable  ,  c'est 
que  pour  avoir  de  l'argent  comptant,  on 
remettait  la  levée  de  ces  tributs  extraor- 
dinaires à  des  publicains  qui,  sous  pré- 
texte  d'avoir  avancé  leurs  deniers,  dou- 
bloient  les  dettes  des  provinces  ,  et 
absorboientpar  des  usures  énormes  les 
revenus  de  l'année  suivante. 

Toutes  ces  richesses  fondoient  à 
Rome.  Des  fleuves  d'or  ou ,  pour  mieux 
dire  ,  le  plus  pur  sang  des  peuples  y 
couloit  de  toutes  les  provinces  ,  et  y 
portait  un  luxe  affreux.  On  voyoit 
s'élever  tout-à-coup  et  comme  par  en- 
chantement ,  de  superbes  palais  dont 
les  murailles,  les  voûtes  et  les  plafonds 
étaient  dorés.  Ce  n'était  pas  assez  que 
les  lits  et  les  tables  fussent  d'argent  ,  il 
falloit  encore  que  ce  riche  métal  fût 
gravé  ,  ou  qu'il  fût  orné  de  bas-reliefs 
de  la  main  des  plus  excellens  ouvriers, 

O  pater  urbis  i 
Urwlè  nefas  tantum  latiis  pastoribusl 
Juven.  Sat.  2. 

(i)  Cass.  de  bello  civil.  1,  3. 


xvj  Discours  préliminaire. 
C'est  de  Séné  que  que  nous  apprenons 
un  changement  si  surprenant  dans  les 
mœurs  des  Romains ,  et  qui  étant  lui- 
même  riche  de  sept  millions  d'or ,  n'a 
point  eu  de  honte  de  nous  laisser  ces 
excellens  discours  sur  la  pauvreté  ,  que 
tout  le  monde  admire  dans  ses  ouvrages. 
Par  quelle  règle  de  philosophie ,  s'é- 
crioit  Suillius  ,  Sénèque  a-t-il  acquis  , 
en  quatre  ans  de  faveur  ,  plus  de  sept 
millions  d'or  ?  Il  lui  reprochoit  que  sa 
principale  étude  étoit  de  courir  après 
les  testamens ,  de  prendre  comme  dans 
un  filet  ceux  qui  n'avoient  point  d'en- 
fans  ,  et  de  remplir  l'Italie  et  les  pro- 
vinces de  ses  usures  :  Quâ  sapienriâ, 
quibus  philosophorum  prœceptis  ,  intra 
quadriennium  regiœ  amiciiiœ  ,  ter  milliès 
sesttrciïim  paravissetî  Romœ  testamenta 
et  orbos  ,  velut  indagine  ejus  capi ,  Italiam 
et  provincias  immensofenore  hauriri  (i). 

Tout  l'argent  de  l'état  étoit  entre 
les  mains  de  quelques  grands,  despu- 
blicains  et  de  certains  affranchis  plus 
riches  que  leurs  patrons.  Personne 
n'ignore  que  ce  magnifique  amphithéâ- 

(i)  Tac.  An.  1. 13. 


Discours  préliminaire.  xvïj 
tre  qui  portoit  le  nom  de  Pompée  (i)  , 
et  qui  pouvoifc  contenir  jusqu'à  qua- 
rante mille  personnes  ,  avoit  été  bâti 
des  deniers  de  Demetrîus  ,  son  affran- 
chi :  Quem  non  puduit  ,  dit  Sénèque  , 
locupletiorem  esse  Pompeio  (2). 

Pallas,  autre  affranchi,  et  aussi  riche 
que  Sénèque  ,  pour  avoir  refusé  une 
gratification  de  l'empereur  Claude  , 
son  maître  ,  en  fut  loué  solennelle- 
ment en  plein  sénat  et  comparé  à  ces 
anciens  Romains  dont  nous  venons  de 
parler  ,  si  célèbres  par  leur  désinté- 
ressement. On  voulut  même  conserver 
la  mémoire  de  son  refus  par  une  ins- 
cription que  la  flatterie  dicta.  On 
trouve ,  dit  Pline  ,  sur  le  chemin  de  Tibur 
un  monument  ou  on  lit  ces  mots:  Le  sénat 
a  décerné  à  Pallas  les  ornemens  de  la  pré- 
turc et  cent  cinquante  mille  grands  sester- 
ces (3)  ,•  mais  il  a  refusé  ï argent  et  s'est 
contenté  des  honneurs  et  des  distinctions 
attachés  à  cette  dignité  (4).  Et  fixum  est 

(1)  Dion.  Cass.  1.  3o. 

(2)  Senec.  de  tranq.  anim.  c.  8. 

(3)  3,75o,ooo  1. 

(4)  Tac.  Ann.  1.  12. 


xviij      Discours  préliminaire. 

œre  publico   senatusconsultum  ,    quo 

libertinus  sestertiûm  ter  milliès  pos- 

sessor  ,  antiquae  pareimoniae  laudibus 

cumulabatur. 

Quelle  modération  pour  un  affran- 
chi (i)  qui  ,  riche  de  plus  de  sept 
millions  d'or ,  vouloit  bien  se  contenter 
des  ornemens  de  la  prêture  !  Mais 
quelle  honte  pour  Rome  de  voir  cet 
affranchi  ,  à  peine  échappé  des  chaî- 
nes de  la  servitude  ,  paroître  ,  dit 
Pline  ,  avec  les  faisceaux  ,  lui  qui 
autrefois  étoit  sorti  de  son  village  les 
pieds  nus  et  blanchis  de  la  craie  dont 
on  marquoit  les  esclaves  !  Undè  creta- 
tis  pedibus  advenisset  (2)  ! 

Je  ferois  un  livre  au  lieu  d'une  pré- 
face ,  si  j'entrois  dans  le  détail  du  luxe 
des  Romains  ,  et  si  j'entreprenois  de 
représenter  la  magnificence  de  leurs 
bâtimens  ,  la  richesse  de  leurs  habits, 
les  pierreries  dont  ils  se  paroient ,  ce 
nombre  prodigieux  d'esclaves  ,  d'af- 
franchis et  de  cliens  dont  ils  étoient 
environnés  en  tout  temps  ,  et  sur-tout 

(1)  PI.  1.  7.  ep.  29.  1.  8.  ep.  6. 

(2)  PI.  1.  35.  c.  permit. 


Discours  préliminaire.  xix 
la  dépense  et  la  profusion  de  leurs 
tables. 

Dans  le  temps  même  de  la  républi- 
que ,  ils  n'étoient  point  eontens  ,  dit 
Pacatus  (i) ,  si  au  milieu  de  l'hiver  les 
roses  ne  nageoient  sur  le  vin  de  Fa- 
lerne  qu'on  leur  présentoit ,  et  si  dans 
Tété  on  ne  Tavoit  fait  rafraîchir  dans 
des  vases  d'or  :  ils  n'estimoient  les  fes- 
tins que  par  le  prix  des  mets  qu'on  y 
servoit.  Il  falloit  au  travers  des  périls 
de  la  mer  leur  aller  chercher  les 
oiseaux  du  Phase  ;  et  pour  comble  de 
corruption  on  commença  ,  après  la 
conquête  de  l'Asie  ,  à  introduire  dans 
ces  festins  des  chanteuses  et  des  bala- 
dines. 

Les  jeunes  gens  en  faisoient  l'objet 
de  leurs  ridicules  affections.  Ils  se  fri- 
soient  comme  elles  ;  ils  afTectoient 
même  d'imiter  le  son  de  leur  voix  et 
leur  démarche  lascive  ;  ils  ne  surpas- 
soient  ces  femmes  perdues  que  par 
leur  mollesse  et  leur  lâcheté  :  Capillum 
frangere  ,  et  ad  muliebres  blanditias  vccem 
extenuare  ,  mollitie  corporis  certarc  cum 

(i)  Panegyr.  Th.  Aug. 


xx       Discours  préliminaire, 
feminis  ,    et  immundissimis    se    excolere 
munditiis ,  nostrorum  adokscentium  spé- 
cimen est  (i). 

Aussi  Jules  César  ,  qui  connoissoit 
la  fausse  délicatesse  de  cette  jeunesse 
efféminée  ,  ordonna  à  ses  soldats  dans 
la  bataille  de  Pharsale  ,  au  lieu  de  lan- 
cer de  loin  leurs  javelots ,  de  les  porter 
droit  au  visage  :  Miles,  faciemferi  (2). 
Et  il  arriva ,  comme  ce  grand  homme 
l'avoit  prévu  ,  que  ces  jeunes  gens  , 
idolâtres  de  leur  beauté  ,  se  tournèrent 
en  fuite  de  peur  de  s'exposer  à  être 
défigurés  par  des  blessures  et  des  cica- 
trices. 

Quelle  ressource  pour  la  liberté!  ou, 
pour  mieux  dire  ,  quel  augure  d'une 
servitude  prochaine  !  Il  n'en  falloit 
point  d'autre  que  de  voir  un  état  où  la 
valeur  étoit  moins  considérée  que  le 
luxe  ;  où  le  pauvre  officier  languissoit 
dans  les  honneurs  obscurs  d'une  légion, 
pendant  que  les  grands  tâchoient  de 
couvrir  leur  lâcheté  ,   et  d'éblouir  le 

(1)  Sen.  Rhet.  Controv.  I. 

(2)  PI.  1.  4.  c.  2. 


Discours  préliminaire.  xxj 
public  par  la  magnificence  de  leur 
train  ,  et  par  l'éclat  de  leur  dépense. 

Sa2\ïor  arrois 
Luxuria  incubuit  ,    vieturaque   ulciscitur 
orbem. 

Lucan, 

Un  luxe  aussi  général  eut  bientôt 
consumé  les  biens  des  particuliers. 
Pour  fournir  à  une  dépense  si  exces- 
sive ,  après  avoir  vendu  ses  maisons  et 
ses  terres  on  vendit  par  d'indignes 
adoptions  et  par  des  alliances  hon- 
teuses le  sang  illustre  de  ses  ancêtres  ;  et 
quand  on  n'eut  plus  rien  à  vendre  on 
trafiqua  de  sa  liberté.  Le  magistrat , 
comme  le  simple  citoyen ,  l'officier  et 
le  soldat  portèrent  leur  servitude  où 
ils  crurent  trouver  leur  intérêt.  Les  lé- 
gions de  la  république  devinrent  les 
légions  des  grands  et  des  chefs  de  par- 
ti ;  et  pour  attacher  le  soldat  à  leur 
fortune  ils  dissimuloient  ses  briganda- 
ges ,  et  négligeoient  la  discipline  mi- 
litaire ,  à  laquelle  leurs  ancêtres  dé- 
voient leurs  conquêtes  et  la  gloire 
de  la  république. 

Le  luxe  et  la  mollesse  étoient  passés 


xx ij  Discours  préliminaire. 
de  la  ville  jusque  dans  le  camp.  On 
voyoit  une  foule  de  valets  et  d'escla- 
ves ,  avec  tout  l'attirail  de  volupté  , 
suivre  l'armée  comme  une  autre  ar- 
mée. César,  après  avoir  forcé  le  camp 
de  Pompée  dans  les  plaines  de  Phar- 
sale  ,  y  trouva  les  tables  dressées 
comme  pour  des  festins  (i).  Les  buf- 
fets ,  dit-il  ,  plioient  sous  le  poids  des 
vases  d'or  et  d'argent  ;  les  tentes  étoient 
accommodées  de  gazons  verds  ,  et  quel- 
ques-unes ,  comme  celle  de  Lentulus  , 
pour  conserver  le  frais  ,  étoient  ombra- 
gées de  rameaux  et  de  lierre.  En  un 
mot ,  il  vit  du  côté  qu'il  força  ,  le  luxe 
et  la  débauche  ,  et  dans  l'endroit  où 
on  se  battoit  encore  ,  le  meurtre  et  le 
carnage  :  Alibi  prœlia  et  vulnera  ,  alibi 
popinœ  ;  simtd  cruor  et  strues  corporum  , 
juxta  s  cor  ta  et  scortis  simile  (2), 

Après  cela  ,  faut-il  s'étonner  si  des 
hommes  qui  recherchoient  les  volup- 
tés au  milieu  même  des  périls  ,  et  qui 
îïe  s'exposoient  aux  périls  que  pour 
pou  voir  fournir  à  leurs  plaisirs ,  aient  vu 

(1)  De  bel.  civ.  5. 

(2)  Tacit. 


Discours  préliminaire,  xxïïj 
ensevelir  leur  liberté  dans  les  champs  de 
Pharsale  ?  Au  lieu  que  tant  que  cette 
liberté ,  si  précieuse  aux  premiers  Ro- 
mains ,  avoit  été  sous  la  garde  de  la 
pauvreté  et  de  la  tempérance  ,  l'amour 
de  la  patrie  ,  la  valeur  ,  le  courage 
et  toutes  les  vertus  civiles  et  militaires 
en  avoient  été  inséparables. 

Utinara  remeare  îiceret 
\'\  velercs  fines  et  raœnia  pauperis  Anci  I 
Claud.  de  bel.  Gild, 


APPROBATION 

De  Al.  Richard ,  doyen  des  chanoines  de  l'églisi 
royale  et  collégiale  de  sainte  Opportune  à 
Paris  ,  prieur  seigneur  de  Regny  et  de  l'Hôpi- 
pital  sous  Rochefort,  censeur  royal  des  livres. 

J  AI  lu  par  ordre  de  Monseigneur  le  Garde  des 
Sceaux  l'Histoire  des  Révolutions  arrivées  dans 
le  gouvernement  de  la  république  Romaine ,  par 
M.  l'abbé  de  Vertot ,  de  l'académie  royale  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Il  ne  faut  que  le 
nom  d'un  historien,  aussi  célèbre  que  l'est  celui 
de  l'auteur  de  cet  ouvrage  ,  pour  engager  le 
lecteur  à  s'en  faire  une  étude  particulière.  L'utile 
et  l'agréable  s'y  présentent  également  par-tout 
et  en  même  temps.  On  y  trouve  la  beauté  de 
la  narration,  la  pureté  du  langage  ,  la  netteté 
des  expressions ,  la  vérité  des  faits ,  avec  la  so- 
lidité des  preuves  qui  les  établissent.  On  y  ad- 
mire dans  les  additions  judicieuses  qu'il  a  faites, 
des  réflexions  politiques  qui  serviront  à  rendre 
précieuse  la  réimpression  de  ce  livre ,  qui  a 
déjà  reçu  de  si  grands  applaudissemens  en 
France  et  dans  les  pays  étrangers  ,  où  l'on  at- 
tend avec  impatience  cette  nouvelle  édition. 

Fait  à  Paris  ce  2  mai  1720. 

L'Abbé  RICHARD. 


HISTOIRE 


HISTOIRE 

DES  RÉVOLUTIONS 

ARRIVÉES 

DANS  LE  GOUVERNEMENT 

DE      LA 

RÉPUBLIQUE    ROMAINE. 

LIVRE     PREMIER. 

Romulus  ,  fondateur  et  premier  roi  de 
Rome ,  est  en  même  temps  le  chef  de  la 
religion  ,  et  établit  différentes  lois  avec  le 
consentement  de  ses  sujets.  Il  fait  faire 
le  dénombrement  de  tous  les  citoyens  qu'il 
partage  en  trois  tribus.  Chaque  tribu  est 
ensuite  divisée  en  dix  curies  ou  compag- 
nies. Etablissement  du  sénat  et  de  V ordre 
des  chevaliers.  Ce  que  éétoient  que  les  plé- 
béiens. LesSabinSy  après  une  guerre  fort 
animée ,  font  une  alliance  très  -  étroite 
avec  les  Romains  9  etviventsous  les  mêmes 
lois.  Monde  Romulus.  Numa  lui  succède. 
H  se  sert  delà  religion  pour  adoucir  les 
Tome  L  A 


HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

mœurs  farouches  des  habitans  de  la  ville 
de  Rome.  Combat  des  Horaces  et  des 
Curiaces  sous  Tullus  Hostilius.  Albt 
ruinée.  Ses  habitans  transférés  à  Rome. 
Ancus  Marcius  établit  des  cérémonies  qui 
dévoient  précéder  les  déclarations  deguer- 
re.  Il  défait  les  Latins  ,  et  réunit  leur 
territoire  à  celui  de  Rome.  Tarquin  V An- 
cien est  élu  roi  par  les  suffrages  des  prin- 
cipaux d'entre  le  peuple  qrfil  avoit  gagnés. 
Il  met  au  nombre  des  sénateurs  cent  de 
ses  créatures.  Institution  du  cens  sous 
Servius  Tuïïius.  Ce  prince  est  assassiné 
par  Tarquin  le  Superbe  qui  ^empare  de 
la  royauté  s  ans  le  consentement  du  peuple, 
ni  du  sénat.  Son  ambition  et  sa  cruauté 
excitent  un  mécontentement  général  que 
Vimpudicité  de  Sextus  Tarquin  son  fils  , 
et  la  mort  de  Lucrèce  font  éclater .  Révolte 
générale.  Les  Tarquins  sont  chassés  ,  et 
la  royauté  est  proscrite.  Uétat  républicain 
succède  au  monarchique.  On  élit  deux 
magistrats  annuels  ,  à  qui  on  donne  le 
nom  de  consuls.  La  division  qui  survient 
bien-tôt  après  entre  le  peuple  et  le  sénat, 
oblige  de  créer  une  nouvelle  magistrature 
supérieure  au  consulat ,  je  veux  dire  la 
dictature.  Les  brouilleries  cessent  pour 
quelque  temps;  mais  ensuite  elles  se  re- 
nouvellent ,  et  vont  si  loin  que  la  plus 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.   Liv.  1.         S 

grande  partit  du  peuple  abandonne  la 
ville ,  et  se  retire  sur  le  Mont  sacré.  Pour 
le  faire  rentrer  dans  Rome,  il  fallut  lui 
accorder  l'abolition  de  toutes  les  dettes ,  et 
consentir  à  la  création  des  tribuns  du 
peuple. 

(  Année  de  Rome  environ  la  32oi.e  du  monde 9 
environ  la  quatrième  de  la  sixième  olympiade  , 
et  713  avant  la  naissance  de  Notre -Seigneur 
Jésus-Christ.  ) 

VJ  N  prince  d'une  naissance  incertai- 
ne ,  nourri  par  une  femme  prostituée , 
élevé  par  des  bergers,  et  depuis  devenu 
chef  de  brigands,  jetales  premiers  fon- 
demens  de  la  capitale  du  monde.  Il  la 
consacra  au  Dieu  de  la  guerre  dont  il 
vouloit  qu'on  le  crût  sorti ,  et  il  admit 
pour  habitans  des  gens  de  toute  condi- 
tion ,  et  venus  de  diflerens   endroits , 
Grecs ,  Latins ,  Albains  et  Toscans  :  la 
plupart  pâtres  et  bandits  ,  mais  tous 
d'une  valeur  déterminée.  Un  asile  qu'il 
ouvrit  en  faveur  des  esclaves  (1)  et  des 
fugitifs ,  y  en  attira  un  grand  nombre 
qu'il  augmenta  depuis  des  prisonniers 
de  guerre ,  et  il  sut  de  ses  ennemis  eu 
faire  ses  premiers  citoyens. 

Rome  dans  son  origine  étoit  moins 

(1)  Tit.  Liv.  t.  D.  1.  c.  S, 

A  s 


4  HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

une  ville  qu'an  camp  de  soldats  ,  rempli 
de  cabanes  et  entouré  de  foibles  mu- 
railles ,  sans  lois  civiles  ,  sans  magis- 
trats ,  et  qui  servoit  seulement  d'asile 
à  des  aventuriers ,  la  plupart  sans  fem- 
mes et  sans  enfans  ,  que  l'impunité  ou 
le  désir  de  faire  du  butin  avoient  réu- 
nis. Ce  fut  d'une  retraite  de  voleurs  que 
sortirent  les  conquérans  de  l'univers. 

A  peine  cette  ville  naissante  fut-elle 
élevée  au-dessus  de  ses  fondemens  , 
que  ses  premiers  habitans  se  pressèrent 
de  donner  quelque  forme  au  gouver- 
nement. Leur  principal  objet  fut  de 
concilier  la  liberté  avec  l'empire  ;  et , 
pour  y  parvenir  ,  ils  établirent  une 
espèce  de  monarchie  mixte ,  et  parta- 
gèrent la  souveraine  puissance  entre  le 
chef  ou  le  prince  de  la  nation  ,  un 
sénat  qui  lui  devoit  servir  de  conseil, 
l'assemblée  du  peuple.  Romulus  (i),le 
fondateur  de  Rome  ,  en  fut  élu  pour 
le  premier  roi  ;  il  fut  reconnu  en 
même  temps  pour  le  chef  de  la  re- 
ligion ,  le  souverain  magistrat  de  la 
ville  ,  et  le  général  né  de  l'état  (2). 
H  prit  ,  outre  un  grand  nombre  de 
gardes  ,  douze  licteurs,  espèce  d'huis* 

(1)  Dionys.   Halicarnas.    1.  2.  p.  81 , 
ii)  Tit,  Liv,  ç,  8. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.  5 
sîers  qui  l'accompagnoient  ,  quand  il 
paroissoit  en  public.  Chaque  licteur  (i) 
étoit  armé  dune  hache  d'armes,  envi- 
ronnée de  faisceaux  de  verges  ,  pour 
désigner  le  droit  de  glaive  ,  symbole 
de  la  souveraineté.  Mais  sous  cet  appa- 
reil de  la  royauté  ,  son  pouvoir  ne 
laissoit  pas  d'être  resserré  dans  des 
bornes  fort  étroites  ;  et  il  n'avoit  guère 
d'autre  autorité  que  celle  de  convoquer 
le  sénat  et  les  assemblées  du  peuple  ; 
d'y  proposer  les  affaires:  de  marcher  à 
la  tête  de  l'armée  quand  la  guerre  avoit 
été  résolue  par  un  décret  public  ,  et 
d'ordonner  remploi  des  finances  qui 
étoient  sous  la  garde  de  deux  trésoriers 
qu'on  appela  depuis  questeurs. 

Les  premiers  soins  du  nouveau  prin- 
ce furent  d'établir  différentes  lois  par 
rapport  à  la  religion  et  au  gouverne- 
ment civil .  toutes  également  nécessai- 
res pour  entretenir  la  société  entre  les 
hommes  ;  mais  qui  ne  furent  cependant 
publiées  qu'avec  le  consentement  de 
tout  le  peuple  Romain.  On  ne  sait  pas 
bien  quelle  étoit  la  forme  du  culte  de 
ces  temps  si  éloignés.  On  voit  seule- 
ment par  l'histoire  ,  que  la  religion  des 
premiers  Romains  avoit  beaucoup  de 

(i)  D.  H.   1.  2.  Plut,  in  Roraâ. 

A  3 


6  HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

rapport  avec  leur  origine.  Us  célé- 
broient  la  fête  de  la  déesse  Paies  , 
une  des  divinités  tuiélaires  des  ber- 
gers. Pan  ,  dieu  des  forets  ,  avoit 
aussi  ses  autels  ;  il  étoit  révéré  dans 
les  fêtes  lupercales  (i)  ou  des  lou- 
ves :  on  lui  sacrifioit  un  chien.  Plu- 
tarque  nous  parle  d'un  dieu  Cousus 
qui  présidoit  aux  conseils  ;  il  n'avoit 
pour  temple  qu'une  grotte  pratiquée 
sous  terre.  On  a  donné  depuis  un 
air  de  mystère  à  ce  qui  n'étoit  peut- 
être  alors  qu'un  pur  effet  du  hasard 
ou  de  la  nécessité  ;  et  on  nous  a  débité 
que  ce  temple  n'avoit  été  ménagé  sous 
terre ,  que  pour  apprendre  aux  hommes 
que  les  délibérations  des  conseils  dé- 
voient être  secrètes. 

Mais  la  principale  religion  de  ces 
temps  grossiers  eonsistoit  dans  les 
augures  et  dans  les  aruspices  ,  c'est- 
à-dire  ,  dans  les  pronostics  qu'on  ti- 
roit  du  vol  des  oiseaux  ou  des  en- 
trailles des  bêtes.  Les  prêtres  et  les 
sacrificateurs  faisoient  croire  au  peu- 
ple qu'ils  y  lisoient  distinctement  les 
destinées  des  hommes.  Cette  jDieuse 
fraude  qui  ne  devoit  son  établisse- 
ment  qu'à  l'ignorance   de    ces   pre- 

(i)  Plut,  in   Rom. 


DE   LA   RÉF.   ROMAINE.    LlV.  L         7 

miers  siècles  ,  devint  depuis  un  des 
mystères  du  gouvernement ,  comme 
nous  aurons  lieu  de  le  faire  observer 
dans  la  suite  ;  et  on  prétend  que  Ro- 
mulus  même  voulut  être  le  premier 
augure  de  Rome  ,  de  peur  qu'un  au- 
tre ,  à  la  faveur  de  ces  superstitions , 
ne  s'emparât  de  la  confiance  de  la 
multitude.  Il  défendit  (1)  par  une  loi 
expresse  qu'on  ne  fit  aucune  élection, 
soit  pour  la  dignité  royale ,  le  sacerdoce, 
ou  les  magistratures  publiques ,  et  qu'on 
n'entreprit  même  aucune  guerre ,  qu'on 
n'eût  pris  auparavant  les  auspices  (2). 
Ce  fut  par  le  même  esprit  de  religion 
et  par  une  sage  politique  ,  qu'il  interdit 
tout  culte  des  divinités  étrangères,  com- 
me capable  d'introduire  de  la  division 
entre  ses  nouveaux  sujets.  Le  sacerdoce 
par  la  même  loi  devoit  être  à  vie  ;  les 

f)rètres  ne  pouvoient  être  élus  avant 
'âge  de  cinquante  ans.  Romulus  leur 
défendit  de  mêler  des  fables  aux  mys- 
tères de  la  religion,  et  d'y  répandre  un 
faux  merveilleux  sous  prétexte  de  les 
rendre  plus  vénérables  au  peuple.  Ils 
dévoient  être  instruits  des  lois  et  des 

(1)  Cicer.  1.  3.  de  legibus,  et  1.  2.  de  na- 
turâ  Deorum. 

(2)  D.  H.  1.  2. 

A4 


8  HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

coutumes  du  pays,  et  ils  étoient  obli- 
gés d'écrire  les  principaux  évènemens 
qui  arri voient  dans  l'état  ;  ainsi  ils  en 
lurent  les  premiers  historiens  et  les 
premiers  jurisconsultes. 

Il  nous  reste  dans  l'histoire  quelques 
fragmens  des  lois  civiles  qu'établit 
Romulus.  (i)  La  première  regarde  les 
femmes  mariées  ;  elle  leur  défend  de 
se  séparer  de  leurs  maris  sous  quelque 
prétexte  que  ce  soit ,  en  même  temps 
qu'elle  permet  aux  hommes  de  les  ré- 
pudier, et  même  de  les  faire  mourir  en 
y  appelant  leurs  parens  ,  si  elles  sont- 
convaincues  d'adultère  ,  de  poison  , 
d'avoir  fait  fabriquer  de  fausses  clefs  , 
ou  seulement  d'avoir  bu  du  vin.  Romu- 
lus crut  devoir  établir  une  loi  si  sévère 
pour  prévenir  l'adultère  ,  qu'il  regarda 
comme  une  seconde  ivresse,  et  comme 
le  premier  effet  de  cette  dangereuse 
liqueur.  Mais  rien  n'approche  de  la 
dureté  des  lois  qu'il  établit  à  l'égard 
des  enfans  (2).  Il  donna  à  leurs  pères 
un  empire  absolu  sur  leurs  biens  et  sur 
leurs  vies  ;  ils  pouvoient  de  leur  auto- 
rité privée  les  enfermer  ,  et  même  les 
vendre  pour  esclaves  jusqu'à  trois  fois, 

(1)  Gellius.  c.  2b. 

(2)  D.   H.  Plat,  instit.  1.  1. 


DE   LA    RÉP.    ROMAINE.   Liv.  I.        9 

quelque  âge  qu'ils  eussent ,  et  à  quel- 
que dignité  qu'ils  fussent  parvenus. 
Un  père  étoit  le  premier  magistrat 
de  ses  enfans.  On  pouvoit  se  défaire 
de  ceux  qui  étoient  nés  avec  des  dif- 
formités monstrueuses  ;  mais  le  père 
étoit  obligé  ,  avant  que  de  les  expo- 
ser ,  de  prendre  l'avis  de  cinq  de 
ses  plus  proches  voisins  :  la  loi  lui 
laissoit  plus  de  liberté  à  l'égard  de 
ses  filles  ,  pourvu  que  ce  ne  fut  pas 
l'ainée  ;  et  s'il  violoit  ces  réglemens  , 
la  moitié  de  son  bien  étoit  confis- 
qué au  profit  du  trésor  public  (1).  Ro- 
mulus  qui  n'ignoroit  pas  que  la  puis- 
sance d'un  état  consiste  moins  dans 
son  étendue  ,  que  dans  le  nombre 
de  ses  habitans  ,  défendit  par  la  même 
loi  de  tuer  un  ennemi  qui  se  rendroit , 
ou  même  de  le  vendre.  11  ne  fit  la 
guerre  que  pour  conquérir  deshommes, 
sûr  de  ne  pas  manquer  de  terres  quand 
il  auroit  des  troupes  suffisantes  pour 
s'en  emparer. 

Ce  fut  pour  reconnoître  ses  forces 
qu'il  fit  faire  un  dénombrement  de 
tous  les  citoyens  de  Rome.  Il  ne  s'y 
trouva  que  trois  mille  hommes  de  pied, 
et  environ    trois  cents  cavaliers.  Ro- 

(1)  D.  H.  liv.  2. 

A  5 


ÏO        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

mulus  les  divisa  tous  en  trois  tribus 
égales  ,  et  il  assigna  à  chacune  un 
quartier  de  la  ville  pour  habiter.  Cha- 
que tribu  fut  ensuite  subdivisée  en  dix 
curies  ou  compagnies  de  cent  hommes, 
quiavoient  chacune  un  centurion  pour 
les  commander.  Un  prêtre  sous  le  nom 
de  Curion  étoit  chargé  du  soin  des 
sacrifices;  et  deux  des  principaux  ha- 
bitans,  appelés  duumvirs,  rendoient  la 
justice  à  tous  les  particuliers. 

Romulus ,  occupé  d'un  aussi  grand 
dessein  que  celui  de  fonder  un  état , 
songea  à  assurer  la  subsistance  de 
ce  nouveau  peuple.  Rome  bâtie  sur 
un  fond  étranger  ,  et  qui  dépendoit 
originairement  de  la  ville  d'Albe  , 
ïi'avoit  qu'un  territoire  fort  borné  : 
on  prétend  (i)  qu'il  ne  eomprenoit 
au  plus  que  cinq  ou  six  milles  d'éten- 
due. Cependant  le  prince  en  fit  trois 
toarts  ,  quoi  qu'inégales.  La  première 
fut  consacrée  au  culte  des  dieux  ;  on 
en  réserva  une  autre  pour  le  domaine 
du  roi  et  les  besoins  de  Pétat  :  la  plus 
considérable  partie  fut  divisée  en  trente 
portions  par  rapport  aux  trente  curies; 
chaque  particulier  n'en  eut  pas  plus  de 
deux  arpens  (2)  pour  sa  subsistance, 

(1)  V.  Strabon.  (2)  D.  H.  1.  3. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV,  I.  1 1 
L'établissement  du  sénat  succéda  à 
ce  partage.  Romulus  le  composa  de 
cent  des  principaux  citoyens  :  on  en 
augmenta  le  nombre  depuis,  comme 
nous  le  dirons  dans  la  suite.  Le  roi 
nomma  (i)  le  premier  sénateur  ,  et 
il  ordonna  qu'en  son  absence  il  auroit 
le  gouvernement  de  la  ville  ;  chaque 
tribu  en  élut  trois,  et  les  trente  curies 
en  fournirent  chacune  trois  autres  ; 
ce  qui  composa  le  nombre  de  cent 
sénateurs  9  qui  dévoient  tenir  lieu  en 
même  temps  de  ministres  pour  le  roi , 
et  de  protecteurs  à  l'égard  du  peuple  ; 
fonctions  aussi  nobles  que  délicates 
à  bien  remplir. 

Les  affaires  les  plus  importantes 
dévoient  être  portées  au  sénat.  Le 
prince  ,  comme  le  chef  ,  y  présidoit 
à  la  vérité  :  mais  cependant  tout  s'y 
décidoit  à  la  pluralité  des  voix  ,  et 
il  n'y  avoit  que  son  suffrage  comme  un 
sénateur  particulier.  Rome  (2) ,  après 
son  roi  ,  ne  voyoit  rien  de  si  grand 
et  de  si  respectable  que  ces  séna- 
teurs. On  les  nomma  pères  y  et  leurs 
descendans  patriciens  :  origine  de  la 
première    noblesse    parmi    les    Ro-? 

(1)  D.  H.   1.  2. 

(2)  Tit,  Liv.  li.  c.  9. 

A  6 


15        HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

mains.  On  donna  aux  sénateurs  ce 
nom  de  pères  par  rapport  à  leur  âge, 
ou  à  cause  des  soins  qu'ils  prenoient 
de  leurs  concitoyens  (i  j.  «  Ceux  qui 
»  composoient  anciennement  le  con- 
»  seil  de  la  république,  dit  Saluste,, 
»  avoient  le  corps  affoibli  par  les 
j>  années  ;  mais  leur  esprit  étoit  fortifié 
•>  par  la  sagesse  et  par  l'expérience.» 
Les  dignités  civiles  et  militaires ,  nœme 
celles  du  sacerdoce  ,  appartenaient 
aux  patriciens  ,  à  l'exclusion  des  plé- 
béiens. Le  peuple  obéissoit  à  des.  ma- 
gistrats particuliers  qui  lui  rendoient 
justice;  mais  ces  magistrats  recevoient 
les  ordres  du  sénat ,  qui  étoit  regardé 
comme  la  loi  suprême  et  vivante  de 
l'état  ,  le  gardien  et  le  défenseur  de 
la  liberté. 

Les  Romains  (2)  r  après  l'établisse- 
ment du  sénat  ,  tirèrent  de  nouveau 
de  chaque  curie  dix  hommes  de  cheval  ; 
on  les  nomma  celères  ,  soit  du  nom  de 
leur  chef  appelé  Celer,  oupar  rapport 
à  leur  vitesse,  et  parce  qu'ils  sembioient 
voler  pour  exécuter  les  ordres  qu'on 
leur  donnoit.  Romulus  en  composa  sa 
garde.  Ils  combattoient    également  à 

(1)  Conjur.  Catil. 

(2)  D,  H.  1.  2. 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I.      i3 

cheval ,  dit  Denis  d'Halicarnasse  ,  se- 
lon les  occasions  et  la  disposition  du 
terrain  où  ils  se  trouvaient  :  ce  qui 
revient  assez  à  cette  espèce  de  milice 
que  nous  appelons  dragons.  L'état  leur 
fournîssoit  un  cheval  .  d'où  ils  furent 
appelés  chevaliers  ,  et  ils  étoient  dis- 
tingués par  un  anneau  d'or.  Mais  dans 
la  suite  quand  leur  nombre  fut  aug- 
menté ,  cette  fonction  militaire  fut 
changée  en  un  simple  titre  d'honneur, 
et  ces  chevaliers  ne  furent  pas  plus 
attachés  à  la  guerre  que  les  autres  ci- 
toyens. On  les  vit  au  contraire  se 
charger  ,  sous  le  nom  de  publicains  , 
de  recueillir  les  tributs  ,  et  tenir  à 
ferme  les  revenus  de  la  république  : 
espèce  de  corps  qui ,  quoique  plébéien, 
ne  laissoit  pas  de  former  comme  un 
ordre  séparé  entre  les  patriciens  et 
le  peuple. 

De  tous  les  peuples  du  monde  , 
le  plus  fier  dès  son  origine  ,  et  le 
plus  jaloux  de  sa  liberté  ,  a  été  le 
peuple  Romain.  Ce  dernier  ordre  , 
quoique  formé  pour  la  plupart  de 
Dâtres  et  d'esclaves  ,  voulut  avoir 
Dart  dans  le  gouvernement  comme 
e  premier.  C'étoit  lui  qui  autorisoit 
les  lois  qui  avoient  été  dirigées  par 


l4       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

le  roi  et  le  sénat  ;  et  il  donnoit  lui- 
même  (i)  dans  ses  assemblées  les  or- 
dres qu'il  youloit  exécuter.  Tout  ce 
qui  concernoit  la  guerre  et  la  paix  f 
la  création  de  magistrats  ,  l'élection 
même  du  souverain  ,  dépendoit  de 
ses  suffrages.  Le  sénat  s'étoit  seule-? 
ment  réservé  le  pouvoir  d'approuver 
ou  de  rejeter  ses  projets  ,  qui  ,  sans 
ce  tempérament  et  le  concours  de 
ses  lumières,  eussent  été  souvent  trop 
précipités  et  trop  tumultueux. 

Telle  étoit  la  constitution  fonda-? 
mentale  de  cet  état  qui  n'étoit  ni 
purement  monarchique  ,  ni  aussi  en* 
tièrement  républicain.  Le  roi  ,  le 
sénat  et  le  peuple  étoient  ,  pour 
ainsi  dire  ,  dans  une  dépendance  ré^ 
eiproque  ;  et  il  résultoit  de  cette 
mutuelle  dépendance  un  équilibre  d'au? 
torité  qui  modéroit  celle  du  prince ,  et 
qui  assuroit  en  même  temps  le  pou- 
voir du  sénat  et  la  liberté  du  peuple, 

Romulus  ,  pour  prévenir  les  divi^ 
sions  que  la  jalousie  ,  si  naturelle  aux 
hommes  ,  pou  voit  faire  naître  entre 
les  citoyens  d'une  même  république  , 
dont  les  uns  venoient  d'être  élevés  au 
rang  de  sénateurs ,  et  les  autres  étoient 

(j)  D.  H.  1.  2. 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I.       1 5 

restés  dans  l'ordre  du  peuple  ,  tâcha 
de  les  attacher  les  uns  aux  autres  par 
des  liaisons  et  des  bienfaits  récipro- 
ques. Il  fut  permis  (i)  à  ces  plébéiens 
de  se  choisir  dans  le  corps  du  sénat  , 
des  patrons  qui  étoient  obligés  de  les 
assister  de  leurs  conseils  et  de  leur 
crédit;  et  chaque  particulier  ,  sous  le 
nom  de  client  9  s'attachoit  de  son  côté 
aux  intérêts  de  son  patron.  Si  ce  séna- 
teur n'étoit  pas  riche  ,  ses  cliens  con- 
tribuoient  à  la  dot  de  ses  filles  ,  au 
paiement  de  ses  dettes  ou  de  sa  ran- 
çon ,  en  cas  qu  il  eût  été  fait  prisonnier 
de  guerre  ;  et  ils  n'eussent  osé  lui  re- 
fuser leurs  suffrages  s'il  briguoit  quel- 
que magistrature.  11  étoit  également 
défendu  au  patron  et  au  client  de  se 
présenter  en  justice  pour  servir  de 
témoin  Pun  contre  l'autre.  Ces  offices 
réciproques ,  et  ces  obligations  mutuel- 
les furent  estimées  si  saintes ,  que  ceux 
qui  les  violoient  p assoient  pour  infâ- 
mes ;  et  il  étoit  même  permis  de  les 
tuer  comme  des  sacrilèges. 

Un  tempérament  ,  si  sage  dans  le 
gouvernement ,  attiroit  de  tous  côtés  de 
nouveaux  citoyens  dans  Rome:  Romu- 
las  en  faisoit  autant  de  soldats  j  et  déjà 

(0  D.  H.  1.  a. 


l6        HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

cet  état  commençoit  à  se  rendre  re- 
doutable à  ses  voisins.  II  ne  manquoit 
aux  Romains  que  des  femmes  pour  en 
assurer  la  durée  ;  Romulus  envoya  des 
députés  pour  en  demander  aux  Sabins 
et  aux  nations  voisines  ,  et  pour  leur 
proposer  de  faire  une  étroite  alliance 
avecRome.  Les  Sabins  occupoient  cette 
contrée  de  l'Italie  qui  est  située  en- 
tre le  Tibre ,  le  Tèveron  et  les  Apen- 
nins. Ils  habitoient  de  petites  villes 
et  différentes  bourgades  ,  dont  les 
unes  étoient  gouvernées  par  des  prin- 
ces ,  et  d'autres  par  des  simples  ma- 
gistrats et  en  forme  de  république. 
Mais,  quoique  leur  gouvernement  par- 
ticulier fut  différent  ,  ils  s'étoient 
unis  par  une  espèce  de  ligue  et  de 
communauté  qui  ne  formoit  qu'un 
seul  état  de  tous  les  peuples  de  cette 
nation.  Ces  peuples  étoient  les  plus 
belliqueux  de  l'Italie  ,  et  les  plus 
voisins  de  Rome.  Comme  le  nouvel 
établissement  de  Romulus  leur  étoit 
devenu  suspect ,  ils  rejetèrent  la  pro- 
position des  Romains  ;  quelques-uns 
ajoutèrent  la  raillerie  au  refus  ,  et 
ils  demandèrent  à  ces  envoyés  pour- 
quoi leur  prince  (i)  n'ouvroit  pas  un 

(i)  Tit.  Liv.  1.  i.  c.  9. 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.   Liv.  I.      17 

asile  en  faveur  des  femmes  fugitives, 
et  des  esclaves  de  ce  sexe  ,  comme  il 
avoit  fait  pour  les  gommes  ;  que  ce 
seroit  le  moyen  de  former  des  maria- 
ges ,  où  de  part  et  d'autre  on  n'auroît 
rien   à  se  reprocher. 

Romulus  n'apprit  qu'avec  un  vif  res- 
sentiment une  réponse  si  piquante  ; 
il  résolut  de  s'en  venger  ,  et  d'enlever 
les  filles  de  ses  voisins.  11  communiqua 
son  dessein  aux  principaux  du  sénat  ; 
et  comme  la  plupart  avoient  été  élevés 
dans  le  brigandage  et  dans  la  maxime 
d'emporter  tout  par  la  force  ,  ils  ne  don- 
nèrent que  des  louanges  à  un  projet 
proportionné  à  leur  audace  (1).  Il  ne 
fut  question  que  de  choisir  les  moyens 
les  plus  propres  pour  le  faire  réussir  : 
Romulus  n'en  trouva  point  de  meil- 
leur que  de  célébrer  à  Rome  des 
jeux  solennels  en  l'honneur  de  Nep- 
tune ,  chevalier.  La  religion  entroit 
toujours  dans  ces  fêtes  ,  qui  étoient 
précédées  par  des  sacrifices  ,  et  qui 
se  terminoient  par  des  combats  de 
lutteurs  ,  et  par  différentes  sortes  de 
courses  à  pied   et  à    cheval. 

Les  Sabins  les  plus  voisins  de  Ro- 
me ne  manquèrent  pas  d'y   accourir 

(2)  D.  H.  1.  2. 


l8        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

au  jour  destiné  à  cette  solennité  , 
comme  Romulus  l'avoit  bien  prévu. 
On  y  vit  aussi  un  grand  nombre  de 
Céniniens,  de  Crustuminiens  et  d'An- 
temnates  avec  leurs  femmes  et  leurs 
cnfans.  Les  uns  et  les  autres  lu- 
rent reçus  par  les  Romains  avec  de 
grandes  démonstrations  de  joie  :  cha- 
que citoyen  se  chargea  de  son  hôte  ; 
et  après  les  avoir  bien  régalés  ,  on 
les  conduisit  ,  et  on  les  plaça  com- 
modément dans  l'endroit  où  se  fai- 
soient  les  jeux.  Mais  pendant  que 
ces  étrangers  étoient  attachés  à  voir 
le  spectacle  ,  les  Romains ,  par  ordre 
de  Romulus  ,  se  jetèrent  l'épée  à  la 
main  dans  cette  assemblée  ;  ils  en- 
levèrent toutes  les  filles  ,  et  mirent 
hors  de  Rome  les  pères  et  les  mères 
qui  réclamoient  en  vain  l'hospitalité 
violée.  Leurs  filles  répandirent  d'a- 
bord beaucoup  de  larmes  ;  elles  souf- 
frirent ensuite  qu'on  les  consolât  : 
le  temps  à  la  fin  adoucit  l'aversion 
qu'elles  avoient  pour  leurs  ravisseurs , 
dont  elles  firent  depuis  des  époux 
légitimes.  Cependant  ,  l'enlèvement 
de  ces  filles  causa  une  guerre  qui 
dura  plusieurs  années.  Les  Céniniens 
furent  les  premiers  qui  firent  éclater 


DE   LA   RÉP.   ROMAINE.   Liv.  I.       19 

leur  ressentiment,  ils  entrèrent  en  ar- 
mes sur  les  terres  des  Romains.  Ro- 
mulus  marcha  aussitôt  contreux,  les 
défit ,  tua  leur  roi  ou  leur  chef ,  ap- 
pelé Acron,  prit  leur  ville  ,  et  en  em- 
mena tous  les  habitans  qu'il  obligea 
de  le  suivre  à  Rome  ,  où  il  leur 
donna  les  mêmes  droits  et  les  mê- 
mes privilèges  qu'aux  autres  citoyens. 
Ce  prince  rentra  dans  Rome ,  chargé 
des  armes  et  des  dépouilles  de  son 
ennemi  dont  il  s'étoit  fait  une  es- 
pèce de  trophée  ,  et  il  les  consacra 
à  Jupiter  Feretrien  comme  un  mo- 
nument de  sa  victoire  :  origine  de 
la  cérémonie  du  triomphe  chez  les 
Romains.  Les  Antemnates  et  les  Crus- 
tuminiens  n'eurent  pas  un  sort  plus 
favorable  que  les  Céniniens.  Ils  fu- 
rent vaincus  ;  Antemnes  et  Crustu- 
ménie  furent  prises.  (L'an  4  de  Ro- 
me, )  Romulus  ne  les  voulut  point 
détruire  ;  mais  comme  le  pays  étoit 
gras  et  abondant  ,  il  y  établit  deux 
colonies  qui  lui  servoient  de  ce  côté- 
là  comme  des  gardes  avancées  con- 
tre les  incursions  de  ses  autres  en- 
nemis. Tatius  ,  roi  de  Cures  dans  le 
pays  de  Sabins  ,  prit  à  la  vérité  les 
armes  le   dernier  ;   mais   il  n'en  fut 


*0        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

pas  moins  redoutable  ;  il  surprit  pat 
trahison  la  ville  de  Rome  ,  et  pé- 
nétra jusque  dans  la  place.  Il  y  eut  un 
combat  sanglant  et  très -opiniâtre  , 
sans  qu'on  en  pût  prévoir  le  succès, 
lorsque  ces  Sabines  qui  étoient  deve- 
nues femmes  des  Romains  ,  et  dont  la 
plupart  en  avoient  déjà  eu  des  enfans , 
se  jetèrent  au  milieu  des  combattans  , 
et  par  leurs  prières  et  leurs  larmes  sus- 
pendirent Panimosité  réciproque.  On 
en  vint  à  un  accommodement  ,  les 
deux  peuples  firent  la  paix  ;  et  pour 
s'unir  encore  plus  étroitement  ,  la 
plupart  de  ces  Sabins  qui  ne  vivoient 
qu'à  la  campagne  ,  ou  dans  des  bourga- 
des et  de  petites  villes ,  vinrent  s'établir 
à  Rome.  Ainsi  ceux  qui  ,  le  matin 
avoient  conjuré  la  perte  de  cette  ville, 
en  devinrent  avant  la  fin  du  jour  les 
citoyens  et  les  défenseurs.  Il  est  vrai 
qu'il  en  coûta  d'abord  à  Romulus  une 
partie  de  sa  souveraineté  :  il  fut  obligé 
d'y  associer  Tatius ,  le  roi  des  Sabins , 
et  cent  des  plus  nobles  de  cette  nation 
furent  admis  en  même  temps  dans  le 
sénat.  Mais  Tatius  ayant  été  tué  depuis 

f>ar  des  ennemis  particuliers  ,    on  ne 
ui  donna  point  de  successeur  ;  Romu- 
lus rentra  dans  tousses  droits ,  et  réunit 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.  21 
en  sa  personne  toute  l'autorité  royale, 
(  An  7  de  Rome  ,  747  avant  Jésus- 
Christ.  ) 

Les  sénateurs  Sabins  et  tous  ceux 
qui  les  avoient  suivis  devinrent  in- 
sensiblement Romains  ;  Rome  com- 
mença à  être  regardée  comme  la 
plus  puissante  ville  de  l'Italie  ;  on 
y  comptoit  avant  la  fin  du  règne 
de  Romulus  jusqu'à  quarante  -  sept 
mille  habitans ,  tous  soldats ,  tous  ani- 
més du  même  esprit,  et  qui  n'avoient 
Êour  objet  que  de  conserver  leur  fi- 
erté ,  et  de  se  rendre  maîtres  de 
celle  de  leurs  voisins.  Mais  cette  hu- 
meur féroce  et  entreprenante  les  ren- 
doit  moins  dociles  pour  les  ordres 
du  prince  ;  d'un  autre  côté  ,  l'auto- 
rité souveraine  qui  ne  cherche  sou- 
vent qu'à  s'étendre  ,  devint  suspecte 
et  odieuse  dans  le  fondateur  même 
de   l'état. 

Romulus  ,  victorieux  de  cette  par- 
tie des  Sabins  ,  voulut  régner  trop 
impérieusement  sur  ses  sujets  et  sur 
un  peuple  nouveau  qui  vouloit  bien 
lui  obéir  ,  mais  qui  prétendoit  qu'il 
dépendit  lui-même  des  lois  dont  il 
étoit  convenu  dans  l'établissement 
de  l'état.  Ce  prince  au  contraire  rap- 


22       HISTOIRE   DES   REVOLUTIONS 

peloit  à  lui  seul  toute  l'autorité  qu'il 
eût    du    partager    avec    le    sénat    et 
rassemblée  du  peuple.  Il  fit  la  guerre 
à  ceux  de   Comerin   (i)  ,  de  Fidène 
et  ceux  de  Véie  ,  petites  villes  com- 
prises entre  les  cinquante-trois  peu- 
Ï)les  ,    que    Pline   dit  qui  habitoient 
'ancien  Latium  ;  mais   qui  étoient  si 
peu  considérables ,  qu'à  peine  avoient- 
ils  un  nom  dans  le  temps  même  qu'ils 
subsistaient,  si  on  en  excepte  Véie  (2), 
ville  célèbre  de  la  Toscane.  Romulus 
vainquit  ces  peuples  les  uns  après  les 
autres  ,  prit  leurs  villes  ,  dont  il  ruina 
quelques-unes,   s'empara  d'une  partie 
du  territoire  des  autres  ,  dont  il  disposa 
depuis  de  sa  seule  autorité.  Le  sénat 
en  fut  offensé  ,  et  il  souffroit  impa- 
tiemment   que    le    gouvernement    se 
tournât   en  pure  monarchie.  (  An  yj 
de   Rome.  J    11  se    délit    d'un    prince 
qui   devenoit  trop  absolu.  Romulus, 
âgé  de  cinquante -cinq  ans  et  après 
trente -sept  de  règne  ,  disparut  sans 
qu'on  ait  pu  découvrir  de  quelle  ma- 
nière on  l'avoit  fait  périr.  Le  sénat 
qui  ne  vouloit  pas  qu'on  crût  qu'il  y 
eût  contribué  ,  lui  dressa  des  autels 

(1)  Plin.  1.  3.  c.  5. 

(2)  Virgil.  >£neid.  1.  6 


DE   LA   RÉP.   ROMAINE.   LlV.  I.      23 

après  sa  mort,  et  il  fit  un  dieu  de  celui 
qu'il  n'avoit  pu  souffrir  pour  souverain. 
L'autorité  royale  ,  par  la  mort  de 
Romulus  ,  se  trouva  confondue  dans 
celle  du  sénat.  (An  38  de  Rome.)  Les 
sénateurs  convinrent  de  la  partager  , 
et  chacun  sous  le  nom  d'entre -roi 
gouvernoit  à  son  tour  pendant  cinq 
jours,  et  jouissoit  (i)  de  tous  les  hon- 
neurs de  la  souveraineté.  Cette  nouvelle 
forme  de  gouvernement  dura  (2)  un  an 
entier,  et  le  sénat  ne  songeoit  point 
à  se  donner  un  nouveau  souverain. 
Mais  le  peuple  qui  s'aperçut  que  cet 
interrègne  ne  servoit  qu'à  multiplier 
ses  maitres ,  demanda  hautement  qu'on 
y  mit  fin  :  il  fallut  que  le  sénat  re- 
lâchât à  la  fin  une  autorité  qui  lui 
échappoit.  Il  fit  proposer  au  peuple  , 
s'il  vouloit  qu'on  procédât  à  l'élection, 
d'un  nouveau  roi ,  ou  qu'on  choisit  seu- 
lement des  magistrats  annuels  qui 
gouvernassent  l'état.  Le  peuple  ,  par 
estime  et  par  déférence  pour  le  sénat, 
lui  remit  le  choix  de  ces  deux  sortes 
de  gouvernemens.  Plusieurs  sénateurs 
qui  goûtoient  le  plaisir  de  ne  voir 
dans  Rome  aucune  dignité   au-dessus 

(1)  Tit.  Liv.  L  1.  dec.    1. 

(2)  Plut,  in  Numâ  Pomp. 


2  4  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
de  la  leur  ,  inclinoient  pour  l'état 
républicain  ;  mais  les  principaux  de  ce 
corps  qui  aspiroient  secrètement  à  la 
couronne  ,  nrent  décider  à  la  plura- 
lité des  voix  qu'on  ne  changeroit  rien 
dans  la  forme  du  gouvernement.  Il  fut 
résolu  qu'on  procéderoit  à  l'élection 
d'un  roi  ;  et  le  sénateur  qui  fit  le  der- 
nier, durant  cet  interrègne ,  la  fonction 
dy entre-roi ,  adressant  la  parole  au  peu- 
ple en  pleine  assemblée  ,  lui  dit  ; 
«  Elisez  un  roi  ,  Romains  ,  le  sénat 
»  y  consent  ;  et  si  vous  laites  choix 
»  d'un  prince  digne  de  succéder  à 
î>  Romulus  ,  le  sénat  le  confirmera 
»  dans  cette  suprême  dignité.  »  On 
tint  pour  cette  importante  élection 
une  assemblée  générale  du  peuple  Ro- 
main. Nous  croyons  qu'il  ne  sera  pas 
inutile  de  remarquer  ici  qu'on  compre- 
noit  sous  ce  nom  d'assemblée  du  peuple  , 
non-seulement  les  plébéiens,  mais  en- 
core les  sénateurs  ,  les  chevaliers  ,  et 
généralement  tous  les  citoyens  Ro- 
mains qui  avoient  droit  de  suffrage  , 
de  quelque  rang  et  de  quelque  con- 
dition qu'ils  fussent.  C'étoient  comme 
les  états  généraux  de  la  nation,  et  on 
avoit  appelé  ces  assemblées  ,  assem- 
blées du  peuple ,  parce  que  les  voix  s'y 

comptant 


RE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.   J.       2j 

comptant  par  tète  9  lesplébéiens  seuls , 
plus  nombreux  que  les  deux  autre* 
ordres  deTetat,  décidoient  ordinaire- 
ment de  toutes  les  délibérations  ,  qui 
dans  ces  premiers  temps  ,  n'avoient 
cependant  d'effet  qu'autant  qu'elles 
étoient  ensuite  approuvées  par  le  sé- 
nat :  telle  étoit  alors  la  forme  qui 
s'observoit  dans  les  élections  ;  celle  de 
successeur  de  Romulus  fut  fort  con- 
testée. 

Le  sénat  étoit  composé  d'anciens 
sénateurs  et  des  nouveaux  qu'on  y 
avoit  aggrégés  sous  le  règne  de  Tatius  ; 
cela  forma  deux  partis.  Les  anciens 
demandoient  un  romain  d'origine  ;  les 
Sabins  qui  n'avoient  point  eu  de  roi 
depuis  Tatius  ,  en  vouloient  un  de  leur 
nation.  Enfin ,  après  beaucoup  de  con- 
testations,ils  demeurèrent  d'accord  que* 
les  anciens  sénateurs  nommeroient 
le  roi  de  Rome ,  mais  qu'ils  seroient 
obligés  de  le  choisir  parmi  les  Sabins. 
(An  de  Rome  Scj.JLeur  choix  tomba  sur 
un  Sabin  de  la  ville  de  Cures ,  mais  qui 
demeuroit  à  la  campagne.  Il  s'appeloit 
Numa  Pompilius  (i)  ,  homme  de  bien  4 
sage,  modéré  ,  équitable  ,  mais  peu 
guerrier, et  qui  ne  pouvant  se  donner  cfe 

(0  Tit.  Liv.   D.  Hal.  Plutarq. 
Tome  I.  B 


z6        HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

la  considération  par  son  courage ,  cher- 
cha à  se  distinguer  par  des  vertus  pa- 
cifiques. II  travailla  pendant  tout  son 
règne  ,  à  la  faveur  d'une  longue  paix  , 
à  tourner  les  esprits  du  côté  de  la  reli- 
gion ,  et  à  inspirer  aux  Romains  une 
grande  crainte  des  Dieux.  Il  bâtit  de 
nouveauxtemples:  il  institua  des  fêtes, 
et  comme  les  prédictions  des  augures 
et  des  aruspices  faisoient  toute  la  re- 
ligion de  ce  peuple  grossier  ,  il  n'eut 
pas  de  peine  à  lui  persuader  que  des 
divinités  qui  prédisoient  ce  qui  devoit 
arriver  d'heureux  ou  de  malheureux  , 
pouvoient  bien  être  la  cause  du  bon- 
heur ou  du  malheur  qu'ils  annonçaient  : 
la  vénération  pour  ces  êtres  supérieurs 
d'autant  plus  redoutables  qu'ils  étoient 
plus  inconnus  ,  fut  une  suite  de  ces 
préjugés.  Rome  se  remplit  insensible- 
ment de  superstitions  ;  la  politique  les 
adopta  et  s'en  servit  utilement  pour 
tenir  dans  la  soumission  un  peuple 
encore  féroce.  Il  ne  fut  même  plus 
permis  de  rien  entreprendre  qui  con- 
cernât les  affaires  d'état  sans  consul- 
ter, ces  fausses  divinités  ;  etNuma  pour 
Autoriser  ces  pieuses  institutions  ,  et 
s'attirer  le  respect  du  peuple  ,  feignit 
de   les  avoir    ixeues    d'une  nymphe 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  L       2J 

appelée  Egérie  qui  lui  avoit  révélé  9 
disoit-il  ,  la  manière  dont  les  Dieux 
vouloient  être  servis.  Sa  mort,  après 
un  règne  de  43  ans  ,  laissa  la  cou- 
ronne à  Tullus  Hostilius  ,  que  les  Pio- 
mains  élurent  pour  troisième  roi  de 
Rome.  C'étoit  un  prince  ambitieux, 
hardi ,  entreprenant  ,  plus  amateur  de 
la  guerre  que  de  la  paix  ,  et  qui ,  sur 
le  plan  de  Romulus  ne  songea  à  con- 
server son  état  que  par  de  nouvelles 
conquêtes.  (An  de  Rome  81.J 

Si  la  conduite  pacifique   de  Numa 
avoit  été  utile  aux  Romains  pour  adou- 
cir   ce  qu'il  y  avoit  de  féroce  et  de 
sauvage  dans  leurs  mœurs  ,  le  caractère 
fier  et  entreprenant  de  Tullus  (  An  de 
Rome  82.  )  ne  fut  pas  moins  nécessaire 
dans  un  état  fondé  par  la  force  et  la  vio- 
lence ,  et  environné  de  voisins  jaloux  de 
son  établissement.  Le  peuple  de  la  ville 
cfAlbe  faisoit  paroître  le  plus  d'animo- 
sité ,  quoique  la  plupart  des  Romains  en 
tirassent  leur  origine  ,  et  que  la  ville 
d?Albe  fut   considérée  comme  la  mé- 
tropole de  tout  le  Latium.   DifFérens 
sujets  de   plaintes  réciproques  et  or- 
dinaires   entre    des  états  voisins     al- 
lumèrent la  guerre  ,   ou  ,  pour  mieux 
dire  ,    l'ambition  seule     et  un  esprit 

B  3 


28         HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

de  conquête   leur  firent  prendre  les 
armes.  Les  Romains  et  les  Albains  se 
mirent  en  campagne. Comme  ils  étoient 
voisins,  les  deux  armées  ne  furent  pas 
long- temps  sans  s'approcher  ;  on  ne  dis- 
sîmuloit  plus  qu'on  alloit   combattre 
pour  l'empire  et  la  liberté.  Comme  on 
étoit  prêt  d'en  venir  aux  mains ,  le  géné- 
ral d'Albe  ,  soit  qu'il  redoutât  le  succès 
du  combat ,  ou  qu'il  voulut  seulement 
éviter  l'effusion  du  sang  ,    proposa  au 
roi  de  Rome  de  remettre  la  destinée 
de    l'un  et    de    l'autre    peuple  à  trois 
combattans   de  chaque    côté  ,  à  con- 
dition que  l'empire  seroit  le  prix  du 
parti  victorieux.  La    proposition  fut 
acceptée  ;   les  Romains  et  les  Albains 
nommèrent    chacun   trois  (i)  cham- 
pions; on  voit  bien  que  je  veux  parler 
des  Horaces  et  des  Curiaces  (2).    Je 
n'entrerai   point  dans  le  détail  de  ce 
combat  :  tout  le  monde    sait  que  les 
trois   Curiaces   et   les    deux    Horaces 
périrent  dans  ce  fameux  duel  ,  et  que 
Rome   triompha    par     le  courage    et 
l'adresse  du   dernier  des  Horaces.  Le 
Romain   rentrant  dans  la  ville  ,  vic- 
torieux  et  chargé   des   armes    et  des; 

(1)  D.  H.  1.  3. 

(2)  Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  1.  e.  25, 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.    Liv.  T.        29 

dépouilles  de  ses  ennemis  ,  rencon- 
tra sa  sœur  qui  devoit  épouser  un  des 
Curiaces.  Celle-ci  voyant  son  frère 
revêtu  de  la  cotte  d'armes  de  son  amant 
qu'elle  avoit  faite  elle-même  ,  ne  put 
retenir  sa  douleur  ;  elle  répandit  un 
torrent  de  larmes  ;  elle  s'arracha  les 
cheveux ,  et  dans  les  transports  de  son 
affliction  ,  elle  fit  les  plus  violentes 
imprécations  contre  son  frère.  (An  de 
Rome  87. ) 

Horace  fier  de  sa  victoire  ,  et  irrité 
de  la  douleur  que  sasœurfaisoit  éclater 
mal    à   propos  au  milieu   de    la   joie 

Î)ublique  ,  dans  le  transport  de  sa  co- 
ère  lui  passa  son  ép^e  au  travers  du 
corps  :    ci  Va  ,    lui   dit-il,  trouver  ton 


»  amant  ,  et  porte-lui  cette  passion 
»  insensée  ,  qui  te  fait  préférer  un  en- 
»  nemi  mort,  à  la  gloire  de  ta  patrie.» 
Tout  le  monde  détestoit  une  action 
si  inhumaine  et  si  cruelle.  On  arrêta 
aussitôt  le  meutrier  :  il  fut  traduit 
devant  les  duumvirs ,  juges  naturels  de 
ces  sortes  de  crimes  :  Horace  fut  con- 
damné à  perdre  la  vie  ,  et  le  jour  même 
de  son  triomphe  auroit  été  celui  de  son 
supplice  ,  si ,  par  le  conseil  de  Tullus 
Hostilius ,  il  n'eût  appelé  de  ce  juge- 
ment devant  l'assemblée  du  peuple.  Il 

B3 


3o         HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

y  comparut   avec   le  même  courage 
et  la  même  fermeté  qu'il  avoit  fait  pa- 
roitre  dans  son  combat  contre  les  Cu- 
riaces.  Le  peuple    crut   qu'en  faveur 
d'un  si  grand  service    il    pouvoit  ou- 
blier un  peu  la  rigueur  de  la  loi.  Ho- 
race fut  renvoyé  absous    «  plutôt ,  dit 
»  Tite-Live ,  par  admiration  pour  son 
»  courage  que  par  la  justice  de  sa  cause.  » 
Nous  n'avons  rapporté  cet  événement, 
que  pour  faire  voir  par  le  conseil  que 
donna  le  roi  de  Rome  à  Horace  d'en 
appeler  au  peuple  ,  (i)   que  l'autorité 
de  cette  assemblée  étoit   supérieure  à 
celle  du  prince ,  et  que  ce  n'étoit  que 
dans  le  concours  des  suffrages  du  roi 
et  des  différens  ordres  de   l'état  ,   que 
se  trouvoit    la   véritable  souveraineté 
de  cette  nation. 

L'affaire  d'Horace  étant  terminée  , 
le  roi  de  Rome  songea  à  faire  recon- 
noître  son  autorité  dans  la  ville  d'Albe, 
suivant  les  conditions  du  combat  qui 
avoient  adjugé  l'empire  et  la  domi- 
nation au  victorieux.  Ce  prince  en 
suivant  l'esprit  et  les  maximes  de 
Romulus  (2)  ,  ruina  cette  ville  dont 
il  transféra  les  habitansà  Rome  ;  ils  y 

(1)  Cicero  pro  Milone* 

(2)  D.  H.  1.  3. 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  I.       3l 

reçurent  le  droit  de  citoyens  ,  et  mê- 
me les  principaux  furent  admis  dans 
le  sénat  ;  tels  furent  les  Juliens  ,  les 
Serviliens  ,  les  Quintiens  ,  (  i  )  les 
Géganiens  ,  les  Curiaces  ,  et  les  Cle- 
liens  ,  dont  les  descendans  remplirent 
depuis  les  principales  dignités  de  l'état, 
et  rendirent  de  très -grands  services 
à  la  république  ,  comme  nous  le  ver- 
rons dans  la  suite.  Tullus  Hostilius 
ayant  fortifié  Rome  par  cette  augmen- 
tation d'habitans  ,  tourna  ses  armes 
contre  les  Sabim.    (An  de  Rome  87. ) 

Le  détail  de  cette  guerre  n'est  point 
de  mon  sujet  ;  je  me  contenterai  de 
dire  que  ce  prince  après  avoir  rem- 
porté différens  avantages  contre  les 
ennemis  de  Rome  ,  mourut  dans  la 
trente-deuxième  année  de  son  règne  ; 
qu'An  eus  Martius,  petit- fils  de  Numa, 
fut  élu  en  la  place  d'flostilius  par 
rassemblée  du  peuple  .  et  que  le  sé- 
nat confirma  ensuite  cette  nouvelle 
élection.  (Ans  de  Rome  1 1 3  et  1  i4J 

Comme  ce  Prince  tiroit  toute  sa 
gloire  de  son  aïeul  ,  il  s'appliqua  à 
imiter  ses  vertus  paisibles  et  son  at- 
tachement à  la  Religion.  Il  institua 
des    cérémonies  sacrées  qui   dévoient. 

D.  H.  1.  3. 

B4 


32  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
précéder  les  déclarations  de  guerre  ; 
mais  ces  pieuses  institutions,  plus  pro- 
pres à  faire  connoître  sa  -justice  que 
son  courage  ,  (i)  le  rendirent  mépri- 
sable aux  peuples  voisins.  Rome  vit 
bientôt  ses  frontières  ravagées  par  les 
incursions  des  Latins  ,  et  Ancus  re- 
connut par  sa  propre  expérience  que 
le  trône  exige  encore  d'autres  vertus 
que  la  piété.  Cependant  pour  soutenir 
toujours  son  caractère  9  avant  que  de 
prendre  les  armes  ,  il  envoya  aux  en- 
nemis un  héraut  que  les  Romains 
apeloient  ficialien  (2)  :  ce  héraut  portoit 
une  javeline  ferrée  ,  comme  la  preuve 
de  sa  commission.  Etant  arrivé  sur  la 
frontière  ,  il  cria  à  haute  voix  :  Ecou- 
r>  tez  ,  Jupiter ,  et  vous  Junon  ,  écou- 
»  tez  ,  (3)  Quirinus ,  écoutez,  Dieux  du 
»  ciel ,  de  la  terre  et  des  enfers  ,  je 
»  vous  prends  à  témoin  que  le  peuple 
9  Latin  est  injuste  ;  et  comme  ce  peu- 
»  pie  a  outragé  le  peuple  Romain ,  le 
»  peuple  Romain  et  moi ,  du  consen- 
»  tement  du  sénat  ,  lui  déclarons  la 
»  guerre.  » 

(1)  D.  H.l.  3.  (2)  Tit.  Liv.  1.  1. 

(3)  Tit.  Liv.  1.  D.  1.  1.  1.  c.  24.  De.  1.  2.  de 
leg.  Aul.  Gel.  c.  16.  c.  4. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  I.      33 

On  voit  par  cette  formule  que  nous 
a  conservée  Tite-Live  ,  qu'il  n'est  fait 
aucune  mention  du  roi  ,  et  que  tout 
se  fait  au  nom  et  par  l'autorité  du 
peuple  ,  c'est-à-dire  ,  de  tout  le  corps 
de  la  nation. 

Cette  guerre  fut  aussi  heureuse 
qu'elle  étoit  juste.  Ancus  battit  les  en- 
nemis ,  ruina  leurs  villes ,  en  transporta 
les  habitans  à  Rome ,  et  réunit  leur 
territoire  à  celui  de  cette  capitale. 
(An  de  Rome  i38.J 

Tarquin  premier  ou  l'ancien  ,  quoi- 
qu'étranger ,  parvint  à  la  couronne 
après  la  mort  d'Ancus  ,  et  il  l'acheta 
par  des  secours  gratuits  qu'il  avoit 
donnés  auparavant  aux  principaux  du 
peuple.  Ce  fut  pour  conserver  leur 
affection  et  récompenser  ses  créatures , 
qu'il  en  fit  entrer  cent  dans  le  sénat  ; 
mais  pour  ne  pas  confondre  les  diffé- 
rens  ordres  de  l'état ,  il  fit  les  patriciens , 
au  rapport  de  Denis  d'Halicarnasse  ,  (i) 
avant  que  de  les  élever  à  la  dignité 
de  sénateurs ,  qui  se  trouvèrent  jusqu'au 
nombre  de  trois  cents  ,  où  il  demeura 
fixé  pendant  plusieurs  siècles.  On  sera 
peut-être  étonné  que  dans  un  état 
gouverné    par   un  roi  ,  et   assisté   du 

(0  D.  H.  1.  5  p.  199. 

B  6 


34        HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

sénat ,  les  lois  ,  les  ordonnances  et 
le  résultat  de  toutes  les  délibérations  , 
se  fissent  toujours  au  nom  du  peuple  , 
sans  faire  mention  du  prince  qui  ré- 
gnoit  ;  mais  on  doit  se  souvenir  que 
ce  peuple  généreux  s'étoit  réservé  la 
meilleure  part  dans  le  gouvernement. 
Il  ne  se  prenoit  aucune,  résolution  , 
soit  pour  la  guerre  ou  pour  la  paix  , 
que  dans  ses  assemblées  :  on  les  appeloit 
en  ce  temps-là  assemblées  par  curies  , 
parce  qu'elles  ne  dévoient  être  compo- 
sées que  des  seuls  habitans  de  Rome  , 
divisés  en  trente  curies.  C'est  là  qu'on 
créoit  les  rois  ,  qu'on  élisoit  les  ma- 
gistrats et  les  prêtres  ,  qu'on  faisoit 
des  lois,  et  qu'on  administrait  la  justice. 
Cetoit  le  roi  qui  de  concert  avec  le 
sénat ,  convoquoit  ces  assemblées ,  et 
décidoitpar  un  sénatus-consulte ,  du  jour 
qu'on  devoit  les  tenir  ,  et  des  matiè- 
res qu'on  y  devoit  traiter.  Il  falloit  un 
second  sénatus-consulte  pour  confir- 
mer ce  qui  y  avoit  été  arrêté  ;  le  prin- 
ce ou  premier  magistrat  présidoit  à 
ces  assemblées  qui  étoient  toujours 
précédées  par  des  auspices  et  par  des 
sacrifices  dont  les  patriciens  étoient 
les  seuls  ministres. 

Mais  cependant  comme  tout  se  dé- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.       35 

cidoit  dans  ces  assemblées  à  la  plura- 
lité des  voix  ,  et  que  les  suffrages  se 
comptoient  par  tète  ,  les  plébéiens 
l'emportoient  toujours  sur  le  sénat  et 
les  patriciens  ,  en  sorte  qu'ilsformoient 
ordinairement  le  résultat  des  délibéra- 
tions par  préférence  au  sénat  et  aux 
nobles. 

Servius  Tullius  (i)  ,  sixième  roi  de 
Rome  ,  prince  tout  républicain  malgré 
sa  dignité  ;  mars  qui  ne  pouvoit  pour- 
tant souffrir  que  le  gouvernement  (2) 
dépendit  souvent   de  la  plus  vile  po- 

Fulace  ,  résolut  de  faire  passer  toute 
autorité  dans  le  corps  de  la  noblesse 
et  des  patriciens  ,  où  il  espéroit  trouver 
des  vues  plus  justes  et  moins  d'en- 
têtement. L'entreprise  n'étoit  pas  sans 
de  grandes  difficultés.  Ce  prince  avoit 
affaire  au  peuple  de  toute  la  terre  le 
plus  fier  et  le  plus  jaloux  de  ses  droits  ; 
et  pour  l'obliger  à  en  relâcher  une  partie 
il  falloit  le  savoir  tromper  par  l'appât 
d'un  bien  plus  considérable.  Les  Ro- 
mains payoient  en  ce  temps  là  par 
tète    un    tribut    au  profit    du   trésor 

Îjublic  ;  et  comme  dans  leur  origine 
a  fortune  des  particuliers  étoit  à  peu 

(1)  D.  Hal.  1.  4. 

(2)  Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  1.  c.  43. 

B  6 


36        HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

près  égale  ,  on  les  a  voit  assujettis  au 
même  tribut  qu'ils  continuèrent  de 
payer  avec  la  même  égalité  ,  quoi- 
que par  la  succession  des  temps  il  se 
trouvât  beaucoup  de  différence  entre 
les  biens  des  uns  et  des  autres.  (An 
de  Rome  ï~c>.J 

Servais  ,  pour  éblouir  le  peuple  , 
et  pour  connoître  les  forces  de  son 
état  ,  représenta  dans  une  assemblée  , 
que  le  nombre  des  habitans  de  Rome 
et  leurs  richesses  étant  considérable- 
ment augmentés  par  cette  foule  d'é- 
trangers qui  s'étoient  établis  dans  la 
ville  ,  il  ne  lui  paroîssoit  pas  juste 
qu'un  pauvre  citoyen  contribuât  au- 
tant qu'un  plus  riche  aux  charges  de 
l'état  ;  qu'il  falioit  régler  ces  contri- 
butions suivant  les  facultés  des  parti- 
culiers :  mais  que  pour  en  avoir  une 
connoissance  exacte  ,  il  falioit  obliger 
tous  les  citoyens  sous  les  plus  gran- 
des peines,  à  en  donner  une  déclara- 
tion-fidèle ,  et  qui  pût  servir  de  règle 
pour  faire  cette  répartition. 

Le  peuple  qui  ne  voyoit  dans  cette 
proposition  que  son  propre  soulage- 
ment ,  la  reçut  avec  de  grands  ap- 
plaudissemens  ,  et  toute  l'assemblée  , 
d'un  mutuel  consentement  ,  donna  au 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.  3j 
roi  le  pouvoir  d'établir  dans  le  gou- 
vernement, l'ordre  qui  lui  paroitroitle 
plus  convenable  au  bien  public.  Ce 
prince  ,  pour  parvenir  à  ses  fins  ,  di- 
visa d'abord  tous  les  liabitans  delà 
ville,  sans  distinction  de  naissance  ou 
de  rang  ,  en  quatre  tribus  ,  appelées 
les  tribus  de  la  ville.  Il  rangea  sous 
vingt-six  autres  tribus  les  citoyens  qui 
demeuroient  à  la  campagne  et  dans 
le  territoire  de  Rome.  Il  institua  en- 
suite le  cens  ,  qui  n'étoit  autre  chose 
qu'un  rôle  et  un  dénombrement  de 
tous  les  citoyens  Romains,  dans  lequel 
on  comprit  leur  âge  ,  leurs  facultés  , 
leur  profession  ,  le  nom  de  leur  tribu 
et  de  leur  curie  ,  et  le  nombre  de  leurs 
enfans  et  de  leurs  esclaves.  Il  se  trouva 
alors  dans  Rome  (1)  et  aux  environs 
plus  de  quatre-vin^t  mille  citoyens  ca- 
pables de  porter   les  armes. 

Servius  partagea  ce  grand  nombre 
en  six  classes  (2),  et  il  composa  chaque 
classe  de  différentes  centuries  (3)  de 
gens  de  pied.  Il  mit  dans  la  première 
classe  quatre-vingts  centuries  ,  dans 
lesquelles  il  ne  fît  entrer  que  des  sé- 
nateurs ,  des  patriciens  ,   ou  des  gens 

(1)  Fabius  Pictor.  (2)  D.  H.  1.  4. 

(3)  Tit.  Liv.  Dec.  1. 1. 1.    plin.  L  3.  c.  33. 


58        HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

distingués  par  leurs  richesses  ;  et  tous 
ne  dévoient  pas  avoir  moins  que  cent 
mines  ou  dix  mille  dragmes  de  bien: 
ce  qui  pouvoit  revenir  en  ce  temps-là 
à  un  peu  plus  de  mille  écus  de  notre 
monnoie  ;  ce  que  nous  n'osons  pas 
cependant  affirmer  bien  positivement, 
à  cause  de  la  différence  qui  se  trouve 
dans  les  opinions  des  savans  sur  la 
valeur  et  la  variation  des  monnoies.On 
ne  sait  pas  plus  précisément  si  chaque 
centurie  de  cette  première  classe  étoit 
composée  de  cent  hommes  effectifs. 
Il  y  a  lieu  de  croire  au  contraire  que 
Servius  ,  dans  la  vue  de  multiplier  les 
suffrages  des  patriciens  ,  avoit  aug- 
mente le  nombre  de  leurs  centuries  ; 
et  il  cachoit  ce  dessein  secret ,  sous  le 
prétexte  plausible  que  les  patriciens 
étant  plus  riches  que  les  plébéiens ,  une 
centurie  composée  d'un  petit  nombre 
de  ce  premier  ordre  de  voit  autant  con- 
tribuer aux  charges  de  l'état  qu'une 
centurie  complète  de  plébéiens. 

Ces  quatre-vingt  compagnies  de  la 
première  classe  furent  partagées  en 
deux  ordres.  Le  premier  composé  des 
plus  âgés  ,  et  qui  étoient  au-dessus  de 
quarante-cinq  ans  étoit  destiné  pour  la 
garde  et  la  défense  de  la  ville  ;  et  les 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.   Liv.  I.       3$ 

quarante  autres  compagnies  formées 
des  plus  jeunes  depuis  dix-sept  ans  jus- 
qu'à quarante  cinq ,  dévoient  marcher 
en  campagne  et  aller  à  la  guerre.  Ils 
avoient  tous  pareilles  armes  offensives 
et  défensives  :  les  offensives  étoient 
le  javelot  ,  la  pique  ou  la  hallebarde , 
et  Fépée  ,  et  ils  avoient  pour  armes 
défensives ,  le  casque ,  la  cuirasse  et  les 
cuissars  d'airain. 

On  rangea  encore  sous  cette  première 
classe  toute  la  cavalerie  ,  dont  on  fit 
18  centuries  ,  composées  des  plus  ri- 
ches et  des  principaux  de  la  ville.  On 
y  ajouta  deux  autres  centuries  d'arti- 
sans qui  suivoient  le  camp  sans  être 
armés;  et  leur  emploi  consistoit  à  con- 
duire et  à  dresser  les  machines  de 
guerre. 

La  seconde  classe  n'étoit  composée 
que  de  vingt  centuries  ,  et  de  ceux 
qui  possédoient  au  moins  la  valeur  de 
soixante-quinze  mines  de  bien ,  c'est- 
à-dire  ,  un  peu  plus  de  deux  mille  li- 
vres de  notre monnoie.  lisse  servoient 
à  peu  près  des  mêmes  armes  que  les 
citoyens  de  la  première  classe  ,  et  ils 
n'étoient  distingués  que  par  l'écu  qu'ils 
portaient  au  lieu  de  bouclier. 

Il  ny  avoit  pareillement  que  vingt 


4o         HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

centuries  dans  la  troisième  classe  et  il 
falloit  avoir  au  moins  cinquante  mines 
de  bien  pour  y  entrer  ,  c'est-à-dire  , 
un  peu  plus  de  cinq  cents  écus  de 
notre  rnonnoie. 

La  quatrième  classe  étoit  composée 
du  même  nombre  de  centuries  que  les 
deux  précédentes  ;  et  ceux  qui  étaient 
rangés  dans  cette  classe  dévoient  avoir 
au  moins  vingt-cinq  mines  de  bien  , 
c'est-à-dire  ,  environ  sept  cent  cin- 
quante livres  de  notre  rnonnoie. 

Il  y  avoit  trente  centuries  dans  la 
cinquième  classe  ;  et  on  avoit  placé 
dans  ces  centuries  tous  ceux  qui  avoient 
au  moins  douze  mines  et  demie  de 
bien  ,  c'est-à-dire  ,  un  peu  plus  de  trois 
cents  livres  de  notre  rnonnoie.  Ils  ne 
se  ser voient  que  de  frondes  pour  ar- 
mes ,  et  ordinairement  ils  combattaient 
hors  des  rangs  ,  et  sur  les  ailes  de 
l'armée. 

La  sixième  classe  (i)  n'a  voit  qu'une 
Centurie  ,  et  même  c'était  moins  une 
centurie  qu'un  amas  confus  des  plus 
pauvres  citoyens.  On  les  appeloit 
prolétaires  ,  comme  n'étant  utiles  à  la 
république  que  par  les  enfans  qu'ils 
engendroient  ;    ou    exempts  ,    à  cause 

(i)  Aul.  Gel.  1.  16.  c.  io. 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.  L'iV.  I.        4î 

qu'ils    étoient  dispensés  d'aller    à    la 
guerre  et  de  payer  aucun  tribut. 

On avoit  compris  (i)  sous  la  seconde 
classe,  deux  centuries  de  charpentiers 
et  d'ouvriers  de  machines  militaires  , 
et  il  y  en  avoit  deux  autres  de  trom- 
pettes attachées  à  la  quatrième  classe. 
Toutes  ces  classes  se  partageoient 
commela  première  entre  les  vieillards 
qui  restoient  pour  la  défense  de  la 
ville  ,  et  les  jeunes  gens  dont  on  for- 
moit  les  légions  qui  dévoient  marcher 
en  campagne.  Elles  composoient  en 
tout  cent  quatre  vingt-treize  centuries, 
commandées  chacune  par  un  centu- 
rion distingué  par  son  expérience 
et  par  sa  valeur. 

Servius  ayant  établi  cette  distinction 
entre  les  citoyens  d'une  même  répu- 
blique ,  ordonna  qu'on  assembleront 
le  peuple  par  centuries  lorsqu'il  seroit 
question  d'élire  des  magistrats ,  de  faire 
des  lois .  de  déclarer  la  guerre  ,  ou 
d'examiner  les  crimes  commis  contre 
larépublique  ,  ou  contre  les  privilèges 
de  chaque  ordre.  L'assemblée  se  de  voit 
tenir  hors  de  la  ville  ,  et  dans  le  champ 
de  Mars.  C'étoit  au  souverain  ou  au 
premier    magistrat  à  convoquer    ces 

(i)  D.  H.  L  4. 


42  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
assemblées  comme  celles  des  curies  ; 
et  toutes  les  délibérations  y  étoient 
pareillement  précédées  par  les  auspi- 
ces :  ce  qui  donnoît  beaucoup  d'auto- 
rité au  prince  et  aux  patriciens  qui 
étoient  revêtus  des  principales  charges 
du  sacerdoce.  On  convint  outre  cela 
qu'on  recueilleroit  les  suffrages  par 
centuries  ,  au  lieu  qu'ils  se  comptoienfc 
auparavant  par  tète  ,  et  que  les  quatre- 
vingt-dix-huit  centuries  de  la  première 
classe  donneroient  leurs  voix  les  pre- 
mières. Serviuspar  ce  règlement  trans- 
porta adroitement  dans  ce  corps 
composé  des  grands  de  Rome  ,  toute 
l'autorité  du  gouvernement  ;  et  sans 
priver  ouvertement  les  plébéiens  du 
droit  de  suffrage  ,  il  sut  par  cette  dis- 

Ï)osition  le  rendre  inutile.  Car  toute 
a  nation  n'étant  composée  que  de 
cent  quatre-vingt-treize  centuries ,  et 
s'en  trouvant  quatre-vingt-dix-huit 
dans  la  première  classe  ,  s  il  yen  avoit 
seulement  quatre-ving-dix-sept  (i)  du 
même  avis  ,  c'est-à-dire  ,  une  de  plus 
que  la  moitié  des  cent  quatre-vingt- 
treize  ,  l'affaire  étoit  conclue  ;  et  alors 
la  première  classe,  composée,  comme 
nous  avons  dit ,  des  grands  de  Rome  , 

(i)  D.  H.  1.  4. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  L       /$ 

formoit  seule  les  décrets  publics  ;  et 
s'il  manquoit  quelque  voix  ,  et  que 
quelques  centuries  de  la  première  classe 
ne  fussent  pas  du  même  sentiment 
que  les  autres  ,  on  appeloit  la  seconde 
classe.  Mais  quand  ces  deux  classes  se 
trouvaient  d'avis  conformes  ,  il  étoit 
inutile  de  passer  à  la  troisième.  Ainsi 
le  petit  peuple  se  trouvoit  sans  pou- 
voir, quand  on  recneilloit  les  voix  par 
centuries  ;  au  lieu  que  quand  on  les 
prenoit  par  curies  ,  comme  les  riches 
étoient  confondus  avec  les  pauvres ,  le 
moindre  plébéien  avoit  au  tant  de  crédit 
que  le  plus  considérable  des  sénateurs. 
Depuis  ce  temps-là  les  assemblées  par 
curies  ne  se  firent  plus  que  pour  élire 
les  flaminzs  ,  c'est-à-dire  ,  les  prêtres 
de  Jupiter  ,  de  Mars  ,  de  Romulus  , 
et  pour  l'élection  du  grand  curion  , 
et  de  quelques  magistrats  subalternes 
dont  on  aura  lieu  de  parler  dans  la 
suite.  Nous  ne  sommes  entrés  dans  un 
détail  si  exact  de  ce  nouveau  plan  de 
gouvernement ,  que  parceque  sans  cette 
connoissance  ilseroit  difficile  d'enten- 
dre ce  que  nous  rapporterons  dans  la 
suite  des  différends  qui  s'élevèrent 
entre  le  sénat  et  le  peuple  Romain, 
au  sujet   du  gouvernement. 


44       HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

La  royauté ,  après  cet  établissement , 

Earut  à  Servius  comme  une  pièce 
ors-d'œuvre  ,  et  inutile  dans  un  état 
presque  républicain.  On  prétend  que 
pour  achever  son  ouvrage  ,  et  pour  ren- 
dre la  liberté  entière  aux  Romains  ,  il 
avoit  résolu  d'abdiquer  généreusement 
ia  couronne  ,  et  de  réduire  le  gou- 
vernement en  pure  république  sous 
la  régence  de  deux  magistrats  annuels 
qui  seroient  élus  dans  une  assemblée 
générale  du  peuple  Romain  ;  mais(i) 
un  dessein  si  héroïque  n'eut  point 
d'effet  par  l'ambition  de  Tarqum  le 
Superbe  ,  gendre  de  Servius,  qui  dans 
l'impatience  de  régner  fit  assassiner 
son  roi  et  son  beau-père.  Il  prit  en 
même  temps  possession  du  trône  sans 
nulle  forme  d'élection  ,  et  sans  consul- 
ter ni  le  sénat ,  ni  le  peuple ,  et  comme 
si  cette  suprême  dignité  eut  été  unbien 
héréditaire  ,  ou  une  conquête  qu'il 
n'eût  due  qu'à  son  courage  et  à  sa 
valeur.  (An  de  Rome  218.J 

Une  action  si  inhumaine  le  fit  regar- 
der avec  horreur  par  tous  les  gens  de 
bien.  Tout  le  monde  détestoit  son  am- 
bition et  sa  cruauté.  (  An  de  Rome  2 1 9.) 
Parricide  et  tyran   en  même  temps, 

(1)  Idem  ,  ibid. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  I.        /fi 

il  venoit  d'ôter  la  vie  à  son  beau-père, 
et  la  liberté  à  sa  patrie  ;  et  comme  il 
n'étoit  monté  sur  le  trône  que  par  ce 
double  crime  ,  il  ne  s'y  maintint  que 
par  de  nouvelles  violences.  Il  ne  laissa 
pas  de  se  conduire  d'abord  dans  sa  ty- 
rannie avec  beaucoup  d'habileté  ;  il 
s'assura  de  l'armée  qu'il  regardoit 
comme  le  plus  ferme  soutien  de  sa  puis- 
sance. Fier  et  cruel  dans  Rome  ,  et  à 
l'égard  des  grands  qui  pouvoient  s'op- 
poser à  ses  desseins  ;  mais  doux  ,  hu- 
main, et  même  familier  à  Tannée  et 
avec  les  soldats  ,  ils  les  récompensoit 
magnifiquement  ;  plus  d'une  fois  il 
abandonna  des  villes  ennemies  au  pil- 
lage. Il  sembloit  qu'il  ne  fit  la  guerre 
que  pour  les  enrichir  ,  soit  qu'il  en 
craignit  les  forces  réunies ,  ou  qu'il  vou- 
lût les  attacher  plus  étroitement  à  sa 
personne  et  à  ses  intérêts.  11  embellit 
la  ville  de  dilï'érens  édifices  publics  ; 
et  comme  ilfaisoit  travailler  aux  fon- 
demens  d'un  temple  ,  on  trouva  bien 
avant  en  terre  la  tête  d'un  homme  en- 
core en  chair  ,  et  qui  s'étoit  conser- 
vée sans  corruption  ;  ce  qui  fit  donner 
le  nom  de  Capitole  à  ce  temple.  Les 
devins  et  les  augures  qui  tiroientavan- 
tage  des  moindres   ésrèn.emens,   pu- 


46       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 
rent  occasion  de  publier  que   Rome 
seroit  un  jour  la  maîtresse  du  monde  , 
et  la  capitale  de  l'univers. 

Tarquin   présidoit  à  ces  différens 
travaux  ,   mais  toujours    accompagné 
d'une  troupe  de  gardes  qui  lui servoîent 
en  même  temps  de  satellites  et  d'es- 
pions. Ces  esclaves  du  tyran  répandus 
dans  les  différens  quartiers  de  la  ville  , 
observoient  avec  soin  s'il  ne  se  formoit 
pas  secrètement  quelque  conspiration 
contre  lui.  Le  moindre  soupçon  étoit 
puni  de  la  mort,  ou  du  moins  de  l'exil. 
Plusieurs  sénateurs  ,  des  premiers    de 
Rome  ,  périrent  par  des  ordres  secrets 
sans  d'autre   crime   que  celui  d'avoir 
osé  déplorer  le  malheur  de  leur  patrie. 
11  n'épargna  pas  même    Marcus    Ju- 
nius  qui  avoit  épousé  une  Tarquinie, 
fille  de  Tarquin  l'Ancien  :  mais  qui  lui 
étoit  suspect  à  cause  de  ses  richesses. 
Il  le  fit  périr  ,  et  se  défit  en  même 
temps    du    fils  aîné    de    cet    illustre 
liomain  dont  il  redoutoit  le  courage 
et  le  ressentiment.   Luc i us  Junius  un 
autre   fils    de    Marcus,    eût  couru  la 
même  fortune  si ,  pour  échapper  à  la 
cruauté  du  tyran  ,  il  n'eut  feint  d'être 
hébété,   et    d'avoir  perdu  l'esprit;   ce 
qui  lui  fit  donner  par  mépris  le  nom 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  L  4j 
de  Brutus  (  i  )  ,  qu'il  rendit  depuis  sî 
illustre  ,  comme  nous  le  dirons  dans 
Ja  suite.  Les  autres  sénateurs  ("2), 
incertains  de  leur  destinée,  se  te- 
noient  cachés  dans  leur  maison  ;  le 
tyran  n'en  consultoit  aucun  ;  le  sénat 
n'étgit  plus  convoqué  ;  il  ne  se  te- 
noit  plus  aucune  assemblée  du  peu- 
ple. Un  pouvoir  despotique  et  cruel 
s'étoit  élevé  sur  les  ruines  des  lois 
et  de  la  liberté.  Les  dilférens  ordres 
de  l'état  également  opprimés  atten- 
doient  tous  avec  impatience  quel- 
que changement  sans  l'oser  espérer , 
lorsque  l'impudicité  de  Sextus  ,  fils 
de  Tarquin  ,  et  la  mort  violente  de 
la  chaste  Lucrèce  firent  éclater  cette 
haine  générale  que  tous  les  Romains 
avoient  contre  le  roi,  et  même  contre 
la   royauté. 

Personne  n'ignore  un  événement  sî 
tragique  :  nous  dirons  seulement  pour 
l'éclaircissement  de  ce  qui  doit  sui- 
vre que  cette  vertueuse  Romaine  ne 
pouvant  se  résoudre  à  survivre  à  la 
violence  qu'elle  venoit  de  souffrir  , 
fit  appeler  son  père  ,  son  mari ,  ses 
parens  et  les  principaux  amis  de  sa 

(i)  Tit.  Liv.  i.   1.  i.  c.  66. 

(2)  Ovid.    1.   Fastor. 


48        HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

maison,  auxquels  elle  en  demanda  la 
vengeance.  Elle  s'enfonça  en  même 
temps  un  poignard  dans  le  cœur,  et 
tomba  morte  aux  pieds  de  son  père 
et  de  son  mari.  Tous  ceux  qui  se 
trouvèrent  présens  à  ce  funeste  specta- 
cle ,  jetèrent  de  grands  cris  ;  mais 
pendant  qu'ils  s'abandonnoient  à  leur 
douleur  ,  Lucius  Junius ,  plus  connu 
par  le  nom  de  Brutus  qu'on  lui  avoit 
donné  à  cause  de  cet  air  stupide 
qu'il  afYectoit  ,  laissant  ,  pour  ainsi 
aire ,  tomber  le  masque,  et  se  mon- 
trant à  découvert:  «  Oui  ,  dit -il  ,  en 
»  prenant  le  poignard  dont  Lucrèce 
»  s'étoit  frappée  ,  je  jure  de  venger 
»  hautement  l'injure  qui  lui  a  été  faite  ; 
»  et  je  vous  prends  à  témoins  ,  Dieux 
»  tout-puissans ,  que  j'exposerai  ma  vie , 
r>  et  que  je  répandrai  jusqu'à  ladernière 
»?  goûte  de  mon  sang  pour  empêcher 
r>  qu'aucun  de  cette  maison  ,  ni  même 
»  qui  que  ce  soit ,  règne  jamais  dans 
n  Rome.  » 

Il  fit  passer  ensuite  ce  poignard 
entre  les  mains  de  Collatin  ,  de 
Lucrétius,  de  Valérius  ,  et  de  tous 
les  assistans  ,  dont  il  exigea  le  même 
serment.  Ce  serment  fut  le  signal 
d'un  soulèvement  général.  Il  est  bien 

vraisemblable 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.       ^ 

vraisemblable   que  le  peuple    d'abord 
regarda  comme  un  prodige  ,  et  comme 
une  preuve  sensible    que  le   ciel  s'm- 
téressoit  à  la  vengeance  de  Lucrèce, 
ce  changement  si  prompt  qui  venoit 
de  se  faire  en  apparence  dans  l'esprit 
de  Brutus.  La  pitié  pour  le  sort  de  cet- 
te   infortunée  Romaine  ,  et   la  haine 
des  tyrans  ,  firent  prendre  les    armes 
au  peuple.  L'armée  touchée  des  mêmes 
scntimens  se  révolta;  et  par  un  décret 
public   les  Tarquins  furent  bannis  de 
Rome.  Le  sénat  pour  engager  le  peu- 
ple plus  étroitement  dans  la  révolte  , 
et  pour  le  rendre  plus  irréconciliable 
avec  les  Tarquins,  souffrit  qu'il  pillât 
les  meubles  du  palais.  L'abus  que  ces 
princes  avoient  fait   de  la  puissance 
souveraine  ,   fit  proscrire    la    royauté 
même.  On  dévoua  aux  Dieux  des  enfers, 
et  on  condamna  aux  plus  cruels  sup- 
plices ceux  qui  entreprendroient  de 
rétablir  la  monarchie.  (  Depuis  la  fon- 
dation de  Rome  2 44  ans  complets.)  L'état 
républicain  succéda  au  monarchique  ; 
le   sénat    et   la   noblesse    profitèrent 
des  débris  de  la  royauté  ,  ils  s'en  ap- 
proprièrent tous  les  droits  ;  Rome  (1) 

(1)  Ck.  L.  3.  de  Legibus.   D.  H.  liv  b.  Tit. 
Liv   Dec.  1.  1.  2.  Cic.  Or.  pro  Sejvtio. 
Tome  L  C 


5o  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
devint  en  partie  un  état  aristocratique, 
c'est-à-dire  que  la  noblesse  s'empara 
de  la  plus  grande  partie  de  l'autorité 
souveraine.  Au  lieu  d'un  prince  per- 
pétuel ,  on  élut  pour  gouverner  l'état 
deux  magistrats  annuels  (i)  tirés  du 
corps  du  sénat,  auxquels  on  donna  le 
titre  modeste  de  consuls  ,  pour  leur 
faire  connoître  qu'ils  étoient  moins 
les  souverains  de  la  république  "que 
ses  conseillers,  et  qu'ils  ne  dévoient 
avoir  pour  objet  que  sa  conservation 
et   sa  gloire. 

Brutus  ,  l'auteur  de  la  liberté ,  fut  élu 
pour  premier  consul ,  et  on  lui  donna 
pour  collègue  Collatin  ,  mari  de 
Lucrèce ,  dans  la  vue  qu'il  seroit  plus 
intéressé  que  tout  autre  à  la  vengeance 
de  l'outrage  qu'elle  avoit  reçu. 

Mais  cette  république  naissante 
pensa  être  détruite  dès  son  origine.  Il 
se  forma  dans  Rome  un  parti  en 
faveur  de  Tarquïn  :  quelques  jeunes 
gens  des  premiers  de  la  ville ,  élevés  à 
la  cour  ,  et  nourris  dans  la  licence  et 
les  plaisirs  ,  entreprirent  de  rétablir  ce 
prince.  La  forme  austère  d'un  gouver- 
nement républicain,  sous  lequel  les  lois 

(i)  Idem,   de  Legïbus ,  1.  3.  Val.  Max.   1. 
4-  6.  i. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.       5t 
seules  toujours  inexorables  ont  droit  de 
régner  ,   leur  fit  plus  de  peur  que  le 
tyran  même  :  accoutumés  aux  distinc- 
tions flatteuses  de  la  cour  ,  ils  ne  pou- 
voient  souffrir  cette  égalité  humiliante 
qui  les   confondoit  dans  la  multitude. 
Ce  parti  grossissoit  tous  les  jours,  et  ce 
qui  est   plus    surprenant ,   les  enfans 
même  de  Brutus ,  et  les  Aquiliens  ne- 
veux de  Collatin  se  trouvèrent    à   la 
tête  des  mécontens.  Mais  avant  que  la 
conspiration  éclatât  ,  ils   furent  tous 
découverts  ,  et  on  prévint  leurs  mau- 
vais desseins.  Brutus  ,  père  et  juge  des 
criminels  ,  vit   bien    qu'il  ne  pouvoit 
sauver  ses  enfans  sans  autoriser  de  nou- 
velles   conjurations  ,    et   que    c'étoit 
ouvrir  lui-même  (i)  les  portes  de  Rome 
à  Tarquin.  Ainsi  préférant  sa  patrie  à 
sa  famille  ,  et  sans  écouter  la  voix  de 
la  nature ,  il  fit  couper  en  sa  présence 
la  tête   à  ses  deux  (ils    comme   à  des 
traîtres.   Le    peuple    admira   la  triste 
fermeté  avec  laquelle  il  avoit  présidé 
lui-même  à  leur  supplice.  Son  autorité 
en    devint     encore    plus    grande  ;    et 
après  la  mort  des  deux  fils  du  consul, 
il  n'y  eut  plus  aucun  Romain  qui  osa 
seulement  penser  au  retour  de  Tarquin 

(i)  D.  H.  1.  5. 

C2 


52        HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

Collatin ,  collègue  de  Brutus  ,  par  une 
conduite  opposée  à  la  sienne  ,  et  pour 
avoir  voulu  sauver  ses  neveux,  se  rendit 
suspect  et  fut  déposé  du  consulat.  Le 
peuple  jaloux  et  comme  furieux  de 
sa  liberté  ,  le  bannit  de  Rome  ;  il  n'osa 
se  fier  à  la  haine  déclarée  que  ce 
Romain  (i)  faisoit  paroitre  contre 
Tarquin:  il  craignit  justement  qu'étant 
parent  du  prince,  il  n'en  eût  l'esprit 
de  domination  (2) ,  et  qu'il  ne  fût  plus 
ennemi  du  roi  (3)  que  de  la  royauté. 
Publius  Valérius  fut  mis  en  sa  place, 
et  Tarquin  n'espérant  plusriendu  parti 
qu'il  avoit  dans  Rome  ,  entreprit  d'y 
rentrer  à  force  ouverte.  Les  Romains 
s'y  opposèrent  toujours  avec  une  cons- 
tance invincible  ;  on  en  vint  aux  armes, 
et  dans  la  première  bataille  qui  fut 
donnée  auprès  de  la  ville  contre  les 
Tarquins,  Brutus  et  Aronce ,  fils  aîné  de 
Tarquin  ,  s'entre-tuèrent  à  coups  de 
lance  :  ainsi  les  deux  premiers  consuls 
de  la  république  n'achevèrent  pas  leur 
année  de  consulat.  Valérius  resta  seul 
quelque  temps  dans  cette  suprême  di- 
gnité ;  le  peuple  en  prit  sujet  de  le 
soupçonner  de  vouloir  régner  seul.  Une 

(r)  Cic.  1.  3.  Offic. 

(2)  Tit.  Liv.  Dec  1. 1.  2.  c.  2.  (3)  D.  H.  1.  6. 


DE    LA   RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.      $5 

maison  qu'il  faisoit  bâtir  sur  une  émi- 
nence  (i)  augmenta  ce  soupçon  ;  ses 
•envieux  et  ses  ennemis  publioient  que 
c'etoit  une  citadelle  qu'il  faisoit  cons- 
truire pour  en  faire  le  siège  de  sa  ty- 
rannie. Mais  ce  grand  homme  dissipa 
la  malignité  de  ces  discours,  et  les  fit 
tomber  par  sa  modération  et  la  sagesse 
de  sa  conduite.  Il  fit  abattre  lui-même 
cette  maison  ,  l'objet  de  la  jalousie  de 
ses  concitoyens  ,  et  le  consul  des  Ro- 
mains fut  obligé  de  loger  dans  une  mai- 
son d'emprunt.  Avant  que  de  se  don- 
ner un  collègue  ,  et  pendant  qu'il  avoît 
seul  toute  l'autorité,  il  changea  par  une 
seule  loi  faite  en  faveur  du  peuple  , 
toute  la  forme  du  gouvernement  ;  et  au 
lieu  que  sous  les  rois  ,  les  plébiscites 
ou  ordonnances  du  peuple  n'a  voient 
force  de  loi  qu'autant  quelles  étoicnt 
autorisées  par  un  sénatus-consultc ,  Va- 
lérius  publia  une  loi  toute  contraire  , 
qui  permettoit  de  porter  devant  les 
assemblées  du  peuple  ,  l'appel  du  ju- 
gement des  consuls.  Par  cette  nou- 
velle loi  il  étendit  les  droits  du  peu- 
ple ,  et  la  puissance  consulaire  se  trouva 
affoiblie  dès  son  origine. 

11  ordonna  en  même  temps  qu'on  sé- 

(i)  Tit.  Liv.  1.2.  D,  H.  1.5. 

C  3 


Ê 


54         HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

>arât  les  haches  des  faisceaux  que  les 
icteurs  portaient  devant  les  consuls  , 
comme  pour  entendre  que  ces  magis- 
trats n'avoient  point  le  droit  de  glaive  , 
symbole  de  la  souveraine  puissance  (1); 
et  dans  une  assemblée  du  peuple,  la  mul- 
titude aperçut  avec  plaisir,  qu'il  avoit 
fait  baisser  les  faisceaux  de  ses  licteurs  , 
comme  un  hommage  tacite  qu'il  rendoit 
à  la  souveraineté  du  peuple  Romain. 
Pour  éloigner  le'soupçon  qu'il  fût  capa- 
ble d'affecter  la  tyrannie  ,  il  fit  publier 
une  autre  loi  qui  permettait  de  tuer  sans 
aucune  formalité  précédente ,  celui  qui 
feroit  à  se  rendre  maître  de  la  li- 
berté de  ses  concitoyens.  11  étoitporté 
par  cette  loi  ,  que  l'assassin  seroit  dé- 
claré absous  de  ce  meurtre ,  pourvu  qu'il 
apportât  des  preuves  des  mauvais  des- 
seins de  celui  qu'il  auroit  tué.  Ce  fut 
par  le  même  principe  de  modération  , 
qu'il  ne  voulut  point  être  chargé  du  dé- 
pôt de  l'argent  public  qui  selevoit  pour 
fournir  aux  frais  de  la  guerre  ;  on  le 
porta  dans  le  temple  de  Saturne ,  et  le 
peuple  (2) ,  par  son  conseil ,  élut  deux 
sénateurs  qu'on  appela  depuis  questeurs 
qui  furent  chargés  des  deniers  publics* 

(1)  Plut,  in  Poplic. 

(2)  Publius  VeturiuSjMinutiusMarcus* 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.    Llv.  I.      55 

ïl  déclara(i)ensuite  Lucrétius,  père  de 
Lucrèce ,  son  collègue  au  consulat ,  et 
il  lui  céda  même  (2) ,  à  cause  qu'il  étoit 
plus  âgé ,  l'honneur  de  faire  porter 
devant  lui  les  faisceaux  de  verges  ,  et 
toutes  les  marques  de  la  souveraine 
puissance. 

Une  conduite  si  pleine  de  modéra- 
tion ,  et  des  lois  si  favorables  au  peu- 
ple ,  firent  donner  à  ce  patricien  le 
nom  de  Publicola  ,  ou  de  populaire  ;  et 
ce  fut  moins  pour  mériter  ce  titre  ,  que 
pour  attacher  plus  étroitement  le  peu- 
ple à  la  défense  de  la  liberté  publique, 
qu'il  relâcha  de  son  autorité  par  ces 
différens  réglemens. 

Le  sénat  animé  du  même  esprit  ,  et 
qui  comprenoitde  quelle  conséquence 
il  lui  étoit  d'intéresser  le  peuple  à  la 
conservation  de  la  république  ,  eut 
grand  soin  de  sa  subsistance  pendant 
la  guerre  et  le  siège  de  Rome.  Il  envoya 
en  différens  endroits  de  la  Campanie , 
et  jusqu'à  Cumes  ,  chercher  du  blé 
qu'on  distribua  au  peuple  à  vil  prix,  de 
peur  que  s'il  manquoit  de  pain  ,  il  ne 
fut  tenté  d'en  acheter  aux  dépens  de  la 
liberté  commune  ,  et  qu'il  n'ouvrit  les 

(1)  Ulpian.  digest.  1. 1.  tit.  i3. 
00  Tacit.  1.  11. 

C4 


56         HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

portes  de  Rome    à  Tarquin.  (  An   de 
Rome  2^5.  ) 

Le  sénat  voulut  même  que  le  peu- 
ple ne  payât  aucun  impôt  pendant  la 
guerre.  Ces  sages  sénateurs  se  taxèrent 
eux-mêmes  plus  haut  que  les  autres  , 
-«t  il  sortit  de  cette  illustre  compagnie 
cette  maxime  si  généreuse  et  si  pleine 
d'équité  :  «  Que  le  peuple  payoit  un 
»  assez  grand  tribut  à  la  République , 
»  en  élevant  desenfansqui  pussent  un 
»   jour  la  défendre.» 

Mais  une  si  juste  condescendance 
pour  les  besoins  du  peuple ,  ne  dura 
qu'autant  que  durèrent  le  siège  de  Ro- 
me et  la  crainte  des  armes  de  Tarquin. 
A  peine  la  fortune  de  la  république 
parut-elle  affermie  par  la  levée  de  ce 
siège  ,  qu'on  vit  éclater  l'ambition  des 
patriciens  ;  et  le  sénat  fit  bientôt  sentir 
qu'en  substituant  deux  consuls  tirés  de 
son  corps  en  la  place  du  prince ,  le 
peuple  n'avoit  fait  que  changer  de 
maîtres ,  et  que  c'étoit  toujours  la  même 
autorité  ,  quoique  sous  des  noms  di£- 
férens. 

La  royauté  étoit  à  la  vérité  abolie, 
mais  l'esprit  de  la  royauté  n'étoit  pas 
éteint  ;  il  étoit  passé  parmi  les  patri- 
ciens. Le  sénat  délivré  de  la  puissance 


DE  LA.  RÉP.   ROMAINE.   Llv.  I.      5j 

royale  qui  le  tenoit  en  respect  ,  voulut 
réunir  dans  son  corpstoute  l'autorité  du 
gouvernement.  11  possédoit  dans  les 
dignités  civiles  et  militaires  attachées 
à  cet  ordre  ,  la  puissance  ,  et  même 
les  richesses  qui  en  sont  une  suite  ;  et 
le  premier  objet  de  sa  politique  fut 
détenir  toujours  le  peuple  dans  rabais- 
sement et  dans  l'indigence. 

Ce  peuple  dont  les  suffrages  étoient 
recherchés  si  ambitieusement  dans  les 
assemblées  publiques  ,  tomboit  dans 
le  mépris  hors  des  comices.  La  multi- 
tude en  corps  étoit  ménagée  avec  de 
grands  égards  ,  mais  le  plébéien  par- 
ticulier étoit  peu  considéré -.aucun  n'é- 
toit  admis  dans  l'alliance  des  patri- 
ciens. La  pauvreté  réduisit  bientôt  le 
peuple  à  des  emprunts  qui  le  jetèrent 
dans  une  dépendance  servile  des  ri- 
ches ;  ensuite  vint  l'usure  ,  remède  en- 
core plus  cruel  que  le  mal  ;  enfin  la 
naissance  ,  les  dignités  et  les  richesses 
mirent  une  trop  grande  inégalité  parmi 
les  citoyens  d'une  même   république. 

Les  vues  de  ces  deux  ordres  devin- 
rent bientôt  opposées.  Les  patriciens 
pleins  de  valeur  ,  accoutumés  au  com- 
mandement ,  vouloient  toujours  faire 
la  guerre  ,  et  ils  ne  cherchoient  qu'à 

C  5 


58        HÏSTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

étendre  la  puissance  de  la  république 
au  dehors  ;  mais  le  peuple  vouloit  Ro- 
me libre  au  dedans  ,  et  il  se  plaignoit 
que  pendant  qu'il  exposoit  sa  vie  pour 
subjuguer  les  peuples  voisins  ,  il  tom- 
boit  souvent  lui-même  ,  au  retour 
de  la  campagne  ,  dans  les  fers  de  ses 
propres  concitoyens  ,  par  l'ambi- 
tion et  l'avarice  des  grands  :  c'est  ce 
qu'il  faut  développer  comme  le  fon- 
dement des  révolutions  dont  nous 
allons  parler. 

De  toutes  les  manières  de  subsister 
que  les  besoins  de  la  nature  ont  fait 
inventer  aux  hommes,  les  Romains  ne 
pratiquoient  que  le  labourage  et  la 
guerre  ;  ils  vivoient  de  leurs  mois- 
sons ,  ou  de  la  récolte  qu'ils  faisoient 
l'épée  à  la  main  sur  les  terres  de  leurs 
ennemis.  Tous  les  arts  mécaniques  qui 
n'a  voient  point  pour  objet  ces  deux  pro- 
fessions ,  étoient  ignorés  à  Rome  ,  ou 
abandonnés  aux  esclaves  et  aux  étran- 
gers (i).  Généralement  parlant,  tous 
les  Romains ,  depuis  les  sénateurs  jus- 
qu'aux moindres  plébéiens ,  étoient  la- 
boureurs ,  et  tous  les  laboureurs  étoient 
soldats  ;  et  nous  verrons  dans  la  suite 
de^  cette  histoire  ,  qu'on  alloit  prendre 

(i)  D.  H.l.  2.  Plut,  ia  Rom. 


DE    LA   RÉP.  ROMAINE.  LÎV.  î.      by 

à  la  charrue  de  grands  capitaines  pour 
commander  les  armées.  Tous  les  Ro- 
mains, même  les  premiers  de  la  répu- 
blique ,  accoutumoient  leurs  enfans  à 
de  semblables  travaux  ,  et  ils  les  éle- 
voient  dans  une  vie  dure  et  laborieuse, 
afin  de  les  rendre  plus  robustes  et  plus 
capables  de  soutenir  les  fatigues  de  la 
guerre. 

Cette  discipline  domestique  avoit 
son  origine  dans  la  pauvreté  des  pre- 
miers Romains  :  on  fit  ensuite  une  vertu 
d'un  pur  effet  de  la  nécessité  ,  et  des 
hommes  courageux  regardèrent  cette 
pauvreté  égale  entre  tous  les  citoyens, 
comme  un  moyen  de  conserver  leur  li- 
berté plus  entière. Chaque  citoyen  n'eut 
d'abord  pour  vivre  que  deux  arpens 
de  terre,  comme  nous  l'avons  dit  ;  Rome 
étendit  depuis  peu  à  peu  son  territoire 
par  les  conquêtes  qu'elle  fit  sur  ses 
voisins.  On  vendoit  ordinairement  une 
moitié  de  ces  terres  conquises  pour  in- 
demniser l'état  des  frais  de  la  guerre , 
et  l'autre  moitié  se  réunissoit  au  do- 
maine public  ,  que  l'on  donnoit  en- 
suite ,  ou  gratuitement ,  ou  sous  un  cens 
modique  et  à  rente ,  aux  plus  pauvres 
citoyens  pour  les  aider  à  subsister  : 
tel  étoit  l'ancien  usage  de  Rome  sous 

C  6 


60  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
les  rois ,  c'est-à-dire  pendant  plus  de 
deux  cents  ans.  Mais  depuis  l'extinction 
de  la  royauté  ,  les  nobles  et  les  patri- 
ciens qui  se  regardoient  comme  les 
seuls  souverains  de  la  république ,  s'ap- 
proprièrent sous  différens  prétextes  la 
meilleure  partie  de  ces  terres  conquises 
qui  étoient  dans  leur  voisinage  et  à 
leur  bienséance  ,  et  ils  étendoient  in- 
sensiblement leur  domaine  aux  dépens 
de  celui  du  public  ;  ou  bien,  sous  des 
noms  empruntés  ,  ils  se  faisoient  ad- 
juger à  vil  prix  les  différentes  portions 
qui  étoient  destinées  pour  la  subsis- 
tance desplus  pauvres  citoyens.  Ils  les 
confondoient  ensuite  dans  leurs  pro- 
pres terres  ,  et  quelques  années  de  pos- 
session ,  avec  un  grand  crédit  ,  cou- 
vraient ces  usurpations.  L'état  y  perdoit 
une  partie  de  son  domaine  ,  et  le  soldat, 
après  avoirrépandu  son  sang  pour  éten. 
dre  les  frontières  de  la  république  ,  se 
trouvoit  privé  de  la  portion  de  terre 
qui  lui  deyoit  servir  en  même  temps 
de  solde  et  de  récompense. 

L'avidité  de  certains  patriciens  ne  se 
bornoit  pas  à  ces  sortes  d'usurpations. 
Mais  quand  la  récolte  manquoit  dans 
des  années  stériles,  ou  par  les  irruptions 
des  ennemis  ,   ils  savoient  par  des  se- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.      €l 

cours  intéressés  ,se  faire  un  droit  sur  le 
champ  de  leurs  voisins.  Le  soldat  alors 
sans  paye  et  sans  aucune  ressource  , 
étoit  contraint  pour  subsister  d'avoir 
recours  aux  plus  riches.  On  ne  lui  don- 
noit  point  d'argent  qu'à  de  grosses  usu- 
res ,  et  ces  usures  étoient  même  en  ce 
temps-là  arbitraires,  si  nous  en  croyons 
Tacite  (i).  Il  falloit  que  le  débiteur 
engageât  son  petit  héritage  ,  et  sou- 
vent même  ce  cruel  secours  lui  coùtoit 
la  liberté.  Les  lois  de  ces  temps-là  per- 
mettoient  au  créancier,  faute  de  paie- 
ment ,  d'arrêter  son  débiteur  ,  et  de  le 
retenir  dans  sa  maison  où  il  étoit  traité 
comme  un  esclave.  On  exigeoit  sou- 
vent le  principal  et  les  intérêts  à  coups 
de  fouet  et  à  force  de  tourmens  ;  on 
lui  enlevoit  sa  terre  par  des  usures  ac- 
cumulées ;  et  sous  prétexte  de  l'obser- 
vation des  lois  et  d'une  justice  exacte  , 
le  peuple  éprouvoit  tous  les  jours  une 
injustice  extrême. 

Un  gouvernement  si  dur  dans  une 
république  naissante  excita  bientôt 
un  murmure  général.  Les  plébéiens  qui 
étoient  chargés  de  dettes ,  et  qui  crai- 
gnoient  d'être  arrêtés  par  leurs  créan- 
ciers ,  s'adressoient  à   leurs    patrons  , 

(i)  Tacit.  Aur.  1.  6.  ad  an.  786, 


62         HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

et  aux  sénateurs  les  plus  désintéressés. 
Ils  leur  représentoient  leur  misère  ,  la 
peine  qu'ils  avoient  à  élever  leurs  en- 
îans  ,  et  ils  ajoutoient  qu'après  avoir 
combattu  contre  lesTarquins  pour  la 
défense  de  la  liberté  publique  ,  ils  se 
trouvoient  exposés  à  devenir  les  escla- 
ves de  leurs  propres  concitoyens. 

Des  menaces  secrètes  succédèrent 
à  ces  plaintes  ,  et  les  plébéiens  ne 
voyant  point  d'adoucissement  à  leurs 
peines  ,  éclatèrent  à  la  fin  sous  le  con- 
sulat de  T.  Largius  et  de  Q.  Clélius. 

Rome  ,  comme  nous  l'avons  dit , 
étoit  environnée  de  quantité  de  petits 
peuples  ,  inquiets  et  jaloux  de  son 
agrandissement.  Les  Latins ,  les  Eques , 
les  Sabins ,  les  Volsques  ,  les  Herni- 
ques  et  les  Véiens  ,  tantôt  séparés  et 
souvent  réunis,  luifaisoient  une  guerre 

{>resque  continuelle.  Ce  fut  peut-être  à 
'animosité  de  ces  voisins  ,  que  les  Ro- 
mains furent  redevables  de  cette  va- 
leur et  de  cette  discipline  militaire, qui 
dans  la  suite  les  rendirent  les  maîtres 
de  l'univers.  [An  de  Rome  s55.  ) 

Tarquin  vivoit  encore  ;  il  avoit  mé- 
nagé secrètement  une  ligue  puissante 
contre  les  Romains  :  trente  villes  du 
pays  Latin  s'intéressèrent  à  son  ré  ta- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.   I.      63 

blissement.  Les  Herniquesetles  Vols- 
ques  favorisèrent  cette  entreprise  :  il 
n'y  eut  que  les  peuples  d'Etrurie  qui 
voulurent  voir  l'affaire  plus  engagée 
avant  que  de  se  déclarer  ;  et  ils  res- 
tèrent neutres  dans  la  vue  de  prendre 
parti  suivant  les  évènemens.  (  An  du 
Rome  207.  ) 

Les  consuls  et  le  sénat  ne  virent  pas 
sans  inquiétude  une  conspiration  si  gé- 
nérale contre  la  république  ;  on  songea 
aussitôt  à  se  mettre  en  défense.,  Comme 
Rome  n'avoit  point  d'autres  soldats  que 
ses  citoyens  ,  il  fallut  faire  prendre 
les  armes  au  peuple;  mais  les  plus  pau- 
vres, et  ceux  sur-tout  qui  étoient  char- 
gés de  dettes  ,  déclarèrent  que  c'était 
à  ceux  qui  jouissoient  des  dignités  et 
des  biens  de  la  république  à  la  dé- 
fendre; que  pour  eux  ,  ils  étoient  las 
d'exposer  tous  les  jours  leurs  vies  pour 
des  maîtres  si  avares  et  si  cruels.  Ils 
refusèrent  de  donner  leurs  noms  ,  sui- 
vant l'usage  ,  pour  se  faire  enrôler 
dans  les  légions  ;  les  plus  emportés 
disoient  même  ,    qu'ils  n'étoient  pas 

Ï)lus  attachés  à  leur  patrie  ,  où  on  ne 
eur  laissoit  pas  un  pouce  de  terre  en 
propriété  ,  qu'à  tout  autre  climat ,  quel- 
qu'étranger  qu'il  fût;  que  du  moins  ils 


64       HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

n'y  trouveroient  point  de  créanciers  ; 
que  ce  n'étoit  qu'en  sortant  de  Rome 
qu'ils  s'afï'ranchiroient  de  leur  tyrannie, 
et  ils  menacèrent  hautement  d  aban- 
donner la  ville  si  par  un  sénatus-con- 
sulte  on  n'abolissoit  toutes  les  dettes. 

Le  sénat  inquiet  d'une  désobéissance 
peu  différente  d'une  révolte  déclarée , 
s'assembla  aussitôt  (1)  :  on  ouvrit  diffé- 
rens  avis.  Les  sénateurs  les  plus  mo- 
dérés opinèrent  en  faveur  du  soula- 
gement du  peuple.  M.  Valérius  ,  frère 
de  Publicola  ,  et  qui ,  à  son  exemple  , 
affectoit  d'être  populaire  ,  représenta 
que  la  plupart  des  pauvres  plébéiens 
navoient  été  contraints  de  contrac- 
ter des  dettes  que  par  les  malheurs 
de  la  guerre  ;  que  si ,  dans  la  conjonc- 
ture où  une  partie  de  l'Italie  se  toit 
déclarée  en  faveur  de  Tarquin  ,  on 
n'adoueissoitpas  les  peines  du  peuple  , 
il  étoit  à  craindre  que  le  désespoir  ne 
le  jetât  dans  le  parti  du  tyran  ,  et  que 
le  sénat,  pour  vouloir  porter  trop  loin 
son  autorité,  ne  la  perdit  entièrement 
par  le  rétablissement  de  la  royauté. 

Plusieurs  sénateurs  ,  et  ceux  sur-tout 
qui  navoient  point  de  débiteurs  ,  se 
rangèrent  de  son  sentiment;  mais  il  fut 

(i)  D.  H.  1.  5. 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.  Liv.  I.      65 
rejeté  avec  Indignation  par  les  plus  ri- 
ches. Appius  Claudius  s'y  opposa  aussi , 
mais  par  des  vues  différentes.  Ce  séna- 
teur austère  dans  ses  mœurs  ,  et  sévère 
observateur  des  lois  ,  soutenoit  qu'on 
n'y  pouvoit(i)  faire  aucun  changement 
sans  péril  pour  la  république.    Quoi- 
que sensible  à  la  misère   des  particu- 
liers qu'il  assistait  tous  les  jours  de  son 
bien  ,  il  ne  laissa  pas  cependant  de  dé- 
clarer en  plein  sénat   qu'on  ne  pouvoit 
pas  avec  justice  refuser  le  secours  des 
lois    aux    créanciers    qui    voudroient 
poursuivre  avec  rigueur  les  débiteurs. 
Mais  avant  que  d'entrer  dans  un  plus 
grand  détail  de  cette  affaire,  peut-être 
ne  sera-t-ilpas  inutile  de  faire  connoitre 
particulièrement  un  patricien  qui  eut 
tant  de  part,  aussi  bien  que  ses  des- 
cendans  ,  aux  différentes  révolutions 
qui  agitèrent  depuis  la  république. 

Appius  Clausus  ou  Claudius  éfcoit 
Sabin  de  naissance  et  des  principaux 
de  la  ville  de  Régille.  Des  dissensions 
civiles  dans  lesquelles  son  parti  se 
trouva  le  plusfoible  ,  l'obligèrent  d'en 
sortir.  Il  se  retira  à  Piome  qui  ouvroit 
un  asile  à  tous  les  étrangers.  Il  fut 
suivi  de  sa  famille  et  de  ses  partisans  ^ 
(0  Id.  Ibid. 


66         HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

que  Velléius    Patereulus  fait  monter 
jusqu'au  nombre  de  cinq  mille. 

On  leur  accorda  le  droit  de  bour- 
geoisie avec  des  terres  pour  habiter  , 
situées  sur  la  rivière  de  Téveron  :  telle 
fut  l'origine  de  la  tribu  Claudienne. 
Appius  qui  en  étoit  le  chef  fut  reçu 
dans  le  sénat,  et  il  s'j  fit  bientôt  dis- 
tinguer par  la  sagesse  de  ses  conseils  , 
et  sur-tout  par  sa  fermeté.  11  s'opposa 
hautement  à  l'avis  de  Valérius  ,  comme 
nousvenons  deledire  ,  et  il  représenta 
en  plein  sénat  que  la  justice  étant  le 
plus  ferme  soutien  des  états  ,  on  ne 
pouvoit  abolir  les  dettes  des  particu- 
liers sans  ruiner  la  foi  publique  ,  le 
seul  lien  de  la  société  parmi  les  hom- 
mes ;  que  le  peuple  même  en  faveur  de 
qui  on  sollicitait  un  arrêt  si  injuste, 
ensoufïïïroit  le  premier  ;  que  ,  dans  de 
nouveaux  besoins  ,  les  plus  riches  fer- 
meroient  leurs  bourses  ;  que  le  mé- 
contentement des  grands  n'étoit  pas 
moins  à  craindre  que  le  murmure  du 
peuple  ,  et  qu'ils  ne  soufYriroient  peut- 
être  pas  qu'on  annulât  des  contrats 
qui  étoient  le  fruit  de  leurs  épargnes  et 
de  leur  tempérance.  Il  ajouta  que  per- 
sonne n'ignoroit  que  Rome  dans  son 
origine   n'avoit  pas   assigné  une  plus 


DE    LA    RÉP.    ROMAINE.    Liv.I.      6j 

grande  quantité  de  terres  aux  nobles 
et  aux  patriciens, qu'aux  plébéiens  ;  que 
ceux-ci  venoient  encore  de  partage!  les 
biens  des  Tarquins;  qu'ils  avoient  fait 
souvent  un  butin  considérable  à  la  guer- 
re, et  que  s'ils  avoient  consumé  ces  biens 
dans  la  débauche  ,  il  n'étoit  pas  juste 
qu'on  les  en  dédommageât  aux  dépens 
de  ceux  qui  avoient  vécu  avec  plus  de 
sagesse  et  d'économie;  qu'après  tout  il 
falloit  considérer  que  les  mutins  et  ceux 
qui  faisoient  le  plus  de  bruit,  n'étoient 
que  les  plébéiens  des  dernières  classes  i 
et  qu'on  ne plaçoit ordinairement  dans 
les  batailles  que  sur  [es  ailes  ou  à  la 
queue  des  légions  ;  qu'ils  n'étoient  la 
plupart  armés  que  de  frondes  ;  qu'il 
n'y  avoitni  grands  services  à  espérer  t 
ni  beaucoup  à  craindre  de  pareils  sol- 
dats ;  que  la  république  ne  perdroit  pas 
beaucoup  en  perdant  des  gens  qui  ne 
servoient  que  de  nombre  ;  et  qu'il  n'y 
avoit  qu'à  mépriser  la  sédition  pour  la 
dissiper  ,  et  pour  voir  ces  mutins  re- 
courir avec  soumission  à  la  clémence 
du  sénat. 

Quelques  sénateurs  qui  vouloient 
trouver  un  milieu  entre  deux  avis  si 
opposés  ,  proposèrent  que  les  créan- 
ciers ne   pussent   au   moins   exercer 


€8        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

de  contrainte  sur  la  personne  de  leurs 
débiteurs.  D'autres  vouloient  qu'on 
ne  remit  les  dettes  qu'à  ceux  qui 
étoient  notoirement  dans  l'impuis- 
sance de  les  acquitter  ;  et  il  y  en  eut 
qui  ,  pour  satisfaire  en  même  temps 
à  la  foi  publique  et  à  l'intérêt  des 
créanciers  ,  proposèrent  de  les  payer 
des  deniers  publics.  Le  sénat  ne 
prit  aucun  de  ces  partis  :  il  résolut 
de  ne  point  donner  atteinte  à  des 
actes  aussi  solennels  que  des  con- 
trats; mais  afin  d'adoucir  le  peuple  , 
et  pour  l'engager  à  prendre  plus  vo- 
lontiers les  armes  ,  il  rendit  un  sé- 
natus  -  consulte  ,  qui  accordoit  une 
surséance  pour  toute  sorte  de  dettes 
jusqu'à  la  fm  de  la  guerre. 

Cette  condescendance  du  sénat 
étoit  un  effet  de  l'approche  de  l'en- 
nemi quis'avançoit  du  côté  de  Rome. 
Mais  plusieurs  d'entre  les  plébéiens  , 
devenus  plus  fiers  par  la  même  raison, 
déclarèrent  ou  qu'ils  obtiendroient 
une  abolition  absolue  de  toutes  les 
dettes  ,  ou  qu'ils  laisseraient  aux  ri- 
ches et  aux  grands  le  soin  de  la 
guerre  ,  et  la  défense  d'une  ville  à 
laquelle  ils  ne  s'intéressoient  plus  , 
et  qu'ils  étoient  même  prêts  d'aban- 


DE    LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I.       £j| 

donner.  La  fermeté  qu'ils  faisoient 
paroitre  leur  attira  des  compagnons. 
Le  nombre  des  mécontens  grossis- 
sent tous  les  jours  ;  et  plusieurs  mê- 
me d'entre  le  peuple  ,  qui  n'avoient 
ni  dettes  ,  ni  créanciers ,  ne  lais- 
soient  pas  de  se  plaindre  de  la  ri- 
gueur du  sénat ,  soit  par  compassion 
pour  ceux  de  leur  ordre  ,  ou  par  cette 
aversion  secrète  que  tous  les  hom- 
mes ont  naturellement  pour  toute 
domination. 

Quoique  les  plus  sages  et  les  plus 
riches  des  plébéiens  ,  et  sur-tout  les 
cliens  des  nobles  ,  n'eussent  pas  de 
part  à  la  sédition,  cependant  la  sé- 
paration dont  menaçoient  les  mé- 
contens ,  et  le  refus  qu'ils  faisoient 
obstinément  de  prendre  les  armes  , 
étoient  d'un  dangereux  exemple  ,  sur- 
tout dans  une  conjoncture  où  la  plu- 
part des  Latins  commandés  par  les 
fils  et  le  gendre  de  Tarquin  étoient 
aux  portes  de  Rome.  Le  sénat  pou- 
voit  à  la  vérité  faire  le  procès  aux 
plus  mutins  et  aux  chefs  de  la  sé- 
dition ;  mais  la  loi  Valéria  qui  autc- 
risoit  les  appels  devant  l'assemblée 
du  peuple,  ouvroit  un  asile  à  ces 
séditieux ,     qui    ne  pouvoient  mau- 


70        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

quer  d'être  absous   par  les  complices 
de  leur  rébellion. 

Le  sénat  ,  pour  éluder  l'effet  de  ce 
privilège  si  préjudiciable  à  son  au- 
torité ,  résolut  de  créer  un  magis- 
trat suprême  ,  également  au-dessus  du 
sénat  même  et  de  l'assemblée  du 
peuple  ,  et  auquel  on  déféra  une 
autorité  absolue.  Pour  obtenir  le  con- 
sentement du  peuple  ,  on  lui  repré- 
senta dans  une  assemblée  publique , 
que  dans  la  nécessité  de  terminer  ces 
dissensions  domestiques  ,  et  de  re- 
pousser en  même  temps  les  ennemis, 
il  falloit  donner  à  la  république  un 
seul  chef ,  au-dessus  même  des  con- 
suls ,  qui  fût  l'arbitre  des  lois ,  et 
comme  le  père  de  la  patrie  ;  et  de 
peur  qu'il  ne  s'en  rendit  le  tyran  , 
et  qu'il  n'abusât  de  cette  autorité  su- 
prême ,  qu'il  ne  falloit  la  lui  con- 
fier que  pour   l'espace  de  six  mois. 

Le  peuple  qui  ne  prévit  pas  les 
conséquences  de  ce  changement ,  j 
consentit  :  et  il  semble  qu'on  con- 
vint que  le  premier  consul  seroit  en 
droit  de  nommer  le  dictateur,  comme 
pour  le  dédommager  de  l'autorité 
qu'il  perdoit  par  la  création  de  cette 
éminente  dignité.  Clélius  nomma  T. 


DE    LA   RÊP.    ROMAINE.    Liv.  I.      71 

Largius  son  collègue  :  ce  fut  le  pre- 
mier Romain  qui,  sous  le  titre  de 
dictateur ,  parvint  à  cette  suprême 
dignité,  qu'on  pouvoit  regarder  dans 
une  république  (1)  comme  une  mo- 
narchie absolue  ,  quoique  passagère. 
En  effet,  dès  qu'il  étoit  nommé  , 
lui  seul  avoit  pouvoir  de  vie  et  de 
mort  sur  tous  les  citoyens  ,  de  quel- 
que rang  qu'ils  fussent ,  et  sans  qu'il 
y  eût  aucune  voie  d'appel.  L'auto- 
rité et  les  fonctions  des  autres  ma- 
gistrats cessoient  ou  lui  étoient  su- 
bordonnées :  il  nommoit  le  général 
de  la  cavalerie  ,  qui  étoit  à  ses  or- 
dres, et  qui  lui  servoit  de  lieutenant 
général.  (  An  de  Rome  209  ,  an  ayant 
Jésus-Christ  49$  •  ) 

Le  dictateur  avoit  des  licteurs  ar- 
més de  haches  comme  les  rois  ;  il 
pouvoit  lever  des  troupes  ou  les  con- 
gédier, selon  qu'il  le  jugeoit  à  pro- 
pos. Quand  la  guerre  étoit  déclarée, 
il  commandoit  les  armées  et  y  dé- 
cident des  entreprises  militaires  ,  sans 
être  obligé  -  de  prendre  l'avis  ni  du 
sénat ,  ni  du  peuple  ;  et  après  que  son 
autorité  étoit  expirée  ,  il  ne  rendoit 
compte  à  personne    de  tout  ce   qu'il 

(1)  Tit.  Liv.  Dec.  r.  1.  2.     D.  H.  1.  5. 


72        HISTOIRE   DES   REVOLUTIONS 

avoit  fait  pendant  son  administration, 
T.  Largius  étant  revêtu  de  cette 
grande  dignité  nomma  ,  sans  la  par- 
ticipation du  sénat  et  du  peuple,  Spu- 
rius  Cassius  Viscellinus  pour  géné- 
ral de  la  cavalerie  ;  et  ,  quoiqu'il  fût 
le  plus  modéré  du  sénat ,  il  affecta 
de  faire  toutes  choses  avec  hauteur 
pour  se  faire  craindre  du  peuple  ,  et 
pour  le  faire  rentrer  plutôt  dans  son 
devoir.  La  fermeté  du  dictateur  jeta 
une  grande  crainte  dans  les  esprits  ; 
on  vit  bien  que  sous  un  magistrat  si 
absolu  ,  et  qui  ne  manqueroit  pas 
de  faire  un  exemple  du  premier  re- 
belle ,  il  n'y  avoit  point  d'autre  parti 
à  prendre  que  celui  de  la  soumission. 
T.  Largius  assis  dans  une  haute 
chaire,  et  comme  dans  un  trône  qu'il 
avoit  fait  mettre  dans  la  place  pu- 
blique ,  et  environné  de  ses  licteurs 
armés  de  leurs  haches  ,  fit  appeler 
tous  les  citoyens  les  uns  après  les 
autres.  Les  plébéiens  ,  sans  oser  re- 
muer ,  se  présentèrent  docilement 
pour  être  enrôlés  ;  et  chacun  ,  rem- 
pli de  crainte  ,  se  rangea  sous  les  en- 
seignes. Cependant  cet  appareil  for- 
midable de  guerre  se  tourna  en  né- 
gociation :  les  Sabins  épouvantés  de- 
mandèrent 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I.      70 

mandèrent  la  paix  sans  la  pouvoir 
obtenir.  Mais  il  y  eut  comme  une 
trêve  qui  dura  près  d'un  an  ,  et  le 
sage  dictateur  sut,  par  une  conduite 
également  ferme  et  modérée,  se  faire 
craindre  et  respecter  des  ennemis  et 
de  ses  concitoyens. 

Mais  la  fin  de  la  dictature  fit  bien- 
tôt renaître  ces  dissensions  domesti- 
ques que  l'appréhension  d'une  guerre 
prochaine  n'avoit  que  suspendues.  Les 
créanciers  recommencèrent  à  pour- 
suivre leurs  débiteurs  ,  et  ceux-ci  re- 
nouvelèrent leurs  murmures  et  leurs 
plaintes.  Cette  grande  affaire  excita 
cie  nouveaux  troubles ,  et  le  sénat ,  vou- 
lant en  prévenir  les  suites  ,  fit  tom- 
ber le  consulat  à  Appius  Claudius 
dont  il  connoissoit  la  fermeté.  Mais 
de  peur  qu'il  ne  la  portât  trop  loin  , 
on  lui  donna  pour  collègue  Servi- 
lius  ,  personnage  d'un  caractère  doux 
et  humain,  et  agréable  aux  pauvres 
et  à  la  multitude.  Ces  deux  magis- 
trats ne  manquèrent  pas  de  se  trou- 
ver d'avis  opposés.  Servilius ,  par  bon- 
té et  par  compassion  pour  les  mal- 
heureux ;  inclinoit  à  la  suppression 
des  dettes  ,  ou  du  moins  il  vouloit 
qu'on  diminuât  du  principal  ces  in- 
Tome  L  D 


7 4        HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

téréts  usuraires  et  accumulés  qui  l'ex- 
cédoient  considérablement.  Il  exhor- 
toit  le  sénat  à  en  faire  un  règlement 
qui  soulageât  le  peuple  ,  et  qui  assu- 
rât pour  toujours  la  tranquillité  de 
l'état. 

Mais  Appius  ,  sévère  observateur 
des  lois  ,  soutenoit  avec  sa  fermeté 
ordinaire  qu'il  y  avoit  une  injustice 
manifeste  à  vouloir  soulager  les  dé- 
biteurs aux  dépens  de  la  fortune  de 
leurs  créanciers;  que  ce  projet  alloit 
même  à  la  ruine  de  la  subordination 
nécessaire  dans  un  état  bien  policé  ; 
que  la  condescendance  que  Servilius 
vouloit  qu'on  eût  pour  les  besoins 
du  peuple  ,  ne  seroit  regardée  par 
les  mutins  que  comme  une  foiblesse 
déguisée,  etferoit  naître  de  nouvelles 
prétentions  ;  qu'au  contraire  rien  ne 
marquerait  mieux  la  puissance  de  la 
république  ,  que  la  juste  sévérité  dont 
on  useroit  envers  ceux  qui  par  leurs 
cabales  et  par  leur  désobéissance 
avoient  violé  la  majesté  du  sénat. 

Le  peuple  instruit  de  ce  qui  s'étoit 
passé  dans  le  sénat  ,  et  informé  des 
dispositions  différentes  des  deux  con- 
suls ,  donne  autant  de  louanges  à 
Servilius  qu'il  répand  d'imprécations 


DE   LA    RÉP.   ROMAINE.    Liv.  I.      n  5 

contre  Appuis.  Les  plus  mutins  s'at- 
troupent de  nouveau  ;  on  tient  des 
assemblées  secrètes  de  nuit  et  dans 
des  lieux  écartes  :  tout  est  en  mou- 
vement lorsque  la  calamité  d'un 
particulier  fait  éclater  le  méconten- 
tement public,  et  excite  une  sédition 
générale. 

Un  plébéien  (i)  chargé  de  fers  vint 
se  jeter  dans  la  place   publique  com- 
me dans  un  asile.  Ses  habits  étoient 
déchirés,  il étoit  pâle  et  défiguré;  une 
grande    barbe  et  des    cheveux  négli- 
et  en  désordre   rendoient  son  vi- 
sage affreux.    On  ne  laissa  pas   de  le 
reconnoitre  ,  et  quelques  personnes  se 
souvinrent  de  l'avoir  vu  dans  les  ar- 
mées  commander  et  combattre    avec 
beaucoup    de  valeur.  11  montroit  lui- 
même  les  cicatrices  des  blessures  qu'il 
avoit  reçues  en  différentes  occasions  ; 
il  nommoit  les  consuls   et  les   tribuns 
sous  lesquels  il  avoit  servi  ;    et  adres- 
sant la  parole  à  une  multitude  de  gens 
qui    l'environnoient  ,    et    qui  lui  de- 
mandoient  avec  empressement  la  cause 
de  l'état  déplorable  où  il  étoit  réduit, 
il  leur  dit    que  pendant   qu'il   portoit 
les  armes  pendant   la  dernière   guerre 

(i)  TU  Liv.  2.  D.  i. 

D  2 


-j 6        HISTOIRE   DES   REVOLUTIONS 

qu'on  avoit  faite  contre  les  Sabins  , 
non  seulement  il  n'avoit  pu  cultiver 
son  petit  héritage  ,  mais  que  les  enne- 
mis même  dans  une  course  ,  après 
avoir  pillé  sa  maison  ,  y  avoient  mis 
le  feu  ;  que  les  besoins  de  la  vie  ,  et 
les  tributs  qu'on  l'avoit  obligé  de  payer 
malgré  cette  disgrâce  ,  l'avoient  forcé 
de  faire  des  dettes  ;  que  les  intérêts 
s'étant  insensiblement  accumulés  ,  il 
s'étoit  vu  réduit  à  la  triste  nécessité  de 
céder  son  héritage  pour  en  acquitter 
une  partie  ;  mais  que  le  créancier  im- 
pitoyable n'étant  pas  encore  entière- 
ment payé  ,  l'avoit  fait  traîner  en  pri- 
son avec  deux  de  ses  enfans  ;  que  pour 
l'obliger  à  accélérer  le  paiement  de 
ce  qui  restoit  du  ,  il  l'avoit  livré  à  ses 
esclaves  ,  qui  par  son  ordre  lui  avoient 
déchiré  le  corps:  en  même  temps  il 
se  découvrit ,  et  montra  son  dos  encore 
tout  sanglant  des  coups  de  fouet  qu'il 
avoit  reçus  (i). 

Le  peuple  ,  déjà  en  mouvement  et 
touché  d'un  traitement  si  barbare  , 
poussa  mille  cris  d'indignation  contre 
les  patriciens.  Ce  bruit  se  répandit  en 
un  instant  dans  toute  la  ville,  et  on 
accourut  de  tous  côtés  dans  la  place. 

(0  D.  H.  1.  6, 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.   Liv.  I.      77 

Ceux  qu'un  pareil  sort  retenoit  dans 
les  chaînes  de  leurs  créanciers  échap- 
pent; il  se  trouve  bientôt  des  chefs  et 
des  partisans  de  la  sédition.  On  ne  re- 
connoit  plus  l'autorité  des  magistrats  ; 
et  les  consuls  qui  étoient  accourus 
pour  arrêter  ce  désordre  par  leur  pré- 
sence, entourés  du  peuple  en  fureur, 
ne  trouvent  plus  ni  respect  ,  ni  obéis- 
sance dans  le  citoyen. 

Appius  ,  odieux  à  la  multitude  ,  alloit 
être  insulté  ,  s'il  n'eût  échappé  à  la 
faveur  du  tumulte.  Servilius ,  quoique 
plus  agréable  au  peuple  ,  se  vit  réduit 
à  quitter  sa  robe  consulaire  ;  et  sans 
aucune  marque  de  sa  dignité  il  se  jette 
dans  la  foule  ,  caresse  ,  embrasse  les 
plus  mutins  ,  et  les  conjure  ,  les  lar- 
mes aux  yeux  ,  d'apaiser  ce  désordre. 
Il  s'engage  d'assembler  incessamment 
le  sénat ,  et  il  leur  promet  d'y  pren- 
dre les  intérêts  du  peuple  avec  autant 
de  zèle  et  d'affection  que  pourroit  faire 
un  plébéien:  et,  pour  preuve  de  sa  pro- 
messe ,  il  fait  publier  par  un  héraut 
défense  d'arrêter  pour  dettes  aucun 
citoyen  ,  jusqu'à  ce  que  le  sénat  y  eût 
pourvu  par  un  nouveau  règlement. 

Le  peuple  sur  sa  parole  se  sépara  ; 
le  sénat  s'assembla  aussitôt.  Servilius 

D  3 


7 8  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
exposa  la  disposition  des  esprits  ,  et 
la  nécessité  ,  dans  une  pareille  conjonc- 
ture ,  de  relâcher  quelque  chose  de  la 
sévérité  des  lois.  Appius  au  contraire  , 
toujours  invariable  dans  ses  premiers 
sentimens ,  s'y  opposa  constamment.  La 
diversité  d'avis  fit  naître  de  l'aigreur 
entr'eux  :  Appius  qui  ne  pouvoit  s'em- 
pêcher de  joindre  à  l'utilité  de  ses  con- 
seils l'austérité  de  son  caractère  et  la 
dureté  de  ses  manières  ,  traite  publi- 
quement son  collègue  de  flatteur  et  d'es- 
clave du  peuple.  Servilius  de  son  côté 
lui  reproche  sa  fierté  ,  son  orgueil  ,  et 
l'animosité  qu'il  faisoitparoître  contre 
les  plébéiens.  Le  sénat  se  partage  en- 
tre ces  deux  grands  hommes  ;  chacun 
prend  parti  suivant  sa  disposition  ou 
ses  intérêts.  La  différence  des  avis  et 
l'opposition  des  sentimens  excitent 
de  grands  cris  dans  l'assemblée.  Pen- 
dant ce  tumulte  arrivent  à  toute  bri- 
de des  cavaliers  qui  rapportent  qu'une 
armée  de  Volsques  marchoit  droit  à 
Rome. 

Cette  nouvelle  fut  reçue  bien  diffé- 
remment par  le  sénat  et  par  le  peuple. 
Les  sénateurs,  leurs  ciiens  et  les  plus 
niches  d'entre  le  peuple  prirent  les  ar- 
ttaes.  Mais  ceux  quietoient  chargés  de 


DE   LA    RÉP.    ROMAINE.    LlV.  I.      79 

dettes ,  montrant  leurs  chaînes  ,  de- 
rnandoient  avec  un  souris  amer  si  de 
pareils  ornemens  méritoient  qu'ils  ex- 
posassent leurs  vies  pour  les  conser- 
ver ;  et  tous  ces  plébéiens  refusèrent 
opiniâtrement  de  donner  leurs  noms 
pour  se  faire  enrôler. 

La  ville  étoit  dans  cette  agitation 
qui  précède  ordinairement  les  plus 
grandes  révolutions  ;  les  consuls  di- 
visés ,  le  peuple  désobéissant  à  ses  ma- 
gistrats ,  et  les  Volsques  aux  portes  de 
Rome.  Le  sénat  qui  craignoit  pres- 
qu'également  le  citoyen  et  l'ennemi  , 
engagea  Appius  à  se  charger  delà  dé- 
fense de  la  ville,  dans  la  vue  que  le 
f)euple  suivroit  plus  volontiers  soneol- 
egue  en  campagne.  Servi  lins  étant 
destiné  pour  s'opposer  aiu  ennemis  , 
conjure  le  peuple  de  ne  le  pas  aban- 
donner dans  cette  expédition;  et,  pour 
l'obliger  à  prendre  les  armes  ,  iî  fait 
publier  une  nouvelle  défense  de  retenir 
en  prison  aucun  citoyen  Romain  auï 
voudroit  le  suivre  en  campagne  ,  ni 
d'arrêter  ses  enfans  ou  de  saisir  son  bien; 
et  par  le  même  édit  il  s'engage  au  nom 
du  sénat  ,  de  donner  au  peuple  à  son 
retour  toute  satisfaction  au  sujet  des 
dettes. 

D  4 


80        HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

Cette  déclaration  n'eut  pas  été  plu- 
tôt publiée  ,  que  le  peuple  courut  en 
foule  se  faire  enrôler  ,  les  uns  par  af- 
fection pour  le  consul  qu'ils  savoient 
leur  être  favorable  ,  et  les  autres  pour 
ne  pas  rester  dans  Rome  sous  le  gou- 
vernement sévère  et  impérieux  d'Àp- 
pius.  Mais  de  tous  les  plébéiens  il  n'y 
en  eut  point  qui  se  fissent  enrôler  plus 
volontairement  ,  ni  qui  montrassent 
plus  de  courage  contre  l'ennemi  ,  que 
ceux  même  qui  avoient  eu  le  plus  de 
part  au  dernier  tumulte.  Les  Volsques 
furent  défaits  ,  et  le  consul  ,  pour  ré- 
compenser le  soldat  de  la  valeur  qu'il 
avoit  fait  paroitre ,  lui  abandonna  le 
pillage  du  camp  ennemi  dont  il  s'étoit 
rendu  maître ,  sans  en  rien  réserver  , 
suivant  l'usage ,  pour  le  trésor  public. 

Le  peuple  àson  retour  le  reçut  avec 
de  grands  applaudissemens,et  ilatten- 
doit  avec  confiance  l'effet  de  ses  pro- 
messes. Servilius  n'oublia  rien  pour 
porter  le  sénat  à  accorder  une  aboli- 
tion générale  des  dettes  ;  mais  Appi us 
qui  regarcloit  tout  changement  dans 
les  lois  comme  dangereux  ,  s'opposa 
hautement  aux  intentions  de  son  col- 
lègue. Il  autorisa  de  nouveau  les  créan- 
ciers qui  traînoient  leurs  débiteurs  en 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I,      8* 

prison  ;  et  les  applaudissemens  qu'il 
enrecevoit  des  riches  ,  et  les  impréca- 
tions des  pauvres  concouroient  éga- 
lement à  entretenir  la  dureté  de  ce 
magistrat. 

Ceux  qu'on  arrétoit  en  appeloient 
à  Servilius;  ils  lui  représentoient  les 
promesses  qu'il  avoit  faites  au  peuple 
avant  la  campagne  ,  et  les  services  qu'ils 
avoient  rendus  à  la  guerre.  On  crioit 
touthaut  devant  son  tribunal,  ou  qu'en 
qualité  de  consul  et  de  premier  ma- 
gistrat il  prit  la  défense  de  ses  conci- 
toyens ,  ou  que  comme  général  il 
n'abandonnât  pas  les  intérêts  de  ses 
soldats.  Mais  Servilius  ,  d'un  caractère 
doux  et  timide  ,  n'osa  se  déclarer  ou- 
vertement contre  le  corps  entier  (i) 
des  patriciens  ;  et  en  voulant  ménager 
les  deux  partis ,  il  les  offensa  tous  deux , 
en  sorte  qu'il  ne  put  éviter  la  haine 
de  l'un  et  le  mépris  de  l'autre. 

Le  peuple  se  voyant  abandonné  de 
Servilius,  et  persécuté  par  son  collè- 
gue, s'assemble  tumultuairement.  con- 
fère et  prend  la  résolution  de  ne  devoir 
son  salut  qu'à  lui-même  ,  et  d'opposer 
la  force  à  la  tyrannie.  Les  débiteurs 
poursuivis  jusques   dans  la  place  par 

(i)  Tit.  Liv.  D.  i.  1.  2. 

D  5 


$2        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

leurs  créanciers  y  trouvent  un  asile 
assuré  dans  la  foule  ;  la  multitude 
en  fureur  frappe  ,  écarte  et  repousse 
ces  impitoyables  créanciers  qui  im- 
plorent en  vain  le  secours  des  lois.  Une 
nouvelle  irruption  des  Volsques  ,  des 
Sabins  et  des  Eques  ,  hausse  encore  le 
courage  du  peuple  ,  qui  refuse  ou- 
vertement de  marcher  contre  l'ennemi. 
A.  Virginius  etT.Vétusius  qui  avoient 
succédé  dans  le  consulat  à  Appius 
et  à  Servilius  ,  tentèrent  par  un  coup 
d'autorité  de  dissiper  ce  tumulte.  (An 
de  Rome  2 19.)  Us  firent  arrêter  un  plé- 
béien qui  refusoit  de  s'enrôler  ;  mais  le 
peuple  toujours  furieux  l'arracha  des 
mains  des  licteurs ,  et  les  consuls  éprou- 
vèrent dans  cette  occasion  combien  la 
majesté  sans  laforce  est  peu  considérée. 
Une  désobéissance  si  déclarée  ,  et  peu 
différente  d'une  révolte  ,  alarma  le 
sénat  ,  qui  s'assembla  extraordinaire- 
ment.  T.  Largius  que  nous  avons  vu 
dictateur  ,  opina  le  premier.  Cet  an- 
cien magistrat ,  si  respectable  par  sa  sa- 
gesse et  par  safermeté  ,  dit  qu'il  voj' oit 
avec  beaucoup  de  douleurR  0111e  comme 
partagée  en  deux  nations,  et  former 
comme  deux  villes  différentes;  que  la 
première  netoit  remplie  quede riches- 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    LiV.  I.      83 

ses  et  d'orgueil ,  et  la  seconde  de  mi- 
sère et  de  rébellion  ;  que  dans  Tune  et 
dans  l'autre  on  ne  voyoit  ni  justice  , 
ni  honneur  ,  ni  même  de  bienséance  , 
et  que  la  fierté  des  grands  n'etoit  pas 
moins  odieuse  que  la  désobéissance  du 
petit  peuple  ;  qu'il  étoit  cependant  obli- 
gé d'avouer  qu'il  pré  voyoit  que  l'ex- 
trême pauvreté  du  peuple  entretien- 
droit  toujours  la  dissension  ,  et  qu'il 
ne  croyoit  pas  qu'on  pût  rétablir  l'u- 
nion et  la  concorde  entre  ces  deux  or- 
dres ,  que  par  une  abolition  générale 
des  dettes. 

D'autres  sénateurs  étoient  d'avis 
qu'on  restreignit  cette  grâce  en  faveur 
de  ceux  qui  dans  les  dernières  guerres 
avoient  servi  utilement  la  république; 
et  ils  représentoient  que  c'étoit  une 
justice  qui  leur  étoit  due,  et  que  la  pa- 
role de  Servilius  y  étoit  même  engagée. 

Appuis  ,  quand  ce  fut  son  rang  àt 
opiner,  s'opposa  également  à  ces  deux: 
avis  :  «  Tant  de  mutineries,  dit-il,  ne 
»  procèdent  pas  de  la  misère  du  peu- 
»  pie  ,  c'est  bien  plutôt  l'effet  d'une  li- 
»  cence  effrénée  qu'il  plaît  à  des  sédi- 
»  tieux  d'appeler  du  nom  de  liberté. 
»  Tout  ce  desordre  n'a  pris  naissance 
»  que  de  l'abus  que  le  peuple  fait  de  la 

D  6 


84  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  loi  Valtria.  On  viole  impunément  la 
»  majesté  des  consuls  ,  parce  que  les 
r>  mutins  ont  la  faculté  d'appeler  de  la 
»  condamnation  du  crime  devant  les 
»  complices  même  de  ce  crime.  Et 
»  quel  ordre  peut-on  jamais  espérer 
»  d'établir  dans  un  état  où  les  ordon- 
»  nances  des  magistrats  sont  soumises 
»  à  la  révision  et  au  jugement  d'une 
»  populace  qui  n'a  pour  règle  que  son 
»  caprice  et  sa  fureur  ?  Seigneurs  ,  ajou- 
»  ta  Appius ,  il  faut  créer  un  dictateur 
»  dont  les  jugemens  sont  sans  appel  ; 
»  et  ne  craignez  pas  après  cela  qu'il  y 
»  ait  des  plébéiens  assez  insolens  pour 
»  repousser  les  licteurs  d'un  magistrat 
»  qui  sera  maitre  de  disposer  souve- 
»  rainement  de  leurs  biens  et  de  leurs 
»  vies.  » 

Les  jeunes  sénateurs  jaloux  de  l'hon- 
neur du  sénat  ,   et  ceux   sur-tout  crui 


d< 


étoient  intéressés  dans  l'abolition  des 
dettes  ,  se  déclarèrent  pour  l'avis 
d' Appius  :  ils  vouloient  même  lui  dé- 
férer cette  grande  dignité.  Ils  disoient 
qu'il  n'y  avoit  qu'un  homme  aussi  fer- 
me et  aussi  intrépide ,  qui  fût  capable 
de  faire  rentrer  le  peuple  dans  son  de- 
voir. Mais  les  anciens  sénateurs  et  les 
plus    modérés     trouvèrent   que  cette 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  I.      85 

souveraine  puissance  étoit  assez  formi- 
dable d'elle-même  ,  sans  en  revêtir  en- 
core un  homme  naturellement  dur  et 
odieux  à  la  multitude.  L'un  des  con- 
suls par  leurs  avis  nomma  pour  dicta- 
teur Manius  Valérius  ,  fils  de  Volésius. 
C'étoit  un  consulaire  âgé  de  plus  de 
soixante  et  dix  ans  (i) ,  et  d'une  mai- 
son dont  le  peuple  n'avoit  à  craindre 
ni  orgueil  ni  injustice.  (  An  de  Rome 

259-).  .... 

Le  dictateur ,  plébéien  d'inclination, 

nomma  pour  général  de  la  cavalerie 
Quintus  Servilius  ,  frère  de  celui  qui 
avoit  été  consul  ,  et  qui  trouvoit 
comme  lui  ,  qu'il  y  avoit  de  la  justice 
dans  les  plaintes  du  peuple  :  il  convo- 
qua ensuite  une  assemblée  générale 
dans  la  place  des  comices.  11  y  parut 
avec  une  contenance  grave  et  modeste 
tout  ensemble  ;  et  adressant  la  parole 
au  peuple  ,  il  lui  dit ,  qu'il  ne  devoit 
pas  craindre  que  sa  liberté  ni  la  loi 
Vakria ,  qui  en  étoit  le  plus  ferme  ap- 
pui ,  fussent  en  danger  sous  un  dicta- 
teur de  lafamille  de  Valérius  Publicola; 
qu'il  n'étoit  point  monté  sur  son  tri- 
bunal pour  les  séduire  par  de  fausses 
promesses;  qu'il  falloit  à  la  vérité  mar- 

(i)  Tit.  Liv.  Dec.  1. 1.  6.    D.  H.  liv.  6. 


SG        HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

cher  aux  ennemis  qui  s'avanroient  du 
côté  de  Rome ,  mais  qu'il  s'engageoit, 
en  son  nom  et  de  la  part  du  sénat ,  de 
leur  donner  au  retour  de  la  campagne 
une  entière  satisfaction  sur  leurs  plain- 
tes :  «  Et  en  attendant ,  dit-il  ,  par  la 
»  puissance  souveraine  dont  je  suis  re- 
»  vêtu  ,  je  déclare  libres  vos  person- 
»  nés  ,  vos  terres  et  vos  biens.  Je  sus- 
»  pends  l'effet  de  toute  obligation  dont 
»  on  pourroit  se  servir  pour  vous  in- 
»  quieter  :  venez  nous  aider  à  vous 
»  conquérir  de  nouvelles  terres  sur  nos 
»  ennemis.  » 

Ce  discours  remplit  le  peuple  d'es- 
pérance et  de  consolation.  Tout  le  mon- 
de prît  les  armes  avec  joie  ,  et  on  leva 
dix  légions  complètes  :  on  en  donna 
trois  à  chaque  consul  (i);  le  dictateur 
s'en  réserva  quatre.  Les  Romains  mar- 
chèrent aux  ennemis  par  dirïerens  en- 
droits ;  le  dictateur  battit  lesSabins  ,  et 
lé  consul  Vetusius  remporta  une  vic- 
toire signalée  sur  les  Volsques,  prit 
reur  camp  et  ensuite  Ve litre  ,  où  il  en- 
tra l'épée  à  la  main  en  poursuivant  les 
vaincus;  et  A..Virgimus,  l'autre  consul, 
défit  les  Eques  ,  et  remporta   une  vic- 

(i)   Idem  ,  ibid. 


DE   LA   RÉP.   ROMAINE.    Liv.  I.      Sj 

toire  que  la  fuite  précipitée  des  enne- 
mis rendit  peu  sanglante. 

Le  sénat    qui  craignoit   que  les  sol- 
dats de  retour  ne  demandassent  au  dic- 
tateur l'exécution  de  ses  promesses ,  lui 
fit  dire  et  aux  deux  consuls  ,  de  les  re- 
tenir toujours  sous  les  enseignes ,  sous 
prétexte  que  la  guerre   n  etoit  pas  ter- 
minée. Les   deux  consuls    obéirent  ; 
mais  le  dictateur,  dont  l'autorité  étoit 
plus  indépendante  du  sénat ,  licencia 
son  armée.  11  déclara  ses  soldats  absous 
du  serment  qu'ils  avoient  prêté  ens'en- 
rôlant;  et,  pour  donner  une  nouvelle 
preuve  de  son  affection  pour  le  peuple, 
il  tira  de  cet  ordre  quatre  cents  des  plus 
considérables  qu'il  fit  entrer  dans  ce- 
lui des  chevaliers.   11  fut  ensuite  au  sé- 
nat ,  et  il  demanda    qu'on  eut  par  un 
sénatus-consulte  à  dégager    sa   parole 
et  à  abolir  toutes  les  dettes.   Les  plus 
anciens  sénateurs  et    les  plus  gens  de 
bien,  si  on  en  excepte  Appius,  etoient 
de  cet  avis  ;  mais  la  cabale  des  riches 
l'emporta  ,  et  ils  etoient  soutenus  par 
les    jeunes    sénateurs    qui    croy oient 
qu'on  diminuent  de  l'autorité  du  sénat 
tout  ce  qu'on  proposoit  en  faveur  du 
soulagement  du  peuple.    Il  y  en  eut 
même  plusieurs  qui  ,  se  prévalant  de 


SS        HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

l'extrême  bonté  du  dictateur,  lui  re- 
prochèrent qu'il  recherchoit  avec  bas- 
sesse les  applaudissemens  d'une  vile 
populace.  Sa  proposition  fut  rejetée 
avec  de  grands  cris  ;  et  on  lui  lit  sentir 
que  s'il  n'eût  pas  été  au-dessus  des  lois 
par  sa  dignité  ,  le  sénat  lui  auroit  fait 
rendre  compte  du  congé  qu'il  avoit 
donné  à  ses  soldats,  comme  d'un  atten- 
tat contre  les  lois  militaires  ,  et  sur- 
tout dans  une  conjoncture  où  les  en- 
nemis de  la  république  étoient  encore 
en  armes. 

«  Je  vois  bien  ,  leur  dit  ce  vénéra- 
ble vieillard  (i)  ,  que  je  ne  vous  suis 
pas  agréable  :  on  me  reproche  d'être 
trop  populaire  ;  fassent  les  Dieux 
que  tous  les  défenseurs  du  peuple 
Romain  qui  s'élèveront  dans  la  suite 
me  ressemblent ,  et  soient  aussi  mo- 
dérés que  je  le  suis!  Mais  n'attendez 
pas  que  je  trompe  des  citoyens,  qui 
sur  ma  parole  ont  pris  les  armes, 
et  qui  au  prix  de  leur  sang  viennent 
de  triompher  de  vos  ennemis.  Une 
guerre  étrangère  et  nos  dissensions 
domestiques  ont  été  cause  que  la  ré- 
publique m'a  honoré  de  la  dictature. 
Nous  avons  la  paix  au  dehors ,  et  on 

(i)  D.  H.  1.  6. 


DE   LA   RÉP.    ROMAINE.    Liv.  T.       89 

»  m'empêche  de  l'établir  au  dedans  ; 
»  ainsi  mon  ministère  devenant  inu- 
»  tile  ,  j'ai  résolu  d'abdiquer  cette 
»  grande  dignité  :  j'aime  mieux  voir 
»  la  sédition  comme  personne  privée  , 
»  qu'avec  le  titre  de  dictateur.  »  En 
finissant  ces  mots,  il  sortit  brusque- 
ment du  sénat ,  et  convoqua  une  as- 
semblée du  peuple. 

Quand  l'assemblée  fut  formée  ,  il  y 
parut  avec  toutes  les  marques  de  digni- 
té ;  il  rendit  grâces  d'abord  au  peuple 
de  la  promptitude  avec  laquelle  ,  sur 
ses  ordres  ,  iiavoit  pris  les  armes ,  et  il 
donna  en  même  temps  de  grandes 
louanges  à  la  valeur  et  au  courage  qu'il 
avoit  fait  paroitre  contre  les  ennemis 
de  la  république.  «Vous  avez,  dit-il, 
»  en  bons  citoyens  satisfait  à  votre 
»  devoir.  Ceseroît  à  moi  à m'ac quitter 
»  à  mon  tour  de  la  parole  que  je  vous 
»  ai  donnée  ;  mais  une  brigue ,  plus 
»  puissante  que  l'autorité  même  d'un 
»  dictateur ,  empêche  aujourd'hui  l'ef- 
»  fet  de  mes  sincères  intentions.  On 
»  me  traite  publiquement  d'ennemi 
»  du  sénat;  on  censure  ma  conduite; 
»  on  me  fait  un  crime  de  vous  avoir 
»  abandonné  les  dépouilles  de  nos 
»    ennemis  ,  et  sur-tout  de  vous  avoir 


90  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  absous  du  serment  militaire.  Je 
»  sais  de  quelle  manière  ,  dans  la  force 
»  de  mon  âge  j'aurois  repoussé  de 
»  pareilles  injures  ;  mais  on  méprise 
»  un  vieillard  plus  que  septuagé- 
»  naire  :  et  comme  je  ne  puis  ni 
»  me  venger  ,  ni  vous  rendre  justice, 
»  j'abdique  volontiers  une  dignité 
»  qui  vous  est  inutile.  Si  cependant 
»  quelqu'un  de  mes  concitoyens  veut 
»  encore  se  plaindre  de  Tinexécu- 
»  tion  de  ma  parole  ,  je  lui  aban- 
»  donne  de  bon  cœur  le  peu  de  vie 
*  qui  me  reste  ;  il  peut  me  roter 
»  sans  que  je  m'en  plaigne  ,  ni  que 
»    je  m'y  oppose.  » 

Le  peuple  n'écouta  ce  discours 
qu'avec  des  sentimens  de  respect  et 
de  vénération  :  tout  le  monde  lui 
rendit  la  justice  qui  lui  étoit  due  ; 
et  il  fut  reconduit  par  la  multitude 
jusqu'en  sa  maison  ,  avec  autant  de 
louanges  que  s'il  eut  prononcé  l'abo- 
lition des  dettes.  Le  peuple  teturna 
toute  son  indignation  contre  le  sénat 
qui  l'avoit  tant  de  fois  trompé.  On 
ne  garde  plus  alors  aucunes  mesu- 
res ;  les  plébéiens  s'assemblent  pu- 
bliquement ,  et  les  avis  les  plus  vio- 
lens  sont  les  plus  agréables  à  la  mul- 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  L       91 

titude.  Les  deux  consuls  qui  tenoient 
encore  les  soldats  engages  par  leur 
serment,  sous  prétexte  d'un  avis  qu'ils 
s'étoient  fait  donner  que  les  enne- 
mis armoient  de  nouveau  ,  se  mirent 
en  campagne  de  concert  avec  le  sé- 
nat. Le  peuple  qui  sentit  l'artifice 
ne  sortit  de  Rome  qu'avec  fureur  ; 
les  plus  emportés  proposèrent  même, 
avant  que  d'aller  plus  loin  ,  de  poi- 
gnarder les  consuls ,  afin  de  se  dégager 
tout  d'un  coup  du  serment  qui  les  te- 
noit  attachés  sous  leurs  ordres  ;  mais 
les  plus  sages  ,  et  ceux  qui  avoient  la 
crainte  des  dieux  ,  leur  ayant  repré- 
senté qu'il  n'y  avoit  point  de  serinent 
dont  on  pût  se  dégager  par  un  crime , 
ces  soldats  prirent  un  autre  parti.  Ils 
résolurent  d'abandonner  leur  patrie , 
et  de  se  faire  hors  de  Piome  un  nou- 
vel établissement.  Us  lèvent  aussi- 
tôt  leurs  enseignes  ,  changent  leurs 
officiers  ,  et  par  les  conseils  et  sous 
la  conduite  d'un  plébéien  appelé  Si- 
cinius  Bellutus  ,  ils  se  retirent  et 
vont  camper  sur  une  montagne  ,  ap- 
pelée depuis  le  Mont-Sacre  ,  située 
à  trois  milles  de  Rome  ,  et  proche 
la  rivière  de  Téveron.  Ç  An  de  Ro- 
ms 209.  ) 


92         HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

Une  désertion  si  générale  (i)  ,  et 
qui  paroissoit  être  le  commencement 
a  une  guerre  civile  ,  causa  beaucoup 
d'inquiétude  au  sénat.  On  mit  d'abord 
des  gardes  aux  portes  de  la  ville  , 
tant  pour  sa  sûreté  ;  que  pour  em- 
pêcher le  reste  des  plébéiens  de  se 
joindre  aux  mécontens  ;  mais  ceux 
qui  étoient  chargés  de  dettes  ,  les 
plus  mutins  et  les  plus  séditieux  , 
s'échappèrent  malgré  cette  précaution  ; 
et  Rome  vit  à  ses  portes  une  armée 
redoutable  composée  d'une  partie  de 
ses  citoyens  ,  et  qui  pouvoient  faire 
craindre  qu'ils  ne  tournassent  à  la 
fin  leurs  armes  contre  ceux  qui 
étoient    restés  dans    la  ville. 

Les  patriciens  (2)  se  partagèrent 
aussitôt  ;  les  uns  à  la  tète  de  leurs 
cliens  et  des  plébéiens  qui  n'avoient 
point  voulu  prendre  de  part  à  la 
sédition,  occupent  les  postes  les  plus 
avancés  ;  d'autres  se  fortifient  à  l'en- 
trée de  la  ville  ;  les  vieillards  se  char- 
gent de  la  défense  des  murailles ,  et 
tous  montrent  également  du  courage 
et    de  la   fermeté. 

Le  sénat  ,   après   ces  précautions  , 

(1)  D.  H.   1.  6. 

(2)  D.  H.  1.  6. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LÎV.  I.  $3 
députe  aux  mécontens  pour  leur  of- 
frir une  amnistie  ,  et  les  exhorte  à 
revenir  dans  la  ville  ou  sous  leurs 
enseignes.  Mais  cette  démarche  faite 
trop  tôt  et  dans  la  première  cha- 
leur de  la  sédition  ,  ne  servit  qu'à 
faire  éclater  l'insolence  du  soldat. 
Les  députés  furent  renvoyés  avec 
mépris  ,  et  on  leur  donna  pour  toute 
réponse  que  les  patriciens  éprou- 
veroient  bientôt  à  quels  ennemis  ils 
avoient   à  faire. 

Le  retour  de  ces  envoyés  aug- 
menta le  trouble  dans  la  ville.  Les 
deux  consuls  ,  dont  la  magistrature 
expiroit,  indiquèrent  rassemblée  pour 
l'élection  de  Jeurs  successeurs  ;  per- 
sonne ,  dans  une  conjoncture  si  fâ- 
cheuse ne  se  présenta  pour  deman- 
der cette  dignité  ;  plusieurs  même 
la  refusèrent.  Enfin  on  obligea  Pos- 
thumius  Cominius  et  Spurius  Cassius 
Viscellinus  ,  personnages  consulaires , 
de  l'accepter ,  et  le  sénat  fît  tomber  sur 
eux  les  suffrages ,  parce  qu'ils  étoient 
également  agréables  aux  nobles  et  aux 
plébéiens  ,  et  que  Cassius  sur  -  tout 
s'étoit  toujours  ménagé  avec  beaucoup 
d'art  entre  les  deux  partis.  (An  de 
Rome  260  ou  261.J 


C)4         HISTOIRE    DES   RÉVOLUTIONS 

Les  premiers  soins  des  nouveaux 
consuls  furent  de  convoquer  le  sé- 
nat ,  pour  délibérer  sur  les  moyens 
les  plus  prompts  et  les  plus  faciles 
de  rétablir  la  paix  et  l'union  entre 
les  différeras   ordres  de  l'état. 

Ménénius  Agrippa  ,  personnage 
consulaire,  illustre  par  l'intégrité  de 
ses  mœurs  ,  auquel  on  demanda  le 
premier  son  avis  ,  opina  qu'il  falloit 
renvoyer  de  nouveaux  députés  aux 
mécontens  ,  avec  un  plein  pouvoir 
de  finir  une  affaire  aussi  fâcheuse  , 
aux  conditions  que  ces  commissaires 
jugeroient  les  plus  utiles  à  la  répu- 
blique. Quelques  sénateurs  trouvoient 
que  c'étoit  commettre  la  dignité 
du  sénat  que  de  députer  de  nouveau 
à  des  rebelles  qui  avoient  reçu  si 
indignement  ses  premiers  envoyés. 
Mais  Ménénius  représenta  qu'il  ne- 
toit  pas  temps  de  s'arrêter  à  une 
vaine  formalité  ;  que  le  salut  de  la 
république  et  une  nécessité  indis- 
pensable à  laquelle  les  dieux  même 
cedoient  ,  obligeoient  le  sénat  de 
rechercher  le  peuple;  que  Rome,  la 
terreur  de  ses  voisins  ,  étoit  comme 
assiégée  par  ses  propres  citoyens  ; 
qu'à   la   vérité    ils    n'avoient   encore 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  I.        0,5 

fait  aucun  acte  d'hostilité ,  niais  que 
c'etoit  par  cette  même  raison  qu'il 
falloit  empêcher  le  commencement 
d'une  guerre  qui  ne  pouvoit  être 
que  funeste  à  fetat  ,  quel  qu'en  fût 
le  succès. 

Il  ajouta  que  les  Sabins,  les  Vols- 
ques  ,  les  Eques  et  les  Berniques  , 
tous  ennemis  irréconciliables  du  nom 
romain  ,  se  seroient  déjà  joints  aux 
rebelles  s'ils  n'avoient  peut-être  pas 
jugé  plus  à  propos  de  laisser  les  Ro- 
mains salï'oiblir  et  se  détruire  par 
leurs  propres  divisions  ;  qu'il  ne  fal- 
loit pas  espérer  de  grands  secours  de 
leurs  allies  ;  que  les  peuples  de  la 
Campanie  et  de  la  Toscane  n'avoient 
qu'une  foi  douteuse  ,  et  toujours  sou- 
mise aux  évènemens  ;  qu'on  n'etoit 
guère  plus  assuré  des  Latins,  nation 
jalouse  de  la  supériorité  de  Rome,  et 
toujours  avide  de  la  nouveauté  ;  que 
les  patriciens  se  trompoient  sils  se 
flattoient  de  pouvoir  résister  a\  »  ;>. 
leurs  cliens  et  leurs  esclaves  à  tant 
d'ennemis  domestiques  et  étrangers  , 
qui  s'uniroient  pour  détruire  une  puis- 
sance qui  leur  etoit  odieuse. 

M.  Yaierius  (i)   dont  nous  venons 

(I)  D.    II.    1.   2. 


96  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
de  parler  ,  et  qui  avoit  l'esprit  aigri 
contre  4e  sénat ,  ajouta  à  l'avis  de  Mé- 
nénius ,  qu'on  devoit  tout  craindre  des 
desseins  des  mécontens ,  dont  la  plu- 
part avoient  déjà  abandonné  le  soin 
de  leurs  héritages  et  la  culture  des 
terres  ,  comme  des  gens  qui  renon- 
çoient  à  leur  patrie  ,  et  qui  songeoient 
à  s'établir  ailleurs  ;  que  Rome  alloit 
être  déserte ,  et  que  le  sénat,  pour  être 
trop  inflexible  ,  ruinoit  les  principales 
forces  de  la  république  par  la  retraite 
forcée  et  la  désertion  d'un  si  grand 
nombre  de  citoyens  ;  que  si  au  con- 
traire on  eut  suivi  les  conseils  qu'il 
donna  pendant  sa  dictature,  on  auroit 

Fu  par  l'abolition  des  dettes,  conserver 
union  et  la  paix  entre  les  difïérens 
ordres  de  l'état  ;  mais  qu'il  ne  falloit 
pas  se  flatter  que  le  peuple ,  tant  de 
fois  trompé  par  les  vaines  promesses 
du  sénat ,  se  contentât  à  présent  de 
cette  abolition  ;  qu'il  craignoit  bien 
-  que  les  mauvais  traitemens  qu'il  avoit 
essuyés  ne  l'engageassent  à  demander 
encore  des  sûretés  pour  la  conservation 
de  ses  droits  et  de  sa  liberté  ;  qu'on 
ne  pouvoit  disconvenir  que  la  plupart 
des  plébéiens  se  voyoient  dépouillés 
de  leurs  héritages  ;  qu'on  enchainoit 

les 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Z/v.  L       97 

les  malheureux  comme  des  criminels, 
et  qu'ils  se  plaignoient  peut-être  avec 
justice  que  les  nobles  et  les  patri- 
ciens, au  préjudice  de  la  constitution 
originaire  de  l'état  ,  ne  travailloient 
qu'à  se  rendre  seuls  maîtres  du  gouver- 
nement; que  la  création  d'un  dicta- 
teur ,  invention  moderne  du  sénat , 
rendoit  inutile  la  loi  Vakria ,  le  refuge 
du  peuple  et  l'asile  de  la  liberté  ;  que 
cette  puissance  absolue ,  confiée  à  un 
seul  homme  ,  en  feroit  quelque  jour 
le  tyran  de  sa  patrie  ;  que  ces  nou- 
veautés et  ces  changemens  avoient 
leur  source  dans  les  maximes  impé- 
rieuses d'Appius  Claudius  et  de  ses 
semblables ,  qui  ne  paroissent  occupés 
que  du  dessein  d'établir  la  domination 
des  nobles  sur  les  ruines  de  la  liberté 
publique  ,  et  de  réduire  des  citoyens 
libres  à  la  vile  condition  de  sujets  et 
d'esclaves  du  sénat. 

Appius  (1)  se  leva  quand  ce  fut  son 
tour  à  parler  ,  et  adressant  la  parole 
à  M.  Valérius  :  «  Si  vous  vous  étiez 
»  renfermé  ,  lui  dit-il ,  à  dire  simple- 
»  ment  votre  avis  sans  m'attaquer  si 
»   injustement,  vous  ne  vous  seriez  pas 

(1)  D.  Hal.  1.  6. 

Tome  I.  E 


g8        HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  exposé  à   entendre  aujourd'hui  des 

»  vérités  peu   agréables.   Mais  avant 

y)  que  de  les  exposer  à  la  vue  de  cette 

»  compagnie ,  il  est  juste  de  répondre 

y*  à  vos  calomnies.  Dites-moi ,  Valé- 

»  rius  ,  quels  sont  les  Romains   que 

»  j'ai  poursuivis  en  justice ,  pour  les 

»  obliger  de  me  payer  ce  qu'ils  me 

y>  dévoient  ?  Nommez  les  citoyens  que 

»  j'ai  retenus  dans  les  chaînes  :  allez 

»  jusqu'au  Mont  Vélie  ,  et  cherchez 

»  parmi   cette   foule  de   mécontens  , 

»  s'il  y  en  a  un  seul  qui  se  plaigne 

»  qu'il  n'a  quitté  la  ville  que  par  la 

»  crainte   que   je  ne  le  fisse  arrêter. 

»  Tout  le  monde  sait  au  contraire  que 

»  j'ai  traité  mes  débiteurs  comme  mes 

»  cliens  el  mes  amis,  que,  sans  égard 

»  à  d'anciennes  dettes  ,  je  les  ai  se- 

»  courus  gratuitement  dans  leurs  be- 

»  soins  ,  et   qu'autant  qu'il  a   été  en 

»  moi  ,  les  citoyens  ont  toujours  été 

»  libres.  Ce  n'est  pas  que  je  prétende 

»  proposer  ma  conduite  pour  règle  de 

»  celle  des  autres  ;  je  soutiendrai  tou- 

»  jours  l'autorité  des  lois  en  faveur  de 

»  ceux  qui  y  auront  recours.  Je  suis 

»  même  persuadé  qu'à  l'égard  de  cer- 

»  tains  débiteurs  ,  et  de  ces  gens  qui 

»  passent  leur  vie    dans  la  mollesse 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.       99 

et  les  débauches  ,  il  y  a  autant  de 
justice  à  s'en  faire  payer  ,  qu'il  est 
honnête  et  généreux  de  remettre 
les  dettes  à  des  citoyens  paisibles 
et  laborieux ,  mais  qui  par  malheur 
sont  tombés  dans  une  extrême  in- 
digence :  telle  a  été  ma  conduite  , 
et  telles  sont  ces  maximes  impé- 
rieuses qu'on  me  reproche.  Mais  je 
me  suis  ,  dit-on ,  déclaré  le  partisan 
des  grands ,  et  c'est  par  mes  conseils 
qu'ils  se  sont  emparés  du  gouver- 
nement. Ce  crime ,  Messieurs ,  ajouta 
Appius  en  se  tournant  vers  les  prin- 
cipaux du  sénat ,  m'est  commun  avec 
vous.  Le  gouvernement  vous  appar- 
tient ,  et  vous  êtes  trop  sages  pour 
l'abandonner  à  une  populace  effré- 
née, à  cette  bête  féroce  qui  n'écoute 
que  ses  flatteurs ,  mais  aussi  dont  les 
esclaves  deviennent  souvent  les  ty- 
rans ;  et  c'est  9  Messieurs  ,  ce  que 
nous  avons  à  craindre  de  M.  Valé- 
rius  ,  qui,  n'ayant  de  considération 
dans  la  république  que  par  les  di- 
gnités dont  nous  l'avons  honoré  , 
s'en  sert  aujourd'hui  pour  ruiner  nos 
lois,  pour  changer  la  forme  de  notre 
gouvernement  ,  et  pour  se  frayer 
r>   par  ses  bassesses  un  chemin  à   la 

E  2 


100  HISTOIRE  DES  REVOLUTIONS 
»  tyrannie.  Vous  l'avez  entendu  ,  et 
»  vous  avez  pu  apercevoir  qu'étant 
»  mieux  instruit  que  nous  des  desseins 
»  pernicieux  des  rebelles  ,  il  vous 
»  prépare  à  de  nouvelles  prétentions , 
»  et  sous  prétexte  de  demander  des 
»  garants  de  la  liberté  du  peuple  ,  il 
»  ne  cherche  qu'à  opprimer  celle  du 
»    sénat, 

»   Mais   venons  au  principal  sujet 
»    qui  nous  a  assemblés  aujourd'hui.  Je 
»    dis  donc  que  c'est  ébranler  les  fon- 
»    démens  d'un  état  que  d'en  changer 
?>   les  lois,  et  qu'on  ne  peut  donner 
»    atteinte  aux  contrats   des   particu- 
>>    liérs  sans  blesser  la  foi  publique, 
»    et  sans  ruiner  ce   contrat  original 
»    qui  a  formé  les  premières  sociétés 
»    entre  les  hommes.  Accorderez-vous 
»    aujourd'hui  à  des  séditieux  qui  sont 
>>    à  la  veille  de  tourner  leurs  armes 
»    contre  leur  patrie ,  ce  que  vous  avez 
*>    sagement  refusé  plusieurs  fois  à  des 
»    citoyens    soumis   et  à   des    soldats 
»    qui  combattoient  sous    vos  ensei-* 
»    gnes  ?  Songez  que  vous  ne  pouvez 
»    vous  relâcher  sur  l'article  des  dettes, 
»    que  vous  n'ouvriez  en  même  temps 
»   la  porte  à  de  nouvelles  prétentions, 
»   Bientôt  les  chefs  de  la.  sédition ,  de 


M  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  L     101 

s>  concert  avec  M.  Valérius ,  voudront 
»  être  admis  aux  premières  dignités 
»  de  l'état.  Fassent  les  dieux  tutélaires 
»  de  Rome  ,  que  son  gouvernement 
»  ne  tombe  pas  à  la  fin  entre  les 
»  mains  d'une  vile  populace  ,  qui 
vous  punisse  de  votre  foiblesse  ,  et 
qui  vous  bannisse  vous  -  mêmes  de 
votre  patrie  !  On  veut  vous  faire 
peur  des  armes  des  rebelles  ;  mais 
n'avez- vous  pas  pour  otages  leurs 
»  femmes  et  leurs  enf ans  ?  Viendront- 
ils  attaquer  à  force  ouverte  une  ville 
qui  renferme  ce  qu'ils  ont  de  plus 
cher  ?  Mais  je  veux  qu'ils  n'aient 
pas  plus  d'égards  pour  les  liaisons 
du  sang  que  pour  I*?s  loi»  du  gou- 
vernement ;  ont-ils  des  généraux  , 
»  des  vivres  ,  et  l'argent  nécessaire 
pour  se  soutenir  dans  une  pareille 
entreprise  ?  Que  deviendront  -  ils 
pendant  l'hiver  qui  est  proche  ,  sans 
pain  ,  sans  retraite  et  sans  pouvoir 
s'écarter  ,  qu'ils  ne  tombent  entre 
nos  mains  ?  S'ils  se  réfugient  chez 
nos  voisins  ,  n'y  trouveront-ils  pas , 
comme  à  Rome  ,  le  gouvernement 
entre  les  mains  des  grands  ?  Des 
rebelles  et  des  transfuges  en  peu- 
»   vent- ils  espérer  d'autre  condition 

E  3 


102     HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

1>  que  celle  de  malheureux  esclaves  ? 
»  Mais  peut-être  qu'on  craint  qu'ils 
j>  ne  joignent  leurs  armes  ,  et  qu'ils 
»  ne  viennent  assiéger  Rome  desti- 
»  tuée  d'habitans  nécessaires  pour  sa 
»  défense  ,  comme  si  les  forces  de  la 
»  république  consistoient  dans  les 
j>  seuls  rebelles.  Mais  n'avez-vous  pas 
»  parmi  les  patriciens  une  jeunesse 
»  florissante  et  pleine  de  courage  ? 
»  Nos  cliens  qui  forment  la  républi- 
t)  que  ne  sont-ils  pas  attachés  comme 
»  nous  à  ses  intérêts  ?  Armons  même , 
»  s'il  le  faut ,  nos  esclaves  ;  faisons-en 
»  un  peuple  nouveau  et  un  peuple 
j>  soumis.  Ils  ont  appris  à  notre  ser- 
»  vice  ei  par  nos  exemples  à  faire  la 
»  guerre.  Avec  quel  courage  ne  com- 
»  battront-ils  pas  si  la  liberté  est  le 
»  prix  de  leur  valeur  ?  Mais  si  tous 
ces  secours  ne  vous  paroissent  pas 
»  encore  suîhsans  ,  rappelez  vos  co- 
lonies. Vous  savez  par  le  dernier 
»  dénombrement  du  cens ,  que  la  ré- 
publique nourrit  dans  son  sein  cent 
trente  mille  chefs  de  famille  (i);  à 
»  peine  en  trouvera-t-on  la  septième 
partie  parmi  les mécontens.  Enfin, 
plutôt  que  de  recevoir  la  loi  de  ces 

(2)  D.  H.   L  5.  p.  293. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.      Io3 

»  rebelles  ,  accordez  aux  Latins  le 
»  droit  de  citoyens  de  Rome  qu'ils 
»  vous  demandent  depuis  si  long- 
»  temps  :  vous  les  verrez  accourir  aus- 
»  sitôt  à  votre  secours  ,  et  vous  ne 
»  manquerez  ni  de  soldats  ,  ni  de  ci- 
»  toyens.  Pour  réduire  mon  sentiment 
»  en  peu  de  paroles  ,  je  suis  persuadé 
»  qu  il  ne  faut  point  envoyer  de  dé- 
»  pûtes  aux  rebelles  ,  ni  rien  faire  qui 
»  marque  de  la  frayeur  ou  de  l'em- 
»  pressement.  Que  s'ils  rentrent  d'eux- 
»  mêmes  dans  leur  devoir  ,  on  doit 
»  les  traiter  avec  modération  ;  mais 
»  il  faut  les  poursuivre  les  armes  à 
»  la  main  ,  sîls  persistent  dans  leur 
»    révolte.    «   (An  2^6.  J 

Un   avis    si   plein    de    fermeté    fut 
suivi, quoique  par  des  vues  différentes, 

f>ar  la  faction  des  riches  et  par  tous 
es  jeunes  sénateurs.  Les  deux  consuls 
au  contraire  ,  plébéiens  cl  inclination  , 
et  qui  vouloient  gagner  l'affection  de 
la  multitude  ,  et  les  vieillards  natu- 
rellement timides ,  soutenoient  que  la 
guerre  civile  étoit  le  plus  grand  mal- 
heur qui  pût  arriver  clans  un  état.  Ils 
étoient  appuyés  par  ceux  du  sénat 
qui  ne  considéroient  que  l'intérêt  de 
la  liberté  publique  ,  et  qui  craignoient 

E  4 


104  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
qu'il  ne  s'élevât  du  corps  même  du  sénat 
quelque  homme  ambitieux  et  entre- 
prenant ,  qui  ,  à  la  faveur  de  ces  divi- 
sions ,  se  rendit  seul  maître  du  gou- 
vernement. Mais  à  peine  furent -ils 
écoutés ,  on  n'entendoit  de  tous  côtés 
que  des  cris  et  des  menaces.  Les  plus 
jeunes  sénateurs  fiers  de  leur  naissance 
et  jaloux  des  prérogatives  de  leur  di- 
gnité ,  s'emportèrent  j'usqua  faire 
sentir  aux  consuls  qu'ils  leur  étoient 
suspects.  Ils  leur  remontrèrent  qu'ils 
représentoient  la  personne  des  rois  , 
qu'ils  en  avoient  l'autorité ,  et  celle  du 
sénat  à  soutenir  contre  les  entreprises 
du  peuple  ;  et  les  plus  violens  protes- 
tèrent que  si  on  y  donnoit  la  moindre 
atteinte  ,  ils  prendroient  les  armes 
pour  conserver  dans  leur  ordre  une 
puissance  qu'ils  avoient  reçue  de  leurs 
ancêtres. 

Les  deux  consuls  qui  vouloient  fa^- 
voriser  le  peuple ,  après  avoir  conféré 
en  secret ,  résolurent  de  laisser  calmer 
les  esprits  et  de  remettre  la  décision 
de  cette  grande  affaire  à  la  première 
assemblée.  Cependant ,  avant  que  de 
se  séparer  et  pour  tenir  en  respect 
les  jeunes  sénateurs  qui  leur  avoient 
parlé   avec   trop    daudace  ,    ils   leur 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LÎV.  I.  lo5 
déclarèrent  que  s'ils  ne  se  compor- 
toient  à  l'avenir  avec  plus  de  modestie 
dans  une  assemblée  si  respectable ,  ils 
sauroient  bien  les  en  exclure,  en  fixant 
l'âge  que  devoit  avoir  un  sénateur. 
Comme  il  n'y  avoit  encore  rien  de 
décidé  là-dessus  ,  les  jeunes  sénateurs, 
plus  attachés  à  leur  dignité  qu'à  leur 
sentiment,  plièrent  sous  cette  menace 
et  sous  la  puissance  des  consuls  ,  qui 
se  servirent  en  même  temps  d'un  autre 
prétexte  contre  les  sénateurs  plus  âgés 
qui  s'opposoient  à  l'abolition  des  det- 
tes ;  ils  leur  dirent  qu'ils  ne  pouvoient 
souffrir  cette  division  dans  les  avis  du 
sénat  ,  et  que  si  les  pères  ne  prenoient 
des  résolutions  plus  uniformes  ,  ils 
porteroient  cette  affaire  devant  le 
peuple  ,  et  qu'on  nepouvoit  sans  injus- 
tice lui  en  ôter  la  connoissance  ,  sui- 
vant ce  qui  s'étoit  pratiqué  ,  même 
pendant  le  gouvernement  des  rois. 

Les  sénateurs  qui  a  voient  embrassé 
l'avis  d'Appius  avec  le  plus  de  chaleur , 
virent  bien  par  le  tour  que  les  consuls 
donnoient  à  cette  affaire ,  qu'elle  leur 
alloit  échapper  s'ils  persistoient  dans 
leurs  premiers  sentimens.  La  crainte 
de  tomber  entre  les  mains  du  peuple 
les  ébranla  ;  les  larmes  et  les  cris  des 

E  5 


Iû6      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

femmes  et  des  enfans  qui  embras- 
soient  leurs  genoux ,  et  qui  leur  rede- 
mandoient  leurs  pères  et  leurs  maris  , 
achevèrent  de  les  gagner  ;  et  le  sénat 
s'étant  rassemblé ,  la  plus  grande  partie 
se  déclara  pour  la  réunion.  Àppius  , 
toujours  inébranlable  dans  ses  senti- 
mens  et  incapable  d'en  changer ,  resta 
presque  seul  de  son  avis  avec  quel- 
ques-uns de  ses  parens  qui  par  Hon- 
neur n'osèrent  l'abandonner. 

Les  consuls  triomphoient  d'avoir 
réduit  le  sénat ,  presque  malgré  lui  , 
à  suivre  leur  avis.  Appius  ,  persuadé 
que  toute  négociation  avec  les  rebelles 
alloit  à  la  diminution  de  l'autorité  du 
sénat  ,  adressant  la  parole  aux  deux 
Consuls  :  «  Quoique  vous  paroissiez 
>>  résolus ,  leur  dit-il ,  de  traiter  avec 
»  le  peuple  aux  conditions  qu'il  lui 
j>  plaira  de  vous  prescrire  ,  et  que 
v>  même  ceux  qui  étoient  du  senti- 
»  ment  contraire  aient  changé  par 
r>  foiblesse  ou  par  intérêt  ;  pour  moi 
»  je  déclare  encore  une  fois  qu'à  la 
»  vérité  on  ne  peut  avoir  trop  d'égard 
y>  à  la  misère  d,un  peuple  soumis  et 
»  fidèle  ;  mais  je  soutiens  que  toute 
ï>  négociation  est  dangereuse  ,  tant 
>   qu  il  aura  les  armes  à  la  main.  », 


DELARÉP.  ROMAINE.  Liv.T.  107 
Comme  le  sénat  avoit  pris  son  parti , 
ce  discours  ne  fut  écouté  qu'avec 
peine  ,  et  on  le  regarda  comme  d'un 
homme  zélé  à  la  vérité  pour  la  gloire 
du  sénat ,  mais  trop  prévenu  de  son  ha- 
bileté ,  et  incapable  ,  soit  par  vanité  , 
soit  par  la  dureté  de  son  humeur  ,  de 
changer  jamais  de  sentiment. 

Le  sénat,  sans  s'y  arrêter  ,  nomma 
dix  commissaires  pour  traiter  avec  les 
mécontens ,  et  il  les  choisit  parmi  ceux 
de  son  corps  qui  s'étoient  toujours 
déclarés  en  faveur  du  peuple.  T.  Lar- 
gius,  Menenius  Agrippa  et  M.  Valérius 
étoient  à  la  tète  de  cette  députation  , 
tous  trois  consulaires  ,  et  dont  deux 
avoient  gouverné  la  république  ,  et 
commandé  ses  armées  en  qualité  d^e 
dictateurs  :  ils  s'acheminèrent  avec 
leurs  collègues  vers  le  camp.  Cette 
grande  nouvelle  y  étoit  déjà  passée  : 
les  soldats  sortirent  en  foule  pour  re- 
cevoir ces  anciens  capitaines  ,  sous 
lesquels  ils  avoient  été  tant  de  fois  à 
la  guerre.  La  honte  et  la  colère  étoient 
confondues  sur  le  visage  de  ces  re- 
belles ;  et  on  voyoit  encore  au  travers 
du  mécontentement  public  un  reste 
de  cet  ancien  respect  que  produit  la 
dignité  du  commandement ,  sur-tout 

E  6 


Ï08       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

quand  elle  est  soutenue  par  un  grand 
mérite. 

La  présence  seule  de  ces  grands 
hommes  eût  été  capable  de  faire  ren- 
trer les  rebelles  dans  leur  devoir ,  si 
des  esprits  dangereux  n'eussent  pris 
soin  d'entretenir  le  feu  de  la  division. 

Sicinius  Bellutus  s'étoit  emparé  , 
comme  nous  l'avons  dit ,  de  la  con- 
fiance de  ces  soldats  :  c'étoit  un  plé- 
béien ambitieux  ,  grand  artisan  de 
discordes  ,  et  qui  vouloit  trouver  son 
élévation  dans  les  troubles  de  l'état. 
Il  étoit  soutenu  dans  ses  vues  par  un 
autre  plébéien  à  peu  près  du  même 
caractère  ,  mais  plus  Habile  ,  appelé 
Lucius  Junius  comme  le  libérateur 
de  Rome ,  quoique  d'une  famille  bien 
différente  :  il  affectoit  même  le  sur- 
nom de  Brutus  par  une  vanité  ridicule 
de  se  comparer  à  cet  illustre  patricien. 
Ce  plébéien  conseilla  à  Sicinius  de 
traverser  d'abord  la  négociation  des 
députés,  et  de  faire  naître  de  nouveaux 
obstacles  à  la  réunion  et  à  la  paix  , 
afin  de  pénétrer  quel  avantage  ils  en 
pourroient  tirer  ,  et  à  quel  prix  on 
voudroit  l'acheter.  «  Le  sénat  a  peur , 
»  lui  dit-il  ;  nous  sommes  les  maîtres 
»   si  nous  savons  nous  prévaloir  des 


BELA  RÉP.    ROMAINE.    Liv.  T.      109 

»  conjonctures  :  laissez  parler  ces 
»  graves  magistrats  ;  je  me  charge  de 
»  leur  répondre  au  nom  de  nos  ca- 
»  marades  ,  et  je  me  flatte  que  ma 
»  réponse  leur  sera  également  utile 
»    et  agréable.  » 

Ces  deux  chefs  du  parti  plébéien 
étant  convenus  des  différens  rôles 
qu'ils  dévoient  jouer  ,  Sicinius  intro- 
duisit les  députés  dans  le  camp.  Tous 
les  soldats  les  environnèrent;  et  après 
qu'ils  eurent  pris  leur  place  dans  un 
endroit  d'où  ils  pouvoient  être  enten- 
dus par  la  multitude  ,  on  leur  dit 
d'exposer  leur  commission.  M.  Valé- 
rius  prenant  la  parole  (1)  dit  qu'il  leur 
apportoit  une  heureuse  nouvelle;  que 
le  sénat  vouloit  bien  oublier  leur  fau- 
te ;  qu'il  les  a  voit  même  chargés  de 
leur  accorder  toutes  les  grâces  qui  se 
trouveroient  conformes  au  bien  com- 
mun de  la  patrie  ;  que  rien  ne  les 
empêchoit  de  rentrer  dans  la  ville  , 
d'aller  revoir  leurs  dieux  domestiques, 
et  de  recevoir  les  embrassemens  de 
leurs  femmes  et  de  leurs  enfans  qui 
soupiroient  après  leur  retour. 

Sicinius  lui  répondit  qu'avant  que 
le  peuple  fit  cette  démarche  ,  il  étoit 

(c)  D.  H.  1.  6. 


110      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

juste  qu'il  exposât  lui-même  ses  griefs 
et  ses  prétentions  ,  et  qu'il  vît  ce  qu'il 
devoit  espérer  de  ces  promesses  si 
magnifiques  du  sénat  ;  et  il  exhorta 
en  même  temps  ceux  des  soldats  qui 
voudraient  défendre  la  liberté  publi- 
que ,  de  se  présenter.  Mais  un  profond 
silence  régnoit  dans  l'assemblée;  cha- 
cun se  regardoit ,  et  ces  soldats  ne  se 
sentant  point  le  talent  de  la  parole 
n'osoient  se  charger  de  soutenir  la 
cause  commune.  Pour  lors  ce  plébéien 
qui  avoit  pris  le  nom  de  Brutus  ,  se 
leva  comme  il  en  étoit  convenu  se- 
crètement avec  Sicinius  ,  et  adressant 
la  parole  aux  soldats  :  «  Il  semble,  mes 
«  compagnons ,  leur  dit-il  ,  à  voir  ce 
»  morne  silence ,  que  vous  soyez  en- 
»  core  obsédés  par  cette  crainte  ser- 
»  vile  dans  laquelle  les  patriciens  et 
»  vos  créanciers  vous  ont  retenus  si 
»  long-temps.  Chacun  cherche  dans 
»  les  yeux  des  autres  s'il  y  démêlera 
»  plus  de  résolution  qu'il  ne  s'en 
»  trouve  lui-même  ;  et  aucun  de  vous 
»  n'est  assez  hardi  pour  oser  dire  en 
»  public  ce  qui  fait  le  sujet  ordinaire 
*>  de  vos  entretiens  particuliers.  Igno- 
>»  rez-vous  que  vous  êtes  libres  ;  ce 
»   camp  ,  ces  armes  ,  ne  vous  assurent- 


PE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  I.     lit 

*  ils  pas  que  vous  n'avez  plus  de  tj- 
»  rans  ?  Et  si  vous  en  pouviez  encore 
»  douter  ,  la  démarche  que  vient  de 
»  faire  le  sénat,  ne  suffiroit-elle  pas 
»  pour  vous  en  convaincre  ?  Ces 
»  nommes  si  impérieux  et  si  superbes 
»  viennent  nous  rechercher  :  ils  ne  se 
»  servent,  ni  de  commandemens  se- 
rt vères  ,  ni  de  menaces  cruelles  ,  ils 
nous  invitent  comme  leurs  conci- 
toyens à  rentrer  dans  notre  corn- 
»  mune  patrie ,  et  nos  souverains  ont 
la  bonté  de  venir  jusques  clans  notre 
camp  nous  offrir  une  amnistie  géné- 
»  raie.  D'où  vient  donc  ce  silence  obs- 
»  tiné  après  des  grâces  si  singulières? 
»  Si  vous  doutez  de  la  sincérité  de 
»  leurs  promesses  ;  si  vous  craignez 
»  que  sous  l'appât  de  quelques  dis- 
»  cours  flatteurs  on  ne  cache  vos  an- 
»  ciennes  chaînes  ,  que  ne  parlez- 
»  vous  ?  et  si  vous  n'osez  ouvrir  la 
»  bouche  ,  écoutez  du  moins  un  Ro- 
»  main  assez  courageux  pour  ne  rien 
»  craindre  ,  que  de  ne  pas  dire  la 
»    vérité.    « 

Pour  lors  se  tournant  vers  Valérius  : 
«  Vous  nous  invitez  ,  lui  dit-il  ,  à 
»  rentrer  dans  Rome  ;  mais  vous  ne 
*>   dites   point   à   quelles  conditions. 


112      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

»  Des  plébéiens  pauvres ,  mais  libres, 

»  peuvent-ils  se  réunir  à  des  nobles 

»  si  riches  et  si  ambitieux?  Et  quand 

»  même    nous   serions    convenus    de 

»  ces  conditions,  quelle  sûreté  don- 

9  neront-ils  de  leurs  paroles ,  ces  fiers 

»  patriciens  ,   qui  se  font  un  mérite 

»  dans  leurs  corps  d'avoir  trompé  le 

»  peuple  ?  On  ne  nous  parle  que  de 

»  pardon   et    d'amnistie  ,    comme   si 

»  nous  étions  vos  sujets   et  des  sujets 

»  rebelles  :  c'est  ce  qu'il  faut  appro- 

»  fondir.  Il  est  question  de  savoir  qui 

»  a  tort  du  peuple  ou  du  sénat;  lequel 

»  de   ces  deux  ordres  a  violé  le  pre- 

»  mier   cette    société   commune    qui 

»  doit  être  entre   les  citoyens  d'une 

»  même  république. 

»  Pour  en  juger  sans  préoccupation, 

»  souffrez  que  je  rapporte  simplement 

»  un  certain  nombre  de  faits  dont  je 

»  ne   veux   pour   témoins   que  vous- 

»  même  et  vos  collègues. 

»  Notre  état  a  été  fondé  par  des  rois , 

»  et  jamais  le  peuple  Romain  n'a  été 

»  plus  libre  ni  plus  heureux  que  sous 

»  leur  gouvernement.  Tarquin  même , 

»  le  dernier  de  ces  princes,  Tarquin, 

si  odieux  au  sénat  et  à  la  noblesse, 

»  nous  étoit  aussi  favorable  qu'il  vous 


s» 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  I.      1 1  3 

î>  étoit  contraire.  Il  aïmoit  les  soldats, 

»  il  faisoit  cas  de  la  valeur,  il  vouloit 

»  qu'elle    fut  toujours  récompensée  ; 

»  et   on  sait  qu'ayant  trouvé  des  ri- 

»  chesses  immenses  dans  Suesse  ,  ville 

»  des  Volsques  ,  dont  il  s'étoit  rendu 

»  maître ,  il  aima  mieux  abandonner 

»  le  butin    à  son  armée    que    de  se 

»  l'approprier  ;  en  sorte   qu'outre  les 

»  esclaves ,  les  chevaux ,  les  grains  et 

»  les  meubles  ,  il  en  revint  encore  à 

$>  chaque  soldat   cinq  mines  d'argent. 
»  Cependant,  pour  venger  vos  pro- 

*>  près   injures ,    nous    avons    chassé 

i  ce    prince   de   Rome  ;  nous  avons 

»  pris  les  armes  contre  un  souverain 

»  qui    ne   se   défendoit   que   par    les 

»  prières   qu'il  nous  faisoit  de   nous 

»  séparer  de  vos  intérêts  ,  et  de  rentrer 

»  sous  sa  domination.  Nous  avons  de- 

»  puis  taillé  en  pièces  les  armées  des 

»  Véiens  et  de  Tarquinie  qui  vou- 

»  loient  le  rétablir  sur  le  trône.  La 

»  puissance  formidable  de  Porsenna , 

»  la  famine  qu'il  a  fallu  endurer  pen- 

»  dant  un  long  siège ,  des  assauts  ,  des 

»  combats  continuels,  rien  enfin  a-t-il 

»  pu  ébranler  la  foi  que  nous    vous 

»  avions  donnée  ?   Trente  villes   des 

»  Latins  s'unissent  pour  rétablir  les 


1 1 4      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

»  Tarquins  ,  qu'auriez-vous  fait  alors 

»  si  nous  vous  avions  abandonnés  et 

»  si  nous  nous  étions  joints  à  vos  en- 

»  nemis  ?  Quelles  récompenses  n'au- 

»  rions-nous  pas  obtenues  de  Tarquin 

v  pendant  que  le  sénat  et  les  nobles 

»  auroient    été    les  victimes  de   son 

»  ressentiment?  Qui  est-ce  qui  a  dis- 

»  sipé  cette  ligue  si  redoutable?  A  qui 

»  étes-vous  redevables    de  la  défaite 

»  des  Latins?  n'est-ce  pas  à  ce  même 

»  peuple ,  l'auteur  d'une  puissance  que 

»  vous  avez  depuis  tournée  contre  lui? 

f*  Car  quelle  récompense  avons-nous 

»  tirée   du    secours    si   utile    de    nos 

»  armes ?La  condition  du  peuple  Ro- 

»  main  en  est- elle  devenue  plus  heu- 

)>  reuse  ?  L'avez -vous  associé  à  vos 

»  charges    et    à    vos    dignités  ?  Nos 

»  pauvres  citoyens  ont-ils  seulement 

»  trouvé    quelque   soulagement   dans 

»  leur  misère?  N'a- 1- on  pas  vu  au 

»  contraire   nos  plus    braves   soldats 

»  accablés  sous  le  poids  des  usures  , 

»  gémir  dans  les  fers  d'impitoyables 

»  créanciers  ?  Que  sont  devenues  tant 

»  de   vaines  promesses  d'abolir  à  la 

»  paix  toutes  les  dettes  que  la  dureté 

»  des  grands  leur  a  voit  fait  contracter? 

»  A  peine  la  guerre  a-t-elle  été  finie , 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.  Liv.  I.      1 15 

*>  que  vous  avez  également  oublié  nos 

»  services  et  vos  sermens.  Que  venez- 

■  vous  donc  faire  ici  ?  Pourquoi  vou- 

»  loir  encore  séduire  ce  peuple   par 

»  l'enchantement  de  vos  paroles  ï  Y 

»  a-t-il  des  sermens  assez  solennels 

»  pour  fixer  votre  foi  ?  Que  gagnerez- 

»  vous  après   tout  dans  une  réunion 

»  formée  par  artifice ,  entretenue  avec 

»  une  défiance  réciproque  ,  et  qui  ne 

»  se  terminera  à  la  fin  que  par  une 

»  guerre  civile  ?  Evitons   de  part  et 

j)  d'autre  de  si  grands  malheurs  ;  pro- 

»  fi  tons  du  bonheur  de  notre  sépa- 

»  ration  ;  souffrez  que  nous  nous  eloi- 

»  gnions  d'un  pays  où  l'on  nous  en- 

»  chaîne  comme  des  esclaves  ,  et  où , 

»  devenus   fermiers   de  nos   propres 

»  héritages  ,  nous  sommes  réduits  à 

»  les   cultiver  pour  le  profit  de   nos 

»  tyrans.  Nous  trouverons  notre  patrie 

»  par-tout  où  il  nous  sera  permis  de 

»  vivre  en  liberté  ;  et  tant  que  nous 

»  aurons  les  armes  à  la  main  ,  nous 

»  saurons  bien  nous  ouvrir  une  route 

v  à  des  climats  plus  fortunés.  « 

Un  discours  si  hardi  renouvela  dans 
l'assemblée  le  fâcheux  souvenir  de  tant 
de  maux  dont  le  peuple  se  plaignoit  ; 
chacun  s'empressoit  de  citer  des  exem- 


î  îS      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

pies  de  la  dureté  des  patriciens.  Les 
uns  avoient  perdu  leurs  biens ,  d'autres 
se  plaignoient  d'avoir  gémi  long-temps 
dans  les  prisons  de  leurs  créanciers  , 
plusieurs  montroient  encore  les  ves-* 
tiges  des  coups  qu'ils  avoient  reçus  , 
et  il  n'y  en  avoit  aucun  qui  dans  l'in- 
térêt général  ne  trouvât  encore  une 
injure  particulière  à  venger. 

T.  Largius  (i)  ,  chef  de  la  dépu- 
ta tion  ,  crut  devoir  répondre  à  tant 
de  plaintes ,  et  le  fit  avec  cette  exacte 
équité  et  la  droiture  qui  lui  étoit  si 
naturelle.  11  dit  qu'on  n'avoit  pu  em- 

Eècher  des  gens  qui  avoient  prêté  leur 
ien  de  bonne  foi  ,  d'en  exiger  le 
paiement,  et  qu'il  étoit  sans  exemple 
dans  tout  état  bien  policé  ,  que  le  ma- 
gistrat refusât  le  secours  des  lois  à  ceux 
qui  le  réclamoient  ,  tant  que  ces  lois 
et  la  coutume  servoîent  de  règle  dans 
le  gouvernement  ;  que  cependant  le 
sénat  vouloit  bien  entrer  en  con- 
noissance  du  peuple  ,  et  y  remédier 
par  de  nouveaux  réglemens  ;  mais  aussi 
qu'il  étoit  de  sa  justice  de  distinguer 
ceux  qui  par  une  sage  conduite  méri- 
toient  les  secours  de  la  république ,  de 
certaines  gens  qui  n'étoient  tombés 

(i)  Idem ,  ibid.  p.  4o3. 


DE  LA  RÈP.  ROMAINE.  Liv.   I.     117 

dans  la  pauvreté  que  par  la  paresse  et 
l'intempérance  ;  que  des  séditieux  qui 
ne  paroissoient  occupés  que  du  soin 
d'entretenir  la  division  entre  le  sénat  et 
le  peuple  ,  ne  méritoient  pas  plus  de 
grâce  ,  et  que  la  république  gagneroit 
beaucoup  en  perdant  de  tels  citoyens. 

T.  Largius  alloit  continuer  un  dis- 
cours plus  sincère  que  convenable  à  la 
conjoncture  présente,  lorsque  Sicinius, 
irrité  de  ce  qu'il  venoit  dédire  ausujet 
des  chefs  de  la  sédition ,  l'interrompit 
brusquement  ,  et  adressant  la  parole  à 
l'assemblée  :  «  Vous  voyez  ,  mes  com- 
»  pagnons  ,  leur  dit-il  ,  parle  discours 
»  superbe  de  ce  patricien  ce  que  vous 
»  devez  espérer  de  sa  négociation  ,  et 
»  quel  traitement  on  vous  prépare 
»  à  Rome  si  le  sénat  peut  une  fois 
»  vous  retenir  sous  sa  puissance  ;  et  se 
»  tournant  tout  d'un  coup  vers  les  dé- 
»  pûtes  :  Proposez  nettement,  leurdit- 
»  il ,  les  conditions  qu'on  offre  pour 
»  notre  retour  ,  ou  sortez  à  l'instant  de 
»  ce  camp  où  l'on  n'est  pas  disposé  à 
»  vous  souffrir  plus  long-temps. 

Ménénius  qui  vit  bien  que  de  pareil- 
les explications  n'étoient  propres  qu'à 
aigrir  les  esprits  ,  prit  la  parole  ,et  s'a- 
dressant  à  son  tour  à  toute  l'assena 


î  iS  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
blée  ,  il  représenta  qu'ils  n'étoient  pas 
venus  dans  le  camp  seulement  pour 
justifier  la  conduite  du  sénat;  que  ces 
sages  magistrats  attentifs  aubienpublic, 
avoient  recherché  avec  soin  les  mal- 
heureuses causes  de  leurs  divisions  ; 
qu'ils  avoient  reconuu  que  l'extrême 
indigence  des  plébéiens  et  la  dureté  de 
leurs  créanciers  en  étoient  la  véritable 
origine  ,  et  que  pour  y  remédier  tout 
d'un  coup  ils  avoient  déterminé  par  un 
consentement  unanime  ,  et  par  l'auto- 
rité souveraine  dont  ils  étoient  revêtus, 
de  casser  toutes  les  obligations  ,  et  de 
déclarer  les  pauvres  citoyens  quittes 
de  toute  dette;  et  qu'à  l'égard  de  celles 
qu'on  pourroit  contracter  dans  la  suite 
il  y  seroit  pourvu  par  un  règlement 
nouveau ,  et  qui  seroit  concerté  entre 
le  peuple  et  le  sénat  ;  qu'on  en  feroit 
ensuite  un  sénatus-consulte  qui  auroit 
force  de  loi  ,  et  que  tout  ce  qu'ils 
étoient  de  commissaires  dans  l'assem- 
blée ,  offroient  au  peuple  leurs  propres 
vies ,  et  qu'ils  sedévouoienteuxetleurs 
enfans  aux  dieux  infernaux ,  s'ils  man- 
quoient  à  leur  parole. 

Cet  habile  magistrat  voyant  les  es- 
prits adoucis  par  sa  promesse  ,  et 
cherchant  à  diminuer  la  jalousie  qui 


BE  LA  RÉF.  ROMAINE.    Liv.  I.      119 

étoit  entre  les  pauvres  et  les  riches  , 
leur  représenta  combien  il  étoit  né- 
cessaire que  dans  un  état  il  y  eût  une 
partie  des  citoyens  plus  riche  que  l'au- 
tre ;  et  on  prétend  que  pour  faire  goûter 
cette  maxime  à  ce  peuple  encore  gros- 
sier, il  eut  recours  (i)à  cet  apologue  si 
connu  d'une  conspiration  de  tous  les 
membres  du  corps  humain  contre  l'es- 
tomac ,  sous  prétexte  que  sans  travail- 
ler il  jouissoit  lui  seul  du  travail  de 
tous  les  autres.  Après  en  avoir  fait  l'ap- 
plication au  peuple  et  au  sénat  ,  il  leur 
représenta  que  cet  auguste  corps  ,  com- 
me l'estomac  ,  répandoit  dans  les  dif- 
férens  membres  qui  lui  étoient  unis  la 
même  nourriture  qu'il  recevoit  ,  mais 
bien  mieux  préparée  ,  et  que  c'étoit  de 
lui  seul  qu'ils  tiroient  leur  vie  et  leurs 
forces.  «Nesont-ce  pas  les  patriciens  , 
»  ajouta-t-il,  qui  les  premiers  se  sont 
»  déclarés  pour  la  liberté?  A  qui  ètes- 
»  vous  redevables  de  l'établissement  de 


la  république  ?  Dans  les  plus  grands 
périls  ,  de  quel  côté  tournez-vous 
les  y  eux,etdoù  sont  sortis  ces  conseils 


»  généreux  qui  ont  sauvé  l'état  ?  Rien 
»  n'est  plus  cher  à  cette  sage  compa- 
»  gnie  que  votre  conservation  et  votre 

(1)  Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  2.  c.  32. 


120      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  union.  Le  sénat  vous  aime  tous  avec 
»  l'affection  raisonnable  d'un  père  , 
»  mais  sans  s'abaisser  aux  caresses  in- 
»  fidèles  d'un  flatteur.  Vous  demandez 
»  l'abolition  des  dettes  ,  il  vous  l'ac- 
»  corde  ;  mais  il  ne  vous  l'accorde  que 
»  parce  qu'il  la  croit  juste  et  utile  au 
»  i}ien  de  la  patrie.  Revenez  donc  avec 
»  confiance  dans  le  sein  de  cette  mère 
»  commune  qui  nous  a  tous  nourris 
»  dans  des  sentimens  également  gé- 
»  néreux  et  libres.  Recevez  nos  em- 
»  brassemens  pour  prémices  de  la  paix; 
»  rentrons  tous  ensemble  dans  Rome; 
»  allons  de  concert  y  porter  les  pre- 
»  mières  nouvelles  de  notre  réunion , 
»  et  fassent  les  dieux  protecteurs  de  cet 
»  empire,  qu'elle  soit  célébrée  dans 
»  la  suite  par  de  nouvelles  victoires 
»  contre  nos  ennemis  !  » 

Le  peuple  ne  put  entendre  un  dis- 
cours si  touchant  sans  répandre  des 
larmes;  tous  ces  plébéiens  ,  comme  de 
concert ,  s'adressant  à  Ménénius ,  s'é- 
crièrent qu'ils  étoient  contens  ,  et  qu'il 
les  ramenât  dans  Rome.  Mais  ce  faux 
Brutusqui  venoit  de  parler  si  vivement 
contre  fe  sénat  ,  arrêta  cette  saillie.  Il 
dit  au  peuple  qu'à  la  vérité  il  devoit 
(Être  satisfait  pour  le  présent  par  l'abo- 
lition 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   LlV.  I.     lit 

lition  des  dettes  ;  mais  qu'il  ne  pou- 
voit  dissimuler  que  l'avenir  lui  faisoit 
peur  ,  et  qu'il  craignoit  que  le  sénat  ne 
se  vengeât  un  jour  de  la  justice  qu'il 
avoit  été  forcé  de  leur  rendre  ,  à  moins , 
ajouta-t-il,  qu'on  ne  trouve  les  moyens 
d'assurer  l'état  et  la  liberté  du  peuple 
contre  les  entreprises  d'un  corps  si  am- 
bitieux. 

u  Quelle  sûreté  pouvez-vous  exiger, 
»  répartit  Ménénius  ,  autre  que  celle 
»  que  vous  donnent  nos  lois  etlacons- 
»  titution  de  la  république  ?  Accor- 
>  dez-nous  ,  lui  répondit  Brutus  ,  des 
»>  officiers  qui  ne  puissent 'ètie  tirés  que 
»  de  l'ordre  des  plébéiens.  Nous  ne  de- 
>'  mandons  point  qu'ils  soient  distin- 
»  gués  par  les  marques  honorables  de 
y>  la  magistrature  ,  ni  qu'ils  en  aient 
»  la  robe  bordée  de  pourpre  ,  ni  la 
fc  chaise  curule  ,  ni  les  licteurs  ;  nous 
»  laissons  volontiers  toute  cette  pompe 
o  àdespatriciensfiersdeleur  naissance 
»  ou  de  leurs  dignités:  il  nous  suffit  que 
»  nous  puissions  élire  tous  les  ans  quel- 
»  ques  plébéiens  qui  soient  seulement 
»  autorisés  pour  empêcher  les  injustices 
»  qu'on  pourroit  faire  au  peuple 
»  et  qui  défendent  ses  intérêts  public* 
»  et  particuliers.  Si  vous  êtes  venus  ici 
Tome  I.  F 


122      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  avec  une  volonté  sincère  de  nous 
»  donner  la  paix  ,  vous  ne  pouvez  reje- 
»  ter  une  proposition  si  équitable.  >- 

Le  peuple  qui  est  toujours  de  l'avis 
du  dernier  qui  parle  ,  applaudit  aussi- 
tôt au  discours  de  Bru  tus.  Les  députés 
furent  extrêmement  surpris  d'une  pa- 
reille demande;  ils  s'éloignèrent  un 
peu  de  l'assemblée  pour  conférer  en- 
semble ,  et  après  y  être  retournés  , 
Ménénius  leur  dit  qu'ils  demandoient 
une  chose  bien  extraordinaire  ,  qui 
même  dans  la  suite  pourroit  être  la 
source  de  nouvelles  dissensions,  et  qui 
passoit  absolument  leurs  instructions 
et  leurs  pouvoirs;  que  cependant  M. 
Valérius  ,  et  quelques-uns  des  com- 
missaires en  alloient  faire  leur  rapport 
au  sénat  ,  et  qu'ils  ne  seroient  pas 
long-temps  sans  en  rapporter  la  ré- 
ponse. 

Ces  commissaires  se  rendirent  en 
diligence  à  Rome  :  on  convoqua  aussi- 
tôt rassemblée  du  sénat  ,  où  ils  ex- 
posèrent les  nouvelles  prétentions  du 
peuple.  M.  Valérius  s'en  rendit  le  pro- 
tecteur, îi  représenta  qu'il  ne  falloit 
*  pas  espérer  de  pouvoir  gouverner  un 
peuple  guerrier  ,  soldat  et  citoyen  tout 
ensemble  ■  Êôtnnie  on  pourroit  faire 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.    Liv.  L     12.3 

de  paisibles  bourgeois  qui  n'auraient 
jamais  quitté  le  urs  foyers  domestiques; 
que  la  guerre  et  l'exercice  continuel 
désarmes  inspiroîent  une  sorte  de  cou- 
rage peu  compatible  avec  cette  servile 
dépendance  qu'on  vouloit  exiger  de 
ces  braves  soldats  ;  qu'il  y  avoit  même 
de  la  justice  à  traiter  avec  de  grands 
égards  un  peuple  généreux  ,  qui  ,  aux 
dépens  de  son  sang  avoit  éteint  la  ty- 
rannie; qu'il  étoit  d'avis  de  leur  ac- 
corder les  officiers  particuliers  qu'ils 
demandoient  ;  et  que  peut-être  de  pa- 
reils inspecteurs  ne  seroient  pas  inutdes 
dans  un  état  libre  ,  pour  veiller  sur 
ceux  qui  parmi  les  grands  ,  seroient 
tentés  de  porter  leur  autorité  trop 
loin. 

Appius  ne  put  entendre  ce  discours 
sans  frémir  d'indignation.  Il  prit  les 
dieux  et  les  hommes  à  témoin  de  tous 
les  maux  que  causeroit  à  la  république 
une  pareille  innovation  dans  le  gou- 
vernement ;  et  comme  si  son  zèle  et  sa 
colère  lui  eussent  tenu  lieu  d'inspira- 
tion ,  il  prédit  au  sénat  que  par  un 
excès  de  facilité  ,il  alloit  laisser  établir 
un  tribunal  qui  s'élèveroit  insensible- 
ment contre  son  autorité  ,  et  la  détrui- 
roit  à  la  fin.  Mais  ce  généreux  séna- 

F  2 


*124  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
teur  fut  peu  écouté  ;  et  on  ne  regarda 
ses  remontrances  que  comme  le  dis- 
cours d'un  homme  attaché  avec  opiniâ- 
treté à  son  sentiment  ,  et  chagrin  de 
ce  qu'on  ne  le  suivoit  pas.  Le  parti  con- 
traire prévalut  ;  la  plupart  des  sénateurs 
las  de  ces  divisions  vouloient  la  paix 
à  quelque  prix  que  ce  fut  ;  ainsi  pres- 
que d'un  commun  accord  on  consentit 
à  la  création  de  ces  nouveaux  magis- 
trats ,  qui  furent  appelés  tribuns  du 
peuple. 

11  en  fut  fait  un  sénatus-consulte  qui 
renfermoit  en  même  temps  l'abolition 
des  dettes.  Les  envoyés  du  sénat  le  por- 
tèrent au  camp  comme  le  sceau  de 
la  paix.  Il  sembloit  que  le  peuple  n'eut 
plus  rien  qui  le  retînt  hors  de  Rome; 
mais  le  chefs  de  la  sédition  ne  souffri- 
rent point  qu'on  se  séparât  avant  qu'on 
eût  procédé  à  l'élection  des  nouveaux 
magistrats  du  peuple.  L'assemblée  se 
tint  dans  le  camp  même  ;  on  prit  les 
auspices  ;  les  voix  et  les  suffrages  furent 
recueillis  par  centuries,  et  on  élut  pour 
les  premiers  tribuns  du  peuple  ,  selon 
Denis  d'Halicarnasse ,  L.  Junius  Bru  tus 
et  C,  Sicinius  Bellutus,  les  chefs  de 
la  révolte  ,  qui  associèrent  en  même 
temps  à  leur  dignité  C.  et  P.  Licinius 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.  I.     125 

et  Sp.  Icilius  Ruga.  Tite-Live  prétend 
que  C.  Licinius  et  Lucius  Albinus 
furent  les  premiers  tribuns  qui  se  don- 
nèrent trois  collègues,  parmi  lesquels 
on  compte  Sicinius  Bellutus  ;  et  cet 
historien  ajoute  qu'il  y  a  voit  des  au- 
teurs qui  prétendoient  qu'il  n'y  eut 
d'abord  que  deux  tribuns  élus  dans 
cette  assemblée. 

Quoiqu'il  en  soit ,  ces  premiers  tri- 
buns et  ces  chefs  de  la  sédition ,  pour 
prévenir  le  ressentiment  du  sénat , 
eurent  l'adresse  d'intéresser  tout  le 
corps  de  la  nation  dans  leur  conser- 
vation. Le  peuple  ,  avant  que  de  quit- 
ter le  camp  ,  déclara  par  leur  conseil 
la  personne  de  ses  tribuns  sacrée.  Il  en 
fut  fait  une  loi  par  laquelle  il  étoit 
défendu ,  sous  peine  delà  vie  ,  défaire 
aucune  violence  à  un  tribun ,  et  tous 
les  Ptomains  furent  obligés  de    jurer 

Far  les  sermens  les  plus  solennels 
observation  de  cette  loi.  Le  peuple 
sacrifia  ensuite  aux  dieux  sur  la  mon- 
tagne même  ,  qu'on  appela  depuis  le 
Mont  Sacré ,  d'où  il  rentra  dans  Rome 
à  la  suite  de  ses  tribuns  et  des  députés 
du  sénat. 

Fin  du  premier  Livre.* 
F3 


126      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 


LIVRE     II. 

Les  tribuns  du  peuple  qui  n'avoient  été 
créés  que  pour  empêcher  V oppression  des 
plébéiens  ,  tâchent  de  détruire  l'autorité 
du  sénat.  Origine  des  édiles  plébéiens. 
De  quelle  manière  les  tribuns  Vinrent  à 
bout  de  se  faire  donner  le  droit  de  con- 
voquer les  assemblées  du  peuple.  Corio- 
lan  se  déclare  hautement   contre  les  en- 
treprises  des  tribuns.    Caractère  de  ce 
patricien.  Les  tribuns  veulent  V obliger  à 
rendre  compte   de  sa    conduite    devant 
V assemblée  du  peuple.    Coriolan   refuse 
de  reconnoitre  V autorité  de  ce  tribunaL 
Le  sénat  intervient  d'abord  en  sa  faveur; 
mais  à  la  fin  il  l'abandonne  ,  et  donne 
un  arrêt  qui   renvoie  la  décision   de  ce 
différent  à  l'assemblée  du  peuple.   Corio- 
lan est  condamné  à  un  exil  perpétué.  Il 
se   retire   che\   les    Volsques  ,  à  qui  il 
vient  à  bout  de  faire  prendre  les  armes 
contre   les   Romains.  Il  entre  sur  leurs 
terres  à  la  tête  d'une  nombreuse  armée. 
J ont  plie  rêvant  lui;  Rome  même  avoip 
avoit  tout  à  craindre  lorsqu'elle  se  voit 
délivrée  du  danger  par  la  sagesse  et  la 


DELA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL  12 7 
prudence  de  deux  Romaines  entr  autres  , 
dont  l  une  e  toit  la  femme  ,  et  l'autre  la 
mère  de  C ortolan, 

1\  o  M  E  ,  par  l'établissement  du  tri— 
bunat  ,  changea  une  seconde  fois  la 
forme  de  son  gouvernement.  Il  étoit 
passé  ,  comme  nous  venons  de  le  voir, 
de  l'état  monarchique  à  une  espèce 
d'aristocratie ,  où  toute  l'autorité  étoit 
entre  les  mains  du  sénat  et  des  grands. 
Mais  par  la  création  des  tribuns  ,  on 
vit  s'élever  insensiblement  et  comme 
par  degrés  ,  une  nouvelle  démocratie 
dans  laquelle  le  peuple  ,  sous  diflferens 
prétextes  ,  s'empara  de  la  meilleure 
partie  du  gouvernement. 

Il  sembloit  d'abord  que  le  sénat  n'eut 
rien  à  craindre  des  tribuns ,  qui  n'a- 
voient  d'autre  pouvoir  que  celui  de 
s'intéresser  à  la  défense  de  tous  les 
plébéiens.  Ces  nouveaux  magistrats 
n'avoient  même  dans  leur  origine  ni 
la  qualité  de  sénateurs  ,  ni  tribunal 
particulier  ,  ni  jurisdiction  sur  leurs 
concitoyens  ,  ni  le  pouvoir  de  convo- 
quer les  assemblées  du  peuple.  Habil- 
lés comme  de  simples  particuliers  ,  et 
escortés  d'un  seul  domestique  appelé 
Viateur,  et  qui  étoit  comme   un  valet 

F  4 


128      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

de  ville ,  ils  demeuroient  assis  sur  un 
banc  au  dehors  du  sénat  ;  ils  n V  étaient 
admis  que  lorsque  les  consuls  les  fai- 
soient  appeler  pour  avoir  leur  avis  sur 
quelque  affaire  qui  concernoit  les  in- 
térêts du  peuple.  Toute  leur  fonction 
se  réddisoit  à  pouvoir  s'opposer  aux 
ordonnances  du  sénat  par  ce  mot  latin 
veto ,  qui  veut  dire  je  V empêche  ,  qu'ils 
mettoient  au  bas  de  ses  décrets  quand 
ils  les  croy oient  contraires  à  la  liberté 
du  peuple  >  et  cette  autorité  étoit  même 
renfermée  dans  les  murailles  de  Rome  , 
et  tout  au  plus  à  un  mille  aux  environs  ; 
et  afin  que  le  peuple  eût  toujours  dans 
la  ville  des  protecteurs  prêts  à  prendre 
sa  défense  ,  il  n'étoit  point  permis  aux 
tribuns  de  s'en  éloigner  un  jour  entier , 
si  ce  n'étoit  dans  les  fériés  latines. 
C'étoit  par  la  même  raison  qu'ils  étoient 
obligés  de  tenir  la  porte  de  leurs  mai- 
sons ouverte  jour  et  nuit  pour  rece- 
voir les  plaintes  des  citoyens  qui  au~ 
roient  recours  à  leur  protection.  De 
semblables  magistrats  sembloient  n'a- 
voir été  institués  que  pour  empêcher 
seulement  l'oppression  des  malheu- 
reux ;  mais  ils  ne  se  continrent  pas 
long-temps  dans  un  état  si  plein  de 
modération.  Il  n'y  eut  rien  dans  la  suite 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    129 

de  si  grand  et  de  si  élevé  où  ils  ne  por- 
tassent leurs  vues  ambitieuses.  Nous  les 
verrons  bientôt  entrer  en  concurrence 
avec  les  premiers  magistrats  de  la  ré- 
publique ;  et  sous  prétexte  d'assurer  la 
liberté  du  peuple  9  ils  n'eurent  pour 
objet  que  de  ruiner  insensiblement 
l'autorité  du  sénat. 

Une  des  premières  démarches  de 
ces  tribuns  fut  de  demander  permission 
au  sénat  de  choisir  deux  plébéiens  qui  , 
sous  le  titre  d'édiles  ,  les  pussent  se- 
courir dans  la  multitude  des  affaires 
dont  ils  se  disoient  accablés  dans  une 
aussi  grande  ville  que  Rome  ,  et  sur- 
tout au  commencement  d'une  nouvelle 
magistrature. 

Le  sénat  toujours  divisé,  et  qui  avoit 
perdu  de  vue  le  point  fixe  de  son  gou- 
vernement ,  se  laissa  entraîner  au  gré 
de  ces  ambitieux  ;  on  leur  accorda  en- 
core cette  nouvelle  demande.  Tellefut 
l'origine  des  édiles  plébéiens ,  créatures 
et  ministres  des  premiers  tribuns  , 
et  auxquels  on  attribua  dans  la  suite 
l'inspection  sur  les  édifices  publics ,  le 
soin  des  temples ,  des  bains ,  des  aque- 
ducs ,  et  la  connoîssance  d'un  grand 
nombre  d'affaires  qui  étoient  aupara- 
vant du  ressort  des  consuls  :  nouvelle 

F5 


l3o      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

brèche  (i)  que   les   tribuns   firent  à 
l'autorité  du  sénat. 

Cependant  les  sénateurs  les  plus 
populaires  se  tlattoient ,  en  relâchant 
quelque  chose  de  leurs  droits ,  d'avoir 
au  moins  rétabli  le  calme  dans  la  ré- 
publique. Rome  en  effet  parroissoit 
tranquille  ,  et  il  sembloit  que  la  réunion 
du  peuple  avec  les  patriciens  fut  sin- 
cère et  durable.  Mais  le  feu  de  la  divi- 
sion caché  au  fond  des  cœurs  ,  ne  tarda 
guère  à  se  rallumer  (2).  Une  famine 
qui  survint  l'année  suivante  ,  sous  le 
consulat  de  T.  Géganius  et  de  P.Minu- 
cius  (An  de  Rome  2.61.  )  ,  servit  de 
prétexte  aux  tribuns  pour  se  déchaîner 
de  nouveau  contre  les  grands  et  le 
sénat.  Sp.  lcilius  (3)  étoit  cette  année 
le  premier  des  tribuns ,  et  Brutus  et 
Sicinius  ,  pour  demeurer  toujours  à  la 
tète  des  affaires  ,  étoient  passés  du  tri- 
bunat  à  la  charge  d'édiles.  Ces  sédi- 
tieux ,  dont  le  crédit  ne  subsistoit  que 
par  la  mésintelligence  qu'ils  entrete- 
noient  entre  les  deux  ordres  de  la  ré- 
publique ,  publioient  avec  malignité 
que  les  patriciens  ayant  leurs  greniers 
remplis  de  grains  ,  av  oient  procuré  , 

(1)  D.  H.  1.  6.        (2)  Orosius ,  1.  2.  c.  5. 
(3)  D.  H.  1.  7. 


DE  LA  RÊP.  ROMAINE.  LiV.  IL  l3l 
la  disette  publique  pour  se  dédom- 
mager par  le  prix  excessif  qu'ils  les 
vendroient  de  l'abolition  des  dettes  ; 
que  c'étoit  une  nouvelle  sorte  d'usure 
inventée  par  ces  tyrans  pour  avoir  à 
vil  prix  le  peu  de  terres  qui  restoient 
aux  pauvres  plébéiens. 

Cependant  ces  tribuns  ne  pouvoient 
ignorer  que  c'étoit  le  peuple  même  , 
et  sa  désertion  sur  le  Mont  Sacré  dans 
la  saison  qu'on  sème  les  blés  ,  qui 
avoient  causé  cette  disette  ,  parce  que 
dans  ce  désordre  général  où  la  plupart 
des  mécontens  songeoient  à  s'établir 
ailleurs  ,  les  terres  étoient  demeurées 
incultes  et  sans  être  ensemencées.  Mais 
ces  artisans  de  discorde  ne  cherchoient 
que  des  prétextes.  Ils  savoient  bien  que 
les  moins  vraisemblables  étoient  tou- 
jours des  raisons  solides  pour  une  po- 
pulace qui  manquoit  de  pain  ,  et  ils  ne 
decrioient  le  gouvernement  que  pour 
s'en  rendre  les  maîtres  ,  ou  du  moins 
pour  le  changer  suivant  leurs  intérêts. 

Le  sénat  n'opposoit  à  ces  invectives 
que  des  soins  constans  et  généreux  (i  )  , 
et  une  application  continuelle  à  pour- 
voir aux  nécessités  du  peuple.  Il  faisoit 
acheter  du  ble  de  tous  côtés  ;   et  parce 

(0  D.  H.  1.  7.  P.  417. 

T  6 


102      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

que  les  peuples  voisins  de  Rome,  et  ja- 
loux de  son  agrandissement ,  refusoient 
d'en  fournir,  on  fut  obligé  d'en  envoyer 
chercher  jusqu'en  Sicile.  P.  Valérius 
Sis  du  fameux  Publicola  ,  et  L.  Gé- 
ganius ,  frère  du  consul  furent  chargés 
de  cette  commission. 

Cependant  comme  les  tribuns  con- 
tinuoient  à  répandre  des  bruits  désa- 
vantageux à  la  conduite  du  sénat  pour 
tâcher  de  soulever  le  peuple ,  les  con- 
suls convoquèrent  une  assemblée  du 
peuple  pour  le  détromper ,  et  pour  lui 
faire  voir  par  les  soins  qu'on  avoit  pris 
de  sa  subsistance  ,  l'injustice  et  la  mali- 
gnité de  ses  tribuns.  Ceux-ci  leur  dis- 
putèrent la  parole  ;  et  comme  dans 
cette  concurrence  les  uns  et  les  autres 
parloient  en  même  temps,  aucun  n'étoit 
entendu.  On  représenta  en  vain  aux 
tribuns  qu'ils  n'avoient  aucun  pouvoir 
de  traiter  directement  avec  le  peuple , 
et  que  leurs  fonctions  se  bornoient  au 
seul  droit  d'opposition  ,  quand  même 
on  auroit  fait  au  peuple  quelque  pro- 
position contraire  à  ses  intérêts.  Ceux- 
ci  renvoyoient  les  consuls  à  l'assemblée 
du  sénat  comme  au  seul  endroit  où  ils 
pouvoient  présider  ;  mais  ils  soute- 
noient  avec  opiniâtreté  qu'il  leur  ap- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IL     i  33 

partenoit ,  par  préférence  aux  autres 
magistrats  ,  de  prendre  la  parole  dans 
les  assemblées  du  peuple. 

Ces  prétentions  réciproques  aug- 
mentèrent le  tumulte  :  la  dispute  s'é- 
chauffoit  insensiblement ,  et  les  plus 
emportés  de  chaque  parti  étoient  prêts 
d'en  venir  aux  mains  ,  lorsque  Brutus 
qui  n'étoit  cette  année  qu'édile ,  comme 
nous  Pavons  dit,  crut,  àla  faveur  de  ce 
désordre,  pouvoir  étendre  l'autorité  des 
tribuns;  et  s'adressant  aux  deux  con- 
suls ,  il  leur  promit  d'apaiser  la  sédi- 
tion s'ils  vouloient  bien  lui  permettre 
de  parler  en  public. 

Les  consuls  qui  trouvoient  dans  cette 
permission  que  leurdemandoit  un  plé- 
béien en  présence  de  ses  tribuns  ,  une 
nouvelle  preuve  du  droit  qu'ils  avoient 
de  présider  à  toute  assemblée  du  peu- 

f)le  Romain ,  consentirent  qu'il  pût  dire 
ibrement  son  avis  ,  ne  doutant  pas 
que  comme  il  savoit  que  sous  le  nom 
d'assemblée  du  peuple  ,  on  comprenoit 
également  les  sénateurs  et  les  chevaliers 
aussi  bien  que  les  plébéiens, il  ne  portât 
les  tribuns  à  se  désister  de  leurs  pré- 
tentions. MaisBrutus  avoit  une  vue  bien 
différente ,  et  au  lieu  d'adresser  la  paro- 
le au  peuple  ou  aux  tribuns,  il  se  tour- 


l34  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
na  vers  le  consul  Gréganius  qui  avoit 
été  un  des  commissaires  que  le  sénat 
avoit  envoyés  sur  le  Mont  Sacré.  «Vous 
»  souvenez-vous,  lui  dit-il,  que  dans 
»  le  temps  que  nous  travaillions  de 
»  concert  à  la  réunion  des  deux  ordres 
»  de  la  république  ,  aucun  patricien 
»  n'interrompit  ceux  quiétoient  ehar- 
»  gés  des  intérêts  du  peuple  ,  et  qu'on 
»  en  convint  même  exprès ,  afin  que 
»  chaque  parti  put  exposer  ses  raisons 
»  avec  plus  d'ordre  et  de  tranquillité? 
»  Je  m'en  souviens  fort  bien  ,  répon- 
»  dit  Gréganius.  Pourquoi  donc  ,  con- 
»  tînuaBrutus,  interrompez-vous  au- 
»  jourd'hui  nos  tribuns  dont  la  per- 
»  sonne  est  sacrée  et  revêtue  dune 
»  magistrature  publique?  Nous  les  in- 
»  terroinpons  avec  justice  ,  repartit 
t>  Gréganius ,  parce  qu'ayant  convoqué 
»  nous-mêmes  l'assemblée  suivant  le 
»  privilège  de  notre  dignité  ,1a  parole 
o  nous  appartient.  »  Le  consul  ajouta 
avec  trop  de  précipitation  et  sans  pré- 
voir les  conséquences  d'un  pareil  dis- 
cours :  Que  si  les  tribuns  avoient  convoqué 
rassemblée  ,  bien  loin  de  les  inter- 
rompre, ii  ne  voudroit  pas  même  les 
venir  écouter,  quoi  qu'en  qualité  de 
simple  citoyen  Romain  ,  il  eut  droit 


DELA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  ÎL      l35 

d'assister  à  toutes  les  assemblées  du 
peuple. 

Brutus  n'eut  pas  plutôt  entendu  ces 
dernières  paroles ,  qu'il  s'écria  trans- 
porté de  joie:  «  Vous  avez  vaincu  , 
r>  plébéiens  :  tribuns  ,  cédez  la  place 
»  aux  consuls  ;  qu'ils  haranguent  au- 
»  jourd'hui  tant  qu'il  leur  plaira  ,  de- 
»  main  je  vous  ferai  voir  quelle  est  la 
»  dignité  et  la  puissance  de  vos  charges: 
»  faites  seulement  que  par  vos  ordres 
»  et  sous  votre  convocation  le  peuple 
»  se  rende  ici  de  bonne  heure.  Si  j'abuse 
»  de  sa  confiance  et  de  la  vôtre  ,  je 
»  suis  prêt  d'expier  des  promesses  té«- 
»    méraires  par  la  perte  de  ma  vie.» 

On  fut  obligé  de  congédier  l'assem- 
blée à  cause  de  la  nuit  qui  survint 
durant  ces  disputes.  Le  peuple  se  sé- 
para dans  l'impatience  de  voir  le  len- 
demain l'effet  des  promesses  de  Brutus  ; 
et  les  patriciens  se  retirèrent  de  leur 
côté,  méprisant  les  discours  d'un  parti- 
culier incapable  ,  à  ce  qu'ils  prêten- 
doient ,  de  donner  plus  d'étendue  à  la 
fonction  de  tribun  ,  que  la  voie  de 
simple  opposition  qui  lui  avoit  été 
attribuée  sur  le  Mont  Sacré. 

Mais  Brutus  plus  habile  que  ne  le 
croyoit  le  sénat ,  fut  trouver  le  tribun 


l36      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

Icilius.  Il  passa  une  partie  de  la  nuit  à 
conférer  avec  lui  et  avec  les  autres  tri- 
buns ,  et  il  leur  lit  part  de  ses  desseins. 
«  Il  n'est  question  pour  réussir ,  leur 
»  dit-il  ,  que  de  faire  voir  au  peuple 
»  que  le  tribunat  lui  devient  inutile 
»  si  les  tribuns  n'ont  pas  le  pouvoir  de 
»  convoquer  les  assemblées  pour  lui 
»  représenter  ce  qui  est  de  son  intérêt. 
»  Le  peuple  ne  nous  refusera  jamais 
»  de  passer  une  loi  qui  ne  peut  que  lui 
»  être  avantageuse  ;  toute  la  difficulté 
»  consiste  à  prévenir  le  sénat  et  les 
»  patriciens  qui  pourroient  s'y  opposer. 
»  Pour  cela  il  faut  tenir  l'assemblée  le 
»  plus  matin  qu'on  pourra,  et  se  saisir 
»  de  bonne  heure  de  tous  les  postes  qui 
»  environnent  la  tribune  aux  haran- 
»  gués.  »  Les  tribuns  ayant  approuvé 
son  projet,  envoyèrent  dans  les  diffé- 
rens  quartiers  de  la  ville  solliciter  les 

Ï>rincipaux  plébéiens  de  se  rendre  dans 
a  place  à  la  pointe  du  jour  avec  le  plus 
de  monde  qu'il  leurseroit  possible.  Ils 
s'y  trouvèrent  eux-mêmes  avant  le  jour, 
et  par  le  conseil  de  Brutus  ils  s'empa- 
rèrent d'abord  du  temple  de  Vulcain , 
où  se  plaçoient  ordinairement  ceux  qui 
vouloient  haranguer.  Une  foule  innom- 
brable de  peuple  eut  bientôt  rempli  la 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL     l3y 

place.  Icilius  prit  la  parole  ;  et  pour  re- 
nouveler l'aigreur  et  ranimosité  dans 
les  esprits  ,  il  commença  par  rappeler 
tout  ce  que  le  peuple  avoit  souffert  de 
l'avarice  et  de  l'inhumanité  des  grands 
avant  l'établissement  du  tribunat.ll  re- 
présenta ensuite  que  la  misère  publi- 
que n'auroit  point  eu  de  fin  s'il  ne  se 
lut  trouvé  deux  citoyens  assez  coura- 
geux pour  s'opposer  à  la  tyrannie  des 
patriciens  ;  qu'après  l'abolition  des  det- 
tes ,  ces  mêmes  patriciens  se  servoient 
delà  famine  pour  réduire  de  nouveau 
le  peuple  dans  la  servitude  ,  et  qu'ils 
prétendoient  interdire  aux  tribuns  l'u- 
sage de  la  parole  dans  les  assemblées  , 
de  peur  qu'ils  n'éclairassent  le  peuple 
sur  ses  véritables  intérêts  ;  que  cette 
tyrannie  visible  rendoit  le  tribunat 
inutile  ;  et  qu'il  falloit  ou  que  le  peu- 
ple renonçât  lui-même  à  cette  magis- 
trature ,  ou  que  par  une  nouvelle  loi  il 
autorisât  ses  magistrats  à  convoquer  des 
assemblées  pour  y  traiter  de  ses  droits, 
et  qu'il  fut  défendu  alors,  sous  de  griè- 
ves  peines  ,  de  les  interrompre  et  de 
les  troubler  dans  l'exercice  de  leurs 
charges. 

Ce  discours  fut  reçu   à  l'ordinaire 
avec  de  grands   applaudissemens.  Le 


158      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

Î>euple  s'écria  aussitôt  qu'il  proposât 
a  loi  lui-même.  Il  l'avoit  dressée  pen- 
dant la  nuit  ,  et  la  tenoit  toute  prête  , 
de  peur  que  si  on  eût  été  obligé  d'en 
remettre  la  publication  à  la  prochaine 
assemblée  ,  le  sénat  et  les  patriciens  ne 
s'y  fussent  trouvés  pour  s'y  opposer  : 
ainsi  il  la  lut  tout  haut  ,  et  elle  étoit 
conçue  en  ces  termes  : 

«  Que  personne  ne  soit  assez  hardi 
»  pour  interrompre  un  tribun  qui  parle 
»  dans  i'assembiée  (i)  du  peuple  Ro- 
i>  main.  Si  quelqu'un  viole  cette  loi  , 
»  qu'il  donne  caution  sur  le  champ  de 
»  payer  l'amende  à  laquelle  il  sera 
r>  condamné  ;  s'il  le  refuse  ,  qu'il  soit 
»  mis  à  mort,  et  ses  biens  confisqués.» 
(An  de  Rome  262. J 

Le  peuple  autorisa  cette  loi  par  ses 
suffrages.  Les  consuls  ayant  voulu  la 
rejeter ,  en  disant  que  ce  n'étoit  qu'une 
loi  surprise  par  artifice  ,  et  dans  une  as- 
semblée furtive ,  faite  sans  auspices 
et  sans  convocation  légitime  ,  les  tri- 
buns déclarèrent  hautement  qu'ils  n'au- 
roi  eut  pas  plus  d'égard  pour  les  sénatus- 
consultes  que  le  sénat  en  auroit  pour 
ce  plébiscite.  Ce  fut  le  sujet  de  beau- 
coup de  disputes  ,  où  tout  se  passa  ea 

(1)  Id.  p.  43i.  432. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL      1^9 

reproches  de  part  et  d'autre  ,  mais  sans 
jamais  en  venir  aux  voies  défait.  Enfin 
le  sénat ,  comme  un  bon  père  ,  céda  à 
l'opiniâtreté  des  plébéiens  qu'il  regar- 
doit  toujours  comme  sesenfans.  La  loi 
fut  reçue  par  un  consentement  général 
des  deux  ordres.  Le  peuple ,  content 
d'avoir  augmenté  la  puissance  de  ses 
tribuns  ,  supportoit  la  famine  avec  pa- 
tience ,  et  dans  sa  misère  il  conservoit 
encore  assez  d'équité  pour  respecter 
ces  grands  hommes  qui  lui  résîstoient 
avec   tant  de  courage  et  de  fermeté. 

La  ville  demeura  quelque  temps 
tranquille ,  mais  l'abondance  produisit 
ce  que  la  famine  n'avoit  pu  faire  ;  et 
une  flotte  chargée  de  grains  ,  et  qui  ar- 
riva aux  côtes  de  Rome,  fournit  une 
nouvelle  occasion  aux  tribuns  d'étendre 
leur  pouvoir  ,  et  de  rallumer  la  sédi- 
tion. 

P.  Valérius  et  L.  Géganius  que  le 
sénat  avoit  envoyés  en  Sicile  ,  comme 
nous  l'avons  dit ,  en  revinrent  avec  un 
grand  nombre  de  vaisseaux  chargés  de 
blé ,  sous  le  consulat  de  M.  Minucius 
et  de  A.  Sempronius.  Ç An  de  Rome 
262.  J  Gelon  ,  tyrande  Sicile  ,  en  avoit 
fait  présent  de  la  meilleure  partie  ,  et 
les  envoyés  du  sénat  avoient  acheté  le 


l4o      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

surplus  des  deniers  publics.  Il  étoit 
alors  question  du  prixqu'ony  mettroit  ; 
les  tribuns  furent  mandés  dans  le 
sénat  pour  en  dire  leur  avis.  Les  séna- 
teurs qui  n'a  voient  pour  objet  que  de 
rétablir  une  parfaite  intelligence  entre 
le  peuple  et  le  sénat ,  opinèrent  à  ce 
qu'on  distribuât  gratuitement  aux  plus 

Î>auvres  le  blé  qui  venoit  de  lalibéra- 
ité  de  Gelon  ,  et  qu'on  vendît  à  vil 
prix  celui  qui  auroit  été  acheté  des  de- 
niers publics.  Mais  quand  ce  fut  à  Corio- 
lan  à  dire  son  avis ,  ce  sénateur  à  qui 
l'institution  du  trîbunat  étoit  odieuse  , 
soutint  que  cette  condescendance  du 
sénat  pour  les  besoins  du  peuple  ne 
serviroit  qu'à  nourrir  son  insolence  ; 
qu'on  ne  le  retiendroit  jamais  dans  le 
devoir  que  par  lamisère,et  que  le  temps 
étoitenfin  venu  de  venger  la  majesté  du 
sénat  violée  par  des  séditieux,  dont  les 
chefs ,  par  un  nouveau  crime ,  avoient 
extorqué  des  dignités  comme  la  ré- 
compense de  leurrebellion.  Ce  fut  ainsi 
que  s'expliqua  ce  sénateur  en  présence 
même  des  tribuns. 

Mais  avant  que  de  rapporter  les  suites 
de  cette  affaire  ,  je  ne  crois  pas  que 
nous  puissions  nous  dispenser  de  faire 
connoître  un  peu  plus  particulièrement 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    \^\ 

un  homme  qui  va  jouer  un  si  grand 
rôle  dans  cet  endroit  de  l'histoire  ,  et 
dont  la  fortune  eut  plus  d'éclat  que  de 
bonheur. 

Caius  Marcius  Corîolanus  (i)  étoit 
issu  d'une  des  plus  illustres  familles 
patriciennes  de  Rome.  On  lui  avoit 
donné  le  surnom  de  Coriolan  pour  avoir 
emporté  Pépée  à  la  mainCorioles ,  une 
des  principales  villes  des  Volsques. 
Ayant  perdu  son  père  dès  sa  plus  tendre 
jeunesse  ,  il  fut  élevé  avec  un  grand 
soin  par  sa  mère  ,  appelée  Véturie  , 
femme  d'une  austère  vertu,  et  quin'a- 
voit  rien  oublié  pour  inspirer  ses  sen- 
timens  à  son  fils. 

Coriolan  étoit  sage ,  frugal  ,  désinté- 
ressé ,  d'une  probité  exacte  ,  attaché 
inviolablement  à  l'observation  des  lois. 
Avec  ces  vertus  paisibles  jamais  on 
n'avoitvuune  si  haute  valeur  et  tant  de 
capacité  pour  le  métier  de  la  guerre.  Il 
sembloit  qu'il  fût  né  général  ;  mais  il 
étoit  dur  et  impérieux  dans  le  com- 
mandement,  sévère  aux  autres  comme 
à  lui-même  ,  ami  généreux  ,  implaca- 
ble ennemi  ,  trop  fier  pour  un  répu- 
blicain. Content  de  la  droiture  de  ses 
intentions,  il  alloit  au  bien  sans  mé- 

(i)  Plut,  in  Coriol. 


K{2  HISTOIRE  DES  REVOLUTIONS 
nagement  et  sans  ces  insinuations  si 
nécessaires  dans  un  état  ,  dont  l'égalité 
et  la  moderationfaisoient  le  fondement. 
Il  a  voit  demandé  le  consulat  l'année 
précédente,  et  la  plupart  des  sénateurs, 
persuadés  qu'un  si  grand  capitaine  ren- 
droit  des  services importans  à  l'état  s'il 
étoit  revêtu  de  cette  dignité,  l'a  voient 
brigué  en  sa  faveur.  Ce  fut  un  titre 
d'exclusion  à  l'égard  du  peuple  que  cette 
recommandation  des  grands.  Les  tri- 
buns quiredoutoient  ce  courage  élevé 
et  cette  grande  fermeté  de  Coriolan  , 
avoientfait  envisager  aux  plébéiens  les 
sollicitations  du  sénat  comme  une  cons- 
piration secrète  contre  leur  ordre  :  c'est 
ce  qui  fit  que  le  peuple  lui  refusa  ses  suf- 
frages. Ce  refus  lui  fut  très-sensible,  et 
jeta  dans  son  esprit  de  vifsressentimens 
qu'il  fit  éclater  dans  cette  occasion. 
«  Si  le  peuple  prétend  ,  disoit-il  en 
»  plein  sénat  ,  avoir  part  à  nos  libéra- 
»  lités  ,  s'il  demande  des  vivres  à  vil 
»  prix ,  qu'il  rende  au  sénat  ses  anciens 
»  droits,  etqu'il  efface  jusqu'aux  traces 
»  Jes  dernières  sédi  tions.  Pourquoi  ver- 
»  rai-je  dans  la  place  et  à  la  tète  du 
»  peuple  des  magistrats  inconnus  à 
»  nos  pères  (  1  )  ,  former  dans  l'enceinte 

(i)  Tit.Liv.  D.  i. 


DE  LA  REP.  ROMAINE.  Liv.  IL  I  43 
de  la  même  ville  comme  deux  ré- 
publiques différentes  ?  Souffrirai- je 
un  Sicmius  ,  un  Bru  tus  régner  im- 
périeusement clans  Rome  ,  moi  qui 
n'ai  pu  y  souffrir  des  Rois?  Serai-je 
à  réduit  à  ne  regarder  qu'avec  crainte 
»  des  tribuns  qui  ne  doivent  leur  puis- 
»  sance  qu'à  notre  propre  foiblesse  ? 
»  ne  souffrons  pas  plus  long- temps  une 
»  telle  indignité  ,  et  rendons  à  nos 
»  consuls  cette  autorité  légitime  qu'ils 
»  doivent  avoir  sur  tout  ce  qui  porte  le 
»  nom  Romain  (i).  Si  Sicinius  en  est 
»  mécontent ,  qu'il  se  retire  une  se- 
»  conde  fois  avec  ces  rebelles  quinour- 
>•>  rissent  son  insolence  et  qui  soutien- 
»  nent  sa  tyrannie;  le  chemin  du  Mont 
»  Sacre  leur  est  encore  ouvert  :  il  ne 
»  nous  faut  que  des  sujets  soumis  et 
»  paisibles ,  et  il  vaudroit  encore  mieux 
»  s'en  passer  que  de  partager  avec  une 
»  vile  populace  le  gouvernement  et  les 
»  dignités  de  l'état.  » 

Les  sénateurs  les  plus  âgés  ,  ceux 
sur-tout  qui  avoient  ménagé  la  réunion, 
trou  voient  plus  de  hauteur  que  de  pru- 
dence dans  un  discours  si  véhément. 
Les  jeunes  sénateurs  au  contraire  qui 
n'en   pré voy oient  pas  les   suites  ,  lui 

(2)  Tit.  Liv.  Dec.  i.  1.  2. 


I  44  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
donnoient  de  grandes  louanges.  Admi- 
rateurs de  la  vertu  de  Corioïan  ,  ils  se 
récrièrent  qu'il  étoit  le  seul  qui  eut  le 
courage  d'un  véritable  Romain  :  cha- 
cun se  reprochoit  comme  une  lâcheté 
inexcusable  le  consentement  qu'il 
avoit  donné  à  l'érection  du  tribunat  ; 
on  parloit  tout  haut  de  l'abolir ,  et  le 
plus  grand  nombre  des  voix  alloit  à 
rétablir  le  gouvernement  de  la  répu- 
blique sur  ses  anciens  fondemens. 

Les  tribuns  que  les  consuls  avoient 
fait  entrer  (i)  dans  le  sénat ,  comme 
nous  l'avons  dit ,  voyant  cette  espèce 
de  conjuration  contre  leur  ordre,  en 
sortirent  pleins  de  fureur  ,  invoquant 
les  dieux  vengeurs  du  parjure  ,  et  les 
prenant  à  témoins  des  sermens  solen- 
nels avec  lesquels  le  sénat  avoit  au- 
torisé l'établissement  du  tribunat.  Ils 
assemblèrent  le  peuple  tumultuaire- 
m^nt ,  et  ils  crioient  du  haut  de  la  tri- 
bune que  les  patriciens  avoient  formé 
une  conspiration  pour  les  faire  périr 
avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans  ,  à 
moins  que  les  plébéiens  ne  remissent 
leurs  tribuns  enchaînés  en  la  puissance 
de  Corioïan  ;  que  c'étoit  un  nouveau 
tyran  qui  s'élevoit  dans  la  république , 

(i)  Idem ,  Ibid. 

et 


DE  M  RÉPi  ROMAINE.  Liv.  IL     IvjS 

et  qui  vouloit  ou  leur   mort  ou  leur 
ser.  itude. 

Le  peuple  prend  feu  aussitôt  ,  il 
pousse  mille  cris  confus  remplis  crin- 
ci  i gn a  tion  et'de  menaces.  B orne  ,  à  peine 
tranquille  .  voit  renaître  une  sédition 
plus  dangereuse  que  la  première.  IL 
n'est  plu^  question  de  se  retirer  sur  le 
Mont  Sacre  ;  le  peuple  qui  a  ,  pour 
ainsi  dire  ,  essayé  ses  forces  ,  prétend 
disputer  aux  patriciens  Fempire  de 
Home  au  milieu  de  B.ôme  même.  On 
ne  parle  pas  moins  que  d'aller  sur  le 
champ  arracher  Coriolan  du  sénat  pour 
l'immoler  à  lahaine  publique.  Mais  les 
tribuns  qui  le  vouJ oient  perdre  plus 
sûrement ,  sous  prétexte  d'observer  les 
formes  de  la  j  usti  ce ,  l'envoyèrent  som- 
mer de  venir  rendre  compte  de  sa  con- 
duite devant  l'assemblée  du  peuple  , 
dans  la  vue  ,  s'il  obéissoit  ,  d  être  les 
mai  très  et  les  arbitres  de  la  vie  de  leur 
ennemi  ,  ou  de  lé  rendre  plus  odieux 
au  peuple  s'il  réfusoit  de  reconnoitre 
son  autorité. 

Coriçlan,  naturellement  fier  et  hau- 
tain ,  ayant  renvoyé  1: appariteur  avec 
mépris  comme  les  tribuns  l'a  voient 
bien  prévu  ,  ceux-ci  se  firent  suivre 
aussitôt  par  une  troupe  des  plus  mut 
Tome  I.  G 


1^6      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

tins  d'entre  les  plébéiens  ,  et  ils  furent 
l'attendre  à  la  sortie  du  sénat  pour  l'ar- 
rêter. Ils  le  rencontrèrent  accompagné 
à  son  ordinaire  d'une  foule  de  ses  cliens, 
d'un  grand  nombre  de  jeunes  sénateurs 
attachés  à  sa  personne  ,    et  qui  se  fai- 
soient  honneur  de  suivre  son  avis  dans 
le  sénat ,  et  ses  exemples  à  la  guerre. 
Les  tribuns  ne  l'eurent  pas  plutôt  aper- 
çu ,  qu'ils  ordonnèrent  à  Brutus  et  à 
Icilius  qui faisoient cette  année  la  fonc- 
tion d'édiles,  de  le  conduire  en  prison. 
Mais  il  n'étoit  pas  aisé  d'exécuter  une 
pareille   commission  ,  et  l'entreprise 
etoit  aussi  hardie  qu'extraordinaire.  Co- 
rîolan  et  ses  amis  se  mettent  en  dé- 
fense (i).  On  repousse  les  édiles  à  coups 
de  poing  :    c'étoient  les  seules  armes 
d'usage  en  ce  temps-là ,  dans  une  ville 
où  l'on  ne  prenoitl'épéeque  quand  on 
sortoit  pour  marcher  aux  ennemis.  Les 
tribuns ,  irrités  de  cette  résistance,  ap- 
pellent le  peuple  à  leur  secours  ;  les 
patriciens  de  leur  côté  accourent  pour 
défendre  un  des  plus  illustres  person- 
nages de  leur  corps.  Le  tumulte  s'aug- 
mente ,  on  en  vient  aux  injures  et  aux 
reproches.  Les    tribuns  se  plaignent 
qu'un  simple  particulier  ose  violer  une 

(?)  D.  H.  L  7, 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL       J  4  7 

magistrature  sacrée.  Les  sénateurs  leur 
demandent  à  leur  tour  par  quelle  au- 
torité ils  osent  faire  arrêter  un  séna- 
teur et  un  patricien   d'un  ordre  supé- 
rieur au  peuple,  et  s'ils  prétendent  s'é- 
riger en  tribuns  du  sénat ,  comme  ils  le 
sont  du  peuple.  Pendant  ces  disputes , 
arrivent  les  consuls  qui  écartent  la  fou- 
le; et  autant  par  prières  que  par  auto- 
rité ,  ils  obligent  le  peuple  à  se  retirer. 
Mais  les  tribuns  n'en  demeurèrent  pas 
là  :  ils  convoquèrent  l'assemblée  pour 
le  lendemain.  Les  consuls  et  le  sénat 
qui  virent  le  peuple  courir  dès  la  pointe 
du  jour  à  la  place  ,sy  rendirent  de  leur 
côté  en  diligence  pour    prévenir  les 
mauvais  desseins  de  ces  magistrats  sé- 
ditieux ,  et  pour  les  empêcher  de  faire 
prendre  au  peuple  qu'ils  gouvernoient , 
quelque  résolution  précipitée  et  con- 
traire à  la  dignité  du  sénat  et  au  salut 
de  Coriolan.  Leur  présence  n'empêcha 
point  ces  tribuns  de  se  déchaîner  à  leur 
ordinaire  contre  tout  l'ordre  des  patri- 
ciens.  Tournant  ensuite    l'accusation 
contre  Coriolan  ,   ils  rapportèrent  le 
discours  qu'il  a  voit  tenu  dans  le  sénat 
au  sujet  de  la  distribution  des  grains. 

On  lui  fit  un  nouveau  crime  de  ce 
grand   nombre    d'amis  que  sa   vertu 

G  2 


I^S       HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

attachoit  à  sa  suite  ,  et  que  les  tribuns 
appeloientles  satellites  du  tyran.  «  C'est 
»  par  son  ordre,  disoient-ils  en  adres- 
»  sant  la  parole  au  peuple  ,  que  vos 
»  édiles  ont  été  maltraités.  11  ne  cher- 
»  choit  par  ces  premiers  coups  qu'à  en- 
»  gager  la  querelle  ;  et  si  nous  n'avions 
»  pas  eu  plus  de  modération  que  lui  , 
»  peut-être  qu'une  guerre  civile  auroifc 
»  armé  vos  citoyens  les  uns  contre  les 
»  autres.»  Après  s'être  épuisés  en  invec- 
tives pour  rendre  Coriolan  plus  odieux 
à  la  multitude ,  ils  ajoutèrent  que  s'il 
y  avoit  quelque  patricien  qui  voulut 
entreprendre  sa  défense ,  il  pouvoit 
monter  dans  la  tribune  et  parler  au 
peuple. 

Minueius. premier  consul,  se  présenta; 
et  après  s'être  plaint  en  général  et  avec 
beaucoup  de  modération  de  ceux  qui 
saisissoient  (  i  )le  moindre  prétexte  pour 
exciter  de  nouveaux  troubles  dans  la 
république  ,  il  remontra  au  peuple  que 
bien  loin  qu'on  pût  accuser  le  sénat  et 
les  patriciens  d'avoir  procuré  la  famine, 
tout  le  monde  savoit  que  ce  malheur 
n'etoit  arrivé  que  par  la  désertion  du 
peuple  ,  et  par  la  faute  de  ceux  qui 
avoient  négligé  l'année  précédente  de 

(2)  D.  H.  1.  3. 


DE   LA  RÉP.    ROMAINE.    Liv.  IL      liféj 

cultiveret  de  semer  leurs  terres;  qu'il 
ne  lui  seroit  pas  plus  difficile  de  dé- 
truire les  autres  calomnies  dont  on  les 
entretenoit  dans  les  harangues  séditieu- 
ses, comme  le  projet  d'abolir  le  tribunat, 
de  faire  périr  tout  le  peuple  par  la  fa- 
mine ;  que  pour  faire  tomber  tout  d'un 
coup  desdiscours  si  faux  et  si  injurieux, 
illeurdéclaroit  que  le  sénat  (i)  conflr- 
moit  de  nouveau  la  dignité  tribunitien- 
ne  avec  tous  les  droits  quiy  avoient  été 
attachés  sur  le  Mont  Sacré  :  qu'à  l'égard 
de  la  distribution  des  grains ,  il  laissoifc 
le  peuple  maître  et  arbitre  d'y  mettre 
lui-même  tel  prix  qu'il  jugeroit  à 
propos. 

Le  consul  après  un  préambule  si 
propre  à  adoucir  les  esprits ,  et  à  se 
concilier  la  bienveillance  du  peuple  , 
ajouta,  comme  par  un  doux  reproche  , 
qu'il  ne  pouvoit  s'empêcher  de  les  blâ- 
mer de  la  précipitation  avec  laquelle 
ils  selaissoient  entraîner  aux  premiers 
bruits  querépandoientquelquesmutins; 
qu'il  étoitbien  surprenant  qu'ils  vou- 
lussent faire  un  crime  au  sénat  des  dif- 
férens  avis  qui  se  proposoient  ,  avant 
même  qu'il  eut  rien  statué.  «Souvenez- 
»  vous  leur  dit-il.  que  pendant  votre, 

(i)  D.  H.  1.  6. 

G  3 


l5o      HISTOIRE    DES   RÉVOLUTIONS 

»  retraite  sur  le  Mont  Sacré  ,  vos  vœux  , 
»  vos  requêtes  et  vos  prières  se  bor- 
jr>  noient  à  obtenir  l'abolition  des  dettes. 
»  À  peine  vous  eut-on  accordé  une  si 
y>  grande  grâce  ,  que  vous  vous  fi  ces 
»  comme  un  nouveau  droit  de  la  facilite 
»  du  sénat ,  pour  demander  la  création 
»  de  deux  magistrats  de  votre  corps  , 
»  dont  toute  l'autorité,  de  votre  propre 
»  aveu ,  de  voit  être  renfermée  à  emi)ê- 
»  cher  qu'un  plébéien  ne  pût  être  oppri- j 
»  mé  par  un  patricien  :  nouvelle  grâce 
»  qui  nous  attira  vos  remercîmens ,  et 
»  qui  parut  remplir  tous  vos  souhaits. 
»  On  ne  vous  vit  point  dans  ces  temps 
»  fâcheux  ,  lorsque  la  sédition  étoit 
»  la  plus  échauffée  ,  demander  qu'on 
»  diminuât  l'autorité  du  sénat ,  ou  qu'on 
»  changeât  la  forme  de  notre  gouver- 
»  nement.  De  quel  droit  donc  vos  tri- 
»  buns  prétendent-ils  aujourd'hui  por- 
y>  ter  leurs  vues  et  leur  censure  sur  ce 
»  qui  se  passe  dans  nos  conseils?  Quand 
»  s'est-on  avisé  de  faire  un  crime  à  un 
»  sénateur  pour  avoir  dit  librement 
»  son  avis  dans  le  sénat  ?  Quelles  lois 
»  peuvent  vous  autoriser  à  poursuivre 
»  avec  tant  d'animosité  son  exil  ou  sa 
»  mort?  Mais  je  suppose  que  ,  par  un 
»  renversement  inoui  de  tout  ordre  , 


DE  LA  REP.  ROMAINE.  Liv.  IL     l5l 

j>  le  corps  entier  du  sénat  fût  justicia- 
»  ble  de  vos  tribuns  ;  supposons  encore, 
»  si  on  le  veut  ,  qu'il  soit  échapé  à 
9  Coriolan  quelque  chose  de  trop  dur 
»  en  disant  son  avis ,  n'est-il  pas  de  votre 
»  équité  d'oublier  quelques  parole:; 
»  vaines  et  qui  se  sont  perdues  en  l'air , 
»  en  faveur  de  ses  services  réels  dont 
»  vous  avez  vous-mêmes  recueilli  tout 
»  le  fruit  ?  Conservez  la  vie  à  un  ex- 
»  cellent  citoyen  ,  conservez  à  la  pa- 
»  trie  un  grand  capitaine  ;  et  si  vous 
»  ne  le  voulez  pas  absoudre  comme 
»  innocent ,  donnez-le  du  moins  com- 
»  me  criminel  à  tout  le  sénat  qui  vous 
»  en  prie  par  ma  bouche.  Ce  sera  là  le 
»  lien  qui,  en  nous  réunissant,  servira 
»  au  sénat  comme  d'un  nouveau  motif 
»  pour  l'engager  à  vous  continuer  ses 
»  bienfaits.  Au  lieu  que  si  vous  per- 
»  sistiez  à  vouloir  perdre  ce  sénateur, 
»  peut-être  que  l'opposition  que  vous 
»  trouveriez  de  la  part  des  patriciens  , 
»  produiroit  des  maux  qui  vous  fe- 
»  roient  repentir  d'avoir  poussé  trop 
»  loin  votre  ressentiment.  » 

Ce  discours  fit  impression  sur  la 
multitude  ,  et  tourna  les  esprits  du 
côté  de  la  paix  et  de  l'union.  Sicinius 
en  fut  consterné  :  mais  dissimulant  ses 


iBH      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

mauvais  desseins  ,  il  donna  de  grandes 
louanges  à  Mînucius  et  à  tous  les  séna- 
teurs ,  d'avoir  bien  voulu  s'abaisser 
jusqu'à  rendre  compte  au  peuple  de 
leur  conduite  ,  et  de  n'avoir  pas  même 
dédaigné  d'interposer  leurs  prières  et 
leurs  offices  en  faveur  de  Coriolan.  Se 
tournant  ensuite  vers  ce  sénateur  : 
y>  Et  vous  excellent  citoven  ,  lui  dit- 
»  il  d'un  ton  ironique  ,  ne  soutiendrer- 
»  vous  pas  aujourd'hui  devant  le  peuple 
»  ces  avis  si  utiles  à  la  république  ,  que 
»  vous  avez  proposés  si  hardiment 
»  dans  le  sénat  ?  Ou  plutôt  pourquoi 
»  n'avez-vous  pas  recours  à  la  clémence 
»  du  peuple  Romain  ?  apparemment 
»  que  Coriolan  croit  indigne  de  son 
»  courage  de  s'abaisser  jusqu'à  deman- 
»  der  pardon  à  ceux  qu'il  a  voulu 
»  perdre.» 

L'artificieux  tribun  lui  parloîtainsi , 
parce  qu'il  étoit  persuadé  qu'un  homme 
du  caractère  de  Coriolan ,  incapable  de 
plier  et  de  changer  d'avis  ,  aigriroit  de 
nouveau  le  peuple  par  la  fierté  de  ses 
réponses.  11  ne  fut  pas  trompé  dans  ses 
espérances  ;  car  bien  loin  que  Coriolan 
s'avouât  coupable  ,  ou  qu'il  tâchât 
d'adoucir  le  peuple  comme  avoi. 
Minucius  ,  il  ruina  au  contraire  l'eilet 


DE   LA   RÊP.   ROMAINE.    Liv.  IL    1 5,5 

du  discours  de  ce  consul  par  une  fer- 
meté à  contre-temps  et  par  la  dureté 
de  ses  expressions,  li  se  déchaîna  avec 
plus  de  force  qu'il  n'a  voit  encore  fait 
contre  les  entreprises  des  tribuns  ;  et 
il  déclara  nettement  que  le  peuple 
n'avoit  aucune  autorité  légitime  pour 
pouvoir  juger  un  sénateur  ;  mais  que 
si  quelqu'un  se  trouvoit  offensé  de 
l'avis  qu'il  avoit  ouvert  dans  le  sénat, 
il  le  pouvoit  citer  devant  les  consuls, 
et  les  sénateurs  qu'il  reconnoissoit  pour 
ses  juges  naturels  ,  et  devant  lesquels 
ilseroit  toujours  prêt  de  rendre  compte 
de  sa  conduite. 

Les  jeunes  sénateurs  charmés  de  l'in- 
trépidité qu'il  faisoit  paroitre  ,  et  ravis 
qu'il  se  trouvât  quelqu'un  qui  osât  dire 
tout  haut  ce  qu'ils  pensoient  tous  , 
s'écrièrent  qu'il  n'avoit  rien  avancé 
qui  ne  fut  conforme  aux  lois  ;  mais  le 
peuple  qui  se  croyoit  méprisé  résolut 
de  lui  faire  sentir  son  pouvoir.  On  lui 
fit  son  procès  sur  le  champ  comme  à 
un  rebelle,  et  à  un  citoyen  qui  refusoit 
de  reconnoitre  l'autorité  du  peuple 
Romain.  Sicinius.  après  avoir  conféré 
en  secret  avec  ses  collègues,  sans  dai- 
gner même  recueillir  les  suffrages  de 
l'assemblée  ,  prononça  contre  lui  une 

G  3 


3  54      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 
sentence  de  mort ,  et  il  ordonna  qu'on 
le  précipitât  du  haut  de  la  roche  Tar- 

Ï)éienne  :  supplice  dont  on  punissoit 
es  ennemis  de  la  patrie. 

Les  édiles,  ministres  ordinaires  de 
toutes  les  violences  des  tribuns,  s'avan- 
cèrent pour  se  saisir  de  sa  personne  ; 
mais  le  sénat  (i)  et  tout  ce  qu'il  y 
avoit  de  patriciens  dans  rassemblée  , 
accoururent  à  son  secours.  Ils  le  mirent 
au  milieu  d'eux ,  et  s'étant  fait  des  ar- 
mes des  premiers  objets  que  l'indigna- 
tion et  la  colère  leur  présentaient ,  ils 
Ï croissent  résolus  d'opposer  la  force  à 
a  violence. 

Le  peuple  qui  craint  toujours  quand 
on  ne  le  craint  point ,  refusa  son  secours 
aux  édiles ,  et  demeura  comme  en  sus- 
pens ,  soit  qu'il  n'osât  attaquer  un  gros 
où  il  voyoit  ses  magistrats  et  ses  capi- 
taines ,  soit  qu'il  trouvât  que  ses  tribuns 
eussent  poussé  l'animosité  trop  loin  en 
condamnant  un  citoyen  à  mort  pour  de 
simples  paroles.  Sicinius  qui  craignoit 
que  Coriolan  ne  lui  échappât ,  fit  appro- 
cher Brutus  son  conseil  et  son  oracle  , 
aussi  séditieux,  mais  moins  emporté  , 
«t  qui  avoit  des  vues  plus  étendues.  11  lui 
demanda  secrètement  son  avis  sur  Tir- 

(i)  D.  H.  1.  7.  Plut,  in  Cor. 


DE    LA  RÉF.    ROMAINE.  Liv*  H.      l55 

résolution  du  peuple  qui  déconcertait 
tous  ses  desseins. 

Brutus  lui  dit  qu'il  ne  devoit  pas  se 
flatter  de  pouvoir  faire  périr  Coriolan, 
tant  qu'il  seroit  environné  de  toute  la 
noblesse  qui  lui  servoit  de  gardes  ;  qu'on 
murmuroit  même  dans  l'assemblée  de 
ce  qu'il  vouloit  être  en  même  temps 
juge  et  partie  ;  que  le  peuple  qui  passe 
en  un  instant  de  la  colère  la  plus  vio- 
lente à  des  sentimens  de  compassion, 
avoit  trouvé  trop  de  rigueur  dans  la 
condamnation  de  mort  ;  que  dans  la 
disposition  où  il  voyoit  les  esprits ,  il  ne 
réussiroit  pas  assurément  par  les  voies 
de  fait  ;  mais  que  ,  sous  le  prétexte  tou- 
jours spécieux  de  ne  vouloir  rien  faire 
que  dans  les  formes ,  il  devoit  exiger 
du  sénat  que  Coriolan  ne  pût  être  jugé 
par  l'assemblée  du  peuple  ,  et  sur-tout 
qu'il  falloit  obtenir  à  quelque  prix  que 
ce  fut  ,  que  l'assemblée  seroit  convo- 
quée par  tribus  ,  où  les  grands  et  les 
plus  riches  étoient  confondus  avec 
les  plus  pauvres  ;  au  lieu  que  si  on 
recueiiloit  les  suffrages  par  centuries , 
il  étoit  à  craindre  que  les  citoyens 
riches  qui  seuls  en  composoient  le 
plus  grand  nombre  ,  ne  sauvassent 
Coriolan. 

G  6 


l56      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

Sicinius  s'étant  déterminé  à  suivre 
cet  avis,  fit  signe  au  peuple  qu'il  vou- 
loit  parler  ;  et  après  qu'on  lui  eut 
donné  audience  :  «  Vous  voyez ,  Ro- 
»  mains  ,leur  dit-il  ,  qu'il  ne  tient  pas 
»  aux  patriciens  qu'on  ne  répande  au- 
»  jourd'hui  beaucoup  de  sang ,  et  qu'ils 
»  sont  prêts  d'en  venir  aux  mains  pour 
t>  soustraire  à  la  justice  l'ennemi  dé- 
»  claré  du  peuple  Romain.  Mais  nous 
»  leur  devons  de  meilleurs  exemples  ; 
»  nous  ne  ferons  rien  avec  précipita- 
»  tion.  Quoique  le  criminel  soit  assez 
»  convaincu  par  son  propre  aveu  ,  nous 
»  voulons  bien  lui  donner  encore  du 
»  temps  pour  préparer  ses  défenses. 
»  Nous  l'ajournons,  dit-il  en  s'adres- 
y>  sant à Coriolan, à comparaître  devant 
»  le  peuple  dans  vingt-sept  jours.  A 
»  l'égard  de  la  distribution  des  grains  r 
»  si  le  sénat  n'en  prend  pas  le  soin 
»  qu'il  doit  ,  les  tribuns  y  donneront 
»  ordre  eux-mêmes  ;  et  là-dessus  il 
»  congédia  l'assemblée.  » 

Le  sénat  pendant  cet  intervalle,  pour 
se  rendre  le  peuple  favorable  ,  fixa  la 
-vente  des  grains  au  plus  bas  prix  qu'ils 
eussent  été  même  avant  la  sédition  ,  et 
les  consuls  entrèrent  en  conférence 
avec  les  tribuns  sur  l'affaire  de  Coriolan, 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.   IL       1S7 

dans  la  vue  de  les  adoucir  .  et  de  ré- 
duire ces  magistrats  populaires  à  se 
conformer  aux  anciennes  règles  du 
gouvernement.  Minuciusquiportoit  la 
parole  leur  représenta  que  ,  depuis  la 
fondation  de  Rome  ,  on  avoit  toujours 
rendu  ce  respect  au  sénat ,  de  ne  ren- 
voyer aucune  affaire  au  jugement  du 
peuple  que  par  un  sénatus-consulte  ; 
que  les  rois  même  avoient  eu  cette  dé- 
férence pour  un  corps  si  auguste  ;  qu'il 
les  exhortoitàse  conformer  aux  usages 
de  leurs  ancêtres  ;  mais  que  s'ils  avoient 
des  griefs  considérables  à  proposer 
contre  Coriolan  ,  ils  s'adressassent  au 
sénat  qui  leur  feroit  justice  ,  et  qui  sur, 
la  nature  du  crime  et  la  solidité  des 
preuves  ,  le  renverroit  par  un  sénatus- 
consulte  au  jugement  du  peuple  qui 
pour  lors  seulement  seroit  en  droit  de 
faire  le  procès  à  un  citoyen. 

Sicinius  s'opposa  avec  son  insolence 
ordinaire  à  cette  proposition  ;  il  déclara 
qu'il  ne  soufïriroit  jamais  que  l'on  dé- 
cidât par  un  sénatus-consulte  de  l'au- 
torité du  peuple  Romain.  Ses  collègues 
aussi  mal -intentionnés  ,  mais  plus 
"habiles  dans  la  conduite  de  leurs  des- 
seins ,  virent  bien  qu'ils  se  rendroienfc 
odieux  même  aux  plébéiens  s'ils  s'éloi- 


l58      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

gnoient  si  ouvertement  des  formes 
ordinaires  delà  justice.  Ainsi  ils  obli- 
gèrent Sicinius  à  se  désister  de  son 
opposition ,  sous  prétexte  de  condes- 
cendance pour  les  consuls.  Mais  cette 
complaisance  apparente  leur  coûtoit 
d'autant  moins  ,  qu'ils  étoient  bien 
résolus  ,  si  le  sénatus-consulte  ne  leur 
étoit  pas  favorable  ,  de  se  fonder  sur  la 
loi  Valeria  pour  en  appeler  devant 
l'assemblée  du  peuple  ,  et  par-là  cette 
affaire  devoit  toujours  revenir  à  leur 
tribunal  ,  et  il  né  toit  au  plus  question 
que  de  savoir  si  elle  y  seroit  portée  en 
première  ou  en  seconde  instance. 

Ainsi  ces  tribuns  convinrent  sans 
peine  que  le  sénat  déciderait  à  son  or- 
dinaire ,  si  le  peuple  devoit  prendre 
connoissance  de  cette  accusation  ;  et 
ils  demandèrent  qu'ils  pussent  être 
entendus  dans  le  sénat  sur  les  griefs 
qu'ils  prétendoient  proposer  contre 
l'accusé. 

Les  consuls  et  les  tribuns  étant 
convenus  de  cette  forme  préliminaire  , 
on  introduisit  le  lendemain  ces  ma- 
gistrats du  peuple  dans  le  sénat. 
Décius  un  de  ces  tribuns  ,  quoique  le 
plus  jeune,  portoit  la  parole  ,  et  on 
lui  a  voit  déféré  cet  bonneur  à  cause 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  il.      i  5f) 

de  son  éloquence  et  de  sa  facilité 
de  s'énoncer  en  public ,  indispensable 
dans  tout  gouvernement  populaire , 
et  sur-tout  à  Rome ,  où  le  talent  de 
la  parole  n'étoit  pas  moins  néces- 
saire pour  s'avancer,  crue  le  courage 
et  la  valeur.  Ce  tribun  s'adressant  à 
tout  le  sénat  :  «  Vous  savez  ,  pères 
»  conscripts,  leur  dit-il,  qu'ayant  chasse 
»  les  rois  par  notre  secours  ,  vous 
»  établîtes  dans  la  republique  la  forme 
»  du  gouvernement  qui  s'y  observe, et 
»  dont  nous  ne  nous  plaignons  pas. 
»  Mais  vous  n'ignorez  pas  aussi  que 
»  dans  tous  les  différends  que  de  pau- 
»  vres  plébéiens  eurent  dans  la  suite 
>•>  avec  des  nobles  et  des  patriciens  , 
»  ces  plébéiens  perdoient  toujours 
»  leur  procès  ,  parce  que  leurs  parties 
»  étoient  leurs  juges,  et  que  tous  les 
»  tribunaux  n'étoient  remplis  que  de 
»  patriciens.  Cet  abus  obligea  P.  Va- 
»  lérius  Publicola  ,  ce  sage  consul  et 
p  cet  excellentcitoyen  ,  d'établir  la  loi 
»  qui  permettait  d'appeler  devant  le 
»  peuple  des  ordonnances  du  sénat  et 
»  du  jugement  des  consuls. 

»  Telle  est  la  loi  appelée  Valeria  , 
»  qu'on  a  toujours  regardée  comme  la 
»  base  et  le  fondement  de  la  liberté 


l6o      H*feTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

publique.  C'est  à  cette  loi  que  nous 
avons  recours  aujourd'hui ,  si  vous 
nous  refusez  la  justice  que  nous  de- 
mandons contre  un  homme  noirci 
du  plus  grand  crime  qu'on  puisse 
commettre  dans  une  république.  Ce 
n'est  point  un  seul  plébéien  qui  se 
plaint,  c'est  le  corps  entier  du  peuple 
Romain  qui  demande  la  condam- 
nation d'un  tyran  qui  a  voulu  faire 
mourir  de  faim  ses  concitoyens ,  qui 
a  violé  notre  magistrature  ,  et  re- 
poussé la  force  à  la  main  nos  officiers 
etles  édiles  delà  république.  C'est 
Coriolan  que  nous  accusons  d'avoir 
proposé  l'abolition  du  tribunat,  cette 
magistrature  consacrée  par  les  ser- 
mens  les  plus  solennels.  Qu'est-iL 
besoin  après  cela  de  sénatus-consulte 
pour  juger  un  pareil  crime!  Ne  sait-on 
pas  que  ces  décrets  particuliers  du 
sénat  n'ont  lieu  que  dans  des  affaires 
imprévues  et  extraordinaires  ,  et  sur 
lesquelles  les  lois  n'ont  encore  rien 
statue  ?  Mais  dans  l'espèce  dont  il 
s'agit  ,  où  la  loi  est  si  formelle .  où 
elle  dévoue  si  expressément  aux 
dieux  infernaux  ceux  qui  la  viole- 
ront ;  n'est-ce  pas  se  rendre  complice 
»  du  crime  que  d'en  douter  ?  Ne  crai- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.  IL      iGl 

»  gnez-vous  point  que  par  ces  retar- 
»  démens  affectés  de prononcercontre 
»  le  criminel  ,  sous  prétexte  de  la 
»  nécessité  imaginaire  d'un  sénatus- 
t>  consulte  ,  le  peuple  ne  se  persuade 
»  que  Coriolan  n'a  été  que  l'interprète 
»  de  vos  sentimens  ? 

»  Je  sais  que  plusieurs  parmi  vous 
»  se  plaignent  que  ce  n'a  été  que  par 
violence  qu'on  a  arraché  votre  con- 
sentement pour  l'abolition  des  dettes, 
et  l'établissement  du  tribunat.  Je 
veux  même  que  dans  ce  haut  degré 
de  puissance  où  vous  étiez  élevés 
depuis  l'expulsion  des  rois  ,  il  ne  vous 
ait  été  ni  utile  ,  ni  même  honorable 
d'en  relâcher  une  partie  en  faveur 
du  peuple  ;  mais  vous  l'avez  fait ,  et 
tout  le  sénat  s'y  est  engagé  par  les 
sermens  les  plus  solennels.  Après 
l'établissement  de  ces  lois  sacrées  et 
qui  rendent  la  personne  de  nos  tribuns 
inviolable  ,  irez -vous  ,  au  gré  du 
premier  ambitieux  ,  révoquer  ce  qui 
fait  la  sûreté  et  le  repos  de  l'état? 
Vous  ne  le  ferez  pas  assurément  ,  et 
j'en  réponds  tant  que  je  verrai  dans 
cette  assemblée  les  vénérables  ma- 
gistrats qui  ont  eu  tant  de  part  à  la 
réunion  qui  s'est  faite  sur  ie  Mont 


I&2      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  Sacré.  De  voit-on  seulement  souffrir 
»  qu'on  mît  un  si  grand  crime  en  déli- 
»  bération  ?  Coriolan  est  le  premier 
»  qui  par  des  avis  séditieux  a  tâché  de 
»  rompre  ces  liens  sacrés  qui ,  à  la 
»  faveur  de  nos  lois  ,  unissent  les  dif- 
»  férens  ordres  de  l'état.  C'est  lui  seul 
»  qui  veut  détruire  la  puissance  tri- 
»  bunitienne  ,  l'asile  du  peuple ,  le  rem- 
»  part  de  la  liberté  ,  et  le  gage  de  notre 
»  réunion.  Pour  arracher  le  consente- 
»  ment  du  peuple  ,  il  veut  faire  réussir 
»  un  crime  par  un  plus  grand  crime. 
»  Il  ose  dans  un  lieu  saint  et  au  milieu 
»  du  sénat  proposer  de  laisser  mourir 
»  le  peuple  de  faim.  Ne  songeoit-il 
»  point  cet  homme  cruel  et  insensé 
»  tout  ensemble  ,  que  ce  peuple  qu'il 
»  vouloit  faire  mourir  avec  tant  d'in- 
»  humanité  ,  plus  nombreux  et  plus 
»  puissant  qu'il  ne  souhaite  ,  réduit  au 
»  désespoir ,  se  seroit  jeté  dans  les 
»  maisons  des  plus  riches  ;  qu'il  auroit 
»  enfoncé  ces  greniers  et  ces  caves 
»  qui  recèlent  tant  de  biens  ,  et  qu'il 
»  auroit ,  ou  succombé  sous  la  puissance 
»  des  patriciens  ,  ou  qu'eux-mêmes 
»  auroient  été  exterminés  par  une  po- 
»  pulace  en  furie  ,  qui  n'auroit  pris 
»  alors  la  loi  que  de  la  nécessité  et  de 
»  son  ressentiment? 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL       l63 

»  Car  afin  que  vous  ne  l'ignoriez  pas , 
»  nous  ne  nous  serions  pas  laissés  con- 
»  sumer  par  une  famine  fomentée  par 
»  nos  ennemis.  Mais  après  avoir  pris  à 
»  témoins  les  dieux  vengeurs  de  l'in- 
»  justice  ,  nous  aurions  rempli  Rome 
»  de  sang  et  de  carnage.  Tel  eût  été 
»  le  funeste  succès  des  conseils  de  ce 
»  perfide  citoyen ,  si  des  sénateurs  plus 
»  affectionnes  à  la  patrie  n'en  avoient 
»  empêché  l'exécution.  C'est  à  vous , 
»  pères  conscripts ,  que  nous  adressons 
»  nos  justes  plaintes  ;  c'est  votre  secours 
»  et  la  sagesse  de  vos  ordonnances  que 
»  nous  réclamons  pour  réduire  cet 
»  ennemi  public  à  venir  devant  tout  le 
»  peuple  Romain  assemblé  par  tribus 
»  rendre  compte  de  ses  pernicieux 
»  conseils.  C'est  là  ,  Coriolan ,  que  tu 
»  dois  soutenir  tes  premiers  sentimens 
»  si  tu  l'oses ,  ou  les  excuser  sur  la  pré* 
»  cipitation  de  ta  langue.  Quitte,  situ 
»  m'en  crois ,  tes  maximes  hautaines  et 
»  tyranniques  :  fais -toi  plus  petit  5 
y>  rends-toi  semblable  à  nous  ,  prends 
»  même  des  lia  bits  de  deuil  si  confor- 
»  mes  à  l'état  présent  de  ta  fortune  : 
»  implore  la  pitié  de  tes  concitoyens  , 
»  et  peut-être  que  tu  en  obtiendras  la 
»  grâce  et  le  pardon  de  tes  fautes.  » 


l64      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

Ce  tribun  ayant  cessé  de  parler  ,  les 
consuls  demandèrent  l'avis  de  l'assem- 
blée :  ils  commencèrent  par  les  con- 
sulaires et  par  les  sénateurs  les  plus 
anciens  ;  car  en  ce  temps-là ,  dit  Denis 
d'Halicarnasse ,  lesjeunessénateursn'é- 
toient  pas  assez  présomptueux  pour  se 
croire  capables  d'ouvrir  un  avis.  Cette 
jeunesse  modeste  et  retenue  ,  sans  oser 
parler  ,  déclaroit  seulement  son  sen- 
timent par  quelque  signe  ,  et  en  passant 
du  côté  qui  lui  paroissoit  le  plus  juste. 
Ce  fut  de  cette  manière  d'opiner  qu'ils 
furent  appelés  sénateurs  p^daires  ,  parce 
qu'on  ne  connoissoit  leur  avis  que  par 
le  parti  où  ils  alloient  se  ranger  :  aussi 
disoit-on  communément  qu'un  avis  pé- 
daire  ressembloit  à  une  tète  sans  langue. 
Tous  les  sénateurs  par  difFérens  mo- 
tifs attendoient  les  uns  avec  impatience, 
d'autres  avec  inquiétude  ?  quel  seroit 
le  sentiment  d'AppiusClaudius.  Quand 
ce  fut  son  tour  pour  opiner:  «  Voussa- 
»  vez  ,  pères  conscripts  ,  leur  dit-il  , 
»  que  pendant  long-temps  je  me  suis 
»  opposé  souvent  tout  seul  à  la  trop 
»  grande  facilité  avec  laquelle  vous 
»  accordiez  au  peuple  toutes  ses  de- 
»  mandes.  Je  ne  sais  si  je  ne  me  suis 
»  pas  même  rendu  importun  par  léê 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  II.       l65 

y>  funestes  présages  que  je  faisois  de  la 
r>  réunion  que  Ton  vous  proposoit  avec 
»  ces  déserteurs  de  la  république  :  l'é- 
»  vènement  n'a  que  trop  justifié  mes 
»  justes  soupçons.  On  tourne  contre 
»  vous  aujourd'hui  cette  partie  de  la 
»  magistrature  que  vous  avez  relâchée 
»  à  des  séditieux.  Le  peuple  vous  punit 
»  par  vos  propres  bienfaits;  il  se  sert 
»  de  vos  grâces  pour  ruiner  votre  au- 
»  torité.  C'est  en  vain  que  vous  vous 
»  cachez  à  vous-mêmes  le  péril  où  se 
»  trouve  le  sénat  ;  vous  ne  pouvez  igno- 
»  rer  qu'on  veut  changer  l'ancienne 
»  forme  de  notre  gouvernement.  Les 
»  tribuns ,  pour  faire  réussir  leurs  des- 
»  seins  secrets  ,  vont  comme  par  de- 
»  grés  à  la  tyrannie.  D'abord  on  n'a 
)>  demandé  que  l'abolition  des  dettes, 
»  et  ce  peuple  ,  aujourd'hui  si  fier  et 
»  qui  veut  s'ériger  en  juge  souverain 
»  des  sénateurs  ,  crut  alors  avoir  besoin 
»  d'une  amnistie  pour  la  manière  peu 
»  soumise  dont  il  avoit  demandé  cette 
»  première  grâce. 

»  Votre  facilité  a  fait  naître  de  nou- 
»  velles  prétentions  :  le  peuple  a  voulu 
»  avoir  ses  magistrats  particuliers. 
»  Vous  savez  avec  quelle  force  je  m'op- 
»  posai  à  ces  nouveautés;  mais  malgré 


lG6  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  mon  opposition  on  se  relâcha  encore 
»  sur  cette  demande.  On  accorda  des 
»  tribuns  au  peuple ,  c'est-à-dire ,  des 
»  chefs  perpétuels  de  sédition.  Le  peu- 
»  pie  enivré  de  fureur  voulut  même 
»  qu'on  consacrât  d'une  manière  par- 
»  ticulière  cette  nouvelle  magistrature  ; 
»  ce  qu'on  n'avoit  pas  fait  pour  le 
»  consulat ,  la  première  dignité  de  la 
»  république.  Le  sénat  consentit  à  tout, 
»  moins  par  bonté  que  par  foiblesse. 
»  On  déclare  la  personne  des  tribuns 
»  sacrée  et  inviolable  :  on  en  fit  une  loi  : 
»  le  peuple  exigea  qu'elle  fût  autorisée 
»  parles  sermens  les  plus  solennels;  et 
»  ce  jour-là  ,  Messieurs  ,  vous  jurâtes 
»  sur  les  autels  votre  propre  perte  et 
»  celle  de  vos  enfans.  Qu'ont  produit 
»  tant  de  grâces  ?  Votre  facilité  n'a  servi 
>'  qu'à  vous  attirer  le  mépris  du  peuple , 
»  et  à  augmenter  l'orgueil  et  l'insolence 
»  de  ses  tribuns.  Ils  se  sont  fait  eux- 
y*  mêmes  des  droits  nouveaux;  et  ces 
»  magistrats  modernes  ,  qui  devroient 
»  vivre  comme  de  simples  particuliers , 
»  convoquent  aujourd'hui  les  assem- 
»  blées  du  peuple,  etànotre  insu,  font 
»  recevoir  des  lois  parle  suffrage  d'une 
»  vile  populace. 

«  C'est  cependant  à   ce  tribunal  si 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL  167 
n  odieux  qu'on  cite  aujourd'hui  un  pa- 
»  trîcien  ,  un  sénateur ,  un  citoyen  de 
»  votre  ordre  ,  en  un  mot  Coriolan  ce 
»  grand  capitaine  ,  et  cet  homme  de 
»  bien  en  même  temps ,  encore  plus 
»  illustre  par  son  attachement  aux  in- 
»  terèts  du  sénat  que  par  sa  valeur. 
»  On  ose  faire  un  crime  à  un  sénateur 
»  d'avoir  dit  son  avis  en  plein  sénat 
»  avec  cette  liberté  si  cligne  d'un 
»  Romain  ;  et  si  vous-même  ne  lui 
»  aviez  pas  servi  de  bouclier  et  de 
»  rempart ,  on  auroit  assassiné  à  vos 
»  yeux  un  de  vos  illustres  citoyens.  La 
»  majesté  du  sénat  alloit  être  violée 
»  par  ce  meurtre  ;  on  perdoit  à  votre 
»  égard  le  respect  du  à  votre  dignité, 
»  et  vous  perdiez  vous-même  la  liberté 
»  et  l'empire. 

»  La  fermeté  et  le  courage  que  vous 
»  fîtes  paroitre  dans  cette  occasion  , 
»  a  comme  reveillé  ces  furieux  de  leur 
»  ivresse.  Il  semble  qu'ils  soient  hon- 
»  teux  aujourd'hui  d'un  crime  qu'ils 
»  n'ont  pu  achever;  ils  se  désistent  des 
»  voies  de  fait  qui  ne  leur  ont  pas 
»  réussi  :  et  ils  ont  recours  en  apparence 
»  à  la  justice  et  aux  règles  de  droit. 

»  Mais  quelle  est  cette  justice  ,  dieux 
»  immortels.,  que  ces  hommes  de  sang 


168      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  veulent  introduire  !  Ils  tâchent  avec 
»  des  manières  soumises  de  surprendre 
»  un  sénatus-consulte  qui  les  mette  en 
»  état  de  pouvoir  traîner  au  supplice  le 
»  meilleur  de  vos  citoyens.  On  vous 
f>  cite  la  loi  Valeria  comme  la  règle 
»  de  votre  conduite  ;  mais  ne  sait-on 
»  pas  que  cette  loi  qui  autorise-  les 
»  appels  devant  l'assemblée  du  peuple , 
»  ne  regarde  que  les  pauvres  plébéiens , 
»  qui  destitués  de  protection  ,  pour- 
»  roient  être  oprimés  par  le  crédit 
»  d'une  cabale  puissante  ?  Le  texte.de 
»  la  loi  y  est  formel  :  il  est  expressé- 
»  ment  porté  qu'il  sera  permis  à  un 
»  citoyen  condamné  par  les  consuls  , 
»  d'en  appeler  devant  le  peuple.  Pu- 
»  blicola  par  cette  loi  ouvroit  seule- 
»  ment  un  asile  aux  malheureux  ,  qui 
»  pouvoient  se  plaindre  d'avoir  été 
»  condamnés  par  des  juges  prévenus. 
»  L'objet  de  la  loi  n'étoit  que  de  faire 
»  revoir  leur  procès;  et  quand  vous 
»  avez  consenti  depuis  à  l'établisse- 
»  ment  des  tribuns,  ni  vous  ,  ni  même 
»  le  peuple  n'avez  prétendu  en  créant 
»  ces  nouveaux  magistrats  ,  que  de 
»  donner  à  cette  loi  des  protecteurs,  et 
»  aux  pauvres  des  avocats,  qui  lesem- 
»  péchassent  d'être  opprimés  par  les 

»  grands 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Uv.  II.    i  6g 

grands.  Qu'a  de  commun  une  pareille 
loi  avec  l'affaire  du  sénateur  d'un 
ordre  supérieur  au  peuple ,  et  qui 
n'est  comptable  .qu'au  sénat  de  sa 
conduite?  Pour  faire  .voir  que  la  loi 
Valéria  ne  regarde  que  de  simples 
plébéiens  depuis  environ  dix-sept 
ans  qu'elle  est  établie  ,  que  Décius 
me  montre  un  seul  patricien  qui ,  en 
vertu  de  cette  loi  ,  ait  été  traduit 
en  jugement  devant  le  peuple  ,  et 
notre  dispute  sera  terminée.  Quelle 
justice  y  auroit-il  donc  après  tout  , 
de  livrer  un  sénateur  à  la  fureur  des 
tribuns  ,  et  que  le  peuple  fût  juge 
dans  sa  propre  cause ,  comme  si  ce 
peuple  dans  ses  assemblées  tumul- 
tueuses ,  et  conduit  par  des  magis- 
trats séditieux  ,  étoit  sans  préjugés, 
sans  haine  et  sans  passion.  Ainsi  , 
Messieurs  ,  je  vous  conseille  ,  avant 
que  de  rien  statuer  ,  de  songer  sé- 
rieusement que  dans  cette  occasion 
vos  intérêts  sont  inséparables  de 
ceux  de  Coriolan.  Du  reste  ,  je  ne 
suis  point  d'avis  qu'on  révoque  les 
grâces  que  vous  avez  faites  au  peuple*, 
de  quekfue  manière  qu'il  les  ait  ob- 
tenues ;  mais  je  ne  puis  m'em- 
pécher  de  vous  exhorter  à  refuser 
Tome  I.  H 


170      HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS 

»  courageusement  dans  la  suite  tout  ce 
»  qu'on  prétendra  obtenir  de  vous 
»  contre  votre  propre  autorité  et  con- 
»  tre  la  forme  de  notre  gouvernement.  » 
On  voit  par  ces  discours  si  opposés 
de  Décius  et  d'Appius  que  l'affaire  de 
Coriolan  ne  servoit  que  de  prétexte  à 
de  plus  grands  intérêts.  Le  véritable 
sujet  de  la  dispute  et  del'animosité  des 
deux  partis  ,  rouloit  sur  ce  que  les  no- 
bles et  les  patriciens  prétendoientque 
par  l'expulsion  des  rois  ils  avoient 
succédé  à  leur  autorité,  et  que  le  gou- 
vernement devoit  être  purement  aris- 
tocratique ;  au  lieu  que  les  tribuns 
tâchoient  par  de  nouvelles  lois  de  le 
tourner  en  démocratie, et  d'attirer  toute 
l'autorité  dans  l'assemblée  du  peuple 
qu'ils  gouvernoient  à  leur  gré.  Ainsi 
l'ambition  ,  l'intérêt  et  la  jalousie 
animoient  ces  differens  partis  ,  et  fai- 
soient  craindre  aux  plus  sages  une  nou- 
velle séparation,  ou  une  guerre  civile. 
C'estce  queM.Valérius,ce  consulaire 
qui  avoit  eu  tant  de  part  à  la  réunion 
sur  le  Mont  Sacré  ,  représenta  au  sénat 
en  des  termes  également  forts  et  tou- 
chans.  C'étoit  un  véritable  républicain, 
et  qui  soufiroit  impatiemment  que  les 
nobles  et  ceux  de  son  ordre  affectassent 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  II.       171 

une  distinction  et  un  empire  toujours 
odieux  dans  un  état  libre.   Comme  il 
avoit  une    éloquence   douce  et    insi- 
nuante, il  dit  d  abord  beaucoup  de  cho- 
ses en  général  à  la  louange  de  la  paix  . 
et  sur  la  nécessite  d  entretenir  1  union 
dans   la  république.  De  là  il  passa   à 
l'affaire  de  Coriolan  .   et  il  fut  d'avis 
qu'on  en  renvoyât  La  connoissance   à 
l'assemblée  du    peuple.  Il  soutint 
le  sénat,  en  cédant  quelque  chos 
son  autorité,  en  assureroit   la  durée; 
qu'elle  seroit  plus  ferme  si  elle  étok 
inoindre  ,  et  que  rien  n'étoit  plus  pro- 
pre à  désarmer  le  ressentiment  du  peu- 
ple contre  cet  illustre  accusé  ,  que  de 
lui  en  abandonner  le  jugement  ;  que 
la  multitude,  charmée  de  cette  défé- 
rence ,    s'abstiendrait    de    prononcer 
contre  un  homme  qu'elle  savoit  cire 
si  cher  au  sénat  ;    que  pour   achever 
de  l'adoucir  ,il  étoit  d'avis  que   tous 
les  sénateurs  se  répandissent  dans  ras- 
semblée, et  que  par  des  manières  plus 
douces  et  plus  populaires  ils  tachassent, 
chacun  de  son  côté,  degagner  les  plé- 
béiens qui  étoientde  leur  connoissance. 
Valérius  ,  se  tournant  ensuite    vers 
Coriolan ,  le  conjura  dans  les  termes 
les  plus  touchans  de  donner  la  paix  à 

H   a- 


172      HISTOIRE    DES    REVOLUTIONS 

la  république  :  «Allez,  Coriolan,  lui 
»  dit-il  ,  vous  présenter  vous-même 
»  généreusement  au  jugement  du  peu- 
»  pie  ;  c'est  Ja  seule  manière  de  vous 
»  justifier  qui  soit  digne  de  vous;  c'est 
»  le  moyen  le  plus  propre  à  imposer 
»  silence  à  ceux  qui  vous  accusent 
»  d  affecter  la  tyrannie.  Le  peuple , 
»  charmé  de  voir  ce  grand  courage 
»  plier  enfin  sous  la  puissance  de  ses 
»  tribuns  ,  ne  se  résoudra  jamais  àpro- 
»  noncer  contre  Coriolan  ;  au  lieu  que 
»  si  vous  persistez  à  mépriser  ce  tribu- 
»  nal ,  si  vous  déclinez  sa  justice  ,  et  si 
»  vous  vous  obstinez  à  n'être  jugé  que 
»  par  les  consuls,vous  commettrez  le  sé- 
>»  nat  avec  le  peuple  ,  et  vous  allumerez 
»  unecruelle  séditiomvous  seul  en  serez 
»  le  flambeau  fatal  ;  et  qui  sait  jusqu'où 
»  se  portera  l'incendie  ?  Représentez- 
»  vous  l'image  affreuse  d'une  guerre 
»  civile  ;  les  lois  sans  force ,  les  ma- 
»  gistrats  sans  pouvoir  ,  la  fureur  et  la 
»  violence  régner  dans  les  deux  partis , 
»  le  fer  et  le  feu  briller  de  toutes  parts , 
»  et  vos  citoyens  s'égorger  les  uns  les 
>>  autres  ;  la  femme  vous  redemander 
»  son  mari,  le  père  ses  enfans  ;  tous 
»  vous  charger  d'imprécations.  Enfin 
»  représentez -vous  Repaie  à  qui  les 
p  dieux  avoient  promis  de  si  grandes 


DE  LA  RÊP.  ROMAINE.  Liv.  IL    l'jS 

»  destinées ,  succomber  sous  les  fureurs 
»  des  deux  partis  ,  et  s'ensevelir  sous 
»  ses  propres  ruines.  « 

Valérius  qui  aimoit  sincèrement  tSa 
patrie  ,  attendri  par  l'idée  de  ces  grands 
malheurs,  ne  put  retenir  des  larmes  qui 
lui  échappoient maigre  lui,  et  ces  lar- 
mes d'un  consulaire  vénérable  par  son 
âge  et  par  ses  dignités  encore  plus 
éloquentes  que  son  discours  ,  touchè- 
rent la  plupart  des  sénateurs  ,  et  dis- 
posèrent les  esprits   à  la  paix. 

Pour  lors  Valérius  se  voyant  maître 
de  l'assemblée ,  éleva  sa  voix  ;  et  comme 
s'il  eût  repris  de  nouvelles  forces,  ou 
qu'il  eût  été  un  autre  homme  ,  il  se 
montra  à  découvert ,  et  il  leur  parla 
avec  cette  autorité  que  lui  donnoient 
son  âge  et  une  longue  expérience  dans 
les  affaires.  «  On  veut  nous  faire  peur  , 
»  s'écria-t-il,  pour  la  liberté  publique, 
»  si  nous  donnons  tant  de  pouvoir  au 
»  peuple  ,  et  si  on  lui  remet  le  juge- 
»  ment  de  ceux  de  notre  ordre  qui 
»  seront  accusés  par  les  tribuns  :  je  suis 
»  persuadé  au  contraire  que  rien  n'est 
»  plus  propre  pour  la  maintenir.  La 
»  république  est  composée  de  deux 
»  ordres  ,  de  patriciens  et  de  plébéiens; 
»  il  est  question  de  décider  auquel  de 

H  3 


I74  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  ces  deux  ordres  il  est  plus  sûr  de 
»  confier  la  garde  et  le  dépôt  de  notre 
»  liberté.  Je  soutiens  qu'elle  sera  plus 
»  en  sûreté  entre  les  mains  du  peuple 
»  qui  ne  demande  que  de  n'être  pas 
»  opprimé ,  que  dans  celles  des  nobles 
»  qui  ont  tous  une  violente  passion  de 
»  dominer.  Ces  patriciens  revêtus  des 
»  premières  magistratures  ,  distin- 
»  gués  par  leur  naissance  ,  leurs  ri- 
»  chesses  et  leurs  dignités  ,  seront  tou- 
»  jours  assez  puissans  pour  retenir  le 
»  peuple  dans  son  devoir  ;  et  le  peu- 
»  pie  autorisé  par  les  lois  ,  attentif  aux 
»  démarches  des  grands,  naturellement 
»  ennemi  et  jaloux  de  toute  élévation , 
*>  fera  craindre  la  sévérité  de  ses  ju~ 
»  gemens  à  ceux  des  patriciens  qui  se- 
»  roient  tentés  d'aspirer  à  la  tyrannie. 
r>  Vous  avez,  pères  conscripts  ,  aboli 
»  la  royauté  ,  parce  que  l'autorité  d'un 
»  seul  devenoit  trop  absolue.  Non  con- 
»  tens  de  partager  le  pouvoir  souverain 
»  entre  deux  magistrats  annuels,  vous 
»  leur  avez  encore  donné  un  conseil 
»  de  trois  cents  sénateurs  qui  servent 
»  d'inspecteurs  de  leur  conduite  ,  et 
»  de  modérateurs  de  leur  autorité.  Mais 
»  ce  même  sénatsi  formidable  aux  rois 
»  et  aux  consuls  ne   trouve  rien  dans 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    17$ 

»  la  république  qui  balance  son  au- 
»  torité.  Jesais  bien  que  jusqu'ici  nous 
»  n'avons ,  grâces  aux  dieux ,  qu'à  nous 
»  louer  de  sa  modération;  mais  jen'ig- 
r>  nore  pas  aussi  que  peut-être  en  som- 
»  mes-nous  redevables  à  la  crainte  du 
»  dehors  ,  et  à  ces  guerres  continuelles 
»  qu'ii  nous  a  fallu  soutenir.  Mais  qui 
»  nous  répondra  que  dans  la  suite  nos 
»  successeurs,  devenus  plus fiers  et  plus 
»  puissans  par  une  longue  paix  ,  n "at- 
»  tenteront  point  à  la  liberté  de  leur 
»  patrie  ,  et  qu'il  ne  se  formera  point 
»  dans  le  sénat  même  quelque  faction 
»  puissante  dont  le  chef  se  fasse  le 
»  tyran  de  son  pays,  s'il  ne  se  trouve 
»  en  même  temps  hors  du  sénat  une 
»  autre  puissance  ,  qui .  à  la  faveur  des 
»  accusations  qu'on  pourra  porter  dans 
»  l'assemblée  du  peuple  ,  soit  en  état 
»  de  s'opposer  aux  entreprises  ambi- 
»  tieuses  des  grands? 

»  On  me  reprochera  peut-être  si  on 
»  n'a  pas  le  même  inconvénient  à 
»  craindre  de  la  part  du  peuple  ,  et 
»  si  on  pourra  empêcher  qu'il  ne 
»  s  élève  un  jour  parmi  les  plébéiens 
»  quelque  chef  de  parti  qui  abuse  de 
»  son  pouvoir  sur  l'esprit  de  la  mul- 
»    titude  ,  et  qui ,  sous  le  prétexte  ordi- 

H  4 


Ï76      HISTOIRE  DES  REVOLUTIONS 

»  naire  de  défendre  les  intérêts  dû 
»  peuple  ,  n'opprime  à  la  fin  sa  liberté 
»  et  celle  du  sénat.  Mais  vous  n'ignorez 
»  pas  qu'au  moindre  péril  où  vous 
»  paroitroit  la  république  de  ce  côté- 
»  là  ,  nos  consuls  sont  en  droit  de 
»  nommer  un  dictateur  qu'ils  ne  tire- 
»  ront  jamais  que  de  votre  corps  ;  que 
»  ce  magistrat  souverain  et  maitre  al>- 
»  solu  de  la  vie  de  ses  concitoyens  , 
»  est  seul  capable  par  son  autorité  de 
»  dissiper  une  faction  populaire  ;  et 
»  la  sagesse  de  nos  lois  ne  lui  a  même 
»  laissé  cette  puissance  redoutable  que 
»  pour  six  mois  ,  de  peur  qu'il  n'en 
»  abusât,  et  que  pour  établir  sa  propre 
»  tyrannie  il  n'employât  une  autorité 
»  qui  ne  lui  étoit  confiée  que  pour 
?  détruire  celle  des  autres.  C'est  ainsi , 
»  ajouta  Valérius  ,  que  par  une  ins- 
»  pection  réciproque  le  sénat  veilJera 
»  sur  la  conduite  des  consuls ,  le  peuple 
>>  sur  celle  du  sénat  ;  et  le  dictateur  , 
»  quand  l'état  des  affaires  demandera 
»  qu'on  ait  recours  à  cette  dignité  , 
»  servira  de  frein  à  l'ambition  des  uns 
9  et  des  autres.  Plus  il  y  aura  d'yeux 
»  ouverts  sur  la  conduite  de  chaque 
»  particulier  ,  et  plus  notre  liberté 
»  sera  assurée  ,  et  plus  la  constitution 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV .  IL  I  77 
»  de  notre  gouvernement  sera  par- 
»  faite.  » 

D'autres  sénateurs  ,  qui  étoient  du 
mènie  avis  ,  ajoutèrent  que  rien  n'étoit 
plus  propre  à  maintenir  la  liberté  que 
de  laisser  à  tout  citoven  Romain  corn- 
pris  sous  le  cens  ,  le  pouvoir  d'in- 
tenter action  devant  l'assemblée  du 
peuple  contre  ceux  qui  auroient  violé 
les  lois  ;  que  ce  droit  d'accusation  , 
non-seulement  tiendroit  les  grands  en 
respect  ,  mais  serviroit  encore  à  exha- 
ler ,  pou?  ainsi  dire  ,  les  murmures  du 
peuple  qui,  sans  ce  secours ,  pourroient 
se  tourner  en  sédition.  Ainsi  on  ré- 
solut à  la  pluralité  des  voix  de  ren- 
voyer cette  affaire  au  jugement  du 
peuple.  On  prit  d'autant  plus  volon- 
tiers ce  parti  ,  que  la  réquisition  que 
faisoient  au  préalable  les  tribuns  ,  d'un 
sénatus-consulte  pour  pouvoir  faire  le 
procès  à  l'accusé  ,  serviroit  à  l'avenir 
d'un  nouveau  titre  de  la  puissance  et 
de  l'autorité  du  sénat.  Quoique  la 
compagnie  sût  qu'elle  alloit  sacrifier 
un  innocent  à  la  passion  de  ses  en- 
nemis ,  l'intérêt  public  l'emporta  sur 
le  particulier  ,  et  on  dressa  aussitôt 
le  sénatus-consulte.  Mais  avant  qu'il 
fut  signé  j  Coriolan  qui  vit  bien  que 

H  5 


'%78       HISTOIRE   DES   REVOLUTIONS 

le  sénat  l'abandonnoit  demanda  la 
liberté  de  parler  ,  et  l'ayant  obtenue  : 
«  Voussayez,  pères  conscripts  ,  dit-il 
»  en  adressant  la  parole  aux  sénateurs , 
»  quelle  a  été  jusqu'ici  ma  conduite. 
»  Vous  savez  que  cette  haine  opiniâtre 
«  du  peuple  ,  et  les  persécutions  si 
»  injustes  que  j'en  souffre,  ne  viennent 
»  que  de  cet  attachement  inviolable 
>>  que  j'ai  toujours  fait  paraître  pour 
»  les  intérêts  de  celte  compagnie.  Je 
a*  ne  parle  point  de  la  récompense 
»  que  j'en  reçois  aujourd'hui  ;  Févè- 
»  nement  justifiera  la  foiblesse  ,  et 
♦>  peut-être  la  malignité  des  conseils 
»  qu'on  vous  donne  à  mon  sujet.  Mais 
»  puisqu'enfin  l'avis  de-  Valérius  a 
»  prévalu  ,  que  je  sache  au  moins  quel 
»  est  mon  crime  ,  et  à  quelles  con- 
v>  ditions  on  me  livre  à  la  fureur  de 
»  mes  ennemis  (i). 

Coriolan  s'expiiquoit  ainsi  pour 
tâcher  de  pénétrer  si  les  tribuns  fe- 
raient rouler  leur  accusation  sur  le 
discours  qu'il  avoit  tenu  en  plein  sénat. 
Cétoit  à  la  vérité  l'unique  cause  du 
déchaînement  des  tribuns  contre  ce 
sénateur  à  qui  ils  ne  pouvoient  par- 
donner la  proposition  qu'il  avoit  faite 
(0  £•  H.   1.  7.  p.  462. 


DELA  RÉ1\  ROMAINE.  LlV.  IL      I  79 

d'abolir  le  tribunat  ;  mais  comme  ils 
craignoient  de  se  rendre  trop  odieux 
au  sénat  s'ils  prétendoient  faire  un 
crime  à  chaque  sénateur  des  avis  qu'il 
ouvriroit  dans  les  délibérations  publi- 
ques ,  ils  déclarèrent ,  après  en  avoir 
conféré  ensemble  ,  qu'ils  renferme- 
roient  toute  leur  accusation  dans  le 
seul  crime  de  tyrannie. 

«  Si  cela  est  ainsi  ,  répartit  Corio- 
»  lan  ,  et  que  je  n'aie  à  me  défendre 
»  que  dune  calomnie  si  mal  fondée  , 
»  je  m'abandonne  librement  au  juge- 
»  ment  du  peuple  ,  et  je  n'empêche 
»  point  que  le  sénatus-consulte  n'en 
»  soit  signé.  » 

Le  sénat  ne  fut  pas  fâché  que  l'af- 
faire eût  pris  ce  tour  ,  et  qu'on  fût 
convenu  ae  ne  point  parler  de  ce 
qui  s'étoit  passé  dans  la  dernière 
assemblée  ;  ce  qui  auroit  intéressé 
l'honneur  et  l'autorité  de  la  compa- 
gnie. Ainsi,  du  consentement  de  toutes 
les  parties  ,  l'arrêt  fut  signé  ;  et  il  y 
fut  statué  que  l'accusé  auroit  vingt- 
sept  jours  pour  préparer  ses  défenses. 
On  remit  cet  arrêt  entre  les  mains 
des  tribuns  ;  et  de  peur  que  contre 
leur  parole  ils  ne  prétendissent  tou- 
jours faire  un  crime  à  Coriolan  ,  dans 

H  6 


iî8o      HISTOIRE   DES  REVOLUTIONS 

l'assemblée  du  peuple  ,  de  ce  qu'il 
avoit  avancé  au  sujet  du  tribunat  ,  et 
du  prix  qu'il  falloit  mettre  aux  grains  , 
on  rendit  un  nouveau  sénatus-consulte 
qui  le  déchargeoit  de  toute  action  qui 
pourroit  être  intentée  contre  lui  à  ce 
sujet  :  précaution  que  le  sénat  prit 
pour  ne  pas  voir  discuter  devant  le 
peuple  ,  jusqu'à  quel  point  les  séna- 
teurs pouvoient  porter  la  liberté  de 
leurs  avis.  Les  tribuns,  après  avoir  fait 
la  lecture  du  décret  du  sénat  dans  la 
première  assemblée  du  peuple  ,  exhor- 
tèrent tous  les  citoyens  de  la  répu- 
blique ,  tant  ceux  qui  demeuroienfe 
dans  Rome  que  les  habitans  de  la 
campagne  ,  de  se  trouver  dans  la  place 
au  jour  marqué  pour  j  donner  leurs 
suffrages.  La  plupart  des  plébéiens 
attendoient  ce  terme  avec  impatience 
dans  le  dessein  de  signaler  leur  haine 
contre  Coriolan  ,  et  ils  paroissoient 
animés  contre  ce  sénateur  ,  comme 
si  sa  perte  eût  été  le  salut  de  la  ré- 
publique. 

Enfin  on  vit  paroître  le  jour  fatal 
où  l'on  devoit  décider  de  cette  grande 
affaire  ;  une  foule  innombrable  de 
peuple  remplit  de  grand  matin  toute 
la  place.  Les  tribuns  qui  avoient  leurs 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.   Liv.  IL     181 

vues  le  séparèrent  par  tribus  avant 
l'arrivée  des  sénateurs  ,  au  lieu  que 
depuis  le  règne  de  Servius  Tuliius  on 
a  voit  toujours  recueilli  les  voix  par 
centuries.  Cette  seule  différence  décida 
en  cette  occasion  ,  et  depuis  fit  tou- 
jours pencher  la  balance  ou  en  faveur 
du  peuple ,  ou  en  faveur  des  patriciens. 
Les  consuls  étant  arrivés  dans  l'as- 
semblée vouloient  maintenir  l'ancien 
usage  ,  ne  doutant  point  de  sauver 
Coriolan  si  l'on  comptoit  les  voix  par 
centuries  ,  dont  les  patriciens  et  les 
plus  riches  citoyens  composoient  Je 
plus  grand  nombre.  Mais  les  tribuns  , 
aussi  habiles  et  plus  opiniâtres  ,  repré- 
sentèrent que  dans  une  affaire  où  il 
s'agissoit  des  droits  du  peuple  et  de 
la  liberté  publique  ,  il  etoit  juste  que 
tous  les  citoyens  ,  sans  égard  au  rang 
et  aux  richesses  ,  pussent  donner  cha- 
cun leurs  suffrages  avec  égalité  de 
droit  ,  et  ils  déclarèrent  hautement 
qu'ils  ne  consentiroient  jamais  qu'on 
recueillit  les  voix  autrement  que  par 
tète  et  par  tribus.  On  poussa  fort  loin 
la  dispute  sur  ce  sujet  :  à  la  fin  le 
sénat  qui  ne  vouloit  pas  faire  sa 
cause  de  celle  de  Coriolan  ,  et  qui 
craignoit  qu'on  n'attaquât  directement 


182      HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS 

son  autorité  ,  céda  à  son  ordinaire  à 
l'opiniâtreté  des  magistrats  du  peuple. 
Cependant  Minucius  ,  le  premier 
consul  ,  pour  couvrir  en  quelque  ma- 
nière ce  qu'il  y  avoit  de  foible  et 
même  de  honteux  dans  cette  conduite 
du  sénat  ,  monta  à  la  tribune  aux 
harangues.  11  ouvrit  son  discours  par 
les  avantages  que  produisoit  l'union 
et  la  paix  ,  et  par  les  malheurs  qui 
suivoient  de  la  discorde.  11  passa  de 
ces  lieux  communs  à  l'affection  que 
le  sénat  avoit  pour  le  peuple  ,  et  aux 
bienfaits  dont  ii  l'avoit  comblé  en  dif- 
férent temps.  Il  déclara  qu'il  ne  de- 
mandoit  pour  toute  reconnoissance 
que  la  grâce  de  Coriolan ,  et  ii  exhorta 
les  plébéiens  à  faire  moins  d'attention 
à  quelques  paroles  échappées  dans  la 
chaleur  du  discours  ,  qu'aux  services 
importans  que  ce  généreux  citoyen 
avoit  rendus  à  la  république  :  «  Con- 
»  tentez-vous  ,  Romains  >  ajouta-t-il  , 
»  de  la  soumission  de  ce  grand  hom- 
»  me  ;  et  qu'il  ne  soit  pas  dit  qu'un 
»  citoyen  si  illustre  passe  par  les  formes 
»  de  la  justice  comme  un  criminel.  » 
Sicinius  lui  répondit  que  si  une  pa- 
reille indulgence  avoit  lieu  dans  le 
gouvernement  des  états  ,    ii  n'y    en 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.II.     l83 

auroit  point  qui  fussent  en  sûreté  ;  que 
tous  ceux  qui  auroient  rendu  de  grands 
services  pourroient  entreprendre  im- 
punément les  choses  les  plus  injustes; 
que  dans  les  monarchies  les  rois  pou- 
vaient faire  grâce  ,  mais  que  dans  les 
républiques  les  lois  seules  régnoient  , 
et  que  ces  lois  ,  sourdes  aux  sollici- 
tations ,  punissoient  le  crime  avec  la 
même  exactitude  qu'elles  récompen- 
soient  la  vertu. 

«  Puisque  ,  malgré  nos  prières  ,  lui 
*  répartit  Minucius  ,  vous  vous  opi- 
»  niatrez  à  faire  juger  Coriolan  par 
»  les  suffrages  de  rassemblée  ,  je  de- 
»  mande  que  ,  suivant  que  vous  en  êtes 
»  convenus  dans  le  sénat  ,  vous  ren- 
»  fermiez  toute  votre  accusation  dans 
»  le  seul  chef  du  crime  de  tyrannie, 
»  et  que  vous  en  fournissiez  les  preuves 
»  et  les  témoins.  Car,  ajouta  ce  consul, 
»  à  l'égard  des  discours  qu'il  a  tenus 
»  en  opinant  dans  nos  assemblées  , 
»  outre  que  vous  n'avez  pas  droit  d'en 
»  connoitre  ,  le  sénat  l'en  a  déchargé.» 
Pour  justifier  ce  qu'il  avançoit,  il  lut 
tout  haut  le  sénatus-consuite  qui  en 
faisoit  mention  :  il  descendit  ensuite 
de  la  tribune  :  et  ce  fut  tout  le  secours 
que  cet  illustre  accuse  tira  de  la  timide 
politique  du  sénat. 


l84      HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS 

Sicinîus  prit  la  parole  ,  et  repré- 
senta au  peuple  qu'il  y  avoit  long- 
temps que  Coriolan  ,  descendu  des 
rois  de  Rome  ,  cherchoit  à  se  faire  le 
tvran  de  sa  patrie  ;  que  sa  naissance  , 
son  courage  ,  ce  grand  nombre  de 
partisans  qu'on  pouvoit  appeler  ses 
premiers  sujets  ne  dévoient  le  rendre 
que  trop  suspect  ;  qu'on  ne  pouvoit 
trop  craindre  que  cette  valeur  ,  tant 
vantée  par  les  praticiens  ,  ne  devint 
pernicieuse  à  ses  concitoyens  ;  qu'il 
étoit  même  déjà  trop  criminel  dès 
qu'il  s'étoit  rendu  suspect  et  redou- 
table ;  qu'en  matière  de  gouvernement, 
le  seul  soupçon  d'affecter  la  tyrannie 
étoit  un  crime  qui  méritoit  la  mort 
ou  du  moins  l'exil.  Sicinius  ne  voulut 
pas  s'expliquer  plus  ouvertement  avant 
qu'il  eût  entendu  Coriolan  dans  ses 
défenses  ,  afin  de  tourner  dans  une 
réplique  tout  le  fort  de  l'accusation 
contre  les  endroits  moins  défendus  : 
artifice  dont  il  étoit  convenu  avec 
Décius  qui  devoit  parler  à  son  tour 
dans  cette  affaire. 

Coriolan  se  présenta  ensuite  dans 
l'assemblée  avec  un  courage  digne 
d'une  meilleure  fortune  ,  et  il  n'op- 
posa aux  soupçons  que  le  tribun  a  y  oit 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    l85 

voulu  répandre  avec  tant  de  malignité 
sur  sa  conduite  ,  que  le  simple  récit 
de  ses  services.  Il  commença  par  ses 
premières  campagnes  ;  il  rapporta 
toutes  les  occasions  où  il  s'étoit  trouvé, 
les  blessures  qu'il  avoit  reçues  ,  les 
recompenses  militaires  dont  ses  gé- 
néraux lavoient  honoré  ,  et  enfin  les 
difïérens  grades  de  la  milice  par  où 
il  avoit  passé.  Il  exposa  à  la  vue  de 
tout  le  peuple  un  grand  nombre  de 
différentes  couronnes  qu'il  avoit  re- 
çues ,  soit  pour  être  monté  le  premier 
sur  la  brèche  dans  un  assaut  ,  soit 
pour  avoir  forcé  le  premier  le  camp 
ennemi ,  soit  enfin  pour  avoir  en  dif- 
férens  combats  sauvé  la  vie  à  un  grand 
nombre  de  citoyens.  11  les  appela  tout 
haut  chacun  par  leurs  noms,  et  il  les 
cita  comme  témoins  de  ce  qu'il  avan- 
çoit.  Ces  hommes,  la  plupart  plébéiens, 
se  levèrent  aussitôt  et  rendirent  un 
témoignage  public  des  obligations 
qu'ils  lui  a  voient  :  «  Nous  Pavons  vu 
»  plusieurs  fois  ,  s'écrioient-ils  ,  per- 
»>  cer  lui  seul  les  bataillons  ennemis 
»  les  plus  serrés  pour  sauver  un 
»  citoyen  accablé  par  la  foule  des  en- 
»  nemis.  C'est  par  lui  seul  que  nous 
»  vivons    et   que  nous  nous  trouvons 


l86  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  aujourd'hui  clans  notre  patrie  ,  et 
»  dans  le  sein  de  nos  familles.  On  lui 
»  fait  un  crime  de  notre  recoimois- 
»  sance  ;  on  accuse  ce  grand  homme 
»  et  cet  excellent  citoyen  de  mauvais 
j»  desseins  ,  parce  que  ceux  à  qui  il 
y>  a  sauvé  la  vie  s'attachent  à  sa  suite 


»  comme  ses  cliens.  Pouvons-nous  en 
»  user  autrement  sans  ingratitude  ? 
»  Nous  est-il  permis  d'avoir  des  inté- 
»  rets  séparés  des  siens  ?  Si  vous  ne 
»  demandez  qu'une  amende  ,  nous 
r>  offrons  tous  nos  biens  ;  si  vous  l'exi- 
»  lez  ,  nous  nous  bannissons  avec  lui; 
»  et  si  la  fureur  opiniâtre  de  ses  en- 
»  nemis  en  veut  à  sa  vie  ,  qu'on  prenne 
»  plutôt  les  nôtres  :  c'est  son  bien  par 
«  le  plus  juste  de  tous  les  titres. 
»  Nous  ne  ferons  que  lui  rendre  ce 
»  que  chacun  de  nous  fient  de  sa  va- 
»  leur  ,  et  nous  conserverons  un  ex- 
»  ceilent  citoyen  à  la  république.  » 

Ces  généreux  plébéiens  en  pronon- 
çant ces  paroles  versoient  des  larmes 
en  abondance  ,  tendoient  les  mains 
vers  l'assemblée  en  forme  de  supplians , 
et  tâchoient  de  fléchir  la  multitude. 
Pour  lors  Coriolan  ,  déchirant  sa  robe, 
montra  son  estomac  couvert  des  cica- 
trices d'un  grand  nombre  de  blessures 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  'Liv.  IL     187 

qu'il  avoit  reçues  :  a  C'est  pour  sauver 
»  ces  gens  de  bien  ,  dît— il  ,  c'est  pour 
»  arracher  ces  bons  citoyens  à  nos 
»  ennemis  que  j'ai  mille  fois  exposé 
»  ma  vie.  Que  les  tribuns  allient ,  s'ils 
»  le  peuvent,  de  pareilles  actions  avec 
»  les  desseins  perfides  dont  ils  me 
»  veulent  rendre  suspect.  Est-il  vrai- 
»  semblable  qu'un  ennemi  du  peuple 
»  se  fut  exposé  à  tant  de  périls  dans 
»  la  guerre  pour  le  salut  de  ce  même 
»  peuple  qu'on  dit  qu'il  veut  faire  périr 
»  dans  la  paix.  » 

Ce  discours ,  soutenu  d'un  air  noble 
et  de  cette  confiance  que  donnent 
Tinnocence  et  la  vérité  ,  fit  honte  au 
peuple  de  son  animosité.  Les  plus 
honnêtes  gens  de  cet  ordre  s'écrièrent 
qu'il  falloit  renvoyer  absous  un  si 
bon  citoyen.  Mais  le  tribun  Décius  , 
alarmé  de  ce  changement  ,  prenant 
la  parole  comme  il  en  étoit  convenu 
avec  Sicinius  ,  son  collègue  :  «  Quoi- 
»  que  le  sénat  ne  nous  permette  pas , 
»  dit-il ,  de  prouver  les  mauvais  des* 
»  seins  de  cet  ennemi  du  peuple  par 
»  les  discours  odieux  qu'il  a  tenus  en 
»  plein  sénat  .  d'autres  preuves  aussi 
»  essentielles  ne  nous  manqueront  pas. 
ï>  Je   rapporterai  des   actions   où    cet 


l88  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  esprit  de  tyrannie  et  son  orgueil 
»  ne  se  montrent  pas  moins  à  clecou- 
»  vert.  Vous  savez  que  par  nos  lois 
»  les  dépouilles  des  ennemis  appar- 
»  tiennent  au  peuple  Romain  ,  que  ni 
»  les  soldats,  ni  leur  général  même  ne 
»  peuvent  en  disposer  ;  mais  que  tout 
»  doit  être  vendu  ,  et  le  prix  qui  en 
»  provient  porté  par  un  questeur  dans 
»  le  trésor  public.  Tel  est  l'usage  et 
»  la  forme  de  notre  gouvernement. 
*  Cependant,  au  préjudice  de  ces  lois 
»  aussi  anciennes  que  Rome  même  , 
y>  Coriolan  ayant  fait  un  butin  con- 
»  sidérable  sur  les  terres  des  Antiates, 
»  de  son  autorité  privée  il  le  distribua 
v  entre  ses  amis  :  et  ce  tyran  leur 
>  donna  le  bien  du  peuple  comme 
»  les  premiers  gages  de  leur  coujura- 
»  tion.  Il  faut  donc  ou  qu'il  nie  un 
»  fait  certain  et  avéré  ,  et  qu'il  dise 
»  qu'il  n'a  point  disposé  de  ce  butin  , 
>>  ou  qu'il  l'a  pu  faire  sans  violer  les 
»  lois.  Ainsi  ,  sans  m'arrèter  à  ces 
»  vaines  exclamations  de  ses  partisans, 
»  ni  à  toutes  ces  cicatrices  qu'il  montre 
»  avec  tant  d'ostentation  ,  je  le  somme 
»  de  répondre  à  cet  unique  chef  que 
»  je  propose  contre  lui.  » 

U  est  vrai  que  Coriolan  avoit  fait 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL     189 

cette  distribution  du  butin ,  ou  plutôt 
qu'il  avoit  souffert  que  ses  soldats  en 
prissent  chacun  leur  part.  Mais  bien 
loin  qu'il  en  eût  disposé  seulement 
en  faveur  de  ses  amis  et  de  ses  créa- 
tures comme  on  le  lui  objectoit  , 
il  est  constant  que  ses  soldats  ,  qui 
faisoient  partie  de  ce  même  peuple 
qui  Je  poursuivent  avec  tant  d'animo- 
site  ,  avoient  tiré  toute  l'utilité  de  ce 
pillage.  Pour  éelaircir  ce  fait  ,  il  faut 
savoir  que  les  Antiates  ,  se  prévalant 
de  la  famine  dont  Rome  etoit  affligée, 
et  de  la  discorde  qui  étoit  entre  le 
peuple  et  le  sénat,  étoient  venus  faire 
des  courses  jusqu'aux  portes  de  la 
ville  sans  qu'on  eut  pu  engager  le 
peuple  à  en  sortir  pour  repousser  les 
ennemis.  Coriolan  ne  put  souffrir  cette 
insulte  ;  il  demanda  aux  consuls  la 
permission  de  prendre  les  armes  ;  il 
se  mit  à  la  tête  de  ses  amis  ,  et 
pour  engager  les  soldats  plébéiens  à 
le  suivre  dans  cette  expédition  ,  il  leur 
promit  de  les  ramener  chargés  de 
butin.  Les  soldats  qui  connoissoient 
sa  valeur  et  son  expérience  dans  la 
guerre  ,  et  qui  d'ailleurs  se  trouvoient 
pressés  par  la  faim  .,  coururent  se 
ranger  sous  ses  enseignes.  Coriolan  , 


190      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

suivi  des  plus  braves  plébéiens  ,  sortit 
de    Rome  ,    surprit   les    ennemis    ré- 

Eandus  dans  la  campagne  ,  les 
attit  en  différentes  occasions  ,  les 
repoussa  jusques  sur  leurs  terres  ,  et 
les  força  à  la  fin  de  se  renfermer 
dans  Antium.  Il  usa  même  de  repré- 
sailles ;  et  pendant  qu'il  tenoit  les 
portes  de  cette  ville  comme  scellées 
par  la  crainte  de  ses  armes  et  par  la 
terreur  de  son  nom  ,  ses  soldats  à  leur 
tour  en  fourragèrent  le  territoire  ,  cou- 
pèrent les  grains  et  firent  la  récoite 
i'épée  à  la  main.  Ce  général  ne  con- 
sentit qu'ils  retinssent  ce  grain  ,  que 
pour  les  aider  à  faire  subsister  leurs 
femmes  et  leurs  enfans  ,  et  qu'afin 
d'exciter  par  leur  exemple  les  autres 
plébéiens  à  aller  généreusement  cher- 
cher dés  vivres  jusques  sur  les  terres 
de  leurs  ennemis. 

Mais  ceux  du  peuple  qui  n'avoient 
point  eu  de  part  à  cette  expédition  , 
ne  virent  qu'avec  une  jalousie  secrète 
les  soldats  de  Coriolan  rentrer  dans 
Rome  chargés  de  blé.  Décius  qui 
avoit  démêlé  ces  sentimens  résolut 
d'en  profiter  ,  et  il  ne  douta  point 
que  ces  plébéiens ,  jaloux  du  bonheur 
de  leurs  voisins  ,  ne  consentissent  à 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  II.  19I 
faire  un  crime  à  Coriolan  d'une  action 
généreuse  dont  ils  n'avoient  point 
profité. 

Ce  tribun  vif  et  pressant  demandoit 
insolemment  à  Coriolan  s'il  étoit  le 
roi  de  Rome  ,  et  par  quelle  autorité 
il  avoit  disposé  du  bien  de  la  répu- 
blique. Coriolan  ,  surpris  d'une  accu- 
sation contre  laquelle  il  n'avoit  point 
préparé  de  défense  ,  se  contenta  d'ex- 
poser simplement  le  fait  de  la  manière 
dont  nous  venons  de  le  rapporter.  11 
représentoit  qu'une  partie  du  peuple 
avoit  profité  des  dépouilles  des  en- 
nemis ,  et  il  appeloît  à  iiaute  voix  les 
centurions  et  les  principaux  plébéiens 
qui  l'avoient  suivi  dans  cette  course 
pour  rendre  témoignage  à  la  vérité. 
Mais  ceux  qui  n'avoient  point  eu  de 
part  au  pillage  du  blé  des  Antiates  , 
étant  en  plus  grand  nombre  que  les 
soldats  de  Coriolan  ,  faisoient  tant 
de  bruit  que  ces  chefs  de  bandes  ne 
purent  se  faire  entendre.  Les  tribuns 
voyant  que  le  petit  peuple  reprenoit 
sa  première  animosite  ,  profitèrent  de 
cette  disposition  pour  faire  recueiJiir 
les  suffrages  (1)  ;  et  Coriolan  fut  enfin 
condamné  a  un  exil  perpétuel. 

(1)  D.  H.  1.  7.  Plut,  in  Corioi. 


192       HISTOIRE  DES    REVOLUTIONS 

La  plupart  des  nobles  (1)  et  des 
patriciens  se  crurent  comme  exilés 
avec  ce  grand  homme  qui  avoit  tou- 
jours été  le  défenseur  et  le  soutien  de 
leur  ordre.  D'abord  la  consternation 
fut  générale  ,  et  bientôt  la  colère  et 
l'indignation  succédèrent  à  ce  premier 
sentiment.  Les  uns  reprochoient  à 
Valérius  qu'il  avoit  séduit  le  sénat 
par  son  discours  artificieux  ;  d'autres 
se  reprochoient  à  eux-mêmes  leur  ex- 
cès de  complaisance  pour  le  peuple  ; 
tous  se  répentoient  de  n'avoir  pas 
plutôt  souffert  les  dernières  extrémi- 
tés que  d'abandonner  un  citoyen  si 
illustre  à  l'insolence  d'une  populace 
mutinée. 

Le  seul  Coriolan  ,  insensible  en  ap- 
parence à  sa  disgrâce  ,  sortit  de  l'as- 
semblée (  An  de  Rome  2G2. )  avec  la 
même  tranquillité  que  s'il  eût  été  ab- 
sous. Il  fut  d'abord  à  sa  maison  où  il 
trouva  sa  mère  ,  appelée  Véturie  ,  et 
Voiomnie,  sa  femme,  toutes  en  larmes 
et  dans  les  premiers  transports  de  leur 
affliction.  Il  les  exhorta  en  peu  de 
paroles  à  soutenir  ce  coup  de  la  for- 
tune avec  fermeté  ;  et  après  leur  avoir 
recommandé  ses  enfans  encore  jeunes, 

(1)  Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  2. 

il 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL    10,3 

il  sortit  sur-le-champ  de  sa  maison 
et  de  Rome  ,  seul  et  sans  vouloir  être 
accompagné  par  aucun  de  ses  amis  f 
ni  suivi  par  ses  domestiques  et  ses 
esclaves.  Quelques  patriciens  et  quel- 
ques jeunes  sénateurs  l'accompagnè- 
rent jusqu'aux  portes  de  la  ville  ;  mais 
sans  qu'il  lui  échappât  aucune  plainte» 
il  se  sépara  d'eux  sans  leur  faire  ni 
remercimens  pour  le  passé  ,  ni  prières 
pour  l'avenir. 

Jamais   le   peuple  n'avoit  fait  pa- 
roître  tant  de  joie  ,  même  après  avoir 
vaincu   les    plus    grands  ennemis   de 
Rome  ,  qu'il  en  fit  éclater  pour  l'avan- 
tage qu'il  venoit  de  remporter  sur  le 
sénat  et  sur  le  corps  de  la  noblesse. 
La   forme    du    gouvernement    venoit 
d'être  absolument  changée  par  la  con- 
damnation et  l'exil  de  Coriolan  ,   et 
ce  peuple  qui   dépendoit   auparavant 
des  patriciens   se   trouvoit  leur  juge  , 
et  en  droit  de  décider  du  sort  de  tout 
ce  qu'il  y   avoit  de  plus  grand  dans 
l'état  (i). 

En  effet  l'autorité  souveraine  venoit 

de  passer  du  sénat  dans  l'assemblée  du 

peuple  ,  ou  pour  mieux  dire  entre  les 

mains  de  ses  tribuns  qui ,  sous  prétexte 

(i)  D.  H.   1.  7. 

Tome  L  I 


194  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
de  défendre  les  intérêts  des  particu- 
liers ,  se  rendoîent  les  arbitres  du 
gouvernement.  Les  consuls ,  ces  chefs 
suprêmes  de  la  république ,  leur  étoient 
seuls  redoutables.  Ce  fut  pour  en  affoi- 
blir  le  pouvoir  et  la  considération  > 
qu'ils  tâchèrent  de  ne  faire  tomber 
cette  dignité  qu'à  des  patriciens  dé- 
voués à  leurs  intérêts  ,  ou  si  peu  es- 
timés qu'ils  n'en  eussent  rien  à  crain- 
dre. Et  pour  préparer  la  multitude  à 
donner  ses  suffrages  selon  leurs  vues , 
ils  insinuoient  avec  beaucoup  d'art 
dans  toutes  les  assemblées  ,    que  les 

Ïjlus  grands  capitaines  n'étaient  pas 
es  plus  propres  au  gouve-rnement 
d'une  république  ;  que  ces  courages 
si  fiers  ,  accoutumés  dans  les  armées 
à  un  pouvoir  absolu  ,  rapportaient 
avec  la  victoire  un  esprit  de  hauteur 
toujours  à  craindre  dans  un  état  libre  ; 
que  dans  l'assujétissement  fatal  où  se 
trouvoit  le  peuple  de  ne  pouvoir  tirer 
ses  consuls  que  du  corps  des  patri- 
ciens ,  il  était  très-important  de  ne 
choisir  au  moins  que  des  esprits  mo- 
dérés ,  capables  des  affaires ,  mais  sans 
trop  d'élévation  ,  et  sans  supériorité. 
Le  peuple  ,  qui  n'agissoit  plus  que 
par  l'impression  qu'il  recevoit  de  ses 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.    Liv.  IL   I(j5 

magistrats  .    rëfiisa  ses  suffrages   aux 

plus  grands  hommes  de  la  républi- 
que  dans  ies  comices  qui  se  tinrent 
sous  le  consulat  de  Q.  Sulpitius  et 
de  Sep.  Largius  ,  pour  l'élection  de 
leurs  successeurs.  (An  de  Rome  ^3'5J. 
Le  sénat  et  les  patriciens  dlsposoicnt 
ordinairement  de  celle  souveraine 
dignité  ,  parce  que  Ton  ne  pou  voit 
être  élu  que  dans  une  assemblée  par 
centuries,  où  la  noblesse  avoit  le  plus 
grand  nombre  de  voix  :  mais  dans 
cette  occasion  le  peuple  l'emporta  sur 
les  patriciens  par  l'habileté  de  ses 
tribuns  qui  surent  en  gagner  quel- 
ques-uns et  intimider  les  autres  (i). 
C.  Julius  et  P.  Pinarius  Ru  fus  furent 
proclamés  consuls  ;  ils  étoient  peu 
guerriers  ,  sans  considération  dans  le 
sénat  ,  et  ne  seroient  jamais  parvenus 
à  cette  dignité  s'ils  en  avoient  été 
dignes.  (  An  de  Rome  2.G4-J 

On  peut  dire  à  ce  sujet  que  le  sénat 
et  le  peuple  ,  toujours  opposés  de  sen- 
timens  ,  alloient  l'un  et  l'autre  contre 
leurs  véritables  intérêts  ,  et  sembloient 
vouloir  allier  deux  choses  incomoa- 
tibles.  Tous  les  Romains  ,  tant  patri- 
ciens que   plébéiens  ,  aspiroient  à  la 

(i)  D.H.1.-8. 

I  z 


196      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

conquête  de  l'Italie.  Le  commande- 
ment des  armées  étoit  réservé  aux 
seuls  patriciens  qui  étoient  en  pos- 
session des  dignités  de  l'état.  Ils  n'a- 
voient  pour  soldats  que  des  plébéiens 
en  qui  ils  eussent  bien  voulu  trouver 
cette  soumission  timide  et  cette  dé- 
pendance servi  Le  ,  qu'à  peine  eussent- 
ils  pu  exiger  de  vils  artisans  et  d'une 
populace  élevée  et  nourrie  dans  l'obs- 
curité. Le  peuple  au  contraire  puissant, 
nombreux  et  plein  de  cette  férocité 
que  donne  l'exercice  continuel  des 
armes  ,  ne  cherchoit  ,  pour  diminuer 
l'autorité  du  gouvernement  ,  que  des 
consuls  et  des  généraux  indulgens  , 
foibles  ,  pleins  d'égards  oour  la  mul- 
titude  ,  et  qui  eussent  plutôt  avec  leurs 
soldats  les  manières  modestes  de  l'éga- 
lité ,  que  cet  air  élevé  et  ce  carac- 
tère d'empire  que  donne  le  comman- 
dement des  armées.  Il  falloit  pour 
faire  cesser  la  mésintelligence  qui 
étoit  entre  ces  deux  ordres  de  la  répu- 
blique ,  ou  que  les  uns  et  les  autres 
résolussent  de  concert  de  se  renfermer 
paisiblement  dans  les  bornes  étroites 
de  leur  petit  état  ,  sans  entreprendre 
de  faire  des  conquêtes  ,  ou  que  les 
patriciens  ,  s'ils  vouloient  subjuguer 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL      197 

leurs  voisins  ,  donnassent  plus  de  part 
dans  le  gouvernement  à  un  peuple 
guerrier  ,  bourgeois  et  citoyen  pen- 
dant l'hiver  ,  mais  soldat  pendant 
tout  l'été  :  et  le  peuple  à  son  tour 
ne  devoit  choisir  pour  le  commander 
que  les  plus  habiles  généraux  de  la 
république. 

Je  dois  cette  réflexion  aux  évène- 
mens  qui  suivent  ,  et  on  va  voir  que 
le  peuple  ne  fut  pas  long-temps  sans 
se  repentir  d'avoir  remis  le  gouver- 
nement de  l'état  et  le  commandement 
des  armées  à  deux  hommes  qui  en 
étoient  également  incapables. 

Coriolan,  errant  au  sortir  de  Rome  , 
cherchoit  moins  un  asile  et  une  re- 
traite que  le  moyen  et  les  occasions 
de  se  venger.  Ce  courage  si  élevé  , 
ce  Romain  si  ferme  en  apparence  , 
livré  enfin  à  lui-même  ,  ne  put  se 
défendre  contre  lesmouvemens  secrets 
de  son  ressentiment  :  et  dans  les  des- 
seins qu'il  forma  pour  la  perte  de  ges 
ennemis  ,  il  n'eut  point  de  honte  d'y 
comprendre  la  ruine  même  de  sa 
patrie.  Il  passa  les  premiers  jours  de 
son  exil  dans  une  maison  de  campa- 
gne. Son  esprit  agité  d'une  passion 
violente   formoit   successivement  clif- 

I  5 


198      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

férens  projets.  Enfin  ,  après  avoir  jeté 
les  yeux  sur  dirïV:rens  peuples  ,  voi- 
sins et  ennemis  de  Rome  ,  Sabins  , 
Eques  ,  Toscans  ,  Volsques  et  Herni- 
ques  ,  il  n'en  trouva  point  qui  lui 
parussent  plus  animés  contre  les  Ro- 
mains ,  et  en  même  temps  qui  fussent 
plus  en  état  d'entreprendre  la  guerre  , 
que  les  Volsques  ,  peuples  de  l'ancien 
Latium. 

C'etoit  une  république  ,  et  comme 
une  communauté  formée  de  plusieurs 
petites  villes  qui  s'etoient  unies  par 
une  ligue  ,  et  qui  se  gouvernoient  par 
une  assemblée  des  députés  de  cbaque 
canton.  Cette  nation,  voisine  de  Rome, 
et  jalouse  de  son  agrandissement  ,  s'y 
étoit  toujours  opposée  avec  beaucoup 
de  courage  ,  mais  la  guerre  ne  lui 
avoit  pas  été  beureuse.  Les  Romains 
leur  avoient  enlevé  plusieurs  bour- 
gades et  une  partie  de  leur  territoire, 
de  sorte  que  dans  la  dernière  guerre  , 
les  Volsques  ,  après  avoir  été  battus 
en  différentes  rencontres,  avoient  enfin 
été  réduits  à  demander  une  trêve  pour 
deux  ans  ,  dans  la  vue  de  rétablir 
leurs  forces  à  la  faveur  de  cette  sus- 
pension d'armes.  I/animosité  n'en  étoit 
pas  moins  vive  dans  leurs  cœurs  ;  ils 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.  Liv.  IL     199 

clierchoient  dans  toute  l'Italie  à  sus- 
citer de  nouveaux  ennemis  aux  Ro- 
mains ,  et  c'etoit  sur  leur  ressentiment 
que  Coriolan  fondoit  l'espérance  de 
leur  faire  reprendre  les  armes.  Mais 
il  etoit  moins  propre  qu'un  autre  pour 
leur  inspirer  ce  grand  dessein:  lui  seul 
leur  avoit  fait  plus  de  mal  que  tous 
les  Romains  :  il  avoit  plus  d'une  fois 
taillé  en  pièces  leurs  troupes  ,  ravage 
leur  territoire  ,  pris  et  pillé  leurs 
villes  :  le  nom  de  Coriolan  étoit  aussi 
odieux  que  formidable  dans  toute  la 
communauté. 

D'ailleurs  ,  cette  petite  république 
étoit  gouvernée  alors  par  Tullus  Attius , 
général  de  cette  nation  ,  jaloux  de  la 
gloire  de  Coriolan  qui  lavok  battu 
dans  toutes  les  occasions  où  ilss'étoient 
trouvés  opposés  :  outrage  qu'on  vou- 
droit  se  pouvoir  cacher  à  soi-même  , 
mais  qu'on  ne  pardonne  jamais.  Il  n'y 
avoit  pas  d'apparence  de  s'aller  livrer 
entre  les  mains  d'un  ennemi,  qui.  pour 
couvrir  la  honte  de  sa  défaite  ,  pou- 
voit  persuader  à  ses  citoyens  de  le 
faire  arrêter  ,  et  peut-être  même  de 
le  faire  périr  (1)  ;  mais  le   désir   im- 

(1)  Tit.  Lir.  1.   2.  Plutar.  in  Coriol.  D.  H. 
init.   1.  8. 

I  4 


200      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

modéré  de  la  vengeance  l'emporta 
dans  un  cœur  qui  n'étoit  guères  ac- 
cessible à  la  crainte  ,  et  il  résolut  de 
s'adresser  directement  à  Tullus  même. 

Il  sortit  de  sa  retraite  (i)  après  s'être 
déguisé  ;  et  au  commencement  de  la 
nuit  il  entra  dans  Antium  ,  principale 
ville  de  la  communauté  des  VoLsques. 
Il  fut  droit  à  la  maison  de  Tullus 
le  visage  couvert  :  il  s'assit  sans  dire 
un  seul  mot  auprès  du  foyer  domes- 
tique ,  lieu  sacré  dans  toutes  les  mai- 
sons de  l'ancien  paganisme.  Une  con- 
duite si  extraordinaire  ,  et  certain  air 
d'autorité  qui  n'abandonne  jamais  les 
grands  hommes ,  surprirent  les  domes- 
tiques :  ils  coururent  en  avertir  leur 
maitre.  Tullus  vint  ,  et  lui  demanda 
qui  il  étoît,  et  ce  qu'il  exigeoit  de  lui. 

Coriolan  se  découvrant  alors  :  «  Si 
»  tu  ne  me  reconnois  pas  encore ,  lui 
»  dit-il  ,  je  suis  Caïus  Marcius  ,  mon 
»  surnom  est  Coriolan  ,  seule  récom- 
»  pense  qui  me  reste  de  tous  mes 
»  services.  Je  suis  banni  de  Rome  par 
»  la  haine  du  peuple  et  la  foiblesse 
»  des  grands  ;  je  dois  me  venger  ,  il 
>\  ne  tiendra  qu'à  toi  d'employer  mon 
»  épée  contre  mes  ennemis   et    ceux 

(i)  Val.   Max.  1.   5.  c.  2  et   4. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    201 

»  de  ton  pays.  Si  ta  république  ne 
»  veut  pas  se  servir  de  moi ,  je  taban- 
»  donne  ma  vie  ;  fais  périr  un  ancien 
»  ennemi  qui  pourroit  peut-être  un 
»  jour  causer  de  nouvelles  pertes  à 
»  ta  patrie.  » 

Tulius ,  étonné  de  la  grandeur  de  son 
courage  ,  lui  tendit  la  main  :  «  Ne 
»  crains  rien  ,  lui  dit-il  ,  Marcius  , 
»  ta  confiance  est  le  gage  de  ta  sûreté. 
»  En  te  donnant  à  nous  ,  tu  nous 
r>  rends  plus  que  tu  ne  nous  as  ôté. 
»  Nous  saurons  aussi  mieux  recon- 
»  noitre  tes  services  que  n'ont  fait  tes 
»  citoyens.  Il  est  bien  juste  qu'un  si 
»  grand  capitaine  n'attende  que  de 
»  grandes  choses  des  Volsques.  »  Il  le 
conduisit  ensuite  dans  son  appar- 
tement, où  ils  conférèrent  en  secret 
des  moyens  de  renouveler  la  guerre. 

Nous  avons  dit  qu'il  y  avoit  alors 
une  trêve  entre  les  Volsques  et  les 
Romains  :  il  étoit  question  de  déter- 
miner les  premiers  à  la  rompre.  Mais 
l'entreprise  n'étoit  pas  sans  difficulté, 
à  cause  des  pertes  et  des  disgrâces 
récentes  que  les  Volsques  avoient 
essuyées  dans  la  dernière  guerre.  Tul- 
ius ,  de  concert  avec  Coriolan  ,  cher- 
cha un   prétexte  pour  faire  renaître 

I  5 


202      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

leur  ancienne  aniniosîté.  Les  Romains 
se  disposoienfc  à  faire  représenter  des 
jeux  publies  qui  faisoient  partie  de  la 
religion  ;  les  peuples  voisins  de  Rome 
.y  accoururent  de  tous  côtés  ,  et  il  s'y 
trouva  sur-tout  un  grand  nombre  de 
Volsques.  lis  étoient  répandus  dans 
difïerens  quartiers  de  la  ville  ;  il  y 
en  eut  même  plusieurs  qui  n'ayant 
pu  trouver  d'hôtes  pour  les  recevoir, 
couchèrent  sous  des  tentes  dans  les 
places  publiques.  Ce  grand  nombre 
d'étrangers  causa  de  l'inquiétude  aux 
consuls  ;  et  pour  l'augmenter  Tullus 
leur  fit  donner  un  faux  avis  ,  que  les 
Volsques  dévoient  mettre  le  feu  en 
difïerens  endroits  de  Rome.  Les  con- 
suls en  firent  leur  rapport  au  sénat , 
et  comme  on  n:ignoroit  pas  leur  ani- 
mosité  ,  les  magistrats  firent  publier 
une  ordonnance  dans  toute  la  ville  , 
qui  enjoignoit  à  tous  les  Volsques  d'en 
sortir  avant  la  nuit  ,  et  on  leur  pres- 
crivit même  la  porte  par  où  ils  dé- 
voient se  retirer.  Cet  ordre  fut  exé- 
cuté avec  rigueur ,  et  tous  ceux  de 
cette  nation  furent  chassés  de  Rome 
à  l'instant  ;  ils  portèrent  chacun  dans 
leurs  cantons  la  honte  de  ce  traite- 
ment et  le  désir  de  la  vengeance.  Tullus 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE,  th.  IL    2û3 

se  trouva  sur  leur  chemin  comme 
par  hasard  ;  et  après  avoir  appris  là 
manière  indigne  dont  on  les  avoit 
obligés  de  sortir  de  Rome  :  «  Est-il 
»  possible  ,  disoit-il ,  pour  augmenter 
»  leur  ressentiment  ,  qu'on  vous  ait 
»  chassés  d'une  fête  publique  ,  et  pour 
»  ainsi  dire  d'une  assemblée  des  dieux 
»  et  deshommes  ,  comme  des  profanes 
»  et  des  médians  ?  Pouvez-vous,  après 
»  un  traitement  si  indigne  ,  vous  ca^- 
»  cher  à  vous-mêmes  la  haine  que  vous 
»  portent  les  Romains  ?  Attendréz- 
»  vous  que  malgré  la  trêve  qui  nous 
»  a  fait  quitter  les  armes,  ils  viennent 
»  vous  surprendre  ,  et  ravager  de  nou^ 
»  veau  votre  territoire  ?  » 

On  tint  tumultuairement  une  assem- 
blée des  états  ;  les  avis  les  plus  vio^- 
lens  alloient  à  prendre  les  armes  sur- 
le-champ  ,  et .  pour  se  venger ,  à  porter 
le  fer  et  le  feu  dans  le  territoire  de 
Rome.  Mais  Tullus  qui  conduisoit 
cette  affaire  leur  conseilla  ,  avant 
que  d'éclater,  d'appeler  Coriolan  dans 
leur  assemblée.  «  Ce  capitaine  ,  leur 
dit-il  ,  dont  nous  avons  teint  de  fois 
éprouvé  la  valeur  ,  à  présent  plus 
ennemi  des  Romains  que  les  Vois- 
ques  ,  semble  avoir  été  conduit  ici 

I  6 


!204      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
j>  pour  rétablir  nos  affaires  ,  et  il  ne 
»  nous  donnera  point  de  conseils  dont 
»  il  ne  partage  les  périls  de  l'exécu- 
»  tion.  » 

Le  Romain  fut  appelé  et  introduit 
dans  l'assemblée  ;  il  y  parut  avec  une 
contenance  triste  et  ferme  en  même 
temps  ;  tout  le  monde  avoit  les  yeux 
tournés  sur  un  homme  qui  leur  avoit 
été  plus  redoutable  que  tous  les  Ro- 
mains ensemble  ,  et  on  l'écouta  avec 
ce  respect  que  s'attire  toujours  le  mé- 
rite persécuté. 

«  Personne  de  vous  n'ignore  ,  leur 
»  dit-il  ,  que  j'ai  été  condamné  à  un 
»  exil  perpétuel  par  la  malice  ,  ou 
»  par  la  foiblesse  de  ceux  qui  en  sont 
*>  les  auteurs  ou  les  complices.  Si  je 
9>  n'avois  cherché  qu'un  asile ,  je  pou- 
»  voisine  retirer  ou  chez  les  Latins, 
»  nos  alliés  ,,  ou  dans  quelque  colonie 
»  romaine.  Mais  une  vie  si  obscure 
»  m'eût  été  insupportable  ,  et  j'ai 
j»  toujours  cru  quil  valoit  mieux  y 
»  renoncer  que  de  se  voir  réduit  à 
»  ne  pouvoir  ni  servir  ses  amis  ,  ni 
j>  se  venger  de  ses  ennemis.  Telle 
i>  est  ma  disposition  ;  je  cherche  à 
»  mériter  par  mon  épée  l'asile  que  je 
»  vous  demande,  joignons  nos  ressent- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL     2o5 

»  timens  communs.  Vous  n'ignorez 
»  pas  que  ces  citoyens  ingrats  ,  qui 
»  m'ont  banni  si  injustement  ,  sont 
»  vos  plus  cruels  ennemis  ;  Rome  , 
»  cette  ville  superbe  ,  vous  menace  de 
»  ses  fers.  Il  est  de  votre  intérêt  d  af- 
»  foiblir  des  voisins  si  redoutables  : 
»  je  vois  avec  plaisir  que  vous  vous 
»  disposez  à  renouveler  la  guerre  ,  et 
»  j'avoue  que  c'est  Tunique  moyen 
»  d'arrêter  les  progrès  de  cette  ambi- 
»  tieuse  nation.  Mais  pour  rendre 
»  cette  guerre  heureuse  ,  il  faut  qu'elle 
»  soit  juste  devant  les  dieux  ,  ou  du 
»  moins  qu'elle  le  paroisse  devant  les 
»  hommes  :  il  faut  que  le  motif  ou 
»  le  prétexte  qui  vous  fera  reprendre 
»  les  armes  ,  interesse  vos  voisins  et 
»  vous  procure  de  nouveaux  allies. 
»  Feignez  que  vous  aspirez  à  convertir 
»  la  trêve  qui  est  entre  les  deux  na- 
»  tions  en  une  paix  solide  ;  que  les 
»  ambassadeurs  que  vous  enverrez  à 
»  Rome  ne  demandent  pour  toute 
»  condition  que  la  restitution  des 
»  terres  qui  vous  ont  été  enlevées  , 
»  ou  par  le  malheur  de  la  guerre  , 
»  ou  dans  des  traités  forcés.  Vous 
»  n'ignorez  pas  que  le  territoire  de 
ï>  Rome  ,  dans  l'origine  de  cette  ville , 


206      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

»  n'avoit  au  plus  que  cinq  ou  six 
»  milles  d'étendue.  Ce  petit  canton 
»  est  devenu  insensiblement  un  grand 
»  pays  par  les  conquêtes  ,  ou  ,  pour 
»  mieux  dire  ,  par  les  usurpations 
»  des  Romains.  Volsques  ,  Sabins  , 
»  Eques  ,  Albains  ,  Toscans  ,  Latins , 
»  il  n'y  a  point  de  peuples  dans  leur 
*  voisinage  dont  ils  n'aient  envahi 
»  des  villes  et  une  partie  du  territoire. 
»  Ce  seront  autant  d'alliés  qui  se 
»  joindront  à  vous  dans  une  affaire 
»  qui  vous  est  commune  ,  et  qui  vous 
»  intéresse  tous  également. 

»  Si  les  Romains ,  intimidés  par  la 
»  crainte  de  vos  armes  ,  se  disposent 
»  à  vous  rendre  les  villes  ,  les  bourgs 
»  et  les  terres  qu'ils  vous  ont  enle- 
»  vés  ,  pour  lors  ,  à  votre  exemple  , 
»  les  autres  peuples  d'Italie  rgdeman- 
»  deront  chacun  les  fonds  dont  on  les 
»  a  dépouillés  :  ce  qui  réduira  tout 
»  d'un  coup  cette  fière  nation  à  la 
y>  même  foi  blesse  où  elle  étoit  dans 
»  son  origine  ;  ou  si  elle  entreprend  , 
»  comme  je  n'en  doute  pas,  de  retenir 
»  ses  usurpations  par  la  force  des 
»  armes  ,  alors  vous  aurez  dans  une 
»  guerre  si  juste  et  les  dieux  et  les 
»  hommes  favorables.  Vos  allies  s'uni- 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  IL      2CJ 

»  ront  plus  étroitement  avec  vous  ;  il 
»  se  formera  une  ligue  redoutable  et 
»  capable  de  détruire  ou  du  moins 
«  d'humilier  une  republique  si  superbe. 
»  Je  ne  vous  parle  point  du  peu  de 
»  capacité  que  j'ai  acquise  dans  les 
»  armées  :  soldat  ou  capitaine  ,  dans 
»  quelque  rang  que  vous  me  placiez  , 
»  je  sacrifierai  volontiers  ma  vie  pour 
»  vous  venger  de  nos  ennemis  coin- 
»  m  uns.  » 

Ce  discours  fut  écouté  avec  plaisir 
comme  tous  ceux  qui  intéressent  et 
qui  flattent  nos  passions.  On  résolut 
la  guerre  ;  la  communauté  des  Vols- 
ques  en  confia  la  conduite  à  Tulius 
et  à  Coriolan  ;  et  pour  attacher  le 
Romain  plus  étroitement  à  la  nation 
des  Volsques  ,  on  lui  déféra  la  qualité 
de  sénateur.  On  dépêcha  en  même 
temps  ,  suivant  son  avis  ,  des  ambas- 
sadeurs à  Rome.  Ils  n'y  furent  pas 
plutôt  arrivés ,  qu'ils  représentèrent 
au  sénat  que  leurs  supérieurs  ,  à 
l'exemple  des  Latins  ,  aspiroient  à  la 
qualité  d'alliés  du  peuple  Romain  ; 
mais  pour  rendre  cette  union  inal- 
térable :  «  Nous  demandons  ,  dirent 
»  ces  ambassadeurs  ,  que  la  républi- 
»  que   nous  restitue  les  villes  et  les 


208      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

»  terres  que  nous  avons  perdues  par 
»  le  malheur  de  la  guerre  ;  ce  sera  le 
»  gage  assuré  d'une  paix  solide  et 
»  durable  :  autrement  nous  ne  pour- 
»  rions  pas  nous  dispenser  de  les  re- 
»  prendre  par  la  force  des  armes.  » 

Ces  ambassadeurs  s'étant  retirés  , 
le  sénat  n'employa  pas  beaucoup  de 
temps  à  délibérer.  On  ne  savoit  à 
Rome  ce  que  c'étoit  que  de  plier  sous 
des  menaces  ;  et  c'étoit  une  maxime 
fondamentale  du  gouvernement  ,  de 
ne  céder  pas  même  à  des  ennemis 
victorieux  :  ainsi  on  fit  bientôt  rentrer 
les  ambassadeurs.  Le  premier  consul 
leur  répondit  en  peu  de  mots  ,  que 
la  crainte  ne  feroit  jamais  rendre  aux 
Romains  ce  qu'ils  avoient  conquis  par 
leur  valeur  ,  et  que  si  les  Volsques 
prenoient  les  premiers  les  armes  ,  les 
Romains  ne  les  quitteroient  que  les 
derniers  ;  on  les  congédia  ensuite.  Le 
retour  de  ces  ambassadeurs  fut  suivi 
de  la  déclaration  de  la  guerre.  Tulius 
et  Coriolan  .  qui  avoient  prévu  la 
réponse  du  sénat ,  tenoient  leurs  troupes 
prêtes  à  entrer  en  action.  Tulius  avec 
un  corps  de  réserve  resta  dans  le  pays 
pour  en  défendre  l'entrée  aux  ennemis, 
pendant  que  Coriolan  ,  à  la  tète  de 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL    209 

la  principale  armée  ,  se  jeta  sur  les 
terres  des  Romains  et  de  leurs  alliés 
avant  que  les  consuls  eussent  pris  au- 
cune mesure  pour  lui  résister.  Selon 
Tite-Live ,  il  chassa  d'abord  de  Circée 
une  colonie  de  Romains  qu'on  y  avoit 
établie  ;    mais    Denis    d'Halicarnasse 

?  rétend  que  les  habitans,  intimides  par 
approche  de  l'ennemi ,  ouvrirent  leurs 
portes  ,  et  que  Coriolan  se  contenta 
d'en  tirer  des  vivres  et  des  habits  pour 
ses  soldats.  Il  enleva  ensuite  aux  Ro- 
mains Satricum  ,  Longule  ,  Polusca 
et  Corioles  ,  qu'ils  avoient  conquises 
depuis  peu  de  temps  sur  les  Volsques  ; 
il  prit  encore  Corbion ,  Vitellie ,  Tre- 
bie  ,  Labique  et  Pedum  ;  Voles  ,  pour 
avoir  voulu  se  défendre  ,  fut  emportée 
l'épée  à  la  main  ,  et  ses  habitans  ex- 
posés à  la  fureur  d'un  ennemi  victo- 
rieux et  irrité.  Les  soldats  de  Corioian  , 
répandus  dans  la  campagne  ,  porto ient 
le  fer  et  le  feu  de  tous  côtes  ;  mais 
dans  ce  pillage  et  cet  incendie  générai 
ils  avoient  des  ordres  secrets  d'en 
exempter  les  maisons  et  les  terres  des 
patriciens.  Coriolan  arléctoit  une  dis- 
tinction si  marquée  ,  soit  par  son 
ancien  attachement  pour  ceux  de  cet 
ordre  ,  soit   comme  il  est  plus  vrai- 


2IO      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

semblable  ,  pour  rendre  le  sénat  sus- 
pect au  peuple  ,  et  augmenter  les  dis- 
sensions qui  étoient  entre  les  uns  et 
les  autres. 

Cette  conduite  eut  tout  l'effet  qu'il 
en  avoit  prévu.  Le  peuple  ne  manqua 
pas  d'accuser  publiquement  le  sénat 
d'être  d'intelligence  avec  Coriolan ,  et 
de  l'avoir  fait  venir  exprès  à  la  tète  d'une 
armée  pour  abolir  la  puissance  irï- 
buni  tienne.  Les  patriciens,  de  leur  côté, 
reprochoient  au  peuple  qu'il  avoit 
forcé  un  si  grand  capitaine  à  se  jeter 
par  désespoir  parmi  les  ennemis.  Les 
soupçons  ,  la  défiance  ,  la  haine ,  ré- 
gnoient  dans  l'un  et  l'entre  parti  ;  et 
dans  ce  désordre  on  songeoit  inoins 
à  repousser  les  Volsques  qu'à  décrier 
et  à  perdre  l'ennemi  domestique.  Les 
deux  consuls  ,  cachés  derrière  les  mu- 
railles de  Rome  ,  ne  faisoient  des 
levées  que  lentement.  Spurius  Nau- 
tius  et  Sextus  Furius,  qui  leur  succé- 
dèrent ,  ne  firent,  pas  paroitre  plus  de 
courage  et  de  résolution.  On  voyoit 
bien  qu'ils  craignoient  de  se  commettre 
avec  un  si  grand  capitaine.  Le  peuple 
même  et  ses  tribuns  ,  si  fiers  dans  la 
place  publique,  ne  se  pressoient  point 
de  donner  leurs  noms  pour  se  faire 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL      211 

enrôler  ;  personne  ne  vouloit  sortir 
de  Rome  ,  soit  qu'ils  ne  fussent  pas 
prévenus  en  faveur  de  leurs  généraux, 
soit  qu'ils  se  vissent  abandonnés  de 
leurs  alliés  qui  avoient  changé  avec 
la  fortune. 

Coriolan  ne  trouvant  point  d'armée 
en  campagne  qui  s'opposât  à  ses  des- 
seins ,  avance  toujours  ,  emporte  La- 
vinium  ,  et  vient  enfin  camper  aux 
fosses  Cluiliennes  à  cinq  milles  de 
Rome. 

Au  bruit  de  ses  heureux  succès,  la 
plupart  des  Volsques  accourent  dans 
l'armée  de  Coriolan.  Les  soldats  même 
de  Tullus„  dans  l'espérance  de  la  prise 
et  du  pillage  de  Rome  ,  abandons ent 
leur  général ,  et  publient  qu'ils  n'en 
reconnoissent  point  d'autre  que  le 
Romain  :  ce  fut  comme  une  nouvelle 
victoire  que  Coriolan  remporta  sur 
Tullus  ,  et  qui  laissa  de  vifs  ressen- 
timens  dans  le  cœur  du  Volsque.  Toute 
l'Italie  avoit  les  yeux  tournés  sur  les 
Romains  et  les  Volsques  ,  qui  par  le 
seul  changement  de  généraux  en  eprou- 
voient  un  si  grand  dans  leur  fortune  : 
tant  il  est  vrai  que  les  forces  d'un  état 
consistent  moins  d&ns  le  nombre  et 
le    courage    des  troupes   que  dans  la 


212      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

capacité  de  celui  qui  les  commande. 
La  consternation  étoit  générale  dans 
Rome.  Le  peuple  qui  ,  du  haut  de 
ses  murailles  ,  voyoit  les  ennemis 
répandus  dans  la  campagne  ,  demande 
la  paix  avec  de  grands  cris.  On  dit 
tout  haut  dans  la  place  qu'il  faut  casser 
l'arrêt  de  condamnation  qui  avoit  été 
porté  contre  Coriolan ,  et  le  rappeler 
de  son  exil  ;  enfin  ce  même  peuple  , 
qui  venoit  de  le  bannir  avec  tant  de 
fureur  ,  demande  son  retour  et  son 
rappel  avec  la  même  violence. 

La  plupart  des  patriciens  s'y  oppo- 
sèrent ,  soit  pour  éloigner  le  soupçon 
qu'ils  eussent  conservé  la  moindre 
intelligence  avec  lui  ,  ou  seulement 
par  cet  esprit  de  générosité  si  ordi- 
naire parmi  les  Romains  ,  de  ne  .mar- 
quer jamais  plus  d'éloignement  de  la 
paix  que  dans  les  mauvais  succès.  ïl 
sortit  alors  du  sénat  cette  réponse  si 
fière  et  si  hautaine  ,  mais  qui  fut  mal 
soutenue  dans  la  suite  :  Que  les  Ro- 
mains n'accorderoient  jamais  rien  à 
un  rebelle  .  tant  qu'il  auroit  les  armes 
à  la  main. 

Coriolan  ,  instruit  et  irrité  de  cette 
réponse  ,  lève  son  camp ,  marche  droit 
à  Rome  ,  et  investit  la  place  connue 


DE    LA  RÉP.    ROMAINE.  Liv.lî.      21 3 

pour  en  former  le  siège.  Un  dessein 
si  hardi  jette  les  patriciens  et  le  peuple 
dans  une  consternation  égale  ;  tous 
manquent  de  cœur  et  de  résolution  ; 
la  haine  cède  à  la  peur.  Pour  lors  le 
sénat  et  le  peuple  conviennent  éga- 
lement de  demander  la  paix  :  on  en- 
voie des  députés  à  Coriolan  ,  et  on 
choisit  même  pour  cette  négociation 
cinq  consulaires  ,  et  ceux  du  sénat  qui 
avoient  fait  paroitre  plus  d'attachement 
pour  ses  intérêts  (i). 

Les  Volsques  firent  passer  ces  dé- 
putés au  milieu  de  deux  rangs  de 
soldats  qui  étoient  sous  les  armes  ,  et 
Coriolan,  environné  de  ses  principaux 
officiers  ,  les  reçut  assis  dans  son  tri- 
bunal avec  la  fierté  d'un  ennemi  qui 
vouloit  donner  la  loi. 

Les  Romains  l'exhortèrent  en  des 
termes  touchans  et  modestes  à  donner 
la  paix  à  l'une  et  à  l'autre  nation  ;  et 
ils  le  conjurèrent  de  ne  pousser  pas 
si  loin  les  avantages  que  ses  armes 
donnoient  aux  Volsques ,  qu'il  en  ou- 
bliât les  intérêts  de  sa  patrie.  Mais  ils 
n'en  rapportèrent  que  cette  rigoureuse 
réponse  :  Qu'on  pourroit  traiter  de  la 

(i)  M.  Minucius  ,  Posthumus  ,  C.  Minius, 
Sp.   Largius ,  P.  Pinarius  ,  Q.  Sulyicius. 


21  4      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

paix  en  rendant  aux  Voîsques  le  p^ys 
qu'on  leur  avoit  enlevé  ,  en  donnant 
à  ces  peuples  le  même  droit  de  bour- 
geoisie que  les  Latins  avoient  obtenu  , 
et  en  rappelant  les  colonies  Romaines 
des  villes  dont  ils  s'étoient  emparés 
injustement.  Coriolan  ayant  traité  avec 
tant  de  hauteur  ce  qui  regardoit  les 
intérêts  publics,  prit  des  manières  plus 
gracieuses  avec  les  envoyés.  Il  leur 
offrit  en  particulier  de  leur  faire  tous 
les  plaisirs  qu'ils  pouvoient  justement 
attendre  d'un  ancien  ami.  Mais  ces 
généreux  Romains  ne  lui  demandèrent 
pour  toute  grâce  que  de  vouloir  bien 
éloigner  ses  troupes  de  la  campagne 
de  Rome  ,  pendant  que  le  sénat  et  le 
peuple  se  détermineroient  ,  soit  pour 
la  guerre  ,  soit  pour  la  paix.  Corio- 
lan ,  à  leur  considération  ,  accorda 
trente  jours  de  trêve  pour  le  seul  ter- 
ritoire de  Rome  ;  il  congédia  ensuite 
ces  députés  avec  lesquels  il  étoit  con- 
venu que  le  sénat  lui  renverroit  une 
réponse  décisive  dans  les  trente  jours. 
Il  employa  ce  temps  à  prendre  encore 
différentes  villes  des  Latins  ,  et  après 
cette  expédition  il  parut  de  nouveau 
aux  portes  de  Rome  avec  toute  son 
armée. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL       21  5 

On  lui  envoya  aussitôt  de  nouveaux 
députés  ,  qui  le  conjurèrent  de  n'exi- 
ger rien  qui  ne  fût  convenable  à  la 
dignité  du  nom  Romain  ;  mais  Corio- 
lan  ,  naturellement  dur  et  inflexible  , 
sans  colère  apparente  ,  et   aussi   sans 

Ï)itié  ,  leur  répondit  sèchement  que 
es  Romains  n'avoient  point  d'autre 
parti  à  prendre  que  la  guerre  ou  la 
restitution  ;  qu'il  ne  leur  donnoit  plus 
que  trois  jours  pour  se  déterminer  , 
et  qu'après  ce  terme  il  ne  leur  seroit 
pas  permis  de  revenir  dans  son  camp. 
Le  retour  de  ces  envoyés  augmenta 
la  consternation  publique.  Tout  le 
monde  court  aux  armes  ;  les  uns  se 
postent  sur  les  remparts  ;  d'autres  font 
la  garde  aux  portes .  de  peur  d'être  trahis 
par  les  partisans  secrets  de  Coriolan  ; 
quelques-uns  se  fortifient  même  jus- 
ques  dans  leurs  maisons  ,  comme  si 
l'ennemi  eût  déjà  été  maître  de  la 
ville.  Dans  cette  confusion  il  n'y  avoit 
ni  discipline  ni  commandement.  Les 
consuls  qui  ne  savoient  que  craindre 
semblaient  avoir  renoncé  aux  fonctions 
de  leur  dignité  :  on  n'entendoit  plus 
parler  des  tribuns.  Dans  cette  terreur 
générale  les  particuliers  ne  prenoient 
l'ordre  ,  pour  ainsi  dire  ,  que  de  leur; 


21 6      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

timidité.  Cen'étoientpïus  ces  Romains 
si  fiers  et  si  intrépides  ;  il  sembloit 
que  le  courage  de  cette  nation  fût 
passé  avec  Coriolan  dans  le  parti  des 
Volsques.  Le  sénat  s'assemble;  ce  ne 
sont  que  conseils  sur  conseils  ,  on  ne 
forme  aucun  dessein  digne  du  nom 
Romain  ;  tout  se  termine  à  envoyer 
de  nouveaux  députés  à  l'ennemi  ,  et 
pour  le  fléchir  on  emploie  les  minis- 
tres de  la  religion. 

Les  prêtres  ,  les  sacrificateurs  ,  les 
augures  et  les  gardiens  des  choses  sa- 
crées ,  revêtus  de  leurs  habits  de  cé- 
rémonie ,  sortent  de  Rome  comme 
en  procession.  Ils  entrent  dans  le  camp 
ennemi  avec  une  contenance  grave 
et  modeste  ,  propre  à  en  imposer  à  la 
multitude.  Celui  qui  portoit  la  parole 
conjure  Coriolan  par  le  respect  dû 
aux  dieux  ,  et  par  tout  ce  que  la  re- 
ligion a  de  plus  sacré  ,  de  donner  la 
paix  à  sa  patrie  ;  mais  ils  le  trouvèrent 
également  dur  et  inexorable.  Il  leur 
repondit  que  ce  qu'ils  demandoient 
dépendoit  uniquement  des  Romains  , 
et  qu'ils  auroient  la  paix  dès  qu'ils  se 
rnettroient  en  état  de  restituer  les  pays 
qu'ils  avoîent  usurpés  sur  leurs  voisins. 
Il  ajouta  qu'il  n'ignoroit  pas   que  les 

premiers 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IL     21 7 

Î)remiers  rois  de  Rome  .  pour  exciter 
'ambition  des  Romains  et  justifier 
leurs  brigandages,  avoient  eu  l'adresse 
de  répandre  dans  le  public  que  les 
dieux  destinoient  l'empire  du  monde 
à  la  ville  de  Rome  ;  que  le  sénat  avoifc 
pris  grand  soin  d'entretenir  une  opi- 
nion que  la  religion  rendoit  respec- 
table ,  et  le  peuple  ,  prévenu  et  en- 
têté de  ces  visions  ,  trouvoit  justes  et 
saintes  toutes  les  guerres  qui  ailoient 
à  l'agrandissement  de  leur  patrie  ; 
mais  que  les  voisins  de  Rome  ne  se 
croy  oient  pas  obligés  de  se  soumettre 
sur  des  révélations  si  suspectes  et  si 
intéressées  ;  que  la  conjoncture  pré- 
sente en  justifioit  assez  la  fausseté  ; 
qu'il  ne  pouvoit  leur  dissimuler  qu'il 
étoit  sûr  d'emporter  la  place  en  peu 
de  temps  ;  que  les  Romains  ,  pour  ne 
pas  rendre  des  terres  injustement  ac- 
quises ,  s'exposoient  à  perdre  leurs 
propres  états  ,  et  que  pour  lui  il  pro- 
testait devant  les  dieux  qu'il  étoit 
innocent  de  tout  le  sang  qu'on  n'alloit 
répandre  que  par  leur  opiniâtreté  à 
retenir  le  fruit  de.  leurs  usurpations. 
-  Ayant  ensuite  donné  quelques  marques 
de  respect  et  de  vénération  extérieure 
qu'il  croy  oit  devoir  à  la  sainteté  de 
Tome  L  K 


-21 8      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

leur  caractère  ,  il  les  renvoya  sur-le- 
champ  ,  et  sans  vouloir  rien  relâcher 
de  ses  premières  propositions. 

Quand  on  les  vit  revenir  à  Rome 
sans  avoir  pu  rien  ohtenir  ,  on  crut 
la  république  à  la  veille  de  sa  ruine. 
Les  temples  n'étoient  remplis  que  de 
vieillards  ,  de  femmes  ,  d'enfans  ,  qui 
tous  les  larmes  aux  yeux  et  prosternés 
aux  pieds  des  autels  ,  demandoient 
aux  dieux  la  conservation  de  leur 
patrie.  Telle  étoit  la  triste  situation 
de  la  ville  ,  lorsqu'une  Romaine  ,  ap- 

Eelée  Valérie  ,  sœur  de  Vaiérius  Pu- 
licola  ,  comme  émue  par  une  ins- 
piration divine  ,  sortit  du  Capitole  5 
accompagnée  d'un  grand  nombre  de 
'femmes  de  sa  condition  ,  auxquelles 
elle  avoit  communiqué  son  dessein  , 
et  fut  droit  à  la  maison  de  Véturie  , 
mère  de  Coriolan.  Elles  la  trouvèrent 
avec  Volomnie  ,  femme  de  ce  Ro- 
main ,  qui  déploroient  leurs  propres 
malheurs  et  ceux  de   Rome. 

Valérie  les  aborda  avec  un  air  de 
tristesse  convenable  à  l'état  présent 
de  la  république  :  «  Ce  sont  des  Ro- 
o  maines ,  leur  dit-elle  ,  qui  ont  re- 
»  cours  à  deux  Romaines  pour  le  salut 
j>  de  leur  patrie  commune.   Ne  souf- 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.    LlV.  IL   21 9 

»  frez  pas ,  Femmes  illustres ,  que  Rome 
»  devienne  la  proie  desVolsques,  et  que 
»  nos  ennemis  triomphent  de  notre 
»  liberté.  Venez  avec  nous  jusques 
»  dans  le  camp  de  Coriolan  lui  demain 
»  der  la  paix  pour  ses  concitoyens  : 
»  toute  notre  espérance  est  dans  ce 
»  respect  si  connu  ,  et  dans  cette 
»  tendre  affection  qu'il  a  toujours  eue 
>»  pour  une  mère  et  pour  une  femme 
»  si  vertueuses.  Priez,  pressez,  conju- 
>•  rez.Un  tel  homme  de  bien  ne  pourra 
»  résister  à  vos  larmes.  Nous  vous  sui- 
»  vrons  toutes  avec  nos  enfans  ;  nous 
»  nous  jetterons  à  ses  pieds.  Et  qui 
»  sait  si  les  dieux ,  touchés  de  notre 
»  juste  douleur,  ne  conserveront  point 
»  une  ville  dont  il  semble  que  les  nom- 
»  mes  abandonnent  la  défense? 

Les  larmes  que  Valérie  répandoit  ea 
abondance  ,  interrompirent  un  dis- 
cours si  touchant,  auquel  Véturie  ré- 
pondit avec  une  tristesse  égale  :  «Vous* 
»  avez  recours,  Valérie,  à  une  foible 
»  ressource  ,  en  vous  adressant  à  deux 
»  femmes  abymées  dans  la  douleur. 
»  Depuis  ce  malheureux  jour  où  le 
»  peuple  furieux  bannit  si  injustement 
»  Coriolan ,  nous  vîmes  disparoitre  ce 
»  respect  filial  et  cette   tendre  affee- 

K  2 


220      HISTOIRE  DES  REVOLUTIONS 

»  tion  qu'il  avoit  eus  jusqu'alors  pour 
»  sa  mers  et  pour  une  femme  très- 
»  chère.  Au  sortir  de  l'assemblée  où 
»  il  venoit  d'être  condamné  ,  il  nous 
»  aborda  d'un  air  farouche  ;  et  après 
»  être  demeuré  quelque  temps  dans  un 
»  morne  silence:  C'en  est  lait ,  nous 
»  dit-il ,  Coriolan  est  condamné  :  des 
»  citoyens  ingrats  viennent  de  me  ban- 
»  nir  pour  toujours  du  sein  de  mapa- 
.»  trie.  Soutenez  ce  coup  de  la  fortune 
»  avec  un  courage  digne  de  deux  Ro- 
»  maines.  Je  vous  recommande  mes 
»  enfans  :  adieu  ,  je  pars  ,  et  j'abandon- 
«  ne  sans  peine  une  ville  où  Ton  ne 
»  peutsouiïrir  les  gens  de  bien,  lls'é- 
»  chappe  en  disant  ces  mots.  Nous  nous 
»  mîmes  en  état  de  le  suivre:  je tenois 
»  son  fils  aîné  par  la  main,  et  Volomnie 
,s>  qui  fondoit  en  larmes  portoit  lepius 
»  jeune  dans  ses  bras.  Pour  lors  se  tour- 
»  nant  vers  nous:  N'allez  pas  plus  loin, 
»  nous  dit-il  ,  et  finissez  des  plaintes 
»  inutiles.  Vous  n'avez  plus  ue  fils  , 
»  ma  mère  ;  et  vous ,  Volomnie  ,  la 
»  meilleure  de  toutes  les  femmes,  vo- 
»  tremari  est  perdu  pour  vous.  Fassent 
»  les  dieux  que  vous  en  trouviez  bien- 
>>  tôt  un  autre  digne  de  votre  vertu  , 
»  et  plus  heureux   que  Coriolan  !   Sa 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  IL     22  1 

»  femme  à  un  discours  si  dur  et  si  in- 
»  humain  tombe  évanouie  ,  et  pendant 
»  que  je  cours  à  son  secours  il  nous 
»  quitte  brusquement  avec  la  dureté 
»  d'un  barbare  ,  sans  daigner  rece- 
»  voir  nos  derniers  embrassemens  ,  et 
»  sans  nous  donner  dans  une  si  gran- 
t>  de  affliction  la  plus  légère  marque 
»  de  compassion  pour  nos  malheurs. 
»  î!  sort  de  Ptome  ,  seul  ,  sans  domes- 
»  tiques,  sans  argent,  sans  nous  dire 
»  seulement  de  quel  cote  il  tournoit  ses 
»  pas.  Depuis  qu'ilnous  a  abandonnées 
»  il  ne  s'est  point  informé  de  sa  famil- 
i  le  ,  et  ne  nous  a  point  donné  de  ses 
»  nouvelles  ;  en  sorte  qu'il  semble  que 
»  dans  la  haine  générale  qu'il  fait 
»  paroitre  contre  sa  patrie  ,  sa  mère  et 
»  sa  femme  soient  ses  plus  grands 
»  ennemis. 

»  Quel  succès  pouvez  -  vous  donc 
»  espérer  de  nos  prières  auprès  d'un 
»  homme  si  implacable?  Deux  femmes 
»  pourront-elles  fléchir  ce  cœur  si  dur, 
»  que  les  ministres  même  de  la  reli- 
»  gion  n'ont  pu  adoucir  ?  Et  après  tout, 
»  que  lui  airai-je  ?  Que  puis  -  je  hon- 
»  netement  exiger  de  lui  ?  Qu'il  par- 
»  donne  à  des  citoyens  ingrats  qui 
»  l'ont  traité  comme  un  homme  noirci 

K  3 


2.22.      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

»  des  plus  grands  crimes  ;  qu'il  ait 
?>  pitié  d'une  populace  furieuse  qui 
»  n'en  a  point  eu  de  son  innocence  , 
»  et  qu'il  trahisse  une  nation ,  qui 
»  non-seulement  lui  a  ouvert  un  asile, 
j>  mais  même  qui  l'a  préféré  à  ses  plus 
»  illustres  citoyens  dans  le  comraan- 
»  dément  des  armées.  De  quel  front 
»  oserai-je  lui  proposer  d'abandonner 
»  de  si  généreux  protecteurs  pour  se 
»  livrer  de  nouveau  à  ses  plus  cruels 
»  ennemis  ?  Une  mère  et  une  femme 
»  Romaines  peuvent-elles  exiger  avec 
»  bienséance  d'un  fils  et  d'un  mari  , 
»  des  choses  qui  le  déshonoreroienfe 
»  devant  les  dieux  et  devant  les  hom- 
j>  mes  ?  triste  situation  où  il  ne  nous 
y>  est  pas  même  permis  de  haïr  le  plus 
a>  redoutable  ennemi  de  notre  patrie  ! 
»  Abandonnez-nous  donc  à  nos  mal- 
»  heureuses  destinées  ;  laissez-nous  en- 
»  sevelies  dans  notre  juste  douleur.» 

Valérie  et  les  autres  femmes  qui 
î'accompagnoient  ,  ne  lui  répondirent 
que  parleurs  larmes.  Les  unes  embras- 
sent ses  genoux  ;  d'autres  supplient 
Volomnie  de  joindre  ses  prières  aux 
leurs;  toutes  conjurent  Véturie  de  ne 
pas  refuser  ce  dernier  secours  à  sa  patrie» 
La  mère  de  Coriolan  ,  vaincue  par  des 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.   IL   223 

prières  si  pressantes ,  leur  promit  de 
se  charger  de  cette  nouvelle  députa- 
tion  ,  si  le  sénat  y  consentait.  Valérie 
en  donna  avis  aux  consuls  qui  en  rirent 
la  proposition  en  plein  sénat.  On  agita 
long-temps  cette  affaire  :  les  uns  s'y  op- 
posoient  dans  la  crainte  que  Coriolaa 
ne  retint  toutes  ces  femmes  qui  étoient 
des  premières  maisons  de  Rome ,  et 
qu'il  ne  s'en  servît  ensuite  pour  s'en 
faire  ouvrir  les  portes  sans  tirer  l'épée. 
Quelques-uns  proposoient  même  de 
s'assurer  de  sa  mère  ,  de  sa  femme  et 
desesenfans  ,  comme  d'autant  d'otages 
qui  pourroient  le  porter  à  quelque 
ménagement.  Mais  le  plus  grand  nom- 
bre approuva  cette  députation  ,  en 
disant  que  les  dieux  quiavoient  inspiré 
ce  pieux  dessein  à  Valérie ,  le  feroient 
réussir  ;  et  qu'on  n'avoit  rien  à  craindre 
du  caractère  de  Coriolan ,  fier  à  la 
vérité,  dur  et  inflexible,  mais  incapa- 
ble de  violer  le  droit  des  gens. 

Cet  avis  l'emporta  ,  et  le  lendemain 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  illustre 
parmi  les  femmes  Romaines,  se  rendit 
chez  Véturie.  On  les  fit  monter  aussi-» 
tôt  dans  des  chariots  que  les  consuls 
leur  avoient  fait  préparer  ,  et  elles 
prirent  sans  escorte  le  chemin  du  camp 
ennemi.  K  4 


224-      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTION» 

Coriolan  ayant:  aperçu  cette  longue 
file  de  coches  et  de  chariots,  les  en- 
voya reconnoitre.  On  lui  rapporta  peu 
de  temps  après  que  c'étoit  sa  mère  ,  sa 
femme  ,  et  un  grand  nomhre  d'autres 
femmes  qui  venoient  droit  au  camp, 
il  fut  d'abord  surpris  que  des  femmes 
Romaines  ,  élevées  dans  cette  austère 
retraite  qui  leur  faîsoit  tant  d'honneur, 
eussent  pu  se  résoudre  à  venir  sans  es- 
corte dans  une  armée  ennemie ,  parmi 
les  soldats  où  règne  ordinairement  tant 
de  licence.  Il  jugea  bien  par  cette  dé- 
putation  d'une  espèce  si  nouvelle  , 
quelles  pouvoient  être  les  vues  des  Ro- 
mains :  il  comprît  que  c'étoit  la  dernière 
ressource  que  le  sénat  employoit  pour 
lefléchir.  ilrésolut  delesrecevoiravec 
le  même  respect  qu'il  avoit  rendu  aux 
ministres  de  la  religion ,  c'est-à-dire  , 
d'avoir  pour  des  femmes  si  respecta- 
bles tous  les  égards  qui  leur  étoient 
dus  ,  et  de  ne  leur  accorder  au  fond 
aucune  de  leurs  demandes.  Mais  il 
comptait  sur  une  dureté  dont  il  ne  fut 
point  capable  ;  et  il  n'eut  pas  plutôt 
reconnu  sa  mère  et  sa  femme  à  la  tète 
de  cette  troupe  de  Romaines ,  que  saisi 
et  ému  par  la  vue  de  personnes  si  chè- 
res ,  il  courut  avec  précipitation    les 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IL    225 

embrasser.  Les  uns  et  les  autres  n'ex- 
primèrent d'abord  la  joie  qu'ils  avoient 
de  se  revoir  que  parleurs  larmes  ;  mais 
après  qu'on  eut  donné  quelque  temps 
à  ces  premiers  mouvemens  de  la  nature, 
Veturie  voulant  entrer  en  matière  , 
Coriolan  pour  ne  pas  se  rendre  suspect 
aux  Volsques  fit  appeler  les  principaux 
officiers  de  son  armée  ,  afin  qu'ils  fus- 
sent témoins  de  ce  qui  sepasseroit  dans 
cette  négociation.  Ils  ne  furent  pas 
plutôt  arrivés  que  Véturie  prenant  la 
parole  pour  engager  son  fils  à  avoir- 
plus  d'égards  à  la  prière  qu'elle  venoit 
faire  ,  lui  dit  que  toutes  ces  femmes 
Romaines  qu'il  connoissoit  ,  et  qui 
étoient  des  premières  familles  de  la 
république  ,  n'avoient  rien  oublié  de- 
puis son  absence  pour  la  consoler  ,  et 
Volomnie  sa  femme  ;  que  toucbées  des 
malheurs  delà  guerre  ,  et  craignant  les 
suites  funestes  du  siège  de  Rome ,  elles 
venoient  lui  demander  de  nouveau  la 
paix  ;  qu'elle  le  conjuroit  au  nom  des 
dieux  de  la  procurer  à  sa  patrie  ,  et 
détourner  ailleurs  l'effort  deses  armes. 
Coriolan  lui  répondit  qu'il  offense- 
roit  ces  mêmes  dieux  qu'il  avoit  pris 
à  témoins  de  la  foi  qu'il  avoit  donnée 
aux  Volsques  ,   s'il  lui  accordoit  une 

K  5 


226      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

demande  si  injuste.  Qu'il  étoit  inca- 
pable de  trahir  les  intérêts  de  ceux  qui , 
après  lui  avoir  donné  un  rang  honora- 
ble dans  leur  sénat,  venoient  encore  de 
lui  confier  le  commandement  de  leur 
armée.  Qu'il  avoit  trouvé  dans  Antium 
plus  d'honneurs  et  de  biens  qu'il  n'en 
avoit  perdu  à  Rome  par  l'ingratitude  de 
ses  concitoyens,  et  qu'il  ne  manqueroit 
rien  à  sa  félicité  si  elle  vouloit  bien  la 
partager  avec  lui ,  s'associer  à  sa  fortu- 
ne ,  et  venir  jouir  parmi  les  Volsques 
des  honneurs  qu'on  rendroit  à  la  mère 
de  leur  général. 

Les  officiers  Volsques  qui  assistoient 
à  cette  conférence  ,  témoignèrent  par 
leurs  applaudissemens  combien  une 
pareille  réponse  leur  étoit  agréable  ; 
mais  Véturie  sans  entrer  dans  une  com- 

fmraison  de  Rome  avec  Antium  ,  qui 
es  auroit  peut-être  offensés,  se  con- 
tenta de  dire  à  son  fils  qu'elle  n'exige- 
roi  t  jamais  rien  de  lui  qui  pût  intéres- 
ser son  honneur  ,  mais  qu'il  pouvoit , 
sans  manquer  à  ce  qu'il  devoit  aux 
Volsques  ,  ménager  une  paix  qui  fût 
également  avantageuse  aux  deux  na- 
tions. «  Eh  !  pouvez  -vous  ,  mon  fils  , 
fl  ajouta-t-elle  en  élevant  sa  voix,  refuser 
ï>  une  proposition  si  équitable ,  à  moins 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IL     22-j 

que  vous  ne  vouliez  préférer  une 
vengeance  cruelle  et  opiniâtre  aux 
prières  et  aux  larmes  de  votre  mère? 
Songez  que  votre  réponse  va  décider 
de  ma  gloire  et  même  de  ma  vie.  Si 
je  remporte  à  Rome  l'espérance  d'une 
paix  prochaine  ;  si  j'y  rentre  avec  les 
assurances  de  votre  réconciliation  , 
avec  quels  transports  de  joie  ne  se- 
rai-je  pas  reçue  par  nos  concitoyens? 
Le  peu  de  jours  que  les  dieux  me 
destinent  encoreà  passer  sur  la  terre, 
seront  environnés  de  gloire  et  d'hon- 
neurs. Mon  bonheur  ne  finira  pas 
même  avec  cette  vie  mortelle  ;  et 
s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  différens  lieux 
pour  nos  âmes  après  la  mort ,  je  n'ai 
rien  à  craindre  de  ces  endroits  obs- 
curs et  ténébreux  où  sont  relégués 
les  médians  :  les  champs  Elisées,  ce 
séjour  délicieux  destiné  pour  les 
gens  de  bien  ,  ne  suffiront  pas  même 
»  pour  ma  récompense.  Après  avoir 
»  sauvé  Rome  ,  cette  ville  si  chère  à 
»  Jupiter  ,  j'ose  espérer  une  place  dans 
»  cette  région  pure  et  sublime  de  l'air, 
»  qu'on  dit  être  habitée  par  les  enfans 
»  desdieux.  Mais  je  m'abandonne  trop 
»  à  des  idées  si  flatteuses.  Quedevien- 
»  drai-je  si  tu  persistes  dans  cette  haine 

K  6 


SiiS      HISTOIRE  DES  PtÉYOLUTlONS 

b  implacable  dont  nous  n'avons  que 
»  trop  ressenti  les  effets?  Nos  colonie  y 
»  chassées  par  tes  armes  de  la  plu- 
»  part  des  villes  qui  reconnoissoient 
»  l'empire  de  Rome  ;  tes  soldats  fu- 
»  rieux  répandus  dans  la  campagne  ,  et 
»  portant  le  fer  et  le  feu  de  tous  côtés , 
»  ne  devoient-ils  pas  avoir  assouvi  ta 
»  vengeance  ?  As-tu  bien  eu  le  eoura- 
>>  ge  de  venir  piller  cette  terre  qui  t'a 
»  vu  naître  ,  et  qui  t'a  nourri  si  long- 
»  temps  ?  De  si  loin  que  tu  as  pu 
>■>  apercevoir  Rome  ,  ne  t'est-il  point 
»  venu  dans  l'esprit  que  tes  dieux  \ 
>v  ta  maison,  tanière  ,  ta  femme  et  tes 
»  enfans  étoient  renfermés  dans  ses 
>>  murailles  ?  Crois-tu  que  couvert  de 
»  la  honte  d'un  refus  injurieux,  j'at- 
»  tende  paisiblement  que  tes  armes 
»  aient  décidé  de  notre  destinée?  Une 
»  femme  Romaine  sait  mourir  quand 
»  il  le  faut  ;et  si  je  ne  te  puis  fléchir, 
»  apprends  que  j'ai  résolu  deme  donner 
»  la- mort -en  ta  présence.  Tu  n'iras  à 
»  Rome  qu'en  passant  sur  le  corps  de 
»  celle  qui  t'a  donné  la  vie  ;  et  si  un 
»  spectacle  aussi  funeste  n'est  pas  ca- 
»  pable  d'arrêter  ta  fureur ,.  songe  au 
?>  moins,  qu'en  voulant  mettre  Rome 
v  aux  fers .  ta  femme  et  tes  enfans  ne 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL      229 

p  peuvent  éviter  la  mort,  au  une  prom- 
»  pte  servitude.  » 

Coriolan  agité  de  différentes  passions 
paroissoit  interdit:  la  haine  et  le  désir 
de  la  vengeance  balancoient  dans  son 
cœur  l'impression  qu y  faisoit  malgré 
lui  un  discours  si  touchant.  Veturiequi 
le  vovoit  ébranlé  ,  mais  qui  craignoit 
quela  colère  ne  l'emportât  sur  la  pitié: 
«  Pourquoi  ne  me  réponds-tu  point  , 
»  mon  Mis  ,  lfu^îfe-elTe:?Méconnôis-tii 
»  ta  mère  !  As-tu  oublié  les  soins  que 
»  i'aî  pris  de  ton  enfance  ?  Et  toi  qui  ne 
»  fais  la  guerre  que  pour  te  venger  de 
»  l'ingratitude  de  tes  concitoyens  , 
»  peux- tu  sans  te  noircir  du  même  cri- 
»  me  que  tu  veux  punir  ,  refuser  la 
»  première  grâce  que  je  t'aie  jamais 
»  demandée  ?  Si  j'exigeois  que  tu 
»  trahisses  les  Volsques  qui  t'ont  reçu 
»  si  généreusement  ,  tu  aurois  un  juste 
»  sujet  de  rejeter  une  pareille  propo- 
»  sition.  Mais  Véturie  est  incapable  de 
»  proposer  rien  de  lâche  à  son  fils  ;  et 
»  ta  gloire  m'est  encore  plus  chère  que 
»  ma  propre  vie.  Je  demande  seule- 
9  ment  que  tu  éloignes  tes  troupes  des 
»  murailles  de  Rome;  accorde-nous 
»  une  trêve  d'un  an  ,  pendant  lequel 
>•>  on  puisse  travailler  à  établir  une  paix 


23o      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  solide.  Je  t'en  conjure ,  mon  fils  , 
»  par  Jupiter  tout  bon  et  tout-puis- 
»  sant ,  qui  préside  au  Capitole ,  par 
»  les  mânes  de  ton  père  ,  et  de  tes  an- 
»  cêtres.  Si  mes  prières  et  mes  larmes 
»  ne  sont  pas  capables  de  te  fléchir  , 
»  vois  ta  mère  à  tes  pieds  ,  qui  te  de- 
»  mande  le  salut  de  sa  patrie.  »  En 
disant  ces  mots  ,  et  fondant  en  larmes, 
elle  lui  embrasse  les  genoux:  sa  femme 
et  ses  enfans  en  font  autant  ,  et  toutes 
les  femmes  Romaines  qui  les  accom- 
pagnoient  demandent  grâce  par  leurs 
larmes  et  par  leurs  cris. 

Coriolan,  transporté  et  comme  hors 
de  lui  de  voir  Véturie  à  ses  pieds  , 
s'écrie  :  «  Ah!  ma  mère ,  que  faites-vous!» 
et  lui  serrant  tendrement  la  main  en 
la  relevant  :  «  Rome  est  sauvée ,  lui 
v>  dit  il  ,  mais  votre  fils  est  perdu  ;  » 
prévoyant  bien  que  les  Volsques  ne 
lui  pardonneraient  pas  la  déférence 
qu'il  alloit  avoir  pour  ses  prières.  Il 
la  prit  ensuite  en  particulier  avec  sa 
femme ,  et  il  convint  avec  elles  qu'il 
tâcheroit  de  faire  consentir  les  prin- 
cipaux officiers  de  son  armée  à  lever 
le  blocus  ;  qu'il  emploieroit  tout  son 
crédit  et  tous  ses  soins  pour  obtenir  la 
paix  de  la  communauté  des  Volsques , 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv.  IL      23 1 

et  que  s'il  n'y  pouvoit  réussir  .  et  que 
les  succès  préeédens  les  rendissent  trop 
opiniâtres  ;  il  se  démettroit  du  com- 
mandement, pour  se  retirer  dans  quel- 
que ville  neutre  ;  que  ses  amis  pour- 
roient  alors  négocier  son  rappel  et  son 
retour  à  Rome.  Il  se  sépara  ensuite  de 
sa  mère  et  de  sa  femme  après  les  avoir 
tendrement  embrassées  ,  et  ne  songea 
plus  qu'à  procurer  une  paix  honorable 
à  sa  patrie. 

Il  assembla  le  lendemain  le  conseil 
de  guerre  ;  il  y  représenta  la  difficulté 
de  former  le  siège  d'une  place  où  il  y 
a  voit  une  armée  redoutable  pour  gar- 
nison ,  et  autant  de  soldats  qu'il  s'y 
trouvoit  d'habitans,  et  il  conclut  à 
se  retirer.  Personne  ne  contredit  son 
avis  ,  quoi  qu'après  ce  qui  s'étoit  passé 
on  ne  pût  pas  ignorer  les  motifs  de  sa 
retraite.  L'armée  se  mit  en  marche  ,  et 
les  Volsques  plus  touchés  de  ce  res- 
pect filial  qu'il  a  voit  fait  paroitre  pour 
sa  mère,  que  de  leurs  propres  intérêts  , 
seretirèrentchacun  dans  leurs  cantons. 

Mais  Tullus ,  ce  général  qui  Pavoit 
reçu  d'abord  avec  tant  d'humanité  ,  ja- 
loux du  crédit  qu'il  avoit  acquis  parmi 
les  soldats  ,  saisit  cette  occasion  pour 
le  perdre  ;  et  Une  le  vit  pas  plutôt  de 


232      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

retour  dans  la  ville  d'Antium  ,  qu'il  pu- 
blia hautement:  que  ce  banni  avoit  trahi 
les  intérêts  des  Volsques.  Coriolan  , 
pour  se  disculper  ,  demanda  à  rendre 
raison  de  sa  conduite  devant  le  conseil 
général  de  la  nation  ;  mais  Tullus  qui 
ne  redoutoit  pas  moins  son  éloquence 
que  sa  valeur  ,  excita  un  tumulte  ,  à  la 
faveur  duquel  ses  partisans  se  jetèrent 
surleRomain  (i)  et  le  poignardèrent: 
sort  funeste  e!  presque  inévitable  pour 
tous  ceux  qui  ont  le  malheur  de  pren- 
dre les  armes  contre  leur   patrie. 

Telle  fut  la  fin  de  ce  grand  homme, 
trop  fier  à  la  vérité  pour  un  républi- 
cain ,  mais  qui  par  ses  grandes  qua- 
lités et  ses  services  méritoit  un  meil- 
leur traitementdes  Volsques  etdes  Ro- 
mains. Quand  on  apprit  sa  mort  à 
Rome  ,  le  peuple  n'en  témoigna  ni 
joie,  ni  douleur  ;  et  peut-être  qu'il  ne 
fut  pas  fâché  que  les  Volsques  Peus- 
sent  tiré  de  l'embarras  de  rappeler  un 
patricien  qu'il  ne  craignoit  plus  et 
qu'il  haïssoit  encore. 

(0  E>.  H.  1.  8. 

Fin  du  second  Livre. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    Liv*  III.   n33 


LIVRE     III. 

Sp,  Cassius  Vïscelliniis ,  patricien ,  conçoit 
l'espérance  de  se  faire  couronner  roi  de 
Rome  d  la  faveur  des  divisions  qui 
régnent  dans  la  ville.  Peur  mettre  le 
peuple  dans  ses  intérêts  ,  il  propose  dans 
le  sénat  de  faire  faire  le  dénombrement 
des  terres  conquises  ,  afin  de  les  partager 
également  entre  tous  les  citoyens  :  c'est 
ce  quon  a  appelé  la  loi  agraire.  Vir-> 
gimus ,  collègue  de  Cassius  dans  le  con- 
sulat, et  C,  Rabuléius,  tribun  du  peuple, 
contribuent  également  à  empêcher  l'exé- 
cution de  la  proposition  du  consul.  Arrêt 
du  sénat  qui  autorise  Q.  Fabius  et  C, 
Cornélius,  consuls  dt signés ,  d  nommer 
des  commissaires  pour  le  partage  des 
terres.  Cassius  condamné  à  mort.  Mé- 
nenius,fils  dy  Agrippa  ,  et  Sp.  Servilius 
sont  mis  en  justice  par  les  tribuns  pour 
s  être  opposés  pendant  leur  consulat  à 
la  nomination  de  ces  commissaires.  Le 
premier  est  condamné  à  une  amende  , 
et  S' enferme  dans  sa  maison  ou  il  se 
laisse  mourir  de  faim  ;  le  second  dissipe 
le  danger  par  sa  fermeté.   Voïero>  Loi 


234       HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

qu'il  propose  pour  les  assemblées  par 
tribus.  Cette  loi  passe  malgré  Appius. 
Les  tribuns ,  de  concert  avec  les  consuls , 
demandent  V exécution  de  V arrêt  du  sénat 
pour  le  partage  des  terres  conquises. 
Appius  empêche  l'effet  de  cette  demande. 
La  mort  de  ce  consulaire  donne  moyen 
aux  tribuns  de  poursuivre  cette  affaire  , 
mais  sans  succès. 


V^/ETTE  haine  du  peuple  pour  tout  ce 
qui  portoit  le  nom  de  patriciens  ,  ne 
venoit  que  de  la  jalousie  du  gouver- 
nement. Mais  comme  il  n'en  avoit 
encore  coûté  au  sénat  que  rétablis- 
sement des  tribuns  et  l'exil  d'un  parti- 
culier, les  républicains  zélés  n'étoient 
pas  fâchés  de  cette  opposition  d'in- 
térêts, qui,  en  balançant  également  le 
crédit  des  grands  et  l'autorité  du  peu- 
ple, ne  servoît  qu'à  maintenir  la  liberté 
publique.  Telle  étoit  la  disposition  des 
esprits ,  lorsqu'un  patricien  ambitieux 
crut  qu'en  poussant  plus  loin  la  divi- 
sion, et  en  se  mettant  à  la  tête  d'un 
des  partis  ,  il  pourroit  les  détruire 
tous  deux  ,  et  jeter  sur  leurs  ruines 
les  fonclemens  de  sa  propre  élévation. 
Ce  patricien  s'appeloit  Sp.  Cassius 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.     235 

Viscellinus  ;  il  avoit  commandé  les 
armées, obtenu  l'honneur  du  triomphe 
et  étoit  actuellement  consul  pour  la 
troisième  fois.  Mais  c'était  un  homme 
naturellement  vain  et  plein  d'osten- 
tation ,  qui  exagéroit  ses  services  r 
méprisoit  ceux  des  autres,  et  rappeloit 
à  lui  seul  toute  la  gloire  des  bons 
succès.  Dévoré  d'ambition  ,  il  osa  as- 
pirer à  la  royauté  si  solennellement 
proscrite  par  ïes  lois;  et  dans  le  dessein 
secret  qu'il  avoit  formé  depuis  long- 
temps de  la  rétablir  en  sa  personne  ,  il 
ne  balança  point  sur  le  parti  qu'il 
avoit  à  prendre.  11  résolut  de  gagner 
d'abord  l'affection  du  peuple  qui  se 
livre  toujours  aveuglément  à  ceux  qui 
le  savent  tromper  sous  le  prétexte  spé- 
cieux de  favoriser  ses  intérêts.  (An  de 
Rome  267    ou  268.  ) 

Sa  partialité  éclata  ouvertement  pen- 
dant son  second  consulat  ,  dans  le 
temps  qu'il  s'agissoit  de  l'établissement 
des  tribuns.  On  pouvoit  à  la  vérité 
attribuer  ses  ménagemens  politiques  au 
désir  de  voir  le  peuple  réuni  avec  le  sé- 
nat ;  mais  la  conduite  équivoque  qu'il 
venoit  de  tenir  actuellement,  tant  à 
l'égard  des  Herniques  ,  que  du  peuple 
Romain, persuada  entièrement  le  sénat, 


236      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS     ' 

avoit  d'au  très  vues  et  d'autres  intérêts 
que  ceux  de  la  république. 

Les  Herniques  ou Hernieiens  étoient 
de  ces  petits  peuples  voisins  de  Rome, 
que  nous  avons  dit  quihabitoient  pro- 
che du  Latium.  Depuis  la  mort  de  Cor 
riolan  ils  s'étoient  ligués  avec  les  Vols- 
ques  contre  les  Romains.  Aquilius  qui 
étoit  alors  consul  avec  T.  Sicinius , 
C  Ans  de  Rome  266  ,  267  ou  268. )  qui 
lui  succéda  dans  le  consulat  (1)  et  dans 
la  conduite  de  cette  guerre  ,  les  ré* 
duisit  par  la  seule  terreur  de  ses  armes 
à  demander  le  paix  :  ils  s'adressent  au 
sénat  qui  renvoya  l'affaire  au  consul, 
Cassius  se  prévalant  de  cette  com- 
mission ,  et  sans  communiquer  au 
sénat  les  articles  du  traité  ,  accorda  la 
paix  aux  Herniques  ,  et  leur  laissa  le 
tiers  de  leur  territoire.  Il  leur  donna 
par  le  même  traité  le  titre  si  recherché 
Ralliés  et  de  citoyens  de  Rome  ,  en  sorte 
qu'il  traita  des  vaincus  aussi  favora- 
blement que  s'ils  avoient  été  victo- 
torieux.  Pour  se  faire  des  partisans  au 
dedans  et  au  dehors  de  l'état  il  destina 
aux  Latins  la  moitié  de  ce  qui  restoit 
des  terres  des  Herniques,  et  réserva  le 
surplus  pour  des  pauvres  plébéiens  de 

(1)  D.  liai.  1.  6.  Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  2. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.  2DJ 
Rome.  Il  tenta  même  de  retirer  des 
mains  de  quelques  particuliers  des 
terres  qu'il  disoit  appartenir  au  pu- 
blic '■  et  qu'il  vouloit  encore  distribuer 
à  des  pauvres  citoyens.  Il  avoit  de- 
mandé auparavant  les  honneurs  du 
triomphe  avec  autant  de  confiance  que 
s'il  eut  remporté  une  glorieuse  victoire; 
et  il  avoit  obtenu  par  son  crédit  un 
honneur  qu'on  naccordoit  jamais  qu'à 
des  généraux  qui  avoient  remporté  une 
victoire  importante  ,  et  qui  avoient 
laissé  au  moins  cinq  mille  des  ennemis 
sur  la  place. 

Le  lendemain  de  son  triomphe  il 
rendit  compte  ,  suivant  l'usage  ,  dans 
une  assemblée  du  peuple  de  ce  qu'il 
avoit  exécuté  de  glorieux  et  d'utile  à 
la  république  pendant  la  campagne. 
Comme  ses  exploits  ne  iuifournissoient 
rien  d'assez  brillant ,  il  se  jeta  sur  ses 
services  précédens;  il  représenta  que 
dans  son  premier  consulat  (i)  il  avoit 
vaincu  lessabins;  que  son  second  con- 
sulat avoit  été  illustré  par  la  part  qu'il 
avoit  eue  à  l'érection  du  tribunat  ; 
qu'il  venoit  dans  le  troisième  d'incor- 
porer les  Herniques  dans  la  république, 
et  qu'il  se  proposoit    avant  la  fin  de 

(i)'-D.  H.  ibicL 


^38      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

son  consulat  de  rendre  la  condition  des 
plébéiens  si  heureuse  ,  qu'ils  n'envie- 
roient  plus  celle  des  patriciens.  Il  ajouta 
qu'il  se  flattoit  que  le  peuple  Romain 
ne  pourroit  disconvenir  qu'il  n'avoit 
jamais  reçu  tant  de  bienfaits  d'un  seul 
de  ses  citoyens. 

Ce  discours  fut  écouté  avec  plaisir 
par  le  peuple  toujours  avide  de  nou- 
veautés. Le  sénat  au  contraire  qui  re- 
doutait l'esprit  ambitieux  de  Cassius 
n'étoit  pas  sans  inquiétude.  Tout  le 
monde  dans  Rome  par  difïerens  motifs 
attendoit  avec  impatience  1  éclaircis- 
sement de  ces  promesses  si  magni- 
fiques. Cassius  s'étendit  ensuite  sur  les 
louanges  du  peuple.  Il  représenta  que 
Rome  lui  étoitredevable  non-seulement 
de  sa  liberté  ,  mais  encore  de  l'empire 
qu'elle  avoit  acquis  sur  une  partie  de 
ses  voisins  ;  qu'il  lui  paroissoit  très- 
injuste  qu'un  peuple  si  courageux  et 
qui  exposoit  tous  les  jours  sa  vie  pour 
étendre  les  bornes  de  la  république  , 
languit  dans  une  honteuse  pauvreté  9 
pendant  que  le  sénat ,  les  patriciens 
et  tout  le  corps  de  la  noblesse  jouissoient 
seuls  du  fruit  de  ses  conquêtes.  Et  pour 
-développer  le  fond  de  ses  intentions , 
il  ajouta  qu'il  étoit  d'avis  pouj  rap- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.   23q 

procher  les  pauvres  citoyens  de  la  con- 
dition des  riches  ,  et  pour  leur  don- 
ner le  moyen  de  subsister ,  de  faire  un 
dénombrement  exact  de  toutes  les  ter- 
Tes  qu'on  avoit  enlevées  aux  ennemis, 
et  dont  les  patriciens  s'étoient  emparés; 
qu'il  falloit  en  faire  un  nouveau  par- 
tage sans  aucun  égard  pour  ceux  qui  , 
sous  différens  prétextes  ,  se  les  étoient 
appropriées  ;  que  ce  partage  mettroit 
les  pauvres  plébéiens  en  état  de  pou- 
voir nourrir  des  enfans  utiles  à  Petat , 
et  qu'il  n'y  avoit  même  qu'un  partage 
si  équitable  qui  put  rétablir  l'union  et 
l'égalité  qui  dévoient  être  entre  les  ci- 
toyens d'une  même  république.  Ce  fut 
alors,  dit  Tite-Live  ,  que  la  loi  agraire 
£ut  proposée  pour  la  première  fois  (i). 
11  seroit  difficile  d'exprimer  la  sur- 
prise ,  l'indignation  et  la  colère  du 
sénat  à  l'ouverture  d'une  pareille  pro- 
position. Mais  pour  bien  comprendre 
à  quel  point  elle  étoit  ruineuse  à  lé- 
^gard  des  grands,  et  tout  l'appât  qu'elle 
devoit  avoir  pour  le  peuple  ,  je  ne 
puis  ,  cerne  semble-,  me  dispenser  de 
rappeler  en  partie  ce  que  j'ai  dit  au 
sujet  de  ces  .terres  publiques.  Quand 
les  Romains  avoient,  eu  quelque  avan- 

(i)  Dec.-i.l.  2. 


2^0       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

tage  considérable  sur  leurs  voisins,  ils 
ne  leur  accordoient  jamais  lapaix  qu'ils 
ne  leur  enlevassent  une  partie  de  leur 
territoire  ,  qui  étoit  aussitôt  incorporée 
dans  celui  de  Rome  :  c'étoit  l'objet  et 
le  principal  fruit  qu'on  envisageoit 
dans  la  victoire.  On  sait,  et  je  l'ai  déjà 
dit  ,  qu'une  partie  de  ces  terres  de 
conquêtes  se  vendoit  pour  indemniser 
l'état  des  frais  de  la  guerre.  On  en  dis- 
tribuoit  gratuitement  une  autre  por- 
tion à  de  pauvres  plébéiens  nouvelle- 
ment établis  à  Rome  ,  qui  se  trou  voient 
sans  aucun  fonds  de  bien  en  propre  : 
quelquefois  on  en  donnoit  quelques 
cantons  à  cens  et  par  forme  d'inféo- 
dation  ,  et  les  détenteurs  en  pay oient 
les  redevances  en  argent  ,  en  fruits  ou 
'  en  grains  ,  qui  se  vendoient  au  profit 
du  trésor  pnblic.  Enfin  comme  la  prin- 
cipale richesse  des  Romains  consistait 
en  ces  temps-là  en  bestiaux  et  en-nourri- 
tures ,  on  laissoit  en  commun  et  pour 
servir  de  pâturages  ,  ce  qui  restoit  de 
ces  terres  conquises. 

Cette  disposition  bannissoit  la  pau- 
vreté de  la  république  ,  et  attachoit 
ses  citoyens  à  sa  défense.  Mais 'des  pa- 
triciens avides  enlevèrent  ces  différens 
secours  au  petit  peuple.  Des  terres 

dune 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  III.    n/^t! 

cFune  vaste  étendue  ,  et  qui  dévoient 
fournir  à  la  subsistance  de  tout  l'état , 
devinrent  insensiblement  le  patri- 
moine de  quelques  particuliers.  Si  on 
en  vendoit  quelque  partie  pour  in- 
demniser l'état  des  frais  de  la  guerre, 
les  sénateurs,  seuls  riches  en  ce  temps- 
là  ,  maîtres  et  arbitres  des  adjudica- 
tions ,  se  les  faisoient  adjugera  très- 
vil  prix  ;  en  sorte  que  le  trésor  public 
n'en  tiroit  presque  aucun  profit.  C'était 
par  la  même  autorité  qu'ils  p  renoient 
sous  leurs  noms  ou  sous  aes  noms 
empruntés  ,  les  terres  qu'on  devoit 
donner  à  cens  aux  pauvres  plébéiens 
pour  leur  aider  à  élever  leurs  enfans. 
Souvent  ,  par  des  prêts  intéressés  et 
des  usures  accumulées  ,  ils  s'étoient 
fait  céder  les  petits  héritages  que  le 
peuple  avoit  reçus  de  ses  ancêtres. 
Enfin  les  riches  ,  en  reculant  peu  à 
peu  les  bornes  de  leurs  terres  ,  y 
avoient  absorbé  et  confondu  la  plupart 
des  communes  ;  en  sorte  que  ni  l'état 
en  général ,  ni  les  plébéiens  en  par- 
ticulier ne  tiroient  presque  plus  aucun 
avantage  de  ces  terres  étrangères.  Les 
patriciens  qui  s'en  étoient  emparé  Les 
avoient  enfermées  de  murailles  :  on 
avoit  élevé  dessus  des  bâtimens  :  des 
Tome  I,  h 


2^2.      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

troupes  d'esclaves ,  faits  des  prisonniers 
de  guerre  ,  les  cultivoîent  pour  le 
compte  des  grands  de  Rome  ,  et  déjà 
une  longue  prescription  couvroit  ces 
usurpations.  Les  sénateurs  et  les  patri- 
ciens n'avoient  guères  d'autres  biens 
que  ces  terres  du  public ,  qui  étoient 
passées  successivement  en  différentes 
familles  par  succession ,  par  partage  , 
ou  par  ventes. 

Quelque  apparence  d'équité  qu'eût 
la  proposition  de  Cassius  ,  on  ne  pou- 
voit  en  faire  une  loi  sans  ruiner  tout 
d'un  coup  le  sénat  et  la  principale 
noblesse  ,  et  sans  exciter  une  infinité 
de  procès  en  garantie  parmi  toutes 
les  familles  de  Rome  :  aussi  la  plupart 
des  sénateurs  s'élevèrent  contre  lui  avec 
beaucoup  d'animosité.  Sans  respecter 
sa  dignité ,  ils  lui  reprochèrent  publi- 
quement son  orgueil  ,  son  ambition , 
et  l'envie  qu'il  avoit  d'exciter  des 
troubles  dans  la  république  :  ils  di- 
soient hautement  que  Cassius  agissoit 
moins  comme  consul  que  comme  un 
tribun  séditieux. 

Cassius  s'é  toit  bien  attendu  de  trouver 
une  opposition  générale  à  sa  propo- 
sition de  la  part  des  grands  de  Rome. 
Mais  comme  il  se  flattoit  que  le  peuple , 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.   zfi 

toujours  avide  de  choses  nouvelles  , 
et  séduit  par  l'espérance  du  partage 
des  terres,  se  déclareroit  en  sa  faveur, 
il  convoqua  une  nouvelle  assemblée  , 
et  parmi  Beaucoup  de  choses  qu'il  dit 
au  mépris  de  la  noblesse  et  en  faveui: 
du  peuple ,  il  ajouta  qu'il  ne  tiendroit 
qu'à  ce  dernier  ordre  de  la  république 
de  se  tirer  tout  d'un  coup  de  la  misère 
dans  laquelle  l'avoit  réduit  l'avarice 
des  patriciens;  qu'il  n'y  avoit  pour 
cela  qu'à  faire  une  loi  solennelle  du 
partage  des  terres  de  conquêtes  ,  et 
dont  il  leur  avoit  proposé  en  partie 
le  modèle  dans  ce  qu'd  destinoit  de 
faire  des  terres  des  Herniques  ;  qu'il 
falloit  même  faire  rendre  aux  pauvres 
plébéiens  l'argent  dont  ils  avoient  payé 
le  blé  que  le  roi  de  Sicile  avoit  en- 
voyé gratuitement  à  Rome  ,  et  que 
Ear  des  lois  si  équitables  le  peuple 
anniroit  pour  toujours  la  pauvreté  t 
la  jalousie  et  la  discorde. 

Le  peuple  reçut  d'abord  ces  pro- 
positions avec  de  grands  applaudisse- 
mens  ;  mais  la  plupart  des  tribuns  qui 
ne  pouvoient  voir  sans  jalousie  qu'un 
patricien  et  un  consul  entreprît  à  leur 
préjudice  de  s'attirer  la  confiance  de 
a  multitude  ,   gardoient  un  profond 

L  2 


i>44  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
silence  qui  empêchoit  leurs  partisans 
et  les  principaux  de  chaque  tribu  de 
se  déclarer  ouvertement  pour  la  loi. 
Ce  n'est  pas  que  les  uns  et  les  autres 
n'en  reconnussent  tout  l'avantage  pour 
le  parti  du  peuple ,  comme  on  le 
verra  dans  la  suite  ;  mais  ils  ne  vou- 
loient  pas  que  le  peuple  en  eût  obli- 
gation à  un  patricien ,  ni  qu'un  consul 
fut  reconnu  pour  auteur  de  la  loi. 
Ainsi  ,  sans  l'approuver  ni  la  com- 
battre ouvertement  ,  ils  attendoient 
une  autre  conjoncture  où  ils  pussent 
avoir  aux  yeux  du  peuple  le  mérita 
de  l'avoir  fait  recevoir. 

Virginius ,  collègue  de  Cassius  pour 
Je  consulat ,  ne  l'attaqua  pas  directe- 
ment ,  il  feignit  au  contraire  d'en 
reconnoître  la  justice  en  général  ; 
mais ,  pour  en  éluder  la  publication  , 
il  blâmoit  hautement  l'usage  qu'en 
vouloit  faire  Cassius  qui  ,  par  ce  par- 
tage infidèle  ,  réduisoit  les  victorieux 
et  les  souverains  à  une  égalité  hon- 
teuse avec  les  sujets  et  les  vaincus. 
Il  laissoit  échapper  en  même  temps 
des  soupçons  contre  son  collègue  , 
comme  si  par  cette  disposition  si  ex- 
traordinaire ,  et  proposée  en  faveur 
d'anciens  ennemis  ,  il  eût  cherché  à 


DE  LA  P,ÊP.  ROMAINE.  Liv.  III.  2^3 
s'en  faire  des  créatures  au  préjudice 
même  de  l'état  :  «  Pourquoi,  s'écrioit- 
»  il  ,  rendre  aux  Herniques  la  troi- 
»  sième  partie  d'un  territoire  si  légi- 
»  timement  conquis?  Quelle  peut  être 
»  sa  vue  en  voulant  donner  aux  Latins 
»  la  meilleure  partie  de  ce  qui  reste , 
»  si  ce  n'est  de  se  frayer  un  chemin 
»  à  la  tyrannie  ?  Rome  doit  craindre 
»  que  ces  peuples  ,  toujours  jaloux  de 
»  sa  grandeur  malgré  sa  nouvelle  al* 
»  liance  ,  ne  mettent  un  jour  à  leur 
»  tête  Cassius  comme  un  autre  Co- 
»  riolan  ,  et  n'entreprennent  sous  sa 
»  conduite  de  se  rendre  maîtres  du 
»  gouvernement.  » 

Cette  comparaison  avec  Coriolan  , 
qui  rappeloit  au  peuple  le  souvenir 
d'un  patricien  dont  la  mémoire  lui 
étoit  si  odieuse  ,  refroidit  cette  pre- 
mière ardeur  pour  la  réception  de 
cette  loi.  Les  tribuns  même  laissèrent 
entrevoir  que  l'auteur  leur  en  étoit 
suspect.  Cassius  ,  s'apercevant  que  son 
parti  s'affoiblissoit ,  fit  venir  secrète- 
ment à  Rome  un  grand  nombre  de 
Latins  et  d'Herniques ,  auxquels  il  fit 
dire  qu'en  qualité  de  citoyens  Romains 
ils  avoient  intérêt  de  se  trouver  aux 
premières  assemblées  pour  y  défendre 

L  3 


2^6      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

leurs  droits  ,  et  faire  passer  la  loi  du 
partage  des  terres  de  conquêtes  ,  qu'il 
avoit  proposée  en  leur  faveur. 

On  vit  arriver  aussitôt  à  Rome  un 
grand  nombre  de  ces  peuples.  Il  étoit 
indifférent  à  Cassius  qu'on  reçût  la 
loi  ,  et  il  ne  Pavoit  proposée  que  dans 
le  dessein  d'exciter  une  sédition  ,  et 
de  se  pouvoir  mettre  à  la  tète  d'un 
parti  qui  le  rendît  maître  du  gouver- 
nement. La  froideur  qu'avoient  té- 
moignée les  tribuns  déconcertait  ses 
vues.  Pour  engager  le  peuple  à  se 
joindre  à  lui ,  il  ne  marchoit  plus  dans 
la  ville  qu'escorté  d'une  foule  de  La- 
tins et  d'Herniques.  Virginius,  voulant 
afïbiblir  ce  parti  ,  lit  publier  une  or- 
donnance qui  prescrivoit  à  tous  les 
alliés  qui  n'étoient  pas  actuellement 
domiciliés  dans  Piome  ,  d'en  sortir 
incessamment.  Cassius  s'opposa  à  cet 
êdit  ;  et  un  héraut  par  son  ordre  en 
publia  un  autre  tout  contraire  ,  qui 
permettoit  d'y  rester  à  tous  ceux  qui 
étoient  censés  citoyens.  Cette  oppo- 
sition excita  de  nouveaux  troubles 
dans  la  ville  :  les  deux  magistrats  (i) 
vouloient  être  également  obéis  ;  leurs 
licteurs  étoient  tous  les  jours  aux  prises, 

(0  D.  H.  1.  8. 


!, 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.  Hfâ 
et  cette  concurrence  entre  deux  partis 
qui  se  fortifioient  continuellement  , 
alloit  dégénérer  en  une  guerre  civile 
lorsqu'un  des  tribuns  du  peuple  ,  ap- 

Eelé  C.  Rabuleïus  ,  entreprit  de  ré  ta-* 
lir  le  calme  dans  la  république  ,  et , 
en  tribun  habile  ,  d'en  tirer  tout  l'avan- 
tage en  faveur  du  peuple. 

11  remontra  dans  une  assemblée 
ublique  qu'il  étoit  aisé  de  concilier 
es  avis  des  deux  consuls  ;  que  l'un 
et  l'autre  convenoient  de  la  justice 
du  partage  des  terres  des  Herniques 
en  faveur  du  peuple  Romain  ;  que  ces 
deux  magistrats  n'étoient  opposés  qu'en 
ce  que  Cassius  vouloit  admettre  dans 
ce  même  partage  les  Herniques  et 
les  Latins,  alliés  de  la  république  ; 
ainsi  qu'il  étoit  d'avis  de  commencer 
par  faire  justice  aux  Romains  selon 
qu'ils  en  convenoient  l'un  et  l'autre  ; 
et  qu'à  l'égard  de  la  propositionque 
Cassius  faisoit  en  faveur  des  alliés  i 
et  à  laquelle  son  collègue  s'opposoit  , 
il  falloit  en  remettre  la  décision  à 
un  autre  temps  ;  que  pour  toutes  les 
autres  terres  de  conquêtes  et  qui 
composoient  la  plus  grande  partie  du 
territoire  de  Rome  ,  le  sénat  et  le 
peuple    en    délibereroient  à    loisir  , 


f>48      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

selon  l'importance  d'une  si  grande 
affaire  ,  et  comme  il  conviendroit  au 
bien  commun  de  la  république. 

Sous  les  apparences  d'un  avis  si 
équitable  et  si  modéré  ,  le  tribun  ca- 
choit  le  dessein  de  pousser  plus  vive- 
ment l'affaire  du  partage  quand  il 
l'auroit  tirée  des  mains  de  Cassius.  Il 
fut  cause  que  l'assemblée  se  sépara 
sans  qu'il  y  eut  rien  de  statué  au  sujet 
du  partage  général  de  toutes  les  terres 
de  conquêtes.  Cassius,  honteux  du  mau- 
vais succès  de  ses  desseins  ,  se  cacha 
dans  sa  maison  ,  d'où  il  ne  sortit  plus 
sous  prétexte  de  maladie. 

Cependant  le  sénat  ,  qui  avoit  pé- 
nétré les  desseins  secrets  de  Rabu- 
leïus  ,  prévit  bien  que  l'affaire  du 
partage  des  terres  n'étoit  que  différée. 
Il  s'assembla  extraordinairement  pour 

Ï>ré venir  de  bonne  heure  tout  ce  que 
es  tribuns  pourroient  entreprendre 
à  ce  sujet.  On  ouvrit  différens  avis. 
Celui  d'Appuis  ,  ce  défenseur  intré- 
pide des  lois,  fut  que  pour  empêcher 
les  justes  plaintes  du  peuple  ,  le  sénat 
devoit  nommer  dix  commissaires  qui 
seroient  chargés  de  faire  une  recherche 
exacte  de  ces  terres  qui  originairement 
appartenoient  au  public  ;  qu'il  en  fal- 


M  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.  2^ 

loit  vendre  une  partie  au  profit  du 
trésor  ,  en  distribuer  une  autre  aux 
plus  pauvres  citoyens  qui  n'avoient 
aucun  fonds  de  terre  ,  rétablir  les  com- 
munes ,  et  placer  par-tout  des  bornes 
dont  le  défaut  avoit  causé  l'abus  qui 
s'etoit  introduit  ;  qu'à  l'égard  du  reste 
de  ces  terres  ,  il  ne  les  falloit  louer 
que  pour  cinq  ans ,  en  porter  le  loyer 
à  sa  juste  valeur  ,  et  en  employer  le 
produit  à  fournir  du  blé  et  la  solde 
aux  plébéiens  qui  alloient  en  cam- 
pagne ;  que  ce  règlement  les  empê- 
cheroit  de  songer  davantage  au  par- 
tage des  terres  ,  et  que  certainement 
ils  préféreraient  à  un  morceau  de  terre 
qu'ils  seroient  obligés  de  cultiver,  du 
grain  ,  de  l'argent  et  une  subsistance 
assurée  pendant  toute  la  campagne  ; 
et  qu'il  ne  sa  voit  point  de  moyen  plus 
sûr  pour  réformer  d'anciens  abus ,  que 
de  rétablir  les  choses  dans  l'esprit  de 
leur  première  institution. 

A.  Sempronius  Atratinus ,  personnage 
révéré  dans  le  sénat  ,  approuva  hau- 
tement Pavis  d'Appius  :  il  y  ajouta 
seulement  qu'il  falloit  faire  entendre 
aux  alliés  et  à  ces  peuples  qui  ve- 
noient  d'être  faits  citoyens  de  Rome  , 
qu'il  n'etoit  pas  juste  qu'ils  entrassent 

L  5 


2b0      HISTOIRE   DES   REVOLUTIONS 

en  partage  des  terres  que  les  Romains 
avoient  conquises  avant  leur  alliance  ; 
que  chaque  nation  ,  quoiqu'alliée  , 
pouvoit  disposer  comme  elle  le  juge- 
roit  à  propos  de  son  territoire  et  de 
ses  conquêtes  :  qu'à,  l'égard  des  terres 
dont  on  se  rendroifc  maître  à  forces 
communes  ,  la  république  .  dans  le 
partage  qui  en  seroit  fait ,  auroit  égard 
su  secours  qu'elle  auroit  tiré  de  ses 
alliés. 

L'avis  de  ces  deux  sénateurs  forma 
le  sénatus-consulte.  Mais  comme  ces 
terres  de  conquêtes  faisoient  tout  le 
bien  des  premiers  de  Rome  ,  la  plupart 
des  sénateurs  que  le  règlement  aïloit 
ruiner  ajoutèrent  au  sénatus-consulte , 
et  pour  en  éloigner  l'exécution ,  qu'at- 
tendu que  le  consulat  de  Cassius  et 
cle  Virgmius  étoit  prêt  d'expirer ,  leurs 
successeurs  immédiats  Quintus  Fabius 
et  Servius  Cornélius  r  consuls  dési- 
gnés ,  seroient  autorisés  pour  nommer 
les  décemvirs  qui.  dévoient  régler  l'af- 
faire du  partage  des  terres  ;  et  ces 
mêmes  sénateurs  résolurent  entr'eux 
de  mettre  alors  Cassius  en  justice ,  et 
de  lui  faire  son  procès  pour  intimider 
tous  ceux  qui  à  l'avenir  seroient  tentés 
de  remuer  cette  affaire. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Lïv.  III.  201 
Quelques  auteurs  ont  prétendu  que  , 
sitôt  que  les  deux  nouveaux  consuls 
eurent  pris  possession  de  leur  dignité 
C An  de  Rome  268.  )  ,  ce  fut  le  père 
même  de  Cassius  qui  le  dénonça  au 
sénat  comme  ayant  voulu  se  rendre 
le  tyran  de  sa  patrie  (1)  ,  et  que  ce 
sévère  Romain  ,  comme  un  autre 
Brutus  ,  en  ayant  fait  voir  les  preuves 
en  plein  sénat  ,  avoit  ramené  son  fils 
en  sa  maison  où  il  l'avoit  fait  mourir 
en  présence  de  toute  sa  famille.  Mais 
Denis  dTIalicarnasse  (2)  nous  apprend 
que  ce  furent  Ceson  Fabius  ,  frère  du 
premier  consul  ,  et  Valérius ,  petit-fils 
ou  neveu  de  Publicola  ,  tous  deux 
questeurs  ,  qui  se  rendirent  partisans 
dans  cette  affaire  ,  et  qui  ayant  con- 
voqué l'assemblée  du  peuple  suivant 
le  pouvoir  attaché  à  leurs  charges  , 
accusèrent  Cassius  d'avoir  introduit  des 
forces  étrangères  dans  la  ville  pour 
opprimer  la  liberté  de  ses  concitoyens. 
Cassius  parut  dans  l'assemblée,  vêtu 
de  deuil  et  dans  un  habit  conforme 
à  sa  fortune.  Il  représenta  au  peuple., 
pour  l'intéresser  dans  sa  défense  ,  que 
c'était  lui-même  que  le  sénat  attaquoit 
en  sa  personne  ,  et  qu'il  n'étoit  odieux 
(1)  Val.  M.  l.ô.c.  8.        (2)  D.  H.  1.  8. 

L  6 


202      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

aux  patriciens  que  parce  qu'il  avoû 
proposé  de  les  obliger  à  partager  avec 
le  peuple  toutes  les  terres  dont  ils 
s'étoient  emparé  ;  mais  ce  peuple  gé- 
néreux ,  qui  dans  sa  misère  trou  voit 
la  servitude  encore  plus  insupportable 
que  la  pauvreté  ,  n'écouta  qu'avec  une 
indignation  générale  tout  ce  qui  venoit 
de  la  part  d'un  homme  si  suspect.  Cas- 
sius  se  vit  en  même  temps  abandonné 
du  peuple  et  poursuivi  par  le  sénat , 
et  il  fut  condamné  par  les  suffrages 
de  tous  ses  concitoyens.  L'exemple 
récent  de  Coriolan  ,  qui  avoit  rendu 
son  exil  si  redoutable  ,  fut  cause  qu'on 
le  condamna  à  mort.  Ce  consulaire , 
qui  avoit  été  honoré  de  deux  triom- 
phes ,  fut  précipité  du  haut  de  la 
roche  Tarpeienne  ;  et  les  patriciens 
eurent  la  satisfaction  de  faire  périr  , 
par  les  mains  même  des  plébéiens  , 
un  partisan  déclaré  des  intérêts  du 
peuple. 

Un  coup  si  hardi  étourdit  la  multi- 
tude. On  fut  quelque  temps  sans  en- 
tendre parler  de  la  recherche  des  terres 
publiques  ;  l'exécution  du  sénatus- 
consulte  et  la  nomination  des  dé- 
cemvirs  demeurèrent  suspendues.  Cette 
grande  affaire  devint  comme   un  de 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  III.   2.5$ 

ces  mystères  du  gouvernement  où  per- 
sonne n'oseroit  toucher.  Le  peuple 
intimidé  garda  un  profond  silence 
pendant  quelque  temps  ;  mais  ses 
besoins  firent  renaître  insensiblement 
ses  plaintes.  Le  petit  peuple  com- 
menta à  regretter  Cassius  ;  il  se  re- 
prochoit  sa  mort  ,  et  par  une  recon- 
noissance  tardive  ,  peu  différente  de 
l'ingratitude,  il  donnoit  des  louanges 
inutiles  à  la  mémoire  d'un  homme 
que  lui-même  avoit  fait  périr. 

Le  sénat,  craignant  qu'il  ne  se  trouvât 
un  autre  Cassius  dans  le  consulat ,  prit 
des  précautions  pour  ne  remettre  cette 
suprême  dignité  qu'à  des  patriciens 
dont  il  fut  bien  assuré  ,  et  il  étoit 
maître  en  quelque  manière  de  cette 
espèce  d'élection  ,  qui  ne  se  faisoit 
que  par  rassemblée  des  centuries  ,  où: 
les  pati  ••  iens  avoient  le  plus  grand 
nombre  de  suffrages.  C'est  ainsi  que 
Lucius  Emilius  et  Ceson  Fabius  r 
M.  Fabius  et  Lucius  Valérius ,  par- 
vinrent successivement  au  consulat. 
C  Ans  de  Rome  26 9  ,  270. )  Dans  le 
dessein  que  le  sénat  avoit  formé  de 
laisser  tomber  le  sénatus-consulte  ,  il 
ne  crut  point  pouvoir  mieux  confier 
ce  secret  qu'a  Fabius  Ceson  et  à-  Lucius 


254      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

Valérius  ,  les  accusateurs  de  Cassius, 
et  qui  Pavoient  précipité  eux-mêmes  , 
pour  ainsi  dire  ,  du  haut  de  la  roche 
Tarpéienne.  Le  peuple  sentit  bien 
l'artifice  :  il  s'aperçut  qu'on  ne  met- 
toit  dans  le  consulat  que  des  patriciens 
qu'on  étoit  bien  assuré  qui  ne  nom- 
meroient  jamais  les  décemvirs  qui  dé- 
voient procéder  au  partage  des  terres. 
Dans  ces  circonstances  ,  la  guerre  pres- 
que continuelle  s'étant  rallumée  ,  et 
les  deux  consuls  Marcus  Fabius  et 
Lucius  Valérius ,  qui  étoient  en  exer- 
cice, ayant  demandé  quelques  recrues 
pour  rendre  les  légions  complètes  , 
un  tribun  ,  appelé  C.  Ménius  ,  s'y  op- 
posa ,  et  protesta  publiquement  qu'il 
ne  soufYriroit  point  qu'aucun  plébéien 
donnât  son  nom  pour  se  faire  enrôler, 
que  les  consuls  auparavant  n'eussent 
apporté  le  sénatus-consulte  en  pleine 
assemblée  du  peuple  ,  et  qu'ils  n'eussent 
nommé  les  commissaires  qui  le  dé- 
voient mettre  à  exécution.  Les  consuls , 
pour  se  tirer  de  cet  embarras  (i)  et 
pour  lever  l'opposition  du  tribun  , 
firent  porter  leur  tribunal  hors  de 
Rome  ,  à  une  distance  qui  n  etoit  plus 
de  la  jurisdiction  des   tribuns  ,   dont 

(0  D.  H.  lir.  8.   Tit.  Liv,  Dec.  i.  Lx> 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LtV.  III.   25S  . 

le  pouvoir  et  les  fonctions  étoient 
renfermés  dans  les  murailles  de  la 
ville.  Les  consuls  ,  s'y  étant  rendus  t 
envoyèrent  citer  les  plébéiens  qui 
dévoient  marcher  en  campagne.  Ceux- 
ci  ,  se  reposant  sur  l'opposition  du 
tribun  ,  ne  comparurent  point  ,  et  ils 
ne  craignoient  pas  ,  tant  qu'elle  sub- 
sisteroit ,  que  les  consuls  les  fissent 
arrêter.  Mais  ces  magistrats  prirent  une 
autre  route  pour  se  faire  obéir,  et  sans 
rentrer  dans  Rome  ,  afin  de  ne  pas  se 
trouver  en  concurrence  avec  les  tri- 
buns ,  ils  envoyèrent  abattre  les  mai- 
sons de  campagne  ,et  couper  les  arbres 
des  premiers  plébéiens  qui  avoient  re- 
fusé de  comparoitre  après  la  citation. 

Cette  exécution  militaire  fit  rentrer 
le  peuple  dans  son  devoir  ;  on  le  vit 
accourir  aussitôt  et  se  présenter  de- 
vant les  consuls  pour  recevoir  leurs 
ordres.  Chacun  prit  les  armes  ;  on 
marcha  aux  ennemis  ;  la  guerre  se 
fit  sans  aucun  succès  considérable  , 
et  les  consuls  retinrent  les  soldats  le 
plus  long-temps  qu'ils  purent  en  cam- 
pagne et  sous  leurs  enseignes  pour 
éviter  de  nouvelles  séditions. 

Mais  quand  on  fut  de  retour  ,  et 
qu'il  fallut  procéder  à  l'élection  de 


*56 

nouveaux  consuls  ,  la  discorde  se  re- 
nouvela avec  plus  de  fureur  que  jamais. 
Les  principaux  du  sénat  qui  étoient 
les  plus  intéressés  dans  la  recherche 
des  terres  publiques,  destinoient  cette 
dignité  à  Appius  Claudius  ,  fils  de 
celui  dont  nous  avons  parlé.  Il  avoit 
hérité  de  son  père  des  biens  considé- 
rables ,  d'un  grand  nombre  de  cliéns , 
et  sur-tout  de  cette  hauteur  et  cette  fer- 
meté qui  l'avoient  rendu  si  odieux  à 
la  multitude.  Aussi  le  peuple  ne  vou- 
loit  point  en  entendre  parler  ,  et  il 
demandoit  quelques-uns  de  ces  anciens 
sénateurs  qui  lui  avoient  paru  les  plus 
favorables.  Chaque  parti  demeuroit 
attaché  opiniâtrement  à  la  résolution 
qu'il  avoit  prise.  Le  sénat  se  flattoit 
d'emporter  cette  affaire  de  hauteur 
par  le  moyen  d'une  assemblée  qui  se- 
roit  faite  par  centuries.  Les  consuls 
la  convoquèrent  à  l'ordinaire  et  sui- 
vant le  droit  qui  étoit  attaché  à  leur 
dignité  ;  mais  le  peuple  ,  excité  par 
ses  tribuns  ,  fit  tant  de  bruit  ,  et  il  y 
eut  des  contestations  et  des  disputes 
si  aigres  et  si  violentes  ,  qu'on  ne  put 
ce  jour-là  procéder  à  l'élection.  C'étoit 
le  dessein  secret  des  tribuns  qui  9  par 
une  entreprise  toute  nouvelle ,  convo- 


DE  LA  RÉP.  EOMAINE.  Liv.  ÎII.   2$j 

cpèrent  le  lendemain  une  seconde 
assemblée.  Les  consuls  et  le  sénat  en 
corps  ne  manquèrent  pas  de  s  y  trouver, 
et  ils  demandèrent  aux  tribuns  par 
quelle  autorité  ils  s'ingéroient  de  vou- 
loir présider  à  l'élection  des  consuis. 
Ceux-ci  leur  répondirent  que  l'intérêt 
du  peuple  les  obiigeoit  à  ne  pas  souf- 
frir qu'on  lui  donnât  des  tyrans  pour 
magistrats,  et  que  si  le  sénat  ne  choi- 
sissoit  des  gens  de  bien  ,  ils  sauroient 
bien  s'opposer  à  toute  élection  qui 
seroit  préjudiciable  au  peuple. 

Quelques  sénateurs,  irrités  de  cette 
audace  ,  vouloient  que  le  premier 
consul  nommât  un  dictateur  qui ,  par 
le  pouvoir  suprême  et  absolu  de  sa 
dignité,  punit  sévèrement  les  auteurs 
de  ces  nouveautés.  Mais  comme  on 
avoit  lieu  de  craindre  que  le  peuple 
ne  se  révoltât  ouvertement  ,  les  meil- 
leures têtes  du  sénat  et  les  plus  sages 
ne  crurent  pas  devoir  ,  dans  une  pa- 
reille conjoncture  ,  commettre  l'au- 
torité souveraine  contre  tout  un  peuple 
en  fureur.  On  prit  un  parti  plus  mo- 
déré. Le  sénat  se  contenta  de  créer 
un  entre-roi  (i)  ,  comme  nous  en  avons 
vu  sous  les  rois  pendant  la  vacance 

(0  D.  H.  1.  8. 


2.58  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
du  trône.  Cette  magistrature  passagère 
fut  déférée  à  A.  Sempronius  Atratinus, 
qui  la  remit  à  Sp.  Largius.  Ce  magis- 
trat avoit  naturellement  un  esprit  de 
conciliation  ,  et  comme  il  craignoit 
apparemment  que  si  le  sénat  s'obsti- 
noit  à  vouloir  porter  Appius  au  con- 
sulat ,  l'opposition  des  tribuns  et  du 
peuple  n'excitât  à  la  fin  une  sédition , 
il  crut  qu'il  étoit  de  l'intérêt  de  la 
république  de  remettre  l'élection  d'Ap- 
pius  à  des  temps  plus  tranquilles  et 
plus  favorables  ;  et  il  ménagea  si  adroi- 
tement l'un  et  l'autre  parti  ,  qu'il  les 
obligea  de  part  et  d'autre  à  relâcher 
quelque  chose  de  leurs  prétentions. 
On  convint  que  l'élection  se  feroit 
toujours  à  l'ordinaire  et  par  les  suf- 
frages des  centuries  ;  et  les  deux  partis 
s'accordèrent  sur  le  choix  des  consuls. 
(  An  de  Rome  271.  ) 

L'union  étant  rétablie  à  ces  con- 
ditions ,  on  procéda  seulement  pour 
la  forme  à  l'élection  de  ces  magistrats. 
Les  tribuns  firent  tomber  cette  dignité 
à  C.  Julius  Iulus  ,  que  tout  le  monde 
savoit  être  partisan  du  peuple  et  es- 
clave des  tribuns.  Les  patriciens  nom- 
mèrent pour  son  collègue  Q.  Fabius 
Vibulanus ,  d'une  maison  illustrée  par 


DE  LÀ  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    2$$ 

des  consulats  presque  continuels  ,  et 
qui  ,  sans  avoir  jamais  offensé  le  peu- 
ple ,  n'avoit  pas  laissé  de  défendre 
dans  toutes  les  occasions  les  droits 
et  la  dignité  du  sénat. 

Le  peuple  se  flattoit  ,  ayant  un 
consul  à  sa  dévotion ,  de  faire  nommer 
les  commissaires  et  de  procurer  enfin 
le  partage  des  terres.  Mais  ce  fut  alors 
qu'on  reconnut  la  différence  qu'il  y 
a  entre  ceux  qui  ne  s'élèvent  aux  pre- 
mières dignités  qu'à  force  de  bassesses, 
et  ces  hommes  généreux  que  le  mé- 
rite autant  que  la  naissance  y  place 
naturellement.  C.  Julius  voulut ,  à  la 
vérité  ,  tenter  de  faire  publier  le  sé- 
natus-consulte  ;  mais  à  peine  osa-t-il 
soutenir  son  sentiment  contre  celui 
de  Fabius.  Le  consul  du  sénat  ,  s'il 
est  permis  de  parler  ainsi ,  avoit  pris 
une  si  grande  supériorité  sur  celui  du 
peuple,  quoique  leurs  dignités  fussent 
égales ,  qu'il  sembloit  qu'il  n'y  en  eut 
qu'un  cette  année  dans  la  république. 
Fabius  l'obligea  de  sortir  de  Rome 
avec  lui  ,  et  de  marcher  contre  les 
Eques  et  les  Véiens.  C'étaient  des 
peuples  de  la  Toscane  qui  avoient  fait 
quelques  courses  sur  les  terres  des 
Romains  :  on  usa  de  représailles  ,  et 


ïGo      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

cette  expédition  se  termina  par  le 
pillage  de  la  campagne. 

Ces  petites  guerres  étoient  la  res- 
source ordinaire  des  consuls  qui ,  pour 
faire  diversion  aux  plaintes  ordinaires 
du  peuple  ,  le  tiroient  de  Rome  sous 
ce  prétexte  ,  et  portoient  la  guerre 
au  dehors  dans  la  vue  de  faire  trouver 
à  leurs  soldats  ,  aux  dépens  de  l'en- 
nemi ,  une  subsistance  qui  leur  fit 
oublier  leurs  anciennes  prétentions. 
Mais  ces  guerres  continuelles  les  ren- 
doient  encore  plus  féroces ,  et  la  paix 
faisoit  renaître  dans  des  courages  si 
fiers  la  discorde  que  la  guerre  n'avoît 
gue  suspendue. 

On  la  vit  éclater  de  nouveau  au 
sujet  de  l'élection  des  consuls.  Le 
peuple  ,  réduit  à  ne  pouvoir  choisir  que 
des  nobles  ,  eût  bien  souhaité  du 
moins  que  les  suffrages  ne  fussent 
tombés  que  sur  ceux  de  cet  ordre  qui 
paroissoient  plébéiens  d'inclination. 
On  disoit  même  tout  haut  dans  les 
assemblées  que  c'étoit  bien  assez  que 
le  peuple  souffrit  qu'on  tirât  les  deux 
consuls  du  corps  des  patriciens  ,  sans 
qu'on  leur  donnât  encore  ceux  qui 
étoient  le  plus  opposés  au  partage  des 
terres.  Le  sénat ,  au  contraire  ,  ne  des- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    26 1 

tïnoit  cette  dignité  qu'à  ceux  en  qui  il 
trouvoit  plus  de  courage  et  de  fermeté  ; 
chaque  parti  soutenoit  ses  préten- 
tions avec  une  égale  vivacité  :  l'affaire 
enfin  s'accommoda.  On  convint  de  se 
régler  sur  la  manière  dont  on  en  avoit 
usé  dans  la  dernière  élection.  Le  peu- 
ple nomma  encore  son  consul ,  quoi- 
que toujours  pris  parmi  les  patriciens  : 
ce  fut  Sp.  Furius  (  An  de  Rome  272.)  ; 
et  le  sénat  choisit  Ceson  Fabius  ,  celui 
même  qui ,  pendant  sa  questure ,  avoit 
fait  périr  Cassius.  Il  étoit  question  (1) 
de  continuer  la  guerre  contre  les 
Equeset  les  Toscans  qui  renouveloient 
leurs  incursions.  Les  nouveaux  consuls 
voulurent  faire  prendre  les  armes  au 
peuple  ;  mais  un  tribun  ,  appelé  Sp. 
ïcilius  ,  s'y  opposa  hautement.  Il  dit 
qu'il  formeroit  la  même  opposition 
à  tous  les  décrets  qui  émaneroient  du 
sénat  sur  quelque  affaire  que  ce  fût , 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  rapporté  dans 
l'assemblée  du  peuple  le  sénatus-con- 
sulte  ,  et  nommé  en  conséquence  des 
commissaires  ;  qu'il  lui  étoit  indiffé- 
rent que  les  ennemis  ravageassent  la 
campagne  ,  ou  que  des  usurpateurs  en 

(1)  Tit.  Liv.  1.  2.  D.  H.  in  principio.  1.  9. 
Zonaras.  1.  2,  Yal.  Max.  1.  9.  c.  3. 


zGï     HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

restassent  propriétaires.  Cependant  les 
Eques  et  les  Yéiens  mettoient  tout  à 
feu  et  à  sang  dans  le  territoire  de 
Rome  ,  sans  que  le  sénat  pût  trouver 
des  troupes  à  leur  opposer  par  l'opi- 
niâtreté du  tribun  qui  arrètoit  toutes 
les  levées.  Dans  cet  embarras  Appius, 
dont  nous  venons  de  parler  ,  ouvrit 
un  avis  dont  le  succès  fut  heureux.  II 
représenta  que  la  puissance  du  tribunat 
n'étoit  redoutable  que  par  l'union  des 
tribuns  (1)  ,  et  que  si  l'opposition  d'un 
seul  tribun  pouvoit  suspendre  l'exé- 
cution d'un  arrêt  du  sénat ,  elle  avoit 
le  même  effet  à  l'égard  des  délibé- 
rations de  ses  collègues;  qu'il  n'étoit 
Î)as  impossible  qu'il  n'y  eût  de  la  ja- 
ousie  entr'eux  ;  qu'il  falloit  tâcher 
d'y  introduire  de  la  division  ,  et  tra- 
vailler secrètement  à  engager  quel- 
qu'un qui  entrât  dans  les  intérêts  du 
sénat.  Ce  conseil  fut  approuvé  et  suivi  ; 
les  sénateurs  s'attachèrent  à  gagner 
l'amitié  des  tribuns ,  et  ils  y  réussirent. 
Quatre  de  ce  collège  déclarèrent ,  dans 
une  assemblée  publique  ,  qu'ils  ne 
pouvoient  souffrir  que  les  ennemis  , 
à  la  faveur  des  divisions  qui  régnoient 
dans  la  ville  ,  ravageassent  impuné- 

(1)  Tit.  Liy.  Dçc.  1. 1.  2. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.   263 

ment  la  campagne.  Icilius  eut  le  cha- 
grin et  la  honte  de  voir  lever  son 
opposition  ;  le  peuple  prit  les  armes  , 
et  suivit  les  consuls  à  la  guerre.  Ce 
fut  pendant  plusieurs  années  comme 
une  alternative  de  troubles  dans  la 
ville  ,  et  de  guerres  en  campagne  , 
sans  que  le  peuple  pût  venir  à  bout 
de  la  publication  de  la  loi.  Il  s'en  pre- 
noit  aux  consuls  ;  et  pour  s'en  venger 
on  vit  des  soldats  qui  n'eurent  point 
de  honte  ,  au  retour  de  l'armée  ,  de 
servir  d'accusateurs  ou  de  témoins 
contre  leurs  généraux  ,  comme  s'ils 
eussent  manqué  de  courage  ou  de  ca- 
pacité dans  la  conduite  de  l'armée. 

A  peine  un  consul  étoit-ii  sorti  de 
charge  qu'il  se  voyoit  traduit  devant 
rassemblée  du  peuple  ,  c'est-à-dire  , 
devant  un  tribunal  où  il  avoit  ses  plus 
cruels  ennemis  pour  juges.  (  An  de 
Rome  277.  )  C'est  ainsi  que  Ménénius, 
fils  d'Agrippa  ,  se  vit  accusé  sous 
prétexte  que  durant  son  consulat  les 
ennemis  avoient  emporté  le  fort  de 
Cremère.  Les  tribuns  Q.  Considius  et 
T.  Genutius  (1)  demandèrent  haute- 
ment sa  mort  ;  mais  le  sénat  et  tous 
ses  amis  sollicitèrent  si  vivement  eu 

(1)  D.  H.  1.  9. 


264  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
sa  faveur ,  qu'il  ne  fut  condamné  qu'à 
une  amende  qui  montoit  à  deux  mille 
asses  ,  c'est-à-dire ,  environ  vingt  écus 
de  notre  monnoie  :  somme  modique 
si  on  la  considère  par  rapport  au  temps 
où  nous  écrivons  ,  mais  qui  étoit  très- 
considérable  dans  un  siècle  et  une  ré- 
publique où  les  premiers  magistrats 
vivoient  du  travail  de  leurs  mains.  On 
peut  dire  même  que  cette  amende 
étoit  excessive  à  l'égard  de  Ménénius, 
à  qui  son .  père  n'avoit  laissé  d'autre 
patrimoine  que  sa  gloire  et  sa  pau- 
vreté. Ses  amis  lui  offrirent  généreu- 
sement de  payer  pour  lui  la  somme 
à  laquelle  il  avoit  été  condamné  ; 
mais  il  ne  le  voulut  pas  souffrir  ,  et 
pénétré  de  l'injustice  et  de  l'ingrati- 
tude de  ses  concitoyens  ,  il  s'enferma 
dans  sa  maison  où  il  se  laissa  mourir 
de  faim  et  de  douleur. 

On  attaqua  ensuite  un  autre  con- 
sulaire ,  appelé  Spurius  Servilius  ,  qui 
avoit  succédé  à  Ménénius  au  consulat. 
On  lui  faisoit  un  crime  d'un  combat 
où ,  après  avoir  défait  les  Toscans  ,  il 
avoit  perdu  quelques  troupes  en  pour- 
suivant les  ennemis  avec  plus  de  cou- 
rage que  de  prudence  ;  mais  ce  n'étoit 
qu'un  prétexte  ,  et  une  victoire  qu'il 

avoit 


DE  LA  ntP.  ROMAINE.  Liv.  III.    ->65 
avoit  remportée  faisoit  son  apôLne; 
Le  véritable  crime  de  J'„n  et  l'autre 
consulaire  etoit  de  n'avoir  jamais  voû- 
ta, pendant  leur  consulat,  nommer 
es   commissaires  qui  dévoient   faire 
le  partage  des  terres.  {An  de  Rome  ^  ) 
Servi  bus ,  qui  n'ignoroit  pas  cette 
disposmon  des  esprfts  à  soi  égard 
n eu  recours  m  aux  prières,  ni  au  f redit 
de    es  amis  pour  échappera  la  colère 

dtrePXPf  SÊ  P1'éf nta  '  P°ur  »™ï 

ShV     T  3U  Pénl  ;  et'sa"s  cI^nge^ 
alaiitmdecontenance,ilSerentlit 

été  cité       ;%       ï^uÇle  où  «  avoit 

ete  cite     et  adressant  la  parole  à  la 

multitude  :  «  Si  on  m'a  fJi  „     ■    ■  - 

i   -J-.  .,  ou  ma  lait  venir  ici . 

»  lui  dit-il ,  pour  me  demander  compte 

I  tt%fm  Sest  Passé  d^s  la  dernière 
»  bataille  ou  ,e  commandois  ,  je  suis 

«prêt  de  vous  en  instruire;  mais  si  ce 
»  nest  quun  prétexte  pour  me  faire 
»  périr  comme  je  le'  soupçonne  , 
'  ^^gnez-moi  des   choses  futiles 

'  V°lla  T\  bOIPS  et  lr'a  vie  que  je 
»  vous  abandonne  ,  vous  pouvez  en 
>•  disposer.  >.  r 

Quelques-uns  des  plus  modérés  d'en- 
tre  le  peuple  lui  ayant  crié  Qu'il  nrit 

curage  (,),  et  qu'il  continult  sa  dé- 
(0  D.  H.  ].  9. 

Tome  I.  j| 


2G6      HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

fense  :  «  Puisque  j'ai  affaire  à  des 
»  juges  et  non  pas  à  des  ennemis  , 
»  ajouta-t-il,  je  vous  dirai ,  Romains  , 
»  que  j'ai  été  fait  consul  avec  Virgi- 
»  nius  dans  un  temps  où  les  ennemis 
»  étoient  maîtres  de  la  campagne  ,  et 
»  que  la  dissension  et  la  famine  étoient 
»  dans  la  ville.  C'est  dans  une  con- 
»  joncture  si  fâcheuse  que  j'ai  été  ap- 
»  pelé  au  gouvernement  de  l'état.  J'ai 
»  marché  aux  ennemis  que  j'ai  défaits 
»  en  deux  batailles  ,  et  que  j'ai  con- 
»  traints  de  se  renfermer  dans  leurs 
»  places.  Et  pendant  qu'ils  s'y  tenoient 
»  comme  cachés  par  la  terreur  de  vos 
»  armes  ,  j'ai  ravagé  à  mon  tour  leur 
»  territoire  ;  j'en  ai  tiré  une  quantité 
»  prodigieuse  de  grains  que  j'ai  fait 
»  apporter  à  Rome  où  j'ai  rétabli 
»  l'abondance.  Quelle  faute  ai-je  com- 
»  mis  jusqu'ici  ?  me  veut-on  faire  un 
»  crime  d'avoir  remporté  deux  vic- 
>>  toires  ?  Mais  j'ai  ,  dit-on  ,  perdu 
»  beaucoup  de  monde  dans  le  dernier 
»  combat.  Peut  -  on  donc  livrer  des 
»  batailles  contre  une  nation  aguerrie 
»  et  qui  se  défend  courageusement  , 
»  sans  qu'il  y  ait  de  part  et  d'autre 
»  du  sang  répandu  ?  Quelle  divinité 
>>  s'est  engagée  envers  le  peuple  Ro~ 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  III.     267 

jp  main   de    lui    faire    remporter   des 
»  victoires  sans  aucune  perte  ?  Ignorez- 
»  vous  que  la  gloire  ne  s'acquiert  que 
»  par  de  grands  périls  ?  Je  suis  venu 
»  aux   mains    avec    des   troupes    plus 
»  nombreuses    que    celles    que    vous 
»  m'aviez  confiées  ;  je  n'ai  pas  laissé 
»  après   un   combat  opiniâtre   de   les 
»  enfoncer  :  j'ai  mis  en  déroute  leurs 
»  légions  qui  à  la  fin  ont  pris  la  fuite. 
b  Pouvois-je  me  refuser  à  la  victoire 
»  qui  marchoit  devant  moi  ?  Etoit-il 
»  même  en  mon  pouvoir  de  retenir 
»  vos  soldats   que    leur  courage  em- 
»  portoit  ,  et  qui  poursuivoient  avec 
»  ardeur  un  ennemi  effrayé  ?  Si  j'avois 
»  tait  sonner  la  retraite  :  si  j  avois  ra- 
»  mené  nos  soldats  dans  leur  camp  , 
»  vos    tribuns    ne    m'accuseroient-ils 
»  pas  aujourd'hui  d'intelligence  avec 
»  les  ennemis  ?  Si  vos  ennemis  se  sont 
»  ralliés  ,  s'ils  ont  été  soutenus  par  un 
»  corps  de  troupes   qui   s'avaneoit    à 
.  »  leur  secours  ;  enfin  ,  s'il  a  fallu  re- 
»  commencer    tout    de    nouveau     le 
»  combat  ,   et  si  dans   cette   dernière 
»  action  j'ai  perdu  quelques  soldats  , 
»  n'est-ce  pas  le  sort  ordinaire  de  la 
»  guerre  ?  Trouverez-vous  des  géné- 
»  raux  qui   veuillent  se    charger    du 

M  2 


268       HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  commandement  de  vos  armées  ,  h 
»  condition  de  ramener  à  Rome  tous 
»  les  soldats  qui  en  seroient  sortis  sous 
»  leur  conduite  ?  N'examinez  donc 
»  point  si  à  la  fin  d'une  bataille  j'ai 
»  perdu  quelques  soldats;  mais  jugez 
»  de  ma  conduite  par  ma  victoire  et 
»  par  les  suites  de  la  victoire.  S'il  est 
»  vrai  que  j'ai  chassé  les  ennemis  de 
»  votre  territoire  ;  que  je  leur  ai  tué 
»  beaucoup  de  monde  dans  deux  corn- 
»  bats  ;  que  j'ai  forcé  le  débris  de 
»  leurs  armées  de  s'enfermer  dans  leurs 
»  places  ,  et  que  j'ai  enrichi  Rome  et 
»  vos  soldats  du  butin  qu'ils  ont  fait 
»  dans  le  pays  ennemi  ;  que  vos  tri- 
»  buns  s'élèvent ,  et  qu'ils  me  repro- 
»  chent  en  quoi  j'ai  manqué  contre 
»  les  devoirs  d'un  bon  général.  Mais 
»  ce  n'est  pas  ce  que  je  crains  :  ces 
»  accusations  ne  servent  que  de  pré- 
»  texte  pour  pouvoir  exercer  impu- 
»  nément  leur  haine  et  leur  animosité 
»  contre  le  sénat  et  contre  l'ordre 
»  des  patriciens.  Mon  véritable  crime , 
»  aussi  bien  que  celui  de  l'illustre 
»  Ménénius,  c'est  de  n'a  voir  pas  nommé 
»  l'un  et  l'autre,  pendant  nos  consulats , 
»  ces  décemvirs  après  lesquels  vous 
«I  soupirez  depuis  si  long-temps.  Ma$ 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    ?% 

»  le  pouvions-nous  faire  clans  lagita- 
»  tion  et  le  tumulte  des  armes  ,  et 
y>  pendant  que  les  ennemis  étoient  à 
»  nos  portes  ,  et  la  division  dans  la 
»  ville  ?  Et  quand  nous  l'aurions  pu  , 
»  sachez  ,  Romains  ,  que  Servilius 
»  n'auroit  jamais  autorisé  une  loi  qu'on 
»  ne  peut  observer  sans  exciter  un 
»  trouble  général  dans  toutes  les  fa- 
»  milles  ,  sans  causer  une  infinité  de 
»  procès  ,  et  sans  ruiner  les  premières 
»  maisons  de  la  république  ,  et  qui 
»  en  sont  le  plus  ferme  soutien.  Faut- 
»  il  que  vous  ne  demandiez  jamais 
»  rien  au  sénat  qui  ne  soit  préjudicia- 
»  ble  au  bien  commun  de  la  patrie , 
»  et  que   vous  ne  le  demandiez    que 

*>  par  des  séditions  ?  Si  un  5cXfèî£ra 

»  ose  vous  représenter  l'injustice  de 
»  vos  prétentions  ;  si  un  consul  ne 
»  parle  pas  le  langage  séditieux  de  vos 
»  tribuns  ;  s'il  défend  avec  courage 
»  la  souveraine  puissance  dont  il  est 
»  revêtu  ,  on  crie  au  tyran.  A  peine 
»  est-il  sorti  de  charge  qu'il  se  trouve 
»  accablé  d'accusations.  C'est  ainsi 
»  que  par  votre  injuste  plébiscite  vous 
»  avez  ôté  la  vie  à  Ménénius  .  aussi 
»  grand  capitaine  que  bon  citoyen. 
»  Ne    devriez  -  vous   pas    mourir  de 

M  2 


270  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  honte  d'avoir  persécuté  si  crueîle- 
»  ment  le  fils  de  ce  Ménénius  Agrippa 
»  à  qui  vous  devez  vos  tribuns  ,  et 
»  ce  pouvoir  qui  vous  rend  à  présent 
»  si  furieux  ?  On  trouvera  peut-être 
»  que  je  vous  parle  avec  trop  de  li- 
»  berté  dans  l'état  présent  de  ma  for- 
»  tune;  mais  je  ne  crains  point  la  mort: 
>•>  condamnez-moi  si  vous  l'osez  ;  la 
»  vie  ne  peut  être  qu'à  charge  à  un 
»  général  qui  est  réduit  à  se  justifier 
»  de  ses  victoires  :  après  tout  ,  un  sort 
»  pareil  à  celui  de  Ménénius  ne  peut 
»  me  déshonorer.  » 

Ce   généreux   patricien    dissipa    le 

Eéril  par   sa   fermeté  ,   et  le  peuple  , 
onteux  de  la  mort  de  Ménénius  (  An 

»**.  xxome  270.  ;  n*j»a  condamner  oc*-- 
vilius  (1)  ,  qui  fut  absous  par  la  plus 
grande  partie  des  suffrages.  Le  salut 
de  ce  consulaire  qui  venoit  d'échap- 
per à  la  fureur  des  tribuns  ,  ne  leur 
fit  rien  relâcher  de  leurs  prétentions 
au  sujet  du  partage  des  terres.  Ils  con- 
tinuèrent à  infecter  la  multitude  par 
le  poison  ordinaire  de  leurs  harangues 
séditieuses  ;  enfin  un  de  ces  tribuns  , 
appelé    Cn.    Genutius   (  2  )  ,  homme 

(1)  Tit.  Liv.  1.  2.  D.  H.  1.  9. 

(2)  D.  H.  1.  9. 


Î>E  LA  RÉF.  ROMAINE.  LlV .  III.    27  I 

hardi  ,  entreprenant  ,  et  qui  n'étoit 
pas  sans  éloquence  ,  somma  publi- 
quement L.  Emiiius  Mammercus  et 
Vop.  Julius  ,  tous  deux  consuls  cette 
année  ,  de  nommer  incessamment  les 
commissaires  qui  ,  suivant  le  sénatus- 
consulte  ,  dévoient  procéder  au  par- 
tage des  terres  ,  et  y  faire  poser  des 
bornes  qui  pussent  arrêter  les  usur- 
pations. (  An  de  Rome  280.  ) 

Les  deux  consuls  ,  pour  éluder  ces 
poursuites  ,  se  défendirent  d'abord  de 
prendre  connoissance  d'une  affaire  qui 
s'étoit  passée  long-temps  avant  leur 
consulat  ;  et  pour  donner  une  appa- 
rence de  justice  à  un  refus  qui  n'étoit 
fondé  que  sur  l'intérêt  de  leur  corps, 
ils  ajoutèrent  que  ce  sénatus-consulte 
étoit  péri  par  l'inexécution  ,  et  que 
personne  n'ignoroit  qu'il  y  avoit  cette 
différence  entre  les  lois  et  de  simples 
décrets  du  sénat ,  que  les  unes  étoient 
perpétuelles  et  inviolables  ,  au  lieu 
que  les  sénatus-consultes  n'avoient  pas 
plus  de  durée  que  le  temps  de  la 
magistrature  de  celui  à  qui  on  en  avoit 
renvoyé   l'exécution. 

Le  tribun ,  sans  s'arrêter  à  cette  dis- 
tinction ,  eut  bien  voulu  pouvoir  atta- 
quer- directement  ces  magistrats  ;  mais 

M  4 


272      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

comme  il  prévit  qu'il  ne  lui  seroit  pas 
aisé  de  faire  périr  deux  consuls  pen- 
dant qu'ils  seroient  revêtus  de  la  sou- 
veraine puissance  ,   il  s'adressa  à  A. 
Manlius  et   à   L.   Furius   qui   ne  fai- 
soient  que  sortir  de  charge.  Il  les  cita 
devant  l'assemblée  du  peuple  ,    et  il 
les  accusa  de  n'avoir  pas  voulu  nom- 
mer les  commissaires  dans  le  dessein 
de  priver  des  pauvres  citoyens  et  des 
braves  soldats  de  la  part  qui  leur  étoit 
si  légitimement  acquise  dans  les  terres 
de  conquêtes.  Ce  tribun  furieux  exhorta 
le  peuple  à  se  faire  justice  lui-même  , 
et  ajouta  que  ce  ne  seroit  que  par  la 
punition  de  ces  grands  coupables,  et 
par  la  crainte  d'un    pareil    supplice 
qu'on   pourroit  réduire  leurs  succes- 
seurs à  exécuter  enfin  le  sénatus-con- 
sulte  ;  et  après  avoir  fait  des  sermens 
horribles  qu'il  poursuivroit  cette  af- 
faire jusqu'à  la  mort  ,    il  marqua  le 
jour  que  le  peuple  en  devoit  prendre 
connoissance.  Cette  accusation  et  ces 
menaces  violentes  épouvantèrent  les 
patriciens.  Ils  voy oient  avec  autant  de 
colère  que  de  douleur  que  les  tribuns 
en  vouloient  également  à  leurs  biens 
et  à  leurs  vies  ,  et  qu'il  sembloit  qu'il 
y  eût  une  conjuration  formée  pour  se 


DE  LA  RÈP.  ROMAINE.  Liv.  III.  2? 3 

défaire  de  tous  les  sénateurs  les  uns 
après  les  autres.  Chacun  se  reprochoit 
sa  patience  et  sa  modération  :  on  tint 
diff'érens  conseils  particuliers ,  mais 
dont  le  résultat  demeura  enseveli  sous 
un  profond  secret.  Cependant  le  peu- 
ple ,  qui  triomphoit  d'avance  ,  se  van- 
toit  insolemment  que  ,  malgré  tous  les 
artifices  du  sénat ,  la  loi  du  partage 
des  terres  passeroit  à  la  fin  ;  qu'elle 
seroit  même  scellée  par  le  sang  de 
ceux  qui  s 'y  étoient  opposés ,  et  que 
la  mort  de  Cassius  ne  demeureroit 
pas  sans  être  vengée.  Le  sénat  dissi- 
muloit  sa  crainte  (i)  et  son  ressenti- 
ment. Mais  la  veille  qu'on  de  voit  juger 
cette  affaire ,  Génutius  fut  trouvé  mort 
dans  son  lit  sans  qu'il  parût  aucune 
marque  qu'il  eût  été  empoisonné,  ou 
qu'on  lui  eût  fait  violence.  On  ap- 
porta son  corps  dans  la  place  ,  et  le 
petit  peuple  dont  l'esprit  se  tourne 
aisément  du  côté  de  la  superstition  , 
crut  que  les  dieux  désapprouvoient 
son  entreprise  (2)  ,  quoique  les  plus 
habiles  se  doutassent  bien  que  quel- 
ques patriciens  avoient  servi  de  mi- 
nistres à  la  divinité.  Cependant  ce 
sentiment  de  religion  qui  s'étoit  em- 

(1)  Il  D.  H.  ibid.  1.  9.       (2)  Zonaras. 

M  6 


274      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

paré  des  esprits  de  la  multitude  leur 
inspira  un  grand  respect  pour  le  sénat , 
en  faveur  duquel  il  sembloit  que  le 
ciel  se  fût  déclaré  d'une  manière  si 
visible.  On  ne  parla  plus  pendant 
quelque  temps  du  partage  des  terres  : 
les  tribuns  étoient  confus  ,  et  le  sénat 
auroit  repris  toute  son  autorité  si 
dans  cette  révolution  il  n'eût  pas  voulu 
la  pousser  trop  loin. 

11  étoit  question  de  lever  des  trou- 
pes et  d'enrôler  les  légions  pour 
marcher  contre  l'ennemi.  Les  consuls , 
escortés  de  leurs  licteurs  ,  tinrent  à 
l'ordinaire  leur  tribunal  dans  la  place  ; 
€t  pour  faire  sentir  au  peuple  leur 
puissance  ,  ils  condamnoient  à  l'amen- 
de ou  au  fouet  ,  souvent  sans  aucun 
égard  pour  la  justice  ,  les  citoyens  qui 
ne  se  présentoient  pas  aussitôt  qu'ils 
avoient  été  appelés  pour  donner  leurs 
noms.  Une  conduite  si  sévère  com- 
mença à  aliéner  les  esprits  ;  et  la 
manière  injuste  et  violente  dont  les 
consuls  voulurent  enrôler  comme 
simple  soldat  un  plébéien  qui  avoit 
été  centurion ,  acheva  de  faire  éclater 
le  mécontentement  du  peuple. 

Ce  plébéien  ,  appelé  P.  Volero  , 
s'étoit   distingué   à  la  guerre  par   sa 


DE  LARÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.  &]S 
valeur,  et  passoit  pour  un  bon  offi- 
cier (i).  Cependant  ,  au  préjudice  de 
ses  services  et  des  emplois  qu  il  avoit 
remplis  ,  il  fut  cité  pour  se  faire  en- 
registrer en  qualité  de  soldat.  (  An  de 
Rome  255.  )  Il  ne  voulut  pas  obéir  ,  et 
se  plaignit  publiquement  que  les  con- 
suls le  vouloient  déshonorer  ,  parce 
qu'il  était  plébéien.  Ces  magistrats  , 
sur  son  refus  ,  envoyèrent  un  licteur 
pour  l'arrêter  ;  et  comme  il  faisoit  de 
la  résistance  ,  ils  ordonnèrent  qu'on 
J[e  battit  de  verges  :  supplice  dont  les 
généraux  punissoient  la  désobéissance 
de  leurs  soldats  (2).  On  voulut  se  saisir 
de  sa  personne  ;  mais  Volero  ,  plein  de 
courage  et  d'indignation  ,  repousse  le 
licteur  ,  et  le  frappant  d'un  coup  dans 
le  visage ,  il  demande  en  même  temps 
la  protection  des  tribuns.  Comme  ils 
paroissoient  insensibles  à  ses  cris  :  «  J'en 
»  appelle  au  peuple  ,  dit-il  en  adres- 
»  sant  la  parole  aux  consuls  ,  puisque 
»  nos  tribuns,  intimidés  par  votre  puis- 
»  sance  ,  aiment  mieux  qu'on  mal- 
»  traite  à  leurs  yeux  un  citoyen  ,  que 
»  de  s'exposer  à  être  étouffés  dans  leur 
»  lit  comme  Génutius.  »    Se  tournant 

(0  Til.  Liv.  Dec.  i.  1.  2. 
(2)  Flor.-l.  1.  c.  22. 

M  6 


27 G      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

ensuite  vers  le  peuple  qui  paroissoit 
indigné  de  la  violence  qu'on  lui  vou- 
loit  faire  :  «  Assistez-moi  ,  mes  com- 
»  pagnons  ,  crioit-il  ,  nous  n'avons 
f>  point  d'autre  ressource  contre  une 
»  si  grande  tyrannie  que  dans  nos 
f>  forces.  » 

Le  peuple ,   ému  par  ce  discours  , 

Î>rend  feu  ,  se  soulève  ,  attaque  les 
icteurs  qui  escortoient  les  consuls. 
On  brise  leurs  faisceaux ,  on  les  écarte  ; 
la  majesté  du  consulat  n'est  pas  capable 
d'arrêter  la  fureur  du  peuple  ,  et  les 
consuls  sont  contraints  de  s'enfuir  et 
de  se  cacher. 

Le  sénat  s'assemble  aussitôt  ;  les 
consuls  font  leur  rapport  de  la  rébel- 
lion de  Volero  >  et  concluent  à  ce  qu'il 
fût  puni  comme  séditieux  ,  et  préci- 
pité du  haut  de  la  roche  Tarpéienne. 
Les  tribuns  au  contraire  demandoient 
justice  contre  les  consuls  ,  et  ils  se 
pfôignoient  de  ce  que  ces  magistrats 
au  préjudice  de  la  loi  Valeria  et  d'un 
appel  devant  l'assemblée  du  peuple 
Romain  ,  avoient  voulu  faire  fouetter 
ignominieusement  un  brave  citoyen  , 
comme  si  c'eût  été  un  vil  esclave  : 
nouveau  sujet  de  dissension  entre  ces 
deux  ordres  de   la   république.   Vch 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    LÎV.  IIL   277 

lero  ,  qui  redoutait  la  puissance  des 
consuls  ,  demanda  le  tribunat  ,  qu'il 
regardoit  comme  un  asile  inviolable  , 
où  il  seroit  à  couvert  contre  toutes 
les  violences  de  ses  ennemis.  Pour 
obtenir  cette  charge  ,  il  se  vanta  dans 
une  assemblée  publique  que  s'il  étoit 
jamais  revêtu  de  cette  dignité  ,  il 
sauroit  bien  empêcher  à  l'avenir  que 
le  peuple  ne  fût  opprimé  par  la  puis- 
sance du  sénat. 

Les  plébéiens  qui  faisoient  toujours 
le  plus  grand  nombre  dans  ces  assem- 
blées ,  charmés  des  espérances  que 
leur  donnoit  Volero  ,  lui  accordèrent 
tous  leurs  suffrages.  Il  fut  élu  tribun 
malgré  la  brigue  et  la  cabale  des  pa- 
triciens ;  il  entra  en  exercice  de  cette 
magistrature  sous  le  consulat  de  L. 
Pinarius  et  de  P.  Furius.  Le  peuple 
attentif  à  ses   démarches  croyoit  que 

f>our  se  venger  des  deux  consulaires  qui 
'avoient  maltraité  ,  il  alloit  les  attaquer 
et  les  mettre  en  justice  ;  mais  il  por- 
toit  plus  loin  ses  vues.  Il  tourna  tout 
son  ressentiment  contre  le  corps  entier 
du  sénat ,  et  il  entreprit  de  le  priver 
de  l'autorité  qu'il  avoit  dans  l'élection 
des  tribuns.  {An  de  Rome  281.  ) 
Nous  avons  dît  qu'il  n'y  avoit  alors 


278      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

que  deux  manières  de  convoquer  les 
assemblées  du  peuple  Romain,  Tune 
par  curies  ,  et  l'autre  par  centuries. 
Elles  difïéroient  en  ce  que  dans  les 
assemblées  par  curies  on  comptoit  les 
voix  par  tête  ,  ce  qui  rendoit  le  peu- 
ple plus  puissant  ;  au  lieu  que  dans 
les  assembées  par  centuries  ,  comme 
les  plus  riches  composoient  seuls  plus 
de  centuries  que  lepeuple,  toutl'avan- 
tage  étoit  de  leur  côté.  Du  reste  ,  la 
forme  de  convoquer  lune  et  l'autre 
assemblée  étoit  égale.  Ce  droit  ap- 
partenoit  au  sénat  :  et  comme  il  n'y 
avoit  alors  que  des  patriciens  qui  pus- 
sent être  augures  ,  c'étoient  eux  qui 
prenoient  les  auspices.  Volero  s'é- 
tant  apperçu  que  l'autorité  de  ces  au- 
gures et  celle  du  sénat  influoientbeau- 
coup  dans  l'une  et  l'autre  assemblée  , 
entreprit  de  tirer  de  l'assemblée  parcu 
ries  l'élection  qu'on  faisoit  des  tribuns. 
Il  représenta  au  peuple  dans  une 
assemblée  générale  que  le  sénat  et 
les  patriciens  (1)  étoient maîtres  abso- 
lus du  gouvernement  ;  que  les  pre- 
mières dignités  de  la  république  ,  les 
charges  civiles  ,  militaires  ,  et  même 
celle  du  sacerdoce  ,  étoient  renfermées 

(1)  D.H.  1.  9. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.   279 

dansleur  ordre  :  qu'outre  ces  avantages 
particuliers  ,  lis  avoient  encore  le  pri- 
vilège de  déterminer  par  un  sénatus- 
consulte  quand  on  de  voit  tenir  des 
assemblées,  d'y  présider  ,  de  faire  pré- 
céder les  délibérations  par  des  auspices 
que  les  ministres  de  la  religion,  patri- 
ciens de  naissance,  interprétoient  tou- 
jours suivant  les  vues  et  les  intérêts  de 
leur  ordre  ;  et  enfin  qu'il  falloit  un  nou- 
veau sénatus-consulte  pour  confirmer 
ce  qui  s'y  étoit  passé  :  qu'à  la  faveur 
de  tant  ae  droits  qu'ils  s'étoient  attri- 
bués, ils  n'avoient  guère  ,  moins  de 
pouvoir  dans  les  assemblées  qui  se  fai- 
soient  par  curies  ,  quoiqu'on  y  re- 
cueillit les  voix  par  tète ,  que  dans  celles 
où  les  suffrages  se  comptoient  seule- 
ment par  centuries;  qu'il  étoit  temps 
de  rompre  tous  ces  liens  que  la  poli- 
tique du  sénat  avoit  formés  pour  en- 
chaîner les  suffrages  des  plébéiens; 
qu'il  demandoit  que  l'élection  des  tri- 
buns se  fit  à  l'avenir  dans  une  assemblée 
par  tribus  ,  où  tous  les  citoyens  Ro- 
mains quicomposoient  alors  les  trente 
tribus  ,  tant  les  habitans  de  la  ville 
que  ceux  de  la  campagne ,  étoient 
également  admis  à  donner  leurs  suf- 
frages ,  et    qui    étoient    dégagées  de 


28o       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

l'assujétissement  aux  sénatus-consultes 
et  de  l'influence  des  augures. 

Tous  les  plébéiens  se  déclarèrent 
avec  chaleur  pour  une  proposition 
qui ,  en  les  tirant  eux  et  leurs  magis- 
trats de  la  dépendance  des  consuls  , 
augmentoit  de  nouveau  la  puissance 
du  peuple  aux  dépens  de  l'autorité 
du  sénat.  Les  consuls ,  au  contraire  , 
le  sénat  et  tout  Tordre  des  patriciens 
s'y  opposoient  de  toutes  leurs  forces. 
Ils  représentèrent  dans  différentes  as- 
semblées qui  se  tinrent  à  ce  sujet  qu'une 
loi  aussi  dangereuse  ne  pouvoit  être 
reçue  qu'au  mépris  des  dieux  et  de 
ce  que  la  religion  a  de  plus  saint  ,  et 
qu'elle  alloit  rompre  ces  liens  qui  atta- 
choient  les  citoyens  les  uns  aux  autres, 
et  ruiner  la  subordination  si  nécessaire 
pour  entretenir  la  paix  et  l'union  entre 
les  différens  ordres  de  l'état.  Chaque 
parti  soutenoit  ses  prétentions  avec 
une  égale  animosité.  C'étoit  le 
sujet,  ordinaire  de  toutes  les  disputes 
entre  ces  deux  ordres  delà  république. 
Il  n'étoit  plus  question  du  partage  des 
terres  ;  les  vues  et  les  intérêts  des 
grands  et  du  peuple  sembloient  être 
fixés  dans  la  décision  de  cette  affaire, 
sans  qu'on  pu  t  prévoir  quel  en  seroit 
le  succès. 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.  Liv.  III.    28 1 

Une  peste  affreuse  qui  infecta  la 
ville  et  la  campagne  ,  interrompit  le 
cours  de  ces  dissensions.  Chacun  étant 
appliqué  à  ses  pertes  particulières  et 
à  sa  propre  conservation,  avoit  moins 
d'attention  pour  les  intérêts  publics. 
Mais  ce  mal  ayant  été  aussi  court  que 
violent ,  les  tribuns  reprirent  aussitôt 
leurs  poursuites  pour  faire  recevoir  la 
loi  proposée  par  Volero.  Ce  magistrat 


lopulaire  étant  prêt  de  sortir  de  charge. 

t  p; 
réussir  sans  son  secours  ,  le  continua 


popi 
le  p 


euple  qui  ne  croyoit  pas  pouvoir 


dans  le tribunatpour l'année  prochaine 
malgré  les  brigues  et  l'opposition  des 
patriciens. 

Le  sénat  crut  qu'il  falloit  lui  opposer 
un  homme  d'un  caractère  ferme  et 
incapable  de  se  laisser  épouvanter  par 
les  cris  et  les  menaces  du  peuple. (An 
de  Rome  28 2.  )  11  choisit  Appius  Clau- 
dius  (1)  ,  et  l'éleva  au  consulat  sans  sa 
participation.  On  observa  que  bien 
loin  de  briguer  cette  suprême  dignité, 
il  n'avoitpas  daigné  seulement  se  pré- 
senter dans  l'assemblée  le  jour  de  l'é- 
lection. Il  avoit  hérité  de  son  père  de 
son  attachement  inviolable  pour  les 
intérêts  du  sénat  ;  mais  la  fermeté  hé- 

(OD.H.l.9. 


282      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

roïque  du  premier  étoit  dégénérée  en 
dureté  dans  le  fils.  C'étoit  un  homme 
naturellement  fier  ,  quoique  sans  am- 
bition ,  qui  menoit  toutes  les  affaires 
avec  hauteur  ,  et  qui  ne  vouloit  rien 
devoir  à  la  persuasion  et  à  ces  mé- 
nagemens  délicats  ,  si  nécessaires  pour 
conduire  un  peuple  libre.  On  lui  donna 
pour  collègue  T.  Quintius  ,  d'un  ca- 
ractère tout  opposé  ,  naturellement 
doux  ,  insinuant,  et  qui  avoit  su  se 
faire  aimer  du  peuple  ,  quoiqu'il  fût 
considéré  comme  un  des  principaux 
chefs  du  parti  de  la  noblesse.  Le  sénat 
Favoit  choisi  exprès  ,  dans  l'espérance 
que  ses  conseils  et  son  exemple  pour- 
roient  adoucir  ce  qu'il  y  a  voit  de  trop 
fier  et  de  trop  hautain  dans  les  mani- 
ères d'Appius. 

Ces  deux  consuls  :  étant  entrés  dans 
l'exercice  de  leurs  charges  ,  convo- 
quèrent aussitôt  le  sénat.  Il  étoit  ques- 
tion de  trouver  les  moyens  les  plus 
convenables  pour  empêcher  la  publi- 
cation de  la  loi  de  Volero. 

Appius  fut  d'avis  que  sous  quelque 
prétexte  dont  on  ne  manque  jamais 
entre  voisins  ,  on  entreprit  inces- 
samment une  nouvelle  guerre.  Il  re- 
présenta que  le  sénat  ayant  a  gouver- 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  III.    283 

ncr  un  peuple  d'un  génie  inquiet  , 
avide  de  nouveautés  ,  et  excité  par 
des  tribuns  séditieux  ,  l'expérience 
fait  voir  qu'on  n'auroit  jamais  la  paix: 
au  dedans  de  l'état  ,  si  on  ne  portoit 
la  guerre  au  dehors  ,  et  si  on  ne  tiroifc 
le  peuple  d'une  ville  où  l'oisiveté 
entretenoit  les  murmures  et  l'esprit 
de  rébellion. 

Quintius  fut  d'un  sentiment  con- 
traire. Il  dit  qu'il  lui  paroissoit  injuste 
de  faire  la  guerre  à  des  nations  dont 
la  république  n'avoit  point  alors  sujet 
de  se  plaindre  ;  que  le  peuple  même 
s'apercevroit  bientôt  des  vues  secrètes 
du  sénat ,  et  que  s'il  refusoit  de  prendre 
les  armes  ,  il  f au  droit  employer  la 
îorce  pour  ie  réduire  ;  ce  qui  ne  màà» 
queroit  pas  d'exciter  une  sédition 
dans  laquelle  il  étoit  à  craindre  que 
la  majesté  du  sénat  fut  commise. 
Comme  Quintius  avoit  ce  mois-là  les 
licteurs  et  la  principale  autorité  ,  il 
fallut  que  son  collègue  se  rendit  à  son 
avis  ,  qui  fut  suivi  par  la  plus  grande 
partie  du  sénat. 

Cependant  Volero  ,  voulant  venir  à 
bout  de  ses  premiers  desseins  ,  ne  fut 
pas  plutôt  entré  dans  son  second  tribu- 
nat  ,  qu'il  proposa  de  nouveau  la  loi 


284      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

pour  une  assemblée  du  peuple  par 
tribus.  Il  ajouta,  de  concert  avec  ses 
collègues  ,  qu'il  demandoit  en  faveur 
du  peuple  que  l'élection  des  édiles  s'y 
fit  comme  celle  des  tribuns,  et  qu'on 
y  rapportât  toutes  les  affaires  dont  le 
peuple  avoit  droit  de  prendre  connois- 
sance  :  ce  qui  vouloit  dire  qu'il  ne 
prétendoitpas  moins  que  de  faire  passer 
du  sénat  au  peuple  toute  l'autorité  du 
gouvernement.  On  assembla  de  nou- 
veau le  sénat  sur  des  propositions  si 
extraordinaires.  Quintius  naturelle- 
ment doux  et  républicain  ,  sans  être 
populaire  ,  vouloit  qu'on  relâchât  quel- 
que chose  en  faveur  d'un  peuple  cou- 
rageux et  dont  La  république  ,  disoit- 
il ,  tiroit  tous  les  jours  des  services 
importans:  mais  Appiusfier  et  sévère 
soutenoit  qu'on  trahissoit  les  intérêts 
du  sénat  par  une  indulgence  qui  mar- 
quoit  moins  de  bonté  que  la  foi- 
blesse  du  gouvernement  ;  que  les  tri- 
buns.après  les  avoir  dépouillés  de  leur 
autorité  croiroient  encore  leur  faire 
grâce  s'ils  leur  laissoient  seulement 
les  marques  de  leur  dignité.  Il  conclut 
qu'après  tant  de  discours  inutiles  qui 
s'étoient  faits  sur  le  même  sujet,  il  n'y 
avoit  plus  qu'un    coup  d'autorité  qui 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    285 

pût  reprimer  les  entreprises  séditieuses 
des  tribuns  ;  que  les  patriciens  suivis 
de  leurs  cliens  dévoient  prendre  les 
armes ,  écarter  le  peuple  de  la  place  , 
et  charger  sans  distinction  tous  ceux 
qui  se  rendoient  les  protecteurs  d'une 
loi  si  pernicieuse.  Cet  avis  fut  rejeté 
comme  trop  violent ,  et  même  dange- 
reux. Le  sénat  prit  un  parti  plus  mo- 
déré :  il  fit  demander  aux  tribuns  qu'on 
bannît  des  assemblées  publiques  ces 
disputes  et  ces  contestations  tumul- 
tueuses au  travers  desquelles  il  étoit  dif- 
ficile de  démêler  la  justice  et  la  raison  ; 
que  les  consuls  pussent  paisiblement 
et  sans  être  interrompus  ,  représenter 
au  peuple  les  véritables  intérêts  delà 
république,  et  qu'on  prendroit ensuite 
de  concert  des  résolutions  conformes 
au  bien  commun  du  peuple  et  du  sénat. 
Les  tribuns  n'osèrent  refuser  une  pro- 
position si  équitable.  Quintius  monta 
à  la  tribune  aux  harangues  ;  il  parla 
d'une  manière  si  vive  et  si  touchante 
des  avantages  de  la  paix  ,  et  des  mal- 
heurs qui  sui voient  des  divisions  et  du 
changement  des  lois  ,  que  si  Appius 
n'eût  pas  pris  la  parole  immédiate- 
ment après  lui  ,  le  peuple  paroissoit 
disposé  à  rejeter  la  proposition  dp 
Yolero. 


286      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

Mais  ce  consul  qui  ne  connoissoit 
de  manières  de  traiter  avec  les  hommes 
que  celles  de  hauteur  ,  au  lieu  de 
l'impression  que  le  discours  de  son 
collègue  venoit  de  faire  sur  l'esprit  des 
auditeurs ,  s'emporta  à  des  invectives 
qui  eurent  le  même  effet  que  les  ha- 
rangues séditieuses  des  tribuns  ,  et  qui 
ne  servirent  qua  irriter  de  nouveau  les 
plébéiens ,  et  à  les  éloigner  du  sénat. 
11  leur  reprocha  d'une  manière  désa- 
gréable au  sénat  même ,  et  odieuse  au 
peuple ,  sa  première  désertion  sur  le 
Mont  Sacré ,  et  l'érection  du  tribunat . 
qu'il  disoit  n'avoir  été  arrachée  du  sénat 
que  par  une  révolte  déclarée  et  les 
menaces  d'une  guerre  civile  ;  qu'il  ne 
falloit  pas  s'étonner  si  d'un  tribunal  for- 
mé par  des  séditieux  il  n'en  sortoit  que 
des  tumultes  et  des  discordes  ,  qui  ne 
prendraient  fin  que  par  la  ruine  en- 
tière de  la  république  ;  qu'on  ne  re- 
connoissoit  déjà  plus  aucune  trace  de 
l'ancien  gouvernement  ;  que  les  lois 
les  plus  saintes  étoient  abolies  ,  la 
puissance  consulaire  méprisée  ,  et  la 
dignité  du  sénat  avilie;  qu'on  portoit 
l'impudence  jusqu'à  vouloir  exclure  de 
l'élection  des  tribuns  les  sénatus-con- 
sultes   et  les  auspices  ,  c'est-à-dire  , 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.  III.    287 

tout  ce  que  la  religion  et  l'état  avoient 
de  plus  sacré  et  de  plus  respectable; 
que  bientôt  on  aboliroit  le  sénat  dont 
on  diminuoit  tous  les  jours  l'autorité 
pour  élever  sur  ses  ruines  un  conseil 
suprême  composé  des  tribuns  du  peu- 

1)le  ;  qu'il  prioit  les  dieux  de  lui  oter 
a  vie  avant  que  d'être  spectateur  d'une 
si  étrange  révolution.  «  Et  afin,  dit- 
»  il  en  se  tournant  vers  le  peuple  ,  de 
»  vous  faire  connoitre  mes  sentimens, 
»  je  déclare  que  je  m'opposerai  tou- 
»  jours  constamment  à  la  publication 
»  d'une  loi  si  injuste  ;  et  j'espère  qu'a- 
»  vant  que  vos  tribuns  soient  venus  à 
»  bout  de  la  publier  ,  je  vous  ferai 
»  sentir  quelle  est  l'étendue  du  pou- 
»  voir  d'un  consul.  » 

Ce  ne  fut  qu'en  frémissant  de  colère 
et  d'indignation  que  le  peuple  entendit 
un  discours  si  injurieux  (1).  Le  premier 
des  tribuns,  appelé  Lectorius,  qui  pas- 
soit  pour  un  des  plus  braves  soldats  de 
la  republique  ,  lui  répondit  que  per- 
sonne n'ignoroit  qu'il  sortoit  d'une 
maison  où  l'orgueil  et  l'inhumanité 
étoient  héréditaires  ;  que  son  père 
avoit  été  le  plus  cruel  ennemi  du  peu- 
ple ,  et  que  lui-même  en   étoit  moins 

(1)  D.  H.  ibicL    Tit.  Liv.  D.  1.  1.  2. 


;>88      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

le  consul  que  le  tyran  ;  mais  qu'il  lui 
déclaroit  à  son  tour  que  malgré  sa  di- 
gnité et  sa  puissance  de  consul ,  les 
élections  des  tribuns  et  celles  des  édiles 
se  feroient  dans  la  suite  par  les  co- 
mices des  tribuns.  11  jura  par  tout  ce 
qu'ily  avoit  de  plus  sacré  qu'il  perdroit 
la  vie ,  ou  que  dans  le  jour  même  il 
feroit  recevoir  la  loi  ;  il  commanda 
en  même  temps  au  consul  de  sortir  de 
l'assemblée  pour  ne  pas  apporter  de 
trouble  quand  on  recueilleroit  les  suf- 
frages. 

Appius  se  moqua  de  son  ordre  ,  et 
il  lui  cria  que  quoique  ;  tribun  ,  il 
de  voit  savoir  qu  il  n'étoit  qu'un  homme 
privé  (i),  sans  véritable  magistrature  , 
et  dont  tout  le  pouvoir  se  renfermoit  à 
former  une  opposition  aux  décrets  du 
sénat  qui  pouvoient  être  préjudiciables 
aux  plébéiens.  Là-dessus  appelant  au- 
près de  lui  ses  parens  ,  ses  amis  et  ses 
cliens  qui  étoient  en  grand  nombre  , 
il  se  mit  en  état  d'opposer  la  force  à 
la  violence.  Lectorius  ayant  conféré 
tumultuairement  avec  ses  collègues  , 
fit  publier  par  un  héraut  que  le  collè- 
gue des  tribuns  ordonnoit  que  le  consul 
fût  conduit  en  prison  ;  et  aussitôt    un 

(i)  D.  H.   ibid.  1.  9. 

officier 


DE  LA  RÉT\  ROMAINE.  Lîv.TIL    289 

officier  de  ce  tribun  eut  la  hardiesse 
de  vouloir  arrêter  le  premier  magis- 
trat de  la  république  ;  mais  les  séna- 
teurs ,  les  patriciens  et  cette  foule  de 
cliens  qui  étoient  attachés  à  Appius  , 
le  mirent  au  milieu  d'eux  et  repous- 
sèrent l'officier.  Lectorius  transporté 
de  colère  s'avança  lui-même  pour  le 
soutenir ,  et  implora  le  secours  du  peu- 
ple. La  multitude  se  soulève  ;  les 
plus  mutins  se  joignent  au  tribun  ;  on 
n'entend  plus  que  des  cris  confus  que 
produit  une  animosité  réciproque. 
Bientôt  on  passe  des  injures  aux  coups  ; 
et  comme  il  étoit  défendu  en  ce  temps- 
là  de  porter  des  armes  dans  la  ville  , 
chaque  parti  s'en  fait  des  bancs  ou  des 
pierres  qu'il  rencontre.  H  y  a  bien  de 
l'apparence  que  cette  émotion  ne  se 
seroit  pas  à  la  fin  terminée  sans  qu'il  y 
eût  beaucoup  de  sang  répandu  ,  si 
Quintius  n'eût  engage  quelques  con- 
sulaires et  d'anciens  sénateurs  à  ar- 
radier  Appius  de  ce  tumulte,  pendant 
qu'il  travaillerait  à  adoucir  les  tribuns; 
mais  la  nuit  qui  survint  obligea  plus 
que  tout  le  reste  les  deux  partis ,  éga- 
lement irrités  l'un  contre  l'autre  ,  à  se 
séparer. 

Le  tumulte   recommença  le  lende- 
Tome  I.  \     N 


390      HISTOIRE   DES    REVOLUTIONS 

main.  Le  peuple  animé  par  ses  tri- 
buns ,  et  sur-tout  par  Lectorius  qui 
avoit  été  blessé  la  veille  ,  s'empare  du 
Capitoie.  s'y  cantonne,  et  semble  vou- 
loir commencer  une  guerre  ouverte. 
Le  sénat  de  son  côté  s'assemble  y  tant 
pour  trouver  les  moyens  d'apaiser  la 
sédition  que  pour  concilier  les  deux 
consuls ,  dont  le  premier,  comme  plus 
modéré  ,  vouloit  qu'on  relâchât  quel- 
que chose  en  faveur  du  peuple  ,  au 
lieu  qu'Appius  protestoit  qu'il  mourroit 
plutôt  que  de  consentir  qu'on  cédât 
rien  à  des  séditieux  :  ce  désordre  con- 
tinua plusieurs  jours.  Quintius  ,  qui 
n'étoit  pas  désagréable  à  la  multitude  , 
aborde  les  tribuns  ,  les  caresse  ,  et  les 
conjure  de  donner  leurs  ressentimens 
particuliers  au  bien  public,  et  de  vou- 
loir rétablir  dans  la  ville  la  paix  et  la  con- 
corde. Les  tribuns  lui  répondirent  que 
c'étoit  à  son  collègue  qu'il  devoit  s'a- 
dresser ,  et  que  lui  seul  étoit  cause  de 
la  division  qui  se  trouvoit  dans  la  ré- 
publique; qu'ils  ne  croy  oient  pas  exiger 
une  chose  injuste  en  demandant  que 
l'élection  des  tribuns  se  fit  seulement 
dans  une  assemblée  par  tribus  ;  que 
cela  n'en  excluoit  ni  les  sénateurs,  ni 
les  patriciens  ,   ni  les  chevaliers   qui 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    3()l 

fous  étoient  inscrits  dans  quelqu'une 
des  trente  tribus  ,  et  qui  pourroient 
toujours  intervenir  dans  les  assemblées 
par  tribus  comme  citoyens  particuliers; 
que  le  peuple  souhaitoit  seulement 
qu'ils  n'y  présidassent  point, mais  que 
oe(  honneur  fût  déféré  à  ses  magis- 
trats particuliers;  qu'il  n'y  avoit  qu'à 
établir  une  loi  si  équitable ,  et  qu'on 
verroit  bientôt  le  calme  rétabli  dans 
la  ville,  sans  cependant  qu'ils  préten- 
dissent se  désister  de  poursuivre  dans 
la  suite  Appius  pour  avoir  blessé  Lec- 
torius  dont  la  personne  étoit  sacrée. 

Quintius  leur  répari  itavec  beaucoup 
de  douceur  ,  que  dans  le  désordre  qui 
étoit  arrivé  on  ne  pouvoit  pas  at- 
tribuer la  blessure  du  tribun  à  Appius 
plutôt  qu'à  un  autre  ;  qu'il  leur  con- 
seilloit  même  de  sacrifier  ce  ressenti- 
ment particulier  au  bien  de  la  paix  , 
et  d'en  faire  une  honnêteté  au  sénat. 
Il  prit  de  là  occasion  de  leur  insinuer 
qu'il  ne  croyoit  pas  impossible  que  le 
sénat ,  par  sa  bonté  ordinaire  ,  ne  se 
relâchât  en  faveur  du  peuple  au  sujet 
de  la  loi  s'il  s'en  remet  toit  absolu- 
ment à  sa  décision  ;  que  c'étoit  peut- 
être  la  voie  la  plus  sure  pour  réussir: 
au  lieu  que  si    le  Deuple    prétendait 

N  2 


292      HISTOIRE    DES  REVOLUTIONS 

l'emporter  par  la  force ,  il  se  trou- 
verait toujours  un  grand  nombre  de 
jeunes  sénateurs  et  de  patriciens  qui 
se  feroient  un  honneur  de  lui  résister. 

Les  tribuns  qui  connoissoient  la 
prudence  de  Quintius  sentirent  bien 
qu'un  homme  aussi  habile  n'auroit  pas 
fait  de  pareilles  avances,  s'il  n'eût  été 
bien  assuré  de  la  disposition  du  sénat  ; 
et  comme  il  n'étoit  plus  question  que 
de  sauver  par  une  déférence  apparente 
l'honneur  de  cette  compagnie,  les  tri- 
buns ,  contens  de  gagner  le  fond  de 
l'affaire  ,  ne  chicanèrent  point  sur  la 
forme  :  ils  assurèrent  Quintius  que  le 
peuple  l'avouerpit  de  tout  ce  qu'il  di- 
roit  de  sa  part  au  sénat.  Les  tribuns 
prirent  d'autant  plus  volontiers  ce 
parti  ,  qu'ils  n'engageoient  point  leurs 
successeurs  qui  pourroient  reprendre 
l'année  suivante  la  poursuite  de  la  loi, 
si  les  délibérations  du  sénat  n'etoient 
pas  favorables  au  peuple. 

Quintius  ,  ayant  quitte  les  tribuns  , 
convoqua  le  sénat  auquel  il  fit  rap- 
port de  leurs  dispositions.  Il  demanda 
ensuite  l'avis  des  consulaires,  en  com- 
mençant par  P.  Valerius  Publicola. 
Ce  sénateur  dit  que  la  blessure  du 
tribun  n'ayant    point  été  l'effet  d'une 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.    20,3 

querelle  personnelle  entre  Àppius  et 
Lectorius,  il  croyoit  qu'on  en  devoit 
ensevelir  le  ressentiment  dans  l'oubli 
même  du  tumulte  qui  en  a  voit  été  la 
cause  :  mais  qu  a  l'égard  du  fond  de  la 
question  qui  etoit  de  savoir  si  le  sénat 
étoit  en  droit  de  délibérer  sur  la  loi 
avant  qu'elle  fut  proposée  au  peuple , 
et  si  on  devoit  permettre  qu'il  se  thit 
des  assemblées  pour  l'élection  des  tri- 
buns sans  sénatus-consulte  et  sans 
auspices  ,  il  s'en  remettait  en  son  par- 
ticulier à  ce  qui  seroit  décidé  à  la  plu- 
ralité des  voix. 

Ce  consulaire  ne  jugea  point  à  pro- 
pos de  s'expliquer  le  premier  sur  une 
matière  si  délicate,  apparemment  par 
considération  pour  le  peuple  que  les. 
patriciens  et  les  sénateurs  de  la  famille 
de  Valéria, depuis Valéiins Publicola  et 
à  son  exemple ,  ménageoient  avec  de 
grands  égards.  L/affaire  ne  laissa  pas 
d'être  agitée  avec  beaucoup  de  cha- 
leur; maisQuintius, naturellement  per- 
suasif, ménagea  les  esprits  avec  tant 
d'adresse  qu'il  détermina  enfin  le  sénat 
à  relâcher  encore  au  peuple  cette  par- 
tie de  son  autorité.  Appius  s'y  opposa 
de  toute  sa  force;  il  appeloità témoins 
les  dieux  et  les  hommes  .  crue   la  ré- 

N  3 


^9-4  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
publique  étoit  trahie  ,  et  qu'on  alloît 
recevoir  une  loi  plus  préjudiciable  à 
l'autorité  légitime  du  sénat,  que  celles 
qu'on  avoit  publiées  sur  le  Mont  Sacré. 
Mais  il  ne  put  ébranler  la  résolution 
des  anciens  sénateurs;  ils  n'ignoroient 
pas  que  si  le  consul  ne  dépendoit  que 
du  sénat  ,  chaque  sénateur  au  con- 
traire étoit  ,  pour  ainsi  dire  ,  en  la 
puissance  du  peuple  qui,  depuis  l'af- 
faire de  Corioian  ,  s'étoit  mis  en  pos- 
session de  faire  faire  le  procès  aux  pa- 
triciens. Ainsi  ou  l'amour  de  la  paix  , 
ou  la  crainte  du  ressentiment  des  tri- 
buns ,  ramenèrent  insensiblement  la 
plupart  des  suffrages  à  l'avis  de  Quin- 
tien.  La  loi  fut  publiée  du  consentement 
des  deux  ordres  ,  (  An  de  Rome  282.  ) 
«t  on  élut  pour  la  première  fois  des 
tribuns  dans  une  assemblée  convoquée 
par  tribus  (1).  Pison  l'historien  ,  au 
rapport  de  Tite-Live,  prétend  qu'on 
élut  cinq  tribuns  ;  qu'on  n'en  avoit 
créé  que  deux  sur  le  Mont  Sacré  ,  aux- 
quels on  en  ajouta  trois  autres  dans 
cette  occasion.Quoi  qu'il  en  soit,  Appius 
encore  plus  indigné   contre    le  sénat 

pe 
s   ni 


même  que  contre   le  peuple  ,  disoit 
que  c'étoit  une  chose   oien  honteuse 


(1)  D.  H.  1.  9.     Tit.  Liv.  Dec.  1. 1.2. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  III.  20,5 
que  le  sénat  Feùt  abandonné  dans  une 
entreprise",  où  il  l'avoit  engagé  en 
Televant  à  une  dignité  qu'il  ne  deman- 
doit  pas  :  cependant  il  ne  s'en  servit 
depuis  que  pour  faire  sentir  aux  plé- 
béiens que  la  victoire  que  leurs  tri- 
buns venoient  de  remporter  sur  le  sé- 
nat ne  lui  avoit  pas  abaissé  le  courage. 
Les  Eques  et  les  Volsques  ,  durant 
ces  divisions,  avoient  fait  à  leur  or- 
dinaire des  incursions  sur  les  terres 
de  la  république.  Les  légions  n'étoient 
composées  que  des  plébéiens  ,  bour- 
geois l'hiver,  et  soldats  Tété  et  en  cam- 
pagne. Les  deux  consuls  les  partagèrent 
entr'eux  ;  Quintius  marcha  contre  les 
Eques  ,  et  Appius  commanda  l'armée 
destinée  contre  les  Volsques.  Ce  gé- 
néral ,  se  voyant  hors  de  Rome  avec 
cette  autorité  absolue  que  donne  le 
commandement  militaire  ,  fit  ob- 
server la  discipline  avec  une  sévérité 
que  les  soldats  regardèrent  moins  com- 
me un  ordre  nécessaire  ,  que  comme 
une  vengeance  du  passé.  La  dureté  du 
commandement  irrita  les  esprits  :  cen- 
turions et  soldats  ,  chacun  murmuroit 
contre  les  ordres  du  général.  Il  se  fit 
une  espèce  de  conjuration  moins  con- 
tre sa  vie    que   contre  sa  gloire  :  les 

N  4 


296      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

soldats,  pour  l'empêcher  de  vaincre  et 
de  recevoir  ensuite  les  honneurs  du 
triomphe  (1)  ,  résolurent  de  concert 
de  ne  point  s'opposer  aux  entreprises 
des  ennemis.  Les  Volsques  ayant  pré- 
senté la  bataille  ,  et  Appius  ayant  tiré 
son  armée  du  camp  pour  les  combattre, 
les  Romains  à  l'approche  de  l'ennemi 
jetèrent  leurs  armes,  s'enfuirent  hon- 
teusement ,  et  ne  crurent  point  acheter 
trop  cher  l'affront  qu'ils  faisoient  à 
leur  général  ,  s'il  ne  leur  en  coûtoit 
que  la  perte  de  leur  propre  honneur. 

Appius  au  désespoir  court  de  tous 
côtés  pour  les  rallier ,  et  les  ramener 
au  combat.  11  prie  et  il  menace  inu- 
tilement ;  les  uns  s'écartent  pour  ne 
pas  recevoir  ses  ordres  ;  d'autres  ,  sans 
être  blessés, lui  montrent  des  bandages 
qu'ils  avoientmis  exprès  sur  desparties 
saines  de  leurs  corps  ;  ils  demandent 
qu'on  les  ramène  dans  le  camp  pour 
se  faire  panser  ,  et  tous  s'y  jettent  en 
foule  sans  en  attendre  l'ordre.  Les 
Volsques  profitent  de  ce  désordre  ,  et 
après  avoir  taillé  en  pièces  ceux  qui 
se  retiroient  les  derniers, ils  attaquent 
les  retranchemens.  Pour  lors  les  sol- 

(1)  D.  H.  1.  9.  Tit  Liv.  D.  1.  1.  2.  Zouaras. 
L.  Florus ,  1.  1.  2.  22.   Val.  M.  J.  9.  c.  3. 


DE  LA  RÉP.  ROMAIN?:.  Liv.  III.  297 

dats  qui  craignoient  que  l'ennemi  ne 
pénétrât  clans  le  camp  font  face  sur 
les  retranchemens  ,  combattent  avec 
courage  ,  et  repoussent  les  Volsques 
sans  les  poursuivre ,  contens  d'avoir 
lait  voir  à  leur  général  qu'ils  eussent 
pu  vaincre  s'ils  l'a  voient  voulu. 

Appius encore  plus  irrité  de  ce  nou- 
vel outrage  que  de  leur  fuite  ,  voulut 
le  lendemain  assembler  son  armée  , 
et  se  placer  dans  son  tribunal  pour 
faire  une  justice  exemplaire  des  sédi- 
tieux. Mais  les  soldats  méprisèrent  le 
signal  qui  les  appeloit  à  l'assemblée'; 
ils  demandoient  à  haute  voix  à  leurs 
officiers  qu'ils  les  tirassent  de  dessus 
les  terres  de  l'ennemi  où  ils  ne  pou- 
voient  manquer  d'être  défaits.  Ces  of- 
ficiers qui  ne  voyoient  plus  ni  disci- 
pline ni  obéissance  dans  Parme e  ,  con- 
seillèrent au  générai  de  ne  pas  com- 
mettre son  autorité  contre  des  esprits 
mutinés.  Appius  outré  de  cette  ré- 
volte abandonna  son  camp  ;  mais 
comme  il  étoit  en  marche  ,  les  Vols- 
ques ,  avertis  par  quelque  transfuge  , 
vinrent  charger  avec  de  grands  cris 
ceux  qui  faisoient  l'arrière-garde.  La 
terreur  se  répand  par-tout  ,  et  passe 
jusques  aux  corps  les  plus   avancés  ; 

N  5 


298  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
chacun  jette  ses  armes;  ceux  qui  por- 
taient les  enseignes  les  abandonnent  : 
ce  n'est  plus,  comme  dans  la  première 
occasion  ,  une  fuite  simulée.  Tout  se 
débande  et  s'écarte  ;  et  ils  ne  se  rallient 
qu'après  être  arrivés  sur  les  terres  de  la 
république. 

Appius  les  ayant  fait  camper  dans 
un  endroit  qui  couvroit  le  pays,  et  où 
il  ne  pouvoit  être  forcé  de  combattre 
malgré  lui,  convoqua  une  seconde  fois 
l'assemblée.  Etant  monté  sur  son  tri- 
bunal il  reprocha  aux  soldats  qui 
l'environnoient  leur  lâcheté  et  leur 
perfidie  plus  criminelle  que  le  défaut 
de  courage.  Il  demande  aux  uns  ce 
qu'ils  ont  fait  de  leurs  armes  ,  et  à 
ceux  qui  portoient  les  enseignes  ,  s'ils 
les  avoient  livrées  aux  ennemis.  S'a- 
bandonnant  à  sa  sévérité  naturelle 
qui  étoit  encore  augmentée  par  le  juste 
-  ressentiment  de  leur  désertion  .  il  fait 
décimer  les  soldais  et  couper  la  tête 
aux  centurions  et  aux  autres  officiers 
qui  avoient  abandonné  leur  poste. 
Comme  le  temps  des  comices  pour 
l'élection  des  consuls  de  l'année  sui- 
vante approchoit  ,  il  ramena  à  Rome 
le  débris  de  son  armée  ,  qui  n'y  rentra 
qu'avec  la  honte  du  châtiment  sur  le 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.  III.     299 

visage ,  et  un  violent  désir  de  la  ven- 
geance dans  le  cœur. 

Appius  irrita  le  peuple  et  s'attira 
sa  haine  tout  de  nouveau  par  l'opposi- 
tion qu'il  forma  aux  instances  que  les 
tribuns  de  cette  année  renouveloient 
en  faveur  de  la  loi  agraire.  Ces  ma- 
gistrats du  peuple  n'étoient  pas  plutôt 
parvenus  au  tribunal ,  qu'ils  ne  eher- 
choient  qu'à  se  distinguer  par  des  pro- 
positions qui  flattassent  la  multitude. 
Les  uns  inventoient  de  nouvelles  lois  ; 
d'autres  reprenoient  la  poursuite  de 
celles  qui  n'avoient  point  encore  été 
reçues  ;  et  tous  n'avoient  pour  objet 
que  de  partager  avec  le  sénat  et  les 
patriciens  les  biens  ,  les  dignités  et  les 
magistratures  de  la  république. 

Ce  fut  sous  le  consulat  de  L.  Va- 
lérius  et  de  T.  Emilius  qui  venoient 
de  succéder  dans  cette  dignité  à  Quin- 
tius  et  à  Appius  ,  que  C.  Cicinnius  , 
tribun  du  peuple ,  et  petit-fils  de  ce 
Sicinius  Bellutus  le  chef  de  la  sédition 
sur  le  Mont  Sacré ,  fit  renaître  avec 
ses  collègues  l'ancienne  dispute  au  sujet 
du  partage  cleces  terres  publiques  dont 
les  patriciens  et  les  plus  riches  habitans 
de  Rome  étoient  en  possession.  ( Au- 
de Rome  283,  J 

N  6 


300      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

L'affaire  dépendoit  en  quelque  ma- 
nière des  consuls (i) qui,  parle  sénatus- 
consulte  rendu  sous  le  consulat  de 
Cassius  et  de  Virginius  ,  étoient  auto- 
risés à  nommer  les  commissaires  qui 
dévoient  procéder  à  la  recherche  et  au 
partage  de  ces  terres.  Les  tribuns  eu- 
rent l'adressé  de  mettre  dans  leurs  inté- 
rêts ces  deux  premiers  magistrats  de  la 
république.  Emilîus  leur  promit  d'ap- 
puyer leursprétentions:  ce  consulprit  un 
parti  si  extraordinaire  par  un  sentiment 
de  vengeance  contre  le  sénat  qui  avoit 
refusé  les  honneurs  du  triomphe  à  son 
père  ,  revenu  victorieux  d'une  guerre 
contre  les  Eques.  Valérius  de  son  côté 
ne  fut  pas  fâché  de  trouver  une  occasion 
d'adoucir  le  peuple,  qui  ne  pouvait 
lui  pardonner  la  mort  de  Cassius  dont 
il  s'étoit  rendu  accusateur  pendant  sa 
questure. 

Les  tribuns  assurés  des  deux  consuls 
portèrent  ensuite  l'affaire  au  sénat. 
Ils  parlèrent  avec  beaucoup  de  modé- 
ration ,  et  ils  demandèrent  avec  les 
prières  les  plus  soumises  ,  qu'il  piùt 
enfin  à  la  compagnie  de  faire  justice 
au  peuple  ,  et  que  les  consuls  ne  diffe- 

(i)  D.  H.  1.  9. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  III.    3oi 

rassent  plus  à  nommer  les  décemvirs  qui 
dévoient  régler  le  partage  des  terres  : 
les  deux  consuls  firent  comprendre 
par  leur  silence  qu'ils  ne  s'y  opposoient 
point.  Valérîus  comme  premier  consul, 
demanda  ensuite  l'avis  de  la  compa- 
gnie ,  et  il  commença  par  Emilius  . 
père  de  son  collègue.  Cet  ancien  séna- 
teur se  déclara  en  laveur  du  peuple  (i)  : 
il  dit  que  rien  ne  luiparoissoit  plus  in- 
juste que  de  voir  des  particuliers  enri- 
chis seuls  des  dépouilles  des  ennemis  , 
pendant  que  le  reste  des  citoyens  gé- 
missoit  dans  l'indigence  et  dans  la  mi- 
sère; que  les  pauvres  plébéiens  crai- 
gnoient  d'avoir  desenfans  auxquels  ils 
ne  pouvoient  laisser  que  leur  propre  mi- 
sère en  héritage; qu'au  lieu  de  cultiver 
chacun  la  portion  de  terre  qui  leur  ap- 
partenoit  ,  ils  étoient  contraints  pour 
vivre  de  travailler  comme  des  esclaves 
dans  les  terres  des  patriciens ,  et  que 
cette  vie  servile  étoit  peu  propre  à 
formerle  courage  d'unPiomain.  uAinsi, 
»  dit  ce  vieillard  ,  je  suis  d'avis  que 
»  nos  consuls  nomment  des  décemvirs 
»  qui  procèdent  au  partage  de  ces 
»  terres  ,  qui ,  étant  publiques  et  com- 
»  munes  ,  doivent  tourner  également 

(i)  D.  H.  ibid. 


3o2  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  au  profit  de  tous  les  particuliers.  » 
Appius  s'opposa  à  cet  avis  avec 
autant  de  hauteur  que  s'il  eût  été  un 
troisième  consul ,  ou  même  qu'il  eut 
été  revêtu  d'une  dictature  perpétuelle. 
Il  répondit  à  Emilius  que  le  peuple 
ne  pouvoit  se  prendre  de  sa  misère 
qu'à  sa  propre  intempérance  ;  qu'il 
avoit  eu  des  terres  en  partage  dès  la 
fondation  de  Rome  ;  que  plus  d'une 
fois  les  consuls  lui  a  voient  abandonné 
le  butin  qu'on  avoit  fait  sur  les  terres 
des  ennemis ,  et  que  si  on  faisoit  une 
recherche  exacte  ,  on  trouveroit  que 
ceux  qui  avoient  eu  plus  de  part  à  ces 
dépouilles  étrangères  étoient  les  plus 
pauvres;  que  tant  que  ces  plébéiens 
croupiroient  dans  la  débauche  et  dans 
l'oisiveté ,  il  n'étoit  pas  au  pouvoir  delà 
république  de  les  enrichir;  qu'il  s'étoit 
passé  plus  de  quinze  consulats  depuis 
qu'on  avoit  rendu  le  sénatus-consuite 
pour  le  partage  des  terres,  sans  qu'aucun 
des  magistrats  précédens  eussent  songé 
seulement  à  le  mettre  à  exécution, parce 
qu'ils  n'ignoroient  pas  que  le  sénat  par 
un  pareil  arrêt  n'avoit  eu  en  vue  que 
d'apaiser  la  sédition  ,  pour  donner  le 
temps  au  peuple  de  reconnoître  l'in- 
justice   et  même     l'impossibilité    de 


DE  LA  REP.  ROMAINE.  Liv.  111.    3o3 

ses  prétentions  ;  et  que  d'ailleurs  ces 
anciens  consuls  savoient  bien  que  le 
senatus-consulte  (i)  étoit  péri  par  la 
prescription  ,  et  qu'ils  n'a  voient  garde 
de  se  charger  d'une  commission  en  ver- 
tu d'un  pouvoir  expiré  ;  qu'il  n'y  avoit 
pas  plus  à  craindre  des  consuls  en 
charge  ,  trop  habiles  et  trop  éclairés 
pour  entreprendre  une  pareille  affaire 
sans  le  concours  et  l'autorité  du  sénat. 
«  Mais  afin  de  vous  faire  voir ,  ajouta 
»  Appius  ,  qu'en  rejetant  un  acte  pres- 
»  crit ,  je  ne  prétends  pas  soutenir  des 
»  usurpateurs,  je  déclare  que  mon  avis 
»  est  que  sans  faire  mention  du  partage 
»  des  terres  ,  on  réunisse  au  profit  du 
»  domaine  public  les  terres  de  tous 
»  ceux  qui  n'en  pourront  pas  justifier 
»  l'acquisition  et  les  bornes  par  des 
»  titres  légitimes.» 

Quelqu'équitable  que  fut  cet  avis  , 
ni  les  grands  ni  le  peuple  ne  pouvoient 
goûter  un  sentiment  qui  alloit  à  dé- 
pouiller les  riches  sans  que  les  pau- 
vres-en  profitassent.  Mais  comme  après 
tout  il  rejetoit  le  partage  des  terres  , 
et  que  la  recherche  proposée  contre 
les  injustes  possesseurs  paroissoit  en- 
core bien  éloignée  ,  la  plupart  des  se- 

(i)  D,  H.l.  9, 


3o4      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

nateurs  donnèrent  encore  de  grandes 
louanges  à  Appius.  Les  tribuns  ,  au 
contraire  outres  de  trouver  réunies  en 
la  personne  seule  de  ce  consulaire  la 
haine  et  l'émulation  de  tous  les  patri- 
ciens ,  résolurent  de  le  faire  périr  ,  et 
ils  le  citèrent  devant  le  peuple  comme 
l'ennemi  déclaré  delà  liberté  publique. 
Cétoit  le  crime  ordinaire  de  ceux 
qui  n'en  avoient  point ,  et  qu'on  vou- 
loit  pourtant  perdre.  Le  sénat  s'inté- 
ressa dans  cette  affaire  comme  dans 
la  sienne  propre  ;  et  il  regardoit  Ap- 
pius comme  l'intrépide  défenseur  de 
ses  droits.  La  plupart  vouloient  sol- 
liciter la  multitude  en  sa  faveur  ;  mais 
il  s'y  opposa  avec  son  courage  et  sa 
fermeté  ordinaire.  Il  ne  changea  ni 
d'habit  ni  de  langage  ;  et  le  jour  de 
l'assemblée  il  parut  au  milieu  de  ses 
accusateurs  avec  la  même  dignité  que 
s'il  eut  été  leur  juge.  Les  tribuns  lui 
reprochèrent  la  dureté  de  son  consu- 
lat ,  l'inhumanité  avec  laquelle  il  avoit 
fait  mourir  un  plus  grand  nombre  de 
soldats  par  la  main  du  bourreau  ,  que 
les  ennemis  n'en  avoient  tué  dans  la 
chaleur  du  combat.  Pour  rendre  ce 
consulaire  encore  plus  odieux  ,  ils  lui 
faisoient   un    crime  nouveau    de    la 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  III.  3o5 
conduite  sévère  de  son  père  :  mais  il 
répondit  à  ces  différens  chefs  d'accu- 
sation avec  tant  de*force ,  que  le  peuple 
étonné  et  confus  n'osa  le  condamner. 
Les  tribuns  qui  craignoient  qu'il  ne 
fût  absous  firent  remettre  le  juge- 
ment à  une  autre  assemblée  ,  sous 
prétexte  que  la  nuit  approchoit  et 
qu'il  ne  restoit  pas  assez  de  temps 
pour  recueillir  les  suffrages.  Pendant 
ces  délais ,  Appius  qui  jugea  bien  qu'il 
n'échapperoit  point  à  la  fin  à  la  haine 
implacable  de  ces  magistrats  ,  finit 
volontairement  sa  vie.  Son  fils  fit  ap- 
porter son  corps  dans  la  place  ,  et  se 
présenta  ,  suivant  l'usage  ,  pour  faire 
son  oraison  funèbre.  Les  tribuns ,  en- 
nemis de  sa  mémoire  ,  voulurent  s'y 
opposer  sous  prétexte  que  son  père 
étoit  censé  entre  les  criminels  par  l'ac- 
cusation dont  il  n'a  voit  pas  été  absous 
avant  sa  mort  ;  mais  le  peuple  plus 
généreux  leva  l'opposition  ,  et  il  en- 
tendit sans  peine  les  louanges  d'un 
ennemi  qu'il  n'avoit  pu  s'empêcher 
d'estimer  ,  et  qu'il  ne  craignoit  plus. 

Les  tribuns  reprirent  ensuite  Faf- 
faire  de  la  loi  agraria  ,  que  le  procès 
d'Appius  avoit  comme  suspendue.  La 
mort   de  ce    grand   homme  serai jloit 


3o6       HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

devoir  intimider  tous  ceux  qui  seroienfe 
tentés  de  s  opposer  à  la  publication 
de  la  loi  ;  niais  comme  la  fortune  de 
la  plupart  des  sénateurs  en  dépendait , 
et  que  plusieurs  riches  plébéiens  avoient 
aussi  acquis  différens  cantons  de  ces 
terres  publiques ,  le  parti  des  patri- 
ciens se  fortifia  ,  celui  du  peuple  s'af- 
foiblit  ,  la  poursuite  des  tribuns  en 
fut  ralentie  ,  et  les  propriétaires  de- 
meurèrent toujours  en  possession  de 
ces  terres  malgré  les  prétentions  et 
les  plaintes  du  petit  peuple.  Les  Ro- 
mains ,  Tannée  suivante  et  sous  le 
consulat  d'Aulus  Virginius  et  de  Nu- 
micius,furent  occupés  dans  des  guerres , 
ou  plutôt  dans  des  courses  et  des  in- 
cursions contre  les  Eques,  les  Vols- 
ques  et  les  Sabins  ;  mais  au  retour  de 
la  campagne  on  vit  renaître  des  di- 
visions ordinaires.  {An  de  Rome  284.  ) 
La  multitude  qui  se  croyoit  oppri- 
mée par  le  crédit  des  grands  ,  pour 
en  marquer  son  ressentiment  s'ab- 
senta de  toutes  les  assemblées  qui  se 
faisoient  par  centuries  ,  et  où  les 
consuls  et  le  sénat  présidoient.  Il  sem- 
btoit  que  les  plébéiens  voulussent  se 
séparer  encore  une  fois  du  corps  de 
la  république  :  on  n'en  vit  aucun  à 


DE  Là  RÉP.  ROMAINE.  LtV.  III.  3o*f 

1  élection  des  consuls  pour  1  année  sut- 
vante;  e^  ce  qui  nvetoit  jamais  arrivé  , 
T.  Quinliiius  et  Q.  Serviiius  lurent 
élevés  à  cette  dignité  par  les  suffrages 
seuls  du  sénat ,  des  patriciens  et  de  leurs 
cliena  qui  ,  maigre  ces  divisions  ,  sui- 
voient  toujours  le  parti  de  leurs  pa- 
trons. (  An  de  Rome  285.  ) 

Ces  deux  consuls  ,  pour  empêcher 
que  la  division  n'allât  plus  loin  ,  oc- 
cupèrent le  peuple  pendant  toute 
Tannée  en  di  ne  rentes  guerres  contre 
les  Eques  et  les  Volsques.  T.  Quintius 
enleva  à  ces  derniers  la  ville  d'Antium 
et  tout  son  territoire.  Le  pillage  et  le 
butin  adoucirent  les  esprits  de  la  mul- 
titude ,  et  le  soldat  de  retour  à  Rome 
n'osoit  se  plaindre  de  ses  généraux; 
sous  lesquels  il  venoit  d'acquérir  des 
biens  et  de  la  gloire. 

Mais  les  plaintes  et  les  dissensions 
recommencèrent  sous  le  consulat  de 
Tib.  Emilius  et  de  Q.  Fabius.  Nous 
avons  vu  qu'Emilius  pendant  son  pre- 
mier consulat  s'étoit  déclaré  pour  le 
partage  des  terres  ;  les  tribuns  et  les 
partisans  de  la  loi  agraria  reprirent 
de  nouvelles  espérances  sous  son  se- 
cond consulat  :  l'affaire  fut  agitée  dans 
le  sénat  ;  Emilius  n'avoit  point  changé 


3o8      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

de  sentiment.  Ce  consul  ,  toujours 
favorable  au  peuple  ,  souteneit  qu'il 
étoit  impossible  de  maintenir  la  paix 
et  l'union  entre  les  citoyens  d'un  état 
libre  ,  si  par  le  bénéfice  de  la  loi  on 
ne  rapprochoit  la  condition  des  pau- 
vres de  celle  des  riches  ,  et  qu'on  ne 
partageât  par  portions  égales  les  terres 
conquises   sur   les   ennemis.    Mais   ce 

Eartage  ,  si  intéressant  pour  les  plé- 
éiens,  soufFroit  de  grandes  difficultés. 
Il  falloit  pour  cela  reconnoître  et  éta- 
blir une  juste  distinction  entre  l'ancien 
patrimoine  de  chaque  particulier  ,  et 
ce  qu'il  y  a  voit  joint  des  terres  publi- 
ques ;  il  falloit  même  étendre  cette 
distinction  entre  les  cantons  que  les 
patriciens  avoient  achetés  du  domaine 
public  ,  et  ceux  qu'ils  n'avoient  pris 
d'abord  qu'à  titre  de  cens  sous  leurs 
noms  ou  sous  des  noms  empruntés  , 
et  qu'ils  avoient  depuis  confondus 
avec  une  partie  des  communes  dans 
leur  propre  patrimoine.  Une  longue 

Ïjrescription  déroboit  aux  recherches 
es  plus  exactes  la  connoissance  de 
ces  différentes  usurpations.  Les  patri- 
ciens avoient  depuis  partagé  ces  terres 
entre  leurs  enfans  comme  leur  patri- 
moine ;  et  ces  terres  ,  devenues  héré- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  L'iV.  III.    3o9 

ditaires ,  étoient  passées  en  différentes 
maisons  à  titre  d'hérédité  ,  par  vente 
et  par  acquisitions.  De  riches  plé- 
béiens en  possédoient  même  depuis 
quelque  temps  une  partie  qu'ils  avoient 
acquise  de  bonne  foi  ;  en  sorte  qu'il 
ne  sembloit  pas  qu'on  put  toucher  à 
cette  affaire  sans  causer  un  trouble 
général  dans  la  république. 

Emilius  ,  sans  avoir  égard  à  des 
inconvéniens  si  dignes  de  considéra- 
tion ,  insistoit  toujours  opiniâtrement 
en  faveur  de  la  publication  de  la  loi. 
Il  vouloit  avoir  le  mérite  aux  yeux 
du  peuple  de  l'avoir  fait  recevoir  pen- 
dant son  consulat  ;  et  il  étoit  soutenu 
par  d'anciens  sénateurs  qui  regar- 
doient  la  médiocrité  de  la  fortune  des 
particuliers  et  l'égalité  des  biens 
comme  les  plus  fermes  soutiens  de  la 
liberté  publique.  Mais  le  plus  grand 
nombre  ,  et  ceux  sur-tout  qui  possé- 
doient de  ces  terres  publiques  ,  se 
plaignoientqu'Emilius9pour  se  rendre 
agréable  au  peuple  ,  voulut  lui  faire  des 
libéralités  du  bien  de  la  noblesse  (i). 
On  en  vint  jusqu'aux  invectives  et 
aux  injures  ;  plusieurs  lui  reprochè- 
rent  qu'il   agissoit   moins   en   consul 

(0  Tit.Liv.  D.  x.l.  3. 


3lO      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

qu'en  tribun  séditieux  ;  et  on  vit  avec 
éfconnement  des  sénateurs  manquer  de 
respect  pour  le  chef  du  sénat ,  et  pour 
le  souverain  magistrat  de  la  républi- 
que. Fabius ,  son  collègue  ,  pour  pré- 
venir les  suites  de  ces  divisions  ,  ouvrit 
un  avis  qui  ne  déplut  ni  à  l'un  ni  à 
l'autre. 

La  plus  grande  partie  des  habitans 
de  la  ville  diAntium  avoient  péri  dans 
la  dernière  guerre  (i).  Fabius  ,  pour 
adoucir  le  peuple  Romain  que  sa  mi- 
sère et  les  harangues  séditieuses  des  tri- 
buns rendoient  furieux  ,  proposa  d'en- 
voyer une  partie  des  plus  pauvres  ci- 
toyens de  Rome ,  en  forme  de  colonie, 
dans  Antium  ,  et  de  partager  entreux 
des  terres  voisines  qu'on  avoit  enle- 
vées aux  Volsques.  Cet  avis  fut  d'abord 
reçu  avec  de  grands  applaudissemens 
par  le  petit  peuple  ,  toujours  avide 
de  la  nouveauté.  On  nomma  aussitôt 

Ïjour  faire  l'établissement  de  cette  co- 
onie  T.  Quintius ,  A.  Virginius  et 
P.  Furius.  Mais  quand  il  fut  question 
de  donner  son  nom  à  ces  triumvirs  , 
il  y  eut  peu  de  plébéiens  qui  se  pré- 
sentassent :  Rome  avoit  trop  de  char- 
mes pour  ses  habitans  ,  personne  n'en 
(i)  Tit.  Liv.  Dec.  i.  1.  8. 


DE  LA  RÈP.  ROMAINE.  LlV.  III.    3l  I 

vouloit  sortir.  Les  jeux,  les  spectacles, 
les  assemblées  publiques  ,  l'agitation 
des  affaires  ,  la  part  que  le  peuple 
prenoit  dans  le  gouvernement  ,  tout 
y  retenoit  un  citoyen  quelque  pauvre 
qu'il  fût.  On  regardoit  une  colonie 
comme  un  honnête  exil  ;  et  les  plus 
misérables  plébéiens  aimèrent  mieux 
dans  cette  occasion  vivre  à  Rome  dans 
l'indigence  ,  et  y  attendre  le  partage 
si  incertain  des  terres  publiques  dont 
on  les  flattoit  depuis  si  long-temps  , 
que  d'en  posséder  actuellement  dans 
une  riche  colonie  ;  en  sorte  que  les 
triumvirs  ,  pour  remplir  le  nombre 
destiné  pour  la  colonie  ,  furent  obligés 
de  recevoir  des  étrangers  et  des  aven- 
turiers qui  se  présentèrent  pour  y  aller 
habiter  (i).  L'unique  avantage  qu'on 
tira  de  cet  établissement  fut  que  ceux 
du  peuple  qui  refusèrent  d'y  être  com- 
pris n'osèrent  relever  l'affaire  du  par- 
tage des  terres. 

Une  peste  affreuse  désola  en  ce 
temps-là  la  ville  et  la  campagne  (2)  ; 
un  nombre  infini  de  peuple  ,  plu- 
sieurs sénateurs  et  les  deux  consuls 
même,  P.  Servilius  et  L.  jEburius,  en 
moururent:  (  An  de  Rome  290. )  Les 

(1)  D.  H.  L  9.    (2)  Oros.  1.  11  c.   12. 


3l2      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

Volsques  et  les  Eques  croyant  rem- 
porter de  grands  avantages  sur  les 
Romains  s'ils  les  attaquoient  dans  de 
telles  conjonctures  ,  recommencèrent 
la  guerre  sous  le  consulat  de  L.  Lu- 
cretius  Tricipitinus  et  de  T.  Veturius 
Geminus.  (An  de  Rome  29 1 .)  Ces  deux 
magistrats  ne  furent  pas  plutôt  élevés 
à  cette  dignité  ,  qu'ils  se  mirent  en 
état  de  s'opposer  aux  courses  des  en- 
nemis ;  mais  comme  ils  ne  pouvoient 
pas  tirer  beaucoup  de  secours  d'une 
ville  où  la  peste  venoit  de  faire  d& 
si  grands  ravages  ,  ils  appelèrent  à 
leur  secours  les  Latins  et  les  Her- 
niques(i),  alliés  du  peuple  Romain  : 
ils  se  mirent  à  leur  tète  ,  et  combat- 
tirent avec  tant  de  courage  que  les 
ennemis  furent  défaits  en  trois  batailles 
différentes. 

(1)  Tit.  Liv.  1.  3. 


Fin  du  troisième  Livre* 


LIVRE 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Lïv .  IV.    3l3 


LIVRE     IV. 

Le  tribun  C.  Terentillus  Arsa  propose 
qu'on  établisse  ,  du  consentement  du 
peuple  ,  un  corps  de  lois  pour  servir 
de  règle  dans  V administration  de  la  jus- 
tice. Ceson  qui  s^y  oppose  est  obligé  de 
s*enfuir  en  Toscane  pour  se  soustraire 
au  jugement  du  peuple.  Les  tribuns  for- 
ment le  dessein  de  faire  périr  tous  les 
sénateurs  et  patriciens  qui  leur  étoient 
odieux.  Le  consul  Claudius  rend  leurs 
projets  mutiles.  Appius  Herdonius 
s'empare  du  C  apitoie.  Les  Romains  V  at- 
taquent et  l }  obligent  à  se  tuer.  Quintius 
Cincinnatus  est  tiré  de  la  charrue  pour 
commander  hs  armées  en  qualité  de 
consul.  Il  refuse  un  second  consulat  , 
et  retourne  cultiver  son  petit  héritage.  Il 
est  rappelé  pour  aller  en  qualité  cte 
dictateur  délivrer  un  consul  que  les  en- 
nemis tenoient  enfermé  avec  toute  son 
armée.  Il  délivre  le  consul  et  ses  soldats , 
défait  les  ennemis ,  et  rentre  triomphant 
dans  Rome.  Quintius  Ceson,  son  fils ,  est 
rappelé  de  son  exil.  Le  sénat  accorde  ait 
Tome  L  O 


3l4      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

peuple  le  pouvoir  d'élire  dix  tribuns  au 
lieu  de  cinq ,   à  condition  qu'il  aban- 
donnera le  projet  de  la  loi,   Terenîilla. 
Le  mont  Aven  tin  cédé  au  peuple  par 
un   sénatus-consulte.    T.    Romilius    et 
C.  Veturius  ,  consuls  ,  remportent  une 
victoire    complète  sur  les  ennemis.  Le 
peuple  ,  à  la  persuasion  de  Siccius  ,  leur 
refuse  l'honneur  du  triomphe ,  et  même 
les  condamne  à  une  amende  ,  parce  qu'ils 
fétoient  opposés  à  la  publication  de  la 
loi  agraire. 

Pendant  que  les  deux  consuls 
étoient  en  campagne,  un  tribun  du 
peuple,  appelé  C.  Terentius  Arsa  , 
entreprit  de  signaler  son  avènement 
au  tribunat  par  de  nouvelles  propo- 
sitions. Ce  tribun,  ayant  reconnu  que 
le  sénat  et  les  consuls  arrêtaient  tou- 
jours par  leur  autorité  la  publication 
de  la  plupart  des  lois  que  proposoient 
ses  collègues,  chercha  difierens  moyens 

15      CL'      :LN„ntflnrl  îrnînilOT    nr»P>  lïTll  Q^^Tl  Cf*. 


Cl     lie     1  CUlUianv"     «'-'     - 

manda  en  pleine  assemblée  qu'on  mît 
des   bornes   à    l'autorité    absolue    des 


consuls  ,    et    en   même    temps  qu'on 
établit ,  du  consentement  du  peuple  , 


Ï)E  LA  RFP.  ROMAINE.  L'iV .  IV.    3l5 

des  lois  fixes  et  constantes  (  i  )  qui 
servissent  de  règle  au  sénat  dans  les 
jugemens  qu'il  rendoit  au  sujet  des 
procès  qui  naissoient  entre  les  parti- 
culiers. 

Pour  juger  de  l'importance  de  cette 
seconde  proposition  ,    peut-être  qu'il 
ne  sera  pas  inutile  d'observer  ici  que 
Rome  n'avoit  point  encore  de  lois,  ni 
une  forme  constante  d'administrer  la 
justice.  La  volonté  seule  de  ses  anciens 
rois  avoit   tenu   lieu   de   loi   pendant 
leurs  règnes  ;  les  consuls  et  le  sénat , 
en  succédant  à  leur  puissance  ,    suc- 
cédèrent à  ce  droit  souverain  de  ren- 
dre la  justice  ,    et  ils  régloient  leurs 
arrêts   par   les    principes    de    l'équité 
naturelle  ,  ou  par   d'anciens    usages  , 
ou  enfin  par  les  premières  lois  de  Ro- 
mulus  et    de    ses    successeurs  ,    dont 
pli  trou  voit  encore  de  légers  vestiges 
dans  les  livres  sacrés   dont  les  seuls 
patriciens  étoient  dépositaires.  Le  peu- 
ple en  étoit  peu  instruit  :   la  plupart 
occupés  hors  de  Rome  à  la  guerre  % 
ou  établis  à  la  campagne  ,  ne  venoient 
guères   à   la  ville    que    les   jours    de 
marchés  pour  leurs  affaires  domesti- 
ques ,  ou  pour  se  trouver  aux  comices 
(i)  D.  H.  1.  io, 

O  a 


3l6      HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS 

et  aux  assemblées  publiques  qui  ne  se 
tenoient  que  ces  jours-là.  Ils  se  re- 
inettoient  de  tous  leurs  différends  au 
jugement  des  consuls  ,  qui  à  l'égard 
du  peuple  faisoient  un  mystère  de 
ces  premiers  élémens  de  leur  juris- 
prudence. 

La  mort  d'un  grand  nombre  de 
patriciens  que  la  peste  avoit  enlevés  , 
et  l'absence  des  deux  consuls  qui 
étoient  actuellement  à  la  tète  des  ar- 
mées ,  parut  une  conjoncture  favorable 
à  Terentillus  pour  introduire  quelque 
changement  dans  le  gouvernement. 
11  représenta  au  peuple  que  les  ma- 
gistrats patriciens  étoient  arbitres  ab- 
solus de  sa  fortune  ;  que  dans  les  dif- 
férends qui  naissoient  entre  un  pa- 
tricien et  un  plébéien ,  le  dernier  étoit 
toujours  sûr  de  succomber  ;  que  dans 
la  perte  de  son  procès  ,  il  ne  lui  res- 
toit  pas  même  la  consolation  de  pou- 
voir connoître  s'il  avoit  été  bien  ou 
mal  jugé  ;  et  il  conclut  à  ce  qu'on 
établit  incessamment  des  lois  connues 
de  tout  le  inonde  ,  qui  servissent  de 
règlement  aux  magistrats  dans  leurs 
jugemens  ,  et  aux  parties  de  preuves 
de  l'équité  ou  de  l'injustice  de  leur 
cause. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.   OVJ 

Il  se  déchaîna  ensuite  ouvertement 
contre  la  puissance  des  consuls.  Il  dit 
qu'on  avoit  attaché  à  cette  dignité 
une  autorité  et  un  pouvoir  insuppor- 
table dans  une  ville  libre  ;  que  les 
deux  consuls  étoient  revêtus  de  la  puis- 
sance souveraine  (i)  dont  jouissoient 
les  anciens  rois  de  Rome  ;  qu'ils  a  voient 
comme  ces  princes  une  robe  bordée  de 
pourpre  ,  la  chaire  curule  ou  d'ivoire  , 
des  gardes  et  des  licteurs;  que  dans 
la  ville  ils  rendoient  la  justice  ,  et  que 
ces  magistrats  ,  en  même  temps  qu'ils 
se  croyoient  eux-mêmes  au-dessus  des 
lois ,  en  vengeoient  l'inobservation  sur 
Jeurs  inférieurs  et  sur  le  peuple  par 
les  plus  cruels  supplices  ;  qu'en  cam- 
pagne et  à  la  tète  des  armées  ,  ils 
faisoient  toujours  la  guerre  avec  une 
autorité  absolue,  et  mène  quelquefois 
la  paix  sans  consulter  ie  sénat ,  auquel 
ils  se  contentoient  pour  la  forme  de 
rendre  compte  ensuite  de  leur  admi- 
nistration ;  qu'ainsi  ils  avoient  toute 
l'autorité  des  rois  ,  et  qu'il  ne  leur  en 
manquoit  que  le  titre  ;  mais  que  pour 
empêcher  que  leur  domination  ne 
dégénérât  à  la  fin  dans  une  tyrannie 
perpétuelle  ,  il  demandoit  qu'on  éta~ 

(i)  Tit.  Liv.  I.  3.  Dec.  i. 

O  3 


3l8     HISTOIRE    DES   RÉVOLUTIONS 

blit  cinq  hommes  des  plus  gens  de 
bien  de  la  république  ,  qui  fussent 
autorisés  à  restreindre  dans  de  justes 
bqrnes  une  puissance  si  excessive  ;  en 
sorte  que  les  consuls  à  l'avenir  n'eus- 
sent d'autorité  sur  leurs  concitoyens  y 
que  celle  que  les  mêmes  citoyens 
auroient  bien  voulu  leur  accorder. 

Des  propositions  si  hardies  surpri- 
rent et  étonnèrent  tous  les  sénateurs. 
Ils  reconnurent  alors  ,  mais  trop  tard  , 
la  vérité  de  ce  que  les  deux  Appius 
avoient  prédit  tant  de  fois  ,  que  le 
peuple ,  après  avoir  essayé  la  foiblesse 
du  sénat  .par  tant  de  lois  quïl  en  avoit 
extorquées  en  sa  faveur  ,  attaquerait 
enfin  ouvertement  son  autorite  dans 
celle  des  consuls  qui  en  étoit  le  plus 
ferme  soutien.  Heureusement  pour 
cette  compagnie  ,  Quintus  Fabius  ,  en 
l'absence  des  consuls  (i)  ,  étoit  alors 
gouverneur  de  Rome  :  c'étoit  un  con- 
sulaire d'un  esprit  ferme  ,  plein  de 
courage  et  de  résolution,  et  inviola- 
blement  attaché  aux  lois  et  à  la  forme 
du  gouvernement  de  la  république. 

Ce  courageux  magistrat,  voyant  que 
les  propositions  hardies  du  tribun 
alloient  à  détruire  la  dignité  consu- 

(i)  Tit.Liv.  1.  3.D.  H.  I.  10. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  3ig 
laire*,  dépêcha  secrètement  différens 
courriers  aux  deux  consuls  pour  leur 
donner  avis  de  ce  qui  se  passoit ,  et 
pour  les  conjurer  de  revenir  à  Rome 
en  diligence.  Il  assembla  ensuite  le 
sénat  ,  et  il  représenta  qu'on  s'étoit 
contenté  jusqu'alors  dans  Rome  de 
suivre  dans  les  jugemens  le  droit  na- 
turel et  les  seuls  principes  de  l'équité 
et  du  bon  sens  ;  que  la  multitude  des 
lois  ne  serviroit  qu'à  obscurcir  la  vé- 
rité ,  et  qu'il  prévoyoit  avec  douleur 
tous  les  malheurs  qui  naitroient  dans 
la  république  de  cette  forme  judi- 
ciaire que  Terentillus  y  vouloit  intro- 
duire. Il  insinuoit  ensuite  que  quand 
même  ces  changemens  seroient  trou- 
vés nécessaires  ,  il  n'étoit  ni  de  l'hon- 
neur ni  de  la  justice  des  citoyens 
qui  étoient  alors  à  Rome  ,  d'entre- 
prendre d'en  décider  en  l'absence  des 
deux  consuls  ,  et  de  cette  partie  du 
peuple  qui  composoit  leurs  armées; 
qu'il  seroit  en  droit  de  se  plaindre 
à  leur  retour  qu'on  eût  précipité  la 
décision  d'une  affaire  de  cette  con- 
séquence ,  qui  ,  intéressant  tous  les 
particuliers  ,  ne  devoit  être  décidée 
que  dans  une  assemblée  générale  du 
peuple  Romain  ;  que  les  consuls  même , 

O  4 


3.20      HISTOIRE  CES  RÉVOLUTIONS 

comme  chefs  de  la  république  ,  pro- 
testeroient  contre  tout  ce  qui  auroit 
été  arrêté  sans  leur  participation  ;  au 
lieu  que  quand  ces  deux  souverains 
magistrats  se  trouveroient  à  la  tête  du 
sénat ,  et  que  tout  le  peuple  seroit 
de  retour ,  on  prendroit  de  concert 
des  mesures  conformes  au  bien  de 
l'état  et  au  salut  de  la  patrie.  Fabius 
s'éleva  ensuite  avec  beaucoup  de  force 
contre  Fauteur  de  ces  nouvelles  pro- 
positions, îl  dit  que  Terentillus  se 
prévaloit  de  Féloignement  des  consuls 

Four  attaquer  la  république  ;  que  si 
année  précédente  ,  et  pendant  que 
la  peste  et  la  guerre  désoloient  la  ville 
de  Rome  et  son  territoire  ,  les  dieux 
en  colère  eussent  permis  que  ce  tribun 
séditieux  eût  été  en  charge,  la  répu- 
blique n'eût  jamais  pu  résister  à  de  si 
cruels  fléaux  ,  et  qu'il  ne  falloit  pas 
douter  qu'on  n'eût  vu  alors  Teren- 
tillus à  la  tête  des  Eques  et  des  Vols- 
ques  ruiner  Rome  ,  ou  du  moins  chan- 
ger la  forme  du  gouvernement ,  quoi- 
que fondé  par  leurs  ancêtres  sur  de 
si  heureux  auspices.  Ensuite  prenant 
des  manières  plus  adoucies  ,  il  adressa 
la  parole  aux  autres  tribuns  ,  et  les 
conjura  par  le  salut  de  la  patrie  ,  de 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  33  * 
ne  rien  innover  jusqu'au  retour  des 
consuls. 

La  plupart  des  tribuns  se  rendirent 
à  ses  prières  et  à  des  raisons  si  so- 
lides ,  et  n'insistèrent  plus  sur  la  pre- 
mière demande  de  Terentillus  qui 
regardoit  la  limitation  du  pouvoir  des 
consuls  :  peut-être  aussi  que  ce  fut 
l'espérance  de  parvenir  eux  -  mêmes 
un  jour  à  la  dignité  du  consulat ,  qui 
leur  ôta  le  dessein  d'en  diminuer  l'au- 
torité. Mais  ils  persistèrent  à  demander 
qu'on  choisit  dans  le  sénat  et  parmi 
le  peuple  des  personnes  capables  de 
composer  un  corps  de  lois  pour  établir 
une  forme  constante  dans  la  manière 
de  rendre  la  justice  aux  citoyens.  Ce- 
pendant ,  sur  les  instances  de  Fabius , 
ils  consentirent  à  suspendre  la  pour- 
suite de  cette  affaire  ,  et  les  consuls 
à  leur  retour  trouvèrent  la  ville  tran- 
quille ;  mais  ce  calme  ne  dura  pas 
long-temps.  Les  Herniques  ,  alors  al- 
liés du  peuple  Romain  ,  firent  savoir 
que  les  Eques  et  les  Volsques,  leurs 
voisins  ,  armoient  secrètement,  et  que 
la  nouvelle  colonie  d'Antium  étoit 
entrée  dans  cette  ligue.  Nous  avons  vu 
plus  haut  que  comme  il  ne  s'étoit  pas 
présenté  un  assez   grand  nombre  dç 

O  5 


322      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

citoyens  Romains  pour  remplir  cette 
colonie  ,  on  y  avoit  supplée  par  des 
gens  ramassés  de  diiierens  endroits  , 
Latins  ,  Héroïques  et  Toscans  :  il  s'y 
étoit  même  glissé  des  Volsques.  Ces 
aventuriers,  en  plus  grand  nombre  que 
les  Romains,  s'etoient  rendus  les  plus 
puissans  dans  le  conseil.  Ils  entre te- 
noient  secrètement  des  intelligences 
avec  les  ennemis  de  Rome  ;  et  quoi- 
qu'ils ne  se  fussent  pas  encore  déclarés 
ouvertement  contre  la  république,  on 
ne  laissoit  pas  d'avoir  leur  fidélité  pour 
suspecte. 

Cependant  le  sénat  qui  ne  vouloit 
pas  être  surpris  ordonna  que  les  deux 
consuls  feroient  des  levées  incessam- 
ment :  ce  qui  s'appeloit  parmi  les 
Romains  faire  le  choix ,  parce  que  tou3 
les  citoyens  étant  soldats ,  les  consuls, 
quand  il  survenoit  une  guerre  ,  étoient 
en  droit  de  choisir  ceux  qui  leur  pa- 
roissoient  en  état  de  servir.  Ces  deux 
magistrats,  ayant  fait  placer  leur  tri- 
bunal dans  la  place  ,  citèrent  ceux 
qu'ils  vouloient  mener  en  campagne  ; 
mais  les  tribuns  s'y  opposèrent  :  ils 
firent  renaître  les  propositions  de 
Terentillus  pour  rétablissement  d'un 
corps  de  lois;  et  Virginius  ,  le  plus 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.   32a 

emporté  de  ces  tribuns  ,  crioit  clans 
la  place  que  cette  guerre  prétendue 
n'étoit  qu'un  artifice  du  sénat  pour 
tirer  le  peuple  hors  de  Rome  ,  et 
l'empêcher ,  sous  ce  prétexte ,  de  donner 
ses  suffrages  au  sujet  d'une  affaire  si 
importante  pour  tous  les  particuliers. 
Ces  contestations  furent  très-vives  , 
et  excitèrent  de  nouveaux  tumultes. 
On  ne  vojoit  plus  ni  obéissance  dans 
le  peuple  ,  ni  autorité  dans  les  con- 
suls. Tout  se  decidoit  par  la  force  ; 
et  quand  ces  premiers  magistrats  de 
la  republique  entreprenoient  de  faire 
arrêter  un  plébéien  qui  refusoit  de 
marcher  à  la  guerre  ,  les  tribuns  l'en- 
levoient  aussitôt  aux  licteurs  ,  et  le 
remettoient  en  liberté.  Les  consuls  , 
craignant  de  commettre  davantage  leur 
dignité  ,  se  retirèrent  de  la  place.  Et 
comme  les  avis  des  Herniques  ne 
s'étoient  pas  trouvés  vrais  ,  et  que  les 
ennemis  n'entreprenoient  rien  ,  ils 
s'abstinrent  pendant  quelque  temps  de 
^e  trouver  dans  ces  assemblées  tumul- 
tueuses ,  dans  lesquelles  les  plus  vio- 
lens  et  les  plus  emportes  avoient  le 
plus  d'autorité.  On  ne  parloit  au  peuple 
que  de  la  nécessité  où  il  etoit  d'obliger 
Jes  consuls   à  régler  leurs  jugemens 

O  6 


3^4  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
par  un  corps  de  lois  connues  et  pu- 
bliques ;  mais  le  sénat  ,  sous  prétexte 
de  conserver  d'anciens  usages  ,  ne 
pouvoit  se  résoudre  à  renoncer  à  cette 
manière  arbitraire  de  rendre  ses  arrêts. 

Il  y  eut  cette  année  des  tremblemens 
de  terre  ,  (An  de  Rome  292. )  et  il 
parut  dans  l'air  des  exhalaisons  en- 
flammées. Ces  phénomènes  purement 
naturels  ,  mais  que  le  petit  peuple  ne 
manqua  pas  de  regarder  comme  les 
précurseurs  de  nouvelles  calamités  , 
firent  oublier  cette  affaire  pour  quel- 
que temps.  On  ne  s'occupoit  que  de 
sinistres  présages  qui  se  multiplioient 
à  la  faveur  de  la  peur  et  de  la  supers- 
tition. Les  uns  avoient  vu  des  spectres 
qui  changeoient  à  tous  momens  de 
formes  ;  d'autres  avoient  entendu  la 
nuit  des  voix  extraordinaires.  Des  his- 
toriens célèbres  (1)  n'ont  point  fait 
difficulté  de  nous  rapporter ,  sur  la 
foi  de  ces  visionnaires  ,  qu'il  avoit 
plu  de  la  chair  crue  ,  et  que  pendant 
qu'elle  tomboit  comme  des  flocons 
tle  neige  ,  des  oiseaux  carnassiers  en 
prenoient  en  l'air  différens  morceaux. 
On  eut  recours  aussitôt  aux  oracles  ; 
on  consulta  les  livres  des  sibylles.  Les 

(1)  Tit.  Liv.  1.3.   D.  H.  1.  10. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IV.   3^5 

dépositaires  de  ces  livres  sacrés  ,  tous 
patriciens,  publièrent  que  Rome  étoifc 
menacée  de  voir  des  ennemis  redou- 
tables  assiéger    la   ville    à    la   faveur 
des  divisions  qui  y  régnoient.   Cette 
prédiction   paroissoit    copiée    d'après 
ce  qui  venoit  d'arriver   dans  rentre- 
prise  de  Coriolan.   Je   ne   sais  si   les 
tribuns  ne  soupçonnèrent  pas  les  mi- 
nistres  de   la  religion    d'avoir    ajusté 
leur  réponse  aux  vues  et  aux  intérêts 
du  sénat  ;  mais  la  populace  qui  regar- 
doit  le  passé  comme  caution  de  l'ave- 
nir ,  et  qui  redoutoit  de  voir  un  nou- 
veau Coriolan  aux  portes  de  Rome  , 
obligea  ses    tribuns   à   conférer  avec 
le   sénat   pour   tâcher  de   trouver    le 
moyen    de    finir    leurs  divisions.  On 
s'assembla  plusieurs  fois  ,  mais  toujours 
inutilement  :  aucun    des    deux   partis 
ne   vouloit  rien  relâcher»  de  ses  pré- 
tentions. Enfin ,  le  temps  ayant  dissipé 
cette  frayeur  que  les  prêtres  avoient 
tâché  d'inspirer  au  peuple ,  les  tribuns 
s'assemblèrent   de    nouveau ,    et   sans 
consulter  le  sénat  ,  ils  présentèrent  à 
la  multitude  un  projet  plus  développé 
de  la  loi  de  Terentillus. 

Cette  loiportoitque  le  peuple  nomme- 
roit  incessamment  cinq  commissaires 


$26       HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

qui  seroient  choisis  entre  les  personnes 
les  plus  sages  et  les  plus  éclairées  du 
sénat  ;  que  ces  commissaires  seroient 
autorises  pour  recueillir  et  former  un 
corps  de  lois  civiles  ,  tant  par  rapport 
aux  affaires  publiques  qu'à  l'égard  des 
differensqui  survenoient  entre  les  par- 
ticuliers ;  qu'ils  en  feroient  leur  rap- 
port dans  une  assemblée  du  peuple  , 
et  qu'ils  les  afficheroient  dans  la  place 
publique  ,  afin  que  chacun  en  pût  pren- 
dre connoissance  et  en  dire  son  avis. 
Les  tribuns ,  ayant  proposé  ce  projet , 
déclarèrent  qu'ils  en  remettaient  la 
publication  au  troisième  jour  de  mar- 
ché ,  afin  que  ceux  qui  voudroient  s'y 
opposer  pussent  librement  représenter 
au  peuple  les  raisons  de  leur  opposi- 
tion. 

Plusieurs  sénateurs  s'élevèrent  aussi- 
tôt contre  cette  nouvelle  proposition. 
Ce  fut  le  sujet  de  beaucoup  de  disputes 
qui  ne  servoient  qu'à  traîner  les  choses 
en  longueur.  A  la  fin  les  tribuns  ten- 
tèrent d'emporter  l'affaire  de  hauteur; 
ils  convoquèrent  pour  cela  une  nouvel- 
le assemblée  où  tout  le  sénat  se  trouva. 
Les  premiers  de  ce  corps  représentèrent 
au  peuple  malgré  les  tribuns,  qu'il  é toit 
inoui  que  sans  sénatus-consulte ,  sans 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    3^7 

prendre  lesauspices,  et  sans  consulter 
ni  les  dieux  ni  les  premiers  hommes  de- 
là republique  ,  une  partie  des  citoyens 
et  la   partie    la  moins  considérable  , 
entreprit  de  faire  des  lois  qui  dévoient 
être  communes  à  tous   les    ordres   de 
l'état  :  ils  firent  goûter  leurs  raisons  à 
ceux  desplebeiens  qui  leurparoissoient 
les  plus  raisonnables.  La  plus  vile  po- 
pulace ,  au  contraire  prévenue  par  ses 
tribuns  ,   demandoit    avec    de   grands 
cris    qu'on   délivrât  les   bulletins ,  et 
qu'on  recueillit  les  suffrages  ;  mais  les 
plus  jeunes  sénateurs  et  les  patriciens 
firent  échouer  ceprojet.QuintiusCeson 
fils  de  QuintiusCincinnatus ,  personna- 
ge illustre  et  consulaire  ,   étoit  à   leur 
tête  :  il  se  jette  dans    la  foule  ,  frappe 
et  écarte  tout  ce  qui  se  présentait  de- 
vant lui  ;  et  ,  à  la  faveur  de  ce  tumulte 
qu'il   avoit   excité   exprès  ,  il    dissipe 
rassemblée  maigre  les  tribuns  qui  firent 
inutilement   ce  qu'ils  purent  pour  la 
retenir.  (An  de  Rome  2.0,2..) 

Les  sénateurs  et  les  patriciens  don- 
nèrent à  Ceson  des  louanges  qui  ne 
servirent  qu'à  exciter  encore  davantage 
son  audace  et  son  animosité  contre  le 
peuple.  C'était  un  jeune  homme  d'une 
figure  agréable ,  dune  taille  avantageux 


328      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

se,  d'une  force  de  corps  extraordinaire: 
naturellement  fier ,  hardi  et  intrépide, 
il  ne  connoissoit  point  le  péril  ,  et  il 
s'étoit  déjà  distingué  à  la  guerre  par 
des  actions  d'une  valeur  surprenante. 
Comme  iln'avoit  pas  moins  d'éloquen- 
ce que  de  courage  ,  et  qu'il  étoit  tou- 
jours le  premier  à  répondre  aux  ha- 
rangues séditieuses  des  tribuns  ,  ces 
magistrats  ,  outrés  de  trouver  en  lui 
seul  l'animosité  de  tous  les  patriciens  t 
conjurèrent  sa  perte.  Après  être  con- 
venus entr'eux  des  chefs  d'accusation  , 
A.  Virginius  le  fit  citer  devant  l'as- 
semblée du  peuple. 

Tant  que  Ceson  s'étoit  trouvé  dans 
la  chaleur  des  disputes  ,  soutenu  par 
les  appiaudissemens  du  sénat  qui  flat- 
toient  sa  vanité  ,  il  avoit  toujours  fait 
paroître beaucoup  de  fermeté  et  decons- 
tance.Mais  tout  son  courage  l'abandon- 
na la  veille  de  son  jugement.  L'exem- 
ple de  Coriolan  fit  alors  une  vive 
impression  sur  son  esprit.  On  le  vit  ti- 
mide ,  effrayé  ,  se  reprochant  1?  passé  , 
redoutant  l'avenir ,  et  tout  prêt  à  chan- 
ger honteusement  de  parti.  Il  prit  des 
habits  de  deuil  ,  et  avec  une  con- 
tenance triste  et  humiliée  il  recher- 
choit  avec  bassesse  la  faveur  des  moin- 
dres plébéiens. 


DE  LA  RËP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  3k2$ 
Le  lendemain  et  le  jour  même  qu'on 
de  voit  traiter  de  son  affaire  ,  il  n'osa 
paroitre  devant  le  peuple.  Il  fallut  que 
son  père,  accompagné  de  ses  parens  et 
de  ses  amis  ,  se  présentât  pour  lui.  A. 
Virginius  commença  son  accusation 
par  les  reproches  qu'il  rit  à  Ceson  de 
son  humeur  impérieuse  ,  de  son  man- 
que de  respect  pour  les  assemblées  du 
peuple  ,  et  des  violences  qu'il  y  avoit 
exercées  contre  les  particuliers  :  «  Et 
»  que  deviendra  notre  liberté  ,  s'écrioit 
»  Virginius,  quand  les  patriciens  au- 
»  ront  élevé  au  consulat  ce  jeune  am- 
»  bitieux,  qui  ,  n'étant  que  personne 
»  privée  ,  cause  déjà  de  justes  alar- 
*>  mes  à  sa  patrie  par  sa  violence  et 
»  son  audace  ?  »  11  produisit  ensuite  tous 
les  plébéiens  que  Ceson  avoit  maltrai- 
tés ,  et  qui  demandoient  justice.  Ses 
parens  et  ses  amis  ne  s'amusèrent  point 
à  le  vouloir  disculper  de  ses  préten- 
dues violences  ;  ils  ne  répondirent  aux 
invectives  du  tribun  que  par  les  louan- 
ges de  Paccusé.  Les  uns  rapportèrent 
tous  les  combats  où  il  s'étoit  signalé  ; 
d'autres  nommoient  les  citoyens  aux- 
quels dans  des  batailles  il  avoit  sauvé 
la  vie.  T.QuintiusCapitolinusqui  avoit 
été  trois  fois  consul  dit  qu'il  l'a  voit 


33o      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

mené  à  la  guerre  ;  qu'à  ses  yeux  il  étoit 
sorti  vainqueur  de  plusieurs  combats 
singuliers  qu'il  avoit  soutenus  contre  les 
plus  braves  des  ennemis  ,  et  qu'il  l'avoit 
toujours  regardé  comme  le  premier 
soldat  de  son  armée.  Lucrétius  qui  avoit 
été  consul  l'année  précédente  ,  ajoutoit 
qu'il  étoit  de  l'intérêt  de  la  république  de 
conserver  un  citoyen  si  accompli  ,  et 
que  l'âge, en  augmentant  sa  prudence  , 
emporteroit  (i)  chaque  jour  quelque 
chose  de  ce  caractère  impétueux  qui  le 
rendoit  odieux  à  la  multitude. 

L.  Quintius  Cincinnatus,  son  père , 
l'homme  de  son  siècle  le  plus  estimé 
pour  sa  capacité  dans  le  gouverne- 
ment de  Tétai ,  dans  le  commande- 
ment des  armées  ,  se  contenta  de  prier 
le  peuple  de  pardonner  au  fils  en  fa- 
veur d'un  père  qui  n'avoit  jamais  of- 
fensé aucun  citoyen.  Le  respect  et  la 
vénération  qu'on  avoit  pour  cet  illustre 
vieillard  commençoit  à  adoucir  les 
esprits;  mais  Virginius  qui  avoit  résolu 
de  perdre  Ceson  répondit  à  Cincin- 
natus que  son  fils  étoit  d'autant  plus 
coupable  qu'il  n'avoit  pas  su  profiter 
des  exemples  d'un  père  comme  lui; 
qu'il  nourrissoit    dans    sa   maison    le 

(i)  Tit.  Liv.  1.3.  c.  12.    D.  H.  1.  io. 


DE  LA  RÉP.   ROMAINE.  Liv.  IV.    33 1 

tyran  de  sa  patrie  ,  et  que  les  grands 
exemples  de  ses  ancêtres  dévoient  lui 
avoir  appris  à  préférer  la  liberté  publi- 
que à  ses  propres  enfans.  «  Et  afin  , 
»  dit  ce  tribun  en  se  tournant  vers 
»  le  peuple  ,  qu'il  ne  paroisse  pas 
»  que  je  veuille  en  imposer  ,  je  con- 
»  sens  ,  si  on  le  veut  ,  qu'on  ne  parle 
»  point  ici  ni  des  discours  injurieux 
»  que  Ceson  a  tenus  dans  nos  as- 
»  semblées  contre  le  peuple  ,  ni  des 
»  violences  qu'il  a  exercées  contre  de 
»  meilleurs  citoyens  que  lui  ;  mais  je 
»  demande  que  M.  VoIscius,mon  col- 
»  lègue  ,  soit  entendu  sur  des  plaintes 
»  particulières  qu'il  a  à  faire  contre 
»  lui  ;  et  j'espère  que  le  peuple  ne 
»  laissera  pas  sans  vengeance  un  de 
»  ses  magistrats  si  cruellement  outra- 
»  gé.  »  Pour  lors  Volscius  se  levant  pour 
jouer  le  rôle  qu'il  avoit  concerté  avec 
son  collègue  :  «  J'aurois  souhaité  ,  dit- 
»  il  en  adressant  la  parole  au  peuple, 
»  avoir  pu  porter  plutôt  mes  plaintes 
r>  de  la  mort  d'un  frère  très-cher  que 
»  Ceson  a  tué  dans  mes  bras  ;  mais  la 
»  crainte  des  violences  ordinaires  du 
»  même  Ceson,  et  le  crédit  de  sa  fa- 
»  mille  ,  ne  m'a  que  trop  fait  côm- 
»  prendre   ce  que    j'avois  à  craindre 


332      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  moi-même  d'une  pareille  poursuite; 
»  Si  je  ne  viens  plus  assez  à  temps 
»  pour  me  rendre  son  accusateur  ,  du 
»  moins  ne  pourra- 1- on  pas  rejeter  le 
»  triste  témoignage  que  je  rendrai  de 
»  sa  cruauté  et  de  sa  tyrannie. 

»  Ce  fut  ,  continua  ce  fourbe  ,  sous 
»  le  consulat  de  L.  Ebutius  et  de  P. 
»  Servi lius  que  revenant  un  soir  ,  mon 
»  frère  et  moi  ,  de  souper  chez  un  de 
»  nos  amis,  nous  rencontrâmes  proche 
»  le  quartier  où  logent  les  femmes  pu- 
»  bliques,Ceson  plein  de  vin, et  accom- 
»  pagné  à  son  ordinaire  de  plusieurs 
»  jeunes  patriciens  insolens  comme  lui, 
»  et  qui  venoientapparemmentde  faire 
»  la  débauche  ensemble  dans  ces  mai- 
»  sons  de  prostitution  ;  ils  nous  atta- 
»  quèrent  d'abord  par  des  railleries 
»  piquantes  ,  et  par  des  injures  que 
»  je  crus  devoir  dissimuler;  mais  mon 
»  frère ,  moins  patient  que  moi  ,  leur 
»  ayant  répondu  comme  un  homme 
»  libre  et  plein  de  courage  devoitfaire  , 
»  Ceson  tomba  aussitôt  sur  lui  ,  et  se 
»  prévalant  de  ses  forces  il  lui  donna 
»  tant  de  coups  de  poing ,  qu'il  l'as- 
»  somma  à  mes  yeux  et  dans  mes 
»  bras  ,  sans  que  je  pusse  opposer  à 
»  une  si  grande  violence  d'autres  armes 


DE  LÀ  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.   333 

»  que  des  cris  et  des  prières  inutiles. 
»  Je  ne  pus  en  porter  mes  plaintes 
»  aux  deux  consuls  qui  moururent  de 
»  la  peste  la  même  année.  L.Lucre- 
»  tius  et  T.  Veturius, leurs  successeurs, 
»  furent  long-temps  en  campagne  :  ce 
»  ne  fut  qu'à  leur  retour  que  je  songeai 
»  à  former  mon  action.  Mais  Ceson , 
»  ayant  appris  mon  dessein,  me  sur- 
»  prit  un  soir  à  l'écart ,  et  il  me 
»  donna  tant  de  coups  que  je  fus  obli- 
*>  gé  ,  pour  éviter  un  sort  pareil  à 
»  celui  de  mon  frère  ,  de  lui  promettre 
»  de  ne  parler  jamais  de  l'une  et  l'autre 
»  violence.  » 

Le  peuple  fut  si  ému  par  ce  récit , 
que  sans  approfondir  la  vérité  du  fait 
il  alloit  condamner  sur  le  champ  Ceson 
à  perdre  la  vie  ;  mais  A.  Virginiusqui 
conduisoit  toute  cette  fourberie  vou- 
lut la  revêtir  des  apparences  de  la 
justice  ,  et  faire  périr  l'accusé  par  les 
formes  ordinaires.  11  demanda  qu'at- 
tendu que  Volscius  n'avoit  pas  ses  té- 
moins présens  ,  Ceson  fut  arrêté  et  mis 
en  prison  jusqu'à  ce  que  son  crime  eût 
été  avéré.  T.  Quintius,son  parent,  re- 
présenta qu'il  étoit  inoui  dans  la  ré- 
publique ,  que  sur  une  simple  accusa- 
tion on  commençât   par   arrêter  un 


334      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

citoyen    peut-être    innocent  ,   et  que 
cette  nouvelle  forme  de  procédure  don- 
noit   atteinte  à    la   liberté    publique. 
Mais  le  tribun  soutint  que    cette  pré- 
caution étoit  nécessaire  pour  empêcher 
qu'un  aussi  grand  criminel  n'échappât  à 
la  justice  du  peuple.  On  agita  de  part 
et  d'autre  cette  questionavec  beaucoup 
de    chaleur  et  d'animosité.  Enfin  ,  il 
fut  arrêté  que  l'accusé  demeureroit  en 
liberté  ,  mais  sous   la  caution  de  dix 
citoyens  qui  s'obligèrent  de  le  repré- 
senter le  jour  qu'il  devoit  être  jugé, 
ou  de  payer  un  amende    dont  les  tri- 
buns convinrent  ensuite  avec  le  sénat. 
Ceson  ,  quoiqu'innocent,  n'osa  s'aban- 
donner au  jugement  du  peuple;  il  sortit 
de  Piome  la  nuit  ,  s'enfuit  et  se  retira 
en  Toscane.  Les  tribuns  ayant  appris  sa 
fuite  exigèrent  l'amende   avec  tant  de 
rigueur  et  de  dureté  ,  que  Quintius,père 
de  Ceson  après  avoir  vendu  la  meil- 
leure partie  de  son  bien  ,  fut  contraint 
de  se  reléguer  dans  une  méchante  chau- 
mière qui  étoit  au-delà  du  Tibre  ;  et 
on  vit  cet  illustre  consulaire  (i)  réduit 
à  cultiver  de  ses   propres  mains  cinq 
ou  sixarpens  déterre  qui  composoient 
alors  tout  son  bien  ,  et  qu'on  appela 

(i)  D.  H.l.  10. 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  LÎV.  V.  335 
depuis  de    son  nom  les  pris  Quintiens. 

Après  l'exil  de  Ceson  ,  les  deux  tri- 
buns se  crurent  victorieux  du  sénat  , 
et  se  llattoient  de  voir  la  loi  bientôt 
établie  ;  mais  comme  cette  affaire  re- 
gardoit  presque  tous  les  grands  ,  la 
noblesse  s'unit  encore  plus  étroite- 
ment depuis  la  disgrâce  du  fils  Quin- 
tins  :  et  sitôt  qu'on  proposoit  la  pu- 
blication d'un  corps  de  droit,  on voy oit 
s'élever  ,  pour  ainsi  dire  ,  mille  Ceson 
qui  tous  s'y  opposoient  avec  la  même 
intrépidité.  Le  temps  d'élire  de  nou- 
veaux consuls  étant  arrivé .,  le  sénat 
et  les  patriciens  de  concert  firent 
"tomber  cette  dignité  à  C.  Claudius, frère 
d'Appius  dernier  mort ,  parce  que  sans 
avoir  rien  de  sa  dureté  et  de  ses  ma- 
nières bautaines  ,  il  nétoit  pas  moins 
attaché  aux  intérêts  de  son  ordre.  On 
lui  donna  pour  collègue  P.  Vaiérius  , 
qui, entrant  dans  son  second  consulat, 
fut  nommé  pour  premier  consul  dans 
cette  élection.  (An  de  Rome  2q3.J 

Les  tribuns  s'aperçurent  bien  par 
ce  concert  de  toute  la  noblesse. ,  que 
Xfuand  même  par  différentes  accusa- 
tions ils  feroient  périr  tous  les  ans 
quelque  patricien  ,  ils  ne  viendroient 
pas  à  bout  d'un  corps  où  il  y  avoit  ai*- 


336       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

tant  d'union  que  de  pouvoir.  Ainsi , 
sans  s'arrêter  davantage  à  persécuter 
et  à  mettre  en  justice  ceux  des  patri- 
ciens qui  se  signaloient  davantage 
par  leur  opposition  à  la  loi  ,  ils  for- 
mèrent secrètement  l'affreux  dessein 
de  faire  périr  tout  d'un  coup  la  meil- 
leure partie  du  sénat ,  et  d'envelopper 
dans  leur  ruine  tous  les  patriciens  qui 
leur  étoient  odieux  et  suspects  parleur 
créditou  par  leurs  richesses.  Pour  faire 
réussir  un  si  détestable  projet,  leurs 
émissaires  répandirent  d'abord  parmi 
le  petit  peuple  des  bruits  sourds  ,  qu'il 
se  formoit  secrètement  de  grands  des- 
seins contre  sa  liberté.  Ces  bruits  va- 
gues et  incertains  ,  passant  de  bouche 
en  bouche  ,  se  chargeoient  de  nouvelles 
circonstances  toutes  plus  funestes  les 
unes  que  les  autres  ,  et  qui  rempli- 
rent à  la  fin  la  ville  d'inquiétude  ,  de 
trouble  et  de  défiance. 

Les  tribuns  voyant  les  esprits  pré- 
venus ,  et  dans  cette  agitation  si  pro- 
pre à  recevoir  la  première  impression , 
se  firent  rendre  une  lettre  en  public. 
Ils  étoient  dans  leur  tribunal  lors- 
qu'un inconnu  (i)  la  leur  présenta  de- 
vant tout  le  peuple  ;  puis  il   se  perdit 

(i)  D.  H.  1.  10. 

à 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Z/V.  IV.    OOJ 

à  l'instant  dans  la  foule.  Les  tribuns 
lisoient  ensemble  et  tout  bas  ,  cette 
lettre  qu'ils  avoient  eux-mêmes  con- 
certée :  et  en  lisant  ils  afï'ectoient  un 
air  d'étonnement  et  de  surprise  pour 
exciter  la  curiosité  et  l'inquiétude  du 
peuple.  Ils  se  levèrent  ensuite  ,  et  ayant 
t'ait  faire  silence  par  un  héraut,  Vir- 
gin ius  adressant  la  parole  à  l'assem- 
blée :  «  Le  peuple  Romain  ,  dit-il  , 
»  d'un  air  consterné  ,  est  menacé  de 
»  la  plus  grande  calamité  qui  lui 
»  puisse  arriver  :  et  si  les  Dieux  pro- 
»  tecteurs  de  l'innocence  ,  n'eussent 
»  découvert  les  médians  desseins  de 
»  nos  ennemis  ,  nous  étions  tous  per- 
»  dus.  »  Il  ajouta  qu'il  falloit  que  les 
consuls  en  fussent  instruits  ,  et  qu'il 
leur  rendroit  compte  ensuite  de  ce  qui 
auroit  été  résolu  dans  le  sénat. 

Pendant  que  ces  magistrats  vont 
trouver  les  consuls ,  leurs  émissaires 
répandus  dans  l'assemblée  ,  publioient 
de  concert  avec  eux  ,  différens  bruits 
qui  n'avoientpour  objet  que  de  rendre 
les  patriciens  plus  odieux  à  la  mul- 
titude.Les  uns  disoient  en  général  qu'il 
y  avoit  long-temps  qu'on  se  doutoit 
bien  qu'il  se  tramoit  de  mauvais  des- 
seins contre  la  liberté  du  peuple  ; 
Tome  I.  P 


338  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
d'autres  ,  comme  mieux  instruits  ,  as- 
suroient  que  les  Equeset  les  Volsques , 
de  concert  avec  les  patriciens ,  dévoient 
mettre  Ceson  à  leur  tète  ,  comme  un 
autre  Coriolan ,  et  que  soutenu  de  leurs 
forces  ,  il  devoit  rentrer  dans  Rome 

Ï>our  se  venger  de  ses  ennemis ,  abolir 
e  tribunat,  et  rétablir  le  gouverne- 
ment sur  ses  anciens  fondemens  ,  et 
qu'on  rendroit  ensuite  aux  Eques  et  aux 
Volsques  ,  en  reconnoissance  de  leurs 
secours  ,  les  villes  et  les  terres  qu'on 
leur  avoit  enlevées.  Quelques-uns  di- 
soient même  qu'il  n'étoît  pas  bien  sûr 
que  Ceson  fut  sorti  de  Piome  ;  qu'ils 
a  voient  entendu  dire  qu'il  étoit  caché 
chez  un  des  consuls  ;  que  son  dessein 
étoit  d'assassiner  une  nuit  les  tribuns 
dans  leurs  maisons  ;  que  tous  les  jeunes 
patriciens  entroient  dans  cette  conjura- 
tion ,  et  que  la  lettre  que  les  tribuns 
venoient  de  recevoir  en  contenoit 
peut-être  l'avis  et  les  preuves.  Enfin 
ces  créatures  des  tribuns  ne  faisoient 
exprès  que  de  fâcheux  préjugés  de  cette 
lettre  mystérieuse  ,  pour  entretenir 
toujours  les  esprits  dans  la  prévention 
et  dans  la  haine  contre  le  sénat  et  les 
patriciens. 

Les  tribuns  étant  arrivés  au  sénat , 


DE  LA  RÉP.    ROMAINE.  Liv.  IV.    33$ 

Virginius  qui  portoit  la  parole  l'a- 
dressant aux  consuls  et  à  tous  les  séna- 
teurs :  «11  y  a  déjà  quelque  temps  t 
»  pères  conscripts  ,  leur  dit-il,  qu'il 
y>  s'est  répandu  dans  cette  ville  des 
bruits  sourds  d'une  conspiration  con- 
tre la  liberté  du  peuple  ;mais  comme 
ils  étoient  sans  auteur  ,  nous  les 
avions  regardés  comme  de  vains  dis- 
cours enfantés  par  la  peur  et  l'oisi- 
veté. Depuis  ce  temps-là  des  avis 
mieux  circonstanciés  nous  sont  ve- 
nus ;  mais  comme  ils  étoient  encore 
sans  nom  d'auteur  ,  nous  n'avions 
pas  cru  que  cela  méritât  de  vous 
être  rapporté.  Cependant  ,  pour  ne 
rien  négliger  dans  une  affaire  de  cette 
conséquence  ,  nous  avions  fait  secrè- 
tement des  perquisitions  ;  et  il  nous 
étoit  revenu  assez  d'indices  d'une 
conspiration  ,  mais  sans  en  avoir 
encore  pu  découvrir  l'objet ,  le  chef 
et  les  complices.  Il  n'y  a  pas  deux 
heures  que  nous  avons  enfin  percé 
cet  affreux  mystère.  Une  lettre  que 
nous  venons  de  recevoir  dans  notre 
tribunal  ,  nous  apprend  qu'il  y  a 
une  conjuration  ,  et  nous  découvre 
le  dessein  des  conjurés.  Les  pre- 
miers indices  qu  oa  avoit  découverts 

Y  2 


34°  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  se  trouvent  conformes  à  la  lettre 
»  d'avis.  Dans  un  péril  si  éminent ,  où 
»  le  temps  qu'on  emploieroit  à  déli- 
»  bérer  sur  la  punition  du  crime  seroit 
»  presque  aussi  criminel  que  le  crime 
»  même  ,  nous  sommes  accourus  en 
»  diligence  suivant  notre  devoir,  pour 
»  vous  en  donner  avis  ,  et  pour  vous 
»  révéler  des  projets  que  vous  ne  pour- 
»  rez  entendre  sans  horreur. 

»  Sachez  ,  pères  conscripts  ,  que 
»  nous  avons  reçu  une  lettre  dans 
»  laquelle  on  nous  avertit  que  des  per- 
»  sonnes  distinguées  par  leur  naissance 
»  et  leurs  dignités  ,  que  des  sénateurs 
»  et  des  chevaliers  ,  que  le  temps  ne 
»  nous  permet  pas  de  nommer  ,  ont 
»  résolu  d  abolir  absolument  le  tribu- 
»  nat ,  tous  les  droits  et  tous  les  pri- 
»  vilèges  du  peuple.  Que  pour  faire 
»  réussir  des  desseins  si  détestables  , 
»  ils  sont  convenus  que  Quintius 
»  Ceson  ,  à  la  tète  d'un  corps  d'Eques 
»  et  de  Volsques  ,  s'approcheroit  se- 
»  crètement  et  de  nuit ,  d'une  des  por- 
»  tes  de  Rome  ,  que  ses  complices  lui 
»  tiendraient  ouverte  ;  qu'on  l'intro- 
»  duiroit  sans  bruit  dans  la  ville  ,  et 
*>  que  les  principaux  conjurés ,  partagés 
p  en  différentes  bandes  ,  iroient  à  la 


DE  LARÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.   3^1 

»  faveur  des  ténèbres  surprendre  et 
»  attaquer  chacun  les  maisons  des  tri- 
»  buns  ;  et  qu'on  devoit  nous  égorger 
»  tous  dans  la  même  nuit  avec  les 
»  principaux  du  peuple  ,  et  ceux  qui 
»  dans  les  assemblées  faisoient  pa- 
»  roitre  le  plus  de  zèle  pour  la  dé- 
»  fense  de  la  liberté. 

»  Nous  vous  conjurons  ,  pères  cons- 
»  cripts  ,  de  ne  nous  pas  abandonner 
»  à  la  fureur  de  ces  scélérats.  Pour 
»  prévenir  leurs  mauvais  desseins  , 
»  nous  espérons  que  vous  ne  nous  re- 
»  fuserez  pas  un  sénatus-consulte  ,  qui 
»  nous  autorise  d'informer  nous-mêmes 
»  de  cette  conspiration  ,  et  d'en  faire 
»  arrêter  les  chefs.  Il  est  bien  juste 
»  que  les  magistrats  du  peuple  pren- 
»  nent  connoissance  par  eux-mêmes 
»  de  ce  qui  regarde  le  salut  même  de 
»  tout  le  peuple ,  et  qu'on  ne  prétende 
»  point  retarder  à  l'ordinaire  ,  et  par 
»  des  discours  étudiés  ,  ni  la  delibé- 
»  ration  ,  ni  l'arrêt  que  nous  deman- 
»  dons.  Tout  retardement  seroit  dan- 
d  gereux  ;  c'est  peut-être  cette  nuit 
»  même  que  doit  éclater  une  si  furieuse 
»  conspiration  ,  et  il  n'y  a  que  des  con- 
>->  jures  qui  puissent  s'opposer  à  la  re- 
»  cherche  de  la  conjuration.  » 

P  5 


342.      HISTOIRE    DES  RÉVOLUTIONS 

Tous  les  sénateurs  détestèrent  une 
pareille  entreprise  ;    mais  ils   étoient 
partagés  sur  la  réponse  qu'on  devoit 
faire  à    Virginius.    Les    plus   timides 
craignoient  qu'un  refus  ne  fit  soulever 
le  peuple  ,    et  n'excitât  une  sédition. 
Ceux  au   contraire    qui    étoient   d'un 
caractère  plus  ferme  ,   représentent 
qu'il  n'étoit  pas  moins  dangereux  d'ac- 
corder un  sénatus-consulte  aux  tribuns , 
que  de  donner  des  armes  à  des  furieux 
et  des  frénétiques  qui  les  tourneroient 
aussitôt  contre  les  principaux  du  sénat. 
Parmi  ces  différens  avis  ,  C.  Claudius  , 
un  des  consuls ,   se  leva  ,  et  adressant 
la  parole  à  Virginius ,  lui  déclara  qu'il 
ne   s'opposoit    point    à   l'information 
qu'il    clemandoit   ;      qu'il    consentoit 
même  qu'on  en  donnât  la  commission 
à  des  magistrats  plébéiens  ,  mais  qu'il 
requéroit  ,  avant  toute  chose  ,    qu'on 
examinât  si  la  conjuration  étoit  men 
réelle  :  «  Voyons  donc ,  lui  dit-il ,  de 
»  qui   est    cette   lettre    si  mystérieuse 
*>  que  vous  avez  reçue  dans  votre  tri- 
j)  bunal  ;  quels  sont   les  sénateurs   et 
»  les  chevaliers  qui  y  sont  nommés. 
p  Que  ne  les  nommez-vous  vous-même  ? 
»  11  nous  reste  encore  assez  de  temps 
»  pour  connoitre  ces  grands   coupa- 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  IV.   3^3 

s>  blés.  Pourquoi  n'avez-vous  pas  au 
»  moins  fait  arrêter  le  porteur  d'une 
»  lettre  anonyme  qui  renfermoit  une 
»  accusation  si  atroce  contre  les  pre- 
»  mières  personnes  de  la  république  ? 
»  Je  ne  suis  pas  moins  surpris  de  ce  que 
»  vous  ne  nous  avez  point  fait  voir  ce 
»  rapport  admirable  qui  se  trouve 
»  entre  les  indices  qui  vous  ont  fait 
»  soupçonner  qu'il  y  avoit  une  con- 
»  juration  ,  et  la  lettre  qui  vous  en 
»  découvre  les  chefs  et  les  complices* 
»  Est-il  possible  que  vous  ayez  pu 
»  vous  persuader  que  le  sénat  aban-* 
»  donneroit  à  votre  fureur  nos  plus 
»  illustres  citoyens  sur  une  simple 
»  lettre  destituée  de  toute  espèce  de 
»  preuves  ? 

»  Oui ,  pères  conscripts  ,  les  tribuns 
»  s'en  sont  flattés  ,  et  la  facilité  avec 
»  laquelle  vous  venez  de  souffrir  qu'on 
»  nous  ait  enlevé  Ceson  ,  a  fait  croire 
»  à  ces  magistrats  séditieux  que  sous 
»  un  gouvernement  si  foible  ils  pou- 
»  voient  tout  oser.  Voilà  le  fondement 
»  de  ce  phantôme  de  conspiration  dont 
»  on  nous  a  voulu  faire  peur  ;  et  s'il 
»  y  a  quelque  péril  à  craindre  pour 
»  l'état ,  il  ne  peut  venir  que  de  ces 
»  flatteurs    du    peuple   qui  ,    voulant 

P    / 


344      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  passer  pour  les  défenseurs  de  la  li- 
»  berté  publique  ,  en  sont  véritable- 
»  ment  les  ennemis.  » 

Ce  discours  prononcé  avec  fermeté 
par  un  consul  dont  tout  le  monde 
connoissoit  la  pénétration  et  la  pro- 
bité ,  étourdit  les  tribuns.  Ils  sortirent 
du  sénat  couverts  de  confusion  et  pleins 
de  fureur,  Le  peuple  les  attendoit  :  ils 
se  rendirent  à  l'assemblée  où  ils  se 
déchaînèrent  également  contre  le  con- 
sul et  contre  tout  le  sénat. 

Mais  C.  Claudius  les  suivit;  il  monta 
le  premier  à  la  tribune  aux  harangues. 
Animé  de  cette  confiance  que  donne 
3a  vérité  ,  il  s'expliqua  devant  le  peu- 
ple de  la  même  manière  qu'il  venoit 
de  faire  devant  le  sénat  ;  et  il  parla 
avec  tant  de  force  et  d'éloquence  ,  que 
les  plus  gens  de  bien  parmi  le  peuple 
demeurèrent  convaincus  que  ce  pian 
secret  d'une  conjuration  dont  les  tri- 
buns faisoient  tant  de  bruit ,  n'étoit 
qu'un  artifice  dont  ils  se  servoient  pour 
pouvoir  perdre  leurs  ennemis.  Il  n'y 
eut  que  la  plus  vile  populace  qui  voulut 
toujours  croire  la  realité  de  cette  cons- 
piration imaginaire  ,  qui  servoit  à  re- 
paître son  animosité  contre  les  patri- 
ciens :  et  les  tribuns  lîeatretenoieht 


DÉ  LA  RÉÎ>.  ROMAINE.  Llv.  ÎV.    345 

avec  soin  dans  une  erreur  qui  leur 
donnoit  lieu  de  se  faire  valoir.  (  An  de 
Rome  29;).  ) 

Dans  un  état  si  rempli  de  troubles 
et  d'agitations  ,  Rome  fut  à  la  veille 
de  passer  sous  une  domination  étran- 
gère (1).  Un  Sabin  seul  forma  un  des- 
sein si  hardi ,  il  s'appeloit  Appius  Her- 
donius.  Qétoit  un  homme  distingué 
dans  sa  nation  par  sa  naissance  ,  par 
ses  richesses ,  et  par  un  grand  nombre 
de  cliens  qui  etoient  attachés  à  sa 
fortune  ;  d'ailleurs  ambitieux  ,  hardi  , 
entreprenant ,  et  qui  crut  qu'il  n'étoit 
pas  impossible  de  surprendre  la  ville 
à  la  faveur  des  divisions  qui  régnoient 
entre  le  peuple  et  le  sénat.  11  se  flat- 
toii  de  faire  soulever  les  esclaves  , 
d'attirer  à  son  parti  tous  les  bannis  , 
et  même    de    faire    déclarer    le   petit 

Ïjeuple  en  sa  faveur  ,  en  le  flattant  de 
e  rendre  arbitre  des  lois  du  gouver- 
nement. Son  dessein  étoit,  après  avoir 
surpris  Rome  ,  de  s'en  faire  le  souve- 
rain ;  ou  de  livrer  la  ville  à  la  com- 
munauté des  Sabins  ,  en  cas  qu'il  ne 
put  pas  ,  avec  ses  propres  forces  ,  se 
maintenir  dans  son  usurpation. 

Il  communiqua  d'abord  son  dessein 
(1)  D.  H.  1.  10.  Tit.  Liy.  Dec.  1.  I.  3.  c.  16. 

P  5 


3^6      HISTOIRE  Ï>ES  RÉVOLUTIONS 

à  ses  amis  particuliers.  Plusieurs  s'at- 
tachèrent à  sa  fortune  dans  la  vue  de 
s'enrichir  du  pillage  de  Rome  ;  ce  fut 
par  leur  moyen  qu'il  rassembla  jus- 
qu'à quatre  mille  hommes  ,  tant  de 
ses  cliens  que  d'un  grand  nombre 
d'esclaves  fugitifs, de  bannis  et  d'aven- 
turiers ,  auxquels  il  donna  retraite  sur 
ses  terres.  Il  chargea  ensuite  quelques 
vaisseaux  plats  de  ces  troupes  ;  et  se 
laissant  aller  la  nuit  au  courant  du 
Tibre  ,  il  aborda  avant  le  jour  du 
côté  du  Capitole.  Il  monta  sans  être 
aperçu  sur  la  montagne  ,  et  à  la  fa- 
veur des  ténèbres  il  s'empara  du  tem- 
ple de  Jupiter  et  de  la  forteresse  qui 
y  étoit  attachée.  De  là  il  se  jette  dans 
les  maisons  voisines  ,  et  coupe  la 
gorge  à  tous  ceux  qui  ne  veulent  pas 
se  joindre  à  lui ,  pendant  qu'une  partie 
de  ses  soldats  se  retranche  et  fait 
des  coupures  le  long  de  la  montagne. 
Les  Romains  qui  échappent  à  la  pre- 
mière fureur  du  Sabin  ,  descendent 
dans  la  ville  et  y  portent  l'épouvante 
et  la  terreur.  L'alarme  se  répand  de 
tous  côtés  ;  les  consuls  éveillés  par  le 
bruit ,  et  qui  ne  redoutent  pas  moins 
l'ennemi  domestique  que  l'étranger  , 
ignorent  si  ce  tumulte  vient  du  dedans 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    3^7 

ou  du  dehors.  On  commence  par  met- 
tre des  corps-de-garde  dans  la  place 
et  aux  portes  de  la  ville.  La  nuit  se 
passe  dans  l'inquiétude  :  enfin  le  jour 
fait  connoitre  quel  est  le  chef  d'une, 
entreprise  si  hardie  et  si  surprenante. 
Herdonius  ,  du  haut  duCapitole,  ar- 
bore un  chapeau  au  bout  d'un  javelot 
comme  le  signal  de  la  liberté  ,  dans  le 
dessein  d'engager  les  esc  laves  qui  étoient 
en  très-grand  nombre  dans  la  ville  à 
se  rendre  auprès  de  lui*  Ses  soldats 
pour  empêcher  le  peuple  de  prendre 
les  armes  ,  crient  que  leur  général 
n'est  venu  à  Rome  que  pour  délivrer 
les  habitans  de  la  tyrannie  du  sénat . 
pour  abolir  les  usures,  et  établir  des 
lois  qui  fussent  favorables  au  peuple. 
Les  consuls  des  la  pointe  du  jour  as- 
semblèrent le  sénat  :  il  fut  résolu  défaire 
prendre  les  armes  au  peuple.  Les  tri- 
buns déclarèrent  qu'ils  ne  s'y  oppose- 
roientpas,  pourvu  qu'ils  sussent  quelle 
seroit  la  récompense  du  citoyen  et  du 
soldat.  c<  Sivous  nous  voulez  promettre 
»  par  serment,  dirent-ils  aux  consuls  , 
9  après  qu'on  aura  repris  le  Capitole  , 
»  de  nommer  les  commissaires  que 
»  nous  demandons  pour  1  etabl  issement 
»  d'un  corps  de  lois ,  nous  sommes  prêts 


348      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

»  de  marcher  aux  ennemis.  Mais  si 
»  vous  êtes  toujours  inflexibles  ,  nous 
»  sauronshien  empêcher  le  peuple  d'ex- 
»  poser  sa  vie  pour  maintenir  un  gou- 
»  vernement  si  dur  et  si  tyrannique.» 

Le  sénat  n'apprit  qu'avec  une  vive 
indignation ,  que  les  tribuns  missent  à 
prix ,  pour  ainsi  dire  ,  le  salut  de  la 
ville  et  les  services  du  peuple.  On  vit 
bien  qu'ils  vouloient  se  prévaloir  de 
la  conjoncture  présente.  C.  Claudius 
étoit  d'avis  qu'on  se  passât  plutôt  du 
secours  mercenaire  du  peuple,  que  de 
racheter  à  des  condition  si  odieuses. 
II  représenta  que  les  patriciens  seuls  , 
avec  leurs  cliens  ,  sufïisoient  pour 
chasser  l'ennemi.  Que  si  dans  la  suite 
on  a  voit  besoin  d'un  plus  grand  nom- 
bre de  troupes  ,  on  pourroit  appeler  les 
Latins  et  les  autres  alliés:  et  que  dans 
une  extrémité  ,  il  valoit  encore  mieux 
armer  leurs  esclaves  que  de  recevoir 
la  loi  des  tribuns>  Mais  les  sénateurs  les 
plus  âgés  *  et  qui  avoient  le  plus  d'au- 
torité dans  la  compagnie,  voyant  l'en- 
nemi sur  leurs  tètes,  et  craignant  qu'on 
n'introduisit  dans  la  viiie  lesSabins, 
lesEques  et  les  Volsques  ,  furent  d'avis 
que  dans  un  péril  si  imminent  on  ne 
devoit  rien  refuser  au  peuple  poux  l'en- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LivAV.    3^9 

gager    à   prendre     promptement     les 
armes.   P.  Valérius    premier    consul  , 
qui  étoit  de  ce  sentiment  ,  se  rendit  sur 
la  place  ,  et  il  promit  au  peuple  que  si- 
tôt qu'on  auroit  repris  le  Capitole  ,    et 
rétabli  le  calme  dans  la  ville  ,  il  n'em- 
pecheroit  point  les  tribuns  de  proposer 
la  loi:  et  que  pour   lui,    soit    qu'il  fût 
question  de  l'accepter,  soit  qu'on  vou- 
lut la  rejeter  ,  il  neconsulteroit  que  le 
bien  seul  de  ses  concitoyens  ,   et  qu'il 
se  souviendroit  toujours  de  son  nom  , 
comme  d'une  obligation  héréditaire  de 
favoriser  les  intérêts  du  peuple  ,   dans 
toutes   les  choses   qui  ne  seroient   pas 
contraires  au  bien  commun  delà  répu- 
blique. Le  peuple  charmé  de  cette  es- 
pérance ,  prit  les  armes ,  et  jura  solen- 
nellement  de  ne  les  point  quitter  que 
par   ordre   des  consuls.   Les  Piomams 
appeloient  cette  sorte  d'armement   du 
nom  de   Tumulte  ,   parce  que  les  occa- 
sions inopinées  le  faisoient  naitre  :  per- 
sonne n'en  étoit  exempt.  Le  chef  pro- 
nonçoit  ordinairement  ces  paroles  :  Qui 
voudra  sauver  la  république  ,    me  suive. 
Alors  ceux  qui  s'étoient  assemblés  ju- 
roient  tous  ensemble    de  défendre   la 
république  jusqu'à  la  dernière  goutte 
de  leur  sang  ;  ce  qui  s'appeioit  Conju- 


35o      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

ration.  Quand  le  peuple  tout  armé  eut 
fait  ces  sermens ,  les  deux  consuls  ,  sui- 
vant l'usage ,  tirèrent  au  sort  pour  savoir 
celui  qui  devoit  commander  l'attaque. 
Cet  emploi  échut  à  Valérius  ,  pendant 
que  C.  Claudius  sortit  de  la  ville  à  la 
tête  d'un  corps  de  troupes  pour  empê- 
cher qu'il  ne  vint  du  secours  à  Herdo- 
nius,  ou  que  les  ennemis  ,  pour  l'aire 
diversion  ,  n'attaquassent  quelqu'autre 
quartier  de  la  ville.  Mais  il  ne  parut 
point  d'autres  troupes  en  campague 
qu'une  légion  que  L.  Mamilius,  souve- 
rain magistrat  de  Tuscule  ,  conduisoit 
lui-même  au  secours  des  Romains  : 
Claudius  la  fit  passer  dans  la  ville. 
Valérius  se  mit  à  la  tête  des  citoyens 
et  des  alliés  ,  et  marcha  droit  aux  en- 
nemis. Les  Romains  et  les  Tusculans 
combattirent  avec  une  égale  émulation: 
c'étoità  quiauroit  la  gloire  d'emporter 
lespremiers  retranchemens.  Herdonius 
soutint  leurs  efforts  avec  un  courage 
déterminé  ;  il  étoit  d'ailleurs  favorisé 
par  la  supériorité  du  poste  qu'il  oc- 
cupoit.  On  se  battit  long-tenms  avec 
beaucoup  de  fureur  ,  et  une  opiniâtreté 
égale.  Le  jour  étoit  déjà  bien  avancé 
sans  qu'on  pût  encore  distinguer  de  quel 
côté  etoit  l'avantage.  Le  consul  Yalé- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LÎV.  IV.  35  I 

rius  voulant  exciter  ses  soldats  par  son 
exemple  à  faire  un  nouvel  effort ,  fut 
tué  àlatète  de  l'attaque.  P.  Volonmius, 
personnage  consulaire  qui  combattoit 
auprès  de  lui  ,  fit  couvrir  son  corps 
pour  dérober  aux  troupes  la  connois- 
sance  d'une  si  grande  perte.  Il  les  lit 
combattre  ensuite  avec  tant  de  courage, 
que  les  Sabins  furent  contraints  de 
lâcher  pied  ,  et  les  Romains  emportè- 
rent leurs  retranchemens  avant  qu'ils 
se  fussent  aperçus  qu'ils  combattoient 
sans  général.  Herclonius  après  avoir 
perdu  la  plupart  de  ses  soldats  en  dis- 
putant le  terrain  pied  à  pied  ,  se  voyant 
sans  ressource  et  forcé  par-tout  ,  se 
fit  tuer  pour  ne  pas  tomber  vif  entre 
les  mains  des  Romains.  Ce  qui  lui  res- 
toit  de  soldats  se  passèrent  leurs  épées 
au  travers  du  corps  ;  quelques-uns  se 
précipitèrent  du  haut  delà  montagne. 
Ceux  que  les  Romains  purent  prendre 
en  vie  furent  traités  comme  des  vo- 
leurs. On  ne  punit  pas  moins  sévère- 
ment les  transfuges  et  les  bannis  qui 
s'étoient  joints  à  Herdonius  ;  et  pa? 
cette  victoire  l'ennemi  étranger  fut 
chassé  de  la  ville  ;  mais  le  domestique 
y  resta  toujours  le  plus  fort ,  et  les  tri- 
buns prirent  même  occasion  de  cet 


352      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 

avantage  et  des  promesses  du  consul 
Valérius  pour  renouveler  leurs  préten- 
tions ,  et  pour  exciter  de  nouveaux 
troubles. 

Ces  magistrats  du  peuple  ,  ou  pour 
mieux  dire,  ces  chefs  éternels  de  toutes 
les  séditions  ,  sommèrent  Claudîus  de 
faire  proposer  la  loi  ,  et  de  satisfaire 
par  là  aux  mânes  de  son  collègue  qui 
s'y  étoit  engage  si  solennellement.  Le 
consul  ,  pour  rallentir  leurs  poursuites 
et  gagner  du  temps  ,  eut  recours  à 
difï'erens  prétextes.  Tantôt  il  s'excu- 
soit  de  tenir  l'assemblée ,  sur  la  né- 
cessité de  purifier  le  Capitole  ,  et  de 
faire  des  sacrifices  aux  dieux.  Tantôt 
il  amusoit  le  peuple  par  des  jeux  et 
des  spectacles.  Enfin  ,  ayant  usé  tous 
ces  prétextes  ,  et  se  voyant  pressé  par 
les  tribuns  ,  il  déclara  que  la  répu- 
blique ,  par  la  mort  de  Valérius ,  étant 
privée  d'un  de  ses  chefs  ,  il  fâlloit  , 
avant  que  de  songer  à  établir  aucune 
loi ,  procédera  l'élection  d'un  nouveau 
consul  ;  et  il  désigna  le  jour  que  dé- 
voient se  tenir  les  comices  des  centu- 
ries. Le  sénat  et  tout  le  corps  des 
nobles  et  des  patriciens  qui  avoient 
un  grand  intérêt  de  s'opposer  à  la 
réception    de    cette    loi ,    résolurent 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LtV.  IV.    353 

de  substituer  à  Valérius  quelque  con- 
sulaire dont  le  mérite  en  imposât  au 
peuple  ,  et  qui  sut  en  même  temps 
Faire  échouer  la  proposition  des  tri- 
buns. Ils  jettèrent  les  yeux  '  dans  ce 
dessein  sur  L.  Quintius  Cincinnatus  , 
père  de  Ceson  ,  que  le  peuple  venoit 
de  bannir  avec  tant  d'animosite.  Et 
ils  prirent  si  bien  leurs  mesures  ,  que 
le  jour  de  l'élection  étant  arrive  ,  la 
première  classe  ,  composée  de  dix-huit 
centuries  de  cavalerie  et  de  quatre- 
vingt  d'infanterie  ,  lui  donna  sa  voix. 
Ce  concours  unanime  de  toutes  les 
centuries  d'une  classe  qui  surpassait 
toutes  les  autres  par  le  nombre  de  ses 
suffrages  ,  lui  assura  cette  dignité  :  et 
il  fut  déclaré  consul  en  son  absence  , 
et  sans  sa  participation.  Le  peuple  en 
fut  surpris  et  effrayé  :  il  vit  bien  qu'en 
lui  donnant  pour  souverain  magistrat 
un  consul  irrite  de  Pexil  de  son  fils  ,  on 
n'avoit  en  vue  que  d'éloigner  la  publi- 
cation de  la  loi.  Cependant  les  députés 
du  sénat  ,  sans  s'arrêter  au  mécon- 
tentement du  peuple ,  furent  chercher 
Quintius  à  la  campagne  ,  où  il  s'étoit 
retiré  depuis  la  disgrâce  de  son  fiis  , 
et  où  il  cultivoit  de  ses  mains  cinq  ou 
six  arpens  de  terre  qui  lui  étoient restés 
des  débris  de  sa  fortune. 


354      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

Ces  députas  le  trouvèrent  condui- 
sant lui-même  sa  charrue.  Ce  fut  en  le 
saluant  en  qualité  de  consul  ,  et  en 
lui  présentant  le  décret  de  son  élec- 
tion ,  qu'ils  lui  apprirent  le  sujet  de 
leur  voyage.  Ce  vénérable  vieillard 
fut  embarrassé  sur  le  parti  qu'il  avoit 
à  prendre.  Comme  il  étoit  sans  am- 
bition ,  il  préféroit  les  douceurs  de 
la  vie  champêtre  à  tout  l'éclat  de  la 
dignité  consulaire.  Néanmoins  l'amour 
de  la  patrie  l'emportant  sur  celui  de 
la  retraite  ,  il  prit  congé  de  sa  femme  ; 
et  lui  recommandant  le  soin  de  leur 
ménage  :  «  Je  crains  bien  ,  ma  chère 
»  Racilia  ,  lui  dit-il ,  que  nos  champs 
»  ne  soient  mal  cultivés  cette  année.  » 
On  le  revêtit  en  même  temps  d'une 
robe  bordée  de  pourpre  ,  et  les  licteurs 
avec  leurs  faisceaux  se  présentèrent 
pour  l'escorter  et  pour  recevoir  ses 
ordres.  C'est  ainsi  que  son  mérite  et 
les  besoins  de  l'état  le  ramenèrent 
dans  Rome  où  il  n'étoit  point  rentré 
depuis  la  disgrâce  de  son  fils.  11  n'eut 
pas  plutôt  pris  possession  du  consulat , 
qu'il  se  fit  rendre  compte  de  tout  ce 
qui  s'étoit  passé  dans  l'invasion  d'Her- 
donius.  Prenant  delà  occasion  de  con- 
voquer l'assemblée  du  peuple ,  il  monta 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    355 

à  la  tribune  aux  harangues  ,  et  sans 
se  déclarer  pour  le  sénat  ni  pour  le 
peuple,  il  les  réprimanda  l'un  et  l'au- 
tre avec  une  égale  sévérité.  Il  reprocha 
au  sénat  que  par  cette  facilité  conti- 
nuelle à  se  relâcher  toujours  sur  toutes 
les  prétentions  des  tribuns  ,  il  avoit 
entretenu  l'insolence  et  la  rébellion  du 
peuple.  Il  dit  qu'on  ne  trouvoit  plus 
dans  les  sénateurs  cet  amour  de  la  pa- 
trie et  ce  désir  de  la  gloire  qui  sem- 
bloient  être  naturels  à  leur  ordre  ; 
qu'une  timide  politique  avoit  pris  la 
place  de  l'autorité  légitime  ,  et  de  la 
fermeté  qui  étoit  si  nécessaire  dans  le 
gouvernement.  Il  ajouta  qu'il  régnoit 
dans  Rome  une  licence  effrénée  ;  que 
la  subordination  et  l'obéissance  sem- 
bloient  en  être  bannies;  qu'on  venoit 
de  voir,  à  la  honte  du  nom  Romain  , 
des  séditieux  mettre  à  prix  le  salut  de 
leur  ville ,  tout  prêts  à  reconnoitre 
Kerdonius  pour  leur  souverain  si  on 
refusoit  de  changer  la  fonde  du  gou- 
vernement. «  Voilà  le  fruit ,  s'écria-t- 
»  il  ,  de  ces  harangues  continuelles 
»  dont  le  peuple  se  laisse  enivrer;  mais 
»  je  saurai  bien  l'arracher  à  ces  se- 
»  ducteurs  qui  régnent  aujourd'hui  dans 
»  Rome  avec  plus  d'orgueil  et  de  ty- 


356      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

»  rannie  que  n'ont  jamais  fait  les  Tar- 
»  quins.  Sachez  donc  ,  peuple  Romain, 
»  que  nous  avons  résolu  mon  col- 
»  lègue  et  moi  ,  de  porter  la  guerre 
»  chez  les  Eques  et  chez  les  Volsques. 
»  Nous  vous  déclarons  même  que 
»  nous  hivernerons  en  campagne  sans 
»  rentrer  pendant  tout  notre  consulat 
»  dans  une  ville  remplie  de  séditieux. 
»  Nous  commandons  à  tous  ceux  qui 
»  ont  prêté  le  serment  militaire  de 
»  se  trouver  demain  avec  leurs  armes 
»  au  lacRégille.  »  Ce  sera  là  le  rendez- 
vous  de  toute  l'armée. 

Les  tribuns  lui  repartirent  d'un  air 
moqueur,  qu'il  couroit  risque  d'aller  à 
la  guerre  seul  avec  son  collègue  ;  et 
qu'ils  ne  soufïriroient  point  qu'il  se  fit 
aucune  levée.  «  Nous  ne  manquerons 
»  point  de  soldats  , répondit  Quintius  ; 
»  et  nous  avons  encore  sous  nos  ordres 
h  tous  ceux  qui,  à  la  vue  du  Capitole, 
»  ont  pris  les  armes ,  et  juré  solennels 
»  lement  de  ne  les  quitter  que  par  la 
r>  permission  des  consuls.  Si  par  vos 
»  conseils  ils  refusent  de  nous  obéir  , 
y>  les  dieux  vengeurs  du  parjure  sauront 
»  bien  les  punir  de  leur  désertion.  » 

Les  tribuns  qui  vouloient  échapper 
àun  engagement  si  positif,  s'écrièrent 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    3o7 

que  ce  serment  ne  regardent  que  la  per- 
sonne seule  de  Valérius ,  et  qu'il  étoi  t  en- 
seveli dans  son  tombeau.  Mais  le  peu- 
ple plus  simple,  et  qui  ignoroit  encore 
cet  art  pernicieux  d'interpréter  les  lois 
de  la  religion  à  son  avantage  ,  rejeta  une 
distinction  si  frivole.  Chacun  se  dispo- 
sa à  prendre  les  armes  ,  quoiqu'avee 
chagrin.  Ce  qui  augmentoit  encore  la 
répugnance  ,  c'est  qu'il  s'étoit  répandu 
un  bruit  que  les  consuls  avoient  donné 
des  ordres  secrets  aux  augures  de  se 
trouver  de  grand  matin  au  bord  du  lac. 
On  soupçonnoit  qu'ils  y  vouloient  tenir 
une  assemblée  générale  ,  et  qu'on  pour- 
roitbien  y  casser  tout  ce  qui  avoit  été 
fait  dans  les  précédentes  en  faveur  du 
peuple  ,  sans  qu'il  put  alors  se  prévaloir 
du  secours  et  de  l'opposition  de  ses  tri- 
buns dont  l'autorité  et  les  fonctions  se 
bornoient  à  un  mille  de  Home  :  en  sorte 
que  s'ils  se  fussent  trouvés  dans  cette  as- 
semblée ,  ils  n'y  auroient  pas  eu  plus  de 
considération  que  desîmplesplebéiens, 
et  qu'ils  auroient  été  également  soumis 
à  l'autorité  des  consuls. 

Quintius  pour  tenir  le  peuple  en  res- 
pect ,  publioit  encore  exprès  qu'à  son, 
retour  il  ne  convoqueroit  point  d'assem- 
blée pour  élire  de  nouveaux  consuls,  et 


35&      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

qu'il  étoit  résolu  de  nommer  un  dicta- 
teur ,  afin  que  les  séditieux  apprissent 
par  leur  châtiment  que  toutes  les  haran- 
gues des  tribuns  ne  seroient  pas  capa- 
bles de  les  mettre  à  couvert  de  la  puis- 
sance et  des  jugemens  sans  appel  du 
souverain  magistrat. 

Le  peuple  qui  jusqu'alors  n'a  voit  fait 
la  guerre  que  contre  des  ennemis  voi- 
sinsdeRome,  accoutuméàrevenirdans 
sa  maison  à  la  fin  de  chaque  campagne, 
fut  consterné  d'un  dessein  qui  l'exposoit 
à  passer  l'hiver  sous  des  tentes.  Les  tri- 
buns n'étoient  pas  moins  alarmés  par 
la  crainte  d'une  assemblée  hors  de  Rome 
où  il  se  pouvoit  prendre  des  résolutions 
contraires  à  leurs  intérêts.  Les  uns  et 
les  autres ,  intimidés  par  la  fermeté  des 
consuls ,  eurent  recours  au  sénat  :  les 
femmes  et  les  enfans  tout  en  larmes  , 
conjurèrent  les  principaux  sénateurs 
d'adoucir  Quintius ,  et  d'obtenir  de  ce 
sévère  magistrat  que  leurs  maris  et  leurs 
pères  pussent  revenir  chez  eux  à  la  fin 
de  la  campagne.  L'affaire  fut  mise  dans 
une  espèce  de  négociation.  C'etoit  le 
point  où  le  consul  par  cette  sévérité  af- 
fectée ,  mais  nécessaire ,  avoit  voulu 
amener  les  tribuns.  Il  se  fit  comme  un 
traité  provisionnel  entr'eux  :  Quintius 


DE  LARÉP.  ROMAINE.  Liv.lV.   35g 

promit  de  ne  point  armer  et  de  ne  point 
Faire  hiverner  les  troupes  en  campagne 
s'il  n'y  étoit  forcé  par  quelques  nouvel- 
les incursions  des  ennemis  ;  et  les  tri- 
buns ,  de  leur  côté  ,  s'engagèrent  à  ne 
point  faire  au  peuple  aucune  proposi- 
tion touchant  l'établissement  des  lois 
nouvelles. 

Quintius  au  lieu  de  faire  la  guerre  em- 
ploya tout  le  temps  de  son  consulat  à 
rendre  justice  aux  particuliers.  11  écou- 
tait tout  le  monde  avec  bonté  ;  il  exâ- 
minoit  avec  attention  le  droit  des  par- 
ties, et  rendoit  ensuite  des  jugemens  si 
équitables  ,  que  le  peuple ,  charmé  de 
la  douceur  de  son  gouvernement,  sem- 
bloit  avoir  oublié  qu'il  y  eût  des  tribuns 
dans    la  république. 

Malgré  une  conduite  si  pleine  de  mo- 
dération et  d'équité  ,  Virgin ius ,  Vol- 
scius  et  les  autres  tribuns  employoient 
tous  leurs  soins  pour  se  faire  perpétuer 
dans  le  tribunat ,  sous  prétexte  que  le 
peuple  avoit  besoin  de  leur  zèle  et  de 
leur  capacité  pour  faire  recevoir  la  pro- 
position de  Terentillus.  Le  sénat  qui 
prévoyoit  les  abus  qui  pouvoient  s'en- 
suivre de  cette  magistrature  perpétuel- 
le ,  fit  une  ordonnance  qui  défendoit 
qu'aucun  citoyen  concourût  dans  les 


36o      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

élections  deux  ans  de  suite  pour  la  même 
charge.  Mais  malgré  une  constitution 
si  nécessaire  pour  la  conservation  de  la 
liberté ,  ces  tribuns  accoutumés  à  la  dou- 
ceur du  commandement ,  firent  tant  de 
brigues  ,  qu'on  les  continua  dans  le 
même  emploi  pour  la  troisième  fois.  Le 
sénat  qui  croyoit  avoir  tout  à  craindre 
de  ces  esprits  séditieux  ,  sans  avoir 
égard  au  décret  qu'il  venoit  de  rendre, 
vculoit  de  son  côté  continuer  aussi 
Quintius  dans  le  consulat  ;  mais  ce  grand 
homme  s'y  opposa  hautement  ;  il  repré- 
senta avec  beaucoup  de  gravité  (1)  aux 
sénateurs  le  tort  qu'ils  se  faisoient  de 
vouloir  violer  eux-mêmes  leurs  propres 
ordonnances.  Que  rien  ne  marquoit 
davantage  lafoiblesse  du  gouvernement 
que  cette  multitude  de  lois  nouvelles 
qu'on  proposoit tous  les  jours,  et  qu'on 
n'observoit  pas.  Que  c'étoit  par  une  con- 
duite si  inconstante  qu'ils  s'attiroient 
justement  le  mépris  de  la  multitude. 
Le  sénat  également  touché  de  la  sa- 
gesse et  de  la  modération  de  Quintius , 
revint  à  son  avis.  On  procéda  à  l'élec- 
tion ;  Q.  Fabius  Vibulanus ,  et  L.  Cor- 
nélius Maluginensîs  furent  nommés 
consuls  pour  l'année  suivante.  A  peine 
(i)  Val.  M.  1.  4.  c  f. 

Quintius 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liy.  IV.  36 1 
Quintius  Fut-il  sorti  de  charge  qu'il  re- 
tourna à  sa  campagne  pour  y  repren- 
dre ses  travaux  et  ses  occupations  or- 
dinaires. (  An  de  Rome  294.  ) 

Après  son  départ  ,  les  amis  de  sa 
maison  ,  et  entrautres  A.  Cornélius  et 
Q.  Servilius(i) ,  questeurs  cette  année  , 
indignés  de  l'exil  injuste  de  Ceson  , 
citèrent  en  jugementM.  Volscius ,  son 
accusateur  ,  l'auteur  et  le  ministre  d'une 
si  cruelle  persécution.  Ces  deux  ques- 
teurs ,  par  ie  pouvoir  attaché  à  leurs 
charges  ,  convoquèrent  l'assemblée  du 
peuple.  Ils  produisirent  différens  té- 
moins ,  dont  les  uns  déposoient  avoir: 
vu  Ceson  à  l'armée  le  jour  même  que 
Volscius  prétendoit  qu'il  avoit  tué  son 
frère  dans  Rome;  d'autres  rapportoient 
que  ce  frère  de  Volscius  étoit  mort 
d'une  maladie  de  langueur  qui  avoit 
duré  quelques  mois  ,  et  qu'il  n'etoit 
point  sorti  de  sa  maison  depuis  qu'il 
etoit  tombé  malade.  Ces  faits  et  beau- 
coup d'autres  étoient  attestés  par  un 
si  grand  nombre  de  gens  de  bien  , 
qu'on  ne  pouvoit  plus  douter  de  la 
malice  et  de  la  calomnie  de  Volscius; 
mais  les  tribuns  ,  collègues  et  com- 
plices   de     Volscius  ,    arrêtèrent    ces 

(1)   Tit.  Liv.  Dec.  1.  1.  3. 

Tome  2.  Q 


362  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
poursuites  ,  sous  prétexte  qu'ils  ne 
vouloient  pas  souffrir  qu'on  prît  les 
voix  sur  aucune  affaire  avant  que  le 
peuple  eût  donné  ses  suffrages  au  sujet 
des  lois  proposées.  Le  sénat  se  servit 
à  son  tour  du  même  prétexte  ;  et  sitôt 
qu'on  parloit  des  cinq  commissaires 
que  les  tribuns  demandoient  ,  il  fai- 
soit  revivre  l'affaire  de  Volscius.  Le 
consulat  de  Fabius  et  de  Cornélius 
se  passa  dans  ces  oppositions  récipro- 
ques. 

La  guerre  se  ralluma  sous  celui  de 
C.  Nautius  et  de  L.  Minutius  ,  leurs 
successeurs.  (  An  de  Rome  295.  )  Les 
Sabins  et  les  Eques  renouvelèrent 
leurs  irruptions.  Nautius  marcha  con- 
tre les  Sabins  ,  les  battit  ,  et  entra  sur 
leur  territoire  où  il  mit  tout  à  feu  et 
à  sang.  Minutius  n'eut  pas  un  si 
heureux  succès  contre  les  Eques. 
Ce  général  timide  ,  et  qui  songeoit 
moins  à  vaincre  qu'à  n'être  pas  vaincu , 
se  laissa  pousser  par  les  ennemis  dans 
des  défilés  où  il  a  voit  à  dos  ,  à  droite 
et  à  gauche  ,  des  montagnes  qui  cou- 
vroient  à  la  vérité  son  camp  ,  mais 
aussi  qui  l'empèchoient  d'en  sortir. 
Ces  lieux  escarpés  n'avoient  qu'une 
issue  ;  les  Eques  prévinrent  les  Ro- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.    LlV.  IV.     363 

mains  et  s'en  emparèrent.  Ils  s  y  for- 
tifièrent ensuite  de  manière  qu'ils  ne 
pouvoient  être  forcés  à  combattre  ; 
ils  tiroient  facilement  leurs  vivres  et 
leurs  fourrages  par  leurs  derrières ,  pen- 
dant que  l'armée  Romaine  ,  enfermée 
dans  les  détroits  de  ces  montagnes  , 
manquent  de  tout.  Quelques  cavaliers 
qui  ,  à  la  faveur  des  ténèbres ,  traver- 
sèrent le  camp  ennemi  ,  en  portèrent 
la  nouvelle  à  Rome  ;  ils  dirent  que 
l'armée,  investie  de  tous  côtés  et  comme 
assiégée,  seroit  obligée  faute  de  vivres 
de  mettre  les  armes  bas  si  on  ne  lui 
donnoit  un  prompt  secours.  Quintus 
Fabius  ,  gouverneur  de  la  ville  ,  dépê- 
cha aussitôt  un  courrier  à  l'autre  consul 
pour  lui  apprendre  l'extrémité  où  se 
trouvait  son  collègue.  Nautius  ,  ayant 
laissé  son  armée  sous  les  ordres  de 
ses  lieutenans  ,  partit  secrètement  et 
se  rendit  en  diligence  à  Rome.  Il  y 
arriva  la  nuit  ;  et  après  avoir  conféré 
sur-le-champ  avec  les  principaux  du 
sénat  ,  on  convint  qu'il  falloit  dans 
cette  occasion  avoir  recours  au  re- 
mède dont  on  se  servoit  dans  les  plus 
grandes  calamités  ,  c'est  -  à  -  dire  ,  à 
l'élection  d'un  dictateur.  (  An  de  Rome 
sqS.  )  Le  consul  ,  selon  le  droit  atta- 

Q  ^ 


364      HISTOIRE   DES    RÉVOLUTIONS 
ché  au  consulat  ,   nomma  L.  Quintîus 
Cincinnatus ,  et  il  s'en  retourna  aussi- 
tôt avec  la  même  diligence  se  remettre 
à  la  tète  de  son  armée.  Le  gouverneur 
de  Rome  envoya  à  Quintius  le  décret 
du  consul.  On  trouva  ce  grand  homme, 
comme  la  première  fois  ,  cultivant  de 
ses  propres  mains  son  petit  héritage. 
Les  députés  ,  en  lui  annonçant  sa  nou- 
velle dignité  ,  lui  présentèrent  vingt- 
quatre  licteurs  armes  de  haches  d'armes 
entrelassées  dans  leurs  faisceaux  :  es- 
pèce   de    garde   des    anciens   rois    de 
Rome  ,  dont  les  consuls  avoient  retenu 
une  partie  ,  mais  qui  ne  portoient  des 
haches  d'armes  dans  la  ville   que   de- 
vant le  seul  dictateur.  Le  sénat ,  ayant 
appris   que  Quintius  approchait  ,  lui 
envoya  un  bateau  dans  lequel  il  passa 
le  Tibre  ;  ses  trois  enfans  ,    ses  amis 
et  les  premiers  du  sénat  furent  le  re4 
cevoir   à  la  sortie    du  bateau  ,  et    le 
conduisirent  jusqu'à  sa  maison.  Le  dic- 
tateur nomma  le  lendemain  pour  gé- 
néral de  la  cavalerie  L.   Tarquitius  , 
patricien  d'une  rare  valeur,  mais  qui, 
pour  n'avoir  pas  eu  le  moyen  d'acheter 
et  de  nourrir  un  cheval  ,  n'avoit  en- 
core servi  que  dans  l'infanterie.  Ainsi 
toute  l'espérance  de  la  république  se 


BÈ  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  365 
trouvoit  renfermée  dans  un  vieillard 
qu'on  venoit  de  tirer  de  la  charrue  , 
et  dans  un  fantassin  à  qui  on  confioit 
le  commandement  général  de  la  ca- 
valerie. 

Mais  ces  hommes  qui  se  faisoient 
honneur  de  la  pauvreté  n'en  mon- 
troient  pas  moins  de  hauteur  et  de 
courage  dans  le  commandement.  Le 
dictateur  fit  fermer  les  boutiques  ,  et 
ordonna  à  tous  les  habitans  qui  étoient 
encore  en  âge  de  porter  les  armes ,  de 
se  rendre  avant  le  coucher  du  soleil 
dans  le  champ  de  Mars  ,  chacun  avec 
douze  pieux  et  des  vivres  pour  cinq 
jours.  Il  se  mit  ensuite  à  la  tète  de  ces 
troupes  ,  et  arriva  avant  le  jour  assez" 
près  du  camp  ennemi  :  il  alla  le  re- 
connoitre  lui-même  autant  que  les 
ténèbres  le  pouvoient  permettre.  Ses 
soldats  ,  par  son  ordre  ,  poussèrent  de 
grands  cris  pour  avertir  le  consul  de 
l'arrivée  du  secours  ;  ils  se  retranchè- 
rent ,  et  fortifièrent  ces  retranchemens 
par  une  palissade  faite  des  pieux  qu'ils 
avoient  apportés  de  Rome  ,  et  ces 
retranchemens  servoient  en  même 
temps  à  enfermer  le  camp  ennemi. 
Le  général  des  Eques  ,  appelé  Grac- 
chus  Duilius  ,  entreprit  ,    malgré    les 

Q  3 


366      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

ténèbres ,  d'Interrompre  ce  travail.  Ses 
troupes  s'avancèrent  ,  mais  avec  cetre 
crainte  et  cette  inquiétude  que  cau- 
sent toujours  la  surprise  et  la  nuit. 
Quintius  qui  avoit  prévu  cette  attaque 
lui  opposa  une  partie  de  son  armée  pen- 
dant que  l'autre  continuait  à  se  retran- 
cher. Le  bruit  des  armes  et  les  cris  des 
combattans  rendirent  le  consul  encore 
plus  certain  du  secours.  Il  attaqua  de 
.son  côté  le  camp  des  Eques  ,  inoins 
dans  l'espérance  de  l'emporter  que 
pour  faire  diversion.  Cette  seconde 
attaque  attira  de  ce  côté-là  une  partie 
des  Eques  ,  et  donna  le  temps  au  dic- 
tateur d'achever  ses  retrancherai ens  ; 
^n  sorte  que  les  ennemis  au  point  du 
jour  se  virent  à  leur  tour  assiégés  par 
deux  armées.  Le  combat  se  renou- 
vela avec  le  retour  de  la  lumière.  Le 
dictateur  et  le  consul  attaquèrent  alors 
avec  toutes  leurs  forces  le  camp  en- 
nemi. Quintius  trouva  l'endroit  de  son 
attaque  moins  fortifié  ,  parce  que  le 
général  des  Eques  n'avoit  pas  cru  avoir 
à  se  défendre  de  ce  côté -là  :  il  ne  fit 
qu'une  foible  résistance  ;  et  comme 
IL  craignoit  d'être  emporté  l'épée  à 
la  main ,  il  eut  recours  à  la  négocia- 
tion. Il  envoya  des  députés  au  consul , 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Lîv.  IV.    3Gj 

qui  ,  sans  les  entendre  ,  les  renvoya 
au  dictateur.  Ces  députés  s'étant  pré- 
sentés à  lui  malgré  la  chaleur  de  l'ac- 
tion ,  le  conjurèrent  d'arrêter  l'impé- 
tuosité de  ses  soldats  ,  et  de  ne  pas 
mettre  sa  gloire  à  faire  périr  presque 
toute  une  nation  ,  et  ils  offrirent 
d'abandonner  leur  camp  ,  et  de  se 
retirer  sans  bagage  ,  sans  habits  et  sans 
armes.  Quintius  leur  répondit  avec  fier- 
té qu'il  ne  les  estimoit  pas  assez  pour 
croire  que  leur  mort  fût  de  quelque 
conséquence  à  la  république  (i)  ;  qu'il 
leur  laissoit  volontiers  la  vie  ;  mais 
qu'il  vouloit  que  leur  général  et  les 
principaux  officiers  restassent  prison- 
niers de  guerre  ,  et  que  ses  soldats 
passassent  sous  le  joug  ,  sinon  qu'il 
alloit  les  faire  tailler  tous  en  pièces. 
Les  Eques  environnés  de  toutes  parts 
se  soumirent  à  toutes  les  conditions 
qu'il  plut  à  un  ennemi  victorieux  de 
leur  imposer.  On  ficha  deux  javelines 
en  terre,  et  une  troisième  fut  attachée 
de  travers  sur  la  pointe  des  deux  pre- 
mières. Tous  les  Eques  nus  et  désar- 
més passèrent  sous  le  portique  mili- 
taire :  espèce  d'infamie  que  les  victo- 

0)  D.  H.  1.  10.  Tit.  Liv.  Dec.  i.  1.  3.  c.  28. 
Val.   Max.  1.   2.  c.  7. 

Q  4 


368      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

rieux  iraposoient  à  des  vaincus  qui 
ne  pouvoient  ni  combattre  ni  se  re- 
tirer. On  livra  en  même  temps  aux 
Romains  le  général  et  les  officiers,  qui 
furent  réservés  pour  servir  au  triom- 
phe du  dictateur. 

Quintius  abandonna  le  pillage  du 
camp  ennemi  à  l'armée  qu'il  avoit 
amenée  de  Rome,  sans  en  rien  retenir 
pour  lui ,  et  sans  vouloir  souffrir  que 
les  troupes  du  consul  qu'il  venoit  de 
dégager  y  prissent  part  :  «  Soldats  , 
»  leur  dit-il  avec  sévérité  ,  vous  qui 
»  avez  été  à  la  veille  de  devenir  la 
»  proie  de  nos  ennemis  ,  vous  ne  par- 
»  tagerez  point  leurs  dépouilles.  »  Puis 
se  tournant  vers  le  consul  :  «  Et  vous  , 
»  Minucius  ,  ajouta-t-il ,  vous  ne  corn- 
»  manderez  plus  en  chef  à  ces  légions 
»  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  faitparoitre 
»  plus  de  courage  et  de  capacité.  » 
Ce  châtiment  militaire  ne  diminua  en 
rien  du  respect  et  de  la  reconnoissance 
de  ces  troupes  pour  leur  libérateur  ; 
et  le  consul  et  ses  soldats  lui  décer- 
nèrent une  couronne  d'or  du  poids 
d'une  livre  ,  comme  à  celui  qui  avoit 
sauvé  la  vie  et  l'honneur  à  ses  con- 
citoyens. 

Le  sénat  ayant  reçu  les  nouvelles 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.   Liv.  IV.    36$ 

de  la  victoire  que  le  dictateur  venoit 
de  remporter  ,  et  le  partage  judicieux 
qu'il  avoit  fait  des  dépouilles  des  en- 
nemis ,  honteux  ,  pour  ainsi  dire  , 
qu'un  si  grand  capitaine  vieillit  dans 
la  pauvreté  ,  lui  fit  dire  qu'il  entendoit 
qu'il  prit  une  part  considérable  dans 
le  butin  qu'il  avoit  fait  sur  les  enne- 
mis ;  il  voulut  même  lui  adjuger  une 
portion  des  terres  conquises  sur  les 
Eques  avec  le  nombre  d'esclaves  et 
de  bestiaux  nécessaires  pour  les  faire 
valoir.  Mais  Quintius  crut  devoir  un 
plus  grand  exemple  à  sa  patrie.  Il 
préféra  cette  pauvreté  qu'il  regardoit 
comme  l'asile  et  le  soutien  de  la  liberté , 
à  toutes  les  richesses  qu'on  lui  offroit  ; 
persuadé  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  libre 
et  de  plus  indépendant  qu'un  citoyen 
qui  ,  sans  rien  attendre  des  autres  . 
tire  toute  sa  subsistance  de  son  propre 
fonds  ou  de  son  travail. 

Ce  grand  homme  ,  en  moins  de 
quinze  jours  ,  dégagea  l'armée  du  con- 
sul ,  vainquit  celle  des  ennemis  ,  et 
rentra  triomphant  dans  Rome.  On 
menoit  devant  son  char  le  général 
ennemi  et  un  grand  nombre  d'officiers 
chargés  de  chaînes  ,  et  qui  faisoient  le 
principal  ornement  de  son-triomphe; 


070      HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

les  soldats  Romains  le  suivoient  cou- 
verts de  chapeaux  de  fleurs  ,  et  célé- 
brant sa  victoire  par  des  chansons 
militaires.  Il  abdiqua  ensuite  la  dicta- 
ture le  seizième  jour  qu'il  en  avoit 
été  revêtu  ,  quoiqu'il  eût  pu  retenir 
cette  dignité  pendant  six  mois  :  une 
telle  modération  augmenta  encore  sa 
gloire  et  l'affection  de  ses  concitoyens. 

Les  amis  de  sa  maison  ,  se  prévalant 
de  cette  conjoncture  ,  obtinrent  enfin 
qu'avant  son  abdication  on  jugeât 
Volscius,  l'accusateur  de  Quintius  Ce- 
son  ,  son  fils.  L'assemblée  se  tint  à  ce 
sujet  ;  le  délateur  ,  convaincu  de  ca- 
lomnie et  de  faux  témoignage  ?  fut 
condamné  à  un  exil  perpétuel  (1)  : 
Ceson  fut  rappelé  ,  et  les  tribuns  qui 
vovoient  que  le  peuple  adoroit  son 
père  ,  n'osèrent  s'opposer  à  un  juge- 
ment si  équitable.  Quintius  content  du 
retour  de  son  fils  ,  et  couvert  de  gloire, 
s'arracha  aux  applaudissemens  des 
Romains  ,  et  retourna  s'ensevelir  dans 
sa  chaumière  où  il  reprit  ses  travaux 
ordinaires. 

Il  n'y  fut  pas  long-temps.  De  nou- 
veaux troubles  qu'excitèrent  les  tri- 
buns du  peuple  au  sujet  de  la  publi- 

(1)  Cic.  pro  domo  suâ. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  07  I 

cation  de  la  loi  Terentilla ,  (  An  de 
Rome  296.  )  pour  se  venger  du  retour 
de  Ceson  ,  obligèrent  le  sénat  de  rap- 
peler son  père  pour  l'opposer  à  ces 
magistrats  séditieux.  Les  Sabins  et  les 
Eques  .  sous  le  consulat  de  C.  Hora- 
tius  et  de  Q.  Minucius  ,  venoient  de 
faire  à  leur  ordinaire  des  courses  jus- 
qu'aux portes  de  Rome.  Le  Sénat  or- 
donna aussitôt  que  les  deux  consuls 
marcheroient  incessamment  contre  les 
ennemis.  La  conduite  de  l'armée,  des- 
tinée contre  les  Eques  ,  échut  par  le 
sort  à  Horatius ,  et  Minucius  fut  chargé 
de  celle  qu'on  de  voit  opposer  aux 
Sabins.  Mais  quand  il  fut  question  de 
faire  prendre  les  armes  au  peuple ,  les 
tribuns  s'y  opposèrent ,  et  ils  protes- 
tèrent à  leur  ordinaire  qu'ils  ne  souf- 
friroient  point  qu'aucun  plébéien  don- 
nât son  nom  pour  aller  à  la  guerre  , 
qu'on  n'eût  procédé  auparavant  à  l'élec- 
tion des  commissaires.  Les  consuls 
qui  voy oient  avec  douleur  les  ennemis 
ravager  impunément  le  territoire  de 
Rome  ,  convoquèrent  le  sénat  pour 
tacher  de  faire  lever  ces  oppositions. 
Quintius  ,  qui  étoit  revenu  de  sa  cam- 
pagne ,  représenta  avec  sa  fermeté 
ordinaire  qu'au  lieu  de  perdre  le  temps 

Q6 


3n2       HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS  - 

à  disputer  contre  les  tribuns ,  il  failoit 
marcher  incessamment  aux  ennemis  ; 
que  si  le  peuple  ,  toujours  séduit  par 
ses  tribuns  ,  persistoit  dans  sa  dé- 
sobéissance ,  il  étoit  d'avis  que  le  sénat 
entier  ,  les  patriciens  avec  leurs  amis 
et  leurs  clîens  prissent  les  armes  ; 
que  malgré  les  tribuns  ils  seroient 
suivis  de  tous  les  gens  de  bien  qui 
aimoient  sincèrement  leur  patrie  ;  qu'il 
étoit  prêt ,  quoiqu  accablé  d'années  T 
d'en  donner  le  premier  l'exemple  ,  et 
qu'ils  trouveroient  dans  le  combat  ou 
une  victoire  glorieuse  ,  ou  une  mort 
honorable. 

Tout  le  sénat  applaudit  à  un  sen- 
timent si  généreux.  Ces  vénérables 
vieillards  coururent  dans  leurs  maisons 
prendre  les  armes  ,  et  suivis  de  leurs 
enfans  ,  de  leurs  cliens  et  de  leurs 
domestiques  ,  ils  se  rendirent  sur  la 
place  où  le  consul  C.  Horatius  avoit 
convoqué  l'assemblée.  Le  peuple  y 
étoit  accouru  et  paroissoit  touché 
d'un  spectacle  si  nouveau.  Le  consul 
lui  représenta  que  tant  d'illustres  per- 
sonnages aimoient  mieux  s'exposer  à 
une  mort  presque  certaine  ,  que  de 
souffrir „pl us  long-temps  les  ennemis 
aux  portes  de  Rome ,  et  qu'il  exhortoit 


DE  LA  REF.  ROMAINE.  Liv.  IV.    07  3 

tous  les  bons  citoyens  de  se  joindre 
à  eux  pour  venger  la  gloire  du  nom 
Romain  ;  niais  Virginius  ,  qui  depuis 
cinq  ans  s'étoit  fait  continuer  dans 
le  tribunat  ,  crioit  avec  beaucoup  de 
véhémence  qu'il  ne  souffriroit  point 
que  le  peuple  prit  les  armes  qu'on 
n'eut  auparavant  terminé  l'affaire  qui 
concernoit  les  lois.  Le  consul  se  tour- 
nant vers  ce  tribun  avec  un  visage 
rempli  d'indignation  :  «  II  faut  con- 
»  venir  ,  lui  dit-il  ,  que  vous  faites 
»  une  action  bien  héroïque  et  digne 
»  de  votre  conduite  ordinaire  ,  den- 
»  tretenir  éternellement  la  division 
»  entre  le  peuple  et  le  sénat  ;  mais 
»  ne  croyez  pas  que  vos  cris  et  vos 
»  oppositions  nous  fassent  abandonner 
»  la  république  fondée  sur  de  si  heu- 
»  peux  auspices.  Sachez  ,  Virginius 
»  et  vous  autres  tribuns  ,  que  ces  il- 
»  lustres  vieillards  que  vous  voyez 
r>  courbés  par  le  nombre  des  années 
»  plutôt  que  sous  le  poids  de  leurs 
>ï  armes  ,  vont  combattre  généreuse- 
»  ment  contre  les  ennemis  du  nom 
»  Romain  .  pendant  que  vous  autres  , 
»  intrépides  défenseurs  des  droits  du 
»  peuple  ,  vous  demeurerez  cachés  der- 
»  riere  nos  murailles,  et  que,  comme 


874  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
»  des  femmes  timides  ,  vous  attendrez 
10  avec  inquiétude  l'événement  de  la 
»  guerre  ;  si  ce  nest  peut-être  que  vous 
»  vous  flattiez ,  après  que  le  sort  jour- 
»  nalier  des  armes  vous  aura  défaits 
»  du  sénat  et  de  la  noblesse  Romaine, 
»  que  les  ennemis  victorieux  ,  pour 
»  recompense  de  votre  lâcheté  ,  vous 
»  laisseront  jouir  paisiblement  de  la 
»  tyrannie  que  vous  avez  usurpée  , 
»  et  qu'ils  ne  voudront  point  détruire 
»  Rome  ,  quoiqu'ils  y  trouvent  par- 
»  tout  des  monumens  et  des  trophées 
»  de  leurs  anciennes  défaites. 

»  Mais  quand  même  ,  à  votre  con- 
»  sidération,ils  l'épargneroient,  sachez 
»  que  nosfemmeset  nos  enfans  ,  après 
»  avoir  perdu  leurs  pères  ,  leurs  maris 
»  et  tout  ce  qu'elles  avoient  de  plus 
»  cher,  auront  assez  de  courage  pour 
»  ne  vouloir  pas  nous  survivre;  qu'elles 
»  sont  bien  résolues  de  mettre  le  feu 
»  par-tout  et  de  s'ensevelir  elles-mêmes 
»  sous  les  ruines  de  leur  patrie.  Tel  est , 
»  Romains  ,  ajouta  le  consul  ,  le  triste 
»  avenir  que  nous  annoncent  vos  per- 
»  pétuelles  dissensions.  » 

Le  peuple  s'attendrit  à  un  discours 
si  touchant  ;  tout  le  monde  versoit  des 
larmes.  Le   consul  les  voyant  émus  , 


DE  La  rep.  romaine.  Liv.  IV,  3lS 

et  se  laissant  emporter  lui-même  à  sa 
douleur:  «  IVavez-vous  point  de  honte, 
»  ajouta-t-il ,  de  voir  ces  illustres  vieil- 
»  lards  ,  ces  sénateurs  que  vous  ap- 
»  pelez  vos  pères  ,  se  dévouer  géne- 
»  reusement  à  une  mort  certaine  pour 
»  un  peuple  rebelle  et  insolent  ?  Me- 
»  ritez-vous  le  nom  de  Romains  ?  et 
»  ne  devriez-vous  pas  vous  cacher  , 
»  infidèles  que  vous  êtes  à  votre  patrie  , 
»  déserteurs  de  ses  armées  ,  et  plus 
»  ennemis  de  vos  généraux  que  les 
y>  Eques  et  que  lesSabins  ?  » 

Virginius  ,  s  apercevant  que  le  dis- 
cours du  consul  faisoit  impression  sur 
la  multitude  ,  crut  devoir  s'accommo- 
der au  temps  ;  et  prenant  des  manières 
plus  radoucies:  «  Nous  ne  vous  aban- 
»  donnerons  jamais,  pères  conscripts  , 
»  dit-il  ,  et  nous  ne  sommes  pas  ca- 
»  pables  de  trahir  les  intérêts  de  notre 
»  patrie  ;  nous  voulons  vivre  et  mou- 
»  rir  avec  vous  ;  la  mort  ne  nous  peut 
»  être  que  douce  en  combattant  sous 
»  de  si  dignes  chefs  pour  la  défense 
»  commune  de  notre  patrie.  Il  est  vrai 
»  que  citoyens  du  même  état  ,  ayant 
»  tous  contribué  également  et  au 
»  prix  de  notre  sang  à  établir  la  li- 
»  berté  ,   nous    avons  demandé    des 


876      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

»  lois  supérieures  à  l'autorité  du  sénat, 
>->  et  qui  en  prescrivissent  l'étendue  et 
»  les  bornes.  N'est-ce  pasla  constitution 
»  essentielle  de  tout  état  républicain, 
»  que  personne  n'y  soit  sujet  que  de  la 
»  loi,  et  que  la  loi  soit  plus  puissante 
»  que  les  magistrats  :  cependant  si  vous 
»  persistez  à  vouloir  retenir  les  an- 
»  ciennes  coutumes  ,  je  consens  en 
»  mon  particulier  de  ne  vous  en  plus 
»  parler  ,  je  lèverai  même  mon  op- 
»  position  ;  et  je  suis  prêt  d'exhorter 
»  le  peuple  à  prendre  les  armes  et  à 
»  vous  suivre  ,  pourvu  que  vous  lui 
»  accordiez  une  grâce  qui  lui  sera 
»  utile  sans  être  préjudiciable  à  votre 
»  autorité.  >-> 

Le  consul  lui  répondit  que  si  sa 
demande  étoit  juste  ,  le  peuple  trou- 
veroit  toujours  le  sénat  disposé  à  le 
favoriser  ,  et  qu'il  pouvoit  expliquer 
avec  confiance  ses  intentions.  Virgi- 
ttius  ayant  conféré  un  moment  avec 
ses  collègues  repartit  qu'il  souhaitoit 
de  pouvoir  s'expliquer  dans  le  sénat. 
Les  consuls  s  y  rendirent  aussitôt  ;  Vir- 
ginius  les  suivit  :  il  portoit  avec  lui 
le  décret  original  qui  avoit  été  fait 
pour  la  création  des  tribuns.  Ayant  été 
admis  dans  l'assemblée  ,  il  en  fit  la 


DE  LA  RÈP.   ROMAINE.  Liv.  IV,    877 

lecture  avec  la  permission  des  consuls  , 
et  ajouta  :  «  Tout  ce  que  Je  peuple 
»  vous  demande  par  ma  bouche  ,  pères 
»  conscripts  ,  c'est  qu'il  vous  plaise 
»  joindre  cinq  tribuns  aux  premiers 
*  qui  ont  été  établis  sur  le  Mont  Sacré; 
»  en  sorte  que  désormais  les  cinq  pre- 
»  mières  classes  aient  chacune  deux 
>•>  tribuns.  »  Virginius  se  retira  ensuite 
pour  laisser  délibérer  le  sénat   sur   sa 

Proposition .  Caïus  Claudius  s'opposa 
autement  à  cette  nouvelle  demande. 
Il  représenta  à  l'assemblée  qu'en  ajou- 
tant cinq  tribuns  aux  cinq  anciens  , 
c'étoit  multiplier  le  nombre  de  ses 
ennemis  ;  qu'on  alloit  insensiblement 
former  un  second  sénat  qui  n'auroit 
pour  objet  que  de  ruiner  l'autorité  du 
premier.  MaisQuintius  envisagea  cette 
affaire  par  un  autre  côté  :  il  soutint 
au  contraire  qu'en  multipliant  le  nom- 
bre des  tribuns  il  seroit  plus  aisé  d'in- 
troduire parmi  eux  la  division;  qu'il 
s'en  trouveroit  toujours  quelqu'un 
moins  séditieux  ,  qui  par  considéra- 
tion pour  le  sénat  ,  et  peut-être  par 
des  sentimens  de  jalousie  ,  s'oppose- 
roit  aux  entreprises  des  autres  ;  ce  qui 
suffisoit  pour  en  éluder  l'effet  ;  qu'on 
devoit    se    tenir   bienheureux     qu'ils 


378      HISTOIRE    DES    RÉVOLUTIONS 

renonçassent  à  ce  prix  aux  lois  nou- 
velles qu'ils  demandoient  avec  tant 
d'instance  ;  et  que  personne  n'igno- 
roit  qu'en  matière  de  gouvernement , 
tout  changement  dans  les  lois  ébran- 
loitun  état  jusque  dans  ses  fondemens. 
L'avis  de  ce  grand  homme  passa  à  la 
pluralité  des  voix.  On  fit  rentrer  Vir- 
ginius.  Le  premier  consul  lui  déclara 
que  le  sénat  lui  accordoit  sa  demande: 
il  sut  lui  faire  valoir  cette  nouvelle 
grâce  en  des  termes  convenables  à  la 
dignité  du  corps  dont  il  étoit  le  chef; 
et  le  sénat  et  le  peuple  ,  réunis  dans 
un  même  sentiment  ,  concoururent 
également,  quoique  par  des  vues  op- 
posées y  àj'augmentation  du  nombre 
des  tribuns.  (  An  de  Rome  296. ) 

Le  sénat  ne  fut  pas  long-temps  sans 
éprouver  que  la  complaisance  qu'il 
avoit  eue  pour  les  dernières  deman- 
des du  peuple  ne  servoit  qu'à  faire 
naître  de  nouvelles  prétentions.  En 
effet,  les  tribuns,  devenus  encore  plus 
audacieux  par  leur  nombre  ,  propo- 
sèrent qu'on  abandonnât  au  peuple 
le  mont  Aventin  ,  ou  du  moins  la 
partie  de  cette  montagne  qui  n'étoit 
point  occupée  par  des  patriciens  (1). 

(t)  D.  H.   1.  10. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    879 

L.  Icilius  ,  chef  du  collège  des  tribuns, 
représenta  que  le  fonds  de  cette  mon- 
tagne appartenoit  à  la  république  ;  que 
quelques  patriciens  en  avoient  à  la 
vérité  acheté  des  cantons, mais  que  d'au- 
tres s'etoient  empare  par  une  pure  usur- 
pation des  endroits  qu'ils  occupoient  ; 
que  ce  qui  restoitdece  terre  in  incuite 
et  inhabité  ,  il  demandent  qu'on  le 
donnât  gratuitement  au  peuple  ,  qui 
devenant  plus  nombreux  de  jour  en 
jour  ne  trouvoit  plus  où  se  loger.  Il 
proposoit  en  même  temps  qu'on  con- 
firmât aux  patriciens  la  possession  des 
endroits  dont  ils  justifieroient  l'ac- 
quisitionet  qu'on  en  exclût  ceux  de  cet 
ordre  qui  y  auroient  bâti  sans  titres 
valables,  en  leur  rendant  le  prix  des 
maisons  qu'ilsy  auroientfait  construire. 
Il  n'y  avoit  rien  en  apparence  que 
de  juste  dans  cette  proposition.  C'étoit 
d'ailleurs  un  petit  objet.  Mais  M.  Va- 
lérius  et  Sp.  Virginius ,  les  consuls  de 
cette  année  ,  (An  de  Rome  297.  )  crai- 
gnant que  de  ce  partage  du  mont 
Aventin  le  peuple  ne  s'en  fit  un  droit 
pour  renouveler  ses  anciennes  préten- 
tions au  sujet  des  terres  de  conquêtes, 
différèrent  de  convoquer  le  sénat  pour 
laisser   tomber    insensiblement   cette 


38o       HISTOIRE  DES   RÉVOLUTIONS 

nouvelle  proposition.  Icilius  s'étant 
aperçu  de  cette  affectation  des  consuls 
à  éloigner  toute  convocation  du  sénat 
par  une  entreprise  qui  n'avoit  point 
d'exemple  ,  leur  envoya  un  appariteur 
pour  leur  commander  de  sa  part  de 
convoquer  sur-le-champ  le  sénat, et  de 
s  y  rendre  eux-mêmes  sansretardement. 

Les  consuls  ,  justement  indignés  de 
l'audace  du  tribun  et  du  manque  de 
respect  de  l'appariteur  ,  firent  chasser 
honteusement  ce  porteur  de  message 
qui  essuya  même  par  leur  ordre  quel- 
ques coups  de  bâton  que  lui  donna  un 
des  licteurs  des  consuls.  C'en  fut  assez 
pour  exciter  les  harangues  séditieuses 
du  tribun  qui  ne  demandoit  qu'un 
prétexte  pour  pouvoir  se  déchaîner 
contre  le  sénat.  Il  représenta  au  peu- 
ple que  dans  la  personne  de  son  ap- 
pariteur on  avoit  violé  les  droits  sacrés 
du  tribunat  ;  il  fit  arrêter  le  licteur  des 
consuls  ,  et  vouloit  le  faire  mourir 
comme  un  sacrilège  et  comme  un 
homme  dévoué  aux  dieux  infernaux. 
Les  consuls  ,  quoique  les  premiers 
magistrats  de  la  république  ,  ne  purent 
l'arracher  des  mains  de  ceux  qui  étoient 
ses  juges  et  ses  parties. 

Le  sénat  tâcha  de  gagner  quelqu'un 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    38 1 

des  tribuns  qui  pût  s'opposer  à  cette 
fureur  d'un  de  ses  collègues  ;  mais 
Iciiius  avoit  pris  les  devans,  et  il  avoit 
représenté  si  vivement  à  tout  le  col- 
lège des  tribuns  que  la  puissance  et  la 
force  de  leur  charge  consistoient  dans 
leur  union  ,  qu'ils  étoient  convenus 
qu'aucun  ne  formèrent  d'opposition  à 
ce  qui  auroit  été  arrêté  entr'eux  à  la 
pluralité  des  voix.  Ainsi  le  malheu- 
reux licteur  se  voyoit  à  la  veille  de 
périr  pour  avoir  obéi  trop  ponctuel- 
lement aux  ordres  des  consuls.  Il  fallut, 
pour  le  sauver  ,  que  le' sénat  entrât  en 
composition  avec  les  tribuns.  Le  lic- 
teur fut  à  la  vérité  mis  en  liberté  ; 
mais  il  fallut  céder  le  mont  Aventin 
au  peuple  par  un  senatus-consulte  ; 
et  ce  qui  fit  une  brèche  considérable 
à  l'autorité  des  consuls  ,  c'est  que  les 
tribuns ,  à  l'exemple  d  Iciiius,  se  main- 
tinrent dans  la  possession  de  convoquer 
le  sénat;  eux  qui  dans  ieur  institution 
n'osoient  entrer  dans  un  lieu  si  respec- 
table s'ils  n'y  étoient  appelés  ,  et  qui 
attendoient  sous  un  portique  les  or- 
dres de  la  compagnie  comme  de  sim- 
ples officiers. 

Ils  n'en  demeurèrent  pas  là  ;  et  Ici- 
iius le  plus  hardi  et  le  plus  entrepre- 


082      HISTOIRE  DES    RÉVOLUTIONS 

nant  des  tribuns  ,  ayant  été  continué 
dans  cette  magistrature  pour  l'année 
suivante  ,  fit  dessein  d'assujétir  les 
consuls  même  sous  son  empire  ,  et 
d'obliger  ces  premiers  magistrats  de 
la  république  ,  quoique  revêtus  de  la 
souveraine  puissance  ,  de  subir  le 
jugement   de  l'assemblée  du  peuple. 

T.  Romilius  et  C.  Veturius  qui  étoient 
consuls  cette  année ,  (An  de  Rome  298.J 
ayant  reconnu  que  l'intérieur  de  l'état 
n'étoit  jamais  plus  tranquille  que  quand 
on  portoit  ses  armes  au-dehors  ,  réso- 
lurent de  faire  la  guerre  aux  Eques  et 
aux  Sabins  pour  se  venger  de  leurs  bri- 
gandages et  de  leurs  irruptions  con- 
tinuelles. Il  étoit  question  de  lever  des 
troupes  et  de  faire  sortir  les  légions  de 
Rome.  Les  consuls  ,  mais  Romilius 
sur-tout,  magistratnaturellement fier  et 
sévère  ,  levèrent  ces  troupes  ,  et  procé- 
dèrent à  l'enrôlement  des  plébéiens 
avec  une  rigueur  peu  convenable  à  la 
disposition  présente  des  esprits;  ils  n'ad- 
mettoient  aucune  excuse  ,  et  ils  con- 
damnoient  à  de  grosses  amendes  ceux 
qui  ne  se  présentoient  pas  aussitôt  qu'ils 
étoient  appelés  :  Romilius  en  fit  même 
arrêterplusieurs,  qui,  sous difFérenspré- 
textes ,  vouloient  se  dispenser  de  mar- 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE;  Liv.  IV.    383 

cher  cette  année  en  campagne.  Les  tri- 
buns ne  manquèrent  pas  de  prendre 
leur  défense,  et  ils  tentèrent  d'enlever 
ces  prisonniers  des  mains  des  licteurs. 
Les  consuls  s'avancèrent  pour  soutenir 
l'exécution  de  leur  ordonnance;  les  tri- 
buns irrités  de  leur  opposition  ,  et  sou- 
tenus de  la  populace  en  furie ,  furent 
assez  hardis  pour  vouloir  arrêter  les 
consuls  même  ,  et  pour  commander  aux 
édiles  de  les  conduire  dans  les  prisons 
publiques.  Cet  attentat  contre  les  sou- 
verains magistrats  de  la  république 
augmente  le  tumulte  ;  les  patriciens, 
indignés  de  l'audace  et  de  l'insolence  de 
ces  tribuns ,  se  jettent  dans  la  fouie , 
frappent  indifféremment  tout  ce  qui 
leur  fait  résistance  ,  dissipent  l'assem- 
blée ,  et  obligent  les  tribuns, après  avoir 
été  bien  battus,  à  s'enfuir  comme  les 
autres.  Ceux-ci  confus  et  irrités  du  mau- 
vais succès  de  leur  entreprise  ,  convo- 
quèrent l'assemblée  pour  le  jour  sui- 
vant ,  et  ils  eurent  soin  d'y  faire  ve- 
nir la  plupart  des  plébéiens  de  la 
campagne.  L'assemblée  futnombreuse, 
les  tribuns ,  se  voyant  les  plus  forts  t 
firent  citer  les  deux  consuls  ,  comme 
ils  auroient  pu  faire  de  simples  parti- 
culiers; et  l'appariteur  les  somma  de 


384      HISTOIRE    DES   RÉVOLUTIONS 

venir  rendre  compte  devant  l'assemblée 
du  peuple  de  ce  qui  s'étoit  passé  dans 
laplacele  jour  précédent.   Les  consuls 
rejetèrent  la  citation  avec  mépris. Pour 
lors  les  tribuns    qui   se   flattoient  que 
le  sénat  les  obligeroit  ,    comme    Co- 
riolan  et  Ceson ,  à  reconnoitre  l'auto- 
rité de  l'assemblée  du  peuple  ,  et  à  se 
soumettre  à  son  jugement ,  se  rendirent 
au  palais.  Après  avoir  été    introduits 
dans  le  sénat  ,  ils  demandèrent  justice 
de  la  violence  qu'ils  prétendoient  que 
les  consuls  leur  avoient  faite  ;  ils  ajou- 
tèrent  qu'on  venoit    dans  leurs  per- 
sonnes de   violer   les  lois  sacrées   du 
tribunat  ;  qu'ils  espéraient  que  le  sénat 
ne   laisserait  pas  un    si    grand  crime 
sans  punition  ,  et  qu'ils    requéraient 
avant  toute  chose  ,  ou  que  les  consuls 
se  purgeassent  par  serment  d'avoir  eu 
part    au  dernier   tumulte  ,   ou  ,  si  un 
juste  remords  les  empèchoit  de  faire 
ce  serment ,  qu'ils  lussent  condamnés 
par  un  sénatus-consulte  à  se  présenter 
devant  l'assemblée   du  peuple  ,  et  à  en 
subir   le   jugement.    Romilius  prit   la 
parole  ,   et  leur  reprocha   avec  beau- 
coup de  hauteur  qu'eux  seuls    empê- 
chant la  levée  des  soldats  étoient  les 

auteurs 


DE  LA  RÉF.  ROMAINE.  Liv.  IV.  385 

auteurs  de  ce  tumulte  ;  qu'ils  avoient 
porté  leur  audace  jusqu'à  vouloir  faire 
arrêter  les  consuls  ,  les  souverains 
magistrats  de  la  république  ;  qu'ils 
osoient  encore  les  menacer  en  plein 
sénat  de  leur  faire  subir  le  jugement 
du  peuple  ,  eux  qui  n'y  pouvoient 
pas  traduire  le  dernier  des  patriciens 
sans  un  sénatus  -  consulte  exprès  ; 
mais  qu'il  leur  declaroit  que  s'ils 
étoient  assez  hardis  pour  pousser  plus 
loin  une  entreprise  si  odieuse  ,  il  fe- 
roit  prendre  sur-le-champ  les  armes 
à  tout  le  corps  des  patriciens  ;  qu'il  se 
rendroit  à  leur  tète  dans  la  place  ; 
qu'il  chargeroit  tout  ce  qui  se  pré- 
senteroit  devant  lui ,  et  que  peut-être 
il  les  feroit  repentir  d'avoir  abusé  de 
la  patience  du  sénat  ,  et  d'avoir  porté 
trop  loin  une  audace  qui  n'avoit  plus 
de  bornes. 

Ces  disputes  allèrent  si  loin,  que  la 
nuit  survint  avant  que  le  sénat  eût 
pu  rien  statuer  sur  cette  affaire  ;  et  la 
plupart  des  sénateurs  ne  furent  pas  fâ- 
ches que  ces  plaintes  et  reproches  ré- 
ciproques eussent  consommé  le  temps 
de  l'assemblée  pour  n'être  point  obli- 
gés de  décider  entre  les  consuls  et  les 
tribuns  ,  et  sur- tout  pour  éviter  par 
Tome  L  il 


386      HISTOIRE  DES  REVOLUTIONS 
leur  refus  de  fournir  aux   derniers  le 
prétexte    qu'ils  cherchoient    d'exciter 
une  nouvelle  sédition. 

Ces  tribuns  voyant  bien  que  le  sénat 
traînerait  l'affaire  en  longueur  ,  con- 
voquèrent le  lendemain  l'assemblée  du 
peuple  ,  auquel  ils  firent  leur  rap- 
port de  ce  qui  s'étoit  passé  dans  le  sénat. 
Ils  déclarèrent  qu'il  ne  falloit  point 
attendre  de  justice  d'un  corps  où  leurs 
ennemis  dominoient,  et  qu'ils alloient 
abdiquer  le  tribunat  et  déposer  la  ma- 
gistrature ,  si  le  peuple  ne  prenoit  des 
résolutions  pleines  de  vigueur  ,  et  si 
nécessaires  pour  la  conservation  de 
leur  dignité, 

Les  plus  mutins  parmi  les  plébéiens 
opinèrent  à  se  retirer  une  seconde  fois 
sur  le  Mont  Sacré  ,  à  s'y  rendre  tous 
en  armes ,  et  de  la  commencer  la  guerre 
contre  les  patriciens.  D'autres  en  ap- 
parence plus  modérés ,  mais  qui  étoient 
seulement  retenus  par  la  crainte  d'une 
guerre  civile  ,  proposèrent  que  ,  sans 
prendre  les  armes  et  sans  solliciter 
plus  long-temps  un  sénatus-consulte  , 
le  peuple  de  sa  seule  autorité  fit  le  pro* 
ces  aux  consuls  et  les  condamnât  à  une 
grosse  amende.  Enfin  ceux  qui  n'a- 
voient  pas  encore  perdu  entièrement 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IV.   38  7 
tout  le  respect  qui  étoit   dû  aux  pre- 
miers magistrats  de  la  république,  re- 
présentèrent  qu'il  étoit     înoui  qu'on 
eût  jamais  entrepris  dans  une  assemblée 
du  peuple  de  faire  le  procès  aux  deux 
consuls  dans  l'année  même  du  consulat, 
et  sur-tout  sans   la    participation    du 
sénat  ;  qu'une  pareille  démarche  leur 
paroissoit  bien  hardie  ;  qu'ils  ne  dou- 
toient  point    qu'elle  n'excitât  de  nou- 
veaux tumultes  qui  à  la  fin  pourroient 
produire  une  guerre  civile;que  le  suc- 
cès en  étoitincertain;  qu'il  étoit  même 
à  craindre  ,    si    les  patriciens  a  voient 
l'avantage,  qu'ils  ne  ruinassent  entière- 
ment l'autorité  du  peuple  pour  se  venger 
de  ceux    qui  l'auroient   voulu  pousser 
trop  loin;qu'ainsi  ils  étoient  d'avis  qu'on 
sursit  toute  procédure  contre  les  consuls 
jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  sortis  de  char- 
ge et  ,  qu'en  attendant  on  poursuivît 
seulement  les  particuliers  qui  avoient 
fait  paroître  plus  de  chaleur  pour  leurs 
intérêts. 

De  ces  trois  avis  différens ,  les  tri- 
buns s'arrêtèrent  au  second  qui  leur 
paroissoit  le  plus  sûr  et  le  plus  prompt 
pour  satisfaire  leur  ressentiment  ;  et 
ils  indiquèrent  une  assemblée  où  le 
peuple,à  leur  réquisition,  devoit  con- 

R   2 


damner  les  consuls  à  l'amende.  Mais 
les  tribuns  s'étant  aperçus  ,  après  que 
la  première  chaleur  des  esprits  fut 
apaisée,  que  le  peuple  faisoit  paroitre 
moins  d'empressement  pour  une  affaire 
qu'il  regardoit  comme  particulière  à 
ces  magistrats  ,  ils  résolurent  pour  as- 
surer mieux  leur  vengeance  de  la 
différer  ,  et  même  de  la  revêtir  du 
prétexte  ordinaire  des  intérêts  du  peu- 
ple sans  y  mêler  le  différend  qu'ils 
avoient  avec  les  consuls.  Ainsi  le  jour 
marqué  pour  l'assemblée  étant  ar- 
rivé ,  Icilius  qui  portoit  la  parole  pour 
ses  collègues  déclara  que  le  collège 
des  tribuns  ,  à  la  prière  et  à  la  consi- 
dération des  plus  gens  de  bien  du  sé- 
nat ,  se  désistoit  de  l'action  intentée 
contre  les  consuls, mais  qu'en  abandon- 
nant leurs  intérêts  propres  ils  étoient 
incapables  de  négliger  ceux  du  peuple; 
qu'ils  demandoient  qu'on  dressât  un 
corps  de  lois  qui  lut  rendu  public  ;qu'on 
procédât  ensuite  au  partage  des  terres  ; 
que  le  temps  enfin  etoit  venu  d'autoriser 
une  loi  si  équitable  proposée  depuis 
long-temps, et  dont  la  publication  avoifc 
toujours  été  éludée  par  les  artifices  des 
patriciens.  ïl  exhorta  en  même  temps 
ceux  des  plébéiens  qui  s'.nteressoient  à 


DE  La  rép.  romaine.  Lîv-,  IV.  889 

cette  affaire  ,  d'en  dire  librement  leur 
avis  à  rassemblée. 

Pour  lors  un  plébéien  ,  appelé  L. 
Siccius  ou  Sicinius  Dentatus ,  se  pré- 
senta dans  la  tribune.  Ce  toit  un  vieil- 
lard encore  de  bonne  mine ,  quoiqu'agé 
de  près  de  soixante  ans  ,  et  qui  avee 
une  éloquence  guerrière  parla  lui- 
même  magnifiquement  de  sa  propre 
valeur  et  de  toutes  les  occasions  où  il 
s'étoit  signalé.  Il  représenta  d'abord 
qu'il  y  avoit  quarante  ans  qu'il  portoit 
les  armes;  qu'il  s'étoit  trouvé  dans  six* 
vingts  combats  :  qu'il  y  avoit  reçu 
quarante-cinq  blessures,  et  toutes  pas 
devant;  que  dans  une  seule  bataille  il 
avoit  été  blessé  en  douze  endroits  dif- 
férens;  qu'il  avoit  obtenu  quatorze 
couronnes  civiques  pour  avoir  sauvé 
la  vie  dans  les  combats  à  autant  de 
citoyens;  qu'il  avoit  reçu  trois  cou- 
ronnes murales  pour  être  monté  le 
premier  sur  la  brèche  dans  des  places 
qu'on  avoit  emportées  d'assaut:  que  ses 
généraux  lui  avoient  donné  huit  autres 
couronnes  pour  avoir  retiré  des  mains 
des  ennemis  les  étendards  des  légions  ; 
qu'il  conservoit  dans  sa  maison  quatre- 
vingts  colliers  d'or  ,  plus  de  soixante 
brasselets,  des  javelots  dorés  \  des  ar- 

R  3 


390      HISTOIRE   DES  RÉVOLUTIONS 

mes  magnifiques  et  des  harnois  de 
cheval,  comme  le  témoignage  et  la  ré- 
compense des  victoires  qu'il  avoit  rem- 
portées dans  des  combats  singuliers  et 
qui  s'étoientpassésàla  tète  des  armées; 
que  cependant  on  n'avoit  eu  aucun 
égard  à  toutes  ces  marques  honorables 
de  ses  services,  et  que  ni  lui ,  ni  tant 
de  braves  soldats  qui ,  aux  dépens  de 
leur  sang  ,  avoient  acquis  à  la  répu- 
blique la  meilleure  partie  de  son  terri- 
toire ,  n'en  possédoient  pas  la  moindre 
portion  ;  que  leurs  propres  conquêtes 
étoient  devenues  la  proie  de  quelques 
patriciens  qui  n'avoient  pour  mérite 
que  la  noblesse  de  leur  origine,  et  la 
recommandation  de  leur  nom  ;  qu'il 
n'y  en  avoit  aucun  qui  pût  justifier  par 
titres  la  possession  légitime  de  ses  ter- 
res ,  à  moins  qu'ils  ne  regardassent  les 
biens  de  l'état  comme  leur  patrimoine, 
et  les  plébéiens  comme  de  vils  escla- 
ves ,  indignes  d'avoir  part  à  la  fortune 
de  la  république  ;  mais  qu'il  étoit 
temps  que  ce  peuple  généreux  se  fit 
justice  à  lui-même  ,  et  qu'il  devoit 
faire  voir  sur  la  place  (1)  ,  et  en  au- 
torisant sur-le-champ  la  loi  du  partage 
des  terres  ,  qu'il  n'avoit  pas  moins  de 
(1)  Varro  deLinguâ.     D.  H.  1.  10. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    3o,I 

fermeté  pour  soutenir  les  propositions 
de  ses  tribuns  ,  qu'il  avoit  montré  de 
courage  en  campagne  contre  les  en- 
nemis de  l'état. 

Icilius  donna  de  grandes  louanges 
à  fauteur  de  ce  discours.  Mais  comme 
il  affectoit  de  paroitre  exact  observa- 
teur des  lois  ,  il  lui  représenta  qu'on 
ne  pouvoit  avec  justice  refuser  aux 
patriciens  de  les  entendre  sur  les 
raisons  qu'il  leur  plairoit  d'alléguer 
contre  la  loi  ;  et  il  remit  l'assemblée 
au  jour  suivant. 

Les  deux  consuls  tinrent  des  con- 
férences secrètes  pendant  une  partie 
de  la  nuit  avec  les  principaux  du 
sénat  sur  les  mesures  qu'on  devoit 
prendre  pour  résister  aux  entreprises 
du  tribun.  Après  différens  avis  on 
convint  d'employer  d'abord  les  ma- 
nières les  plus  insinuantes  ,  et  tout 
l'art  de  la  parole  pour  gagner  le 
peuple  et  le  détourner  de  la  publi- 
cation de  la  loi  ;  mais  que  si  animé 
par  ses  tribuns ,  il  persistoit  à  vouloir 
donner  ses  suffrages ,  on  s'y  opposeroit 
hautement  ,  et  qu'on  emploieroit 
même  les  voies  de  fait.  On  fit  dire  à 
tous  les  patriciens  qu'ils  se  trouvassent 
de  grand  matin  dans  la  place   avec 

R4 


3cp      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

leurs  amis  et  leurs  cliens  ;  qu'une 
partie  environnât  la  tribune  aux  ha- 
rangues pour  empêcher  les  tribuns 
de  s'y  rendre  les  plus  forts  ,  et  que 
le  reste  de  la  noblesse  se  dispersât  par 
pelotons  dans  l'assemblée  pour  s'oppo- 
ser à   la  distribution   des   bulletins. 

Les  patriciens  ne  manquèrent  pas 
de  se  trouver  sur  la  place  de  grand 
matin  ,  et  ils  occupèrent  tous  les 
postes  dont  on  étoit  convenu.  Les 
consuls  étant  arrivés  ,  les  tribuns  fi- 
rent aussitôt  publier  par  un  héraut 
que  si  quelque  citoyen  vouloit  pro- 
poser des  moyens  solides  d'opposition 
à  la  publication  de  la  loi,  il  lui  étoit 

Eermis  de  monter  à  la  tribune  aux 
arangues  ,  et  de  représenter  ses  rai- 
sons au  peuple.  Plusieurs  sénateurs  s'y 
présentèrent  successivement  ;  mais 
sitôt  qu'ils  commençoient  à  parler, 
une  troupe  insolente  de  petit  peuple 
a  postée  par  les  tribuns  poussoit  des 
cris  confus  qui  empèchoient  qu'on  ne 
les  pût  entendre  :  les  consuls,  indignés 
de  celte  insolence  ,  protestèrent  hau- 
tement contre  tout  ce  qui  se  pourroit 
pisser  dans  une  assemblée  si  tumul- 
tueuse. Pour  lors  les  tribuns  levant  le 
masque  ,  leur  répondirent  avec  beau- 
coup de  fierté   que    leur  protestation 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    3o,3 

n'empêcheroit  point  la  publication  de 
la  loi  ;  qu'il  y  avoit  trop  long-temps 
qu'on  amusoit  le  peuple  par  de  vains 
discours  ,  dont  la  longueur  affectée 
ne  tendoit  qu'à  éloigner  la  décision 
de  cette  affaire  9  et  qu'il  falloit  enfin 
que  les  suffrages  de  l'assemblée  en 
décidassent  ;  et  là-dessus  lcilius  com- 
manda qu'on  ouvrit  les  urnes  ,  et  qu'on 
distribuât  les  bulletins  au  peuple.  Les 
officiers  s'étant  mis  en  état  d'exécuter 
ses  ordres  ,  de  jeunes  patriciens  des 
premières  maisons  de  la  république  , 
ayant  pris  ce  commandement  pour  le 
le  signal  dont  ils  étoient  convenus  se- 
crètement entr'eux  ,  enlevèrent  les 
urnes  et  répandirent  les  bulletins  ; 
d'autres  escortés  de  leurs  amis  et  de 
leurs  cliens  se  jettent  dans  la  foule  , 
poussent,  frappent  et  écartent  le  peu- 
ple ,  et  demeurent  enfin  les  maîtres 
de  la  place.  Les  tribuns  ,  outrés  qu'on 
eût  ainsi  déconcerté  leurs  mesures  ,  se 
retirèrent  les  derniers  ,  mais  ils  convo- 
quèrent l'assemblée  pour  le  jour  sui- 
vant ;  et  après  s'être  plaints  qu'on  eût 
violé  si  ouvertement  la  majesté  du  peu- 
pie  Romain,  ils  demandèrent  qu'il  leur 
fût  permis  d'informer  contre  les  au- 
teurs du  tumulte,  ce  qui  leur  fut  ac- 
corde sur-le-champ,  R  5 


394      HISTOIRE   DES   RÉVOLUTIONS 

Ils  ne  manquèrent  point  de  témoins 
qui  déposèrent  unanimement  que  ce 
désordre  avoit  été  excité  par  la  plu- 

Ï>art  des  jeunes  patriciens;  mais  comme 
eur  grand  nombre  leur  servoit  en 
quelque  manière  d'asile  ,  et  qu'il  n'y 
avoit  pas  moyen  de  comprendre  dans 
l'information  tous  les  patriciens  de  la 
république  ,  les  tribuns  qui  cherchoient 
des  victimes  à  leur  ressentiment ,  dont 
la  punition  pût  intimider  le  sénat  , 
firent  tomber  l'accusation  sur  ceux  qui 
étoient  des  familles  Posthumia :',  Sim- 
pronia  et  Cklia  (i).  On  les  cita  devant 
l'assemblée  prochaine  du  peuple  ;  mais 
quoique  ces  jeunes  patriciens  se  fis- 
sent honneur  d'avoir  empêché  que  !a 
loi  n'eût  été  publiée  ,  le  sénat  ne  fut 
pas  d'avis  qu'ils  comparussent ,  ni  que 
personne  se  chargeât  de  leur  défense. 
Les  plus  habiles  sénateurs  se  flattèrent 
qu'en  les  abandonnant  au  peuple  , 
cette  modération  diminueroit  son  res- 
sentiment ,  ou  qu'ayant  ,  pour  ainsi 
dire  ,  exhalé  toute  sa  colère  par  leur 
condamnation  ,  cette  vengeance  lui 
feroit  oublier  la  publication  de  la  loi. 
Cependant  le  jour  de  l'assemblée  étant 
arrivé  ,    les   esprits  les   plus  violens 

(i)  D.  H.  1.  io.  Tit.  Liv.  Dec.  1. 1.  3. 


DE  LA  RËP.  ROMAINE.  LiV.  IV.    3o,5 

parmi  le  peuple  vouloient  pousser 
cette  affaire  à  toute  rigueur  ;  mais  les 
plus  sages  ,  qui  regardoient  le  silence 
du  sénat  comme  un  aveu  tacite  de  la 
faute  des  accusés  ,  contens  qu'il  les 
abandonnât  à  la  justice  du  peuple  , 
furent  seulement  d'avis  de  les  con- 
damner à  une  amende  :  ce  qui  fut 
approuvé  à  la  pluralité  des  voix.  Le 
sénat  ne  s'y  opposa  point  ;  on  vendit 
même  publiquement  les  biens  des 
condamnés  pour  y  satisfaire  ,  et  le 
prix  en  fut  consacré  à  Cérès.  Mais  le 
sénat  fit  racheter  ces  biens  de  ses  pro- 
pres deniers  par  des  personnes  inter- 
posées ;  on  les  rendit  quelque  temps 
après  aux  anciens  propriétaires  ,  et 
le  sénat  ne  fut  pas  fâcné  qu'il  n'en 
eût  coûté  que  de  l'argent  pour  arrêter 
la  publication  de  la  loi.  Mais  les  tri- 
buns ne  prirent  pas  si  aisément  le 
change;  ils  revinrent  bientôt  au  par- 
tage des  terres  :  c'étoit  le  sujet  le  plus 
ordinaire  de  leurs  harangues. 

Pendant  que  le  peuple  passoit  les 
jours  entiers  sur  la  place  à  entendre 
ces  déclamateurs  ,  il  arriva  des  cour- 
riers de  Tusculum  ,  qui  dirent  que  les 
Eques  s'étoient  jetés  sur  le  territoire 
de  cette  ville  ,  alliée  du  peuple  Ro- 

R  6 


3t)6       HISTOIRE   DES   RÉVOLUTION 

main  ;  qu'ils  mettaient  tout  à  feu  et 
à  sang  clans  la  campagne  :  qu'il  etoit 
même  à  craindre  qu'ils  n'emportassent 
cette  place  s'ils  en  formoient  le  sié^e  : 
et  les  nabi  tans  demandoient  du  secours 
avec  beaucoup  d'instance.  Le  sénat 
ordonna  aussitôt  que  les  consuls  se 
mettraient  en  campagne  avec  les  for- 
ces de  la  république.  Les  tribuns  ne 
manquèrent  pas  de  s'y  opposer  à  leur 
ordinaire  ,  et  ils  vouloient  faire  acheter 
leur  consentement  par  la  publication 
de  la  loi  ;  mais  le  peuple  plus  géné- 
reux que  ces  magistrats  ,  se  ressouve- 
nant du  secours  qu'il  avoit  reçu  de 
lusculum  contre  l'invasion  d'Herdo- 
nius,  offrit  de  bonne  grâce  de  prendre 
les  armes.  On  leva  promptement  une 
armée  ;  les  deux  consuls  se  mirent  à 
la  tète.  Siccius  Dentatus  ,  ce  plébéien 
qui  venoifc  de  haranguer  si  vive- 
ment en  faveur  de  la  loi  Agraria  ,  se 
présenta  pour  les  suivre  avec  huit 
cents  vétérans  comme  lui ,  qui  a  voient 
tous  achevé  le  temps  de  service  pres- 
crit par  les  lois  ,  mais  qui  dans  cette 
occasion  voulurent  encore  aller  à  la 
guerre  sous  le  commandement  parti- 
culier de  Siccius  ,  qu'ils  nommoient 
hautement  Y  Achille  Romain. 


DE  LA  RÉ?.  ROMAINE.  Liv.  IV.    897 

L'armée  Romaine  s'avança  jusqu'à 
Algide  qui  étoit  à  seize  milles  de 
Rome  ,  et  rencontra  les  ennemis  assez 
près  de  la  ville  $ Antium.  Ils  étoient 
retranchés  sur  le  haut  d'une  montagne. 
Les  Romains  campèrent  sur  une  émi- 
nence  opposée  ;  ils  se  fortifièrent  avec 
soin  ,  et  les  généraux  retinrent  les 
soldats  dans  le  camp  pour  cacher  leurs 
forces  à  l'ennemi.  Les  Eques  prirent 
ces  précautions  pour  un  effet  de  la 
peur  des  consuls;  ils  descendoient  sou- 
vent dans  la  plaine  ,  et  ils  venoient 
quelquefois  jusque  sur  les  bords  des 
retranchemens  du  camp  reprocher  aux 
Romains  la  timidité  de  leurs  géné- 
raux. Les  deux  consuls  ,  pour  entre- 
tenir l'ennemi  dans  cette  fausse  con- 
fiance ,  tenoient  toujours  les  portes  du 
camp  fermées.  Mais  un  jour  que  Ro- 
milius  commandoit  en  chef,  et  que 
c'étoit  à  lui  à  donner  les  ordres  ,  ce 
consul  ayant  aperçu  que  toute  l'armée 
des  Eques  étoit  sortie  de  son  camp  , 
et  que  la  plupart  des  soldats  dispersés 
et  répandus  dans  la  campagne  four- 
rageoient  impunément  jusqu'au  pied 
de  ses  retranchemens  ,  il  résolut  de 
les  charger  dans  la  plaine ,  et  de  faire 
attaquer  en  même  temps  le  camp  qu'ils 


39$  HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 
avoient  sur  la  montagne  ,  afin  qu'ils 
ne  sussent  point  de  quel  côté  étoit  la 
véritable  attaque.  Dans  cette  vue  il 
fit  appeler  Sîccius  Dentatus  qui  com- 
mandoit  le  corps  des  vétérans  dont 
nous  venons  de  parler  ;  et  soit  par 
estime  pour  sa  valeur  ,  soit  qu'il  ne 
fût  pas  fâché  d'exposer  ce  plébéien 
dans  une  occasion  très-dangereuse  ,  il 
le  chargea  de  l'attaque  du  camp  en- 
nemi :  «  Nous  allons  ,  lui  dit-il  ,  mon 
»  collègue  et  moi  (i)  ,  marcher  aux 
»  ennemis.  Pendant  que  nous  attire- 
»  rons  toutes  les  forces  de  notre  côté , 
»  jetez-vous  avec  le  corps  que  vous 
»  commandez  dans  cette  gorge  et  ce 
»  chemin  détourné  qu'on  découvre 
»  dans  la  montagne  ,  et  qui  conduit 
»  à  leur  camp  ;  poussez  jusqu'aux  re- 
»  tranchemens  ,  et  tâchez  de  vous  en 
»  rendre  le  maître.  En  faisant  en 
»  même  temps  deux  attaques  diffé- 
»  rentes  ,  nous  causerons  une  diver- 
»  sion  utile  ,  et  qui,  en  partageant  les 
»  forces  de  nos  ennemis  ,  diminuera 
»  leur  défense.  »  Siccius  lui  répondit 
qu'il  étoit  prêt  d'obéir  aveuglément 
à  ses  ordres  :  «  Mais  souffrez  ,  lui 
»  dit-il ,  que  je  vous  représente  que 
(i)  D.  H.  i;  10. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    899 

»  l'exécution  m'en  paroit  impossible 
»  et  en  même  temps  très-dangereuse. 
»  Croyez-vous,  ajouta  ce  vieil  officier, 
»  que  les  ennemis  ,  en  descendant  de 
»  la  montagne  et  de  leur  camp  ,  ne 
»  se  soient  pas  assurés  par  un  bon 
»  corps  d'infanterie  du  seul  chemin 
»  qui  peut  faciliter  leur  retraite  ?  Puis- 
»  je  seul  forcer  ce  poste  avec  les  vété- 
»  rans  ,  et  sans  être  soutenu  par  de 
»  plus  grandes  forces  ?  une  pareille 
»  entreprise  n'est  propre  qu'à  nous 
»  faire  périr  tous.  Huit  cents  hommes 
»  pourront-ils  résister  à  l'armée  en- 
»  tière  des  ennemis  ,  qui  nous  prendra 
»  par  derrière  dans  le  même  temps 
»  que  nous  aurons  en  tète  ceux  qui 
»  occupent  le  chemin  de  la  monta- 
»  gne  ?  » 

Le  consul ,  irrité  des  remontrances 
de  Siccius ,  lui  repartit  brusquement 
que  sans  se  mêler  de  faire  le  géné- 
ral il  n'a  voit  qu'à  obéir  aux  ordres 
qu'on  lui  donnoit  ;  ou  que  s'il  y  trou- 
Yoit  trop  de  péril  ,  il  en  chargeroit 
d'autres  officiers  ,  qui  ,  sans  faire  les 
capables  ,  viendroient  glorieusement 
à  bout  de  cette  entreprise  :  «  Et  vous  , 
»  grand  capitaine  ,  ajouta  le  consul 
p  avec  une  raillerie  piquante  ,  vous 


^00      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

»  qui  faites  la  guerre  depuis  quarante 
»  ans ,  qui  vous  êtes  trouvé  à  six- vingts 
»  combats  ,  et  dont  tout  le  corps  est 
»  couvert  de  blessures  ,  retournez  à 
»  Rome  sans  avoir  osé  envisager  l'en- 
»  nemi ,  et  rapportez  sur  la  place  cette 
»  langue  si  éloquente  et  plus  redou- 
»  table  à  vos  concitoyens  que  votre 
»  épée  ne  l'est  aux  Eques  et  aux  en- 
»  neruis  de  la  patrie.  » 

L'officier  ,  outré  des  reproches  de 
son  général ,  lui  répondit  fièrement 
qu'il  voyoit  bien  qu'il  vouloit  faire 
périr  un  vieux  soldat ,  ou  le  déshono- 
rer; mais  que  l'un  étoit  bien  plus  facile 
que  l'autre  ;  qu'il  alloit  marcher  au 
camp  ennemi  ,  et  qu'il  l'emporteroit , 
ou  qu'il  se  feroit  tuer  en  chemin  avec 
tous  ses  compagnons.  Ces  vétérans 
prirent  ensuite  congé  des  autres  sol- 
dats ,  qui  ne  les  virent  partir  que 
comme  des  gens  qu'on  envoyoit  à  la 
boucherie.  Heureusement  pour  eux  ils 
étoient  sous  les  ordres  d'un  vieil  offi- 
cier qui  savoit  faire  la  guerre.  Siccius 
prit  un  grand  détour ,  et  ayant  marché 
quelque  temps  il  découvrit  dans 
l'éloignement  et  sur  des  montagnes 
voisines  une  grande  foret  qui  sem- 
bloit  s'étendre  jusqu'au  camp  ennemi. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.    40  ï 

Il  se  pressa  aussitôt  de  gagner  ce  bois  : 
«  Bon  courage  ,  mes  compagnons  , 
y>  s'ecrioit-il  en  montant  ,  ou  je  suis 
»  bien  trompé  ,  ou  j'aperçois  une 
»  route  qui  nous  conduira  plus  su- 
»  rement  au  camp  des  ennemis  que 
p  celle  que  notre  général  m'avoit 
»  prescrite.  »  Ce  ne  fut  pas  sans 
peine  que  ces  vieux  soldats  ,  chargés 
de  leurs  armes  ,  parvinrent  jusqu'au 
sommet  de  cette  montagne  ;  mais  ils 
n'y  furent  pas  plutôt  arrivés  ,  qu'ils 
reconnurent  qu'ils  étoient  sur  une  hau- 
teur qui  dominoit  sur  le  camp  en- 
nemi ,  et  ils  s'en  approchèrent  à  la 
faveur  des  bois  ,  sans  avoir  été  aper- 
çus par  les  sentinelles  et  les  gardes 
avancées. 

Pendant  cette  marche  ,  les  deux 
armées  des  Romains  et  des  Eques  en 
étoient  venues  aux  mains  dans  la  plai- 
ne. On  combattit  long-temps  de  part 
et  d'autre  avec  une  valeur  égale  ,  et 
sans  que  la  victoire  se  déclarât  pour 
aucun  parti.  La  plupart  des  soldats 
que  les  Eques  avoient  laissés  à  la 
garde  de  leur  camp  ,  croyant  n'avoir 
rien  à  craindrer  de  leurs  derrières  , 
étoient  accourus  sur  le  bord  de  la 
montagne  pour  voir  la  bataille.  Pen- 


402      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

dant  qu'ils  s'étoient  dispersés  pour 
jouir  plus  aisément  d'un  si  grand  spec- 
tacle ;  Siccius  qui  les  observoit  pro- 
fita de  cette  négligence.  Il  fond  sur 
le  camp  ,  surprend  la  garde  ,  taille 
en  pièces  tout  ce  qui  s'oppose  à  ses 
efforts  ,  fait  le  reste  prisonnier  ;  et 
après  avoir  laissé  quelques  soldats 
pour  la  garde  du  camp  ,  il  tombe 
ensuite  sur  ceux  qui  regardoient  si 
paisiblement  le  combat ,  et  les  em- 
porte sans  peine.  Quelques-uns  ,  dont 
Péloignement  favorisa  la  fuite  ,  se 
jetèrent  dans  ce  chemin  creux  qui 
conduîsoit  dans  la  plaine  ,  et  où  les 
Eques  avoient  laissé  quelques  cohortes 
pour  assurer  leur  retraite  ,  comme  Sic- 
cius Pavoit  bien  prévu.  L'officier  Ro- 
main ,  qui  les  poursuivoit  vivement , 
arrive  presque  aussitôt ,  les  presse  ,  les 
pousse  et  les  renverse  sur  ce  corps-de- 
garde.  Tous  prennent  la  fuite  ;  le  sol- 
dat effrayé  ne  s'aperçoit  point  du 
Î)etit  nombre  des  ennemis  ;  la  peur 
es  multiplie  à  ses  yeux  ;  il  va  cher- 
cher sa  sûreté  dans  le  gros  de  l'armée  , 
et  il  y  porte  la  crainte  et  l'épouvante  : 
Siccius  arrive  qui  l'augmente.  Les. 
Eques  se  voyant  attaqués  par  derrière 
lâchent  pied.   Ce  fut  moins   dans  la 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV,  IV.   4o3 

suite  un  combat  qu'une  déroute  gé- 
nérale. Les  uns  veulent  regagner  la 
montagne  ;  d'autres  s'écartent  clans  la 

Ï)laine  ,  et  ils  rencontrent  par-tout 
'ennemi  et  la  mort.  La  plupart  furent 
taillés  en  pièces  ;  et  il  ne  s'en  sauva 
que  ceux  que  les  Romains  voulurent 
bien  faire  prisonniers  9  ou  qui  échap- 
pèrent à  la  faveur  de  la  nuit  qui  sur- 
vint durant  le  combat. 

Pendant  que  les  consuls  aehevoient 
de  vaincre,  et  qu'ils  poursuivoient  les 
fuyards ,  Siccius ,  plein  de  ressentiment 
contre  les  généraux  ,  forme  le  dessein 
de  les  priver  des  fruits  et  des  honneurs 
de  la  victoire.  Il  remonte  seul  avec 
sa  troupe  dans  le  camp  ennemi ,  coupe 
la  gorge  aux  prisonniers  ,  tue  les  che- 
vaux, met  le  feu  aux  tentes,  aux  armes 
et  à  tout  le  bagage  .  et  ne  laisse  au- 
cune de  ces  marques  de  la  victoire 
qu'on  exigeoit  des  généraux  quand  ils 
aemandoient  l'honneur  du  triomphe. 
Il  marche  ensuite  en  grande  diligence, 
arrive  à  Rome  avec  sa  cohorte  ,  et 
rend  compte  aux  tribuns  de  ce  qui 
s'étoit  passé.  Le  peuple  voyant  ces 
vieillards  seuls  ,  et  encore  couverts 
du  sang  des  ennemis ,  s'attroupe  autour 
d'eux  ,  et  leur  demande  des  nouvelles 


4o4      HISTOIRE   DÉS   RÉVOLUTIONS 

de  l'armée.  Siccius  leur  annonce  la 
victoire  qu'on  venoit  de  remporter  sur 
les  Eques  ,  et  il  se  plaint  en  même" 
temps  de  l'inhumanité  des  consuls  , 
qui  sans  nécessité  ,  dit  -  il  ,  et  pour 
satisfaire  seulement  leur  haine  contre 
les  plébéiens  ,  avoient  exposé  huit 
cents  vétérans  à  une  mort  qui  parois- 
soit  certaine  ;  il  raconta  ensuite  par 
quel  bonheur  ils  avoient  échappé  aux 
embûches  que  leur  avoient  tendues  les 
consuls  :  «  Cependant ,  ajouta  -  t  -  il  , 
»  nous  avons  pris  le  camp  ennemi  , 
»  et  tailjé  en  pièces  ceux  qui  le  gar- 
»  doient  ;  de  là  nous  nous  sommes 
»  rendus  maîtres  des  détroits  de  la 
»  montagne  ;  nous  en  avons  chassé 
»  les  Eques  ,  et  facilité  par  notre 
»  valeur  la  victoire  des  Consuls.  Nous 
»  demandons ,  pour  toute  récompense , 
y>  qu'on  ne  décerne  point  les  honneurs 
»  du  triomphe  à  des  généraux  qui  ne 
»  se  sont  servis  de  leur  autorite  que 
»  pour  faire  périr  sans  nécessité  leurs 
»  propres  concitoyens.  » 

Le  peuple  qui  n'étoit  que  trop  in- 
disposé contre  les  patriciens  lui  pro- 
mit de  ne  consentir  jamais  au  triomphe 
des  consuls.  Les  soldats  de  ces  géné- 
raux ,  à  leur  retour  ,  entrèrent  dans 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  LlV.  IV.    4°$ 

ce  lie  cabale  par  ressentiment  de  ce 
que  les  deux  consuls  les  avoient  privés 
du  butin  qu'ils  avoient  fait  vendre 
au  profit  de  l'épargne  ,  sous  prétexte 
qu'elle  étoit  épuisée  (i).  Les  consuls, 
pour  obtenir  l'honneur  du  triomphe  , 
représentèrent  en  vain  qu'ils  avoient 
remporté  une  victoire  complète,  taillé 
en  pièces  1  armée  ennemie  ,  et  fait 
sept  mille  prisonniers  ;  le  peuple  , 
prévenu  qu'ils  avoient  voulu  faire  périr 
les  vétérans  ,  leur  refusa  avec  opi- 
niâtreté qu'on  remerciât  les  dieux  de 
leur  victoire  ,  et  qu'ils  pussent  ren- 
trer dans  la  ville  avec  les  ornemens 
du  triomphe.  Le  sénat,  soit  par  des 
principes  d'équité,  soit  par  la  crainte 
de  quelque  nouvelle  sédition ,  ne  jugea 
pas  à  propos  de  s'intéresser  pour  eux; 
et  le  peuple  qui  regardoit  cet  affront 
comme  une  victoire  qu'il  remportoit 
sur  tout  l'ordre  des  patriciens  ,  déféra 
dans  les  comices  suivans  la  qualité 
de  tribun  à  Siccius. 

Ces  deux  consuls  ne  furent  pas 
même  plutôt  sortis  de  charge  ,  que 
sous  le  consulat  de  leurs  successeurs  , 
Sp.  Tarpeius  et  A.  jEternius  ,   (  An 

(i)  Tit.  Liv.  1.  3. 


4o6      HISTOIRE  DES  RÉVOLUTIONS 

de  Rome  299. )  on  les  cita  devant  ras- 
semblée du  peuple  (1)  :  c'étoit  le  sort 
ordinaire  de  ces  souverains  magistrats. 
L'accusation  rouloit  sur  l'affaire  de 
Siccius  ;  mais  leur  véritable  crime 
étoit  l'opposition  constante  que  l'un 
et  l'autre  avoient  apportée  à  la  publi- 
cation de  la  loi  Jïgraria.  Le  peuple 
les  condamna  tous  deux  à  une  amen- 
de ,  Romilius  à  dix  mille  asses  ,  et 
Veturius  à  quinze  mille.  L'histoire  ne 
nous  a  point  appris  la  raison  de  la 
différence  que  le  peuple  mit  dans  ces 
deux  amendes  :  ce  fut  peut-être  parce 
que  Veturius  eut  plus  de  part  au  mau- 
vais traitement  qu'avoit  essuyé  l'ap- 
pariteur d'Icilius.  Ce  qui  peut  con- 
firmer cette  conjecture  ,  c'est  qu'on 
établit  en  même  temps  une  loi  du 
consentement  de  tous  les  ordres  de 
l'état  ,  par  laquelle  il  étoit  permis  à 
tout  magistrat  de  condamner  à  une 
amende  ceux  qui  auroient  manqué  de 
respect  pour  sa  dignité  :  privilège 
réservé  auparavant  aux  seuls  consuls. 
Mais  pour  empêcher  que  quelques 
magistrats  particuliers  n'abusassent  de 
cette  nouvelle  autorité  ,  et  ne  la  por- 

(1)  Val.  Max.  1.  3.  ç.  2,  Pliai  1.  7.  c.  28. 


DE  LA  RÉP.  ROMAINE.  Liv.  IV.  4°7 
tassent  trop  loin  ,  il  étoit  ordonné  par 
la  même  loi  (i)  que  désormais  la  plus 
haute  amende  pour  ces  sortes  de  fautes 
ne  pourroit  excéder  la  valeur  de  deux 
bœufs  ou  de  trente  moutons  :  monnoies 
de  cuivre  qui  portoient  ce  nom  de 
leur  empreinte  ,  et  frappées  sous  le 
règne  de  Servius  Tullius  ,  sixième  roi 
de  Rome. 

(0  D.  H.  1.  io.  subfin. 


Fin  du  quatrième  Livre. 


TABLE 

ALPHABÉTIQUE 

Des  matières  contenues  dans  ce  premier 
volume. 

A. 

j4ncus  Martius  ,  quatrième  roi  de  Rome  , 
succède  à  Tullus  Hostilius ,  1.  i.  p.  3i.  Ca- 
ractère de  ce  prince,  p.  32.  Il  établit  des 
cérémonies  qui  dévoient  précéder  les  décla- 
rations de  guerre  ,  ibid.  Il  combat  les  Latins , 
les  défait ,  ruine  leurs  villes  ,  en  transporte 
les  habitans  à  Rome  ,  et  joint  leur  territoire 
à  celui  de  cette  capitale,  p.  33.  Sa  mort, 
ibid. 

Appius  Claudius  s'oppose  avec  vigueur  à  l'avis 
proposé  d'abolir  les  dettes  du  peuple,  1.  i. 
p.  66  et  suiv.  Il  est  fait  consul ,  p.  y3.  Il 
ne  ménage  point  le  peuple  ,  p.  74  et  suiv. 
Sa  harangue  au  sénat  pour  l'empêcher  de 
traiter  avec  les  mécontens  ,  p.  76  et  suiv.  Il 
prend  la  défense  de  Coriolan  ,  1.  2.  p.  164 
et  suiv.  Son  avis  au  sujet  du  partage  des 
terres ,  1.  3.  p.  248. 

Appius  Claudius ,  deuxième  du  nom  ,  est  élevé 
au  consulat  sans  sa  participation  ,  1.  3.  p.  281. 
Son  caractère  ,  p.  282.  Il  s'oppose  vigoureu- 
sement à  la  publication  de  la  loi  pour  les 

assemblées 


DES        MATIÈRES.  409 

assemblées  par  tribus  :  la  loi  passe  malgré 
son  opposition,  p.  294  et  suiv.  Sa  sévérité 
envers  les  soldats  qui  avoient  refusé  de 
combattre  sous  ses  ordres  ,  p.  298  et  suiv. 
Il  s'oppose  au  partage  des  terres  ,  p.  3o2. 
Il  est  cité  par  les  tribuns  devant  l'assemblas 
du  peuple  ;  il  s'y  présente  avec  dignité  ,  puis 
il  finit  volontairement  sa  vie  ,  p.  3o5  et 
suiv. 
Augures  $    leur  établissement ,    1.   1 ,    p.  6  et 


suiv. 


B. 


Brutus  ;  (  Lucius  Junius  )  pourquoi  surnommé 
Brutus  ,  1.  1 ,  p.  46.  Il  jure  d'exterminer  les 
Tarquins  ,  et  d'abolir  la  royauté  ,  p.  48  et 
suiv.  Il  est  élu  premier  consul,  p.  ôo.  Il 
fait  mourir  ses  propres  enfans  qui  avoient 
entrepris  de  rétablir  Tarquin ,  p.  5i  et  suiv. 
Il  est  tué  dans  une  bataille  contre  les  Tar- 
quins ,  p.  52. 

Brutus  ;  un  autre  Lucius  Junius  prend  le  sur- 
nom de  Brutus  ,  et  se  fait  chef  du  peu \ de 
révolté  sur  le  Mont-Sacré  ,  L  1  ,  p.  iu8  et 
suiv.  Sa  réponse  aux  députés  du  sénat ,  p.  m 
et  suiv.  Il  demande  la  création  des  tribuns  du 
peuple,  et  il  l'obtient ,  p.  121  et  suiv.  Il  est 
créé  tribun  ,  p.  124.  Il  continue  d'entretenir 
la  mésintelligence  entre  le  sénat  et  le  peuple, 
1.  2,  p.  i34  et  suiv.  Il  anime  le  peuple  à  la 
perte  de  Coriolan  ,  p.  145  et  suiv.  Il  fait  con- 
damner ce  patricien  àun exilperpétuel,  p.  191. 
Tome  L  S 


410  TABLE 

c. 

Capitoîe  ,  bâti  par  Tarquin  le  superbe,  1.  i  , 
p.  45  ;  surpris  par  Herdonius  ,  et  repris  par 
les  Romains  ,  1.  4,  p.  346  et  suiv. 

Sp.  Cassius  Viscellinus  ;  son  caractère ,  1.  3  , 
p.  235.  Il  aspire  à  la  royauté  :  moyens  qu'il 
emploie  pour  y  parvenir,  ibid.  et  suiv.  Il  pro- 
pose le  partage  des  terres  conquises  ,  p.  23o, 
et  suiv.  H  est  condamné  à  mort ,  p.  252  et 
suiv. 

Centuries ,  établies  sous  le  règne  de  Servius 
Tullius ,  1.  1  ,   p.  42  et  suiv. 

Chevaliers;  établissement  de  cet  ordre, 1.  i,'p.  i3. 
Leur  nombre  déterminé  à  trois  cents  ,  ibid. 
Leurs  fonctions  ,  ibid.  Leur  nombre  augmenté 
de  quatre  cents  par  le  dictateur  Manius 
Valérius  ,  p.  87. 

Collatinus  ,  mari  de  Lucrèce ,  jure  de  venger 
l'honneur  et  la  mort  de  cette  généreuse 
épouse ,  1.  1,  p.  48  et  suiv.  Il  est  fait  consul 
avec  Brutus  ,  p.  ôo.  Il  est  déposé  du  consu- 
lat et  banni  de  Rome ,  p.  52 . 

Consuls  ;  établissement  de  cette  dignité  ,  1.  1  , 
p.  60 

Coriolan;  (CaiusMarcius)  pourquoi  surnommé 
Coriolan  ,  1.  2,  p.  141.  Son  caractère ,  ibid. 
et  suiv.  Il  se  déclare  hautement  contre  les 
entreprises  des  tribuns  ,  p.  148  et  suiv.  Il  est 
cité  devant  l'assemblée  du  peuple ,  et  il  re- 
fuse avec  hauteur  d'y  comparoître,  p.  145  et 
suiv.  Les  tribuns  animent  le  peuple  contre 


DES        MATIÈRES.  4ll 

lui ,  ibid.  et  suiv.  Minucius  ,  premier  consul, 
entreprend  sa  défense  devant  le  peuple  , 
p.  148  et  suiv.  Sicir.ius,  tribun,  sans  recueillit 
les  suffrages  de  l'assemblée  ,  le  condamne  à 
mort ,  p.  154.  On  n'ose  se  saisir  de  sa  per- 
sonne ;  on  se  contente  de  l'ajourner  à  com- 
paroître  devant  le  peuple  dans  vingt  -  sept 
jours ,  ibid.  et  suiv.  Le  sénat  se  déclare  en  sa 
faveur,  p.  166  et  suiv.  Le  sénat  l'abandonne 
ensuite  ,  et  donne  un  arrêt  qui  renvoie  la 
décision  du  différend  à  l'assemblée  du  peuple, 
p.  172  et  suiv.  Minucius  entreprend  une  se- 
conde fois  sa  défense,  p.  182  et  suiv.  Il  se 
présente  lui-même  avec  courage  dans  l'assem- 
blée ,  à  laquelle  pour  toute  défense  il  repré- 
sente ses  services,  p.  184  et  suiv.  On  lui  fait 
un  crime  d'avoir  distribué  à  ceux  qui  l'a- 
voient  suivi  à  la  guerre  tout  le  butin  fait 
sur  les  terres  des  Antiates  ,  p.  188  et  suiv. 
Relation  de  cette  expédition  ,  p.  189  et  suiv. 
Il  est  condamné  à  un  exil  perpétuel ,  p.  191. 
Il  sort  de  Rome  ,  ibid.  et  suiv.  Il  va  trouver 
Tullus ,  général  des  Volsques,  p.  200  et  suiv. 
Il  l'engage  à  déclarer  la  guerre  aux  Romains, 
p.  202  et  suiv.  A  la  tête  d'une  nombreuse 
armée  de  Volsques  il  ravage  les  terres  des 
Romains,  p.  208  et  suiv.  Il  investit  Rome  , 
p.  212.  Il  accorde  une  trêve  de  trente  jours  , 
après  laquelle  il  revient  aux  portes  de  Rome, 
p.  214.  Il  refuse  les  prières  des  prêtres  et 
des  sacrificateurs  qu'on  lui  avoit  députés  , 
p.  216  et  suiv.  Il  se  laisse  fléchir  aux  larmes 

S  2 


412  TABLE 

de  sa  mère    et  de  sa  femme  ,  et  se  retire 

avec  son  armée  ,  p.  23o  et  suiv.  Sa  mort  , 

p.  232. 
Curies  ;  établissement  des  curies  ou  compagnie* 

de  cent  hommes,  1.  i ,  p.  10. 

D. 

Dictateur;  établissement  de  cette  dignité, 
1.  i,  p.  70  et  suiv.  Scn  autorité,  p.  71  et  suiv. 

Duumvirs,  établis  pour  rendre  la  justice  à  tous 
les  particuliers  ,  1.  1  ,  p.  10.  Ils  condamnent 
Horace  à  la  mort  pour  avoir  tué  sa  sœur  y 
mais  il  appelle  de  leur  jugement  à  l'assem- 
blée du  peuple  qui  le  renvoie  absous  , 
p.  29   et  suiv. 

E. 

Ediles  ;  leur  origine  et  leurs  fonctions  ,1.2, 
p.  129  et  suiv. 

G. 

Cn.  Genutis ,  tribun  du  peuple  ,  cite  les  con- 
suls devant  l'assemblée  du  peuple  :  la  veille 
qu'on  doit  juger  l'affaire  ,  on  trouve  ce  tribun 
mort   dans  son  lit  ,  1.  3,  p.  271  et  suiv. 

H. 

Herdonius  (  Appius  Herdonius  )  s'empare  du 
Capitole  ,  1.  4,  p.  346  et  suiv.  Les  Romains 
l'attaquent  et  l'obligent  à  se  tuer  ,  p.  36 1  et 
suiv. 

I. 

Sp.  Icilius  ,  tribun  du  peuple ,  dispute  le  droit 


DES        MATIÈRES.  4l3 

de  la  parole  aux  consuls,  et  se  le  fait  adjuger 
par  un  plébiscite  ,  1.  2  ,  p.  i38  et  suiv. 

L. 

T.  Largius  est  nommé  premier  dictateur  , 
1,  i ,  p.  y\.  Il  fait  valoir  son  autorité  ,  p.  yi 
et  suiv.  Il  abdique  la  dictature,  p.  73.  Il 
est  député  par  le  sénat  pour  traiter  avec  les 
mécontens  retirés  sur  le  Mont-Sacré  ,  p.  107 
et  suiv.  Il  leur  parle  avec  fermeté  ,  p.  116 
et  suiv. 

Lucretius  ,  père  de  Lucrèce ,  jure  de  venger 
1  honneur  et  la  mort  de  sa  fille  ,  1.  1 ,  p.  48 
et  suiy.  Il  est  fait  consul,  p.   55. 

M. 

Menenius  Agrippa  est  d'avis  que  le  sénat  traite 
avec  le  peuple  retiré  sur  le  Mont-Sacré ,  1.  1 , 
p.  94  et  suiv.  Son  avis  est  suivi  ,  et  il  est 
député  pour  cet  effet  ,  p.  107  et  suiv.  Il 
engage  les  mécontens  à  rentrer  dans  Rome  , 
p.  118  et  suiv. 

Menenius  ,  fils  d' A  grippa  ,  condamné  à  une 
amende ,  s'enferme  dans  sa  maison  ,  où  il  se 
laisse  mourir  de  faim  et  de  douleur  ,  1.  3  , 
p.  264. 

N. 

Numa  Pompilius  ,  second  roi  de  Rome ,  suc- 
cède à  Romulus  ,  1.  1  ,  p.  25.  Son  caractère, 
ibid.  Il  se  sert  de  la  religion  pour  adoucir  les 
mœurs  farouches  des  habitans  de  Rome ,  p.  26 
et  suiv.  Sa  mort,  p.  27. 

S  3 


4H  TABLE 


Patriciens  ;  origine  des  patriciens ,  1.  i ,  p.  1 1 
et  suiv.  Leur  ambition  fait  soulever  le  peu- 
ple ,  p.  bj  et  suiv.  Par  quelles  voies  ils 
avoient  acquis  tant  de  richesses  ,  1.  3,  p.  289 
et  suiv. 

Plébéiens;  ce  que  c'étaient  que  les  plébéiens, 
1.  i,p.  i3  et  suiv.  Us  s'attachent  aux  séna- 
teurs sous  le  nom  de  cliens  ,  p.  iô  et  suiv. 
Leur  pouvoir  dans  les  assemblées  ,  p.  34  et 
suiv.  Leurs  murmures  à  l'occasion  des  dettes 
dont  ils  demandent  l'abolition ,  p.  67  et  suiv. 
Ils  refusent  de  se  faire  enrôler  ,  puis  ils 
obéissent  au  dictateur  ,  p.  63  et  suiv.  Ils 
murmurent  de  nouveau  et  sont  apaisés  par 
Servilius,  p.  j3  et  suiv.  Ils  renouvellent  leurs 
plaintes  ;  Valérius  les  apaise  encore,  p.  86 
et  suiv.  Une  grande  partie  d'entr'eux  sort 
de  Rome  et  se  retire  sur  le  Mont-Sacré  , 
p.  91  et  suiv.  Ils  renvoient  avec  mépris  les 
premiers  députés  du  sénat,  p.  93.  Ils  écoutent 
avec  respect  les  seconds  ,  et  en  obtiennent 
l'abolition  des  dettes  et  la  création  des  tri- 
buns ,  p.  106  et  suiv.  Leurs  plaintes  à  l'oc- 
casion d'une  famine,  1.  2,  p.  i3o  et  suiv. 
Leur  animosité  contre  Coriolan,  p.  144  et 
suiv.  Ils  font  condamner  ce  patricien  dans 
une  assemblée  du  peuple  à  un  exil  perpé- 
tuel, p.    191. 

Q 

Questeurs;  leur  établissement  et  leurs  fonctions, 
1.   i,p.  6. 


DES       MATIÈRES.  4î5 

Quintius  Cincinnatus  ,  personnage  consulaire  , 
après  la  fuite  de  Quintius  Ceson  ,  son  fils ,  se 
relègue  à  la  campagne  où  il  cultive  son 
champ  de  ses  propres  mains  ,  1.  4,  p.  334. 
On  le  tire  de  la  charrue  pour  lui  donner  en 
qualité  de  consul  le  commandement  des 
armées ,  p.  354  et  suiv.  Il  refuse  géné- 
reusement d'être  continué  dans  le  consulat  , 
et  retourne  cultiver  son  petit  héritage  , 
p.  36o.  Il  est  rappelé  à  Rome  pour  aller  en 
qualité  de  dictateur  délivrer  un  consul  que 
les  ennemis  tenoient  enfermé  avec  toute  son 
armée  ,  p.  364  et  suiv.  Il  délivre  le  consul  et 
ses  soldats  ,  défait  les  ennemis  et  rentre 
triomphant  dans  Rome  ,  p.  369  et  suiv.  Il 
fait  rappeler  Ceson,  son  fils ,  de  son  exil  ,  ab- 
dique la  dictature  le  seizième  jour  qu'il  en 
avoit  été  revêtu  ,  et  retourne  reprendre  à  la 
campagne  ses  travaux  ordinaires  ,  p.  370. 

Quintius  Ceson  ,  fils  de  Quintius  Cincinnatus  , 
s'oppose  avec  vigueur  à  la  publication  de  la 
loi  Terentilla  ,  1.  4  ,  p.  327.  Il  est  cité  devant 
l'assemblée  du  peuple,  p.  329  et  suiv.  Fausse 
accusation  portée  contre  lui  ,  p.  33 1  et  suiv. 
Il  est  obligé  de  s'enfuir  et  de  se  retirer  en 
Toscane  ,  p.  334.  Il  est  justifié  ,  rappelé  ,  et 
son  accusateur  condamné  à  un  exil  perpétuel, 
p.37o. 

Romains  ;  origine  des  Romains  ,1.  1  ,  p.  3  et 
suiv.  Leurs  mœurs  et  leur  amour  pour  la 
liberté  ,  p.  4  et  suiv.  Leur  religion  ,  p.  5  et 

S  4 


4l6  TABLE 

suiv.  Dénombrement  des  Romains  fait  par 
Romulus  ,  p.  9.  Leur  division  en  trois 
tribus  ,  p.  10.  Ce  qu'on  leur  avoit  assigné  de 
terre  à  chacun  en  particulier  ,  ibid.  Ce  qu'on 
entendoit  sous  le  nom  d'assemblée  du  peuple 
îlomain  ,  p.  24.  Cette  assemblée  absout 
Horace  condamné  par  les  duumvirs  ,  p.  3o 
et  suiv.  Les  déclarations  de  guerre  et  toutes 
les  délibérations  se  font  au  nom  du  peuple 
Romain  ,  p.  32  et  suiv.  Servius  Tullius  divise 
les  Romains  en  cent  quatre-vingt-treize  cen- 
turies ,  p.  87  et  suiv.  Ils  chassent  Tarquin 
de  Rome  ,  abolissent  la  royauté  ,  et  élisent 
des  consuls  pour  les  gouverner,  p.  49  et  suiv. 

Rome  ;  fondation  de  cette  ville  ,  1.  1 ,  p.  3  et 
suiv.  Romulus  divise  son  territoire  en  trois 
parts  ,  p.  10.  Elle  est  surprise  par  Tatius,. 
roi  des  Sabins  ,  et  sauvée  par  les  filles  de 
ces  mêmes  Sabins  ,  p.  20.  Elje  est  embellie 
de  plusieurs  édifices  par  Tarquin  le  superbe  , 
p.  46  Elle  est  assiégée  par  Coriolan  ,  1.  2  , 
p.  21 3.  Consternation  de  ses  habitans,  ibid.  et 
suiv.  Elle  est  délivrée  par  la  prudence  de  la 
mère  et  de  la  femme  de  Coriolan  ,  p.  219 
et  suiv. 

T.  Romilius ,  consul ,  et  son  collègue  ,  rempor- 
tent une  victoire  complote  sur  les  ennemis  ; 
le  peuple  leur  refuse  les  honneurs  du  triom- 
phe ,  et  les  condamne  à  une  amende  ,-  parce 
qu'ils  s'étoient  opposés  à  la  publication  de 
la  loi  Agraria  ,   1.  4  ,  p.  382  et  suiv. 

Romulus  ;   sa  naissance  et  son  éducation,  1.  1, 


DES       MATIÈRES.  417 

p.  3.11  fonde  Rome  et  en  est  élu  le  premier  roi , 
p.  4.  et  suiv.  Il  établit  différentes  lois  , 
p.  8  et  suiv.  Il  partage  les  citoyens  de  Rome 
en  trois  tribus  ,  et  chaque  tribu  en  dix 
curies  ou  compagnies  de  cent  hommes  , 
p.  1 1.  Il  assigne  à  chaque  citoyen  deux  arpene 
de  terre  pour  sa  subsistance  ,  ibid.  Il  établit 
le  sénat  et  l'ordre  des  chevaliers  ,  ibid.  et 
suiv.  Il  envoie  demander  des  femmes  aux 
Sabins  ,  p.  16.  Piqué  de  leur  réponse  il 
fait  enlever  leurs  tilles  pendant  la  célébration 
des  jeux  solennels,  p.  18  et  suiv.  Victoires 
remportées  sur  ses  voisins,  p.  19  et  suiv.  Il 
fait  part  de  sa  souveraineté  à  Tatius  ,  roi 
des  Sabins ,  et  admet  dans  le  sénat  cent  des 
plus  nobles  de  cette  nation  ,  p.  20.  Nouvelles 
victoires  ,  p.  21  et  suiv.  Il  devient  odieux 
à  ses  sujets  ,  ibid.  Sa  mort  ,   p.  22  et  suiv. 


Sénat  ;  son  établissement  et  sa  dignité  ,  3.  1  , 
p.  11  et  suiv.  Il  se  défait  de'  Rornulus  ,  p.  22. 
Il  garde  pendant  un  an  l'autorité  souveraine 
en  créant  tous  les  cinq  jours  un  entre-roi, 
p.  23.  Pour  apaiserles  séditions  il  fait  créer  un 
dictateur  au-dessus  des  consuls  ,  du  sénat  et 
du  peuple  ,  p.  70  et  suiv.  Il  est  obligé  de 
traiter  avec  le  peuple  retiré  sur  le  Mont- 
Sacré  ,  et  lui  accorde  enfin  l'abolition  des 
dettes  et  la  création  des  tribuns,  p.  128  et 
suiv.  Il  accorde  aux  tribuns  la  création  des 
édiles  ,1.  2,  p.  i3o.  Il  envoie  jusqu'en  Sicile 


4l8  TABLE 

chercher  du  blé  pour  secourir  le  peuple  dans 
une  famine,  p.  i32  et  suiv.  Il  entreprend 
la  défense  de  Coriolan  ,  puis  il  renvoie  la 
décision  de  son  affaire  à  l'assemblée  du  peuple, 
p.  146  et  suiv.  Il  autorise  par  un  arrêt  les 
consuls  désignés  à  nommer  des  commissaires 
pour  le  partage  des  terres ,  1.  3 ,  p.  25o.  Il 
fait  condamner  Cassius  à  la  mort  ,  ibid.  et 
suiv.  Il  accorde  au  peuple  le  pouvoir  d'élire 
dix  tribuns  au  lieu  de  cinq  ,  à  condition 
qu'on  abandonnera  le  projet  de  la  loi  Teren- 
tilla  ,  1.  4,  p.  370  et  suiv.  Il  cède  au  peuple 
le  mont  Aventin  ,  p.  378   et  suiv. 

Sénateurs  ;  leur  nombre  déterminé  à  cent , 
1.  1 ,  p.  11.  Pourquoi  ils  sont  appelés  pères, 
ibid.  Romulus  joint  aux  cent  premiers  séna- 
teurs cent  autres  nouveaux  choisis  parmi  les 
plus  nobles  des  Sabins,  p.  20.  Tarquin  l'ancien 
y  joint  encore  cent  autres  nouveaux  sénateurs 
qu'auparavant  il  fait  patriciens  ,  p.  33. 

Servius  Tullius  ,  sixième  roi  de  Rome  ,  succède 
à  Tarquin  l'ancien  ,1.  1 ,  p.  35.  Caractère  de 
ce  prince  ,  ibid.  Il  institue  le  cens  ,  dans 
le  dessein  de  faire  passer  toute  l'autorité  dans 
le  corps  de  la  noblesse  et  des  patriciens  , 
ibid.  et  suiv.  Il  est  assassiné  par  Tarquin 
le  superbe,  son  gendre,  p.  44* 

Siccius  Dentatus;  sa  harangue  pour  la  publi- 
cation de  la  loi  Agraria  ,  1.  4  ,  p.  38ç  et 
suiv.  Ses  exploits  guerriers,  ibid. 

C.  Sicinius  Bellutus  fait  révolter  une  partie 
du  peuple,  et  l'emmène   sur  le  Mont-Sacré, 


DES        MATIÈRES.  419 

liv.  1  ,  p.  91  et  suiv.  Il  est  fait  tribun  du 
peuple,  p.  124.  Il  continue  d'entretenir  la 
mésintelligence  entre  le  sénat  et  le  peuple, 
p.  i3o  et  suiv.  Il  anime  le  peuple  à  la  perte 
de  Coriolan  ,  et  prononce  de  son  autorité 
une  sentence  de  mort  contre  ce  patricien  , 
p.  144  et  suiv.  N'ayant  pu  la  faire  exécuter, 
il  l'ajourne  à  comparoître  devant  le  peuple 
dans  vingt-sept  jours  ,  p.  i56  et  suiv.  Il 
produit  plusieurs  chefs  d'accusation  contre 
lui ,  p.  184  et  suiv.  Il  le  fait  enfin  condamner 
à  un    exil  perpétuel ,  p.   191. 

T. 

Tarquin  l'ancien ,  cinquième  roi  de  Rome  , 
succède  à  Ancus  Martius  ,  1.  1 ,  p.  33.  Il 
crée  cent  nouveaux  sénateurs  ;  mais  aupa- 
ravant il  les  fait  patriciens  pour  ne  pas 
confondre  les  différens  ordres  de  l'état ,  ibid, 

Tarquin  le  superbe  ,  septième  et  dernier  roi  de 
Rome  ,  assassine  Servius  Tullius  ,  son  beau- 
père  ,  et  s'empare  de  la  royauté  sans  le  con- 
sentement du  sénat ,  ni  du  peuple  ,  1. 1 ,  p.  44 
et  suiv.  Son  ambition  et  sa  cruauté ,  ibid. 
L'impudicité  de  son  fils  et  la  mort  de  Lucrèce 
soulèvent  contre  lui  tous  les  Romains  ,  p.  47 
et  suiv.  Il  est  banni  de  Rome  avec  toute  sa 
famille ,  p.  49  et  suiv.  Il  fait  de  vains  efforts 
pour  y  rentrer  ,  p.   00  et  suiv. 

C.  Terentillus  Arsa  ,  tribun  du  peuple  ,  propose 
qu'on  établisse  un  corps  de  lois  pour  servir 
de  règle  dans  l'administration  de  la  justice , 
1.  4,  p.   3i4  et  suiv. 


420  TABLE 

Tribu;  partage  rie  Rome  en  trois  tribus  sous 
Romulus  ,  1.  ' ,  p.   to. 

Tribuns  du  peuple  ;  ce  qui  donna  occasion  à  leur 
création,  1.  i,p.  92.  Quelles  étoient  leurs  fonc- 
tions dans  leur  origine  ,  1.  2  ,  p.  127  et  suiv. 
Ils  obtiennent  la  création  des  édiles  ,  p.  129. 
De  quelle  manière  ils  vinrent  à  bout  de  se 
faire  donner  le  droit  de  convoquer  les  assem- 
blées du  peuple  ,  p.  i32  et  suiv.  Ils  animent 
le  peuple  à  la  perte  de  Coriolan  ,  et  font 
condamner  ce  patricien  à  un  exil  perpétuel , 
p.  '45  et  suiv.  Ils  poursuivent  avec  chaleur 
la  publication  de  la  loi  Agraria  pour  le  par- 
tage des  terres ,  1.  3 ,  p.  2Ô4  et  suiv.  Ils 
font  passer  la  loi  pour  les  assemblées  par 
tribus  ,  p.  179  et  suiv.  Ils  reprennent  l'affair» 
de  la  loi  Agraria,  mais  sans  succès  ,  p.  299 
et  suiv.  Ils  demandent  que  du  consentement 
du  peuple  on  établisse  un  corps  de  lois  pour 
servir  de  règle  dans  l'administration  de  la 
justice,  1.  4,  p.  3i3  et  suiv.  Ils  poursui- 
vent en  justice  Ceson  qui  s'y  étoit  opposé , 
et  l'obligent  de  s'enfuir  en  Toscane  pour  se 
soustraire  au  jugement  du  peuple  ,  p.  327  et 
suiv.  Ils  forment  le  dessein  de  faire  périr 
tous  les  sénateurs  et  tous  les  patriciens  qui 
leur  étoient  odieux  ,  p.  336  et  suiv.  Leur 
projet  devient  inutile  ,  ibid.  Ils  reprennent 
l'affaire  de  la  loi  Terentilla  ,  et  pour  leur 
en  faire  abandonner  la  poursuite  le  sénat 
accorde  au  peuple  le  pouvoir  de  joindre 
cinq   nouveaux  tribuns  aux   cinq  anciens  , 


DES        MATIÈRES.  421 

p.  371  et  suiv.  Ils  font  céder  au  peuple 
le  mont  Aventin  par  un  sénatus-consulte  , 
p.  378  et  suiv.  Ils  citent  les  consuls  devant  ras- 
semblée du  peuple  ;  ils  leur  font  refuser  les 
honneurs  du  triomphe  après  une  victoire  com- 
plète ,  et  condamner  «à  l'amende,  parce  qu'ils 
s'étoient  opposés  à  la  publication  de  la  loi 
Agraria  ,  p.  382  et  suiv. 
Tullus  Hostilius  ,  troisième  roi  de  Rome ,  suc- 
cède à  Nu  ma  Pompilius  ,  1.  i,  p.  27.  Carac- 
tère de  ce  prince  ,  ibid.  et  suiv.  Combat  des 
Horaces  et  des  Curiaces  sous  son  règne  , 
p.  28.  Il  ruine  Albe  et  transfère  ses  habitans 
à  Rome,  p.  3o.  Sa  mort,  p.  3i. 

V. 

Valérius  (  Publius  Valérius  )  est  fait  consul  k 
la  place  de  Collatin  ,1.  1 ,  p.  52.  Il  fait 
plusieurs  lois  favorables  au  peuple  ,  ce  qui 
lui  fait  donner  le  nom  de  Publicola  ,  p.  65. 

M.  Valérius  ,  frère  de  Publicola ,  ouvre  un  avis 
en  faveur  du  peuple  ;  son  sentiment  est  re- 
jeté ,1.   1  ,  p.  64  et  suiv. 

Valérius  ,  (  Manius  Valérius  )  fils  de  Volusius  , 
est  créé  dictateur,  1.  1,  p.  85.  Il  apaise  le 
peuple  par  sa  douceur ,  ibid.  et  suiv.  Il  tire 
de  l'ordre  des  plébéiens  quatre  cents  des  plus 
considérables  ,  qu'il  fait  entrer  dans  l'ordre 
des  chevaliers  ,  p.  87.  Il  abdique  la  dicta- 
ture ,  ibid.  Il  traite  de  la  part  du  sénat  avec 
les  mécontens  rétirés  sur  le  Mont-Sacré  , 
et  il   les  exhorte   à    rentrer  dans  Rome  , 


£22       TABLE     DES     MATIÈRES. 

p.  107  et  suiv.  Il  engage  le  sénat  à  leur  accor- 
der leurs  demandes ,  p.  123  et  suiv.  Il  prend 
en  plein  sénat  le  parti  du  peuple  contre 
Coriolan ,  1.  2,  p.  171   et  suiv. 

Volero  propose  la  loi  pour  les  assemblées  par 
tribus.  Cette  loi  passe  malgré  Appius,  1.3, 
p.  290  et  suiv. 


Fin  de  la  table  des  matières. 


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